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LES


DÉESSES DE LA LIBERTÉ




't'YP ••• KUT MBfB'R., ti" ao& D& ••• XBUl", J. ''''BIS.






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Ure liéliogra:ph\'\




LES


DÉESSES
DIl LA


LIBERTÉ
Les Fernrnes de la Convention


et dü. Directoire


PAII


M. CAPEFIGUE


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AMYOT. ÉDITEUR, UVE DE LA PAIX
JlDCCCLXIJ


Raproduetion intardita. - Ttaduction réservtie.




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Ce petit livre n'a aueune des préten-
tions haulaines des éeoles modernes : OH
n'y trouve que la bonne volonté d'inté-
resser par un simple réeit.


L'auteur a toujours trouvé parfaitement
ridieule eet axiome : « Que l'historien
exer<;ait une magistrature. » En vérité,
eette illumination soudaine, eette mission
sublime, de qui la tenons-nous?


De ce que nous avons une plume et
quelques feuilles de papier, nous pré-
tendons au droit de planer d'une fa<;on
supreme sur les temps et l'espaee, de
déchiqueter les plans de eonqnetes et de
gonvernement, de distribner des coups
de férules a César, a Charlemagne, a
Charles-Quint, a Louis XIV, a Napoléon.




- () -


Il est vrai que cet orgueil a son chati-
ment : les systemes historiques changent
chaque demi-siecle et s'accumulent en
ruines oubliées: qui parle encore aujour-
d'hui de l'abbé Raynal, de Vertot, de
JIably! tandis que Froissard avec ses
belles chroniques toutes peintes, toutes
coloriées, comme une miniature du
moyen age, restera éternellement jeune
et charmant.


C'est que Froissard n'avait pas la
prétention d'exercer une magistrature;
iI se bornait sculement a dirc ce qu'il
avait vu, ce qu'il avait senti ; il tissait
une belle tapisserie en point de Flandre
ou était reproduites les grandes scenes
de chevalerie.


C'est ainsi que l'auteur a con<;u cette
collection de portraits dessinés san s autre
prétention que de faire connaltre chaque
époque dans son esprit et ses rnceurs; iso-




7


lés les uns des autres, ils se r:lttachcnt
pourtant a une idée générale, sorte de pro-
testation contre la loí salique; loi d'autant
plus étrange que partout ou la femme
regne légitimement, on sent toujours plus
ou moins l'influencc de l'homme (noble
gentilhommeJ page aimé, imagination et
ereur) , et que partout ou l'homme regne
légitimement) on voit apparaitre un gra-
cieux petit visage, une toilette Pompa-
dour, un éventail Portsmouth, un petit
nez Roxelane, une bouche vermeille qui
donne ses commandements.


L 'époque qu'embrasse ce petit livre
est presque actuelle; l'auleur a dil y ap-
porter une grande discrétion, un esprit
de convenance qui n'exclut pas l'intéret
et la couleur; la Révolution fran<;aise
eut ses élégances, ses fa<;ons de régenee,
ses femmes a la mode, ses petits soupers,
ses grands chocs de verres dans les petites




- R ---


maisons m€mle de conventionnels; Mon-
ceaux fut le Versailles de Hobespierre
et de Barrere, Gros-Bois devint le Marly
de Barras. Le Directoire eut ses marquis
a haute cravate et en habit bleu barbot;
on fit des petits vers, des madrigaux, des
bouts rimés, et les curieux ont retrouvé
les billets doux et quelques quatrains
de M. de Talleyrand.


L'auteur en disant bien son but espere
quelque indulgenee : eomme il éerit un
livre sans prétention, il peut eroire qu'il
sera aeeueilli sans trop de sévérité; e'est



une chronique et non pas une histoire, et
il abdique de bon creur sa part de eette
magistrature philosophique qui juge les
siecles et les hommes, et modestement
distribue les eouronnes d'immortelles au
nom de la postérilé.




1


Les dernieres marqUlses.·
(1774 - (178!J)


Les dernieres marquises s' étaient transfor-
mées apres le regue charmant de Louis XV;
l' école de Greuze, un peu sentimentale, re m-
pla~ait les élégances rubantées de \Vateau, de
Bouchel' et de Madame de Pompadour (1) ; ces
types éternels de grace et el' esprit cédaient le
sceptre de la lllode a une génération de femmes
vapore uses qui dédaignaient les dOllX loisirs de
la vie, pour s'occuper d'études sérieuses et de


(i) Voir mon travail sur Louis xv el madame de Pompa-
dOlli'. Les tnbleaux de Grcuzc, UD pcu monotoncs, repro-
duisellt la mOme pose, les memes tNes, les memes sujets de
mélodrames. Aussi, a IIICSUfe (jue les Wntteau et les Boucher
gr andissellt, Grcuze perd de son prix, memc dans les ventes
d'amatcul's des WUVI'CS du XVll1' sieclc.




-:2 --


eauseries pédantes. Les mwurs n'en étaicnt pas
meilleures, mais 011 a1Tectait la simplicité, la
eandeur; Oil avait le eottage allglais, la bergcrie
suisse : on portait le granel chapeau de paille,
le eorsage simple, la íleur des ehamps. Le che-
vaHer Florían triomphait avec Estclle et Némo-
rin, et leul's petits moutons enguirlandés, dans
des romances nai:ves chantées, au ellateau de
Sceaux-Penthiévre j en patois languedoeien.


Cette révolution dans les habitudes de la vie
élégante était pl'épal'éo surtout par quelques
livres, spécialement par la Nouvelle lIéloí'se de
llousseau, ceuvre d'une ennuyeuse dépravation.
On se mit a rever de J ulie, de Saint-Preux, de
laes, de lllontagnes, de baiscl's ¿hes (1) tendrc-
ment échangés sous les grands cMtaigniers; la
vie splendide de la cour ot des chateaux fut dé-
daignée pou!' une fausse simplicité rustique; on
visita l' lle des peuplieJ's, le tombeau de Jean-
Jacques Rousseau, dans le pare d'Ermenoll-
ville, jal'dinet philosophique) désert prétontieux
qui avait remplacé la vieillc et noble demeuI'e
des Montmorency-Condé. On prit les habitudes
el'un romanesque sentimentalisme; on joua au


(1) Expressiollb de Ronsseau qui était exalté olltre mesure
par les fcmmcs ct les pbilosophes dll XVIIlC ~iecle.




-3-
mépris des grallucurs, iI. l' adoration des chúlet~,
de la eh arrue, ú la Miss des cottages en désha-
billé de taffetas gris, au fichu de linon : OH
emprunta aux gl'avul'cs anglaises tous les su~
jets; labor/ne Mere, la tendre Filie (1). On
rendit un culte. a l'étable des vaches grasses,
au lait pUl', aux courOlllles de bluets, a la
lllarguel'Íte des Cha.U1pil, sorlo de religion de la
nature copiéc sur la Mort ([ Abel, de Geaner,
ou sur Paul et Vil'!Jinie, de Bcrnanlin de Saint-
Pierre.


L' l~mile de Rüusseau avaiL produit une vél'i-
tabIe révolution dans la famille : la mere uut
abdiquer les graces uu momIc, les réalités de
la vie pom élever des fa¡;ons de petits singes
livrés a eux-mellle3, grimpant sur les arbres,
aballdonnés a Ieur:> instincts grossiers. Le lmt
.perfectionné de l' éuucatloll uu1 etre désol'luuis
de se rapprocher ele la nature, en rcnon¡;ant a
tous les arts que la civilisation colore de ses
prestiges. Quoi de plus impalfait que la nature
ahandonnée a elle-melllo, que la fleUl' et le fruit
sans culture!


Le saloIl de la genévoise, Madame Neeker,


(1) La pl'écicusc collection des gl'avul'es (Bibl. impél'i,de)
dOlllw uno justo illéc de ces costumcs de 1775 11 178;;,




-h-
avait t\ingulieremeut préparé cette t\ociété senti-
mentale; la vie des petits ennitages devint a la
mode. De la ville elle s' éleva j usqu' 11 la cou!' :
la reine Marie-Antoinette elle-méme cachait sa
blonde chevelure sous un large chapeau de
paille; effa<¡ant la majesté s01.lveraine sous un
déshabillé d'une simplicité pastorale, elle se-
couait l' étiquette qui est une garalltie cIu res-
pect et des rangs. Le jardin de Trianon réSUllle
encore tout l'esprit de ce telllps; ~m eut la lai-
terie, le moulin, le temple de l' AmouJ' et de
l' Arnitié, le petit étang, le lac, les rochers fac-
tices (1). Le costume de la Bagere des Alpes,
de Marmontel, rempIa<¡a les grandes favons de
toilette de madame de Pompadour ; 011 déc1aigna
cet esprit des riens qui cOllstituait la vie du
monde: plus de ces tendres VCl'S de Gentil-
Bcrnard ou de ces spirituels madrigaux de Vol-
taire et de Boufflers, mais des dissertations sur
l' économie politique, sur la philosophie, comme
dans les académies; plus de soup8rs tlivins aux


(1) Ce fut aussi l'époquc dl' la poésic des Jal'dins, de I'abbé
Delillc. Saillt-Lambert appartient a I'éeole éeonomiste, e'est
le poete des légumes. 11 ya plus d'élévation uans la traduetioll
des G,fOl'yiques. Trianoll, <ju'avait ol'llé mauamc de Pompa-
donr, ue\"illt un cottage allglais dalls les maills de I\1ndc-
Alltoiuettc.




mille bougies; le lait et le thé anglais substituéR
aux vins généreux qui pétillaient dans les coupes
des gentilhommes, tradition du hanap de ,la
Table Ronde.


Quelques jeunes filles revaient déja de Spal'te
et de Rome; d' autres se Jaissaient allcl' a une
faw;se sensibilité qui avait son type et son rno-
déle dans )' étrange et pédante comtesse de Gen-
lis, qui mit a la mode le roman d'éclucation
AtiNe el T Modore, les Veillées du C/ulteau; la
jeune fille aspirait a la science, meme a la poli-
tique; on jouait aux feIllmes fortes toutes ern-
preintes de l'esprit de l'antiquité. Un digne
érudit, fort savant au reste, r abbé Bal'thé·
lemy (1), venait de publier le Voyaqe dll jeuJ/e
AnaclwJ'sis, tnbleau des lllecurs de la Gréce;
il rendít populaire leR courtisanes Lasthénie,
Aspasie, Phryné, en llleme tClllpS que De -
moustier, dans ses IÍ10notones madrigaux, rnct-
tait en scéne tous les dieux de r antiquité. Quand
on relit aujourd'hui les LettJ'es ti Émilie su!' la
mytllOlogie (2), on se demande comment iI fut


(1) L'abbé Barthélemy appm'tl'llait au salon du dile de
Choiseul: l'abbé Delille, fort bien accueilli A Chanteloup,
avait suivi le comte de Choiscul·Gouffier dans son ambassade
A Constantinople.


(2) Les Ldf,'es ii i:mi¡ip, ce madrigal rn hui! vohunf's,




-6-
possihle qu'Ul1 tellivre ait exel'cé une influence
sur la génération. Hien ele plus exact cepen-
dallt, ~n jeta les ca:ml'S et les imaginations dan s
I'Olympe avec Apollon, Vénus, les Gl'aces et
les Muses: on mit partout les fleches, les cal'-
quois de eupielon, les autels de l'hyménée; les
meuhles, les vetcments fment empruntés aux
débl'is de temples découverts dans les [ouilles
d'IIcrclllanum; les jeunes filIes commencerent
a se costumer a la grecque et a dessincr leurs
formes sous des vetements 10ngs et drapés dont
la transparence meme était elisgracieuse, Le
vieux régime monarchique était flni non-seule-
ment eomme poJitique, mais encore comme élé-
gance et modes, IlHDUrS et coutumes; ce qui est
sOllvent une révolution plus grave, plus ahso-
lue que les changemcnts poli tiques.


fllrent impdmées en 1784 i elles out été bien souvcnt réim-
primées ¡ elles ~ervircnt a l'éducation dCll ponaiOllllats de
demoiscllr,s depuh 1780 jllSrjll'Cn ISQ!!.




II


Les femmes de théátre.
(1774 - 1789)


.Tusqu'au commencement du regne de
Louis XVI, les femmes de thMtre n'exercerent
RUl' la socíété qu' une influence de grace et de
séduction chal'mante; on les aimait po u!' leur
talent, pour leur beauté, quelquefois méme
pour leur esprit; les poetes les célébraient
comme les interpretes de leur pensée, et Vol-
taire se jetait aux pieds de mademoiselle Gaussin
pour la remercier d'avoir joué Zai're avec un
adorable talent (1).


Jeunc Gaussin, revois mOIl landre hommagc,
ltcc;ois mos vcrs au théiitre applaudis;
Protége-lesl Zaire esl ton ouvragc,
JI est 11 tol, pulsquc tu l'cmbcllis.


(1) Mndpmolsdlc G:mssln élult do tonto petito origine, mais




-8-
Dans le rayonnement de la tragédie, depuis


Bacine jusqu'a Crébillon, on avait une succes-
sion de femmes de thé<ltl'e qui gardaient une
certaine tenue dans les mffiurs, une tendre
loyauté dan s leurs amours. L'histoire de made-
moiselle Gaussin offrait le pluil bel exemple de
désintéressement; Bouret, le fermiel' général si
aimé du roí Louis XV, un des plus aimables
caracteres, tout jeune homme, dans un moment
de délire, avait signé une promesse en blanc a
mademoiselle Gaussin; un peu inquiet, devenu
vingt fois millionnaire, il fit prier mademoisellc
Gaussin de la remplir a son gré; la charmante
actrice écrivit ces mots : (( Je promets d'aimer
toujours la petite Gaussin. BOURET (1).») C'était
ravissant d' esprit et de emul'.


Si l' on faisait quelques folies pour les jeunes
et jolies actrices, on ne les élevait jamais a des
situations du monde; mademoiselle Lecouvreur,
mademoiselle Durnesnil, de la COl1léclie-Fran-
<;aise, mademoiselle Lemaure, a l'Opéra, étaient


son talent était immense; elle d!\buta a Paris en 1731. Vol-
taire écrivait a Tbiriot : (( J'ai bien peur de devoir aux grands
yenx de mademoiselle Gaussin ce qn'Lln antre croirait devoir
it son mérite. "


(1) Sur Bourct, comparcz A[r¡dame tic Pn))/Jladoll)' arce mon
livre sur lp~ FeI'micl's génPI'01I,r.




-9-
envoyéeR au Fort-l'Éveque sans autre forme
qu'un caprice GU parterre ou un ordre de M. le
lieutenant de police, et la fiere mademoiselle
Clairon subissait la loi commune, malgré ses
protestations « qu'elle ne cédait qu'a, la force et
que son honneur restait intact, » ce qui fit dire
a Louis xv, si spirituel : « La ou il n'y a rien
le roi perd ses droits (1). »


La danse sous Louis XV avait aussi ses admi-
rateurs, et Voltaire célébrait le retoUl' de ma-
demoiselle Salé dans des vers inimitables:


Les amours pleurant votre absence
Loin de nous s'étaient envolés;
Enlln les voilll rappelés
Dans le séjour de leur naissance.
Je les vis, ees enfallts ailés,
Voler en foule sur la seime :
Pour y voir triompllcr leur reino (:).


Mais ces charmants hommages ne s' éten-
daient pas au dela de la scene ; un sévere préjugé
chrétimrplavait les comédiens dans ulle société
exceptionnelle; les artistes n' étaient ríen qu' au


(1) Louis XV, 11 travers son caraetero mélancolique, était
un des gentilshommes les plus spirituels de son temps. Voypz
mon Louz's XV.


(2) Voltaire, Poésies lé9(!I'e~, 22.
1.




- 10-
théfttl'e, uneloí inflexible les exelu:tit de ntglise,
vieille coutume quí l'cmontait á l' époque Oll
TCl'tullien jetait ses anathemes sur les fhleles
quí se couronnaient de fleurs.


Soua le regne de Louis XVI, ce monarque
aux principes sél'ienx, le culte eles comédiennes
néanmoins gl'andit; elles ne fUl'ent plus seule-
ment les dames de la scene; les pl'inces, les
gentilshommes les cnvil'onnaient el'un éclat,
d'un puissance scandaleuse par leurs profusions
ot les sacl'ifices pubIles; mademoiselle Guimard,
la plus célébre, avait débuté dans les ballets de
la COlll~clíe-Frall~aise (1), touta jeune fille de
ti eize ans, par le I'Óle el'un Amoul' couronné de
roses, a cot6 de mademoiselle Allal'(l. si gracieuse
dans le role de Vénus. Maltl'esse en titre du
pl'ince de Souhise (2), JIIadellloiselle Guilllard
él.ala plus de faste et de luxe qne les pl'incesses
du sang; elle Dt bátir a Palltin un vél'itable
chilteau royal 011 ron jouait la comédie, l'opéra,
oú l' on dansait des ballets en présence de ce


(1) Mal'ic-Madeleine Guimard avait épousé le danReur Des-
préaux; elle avait doublé d'a


'
,ord madcmoiselle Allard, mi,rc


d II premier Vestris. C'est pour elle que Carmontel a écrit ses
PI'OHl'bes.
(~) De la mnison de Rohan, tonjolll'S si prodigue, si nvcn-
tlll'eIlS~.




--11 -
que la cou~vait de plus noble. Cette splendide
1)illa ne sumt plus au luxe de mademoiselle
Cuimal'd qui, par les magnificences du prince
de Soubise, fit batir un Mtel a la nouvelle
Chaussée-cl' Antin. L'architeete Ledoux, ]e con~
stl'ucteur de Lucienne, y él eva une salle de
théatre qui pomait contenir cinq cents spec~
tateurs; la scénc s' ouvrit avec un granel éclat :
« C'est mardi proehain que doit se faire l'oup
verture du théatre de maclemoisellc Guimard a
sa nouvelle maison appelée Temple de Tm1JSi~
c1Wl'e. Cette annonee excite la curiosité des
Hlllateurs et e'est fllreur pour avoil' des bíllets.
On doit jouer la Pal'tie de chasse de Henl'i IV
el la Vérité dans le vin (1). Ce sont des aeteurs
de la Comédie-Fran\(aise qui doivent exécuter
la premiél'e piece. En vain le maréchal de Ri-
chelicu s'ost opposé a cet abus, M. le prince de
Soubise et le sieur de la Borde ont fait dOllnel'
un ordre par le roi qui unnule celui des gen-
tilshommes de la chambre (2). 11


(1) Pii~cc de ColIé fort gaillarde qui avait arr::¡ché un son-
rire au roi si ennuyé Louis XV, (Voyez mQn livre sur ¡lfadame
du BflI'I'Y.)


(2) Journal de Bachaumont, 1774,. L'hótcl de mndcmoiselle
Guimard, !l. la Challssée-d'Antin, Cut aequls par M. Porre-
gaux, banquicr, en 1784; il v¡cut d'tltrc démoli pom la couSo
truction du nouvel Op,\ra.




-12 -
Le luxe, la· puissance, le crédit * mademoi-


elle Guimard furent encore dépassés par
d'autresactrices de la Comédie, de I'Opéra; on
citait mademoiselle La Prairie, mate beauté
a101's a M. de la Borde, premier valet de chambre
du roi, charmant musicien; mademoiselle Du-
thé, blomle aux cheveux couleur d' 01', aimée
de M. le duc de Chartl'es, puis de M. le
cornte d' Artois (l'aimable et prodigue frere de
Louis XVI) (1), elle avait ruiné le marquis de
Genlis et gouvel'llait l'ambassade d'Angleterre;
puis mademoiselle Cléophile, petite dan seu se
de chez Andinot, qui de la avait passé a rOpéra;
fortune rnerveilleuse de diamants, d'équipages
et de chevaux. OH lit toujours dans le journal
de Bachaumont: « Un spectacle curieux a réjoui
les amateurs a Longchamps : on avait vu pré-
cédemment mademoiselIe Duthé briller dans
un pompeux équipage a six chevaux, mademoi-
selle Cléophile s'est piquée d'émulation et s'y
est rendue de la meme maniere, pour y faire
assaut de magnificence avec sa rivale : on est
resté indécis sur la figure, mais non sur le luxe
et la richesse des habillements, des diamants,


(1) M. le comte d'Artois cut longtemps mademoisellú Dnth(',
puis I'antre artiste nornrnée La Prairi!'; ce "ni donna Iku 11
beau conp de jcux de mots.




-·13 -
du costume, SUila beauté defl chevaux et l'élé-
gance des voiturefl. MademoiseUe Cléophile,
quoique beaucoup plus jeune, n'a qu'un minois
de fantaisie; moins fade, la premiére appartient
aujourd'hui a M. le duc d'Aranda (1) qui lui
donne six cents 10uis par mois, ce qui la met
dans le cas de représenter convenablement chez
elle et au dehors. C'est une petite filIe qui sort
de chez Audinot et quí est aujourd'hui danseuse
en titre ou déesse de l'Opéra. )¡


Ainsi toujours l'influence de la femme de
théatre sur l' orgueil du monde; les dames (le
salon ne tenaient plus qu'une place secondaire;
les grands seigneurs, les fermiers généraux
abandonnaient leur famille pour entretenir ces
filles plus honorées que les nobles dames quí,
pOUl' se distrail'e aussi, se montraient sur le
théatre; et l'histoire grave sans flatterie peut
reprocher a la reine Marie-Antoinette l'exemple
de cette mauvaise coutume de s'associer aux
comédiens : la représentation du Bm'bie1' de
Séville et du Mariage de "FirJaro joués par la
reine, par le comte d' Artois, le marquis de Vau-
dreuil (2), grandit outre mesure !'importan ce


(1) Le due d'Aranda était ambassadcur d'Espagnc.
(2) Le marquis de Vaudrcuil était aidc de eamp uu princfl


de Soubisc; le comte d'Artois, son ami, I'avait fait nomml.'l'




"- :l/¡ -


des comédiens; elle fit descendl'e la cnuronne
jusque RUI' leR plancheR d'un théfttrc. Ma\'ie~
Antoinette y était ravissante, mais elle n'était
pluR reine de France. C'était l'époque des dis-
80lution8 du théAtl'e, de eette Sophíe Ál'llould (1),
d'un esprit impur, a la paroIe effrontée, douée
el'une voÍx l'emarquabIe et el'un talent supérieur
de déclamation. Maelemoiselle Amoulel, un des
premiers róles it I'Opéra, affiellait un luxe im-
mense, comme la pl'otégée du due de Laura-
guais (2), si ridicule, l'anlÍ du murquis de
Xi menés (3), deux pauvres tetes RS8urément,
moítié Ol'gneilleuses de noblesse, moitié philo-
sophiques; fous de poésíe et de tl'agédie, piliers
d'Opéra et de la Comédie-Fran~aise.


Xill1enés) a qui Voltaire écl'Ívit en le raillant


g!'and fllucouuier de FI'!lI!~o. C'était un b.ellu ~rlÍ(¡)e, O!Í ¡\ &ail]t-
Domingue.


(1) On apreté beaucoup d'esprit a madomoisclle Sophie
Arnould, et l'on a fait sur elle des especcs d'al1a. C'étalt une
fcmme cynjf]ue, saos Ilélicatcssc ¡ ene monrut vioiJIe, A l'arl~.
ell 1803.


(2) Le dnc de Lauraguais était fils du due <lo Villars-Bran-
c.as; n vécut vieillar<l jusqll'iI la Rostallration. LOllis XVIII
I'avait fait pair de France.


(3) Le marquls de Xlmenes étalt le fils d'un capitaine-g(lné-
ral espagnol au sel'vice de France; il ue mOllrllt r¡n'l11 1815,
toujonrs pilier de la C"médle-Fran~ltlse.




-15 -
sans doute, Cat· e'est ¡¡inRi f(u'n faut prendre la
plupart de ses éloges :


Vous flattPz trop ma vallité;
Cet 3rt ~l sédulsant VOUS était iuutile i
)'..'¡\rt ce~ Yl)fS ~llffjSllit, et vot.\! ~im¡IJ!!c stylc,


M'a Eeul assez enchanté.


Le théatre deviot ,done une passion publique;
les mtistes du ehant ot de la danso ne furent
paR seulement de grandes courtiRaneR I mais
enCOro des {lspec~s de diviuités souvent appelécs.
a lo. cou!', qu'on élevait, qu'on honorait par
t01)te espece de faveur. On a parlé de l'austél'ité
du reg¡le de Louis XVI J;>ou¡· l'opposer a celyi
de son royal prédéccsseur; erreur bistorique I
selon moi, cal' la eorrllption alors pénétrait danil
l'État. SOUS Louis XV, le thé,ltl'C était une t1is~
traction et non pas un pouvoir; sous Louis XVI,
les l'eSsorts de la lllonarchic s' énervaient all
chant de ces sirenes, qui poussaient a toutos lefl
maximes de désordre et de décadence (1).


Le th63.t1'e fut hientat plus puissant que la
COUl'; on s'intéressa plus a lajeune Raucourt (2),
h mademoiselle Maillard, a mademoiselle Des-


(1) J'ai peint ectte société dans mon Lf.Juis XVI.
(2) On pCl1t voir dans le journal de Bachal1ffiont tout le




- 10 -
garcios qu'a la reine de France; et quand vint
l'am'ore de la Révolution fmnyuise, on vit plus
d'une de ces souvemines des planches hamn-
guer la foule et déclamer des vers enthousiustes
pour le tl'iomphe de l'insurrection. Au parterre
de la Comédie-Fran¡;aise se formaient les Ol'ages
qui éclataient ensuite sur la place publique;
plus d'une cornédienne se transforma en déesse
de la Raison et de la Liberté : les chumrs de
I'Opéra chantaient a mille voix, aux funél'ailles
de Marat, et les coryphées de la danse entrela-
~alentde guirlandes les statues de la Répuhlique.
Comme ces femmes cherchaient partout la
popularité et les applaudisselllents, comme leur
be:mté était accoutumée a~l nu, a la licence
des mrours, elles tenc1aient la main a Chau-
mette, a Hébert, les adora teurs de la nature,
les nouveaux favoris de la fortune d'un jour.


brllit qlli se lit pOllr les débllts de madcmoiseUc RallCollrt;
la mine Marie-AlItoinettc s'y intéressait bcallcoup.




lB


Les femmes de la bourgeoisie de Paris,
des Porcherons et des Halles.


(1774-tiR9)


II était impossible que la contagion de ces
mauvais exemples ne s'étendit pas a la femme
bourgeoise, jusque-Ia si pieusement élevée nu
Mal'ais, au quartier de l' Hótel de ville, de Saint-
Martin ou tlu Temple, paroissiennes meme un
peu jansénistes de Saínt -Germain-l' Auxerroís,
de Saint-Sével'in ou de Saint-Leu (1).


Sous l'inr.uence de la philosophie, quelques-
unes des filles de marchands, banquíers, avo-
cats, médecins, professions libérales, élevées
désormais avec les livres de madame de Genlis


(1) La pll1part des états marchands corporés étaient affiliés
á des paroi,ses, et les chefH fln étaipnt margnilliprs.




- 18-
ou avec les romans de Diderot, dépouillaient
leur creur de ton tes les croyances naYves et se
faisaient philosophes pour se grandir; elles re-
jetaient comme un préjugé l'éducation des cou-
vents; les jeunes filies aspiraient au role de la
Julfe de Rousseau ou aux males dévouements
des femmes de Sparte et de Lacédémone.


Ces éducations se retrouvent a l'aurore de la
Révolution frall(;aise dans les femmes qui se
donnérent un róle; on ne pl'atiquait plus les
formes religieuses que par habitud e et par bien-
séance, et j'en trouve un exemple dans madc-
llloiselle Lucile Duplessis, d'une tres-honnete
famille et devenue la femme du journaliste Ca-
mille Desmoulins, Au moment le plus solennel,
LucHe doutait rationnellement méme de Dieu;
et pourtant elle était excellente dans son mé-
nage 1 adorant ses enfants et courageuse devant
la mort (1).


U était resté plus de cmyances clans la jeune
filIe de la cla¡;¡se ouvriere, aimant a rire, a sau-
tiller a!lJ\; porcherons, mais assidue a l'églisc.


(1) L'étra,nge priere de madamo Dcsmoulins, écrite do sa
m~in, a été con"servée et publiée: " f:trc des etres, toi qne
la terre adore, toi m011 seul ospoir, SI tu es, re~ois l'homm~gc
d'U11 CQmr qui t'aime, éclail'e man ame I jo hais lo mOl)dr.
Est-rr nn mal? POl1rql1o! ROuffrcs-tu tju'iI soit si méchnnt? "




-19 -
Dans ces douces et ravissantes distractions des
dimanches au víeux régime, il régnait une hon-
neteté, une décence quí bravaient les Richelieu
et les marquis séducteurs, recevapt plus d'une
leyon aux guinguettes de la barriere. Quelquc-
foís par caprice, par des parís moitié avinés,
les grands seigneurs venaient jusqu'uux Por-
cherons; s'Us voulaient user la de trop libres
maniercs dans leurs insolences amoureuses,
ils étaíent thassés a coups de poing pal' les
vigoureux: et sinceres amants des jolies dUlI-
seuses (1).


La grisette, sous son charmant costume, au
fin corsage d'indienne, son tablier floqueté de
rubans, sa gracieuse cornette, était gaie, comme
elle le fut toujours dan s ses distractions; sa
pensée, son avenir était le lllariage avec l'ou-
"riel', qui, en habit de féte, le gilet de cou-
leur, la petite culotte courte, les bas chinés,
dansaíent le menuet, le rigaudon, la fl'icassée
avec un bruyant entrain, C'étaít vraiment de la
joie aux Porcherons, le dlmanche apres vépres;
la variété lncessante des eost~mes et des cou-


(1) JI devlnt de mod(l, dan s Je grnnd monde. d'nller qneJ-
qllefoj~ pe divertir aux POl'chel'olls, Madame de Genlls raCollto,
d~ns ses M,lmoir-es, qu'clle y tit lllle fort gaie partle ave e
~f. Ir dne dI' Chnrtrrs.




- 20-
lems qui se I'eflétaient a travers les lampions,
les son s de r orchestl'e ehampetre donnaicnt a
ces fetes un cachet particulier; le peuple lais-
sait aux filles d'Opéra, aux courtisanes, le
Colysée, le Nouveau-Cirque, et il préférait ses
chers Poreherons avee leur gaieté communica-
ti ve : les grandes dames, fatiguées de représen-
tations, y venaient quelquefois déguisées; ma-
dame de Genlis a raconté une de ces petites
escapades au rendez-v(lus des soldats du roi,
gardes-fran~aises, Suisses, dragons (le la reine.
Aux Poreherons, il y avait peu de filles per-
dues, et ce n' était certes pas la. que l' abbé
Prévost avait pu choisÍl' son type de Manon
Lescaut, l'inimitable roman du XVlIl" siecle.


La croyance expressive, a un degré plus ar-
dent et plus naIf, se trouvait dans les femmes
de la Halle, fieres de leurs priviléges et de leurs
prérogatives. Mesdames de la Halle étaient les
grandes dé votes a Saint-Eustache, a Sainte-
Genevieve, a Saint-Gervais, OU elles avaient
leur bane-d' reuvre, leur ex-voto et leur autel a
la Patl'onne; si leul' paro le était hardie, leur
crem était exeellent : elles avaient leul's entl'ées
3. Versailles; quand une députation des dames
(le la Halle se présentait, le roi n'avait jamais
refusé (le les l'eeevoil'; leurs gestes, leu!' lan-




-'21-
gage imagé ne déplaisaient pas a Louis XVI,
esprit rude et sincere, qui tendait volontíers la
joue aux commeres des piliers de Saint-Eus-
tache; apres le compliment accoutumé dans
les grandes solennités de la famille royale, a la
naissance d'un dauphin ou a son mariage, le
roi les faisait régaler somptueusement comme
une députation de la cité. Louis XVI était tou-
jours joyeux et ragaillardi les soirs d'une visite
(les dames de la Halle; iI l'épétait ave e plaisir
la singularité de leur langage, de leurs gestes;
il riait de tout cmur de leur llloindrenalveté;
il aimait a rappeler souvent a la reine Marie-
Antoinette la maniere expressive dont elles luí
avaient souhaité un bon mal'i,lol's de leur visite
en 1770 (1).


Comment se fit done l:l. transfonnation de
l'esprit des halles et des faubourgs, ti. ce point
de devenir si horribles pour Louis XVI et
Marie-Antoinette apres 1789? Comment ces
femmes arriverent-elles a cet état de désordre
et d'agitation, qu'elles se montrerent pal'tout


(1) Lors de son mariage nvec Jlbrie-Antoinettc, Louis XVI,
encore daupbin, rit bcaucoup de certains gestes indécents et
exprcssifs des fcrnmes de la Halle '1ui formaient un soubait a
la lIouvclle rnariéc. Louis X V a\'ait Illoi])s de mamfS que son
pctit-Iils, mais plU5 de dignité et de cOllvenaJlce.




- 22--


implacables ct sanglantes contrc eeux qu' elles
avaient adol'és? Cctte dépravation longue eL cor-
rosive ne vint pas du peuple, mais des grands,
des gontilshommes éux-memes, qui pl'irent
plaisir á dépouillcl' la reine de ses prestiges,
ue ses bonnes et douces qualités, pour la pré-
sen ter comme une étrangere rleine u'intrigues
et de, fausseté. Il existe encore des pamphlets
politiques dirigés cOIltre la reille, et dont les
auteurs appal'tiennent a la soeiété intime de
1\1. le comte de Provence ('1) ; on aceusa Uleme
ce pl'inee d'avoir dessiné le monstre trouvé a
.. 'ianta-Fé-de-Bogota, dévorant les hommes ot
les troupeaux. Ce monstre n'était autre que ]11.
reine; c'était simple jeu d'esprit entre coteries
de cour qui se détestaient. Monsieur n' était pas
méchant; mais, irrité de ce qu' 011 ne recon-
uaissait pas assez sa capacité ot son Ímportance,
il ca]omniait la reine par maniere d'intrigues,
san s s'apercevoir qu'il préparait une révolution
par d' odieoses médisances.


Ces bruits, ces calomnies descendaient des
escaliers de marbre de V crsailles, de Trianon .


(1) M. le cornta de Provence, si plcin d'csprit, avait voué une
petito haiuc jalonsc 11 la rcinc Maric-Antoillcttc. On trouyc
cucore quclqucs rm'es épl'cnvcs do la ¡;ravurc que 1\1. lo cOlllta
ue Provcnce avait croc¡uée.




23 --
jusqu'aux piliel's des Halles, ou clans les Ü\u·
boul'gl:! Saint-Antoine et Saint-Marceau. Déja,
sous l'adlllinistration de M. de Calonne, les mé-
contents donuel'ent a la reine le surnom de Ma-
dame Déficit (1), épithcte quí, au milieu des
agitations révolutionnaires, fut bientót odieu-
i:ielllent transformée en Madame Véto.


L'abominable carmagnole quí se chantait
avec ce refrain :


l\ladame Véto avait promis
De faire égorgcr tout Paris,


n' était, en réalité t gu'une traduction en lan-
gage ignoble de guelques couplets de cour,
composés par el' élégants gentilshommes dans
lles ballquets quí suivil'ent la convocation des
États gélléraux; Ce lJ'était pas le peuplc qu'il
faJlait accusel' de ladépravation politique, mais
ces officiers libéraux, naguere les protégés de
la reine, les marquis de Lameth et de Lafayette,
'luí présentaient lem noble souveraine comme
un obstade au mouvement de 1789, COIlllUe une


(1) CcUo épithete se trouvc souvent répétéc dans les pam-
plllct~ publiés a l'dpoql1c de l'assemblée des notables. Je les
ai dOllnés dans mon Lo/lis .\ f"l, M. de Lafayette joua un
granú I'ólc d'oppo,ition lors de cette asscmblée,




- 2ll-
étrangere, une Autrichienne, qui sacrifiait la
France a sa famille. Des émissaires de bas
étage propagcrent ces idées dans les fau-
bourgs, sous les piliers des Halles, ele manil"re
a les faire accepter comme la vérité.


Ce fut surtout la presse, les mille feuilles
volantes enfalltées par la Révolution, qui
transformerent le cumr des femmes du peuple :
quelques-unes de ces feuilles, s'adressant a la
bourgeoisie éclairée, s' emparerent de ses pré-
jugés, de ses griefs, de ses jalousies contre la
cour (1); on provoqua chez la femme du mar-
chand, de l'avocat, du procureur, des manifes-
tations qu'autrefois elle n'eut pas comprises;
elle devint une citoyenne qui, la cocarde sur la
poitrine, s'attelait en .déshabillé aux brouettes
du Champ de Mars pour la fete de la Fédéra-
tion; comme da ns les républiques gl'ecque et
romaine, la femme de la bourgeoisie prit goút
pour le Forum, pOUl' la place publique.


Aux harangeres des faubourgs, aux dames
des Halles, on parla la langue de la Révolution
en style trivial, avec des plaisanteries im-
mondes; peu a peu on arrac).¡a au crour de ces


(1) La liberté de publier des journallx et des especes de
placards affich~s dalls les l'ues exista de fait depuis lit como-
cation des notables.




- 25-
femUles lous les vieux respects; on les anima,
OH les surexcita violemment contre les objets
qu'elles avaient aimés (1) : la religion, les pre-
tres, le roi Lo;.¡is XVI, la reine, le dauphill;
on les accoutuma a pousser des cris hiueux, a
se grouper, a se réunir en sarabande hurlante,
a chevaucher sur des cauons, a porter des tetes
sur des piques, el, au besoin, on les inyita a
pendre les catotins.


Dans ces démonstrations des Halles et des
faubourgs, il fauí faire la part des femmes
éhontées, courlisanes ignobles qui esperent
toujours sortir libres et honorées dans un mou-
vement qui remue toutes les fallges de la so-
cié té ; ces femmes étaient hardies, saos pu-
deu!'; elles vivaient daos le contact incessant
des cabarets de la place Maubert ou de la Cité.
Les dames de la Halle, toujours un peu inté-
ressées, présentaient des compliments, des
bouquets a tous dans l'espérance d'une réCOlll-
pense; elles descendirent la pente révolution-
naire peu a peu : elles présentel'ent des bou-
quets a MM. ele La Fayette, Bailly et Péthion,
avec le me me empresselllent qu'au roi et a la


(1) Camille DCSl1loulillS fut le journalistc par CXCCIlCllCC.
~larat et le pel'e Duchelle nc ViUl'ellt qu'apr¿'s lui.


2




- 26-


reine; elles el! vinrent a oIfrir «es fleur::; a
dame Guillotine. Je erois aussi que le triste
usage des liqucUl's fortes contl'ibua á depravcl'
la femme <Iu pcuple : a la joyeuse iVl'essc de la
tonnelle avee les petits víus, quí inspiraient la
gaíeté dalls la guinguette charmante, succéda
l'ivresse par l'etLu-de-víe (luí donne le courage
des muu vaiscs actions; OH se donnai t aillsi ti u
CWUl' pOl1l' les crinles. L'ívresse chez la femllle
révolutionnaire devint une halJitude, et «ans
les révolulions raleool a rodeur du sango




lV


Influence de la loi du divorce sur
les remmes de la Révolution.


(17D\ - 1193)


a _ .


, ..... -.-


L'idée chaste et chrétienne du mariage ayait
été assurémeot ébranl6e pm' le beau monde dll
XYlIle siécIe ; il était de coutume alol's dans la
société élégante de ne prendre une femme que
par convenance, pOUI' grandir sa fortune et
transmettre un 110m patricien, Toutefois la loi
dn respect était ohservée, sUllf qnelques sean-
dalcuses exceptions. La femme légitime était
honoréc clans la famille dont elle prenait le hla-
son héréditail'e, alors meme qu' elle n' útait pas
aiméc. Le gentilhomme gal'dait pom' su fe1111110,
quelr{lH'fois (lélaissée asec hrnit pOUl' une COUl'-




- 28


tisane, la défé¡'ence, le culte de la famille:
aillsi le plus hal'di de ces fanfal'Ons de liberti-
nage, le maréchal de Hichelieu, environnait de
ton tes so1'tes d'homroages sa jeune épouse, ma-
demoiselle de Guise (l.), a qui Voltail'e, si léger,
écrivait ce spirituel badinage :


Un pretrc, un oui, trois mots latins,
A jamais fixent vos destills,
Et le célébrant d'un village,
Dans la chapeIlfl de Monjcu,
Tres-chrétiennncmcllt vous en gago
A eoucher avee Richelicu;
Avee Richelieu, ce volage,
Qui va jurer par ce saint ncclld
D'étre toujollrs fidi~le et sag!',
(Nons nons en défions un pell.)
Et vos grands yeux Iloirs plcins de reu
NOllS raSSllfcnt bien davantagc
Que les scrmellts qn'i1 fait. il Diell,


Pourtant Richelieu le volage restait d'une
déférence pa1'faite et 1'espectueuse pou1' la noble
et jcunc ferome, Si Voltail'e faisait du mariage
une qnestion de constance, s'il se fiait aux beaux
yeux de mademoiselle de Guise pou\' le rendl'c


(1) J'ai (~erit un petit livre sur le maréchal de Richelieu,
cornme ¡lpisode 3 mon trllvail sérieux sur le ri'gnf' de Lollis XV,




- 29-


pel'pétucl, jamais le mot de divo1'ce n'était pro-
noncé; on le considérait comme une idée hu-
guenote mise en honneur par Lllther, afin de
facilite!' les mauvaises passiol1s des rois et des
pl'inees (1); le divo!'ee était repoussé du foyer
alors meme que de grandes légeretés auraient
pu le eompromettre dans la force et la puis-
sanee d'une vie jeune et passionnée.


eette idée d'indissolubilité était encare plus
profondément elll'acinée dans la classe bour-
geoise et parmi le peuple ; les séparations étaient
rares. Il y avait des querelles de ménage comme
toujours, des mots forts vifs échangés comme
elans les comédies de Moliere, entre Gro~-Réné
et Marinette; mais on se raeeommodait pres-
qu'aussitot, par cette pensée meme que le lien
était indissoIuble et que lit famille se fondait
sur l'anneau béni, sur le oui et les tmis 1I10tS
latins dont parle Voltaire. On avait vu de grands
seandales, par exemple, l' enlevement de Sophie
de Monnier par Mirabeau; femme el'un prési-
dent au Parlement de Besan\{on, Sophie avai
suivi le fougeux écrivain en Suisse, en Hol-
lande; pour elle Mirabeau avait traduit Catulle,


(1) Comme dans les mariages de Henri VIII et dans les queso
tiolls posées par le landgrave de Hesse.


