DES INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE 1830. VUES...
}

DES


INTÉRETS NOUVEAUX
EN EUROPE


DEPUIS LA RÉVOLUTION DE 1830.




VUES SURorHISTOIRE CONTEMPORAINE,
ou


ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA RESTAURATION,


PAR ~l. LOUIS DE CARNÉ.


Deuxieme éditiOfl.
2 volumes in-S. Chez Paulin, rue de Seine, 33.


I)fPRIi\IERIE DH H. FOFR:"óJER ET COUP' J RUF. DE SBINR , 14.






AVERTISSEMENT.


La· forme de cet ouvrage était déterminée
par la nature autant que par la diversité des
questions qu'il souleve. Quoique la pensée
qui lie chacune de ses parties ne soit pas for-
mulée dans une série de conséquences for-
mellement énoncées, l'auteur espere qu'elle ne
ressortira pas avec moins d'évidence de l'en-
semble de ces travaux.


Des qu'il s'agissait d'étudier, dans la sphere
ou s' est plus. spécialement exercée l'influence
des évenemens de 1830, les principales ques-
tions aujourd'hui agitées en Europe, celles-ci


J. a




11 A VERTISSEMENT.


devaient etre présentées a part les unes des
autres, en laissant se révéler en quelque sorte
d'elle-meme l'unité qui les domine: quelque
universelles que soient, en effet, les tendances
d'un siecle, chaque nationalité s'y montre sous
son jour propre, et le génie contemporain ne
se réfléchit dan s l'histoire d'un peuple que
teint, en quelque sorte, par son génie natif.


Si le publiciste qui étudie le déve]oppement
des phénomenes sociaux dans le nouveau
monde peut en déterminer assez Jogiquement
les lois pour les ramener a un principe pri-
mordial et générateur, il n'en saurait etre
ainsi au sein de nos vieilles sociétés. Des' in-
fluences tres diverses d'origine, de croyances,
d'institutions, ont pénétré celles-ci d'em-
preintes profondes, pour ne pas di re indélé-
hiles, et ses annales sont, pour chaque peuple,
comme une longue chaine dont les anneaux
emharrassent sa marche vers l'avenir. Plus
les nations éprouvent de peine a enfanter
leurs destinées nouvelles, plus il faut creuser
dans le passé pour y chercher le secret de ces
couches laborieuses. Ceci explique les larges




A V:EIlTISSEMENT. In


développemens donnés dans ce livre a ce qui
se rapporte a l'Espagne, triste contrée ou les
fils paient si cherement les fautes des an-
cetres, aussi bien qu'a ce qui touche' aux
Pays-Bas, provinces ou la liberté moderne
fleurit sans nul effort sur le tronc vigoureux
des institutions paternelles.


Une portíon considérable de ce travail a
dli etre consacrée a la France. Celle-ci n'est-
elle pas, en effet, le centre intellectuel, le cer-
veau meme de l' Europe, et ne représente-t-elle
pas aujourd'hui, avec plus de vérité, surtout
avec une bien plus grande force d'expansíon
que I'Angleterre, le príncipe destiné a s'assi-
miler graduellement les institutions, et jus-
qu'aux nationalités elles-memes?


Lorsqu'un Iivre est l'expression de son
si~cle, iI doit admettre des parties nettement
dessinées, d' autres pI us vagues, quelquefois
des aper<;;us d'une concordance, sinon pro-
blématique, du moins lointaine.


Appliquées a des sociétés telles que les
notres, des déductions rigoureuses seraient
nécessairement fausses; en systématisant des




IV A VERTISSEMENT.


données multiples et souvent opposées, le
tableau perdrait en vérité ee qu'il pourrait
gagner en grandeur.


L'auteur, du reste, n'hésite pas a l'avouer :
il s' est plus préoceupé du soin de earaetériser
chaque nationalité dans l'intimité de sa vie
historique, que de eelui d'unir, par des tran-
sitions apparentes, les diverses parties de cet
ouvrage, et d' établir entre elles des propor-
tions artistement calculées. Il a suivi l'entrai-
nement de sa pensée, de ses études plus ou


. moins habituelles, plus ou moinsapprofondies;
il prétend donner une reuvre exacte plutot
qu'une reuvre achevée, et se réserve, dans
l'avenir, deeompléterces études par des études
nouvelles, selon que la physionomie de l' Eu-
rope s' éclairera par des reflets et des aspects
nouveaux..




FRANCE.






FRANCE.


CHAPITRE PREMIER.


DU MOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE ET EN EUBOPE
DEPUIS LA BÉVOLUT10N DE 1830.


Les idées d'un siec1e revetent un caractere qui
áppartient moins a elles-memes qu'a l'atmosphere
dans laquelle elles se produisent. La sociéte en re-
~oit l'empreinte comme la science; et vainement
voudrait-on les concevoir a part l'une de l'autre.




~ INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Quand le monde moderne se fut enSn dégagé apres
un long enfantement, et qu'il appamt avec sa phy-
sionomie propre, la société religieuse et le monde
politique se tenaient debont par la me me foi; puis
les théories des publicistes divergerent a mesure
que fermenta d!'ns l'intelligence européenne l'é-
nergique levain de la réforme:


Alors se formulerent les divers systemes sur la
na tu re du ponvoir et sur ses limites, sur la consti-
tution originaire de la société. En Franee, Bossuet
et Lonis XIV, dellx hommes impossibles a séparer,
deux forces au service de la meme idée, consti-
tuerent la puissance royale avec les traditions im-
mnables de I'Orient, pendant que les réfugiés en
Hollande et les presbytériens en Écosse donnaient
a leurs théori~s sociales une base mobile et agres-
sive. En Angleterre, des idées absolues, inflexibles,
aussi incapables d'armistice que de transaction,
proclamées par les attorners royaux, prckhées par
les orateurs de la chaire et des meetings, finirent
par se traduire en coups de canon.
Da~s le reste de l'Europe, le combat s'engagea


au se in des universités et des synodes : combat
a coups de textes et de commentaires, dans leqnel
on prit parti pour le contrat primitif ou le droit
divin des pllissances, comme en faveur des idées
innées ou des idées acquiSes. Les Filmer et les




'"' JlfOUVEl\IENT POLITIQUE EN FRANCE. ,)


Mackensie, les Burnet et les Sancroft, les disciples
de Jean Knox et de Calvin; pamphlétaires de la
couronne, docteurs mitrés de l'anglicanisme, aus-
teres puritains, tous portaient, dans ces contro-
verses qu'ensanglantait pourtant la hache du bour-
reau, qu'illuminerent plus d'une fois les f]ammes
des buchers, une sorte de docte foi et d'impassi-
bilité philosophique. La société était alors envisa-
gée du meme point de vue que la seience; c'é-
taient des inconnues a dégager, des problemes
métaphYFiques a résoudre; on eut dit de hautes et
pures hypotheses, comme celles ou se plaisait Des-
cartes discourant sur les tourbillons, ou Leibnitz
expliquant l'homme et· l'univers par l'harmonie
préétablie. '


Au siecle ~uivant, un mouvement simultané s' o-
pere dans lascience sociale et dans la seienee phi-
losophique. La réforme, poussée a ses dernieres
conséquenees, a tué la foi religieuse, et l'esprit
humain mache a vide dans le ehamp stérile de
l'abstraction: il résiste pourtant au néant, cal' il
eroit encore a lui-meme; aussi, avee une force
prodigieuse, quoique vaine, or~anise-t-il tont un
monde dalls les profondeurs de l'entendement.


On le voit, en philosophie, recherchant eoro-
ment se forme la conseienee, eoroment l'intelli-
gence s'illumine, par quels procédés la sensation




G INTÉR:ETS NOUVJ<;¡\UX :<:1'< EUROPK
se transforme en idée, eomment la statue devient
homme. n c1asse, il organise les phénomeDes de
l'ame, en meme temps que ceux de la nature ex-
térieure; il aspire enfin a découvrir la constitution
intime de l'etre pour déterminer tous les modes
de son activité.


Une disposition analogue préside a toutes les
études politiques de l'époque Le contrat primitif,
défendll au dix-septieme sit~cle d'apres les idées
religieús€S et des autorités sacrées, ne l'est plus
au dix-huitieme que par la puissance virtnelJe du
nombre, deverme la seule force du monde social,
remme la sensation la seule faculté dll monde de
Ymteiligenee. Le nombre' est done le principe et
la regle unique du droit.


On eruit seulement avoir décoQver~ dans l'hls-
twe la preuve que cette force aveugle se modifie
mcessamment dans son. action, puisque, parti de
Fétat sauvage, l'h!:omme est parvenu a Fétat de ei-
vilisation, eomme l\~tre organisé, qui de Faspira-
1IÍ:OFl d'un parfllm s'éleve a la. notion dn juste et du
heau. 011. organise, en eonséquence, la force mo-
triee; on en étudie les divers, méeanismes; on les
combine dans. des proportions savamment calcu-
lées; et le siecle qui, eu, métaphysique, partit de
l..Qcke pour a.rriver a d,'Holbaeh et. a, Helvétius,
~t.i.t,. e~ p0litique., a la Giroooe, apw,s avoir




lIIOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 7
été clisciple de RQusseau et de Mahly, de l' école
anglaise et de Montesquieu.


Si nous joignons ces Doms, on comprend que
ce n'est pas pour les confondre. U yeut dans le
dix~huitil~me siecle deux tendances tres distinctes:
l'une, représentée par Rousseau, se préoccupait
plus des principes généraux que des formes poli-
tiques; ee fut ceUe de la majorité de fAssemblée
constituante; l'autre, représentée par Montesquieu,
s'inquiétait plus des fOl!JBeS oonstitu¡tionn~lles que
des! principes a~trai1:s; cette tenclance caractérisa
l'une des íractions de cette assemblée. Mais ces
deux école!' se liai4}.mt pau UBe foi COIlUDilme en
l'efficacité des prindpes et des fo-r.mes poli tiques,
an - dela desquels elles n' élevarent guere leurs
pensées; et e' est par la qu' elles SOillt: l'une et l' 3utre
&les du dernier sikele, el 1'tme el fautre égale.
ment étraBgeres au temps actuel.


Si ron jette un fegardsur le. monde philosQ-
~ique, ne compreud-on ras en efEet que l'inte!·
lige~: b.wu.aine pour&uit une aulre Wi:he que dans
les derniers. ~{!s? L'inanité des hyptltheses semhle


. avoir b.ssé l~pllüii I1ardillo c~lrages, el 1'on re-
Il~ce, COnlwe de cOfl4el't, j¡ entamer ces. rochel'&
de eristal, contra lmqrntls se son,!¡ émoussées, 125
~t5 du serpe~' d6 la science e1 d61'~gueil


L'origine des facultés humaines, leur cJassifi-




8 INTÉRETS NOlJV};AllX EN EUROPE.
cation et leurs lois, le principe de la certitude,
tous ces redoutables problemes paraissent en ce
moment abandonnés, non que l'homme les ait
dépassés, mais parce qu'il recule devant eux ponr
suivre une antre ronte. Au lien d'nn travail sté-
rile sur sa pensée, l'esprit hnmain commence a
recneillir pie ce a piece les matérianx d'nne large
et compréhensive philosophie de la nature et de
l'histoire; il se baigne dans l'océan des traditions,
il remonte a la divine origine de la vie et de la
parole; et qui vondrait le claquemnrer de nou-
veau dans l' ~tude des phénomenes psychologiqnes,
et le charger encore de la pierre de SisJphe, y
consumerait vainement ses veilles et son génie.


Il n' est pas besoin de faire remarquer que cette
universelle incroyance anx théories, que cette dis-
position a renfermer désormais la science dan s
le cercle des réalités positives et historiques est
plus manifeste encore dans la politiqne que dans
la philosophie contemporaine. On ne se préoc-
cupe véritabJement pas plus en ce moment en
France, malgré des déclamations sans chaleur et
sans port~e, de la sonveraineté du peuple, du
droit divin, de l'égalité llniverselle, de la consti-
tution de la famille, et de toutes les doctrines de
la déclaralion des droits ou de la.légtslation pri-
mitive, que des idées innées ou de la sensation·
transformée.




1\10UVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 9
La restauration fit luire quelques derniers jours


sur ces controverses d'un autre temps. Mais que
tout cela est loin de nous depuis sert ans! Voyez
commeeeux-la meme qui argumentent ineessam-
ment contre le pouvoir aetnel a raison d'nn vice
d'origine, s'attachent, imprégnés qu'ils sont de
l'esprit du siecle, a donner a leurs argumentations
une couleur tont expérimentale et tout historique!
Les plus opiniatres champions de l'autorité héré-
ditaire et ineommutable se gardent bien d'en faire
une these de droit absolu, comme l'eussent posée
les amis des Stllart, encore moins une these reli-
gieuse, eomme l'aurait établie l'auteur de la Po!i-
tique sacrée; timides qu'ils sont, et comme amol-
lis par l'atmosphere ou ils respirent, íls ne font
plus de leur mystiqlle príncipe qu'une question
de force et de durée dont doit décider l'expé-
rience, tandi~ que, cédant a la me me influence,
les hommes de la souveraineté populaire songent
moins aussi a raisonner qu'a combattre, et n'usent
de leur terrible dogme que comme d'un carreau
brillant, pour foudroyer le monde oú ils se trou-
vent mal a l'aise.


N ulle part ne se détache en relief une foi sin-
. cere et forte, a laquelle on adhere comme a la


vérité me me , sans se préoceuper de ses devoirs
de position, sans s'arr~ter aux vicissitudes de la




10 JNTÉR.ETS NOlJVEAUX EN EUROPE.


fortune, sans douter que Dieu et le droit ne
soient avec nous. Non qu'on prétende soutenir
qu'un vuIgaire et sordide intéret exerce aujour-
d'hui une domination exclusive. 11 est mainte-
nant, comme toujours, des hommes qui se res,-
pectent, et d'aulres qui se prostituent; il en est
pour qui la reconnaissance n'est pas lourde a
porter, et chez lesquels une délicatesse de COi!ür
supplée des convictions qui s:effacent.


A cet égard notre temps. est peu t - etre, a l' égal
d'aucun autre, celui de 1'honneur et uadévololement
a ses amitiés; on pent ajDut€Jí' que la publicité, qui
en est rame, rend plus difficilé, sinon plus hon-
teuse, l'apostasie de ses engagements poli tiques.
Mais cette fidélité a sa cause tient a. la pureté de
l'hornme privé pIutot qu'á la foi de l'homme pu-
blic; on est ainsi parce qu' on se respecte, et non
parce qu' on €Foit; et des circon&ta~lces opposées
eussent inspiré des idées différentes auxquelles
on ferait les memes sacri!kes.


C'est qu'il y a· encore en France des partis., c'est-
a-di re des agrégations d'individus liés par de& in-
térets et des engagemens communs, mais qu.'il n'y
a plus d'écoIe, ou d'agt;égations. d'idées.


CommeU,t n'en· serait-il pl\s ainsi , quand. depuis
O~llallte ans on voit les principes abou.tir pres--
que toujours a des conséquences fort opposées a




MOUVEMENT POLI"I:IQUE :EN FRA:NCE. 1 ¡


ceHes que l'esprit en déduisait dansdes méditations
solitaires?


Qui a établi en France un despotisme dont on
ne trouved'exemple qu'en remontant aux monar-
chies de l'Asie? Napoléon, lequel régnait, comme
les Césars romains , en vertu de la souv~ainet€ da
peuple. Qlli a fandé, apres tant d'impuissantes
tentatives, une liberté sérieuse, et l'a fait entrer
dans nos creurs au poiIlt de ne ponvoir plus lui
résister? La maisou. de Bourbon qui régnait par le
dl'oit divin~ Qu'y aurait-il de moins logique que le
pouvoir actuel, si l'on remontait a son origine,
placée a la fois en dehors de la majorité numé-
riquement consultée et dle la transmission hérédi-
taire? Et ne résiste-t-il pas cependant, tout ¡rra-
tionnel qu'il puis.<;e paraitre, a des attaques infini:-
ment plus énergiques que celles devant lesquelles
la: légitimité disparut deux fois en quinze années,
avec' son dogme séculaire?


C'est 1::t ce que devraient comprendre les écri-
vains qui s'imposent chaque matin la tache facile
d'argumenter contre le pOllvoir de J 830, par ce
qu'ils nomment les conséquences de son principe,
t,{)ut en restant impassibles et sans entrailles, en face
des d,angers de l'ordre social, du moment ou ces
dangers sont les résultats bien déduits d'un pFé-
tendu syIlogisme. Misérable méthode 00 tric>mphent




1 2 INTÉRETS NOUVEAUX EN F,UROPE.


les petits esprits, en alignant des idées politiques,
comme théoremes de géométrie! argumentation
chétive qui indique une méconnaissance aussi
complete des temps passés que du temps présent !


Si la fumée des passions ne portait a la tete et
ne fascinait la vue , si l'on pouvait, dans ces jours
d'excitation continue et violente, se livrer a une
méditation calme et sincere de l'histoire, on y
verrait, en effet, que c'est toujours par l'exagéra-
tion de son principe, et jamais par ce principe
lui-meme, que périt un pouvoir; qú'ainsi, par
exemple, les conséquences déduites du droit im-
muable des princes ont suscité, contre la maison
de Stuart et la maison de Bourbon, des dangers
bien plus redoutables, et plus .immédiats sur-
tout, que ceux que portait en soi le dogme me-
na<;;ant de la souveraineté populaire.


Puis, ils ne devraient pas ignorer, ces argumen-
tateurs casse-cou, que si la logique est chose puis-
sante la ou il existe une foi sociale et des croyances
vénérées de tous, dans un temps ou les intérets
seuls maintiennent l'équilibre social, ou l'État est
constitué a la maniere d'une grande compagnie
d'assurances mutuelles, la logique s'émousse et fai-
blit devant le scepticisme et l'indifférence, comme
les vibrations de la voix humaine quand elles pé-
netrent dans le vide.




illOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 13
On ne fait pas raisonner qui l'on veut, car,


ponr raisonner, il fant croire. Ponr obliger la
France, par exemple, a élever, sur le principe de
la souveraineté populaire, un ordre social tout
nouvean; ponr lui persuader qn'elle a perdu le


. droit de se défendre contre toute agression, qu'elle
est marquée au front d'un signe éternel d'anarchie
et d'impuissance, il faudrait commencer par lui
démontrer qu'elle attachat un sens précis a ce
prinoipe, qu'elle le prit autrelllent que comme
mot d'ordre durant le combato Or, je soup~onne
fúrt ceux qui vivent depuis quelques années des
conséquences de la souveraineté du peuple, pour
l'exploiter en faveur de deux idées contmires; je
soup~onne ceux qui ne manquerónt pas de pro-
tester contre le scepticisme ici posé comme ca-
ractere dominant de l'opinion contemporaine, de
ressembler aux moralistes dont parle Pascal, qui
'discouraient avec d'autant plus d'éloquence contre
l'orgueil, qu'ils en ressentaient de plus profondes
atteintes.


Cette incrédulité aux principes a dli graduel-
lements'étendre jusqu'a l'efficacité des formes
constitutives elles-memes, cette autre. préoccupa-
tion de l'école du xvme siecle. Croit-on bien sé-
rieusement encore au mécanisme constitutionnel ,
a la multiplicité de ses poids et contrepoids, a




l!J INTÉRíhs NOUVEA.UX EN EUROPE.


l'ínviolabilité sacrée de la pensée dírigeante com-
mnée avec la responsabilité de l'agent?


Est-il également beaucoup d'esprits graves qui
:tttachent aujourd'hui une importan ce de premier
ordre poar te bíen-etre moral et matériel de la
rare humaine a la substitution d'une présidence.
américaine a la royauté de· 1830? Qui ne com·
prend que, du moment ou la pensée générale
se produit d'une maniere irrésistible, ou les ¡n-
térets maintiennent, par leur lest seul , la machine
sociale, la question des. formes gouvernementales
devient plus secondaire en face de I'impuissance
progressive du pouvoir et de I'omnipotence crois-
sante de l' opinion ?


Des que la république n'a pu se faire adopter
par cette pensée dominante, par ces intérets si
fortement organisés; des qu'elle ne s'est pas habi-
lement fondue dans leur essence meme, elle s'est
placée en dehors des améliorations réalisables dan s
les conditions actuelles; et c'est surtout parmi ceux
que l'idée américaine avait groupés en une école
d'abord imposante, que le scepticisme, suscité
par les résistances de l' opinion et par ceBes de
leur propre parti, a dfI avancer l' ccuvre de décom-
positíon.


De la une tendance universelle, quoique vague
encore, a juger le pouvoir moins d'apres son titre




lIIOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE.' 1 ti
que d'apres ses actes, a l'apprécier' selon l'intelli~
gence avec laquelle il s'associe a un progres qu1il
a pour mission de seconder plutot que faite naitre.


Cette disp~sition a chercher, dans les circon-
stances et dans la droiture privée, la seute regle
d'action politique, a 'donné naissance a un parti
qui s'est trop haté de se proouire, mais chez le-
quel iI y avait, ce semble, assez d'avenir pour
résister a ses propres Cautes. n serait difficile d'en
formuler le programme, si vaporeux encore, an-
trement qn'en disant qu'il s'attache spécialement
a introduire la morale dans la poli tique , puis a
substituer l'étude des lois de la richesse publique
aux spéculations constitutionnelles, dont le prin-
cipal résultat est d'équilibrer sur le papier des
forces qui se déplacent inévitablement dans lenr
action.


Si la féconde pensée renfermée dans l'embryon
obsrur encare de la doctrine; a pu devenir, apl'es
dixans, la pensée gouvernementale, il ne serait
peut..etre pas trop téméraire de prédire une fortune
analogue au parti que l'argot parlementaire a bap-
tisé du nom de social. Ce parti semble appelé, par
ce qu',I a de vague en lui, a devenir un jour le
sympathique líen de ces nombreuses intelligences
dévoyées qui ont pénétré le vide de I'idée poli tique.


Ces hommes, qui sont nomDreux, Cal' ils 'VÍen~




.6 INTÉRETS NOUVEAUX EN EliROPE.
nent de tous les camps, et leurs rangs se grossis-
sent achaque déception nouvelle, ne se laisse-
ront pas classer et parquer comme ceux qui, a la
suite des vicissitudes de 1830, sont passés en
masse de l'opposition au pouvoir ou du pouvoir
dans l'opposition. Ils n'auront pas le bonheur de
trouver autour d'eux une opinion toute faite, une
langue toute apprise, ríen qui ressemble au credo
de quinze ans sur l'excellerice du gouvernement
représentatif: ils devront se grouper suivant qu'ils
s'estimeront, qu'ils se conviendront mutuelle-
ment; ils formeront done un part~ plutót par des
affinités que par des doctrines communes, parti
destiné a grandir a mesure que montera le fIot
des incertitudes publiques, et auquel on appar-
tiendra d'autant plus qu'on tiendra moins aux
autres.


Rechercher comment a été amenée cette im-
puissance de toutes les opinions, cette décompo-
sition de toutes les éeoles, appréeier ees éeoles en
elles-memes, telles qu'elles sont, non telles qu'elles
s'efforcent de paraltre, en badigeonnant lelir
décrépitude; montrer de -quels élémens elles se
composent, quels intérets y dominent, et ce qu'il
y a de vivant encore sous des formules sans au-
torité, telle est la statistique morale que je vou-
drais esquisser dans ces études écrites avec le




JUOUVEMENT POLITIQUE EN FRA.NCE. 17
dégagement de ereur et d'esprit qu'on apporterait
a diseourir sur les partis qui divisent l'Empire du
Milieu.


Non que j'entende me dérober a la respon-
sabilité de ma pensée personnelle : elle jaillira
franche et patente de l'ensemble de ce travail;
mais je erois fermement que la premiere eondi-
tion, pour atteindre aujourd'hui a la vérité dan s
la seienee soeiale, consiste a juger les partis
eomme un étranger sinon comme un adversaire,
et a ne pas donner une idée poli tique pour in-
flexible mesure a toutes les autres. Les points
de vue opposés oú se placent les partis, ne sont,
en effet, que des aspeets divers et fort cireon-
serits de l'unité sociale .. Pour montrer ce qu'il y
a de vrai en meme temps que d'ineomplet en
ehaeun d'eux, il faut s'élever a une donnée plus
large, plus compréhensive de l'hum:mité; il faut,
au milieu du tourbillon des choses qui passent,
se serrer plus étroitement a l'éternelle colonne de
la vérité qui ne passe paso


Ce n'est qu'apres 1830 qu'on a vu clair dans
l'intérieur des partis, qu'on a pu en exposer le
diagnostique et sonder la profondeur des plaies
<\\l.\. le~ l'on'bent. n~ a:vaient su conserver ius<\u'a-
10rs une apparenee de eohésion de nature a trom-
per un (Eil inexercé. Rien ne hate tant qu'une


l.




18 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
révolution la décomposition des factions, en ce
qu'elle les oblige a changer suLitement de terrain,
et dispense les vainqueurs de toute hypocrisie
envers eux-memes et envers les autres.


S¡ous la restauration, les partis luttaient tous
contre le pouvoir, qui s'effor«;ait d'échapper a leur
dominabon, parce qu'il était instinctivement con-
vainc\l que l'un manquait de force, l'autre de
volonté, ,pour le soutenir efficacement. De la vient
que, durant cette péri~e, rejetés presqne con-
stamment dans l'oppositioll, les partís s'attache-
rent a coordonner leurs doctrines, et s'éleverent
ainsi a l'état d'école. L'opinion de droite avait
ses principes, sesdocteurs et ses arcan es. Les
croy~nces politiques y étaient d'autant plus fer:-
ventes, qu' elles s' étaient habilement enlacées au
trone meme de l'idée religieuse dont elles aspi-
raient la seve. La solidarité dans laquelle cette
école enveloppait les choses du siecle et ceHes de
la foí, luí donnait sur ses adeptes une autorité
moral e , depuis atteinte a sa souree meme, mais
qu'elle possédait alors dans sa plénitude.


Sur une base, religieuse en me me temps que
sociale, s'élevait un vaste édifice, ou le droit s'ap-
puyait sur l'ímmutabilité du fait historique, ou
le passé se liaitindissolublement a l'avenir. La
royauté, expr.ession de ce droit primordial, deve·




J\fOUVEl\IENT POLITlQUE EN FR_\NCE. 19
nait ainsi la source incommutahle de tous les
autres dro.its; d' elle seule émanaient les lihertés
publiques, dont le titre de eoncession était in-
serit au parchemin poudreux des vieilles chartes,
non dans la eonseienee et la volonté des eitoyens.
A ses pieds s'étendait une aristoeratie, subsistant
au rueme titre qu'elle-meme, comme l'une des
pierres fondamentales de la primitive société na-
tionale.


A eeHe organi~tion, qui u'admettait le progres
que comme !\imple développement d'institutions
iJlviolables, correspondait un systeme de propriété
territoriale immobilisée. Résister par la grande
propriété fonciere a l'invasion de l'esprit indu&~
t.riél et démocratique; lier a ces élémens de r~:­
sistance ceux que pourrait fournir la hiérarchie
religieuse; remettre en honneur les antiques fran~
chises historiques en insultant la liberté moderne,
~rtie jeune et tout armée uu eerveau de la révo-
luuon de 89; inspirer a la Franee le goút de l' ad-
ministration locale, pour amoindrir sa part dans
le gouvernement politique du pays,exclusivement
wservé a l-a pensée royale, servie p¡lr ses ministres
na (urels : tel était .1e symbole de l'éeole de droite,
le 'deJ'uier mot de ses espérances.


Il ,¡ro falIut sa~s doute les dissimiller SQuvent
pouTve~ir au pouvoir, et éncar~ p~us pour




20 tNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


l'exercer; ces idées s'altérerent, d'ailleurs, au con-
tact des hommes et des affaires ; mais si la droite
dut les modifier dans la pratique, elle les couva
toujours dans la théorie: c'était par la qu'.elle se
tenait compacte en face du pays, et le pays en
face d' elle.


Ce qu'il y avait, dan s cet ordre de coricep-
tions, d'antipathique au génie de la civilisation
moderne, groupait alors l'opinion lihérale, et lui
imprimait un ensemble qui, ainsi qu'on a pu le
voir depuis , tenait moins a la cohésion de ses élé-
mens qu'a une résistance commune. La hourgeoi-
sie, qui comprenait l'impossibilité de s'asseoir au
gouvernement de la société, tant que le droit
historique y conserverait la prépondérance; l'in-
dustrie, dont l'importance ne pouvait se conci-
lier avec l'ascendant de la propriété immohiliere;
la démocratie, qui, dans ses sympathies patrioti-
ques et ses tendances rationalistes, était sans
cesse hlessée par des idées et des affections qu'elle
ne comprenait pas; toutes ces forces, aujour-
d'hui séparées, marchaient alors de front contre
un pouvoir' que son origine enchalnait fatale-
ment aux destinées d'une école dont iI avait plu-
tót la yolonté que la puissance de se séparer.·


Si le parti lihéral ne formait pas uneécoly dans
le sens propre de ce mot, c'était au moitls une




_ MOUVEMENT POLJTIQUE EN FRANCE. 'lI


irrésistible coalition; s'il n'était pas uní dans ses
príncipes, il l'était au moins dan s sa résistance. On
invoquait d'une commune voix l'extension de la
prérogative parlementaire pour l'opposer a la pré-
rogative royale qu'on s'attachait a contenir dans
les limites les plus étroites de féquilibre constitu-
tionnel. On étudiait a leur source sacrée les lois
de cet équilibre merveilleux, en ne permettant
toutefois a la chambre haute d'y prendre sa place
que sous condition de déroger, comme elle le fit
souvent, a sa mission de pouvoir aristocratique
et conservateur. On s'effor(fait de constituer la
puissance permanente de l' électorat, c' est-a-dire
la domination poli tique de la bourgeoisie, pen-
dant qu'on magnifiait, avec un enthousiasme épi-
que, la liberté de la presse, sans songer que cette
arme-la ne se brise pas apres la victoire, et qu'elle
passe d'une main a une autre, sans s'arreter dans
aucune. Ne se croyant pas sur le point de le saisir,
on contrariait le pouvoir pour le rendre impos-
sible,on l'irritait par des piqures, pour l'obliger
a faire des fautes; on l'enla«;ait de mille réseaux
dont les mailles nese rompront jamais sous les
pieds de ceux qui les ont. íissées.


Extension du uroit électoral, liberté illimitée
de la presse, résistance a l'influence nobiliaire et
cléricale, balancement des pouvoirs, responsabi-




22 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EÚROPÉ.


lité sévere des agens de l'autorité, diminution dü
hudget, réforme du systeme économiqrre: telles
étaient les donné~ uhivéi'SeUeínent admises par
l'opinion libérale, et qui }>rodnisaient une sorte
de to'ncert ,dan s ses paroles et dans ses actes.


Une oreÍllédélic.ate discernáit s'á.hs -doute ~aét
la qtlelq1'íes notes disctWdánteS. Des glapissemens
!igré~; cbínme des rifes irotl-íqüés,. des bruíts
soords, semblables au routert\~í1t l()ínt~jn de l'ó ..
rlt~ , 'V~'naümt pllrfélí~ ttólIbler Une harmol'lie qui
~é]eváít solénnelle el forté coírtme la voix de tout
iln peuple; maís, ainsI que dans les siecles croyaris
l@s libresperi~nrs Se ca'dhetit ,dtise gardait d'ulI
dOüte apparent én face d~ t'brthorlóxie généralé,
et!fl est tres vra¡ de clir-éqhe 'la FNUice était pleitu~
d~ foi- éJn b. ChaI'UHlé r8 I;~, la veill'éltiemedu
~ bu cette Charte rulait expirer pbút ne plus
rt5htHtre.


Peutwefiie láTt'Wo1ütitmf!lé 1836 est-eHe, ~fÍffe
t('rUS tes grabds év'l-Ji'éttHlnS historiqtles, celUí qui
a porté lá cohfu'sion la plus inattendtie. el reflété
la plús vive lú:'iniClre Sili' la sÜiIlition de tous les
partís. Des révélat\'óns· S'6udlfirreli -ílIuminereJit té
fond de toutes les dpi'h¡otls.:~~ qendemairt, les rtiots
Í'i~étirbn't plüs le rnem'esé\\'S que la veille. Lá Chaite,
pbtl:Í' mqmmé óti avait :córl1batta ,. 'i'ep?ése1ita tont
lhim 'Ch6Se 'que ce qttlón y nvait Vd jusqu"a ~e




MOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 23


jour; et l'opinion légitímiste elle.;.meme, accom-
modant sa foí a d'impérieuses circonstances, ac-
cumulant les contradictions pour maintenir ses
príncipes, et leur concilier quelques chances d'á-
venir, se móntra sous un aspect nouveau et fut
chaque joúr moins identique avec elle-meme.


On vient d'esqnisser le tablean des écoles óí?-
posées avant la catastrophe: pour peindre cé
<'Iu'elles sont devenues, on n'a qu'a regarder au-
tour de soi; il n'y a qu'a recueiUír seS impressions
ttctueUes apres avoír recueilli ses souvenir'S.


L'école de droite, méconnaissallt ce que rac-
cession aux affaíres d'une classe nombreuse et •
nouvelle appurterait de force au gouvernement
nouveau, jeta sur son berceau de prophéliqu"cl>
tnenaces; et les difficnltés qni l'assaillirent tom
d'abord semblerent rendre témoígnage a la néc~
sité d'un príncipe dont on s'était séparé dans' un
jour de fiévreuse colere.


Mm a mesure que le pouvoir nouveau résistait
a des íutaques réitérées, dont une séul~ avait suffi
pour mettre en poudre le trone ailtique, sur les
débris duquel it 'essayait de s'établir; a mesure
qu'il assura davantage l'reúVre de l'ordre publi'c
ét, de la paix européenne, i1 dut elre démontré
nut bom.m~ de hoime foí qtr'un changetneIlt ilh-
mense s'était opéré dans la constitutian de la


'8




:>.4 INTÉR:ihs NOUVEAUX f:N EUROPE.
soeiété politique, et que la réaetion vers le po u-
voir de forees jusqu'alors hostile~ contrebalan-
c;ait tout au moins le terrible fait insurreetionnel
dont avait surgi la monarchie nouvelle.


Puis, il ne fut bientot plus loisible de douter
que des intérets jusqu'alors eonsidérés eomme
indissolublement Iiés au maintien du trone tres
chrétien, gagnaient a une séparation qui mettait
l'homme plus immédiatement sous la main de
Dieu: rameaux saerés étiolés sous l' ombrage, qui
s'élevent vers le ciel quand la tempete dégarnit
le sol et luisse descendre le soleil.


• Le pouvoir ayant résolu, dans les circonstances
les plus critiques, le probleme dü maintien de la
paix en Franee et en Europe, et l'opinion de
de droite se trouvant affaiblie par un divorce plus
imminent ehaque jour entre des intérets transi-
toires et des vérités éternelles, le parti légitimiste se
sentit aUeint aux sources memes desa vie. Pour es-
sayer de ramener a lui la France, et faire de son
principe représenté par l'innoeence d'un enfant,
le pivot d'une transaction, qui ,pouvait s'appuyer
sur la prévision de calamités nouvelles, iI aurait
fallu une mesure dans . les paroles, une habileté
dans les actes, une mQralité dan s la polémique,


. dont ses organes paraissent avoir rougi eomme
d'nne lacheté.




jIOUVEl\IENT POLlTIQUE EN FRANCE. 2.5
Au lieu de prendre une attitude qui, sans en-


lever a l'avenir les chances auxquelles un partí
ne peut renoncer par cela seul qu'il existe, assu-
rait dans le présent une position honorable, dont
tous les gens de bien auraient respecté l'austérité.
la plupart de ces écrivains se sont montrés fiers
comme le lendemain d'une conquete, mena<;ants
comme a la veille d'une victoire, bruyants comme
dans un jour de révolution, sophistes surtout,
comme si la couronne de France pouvait s'escamoter
par un tour de gohelet. Au lieu de profiter des in-
quiétudes et des dangers inhérents a une épreuve
douteuse encore, pourrallier a soi les intérets émus
de la bourgeoisie pacifique, ils sauteren~ a pieds
joints des utopies aristocratiques de la veille a
celles de la démocratie la plus exaltée, glanant
sur le champ de bataille les tron<;ons d'épées bri-
sées dans la lutte ou venait de succomber l'an-
tique monarchie.


Embarrassé qu' on était par des doctrines qui
ne peuvent etre scindées sans que l'édifice entier
ne s'ébranle, on en évin<;a gratuitement tout ce
qui se rapporte aux institutions accessoires, sup-
primant l'hérédité partout, la conservant seule-
ment pour le treme, comme ces mariniers qui,


. dans la tempete, jettent a la mer tout ce qui peut
les empecher de gagner le port.




16 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Plus de noblesse, plus de pairie, plus d'église


constituée; une vaste et large démocratie avec le~
états-généraux du X1Ve siec1e, et le suffrage uni-
versel du xvme, avec la paix européenne et la li-
mite du Rhin, a vec les príncipes et les intéreti; ¡es
plus eontrair.es qui viendront se fondre miraca ..
leusement dans la eonstitution nationale : voila €'e
'tu.' on promi t fort ·sérieusement a la Franee, ¡ren,..
dantque d'autres gourmalldaient les rois sur loor
mertie en faee de la révólution triomphante, ou
bien aiguisai-eI:lt des épigrammes eontre les bals
bourgeois des nouvelles Tuileries: distraction de
ehateau dont ilconvenait a une presse royaliste
d'user p~us st1hrement, ca'r devait-elle ouJ»ier que
e' est surton! par les mreurs que la monarchie
existe en Franee, etque l'on compromet son ave.-
nir en luí en taisant perdre les habitudes?


Des idées atlssi décousues devaient rendre im-
possible toot ensemble dan s la eonduite politiqu~:
de lit des volte-faee rapides 1 des contradi€t-Í<ms
monstrueuses dafls l'action, el ju:sq«e dans les
príncipes. La légitiruité fltmaít incertaiB'e de l'aleul
an petit-fils; le sCl'm~ht était pt'oS'crit eomme \irte
iniquité la veH~ du jour cm iI était exigé oomiile
un devoir; iioi lematin 011 t~ndait la main a la r@.
puhliq~; l~ soir Oft fuisait des coql.\etteries a la
garde nationale; ani'esSayait,y d'Ufi cótér.~~r




MOUVEMENT POLITIQUE EN FRANeE. ').7
une restauration, comme un hanot de contre-
bande, entre la réforme électorale et le suffrage
universel; l'on proclamait, de l'autre, pour ne
jamais se trouver en défaut, que toutes les victoires
du pouvoir conduiraient infailliblement a un pro-
chain triomphe : c'est ainsl que par un miracle de
foi et d'espérance, l'on se maintenait dans une
perpétuelle ex tase , reJKlant grace chaque ioír des
évenemeQts heureux <{ui ne pouvaient manquer
de s'opérer le lendemain.


Il est inntilede dire qu'un partí contraint de
subir, sans protestation éclatante, de teIles direc-
tions, ne pebt plU5 aspirer a forme:r école; il ne
résiste que par des affections ou des intéreis com-
muns; iI a moins des doctrines a faire prévaloir,
qu'une position a changer; 'Comme tous les partís
<'{ui combattent, de vaincu ii aspire a redevenir
"Yainquanr.


La révolutioD bouIeversa tout aussi profond~
lIldn.t l'~pinion constitutionneHe, mais le mou-
vement ·s'y opéra en seos inverse. Ce· fl1t chose
merveilleuse tIue la prestes se avec laquelle on
aoondonnait en quelques joUI'5 ces vieilles theses
íl'0ppositf0fl sur leSCfUelles· 08 avait V'écu quinze
ans a la tribune et dans la pnsse.


Enest .. il une contrelM¡uelle on n'ait eH..a fJ'~
orimer aveé la _me ónergie'qv'ón avait 1B.~Bli.




28 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
guere a la défendre? L' on s'.était couché journaliste,
ron se réveillait ministre, découvrant par une
soudaine illumination de portefeuille que ce qui
avait si long-temps paru mauvais était excellent
en soi, depuis les gros budgets jusqu'aux gen-
darmes, depuis la centralisation jusqu'aux traités
de 1815. La grace d'état opérant efficacement,
on en vint a se donner des démentis avec une
noble assurance et une nalveté tout-a-fait méri-
toire ; justifiant les actes de ses anciens adversaires
tout en injuriant leur personne, ne reculant de-
vant aueune palinodie, n'attachant meme qu'une
médioere importance a modifier, par~l'habileté de
la conduite, ee qu'il y avait d'inexprimablement
piquant dans une telle situation. •


Mais pour bien pénétrer le sens véritable de
cette grande péripétie, on ne doit pas manquer
d'aJouter que l'aneienne opinion constitutionnelle
presque tout entiere s'y associa sans hésitation,
sans embarras, comme a une ehose toute natu-
relle et toute simple. Assise sur le terrain qu'elle
venait de conquérir, ainsi qu'un nouveau proprié-
taire dans l'antique domaine qu'il vient d'acheter,
elle laissa l'école républicaine tirer seule la con-
séquence de principes qui ne l'avaient guere pré-
occupée, restant également impassible devant les
récriminations des vaincus ~ dont l'indignation




MOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 29
était, ce semble, justifiée par l'assurance tranchante
et l'impertinence cJnique trop souvent apportée
dan s un rOle qui exigeait tout au moins de la mo·
destíe.


Mais la question n'est pas de savoir si quelques
hommes ont pu laisser leur honneur dans le bu-
reau du journal ou dans le fond de l'étude dont
ils se sont élancés au maniement des affaires pu·
bliques; ceci ne doit pas faire .!.éconnaitre un fait
grave et patent, légitime comme tous les faits
uníversels: la promptitude instinctive avec la·
quelle la masse du pays s'associa a cette réaction
vers les idées de pouvoir, si vivement attaquées
jusqu'alors.


11 n'y a pas la matiere a s'étonner pour ceux
qui pensaient, sous la restauration meme, que
le gouvernement était moins engagé dans une
lutte contre les doctrines que contre les person-
nes. Peu de gens avaient la perception distincte
de cette vérité; il Y eut a cet égard, dans ce
qu'on appelle la comédie de quinze ans, bien
moins de mauvaise foi qu'on ne suppose; l'op.
position se croyait appelée a faire mieux, ou tout
au moins a faire autrement que ceux dont elle
aspirait a recueillir les dépouilles.


Malheureusement, chaque société a son mode
de gouvernement, et n'en a qu'un seul: si, apres




30 INTÉRihs NOUVEAUX EN EUROPE.
avoir changé le personnel du pouvoir, on pré-
tend en altérer profondément les príncipes, il
faut qll'ane révQlution social e se ente sur laré-
volution politique, et c'était a cette conséquence
que résistait l'opinioH dominante, et qu'el1e ré-
sistera long-temps encore.


La révolution de J 830 n'a done pas changé
les principes du g@uvernement comme celle de
89' Mais, a un bieft plus hant degré que celle-ci,
elle en a reDOuvelé le personnel. La bourgeoisie
est montée a la place que cinquante ans de tra-
vaux lui ont faite; les tils de ceux qni }UJ'erent
la commune et sonnerent le beffroi de leur hó-
tel-de-ville crénelé contre les hants barons, au
retOl1r d'outre .. mer, se sont sentis rorts de leur
nombre, de leurs richesses, et d'une éducation
imparfaite encore, mais que la pratique des af-
faires doit compléter. Ils se sontcrus assez surs
d'eux..,mfmes pour maintenir dans les bornes d'un~
révolution bourgeoise un mouvement amené par
les Vlles les moins concordantes, et dor,t:til n'ap-
partenait qu'a l'avenir de fixer le véritable ca-
ractere.


Parmi les niaiseries qu'exploite la presse, on
doit mettre au premier rang le-s dissertations sur
le type pur de la révolution de juillet. Si des
hommes opposés d'antécédens, d'intérets et d'es-




~IOUVEMENT POLITIQlJ'E 'EN FRANCE. ?n
pérances, comhattirent aux trois journées sous
le meme drapeau, e' est qu'il falIai t élever W1
étendard mutre oeluí du pouvoir auquel Q,ll ré-
sistait, el que, d'ailleurs, le drapeau trlcQIQt'e
enveloppe égalementde Sffi plis les souvenirs d.~
89, ceux de 92 et cenx de l'empíre. Si ron pro-
clama tout d 'une vo.i.x la souveraineté populaire,
ce mot ne sig.nifia jamais, ponr la classe moyenne,
que sa propre souveraineté; ol', les mots sont
eomme les contrats, ils doivent s'interpl'éter de
banne foi dans le sens de celni qui les emploie,
el e'est surtant dans la langue poli tique qu'ils
sont d'une élastiqlle souplesse.


Ainsi s'éclaire d'un jour nmlVeau l'histoil'e de
la restáuration, qui eut moins el lutter eontr.e
une éerue que eontre une caste, el qui, pour s.e
maintenir, aurait eu moins a changer ses idées
que ses instrumens. Ainsi se révele le véritable
génie du gouvernement aetue!, qui tire sa focee
del'élargissement donné a sa base, et dont lavé-
ritable mission est d'initier la. classe moyenne a
la vie publique, en faisant son édueation poli tique
et administrative.


Cette reuvre sera longue, comme toutes les
transformations sociales: les classes moyennes, en
entrant dansles affaires, n 'y apportentpas ces tradi-
tions poli tiques que les patriciats tllansmettalent,




32 INTÉRtTs NOUVEAUX EN t;;UROPE.
pour ainsi dire, avec le sang a Rorr..e, a Venise , en
Angleterre; elles sont libérales par l'esprit, plutot
que par le creur; elles ont des intentions probes,
mais les antiphaties d'un autre temps en restrei-
gnent l'élan et les tiennent en échec; leurs vues
sont saines, mais l'enseignemeQt superficiel de
la presse y a melé des axiomes d'une application
impossible; elles sont sans convictions politiques,
mais cette absence de croyances et de fortes af-
fections est tempérée par de rigides habitudes de
légalité civil e , élément précieux, destiné, plus
que tout autre, el pénétrer les mreurs et le ca-
ractere national.


Quand 011 considere de ce point de vue le mou-
vement auquel nous assistons, on s'étoulle que
des ~sprits distingués aient pu établir une analo-
gie sérieuse entre les évenemens de 1830 et ceux
de 168~. Au rebours de la révolution qui a maln-
teflu parmi nous le systeme poli tique a l'intérieur
comme a l'extérieur, en bouleversant tout le per-
sOllllel du gouvernement, la révolution d'Angle-
terre laissa la classe gouvernante en pleine pos-
session du pouvoir, en le modifiant seulement
dans son action. Guillaume et Marie prirellt le
contre-pied des princes qu'ils rempla<{aient. Ils
devinrellt ennemis implacables de la France, de
ses pensionnaires que les Stuarts avaient été; ils




-'fOUVEMENT POLITIQUE EN FRA~CE. 31
se mirent a la tete de la coalition européenne,
au lieu de s'annuler devant les injonctions de
V érsailles. Au dedans, ils continrent, par des lois
séveres, les catholiques et les dissidens auxquels
Jacques II aspirait a concéder la liberté de c;on-
science; au lien du droit de dispenser des lois,
GuilIaume proclama l'omnipotence de son parle-
ment jusque dan s ses plus tyranniques exigences.


Mais l'aristocratie continua de s'asseoir souve-
raine dan s les conseils de la Grande-Bretagne. Les
avocats n'y devinrent pas d'emblée solliciteurs-
généraux, ni les brasseurs de hiere chefs des ad-
ministrations locales; les voitures puhliques n'y
roulerent pas, a grands renforts de chevaux, des
légions de pétitionnaires et de fonctionnaires in-
connus. Lorsque plus tard, sous le regne meme
de Guillaume, les tories reparurent au pouvoir,
ils s'y trouverent tout naturellement portés par
le simple effet d'une modification dans le systeme
poli tique. La révolution de 1688 fut done une
révolution de doctrine, tandis que celle de J 830
eut un tout autre caractere.


En changeant la dynastie, l'aristocratie britan-
nique entendait conserver le pouvoir; en France,
on aspirait a le conquérir, dans des vues qui se-
ront long-temps encore plus égolstes que politi-
ques, il faut bien le reconnaitre: de la l'es-


1.




34 lNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
prit rigide et traditionnel de la révolution
de J688. L'aristocratíe respecta de vieilles liber-
tés, qui étaient son ouvrage et faisaient sa gloire
en me me temps que sa force; elle s'inclina devant
une royauté, émanation et COUl'onnement de sa
propre puissance. La pairie d' Angleterre refus~
de s'engager dans la carriere des révolutions; elle
se prtt a ces subtilités légales dont les Anglais
semblent avoior hérité le goút el¡ l'intelligence des
Romains, pour mainte:nn- l'opinion dans le reli-
gieux respect des príncipes qu'elle avait prétendu
sauver et non pas compromettre; et les COill-
munes elles-memes, qui venaient de chasser un roi
et d' en faire un autre, hésiterent a se déclarer
parlement régulier, faute d'un writ de la couronne
qui les convoquat dans la forme consacrée!


Dans un tel siecle et dans un tel pays, on pou-
vait parler de son respect pour la constitution,
sans avoir sur les levres le rire des augures.


Mais si l'avénement de la maison de Hanovre
tendit en Angleterre tous les ressorts des institu-
tions, il est lrop évident que les trois journées
ont usé, a l'égal de trois siecles, les fictions con-
stitutionnelles, lorsqu'elles commen~aient a peine
a prendre racine sur un sol qui leur est peu fa-
vorable.


CommeBt parle .. d'inviolabilité· royale, quand




::IIOUVEMENT POLITIQU-" EN FRAl\"CE. 35
trois générations de rois étaient a Prague en m(\me
temps que les ministres responsables de la royaute
étaient a Ram? Aussi, dites- moi, qui s'est le
moins du monde préoccupé de la loi sur la respon-
sabilité ministérieUe, a part les dispositions rela-
tives a la responsabilité civile qui peuvent rece-
voir une application réguliere! eette reuvre est
capitale pourtant sous une monarchie représenta-
tive ; durant la restauration, elle eut été prise au
sérieux par le pa.ys, par la presse, peut-etre meme
par les avocats qui l'auraient díscutée: si elle ne
préoccupe pas aujourd'hui la pensée publique,
e'est que san s doute il ya des motifs graves a cela.


Qui songe égaJement a compter encore au nom-
bre des pouvoirs sociaux une pail'ie mutilée, qur
a du contresigner sans résistance le plébiscite
mortel que la garde nationale lui présentait au
bont de ses balonnettes? La pairie est appelée,
nous le croyons, a raison des lnmieres pers~n­
neHes de ses membres, a conquérir une haute et
heureuse influence dans le maniement des affaires
du pays, dans la trituration de ses loís et l'ali-
gnement des budgets; c'est le conseil d'état d'e
l'empire avec plus d'indépendance et d'antorité:
mais iI n'y aura jamais en elle une étincelle de
vie politiqueo Elle a trop d'expérienee pour l'igno-
rer, trop de prudence ponr comprol'rlettre, dans




]6 nnERETS NOUVEAUX EN EUltoPE.
une lutte directe avec la représentation vivan te
de la classe moyenlle, une . existen ce artificielle
et en quelque sorte excentrique.


Le roi Louis-Philippe est également homme de
trop d' esprit et de sens pour reposer paisiblement la
tete sur l'oreiller trompeur de l'inviolabilité royale.
Elle est écrite sans doute dans la Charte de 1830;
mais le droit de passer des traités y est aussi, et
nous doutons fort qu'apres les insomnies eausées
par la convention américaine, la couronne soit
tentée d' en user sur sa responsabilité propre. N'y
a-t-il pas égGtlement dans la Charte un article 62
qui autorise le roi a faire des nobles a volonté? et
pourtant il ne serait pas téméraire d'affirmer que
le gouvernement, qui a pu les lois de septembre
contre les républicains, le siége d'Anvers contre
l'Enrope, aurait peine a faire la chose la plus in-
offensi ve du monde, un marquis!


En face de la chambre élective, la royauté est
bien plutot I:instrument meme de sa suprématie,
qu'une des forees indépendantes de la constitu-
tion. Ne suffit - iI pas, pour s'en convaincre, de
songer a la rigueur avec laquelle l' école doctrinaire
théoriquement favorable a la prérogative royale,
n'a pas manqué, dan s diverses occasions, de la rap-
peler a la plus étroite dépendance parlementaire?


Pour concilier cette force du pouvoir, qui s'est




-r.IOUVEMENT POLITlQUE EN FRANCE. 3--¡
si énel'giquement manifestée depuis quatl'e ans,
avec l'impuissance qui le'saisit soudain dans l'exer-
cice de ses prérogatives constitutionnelles; ponr
avoir le secret d'une foule de contradictions ap-
paren tes , il ne faut pas le chel'cher dans le texte
de la Charte, mais dans le commentaire qu'y ont
insqrit les évenemens; il ne faut pas voir dans
l'renvre du 7 aout la consécration d'un équilibre
entre trois pouvoirs indépendans, mais la forme
dans laquelle s'est spontanément encadrée une
force souveraine.


S'agira-t-il de la garantir des attaques dont elle
peut se croire menacée? on obtiendra de cette
force un concours prompt et san s réserve. Elle ne
sera point arretée par des scrupules de légalité,
dont elle a peu la conscience, si l'ol'dre au de-
dans, si la paix au dehors sont compromis; cal'
l'ordre public et la paix européenne forment les
bases essentielles d'un établissement poli tique
fondé sur l'industrie et le travail. Rien ne sera
donc refusé au pouvoir, lorsqu'en parlant devant
la représentation nationale, il portera la guerre
et l'émeute dans les plis de sa toge.


Mais qu'il se garde d'en induil'e la possibilité
de ramener la chambre, et l'opinion nombreuse
qu'elle exprime, aux conditions normales de la
rnonarchie constitutionnelle: je crains fort que




38 INTÉRtTS NOUVEAUX. EN EUROPE.
cette possibilité n'existe pas plus daus l'avenir
que dans le présent. S'il s'est opéré une réac-
tion salutaire vers les idées d'ordre maté riel ,
s'il s'en opere une plus manifesté et plus haute
vers les idees .religieuses, je cherche vainement
a l'horizon les signes précurseurs d'un retour aux
théories de pondératiQll constitutionnelle, tenes
que les professe encore une école qui voudrait·faire
a la. royauté un role dangereux, en ce qu'il est im-
possible. Je crains que cette école ne se trompe
gravement en traitant comme une monomanie
trans~toire des idées qui ne fléchiront pas; je
~a\ns. qu'au líeu de chercher 1<\ force la ou elle
ne lui manquerait point" elle ne l'attende d'un
~uvement d'esprit qui De se produira jamai~.


Qu'elle se garde de susciter une collision entre
la chambre élective et une prairie au titre équi-
voque i qu'elle ne mette pas la prérogative royale
en reg~wd de la prérogative parlementaire, si elle
ne veut la voir compromise; qu'elle ne vienne
pas emprunter des pr:incipes a Delolme et des pre-
cédens a M. Hallam, sous peine de voir la roya.uté
rappelée brusquement au souvenir de son origine.


Elle ne manqlíera, cette royauté, ni d'armes,
ni d'argent, ni de 10ís répressiv~; mais on se J'é-
&erve de ·lui f~r~ l~ vis dure en la contranant
~~l!¡ t:qu~ ~ pepchans; on lui fr~p~a Ú\milie-




MOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 39
rement sur l'épaule, et ron paraitra devant elle
en frac et en sOllliers ferrés.


Si la monarchie est encore pour plusieurs es-
prits une croyance sociale, elle n'est plus, pour
le grand nombre, qll'lln intéret; mais cet in-
téret s'enlaee aujourd'hui , dans la classe moyenne,
:tu principe meme de son existen ce poli tique, et
le plus puissant argument que puisse employer la
royauté , pour tenir en respeet la bourgeoisie, est
cellli dont usait l'astrologue de Louis Xl pour
avoir raison des capriciellses velléités de son mai-
tre: « Je mourrai juste trois jours avant Votre
Majesté. »


Nous ne sommeS pas des J7endéens, disait au roi
Louis-Philippe un hoIforable représentant de 1'0-
pinion dynastique. Vous n'etes pas meme des
whigs, aurait·on pu répondre, ear ceux-ci véné-
raient la constitution qu'ils avaient , non pas faite,
maís maintenue, et ce fut la couronne d'Alfred-
lé-Grand et d'Édouard-le-Confesseur qu'ils pose-
rent au front du restaurateur des institutions na-
tionales. Mais vous, ne tenez-vous pas a honneur
d'établir que l~ couronne du 9 aout a été fabriquée
chez l'orfevre OdiGt, comme eelle du roi Othon; et
tonsidérez-vous la royauté autrement que comme
un páratonnerre pour V<>l'tS préserver de l' émeute?
Sa boule est étincelante d'or, il est vrai, mais




40 JNTÉR'ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
prenez garde ; on lisait dernierement, dans le Jour-
nal des Connaissances utiles, une recette écono-
mique pour fabriquer avec des cordes en paille
des paratonnerres aussi súrs que ceux a condue-
teur métallique !


Ce n'est pas le lien de reehercher quelles éven-
tualités pourraient rendre plus étroite ou moins
intime l'union de la classe moyenne et de la
royauté actuelle. Dans la peinture nalve et fidele
d'une situation, iI sembIe que les prévisions d'a-
venir doivent moins etre indiquées d'une maniere
précise et saillante, que ressortir, comme les mys-
térieuses harmonies de l'art, de l'ensemble du
tableau. Il suffit d'avoir remonté a la pensée qu'ex-
prime le pouvoir et dont il tire sa force.


D'un autre coté, ce fut une espérance fort peu
rationnelle que ceHe de faire sortir du tremble-
ment de terre de juillet une rpvolution sérieuse-
ment démocratique. Le gouvernement par .le
peuple, eOll(;u comme la forme réguliere et per-
manente d'une société, est eelui qni suppose plus
essentiellément des doctrines communes, une édu-
cation poli tique dont les príncipes soient an-des-
sus de tonte contestation, uneégalité dans les
mreurs et dans les idées, sans laquelle les insti-
tutions démoeratiques sont d'autant plns tyranni-
ques, qu'elles sont plus développées. Or, ee tabIeau




1\WUVEMF:NT POLITIQUE EN FRANCE. 41
est précisément la contre-partie de la situation
morale de la France.


On a bien dit que la démocratie y eoulait el
pIeins bords, et eette sentence du temps de la
restauration était profondément vraie, en ce qu'elle
indiquait l'affaiblissement, ehaque jour plus ma-
nifeste, des idées aristocratiques en Europe; mais
el1e était si loin du sen s qu'y attaehe en ce. mo-
ment l'école républicaíne, que l'orateur qui enca-
drait ainsi dans un pittoresque tableau la pensée
générale, saluait en meme temps, eomme pro-
ehain et fatalement inévitahle, J'avénement a la
suprématie politique de ces classes moyennes,
« qlli , disait-il alors , devaient beaucoup descendre
pour apercevoir quelque chose au-dessus d'elles.»


Celui qui pendant dix ans commenta, avec la
haute autorité de son earactere et de son talent,
cette prophétique maxime, a été l'initiateur vé-
ritable du régime actuel ,quoiqu'il le con~ut dans
des conditions différentes; et quand , apres sa foo-
dation, on eesse soudaio d'entendr~ eette voix
honorée, ce silence ferait presque s'écrier, avec
le chantre d'Orphée, que firdtié tuetoujours l'ini-
tlatt>ur.


Nous n'avons pas sans doute le dernier mot
des sociétés humaines : par-del a ces classifieations
actuelles ,auxquellE'~" ]a fortune donne une base




42 lNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
moins irnmohile, iI est vrai, mais aussi rigoureuse
que la naissance, l'a.-il de l'ame embrasse de plus
larges horizons, et le christianisme, cette seconde
vue de l'humanité, qui a déja présidé a tanl de
transformations sociales, poursuivra jusqu'il la fin
des temps son reuvre émancipatrice. Le régime
actuel est destiné a s'affaiblir selon que la ,:ie pu-
blique entrera dans nos mreurs, et qu'il be for-
mera parnü nous des croyances et des habitudes
communes ; il se modifiera graduellement par l'a-
haissement inévitable de l'éducation supérieure et
le développement progressif de l'instruction pri-
maire, par les changemens que l'avenir prépare
dan s la condition matérielle des peuples, et dans
leurs modes plus rapides de communicaüon, par
toutes ces voies latentes qui sont eomme les 01'-
ganes secre~ de la vie et de la végétation des
sociétés humaines. Mais en n'anticipant point sur
un avenir qui n'appartient encore qu'a Dieu, il


"faut reconnaltre qu'en un pays 00. il n'y a pas plus
d'unité dans les mreurs que dans les idées, ou
les traditions historiques sont. satiS pUiSSllllce et
les doetrille$ poli tiques sans sanction , un gOUVN'-
nement hourgeois est la forme normale de la so-
ciété. n ya, en dl'et, oolle difference entre une
ffi~lJtioD. démocratique et une révolutiOft bGUl'-
geaise, qua ceUe .. ei s-' opere par un simple' dópla-




MOUVEMENT POLITlQUE EN FftANCE. 43
cernent dans la balance des ¡ntérets, tandis que
ceBe-la présuppose des convictions et des habitudes
dt'-scendues dans toutes les classes de la nation,
par lesquelles on la saisit e~ on la dirige.


On peut réduire a trois les idées servant de pivot
a la société fran-;aise depnis un demi-siecle :


]0 IJa capacité personnelle devenant la seule
mesure' de l'importance sociale. C'est l'extinc-
tion de toute aristocratie héréditairement consti-
tuée.


2° La sociéti poli tique proclamant son incom-
pétence quant aux idées dogma tiques , naguere
étroitement unies avec elle, afin que le scepti-
cisme, contagieux de sa nature, ne passe pas de
l'ordre politique a l'ordre moral. C'est la séparatioo
de l'église et de l'état.


3° Le développement donné a toutes les facultés
productives, toutes les forces individuelles et 10-
~~, agissant sons une impulsion générale, pour
obtemr des résultats plus prompts et plus éner-
giques. e'est l'administration centralisée.


Or, ces idées, qui forment 3ujourd'hui comme
le droit commun -de la France, sont en train de
conquérir rEurope et de passer dans ses lois;
elles, cbeminent par la paq. tout*aussi vite que p.ar
la guerre, et se rev~tent plus IilllnifeM~t
~ue jour de ce car.actere éminent d'UQi.versa-




44 INTÉRETS NOlJV~AUX EN EUROPE.
l;'\.é ~ui a)\)\arti~n.\. a \.Qu..\.~'5 \"''5 %Tam\~." fo-rmeí'>
sociales.


Ce travail s'avance incessamment dans les líeux
memes ou ron croit opposer de plus fortes digues
aux idées que le siecle charrie dans son cours.
L' édifice an tique y croule pan a pan sous la bour-
rasque, ou pierre a pierre, a mesure qu'une hu-
mide atmosphere en dé tache le cimento


Voyez l' Alleniagne : si la révolution fran<;aise
emporta le saint Empire avec ses électorats ec-
clésiastiques et sa pesante hiérarchie féodale,
la paix n'a-t-eJle pas continué cette reuvre vio-
lente? De graves ehangemens dans le droit civil
et le systeme de la propriété, les développemens
ehaque jour plus vastes de l'industrie nationale,
secondés par une admillistration habile et forte,
ne préparent-ils pas d'inévitables ehangemens
dans ]a condition poli tiqUe des personlles? l.a
prépondérance de eette administration savante,
recrutée par les eoneours, comme le m~ndarinat
ehinois, ne peut-elle pas etre considérée cornme
l'avénement meme de la science et du travail aux
affaires? N'est-ee pas l'esprit impassible et paci-
fique de la classe bourgeoise qui domine la po-
litique alleman!e depuis sept ans? N'est-ce pas
lui qui a maintenu la p.aix de Europe, pendant
que de jeunes hommes, méconnaissant ]e génie




MOU\TEMENT POLI TIQUE EN FRANCl:. 45
de l'époque, exhalaient a Hambach la fumée de
Ieurs reves démocratiques, et que d'autres hommes,
jeunes aussi, quoique d'un autre siecle, caraco-
Iaient aux grandes manreuvres et trainaient leurs
sabres dorés dans les antichambres des princes
héréditaires? La Suisse ne résiste-t-elle pas éga-
lement a son vieux patriciat et aux chevaliers
errans de la liberté du monde? La Belgique n'est-
elle pas un satellite de la France?


Que si l'on jette les yeux sur la Péninsule re-
culée, ou le génie allégorique des Grecs n'eut pas
manqué d'étahlir le tdme du dieu du passé,
I'OIympe sacré du moyen-age; a travers l'incer-
titude qui enveloppe encore la solution des ques-
tions politiques, ron y voit dominer, comme en
dehors de toute contestation ultérieure, la pré-
pondérance des classes bourgeoises, la séparation
des intérets religieux d'avec les intérets d'un autre
ordre, enfin l'établissement de l'administration
moderne, fOi'me obligée des saciétés européennes
a cette époque de renouvellement et de transi-
tian.


Le génie démagogique, qui, en ) 8'20, souflla,
du fond de ses ventes secretes, tant d'orages sur
la Péninsule, qui n'en es!" pas sans doute encore
a sa dernit~re tentative, a visiblement rétrogradé,
quoique au milieu des perplexités d'l,lne guerre




46 INTÉBiTS NOUVEA.UX EN EUROPE.
ávile el en face du gouvernement d'une reine au
maillot.


Wun autre coté, fantique constitution de la
mOBarchie espag-nole, s'il était convenable d'ap-
peler de ce nom l'informe chaos ou ce pays s'agi-
tait depuis tvois siecles, n'a résisté a aucune des
attaques que luiportaient les idées noU'velles. Dans
le plus catholique des royaumes les rapports du
catholicisme avec l'état ont été profondément mo-
difiés; les biens ecclésiastiques ont été livrés a
l' exploi.tation industri~l1e, sans que la foi popu-
laire ait essayé une résistance que les évenemens
eussent rendue vaine; l'administration tout en-
tiere a été bouleversée, les antiques circonscrip-
tions ont été changées, et les fiers royaumes
d' Arragon, de Castille et de Grenade réduits a
la condition de préfectures franc;aises, sans que
l'orgueil espagnol ait sourcillé.


La question dynastique, melée a ces grandes
réformes, a rencontré son principal appui dans
des provinces dont les intérets, les habitudes
indépendantes et démocratiques, se sentaient com-
pro mis par une révolution quifinira par s'opérer
aussi pour elles-memes : provinces étrangeres a
l'Espag.ne par lem génie national autant que par
leurs traditions historiques, qui se relevent an-
jourd'hui pour traiter, l' épée a la: main, avec les




i\WUVEMENT POLI'IlQUE EN FRANCE. 47
fils de leurs vainqueurs. Don Carlos s'appuie
heaucoup plus en ce moment sur cette force que
sur les résistances nationales au systeme politique
fondé d'abord par ce stal"t royal, dont la const"
tution de 183, est comme une soFte de seconde
édition corrigée. Si les efforts des puissances plus
spécialement intéressées a l'avenir de l'Espagne
déterminaient un arrangement, auquell'humanité
applaudirait autant que la politique, cet arran-
gement aurait pou!' conséquencela consolidation
immédiate des réformes fondamentales opérées
depuis cinq ans, avec le maintien au pouvoir des
hommes qui n'out pas craint de ks tenter dans
dés circonstances ou le ~€ouragement out été
p~rlillis aux plus fortes ames.


Ces hornmes son,t ceux-la meme qm, au.~ cor-
tes de 1'8 12 et a celles de 1820, se laissel'ent aller
a l'entrai,nement d'idées moins fécondes que l~urs
pensé es actoolles; ce sont DOS co:rnotituans' de 91
parv.enus en 1837 avec des théories de moins et de
l' expérience de plU'!.


Ils appartiennent aux classes moyennes tous
ces riches négocians, ces gélléraux et ces navi-
gateurs, ces hommes de leUres et ces légistes,
artisans de leur fortune p,olitique, et jusqu'Á ces
titrés de Castille, pour la plupart nobles de fl'aiche
date, si :oomblleu~ pal'wi les, cUpu~~ fA~l\i:uals,




li8 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUllOPE.
et qui relevent par leur importance personnelJe
le triste sénat des royaumes d'Espagne et de
Portugal; car eux seuls jettent quelque éclat
au milieu de cette grandesse, étiolée dans la
servitude domestique des cours. En I 826, don
Pédro crut ne devoir élever a la pairie que les
seulsfidalgos, idée fort rationnelle, constitution-
nellement parlant, puisqu'on formait ainsi un
corps aristocratique véritablement homogene,
mais qui ne contribua pas peu a affaiblir la charte
brésilienne et en hater la ruine.


n peut etre fort commode de jeter dalls la
pl'esse en maniere d'apophthegme, qu'il n'y a pas
de milieu pour la Péninsule entre le gouverne-
ment du froc et celui du bonnet rouge, entre
les agraviados et les descamisados; cela n'a que
l'inconvénient d't~tre.absurde pour quiconque s'est
donné la peine d'étu<;lier le mouvement social en
Espaglle depuis le regne de Charles 1I1.


L'ltalie, ou vi vent encore tant d'étincelles de
l'esprit municipal, serait con quise aux memes
idées, fruit naturel de la domination franc;aise,
si l'oppression autrichienne n'était la préoccupa-
tion de tous les esprits généreuJl, et ne contribuait
á les entretenir dan s une sombreet stérile exaltation.


Mais c'est surtout dans la puissante contrée qui
a l'honneur de marcher avec la France a la tete de




l\WUVEl\TF.NT POLITIQUE F."f FRAKCE. L¡9


la civilisation du monde que la révolution semble
s'asseoir dans les limites qu'on pouvait d'abord
s'attendre a la voir dépasser. Le bill de réforme fut,
comme la révolution de juillet, un évenement san s
caractere spécial, d'une immense, mais vague por-
tée, qui ne repoussait aucune interprétation, au-
cune espérance, et qui, en closant le cycle du passé,
n'ouvrait pas encore celui de l'avenir.


C'était, il est vrai, suhstituer le droit moderne
au fait antique que de changer dans sabase le
systt~me électoral de la Grande-Bretagne; c'était de
plus s'engager a porte!' la cognée sur nombre
d'institutions liées a l'ordre historique, incompa-
tibles avec le triomphe des idées contraires. Mais
au profit de quelle dasse s'opéreraient ces grands
changements? Éleveraient-ils au pouvoir politique
les ouvriers ou les chefs d'ateliers, la populace des
villes ou les membres des grandes corporations
municipales? Questions incertaines san s doute,
quant a leur résultat définitif, mais qui semblellt
devoir aujourd'hui se résoudre dans le sens des
intérets de la classe moyenue.


On éearte, eomme en dehors de toute discus-
sion, l'éventualité d'un retour permauent du pou-
voir aux hommes de l'aristocratie. Si, sous Je
ministere Grey, elle déclina constamment le com-
bat, si dh> n'a plus tard reparu un instant au",,"


4




So INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
affaires que pour sanctionner et préparer des me-


. sures repoussées par ses iutérets et plus encore
par ses opinions, il est naturel de peuser qu'en
supplantant meme aujourd'hui le mini~tere Mel-
bourne, elle songerait moins a arre ter le chal' sur
la pente qui l'entraíne, qu'a y monter pour arriver
au but avec lui, et n'etre pas foulée sous ses roues
inexorables.


Il est loisible de penser également que si le radi-
calisme théorique, professé par Cobbett dans ses
pamphlets, par Hunt du haut de sa voiture a ci-
rage, avait en Angleterre la force qu'on lui recon-
naissait en d'autres temps, il eút gagné bien du
terrain depuis deux ans. Loin de la, l'intensité du
mouvement n'a point augmenté; il est évident
meme que l' Angleterre serait plutot en ce moment
en voie de réaction, non par retour vers le passé,
mais par crainte des incertitudes de l'avenir : de
sorte que si, avec ce génie politique qu'aucune
faction n'a pOS!iédé a un degré aussi éminent, les
tories parvenaient a se transformer en défenseurs
du sol qui tremble, au líeu de soutenir des ruines
dont, par l'émancipation catholique, ils ont eux-
memes préparé la chute, les plus habiles d'entre
eux se verraient peut-etre adoptés par une classe
assez puissante désormais pour ne pas s'inquiéter
des antécédents de ses défenseurs.




illOUVEMENT POLITIQUE EN FRANCE. 51
Écoutez sir Rohert Peel expliquant les motifs


qui déterminerent sa retraite devant les votes de
la majorité flottante encore de la chambre des
communes; écoutez ces graves paroles dont il vou-
lait faire, en 1835, comme le programme d'un néo-
torysme:


(e Enentrant aux affaires, j'ai déelaré que j'adhé-
rais au biU de réforme : on sait si j'ai tenn ma pa-
role. Mes amis et moi, nons n'avons cessé d'agir
d'apres le príncipe de la réforme, et lorsque nous
avons vu que nous n'avions pas la confiance de la
chambre des communes , bien que ses dispositions
a natre égard fussent tres-incertaines, nous avons
cru devoir nous retirer., mais toutefois apres avoir
donné au bill de réforme une grande latitude.


« C'est par une franche exposition de vos prin-
cipes que vous retrouverez votre influence perdue
dans la chambre des communes, en prouvant qu'il
n'y a pas d'égolsme dans l'appui que vous donnez
aux institutions. Quel est notre syf;teme politique ?
Nous ne voulons pas la continuation des abus,
nous ne voulons pas de sinécures, nous nions sur-
tout formellement que nos intérets soient distincts
de ceux de la elasse moyenne. Si nous aVOIlS été
appelés a de hautes fonctioIls, a quelles considéra-
tions l'avons-Ilous du, si ce n'est a l'appréciatioIl
de notre amour de l'ordre, de notre intelligence,




5..,. INTÉR.ÉTS NOUVEAUX EN EUROPE.
de notre intégrité, de ces qualités, en un mot, qui
distinguent les classes moyennes? Nos intérets sonf
les memes, notre cause est identique, ne sommes-
nous pas membres de la classe moyenne? Rappelez-
vous, Messieurs, qu1au moment ou je fus appelé
aux affaires, le grand reproche que l'on articulait
contre ma nomination, était que le roi avait appelé
de Rome le fils d'un filateur pOUl' en faire !e pre-
miel' ministre d' Angleterre. »


Puis, avec une réserve d'expressions sous la-
quelle perce la haute intelligence de l'esprit du
temps, sir Robert Peel ajoute :


(( De la constitution de la chambre des como
munes dépend surtout le gouvernement du pays;
c'est la qu'il faut porter toute l'influence quí vous
appartient... On ne doít pas mettre une ferme con-
fiance dans la prérogative de ]a cOllronne, ni dans
l'autorité de la chambre des lords. La prérogative
royale, l'inflllence des lords , sont constitutionnel-
lement puissantes pour controler les actes de la
chambre des communes; mais on doít se garder
de s'appuyer sur elles comme sur des remparts
infranchissables (1 ) ... »


Ces remparts seront franchis , en effet : plus on
moins d'accélération dans le mouvement , plus OH


(1) DiscOl1l'J p!'onrmcé au hanquet d~ Taylol"s.Hall, 8 Iflai J 8'\5.




~IOuvnIENT POLlTIQDE EK l"RANCE. ;')3
moins de froissement dans la chute, a cela se
borne, dans les évolutions nécessaires, l'action
contingente des :hommes politiques. Mais les in-
téri~ts de pl'opriété, d'industrie, de moralité et
d'ordre publie, dont l'habile orateur se fait l'in-
terprete, ees intél'cts,légitimement égolstes, paree
qu'ils sont la source meme du droit, abandonne-
ront graduellement ce qui pourrait les compro-
mettre, au lieu de leur etre un point d'appui;
c'est ainsi que de grandes transformations poli ti-
ques s'operent sans jeter les nations dans les
chances incertaines d'une révolution sociale.


Quant ú la révolution gouvernementale, elle est
irrévoeablement consommée par la substitutioll
d'un systeme électDral a bases fiscales au systeme
des franchises historiques.


Il y a pres d'nn demi-siecle qu'Edmond Burke,
lant;ant contre une réforme analogne, taillée dans
le vif par notre premie re assemblée délibérante,
les traits de son ironie amere et désolée , s'écriait
que la gloire de I'Europe était pour jamais
éteinle. Que dirait aujourd'hui cet éloquent con-
tempten!' du présent, s'il siégeait an sein d'un
parlement réformé, sur leqnel pese nne mission
d'autant \llus redoutable <\.u'elle est moins déter-
minée? Il s'écrierait sans doute, ce chevalier de
la tribnne, que si la Providence a récemmcnt




54 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
livré aux fIammes l'antique chapelle de Saint-
Étienne, e'est par respect pour la gloire de sa
patrie, éteinte aussi pour jamais , et qu'il est juste
de commencer, dans une salle construite d'hier,
une reuvre qui souleverait dans leur tombe tant
d'illustres ombres. Jour solennel, en effet, que
celui vu I'incendie consuma le temple vénéré Q,e
la nationalité britannique, reflétant ses lueurs ar-
dentes sur les eaux de la Tamise et jusqu'aux murs
lointains de la sombre tour OU souffrirent tant de
(X)nfesseurs des vieilles libertés nationales! jour
symbolique ou sembla se dessiner en spirales de
feu la scission des siecles écoulés et des temps a
venir, ou I'on dut entendre, comme au temple
de Jérusalem apres I'avénement de laloi nouvelle,
les génies du passé s'écrier: Sortons d'ici !


La domination de la bourgeoisie étant reconnue
comme le fait universel de l'époque présente, on
devra examiner quelles sont les forces actuelles
et les destinées probables de la démocratie en
France et en Eurape, pnis rechercher sous quelles
conditions les classes moyennes peuvent maintenir
une prépondérance qui impose des devoirs en
meme temps qu' elle donne des draits: questions
graves que nous aborderons successivement.




ClIAPITRE 11.


DES THÉORIES RÉPUBLICAINES DÁNS L' ANTIQUITÉ ET DANS
LES SOGIÉTÉs MODERNES.


Je vais marcher sur des charbons ardens, et li-
vrer ma pensée aux commentaires de passions qui,
pour l'accnser, feindront de ne pas la comprendre.
L'on me reprochera, d'un coté, d'attaquer les per-
sonnes, si je mets a nn les parties honteuses des
doctrines; on m'imputera, de l'autre, des consé-
quences qui se seront fatalement rencontrées au
hont de ma penf?ée, des prévisions que m'auront
inspirées et les analogies historiques et la direc-
tion manifeste des idées du siecle. Peut-etre s'é-
tonnera-t-on que je signale, pour l'avenir, des
écueils doublés san s doute en ce moment, mais
vers lequels le COurs calme et constant du flot




:')t) mThRETS NOUVEAUX J<:N EUROPE.
pousse plus inflailliblement que des tempetes pas-
sageres.


