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COURS •


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DROIT NATUREL




Aestetteseee
COURS


DE


DROIT NATUREL
è PROFESSÉ


A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS


PAR TH. •OUFFROY


IMPRIMERIE GENÉRALE.DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris


TOME PREMIER


QUATRIÈME ÉDITION


'\•:`.


1866
Droit de. traduction résurvé


Y


EA H IS
e‘tsze-


L1BRALRIE DE I.. HACHETTE ET
80uLEvA5D SAINT-GERMAIN, IV" 77 ICY


-i•




AVIS DE L'ÉDITEUR'.


En donnant la deuxième comme en donnant la
troisième édition du Cours de droit naturel, je
n'avais à y faire et je n'y ai fait aucune modifi-
cation; je n'avais rien à y ajouter, rien à en re-
trancher; j'étais l'éditeur et non l'auteur; mais
quand je l'aurais été, j'aurais eu les mêmes raisons
que M. Jouffroy pour n'y tenter aucun changement;
et ces raisons les voici telles qu'il les exposait dans
un Avertissement du professeur


« Les auditeurs qui suivent mon cours à la Sor-
« bonne, m'ayant témoigné le regret ,que je n'imi-


1. Nous reproduisons, dans cette quatrième édition, l'Aie de
l'éditeur, que M. Ph. Damiron, mort il y a deux ans, avait mis
en tête de la troisième, publiée en 1858.




Il AVIS


« tasse pas l'exemple précédemment donné par
« quelques-uns de mes collègues de faire recueil-
« lir et de publier mes leçons, j'ai cru que je ne
« devais pas résister plus longtemps à un désir
« aussi honorable pour moi, quelque peine qu'il
« m'en dût coûter de le satisfaire. J'ai donc pro-
« fité du moment où, après avoir déterminé la des-
« tinée de l'homme en cette vie et en l'autre, j'al-
« lais entrer dans la recherche des règles de la
« conduite humaine, recherche que quelques phi-
« losophes ont appelée le droit naturel, pour don-
« ner commencement à exécution de ce projet. Il
« m'a paru en effet que, dans la série de mes idées
« sur le grand problème de la destinée humaine,
« celles qui ont le droit naturel pour objet, pou-
« vaient sans inconvénient être détachées, d'autant
« mieux que, dans mon plan, avant d'arriver au
« droit naturel même, je me propose de passer en
« revue les diverses opinions sur le fondement du
« droit, ce qui nie donnera l'occasion de repro-
« duire la mienne, et par conséquent d'offrir, au
« début de ce recueil ., les principaux résultats de
« mes recherches antérieures. Voilà de quelle ma-
« nière j'ai été conduit à publier les leçons qu'on
« va lire. Recueillies par un habile sténographe
« qui a bien voulu s'en faire l'éditeur, corrigées
« immédiatement par moi, et publiées une à une,


DE L'ÉDITEUR.


« elles offriront les avantages et les inconvénients
« de la pensée enseignée et parlée dans une chaire,
« au lieu d'être déposée et écrite dans un livre :
« je veux dire, plus de clarté, de développements,
« de mouvement peut-être, mais aussi, à coup
« sûr, moins de précision et d'élégance, et beau-
« coup de répétitions, de longueurs, d'inégalités.
« J'ai accepté franchement les défauts comme
«,les qualités du genre, estimant que les choses
« gagnent toujours à rester vraies et à n'être
« point dénaturées. C'est donc comme discus-
« sions improvisées que je prie le public de juger
« ces leçons. Toutefois je ne pousserai pas le res-
« pect de ma parole jusqu'à reproduire exactement
« toutes mes leçons; il en est que je supprimerai,
« d'autres que je réunirai en une seule, quelques-
« unes que je resserrerai considérablement. Il
« faut beaucoup redire dans l'enseignement, parce
« que les paroles sont fugitives, et que l'audi-
« teur ne peut, comme le lecteur, retrouver les
« idées qui lui ont échappé ; imprimées, toutes
« ces redites sont fatigantes, et malgré les stip-
« pressions que j'annonce, on en trouvera beau-


- « coup trop encore dans ces leçons ; mais c'est
« l'inconvénient du genre, et le lecteur voudra
« bien le pardonner.


« Le plan de ce Cours étant très-étendu, j'ai dû




l(


«


«


((


((


iv AVIS


songer que, malgré ma bonne volonté, le cou-
rage et les forces pourraient me manquer en che-
min. Ne voulant donc ni m'enchaîner à une
oeuvre qui pourrait dépasser mes forces, ni
exposer le public aux chances d'une publication
qui pourrait ne pas s'achever, je l'ai divisée en
plusieurs parties qui formeront chacune un ou-
vrage à part, et après chacune desquelles je me
réserve la liberté de m'arrêter.
« La première, sous le titre de Prolégomènes au
Droit naturel, aura pour objet le fondement
même dû droit, et comprendra, outre ma doc-
trine sur cette question capitale, la revue et la
critique de toutes ces grandes solutions qui lui
ont été données. La seconde, sous le titre de Mo-
rale personnelle, renfermera. le système des de-
voirs de l'homme envers lui-même. La troisième,
sous celui de Droit réel, exposera les principes
de la conduite de l'homme envers les choses. La
quatrième, sous celui de Morale sociale, embras-
sera la science des droits et des devoirs qu'en-


« gendrent les différentes relations de l'homme
avec ses semblables; et comme ces relations
sont très-variées, elle se subdivisera elle-même
en plusieurs parties distinctes. La cinquième
enfin, sous le titre de lieligion naturelle, aura


(( pour objet les rapports de l'homme à Dieu, et la


DE L'ÉDITEUR.


« détermination des devoirs qui peuvent en décou-
« ler. La première leçon du Cours offrira, du
« reste, sur le fondement et la nature de ces divi-
« sions, des détails auxquels je renvoie : mon
ci seul but en les indiquant ici est de marquer
« d'avance les différents points d'arrêt que j'ai


dû me ménager dans une aussi longue carrière,
tant dans mon propre intérêt que dans celui du
public.
« ce que j'avais à dire pour expliquer les


motifs, la nature et le plan dans cette publica-
tion; je m'efforcerai de la rendre aussi digne


« que possible de l'indulgence dont elle a be-
« soin. »


Ainsi entendait, avec beaucoup de sens, la pre-
mière publication de ses Leçons, l'auteur dont je
viens de citer les paroles; ainsi doit l'entendre
l'éditeur chargé de celles qui l'ont suivie.


Cette troisième édition sera donc telle qu'était
la deuxième, et même, pour qu'elle n'en diffère en
rien, et pour y laisser d'ailleurs subsister, ne
fût-ce qu'à titre de document, quelques lignes dont
j'ai fait précéder les Leçons posthumes, je demande
la permission de répéter ici l'Avis qui les annon-
çait et en expliquait l'origine, la place et le ca-
ractère,




VI AVIS


« Ainsi que M. Jouffroy lui-même l'a indiqué
« au commencement de son Cours de droit na-
« turel, il venait, après trois ans d'un enseigne-
« ment non interrompu, de traiter sous toutes ses
« faces et de résoudre dans toutes ses parties le
« problème capital de la destinée humaine; il
« était arrivé au terme de cet ordre d'idées qu'il
« s'était proposé sous le titre de morale générale,
« lorsque, d'après le plan gin s'était tracé, il
« aborda une nouvelle question, également très-
« importante, qu'il regardait comme la suite de
« celle qu'il venait d'épuiser : « La fin de l'homme
« étant connue, dit-il, quelle doit être sa conduite
« dans toutes les circonstances possibles? ou, en
« d'autres termes, quelles sont les règles de la
« conduite humaine? Cette question est celle-là
« même qui fait le sujet de la science du droit na-.
« turel, en prenant ce mot mal fait, mais consacré,
« dans son acception la plus étendue. » ll passait
« ainsi, logiquement, de la recherche du but de la
« vie, à celle des moyens qui mènent à ce but; il
« quittait la morale générale pour la morale parti-
« culière, la théorie même du bien pour la science
« qui en enseigne la pratique; c'était toute une
« vaste carrière qu'il s'ouvrait de nouveau et qu'il
« espérait parcourir successivement dans tous ses
« points. Malheurelisement pour nous, il ne l'a


DE L'ÉDITEUR. vii


« parcourue qu'à demi; la mort la lui a fermée
« avant le temps. lin effet, comme il avait compris
« que, pour mieux assurer le fondement du droit


naturel, il ne suffisait pas de l'établir spéculati-
« vement et en lui-même, mais qu'il fallait aussi
« le soumettre à l'épreuve de l'histoire, il avait


d'abord entrepris la revue critique et la discus-
« sion des différents systèmes de morale; ce n'étaient
« là que ses prolégomènes, et ce fut tout ce qu'il
« put laisser.


« M. Jouffroy aurait voulu ensuite suivre et
« développer le principe du droit dans toutes ses
« différentes applications, c'est-à-dire, dans les
« diverses branches de la morale particulière; mais
« il ne traita expressément d'aucune ;je ne sache
« pas du moins que dans sa chaire, et je ne vois
« pas dans ses papiers, qu'il soit allé au delà de
« certaines considérations par lesquelles il prélu-
« .dait à ces études spéciales : c'était un commen-
« cernent d'exécution, mais ce n'était rien de plus ;
« c'était assez pour exciter, mais non pour satis-
«.faire la curiosité; la promesse eût été tenue, on
« ne saurait en douter; mais pour la tenir il fallait
« vivre, et ne vit pas qui veut. Aussi,. entre tant
« d'autres regrets, le professeur mourant, et mou-
« rant dans la pleine conscience de sa ferme et
« vive pensée, a-t-il dû emporter celui de laisser




VIII A VIS


une oeuvre malgré lui incomplète, quand il n'a-
« vair, si on me permet de le dire, qu'à parler
« pour qu'elle fût terminée. Le plus difficile en
« était fait; encore un an, peut-être, d'un ensei-
« gisement sans empêchement, et le reste était
« achevé.


« Ce bonheur de l'achèvement, ici comme en
« bien d'autres choses, lui a été refusé. Cependant
« il ne faudrait pas croire que le Cours de droit
« naturel ait les inconvénients ou les défauts d'un
« livre à moitié fait. D'abord en ce qu'il est, c'est-
« à-dire comme prolégomènes, il forme un tout qui
« se suffit et se soutient par lui-même. Ensuite,
« et toujours comme prolégomènes., il contient, du
« moins implicitement, toutes les idées fonda-
« mentales que l'auteur aurait développées dans
« la suite de son ouvrage ; elles n'y paraissent, il
« est vrai, que d'une manière indirecte et à •Foc
« casion des systèmes qu'elles servent à critiquer;
« et sans doute il vaudrait mieux que, reprises en
« elles-mêmes, elles eussent pu être présentées
« directement et par ordre; elles y eussent gagné
« en démonstration, en lumière et en conséquence,
« tandis que telles que nous les avons, éparses et
« divisées selon le besoin de la discussion, indi-
(«filées plutôt qu'expliquées, résumées et coneen-
« trées, elles ne paraissent pas avec le caractère


DE L'ÉDITE UR. IX


« d'une doctrine systématiquement exposée. Mais,
« néanmoins, pour qui sait les y saisir, elles se
u trouvent toutes déposées dans cette large intro-
« dnetion, qui contient les germes de tout le reste :
u en sorte que, réellement, il manque moins à cet
« enseignement qu'il ne semblerait en apparence;
« que jusqu'à un certain point, il est achevé sans
« l'être, et que, pour être fécondé, il n'a besoin que
« d'être médité.


« Ainsi on y trouvera ampl ement de quoi se
« contenter, maintenant surtout qu'on possède ce
« qu'il y avait d'inédit de cette importante compo-
« sition. Dans ce qu'il avait lui-même publié,
« M. Jouffroy n'avait pu, en effet, faire entrer tou-
« tes ses leçons sur l'histoire du droit naturel; il en
« avait laissé sept, qui, jointes à .celles dont le
« sujet aurait été ce droit lui-même traité théori-
« quement, auraient aisément pu composer un
« volume nouveau. Ce sont ces sept leçons que nous
« livrons au public. Elles étaient dans les papiers
« de l'auteur, parfaitement en ordre, et la plupart
« revues


nographe
et ; corrigées par lui, sur la copie du sté-


« à deux seulement il n'avait pas touché;
u mais elles demandaient peu de soin pour être en
« état d'être imprimées; une autre leçon, tout en-
« tière écrite de sa main, et qui devait servir de


transition de la partie historique à la partie




DE L'ÉDITEUR.


« guère que certaines améliorations de forme et de
« disposition qui, très-faciles à l'auteur, eussent
«été plus délicates et plus embarrassantes pour
« l'éditeur, et on ne regrettera que plus vive-
« ment que le Cours de droit naturel n'ait pas
« pu être continué et poussé jusqu'à son terme. »


Pu. DAMIRON.


X AVIS


« dogmatique du cours, était aussi dans ses papiers;
« je l'en ai tirée pour la joindre, ainsi qu'il couve-
« nait, aux précédentes.


« J'ai dit que M. Jouffroy avait revu et corrigé
« lui-même . la plupart de ces leçons; je dois
« toutefois ajouter qu'il ne l'avait peut-être pas fait
« comme s'il eût eu le dessein de les livrer im-
« médiatement à l'impression; il se réservait sans
« doute d'y revenir, non pour y rien changer au
« fond, non pour y rien ajouter, mais plutôt pour
« en retrancher certaines répétitions et certains
« développements que l'enseignement exige, et qui
« en font souvent la puissance, mais qu'un écrit
« supporte moins. Ces réductions, je ne les ai pas
« tentées, de peur d'être.infidèle en abrégeant; j'ai
« tout donné : on retrouvera donc dans ces pages
« cette abondance d'explications qui faisait un des
« caractères de l'enseignement de M. Jouffroy; op
« y retrouvera l'abandon de la pensée qui se pro-
« duit dans une chaire autrement que dans no
« livre; on aura le professeur peut-être un peu
« plus que l'écrivain ; mais- on aura, dans tous les
« cas, ce qui était de l'écrivain tout comme du pro-
« fesseur, , je veux dire cette phfaite clarté, ce
« mouvement et cet intérêt, que sa parole comme
« sa plume répandait infailliblement sur tous les
« sujets qu'il traitait. En réalité on n'y perdra




COURS


DE


DROIT NATUREL.


PREMIÈRE LEÇON.


OBJET ET DIVISION DU DR OIT NATUREL.


MESSIEURS,


La recherche qui sera l'objet de ce cours et qui le
remplira n'est qu'un chapitre de la recherche plus gé-
nérale qui fait depuis trois ans le sujet de mon ensei-
gnement dans cette Faculté. C'est assez vous dire, mes-
si eurs, qu'elle n'est point isolée, et qu'elle présuppose
Celles qui l'ont précédée , comme elle prépare celles
.qui la suivront. IL est donc nécessaire, avant d'en fixer
le but et de la commencer, de rappeler quel est le vaste
problème que nous avons posé dans cette chaire il y a
trois ans, quelles sont les parties de ce problème dont
nous nous sommes occupés, et quelle est celle qui se
présente maintenant dans le plan général que nous




2 PREMIÈRE LEÇON.
nous sommes tracé. Ce résumé rapide ne sera pas
inutile à ceux d'entre vous qui ont assisté à nos leçons;
il est tout à fait nécessaire à ceux qui ne les ont point
suivies.