2.




:\0 -
les haisers de .Tean Sccond, ce,; tendrcs et
suaves accents de l' amoll!' sensuel; mais Mira-
heau en était revenu an repentil' aUpl'es de sa
temllle et Sophie était rentrée dans le sein de la
famille de son époux; l'union n'était pas bri8é~
et le foyer n' était pas éteint (1).


Apres avair démoli l'ancienne COllstitution
de la mOllarchie, l' Assemblée cOllstituante de-
vait, par la force des cboses, l'emanie/' la pl'O-
pl'Íété et dissou¡]¡'O la fmnille, JI ne pomrait y
avoit' de l'évolutions san s ces falts accomplis I
Par l'abolition du tll'oit d' atnesse, elle détl'Ui-
sait le foyl,ll' domestique (2) par la négation du
dl'Oit de librement tester et l'égalité du pal'tage,
elle jetait les fOltunes dans des morceUements
infinis. Lp. Constituante courollJla son mUVl'e en
faisant (Iu mariage un simple contrat civil qui
pouvait se dissoUfll'e par le divo/'ce, rupture
Ilbsolue entre les deux époux : divorce ponr des
cas déterminés, pour antipathíe d'humeur mémc
par cone.entement ll1utuel. Avec le caractel'e


(t) Cet enlevemont tit grand brLljtj Mirabc;lU, écrivain mer-
cOllaire, écrlvit a la Bastille ces lettres bOllrsonft1écs qu'oll ne
peut rellre aujourd'hul SRns ennlll.


(2) Mirabean fut le plus grand adversairc des droits du
ph,) de familIe et dn foyor domestique: iI avait it S~ plaindre
de M. de Mlrabean, son pere, dnr Cconomiste, inSllpportahlc
pOllr sa familIe.




- 31
¡{'ger {le notre }lntion on devait lal'gement user
(le ceLte faculté: se s6pal'e1' quand 011 no se
plaisait plus par caprice, par fauLJisie, n'était-
ce pas admirable? II suffisait que deux époux
vinssent en présence de l'offit,;ier de 1'état civil
tléclarer qu'ils ne pouvaient plus vivre en-
semble, pon1' que le divol'ce fUt prononcé, Le
1lloniteul' de l'année 1792, qui donne le chiff¡'c
des actes de l'ébt civil, porte l1abituellement le
nombre de marÍ:lges célébrés par joU!' a Paris
ele 30 a 1l0, et le nombre des divorces de 10 lt
15 (l) : de maniere que pal' la marche du tempR
il devait s'el1 suivre un péle-mele de femmes a
deux ou trois maris et d'enfants i::¡&us de plu-
siems ménngcs.


Cependnn t le divo1'ce fut voté aUlle majol'ité
considérable : 011 11t des tableaux tres-pitto-
resques des ennuis de la vie a denx, quand 011
devenait insupportable l' un a r autre : on célé-
hra ]e bonhcur de se séparer de sa femllle, Les
poetes qui ne sont jamais en arriere ponl' célé-
brer les c1épravations de moml's et In, joyeuse
vie, chanterent les (lonces conséepwI1ces du cli-
vorce et ils firellt des couplets sur raíl' du pas


(1) On fllUliuit les divorces, rommn lI11jullrd'hui les déci,s,
ú la fin UU jonrnnl. ..-" . H'~·r:~,,~'


--.:,.
..




- 32-
1'edoublé, pour exalter la loi votée par la Consti-
tuante (1).


Honneur A nos législatcurs
Qui, pesant toutes choses,


Du bonheur, vrais dispensateurs,
En augmentent les causes.


lis donnent A la liberté
Une nouvelle force.


L'aurions-nous en réalité
Sans la loi du divorce~


La morale nous dit tout has
Qu'on protége le vice;


Vivre avec ce qll'on n'aime pas,
Ma foi, c'est un 8upplice!


L'hymen, dans ces débats fAcheux,
Attrape quelque entorse;


Or, dans ce cas iI vaut mirux
Invoquer le divorcc !


f:glé, n'aim!'z-volIs pas vraiment
CeUe loi générellse,


Qui, par un heureux changemcnt,
POllrra vous rendre heureu~e 1


Semblable au viellx saule pleurellr,
Qui n'a plus que ¡'écorce,


Votre époux est toujours grondeur :
Bénissez le divorce!


Aveu naif et charmant! On n' aimait plus sa


(1) Recueil complet des chnnsolls révolutiri1llloires, livre
assez rare; année 1792.




- 33-
femme, on la. quittait avec liberté; n'était-ce
pas un supplice que de vivre avec elle? Églé
pouvait secouer le joug d'un mari grondeur,
quoi de plus enivrant !


Sans entrer dans la question religieuse sur
l'indissolubilité du mariage, il était évident que
le divorce. surtout par consentement mutuel,
allait oter a la femme ce caractere de chasteté
et de pureté, sa condition naturelle et sociale;
quelle pudeur pouvait reste1' a la femme de
plosieurs époux? Serait-elle aussi bonne gar-
dienne d'un foyer qu'elle pouvait toujours dé-
serte1'? Que deviendront les enfants? comment
se perpétuerait la famille avec une femme a
quatre maris successifs, toujours aimés ou
délaissés a son gré!




j
j
j
j
j
j
,


j
j
j
j


j
j


j


j
j
j




v


Destruction déS couvents.
Le mariage des pretrés.


Les courtisanes étrangéres.
(1792 - 093.)


L' éducation des feoon1es, sous l' ancien re ...
gime, conllnen~ait et 8'nchevait au couvent,
llouce re traite , souvenir aimé par la jeune
remIne, meme an milieu des égarements de la
via, Aux joura de repentir t ou étaient venues
s' abri ter mademoi¡:;elle de La valliere et madaIlIe
de Montespan? dan s le eOuvent qui les avait
élevées et les verrait mourir; e' était le Hen
des premiél'es amitiés, des plus tendres
échanges et des charmantes itúptessíons. Les
COUVe11ts avalent résisté aux vives attaques de
la Réformation et aux railleries des philosophes.
Dielerot a\ait écrit son livre infilme la Re"




- 36-
ligieuse, lúauvaise peinture de llllCUl'S ima-
ginaires (1). On avait parlé de VlCUX forcés,
de fausses vocations. Colardeau , dans ses
lettres d' Héloise et d' Abélard, avait cherché
a soulever les creurs aimants contre la so-
litude des c10itres (2); certes, bien peu de
jeunes religieuses se plaignaiellt des rigueurs
du couvent, des passions arden tes ou des feux
d'amour quí éclataient sous le voile; sauf de
rares exceptions, il n'y avait pas d'exemples de
grilles du couvent violemment forcées. Dans le
petít poeme de Ver- Vett, Gl'esset avait repré·
senté aussi sous le caquetage d'un perroquet le
couvent comme un foyer de passions d' amour
quí couvaient sous la cendre,


Désir de filles est un feu qui dévore,
Désir de nonlle est cent fois pis cncore.


Le roi Louig XVI, gros ríeur dans ses gouts
bourgeois, s'était tres-amusé de Ver- Vert, jus-
qu'au point de désirer que le compliment de
l' Academie a son avénement fut présenté par


(1) M. de Malesherbes et les économistes avaient favorisé
ces publicatiolls afin de réaliser leur projet, qui était la des-
truction absolue des couvents afin de s'emparer de le uro
biens.


(2) C'était une imitation de Pope.




- 37-
Gresset (( dont les vers avaient enchanté la
reine (1). ) Vm'- Vert était pourtant une critique
a peine déguisée de la vie du couvent, de l' édu-
cation des jeunes filIes; et le roi applaudissait
a ce désordre d'imagination! On ne peut dire
assez combien de lllauvaises initiatives vinrent
de la cour de Louis XVI.


En 1792, Picard fit représenter les Visitan-
dines, charmante piece, au re&te, qu'il soulllit
au public quand la Révolution franvaise brisait
les couvents et en renvoyait les pieuses filles.
Un jardinier iv re ouvrait les portes du floitre
a un jeune premier d' opéra comique et a un
Frontin insolent; une vieille touriere chantait
ses prelllieres alllours avec un abbé charmant :


Dans un monastcrc, a quiuze ans,
Je n'étais qne pensionnairc;
Un jeune abbé des plus charmRllts
Logeait au prochain séminaire.


Et ce spirituel couplet était orné d'une lllU-
sique délicieuse (2) et d'un air ravissant; le
succes fut de vogue et put accompagner l' exil


(1)Correspondance autographe du roi. (Voirmon~¡¡uisXVl.)
Le roi aimait les plaisanteries, I1ll\mc contre le c1ergé.


(2) La musique est de Dovienne. On rn rérét:\it tous les air~,
memo dans les salolls du granel monde.


3




- 38-
des saintes fiUes. Les poetes ont de tristes
a-propos I on put voir alora j par exemple,
combien étaient vraies les déclaniations des phi-
losophes sur cétte précieuse liberté a laquelle
aspiraient les religieuses; ces pie uses filIes de-
manderent presqúe unanimement a rester cloi~
trées, et quand les portes furent ouverte~ j les
biemi des couvents confisqués; elles ti'eurimt
d'autres aspirations que de l'etrouver la solitude
et la vie en dehors du in4lnde¡


Cependant le I1lensonge secontinuait; on fit
des d'flamations et des píeoes de théatre sur le
mariage des religíeuses et des curéSi Au mílieu
des acenes de 1793 on joua les Dt'(J;gvns et les
Bénédictines (1), brutalité des vainqueufs qui
mélaient les sabretaches aux voiles des vierges,
les casernes aux sanctuairesó


Bien des eouplets turent chántés sur le bon~
heuf de eette liberté I pour les religieuses qui
n'en voulaient paso On leur offfit les plaisirs du
monde ¡ les joies j les amouts meilie 4 86US le
Hnon et la gaze légere.


Et vous, dont les charmants nppas
Se cachaient soua la toile,


(1) Cette pillee, reurre libertino de Pigault"Lebrun; fut re-
pl'ésentée on 1704, !lU théAtrc de la Cité.




- 39-
80lur Luce ne l'egtettez pas


La guimpe ou le vaile;
Venez, d'un costuroe ntlu\*eau


Essaycr la parure!
L'amour vous olfre son bandeau,


Et Vénus sa ceinture (1).


Pauvres filles! a vous la ceinture de V énus
couronnée de roses, a vous qüi préfériez le mar-
tyre aux joies, aux vanités du monde; et ces
couplets, les poetes les publiaient dans f Alma-
nach des Muses; on les chantait d'une voix
avinée dans les rues de Paris, ailx appiaudiise-
ments de la foule.


A la destrudion des éoüvents, tes ii.SSémblées
ajoutaient le mariage des prétres que les poetes
conviaient aux douces lois de l'hyménée; 011
faisait chanter a un curé des couplets djune niai-
serie pastorale sur le bonheur du mariáge (2).


Des habitants de ce ilRmeau,
Ami sfir, guide lldeÍe j
J'étais pasten!' d'un troilpeanJ
Mais las I pasteur sans pastgurelle.


(1) Dans le rccueil des chansons républicaines : ces couplels
se chantaient sur l'air: Philis demande son portraíl.


(2) Alrnanach des Mu.~es, i 792. Les prétres IÍlariéll ataient
!!ispense de certificat de civisme, et la soci1Íté del! 1acobins
les admettait dans son sein.




- LJO-
Le llouveau codc m'a permis
De faire \lne tendre folie,
Et tle mes aimables brebis
J'ai pris la plus jolie (1).


Un curé transformé en pasteur de pastomelle
et faisant une aimable folie! c'était charmant!
comment ne pas etre ravi! Il n'y eut dé';onuais
d'éloge que pour les pretres mariés et le plus
bel exempIe de patriotisme fut d' épouser ulle
religieuse.


Ensuite uu couvent qui donnait a la jeune
filIe par l'éducation tant d'idées de simplicité
et de modestie, la Révolution substitua le pen-
sionnat laique, OU des institutrices enseignaient
une morale de convention, la mythologie et les
devoirs des citoyennes. Dans les idées de l'an-
tiquité, alors en grande faveur, on donnait un
role poli tique a. la femme qui uevait para1tre
dans les cérémonies publiques, encouragel' et
récompenser le patriotisme des héros, Les
jeunes filles chantaient en chreur, comme a
AtMnes et a Spafte, des hymnes de guerre et
de liberté,


(1) Coupleis cltaniés par un curé qui épouse une jeune S((!W'
ql'ise (air de la C,·oisée). J'ai trouvé d'autres vcrs plus niais
ct pi us infames sur le mariagc des pretres.




-llt-
Et nous, sreurs des héros, nona, qui de l'hyrnénée


J gnorons les aimable3 nOluds;
Si pour s'unir nn jour 11 notrc destillée


Les citoyens formoot .des vceux ;
Qu'ils reviellnent dans nos murailles,
Beau de gloire et do liberté,
Et que leur sang daos les bataillos
,1it coulé pour J'égnlité (1).


Ces paroles pouvaient etre belles assurément,
mais elles devaient transformer le caractere de
lafernme franliaise aimable, enjouée, s'occupant
beaucoup jusqu'alürs de chiffons et de modes.
Dans la bourgeoisie, le commerce, la société
mitoyenne, la femme attiffée a. la romail1e ne fut
que pédante et ridicllle, mais dans les fau-
bourgs, parmi les dames et les jeunes filies de
la Halle, il en résulta une surexcitation des
ames, un oubli méme des loís de l'humanité;
cette éducation était en parfaite harmonie ave e
les mffiurs de ces femmes a cheva! sU!" les ca-
nons qui étaient allées chercher a. Versailles le
boulanger, la boulangere et le petit mitron (1).
Les meneurs virent tout le partí qu'ils pouvaient
tirel' de la femme ainsi fac;onnée. Le pere


(1) Une jeune filie dans le Chant du Dépal't, paroles de Ché-
nier, musique de Méhul.


(2) C'est ainsi qu'clles avaient llornrné Louis XVI, la reine
et le danphin.




-1J2 ~
Duchéne ae fit l'écho de ces rugissemen1B des
Halles et illes aocompagna de son vocabulaire.
Uu petit huissier du noro tt~ Mailla,rq que ces
dames employaient daoa leuril querelles devint
le grand meneur des Halles, tandis que les
beaux parleurs, Hébert! Chaumette, Camille
Desrnoulins, sous les inspirations des clubs, se
chllrgeaient de conduire et dominflr les femmes
qu fauboprg Saint-Antoine et ~a¡pt-Man:~l! II
y avait p¡:¡.rmic~s femmes plqsieurs typefl ¡ les
upes, d'une certaine beauté peformes, figuraien,t
da.ns les cérém,onies puPliquefl, le l?Qnnet fOl.lge
!'Iur la téte~ \lne pique a lit lU4\iu! ou bien \lne
large cüc¡l.rde a leur bpnn~t et s\lr le\1r poitrine.
Ce ~ostume ayp.it quelque chQse de pittQresque
~t presque d' él~gant; le ponnet rougfj qrn(!it
parfaitement une belle t~te blonqe 1\ ~h~veux
flottants ¡ il relevait le~ ~r¡iit¡¡ m4le¡¡ et pro-
noncés, il donnait aux jeunes figures la. physio-
nomie de ces bea1.lx atfri\npllis q,u' pn yoit sur
les b¡:¡.s-rfliefa ~e RQIlW (1) t}~ l~s sacrifices de
Mithras: .


J.ef\ a.utn~s ¡tppartenaient ~ Qes types vuI-
gaires et dégoutants des basses classes du
peuple I profondement blessées des inégalités de


(1) Voir les estampes. Cabinet de la Biblioth. Ill1périale).




- AS-
fortune, elles respiraient les plm¡ mauvaises
passions. Couv~rtes de hailloUf.l sales, la bouebe
Mante, hébétée, elles fa¡saient groupe partout
ou il y!tvait des eris a voeiférer ou des violences
a aecomplir; elles eouraient a la aeotion1 aux
clubs avee une agitation de voix et de gestes;
les plus distinguées parmi elles avaient leur
place marquée aUI assemblées, on elles venaient
trico~r durant les séanees, et le classique
Camilla Desmoulins las avait comparées aux
citoyennes de la Grece pencMes sur leur fuseau
et travaillant pour leul' famille et la patrie .


. Dane cetta cohue des Halles s' étaient mélées
quelques femmes étrangereEl, allemandes, bel-
ges, flamandea, aecourues a Paris au bruit de la
révolution; les troubles publips ont un attrait
poar certains caracteres. Parmi ces étrangeres,
destinées a jouer un certain role, on pouvait
distinguer Théroigne de Méricourt; ce n' était
pas lme fillt:l tout a fait de b~s étage ; née a
Liége d'un riehe cultivateur, petite de taille,
gracieuse de traits, venue a París quelques
~nnée~ j.l.vant la révolution, elle avait ~té 1\imée
par de tres-beaux gentilhommes, par des éeri-
vains surtout, et eeux-el l'entralnerent daDa le
mouven¡ent dtl1i1 révolution; elle était assidu~ a
l' Assemblée constituante, ou elle paraissait vétue




-!JI! -
en· amazon e (1) et se niélant quelquefois aux
députés de l' Assemblée. Théroigne de Méricourt
descendait sur la place publique, et son petit
costume faisait merveille au milieu des gardes-
fran~aises et des soldats de Flandre qui frater-
nisaient avec le peuple. Ainsi pittoresquement
accoutrée, elle donna le signal dans la journée
du 10 aout; réunie aux insurgés, elle y déploya
une certaine fievre de sang jusqu'a désigner le
vicomte de Suleau aux massacreurs qui le
mirent en pieces. eette charmante furie était
devenue l'idole de la Gironde et la plus intime
amie de Brissot (2). On a voulu justifiel',
grandir meme Théroigne de l'assassinat de
Suleau, vengeance d'un amourtrahi etd'unesé-
uuction. Théroigne n' en était pas a ces premieres
et arden tes amoUTS qui peuvent surexciter la
vertu indignée ; e' était une courtisane poli tique


(1) Théroigne de Méricourt portait sur la téte un petit cha-
peau a la Henri IV qni lui allait fort bien.


(1) J'ajouterai a la notice sur Théroigne de Méricourt
qn'eUe tit, par l'ol'dre de Brissot, un voyage dans les Pays-
Bas pour activer la propagandlJ. Arrctée par ordre des auto·
rités autrichiennes, elle fut conduite a Vienne et rec;ue par
l'empereur Léopold en personne. On croit qu'elle ayait une'
mission secrete de Brisgot. Pour acheyer cette notice, j'ajou-
terai que Théroigne deyint folle, fut rcnfcrméc a la Sulpé-
tri ere ou elle mourut en 1815.




- 45-
qui en voulait a M. de Suleau, écrivain spi-
rituel, pon!' ses rudes épigrammes et qui l'avait
signalée comme la maitresse du député Populus
(la maltresse du peuple); elle s' en vengea au
10 aoÍLt en faisant porter la tete de l'écrivain
sur une pique dans les faubourgs, sang ant
étendard auquel on s'accoutumait parfaitement.


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VI


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Les dames constitutionnelles
et politiques.


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Mmes de StaeI, de Genlis. - Buffon.
OIympe .de GOQ.ges.


(1790 - t 793 )


Cl¡aque époqll~ a son salon de femmes sa-
vantes, et Moliere n'lt faít que prendre sur le faít
un ridicule éternel; seulement la nuanj::e dn
pédantismechangeou se modifie avec les temps.
Apres les précieuses de l'll(ltel de Ramhouillet,
les salons de la phi!Q80plJie et de l'encYQlopéelie
au XVlIlC siecle. En i 789, on eut les femmes
constitutionnelles qui eurent la prétentíon ele
régénérer l'État. .


Le souffle constitutionnel vint de Geneve et ele
madame Necker. La riche maison de banque
Vernet, établie il parís. avait 11n commis fort




- 48-
intelligent, capable d'aflaires avec beaucoup de
prétention aux études d'économie poIitique;
son nom était Jacques Necker, d'origine gené-
voise. Par son activité personnelle et la confiance
de ses commanditaires, M. Necker avait amassé
une fortune considérabIe (1) et iI épousa la fille
et 1'héritiere d'une falllille proven~ale qui por-
tait le nom de Nasse, réfugiée en Suisse a la
suite de la révocation de l'édit de Nantes. Ma-
dame Necker, douée de beaucoup de gn1ce et
d'activité, réunit clans son saloñ tout ce que
l' école encyclopédique a"ait de plus avancé;
pour se rendre populaire et rester a la Hite de
1'opinion, madame Necker se fit la trésoriere de
la souscriptiori qui vota une statue a Voltaire;
ce zele philosophique lui mérita de jolis vers du
patriarche de Ferney qui furent lus avec trans-
port par cette société.


Quelle étrange idée est venue
Dans votre esprit sage, éclairé,
Que vos bontés ont égaré,
Et que votre peine e8t perdue!
A moi, chétif, une statue!
Je sCTüi d'orgueil cnivré :


(1) Dans mOIJ livre sur les Ferníiel'S géuéraux el les Fina12-
¡e,'s, j'ai do,uLÍ une notice fort étcndue sur M. Necker.




- 119-
L'ami Jean-Jacques a déclaré
Que c'cst a lui qu'elle était due (i).


Etre loué publiquement par Voltaire, c'était
s'assurer un ímmense crédit sur l'opinion, et
madallle Necker en profita pour seconder les
projets politiques de son mari et son ambition
du pouvoir. Dans le salon de madame Necker
se réunissaient les grands seigneurs éuivl'és des
doctrines nouvelles, les dues de La Rochefou-
cauld, de Montmorency, Talleyrand (2), les
rnarquis de Lafayette et Rochambeau; puis des
écrivains, des journalistes qui célébraient a
l'envi les idées économistes; et ce fut sous
l'intluence de ce partí que s'ouvrit si large la
carriel'e politique de M. Necker, désormais
considél'é cornme le seul financier capable de
restaurer le crédit : sa popularité fut irnmense
et sous ses yeux, sous les charmes de cette
force d'opinion, s'élevait unejeune fille enthou-
siaste des talents de son pere (3), travaillant
jour eL nuit avec lui; éprise de ses écrits a ce
point de les copier de sa main a la dérobée;


(1) Poésies légeres de Voltaire, 17.
(2) M. de Talleyrand avait un goüt toujours tres-prononcé


pour les opérations financieres.
(3) Elle s'appelait Anne-Germainc-Louise Ncckel'.




- 60-
mademoiselle Necker, fort laide, mais avec de
la fortune, fut recherchée en mal'iage par le
baron de Stael qui représentait la Suéde a París;
diplomate de second ordre, d'une intelligence
limitée (1). A l' ambassade la jeune femme con-
tinua, doubla le salon de sa mére. Loin d'étre
enselgnée, éclairée par la chute de Necker,
la baronne de Statil s'enthouslasma de la Cons-
titutíon, comme si elle avaÍt été du comité qui
l'avait rédigée; 'elle fut rame de cette coterle
constitutioñnelle dirigée par M. de Narbonne,
qui croyait a la force, a la durée de la Consti-
tution de 1791 avec un roi au sommet et la
répnbUque partout.


Il faut rendre cette j~stíce a. madame de Stael
qu'elle persista dans ses opinions avec un grand
courage; l'ambassadeur de SuMe fut un des
diploma tes qui resterent a Paris durant les
orages de la révolution; madame de Stael, fldele
a ce dogme du gouvernement représentatif,
voulut l'appliquer a. toutes les situations, elle
devint une fumme politique de premier ordre;
nous la retrouverons sous le Directoire a. la téte
d'un salon considérable, et la Constitutíon de


(1~ Érle Magnus, bal'fm de Sta~l~Holllteln, représentalt le
régent duc de Sudermanie qul gouvernait au nOIll de Gus-
tave IV.




- 61-
l' an m, pour ainsi dire, fut son ouvrage. Cettc
Constitution étahIissait )e systeme du balan-
cement des pouvoirs sans roi.


Avee des prétentions aux fortes idées et des
gouts littéraires tres-variés, Stéphanie..,Félicité
Duerast de Saint~Aubin avalt été élevée d!p.ne
fac;on assez étrange, comme le\'oulait lléduca-
tion d' aJors, prétentieuse et sen timen taje. Bonne
vieilla, elle nous apprend dana ses Mémoires (1)
que, jusqu'a.l'age de douza aps, elle avait tou-
jours été déguisée en Amour avec des Riles et un
aarquois sur l' épII-ule; elle re4tut avee sa mere
une somptueuse hospitalité de M. de la Popeli-
niere,le fel'miar général, l'homme le plus galant,
la plus généreux et l' on no sait a quel titile. Dana
la résidence de M, de la Popellniere, B Passy,
madernoiseIle Duerest composait des proverbes
et enchantait la société par son prodigieux talent
sur la harpe. Toute jeune fille, elle épousa le
marquis de Sillery de Genlis, d'une famille
dévouée a la m¡¡.ison d'Orléans; Russi la. jaune
m¡¡.riée obtint une charge de cour aupres de la.
duchesse de Chartres et prit le titre étrange et
bien male da gauverneur des p'I'inces. L{\ mar:\"


(1) ~ad~E\ de Genli~ a écrit se~ J[émoires ;\vec ~I!E\ ~ri1ndc
naiveté d'aveu et la prétention d'une vieille femme qui vcut
falre sRvoir qu'elle f\lt tres-jolle et tres-coul'tisée.




- 52-
quise ambitionnait les eonditions et les attributs
de I'homme et la vie politiqueo


Tout en produisant d'abondantes reuvres lit-
téraires, madame de GenEs, par sa position et
sa eharge, put aspirer !¡, un role aetif dan s le
parti d'Orléans ; elle assista aulendemain de la
prise de la Bastille avec ses éléves melés au
peuple; elle dansa avee beaucoup de grace dans
le jardin du Palais-Royal; madame de Genlis
tenait les jeunes prinees par la main. La maison
d'Orléans avait besoin de caresser les idées et
les passions des multitudes pour arriver a son
but. La prétention de madamc de Genlis fut
surtout d' exercel' une influenee sur les hommes
importants de l' Assemblée; elle se lia étroite-
ment avec Mirabeau et Bailly. -


Le marquis de Sillery-Genlis tenait une
grande maison; on y sablait les vins exquis
sans s'inquiéter si dans la rue 00 chantait la
Carmagnole; et la llIal'ql1ise, a trente ans,
faisait les honneurs de ce salon, avee un charme
particulier, a Danton, a Camille Desmoulins, a
Barrere, les gourmands, les raffinésde la
Montagne. Péthion l' aceompagna dans un
voyage a Londres, a eette époque ou la maison
d'Orléans avouait hautement ses desseins de
faire passer la couronne a la braoehe cadette.




- 53-
Madame de Genlis en préparait la voie par ses
pamphlets, par ses livres, par sa graeieuse
intervention aupres de Pethion et' de Dumouriez;
Barrere fut le tuteur de la mystérieuse Paméla
qui devint lady Fiiz··Gerald par son mariage
inespéré.


Dans son hardi pamphlet sur Brissot dé-
voilé (1), Camille Desmoulins a donné quelques
eharmants détails S1ll' le doux empire de
madame de Genlis. «( J' étais alié rue Neuve-'
des-Mathurlos diner ehez Sillery qui, malgré
sa goutte, avait lui-meme frotté le parquet.
avee de la eraie, de peur que le pied ne glissat
aux charmantes danseuse.<;. Madame de Sillery
(madame de Genlis) venait de chanter sur la
harpe une chanson pour inviter a l'ineonstanee,
et mesdemoiselles Pamélá. et de Sercy dan-
saient une daose russe voluptueuse a la ronde. »
Ainsi les tl'ois syrenes du parti d'ürléans, les
déesses du Raincy et de Moneeaux avaient
pour mission d' apaiser et d' énerver les Monta-
gnards. •


Le Raincy, en elfet, devint le petit Versailles


(1) C'est le fameux pamphlet qui porta un coup mortel aux
Giroodins. 00 dit quc Camille Desmoulins s'co repentit en-
suito et qu'i! s'écriait en gémissant: «e'est moi qui les ai
tués. "




-M-
de la révolution I admirable retraite dont ma-
dame d~ Buffon (1) faisait les honneurs ave~
beaucQup de grace. M. le duo d'Orléans y
invitait les plus ardents promoteurs des jour,..
nées populaires ¡ on y buvait les meilleurs viDs,
on y avait une cuisine exquise; [es feuunes,
d'un grand gout de toilette, charmaient les
heures de la. nuit ou 1'0n jouait un jeu d'ell-
fer (2). Quand la terre bríilait sous les pieds
et qu'on avait hesoin de se distraire, 00 aUait a
Monceallx, heau pare dessiné d'apres les idées
mythologiques de mada.ma de Genlis, coupé de
lacs, d~ collines, de temples,' de cascades et
da ttlmbea1lX antiques. commQ une villa de
Rome.


Apres las ~éhats les plus orageux de l' As-
semblée pn se rendait a ce pare de Monceaux,
que Marat appelait le Trianon de Paméla.. Au
miHau des retes de nuit les plus ravissantes,
on y délibérait .ur la nécessité d'une journée
populaiv6; leE! femm~s y jouaient un grand


(1) C'ét/lit la remmo dq COJlltc de Bqffon, colonel de cava-
lerle (le fils du naturaliste). Louis XV aVlllt érigé la terre do
Bufron en comté. Ce Roi, si juste appréciateur des mérites,
IIvait cambié de biena et d'bonneurs le comte, qui ne s'appe-
lait, da.ns I'origine, que du nom tres-bourgeois de Leclere.


(2) C'est cette belle torra du Raincy que I'on morcelle et
déchiquNe aujourd'hui en petites mai~onllcttcs.




- fi5-
J'('ile : mesdamBs de Genlis, de Buffon, de 8er-
cy, et surtout une herolne de révolution ({ui
eut alora un~ certai¡16 renommée, Olympe de
Gouge, femme littéraire connue par quelques
pieces de théatre et par la publieation de ro-
mans a la mode. Olympe s' éleva tout a eoup
au titre d'écrivain politique pour exalter le
due d'Orléans et Mirabeau. Fondatrice de la
société populaire des femmes, association un
peu arden te et grotesque, elle aida singulie-
rement la révolution francaise : on ne voyait
partout que les livres politiques d'Olympe de
Gouge, qui publia Mirabeau aux Champs-
Élysées, I'Enlrée de Dumoul'iez ti Bruxelles,
toujours pour ex alter la maison d'Orléans. Au
Raincy, a Monceaux, Olympe de Gouge impro-
visait des odes, des cantates qui retentissaient
parmi le peuple; parfaitement connue ele l' As-
semblée, des comités et des ministres, Olympe
de Gouge (1) fut envoyée en mission dans la
Belgique et aupres de Dumouriez qu'elle trouva
a la tete de son armée, entre deux jeunes filles
qui lui servaiént d' aieles de camp, les elemoi-
selles Fernig, les amies de Paméla, les éleves


(1) OIympe de Gouge, traduitc au tribunal révolutionnaire,
fnt condamnée comme complice de Dumouriez, et mourl1t fort
courageuRcment le meme jour que le corote de Butron •


. -.




- 56-
de madame de Genlis. Dumouriez était fort
viveur et galant; il aimait les belles dames
comme toute son époque, et déja l'on parlait
des déesses de la liberté.




VII


Les Tricoteuses. - Les déesses de
la Raison et de la Liberté.


(17!J3 - 1794)


Toutes ces dames constitutionnelles, d'une
éducation élégante ct, toutes du monde, ne
voulaient pas, ne prcssentaient me me pas les
c01Jséquences s~nglantes ou désordonnées des
doctrines qu'elles développaient dans leurs
livres, leurs narrations, ¡eurs démarches; elles
avaient trop de distinction plJUr s'assimiler aux
courtisal1es qui, a la fa~ol1 de Téroigne de Méri-
court, excitaient les soJdats a déserter leur
rang au chant de la Cal'magnole. Quand
01ympe de Gouge fondait la société popuJaire
ou club des jemmes, elle ne croyait pas prCtcl'




- 58-
la main a des scenes de débauches et de
dlssolutiol1.


On serait injuste envers les personnages con-
sidérables de la révolution franvaise, si ]' on
disait d'eux qu'ils dépraverent la femme. Les Ja-
cobins s' étaiel1t fait des idées de vertus privées;
ila révaient la matrone romaine; leurs discours
étaiel1t remplis d' éloge pour les dignes ci-
toyennes qui remplissaient leurs devoirs d'é-
pouses et de meres (1); ils voulaient tout a fah
bannir la COÜI'tisál1é de l' otdre soCial et imposer
aux femmes des idées d'abnégation et de sacri-
fices. II n' est pas un chant patriotique de Ché-
nier qui ne fasse intervenir la mere, la jeune
épouse pour exciter les guerriers aux combats.
Ce plagillt dé l' ailtiquité spattiate pouvait
avoil' son coté ridicule, mais il ri'avait fien
d'immoral et d'impudique.


(1) bn ti'ótlve lá stróphé suivante dans le Chant du Dépa1'i
de Chértieí' i


De nOI yen maternel! ne traIgne. \loillt let lartlii!t I
Loin de llOUS de láches douleurs.


Nons de~ons lriompher quaud vous pren •• les armes,
C'est aux rois de "crser des plcurs.
Nous "0115 avons donne la vie,
Gucrriers, elle n'est plus a vous;
Tous vos jours sO!'t á la patrie,
Elle est volre mere avant nous;




- 59-
Dans les Assemblées, les femmes venaient


s' a!;seoir aux tribunes publiques; un tricot a la
mILin, pour montrer l'image du travail dans
l' accomplissement d'un devoir politiqUé; quel ...
q:ues - unes mémes y assistaient enlourees dá
leura enfants, comme oh voit les matrones
romaines sur les bas-reliefs antiques: elles sé
passionnaient pour les doctrines et les orateurs
célebres dont la parole ardente <1 émouvait leli
masses (1.). 11 Lés femines, dan s la voie du biel1
comme dans celle du mal; vont vita a l'e!trémel
quand elles ont une passion au Ctllur! elles
aiment bu détestent profondément I les hatan"-
geres, qu'on appelle les furies de la guillotine4
étaient árrivées it. cet enthousiasme du sang t
plus par fanatisme que par un cupida intérét ~
il faIlait faire la. part de la situation fatale de
Paris aflamé, du caraetere sombre des événe-
mentS qui souvent semblaient Recusef un partí
de toutesles douleurs de la République, et alofs
ces fatnmés déchiraient dé leurs onglas cen!
qu'elles ctoyaient coupables ~ comma les bac"-'
chantes de la fabIe avaient mis Orphée en lam'"
beam I l'ivresfIe ne vient pas toujours dú vi(lel


(1) La commune de Paris fit allouer un sal aire de deux
livi'cs IIUX femmes qui assistaient IIU1 séancel! de la CODven-
tioll.




- 60-
La révolution, comme tout ce qui est peuple


et faít par le peuple, multiplíaít les fetes
publiques, les dénombrements, les démonstra-
tions solennelles, et les femmes y furent appe-
Mes comme les artistes du CUlur. 11 s'était élevé
au sein de la Convéntion, dans la commune de
París, une école de purs matérialístes, qui
s'occupait surtout de labeauté, de la forme:
pour eux le monde ne devait avoir que deux
ido les : la Raison et la Liberté. Pour person-
nifier ces deux idées et les rendre sensibles a
tous, la commuue de París rechercha dans les
théatres, dan s le monde, les beautés les plus
parfaites. et leur assígna des róles dans ce
nouveau paganisme; la Raison dut etre une
beauté male, sévere et forte; la Liberté, plus
jeuna et svelte, devait etre figurée sous les traits
de la grace et de la beauté. A ces divinités, on
ne voulait d'autres costumes que le nu et les
draperies. Des cassolettes d'or brulerent devant
les autels un pur encens et des parfllms; on eut
dit une page déchirée de l'histoire de Lacédé-
mone : comme les artistes dominaient dans la
révolution, ils draperent-leur modele a l'antique
poul' le consacl'er au nouve:m culte (1).


(1) La Bibliotheque impcl'ialc, collection des Estampcs( 17!l4),




- tH
La Convention nationale célébra des fetes en


l'honneur de la Nature et de la Raison; quand la
Constitution de 1.793 fut proclamée au Champ
de Mars, on éleva partout des autels aux nou-
velles divinités. A la place de la Bastille, sur
le sommet d' une haute montagne, s' éleva une
immense statue dont les mamel1es jetaient de
l'eau pure et du lait, avec les formes de 1'Is1s
antique, l'ame ue 1'univers. Le président
Hérault de Séchelles, une des plus belles figures
de l' ancÍen parlement (1), recueillit, une coupe
a la main, cette eau et ce lait qu'il but, en célé-
brant les bienfaits de la NatUl'e; sur chacun des
autels particuliers élevés depuis les boulevards I
jusqu'a, l'École militaire, de jeunes citoyennes,'
a peine vétues, représentaient la Nature bien-
faisante et généreuse. Mais la divlnité 1\aison
dominait toutes les autres et son culte devint
public et nationa1. La commune de Paris choisit
pour 11onore1' la Raison les maitre-autcls de
Saint-Roch et de Notre-Dame de París, dont les
saiotes images furent violées. Il y eut acette


conSl'rve plusieurs gravures sur ces fetes; elles sont d'no hurio
tres-fini.


(1) Héranlt de Séchelles, d'nne grande famille parlemen-
ttlÍl\', avocat-génél al an parlemcnt de Paris, avait été spécin.-
JcDlcnt prolégé par la reine Maric-Antoinette.




- (j2-


occasion une fete solennelle, et la Convention
tout entiére assista a l'inauguration des nou-
veaux temples; des hommes tres-graves
prirent au sérieux ces cérémonies théatralcs;
leur éducation avait été faité avec les livres
de Diderot, du baron d'HlJlbach et d'Helvétius;
ils croyaient rendre un service a l' humanité
en élevant la Raison sur les ruines de ce qu'ils
appelaient les préjugés. L' histoire doit moins
en vouloir aux révolutionnaires convainclls,
qu'aux encyclopédistes cl1arlatans ou pervers
qui avaient propagé ces idées sans en com-
prendre l'avenir.


A Notre-Dame; le heau diseur Chauihette (1)
développa cette pensée aveo une admiratioll
amoureuse de la Natlll'e, rayonnante MUS les
tmitó d'une actrice. mademoiselle Maillard j
demi-vétue, et illa proclama la perfection dans
le heau: il l'adora sur l'autel, tll,ndis qu'un vil
histrion insultait odieusement les antiques
croyances de la remmé chrétienne (2);


(1) Le procurelir généraJ de la Commune Chaumette avait
un grand charme dans la paroJe ; ses discours sont des especes
d'idylles 11 la Gesuer; le ]}[onifew' les a précieusement re-
cueilli~.


(JI) L'acteuf Dugazon joua un bien vlJain rOle daUs toutes
ces représentations théatrales.




- 63-
Sur les autels de Mario
N ous pla~ons la Liberté;
De la France, le Messie,
C'cst la sainte ÉgaJité.
Nos forts sont nos cathédrales,
Nos cloches sont des canonsl
Notre ean bénite des bailes,
Nos oremus nos chansons (1).


Ainsi partou~ le fanatisme de la forc~ maté-
rieUe sllbstitué aux douces croyances, « l'eau
bénite désormais serait des balles, et les Orc-
mus des chansolls! » Tel deva¡t etre le nouveau
culte de la Raison, et ceux qui proclamaient
ces étranges doctrines osaient les precher dans
les ehaires avee une publieité éclatante.


Les chairas 011 1'lmpostl1ro
Prcchait l'imbécillité,
Oil I'on damnait la nature
De par la dilinité,
Al1jol1rd'hui. puriflées
Silrvent a 111 vérité
Pon!' yantar nos destinées,
La Vertn, I'Égalité.


Et Léonard Bourdon, éducateul' des jelJlles
hommes (2), agenouillé devant IPademoiselle


(1) Couplet su/' le déplacement des saints (S111' ¡'¡ti,,: Aus-
situt que la lumib'c), par le citoyen Yalcol1l',


(2) Léonard Bonrdon étnit en eff~t chef d'institutjon a la tNe




- Ola-
Maillard, placée sur l'autel, chantait en strophe
quelques-unes de ces odieuses épithetes contrc
l'Église et les pretres errants et pl'oscl'its; les
vainqueurs, implacables contre l'idée reli-
gieuse, la poursuivaient de leu!' brutalité.


Voutcs si IOllgtcmps profallées
Par le plaill-challt des calottins,
Vous lIe sercz plus parfumécs
Que par I'encells républicain.


Fran/(uis, la Vúrité qui brille a tous les yeux,
La Liberté, I'Égalité, voiliL quels sont nos dieu~ (1).


Je ne sais si mademoiselle Maillard devait
se complaire au milieu de ces adorations et si
ces parfums l' enivraient; elle était comédienne
et jouait son role; mais il est certain aujour-
d'hui (les documents des sections le constatent)
qu'un bon nombre de femmes honorables durent
remplir dans ces pompes du paganisme, le role
de la déesse Raison qui leur était forcément


d'Ull pensionnat. On trouve de luí l' Hymne patl'iotique a
l'i'lUugul'lItiun du temple de la Raison, par le citoyen Léonard
BOUrdOll, membre de la Convention nationale, sur I'air de la
Mm'seillaise.


(1) Chéllier, le philosophe, fit aussi une hymnc sur l'inau-
guration du temple de la Raison, musiquc de Gossec. (20 bru-
maire an lI.




- 65-
assigné. D' apres les renseignements recueillis,
si quelqu'une de ces citoyennes (comme on les
llOlllmait alors) (1) agirent spontanément par
c6nviction, par amour de ces idées ardentes
et thMtrales, d'autres y furent entrainées par
la crainte d8 compromettre leur famille en re-
f usant de donner un témoignage public de leur
civisme. A cette époque les moindres actes
étaient attentivement surveillés; la vie était
dans la me; des femmes respectables, de
jeunes filIes d'honnétes maisons bourgeoises se
transformerent en déesses de la Liberté ou de
la Raison et processionnaient dans les fetes
publiques, dans les, banquets fraternels, ou
dansaient en chreur autour des arbres de la
liberté. Ces femmes chantaient des couplets
bizarres pour célébrer la fraternité meme de la
gamelle, sur raíl' de la Carmagnole.