Ainsi sont faits les partis : ce qu'ils respectent le
moins, c'est une pensée qui se place en dehors de
leurs préoccupations exclusives, soit qu' elle en reste
lllédiocrement touchée, ou qu'elle sache tout ce
qu'il y a de transitoire dans des triolllphes sans
lendemain.


Que des pl'évisions trop complexes puissent etre
un tort dans la vie publique, c'est ce que je ne fais
nulle difficulté de reconnaitre. Je pense qu'une fois
ellgagé daus les affaires, on se doit, par conscience,
ú une idée simple et précise, et qu'il n'est pas plus
loisible a l'holllmeattaché a l'action politique, qu'au
cultivateur qui laboure son champ, de s' égarer dans
des spéculations hasardeuses et lointaines. Mais
la vie littéraire se développe sur une plus large'
échelle, et se regle par d'autres principes; c'est
ainsi, par exelllple, que, ponr constater la situation
des idées démocratiques et l'avenir profitable de
l'opinion républicaine en France, iI fant pese!' les
chances les plus diverses, et pressentir des consé-
quences, meme fort éloignées, d'un mouvement
d'esprit qui n'a point encore comlllencé a se pro-
duire.


11 n'est pas de période dans rhistoire de l'autí-
quité qui réveille des idées plus tristes et plus vul-




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 1"')"1 , j


gaires que le triomphe de la démocratie. Alors pa-
raissent les sophistes et les rhéteurs, les généraux
imbéciles et les démagogues; la foi religieuse et
sociale s'efface, les hautes traditions politiques
s'obscurcissent, on dirait que l'ame de l'état se
retire. Ces temps précedent et amenent la barbarie
et la conquete, les succes de la démocratie sont
a la fois et le signal et la cause des catastrophes
on les nationalités périssent.


Pour bien comprendre et la constance de eette
loi, qu'on pourrait énoncer en formule générale
dans l'ancienne société, et les motifs qui doivent
faire espérer un avenir différent au monde mo-
derne, arrivé a la me me période de son existen ce ,
11 faut rappeler sur quelles bases reposaient, dans
l'ere antérieure au christianisme, l'état, la patrie
et la religion.


Le panthéisme enveloppait, a bien dil'e, le
monde antique t~ut entier, soit que l'homme s'a-
bimat dans l'immensité divine , comme en Orient ,
soit qu'il se taillat, comme en Grece, des dieux a
son image. La religion n'y fut jamais plus distincte
de l'état que le eréateur lui-meme ne fut distinet
de son ~uvre. Si cette identification est moins sen-
sible dan s les écrivains chez lesquels nons étudions
plus particulierement les institutions des républi-
ques grecques, c'est qu'ils appartiennent eux-




58 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
memes a ces temps de la démocratie ou le génie
sacré de la .patrie hellénique, éclipsé par les tu-
multueuses discussions de l' Agora et les subtiles
disputes de I'Académie et du Portique, frayait les
voies a Philippe de Macédoine, puis a la conquete
romame.


Aussi, lorsqu' on pénetre dans ces temps recu-
lés, qu'une érudition divinatrice reconstruit au-
jourd'hui avec quelques débris et quelques textes,
80US quel jour nouveau n' apparalt pas ce monde an-
térieur, que les idées démocratiques et rationa-
listes démolirent piece a piece, pendant une lon-
gue suite de siecles, avant de disparaltre elles-
memes au sein du naufrage qu'elles avaient pro-
voqué!


Une unité mystique était, chez tous les peuples
primitifs, la forme et le symbole de l'ordre social:
elle en étreignait toutes les parties dans ses embras-
sements féconds. C'est d'abord l'~utel domestique,
point central de la vie, que garde et protége le dieu
du foyer. Autour de cette pierre fondamentale se
groupe.la famille, régie elle-meme par une oico-
cratie sacrée. La phratrie est l'extension de la fa-
mille; le deme, l'extension de la phratrie; iI oc-
cupe un territoire délimité selon les principes d'une
géométrie divine, orienté comme le ciel qu'il re-
présente, et dont il est la vivante image. Douze




DES THÉORlES RÉPUBLICAINES. 59
demes, douze phratries, douze villes, une am~
phictyonie pour réunir les membres mystérieux
d'un meme corps, telle était ceUe organisation
cosrnogonique donl on retrouve a peine quelques
traces dans les siecles ou se perdit le mot de la
grande énigrne.
. Personne n'ignore que le Capitole fut la pierre
angulaire de l'édifice éternel. Tous les peuples du
Latium , de I'Italie et du monde durent gravir tour
a tour ce roe escarpé ,et se faire ouvrir, par la
force, l'enceinte ou siégeait le sénat, ce concile
recuménique des peuples, pour traduire par une
idée chrétienne l'irnage pa'jenne de Cicéron ([).
Rorne ernprunta de la sombre Étrurie ce eulte
muet, dont les patriciens, prytanes du Latium,
ret{urent le dép6t en participant a la propriété de
]a terre sacrée, mesurée par les augures, et sur
le plan de laquelle s'édifierent plus tard ces co-
lonies, lointaines irnages de la ville éternelle.


Comme en Grece, la pierre du foyer est la base
du droit italique: la vit la famille, ou le pere et
le Lare, dieu de la vie et de la mort, offrent et
re({oivent le sacrifice. La parole du pere est loi
pour la farnille, ceHe des Quirites, qui partici-
pent au droit pontifical, est loi pour la cité; l'une


(I} Curia •.• ommium terrarum arcem.




60 INTÉRhs :NOUVEAl?X EN EUROPE.
et l'autre sont exprimées dans une forme sacra-
mentelle et avec une énergie rhythmique; la ville
elle-meme est construite sur une base indestruc-
tible d'harmonie: Mal'tia Roma triple.x.


Le caractere religieux de cette église militante
peut seul expliquer le génie rude et sombre du
Romain. En ravageant le monde, en foulant aux
pieds les lois de tous les peuples, en fermant son
oreille et son creur au cri de l'!mmanité, le lé-
gionnaire remplit une mission providentielle et
fatale. Rome a des destinées écrites aux livres Si-
byllins; il but qu'elles s'accomplissent per fas et
nejas. Les dieux sont complices du crime, le crime
des-Iors est sanctifié.


Dans les sociétés antiques, il regne une confu-
sion si complete et si constante entre les lois divi-
vines et les lois humaines, entre les magistrats et
les dieux, que la cité politique n'est qu'un refIet,
qu'une émanation extérieure de l'invisible cité,
de telle sorte que les deux natnres montant et s'a-
baissant constamment l'une vers l'autre, s'absor-
bent dan s une indivisible unité.


On comprend que les idées démocratiques, en
attaquant la constitution de l'état, ébranlaient des-
lor5, dans l'antiquité, tous les fondements de la foi
morale et religieuse, de meme que les idées ratio-
ualistes, en mettant en question les doctrines de la




DES THÉOR[ES RÉPUBLICAINES. 61
cosmogonie saerée, sapaient, par cela seul , toutes
les bases de l'orelre social. Ce n'était pas indirecte-
ment que s'exer<{ait cette double action; elle était
irnmédiate et forcée; le démocraté était néees-
sairement incrédule, le eroyant seul restait pa-
tl'iote.


César en passant le Rubicon, en profanant l'a-
gel' romanus par la présence de son armée, péchait
contre les dieux autant que contre la patrie; aussi
César était-il le ehef du parti démocratique et le
premier entre les esprits forts; et Caton , qui le lui
reproche si amerement en plein sénat, est eonsé-
quent avec lui-meme, en honorant les dieux au
milieu de la corruption générale, aussi bien qu'en
mourant a Utique pour ne pas survivre a la li-
berté romaine.


Dans le premier de ces honllnes s'incarnent les
doctrines rationalistes et démocratiques de l'an'~
tiquité, dan s l'autre se maintiennent, sous une
forme hérolque, les vieilles maximes du patrio-
tisme et de la religion. Entre eux, et en maniere de
juste-milieu, je placerais volontiers Cicéron, hon-
nete citoyen et faible caractere, dominé par les
préoceupations de sa vanité oratoire et de ses
études philosophiques, docteur el' académie qui
commente la nature des dit'ux plutot qu'il n'y
eroit; homme poli tique , chez lequel l'amour-




62 INTÉR:~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
propre vient en aide aux convictions pour lui
dOnner une fermeté d'apparat au milieu du rela-
chement des mreurs et des idées de son siecle.


Il serait curieux d'étudier l'histoire des républi-
ques anciennes dans le double but de constater,
pour ainsi dire un thermometre a la main , COm-
ment la chaleur et la vie se retirent du corps social
a mesure que les croyances religieuses sont mises
en doute, et comment, d'un autre coté, la foi s'al-
tere selon que l'émancipation plébéienne se dé-
veloppe, et que le sens primitif des institutions
s'efface.


On verrait en Grece le génie des saintes lois
d'Érecthée se matérialiser sous les réformes succes-
sives d'unDracon, d'un Solon, d'un Clisthenes, d'un
Péricles, jusqu'au jour d'une démagogie furieuse
et bavarde, dont le roi Philippe achete a volonté la
colere ou le silence.


ARome, ou le panthéisme des lois et des
croyances se maintint au milieu meme des vic-
toires de la démocratie, paree que les pretres de
Vulsinies, appelés a consacrer l'asile naissanl de
Romulus, surenl le forger d'une trempe plus in-
flexible, le plébéiell tremble au sein de son triom-
phe sur les vieilles divinités el sur les vieilles lois ,
et finit, tant ses idées s' enlacent invinciblement,
par concentrer ce qui survít de cette double el




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 63
mystique puissance, sur la tt~te d'un chef, suc-
cesseur par plébiscite des Brutus, des Spurius, des
Gracques, de Marius et de César: auguste et po-
pulaire empereur, qui ne versait que le sang patri-
cien et dont la plebs embrassait les autels, qui rece-
vait, vivant encore, les honneurs de l'apothéose;
prince et pontife, homme et dieu, monstre incom-
préhensible que réclament a la fois les enfers, la
terre et le ciel.


En considérant les temps actuels sous le reflet
des temps historiques, certains esprits méditatifs
et moros es ont pu donner une couleur spéciense a
des analogiesmena~antes et a des pressentiments
sinistres.


Il semble, en effet, au premier apert;¡u, que nous
approchions de ces temps ou le génie grec se noya
dans le torrent de ses paroles redondantes et vé-
nales, ou Rome, émancipée du jOllg des sénateurs-
pontifes, tomba sons celui du despotisme, régnant
au nom de la souveraineté populaire qui l'avait
élevé.


Napoléon, dieu du peuple et dieu de l'armée,
représentant glorieux de la démocratie trio m-
phante, ne parait pas loin de César. Partout les
institutions politiques se matérialisent, et la société
civile cesse de réfléchir cette harmonie qu'avait
aussi con(!ue le moyen-age, quoique d'une maniere




64 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
différente, entre le dogme chrétien et la puissance
sociale. La force gouvernementale se resserre dans
son action pendant que grandit en dehors, et au-
dessus d'elle, un pouvoir irrésistible et nouveau.
L'opinion clevient reine du monde, et cette opi-
nion, servie par la presse, devant laquelle reculent
les armées, est mobile, audacieuse, agressive. Les
souvenirs des ancetres ont perdu leur autorité, et
la loi, a::uvre d'un jour, doit rendre compte d'elle-
meme pour rencontrer obéissance. L'hérédité est
moins un titrequ'nn obstade, et tout devient viager
clan s la forlune des familles et la destinée des em-
pires. Le patriotisme, qui s'inspirait de traditions
communes, s'efface sous l'influence d'idées géné-
rales et l'autorité de droits métaphysiqlles. La
Franee donne le branle a ce grand mouvement, et
rEnrope la suít haletante et essoufflée.


Qu'est-ce a dire? faut-il cOllclure que les temps
approchent et que la cívilisation moderne touche
a son heure supreme? Vient-il des quatre vents du
ciel des nuées de barbares pOUl' enterrer le cadavrC'
et partager ses dépouilles ?


Plusieurs esprits le pensent, et meme de granas
esprits. Quant á nous, hous croyons d'une foí forte
et ferme que e'est la une conséquence fausse tiréc
d'analogies .inexaetes et de faits mal observés.


En étndiant l'awnir' des nations modernes~ un




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 65
grand fait se présente, qui. les séparant de toutes
eeHes del'antiquité, leur assure d'autres destinées.
Ce fait constitutif, qui fut pour elles l'élément de
tous progres, qui suscite aujourd'hui, par le déve-
loppement de ses doctrines d'égalité fraternelle et
de dignité morale, le noble instinct de la liberté
politique, ce fait, ·c'est le. christianisme, lequel
n'est pas une phase transitoire de l'esprit humain,
mais sa forme vraiment plastique. Dans le chris-
tianisme seu] glt aujourd'hui l'avenir des nations,
que le rationaliste vouerait infailliblement a ]a bar-
barie s'illui était donné d'étouffer ce germe fécon-
dant sous l'égolsme de sa pompeuse parole et la
vaniteuse inanité de sa pensée.


Si le rationalisme, de toutes les données philo-
sophiqlles la plus fausse et ]a plus aride, ne se
transformait par l'énergie d'une idée plus vivante,
iI ferait de nouveau recommencer a l'humanité la
période qu'elle a si tristement parcourue. Les doc-
trines chrétiennes seules peuvent préparer d'autres
clestinées a la démocratíe, en fixant ce tourbil1on,
en implantan); dans les ames un príncipe de dé-
vouement, c'est-a-dire de foi. Alors une mission
nouvelle serait réservée au génie démocratique;
il feraít traverser au christíanisme lui-meme une
épreuve qu'aucune des religions antiques n'eút
slJpportée sans se dissondre.


"
.l




66 lNTÉRETS NOUVEAUX EN ELROPJ'.
Nous assistons, en effet, a un spectacle tout


nouveau sous le ciel. Ponr la premiere fois dans le
monde, les institutions politiques se séparent de
l'autorité religieuse, sans que les fondements de
eelle-ei soient ébranlés; la démoeratie se réalise
dan s les in!'ititutions et dans les mreurs, elle regle
tout, depuis la transmission du pouvoir, dans
l'ordre politique, jusqu'au systeme des suceessions
dans l' ordre civil; et, pour la premiere fois aussi ,
la religion, immobile au milieu de ces bouleverse-
men ts, les voit s' accomplir sans dou ter d' elle-meme,
san s se sentir liée au sort de la société qui s'écroule.


C'est que l'Évangile a, le premier, doté le monde
de la notion claire et distincte des deux puis-
sanees, en meme temps qu'il a nettement séparé
la terre du ciel et Dieu de la nature. Il n'a pas dé-
truit sallS doute la diville hal'mollie par laquelIe
s'unit au créateur la terre qui racontc sa gloire
aussi éloquemment que le ciel ; il l'a rendue, au
eontraire, plus éclatall te et pI us lyrique; mais iI a
proclamé la dualité du Dieu pUl' esprit et de lama-
tiere créée: vérité que l'homme ne peut porter sans
obsclll'cissement en dehors de la foi chrétienne. Il
a des 10rs con~u et réalisé cette auguste notíon de
l'église, société des intelligences ou l'ame se nour-
rit de yérités éternelles, pllldallt que les sociétés
politiques sont soumises el des expérimentations
journalieres.




DES TIIÉORIES RÉPUBLICAINES. 6 .. ¡
La perfectibilité humaine par l'industrie, par le


développement illimité des forces individuelles et
la concurren ce de toutes les facultés, se concilie,
pour les peuples chrétiens et pour eux seuls, avec
la fixité du dogme, immuable par son essence
comme l'etre dont iI est a la fois l'expression et la
regle: situation completement différente de toutes
celles qui se présentaient avant l'établissement de
l' église, et qui ouvre aux nations modernes un
nouvel et immense horizon.


L' école de M. de Maistre et de M. de Bonald, pour
etre restée dans ses gloses philosophiques sous
l'influence en quelque sorte matérialisante de la
loi ancienne, et dan s ses combinaisons sociales,
sous la préoccupation trop exclusive des institu-
tions polythéistes, nous semble s'étrc écartée de
l'idée vraiment universelle et cat±tolique, qui ac-
cepte, sans s'en préoccuper, et les conditions les
plus diverses et les formes les plus mobiles.


La sublime conception d'une église qui vit dans
le temps sans en dépendre, permet désormais aux
peuples d'appliquer, sans une impiété sacrilége,
cette politique expérimentale et tout humaine que
propage l'esprit démocratique. Mais eette matéria-
lisation du pouvoir n'est aeceptable que la ou
les creurs se nourrissent des memes croyances,
ou les esprits sont ralliés dans une meme foi. Deux




68 INTÉRETS NOU"VEAUX EN EUROPE.
mille ans écoulés depuis la chute des républiqu(;")s
antiques n'ont pas rendu l'homme moins égolste,
ne lui ont pas donné de son origine, de ses des-
tinées et de ses devoirs, des notions plus lumi-
neuses; une haute civilisation a excité plutot
qu'elle ne les a amorties, toutes ses concupiscences
natives; et des crimes peut-élre inconmlS au.x en-
fers viennent chaque jour accuser en face cette
civilisation orgueilleuse qui les suggere et les rend
possibles.


Otez la foi religieuse, et le rationalisme démo-
cratique reparaitra tel qu'il fut aux beaux jours de
la corruption grecque et ~omaine, avec ses décla-
mations et ses cupidités, ses bassesses et ses vio-
lences. Supposez, au contraire, l'idée religieuse
puissante et générale, et vous pourriez admettre
alors des applications toutes nouvelles d'un élé-
ment dont, il est encore impossible de déterminer
l' avenir, et qui est bien loin, malgré la conquete,
d'etre arrivé a l'état de réalisation pratique.


Dans I'Amérique du Nord, ou la souveraineté
populaire n'est pas seulement une doctrine méta-
physique, mais un fait passé dans les moindres
détails de la législation et des mceurs, le christia-
nisme est' un fait tout aussi universel, tout aussi
impérieux, tout aussi en dehors de discussion et
d'atteinte, meme verbale. C'est pour cela que ce




DES 'fHÉORIES RÉPUllLICAINES. 69
pays, étranger aux hautes investigations de la
pensée, mais qui a hérité de ses aneetres un sens
droit et une ame profondément religieuse, a poussé
tout naturelIement et san s effort, a ses dernieres
conséquenees poli tiques, une doctrine dont aucune
des républiques de l'antiquité n'eut essayé l'appli-
cation san s périr, puisque, pour la tenter, il fallait
renier en meme temps les ancetres et les-dieux,
attaquer l'église et l'état, alors indissolublement
unis, se proclamer a la fois factieux et saerilége.
L' Amérique est devenue la plus démoeratique des
nations, paree qu'A tout prendre, et malgré des
dissidences de sectes qui ne servent qu'a y ex alter
la foi religieuse, bien loin de l'affaiblir, elle est
peuH~tre la nation la plus universellement chré-
tienne de l'univers.


On trouvera, je pense, dans ces eonsidérations,
dont l'utilité pratique a pu ll'etre pas d'abord
eomprise, la seule explieation satisfaisante d'un
fait qui se développe en ce moment sous nos
yeux.


On ne saurait nier que, tandis que les intérets
et les idées se démocratisent de plus en plus, l'é-
cole qui prétend amener la Franee aux eonsé-
quenees poli tiques de la démocratie, ne ·perde
chaque jour en force et en influence, et que les
républicains ne reculen!, maJgr{~ le vent qui souffle
de toutes parts les doctrines démocratiques.




70 lNTÉRETS NOUVEAUX: EN EUROPE.
Cela tient, si j e ne me trompe, a ce que l' école


qui, depuis I830, s'est emparée du theme de la
répubJique, est anti-chrétienlle par essence, c' est-
a .. (.lire anti-sociale; cela vient de ce que le pays,
tQut démocratiques que soient ses penchans, toute
voltairienne meme que puisse etre encore la masse
de ses idées, comprelld instinctivement que ce
régime, appliqué sans le contrepoids des croyances
religieuses, conduirait promptement l'Europe au
terme fatal de sa fortune. On ne redoute plus l'in-
vasion des barbares; mais on sait que les °jacobills
valent bien les Huns, et que pour se jeter sur nos
palais et sur nos temples, ils n'ont pas a traverser
les Palus-Méotides.


Il y aurait qÍIelque niaiserie a croire qu'entre les
deux écoles qui se partagent aujourd'hui la démo-
cratie fran<;aise 'o c'est-a-dire la presque totalité de
la nation, il n'y ait réellement qu'une question de
royauté constitutionnelle ou de république, c'est-
a-dire la différence d'une liste civile de douze mil-
lions a un traitement de quatre cent mille francs.
Fort heureusement pour la cause monarchique que
la dissidence est plus profonde ; elle tient aux: bases
des doctrines philosophiques beaucoup plus qu'a
des théories poli tiques sur lesquelles les deux par-
tis pe seraient nullement éloignés de s'accorder, si
elles étaient seules en cause.


J e ne vois pas trop, en fait de maximes poli tiques,




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 71
quelle incompatibilité capitale il y aurait a signaler
entre les oppositions dynastique et républicaine.
Toutes deux ne comprennent-elles pas de la meme
maniere et l'origine de la souveraineté et l'organi-
sation de la société civile, toutes deux n' éprouvent-
elles pas le meme repoussement contre les idées aris-
tocratiques, et ne sont-elles pas en égale méfiance
contrele pouvoir? L' opillion constitutiollnelle, aussi
bien que l' opinion républicaine, date sa vie politique
de la grande érnancipation de 89; pour ces deux
écoles, les antiques rnaximes sont sans autorité, et
l'utilitépratique, constatée par l' assentiment du plus
grand nombre, est la seule base et la seule regle du
droit. Ajoutons que les rnreurs de l'une ne sont pas,
au fond, plus monarchiques que ceHes de l'autre ;
elle ne parle qu'en grima<;ant la langue royaliste;
et quiconque a taté le pouls a la bourgeoisie ne
peut ignorer qu'elle est aujourd'hui rnonarchique
par peur des républicains beaucoup plus que par sa
foi dans l' excellence de la royauté.


Et cependant, malgré des affinités secretes, qui
se révéleraient plus manifestes encore si la sécu-
rité matérielle permettait aux esprits de suivre
constamment lenr pente, l' opinion bourgeoise s' est
mise en guerre ouverte contre ropinion républ~­
caine, elle l'a vaincue en avrilet en juin; elle l'a
mandite au 28 jnillet 1835, pnis mnselée au 9 sep-




7:1. 1'S'fÉR:ETS NOUVEAUX :EN EUROPE.


tcmbre, et la république ne peut plus aujourd'hui
montrer seS insignes ni parler sa langue au sein de
la ville la moins monarchique de l'Europe.


D'ou vient cctte haine pour les hommes alors
qu'on est bien pres de leurs doctrines ,d'ou vient
qu'un abime sépare les partisans de la monarchie
élective de ceux d'une pl'ésidence? La réponse de~
vient facile.


La classe moyenne ne repousserait pas la répu~
blique, si elle pouvait n't~tre qu'une théorie gou~
vernementale, si elle ne devait consacrer que la
cessation de l'hérédité au profit du principe électif,
dont ses principaux organes réclament l'extension
constante: mais elle la combat avec toute l'énergie
de l'esprit de conservation, parce que cette forme
politique a été présentée comme conséquence et
couronnement d'un vaste systeme philosophique
qui ne saurait prévaloir sans compromettre le sort
de la civilisation moderne, telle que le christia~
nisme l'a faite et qu'il la maintient.


Je réclame ici le droit d'exposer sans réticence
ma pensée tout entiere: je le puis faire avee d'au-
tant plus de liberté qu'elle n'aura rien d'offensant
pour des hommes de ereur et de eonvietion que les
incertitudes du présent, celles plus grandes en-
core de l'avenir, ont engagés dans des voies hasar-
deuses. Je sais tout ce qu'il s'est déFensé de force




DES THEORIES RÉPUBLICAINES.


et de dévouement dan s des projets sans issue, tout
ce qu'on a pu mettre de sinéérité dan s la poursuite
d'espéranees dont le cours naturel des eh oses sem·
blait devoir entrainer une réalisation facHe.


n yaurait de l'injustice a abuser, contre l'éeole
républicaine, des espérances et des eupidités bl'l~
tales qui se sont attachées an triomphe de cette
cause. JI existe, chez tous les peuples vieillis, une
he de la civilisation qu'on pourrait définir le résidu
de tous ses vices. Au centre de tous les grands em-
pires, affluent, comme dans une sentine ( I ), ces
hommes incapables de créer on de relever labo-
riensement l'édifice de lenr fortune, et qui aUen·
dent d'ull crime heureux ce qu'ils n'osent deman-


,
del' ni el leur patience, ni me me a lenr courage. La
cuvent les basses jalousies , les convoitises rendues
plus arden tes par leur contact avec toutes les jouis-
sanees de la vie sociale.


Ce tantalisme est plus universel encore quand
de prodigienses fortunes ont laissé apres elles de
Jongs ébranlements, et seIilblent convier a l'audace


( 1) Semper in ci vitate,. quibus opes nullre sunt, bonis invident, malos
extollunt, vetera odere, nova exoptant ; odio suarum rerum mutare omllia
atudent; turba atque seditionibus, sine cura aluntur, qlloniam rgestas racile
habetllr sine damno .... , Primum omnium, qui ubique atque petulancia
maxume pl'restabant, itemalii.pe!. dedeeora, pátrimoniis amissis, postremo
omnes quos f1agitium au! faeinns domo expulel'at, hi, Romam, sieut in
sentinam confluxerant ( Salluste, Catil., c. 3, l.




74 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de tout entreprendre une génération quia perdu
et la nalveté des mreurs et la résignation que sug-
gerent les espérances religieuses. De pareilshommes
n'ont pas manqué a la cause républicaine; ils lui
ont fait assez de mal pour qu'elle ait aumoins le
,roit de les désavouer. Ce n'est done pas des vices
de tels etres que nous nous prévaudrons eontre
elle; ee sont les dóctrines meme de ses sages qu'il
s'agit d'appréeier.


Or, il fautle dire, que donne en dernier résultat
eette analyse, si ce n'est un mélange incohérent et
eonfus de souvenirs classiques et d'idées encyclo-
pédiques, de sentiments faux et de eroyances néga-
tives? Le stoleisme qui s'agitait dans les convul-
sions de la Grece asse~vie, qui poussait Cléomenes
a ver ser le sang des éphores pour rétablir les lois
de Lyeurglle que Sparte ne comprenait plus, ee
sauvage génie dont on a fait des deux Brutus une
sorte de personnifieation dramatique , s'associe
étroitement, au sein du républicanisme actuel, aux
doctrines spéculatives du Tableau historique des
progres de r esprit humain.


Le livre de Condorcet est l'évangile de ce parti,
qui aspire a la perfectibilité, non par le travail de
l'homme sur lui-meme et le eOlllllleree de sa pensée
avee une pensee plus haute, lllais par le jeu mieux
combiné des institutions, une répartition plus




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 75
égale des forces et des jouissances physiques, par


'un immense et libre développemellt de l'activité
humaine.


Dans cette doctrine,l'homme n'est qu'un animal
a dix doigts: tous les efforts de ses publicistes 7
aussi bien que de ses moralistes, tendent a faire
fonctionner le mieux possible cet (hre qui ia d'a-
venir que sur la terre. On y respire comme une
constante apothéose du corps et de la· matiere :
celle-ci n'est me me plus recouverte de ce léger
vernis d.e spiritualité que savaient si bien appli-
quer les disciples de Saint-Simon; elle se présente
seulement dissimulée sous le pédantesque appareil
de formules scientifiques.


La physique et la chimie, qui augmentent la
masse des jouissances et des forces matérielles,
forment, au fond, toute la philosophie de cette
école. Ses dOcteurs jettent aux peuples et aux rois ,
en maniere d'apophthegmes, des lieux communs
insolemment drapés; quelques-uns affectent les
mreurs simples et nalves, calquent les manieres de
Gros-Jean el le langage du bonhomme Richard;
puis, par une contradiction Ol! éclate le décousu
de ces idées, pIutot juxtapos~es que fondues, on
s'exalte jusqu'au déIire pour la plus vulgaire et la
moins enivrante des doctrines. Et comme si, jusque
dans ses plus déplorables aberrations, l'ame hu~
q,~~'~ ~:~J;;.~ ..
I"~ .. ., • .;~~'t:'~: ~>I ' ;F.~
'-J "'",". " ..•. .,.-~~ii·.i~j!i;&


¿-- ¡ 'C 1\ 0:"/




76 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
maine ne pouvait faire divorce avec la foi, on se
crée une idole qui peut tout commander, meme le
crime.


On se dit le plus libre des etres, le plus doux
des hommes; mais si le peuple descend sur la
place publique et verse le sang, on se déclare pret
a le suiye, car le sang versé par sa main est sacré,
comme celui de la victime qui tombe a l'autel sous
le fer du sacrificateur !


Il se fait ainsi, dans de jeunes tetes, une épon-
vantable confusion: le bien devient mal, la vertu
devient crime; le 21 jan vier est un jour de glorieuse
mémoire, et le 9 thermidor un jour néfaste. A des-
statues pétries de fange et de sang, a des hommes
qui, s'ils ont sauvé la France, 1'0nt marquée au
fl'ont d'un signe indélébile, on fait ouvrir le Pan-
théon par la patrie reconnaissante! Le Panthéon!
marbre doré, temple sans die u , tombeau sans im-
mortalité, pompeux et froid symbole de ce cnlte
du néant qui n'est plus dangereux depuis qu'il se
professe au grand jour devant la Franee et sous le
cíel.


Lorsque ron médite les souvenirs dont ce mot
de république vient. assaillir et comme étouffer
l'ame, on est porté a se demander si la constante
et terrible loi de solidarité qni pese sur les nations,


_ sur.1es familles et sur ton s les hommes , ne s'appli-
. : ~." ..


. ':;~\
::\ ·~~1




DES TH:ÉORIES RÉPUBLlCAINES. 77
querait pas aux idées elles-memes. e'est alors que,
malgré le eours évident des ehoses et des opinions
contemporaines, on peut douter de l'avenir, et
qu'on rejette, eomme a toujours condamnée, une
idée qu'il semble impossible de purifier de tant de
souillures.


Le partí eonventionnel ne s' est pas fait moins
d'illusions sur ses forces matérielles que sur la
portée de ses doctrines. 11 n'a pas compris que
la démoeratie, telle qu'ill'entend, c'est-a-dire la
classe des manceuvriers, vit par son association
meme avec la bourgeoisie qui eommande et solde
le travail, et qn'elle n'est pas assez compacte ponr
avoir des intérets vraiment distinets et pour les
{aire prévaloir. •


Lorsqu'en 1832, certains hommes poussaienUl
une insurrection de la Vendée dan s l'intéret légi-
timiste, ils revaient des paysans étrangers aux idées
comme aux intérets des villes. Une prompte expé-
rience leur prouva que la bourgeoisie, e'est-a-Jire
les intérets d'industrie et de propriété, avaient pé-
nétré la chaumiere du laboureur, et qu'il n'y a pas
plus aujourd'hui de paysans en politique, que de
bergers en poésie. Les meneurs de Lyon et de Paris
se sont laissé aller a une erreur analogue; ils n'ont
pas su voir que, meme au sein de nos plus grands
centres industriels, l'ouvrier et le fabricant, le




78 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
pauvre et le riche, sont dans une dépendance réci·
proque et constante.


Une résistance, tant soit peu longue, doit in-
évitablement amener a crier merci des ouvriers en-
gagés dans une insurrection démagogique; ear ils
n'y sont guere entrainés que par le manque de
travail, et la victoire, loin de leur en assurer,
leur en enleve. Force serait. done de passer
vite au pillage et a l'assassinat; mais si ron jette
ainsi durant quelques jours la terreur dans une
grande cité, on ne fait pas une révolution dans
un grand royaume : tout au contraire , on la rend
impossible, en armant contre soi, non plus des
opinions, mais des intérets.


Nulle analo§ie a établir, ainsi que le clubisme a
paru le eroire, entre la situation des esclaves dans
l'antiquité, et la classe qu'il flétrit du nom palen de
prolétaire. Dans les guerres desesclaves, Rome afait
a combattre une population fort supérieure en
nombre a celle de ses citoyens, population établie
presque seule dans certains cantons agricoles de
l'Italie et de la Sicile; elle devait de plus redouter,
dans sa domination toujours menacée, qu'une
guerre d'esclaves ne dégénérat promptement en
guerre sociale, et que la voix d'un Spartacus ne pro-
clamat la liberté du monde. 11 faut toute la pénétra-
tion historique de nos Brutus de carrefour pour




.DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 79
comparer une situation si artificielle et si terrible a
celled'un peuplequi, surtrentemillions d'hommes,
compte huit millions de petits propriétaires, et chez
lequell'aristocratie du capitaliste est protégée par
la démocratie chaque jour croissante des caisses
d' épargnes.


Une école, qui se prétendait américaine, s'éleva
dans l'origine au sein du par ti républicain, en dis-
si den ce de principes avec l'école conventionnelle.


Celle-la semhlait devoir ébranler vite la monar-
chie nouvelle, dont la position rappelait a tous
les esprits celle des Turcs campés sur le Bosphore,
qui s'y maintiennent moins par leur propre force
que par la crainte qu'inspirent leurs successeurs.
Que si ses écrivains eussent été assez maitres de
lenr public pour laisser de coté les lÍeux com-
muns philosophiques et révolutionnaires, les ad-
mirations peu judicieuses, s'ils s'étaient bornés a
soutenir des theses économiques et industrielles,
et, placés au centre des classes moyennes, a ex-
p]oiter~ au proSt du principe électif, les fautes in-
séparables d'une position si critique, il est pro-
bable qu'ils auraient porté a la royauté mal assise
des coups plus prompts et plus surs que les at;.
taques victorieusement repoussées a Lyon et au
cloltre Saint-Méry. Mais cette école se croyait amé-
ricaine sans l' etre; car, ep étudian t les institutioni




80 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de ce pays, elle fit abstraction des mreurs qui en
sont l'ame; elle avait tous les instincts de natre
libéralisme voltairien, toutes les ambitions de
notre esprit militaire.


Lorsqu'elle ne prit point part a d'ignobles at~
taques contre le culte de l'immense majorité na-
tionale, elle affecta míe indifférence dont la ma-
nifestation seule enIeverait él un citoyen de l'p-
nion toute autorité poli tique , toute considération
privée. Enfin, par une contradiction <¡ui prouvait
combien les idées américaines avaient peu profon-
dément pénétré, on prétendit enter des institn-
tions essentiellement pacifiques sur un systeme d('
guerre et de propagande a main armée. La na-
ture bonapartiste per<;a vite; on fit de la stratégie
au líeu d'économie politique; on dressa des plans
de campagne au lieu de combiner des lois électo-
rajes et de nouvelles libertés municipales : on
cessa de regarder Lafayettepour se coiffer du
chapeau de Napoléon. .


C'est par ses instincts de guerre que l'école amé-
ricaine a perdu vite sa physionomie, et s'est con-
fondue dans toutes les circonstances graves avec
l'école conventionnelle, ou du moins s'est effacée
derriere cene-ci.


Je sais qu'il peut etre fort louable de ne pas
désavouer dan s le danger cenx qui combattent un




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 81
commun adversaire; cette conduite est digne de
gens de creur et les honore, mais elle n' en faít pas
moíns reculer les affaíres, car tout ce qu'il y a de
plus dangereux pour les partis,comme pour les indi-
vidus, c'est une solidarité dont ils ne relevent paso


La seule époque de notre révolutioll ou la ré-
forme sociale ait été con~ue d'une maniere tant
soit peu américaine, ou l'on ait tenté de l'opérer
par la seulepuissance du droit, c'est, il faut le
dire, sous la COllstituallte. L'Assemblée Nationale
fut véritablement pacifique; elle se préoccupait
moins de 1'Enrope que de l' excellence de son reu-.
vre; mais bientot vinrent Brissot et les Girondins,
qui sont les véritables fondateurs de l'école démo-
cratico-militaire fondée par Carrel.
. Cette disposition guerriere et conquérallte,
commune aux fractions diverses de ce parti, a,
plus que toute autre chose, assuré l'éclatante vic-
toire du pouvoir. Le maintien de la paix a été,
depuis 1830, et la base du systeme poli tique et le
principe meme de sa force; car cette idée con-
cordait autant avec le eours providentiel de la
civilis!ltion du monde qu'avec les intérets vitaux
deja Franee.


n n'y a pas plus de systeme a eombattre l'é-
meute dan s les rues qu'a résister a un bandit quí
vous assaillit,; mais chercher pour les questíons


1. 6




82 INriRETs NOUVEAUX EN EUROPE.


les plus ardues une solution pacifique, substituer
une influence morale au propagandisme de la
forC€, savoir circonscrire au dehors la sphere de
son action pour etre en droit de l'y exercer plus
pui~ante, c'est la une idée qui, tant -qu'elle se
concilie avec le souci de l'honneur national, ho-
nore le pouvoir qui l'a con<,;ue et poursuivie au
milie1,l des plus terribles épreuves. •


Q.(iJ,€.lques nnances qui aient pu séparer les deux
écoles républicaines, iles-t certain qu'en ce mo-
ment elles sont, a bien dire, confondues aux yeux
du pays. Ce fut l'habileté, et en meme temps le
bonheur du pouvoir, d'opérer cette confusion.
AillSi, sous la restauration, fit l' opposition de quinze
ans, en confondant dans une réprobation com-
mune les gens a doctrines de la droite ét les gens
d'affaires du centre droit; hommes tres dissem-
hlables de leur nature, mais également solidaires
par honneU;l" et par affinité, sans l'etre parcarac-
tere ou par convíction.


n n'y a done plus debout devant la France
qu'un seul· parti républicain, comme sous la res-
tauratíon· ü n'y avaih¡u'une seule école de droite.
Les classes moyennes " qni ont brisé celle-ci, au-
ront également raison de celuí-Ia. Il semble que
ce soit.aujourd'hui prophétiser a coup sur que
d'annonc,el' sa disl'0cation, au moins temporaire.




DES THÉORIES Rl;PUBLICAJ NES. 83
Quelle entreprise oserait désormais tentcr ce
parti, soit par la force, soit par les voies légales,
lui, devenu un embarras pour le pouvoir apres
l'avoir faít trembler, et qui a du subir l'amnistie
apres avoir eula prétention de l'imposer?


Toutefois, que le gouvernement ne s'abuse pas
sur les motif s qui ont amené la dissolution d'un
parti qui avait revé la conquete de la France et la
domination du monde, e~ auquel une habile clé-
menee a enlevé la triste et dernwre consolation du
martyre. Ce ne sontni ses soldats, ni ses réquisi-
toires, ni meme les lois de septembre, qui ont fait
reculer la république; elle seule s'est suicidée en
étalant ses dogmes au grand jour. Son plus redou,..
table ennemi a été la presse, non la presse sub..
ventionnée qu'on lit pea, mais la presse républi;.
caine qa'on a lae davantage et qui a fait peur.


, C' est par la presse que la . répubtique a révélé
au pay~ sa philosophie, laquelle a fait si violem-
ment rétrograder sa politiqueo J'ajouterai que si le
poavoir n'avait reculé devant l'inconvénient de
laisser discuter son principe, inconvénient qUl
me toucherait davantage si je connaissais un
moyen de l'éviter, s'il avait cra pouvoir laisser
le libre champ de la presse aux organes officiels de
la république, l'incohérence de leurs pensées, la
boursouflure de leurs paroles, eussent infaillible-




84 , . INTERETS NOUVEAUX EN EUROPE.
ment prévenu une atonie qui n'est pas sans dan-
ger, et prolongé, loin d' ~n hater le terme, le bail
du pays avec la monarchie.


L'erreur s'épuise plutot qu'elle ne se laisse
vaincre. Je ne sais s'il est donné aux pouvoirs de
la terre d'empecher l'introduction d'une idée fausse
dans le monde; mais ce que je ne peux ignorer,
car cet enseignement est écrit a toutes les pages
de l'histoire, c'est qu'un faux principe introduit
dans les intelligences ne périt plus malheureuse-
m~nt que par ses conséquellces meme. Bossuet, et
a plus forte raison la censure, se fussent brisés
contre le dix-huitieme siecle; pour le tuer, il fal-
lait 93. Les proces de la presse n'avanceront pas
d'un jour l'anéantissement des factions, et l'infer-
nale machine du boulevard du Temple a rallié plus
de convictions autour du treme, qu'une ignoble
polémique n'en avait séparé depuis cinq ans. La ,
liberté, la licence meme, ont été pour le pouvoir au-
tant une force qu'un obstacle. Mais quand les gou-
vernements ont trouvé quelque force, ils cedent
presque toujours a la tentation d'en abuser contre
ceux-Ia meme dont les ex ces la leur assurent. lIs
restent alors pour un instant maitres du champ
de bataille, et entonnent l'hymne du triomphe la
veille du jour ou la réaction commence.


Les républicains ont tué la république. lIs n' ont




DES 'i'HÉORIES RÉPUBLlCAINES. 85
désormais a rendre a lenr canse qu'un snpreme et
dernier service, c'est de se dévouer pour.elle, non
en se jetant tete baissée sur les balonnettes enne-
mies,mais en rentrant dans l'obscurité de la vie
privée, en redevenant médecins, savants, indus-
triels, de malencontreux tribuns qu'ils ont été.


Comprenons bien toutefois que du moment ou
ces hommes auront cessé d'occnper la scene et de
soulever dan s le pays d'invincibles répugnances,
une péripétie nouvelle commencera dan s l'ordre
politique, et je ne sais jusqu'a quel point les par-
tisans de la royan té constitutionnelle peuvent,
sansimprudence, désirer la fin d'une lutte du-
rant 'laquelle la monarchie trouve au· moins dan s
les instincts moraux et conservateurs du pays le
seul contrepoids a l'action incessante des idées dé-
mocratiques. On n'a plus a, redouter aujourd'hui
la république venant s'imposer dogmatiquement a
la France avec son fanatisme et ses hautaines for-
mules. CeHe-Ia est inscrite, a coté du saint-simo-
nisme, son frere, dans l'immense catalogue des
folies humaines; la civilisation lui a pour jamais
passé snr le corps : mais on en doit craindre da-
vantage le progres des idées républicaines par l'af-
faiblissement manifeste des idées monarchiques,
progres retardé par les dangers dont d'horrible!'
pa¡;sions' menacent l'ordre social, et qu'une situa-




86 INTÉRETS NOUVEAUX EN Jmll.OPE.
tion moins agitée rendrait san s doute plus rapide.
Tout pouvoir, par le fait seu] de sa durée, suscite
une masse de résistances dont l'effet peut etre
oalculé avec une sorte de rigueur mathématique:
vers quel point inclinent ces résistances inévi-
tables? La git tout le secret de l'avenir.


Si, a mesure que l'école républicaine perdait
du terrain, on avait vu refleurir les croyances mo-
narchiques, on· pourrait, avec quelque vraisem-
blance, attendre de l'opinion un mouvement ana-
logue a celui qui, apres la sanglante anarchie de
la terreur et l'anarchie impotente du directoire,
prépara la forte constitution de l'an VIII; iI serait
meme loisible de penser, avec les journaux de la
droite, que le vent souffle a une restauration de
Ieur systeme, peut-etre de lellr principe. Mais
lorsqu'on voit l'opinion bourgeoise, toute dispo-
sée qu'elle sdit, dans les cil'constances critiques,
a preter a l'autorité l'appui de la force matérielle,
rester impassible devant l'émotion des feuill~s mi-
nistérielles prechant chaque matin en faveur de l'in-
fluence cons titutionnelle de la couronne; quand on
voit l'opinion légitimiste elle-meme répudier ses
traditions et ses dogmes pour prendre des allures
démocratiques, comment ne pas penser que, der-
riete les théories constitutionnelles, iI est des idées
fortes et vivantes, vers lesquelles incline, san s en




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 87
avoir la conscience, l'esprit meme des classes
moyennes?


Il est certain que les républicains sont morts : il
ne rest point que la république ne puisse pas sur-
gir un jour de leur tombe. On peut affirmer qu'elle
ne sortira pas désormais de ses propres organes;
on n'~ffirmerait pas sans témérité qu'elle ne sortira
point a la longue des divers organes des opinions
centrales, qui, par des nuances graduées , descen-
deht jusqu'a une opposition qu'il y aurait par trop
de bonhomie a dire vraiment monarchique.


Le trime a désormais moins a craindre les clubs
que les boutiques; il doit moins redouter l'émeute
que la sécurité au sein de laquelle couvent les ré-
volutions. Dans un temps comme le natre, il n'y a,
pour réussir, que les révolutions insensibles, paree


, qll'elles ne semblent pas des révolutions. Ainsi se
fit en quinze années ceHe de 1830, a laquelle la
bourgeoisie preta la main, quoique la veille encore
elle protestat, non sans sincérité , de son horreur
pour les perturbations politiques. Je suis moins tou-
ché des dangers patens el e la monarchie actuelle que
de l'entrainement général des esprits et des choses.
La royauté est mieux garantie, a mon avis, contl'e
les assauts et le poignard de ses ennemis, que
coutre les défections de ses défenseurs. La force
armée et l' exécration du pays peuvent protéger




tl8 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
contre l'un de ces périls ; je voudrais un moyen as-
suré de prévenir l'autre.


Cette puissance, a bien dire, négative du prin-
cipe républicain, devenu instrument d'opposition
et theme d'économie, ne s'exercera que souscon-
dition de reprendre ces allures de comédie dont la
presse quotidienne est coutumiere. La monarchie
de 1830 semble assez forte pour imposer l'hypo-
crisie a ses adversaires; le sentiment du pays les
ramenera, plus surement encore que des lois pé-
nales , a une sorte de diapason constitutionnel.


Mais, cor'nme dans I'histoire de l'esprit humain,
un mouvement critique se développe au sein
meme d'une époque organique, et simultanément
avec elle, de meme aussi ron voit, au milieu des
victoires du pouvoir, s'accumulerles germes d'une
opposition redoutable. Des theses, aujourd'hui
sans retentissement, en trouveront, sous peu d'an-
nées , dans le pays, et jusqu'au sein des chambres.
Apres l'expédition d'Espagne, et ces élections
faites, comme un Te Deum, au bruit du canon
du Trocadero, M. de Villele et ses amisne pré-
voyaient pas le mouvement électoral de 1827, et
la chambre qui en sortit soup<;onnait moins encore
qu' elle sanctionnerait la révolution de juillet.l1 y a
dans ce seul fait bien des dangers et bien des en-
seignemens; et c'est en ce moment surtout qu'il




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 89
faut les rappeler, car lorsque le calme est assez
plat pour permettre a l'intrigue de tendre ses filets,
on est pret de revenir aux jours d'orage. Le pou-
voit s'affaiblit, en effet, dans ces tristes périodes
qui ne profitent a personne.


lci se présente une grave et derniere question
que les prévisions de l'avenir ¡mposent l'obligation
d'aborder.


Si les idées républicaines ont succombé cómme
théories anti-chrétiennes et anti-sociales, pour-
raient-elles se transformer en s'immisc;ant 'aux in-
térets moraux et pacifiques de la bourgeoisie, au
point de s'appliquer un jour en France sous une
forme régulii~re et permanente? probleme qui n'est
ríen moins que celui de notre avenir.


Disons d'abord qu'il y a des motifs trop solides a
faire valoir contre la possibilité de cette applica-
tion, pour qu'il soit convenable de les affaiblir.
par des lieux communs de nulle valeur devant les
faits et devant l'histoire.


Je ne tiens, par exemple, aucun compte de l'ob-
jection tirée de la situation poli tique de l'Europe,
éar cette situation peut en que1ques années se mo-
difier a ce point, que la Franee, en adoptant des
institutions républicaines, ne serait qu' a l' avant-
garde des peuples qu'elle a toujours devancés. Le
régime constitutionnel devient le droit commun de




90 INTÉRi:TS NOUVEAUX EN EUROPE.
l'Europe méridionale, l'Angleterre nous pousse en
avant, bien loin de nous suivre : l'action compacte
de l' est et du nord existe a peine dan s les protocoles;
deux grandes illfluences se partagent l'Allemagne,
et si la Russie est un colosse, il manque des condi-
tions premieres du mouvement: corps -gigan-
tesque, le long duquel l'reil suit déja comme une
immense ligne de fracture, que son développe-
ment vers l'Orient rendrait plus imminente encore.
Dans les éventualités de l'avenir, la France n'a
guere a tenir compte d'une croisade européenne ;
il est douteux que cette croisade fut entreprise, il
est plus douteux encore qu'elle réusslt.


Une autre objection se présente, dont je con-
fesse n'etre pas plus touché. La république, a-t-on
répété d'apres Montesquieu, ne convient qu'aux
petits états ; or, la France offre une superficie de


r dix mille cent cinquan'te mili es géographiques car-
rés, done elle est essentiellement monarchique:
argument a la toise, qui, pour etre fort simple, n'en
est pas plus péremptoire.


Quand Montesquieu considérait les petits états
comme plus propres a l'établissement du régime
républicain, il songeait aux républiques anciennes,
ou la souveraineté des citoyens s'exerc;;ait di recte-
ment et sans délégation; il avait .surtoul l'reil fixe
sur les peuples du moyen-age, dont l'histoire de-




DES 'fHiORIES RÉPUBLICAINES. 91
vrait peut-etre cOllduire a une conclusion tout op-
posée.


Ce qui fit alors de la forme républicaine un in-
strument d'anarchie, ce fut, en effet, l'exiguité du
théatre sur Jequel elle se développa. Les petites ré-
publiques italiennes étaient trop faibles pour résis-
ter a la fois et aux ennemis du dehors et aux riva-
lités des grandes familles, auxquelles s'associait
la nation tont entiere. Les luttes y étaient plus
personnelles que poIitiques; et Florence, Lucques,
Pise et Milan eurent des factions pIutót que des
partis. C'est qu'au sein de ces états, dont le terri-
toire ne s' étendait guere au-dela des murs de la cité,
les individualités étaient fortes: un condottiere était
puissant par son épée, un noble par sa naissance,
un marchand par son or, un démagogue par sa
parole. Des chaines tendues dans les rues, le palais
de la Seigneurie forcé, le chef des blancs ou des
noirs assassiné, voila une révolution faite a Flo-
rence. Le lenqemain, proscription, le surlende-
main, vengeance: telle est l'histoire de ces répu-
bliques ou la liberté des uns fut toujours la servi-
tude ,des autres.


L'application des formes républicaines rencon-
trerait en France de grands obstacles, mais ce ne
seraient aucuns de ceux-Ia. Personne aujourd'hui
n'est en mesure de remuer les masses,' ou du moins




92 INTÉR:ETS NOUVEA.UX EN EUROPE.
de fonder au milieu d' elles une influenee durable;
quant a l'espoir de la transmettre aux siens, e'est
un reve, meme lorsqu'on s'appelle Napoléon.


Les individus n' ont de valeur que par l'idée qu'ils
représelltent, et qui demeure plus puissante que les
plus puissants d'entre eux. L'on se met au service
d'un parti, jamais un parti ne s'inféode au service
d'un homme. A vec de l' or et des qualités person-
neHes, on devient M. Laffitte; O? devenait, au
xve siecle, Come de Médicis. Le hanquier florentin
établit une dynastie, le banquier libéral met en
vente son hotel, qu'une souscription nationale ne
rachete pas. Je eomprends que les querelles des Al-
bizzi et des Donati ensanglantassent Florence : je ne
eomprendrais pas que Paris courut aux armes pour
élever a la présidence tel avocat ou tel industriel,
depuis long-temps livré aux insultes et aux sar-
easmes de la presse. Si l'établissement du régime
américain ne rencontrait ailleurs de plus sérieuses
difficultés, on peut croire que ces périodiques
changements finiraient par ressembler fort a des
ehangements de ministeres, et par agiter la Bourse
plus que la place publique. Ces institutions établies
en France tendraient plutot a fractionner les par-
tis qu'a les rendre plus compactes; elles acheve-
raient la déeomposition que la révolution de T 830
a si fort avancée. Quant a l'étendue du terri-




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 93
toire, qui ne voit que ce fait est eontrebalaneé tout
au moins par la rapidité des eommunications, par
des habitudes invétérées de eentralisation intellec-
tuelle et administrative ?


Mais e' est ici que se présente ]' objeetion vraiment
dirimante, e'est iei qu'on mesure d'un seul coup
d'reil toute l'étendue de la révolution morale qui
devrait s' opérer dans l' ensemble de nos mreurs'
et dan s notre esprit publi~, pour rendre sérieu-
sement applieables les formes et les institutions
américaines; révolution telle qu'elle présuppose-
rait une ~ltération complete de notre génie natio-
nal tel qu'il a été fondu dans le moule des siecles, et
sans laquelIe les institutions éleetives et les formes
amérieaines ne s'aeclimateraient jamais parmi nous.


En Amérique, l'homme a fait la so cié té ; en Eu-
rope, la soeiété a fait I'homme. Le eitoyen des États-
Unis eompte sur lui-meme, le citoyen franc;ais
eompte sur le pouvoir. Aux yeux de eelui-ei, l'in-
tervention, du pouvoir est le droit eommun; aux
yeux de eelui-Ia, e' est l' exception. Pour I'un, la li-
berté consiste a limiter la force gouvernementale,
pour l'autre, a faire fonctionner eette force a son
profit. Qu'exige-t-on du gouvernement par-dela
l' Atlantique? Qu'illaisse a elle-meme une soeiété a
laquelle le désert et l'esprit d'entreprise ne man-
quent pas. Que lui demande. t-on en~ France? De




94 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
présenter des lois libérales, de concevoir et d' exé-
cuter des projets philantropiques, tout, en dimi-
nllant le budget; iI doit a la fois étendre au dehors
l'influence nationaIe, puis, au dedans, creuser des
canaux et faire des routes. Malheur a lui s'iI n'agit
pas! maIheur a lui s'il dépense! En Amérique, le
gouvernement central ést un notaire qni enregistre
et sanctionne tout ce qu'entreprennent, dans leur
sphere indépendante, chaque état, chaque com-
mune, chaque association; en France, e' est un en-
trepreneur sur leqnel tont le monde se repose du
soin de ses affaires, sous condition de l'insulter et
de le bien payer.


La commune est le premier élément et comme
la monade des institutions républicaines. Or, l'ab-
Sence de ce principe, on dll moins son peu de dé-
veIoppement parmi nous, explique la dispasition
de la France pOur un pon'voir fort et centralisé. La
commune, c'est-a-dire la tribu organisée pour
fonctionner par sa propre initiative, n'existe vrai-
ment pas parmi nons. Si l' on a réclamé avec cha-
lenr le systeme électif appliqné a l'organisation
des conseils municipaux, e'est surtant paree que
les ambitions locales ont vu dans cette loi une
chance de se faire jour. Aujourd'hui que ce prín-
cipe est conquis et largement appliqué, les vcenx
du pays' ne semhlent guere aller plus loin, e t




DES THÉORIES RÉPUBLICAINES. 95
HOUS montreronsbientot, en effet, que nos institu-
tions suffisent a tous les besoins d'un peuple libre,
non tels qu'ils seraient eompris en Amérique, mais
tels qu'ils le sont en Franee. Nous avons assisté a
la longue et technique discussion d'une loi com-
munale et réeemment a ceHe d'une loi départe-
Ínentale, qui maintiennent, jusque dans les moin-
dres d~taijs, et la minorité des communes et la
tuteHe exercée par les bureaux de l'intérieur. Ce-
pendant cette loi na rencontré nulle opposition
sérieuse, ni dans l' opiuíon, ni dan s les chambres,
tant les réclamations contre l'émancipation ad-
ministrative suscitent jusqu'a présent peu de sym-
pathie.


Ceci a besoin d' etre expliqué. Il faut montrer que
si I'altération trop évidente des ereyances royalistes
nous fait incliner vers les formes républicaines,
DQUS ne nous établissons nullement pour cela sur
le, terrain de l~ véritable el; sérieuse démocratie, et
que nou!>' pouvons nons trouver en dehoFs de la
mona~chie sans etre en mesure de nOU1! établir
dans la république. n faut développer et faire com-
pr,endre J'opposition J'adicale qui se produit entre
les intérets bourgeois en Franee et les intérets
démocratique& aux États-Unis.




CHAPrrRE 111.


DE LA. DÉMOCRATIE A.UX ÉTA.TS-UNIS ET DE LA. BOUBGEOISIE
EN FBANCE.


On répete depuis vingt ans que la démocratie
déborde, et la révolution de juilJet a paru impri-
mer a cette maxime une manifeste confirmation.
A n'apprécier, en effet, que par l'impuissance con-
statée de l'école aristocratique l'avenir de la dé-
mocratie en Europe, ses sectateurs n'auraient
guere qu'a se croiser les bras, pour obtenir bien-
tot du mouvement progressif des idées un triom-
phe trop souvent demandé a des tentatives ha-
sardeuses. La vieille organisation féodale fléchit
partout devant les intérets nouveaux. La meme
ou ceux-ci n'ont ni représentation légale dans




nI; LA BOURGF.OISU:. C'"
.J,


l' état, ni libre organe dans l' opinion, ils ont pu
contenir toutes les velIéités guerrieres; et le sabre
est resté dans le fourreau lorsqu'on n'eut pas man-
qué de l'en tirer, si ron avait moins douté de soi-
meme.


En voyant les grandes monarchies militaires
déeliner ainsi la lutte contre le principe qui se
posait fierement en face d'elles, il a paru naturel
de conelure que le mouvement démocratique, qui
en France était plus contenu par les intérets que
par les idées, continuerait de suivre son cours a
mesure que les intérets se rassureraient, et que les
idées marcheraient plus libres de conséquence en
conséquence. L'avénement politique de la démo-
cratie a donc été présenté comme le terme final
et prochain de la route frayée devant la société
contemporaine; et parce qu'on n'a pas assez com-
pris la vitalité propre de 1'opinion intermédiaire
aujourd'hui dominante, on ne l'a guere envisagée
que comme le cou:t temps d'arret d'une ere de
transition.


Des-Iors tons les regards ont dü se reporter
vers cet autre continent QU la théorie du gouver-
nement par la majorité numérique a re~u des ap-
plications teIlement· completes, qu'aucune exi-
gen ce nouvelle ne saurait se produire en dehors
du ceI-ele immense tracé par les institutions .


l. .., ¡




98 JNT~;RETS' NOUVEAUX EN l:UROPE.
Au milieu des préoeeupations brulantes entre-


tenues, par l'ébranlement de juillet, la France se
prit done a étudier l'Amérique, que les uns lui
montraient sans eesse eomme un modele, les autres
eomme un éeueil. Au xvme siecle, les philosophes
s'oceupaient fort de la Chine, paree qu'illeur im-
portait d'opposer le tableau d'une grande eivili-
sation a eelui de la eivilisation ehrétienne: de nos
jours, des sollicitudes non moins vives nous ont
reportés vers les Etats-:Unis; et, eomme iI était
juste, la Franee a eu les honneurs de eette étude
initiatriee. Elle ne s'est pas contentée de dessiner
des parties isolées de ce vaste ensemble; elle n'a
pas jugé souverainement les Amérieains, avec une
impertinenee qui voudrai~ etre de bonne eompa-
gnie, sur la eoupe de leur habit et leurs manieres
peu dégagées. Prenant au sérieux eette terre OU
l'homme et l~ nature semblent hltter de grandeur
et de puissanee, eHe a pénétré au ereur des in-
stitutions pour en saisir le génie, elle a étudié avec
eonscience les conditions d'une prospérité qui
semble plus appartenir aux temps fabuleux qu'a
notre siecle de désirs impuissans et de tentatives
avortées.


Deux ouvrages surtout ont fixé l'attention publi-
que, et jeté dan s la controverse une masse impor-
tante d'idées et de faits nonveaux, deux ouvrages




.DE LA BOURGEOISIE. 99
dissemblablea par la forme, peu coneordans par le
point de vue, mais se complétant l'un par l'autre.


L'auteur de la Démocralie en Amérique a étudié
l'esprit des lois américaines en les ramenant a leur
principe générateur; l'auteur des Lettres sur l' Amé-
rique du Nord a observé reffet d'une savante or-
gtmisation dl~ travail sur la eondition des peuples.
M. de Tocqueville a systématisé les doctrines;,
M. Michel Chevalier s'est surtout préoccupé des
faits qui les rendent applicables. Si l'un et l'autre
s'aecordent sur les résultats poli tiques , leurs ten-
dances d' esprit son t fort différentes. Celui.ci, apotre,
sous des formes nouvelles et vagues encore, du
principe d'autorité qui a constitué rEurope; le
voit dominer l'avenir de la jeune Amérique; celui-
la, disciple du principe américain de la liberté
démocratique, accepte sans enthousiasme, mais
avec calme et confianee, l'avenir qu'il prépare a la
vieille Europe.


Grace a eette sagacité frafl(;aise qui comprend
tout lorsqu'elle veut s'en donner la peine et qu'elle
sait éviter l'engouement, ce grand éeueil de notre
génie, l'Amérique est aujourd'hui mieux eomprise
de l'Europe que d'elle-meme. Pendant qu'elle s'a-
dore dans sa béate qmétude, nous sommes eu
mesure de la juger; nous pouvons en fin résoudre
l'undes plus grands problemes dn siecle, et nous .




[00 INT1;RETs NOUyEAUX EN lmnOPE.


demander si, en brisant la vieille forme aristocra-
tique, l'Europe ira jusqu'a la démocrati~ améri-
caine, et si l'application complete du principe de
la souveraineté du peuple, telle qu'eIle a lieu aux
États.Unis, est pour la France le coroIlaire obligé
du gouvernement de la cIasse moyenne; question
immense, que ces courtes considérations ont pour
objet de bien poser.


On a fait judicieusement observer que ce qui
constitue dans son essence le gouvernement des
États-Unis; c'est la souveraineté du plus grand
nombre s'exer~ant dans toute sa réalité, modifiant
les mreurs aussi profondément que les lois, et de-
venu un fait vulgaire admis par tous, au lieu d' etre
resté a l' état d' abstraction philosophique. Le gou-
vernement américain, c'est le peuple faisant luí..:"
meme ses affaires sans controle, dominant la
représentation nationale par la fréquence des élec-
tions, l'étroite dépendance des électeurs et la
théoríe du mandat impératif; c'est le peuple veil-
lant avec une jalouse inquiétude a ce qu'aucune
idée ne s'éltwe, au-dessus du níveau commun. Si
le gouver';'ement américain est représentatif dans
ses formes, il est direct et populaire dans son es-
prit. Le mandataire élu pour de courtes périodes
porte nécessairement dans les diverses législatures
les idées, les préjugés et les ·passions· de ceux aux




DE LA BOURGEOISIE. 101


malllS desquels est commis chaque jour le soin de
sa fortune politiqueo Il devrait affecter ces pas-
sions, s'il ne les partageait pas, car nulle part la
tyrannie du grand nombre n'impose l'hypocrisie
d'une maniere plus impérieuse.


Si cette censure est p'eu pénible aux États-Unis,
c'est qu'il ne vient a personne ni l'audace, ni le
désir de s'y dé[ober. Les mreurs y revetent sans
effort une teinte uniforme, et l'inégalité des for-
tunes ne s'étend guere jusqu'aux intelligences;
encore cette inégalité de richesse, la seule admise,
la seule tolérée, se dérohe-t-elle sous des dehors
qui la prot€gent et la dissimulent.


Si l'opulence permet a I'Amérique comme a
l'Europe les recherches du luxe et de la vie com-
fortable, ce luxe, ponr ainsi dire, intérieur et se-
cret, comme celui des juifs au moyen-age, secoué
tel qu'un vetement d'emprunt a l'entrée de la place
publique, ne modifie pas les habitudes générales
qui impriment a la vie républicaine une phy-
sionomie sévere et rponotone. Le riche négociant,
qui hier encore était F~mvre et peut le redevenir
demain, touche sanshésiter la main du mechanic,
dont le vote décide, au meme titre que le sien, des
plus grands intérets de l'état, et devant lequel il a
moins a se prévaloir de sa fortune qu'a se la faire
pardonner. En Amérique, la démocratie a les ta-




102
, A


INTERETS NOliVEAUX EN EUROP1:.


vernes pour salons, les journaux pour organes ex-
cIusifs, les meetings religieux et politiques pour
délassement et pour spectacle. Tout est inspiré 011
modifié par elle.


La pensée publique y subit l'effet des institu-
tions pour réagir sur elles a son tour. Ne se con-
centrantjamais dans des compositions originales et
méditées, elle s'échappe en harangues fugitives,
et réfléchit toutes les impressions populaires sans
aspirer a les redresser. Le ~ombre primant de
droit et de fait l'intelligence, celle-ci n' essaie pas
meme de prévaloir contre lui; et I'Amérique est
le pays du monde ou le prosélytisme par la pen-
sée est le plus impossible.


L'égalité'consacrée par les lois, etqueleschances
d'une vie aventureuse contribuent si for.!: a mainte-
nir, a trouvé sa complete et sincere expression dans
le vote universel, devenu a la fois pour l'Améri-
que et le principe fondamental du gouvernement
et la garantie de son existence. eette doctrine,
étendue de la confectioll de la loi a l'application de
la loi elk-mem,e, du droit électoral an jury, pro-
clamée avec une confiance devant laquelle trem-
blerait a bon droit l'Europe, se présente sous un
tout autre aspect que celui qu' elle revet chez nous.
eomment nier que ce d{)gme d€ la suprématie nu-
mérique, teHe qu'il s'appllque chaque j.our.et tianS




DE LA BOURGEOISIE.


danger aux États-Unis, ne soit cette souveraineté
qui ne reconnait aucune regle qu'elle-meme, qui
aimerait mieux se nuire que de s'en voir contes-
ter le droit, et qu'il ne se résume dans le fameux
axiome: le peuple n'a pas besoin d'avoir raison
pour légitimer ses actes? théorie qui souleve a si
bon droit toutes nos répugnances, insulte a la vieille
{oi de rEurope dont elle renverserait les fonde-
mens, et qui pourtant, au-dela de I'Atlantique,
parait tellement inoffensive, qu' on ne la discute
meme plus!


Il est impossible de ne pas s'arreter tout d'abord
ici a cette incompatibilité manifeste entre nos
idées et ceHes de l'Amérique.


Cette doctrine de ]a prépondérance du nombre
sur l'intelligence, qui fait des hommes des unités
égales, et sur laquelle repose allX États-Unis l'é-
difice des mrellrs et des lois, est tout ce qu'il
y a de plus antipathique a notre génie, de plus
en désaccord avec les croyances du siecle. Qu'on
ne s'y trompe pas en effet: la France, dan s ses
plus vives f!.rdeurs d'ü'.'1.ovation, ne s'en prit ja-
mais qu'a.ux ipégalités factices; elle subit tOlljOurS
l'autorité de la pensée; nulle contrée au monde pe
dégage plus comp1etement l'idée du vrai et du
droit de celIe du nombre et de la force; nulle p'a
des tendances d'esprit plus rationalistes; nulle part




104 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


la logique n'exerce un tel empire. La souveraineté
du nombre, se traduisant par le vote universel;
répugne aussi vivement a la France que la souve-
raineté royale se traduisant par le droit divin:
double erreur sortie d'une source commune, con-
sistant l'une et l'autre a faire du pouvoir sa propre
regle, a le légitimer dan s sa source au lieu de le
légitímer par son action.


Sur notre terre de raisonneurs, ou le moyen-
age vit fleurir la scolastique, ou la révolution dé-
buta par les théories constituahtes, l'argument gros-
sier d'une majorité numérique ne s'établirajamais.
La doctrine du vote universel n'a jamais gagné le
moindre terrain au sein de l'opinion libérale; et
peut-etre suffirait-il de voir en quelles mains cette
arme a passé, pour s'assurer que cette théorie ne
sera jamais prise au sérieux parmi nous. Si l'on
consent a s' en prévaloir dans des disputes sans
loyauté, c'est, nul ne l'ignore, pour aider au
triomphe d'une idée dogma tique incompatible
avec ene, et nullement pour rendre hommage él
un principe repoussé par notre organisation fran-
~aise aussi énergiquement que le protestantisme
en religion ou lé scepticisme en philosophie.


D'ou vient qu'une doctrine qui fleurit auxÉtats-
Unis ne saurait etre en France qu'une spéculatio~
impuissante? essáyons de l'expliquer.




DE LA EOURGEOISIE. 105
Les révoIutions développent les peuples pIu-


tót qu'elles ne les transforment, et chaque société
est identique avec elle-meme. C'est surtout par le
parallele de l'Amérique avec l'Europe que cette
vérité éclatera dans toute son évidence.


Pendant que les tempetes religieuses boulever-
saient l'ancien monde, des hommes, aux mreurs
austeres, passaient I'Océan pour aller, sous la main
de Dieu, pratiquer au sein d'une nature vierge et
féconde des vertus que leur patrie ne pouvait ni
comprendre ni supporter. A l'égalité évangélique
de ces moines de la réformation se joignit l'éga-
lité du désert, et le pionnier se greffa sur le puri-
tain. Dans cette so cié té uBique sans doute sur la
terre, l'on se respectait au meme titre, car l'on
était martyr de la meme cause, voué au culte de
la meme pensée.


En quittant la vieille patrie, on avait dépouillé
le vieil hornme, et l' on s' emparait sans souvenirs
de cette terre pleine de jeunesse. Du luxe, il n'y
en avait pour personne; de l'aisance, il y en avait
pour tous. Chacun pouvait prendre sa part au
hanquet commun; et la foret cédait sous la hache
de quiconque l'entamait avec un bras robuste et
un creur nourri d'espérance. Tous étaient done
propriétaires, "agrandissant leur domaine selon
que les hénédictions de Dieu deseendaient sur




106 TNTÉRETS NOUVEAUX f:N EUROl)E.


Íeur raee. Égaux par la, égaux surtout par cette
foi qui éIeve les humbles et abaisse les superbes,
la supériorité intelleetuelle devait etre peu sen-
sible; elle ne pouvait d'ailleurs manquer de s'ef-
facer dans l'uniformité de cette vie Iaborieuse.


D'un autre coté, les colon s de la 'Nouvelle-
Angleterre furent visiblement prédestinés a se gou-
verner par eux-memes. Le líen qui les rattachait a la
mere-patrie ne les dispensait de pourvoir ni a leur
défense ni a leurs progres sans cess~ croissans.
Leur éducation fut forte et rude; et ce qui avait
été d'abord une nécessité de position devint bien-
tot une invinciblé habitude. La commune naquit
done aux rivages de l'Atlantique dan s ses condi-
tions d'aetivité incessante et d'esprit d'entreprise,
auxquelles notre Europe libérale tente de suppléer
par des articles de journaux et des prédieations de
trilJune.


eette commune de pieux travailleurs a grandi
sous le eiel comme l'arbre de I'Évangile; et le
génie des premiers émigrans a frappé de son inal-
térable empreinte ce peuple dernier-né de la ci-
vilisation, aux tr::¡.vaux duqq.ella Providence a livré
un monde, pend::J.nt qu'elle en livrait un autre a
nos disputes.


Ainsi se sont formés les États-Unis, phimomene
exceptionuel au sein des sociétés politiques~ eomme




DE LA EOURGEOISJE.


une congrégation religieuse l'e~t dans la vie chré-
tienne.


L'Yankee de la Nouvelle-Angleterre, sévere
chrétien et colonisateur intrépide, hardi parieur,
aux mceurs froides et réglées, dont l'imagination
ne s'échappe guere que dans ses eolonnes de chif-
fres et ses spéeulations gigantesques; l'Yankee est
demeuré pour I'Amérique le type vivant dont ses
développemens l' éeartent chaque j our, mais auquel
le génie de la conservation tend sans cesse a la
r~mener. Les primitifs états du nord ont fondé
ces jeunes républiques de l'ouest, auxquelles est
commis le plus vas te héritage qui ait été donné a
la race humaine; et les états du sud, ou la grande
propriété, le luxe et l' esclavage hatent l' ceuvre de
la décadence, ne. se maintiennent, a bien dire,
que par l'énergique eontrepoids que le nord op-
pose, au sein de I'U nion, a l' aC,ti()ll combinée de
c,es causes dissolvantes. •
, Ce qui a fondé la démocratie américaine et ce
qui la conserve, e' est done la puissanee des mreurs
uríie a l'immensité d'un territoire sur lequel tous
peuvent s'étendre sans se helJ.rter, eomme les fils
d~Adam arres la eréation. Otez a I'Arr..érique ce
vaste domaine de I'OUgst ou chaque année voit
s'élever une ville, et ehaque lustre u.o état nou-
ve;ui; retra,nchez le désert ou les grandes :villes




108 INTÉRi!:TS NOUVEAUX EN EUROPf..


rejettent les flots de leur population exubérante,
el de ce jour le gouvernement des États-Unis,
c'esl-a-dire l'application pratique de la souverai-
neté populaire, deviendrait une désastreuse im-
possibilité.


Supposant l'Amérique placée dans les condi-
tions de travail et de concurrence forcément im-
posées a l'Europe, n'est-il pas évident qu'on y
verrait les intérets de propriété se grouper contre
des passions soumises a des excitations analogues?
Que si, apres avoir amassé un pécule dans les
ateliers de New-York ou de Lowell, cette fabri-
que subitement convertie en ville, les ouvriers amé-
ricains n'avaient plus devant eux la perspective
assurée d'une concession de terre aux bords de
rOhio ou de l'Arkansas; si le mechanic ne pou-
vait achaque instant devenir farmel', et cessait
des-Iors, en exei<,;ant se.s droits politiques, de sta-
tuer sur des intérets qui le touchent directement,
qui doute qu'une révolution ne fUt imminente en
Amérique, ou plutot que, par ce seul fait, elle
n'y fut déja consommée?


Contrainte de résister a une classe dont l'exis-
tence serait soumise a toutes les vicissitudes qui
la menacen t en Europe, la bourgeoisie essaierai t
a la fois la résistance armée et la résistance lé-
gaje, etcette tendance est déja, au sein de l'Union,




DE LA BOURGEOISIE. log
bien autre chose qu'une gratuite hypothese. Puis,
si les chef s de l'industrie et les possesseurs du sol
se prenaient a douter d'eux-memes, ils dépasse-
raient peut-etre bientot les limites ou la balance
des intérets semble permettre a l'Europe de s'ar-
reter; on les verrait invoquer le despotisme, fu-
neste et derriere ressource sur laquelle l'Amérique
ne paralt pas pouvoir compter, car il y serait san s
racines, et les peuples ne se donnent pas a lui tout
a coup, comme une ame se voue a Satan dans une
heure de désespoir.


Ces observations sont tellement vulgaires au-
jourd'hui, grace au beau travail de M. de Toc-
queville, qu'on hésite a les reproduire, tant elles
appartiennent a tous. Toutes simples qu'ellessont,
ne suffisent-elles pas cependallt pour faire naitre
des d<mtes graves sur l'avenir démocratique qui
nons est chaque jour annoncé cornme infaillible?


Allons - nous vers un état' moral tel que la
nótion de supériorité intellectuelle tende a s'ef-
facer devant la majorité numérique? marchons-
nous vers une organisation sociale fondée, non
plus sur l'admissibilité, mais sur l'admission de
tous a la propriété? inclinons-nous enfin vers le
régime américain dans ses deux conditions essen-
tieUes: l'égalité morale et l'absence du prolétariat?


L'idée du gouvernempnt par l'intelligence est




I JO INTÉRhs NOUVEA.VX EN EUROPE.


l'idée fixe de l'Europe. Elle fut dogmatiquemmt
proclamée durant le cours du xvme siecle', pour
miner la hiérarchie fondée sur la conqu ete; et,
lorsqu'en 89, le tiers-état parut sur la scene po-
litique, íl argua moins encore de son nombre que
de ses lumi{:~res. 01', quoique l'aristocratie de nais-
sanee soit a jamais éteinte parmi nous, n'est-il
pas manifeste que la division des diverses couches
sociales, selon le degré plus ou moins élevé de
leur culture intellectuelle, est aussi profonde,
aussi comprise que jamais?


Si certains faits paraissent aller a l'encontre de
celui-la, je suis loin de leur attribuer l'importance
qu'on leur accorde d'ordinaire. En admettant, par
exemple, que l'instruction primaire devienne l'état
normal de l'universalité, je ne vois pas comment
elle comblerait jamais la distallce qui sépare ceux
pour lesquels cette instruction n'est guere qu'un
ínstrument de travail de plus, de la classe pour
qui l'instruction littéraire est a la foís un haut
exercice pour la pensée et une source de jouis-
sanee pour l'ame.


Savoir lire est une fort bonne chose sans doute;
mais le difficile est de trouver le temps de lire,
lorsqu'on doit 'consacrer ses longues journées a
des travatlx matériels pour sustenter péniblement
une famille, et lorsque l'entretien de eette famille




DE LA nOURGEOISIE. 1 Il


est le but a peu pres exclusif du tl'avail. Tant que
la majorité de l'espece humaine sera contrainte,
du lever au cOlIcher du soleil, d'arroser la terre
de ses sueurs, OH de passer ses jours a l'atelier,
pour arrondir des tétes d' épingles, il para'lt dif-
ficile de eroire a ce nivellement des intelligenees,
san s Jequel la souveraineté du peuple restera
toujonrs pour rEnrope une idée anti-eivilisatrice.


Qui, dans ses reves, n'a pas quelqnefois aimé
a saluer de loin un meillenr jour? qui ne s'est pas
bercé de la poétique espérance que des agens
nouveaux et des applieations encore inconnues
de la science pourront délivrer l'homme ele ce
poids du travail manuel qui pese sur sa pensée
et la comprime, eomme l'arret d'une eondamna-
tion fatale? Mais si les utopies sont dangereuses,
c'est surtout paree qu'elles sont donces; 01', la
double croyance que le travail manud est incom-
patible avec l'exereice élevé de la pensée, et que
la capacité intellectuelle est en meme temps la
souree et la regle des droits politiques, paralt
moins ébranlée que jamais; et l'usage d'attaeher,
soit a certailles professions libéralés, soit a un
cens représelltatif d'une position indépendante ,
la présomptioll légale de la capacité politique,
présidera long-temps encore, si ce n'est toujours,
aux destiné es des peuples européells.




1 r~ INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
L'opinion qui conclut l'avénement définitif de


la démocratie du triomphe de la classe moyenne,
nous semble reposer sur une analogie inexacte.
De ce que la bourgeoisie, plus nombreuse que la
noblesse héréditaire, a flni par la supplanter, l'on
en infere que le peuple fera cesser a son tour le
monopole déféré par les institutions· actuelles a
une certaine portion de la société, et l'état appa-
ralt comme une pyramide élargissant incessam-
ment sa base. Mais n'est-ce pas perdre de vue que
la bourgeoisie, enrichie par le commerce et les
affaires, initiée a la vie publique par son esprit
légiste, et dign~ aujourd'hui du pouvoir, moins
paree qu'elle I'a conquis ({U e parce qu'elle a su le
défendre, réunit toutes les conditions reqlJises.en
Europe pour l'exercer, tandis que les mas ses po-
pulaires, quelque amélioration que puissent appor-
ter a leur sort la charité chrétieune et la soIlicitude
du pouvoir, resteront forcément en dehors des
conditions de lumiere et de propriété qui, pour
les peuples du vieux continent, sont la garantie en
me me temps que le signe de l'aptitude politique?
LE? révoJu6on fran~aise a changé le personnel de la
cIasse gouvernante et non les bases de la société; le
triomphe de la démocratie impliquerait la subver-
sion de ces bases elles-memes.