La destinée humaine envisagée•dans toute son éten-
due, c'est-à-dire sous le triple aspect de la destinée de
l'individu, de celle des sociétés et de celle de l'espèce,
telle est, messieurs, la grande énigme à la solution de
laquelle cet enseignement est consacré. A l'époque où je
la posai, je m'appliquai non-seulement à vous en faire
sentir l'obscurité et l'importance, mais encore à la ré-
soudre, par une sévère analyse, dans les nombreuses
questions particulières qu'elle enveloppe. Ces pro-
blèmes élémentaires démêlés et dégagés, je constatai
les dépendances qui les unissent, et par ces dépen-
dances l'ordre logique dans lequel elles doivent être
abordées et résolues. Ayant ainsi fixé d'une manière pré-
cise et les différentes parties de cette vaste recherche
et la méthode par laquelle elle devait être accomplie,
je me mis à l'ceuvre, en commençant par celle des ques-
tions particulières, dégagées par l'analyse, qui, dans le
plan que je m'étais tracé, devait passer la première.


Cette question, messieurs, était celle de savoir quelle
est la fin ou la destinée de l'homme en cette vie. Il y a,
vous le savez, une liaison étroite entre la de-tination
d'un être et sa nature ; car ce qui assigne aux différents
êtres des fins différentes, ce sont les diversités de nature
qui les distinguent; et, si tous les êtres avaient une
uléma nature, ils auraient tous une même fin. C'est
donc dans la nature d'un être qu'il faut chercher sa
destination; car c'est sa nature qui la lui impose, et c'est
de sa nature qu'elle résulte, comme la conséquence du
principe, ou l'effet de la cause. Cette méthode, dictée


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 3


par le bon sens, nous l'avons appliquée à l'homme, et,
en examinant sa nature, nous en avons déduit la fin
absolue à laquelle cette nature le destine. plais en com-
parant cette fin absolue de l'homme à celle qu'il atteint
réellement en cette vie, nous avons été frappés d'un fait
qui nous a prouvé que, pour déterminer celle-ci, nous
devions avoir égard à une autre circonstance encore.
Ce fait,-messieurs, c'est la différence qui sépare la des-,
tinée réelle de l'homme en cette vie, de celle qui est
écrite en caractères éclatants dans sa nature. D'où vient
cette différence? il nous a été facile de le voir. Telles
sont tes circonstances dans lesquelles notre nature est
placée en ce monde, qu'elles rendent impossible la réa-
lisation complète de son absolue destinée. La desti-
née de l'homme en ce monde ne dérive donc point
uniquement de sa nature, elle dérive aussi de sa condi-
tion. Pour la déterminer, il faut donc avoir égard à un
double fait, à sa nature d'abord, et aux conditions de


• la vie actuelle ensuite. C'est en prenant ces deux choses
en considération, c'est en cherchant, pour ainsi dire, la


. résultante de ces deux actions combinées, que nous
sommes arrivés à la solution, rigoureuse, j'ose l'espérer,
de la question que nous nous étions posée, savoir :
Quelle est la destinée ou la lin de l'homme en cette vie?
Une année tout entière, la première de notre enseigne-
ment, a été consacrée à la solution de ce problème qui
est celui de la morale générale.


La destinée de l'homme s'accomplit-elle tout entière
en cette vie, ou bien, avant l'heure qui commence la
vie et après celle qui la termine, cette destinée a-t-elle
un commencement et une suite qui ncus échappent?
telle est la seconde question qui nous a occupés, et oui
devait nous occuper. Car, avant de l'avoir résolue, nul




4 PREMIÈRE .LEÇON.
ne peut se flatter, quelque .profondes études qu'il ait
faites sur la vie présente, d'avoir une idée complète de
la destinée totale de l'homme, une idée claire de sa
destinée en cette vie. Cette question, messieurs, il existe
pour la résoudre un moyen unique, mais sûr : c'est de
voir si la destinée de l'homme a, en ce monde, un véri-
table commencement et une véritable fin, ou si cette
destinée n'est pas comme un drame auquel manquent
et l'exposition et le dénoûment. Or, en examinant • en
elle-même la destinée de l'homme en cette vie, nous
avons reconnu qu'elle demeurait inintelligible si elle
n'avait pas une suite; et, en la comparant à celle qui
résulte légitimement de sa nature, nous nous sommes
convaincus qu'elle était loin d'épuiser celle-ci, et qu'à ce
titre encore elle exigeait impérieusement une suite qui
la complétât et qui la justifiât. Nous avons donc affirmé
cette suite, et nous en avons déterminé la nature en
cherchant ce qui manque à la destinée actuelle pour
égaler la destinée absolue, et en chargeant la vie future
de combler cette différence. C'est ainsi que nous sommes
arrivés et à nous persuader de la nécessité dune vie
postérieure, et à déterminer quelle serait la destinée de
l'homme dans cette vie. La même méthode, appliquée
au problème de la vie antérieure, nous a donné des
résultats contraires, mais non moins rigoureux. En
effet, nous nous sommes convaincus que, si les derniers
actes du drame de la destinée humaine ne se jouent
pas sur le théâtre de ce monde, ce drame y a son
véritable commencement, et qu'ainsi rien n'exigerait,
avant l'heure de la naissance, un prologue à la vie pré-
sente. — Deux années de notre enseignement ont été
consacrées à cette recherche importante, qui est une des
branches de la religion naturelle.


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 5
Vous voyez, messieurs, comment ont été employées


les trois premières années de ce cours et à quel résultat
elles nous ont conduits. Au point où nous sommes . ar-
rivés, nous avons complétement résolu, dans la mesure
de nos faibles lumières, le problème général de la desti-
née de l'homme. Nous savons que cette destinée se di-
vise en deux parties, dont la première s'accomplit en
cette vie, et dont la seconde s'accomplira dans une ou
plusieurs autres vies qui lui succéderont. Nous savons
jusqu'où l'oeuvre est conduite en ce monde, comment
elle sera poursuivie et achevée dans l'autre, pourquoi il
fallait qu'elle commençât ainsi, et par quelles nécessités
il est inévitable, ayant ainsi commencé, qu'elle s'a-
chève. En un mot, non-seulement nous connaissons la
destinée réelle de l'homme en ce monde; mais cette
destinée dans ce qu'elle a d'amer et d'heureux, de grand
et de borné, nous estjustitiée et expliquée par la vue de
la destinée complète de l'homme que nous avons em-
brassée. Tel est le point précis de notre tâche auquel
nous sommes parvenus : il s'agit maintenant de pour-
suivre.


La question qui se présente à nous dans le plan géné-
ral de nos recherches est celle-ci : La fin de l'homme
étant connue, quelle doit être sa conduite dans toutes
les circonstances possibles ; ou, en d'autres termes,
quelles sont les règles de la conduite humaine? Cette
question est celle-là même qui fait le sujet de la science
du droit naturel, en prenant ce mot, mal fait mais
consacré, dans son acception la plus étendue. Sa so-
lution sera l'objet du cours de cette année, et proba-
blement des années suivantes ; car elle est assez vaste
pour exiger et remplir plusieurs années d'enseigne-
ment.




6 PREMIÈRE LEÇON.
Les rapports qui unissent cette question à celles qui


nous ont occupés jusqu'à présent, et dont je viens de
vous entretenir, ne sauraient vous échapper. Cher-
cher comment doit se conduire un être dont la fin est
inconnue, est une entreprise aussi absurde que celle
de chercher quelle est la fin d'un être dont on ignore
la nature. Tout de même donc que la question de la
nature de l'homme devait précéder dans nos recherches
celle de sa destinée, tout de même il fallait que la
question de sa destinée fût résolue pour aborder celle de
ses devoirs. Ainsi se légitime à nos yeux, et se rallie aux
recherches précédentes de cet enseignement, la quel=
Lion qui va nous occuper. Il s'agit maintenant, après
vous en avoir montré et la place et le sens, de vous in-
troduire dans le sein de cette question, de vous en faire
mesurer l'étendue et compter les éléments, et de tirer
de là le plan et les divisions de la recherche nouvelle
que nous entreprenons, ou, si vous aimez mieux, la
carte du voyage que nous allons faire.


au début même de la carrière, messieurs, nous
rencontrons une question préjudicielle à résoudre, et à
laquelle il ne serait ni philosophique ni raisonnable que
nous cherchassions à échapper. C'est une fin de non-re-
cevoir, opposée par de nombreux systèmes à la science
même que nous nous proposons de construire, et qui,
si elle était valable, anéantirait cette sience en réduisant
à une pure chimère, à une illusion de l'esprit humain,
l'objet même de ses poursuites. Et en effet, messieurs,
les idées de règle, de loi, de droits, de devoirs, impli-
quent, également celle d'obligation; et il est évident que •
s'il n'y avait et ne pouvait y, avoir rien d'obligatoire
pour l'homme, si l'idée d'obligation était une fumée,
une vaine imagination qui dût se dissiper sous le souffle


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 7


de la philosophie, avec elle s'évanouiraient du même
coup toutes ces autres idées qui l'impliquent nécessai-
rement, et celle de la science du droit naturel qui, à
son tour, les présuppose. Chercher les règles, les lois de
la conduite humaine, c'est chercher ce que l'homme
doit faire et ne pas faire, ce qu'il est de son devoir d'ac-
complir et de rt-specter, de son droit de faire respecter
et accomplir. Or, s'il n'est tenu à rien, et si ses sem-
blables ne sont tenus à rien à son égard, il n'y a plus de
règles, plus de lois de conduite à chercher ; l'objet de la
science, la science elle-même, tout s'en va, tout dispa-
rait. C'-est donc, je le répète, une question de vie et de
mort pour le droit naturel, que celle de savoir s'il y a
ou s'il n'y a pas pour l'homme quelque chose d'obliga-
toire. Or, de nombreux systèmes ont résolu cette ques-
tion négativement. Vous dire par combien de routes et.
à combien de titres différents ils arrivent à cette con-
clusion commune, ce serait anticiper la matière de nos
prochaines leçons. Il suffit que ces systèmes existent,
qu'ils soient célèbres et recommandés par l'autorité
des grands esprits qui les ont fondés; il suffit surtout
que la doctrine qu'ils contiennent ait mis en ques-
tion l'existence même des règles de la conduite hu-
maine que nous nous proposons de chercher, pour
que nous devions, antérieurement à toute recherche
de ces règles compromises, examiner la valeur de
ces systèmes, et agiter le problème préjudiciel qu'ils
soulèvent. C'est par cet examen, messieurs, que nous
ouvrirons ces leçons ; et ce ne sera qu'après l'avoir
épuisé, et en supposant qu'il nous rassure sur la réalité
d'une législation naturelle de la conduite humaine, que
nous procéderons à la recherche des articles de cette




8 PREMIÈRE LEÇON.
Venons-en maintenant aux subdivisions naturelles de


cette législation, en admettant, ce qu'on nous permettra
provisoirement de supposer, qu'elle existe.


Au fond, messieurs, il n'y a qu'un devoir pour
l'homme, celui d'accomplir sa destinée, celui d'aller à
sa fin. La lin de l'homme étant donnée, la règle suprême
de sa conduite l'est donc également. Cela est vrai, mes-
sieurs ; mais ce qui l'est pareillement, c'est que les si-
tuations dans lesquelles l'homme peut se trouver, sont
si nombreuses et si diverses, qu'il n'est pas toujours
aisé pour lui de voir comment il doit se conduire dans
chacune pour accomplir ce suprême et unique devoir.
Il suit de là que ce devoir suprême, bien compris, con-
tient en résumé, en principe, en esprit, tous les autres,
mais qu'il n'en est pas moins nécessaire d'en tirer ceux-
ci, et que ce travail exige et beaucoup de méditations,
et une grande sagacité, et n'est pas moins étendu que
délicat. Cette déduction, pour chaque cas possible des
règles de la conduite humaine, est l'objet du droit natu-
rel. li y procède d'abord pour chacune des grandes si-
tuations dans lesquelles l'homme peut être placé, puis
pour les cas divers que chacune de ces grandes situa-
tions peut elle-même contenir. C'est ainsi que se divise
et se subdivise le droit naturel. Ses grandes divisions
correspondent aux grandes situations dans lesquelles
l'homme peut être placé ; chacune de ces branches est
la recherche des lois de notre conduite pour l'une de
ces situations. La science est complète, si elle n'omet
aucune de ces situations, et si ses différentes branches
les épuisent.


Or, il y a longtemps, messieurs, que le bon sens de
l'humanité a reconnu et constaté que l'homme soutient
en ce monde quatre grandes relations principales :


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 9


première avec Dieu, la seconde avec lui-même, la troi-
sième avec les choses animées ou inanimées qui peu-
plent la création, la quatrième enfin avec ses sembla-
bles. Aussi a-t-on cherché de tout temps quelles sont
les règles de la conduite humaine en ces quatre grands
cas, et divisé en quatre recherches correspondantes toute
la science du droit naturel ou de la morale appliquée.


Nous acceptons, messieurs, cette division, parce
qu'elle est légitime et complète, et qu'on s'efforcerait
vainement d'en chercher une meilleure et une plus
vraie. 'Ailes sont donc les quatre grandes recherches
qu'embrasse le sujet de notre cours accepté dans toute
son étendue. Mais il ne suffit pas, messieurs, de vous
avoir indiqué cette division générale; il est nécessaire
d'en parcourir les parties, dont quelques-unes sont elles-


' mêmes très-compliquées, afin de fixer d'une manière
plus précise l'objet, l'étendue, le nom propre de cha-
cune. Reprenons donc l'une après l'autre les quatre
grandes relations que nous avons posées, et donnons
quelques détails sur les branches du droit naturel qui
leur correspondent.


PREMIÈRE RELATION.


Relation de l'homme à Dieu.


La donnée commune pour déterminer les règles de la
conduite de l'homme dans chacune des quatre relations
que nous 'avons posées, c'est la notion de sa véritable
destinée, de sa véritable lin. Mais, indépendamment de
cette donnée, il en est une autre qui est spéciale à cha-
cune de ces relations : c'est la nature de l'être qui en
forme le second ternie, et la nature de la relation elle-




1 0
PREMIÈRE LEÇON,


même, telle qu'elle résulte de celle des deux termes.
C'est la nécessité de cette seconde donnée qui rend in-
suffisante la connaissance de la véritable fin de l'homme,
pour déterminer dans chaque cas les règles de sa
conduite. Cette seconde donnée, dans la relation que
nous examinons, est la connaissance de Dieu et du rap-
port qui nous unit à lui, à laquelle il faut s'élever
d'abord pour déterminer les règles de notre conduite-
à son égard. L'exactitude avec laquelle ces règles se-
ront déterminées dépendra donc non - seulement de.
l'idée plus ou moins vraie qu'on se sera faite de l'homme.
et de sa destinée, mais encore de l'idée plus ou moins
épurée qu'on se sera faite de Dieu et, par conséquent,
des rapports qui l'unissent à nous. De là, la diver-
sité et l'épuration progressive des opinions humaines
dans cette première partie du droit naturel, qui porte
communément le nom de eligion naturelle, quoiqu'elle
ne corresponde qu'à une des branches de la religion
naturelle, qui embrasse, outre la question de nos devoirs
envers Dieu, celle de la nature de Dieu et celle de la
destinée future de l'homme, trois problèmes parfaite-
ment distincts, mais que l'usage a ainsi réunis sous un
seul mot. A cette branche du droit naturel correspon-
dent, dans l'histoire les cultes des différentes religions,
positives, ou les différents systèmes pratiques par les-
quels on a essayé de régler la conduite de l'homme en-
vers Dieu. On peut donc dire que cette partie du droit
naturel n'est pas sans une sorte de droit positif parallèle,
qui, dans ses variations de peuple à peuple et de siècle
à siècle, a toujours essayé de la représenter et de la tra-
duire, et l'a toujours plus ou moins défigurée. Nous re-
trouverons le mérite parallélisine clans toutes les autres
divisions du droit naturel, de sorte qu'en face de ses


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 11


règles, telles que la raison les donne, il y a une histoire
à faire des différentes manières dont l'humanité les a
successivement conçues et pratiquées.


DEUXIÈME RELATION.


Relation de l'homme à lui-même.