Savez-vous pourquoi, mes amis,
N ous sommes tous si réjouis?


C'est qu'un ropas n'est bon
Qu'apprNé sans fa~on.
Mangeons a la gamclle,


Vive le son
Du chaudron (2)!


(1) J'aurais pu en dresser lino liste; mais pourquoi signaler
des actos qui furent faits contro le coour.


(2) La Gamelle, cbanson populaire (novembre 1794).
4.




- 66-


Dans cette catégorie de femmes républi-
cainf3s, il faut placer madame Momara, la filie
d'un graveur tres-habile du nam de Famnier;
toute jeuue f311e avait épausé l'imprimeur Ma-
mara. remarquable typographe (1), le plus
célebre caryphée du club des Cordeliers, fana-
tique sincere du culte de la Raisop, aveQ Hébert
et Chaumettl;l! Au mílieu des salen ni tés de la
révolutian I ce f11t madame Mamara qui repré-
senta, la déesse Raison, camme mademaiselle
Maillard repradllisait la Ben.uté et la Nature.
C'éti\it une femme charmante, d'une t!\ille bien
prise j se~ ~heveu~ noir~ descendaient jusqu' a
&¡j. cElinturl3 i en~ partait sur Sil. téte le bonnet
phrygien 1 3¡ sa main ét¡tit une pique, lln man-
teau ou pepJum bleu étoilé l' enveloppait en
laissant voil' des formes el'une perfcctiJ:lll an-
tique. Devant ces deux figures plastiques de la
Raisan et de la Nature, la Canvention taut
entiere et le peuple s' agenouillaient (2).


(1) Momoro était allssi libraire.
(2) Momoro, compris <lans la conspiration d'Hóbcrt ct ele


Chaumcttc, fut conduit a l'échafaud en avril 17011.




VIII


Madame Roland et les Girondins.
(1789 - 1793)


Ca fut deVíl-nt l'influeOlle de pea citoy~nnes
Hdentes et jaf.pbiIJfl~ que ~'éVa.Il(lllit le pouvQir
éphémére de quelque~ autres femmes entrées
les pl'.emiél'es dans les vOles de la révolution.
Si les cIa,sses moyennes pnt quelques aptitudes
p011r le gouvernement ~e¡¡ sociétés dans les
tempS r:almes. elle¡¡ ont RIJasi comma dMauts
~lominantEl. la jalousie ~es supériorités et une
certa5na hnprévoyance d&us les idées qu' elles
adoptent et propagent; aussi, en 1789, l'irrita-
t1011 d!:) 1ft paurgeolsia contre les classes supé-
rÍeures avait fait proclamer avec enthousiasme
les principes destructeurs de tout gOllvernement
n";:;nlier, sane pl'essentir qu'onne pose pas




- 68-
des limites nux principes et que la muhitude
en tire des conséquences Jlour marcher logi-
quement au but.


La Constitution extravagante de 1791 avait
conduit nécessairement a la République (1) et
la bourgeoisie !le. l' avait pas vu. La classe
moyenne, par ses repl'ésentants les plus che:-s,
les Gil'Ondins, avait voulu obtenir un résultat
impossible : contenir les masses émues au moyen
d'un systeme d' ordre et de bonhcur placide sous
une République fédérative et provinciale; apres
avoir sonné le toes in du 20 juin, du 10 aout
1792, a l' aicle du peuple de Paris, la Gironde
voulait contenir, arrétel' ce peuple et poser des
limites a ses caprices sanglants de sQuveraineté.
La fut la cause de sa défaite.


Madame (2) Rollaud aspirait a la direction de
ce parti de républicains modérés qui se croyait
capable de comprimer, de contenir la démocra-
tie et de faire de la France une République ou
une ligue Achéenne élégante, heureuse et lettrée,
ayec le systeme fédéral pour base, comme en


(i) Cette Constitution produisit l'Assemblée législative, qui
proclama les confiscatiolls, les proscriptiolls et provoqua la
guerreo C'est une bistoire a écrire.


(2) Mm. Rolland, néc en 1754, avait déjil trente-six ans
!lccomplis quand elle devint l'Égérie de la Gironde.




-69-
Suisse, le reve de toute une époque. Née vers le
milieu du xvme siccle, Manon-Jeanne-Philipon,
était aussi la fine d'ungraveur, conuue la ci-
toyenne Momoro (les artistes sont enthousiastes) ,
vivant dan s une condition modeste aParis; elle
avait fait son éducation littéraire avec Mabli,
Uousseau et la Vie des ltOmmes illustres de
Plutarque, livre fort dangereux pour les jeunes
ames qui s'exaltent et se passionnent; toutes
les destinées ne peuvent pas aspirer a de grandes
actions, la vie simple et paisible est notre lot
commun. Mademoiselle Philipon avait passé a
travers le couvent, sans s'empreindre des douces
croyances; elle avait copié de sa main la Nou-
velle Hélo'ise et le Contrat social, mélange de
passions fausses et de dissertations lo urdes et
niaises. Ce fut dans, ces dispositions d'esprit
qu'elle épousa Jacqnes Rolland, de vingt ans
plus agé qu'elle, alors illspecteur du commerce
et des manufactures, poste qu'il tenait de la
bonté de Louis XV (1). Rolland, fort orgueilleux,
avait pl'is un 110m de tantaisie qu'n voulait rendre


(1) Le roi Louis XV fut le gr:lnd protecteuI' des manufac-
tures, arts et métíe¡'s. l\'lme de Pompadour donnait l'impul-
sion. Louis XV est le roí le plus mal jugé. J'aí cbcrcbé tou
tOlljollI'S a retirer I'histoire de I'orniere dans laquelle 00 I'a
traJnée.




- 70-
¡:¡érieux par d~s lettres de Doblesse, celui de la
plMríere. Austera intrigant, d'une certaine
¡¡¡cience daos les arts et métiers, il avait publié
diverE¡ trqités sur ces matieres, et madame
I\olland fI' était associée a ses travaux, a son am-
J"¡itiOD, a sa fortune. Les sollicitations actives
q'une spiritüelle femme dans les bureaux mi-
nistériels obtinrent pour le mari l'inspectíon
supérieure des manufactures de Lyon, avce
12,000 francs de traitement. Madame Rolland
~tait une petite femme a la figure grassouillettc
~t peu distioguée, ses cheveux noirs rattachés
par 1m l'uban rose tombaient ruisselants sur ses
~pa.ules comma la Julie du lae et des chatai-
gn~\3rs j d'une parole vive et sérieuse a la fois,
elle était enthousiaste dans ses admirations, it
ce point de manifester tout haut sa haine eontre
les Genévois quí n'a.vaient pas encore éleyé une
lltatue a J.-J. Rousseau (1). "
~a révolution dllt étre saluée avce bonheur


par madam~ Rolland. au milieu des ivresses de
eeHe nation qui révait déja de Rome et de
Sparte. Madame Rolland entra dans le journa-
lisme, et ses ardents al'ticles du CouJ'J'iet' de
Lyon furent tres-remarqués; chaque époque a


(1) Elle fut si ridiculo dnns uu voyage r¡u'olle fit a Genere
en "1787, qne les syndicR la pri1~rcnt do Rortir dr la villa.




-71-
son style, et l' OH sourit aujounl' hui quand on
relit les phrases vulgaires qui alors remuaient
les masses. Appelée Q Paris par ses projets et
ses ambitions, madamc Rollal1d s'y fha. Cet
atmospbére convenait seul a son tempérament
potitique, la carriere Hait ouverte a toutes Íes
Rmbitions. Madame Rolland se lia avec Pethion,
Brissot, Barbaroux ot les autres députés de la
Gironde; esprits médíocres et déclamíl.teurs; un
seul moment logiques quand ils appelérent har-
díment la République sous la ConstitutioI1 de
1791, en proclamant la déchéance ñu roí; A
cette singuliére époque ou l'agit~tion était par-
tout, un étrange conseil fut donné a Louia XVI,
ce fut de former un ministere ehoisi tout entier'
parmi les républicains, sous la présidence du
gél1éral DUll10uriez (1). Dans ectte combinaison
singuliére, Holland fut appclé au ministere de
l'Intérieur j sa femme. avalt tant contribué a sa
fortune par l' exaltation de ses idées et ses in-
trigues avee le partí Brissot, qu'on put dire
que le ministre de l'Intérieur était tombé en
quenouille; le véritable tninistre c;étalt madame
Rolland. En révolution souvent un ridícule gros-
sier, une vulgarité vous éléve au-dessus de


il) Ce millisterc fut formé en avril 1792.




- 72-
tous; le ministre Rolland devil1t tl'es-populaire
parce qu'il affectait d'aller a la cour en costumc
bourgeois avec des cordons de cuir au lieu de
boucles d' argel1t a ses souliel's; l' étiquette n' est
que le CQstume de la vie et l' homme qui entre-
rait dans un bal avec des bottes éperonnées
manquerait aux convenances. Dans les époques
passionnées, au contraire, ces SOl'tes ~'jmpe¡,ti­
nences sont saluées par les applaudissements
de tons, et Rolland devint un grand ministre,
un Sully, un Colbert, paree qu'il portait le ve-
tement brun sans poudre. ni jabots de den-
telles (1).


Ce fut un bien autl'e enthousiasme quand, sur
le refus du Roí de sanctionner les dures pros-
eriptíons contre les pretres, le ministre Rollancl
écrivit sous la dietée de sa fcmme son insolente
lettre! Quel respect pouvai t -iI rester a un pou-
voir qu'on insultait ainsi a la faee? Louis XVI
renvoya ce ministere de gens mal élevés. DaI1S
les clubs, a l' Assemblée législative, eette lettre
fut' couve1'te d'applaudissements : la citoyenne
Rolland fut des 101's initiée a tous les mouve-


(1) La Gironde espérait I'rster maltresse des alTaires, amener
la déchéance ou I'abdication de Louis XVI avec uno régence
pour le dauphin, dont le marquis de Condorcet serait le
préceptcllr.




-- 73 -


ments, a l'insurrection du 10 aout spécialement,
et lorsqu'apres la déchéance de Louis XVI, un
Conseil exécutif fut formé" Rolland reprit le
ll1inistere de l'Intérleur (1); sa femIl}e arrivait
enfin a sa chére République, a la réalisation de
ses idées, a l'application de ses reves, a l'idéa-
lisme de la souveraineté populaire. Le pouvoir
se pla~ait non pas sous son éventail, mais sous
son jupon e.t sous ce disgracieux. bonnet que
l' on portait alors avec la lurge cocarde trico-
Jore.


Des ce moment le salon de madame Rollalld
devint le centre du gouvel'llement, de l' adminis-
t\on publique et du belesprit de la Gironde.
Apres avoir renversé un trone, ces déclama-
teurs insensés de la Garonne et de la Provence
s'imaginaient qu'ils allaient gouverner paisible-
ment sans obstacIe (2). Le llouveau Conseil pro-
visoire se composait de deux éléments : des
Montagnards représentés par Danton, plein de
feu et d'énergie, et des Girondins qui entou-
raient le ministre Rolland, le plus incapaLle des
intrigants politiques, sous l'asceildant de sa


(1) Le 12 aollt 1792.
(2) lis fil'ent décréter une Conventioll pour imitor l'histoil'c


d'Angleterre. Les électiolls se firent sons l'implcssioll et la
ten'cur des massacrcs de srptembrc.




- 1\\-


femme, bel esprit qui teoait l' emploi d' amou-
reuse de provlnce aupres du député Barbaroux,
une des physíonomies les plus vulgaires des
Bouches-du-Rhóne. Une rivalité de ménage
vint encore compliquer cette sitnation. Les ci-
toyennes Danton et Camille Desmoulins, petites
bourgeoises de la Cour de commerce, ne POIl-
vaient souffrir madame Rollal1d ; iI 'i ava,it beau-
coup d' affectation 8entimentale daos la maisoo
des Dllplessis, Desmoulins et Danton. A quel-
ques jours des massacres de septembre, tous
ces couples amoureux contemplaient dans leur
mruson de campagne de Caehau les teodl'es
becquetements d'oiseaux et les amour& des
poules délaissées (1).


Les citoyennes Desmoulins et Danton ne
pouvaient donc souffl'ir la citoyenne RoUand;
elles applaudissaient aux attaques morteHes de
Marat et de Fréron contre le salon de madame
Rolland. La souveraine littéraire et politique du
ministere fondait des joul'llaux, écrivait des ar-
ticles contra la Montagne; et sans scrupule elle
corrompait la presse de chaque dépal'tement
pour en obtenir des assentiments et des éloges.
La corruption du ministere de madame Rolland


(1) Voir les leUros sentimentales et cul'ieuses de MolO Des-
llIontina a Fréron, alors au siége de Toulon : février 1794.




- 75 ~
devint un lrXiome (1) ¡ jaroais madame de Pom-
padour n'avait plus largement payé l'éloge que
ne le faisait la déesse de la Gironde qui poussait
de toutes ses forces au fédéralisroe provincial.


Les Girondins subirellt la peine du talion: ila
a,vaient voté la mort du Roi, lUoinlil par cQnvic~
tion que par lii.cheté; a leur tour ils fl,lrent atta,-
qués, menacés par les ardents Montagnards qui
pOUl'suivirent le ministre Rollaud ~t sa femIlle,
avec un tel acharnement qu'aprés la démission
llleme du ministre, ilfj le dénon~i~nt et le pros-
crivaient encore j les grandes populal'ités de la
Législative ; PéthiQu. Brissot, lloUand, étaiellt
déchiréa l¡, CQuPS d' onglee pa.r Cl\mille Desmo\l-
fins et Ma.rat. Les Girondins av¡¡.ient voulu se
séparer de toute responsahilité dana les ma,s-
sacres de septembre (2); Ua en évoquaient le
souvenir sanglant, moills par indignation qU{)
pour rendre leur$ aQversaires odieux; ceux-ci,
appuyés sur les lUaliSf,lS, signalaient Rollaml et
ses amia COlllwe ues traltr68 et des corrompus


(t) II fut dépensé pres de trois millions a faire ou achetar
des journaux Ices accusatious furent formulées a la tribuno.


(2) 11 résulta d'un débat de plus de huit jours dans la
COllvention que si les Girondills n'avaient pas massacr'é, ils
avaiellt plJilosophiquoment assisté au)!. lllaSSl\cres, ct que
Péthioll était aussi coupable que Marllt.




- 76-
qui, d' accord avec Dumouriez, voulaient morce-
ler et vendre la République. La lutte continua
de eette maniere, ardente, aeharnée, jusqu'a
l'insurrection du 31 mai; les Girondins furent
proscrits. Au pouvoir ils n'avaient montré qne
des petites passions et une incapacité profonde;
un pamphlet de Camille Desmoulins avait suffi
pour les dévoiler et les perdre (1).


Madame Rolland bientot arrétée fut traduite
devant le tribunal révolutionnaire; elle y parut
ce qu'elle avait été toute sa vie, théatrale jusque
dans son eostume; l' édueation philosophique
l'avait relldue insensible a toute idée religieuse;
elle ne désavoua ni ses amis, ni ses principes;
elle portait avec grace un déshabillé coquet: la
taille serrée par un ruban tricolore, ses chevellx,
que le bourreau allait bientOt couper, flottaient
a la Julie; condamnée a mort, elle philoso;Jhe
jusqu'au dernier moment, et dévorée de la pas-
sion d' écrire, sur la fa:tale eharrette elle de-
manda quelques minutes poar résumer ses iMes
et ses impressions a la face de l' échafaud; point
de pretres, ni de prieres : ses dernieres paroles
f urent quelques pensées de r Émile et un so uve-


(1) C'est le remarquable p:1II1phlct de Camille Desmoulins
dont j'aí parlé et publié SOtiS ce litre : B¡'issof dévoilé. dé-
ccmbre 1793,




- 77-


nir de Plutarque (1). Les Memoires de madame
Rolland révelent une vie que l'édueation avait
faussée; elle voulut jouer le role d'un homme
politique; elle eompromit le partí girondin, le
plus méprisable de tous, paree ql1'il fut laehe et
eourtisan pour le peuple qu'il avait corrompu
et agité. II tomba devant une situation compro-
mise apres quelques phrases de Mamt et du pere
Duehene. A vec les Girondins 011 aurait eu l'in-
vasion et le rnoreellement de la France.


(l.) Madame RolJand mourut sur l'éeharand le 8 no\'cmbre
1793. Elle salua sur SR route la statue de la Liberté. Les
mémoires de madame Rolland out été publiés pour la P"l'-
miere fois par Bose, SOlla ce titre: Appel ir 1':'mpnl'liflle
posfél'ité. Paris, an 111 de la Républiquc.




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IX


Charlotte Corday. '- Marat.
La dictature.


(1i92 - i793)


Le cóté le plus étrange de la révolution
fran~aise, le plus blessant pour l'humanité, ce
qui la distingue surtont des révolutions 1'0-
maines et antiques, c'est que le sang fut versé,
non pas par des soldats accoutumés aux grandes
hécatombes d'hommes dans les batailles; maís
par des avocats, des professeurs, des gens de
scÍences et de lett1'es, des docteurs en bonnet
rouge. ARome, Marius, Sylla, César, avaient
conquis par la gloire le droit de frapper. Mais
en France, ces empiriques docteurs, quel privi-
lége avaient-ils de proscrire nos peres, de
dévorer leurs chairs et de faire toínber leurs
tetes?




- 80-
Le pamphlétaire Marat doit etre considéré


sous deux aspects : ou comme une de ces na-
tures perverses qui naissent et vivent dans de
sanglants désordres, ou comme un logicien
inflexible qui, ayant des son début bien étudié
le caractere et la fin de la révolution franyaise,
voulait immédiatement la mener a son but, en
brisant tous les obstaclos; le cnar lancé devait
tout broyer sous ses roues (1) : la dictature avec
ses licteurs, dictature militaire ou civile, selon
les circonstances, mais en tons -cas immense.
C' est dans cette situation logique que Marat
s' était placé a la Convention nationale. D' une
laiileur hideuse, accronpi dans un coi n de l' As-
semblée, comme les fous des rois (la Convention
étant souveraine devait avoir son fou pour luí
lIire ses vérités), iI jetait des sarcasmes, de
cruelles paroles a tous. Aux Girondins, il leur
disait : « Vous etes des intrigants; » a Du-
mouriez dans toute SeL puissance militaire: «( Tu
es un traitre qui veut nous vendre a d'Orléans. JI
Et rarement Marat se trompait dans ses prévi-
sions. Il y avait chez lui une grossiere franchise,
et ses pensées il les avait développées dan s un


(1) Marat n'était pas un homme sans instruction; physicicll
fort distingué, médecin attaché aux écurics de M. le comte
d'Artois, il avait bcaucoup écrit sur la physique.




- 81-
hardi projet de Constitu1ion qui est parvenu
jusques a nous (t). On devait créer un généra-
lissime de la République, maitre du pouvoir
absolu, qui pourrait meme désigner son succes-
seur (sorte de stathoudérat) ; a ses catés se pIa-
~aient deux consuls, run pour la paix, l'autre
puur la guerre, assisté d'un conseil aulique
composé de censeurs (2), qui chaCfue mois
publieraient un capítulaire ou loi générale. Un
tribunal extraordinaire, présidé par un grand
juge, serait chargé de réprimer, san s jury, sans
appel, tous"les faits et délits contre-révolution-
naires. Toutes les antiques et nouvelles cir-
conscriptions territoriales de ~a France étaient
anéanties. Le peuple était divisé en tribus et en
cercles chargés d' élil'e le conseil aulique, no m-
mant luí-meme les consuIs, les proconsuls. La
Constitution assurait l'inviolabili té au conseil
aulique, au tribunal extraordinaire et au géné-
ralissíme qui, appelé a. nommer tous les fonc-
tionnaires, pouvait prendre toutes les mesures
extrémes de salut public; l' obéissance devait


(1) Ce projet a été publié en entier dans les Memoires de
Senard, qui, secrétaire du Comité de sÜreté générale, devait
en connaltre les pl'ojets les plus secrets.


(2) La Constitutioll de l'an VIII, qui proclama le COllsulat,
prit quelques-unes ue ces idées.


5.




--- 82 -
éü'o Ithsoltie, et tiJUt acte de tésistlit'lce était
infle:dhlement puní de mott.


Dans cette épouvantable et sombre tyrannie,
chaqtie hatdi montagnard tl'ouvait !:la place.
Marát se téservait la dignité supréme de grand
juge; le génél'alissime eut été, sans doute, le
due de Brunswick (!), le due d'Yorck, et pour
quelques~uns le due d'Orle!1tís (tous ces noms
étaient pronóncés). Les révolutionnaires les plus
hardis sentaient bien qu'on ti!:! pouvait artiver a
un but définitif qti'avec la créatioh d'on pouvoir
immense domitlant totites les 'pa5sionsj toutes
les volúiltés, une dictatute ~ans limites ~ et
cómme orgaIiiElation da peuple, le ftactióhne-
liJent par Üibú!l, Ilbéissantes comhie un seul
homme; alors seulement on pourrait fait'e
triompher les utopies les p~us audacieuses; te~
manier la société et la proptiété¡ cal' sans ces
conditions la République était petdue.


Les Gitonuins, ces grands inconséq:uents dans
la démocrntie, nvaient combattu de toutes leurs


(1) Le projet d'offrir une sorte de stathoudérat et méme la
couronne de France au due de Brunswiek n'est point une
supposition! ce fut ¡'objat d'une ilégociation de M. de Cus-
tines a Barlin. Le duc de Brunswick étalt rort exalté par les
philosophes; il eut jou\! le róle du prince d'Orange en An-
gleterre. Cette négociation fut reprise par )'abbé Sieyes dllns
son ambassade A Berlin SOllS le Directoirc.




- 83-
forées i::ette dictature t le seul gouvernement
réalisable dans la Révolution. Une insurrectlon
les balaya ati 31 mai; et Marat put lui-métne'
dresser la liste des proBcriptions avec un san s
fa90n de dictateur dédaigneux! la souveraineté
pUpl1laire s' étai t'I'ésumét:! da.ns la communa de
Pads. et Marat la dirigeait. 00 s'explique des
lors conlbien ie Mm de Marat ét\lit devenú odieux
aux députés des uépartements qui s'étaient pró-
noncés potir le systéllle fédéral de la Gironde,
ils le considéHLient COlllme leur proscripteur.


Le Calvados avait servi d' asile a quelques-
tíns des chefs girontUns les plus fortemei1t dé-
noncés par MaraL A pres avoir essayé uh 80U-
lévell1ent . daM les dépártements, ces députés
etraierít, fugitifs, dans la campagne, sans Mile,
et lcurs malheurs avaient excité une 80rte
d'enthousiasme parmi les familles de la petite
noblesse et de la bonrgeoisie favorables a la ré-
sistance fédérative. Au sein d'une de ces familles
du nom de Cardar d' Armans, du villaga de
Saturnin (Calvados) (1), étnit élevée une jetme
filIe, Marie~Anne-Charlotte; les écrivains qui
ont fait de Charlotte Corday une Jeanne d' Are


(1) Charloltc Corday ¡¡tait n~e en 17GB j elle a",ait alors
vingt-cinq ans. 11 existe encore des Corday, honorable et
noble famille.




- 8lJ-
presque royaliste, n' ont pas pénétré dans son
éducation philosophique, toute nourrie, comme
l' était madame Rolland, des reuvres de Jean-
Jacques Rousseau et de 1'abbé Raynal. Charlotte
Corday avait oublié complétement la vie reli-
gieuse dans laquelle elle avait-été élevée, pour
s' abandonner aux idées philosophiques. Or, ce
qui 1'avait vive~ent impressionnée, ce n'était
pas la mort d'un roi, du tyran, comme on le
disait alors, mais la proscription des républi-
cains, l' exll de Guadet, Buzot, Gensonné, Brissot,
Barbaroux (1). Il fallalt a Charlotte Corday un
certain oubli de toute retenue, pour qu'une
jenne filIe se renclit a Paris seule et habitat dalls
un hOtel garnl COIl1II!e une aventuriere. A Paris,
elle ne vit que les débris de la Giromle et quel-
ques amis qui lul étaient dévoués; elle-meme
demanda une audience au ministre de l'Intérieur.
Plusieurs fois elle vint a la Convention, Ol! elle
entendit avec douleur les plus crueIs ennemis
de ses cherR GirondinR déclamer contre la fédé-
ratio n provinciale. Recherchant la tete la plus
opposée a ses idées pour l'immoler, Charlotte


(1) La lettre de Charlolte Corday a Barbaroux rél"ele les
véritables sClItiments de Charlotte Corday en poli tique el en
philosophic : jl-fémoÍl'e pou}' servir a I'hi~loire de CIUlrlotle
COl'day. Paris, un IV (1796), publié par Couet de Gironville.




- 85-
COl'day choisit Marat (1), qu'elle trouva au baín
dans cette nudité affreuse que son ami et son
admirateur le peintre David a si bien reproduite.
Tandis que Marat jetait quelques mots avec un
cynisme affreux, ceux-ci par exemple : « Les
Girondins, je les ferai guillotiner! » Charlotte
Corday tira un couteau de ses vétements et le
lui plongea tout entier dans le sein. Marat eut a
peine la force de dire aux dellx femmes qui
vivajent avec lui : (( A moi, mes amies! )) et il
expira.


On peut a peine se faire une idée des douleurs
profolldes de la multitude de París a la nouvelle
que Marat, l'allli du pellple, était frappé d'un
sang:ant couteau. Aucun roí puissant et bon ne
fut tant pleuré j le deuil fut général, et ceux qui
avaient déllloli les églises, pillé les sanctuaires,
éleverent partout de petites chapeiles a Marat.


(1) Charlotte Corday écrivit 11 Marat ponr lni demander un
rendez-vous: " Citoyen, j'arrive de Caen; votre amour ponr
la patrie vous fait sans donte désirer de connaitre les évé-
nements qni ont en lien dans cette partie de la Répnbliqne.
Jo me présenterai chez vous a une henre. Ay~z la bollté de
me recevoir, je vous mettrai a méme de rendre un grand
service a la Républiqne. C}¡w'!otfe Corday. 11 Ce billet, tout
plcin de dissimulalion, était un moyen de parvenir jusql1'a
Marat, garllé par des hommes dévonlls comme J'était Robes·
piorre.


!
l.




- 8ti-
Les peuplcs sáuvages ont un ctilte iU!ltitlctif
pour les magots bien laids, et plus ils SOht
méchants et hideux, plus ils s'agenouillfmt. Jja
plus ornée de ces chapelles, toute illuminée de
cierges, !'Illrchatgée d' ex voto et de reliquee;
s'éleva sur la place dil Carrotisel; une autre dans
l'Élysée (1' ancien Mtel Pompadour), ét une gra-
Vl1re contempota.ine reproduit le cénotaphe tout
entomé d'hommes et de femI1les pl'oternés (1),
COI1lme elevant les saints des églises. On fit des
funérailles superbes, au mUieu ele la foule
émue; en portant le torpa de Matat an Pan-
tMon, on l'écitait une hymne funebre, musique
de Méhul.


Les titoyennes de 1'0péra suivaient l'urne qui
ninfet'mait le cmut' de Marat: hommes et femmes
chantaient d'une fa~on lugubl'e et lamentable,
comme un can tique d' église :


Formons des chreurs funebres,
Donnons cours á nos pleuÍ'S,
Dalls ia nuit des ténebres
Marat glt, Ó douleur!
Ennemi des despotes,
Peuple qu'il a chéri,
Pleurez, vrais patriotes,
Vous perdez Ull ami.


(1) Collection de gravures. - Biblioth. impérialc (1793).




- 87-
Et le!'! chmurs repl'tlniliellt 8111' CM del'nieres


strophes avee un sombre et lllerllt<;fint enthou-
siasme:


Républicain 1l11stel'e\
p~s vous tous iI veillait;
La ,"úrité sévere
ne sá bOl1ch e sortalt.
Na pouvant le séduire,
D'intrigants, un essairn,
Prircnt pour le détruire
Le bras d'un assassin (1)!


eeHe rete funebre eut pour témoin tont París
peuple, et pour eette multitude les restes de
Marat devinrent des reliqnes: son buste fut
partout; tm porta aú eOil ses pOl;traÍts; on fit des
seapulaires répubJieains; tes dévotes invoquaicnt
dans des espeees de litanies le ereur de Marat
(infamie) eomme eelui de JéSus dans les
prieres (2) ; on eour"ut eñ pelerinage a soh tOl11-
beau comme les pieux eroisés allaÍent au salnt
Sépulcre. On eut le culte publie de Marat.


Tandis que ce corps hideux était porté au


(1) Collection de chants révolutionna!res. La féte eut Heu
la seconde décade de brurnaire an n.


(2) On disait dana une cornmune priere: Gceur de JéSll"~,
ClEU/' de ltlal'at. Les curieux l'ont conservée avec le camr
de Marat. perc~ d'une fleche.




- 88-
Panthéon, Chal'lotte Corday, traduite devant le
tribunal révolutioimail'e, s'y montrait incrédule,
phiJosophe avecl'orgueil de ce qu'elle avalt fait ;
condamnée a mort, elle refusa les secours d'un
pretre, comme un acte de faiblesse, par une
lettre presque dédaigneuse pOUl·.#l'idée reli-
gieuse; elle monta théatralement sur l'échall-
fand toute pénétrée des idées l'épublicaines, de
flacrifice et d'hérolsme, san S penser a une autre
immortalité que celle de la renommée. Ainsi le
XVlIIe siecle fayonnait la femme : elle se faisait
une gIoirc et un orgueil d' oubliel' la premiere
et sainte éducation de l' enfance. lefl impres-
sions catholiques pOUl' mOllrÍr a la fayon de
Socrate et de Platon (1) ou a la maniere des
fltoi'ciens. Nous allons rencontrer maintenant
des natures non moins COlll'ageufles, mais plus
doucement agitées par les passÍons du creur et
de l'esprit. Une jeune Eflpagnole, avec ses émo~
tions, sa beauté, va prel1l1re sa place dans les
grandes scenes de la Révolution. 11 faut re-
monter vers le passé.


(1) Charlotte Corday monta sur l'échafuud le 27 juillet 1793.
J<;lIe fut poursuivie pendant tout le trajet par uoe Ol<lltitude
de femm~s furieuses : les dévotes de Marat.




• x


Les origines de la famille Cabarrus.
La jeune marquise de Fontenay.


(1777 - i7!l2)


Le regne pacifique de Charies III fut favo-
rable au développement de toutes les branches
de !'industrie en Espagne. Ce roi un peu no-
vateur, oubliant les vieux et fiers préjugés des
Castilles, avait favorisé l'établissement et le
séjour d'une multitude de négociants étrangers
qui créaient des manufactures nouvelles : l' Ea-
pagnol (ricos hombres et gentilshommes) dé-
daignait tout ce qui n' é~ait pas la culture de la
ten'e. La pl'ospérité des Espagnes n'eut rien
laissé a désirer, duns ce mouvement d'affaires,
si la derniel'e guel'l'e d' Amérique, entreprise de
concert avec la France (1), n'avait fortement


(1) Charles III s'était entierement dévoué il la cause des




- HO-
obéré le trésor. L'Espagnequi tirait ses once s
d' 01' et ses piastres fortes des colonies du Pérou,
du Mexique et du Chili, avait vu la plupart de
ses gallions, de ses grosses et riches bom-
bardes capturés par les croisiere~ anglaises, et
1'01', eh ose extraordinaire, était devenu rare en
Espagne, le pays qui naguere fournissait ses
doublons áU monde,


Le Gonseil de Castille examinait sérieusement
eette situation si neuve pour la nation qui pos-
sédait les mines du Pérou, du Mexique et du
Chili, lorsqu'il re~ut un mémoire parfaitement
rédi¡é sur les moyens de rétablir le erédit espa-
gnol par la création de billets royaux 011 eédules
a intéréts, divisés en pe tites coupures payables
a vue, les intérets au dernier porteur; ces idées
plurent singulierement au ministre des finances,
comte Campomanos.


On connut bieniót que rauteur de ee remar-
quable mémoire était un jeune homme de vingt-
cinq ans, ne a Bayonne, du nom de Cabarrus (1).
A la sortíe du collége, Cabarrus avait été envoyé


AméricmllS, et ses flottes avaient coopéré avec les escadres
frant;aiscs; l' Angleterre en gardait rancune, COffime on peut
le volr dans mon Ilvre sur Louis XVI.


(1) Cabarrus, né en 1752, avait alors un pen moins tlc
vingt-einq aus. .




-nt-
chez l'uIl des cerreSpondants de soh pere, un
Franl¡ais, grand industriel du nom de Galabert,
établi a Sal'tagosse .. Tres-épris de la fille da son
riche correspondant, Cabarrus r épOllsa ~ peine
Agé de vingt ans, et il rut placé a la tete de la
fabrique de sav()n fondée a Caravanchel. Cara-
vanche1, pe tite ville industrielle prés de Madrid,
était souvent visitée par la Cour, et Cabarrus
lui-meme était reeu avec tIne grande distlnction
dans les salons de Madrid. Ainsi lié avec tout
ce que l-Espagne possédait d'économistes (1),
et á la suite d'un examen tres-approfondi de la
situátion financiere, Cabarrus avait proposé ses
nouvelles idées de crédit, l'émission d'UIl papier
d'Éíat qlli tiendrait Heo de lTlonnaie pour faci-
Iiter les transactions du Trésor et du éommerce;
I'idée réu~sit parfaitement. On rechercha les
papiers d'État espagnols sur toutes les places du
monde: en Hollande, ti. Hambourg, a Londres.
Un papier-monnaie a intéret étalt une idée neuve
et féconde. Développant ensuite son plan finan-
cier, Cabarl'Us propasa l' établissement d'une
banque royaJe au capital de quinze millions de
plnstl'es fortés, et chargée de rétnplir tous les


(1) Il se lía surtout avee ¡'abbé GueraT'O, dll'cctrur d~ la
Gazeffe de Madrid, fott nml de Mo!'('lIet.




-92 -
services du Trésor : marine, guerre, dette pu-
blique, moyennant une simple commission de
1/2 pour 100 et un intérét de A pour 100 (1).
U 11 nouveau succes couronna l' rouvre de Ca-
barrus, nommé directeur de cette banque qui
prit le noro de Saint-Charles, avec.le privilége
de la eompagnie des Hes Philippines, le com-
merce des Indes orientales. Le roi Charles IV fit
de Cabarrus un comte au titre de Castille.


Au milieu de cette fortune financiére dans
un des plus splendides salons de Madrid, s'éle-
vait la jeune filIe de Cabarrus, dont la beauté
raviHsante était célebre a la cour : ríen n' est
splendide eomme le sang fran<;-ais mélé a la
beauté espagnole : de grands yeux noirs sous
des cils arqués, un beau fmut eouronné par
une chevelure qui descendait jusqu'au-dessous
des épaules eL toute naturellement bouclée.
telle était ThereAA Cabarrus (2). Élevée avee
un soin particulier, elle était excellente musi-
cienne, aucune de!'! danses de l'Espagne ne lui


(1) L'établissement si remarquable de la banque de Saint-
Charles Cut tres-viv~ment attaqué par Mirabeau. La Caisse
d'escompte de France se fonda sU!' les mémes bases. J'en ai
analysé les statuts daos mon livre sur les Financiers el les
Fermie¡'s génél'uux.


(2) Thérésa Cabarrus était née a Sarragosse en 1773.




- 93-
était inconnue; elle avait ceUe admirable cam-
brure, ceUc souplesse nonchalante et volup-
tucuse qui ravissent les sens lorsque la yola de
Sarragosse éclate au son des castagnettes; et, a
ces arts frivoles, Thérésa Cabarrus joignait une
instruction solide; elle parlait quatre langues
correctement : l' espagnol, l'italien, le portugais
et le fran~ais, et par-dessus tout, avec la non-
chalanee andalousc, elle avait une hardiesse de
résolution qu' elle cachait sous une charmante
modestie. A quinze ans, Tlleresa suivit son pere
a Paris; sa beauté y fut remarquée, et l' 011
trouve déja des vers, des madrigaux sur les
jolies mains, les petits pieds de la belle Espa-
gnole; au COIllmeneement de 1.789, Theresa
Cabal'rus épousa M. Devins, marquis de Fon-
tenay, conseil1er a la troisiéme chambre du
ParIement de París; la U1arquise de Fontenay
vint habiter le Marais, dans un de ces beaux
hótels qui rappelaient les souvenirs parlemen-
taires de la Fronde (1). Liée avec le parti de
la Constituante, la marquise recevait le meil-
leur monde d'alors, et, en Une, le marquis de
La Fayette, fort galantin, jouant a la fois avec
l'amour et l'éllleute, doucement endormi au


(1) Le marquis de Fontenay appartenait a.. ecUe fractiolJ
du pal'lement en opposition avec la cour. /, J' ,..


.-1' ¡:-




- oh -
roilieu de tous les exces, et tres-éveillé quand
il s' agissait d' orgueil et d' intrigues; et avec
M. de La Fayette, ces grands ingrats qu'on ap-
pelait les tl'ois freres, marquis et eomte de
Laroeth (1.) ¡ les Montmoreney. les La Roehefou-
eauld, ces papillons légers de Versailles, tl'ans-
formés en républieains par la guerre d' Atné-
rique : tous se eroyant tres-eapables u' arreter
au jour et a l'heure le Ulouvement d'un peuple
qui avait pl'is la révolution au sérieux et se
souciait tl'es-peu des beaux marquis consütu-
tiol1l1els.


Au roilieu des fétes de son salon, madame
de Fontanay, a. dix-sept ans, lllanifestait déja.
sOn caraetere ferme et aventureux; 10rsqu'eUe
apprit qu'¡\ Madrid le comte Cabarrus avait été
ar1'eté, elle dit avec enthousiasme au marquis
de La Fayette : « DOllnez-moi une al'mée de
gardes llationaux, et je cours le délivrer (2). ))


Cetro société de 178P, au reste, avait con-
servé la gl'ace des fOl'mes de l' aneien régi.me;
le costume et les ma.nieres s'étaient légerement


(1) Les protégés de la reine Marie-Antoinette.
(2) Mad!\me de Fontenay aimait sa familla jusqll'A l'adora-


tion, et en particnlier son fl'01'c, établi iI llordeaux, a la t6te
d'une maison de ~Ol)lmerce qui portait le titre de CaÚW'I'U8
tils el ele.




- 95-
¡¡.ltérés, Uue gl'avure que j'aí sous les yeux (t)
reproduit le jardín des Tuileries en 1702, avec
eette société insouciante qui s'agitait, riait, mu-
guetait au bl'uit des émeutes, et quelques mojs
plus tard B.U récit des maasacres de septembre.
Le jardín des Tuiledes, sous ses épais om-
brages, déhorde de monde; les femmes sont
vetues d'un déshabillé de taffetas gri¡:¡ ou d~
nankin, d'uo pardessus ou d'unearnazone ~er­
rant la tailJe; sur la téte. elles portent un cha-
peau rond avec une plume relevée, espee~ de
plumet mUitaire qui leut' donne un a,ir ha.rdi
6t ca.vo.lier , h~i hornmes ont des habita de bou-
l·JI.,\(~p, couleur bleu6, grise, rayée QU nuaucée,
t\ lit. rOl'me demi ... francaise I le gilet dépa$1iIe et
l&isse voír la chatne-breloque d'une ou méme.
deux montres; la cu10tte eourte et les has chi-
nés; ils portent des pel'I1lques poudrées, un
feutl'e a larges hords; quelques-uns agitent un
gros lorgnon tout rond, qu'ils élévent jusqu'3,
l'míl,. avec un vérítahle contentement d'eux-
memes (2); d' autres sont assis ou couchés non-
chalammment sur des chaíses et échangent des
regards tendres avec une certaine maniere de


(1) Dans le racueil des Estampes. (Bibliath. impériale.)
(2) ectte sarte de largnan taut rond fut encore agrandi par


k'il incyoyab\c'O d\\ Directolre.




- 96-
tourner la tete et de torticolis amoureux a la
fa~on de Saint-Preux et de Julie de Rousseau,
et ils échangent ainsi des baisers envoyés du
bout des doigts avec des regareis de tourte-
relles; et tout ce monde s' agite, se presse sous
les allées, au pied des statues, avec une expres-
sion de joie et de bonne fortune : on ne dirait
jamais « Paris en révolution. ))


C'était ce monde léger et charmant que rece-
vait madame de Fontenay, etdont, par sa grace
incomparable, elle avait fait- sa cour. Le comte
CabalTUS venait souvent de Madrid a Paris
pour régler ses opérations de banque de com-
merce (1) et jouer a la Bourse sur les valeurs
et les assignats : il avait été heureux dans
toutes ses spéculations et s' était lié aux gros
agioteurs.


(1) Le comte Caih'trrus avait été arreté par les ordres du
comte Florida Blanca, et il ne sortit des prisons de Madrid,
qu'au milieu de 1792.




XI


Le commerce et l'agiotage sous
la République fran!faise.


(1792 - 1793)


Une des grandes erreurs historiques a été de
croire que, pendant la période agitée de la
révolution francaise, le commerce fut anéanti
et la spéculation sans vie (1); la Bourse changea
de formes et de moyens, voila tout. Jamais
l'agiotage n'avait été plus hardi, les négocia-
tions plus actives. Sur ce sol brulant tout con-
vulsionné, les assignats, les actions de la Caisse
d' escompte, des Compagnies d' Afl'ique et des
ludes, les domaines nationau~, la vente a l'en-


(1) Du mois de dlÍcembrc ! 792 a octobre 1793 I'agiotage
fut clTréné : j'ai donné ces détails dall~ mes Fermiers géné-
mux et Financiel'8.


6




- 98-
can des richesses mobilieres donnaient une
activité fiévreuse a toutes les transactions : les
cours des assignats variaient incessamment a
cette Bourse improvisée qui se tenait a la me
Vivienne ou sous le perron du Palais-Royal : on
spéculait sur les changes, sur la valeur relative
des monnales et du papier; il Y eut d'immenses
accaparements sur les blés, sur les eharrois, les
fournitures, ou le citoyen Haller, l' abbé d'Es-
pagnae et meme M. de Tallerrand, avant son
émigration , réaliserent des bénéfices énormes.
On peut prendre une idée de eette activité
par les rapports de Chabot et de Fabre d'É-
glantine au Comité de salut public et par les
exposés du ministre CambQn a la. Convention
nationale; lourd et étrange financier qui cher-
chait dans les confiscations infinies a donner
des gages aux créanciers de 1'État et a ba,ttre
monnaie sur la plaGa de la Révolution.