Nous avons parlé des lumieres, parlons de la




DE LA BOURGEOISIE. 113
propriété. Voyons si le grand mouvement indus-
triel, dont tout annonce en effet l'aurore, est de
l1ature a créel' au seín de la démocratie une masse
d'intérets nouveaux qui permette de eommettre
avec quelque séeurité le sort de la société a la dis-
crétiol1 de la majorité numérique.


Si au-dela de nos frontieres s'étendaient des
déserts san s maitre, on comprendraít que la mas se
de la propriété pút s'accroitre et le nombre des
propriétaires avec elle. Mais ayant au plus le
sixieme de son territoire en friche, sans possibilité
de colonisation au dedans, sans le génie de la co-
lonisation au dehors, la France, qui peut aug-
menter l'aisance des propriétaires, en perfection-
nant l'agriculture, ne peut guere en ételldre le
nombre. Si les grands travaux d'utilité publique,
vers lesquels l'opinioll pousse le pouvoir, si des
cultures llouvelles, des procéJés moins dispen-
dieux et des communications plus rapides élevent
le produit moyen de rhectare de 50 a 100 franes,
la fortune des possesseurs du sol aura douhlé;
mais je ne vois pas en quoi le sol en serait plus
subdivisé.


Un grand fait s'est manifesté il y a quarallte
ans, qui ne parait plus pouvoir se reproduire.
Lorsque éclata la révolution fraIH;aise, des mass~s .
considérables d'immeubles étaiel1t aux mains des


I.




[J!~ INT~RETS NOUVEAUX EN EUROPE.
deux ordres privilégiés, propriétés mOl'eelées aux
adjudications , l'elevées de la main-morte, déga-
gées des redevanees féodales, acquises enfin, a
vil prix, a titre de nationales, par les hommes
d'affail'es qui les avaient gél'ées, les fel'miel'S qui
les avaient explóitées, et qui semblerent destinées,
dans des vues impénétrahles de la Providence, a
devenir pour l~ classe moyenne comme une dota-
líon inhérente au pouvoir poli tique auquel elle
était eonviée.


Cette révolution dans la propriété, ou plutot
eette notable extension du nombre des proprié-
taires, fut sans contredit le fait capital de tous nos
bouleversements; c'est par hú que la bourgeoisie
s'est maintenlle, en ] 815, contre la réaction aris-
tocratique, en 1830, contre les tentatives de la
démocratie et les complots républicains. Tant
qu'un changement analogue n'aura pas eu lieu,
tant qu'nne part importante de la propriété bour-
geoise n'aura pas été absorbée, comme la pro-
priété noble el' cléricale le fut a eette époque,
l'heure de la démocratie ne sonnera pas, et 1'or-
ganisation combinée du pouvoir, de la richesse
et des lumieres, demeurel'a inébranlable.


01', iI semble que la France a fait assez l'épreuve
de ses,forees ponr n'avoir pas a eraindre aujour-
d'hui l'une de ces commotions quí font trembler




DE LA 1l0URGEOISIE. 115
le sol jusqu'aux abimes. Et quant au mouvement
naturel de la propriété, il paralt hors de doute
qu'il est a peu pres arrivé au summam de la di·
vision possible: non que les grandes fortunes ne
soient destinées a se décomposer encore; le Code
civil frappe incessamment de son bélier les murs
de ce qui nous reste de ch:lteaux, et nul ne peut
méconnaitre que l~s prescriptions de la loi ne
soient sur cepoint hautement sanctionnées par
les mreurs. Les grandes existen ces territoriales
sont désormais impossibles en France, et la res-
tauration s'est brisée contre cet axiome. Mais un
mouvement paralleIe et simultané ne s'opere.t-il
pas au sein de la petite propriété? A mesure que
les difficutés de la culture augmentent, par l'iro-
puissance de se procurer les premiers éléments du
travail pour des parcelles subdivisées a !'inflni ,
les petites cotes ne disparaissent-elles pas plus ra-
pidement encore que les grandes ne s'abaissent?
JI paralt résulter des documents recueillis par
l'administration, qu'a mesure que la loi frappe
d'un cOté la propriété du riche, la nécessité at-
teínt de l'autre la propriété du pauvre, et qu'une
propriété moyenne, chaque jour plus nombreuse
et plu~1 compacte, se constitue sur les débris de
l'une et de l'autre (1).


(J) Ce nisultat a été constaté d'une maniere fort remarquable pour le




1 ,6 IN1;.ÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Tendanee des petits propriétaires a renonee!' a


la possession onéreuse du sol, pour donner a
leurs faibles eapitaux un plaeement plus lucratif;
abaissement de la grande propriété par l'effet de
la division eontinue; diminutioÍl simultanée des
grandes et des petites fortunes : telle nous semble
la double loi dont la combinaison préside déja et
présidera plus manifestement eneore dans l'avenir
au mouvement territorial en Franee, et probable-
ment en Europe.


Dira-t-on que la riehesse mobiliere viendra
créer, pour les classes inférieures , une compensa-
tion a eette propriété de la terre qui leur éehappe


département que nous habitons, lequel, étant presque exclusivement agri-
cole, fait aulorité sur ce point. n résulte des documens recueillig dans le
Finislere, pour un e'pace de douze années, que si l'on suil une a une les
diverses cot~s composanl le nombre J'articles appartenant achaque com-
mun~, pour les comparer d'un terme ¡d'autre, on remarquera que les cotes
de 1 a 5 fr., de 5 a 10 fr., de 10 a 20 fr., de 20 a 40 fr., de 40 a 60 fr.,
ont sensiblement baissé en nombre de 1823 a 1834.; que celles de Go a
80 fr., de So a 100 fr., de 100 a 150 fr., de 150 a 200 fr., el de 200 a
300 , fr. ,se sont 1. peu pres maintenues au pair; que celles de 300 a
400 fr. se son! élevées d'un dixiéme en nombre, tandis que ceHes de f,oo
a 500 fr. et au-dessus on! baissé d'un cinquiéme environ. - Ainsi, la
moyenne propriété n'a rien perdu ou presque ]'ien quant au nombre de ses
cotes; la petile propriété, au contraire, a perdu dans la masse 15 p. 100;
et si I'on observe en particulier les cotes les plus inférieures, on trouve que
ceUes de í a 5 fr. ont perdu 18 p. 100 (Recherches statistiques sur le
Finislere, publiées par la Société d'émulation de Quimper, deuxieme
partie. )




DE LA BOURGEOISIE.


ou qu'elles répudient? penserait-on qu'elles dussent
bénéficier directement, et grandir en importance
sociale par les développemens ¡¡ue les travallX
d'art et d'indusúie imprimeront a la production?
Nul n'espere plus que rnoi voir s'améliorer le
sort des populations laborieuses et souffrantes,
pour qui: se changent si souvent en une charge
terrible les plus préciettx dons du ciel; nuI ne
croit plus fermement, qu'a la moralité religieuse
et a l'instruction primaire iI appartient de lem
rendre une dignité, dont la conscience s'est si
déplorablement obscurcie. Ne nous exagérons
pas cependant les résultats de ces progres pro-
hahles; sachons bien que si l'un des principaux
effets de l'augmentation de la richesse publique
est de rendre· moins pénible la condition de
la classe la plus nombreuse, rien n'indique ,
malgré des assertions tranchantes, que l'avenir
doive changer les lois du travail en Europe, en
substituant l'association :'tu salaire, suivant la
formule bien connue. Je ne sais, hélas! qu'un
moyen pour résoudre ce probleme si remué de
notre temps : c'est d'avoir a sa porte la vallée du
Mississipi,ou le salarié se jette, un léger capital a
la ceinture et une hache a la main, pour devenir
associé a son tou~. Mais tant que les rangs de la
population fran<:;aise se presseront dans un étroit




118 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


espaee, tant que le prix du salaire S6ra déterminé
par la somme des besoins, eombinés avec les
moyens d'y sati~faire, la division de la soeiété en
une bourgeoisie disposant des instrumens du tra-
vail, et un prolétariat placé sous sa dépendance,
parait une rigoureuse nécessité. Or, la bourgoisie
possede aujourd'hui les capitaux et l'instruction
spéciale; le double levier de la banque et de la
scienee est placé entre ses mains comme pour
soule,:,er le monde; et, personne ne. l'ignore, la
science et la banque sont les conditions néces-
saires de ce développement industriel. Des-lors il
semble bien plutot destiné a consolider la puis-
sanee de la classe riche et lettrée qu' a la faire par-
tager a d'autres.


Tenons en fin les yeux ouverts sur ce qui se
passe dans les deux mondes, et comprenons bien
que si le grand mouvement finaneier, dont la mis-
sion est d'entralner les peuples vers des destinées
meilleures, quoique si vagues eneore, reneontre
quelque part des résistances profondes , . e' est sur-
tout au se in de la démocratie considérée eomme
parti politiqueo Aux États.Unis, toutes les antipa-
thies populaires se résument dan s la guerre a la
banque. Le vieux soldat que la démocratie ap-
pela a sa tete, a consaeré huit années a saper
l'instituti@n a laquelle sa patrie est en partie I'e-




DE LA .BOURGEOISIE. 119
devable de sa fabuleuse prospérité, et qui seule
lui permet de maintenir ses transactions gigantes-
queso Le peuple applaudit ave e transport a cette
guerre acharnée. Il sent que la rude maÍn de
Jackson a saisi corps a corps son plus dangereux
adversaire; il devine que la banque est le germe
d'une bourgeoisie qui cherche a s'étendre, et qui
pourrait bientot réclamer la prépondérance par le
droit de l'intelligence unie a la fortune. Le peuple
a l'instinet de l'avenir, et cet avenir l'inquiete. La
démocratie tremble,·en Amérique, devant la classe
moyenne, au meme titre que celle-ci fait trembler
l'aristocratie en Europe.


Voulons-nous voir, en effet, la contre-partie de
ce tableau? Étudions ce qui se passe a nos portes.
A. Bruxelles, la Société générale pour javoriser
l'industrie, a laquelle la Belgique doit ses merveil-
leux progres, est en butte a des imputations non
moins vives que la hanque des Etats-Unis. Les
injures des méetings amérieains contre M. Biddle
ne le cedent certainement .pas, sauf le grossiereté
populaire, aux attaques dirigées contre M. Meeus.
Mais lei c'est l'aristocratie terrienne qui se porte
accusatrice, e' est elle qui, se sentant compro-
mise, se trouble et se défend. Enfin, comme pour
mieux constater la tendance juste-milieu de l'in-
dustrie, il se trouve que le partidémocratique




120 INTÉR:tTS NOUVEAUX EN EUROPE.


s'associe chez nos yoisins a. ses plus implacables
adversaires, pour attaquer, a feu croisé, la Société
généra/e. Ainsi, sur cet étroit théatre, on voit en
présence, dans une question purement fillanciere,
les trois partis qui se disputentl'avenir des deux
mondes (1).


La question qui préoccupe l'aristocratie beIge
et la démocratie américaine se reproduit sous des
aspects divers chez tous les peuples de l'Europe.
L'avénement politique du travail déja consommé
ou pret a l'etre est le fait dominant du siecle, soit
qu'il s'introduise en Angleterre sons le nom de
réforme, en Espagne sous celui de statut royal, en
Allemagne et en Hongrie sous le couvert du pro-
gres commercial. Le systeme de paix qui domine


(r) QII'on vellille bien ne pas prendre ces observations pour une ac-
eusation direete eonlre l'aristocratie beIge, et n'y pas trollver un blame
jeté sur la conduite prudente da gouvernemellt. Le roí Léopold a eompris
qu'il valait mieux, 11 lOut prendre, laÍsser la Société (Jén¿,.ale 11 elle-lIlcme
et passer quelquc chose au repoussement de l' opinion dominante, que de
se séparer du parti catholique territonaI, le seul qui puisse fonder une
véritable nationalité beIge, si eette nationalilé est possible. Ce parti, de
son cóté, a promptement senti que ce qu'il yavait d'essentiellcment eos-
mopolite dans l'influenee financiere était une souree de graves dangers
pour un état dont l'avenir est précaire el les fondemens mal assurés. n
repousse la Sociéte (Jéné,·ale par le meme motif qui lui fail repousser l'imi-
tatioh des formes et l'inflacnee des ídées fran~aises. Pour lui, les banquiers
sont des propagandistes anti-nationaux. Peal.etre a-t-il raison; mais e'est
se placer sur un terrain bien difficile a conserver en plein XIX· siecle.




DE LA BOURGEOISIE. f2I


depuis 1830, et auquel la Russie sembIait seule
assez compacte pour résister, est a la fois, ponr la
bourgeoisie, le gage de sa force etla consécration
de ses destinées. Toutefois, en France seulement,
elle est arrivée aposséder le pouvoir dans cette
plénitude et cette sécurité q1.li permettent a un
príncipe de développer largement ses conséquen-
ces. C'est done en Franee que la bourgeoisie doit
etre étudiée comme sur . son terrain classique;
c'est la qu'on peut observer d'un meme coup
d'ceil tous ses instincts el tmItes ses tendances.


Elle n' a plus rien, en effet, en face d' elle, qui
puisse désormais la contraindre a dévier de sa
pente naturelle. Apres avoir·été long-temps occu-
pée, soit a vaincre, soit a se défendre, iI sembIe
qu'elle n'ait désormais qu'a se rendre digne d'un
role qu'on ne lui conteste plus le droit de jouer.
D'un coté gisent les débris du parti qu'elle a sup-
planté, dont la destinée tres prochaine est de s'ab-
sorber dans son sein; de l'autre s'éleve une faction
qui n'était dangereuse qu'autant qu'elle n'était pas
démasquée : école militaire et conquérante, qui
osait se dire américaine, parti de soldats et de pro-
consuls, qui songe bien plus a se ruer sur le monde
qu'a organiser la liberté, et dont la longúe car-
riere, du club des j acobins a nos sociétés secretes, est
jalonnéepar l'assassínat jurid~que ou l'assassinat




122 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPEo


clandestino La hourgeoisie oecupe done en France
le dewant de la scime,comme la démocratie le tient
aux États-Unis. A mesure qu'il devient plus mani-
feste que la France échappe a la domination du parti
militaire ou républicain, et qu'elle repousse cette
vie d'agitations fébriles et d'ardentes paroles, qu'm-
terromprait le silence du despotisme, il est WliI1iSi
d'un intéret plus pr.essant d'étudier le génie de la
classe a laquelle la Providence a commis les des-
tinées du monde politiqueo Cette étude serait, j'ose
le rurJ:l , le sujet d'un grand et beau livre : nous lui
consacrerons ici quelques courtes réflexions.


Quelles sont les mreurs poli tiques de la bour~
geoisie? dans quelles formes constitutionnelles
tenteront-elles de s'encadrer?


Les publicistes classiques qui ontétudié la
science du gouveruement dans les soC'iétés de pa-
rade de l'antiquité et dans la grande machine
aristocratique de l' Angleterre, ceux pour qui la
dignité des formes et lafixité des traditions sont
une condition essentielle du pouvoir, ont quelque
peine a se faire aux alIures égolstes et tatonnantes
de la bourgeoisie ame. affaireso CeBe-ci se livre
sans hésiter au seul intéret du jour; .l'avenir et
le passé sont de peu de poids pour elle; elle ne
se drape ni pour fixer les regards de la postérité,
ni pour etre digne,det; ancetres; d'un autre coté,




DE LA. 1l0URGEOISIE. 12.3


elle reste completement étrangere a cet entraine·
ment des passions démocratiques qui ne résistellt
ni a l'amorced'une victoire, ni a la séduction
d'une idée.


Casimir Perrier, ce Richelieu de la bourgeoisie,
qui mitraillait la république et contenait l'Europe,
trac;a tout le programme de la poli tique bourgeoise
lorsqu'il s'écria le premier: Le sang de ses enfans
n'appartient qu:a la France, paroles solenllelles
qu'a chaque occasion critique le pouvoir peut
répéter avec confiance, assuré qu'elles seront le
plus souvent applaudies, alors me me qu'onles in-
voquerait pour pallier une faute.


CeHe poli tique au jour le jour, sans lointaine
pr~vision comme sans fixité, se. comprend et se
justifie lorsque la vie publique est de plus en plus
absorbée dan s la liberté croissante de la vie in-
dividuelle, et quand les affections se concentrent
au foyer domestique.


On n'a pas a réclamer de la bourgeoisie ce dé-
vouement exalté qui n'est pour l'aristocratie mili-
taire que la compensation de ses avantages; elle
ne saurait porter aux affaires ces inflexibles et
habiles traditions politiques qui sont la force des
patriciats. Qu'on ne s'y troinpe pas cependant, et
qu'on n'induise pas de ces paroles deS con sé-
quences que nons désavouerjons. Nous n'esÜmons




I24 INTÉRtTS NOUVEAUXEN EUROPE.


pas que l'heure du repos ait encore sonné pour
la hourgeoisie fran~aise, et la plus grande faute
du pouvoir, ecHe qui entralne déja pour lui,
comme pour la société, de dangereuses eompli-
cations, c'est d'avoir cru qu'il pouvait la désinté-
resser soudain de toute action extérieure.


Pour que la bourgeoisie entre completement
dans les voies pacifiques qui lui sont naturelles,
il faut d'abord qüe la position de son gouver-
nement soit bien fixée en face de rEurope, et
que le grand nom· de la Franee soit prononeé
avec respect de Saint-Pétersbourg a Madrid. Il est
imp6ssibIe de fonder solidement la paix maté-
rielle au· milieu de la guerre morale. Dans l'in-
téret meme de cet avenir plus prospere et plus
calme, on doit prendre des positions,· suppléer
aux sympathies qu'on nous refuse par des eombi-
naisons fermes en me me temps que prudentes;
iI ne f~LUt pas surtout que la Franee se sente iso-
lée, et que son immense aetivité reste san s ali-
ment, car elle déchirerait ses propres entrailles.
La eolonisation sérieuse de l' Afrique, la tutelle
poli tique de l'Espagne, ces deux mesures sor-
taient impérieusement, non .dll génie meme de la
bourgeoisie, mais de notre si tuation vis-a;'vis de
rEurope, qui doit eomprendre qu'entre nos
mains sont passées ces clés de l'antre des tem-




DE LA BOURGEOISIE.


petes dont un ministre étranger s'était fait des
armes, et vis-a-vis des passions intérieures, aux-
quelles il faut donner quelqne pature. En Afrique
et en Espagne, ce seraient la gnerre et la liberté
sans prapaganue, la guerre civilisatrice, la liberté
monarchique; ce serait, en un mot, l'habile et
précieusg transition du génie du passé au génie
de l'avenir.


Si l'unité· de l'Eurape devient jamais passible,
ce sera durant cette ere de la baurgeoisie mor-
telle aux vieiHes nationalités, ou les mceurs se-
rant soumises a l'action des memes principes. La
presse et la banque, ces machines a vapeur ap-
pliquées a l'intelligence et a la richesse, établi-
ront une circulation d'idées et de capitaux te11e-
ment rapide, que ses conséquences poli tiques
échappent a toutes les prévisions, ou plntot les
autorisent toutes. La patrie, qui, a des titres di-
vers, est, pour les démacraties comme pour les
castes aristocratiques, une unité vivante et sacrée,
ne sera guere, aux yeux de la classe gouvernante,.
qu'une vaste agglomération d'intérets. La terre
elle-meme perdra de plus en plus ce caractere pa-
triarcal qu'ellea si long-temps revetu, pour devenir
un simple instrument de praduction , une so1'te
de valeur mobiliere constamment échangeable.


Ceci conduira forcément a un systeme d'ac-




126 JNTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.


tians, déja plus qu'une simple théorie, et qui
semble seul pouvoir concilierl'extreme subd~­
vision des fortunes avec les conditions de l'ex-
ploitation agricole. Nos neveux verront proba-
blement coter aussi couramment en bourse les
actions territoriales que les aétions industrieUes.
Alors l'reuvre sera consommée, et la terre aura
cessé d'avoir une voix pour parler au creur de
l'homme; alors les sotivenirs des temps passés ne
sanctifieront plus ses demeures, et la famille de-
viendra pour lui le siége unique de ses joies , le
centre de sa vie morale. La terrible bande noire
qui se rue sur nos tourelles, et que nous pour-
suivons de nos imprécations, accomplit, je le
crains , une reuvre providentielle; elle nivelle le
sol comme d'autres ont nivelé la sodété.


A cet égard, les habitudes subisscnt graduelle-
roent une révolution dont on n'a pas encore la
conscience complete. Ce ne sont pas seulement
les grandes existen ces qui sont frappées a mort
parmi nous, ce sont encore toutes les existen ces
de loisir. La propriété par elle-meme ne suffira
plus pour donner une position; l'on devra, moins
encore a raison de son exiguité que par suite de
l'exigence des mreurs, y joindre une profession
libérale, ou combiner la possession de la terre
avec l'exercice actif d'une industrie. Peu de géné~




DE LA BOURGEOISIE.


rations s'écouleront avant que les propriétaires
.a!nateurs ne deviennent tous des propriétaires
utiles, acceptant de l'agriculture non plus ses
distractions et ses plaisirs, mais ses théories sa-
vantes et ses pratiques laborieuses, ses sueurs
quotidiennes et ses chances incertaines.


On ne pourra maintenir long-temps en France la
distinction si comprise encore en Angleterre entre
la landed-propertyet la monneyed-property. Voyez
déja depuis vingt ans nos grands propriétaires de
forets de venus presque tous maitres de forges; et
l'une des découvertes capitales du siecle, la distil-
lation de la bettcrave, ne va-t-elle pas créer 1'as-
sociation la plus étroite de l'industrie manufactu-
riere avec la culture agricole? Les nouveaux
assolemens qui s'introduisent dan s nos provinces
reculées, depuis la garance et le colza jusqu'a la
pomme de terre a convertir en fécule, n'alterent-
ils pas tous les jours les habitudes immobiles des
propriétaires fonciers? N ous sommes bien pres
d'une époque oú les colonnes du rentier paternel
ne fixeront plus le chiffre du budget annuel; il
faudra payer de sa personne et de sa pensée, sou-
tenir des concurrences, essayer les méthodes nou-
velles, deviner les débouchés; en un mot, etre
constamment a la queue de sa fortune pour l'em·
pecher de s' envoler.




J :Ú~ INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
o n faut le réconna!tre, les besoins s'étendent


trop chaque jour pour qu'on se résigne a viv;'~
sans stimnlant dans l'oisive obscurité d'une vill~'
ou sur son chaÍnp héréditaire, sans essayer d'é-
tendre son aisance, au risque meme d'y compro-
mettre son bonheur. o


L'on comprend les habitudes casanieres, lors-
que l'horizon a pour centre le docher de la ville
natale, et qu' on trouve, pour ainsi dire, toute sa
vie sous sa main. Mais aujourd'hui que les in-
fluences parisiennes descendent jusqu'au fond du
dernier hamean, y souf{]ant des reyeS d'ambition
et de gloire, associant les plus hllmbles existen ces
aux plaisirs les plus délicats de l'intelligence et du
gout; bientot surtout que les distan ces auront dis-
paru, que les villes déverseront sans cesse, au
sein l'une de l'autre, leurs flcits pressés et con-
fondus, une immense révolution ne se consom-
mera-t-elle pas dans les mreurs comme elle s'est
opé,rée dan s les lois? révolution melée de biens
et de maux comme tOlltes les grandes révolutiolls
humaines; reuvre providentielle qui ne s'arretera
pas plus devant nos cr:itiques, qu'elle n'a besoin
pour avancer de nos éloges.


La conque te avait assis en Europe l'idée du pou-
voir politique sur eeHe de la possession d,e la terreo
La révolution franc;aise a en pom objet de faire




UE .T...A nOURGEOISJ}~.


pénétrer entre ces deux idées ceHe du droit de l'in-
telIigence. Sur cette double base s'organiseaujour-
d'hui le gouvernement de la bourgeoisie, fixe dans
les principes, et toujours mobile dans les per-
sonnes; changeant sans cesse d'instrumens, selon
les chances de la fortune, que les nécessités du
temps coritraignentchacu~ a courir, mais se main-
tenant toujours, envers les classes inférieures, dans
des rapports de tuteHe et de patronage; rapports
que les efforts de la démocratie ne parviendront
pas a changer, bien que l'esprit du christianisme,
devenu la philosophie pratique de la société mo-
derne, tende sans cesse a les rendre plus doux et
})}us paternels.


Que si l'on se demandait maintenallt quelles
institutions s'assortissent au génie de la classe
moyenne, 011 devrait reconnaltl'e que l'uniformité
des mceurs appelle l'uniformité administrative, que
la rapidité des transactions, la liaison et la multi-
plicité des intérets, poussent le pouvoir vers une
centralisation puissante.


On ne prétend pas établir d'une maniere absolue
que la centralisation soit de l'essence du gouver-
nement bourgeois. Il se peut qu'a cet égard cha-
que peuple maintienne l'empire de ses habitudes et
ele son génie. Cependant comment ne pas recon-
naitre quelqllc chose d't'millcmment centraliste


1. 9




130 INTÉRETS NOI1VEAUX EN EUROPE.


dans le bill de réforme, par exemple, et dans les
mesures administratives que, durant son dernier
ministere, sir Robert Peel lui-meme présenta au
parlement britannique en exécution du bíll de lord
Russell, son prédécesseur? Comment nier qu'en
Amérique cette grande faction fédéraliste, qui n' é-
tait au fond qu'une sorte de parti bourgeois, formé
un siecle trop tut, n' eut sur cepoint des disposi-
tions fort prononcées? Enfin comment ne pas s'ar-
reter au spectacle instructif qu'offrent en ce mo-
ment les Pays-Bas, cette terre classique des vieilles
franchises et des libertés locales? On voit la:
comme en France, l'école du juste-milieu en lutte
contre le libéralisme sur les questions de principes,
contre l'aristocratie sur les questions d'organisation
intérieure, se préoccuper surtout du soin de con-
quérir pour le pouvoir des attributions qu'il n'a
jamais eues, ou qui lui étaient échappées.


Mais a quoi bon les inductions en présence du
fait le plus caractéristique du siecle?


Si une idée poli tique a poussé vite de pro-
fondes racines, c'est, sans nul doute, la division
administrative du territoire fran<;ais et la con-
stitution que l'an VIII ya supel'posée. Dire a un
grand peuple : Vous allez cessel' d'entendre les
noms qui jusqu'ici ont retenti el vos oreilles; ces
provinces dont vous aimez les traditions, eette




DE LA BOURGEOISIE.


gloire locale dont VOUS etes fiers, tout eela va s'é-
vanouir en un jour; votre histoire sera pilée dans
un mortier, sans qu'ilen reste uneseule page; puis,
en place de ces antiques souvenirs vous aurez
quatre-vingt-six cases d'échiquier, découpées au
hasard selon le cours d'une rivÍl~re inconnue ? Tenir
d'autorité un tellangage au peuple le plus intelli-
gent ·du monde, cela para!t étrange; etre obéi
sans résistance, cela doit paraitre plus étrange
encore. L'avenir pourtant consacra promptement
cette tentative. L'assemblée constituante rajeunit
la Franee en la lanc;ant, dégagée de son passé de
quatorze siec1es, dans une ere alors bien sombre;
reuvre d'audaee et de foi qui est a elle seule la ré-
volution tout entiere.


La division départementale préparait cette mo-
bilisation de la terre, cette subordination de l' é-
lément historique ou fixe a l'élément industrielou
viager, sur laqtielle doit reposer en Europe le
gouvernement de la bourgeoisie. En 1789, la con-
stituante en proclama le principe; combattu cin-
quante ans, il n'a définitivement conquis le pou-
voir qu'au 13 mars 1831.


Malgré toutes les idées qui se sont fait jour de-
puis sept ans, on n'a tenté aucune attaque vraiment
sérieuse contre l'ensemble de nos institutions ad-
ministratives. L'école démocratique s'est presque




132 INTiRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


toujours maintenue dans la sphere de la politique
générale, abordant surtout les questions diploma-
tiques, paree que la guerre eouve toujours au fond
de sa pensée comme le levain par lequel elle fer-
mente. Elle a compris que le pays ne la suivrait
pas si elle engageait le combat eontre les seuls in-
térets vraiment vivan s parmi nous. Aussi a-t-elle
parlé de réforme et d'irresponsabilité royal e , et.
fort peu de décentralisation ou d'administration
collcctive. Elle a voulu la guerre contre toute
l'Europe san s vouloir sérieusement une attribution
de plus pour nos conseils municipaux.


Cependant si l'avenir prochain de la Franee ap-
partenait a la démocratie, si le selfgoyernment ten-
dait a prévaloir parmi nous, le premier índice
de ce mouvement ne serait-íl pas l'affaiblissement
du systeme fondé sur le principe opposé? 01', en
représen tan t par des noms prapres les diverses frac-
tians parlementaires de l'apinian bourgeoise, n'est-
il pas évident que M. Thiers est encare plus cen-
tralisateur que M. Guizat, et que M. Barrot hésite
a campromettre le succes de ses théaries politiques
par la complete énonciation de ses théories mu-
nicipales?


A cet égard, quelques illusians étaient pel'mises
en 1830, et, paur nofre compte, nous déclarons
les avoir jusqn'a un certain point partagées. L'er~




DE LA BOURGEOISIE. 133
reur venait de ce que l'on considérait l'organisa-
tion administrative de la France comme relevant
directemellt de Napoléon, tandis que son principe,
pr~clamé en 89, s'enlac;ait étroitement a l'avéne-
ment poli tique de la bourgoisie. Il eut faUu com-
prendre que si l'empire en fit un puissant instru-
ment de guerre, cette organisation est par elle-
me me essentieUement pacifique et productrice,
qu'elle se combine avec une grande somme de li-
bertés politiques, ne s'arretant que Vi OU nos
mreurs elles-memes s'arretent.


Pour peu que l'on ne soit pas étranger a l'ad-
ministration, on doit savoir, en effet, et c'est ici le
point capital de la question, que les préfets ont plu-
tót a stimuler les localités qu'a les con ten ir ; que
presque toutes les innovations, dans l'administra-
tion des départemens et surtout dans celle des com-
munes, s'operent sur I'initiative instante de l'auto-
rité, et que les conseils locaux sont plutót d'u-
tiles moyens de contróle et de résistance que des
instrumens hardis d'impulsion. Faut-il dire pour-
quoi? C'est moins encore paree que la France n'a
pas l'habitude de faire ses affaires eUe-meme, que
paree que rien ne se faisant sans argent, les con-
seils locaux hésitent presque toujours a en donner.
Un sous-préfet dans sa modeste circonscription, un
préfetdans la sienne, sontasse7, portés, par leur inté-




134 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
ret meme, a concevoir des vues d' ensemble, a former
des projets dont l'exécution jetterait de l'éclat sur
leur administration , sans leur créer personnelle-
ment aucnne charge. Mais ces projets débattns au
sein des conseils départementaux et municipaux
se résolvent inévitablement en centimes addition-
neIs. lci c'est la propriété qui resiste a une sur-
charge; la c'est le peuple des cabarets qui proteste
contre un octroi nouveau. Partout la résistance
vient de l'élément local, partout l'initiative semble
inhérente a l'élément centraliste.


Lorsqu'on a voulu sérieusement dispenser l'in-
struction primaire, la loi du 28 juin 1833 a dil
faire taire les théories pour imposer de droit des
centimes spéciaux; lorsqu'on a conc:;u comine
chose sérieuse l'amélioration de la voirie vicinale,
la loi du 2. 1 mai 1836 a dil armer les préfets de
droits exorbitans en principe, mais évidemment
nécessaires; elle est allée jusqu'a les constituer ré-
gulateurs supremes de l'impot entre les communes
intéressées. Et ces lois, cependarit, n'ont-elles pas
été accueillies comme un double bienfait?


Aussi voyez quel retentissement a obtenu la ré-
.surrection provinciale si bruyamment vaticinée
par le parti légitimiste. Vingt gazettes se sont vai-
nement évertuées a rendre a la circulation ces
frustes médailles. Pendant qu'elJes s'élevalent avec




DE LA BOUl\GEOISIE. 135
une indignation de commande contre le despo-
tisme de la centralisation parisienne, doublures
sans inspiration propre, elles le subissaient jusque
dans ses plus tristes exigences.


A la résurrection provinciale, l'école de droite
ha d'une fa«;;on non moins infructueuse l'idée de
l'aumiuistration gratuite. Étrange tentative que
de jeter une théorie, accessoire obligé d'une
constitution aristocratique, au sein d'une so-
ciété ou tout la repousse! l'établissement du'sa-
laire pour tous les services publics est, en effet, la
conséquence la plus directe du gouvernement par
la classemoyenne. Les raisons en sont si évidentes,
qu'il semble fort inutile de les déduire. Dans un
siecle ou chaque génération est contrainte de se
faire a elle-meme sa place, ou, en face d'une om-
hrageuse puhlicité, le pouvoir n'offre guere que
des difficultés sans compensation, sa conquete
impose trap de sacrinces pour qu'elle soit vive-
ment poursuivie par la classe riche, qui peut le
plus aisément s' en passer.
_ .La scissioll opérée par la révolution de juillet


entre le gouverllemellt et l'allcienne aristocratie
s' affaiblira sans doute, dans ce sen s que les fils se-
ront étrangers aux répugllances de leurs peres.
Mais tenollS pour certaill que les existences de
loisil', chaque jour plus restreintes et plus rares ,




136 J NTÉRÉTS NOUVEAU X EN EUROPE.
se gardel'ont d'engager dans la vie publique une
indépendance qui contrasterait d'une maniere trop
marquée avec la situation générale ponr etre un
titre a la faveur publique. A cet égard, le gouver-
nement de la bourgeoisie en Europe ne pent man-
quer de subir les memes lois que celui de la dé-
mocratie en Amérique. Le salaire pour les fonctions
municipales, reconnu par la vieille organisation
bourgeoise des Pays-Bas, s'introduira nécessair.e-
ment en France, la du moins oú ces fonctions
¡mposent des soins assidus et a bien dire ex-
clusi[".


Je crains fort, cal' je redoute toujOUl'S la con-
séquence derniere d'un príncipe, que la théorie
du salaire ne rec;oive forcément une application
plus grave encore. L'indemnité pour la représen-
tatíon llationale en semble le corollaire rigoureux.
Si l'opposition, au líeu de re muer le vieux terrain
révolutionnaire ou les idées ne germent plus, avait
pénétré plus avan t dans les mreurs contemporaines,
elle aurait comprís la puissance de cette donnée
plus facile a faire accepter au pays que tant d'au-
tres si vainement émises par elle, et d'une portée
bien autrement sérieuse, bien autremeIit dange-
reuse peut-etre, mais inévítable dans l'avenir.


On vient de dire que, relativement aux fone-
tions publiques, la France était plaeée sur une




DE LA BOURGEOlSIE.


pente analogue a ceHe des États-Unis: ajoutons
pourtant qu'avec le príncipe électif, base désor-
mais consacrée de nos ínstitutions poli tiques et


. administratives, semble devoir se combiner de
plus en plus un autre principe destiné a devenir
en meme temps son complément et son contre-
poids. Je veux parler du concours ou de l'épreuve
scientifique.


Cette épreuve est déja l'initiation obligée a beau-
coup de carrieres, et ceUe initiation tend a se gé-
néraliser graduellement. Ce principe n'a rien d'a-
méricain; iI appartient essentiellement a l'Europe
et au gouvernement de la bourgeoisie: c'est le
droit de l'intelligence légalement reconnu, c'est la
concurrence introduite dans le domaine de la pen-
sée. Peut-etre l'avenir verra-t-il l'épreuve scienti-
fique imposée comme condition d'éligibilité aux
divers degrés de la hiérarchie, soit poli tique , soit
administrative. Alors la souveraineté natíonale
trouverait toujours une limite hors d'elle-meme,
et le droit constitutionnel de l'Europe serait fondé
en regard de celui du Nouveau-Monde.


Une autre conséquence que semble entrainer
l'organisation de l'administration franc;aise sur ce
double príncipe, c'est un personnel nombreux et
un salaire égal, sinon supérieur, a celui que peut
assnrer l'industrie privée. Des esprits graves ont




138 INTÉRihs N6UVEAUX EN EUROPE.
déja présenté, a cet égard, des réflexions d'une
haute portée, qui, si elles ont pu contrarier les
atanomistes de budgets, n'en sont pas moins
fort politíques. Dans un temps OU l'éducation
libérale est aussi répandue, il faut que les ser-
vices publics servent de débouchés a toutes les
capacités constatées. Au moyen-age, l'église était
ce grand corps, OU l'aristocratie de l'intelligence,
opprimée par celle des armes, retrouvait l'égalité
pour s'élever a la domination politiqueo Les rap-
ports du catholicisme et de l'état ont dli changer
daÍls les temps modernes. L'église, qui accepte
toutes les formes paree qu'elle ne dépend d'au-
cune d'elles, n'a ll)aintenu que son existen ce spi-
rítuelle, et l'administration est devenue le sacer-
doce de la société.


Quoi qu'il en soit, les choses vont si vite chez
nous, que l'admission des capacités, déja clas-
sées par la loi, a la jouissance des droits politi-
ques, est désormais un faít fatal et prochain. Du
reste, sans se faire nulle illusion sur la portée de
cette capacité légalement constatée par l'inscrip-
tion sur la seconde liste du jury, on peut penser
que, les résllltats de cette adjonction trop redou-
tée de quelques esprits ne seront nullement hos-
tiles au príncipe qui l'aura fail prononcer. Ce
principe n'a ríen de démocratique par sa nature,'




DE LA BOURGEOISIE.


car, toute mal fondée que puisse etre souvent en
fait cette présomptioll d'intelligence, elle a une
haute importan ce en droít, et exclut plus rigou-
reusement meme que le cens en argent, la doc-
trine américaíne de la majoríté numérique. Ainsi,
et non autrement, s'opérera dans l'avenir la ré-
forme électorale; et celle-Ia sera la derniere, tant
que domilleront les illtérets actuels. Quant a I'a-
balssement du cens, cette réforme selon les vreux
de la droite, ríen n' annonce que l' opinion y ten de.
Le cens est, comme le doctorat, une présomption
légale de l'aptítude politíque, et sí 1'0n y touchait
jamais, ce serait moíns peut-etre pour le descendre
que pour l' élever.


Nous venons de dessiner cette physionomie
bourgeoise qui se forme par tou,te l'Europe, a me-
sure que le propagandisme révolutíonnaire et le
propagandísme absolutiste perdent l'un et l'autre
de leur native énergie. Chaque peuple maintiendra
sans doute, sous ce couvert uniforme, l'empreinte
de son génie. Les uns ne laisseront au pouvoir
que ce qu'ils ne pourront pas lui oter san s tom-
ber dalls l'anarchie; les autres ne.lui reprendront
que ce qu'ils devront se réserver pour etre libres.


La Franee marche la premiere dans cette ca-
tégorie. Elle s' est fait d'un pouvoir fort une ha-
bitude séculaire; et si elle est jalouse de le tenir




J 40 JNTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
constamment sous son controle, elle met peu de
prix a le partager.


La France ressemble fort a l'homme de bonne
maison, qui préfere chasser son intendant lorsqu'il
fait trop mal ses affaires, que de prendre la . peine
de les faire lui-meme. ~évolutionnaire e~ apathi-
que a la fois, entravant le pouvoir sans le prendre,
le génie d'association lui manqúe, et rien n'an.
non ce encore son réveil. Ce principe est pour
elle une abstraction qu'on a fait disparaitre de ses
lois sans que le sentiment public s'en soit ému.


C'est qu'en effet, san s parler des miracles de
l' association morale, q ui, en Amérique, déracille
des vices et change des habitudes invétérées, de
ceux de l'association religieuse et politique, a la-
quelle 1'Irlande doit sa délivrance; en laissant de
coté ces entreprises colossales, par lesquelles les
États-Unis ont peuplé leur continent et les Anglais
conquis les Indes, la France ne saurait citer un
seul essai a mettre en parallele meme avec les en-
treprises les plus usuelles dans les Pays-Bas. Ses
compagnies commerciales ont presque toujours
été la risée du monde; en ce genre, elle a presque
toujours imité les autres, sans avoir jamais foi sé-
rieuse dans ses efforts. Sur cette terre, ou les idées
se joignent si étroitement, il semble que les capi-
taux s' évitent. Sous ce rapport, la France n' est guere




DE LA :nOURGEOISIE.


plus avancée qu'elle ne l'était il y a deux siecles;
el l'idée que l'initiative appartient au pouvoir en
toute matiere d'utilité publique, que nul intéret
privé ne saurait suppléer son action, n'a guere été
ébranlée dan s la nation par des théories demeu-
rées jusqu'a présent sans applications pratiques.


Je suis disposé a admettre que e'est la un véri-
taLle maIheur; mais ce fait est d'un entetement
inexorable. En France, iI faut consentir a faire
beaucoup par le pouvoir, ou se résigner a faire fort
peu de chose. Mon tempérament me fait, je le con·
fesse, regretter de n'etre pas, sur ce point, Amé-
l'icain, Anglais ou Be]ge; mais les natíonalités ne
se trahsvasent pas l'une dans l'autre, et les peuples
changent leurs institutions sans changer leur na-
ture.


Sachons, d'ailleurs, reconnaitre que la plupart
des objections dirigées contre le principe de la
centralisation (on 'comprend assez qu'il ne s'agit
pas de ses ahus) demeurent chez nous sans appli-
cation véritable. On met chaque jour, par exemple,
en regard de la lenteur d'exécution, des procédés
ti mides el routiniers inhérents a l'aclministration
générale, ce que le génie local de la libre associa-
tíon enfante clans d'autres contrées; puis au tableau
de l'Amérique faisant circuler la civilisation sur les
l'outes en fer et les canaux innombrables qui sil-




142 INTÉRhs NOUVEAUX EN EUROPE.


lonnent son territoire, on oppose l'immobilité de
la France, ou des entreprises grandes et fécondes
s'operent si rarement et a si grand'peine: contraste
plus apparent que réel, que la réflexion ne doit pas
hésiter a repousser.


Si trac;ant, en effet, un parallele entre l' reuvre
de la force centralisante en France et celle des
forces libres en Amérique, depuis cette année so-
lennelle qui détermina pour ces deux pays les
formes de leur organisation sociale (1), ron oppo-
sait au tableau, si grandiose, du reste, des ré-
publiques transatlantiques, cebú de nos longs
efforts pour faire notre révolution et pour la dé-
ff.mdre si ron montrait la France conquérant l'Eu-
rope, puis payan t le tribu de sa ranc;on sans
succomber sous deux invasions formidables, ~t
qu'on la lit voir, apres les plus mauvais jours,
reprenant, heureuse et prospere, sa place a la tete
des monarchies constitutionnelles, jetant son 01'
a tort et a travers en Espagne, en Grece, a AI-
ger, puis a Anvers, a Constantine, partout ou une
idée se trouve engagée; si l' on calculait enlin ce
que la centralisation a donné de force a la républi-
que, a l' empire, a la restauration et au gouver-
nement de 1830, a coté de cette masse de rÍ-'


( [) On san 'N~ lacons titulion actnelle de l'Uruon remonte a 1 789,




DE LA :BOURGEOISIE.


chesses et d'efforts, les rail-ways, les machines
et les bateaux a vapeur amérieains feraient, je
le erois, une assez mesquine figure.


Que si ces efforts ont presque toujours été
perdus pour la prospérité publique, si la France
a versé le meiHeur de son sang et usé ses trésors
en des querelles stériles, prenez-vous-en a sa po-
sitian continentale, qui líe forcément son sort a
eelui de tous les grands états de l'Europe; deman-
dez-en eompte surtout a ces luttes passionnées
ou se consume si tristement sa vie. Félieitez les
États-Unis d'échapper a de telles épreuves; mais
ne taxez pas d'improductif le principe gouver-
nernental sarti de 89; ne niez pas qu'il ne puissc
devenir le levier d'une incomparable prospérité.


La nature, qui a prédestiné la France él un
gouvernement central, semble aussi, comme on
l'a dit souvent, l'avóir faite monarchique. Cette
maxime a rel,{u la haute sanction de l'expérience
et des évenemens. Qu'on ne s'abuse pas cependant
sur ce point, et qu'on se garde d'illusions dange-
reuses sur le rOle politique aujourd'hui déféré a
la royauté: Si , depuis sept années, elle achaque
jour étendu la sphere de son action, avec l'assen-
timent manifeste du pays, comprenons bien qu'on
doit moins l'attribuer aux ten dances naturelles
de l'opinion qu'aux cireonstanees extraordinaires




144 I::S-TÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
que ce pays a traversées. Lorsqu'une grande
nation vit, pour ainsi dire, sous la tente, li-
vrant un combat par j our a l' anarchie, il faut un
homme pour conduire cette guerre et organiser
la résistance. 01', quand un prince se montre á
la hauteur de l' reuvre que la llécessité seule lui
avait d'abord fait départir, le sacre des baIles et
l'honneur d'un immensesucces donnent au roí
une puissance a laquelle il ne faudrait pas me-
surer la puissance meme de la royauté.


Qu'on ne se fasse pas illusion: observée dans
ses rapports naturels, dans sa situation normale,
vis-a-vis de la royauté, la bourgeoisie sera in-
quiete et réservée. Elle redoutera constamment
son allianee avec les débris du passé, tant qu'ils
n'auront pas disparu, avec l'Europe OU ce passé
est vivant encore, La royauté aura done a s'effaeer
pour qu'on ne l'aecuse pas de se eréer une poli-
tique a part et une influence en dehors des inté-
rets par lesquels elle existe. Ceux-ci lui rappelÍe-
ront avec hauteur leur puissance et son berceau;
fort éloignés de l'indépendance républicaine, ils
n'en auront pas moins l'aspérité de langage; et
ron peut prévoir que, du jour ou ces intérets
seront eompletement rassurés sur les périls du
dedans et du dehors, la maxime: Le roi regne
el ne gOllverne pas, tendra a redevenir, pour Ja




DE LA BOURGEOISIE.


])oul'geoisie, la regle du droit constitutionnel,
comme: le sang de ses enfans n'appal'tient qu'a
la Franee, l'estera le dogme de son droit inter-
national. L'on yerra concurremment s'étendre la
centralisation et se circonscrire l'action monar-
chique; la royauté sera presque toujours battue
sur les questions politiques, lorsque ses agens,
dans l'ordre administratif, l'ecevront peut-etre des
attributions nouvelles. L' on ne réclamera pas,
póur les conseils-généraux, le droit de proposer le
classement d'une route vicinale; mais on exigera
ponr les chambres celui de sanctionner les trai-
tés: l'on trouvera simple que les préfets imposent
d'office les communes, l).1ais si leroi voulait qu'on
se présentat chez lui en tenue de conr, le frac noir
gramlirait tout-a-coup jusqu'a la dignité d'habit
patriotiqne. Que faire a cela? si ce n'est d'accepter
sans mauvaise grace ce qu'on ne peut empecher?


Ne mettez pas les croyances monarchiques a de
trop fortes épreuv.es; surtout ne faítes point un
dogme de ce qui n'est qu'un intéret; que la
royauté ne cherche pas dans les prestiges impuis-
sans de 1'antique monarchie une force qui reposera
exclusivement, pour elle, sur l'ordre maté riel et
la régularité administrative.


En résumé: le gouvernement par l'opinion pu-
blique, et l'administration par le ponvoir; l'ini-


1. lO




146 INTÉRETS NOUVE!.UX EN EUROPE.
tiative a celle-la sur toutes les q!Jestions politi-
ques, a celui-ci sur tous les intérets matériels : tel
est le symbole de l' école bourgeoise, qui n' est
rien moins qp.e révolutionnaire san s etre pOUl' cela
plus monarchique.


Deux élémens combinés constituent la bour-
geoisieconsidérée comme puissance sociale : l'in-
dustrie et la science, l'influence qu'assurent les
~apitaux et le droit prépondérant que réclame
l'intelligence. Jusqu'a 13 mars 1831, la lutte fut
entre la démocratie et la bourgeoisie, ou, pour
se placer a un point de vue plus européen, entre
le génie gu.errier et le génie pacifique: aujour-
d'hui elle n'est plus qu'entre les deux élémens
constitutifs de l'ordre nouveau, qní aspirent non
a s'entre-déduire, mais a dominer l'un sur l'autre.
La querelle de la doctrine et du tiers-parti n'a
pas une moindre portée. e'est, pour grossir les
choses afin de les faire ressortir, la lutte entre le
hautain despotisme de la chaire et l'esprit impo-
litique clu barreau; et cette l!Jtte, avec ses oscil-
lations diverses, durera autant que la monarchie
actuelle, qui est comme le point d'équilibre de
ces forces opposées.


A ces dem: poles viendra se rallier, par une af-
finité secrete, tout ce qui, d'une part, dan s l'an-
cienne aristocratie, de l'autre dans l'école dém 0-




DE LA BOURGEOISIE.


cratique, voudra entrer dans le mouvement de la
société telle qu'elle est assise de nos jours. Puis,
en définitive, si a l'exemple du fédéralisme en
Amérique, le doctrinarisme succombe sons des
forces plus Hombreuses, le tiers parti , fondu dans
l' opposition dynastique, se trouvera face a face
avec la démocratie, qui, elle aussi, n'aura rien
appris ni rien ouhlié. Alors la hourgeoisie, privée
de 1'un de ses élémens eonstitutifs, tenterait pro-
bablement une résistance vaine; le parti popu-
laire triompherait sans que la Franee se fut pré-
parée a supporter cette victoire, et l'on serait sorti
de la monarchie sans etre en mesure de s' établir
dans la république. Tel apparalt l'avenir avec ses
dangcrs et ses chanees, a venir que les partis s' es-
timent sur le point de saisir, et qui, pour des
anné~s, on peut l' espérer, doit s' enfuir encore
devant eux.


Nous voici arrivé aux limites de eet article, et
je m'aper<;ois que la principale question nous
échappe. Nous avons montré la bourgeoisie ex-
ploitant l'Europe comme une grande usine, 1'0r-
ganisant comme une ruche d'aheilles, constituant
simultanément dans son sein le mandarinat de la
science et la hiérarchie du travail. Mais, certes,
ce résumé serait la critique la plus sanglante d'Ull
tel avenir, l'anatheme le plus décisif prononcé sur




148 JNTÉRlhs NOUVEAUX EN EUROPE.
1ui, si une haute inspiration mOl'ale Be venait 18
légitimer et le vivifier.


L'homme ne vit pas seulement de pain, et ses
destinées, dans le temps, préparent ses destinées.
immortelles. Pour lui, la terre ne sera jamais
qu'une figure qui passe, la vie que le reve d'une
ombre. Vainement rendrez-vous eette terre plus
riehe et plus helle: a moins de supprimer la mort
et d'étouffer ees dégoúts profonds, préeurseurs
d'une autre félieité, votre apothéose de l'industrie,
et vótre réhabilitation de la chair seront toujours
des dérisions ameres ou des théories repoussantes.
11 faut une religion a l'homme pom qn'il pnisse
supporter la vie, il en faut une aux soeiétés poul'
qu'elles subsistent. Ceci est compris de nos jours
mieux que jamais, cal' le temps des grandes 1~1Í­
seres est aussi eelui des grands· enseignemens. Si
done la bourgeoisie a relju missioll sociale , si elle
doit reliel' les intelligeuces, elle doit etre reli-
gieuse elle-meme. Il lui fant un principe de dé-
vouement, c'est-a-dire de foi. Hors de la, toutes
les prétentions de l'école organique et gouverne-
mentale resteront des déclamations sans portée.
Cornment et dans quels rapports avee l'ordre po-
litique le sentimellt religieux doit-il se produire,
sons le gouvernement de la bourgeoisie ?


La premiere mission de ce gouvcrnement e'est




DE LA. .BOURGEOISIE.


tie lllol'aliscl' le peuple, en améliorant sa eondition
matérielle. 01', moraliser le peuple, e'e1;t lui rendrc
ses croyanees : e'cst l'elllever au matérialisme gros-
sier de sa vie pOU!' f:üre arriver jusqu'a lui l'en-
seignement religieux dont la tradition semble par-
fois prete a s'interrompre; c'est rapproeher le
peuple du clergé et le clergé du peuple.


La morale du ehristianisme sans le dogme est
une idéé qu'on ne trouve plus que dans les É¡;an-
giles-Touquet et les cabarets de province. eette
morale, en effet, ne repose pas sur les rapports
de l'homme a l'homllle, Illais sur les rapports
de l'holllme au Dieu sauveur. Ces rapports ne
sont pas senlement eeux de J'etre créé a la force
eréatrice, mais bien ceux de l'etre faible et cou-
pable a la puissance infinie, par les mérites d'un
médiateul', faible comme l'une, infini comme
l'autre. La morale du christianisme, aussi bien
que son dogme, se résume en un seul mot : Expia-
lion. 01', ce mot-Ia n'appartient ni á la science du
droit naturel, tel que l'enseignent Puffendorff et
llllrIamaqni, ni a cet autre droit que les encyclo-
pédistes <In dix-huitieme siecle prétendaient lire
gravé en traits de feu, au fond du sanctuaire de
la conscicllce.


Ceux qui estiment pouvoir moraliser l'homme
san s croyances, cedent a une double illusion, en




150 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


adrríettant qu'ils se la fassent. e'est supposer d'a-
bord qu'il trouve en lui-meme, avec l'instinct ¡nné
du bien, une force sllffisante pOLIr le suivre; c'est
croire de plus que le dévouement anx miseres de
l'humanité n'a pas besoin, ponr poursllÍvre 5a
tache héro"ique, de sentir la main de Dien reposer
sur lui, et que ce dévouement se sert 11 lui-meme
de but et de récompense.


Telle est l'erreur de la philantropie, élaboration
artificielle et compassée, vertu d' Académie qui
tient registre et pro ces-verbal de ses inspirations,
délibere sur les doulellrs du pauvre et les an-
goisses des cceurs désespérés autour d'un tapis
vert, par]ant avec fen devant une galerie qni ne
manque pas d'applandir, devant un sténographe
payé pour recueillir et ces applaudissemells et ces
paroles.


Je respecte fort les intentions des philantropes;
mais, ne leur en déplaise, livrés a eux-memes, ils
sont radicalement impuissants, ce sont les ennu-
ques de la religion. Qu'on me comprenne pour-
tant, pour ne pas tirer de ma pensée des inductions
directement contraires a ceHes qu'el1e comporte.
Moins que personne j'entends nier les immenses
services rendus par la philantropie, lorsqu'il s'est
agi de concevoir des institutions en rapport avec
les besoins du temps, d' organiser la charité, et




DE LA EOURGEOISIE. J 51
d'en diriger le mécanisme. Rien de plus utile, de
plus admirablement social, que la philantropie a
l'état pur de science. Les rapports des hommes entre
eux se sont si prodigieusement modifiés depuis deux
siecles, le travail et la propriété se sont produits
sons un aspect si nouveau, le crédit a conquis une
puissance si long-temps ignorée, quele dévouement
aux classes pauvres et souffrantes doit incontesta-
blement se manifester sous des formes tres diffé ..
rentes de celles qu'il affecta long-ternps. Nul doute
que l'aumane, par exemple, telle que la pratiquait
la vieille Europe catholique, ne puisse etre rempla-
cée par un mode de secours plus frnctueúx et plus
moral; nnl doute que la prépondérance de l'in-
dustrie. et mille mItres causes combinées ne pto-
duisent chaque jour des besoins nouveaux auxquels
iI doit etre satisfait par des institutions nouvelles.


Mais que la philantropie soÍt modeste si elle as-
pire a etre utile; qu'elle se renferme dan s la partíe
technique de l'économie sociale; qu'elle se borne
a l'étude des procédés en laissant a la religion le
soin de les féconder.


Notre siecle est fiel' a bon droit de ce vaste en-
semble d'institutions populaires qui, saisissant
l'horntne des le berceau, ouvrent a l'enfance des
sources d'instruction facile, atent a la femme les
soucis de la maternité en lui en laissant les don'




,., , A


13:& INTERETS NOUVEAUX EN E1.JIWPE.


ceurs, assurent au vieillard un asile pou!' ses del'~
niers jours, et rendent au eoupable, avec le
respect de lui-meme, les redoutables lec,;ons de l'i-
solement et de la eonseienee. La Franee se repose
surtout ave e un eonfiant orgueil sur eette libérale
institution des eaisses d'épargne, le grand-livre des
classes ouvrieres, qni garantít l'aisanee de la pre-
miere génératioll, et l' émancipation politique de la
seeonde.


Que les classes bourgeoises saehent féeonder
tout cela, elles paieraicnt ainsi bien largement leul'
dette aux classes popúlaires; puis, a eeux qui ar-
gumenteraient sur la légitimité de leu!' empire,
elles pourraient répondre en montrant leurs
ceuvres. Mais si la religion n'entre pas avee l'en-
fanee dan s la salle d'asile pour mettre sur les
levres de ceHes qui la dirigent de douees et saintes
paroles de mere; si les espéranees de la foi et la
résignation qu'elles inspirent ne soutiennent pas
l'instituteur primaire dans le eours monotóne de
sa vie, si vous en faites un marehand de lceture,
une maehine a ehiffrer, et que vous laissiez se dé-
velopper dans son eceur le germe de tontes les
jalousies, de tous les préjugés impurs et has, alors
vos institutions périront eomme le grain tombé
dans une terre aridc, et vos efforts, repoussés par
la eonscience des peuples, vous l'elldront ridicule




DE LA BOUlI.GEOISm.


la OU, a plus juste titre, ils ne vous rendront pas
odieux.


Essayez done aussi du systeme pénitentiaire
sans l'intervention quotidienne du pretre, qui peut
senl éclairer et soutenir le coupable, lorsque son
tune est triste jusqu'a la mort, et que le speetacle
de sa vie se dresse elevant lui dans le terrible si-
lence de ses jours et de ses nuits. Sans la religion,
yotre prisonnier deviendra fou peut-étre, mais a
coup sur il ne deviendra pas meillenr. Le désespoir
est ce qui éloigne le plqs du repentir; et le confi-
nement solitaire, s'il était eon<;u comme but au
lieu de l'etre comme moyen, écraserait l'homme
sans lni fournir aueun moyen de se relever. A en-
tendre eertaines gens, il semblerait, vraip1ent, que
le crime peut se traiter comme une gastro-entérite,
et qn'il suffit de mettre un homme au régime pou!'
le rendre vertuenx.


Faut-il dire également que la moralité, par ou
grossit l'épargne du pauvre, n'a d'autre garantie
qne la pratique assidue des preseriptions reli·
gieuses? On rougit presque pour son siecle d'a-
voir a répéter ee líen commun de tous les temps.
S'il est quelques tempéramens pour lesquels la
modération soit comme une propriété naturelle,
une sorte de qualité négative, est-il moins éternel-
lement vrai de (lire que, pour le genre humain, la




í 54 INTÉnETS NOUVEAUX EN EUROPE.
vertu reste toujours une Iutte contre soi-meme,
une résistance a des instincts qui nous sollicitent
plus vivement qu'elle? C'est la seulement ou la re-
ligion aura su inspirer la mesure dans la prospé-
rité, la résignation dans la détresse, l'esprit de fa-
mille ave e ses Iongues et paternelles prévoyances;
c'est la seulement que germeront, par le travail et
par l'ordre, ces générations nouvelles ou se recrute
incessamment le grand corps dépositaire de tous
les droits politiques.


Que la bourgeoisie comprenne donc qu'il n'est
pour elle rien de possible sans le concours actif
du clergé, san s une réconciliation sincere avec ce
prodigieux instrument de civilisation populaire 1
qui seul obtient la confiance du pauvre et les sa-
crifices du riche, et fait fructifier aupres de l'un
les bienfaits de l'autre. Hiérarchie admirable, pú
la paternité naturelle dispara!t devant une pater-
ni té plus universelle et plus sainte, qui calme
toutes les pensées désordonllées en en exigeant
l'aveu, et noie toutes les miseres humaines dan s
la coupe de l'immortalité!


Unir étroitement la bourgeoisie et le clergé pour
l'amélioration du sort des classes inférieures, telle
est la plus impérieuse entre toutes les nécessités
du temps. Le point de vue poli tique , croyez-Ie
bien, est secondaire aupres de celui-la. Laissez




DE LA 1I0URGEOISIE. 155
bouder les uns dans l' égo'isme de leurs regrets,
les autres aligner des théories chimériques ; vous,
puissance constituée, vous, gouvernement, sai-
sissez le peuple par la seule anse oú vous puissiez
le prendre; et sous vos pas le sol cessera de trem-
bler, si vous prononcez les seuls mots par qui se
calment les tempetes.
, Or, que demande le clergé a la classe moyenne


et a la monarchie qu'elle s'est donnée pour passer
avee elles eette alliance dont le prix serait la sécu-
rité de l'avenir? Rien, si ce n'est de la noire fOlte,
car le clergé adhere a tout ce qui dure par le
principe de perpétuité qui vit enlui, et de longues
destinée le toueheraient bien plus qu'un passé de
quatorze siecles. Si le clergé a été profondément
ému d'une grande catastrophe, c'est que l'Église,
cette image de l'éternité dan s le temps, s'inquiete
de tOlltes les perturbations sociales, quoiqu' elle
leur survive, parce qu'il lui faut changer alors
tous ses rapports avec l'ordre poli tique, et que de
tels changemens sont toujours chose sérieuse et
de grand poids.


La révolution de 1830 jetait le clergé dans une
condition toute nouvelle, en marquant le terme
d'une dangereuse allianee entre l'Église et la
royauté. Voyez cependant combien la transition a
été facile, combien ont été peu sérieux, au prix




156 lNTÉR:f:TS NOUVEAt'X EN EUlWPJl.
de tant d'autres, les embarras venus de ce coté au
gouvel'nement nouveau! Si quelques éveques, gens
-de cour, se sont llloutrés hOlllllles de parti, n'est-
ce pas la bien plutót une faiblesse de naissance
qu'llne inflllence de position? La masse du clergé
ne devient-elle pas de plus en plus étrangere a ces
souvenirs qui dataient ponl' elle des vienx entral-
llemens de 1815? eomment croire sérieusement
que des hommes de parti puissent se former entre
les murs d'un séminaire, le líen le moins accessible
aux idées et aux brnits du monde, au point de
ne l' etre pas assez? Le jeune clergé ne se recrute-
t-il pas presque exclusivemént dans les l'angs du
penple et de la petite bourgoisie, et ue sait-on pas
combien , au plus fort meme des gnerres civiles,
le sentiment plébéiell suscita de discordes et d'il'l'i-
tation entre ses membres et ceux de i'aristocratie
llobiliaire?


Les habitudes simples, le commerce facile des
classes moyennes , conviennent surtont au clergé ,
dont la hiéral'chie, élective et monarchique, en
meme temps, repose sur un principe analogue a
cellli dll gOllvernement bourgeois llli-mcme. 11 y
a dans ce double rapport le germe d'une sympathie
(Iue le temps rendra de jour enjour plus manifeste.
Position bien différC'llte toutefois de ceUe qne la
Restauration aspirait a luí faire. Le clergé ne sera




DE LA BOURGEOISm. 157
plus un corps politique envahissant la Chambre
des Pairs, formant une section ecclésiastique an
conseil d'État, et croyant remlre un immense ser-
vice a la religion en plat;ant I'un de ses évcques au
pilori ministériel. Position toute différente aussi de
ceHe qu'on luí avaítassignée sons I'Empire, quand
le clergé étaít, aux yellx de l'autorité supreme,
une sorte de corps administratif, un moyen de po-
lice et de conscription, alors que les éveques, suc-
cnrsalistes des préfets, chantaient des Te Deum,
faisaicnt de bclles harangucs et portaient des toasts
a l'Empereur et a ses victoires. Nous n'aurons pas
non plus le clergé de la Pologne et de l'Irlande on
de l'ancien royallme des Pays-Bas, qui dut se faire
peuple pour conserver le dauble feu de la nationa-
lité et de la foi, contre un pouvoir étranger anssi
menac;ant pour l'une que pour l'autre; corps ad-
mirable, sans lIoute, lorsqll'il accomplit l'reuvre
de Dieu et de la liberté du monde, mais que le ja-
cabinisme en soutane, pouvait seul rever pour un
pays ou la nationalité n'est point compromise, ou
la foi catholiqlle le serait peut.(~tre par l'indiffé-
rence, mais jamais, a coup súr, par l'hostilité du
pouvoir.


Notre clergé nouveau ne marchera pas contre
l' ennemi enseignes déployées; il sera actif, mais
humble; il aspircra bien moills a l'initiative de




.58 INTÉRtTs NOUVEAUX EN EURO PE.
toutes les idées utiles qu'a devenir l'instrument de
leur application morale; il soutiendra le pouvoir
comme la premiere des nécessités sociales, tont en
sachant ne pas confonure son existence avec la
sienne. Présent partont, depuis la salle u'asile ou
il fera bégayer ses prieres a l'enfance, jusqu'a la
cellule solitaire du prisonnier, imposant l'obliga-
tion de placer a la caisse d' épargne en meme
temps que d'assister a l'office divin, groupant
autour du clocher tantot une colonie agricole,
tantot un asile de refuge; moralisant l'industl'ie
par des combinaisons nouvelles, planant sur l'en-
semble de l'instruction publique, ici par la por-
tion de liberté que lui laisse la loi, la par la por-
tion d'autorité qu'elle lui délegue, il n'aspirera
pas plus a la persécution qu'au martyre; on ne
le yerra ni dans les clubs, ni dans les palais; il
n'appellera pas la république de sa voix enflam-
mée, non plus qu'il n'ajoutera le droit divin au
symbole des apotres: clergé d'action et de mesure,
plus prosalque que les pretres en lambeaux des
bruyeres d'Erin, qui conservera sa dotation paree
qu'elle est une dette et le prix d'un éminent service
social, et vivra en parfaite intelligence avec l'État,
sans etre ni son dominateur, ni son esclave.


A mesure que leur position sera mieux comprise,
et par l'autorité politique, et par l'autorité reli-




DE LA DOURGEOISIE. 159
gieuse, les deux pouvoirs emprunteront l'un a
l' autre une force de plus en plus manifeste. Si cette
sécurité de l'avenir que nous demandons a des loís
et a des hommesnouveaux, et qui semble toujours
nous échapper comme une ombre vaine, si cette
sécurité est quelque part, elle est la, et la seule-
mento Cette alliance permettra seule a la bour-
geoisie d'accomplír sa grande mission providen-
tielle : la moralisation des classes inférieures.




CHAPlTRE IV.


DU POUVOIR EN FRANCE DEPUIS 1830.


Nons avons étndié les écoles politiques dans
leurs élémens constitntifs, distinguant les intért~ts
des passions, la partie providentielle et fixe de
la par ti e viagere et transitoire. Nous avons essayé
d'éclairer le présent par le reflet des analogies
historiques, et de pressentir l'avenir en remontant
a l'essence de la civilisation elle-meme.


Cette maniere d'embrasser des questions vi-
vantes et ardues permettait de passer a coté
des noms propres sans y toucher, et de ne pren-
dre dan s les faits que la force plastique qui les
fa<;onne et les domine. Mais il reste a lier ces faits
dans lem enchainement chronologique, a justi-




DlJ POUVOIR DEPUIS 1830. 161
fier des doctrines générales par des applicatiolls
di rectes ; enfin, apres avoir analysé les idées, ab-
straction faite des personnes, l'on doit apprécier
les personnes dans la pratique me me des affaires.
Des-Iors ce ne sont plus les partis qu'il fant étn-
dier dans leurs nnances et leurs hypocrisies; c'est
la marche du pouvoir qn'il convient d'embrasser
de la révolution de 1830 au moment présent.


Nou!> prononcerons done ici beaucoup de noms
propres, et nons osons croire inutile d'ajouter que
ce sera sans haine, comme sans dévouement per-
sonnel. Nous avons le droit d'etre juste sans avoir
contracté l'obligation d'etre sectaire. La nature
meme de ce travail interdit ces inféodations systé-
matiques que l'on comprend dans certaines posi.
tions, mais qui ne vont pas a la natre. N ous pouvons
montrer par ou tel homme aUire, sans dissimu-
ler par ou il repousse, fidele en cela au systeme
qui seul sépare l'histoire de la polémique.


La principale difficulté pour le pouvoir sor ti des
évenemens de 1830 consistait a dégager son prin-
cipe, en l'élevant au-dessus des prétentions incon-
ciliables auxquelles des faits d'ordre tres divers
semblaient preter une ¿gale légitimité. La monar-
chie proclamé e le 7 aout au palais Bourbon ne
représenta d'abord, pour la France et pour l'Eu-
rope, rien de distinctetue parfaitementappréciable.


f. 1 r




162 E'Il'};R:íl:rS NOUVEAUX EN EURO PE.


Il Y avait la un peIe-mele d'hommes et de choses
devant lequell'imagination s'arretait pleine d'hé-
sitation et d'inquiétude. L'accord passé le lende-
main de la victoire n'attestait guere que la crainté
réciproque des partis en face les uns des autres,
que le désir unanime de retarder une collision
par un moyen terme qui laissat le champ Quvert
devallt toutes les espérances. Il fallait que la force
prépondérante se produislt manifeste a tous les
yeux; résultat qui ne pouvait manquer d'etre ob-
tenu si la violence populaire n'altérait l'équilibre
naturel des partis, en pretant a l'un d'eux une
puissance factice. Cette manifestation a été lente
et pénible; elle parait aujourd'hui complete, et
ron ne saurait désormais conserver de doute sur
les intérets auxquels appartient en ce temps le
gouvernement de la société, puisque seuls ils sont
en état de le défendre.


A mesure que la monarchie actuelle affecte
un caractere spécial et prend une physionomie
plus prononcée, on comprend moins les com-
mentaires centradictoires qui se faisaient i1 y a
si peu d'années sur son principe et sur les engage-
mens coutractés, disait-on, par elle. Ces commen-
taires étaient néanmoins, pour la plupart, écrits
avec une égale couviction, et n'avaient que le tort
de présenter eomme simple une situation fort




DU POUVOIR DEPUlS 1830. 163
complexe, qu'ils n'embrassaient que par un coté.


Quand un aide-de-camp de M. Lafayette voyait
dans la révolution de juillet la sanction des doc-
trines et des espérances de son général (1), iI n'a-
vait pas tort, cal' M. Lafayette prit ou se laissa
imposer, apres les trois journées, une sorte de
role de lord protecteur, et son autorité coexistait
avec celle du monarque, si elle ne la dominait
paso Lorsque le membre sur la proposition duquel
la chambre vota la Charte de 1 ~3o, en se repor-
tant, par ses souvenirs de l'Hotel-de-Ville et des
barricades (2.), aux premiers jours de la révolution,
affirme qu'elle a trompé ses espérances et con-
fondu ses prévisions, cela se comprend, cal' il est
certain qu' elle a remanié presque tout le person-
nel, et que les rangs de l'opposition se sont recrutés
des hommes dont l'énergie contribua surtout a en
décider l'~ss ue.


D'un autre coté, lorsqu'un orateur de franchise
a soutenu a la tribune, devant les susceptibilités
éveillées par sa parole , que le duc d'Orléans avait
été appelé au treme paree que sa naissánce le pla-
~ait a coté, et qu'il était da bois dont la Provi-
dence fait les rois , iI était impossible de contester
avee quelque bonne foi l'évidence d'une pareille


(1) L(1fa,.~tle el {ti revotution de juillet, par M. Sarrans.
(~) Souvenirs ¡ústo/'iques de la revolutiOfl de 1830, par M. Bérard.




, A
lNTERETS NOUVEAUX EN EUROPE.


énonciation. Si le sang d'Henri IV ne lui avait
créé un titre d'un ordre supérieur, pourquoi les
popularités lihérales, plus rapprochées et plus
connues du peuple que ne l'était alors le premier
prince du sang, se seraient-elles inclinées devant
lui et l'auraient-elles conjuré de se dévouer au
role de médiateur entre la France et l'Eurape?


Si, au lieu de naitre an Palais-Royal et de mar-
cher par lui-meme et par ses alliances de pair avec
les rois, M. le dnc d'Orléans s'était rencontré eh as-
seur de la garele nationale, ou meme avocat, ce
qui pourtant n'est pas pen de chose, on ne serait
pas alIé, je pense, le quérir en sa boutique on á
son cabinet pour lui dresser un trolle avec les
débris de celni que ron venait de mettre en pou-
dre. Cela n'est doutenx pour personne, pas me me
pour ceux qui le contestent. Et cependant que
peut répondre le paree que Bourbon au qlloique
Bourbon, lorsque celui-ci argue de la disparition
du vieil écusson national et du titre meme donné
au nouveau monarque, cornme pour repousser
toute solid~rité entre lui et les six rois de son nom
qui ceignirent, en d'autres siecles, la couronne de
France?


Tristes querelles ou, pendant deux années, s'est
épuisé l'esprit de la natioIl! équivoques gratuites
et prétentions exclusives, que l' OIl aurait évitées




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 165
en comprenant bien qll'il n'y avait eu qu'nne
transaction pour tO\1S dans ce que chacun s'attri-
buait cornme une victoire ~ Il en est presque tO\1-
jours ainsi des révolutions : rarement le hut en est
assez clairement défini et le mobile assez simple
pour qu'il y ait accord parfait de vues et d'espé-
rances entre tous ceux qui y concourent. CeIle
de 1688 elle-meme, dont la marche religieuse et
politique était pourtant si rigoureusement tracée,
et qui, respectant la constitution et la híérarchie
gouvernementale dans leur intégrité, n'entendit
toucher qu'a une persollne; cette révolution, opé-
rée sur un terrain fixe et solide, subit aussi, quoi-
que a un degré moins grave, les interprétations
des partis. On peut voir, dans Burnet, les sous-
entendus et les subtilités légales employés par les
restes de la faction répuhlicaine, par la haute
église aussi bien que par les jacobites honteux,
pour introduire, dans l'acte meme qui appelait
au trane Guillaume et Marie, des paroles de na-
ture a consacrer les doctrines des uns, a calmer
les scrupules ou les appréhensions des autres.


Le premier ministere du roi Louis-Philippe ne
représenta qu'une seule chose, l'opposition au
gouvernement de la branche ainée des Bourbons,
opposition qui avait été compacte et disciplinée
tant qu'eIle eut a lutter contre un systeme antipa-




I66 INTÉR:hs NOUVEAUX EN EUROPE.
thique au pays, .mais qui ne pouvaít manquer de
se dissoudre du moment oú illui faudrait agir par
elle-meme.


Durant les quinze anl!ées de la restauration, le
parti libéral avait ouvert ses rangs aux dévoue'"
mens dé toutes les origines. Les conspirateurs des
sociétés secretes, les hommes de l'empire, tom-
hés des 'grandes fortun~s militaires au role de tri-
buns, si peu faít ponr enx, se trouvaíent 3ssociés,
non par leurs inteptions, mais par une résistance
commune, a cette nombreuse opposition bour-
geoise qui ne réclamait de la royauté, pour prix
d'un concours loyal , que l'abandon de traditions
imcompatibles· avec les mreÍlrs et les intérets nou-
veaux. Les hommes qui avaient versé lenr sang a
Waterloo pour relever les aigles marchaient alors,
dans la grande armée libérale, cote a cote avec
ceux qui, dans la personne dh roi Louis XVIII,
avaient salué le restaurateur de la liberté poli ti-
que, venu pour faire cesser le mutisme de la
tribune et rele"\Ter l'intelligence de S3 subordina-
tion en face de la force des armes.


Ces hommes poli tiques , étrallgers par leurs an-
técédents, aussi bien que par leurs sympathies, qui,
la "\Teille du jour ou ils se rélluirent pour la premiere
fois au Palais-Royal en conseil ministériel, COID-
premlient la révolntion de jnillet d'une fa~on si




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 167
différente, et s'effor<;aient d'impr~mer aux évene-
mens des directions si peu concordantes, ne pou-
vaient manquer de laisser percer bientot entre eux
des incompatibilités de tous genres. Quellien rat-
taéhait M. Dupont (de l'Eure), puritain politique,
esprit raide et court, a M. Molé, esprit conciliant
et pratique, san s autre passion que ceHe des
grandes affaires? Comment tenir long-temps at-
tablés autonr du meme tapis M. Dupin etM. Guizot,
ces deux poles opposés du monde des gens d'esprit?
Comment M. de Talleyrand pouvait-il se présenter
avec bienséanceau milieu de cette garde en jaquette,
toute noire encore de poudre et toute haletante
du combat? et qu'y avait-il de commun entre le
libéralisme expaJlsif et béat de M. de Lafayette et
le libéralisme didactique et serré de M. de Broglie,
l'un vivant des applaudissemens de la foule et des
triomphes en plein soleil, l'autre ne se développant
a l'aise qu'a l'ombre de la docte approbation dis-
pensée par un cercle intime et restreint?


Tout cela était a peine pour durer un jour:
rien de tout cela, néanmoins, ne fut inutile. 11
fallait au dedans contenir la révolution, au dehors
la faire accepter. Chacun servit a cette reuvre selon
le degré et la nature de son influence. Tel dit aux
clubs: Ne bougez pas, cal' me voici; tel autre dit a
rEurope : Acceptez mon nom pour gage. En t1'Oi5




168 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
mois, les plus grands obstacles furent aplanis par
ces deux forces diplomatique et révolutionnaire,
qu'il était si important, mais en meme temps si
difficile, de faire jouer ensemble.


Respecter inviolablement le droit puNic de rEu-
rope, armer les intérets contre les passions, se
montrer nécessaire pour devenir fort; légitüner
par son habileté ce que les uns considéraient
comme un accident de la fortune, les autres comme
une tentative préméditée de l'ambition; s'appuyer
sur les influences financieres, a défaut des in-
fluences territoriales, pour arriver a ce point de
fondre les unes dans les autres en réduisant la ré-
volution dynastique a une large extension de la
classe, gouvernante: telle fut la pensée qui plana
des l'abord au-dessus de ce conseil dénué d'homo-
généité comme d'expérience. Pensée hardie et el'un
succespeu vraisemblable alors, qui ne se révéla
qú'avec réserve, ne procéda qu'avec prudence,.
usant les hommes contre les choses, et les sacri-
flant sans hésitation, et, si l'on veut, sans scrupule,
rnais pouvant toujours donner pour légitime ex-
cuse le terrible enjeu qu'elle apportait elle-meme
dans cette partie désespérée, ou il allait de la vie
en meme temps que du trone, du sort d'une nation
aussi bien que de celui d'une famille!