La partie du droit naturel qui cherche les règles de la
conduite de l'homme envers lui-même porte le nom de
morale personnelle. Une connaissance approfondie de la
nature humaine et des conditions extérieures auxquelles
son développement est soumis suffit ici, avec la notion
vraie de notre destinée, pour déterminer ces règles, qui
ont un double objet : la conduite de l'homme envers
son corps, et la conduite de l'homme envers son âme.
Pour réfuter l'opinion de ceux qui nient l'existence de
cette branche du droit naturel, il suffit de lire Épictète et
Marc-Aurèle, ou de faire l'hypothèse d'un homme relégué
dans la solitude d'une ile déserte, ou d'examiner l'opi-
nion de ceux qui prétendent au contraire que toutes les
autres branches de la morale viennent se résoudre dans
celle-là. Sans adopter cette dernière opinion, un peu de
réflexion convaincra bientôt du moins qu'il n'en est
point peut-être de plus importante et de plus féconde.
A cette partie du droit naturel correspondent, dans les
religions, dans les systèmes moraux de philosophie, et
Même dans les lois positives de certains peuples, sur-
tout des plus anciens, mais avant tout et principalement
dans ce qu'on appelle les moeurs des nations, une mul-
titude de règles, d'opinions, de dispositions, de coutu-
mes, qui en traduisent ou en défigurent plus ou moins
les. résultats absolus. L'ensemble de ces règles, de ces




12 PREMIÈRE LEÇON.
dispositions, de ces coutumes, forme comme le droi
positif parallèle à cette partie du droit nature].


TROISIÈME RELATION.


Relation de l'homme aux choses.


Sous ce mot de choses, je comprends; messieurs, tous
les êtres autres que nos semblables, qui ont été placés
avec nous en ce monde, soit que ces êtres soient inani-
més ou animés, organisés ou inorganisés. Ce qui auto-
rise dans ma pensée cette dénomination commune,
c'est que, selon moi, c'est la liberté et la raison qui
constituent la personnalité, et qu'à ce titre il y a lieu de
douter si elle existe dans les animaux plus que dans les
plantes ou les minéraux, bien que les animaux soient
sensibles et jusqu'à un certain point intelligents. Vous
voudrez donc bien excuser cette expression, que j'adopte
pour la rapidité du langage, et qui ne nous empêchera
pas de distinguer entre les différentes classes d'êtres
que je la charge de représenter. Pour se faire une idée
nette et vraie de cette partie du droit naturel, qui n'a
point de nom particulier, et qu'on pourrait appeler droit
réel, il faut supposer un homme seul dans une île, comme
Robinson. Par cette hypothèse, vous écarterez d'un seul
coup toutes les questions qui se rapportent au droit de
propriété, c'est-à-dire au droit d'user des choses exclu-
sivement aux autres hommes, questions qui ne se pro-
duisent que dans la relation de Phonune avec ses sem-
blables, et qui sont tout à fait distinctes de celle que
soulève la relation de l'homme aux choses, considérée en
soi et indépendamment de -Couic autre. Dans cette hy-
pothèse d'un homme seul en présence des choses, vous


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 13


sentirez s'élever les problèmes de morale propres à
cette relation, et qui sont ceux-ci : Avons-nous droit de
Clét011i'lle• à notre fin la nature et la fin des choses? Si
ce droit existe, a-t-il ou n'a-t-il pas de limites? et,
s'il en a, quelles sont ces limites? Sont-elles les mèmes
à l'égard des animaux et à l'égard des choses inani-
mées? toutes questions de la solution desquelles dépen-
dent les règles de notre conduite envers les choses, et
dont la solution dépend à son tour et de l'idée de notre
propre fin et de celle qu'on doit se former de la nature
de ces êtres, de leur destination en ce monde, et du rap-
port qui existe entre eux et nous. Tel est, messieurs, le
véritable objet de cette branche du droit naturel, qui se
divise en deux parties : règles de la conduite humaine à
l'égard des animaux, règles de la conduite humaine à
l'égard des choses proprement dites. A ces règles cor-
respondent, dans les religions, dans les coutumes, et
même dans les lois de certains peuples, des dispositions
et des pratiques qui en sont la contre-partie historique,
et qui les représentent plus ou moins.


QUATRIPME RELATION.


Relation de l'homme 1 ses semblables.


Les relations qui peuvent exister de l'homme à
l'homme étant très-variées, cette partie du droit naturel
est la plus vaste et la plus compliquée. Aussi a-t-elle
usurpé dans le langage de quelques auteurs, et s'est-elle
approprié presque à elle seule, le titre de droit naturel.
En d'autres termes, dans beaucoup d'ouvrages, on a
appelé presque exclusivement droit naturel les règles
de la conduite de l'homme à l'égard de ses semblables,




14 PREMIÈRE LEÇON.
excluant ainsi du droit naturel toutes les autres branch
des règles de la conduite humaine. D'un autre côt
différentes subdivisions de ces règles ont reçu des no
particuliers, et quelques-unes de ces subdivisions o
été distraites du droit' naturel ainsi entendu, et so
devenues l'objet de sciences distinctes. En troisièm
lieu enfin, dans ce droit naturel ainsi entendu quelques
auteurs ont introduit des recherches qui ne font point
partie du droit naturel, de quelque manière qu'on l'en-
tende. En sorte que rien n'est plus embrouillé que la
phraséologie de cette partie de la science. Pour arriver
à des idées, et, par suite, à des dénominations claires é
cette matière, il faut analyser avec soin cette grand
relation de l'homme à l'homme, et distinguer les re
lations diverses qu'eue embrasse, ou tout au moin
les principales. C'est là, messieurs, ce que nous allon
essayer de faire. Veuillez me suivre avec indulgence e
attention.


Parmi les relations particulières comprises dans L
relation générale de l'homme à l'homme, il y a une
première distinction à faire, fondée sur cette circon-
stance, que les unes existent indépendamment du fai
de société, tandis que les autres naissent de ce faHt, e
par conséquent le présupposent.


Je suis loin d'admettre, messieurs, cet état de na-
ture, que quelques philosophes ont rêvé, et qui prête
à l'homme sortant des mains du créateur la vie des,
animaux solitaires. L'histoire proteste contre cette fie
Lion, et elle représente si peu l'état naturel de Pliomm
que ce n'est que par un concours de circonstance
extraordinaires que, de loin en loin, quelques individu
de l'espèce humaine y ont été 'placés. Mais ce que l'histoir
ne dément pas, ce qu'elle nous montre, au contraire


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 15


c'est un état distinct, et, du moins dans quelques parties
de la terre, antérieur au véritable état de société, et qu'on


n


peut aussi, si l'on veut, et pour le distinguer de ce der-
ier, attpe!er état de nature. Cet état est celui de famille,


qui devient, par extension, l'état de tribu. Tel est celui
dans lequel l'Écriture nous montre Abraham et ses en-
fants. Entre cet état et celui de la société il y a de pro-
fondes différences, dont la principale et la seule que je
vous signalerai est celle-ci : c'est que l'état de société
est adventice, tout fondé qu'il est sur une foule de
principes de la nature humaine, tandis que l'état de
famille est nécessaire ; en d'autres termes, on ne con-
çoit çA.sl'hornme hors de l'état de famille, tandis qu'on
le conçoit et que l'histoire nous le montre hors de l'état
de société proprement dit.


Or, en considérant l'homme dans cet état de nature,
qui est possible, et qui a précédé certainement dans
quelques parties de la terre, et probablement dans
toutes, l'état de société, on trouve qu'il existe dans cet
état deux espèces de relations de l'homme à l'homme,
qui sont, comme cet état lui-même, indépendantes du
fait de société : les relations de l'homme à l'homme
comme individus de la même espèce, et les différentes
relations créées par la famille entre les membres qui. la
composent. De ces deux espèces de relations naissent
deux espèces de devoirs et de droits : les devoirs et les


• droits d'humanité, les devoirs et les droits de famille,
o.0 ces deux branches du droit naturel qu'on pourrait
appeler droit d'humanité et droit de famille, et 'qui ,
existant indépendamment du fait de société, composent


. ce que j'appellerai droit de nature.
Le fait de société survenant rencontre ces deux es-


pèces de relations qui lui sont antérieures, celles de




1;
16 PREMIÈRE LEÇON.
l'homme à l'homme comme tel, et celle des différents
membres de la famille entre eux ; mais, en les rencon-
trant, il les modifie. Dans le sein de la société, les indi-
vidus étrangers l'un à l'autre par le sang ne restent pas
dans le simple rapport d'homme à homme, ils entrent
dans celui de concitoyens du même État; et il en est de
même des différents membres de la famille qui ne sont
plus seulement pères, fils, époux, frères par le sang
mais encore citoyens par la société. La société modif
donc les règles de conduite de l'homme comme homm
à l'égard des autres, et de l'homme comme membre d
la famille dans tous les rapports que la famille engendre
elle les modifie au profit du tout ou de la société. Or,
toutes ces règles ainsi modifiées, étendues, multipliées,
de quelque espèce qu'elles soient, composent ce qu'o
appelle le droit privé, première branche du droit social,
celle qui règle tous les rapports qui peuvent exister
entre les citoyens d'un même État.


Mais, indépendamment de ces rapports qui existaient
avant la société, mais auxquels la société donne un ca-
ractère tout nouveau, la société en crée un autre qui
n'existait point avant elle : c'est celui des citoyens à la
société ou au pouvoir qui la représente. De là; des
règles de conduite des citoyens à l'État et de l'État aux
citoyens, dont l'ensemble forme ce qu'on appelle le droit
public, seconde branche du droit social.


Le droit social se divise donc en deux branches : droit
privé et droit public. Dans nos lois, les principaux ra-
meaux du droit privé sont renfermés et représentés
dans le Code civil ou le Code commercial; les princi-
paux rameaux du droit public dans le Code constitu-
tionnel, le Code administratif; le Code pénal, etc.


Mais ici se présente une objection qu'il faut résoudre


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 17


avant d'aller plus avant. Toutes ces règles du droit privé
et du droit public sont évidemment établies, dans chaque
société, relativement à la forme particulière de cette
société. Il semble donc, au premier coup d'oeil, qu'elles
dépendent uniquement de cette forme , qu'elles ap-
partiennent par conséquent entièrement au droit posi-
tif et nullement au droit naturel. Cela serait vrai s'il n'y
avait pas quelque chose de commun entre toutes les
sociétés possibles, quelque chose qui dérive du fait
même de société, indépendamment des formes diverses
que ce fait peut revêtir, et qui constitue les conditions
essentielles de toute société. Ces conditions essentielles
de tolite société engendrent un droit social, essentiel
aussi, naturel et absolu comme elles, droit antérieur et
supérieur à tous les droits sociaux positifs, et que tous
cherchent à reproduire et reproduisent plus ou moins,
en l'adaptant à chacune des formes possibles de la so-
ciété. C'est là le droit social naturel, qui se subdivise,
comme tout droit social positif, en droit public et en
droit privé.


On voit par là, messieurs, que, pour déterminer les
règles de ce droit naturel social, il faut avoir préalable-
ment déterminé deux choses : la fin de toute société,
2° les conditions essentielles de toute société. Ces deux
questions devront donc nous occuper et être résolues
par nous, préalablement à la recherche des règles mêmes
du droit naturel social. Elles viennent se placer ici,
.comme celles de la nature de Dieu et de la nature des
choses dans les relations précédentes, et par la même
nécessité.


C'est ici le lieu de vous faire remarquer, messieurs
que toute cette recherche est étrangère et à la question
de la meilleure l'orme à donner à la société, et à celle


2




18 PREMIÈRE LEÇON.
des meilleurs moyens de procurer le bonheur matériel
de la société. Ces deux questions ne sont nullement des
questions de droit, mais des questions d'art. Elles sont
l'objet de 'deux sciences qu'on appelle la politique et
l'économie politique, et qui sont tout à fait distinctes
du droit. Je n'en aurais même pas parlé, si quelques.
auteurs n'avaient pas plus ou moins introduit ces deux
problèmes parmi ceux qui sont l'objet propre du droit
naturel.


Au delà des relations que nous avons déjà constatées
dans la relation de l'homme à l'homme, il n'en est plus
qu'une, messieurs : c'est celle de société à société. Les
règles de conduite d'une société à l'égard des autres
sont évidemment les mêmes que celles d'une famille à
l'égard d'une autre dans l'état de nature ; elles com-
posent ce qu'on appelle le droit des gens, cinquième et
dernière ].ranche de cette partie du droit naturel.


Ainsi, en nous résumant, nous trouvons dans la. rela
tion générale de l'homme à l'homme cinq espèces de
relations principales : celles de l'homme à l'homme
comme tel, qui font l'objet du droit d'humanité; 2° celles
de la famille, qui font l'objet du droit de famille; 3° celles
des citoyens d'un même État, qui font l'objet du droit
privé ; 4° celles des citoyens à l'État et de l'État aux ci-
toyens., qui font l'objet du droit public; 5° enfin, celles
de société, qui font l'objet du droit des gens. Et dans
ces cinq relations, trois grandes divisions : celles qui
existent indépendamment du fait de société et qui font
l'objet du droit de nature : ce sont les deux premières;
2' celles qui naissent du fait de société et qui existeraient
quand il n'y aurait qu'une société; elles font l'objet du
droit social : ce sont les deux secondes ; 3° celles qui
naissent de l'existence simultanée de plusieurs sociétés


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL, 19


ou du moins de plusieurs familles indépendantes en
contact, et qui font l'objet du droit des gens : c'est la
cinquième et dernière. A. ces différentes branches du
droit naturel correspondent dans l'histoire : pour le
droit de nature, une foule de systèmes philosophiques,
de règles religieuses, d'usages, de coutumes ; pour le
droit social, tous les droits positifs ; pour le droit des
gens, les coutumes qui ont réglé les rapports de nation
à nation aux différentes époques.


Tel est, messieurs, l'ensemble du droit naturel dans
l'acception la plus large et la plus haute de ce mot,
dans celle où l'ont pris les plus grands esprits qui s'en
soient • occupés. Mais comme cette acception n'a pas
été unanimement embrassée, et que d'autres lui ont été
données, il ne sera pas inutile que je vous fasse con-
naître ces dernières.


En ne faisant attention, dans l'expression droit natu-
rel, qu'à l'épithète de naturel qui la termine, on a dû
être conduit à entendre par cette expression et à lui
faire désigner toutes les règles de la conduite humaine
qui dérivent de la nature des choses, et que, par con-
séquent, la raison peut atteindre, quelle que soit la re--
lation à laquelle ces règles s'appliquent. De la, l'accep-
tion la plus générale de cette expression, celle qui
embrasse, dans le droit naturel, la religion naturelle,
la morale personnelle , le droit réel , et toutes les
parties des droits et des devoirs de l'homme à. l'égard


. de ses semblables. Mais si, au contraire, on fait par-
ticulièrement attention, dans la même expression, au
mot droit, on pourra être conduit à deux autres accep-
tions très-différentes. Les uns, prenant le mot droit
clans son sens philosophique, c'est-à-dire comme dé-
signant ce qui est corrélatif au devoir, ne consenti-




20 PREMIPRE LEÇON.
ront à désigner, par l'expression de droit maerel, que
cette partie des règles de la conduite humaine qui
en imposant un devoir à l'un, créent chez l'autre un
droit corrélatif, c'est-à-dire qu'une portion des rè-
gles de ]a conduite de ]'homme envers ses semblables.
De là, la seconde acception de ce mot, d'après laquelle
le droit naturel ne comprend ni la religion naturelle, ni
la morale personnelle, ni le droit réel, et n'embrasse
pas même toutes les règles de conduite de l'homme
envers ses semblables. D'autres enfin, prenant le mot
droit dans un sens encore plus étroit, c'est-à-dire dans
le sens technique des écoles, n'appelleront droit na-
turel que la partie des règles de la conduite humaine
découvertes par la raison qui correspond au droit po-
sitif proprement dit, ce qui les conduira à une dé-
finition qui comprendra moins encore que la précé-
dente. De là, la troisième et dernière acception de cette
expression.