Il s' était précipité sur Paris une nuée de spé-
culateurs de toute naissance, de toutes nations,
Su¡sses, Genévois, Juifs, Allemnnds, Améri.
eains; arrivés en Franee avec des cl'édits ou-
verts a Hambourg, a Bale, a Geneve, ils spécu-
laient sur tout : assignats, aetions de la Caisse
d'escompte, Compagnie des Indes. La dépré-
ciation du papier-monnaie, cause de ruine pour




- 99-
la bourgeoisie, devenait une souree de fortune
pour eux; ils achetaient des marchatldises (1.),
des terres, des maisons nationales, et, par
exemple, les Mtels de la place VendÓme furent
adjugés a des prix qUI ne représenteraient pas
aujourd'hui les reVenus d'une demi-année : les
tetraibs du c()Uvent des Capucins et des Jaco-
bins (depuis la rue Castiglione) l'evinrent a
12 francs le metre ll.Ux heureux acquéreurs.
La spéculation se mit aussi sur les riches mobi-
liers; de cUl'ieux amateurs vinrent de la Hol-
lande, de l' Angleterre, de l' Allemagne, pOUI'
acheter les dépouHles des chateaux, les débris
pfti8crits de la. féodaHté : lé!:l beaux meubles de
Boule, les tahleaux des grands m::titres, les
fantaisies Pompádotlt', les chiffons Du Barry,
reliques des arts N de l'amour.


Les livres rares n'échapperent pas a l'avidité
intelligente de tous ces brocanteurs venus de
l' étranger. Dana l'odieux fouillis de la vente
des bibliothéques rtlt1I1astiqlH1S, des manuscrits
d'un prix inestimable furent vendus a 1'encan
des distticts : dn adjugéa les splendides l'eli-
quaires du moyen age, les misseIs, les calices


(1) Les plus richrs, les plus tílégantes collectiohs de l'Eu-
rope se formercnt aprl's les vent8R a l'encan des UlobiJicl's
d'¡"migr(>s,




- 100-
ciselés (i) qui avaient échappé a la fonte; et
ces folles ventes a. la grande criée de la révo-
lution appelaient a Paris un concours d'étran-
gers tres-cupides, fort connaisseurs dans les
affaires d'argent, sans compter les accapareurs
de blé et de uenrées dont j' ai parlé, qui spécu-
laient sur la faim des cités. Enfin les fournis-
seurs ellrichis dans les armées de la Répu-
blique ; oiseaux de proie qui s' engraissaient des
en trailles da soldat et p]anaient sur les campB,


Le Comité de salut public dut prendre une
résolution inflexible (comme il les prenait tou-
jours) contre cette masse de spéculateurs; il
frappa durement sur les financiers : une pl'e-
miére fournée enveloppa les fermiers généraux,
que le tribuna] révolutionnaire envoyait a
l'échafaud; ceux-ci appartenaient au pa~sé et
possédaient une grande fortune (2). Sur un
rapport du conventionnel Dupin, anden em-
ployé aux fermes, triste et Iache dénonciateur,
ils furent condamnés et subirent la mort avec


(1) On fit méme des couplets sur la fonte des reliquail'es:
Du bon meu on fond la nisselle,
A vec les plats des ci devano;
On fait de la monnaie nouyelle,
Qu'on nomme pieee de cinq franes.


(2) Voyez mes Fermiers généraux.




- 10l-
dignité. Ensuite vint le tour des agioteurs sur
les assignats et les actions des anciennes Com-
pagnies : le spéculateu\' allemand baron Freyre,
le banquier espagnol Gusman, l'abbé (l'Espa-
gnac, le hanli agioteur, l' ami, r associé de
M. de Talleyrand sous M. de Calonne pour les
grands coups de Bourse, et de ven u depuis fou\'-
nisseur d'arn:ée pour des marchés importants
avec Chabot et Fabre d'Églantine; ils furent
traduits devant le tribunal révolutionnaire et
condalllnés a mort pour faux, escroquerie et
trahison envers la Répuhlique (1).


La petite colonies des banquiers suisses,
genévois, biUois ou de Neufchatel, fóndée par
Neck€l', agrandie par Claviere, échappait seule a
la proscription : les banquiers genévois avaient
opéré avec sang-froid et discernement aux plus
mauvais jours : presque tous avaient olfert leur
concours au Comité de salut public, sans s'in-
quiéter dn sang qu'il versait a 11ots; les ban-
quiers suisses acquéraient a vil plix des biens
nationaux avec UIJ entrain, une facilité remar-


(1) Il existe dans les bibliotheques des curieux quelques
rares exemplaires du Bulle/in du tribunal réoolutionnail'e; on
trouve beaucoup de détails sur les causes aecretes des con-
damnations; mais les dossiel's qui 80nt au grefffl et qui con-
tiennent les picees du proces ont encore plus d'intérét.


6.




- 102-
quable; ile faisaient ce ca.lcul bien simple :
« Nou\:; opél'ons avec bétléfice et 110 11 S donl1Olls
en mélIlI:l temps des gages a la Républiqlie; )j
n'étaÍl-ce pas un rneneilleux raisonilernent?
D'auttes epéculateurs, citoyens des États-Uni~,
firent ces me1lleg opérations; l' un d' el.lx, par
exemple, acheta 130,000 !ivl'es en assignats
l'hOtel Montmoreney Rvec ses \'astes jal'dins,
qui 8'étendait depuis la rue Saint-Marc-Feydell.u
jusqu'au boulevard des Variétés (aujoul'el'llui
ce terrain 'mut 10 millions); Frascati l\Ithl1C
était un bien d' érnigl'é.


Le eomte eabanU!!, un mOlllent disgracié
sous le minisUlI'tI éspagnól du comta Florida-
Blanca, était venu se t'éfl1gier a Paris chcz
madame ele Fontenay, 8a fille, vers la fin de
l'année 1702; il Y fit quelques opératiollS de
BOUl'se; tm dit meme qu'il porta les proposi-
tions secretes du roi d'Espagne pour sauver la
vie de Louis XVI et fut chargé de distribuer de
l'argent aux conventionnels pour voter en fa-
veur du l'oi; quelques-uns prirent l' or et vo-
terent la mort : double lacheté. Le comte
Cabal'l'us quitta Paris IOJ'sque la guerre fui clé-
clarée it l'Espagne, laissant sa filIe, madame
ele FOhteilay, dolít la heauté ravissante exci-
tait l'admiration. Arrivé a Madrid, le cornte




- 103 -
Cabarrus fut encore mis en prison par les 01'-
dres de la reine. Alors madame de Fontenay
résolut de se rendre aupres de son pere; elle
devait, en passant, s'arreter a Bordeaux, OU
son frere, M. Cabarrus, avait une maison de
co"mmerce considérable. Madame de FonLenay
arl'Íva au I?-lilieu de la ville en pleine terreur,
apres la répression de la Gironde sous l' étreinte
de deux proconsuls du nom oe Tallien et d'Isa-
beau, avec la surveilJance d'un petÍt séide de
Robespierre, du nom de Jullien de Paris, jeune
homme de vingt ans, qui avait l'art d'unir les
chants de la Carmagnole aux plus jotis madri-
gaux de boudoir (1).


(1) La eorrespondan.cc dc Jullicn dc Paris avce RolJespierrc,
si curieuse, si expressive, a <lté publiée avec le rapport de
Courtois, 16 nivósc an HI.




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XII


Tallien a Bordeaux.
Les représentants en mission.


(t793 - i794)


Ce fut un événement a Bordeaux, a peine
contenu pal' la main terrible des pI'oconsuls,
que l'arrivée d'une femme si gracieuse, douée
de mille talents, de grande compagnie et d'une
admirable douceur jointe au plus énergique
des caracteres. Madame de Fontenay avalt vécu
au milieu de la noblesse élégante des constitu-
tionnels; elle n'avait pas le pédantisme affecté
de madame de Genlis, la fureur sauvage de
Théroigne de Méricourt, la philosophie senti-
mentale de madame Rolland ou le fanatisme a
froid de Charlotte Corday ; ce ll'était pas non
plus la bonne ménagere A la cocarcJe nationaJe




- 1.06-
telle que Lucie Duplessis (madame Camille
Desmoulins), ou bien la bourgeoise de París,
telle que llladame Danton; c' était un caractére
fier, déc1dé, tout espagnol, le poignard attaché a
la jarretiére, méditant les projets les plus hardis,
les résolutions les plus fortes au milieu des
danses de Castille, au froissement d'une guitare,
caractére enchanteur qui devait exercer un im-
mense prestige, m~me ~mi'la fortle aveugle des
représentants du peuple en lllission¡


Quelle était l' origine de TaBien, alors en mis-
sion a Bordeaux? d'ou venait sa puissance ex-
treme et absolue? Les familles des gentils-
hOlllmes, sous l'ancien régime, prenaient un
grand soin de leur domesticité ~ comme dans
r ah tique Rome, les serviteurs (les esclavas, leS
aflhmchis) étn.ient de la maison, de la faluille.
Le pe re de Tallien était maitre d'hótel du mar-
quis de Bercy, et Tallien fut son filleul peut-étre
(comma lui il s'appelait Jean-Lambert). Élevé
aves soin; il montra tout jeuna homme une ima-
gination vive; ardente, pleil1e des doctrines alors
a la mode ; il entra dans l' étude d' un procureur
au Chatelet, parmi ces cIeres qui jouaient un
role en toutes les érueutes; sous la poussiél'e des


(l) 'rnlliCll ctalt llé en 1763.




- 107-
dossiel's. Dans ces études de proeureurs se
formaient les promoteurs des séditionfl et les
discoureUf& de la. place publique. Les gouver~
nement faibles subissent ces sortes de p]aies
comme les vieu;( ~rbres les chenilles qui les dé-
vorent. TalHen se lia avec Danton, avocat au
conseil, sans cause, et iI se méla avec Camille
Dllsmou]ins dans les sal'abandes du Palais~Roya
et de la Bastille. Comme ceux-ci il abandonna
la basoche pOUl' se faire orateur, journaliste (1.),
la profession de tOU8 ceux qui dans les ter!1ps de
désol'dre veulent gagner le pouvoir. la re-
nommée ¡ il est de ces époques étranges OU seul
le pouvoÍl" n'allt pas inviolable. ou chacun l'at-
t~ue libn:nnent et violeUlment jUSf{U'a le, faire
tombel', saos qu'il puisse, lui, se défendre et
chatier.


Tallien, pl'ote au Jfoniteul', publia. un de ces
journaux, pétris d' esprit et de caJomnie dirigé
CQntre l'autorité royaIe. alors librement affiché
dans leS rues de Paris (2) ) et des que la société
des Jacobina s'organisa, dans de,s [arIO es répu-
blicaines il en devÍnt un des orateul'S les plus
diserte. Dans cette société pleine d'intelligence


(1) Il fut secrtÍtaire du député lll'oustaret.
(2) Ce jomulIl prcnait le titre de l' Ami dI' diul/en; les


Jacobius en faisaient les frais.




108 -
révolutionnaire, les hommes se tenaient, se
pressaient, s' épuraient, de sorte qu' a vee ee noy au
énergique ils devaient res ter les maitres de la
révolution. Tal1ien prit une part active a la
journée du iO aou t (1), et se dévoua a l'in-
résurrection avee jeunesse et courage ; au moins
cette conduite était nette; les Jacobins étaient
francs dans leurs pl'ojets, dans leurs paroles ;
ils ne voulait plus de royauté; ils la jetaient
par terre sans plus de fa~on; on n'avait pas a
lellr reprocher l'hypoerisie ni la Mtise.


La nouvelle Commune de París se forma
spontanément comme un pouvoir direeteur de
l'insurrection bmyante; en révolution la foree
consiste a marcher hardiment et laCommune
domina bientót eette puérile et laehe Assemblée
législative qui laissa impunément détruire ce
qu'elle voulait défendre. Bientót la Législative
tomba sous le méprís qu'elle avait mérité; la
Commune de Paris se fOfma de tous les éléments
impurs encore en fermentation : petits avocats,
clercs de procureurs, gens de lettres, journa-
listes obscurs, cornédiens ambulants (2) , artistes


(1) Cettc journoo Cut résolue dans une assemblée secr-ete A
(.I13.renton. lieu de réunion pour décider les mesures révo-
Iutionnaires.


(2) Le procureur gt.Ílléral de la commulle, H6bert, était




- 1.09 -
sans travail et sans renommée; espritsdéclassés
qui avaient reliu une éducation supérieure a
leur état et a leur fortllne, ce qui est un vice des
sociétés modernes. La Commune de Paris, mai-
tresse des multitudes, ne devait reculer devant
aucun exces; Tallien en fut nommé secrétaire,
oorome Camille Desmoulins, son ami, était
nommé secrétaire généraI du ministere de la
Justice sous Danton (1).


La plus grande raillerie jetée par les révolu-
tions aux peuples, c'est de leur promettre la
liberté. L'état naturel des révolutions, c'est la
dictature avec la hache toujours levée; tel étaí~
le pouvoir romain, que le.s études classiques in-
diquaient a. toute eette génération élevée par les
oratoriens. La Commune de París comptait des
hommes énergiques qui ne reculaient pas ele-
vant 1'horrible, et l' on feuillette avec frémisse-
ment le livre ensanglanté des journées de sep-
tembre. Ces massacres pourtant n' étaient pas
faits avec de seuls instincts carnassiers; ils
étaient la suite d'un plan concerté pllr les me-


donneur de contremarqucs A un petit théatre ct fart :limé du
petit peuple.


(1) 11 fut nornmé le 12 aOlIt 1792. Camille Desrnoulills ne
sc tenait pas de joie d't'trr porté si haut par la fortllJ1c. Il
l'écrit A son pere, hornille de réflexion el de bon~ conseils . .L


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-110 -
neurs de la révolution, inquiets des progres
des armées prussiennes en Champagne; ceux
({ui portaient la téte de la princesse de Lamballe
étaient les sinistres messagers des députés de la
Commune qui voulaient forcel' Louis XVI captif
a demander lui-meme au roí Guillaume d'éva-
cuer le territoi1'e de la République. La. téte de
la princesse de Lamballe disait assez qu'on ne
s'a1'reterait pas devant un crime : la lett1'e fut
écrite et porté e par Billalllt-Varenne aux avant-
postes avec des subsides en argent (1). La Comw
mune fit piller le garde-meuble et les diamants
eurent Ulle destination diplomatique : on la
connait aujourd'hui a Berlín; il fa.ut lai/386l' RU
vulgaire répéter la fameuse chanson :


Savez-vous la belle histoire
De ces fameux Prussiens?
lis marcherent a la victoire
Avee les Autrichiens;
Mais, hélas! au lieu de gloil'e,
lis ont cueilli du raisin (2).


Ces 1'aisins scintillaient comme les diamants
de la couronne; on annonva que la Commune
avait sauvé la chose publique; elle avait osé


(1) Lettre de Dumouriez, 18 septembre 1792.
(2) llecaeil de c1wnsolls 1'évolutiollnaires,




- fU -
dire aux négociateurs secreta: il Je suis disposé
a tout, au pillage, aux massacre8 du roi, de la
famille roraIe si les armées enllemies menacent
Paris. )) De l'audace, toujours de l'audace, avait
répété Danton (1).


La Commune avait voulu une Convention naw
tionale, ses membres les plus a1'dents, les plus
audacieux furent élu8, et Tallien devint 1'epré-
sentant du peuple a vingt~quatre aus, cal' il n'y
avait alo1'8 ni condition d' age ni de propriété :
C' était un jeune hornme aux t1'aits fins, iI. la
parole ardente, aux gestes saccadés, aux hal'~
dies pensées comme aux audaoieu8es mesures,
exer~nt un tedoutable prestige sur lo. multí-
tude. Appelé a la Convention nationale, Tallien
prit la seule place logique, rationnelle; révolu-
tionnaire, la Montagne, le cóté des hommes
for18 et seuls capables de gouverner la révolu-
tion contre ce partí de Rolland, de Brissot, a la
fois anarchique, impuissant, déclamateur sur-
tout. Les Jacobins s'emparerent justement du
gouvernement de la République et luí donnerent
une ferme et forte direction; c'était leur droit
et lcur saluL


Apres la journée du 31 mai qui en finit Qvec
(1) Fabre d'j::glantinc fu' le principal négoeiateur avee les


Prussiens.




-112-
les Girondins, la Convention nationale décida
que des réprésentants du peuple seraient en-
voyés en mission dan s les départements in-
surgés avec des pouvoirs absolus et terribles,
comme iI en faut allx époquesde crise. Ta1lien
et Isabeau re~urent pour département extraor-
dinaire de leur proconsulat, la Gironde, ces
belles contrées an soleil 3:rdent, les riches cam-
pagnes vine uses , la pierre précieuse de la
France (1).


Bordeaux était la cité qui devait soutenir
avec le plus de dévouement la cause des Giron-
dins, ses enfants de prédilcction, et pourtant
Bordeau" ne résista pas comme Lyon, comme
Toulon; la cité ríebe et eommer~ante se soumit
etles deux proconsuls n'curent pas besoin d'ap-
pliquer la loi fatal e qui les autorisait a délllolir
les villes rebelIes. Établis tous deux a la Réole
(la eomlllune jalouse et jacobine), Tallien et
Isabeau frapperent Bordeaux de terreur par des
supplices répétés. Les dépéches qu'ils adres-
saient au Comité de salut public étaient des
dithyrambes en l'honneUl' de la guillotine, des
ebants de mort pour les opposants a la politique
conventionnelle. (1 La punition COlllmenee, éCl'i-


(1) Décret du mois de juin 17()3. La correEpundsllce du
représentant était Ildrcssée [\u Comité de salut publico




- H3-
vait Tallien au Comité de salut public, et ne
finira que lorsque les chefs de la conspiration
auront subi la peine due au plus grand des
crimes. Lavangurge, admiI1'istrateur de la ma-
rine, a été guillotiné aux acclamations d'un
peuple immense... Les arrestations continuent
et rai pris le parti de ne pas relacher aucun
ci-devant noble; la guillotine a fah justiee d' un
pretre coupable de royalisme, aujo urd' hui y
monte une religieuse (1). 1)


II faut faire la part sans doute a la phraséo-
logie du temps; mais il osi incoutestable que
jamais un systeme de gouvemement ne s' é~ait
déployé dans des conditionsplus sanglantes; et
c'était une chose bien triste et curieuse que de
voir un jeune honulle de vingt-quatre ans, u' une
figure charmante, spirituelle, littérateur, a la
parole douCe, comUlander de tels exces avec une
sombre conviction de leur nécessité.


Les tempéraments de révolution s'accoutu-
ment au bruit sinistre de la guillotine, le sang
a son i vresse; Tallien arrivait a. ce point de
délire politique et de forfanterie révolutionnaire,
qu'il choisit son appartement en face du lieu ou
était placé la guillotine, afin de contempler a


(1) Ces dépeches se trouveut dall8 les picees justificatives
jointes lIU 1 appol't de Courtois.




- 41&-
son aise l'instrument de mort, et, je le répete,
pourtant Tallien était un homme charmant, de
plaisir et de distractions amourcuses; il passait
ses loisirs dans les fétes, dans les galanterie!\,
tandis qu'Isabeau, son collegue, fort gourmand
de ehoses friandes, aimait les vina de Bor-
deaux, le Médoe au bouquet élégant, le Ohdteau-
Mm'gol, si aimé de Richelieu, les mets exquis,
le gibier des vignes de la Gironde; Valette, le
secrétaire des deux proeonsuls, trafiquait dlar-
gent et exploitait le haut eommeree.


Tels étaientles dietateurs a Bordeaux, lorsque
le Comité révolutionnaire ordonna l'arrestadon,
eomme suspeete, dlune belle étrangere, la mar-
quise de Fontenay, qui venait d'arriver a
Bordeaux avec un passeport ponr I'Espagne.
CeUe apparition subite de Thérese Cabarrus,
eomme dans la fable antique, allait changer la
situation et peut-étre faire oublier a Tallien les
ordres impératifs du terrible Comité de salut
publico D'aUleurs, lorsque les exees sont arrivés
a eertaines limites, on ne pent plus alIer au
dela et la force des choses VQUS an'éte.


(1) La vie faeile, sensuelle des proeousuls ét~it dénoneée
par le petit J uIlien dans sa correspondan ce partieulicre avee
Robespierre.




XIII


Le Comité de Salut publico
Ses idées sur la remme républicaine.


(i793 - 1794)


I1 l1e fi\ut ja,mais séparer les a,ctes d'un pou-
voir des circonstances fatales qui I'ont créé et
des temps impitoyables dans lesquels il a vécu :
qui pourrait jamais justifier la Terreur sau-
glante? Les coupables réels pourtant n' étaiel1t
pas ceux qui vou]iúent violemment sauver la
révQlution a coups de hache l mais ceux qui
l'avaient préparée a coups de discours sans en
prévoir l!;ls cOl1séquel1ces terrib1es. Cette révo-
lution, accomplie par le triomphe de la Répu-
blique, avait des nécessités inflexibles que les


(1) 5e me propoS\) d'écrire un jOUl' a 00 point de vue l'hi¡;-
toire du Comité de salll t publir.




-116 -
temps calmes, paisibles ne comprennent pas:
quand une société tout entiere est en état de
siége, les mesures se ressentent des périls de
la situation et alors tout s'explique.


Le Comit{ de salut public sortit tout armé
du milieu de l'anarchie qu'avaient réalisées les
Assemblées constituantes et législatives; iI res-
taura les conditions uu pouvoir qui sont l'unité,
la volonté, et fort de cette unité illutta vigou-
reusement contre les dangers qui mena~aient
la République dans cette épouvantable bataille.


La mission du Comité de salut public se
développa dans sa sombre énergie par la Ter-
reur qui ne tint aucun compte de la vie des
hommes, condition des violentes luttes. Dans
ce temps de sacrifice::l, le Comité, soutenu par
r énergie des J acobins, agi t dans des condi-
tions suprerues de gouvernement; il dut assou-
plir la Convention elle-meme jusqu'a n'etre
plus qu'un pouvoir d'obéissance et d'enregis-
trement; de maniere a ne jamais hésiter sur
un vote. La. ou il y a discussion, résistance,
il n'y a plus de gouvernement; avec les Giron-
dins l'anarchie s'était placée au milieu de
l' Assemblée meme; la Convention ne devint
un pouvoir fort et uni qu'apres le 31 mai, qui
vit Uiourir la Gironde; et le Comité de salut




-1.17 -
pnblic ne dompta la Convention elle-meme qu'a
la suite de la pl'oseription des Dantonistes.
Alol's le Comité de salut publie exer¡;a le pou-
voir supreme dan s toute sa vigueur sans résis-
tance sérieuse; il fut fort et grand (1).


Apres avoir discipliné la Convention, il fal-
lait frapper l'anarehie administrative et im-
poser obéissance aux départements; la puérile
Assemblée constitnante avait établi des corps
délibérants jusque dans les dernieres limites
de la hiérarehie; ehaque département agíssait
a sa guise; au lieu d' obéir, on diseutait; la
Commune de París avait plus d'une fois elle-
meme imposé sa volonté a la Convention na-
tionale; on l' avait soufTert tant que le Comité
s'en était serví comme d'un instrument d'é-
meute réguliere; mais des que la Conunune
gena la dictature par l'anarehie, on dut
pl'endre une mesure contre elle; de la eette
proscription de Chaumette, d'Hébert, etc., qui
frappa au cumr les révolutionnaires. Il ne pou-
vait s'élever deux dictatures face a face; la
Commune de Paris, vaincue et brisée, ne fut
plus désormais qu'un instl'Ument dans les
mains du Comité, qui plac;a comme agent na-


(1) Ce point de vue nouveau, je me propose de le déve-
lopper dans un trav¡ iI politique.


7.




-11R-
tional un homme qui lui était tout dévoué, du
nom de Payan, méridional a la tete forte et
sérieuse. L'histoire en parle a peine, et ce fut
pourtant une des capacités du gouvernement
de la Terreur (1.).


Un tel pouvoir, doué d'une si grande éner-
gie, ne pouvait vigoureusement et constam-
ment agir qu' en dirigeant seul l' opinion et en
restant maUre absolu de la presEle. La Consti-
tuante avait proclamé la liberté des journaux
et des pamphlets; d' OU était née cette odieuse
ligue d'écrits informes, dirigée contra le roi,
la société, la morale. M. de La Fayette avait in-
venté un axiome moitié mythologique, « que la
liberté de la presse, comme la lance d' Achille,
guérissait les plaies qu' elle faisait. ») Hélas! ces
plaies étaient saignantes, le pouvoir en lam-
bcaux; le mal ne pouvait se guérir que par
la suppression pleine et entiére de la liberté.
Une fois le Comité de salut public établl dans
sa force, il ne dut plus y avoir d'autre opi-
nion publique dans le pays que ceUe du gon-


(1) 11 exiijtllit dans lea pllpiers de R!lbl)Spill~ une lettre
ou mémoire que Payan lui adressa sur la conditioll et la
nature dll pouvf)ir I catte pillee est d'nne remarquRble ré-
daction.




-119 -
vernement ({); tout sentiment. toute opinion
rebelle devait atre étouffés; et en eette reuvre
de compression, le Comité fut admirablement
secondé plU' la société des Jacobins, la plus
forte, la plus grande des associations des temps
modernes. Ses chefs, hommes d' énergie, la
plupart tres-éclairés avec des études tres-
avancées, ataient tous dévoués aux príncipes
d'un gouvel'nement unique et fort; s'ils avaient
fait une révolution, ce n' était pas pour se con-
tenter de qU6lques phrases. A vec leur ha-
bile méthode d' épurer leur société, tout ce
qui n!était pas conforme a leur príncipe ils le
proscrivaient invariablement. lIs étaient arri-
vés a un grand but d'unité et par com¡équent
de force intime. tandis que par leurs p,ffilia-
dons ils s'étendaient au dehors sur tous les
points de l'Europe; aucune diplomatie ne leur
était comparable pour la persévérance et l'ha-
biJeté (2).


Dans ce temps de guerre et de vastes lllOU-
vel~lents des armées, un autre pouvoir mena-


(1) De juin 1793 11 juillet 1794; il ne parut aucun journaI
d'opposition, et Camille Desmoulins paya de sa téte un sem-
blant d'attaque contre le Comité de salut publico


(2) La société des Jacobins et SI'., propagandll in~pira.ient
des eraintes sérieu¡ea ~ l'Europe. '




{'20 -
~ait la dictature du Comité de salut public:
c'était le caprice et l'omnipotence des géné-
raux; on avait vu, 101's de la campagne de i 792,
M. de La Fayette quitter son armée pour dic-
ter des conditions a. l' Assemblée législative;
Dumouriez, intelligence supérieure, avait traité
presqu'¡¡' coups de cravache les représentants
du peuple envoyés en mission aupres de lui.
Cette mutinerie des chefs de l' armée contre le
pouvoir ne pouvait etre acceptée par un gou-
vernement sé1'ieux et fori sans s'abdiquer lui-
meme.


Ce fut un travail difficile et sanglant que
de ramener l' obéissance pa1'mi les généraux et
d' abaisser les superbes qui avaient l' épée a la
main; on ne s' arreta ni devant Custine, ni
devant Westermann ou Beauharnais; plus ils
étaient forts et populaires, plus il était néces-
saire de leur rappeler qu'ils ne tenaient leur
droit, leur pouvoi1' que du gouvernement; ils
devaient courber le front devant les ordres du
Comité; les épaisses moustaches de Custine
blanchissaient sur ses levres tremblantes de-
vant la figure juvénile de Saint-Just (1).
L' reuvre fut accompiie; le Comité tra~a lui-


(1) Rapport de Saint-Just a la suite de sa mission sur le
Rhio; il rétablit l'obéissance et la discipline dans l'armée.




-121 -
meme les plans de campagne et créa des gé-
néraux a lni: Hoche, Pichegru, Moreau, sol-
dats de fortune révolutionnaire qui obéissaient
comme des enfants au Comité de salut public
et aux représentants du peuple en mission.


C' était assurément encore une rude tache
que de ployer la société fran~aise aux mreurs
nouvelles qu'on voulait lui imposer; et dan s
cet ordre d'idées, le Comité tra~ im róle, un
programme pour la femme. Il avait d'abord a
lutter contre des natures opiniatrps, nerveuses,
qui s· opposaient a sa marche; il ne s' arreta ni
devant rage, ni devant la dignité; toutes les
femmes qui troublerent ses projets furent bri-
sées sans pitié. On vit montel' a l'échafaud
les vieilles et nobles marquises qui garderent
leu!' étiquette avec le bonrreau : la reine Marie-
Antoinette, Madame Élisabeth, les jeunes filles
de Verdun, les citoyennes RolIand et eamille
Desmoulins, la comtesse du Barry. La révo~
lntion fut sans entrailles poUt' elles: ni la
beauté, ni la grace, ni les chairs fraiches et
rosées, ni un beau cou d'ivoire ne p11l'ent ar-
reter la ha.che.


Mais la femme une fois assouplie, le Comité
de Ealut public reviot a une espece de paRto-
rale poli tique. La jeune fille (00 l' appelait la




-122 -
jaune vierg6) devait etre élevée dana l'a.mQur
d~ la patrie, se m'mtl'er aux reteR publiqu(:Is
dans le~ chffiuri qui célébraiept le triomphe
des année;i; all~ n~ pevait appartenir, comme
les tilles de S pll.rte, qu! a un défepseqr de la
République; eUe all~Hai~ son fmfapt POUl' la
patrie; mere Mro'íqufl, COllUQe les feJrimes de
l'antiquité elle deVf\it encourager ses fillij a
combattre j cni:\que jO\lf on signalait les meres
quí, pIeines d'Q~e orgueilleuse fierté, se 1.'13-
jouiílsahmt a. la nouveUe que leur fils éta,it
mOrt ponr la llépullUqije (1);


Dap¡¡ (lette pensée, le COll1ité de I'lalut pu ...
blie s' Q~llpa d' orgapiser de$ fétes natiQna.les
dejitinéfls a célébrer la. vertu, la bienfaisance,
le cour4ge, la. prpbité, le mariage, la. vieillesse,
le mnlheur. Pour une génération railleuse
comme la nótre, cela peut paraitre ridiculo:
a cette époque de fan¡ttisme les choses étaient
prÍf.Jes ti'es au. sérieux. On n'a, qu'a pan:ou-
rir les gravurelil du temps pour voir que
dans les villes, les (lampagnes, les hameau~,
ces solepnit,és étaient célébrées avee) enthou-
siasme, et en ce temps on ne se llloquait guere


(1) Le j[onitezw contient une série de vers ds M. Trouvé,
)'l1n de seij rédacteul"S; on croirait Jire les idylJes de Gesner.




l23 -
du pouvoir (1). Les hymnes qui furent faites
a eette oecasion l'espiraient les parfums d'une
dévotion pariicllliére, étrange mais profondé-
ment sentia.


Source de vérité qu'outrage l'imposture,
De tout ca qui respire, éternel protecteur,
Dieu de la Ilb3rté, p~re de la I\atllre,


Créateur et conservateur.
Tu posas sur les mel's les fondements du monde,
Ta main lance la foudra et déchalne les venta,
Tu luis dan$ le soleil, dont la flamme ftlcop¡Je


Nourrit tous les elres vivants (2).


Cei-l stropbes. ¡¡.cCompagnées de la grave ijlU-
IIlqpe de ~ébul et de l'instrpPlefltfl.iion tle
Gp&!ltIQ, IIova.ient quelque chQ!ie Qt' reliiiell~ et
de solennel. Le po~te continu¡¡.it a s' adresser
a l'.Étre-Supréme da.ns une langue philoso-
phique; il s' écriait ;


Tout émane de toí, grande et premjere Callge,
Tout s'épure aux rayons de ta divinité;


(1) Collection des gravures. JI existe une estampl;l a la
maniere de Greuze : elle représente 1me famille villageoise
qui accueille avec des tressaillements de joie le décret qui
proclame la fete de l'f:tre 8upréme.


(2) Ce~ veN Il()nt de ChlÍnier ¡ Hyrrme a l' Jtf¡·e.SIlP¡·cme.
Il existe sur ce meme sujet une ode de D8IlOFglles.




- 12ft -
Sur ton culte immortlll, la morale repose,


Et sur les mreurs la liberté.
Et toi qui du néant, ainsi qu' une étillcelle,
Fis jaillir dans les nirs I'astre éclatallt du jour,
Fais plus: verse en nos COJurs ta saxesse éternelle;


Embrase-nous de ton IImour (1).


Ce culte déiste du Vicaire savoym'd était
I'ÉvaIlgile de la révolution. Les représentants
el ti peuple en mission, secondés par les délé-
gués du club des Jacobins, furent chargés de
les répandre et de faire triomphel' cette reli-
gion de la nature dans les cit-és, dans les ca m-
pagues. lIs ne croyaient pas po::.sible une I1a-
tion grande sans mOl'ale et sans culte. Jamais
on n' avait plus parlé de vertus et de devoirs
accomplis; on voulait flétrir et frapper tout ce
qui était vil. 11 fallait voir avec quel soin la
COlllll1Une de Paris veillait a la vertu, a la pu-
déur des citoyennes; elle pl'it un alTeté pour
sl1pprimer la Pl'Ostitutinn. Quand les délégués
des départements vinrent a París pour accepter
et jurel' la Constltution de 1793, la Cornmune
fit une proclamation pout· qu' aucune femme
puhlique ne vint souillCl' les yeux des vertueux


(1) Ode de Chénier. On devait reciter ces vers chaque dé-
cad" devaut la maison commune, et un vieillard faisait UI1
sermon sur la momle.




- i25-
habitanth de la campagne et des lIameaux;
le thé:itre fut épUl'é des scenes d' amour , de
toute impudicité railleuse; iI n'y eut plus que
de tendres amants, d'heureux et fideles époux.
San s la guillotine, la société aurait pu se fa-
~onner en cornet de bonbons et se mettre en
rébus et devises de la roe des Lombards.


De la naturc I'ajcunic
S¡¡ivons les bienfaisnntes lois;
Imitons sa donce harmonie,
Par elle alfermissons nos droits.
Voyez de quelle étroite chalne,
Au tronc amoureux de ce chéne,
Le Herre' se plalt a s'unir.
Cetto onde embrasse le bocage,
Et d~ja le naissant feuillage
S'incline uu baiser du zéphir,






XIV


La marquise de Fontenay a Bordeaux.
(t793...,. t794)


Cependant la, 80ciété du xvm" síecle, a 111-
quclle appartenait la génération pleine de víe,
n'avait abdiqué ni ses entrainements d'a.mour,
ni ses légeretés de conduite; OQ trouvait parmi
les plus fiers et les plu:j implacables conven-
tionnels des galanteries amoureuses, des pas-
sious élégantes, meme les petites maisons a la
fa~on de Richelieu. Barrel'e de VÍf¡uzac était
raffiné comlue un gentilhomme de la, Régence.
et 8a re traite de Clichy. sous des bosquets de
rose3, cachait deux ou tl'ois intrigues ¡ le finan-
cier Dupin (1) (il n'y a rien de sDuple et
d'habile comme un financier qui espere de
gros8es affaires), Dupin s' était faít le complai-


(t) J'ai peint le triste c~ractere de Dupin dans mes Fllr-
miel's géllé"uux.




-128 -


sant de Robespierrc et de ses amis du Comité,
qui trouvaient dans leurs petits soupers les
femmes de théatre les plus ravissantes.


Tallien. écrivain distingué, homme d' esprit,
appartenait a l' école des viveurs du XVllle siécle,
et quand on lui parla de la beauté ravissante
de Theresa Fontenay. ('1), «( il désira la voir,
comme on a la curiosité et de saluer la sla-
tue de la V énus antique, JI pour parler en
classique. La marquise de Fontenay était fort
connue a Bordeaux par sa famille; les Ca-
barrus y tenaient UJi rang élevé dans le COffi-
merce; mais auculle de ces considérations
n'arrétaient les Comités révolutionnaires : ils
avaient de grandes craintes paree qu'il y avait
de gl'ands dangers. Bien que la marquise de
Fontenay eut un passeport signé de la Com-
mune de Pal'is, elle fut incarcérée (c'était le
mot) en vertu de b loi des suspects; bientót
le bruit se répandit qu'une aristocrate d'une
beauté imcomparable était détenue dans les
prisons de Bordeaux et qu'elle était accusée
d' émigl'ation (2).


Tallien accourut a la prison et Theresa de


(1) Je erois que madame de Fontenay lui avait écrit un
billet pollr lui demander les motifs de son arrestation.


(2) Le jeuna Jullien annoof,\ait avec une certaine satis-




- 1.29-
Fontenay lI'hésita pas a s'adresser a lui avec
ce ton de politesse et de bonne compagnie qui
frappent tOlljours; ardent, poli et tres-lettré,
Tallien fut frappé non-seulement de la beauté
de Theresa, mais encore des milIe charmes
de son esprit, de cette douce voix qui chantait
les romanceros espagnols en s'accompagnant
sur la guitare; Tallien, éperdument épris, par
un acte de sa dictature ol'donna la mise en
liberté sous la caution de deux patriotes. Bien-
t6t on ne parla dans Bordeaux que de l'heu-
reuse influence de Theresa <:abarrus sur le
représentant du peuple en mission jusqu'ici
impitoyable daos ses actes.


Des ce moment le proconsul modifia tout a
fail ses actes politiques qui furent méme géné-
reux; il tempéra ses impétuosités sanglantcs,
il devint assez calme, assez juste pour .que Bor-
deaux put le considérer comme un protecteur.
Ce changement fut si absolu dans Tallien comme
dans Isabeau, que 1'un et l'autre furent dénon-
cés par le petit agent spécial du Comité de
salut public qui parcourait le Midi. Le jeune
fanatique de vingt ans, dOllt raí parlé, Jullien
(~e París, fils du représentant Jul1ien de la
faction iI. RobcspiclN' I{UO la citoy~llne rontonay al ait été
arrctée.




- 1.30 -
DrÓme (1) : dana sa correspondance .lullien dé·
non«;a surtout Isabeau, le collégue de Tallien.
et l'influence souveraine qu'il exer«;ait a Bor-
deaux. I( L'anniversaire du 3:1 mai, dit-il,
Isabeau parut avec les corps constitnés tt la
rete et l' on battit des maina sur son passage; on
criait : Vive Isabean I ,et iI saluait les applan-
dissements. 1I


Isabean et Tallien se firent les défenseurs des
intérets du comrnerce et C~ fut encore J'objet
d'une dénonciation de JuIlien. I( Il existe ici,
dit-il, beaucoup de cabale rnercantile et la
liberté est devenue vénale; la Fontenay doit
etl'e maintenaht en état d' arrestation, la. puni-
tíon de!4 intrigants de Bordeaux dont les uns
n'avaient en but, comme Chabot, qu'un vil
intéret, dont les autres servaient Hébert ou
Danton, et tous n'aspiraient qu'iI. lutter contra
le Comité de salot public pour détruire la li-
berté j la punition déjh. de ces intrigante de
tous les partís va régénérer Bordeaux(2). ))


Ces dépeches de l'agent de ~onfiance dn Co·


(1) Sa GOl'1'e8pondance IlVec Robespierre est des plus eu-
rieuses; on ne saurait plus agréablement plaisanter avec la
guillotine.


(2) Jullien reveillait partout l'amour des fétes et des thé¡l·
tres, pourvu que les pillees fusscnt républicainc8.




-131-
mité de saIut public, adressées spéciaIement a
Robespierre, que Jullien appelait son hon ami,
son cher ami, indiquent un changement consi-
dérable dans la conduite de 'rallien, devenu
accessible a tous. Dans le chateau Trompette, le
proconsuI, fort spiritueI, eut sa cour pIéniere
envallie par les solliciteurs, et bientót a ses
cótés brilla, comme une excellente souveraine,
madame de Fontenay. A cette époque étrange,
les amours allajent vite, et Thérése Cabarrus,
sans rougir, s'avoua l'amie de Tallien. Les 3ou-
diences fastueuses et quasi-royales que madama
de Fontana.y daignait accorder aux v1ctimes
du proeollsuIat ont été décrites par un témoin
oculaire avec une spirituelle liberté.


Un artiste trés--distingllé, le marquis de Paroy I
chevalier de Saint-Louis, associé libre de l' Aca-
rlémie de peinture, venait d' etre arreté a. Borw
deaux; son fils; aussi oharmant artiste, 3oecourut
pour réclamer la liberté de son pere, aneien
constituant, détenu a. la Réole. Comme la. toute· .
puissance de madame de Fontenay sur Tallien
était connue et proclamée, iI prit le parti de lui
adresser une pétition humble, suppIiante; il Y
joignit une petite gravure au lavis, représentant
l'amour sans culvtte : cet amour tenait d'une
main une pique surmontée d'un bonnet phry'"




- 132-
gien, et de l'autre un Cffiur placé SUl' un nivean
et ce niveau dressé sur un autel. Le marquis de
Paroy avait joint au dessin un madrigal révü-
lutionnaire dans le gout de ce temps OU triom-
phaient les petits vers et les rébuts.


Quánd I'amour en bonnet se trouve sal15 culotte,
La. liberté lui plait, iI en {ait s~. marotte (1).


Il faut laisser le marquis de Paroy raconter
les détails pittoresques d~ l'audience qu'ilobtint
de la. souveraine de Bonleaux, a laquelle il avait
écrit : (e Dans une lettre je priais madame de
Fontenay de trouver bon qu'un petit Amour sans
culotte fUt l'avocat d'un fils bien malheureux de
l'inca.rcération de son pere ; et au nom du sien
je la suppliais d' étre mon avocat aupres du re-
présentant Tallien ; je reyus bientót une invita-
tíon pour me présenter a l'audience de Uladame
de Fontenay. Il 'i avait grande foule, chacun
ses pétitions a la main; un instant apres. les
deux battants s' ouvrirent, madame de Fontenay


(1) Tout ce récit est tiré des Mémoires inédits de M. de
Paroy, déposés chez M. Artaud de Montour, longtemps
chargé d'affaires aRome, puls a Vienne, un des diplomates
cha.rmallts et pleins de souvcllirs de I'école de M. de Talley-
rand, dont les traces se perdent tona les jours.