Ceministere du 1 r anÍlt n'était, au fond, qu'une




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 169
longue affiche, ou, san s attributions spéciales,
fignraient des noms divers et nombreux, comme
pour donner a tous des espérances et des garanties.
Mais lorsque la révolution parlementaire fut dos'e,
lorsqu'il faUnt faire face a l'émente et aux 80ciétés
populaires, ces quártiers-généraux de la sédition,
puis se préparer a défendre quatre tetes dont la
chute eut entrainé ceHe du nouveau trone, on dut
chercher a rendre le pouvoir plus fort en lui im-
primant del'unité, el en eouvrant ses actes du nom
d'un ho!nme d'une popularité vierge encore, d'un
dévouement non équivoque a l'ceuvre que, plus
qu'un autre, il avait eontribué a fonder, homme
doué, d'ailleurs, d'un earaetere ~lus propre a re-
~evoir des directions qu'a les imprimer.


Jamais gouvernement régulier ne se fUt établi
en France, si son premier acte n'avait été de faire
une question fondamentale pour lni-meme dn sa-
lnt d'infortunés dont une révolution avait déja si
crnellement expié les fantes. eette soif du sang des
hommes, apres qne le sort avait prononcé sur les
institutions elles-~emes, avait qnelque ehose de si
bassement atroee, qu'un pouvoir qui, par impuis-
sance on lacheté, eútlaissé peser sur lui le moindre
atome de complieité, était a tout jamais engagé
dans cette fnneste route ou tous les eercles du crime
vont en s' élargissant, eomme dans l' enfer du Dante.




) 70 INTÉn:hs NotrVEAUX EN EUROPE.
Le pro ces des ministres fut done la pierre de


touche de la monarchie de juillet: c'était en face
de la révolution l'épreuve décisive, comme le siége
d'Anvers le fut plus tard en face de l'Europe. Sa-
chons estimer les victoires de la civilisatibn leul"
juste prix, et comprenons hien que ce jour-la fot
grand. Il ouvrit noblement la carriere d'un jeune
ministre; il ferma ceBe d'un vieux général dont la
populaire fortune avait connu dans les deux
mondes de bruyans triomphes, qui tous s'effa-
cent devant celui-la.


On . allait avoir a prendre des mesures rigou-
reuses; il ne fallait pas qu'elles fussent compromises
par des hommes.d'antécédens équivoques; la révo-
lution devait se voir d'autant plus encensée, qu'on
aurait bientot a croiser le fer avec elle. De la le
changement ministériel du 3 novembre, qui trans-
porta le pouvoir a la gauche : combinaison transi-
toire peut-etre dans la pensée qui la conc¡ut, mais
qui n'en était p·as moins urgente.


M. Laffitte n'était suspect ni ála révolution, qu'il
avait long-temps fomentée, ni a la dynastie nou-
velle, dont l'établissement réalisait sa plus vieille
utopie. D'un autre coté, celle-ci n'avait pas a re-
douter de sa part de résistances sérieuses au plan
politique destiné a luí concilier l'Europe, et a faire
rentrergradoollement le mouvément de 1 83ú dans




DU POUVOIR m:PUIS 1830. 171
les bornes ou l'en nourrissait l'espérance de le ra-
mener. Sa cattiere politique ne révélait, en effet,
ni cet enb~tetnent théorique, ni ce démocratisme
séverequi eussent ptl engager la monarchie hors
des seules voies ou elle entendit marcher. Si l'op-
position de M. Laffitte a l'ancien gouvernement
avait été constante et vive, c'est que cette opposi-
tion partait de tout ce qu'il y a de plus intrai-
tablé et de plus persistant chez l'homme, l'amour-
propre et la vahité. S'il avait, l'un des premiers,
provoqué le changement de dynastie, il est licite
de croire qu'il agissait en cela sous une impres-
sion analogue, beanconp plus que sous l'autorité
d'nne haute conviction philosophiqne. Doué de
toutes les qualités qui concilient l'estime et l'atta-
chement dan s la vie privée, d'un commerce gé-
néreux et facile, M. Laffitte n'a guere manifesté sa
pensée politique que sous rempire d'irritations
personnelles. Toujours dominé par les évenemens,
il s' est rarement montré lui-meme; et, facilement
oublieux de ses acles et de ses paroles, il a imputé a
ses successeurs le tort d'avoir réussi la ou il avait
échoué.


Avec peu d'aptitude gotlvernementale et un
dévouement incontesté, ce ministre ne pouvait
manquer de s'inclíner devant une volonté plus
ferme, une expérience plus sure que la sienn~. Tres




172 INTÉa:ftTs NOUVEAUX EN EUROPE.


propre a négocier avec l'Europe en meme temps
qu'avec la révolution, il se présentait oomme un
bouclier entre celle-ci et le tróne, en laissant a la
royauté toute son achon directe et personnelle.
Sous cette administration, a un bien plus haut
degré que sous aucune autre, s' est exercée ce qu' on
est convenu d'appeler la présidence réelle du con-
seil, action excentrique sans doute, lorsqu' on la
juge, Delolme a la main, selon la rigueur des
principes du gouvernement représentatifj action
nécessaire pourtant, il faut le dire, et des lors lé-
gitime, au moins dans une situation exceptionnelle
et décisive. Lorsque Guillaume III quittait a eh a-
que instanl son royaume pour se transporter en
Hollande ou en Flandre, selon les évenemens de
la guerre; Iorsqu'il dressait des plans de eam~
pagne, prenait des villes et cornrnandait des ar-
mées. iI ne faisait pas en cela le rnétier de roi
constitutíonnel a la maniere des princes d'Ha-
novre ses successeurs. Mais Guillaurrce avait pour
mission de rétablir l'équilibre de l'Europe, corn-
prornls par la France; s'il échouait, l'abaissernent
de sa patrie native et de sa patrie d'adoption était
la conséquence de sa défaite, el une restaura-
tion jacobite sortait infailliblernent du succes de
Louis XIV. Dans de telles conjonctures, ce prince
comprit qu'il fallait payer de sa personne, et l'his-




nu POUVOIR DEPUIS 1830. 1 73
toire, que je sache, ne luí en a pas fait un crime.
Les dynasties ne se fondent qu'autant qu'elles re-
présentent une idée, et iI faut d'ordinaire que cette
idée se fasse homme pour etre comprise et pour
triompher.


Qu'est-il besoin d'ajouter que la maison d'Or-
léans, en passant du PaIais-Royal aux TuiIeries,
courait de tout autres risques que le prince d'O-
r::j.nge en quittantLa Haye pour s'établir a Londres,
et que rEurope ébranlée par tant de révolutions a
la fois, la France livrée a un mouvement d'autant
plus redoutabIe, qu'iI était plus vague, deman-
daient avant tout un centre pour se rallier, un
médiateur pour s'entendre?


Notre pays n'est pas, d'ailleurs, la terre des fic-
tions' Iégales; il aime, au moins pour un temps,
l'action personnelle, les parties ou l'on joue sa
tete, et apres Iesquelles on peut dire hardiment :
J'ai vaincu. La Franee couronna Napoléon apres
qu'il eut raeheté les défaites du direetQire; elle a
maintenu au front de Louis-Philippe un diadéme
qui ne serait qu'un bandeau de papier, s'il ne
pouvait aujourd'hui arguer de ses reuvres. Tout
cela n'est vrai san s doute que dans des circon-
stanees exceptionnelles, et le danger serait d'en
inférer que la royauté possede encore parmi nous
une force qui tient bien plus a l'homme qu'a l'in-




174 INTÉlrtTs NOUVEAUX EN EUROPE.
stitution; mais iI est incontestable que ces circon-
stqnces exceptioimelles se sont produites, et qu'il
a été des 10rs politique d'en profiter.


A cet égard, l'Qpposition répuplicaine s?est com-
pIetement abusée, en estimant" abaisser la royauté
par celq seul qu'elle la rep~ésentait comme l'in-
strument principal du systeme. Cette énergique et
puissante volonté, pretée au prince par des jour-
naux sérieux, suffisait a cOlltr~balancer l'action
incessante de la presse de bas étage. On ne savait
comment concilier tant d'importance et tant d'in-
sultes, et successivement, en effet, les injures ont
cessé paree qu'elles empruntaient je ne sais quel
air de contresens; au lieu de jouer le dédain, iI
faUut, chose heureusement plus difficile, s'efforcer
d'inspirer la haine.'


Sous l'administration du 3 novembre s'exerc;a,
sans conteste et sans résistance, l'action que re-
poussa depuis Casimir Périer avec toute la ru-
desse de ses formes, toute l'apreté de osa volonté.
En quittant la présidence de la chambre pour la
présidence du conseil, M. Laffitte déclarait, au
nom de ses collegues et au sien, « qu'en sujets
jidetes et dévoués, lb avaient dil céder a des vo-"
lontés augustes, auxquelles ils se croiraient cou-
pabIes de désohéir. » -


M. Laffitte n'eut pas ce tort, en effet, durant sa




DU POUVOIR DEPUIS 1830. j 75
carriere ministédelle. Il suivit, selon la mesure de
ses forces et de son énergie, une impulsion alors
hautement avouée; et il serait fort en peine sans
doute povr indiquer, dans les mesures de soñ ad-
ministration de 1830, le germe de l' opposition vio-
lente dans laf]uelle les circonstances eurent bientót
égaré sa probité politiqueo


Lorsque ce ministere ,adhérait aux premiers
actes de la conférence de Londres et a des disposi-
tions bien plus défavorables a la Belgique que les
cond,itions obtenues depuis par Casimir Périer;,
lorsqu'au sein du délire suscité par les premiers
cris de liberté poussés a Varsovie, il déclarait vou-
loir garder inviolablement les traités de 1815;
quand il faisait tet,e a l' émeute dans les mes, re-
poussait a la ehambre l'enquete sur l'état de la
Franee, et une proposition mena<;ante pour l'in-
violabilité de rordre judiciaire, le cabinet' du 3 no-
vembt;e tra<;ait les voies ou devait bientót marcher
avec plus de fermeté et de bonheur la politique
du J 3 mars.Quand M. Laffitte réclamait ¡ 8,000,000
pour la liste civile, et changeait, l'impót de réparti-
tion en impót de quotité, dan s l'espoir d'augmellter
les recettes par un mode de perception impopu-
laire, il était moins préoccupé qu'il n'a semblé
l'etre depuis des plaintesetdessouffrances des con-
tribuables. Lorsque 1 e ministere, pour se dérober




176 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
au reproche de n'avoir pas évité a la civilisation et
a la France les scandales du I3 février, livra les
domiciles, ces citadelles sacrées de la liberté, a une
inspection aussi déplorable en principe qu'inutile
dans ses résultats, iI avait comph~tement oublié
les droits des citoyens, qu'on n'est plus habile a
défendre contre les autres, quand on a eu le mal-
heur de les méconnaitre aussi gravement soi-meme.


Si un homme politique peut regretter de suc-
comber devantun systeme différent du sien, il doit
lui etre bien plus pénible encore de tomber par
impuissanee a défendre son propre systeme; et
c'est ainsi que sueeomba M. LaffiUe. En peu de
mois sa popularités'était usée jusqu'a la corde a
l'usage journalier qu'il en avait du faire; iI· se
trouva, des lors, en face d'une chambre qui dut
lui demander eompte de l'anarchie établie au sein
me me des pouvoirs poli tiques et administratifs,
anarehie qui éclatait scandaleusement chaque jour
devant la Franee et l'Europe.


Cet état ou se eombinaient la faiblesse et la vio-
lenee, ee provisoire fiévreux ~ qui, en réveillant
toutes les ambitions, eontribuait de plus en plus
a relacher le líen établi entre tous les auteurs de
l'établissement du 9 aout, dut enlever a M. Laffiue
tous ses points d'appui. Les uns l'abandonnerent
paree qu'il se montrait trop doeile devant la




DU POUVOlR DEPUIS 1830. 177
royanté, les autres paree qu'ils le trouvaient trop
timide devant l'émeute. Tous le jugerent dépassé
par une situation qu'il n'avait pas la force de
regarder en face et dont il espérait sortir par le
hasard des évenemells, beaucoup plus que par
lui-meme. Le roi dut faire alors, aux nécessités de
sa position, un sacrifice pénible, et ce ne fut pas
sans en eomprendre tOllte l'étendue. Il se sépara
de l'homme dont le commerce facile secondait,
loin de les contrarier, et ses vues de gouverne-
ment et ses plans d'avenir, et la conronne passa
sous la rigide tutele d'un ministre également ja-
loux et des apparences et de la réalité du pouvoir.


Un honune se rencontra qui osa ce que M. Laf-
fitte n'avait fait que concevoir, et qui tira toute
sa force de sa confianee. M. Périer n'était pas sans
doute un esprit éminent, quoiqu'il fut d'une por-
tée supérieure a ceHe qu'on a voulu depnis lui
reeonnaltre; mais il' avait l'ame qui- fait l'homme
d'action comme l'orateur; il était doné de ce.f in-
stincls merveilleu:r qui sont comme la partie divine
de l'al't de gouverner (1).


Or, ce qu'il fallait au 13 mars183I, e'était une
idée cJaire et féconde, facile a emorJJJer el 3.
faire comprendre a tous. La Franee était affamée


(l) M. lloyer-Colard.
1.


l' r.


12




178 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
,


rl'ordre, presque autant qu'avant le 18 brumaire,
et n'eut pas été fort éloignée de l'acheter au meme
prix. Quiconque observait, sans parti. pris, le
cours ou se précipitaient les idées dans ces temps
d'incertitudes et d'angoisses, devait reconnaitre
qu'en face de ]a république, dont le sucd~sne
dépendait alors que de l'issue d'une charge de ca ..
valerie, le pays avait retrouvé ses regrets pour le
pouvoirmilit:l.ire: était-il meme déraisonnable de
penser qu'il irait peut-etre jusqll'a se demander
si une restauration était une chose tout-a-fait
impossible, une alternative si funeste?


Casimir Périer frappa done deux partis a la fois,
l'un d'une maniere immédiate et violente, I'autre
en lui interdisant de recueillir, tardivement peut-
etre, mais avec certitud e , les fruits d'une anar-
chie qui devenait la sanction de ses doctrines ..


Ce ministre dut son triomphe a sa foi profonde
dans ce voou intime d'ordre et de paix, que les
cris de l'insurrection et le parlage diploma tique
de la tribune n' empecherent pas un instant de
monter clair et distinct jusqu'a lui, pour soutenir
son courage et son creur. Il n'avait qu'une pensée,
mais cette pensée-Ia suffisait a sauver la France et
rEurope.


« Les principes que nous professons, disait-il
en montant pour la premiere foís a la trihune




DU POUVOIR DEPUIS J 830. 179
apres son élévation au ministere (1), et hors des-
quels nous ne laisserons aucnne autol'ité s'égarer,
sont les principes meme de notre révolution. Or,
ce principe, ce n' est pas l'insurrection, mais la
résistance a I'agression du pouvoir. On a provo-


. qué la Franee, on l'a défiée, elle s'est défendue,
et la victoire est eeHe du bon droit indignement
outragé. Le respect de la foi jurée, le respeot du
bon droit, voiHt done le principe de la révolu-
tion de juiHet, voila le principe du gouvernement
qu' elle a [ondé. .


« Car elle afondé nn gouvernement et non pas
inauguré l'anarehie. Elle n'a pas bouleversé l'ordre
s@eial, elle n'a touchéqu'a l'ordre politiqueo La
violenee ne cloitetre ni au dedans ni au dehors
le caractt~re de ce gOllvernement. Au dedaos tout
appel a la force, audehors toute provocation a
J.'insurreetion populaire est une violation de son
principe. Voilit la regle de notre poli tique intérieure
et de D(i)tre poli tique étrangere.


ce A l'intérieur notre devoir est .simple: nous
n'avons point de grande expérience constitution-
neHe a tenter. Nos institutions ont été réglées par
la Charle de J 830. Nous imposerons aux autorités
qui nous seeondent l'unité que nous avons vou1.u


(1) Séance du 18 mars 1831.




180 INTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
pour nous-memes. L'accord doit régner dans
toutes les parties de l'administration; le gouver-
nement doit etre obéi et servi dans le sens de ses
desseins. »


Ce programme était sans doute fort simple, et
le prédécesseur de Casimir Périer n'eut pas trouvé
d'autres paroJes. Mais pouvait-il les prononcer
encore, quand la croix, ce signe révéré du monde,
avait disparu sous le marteau, et lorsque les au-
torités secondaires ne craignaient pas d'étaler,
devant les chambres et le pays, le sean dale de leurs
dissensions impunies?


Quand les passions sont allumées sans avoir de-
vant elles un but précis a atteindre, une idée qui
se produit avec force et netteté conquiert une
prompte et infaillible puissance. En présence de
ceHe qu'exprimait alors le ministere, et a laquelle
sa conduite de chaque jour vint servir d'énergique
commentaire , que pouvait valoir la creuse rhéto-
rique de l'opposition? Hypocrite ou niaise, elle
repoussait comme desimputations calomnieuses
les conséquences les plus immédiates de ses prin-
cipes. Contrainte de céder au vceu manifeste du
pays, elle protestait de son désir d'éviter la guerre,
et le premier résultat de son avénement aux af-
faires eut été de l'allumer par toute l'Europe. Elle
voulait que la révolution de juillet donnat aux




DU POUVOIR DEPUIS 1830. T 8 1
grands principes de liberté une sanction puissante,
et elle applaudissait a l'inquisition des domiciles,
organisée contre la faiblesse d'une opinion, pour
échapper a la tyrannie de l'autre. Elle demandait
l'état de siége en Vendée, et fut bientot attaquée
dans Paris avec les armes qu'elle avait forgées
dans son imprévoyante colere. Si l'impllissance
manifeste du parti légitimiste était pour elle un
theme de chaque jour, elle ne l'exploitait jamais
qu'en réclamant contre lui des rigueurs odieuses,
si elles étaient inutiles. 11 fallait surtout renou-
veler le personnel entier des administrations. pour
calmer les patriotiques inquiétudes de vertueux
citoyens qui ne voyaient dans le programme de
l'Hotel-de-Ville que des perceptions ou des re-
cettes.


Mais, en revanche, on s'étonnait de la méfiance
témoignée par le pouvoir a un parti auqllel on
allait meme jusqu'a refuser ce nom, association
sans conséquence de bons jeunes gens aux sym-
pathies généreuses, centre précieux ou le patrio-
tisme de juillet se réchauffait en un ardent foyer,
jeunesse d'élite qui ne songeait pas a sortir du
cercle d'une légalité rigoureuse, et qll'il eut suffi..
de quelque confiance pour ramener. Peu de mais
apres, le parti républicain, qui devait sourire de
pitié en vayant l' étrange tableau tracé, a la trmune,




182 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.


de son esprit de légalité et de sa mansuétude , in-
surgeait Lyon, se barricadait au centre de París
et faisait des cartouches avec la Charte de 1830.


Quels vreux précis de réforme articula dans ce
temps l'opposition de gauche? Réclama-t-elle,
lors de la discnssion des lois sur la garde natia-
nale, sur le systeme municipal et une fonle
d'autres questions fondamentales. l'application de
quelques principes vraiment populaires et fé-
conds? Introduisit-elle des vues nouvelles en ad-
ministration, en finances, en économie politique?
Entendait-elle, par exemple, modifier profondé-
ment le régime administratif, organiser la liberté
sur la base du se{/government avec l'excitation
puissante et continue que lui donnent les mceurs
et les constitutions fédérales de l'Amérique du
Nord? Ríen moins que cela, vraiment. Toutes les
lois organiques votées dans les premiers mois de
la révolution furent ou faites ou consenties par les
organes du parti qui signa depuis le compte
rendu.


Quelques amendemens sans portée, des écono-
mies de comptoir réclamées sur des traitemens, a


.l'instant meme ou ron poussait a une guerre sans
limite, voila tont ce que sut inventer l'opposition
de ganche, alors qu'elle avait la prétention de for-
muler un systeme. Est-iI un seul nom de ce partí




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 183
auquel s'attache l'initiative d'un plan politique et
d'une réforme administrative vraiment applicable?
M. Barrot est, je le erois, un esprit trop distin-
gué pour ne pas arriver a formuler un jour ses
théories poli tiques ; mais il est' aussi, je le sup-
pose, trop consciencieux pour se refuser a recon~
naitre qu'íl n'avait ríen dans la pensée de parfai-
tement distinct a cette époque, et que les circon~
stances lui ont imposé un noviciat aussi heureux
pour le pays que pour lui~meme.


11 était moins compromettant et plus facile de
varier, a peu de frais d'éloquence, le tlieme élas-
tique des promesses de juillet, et de reprocher a
l'administration qui rassurait enfin la France sur
son avenir, la résistance qu'elle opposait a l'essor
de pensées généreuses. Ne demandez pas quelle
issue on entendait donner a ces vagues pensées,
sous quelle forme elles devaient s'introduire dan s
la législation ; tout cela restait dans une prudente
et mystéríeuse confusion. Étaít-ee en évoquant
d'ignobles symboles pour parodier de sang-froid
le terrible délire d'une autre époque qu'on devait
maintenir l'exaltation des trois journées? Le l\li-
nistere fut-il coupable pour épouser, eontre des
cervaux mala des et des imaginations dépravées,
la cause de la civilisation et de la pudeur pu-
blique?




, 184 INTÉRbs NOUVEAUX EN EUROPE.
Ces hommes , dit-on , étaient prets a verser lenr


sang ponr lenr cause, et l'on doit quelque respect
a des croyans disposés a devenir martyrs. Étrange
confusion, triste et froid sophisme de nos jours
de morte indifférence 1 On n'est pas hérolque a si
bon marché, messieurs. Des échappés de collége,
las du joug de la disciplme, des ouvriers se dé-
robant a des travaux pénibles, aspirent a une exis-
tence moins mono tone ; on expose le repos des
gens de bien pour satisfaire une épouvantable
monomanie de célébrité, pour conquérir des jouis-
sanees plus promptes et plus faciles, et paree que
dans cette lutte que l'orgueil et la corruption ont
froidement ouverte contre la société, on joue san s
crainte une vie qlli vous pese, et dont on ignore
le prix devant Dien, il faudra qu'on admire et
qu'on salue comme de saintes victimes ceux qui
se sont immolés aux intérets les plus égoistes et
les plus vulgaires !


Durant cette longue et sombre annee, pendant
laquelle la civilisation sembla prete a pousser un
cri de détresse, Casimir Périer osa couper court
a .une fievre ardente qn'on avait vainement essayé
d'adoucir, san s l'attaquer dans son principe. Il ne
ménagea ni ses paroles ni ses actes, signala au
pays ses véritables ennemis sans diminuer leur
force et sans paraitre la craindre; il montra sur-




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 185
tont, et ce fut la base constante de sa poli tique,
comment deux qnestions étaient indissolublement
liées, celle de la guerre et ceHe de l'émeute.


Devant ces aperc;us si clairs, cette conduite si
constamment identique, l'opposition recula, et
rEurope en armes recula du meme pied qu'elle.
Arrivé au pouvoir sans majorité fixe, il la con-
quit en passant la frontiere beIge, comme ill'avait
préparéeen attaquant les associations.


Une question était restée a résoudre, a Iaquelle
les esprits spéculatifs attachaient une importance
qu'elle n'avait pas, pour qui appréciait l'étatde
la France. Une question n' est ardue, en effet,
qu'autant que sa solution peut etre douteuse. Or,
le sort de la pairie était fixé par des mandats im-
pératifs, qu'il est plus facile de déclarer contraires
a l'esprit du gouvernement constitutionnel qne
d'interdire, lorsqlle l'opinion publique est saisie
d'une de ces idées graves et simples, les seules
pour lesquelles les peuples se passionnent.


J.\bis sans tenir compte des dangers immédiats
qu'une tentative favorable au maintien de l'héré-
dité pouvait créer pour le gouvernement, ni des
prescriptions parlementaires dont on n'avait ni
droit ni sujet de s'étonner, quand on avait soi-
meme, aux précédentes élections, aignisé cette
arme contre le ministere, la conservation de la




186 INTÉRttS NOUVEAUX EN EUROPE.
pame sur les bases que luí avait données la
royauté de la restauration, ne pouvait se défendre
ni en droit, ni d'apres l'état de la société, ni selon
l'intéfl~t de la nouvelle monarchie elle-me me .


. L'hérédité de la pairie avait été fondée par l'om-
nipotence royale au meme titre qu'elle avait oc-
troyé la Charte. Ce pouvoir ne préexistait point a
la dynastie comme la pairie d' Angleterre ; il n'avait
pas par lui-meme une existen ce historique et in-
dépendante, et ne pouvait invoquer ni les souve-
nirs de Runnimede, ni ceux de la grande Charte.
n datait de la restauration seulement, et n'.avait
acquis ql1elque importance qu'a l'époque ou la
chambre élective, dominée par le double vote,
s'était emparée du role de chambre aristocratique.
Lorsqu'il avait prétendu fonctionner dans le sens
conservatenr, que les théoriciens lui attribuent,
sa voix s'était perdue san s écho au sein des passions
populaires. La pairie avait re<;{u ordre d'enregis-
trer une révolution a laquelle elle était restée par-
faitement étrangere, et elle l'enregistra sans pro-
testation ni murmure, lors du terrible lit de
justice que tint le peuple en armes. On lui pres-
crivit de répudier un tiers de ses membres, et elle
les immola dans l'espoir de sauver le reste. Un tel
pouvoir n'était déja plus; il avait $uccombé non
dans une de ces défaites dont on se releV(!, mais




DU POUVOIR DEPUlS 1830. 181
sous le poids d'une impuissance qu'il n'essayait
meme pas de dissimuler.


La restauration avait conc:u la pairie dans le
sens de son principe; elle y avait vu un moyen
de reconstituer la famille, en assurant a celle-ci une
perpétuité, émanation et reflet de ceHe dll trone;
et quoique les circonstances y eussent heureuse-
ment jeté des hommes de tous les régimes, ]a
pensée qui l'avait formée tendait a rattacher succes-
sivement a ce cQrps toutes les grandes existences,
bien plus encore que les notabiJités individuelles.


Les raisonnements que l'on prodigua dans la
discussion de I H3 1, pour établir que l'hérédité
était indispensable a l'existence· d'une seconde
chambre, et que, sans elle, le contrepoids qui
est de l'essence du régime constitutionnel serait
détruit, soit au profit du trone, soit par l'ascen-
dant de la chambre élective, ces raisonnements,
s'ils avaient été pris au sérieux, auraient eu le
dangereux effet de faire douter de la monarchie
élective, bien plus que de ramener les opinions et
les mreurs vers une institution aussi peu en rap-
port avec les unes qu'avec les autres.


Constituer des familles poli tiques dan s un temps
·ou la société ne se gouverne que par les influences
les plus mobi]es, était une entreprise contre na-
ture, et aueune n'eut plus gravemellt compl'Omis




188 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
la jeune royauté qui y eut associé son sort. Celle-
ci eut été contrainte de couvrir incessamment de
sa protection et de sa force l'assemblée destinée a
lui venir en aíde. En révolution, ríen de plus dan-
gereux que la solidarité: ce fut l'attaque a la no-
blesse qui, en 89, entralna la chute du trone; et
si la vieille constitution anglaise est aujourd'hui
menacée, n'est-ce pas parce qu'elle est contrainte
de combattre pour l'établissement religieux étroi-
tement enlacé avec elle? Son heureuse étoile a pré-
servé la monarchiede 1830 du danger d'avoir a
protéger une chambre héréditaire contre les. atta-
que s de la presse, les jalousies des classes moyennes
et ses propres témérités; elle n'a a défendre qu'elle-
meme, et c'est, apres tout, la meilleure situation
pour combattre.


Se figure-t-on bien, d'ailleurs, les notabilités de
notre temps, généraux de la garde nationale, pro-
fesseurs émérites, négociants en draps et en coton,
léguant a leurs héritiers .la premiere dignité de l'é-
tat, au meme titre que les descendants des chefs
de la conquete normande transmettent leur siége
et leur blason a leurs petits-fils? Que serait un pa-
reil sénat des la seconde génération? Ne rit-on pas
rien que d'y penser? Si notre pairie viagere se pré-
sente aujourd'hui avec un caractere différent,
n'est-ce pas parce que presque tous,~es memhres




nu POUVOIR DEPUIS 1830. 189
ont individuellement illustré leur vie dans ces car-
rieres laborieusement poursuivies sous le soleil ar-
dent des révolutions? Qu'on ne cite point les ten-
tatives de N apoléon pour reconstituer l'aristocratie:
ces tentatives, comme toutes les difficultés hardi-
ment affrontées, constatent bien plus la forte
volonté de l'homme que sa perspicacité.


Sous Napoléon, tout l'empire vivait par l'elllpe-
reur, toute l'aristocratie était dans les rayons IUllli~
neux qni élllanaient de sa personne. Lui mort, une
immense débftcle se fut opérée, et le siecle eut repris
son cours, que l'empereur suspendit sans parvenir
a le changer. Et cependant Napoléon accumulait
les années; dans sa COUl'Se héroi"que, il vieillissait
ses généraux eomme sa dynastie, en cachant sous
des lauriers les récens écussons des uns, et en do-
tant l'autre de multiples couronnes. Était-ce d'a-
pres ces jours d'exceptions et de prodiges qu'on
pouvait raisonner en constituant la monarchie
bourgeoise, le gouvernement de la paix et du tra-
vail, :lppelé a polir de plus en plus cette surface
ou les saiI1ies sont déja si rares, que tout semble
s'y confondre dan s une terne et monotone unité?
Notre prétendue aristoeratie constitutionn~lIe au-
rait ressemblé a celle de l'Angleterre eomme les no-
bilissimes de Constantin ressemblaient aux séna-
teurs de Rome républicaine.




190 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
Comment songer, d'ailleurs, a eréer un tel pou-


voirlorsqlle son type s'effaee et disparalt du sein
de la Grande-Bretagne elle-meme, O1.i des intérets
notlveaux, qui sentent leur force, réclament"im-
périeusement aujourd'hui, non le droitde faire un
contrepoids illusoire a l'aseendant de la ehambre
héréditaire, mais eelui de dominer le gouverne-
ment, paree qu'ils dominent la soeiété elle-meme?
La pairle de la restauration ne vécut quinze ans
qu'en s'abritant derriere le mantean de la pairie
d' Angleterre.


C'était sans doute ehose honorable de résister
aux exigenees électorales, et de combattre en Cace
ce qu'on croyait un préjugé. lVIais n'était-on pas
soi-meme sous l'empire de la prévention qu'on ¡m-
putait au pays? N'appliquait-on pas des théories
générales a une situation qui ne les comportait
point? Ne faisait-on pas de la poli tique d'ahstrae-
tion, au lieu de s'aeeommoder aux réalités? On
s' étonne d' avoir a adresser un tel reproche a
l'homme dont l'habileté pratique a élevé si haut
le talent et la fortune; eommept eependant l'épar-
gner a l'orateur qui, dans cette grande discussion,
emprimtant ses arguments aux livres des publi-
cistes, au lieu de les puiser dan s eette judicieuse'
appréeiation du temps présent, qu'il possede a un
si éminent degré, traita la these de l'héréditésous




DU POUVOIR DEPUlS 1830
la monarchie de 1830, comme on eut pu le faire
de l'autre coté de la Manche, avant la réforme et
O'Connell (I)?


Deux combinaisons sérieuses se présentaient
seules pour l'organisation d'une seconde chambre:
le choix libre et spontané de la couronne, et un
mode éJectif plus ou moins mitigé par l'interven-
tion de la royauté. Le tróne gagnait en influence a
la premit~re combinaison; la pairie eut assurément
gagné en consistan ce a la seconde. L'une écartait
des pas du pouvoir tous les obstacles, mais sans lui
offrir de points d'appui; l'autre lui eut créé des
difficultés, mais pouvait, dans l'occasion, lui
preter une grande force. La premiere était pré-
férable en s'en tenant au présent; la seconde eut
pu se défendre par des considérations d'avenir.


La chambre ne parut pas saisir le véritable ca-
ractere de la question qu'elle était appelée a ré-
soudre, et le ministere suivit la chambre dans ses


( 1) «Tous les gouvernemens sont incomplets a coté du gouvernement
de l'Augleterre. La république est une ébauche; elle laisse une queslion
a résoudre , celle de la royauté. La démorralie est i1ne ébauche, elle laisse
aussi une question a résoudre, celle de l'aristolTatie .


• La monarchie représentative n'rn laisse aueune; elle rst complete.
Qllanl a ~es elfels, comme gouvernement, elle a I'unité de la royallté,
l'esprit de suile de I'arislocratie, la vie et I'éuergie de la démocratie. e'est
le gouvernement que je vous demande pour mon puys .•


(M. TiUBRS. Chamhre des députés. séance du 3 octobre d3 l.)




192 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
hésitations et ses incohérences. Aux uns, il fit
la concession du principe; aux autres, ceBe du
faít; il réclama la nomination des pairs par la
couronne, et se laissa ~ imposer les catégories. n
parla pour l'hérédité en en proposant lui-meme la
suppression, affectant d'imprimer au nouvel ar-
tide 23 de la Charte un caractere provisoire. Il eut
du reste le bon esprit de ne pas attacher une vé-
ritable importan ce au rejet de la disposition des-
tinée a en autoriser la révision. Ses réserves faites
vis-a-vis d'intérets respectables, il reprit sa po-
sitibn au sein de la chambre élective, comprenant
bien que, s'il y avait des ménagemens a garder
envers tous les pouvoirs constitués, iI n'y avait
d'inspiration a demander qu'a- celui-Ia.


Jamais personnage poli tique ne fut, a un aussi
haut point que Casimir Périer, l'homme de la
situation, par ses qualités et peut-etre par ses
défauts. Il la comprit d'instinct plutot que de
réflexion, et c'est pour cela qu'il marcha au but
d'un pas si ferme et si sur. Il osa beaucoup dans
la sphere ou heaucoup était possible, san s entre-
prendre de dépasser ni les conditions ni les limites
de son action politiqueo C' est ainsi que de réguIateur
de l'ordre matériel, iI n'essaya pas de devenir régé-
nérateur de l' ordre moral. Il sentit que la premiere
condition du salut pour la Franee était la pereep-




DU POUVOIR DEPU1S 1830. 193
tion distincte dé ses dangers, et qu'il impórtait
bien plus de les lui rendre manifestes pour la
convier a les combattre, que d'armer le pouvoir
du droit écrit de les dissiper. Quelle force efficace
lui eut; départie une législation plus sévere? N'y
a-t .. il pas des temps ou la répression du désordre
dans ses effets extérieurs est possible, a raison de
la puissance des intérets, bien qu'il soit impossible
de l'atteindre dallS son principe, a raison de la
faiblesse des mreurs ;et . serait""ilIoisible d' espérer
que les sociétés, rendues sceptiques par le long
usage des révolutions. puissent fonder Ieur .sym-
bole poli tique sur des bases fixes et indiscutables?


L'ordre des tempset des idées nous convÍera
bientot a apprécier une doctrine dont Casimir
Périern'estappelé a.recueillir ni l'éloge ni le blame.
A chacun ses reuvres; sa mission a lui estdistincte
de toute autre, et la date du 13 mars a toute sa
signification historique.


n est difficile de saisir, dans l' ensemble· des
transactions poli tiques , le point précis ous'arrete
une pensée ~ociale devant une autre qui la domine.·
11 regne d'ordinaire, entre les homnies dévoués a
la meme cause, une solidarité générale qui· ne les
empeche pas de différer par leurstendances. Ainsi
arriva-t-il sous l'administration de Casimir Périer;
devant laquelle l' élément que nous devons avec


J. 13




194 INTJiB:ir~ ,-OUViEAUX ,EN EURQPE.
le pIihlic.désiper spus le nom de .doctriTlaire, n.e
se pro4uisit point dans cequ'il a.ele· ftllqpFe et
d'inti.m, , se oornant ~ seconder .son· ministere,
sans iIni imprimer sa cou1-eur. Mais, qllaJld :l'amvne
p,atriotique d.effe ministre eut été acGomplie",et
que .la nlQl't'l'~ut .enseveli ruU:l.s. U:»e viGt~re,~
ses traditions .Ássurerent bieJltOt a'une maIlli.eJ:e
définiti.y8 a. Anver$ et au cloitve ¡Saint.Méry, UBe
a.u.tre oontat1v6 ~o~menqa, ~t nOllS l'apprécierons
avec la hauwet v.ieiUeestirne ~ue nous portons
:).]1X hommes, -apssibienqu'avec, la franchiseet
l'inqépendance de nos OOIilNietions.


Le miDi*re do. 1I @ctobre n'¡i jam~ man(i{~
de seprésent:er a la FNnce comme le cODltÍuua-
teur de celui du , :} mars, el cefte iQ.Qoossion n'est
pas.douteuse, .si l'{)li! .s'arrete· au. but commura.
poursuivi par les Qeux administratÍons, wmain-
tien'de .la paix ,et le rétablissement de rorare pu-
blic. Mais une pensée d'une nutre ,natul'e ,fu.t~~
stituée;a, la 'pensée d'.()rdre administratif et de force
bourgeoisequi a,vait {ajt la puiss-ance de M. Périer.
Quand la fml>ordinat40n hiérarchiqueeut été ré-,
tablie dansle';gOtlvernement, qoo i'émeute eut
eessé de, gronder aans 'les rues et que la France
OOtí repris COnhimce en·se sentant gouv:ernée, on
dit~'{tie,rinstant .était ·venu de commencer dans
la sph.elle de rintellig~ce ce qui n' av.atl,e.ncore été




DU POUVOl'R DEPUIS :¡sgO. 1~5
tenté quedansreIae des iJl>térets ;onp:ro~lama qu'une
magistra4iur~ waiment sociMe P()~t StIlCcéder"'-t
l'actiQl.l d'Wle sart-e de 'commissariat de pMioe.


Les hommes potitiques qui ,se vouerent' a >Roo
p:w.e.iMe tache, iQORt ils paraissent oompPelld~ la
vanité ,aujourd'hui Illile lruf' ~ti<0n est dlan~
vis-a-vis du ~oo.ViOiT" ,el; "lH'i.ls s'eff<WGent 4lla mo-
dilier vis-a-vis du pays, 'Comprenaient-ils ~
la situation de la France? Á'Vaient-ils par eme-
memes, dans le pays, la force et I'autorité qu'une
telle tentative présuppose? ne se laisserent-ns
pas aUN au ,.da~r de cO'llfondre la puissanceap-
partenant a la pensée dont CasiinirPérier ~ea4'
avait légué l'hétitage, avec celte qu'il6 'SuppesaieM
inhéren:re a mur :doetrineell6-nW:Ille~ FA: (l'aboril-,
q6.e faut-il enrendre par récole doott'iooire4l'ttu"á~
portait-elle Ha monarchie de ¡.s30P quclw é~
_ racines ,et quels obstacles dtw~it-eUé tencoo.-
tred


On a cherchéa dOJ!.ner une filiatiml' hi~e
a cette école, en la suivant dans ~es tra-hsf'Of'm1b-
tions successives, depuis les derniel'S joursde
l'empire jusqu'a l'époque aetuelle. On l'a montrée'
naiSsant d'abord comme une protestation solitaire
de la pensée conlr.e la foroe, s'Qssoctant déJa dam
le corps législatif a une opposition coutageuse,
acceptallt 06. ·preparont la restauration eOn'lme




196 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
un retour vers une idée de droit, comme un
moyen de relever l'espece humain~ de la dé-
chéance imposée par une glorieuse et longue ser-
vitude: Aux Cent-Jours, on a suivi ses disciples a
Gand ou dans la retraite. Survient 1815 comme
une évocation de Coblentz; ils se rencontrent alors
en face de l'aristocratie de naissance dans une po-
sitio n analogue a celle ou ils s'étaient trouvés
d'abord devant l'aristocratie des armes.


lIs comprirent de bonne heure les résistances
natiollales, et surent s'y associer. Rejetés en
1821, par l'avénement de la droite aux affaires,
dans une opposition qui ent été par elle-me me
inefficace, mais dont ils doublerent la force en la
liant a celle que les irritations libérales avaient si
fortement organisée, ils suivirent la ligne qui les
mena a travers la société dide.-toi jusqu'a l'adresse
des 221, prologue de la révolution de 1830. On
les vit alors ejsayer d'appliquer sous le drapeau
tricolore, mais avec d'autres instrumens plutot
qu'avec d'autres principes, ce gouvernement par
l'intelligence que n'avait voulu comprendre ni le
fils impérial de ses reuvres, ni la dynastie séculaire.


L'avenir de cette école n'est pas encore parfaite-
ment fixé, mais eomment se refllser a reconnaltre
l'unité imprimée a ee parti , a travers toutes ses vi-
cissitudes, par l'idée toujours persistan te de la sou-




DU POUVOIR DEPU1S 1830. 197
veraineté intellectuelle? Les honorables personnages
dont la vie politique commell<;:a sur le canapé de
18 19, ont professé, pourront peut-etre professer
encore des opinions fort di verses , sur la souverai-
neté royale et parlementaire, la censure, la liberté
de la presse, le systeme électoraI, etc.; mais ils les
ont toujours rattachées a un meme ensemble de
doctrines: souvent I'histoire ne sanrait envisager,
en effet, que comme des points de vue divers
d'une meme idée ce que la haine et l'injusticc flé-
trissent du nom d'apostasie; et le cardinal de
Retz a dit depuis long-temps, avec une grande
vérit" qu'il faut quelquefois changer d'opinion
ponr rester toujours de son parti.


Les doctrinaires, fondus au sein du parti bour-
geois organisé par Casimir Périer, n'avaient pu
manquer d'y conquérir l'autorité qui appartient a
des hommes supérieurs : mais de la a former un
partí, un ministere portant leur nom, ou leurs
idées et leur ascendant se produisissent sans con-
trepoids, la distance était immense. Ce fut une
faute de tactique ou plutót un malheur, cal' c'est
le nom qui convient aux fautes inévitables, que la
tentative si fréquemment réitérée par eux pour
évincer dn cabinet dont M. le duc de Broglie avait
la présidellce la partie qui leur était la moins ho-
mogtme. Cette tentative se con~oit mieux qu'elle




1~8 JNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
ne se justifie : ils céderent a l'honorable désir de
se produire dan s toute la franchise de leu.1' pensée;
mais ils auraient du' reeuler devallt la crainte de
révéler le secret de leur petit nomb're.


En marchant sousle meme drapeau que la bour-
geoisie, les doctrinaires s'étaient fait de nombreux
alliés, mais ils ne s'étaient pas fait d'adeptes. L'as-
sociation poli tique existait, l'association intellec-
melle n'était pas for.mée;. aussi;, en s'emparant du
levier poJitique qtl'ils avaient eux-memes manié,
et en se rattachant directement aux souvenirs de
Casimir Périer et du 13 mars, M. Thiers et M. MoJé
onHIs , chacun a son tour, rencontré bien moios
de difficultés qu' on ne le snpposait, pour grouper
autour d'eux une majorité qui a'Vait appartenu
aux idées des doctrillaires et non a leurs per-
sonnes, majorité vaguement inquiétée par cer-
taines ten dances que l' on doit essayer de faire
eomprendre.


On-Ie, sait, l'idée émise dtms tou'&' les t-emps par
les: hommes désignés sons le nom dt doclrinaires,
cene dont M. Royer-Collard, qu'il faut bien ap-
peler du nom que lui a si long-temps donné la
France, saluait le prochain triomphe sous l'admi-
nistration de M. de VilleIe, l'idée au nom de la-
quelle M. Guizot a; si souvent proclamé la légiti-
mité de la révolntion d~ 1·830, el hr suprématie




DU POUVOIR: DEPUIS 1830. 199
politique des classes moyennes, e'est le droit de
l'intelligence" au gouvernement de la société, la
domination de la force civilisatriee et pacifique
sur ~ foree rétrograde ou brutalement novatríce.


« Je ne crois, disait-il en 18~w, dans un eha-
pitre sur la légitimité, ou les publieistes de la droite
vont ehercher fort injustement des armes contre
lui; je ne erois ni au droitdivin ni a la souveraineté
du peuple. Je ne pllis voir la que les usurpations
de la force. Je crois a la souverainete de la raison,
de la justite, du droit; e' est la le souverain légi-
time que cherche le monde, et qu'il cherchera tou-
jours, car nul homme, rtulle réunion d'hommes ne
la possede, ne pellt la posséder, san s lacune et sans
limite. Les meillellres formes de gouvernement sont
ceHes qui nous placent plus súrement et nous font
plus rapidement avancer sous l'empire de leur loi
sainte. C'est la vertu dll gouvernement représen-
tatif. Quand un homme s'est prétendu l'image de
Dieu sur la' terre et a réclamé a ee titre l'ohéis-
sanee passive, iI a fondé la tyrannie; quand uu
peuple s'est! cómpté par tete et a proclamé la
toute-puissance du nomhre, iI a fondé la tyran-
nie. De ces deux usurpatións, la premiere est la
plus insolente, la seconde est la plus brutale (1); ))


(1) Da {{ouvernement de la Fra"ce thpui.< la restauratio1!, Paris, 1820.




200 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Ceci n'est pas san s doute un principe particu-


lier a eette éeole; il n'est pas un parti qui ne
discute aussi pour prouver que son triomphe
réaliserait d'une maniere infaillible le gouverne-
ment de la justice et de la vérité. La théologie
elle-meme, eette science de la souveraineté par
excellence, enseigne que la supreme puissance de
Dieu est fondée sur I'infinité de ses perfections.
Mais quand d'une proposition générale qui pour-
rait sembler un lieu commun, on descend aux
applications pratiques que I'école doetrinaire as-
pira constamment a en faire, on y entrevoit
promptement toute une théorie gouvernementale,
et I'on peut pressentir alors quels obstacles et quel
concours elle devra rencontrer.


N ous demandons pardon de la longueur des cita-
tions qui vont suivre; elles nous out semblé néces-
saires pour faire comprendl'c les longs repousse-
mens dont ni eeux qui les partagent ni eeux qui
les inspirent n'ont certainement pas tout le secreto
C'est la date de ces paroles qui en établit la va-
leur; elles refletent sur la carriere poli tique de
I'homme le plus eonsidérable .de eette école une
harmonie incontestable, en meme temps qu'elles
établissent et résument les résistances soulevées
par le systeme. On va eomprendre comment il
voulait le pouvoir lorsqu'il était sans espérance de




DD POUVOIR DEPUIS 1830. 201


l'atteindre, avec quelle confiante perspicacité sa
vue s'arretait sur les obstacles qu'il aborda plus
tard saps étonnement et sans émotion, mais aussi
sans etre assez fort pour leur résister.


« Que faites-vous, s'écriait M. Guizot, vous qui
proclamez que le pouvoir n'est qu'un serviteur a
gages, ave e qui il faut traiter au rabais~ qu'on doit
réduire au degré le plus bas, en activité comme
en salaire? Ne voyez-vous pas que vous mécon-
naissez absolument la dignité de sa nature et de
ses relations avec les peuples? Le bel hommage
a relldre a une nation que de lni dire qu'elle obéit
a des subalternes, et re~oit la loi de ses commis!
ou bien les nations seraient-elles formées d'etres
d'ull ordre supérieur, qui, pour vaquer librement
a des travaux plus sublimes, anraient, sous le nom
de gouvernement, un certain nombre de créatures
inférieures, chargées de veillerpour eux aux soins
matériels de la vie?


« Les esprits supérieurs ne se résignent point
a se laisser ainsi déposséder, humilier. I1s sentent
le pouvoir en eux et s'indignent de la condition
ou l'on prétend les réduire. Ils prennent en cour-
roux cette insolence de la multitude qui ne vent
voír dans les magistrats que ses sujets, et prétend
que l'autorité s'avilisse devant elle avant de lui
commander. Ils sont trop fiers pour accepter ainsi




202 INTÉR:hS NOUVEAUX EN EURo PE.


l' empire avec l'insul te; et eorome ils ont l' expérienee
des hommes, eomme ils savent toús les ehemins par


. ou l' on peut l~s envahÍ'J:', as appliquen t leul' supério-
rité tout entiere a les dominel' absolument. On di-
rait qu'ils eX'ercent sur la: société une vengeance,
qu'ils se son!' di'!! dans leuJ' (')rgueil offensé: Puisqulil
fant que le peuple ou le pouvoir soit esclave; ee
sera le peuple, et non le pouvoir; cal' le pouvoir,
c'est moL


« Les' contraires ne se laissent point accol'dér;
(')1) ñe peut commander et suivl'e, gouverner et
obéir, agir en chef et penser en sel'viteur. Quand
le poú'Voir n'a plus le sentllllcnt de son droit,
quand la: soeiété n'a plus celui du droit du pou-
voir, la société et lui se sont séparés; .... On ne
sort point de eet état que la doctrine de la con-
dition servile du' pouvoir ne s(')it ruinée. Quand
le pouvoir existe, quand' la société l'econnait que
l'autorité qui la l'égit a droit súr elle', éombien
sont' vai'Iles, avee quelle rapidité' s'évanouissent
toutes les' cOl'lséquenees d~ul\e'fuusse'doctri"e qui,
posant en principe que le gouvernement est unser-
viteur dont il est·f~heuxt de ne pou'Voil' se passel',
prétend réduire au minimum son action sur la
snciété, et n?avoir des mag'isfrats, des ehefu, qu'a
ronditionqu'ils ne soient ríen' ou a peu pl'es'rien!
Qulón clirigtt tbu~ cette t'MoJ+ie cóntfe' un' pou: ...




DlJ POUVOIR DEPUIS 1 S30. 2.03
VOiT qu'on veut démolir, je le con~ois; l'instru-
ment est bon et d'un, effet sur. Mais qu'on pré-
tende le prendre pour regle 10rsqiI'H sagif de fon-
der un- ordre nouveau, de constituer un pouvoir
durable, l'erreur est bien grande .....


« Quand un tel gouvernement existe en effet,
venez lui parler illsolemment de son sálaire; ve-
nez lui reproclier ses gages et le sommer de s'hu-
mílier devant vous pour les obtenir. II vous dira
qu'il fait les affu4res de la société, qu'elle le sait,
et veut que ses affaires soient bien faite s (1)' »


Ne dirait-on pas un défi ,jeté au scepticisme du
siecle, une lufte corps a corps engagée contre la
société telle que les révolutions l'ont faite? Les
paroles dl!" publiciste de 1821 sont le meilleur
commentaire des raroles du' ministre de 1,835, et
si: M. Guizot, exen;ant le pouvoir, n'avait eu trop
~vent a transiger lui-meme avec les prétentions
qulil combat ici, si on devait le juger seulement
corome pubJiciste el comme' Ol'ateur, ill pourrait
rappeler a'Vec quelque fierté un prograrnme qui,
dans le cours devingt annéeS ou su' furtune a tra-
",ersé tant de vicissitudes, le montre!Ji' conséquent
a'Vec lui-meme.


Mais, dans l'état des mreurs et des i'ntérets do-


(1) Des mOJ6nsde gorwernement etd'opposition d-ans l'état actuel dá
fli.France: Paris, 18'2L




204 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.


minans en Franee, au sortir d'une révolution qui
substitua a une vieille dynastie un établissement
dont l'origine était trop tumultueuse et trop ré-
eente, pour que ehacun ne se erut pas le droit
d'en discuter le principe, le pouvoir peut-il se
présenter avee eette autorité dans les personnes,
eette indépendanee d~ns l'aetioll , cette suprématie
de position et de pen~ée qu'entendait lui départir
l'éminent publieiste? Sous ee rapport, n'a-t-il pas
réclamé par la royauté nouvelle ce que la royauté
meme de la restauration n'eut pas pu comporter;
et si l'avénement des classes moyennes au pouvoir
signale l'ouverture d'une ere nouvelle, ne faut-il
pas savoir l'aceepter avec les modifications que
cet avénement entraine dans le génie et les formes
extérieures du gouvernement?


Si la disposition a restreindre les limites du pou-
voir, pour le subalterniser jusqu'a la condition de
commis, tient a un mauvais sentiment, ce que
je n'entends pas du tout contester, on doit recon-
naltre que la tendance opposée présente des in-
convéniens non moins graves dans les temps cri-
tiques que traverse la France. Il n'est pas donné
au gouvernement de faire rentrer l'ordre dans
les tetes et la soumission dans les cceurs; il
peut, malheureusemen t, a cet égard, bien moins
qu'on n'en espere et que l'école doctrinaire ne




DU POUVOIR OEPUlS 1830. ~.w5
semblait en attendre. Il devait sans doute hater, par
tous les moyens que comportent la prudence et
le tempérament du siecle, la diffusion de la vé-
rité; mais il ne saurait se considérer comme en
étant la source, et ne doit pas se dissimuler qu'il
peut quelquefois lui devenir un obstacle.


Si le pouvoir peut tout dan s l'ordre matériel et
admínistratif, c'est qu'il est, en France, le repré-
sentant de la seule force d'association organisée.
Mais faire reculer certaines idées, en faire avancer
certaines autres , désabuser les esprits de théories
fallacieuses, rendre au respect des peuples ce qui
fut long-temps livré aux attaques et aux sarcasmes,
c'est la une tache ou il doit, dans I'intéret meme
des príncipes sociaux qu'il veut faire revivre, se
résigner a n'intervenir que comme auxiliaire du
temps, de l'expérience et de la raison publique.


Que la paix se fasse et se maintienne autour de
nous; que les passions, comprimées par les inté-
rets, puissent sortir de l'état fébrile, et en poli-
tique, aussi bien qu'en religion, la vérité, le pre-
miel' beso in de l'homme, triomphera par l'im-
puissance démontrée de toute doctrine qui ne sera
pas chrétienne, c'est-a-dire sociale et pacifique par
essence, de meme que, sous un bon régime d'hy-
giene, la santé triomphe de la maladie.


Le bon ordre administratif et financier n' est pas,




206 INTÉR:tTS NOUVEAUX EN EUROPE.


tant s'en faut, le seul hut que .d.o.ive se proposer
le législateur; mais ilest .des temps difiiciles
01). c~ Qrdre est le plus utile instrumentpour
atte~e .des résultats durables. Je ne compr~nds
pas bien ce que c'est que l'ordre moral a laconsti-
tution· duq,uel on aurait voulu que passat le gou-
vernement immédiatement apres avoir constitué
l'ordre matériel. Pour qui descend au fond des
choses, l' ordre moral ne peut etre que l' ordre re-
Lzgieux, car la seulement est la sanction des de-
voirs, la source des abné.gations saintes, la résis-
tance aux mauvais instincts, la regle des passions
désordonnées. Hors de la, l' ordre moral n' est que
de la police exercée par des censeurs ou des ser-
gens de ville. 01', fen demande pardon a d'hono-
rabIes or.ganes de l' éCole gouvernementale, mais je
ne sais aucune loi, aucnne mesure parlementaire,
aucune coterie politique, en mesure de hater, au-
trement qu'en lui laissant toute latitude, ce ré-
veil . de l'idée chrétienne dont jecrois sentir avec
bonheur le travail intérieur et djvin dans le monde
et dans ma patrie.


De nos jours, la sphere du pouvoir est néces-
sairement restreinte: elle est circonscrite quant
aux idées, elle est plus circonscrite encore quant
aux personnes et a l'importance des instrumens.
C'es.tchimere que de rever, sous un gouvernement




DU POUVOlR DEPUIS 1830. 207
de classe ;moyelllile, la dignité d'un patriciat, ou
1'0r~ut>iJ. de pa.rrade de l'eJíIlpire. Il ne faut deman-
del' aQ.Qtr.e régiD¡le d'61ections ,eJ de petites .exi,.
gences, .ni l'~titude des hauts fonctiaJilnaioos de
Napoléon, ni ces grandes luttes du fils de 10M
Ch<lltam eA: du fils de lord HoUand, ,s'escrimant sur
un terr,ain alors immobile, adl milieu de tQUS les
orages de la parole. Il ne faut pas avoir l'.air de
méconnaitre ce que la poljtiqQe de notre ten1ipS
cOlinporte nécessairement de mobilité, de suscep-
tibilités inquietes et jalouses.Ce sont la les aUn-
buts ioovitalies d'une situa.:tÍon qui, comme toute
autre, se défend moins par ses détails que par son
ensemble. II ne faudrait pas surtont se dessiner a
plaisir un type sév.ere .du PQuv.oir, alMs q,u,e dans
la pratiq,ue ,et pour échapper memea l'dfet de
ses théories, on se Itroul/;erait plus SOQvent peut-
etre en contradiction awec ces imposantes profes-
siOJas de fui: il s'htablirait alors UD coutraste eutre
laparole et les actes, qui n'échapperait pas a
l'instinct publ~.


D'apres sa maniere de concevoir le pouvoir, l'é-
cole doctrinaire était appelée a ~'associer le centre
droit. La gisait totÍt le secret, tout I'avenir de sa
politiqueo Elle avait preché, sous la restauration,
soutenue par la grande propriété et les vieux sou-
veniJ's, l' allianee avec les forces nouvelles sorties




~w8 lNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de la révolution et du développement de la richesse
publique; tres conséquente en ceci, elle precha,
sotis la révolution de 1830, l'alliance de la royauté
nouvelle avec le parti essentiellement royaliste et
conserva teur.


Le succes d'une telle combinaison était impos-
sible dans la chambre. La partie doctrinaire du
cabinet ne la tenta pas; mais elle laissa percer
qu'on songeait a la tenter au dehors, et c'est contre
cette vague inquiétude, suscitée au sein des in-
térets parlementaires, qu' elle s' est brisée par deux
fois, alors qu' elle semblait ne tomber que par l' effet
d'une intrigue.


Nous avons exposé ailleurs notre pensée sur
cette fraction honorable, mais peu nombreuse. de
la société fran~aise, dont il n'appartenait qu'a la
restauration d'utiliser le patronage local et le sin-
cere dévouement. Le centre droit était pour elle
la seule base possible de gou vernement, le seul
pivot d'une évolution vers des classes plus no m-
breuses. Mais ses membres, qui sont bien moins
un parti qu'une réunion désormais brisée d'indi-
vidllalités remarquables, ces hommes dont les
louables intentions échouerent constamment, ou
contre la violence de lellr propre parti, ou contre
les exigences du parti contraire, lors meme qu'ils
étaient en commullauté de croyances avec le pou-




DU POUVOIR DEPUIS 1830. ~09
voir, scraient-ils désormais en mesure de preter a
un ministere quelconque un concours de quelque
utilité? Certainement non. En admettant qu'ils
passassent jamais d'une neutralité, depuis long- .
temps acquise, a une association plus étroite, ne
prépareraient-ils pas au pouvoir bien plus d'ob-
stacles qu'ils ne lui donneraient de facilités? Sans
lui concilier la droite qui taxerait sa modération
d'apostasie, le centre droit ne serait-il pas surveillé
d'un ceil inquiet par tous les intérets élevés autour
de la monarchie nouvelle? La résu rrectioIl sérieuse
d'un tel parti, au sein de la chambre élective et
du corps électoral, était une impossibilité, quoi-
que cette espérance fUt devenue fondamentale au
sein d'une école qui possede, a un degré souvent
si remarquable, la pénétration poli tique.


Lorsqu'on reproche amerement aux doctrinaires
d'etre des hommes de restauration, cela est faux,
si l' on prend ceUe assertion au pied de la leure;
cela est vrai sans mil doute, si ron entend signaler
une tendance. Le malheur de ceUe école, c'est d'a-
voir été écartée du pouvoir dans les seules circon-
stances ou il lui était possible de l'exercer dans le .
sens de ses théories. La restauration était peut-
etre aussi nécessaire a ce partí que lui-meme luí
eut été utile; son opposition, fort naturelle, a l'in-
fluence réactionnaire de la droite, sons le ministere


r. J q




210 INTÉRETS NOUVJ:AUX EN EUROPE.


de T 8'1'1, devint aussi malhabile qu'inexplicable
sous Ja" concilian te administratíon de M. de Mar-
tignac. La lutte imprudente des doctrinaires
contre un cabinet qu'ils eussent pu dominer en
lui pretant concours, au lieu de l'entraver par
des exigences contraires a tautes leurs ~es gou-
vernementales, restera comme leur premiere et
léur plus irréparable faute. lIs furent alors mal
inspirés par la conseienee, plus mal éclairés par
l'ambition : intermédiaires naturels entre la dy-
nastie et la Franee, ils auraient pu entrer alors
au pouvoir par la popularité, et s'y maintenir
sans livrer des luttes illcessalltes cOlltre les suscep-
tíbilités qui les repoussent.


Lorsqu' on porte dans de telles investígations
un complet dégagement, et qu'on essaie, au mi-
lieu des irritatiollS présentes, de devancer l'his-
toire ,c'est chose vraiment difficile que d'analyser
les élémens d'un parti, chose difficile a ce paint
que M. Hallam hasarde a peine une définition des
deux grandes écoles politiques de I'Angleterre
qui nous apparaissent pourtant si parfaitement
distinctes (1)'


Cependant nous ne croyons pas nous etre écar-
tés des données universellement admises en ce qui


(x) The co'!stit. hist. o/ England, tomo IV, chapo XVI.




DU pouvom DEPUIS 1830. 21 I
concerne le parti qualifié doctrinaire. Un dernier
trait caractérisera peut-etre d'une maniere plus
cO~lplete cette école si éminente par ses hommes,
si forte et si compacte par sa bonne discipline.


Cette foi dans un pouvoir, centre de tout mOD-
v~ment social, dut y inspirer une confiance exa-
gérée dans la légalité, confiance dont ou s' est ,
du reste, défendu depuis, en l'avouant comme
une complaisante faiblesse. Enface desintelligences
travaillées par des désordres profonds, de toutes
les notions du bien et du mal misérablement con-
fondues, on ne sut que demander des 10is, beau-
coup de 10is, au lieu de demander du temps et
de s'en assurer le bénéfice infaillible par une po-
litique habile et froide. Le roi était-il menacé par
d'atroces monomanes? On prétendait, en lui cui-
rassant la poi trine de lois, écarter les coups des
assassins; et l' on eut cru remporter une victoire
pour la société comme pour le prince, si tel ar-
ticle du Code d'instruction criminelle avait été
remplacé par tel autre. Au fond p~urtant c'é-
taient la de grandes miseres, de dangereuses inuti-
lités. Durant cette longue fermentation qui survit
toujours aux ébranlemens religieux ou poli tiques,
comme l'émotion de la mér SUtV~ a la tempete,
le salut des personnes royales n'appartient qu'a la
Providence et a une police vigilante et nombreuse.




'1.12 lNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


Quelques escouades de sureté bien disciplinées a1-
faient bien plus droit au fait que toutes les me-
sures délibérées aux premiers mois de 1837, et
qui entrainerent, a cette époque, des complica-
tions parlementaires si sérieuses.


Une revue succincte des faits permettrait de
suivre a la trace cette pensée d' ordre moral et de
légalité gouvernementale, que l'école doctrinaire
présentait comme le complément de sa poli tique
alors me me que l'initiative ne lui en appartenait
point. On verraít que, pour se formuler en me-
sures législatives, cette pensée dut presque tou-
jours se dissimuler sous quelque chose de plus
palpable, de plus empirique, si je l'ose dire; on
acquerrait aussi la certitude que la chambre
élective, lorsqu'elle votait des lois de principe, se
préoccupait bien moins de relever le pouvoir dans
le sens des idées développées alors par certains
publicistes, que de le préserver des attaques ma-
térielles essayées par les factieux.


Les loís de septembre elles-memes passerent
dan s le meme esprit qui aurait fait voter des bri-
gades nouvelles de gendarmerie ou des supplé-
mens de fonds secrets. On n'y vil guere qu'un
moyen de préi[rryer la personue du roi et d'em~
pecher les émeutes: la partie théorique en fut em-
portée comme par surprise. On avait fait une.




DU POUVOIR DEPUIS 1830. '} 21.)
bonne loi eontre les erieurs publies, trompettes
permanens de la sédition; on avait fait une 10i
néeessaire eontre les assoeiations politiques; la
bourgeoisie crat compléter la série de ces mesures
de police, en votant des lois qui interdisaient la
discussion, meme théorique, dll principe du gou-
vernement, l'expression mesurée des regrets et
des espérances, et jusqu'a la controverse, vieille
comme le monde, sur les bases de la souverai-
neté, de la propriété, de la famille, etc.


eette mémorable diseussion fut dominée par
une équivoque perpétuelle. Les uns croyaient
venir en aide a la révolution de juillet par leur
houle, comme ils l'anraient fait, un fusil sur 1'é-
paule, en marchant au son de la générale. Les
autres savaient fort bien que les jours de l'émeute
étaient passés, que les lois de septembre n'émous-
seraient malheureusement le poignard d'aucun fa-
natique, et ils connaissaient trop l'histoire et l'hu~
manité pour ignorer que le misérable qui s'enivI'e
de sa pensée, ou des secrets eneouragemens de
quelques complices, y puise plus d'énergie que
dans des déclamations publiées a la clarté du so-
leil, sous la menace d'une répression judiciaire
et l'horreur des gens de bien; ils savaient que des
lois préventives n'empecheraient pas quelque Ali-
baud de succéder a Fieschi , quelque Meunier de




,


214 INTÉRtn; NOUVEAUX EN EUROPF..


venir apres Alihaud. Aussi tels ne furent pour eux
ni le but, ni la haute signification de la législa-
tion réclamée. Ce qu'ils voulaient, c'était relever
le principe du pouvoir et le modifier en le fixant
dans une sphere inaccessible aux orages, le met-
tant ainsi plus en harmonie ave e le príncipe de la
plupart des pouvoirs européens, dont la hase est
~ndiscutable.


Les IÜ'is de 1835 sont déja loin de nous, et je
ne sais si 1'0n ne pourrait taxer d'oisive toute dis-
cussion a ce sujeto Si nous devions néanmoins,
entourés que nous sommes de l'expérience acquise,
émeUre une opinion sur ces mesures ou les uns
He voyaient rien moins que le salut du trone, les
autres que le tombeau de la liberté, nous dirions
qu'a nos yeux, leur principal résultat est d'avoir
devaneé de quelques mois un mouvement que la
force des choses aurait infailliblement amené.
Rien n'impose, en effet, plus impérieusement son
diapason a la violence du lallgage qu'une situation
forte et bien assise.


Si cette législation a obtenu un résultat ntile, ce
n'est pas du tou~ celui qu'on en attendait. Les dif-
ficultés parlementaires qu'elle a créées ne sont pas
moins graves que les difficultés d'un autre genre
qu'eUe a fait disparaitre; mais le fait de son établis-
semeJllt" sans émeute et sans obsmcle, a constaté




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 215
devant l'Europe toute la force du pouvoir, épreuve
éclatante qui pouvait etre nécessaire.


Le début de la chambre de J 83!~ fut une adresse
équivoque comme la nature meme du concours
preté par elle a un systeme dont elle admettait, il
est vrai, toutesles grandes bases d'ordrepublic, mais
en restant étrangere aux tendances gouvernemen-
tales de quelques membres du cabinet. On estima
qu'il était possible d'engager plus avant cette assem-
blée sous l'impression d'un attentat récent, mais
on ne parut pas comprendre que si elle acceptaít
les 10ís répressives, ce ne serait pas dans l'esprit ou
elles lui étaient présentées.


La solidarité de la chambre et du ministere ne
fut, en effet, que d'un jour. Achaque session une
crise de plus en plus prolongée vint attester les
tiraillemens de cette majorité, que des préoccu-
pations tres réelles, sans etre de nature a se for-
murer en 10is, séparaient de la pensée poli tique
qui passait pour dominer alors le cabinet. Minis-
tere des trois jours, ministere de 22 février, mi-
nistere du 6 septembre, ministere du I 5 avril ,
toutes ces péripéties parlementaires, d'autant plus
tristes, qu'elles sont quelquefois descendues jus-
qu'au comique, attesterent que deux pensées
coexistaient au sein dé la majorité, non pas hos-
tiles, mais peu syIilpathiques l'une a l'autre, pen.'




:116 INTERETS NOUVEAUX EN EUROPt:.


sées auxquelles correspondaient deux tendances
au sein du pouvoir lui-meme.


n faut bien s'entendre ici , pour demeurer dans
la vérité comme dans la justice: le ministere du
11 octobre était-il partagé, ainsi que certains jour-
nauxont depuis teuté de le faire croire, en tigres
et en agneaux, les uns voulant tout fusiller, Jés
autres tout absoudre ; y avait-il dan s son sein un
partí de la conciliation quund méllle et un parti
de terroristes monarchiques? L'amnistie, le proces
d'avril, les évenemens de Paris, de Lyon, de la
Vendée, les grandes questions, si vivement contro-
versées en ces temps difficiles, furent-elles jamais
le champ de bataille de ces deux écoles politiques
dont on s'est complu a peindre l'une en style dan-
tesque, l'autre en style de bergerie? Pas fe moins
du monde. Le plus parfait accord inspira tous les
actes majeurs de ce cabinet, et les dissidences in-
times qui séparaient ses deux principaux membres
portaient bien moins sur les applications actuelles
du systeme que sur ses applications éloignées, et,
a bien dire, éventuelles:


L'un s'arreta~t au gouvernement des intérets,
l'autre croyait pouvoir passer au gouvernement
des idées; l'un entendait conserver intégralement
a l'industrie et a la petite propriété, récemment
élevées a la vie poli tique , les profits de la révolu-




DU POUVOlR DEPUIS 1830. ? 1 7
tion de juillet; l'autre aspirait a se sentir assez
fort pour convier aux affaires une áutre portion
de la société fran<;aise; l'un ne voulait pour le
pouvoir que des instrumens habiles, l'autre dési-
rait lui assocÍer des instrumens considérables; l'un
s'appuyait, en face des mauvais vouloirs de l'Eu-
rope, sur la datede J 830; l'autre aspirait al'effacer,
croyant faire disparaltte ainsi ces mauvais vouloirs
eux-mémes; tous deux acceptaient le systeme gé-
néral de pa,ix, mais celui-ci faisait de l' ordre euro-
péen et des traités de 1 81 5 la base n1t~me de sa
doctrine, celui·la les subissait comme une nécessité
purement transitoire. L'un, par la nature de son
esprit et de ses études, tendait a isoler la politique
fran«;;aise des transactions étrangeres , pour repor-
ter le plus possible toute la force gouvernementale
a !'in térieur; l' autre procédait au contraire du de-
hors au dedans, et semblait attendre avec une
sorte d'anxiété inquiete le moment de consolider
le gouvernement de 1830 par une poli tique de
hardiesse et d'entreprise; en un mot, celui-ci était
doctrinaire, et celui-Ia ne l'était paso


On sait comment ce cabinet se maintint aux af-
faires dans les circonstances les plus difficiles que
la France ait traversées. Chargé d'une mission sé-
vere et d'une responsabilité terrible, il eut le cou-
rage d'accepter compIetement 1'une et l'autre.




218 INTÉRETS NOUVEA.UX EN EUROPE.


Attaqué a main armée, il lui fallait jeter chaque
soir en prison les vaincus de la journée; et ce
n'était pas, certes, lorsque l'audace de l'agression
et l'impudeur de l'injure étaient san s limites, qu'on
pouvait etre admis a exiger du gouvernement la
rigoureuse observance de tous les articles du Cocle
d'instruction criminelle, et a lui reprocher de sor"
tir parfois de l'impassibilité' du constable armé de
sa baguette blanche. '


Mais si le ministere du 11 octobre fut unanime
pour la répression, on peut croire qu'il l'eut été
pour la clémence dans des circonstances différen tes.
M. Guizot savait probablement assez l'histoire
pour ne pas ignorer que l'amnistie est la seule con-
sécration d'un gouvernement sorti des guerres ci-
viles, et que celui-ci n'est réellement fondé qu'au-
tant qu'il est assez f,()rt pour la faire accepter.
Accuser un homme en qui on reconna!t tons l~s
instincts du pouvoit, d'etre opposé en principe a
une amnistie, c'est dire qu'il ne tient pas a con-
stater authentiquement sa force, et qu'il a le goUt
de la guerre pour elle-meme et non pour la vic-
toire. M. Thiers, de son coté, avait trop de sens
poli tique pour ne pas comprendre que si Henri 111
avait agi, apres la journée des barrica des ,
comme son glorieux successeur en pleine posses-
sion de son royaume, les ligneurs auraient hourré




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 219
leurs arquebuses avec ses lettres d'abolition.


Si dans les guerres civiles le seuljugement c'est
la victoire; si le droit qu'il convient d'appliquer
a des ennemis politiques, est le droit de la guerre,
la premiere condition pour en l'éclamer le béné-
fice, est de s'avouer vaincu; ce qui n'implique,
tant s'en faut, ni apostasie ni humiliation. Cette .
déclaration n'est, en effet, que la reconnaisance
d'un fait impérieux que le soldat prisonnier con-
fesse tous les jours avec honneur en rendanl.
son épée. Tout partí qui réclame amnistie les
armes a la main et les menaces a la bouche veut
en faire une position agressive; tout pouvoir qui
l'accorde est un pouvoir avili.


Pendanl. la durée du ministere du 1 1 octobre,
l'amnistie était-elle possible dans ses conditions


t normales d'indépendance et de force? M. Thiers
romme M. Guizot, la chambre comme la cou-
ronne r la France comme les pouvoirs de l'état,
estimaient manifestement que non. Advenant plus
tard des jours de lassitude pour les partís, d' avenir
pour la royauté, de confiance pour tous les in-
térets, le ministere du 1 1 octobre aurait-il fait ,
avec l'unanimité de résolution qui domina tou-
jours chez lui les dissídences de príncipes, ce que
le minístere de M.' MoJé a consommé avec autant
de bonheur el. de profit pour la royauté que pour




220 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.


lui-meme? Question oiseuse, s'il est vrai que cette
administration hétérogime ne put se maintenir que
durant le péril de la lutte, et que la paix en dut
briser le faisceau si mal uni. M. Guizot n'eut pas,
nous le croyons, personnellement repoussé l'am-
nistie (on sait qu'ill'avait antérieurement acceptée
comme base de négociation avec un loyal maré-
chal); mais iI eút peut-etre rencontré bien pres de
lui des irritations et des exigences intraitables;
peut-etre aussi les deux chefs de ce ministt~re au-
raient-ils long-temps reculé, sans s'en rendre par-
faitement compte, devant l'idée de dénouer, par
un acte décisif de pacification, une situation
complexe et temporaire, devant la crainte de faire
succéder des complications ministérielles aux
embarras d'un autre genre heureusement sur-
montés.


L'établissement politique de 1830 avait par-
couru des phases tres distillctes. Les deux forces
révolutionnaire et bourgeoise, l'une belliqueuse,
l'autre pacifique, s'étaient d'ahord fait équilibre
dans les deux premiers cabinets de la royauté nou-
velle. Au 13 mars 1831 , l'idée bourgeoise se pro-
duisit confiante et 'souveraine. Seule elle pada,
seule elle agit. Aussi le 13 mars est-illa seuledate
qui conserve une véritable autorité,et comme
un caractere sacramente1 aux yeux des classes




OU POUVOUI. DEPUlS 1830. 2~1
moyennes. Le ministere du 1 1 octobre 1832 tira
sa force de l'héritage de Casimir Périer, dont il se
portait continuateur; mais a mesure que s'éclaircit
l'horizoll, son homogénéité tendit a se dissoudre.
Il dut bientot demeurer évident que la Iutte de
l'idée révolutionnaire contre l'idée bourgeoise était
suivie de la lutte de celle-ci contre une autre idée
poli tique. L'élément doctrinaire et l'élément bour-
geois se firent contre-poids pendant quatre ans au
sein du pouvoir et dans les chambres, l'un s'ap-
puyant sur des individualités éminentes, l'autre
sur des instincts nombreux. Ces idées, incarnées
dan s deux hommes, se balancerent bientot a ce
point, qu'on vit le pouvoir dan s la déplorable né·
cessité de rechercher, avec grand soin,toutes les
nullités politiques, dont l'avénement a la prési-
dence du cOIlseil maintiendrait, quelques jours de
plus, cette anarchie patente,. prolongée par les
incertitudes de la chainbre.


La chambre hésitait, en effet, et nons devons
essayer de dire pourquoi. Il y avait en M. Guizot
des qnalités dontla majorité nepouvaitse résoudre
a se passer, quoiqu'il fut chef de l' école doctrinaire.
n y avait en M. Thiers des instincts qui l'inquié-
taient sérieusement, encore qu'il appartint a l'é-
col e bourgeoise.


Le parti doctrinaire s'est long-temps abusé sur




222 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


la nature et les conditions de sa véritable llU-
portance. Répétons-le, ses déductions politiques,
qui touJ;es présupposent une constitution bien
assise, n'allaient pas au tempérament mobile
d'un pays ou les formules légales ont peu de va-
leur, ou la royauté doit subir, apres la vieille
opposition des chansons, ceHe des controverses
théoriques; ses tendap.ces a constítuer un néo-
centre droit, ,partí gouvernemental dont la forma-
tion était sans cesse invoquée par ses organes pé-
riodiques, avec plus de violence que de précisíon,
ne pouvaient manquer de donner a penser. Mais
des considérations d'un autre ordre triomphaient
souvent de ces impressions, ,et venaient rejeter la
conseience de la chambre dans d'honorables per-
plexités.


Ces noms avaient un vernis de seience et de
probité que la presse, dans toute la ehaleur de sa
polémique, n'avait pas essayé de ternir. 1ci, c'était
une inflexibilité de gentilhomme, qui ne transi-
geait pas plus sur les principes que les maréchaux
de Franee, ses aneetres, ne transigeaient sur l'hon-
neur; la une vie de persévérance et de hautes
études, un sanetuaire domestique trop souvent
frappé de la foudre; c'étaient, ailleurs, de jeunes '
et spirituelles renommées, des spécialités labo-
rieuses. Jusqu'au ministere du 6 septembre, le




DU POUVOIR DEPUlS 1830. 2:.d
prestige était entier,les réputations aussi étaient en-
tieres, car, parmi ces hommes politiques, les uns
n'avaient pas encore traversé la difficile épreuve
du pouvoir, les autres ne l'avaient pas exercé en
leur seul nom et sous leur propre responsabilité.
Ils n'avaient pas eu jusqu'alors a contenir ces dé-
vouemens qui perdent toutes les causes; iIs n'a-
vaient pas eu a composer avec ces faiblesses que
chaque parti trouve dans son sein, et qu'il va trop
souvent rechercher dans les rangs ennemis pour
s' en faire des armes, au risque de se blesser en y
touchant.