Je déclare, messieurs, que les mots me sont com-
plétement indifférents, poury u que l'on s'entende. J'es-
time autant l'une de ces définitions que les deux autres.
Mais, dans ce cours, je m'arrêterai à la première, qui
laisse au droit naturel sa plus grande étendue possible.
C'est donc la science de toutes les règles de la conduite
humaine, clans toutes les relations que j'ai énumérées,
que j'appelle de ce nom et que je me propose de con-
struire devant vous, selon la mesure de nies forces.11 ne
rue reste donc plus, cela posé, qu'à vous dire dans quel
ordre j'aborderai les différentes parties de cette vaste
tâche.


Je commencerai, messieurs, par la morale person-.
Delle ou les règles de la conduite de l'homme envers
lui-même. Je continuerai par le droit réel, ou les règles


OBJET ET DIVISION DU DROIT NATUREL. 21


de la conduite de l'homme envers les choses. Puis
j'aborderai celles qui gouvernent les relations de l'homme
'là l'homme, en commençant par le droit de nature, en
poursuivant par le droit social, et en terminant par le


finirai par la religion naturelle, soitdroit des gens. Je
parce que je la considère comme le couronnement des
autres parties, soit parce que m'étant occupé avec vous,
pendant deux années consécutives, d'une des branches
dogmatiques de la science qui a reçu ce nom, il ne sera
pas mal d'éloigner un peu cette partie de mon sujet.
De toutes les parties de cette grande tâche, il est évident
et vous devez prévoir que la troisième sera celle qui
nous occupera le plus; et cette circonstance est heu-
reuse, puisque c'est aussi celle qui vous intéresse davan-
tage. Je ferai ce qui dépendra de moi pour y arriver le
plus rapidement possible, sans sacrifier cependant à
votre curiosité ce que je ne consentirai jamais à sacri-
fier à aucune considération, l'intérêt de la science que,
je suis chargé de vous enseigner ici dans toute sa sévé-
rité et dans toute sa rigueur, et dont la mission n'est
pas de plaire, mais de chercher et de montrer la vérité.


Encore un mot, messieurs, avant de terminer. Il est
bien entendu que ce ne sont pas les règles de la con-
duite humaine dans leurs détails, et comme on les ex-
pose dans un catéchisme, que je m'efforcerai de déter-
miner ici avec vous. line telle entreprise serait infinie,
et aboutirait peut-être moins à vous éclairer l'esprit qu'à


• le rétrécir. Telle ne saurait être et telle n'est pas nia
pensée. Je me contenterai de poser les principes des dif-
férentes branches de la législation naturelle, de vous en
donner, si je peux ainsi parler, l'esprit et la substance;
car il importe bien moins de savoir à la lettre ce qu'on
doit faire dans chaque situation particulière de la vie,




22 PREMIÈRE LEÇON.
que de voir clairement et largement quel est , le but,
quelle est la tin générale qu'on doit se proposer, sauf à
la conscience à se déterminer en vue de cette lin dans
chacune des innombrables positions différentes que
le hasard et la mobilité des circonstances peuvent
amener.


DEUXIÈME LEÇON.


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE.


MESSIEURS,


Nous avons vu, dans la leçon précédente, que l'objet
du droit naturel est de rechercher les règles de la con-
duite humaine; qu'ainsi , dans son acception la plus
large, cette science embrasse l'ensemble des règles qui
doivent diriger l'homme en cette vie; je vous ai indiqué
les différentes parties dans lesquelles elle se divise natu-
rellement; enfin, je vous ai dit quelles sont celles que je
traiterai, et dans quel ordre je me propose du les traiter.


Mais avant de commencer nos recherches, il est une
question pour ainsi dire préjudicielle que je dois exami-
ner et résoudre, c'est celle de savoir s'il y a réellement
un droit naturel. En effet, vous le savez, quelques sys-
tèmes philosophiques se sont efforcés de démontrer
qu'il n'y a pas pour l'homme de règles obligatoires, et
que toute la morale se réduit à des conseils de pru-
dence, qu'il peut suivre ou négliger à ses risques et
périls.


Comme de pareils systèmes nient le droit naturel,
ou du moins l'altèrent tellement qu'ils lui enlèvent son
véritable caractère et par là sa haute importance, il m'a
paru nécessaire, avant de pénétrer clans lés recherches




24 DEUXIÈME LEÇON.
mêmes de la science, d'examiner si le fait qui la fond
existe, et de discuter les nombreux systèmes qui rien
ce fait ou du moins l'altèrent essentiellement. Cette
question, vous le voyez, doit passer avant toutes celles
qui font l'objet de ce cours ; elle est d'ailleurs très-im-
portante, car ce n'est rien moins que celle de savoir s'il
y a pour l'homme quelque règle de conduite obligatoire.
C'est donc l'existence du devoir, et, par conséquent, celle
du droit, qui est impliquée dans cette question qu'ont
agitée les plus grands esprits dont la philosophie, la
politique et la législation s'honorent.


Pour la discuter devant vous, j'ai hésité entre deux
méthodes. Je me suis demandé s'il ne convenait pas de
vous exposer ces systèmes et de les réfuter l'un après
l'autre, en me réservant de vous présenter ensuite les
faits de la nature humaine qu'ils ont altérés ou mécon.
nus ; ou s'il ne valait pas mieux, sacrifiant à l'intérêt de
là clarté ce que pourrait avoir de piquant l'application
de cette méthode, commencer par vous présenter d'a-
bord le tableau des faits moraux de la nature humaine,
pour juger ensuite à la lumière de ces faits les différentes
doctrines qui sont arrivées à des conclusions qui leur
sont contraires.


C'est à cette dernière méthode que je me suis arrêté;
Malgré tous mes efforts pour vous faire comprendre le
principe et la portée de chacun de ces systèmes, je
craindrais de n'y pas réussir, si je ne vous avais exposé
d'abord les faits moraux de la nature humaine, source
commune où tous les systèmes sur le droit naturel sont
venus puiser leurs principes et leur point de départ.


Je commencerai donc, messieurs, par vous faire con
naître ce que je pourrais appéler mon système, mais ce
qui n'est au fond que l'exposition exacte, si je ne me


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 25


trompe, des principaux faits moraux de la nature hu-
maine. Quand j'aurai mis sous vos yeux cette exposition,


procéder à celle des systèmes que nousje pourrai alors
devons examiner, et, les mettant en présence des faits,
montrer ceux de ces faits qu'ils ont négligés, ceux dont
ils ont tenu compte, et vous indiquer ainsi et le point de
départ de chacun, et ce que tous ont de diversement
faux et de diversement vrai. De cette manière, vous
comprendrez bien mieux chacun de ces systèmes, et
leur réfutation me sera aussi plus facile.


Je vais donc consacrer cette leçon à vous exposer les
faits moraux de la nature humaine clans leurs circon-
stances principales. Ce ne sera guère autre chose que le
résumé d'une partie des leçons que j'ai faites des cette
Faculté depuis trois ans ; je me bornerai à vous rappe-
ler rapidement les résultats auxquels je suis arrivé, et
je tâcherai cependant d'y mettre assez de clarté pour
être compris de ceux qui assistent à ce cours pour la
première fois.


Ce qui distingue un être d'un autre, c'est son organi-
sation. C'est là ce qui distingue une. plante d'un miné-
ral, un animal d'une espèce d'un animal d'une autre
espèce. Chaque être a donc sa nature à lui; et, parce
qu'il a sa nature à lui, il est prédestiné par cette nature
à une certaine fin. Si la fin de l'abeille, par exemple,
n'est pas la même que celle du lion, et si celle du lion
n'est pas la même que celle de l'homme, on ne peut en
trouver la raison que dans la différence de leur nature.
Chaque être est donc organisé pour une certaine fin, de
telle sorte que, si on connaissait complétement sa nature,
on pourrait en déduire sa destination ou sa fin. La fin
d'un être est ce qu'on appelle le bien de cet être. Il y a
donc identité absolue entre le bien d'un être et sa fin.




26 DEUXIÈME LEÇON.
Le bien pour lui c'est d'accomplir sa fin, d'aller au b
pour lequel il a été organisé.


De même que tout être, parce qu'il est organisé d'u
certaine manière, a, en vertu de cette organisation, un:
fin spéciale qui est son bien ; de même il n'y a p
d'être qui n'ait été doué d'un certain nombre de facult
au moyen desquelles il peut atteindre sa fin. En effet.
comme de la constitution même d'un être résulte un
certaine fin pour il y aurait contradiction si la na,
turc, l'ayant condamné, en lui donnant telle organisa.,
tion, à accomplir telle lin qui est son bien, ne lui avai
pas donné en même temps quelques facultés qui le ren
dissent capable d'y parvenir. ljne telle vérité est néces
saire aux yeux de la raison, et n'a pas besoin d'être vé
riflée par l'expérience. Elle pourrait l'être, toutefois, s
on voulait examiner la nature de chaque être, la fi
qu'elle lui impose, et les facultés qui ont été mises en 1
pour y arriver. On ne trouverait pas d'exception au:
principes que je viens de poser.


11 résulte de ces principes que l'homme, ayant une
organisation particulière, a nécessairement une lin don
l'accomplissement est son bien, et qu'étant organi
pour cette fin, il a nécessairement aussi les faculté
indispensables pour l'accomplir.


Du moment qu'un être organisé existe (et il en est de
même des êtres non organisés, quoique cela soit moins
visible), du moment, dis-je, qu'un être organisé existe,
sa nature tend à. la fin pour laquelle il a été constitué
De là résultent dans le sein de cet être (les meuvemen
qui le portent, indépendamment de toute réflexion, d:
tout calcul, à un certain nombre de buts particuliers
dont l'ensemble compose l'a fin totale de cet être. Ces.
mouvements instinctifs qui, même dans les créature


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 27


raisonnables, n'ont rien de délibéré, et qui se mani-
festent dans l'homme aussitôt qu'il est au monde, et s'y
développent avec une intensité de plus en plus grande
à mesure qu'il grandit, je les appelle en lui tendances
primitives et instinctives de la nature humaine. Ce sont
ces tendances, ce qu'elles ont de commun dans tous les
hommes, et de particulier dans chaque individu, que le
célèbre docteur Gall a cherché à déterminer, à énumé-
rer d'une manière exacte, en montrant quelles variations
elles subissent d'un individu à un autre, et comment de
ces variations résulte le caractère particulier de chaque
homme; ce sont ces . tendances qui ont fixé l'attention
d'un petit nombre de philosophes, et qui, bien qu'ils
n'en aient pas tiré tout le parti possible, ont pourtant
influé sur les systèmes qu'ils ont présentés sur l'homme.


Ainsi, par cela que l'homme existe, il se passe en lui
ce qui se passe dans tous les êtres possibles, c'est-à-dire
qu'en vertu de son organisation, sa nature aspire à sa
lin par des mouvements qu'on appelle plus tard des
passions, et qui le portent invinciblement vers cette tin.


En même temps que se développent dans l'homme les
tendances instinctives qui le poussent vers sa fin ou son
bien, les facultés que Dieu lui a données pour l'atteindre
se mettent en mouvement sous l'influence de ces ten-
dances, et cherchent à saisir les objets vers lesquels elles
le portent. Aussitôt donc que l'homme existe, s'éveillent
en lui, d'une part, les tendances qui s 'ont l'expression
de sa nature; de l'autre, les facultés qui lui ont été don-
nées pour que ces tendances obtiennent satisfaction. Ce
n'est pas là seulement le début de la vie humaine, c'en
est le fond même ; tant qu'elle dure, c'est sur ce fond,
qui ne change jamais, que viennent se dessiner les au
ires phénomènes que présente l'humanité.




28 DEUXIÈME LEÇON.
.Te crois avoir nettement établi, dans les cours pré cée


dents, que, lorsque ces facultés, qui ont été mises
nous pour réaliser la fin à laquelle aspirent les tendan
de notre nature, s'éveillent et se développent pour
première fois, elles se développent d'une manière in
terminée et sans direction précise.


En effet, ce qui fait que nos facultés finissent bien
par se concentrer pour atteindre leur but, c'est q
dans cette vie, telle qu'elle est organisée, elles rencoi
trent des obstacles qui ne leur permettent pas d'y ar r.`
ver autrement. Je vous l'ai déjà démontré : si ce mon d
était l'harmonie des forces de tous les êtres qui le co
posent, si toutes ces forces, loin de se contrarier, se
veloppaient parallèlement et harmoniquement, il l eur
suffirait de se développer pour arriver sans effort à l eu
fin. Mais telle n'est pas, vous le savez, l'organisation
ce monde : on peut, au contraire, le définir la mise
opposition de toutes les destinations, et, par conséque nt;
de toutes les forces des êtres qui le composent.


Il en est donc de notre nature comme de toute autre -
en se développant pour arriver à sa fin, elle rencontre
des obstacles qui l'arrêtent et l'empêchent de l'atteindr6
Pour vous faire comprendre, d'une manière plus pré-.
cise, le fait que je vous signale, et sur lequel je ne puh
entrer dans de grands détails, puisque je ne fais i .•
qu'un résumé, je prendrai pour exemple une des facuP
tés de notre nature, l'intelligence, qui est chargée
satisfaire à l'instinct qui nous porte à connaître.


Eh bien! l'intelligence, on le sait, ne trouve pas
premier coup la vérité qu'elle cherche. Elle rencont re;
au contraire, des difficultés, ,


des incertitudes, des nuag es`.
en un mot des obstacles de toute espèce qui remp
chent de l'atteindre. Or, messieurs, qu'arrive-t-il qua nd


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 29


l'intelligence, en se développant ainsi primitivement, ne
voit rien de ce qu'elle a été constituée pour voir? Il ar-
rive que, spontanément, elle fait effort pour vaincre les
obscurités qu'elle rencontre, les difficultés qui s'oppo-
sent à ce qu'elle arrive à son but. Cet effort n'est autre
chose que la concentration sur un point des forces de
l'intelligence auparavant dispersées. Quand l'intelligence
se développe instinctivement, elle ne se porte pas sur
un point plutôt que sur un autre, elle se porte sur tous
à la fois; elle rayonne, pour ainsi dire, dans tous les
sens. Mais, rencontrant de toute part des obscurités, elle
se concentre successivement tout entière sur chacune de
ces obscurités. Ce phénomène s'opère spontanément, et
il n'est pas indifférent, pour la morale, de le constater ;
car ce mouvement spontané est le premier signe du
pouvoir que nous avons de diriger nos facultés, la pre-
mière manifestation, en d'autres termes, de la volonté
en nous. Or, messieurs, cette concentration de la force
humaine est un effort qui n'est pas naturel à l'homme.
Aussi, la nature humaine souffre-t-elle toutes les fois
qu'elle est obligée de le faire. Même aujourd'hui, si dis-
ciplinées et si exercées que soient nos facultés, c'est
toujours une chose fatigante pour nous que de nous
emparer de nos facultés, et de les concentrer avec per-
sévérance sur tel ou tel point. Ce n'est pas là, en effet,
leur allure primitive et naturelle ; c'est une allure ex-
ceptionnelle, à laquelle la condition humaine nous con-
damne. Aussi, à la suite de tout effort de cette espèce,
la nature humaine retourne-t-elle avec bonheur au dé-
veloppement indéterminé, qui est son mode naturel
d'action ; y revenir pour elle, c'est se reposer. OrAms-c,
la vie humaine, et surtout dans la vie primitiSee
l'homme, alors que la raison n'a point encore rakernt




30 DEUXIÈME LEÇON.
tout se passe en alternatives entre ces deux modes
développement de nos facultés : le mode indétermin
ou naturel, et le mode concentré ou volontaire.