-·133 -
parut dans un costume tres-élégant; les saluts
furent profonds et les révérences re8pectueuses;
elle y répondit par un signe de tete gracieux.
Le citoyen Paroy, dit-elle, est-il pal'mi vous?
Je m'avanc;ai; alors elle m'invita a passer dans
son cabinet; je crus entrer (continue le galant
marquis) dans le boudoir des Muses; un piano
entr' ouvert avec de la musique sur le pupitre;
une guitare sur un canapé; une harpe dans un
coin; plus loín un chevalet avec un petit tableau,
la boite de couleul's ¡\ l'llUiJe, des pinceallx sur
un tabouret, une table chargée de dessins avec
une mignature ébauchée, une boite anglaise, la
paJette d'ivoire et de petits pinceaux; son secré-
taire ouvert rempli de papiers, de mémoires et
de pétitions; une bíbliothéque dont les livres
paraissaient en désordre, comme si on y avait
souvent recours, et un métier a. broder sur le-
quel était montée une étoffe de satín (1). Tels
furent les objets dont l'ensemble frappa mes
reganls : « Vos talents, madame, sont univer-
seIs a en juger par ce que je vois, mais vos
bontés les égalent, votre beanté pourrait les
effacer. )l


ce L'accueil demadame de Fontenay justifia ce
(1) Madame de Fontenay avait ainsl re~n UllC des grandes


éducations du XVIII" siecle.
8




-1M -
compliment. (( Je ürois me rappeler! dit-elle,
vous avoir vu chez le comte d'Estaing (1) avee
mon pere, j'espere que vous me viendrez voir
le plus souvent que vous pourrez; mais parlona
de votre pere! ou est-il en prison? j' espere oh·
tenir du eitoyen Tallien sa sortie; je lui remet~
trai moí-meme votre pétitíon etje veux vous PI'é-
sentar a luí. {( Je sortis, dit le marqui8¡ COnlma
émerveillé; j' étais sous le chal'me. Le lende-
maio je fus présenté au l'eprésentant du peuple
Tallien. « Attendez, me dit~il, iI faut qu' on ou-
blie quelque temps votre pere pou!' le sauVen
tout dépend du président du tribuna.l révolu ..
tionnaire Lacombe. )) Le marquis allala voir et
en fut fort bien reQu t e' était un homma rude,
inflexible, mais d'une certaine justice. Quelques
jours apres t madama Fontenay fit appeler
M. Paroy. (e Je sl1is désolée que votre pere n'ait
pu sortir de prison ll.vatlt le départ du citóyen
TaUien i je ne éonnais plLS IBabea.n qui e~t leí
son collegue, mai!! je vais prler a souper une
dame avec laquelle il est fort lié; vous pourrez
fait'c connaissanee avee luí; i1 a de l'esprit et ne
manque pas d'instruction. »


(1) Le comte d'Estaing, bravo marin, s'était tOllt a fait lié
avec le parti de la Constltuante; 'il commandait la garde na-
tiollale de Versailles.




-135 -
Le souper eut lieu, le marquis fut placé a.


cóté de l'amie d'Isaheau; plusieurs représen-
tants, envoyés en mission dans les Pyrénées,
avaient été invités et se trouvaient a ce souper,
d'une excessive gatté, émaillé de chanteuses et
des actrices du théatre de Bordeaux et de plu-
sleurs membres du Comité révolutionnaire. Au
dessen, Lequinio dit a,vec son enthousiasme ré-
gicide : « Allons, Vive la République! et huvons
h la santé des braves qui ont voté la mort du
tyran. « Ces paroles, continue le marquis, me
firent dresser les cheveux; la bouteille passa de
main en main, Lequinio me dit : (! Bois done et
faís circuler. j' Ce que j'éprouvais en moi, était
sans doute fortement empreint sur roon visage.
Lequinio se leva et dit : « Le citoyen qui tient
la bouteille est surement un aristocrate, je m'y
connais et vous le dénonce. - Eh bien! dís-je,
en me levant avec un acces de col ere , puisque
le citoyen m'insulte, iI n'aura pas l'honneul' de
boire a la santé de la cítoyenne chez qui nous
sommes, c'était la sienne que je portais, n'est-ce
pas citQyellne? - Cest vrai, répondit-elle avec
gnke, le cita yen buva.it a. ma :¡lallté. ~ Parbleu
fen suis aise, répondít Lequinio, et la bouteille
fi t le tour de }¡¡. t¡¡.ble.))


Ensuite le représentant aper~llt au doigt du




-136 -
marqnis de Paroy une charmante bague sur la-
quelle était peinte un Amoul' avec ces vers si
connus:


Qui que tu sois, voila. ton maltre;
Ill'est, le Cut ou bien doit l'étre (1).


Cette bague fut passée de main en main, bai-
sée avec tram;port par les républicains les plus
tendres et qui aimaient les poetes élégiaques :
il se trouvait que la figure de cet Amour était
précisément celle d~ jeune Louis XVII; nul
n'aper~ut une ressemblanc€' qui pouvait en-
voyel' a l'échafaud le marquis de Paroy. Deux
jours apres il obtenait la liberté de son pere, et
madame de FOl!teuay pal'tait elle-méme pour
Páris l2).


Je me suis arreté sur ce l'écit pour peindre dans
Ieur vie privée et souveraine ceR proconsuls ter-
ribles, ces conventionnels qu' on nous présente
sans cesse comme des physionomies chastes et
séveres. Beaucoup de ces hommes de révolu-
tion étaient des galants de rueHe; les Girondins,


(1) Le marquis de Paroy était un excellcnt peintro el! mi-
niature allégorique. C'est lui qui peignit le saule pleureur 00
il avait figuré d:ms les branchagcs tous les portraits de la
famille de LOllis XVI.


(2) Tallien I'avait prtcédée de quelqllos jours pour se pre·
paror a. se défendre devant le Comité de salut publico




-137 -
adorateurs des actrices, avaient un faible pour
les coulisses de I'Opéra; les Dantonistes, fort
gourmands et gl'oSSierelllent sensuels, ailllaient
les court.isanes. Les Montagnal'ds eux-mellles ne
dédaignaient pas les pe tites maisons, les sou-
pers. Barrere avait son boudoir a. Clichy; Saint-
Just allait souvent a. Maisons-Alfort; Henriot
avait sa ·loge a I'Opéra-Colllique et soupirait
pour les cantatrices a la mode. Le Comité de
salut public avait sa place souvel'aine aux Fran-
¡;ais, oil iI était accueilli en roi. La galanteric
avait gardé son empire : si quelques-uns des
révolutionnaires seconduisaient a. la fa¡;on des
satyl'es et des boucs antiques, le plus grand
nombre étaient polis, faisaient l'amour comme
J,-J. Rousseau le déCl'ivait dans la Nouvelle
Ilélo'ise. L'incorruptihle Maximilien Robespi6l're
ne s' en defendait paso




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I


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xv


La popularité de Robespierre.
Les filIes du menuisier.


La marquise Sainte-Amaranthe.
(i7U3 - f794)


On peut a peine croire un rait pourtant bien
constaté par mille pieces recueilHes et allthen-
tiques, o'est l'immens\;J PQPularité qui entourait
MaJhnilifm RQbespierre ; ou il fa.llut que la na-
tqre humalne f4t bien -avilie, bien dégra(léepoQr
louer par ¡n~éret QU par terreqr cette ídole san-
glante! ou il fallait que ~et homme posséqí\t
quelques prestiges particllliers pom inspirer
autour de lui ce délire d'enthousiasme et d'ad-
miration (1). Au miHeu des eentaines d'Mea-


(1) Toutes les pillees que ja rapporte sont authentiques et
données par Courtois dans son rapport A la Convention na-
tionaJe.




- 1ltO -
tombes on lui écrivait : « Robespiefl'e, colonne
de la République, protecteur des patriotes,
génie incorruptible, homme éloquent et vrai-
ment philosophe ..... » - « Je veux rassasier mes
yeux et mon creur de tous tes traits et mon ame
mit électrisée de toutes tes vertus républicai-
nes (:1)..... » - (1 .J' ai été eaisi d'l!orreur en
apprenant les dangers que tu as courus ; ....
rassur{,~toi, brave républicain, l'Étre-Supreme
dont tu viens de prouver l'existence, veille sur
tes jours (2).


L'amollr de la vertll et de la liberté
Te fit mépriser l'or pour sauver la patrie ¡
Contre tes faux collegues soutiens avec fierté
Les droits sacres de l'homme en dépit de l'envie.


(1 Robespierre, dit un autre correspoudant,
la nature vient Ile me donner un fils, j'ai osé le
charger du poids de ton nom; puisse-t-il étre
aussi utile, aussi cher a son pays, a sa patrie
que toi; mes vreux, les vreux d'un pere ne
voient rien au dela (3).Je vous regarde, citoyen,
comme le Messie que l'Éternel nous a prornis


(1) Cette étrange lettre est signée Dupont, commissaire des
guerres.


(2) Lettre signée Benvit. Adresst: de la commune de Saint-
Agnan.


(3) Vceu de Darthé, maire de Vermanton.




- Uf-
poul' l'éfol'mer toutes choses ..••. Juge du plaisir
dont je víens de jouí!' 10rsql1e des personnes a
qui j'exprimais mon admiration pour toi et mon
désir de te connaitre, de te voir, de t'entendre,
m' ont assuré que l{t ressemblance entre nous
deux était frappante, jusqu'a dire : Si tu veux
voir Robespierre, regarde-toi dans. un mil'oir.
Je rougis de ne ressembler que pal' le physique
au régénérateur et au bien fai teur de la patrie (1);
mais si la n ature lll' a l'éfusé ton génie, ton
talent et tes ver tus sublimes, fai sentí toujours
la dignité de mon etre; j' étais né pOUI' la liberté.
Adieu, mon frere. ))


«( L'estime que j'ai pour toi, dit un autre
courtisan" me fait te placer, Robespierre, au
del a cóté de la constellation d' AndromMe
dans un projet de mouvement sidéral que je pré-
pare pour imlllortaliser notre révolIjtion (~). ))


Une si basse adulation est a dégouter les
pouvoirs qui se glorifient de leur popularité et
sont fiers de l' encens qu' on a bnilé a leurs
pieds. Robespiel're fut Ioué, caressé, applaudi


(1) Cette épitre si plate n'est signée que d'initiales, C'est
vraiment dommag"l pour la postérité.


(2) Lettres signées des iuitialcs l. M. de MOlltpellier - G ...
. d'Orléans - B. de Versailles, (Papiers de Robespierre, rap-
port de Courtois.)




-1A2 -
avee ivt'es~e d_ns sa, vie publique et privée. Cette
PQPularité elit encore cQTlstatée par d'autreg
témoignages. Robe~pierre e8t un moment mil, ..
ladl;l, les soqiétés populaires viennent s'inscrire
a. Silo port~ !:lt demander des Tlouvelles de Sil.
~¡¡"nté, cQJIlme pOll" un souverain OIl publiait
des bulMios, heure pp.r hellre. " Les jeunes
citQYElJlS Cerfa et M¡¡.rtio sont députés par la
sectiou des Piques, da l' Unité, de la Fraternité,
PQur ¡:¡'informer de la. sa.nté du citoyen Robes ..
pierre. tI - "Une dépptation de la. société popu ...
la,jre du Temple f3'est pt'és6ptée pour savoir des
nouvelles de la santé do citQyen Robespierre
«out elle a. appri~ hiel' ]1\ maladie (t). 11 On ne
faisait pa.¡;¡ da.vantage pour les rois.


Cette immeo~e populal'ité de Robespiel're re.".
tenti&¡;¡~it daos toute l'l'.:urope, et oe qu'il y eut
de plus curieux, c'elilt que déjil. les cabine~s pla ....
caient en lui la plus haute confiauce, et qu'ils
en eapéraient lª fin OU au moinlillo. régulariiation
de lPo révQlution franca,ise pll.l' la dietature civile
de M~imilieQ. On fit meme retentir ce prénom
d'Empereur dans le but de décorer son pouvoir.
Les cabinet~ esp~raiePt le tenue pes troubles de
France comme Hs avaient fini dan!! les PayiJ.-Bas


(1) Proces-vcrbaux des scctions (29 plllviose IIn II).




-143-
hollandais:l.u tVtid !!iecltl par l'élMtion du grantl
Pensionnaire. Une dlcHl.ture civilé parl!.issait
uIle solution plus déslrable que la dictatut'e mi-
litaittl. Dan!! Me discotJI's de tribtme, janlats
Robespierre tt'avlílt jété de défis átHl.l'chtqtiéS a
l'EUtope: oppOsl'llt la gÍleí:'t~ etl1la propagtttlde,
des l'orlgine de ]1\ révolution, i1 ávalt toujoUl'S
m!U1ife!!té un btll.lt réflpect pour ]es drolts deS
Mbil1ets neutre!! (1). A traver~ les écittts de la
pliraséologie du tetnps, il avait IIiénag~ le graIltl
duc de Tosctíne, le Danematk, la SuMe,
Geneve, la Suisse et les États-Uni~ d' Ámért-
que (2), et dan5 un diseours rédige aveC le plus
gl'and !!IOitl, U aVlüt montré l'antli.gotiisme inévl-
tablé ~ntre la PrU!(!!!é et l' Atttrlcbe qtii tté ttiál'-
cMfllient pas longternps de conc('.rt (S). C'lltaÍt
pObl' !'ttsstIret I'Amérique qu'n ltVáit ltvré
Thol11M Páyl1~ flU tribunal révolutlonhaire; et
ptJlir pl'éparer l'wu\'rÉl d'un trl!.ité pdsslble lívM
]!I. PrU/lM, il áV1l.it mót1tr~ qu'H ~áv1'11t réprlrner
la ptopagande áflttrehiqué en sacrHlánt ÁM-
éhnrsis CIO(jtl, le barón prusllien, le ridicule


(1) Ce rc~pect alla si loill, qu'¡¡ fit méme llquider les pen-
sions des S1Jtdnts suis.'!!!s blcssés au 10 aoftt 1792; il acquitta
IElS elllprunts génois de l'nnclenneIl10ilarchie.


(2) Les Amérlcains paSserent pll1siel1rs traités poilr la four-
niture des farines. •


(3) Friruaire Sil 11.




- 1M -
orateur du genre humain; chaque fois que les
Polonais s'étaient adressés a lui pOUI' favoriser
leur insurrection, le Comité de salut public avait
répondu (( que la tache de la République fran-
~aise était trop lom'de, trop considérable pour
qu' elle put songer a autre chose qu' a se conso-
lider elle-meme,» 8t ces paroles étaient CQnnues
a Berlin : de sOl'te que Robespierre y jouissait
d'une sorte de crédit diplomatique; le pripce
royal l'avait pris en grande considération, on
disait meme qu'il avait son -portrait dans son
cabinet (i).


En Allemagne, ou l'esprit d'analyse est porté
au plus haut degré, on examinait la conduite de
Robespierre depuis l' origine de son pouvoir; on
la voyait toujours une, toujours conséquente.
D'abord opposé a Brissot et aux Girondins, ces
grands agitateurs propagandistes par excel-
lence, la chute de Brissot (2), le 31 mai ac-
complí contre les Girondins, avaient produit le
meilleur effet; puis était venue la proscription
des Hébertistes, ces athées désordoflnés qui


(1) Le publiciste dip)omate Dohm, esprit fort remarquable,
les deux freres Lombard, chers du cabinet du roi, étaiellt
déjA engagés dans ulle négociatioll directe avec le Comité de
salut publico


(2) Le nom de Brissot était odieux A ¡'Europe.




- ilI5 -
menacaient la soeiété tout entiere; les Mara-
tistes étaient frappés dans le fougueux Danton
et le brouillon Camille Desmoulins, orateurs et
journalistes si menacants pour la paix de rEu-
rope. On espérait done que Robespierre serait
appelé a reeonstituer l'ordre dans cette Répu-
blique bouillante avee le titre de président ou
de grand Pensionnail'e (1), eomme la chose, je
le répete, s'était produite daos les Pays-Bas
hollandais. Robespierre n' était point un soldat
et réprimait les généraux; on ne craindrait
point avec lui les eonquetes et les agrandi~se­
ments de la France a l'extérieur; la paix et
l'ordre seraient done possibles pour l'avenir
avee une dictature civile; rEurope n'avait pas la
responsabilité du sang versé, puisqu'elIe n'était
pas intervenue dans les affaires intérieures de
la Franee.


Quand on veut se faire une juste idée de
l' opinion que les cabinets avaient de Robes-
pierre, iI faut parcourir la correspondanee de
Barthélemy, l' envoyé de la République en
Suisse et résidant ainsi a Berne (2), sur le


(1) Mémoires de Dohm.
(2) Barthélemy a publié une brochure, bien rare aujour-


d'hui, et que j'ai dans les mains, OU il expose tous ces faits./;:~,
Barthélerny fut ensuite membrc du Dil'cctoire; uéporté a..á •


. /'0
n, ..


. ~.'




- J46-
théatre de toutes les informations, de toutes les
négoeiations avee les neutres et les ennemis de
la République. Barthélemy, homme fort sérleux,
éleve de l' éeole du due de Choiseul, suivait
ave e assiduité toutes les phases, les progres et
les moindres incidents de la situation. D'apres
les idées tres-raisonnées de Barthélemy, on
s'avan~ait vers I'reuvre de la paix ou au moins
vers Ulle treve; il re¡;ut par un eDurrier extraor-
dinaire le diseours que l\faximilien Robespierre
venait de prononeer a la Convention sur la
diplomatie de l'Europe, et Barthélemy avoue
l' exeellent effet qu'il produisit parmi tous les
envoyés des grandes puissances. Il n'y avait
dans ce diseours aueune idée de propagande,
aucune pensé e de eonquéte : non-seulement il
respeetait les traités, mais il earessait la Suisse~
Venise, Genes; il faisait entrevoir ala Prusse
l'avantage qu'elle pourrait toujours espérer
dans une allianee avee la République franyaise
pour la réalisation définitive de ses anciens pro~
jets sur la séeularisation des évéehés de I'Alle-
magne. Barthélemy reyut l'ordre de pressentir


18 fructidor, il fut nommé sénateur et comte sous I'Empire,
puis pair do France et marquis sous la Restauration. C'était
un esprit tres-poli, tres-distingué, que j'écouta~s, tout jeune.
homme, a vec un respectueux intéret. .




- l/¡i -
les envoyes des puissances de l'Europe sur la
réunion possible d'un eongres a Bruxelles , a
Bale, ou toutes les questions seraient discutées
entre gOlivernements régullers (i).Seulement
Barthélemy ajoutait (( que MaxinÍi1ien Robés-
pierre n'était pas sufflsamment maUre de sa
situation pour inspirer une absolue confianee
sur le l'ésultat d'une négociation positive : il
avait tant de difficultés a surmonter! Le Comité
de sureté générale, composé des factions anar-
chiques, travaillait a le perdre, et le Comité de
salut public méme n' étalt pas un coursier suf-
fisamment docile sous sa main; U fallait mar-
cher doucement, II.veeprudenee, pour ne point
heurtel' 1& société des Jacobins, se contenir daos
des justes limites pour ne pas trop irriter les
rorces et les pl'éjugés révolutionnaires (2).


En attendant, la philosophie spéculative de
r Allemagne admirait le programme d'idylles, a
la Gesner, qui précédait les fétes de I'Etre-Su-
préme, de la Vertu, de la Piété filiale, de la
Vieillesse, comme daos un tableau de Greuse;


(1) Les dépéches de Barthélemy sont au département des
affaires étpallg/lres.


(2) On peut voir toutes les précautions que prend Barrere,
rapporteuf, pour faire prohiber les repas civiques dalls les
ruea de Paris, commo mesure d'ordre.




- 1[¡~ --
les images en étaient répandues sur les bords
du Rhin : elles représentaient une chaumiere OU
la famille était assemblée; le maire, en écharpe,
venait ahnoncer le décret qui proclamait l'Etre-
Suprell1e et l'immortalité de l' ame; la famille,
pleine de joie, improvisait une fete, tandis que
des jeunes hommes portait sur un brancard en ~
lacé de gnirlandes un couple de vieillards, pon-
tifes de la cérémonie nai've et enthousiaste (1).


Ces idées religieuses encourageaient le clergé
a demander le libre exercice du culte. Il existe
encore une lettre du conseil général de la com-
mune de Marion pour solliciter de Robespietre
la favenr de garde!' son curé et de sonner les
cIoches. Le texte en est curieux, au milieu des
exces impies du partí des terroristes philoso-
phes: « Le conseil général et toute la commune
se jettent ti vos pieds, espérant que vous voudl'ez
bien avoir pour agréable qu' elle garde son pas-
teur ; nous ne cessons de faire des vo:mx au ciel
pour votre conservation ; le conseil général vous
observe que notre cornmune est vaste. Daignez
nous aceorder l' usage de la cIoche ponr ras-
sembJer le bon peuple; daignez, par votre
réponse, rassurer le citoyen d' Artignaux, notre


(1) Quclqucs-unesde ces gravures oxistellt oncore au cabinet
des Estampes (Biblioth. impériale. 1794).




-149 -
curé (1). )) Robespiel're accorda gr'acieusement
la demande d ce hon peuple qui se jetait d ses
pieds, et quelques jours apres il dénon<;ait a la
tribune la faction de Fabre d'Eglantine, toute
immorale, qui pla~ait dans la meme ligne la
religion et le royalisme : -e( OU conspirer contre
l'État se reduisait au crime d'avoÍl' été a la
messe, ou dire la messe était la mellle chose que
conspirer COlltre la République (2). ))


C' était un manifeste p'J'esque catllOlique ou au
moins pour la liberté des cultes. Aussi le!:; en-
nemis de Robespierre l'accusaient-ils de s'en-
tourer de vieilles femmes dévotes qui préparaient
la restauration de l'Église; il ac.cordait sa pro-
tectíon a Marie Théot, a eette eongl'égation de
l'Estrapade, ou une jeune fille, la Colomhe,
chantait des cantiques sur le Messie promis et le
verbe Divin (3). le Il était (dit Villatte ({ui vivait
dans son intimité), il était entoUl'é d'une Iluée
de femmes arden tes pour lui, et une vicille ba-
ronne, espeee de fanatique. vivait continuelle-


(1) Papiers de Robespierrc, rapport de Courtois.
(2) Fragment du discours de Robespierre contre les factions,


trouvé dans ses papiers et publié par ordre de la Con ven-
lion, 1794.


(3) Le vieux et cynique Vadier tit un rapport railleur sur
cette secte, attaque indirecte contre son protecteur.




-láO -
ment aupres de Maximilien et donnait le ton
aux adorations •.... 1> Aux Jacobins eomme a la
Convention nationale, Robespierre, continuelle-
ment entouré de femmes, excitait leura syln-
patbies, leurs plus ardentes ferveurs.


Mais son Cf.eur appartenait aux filles du me-
nuisier Duplay, son bOte de la rue Saint-Honoré.
Éléonore; la seconde, paraissait la plus aimée
de Robespierre; il lisait avec elle douüement¡
avec une expression de tendresse indicible, la
Nouvelle Hélo'ise; il parlait des charmes d~
l'amour innoüent. de la pnreté de rame, de la
cbasteté des sentiment.'l, a ce point qu'il reprit
tres-sérieusement Camille Desmonlins, l' épi~
curien si facile de mmurs, ponr avair prété a
Éléonore lin livre 00. se trouvaient des gravures
obscenas. A vec Éléonore, l' amoureux Maximilien
allait se promener dans les campagnes loin-
taines, solitaires; il aímait le boís de Meudon,
Ermenanville surtout, ou Rousseau avait élévé
son ermitage; il Y cueillait des fleurs, et tres-
sait des couronnes de bluets. Un écrivain en-
thousiaste (1) de la révolution fru.n~aise raconte
la présence de la famille Dupla}' a la féte de
I'Etre ... Supreme. (( Des le matin, les filIes du


(1) Hisfoit'e des Montognol'ds, 1847·1848.




-1M -
menUlsler, chez lequel logeait Robespierre,
s'habillerent en blanc et réunirent des fleurs
dans leurs mains pour assister a la fete; Éléonore
coupa elle-meme le bouquet destiné a Maximi-
lien. Le soleil s' était levé sans nuages : tout riait
dans la nature, et les quatre sreurs étaient
attendries d'avance par le caractere solenne} de
la cérémonie; le printemps de l'année se ma-
riait pour elles an printemps de l' age et de
l'innocence; elles avaient plus d'une fois en-
tendu Maximilien parler de l'existence de Dieu ¡
illeur avait lu, dans les soirées d'hiver, les plus
bellespages de J.-J. Rousseau, son maUre, sur
l'auteur de la nature et l'existence de rame ¡
l'heure étant venue de se rendrc aux Tuileries,
Duplay, ravi de voir ses filles si charmantes,
marqua un baiser sur le front de chacune d' elles.
On sortit avec la joie dane l' ame, etc. )


Robespierre, cependant, ne se contentait pas
de ces in nocentes amours: Barrere dit qu'il avait
ses petites maisons, un beau jardin pres de
l' avenue de Clichy (1), un chateau de plaisance
a Charenton,ou étaientpréparées les grandes
mesures contre les oppo'Sants au Comité de salut
publicó Benriot et ses aides de camp en étai€mt


(1) Ou l'on a bAti depuis le Lycée Bonaparte 1 quelques-uus
de~ arbrcs dll jardiu out été conservés.




- 152-
les Mtes assidus; il voyait le monde et soupait
en ville dans les maisons encore ouvertes a la
société, quelquefois an faubourg Saint-Germain.
La famille Sainte-Amaranthe qui n'avait point
émigré, habitait un bel hOtel, rue du Bae;
mademoiselle de Sainíe-Amaranthe avait épousé
le fils ele M. de Sartine, rancien lieutenant de
police; madame de Sainte-Amaranthe recevait
beaucoup; quelques-uns elisent qu'elle tenait
une sorte de table d'Mte et de maison' de jCll a
l'usage des rep¡'ésentants. Robespierre venait
souvent avec Saint-J list, tres-ariloureux de
madame Sartine (1). Saint-J ust, a travers les
traits de sa figW'e austere, gardait les passions
vives, et sous le masque inflexible de membre
du Comité de salut public, on pouvait reCOll-


'naltre et retrouver M. le chevalier de Saint-Just
qui avait commencé sa vie littéraire par un
poeme licencieux a la fayon de l' Arioste (2).
Avec Saint-Just, chez madame de Sainte-Ama-
ranthe, venait aussi l' acteur Trial, un des Colins
les plus charmants et dont la femme jouait les
soubrettes d'opéras-comiques a ravir. Les SO u-


(1) Madame de Sartine, filie de madame de Sainte-Ama-
ranthe, avait dix-neuf alls.


(2) Ce poeme était intitulé: Al'g(mt. Les exemplaircs
sont rares.




- 153 -
pers de madame de Sainte-Amaranthe étaient
gais, on y buvait les vins les plus exquis au
milieu du feu de la conversation. Un soír Robes-
pierre se laíssa entrainer dans les babillages
du c1os-vougeot et du champagne, il parla de



ses pl'ojets, de ses desseins de dictature ; quand
les vapeurs furent dissipées, Trial qui ne s' était
point oublié, fit observer a Robespierre l'impru-
dence qu'il avait commise (1), car c'était le
temps ou le futur dictateur était observé, sur-
veillé dan s chacun de ses actes, espionné
meme par mille ennemis qui avaient juré sa.
perte.


Sur la proposition inflexible de Saint-J ust,
montrant les périls qui pouva~ent résulter de
telles révélations, la famille Sainte-Amaranthe
fUt arrétée et traduite au tribunal révolution-
naire avec les convives du souper qui avaient
entendu les projets de dictature : mere, fils,
gendres (llIessieurs de Sartine), sans excepter
une jeune actrice de l'Opéra-Comique (2) qui
était venue pour égayer le souper. Tous les con-
vives furent condamnés a mort et frappés sans
pitié avec Cécile Renaud, jeune fiHe qui nvait


(1) " Tu crois1 lui dit Robespierre, eh bien, je les empil-
cherai de parler. ))


(2) Elle se nOllllllait Buirette.




-1M -
demandé une audience El Robespierre; les dé"-
votes du dictateur j les femmes qui veillaient sur
lui l'avaient saisie, fouilIée¡ eton lui avait trouvé
un couteau ¡ ce simple indice suffit pour pré-
parer une nouvelle hécatombe qui arrosa le


• faisceau sanglant (1). La tyrannie étai t a son
apogée, elle devait bientóts'éíendre sur Theresa
Cabarrus que Tallien couvrait en vain de sa
protection; on arrivait a l' époque ou TaHien
lui-méme serait proserit I


(1) Cette exéeution se lit le 29 prairial an II; elle comprit
cinquante-quatre tetes qui furent coupées en trente-deux m¡·
nutes, tour de force du bourreau fort applaudi; les éoridalt1-
nés fure/lt revétus de chemises rouges co111me des parricldes.




XVI


Arrestation de madame de Fontenay.
Les Prisobs de Paris.


(Ja.nviel' a juillet 1794)


La proteetion de Tallien, tant que son pro-
ctmsulat a Bordeaux s'était ptolongé, avait
préservé- la matquise de Fontenay; maís elle
n'avait pu la sauver d'l1n mandat émané du Co...:.
Illité de sui'eté généraIe, sur la dénoneiation du
jeune et littéraire éorrespondant de Robespierre,
Jullien de Paris. La pensée du Comité de saIut
publie dominait tons les pouvoirs de la Répu-
blique, et l'usage extreme et quelquefoís capri-
cieux que les représentants du peuple en misslon
avaient fait de Ieur autoríté, venait de motiver
uile Ibi qui cotistituált le tribunal révolution-
naire de Paris comme le centre de toutes les




-156 -
poursuites pour crime de contre-révolution ; les
Comités avaient ainsi sous leur main tous les
accusés et pouvaient parfaitement discerner ceux
qu' on devait poursuivre et ceux qu' on devait
ménager (1). Ainsi, par exemple, en proscrivant
d'ulle maniere générale tous les anciens nobles,
les Comités s' étaien t réservés la faculte de mettre
en réquisition la capacité, l'aptítude de quel-
ques-uns d'entre eux pour les services publics.
Les bureaux intimes du Comité du salut public
comptaient plus d'un gentilhomme de l'ancien
régime, et, pour ne citer qu'unJlom, depuis de-
venu célebre, le chef d'escadron Clarke, qui
donna l'impulsion a la science d' organisation
militaire a un plus haut degré que Carnot,
esprit tres-limité. Clarke, chef du burea.u de
topographie, capitaille de cavalerie, issu d'une
famille irlandaise réfugiée en France, dressa
tons les p]ans des grandes campagnes de la Ré-
publique (2). La diplomatie du Comité de salut
public employait aussi plusieurs gentilshommes


(1) Quelques représentants du peuple avaient ré~lamé
contre cette loi, et spécialüruent Joseph Lebon pour le tri-
bunal révolutionnaire d' Arras.


(2) C'est a tort qu'on a attribué a Carnot le plan des cam-
pagnes de 17!l3 et de 1794; l'idée d'attaquer par niasse ap'
partenait au grand Frédéric et fut mise en action par Clarke,
¡'!tomme de conliance du Comité. Ce souvenir préparll Sil




-157 -
dans son action secrete sur rEurope : le premier
but était l'utilité; le moyen et l'excuse, c'était
la nécessité d'un résultat et d'un triomphe;
tous les instruments et les moyens étaient bons.


La marquise de Fontenay, dénoncée par le
jeune et ardent Jullien, ne put se couvrir de
la protection de Tallien, dont le crédit d'ailleurs
s'affaiblissait, et qui était mandé lui-méme a
Paris (1); elle fut conduite a la prison des
Carmes, a cette époque devenue le séjour de la
haute compagnie. A la prison des Carmes était
réservé le privilége d' abríter la grande noblesse;
l' Almanach des pr'isons, curieux livre du temps,
cite parmi les captives mesdames de Narbonne-
Pelet, d' Armantiere, de Keroüal, Grammont,
Clermont-Tonnerre, Beauharnais, Maillé, Sa-
bran, Colbelt- Seignelai. Ces arl'estations se
faisaient tres-hardiment et par masse. Depuis
la publication de la loí des suspects, les Comités
révolutionnaires dechaque section désignaient
les personnes de leur quartier qui pouvaient, par
leur paresté, leul' situation sociale, lenrs anté-


fortuna militaire sous Napoléon: Clarke fut créé duc de
Feltre et garda \'administration de la guerreo


(1) Tallien lit plusieurs démal'chcs aupres du Comité pour
obtenir la liberté de madame de l~ontenay, et c'est !llors
qu'¡¡ déclara son mariage.




-168 -
cédents, n()b1esf financiers; bour8eois, matiSl-
trats j meme artisans i troubler les idées et les
intérets de la révolution 1 en les renfermaient
comme 8uspects dans une maison d' arret ¡ ou
ils payaient le loyer de leur chambre; leurs
gardes t leur nourriture, Les tnaisons destinées
aux suspects étaient les Carmes de la rue de
Vaugirard; le Luxembourg ¡les Mádelonettes,
Part-Libre (ou la Bourbe), 8aint-Lazare (1). Avee
beauceup d'argent¡ les Buspects étaient tr6s-
bien traités l on était alots en prison peut-etre
en meitleure compagnie qu'au dehors, et 1'0n se
fUt accoutumé a la eaptivité, si de tetnps a autre
la voiture du tribunal révolutionnaire ne fUt
venue arracher quelques víctimas pour la Con'"
ciergerie, ee vestíbule de la mort.


Il m'a été raconté par une personne qui doit
etre bien et tendrement informée; une circon'"
stance trés-partícllliére sur l'incarcération de
madame de Fontenal' (2). C( Elle ,ne fut point
arretée a Bordeaux, elle vint habitBr Paris et
meme le éMteau de Fontenal' lene f vivait
d'une existence assez fastueuse pour y recevoir


(1) II existe un petit volume fort rare et fort curieux:
1'ableau de8 prisons de Paris en 1794, contenant les couplets,
pieces diverses, testllments des prisonniers.


(2) M. le docteur Cabarrus, si chllrmant d'anecdotes.




- 1.69 -
les conventionnels et avec enK Robespierre; et
ce fut 9. la suite d'lm hal donné aú futur dieta-
teur que l' ordre de son arrestation fut signé; Le
caractere male espagnol de la jeune marquise
n'al'ait páS échappé a l'reil pénétrant dn Co-
mité, et ron craignait un attentat. JI Getíe anee-
dote est.;.elle vraie? N' a-i..:.on pas eonfondu ma-
dame Tallien avee madame de Sainte-Amaranthe
sacrifiée aux terreurs dB Robespierre? Il existe
une lettre du jeune Jullien qui constate que
madame de Fontenay avait été conduite de Bor-
deaux a París sut l'ordre des Comités (1).
Était-elle a ce moment mariée aveo Tallíen? Le
mariage a eette éPoque était si peu de cbese!
On se présentait ayec deu", témoins devan~ la
munieipalité t sur-Ie-champ le mariage était 60··
compli. Il se défaisaib avee áutant d'aiaanee et
de désinvolture par le divorce¡


Quoi qu'il en soít, vers le mois d'avtil179lJ,
nous tl'OuYons madama de Fontenay dé tenue
dans la prisoh des Garmes, destinée, je le ré.;.
pete, aux femmes de qualité du faubourg Saínt-
Germain; elle s' y lía avec la duehesse d' Aiguillon
et avec madame de Beauharnais ,2~, si char-


(1) Dans les picees a l'appui du rapport de Courtois,1794.
(2) Née Tascher de la Pagerie. dont la fortune a été si


grande depuis.




-160 -
mante et si gaie; toutes deux partageaient sa
chambre et devinrent ses amies les plus intimes.
L' Almanach des Pl,isons retmce un tableau
piquant de cette captivité de grandes dames se
groupant dans un cerde quí avait ses distractions
et sa gaieté : {( Le nombre des citoyennes ayant
augmenté, elles venaient au salon a huit heures
du soír; alors les lecteurs levaient le siége, les
femmes prenaíent leurs places, faísaient leurs
petitíl ouvrages; puis, a des jours déterminés, on
variait les loisirs pa.r la mvsique ou la lecture
de différents ouvrages; enfin d' autres fois on
proposait des bouts rimés. que les amateurs se
faisaient un plaisir de remplir (1). »


Un des actifs faiseurs de bouts l'imés dans
cette prison qui pouvait conduire a l' éehafaud,
était le due de Laval-Montmorency (2), tout
jeune homme alors et poete de circonstance;
on lui donnait a peine quelques phrases qu'il
les remplissait avec esprit. Ces bouts rimés,
l' Almanach des Prisons les recueille avec soin :


Au fond de la prison vit cncore le plai~·it· ;
L'amour pent éclairer notre sombre loisi,',
Ce dieu toujours enfant est rarement fide/e,
D'un seul de ses regards soumet un crnur I'eóelle;


(1) Almanaclt des prisons, \794.
(2) Le due Adrien, depuis si lié avec madame de StaeJ.




- 161 -
Il dispense aux mortels la joie et la douleur,
Des Dlaux les plus crucIs iI adoucit l'aig¡'eur;
Mais iI tourmente aussi le couple qu'i1amuse
Et soulit dans les airs du succes do sa ruSl'.


Le duc de Laval était fQrt applaudi sur ces
improvisations de poete! Ainsi la galanterie la
plus exquise présidait a ces réunions de captifs;
l' esprit de honne campagnie ne s' abdique jamais,
il est dan s le sang et se révéle achaque parole,
gardant ses formes et sa hiérarchie meme an
milieu des tristes infortunes.


Dans une autre prison de suspects (Port-
Libre), le poéte Vigée, détenu lui-méme, faisait
des vers parfumés el'amour (1), comme s'il
était encare a la cour de Monsieur, comte de
Provence.


Nouvel Adam, par plus d'une Bve
Dans ce Iicu je me vois tenté.


Citoyenncs, ainsi votre puissance acheve
Un tableau par I'esprit avee peine enCanté,


Et d' un séjour par la crainte habité,
011 le CUllIr u'a ni paÍl¡ ni tréve,


Me rait d'un autre Éden le séjour enchanté.
Si I'illusion rst un crime,


Dans ce tímide avcu d'une erreUf légitime


(1) Vigée était secrétaire de Monsieur, comte de Provence,
fort épris des petits vers, et qui en demandait memc 11
M. Boissy-d'Anglas, son maltre-el'hOtel.




- 162-
Si l'on ose entrevoir des projets trop hardis¡
Des ce soir, J'y consens¡ que j'en sois la victime¡
Si, pour me punir de mes vera étourdis,
Le Dieu qui sous mes pas ouvre et Cerme l'ablme


Vous chasse de son paradis.


Quand on songe que chaque jour ces prisons
étaient décimées par réehafaud, on s'étomié
de ¿ette quiétude de tous. Il y avait, il faut bien
l'avouer, dans eette génération du xvme sUdé
quelque chose de bien vigoureusement trempé;
on se Iaisait a l'ldée de Íamort; on se jouaH
avec elle. On gardait; captif, le calme et la
liberté de l'esprit. Oil amena méme un matin
taus les artistes dú Théatte-Fran<;ais comme
suspects, et parmi éux Fleury, d' Azincourt, qu~
furent loiri ((1 étre protégés en eette gráve cir-
constance par leur camarade, le pusillanime
Talma, fort jaébbin, ami de Danton et de Marat.
Talma les laissá parfaitement arréter; vilain
caracterej jaloux du talent des autres, iI s' as so -
ciait aux fetes de la déesse Raison, comme Val-
court etTrial (1). Ce fut un jour de féte pour
les eaptits que liarrivée des acteurs de la Co-
médie-Fralll;aise 1 on y prépara des représen-


(1) L~ jeu de Talma a éte tres-exagéré, comme le talent de
David en peinture; ils Curent de grands artistes pour une
époque ou M. de Jouy était un grand poete ..




-168 -
tations solennelles, et Fleury récita de jolis
vers ¡


Dlliis ce salon polnt de parures
Ni d'ornements que la beauté
Sortant des mains de, la nature,
tUche de as simpliclté ;
Oh ¡j'y renoohtre aucUne gláééí
On ne s'y mire qUÉ! dllns les yeml,
Et chaeun de nous est heureux
De pouvoir y prendre place (1).


C'était trais, charmant, calme, et cependant,
je le répete, tous les soits, de ée salón dont les
joies étaient célébrées par les poetes, on en-
tendait la fatale charrette : ies roueS rAclaient
de 1eurs rets sinistres les cailloux de la cóúr.
« Tandis que chacun était retiré dans sa chambte
ou paisiblement causai~ dans ce He de ses COlD-
pagnons, il se faisait un bruit confus de volx
dans la cour quí annonCait quelque événement ~
aussit6t on voyait un chariot irumenee trainé
par quatre éhevaux; huit gendarmes Se tan-
geaient dans le ptéau, suiví d'un huissier dú
tribunal révolutionnaire quí donnait allssitót
1; órdré de SOMer la cloche poul' que tout le
monde, au iné1ne instant; se rasseÜlbl~t; l'huIs-


(1) Au reste, tous les artistes incllrcérés gardhent une
certaine dignité




- 1M --
sier prenait alol's sa liste, et ayant dan s sa
main tous les actes d' accusation, ce qui faisait
croire a une liste volumineuse, chacun atten-
dait dans un nouveau silence ce qu'il allait pl'O-
noncer; le concierge fuisait appel de toutes les
victimes désignées pour le tribunal révolution-
naire: cet appel était l'arrét de mort, cal' a la
Conciergerie vous attendait le pl'ochain juge-
ment du tribunal révolutionnail'e (1). ))


La ma1'quise de Fontenay devait se t1'ouver
dans une tres-prochaine de ces foul'llées, et le
jeune Jullien de Paris pressait, chaque matin,
le cito yen F ouquier-Tinville de batel' l' acte
d'accusation. Ce jeune homme fut épouvantable
pour la marquise de Fontenay : il s'était atta-
cM a sa proie avec un achal'llement indicible.
Était-ce pUl' fanatisme et dévouement? Etait-ce
jalousie pOut' Tallien qu' on . voulait poursuivre
jusque dans ses aflections les plus tendres?