Le sen s provincial eut aimé a commettre aux
doctrinaires le soin de contenir les essais aven-
tureux et les profusions ou pouvait entralner l'en-
tretien d'une armée nombrellte. Ce par ti était natu-
rellement appelé a devenir centre et directeur
d'une formidable oppositioll départemelltale cOlltre
les exigellces et les iflflllellces parisielllles. Ce role
avait bien ses incollvéniells, son coté mesquin et
peu polhique pellt-etre; mais le principe en était
bon, et le talent joint a la droiture pouvait l' élever
jusqn'a la hauteur d'llJlC véritable mission sociale.
Sans songer a se ménager avec la conr, autrement
que par un dévouement parfaitement désintéressé,
il faHait plan ter son drapeau en pleine chambre
des députés, ayant grand soin d'attendr.e toujours




::&24 INTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
le pouvoir, san s paraitre jamais faire un pas pour
le prendre. Avec des idées plusapp~icables, une plus
constante préoccupation des réalités pratiques, on
aurait, ce semble, emprunté de la sorte quelque
chose a ce partí puritain groupé autour de William
Wilberforce au sein des communes d' Angleterre. Or,
ce role, qui n'a valu a l'auteur de l' Apologie du
dimanche chrétien qu'une tombe honorée a West·
minster, pouvait, en France, convenablement
modifié, aller a un noble orgueil, sans rien couter
a l'ambition.


La loi de la conversion des rentes, la plus po-
pulaire entre toutes les questions provinciales,
mesure de justice et d'économie, la loi de la con-
version était, ce semble, la premiere dont il appar-
tint aux doctrinaires~de s'emparer. On les vit, au
contraire, tomber en combattant un projet que
leur intéret politique, autant que leurs disposi-
tions intimes, les conviaient a préparer dans les
conseils de la couronne. On put cróire des ce jour
qu'ils constitueraient difficilement un partí parle-
mentaire dans ses véritables conditions d'indépen-
dance et de force, Or, dans un pays tel que le
notre, il n'y a, pour se maintenir, que les combi-
naisons assises sur une large masse d'intérets, et,
pour ·durer, qU'UIl ministere qui s'impose et se
tient debout par son propre poids. Quelque va-




DU POUVOIR DEPUlS 1830. 225
leur qu'ait un homme, lorsqu'il ne représente que
lui-meme, il est toujours facile a briser.


Les doctrinaires devaient essaycr de se faire
accepter de la classe moyenne par leur cOté moral
plutot que par leur coté poli tique. Le succes d'une
telle combinaison était d'ailtant moins impossible,
que l'antagoniste de M. Guizot dans le cabinet
du 1 ] octobre n' était adopté par le parti bour-
geois qu'avec une manifeste hésitation. Le laisser-
aller de ses allures, la mobilité de sa pensée, la
rapidité haruie de ses conceptions, ne pouvaient
manquer d'inquiéter efes intérths fort peu disposés
a se sacrifier au succes d'un vaste ensemble politi-
que.


En se produisant au premier plan des affaires,
M. Thiers était ,condamné a faire, pour ainsi dire,
peau neuve. Révolutionnaire d'origine et d'anté-
cédens, et par ses doctrines politiques disciple de
Montesquieu, lorsque des réminiscences napoléo-
niennes ne viennent pas exalter sa pensée , il avait
dans sa jeunesse sculpté avec complaisance le buste
de Dallton, et vivement réclamé, depuis 1830, l'é-
tablissement d'une puissante pairie héréditaire,
these que l'école doctrinaire elle-me me n'avait pas
été unanime a soutenir. Mais ces faits sortis de sa
position, ces idées empruntées a l'école anglaise,
sont chez lui presque constamment primés par un


l. 1.5




:~2.6 L'\'TÉllFTS NOliVF.AtlX EN EUtWPf:.
sentiment qui ne saurait (~tre défini que pllr l'épi-
thete de national. M. Thiers n'a ni l'instinct démo-
cratique, ni les sympathies plébéiennes; mais il se
préoccupe fortement de l'action de la :Frauce en
Europe, et c'est par la seulement que l'alliance est
possible entre lui et l'ancien parti du mouvement.
TI a le goút des essais aventureux, et le role pris
en 1830, par M. Mauguin, contre la conférence
de Londres et le systeme pacifique, semblait lui
aller bien plus naturellement que celui de ministre
d'un gouvernement a protocoles.


01', par l'audace de sa pertsée et la largeur de ses
plans, M. Thie1's représentait bien moins les inté-
rets bourgeois que tel député du tiers-parti, par
exemple, qui croi1'ait rendre le plus grand service
a la France en allégeant le budget de tont le cha-
pitre d'AIger, gros millionllaire qui, le cas échéant,
voterait certainement contre la réunion de la Bel-
giqne a la France, paree que les calicots de Gand
et les draps de Verviers feraient concurrence a
nos similaires, et que le prix de nos bonnets de
coton pourrait baisser de quelques centimes.


Mais telÍe est la puissance dn talent, la prédo-
minance des qualités acquises sur les inclinations
natives, que le chef du cabinet du 22 février ! 836
joua son role avec un merveilleux aplomb et la
plus éblouissante facilité. C'est que M. Thiers pos~




l)U POUVOIR DEPUlS 1830. ').').7
sede au plus haut degré la lucide et complete in-
telligence des situations, et que sa pensée , tI'ans-
parente comme le cristal, saisit toujours les pro-
blemes par les points qui les rendent les plus
accessibles. Ainsi Machiavel fait comprendre l'hisw
toire de Florence ou disserte sur Tite-Live. Il y
a dans M. Thiers beaucoup de ce sens italien si
pénétrant et si souple, de cet esprit positif et fin
qui juge les choses en elles-memes, sans parti pris
et sans systeme.


A la faculté de comprendre les situations, il parnt
unir long-temps la plus entiere disposition a s'y
soumettre. Cependant un grand éVfmement dans
la vie de M. Thiers est venu modifier a cet égard
~'opinion de la France et de l'Europe; et cet éve-
nement sembla marquer dans sa carriere la transi-
tion de la fortune et de l'amour-propre satisfaits a
la haute ambition qui s'éveille. On sait comme ce
ministre, en possession de la confiance des grands
pouvoirs de l'état, quitta les affaires sur la ques-
tion d'intervention en Espagnc , l'ctraite d'habileté
et de prévoyance, qui constitue désormais M. Thiers
le représentant d'nne idée, l'homme d'nne position
que le cours des choses ne saurait, tot on tard,


,. manquer de reproduire, quoique avec des modi ..
. fications désormais inévitables. Jusqu'alors rédac-
teur dn National, collaborateur de M. Laffitte,




2:.1.8 12'iTÉRihs NOUVEAUX J:N RtROPE.


ministre des tra,:aux publics et de la police du
r 1 octobre, M. Thiers avait été un chaleureux
écrivain , un spirituel discoureur, un merveilleux
vulgarisateur des notions trop ignorées de l'éco-
nomie politique, une main précieuse dans les
circonstances délicates: de ce jour il est devenu
puissance poli tique. n a échangé la certitude de
rester toujours pour le pouvoir un instrument
utile contre la perspective de lui devenir plus tard
ún ministre nécessaire.


L'intervention en Espagne, telle que M. Thiers
s'en est constitué le défenseur, était en effet une
question immense, d'une portée beaucoup plus
européenne que péninsulaire. Il s'agissait, au fond,
bien moins de sauver un peuple voisin de l'anar-
chie, tache 'lui, par elle~meme, était déja peut-
etre un devoir pour la France, que d'imposer a
l'Europe le respect de la royauté nouvelle, et de
conquérir pour elle une attitude fixe et honorable
au lieu d'une place de tolérance. Nous traiterons
ailleurs cette question avec tous les développemens
qu'elle comporte. Disons seulement que M. Thiers,
en associant son avenir a une idée, expression
de tout un systeme politique au dehors, s'est ti
placé sur le plus solide des terrains, et qu'il peut,·
avec pleine confiance, attendre que chacun y re-
vienne.




UU POUVOIR DENas 1830. :l29
Faut-il ici prévoir une objection pour y répon-


dre a l'avance? Si I'on nous disait que l'idée fonda-
mentale de cette série d'études politiques est le
gouvernement par la bourgeoisie, et que l'inter-
vention en Espagne va a l'encontre de tous les sen-
timens bourgois; si ron s'étonnait de nous voir
trouver habile en M. Thiers une résolntion qui
parut le séparer de l'opinion ou git la principale
force sociale, nous ferions observer que, si ron
doit toujours gouverner avec le concours de la
classe qui domine par ses intérets on sa puis;ance
morale, ce n'est pas une raison poul' la suivl'e dans
ses el'l'eurs ou la bel'cer dans son imprévoyance.
Dans une démocratie, le pouvoir doit toujours
contenil' ; sous une monarchie boul'geoise, il doit
souvent stimuler, cal' l'un est un gouvernement
d'entrainement, l'autl'e un gouvernement de caleul.


D"ailleurs, si l'illtéret bourgeois domine en
France, cet intéret est lo in de s'y produire seul et
unique. Ilexiste, au creur de ce peuple, de vieux
instincts qu'il faut savoir entretenir et respecter.
Régner par les intérets bourgeois, mais en don-
nant dans une juste mesure satisfaction au senti-
ment d'honneur national, maintenir la paix, mais
en la fondant sur notre prépondérance morale,
et non plus sur une insolente suprémaüe: la git
tout le probleme du gouvernement de la France ,




2jO TNTF.n:E-J'S NOVVEAUX EN EUROPL


et le sphinx révolutionnaire précipitera. quicon-
que, pour le résoudre, n'accE'ptera que l'un ou
l'autre de ses termes, sans parvenir a les concilier.


y a-t-il un ministere possible entre les cabinets
personnifiés dans les deux membres les plus con-
sidérables de la chambre élective? Une adminis-
tration peut-elle naviguer entre Carybde et Seyna,
ou, pour parler sans figure, entre la politique
étrangere on le nationalisme de M. Thiers, et la
politique intérieure ou l'organisme de M. Gnizot?


Nul doute, a cet égard, si l'on ~e borne a tenir
comptedes vreux de l'opinion dominante. Cette
opinion, qui est ceHe de Paris, des industriels,
des rentiers, d'une grande partie de la propriété
agricole, verrait avec une extreme répugnance le
gouvernement s'engager dans des complications
ext¿rieures; et d'un autre coté, le creur, aujour-
d'hui libre de toute crainfe et vide, iI fant le d¡re,
de toute foi poli tique , elle ne vent ni nouvelles
lois répressives pour le pouvoir, ni hérédité pour
la pairie, ni apanage pour la royauté; elle re-
pousse, en un mot, toutes les mesures constitu-
tives que son instinct ne manque jamais d'attri-
buer a l'école doctrinaire, non que celles-ci lui
appartiennent tOlljours en fait, mais pal'ce qll'elles
semblent lui appartenir toujours en principe, Si
en cela l' opinion est tres souvent inju!;te, e' est




DU POUVOIR DEPUIS 11;30. " 2.)J


qu'ailleurs on n'est pas non plus toujours logique.
C'est ainsi, par exemple, que la loi d'apanage,
quoique ne provenant pas directement de rín-
fluence doctrinaire, n'était, il faut le dire, ration-
nelle et possible qu'avec elle et par elle senle. Dans
les idées de l'école organique,l'apanage était une
institution; hors de la il n'aurait représenté que de
l'argent. Or, ii en est de l'apanage comme de la
plupart des principes : rien ne 'se défend mieux
en théorie, en partant de la base de la monar-
chie constitutionnelle, et rien ne rencontre plus
de résistance dans les mreurs, et n'est plus ¡m-
poli tique a ten ter.


Pom peu qu'on ait étudié avec quelque soin le
mouvement des affaires depuis sept années, il est
visible que le pouvoir auquel la loi fondamentale
a commis le soin d' organiser le ministác, selon
les oscillations de l'opinion, s'est to:ujours ef-
forcé, autant qu'ill'a pu, de constituer le cahinet
en dehors des deux influences exclusives, dont
rune finirait par entrainer un changement de
systeme au dehors, l'autre de profondes modifi-
cations dans le systeme au dedans.


Le minístere du 15 avril est l'expression la plus
c.omplete qui ait été fournie jusqu'a présent, de
eette situation mixte, dont iI recueille a la fOls
l'avantage et l'inconvénient.




~32 INTÉRETS NOUVEAL'X .E::V EUROPY.
L'avantage, et celui-ci est bien grand, c'est de


n'inspirer de repoussement a personne; l'inconvé-
nient, c'est de manquer de cette énergie qu'une
vue passionnée 'imprime toujours, et peut..etre
imprime seule a la vie publique, aussi bien qu'a
l'existence individuelle. L'homme d'exp~rience et
de mreurs douces, a I'esprit plus conciliant que
tranché, qllí tourne les aspérítés des choses au
lieu de les aborder de front; cet homme-Ia, s'il
ne traverse le monde inapert;u, suscitera des irri-
tations diverses qui ne manqueront pas de se
coaliser contre lui. Il en est toujours ainsi tant
que les idées agressives n'ont pas perdu toute foi
en elles-nH~mes.


01', iI suffit d'étudier, au sein deschambres et
dans la presse, fécole organique, pour voir qu'elle
est assurément bien compacte. Il suffit, d'autre
part, de ~ontempler l'Europe, de pressentir la si-
tuation ou une seule question, ceHe qui porte
en germe toutes les autres, la question d'Espagne,
peut, d'un jour a l'autre, placer la France, pour
s'assurer que les éventualités de l'avenir sont bien
graves, et que l' eeole nationale trouvera plus
d'une breche pour assaillir le systeme dont la mis-
sion est de maintenir la paix du dédans et du
dehors.


II se peut, et j'accepte de grand creur un tel




DU POUVOlR DEPUIS .I 830. 233
augure, que la treve de Dieu soit longue, que le
bonheur et l'habileté retardent le jour des grandes
épreuves et des luttes décisives. Lorsqu'on se
rappelle ce découragement profond, qui, aux
premiers mois de J 837 , avait atteint les ames
et presque déraciné toute espérance, lorsqu' on
se reporte a cet interregne ministériel, a cet avor-
tement de toutes les combinaisons successivement
essayées, on dut éprouver un bonheur bien senti en
se retrouvant, au sortir de cette situation agitée
autant qu'impuissante, sous la seule administration
a laquelle il fut donné de la calmer et de préparer
des jours meilleurs. Les positions avaient été tel-
lement faussées, les irritations étaient si vives, les
repoussemens si énergiques, que tout le bien qui
s'est fait depuis une année était impossible par
une autreque par elle.


Cest la le véritahle titre du cabinet actuel, et il
peut l\nvoquer a hon droit en montrant la sécurité
.partout rétablie, les haines, sinon éteintes, du
moins cal~ées, la personne royale délivrée d'une
cQntrainte odieuse pour elle, humiliante pour la
France. Mais ce titre suffirait-il seul pour lui as-
surer un avenir? Ses membres sont trop éclairés
pour n'en pas douter, pour ne pas apprécier tout
ce qui s'agite hors de son sein, de force politique
el de puissance parlementaire.




~34 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Sil'ordre intérieur était troublé, si les intérets


se sentaient le moins du monde compromis, ils ral-
lieraient hientot la banniere des hommes qui pro-
fessent l'opinion d'une résistance plus énergique,
d'une organisation plus forte du pouvoir. Si, au
contraire, le systeme poli tique devait changer au
dehors, si quelque évenement compromettait l'hon-
neur ou la sécurité de la monarchie bourgeoise,
eette question ramenerait au premier plan des af-
faires l'homme qni sut y rattacher sa fortune et
attendre qu'elle murit. 01', cette éventualité est-elle
done bien hasardée?


Le ministere dont M. Molé est le chef a voulu
reprendre les affaires an point ou les avait trouvées,
10rs desa formation, lecabinet du 6septemhre J 836,
mais en suivant désormais, sans en dévier, les voies
qn'avait voulll se tracer dan s l'origine l'administra-
tion mixte de ce'ue époque; voies de conciliation
et d'amélioration intérieures, dont des faits nn-
prévus et des influellces funestes l'avaient si déplo""
rablement écartée.


Lorsque MM. Molé et Guizot s'entendirent pour
remplacer le cabinet que la question d'Espagne
avait si sbudainement dissous, ils rencontrerent
favenr aupres des chambres comme aupres de la
royauté, faveur aupres du pays, auquel M. Thiers
n'était pas parvenu a fa.ire comprendI'f' l'urgence




DU POUVOIR DEPUIS 1830. 235
d'une politique plus décidée dans les affaires de la
Péninsule. La prospérité matérielle était grande,
le découragement des partis profond. On était assez
pres du danger pour que le pays lint compte de
leurs services aux hommes qui avaient courageu-
sement contribué a l'écarter; on en était assez loin
pour que les creurs s' ouvrissent des lors a des pen-
sées de pardon et de clémence. On voulait alors ce
qu'on veut aujourd'hui, jouir d'une position irré-
vocablement acquise, se reposer des excitations
violentes sur un gouvernement vigilant, mais mo-
déré, sortir des classifications de partís, qui ne re-
préselltent rien du moment ou ceux-ci ont abdi-
qué, sinon la haine, du moins l'espérance, le seul
príncipe de leur vie, le seul élément de \leur force.


On sait par quelle série de fatalités et de fautes ce
programme de modération, arreté au début de la
session de 1837, fut si soudainement changé,
lorsqu'un mouyement militaíre, dans la prompte
répression duquelle pouvoir avait cru puiser de
la force, devint l' occasion d'un grand scandale,
contre lequel on protesta malheureusement avec
plus de justice que d'habileté. On n'a pas oublié
comment l'attentat ¡solé d'un misérable, déran-
geant a lui seul tout un systeme, enfanta un pro-
jet qui, sans atteíndre' aucunement son bL'lt, de-
vait soulever de si vlves résistances; et cottllfient




~.d6 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPF:.
des loís, produites au sein des circonstances les
moins favorables~ vinrent compliquer une situa-
tion que des. irritations réciproques rendirent
bientot mena<;ante. On se rappelIe par quelle série
d'évenemens on en vint au bout de peu de mois,
au milieu du calme de tous les intérets, de l'amor-
tissement de toutes les passions, a galvaniser les
partis éteints, au point de tout remettre en ques-
tion, tout, jusqu'a l'existence du gouvernement
représentatif lui-meme.


, Jamais position plus facile n'avait été plus tris-
tement compromise. La reprendre en sous-reuvre,
en la dessinant plus nettement, telle fut la pensée
des hommes de modération et d' expérience qui
s'associerent au 15 avril. Comme Casimir Pé-
rier succédant a M. Laffitte, ils ne' vouIaient que
ce qu'avait voulu, dans le principe, le cahinet
qu'ils rempla<;aient; ils le voulurent seulement
avec plus de suite et d'unité. L'épithete de cette
administratioll était trouvée d'avance; c'était, mal-
gré ses allures indécises el timides, un ministere
de conciliation, et des 10rs un ministere d'am-
nistie. L'heure de l'amnistie avait, en effet, sonné,
et dans une telle matiere, il n'est pas hon que le
vceu des pellples devanee long-temps les décisions
du pouvoir ; iI est dangereux de laisser attribller a
la vengeance ce qui a perdu l'excuse d'une néces-




DU POTJVOIR DEPUJS 1830. ~37
sité démontrée. La marche de ce ministere ne pou-
vait manquer de paraitre incertaine, car. aucun
parti n'arrivait avec lui aux affaires; il déclarait, au
contraire, a toutes les fractions parlementaires
qu'il ne prendrait la couleur d'aucune d'entre elles,
et qu'il allait tenter, en transigeant avec toutes, de
recomposer une maj?rité nouvelle.


Cette position, prise dans la chambre, le con-
duisait logiquement a la dissolution, comme sa
position dans le pays lui faisait une obligation
impérieuse de l'amnistie. Ce cabinet est faible
certainement pour les grandes luttes de la tri-
bune; mais il a osé s'appuyer sur une idée, et
cette idée lui apreté sa force intime. En procla-
mant l'amnistie, puis, en signalant une ere nou-
velle, ere dU désarmement et du pied de paix a
l'intérieur, par le renouvellement de la chambre
élective, le ministere du 15 avril a subi une des
conditions dU gouvernement représentatif. A cha-
que situation sa législature, sons peine de cher-
cher avec aussi peu de résultat que de dignité une
majorité introuvable.


La courte histoire du gouvernement représen-
tatif en France atteste que les majorités les mieux
assises se sont constamment modifiées selon les
mouvemens de l'esprit public au dehors. Les élec-
tions partielles opérées sons l' empire de la loi du 5




, A
INTERETS NOUVEA.UX EN EUROPE.


février 18\ 7, les élections générales de novembre
1827, donnerent des majorités indécises et flot-
tan tes , parce que la sÍtuation du pouvoir n'était
pas fixée vis-a-vis du pays; mais au 8 aout 1829,
le nom seul de M. de Polignac réunit en faisceau
une chambre dominée jusqu'alors par les plus in-
signifiantes coteries, et dont la destinée était de
s'ablmer bientot au sein des perplexités.qu'enfante
toujours une révolution. La chambre des 22 l, re-
nouvelée en grande partie en vertu de la loi du 1:.&
septembre 1830, ceHe que convoqua M. Laffitte,
et devant laquelle recula d'abord Casimir Périer,
exprimerent avec une triste vél'ite les hésitations
da pays sur l'interprétation, la nature et les li-
mites de la révolution de j lIillet. La "chambre de
1834 fut presque unanime tant que se produisi-
rent les dangers qui compromettaient a la {ois
l'ordre social et l'ordre politique; elle se fractionna
comme le pays lni-meme des qu'il n'y eut a prendre
parti que sur des questions de personnes. Cette
majorité discipliné e pour la lutte était comme mal
a l'aise dans la paix; elle hésitait a s'asseoir dans
les conditions normales d'un gOlIvernement conso-
lidé, par crainte de désarmer le pouvoir, par la
crainte aussi de paraitre ahdiquer son passé et de
donner raison aceux qui l'avaient attaquée avec
autant d'acharllemellt que d'injustice .





DU POUVOIR DEPUIS 1830. 239
Se demander ce qn'est la ehambre de 1837,


e'est done reehereher quelle situation elle repré-
sente.


Or, la situation du pays se produit en ce mo-
meut sous un aspeet vraiment nouveau. Depuis
vingt-deux ans la Franee possede des institutions
représentatives, et e'est peut-etre la premiere foís
qu'eIle se 'soitapprochée de l'urne éleetoralt:; l'es-
prit dégagé de toute préoccupation dominante, et
le cceur ouvert aux passions locales bien plus
qu'aux passions politiques. Elle comprend vague-
ment sans doute qu'il y a beaucoup a faire an
dedans eomme au dchors; mais ses idées étant
fort peu arretées a cet égard, elle semble, contre
son habitude, attendre l'impulsion du pOLlvoir plu-
tót qu'elle n'est jalonse de la lui imprimer.


Une disposition analogue, on peut le eroire,
dominera dans la chambre nouvelle. Le ministere
sera-t-il en mesure de répondre a ee vceu d'initia-
tive, d'exereer, en la réglant, son activité d'esprit
et son inexpérienee; et des questions de travaux
publies, de finan ces et d'administration, suffiront-
elles pour eimenter une majorité nouvelle ~ Pro-
bleme que les faits sont bien lo in d'avoir résolu
jusqu'ici.


En ce moment la polémique parlementaire s'a-
moindrit a de telles proportions qu'ilfaut vraiment




2f~o INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
renoncer a la suivre, lorsqu'on est personnelle-
ment désintéressé dans son issue. Elle offre, d'ail-
leurs, des péripéties tellement soudaines, des com-
hinaisons si inattendues et jusqu'ici si peu graves,
que le puhliciste n'a que faire dans tout cela. Si la
France a perdu quelque chose depuis síx mois, elle
n'a certainement rien acquis en fait d'hommes
comme en fait d'ídées. Elle en est a craindre de
voir compromettre par des intrigues de chambre
autant que par des intrigues de cour la dignité du
gouvernement représentatif, et a regretter les
temps ou des griefs sérieux et nationaux donnaient
au moins quelque grandeur a la lutte, quelque
moralité a la polémique.




CHAPl'fRE V.


DES TBANSACTIONS DIPLOMATlQUES DE LA MONARCHIE
DE 1830.


Si ron ne peut ramener a un seul fait tout le
systeme de la monarehie nouvelle, du moins en
est-il un qui, des l'abord , le domina touí" entier.
Quand les préoeeupations publiques se portaient
tour a tour vers les aeeidens si divers de la erise


. de J 830, il y,avait au fonel de toutes les pensées
un mot qui dominait les autres, alors meme qu'il
n'était pas prononeé; mot redoutable, vague et
sombre comme l'horizon de ce temps-la, mot qui
devait fixer a la fois le sort de la monarchie
nouvelle et eelui des vieilles monarchies ele l'Eu-
rope: c'était le glaive suspendu que, durant deux


1. I ()




:.J.4:.J. 1:'!ITERETS NOUVEAUX E:'I EUROPE.
;umées, chaque secouse fit osciller sur le monde.


On I'a déja dit : ce qui saisit le plus vivement
dan s la révolution de juillet, e'est l'évidente in-
compatibilité des idées et des hommes groupés
autour d'un pouvoir naissant, et n'attendant, pour
commencer une implacable lutte, que l'instant
ou ce pouvoir, en faisant un choix, résoudrait
l'énigme de sa propre existence.


Parcourez le Paris de Juillet: ses rues sont dé-
pavées, le tocsin et la mitraille les ébranlent en-


. eore; on y respire comme une tiede atmosphere
de sang et de destruction. Suivez cependant le
flot de ce peuple pavoisé des couleurs qu'il ~'est
conquises; ce flot vous pousse vers un palais. La
siege un famille ou resplendit le plus vieux sang
du monde. A travers des ~ntichambres gardées
par de,s ouvriers en carmagnole, vous pénétrez
dans des salles royales; sous un. dais de pourpre
et des crépines d'or, brille une couronne autour
de laquelle se presse une foule aux décorations
étincelantes; mais, dans cette foule et au-dessus
'd'elle,Lafayette, a la poitrine nue, protege de sa
parole républicaine et de son geste populaire la
royauté qui s'appuie sur son bras. De respec-
tueus~s harangues se melent an son des hymnes
sanglantes, et dans le cabinet du prince on voit
entrer tour a tour et les ambassadeurs des rois,




TRANSACTIONS DIPLOMATIQUES. 243
et les hommes voués par serment au renverse-
mentde tous les trones. Ces mille lumieres du
palais écIairent deux mondes étonnés et confus de
se rencontrer face a face. On devine qu'il y a la
quelque profonde incompatibilité, et qu'il faudra
bientot que la fortune prononce.


L'imbroglio de ce grand carnaval ne pouvait
durer; chacun devait reprendre vi te ses allures et
son costume. Mais, ainsi qu'il arrive d'ordinaire
qUflnd on est encore plus séparé par ses instincts
que par ses idées, beaucoup ignorerent alor5,
plusieurs ignorent encore les motifs de eette seis-
sion si soudaine et si profonde.


Pourquoi l'instinct des partis, ce guide toujours
infaillible, faisait-il alors de la dissolution de la
chambre une question fondamentale? pourquoi
concentrait-il sur cet objet tout ce qui restait encore
de l'effervescence des trois jóurnées? N'était-ce pas
qu'en se développantchaque jour au dehors, les
évenemens faisaient prévoir une question, ou cette
assemblée jusqu'alors débonnaire essaierait une ré-
sistance opilliatre; question de vie ou de mort pour
les intérets du sein desquels elle tirait sa force,
alternative plus grave encore que ceHes du 25 juil-
let et du 9 aoút ?


Le drapean tricolore flottait a peine anx tours
de Notre-Dame, que du nord au midi de rEnrope




~44 INTÉRETS NOUn;AUX }~N EUROPE.
1'horizon se chargeait de vapeurs. Les émeutes édá-
taient comme des coups de tonnerre: Bruxelles avait
répondu par son cri de septembre au cri de juillet;
Varsovie' méditait ses vepres polonaises; l'Alle-
magne entiere, impatiente de secouer sa vie con-
templative et pacifique, appelait les hasards des
révolutions, comme une jeunesse échappée du coI-
lége invoque avec amour les premiers dangers des
combats."


Le pouvoir, par cet instinct de conservation
qu'il possede aussi comme les partis, comprit d'une
maniere Iumineuse et rapide que, dans l'orageuse
carriere Otl il allait entrer, les dangers souffleraient
beauéoup plus du dehors que du dedarrs , et que,
si ron pouvait, 11 toute rigueur, organiser une mo-
narchie bonrgeoie par la paii, iI Y avait impossi-
bilité a le tenter par la guerreo Il assit des-Iors sur
cette question tout l'édifice de ses destinées.
" Éviter une collision avec l'étranger, préserver
ainsi la révolution de chances incertaines, et mé-
riter la reconnaissahce de rEnrope en lui épar-
gnant des ~hances plus incertaines encore, telle
fut son idée fixe, la préoccupation incessante de
ses jonrs et de ses nuits. On vécut l'reil attaché sur
l'extérieur, plus soucieux des dépeches des ambas-
sadenrs que de la correspondance des préfets,
assnré d'avoir bon marché de l'émeute, si la di-




TRAN!'IACTIONS DlPLOMATlQUES. 2.45
plomatie parvenait a conjurer la guerreo Ce fut
ainsi que l'action politique s'exer<;a surtont du
dehors au dedans, et que les questions intérieures
se tronverent completement subordonnées a celles
qui résultaient de nos relations diplomatiques.


L'incertitude sur nos rapports avec1es imissances
étrangeres fut la cause principale des péripéties
qu'on peut signaler dans la situation de la France;
et cette incertitude se maintint jusqu'a la conelu-
sion du traité du 15 novembre 1831 sur les condi-
tions de séparation de la Belgique, acte par Jequel
l'Europe, en autorisant implicitement l'emploi des
mesures coercitives contre la Hollande, d<;mna un
gage décisif au systeme élaboré pendant dix-huit
mOls.


Que si 1'on appréde sous l'influence de cette
peusée les évenemens accumulés da;ls cette pé-
riode :espérances arden tes suivies d'ameres décep-
lions, soudaines révélations de haines implacables,
inquiétudes universelles et tentatives avortant
faute de concours, peut-etre toute cette sombre
époque s'éclairera-t-elle dava:ntage.


Pourqüoi lessoldats ambitieux de l'empire dont
le baton de maréchal s' était brisé a WaterIoo, les
membres des sociétés démagogiques, les puritain~
degl, pourquoi tant d'h«;>mmes réunis dans leur
opposition, san S l'etre par leurs principes, se sont-




:246 IN'fÉRETS NOUVEAUX EN ElJROP:E.
ils tout a coup trouvés rejetés en dehors du gou-
vernement, san s qu'il soit possible d'assigner les
motif s précis de cette scission éclatante: Ne serait-
ce pas que les allures diplomatiques et réservées
de ce pouvoir sorti d'une émeute, choquaient ou
leur tempérament ou leurs idées, qu'ils devine-
rent sa tendance a imprimer a cette révolution le
caractere froid et positif d'un fait, non le caractere
vágue et envahisseur d'un principe?


Lorsque, deux mois a peine apres les évene-
mens de juillet, un député s'effon,;ait de rallier
l'opposition naissante a un formulaire nouveau,
et qu'en réclamant une enqu€te sur l'état du pays,
il proposait un vote de blame contre le minis-
tere (1), au milieu des reproches qu'il empruntait
a la polémi.que des partis désabusés, le premier
et le plus grave a ses yeux, n'était-ce pas d'avoir
appelé a une haute participation a nosaffaires
étrangeres celui que M. Mauguin qualifiait du
titre de patriarche du droit dUJin ? Le choix de
M. de Talleyrand était, en effet, plus significatif
pour les esprits éclairés, et d'une plus grande
portée, meme-pour l'opinion populaire, que toutes
les bana~ités d'opposition accumulées dans une spi-
rituelle harangue .. La lutte entre le droit divin et


(1) Seance du '>9 seplembl'c rR3n. -- Motioll de M. MauguiIl.




TRANSACTIONS DIPLOMATlQUES. 247
la souveraineté du peuple était, au fait, le theme
le plus fécond que l' opposition put développer;
par luí, ses rangs se grossirent de tous ceux pour
lesquels la révolution restait encore une doctrine,
au líeu de n'etre qu't~n fait de l'ordre politiqueo
Tel homme croit s'etre séparé du ministere Périer
a l'occasion du vote d'une mesure parlementaire,
qui n'a cédé qu'a sa répugnance contre un systeme
pacifique et conciliant. L'homme de parti, s'abuse
souvent sur les motifs, mais ne se trompe jamais
sur le but; or, le but véritable d'une opinion était
la guerre, et le but de l'autre était la paix: ces
deux idées furent apres 1830 comme les deux
poles du monde politiqueo


Une foule de considérations étaient chaque ma-
tin habilement développées pour appuyer ces dis-
positions guerrieres. L'un voulait en flnir avec la
halle dans la boue, un autre insistait pour que
la France renfor<;at son systfnne fédératif,et reprit
ses frontieres; ici ron invoquait l'intéret national,
la l'obligation de tenir envers tous les peuples l'en-
gagement que le triomphe du principe .de juillet
nous avait fait cOlltracter. Tel orateur préparait sa
haute poli tique la mappemonde sous les yeux,
tel autre faisait manreuvrer les armées de l'uni-
vers, depuis ceHes du schah de Perse jusqu'a la
garde nationale mobilisée; mais ces harangues




:'¡'[l8 11'ffÉRlhs 1II0UVEAUX EN EUROPE.


martiales se résumaiept dans ces paroles par les-
quelles M. de Lafayette closait imperturbable-
ment toutes les discussions diplomatiques :' « n
faut nécessairement que le droit divin disparaisse
devant la souveraineté des peuples, ou que cette
souveraineté recule devant lui. » Argliment qui
rappelle le fameux manifeste turc avant les confé-
rellces d'A~(ermann et la guerre de Ith.8: Toutes
les ·puis.rances ehr~liennes sont nécessairement
ennemies de la Porle oltomane, et malgré leul"s
p;'otestations, elles s'entendent toules pour la dé-
tmire; il [aut done sorlir de eel élat le plus vite
pru~~ .


Il est vrai qu'un petit bout de ruban pendu a
nos clochers de village donnait une tournure bel-
liqneuse a toutes les pensées, et que les imagina-
tiOIlS s'enflarnmaient aux grands souvenirs et aux
grandes espérances. Depuis quelques mois les
meres tressaillaient an ·hruit du tambour; elles
regardaient avec anxiété leurs fils dont les yeux
cherchaient le sabre paternel, déposé depuis le
licencement de la Loire au foyer de la chaumit~re.
Mais si la France eut alórs noblement accepté la
guerre, elle était bien loin cependant de l'appeler
par une ardeur impatiente. Des intérets nouveaux
de propriété et d'industrie avaient, depuis quinze
uns, lesté pour la paix cette génération arrachée par




T.RANSACTIONS DIPLOMATIQUES. 249
les évenemens de juillet a ses chances d'honorable
et légitime fortulle. Le temps et le travail avaient
fécondé la lave refroidíe du cratere de 92, et ce
qui avait été une ardente foi n'était plus qu'un
intéret prudemment égo'iste.


Si le pouvoír a obtenu de miraculeux :mcces,
succes qu'on attribue a la fortune, quoiqu'ils ne
tiennent qu'á la logique, il les doit san s doute a
a ce qu'au milieu d'un confus tourbillon , il a tou-
joursconservé l'aperception claire et lucidede cette
vérité: si l'opposition est tombée de chute en chute
au terme ou nous la voyons, c'est qu'elle se fit
illusion complí~te sur la portée d'une effervescence
passagere.


Quarante ans plus tot, la propositíon de M. de La-
fayette était incontestable, car alors la révolution
avait en elle-mprtle cette aveugle foi qui renverse
les montagnes, paree qu~elle y heurte san s les
voir; dix ans avant juillet, ]ors des négociations de
Laybach et de V érone, le principe monarchíque
éprouvaitégalement le besoin de s'étendre etde se
dilater; mais l'influence des idées du siecle qui
rendáient impossible le concours ~e l'Angleterre,
et douteuse la fidélité des peuples , ne laissait plus
a ce príncipe l'espoir d'étouffer le principe con-
traire. Des-Iors surgit l'espérance d'une transaction
qui, dan s les questions politiques, s'étahlit moins




~50 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
solidement sur la tolérance du fort a l'égard
du faible que sur l'impuissance de tous les
deux.


Les erreurs des partis sont presque toujonrs des
anachronismes, et le bonhenr d'un homme d'état
consiste moins a posséder uné idée féconde qu'a ne
venir ni trop totni trop tard pOllr l'appliquer.Michel
de I'Hopital reva sous Charles IX une tolérance re-
ligieuse qu'Henri IV devait établir; il fit rendre
le célebre édit de janvier pour mourir de douleur
a la Saint-Barthélemy. Si l'illustre chancelier naquit
trop tot, le frere d'armes de Washington mourut
trop tard, cal' iI survécut a la puissance de ses
idées, c'est-a-dire a lui-nü~me. Ceci s'applique aux
choses aussi bien qu'aux personnes: apres la ligue
de Smalcalde, l' Allemagne signa la paix de Passau,
qui ne prévint pas la guerre de trente ans, le
mas~acre d'un million' d'hommes, la dévastation
de ses provinces, et le triomphe de la barbarie
au .sein de la civiIisation. Mais ce que n'avaient pu
Charles-Quint ni Manrice, la lassitude et le temps
l'accomplirent.Apres avoir combattn ponr l'empire,
ron ne combattit plus que pour la liberté; les deux
principes ennemis, impuissans a se vaincre, con-
duits a se tolérer, conclurent enfin une paix du-
rable, et le traité de Westphaliefonda l'avenir de
I'Allemagne et dn monde.




'fRANSACTIONS DIPLO~lATIQUES. 251
La eonnaissanee de eette situation réeiproque


des peuples et des eabinets, l'intention d'e,n pro-
fiter pour traiter au lieu de combattre, présiderent
teJlement a l'ensemble de la politique du nouveau
gouvernement, que cette pensée fondamentale
fut adoptée par tous les ministeres appelés par la
royauté a seeonder son action. MM. Molé, Laf:'
fitte, Périer, de Broglie et Thiers, ont ·eu sur la
direetion générale a imprimer aux 'affaires étran-
ger.es des "ues si concordantes, qu'il semble ini-
possible de reconnaltre entre elles la moindre
dissidence. Aussi ne saurait-on admettre ni avee
J'opposition, ni avec M. Laffitte lui-meme, que
ce ministre vOlllút autre chose que ce qui fut si
heureusement réalisé par son suecesseur a la pré-
sidence du eonseil; ear, a eette .époque décisive,
l'aecord sur les questions extérieures devait en-


..


trainer un aeeord forcé sur les questions admi-
nistratives et poli tiques qui leur étaient subor-
données.


S'il est une mission nationale en memt? temps
qu'européenne, et que des hommes puissent etre
fiers d'avouer, c'est sans aucun doute eette mis-
sion~la. L'on se plaira un jour a rechercher ce que
fúl; devenue rEmo pe , la· guerre éclatant apres
juillet, de meme qu'on disserte dans les écoles
sur l'avenir que préparait an monde l'invasion des




25" INTÉRbs NOUVEAUX EN EUROPE.
barbares si le christianisme n'avait vaincu les vain-
qlleUl"!' meme.


La guerre aurait alors été pour la France la con-
fusion de tous les élémens, le chaos intellectuel
et social. Elle eut brisé l'unité nationale par les
résistances qui auraient surgi dans rOuest et dans
quelques parties du Midi, ici sous le drapeau blanc,
aillellrs sous le drapeaurouge , a la premiere hé-
sitation du pouvoir, a la premiere défaite de ses
généraux. Un foyer révolutionnairese fut étabI.i au
centre meme, et les fédérations bourgeoises se.
fllssent organisées derriere les rempartsdes villes
en meme temps que la chute des croix eut fait
dans nos campagnes ce que n'avait pu la chute d'un
treme. '


Un gouvernement constitutionnel fonctionnant
régulierement aurait trouvé dans l'audace des


. .


partís, dans l'action de la presse et dans la misere
publique, des résistances chaque jour croissantes
a la levée des slJbsides comme a celle des hommes.
Une dictature révolutionnaire eut rencontré d'in-
.surmo~tables résistances dans les appréhensions
et les vivans souvenirs de la France. On était en
garde contre la terreur, et des lors elle était im-
possible; cal' la terreur, ce cauchemar des'n¡úions,
ne les envahit pas quand elles veillent. La guerre
amenait 93 sans sa force, ses crimes sans la sombre




rRANSACTIONS DlPI,OMATfQUES, 253
gloire qui les eouvre; e'était l'amírehie ineapable .
d'enfante~ le despot~sme et se dévorant elle".~~¡
sans avemr et san s lssue. Laguerre en 1830 Já.i~t
l'interruption subite de eet ordre provid~~iel qui,
depuis cinq siecles, prépare en E~rope l'avenement
au pouvoir du travail et de l'industrie fau profit
de ces classes moyennes dont la suprématie n'é-
ehappera pas toujonrs aux vicissitudes du sort,
mais qui dominent en ce moment, eomme la féo-
dalité elle-meme, par le droit de la force, de la
richesse et de l'intelligenee.


Si nous considérons la question dans ses rap-
ports avee rEnrope, que voyons-nous? Une guerre
purement révolutionnaire, entreprise sans alliance,
sans argent, sans organisation, eomme une eroi:"
sade de Pierre l'Hermite; une guerre éternelle,
pnisqu'elle ne devait pas se terminer par la solu-
tion d'une diffienlté poli tique , mais par la domi-
nation· d'un principe intellectuel que ehaeun in-
terprétait a sa guise,. depuis les affiliés des Droits
de l'Homme jusqu'aüx pretres saint-simoniens:
conception plus gigantesque que eelle de Napo-
léon, transportée dan~ .l'ordre moral!


Ceux qui 'parlaient de rompre les honteux trai-
tés de 1815 pour reprendre nos frontieres et ree-
tifier l'équilibre de Enrope, étaient des charlatans
ou des dupes : iI ne s'agissait point du tont d'équi-




25[~ INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
libre dans un plan qui n'admettait d'alliance qu'a-
vec les peuples et non avec les gouvernemens; ii
ne s'agissait pas de frontieres, alors que derriere
la question nationale se dessinaient la question
polonaise, l'unité de TAllemagne et de l'Italie, le
bouleversement radical des deux péninsules. En-
core moins s'agissait-il d'alliance, car' quel état


. eut accepté la nótre? L' Angleterre, qui ne sanc-
tionna pas sans répugnance le morcellement du
royaume des Pays-Bas élevé par elle contre la
Franee, eut-elle donné la main a un plan d'éman-
cipation ulliverselle, dont le premier et le plus
inévitable résultat entraiuerait son ahaissement au
rang de jmissance du troisieme ordre? Est-il un
cabinet, est-il meme un partí constitué sur une
base nationale gouvernementale quelconque, qui
put accepter la solidarité de ce tamerl,lllisme ré-
volutionnaire? Et devant cette propagande euro-
péenne, devenue l'arme fatale mais oblígée de la
France, de quel poids auraient pesé la savante
stratégie du général Lamarque, les plans de M. Mau,
guin sur l' alliance constitutionnelle du Midi, eeux
de M. de Richemond recOl\1mandant l'allianee du
Nord?


Ce ne sont pas la des faits grossis a la loupe
pour se ménager le plaisir d'une réfutation facile;
ce ne sont pas de vagues hypotheses, mais de trap




TRANSACTlONS DlPL01\1ATlQUES. 255
manifestes réalités. 11 est certain, d'un coté, que
la eonférenee de Londres dissoute, la guerre se
développait dans le cadre de cet immense hori-
zon; il est eertain, de l'autre, pour tous les es-
prits prévoyans, que la chute de M. Périér devant
ses adversaires politiqu~s eut été eomme une dé-
claration de gúerre a rEmope.


L'opposition des rues en avait bien la con-
seience, et l'émeute pOUl' elle signifia toujours la


• guerreo L'6pposition parlementaire, étourdie par
le bruit de ses paroles et l'aveuglement de ses
haines, voyait moins distinctement la portee des
c~oses. Appelée au pouvoir, elle eut tenté de rec~ler
devant le crime de lese-civilisation dont elle faillit
se faire complice. Elle eut été inconséquente pour
n'etre pas coupable.


l\Iais aurions-nous donc trouvé au dehors ces
sympathies arden tes qu'on eseomptait avec assu-
ranee eomme un gage de nos vietoires?


L'Europe san s doute s'était ébranlée au bruit
des trois journées; tout ce qu'il y avait de passions
~ésordonnées en .meme temps que de griefs légi-
times s'était produ'it au grand jour sous le coup de
cet éclatant triomphe contre un pouvoit en dé-
menee; mais bientot eette bourgeoisie morale et
pacifique de la Belgiq ue et de l' Allemagne, débor-
dée par le flot populaire, l'ceil fixé sur les scimes




~56 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de Vandales de Saint-Germain et de I'Archeveché,
s'était placée en face de la Franee, dans l'attitude
d'une observation inquiete. Ce sentiment, entre-
tenu dans les provinees belges par le clergé et par
la noblesse, quí avaiep.t si puissamment eoneouru
a l'expulsion des Nassau, donna chaque jour plus
de consistance au partí de l'indépendanee natio-
nale. Ce partí naquit et se fprtifia sous la crainte
suggérée par la tendance du n¡ouveme~t fran<;ais;
et, comme le dit l'un des esprits les plus judicieux
de sa patrie, l'indépendanee beIge fut une idée de
juste-milien , une inspiration transitoire, et peut-
etr~ factice, de modération et de prudence (1).
En Allemagne, les convulsions de la Baviere, de la
$axe et des deux Hesses produisirent une irupres-
sion analogue él celle qui frappa la Belgique aux


(1) • La Convention et Bo~aparte se sont successivement placés en
dejJ.ors dI' l'ordl'e Imropéen; ils Ollt "oulu fonder UII 1I0uveau droit pnblic
et ont dit tour a tour: L'état, c'est moi, IIs auirerent sur la France la réac-
lion du monde. La révolulion de juilld a profité des enseignemens de I'his-
toire; bornant ses effels a une existence inl ériellre, elle a respecté le
sta/u qUQ territorial. Si la révolutioll de juillet avait pr¡s un autre cal'ac-
tere, c'en (-tait fait de l'existence de la Belgique# La nalionalité helge n'es!
pas une de ces idées larges qui rentren! dan s 'ces vastes projel& dI' commo-
tinns universelles; c'es! une idée étroite, factice peut,slre, qui se rattache
an vieux 'sysieme de l'équilibre européen; e'est Ul1e idée de juste-mi/leu.
Aussi, pour moí, je n'aí jamaís pu comprendrc ceux de mes conciloyens
qui .. partisans de l'indépendance beIge, reprochent a la Franee son role
pacifique.» (M. NOTHOlllB, congres beIge, 31 octobre 1831.)




TRANSACTIONS lJIPLOMATJQUES.


scenes dévastatrices du Rainaut et des Flandres.
L'opinion constitutionnelle, le juste-milieu bour-
geois, aussi fort en réalité qu'une croyance poli-
tique peut l'etre en ce pays d'abstractions savantes
et d'égolsme honnete et réglé, ne se produisait
qu'avec timidité derriere le jacobinisme universi-
taire auque! Sand avait légué son poignard, et
derriere ces masses rendues plus ,turbulentes par
l'état désastreux de l'industrie, livrée en ce
moment a une crise générale.Cette démocratie
bruyante, a laquelle se ralliaient les classes jeunes
et lettrées, n'avait pas déposé, d'ailleurs, contre la
nation et les souvenirs du grand empire, les anti-
pathies entretenues par ce qui survivait encore du
vieil esprit de Jahn et des chefs de la croisade na-
tionale; et cette prédisposition de l'opinion pu-
blique au-dela du Rhin aurait exigé de la France
révolutionnaire des ménagemells et une réserve
dont elle eut, été certainement incapable a cette
époque de délirante exaltation.


Pour trouver un concours efficace contre la coa-
lition des puissances du nord et de rest, il eut
done fallu se porter de prime-abord fort au-dela
de eette opinion constitutionnelle dont M. de Rot-
teck a Carlsruhe, M. Pfizer a Stuttgard, M. de
Gagern a Darmstadt, M. Jordan a Cassel, étaient
les principaux organes; opinion destinée a faire un


J.




:..1.58 INTERlhs NOUVEAUx EN EUROPJ::,
jour notre force eri Allemagne, mais dont notre
gouvernement n'était pas alors assez solidement
constitué pour réclamer les actives' sympathies,


Nos arméeseussent du demanderaide etsecours
a ces ouvriers qui, en Saxe comme en Angleterre(I),
se ruaient sur les machines, qui, a Hamboúrg
comme a Gand, menac;aiellt la propriété du mar-
tean dévastateur; a ces bandes de paysans fuyallt,
la torche a la maill, devallt les troupes hessoises.
Ces malheureuses POpuhltlOns rurales que les dé-
serts du Nouveau-Monde déciment chaque année,
ces populatiolls urbaines unissant aux vices de la
civilisation l'ignorance de la bal'barie, offraient
les plus terribles élémens qui aient été réunis dans
nos temps moderIles pour une immense jacquerie
agricole et industrielle. C'est a ce dernier degré
de désolation et de houte que l'Europe fut des-
cendue, si la Providence ne l'avait visiblement
protégée a cette heure décisive pour ses destinées.


Dira-t-on que la Franee eut trouvé autre part
une alliance moins dangereuse? Oui, sans doute,
noble Pologne, tu fusses morte avec elle, dévo-
rant les masses que trois puissanees auraient jetées


(1) On sait qu'it Leipsiek (2 septerilbre 1830) les insurgés attaquerent
I'élablissement du célebre libraire Broekaus, paree qu'il se sel'vait d'une
machine a vapeur pour ses presses, el qu'il ue dut le salul de son éta-
blissemenl qu'iI la promesse de ~'ell plus faire usage,




TRANMCTIONS DIPLOMATIQUES. 259
sur toi; mais, dans cette affreuse tempeté, l' éten ..
dard qui fIotta sur tes bataillons, et qui consact'é,
ponr le ciel eomme pour la terre, la saiiltete de
ton patriotiql1e martyre, eut été vite abái~8é ¡mr'
les hornmes qui ont enfermé la. plus gloriense prtge
de ton histoire entre demt autteS taehées de sango


L'Italie, conspira trice silencieuse , opptiittée pát'
l'étranger, eut-elle moins résisté que la Polo~fie
a cet entrainement de la vengeanee et du fana ..
tisme? Voye~ plutot ces cités espagnoles 00 triólli'-
pha ce qu'on ose appeler l'esprit du siede; villes
de mreurs élégantes et de lumieres, ou des hommes
ont été vus, en plein jour et sous le soleil, tl"aquatrt
des vieillards, élevant autour d'eux des rempatts-
de feu, versant leur sang eomme de l'eau, parte
qu'une couronne saeerdotale était déssinée sur
leurs eheveux blancs !


La guerre, e'était alors la déeomposition uni ..
verselle, l'abime de toute civilisation et de to'rtte
liberté.


La premiere préoceupation du gouvernemertt
frall(;ais, plus immédiatement menaeé qU'áucun
autre, devait done etre de nouerdes rapport's
étroits ave e l' Angleterre; car cette allianee seute
le rendait assez fort pour qu'on ne cédat pas a la
tentation de l'attaquer, on a la velléité plus proba-
ble de l'hllmilier en lui faisant pay-er la COflvenan~




:160
, A


lNTERETS NOUVEAUX EN ImROPE.


de la paix. D'ailleurs, tant que se maintiendra
1'organisation aetuelIe de l'Europe, tout gouverne-
ment qui aura intén3t majeur au slatu quo devra
rechereher et obtiendra toujours eette allianee.
L'état poli tique du monde a été réglé dans le plus
grand intéret de la Grande-Bretagne, et toute
modification a l'ordre existant eompromet sa su-
prématie si habilement assise, domination qui en-
veloppe l'univers par un immense réseau dont la
premieremailles.attaeheauroeherd.Héligoland.et
la derniere au pied de la grande muraille.


L'Angleterre n'a désormais rien a gagner et ne
pourrait que perdre a toute altération apportée
au systeme territorial eonsaeré par les traités. Elle
fera peut-etre la guerre pour le maintenir, elle ne
la fera jamais pour le ehanger. Son allianee appar-
tenait done a la Franee , du moment ou des néees-
si tés, heureusement temporaires, nous imposaient
l' obligation de ne provoquer alors aucun redresse-
ment a des stipulations dont nous avons tant a nous
plaindre.


La Russie est plaeéedans une sitnation diamé-
tralement opposée. Cette puissanee n'est point en-
core arrivée a son eomplet développement; son
mouvement interne, sa végétation naturelle, la
portent vers une partie de l'Enrope ou elle ne
peut s'étendre sans briser l'équilibre. Elle est done




TRANSACTIONS DIPLOllIATIQUES. 261


l'alliée naturel~e de toutes les nations auxquelles le
statu qua donne une situation fausse et contrainte,
comme la Grande-Bretagne est l'alliée de toutes
ceHes quí ne songent qu'él con ser ver. La Rus~ie
s'aHiera un jour él la France; ce ne pouvait etre
en ] 830, cal' la France veillait alors a un intéret
plus social que la rectification de ses frontieres.


L'Autriche aussi ne peut que perdre a tont re-
maniement du systeme européen, cal' elle est ar-
rivée él l'apogée de sa grandeur et de son influence;
elle appartient donc a l'alliance anglaise, avec la
Porte ottomane, plus compromise encore. La
Prusse, mal a l'aise dans ses frontieres, aspirant a
rendre sa puissance plus compacte et moins pré-
caire, adhere a la Russie, moins, comme on le
voit, par intimité de famille, que par instinct et
gravitation naturelle. Dans la confédération germa-
nique, des états du second ordre, la Bavü~re, par
exemple, incl:nent vers ce systeme, paree qu~ lui
seul ouvre des chances aux cabinets ambitieux,
laisse de l'espoir aux peuples qui souffrent.


D'un coté l'Angleterrc et l'Autriche, de l'autrc
la Russie et la Prusse; ceux qui ne songent qu'a
conserver et ceux qui aspirent a acquérir, les états
qui grandissent et ceux qui tombent, le présent en
face de l' avenir, les étoiles nouvelles devant les
astres qui palissent : si cette division de l'Europe




?-62 lNTEl\ETS NOUVEAW .. EN ELROP:E.


ll'est pas écrite dans des traités, on peut affirmer
qu'elle git au fond des choses, . comme upe force
occulte, mais vivante: qlland l'heure aura sonné,
la France, en intervenant, fera pencher la balance
et fixera le sort du monde.


Mais le gouvernement de 1830 devait laisser
dormir cette pensée. Il eut été conpable de l'éveiller
il ya six ans; il serait plus coupable encore de
ne p~s lui donner a l'instant fawwable satisfaction
large et complete. Or, nous le croyons fermement,
(.'.et if1Stant n'est plus éloigné.


Ce sera <loncen raisonnant d'apres la nécessité
dém6ntrée de maintenir les traités, en tant que
l~ur maintien était compatible avec l'honneur, le
premier des intérets pour un peuple c_omme pour
un homme, que nous jetterons un coup d'reil sur
Jes principales transactions diplomatiques inter-
venues depllis la révohition de 1830.


O¡.¡ ~ait que le principe proclam~ sitOt apres la
r~volutjan de juiUet, par un ministre qui la re-
présenm dignement 00 faee de l'étranger, fut celui
de Ja .nOI;l,.jntervention. Ce principe rassurait
)'E1.~rope conwe la propagande franc,aise, ,et répon.
4ait aipsi ,auprernier de ses besoins; mais il était
~iJl de gp.rantir .tous les intérets légitimes, a .com-
lQell#?~rpar les nótres.
" Il~it·diftieile en erfet dI> tJ10uver urie doc,triJW




TRANSACTJONS DlPLOMATIQlJFS. ?63
plus large et plus commode pour les fauteurs de
toutes les révolutions possibles. La non-interven-
tion eut, en effet, obligé l'Europe a assister, l'arme
au bras, a tous les soulevemens qui se fussent
tramés contre elle du bord de la Néva a ceux du
Tage; c'est ainsi que, pour compenser une absur-
dité par une antre, la France ne pouvait prévenir
une restauration a Bruxelles, ni l' Autriche répri-
mer une im¡urrection a Moclene, qui, dan s moins
d'un mois, amenait infailliblement une révolution
a Milan. Un parti donna sans doute a ce principe
une extension qu'on n'avait pas entendu lui im-
primer en le proclamant d'abord; mais le gouver-
nement franc;;ais n'en fut pas moins accusé, avec
quelque -fondement, d'avoir entretenu des espé-
rances, que les partis sont toujours disposés a
prendre pour des encouragemens (1).


Aussi fallut-il bientot revenir sur la doctrine
qu' on avait développée avec fierté; elle expira sons
les commentaires et les interprétations restrictives.
On en vint vite a comprendre que l'intéret de sé-
curité et l'intéret d'honneur, qui en est insépa-
rabIe, sont, apres tont, la !'eule regle permanente
du droit international, et qu'en eette matiere le~
axiome~ nnissent d'ordinaire par devenirde?_~tp.-


( 1) Manifeste des Romagnols, avant la capitulation ~. ~DcÓDe. )'d,ars
1331.




:l64 lNTÉRkrs NOuV.EALX E~ EUROPE.
barras, paree que, formulés pour la circonstance,
ils restent sans application clan s les éventualités dif-
férentes.


Ce fut sons l'influence de eette pensée que
M. Laffitte déclara, au milien des eomplications
croissantes de I'Italie, que la guerre était possible,
probable ou certaine, selon les limites ou s'arre-
terait l'intervention étrangere. Il comprit l'absur·
dité de placer Parme ou Bologue sur la meme
ligne qne Nice on Chambéry, ainsi que le récla-
mait l'opinion cosmopolite; iI sentit qu'un gou-
vernement national devait faire des intérets de la
France la mesure de ses devoirs et de ses sacri-
fices, et qu'un pouvoir, qui n'avait pas déelaré la
guerre a í'univers en fonlant aux pieds les con-
ventions qui le régissent, ne pouvait méconnaltre
les droits spéciaux que donllaient a I'Autriche , id
la proximité de ses possessions, ailleurs la réver-
sibilité stipnlée par les traités qui fixent l'état ter-
ritorial de l'ltalie.


La Franee n'était intéressée dans les affaires de
ee pays que par l'obligation de maintenir cet état
de choses. Elle ne devait pas plus interdire a l'Au-
triche d'intervenir a Modene, qu'elle ne devait s'in·
terdire a elle-me me d'intervenir a Bruxelles ou a
Madrid. Elle négocia deux fois avec le cabinet
autrichien l'évacuiltion Of'S légatiolls; on négocia




TRANSACTIONS IHl'LOi\lATIQUES. :1.65
deux fois avec elle l'évacuation des provinces
beIges; l'on resta done, de part et d'autre, dans
les termes des traités , et la parité fut complete.


Peut-etre est-il permis d'ajouter que l'expédition
d' Anvers fut un coup de génie ; car le génie en po-
litique n'est que l'a-propos dan s l'aetion, tandis
que l'expédition d'Ancone s'offre plutot eomme un
coup de tete. Ce bris noeturne d'une porte a eoups
de hache fut moins provoqué par l'urgence des
circonstances, que par l'un de ces ressouvenirs de
l'empire, qui trop souvent arment encore eontre
nous les jalouses susceptibilités des peuples. Cet
acte de coIere, beaucoup plus que de haute pré-
voyance, semblait un démenti soudain au systeme
suivi depuis deux années, et, dan s des circonstances
moins cOIlJpliquées, il eut san s doute créé plus de
difficultés qu'il n' était de nature a en résoudre.
Mais s'il est des temps ou les ponvoirs ne peuvent
rien qne périr, il en est d'autres ou tont les sert,
meme leurs fantes.


Au surplus, un faít qni précéda la proclama-
tion de la doctrine de non-intervention en avait a
l'avance fixé le sens, et suffisait a caractériser le
gouvernement qni, au milieu des excitations les
plus formidables, essayait de maintenir sans alté-
ration les bases dll droit pubIic européen.


II y avait tout un systeme dans le choix de M. le




266 rNTÉRÉTs NOUVEAUX EN EUROPF.
prince de Talleyrand et dans son proinpt départ
pOllr Londres. Un esprit aussi éclairé ne pouvait
manquer d'envisager l'alliance anglaise sous deux
faces: d'abord comme garantie de paix générale
qu'on pouvait consolider encore par l'accession
de l' Autriche, en combinant les données sur 1~"7
quelles avaient nég,ocié l' abbé Dubois en [7 [8, et
rabbé de Bernis en ¡ 756, pnis comme garalltie
pour le maintien de ladynastienouvelle. N'était-ce
pas par l'alliance bntannique qu'un autredué J'Or-
léans avait assis son pouvoir, menacé par les trames
d' Alberoni et les résistances d'une grande partie de
la noblesse fran<;aise? N'était-ce pas par le con-
cours de l'Angleterre qu'une lutte pouvait devenir
redoutable dans les provinces de l'ouest? eomme
I'Écosse jacobite attendait, ponr aiguiser sa clay-
more, que des voiles fran<;aises parussent a l'ho-
rizon, la Velldée et la Bretagne ne s'ébranlerent
jamais sans que le pavillon britannique ne fut en
vue de leurs cotes. S'assurer la coopération de
l'Angleterre, c'était done rendre impuissan.te l'op-
position des partis et eeHe de rEurope.


Cet inté}'(~t était si grave, qu'on y eut f~lÍt saps
dQute les plus grands saerHiees : mais la fortune de
la France ne les a pas rendu8 nécessaires. Si le partí
tory, moins sympathique a la révolutiOJl de juilJet,
s'était m,untenu au~ affajre~ et av~it faít de fa-




TRANSACTlONS OlPL01'tIATIQUES. 267
bandon d'Alger la condition de son alliance et
l'appoint de son marché, on peut dire, sans ca-
lomnier personne, que la résistance n'eut pas été
invincible, et que ceUe chance avait été pesée.


L'ambassadeur partait pour Londres, bien moins
avec l'espoir de renverser les tories que dans l'in-
tention de s'arranger avec eux; peut-etre, dans sa
pensée, le duc de Wellington devait-il servir a
notre révolution d'appui contre l'Europe, en meme
temps que de résistance .contre elle-meme. Un
mouvement auquel les sympathies de M. de Tal-
leyrand durent le laisser étranger, porta fort heu-
reusement lord Grey et lorJ. Palmerston a la tete
des affaires, et des lors l'alliance, sans abandonner
le champ p~cifique de cet ordre européen que
M. de TaUeyrand avait contribué a fonder, prit une
couleur plus chaude et devint plus étroite. Ce
fut ainsi que les évenemens, en se développant,
firent~oncevoir un beau matin la quadruple
alliance, idée qu'on était loin d'entretenir en se
r-endant a Londres. L'avéne¡¡nent des whigs, peu
¡wévu, peu désiré peut",etre, ne futpas moins un
bonheur immense pour la France. Il est hors de
dpute~ en ~ffet, que l'administration précédente,
qui n'avait consacré qu'avec hésitation ~t réserve
le principe de la séparation de la Hollande et de
la B.dgiqu~ (1), n'aurait .sanctionné ni notr.e inter-


" 1) On se I'appelle lp di~ollrs d~ la rouronne it l'ouvertul'e du parle-




268 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
vention armée en aout 183 T, ni le siége d'Anvers
en 1832, ni la conventíon du 2. 1 mai 1833; et
sans tout cela les affaires belges devenaient inex-
tricables, la France n'en sortait que par la porte
de la guerre OH par ceHe du déshonneur.


Or, iI est un principe qui domine les conven-
tions entre états aussi bien qu'entre particuliers,
et qui forme a luí seul comme la morale de la
politique: c'est qu'un peuple ne peut transiger
sur l'honneur, merne en face d'un danger irnmi-
nént, pas plus qu'un individu ne peut s'assurer
un avantage en rnanquant aux lois de la con-
science, a ceHes plus étroites encore de la délica-
tesse. La rnollarchie de 1830 peut-elle défier sur
ce point les investigations de ses ennernis? Nous le
croyons, et nous hésitons d'autant moins a le pro-
clarner, que, placés en dehors dn ponvoir et des
partis, nous essayons de juger les faits cornme
s'ils Boas arrivaient éteints et arnortis a travers
les rners ou a travers les siecles.


C'est paree que nous croyons que le systerne
suivi pendant cinq ans n'a blessé a mort aucune
qnestion vitale, et qn' en reculan t les solutions, iI
les a rendues plus certaines, que nous lui donnons,
en these générale, une adhésion dont l'opposition


ment (~novembre 1830) dont le sens équivoque donna lien it 'une ora-
¡;eusc discu~8ion au sein de la challlbre des députés.




TRANSACTIONS DIPLOMATIQUES. :A6g
systématique est elle-meme devenue eompliee.
Elle aussi se défend aujourd'hui d'avoir jamais
voulu, apres 1830, la guerre européenne; elle était
animée des intentions les plus pacifiques en pro-
voquant l'intervention en Pologne et en Italie,
en prétendant obliger le ministere a garder An-
vers, a oeeuper les légations, a preter seeours
aux petits étatsallemands qui résisteraient aux ré-
solutions de Francfort, souserites par leurs gou-
vernemens.


La paix est maintenant si universellement ap-
préciée comme un bienfait, qu'il n'y a guere plus
a défendre l'homme a l' énergie duquel la Franee
en est surtout redevable, et dont la vie s'est vite
usée sous nos passions eomme la barre de fer sous
le marteau.


Mais l'instant semble arrivé de dépasser le eercle
ou dut nous circonscrire le délire d'un temps qui
s'éloigne; il faut que la Franc.eprenne toute son
importance et toute sa dignité. Apres les preuves
de modération qu' elle a dOllnées a l'Europe, elle
peut sans hésiter lui donner, quand il le faudra,
des preuves de sa force; la situation réguliere et
paisible ou nous sommes entrés, et que la dé-
eomposition des partis vient attester de plus en
plus, prépare au pouvoir une mission différente,
si non contraire, et lui impose des devoirs nou-




270 INTÉR~TS NOUVE~VX EN EUROPE.
veaux. Plus tard, nous devrons essayer de les'
apprécier; mais nous n'avons guere a nous préoc-
cuper id que de l'étude des transactions par les-
queUes la monarchie de 1830 est entrée d'abord
dans l'ordre politique européen.


Deux groupes de négociations nous arreterofit
spécialement dans les ehapitres qui vont suivre:
eeHes qui ont fondé la situation poli tique et ter-
ritoriale de la Belgique, et ceHes qui se rapportent
a l'Espagne. N ous donnerons de larges développe-
ments a cette question beIge qui nous touche aussi
immédiatement dans le passé que dans l'avenir;
puis nous essaierons de pénétrer au fond de cette
histoire péninsulaire, de faire toncher au doigt
le grand probleme de tant de douleurs, et de ré-
véler a la Franee une solidarité dont la portée a été
si malheureusement méconnue; c'est en effet dans
les affaires d'Espagnequ'est la déplorable et seule
lacune du systeme • général bien lié de nos tran-
saetions diplomatiques depuis 1830. L'Espagne et le
Portugal nous oecuperont comme la triste énigme
du dix-neuvieme siecle; enfin nous consacrerons
aux autres questions européennes des développe-
mens mesurés sur l'intéret fran¡;;ais qui peut s'y
trouver engagé.


11 ne saurait entrer dan s le eacire d'un livre tel
que celui-ci d'apprécier une a une toutes les né-




TRANSACTIONS DIPLOMATlQUES. 271


goeiations de la monarchie aetuelle, et notre but
est bien plus d'éhldier les nationalités elles-memes
que les transactions diploma tiques. Nous ne Il'OUS
arreterons done pas a ce traité du 4 jaillet 1831
avec les États-Unis, imprudemment ratifié sans
la réserve de la sanetion parlementaire. Au fond,
cette réclamation est du nombre de ceUes qu'il est
heureux de voir eonsacrer par le droit public des
peuples maritimes et lihres; c'est une protestation
mntre l'état sauvage auquel les violenees réci-
proques de l'Angleterre et de l'empire avaient fait
deseendre le monde. A ee titre sa légitiniité était
amplement établie, quoiqu'il n'en fUt peut-etre
pas ainsi du ehiffre meme de l'indemnité stipulée.
Il eut pu se faire que des négoeiations moins ra-
pides et mieux conduites eussent amené un résultat
différent; mais dans la crise de cette premiere an-
née, un pouvoir naissant et menaeé eut ineon-
testablement raison d'aeheter, llH~me un peu cher,
une allianee éventuellement importante.


Nous ne rappellerons pas non plus ces diffé-
rendsavec la Suisse, légerement engagés peut-etre
et noblement flnis en 1836; flnis comme il con-
venait, aux deux peuples, sans que l'un souffrlt
dans son indépendance, l'autre dans sa sécurité.
La Franee avait ineontestablement le droit de ré-
clamer des garanties eontre d'odieuses machina-




27';J. INTÉRJhS NOUVEAUX EN EUROPE.


tions; la confédération ne pouvait admettre, de
son coté, qu'une puissanee étrangere eut la fa-
culté d'introduire, sous une forme comminatoire,
dans le pacte qui lie vingt-deux états souverains,
des dispositions nouvelles attentatoires a eette
souveraineté elle-meme. C'était, de part el d'autre,
chose grave et de grand poids; a des attaques
brutales le gouvernement fran<;ais répondit par
une fermeté mesurée, el les espérances des hommes
de désordre furent de nouveau confondues. Les af-
faires de Suisse ont été comme la derniere épreuve
de leur impuissance en Europe.


Le gouvernement de 1830 avait re~u de la
restauration un systeme d'engagemel1ts arretés
dans les affaires de la Grece et de l'Orient. Le
traité du 7 juillet 1827, imposé par la prudence
du gouvernemel1t fran~ais a l'ambition de la Rus-
sie et aux résistances d'abord si vives de l'Angle-
terre, amena la négociation en vertu de laquelle
le trone de la Grece fut offert au prince Othon de
Baviere sous la protection de la Franee, de la
Grande-Bretagne et de la Russie (1). Ces négoeia-
tions détermil1erent des stipulations finaneieres
qui se sont résolues pour nous, comme pour les
deux autres puissances eosignataires, en des avances


(1) Traité du ,mai 1832.




TRANSACTIONS DIPLOl\lATIQUES. 273
d'une rentrée fort incertaine, ou du moins fort éloi-
gnée; mais ce n'est, a coup sur, que dans desbou-
tiques d'épiceries que des objections ontpu s'é-
lever contre la convenance d'entrer dans cette
importante transaction. La politique de la France
en Grece est fort simple, et jusqu'a présent elle
parait avoir été bien comprise. Prenant au sérieux
et emhrassant comme une heureuse espérance eette
nationalité hellénique qui s' éleve sur les débris
d'un grand empire sans avenir, eHe doit protéger
une royauté bien faible encore, contre les intrigues
étrangeres, et l'aider a enfoncer de profondes ra-
cines dans ce sol délivré par nos armes. La France
seule peut faire a Athenes de la poli tique franche
et sincere; ses intérets s'y confondent avec les vé-
ritables intérets nationaux, et c'est la partout le
bonheur de sa destinée.


Un jour viendra ou elle résoudra la question
égyptienne comme elle a résolu la question grecque,
dan s un sens d'indépendallce et de fixité. Aujour-
d'hui sa poli tique , a Constantillople aussi bien qu' a
Alexandrie, doitetre toute expectante, toute.qetran-
saction et d'atermoiement. Maintenir aussi long-
temps que faire se pourra les stipnlations provi-
soires de Kiutayah entre lé Sultan et son redoutable
vassal; oLserver la R ussie san s se Iier trop étroi-
tement a I'Angleterre dans une question ou nos in-


i. 18




27[J INTÉR}:TS NOUVFAVX EN EUROPE.
térets permanents seront distinets dans l'avenir,
s'ils ne le sont pas dans ·le présent; se résigner a
l'inévitable et ne pas dépenser son erédit et sa
force en protestations san s résultat; subir l'allianee
d'Unkiar-Skelessi eomme on subit l'anéantisse-
ment politique de la Pologne, en prenant sa re-
van che dan s la sphere naturelle de son aetion, a
Bruxelles et surtout a Madrid; tel semble devoir etre
aujourd'hui l'reuvre de la veritable politique fran-
..;aise, a laquelle il n'a été gravement dérogé que
dans la grande question espagnole. Cette politique
de médiation et de paix, n'exclut ni la décision,
ni surtout la prévoyanee. Elle nous a protégés dan s
le passé eontre l'entralnement des partis, en nous
préparant popr l'avenir la libre disposition de nos
ressoureesj elle nous mettera sans donte un jour
dans l'obligation d'en user , mais selon la seule
mesure de nos eonvenanees. La Franee est assez
grande et assez forte pour passer un peu de mau-
vaise humeur a tout le monde, surtout lorsqu'elle
eomprend que eette mauvaise humeur pouvait{~tl'e
légitime. Mais si des repoussemens, qu'il fut d'abord
honorable et prudent d'espérer amorlir, devenaient
plus manifestes; si l'esprit de salon soufflait sur
la diplomatie européenne et qu'elle perdit en face
de la Fránee ses habitudes séeulaires de prudenee
et de respeet; si elJe aff(~ctait d'oubliel' ce qne




TRANSACTIONS DIPLOl\IATIQUES. 275
nous pouvons, rien ne serait d'uhe meilleure po-
Jitique que de le lui rappeler. Heureuseihént pon}'
/lOUS, plus henreusement encore ponr l'Eurbpe,
ce serait un gouverilement régulier qui descen-
drait aujourd'hui dan s la lice; il aurait derriei'e
lui une itlllombrable jeunesse, et celle-ci salueráit
d'un irnmense cri de joie le jour ou cette arene,
si long-temps fermée, s' ouvrirait ellfin pouÍ' elle;
il trouverait dans les sympathies britanniques une
alliance, peu conciliable, il est trop vr::li, avec
nos interets permanens, mais que les mauvais
vouloirs dll continent rendraient étroite autant
que llécessaire. Certes, si ron voulait absolument
que la monarchie bourgeoise fit ses preuves; si les
gouvernemens plus viellx de date tenaient a la
tdta, á la maniere de nos peres, officiers ilÍl-
berbes qui payaient toujours d'un coup d'épée
leur bien-vemw au régiment, elle pourrait, en
ce moment, se preter san s danger a eette inno-
cente fantaisie; et croyons bien fermement que
ron serait tres pressé d'en finir et de lui conférer
l'initiation.


N'est-il pas vrai que pour qui considere le cours
~les idées et des choses, il est difficile d' écarter a
toujours la prévision d'un conflit fondé sur des
alltipathies pen dégnisées? C'est le premier titre
du gouvernement de 1830 d'avoir en foí profonde




:l76 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
dans la paix, d'en avoir assuré le bienfait au
monde sans qu'il en ait rien couté a l'honneur et
aux intérets de la Franee. La guerre, dirigée par
la propagan de révolutionnaire, était alors l'abime
de toute civilisation, de toute liberté en Europe.
En éerivant ces études politiques, notre principal
but a été de le prouver. Mais depuis les judi-
cieuses transactions de la conférence de Londres,
depuis la signature de ce quadruple traité dont
les conséquences étaient si vagues, que d'évfme-
mens sont venus modifier notre position, que d'é-
ventualités semblent pouvoir sortir achaque in-
stant de ces évenemens eux-memes !


Ou nous nous trompons fort, ou e'est dans ce
sens (¡u'on peut prévoir une réaction assez pro-
chaine de l'esprit publico Qu'on le sache bien, iI
n'est aucune question de politique intérieure de
nature a passionner le pays, a y prendre vérita-
blement racine. La réforme électorale est un
theme que les oppositions diverses exploitent
dans le sen s le plus contradictoire, et qui n'aura
jamais de sérieux qu'une question moins impor-
tante au fond qu'on ne le suppose, l'adjonction
de certaines catégories de capacités. L'amnistie
a comblé la mesure de toutes les exigen ces , et le
systeme du 13 mars n'est pas plus ébranlé qu'au
premier jour. Mais ce systeme se résume en un




TRANSACTIONS DIPL01\1ATIQUES. 277
seul mot: l' ordre publico La paix extérieure,
tOllte désirable qu'elle soit par elle-meme, n'en
fut jamais que l'accessoire. En 1830, la paix fut
néces-saire pour fonder parmi nous un gouverne.
ment régulier ; peut-etre la guerre le deviendra-t-
elle a son tour. Remettons avec eonfianee le soin
de l'honneur national et l'avenir de la monarehie
nouvelle aux mains qui en gardent le dépot; mais
ne nous dissimulons pas que le mouvement de
l'opinion est la, que de la semblent devoir venir
par la suite les principales péripéties gouverne-
mentales.


S'il n'envisageait que les chances de sa eonso-
lidation, le pouvoir aurait peut-etre plus a sou-
haiter qu'a craindre, ce qu'en 1830 il pouvait re-
douter a hon droit comme le signal de sa chute.
Le gouvernement des classes moyennes peut dé-
sormais se prévaloir de la force inhérente a toute
idée qui a conscience d' elle-meme et voit clair de-
vant elle.


Est-ce done a dire qu'en cas de complieation
au dehors, les partis du dedans se réuniraient dans
un patriotique concert? Non, assurément. Il y
aura' constamment des partis, et des partis mal-
veillans et hostiles. Mais n'en a-t-il pas presque
toujours existé depuis la f~ndation de la monar-
chie? Serait-il done si paradoxal de soutenir qu'a




:'>'78 Il'IT.ÉRETS NOUVEAuX EN m::nOPJ·:.
l'époque la plus remarquable de notre histoire
par l'unité de la puissance politique et l'harmonie
extérieure de la société, au siecle de Louis XIV
enfin, il Y avait des factions aussi puissantes au
rnoins, et certa~nement plus passiollnées, que
ceBes contre lesquelles le pouvoir est appelé a
lutter dans le nutre, factions en conspiration per-
manente avec l'étranger, et qui comptaient sur
hIi comme celui-ci faisait toujours fonds sur
elles?


N'était-ce pas un parti que les trois cent mille
réfugiés qui couraient l'Europc pour l'ameuter
contre Louis XIV? N'est-ce pas un parti qui pré-
para la ligue d' Augsbourg, organisa la terrible
insurrection des Cévennes, et qui armait contre
la Jt"'rance ces régimens d'émigrés, a la tete des-
quels l'un de ses guerriers, le maréchal de Schom-
berg, trouva la mort a la Boyne? n' étaient-ce pas
des publ~cistes de parti, et de la plus redoutable
espece, que les Jurieu, les Claude, les Ferry, et tant
d'autr~s ennemis personnels du prince et de son
systeme? N'était-ce pas a des passions de parti que
s'adressait le marquis de Guiscard, lorsqu'il par-
courait les castels du Rouergue, du Quercy et
du Béarn, prechant l'union des catholiques et des
protestans contre l'oppression politique et reli-
giellse, préparant une insurrection que les débar-




TRANS¡\CTlONS DlPL01HATIQUES. ~7~)


quemens ennemis devaient fomenter en nlt~mt'
temps en Normandie et en Provence?