Je me borne maintenant à poser ce fait, dont je tirer
plus tard des conséquences importantes. Un autre fa.,
qu'il n'est pas moins intéressant de constater, c'est que
quelques efforts que fassent nôs facultés pour satisfai
aux tendances primitives de notre nature et faire jou.'
par là cette nature du bien auquel elle aspire, ces efforlf
ne peuvent jamais arriver qu'à lui donner une satisfa
lion incomplète, c'est-à-dire un bien très-imparfait;
telle est la loi de cette vie, que jamais l'homme
triomphe des dures conditions qu'elle lui impos
Ainsi, dans cette vie, la complète satisfaction de ni
tendances, le bien complet, n'existent pas. Voilà un fa,
non moins incontestable que ceux que nous avons dé
indiqués.


Quand nos facultés entrant en exercice parvienn
à donner satisfaction à nos tendances, à conquérir p
notre nature une partie du bien auquel elle aspire, il
produit en nous un phénomène qu'on appelle le plaisir
La privation du bien, ou l'échec qu'éprouvent nos
cultés quand elles le poursuivent et ne peuvent 1
teindre, produit en nous un autre phénomène qu
appelle la douleur. Le plaisir et la douleur naissent
nous, parce que nous ne sommes pas seulement act
mais encore sensibles. C'est en effet parce que n
sommes sensibles, qua notre nature jouit ou souff
selon qu'elle réussit ou échoue dans la poursuite
bien. On pourrait comprendre une nature qui ne ser
qu'active sans être sensible ; pour elle il y aurait t
jours une fin, un bien, des tendances qui la porteraiet
à ce bien, des facultés qui la rendraient capable


o


01


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 31


l'atteindre, tantôt heureuses, tantôt malheureuses dans
leur poursuite; mais, sans la sensibilité, ce qu'on appelle
le plaisir et la douleur, c'est-à-dire le retentissement
sensible du bien et du mal, n'auraient pas lieu en elle.
Telle est l'origine et le vrai caractère du plaisir et de la
douleur ; et vous voyez par là que ces deux phénomènes
sont subordonnés au bien et au mal. Je vous prie de le
remarquer, car on a trop souvent confondu le bien avec
le plaisir, le mal avec la douleur. Ce sont des choses
profondément distinctes. Le bien et le mal, c'est le suc-
cès ou l'échec dans la poursuite des fins auxquelles notre
nature aspire. Nous pourrions obtenir l'un et subir
l'autre sans qu'il y eût plaisir et douleur; il suffirait
que nous ne fussions pas sensibles. Mais comme nous
sommes sensibles, il est impossible que notre nature ne
jouisse pas quand elle parvient à atteindre ce qui est le


. bien pour elle, ou qu'elle ne souffre pas quand elle ne
peut y arriver ; c'est une loi de notre organisation. Le
plaisir est donc la conséquence et comme le signe de la
réalisation du bien en nous ; la douleur, la conséquence
et comme le signe de la privation du bien. Mais l'un
n'est pas plus le bien que l'autre n'est le mal.


Par cela que tout être aspire à son bien, jouit quand
• il l'atteint, souffre quand il en est privé, il doit aimer,


rechercher tout ce qui, sans être son bien, contribue à
le lui procurer, et ressentir de l'éloignement pour tout


. ce qui fait obstacle à ce qu'il y parvienne. C'est ainsi
que, lorsque nos facultés venant à se développer ren-
contrent des objets qui secondent ou contrarient leurs.


. efforts, nous 'éprouvons pour les premiers des senti-
ments d'affection et d'amour, et pour les autres de
l'éloignement et de la haine. Il en résulte que nos ten-
dances, c'est-à-dire les grandes, les véritables passions




32 DEUXIÈME LEÇON.
de la nature humaine, s'ébranchent, pour ainsi dire, eu
allant à l'accomplissement de leur fin, et se subdivisent
en une multitude de tendances particulières, qu'on ap
pelle aussi des passions, mais qu'il faut bien distingue
de nos passions primitives qui se développent en nous
d'elles-mêmes et indépendamment de tout objet ext
rieur, par cela seul que nous existons, et aspirent à leu
fin avant que la raison nous ait montré ce qu'était cent
fin. Les passions, au contraire, que j'appellerai secon
claires, ne naissent en nous qu'à l'occasion des obje
extérieurs, qui, en secondant ou en contrariant le dé \
loppement de nos passions primitives, les excitent e
nous. Nous qualifions d'utiles les objets qui seconden
nos tendances primitives, et de nuisibles ceux qui les co
trarient. Telle est l'origine des passions secondaires
des idées d'utile et de nuisible.


De nos tendances, les unes sont bienveillantes po
autrui, comme la sympathie ; les autres ne le sont pas
comme la curiosité ou le besoin de. connaître, et l'ami)
tion ou l'amour de la puissance. En effet, quoiqu'il soi
vrai que, dans l'enfance, et avant que la raison
venue nous révéler notre propre nature, toutes nos ten
dances se développent sans que nous fassions un retou
sur nous-mêmes, c'est-à-dire sans égoïsme, quelques
unes cependant n'ont d'autre résultat que notre prolo'
satisfaction, notre propre bien, tandis que la sympa*
a pour résultat non-seulement notre bien, mais encor
celui des autres : car, il importe de le remarquer,
plus tard, lorsque la raison intervient, nous somm
bienveillants pour les autres, ce n'est pas seulement
vertu de la raison, c'est encore en vertu d'une de n
tendances, la sympathie, gni, indépendamment de ton
idée de devoir et de tout calcul d'intérêt, nous pous


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 33


au bien des autres comme à sa fin propre et dernière.
Le principe est personnel, mais le but vers lequel il
aspire spontanément est le bien des autres. Ainsi, alors
même qu'il n'y a encore dans l'homme que des mou-
vements instinctifs, il y a déjà en lui bienveillance pour
autrui.


Tous les faits que je vous ai présentés jusqu'ici con-
stituent l'état primitif de l'homme, celui de l'enfant.
Quand la raison apparaît, elle fait subir successivement
à cet état primitif deux transformations d'où résultent
deux autres états moraux bien distincts. Avant de passer
à la description de ces deux autres états, résumons en
peu de mots les éléments constitutifs du premier. Je
vous ai dit qu'au début même de la vie, des tendances
se développent dans l'homme et manifestent la fin pour
laquelle il a été créé; qu'en mérite temps s'éveillent aussi
des facultés destinées à leur donner satisfaction; que le
développement de ces facultés est d'abord naturellement
indéterminé, mais que les obstacles qu'elles rencontrent
les excitent accidentellement à une concentration qui
est la première manifestation ou le premier degré du
développement volontaire. Vous avez vu que la nature
humaine, étant sensible, éprouve du plaisir quand ses
tendances sont satisfaites, et de la douleur quand elles
ne le sont pas; que, de plus, elle aime ce qui seconde
le développement de nos tendances, et éprouve de l'aver-
sion pour ce qui les contrarie : ce qui ébranche nos pas-
sions primitives en une foule de passions secondaires,
qui en sont comme les rameaux. Tels sont les éléments
de l'état primitif. Ce qui caractérise cet état, ce qui le
distingue éminemment de tout autre, c'est la domination
exclusive de la passion. Sans doute, il y a dans le fait de
concentration un commencement d'empire sur nous-


1 — 3




34 DEUXIÈME LEÇON.
mêmes et un commencement de direction de nos facultés
par le pouvoir personnel; mais ce pouvoir est encore
aveugle, et demeure exclusivement au service de la pas-
sion qui détermine fatalement et l'action et la direction
de nos facultés. Il en est ainsi jusqu'à ce que la raison
ait apparu. C'est elle qui soustrait le pouvoir ou la vo-
lonté de l'homme à l'empire exclusif des passions ; mais,
jusqu'à ce qu'elle s'éveille, la passion présente, et, parmi
les• passions présentes, celle qui est la plus forte, entraîne
la volonté, parce qu'il ne peut y avoir encore prévision
du mal futur. Ainsi, triomphe de la passion présente
sur la passion future, et, parmi les passions présentes,
triomphe de la passion la plus forte, voilà, dans ce pre-
mier état, la loi des déterminations humaines. La vo-
lonté existe déjà, mais il n'y a pas encore liberté. Nous
avons déjà pouvoir sur nos facultés, mais nous n'en
disposons pas encore librement. Examinons maintenant
quelle transformation, en apparaissant, la raison fait
subir à cet état primitif, qui est celui de l'enfance.


La raison, dans sa définition la plus simple, est la
faculté de comprendre, qu'il ne faut pas confondre avec
la faculté de colinot tre. En effet, les animaux connaissent,
ils ne paraissent pas comprendre, et c'est là ce qui lés
distingue de l'homme. S'ils comprenaient, ils seraient
semblables à nous ; et, au lieu de demeurer toute leur
vie, comme ils le font, dans l'état que nous venons
de décrire, ils s'élèveraient successivement, comme
l'homme, aux deux autres états que l'intervention de la
raison produit en nous.


Lorsque la raison s'éveille dans l'homme, elle trouve
la nature humaine en plein développement, toutes ses
tendances en jeu, toutes ses . facultés en activité. En
vertu de sa nature, c'est-à-dire du pouvoir qu'elle a de


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 3i


comprendre, elle pénètre bientôt le sens du spectacle
qui s'offre à elle. Et d'abord elle comprend que toutes
ces tendances, que toutes ces facultés .n'aspirent et ne
vont qu'à un seul et même but, à un but total, pouf
ainsi dire, qui est la satisfaction de la nature humaine.
Cette satisfaction de notre nature, qui est la somme et
comme la résultante de satisfaction de toutes ces en-
dances, est donc sa véritable fin, son véritable bien. C'est
à ce bien qu'elle aspire par toutes les passions qui sont
en elle; c'est ce bien qu'elle s'efforce d'atteindre par
toutes les facultés qui s'y déploient. Voilà ce que corn-
prend la raison, et c'est ainsi qu'elle forme en nous
l'idée générale du bien ; et quoique ce bien dont nous
obtenons ainsi l'idée ne soit encore que notre bien par-
ticulier, ce n'en est pas moins un immense progrès sur
l'état primitif, dans lequel cette idée n'existe pas.


L'observation et l'expérience de ce quise passe perpé-
tuellement en nous fait aussi comprendre à la raison
que la satisfaction complète de la nature humaine est
impossible, et que, par conséquent, c'est une illusion de
compter sur le bien complet; qu'ainsi nous ne pouvons
et ne devons prétendre qu'au p lus grand bien possible,
c'est-à-dire à la plus grande satisfaction possible de
notre nature. Elle s'élève donc, de l'idée do notre bien,
à celle de notre plus grand bien possible.


Elle ne tarde pas à concevoir aussi que tou ce qui
• peut nous conduire à ce plus grand bien est bon par


cela seul, et que tout ce qui nous en détourne est mau-
vais; mais elle ne confond pas cette double propriété,
qu'elle rencontre dans certains objets, avec le bien et le
mai lui-même, c'est-à-dire avec la satisfaction même ou
la non-satisfaction de notre nature. Elle distingue donc
P rofondément le bien en lui-même des choses qui sont




36 DEUXIÈME LEÇON.
Propres à le produire, et, en généralisai' la propriété con
prune de ces choses, elle s'élève à l'idée générale de l'utile


Elle ne distingue pas moins cette satisfaction et cette
lion-satisfaction des tendances de notre nature des sen-
sations agréables ou désagréables qui l'accompagnent
dans notre sensibilité, et le plaisir est pour elle autre
chose que le bien ou l'utile, la douleur autre chose que
le mal ou le nuisible ; et, comme elle a créé l'idée géné-
rale du bien et, celle de l'utile, en résumant ce"qu'il y a
de commun dans toutes les sensations agréables elle
crée l'idée générale du bonheur.


Ainsi, le bien, l'utile, le bonheur, trois idées que la
raison ne tarde pas à tirer du spectacle de notre nature,
et qui sont parfaitement distinctes dans toutes les lan-
gues, parce que toutes les langues ont été faites par le
sens commun, qui est l'expression la plus vraie de la
raison. liés lors, l'homme a le secret de ce qui se passe
en lui. Jusque4.à il avait vécu sans le comprendre ; ce
jour-là il en a l'intelligence. Ces passions, il voit d'où
elles viennent et ce qu'elles veulent ; ces facultés, il sait
comme elles sont déterminées, et à quoi elles servent,
et ce qu'elles font ; ce qu'il aime, ce qu'il hait, il sait
à quel titre il l'aime et le hait ; ce qu'il éprouve de plai-
sir et de peine, il sait pourquoi il l'éprouve : tout .est
clair en lui, et c'est à la raison qu'il le doit.


Mais la raison ne s'arrête pas là ; elle comprend aussi
que, dans la condition à laquelle l'homme est actuelle-
ment soumis, l'empire sur soi-même, ou le gouverne-
ment par l'homme des facultés ou des forces qui sont
en lui, est la condition sans laquelle il ne peut arriver à
la plus grande satisfaction possible de sa nature.


En effet, tant que nos facultés sont abandonnées à
l'impulsion des passions, elles obéissent toujours à la


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 37


passion actuellement dominante, ce qui a un double in-
convénient. Et d'abord, rien n'étant plus variable que la
passion, la domination d'une passion est bientôt rem-
placée par celle d'une autre, en sorte que, sous l'empire
des passions, il n'y a aucune suite possible clans l'action
de nos facultés, et qu'ainsi elles ne produisent rien de
considérable. En second lieu, le bien qui résulte de la
passion actuellement dominante est souvent la cause
d'un grand mal, et le mal qui ré,ulterait de sa non-sa-
tisfaction serait souvent le principe d'un grand bien, en
sorte que rien n'est moins propre à produire notre plus
grand bien que le gouvernement de nos facultés par les
passions. Voilà ce que ne tarde pas à découvrir la raison,
et elle en conclut que, pour arriver 'à notre plus grand
bien possible, il serait mieux que la force humaine ne
demeurLit pas en proie à l'impulsion ,mécanique des
passions; il serait mieux qu'au lieu d'être emportée par
leur impulsion à satisfaire à chaque instant la passion
actuellement dominante, elle fût dérobée à cette impul-
sion et dirigée exclusivement à la réalisation de l'intérêt
calculé et bien entendu de l'ensemble de toutes ces pas-
sions, c'est-à-dire du plus grand bien de notre nature.
Or, ce mieux que notre raison conçoit, elle conçoit aussi
qu'il est en notre pouvoir de le réaliser. Il dépend de
nous de calculer le plus grand bien de noire nature : il
suffit d'y employer notre raison ; et il dépend de nous aussi
de nous emparer de nos facultés et de les mettre au service
de cette idée de notre raison. Car nous avons ce pouvoir,
il nous a été révélé et nous l'avons senti dans l'effort
spontané par lequel, pour satisfaire la passion, no
centrions sur un point toutes les forces de no
Ce que nous avons fait jusque-là spontanémeii
de le faire volontairement, et le pouvoir de la




38 DEUXIPME LEÇON.
créé. Du moment que cette grande révolution est con-
çue, messieurs, elle s'accomplit. lin nouveau principe
d'action s'élève en nous, l'intérêt bien entendu, principe
qui n'est plus une passion, mais une idée ; qui ne soi
plus aveugle et instinctif des conditions de notre nature,
mais qui descend intelligible et raisonné des réflexions
de notre raison; principe qui n'est plus un mobile, mais
un motif. Trouvant un point d'appui dans ce motif, le
pouvoir naturel que nous avons sur nos facultés s'em-
pare de ces facultés, et, s'efforçant de les gouverner
dans le sens de ce motif, commence à devenir indépen-
dant des passions, à se développer et à s'affermir. Dès lors,
la force humaine est soustraite à l'empire inconséquent,
variable, orageux des passions, et soumise à la loi de la
raison, calculant la plus grande satisfaction possible de
nos tendances,c'est-à-dire notre plus grand bien, c'est-
à-dire l'intérêt bien entendu de notre nature.