Quand devenue princesse de Chimay, Thé-
resa Cabarl'us, un peu avancée dans la vie,
revit París dans ce péle-méle de pardons et
d'oublis qu'avait fait la Re::;tauration, elle vint
un soír dans un baI. On y dansait fort; un
homme d'un age mur, vétu avec recherche et


(1) Almanach des Prisons, 1794.




- 165-
bien accueilli, cal' il était liMml et journalistc,
y tenait sa place par une conver8ation brlllantR.
A peine la princesse de Chimay eut.-elle jeté les
yeux sur lui qu' elle s' évanouit; et quand une
personne qui luí était bien chere vint pour la
secourir (t), elle lni dh d'une voix basse et
éteinte : « Cet homme que vous voyez-la est
celui qui m'avait vouée a la guillotine, et je n'en
fus sauvée que par le 9 thermidor (2).)) Le
journaliste encyclopédí5te, pendant ce temps,
souriait avec grace, parlait avec élégance et
se jetait dans le tourbillon d'une valse avec
beaucoup d' entrain et de gaieté. Ainsi vont les
choses du monde.


(1) Je ticns ecHe anccdote de M. le docteur CabsITus.
(2) TnJlicn l'avait dénollcé aprcs le 9 thermidor; la COll-


vention pasea A l'ordre du jour, motivé sur 5011 extreme
jennesse.






xvn


Les causes et les symptomes
du 9 thermidor.
(Juill~t 179i)


Vép~que de la plus haute centralisatian du
pouvoir fut celle qui suivit l'exécution dea Dan.,.,
tonistas, premier coup porté aee qu'on appe-
laít la sainte Montagne, le Sina! des jacobins.
ee coup hardí avait soulevé bien de~ haines. Le
terrible décret d u:l.8 prairial an II (i) $!lr la
réorganisatioll d u tribunalrév 01 utlonnaire mettait


-'1) On 3{111liquait alafa dans toute 8011 inexorable rigueu~
la loi du 28 pluviose an II, qui donnait aux Comités le droit
de poursuivre les représentants du peuple, méme sans I'as-
sentimcnt de 111. Convention : "La preuve nooessaire pOUI'
ccmdamner un ellnemi du peuple est tout Iloc"men~ écl'it ou
verbal qui pent obtenir I'assentiment de tout esprit justll et
I'aisonnable. »




- 168-
hi vie de tous les I'eprésentants dans les mains
des comités; la ComUJune de Parit! était assou-
plie, les généraux obéissaient COmIlle des en-
fants annés; la Convention votait COUlme une
conr d'enregistrement : il n'y avait plus qu'un
pas a faire, et le dictateur apparaissait pl'écédé
de ses licteurs, ~omme Marius ou Sylla. Les
amis de Robespierre ne l'appelaient plus que
du nom de Maximilien, qu'avaient porté les
empereurs de Rome et les Césars d~ Allemagne.


Mais ce dernier pas étaitle plus difficile, parce
que Robespierre désormais avait a lutter contre
la partie sauvage, implacable de la Montagne,
ou siégeaient Billaud-Varellne, Fréron, Fouché,
Collot-d'Herbois, Carrier, Tallien, les procon-
suls qui avaient effrayé le monde pae l'exces de
leurs actes; or, si, en révolution on vient fa-
cilement a bout des gens honnetes, ti mides ou
niais, il n' en est pas ainsi quand la bataille
s'engage entre scélérats; ceux-la soutiennent
hautement la lutte san s hésitations, dent pour
dent, crime pour crime, et c'était ceHe derniere
faction du parti démocratique que Robespieere
devait combattre et dompter avrult de cou-
ronner son reuvre.


Depuis la fete de l'Etre-Supreme, célébrée
avec tant de pompes, le dictateur-pontife était




- 169-
l'objet de sarcasmes amers parmi les railleurs
de croyance des Comités, les philosophes ma-
térialistes de la Convention, mais iI régnait en-
core sur les Jacobins, association puissante qui
avait l'intelligence des besoins meme religieux
de tout gouvernement : 01', eette association
idolatrait Robespierre; des femmes l' accompa-
gnaient avec ivresse, pleul'aient de joie quand iI
pl'ellait la parole; la couronne d' o. lui était of-
ferte, il avait sa garde prétorienne tou te prete,
composée de jeunes hommes eampés a la plaíne
des SabIons, les émules de Viala et de Barra (1),
les éleves de Mars, dont le costnme, tout 1'0-
maín, était dessiné par David. Mais pour ar-
river a la puissance supreme, pour calmer et
apaiser la révolution, il fallait se débarrasser
d'une villgtaine de eonventionllels qui mur·
muraient sous sa Ioi; et, dalls eette penséB,
le tribunal révolutionnaire était réorganisé
avee de tels éléments d'obéissanee que, sur


(1) L'organisation des éJeves de l'f:coJe de Mars était toute
lacédémonienne et Hs par8issaient dan s les fetes publiques
on avait con8idérablement grandi l'apothéose de ViaJa et de
Barra, et Ieur légende un peu équivoque. Les éH,yeS de Mars
challLaiclIt :


Oe Barra. de Viala,
Le sort nOU5 fait clp,ie;


lis sonl mor!. pOUl' la libertC,




- 470-
un seul ordl'e, il pouvait envoyer a la mort
tout ce qui faisait ,obstade RU but définitif du
Comité.


Les proconsuls spéeialement menacésn'étaient
pas des eunuques auxquels il suffisait d'en-
voyer le cordon comme la ehose se pratique au
sérl\>il. Le vícomte de Barras, vicux marin,
n'avait pas traversé de babord a tribord l'el¡ ..
eadl'6 anglaise sous le bailli de Suff¡'en, pom
se laíssel' guillotiner comme un mouton; il
s' était renferUlé dana un petit arsenal (1) jivec
la volonté de brulal' la eervelle b. qui vieodrait
l'arréter; Fréron, Tallien bl'o,ndissaient 168 poi ..
gnardsl Toutes les sombres conscieneeil qui
s'étaient baignées 6t fortifiée8 dans la sang,-
Billaud-Varennes, Collotr-d'Herbois, Carrier,
Fouché, étaient RCQoutumées a ne dormir que
d'uo mil ouvert et pénétrant. Tous sava.ient le
80rt qui leur était l'éservé, et ils eomptaient
bien l'é&lSWl' avec énergie 6t prévenir les me ...
naces par un acte de vengeance, au besoin par
l' assassinat en pleine Assemblée.


Quand se préparah eette violente résistance,
le gQuvernement! dirigé par l' esprit jacobin, se
déroulait mi-parti comme une idyIle, mi-p&rti


\


(1) Barras avait aloys son appartement au Jardin-Égalité
(Palais-Royal).




- 171. -
comma une hécatombe, et poor en donner un
exelllple, le Bulletin des loís (1) contenait le
décret que voici z « Il seta institué des fétes
pour rappeler l'holllme a la pensée de la divi-
nité et a ladignité de son etre: la République
célébre sux jours de décadi les fetes de l'Etre¡
de la Natura, de la Liberté, de l'Égalité, de la
RépuDlique, des ml1lUrs, l'amour de la patrie!
la haine des tyrans et des traitres; les vertus,
la justice, la pudenr; la gloire, l'illlmortalité de
l'ame, l'amitié, la frugalit.é, le courage¡ la bonne
foi, l'honneur, le désintéressement, la foi COD-
jugale, l'alllOilr maternel, la tendresse pater-
nelle, la piété filiale, la jeunesse, r age viril, la
vieillesse, le malheur, l'agriculture, l'industrie,
le bonheur. JI Et ces fetes, candides; pastorales,
étnient couronnées par l'institution d'un Livl'e
de la hiellfaisance; oil toutes les miseres se-
raiento inscrites et soulagées par des seeours ré-
gulierement payés aux vieillards, aux veuves
et aux enfants (2).


Et a cOté de ces pastorales; depuis le mois
d'avril jusqu'au moia de juillet 179h, on ne
procéda plus sur l' échafaud par des immola-


(1) Prairial an 11.
(2) Ces décrets excitaient tUl grand enthousiasme dans les


campagnes.




-172 -


tions particuliéres, mais par masses (1) : on
prenait une catégol'ie, une classe tout entiére de
proscrits : une fois les fermiers généraux (2).
le lendemain les magistrats du Parlement : on
groupait dans une meme poursuite de5 hOffimes
qui ne s' étaient jamais connus par vingt, trente,
quaril.l1te, quatre-vingts : on aurait dit qu' on avait
bate d'en finir avec la politique des hécatombes
et que la République voulait arriver, a travers
des mares de sang, vers l'utopie égalitaire revée
par quelques fanatiques a la- fa90n de Jean de
Leyde et de Munster.


Dans cette lutte supreme, la dictature était
menacée par une énergique réaction; on 1llUl'-
murait ces mots : I( Il faut en finir I J) Les COIl-
jurés étaient prets a prendre l'initiative, et l' on
soup90nnait Tallien d'avoi,' écrit ce billet ano-
nyme a Robespiel'l'e: I( Écoute et lis I Cette main
qui Wl.ce ta sentence, cette main que tes yeux
égarés cherchent a découvrir. eette main qui
presse la tienne avec horreur percera ton creur
inhumain ; tous les joms je snis avec toi; a toute
heure, mon bras est levé sur ta poitrine (3). J)


(1) La derniere page dn Monifeur était consacrée 11 men-
tionner les jugements du tribunal révolutionnaire.


(2) Voycz IDon livre sur le~ Fe¡'mie¡'s généJ'aux.
(3) Papicrs de Robespierre, inventoriés par Courtois.




- 173-
Pour se défendre contre de telles tentatives


un va~te espionnage était organisé. Robespierre
faisait surveiller les plus ardents de ses ennemis
et surtout Tallíen : iI n'ignorait pas l'énergie
de son caractere, la surexcitation fiévreuse
qu'il tirait de ses rapports avec l' espagnole
Theresa Cabarrus; aussi pressait-il Fouquier-
Tinville de rédiger l'acte d'aeeusation, et le
petit Jullien, je le répete, charrnant gar{:on tou-
jours acharné contre Theresa, disait : «( Que
cela ne pouvait longtemps durer ainsi, et qu'U
fallait en finir avec l'Égerie des représentants
de Borrleaux. ))


Tallien était done suivi, traqué, et des es-
pions rendaient compte de tous les moments de
sa journée (1) : (( Le citoyen Tallien est resté
le 6 messidol' au soír aux Jacobins; jusqu'a, la
fin de la séance il a attendu son hornme au gros
Mton, rue Honoré, devant une porte cochere;
nons avons remarqué qu'il avait beaueoup (I'im-
patience; enfin il est arrivé" (2) ; il n'y a pas de
doute qll'il était dana les tribnnes; ils ont re-
monté ensemble la me de la Loi, les baraques,


(1) Ces rapports furent trouvés en original apres le
9 thermitlor.


(2) Chaque député important avait alors des séides, des
hommes armés de batons qui l'accompagnaiéut.


10.




- 17la -
les galeríes Be dI'oite de la maiMh Égalit~t se
sontassiS tlatis le has do jardín, ont prís chacua
une bavaroise, out temOI1té sOus les galeries de
bois! dtmt ils ont .raít troís foís le ttlur¡ se par-
lant totijours mystérieusement; se tenaot satis
ll=! beas; 11: onfle hE'ures ils out traver~ la ebur
da po.lais I3t ont gaghé la place I1lgalité¡ Son
~arde a été arrétei' un fiácre J il a; salué Tallien
et Hs se sont qualifiés rédproqllement d'amIa :
« A demairi j ilion ami; ¡¡ noug nou!! sOlÍlmes ap-
prochés de la toitúrel TaUien a dit au cocher
de le eondi:lire fue de la Perle; l'árttre s'en Mt
alIé par la rue de Chartres; nousn' av(Jna pu le
rejointlre, naus ptésMmns qu'il est entré millS
une aUée¡ ei qu'il rlafueure sur 1 .. seotion ass
Taileries I tlíJtis l' avons signalé : une veste
ronge il: grandfiB ráíes¡ culotte noíts¡ un Vetit
chapeau rond tabattu¡ presqué de la taille de
TaUien (1)1 ti


Oet espionhage a\'ait pour but de S1:Ir--
prendre les secrats- de cetta partie de la Gon-
vention qiú allail¡ oser une résistance ouverte :
les rappdrts intiltJes sur les pristms de Pal'jg dí-
saient aussi que madame de Fontenay ne ces-


(1) Tallieu, uu 8oir, aITeta un de ces espions et le eonduisit
a la section; ce Cut un scaudale.




-175 -
sait de correspondre avec Tallien. D'apres
l' ol'dre du Comité de salut public, adressé a
Fouquier-Tinville¡ l'acte d'accusation devait
etre signifié le 7 thermidoi' a la ci-devant ma\'-
quise de Fontenay; ce jóur-Ja transférée a la
Gon~iel'getie. Dans ce moment supréme; le ca-
ractere espagnol se révéla dails toute son éiler-
gie : Théresa Cabarrus écrivit ii Tallien une
lettre ardentB d'indignatiori sur de laches rÉJ-
tards qui allaient luí couter la vie : « Pourquoi
tant d'hésitation? un tyran est-il done bien dif-
ficHe a frapper (1.) ? " Ce jour-Ia¡ Tallien, dans
une súrexcitation extréme, communiqua a quel-
ques amis son projet de frapper Robespierre,
s'il le fallait, dans la Convention méme, sans
hésitation et sans retardo Le moment était bien
choisi, la bourgeoisie i!'en pouvllit plus sous ce
systeme qui changeaH ses nH:Bllrs, ses habi-
tudes.


Paris offrait une physionomie si singu-
liére! Un étranger ~til ~efait ai'l'ivé au mois
d'avriI179[¡ l/aurait rien reconnu de ce qll'il
avait vu autrefois dans cette capitale de'la ci-
viHsation; tout, jusquilJ. la langue, était changé.


(1) Cette lettre ª été conservée; M. Cabarrus m'en a cer-
tifié J 'autheuticlté.




- 17fi -


Une activité fébrile dans les l'Ues inondées de
peuples! des boutiques brillantes OU s' étalaient
les pOl'traits de LepelletieJ', de Marat (1); leurs
bustes, ornés de tleurs, étaient montrés au
théatre ou portés par le peuple en carmagnole,
en bonnet rouge, a travers les rúes de París qui
avaient échangé leurs vieux noms par ceux de
la Raison, de Lucrece vengée, du 31 rnai. Sur
chaque place publique, des chanteurs ambu-
lants qui hurlaient en plein vent la Ronde des
Guillotinés. Un homme, -en carmagnole, en
chapeau tricorne et rabattu, le tablier rempli
de petits ímprimés, raclait sur le violon ce
chant étrange (2) :


Vous vouliez étre toujours granda,
Traitant les Sans-Culottes


De eanailles et de brignnds :
lIs ont paré vos bottes.


Pour le triomphe des vertus,
Pour que vous nenoua trompiez plus,


La justiee vous sappe;
Pour trop soutenir les Bourbons


(t) Non-seulement les bijoutiers vendaíent leuJ:S portraits
en breloques, mais ils y ajoutaient de petites guillotines en
miniature qu'on portait en bagues, en boueles d'oreilles. Les
amateurs out conservé quelques-unes de ces curiosités .révo-
lutionnaires.


(2) Cabinet des gravures (Bibliotb. impériale).




- 17i-
Mettez votre tete a )a trappe (1).


Vous qUÍ paraissez plus hartlis
Que des ci-devant pages,


Croyant alIer au paradis
Suivant les vieux usages,


• Vous irez, allant al¡ néant,
Dans la charrette en reculant


Comme écrevÍsse et crappe.
Montez le petit escalier,
Rira bien qUÍ rira le derllier,
Passez votre tete a la trappe.


Et la multitude répondait en chreur dans les
places publiques, presque en s'agenouillant :


Mettons-nous en oraison
IJevant sainte Guillotinette.


Ainsi était Paris! Et pourtant les spectacles
étaient pleins d'une foule avine: il y avait vingt
théatres ouverts, des bals, des divertissements de
toute espece (2) ; iI semblait a la multitude que
la lutte était ellgagée en dehors d'elle et qu'elle
restait· simple spectatrice d'un combat émou-
vant et terrible; elle allait voir a l'Opéra-Na-
tional l' Inauguration de la République, sans-


(1) Mot d'argot populaire pour signifier la guillotine.
(2) Monitcul' du 10 floréal an 11.




- 178-
culottide, en cinq actes; a. l'Opéra-Comique,
Mélidor el Phrosine; la Fete cimque du vil/age;
au théatre de la République (les Fran~is), rue
de la L01, le Grondeur, l' Anclen Régime ou les
Mmurs du liberlindge; au théatre tIe la rue
Feydeau, la Papesse Jeanne, Ctaudie ou le
Pelit CommissionnaÍ1'e; au théatre deTÉgalité
(section Marat), le Bienftlit anonyme, Sé/ico
avec le divertissemeid de la fÜe des negres; au
Théatre-Lyrique, Miche/ Cervantf¿s, les Loups
el les Brebis, le Héros de la Durance ou Agri-
cole Viala; au Vaudeville, Gil/es; Georges el
Al'lequin Pitt, petite parodie de la Grande-
Bretagne, en trois actes; au théatre de la Cité,
les DragOllS et les Bénédictines Qt le Combat
des Thermopyles; M iliM.tte des Atts, le3 Ca-
pucins aux !rontü}res, pantomime en, tmis
aCles, ~t la LilJi!l'td des noirs.




XYIU


La jOllr-lU)Q dp. 9 tharmidor.
L'ilotet d'acousation de MJl1e de FQutanilY


et de la vicomtes8e de Beauharnais.
(1794)


'La 8 th~rmidln' fl,P JI de ti]. Jl~pl.Jb1illll{l fnul..,.
~if~ (21 jllilwt l704) ~ joumétl lmllantg et
pmSl:lllSe. tou~ la.s partj¡¡ étaiept di~PQsés ~ Ulm
h-ltte déci~jYe. Tel étaSt le sombre prefltige attil."
«;:M ¡tu norp. de Rübtlspierre, Sé!, Pl.j.ii3SapGB PQ"
Pllla,ire, sa fQrl1e qgnlÍna,JM sur lit Commune {l~
.J;la.ris flt la sociMé @l=> J¡¡.col:>irm q!1.e ~s ªdvE:r,..
Sflifes les plqs Jl,clmwés: aillªud",,"Yar~nJl~,
C¡¡,rqPllP. Le~~n.dl'el Le CoiQtr¡:: de Vtlrsªm~t
B'wrdQp (if l'Oi~, VQij}i\iept tenter MIl filpprg-
chement pour éviter un tournoi a. mort (1).


(1) Pj¡¡¡¡WUl'li MllféJ:!¡¡¡pes ~*,¡¡¡¡ e~re!lt Iieu A la fin de
Mil 17!14 • 111 Jllªi~@ IJe p¡!!~Il¡;e gil Dllpju. Barrero était
I'iutermédiaire comme I'un des caracteres les plu~ aSSQUpliH




- 1S0 --


Trois seulement, Barras, Fréron, Tallien, étaient
décidés a tout oser dans leur surexcitation ner-
vense; Tallien avait fait dire a madame de
Fontenay qu'en cas de non succes, en pleine
ASRemblée, il se précipiterait sur le uictateur le
poignard a la main et le frapperait au crenr a
la maniere antique, sans calculer les résultats.
Tallien portait ce poignard sU\' lui et le lIlontrait
a ses amis d' un geste menayant et dramatique.


La nuit chaude du 26 juillet se passa en pour~
parlers, en négociations entre les adversaire.s de
la dictatU\'e et les députés des centres de la
Conventiol1, qui jusqu'ici avaient voté avec le
Comité de salut publie et paraissaientdisposés
a voter encore (1). Il ne faut pas croire a I'a-
baissement et a la lacheté de tous : les ctntre&
de la Convention reconnaissaient que les actes
du Comité étaient une nécessité supréme de la
situation, loi ue toutes eh oses dans les périls
de l'État; le salut public est une terrible
maxime, quand les sociétés 1'0nt inscrite a ]a
tNe de lem Constitution. Robespierre, biim as-
suré ele l'appui des Jacobins, de la force armée


(1) C'est ici un point historique sur JequeJ on ne Mnrait
trop s'<lI'I'Ner. Les ccntrrs que conduisaient Cambacéres,
Sieyes, 130·ssy-d'Anglas voteront constammcnt avec le Comité
de salut llUblic.




- :IP1 --
par le commandant Henriot, de la commune de
París, par Payan, esprit politique tres-avancé,
avec le tribunal révolutionnaire dans les mains,
avait. néanmoins voulu procéder dans rordre
légal et s' adresser (1' abord a ses collegues du
Comité de salut public (1) pour les décider a
l'ínitiative d'une épuration nouvelle· dans la
Convention. Il voulait donc se débarrasser de
quelques représentants qui gEmaíent son action
et qui lui paraissaient déshonorer le gouverne-
ment par le souvenir de 1eurs sanglantes mis-
sions dans les départements. Le systeme qu'íl
voulait faire prédominel' était une sorte de sta-
thoudérat civil (le grand Pensionnaire de Hol-
lande) appuyé sur le Comité de salut public; il
aurait ramené la République a des conditions
modérées et tranquilles qui auraíent pu la faí!'e
définitivement reconnattre par I'Europe. Ce plan
était connu et applaudi a Vienne, a Berlin, a
Londres: on le considérait comme une fin ou
au moins comme une treve dans la marche
désordonriée de la révolution (2).


(1) Robespierre vivait alors fort retiré et avait pris une
petito chambre a Montmorency; il passait sa journée SOllS
les arbres d'Ermenonville, un volume de Rousseau !J. la main.


(2) Dépec!Jcs secretes de Bart!Jélerny. Un congres devait
~:re c.,sayé sur l'initiative de la Prusse a Bruxelles.


H




- 182-


Blessé des oppositions que ses idées trou-
vaient meme dans le Comité de salut publie,
Robespierre s'était abstenu d'y paraltre depuis
plus d'un mois : faute grave; il ne faut jalllais
en politiqlle déserter le centre et la force du
gouvernement! Alors il résolut de s'adresser a
la <':onvention elle-meme, et, a cet effet, dans
sa retraite silencieuse, a Maisons-Alfort, il avait
préparé un long discourj", véritable reuvre de
réflexion et de style; on dit meme qu'ilse retira
pendant quelques jOUl'S daIls rile des Peupliers,
a Montmoreney, pour méditer en faee de la
tombe de J.-J. Rousseau. Il avait rapporté (les
méditations de cette solitude un certain nombre
de pensées qu'il consigna dans un curieux et
bien ram résumé que voici : « Il faut une vo-
lonté une. La guerre étrangere est une mala die
mortelle (1); le corps poli tique de la révolution
est malade de la divi~ion des volontés. Alliance
avec les pe tites puissances, mais impossible aussi
longtemps que nous n' aurons pas une volonté et
une unité nationales. ))


Ainsi l'unité, c'cst-a-dire une forme llIonal'-
chique, la paix a l' extérieur avee l' allianee des
pet~ts États, tel était le plan définitif qu'on


(1) Recueilli dans les papiers de Robespierl'e.




- 183-
vúulait aecomplil' apres la chute sanglante de
quelques hommes dont Maximihen voulait hau-
tement se séparer; et ille dé clara dans son de1'-
nier diseours a. la Convention, le 8 thermidor,
0« il parut le front triste, la parole affligée :
« J.' ai toujours eu peur, disait-il, d' étre con-
fondu dans l'histoire avec les hommes aupres
desquels le hasard des révolutions m'a placé;
heureusement leu1's c1'imes me donnent un
moyen de me séparer d'eux. » Par cette so-
lennelle déclaration, le futur dictateur se-
eouait la responsabilité des actes cruel s des
Comités; puis, homme politique, il se phtignait
des entraves apportées a. la liberté des cultes,
des persécutions dirigées contre une foule de
citoyens, de l'affreux usage qu'on avaít faít
dans les provinces du pouvolr proconsulaire, du
désordre introdult dans les finances et surtout
du défaut d'union entre les membl'es du gou-
vernement, ce qui le rendai t anarchique (1).
« II faut enfin venir a un ordre régulíel' qui, sans
óter l' énergie du gouvernement, puisse termi-
ner la crise horrible dans laquelle se trouve
la société et rasseoir la France sur les bases


(1) Ce discours de Robespierre, mutilé dans le MO/liteur,
a été conservé dans ses papiers, ainsi que son travail sur les
factions, au reste tres-remarquable.




- 18ft -


<le la paix et ele la tranquillité publiques. J)
La conclusion pratique de ce discours était


qu'apres le chatiment de quelques grands cou-
pables, (( il serait juste de faire cesser les sup-
plices qni <lepuis trop longtemps ensanglantent
la République. »


De telIes paroles rassurantes pour les uns,
menayantes pour les autres, étaient bien capa-
bIes d' em-ayer la partie désonlonnée et terrible
des Comités, des proconsuls et de la Convention
nationale elle-meme. Le défaut capital de ce
remarquable discours était de rester vague dans
ses dénonciations, de ne désigner personne, de
maniere a ce que chacun pouvait se croire llomi-
nativement envoyé devant le tribunal révo]u-
tionnaire. Aussi le 8 thermidor au matin, quand
Rohespicrre cut prononcé cette harangue, pré-
parée avec un grand soin, déja quelques mur-
mures se firent entendre. L' aspect de la Con-
vention était étrange; elle s'agitait comme une
mor 11ouleuse; la chaleur extreme de juillet
pénétrait par les croisées Mantes sur des fronts
assombris : un certain nombre des membres de
la Montagne, sans habits et en carmagnole (1)
gt::sticulaient dans un grano. doute. Enfin, Cam-


íl) Récit d'un témoin oculairc.




- 185-
bon le financier (celuí quí battait 1Il0nnaie sur
la place de la Révolutíon), le proscripteur des
fermiers généraux (1) 1 presql1e personnellement
désígné par Robespierre, et ainsi sous le coup
d'une accusatíon, murlllura ces púoles : ( Un
seul homme paralyse la volonté de la Conven-
tíon nationale, et cet llOlllme c'est Robespierre.)
Ces paroJes hardies fUl'ent appuyées : ( Robes-
pierre !le peut savoíl' ce qui se passe tlallS les
Comités, cal' dcpuis ql1arantc jOlU'S il n' y vient
pas, s' écria Billaud-Varenne; ses haines, ses
répugnances se portent sur l110i et sur Fouché,
que veut-il de nous? Maltre aux jacobins, il
HOUS en a fait expulser. ) ta résistance venait
ainsi des plus sauvages, des plus hardis Monta-
gnarcls. On avaít demandé l'ímpression du dis-
cours de Robesl)ierre; quí s'y orposa? Panís, le
septembriseur; Bentabole, tout tremp6 dll sang
des Girondins; Charlier, le plus tendre ami de
Marat; Amar, le membre le plus féroce, le plus
lache du Comité de súreté générale, et.le san-
glant Vadier (2).


(1) J'ai peint Camban dans mon livrc sur les Femliel's
gé,lérav:I:.


(2) Cette appasition s'ótait farmlle des ancicns membres de
la Commune de Paris, les amis d'Hébert et de Chaumette; le
9 thermidor Cut leur ouvragc.




-186 -
Ce fnt une nuit terrible que celle du 8 au 9


thermidor, car il s' agissait de la proscription
des conventionneIs et chacun portait sa tete a la
main : a. qui resterait cette sombre victoire 7
Ébranlé par cette résistance inattendue dans sa
puissance et dans la docile majorité a la Con-
vention, Robespierre se rendit aux Jacobins, ]e
Heu de son triompbe; ce fut une scene d' en-
thousiasme et d'attendrissement. Maximilien
paraissait triste, mélancolique, co~me a la
veille d'une crise désespérée; il annoIH;ait, le
front sombre et des larmes dans la voix, « que le
discours de la veille, celui qu'il venait de répé-
ter devant les jacobins, était son testament de
mort; cal' ses ennemis étaient trop intrigants,
trop scélérats ettrop nombl'eux, pour ne pas
triompher au milieu de la lacheté de tous .•• II
était la, entouré de ses plus chauds amis, le
peintre David, Payan, !'imprimeur Nicolas, le
menuisier Duplay, qui cherchaient a le con-
soler; les femmes des tribunes, enthousiastes de
l' Incorruptible, pleuraient ou l' encourageaient
du geste Elt de la voix; les pIua énergiques
d'entre les jacobins : Cóffinhal, Payan, Delmas,
Renriot, se prononcerent pour un coup d'État
violent, pour l'insurrection du peuple contre
la Conventioo, ponr un nóuveau 31 mai : il ne




- 187-
s'agissait que de vouloir avec énergie, pour
triompher avec bonheur. Mais Robespierre, par
une bizarrerie de son earaetere, n' était pas pour
la violence; se faisant serupule de vi oler la
Constitution, il eroyait plus a la puissanee de
sa parole et de la loi qu' a la force et a la légiti-
mité de l'insurrection; il parlait de boire la
cigue comme Socrate, et le peintre David, dans
son ivresse, s' écria: ce Je la boirai avee toi. )) Les
études elassiques dominaient les esprits.


Aux Jacobins était l'enthousiasme ;et dan s le
camp des ennemis du futur dictateur se mani-
festait une agitation fébrile. Les Comités de
salut public et de sureté générale étaient en
permanence \ les nuits de juillet sont courtes;
nnl ne ferma l' mil; On eroyait dans les Comités
a nn coup de force eontre les Tuileries, a une
prised'assaut du ponvoir. Quand le soleil parut
a l'horizon, Tallien promenant ses regards sur
le jardin, dit avec un accent de joie a peine
dissimulé: (( Le tyran nous a done laissé vivre
eette nuit I sa lacheté nous a sauvé tous; avec
quelle facilité ne pouvait-il pas nous enlever (t)7
Citoyens, on peut tout contre un homme qui ne


(1) On trouve dans le récit de Vilatte, juré au tribunal
révolutionnalre, des révélations tres-curieuses sur le 9 ther-
mldor.




-188 -


sah faire que des menaces. )) Tamen avait péné-
tré le secret de la faiblesse de Robespierre.
Des qu' il n' avait pas agi violemment, il était
perdu. Il ne s' agissait plus que d' elltrainer le
parti ll10déré tant caressé par Robespierre dans
son discours solennel ; Tallien, Cambon, Fré-
ron, Barras, promírent tout a ce par ti : am-
nistie et meme le l,¿tppel des députés expulsés
de la Convention au 31 maí; les centres une fois
ébranlés, la journée du \) thermidor se prépara
dans les conditíons d'une lutie decisive OÚ évi-
demment Robespierre devait succomber. Le soil'
il rentra chez lui le cmur navré ; les jeunes fiHes
du merrllSiel'l' enlac;aient en vain de leurs douces
parales, ses dévotes priaíent pour lui l'Étre-
Supreme; il régnait le sombre pressentiment
d'une chute prochaine.


Tl'ansportons-nous un moment a la prison des
Cannes dans cette lluit si agitée : tout y était
silencieux et aucune nouvelle ne pénétl'ait a
travel'S les verroux et les portes de fel'; seule-
ment la marquise de Fontcnay avait le sentiment
que ses paroles énergiques, enchanteresses,
avaient pénétl'é le cmUl' de Tallien, comme un
fer chaud dans une plaie viye, et qu'une résolu-
tion serait prise par le proconsul si ardclll-
ment épris, avant que l' échafaud ne se dl'essat




- 189-
pour elle. Une scene triste et significative se
passait le matin du 9 thermidor : l'huissier du
tribunal révolutionnaire lisait les actes d' accu-
satíon a trois f('mmes d'une distinction remar-
quée : la duchesse d' Aiguillon (1) (Richelieu),
a la marquise de Fontenay, a la vicomtesse de
Beauharnais. La Coneiergerie étant trop rem-
plie ce jour-la, l'huissier annon~ que le trans-
ferement n'aurait líeu que le lendemain 10 ther-
midor, de bonne heure. La duchesse d' Aiguillon
se désolait en attendant son sort; la marquise
de Fontenay espérait avec calme et fenneté
l'heure ou le poignard serait plongé dans le
ereur du tyran; la vicomtesse Joséphine de
Beauharnaís seule n'avait pas perdu un moment
sa gaieté charmante; elle prétendait en souriant
qu' elle ne mourrait pas eeUe fois encore, cal'
d'autres destinées lui étaient réservées. A la
Martinique une de ses négresses (a double vue) ,
lui avait prédit ((- qu'elle s'éleverait bien haut,
qu'elle sel'ait plus que reine et que ce ne serait
qu'apres cette grande fortune que ses malheurs
commenceraient. JI La duehesse d' Aiguillon im-


(1) La duchesse d'Aiguillon était la femme du duc d'Ai-
guillon, ancien colonel du régiment Royal-Polognc, qui s'était
jeté dans la Constituante avec le marquis de Custine et le
vicomte de Beauharnais, cette noblesse qui fit tant de mal.


H.




- HIO
patientée de cette gaieté, de ce calme supersti-
tieux, lui dit assez brusquement : (( Eh I que ne
nommez-vous de suite votre maison I - Que
cela ne vous inquiete pas, duchesse, vous serez
ma dame d'honneur.)) Quand le geólier luí dit
qu'il n' était pas nécessaire de faire son lit,
puisque le matin elle serait transférée a la Con-
ciergerie, la vicomtesse de Beauharnais se prit
a rire, si bien que parmi toutes les captíves on
la crut folle (1).


La journée a la prison des Carmes se passa
sous l'impression d'une grande terreur : le soir,
un bruit eonfus de voix se fit entendre au de-
bors de la prison, on en ignorait la cause j le
chariot de mort ne vint pas pour réclamer sa
charge habituelle et l'hu,issier, affreux messa·
ger, ne fit pas son appel des ames, comme le
démon dans l'enfer de Dante. Que s'était-il done
passé dans la journée pour que les funérailles
fussent suspendues?


Midi sonnait a l'horloge des Feuillants lorsque
la séance de la COllvention s'ouvrit. La chaleur
était encore plus étouffante que la. veille et les
physionomies plus sombres, plus inquietes. Il
se préparait quelque cbose de terrible et de dé-


(1) L'impératrice Joséphine aimait a. raPpeJer ce trait 1 Sil
cour un peu seeptique.




-19i -
cisif; on parlait, on s'agitait par groupe, lorsque
Saint-Just, plile, les cheveux flottants sur ses
épaules, les traits fatigués, parut a la tribune.
Dan8 un discours écrit avec netteté et correction,
il signala J'anal'c:iie qui se manifestait dans le
centre du gouvernernellt. (( A ce désordre plein
de périls pour la République, il fallait un re-
mede puissant et immédiat. )) Ces paroles furent
souvent interrompues. Tallien , les yeux enflam-
més, la bouche contractée, s'écria: (1 Il faut que
le voile soít en fin soulevé I )) - (( Il doit etre tout
a. rait déehiré, ajouta Billaud-Varenne de sa voix
stridente (1); aux Jacobins, on a résolu cette
nnit d'égol'gel' la Convention; Robespierre a été
l'obstacle permanent a tontes les mesures du Co-
mité de salut pnblic; quand je dénon~is Danton
au Comité, Robespierre, se levant avec impa-
tienee, déelara que je voulais perdre le meilleur
des patriotes. )1 (Cette déclaration est hi81ori-
quement curieuse (2). Aínsi ce n'était pas Ro-
bespierre qui avait accusé Danton, ill'avait aa


(1) i'tIoniteul', séance du 8 fructidar.
(2) Cétte apastrapbe de Billaud-Varenne justifie tout f¡ fait


Robéspierre du reproche qu'on lui falt d'avoir poursuivi
Dantan d'une maniere implacable. Ainsi tombent los systlJmes
et les récits tout dantonistes de l'histoire de M. Thiers, tra-
vail, au reate, d8l!tiné aux électeurs et 8UX gaMes uationaux
do t830 ot tout a falt dans leur esprit.




- 192-
eontl'aire défendu, pl'otégé, et Billaud-Varenne
lui faisait un criOle de cette faiblesse. S'il
avait eédé a la fin, e' est que dans le Comité de
saJut public cornme dans le triULllvirat de Rome,
on se livrait réciproquement les tetes de ses
amis par un éehange et une bonne fa~on de
procédés.


Se levant aussltOt de sa place, Robespierre
demanda la parole; des murmures se firent en-
tendl'e et le président héslta; des voix fortes et
confuses pousserent un eri. ~igu : A bas le
tyran I Clameur décisive, cal' en révolution la
premiei'e audaee réussit et donne du ereUl' a
tous, et pour les pusillanimes le moment de tout
oser est vellU. «( Je demandais tout a l'heure,
s'éeria 'fallien, qu'on soulevat un eoin du voile,
je viens d'apercevok avec plaisir qu'ill'est en-
tiérement : les conspirateurs démasqués sont
bientót anéantis. J'ai vu hier la séance des Ja-
Gobins et j' ai frémi pour ma patrie; j' ai vu se
former l'al'mée du nouveau Cromwell, et je me
suis armé d'un poignard pour lui percer le 5ein,
si la Convention nationale n'avait pas le coul'age
nécessail'e pour le poursuivre et le frapper (1);»
et 'fallien agitait le poignard que madame de


(1) Cette séance, si curiE>use, a été un peu défigllrée dallS
le Moníteur; j'ai cherché a la restaurer dana son intégralité.




- 193-
Fontenay luí avait donné (c'était un couteau
trempé a Albaceta, et que les Castillanes pOl'tent
attaché a le!!r jarretiére).


Lfl désordl'e était au comble dan s l' Assemblée.
La voix de Robespierre resta1t étouffée sous ces
c1ameurs tumultueuses : A has le' tyran! ti bas le
dictateu]' I On n' entendaít plus que les cliquetís
de grossiéres injuras échangées entre Tallien,
Fl'éron, Lebas et Couthon; toutes ces Mtes
fauves s' entre-déchiraient dans le cÍl'que : a qui
le derniel' coup de dent? Elles jetaient au monde
le récit mutuel de leurs atrocités en s'accusant
les uns et les autres ; Uf. tl'épignement de joie
confuse suivit le décret porté contre Maximilien
Robespierre. Le dictateur de la veille, dont le
regard faisait palil' tous les fronts, confié i~ des
huissiers étonnés et a des gendarmes incertains,
fut conduit avec son frere Hobespierre le jellne,
Saint-Jllst, Lebas et Coutl~on au Comité de
sureté générale (1) ~


La bataille était gagnée a la Convention par
BiIlaud-Varenne, Vadie1', Amar, 'fallien, les
septembriseurs; la joie bl'illait dans iems ye x,
l'eRpérance dans leu1's cruurs. Une ferome, The-


(1) Il existe au cabinet des Estampes (BibLoth. impérinle)
cinq ou six gl'avures qni représentent la lutte de la Con-
vention.




- UJA -
resa Caban'us, avait donné l'énergie et la vie a
la conjuration. Mais a cette époque, la force
tOllt entiere n' était pas dans la Convention
natioua]e ¡les Jacobins, se décIarant en perma-
¡lenee, voila~ent les tables de la Constltution,
cérémonie funebre et menac;ante; l'Hótel de
ville, sous le maire Fleuriot l'Escaut et l'agent
national Payan, procIamait l'insurrection :
(( Peuple, leve-toi! disait une proc1amatioll, ne
perdons pas le fruit du 10 aout et du 31 mai,
et préeipitons au tombeau tOlls les traitres a. ]a
patrie (1). II


A ce moment arrivait ala Commune insurgée,
et portés par les flota de la multitude, les
proscrits de la Convention ; le geólier du Luxem ..
bourg n'avait pas voulu les reeevoir, tant leurs
noms inspiraient respeet au peuple. On a dit
que ce fut une ruse de la Convention qui erai-
gnait qu'aceusés e~ tmduits devant le tI'ibunal
révolutionnaire de Paris. Robespierre et ses ami s
ne fussent acquittés comme l' avait été Marat;
il fallait done les pousser a la révolte, afin de
les mettre hors la loi par un simple déeret, ter-
rible excommunieation de ces époques agitées :
la Convention était alors trop eraintive elle-


(1) Des eurieux amateurs ont conservé les imprimés de
cette proclamation avee les signatures imparfaites.




- 1.95 -
-rneme pour faire de si bauts calculs politiques.
La chute de Robespierre tint a d'autres causes.
La Commune perdít son temps en vaines déli.
bérations (1); puiqu'on était résolu a marcher
contre la Convention, iI faUaít agir immédia-
tement, avant mérne qll'elle ne délibérat, Les
Jacobins, un peu divisés, s'affaiblissaient par
des hésitations et des mesures de détail, tandis
que la Convention, concentrant ses forces, les
rnettaient sous la direction de Barras, de Tal-
lien, de Fréron, tetes et bras énergiques. Il y
avait a la Cornmune beaucoup de paroJes et
peu d'action; Robespierre, l'hornme légal, hé-
sitait devant l'insurreetion contre les pouvoirs
publics; Saint-Just faisait de la philósopbie po-
litique; Couthon, r Auvergnat eul- de-jatte,
grognait en patois dans son fauteuil; Payan,
d'une élégante faeonde, étaít a luí seul ineapable
de prendre un parti dessiné; Henriot, ivrogne,
chancelant sur son chevaJ, la langue épaisse,
haranguait les canonniers; Coffinhal, seule
téte a résolution, tenait un rang trop subal-
terne et n'inspirait aucun prestige (2).


(1) Quelques-uns de ces Retes furent sigués par les membres
présents de la Commune; tous furent conduits a l'échafaud
sans jugemeut.


(2) Coffinhal parlait tres-bien le pawis de la Correze et Cut.
protégé par les charbonniers du port.




- 196 -
Aussi la résistance de l'HOtcl de ville fut


puéri!e, Ímpu'¡ssante, pOUl' arre ter les colonlles
conventionuelles qui s' avanl,(aient sous les ordres
a'un brave officier de la vieille marine royale, le
comte de BalTas; lui, savait cOJl1Jl1ander et dé-
ci{ler. Les sections de Paris se placerent derriere
la Convention, le seul pouvoir resté dcbout;
Robespierre, ses amis, ses adorateurs, succom-
bérent dans cette lutte parce que leur systeme
était a bout, et que la corde trop tendue devait
se briser; l' échafaud se dressa pour Maximilien
aux applaudissements de eette meme multitude
qui naguere l'idolatrait en le proclamant incor-
ruptible et sauveur, comme la plebe saluait les
triumvirs de Rome 101's des fatales proscl'Íp-
tions qui ensallglantérent les ros tres.