Croit-on que les victoires de Guillaume 111 lH'
fussent' pas saluées comme de bonnes et saintes
nouvelles, dan s ces nombreux chateaux de noblesse
huguenote qu'arrosaient l'Ardeche et le Rhone,
au seill de ces assemblées Ilocturnes , ou ron por-
tait une Bible d'une main et la carabine de l'autre,
et jusque dans ces bonnes villes de commerce ou
de nombreux proscrits avaient laissé des freres
selon le sang, et des freres cachés selon la doc-
trine? Un vingtieme de la population du royaume
était alors en état d'hostilité secrete ou patente
contre le gouvernement du pays; et cette redou-
table faction s'appuyait au dehors sur les plus
puissantes combinaisons poli tiques et militaires,
comme sur les haines les plus inexorables.


Si l'Europe se persuade qu'il est en France un
partí quelconque aussi bien organisé que celui-
la, une foi poli tique aussi vive que l'était alors la
foi protestante exalté e par la persécution, elle se
trompe bien gratuitement; et dan s l'intéret de son
repos comme dans celui de notre propre dignité,
il est urgent qu'elle le comprenne.


La France possede en ce moment, et nous
constatons ici un fait actuel sans entendre en rien
garantir l'avenir, la France possede, disons-nous,




280 INTÉRETS NOUVF:AUX EN EUROPEo


la pleine et entiere dispositian de ses ressources;
et le mal de la situation ne vient-il pas précisément
du parti pris de ne leur donner allcun emploi? A
cet égard, les faits ne seront pas plus puissans que
les volontés les plus fortes, que les résolutions
les mieux concertées.


Que si une crise éclatait au dehors, elle n'aurait
qu'un temps sans doute. Les intérets majeurs de
l'Europe, les principes merncs de notre gouverne-
ment bourgeois contribueraient a en hater le
terme, et provoqueraient bie~tót entre les doc-
trines politiques une transaction analogue a celle
que le xvne siecle signait avec bonheur a Osua-
bruck el a Munster. Quoi qu'il en puisse etre,
tant qu'il ne sera pas démontré par la solutioll
de la questioll espagnole, par la franche adoption
du nouveau royaume de Belgique, enfin, par 1'at-
titude générale de l'Europe, que ces craíntes sont
mal fondées, et que la France peut oublier le soin
de son honneur pour se préoccuper exclusivement
de celui de ses intérets, il Y aurait, ce semble,
quelque imprévoyance a s'engager par trop avant
dans les grandes questions industrielles soulevées
avec une sorte de luxe et d'imprudence. Qu'un
avenir immense attende l'industrie franc;aise,
qu'un vaste systeme de traval1X publics doive re-
cevúir de l'état S3 direction supreme, nu] doutf'




TRANSACTIONS DIPLOl\lATlQUES. 281


a cet égard; que le gouvernement des classes
moyennes soit appelé a modifier graduellement
l'ensemble des institutions secondaires pour le
mettre en harmonie avec son principe, je l'ad-
mets de grand creur; mais ne devan<;ons pas les
temps, assurons fortement le sol avant d'élever
l'édifice dont nous aimons a mesurer l'étendue;
en face de l'Eurape qui nous observe avec une
malveillance pe,u déguisée, ne donnons· rien a
la fortune, et ne soyons pas téméraires dans notre
pacifique confiance, comme nous le fumes trop
souvent dans nos agressions.






BELGIQUE.






BELGIQUE.


CHAPITRE PREMIER.


DE LA NATIONALlTÉ BELGE.


Un étrange phénomene se produit en Europe:
au moment ou les nationalités s'effacent sous l'in-
fluence des idées générales, et semblent disparaltre
sous un niveau commun, un peuple se leve qui
réclame son admission au rang des états indé-
pendants, en arguant d'un titre que les conven-




286 , . INTERETS NOUVEAUX EN EURO PE.
tions diplomatiques ont méconnu pendant quatre
siecles. Au moment ou les grands états deviennent
un besoin tellement senti, que le systeme entier
de l'Europe converge vers quelques centres prin-
cipaux, une nation se fractionne et déchire le
contrat d'union qui lui assurait une haute impor-
tance poli tique et commerciale. Ces vreux de di-
vorce ont-ils pris leur source dan s des théories
révolntionnaires ou dan s un sentiment vraiment
intime? l'espoir de constituer une nationalité heIge
a-t-il un fondement dan s l'histoire, un point d'ap-
pui dan s le génie populaire? Ce désir est-iI des-
cendu de la conférence de Londres au sein des
foyers domestiques?


Il se fait de nos jours tant et de si vaines ten-
tatives pour suppléer par l'élaboration artificielle
a Ja vie réelle qui nous échappe, qu'il est fort na-
turel d'attendre, et fort Iégitime de douter. Dans
un temps ou I'on a vu ]'art s'évertuer a créer par
sa senle force une poésie, et me me une foi reli-
gieuse, on a pu se demander si la nationalité beIge,
assise sur le piédestal de soixante-dix protocoles,
n'était pas aussi l'une de ces reuvres sans lende-
maill, entreprises pour échapper a des complica-
tions menat;antes.


La solution d'un pareil probleme git bien moins
dans le présent que dan s le passé et dans l'ave-




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 287
nir. POUl' qui n'étudie ce pays que sous sa phy-
sionomie du jour, que par l'aspect sous lequel il
est dOllné a l'étranger de l'entrevoir; pour qui
ll'observe la Belgique que dan s ses jourllaux et s~
tribulle, échos amübhs des notres; dans ses théa-
tres, ou trone M. Scribe; dans les salons de Bruxelles,
parés des contrefa~ons de nos modes parisiennes,
comme ses cabinets de lecture sont remplis de nos
contrefa~ons littéraires, il est facile de prononcer
que la nationalité beIge n'existe que dan s les es-
taminets; que ce peuple, qui a re<;u durant vingt
ans l'indélébile empreinte de la grande nation, ne
peut manquer de lui revenir avec l'occasion et du
courage. Mais, pour peu qu'on se prenne a mé-
diter sur les longs siecles écoulés dans la persé-
vérante poursuite d'une indépendallce que l'état
de l'Eurape rendit impossible jusqu'a nous, et sur
les sanglantes réserves par lesquelles la Belgique,
achaque domination étrangere, rappela ses droits
méconnus et violés; et qu'ell étudiant les mreurs
et les institutions de ce pays, on apprécie la por-
tée de certains principes, le résultat de certaines
influences; si l'on pénetre au-deH .. de cette enve-
loppe, sorte de reliure par ou toutes les nations
se ressemblent comme tous les livres, alors on
sent que ce peuple pourrait peut-etre se créer un
avenir; que son S01't dépend plus de l'habileté,.des




~88 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
hommes poli tiques que de l'inexorable fatalité des
évenemens. Enfin, en examinant de plus pres cette
surface .terne et plane, une sorte d'intéret sympa-
thique s'éveille, et la question devient aussi impor-
tante au point de vue moral que sous le rapport
poli tique.


La BeJgique est une médaille fruste dont la lé-
gen de est effacée sous le vert antique qui la re-
couvre. Nous lirons cette légende dans l'histoire;
nous chercherons le mot d'une révolution récente,
si complexe en apparence et pourtant si simple dans
son príncipe; nous nous demanderons sous quelles
conditions le nouvel état créé par l'assentiment de
l'Europe pourrait aspirer a une vie propre et a une
action politiqueo


En vain la nature prodigua-t-el1e ses plus heu-
reux dons a ces provinces, que la Meuse enlace
comme une ceinture, et ou des fleuves aux eaux
paisibles et profondes portent de toutes parts l'in-
dustrie et la fécondité ; en vain la sueur de l'homme
fit-elle germer d'abondantes moissons sur ce sol,
dont les régions souterraines livrent a' son génie
de si puissants instruments de richesse et de tra-
vail: cette terre, qui se couvrit de populeuses ci-
tés, 00. la foi catholique et la liberté municipale
éleverent de concert tant d'impérissables monu-
meu.ts, ne put cependant porter un peuple a ma-




DE LA NATIONALlTÉ RELGE. 289
turité. L'homme s'y développa dans sa force et
son activité; la cité y naquit avec ses affections
énergiques et concentrées; mais la patrie, cette
haute et mystérieuse unité, ne fleurit point dans
ces contrées que la nature a tout fait pour réunir,
et que les hommes ont tout fait pour disjoindre.


Apres avoir donné au royaume des Francs ces
lnaires du palais, tige de sa .seconde dynastie, les
provinces belgiques se morcelt~rent sous les suc-
cesseurs de Charlemagne, faibles hétitiers d'une
puissance que le grand empereur lui-meme n'au-
rait pu maintenir long-temps. Lothaire baptisa de
son nom un royaume san s avenir, pendant que
Charles-Ie-Chauve ajoutait a ses autres états l'Ar-
tois et la Flandre. Cette division primitive fut la
source deslongs malheurs de ce pays, car l'em-
pire d'Allemagne et la grande monarchie naissante
de l'Occident prirent pied, des la fin du neuvieme
siecle, sur ce sol, qui devait etre si long-temps
l'objet de leur convoitise et de leurs combats. La
lutte du mi di contre le nord, du génie fran~ais
contre le génie germanique, commence a Bou-
vines pour ne finir qu'a Waterloo. Entre ces deux
points extremes, que de stations funebres, que de
tombes ouvertes pour d'innombrables générations!
Lisez seulement les noms que deux siecIes ont
ajoutés a cette galerie mortuaire: Steinkerke,


l. 19




?-90 INTÉRETS NOUVE.AUX EN EUROPE.


Sénef, Nerwinde, Ramillies, Rocoux, Lawfeldt,
Walcourt, Fontenoi, Fleurus, Jemmapes, jour-
nt':es diverses de ceUe longue guerre commencée
COI)tre la France de Philippe-Auguste par Jean-
sans-Terre et par l'empereur Othon!


Si les fiefs composant les provinces beIgiques
et hollandaises avaient constamment relevé de la
couronne impériale, ces contrées auraient fini par
former des cercles du saint empire; et par l'origine
germanique de presque toutes ces populations,
elles se seraient fondues clans la nationalité alle-
mande, a l'exemple des électorats des bords du
Rhin. J\iais la Flanclre et le Hainaut se trouverent,
des l' origine, engagés dans le systeme fran~ais; et
le droit féoclal, par ses complications inextrica-
bles, donna, a l'ouverture de chaque succession,
des ti tres ou des prétentions aux vassaux respectifs
des empereurs et des rois de France, sur les nom-
breuses subdivisions territoriales dans lesquelles
s'était fractionnée la souveraineté de ces provinces.
C'est ainsi que, soumis a deux influences con-
traires, également attirés par deux centres de gra-
vité, les Pays-Bas resterent sans cohésion, alors
que la nature semblait les destiner a former une
unité imposante.


Pendant qu'en FraIlee l'activité sociale se con-
centrait gradueIlement an centre de rétat, en




DE LA NATIONALITÉ BEt.GE. 291


Belgique elle s'éparpillait a la circonférence, et ses
manifestations, pour etre infécondes, n'en étaient
pas moins éclatantes. Sur cette terre de franchises
en meme temps que de chevalerie, le noble et le
bourgeois grandirent cOte a cote; san s qu'un t1'Oi-
sieme pouvoir s'élevat au-dessus d'eux: pour éta.-
blir l'harmollie, en fondant sur cet antagonisme
l'unité politiqueo Au dehors, deux suzerainetés
ennemies; au dedans, des maisons princieres et
et de grandes communessans royauté; c'est-a-dire
des forces hostiles sans modérateur et san s contre-
poids : telle fut la double cause devant laquelle
avortereIlt les destinées promises a ce beau pays.


Le nom des comtes de Flandre et de Hainallt,
de Luxembourg, de Bouillon, de Namur et de
Gueldres, des ducs de Brabant et de Zélande,
brillent dans les annales du moyen-age, a l'égal
de ceux d'aucun mItre paladin; mais lenr sang
est stérile, comme lenr gloire, et leurs maisons
s'éteignent bientot dans la souveraineté de cette
maison de Bourgogne, qui ne sut pas non plus se
nationaliser.


On voit ,anx croisades, les guerriers flamands ,
supérieurs en ci vilisation, en richesse, a presque
tons' ceux de la chrétienté, prendre lenr part de
ces grands combats et de cette vie d'aventures,
sans que l'influence poli tique de ces évenemens,




"192 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.


si importante dans les autres états de rEurope,
soit tres sensible aux bords de l'Escaut et de la
Meuse. Godefroy et Eustache de Bouillon, Engel-
bert de Tournay, Robert de Flandre, dit f Épée
des Chrétiens, s'élancent les premiers sur les bas-
tions de Solyme; un prince beIge, avoué du Saint
Sépulcre, refuse de ceindre sa tete d'une couronne
d'or la ou le Sauveur du monde avait porté la
couronne d'épines; et, par une faveur qu'il re~ut
entre tous les héros chrétiens, ce roi sans diademe,
avec Baudouin son frere et son successeur, attend
le jour de la résurrection au pied du seul monu-
ment


Qui n'aura rien a reÍldre au dernier jugement!


"Un autre Baudouin conquiert en passant le
trone de Constantinople, pendant qu'une poignée
de chevaliers flamands arrache aux Sarrasins le
royaume de Portugal ponr le donner au premier
des Alphonse. Gui de Namur suit saint Louis aux
ruines de Carthage; et a la bataille de Nieopolis,
derniere lueur du feu des croisades, dernier
soupir de la chevalerie, nombre de guerriers fla-
mands périssent sous le cimeterre des Turcs avec
le moyen-age qui s' en va. La noblesse beIge a done
grandement payé sa dette a l'histoire avec Gode-




DE LA NATIONA.LITÉ BELGE. 2.93-
froy de Jérusalem, et a la légende avec les quatre
fils Aymon.


La bourgeoisie flamande et braban~onne crois-
sait en meme temps en richesses, franchises et li-
bertés; ses ateliers alimentaient le commerce du
monde; les villes beIge s levaient des armées plus
nombreuses et mieux pourvues que celles d'aucun
roi de la chrétienté, leurs citoyens traitaient de
pair avec les princes, et la puissance des Art~­
velde, si comiquement transformés en sans-cu-
lottes, précéda de plus d'uIl siecle celle des Médicis.


Mais c' est en vain que ce noble courage se dé-
ploie au soleil d'Orient, que cette activité se dé-
veloppe dans les comptoirs de Gand et de Bruges ;
en vain les seigneurs sont-ils maintefois vaincus
par ces cardeurs de laine qui succombent a leur
tour aux champs de Rosebecque et d'Othée; iI
manque un élément pour féconder tout cela: la
Belgique n'a pas de dynastie souveraine qui puisse
servir de pivot a l'unité nationale et grandir a
l'ombre de ces déchiremens.


Au commencement du xv· siecle, ce pays parut
avoir trouvé cet élément constitutif et entrer enfin
en possession de ses grandes et libres destinées.
Peu apres la bataille de Rosebecque, qui avait
abaissé pour Iong-temps la fierté des gens de
Gand, le comte de Flandre, Louis de Masle,




,


~94 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
laissa en mourant ses possessions au duc de
Bourgogne, Philippe-le-Hardi, son gendre. Phi-
lippe-Ie-Bon, successeur de ce prince ,réunit a
ses vas tes états, soit a titre héréditaire, soit par
transaction avec les possesseurs ou avec l'empire
dont la plupart de ces fiefs relevaient, le Brabant,
le Limbourg, le comté de Namnr, le marquisat
d'Anvers; il imposa a Jacqueline de Baviere la
cession des comtés de Hainaut, de Hollande et
de Zélande; et la réunion de pl'esque toutes ces
provinces sur une seule tete se trouva des-Iors a
peu pres opérée.


La maison de Bourgogne rec;ut la plus belle et
la plus sociale mission qui pent-etre ait jamais
été donnée a une dynastie , mission de paix et d'é-
quilibre européen qu'elle panlt rarement com-
prendre, et dont elle fut détournée par ses inté-
rets de famille en Frarice, durant les regnes agités
de Charle& VI et de Charles VII. La Belgique n'é-
tait pas seule intéressée a ce que ces puissans
princes, réglant le cpurs de leur ambition, fis-
~nt de ce pays le centre d'une domination indé-
pendante et durable, qui se fUt étendue de la
l\Ianche et de la mer du Nord aux bords du Rhin
~t de la Moselle; cette cause était ceHe de l'Eu-
rope, fell~ de son avenir tout entier.


En m~ditallt sur les changemens qu'aurait en-




DE LA NATION ALITÉ llELGE. 2.95
tralnés dans la constitution de I'Occident l'éta-
hlissement d'un royaume de Rourgogne an
xve siecle, on est conduit a regretter amerement
qu'une telle reuvre n'ait pas été comprise, ou
qu'elle ait échoué contre les circonstances. La
Hollande, la Belgique et toute l' Allemagne rhé-
nane réunies sous un meme sceptre, en séparant
la France de l'Empire, aurait évité les longues
guerres de l'Espagne contre ses possessions in-
surgées, de la maison de Bourbon contre la
maison d'Autriche. Cet étahlissement conserva-
teur eut rendll impossibles Charles-Quint et Phi-
lippe II, Richelieu et Louis XIV.


Si ron vonlait remonter, en effet, a l'origine
des calamités qui ont affligé les nations depuis
quatre siecles, iI faudrait certainement proclamer
comme cause principale l'absence de ce contre-
poids, qui n'est pas , ainsi que tant d'autres, une
combinaison factice créée par les traités, mais le
vreu meme de la nature, le résultat de la force
des choses.


Sans parler des difficultés poli tiques , la créa-
tion de cet état si nécessaire rencontrerait en ce
siecle des obstacles qui n'existaient pas avant la
réformation. La meme vie moral e circulait parmi
ces peuples: Mayence et Cologne, Utrecht et
Anvers, Gand, Bruges, Liége et Louvain, étaient




296 INTÉRhs NOUVEAUX EN EUROPE.
liés par une communauté d'intérets commerciaux
et de vieilles habitudes; tous ces pays, par leur
génie autant que par leur position eL leur origine,
semblaient destiné s a former uue grande monar-
chie bourgeoise fondée sur de fortes COlIllnunes.
J usqu' au seizieme siec1e, ils apparaissent, eneffet,
dans l'histoire avec une physionomie propre; il
semble que si le cours naturel des évenemens n'a-
vait pas été contrarié, il se fut élevé la quelque
chose de distinct de l'Allemagne, de plus distinct
encore de la France, une sorte d'Angleterre con-


o tinentale ou les gros bourgeois auraient joué le
role des lords, ou le patriotisme n'eut pas été sans
moralité, l'industrialisme sans en trailles : monar-
chie représentative dans laquelle le pouvoir royal
eut fait tomber des tetes de bourguemestres et de
syndics au lieu de ceHes de grands feudataires, et
ou la vie du moyen-age se serait développée par
ses deux principaux élémens, la foi catholique et
la liberté municipale.


,Le fils de Philippe-Ie-Bon fut de tons les princes
de la maison de Bourgogne, celui qui poursuivit
avec le plus d'ardeur la création de cette royauté
qu'il fallait imposer en meme temps a l'empire et
a la France. Malheureusement ponr les Pays-Bas
coimne pour l'Europe, il avait pour adversaire
Louis XI, et s'appelait Charles-le-Téméraire.




DE LA NATIONALITÉ BELGE. '.A97
Le mariage de Marie, sa fille, avec l' archiduc


Maximilien, prépara pour un prochain avenir
l'anéantissement poli tique des Pays-Bas, par leur
réunion a la maison d'Autriche. Le jour ou Phi-
lippe-Ie-Beau quitta la ~óte de Flandre pour aller.
prendre possession du riche héritage de Fenlinand
et d'Isabelle, la Belgique fut frappée au creur;
ses dernieres espérances s'évanouirerit quand ren-
fant que les Gantois avaient salué dan s son ber-
ceau du nom de duc de Luxembourg, eut pris le
nom de Charles-Quint.


Cepays, poste avancé del'Empirecontre la France,
réduit au rang de colonie, contraint de fournir a
l'Espagne des hommes et des armes, comme le
Mexique et le Pérou de lui fournir de l' or; cette
terre, cause, victime et théatre des plus sanglantes
guerres, expirai t ainsi sous les tyranniques exigen ces
du droit de succession, an moment meme ou la vie
intellectuelle s'y développait dan s toute sa force.


On a dit que la Belgique au seizieme sif:xle se-
rait un sujet digne d'exercer la plume de ses écri-
vains patriotes. Un tel livre, en effet, pourrait
etre beau, mais il serait pénible a faire. Ce serait
comme l'oraison fnnebre d'un peuple frappé,
plein de jeunesse et de jours, par une politiqu.e
imprévoyante, contre laquelle la nature protesta
d'age en age, par le sang d'Egmont comme par




298 INTÉR:F:TS NOUVEAUX EN EUROPE.
celui d'Anneessens, par la révolution de q88
comme par cen~ de 1830. L'écrivain qui voudrait
peindre la Belgique au moment ou sa vie s'étei-
gnit sous le génie espagnol, completement op-
posé au sien, aurait a mOlltrer Charles-Quinto
réglant le sort du monde, entouré de ses conseil-
lers flamands, et le cardinal Granvelle usant sa
h~ute habilété pour ployer au joug de la royauté
castillane des popu]ations frémissantes.


Depuis long-temps le génie artistique de cette
contrée s' était épanoui dans les aériennes merveilles
de l'architecture gothique. Les hotels-de-ville, sym-
bole de la liberté communale, les cathédrales oú la
pensée monte au ciel plus dégagée de la terre et
du temps, s' éleverent des le quatorzieme siecle sur
tous les points de ce so] ou on les montre ave e
orgueil a l'étranger comme d'impérissables té-
moins de la vieille nationalité reconquise. Quand
le mouvement de la renaissance eut envahi l'Eu-
rope, le génie flamand, sans renoncer a l'ar-
chitecture glorieusement représentée par Henri
Van Pé, Lievin de Witte et Jacques de Breuck,
saisit ]e pinceau, et les découvertes des Van Eyck
qui avaient frayé a l'art des voies inconnues, don-
nerent bientot a la Flandre cette longue suite de
peintres célebres qui devaient aboutir a Rubens et
a Van Dyck. Toutes les chapelles princieres de




DE LA NATIONALITÉ llELGE. 299
l'Europe se pourvoyaient de musiciens a la cour
de Philippe-Ie-Bon et de Maguerite. Cette princesse
marchait entourée de l'élite des savans de sonsiecle,
parmi lesquelsbrillaient Erasme, CorneilleAgrippa,
et le poete Rémacle de Florennes. Le cardinal Gran-
velle continua ce noble patronage; Viglius pré-
sidait le conseil privé, Joachim Hopperus, Pierre
Peck et Josse Damhoudere, les plus profonds ju-
risconsultes de leur temps, furent élevés aux pre-
mieres charges de l'état', l'université de Louvain,
qui fut plus tard, sons Juste-Lipse, une des pre-
mieres écoles du monde, avait déja jeté de vives
lumieres sous Gérard Weltwyck, l'un des plus
célebres orientalistes de l'Europe.


A mesure que l'histoire se faisait a coups de
lance ou a coups de dague, dans les camps, dans
les conciles , dans les conseils des princes, ou sur
le marché des Vendredis (l.); Jean Froissart, En-
guerrand de Monstrelet, Philippe de Commines,
tous trois sujets des comtes de Flandre et des dues
de Bourgogne, la reproduisaient palpitante de
vie; plus tard, Jacques Meyer et Pierre d'Ou-
degherst donnerent l~sannales de la Flandre,
Barthélemi Fiesen et Érard Foulon eeHes du
pays de Liége, leur patrie. Vesale de Bruxelles,


(r) Place publique de Gand, célebre dans I'histoire de celte ville.




300 INTÉRhs NOUVEAUX EN EUROPE.


le fondateur de l'anatomie moderne, avait été
précédé par les Flamands Ulltergaleyde et Martin
de Cleene, premiers commentateurs d'Hippocrate
et de Galien; Ortelius et Mercator fondaient la
géographie, les Plantins d'Anvers faisaient faire
des pas nouveaux a l'imprimerie, que la Belgique
avait rel{ue du savant Mertens, d'Alost, a la fin
du xv. siecle, et qu'un autre BeIge, Josse Badius,
exerl{ait avec éclat a Paris a la meme époque (r).


Ainsi se développaient de concert toutes les
faculté s humaines, toutes les puissances de l'art,
de l'industrie et du travail. La liberté était grande
par les lois, plus grande encore par les mreurs;
le pouvoir du souverain était encore moins limité
par les priviléges de la joyeuse en trée , ou la ja-
louse autorité des états et des nations, que par la
grande existence et l'intraitahle fierté de ces bour-
geois qui disposaient des trésors du monde, et
dont la parole faisait mouvoir les redoutables cor-
porations des brasseurs et des tisserands.


Philippe JI, ce type du génie castillan dans
toute son austérité, ce prince aussi popuIaire en
Espagne qu'abhorré dans ses autres domaines, re-
présenté dans les Pays-Bas par le duc d'AIbe,
cette terrible expression de lui-meme, rendit a


( !) Lasema·Santander. Diet. bibl.




.DE Lt\ NATIONALlTÉ BELGE. 301


eette nationalité si soudainement comprimée un
ressort énergique. L'effet fut prompt, l'explosion
longue et sanglante.


Le roi voulait étahlir dans les Pays-Bas l'inqui-
sitio n d'Espagne, moins encore a titre de tribunal
religieux que comme moyen de gouvernement.
La résistance fut politique comme l'entreprise
elle-me me , et la lutte ne devint ,reIigieuse que
plus tard et dan s le nord seuIement. Pour les pro-
vinces méridionales, ce fut une guerre de natio-
nalité qui, apres vingt années de troubles et de
combats, finit par la consécration de tous les
droits de la BeIgique. La cause beIge, dont les
comtes d'Egmont et de Roorn avaient été mar-
tyrs, triompha par l'épuisement de I'Espagne et
l'indomptahle persévérance de ces populations Ha-
mandes et walIones. Les troupes castillanes durent
quitter ]e so] de la Belgique; sesvieilles constitu~
tions furent rétablie!¡ dans leur intégrité, et Phi.
]ippe II transmit la souveraineté indépendante et
héréditaire de ce pays a sa fiHe l'infante IsabeHe et
a l'archiduc Albert, son époux.


Pendant ce temps, la maison d'Orange exploi-
tant habilement les griefs religieux des -sept pro-
vinces du nord ,eultivant la réforme comme un
principe de résistance contre rEspagne autant
que contre Rome, et agissant dans ses intérets




302 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de famille en meme temps que dans un intéret
national, sépara leur cause de la cause toute po-
litique des provinces du midi. La Hollande réfor-
mée devint républicaine sous ses stathouders; la
Belgique, sous des princes espagnols, garda le
pouvoir royal commepartie intégrante de ses an-
tiques consti~utions et coutumes.
L~", b..,"",\,<:}~,"~~", .:\.~ ~~\,\,~ ~\W,~~~, \,()\\.% ~~~()I::,I::,\'\'~~%


du point de vue religieux, n'ont pas assez fait res-
sortir le coté purement constitntionnel de ce con-
flit. La résistance des provinces méridionales, an
nom de leurs vieilles lois, les a moins touchés que
ceHe d'un peuple apparaissant dans le monde pour
revendiquer les droits de la conscience humaine.
Ce long et honorable attachement aux ancetres a
été rejeté dan s l'ombre. Cependant la révo]te du
XYle siecle explique stmle la révolution braban-
~onne de 1788, comme celle-ci donne le mot de
la révolution de 1830. On ne sanrait contester
a ce penple, anquel on peut légitimement refuser
beauconp de qualités, le mérite d'etre identique
avec lui-meme ,et de n'avoir pas renié ses peres.


Les archiducs moururent sans postérité, et les
Pays-Bas retournerent a l'Espagne par droit de dé-
volution. Des-Iors, la Belgique, primée par la
Hollande (qui, long-temps avant d'obtellir sa
place par les traités, se l'était faite entre les na-




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 303
tions), et s~umise a l'action de la cour de Madrid,
sentít s'amortir son activité, et son type national
disparut sous une rouille qu'elle s'efforce vaine-
ment peut-etre d'enlever apres deux siecles. Le
regne des archiducs se place, cornrne une treve
de bonheur, entre les déchiremens du XVI- siecle
et les longues guerres de Louis XIV; et la mé-
moire d'Isabelle est bénie par la reconnaissance
populaire.


Le traité de Westphalie fixa, a quelques égards
d'une maniere heureuse, la situatiol1 du monde.
En meme temps qu'il réglait l'équiliLre de l'Alle-
magne et appelait la Hollande a prendre un rang
éminent dan s le monde poli tique , il consacrait la
tolérance religieuse, et proclamait un droit public,
fort imparfaít il est vrai, mais auquel les nations
purent se rattacher dans le naufrage de toutes
les croyances. Cependant les négociateurs de
Munster ne firent allX pl'Ovinces helges qu'llne
situation précaire et dangereuse, en les laissant a
l'Espagne, sans résoudre aucun des points de droít
sur lesquels s'appuya bientot apres Louis XIV,
ponr revendiquer une grande partie de ces con-
trées du chef de l'infante Marie·Thérese.


Da traité de Munster a celui de Vienne, les
Pays-Bas ne compterent les années que par les
guerres oú ils épuiserent leur sang et leurs tré-




30!l INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.


sors au profit d'intérets étrangers, entre lesquels
ils n'intervinrent jamais que pour satisfaire aux
conditions de marehés eonclus a leur préjudice.


La maison d'Autriehe, a laquelle l'Espagne céda
par le traité d'Utrecht la souveraineté des Pays-
Ras, ne considéra guere ee pays que sous deux
rapports : d'abord, elle y vit une bonne grosse
ferme digne d'etre bien eultivée, a raison de la
qualité supérieure de son terroir; il lui fut sur-
tout préeieux, paree qu'illui offrait le moyen de
se ménager l'allianee de la Hollande en épuisant
les eoncessions. C'est ainsi que le traité de la Bar-
riere, 'passé entre l'empereur et les Provinees-
Unies, donna au gouvernement hollandais le droit
de tenir garnison dans les vílles de Namur, Tour-
nay, Menin, Furnes et Ypres. Dans d'autres places,
la garnison était mi-partie impériale et néerlan-
daise sous un gouverneur nbmmé par l' Autriche.
De ce jour commenee la longue suprématie de la
Hollande sur la Belgique, qui devait finir par
passer a la maison d'Orange a titre d'accroisse-
ment de territoire.


Pendant que les stipulations de la Barriere an-
nulaient l'indépendance palitique du pays, des
engagemens financiers étaient pris par l'empereur
au mépris de tous les droits qu'il avait juré de
respecter, lors de son inauguration dans les di-




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 30:1


verses provinces des Pays-Bas. C' est ainsi qu'i\ s' en·
gageait a payer a la république des Provinces-
Unies un subside annue], sans tenir compte du
consentement préalable des états, rigoureusement
exigé (1).


Déja la Hollande avait fait poser a son profit le
principe de la fermeture de l'Eseaut, et Anvers, la
ville opulente des Osterlingues, était morte sous
le coup de eette stipulation. L'oeeupation des prin-
cipales places des Pays-Bas, par suite du traité de
la Barriere, ne tarda pas a livrer également a la
Hollande le monopole de leur eOlllmeree intérieur,
en rendant les garnisons néerlandaises maitresses
des grandes lignes de eanalisation. L'Eseaut et le
canal du Sas-de-Gand furent comblés, et la Be]-
giqne ne respira plus que par Ostende.


Dans eette ville, si heureusell1ent située entre la
Manche et la ll1er du Nord, vivaient encore les
restes de l'esprit entreprenant qui avait fondé l'an-
tique prospérité des Flandres. Le prince Eugene,
appelé au gouvernell1ent général des Pays- Bas ,
favorisa l'établissement, dans ce port, d'une cmn-
pagnie des lndes orientales. Un instant eette ten-
tative fixa l'attention du monde cOll1ll1ercial; e'est
dire assez qu'elle éveilla vi te la jalousie des puis-


(1) Mémoire.s de Neni Sllr IN P"ys-Has autricf,ien,'.
l. 'j()




306 INTÉltETS NOUVEAUX EN EUROPE.
sanees maritimes. La cour de Vienne, dominée
par la nécessité de s'assurer leur allianee, recula
devant des menaces et des intrigues, et l'empe-
reur suspendit, pour sept ans, la compagnie d'üs-
tende, qui ne se releva plus.


La Belgique s' éteignait ainsi, bloquée dans ses
ports par les fIottes de la Hollande, dalls ses
places de guerre par ses baionuettes; ses plaintes
arrivaient ,a p.eine jusqu'a l'Europe, qui, pour la
dédommager des d~bol,lChés enlevés a son agri-
culture, allait, chaque printemps, engraisser ses
campagnes d'une couche de cadavres. La déca-
dence de sa bourgeoisie fut rapide comme ceBe de
ses villes, frappées par l'interdit du droit mari-
time; sa noble~se alla cultiver ses terres a l'ombre
du clocher, ou porter une clé de chambellan dans
les résidences allemandes. Le peuple seul s'agitait
quelquefois au souvenir de la prospérité d'un
autre siecle, et gardait avec une j alousie turbu-
lente ses priviléges municipaux qui la lui rappe-
laient encore.


La domination autrichienne commenc,;a et flnit
entre deux émeutes. L'une fut un tumulte de car-
refour, l'autre une révolution. La potence eut
raison de la premiere, une armée recula devant
la seconde; et cependant, dans ces faits si dissem-
bl:l bIes par leur jmpQrtance apparente, l'historien




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 307
doit comprendre qu'il s'agit d'une meme cause,
et que l'échafaud d'Anneessens annonc;ala grande
insurrection braban.;;onne.


En I7 17, au moment de la plus grande fermen-
tation causée par les stipulations auxquelles venait
d'accéder l'empereur Charles VI, les doyens des
neuf nl.ltions de Brllxelles , choisis pour former je
Ilouveau corps municipal, refuserellt de jurel' un
reglement, qui leur sembla contenir des clauses
nouvelles, protestant1que le prillce He POUV¡üt,
pas plus que le conseil de Brabant lui - meme ,
restreindre les priviléges des nations sans portel'
atteinte a la jo)'euse entrée.


Le marquis de Prié, ministre de l'empereut',
accusé déja d'entretenir de nombreux projets de
l'éformes administratives et politiques, s'adressa
au conseil de Brabant, qui s'était attribué le droit
de vider les conflits entre l'autol'ité royale et les
nations. Il en obtint deux décl'ets, qui l'alltori ..
saient a se passer du consentement des doyens, en
se bornant au suffrage des deux premiers Tnembres
du conseil municipal, c'est-a-dire du magistral et
du large conseil. eette décision jeta Bruxelles
dans une violente agitation. La force armée voulut
en vain réprimer les manifestations populaires;
elle dut évacuer ses postes et se retirer dans le
Parco




308 lN'l'ÉRhs NOUVEALT),. EN EUROPE.
Cette retraite laissa le peuple maitre de la ville,


et le marquis de Prié fut contraint d'autoriser la
prestation du serment selon l'ancienne formule.
Ce fut pour la multitude le sujet d'une grande
joie. Une fonle délirante de bonheur et de fierté
parcourut les rues, en portant des branches de
laurier, et poussant des cris de victoire. Le len-
demain, a la pointe du jour, le drapeau des na-
tions flottait sur la haute tour de l'hótel-de-viJle,
au pied de la statue rayonnante de saint Michel,
et la garde bourgeoise le saluait par des salves
d' artillerie.


Des désordres, inséparables de toutes les com-
motions de ce genre, signalerent le triomphe du
peuple brabau(,ton, qui soulevait pour un jour la
pierre de son sépulcre. Les maisons de quelques
impérialistes furent saccagées, et le peuple se ven-
gea a sa maniere, comme un enfant furieux. Ce-
pendant des troupes nombreuses étaient entrées
a Bruxelles, et le courage était revenu au gouver-
neur avec la force. Il crut néanmoins devoir user
de stratageme : les quatre doyens les plus influens,
Anneessens, fabricant de chaises, syndic de la na-
tion de Saint-Nicolas, Lejeune, de Haeze et Van-
derborcht, furent attirés chez le calonel d'un
régiment autrichien, sous prétexte de quelques
ouvrages relatifs a leur profession, et jetés dan s




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 309
un cachot. Une procédure s'instruisit a huis-dos;
tous les ordres de l'État, le dergé en tt~te, le ma-
gistrat de Bruxelles lui-meme, composé d'hommes
dévoués au gouverneur, intercéderent vainement
pour les malheureux doyens, noloirement étran-
gers a toutes les scenes de désordre, et suspects
seulement d'avoir dit: « On doit laisser faire ran-
cien serment, sans quoi les bourgeois ne dépose-
ront pas les armes. »


Anneessens, a qui la fermeté de son caractere
avait déja valu une autre persécution, fut con-
damné a etre décapité; les autres doyens furent
bannis a perpétuité. Sept individus, convaincus
d'avoir excité les désordres, furent pendus; un
plus grand nombre fut incarcéré et fustigé en
place publique.


Ce vieillard septuagénaire monta les marches
de l'échafaud avec un front calme et serein; iI
demeurait les yeux fixés sur l'hótel-de-ville. Son
confesseur l'exhortant él ne les plus tourner que
vers le cíel: Ces degrés me rappellent, dit-il, com-
bien de [ois je les ai montés pour la cause du
peuple: sept fois i/s ont été témoins ·de mon ser-
menl de fidélité a fempereur, etjamais je n'ai
t/'ahi cet engagement solellnel.


Puis, apres une priere, se tournant vers la mul-
titude agenouillée :




:j 1 O lNTÉRETS NOTJVE A UX EN .F: U ROPE.
« Je meurs, dit-iI, pour avoir voulu soutenir


VOS droits et VOS priviIéges, jurés par tous nos
souverains; .le meurs ponr avoir observé religieu-
sement le serment preté en acceptant les fonctions
pour lesquelles vous m'aviez choisi. ))


Et la tete du bourgeois obscur roula sur la
place ou un siecle et de mi auparavant étaient tom-
bées ceHes de deux nobles seigneurs.


De magnifiques services furent célébrés dans
toutes les égli ses,. malgré les menaces du marquis
{Le Pdé; et le lendemain, des citoyens de toute
eondition recueillaient sous l'échafaud le sable en-
sanglanté, qui fut vendu au poids de 1'01', dit l'au-
teur de eette relation, et renfermé dans des re-
liquaires (1).


L'étranger qui visite l'hÜfel-de-ville de Brnxelles,
aper(,;oit, au fond d'un sombre éorridor, un tableau
a de mi effácé, qui avait été sans doute commandé
par le marquis de Prié avant eette eatastrophe. tI
représentele conége du magistmt tachant de con-
vaincre les syndics de la nécessité de preter le ser-
ment exigé par leur souverain. Ces syndics sont:
Gabriel de Ha¡;ze, maitre chaudronnier; Fran~ois
Lejeune, maltre sellier; Jean-Fran(jois Vander-
borcht, marchand de drap. Un triple enduit cache


(1) Precis ¡'¡s/orif/lic de., Iro,,¡'¡~.\· de Brrt:¡;elles en 1718,' par P.-F.
Verhulst.




DE LA NATIONALITE BELGE. 3J 1
une autre figure: seulement, quand un rayon de
soleil, per<;;ant a travers les 16ngues ogives, tombe
d'aplomb sur eette partie OU tableau, ron voit se
dessiner les traits confus d'une tete de vieiHard,
comme un symbole de ceHe nationalité effacée par
t'étranger, recouverte par 1'e temps d'une rouille
bien épaisse, mais qui essaie de s'épanouir au";
jourd'hui sous un plus beati jour.


Soiiante-dix années s'éCoulerent pendant les-
quelles les Piiys"':Bas, dans ce bien-etre physique
et cene alonie morale que le gouvernement au-
trichien est si habile a entretenir, parurent oubliE~r
leurs souvenirs et leurs griefs. La grandeur et les
ínfortunes de Marie - Thérese avaient vivement
ftappé l'esprit reIígieux de ces peuples, et une ad!.!
ministration douce el paternelle vint effacer l~
vice dn titre originel en vertu duquel le régime
áutrichien avait été imposé a eette vieille terre de
franchises.


Mais la grande impératrice était a peine morte,
plenrée 31lX bo)'ds del'Escalll comme sur cel1X da
Dannbe, que Jbs'eph 1I, avec la géneréuse impru-
dence que dOllrretrt ún noble ereur et un esprit
fdúi, vi:mll1t y tenter la despotique application de
toutes U~s théories modernes. De ces réforrdes',
quelqrteslunes etaient'utiles, sans douté; mais elles
ávaient le tort de n'ptre ni désirées ni comprises;




J (2. INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPF;.
la plupart devanc;aient les temps, ce qui est un
malheur irrémédiable pour les idées eomme pour
les hommes. Le plus grand nombre étaient ab-
surdes, odieuses, révoltantes en elles-me mes et
par les moyens employés dans leur exéeution.


Le despotisme peut quelquefois etre réforma-
teur, mais e'est a deux eonditions. Il faut d'abord
qu'il ait la force en main; il faut surtout qu'il agisse
au profit d'une idée féeonde et légitime, et qu'il
s'appuie sur un droit supérieur a tous eeux qu'il
viole. Or, les vues de Joseph étaient presque tou-
jours inspirées par une philosophie mesquine et
des idées admillistratives trop uniformes pour étre
alors applieables; et le eomte Belgiojoso, son mi-
nistre, le Van Maanen de la révolution braban-
c;onne, était odieux, sans etre redoutable.


Le nouvel empereur était a peine monté sur le
treme, que, pour mériter les éloges des hommes
de la toléranee, iI rendit d'innombrables édits, ou
le ridicule de la minutie le disputait a l'odieux de
l'arbitraire. C'est ainsi, par exemple, qu'il régen-
tait la discipline des couvens, le ehant, les heures
a consacrer aux prieres. Les édits indiquaient les
p~ssages que les chauoines religieux de l'ordre de
Saint-Augustin auraient a effaeer de leur bréviaire;
d'autres attaquaient sans motif les populations
rurales dans leurs plus vieilles et leurs plus inno-




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 313
centes habitudes. Celui du I1 février 1786 por-
tait: ({ Toutes les kermesses, dédicaces et autres
fetes de cette espece, généralement quelconques,
tant dans les villes qu'au plat pays, se tiendront
désormais partout, le meme jour, que nous fixons
pour toujours au deuxit~me dimanche apres
paques. »


Plusieurs se prenaient a des choses plus graves,
et attaquaient la propriété en meme temps que la
liberté religieuse. Par un édit du 17 mars 1783,
l'Empereur, de sa cerlaine science, pleine puis-
sanee el souveraine autorité, supprima un bon
nombre de couvens des deux sexes, et fit entrer
tous leurs biens dan s une caisse formée sous le
titre de Caisse de religion. Plus tard, il abolit
toutes les confréries et en constitua une nou-
velle sous le titre niaisement philantropique d'A-
mour aet1f du proehain. Enfin, une mesure bien
plus grave encore vint révéler le but du systeme
et soulever toutes les consciences: un séminaire
général unique futétabli a .Louvain, un sémi-
naire filial a Luxembourg (1). L'édit constitutif,
si malheureusement copié dans plusieurs de ses
principales dispositions en 18'.15,. lors de la créa-
tion du fameux collége philosophique, abolissait


(1) Édit du 16 octobre X7116.




314 INTÉR':ihs NOUVEA.UX EN EUROPE.
les séminaires épiscopaux, et d<:'cidait qu'on n'ad-
mettrait a l'avenir aux ordres sacrés que les éleves
qui auraient fait leur théologie a Louvain ou a
Luxembonrg. LéS considérans étaient peut-etre
plus injllrieux encore pour le clergé beIge que les
dispositions elles-memes. On le déclarait impuiS"
sant « pou!' arre ter le débordement de la jeunesse
qui se destinait a l'état ecclésiastiqne. »


Le choix des professeurs, presque tons étran-
gers, repoussés par Jeurs supérieurs des univer-
sités allemandes pour incondttite ou hétérodoxie,
les protestations des éveqlles, les milrmures chao
que jour croissaiis des popula:tions, enfin la na-
ture de l'enseignement, provoquerent bientOt une
ínsurrection ait sein de cet établissement oú aV<fient
dO: se téndte les étudians dassés des sémiiIai'res
diocésains. Un régiment d'irifimterie fut caserné
dans ces pacifiques dortoirs, hón nombre crél(Nes
furent inca-reetés. Interrogés sur ce qu'Hs repro-
chaient áu séminaire et sur ta natllre de leúrs exi-
gences, les elevés répondirent : . bónatn doctrinám,
et ut epiJ'copi l'('gna'nt. On rapi)órfe qne les Wal-
lons, mécontens (h~ la ndllrriture physique commé
dÍé la uourrÍWre spiritLlelle de l'étáblissement,
ajóüterent d'lÍÍ'll'e vóix ananíme : bonum cibum
et b'onum potum, mot de terroir qui doit etre
vraL




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 315
Le cardinal archeveque de Malínes fut mandé


a Vienne et resta inébranlable. Joseph lui déelara
qu'il devait changer Oil plier. Il étaÍt une autre al-
ternative que le monarqne n'avait pas prévne.


La monomanie réformatrice du fils de Marie-
Thérese atteignáit en meme temps ces vieilles in"
stitutions locales que les provinces des Pays- Bas
avaient héritées de leurs ancetres et conqllises aux
temps les plus orageux de l'histoire, institutions
sur lesqueUes la monarchie fram,;aiseavaitpromene
le niveau du pouvoir absolu, mais qni se tenaient
encore debont au-deJa de ses frontieres.


Dans chaque provincé, l'antorité législative ré-
sidait aux mains des états composés de trois mem-
bres : le clergé, la noblesse et le tiers. Ce dern.iet
membre était formé du collége du magl:slrot et dli
corps des méliers, représenté par le mayear des
fébvres ( r ).


Une députation permanente, composée de deux
dépllf'és de chaque membre des états, etsiégeant
hebdomadairement, était chargée, de concert avec
le délégué du souverain, de la direction des affaires


(t) €eci s'appTique plus spéeialement átl cólnté de Namur, dont la con.
¡tirulion élait. du I'esle, conforme pr('squ'en IOUS, points a ceJles Ju Era.
hant, de la Flandre, du Hainaut, etc. Nous emprunrons ces derails, a,insi
que ~e qui concerne la revollltion de 88, a l'ouvrage de M. Bo¡'guet,
ht,yes Jur lit r¿vl>z,úIOIt b':dn1lfon1lP; ,. "01., Ilruxelles, dl'f4.




316 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
et de l'exécution des décisions prises en assemblée
générale. On yerra plus has, quand nous parlerons
de l'organisation provinciale, que cette députation
permanente existe encore sous le régime actuel.
C' est par elle surtout que l' organisation administra-
tive de la Belgique differe de la notre, et que ce pays
possede véritahlement un gouvernement provincial
etlocal.


Le principal inconvénient de cette organisation,
dont nous ne croyons devoir retracer que les traits
principaux, était, sans doute, d'isoler ces petites
provinces et d'annuler l'importance poli tique du
pays. Mais cet inconvénient du systeme en faisait
en me me temps la force; iI élevait contre un pou-
voir novateur des résistances que la foi des sermens
commandait de respecter et que la prudence or-
donnait de craindre.


A peine l'édit du I er janvier 1787 eut-il prononcé
la suppression de toute la hiérarchie administrative
et judiciaire pour la rempIacer par le régime des
intendances, changeant toutes les juridictions,
expropriant tous les professeurs de charp;e de ju-
dicature, et déclarant les intendans revetus d'un
pouvoir tel que leurs ordres eussent a etre res-
pectés, « quand meme ils auraient paru excéder
« les bornes de leur autorité, » que les provinces
entieres s'émurent et que les hommes prévoyans se
sentirent a la veille d'nne révolution.




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 317
Tous les états réclamerent contre de telles nou-


veautés; plusieurs rappelerent a!' empereur que les
paroles me mes de son serment inaugural déliaient
d'avance ses sujets de toute promesse de fidélité,
s'il était entrepris quelque chose contre les privi-
léges des provinces. La nouvelle organisation fut
déclarée nune et illégale par les états, les subsides
furent refusés, et bientot l'émeute gronda dans
toutes les villes.


Rien ne se ressemble plus que les révolutions; iI
n'y a guere que les noms propres a changer pour
en appliquer la théorie a un demi-siecle de dis-
tan ce. Des concessions qui, accordées plus tot,
pouvaient arre ter une crise, faites par l'empereur
trop tard, et de mauvaise grace, resterent ineffi-
caces. Il fallut les reprendre pour en appeler a la
force. Mais ce tlernier appni commen<,;ait a man-
quer : les soldats belges désertaient en fonle les dra-
peaux antrichiens; une association formidable,
sous la devise pro aris el focis, couvrait le pays,
tronvant des bras dans les campagnes, des richesses
dans les villes, des encouragemens et des bénédic-
tions dan s les chaires catholiques.


A l'époqne mi l'aristocratie fran<,;aise se prépa-
rait a se rendre a Coblentz pour défendre les vieilles
institutions de la monarchie, une alltre émigration
s'opérait en Belgique pour défendre une autre




3,8 IN'I'ÉRETS NOUVEAUX .EN EUROPE.
vieille cause. 'Mais la sanction populaire ne man-
quait point a eeHe-ei, et le moyen-age suecomba
en ~lgíque, défendu et pleuré pal' un peuple au
seill duquell'esprit de eour ne l'avait pas travestí.


La peine de mort fut prolloncée a Bruxelles
comme a Paris contre eeux quí passeraient les
frontieres, et eette prescription rendit l' émigra-
tíon plus nombl'euse. Un corps consídérable s'or-
ganisa dans l'évéché de Liége sur la fron.tier'e du
Brabant, par les soins de l'avocat Vonck, et sous
les ordres du colouel Vandermersch, pendant
qu'un autre avocat, Henri Vandernoot, prenant
le titre d'agent plénipotentiaire du penple braban-
~on, se rendait a La Ha ye, a Berlín et a Londres,
pour essayer d'engager ces trois cabinets dans les
intérets de l'insurrection.


Les populations en masse, ayant en tete la croix
paroissiale, ce palladiurn de nationalité en Bel-
gique eomme en Pologne, en Irlande comme en
Greee, grossissaient d'heure en heure les rangs
des émigrés. Un eorps autrichien ayant voulu dé-
loger Vandermersch de Tnrhont, fut mis en dé-
route complete, abandonnant ses drapeaux et son
artillerie. Cette victoire sonna le tocsin de l'illsur-
rection d'Ostende a la Meuse; partont les garni-
sons impériales furent taillées en pieces; les villes
de gnerre et les citadelles tomberent l'une apres




DE LA NATIO~ALIT}; nELGE. 319
l'autre; et au commencement de janvier 1790, la
Belgique, délivrée de la présence de l'étra4fer, vit
s'ouvrir sa premiere représentation nationale au
palais de Bruxelles.


Le Luxembourg seul, entre toutes les provinc~s,
ne prit poin! part a ce mouvement, et devint la
place d'armes de l'armée impériale. Peut-etre doit-
on remarquer qu'all XVI' siecle il était resté égale-
mellt étranger a l'insurrection générale suscitée
contre la domination espagllole. Ce n'est qu'en
1830 que le grand-duché a suivi l'il1lpulsion im-
primée au reste des Pays-Bas, et s'est activemellt
associé a une cause dont le triomphe a été sanc-
tionné au prix de son morcellement.


Mais la victoire fut pour les Belges le signal de
dissensions intestines et d'une insupportable anar-
chie. Les partis se dessinerent absolus dans leurs
théories, implacables dans leurs haines, également
dépourvus d'expérience politique et de lumieres,
égalel1lent ignorans de la sitllation de rEurope et
des véritahles intérets du pays. eeUe révolution
braban~onne, apres avoir un instant étonné le
monde, coml1le une énergique manifestatioll du
vieil esprit qu'il croyait mort, finit par en devenir
la risée, et confirma le siede dans ses mépris su-
perbes pour les temps qui n'étaient plus.


La démocratie philosophique, représentée par




'ho JNTÉR:FrS NOUVEAUX EN EURO P.E,
Vonck et Vandermersch, s'efforc;ait d'imprimer
une di¡ection franco-républicaine a un mouve-
ment qui avait été dans l'origine catholique et
national. Vandernoot, appuyé sur la majorité des
états, tendait a faire prédominer l'influence diplo-
matique en faisant valoir les vagues promesses de
quelques cours. L'attente d'une intervention anglo-
prussienne pour arracher les Pay¡¡-Bas a l'Autriche,
paralysa l'énergie du mouvement révolutionnaire,
et, plus que toute autre cause, facilita la conquete
qui, l'anllée suivante, rendit presque sans combat
ce paJs a l'empereur.


Vandernoot ne sut pas comprendre que l'orage
qui grondait en France, en mena<;ant de s'étendre
sur le monde, devait faire dévier les cabinets de
leur politique traditionnelle, et qu'en présence
d'un danger universel, ils avaient plus d'intéret a
dégager la cour de Vienne de ses embarras qu'a
lui en susciter d'autres. De la la médiation em-
pressée qui, aux conférences de Reichenbach,
amena les préliminaires de paix entre l'empereur
et le divan, et les facilités de tous genres que la
Prusse accorda a Léopold, successeur de Joseph 1I,
pour soumettre ses provinces rebelles, en ne stipu-
lant a Ieur profit qu'une amnistie et le maintien
de leurs constitutions.


L'influence désastreuse exercée par le parti di-




DE LA. NATTONALITÉ BELGJ<:. .:52 T
plomatique en 1,]90, dut etl'e souvent atléguée,


: apres 183o, pour détourner la révolution beIge
des voies de prudence ou elle a trouvé son. salut ,
et hors desquelles elle se fUt abimée dan s une, res-
tauration ou dans la conquete. L'objection était
spécíeuse, mais elle dénotait peu dt? bonne foi ou
peu d'esprit politiqueo Les motif s qui imposerent
une prudente réserve aux cabinets, existaient, iI
est vr~ü, en 1830, comme en 1790; mais ~presla
révolution de juillet, et en présence de l'attitude
modérée prise par la France, cette réserve devait
conduire a sanctionner un fait accompli ,. et non
~ Jecombattre. En 91, on croyait pouvoir étouH~~·
la révolution; de la le traité de Pilnitz, lacam-
pague du duc de Brunswic,k contre la FraI;lc~.,
celle du maréchaI de Bender contre les. Belge~.
En 1830, on ne songeait plus qu'a la circonsp:Íl'.e
,et a la régler ;de la la prompte reconnaissanctf de
la braJlche cadette, la cOllférence de Londres, ~t
la campagne du maréchal Gérard contre les Hot-
landais.


Mais si ia situation de l'Europe était rad.icale-
ment changée, ceHe de la Belgique n'avait pas
cessé d'etre la meme. Apres la dominatíon né~r­
landaise comme apres la dominatíon autrichieDA~,
ce pays, mort a la vie politíque, sans administra-
tion, sans armée, sans crédit et sans autorité mo-


J.




322 INTÉl\tTs NOUVEUJX EN EUROPE.


rale en Europe, livré aux inspirations extrava- ,
gantes d'une presse révolutionnaire et le plmf
souvent enIiemie de l'indépendance, avait besoin
d'une tutelle temporaire et bienveillante. Il luí
fallQit un patronage puissant, un modele a suivre
~ ttÚe caution a ptésenter. Tont cela manqnait
'en·J 791 ; tOltt celas'est rencontré apres d~3o.


S'U ~ eut été aotrement ; si des hommes, sortrs
poUí'" la 'phlpáI't de l' ÓbSCllM té, mais dignes de l' é-
tüinente positiún ou les ~v~nemens les jetaient sou-
daitl, n'avment noblemeJit usé lenr énergie et leur
p<>pularité pour résister a des entralnemens irré-
·fÍ&his; sí la ttlOhiHté confiahte de l'esprit beIge
n'avait trónvé Un cont~poids dans la raison ferme
et froide de ce partí, indapable de faire triompher
pllt lui~meme la cause de l'indépendance, mais
seül en mesure de lui concilipr la France et l'Eu-
Wlpe; le n'lottvement de septembre ent· avort~,
comme celui qui l'avait précédé, dan'S· d'impuis-
santes déchünations. Le précédent de 9 i a trompé
la Hollande. Elle aussi a méconnu les .temps; elle
n~' ~pprécié ni lá f'Orce des intérets nouveaux, ni
celle d'une expérience cherement payée par tous;
-elle a espéré imposer des conditions qu'el1e devra
lIirir p::wrecevoit.


It'es beaux ésprits du dix.-hrtiti-eme siecle avaient
Vil á'vec hrdifférence el -dédaih se cOhsommer la




-- ..


•••


DE LA. NATlONALlTÉ RELGE. 32)
chute d'un peuple dont les bataillons portaient a
leur tete l'image crucifiée de celui qu'on appelait,
en style philosophique, le général des Braban~ons.
La révolution fra~,aise, dédinant toute solidarité.
avec une cause chl'étienne, g' était laissé enlevel'
une position qu'illui eut été si f,1.cile de faire sÍenne.
Peu apres, la guerre était déclarée a I'Autriche par
l'assemblée législative, et la bataillle de Jenunapes
ouvrait a Dumouriez les portes de la Belgique.
En 1 79{h la bataille ae Fleurus consolida entre les
mains. de la republique une oonq llete qui lui avait
éehappé. Le traité de Campo-Formio sanctionua
cet état de choses ,et., au prix de la mort de Ve.-
nise, l'Autricheconsacra la réunion aes Pays-Baf,
a la France.


Disons-le sans hésiter, car e'est un méchant pa-
triotisme que celui qui fait mentir i'hisroi·re: la
aomination fram;aise fut imposée a la Belgique a
Campo-Formio, eomme ·l'avait été la domillati:on
espagnole a Munster, la domination autric.b.ieLlne
a Utreeht (1 ).


DUllS ladiscussion solennelle qui précMa l'adop-
tion de la loi du 9 vendémiaire an IV, .prononc;:a.u:t


(1) Si I'on veut se rendre compte de~ principes de droit public, et;l;!¡:s
VUl'S politiques, commerciales et stratégulues sur resquels on s'l\ppnya lIour
rénnir les pays conqllis a la France. on .pent consulter, camme viv.atlt
spécimen de l'esprit dn temps chez les patriotes fran"ais, belges, mayen-




:h4 INTERFl'S NOtJVEAUX EN EURO}>};.
réunioIl intégrale et définitive des Pays-Bas a la
Franee, ce ne fut pas sérieusement qu'on s'appuya
sur le vreu de ces populations, dont les votes,
pour la réunion, avaient été arrachés ti coups de
sabre, selon Dumouriez. Merlin, rapporteur de
la commission, et Carnot, qui appuya les con-
clusions du rapport, avaient de bien meiJleur~s
raisons a donner.


(( Il importe a la république, disait le rappor-
teur, de dissiper les craintes que la malveillance et
l'ineptie se sont accordées a. répandre sur l'insuffi-
sanee du gage actuel de nos assignats, et, par
conséqllent, d'ajouter a ce gage les domaines que
le clergé et la maison d'Autriche possedent dans le
pays de Liége et la Belgique; domaines si considé-
rabIes, si riches, si multipliés, que les calculs les
plus modérés en portent la valeur a plus des deux
tiers de la somme totale de nos assignats en cir-
culation. »


Carnot ajoutait a ces hautes raisons financie res,
des motifs stratégiques fort graves san s doute,
mais qu'on a pu invoquer avec tout autant de
justice apres nos désastres, pour nous enlever
coais, un recueil de dissertations, publié en l'an IV par George Boehmer,
député a la convention rhéno - germanique, sous le titre: La Rive {Jaucke
du Rhin, limite de la re publique . Cet ouvrage, rare aujourd'hui, mérite
wute \'attention du publiciste.




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 'h,)
Philippeville et Marienbourg, et pour porter les
avant-postes prussiens sur la partie la plus décou-
verte de nos frontieres. L'occasion s'offrira plus
tard de présenter sur la question si controversée
des limites naturelles de la France, quelques obser-
vations que nous croyons conformes a ses intérets
pérmanens, a sa véritable mission et a son in-
fluence. Constatons seulement ici qu'en 1795 la
France a voulu se faire une barriere contre l'Eu-
rope, comme en J 815 l'Europe a entendu se créer
une barriere contre la France.


L'absorption de la Belgique dan s le grand
empire hata la chute de sa nationalité plus que
n'avait fait la durée séculaire de la domination
espagnole et autrichienne. Le bloclls continental
imprima a l'industrie de ces départemens une
activité chaque jonr croissante. Leurs produits
naturels et manufacturés eurent pour marché la
moitié de l'Europe. Brest tomba devant Anvers, et
Napoléon portait, de sa résidence de Saint-Clond
a sa résidence de Laeken, le prestige de sa gloire
et les hommages du monde. La puissance du génie
fran~ais s'exer~a vite sur des populations associées
a notre gloire et enrichies par la conqnete. Lors-
que l'empereur logeait au palais des archiducs,
qn'Anvers, Gand et Liége, étaient chefs-lienx de
préfecture, iI était difficile de déconvrir ce qui




:126 INTÉRtrs NOUVEAUX EN EUROPE.
survivait encore de la nationalité flamande et wal~
lonne. Cependant ce lien, formé par l'intéret,
n'était pas tellement étroit que les Belges n'aban~
donllassentvite la fortune chancelante de laFrance.
Immobiles a WaterIoo sous le canon de notre
armée, et devant notre drapean, ils avaient promp-
tement oublié tant de combats livrés ensemble:


Aussi l'Europe ne rencontra-t-elle pas dans ce
páys lesrésistances qu'il semblait naturel d'attendre
au moment OU il faudrait rétablir une ligne de
douanes, depuis si long-temps écartée, sur les fron~
tieres du Luxembourg, du Hainaut et des Flandres.
Quoique les habitudes prises et de nombreux in~
térets particuliers dussent en souffrir, le sentiment
populaire ratifia dans ces provinces la séparation
prononcée par la diete européenne.


La Belgique n'avait ni droits acquis a inyoquer
devant les peuples, ni dynastie a faire comparaitre
au congres des rois; sa faiblesse lui eut interdit,
d'ailleurs, de remplir a elle seule la mission qui
préoccupait alors les hommes politiqnes. On com-
prenait en fin la nécessité de rectifier, au dix~neu­
vieme siecle, ce qui avait été fallssé dans la con-
stitution de I'Europe .depuis Marie de llourgogne
et Maximilien ; et tous les publicistes , a partir des
écrivaillS officiels des chancelleries jusqu'aux or-
ganes du libéralisme fran«ais, donnaient leur




DE LA NATIONALITi BELGF.. 327
adhésion a un arrangemen t conservateur de l' équi-
libre du monde, garan ti par l' érection d'un royaume
des Pays-Bas (1).


La réunion de la Belgique a la HolIande se pré-
sentait, en 1814, avec tous les caracteres d'une
combinaison durable. 11 est facile de prophétisel'
apres coup et de eombattre, paree quelles ont ren-
contré des obstacles imprévus, des transaetious
alors gélléralement approuvées. Disous ... le done:
si les hommes doué:; de seus poli tique attaquaiellt,
comme ll'offrant pas de garallties d'avenir, les ar-
rangemens relatifs a la Pologne, a la Saxe, a 1'01'-
ganisatioll intériellre de l' AUemagne, tous ellvisa-
gerellt la eJ'éatioll de cette llouvelle monarchie
camine la pt!llsée vraiment féconde du con gres.


On peut regretter peut-etre que cet~e assemblée,
qlli avait senti la lléeessité de eonférer aussi a la
maison de Nassau l.a souveraineté du grand .. duché
de Luxembourg, n' eut pas comp)flté sa missioq
en portant le nouveau royaume de Bourgogne ,
par l'adjonetion des prowinces rhénanes alors dis-
ponibles,jusqu'aux bords dllRhin et de la Moselle,


(1) « L'acte le plus importan! que la poli tique ait encore CO/l'lllllt c:~,
c,ute ¡?W/f líl pp,n sAllér~1 qe l'f¡urope. Rt ~~r~aiIf~.menl ,~ré!Wi~n ¡IF la.
BeJ~i~ue el 4e la HolJantle. Toutes les ~onve~ances natí.onales .appellent
les Belges el les lIollandais a s'unir .•


eM. de Pradt. elJ,~'eJ ti" Pi"nne, chapo VI"I.)




::h8 INTÉRETS NOUVEAUX J<:N EUROPE.
ses limites naturelles et peut-etre nécessaires; on
dut considérer également comme une difficulté
grave pour ce gouvernement la différence des re-
ligions et des idiomes : mais, apres tout, se disait-
on, ce n'était pas la premie re fois qu'un état puis-
sant se formait malgré ces dissidenees; d'ailleurs,
entre ces peuples d'origine commune, la sépara-
tion était récente, et les intérets les plus intimes
auraient bientot renoué la chaine des temps; la
Belgique agricole et manufacturiere allait trouver
dans les colonies de la Hollande un débouehé pour
ses produits qui suppléerait aux marchésde France;
ses riches provinces entreraient par compensation
en partage· de la lourde dette hollandaise: si les
vreux des deux peuples n 'avaient pas provoqué
cette réunio~,leurs intérets l'auraient done bientot
cimentée, car les mariages de convenanee sont
d'ordinaire la source d'un bo~heur plus durable
que les mariages d'inclination. Enfin, le nouvel
état serait gouverné par un prince qni avait fait
ses preuves comme soldat sur les champs de ba-
taille, comme homme dans la mauvaise fortune.
Que de garanties pour les Pays-Bas et pour le
monde!


II était une chose que rEurope méconnaissait
cependant : c'est que le peuple beIge, plus nom-
breux que ]e peuplp hol1andais, était moins pc1airé




DE LA NATIONALITÉ HELGE. 329
que lui, et que cette supériorité numérique,
jointe a une infériorité politique trop évi~lente
et trop justifiée par la situation antérieure des
deux pays, serait l'occasion de complications dan-
gereuses.On oubliait surtout, et c' est enceci autant
peut-etre que dans les dissidences religieuses qu'il
faut chercher le principe du désaccord, que, de-
puis la formation de la république des Provinces-
Unies, la Belgique s'était constammellt trouvée
vis-a-vis de la Hollande dan s une position de
vasselage; qu'a partir du traité de la Barriere jus-
qu'a la transaction de Joseph JI sur la fermeture
de l'Escaut, en 1785, les provinces méridionales
avaient toujollrs été sacrifiées au désir qu'éprou-
vait l'Autriche de s'assurer l'alliance de la Hol1ande
et le concours de ses fIoUes. Ainsi le peuple le
moins nombreux pesait sur l'autre depuis deux
siecIes; il avait été l'instrument de sa ruine, la
cause de son humiliation.


« La Hollande avait conquis une partie de notre
sol, s'écrie le plus éminent des publicistes belges,
elle avait grevé le reste des sen'iludes de droilpu-
blíe; la Belgique était lefollds ser~'anl, la Hollande
le/ondsdominant.· ilexistaitune espece de féodalité
de peuple a peuple. La Hollande s'étendait sur une
partie de la Belgique pour la tenir immobile sous
elle et la paralyser dans toutes ses fonctions vitales.




330 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
La Belgique se trouvait réduite a une existence pu-
reme))t intérieure, provinciale et communale ( 1 ).»


Ainsi, pendant que les sept provinces du nord,
sons leurs stathouders, leurs grands pension-
naires et leurs hardis amiraux, s'élevaient au
premier rang entre les nations, les dix provinces
dll mi di , sans histoire, sans grands hommes et
sans grandes choses, s'éteignaient obscurément
dans leurs gras paturage et leurs sillons épais.


Ce fut uans ces circonstances que le traité de
Paris vint promettre a la Hollande un accroisse-
ment de territoire, et que le con gres de Vienne lui
assigna la Belgique conformément aux stipulations
du 30 mai 1814.


L'article I eF de cet acte porte: « La Hollande,
placée sous la soU'veraineté de la maison d'Orange,
recevra un accroissement de territoire. »


Les articles secrets annexés a cet acte ne laissent
aueun doute sur l'esprit qui détermina ces arran-


(() Essai sur ti!- }'éyollllion helge, par ll. Notholllh, ch. l'·.
Je dois déclarer id filIe l'auleur de c,e beJ oI,lYI'l/{:e peu!, a hQU droit,


reclamer la priorité de plusieurs idees développées dans ce tl'3vail. Mes
vues concordaient trop souvent a"ee les siennes ponr (lile je ne m'en in.
spirasse paso M. Nothomh a élevé a la révolution beIge Hn monument qui
hM91'e ~o pays Jl~ lj.l,~mv. t;:{! lin, e~ écrit avec 'me f~P~ &eVereet
ulle tempérance de style qlli n'el'r.jut pas la chaleur. C'est le pr"mier el
jusqu'ici, lID. doit le dil1', le seul proJuit de ceUe natjonalilé éclectiqlle,
dont ¡'écrivain a ingénieuS'lment formulé les conditions.




DE LA. NATJONALITÉ BELCE. 331
gemens ; ils constatent la situation accessoire faite
a la Belgique, malgré sa supériorité numérique et
son étendue territoriale.


En vain les huit artic1es constitutifs du nouveau
royaume stipulerent-ils une fnsion intime et com-
plete, et une parfaite égalité. Les conventions di-
plomatiqlles sont également inhabiles et a étaLlir
l'égalité entre deux peuples, et a effectuer l'anéan-
tissement de l'un au profit de l'autre. L'on dérogea
des l'abord á cette égalité parfaite, en déc1arant
la loi fondamentale de la Hollande applicable a
la Belgique, sanf les modifications qui pourraient
y etre apportées.


Pour peu qu'on ne soit. pas completement
étranger a l'histoire du royaume-uni, iI n' est per-
sonne qui ne sache que l'assentiment de la Bel-
gique 'a la constitlltion votée par l'unanimité des
états-généraux a La Haye fut nettement refusé par
la majorité de ses notables. Ce ne fut qu' en abu-
sant de l'absence d'lln quart environ d'entre eux
qui furent supposés de droit favorables a l'adop-
tion , et en comptant comme pures et simples les
acceptations conditionnelles, que l' Oll parvint a
gronper une majorité de quelques voix. Les publi-
cistes favorahles a la cause hollandaise ne nient pas
ces faits (J), tout en conte~tant quelques ehiffres.


( 1) Dll rop,"mc des Par'" Bas, par M. le baron de K~versberg, troj,
vol. La Raye. .




332 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Ce fut la premiere révélation d'un' systeme que


l'histoire imputera moins a la volonté du roi Guil-
laume qu'a d'impérieuses nécessités. Il y a dans
les affaires de ce monde moins de spontanéité
qu'on ne pense, et les hommes sont entrainés par
le courant d'une situation bien plus souvent qu'ils
ne l'établissent. La Charte de 1814 rencontrait en
Franee tant d'inextrieables diffieultés pour eonci-
lier les deux principes politiques qui se parta-
geaient le pays et qu'elle avait tente de resumer
en elle-m eme , qu'il était manifeste, des l'origine,
pour tous les esprits prévoyans, que la monarchíe
eonstitutionnelle aboutirait au triomphe de la
souveraineté parlementaire oa a la proclamation


, de l' omnipotenee royale. La loi fondamentale des
Pays-Bas consaerait un antagonisme d'une nature
plus redoutable encore. Diviser le royaame en
deux zones, et ne donner a chacune d'elles qu'un
nombre égal de représentans, malgré une diffé-
rence numérique d'environ un tiers dans la po-
pulation, c'était constater légalement l' opposition
des intérets et des sympat,hies ; et, l'éqailibre par-
fait étant impossible, par l'effet de l'influence mi-
nistérielle qui s'exercerait non dans un sens de
partí, comme en France, mais dans un sens de
nationalité, il fallait que les provinces méridio-
nales, par l'ascendant du nombre, l'emportassent
sur les provinces du nord, OH que la HolIande,




HE LA NATIONALITÉ RELGE. 333
par l'ascendant d'une expérience incontestée, l'em-
portat sur la Belgique.


Entre deux peuples inquiets et jaloux, un prince
de la maison de Nassau se ressouvint de son ori-
gine ; n'ayant pu amener cet amalgame qu'il est
plus facile de proclamer dans des traités que d'ob-
tenir dan s la pratique des affaires, il aima mieux
rester Hollaridais que de se faire beIge; et l'atta-
chementde sa vieille Néerlande l'honore et le gran-
dit sur sa moitié de treme.


Ce n'est pas l'inhahileté du roi Guillaume et de
ses ministres qui a conduit les eh oses au point on
elles se trouverent amenées par le fameux message
du J 1 décembre 1829, ce programme d'une révo-
lution déja consommée dans les intelligences. Le
message hollandais fulminé contre la presse pro-
clamait les droits de la souveraineté royale dans
un esprit analogue a celui du préambule des 01'-


• don nances de juillet, et révélait une doctrin~ qui
ne pouvait manquer de se produire, a mesure
que les obstacles grandiraient sous les pas du
pouvoir.


Nous ne nous proposons pas de retracer les
griefs connus, sur lesquels les défenseurs de la
révolution beIge se sont attachés a établir sa légi-
timité devant l'Europe. Il nous suffit d'etre re-
monté au vice primordial de cet établiss~ment con-




334 INTERETS NOUVEAUX EN EUROPE.
stitutionnel OU, selon l'observation d'un homme
d'état anglais, (( ropposition ne comprenait le mi-
nistere que le lendemain matin, en lisant ses <lis-
cours traduits dans les journaux ( I ). »


Nous accorderons aux apologistes du royaume
des Pays-Bas que heaucoup de griefs ont été exa-
.gérés, que plusieurs des chiffres cités dans les do-
cumens belges ne sont pas exacts, concessions
sans importance en face de faits accomplis. Qu'im-
porte, par exemple, qu'il y ait de l'exagération
dan s la proportion d'un a sept huitiemes environ,
établie par les Belges, comme mesure de l'inégale
distr'ibution des fonctions publiques entre les su-
jets des deux parties du royaume? Le tres grand
nombre des principaux emplois civils, militaires
et diplomatiques étaient occupés par les Hollan-
dais, on en tombe d'accord; on confesse égale-
ment que peu de Belges traverserent le ministere,
et l';n n'hésite pas a en donner pourmotif une
plus grande aptitude politique déja reconnue par
nous, mais que les Belges pouvaient etre fort dis-
posés a contester.


Le gonvernement du roi Guillanme fit beau-
conp ponr l'agriculture, il vonlut faire beaucoup
-Rllssi ponr l'industrie, Ce fut dans les intérets m&-


(~) Lerd JOM RusseI's letters (ID foreign politics.




DE LA NATIOlULITÉ BELGE. 335
tériels que ce prince chercha sa force, il espéra
vaincre le patriotisme beige par le cosmopolitisme
industriel. Un ministre habile tenta aussi de na-
tionaliser la restauration fran<;:aise par la bourse
et par la hanque, et de tourner la question poli-
tique en grandissant l'importance de la question
financiere. M. de Villele tomba devant les élec-
teurs, et le miltion-iJ1erlill n'emptkha pas les pro-
gres du parti unioniste. e'est que les intérets ma-
tériels ne sont d'allcun poids allpres des peuples,
tant que les intérets moraux ne sont pas garantis.
Or ceux-ci étaient menacés en Belgique, moins
gravement peut-etre qu'on n'affectait de le dire,
mais d'une maniere plus sérieuse que le pouvoir
ne consentait a l'avouer.


Il était difficile d'admettre, avec les curés des
Flandres, qu'il existat chez le roi Guillaume un
plan parfaitement arre té pour convertir au pro-
testantisme la terre la plns catholique de l'univers;
mais il était impossible de ne pas voir, dan s les
actes du gouvernement hollanclais, l'évidente in-
tention d'abaisser un clergé aussi natiol1aJ que
celui d'Irlande et de Bretagne, de lui enlever gra-
duellement sa vie populaire. Un acte plus grave
que les tracasseries des premieres années, la créa-
tion du collége philosophique, vint, d'ailleurs,
permettre tous les soup<;:ons, autoriser les alarmes




336 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.


de toutes les consciences (1). En vain les apolo-
gistes du gouvernement hollandais diraient-ils que,
sur les résistances du clergé, cette mesure fut enfin
révoquée dans ce qu' elle avait d'impératif (2),
qu'un concordat avec Rome redressa plus tard les
griefs principaux de cette religieuse population (3).
Qu'importe, si chaque tentative du pouvoir indi-
quait sa pensée secrete, et chaque redressement
nouveau l'irrésistible force de l'opinion publique?
C'était montrer en meme temps de mauvaises in-
tentions et de l'impuissance.


Si durant le cours de cette union mal assortie,
les réclamations des Belges furent presque tou-
jours légitimes, hitons-nous d'ajouter que les ef-
forts des Hollandais, pour maintenir une prépon-
dérance antérieure, ne l' étaient peut-etre pas
moins. Lorsque le gouvernement des Pays-Bas


(1) Arrete du 14 juin 1825. Un autre al'ro'M du meme jour prescrivaít
la clóture d~ toutes les ecoles, colléges ou alhenées qui n'obtiendraient
pas l'autorisation ministérieJle. Les meilleurs établissemens d'inslruction
publique tomberenl so us le coup de celte interdiction. La ¡llUparl des fa-
milles riches en voyerellt leurs ellfaus en ¡"rance ou en Suisse; el, pour
prevenir cette émigration, le minislere fut conduil, contrairement a la loi
fondamenlale, a déclarer inhabile aux emplois publics tout sujel des pays·
Has qui aurail fail ses éludes al étrallger.


(2) Arrelé du 29 juin 1829, qui relldait facultatives, pour les éleveli
en théolog,e, les études du collége philosophique de Louvain.


(3) Concordat du 18 juin 18-:17.




DE LA NATlONALITÉ BELGE. 337
supprima, par exemple, le jury et la proeédure
fran<;aise, il blessa les moours et les idées de la
Belgique; mais imposer ees formes a l'universalité
du royaume, n'eut-ee pas été violer toutes les ha-
hitudes de la Hollande, la faire passer sous le joug
d'une législation étrangere ?


Les raisons offieielles ne manquaient jamais,
d'ailleurs, pour justifier les actes quí causaient
la plus vive irritation. S'agissait-il de mesures fis-
cales impopulaires dans les provinces méridio-
nales, teUes que la moutuTe et l'abattage P ilfallait
pourvoir aux dépenses de eanalisation et d'établis-
semens eoloniaux, dont la Belgique agricole et
manufacturiere profitait plus que l'autre partie
du royaume. Était-il question de fixer dans le
nonl le siége des principaux établissemens d'in-
struction publique et de haute administration? la
Belgique se trouvait par sa situation plus exposée
aux agressions étrangeres; il convenait donc d'en
écarter les institutions qui, par. leur nature et
]eur importance, exigent une plus complete sé-
enrité. Ce systeme était suivi avee persévéranee
par un prince d'une haute habileté administrative
et finaneiere, par des ministres agens dociles et
dévoués de la volonté royale. La prospérité pu-
blique était grande, le erédit s'élevait appuyé sur
une banque dont le roí Guillaume est demeuré


r. 22




:338 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
l'un des principaux actionnaires. L'administration
était bonne, quoique fort chere; un document
authentique l'établit, et la Belgique l'éprouve (1).