Tel est, messieurs, le nouvel état moral, ou le nou-
veau mode de détermination que produit dans l'homme
l'apparition de la raison. L'intérêt bien entendu, substitué
à ces buts partiels auxquels nos passions nous portent,
voilà la fin ; l'empire sur soi, voilà le moyen. Ce qu'il y
a de moins que dans le premier état, c'est la domination
immédiate des passions sur les facultés humaines. Entre
ces deux puissances une troisième s'est interposée, celle
de la raison et de la volonté, l'une posant un but à la
conduite, l'autre gouvernant les facultés humaines ver I
ce but.


Il ne faudrait pas croire, messieurs, qu'après cette
révolution opérée en nous par la raison, la direction d
la force humaine, remise aux mains de la raison, n
trouvât aucun appui dans la ' passion. Il en est tout au
trement. Le jour où notre raison a parfaitement compris


FAITS MORAUX DE LA NATURE IIUMAINE. 39


l'inconvénient qu'il y a de satisfaire toutes nos passions,
et dans chaque moment la plus forte, le jour où elle a
conçu l'intérêt bien entendu, la nécessité de le calculer,
et celle de le préférer dans chaque cas à la satisfaction
(le nos passions particulières, ce jou •-là notre nature,
en vertu de ses lois mêmes, se passionne pour ce sys-
tème de conduite qui lui paraît un moyen d'arriver à sa
fin, comme elle se passionne pour tout ce qui est utile ;
elle aimé ce système de conduite, elle n'en dévie pas
sans regret, et elle a de l'aversion pour ce qui l'en dé-
tourne. Ainsi , la passion appuie le gouvernement du
pouvoir humain par l'intérêt bien entendu, et il y a, sous
ce rapport, dans ce second état, action harmonique de
l'élément passionné et de l'élément rationnel. Mais cet
accord est loin d'être complet ; car l'idée de notre plus
grand bien, conçue par la raison, n'étouffe pas les ten-
dances instinctives de notre nature : elles subsistent,
parce qu'elles sont impérissables en nous ; elles se déve-
loppent, elles agissent, elles demandent, comme elles
faisaient auparavant, leur immédiate satisfaction, et s'ef-
forcent d'entraîner à cette satisfaction immédiate la
puissance de nos facultés, et souvent elles y réussissent.
Si l'intérêt bien entendu trouve de la sympathie dans
la passion, il y trouve donc aussi une foule de résis-
tances h vaincre. Le pouvoir humain est donc loin d'être
entièrement soustrait à l'action immédiate des passions
dans ce second état. Elles viennent souvent, surtout
dans les âmes faibles, troubler l'empire calculé de l'in-
térêt bien entendu. En un mot, quand la raison est ve-
nue , quand elle s'est élevée à l'idée de l'intérêt bien
entendu, un nouvel état moral, un nouveau mode de
d étermination est créé ; mais il ne se substitue pas, sans
retour, à l'état , au mode primitif. L'homme flotte




à 0 DEUXIÈME LEÇON.
entre ces deux états, allant de l'un à l'autre, tantôt ré-
sistant à l'impulsion des passions et obéissant à l'intérêt
bien entendu, tantôt succombant sous la force de cette
impulsion et s'y laissant aller. Mais un nouveau mode
de détermination n'en est pas moins créé en nous et
introduit dans la vie humaine.


Ce nouvel état moral ou ce nouveau mode de déter-
mination, messieurs, est précisément l'état, le mode
égoïste. En effet, ce qui constitue l'égoïsme, c'est l'in-
telligence que nous avons, en agissant, que nous agis-
sons pour notre bien à nous. Or, cette intelligence
n'existe pas dans l'état primitif; et c'est pourquoi l'en-
fant n'est pas égoïste. En lui, les tendances instinctives
de la nature règnent sans partage ; ces tendances aspi-
rent chacune à leur but particulier, comme à leur fin
dernière ; l'enfant voit ces buts, les aime, s'efforce de
les atteindre, mais ne voit rien au delà. Au fond, c'est à
la satisfaction do sa nature qu'aspirent en définitive toutes
ces passions; mais l'enfant n'est pas complice de cette
tendance ; il n'est donc pas égoïste dans la véritable ac-
ception du mot. Il est innocent comme Psyché, qui aime
sans connaître l'amour. La raison est dans l'homme le
flambeau de Psyché. C'est elle seule qui vient lui révéler
la fin dernière de ses passions, et, en la lui révélant, la
substituer, comme motif raisonné de conduite, aux mo-
biles qui auparavant le dirigeaient; c'est elle seule qui
crée en lui l'égoïsme : il est impossible, il n'existe pas
dans l'état primitif'.


Nous ne sommes pas encore arrivés, messieurs, à
l'état qui mérite particulièrement et véritablement
le nom d'état moral. Cet état résulte d'une nouvelle
découverte que fait la raison , d'une découverte
qui élève l'homme, des idées générales qui ont en-


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 41


gendre l'état égoïste, à des idées universelles et ab-
lues.


Ce nouveau pas, messieurs, les morales intéressées ne
le font pas. Elles s'arrêtent à l'égoïsme. Le faire, c'est
donc franchir l'intervalle immense, l'abîme qui sépare
les morales égoïstes des morales désintéressées. Voici
comment s'opère dans l'homme la transition . du second
état que j'ai décrit à l'état moral proprement dit.


Il y a, messieurs, un cercle vicieux caché dans le
mode de détermination égoïste. L'égoïsme appelle bien
la satisfaction des tendances de notre nature; et quand
on lui demande pourquoi la satisfaction de ces tendances
de notre nature est notre bien, il répond que c'est parce
qu'il est la satisfaction des tendances de notre nature.
C'est en vain que, pour sortir de ce cercle vicieux, l'é-
goïsme cherche dans le plaisir qui suit la satisfaction
des tendances de notre nature le motif de l'équation
qu'il établit entre cette satisfaction et notre bien; la
raison ne trouve pas plus d'évidence dans l'équation du
plaisir et du bien, que dans celle de la satisfaction de
notre nature et (lu bien, et le pourquoi de cette der-
nière équation lui semble toujours un mystère. C'est ce
mystère, messieurs, dont le tourment sourdement senti
force la raison à l'aire un nouveau pas dans l'échelle des
conceptions morales. Échappant à la considération ex-


. clusive des phénomènes individuels, elle conçoit que ce
qui se passe en nous se passe dans toutes les créatures
possibles, que toutes, ayant leur nature spéciale, toutes
aspirent en vertu de cette nature à une fin spéciale qui
est aussi leur bien, et que chacune de ces fins diverses
est un élément d'une fin totale et dernière qui les ré-


, sume, d'une fin qui est celle de la création, d'une fin
qui est l'ordre universel, et dont la réalisation mérite




4 2 DEUXIÈME LEÇON.
seule, aux yeux de la raison, le titre de bien, en rem-
plit seule l'idée, et forme seule avec cette idée une équa-
tion évidente par elle-même et qui n'ait pas besoin
d'être prouvée. Quand la raison s'est élevée à cette con-
ception, c'est. alors, messieurs, mais seulement alors,
qu'elle a l'idée du bien ; auparavant elle ne l'avait pas.
Elle avait, par un sentiment confus, appliqué cette dé-
nomination à la satisfaction de notre nature ; mais elle
n'avait pu se rendre compte de cette application ni la
justifier. A la lumière de sa nouvelle découverte, cette,
application lui devient claire et se légitime. Le bien, 1
véritable bien, le bien en soi, le bien absolu, c'est la
réalisation de la lin absolue de la création, c'est l'ordr'i
universel. La fin de chaque élément de la création, c'est-
à-dire de chaque être, est un élément de cette fin abso-
lue. Chaque être aspire donc à cette fin absolue en aspi-
rant à sa lin; et cette aspiration universelle est la vie uni.
verselle de la création. La réalisation de la fin de chaqu
être est donc un élément de la réalisation de la fin de la
création, c'est-à-dire de l'ordre universel. Le bien de cha-
que être est donc un fragment du bien absolu; et c'est à
ce titre que le bien de chaque être est un bien; c'est delà
que lui vient ce caractère; et si le bien absolu est respec-
table et sacré pour la raison, le bien de chaque être, la
réalisation de la fin de chaque être, l'accomplissement
de la destinée de chaque être, le développement


' de la
nature de chaque être, la satisfaction des tendances de
chaque être, toutes choses identiques et qui ne font
qu'un, deviennent également sacrés et respectables pour
elle.


Or, messieurs, dès que l'idée de l'ordre a été conçue
par notre raison, il y a entre notre raison et cette idée
une sympathie si profonde, si vraie, si immédiate,


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 43


qu'elle se prosterne devant cette idée, qu'elle la recon-
naît sacrée et obligatoire pour elle, qu'elle l'adore
comme sa légitime souveraine, qu'elle l'honore et s'y
soumet comme à. sa loi naturelle et éternelle. Violer
l'ordre, c'est une indignité aux yeux de la raison ; réa-
liser l'ordre autant qu'il est donné à notre faiblesse, cela
est bien, cela est beau. Un nouveau mode d'agir est ap-
paru, une nouvelle règle véritablement règle, une nou-
velle loi véritablement loi, un motif, une règle, une loi
qui se légitime par elle-même, qui oblige immédiate-
ment, qui n'a besoin, pour se faire respecter et recon-
naître, d'invoquer rien qui lui soit étranger, rien qui
lui soit antérieur ou supérieur.


Nier qu'il y ait pour nous, qui sommes des êtres rai-
. sonnables, quelque chose de saint, de sacré, d'obliga-


toire, c'est nier, messieurs, l'une de ces deux cirses, ou
que la raison humaine s'élève à l'idée du bien en soi, de
l'ordre universel, ou qu'après avoir conçu cette idée,
notre raison ne se courbe pas devant elle et ne sente
pas immédiatement et intimement qU'elle a rencontré
sa véritable loi, qu'elle n'avait pas encore aperçue :deux
faits également impossibles à méconnaître àu à ' con-
tester.


Cette idée, cette loi, messieurs, est lumineuse et fé-
conde. En nous montrant la fin de chaque créature
comme un élément de l'ordre universel, elle imprime à
la fin de chacune, et aux tendances instinctives par les-
quelles chacune y aspire, un caractère respectable et
sacré qu'elles. n'avaient pas auparavant. Jusque-là nous
étions déterminés à satisfaire les tendances de notre na-
ture par l'impulsion même de ces tendances ou par l'at-
trait du plaisir qui suit cette satisfaction ; la raison pou-
vait juger cette satisfaction convenable, utile, agréable ;




44 DEUXIÈME LEÇON.
elle pouvait, à ce titre, calculer les moyens de l'opérer ;
mais, si elle était légitime, bonne en soi, s'il était ou
n'était pas de notre devoir de la poursuivre, de notre
droit de l'obtenir, elle ne pouvait le savoir, elle l'igno-
rait. Le droit et le devoir d'aller à notre fin, qui est notre
bien, ne commencent que le jour où notre fin nous ap-
paraît comme un élément de l'ordre universel, et notre
bien comme un fragment du bien absolu. Ce jour-là,
les caractères de légitimité, de bonté absolue, que notre.
bien n'avait pas, il les revêt ; ruais il ne les revêt pas
seul, messieurs ; le bien, la fin de chaque créature les
revêtent en même temps et au même titre. Auparavant
nous pouvions bien concevoir que les autres créatures
avaient aussi des tendances à satisfaire, et, par consé-
quent, qu'il y avait du bien pour elles comme pou
nous; poussés par la sympathie, nous pouvions bien dé
sirer instinctivement leur bien, trouver du plaisir à le
faire, et, par conséquent, faire entrer la production de
ce bien dans les calculs de notre égoïsme. Mais qu'il fût
bon et légitime cri soi qu'elles atteignissent ce bien, et
que, .par conséquent, ce bien dût être, en quelque chose
et sous quelque rapport., respectable et sacré pour nous,
voilà ce que notre raison rie pouvait ni décider ni même
concevoir. Mais, l'idée du bien absolu conçue, ce qui
n'était pas visible apparaît, et le bien des autres devient
sacré pour nous en même temps et au même titre que
le nôtre, c'est-à-dire comme élément égal d'une même
chose, qui seule est respectable et sacrée en soi, l'ordre.
Ainsi, du même coup, le caraetère qui les rend obliga-
toires va s'attacher au bien des autres et au nôtre. I1 n'y
a plus de différence entre le devoir d'accomplir celui-ci et
le devoir de respecter et de contribuer à accomplir celui-
là ; l'un et l'autre se perdent et se con fo n den t d arn; le sein


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 45


du bien absolu qui, étant obligatoire par lui-même, leur
communique au mème degré la légitimité qui est en lui.


'Fout devoir, tout droit, toute obligation, toute morale
découlent donc d'une même source, qui est l'idée du bien
en soi, l'idée d'ordre. Supprimez cette idée, il n'y a plus
rien de sacré en soi pour la raison, par conséquent plus
rien d'obligatoire, par conséquent plus de différence
morale entre les buts que nous pouvons poursuivre,
entre les actions que nous pouvons faire; la création est
inintelligible, et toute destinée une énigme. Rétablissez-
la, tout devient clair dans l'univers et dans l'homme ; il
y a une fin à tout et à chaque chose ; il y a un ordre
sacré que toute créature raisonnable doit respecter et
concourir à accomplir en elle et hors d'elle ; par consé-
quent des devoirs, par conséquent des droits, par con-
séquent une morale, une législation naturelle de la con-
duite humaine. Telles sont, messieurs, les conséquences
qu'entraîne après elle dans la nature humaine la con-
ception de l'ordre ou du bien en soi.


Mais cette idée de l'ordre elle-même, si haute qu'elle
soit, n'est pas le dernier terme de la pensée humaine ; -
cette pensée fait un pas de plus et s'élève jusqu'à Dieu qui
a créé cet ordre universel, et qui a donné à chaque créa-
ture qui y concourt, sa constitution, et par conséquent
sa fin et son bien. Ainsi rattaché à sa substance éter-


. nelle, l'ordre sort de son abstraction métaphysique et
. devient l'expression de la pensée divine : dès lors aussi


la morale montre son côté religieux. Mais il n'était pas
besoin qu'elle le • montrât pour qu'elle fût obligatoire.
Au delà de l'ordre, notre raison n'aurait pas vu Dieu,
que l'ordre n'en serait pas moins sacré pour elle; car le
l 'apport qu'il y a entre notre raison et l'idée d'ordre
subsiste indépendamment de toute pensée religieuse.




46 DEUXIÈME LEÇON.
Seulement, quand Dieu apparaît comme substance dé
l'ordre, si je puis parler ainsi, comme la volonté qui l'a.
établi, comme l'intelligence qui l'a pensé, la soumission
religieuse s'unit à la soumission morale, et par là encore
l'ordre devient respectable.