Le temps est-il venu de pénétre¡' la pensée
du personnage sangIant qui remplit de son nom
une page Iugubre de notre histoire? Il serait
odieux et ridicule d'exalter la personnalité
de Robespierre et d' en faire un héros, un
martyl' (1), comme l' a osé toute une école;
nmis il serait aussi assurément faux de l'ésumer
en lui l' odieux de la révolution franl,(aise. Esprit
logique, modéré, il marchait a la concentration


(1) Voyez l'!lis/'Jire des M01/logml1'lis.




- H17-


du pouvoir, a la paix, a la t1'éve, afin de donner
une solution a la révolution franvaise. Il allait
loujours en avant 1 paree qu'avec la multitude
il faut étre en téte de tous les cxces pour étre
maltre de les comprin}er. La plupart de ceux
qui avaient fait cette 1'évolution ne l' avait pas
comprise. Les constituants, nobles, avocats,
clergé ambitieux, avel1gles ou niais, avaient dé-
moli la vieille soeiété et posé fous les prin-
cipes de destruetion (1) ; ils avaient fait l'anar-
chie, et une fois qu'ils eurent pl'oduit le désordre,
les fanatiques sauglants proclamérent la dieta-
ture comme une situation fo1't logique.


Le Comité de salut public fut un pouvoi¡'
d' onlre et de reeonstl'UctÍon; il opéra violem-
ment paree que le mal était profond. Il l'établit
l' obéissance, le respcct pour l' autorité (2), la
discipline parmi les troupes; il resta maUre de la
société a un tel point que Louis XIV ne l'avait
jamais dépassé; a l'anal'chie il fit succéder la
dictature, si bien qu' on peut dire que l' empereur
Napoléon lor fut l'héritier et la personnification
du Comité de salut publie.


(1) Dans l'absurdc Constitution de 1791.
(2) Napoléon porta toujours un jugcUlcnt tr,'s-élevé sur le


Cumité de salut pu blic. On peut voir son opinion sur Ro-
bcspicrrc dans In rccueil de M. D!I.II1as-Hinnrd.




- 198-
Pour al'river a ce haut degré de puissance, le


Comité dut frapper impitoyablement; le tribunal
révolutionnaire fut institué pour que le peuple
ne cherchat pas a se venger lui-meme comme
au 2 septembre. L'effroyabIe opinion de ce
temps, conuue celle de Jean de Leyde, était
qu'il fallait mettre a. mort tont ce qui faisait
obstacle. Le tribunal révolutionnaire ne procé-
dait pas capricieusement, iI suivait un systeme;
s'íl y eut quelques fanfarons de crimes, des fa.i-
seurs de bons mots sur la guillotine, il Y eut
des hommes profondément convaincus, fana-
tisés par l' éducation que leur avait fait le
xvme siecle. TOU3 les systemes, les partis, les
idées, j'aí presque dit les crimes de la Révo-
lution fralll;aise, se trouvent dans les livres du
baron d'Holbach, de Diflerot, de J.-J. Rousseau.
Les Jacobins ne furent que d'impitoyables 10-
giciens.


A tOU8 les points de vue, la journée du 9 ther.
midor fut une féte de délivrance; les partisans
de la dictature, vaincus, désorientés, perdirent
toute force politique ; on respira pal'tout, meme
dans les prisons; et aux Carmes, madame de
Beauharnais put rappeler la prophétie de la
négresse : non-seulement elle ne devait pas
mourir, elle serait plus que reine!




XIX


La réaction thermidorienne. - Le salon
de Mme Tallien.


(i794 - 095)


Les mouvements politiqlles se renferment
rarement dans les limites et les tendances qu'on
veut leur imposer; ils vont toujours a cóté ou
au dela. La conjuration du 9 thermidor contre
la dictature, n'était, a vrai dire, qu'un déchire-
llIent entre les deux fractions de la tyrannie.
Ceux qui triomphaient n' étaient pas plus purs
ni moins' terribles que les vaincus (1) i mais
la s9ciété était si fortement comprimée sous
la Tet'reur qu'elle s'empara de, cette journée
comme d'une victoi¡'e; elle courut a. perdre
haleine vers une réaction qui la faisait rentrer


(i) C'étalt la tuston des Hébertlstes, des Dantonlstes. des
proconsuls sanglants dans les provinces qui trlomphait.




- 200-
dans ses mrours habituelles. On nvait assez de
Spartc et de Lacédélllone; nul n'avait le bras
assez fo1't pOUl' contenir la puissnnce de l' opi-
nion publique qui éclatait bruyamment; l' esprit
franyais qu'on avait proscrit revenait ele lui-
meme rieur et charmnnt. La réaction était iné-
vitablc.


Si les chefs de la réaction thermidorienne:
Billaud-Varenne, Fouché (de Nantes), BalTas,
Tallien, Fréron, étaient aussi nrdcnts, aussi
com promis, aussi implacables qu' aucun autre
dans la Terreur, par la force des choses, le
mouvement qu'ils avaient provoqué devait trans-
f01'111er quelques-uns el'entre eux et les rap-
peler it la modél'ation : le comte de Barras,
homme de plaisil' avec le désir de faire sa fOl'tune,
souhaitnit le pouvoir et le repos (1) j Fréron,
d'une lmagination vive, littéraire, devait chel'-
cher un ordre de choses qui permit anx ames
de respirer; Tallien, désormais forternent tenu
par l'amour, devait suivre une douce impulsion
et s' assouplir sous une main amie; tout le
monde savait que la forte résolution du 9 thel'-
midor était due a cette bene et fiere Espagnole
qui, de la prison des Carmes, avait provoqué le


(1) Le comte de Bar·ras était habituellement d'unc grande
indolence dont il sortait par sel'OUssc.




- '201 -
courage et réveillé l'indolence de Tallien. Avant
son ardent amOUI', Tallien youlait se l'éfugier
dans le suicide a la maniere antique, au lien
d'aspirer a la délivrance et aux douceurs el'un
beau tl'iomphe,


Aus:5i une des pl'emieres démarches de Tallien
fut de provoqucr la mise en liberté de mudaBle
ele Fontenay, qu'il proclama sa femme. Le nou-
veau Comité de sCtreté générale avait été recon-
stitué sur des idées d'indulgenee : madamc
Tallien put paraitre an milieu des salons avee
un éclat merveilleux comme une divinité invo-
quée par les proscrits. On savait tout son cou-
rage, et le lendemain, 1.1 thermidol', elle se
ll1ontl'a au milieu des applaudissements a la
séance de la Convention. A tl'avers ses malheurs
et ses souffrauces, madame Tallien était resté e
la belle entre toutes; a peine agée de vingt ans,
elle excitait l' admiration par ses traits fortement
nuancés, sa vivaeité et sa nonchalance, a la
fois une vierge de MurilIo, nuaneée par la dou-
ceur des madoHes de Raphael. Tallien déclara
son mariage avee madame de Fontenay devant
l' officier de l' état civil. II .I~tait alors si aisé, je
I'ai dit, de se mader et de dlvoreer (1).


(1) 22 thcrmiuor an 11, f




-:- 202 -
Madame TaUien ouvrit un charmallt salon a.


Chaillot dans l'hótel qui avait appartenu a. son
pere, le cOlule de Cabarrus. Par sa position
dominante dans les Comités, tallien disposait
d'une assez belle fortune et d'un pujssant eré-
dit; le salon de madame Tallien fut bientót
envahi par tout ce que la société avait d' élé-
gant; les aneiens gentilshornmts venaient
réclamer leurs propriétés eonfisquées, ]enr ra-
diation de la liste des émigrés (1); les thermi-
doriens y cherchaient une direction politique,
les employés du gouvernement des places su-
périeures, et les foul'llisseurs des alfaires; les .
fournisseurs étaient a la piste de chaque cor-
ruption. Ce qui formait la beau cóté du salon
de madame Tallien, c'étaient les femmes de
grande compagnie que, pendant son séjour a la
prison des Carmes, elle avait connues; la plus
remarquable de t6utes, son amie de prédilec-
!ion, c' était toujours la vicorntesse de Beauhar-
najs, insouciunte dans sa mauvaise fortune et
a qui Tallíen venait de faire restituer une por-
tion des biens du marquis de Beauharnais, alor8
dans les mains de la nation. Le nom de ma-


(1) Le conventionnel Thibcaudeau, dans ses Mérnoil'es sur
la Convenfion, a tracé uo tableau exact et coloré des salODa
de cette époque.




- 203-
dame Tallien attira autour de SR personne bien
des femmes du fa ubourg Saint-Germain reveil-
lées de leurs catacombes par la trompette du
9 thermidor.


Ainsi s' étaient formés les salons de Tallien
et de Barras qui dirigeaient la réaction daos
les voies élégantes et douces; e' étaient des
réunions de fetes, de plaisirs et d'affaires avec
un laisser-aIler d' autant plus faciJe qu' on 801'-
tait des compressions de la Terreur; on vivait
daDs un atmospbere d'amour, de jeu et de
bal (1). Tallien était généreux, sa via avait été
trop souvent menacée pour qu'iI ne lui restat
pas une certaine insouciance de la fortuna (2);
quand on a vu la mort de prés, l' argent pa:sse
a travers les doigts et l' on ne pense pas au len.
demain. Sur un champ de bataille, quel soldat
fUt jamais avare? On dépensait done beaucoup
dan s ces salons, et l' esprit, l' élégance régnaient
avec le plaisir.


La commenc;ait a briller la baronne de Stael,
la jeune femme célebre déja sous M. Necker.
Le Comité de saIut public qui avait toujours


(1) La ~irculation était tres-active; personne ne thésaurisait.
(2) TaUien. a la téte de la réaction, attaquait chaque jour


A la tribune la queue de Robespierre. 11 y avait une rage,
une fureur indicible.




- 20ft -
ménagé les puissances neutres, avait montl'é
une certaine tléférel1cc pour le hal'on de Stael,
amhassadeur au sabre traillant, bien que sa
femme se fUt plus <.l'unc fois compromiso par
son esprit et ses liaisons avec l'ancien parti
des nohles constitutionnels ele 1792 (1).


Apres la Terreur, la haronne de Stae! prit sa
place dans ce chaos de joie, d' oubli et de réac-
tion qui domina la soclété; les nlmurs étaient
fort légeres. Autant par caracterc que par he-
soin, les femllles du vieux- régime s'oubliaient
eIIes-m~mes; la plupart avaient perdu leur for-
tune et non pas Jeurs hal?itudes de dépense;
elles n'avaient jamais su compter, et cette si-
tuation n' était pas favorable aux bonnes mmurs;
tres-recherchées a cause de leur air de grande
compagnie, elles remplissaient les salons de
Barras qui, hon gentilhouune lui-meme, restait
a travers son énergie révolutionnaire un volup-
tueux du xvme siecle. La réaction contre la
société de Sparte et le bronet uoir était irré-
sistible; on en ayait assez du régime de la
carmagnole, de ces fetes vertneuses et philoso-
phiques qui marquaient le calendrier républi-
cain ele 179ft; on se précipitait dans la joie du


(1) Madame de StaeJ s'était un momcnt rNirée en Anglc-
terre, d'ou elle !le revint qu'aprcs le !) thcl'lllidor.




- 20i)
monde avec Ull~ fréllésie que ríell ne pouvait
comprimel'; on dansait, on chantait comme
sous l'ancien régime, et le caractere franyais
revenalt a sa légel'eté accouLumée; la mode
cut ses excE'ntl'icités, Au temps méme de la
Terreul', il s'était formé une société de jeuncs
hornmes al:lxquels les sans-culottes donnaient
le nom de 1nuscadins; s' ¡ls n' avaient pas osé
garder les costumes de l'ancien régime, i1s s'en
daicnt cré6 un de fantaisie élégante et pour
ainsi dil'e effémilléc: habits de couleurs tendres,
COllrts do tailles, longs do basques, flottants
SI,U' des culottes de soie et des bas chinés (1),


Depuis le 9 thermidor, ils avaient ajouté
a ce costume la coifIure aux guillotinés: les
cheveux coupés par derriel'e comme s'ils
avaient subí la fatal e toilette; a la main ils
portaient d'énormes gounlins pom chatier les
Jaeobins. Tallien, Fl'éron, rcnégats des clubs,
s' étaient mis a la tete de eeUe jeunesse dorée
qui remplissait le Palais-Royal, les Tuileries,
le théatre surtout ou se passaient les scencs
de réaetion les plus bruyantcs, comme dans
un lieu d'assemblée populaire. Le théatre, sous
la Tcrreur, avait été passablement ennuyeux;


-('11 Collcction des gl'avurcs (Biblioth. illljlél'.), ann~e 1794.
12




- 206-
avee cette manie de jouer des pieces patrio-
tiques greeques ou romaines et de fonller 1'es-
prit publie, on avait renoneé au eharmant
répertoire Louís XV pour les insípides décla-
mations de Chénier assaisonnées de quelques
sarahandes (le cireonstance sur l'héroisme
des deux enfants Barra et Viala, la mort (le
Le Pelletier, l'apothéose de Marat et les chants
de la Marseillaise (1). Quand la réaetion eut
envahi le théatre, chaque soir le parterre et les
loges furent remplis de la Jeunesse dorée. Un
jour on brisait la statue de Milrat, le 'lende-
main on faisait agenouiller l'acteur ou l'actrice
qui avait pris part aux pompes de la Terreur;
Talma le jacobin, Dugazon, Valcour étaient
obligés de réciter les venl qu'une réaction fu-
rieuse composait pour les cireonstances ar-
dentes que le 9 thermiJor avaient créées (2).


Le salon de madame Tallíen appartenait
tout entier a. ceLte réaction. et la charmante
souveraine y conviait presque l'ancien régime,
le faubourg Saint-Germain quí l' environnait de


(1) 11 e8t curieux de suivre les affichcs de théAtre des
années 1793 et 1794. On avait fait un peu du roman a l'usage
de I'Écolc "de Mars dans les histoires des deux enfants,
Barra et Viala.


(2) CoIlection de gravures (aout et septembre 1791&).




- 207-
ses hommages. Il y avait tant de bien a faire!
Appartenant elle-méme a une famille espa-
gnole, fort attachée a Charles IV, elle était
d'une condition assez élevée pour qu'on visitat
son salon sans déroger; ses amis lui donnerent
le nom de Notre-Dame de Tltermidor pour
rappeler son róle d' énergie et de dévouement;
ses ennemis l'appelaíent aussi du noUl fnnebre
de Notre-Dame de Septembre, terrible accu-
sation qui pesait sur la tete de Tallíen, secré-
taire de la ComUlune ele Paris dans ces san-
glantes journées (1). En France, on n' a jamais
manqué d' épithetes pour le bien comille pour
le mal ; elles sont toujours e~trémes comme les
sentiments qui les inspirent.


On vit Re presser dans les salons de madame
Tallíen les Montmorency, les Noailles, les Cler-
mont-Tonnerre; tous espéraient un pen de jus-
tice de l'impitoyable gouvernement, et avec
ces tristesses de. circonstance (2) ils gardaíent
l'esprit léger des gentilshommes, chantant avec
Garat et dansant avec Trénis. Garat, le héros


(1) Les journaYstes jacobins jetaient sans cesse ce souvenir
11 Tallien, alors 11 la téte de la jeunesse doréc.


(2) La disetw en' ce temps était si grande, que lorsqu'on
était invité A diner chacun portait son pain. Madame de
Beauharnais le racontait d'une maniere touchante.




- 208-
clu jour, était Ull petit et fIuet Déamais el'ori·
gine, avee une voix rflvissante, qui avait obtelJu
la protection bienveillante de la reine Marie-
Antoinette; elle 1'avait pensionné á 6,000 ¡ivres.
Le eomte d' Artois, le gracieux prince, l' avait
nOUllIlé son sec1'étaire; un moment caché sous
la Ter1'e11r, Garat avait reparu avee les mus-


• cadins dont il s' était fait le modele : habit
bleu barbot a petit revers, cuIoLte de soie nml-
kin, diamallts partout, ehapeau á larges bords,
eoill'ure poudrée, lorgnon d'üne grandeur dé-
mesurée, canne épaisse et serpentée, favon
d'assornmoir toujours levé sur les Jacobins; et
lmis ce ·langage ~tTémillé qui semblait ne pas
avoiL' la force de pl'ononcel' les mots entiers.
Carat était reté, porté en triolllplie dans le
salon de madame Tallien, OÚ il donnait á tous
sa paole d' /wnneu de chatier les malotms.
On y récitait des vers de CÍl'eonstance; les
poetes qui avaient exalté Robespierre, main-.
tenant dénonvaient le tyl'an au monde indigné.
Le citoyen Desorgues, le meme qui avait eélé-
bré les fetes de l'Etre-Supreme, récitait le
chan t du {) thermiclor (i).


(1) Le citoycn poeto Desorg-ucs était une fa~on d'athéc,
grand flagol'neur du Comité do salllt pnblic sous la Tcrl'cur.




- 209 -
Levons-nous, un tribnn perfide
De son orgueil fuule nos dl'oits;
Ponr subí¡' un jong homícidc
Avons-nous tl'iomphé des rois ~
Réveillolls-nons, de sa furie
Arretolls le con pable essor;
Entre nn rebelle et la patrie
Pouvons-nous balancer encore?


Des pleurs immenses sur les victimes ve-
naieut l1loins pour assombrir le tablean que
pour réveiller la réaction. On chantait la COI11-
plainte de LoizerolJe ou de l' Amoul' pateJ'-
uel (1.), parole du cito yen J auffert; puis la
touchante romallce du Petit Nantais, dont
Méhul avait.fait la musique et que madame
Stael accompagnait de la harpe; eette eom-
plainte se rattachait aux souvenirs des erimes
de Carrie!' et aux noyades de Nantes qui so u-
levaient partout l'indignation et l'horreur;
cette romance donloureuse clans l' expression,
el'un rhythme mélancolíque, se réeitait dan s
tous les salons comllle un manifeste contre les
Jacobins.


J'aimais papa plus que moi-méme,
Des bar'bares ront fait périr;
Dans ma douleur extreme
Il ne me reste plus (]ll'it moul'il'.


(1) On racontait que dal1s I'appol des guillotinés, le 7 ther-
'12.




- 210-
Écoute l'ombre de ton p~re,


Ello to dit: Mon fils, calme ton désespoir,
En vivaot, console ta mere,
D'un boo fils c'est le tlevolr.
Maman, Ó souvenir funeste!
Daos les f10ts elle a dt\ périr.
Elle n'est plus ¡ i1 ne me reste
Que I'ospérüoce de mourir.


A cette époque de réaction se poursuivirent
les proces contre les terroristes Carrier, Bar-
rere, Billaud-Varenne et Cúllot- d'Herbois; la
Convention se montrait implacable envers les
hommes dont elle avait été la complice, car,
ainsi que le disait Barrere, ti s'íl y avait crime
dans la Terreur, tout était coupable, jusqu'a, la
sonnette du président. ))


Les terribles esprits de 1793 et 1794 ne
furent donc incollséquents qu'un seul jour,
le 9 thermidor, lorsqu'ils renverserent la dic-
tature civile de Robespierre qui seule pouvait
arracher la. révolution a sa destinée inflexible,
la dictature militaire. Les conventionnels ne
devaient-ils pas éprouver mille poignants re-
grets d'avoir bl'isé le COl1lité de saIut public,
lorsqu'ils cntendaient l'acteur Gaveau enton-


midar, a Saint-Lazare, Loizerolle pere avait pris la place dll
son fils.




-211-
ner le Réveil du peuple au milieu d'une fonle
applaudissante et émue (1)?


Peuple fraui¡ais, peuple de Creres,
Peux-tu voir sans fremir d'horreur
Le crime arborer les bannieres
Du carnage et de la terreur?
Tu 80Ufl'l'eS qu'une horde atroce
Et d'ass8Ssina et de brigands
Souille de son 80ume féroce
Le territoire des vivants!


Ah 1 qu'i1s périssent ces infAmes
Et ces égorgeurs dévorants!


Manes plaintifs de I'innocellee,
Apaisez-vous dans vos tombeaux,
Le jour tardif de la vengeance
Fait enfin pMir vos bourreaux (2).


A qui s'adressaient ces impl'écatioQs? aux
pl'Oconsuls, aux mOlltagnanls, aux vienx jaco-
bins, a ceux qui avaient fait le 9 thel'midor;
Tallien lui -Uleme; qui se complaisait avec
r élégante Theresa dan s les beaux salons dOl'és,
n'avait-il pas un peu al'boré la bmíniere du


(1) Le Révei/ du peuple contre les Terroristes, parolAs de
l. M. Sourigues, mmique de P. Gaveaux, artistc du théiltre
de la rue Feydeau (genninal an III).


(2) Le Palais-Royal était le Heu de rendez-vous des musca-
dins; ils soulevaient des rixes contre les Jacobins, dont ils
<1\ nir:;t violemment fermé le club.




---- 212 -
c1'ime et fait partie de la horde atroce qui de-
vait p61'1r ponr apa1ser les manes plaintifs de
J'innocence? les gnlces aristoeratiques de rna-
dame 'l'allien pourraient-elles toujours le dé-
fendre et ne devait-il pas un pea pdlil' « devant
le. joU!' tardif de la vengeance, )) comme le
chantait l'acteur Gaveaux de sa voix stridenle?
En politique, souvent les partís ne savent pas
ce qu'i1s font el Ol! i1s vont; ¡ls prennent une
résolution sans en pressentir la portée; i1s se
passionnent sur un acte plus qu'ils ne le rai-
sonnent.




xx


Retour aux formes de l'ancien régime.
Les salons.


(1704 - 170,))


La grande illusion des partís vaincus est
aussi de se cJ'oirc toujours a la vcilIe de leur
triomphe au llloindl'e succes .qu'ils obtiennent,
et cette iIlusion lut le caractel'C du l'oyalisme
dUl'ant la révolution fl'an<;aise, soit qu'il eúi un
sentiment excessif de son droit et une confiance
ardente en Dieu, soít qu'il se manifestat tou-
jOUI'S dans ce parti une légereté élégante quí
faussait ses appréclations. Les royalistes avaient
done eette conviction qu'il suffisait d'un com-
plot pour tout l'enverser dans la révolutioIl.
Une foule d'émigrés étaient rentrés en France
par les ordres memes du régcnt (depuis




- 21ft-
Louis ~.vIII) (1), ils app0l'taient la folle ardeur
de revoir Paris, le désir de rentrer dans une
partie des biens confisqués: les femmes de la
vieille cour vinrent par la Suisse, la Hollande, les
Alpes et lesbords du Rhin, sures qu'elles étaient
d' exercer encore leur prestige, meme aupres des
gouvernants de la République; la souveraineté
des bonnes mánieres est toujours puissante
meme aux jours les plus mauvais.


Les prisons avaient aussi débordé sur les
salons de París; les marquises si freIes, si
légeres y avaient montré un courage de rési-
gnation et de fermeté qui étonnait les jaco-
bins. La veilIe du 9 thermidor, la duchesse
Pelet-Narbonne était montée sur l' échafaud avec
la dignité d'une femme qui fait son devoir et
remplit un office de cour (2). Quand les prisons
furent ouvertes, arec cet oubli du passé qui dis-
tingue la femme, il prit a toutes une frénésie
de plaisirs, un besoill de respirer vi te; la royauté
avait disparu, mais la vieille cour vivait encore
dans les duchesses, les marquises, avec ces
bonnes manieres qui ne s'abdiquent jamais et


(1) Louis XVIII. d'abord régent, puis roi, avait des agents
constamment accrédités 11 Paris avec des instructions tres-
dévcloppées.


(2) Almanach des Prison.~, 1794.




- 215-
qui exercent, je le répete, un prestige indicible
sur tous. Il s'était noué en prison de douces
amitiés, de tendres liens; madame Tallien en-
trenait a sa cour républicaine un cortége bril-
lant de dames de l' ancien régime qui trouvaient
chez elle un accueil charmant.


Cette puissance de la femme de l' ancien ré-
gime a cette époque est const~tée et décrite par
un régicide, un des hommes les plus enthou-
siastes de la révolution, le citoyen, depuis
corote Thibaudeau (1).


« Ce fut apres le 9 thermidor que je fi8 mon
entrée dans ce qu' on norome a Paris la société¡
je fus caressé corome tous les membres de la
Convention qui s'y étaient fait un noro; une
fois lancé dans ce tourbillon de plaisirs et de
soirées, on ne savait a qui répondre; je cédais
a ces prévenances ; les salons dorés (on appelait
ainsi ceux de l'ancienne I1oblesse) exer~aient une
iromense influence ; ce n' était pas pour leur mé-
rite personnel qu' on y attirait les révolution-
naire, on ne les caressait que pour en accepter
des services ou pour corrompre leur opinion.
En face on les accablait de toutes sor tes de pré-
veoances, derriere 00 se moquait d'eux; ceux-ci


(1) Mémoircs de Tbibeaudeall tiur la Cunvention.




21G -
croyaient augmelltel' leur j Il1pol'tance en fl'é-
quentant les gens de l' ancien régime; ils se lais-
saient prendre par de grossieres amorces; de-
vant eux on hasardait d'abord quelques plaisan-
te1'ies sur la révolution, comment s'en racher?
C'était une jolie femme qui se le permettait,
on les avait aeeoutumées au persifflage, on les
fac;onnait insensiblement au mépri:; des institu-
tiOl1S, e' est-a-dire que le parti républieain
éprouva bien des défections, » Ainsi s'exprinw
le eonventionnel Thibaudeall avee la trlstesse au
ecenr de volr l' umvre de la révolution singulie-
rement eompromise (1).


La soeiété aristoeratique de Paris se rétablit
done spontanément. Commc la vieille noblesse
avait perdu sa fortune ou bien qu'elle ne V011-
lait pas recevoi¡' dans ses salo11s et :sous ses
éeussons Lrisés, il se forma des réuniolls publi-
ques, des eercIes et des baIs, te1'rain neutre OÚ
ron se reneontrait : grande dame de rancien
régime, nouvelles fortunes de la révolution,
vertus sévercs ou faeiles ('2), et ron s' amusait
avee un tel entrain qu' 011 n' aurait j arnais erú


(1) Le citoyen Thibcaudeau de,in! 80\15 l'Empirc conseil-
ltl' d'État, pllis pl'éfct, avec le litre de cOllde ct des al'moiries.
(~) Ql1CI<]llcs-llns de ces hals étaicnt par sO\lscription;


c,\'uutrcs tOHt it fait llUblics.




- 217-
que beauconp de ces tetes blondes, brunes et
frisées avaieot été a la veilIe d' etre tranchées par
le bouneau. Je crois que lorsque les natures
molles et douces viennent d' échapper a un grand
dan gel' , il leur prend au crour une réaction de
joie qui les fait courir au bal, au spectacIe, a
toutes les fetes publiques avec un désil' effréné
d' oubliel' le passé et de jouir du présent. Il se fit
done des réunions publiqw:)s a l'hótel Thélusson,
a Frascati, dans l'ancien Tivoli, par sOllscrip-
tlon, sorte de cohue OU ron se coudoyait sans se
confondre; une de ces réunions prit meme le
110m étrange et lugubre de Dal des Victimes;
on n'y était admis qu'a la condition d'avoir un
parent, un ami telldre et intime guillotiné pen-
dant la TerreUl .. Les femmes comme les hommes
y portaient les cheveux courts par derriere pour
rappeler la fatale toilette qui précédait I'exécu-
tion; toutes extremement décolletées avec de
longues robes de ITlOusseline transparente qui
ne disshnulaient aucune forme, elIe~ dansaient
a la maniere grecque, comme les chrours des
Graces sur les bas-reliefs antiques. Trénis,
Gardel régnaient sur la dam:le, et autour d' eux
on se groupait (comme autour des acteurs et
des mimes de Rome) , quand ils exécutaient la
Gavote et la Monaco avec des gestes entrelacés,


13




- 218 -,
les yeux mourants, la bouche en creur, d'une
fa<;on parfai tement niaise et ridicule (1). Quant
á Vestris, le dieu de la danse, il daignait quel-
quefois paraitre a ces bals, lorsque Garat, le dieu
du chant, s'y faisait entendre. La plaintive ro-
mance : Bouton de rose, était son triomphe.


Il y avait affeetation d'élégance pour se dis-
tinguer du débraillé des clubs; un bal était la
pl'éoccupation souveraine des femmes a la mode,
un moyen de se distraire et d'oublier les tristes
temps de la Terreur. Un an s'était a peine écoulé
depuis que la vicomtesse de Beauharnais avait
rec;u son acte d'accusation au tribunal révolu-
tionnaire (2) et elle écrivait a madame Tamen
ce billet d'nne légereté oublieuse : « 11 est ques-
tion, ma chere arnie, d'une magnifique soirée a
Thélusson, je ne vous demande pas si vous y
paraitrez; la fete serai t bien languissante saos
vous; je vous éeris pour vous prier de vous y
montrer ave e ce surtout de fleurs de pécher que
vous aimez tant; je ne le hais pas non plus i je
me propose de porter le pareil; comme il me
parait important que nos parures a toutes deux
soient absolument les memes, je vous préviens


(1) CoJlection des gravures (nibJioth. impériale, 1794-1795).
(2) La comparution de madame de Beauharnais devant le


tribunal révoJutionnaire était fixé au 10 thermidor.




- ':H9-
que j'aurai sur les cheveux un mouchoir rouge
noué a la créole (1), avec troís crochets aux
tempes, ce qui est bien hardi pour moi et tout
naturel pOUl" vous, plus jeune et incomparable-
ment plus fratche. Vous voyez que je rends jus-
tíee a tout le monde, mais e' est un eoup de
partíe, il s' agit d' éilipser les trois Bichons el les
bretelles anglaises (2).


Voila de quoi les femmes a la mode s'oecu-
paient comme d'une tres-gros se affaire; on ne
révait que plaisirs équívoques, distractions ra-
vissantes, et l'on peut prendre une idée exacte
de cette soeiété rieuse et légere, dan!; ce
qll'a éerit madame Junot (depuis duehesse
d' Abrantes), ave e une désinvolture, un laisser-
aller presque naif. Madame de Permon, sa mere,
séparée de son mari, tenait un petit salon:
vieux marquis, généraux de la République,
fournisseul's y venaient sans fa~on, on y jouait,
on y dlnait, et toute l'occupation était le
théatre, les artistes, la dan se, la musiqlle ; on y
vivait d'une maniere facile, charmante, peu
scrupuleuse; la politique passait a. cOté de vous
sans vous effieurer ou vous atteíndre. Cette vie


(1) Ce costume qui a été conservé par les gravures contem-
poraines est.parCaitement ridicule.


(2) Surnoms donnés A quelques é1égantes de cette époque.




- 220-


sensuelle avait pour toute religion la mytho-
logie, V6nus, les Gnkes; l'existence se renfer-
mait dans un cornet de bonbons, carquois
d' amour et tendres devises.


Ces mreurs se continnerent plus étranges,
plus libres encore quand le Directoire se forma
apres la Constitution de l' an III. Au point de
vue politique, eette royaut6 a cinq tetes était
parfaitement ridicule; le parti constitutionnel
triomphait avec son systeme de deux Chambres
et du balancement des pouvoirs; mais a la pré-
sidence du Directoire était le comte de Barras,
esprit ferme, gentilhomme sans pl'éjugés, sans
mreurs, avide de plaisirs, tradition de l' officier
rauge sous rancien régime; son salon était
dche, élégant, le menn de sa table tres-raffiné;
mauatlle de Chateau-Renaud, la vicomtesse
Beauharnais, madame Talliel1 faisaient la
distinction de son petit palais du Luxem-
bourg, ou parut alors une délicieuse étl'an-
gere qui fit une grande sensation: elle se
nommait madame Grant, alors admirablement
belle, et quí tenait M. de Talleyrand sons ses
douces chaines.


M. de Tallyern.nd revenait de l'émigration,
rayé de la fatale liste par l'influence de Guin-
guené, Benjamin Constant et de madame de




- 22'1-


Stael. A son re tour d' Amérique, M. de Tallcy-
rand avait connu a Hambourg une créole hol-
lalld~ise, néo aux Indos orientales (1), non~ha­
lante, belle et facile. A cette époque de licence
étrange, M. de Talleyrand l'avait cOliduite a
Pal'is po u!' tenir su maison. Madame Grant, com-
promise pOU!' quelques int.rigues d'éllligration,
fut arrétée des son arrivéc a l'hMel, et parmi
les docUlllcnts eurienx et rares de eette époque,
OIl trouva un autographe de M. de Talleyrancl,
un billet écrit au comte de Barras avec toute la
légereté, le sans fayon des granel" seigneurs
c1u vieux r~gime, quand ils s' éCl'ivaient entre
eux pOU!' une galanterie : « Citoyen directeur,
on vient d'arretel' madame Grant comme con-
spiratrice; e' est la personne de l' Europa la plus
éloignée, la plus incapable de se meler d' au-
cune affaire; e' est une indienne bien belle, bien
paresseuse, la plus désoccupée des femlIles que
faie jamais rencontré; je vous demande intéret
pour elle; je suis sur qu' on ne trouvera pas
l' ombre el'un prétexte pO11\' ne pas terminer
cette petite affaire a laquelle je semis bien raché
({U' on mit de l' éclat ; je )' aime, et je vous atteste


(1) Hambourg était alors le rendez-vous des émigrés qUí
rcvenaicn t en France et le foyer de qllelq Lles i ntl'iglles.




- 222-


a vous, d'homme a. homme (1.), que de sa vie
elle ne s' est melée de rien et n' est en état de se
meler d' aueune affaire; e' est une indienne, et
vous savez (2) a. quel degré eette espeee de
femmes est éloignée de toute intrigue. Salut et
attachement (3 germinal). C.-M. TALLEYRAND. J)


Ainsi M. de Talleyrand n'hésitait pas it avouer
sa passion pOll!' madame Grant, assul'ément
tres-belle, mais d'une éducation fort négligée et
qui ne correspondait en rien a son esprit : con-
traste qui se retrouve souvent; les grandes
intelligences recherchent les nalvetés dans lems
amours, pour elles e'est un reposo Madame
Gl'allt dut bientót tenir le salon' de M. de
Talleyrand, appelé au département des relations
extérieures sous l'influence de madame de Stael.
Depuis Barras, sans doute, on comrnent;ait a
connaltre les salons: M. de Talleyrand leur
dOllna bientót le cachet particulier de la vieille
aristocratie, qui désormais put se rencontrer
autre part que dans les bals de Thélusson et
de Frascati. Chez M. de Talleyrand il y eut des
soirées brillantes, des jeux organisés comme


(1) M. de Talleyrand n'osait pas se servir de I'ancienne for-
mule de gentilhomme a .qentilltomme, particuliero a la bonne
noblesse.


(2) Le comte de Banas avait vécu dans I'Inde.




- 223-
dans l'ancienne cour; les vieilles duehesses
purent se rencontrer avec des hommes de leur
rang, de 1em mérite; on laissa aux militaires,
aux femmesgalantes, les maisons de jeux que la
police du Directoire venait d'instituer. On put
se voir chez M. de Talleyrand, qui recevait,
comme ministre des affaires étrangeres, ia meil-
leure compagnie de rEurope. Les deux part-
neJ's habituelles de son whist, meme sous la
République, étaient la princesse de Vaudemont
(de la maison de Lorraine) et la duchesse de
Montmorency, alliée aux Condé (1.).


Dans l'hiver 1797 on vit apparaitre dans les
salona de Paris une jeune femme qui, par son
éclat, sa fraicheur, ne pouvait avoir de rivale
parmi les beautés un peu usées de la Conven-
tion et du Directoire; e' était une Lyonnaise,
d'une famille honorable; toute jeune filIe elle
avait épousé unbanquier également de Lyon,
M. Récamier, plus agé qu'elle de trente ans;
elle n'avait rien des traits vifs et ardents de
madame Tallien, ni le eh arme ravissant de
madame Chateau-Renaud; 011 aurait dit une
statue de marbre, l'reuvre d'ul1 sculpteur grec
de la grande époque; peu d' animation dan s les


(1) M. de Talleyrand conserva cette habitude du whist
jusqu'a la. fin de sa viel la. soirée se prolonge¡Ut jusqu'A trois
heures du matin.




- 22h-
traits, et un aspect de froideur gracieuse au
milieu de toutes ces dissipations des salons du
Directoire. Les Mér(lOires publiés au nom de
madame Récamier disent qu'elle ne pal'Ut ja-
mais dans les salons du Luxembourg ; il est fort
difficile de le croire, car M. Récamier, par ses
affaires de banque, était en continuel rapport
avec les directeurs (1). D'apres l'opinion géné-
rale, on dit que, fort liée avec mesdames de
Stael et TaBien, madame Récamier porta les
memes toilettes, aima les memes plaisirs,
qu'elle vécut enfin dans cette existen ce de fetes
et de distractions. Sa parole douce, caressante,
attirait chacun vers elle par une pente irrésis-
tibIe quí lui créait un empire. En acceptant
tout ce que les amis de madame Récamier ont
publié sur ses qualités ravissantes et sur ses
triomphes d'amitié tendre, respectueuse, on
peut en conclure que cette Vénus de marbre,
également charmante a tous, avec la meme
bíenveillance pour tous, devait etre une nature
bien monotone pour les creurs et les esprits
d'élite qui aiment les exceptions et les distinc-
tions (2).


(1) M. Récamier était aussi fournisseur et tres-assidu dans
les bureaux du Directoire.


(2) Les portraits de madame Récamier la reproduisent dans
la méme toilette que les autres femmes du Directoire.




- 225-
Le cóté étrange et dépravé de ceUe époque


ce fut la confusion presque absolue de la femme
du monde avec la courtisane! elles se melaient
perpétuellelllcnt dans les salons, dans les
ramlls : la loi du divorce ne laissait plus au
mariage le caractere sacré et cháste : nulle
pompe religieuse ; on se prenait, on se quittait
devant l' officiel' de l' état civil avec un sans-
gene incroyablej une femme avait des enfants
de trois a quatl'e marisj meme dans le grand
monde, la jeune fille ne parlait que de l' amour,
de ses ailes bIeues et roses; l'hyménée, sym-
bole mythoIogique, était représenté, comme sur
le'3 éventails, par un autel avec des creurs en-
flammés, et ce petit diable d' Amour, le carquois
sur l'épauIe, décochait ses fleches avec des vers
bien niais, comlIle on en lisait dans les Lettres
d Émilie du citoyen Desmoutiers. Les jeunes
pensionnaires jouaient le Voyage d Cythere, au
doux roucoulement des vers de Parny.


Dans cet énervement palen, qu'était devenue
la nature male et énergique de la femme jaco-
bine, qui chevauchait sur un canon, tricotait
aux tribunes de la Convention et des clubs, et
souvent accompagnaient en vociférant les char-
rettes de la guillotine? Ces femmes, d'une na-
ture exccptionnelle, a la figure ardente ou


1.3.




- 226-
abrutie, le bonnet rouge éclatant sur la tete,
une pique a la inain, les déesses de la Liberté
en un mot, avaient-elles entiercment dispa-
rues (1)? L'insurrection de prairial an IV avait
été le théatre de leur l'mthousiasme : elles s' é-
taient mises a la tete du peuple ce jour-Ia en
criant : Du pain et la Constitution de 1793;
l'insurrection dispersée, si elles étaient rentrées
dans la foule, leur esprit n' était pas mort.
La femme courageuse et jacobine se réveilla
dans la conspiration égalitairede Babeuf; elle
y joua un r61e d'encouragement et de maJes
caresses. La conjuration s' anima aux accents
patrio tiques d'une chanteuse célebre, Sophie
Lapierre. Au café ChillOis (2), le club babou-
viste avait établi son quartier général, et Sophie
Lapierre chantait, a enivrer le peuple, le retonr
des droits naturels et imprescriptibles pour les
égalitaires :


Un Code inC¡'¡me a trop Iongtemps
Asservi les hommes aux hommes I


(1) On ne peignait plus les femmes jacobines qu'en gro-
tesques et en caricatures; les amateurs possedent de beaux
portraits des déesses de la liberté. Voir collection de gravures
(Biblioth. impériale).


(2) Le café Chinois, situé sur le bouleval'd, pres la rue de
la Michodiere, Cut ensuite, en 1800, transformé en bains en
conservant son caractere pittoresque.




- 227-
Qu'i1 tamba, le regne des brigands!
Sachons entln ce que nous sornmes.
Réveillez-vous a notre voix,
Et sortez de la nuit profonda;
Peuples, ressaisissez vos droits,
Le soleil luit pour tout le monde!


Tu noua creas pour étre égaux,
Nature, Ó bienfaisante mere,
Pourquoi des biens et des travaux
L'inégalité meurtriilre?
Pourquoi mille esclaves rampants
Autour de quatre a cinq despotes (1) 1
Pourquoi des petits et des grattds 1
Levez-vous, braves sans-culottes!


On vit des princes, des sujets,
Des opulents, des misérables;
On vit des maltres, des valets :
La vellla, tous étaient semblables.
Du nom de lois et d'illstitLlts
On revét I'alfreux brigandage;
On nomme crime les verlus,
Et la nécessité, pillage.


Et vous, Lycurgues des Franl(ais,
O Marat, Saint-Just, Robespierre (2)!
Déja de vos sages projets
Nous sentions I'effet salutaire;
Déja le riche et ses autcl~,
Replongés dans la nuit profonde.


(1) Les membres du Directoire.
(2) La journal de Babeuf dit que ces noms suscitaient des


applaudissements frénétiquesj c'était la trinité des babouvistes.




- 228-
Faisaient répéter aux mortels :
Le Boleil luit pour tout le monde.


A ces chants de Sophíe Lapierre accouraient
les débris des clubs de femmes; elles remplis-
saient les tables du café, ou le vin coulait a
flots; quand la femme se passionne, elle est
plus arden te, plus cruelle méme que l'homme;
comme les Bacchantes, elle déchire Orphée de
ses ongl~s ensanglantés. C'étaient des femmes
qui faisaient circuler clandestinement le journal
de Gracchns Babeuf; on le lisait, le soír, a la
veillée des Halles, dan s les ateliers {les fau-
bourgs de Gloire et de Marceau. (1). Elles le
portaient dans les casernes ou leurs grossieres
caresses corrompaicnt le soldat; les dévotes de
Robespierre n' avaient point disparu, et SOIl
culte étaif pratiqué dans quelques maisons de
l'Estrapade (2). Il restaít an creur des vrais ja-
cobíns un long retentissement des jours patrio-
tiques, des autels élevés a la Liberté, a la Na-
ture, de cette fNe de l'Etre-Snpréme, toute
parfumée de roses et d' reillets entrelacés d' épis
de blé, et quí devait se reproduire un jour dans
le culte des théophilanthropes.