Cet édifice s'est abimé presque sans résistance
dans le gouffre san s cesse ouvert sous ses fonde-
demens. L'reuvre de la diplomatie a disparu sans
laisser de traces, et rEurope a compris qu'en pré-
sence des bouleversemens qui la menacent, i1
pouvait etre utile a ses intérets de consulter la
nature, de l'aider meme a revivre la ou elle se~l­
blait éteinte.


Nous savon,s la large part qu'il faut attribuer,
dans le mouvement de septembre, a l'influence fran-
({aise et au contre-coup de juillet. Nous ne pen-
sons pas que tous ceux qui arborerent les cou-
leurs braban({onnes au sortir du théatre ou l'in-
surrection poussa son premier cri, que ceux
meme dont les cendres reposent sur la place des
Martyrs, au pied du lion beIge et de la croix,
fussent dévoués de creur et d'ame a la cause des
Egmont, des Anneessens et des Vandernoot. Un


(1) La conférence de Londres a fixé, sur des bases cerlaines, a
10, roo,ooo florins de rente annuelle, dont moitié a la charge de la Bel-
gique, l'intéret de la detle conlra,~ée par le royaume-uni des Pays-Bas
depuis 5a fondation jllsqu'a la dissolution de la communRuté. C'est un ca·
pital de pres 500,000,000 de francs, cousommé en quinze aus de paix.
S'il s'est fait beanconp de choses dans ce pays, on volt done que ce n'e~t
pM d'nne maniere éconoruique.




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 339
grand nombre désiraient la réunion a la France
révolutionnée, la plupart s'abandonnaient a ren-
tralnement de théories d'autant plus puissantes
qu'elles sont plus vagues; mais les révolutions ap-
partiennent moins a ceux qui en sont les instru-
mens, qu'a ceux qui les acceptent et les consacrent,
en dégageant du milieu de leurs confus élémens
l'idée-mere qui en fait la force et l'avenir.


Le mouvement de septembre, commencé par
un libéralisme cosmopolite, entra promptement
dans une voie plus précise et mieux définie. Toutes
les forces de la société lui sont venues en aide:
le clergé, qui, dans les Flandres et la Campine,
bénissait les gardes civiques et poussait les popu-
lations en masse aux scrutins élecloraux; la bour-
geoisie, qui presque entiere a conservé dans ce
pays les m(:eurs religieuses et libres des cités mu-
nicipales; les classes lettl'ées, qui ont fourni a la
révolution beIge ses négociateul's et ses premiers
gouvernans ; la noblesse, accourue du fond des
pl'ovinces ou de la tel're étrangere pour prendre
part au péril, et qui, dans Frédéric de Mérode,
a donné a la Belgique le· premier héros de son in-
dépendarice reconquise.


Cette révolution, a l' exemple de ceHe qui lui
servit de signal, aété quelque temps incertaine
.de son caractere et de ses destinées. Mais bientot




340 lN'1'lÍ:R:hS NOUVEAUX EN lmROPl:.
la force prépondérante s'est fait place en écar"
tant tous les élémens incompatibles avee elle. Le
premier ipstigateur du mouvement, M. de Potter,
est rentré dans son néant, sans qu'on s'aper<;;ut
meme de sa disparition. MM. Gendebien et Séron
continuent a la chambre une opposition san s im-
portance sérieuse; et tandis qu'en Franee la révo-
lution de juillet, se dégageant de l'émeute et de
la guerre qui gronderent sur son berceau , finis-
sait par consacrer la sOÍlveraineté parlementaire
et la prépondérance de la bourgeoisie, le mou·
vement beIge, apres des oscillations analogues,
remettait le pouvoir aux mains du parti aristocra-
tico-catholique, le plus vivace représentant de la
nationalité.


C'est ce principe de Ilationalité imprescriptible
que les grands pouvoirs de I'Europe ont du pro-
clamer en lui rendant un tardif hornmage; et l'on
peut croire que vingt années ne se passeront pas
sans que de grands évenemens ne les conduisent
a chercher le salut du monde dan s d'autres ap-
plications dll meme dogme, et sans que le rnérn~­
rabIe précédent de la conférence de Londres ne
soit invoqué dans une plus grande cause.


La Belgique a mission de remettre en honneur,
par ses progres poli tiques , cette doctrine du droit-
historique et national dont elle a bénéficié la pre-




DF. LA NATIONA.l..lTÉ BELGE. '3!p
miere. Quant a rEurope, sa tache est' a peu pres
terminée: elle l'a remplie aux applaudissemens du
monde, avec une consciencieuse entente de la ma-
tiere qui expie les légeretés de 181 5. ,


Ce n'est que par un étrange renverflement de
toutes les notions du droit public qu' on préten~
dait imposer aux puissances signataires des actes
de Vienne l'obligation de maintellir, au profit de
la maison d'Orange, un établissement dissous de
facto, et dont une tentative de restauration aurait
compromis la paix européenne. Le but des par-
ties contractantes, en réunissant la Belgique a la
Hollande, avait moins été de grandir la famille
de Nassau dans la hiérarchie des maisons prin-
cieres, que d'empecher la réunion de ce pays a
la France. Des-Iors, en proclamant l'indépendance
du nouveau royaume, on est resté dans l'esprit,
sinon dan s la lettre des traités.


L'Europe eut désiré, sans doute, circonscriré la
révolution beIge dans les plus étroites limites. Elle
espéra un instant qu'un redressement de griefs
pourrait suffire a rétablir l'harmonie; elle se rat-
tacha ensuite a l'idée d'une séparation adminis-
trative; elle áppuya plus tard l'indépenJance sous
un Nassau; enfin, elle dut déclarer so]ennelle-
ment que tout était consommé; elle rendít la Bel-
~que a elle-meme, -n'imposant a cette ljbe~té




34~ INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
d'autres restrietions que ceHes commandées par
les intérets d'un ordre supérieur, intérets de so-
ciabilité générale, que tous les ambassadeurs a
Londres avaient re<{u mission de protéger. Les
hommes de prévoyanee se rattaehaient d'ailleurs
a ces demi-mesures, bien plus eomme a des ex-
pédien~ dilatoires, que comme a des résultats dé-
finitifs.


Un prince d'Orange a la tete d'une révolution
dont le mobile était la haine de la Hollande eut été
une monstruosité dans l'ordre moral. La sépara-
tion administrative était une absurdité dans l'ordre
poli tique. Quelles eussent été dans ce eas les limites
des provinces méridionales et septentrionales?
Toutes les questions territoriales débattues a
Londres n'auraient-elles pas surgi lors de cette
fixation, et, pour les résoudre, le roí Guíllaume
aurait-iljoué le role de la conférenee? Se figure .. t-on
un prince, maitre-Jacques politique, sanctionnant
pour les deux parties d'un meme royaume les prín-
cipes les plus opposés: en Hollande, la liberté com-
mereiale; en Belgique, le sysÍ(~me protecteur; fai-
sant fleurír ici la législation fran«;aise, ailleurs les
coutumes des provinces-Unies; élevant des bar-
rieres de douanes entre ses deux moitiés d'état,
commandant a deux armées, parlant deux langues
offidelles, ~'exprimant le matin en fran«;ais en qtla-




DE LA NATIONALITÉ BELGE. 343
lité de roi de Belgique, le soir en idiome néerlandais
comme roí de Hollande?


Quand la branche ainée des Bourbons disparut
dans une tempete qui grossissait depuis quinze ans,
nombre d' esprits élevés et de ~obles creurs faisaient
aussi des vreux pour que le mouvement populaire,
apres avoir assuré le triomphe de la Charte et de
la liberté, s'arretat devant ~n redressement de
griefs, puis devant le front découronné d'un vieil-
lard, enfin devant le berceau d'un enfant. L',Europe
partageait ces vrem: de conciliatíon et de paix; mais
elle pressentit toutes les impossibilités d'une situa-
tion terrible, et peut-etre comprit-elle qu'il est plus
difficile de se faire accepter par une révolution
.dont on était né l'ennemi que de la contenir lors-
qu'on en sort. Sa conduite a Paris trat;;ait d'avance
sa conduite a Bruxelles.


Qu'on ne tire pas de conséquences trop absolues
de cette similitude établie entre la royauté de la
maison de Bourbon en France et ceHe de la mai-
son d'Orange dans les Pays-Bas. Ces situations n'é-
taient analogues qu' en ce qu' elles reposaient sur un
a~tagonisme également inconciliable: il suffit,
pour en apprécier les différences, de voir ce
qu'est aujourd'hui l'orangisme en Belgique. Si
ron _t que ropiffion légitimiste est aussi impuis-
sante en Franee que l'opinion oran giste peut l'@tre




J{~4 JNTÉRETS NOUVEAVX EN EOROPE.
dans les Pays-Bas, je l'accorderai volontiers, car je
ne crois pas plus d'avenir a l'une qu'a l'autre; mais
au moins le parti légitimiste se lie-t-il chez nous a
une cause aussi vieille que la monarchie, et a-t-il
rec;u en d'autres te~ps le baptemedes tribulations.
Si les espérances s'éteignent graduellement dans
son sein, il lui reste cependant une certaine com-
munauté de sympathies gouvernementales, une
autorité d'éducation, de fortune et de moralité,
qui lui permet de peser quelque poids dan s la ba-
lance et de se ménager une transaction honorable.
J'ai cherché vainement quelque chose d'analogue
en Belgique. On trouve dans ce pays des intérets
orangistes; iI existe des partisans de l'ancien gou-
verneme~t dans des rangs tres divers d.e la société,
ils sont meme en assez grand nombre dans certaines
villes; mais ces élémens n' ont entre eux aucune
sorte de cohésion; ils ne sont liés par aucun en-
gagement de conscience et d'honnenr au triomphe
de leur cause. lei ce sont quelques serviteurs des
princes déchus qui ont perdu leur position de
cour, ailleurs des négocians qui regrettent des
déhouchés lucratifs, des capitalistes surtout en-
gagés d'intérets avec le chef de la maison ré-
gnante: ces sentimens se traduisent en places et
se cotent en doil et avoi/'. Renconlrez-vous un
ellnemi de la révolution et de l'indépendance





DE LA NATIONALITÉ BELGE. 345
belge~ vous pouvez demander avec qnasi - certi-
tude d'ohtenir une réponse catégorique, par quel
motif d'inténh cet homme appartient au partí
orangiste. Si, en France, quand la vieille mo-
narchie y levait encore des armées, vous aviez
interrogé le paysall vendéen, le compagnon de
Condé, tombé des voluptés d'une vie somptueuse
an métier de soldat a cinq sous par jour, ils n'au-
raient rien su vous répondre, sinon que leur sang
appartenait de droit a cette canse.


Aujourd'hui que les transactions commerciales
ont pris en BeIgique une activité inespérée apres
une anssi grave perturhatioll , et que les plus beaux
noms des Pays-Bas ont fait acte d'adhésion a la
jeune royauté beIge, le seullien du parti oran giste
est, il faut le dire, la haine du catholicisme et de
la France. Ce double sentiment se donne libre car-
riere dans quelques feuilles que les fonds secrels
de la Hollande stipendient peut-etre, mais que le
roi Guillaume est trop moral ponr avoner. Le temps
n'est pas éloigné ou le parti orangiste achevera de
s'abimer dans le libéralisme anti-religieux et anti-
national, qui repose sur le me me fonds d'antipa-
thies, opinion qui se cOllsole de son impuissance
par le scandale, et dont les organes font trop sou-
vent rougir la pudeuret désespérer de la liberté.




CHAPITRE II


DES ACTES DE LA CONFÉB.ENCE DELONDBES.-DU COMMEBCE
ET DE L'INDUSTRIE DE LA BELGIQ~.


Jamais la politique européenne n'entreprit une
tache difficile avec moins de confiance et plus de
succes qu'en 1830. Entre les grands pouvoírs ap-
pelés a fixer le sort du monde, ríen de commun
ni dans l'origine, ni dan s les doctrines, ni dans
lespersonnes: aucun principe du droit public uni-
vérsellement admis; les uns partant dela souverai-
neté du peuple et de la vo]onté nationale, les
autres de la supreme autorité des rois et des
traités qni la consacrent dogmatiqnement. A cette
diploma ti e dont les membres se trouvent face a
face en état de suspicion et presqae d'hostilité, a
ce con gres que le bruit des révolutions menace de




CONFÉRENCE DE LONDRES. 347
dissoudre d'heure en heure, la Providence jette
la question la plus inflammable par elle-me me , la
plus ardue par ses détails, la plus propre a
échapper aux négociateurs, par la mobilité' de
l'une des parties aussi bien que par l'obstination
de l'autre.


Et ponrtant, cette diplomatie, livrée d'abord a
tant d'hésitations, qui proclamait le principe de
non-intervention pour l'abandonner le lendemain,
dont raction prenait tantot le caractere d'une mé-
diation ami cale , tantot celui d'un arbitrage coer-
citif, tant elle était embarrassée pour se définir
elle-meme; cette conférence de Londres, réunie
sur l'invitation expresse du roi des Pays-Bas pour
aviser au maintien des traités de J 815, et que le
congres beIge, de son coté, ne considérait que
comme exer,,'ant une mis.fion de pure philantropie,
finit par constituer souverainement une natíon,
lui tra«;;arit des frontieres et interdisant a l'ennemi
de les franchir ! puis, pour prix de son admission
dans la famille des peuples , elle l'obligea a choisir
un chef qui put se mettre en harmonie avec le
systeme général de I'Europe; elle trancha en der-
nier ressort, malgré les protestations des uns et
les reserves des autres, toutes les controverses
d'intéret, toutes les difficultés commercia.les;
élle s'est enfin proclamée, au noro du satut b




348 • A TNTERETS NOUVEAUX EN EUROPE.
tous, supreme pouvoir constituant et modérateur!


Indépendamment des passions politiques qui
entravaient achaque instant le cours de ces trans-
actions, et des augustes amitlés qui répugnaient a
imposer des décisions séveres, jamais dissolution
de comlllunauté, traitée dans l'étude d'un procu-
renr d' apres la distinction des acquets et conquets,
ne fourmilla de plus de difficultés. C'était a défier
les plus valeureux procéduriers, les plus intrépides
liquidateurs. .


Comment fixer l'apport de chacune des parties?
A quelle époqlle remonter, puisque la Belgique
n'avait pas d'existence propre lorsque l'union fut
consommée? Quel droit appliquer pour les acqui-
sitions faites en commun, pour les dédommage-
mens réclamés par la Hollande, a raison des sacri-
fices faits par celle-ci dans le but d'amener une
un ion dont elle eessait de recueillir le bénéfice?


En 1814, les provinces belges formaient huit
départemens franl{ais et rien de plus. Ces pays,
eonquis comme le reste de l'empire, n'avaient ni
unité antérieure, ni dynastie nationale, ni délimi-
tation régulierement reconnue dans le droit public
de l'Europe. Cet état de choses dllrait depui~ 1794.
De eette derniere époque a 1810, plusiellrs trans-
actions étaient intervenues entre la république
batave etla France. Celle-ci avait acquis la Flandre




éONFÉltENCE DE LONDRES. 349
zélandaise, toutes les enclaves et possessions hol-
landaíses sur la Meuse, avec Maestricht et Venloo,
divers territoíres dans le Brabant méridíonal et
dan s la Gueldre. La Belgique índépendante pou-
vaít-elle revendiquer, du chef de la France, tout
ou parties de ces acquisitions, réunies pendant
vingt années a ses départemens, et administrées
avec eux? Luí était-iI interdit de réclamer le béné-
fice de la contiguité de territoire et du désenclave-
ment, principes proclaméspar l'Europe elle-meme?
Était-ce a elle ou bien a la Hollande qu'il appar-
tenait d'exercer le droit de postliminii?


En remontant a l'époque ou commencerent les
grandes perturbations européenncs, les Pays-Bas
autrichiens se présentaient, iI est vrai, avec une
déJimitation précise : mais la Hollandepouvait-
elle la consacrer! la Belgique elle-meme con sen ti-
rait-elle a ce que les choses fussent remises sur le
pied de 1 790?


Si l'Autriche possédait alors les provinces bel~
giques, le Luxe~ourg et la plus grande partie du
Limbourg, le pays de Liége était sous la souve-
raineté du prince-éveque, qui s'exer({ait également
sur la moitié de la vilIe de Maestricht. Or, aucnn
titre légal, si ce n'est le vren révolutionnaire qui
n'en tenait pas lien pour l'Europe, n'avait attribué
l' état de Liége a la Belgique.




350 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
Quel droit pouvait-elle' également prétendre,


en partant de l'état de possession de '790, aux dis-
tricts détachés de la France avec Philippeville et
Marienhourg , que le congres de Vienne, dans un
intéret de défense européenne, avait réunis, en
.815, au royaume des Pays-Bas? Enfin, si l'on re-
montait aux temps de la domination autrichienne
pour y chercher des titres, ne devaít-oIl pas aussi
faire revivre les servitudes que l'Espagne et l'Au-
triche avaient établies sur le sol beIge au profit de
la Hollande? Le traité de Munster avait prononcé
la cloture de l'Escaut; il imposait a tout navire,
venant de la haute mer, l'obligation de décharger
a l'embouchure du fleuve, et les cargaisons de-
vaient etre transportées en Allemagne ou en
Flandre par riavires hollandais al'exclusion de tous
autres.


La Belgiquede .830 subirait-eIle encore cette loi
sous laquelle elle s'était courbée pendant deux
siecles? Était-eIle en mesure de réclamer l' applica-
tion des príncipes du nouveau. droit mari time
proclamé a Vienne, et triompherait-elle jamais
des résistances de la Hollande, que l'Europe n'avait
pu vaincre apres quinze années de négociations
assiJues?


De plus graves difficultés s'élevaient. Quoique
le congres de Bruxelles arguat de l'incontestablt'




CONFÉRENCE DE LON:OUi. 351
nationalité beIge du Luxembourg, de ses vreux,
de la part prise par lui a la révolution de sep-
temhre, les puissances signataires des actes de
1814 et 18 (5 ne pouvaieut oublier que, lors de
la conquete de l'empire, le grand-duché, détaché
des provinces belges, avait été donné postérieure-
ment par elles, a titre de souveraineté particuliere,
au roi des Pays-Bas, en rempIacement des quatre
principautés nassauviennes cédées a la Prusse. Si
ce prince avait plus tard, par un simple arreté,
réuni le grand-duché aux provinces méridionales,
un tel acte, irrégulier par lui-meme, ne pou-
vait lier les cours signataires, et ne changeait en
rien le titre en vertu duqueUe Luxembourg avait
été primitivement possédé. Ce pays était done dans
une situation tout exceptionneIl~ vis-a-vis du roi
Guillaume, des agnats de sa maison , et de la con-
fédération germanique dont il faisait partie. Enfin,
dans le Luxembourg meme, se trouvait enclavé
l'ancien duché de Bouillon qui, avant 1790, ap·
partenait a la maison de ce nomo Les prétentions
de ses membres revivraient-elles ? en quelles mains
ces droits étaient-ils passés?


La révolution beIge, logique comme toutes les
révolutions, repoussait péremptoirement toutes
ces distinctions. Elle professait en principe que
la participation donnée aux actes du congres na-




352 lNTÉR:ErS NOUVEA.UX EN EUROPE.
tional par les députés du Luxembourg, aussi bien
que par ceux du Limbourg, constituait un titre
qui annulait tous les autres. Mais, quelle que soit
la valeur du principe de nationalité, quel que
puisse etre son avenir, il était primé dans le droit
publie européen par l'autorité des faits et des eon-
ventions politiques, et ces faits créaient des titres
incontesta~les a qui pouvait les invoquer.


Des difficultés analogues se présentaient relati-
vemeht au partage de la dette. Sur les 27,772,275
fIorins de rente annuelle affectés par les deruiers
budgets du royaume des Pays-Bas a'u paiement de
l'intéret de la dette, une somme de 10,100,000
florins représentait seule celui de la dette com-
mune créée pendant la réunion. Pour cette partie,
une proportion naturelle se présentait au pro-
rata des contributions acquittées par les deux
grandes divisions du royaume, et un caleul établi
sur les trois dernieres années de la réunion fixait
la part de la Bclgique aux seize trente-unieme.
Mais comment statuer pour le reste? Fallait-il ne
mettre a la eharge du nouvel état que la dette
allcienne des Pays-Bas et la dette dite austrobelge?
Celle-ci se trouvait dans un tresfaibJe rapport avec
la masse de la dette hollandaise, et il était dou-
teux que le erédit dela Hollande, gravement affecté
par la séparation des provinces belges, pút sup-




CONFÉRENCE DE LONDRES. 353.
porte!' une telle charge sans succomber. Yaurait-
iI justice, d'ailleurs, a l'imposer a ce pays, alors
que sa position poIitiquc était si violemment
changée, qu'il n'était réintégré dans aucune de
ses possessions coloniales, et que I'Europe luí in-
terdisait l'emploi des armes, ce premier attribut
d'une souveraineté indépendante? Ne falJait-il pas
que la BeIgique acqult a titre onéreux l'usage des
eaux intermédiaires et du transit vers l' Allemagne,
qu'elle réclamait comme condition d'existence?
Pouvait-elle passer de la situation de flnds ser-
vant, qui avait été si long-temps la sienne , a ceHe
de fonds dominant, sans payer cet avantage par
une participation quelconque au lourd fardeau
de la dette hollandaise?


Tel était l'inextricable réseau de difficultés qui
enlac;ait la conférence. Espérer le dénouer autre-
ment qu'en le tranchant, était une iUusion qui ne
pouvait manquer <l'etre bientot comprise. La pre-
miere vellue de ces questioIls , ceHe de l'Escaut et
des eaux intermédiaires, par exemple, eut exigé,
pour etre résolue par une médiation réguliere, de
longs travaux de la part des négociateurs, eu
meme temps qu'un désir sincere de s'accorder chez
les parties. 01', la diplomatie de ce temps-Ia se fai-
sait au bruit du réveil de la Pologne, durant les
agitations de l'Italie et de la péninsule espagnoIe.


lo '.>,)




354 INTÉRhs NOU"EAUX EN EUROPE.
bes courriers partaient entre deux émeutes; le dra·
peau rouge et le drapeau blanc, simultanément
déployés sur notre sol, venaient rendre plus in-
traitables les prétentions que la conférence s'effor-
~ait vainement de concilier.


La Belgique, de son coté, avait la voix fanfa-
ronne d'une révolution qui se trompe de date, et
qui demande aux passions une sanction qu'elle
!le peut recevoir que des intérets. La Rollande
méprisait son adversaire, et croyait représenter
a elle seule l'ordre européen et la cause des traités.


On était si affectueux pour elle; en imposant
des sacritlces pour le présent, on laissait entre-
voir pour l'avenir tant de vagues espérances, qu'il
était naturel qu'on ne prit pas d'abord fort au sé-
rieux a La Raye les rigoureuses prescriptions des
protocoles. La conférence elle-meme ignorait a
quel titre elle agissait, quelles seraient les limites
de son action; et nul doute que si, en janvier 1831,
elle avait pu prévoir le siége d'Anvers, elle se fut
gardée de s'engager a ce point. Qu'on n'oublie pas
qu'a. l'époque 00. M. Sébastiani déclarait que « la
conférence était une médiation, et que l'inten-
tion du gouvernement du roi était qu'elle ne perdlt
jamais ce caractere, » les ambassadeurs, sans tenir
compte des protestations réitérées des envoyés
néerlandais, qui n'avaient pouvoir de conelure




CONFÉRENCE DE LONDRES. 355
qu'un armistice a bref délai, irilposaient l'armis-
tice indéfini ({ eomme un engagement envers les
grandes puissanees. »


C'est le propre des reuvres importantes de n'etre
dues, a proprement parler, a personne, et de sortir
eomme d'elles-memes du sein d'une situation eom-
pliquée. Les grallds pouvoirs qui se réunirent en
conférence, bien plus avec le désir de voir se dé-
velopperIes évtmemens que dan s l'espéranee de
les dominer; les prinees qui souvellt désavouerent
dú fond du ereur, et autrement peut-etre, leurs
ministres officiels, ne supposaient pas qu'ils ar-
riveraient a consacrer pacifiquement la base d'l1n
droit public européen, dont la question beIge fut
a la fois le prélude et la pierre de touche.


n s' est effectivement dégagé des eomplieations
de notre temps un fait de plus en plus éclatant
et moins contesté. Il reste établi qu'au-dessus des
théories inflexibles des partis, des intérets néces-
sairement égolstes des cabinets, plane un droit
plus éminemment social, qui peut imposer, me me
par la force, des transaetions et des sacrifices a
tous. Ce fait appartient aujourd'hui a la civilisa-
tion da monde, e'e5t le gage de son avenir.


La Belgique, pendant le eours de ces négoeia-
tions, qu'interrompit une défaite, fut loin de gran-
dir dans l'opinion du monde. Son inexpérience




356 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
de la vie politique, ce manque de sérieux qui ca-
ractérise les peuples long-temps abaissés, ces
torches révolutionnaires agitées par des pygmées,
et qu'il suffisait d'un peu d'eau pour éteindre,
l'ensemble enfin d'une situation prise a faux dans
le principe, et qui ne se rectifia que par l'ascen-
dant lentement établi de quelques hommes supé-
rieurs, lui enleva toute force propre; et apres la
campagne du prince d'ürange, la France qui l'avai t
sauvée, stipula seule pour elle.


Reconnaissons toutefois que, dans l'abandoll
ou l'opinion publique semhla laisser alors la cause
beIge, il Y avait quelque injustice. Au milieu de la
désorganisation des finances et de l'armée, n'ayant
pour faire face el l'ennemi que des masses de gardes
civiques et quelques régimens, dont les cad res
d'officiers avaient été remplis par tous les héros
de comptoir qui quittaient l'aune pour l'épée, un
pays attaqué par les armes, les intrigues et l'or de
la Hollande, et dont les plus chauds alliés médi-
taient parfois le démembrement, ne pouvait vrai-
ment préparer une défense sérieuse.


Son gouvernement était alors dans la pire des
situations: le sentiment révolutionnaire avait
perdu son essor, comprimé qu'il avait été par la
diplomatie, et la force réguliére destinée a lui
survivre n'était pas encore organisée. Sous le rap-




CONFÉRENCÉ DE LONDRES. 357
port de l'influence extérieure, lapositíon n'était
pas moíns déplorable. Le parti pr~pagandiste en
BeIgique unissait au danger de ses principes le rí-
dicule de son impuissance. Celui qui gouverne
aujourd'hui, et qui, malgré tout ce qui lui manque,
est le seul qui puisse faire refleurir une sorte de
nationalité beIge, le partí des víeilles mceurs et
des croyances populaíres , était alors trop ignorant
des affaires, trop géométriquement dévoué a ses
récentes théories libérales, pour pouvoir se pré-
sen ter avec avantage devant I'Europe.


Heureusement que l'autre nuance de l'union
vint fournir a la révolutioll beIge des agens tels
qu'íl en faut quand on est faíble et qu'on a besoin
des fortsj hommes d'expérience et de ressonrce,
plus habiles que passionnés, plus éclairés que con-
vaíncns; sorte de gens qui ne fondent ni l'avenir
des nations ni celui des dynasties, mais qui sont
toujours utiles, souvent indispensables aux unes
et aux autres; ces hommes que le barrea u et la
rédactíon des journaux poli tiques avaient pré-
parés ponr la tribune, étaient ponr la plupart, par
la modération de lenr caractere et la nature de
leur esprit, accessibles a toutes les idées d'ordre
légal, de droit historique et conventionnel ; enfin,
l'obscurité dont les éVEmemens les avaient fail
sortir pour élever leur snbite fortune les attachait




358 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.
par les plus forts de tous les liens a la cause pour
laquelle ils s'étaient compromis autant que per-
sonne. lIs étaient a ce double titre les seu]s inter-
médiaires entre l'Europe et la révolution, les seuls
qui pussent avoir action sur l'une et sur l'autre.
C'est a ces hommes que la Belgique doit son exis-
ten ce poli tique ; leur nom restera toujours in-
scrit aUJe fondemens de l'édifice. Si en ce pays
comme en France, le partí révolutionnaire pro-
voqua. le mouvement, ce]ui-ci échappa vite aux
mains de ses premiers promoteurs. Chez nous
le pouvoir est passé a la bourgeoisie indus-
trielle, en Belgique· aux propriétaires qn'on ne
saurait mieux désigner que sons le nom de parti
catholique et municipal. Une phase intermédiaire
a ·séparé ces deux termes: le parti des hommes po-
litiques a servi de transition; lui seul a imprimé
sa forme a ]a révolution, et lui a procuré le bap-
teme européen.


Je n'ai pas le projet de retracer les négociations
compliquées qni précéderent le traité du 15 no-
vembre 1831, lequel fixa le sort de la Be]gique
relativement a l'Eurore, et la convention du
21 mai 1833, qui détermine sa position actuelle
par rapport a ]a Hollande. Ce serait s'imposer la
tache de refaire le beau livre de M. N othomb, et
un excellent travail sur les protocoles de Londres




CONFÉRENCE DE LONDRES. 359
par un jeune publiciste fran«;ais (1) .. n suffit de
rappeler qu'elles se divisent en trois périodes
principales: les bases de séparation du 27 jan-
vier 183 r, les dix-huit articles du 26 juin, enfin,
les vingt-quatre articles du 14 octobre, convertís
en traité définitif le 1 5 novembre de la meme
année. A chacune de ces périodes, les négociations
rec;oivent la couleur que leur impriment les cir-
constances et l'influence dominante, et ron voit
la conférence de Londres affermissant sa marche,
apercevant plus distinctement son but, passer de
simples propositions officieusesa la menace de
mesures coprcitives, que deux des puissances si-
gnataíres se chargent en fin d'appliqner. Nous es-
quisserons rapidement ce que d'autres ont si bien
développé.


Les bases de séparation proclamaient en faveur
de la Belgiqne le principe de l'indépendance;
mais les connitions en étaient fixées d'nne,maniere
désastreuse ponr elle. Tontes les questions terri-
toriales étaient résolues contre le nouvel état; on
repoussait, sans meme les discuter, ses préten-
tions sur le Luxembourg; le statu qua territorial.
de 1790 était consacré en faveur de la Hollande:
elle seule devait bénéficier du droit de postliminú


(1) La Belgi'ltte el la ~é/lolutio,. d. ¡rtillet, par L. de Béeourt, Pllri~, r 83.'>.




360 INTÉRhs NOUVEAUX EN EURON:.
a l'égard de la rive gauche de l'Escaut et de la
Flandré zélandaise, de Ma.estricht et des enclaves
du Limbourg. Le fardeau de la dette, san s distinc-
tion d'origine, devait etre supporté par la Bel-
gique dans la proportion de seize trente-uniemes,
terme représentatif de la part contributive ac-
quittée par la totalité des provinces méridionales
de l'ancien royaume des Pays-Bas, et qu'on main-
tenait contre le nouvel état si considérablement
amoindri.


En compensation de cette charge, la Belgique
devait etre admise sur le meme pied que la Hol-
lande au commerce des colonies; la liberté de
l'Escaut et l'usage des eaux intermédiaires entre
ce fleuve et le Rhin lui étaient garantis selon
les principes du traité de Vienne. Ainsi , les hautes
puissances promettaient aux Belges ce qu'eIles
n' obtenaient pas pour elles-memes depuis 18 I 5 ,
et la Belgique recevait a Batavia, sous le bon
plaisir de la Hollande, la compensation d'un avan-
tage plus que précaire qu'elle devait acquitter en
deniers comptans.


Le roi Guillaume 'accepta avec empressement
les bases de séparation; le con gres beIge les re-
poussa avec violen ce. L'un comprit que la fortulle
ne saurait guere lui donner mieux, l'autre que le
malheur ne pourrait lui imposer pis.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 361
Du jour ou l'Europe se fut entendue'pour ar-


reter ces bases, la révolution beIge se trouva
sino n fixée d'une maniere définitive, du moins
con tenue dans son essor. Durant les premiers mo-
mens d'hésitation et d'incertitude, cette révolu-
tion ent pu oser bien plus peut-etre qu'elle n'a
fait. Elle se fUt alors étendue dans la Flandre zé-
landaise, se fUt emparée de Maestricht sans pro-
voquer une intervention étrangere, et sa position
militaire et poli tique devenait alors toute diffé-
rente, car personne n'ignore que l'obligation de
conserver Maestricht a la Hollande a seule déter-
miné le morcellement du Limbourg. Du moment
ou l'Europe se saisissait des questions qui, d'a-
bord, avaient été livrées a la force et a r audace,
une phase nouvelle commen<;ait. En révolution ,
l'instant ou ron peut tout est souvent proche de
celui ou ron ne peut plus rien.


Mais si la Belgique avait perdu sa puissance ré-
volutionnaire, elle commenc;ait a se reeommander
a un autre titre aupres de la diplomatie, et le
prestige ne disparut que 10rs de l'expédition du
prince d'Orange. Le refus fait par la Franee d'ac-
cepter la couronne offerte a M. le duc de Nemours
avait rassuré l'Europe; elle désirait vivement faci-
Iiter l'élection du prince de Saxe-Cobourg, can-
didat unique, également agréable a l' AngIeterre




362 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EUROPE.


et a l'Allemagne, el auquel un mariageinspirerait
bientot des sympathies franl{aises. L'horizon s'é-
claircissait d'ailleurs: en France, Casimir Périer
rassurait l'Europe, et avait droit de lui faire payer
une sécurité dont on luí était redevable; en Bel-
gique, les deux ministeres du régent avaient
agrandi l'importance du partí politíque ; enfin, la
révolution, sans avoir encore perdn sa foi en eUe-
meme, consentait a étudier les questions qu'elle
avait d'a~ord tranchées avec une despotique hau-
teur. C'était l'instant le plus favorable pour fixer
le sort de ce pays. .


On comprit a Bruxelles qu'un pas immense
serait fait si l'on parvenait a séparer la question
luxembourgeoise, en offrant de la vider moyen-
nant des indemnités pécuniaires. On renon<{a a
faire valoir des prételltions insoutenables en droit
sur la Flandre des États, territoireappartenant a
la Hollande depuis le traité de Munster, et dont
cette puissance s'était remise en possession des
1813, a la chute de l' empire franl{ais. Ce pays ne
s'était pas meme associé a la révolution de sep-
tembre; et la convenance de l'attribuer a la Bel-
gique comme garantie indispensable de sa su reté,
de la liberté de sa navigation sur I'Escaut, et de
l'écoulement des eaux des Flandres, ne suffisait
pas pour autoriser une spoliation évidente. On




CONFÉRENCE DE LONDRES. 363
se résigna done a remplacer par des stipulations
diplomatiques les garanties territoriales aux-
quelles la victoire seule eut pu donner droit de
prétendre.


Enfin, en argumentant de la lettre des bases de
séparation (1), on fit habilement revivre, au profit
de la BeIgique déclarée ce,fsionnaire de tout ce qui
n'appartenait pas en J 790 el la république des
Provinces-Unies, les vieux droits exercés par
l'empereur, le roi dePrusse, l'éveque de Liége
et autres prinees, sur grand ~ombre de villes et
villages du Limbourg, de la Gueldre et du Bra-
bant septentrional. C'était ainsi que la Belgique se
serait trouvée rigoureusement conduite a revendi-
quer, par exemple, la part de souveraineté exer-
cée, en 1790, dan s le marquisat et la ville de
Berg-op-Zoom par l'électeur palatin !


Jamais rusé proeureur, enterré dans les liasses
d'un long pro ces , n'avait trouvé un meilleur theme
de ehicanes. La guerre était portée sur le terrain
ennemi; et, le príncipe admis, des compensations


(1) • Art. 1"'. Les limites de la HolIande comprenn~nt toutes les
terres, places, vilIes el lieux qui appartenaient a la d·devant république
des Provinces-Umes en l'année J790'


• Art. 2. La Belgique sera formée de tout le reste des territoires qui
avaient re~u la dénomination de royaume des Pays-Bas, saur le grand-
duché de LuxI!mbourg.»


(Annexe au protocole du 27 janvier J831.)




364 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROP~.
réglées par arbitrage, assuraient a la Belgique la
presque totalité du Limbourg. Enfin, relativement
a la dette, les puissances avaient fini par compren-
dre que cet état ne pouvait payer d'un prix exorbi-
tant des avantages commerciaux impossibles a
maintenir eontre la malveillance du gouverne-
ment néerlandais, et qui, d'ailleurs, étaient moins
essentiels qu'on ne le supposait généralementa son
existence el asa prospérité commerciales. Il impor-
tait done de faire substituer au principe du partage
de la dette intégrale, celui de la division d'apres son
origine.


La Belgique, profitant des avantages que lui don-
naient en ce moment une position moins agitée et
l'élection du prince Léopold, ohtint alors des con-
ditions que d'autres eireonstanees devaient bientot
modifier. La plupart °des principes posés par ses
négociateurs a Londres, ,MM. Devaux et N othomb,
furent consacrés; on réserva la question du Luxem-
bourg pour une transaetion ultérieure, et le statu
quo dans eette provinee fut maintenu au profit de
la Belgique (1). On reconnut formellement les
droits du nouveau royaume a la part de souve-
raineté exercée par l'éveque de Liége dans Maes-
tricht. C'était lui assurer implicitement la posses-


(1) Voyez les dix-huit article., arto 2.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 365
sion de cette place au moyen de l' échange des
enclaves respectives. On garantit aux Belges la
liberté de la navígation sur I'Escaut et les eaux
intermédiaires, ainsi que 1'usage des canaux de
Gand a Terneuse et du Zuid-Willems-Waart, con-
struits pendant l'existence du royaume des Pays-
Bas; enfin, il fut établi que le partage de la dette
aurait líeu de maniere a faire retomber sur cha-
cun des deux pays la totalité de ceHe qui lui ap-
partenait avant la réunion.


La signature des dix-huit articles intervertit
soudain tous les roles. La Hollande, qui avait ac-
cepté les bases de séparatíon, rejeta cet acte; la
Belgique, qui avait repoussé les protocoles de
janvier, adhéra a ceux de juin; et la conférence
se trouva placée entre deux projet!> également for-
mulés par Nle et contraires dans plusieurs de leurs
dispositions, projets dont chaque partie avait éga-
lement droit d'arguer contre son adversaire. C'é-
tait pour les représentans des cinq puissances une
de ces situations fausses auxquelles il n'est pas
donné d'échapper lorsqu'on subit l'influence des
circonstances san s etre en mesure de les do-
mmer.


Les bases de séparation avaient sa:nctioIlllé les
prétentions de la Hollande; les dix-huit articles
consacraient presque toutes ceBes de la Belgique.




366 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
Les vingt-quatre articles, délibérés et rédigés sous
le coup des importans évenemens survenus en
aout, furent un terme moyen entre ces deux actes,
et comme une transaction imposée pour échapper
aux embarras qu'on s'était créés soi-meme. Si ce
traité con sacra de nouveau les principes des dix-
huil articles, ce fut en les interprétant dans le sens
rigoureux des bases de séparation. C'était faire
eomprendre a la Belgique qu'elle avait été vain-
eue, a la Hollande qn'on ne lui permettrait pas
de renonveler sa vietoire. Le traité du 15 no-
vembre, passé entre les einq puissanees et le roi
Léopold, est l'aete qui détermine d'une maniere
irrévoeable les eonditions de la vie poli tique ponl'
la nouvelle monarchie; ii doit done etre appréeié
sous ses pl'ineipaux rapports.


Ce traité prouva que l'Eurape jouait un jell sé-
rieux; et, en stipulant implicitement l'emploi de
mesures coercitives eontl'e le roi Guillaume, il
donna le gage le moins équivoque a la paix du
monde. Sous ce point de vue, eette eonvention a
done une haute importanee historique, aussi bien
que comme proclamation d'un dl'oit supreme eu-
ropéen.l\1ais lorsqu'on la considere en eUe-meme,
dans ses dispositions spéeiales, elle porte au plus
haut degré l'empreinte de tous les embarras du
temps, et elle se présente, on doit le reeonnaitre,




CONFÉRENCE DE LONDRES. 367
avec le caractere d'une transaction provisoire et
sans avenir.


Ce traité statue sur trois objets principaux: iI
regle souverainement et sansappell' état territorial,
le partage de la·dette, la liberté des communica-
tions de la Belgique avec la mer et avecl' Allemagne.


On sait que la conférence, joignant les ques-
tions du Luxembourg et du Limbourg, résolut
l'une et l'autre par le morcellemellt de ces deux
provinces. Le Luxembourg wallon resta a la Bel-
giqne, le Luxembourg allemand fut dédaré son-
veraineté particnliere de la maison de Nassan,
ponr etre possédé par elle comme état de la con-
fédération germanique (art. 2). Dans le Limbonrg,
la Hollande s'étendit sur les deux rives de la Mense
et domina son cours. Sur la rive droite, on joi-
gnit aux anciennes enclaves hollandaises tont le
terrain compris entre ce flem-e et la frontiere
prussierine a l'est, la province de Liége an midi,
et la Gueldre hollandaise an nord. C'était créer
un territoire pour Maestricht.


Sur la rive gauche, 011 tira une ligne en partant
du point le plus méridional du Brabant hollall-
dais, pour abontir a la Meuse entre Wessem et
Stevenswaardt. Tout ce qui se trouva au nonl de
cette ligne fut attribué a la Hollande. La Belgiqne
ne conserva le reste du Limbourg ainsi démembré




368 INTÉRErS NOUVEAUX EN EUROPE.
qu'en perdant Maestricht, érigé au sein meme de
son territoire en poste avancé de la Hollande
(art. 4 ); Maestricht, doublement redoutable
comme cIé de la Meuse et comme place de guerre,
et sans lequel l'indépendance de ce pays ne peut
exister que sous l'incessante protection de l'Eu-
rope.


Les dispositions de l'acte général du congres
de Vienne, relatives a la libre navigation, furent
appliquées aux fleuves et rivieres qui traversent
les deux états, aussi bien qu'aux canaux et aux
eaux iIlteFmédiaires entre l'Escaut etle Rhin (art. 9).
Pour compenser, par une servitude au protit de la
Belgique, les sacrifices qui lui étaient imposés,
on lui maintenait la Jiberté de ses communications
commerciales avec l' Allemagne par les villes hol-
landaises de l\Iaestrictht et de Sittard. Le gouver-
nement beIge était de plus autorisé a construire a
ses frais une route nouvelle, ou a creuser un
canal sur le territoire hollandais jusqu'aux fron-
tieres prussiennes (art. 12).


Enfin, la part du nouvel état dans la dette fut
fixée, sans distinction d' origine, a 8,400,000
florins de rente annuelle, dont le. capital devait
etre trallsféré, a partir dll 1 er juillet 1832, du
débet de la Hollande au débet de la Belgique
(art. 13). Et c'est ici, comme on le comprend




CONFÉRENCE DE LONDRES. 369
san s peine que se produiront peut-etre bientot les
plus sérieuses difficultés. Voici six années que
l'obstination du roi Guillaume dispense les Belges
de faire face a cet engagem.ent; devront-ils, au
jour d'unc transaction définitive, acquitter un illl-
mense arriéré, ou seront-ils admis a le compenser
par la différence du pied de guerre au pied de paix?


Quoiqu'iI en soit de l'avenir, telles sont les dis-
positions principales de l'acte le plus important qui
ait été signé par les grandes puissances depuis le
traité de Vienne. San s nier que la conférence ait
résolu le moins mal possible des questions qu'il
s'agissait surtout de trancher vite, iI suffit de jeter
un coup d'reil sur la carte pour se convaincre que
ces arrallgemens n'ontpas plus de bases rationnelles
que de chances de durée. On ne saurait prendre au
sérieux cepetit duché de Luxembourg, formé de la
partie la plus sauvage de cette province, état d'en-
viron 60,000 habitans san s commerce, sans in-
dustrie, enclavé entre la Belgique et la France,
et privé de débouchés vers l'une et vers l'autre;
genre de souverainetés qu'on respecte encore
quand elles existent, mais qu'on ne crée plus,
grace au cÍel; objet d'échange et de compensation,
que le roi Guillaume essaierait sans nul doute de
troquer contre des districts de la Gueldre ou du
pays de eleves, si la France 'permettait j amais, ce


1. :~ ft




370 INTÉRtTS NOt'V:tAUX :EN EUROP};.
qu'a Dieu ne pIaise 1 que les avant-postes prussien!\
passassent la Meuse ponI' s'étendre sur ses fron-
tieres,jusqu'a Rodanges, en face de Longwy.


Ne cherchons pas dans le morcellement du
Luxembourg une pemée politique: prenons ceUe
combinaison pour ce qu'elle est, pour un expé-
dient qni permettra de gagner ql1elques années.
La situation de la Belgique n'est pas mieux fixée;
et queMo q~le puisse etre sa modération, iI ne luí
sera pas donné de s'asseoir jamais dans les limites
qui lui sont faites, comme dans une situation
définitive.


CouC1oit-on ce pays dans sa neutralité perpétllelle,
incapable d'acquisitions et de conquetes, ne eher-
chant pas meme, par la possession de Maestricht,
a s'assnrer la rive gauehe de 13. Meuse? Comprend-
on bien un état neutre, ayant sur son territoire
une place formidable avec un rayon de 1,2.00
toises (art. 4), qu'il devra faire constamment sur-
veiller par un camp de quinze mille hommes ? Snr
l'Eseaut , la position n'est pas moins préeaire, les
difficnltés ne sont pas moins graves. Par le Lim-
bourg, la Hollande peut envahir la Belgique; elle
peut l'inonder pal' la Flamlre; elle dispose a son
choix de l'eau et du ftm. Les deux rives de l'Es-
caut lui appartiennent, comme les deux rives de la
Meuse. Les B~lges sont sous une perpétuel1e me-




CONFÉRENCE DE LONDRES. 37I
nace de blocus maritime et militáire; il leur faut,
pour se défenure, mieux que des protocole5. Si
la premiere condition u'existence d'un état neutre
est une complete sécurité de position et d'entour,
qu'on juge de ce que vaut la neutra/ité perpéluelle
imposée a la Belgique par le traité du 1 5 novembre!
(Art. 7). Ce pays est contraint de choisir entre
l'alliance de la .France et celle de la Prusse. Décider
qu'il n'en formera aucune, est une maniere par
trop étrallge de trancher la difficulté.


Ces observatio~s n'ont pas pour but de repro-
cher ses décisions a la conférence; elles tendent
bien moins encore a blamer l'adhésion que la Be}"
gique y a donnée. La premiere condition pour les
peuples, c'est d'etre; la seconde, c'est de se déve-
lopper graduellement selon les lois de leur nature.
Ce peuple, placé entre une restauration et un par-
tage, devait accepter tontes les conditions impo-
sées par la diplomatie pour entrer au nombre des
nations. Mais ses développemens ultérieurs seront
son ceuvre; a lui seul il appartient de résoudre le
probleme de son avenir,


Unjour viendra oú il Y aura une place a prendre
en Europe; il fant qu'il s'ell empare ou qu'il dis-
paraisse. Point de milieu pour cet état : avant
vingt ans, la Belgique sera réunie a la Franee, et
il sera démontré que la nationalité beIge est une




372 lNTÉRETS NOUVF.AUX F.N EUROPE.
chimere; ou la Belgique, liée d'intérets avec nous,
et grandissant a nos cótés, faisant dans un but
européen ce qu'il pourrait etre prudent de ne pas
faire:nous-memes, se sera étendue jusqu'au Rhin,'en
profitant, sans les provoquer, de bouleversemens
inévitables.


Quelle inflnence exerceront sur l'état territorial
de ronest les grands évenemens qui se préparent
en Orient, immense révolution pour laquelle OH
dirait que le monde recueille silencieusement toutes
ses forceset toutes ses pensées?N ~l ne saurait ledire.
Mais alors meme qu'il est impossihle d'illdiquer ce
qui doit etre, il est souvent possible de signaler ce
qui ne sera plus. Que l'Allemagne tende a se re-
composer par grandes masses; que ses trente-huit
souverainetés, subdivisées en infiniment petits, se·
Ion le droit de succession princiere, soient destinées
a eonnattre enfin la dignité de la vie publique, qui
ne se développe que dans les états de quelqne im-
portance, e'est ee dont il est impossible de douter.
On ignore l'heure, on ne sait. rien du mode; mais
on ne peut contester la tendance, a moins d'avoir
des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne
point entendre.


Le moment viendra ou la Prusse, refaisant la
carte de l'Allemagne, et trouvant ailIeurs d'amples
compensations, ahandonnera ceUe tete factice,




CONFÉRENCE DE LONDRES. 373
séparée de son corps long et mince par un collier
d'imperceptibles souverainetés, que le moindre
souffle de sa vaste poitrine dissiperait, si elle pou-
vaÍt respirer a l'aise. La Baviere, cédant a la meme
impulsion, chel"chera autre part que sur le Rbin
les développemens que lui garde l'avenir. Cet ho-
rizon est confus, d'épais nuages le dérobent; et,
selon la volonté de la Providence et la sagesse
des peuples, les grandes eaux qu'ils recelent cou-
leront en une pluie féconde ou en désastreux
orages.


La Franee reprendra-t-elle alors ce qu' on nomme
ses frontieres naturelles? Ira-t-elle jusqu'a ce Rhin,
fleuve sacré qu'on dit lui appartenir de droit divin,
quoiqu'il eoule en pleine Allemagne, et que notre
langue ne soit pas comprise sur ses bords ? Qu' est-ee
que des f,'olltieres naturelles? Sommes-nous, de-
puis la division de l'empire de Charlemagne, dans
un état eontre nature? La Franee de Napoléoll
était-elle plus naturelle que la FraIlee aetuelle? Oil
s'arreter en fait de frontieres naturelles? Pourquoi
la Meuse ne formerait-elle pas notre barriere a aussi
juste titre que le Rhin? Pourquoi le Rhin pIutot
que I'Elbe? Si le vieux pere Rhin, cette grande
artere de la nationalité germanique, pour parler
avee Goerres, est la limite nécessaire de la Franee,
auquel de ses trois bras principaux devra-t-elle




374 INTÉRETS NOUVEAUX EN l:UROPE.
s'arreter? Lui faudra-t-il faire disparaitre la Hol-
lande et recornmencer N apoléon?


Je ne crois pas, pOllr mon com pte, que notre
drapeau, ce dieu terme de nos frontieres, doive
y demeurer a tout jamais immobíle. Dans cet ave-
nir dont on se trouve quelquefois conduit a en-
visager les éventualités si incertaines, je pense
que les unes pourront reculer, que d'autres seront
infailliblement rectifiées; mais je vois surtout gran-
dir l'influence de ma patrie a mesure que se fixeront
ses destinées poli tiques , et qu'elle comprendra
mieux le role de modération et de haut arbitrage
qui semble se préparer pOllr elle.


On peut supposer, ce me semble, sans man-
quer de patriotisme, que la France ne sera pas
seule appelée a profiter des changemens que su-
biraient, par exemp]e, les pays limitrophes du
Rhin. A)ors, si la Belgique existe encore, et qu'elle
vive d'une vie qui lui soit proprei si un gouverne-
ment habile ya tendu le ressort de l'esprit pll b1i e ,
encare bien relaché, et qu' en satisfaisant allx in-
térets moraux et matériels, il ait rendu ce peuple
confiant dans sa nationalité et disposé a la dé-
fendre; si la Belgique a jeté en Europe les racines
qui luí manquent, l'heurense combinaison d'un
état resl3ectable entre la France et l'Allemagne.
ponrrait se réaliset' avec des principes de cohésion




CONFÉRENCE DE WNDRES. 375
qui manquaient a l'reuvre du congres de Vienne,
et sous notre patronage immédiat, an lieu d'etre
dirigée contrenous, commel' étabJissement de 18 I 5.


Pendant vingt ans, les provinces rhénunes ont
re<;u de la Belgíque l'actíon des idées franc;aises;
elles en sont restées empreintes sans devenir ce-
pendant plus fran<;aises que cette contrée elle-
meme. Ces populatíons sont profondément reli-
gieuses; )e catholicisme rencontre sur le Rhin les
memes obstacles que le roí Gui1laume de Nassau
regrette san s doute aujourd'hui de lui avoir im-
prudemment suscités. Ces affinítés sont puissantes,
elles le devíennent, OH ne le sait que trop, de jour
en jOUl' davantage; les relations cominercíales qui
s'établissent entre Anvers et Cologne ne le seront
pas moins. Si de vieux sOllv.enirs se réveillaient,
bien des convenances nouvelJes viendraient a conp
sur les sanctionner; et un jonr venant, I'Europe et
I'Allemagne elle-meme pourraient se féliciter de
ce qui lenr inspirerait aujourd'hui de justes in-
quiétudes.


Je 'comprends qu'un vieil état s'arrete et rétro-
grade apres avoir parachevé son reuvre. Le Por-
tugal et l'Espagne, la Saxe, le Danemark, )a Suede,
sont dans ce caSj de bien plus grandes puissances
luttant vainement aújóiltd'hui cÓntre le mouve-
ment fmr~pün. qtd téfld tí 1és abaissér; mais je Ot'




376 INTÉRETS NOUVEAUX EN' EUROPE.
sanrais concevoir une nation née d'hier, prenant
an sérieux sa neutralité perpétuelle, quoiqu'illui
faille, meme apres un arrangement avec la Hol-
lande, entretellir une armée nombrense, et re-
non«,:ant a l'espoir de recueillir en aucun cas le fruit
de sa prudence et de son courage. Quelle que put
etre la régularité apparente de sa vie politique,
je me dirais qu'un tel peuple est sans avenir. Quels
que fussent, au contraire, les embarras de son pre-
lllier établissement, si je découvrais au nouvel état
une niission importante, je ne désespérerais pas de
ses destinées, parce que je les associerais a l'idée
qu'il représente.


Il y a peu' de poésie a voir des grenadiers ba-
varois montant la garde aux propylées d'Athenes,
el les turpitudes de handits exploités par des in-
trigans dégoútent parfois les plus fervens philhel-
lenes; et pourtant je crois fermement a ¡'avenir
de ce royaume de Grece, parce qu'il a derríere
luí l'empíre caduc des OUornans au partage duquel
il est d'avance convié. La Belgique aussi exprime
quelque chose; elle n'est pas jetée dans le monde
sans príncipe et sans but. A la paíx de Westphalie,
le duché de Prusse, fief de la Pologne aussi bien
que la Conrlande , était obscur et inconnu comme
elle. Mais les intérets nonveaux de l'Allemagne
avaient besoin de segrouper; les princes de Bran-




CONFÉRENCE DE LONDRES. 377
debourg comprirent leur role et surent le rem-
plir. Leur pauvre électorat héréditaire, agrandi
de la Pomérallie, de la Silésie, d'une partie de la
Pologne et de la Saxe, devint, au bout d'un siecle,
une monarchie puissante. Des princes éminens
firent de la Prusse le pivot de l'équilibre dan s
l'empíre. La Belgique peut devenir celui de l'équi-
libre entre la France et l'Allemagne; mais il lui
faudrait pour cela une habileté et une prudence
aussi rares chez les peuples, que les grands hommes
sur les trones.


La premiere condition prescrite a ce pays apres
sa révolution, c'était d'inspirtlr confiance a l'Eu-
rope. L'acte important qui suivit, apres dix-huit
mois de négociations infructueuses avec la Hol-
lande, la ratification donnée par le gouvernement
beIge an traité du 15 novembre, établit combien
cette confiance lui serait profitable.


Le roi Guillaume n'avait pas plus fléchi devant
les instanc.es de ses hauts alliés que devant le ca-
non d'Anvers. Cependant l'espoir de voir éclater la
guerre européenne s'éloignait chaque jour; il fal-
lait done se résigner aux faits sans paraitre céder
sur les principes; il fallait , pour toutes les éven-
tualités, se réserver ces droits que la Hollande
avait appris de I'Espagne a conserver sans espoir.
Sous l'impression de ce double besoin fut signée




.:. 378 INTÉRtTS NOUVEAUX EN EURO PE.
a Londres, entre le ministre néerlandais et les
plénipotentiaires de France et d'Angleterre, la
convention du 2 r mai J ti33 (1).


Les dispositions principales de cetacte con-
sacrent, avec la cessatiol1 indéfinie des hostilités,
le maintien du statu quo territorial jusqu'au
traité définitif. Une telle disposition donne a la
Belgique une situation provisoire beaucoup meit-
leure que eelle qu'elle est destinée a conserver,
puisqu'elle oceupe tout le Luxembourg, et qu'elle
exeree en ce moment dans le Limbourg, a Veuloo,
et a Ruremonde, tous les droits de la souverai-
neté, tandis que la' Hollande ne tient sur le ter-
ritoire helge que les forts de Liefkenshoech et de
Lillo. Si pour arriver a un tel résultat, la Bel-
gique a joué de honheur, il est difficile de trouver
que la Hollande ait payé d'hahileté.


Peut-etre est-il a regretter, pour le no uve] état,
que l'effet prolongé de cette convention maintienne
des intérets helges et sans doute aussi des espé-
rances dans des provinces dont le sort parait dé-
finitivement fixé par le traité du 15 novemhre.


(1) Une convention militaire, confirmative des disposilioDs de ceHe du
:11 mai, en ce qui COllcerne 4 libl'e IIavigalioD de la Meuse el les
communications avec la forteresse de Maeslricht, fu,! siguée, le 18 no-
vembré de la meme année, a Zonhoven, entre des commissaires belges el
néel'Jandllis. (l'est le premier acle ínten+tiu entre les den:.: péllples.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 379
L'exécution de ses dispositions en ce qui touche
aux arrangemens territoriaux et au paiement de
la dette dont la Relgique est dispensf.,e depuis six
ans, sera pour le gouvernement du roi Léopold
le signal d'une erise tres sériense. Les Relges s'ae-
coutument a vivre sur le provisoire comme s'il
devait etre définitif. lIs comptent trop sur l'obsti-
nation du roi Guillaume, auquel ils sonhaitent
longue vie aussi sincerement que ses plus fideles
sujels de la vieille Néedande.


Il est tres difficile encore d'etre partaitement
fixé sur la nature et la portée des intentions tout
récemment manifestées par ce prince. L'accepta-
tion qu'il annonce vouloir faire des vingt-quatre
articles, n'est-elle qu'une con ce ssio n a l'impa-
tienee des états-généraux si hautement manifes-
tée dans la ses"ion de J 8'17? Serait-ce un moyen
de meUre les Belges dans leur tort en leur laissant
commettre la faute de résister a leur tour a des
stiplllations, condition rigoureuse de leur indé.
pendance poli tique ? Comment concilier la ten-
tative de la forth de Grünenwald, et l'acceptation
soudaine dn traité du 15 novembre? Questions
trop incertaines pour que nous nous y arretions
en ce momento


En se résignant aux conditions qui lui étaient
imposées, la Belgique comprit qu'elle ne forme-




380 JNTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
rait jamais une nation, tant que sa vie commer-
ciale resterait a la merci d'un arreté du roí de
Hollande. C'est pour é-chapper a un état aussi pré-
caire, qui l'eut empechée, malgré les avantages
de sa situation, d'organiser sur de larges bases
le commerce de transit, cette vieille source de
richesses pour les villes anséatiques, que fut con-
t;ue l'entrepríse nationale et hardie du chemin de
fer d'Anvers a Cologne par Liége, aujourd'hui
terminé sur le territoire beIge.


Il y a dans ce courage et cette promptitude de
résignation quelque chose d'honorable dont un
plus grand pays n'eut peut-etre pas été capable
aux mauvais jours. L'opinion publique s'est avi-
dement saisie de cette pensée, les capitalistes s'y
sont associés, les chambres 1'0nt revetue de la
sanction légale; elle est passée de la théorie a une
réalisation immédiate déja fort avancée. Il estpé-
nihle d'avouer que pendant que ron préparait
lentement a l'une des barrieres de París un che-
min de fer pour amuser les femmes en guise de
montagnes russes, la législature beIge avait voté
les fonds d'une route qui embrasse l'ensemble du
royaume dans toutes ses directions, et dont le
tracé met en communication ses principales villes
entre elles et avec sa capitale, leur ouvre des dé-
bonchés avec 1'Escaut et la mer du Nord par An-




CONFÉRENCE DE LONDRES. 381
ver!', Gand ,Bruges et Ostende, avec la Prusse par
Liége et Verviers, a vecla France par le, Hainaut.


Cette combinaison est trop importante en ce
qui touche aux rapports politiques et commerciaux
de la Belgique ave e rAllemagne, pour'que noos ne
nous y arretions paso


Une commullication directe entre l'Escaut et le
Rhin par les pays de Liége et d'Aix-Ia-Chapelle
avait toujours été considérée comme une condi-
tion essentielle de la prospérité des Pays-Bas. An-
vers et Cologne avaient fleuri ensemble et l'un par
l'autre; ils avaient succombé tous deux sous les
entraves que ]a Hollande, a peine admise au rang
des nations, sut imposer a l' Allemagne déchirée
par la guerre de trente ans. Quelques villes s'étant
arrogé le droit d'imposer les navires qui traver-
saient Ieur territoire, les états-généraux formu-
lerent en doctrine de droit pubJic ce qui n'avait
été d'abord qu'un acte de violence. La ruine des
plus florissantes cités de l' Allemagne fut la consé-
quence de cette faiblesse.


Napoléon, ce despote enropéen qui jetait a tous
les vents des germes de liberté, proclama le pre-
mier, dans la convenLion de J 804, le droit égal
de tous les états riverains a la navigation rhénane,
iI déclara en meme temps la franchise dn port de
CoIogne.




382 INTÉRETS NOUVEAUX EN EURO PE.
Depuis la paix et les arrangemens de J 8 1 5 , les


relations conunerciales entre Anvers et cette ville,
malgré la lenteur des communications existan tes,
se sont élevées dans une progression chaque jour
plus rapide. Rotterdam et Amsterdam, au con-
traire, qui expédiaient l'un et l'autre a Cologne
en 1823 environ 10,400 tonneallX de marchan-
dises, n'en envoyaient plus en 1:;27 que 7,500
et 8,400. Les choses en étaient a ce point 10rs de
la dissolution du royaume des Pays-Bas, qu'An-
vers, qui n'avait expédié, en 1823, que 1,968 ton-
neaux, avait élevé successivement son tonnage,
jusqu'au lel' septembre de cett.e année, a plus de
12,000 tonneaux (1) !


On comprelld des-lors la haute importance que
devait mettre la Belgique a conserver et a étendre,
par la création d'un chemin de fer, des relatioIls
contl'e Iesquelles la concurrence hollandaise sera
manifestement impuissante. Entravé dans le libre
usage de la Meuse inférieure et dll canal de Maes-
tricht, repoussé du Rhin par les droits que la con·
vention de Mayence maintient a la Hollande, ce
pays se trollvait obligé d'ouvrir au commerce de
transit, dont iI est appelé a devenir rentrepot, une
voie di recte et rapide.


(1) Tableaux de l'entl'epot de Cologne. J.-A. Bocker.




CONFERENCE DE LONDRES. 383
Entre les seuls projets exécutables, celui de


l'achevement d'un canal d'Anvers a Neus par
Venloo, celui d'un chemin de fer par Sittard et le
Limbourg hollandais, et le tracé par Malines,
Louvain, Tirlemont, Liége et Verviers, pour
joindre la frontiere prussienne a Eupen, un gou·
vernement doué de quelque intel1igence ne pou.
vait hésiter. Une disposition du traité du 15 no-
vembre réservait, iI est vrai, a la Belgique, le
'droit d'ouvrir par Sittard ou Venloo une com-
munication directe avec l' Allemagne a travers le
territoire hollandais; mais ce son! la de ces clauses
sur lesquelles il y aurait de la démencc él fonder
l'édifice de la prospérité publique. Il ne pouvait
entrer dans l'esprit de personne d'attendre pour
user d'une telle faculté, le bon plaisir et l'autori-
sation de la Hollande. D'alltres motifs d'utilité pu-
blique justifiaient, d'ailleurs, le tracé par le centre
du royaume, et les dépenses plus considérables
que ce plan entrainait nécessairement.·


Le pays de Liége manque de débouchés suffi-
sans ponr les produits de ses innombrables usines.
Dans la Pl'Usse rhénane, les districts d'Eschweiler
et de Düren, si riches en minerais et en houil-
lieres, les exploitations de lignite de Kerpen et
de Frechen sont également dépourvus de com-
munications faciles avec le Rhin et avec ]a Meuse.




384 INTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
Cette direetion était done indiquée par la nature
des ehoses; et quelles que puissent etre les préoc-
eupations du gouvel'nement prussien, elles n'iront
jamais sans doute jusqu'au point de lui faire re-
fuser son eoncours a un projet d'un avantage ma-
nifeste pour ces provinces, et dont la pensée ya
été si avidement accueillie.


RemIre aux vilJes commer<{antes du royaume
plus que la révolution ne leur a oté; unir Anvers
a Cologne par un· trajet de douze heures (1); en-
lever ainsi a la Hollande le principal avantage de
sa situation naturelle, en rectifiant par l'art ce


(1) Si les plans con\:us ne rencontrent pas d'obstac\es imprevus, le tra·
jet sera de seize heures au plus pour les gros wagons charges des plus
lourdes marchandises. Pour faire apprecier 1"5 consequences de cette ra-
pid'te de cir~ulation, nous ~royons dcvoir ajouter ici un lableau indicatif
des prix du fre! et du nombre des jours consacres a la navigation du Rhin,
de Rotterdam a eoJugue. On remarqnera que ce tahlcau ne comprend I,as
les péages el droits divfrs qui, conformelllellt a la cOIl\"entiou de Mayence
du31 mars 1831, sontfixesa environ 22 fr. 64 c. en remonte et 14 fr.
36 c. en descelite, par touneau de 1000 kilog.


Par tonneilu de 1000 kiloS'


~ . I f en 14 jours par alléges remarquées. • . de 20 a h fr. Par a at en 1> jours par le waal'ell-dampsclúffe. 26 38 b remon e 5 . I . / /1: alean en Jourspar epassaglel'.daml'st:rl(/.¡e. 33 46
iI t a la ¡ eu 1 I jonl'S. • • • . • . ., \1 21


vapeur desceute) en 7 ~ollrs. • . • • . • •. 12 34
\ en 4 JOUI'S. . . • • • . •. r3 45


Et b t ¡ en 13 a 15 jOllrs, excepté { , ~ar .a eau en hiver, oú la durée du , ~ la remonte •
. a volle vo~age est indéterminée. / a la descenle.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 385
que la configuration du nouvel état offre de dé-
fectueux; enfin recommander la Belgique a l'Eu-
rope par l'une de ces entreprises d'avenir a la-
quelle tout un peuple s'associe, telles furent les
considérations développées par le ministere pour
triompher des intérets locaux, hostiles a un tracé
qui les laissait en dehors des grandes lignes de
circulation.


Les députés du Hainaut protesterent avec éner-
gie au nom de leur province menacée de perdre
un marché important. Les uns contesterent l'uti-
lité du projet (1), en élevant des doutes sur l'ad-
hésion de la Prusse, et en étahlissant, objection
plus plausible, que le premier effet du prolonge-
ment du chemin de fer beIge sur le territoire alle-
mand, s'i1 avait líeu, serait l'étab1issement par la
Hollande d'une route rivale le long du Rhin et de
la Meuse pour communiquer de Rotterdam a
Cologne. D'autres, pour ne pas perdre de vieilles
habitudes, menacerent du courroux populaire (2),
déclarant que si le gouvernement fermait l'oreille
aux justes plaintes du Hainaut, cette province se
leverait bientot tout entiere pour lui faire entendre
le langage de la force. Mais le Hainaut, plus pa-
triote que son représentant, resta calme, et obtint


(1) Session de 1334. M. de Puydt.
(,,) M. Gendehien.


J. 9.5




386 lNTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
par amendement des eoncessions importantes. On
dut insérer dans la loi l'engagement de réduire le
péage sur les eanaux de eette province au taux fixé
pour le ehemin de fer (1).


La Belgique reeueillera en peu d' années les fruits
d'une loi destinée a faire entrer ee pays dans des
voies ou aueune nation ne s'est eneore aussi en-
gagée. L'imagination humaine n'ose embrasser la
conséquencf} A{l ces vas tes ehangemens. Il semble
qu'on assiste, en ee sie~le, a l'un de ces grands
catac1ysmes ou toute une création s'abime, et
que nos enfans soient appelés a voir s'élever un
monde nouveau dans d' autres conditions d' exis-
tence.


Les terrassemens du chemin de fer, auxquels la
configuration du sol belge prete de si grandes faci-
lités, ont été vite terminés jusqll'a Liége ; la route
est ()llverte depuis long-temps de Bruxelles a An-
verso Le voyageur assis a la longue fUe des wag-


(1 X Aujourd'hui que l' opinion publique se préoccupe vivement,en France,
des questions nombre uses qui se rapportent aux ehemins de fer, on y liraít
avec fruit les recherches pubtiées a Bruxelles 'par MM. les ingénieurs Si-
mons et de Ridder j sur la route dont ils ont fixé le tracé, el les travaux
ÍlCQnomiques qus" M. dePouhon. Cet écrivain s'e.;;t atlaché a concilier le
syst6me de eoncessionsa compagnie et eeluí d'exécu:ion aux fraís de I'état,
adopté, apres une longue discussion, par les chambres belges, en pro-
posant un mode intermédiaire qui pourrait s'appliquer utilc.lIlent chez
nous.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 387
gons remorqués par la machine incandescente,
voit appara'itre comme dans un magique miroir
ces verte s el longues pelouscs Ol! ]a Senne, la Dyle
et la Nethe s'enIacent en iUllombrahles canaux.
Apres Laeken, dont la jolie coupoIe brille au-dessus
des peupliers et des aunes COlIllne ceHe d'un
temple grec dans un bocage, il voit courir devant
luilesjardinsombreuxde Wilvorde; puisapresquel-
ques minutes, a la haute tour de Saint-Rombaut,
ornée de ses quatre cadrans d'or, il reconnalt l'é-
piscopale Malint's. En une heure il est a Anvers ,
parcourant l'immense cathédrale, et ces bassins,
souvenir grandiose des gloires et des erreurs de
l'empire.


L'ensemble des grandes voies de communication
exécutées aux frais de l'état, aux termes de ]a loí
du I er mai 1834, a été plus tard eomplété par di-
verses dispositions, notamment par le projet pré-
senté aux chambres le 7 mai 1837- On a établi
un chemin de fer de Gand a la frontiere de Franee
par Courtray, avec embranchement sur Tournay.


Dermis trois ans les recettes du ehemin de fer
figurent au budget de la Belgique dans une pro-
portio n eroissante. Le transport des marehandises
s'effeetue avee un bonheur inespéré; iI résuIte en
effet du rapport présenté au gouvernement par les
directeurs de cette magnifique entreprise, que les




388 l:NT-ÉR:ihs NOUVEAUX EN EUROPE.
dépenses sont presque toujours restées au-dessous
desprévisions, et qu'en entrant dans la voie
d'exécution aux frais de l'état, pour les grandes
lignes, la Belgique s'est créé une propriété na-
tionale qui est déja pour elle une source de pros-
périté (1).


(1) Dans cemoment ou la qllestion de l'exécutiou des travaux publics
aux frais de l'état est si vivement controversée au sein de notre législature,
nous rroyons utile de citer un fragment de ce rapport qui embrasse les
dépenses du chemin de fer du I·r mai 1834 au le, janvier 1837 •


• Si I'on s'arrete un instant, dit le journal helge auquel nous emprunlons
ee document, sur les résuItals obtenus, si I'on songe que suecessivement
la plus grande partie des fonds dépensés a été rendue productive par l' ou-
verture des sections de Malines a Jlrux~lIes, a Anvers, a Termonde, et qu'a.
vant la fin de l' année les quatre principales villes de la Belgique, Bruxelles,
Anvers, Gand et Liége, seront reliées entre elles par le ehemin de fer, on
pourra dire a bon droit que le systeme qui a produit aussi bien et aussi vite
d'aussi grandes choses, est digue de fixer I'attention des hommes de I'art.
Sur ce point, du ¡'este, nous laisserons parler les ingénieurs, qui apres avoir
rappelé que la somme dépensée est maintenant représeutée par la création
de valeurs réeIles dont la cession, si le gouvernement pouvait en avoir la
pensée, ferail non seulement rentrer le trésor dans ses avanees, mais dilu-
blerait. triplerait peut-etre les capitaux engagés, continuent ainsi, en s'a-
dressant au ministre:


« Cet heureux résultat, qui vicn! done confirmer le bienfait attaché a
l'exécution par l'Etat des ¡;rands travaux d'utilité publique, et qui enga-
gera probablement les gouvernements voisins a suivre la mem e marche
pour l'établissement des chemius de fer qui bienlot siUonneront I'Europej
nous pensons, Monsieur le ministre, et nous croyons ne pouvoir nous dis-
penser de le dire, e'est uniquement au mode d'exécution et d'entreprise
adopté qu'on le doit; mode que votre département a bien voulu admettre
jusqu'ici sur nos propositions, malgré les contradictions et les critiques que






CONFÉRENCJ, DE LONDRES. 389
Cet heureux état de choses n'a du reste été


compensé pour le pays par aucune perte notable.
On croyait généralement en Europe que le com-
merce et l'industrie de la Belgiqlle, exclus des
colonies hollandaises, payeraient de leur pros-
périté l'indépendance que ce pays s'était acquise.


toute innovation rencontre naturellement en principe el qu'elle épl'ólIVC
encore.


-C'est au ehoix d'un per.onflel spiciflt, lIU s)"steme iconomi'lue. de nos
ouvrages, aux bordereaux de prix qui son! la base de nos adjudicat ions,
et meme a l'adoption sans adjudication de mal'ches particuliel's pour cer-
taiues fournitures; a 1'emploi, dans certains cas, d'une r¿gicjudicieuse;
enlin, aux conditions inusitées introduites dans nos cahiers des charges;
e'est a l'ensemble de ces modificalÍons contraires a la routine, que ron
doit l' économie évidente et la promptilude oblenue dans les travaux qui
nous ont été confiés.


« Pense-t-on que si on avait été obligé de suivre, pour I'établissement
dn chemin de fer, les forrnalités administratives ordinaires des autres
travanx publics, impuissantes pour le bien, impuissantes contre le mal;
pense-t-on qu'on aurait obtenu d'aussi prompts, d'aussi beaux résultats ;
et en moins de (rois années, des travaux. effectifs pour pres de quinze
millions? "


Les mgéniellrs terminent leur rapport par un paralltile entre le chemin
de fer beige et le rail-way de Liverpool a Manchester. Tout en reconuais-
sant avec eux qu'en Belgique les dépenses d'établissement et d'enlretien
sont intlniment moindres, tanllis que le mouvement des Yoyageurs es! plus
considérable que sur le rail-way anglais, et les prix de transpOlt beaucoup
111m réduits, nOlls ne pouvons cependant admettre le paralIele en son eu-
tjer, paree qu'il est des causes locales quiont contribué il élever les dé-
penses du ehernin de ferde Liverpool et empechent ,!u'on les modere, et
qu'on a été amené a reconnrutre en Belgique que le prix du transo
porí des voyageurs avait été fixé trop baso




390 INTÉRETS NOUVEAUX E.N EUROPE.
Cette opinion fut aussi la notre, jusqu'a ce que
des faits nombreux IlOUS eussent montré qu'elle
était peu justifiée par l'expérience. Ce résultat de
recherches faites sans prévention semhle d'autant
plus étrange qu'il parait impossible de le concilier
avec la perte d'un immense débouché qu'aucun
marché nouveau n'a remplacé pour l'industrie
beIge. Il s'explique cependant par des raisons di-
gnes d'etre prises en considération sérieuse.


Il résulte des états publiés par le Joumal du Com-
merce d'Anvers, et ron peut citer cette feuille avec
pleine confiance lorsqu'il s'agit d'un fait favorable
a la révolution de 183o, que le mouvement de ce
port a été, en 1834, 1835 et 1836, au moins égal
a celui de 1828, la plus belle année du royaume
des Pays-Bas, et que les arrivages excedent ceux
de 1827 et des années antérieures. Si du nombre
des navires on passe a la masse des marchandises
importées, on trouvera des résultats a peu pres
analogues. (( A l'exception du café, on peut dire
qu'il n'y a pas de diminution ~nr UD seuI article,
malgré les circonstances politiques, malgré l'inter-
ruption partielle de la navigation, et malgré la
suppression du transit vers l'Allemagne, tandis
qu'il y a augmentation sur les trois articles les
plus importans, le coton, le tabac, le sucre, les-
quels servent de matiere premiere aux filatures,


..




CONFÉRENCE DE LONDRES. 391
aux fabriques de tabac et aux raffineries. Qnant
au café, la eonsommation ne pellt en avoir di-
minué: le pays ne perd done en définitive que le
bénéfiee qu'anrait procuré le transit.»


Ces faits sont corroborés par la situation du port
d'Osténde, 00 le chiffre de 70,000 tonneaux, qui
n'avait jamais été atteint durant l'union de la Bel-
giqlle et de la Hollande, est constamment dépassé
depuis trois ans. Ostende a meme compensé, et au-
dela, par une augmentation de 20,000 tonneaux,
les pertes épronvées par Anvers pendant les deux
premieres années de la révolution. Que ne laisse
pas espérer une telle situation, qnand le transit
sur l'Allemagne sera en pleine activité, et que le
régime d'entrepOt aura été établi par la législa-
tare sur des bases plus larges!


L'état de l'industrie en Belgique ne dément pas
la prospérité du commeree maritime. Si de nom-
brellses pétitions sont adressées aux deux chambres,
si des journaux aeeueillent ton tes les plaintes et les
exagerent, c'est que beaucoup d'intérets privés et
de spéculations finaneieres sont liés a la fortnne du
roí Guillaume et exereent une haute influenee dans
la presse; c'est que, d'ailleurs, la llltte entre la li-
berté eommerciale et la proteetion tarifaire s'en-
gage aussi tres énergiquement ehez nos voisins.
Ellp y donne lieu a une polémique d'autant plus




392 INTÉRETS NOUVEAliX EN EUROPE.
vive, a des manrellvres d'autant plus actives, que
la législature n' est pas encore liée a un systeme,
et qu'il s'agit de le fonder.


L'industrie des toiles, la plus importante pour
les Flandres, et qui, s'exen;;ant au foyer domesti-
que, a ses racines dans les vieilles mreurs de ce
pays, compte au nombre de ses meillellres années
les dellx qlli viennent de s'écouler. L'importation
annuelle de ses produits en France peut etre au-
jourd'hui évaluée a une somme de 20,000,000 fr.,
sans compter ce que l'interlope fait pénétrer en
fraudant le droit (1). C'est aussi la contrebande
qui fait de la fabrication du tabac l'une des plus
importantes industries de la Belgique. Nulle part
on n'a plus redouté qu'en ce pays l'enquete qui
pourrait laisser prévoir une modificationau mo-
nopole exercé en France sur cette matiere. Invité
a nous expliquer les motifs d'lln aussi vif intéret :
« C'est, nous répondit un représentant, que tant
que le régime actuel existera chez vous, nos fa-


(1) Les chiffres suivans, emprunlés aux états officiels, pourronl faire
juger des progres de I'industrie liniere, si menac¡;ante pour I'industrie simi-
laire en Franee, l'une des plus inh\ressantes de nos départemens de
l'ouest.


f
d131. 12,7 32 ,946 fr.