D'un autre côté, dès l'enfance, et longtemps avant
que la raison développée se soit élevée en nous à l'idée
d'ordre, nous éprouvons de la sympathie, de l'amour
pour tout ce qui a le caractère de la beauté, de l'anti-
pathie et de l'aversion pour tout ce qui porte le carac-
tère de la laideur. Or, une analyse profonde démontre
que la beauté et la laideur ne sont autre chose dans les
objets que l'expression, le symbole matériel de l'ordre
et du désordre. Ce double sentiment ne peut donc ré-
sulter que de la conception confuse de l'idée d'ordre ; il
ne peut être que l'effet de cette sympathie profonde qui
unit ce qu'il y a de plus élevé dans notre nature à cette
grande idée. Plus tard, quand nous avons conçu nette-
ment cette idée, nous nous rendons parfaitement compte
de ce sentiment instinctif qui nous fait aimer le beau,
et de l'attrait puissant qu'il exerce sur notre àme ; et le
beau n'est plus alors à nos yeux qu'une face du bien.
Et il en est du vrai comme du beau : le vrai c'est l'ordre
pensé, comme le beau c'est l'ordre exprimé. En d'autres
termes, l'absolue vérité, la vérité complète que nous
concevons en Dieu et dont nous ne possédons que des •
fragments, n'est et ne peut être que l'idéal, les lois éter-
nelles de cet ordre, à la réalisation duquel gravitent fa-
talement toutes les créatures, et sont appelées de plus
à concourir librement celles qui sont raisonnables et
libres. De manière que ce même ordre, qui, en tarit qu'il
est la fin de la création, est te bien, qui, en tant qu'il
est exprimé par le symbole de la création, est le beau,


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 47


traduit en idée dans la pensée de Dieu ou de l'homme,
n'est autre chose que le vrai. Le bien, le beau et le vrai
ne sont donc que l'ordre sous trois faces différentes, et
l'ordre lui-même n'est autre chose que la pensée, la
volonté, le développement, la manifestation de Dieu.
Mais ne nous oublions pas dans ces hautes vues, mes-
sieurs, et revenons à notre sujet.


Quand nous avons conçu l'idée d'ordre et l'obligation
qui est imposée à notre nature de le réaliser autant qu'il
est en elle, ce jour-là, au delà des deux modes de dé-
termination que nous avons déjà constatés et décrits,
un troisième se produit ou du moins devient possible,
et ce mode est le mode moral proprement dit. En effet,
ce n'est plus seulement par l'impulsion des passions
comme dans l'état primitif, ou par la vue de la plus grande
satisfaction possible dans ces mêmes passions comme dans
l'état égoïste, que nous pouvons être décidés à agir; nous
pouvons l'être encore par la vue de l'ordre ou du bien
en soi, à laquelle notre raison s'est élevée, et qui lui est
apparue comme la véritable loi de notre conduite. Quand
donc ce motif, agissant sur nous, vient à nous détermi-
ner, une troisième forme de détermination parfaitement
distincte des deux autres est produite en nous.


Les caractères de ce nouveau mode de détermination
le séparent profondément de la détermination passion-
née et de la détermination égoïste.


Quoiqu'il ait cela de commun avec le mode égoïste,
qu'il ne peut se produire que dans un être raisonnable,
Ce qui les distingue l'un et l'autre du mode passionné,
D s 'en sépare par des circonstances tellement considéra-
ble • •s, qu'elles


ne peuvent échapper à personne.
De même que l'égoïsme et la passion peuvent nous


pousser à la même action, de même l'égoïsme et le




48 DEUXIÈME LEÇON..
motif moral peuvent nous prescrire dans une foule de
cas précisément la même conduite ; mais c'est juste-
ment dans cette coïncidence qu'éclatent le mieux les
différences qui les distinguent. Le motif égoïste conseille,
le motif moral oblige. Le premier ne voit que la plus
grande satisfaction de notre nature, et demeure person•
nel, même quand il nous conseille le bien des autres;
le second n'envisage que l'ordre, et reste impersonnel,
même quand il nous prescrit notre propre bien. C'est
à nous que nous obéissons en cédant à ; en
obéissant à celui-ci, nous nous soumettons à quelque
chose qui n'est pas nous et qui n'a d'autre titre à no
yeux que d'être bien, ce qui est le caractère de la loi.
11 y a donc dévouement de nous à autre chose dans
ce dernier cas, tandis qu'il ne peut y avoir dévouement
dans le premier. Or, messieurs, le dévouement d'un
être à ce qui n'est pas lui, mais à ce qui lui parait bien,
est précisément ce qu'on appelle vertu ou bien moral;
d'où vous voyez que la vertu et le bien moral ne peu-
vent apparaître en nous que dans ce troisième état, et
sont un,phénomène propre à cette troisième forme de
détermination. Il y a bien moral en nous, messieurs,
toutes les fois que nous obéissons volontairement et
avec intelligence à la loi qui est la règle de notre con-
duite; mal moral, toutes les fois que nous désobéissons
avec connaissance de cause et volontairement à cette
loi. Telle est la définition rigoureuse de cette espèce de
bien et de mal, entièrement distincte du bien et du mal
absolu, qui est l'ordre el le désordre, et de la partie de
ce bien et. de ce mal que nous appelons le bien et le mal
de l'homme, et qui est l'accomplissement ou le non-ac-
complissement dosa fin ou de son ordre.


Celte différence entre le mode moral de détermina-


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 49


lion et les deux autres se retrouve dans les phénomènes
qui suivent la détermination. Parmi ces phénomènes, il
en est un surtout qui est caractéristique de la détermi-
nation morale. Lorsque nous avons accompli volontai-
rement la loi morale, indépendamment du plaisir spé-
cial que ressent notre sensibilité, nous nous jugeons
dignes d'estime et de récompense; dans le cas contraire,
indépendamment de la douleur, dignes de Wirne et de
châtiment. C'est là ce qu'on appelle la satisfaction d'avoir
bien fait, et la douleur d'avoir mal fait ou le remords.


Ce jugement de mérite ou de démérite se • produit
nécessairement à la suite de toute action qui porte un
caractère moral, soit bon, soit mauvais. Il ne se produit
pas, il ne peut pas se produire à la suite des deux pre-
miers modes de détermination que j'ai décrits. En effet,
quand nous avons agi contrairement à notre intérêt
bien entendu, nous pouvons nous en vouloir, accuser
notre faiblesse, notre maladresse ; dans le cas contraire,
nous louer de notre prudence, de notre sagesse, de
notre habileté. Mais ces phénomènes sont très-distincts
de l'approbation et de la désapprobation morale. Per-
sonne n'éprouve de remords pour avoir manqué à son
intérêt bien entendu, comme tel; ce n'est que quand cet
intérêt a été rallié à l'idée d'ordre, et en tant que notre
conduite, en compromettant l'un, se montre à nos yeux
Comme ayant par cela même violé l'autre, que le re-
mords se produit à la suite de l'imprudence; il est la
suite de cette dernière considération et non point de la
première. Vous voyez, messieurs, que je ne condamne
pas l'intérêt bien entendu ; je le légitime, an contraire,
comme élément de l'ordre, et j'en fais un devoir dans
beaucoup de cas. Mais c'est un caractère qu'il ne pos-
sède pas par lui-même et qu'il faut que le bien absolu


-- 4




50 DEUXIÈME LEÇON.
lui communique. Tels sont les phénomènes qui suivent
en nous une action morale, bonne ou mauvaise.


Le tableau que je viens de vous présenter serait in-
complet, messieurs, si je n'ajoutais pas deux observa-
tions qui en embrassent l'ensemble.


A quelle lin aspirent nos tendances primitives et les
passions qui en dérivent? à la fin de notre nature, à
notre véritable bien. Où va notre conduite lorsqu'elle est
dirigée par l'intérêt bien entendu ? à la plus haute réali-
sation possible des tendances de notre nature, c'est-
à-dire au plus grand accomplissement possible de notre
fin ou de notre bien. Que nous prescrit la loi de l'ordre
lorsqu'elle a fait son apparition en nous? le respect et
la plus grande réalisation possible du bien absolu ou de
l'ordre. Mais notre bien est un élément du bien, de
l'ordre absolu ; la loi de l'ordre légitime donc et nous
prescrit impérativement l'accomplissement de ce bien
auquel nous pousse notre nature et que nous conseille
l'égoïsme. Il est vrai que ce n'est pas en vue de nous,
mais en vue de l'ordre, qu'elle nous le prescrit; il est
vrai qu'elle ne nous prescrit pas seulement notre bien,
mais celui' des autres. Mais, d'une part aussi, notre na-
ture aime l'ordre instinctivement, aspire instinctivement
au bien des autres, et d'autre part notre égoïsme nous
montre comme deux des plus grands éléments de notre
bonheur les plaisirs du beau et ceux de la bienveillance,
et comme un des meilleurs calculs d'intérêt personnel le
respect de l'intérêt des autres et celui de l'ordre dans
notre conduite. Il n'y a donc pas contradiction, il y a
harmonie entre les tendances primitives de notre na-
ture, l'intérêt bien entendu et la loi morale. Ces trois
principes ne nous poussent pas en sens inverse, mais
dans le môme sens. Le motif moral ne vient donc pas


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 51


pour détruire les deux autres, mais pour les expliquer
et pour les gouverner. Et en effet, comment l'homme
pourrait-il se bien conduire, s'il était condamné à ces
luttes absolues imaginées par les philosophes, s'il fallait,
au nom du principe obligatoire conçu par notre raison,
sacrifier continuellement pour être vertueux et les im-
pulsions de l'instinct qui poussent notre nature, et les


• conseils de la prudence qui l'engagent à poursuivre son
bien? Personne ne serait vertueux, si la vertu était à de
pareilles conditions. Certes, le but de la vertu est autre
que celui de l'égoïsme et de la passion; mais ces buts,
loin d'être contradictoires ou opposés, s'accordent; et de
là vient qu'il n'y a pas une vertu qui ne trouve un auxi-
liaire dans la passion et l'intérêt bien entendu. Et de là
vient aussi que, dans une foule de cas, nous nous con-
duisons par instinct ou par égoïsme, précisément comme
si nous avions obéi à la loi morale. Ainsi fait l'enfant,
ainsi font la plupart des hommes, et c'est en vertu de cet
accord que les sociétés subsistent. Car, si tous les actes
qui ne sont pas faits en, vue du devoir étaient, par cela
seul, contraires à la loi morale et hostiles à l'ordre, non-
seulement les sociétés ne pourraient subsister, mais
elles ne se seraient jamais formées.


Il faut donc renoncer à ces idées fausses et voir les
choses comme elles sont. Voici en quoi la raison modi-
fie l'obéissance de l'homme à ses passions et à son inté-
rêt bien entendu. lle même que la raison égoïste montre
à notre nature, par delà les fins particulières des pas-
sion s, une fin plus générale qui les comprend toutes,
qui , par conséquent, doit leur être préférée, et que pour-
tant pourrait compromettre l'obéissance aveugle de la
volonté aux passions; de même, au delà de notre bien
Particulier, la raison morale montre à notre nature un




52 DEUXIÈME LEÇON.
bien absolu, qui ne comprend pas seulement le nôtre,
mais tous les biens possibles, qui, par cela même, lui
est très-préférable, et que pourtant pourrait compro-
mettre la recherche exclusive et étroite du nôtre. Ainsi
le caractère d'infériorité dont l'impulsion passionné
avait eV: frappée par l'apparition de l'intérêt bien en-
tendu, l'apparition du motif moral l'imprime à l'intérê
bien entendu. Mais de ce que le motif moral est un
meilleur motif que l'égoïsme, il ne s'ensuit pas que
goïsme soit détruit en nous, pas plus qu'il ne suit. de ce
que l'égoïsme est un meilleur motif que l'instinct, que
l'instinct y soit aboli. La recherche du bien particulier
subsiste donc à côté de la vue du bien absolu, comme
l'impulsion de chaque passion à côté de l'égoïsme; et,
dans les cas où l'égoïsme rie voit pas son bien dans ce
qu'exige le respect du bien absolu, comme dans ceux
où la passion particulière est empêchée d'aller à sa fin
par ce que conseille l'égoïsme, il y a froissement entre
ces mobiles; et, bien que nous continuions de voir ce
qu'il y a de mieux à faire, nous ne sommes pas toujours
assez prudents ou assez vertueux pour l'exécuter.
à quoi se réduisent les luttes des trois mobiles. Ces luttes
sont, en général, l'effet de l'aveuglement de la passion
ou d'une méprise de l'égoïsme; car, au fond, le plus
grand intérêt de la passion est ordinairement d'être sa-
crifiée à l'égoïsme, et le plus grand intérêt de l'égoïsme
d'être sacrifié à l'ordre.


J'ai parlé jusqu'ici des trois états moraux que je dis-
tingue dans l'homme, comme s'ils appartenaient à trois
périodes bien distinctes de la vie humaine, c'est-à-dire
comme si l'un se produisait d'abord, l'autre ensuite,
puis enfin le troisième. Cela n',est point exactement vrai'
et demande à être expliqué. Il faut dire d'abord qu'en


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 53


apparaissant, l'une de ces trois formes de détermination
n'abolit pas la précédente, mais s'y ajoute; en sorte
qu'une fois produites, elles coexistent dans la vie hu-
maine. Et maintenant, quant à l'ordre de leur appari-
tion, il est vrai que l'état passionné précède historique-
ment les deux autres, et règne exclusivement dans
l'enfance; mais il serait difficile d'affirmer une pareille
succession de l'état égoïste . à l'état moral.


Bien que la raison se montre d'assez bonne heure
dans l'homme, personne n'oserait soutenir qu'elle s'é-
lève immédiatement à cette haute conception de l'ordre,
qui est la loi morale; il y a plus, et tout le monde sait
que, dans beaucoup d'hommes, jamais cette haute con-
ception de la loi morale ne se formule d'une manière
précise. Il faudrait donc en conclure qu'il n'y a pas de
moralité dans l'homme jusqu'à un certain âge, qu'il n'y
en a jamais dans le plus grand nombre des hommes.
n'en saurait être ainsi, et il faut ici distinguer deux
choses : la vue confuse et la vue claire de la loi morale.
La vue confuse de la loi morale est contemporaine de la
Première apparition de la raison clans l'homme : c'est
une de ses premières conceptions ; et, chez la plupart
des hommes, cette conception reste confuse pendant
boute la vie, et ne se transforme jamais en Une idée
claire. Ce qu'on appelle la conscience morale, messieurs,
n'est autre chose que cette idée confuse de l'ordre; et de
là vient que ses effets ressemblent moins à ceux d'une
Conception de la raison qu'à ceux d'un instinct ou d'un
sens. Ses jugements, en effet, n'ont point l'air de dériver
de Principes généraux qu'elle applique aux cas particu-
li ers qui se présentent; ils semblent plutôt résulter
d'une espèce de tact' qui, dans chaque cas particulier,
lui tait sentir ce qui est bien et ce qui est mal. Mais le




54 DEUXIÈME LEÇON.
caractère obligatoire du bien et du mal ne participe
point, dans les phénomènes de la conscience, à la con-
fusion de la perception. Quoique confusément perçus
par elle, la conscience ne nous en présente pas moins ce
bien comme ce que nous devons faire, et ce mal comme
ce que nous devons éviter; et, quand nous lui avons obéi
ou désobéi, nous sentons aussi vivement l'approbation
et le remords, que si nous avions obéi ou désobéi à une
conception plus élevée et plus claire de la loi morale.
Ainsi, la conscience ou la vue confuse de l'ordre suffit
dans la conduite pour faire des hommes vertueux et vi-
cieux, des criminels et des héros; et toutefois, messieurs,
celui-là est bien plus coupable qui, concevant d'une
manière claire la loi et l'obligaziOn sacrée qu'elle im-
pose, viole cette loi, car il la viole bien plus sciemment.
Ce n'est donc point sans raison que la justice humaine
fait des distinctions entre les coupables, et leur applique
des peines plus ou moins sévères, selon qu'elle juge
leur intelligence plus ou moins développée, et, par con-
séquent, une connaissance plus ou moins claire en eux
du bien ou du mal.