(1) Les faubourgs Saint·Antoine et Saint·Marceau.
(2) Quelquos femmes portaient méme le deuil de Marat et


de Robespierre.




XXI


Le gonvernement de Mme de Stael.
Constitution de l'an 111.


La vie de Paris sons le Directoire.
(1796 - 17!lR)


La Constitution de l'an 1II, qui divisait les
pouvoirs en deux Conseils, avec un Directoire
de cinq conventionnels pour gouvernement, fut
l' reuvre du salon de madame de Stael et de ses
intimes ulllis, les citoyens Chénier, Daunou,
Guinguené, sous la pensée doctorale de l'abbé
Sieyés, le fabricateur de ConstitutiollS : jI y a
des esprits ainsi faits qui passent leur vie a
constituer les peuples, fatuité vaniteuse que la
révolutioll a vu si souven t éclore (1).


Si madame de Stael, parfaitement laide sous


(1) On avait en déjA trois Constitutions élel'l1p.lles, celJes de
1791, 1793, 1795.




- 230-
son turban vert et sa tunique jaune, avait les
éturles, la paro le et les allures d'un homme,
elle gardait aussi le camr tres-sensible d'nne
femme; elle était alors aimée d'un jeune écrivain
a la blonde chevelure, sorte d' étudiant reveur de
l' Allemagne, Benjamin Constant de Rebecque,
qu' elle avait l' orgueil d' élever jusqu'a la con-
dition de 1'homme politiqueo


Le Dlrectoire fut ridiculement composé :
10 d' un tout petit bossu, botaniste médiocre,
ámoureux de la nature a la fayon de Bernardia
de Saint-Pierre, on le nommait Larévelliere-
Lepaux; 20 d'un rude al sacien , apre a. rar-
gent, Rewbell, un peu compromis dans la capi-
tulation de Mayence; 3D de Letourneur, officíer
de génie tres-insignifiant; Ao de Carnot, membre
de l' ancíen Comité de salut public; 50 enfin
du comte de Barras, ce ferme caractere qui
avait joué un rMe décisif au 9 thermidor, dans
les journées de prairial et de vendémiaire; la
révolution comptait par journée de guerres
civiles, de combats, de luttes et de sueur san-
glante.


Le comte de Barras, avant qu'il ne fUt énervé
et dégouté par les événements, avait cette
hauíe qualité dans un homme politique :
« Qu'il était résolu a ne quitter le pouvoir




- 231-
qu' apres avoir cssayé tous les llilOyens de s' y
maintenit'. )) Le plus grand tort des gouverne-
ments, c'est de s'abandonner eux-memes dans
les crises: quandoll a la force publique en
mains pour dominer, il faut s' en servir pour
frapper ceux quí aspirent a vous l'enverser. A
peine installé et nommé président du Direc-
toire, Barras ouvrit avec faste ses salons du pa-
lais du Luxembourg. Certains instincts rappro-
chent entre elles les classes snpérieures, etalors
meme qu'un gantilhomme avait fait fausse voie,
les classes nobles allaient plus vo1ontiers a lui
qu' a un roturier de fortune. Barras eut bientot
une élégante cour formée de cette portion de
l' arístocmtie qui avait fail1i en 1789 dans ses
devoirs envers la royauté, te18 que les La Vau-
guyon, Les Lauraguais, les Ximenes, Montmo-
rency, Liancourt, Duchatelet, Béthune-Cha-
rost. On ne peut dire aquel degré de faiblesse
quelques-uns de ces noms étaient descendus!
Et par exemple, le marquis de Ximenes avait
écrit ces vers plats et bien étranges jetés aux
idoles du jOllr (1.) :


(1) Chanson de guerre, par le dtoyen Ximenes, 1793, snr
l'air : Au~sitót que la lurniel'e (Recueil de chansons ¡'évolution-
naire .• ).




- 232-
Le spcctre de l'ignorance
Courba vos yeux trompés,
Vos mains rendrollt a la France
Ses droits longtemps usurpés.
Lcvez-vous, chnngez vos chaines
En glaives étincc]nnls
Qui brisent les armes vaincs
De nos ellnemis tremblants.


Ainsi parlait un descendant du cardinal de
Ximenés, duc et pair de France, grand (l'Es-
pagne; et le vieil alllant de Sophie Arnoul~l, le
duc de Lauraguais, était tombé plus bas en-
coreo Tous ces gentUshommes enivraient Barras
d'adulations et de laches flatteries, et le pré-
sident du Directoire les traitait en granel sei-
gneur uallS ses chasses a Groshois et ses diners
it deux ou trois scrvices fort bien réglés. Sur sa
table s'étalaient les faisans des maisolls royales,
les perelreaux de Beauce, les grives de la Pro-
vence, a. cOté du blanc turbot ou du saumon a.
la Chambord, inventé par le maréchal de Saxe,
la tmite du Rhin arrosée du rudesheim capi-
teux. Barras aimait les pIats du midi, les pou-
lardes de Toulouse fardes de truffes (1), les


(1) Les mcnus de Barras ont été ,;onservés dans un livre de
cuisille publié en 1832, grand in-S".




- 233-
gigots a l'aíl, ces mets mis a la mode par le
maréchal de Richelieu :


Un gigot tout a l'aíl,
Un seigneur tout 11 l'ambre.


Les conventionnels austeres qui avaient pro-
mis un milliard de biens nationaux aux soldats
de la Uépublique comme récompense de leurs
glorieux services, sans jamais leur donne!" un
assignat de mille livres, s' étaient adjugés la
jouissance des plus belles terres de l' ancien do-
maine royal ou féodal. Barras avait Gmsbois,
deux ou trois hótels a Paris, avec la domesticité
la plus aristocratique : mala·e d'hOtel, cuisi-
nier, domestiques, valets de chambre auxquels
00 donnait le nom ridicule d' officieux. Les ré-
volutíons changent les noms, lllais les choses
restent.


Ponl' compléter son imitation de la Régence,
BalTas groupaít autour de lui des femmes du
grand monde qui, publiquement, tenaient son
salon. Le malheur abaisse souvent les carac-
teres; lamísere, a coté des appétits du luxe,
rMuisait les femmes de l'aristocratie a tendre
la main au citoyen président du Directoire,
galant, généreux, toujours sans scr:lpI11c,; ponr




- 234-
les qnestions d'intérét. Dans le salon de Bar-
ras, tonte affaire se traitait avec de l'argent,
et dans ces mal'chés publiquement avoués on
stipulait des douceurs pour les dame3 de fol't
bonne noblesse que protégeait le comte de
Barras, comme récompense de ses amours ca-
pricieuses; on lni connaissait trois maitresses
publiques, toutes prises dans l'aristoeratie du
vieux régime (i).


Ce salo n tres-bien tenu recevait les ambas-
sadeurs, les chargés d'affail'es djplomatjques
des puissances en paix avec la France, la Hol-
lande. la Prnsse, la Suisse; le comte de Ca-
barrus qui avait signé le traité de Bale était
nommé ambassadeur de Charles IV aupres du
Dil'ectoire; cette position tres-élevée devait
donner un nouveau cr6dit a madame Tallien,
cal' l'ambassade· d'Espagne, comme celle de
Hollande, était pour le Directoire le canal de
nombreuses affaires de banques et d' argento
De ces dehes contrées venaient les diamants,
les lingots, les ducats, les quadwples; four-
nisseurs, diplomates, acquéreurs de biens na-
tionaux, émigrés réconciliés avec la Républiqne,


(i) Je ne cite auenn Dom; les mémoires contp,mporalns sont
moins diserets.




- 235-
s'adressaient uu direeteur Barras, et la condi-
tion essentielle a. tout sueees e' était le paye-
ment de eertaines gracieusetés : un rouleau de
mille louis d' or pUlir les dames eomplaisantes,
galanteríe facile, visible a tous les yeux, ee
que le Direeteur appelait sa liste civile (1).
Qui pouvait rési8ter a. eet attrait de rOl' si
faeilement gagné? Ce qui earaetérisait· et dé-
gradait a la foís la femme d' alors, e' était l' ab-
senee de tout sentiment de moralité et de re-
lígion; on n' en trouve traee nulle part; dans
les eorrespondances, dans les lett1'es, le nom
de Dieu n' est pas meme pronúneé; on ne s' oc-
eupe que de frivolités : tlléatres, bals masqués,
acteurs, beaux jeunes hommes, gracieuse filies,
beautés de la seene ou du Conservatoire de
clanse et de musique, déja. petit sérail pour les
grands seigneurs de la révolution. On ehantait
beaueoup de romances d' amoureuse langneur
ou de badinage galantin : On dit qu' a quinze
ans on plait, on aime; Le premie}' pas se (ail
sans qu' on y pe¡/Se. Qui n' allait voir et applau-
dir a. Feydeau les beaux faiseurs de roulades?


(1) Aucune négociation, meme diplomatique, ne se faisait
sans qu'il y eut, au préalabl'l, une question d'argent; on peut
en voir la preuve dans la fameuse corrrespondance des en-
voyés américains.




- 236-


Grétry, tradition des époques de Louis XV,
faisait ses opéras doux et charmants; Méhul,
quí avait composé de la musíque grandiose et
terrible comme les épopées du Comité de salut
public, était passé de mode.


La France était revenue-a une sorte de Ré-
gence sans délicatesse, sans gracieuses ma-
nieres, sans poudre de scnteur, avec une orleur
de fournitures, vivres, viandes; on se raillait
de l'opiníon publique qui, a son tour, chanson-
nait le Directoire palO des épigrammes souvent
grossieres; on récitait sur rair de Tl'iste Raison
le couplet que voici :


Notre Montagne enfante un Dircctoire,
ApplaudissOllS iI son dernier succes;
Cal' sons ce nom, inconllU dans l'histoÍl'e,
Cinq lois Ilouv('aux gouvernent les FraJll;ais.
Peuple trompé pour tOÍ, la République
Doit étre encore le mot de ralliement;
Mttis tes cinq roís, par une raute oblique,
La conduirant bientot au monument (1).
En adoptant un luxe rÍdicule~
lis font gémir la sainte égalité;
A Icur aspeet, la liberté recule,
Et dans leur cronr plus de fratcrnité (2).


(1) On appelait ainsi le tombeau.
(2) Recueil de chansons, 1797.




- 237-
Depuis 1789 la France avait pel'du le sen s


moral du pouvoír; cinq hommes avec des épées
de bois doré, des manteaux de théittre, gou-
vernaient le pays avec une aulorité aosolue. Le
Directoire était soutenu par la coteríe que di-
rigeait madame de. Stael, véritable tgérie de
l'hOtel de Salm (1) ou se préparaient les délibé-
rations des Amis de la Constitution pour sou-
tenir le Directoire meme dan s les coups d'État.
Barras, seul homme poli tique, avait une incon-
testable supédorité, et madame de StaeI chan-
tait ses IOllanges. On ne pouvait trouver
lllieux que M. de Talleyrand pom la diplomatie;
il connaissait l'Europe; il avait surtout des
mots, des axiomes spirituels pom' résumer les
questions, ce qui est une grande force dan s
les affaires. Alors a quarante-trois ans, il con-
servait ses traits. fins, spirituels, indéfinis-
sable mélange du petit abbé de cour et du gen-
tilhomme roué, l' ancÍen ami de Lauzun, de
Cllstine, de l'abbé d'Espagnac et du beau
Beauharnais; son costume était toujours soi-
gné comma sous rancien régime; il passait


(1) Le club gouverllemental de 1'1I6tel de Salm avait pour
adversaire le club de Clichy, moitié constitutionnel, moitié
royaliste, dont la bizarre idée était la restallration de
Louis XVIII avee la Constitlltioll de I'an III.




- 238-
une heure a sa toilette a la facon Louis XV, et
portait la poudre, la culotte courte, les souliers
a boucles de diamants et a hauts talons, mieux
que tout gentilhomine. Il aimait les femmes
avec passion et briguait les hautes conquétes
avec galanterie; le salon de madame de Stael
était le théatre de ses nobles passions.


Ce salon avait toutes le::; supériorités, sur-
tout a la seconde époque de la réaction ther-
midorienne; le parti royaliste ayant acquis une
certaine importance par la pl'esse et la tribune,
la eonduite de Tallien, bien sanglante durant
la Terreur, avait été vivement attaquée, et son
crédit avait baissé devant le pouvoir du Direc-
toire; quelque temps l'idole de la jeunesse
dorée, Tallien s'était vu forcé a témoigner un
grand repentir de son passé. « C'est un mal-
heur, disait-il un jour a la tribune, d' etre né
dans un temps de révolution, puisque trop
souvent entrainé par les circonstances on ne
peut suivre ni l'impulsion de son ereur, ni le
conseil de la sagesse; je dois done pleurer sur
les temps désastreux, puisque fai contribué
peut-etre a les faire naitre par mes opinions. J'ai
pu errer dans un temps ou la vérité était cou-
verte sous le voile des passions; mais l' erreur
n'est pas un crime, et qui serait assez vain




- 'l39 -
pOUl' affirmer qu'il a toujours jugé notre révo-
lution avee sang-froid et justice (1)? ))


Il Y avait loin de eette humilité craintive
au langage hardi, audacieux de Tallien aux
beaux jours de la jeunesse dorée, et la puis-
sanee morale de' la charmante et courageuse
Theresa Cabarrus s' en ressentit; ceux-la mém~
qui. a d'autres époques, l'avaient appelé Notre-
Dame de Thermidor, luí donnerent alors plus
souvent l'autre 110m dont j'ai parlé et d'une
sombre ironie, Notre-lJame de Septembre, en
souvenir des massaeres auxquels Tallien n'é-
tait pas resté étranger; on délaissa la cou-
rageuse Espagnole qui pourtant avait rendu
tant de services.


Madame de Stael éprouvait 111113 secrete joie
de cet affaiblissement du crédit de madame Tal ..
lien; vilain laideron a la toilette ridicule, elle
ne pouvait souffrir cette belle rivale dont les
yeux, selon le langage du temp&, ravageaient
les comrs. A force d'esprit, d'action, de mou-
vement, madame de Stael était restée maitresse
de la politique et prétendait meme conduire
les afIaires san s tenir cornpte de la situation
élevée que prenait madame de Beauharnais,


(1) Moniteur du 10 thermidor an"VI.




- 2l,0 -
a\\)t'i', ta {~\\\.m~ d.u gén.éta\ B\)\\\.\~\.\t~ que
Tallien avait suivi en Égypte. La plupal't
des jeunes compagnons du général illustre
étaient mariés; ils laissaient leurs gracieuses
femmes a Paris; il en résultait encore plus de
facilité de distractions pour les citoyennes qui
u' avaient pas r hérolsme des matrones romaines!
Singulier temps ou des renommées puériles
éclipsaient ceHes des glorieux soldats! Les
danses inventées par Ves tris ou par Trénis
faisaient autant de bruit que les bulletins des
victoires (1). Qui pouvait égalel' la popularité
du petit Garat, ce Richelieu d' antichambre,
cet incroyable fat qui, cornme le chanteur Ba-
thyle des telllps de la décatlence de Rome dont
parle Juvénal, était plus applaudi que les con-
suls sur le chal' de victoire? Quand mesdames
Tallien et Récamier, en tunique diaprée, les
doigts de pied ornés de bagues, dansaient une
gavotte avec Trénis et Despréaux, on montait
sur les chaises, sur les fallteuils pour faire
cercIe autour el'elles; on suivait avec enthou-
siasme les poses et les mouvements de la dallse
du cltdle, a nos yeux si ridicule; tout passe


(1) 11 faut étudier les mémoires contempol'ains pour bien
juger ce temps. •




- 2ld-
dans les choses <le fanlaisie et de plaisirs! Ces
jeunes femmcs, nous les avolls connues vieilles
et fardées! Inflexible chatiment infligé par le
temps; les rides viennent vites, tristes ravins
que creusent les larmes et que ne peuvent ca-
cher ni le blanc mat ni le l'ouge éclatant qui
colore les joues,


Pour répnrer dn tcmps l'irJéparnblc outrnge.


Ce n' était pas la faute de ces jcunes felUmcs
si elle se laissait alIel' a ces légeretés, si elles
ne pensaient pas aux choses sél'ieuses; jamais
société n'avait oublié a ce point la loi mOl'ale;
on se préoccupait des jouissances matérielles;
011 puisait sa religio11 dans les chillu)'s palens
d'Opéra ou de Feydeau; les poésies les plus
voluptucuses étaient lues avec avidité. Pamy
était le poete a la mode; l'impm', I'ordurier
Pigault-Lebru11 faisait les délices du monde (1).
Jamais 011 n'avait plus imprimé de livres las-
cifs; 011 imitait les courtisanes de la Grece,
Aspasie, Lasthénic, avec la vie aux bains, aux
théil.tres. Le mobilier des salons était la repr~­
duction des vestiges et des bijoux de Tivoli,
d'Herculanum; et tant l'Église catholique était


(t) Les plus infames éditions portent la date de ran VI.
:l4




- 2~2-
oubliée, que le directeur Larevelliere-Lepaux
tle petit bossu dont j' ai parlé) osa proclamer
le culte public des Théophilanthropes, pour
remplir le vide laissé par la religion révélée.


Des choristes hébétés, de grands et gros
niais, vetus de blanc, se réunissaient sous les
volites des deux églises préférées par la secte,
Saint-Sulpice, Saint-Philippc-du-Roule; les
petites demoiselIes du Conservatoire, couron-
nées de roses, enguirlandécs de bluets et de
marguerites, se rangeaient alltour d'un autel en
trépied ou. brlilaient des parfums, comUle 011 en
voit sur les boltes de bonbons de la rue des
Lombards; le pontife prenait la parole, et
l'heure vel1ue, on chantait des hymnes, 011 réci-
tait des prieres (il existe encore le livre d'heures
des théophilanthropes), et au son des harpes, des
hautbois, on chantait les can tiques (1).


L'obéissance aux lois, l'amour de la patrie,
De ses ennemis le pardon,


L'union obligeant le désordre en furie
D'éteindre son affrcux brandon,
La paix garantie a l'Europe
Par l'acte le plus solennel ,


(1) Ma bonne fortune d'antiquaire m'a fait trouver ce livre
curieux sous ce titre: Manuel des adorateurs de Dieu el des
arnis des hornmes, rédigé, quanl a la partie des invocutions
el formules, par J.-B. Chemin. Paris, chez l'éditellr, an VII.




- 2l¡3 -
Voilil du théophilanthrope
Les VOJux offerts a l'Éternel.
o toi, I'Oromase du mage,
Des Égyptiens l'Osiria,
O Dieu, re~ois le libre hommnge
D'un cceur de ton amour épris.


Et quand les philanthropes parlaient de
concorde, de paíx et d' union, une lutte poli-
tique violente s' engageait entre les partis. En
France, depuis la révolution de 1.789, la meme
inévitable coHision se produít entre les Assem-
bléeset le pouvoir, toujours dans les memes
formes et dans les memes eonditions de vio-
lenee et de eoup d'État. II faut nécessairement
que l'un de ees deux pouvoirs écrase l'autre :
l'unité et la pluralité se heurtent constamment.
La majorité des deux conseils des Anciens et
des Cinq Cents menac;ait le Directoire, qui
devait appeler a son aide l'armée essentielle-
ment liée a la République; tout le monde
apereevait la crise, excepté les candides me-
neurs des deux Conseils, cléclamateurséloql1ents
si ron veut, mais sans idées pratiques du gou-
vernement.


Les préparatifs da 1.8 fruetidor furent faits
chez madame de StaeI, par ses amis. et en tete
le jeune homme dont j'ai parlé, Benjamín de
Constant. Ainsí ceux quí avait taIÍt admiré,




- 2M -
l' heurcuse pondération des pouvoirs, le systeme
repré~entatif (1), allaient briser leur ffiuvre et
recourir a la force, i:t la violence, contro la liberté
de la presse et la majorité des Assemblées. Le
conp d'État du 18 fmctido!' fut résolu llloins au
sein du Directoire que dan s les clubs constitu-
tiOUllOI;:; de l'hütel de Salm (2), sous la main de
madame de Stael. Singuliere destinée que celle
decethotel aux formesélégantes, aux colon nades
italiennes! Báti par l'héritier d'une des vieilIes
familles d' Allemagne, philosophe licencieux de-
venu révolutionnail'e, le prince de Salm avait
été chitié par l' échafaud; l'hotel, confisqué par
la Répl1blique, devint le centre du dub appelé
Constitutionnel qui, sous l'influence de madame
de Stael, n'cut d'autre ressource que de violer
la Constitution qu'il avait faite.


Il s01'tit de la joul'Oée cIu 18 fmctidot, un vé-
ritable remaniement des salons de Paris; la


(1) On savait les préparatifs du 18 fructidor 11. l'étranger
bien avant que le coup d'État n'éclatat en Franc~; j'en ai
dOllllé la preuve dans l'urticJe sur M. de l'alleyrand dans
mes Diplomalts ellropéeM.


(2) L'hótel de Salm avait appartenu 11. Frédóric de Salm
Kirbourg, l'une des plus anciennes familles parmi les rhi 11
graves; le prince de Sal m se jeta dans la Révolutioll, ce qui
ne le salIVa pas de l'échafaud en 1794. Cet hótel est celui de
la Légion d'honncur.




- MI> -
société élégante et royaliste s' éloiglla pour
laisser la place aux heureux vainqueurs, qui
s'abandonnerent a l'éclat du succes. Jamais les
maÍsons de hasard, Frasca ti , Thélusson, ne
furent plus fréquentées par les joueurs; la plu-
part des généraux et des jeunes officiers avaient
quitté Paris pour faire campagne avee le gé-
néral Bonaparte en Égypte. Si un eertain
nombre de gentilshommes, je le répete, étaient
rentrés de l' émigration, ce ne devait pas etl'e
parmi eux que les femmes a la mode pouvaient
trouver des profits : ils étaient ruinés.


Presque toutes les déesses du Directoire vi-
vaient done a la maniere des grandes entrete-
uues. La plupat't desvieux seigneurscherchaiel1t
il. reconstituer leur fortune abimée, et pour réali-
ser ce résul tat, quelques-uns, abdiquan t leur
djgnité personnelle, vendaient leurs serviees
au Directoire (1). S'il n'y avait pas encore de
grandes riehesses accumulées parmi les géoé-
raux de la République et les jeunes offieiers
formés . dans de glorieuses guerres, on trouvait
parmi eux eette insoucianee de la fortune qui
fajt dépenser ce qu' on a, paree que roo ignore
si la vie aura son lendemain. La richesse ne


(1) On citait l'un des plus grands l10ms de France, comme
['inCormateur de Bal'ras a l'étranger.


14.




- 246-
consiste pas dans la possession avare de la for-
tune, mais dans la dépense qui la fait circuler :
le jeu, les femmes, les dlners, les bals, for-
maient les délassements de cette société qui
jetait la révolution dans une sorte d'ivresse.


Les gros financiers de l' époque ne ressem-
blaient en ríen aux si élégants fermiers géné-
raux sous Louis XV; les fournisseurs de l'ar-
mée tenaient a la fois des artisans et du sol-
dat; on les reconnaissaient a. leur costume : les
bottes larges et a. l'evers, la culotte courte en
peau jaune, gilet bleu républicain avec un
grand sabre suspendu a la ceinture; les four-
nissellrs, la plupart venus pauvres et obscurs a.
Paris, y faisaient des fortunes considérables.
On leur accordait beaucoup parce qu'on avait
besoin d'eux. Les poches pleines de louís d'or,
ils se rendaient adjudicataires de bien s natio-
naux vendus a vil prix, et un grand nombre
d'hótels d'ancienne noblesse étaient passés aux
fournisseurs; habitués a corrompre les bureaux,
ils jetaient un souffie empesté autour d'eux;
grand nombre d'anciens Jacobins vivaient dans
les fournitures d'armée, comme les chenilles sur
un chene majestueux (1). Les soldats qu'ils


(1) On citait parmi eux Fou~hé, Tallion et méme Thibau-
deau, qui en fait ['aven dans ses JfémoÍl'es.




- 247-


exploitaient le leur rendait en mépris ou en haut
dédain, et l'on récitait sous la tente l'apologue
du Fournisseur et du Soldaf.:


Un ci-devant laquais, devenu fournissCllr,
Apres un bon diner, faisant le ver la nappe,


Disait d'un ton protecteur
A deux soldats 11 jeun qui demandaient l'étape :


Sur mon honnellr,
Neus avolls bien dll mal, Mossieurs les militaires;
MlJ.is 1l0US vicndrolls 11 bout, Je crois, de nos affaires.
Qu'en penscz-vous? L'llU d'eux lui répondit : Monsieur,


Dans le gouveruement étraIlge
Qui place la cave au grenier,


César se lit chassenr, Laridon cuisinier;
Or, voici comment entre eux le service s'arrange:


César attrape le gibier,
Et c'est Laridon qui le mange.


Qu'importait, au reste, la raillerie du soldat
a ceux quí faisaient fortune avec le drapeau!
Nés en has lieux, les fournisseurs, payeurs
d' armées, financiers, se faisaient peu de scru-
pule; ils savaient que pour obtenir une com-
mission lucl'ative il fallaít une certaine quantité
de rouleaux de Iouís d' 01' distribués aux amis et
aux belles du Dírectoire, et ces dépenses en-
traient en compte. La commission obtenue, leur
premier soin était de bien se placer aupres des
officiers généraux par mille complaisances. Les




- 2h8-
conquetes de la République en ltalie, en Hol-
lande, en Suisse, entrainaient de grands ra-
vages; on dépouiUait les établissement publics,
les Illusées, les 6glises, et ces profits de la con-
quete, transformés par les payeurs et les finan-
ciers de l'armée en lettres de change sur Genes,
Hambourg, venaient circuler dans Paris (1).
Dans ces so1'tes u'opé1'atiolls, les gens d'a1'gent
faisaient des bénéfices énormes; mais tout s' ou-
bliait par la pluie d' 01' qui apaisait la soif
(les Danae du Dlrectoire : elles ne rougissaient
pas de porter aux oreilles les diamants arrachés
au eou des saintes madones. Le trésor de Notre-
Dame de Lorette s'était transformé en lingots.


(1) Voir mon travail sur les Financiers.




XXII


Le Gonsulat.
Ghangement dans les mceurs.


La destinée des remmes de la
Gonvention et du Directoire.


(1799 - 18(0)


La révolution fran~aise suivait le courR in-
variabl.e de ses destinées, tel que nous l'avons
signalé. Des que la sanglante tentative de Maxi-
milien Robespierre pour réaliser une dictature
civile avait échoué, la révolution devait abou-
tir a la dictature rnilitaire non moins inflexible,
car elle entrainait la guerre et la conquete : des
williers el'hornrnes allaient s' entasser sur le
charnp de hataille, la mort était toujours l'en-
jeu. Entre la dictature civile ou militaire, il n'y
avait de possible que l'anarchie, cal' la France
n' avait pas l' esprit call1le, les mreurs pures des
Républiques.




- 250-
Le 18 brnmaire et l'avénement du général


Bonaparte au consuIat, furent la glorieuse réali-
sation de la dictature (1). 'fous les pouvoirs
vinrent se réunir sous sa main. Avec un esprit
de ce mérite, les mamrs devaient ehanger; la
femme n'aurait ni la me me destinée, ni la me me
importanee. Le Consul ne s' était j amais fait une
idée supérieure des destinées de la femme dan s
la sodété moderne; il la réduisait a n' etre
que l'honnete ménagére de la famille; il


. n'admettait ni la fe mIDe d'esprit, ni la femme
d'aetion. Né dans un pays aux sentiments ja-
loux, il n'avait aueune idée ni d'indulgenee,
ni de pardon, pour les mffiurs fadIes : iI était
aigri eontre les muguets de cour, eontre les
jolis gar\(ons que les eapriees des femmes met-
taient au-dessus des héros; son premier aete
fut d' exclure des Tuileries toutes les déesses de
la Convention et du Direetoire.


Le Consul, esprit d' ordre et de famille, fut
frappé d'abord de la nécessité de donner une
bonne édueation a la jeune fille. 11 s' était faiL,
depuis quelques années, une premiére tentative
ponI' renouer la ehaíne du temps et enlever la


(1) Le stathoudérat qu'cn 1797 Sieyes réservait au duc de
Brunswick.




- 251. -
jeune fiHe a l' éducation révolutionnaire. Le
pensionnat de madame Campan, a Saint-Ger-
main, s'était empreint des idées et des formules
du vieux Versailles. Dame d'atour de la reine
Marie-Antoinette, madame Campan aImon-;a sa
maison d' éducation (1) I bientOt peuplée de
demoiselles des conditions les plus hautes dans
le nouveau régime. A peine une année s'était


. éeoulée, que le pensionnat de madame Campan
obtint une eélébl'ité eonsidérable! L'édueation
y était élégante et réduite au simple enseigne-
ment des lois du monde: la musique, la danse,
la mythologie, les révérences, les formules uu
respeet et de la hiérarchie. Au reste, si le pen-
sionnat de madame Campan eorrigeait quelque
chose des habitudes de la femme sous le Di-
rectoire, il fit une édueation guindée, affeetée,
oú les riens de la vie timent la plus grande
place.


La seconde institution, créée par le consul,
fut le pensionnat de la Légion d'Honneur, imité
de Saint-Cyr, ou l'éducation n'eut que le défaut
d' etre trop élevée, trop riehe pour l'humble
destinée qui souvent attendait la jeunc fine
d' ofliders de mérite sans fortune; mais en11n


(1) Ses premicl's prospectus sont de l'an III (1795).




- 252-
par la [Ol'ce des dIOses, le llouveau systeme
u' éuucation devait répudier les mauvaises et
tristes influences des déesses de la Convention
et dll Di I'ectoire. S'il y eut encore les rudes
fenHnes des généraux parvenus, lef> Aspasie et
les Lasthénie s'étaient effacées de la scene du
monde; on aurait en vain cherché sous le Con-
sulat les souvcnirs des déesses de la liberté,
telles que mademoi$clle Maillard et madame
Momoro (1) ; on en gardait a peine le souvenir.
Les dames de la Halle, loin -de chevaucher sur
les canons, comme aux 5 et 6 octobre 1789,
étaient soumifles a la police, et il fallait péné-
trer jusque dans quelques rues étroites du fau-
bourg Saint-Antoine et Saint-Marceau, pour
trouver encore les rares types de ces males
figures jacobines qui avaient porté la cocarde
et la pique a la Convention. Un voile de tris-
tesse couvrait leur front; elles regrettaient si-
lencieusement le temps de la République.


Les femmes a la fa~n de madame Rolland,
Charlotte Corday, Camille Desmoulins, Cécile
Renaud, avaient également disparu! Des salons
de la Convention et du Directoire il ne restait


(1) Au reste, madame Momero était une remme douce et
b)IJne qui obéissait a son mari, esprit exalté.




- 253-
pI us vivan tes en dehors que mesdames de 8tael,
Tallíen et Récamier. Anthipathique a l'esprit
politique des femmes, le Consul détestait ma-
dame de Stael, qlli avait régné, apr~s le 1.8
fructidor, sur les Conseils et le Direetoire. La
baronne de Stael espéra un moment dominer
le Premier Consul par le prestige de ses flat-
teries. Jamais le général Bonaparte n' aurai
admis la femme littéraire et poIitique dans les
eonditions de son pouvoir. Madame de Stael,
avec Benjamin Constant, le poete Chénier,
Daunou, Guinguené, a la téte de l' opposition du
Tribunat, voulurent 'en vain faire obstacle au
gouvernement : ils se trompaient d' époque. Uu
pouvoir qui veut vivre ne doit point souffrir
d'opposition (1) publique; sa premie re condi-
tioÍl c'est de gouverner. Le génie de madame
de Stael fut done réduit a la sphere qui lui ap-
partenait légitimement : une riche imagination
dans le beau strle qui eréa Corinne. Reléguée
a Copett, elle conunua son rOle d' opposition
politique; Copett devint une petite colonie
d' exilés, tr~s-élégante, tr~s-hostile a I'Empire.
De . son sein sortit l' éCQ.le du gouvernewent re-


(1) Le Tribunat Cut décimé, puis supprimé tout a Cait en
1808.


15




- 2M -
sentatif qui s' organisa en pouvoir, sous la
Restauration, par la Charte de i8U.


La campagne d'Égypte avait été l' époque de
la plus grande dissolution des mreurs du Direc-
toire. Toutes ces femmes, séparées de leurs
maris, donnerent souvent de tristes exemples;
ainsi était fait le temps. Un proces célebre nous
apprend que de l'année :1.798 a 1802 madame
Tallien eut trois enfants qui furent inscrits
sous son nom de famille Cabarrus (1); nous ne
fouillons pas au dela de ce qu'une grande pu-
blicité a fait connaitre. Etrange époque 1 la loi
du divorce donnait ainsi trois familles a Theresa
Cabarrus. Le 8 avril 1802, sur sa demande, le
divorce fut prononcé avec Tallien, et ses deux
maris vivant encore, elle épousa, le 1l! j aillet
1805, le comte Joseph de Caraman, bientOt
héritier du prince de Chimay (2). M. Artaud de
Montour, longtemps chargé des affaires aRome,
esprit fin et bien renseigné, raconte qu'en


(1) Ce procils Cut solenneUement plaid6 les 6, 13 et 20 no-
vembre 1835. M. Berryer parlait pour les enfants Cdbarrus,
M. Philippe Dupin pour le pl'ince de Chimay. MM. Cabarrus
gagnerent leur proces; on rectifla les actes de l'état civil.


(2) La principauté de Chimay était venue aux Caraman du
chef du comle Victor de Caraman, qui avait épousé, en 1750,
la filie du prince d'Hénin d'Alsace, héritier des d'Aremberg-
Ligne, princes de Chimay.




- 2ó!) -
iSlA le prince de Chimay et madame Tallien
voulurent faire reconnaitre et bénir leur ma-
riage par le Souverain Pontife. M. Artaud de
Montour ~ comme chargé d' affaires, négocia cette
délicate demande. A vec la loi inflexible du devoir
qui domine l'Église dans toutes les questions
religieuses et morales, la cour pontificale dé-
clara qu'il n'y avait jamais eu a ses yeux qu'une
femme légitime, la marquise de Fontenay : le
mariage avec Tallien n'ayant pas été béni, était
comme non avenu. Apres la mort du marquis
de Fontenay le mariage avec le prince de
Chima,! fut done déclaré légitime et Mni llar
I'Église catholique (1).


Des ce moment le prince et la princesse de
Chimay se retirerent dans leur splendide cha-
teau, ou ils tinrent la cour pleniere que leur
permettait une grande fortune. Leur hóteI a
Paris, rue de Babylone, revut beaucoup de
monde; le fa\lb(}U!~ Saint-Germain ne l' acce~ta
pas complétement. La princesse avait toujours
anne les al'u" elle les protegeait avec grace.
Devenue fort pieuse, comme une Espagnole,
apres sa longue vie agitée, ce qui devait sur-
tout l'affliger c'était l'état civil de sa fa-


(1) Article de M. Artaud de Montour (BiograpMe Michaud,
supplément. T. VI, p. 1R.).




- 256-
famille; elle avait un fils du marquis de Fon-
tenay. une fine de Tallíen (Thermidor-Rosa-
Tberesia) (j), trois enfants inscrits sous le llom
de Cabarrus, dont les actes de l' état civil furent
rectifiés par jugement du 27 novembre 1835.
Enfin Tberesa Cabarros eut plusieurs enfants
du prince de Chimay; l'ainé, le comte Joseph,
épousa la fine de M. Pellaprat, ce fournisseur
dont le procés correctionnel retentit plus tard
a la Cour des pairs avee une tr~ste célébrité.


Madame de Fontenay-Tallien-Chimay mourut
le 15 janvier 1835. Caractére remarquable. ame
forte etcourageuse, sieHe flut des torts, ¡ls furent
ceux de son temps, de eette fatale loi du di-
voree qui détruisait et morcelait la famille.


A ses cotés, la froide madame Récamier,
la plus jeune des feromes du Directoire, resta
plus longtemps sur la scene du monde. Bril-
lante encore sous le Consulat pat' sa beauté, le
cametere aventureux de ses dépenses, elle ne se
sépara point de ses amis dans r opposition; elle
resta fort honorablement attachée a madame de
Stael, a MM. de Montmoreney et de Chateau-
briand en disgnlce, et quand M. Récamier fit
une raillite éclataute, elle supporta eette eatas-


(1) Corntesse de Narbonnc-Pcllct.




- 237-
trophe avec une eertaine fierté, alors ~me
qu' on l' accusait d' avolr aidé a. ce malheur par
ses gotlts frivoles. Plusieurs fois au Conseil d'É-
tat Na.po\éon d.éclama. contre les remmes qui,
par des folles dépenses, compromettaient la for~
tune de leur marÍ et préparaient leur fail-
lite désa.'itreuse (1).
(~uand la Restauration vint, madame Réca-


mier se trou va plus a l' aise; tous ses amis
arriverent successivement au pouvoir; il fallait
bien qu' elle exer~at un noble prestige pour
qu' elle les accueillit tous malgré les nuances
d'opinion qui les divisaient. C'était sa belle
coquetterie que d' apaiser les creurs irrités; elle
visita Rome et l'ltalie; elle écrivaít a tous, me-
nageant toutes les nuances du sentiment avec
un charme particulier, jusqu'a ce qu'elle vint se
retirerdanscecouvent, cellule du grand monde.
caravansérail de la líttérature, je veux parler de
l' Abbaye-aux-Bm:s.'


La se forma ce salon a deux compartiments,
run de renoUlmées fatiguées, dégotltées me me
de la gloire, illustres víeillards qu'il fallait tou-
jours distraire et réveiller au milieu des tris-
tessp.s de la víe finíe; rude métier de l'Égérie de


(1) On !lit que le titre !lu Code de commerce, si sévere sur
les faillites, fllt rédigé sous cettc impression. .




- 258-
I'Ahhaye-au:x-Bois; l'autre formé de jeunes lé-
vites littéraires, encenseurs de la divinité du
lieu, la honne, la helle, paree qu'ils savaient
que la fortune, la renommée des salons et du
monde était au bout d'un peu de patience et
de beaucoup d' ennui. La puissance de madame
Récamier était de se contenir elle-méme en
élévant les autres, de gouverner ce pensionnat
jaloux et grognon de gens de lettres, en méme
temps qu' elle était comme une sreur de charité
pour soigner les plaies d' orgueil de quelques
grandes ombres qui gémissaient autour d' elle
sur lenrs prestiges évanouis. Ce qui lui restait
de vie, madame de Récamier le consacra a pré-
parer un tombeau pour les uns et l' Académie
pour les autres.


Il ne demeure plus aujonrd' hui aucnn débris
des beaux du Directoire, sorte de Régence de la
révolution. Il y a plusienrs années que nous
rencontrions encore quelques-uns de ces in-
croyables du 18 fructidor conservant la cravate
traditionnelle, viveurs invalides avec beancoup
d'esprit voltairien, toujours convives de Barras,
sorte de Richelieu, se rappelant avec des joies
infinies les temps heureux des chasses de Gros-


~" ". ou des petits soupers du Luxernbourg. ,orp .(' <1 F j N <;,-, : .-




TABLE DES MATrERES


l'age.
Les dernieres marquises (1774-1789)............... 1
Les temmes ae tneatra lt11 ~-t''ilII) .••.••.•.. . . •••• 1
Les femmes de la bourgeoisie de Paris, des Porche-


rons et des Halles (17H-1789).. ................ t7
Influence de la loi du divorce sur les remmes de la


Révolution (1791-.1793)....... ................. i7
Destruction des couvents. - Le mariage des pretres.


- Les courtisanes étrangeres (1792-1793)...... .• 35
Les dames constitutionnelles et politiques. - Mm,. de


Stael et de Genlis. - Buffon. - OIympe de Gouges
(1790-1793) ................................... 47


Les Tricoteulies. - Les déesses de la Raison et de la
Liberté (1793-1794)............ ........ ........ 57


Madame Rolland et les Girondins (1789 1793)....... 67
Charlotte Corday. - Marat. - La dictature (1792-


1793) •.••. .. .•.. ...•...•.•.••... .••..•. ...•• 79
Les origines de la famille Cabarrus. - La jeune mar-


quise de Fontenay (1777-1792) ..... ..... ....... 89
Le commerce et l'agiotage sous la République fran-


¡¿aise (-1792-1793) •.•..•.•....••...•.•.•••.•...• 97




- 260-'
Pageó


Tallien a Bordeaux. - Les representants en mission.
(1 79S-1794\.. •• . •••.••.•• o .•••. o o o • o o o o ..•• o. i·05


Le Comité de salut publico - Ses idées sur la remole
républieaine (1793-1794) .. o' o o ........... o ..... 11&


La marquise de Fontenay a Bordeaux (1793-1794) o" 127
La popularité de Robespierre. - Les filles du menui-


sier. - La marquise Sainte-Amaranthe (1793-1794). 199
Arrestation de madame de Fontenay. - Les prisons


de Paris üanvier a juilJet 1794). o' o, o •••.•••• o o' 155
. Les causes et les symptómes du 9 tbermidor üuillet


1794) o .... o .. o o o ...... o" o ........ o' .... o .• o 167
La journée du 9 tbermidoro - L'aete d'accusation de


madame de Fontenay et de la vicomtesse de Beau-
harnais (1794) o. o •.•... o .••• o ••••• o •.• o o" o" o 179


La réaction tbermidorienne. - Le salon de madame
Tallien (1794-1795) .......... o ... · ............. 199


Retour aux formes de l'aneien régimeo - Les salons
(1'194-:1.795) .. o o .......... o ... o ..... o o ...... o o. 213


Le gouvernement de madame de Stael. - Conslitu-
tion de l'an lIJ. - La vie de Paris sous le Diree-
toire (1796-1798) o .... o ..... oO ................ 229


Le Consulat. - Changemsnt dans les mremos. - La
destinée des femmes de la Convention et du Direc-
t.oire (t799-1860) o ......... o ... o. o o o o .......... 249