Imporlations en Franee. 1832. 18,679,077
1883. ~o,x3,,372




CONFÉRENCE DE LONDRES. 393
briques de tabac ne sauraient suffire a vous en
fournir. ))


Liége, cette ville étrange oú la féodalité manu-
facturiere des temps modernes s'associe a la féo-
dalité militaire du moyen-age, oú les gothiques
clochers se melent aux cols élancés des hauts-
fourneaux, ou l'industrie s' est logée en souveraine
au palais meme du prince-éveque, exporte de nom-
breuses machines a vapeur, fournit en abondance
des armes a tous les gouvernemens qui se défen-
dent, a tous les prétendans qui les attaquent, et
prépare jour et nuit ces rails qui vont paver de
fer la Belgique. Les sucres raffinés suffisent a peine
aux demandes du marché intérieur, et quelques
tentatives d'exportation s'operent avec succes (1)'


Les mines, cette industrie source de toutes les
autres, ont éprouvé une crise grave, mais mo-
mentanée, par suite du dév~loppement exagéré
douné avant 1830 a la production métallurgique.
Aujourd'hui ces embarras paraissent avoir com-
pletement cessé; chaque jour de nombreuses au-
torisations pour l' érection de hauts-fourneaux sont
sollicitées et obtenues. La prodnction est plus con-
sidérable que jamais, et tont s'écoule a ce point


(1) La prospér;té de eeHe industrie ressort du ehiffre énorme de ¡'im-.
portation du sucre brut, qui présente, de 1833 a 1836, une moyenne
supérieure a ceJle de 1 8 ~ í a 1829_




394 INTÉR'ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
que les adjudications de l'état pour les chemins
de fer ne sont quelquefois pas remplies.


La situation prospere des houilleres est moills
contestable encore tI), et l' on peut se reposer sur
les besoins croissans de l'industrie en Franee ét
le mouvement d'idées qui s'y développe, du soih
de créer a ce produit de plus Jarges débouehés
vers nos frontieres. Une premiere et prudente si"{-
tisfaction a été donnée a eette pensée d'avenir par


(r) • On compte dans leseul dislricthouillerdeCharleroi, dit l'organe
placé au centre de cette grande industrie, quatrc-vingt-deux charbonnages,
dont soixante-un en pleine activité. En r 833, ils fournissaient au com-
merce une quantité de 493,500 tonneaux de marchandises. Il donnent
aujourd'hui un produit annue! de 77 8,817 tonneaux, d'une valeur de
6,441,016 fr.


" Malgré cette augmenlation dans l'extraction, la production du char-
bon gras, dans les cnvirons de Charleroi, commence a n'elre plus en
rapport avec la comommation .• (Mémorial de la Sambre, 8 juillet 11136.)


l.'ne activité également croissante se manifeste dans le district de Mons.
L'importation des houilles belges en France a plus que doublée depuis
treize ans. Les derniers états ofliciels don! les résultats soient en ce mo-
ment sous nos yeux, l'établissent cornme suit :


251,801,525 kilog.
435,940 ,481
580,07 3,693


Ajoutons que la situation créée aux houilles de Ilelgique, comparative.
ment aux houilles anglaises, par les ordonnances du 1II0;S d'octobre 1835,
quoique le systeme des zones froisse, sons certains rapports, les inlérelS
de ce pays, ne permet pas de don ter que l'importation en Franee n'ait
augmenlé dans une notable proportion en r 836 el 1837.




CO:NFÉRENCE DE LONDRES. 395
un ministre éclairé, M. Duchatel;mais tout n'est pas
fait encore, et la Belgique peut s'en fier a ce qui n'a
jamais reculé en France, meme devant de gtandes
caJamités, a l'irrésistible entrainement de 1'opinion.


Nous portons dans ces recherches un dégage-
ment trop complet de vues systématiques, pour
prétendre appliquer a l'industrie cotonniere tout
ce qui vient d'etre dit de la situation générale-
ment satisfaisante des manufactures et du com-
merce de ce pays.


Cette industrie, qui, pendant quinze ans, ne
produisit guere que des especes communes pour
alimenter le marché de Java, abandonnant sans
résistance le marché intérieur a l'Angleterre, a vu
soudain toutes ses habitudes contrariées, toutes
ses routines rendues impossibles. Il a fallu sortir
enfin de son apathie pour lutter contre la produc-
tion étrangere, en essayant de faire aussi bien
qu'elle. Ce coup devait etre sensible: il porta spé-
cialement Sur la ville de Gand ; et un tres grand
nombre de fabricans trouva d' abord plus com-
mode d'attendre la restauration promise chaque
matin, que de se soumettre aux conditions de l'in-
dépendance nationale.


Mais ces espérances, devenant de jour en jour
plus incertaines, durent bientot céder aux im-
pulsions de I'intéret personnel et all gros bon




3g6 INTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
sens du comptoir. Si quelques fabriques furent
fermées, d'autres ne tarderent pas a s'ouvrir, et
le Brabant bénéficia de la mauvaise humeur de la
Flandre. On s'attacha a pourvoir le marché beIge,
si long-temps négligé; et p]acés dan s des condi-
tions de travail plus favorables que la plupart des
producteurs étrangers, a raison du taux de l'in-
téret de l'argent et du bas prix de la main-d'reuvre,
les fabrican s nationaux rendirent chaque jour la
concurrence plus rare et plus difficile.


Il résulte des états produits par l'administration
des douanes que l'importation en Belgique du
coton en laine, restant a l'intérieur et destiné a y
recevoir la main-d'reuvre, est aujourd'hui supé-
rieure a ce qu'elle était sous le royaume des Pays-
Bas. Les memes documens, corroborés par les
états officiels du gouvernement britannique, con-
statent que l'année derniere l'importation anglaise,
en tissus de coton, n'est montée qu'a. une valeur
de J 28,475 liv. sterl., tandis qu'elle était, en 1829,
d'une somme de 584,184 liv. sterl. pour les pro-
vinces méridionales du royaume. Les tableaux des
douanes fran'{aises présentent des résultats non
moins remarquables. La concurrence étrangere
recule donc devant les produits indigenes, a me-
sure que l'industrie s'attache a reconquérir un
terrain qu'elle avait abandonné sans combato




CONFÉRENCE DE LONDRES. 397
Ajoutons que, d'apres les personnes le plus en


mesure de connaltre la situation commerciale de
la Belgique, et surtout celle de la place d'Anvers,
les rapports des fabricans belges avec les coloni~s
de la mer du Sud se rétablissent graduellement sur
l'ancien pied, et que presque toutes les maisons
néerlandaises operent avec cette ville sous pavillon
neutre. La Hollande a trop le sens de ses intérets
pour sacrifier a des rancunes poli tiques des spécu-
lations lucratives. C'est du siége d'une ville hol-
landaise, de celui de Berg-op-Zoom, je crois,
qu'on raconte que les assiégés fabriquaient et
vendaient aux assiégeans les boulets destinés a dé-
molir leurs murailes.


La situation de l'industrie en Belgique paralt
en fin assez rassurante aux bons esprits de ce pays
(et le gouvernement s'est, sous plusieurs rapports,
associé a cette opinion dans la session de 1836-
1837 par la présentation de tarifs modifiés), pour
faire repousser, comme inutile et désastreux, le
systeme de haute protection tarifaire, que les fa-
bricans belges réclament avec une énergie au moins
égale a celle déployée par nos manufacturiers, en
demandant le maintiell de ce qu'ils considerent
comme un droit acquis.


Or, quelque mal fondées que soient trop sou-
vent les exigences de ces derniers, quelque insou-




398 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
tenables que seraient des prétentions qui vou-
draiel~t jie poser comme éternelles, alors qu'elles ne
peuvent par leur nature etre que transitoires, il
e~t certain que nos industriels sont daus une bien
weilleure situation pour réclamer le maintien de la
législation protectrice, que les fabricans belges pour
en demander l' établissement. La prohibition est la
loi de l'industrie, en France, depuis Colbert; la li-
berté commerciale est aussi vieiUe que les Pays-Bas
espagnols et autrichiens.


« Hors la tolle de Brabant, dit Louis Guichardin
dans sa Description des Pays-Bas, ni le prillce ni
les villes ne peuvent lever aucune gabelle sur quel-
que marchandise qui arrive au port ou qui en
sorteo » Un régime analogue, sagement tempéré
par des reglemens qui placent le gouvernement de
Maríe-Thérese au-dessus des plus éclairés de son
temps, dota la Belgique d'úne prospéríté inexpli-
cable dan s son abaissement poli tique , et sous le
coup du blocus maritime imposé a ses ports par la
Hollande (1). Ou, d'ailleurs, la liberté commerciale
est-elle mieux placée qu'en Belgique? Quel pays a
plus d'intéret a en faire prodamer le príncipe? Oli
Mons placera-t-il ses houilles, qui sont a la Bel-


(1) M. E. Perrot a publié, d'apres les docump,ns dépouillés par lui aux
arclúves du royaume, les renseiguomens les !llus curieux et les plus cir-
constanciés su, l'ad¡qiuistration autrichienne dans les Pays-Bas.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 399
gique ee que les vins de Bordeaux sont a la Franee,
source immense de riehesses s'ils s'écoulent au de-
hors, s.ouree d'inquié~ude et de perturbation. si l'é-
tranger les repousse? Sacrifiera-t-elle sa viei1le in-
dustrie lipiere, si profondéu}ent nation~e ~ ~t qui
donne aujourd'hui une importatiOll de plus de
:20,000,000, aux exigences des filatures de coton,
dont la vente, en France, n' atteindra jamais la
moitié de cette somme? Otera-t-elle, par un exhaus-
sement de tarif, a l'intéressante population du
Luxembourg, l' espérance de voir la France se
mOntrer moins rigoureuse pour l'admission d'un
bétail quj tit autrefois sa richesse, et qmse au-
jourd'hui sa profonde Illisere?


Une telle méconnaissance de ses propres inté-
rets est impossible, quelque importance poli tique
qU'OIl puisse mettre a se concilier l'opinion indus ...
trielle, quelque prépondérans que soiept les inté-
rets produeteurs et fonciers au sein de la législa-
ture belge.


C'est sous un autre point de vue qu'il faut en-
visager les propositions restrictives de la liberté
commerciale, plusieurs foj~ fOl'~ulées it. la cham-
llre des représentans et dans le sénat. Leur but est
moins d' agir sur la Belgique que sur la France;
elles sont a la fois une Quverture et une menace.
La France tient, en effet, dans ses main¡d'a,venir




400 JNTÉRETS NOUVEA.UX EN EUROPE.


commercial de ce pays comme son avenir politi-
que. Si elle ne rendait pas graduellement plus facile
l'admission des fers et des houilles du Hainaut, si
elle persistait a opposer une éternelle barriere aux
produits si multipliés de l'industrie de Gand et de
Liége, aux drapsde Verviers, q1,li demande cou-
ragement a la liberté commerciale de guérir les
plaies temporaires que le systeme colonial lui a
faites, comment se dissimuler qu'il ne resterait a
la Belgique qu'une alternative également déplo-
rabIe pour elle et pour nous, la chute de son
industrie, ou son adhésion au systeme prussien?


Qu'on n'argue pas, pour contester cette éven-
tualité, de ce qui vient d' etre dit sur la situation
actuelle de la fabrique beIge, qui ne souffre en-
core ni de l'exces de ses produits, ni de l'exiguité
de ses débouchés. L'industrie de ce pays est loin
d'etre arrivée au complet développement qu'elle
ne peut manquer d'atteindre. D'ailleurs, la révolu-
tion a créé pour un temps a l'intérieur du royaume
bien plus de ressources qu'elle n'en a enlevé; il a
fallu équiper et armer cent mille hommes; d'im-
menses travaux publics ont été entrepris; les hauts-
fourneaux et les houilleres suffisent a peine pour
y répondre; enfin, le marché national est venu
offrir a l'une des principales industries un débou-
ché nouveau. Mais la plupart de ces ressources




CONFÉRENCE DE LONDRES. 401


sont temporaires; elles disparaitront bientot avec
cette irritation fébrile et cette activité artificielle
qu'entretiennent pour un jour les révolutions.
Lorsque le calme se sera fait, la Belgique s'effraiera
a juste titre de sa prospérité croissante comme de
l'indice meme de ses embarras futurs. Alors elle
tournera les yeux vers nous, elle parlera a l'inté-
ret des consommateurs, a la prévoyauee des
hommes poli tiques ; aux uns , elle offrira les ma-
tieres premieres abas prix; aux autres, un con-
cours indispensable a l'action extérieure de la
France. Alors, entre le leurre de la neutralité de
la Belgique et son accession a l'alliance allemande,
il faudra que notre législature pronouee.


On peut eroire que le progres des idées écono-
miques aura rendu la transition moins difficile.
On ne discute déja plus le principe de l'abaisse-
ment graduel des tarifs, et les plus intrépides
défenseurs du systeme de la production nationale
confessent que ee bienfait ne saurait etre aeheté
par des charges plus onéreuses que ses résultats
ne sont profitables. Pour les révolutions néces-
saires, le seul art de l'homme d'état est de les pré-
parer, en adoucissant les pentes et en empechant
que tout ne se fasse en un jour.


La Belgjque n'hésiterait jamais, meme a des
conditions moins favorables, entre notre marché


1. :.1.6




4o!) INTEd:'TS NOUVEAUX EN EUROPE.
et celui de l' AUemagne, car plusieurs de ses pro·
duits les plus importans rencontreraient dans les
qu,aJjt~s similaires, iournies a plus has prix par
la Saxe, une concurrence dangereuse. Mais ~i,
d'un coté, toute espérance était fermée, que de
l'autre les avances devinssent d'autant plus vives
que la Prusse apercevrait mieux la double portée
d'une accession dont le resultat serait de conduire
s::l. ligp.~ AA do.mllles jusque S011S les remparts de
Lille et de Valenciennes, d,evrait-on s'étonnerque
le gouvernement beIge 6,njt par oublier des . ser-
vices q.ont tant de passions s'attachent déja a
élojgner le souvenir?


Jusqu'a ce jour le cabinet de Berlin n'a ríen
faít pour seconder ce mouv,ement signalé par
trop d'indices (1); mais le moment de quitter le
deuil de la maíson de ~assau est venu; puis, en
face des orages quí grondent en ce moment dans
les provinces rhénanes, il faut de deux choses
l'une: 011 renverser le nouveau royallme de Bel-
gíque, ou se ménager d'étroits rapports avec lui.
II peut etre pénible de traiter d'état a état avec
ce qu' on nomme parfois une (:apucüzii:re jacobine ;


(1) plus de cinqllante pétitions collectives des fabricans belges, deman-
danl I'accession al! systeme prussien, ont été présentées aux chambres
pl'ndanlle cours de la session 1836-37, et renvoyées aux ministres com-
plÍtens.




CONFÉRENCE DE LONDRES. 403
et lorsqu'on voit un chargé d'affaires du pape
transmettre de Bruxelles au clergé allemand des
ordres docilement obéis, cela doit faire que]que
mal au creur. Mais on a signé le traité du I 5 no-
vembre; on a permisle siége d'Anvers; on a dans
l' affaire de Grünen wall donné ~'excellens conseils;
on sacrifiera donc .ses antipathies a l'évidente
nécessité de ses intérets, et l'une des plus vives
préoccupations de la Prusse sera de se ménager
l'alliance de la Belgique.


Nous venons d'étudier les conditions d'existence
imposées au nouvel état par la .diplomatie euro-
péenne, et les tentatives a l'aide desquelles il s'pst
si honorablement efforcé d'en neutraliser les in-
convéniens et les dangers; il reste a apprécier la
nature et le caractere de ses ins4tutiops politiques
et administratives ..




CHAPI'fRE 111.


INSTlTUTlONS POLITIQUES ET ADMINISTRATIVES DE LA
BELGIQUE.


Une opinion universellement répandue en Eu-
rope nuira, plus que toute autre cause, a la conso-
lidation de l'indépendance beIge. On ne croit
guere a une nationalité qui a protesté trois siecles
contre chaqtie domination étrangere, sans avoir
la force de s'élever d'une émeute a une révolution,
et l'on semble envisager comme provisoire un
établissement que les combinaisons de la politique
générale briseraient sans scrupule comme sans
résistance. Ainsi qu'au dernier siecle les Hes a
sucre et a girofle passaieIit de main en main, cé-
dées, échangées ou vendues, selon le sort des
combats ou les convenances financieres, la Bel-




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 405
gique parait destinée a voir son sort se régler
sans elle par une bataille ou par un congreso


Ce pays a beaucoup a faire pour se relever aux
yeux du monde de sa longue déchéance intellec-
tuelle etpolitique. Le pourra-t-il? nous l'espérons;
car c'est tOlljours chose heureuse que de voir
s'épanollir la natllre, long-temps étiolée sous la
politiqlle; et l'intéret bien compris 'de la France,
que nous ne sommes pas assez philbsophe pour
ne pas faire passer avant tous les autres, ne nous
parait pas de,voir contrarier directement ces vreux
de dllrée et d'avenir. Que ce pays prenne foi et
confiallce, que son gouvernement sache tirer parti
d'une situatIon analogue a celle qui fut pour la
maison de Savoíe, toujours menacée et toujours
debout, le príncipe de ses développemens succes-
sifs. Le lion beIge garde quelque chose de phu;
précieux encore que l'entrée de l'Italie, et son
allianee sera reeherchée au meme titre que le fut
si 10ng-temps eelle du geólier des Alpes. Une mo-
narehie établie dans une position semblable n'est
pas, autant qu'on le croit, a la merei des évene-
mens extérieurs. Si elle doit mourir, ce sera faute
d'babileté plutót que faute de ressourees. Il faut
de spécieux prétextes pour rayer de la liste des
nations un peuple qui vent vivre. On n' en manqua
pas contre la Pologne, ablmée dans l'anarchie;




406 INTERETS NOUV:tAUX EN EUROPE.
et quand N~poléon acheva Venise, elle n'avait
conserve de son antique grandeur que la masca-
rade de Bucent~ure.


Il peut se faire que la Belgique se laisse envahir
eUe-meme par des doutes et des arriere-pensées
qui lui seraient mortels; on pourrait craindre
~urtout pour elle qu'elle se laissat tralner a la re-
morque des idées fran¡;;aises, au point d'avoir
tons les inconvéniens de nos institlltions sans
aUCllIi de leurs avantages, et qll'en négligeant de
d@Ve}oppet les élémens de sa vitalité propre, elle
n'aV~é;at elle-meme le jour de son absorption a11
se in d'une puissante unité. Ce que ses hommes
d'éta.t doivent done demander allX institutions po-
litiqnes, ..c' est moiIlS la perfection de mécanisme
des nGtres, qll'un moyen de développement pour
le génie beIge dans ce qu'il a de natif. n importe
~ins a ce pays d'avoil' d'excellentes lois et une
ádminístration habile, que des lois et une adminis.
tration nationales.


Se distinguer de la Franee par une large exten-
SiOil des libertés provinciales et communales, si
long-téfups prátiquées dans les Pays-Bás, par des
applications'" nombreuses et fécondes du príncipe
d'association, étrangeres a nos habitudes et que les
Belges ttlanient Iílieux que nous; fonder un régimé
simple ~t modeste, qui ne donne pas de prime




INSTlTUTIONS DÉ LA llELGIQUE. 407
aux hautes ambitions politiques, instrumens né-
cessaires de la gloire des grands états, dangereuses
et mal a l'aise sur un étroit théatre; appelerau gou-
~ernement les infIlIences natllrelles en les douant
graduellementde l'aptitllde qui leur manque; com-
hiner enfin J'esprit agricole et local de la Sutsse
avec le génie commercial et enlreprenant de ia
HolJande et des villes anséatiques : telle devrait etre
la constante préoccupation des hommes appelés
a préparer les destinées de la Belgique.


C'est en partant de cétte idée que nous jetterons
,r


un rapide coup d'reil sur la constitution politi-
que que ce pays s'est clonnée, au sortir de sa ré-
volution, et sur .}'ensemble de son régime admi-
nistratif, cette seconde constitution des nations
modernes, plus importante encore que la pre-
miere.


Ces institutions peuvent etre envisagées sous
trois rapports divers :


J o Le droit puhlic qu' elles consacrent;
2° Les formes de gouvernement qu'elles éta-


blissent·;
3° Le tégime local, que des me&ures plus ré-


centes ont complété.
Les lois con<;ues au sein d'une révolution, et


apres une longue résiSfánCé a des tentatives d'ar-
bitrairé, sont toujours palpitántes des pa.ssrons




408 INTERhs NOUVEAUX EN EUROPE.
du moment, et semblent dirigées contre le passé,
beaucoup plus qu'elles ne sont propres a garantir
l'avenir. Alors les principes dont il a été fait abus
sont solennellement révoqués, les intérets me-
nacés sont rassurés par des dispositions largement
protectrices, dont le moindre inconvénient est
d'etre inutiles du moment oú la position est chan-
gée. On se défend contre un ennemi qlli n'est plus,
sans se mettre en garde contre l'ennemi nouveau
auquel il va falloir faire face. La Belgique venait
de se soulever contre les tentatives de la maison
de Nassau ; elle avait combattu long-temps pour
la liberté de sa foi, de sa p'ensée et me me de sa lan-
gue: aussi s'attacha-t-elle a donner a ces graves in-
térets des garanties fort convenables sans doute
sous le roi Guillanme, mais qni perdaient une
grande partie de leur importance SOtlS un gouver-
nement national. La liberté des cuItes, et celle de
l'enseignement surtont, fnfj.. assise sur des bases
tellement hardies et tel1ement nouvelles dans le
droit constitutionnel, que la position du gouverne-
ment beIge est, sous ce rapport, unique en Europe.


« La -liberté des cultes,. celle de leur exercice
public, ainsi que la liberté de manifester ses opi-
nions en toutes matieres, sont garanties.


« Nul ne peut etre contraint de concourir
d'une maniere quelconque aux actes et cérémonies




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 409
d'un euIte, ni d'en observer les jours de reposo


« L'état n'a le droit d'intervenir ni dans la no-
mination , ni dans l'installation des ministres d'un
euIte quelconque, ni de défendre a eeux-ci de cor-
respondre avee leurs supérieurs, et de publier
leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la respon-
sabilité ordinaire en matiere de presse et de pu-
blication .


.- « L'enseignement est libre; toute mesure pré-
ventive est interdite; la répression des délits n'est
réglée que par la loi (1). »


Ainsi s'exprime la constitution; ainsi sont ré-
sumées les idées dont l'union eatholico-libérale
avait amené le triomphe.


On comprend que les Irlandais catholiques,
soumis au régime angliean, rédament tout cela;
rien De serait plus naturel que d'entendre les
malheureux Polonais, si leurs plaintes pouvaient
trouver quelque organe et quelque écho, exiger des
garanties analogues pour leur foi corrompue dans
son enseignement, pour leur clergé mena,cé dans
sa hiél'archie et son indépendance. 'Mais une posi-
tion défensive peut-elle se changer en une situa-
tion normalé et permanente? N'y a-t-il pas quel-
que contradiction entre le maintien du traitement


( r) Constitution beige, arto 14. -[,.




4ro INTid:"rs NOUVEAUX EN EUROPE.
ecclésiastique, annuellement voté par les cham-
bres, et cette indépendance absolue, qui tie s' étend
pas seulemeut aux doctrines ou elle devrait etre
de droit commun, mais au choix merne des pef-
sonnes? L'épiscopat et les chapitres belges se I"'é'l
erutent souveraiüernent dans lenrs propres rangs,
a la "maniere de ces corporations rnunicipales qne
la réforrne a brisées en Angleterre. Un gouverne-
meilt national s'exer<{ant, non pas dans un pays
divisé de sectes et de croyances cornrne l'Amé-
rique du nord, mais au se in d'une population
dont les dix-neuf vingtiernes sont ardernrnent ca-
tholiques, peut-il sans inconvénient pour la reli-
gion, sans quelque danger pour lui-meme et poul'
la minorité dissidente, renoncer a tout controle ,
sur le personnel du clergé et celui de l'instruction
publique? qtiestion irnrneme que l'avenir du peu-
pIe beIge décidera, et dont la solution ne sera pas
sans influence sur nos propres destinées.


Nous étions, en 1830, du nombre de ceux quí
réclarnaient le plus vivement la séparation de rétat
et de l'église; nous la demandarnes d'abord a la
restauration, pour arracher nos croyances a une
protection aussi dangerellse pour elles-mernes que
pour le trone gllí l' octtoyait; nous la réclamames,
avec plus d'insistance encore, de la révolution de
juillet; car un parti qlii fut a1Ms bien pre5 du




INSTfTIJTlONS DE LA BE'tdtQUE. 4I I
triomphe, eut infligé au eatholicistne, accablé
sous une impopularité passagere, une de ces po-
sitions auxquelles on n'échappe que par la liberté.


Sans avoir jamais eu aucune solidarité avec un
journal qui a profondément remué le sol de la
Belgique, nous avions des doctrines religieuses
communes, et quelques sympathies politiques ana-
logues, quoique moins ardentes. Nous pouvons
done comptendre mieux; que d'antres le mouve-
ment d'idéés qui a présidé a l'reuvre eonstitution-
nellé du 7 février 183 r.


L' Avenir est fondé a réclamer une grande part
dans ce travail. C'était merveille, en effet, de voir
ce clergé et ces honnetes catholiqlles belges, qui,
quelques années auparavant, se signaient d'hor-
reur a l'idée de la liberté des cultes et de la presse,
et repoussaient la loí fondamentale de J 8 1 5, paree
qu'elle contenait des disPbsitions trop libérales,
réclamer avec véhémence ton tes les conséquences
du principe de liberté, auquel les évenemens les
avaient técetnment convertis. C'est le propre de
l'esprit clérical d'i-treéminemment logiqtte. Le tour
habituel de la pemée , la séqrtestratioti drl monde,
l' é1t.altátion qu' elle engendre, é1t.pliquent et justifient
eette disposition, plus favorable am spéculations
métaphysiques qu'aux applications, si souples et
si v:t:H'é@s, de la -vié sciciále.




412 INTÉRtTS NOUVEAUX .EN EUROPE.
Le dergé beIge, celui des Flandres surtout, ap-


partient presque tout entier aux idées démocrati-
ques et aux théories libérales que l'école de M. de
La Mennais n'ent réussi a propager en France
qu'autant que le libre exercice du culte catholique
y eút été menacé par le pouvoir. Ce clergé déduit
mathématiquement les co~séquences du principe
électif, comme le célebre écrivain déduisit im-
perturbablement, pendant dix années, celles du
principe contraire, avec une inflexibilité qui ne
reculait pas plus devant les objections de l'histoire
que devant les résistances du siecle. Dans la discus-
sion de la constitution, dan s celle de ses lois com-
plémentaires, le partí catholique pur a été et con-
tinue d'etre le plus puissant auxiliaire des théori-
ciens de l'école de gauche; lui seul est aujourd'hui
en mesure d'imposer des conditions au pouvoir, et
de réclamer avec su cee s en faveur des principes
libéraux contre la tendance centralisante du parti
des hommes politiques; car le libéralisme a la fran-
.,;aise compte peu de voix dans la chambre des re-
présentans, et il est tout-a-fait nul dans le sénat.


La constitution beIge est donc, a double titre,
l'reuvre du partí catholique. Ill'a d'abord combi-
née en s'appuyant sur l'alltre nuance de l'Union,
puis ill'a fait accepter par les populations dont il
dispose. Rien de si piquant que la physionomie de




INSTITUTIONS DE LA llELGIQUE. 413
ses principaux organes parlementaires, esprits
bornés et nobles creurs, ou les vertus privées ne
suppléent pas le manque d' expérience, braves gens
sortis de leurs chateaux et de leurs fabriques, pé-
tris de bonnes intentions et tout hérissés de pré-
jugés, de la me me pate que ces tories de vieiUe
roche, dont sir Walter Scott a crayonné tant et de
si vivans portraits.


Il ne faut pas se faire illusion néanmoins sur cette
rigueurpuritaine; en meme tempsqu'onla professe
avec une entiere bonne foi, il se trouve qu'elle sert
au mieux les intérets qu' on a le plus a creur de pro-
téger, et qu' elle permet de concilier tous les avan·
tages du pouvoir avec ceux de la popularité, ou
plutot de conquérir les uns par les autres. La liberté
n'est pas une abstraction plus que la foi; elle doit
se résoudre en actes positifs, du moment OU, dan s
l'exercice des fonctions publiques, on est appelé a
en appliquer les formules. e'est ainsi que, lorsqu'il
s'est agi d'organiser l'enseignement public, la ma-
jorité législative et le ministere qlli en émane ont
combiné les dispositions de la loi, pour garantir
d'une maniere indirecte, iI est vrai, mais assllrée ,
la prépondérance de fenseignement cathoIique, et
qu'en toute circonstance l'intéret reIigieux trouve
au sein des chambres un conCOllrs actif et dévoué.
Pourrait-il en etre autremellt? qui ~'étonnera que,




414 INTÉRf;J'1:i NOUVEAUX EN EUROPE.
dansl'exerciced'un minister~libreetconsciencieux,
la conscience individuelle soit consultée, et que la
lib.ert~, gr~ffée sur un tronc religieux, porte des
fruits parfumés de la saveur de SDn origine?


Ce qui se p:;tsse au sein des ponvoirs pllrlemElq-
taire~, en face de la tribune el de la presse, doit
arriver plus fréquemment encore daos l'adminis-
tration locale. Quel régime assurerait aussi bien
que celui des colléges administratifs la prépondé-
rance du clergé dalls les r.~ligieuses provinces des
Flandres ou de la Campine? Quand le qué sera-t-il
plus en mesure de disposer des ressources commu~
naIes, pour rehausser la splendeur du cuIte divin
OH assurer son existence, que lorsqu'il dictera sou-
verainement leurs choix a ses o uaill es , el que l'ad-
ministration sera commise a deux échevins et a un
bourgmestre désignés par lui? Que l'intéret génér.u
ou c~lui d'une minorité dissidente se trouve en
lutte, nous ne disons pas avec I'intéret religieux,
mais seulement avec un intéret de sacristie, lequel
pense-t-on qui reculera devant l'autre?


S'il s' agissail d' ppter entre l' ouverture d'une
route vicinale ou la création d'une caisse d'épargne
utile a tous dans un avenir éIoigné, et l'irrésistible
plaisir de faire a la fois preuve de gout, de piété ~t
de richesse, en bariolant et dorant de gothiques
statues, peut-qn douter de la puissance et du ré-




JN~TlTUTIONS DE LA BELGIQllE. 415
sultat de la tentation? A en juger par l'irritation
tres vive qui se développe au sein du parti catho-
lique, parmi les hommes les plus ardemment dé-
voués a ~eun; croyances, des qu'ils mettent la xpain
~ 4 prat~que des affajres,co~tre l'action ~:p~rcée
p~r le clergé de quelques provinces dans la ges~ion
des affaires locales, cette situation créerait au gou-
vernement et au catholicisme lui-meme des oh-
stacles de nature ~ faire peut-etre redouter pour
l'avenir une réactjQu dangereuse.
L~ clergé gouverne la Belgique; iIla gouverne


an nOlll de la liherté et par une application large
et complet~ de ses principes. Jamais les idées de
M. de Lafayette ne furent plus franchement pra-
tiquées meme en Amérique. Les théoriciens n'ont
donc mot a dire contre une domipation chaque
jour légitimée par l'assentiment et le scrutin po-
pulaire. n n'ell est peut-etre pas de meme des
hOlPmes de pratique et d'expérience : ceux-ci sa-
vent que la liberté est moins encore le terme que
le moyen dans la grande reuvre sociale.


En étudiant l'histoire et en suiyant les luttes in-
testine.s des p~uples, on serait parfois tenté de se
debander si la premiere condition de la Íiberté
pratique ne serait pas laprépondérance incontes-
tée d'une opinion ou d'un intéret. Des école~ ou
des partis égaux en force spnt plus enclins a COlll"




416 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.
battre qu'a traiter, a désirer la victoire qu'a se
contenter de la liberté. Au contraire, lorsqu'une
situation est solidement prise et que le parti do-
minant n'en peut plus etre délogé, iI répand la li-
berté dont il ne redoute plus l'usage, et qui, apres
tout, lesert plus spécialementlui-meme. Ce qui ren-
dit la liberté impossible dan s la France de 89, e'est
que le parti qui la voulait selon certaines'Condi-
tíons et dans certaines limites, était trop faíble
pour résister a celui qui n'en voulait pas et a ceux
qui la comprenaient autrement que lui; c'est aussi
lá le danger que court la cause libérale en Espagne
et en Portugal. Aujourd'hui la suprématie, chaque
jour plus manifeste des intérets bourgeois nous
prépare un avenir dont la cIasse moyenne peut
n'avoir pas le gout, mais ou elle sera comme en-
trainée par sa force meme. Le parti catholique
est chez nos voisins ce qu'est le juste-milieu chez
nous; seulement comme il est encore plus fort, il
n'a eu a faire ni état de siége, ni lois de septembre.


Hatons-nous du reste de le dire : ce n'est pas
d'apres les idées parisiennes que l'état de la
Belgique doit etre apprécié. En France, la Bre-
tagne seule pourrait faire comprendre ce pays;
mais en France, qui comprend la Bretagne? Sila
Belgique avait une nationalité forte et robuste, et
que son avenir de peuple fut assuré, on pourrait




INSTITUTJONS DE LA BELGIQUE. 417
conseiller a ses hommes d'état de modifier ce qu'il
pep.t y avoir d'anormal dans des influences dont
l'imprudente action peut susciter des dangers aux
intérets sacrés qu'ils défendent : on devrait alors
songer a perfeetionner les détails de l'adminis-
tration, a la rendre plus active et plus simple.
Mais la Belgique doit avoir de tous autres soucis;
il lui faut constituer sa nationalité, eultiver avec
soin ,cette plante encore débile. Gardez-vous d'é-
laguer ses branehes pendantes a l'aventure, laissez
sa seve s'éparpiller en boutons et s'étendre en ra-
meaux épais. Le moment de faire filer la tige n'est
pas venu; il fant que l'arbre prenne du corps; ce
serait plus qu'une imprudenee de l'attaqner dans
sa maitresse racine, dans la senle qni le fasse vivre.


Si nous passons aux formes eonstitutives du gou-
vernement, on yerra qn'elles ont été combinées
sons lIes inflnences analognes, et qne e'est a un
tout autre point de vue qu'a celui OU l'on se place
d'ordinaire chez nous, qu'íl convient de s'établir
pour les apprécier.


La monarehie fut déerétée par le con gres beIge
a une majorité de cent soixante-quatorze voix
contre treize qui voterent pour la république.
Mais qu'on ne s'y trompe pas: quoique la pres-
que unanimité de ce corps se prononeat pour
l'érection d'un troneconstitutionnel, un tres grand


1.




!~ 1 8 INTERtTS NOUVEAUX EN EUltOJ>E.
nombre de ses membres, d'entre ceuxappartenant
au parti eatholique surtont, firent, dans eette
circonstance, un véritable saerifice aux terreurs
que le mot de république éveillait dans lOus les
esprits. S'ils n'avaient consulté que ]'entralnement
de leurs idées théoriques et de leurs antipathies
prononcées, ils auraient proclamé la forme répu-
blicaine. Ils reclllt~rent devant des souvenirs hi-
denx, rajeunis par l'admiration d'un parti fana-
tique qui ne peut imputer qu'a lui-meme ses
humiliations etses défaites. Dans les circonstances
les plus favorables, ce partí a succombé en Be~gi­
que comme en France sous le sceau d'impiété
qu'íl porte au front; c'est la cívilisation chrétienne
qui s'est levée contre luí, et l'a enchalné comme
l'ange de l'ablme.


Mais si le con gres beige proclama la royauté, ce
fut en ne luí donnant qu'une part fort exigue dans
les affaires du pays; il ne lui réserva guere qu'un
role négatif, se préoccupant plus de la nécessité
d'échapper a la république que du soin de consti-
tuer la monarchie.


Le pouvoir judiciaire, qui en France émane
du roí, fut enlevé au monarque en Belgique,
aínsi que la nomination des fonctionnaires de cet
ordre, laquelle ne s'opere que sur présentation
faite par les chambres législatives, par les consei)s




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 419
provinciaux, ou par les cours et tribunaux eux-
memes (1). Il ne Ilomme aux emplois d'adminis-
tration que sous les exceptions déterminées pa,.
la loi et que celle-ci peut étendre (art. 66). Les
chambres s'assemblent de droit et sans convoca-
tion royale a une époque déterminée (70). La
durée de leur session obligatoire est également
déterminée par la loi (ibid., § 2). Le roi est sans
action , meme indirecte, sur le choix des membres
du sénat, nommés par les memes électeurs que
les représentans, et selon le meme mode que
ceux-ci (53). Enfin l'inviolabilité de la personne
~oyale semble meme n'avoir été consacrée qll'avec
certaines réserves (2).


On doit savoir gré a un prince d'avoir accepté
une telle situation,: alors entourée de tant de pé-
rils. La BeJgique a fait un choix heureux et sage.
Elle-meme et son monarque ont lieu d'thre satis-


(1) Constitution beIge. ·art. 99.
(2) La rédaction de la seetion centrale portait; le roi ese inviolable. On


'proposa d'y substituer ces mols : la perso/me du roi, paree que, dit M. De-
leeuw J auleur de la proposition, iI est importan! de distinguer entre la
per.,onne dll chef de rétat el le chef de I'état; • carJ si vous adoptez la
lidaetion de I'article en disant le el,e! de l' état ;,wiolaó/" , vous vous liez
irrévocablement, et quoi qu'il arrive, vous ne pouvez I,lus prononcer la
déchéance ; il sfrait peut-etre dangereux de se lier ainsi .• Une autre pro-
position tendait il fa:re dérider par une eOllr d'¿qutlé, quand il y aurai!
lieu il la déchéance. Cette proposition fut rejetée, et la premiere adoptée,
avec la reserve et la modification proposee par M .. Deleeuw.




/r>.o l~T.ÉRÉl'S NOUVEAUX EN f:UROPt:.
iaits l'un de l'autre. A. peine assis sur ce fauteuil
drapé en trone, Léopold se vit soumis a la plus
cruelle des épreuves ; et au milieu des désastres
de son avénement, il ne désespéra pas de l'avenir.
Son sen s droit et la considération personnelle
que luí accorde l'Europe contribueront a garantir
cet avenir a sa patrie adoptive. Ce prince a bien
compris ce pays de mceurs simples et jalouses, et
au préjlldice peut-etre de ses inclinations person-
neHes, il a su appeler et maintenir aux affaires le
partí qui y apporte, apres tout, le plus de puis-
san ce morale et de popularité.


Il ne s'agit pas d'élever dans une contrée sans
imagination et sans souvenirs monarchiques un
trone entouré de pompes et de prestiges; une telle


..


tentative serait mortcHe a la royauté en me me
temps qn'á la nationalité beIge. Il s'agit moins en-
('ore de créer la de ces grandes existences pali-
tiques, qni font aspirer á la' vie parlementaire
comme au pl'emier degré d'nne haute fortune et
d'une illustre renommée. Des ministres a 24,000
frallcs de traitement, qui, apres plusieurs années
de fonctions remplies d'nne maniere plus conscien·
cien se qu'éclatante, al1ront pour pcrspective de
descendre au rang modeste de gouvernellr de lenr
ville natale ou de rentrer dans l'obscurité avec des
témoignages d~ l'estime publique; un sénat électif




INSTITUTIONS DE LA BELGIQIJE. 421


composé de gros propriétaires et d'industriels;
des représentans salariés ponr faire temporaire-
ment les affaires publiques san s y voir un moyen
de faire les leurs: ce sont la des chimeres dans un
pays constitué comme le natre, et des réalités
dans les chambres de la Belgique et les dietes de
la Suisse. Les grands états ont des conditions
d'existence auxquelles on essaierait en vain de les
contraindre a manquer. C'est dans leur sein, et
par l'importance meme des résultats qui sont a la
foís son but et sa récompense, que l'esprit humain
se développe; si les sociétés d'un autre ordre ga-
gnent souvent en honneur et en moralité ce qu'elles
perdent en éclat et en influence, e'est la une com-
pensation que la sagesse devrait accepter sal1S
doute, mais qui pourtant ne satisfait guere aux
instincts des peuples modernes.


Les chambres ont dli hériter des attributions
enlevées au roi. Elles en ont, en eHet, d'impor-
tan tes que notre Charte ne garantit pas, quoique
l'usage les con sacre pour la plupart. Tels sont,
par exemple, le droit d'enquete avec toutes ses
conséquences (40), la faculté d'exiger des ministres
des explications sur toutes les pétitions (43) etsur
l'état des relations diplomatiques "(68).
. Le droit de se réunir chaque année, san s convo-
cation préalable, le deuxieme mardi de novembre,




422 INTÉRiTS NOUVEAUX EN EUROPE.


la suppression des scrutins secrets, et l'obligation
de voter a haúte voix sur toutes les questiohs(3g),
l'indemnité mensuelle de 200 florins qui garantit
í'i~dépendance des représentáns choisis sa~s au-
cune condition d'éligibilité (52), la grande fortune
territorial e que suppose le cens dé terminé pour
le sénat, l'impossibilité d'offrir une amorce aux
ambitions par des fonctions publiques largement
rétribúé~s : tout concourt enfih a annuler avec
i'Iúfluence ministérielle l'importance meme des·
fonctions de ministre, et a consacrer l'omnipo-
tence parlementaire en pratique aussi bien qu'en
théorie.


Le sénat beIge est élu pour huit ans, l'autre
chambre pour quatre années ~eulement (51 ). L'un
et l'aufre se renouveJIent ensemble en deux séries,
mais peuvent etre dissous séparément (5 r, 55).


Lecens de J ,000 florins imposé aux sénateurs,
et l'obligation de résider a Bruxelles san s indem-
nité, ont, selon l'esprit et le vreu de la constitu-
tion, appelé au sénat toUtes les notabilités territo-
riales des provinces. 'On dirait un conseil général
discutant autour d'un tapis vert et sans l'appareil
d"e la tribune, qui est a la pensée politique ce qu'é-
tait le masque dramatíque a la parole des anciens,
el ~égla'nt les affaires publiques avec la confiance
~t l'~pÍóiü.b ae gens q'ú.~ n'oú~ pAs rtral'faltJes leurs.




INSTITUTIONS DE LA llUGIQUE. 423
Pas de phrases, point ou peu d'esprit, une élabo~
ration lente et difficile qui fait deviner la traduc-
tion franc;;aise d'idées conc;;ues en ílamand; mais en



revanche une absence complete de prétention, de's
allures libres et fermes qni nous sont trop étran-
geres, et qn'on ne tronve pas la sans étonnement
et sans plaisir. Si la Belgique est originale par que}-
qnes-unes de ses institutions politiques, e'est sans
eontredit par son sénat. La Franee donnerait mieux
sous d'autres rapports, mais elle ne donnerait ras
cela. C'est un fruit indigfme qni doi't murir et qu'il
fant eultiv~r avee grand süin. .


Quoique sans aetion poli tique , notre pairie est,
quoi qu'on puisse en dire, nne belle chose : il n'est
pas de nation en Enrope, sans excepter l' Angleterre,
qui puisse présente?plus de lumieres réunies a plus
d'expérience. 'fons les régimes et tons les systemes
ont jeté leurs débris sur ce rivage avant de dispa-



raitresous les flots : on dirait l'histoire contempo-
raine personnifiée et tonte vivante. Mais cette pairie
n'est quelque chose que par l'éclat qui s'attaehe
au role historique et aux antécédens personnels de
ses membres. C'est pour cela que l'idée d'en fon-
der la grandeur et l'avenirsurl'héréditénous parut
toujours stérile et fausse, meme sous la restaura-
tion, dont le principe luí pretait une force fáctice;
c'est pMlr ~á, SllM dooner bien d'antres raisnm,




424 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
plus péremptoires encore, que l'espoir entretenu
par quelques hommes de revenir un jour a cette
institution sous le régime actuel, nous semble
aus;i dangereux que chimérique. L'hérédité ne
représente rien dan s un temps ou ron ne tire son
autorité que de soi-meme ; comme tous les ressorts
portant a faux, elle serait un point d'arret p,our
le pouvoir beaucoup plutot qu'un point d'appui.
Une chambre des pairs dont les membres n'au-
raient plus, des la seconde génération, cette au-
réole que l'hornme n'emprunte aujourd'hui qu'aux
grandes circonstances qu'il a traversées, serait
repoussée par les mreurs autant que par les idées.
A cet égard, la monomanie de la France est uni-
íJerselle, et des lors ce n'est plus une mono-
manie. -


En Belgique, au contraire, les positiol1s natives
ont encore quelque valeur par elles-memes; la for-
tuneestun principepositif et passeule.ñent, comme
chez nous, un moyen tres éventuel d'influence.
Aussi, ce pays, dont l'aristocratie a eu le bonheur
d'échapper aux carrosses du roi et aux petits sou-
pers, bonne vieille noblesse flamande restée atta-
blée a la tabagie pour boire le faro et fumer le
cigarre; ce pays qui n'a connu ni les échafauds
de Richelieu, ni les salons ambrés de la Pompa-
dour, ni les folies de Coblentz, aurait pu ten ter




JNSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 425
peut-etre avec quelque succt~s la création d'une
pairie héréditaire.


Mais fidele a la rigueur du principe électif, il
n'a pas rneme osé aller jusqu'a l'inamovibilité.
Nous sommes tentés de l'en blamer: remarquons
cependant que l'inamovibilité aurait en pour re-
sultat nécessaire de créer de grandes positions
politiqnes, d'en faire un hesoin et un but pour la
vie, et qu'il est fort douteux, ainsi que nous avons
déja eu occasion de le dire, que cette excitation
continue soit de mise sur un théatre aussi circon-
scrit. Beaucoup de liberté sans éclat, du bien-etre
sans i1lustration, moins d'hommes politiques que
d'honorables citoyens: voila, ce semble, la desti-
née naturelle de cette contrée. Lui suffira-t-elle?
je l'ignore; mais ce ~ue j'affirme, c'est que si ses
vreux dépassent ce but, dans peu d'années la Bel-
gique ne s'appartiendra plus a elle-meme.


La 10i électorale corrobore par son mécanisme
l'action des influences territoriales et religieuses
qui dominent les deux chambres, et dont le mi-
nistere actuel est l'expression la plus modérée et
la plus habile. Le législateur a pris la population
pour base unique du droit électoral (1). Pour
rendre ce systeme possible dans l'application, une
sorte d'égalité relative a été établie entre les, carn-


(t) Loi du 3 mars 1831.




4~6 J:NTÉR1Ts NOUVEA.UX EN EUROPE.
pagnes et les villes, d'apres un sens variable qui
s'abaisse jusqu'a 20 florins pour les premieres, et
peut monter jusqu'a 80 pour les secondes. Cette
disposition de la loi, qui dOIlIle aux populatiorts
rurales environ trente-trois mille dix-huit élec-
teurs, et aux popu]ations urbaines quatorze milIe
huit cent trente-cinq seulement, est vivement at-
taquée aujourd'hui par le parti qui l'aJopta d'en-
thousiasme aux premiers temps de la révolutioiI,
comme l'une de ses plus belles conque tes.


Il est difficile de ne pas prévoir une modifica-
tion plus ou moins éloignée a un pareil état de
choses. On ne saurait se dissimuler, en effet, que
les villes, grands centres d'industrie et de popu-
lation, tenteront tous leurs efforts pour se faire


• relever du quasi-ilotisme qui pese sur elles. Mais
cette révolution parlementaire que le parti. des
hommes politiques provoquerait p~ut-etre en la
réglant, ne sera pas de nature a changer d'une
maniere notable l'esprit du gouvernement. La
hourgeoisie des villes n'est pas la comme en France
en hostilité de mreurs, d'idéeset de croyances avec
l'aristocratie terrienne; il n'est pas de couche so-
ciale qui puisse y donner une majorité analogue
aux nutres.


Si uous passons maintenant a l'administratioh
locale, nous aurons quelque lieu dé no"u's étónber




INSTITUTIONS DE LA IlELGIQUE. 427
qU'tlll systeme si malheureusement essayé chez
nous au début de notre révolution, et d'une appli-
cation si visiblement impossible aujourd'hui meme,
marche uepuis long-temps en ce pays et y re<,¡oive
chaque jour de plus complets développemens.


On sait que la Belgique est divisée en huit pro-
vinces ou départemens, subdivisés .en districts ou
arrondissemens, et en communes. Toutes ces di-
visions territoriales s'administrenf d'une maniere
indépendante pour leurs intérets locaux par des col-
léges d'administrateurs élus par elles. Les conseils
provinciaux sont nommés par les memes électeurs
qui concourent a la formation des chambres (1).
Ces conseils, composés de quarante - cinq a
soixante-treize conse~Jlers, selon l'importance res-
pective des provinces, se réunissent de plein droit
chaque année, comme les chambres elles-me mes ,
le premier ruardide juillet (44). Les séances en
sont publiques (51); on y vote aussi par appel
nominal et a haute voix sur toutes les questions
discutées (52). Ces corps protioncent sur toutes les
affaires d'interet provincial (62); ils arretent cha-
queannée les comptes. des recettes et dépenses de
l'exercice précédent, et votent le budget de l'exer-
cice suivant avec les moyens d'y faire face (63). Ces
·budgets sont impriméset déposés liu greffe a l'in-


(1) tói d"óigaDrsatión próvÍlÍci~e, :quin 1834, art.5.




42.8 INTÉR~TS NOUVEAUX EN EUROPE.
spection du public, qui en est informé par la voie
du journal de la province (63). •


Les dépenses sont classées, comme dans notre
comptabilité départementale et municipale, en
obligatoires et facultatives. L'approbation royale,
et en certains cas ceHe du corps législatif, sont
exigées dans les limites et selon le mode usité chez
nous.l\Iais ce qui sépare radiealement l'administra-
tion beIge de la natre, e' est l' existenee d'une députa.
tion permanente nommée par le eonseil, et prise
dans son sein, pour exéeuter toutes les mesures arre-
té es par lui, et vider le eontentieux adrninistratif.


Le gouverneur de la provinee, seul fonction-
naire nornrné par le roi, préside la députation per-
manentt' ou il a voix délibérative. L'autorité adrni-
nistrative est en entier dév1>lue a eette eonimis-
sion (106). En rnerne temps qu'elle représente le
conseil de la provinee lorsqu'il n'est pas assernblé,
et qu'elle exeree colleetivement les fonctions attri-
buées aux préfets par la loi frant;;aise, elle a toutes
les attributions de nos conseils de préfeeture sié-
geant eomrne tribunaux adminif>tratifs (109)' Elle
mandate toutes les dépens~s ( I 12.), sournet au eon-
seil provincial les eomptes et projets de budgets',
provoque et éclaire ses délibérations ( 1 19)'


Le gouverneur n'a mission que de veiller a l'in:-
struction préalable des affaires soumises a la dé-




l!~s'rITUTIONS DE LA BELGIQUE. /J2.9
pntation permanente (124); il n'est chargé qne
de l'exécution des délibérations prises par elle. Les
actions de la province, en demandant et en défen-
dant, sont exercées an nom de la dépntation, a la
poursuite et a la diligence dn gonverneur (12.4). Le
seul droit de celui-ci, lorsque la députation a pris
une résolution qui dépasse le cercle de ses attri-
bntions provinciales, est de-prendre son recours
darÍs les trois jours aupres du gouvernement, qui
doit annuler la décision dan s les quarante jours
du 'recours, sans quoi elle est exécutoire de plein
droit ( 12. 5).


Cettefacultéunieaux attributions depolice géné-
rale forme tonte la puissance du gouverneur de
la province. Sans action sur les intérets, sans ac-
tion sur les opinions ~ chargé de la direction des
bureallx sans ponvoir lenr imprimer une impul-
sion personnelle, ce hant fonctionnaire joue un
role qu'il serait assez difficile de caractériser, et a
bien dire de comprendre dans les idées franc;aises.


Le commissaire d'arrondissement, aussi nommé
par le roi, agit également SOtIS la direction de la
dépntation permanente (133); iI veille, dans l'é-
tendue de sa circonscription, a l'exécution des ré-
soIntions prises par elle; mais, ponr ne pas blesser
sans doute l'indépendance des régences urbaines,
ses attributions ne s'étendent que sur les com-




430 INT:tRETS NOUVEAUX J:N llUROPE.
munes rurales et sur les villes d'une population in-
férieure a 5,000 ames ( 1 32 ).


Enfin, pour compléter ce systl~me, la loi ~ q.oté
ces grands corps provinciaux d'une prérogative
qu' ene a refusee aux chambres légis\atives elles-
mernes. Le droit pour la couronne de dissoudre
les conseils provinciaux, demandé par le minis-
tere, fut rejeté dans la discllssion san S avoir été
vivement défendu parlui. On ne sauraits'expliquer
une telle anomalie, un tel bouleversement des
idées re~ues en France, qu'en se reportant a ran-
tique importance des eonseils locaux dans les pro-
villces belgiqnes. Au sein de ces vieilles corpora-
tions poli tiques résidait, en effet, la souveraineté
des P.tys-Bas. L'autorité de I'Empereur, duc de
Brabant, roarquis d'Anvers·et eomte de Flandre,
ne descendait jusqu'au peuple que par l'illterm~­
diaire des états, indissolubles de leur nature,
corome gardiens des franchises populaires et du
contrat qui unissait le prince a la nation.


Le gouvernement hollandais lui-meme, roalgré
sa tendance centralisante, avait respecté ces vivallS
souvellirs et doté l'administration local~ de larges
et hautes prérogatives. Les états provinciaux, jus-
qu'en 1830, étaient composés de déplltés des villes,
de représentans des campagnes et de membres de
l'ordre équestre ou de la noblesse. Ces états jouis-




INSTITUTIONS DE LA. :BELGIQUE. 431
saient des attributions que la loi actuelIe confere
aux conseils provinCiaux, et de leur sein sortaient
en outre les membres de la seconde chambre des
états-g~néraux. On voit qu'ils étaiellt a la fois corps
administratif et poli tique.


L'administration coUective a done dans ces con-
trées des racines antiques et profondes. Si l'on en
jugeait d'apres les iujures prodiguées dans les dis-
cussions parlementaires a « la domination a jamais
abhorrée des maires et des préfets, » et en géné-
ral au régime fraIH;ais, que ce pays ll'a pu con-
naltre, a la vérité, qu' a une époque de violen ce
et d'arbitraire, iI n'y aurait certainement pasa
attendre de réaction vers nos formes administra-
tives. Une tendance a l'unité du personnel , si ja-
mais elle s'y manifestait, serait le signe le plus
certain de la chute de la nationalité beige.


La loi communale votée le 30 mars de cette
année a complété ce systeme, en appliquant les
meIhes principes a l'organisation municipale. Les
conseils communaux jouissent d'attributions ana-
logues a celles qui sont.conférées aux conseils pro-
vinciaux (134); mais leurs délihérations ne sont
exécutives que sous l'approbation de la députation
permanente de ces conseils (J 41 et suiv.). Au sein
du conseil municipal surgít un pouvoir nouveau
pour nous: le collége d'échevinage, dont le bourg-




!~32 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
mestre est président (1). Ce conseil administre
a ]a pluralité des voix et dans les memes formes
que la députation provinciale. Le bourgmestre
et les échevins sont nommés par le roi dans le sein
du conseil (art. '2).


Ce mode, emprunté a la législation frallf;aise et
introduit pendant le cours des débats sur la loi
commllnale, qui se sont prolongés deux sessions,
est un terme de conciliation entre des doctrines
absolues également repoussées par ]a chambre
des représentans. On demandait, d'une part, que
le roi pút nommer le bourgmestre sans condition,
en fant que ce magistrat est chargé de l'exécution
des lois générales, et on lui refusait alors voix dé-
lihérative au conseil cornmunal ; de l'autre, on con-
testait a la couronne le droit d'inflller en rien sur
cette nomination, qui devait etre laissée au choix
libre du peuple, puisque la tache spéciale du


( 1) 11 Y a deux érhevins dans les communes de vingt miUe habitans et
au-dessous • qllatre dans eeHes donl la poplllation excede ce nombre. (Loi
commllnale, arto 3.) La déplltation provineiale e3t eomposée de six mem-
bres daos cbaque provinee. (Loi provineialc, arto 96. ) Le bourgmestre
el les echevins sont salariés par la commune, et la loi provineiale fixe a
1,500 florins le traitemenl des merubres de la dépuMion permanente.


On voit que la Belgique n'a pas plus reculé que les États Unis devant
l'universalité du salaire des administrateurs loraux. C'es! la premiere con-
séquence du regime éleetif, et la Franee elle-me me devra peut-etre l'al'pli-
quer avant peu de lemps.




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 433
bourgmestre était de régler les illtérets locaux.


Ce systeme était celui de la vieille gauche et
d'une portion véhémente de la majorité catholique,
qui y trouvait a la fois satísfaction pour ses théo-
ríes et garantie pour son influence. Cependant, par
une de ces contradictions qui jaillissent d'une si-
tuation fausse, les memes membres catholiques
réclamaient avec violence, pour l'alltorité munici-
pale, la police des liellx pllblics et la censure
théatrale, afin de résister aux essais de corruption
populaire dont le théatre en langue flamande est
l'instrument le plus abject e~le plus actif.


Il n'échappera sans doute a personne que l'en-
semble de cette' organisation est non-seulement
analogue a celle que l'assemblée constituante dé-
créta en 1789, mais, sous plusieurs rapports,
identiquc avec elle. On sait que la loi du 22 dé-
cembre 1789' qui organisa les différentes subdi-
visions de notre territoíre, créa un corps d'admi-
nistrateurs, au nombre de trente-síx par départe-
ment, et que ceux-ci déléguaient huit d'entre eux
pour composer l'administration journaliere exé-
cutive. Les autres membres formaient le conseil
départemental, qui s'assemblait un mois chaque
année pour recevoir les comptes des administra-
teurs exécutifs et régler les opérations de l'année
suivante. L'administration des districts fut établie


L 2~




434 lNTÉRFrS NOlJVEAUX EN ElJROPfI:.
sur le meme pied. Cet état de choses dura jusqu'a
la proclamation du gouvernement révolutionnaire.
Le 28 germinal an III, lors de la réactionthermi-
dorienne, un décret rétablit dans leurs attribu-
tions les administrations collectives ; et, malgré
des modifications importantes, ce principe pré-
valut jusqu'i:t la promulgation de la constitution
de l'an VIlJ, laquelle assit l'administration frall/;aise
sur les bases qu'elle a conservées depuis cette>
époque.


L'administration collectÍve a laissé parmi nous
des souvenirs analoglles a ceux que la Belgique a
gardés despréfets de l'empire, et peut-etre ces sen- .
timen s tiennent-ils a la me me cause. Dans les
temps ou le bien est 'impossible, on accuse les loís,
au lieu de s'en prendre a la situation elle-meme.
Un pays ou le pouvoir abso]u s'étaít attaché, de-
puis plusieurs siecles, a étoufIer l'habitnde de faire
ses affaires soi-meme, devait manquerd'expérience
et de modération dans l'exercice du pouvoir qui
lui était si soudainement déféré. Les libertés locales
sont d'ailleurs ceHes dont l'usage présuppose au
plus haut degré un état calme et paisible; elles
réclamentl'action combinée de toutes les influences
etde tous les dévouemens; et ce n' était pas au mo-
ment ou la révolution bouleversait le sol, ou les
temples étaient fermés et la propriétéchancelante,




nrS['ITUTIONS DE LA BELG-IQUE. 435
que la vie municipale pouvait se développer et
fleurir.


Une premiere épreuve, opérée en de tenes cir-
constances, ne prouverait done ríen contre la VQ-
leur intrinseque du systeme et ses cnanceséven-
tuelles. Une plus longue habítude de la víe politi-
que, une connaissance plus générale de l'adminis-
tration, les années plus calmes qui semblent s'é-
tendre devant nous comme le prix des souffrances
de nos peres et de nos propres efforts; enfin, le
développement du príncipe électif, se combinant
avec celui des lumieres et de la richesse publique,
fera-t-il jamais remettre aux corps délibérans des
attributionsadministratives qu'ilssont aujourd'lnti
alllssi incapaMes que peu jaloux d'exercer? Nous
avons exposé aucommencement de cet ouvrage
les motifs qui pouvaient en faire douler.


Néanmoins, de tous les textes auxquels pourrait
se rattacher l'opposition systématique de gauche,
celui-la serait, je erois, le plus habile a. preDtdre,J}e
plus facile ei le plus abondant él développer. L'or-
ganisation provinciale etcommlUlale·dela Belgique
est un theme que nous recommandons él M. Barttot.


Quand les questions constitutionnelles sont
fixées et que le pays semble vouloir s'asseoir das
]a position qu'il s'est faite,il faut, él moins.de se
oondamner él une éternelle impuissance, .fJuitter




436 INTÉRETS NOUVE.A.VX EN EUROPE.
le champ appauvri des débats politiques pour ex-
plorer un terrain plus neuf. Approfondir les
questions extérieurespréparées par l'état de rEu-
rope; s'attacher a eoncilier les théories de l'éco-
nomie sociale avee l'autorité des faits; introduire
]a morale dans la politique, en faisant de son es-
time la mesure de son concours: e,e programme ,


d "t sans onte, en vant un autre, et pourra n e re pas
toujours reponssé par la Franee.


C'est un grand honheur ponr un peuple que de
n'avoir pas a faire en un jour l'apprentissage de
la liberté. Les Pays-Bas autriehiens se sont élevés
de leurs vieilles franehises administratives jusqu'a
la liberté poli tique ; la Prusse poursuit la meme
carriere, qui fut fermée devant la Franee. L'habi-
tude de faire ses propres affaires sans l'interven-
tion de fonetionnaires étrangers, le gouvernement
local par les hommes de la localité, tel est done le
principe de la nationalité beIge, son moyen le plus
fécond de développement. Il faut que ce pays se
prépare une génération d'administraú~urs integres,
de propriétaires eapables, qui deviennent dans
l' occasion hommes parlementaires, sans se laisser
envahir par ce cosmopolitisme d'idées que la haute
ambition inspire et que la vie publique surexeite :
reuvre difficile, ou la modération des gouts devrait
s'associer au développement des lumieres, les




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 437
croyances religieuses a une philantropie pratique,
le génie catholique, enfln, a l'esprit du dix-neu-
vieme siecle.


La repose le seul espoir de cet avenir indépen-
dant que des passions ignorantes et brutales vou-
draient appuyer sur la haine de l'étranger, et
qu'elles affectent de préparer en preehant l'ingra-
titude au peuple que nos armes ont sauvé. Si l'imi-
tation de la Franee, relativement a ses institutions
intérieures, est un principe de mort pour la Bel-
gique, l'influence fran«;aise, dans ses relations po-
litiques, est la premie re condidon de son existence
et de ses développemens. L'exciter a la répudier,
c'est laisser croire qu'on songe bien plutot a frayer
la voie a l'orangisme qu'a développer la nationa-
lité beIge; et, p01,lr nous, ce soup~on approche
fort de la eertitude.


L'instruction publique telle qu'elle est organi-
sée, est-elle de nature a imprimer une heureuse
impulsion a l' esprit publie? Que sortira-t-il du
ehaos ou les ineertitudes législatives ont engagé
cette partie prineipale des institutions? Dernier
probIeme que nous ayons a aborder, et dont la
solution résumera toute notre pensée.


La constitution beIge proclama le principe de la
liberté d'enseignement, d'une maniere aussi abso-
lue que celui de la liberté religieuse; rnais de me me




438 INTÉR:ETS NOUVEAUX EN EUROPE.
qu' elle maintint le budget du clergé en face de son
indépendance, elle décida qu'il y aurait des univer-
sités ou l'instruction donnée aux frais de l' état serait
réglée par la loí ( 1 ).


Si celte constitution avait reconnu, ainsi que le
fait la 10i franc;aise, ne flit-ce que comme donnée
slatistique, car une telle énonciation ne saurait
avoir une autre valeur, que le culte catholique est
celui de la majorité des citoyens, on eut pu tirer
de ce faí! des inductions naturelles et légitimes
sur la direction a imprimer a l'illstruction reli-
gieuse et aux doctrines philosophiques dans les
établi~emens de l'état; on aurait eu une sorte de
présomptiolllégale, a moins de manifestations con-
traires de la part des paren s directement intéressés.
l\rIais le gouverllement hollandais avait pesé sur
l'enseignemeut et sur l'église d'une maniere re-
doutable aux consciences, el ron prit de telles
reserves contre des daugers désormais impossibles,
qu'on se prepara d'inextricables difficultés pour le
BlOID&nt 0\1 il faud:rait discuter la loi organique et
lflS matieres de l' tnseignement.


Les uns, s' appuyant sur l'incompétence ahsol~e
de l'état en matiere religieuse, déclarerent ne pas
GOlIlpNll~re commen' un gouvernement, qui ne


( 1)) CeDltitttticm .,e1ge, arto 5', SIl.




INSTJTUTIONS DE LA llELGIQUE. 439
peut avoir légalement ni croyances ni doctrines,
pourrait diriger un enseignement sans prendre
parti pour l'une d'entre elles, a moins de fonder
autant de chaires qu'il y avait d'opinions dans
le pay~n faisait remarquer avec raison qu'il
n' est pas une des branches des connaissances hu-
ulaines, depuis la métaphysique et l'histoire jus.
qu' ame sciences uaturelles et médicales, qui ne
touche aux bases meme de l'esprit humain et aux
problemes les plus vivement controversés. L' on
concluait que, pour etre conséquente au prin-
cipe, aussi bien que mns l'intéret du pouvoir et
de l'instruction elle-meme, la législature devait
placer l' enseignement sur le pied ou il est établi
dans les états de l'Union américaine.


Le gouvernement des États-Unis n'entretiel1t
en effet que des écoles militaires; il n' exerce au-
eune juridiction sur les établissemens d'instruc-
tion publique, et ne leur accorde des subsides
qu'a titre d'eneouragement ou pour fondation de
bibliotheques et de eollections scientifiques.


A ces observations sans réplique on lle répon-
dait rien, sinon que les deux tentatives qui s'é-
taient produites jusqu'alors, la eréation de l'u-
niversité eatholique et eeHe de l'université libre,
n' étaient pas de nature a répondre a lous les
besoins du pays, et que d'ailleurs le texte de la




440 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
constitution supposait un enseignement gouver-
nementa! .
. La majorité s'engagea donc fort au hasard clans


l'organisation universitaire, en laissant aux prín-
cipes le soin de se concilier entre eux ctJ1me ils
pourraient; bien décidée, d u reste, a exercer
son influence sur le personnel, comme sur les
matieres et la direction de l'enseigllement, quoi-
que cette influence ne put etre légalemellt avouée.


On décréta le plan d'un vaste enseignemellt en-
cyclopédique, copié sur les programmes indigestes
des universités allemandes. La loi établit qu'il y
auraít deux universítés entretenues auxftfrais de
l'état, l'une a Gand, l'autre a Liége (1).


(r) Loi du "7 septembre r835.
"I,e mode étrange de nomination consacré par la commission d'examen


chargée d'acr.order les grades, par l' arto 4 1 de eeUe meme loi, est un non-
veau témoignage de I'embarras qn'éprouvent les chambres belges pour
concilier les faits avec la rigueur des théories qu'elIes ont proclamées.


Comme il est de dogme que le gouvernement ne peut professel' aueune
doctrine, ne doit exercer aUCUlle action morale sur l'enseignement, et
qu'it ses yeux les théories de Broussais , d'Hegel , de Fichte et de Bossuet
nnt une valeur égale; comme, d'un aulre coté, il était impossible de per-
mettre it chaque université libre de conférer sans controle le grade de
licencié en droit, et surtout celui de docteur en médecine, on a élé con-
duit a une singllliere disposition. Chaqlle année les deux (:hambres dres-
sent respectivement une lisIe de jurisconsultes, médecins, liuéralellrs,
savans ou autres, pOUI' former le jury d'examen. Le nombre est complété
par un dernier tiers choisi par le roi.




INSTITUTIONS DE LA BELGIQUE. 441
Cette disposition par laquelle on parut vouloir


satisfaire aux exigences de deux importantes cités,
avait pourtant une porté e toute différente. Il s'a-
gissait de contraindre par voie indirecte la ville
de Louvain, a laquelle on enlevait un établisse-
ment en pleine prospérité, a livrer a l'université
fondée par les éveques, et provisoirement établie
a Malines, ses magnifiques colléges, son immense
hibliotheque, en fin tout ce qui s'attache de pres-
tige a son' vieux nom et a ses glorieux souvenirs.
Ce plan fut couronné d'un plein succes. Les off res
de la régence furent acceptées avec empressement.
Au bruit du canon de la garde civique et du bour-
don de la vieille cathédrale dont les hautes tours
tomberent le jour meme ou mourut Juste-Lipse,
sous ces gothiques arceaux ou le moyen-age semblil
pour un jour secouer son sommeil, les prudhommes
de la cité, traitant librement avec les délégués des
éveques, leur remirent, par un contrat solennel,
ces batimens grandioses ou tout respire la médi-
tation et l' étude, cette vaste halle aux draps que,
selon l~ chronique braban((onne, cent cinquante
mille ouvriers remplirent de leurs ouvrages, avant
que de nombreux auditeurs s'y pressassent autour
des doctes chaires.


Pendant que le parti catholique élevait ainsi,
avec les modestes mais innombrables offrandes




442 INTÉ:d'lls NOUVEAUX EN EUI\OPE.
versées a la porte de chaque église, un établisse-
ment déja imposant, l'éeole rationaliste, a l'aide
de ~ouseriptions recueillies par les journaux, for-
mait une université libre. Cette tentative fut ap-
p}audie par tous les partis eomme un hommage
rendu a la liberté, et ces applaudissemens furent
d'autant plus unanimes, qu'il était diffieile de pl'~
voir pour eet établissemeI\l! un avenir durable el
une infhlenee sérieuse.


Quatre universités se partagent done lé royaume.
L'une s'appuie sur levieuxdogme, immuable eorome
la vérité mathématique et l'humanité dan s ses con-
ditions essentielles; l'autre essaie de formu1er cette
loi du progves plus faeHe a proclamer qu':'t définir;
enfin les deux universités ministérielles, eornposées
de professeurs de toutes les écoles, de croyans de
toutes les sectes, hornmes individuellement he-
norables, maÍs choisis pour satisfaire aux exi-
gences les plus contradictoires, les deux un,ver-
sités de Gand el de Liége, sont ~éduites a faiue ee
qu'on appelle la science pour la scümce, c'est-a.-
dire a disserter sans eonclure.


Aussi peut-on peMer que nQDOhstant la valoo.r
personnelle des professeuFS, et quoique la Franee
ait preté a la Belgique des hommes dont l'une et
l'autre doiveJlt etre fieres, les deux l.lniV6F8ités 01-
ncielles, épikes a la fois par l'orthodoxie caMl0-




INSTITUTIONS DE LA. BELGIQUE. 443
lique et l' opposition libérale, ne son\ pas appelées
a exercer une puissante action philosophique sur
le pays. Les études spéciales, telles que le droit
el la médecine, fleuriront seules a Gand et a Liége;


. et si ron en juge par le petit nombre d'éleves que
l'université libre de Bruxelles a rec;us jusqu'a. ce
jour, cette institution ne sera,it pas de nature a
créer a l\uaiversité catholique UlW bien longue ni
bien redoutable concurren ce.


Il est done évident que de Louvain sortira sur-
tout la génération appelée a fixer l'avenir de la Bel-
gique (1). Si les jeunes gens qui demandent a l'en-
seignement puhlic UJ,W carriere et des moyens de
fortulle et de. travail ,. s.e }»'éf>arent a la proression
d'avocat ou de médecill a Gand, a BruxeHes et a
Liége, ceux pour lesquels les études wüversitai.res
ne sont qu'une initiation a la vie publique, aux
loisirs. d'une existenc~ déja. fa.ite, iro,l¡l¡t a l'ulliver-
sité catholique pour y rencontrer des habitudes
el: d€s idées allalogues a celles qu'ils auront em-
portées de loor famille, el qu'ils son! destinés a y
retrouver hien\ót. Or, il n'y a pas a démontrer, a
qui connait la Belgique, qtW. daus. ~Ue classe" la


( 1) Il suffira de citer la prof)l'essiQn du chiff.re d'adw,ission ~our co.B-
stater l'importance de cet établissement pour l'avenir de la Belgique.
L'Annuaire de l'U"iversité l'établit ainsi: 1835,86; 1836,261; 1837.
36~; premier aemtal1'6 lna, 41 &.




444 INTÉRETS NOUVEAUX EN EUROPE.
plus importante et peut-etre la plus nombreuse,
puisqu'elle eomprend la noblesse territoriale et la
haute industrie, repose la principale influenee so-
ciale. Hors de la il n'y a guere que des unités sans
puissanee, que des ehiffres san s zéros derriere pour
faire nombre.


Le catholieisme a done en Belgique une haute
et patrio tique mission : e' est en ses mains qu' est
eommis l'avenir d'un peuple libre; a lui de déve-
lopper des intelligences lentes et paresseuses, de
fixer des imaginations mobiles; a lui le soin d'in-
spirer a la génération qui s'éIeve le taet délicat de
l'honneur et de créer une armée nationale, de sug-
gérer le gout de la vie publique san~ la fiévreuse
amhition qui la suit, de moraliser l'industrie dont
il aetivera l' essor et saluera les eonqlH~tes; a lui enfin
de prouver que les nationalités eirconscrites ne
sont pas déshéritées des principaux bienfaits de la
civilisation humaine.


Cette tache sans doute est ardue dan s un siecle
ou l'entrainement des choses, autant que celui des
idées, semble tendre a réunir les nations, et a la
porte d'un peuple qui a consacré par l'apothéose
d'un grand homme la monomanie des conquthes.
Tous les obstacles, d'ailleurs, nesont pas au de-'
hors; le clergé beIge en rencontrera de non moins
graves dans son propre sein; illui faudra travailler




INSTITUTJONS DE LA BELGIQUE. 445
sur lui-meme en meme temps que sur le pays, et
se rendre digne de l' reuvre patrio tique que les éve-
nemens ont plaeée en ses mains.


Chargé de l'éducation de la jeunesse, que ses in-
vestigations soient larges et sinceres; qu'il secoue
la poussiere des formules pédantesques et dégage
l'immuable vérité du vetement scolastique sous
lequel elle étouffe, pour l'orner de l'éclatante cou-
ronne que lui préparent les longs travaux de la
science humaine; qu'en ees temps d'aetion et de
lutte ineessante, aux vertus na'ives qui se déve-
loppent a l'ombre da cloltre, iI sache substituer
des ver tus fortes et libres, ayant conscience d'elles-
memes et supérieures aux dangers da monde, non
paree qu'elles les ignorent, mais paree qu'ellesles
méprisent.


Nous n'entendons hasarder en terminant nulle
conjecture sur l'avenir d'nne nationalité faible en-
core et mal assise dans ses frontieres. n est évident
que si les évenemens européens entralnaient la
Franee hors de ses limites ava:nt que la Belgique
eut acquis ce qui lui manque en esprit militaire
et poli tique , la conqUt3te de ce pays serait tres fa-
cile a faire, peut-etre meme tres facile a conservero
Mais il faut peu d'années pour qu'un germe vivace
jette des racines, s'il est habilement cultivé. Alors
la question changerait de face, et la Belgique existe-




446 INTÉRi'l'S NOUV'EAUX EN :EU1tOPE.
rait par un droit supérieur a celui des protocoles.


Toute nationalité a l'ombre de laquelle gran-
dissent des intérets waiment distincts, toute 80-
ciété qui n' es! pas un obstacle au développement
de lacivilisation dont les nations chrétiennes ont
le dépot, doit' etre inviolablement respectée. C'est
a la France C!f.u'il appartient de faire consacrer ce
principe, bien loin qu'elle ait intéret a le vi oler
pour son propre compte. Apres avoir imposé aux
nations le droit sauvage que l'empire couvrit des
plis de son glorieux drapeau, le moment est venu
}>Our elle d'essayer d'un autre prestige, et de re-
prendre a la tete des peuples la place que sa desti-
née lui assigne. /


Que la Belgique pouTsuive done sans inquié-
tude une tentative digne d'intéret, quelque opinion
qu'on puisse se former de son résultat définitif:
les circonstances décideront de la nature et de l'in-
timité de nos relations a venir. Qu'elle noas donne
l'exemple d'une liberté pratique trop étrangere a
nos habitudes; el: que nos espérances, au lieu de
s'arreter exclusivement sur ces ex-départemens du
grand empire, s'étendent sur le monde dont nous
pourrions fixer les destinées.


Il ne faudrait pas, assurément, que la France
renoru,;at a l'idée de réunir jamais la 'Belgique et
les provinoes rhénanes a son territoire. A la snite




INSTITUTIONS DE LA. BELGIQUE. 447
de longues collisions, et dans certaines circon-
stances, un tel projet pourrait surgir des néces-
sités memes que nous imposeraient les mauvais
vouloirs de l'Europe. Mais que le pays ne caresse
pas une idée fixe, qu'il consulte surtout avec scru-
pule les vreux des peuples, et qu'il songe plus a rec-
tifier la carte de l'Europe dan s l'intéret des natio-
nalités opprimées que dans celui de sa prépon-
dérance matérielle. En travaillant pour elles, nous
travaillerions tres efficacement pour nous-memes.


FIN DU TOME PREMIER.






TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.


-.1 .•


PI, ...
A. VERTISSEMENT • I


FRANCE.


CHAPITRE PREMIEll. - Du mouvement politique ell France
et en Europe depuis la révolution de ~850. ..


CHAPo n. - Des théories républicaines dans l'antiquité et
dans les sociétés modernes. 53


CHAP. 111 - De la démocratie aux États-Unis et de la bour·
geoisie en France. 96


CHAPo IV. - Du pouvoir en France depuis ~850. ~60
CHAPo v. - Des transactionsdiplomatiques de la monarchie


nouvelle. 24-1


BELGIQUE .
. ' .


CHAPITRE PREMIE~, - De la nationa!lté beIge. 28.5
CHAPo 11. - Des a*s de la conféré~~ de Londres. - Du


commerce et de q~du,str{e ~e lá' ,~eJgique. 346
CHAPo 111. - Instituii~e~la, ~lf«Íne. 404
--~


FIN DE LA TABLE.