Ces détails vous montrent, messieurs, qu'aussitôt que
la raison se développe en nous, elle y introduit à la fois
et le motif moral et le motif égoïste, et qu'ainsi ces deux
formes de détermination, que j'ai séparées pour les dé-
crire, y sont à peu près contemporaines. D'un autre
côté, ainsi que je vous l'ai déjà dit, elles n'y abolissent
pas le mode passionné qui a régné exclusivement dans
l'enfance; en sorte qu'à partir de l'âge de raison, la vie
de l'homme 'est une alternative perpétuelle entre les
trois états moraux, un passage perpétuel de l'un à l'au-
tre, selon que la passion, l'égoïsme ou la loi morale
l'emportent tour à tour sur notre volonté et président à


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 55
ses déterminations. Il n'y a point de vie (fui soit exempte
(le ces alternatives. Ce qui distingue les hommes, c'est
la nature du motif' qui triomphe le plus souvent. Les
uns obéissent habituellement à la passion : ce sont les
hommes passionnés ; les autres à l'intérêt bien entendu :
ce sont les égoïstes; les autres enfin au motif moral : ce
sont les hommes vertueux. Selon que prédomine dans
les habitudes l'un ou l'antre de ces trois modes de déter-
mination, l'homme revêt tel ou tel caractère moral. ll
n'est personne qui obéisse exclusivement et constamment
if un seul de ces trois mobiles; si forte que soit la prédo-
minance habituelle de l'un, les deux autres président tou- 4
jours à quelques-unes de nos déterminations. Il y a plus :
dans le plus grand nombre des cas, ils concourent et
agissent ensemble, en vertu de l'harmonie qui, au fond,
les unit ; et peut-être y a-t-il bien peu d'actions humaines
qui dérivent exclusivement soit de l'un, soit de l'autre.
Ainsi, l'homme n'est jamais ni toutà fait vertueux, ni tout
à fait égoïste, ni tout à fait passionné : à celui de ces mo-
biles qui a l'air de déterminer la conduite se mêle tou-
jours plus ou moins l'impulsion secrète des deux autres.


Tel est, messieurs, le tableau que je devais vous pré-
senter des principaux faits moraux de la nature humaine.
A la lumière de ces faits, vous comprendrez, j'espère,
avec une grande facilité, les différents systèmes moraux
qui ont nié qu'il y ait pour l'homme quelque chose d'obli-
gatoire, et vous apercevrez sans peine les causes diverses
de leur erreur. Mais il est si important que vous ayez une
intelligence claire de la psychologie morale de l'homme,
que je reviendrai peut-être encore sur ces faits dans la
prochaine leçon.




TROISIÈME LEÇON.


SUITE DU MÊME SUJET.


MEssreuns,


- L'idée de droit et celle de devoir impliquant celle de
loi, et, celle de loi impliquant celle d'obligation, il est
évident que la question de savoir s'il y a des droits et
des devoirs revient à celle de savoir s'il y a dans l'homme
une loi obligatoire, ou, pour abréger l'expression, une
loi, car le mot loi emporte nécessairement l'idée d'obli-
gatio n. Avant donc de chercher en quoi consistent et
q uels peuvent être nos devoirs et nos droits ou les règles


.de notre conduite, il est indispensable de se poser ces
deux questions : y a-t-il pour l'homme une loi obliga-
toire? et, s'il y en a une, quelle est cette loi? Nous de-
vrions encore examiner et résoudre ces deux questions,
quand bien même il ne se serait pas rencontré des phi-


-losophes qui eussent répondu négativement à la pre-
mière, et qui, en cherchant à résoudre la seconde, set
fussent partagés sur la nature de cette loi obligatoire
dont ils reconnaissent d'ailleurs l'existence. Mais comme
certains philosophes ont nié qu'il y eût pour l'homme
une loi obligatoire, et comme, de la part de ceux qui,
en admettant l'existence de cette loi, ont cherché quelle
elle était, il y a eu des réponses très-diverses et très-:


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 57


multipliées, il est de toute évidence que nous ne saurions
nous dispenser d'examiner ces deux questions et de les
résoudre. Car si les philosophes qui disent qu'il n'y a
pas de loi obligatoire avaient raison, nous n'aurions pas
à rechercher quels sont nos devoirs et nos droits; et
nous ne pourrions en aucune manière les déterminer,
si, après avoir trouvé qu'une telle loi existe, nous hési-
tions sur la nature de cette loi, et rie prenions' pas parti
entre les systèmes philosophiques qui sont arrivés sur
ce point à des résultats différents.


Tous les systèmes qui ont erré sur les principes du
droit naturel peuvent se ranger en trois classes dis-
tinctes. Parmi ces systèmes, les uns soutiennent qu'il ne
peul, pas y avoir pour l'homme de loi obligatoire; les
autres soutiennent qu'en fait il n'y en a pas. Ces deux
classes de systèmes nient l'existence du droit naturel.
Une troisième le détruit en l'altérant : elle comprend
tous ceux qui, en admettant qu'il y a pour l'homme
une loi obligatoire, ne rencontrent pas celte loi telle
qu'elle est réellement, et la défigurent de différentes fa-
çons. Le résultat commun de toutes ces altérations est
de la détruire; car il n'y a pour l'homme qu'une loi
obligatoire, et tout système qui lui en substitue une
fatum ne peut prêter à cette fausse loi l'obligation qui
ne s'attache dans l'esprit humain qu'à la véritable. Ainsi,
Par des chemins différents, ces trois classes de systèmes
dé truisent également la loi obligatoire, et par là tout
entière ettout droit, el par là toute science du devoir
et du droit, et par là le droit naturel, la morale tout


Telles sont, ni plus ni moins, les trois classes de sys-
tèmes que nous avons à examiner; car examiner ces
troi s


-classes de systèmes, c'est tout uniment nous accu-




58 TROISIÈME LEÇON.
per de résoudre ces deux questions : Y a-t-il pour
l'homme une loi obligatoire, et quelle est cette loi?


Or, il ne peut pas vous échapper que ces deux mies-
tions sont des questions de fait, et non pas


-des questions
abstraites qui puissent être résolues par le raisonne-
ment. En effet, l'homme est là, il se détermine, il agit,
il est sollicité à le faire par tel ou tel motif. Parmi ces
motifs, s'en rencontre-t-il un qui ait le caractère de loi,
ou ne s'en rencontre-t-il aucun ? telle est la 'première
question ; et si, parmi ces motifs, il en est un qui soit
obligatoire, quel est ce motif, sa nature, son caractère!
voilà la seconde; et toutes deux sont des questions de
fait.


D'où vous voyez que, pour résoudre ces deux ques•
tions capitales desquelles dépend tout le droit naturel,
de même que pour apprécier la valeur des systèmes qui
ont nié ou défiguré le droit naturel, il faut en venir à
l'observation des faits moraux de la nature humaine;
c'est pourquoi j'ai essayé de vous tracer le tableau de
ces faits, sinon dans tous ses détails, du moins dans les
grands traits qu'il nous présente.


Tel a été te but précis de la dernière leçon. Je vous
dois, avant de poursuivre, une très-courte explication
sur cette expression de faits moraux, par laquelle j'al
désigné les faits que je vous ai exposés ; car, en pareille
matière, si on veut ne pas s'égarer, si on veut être com-
pris, il faut absolument s'entendre sur les expressions
que l'on emploie, et déterminer parfaitement l'acception
qu'on leur donne.


Il n'y a pas de' moralité dans la nature humaine, e•
moins que l'homme ne soit libre et soumis à une loi
obligatoire. Supprimez ou le devoir, ou la possibilité de
s'y conformer, vous supprimez toute moralité : car la


FAITS _MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 59


conformité des résolutions de la volonté à la loi obliga-
toire du devoir est précisément ce qui constitue la mo-
ralité. Hors de là il n'y en a pas. Ainsi, dans sonacception
propre, la moralité signifie la conformité des résolutions
humaines à la loi du devoir. Quand dans une action cette
conformité existe, l'agent est moral, l'action est morale;
quand elle n'existe pas, l'agent n'est pas moral, l'action
ne l'est pas.


Voilà te sens précis du mot moralité, et du sens précis
dit mot moralité dérive le sens précis de l'épithète moral.
Ce n'est donc que par extension que j'ai pu appeler
moraux tous les faits que je vous ai exposés. Voici l'ana-
logie qui légitime cette extension. S'il y a de la mora-
lité dans les déterminations humaines, elle ne peut être
que dans les phénomènes qui précèdent, suivent, envi-
ronnent ces déterminations, c'est-à-dire qui concourent
à les produire. Tous ces faits peuvent donc, par exten-
sion, être appelés faits moraux de la nature humaine,
en tant que c'est parmi ces faits que doivent se rencon-
trer ceux-là mêmes qui constituent spécialement la mo-
ralité. Les faits que je vous ai exposés dans la dernière
leçon sont donc l'ensemble de tous les phénomènes qui
président à nos déterminations, et non point seulement
Ceux qui constituent, à proprement parler, la moralité ;
c'est dans ce sens, maintenant clair pour vous, que vous
devez l'entendre.


Et maintenant, messieurs, puisque, d'après ce que j'ai
di t en commençant, il est absolument impossible de ré-
soudre les deux questions que j'ai posées : Y a-t-il une
l oi obligatoire pour l'homme, et quelle est cette loi?
P ui squ'il est également de toute impossibilité d'apprécier
aucun des systèmes qui ont résolu négativement la pre-
mière question ou qui se sont mépris sur la seconde,




60 THOISIEME LEÇON.
sans s'en référer aux faits moraux de la nature humaine,
c'est-à-dire sans connaître comment la volonté est réel.
lement déterminée dans l'homme, vous sentez qu'il est
de la plus ._,.cule importance que votre esprit comprenne
clairement et tout le mécanisme de nos déterminations
et les fonctions de chacun des éléments qui y concou-
rent Si votre esprit n'a pas ce mécanisme présent, s'il
n'en comprend pas clairement tons les ressorts, il est
impossible qu'une solution convaincante des questions
et qu'une intelligence vraie des systèmes puissent y pé-
nétrer. Aussi je vais encore dans cette leçon revenir,
mais par une méthode différente, sur les grands traits
du tableau que je vous ai présenté dans la précédente.
En réfléchissant à l'effet qu'avait dû produire sur ceux
qui n'ont pas encore suivi mes leçons cette esquisse ra-
pide, il m'a paru qu'il était de mon devoir, si je voulais
être compris, d'en arrêter tous les traits d'une manière
plus précise encore. Une fois que nous serons bien
d'accord sur ce qui se passe réellement en nous dans
le fait de nos déterminations, vous verrez se dérouler
avec une clarté parfaite la plupart des systèmes dont je
vous ai présenté tout à l'heure la classification. Ces sys-
tèmes n'auront pour vous aucune obscurité ; vous ver-
rez comment, dans les faits, il y a prétexte pour tous,
comment tous les altèrent de telle ou de telle façon,
comment tous enfin arrivent, par des moyens diffé-
rents et en vertu d'illusions diverses, à des résultats er-
ronés.•


Si tous les principes de la nature humaine qui peu-
vent concourir dans nos déterminations morales se dé-
veloppaient aussitôt que nous existons, si quelques-uns
d'entre eux ne se faisaient pas en quelque sorte atten-
dre, il n'y aurait dans l'âme humaine qu'un seul état


FAITS )IORAUX . DE LA NATURE HUMAINE. 61
moral. Mais comme, parmi ces éléments, il en est deux
qui ne se développent que dans une période déjà avan-
cée de la vie, il arrive qu'en observant l'état moral de
l'homme, on ne le trouve pas le même à toutes les épo-
ques. et qu'ainsi il y a lieu de (listing-fier différentes si-
tuatio' ns, différents états moraux dans la nature humaine.


De là vient que, dans la leçon précédente, je \ ous ai
décrit un premier état moral, puis un second, puis un
troisième ; en d'autres termes, trois modes distincts de
détermination : le mode primitif, le mode égoïste et le
mode moral proprement dit, dans lequel apparaît la loi
obligatoire qui ne se rencontre pas dans les deux autres.


Malgré la diversité de ces trois états, leurs éléments
ne sont ni très-nombreux ni très-difficiles à saisir. Qua-
tre principes de la nature humaine seulement concourent
à les produire; et, pourvu qu'on démêle bien la fonction
de chacun de' ces principes dans ces trois états, on ana
une idée nette du mécanisme de nos déterminations.


Ces quatre principes de la nacre humaine sont ce
que j'ai appelé les tendances ifis:inctives et primitives
de notre nature, les facultés dont elle est pourvue, la li-
berté ou le pouvoir que nous avons de disposer de nos
facultés, enfin la raison ou le pouvoir de comprendre.


11 s'agit maintenant de bien voir quels sont ceux de
ces principes qui agissent dans chacun des états que
j'ai décrits, et quelles fonctions ils y remplissent. C'est
sur ce point que je vais de nouveau fixer votre attention.


La nature humaine, ayant une organisation spéciale
qui n'appartient qu'à elle, a, par cela même, comme je
vous l'ai dit, une fin spéciale et qui lui est propre.


Or, la vie commence par le mouvement instinctif
Porte la nature humaine vers sa lin. Ce mouvement in-
stinctif n'est pas simple, il est complexe; en d'autres ter-




62 TROISIÈME LEÇON.
mes, il se décompose en un certain nombre de mouve-
ments instinctifs qui ont chacun leur objet particulier,
et l'ensemble de ces objets particuliers compose la fin
de l'homme ou son bien. Ces mouvements instinctifs se
développent en nôus aussitôt que nous existons; car s'il
s'écoulait un moment entre le commencement de notre
existence et le développement de ces mouvements, il
y aurait un moment oit nous existerions, mais où
nous ne vivrions pas. C'est ce qui n'est pas et ne peut
pas être ; il est inévitable que l'homme vive aussitôt
qu'il existe, et vivre, pour l'homme, c'est aspirer à sa
fin. Du moment donc que l'homme existe, il sent s'é-
veiller en lui tous les instincts qui y ont été mis, c'est-à-
dire tous les besoins qui résultent de son organisation;
et ces besoins, ces instincts, aspirent chacun aveuglé-
ment à leur objet particulier. Ce sont là les tendances
primitives de notre nature; il n'y a pas un moment dans
l'existence de l'homme où ce développement, qui com-
mence avec la vie et qui la constitue, soit suspendu ; il
subsiste jusque dans le sommeil même ; car les mobiles
de l'activité humaine dans le sommeil sont les mêmes
que pendant la veille : leur action est permanente.


Ainsi que je viens de le dire, ces tendances primitives
sont les mobiles de notre activité ; elles constituent la
force motrice en nous. En effet, c'est par elles que notre
nature est excitée à agir, et que ses facultés sont mises
en mouvement; car la fin dernière de l'activité de nos
facultés, c'est la satisfaction de ces besoins permanents
et primitifs, instinctifs et aveugles, qui traduisent d'une
manière passionnée ce qu'est notre nature et ce qu'elle
veut, pourquoi elle a été faite et quelle est sa fin.


Il est donc impossible que, dans aucun des trois états
moraux dont je vous ai donné la description, ne se ren'


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 63


contre pas l'élément des tendances primitives et in -
stinctives. Il se rencontre dans tous, mais il domine dans


re
essieurs, le premier des quatre principes qui


le ip,el
t est,


r m.


concourent dans nos déterminations ; je l'appelle la force
motrice en nous, ou le mobile.


Le second élément, ou le second principe de notre
nature, qui concourt dans nos déterminations, est celui
que j'ai appelé du nom de facultés. Si le Créateur avait
donné à l'homme une fin et le désir impérieux de l'at-
teindre, et qu'il n'eût pas mis dans la nature humaine
les instruments ou les facultés nécessaires pour satis-
faire ce désir, pour réaliser cette fin, il y aurait contra-
diction dans son oeuvre; il est donc de toute nécessité
qu'à côté des tendances primitives de notre nature qui
la poussent à sa fin, notre nature possède un certain
nombre de facultés ou d'instruments, qui la rendent ca-
pable d'atteindre cette fin. Ces facultés, messieurs, con-
stituent le second des quatre éléments que nous étudions
en ce moment.


Il ne faut pas confondre les facultés, qui sont le pou-
voir exécutif' en nous, avec la liberté qui est ce qui gou-
verne ce pouvoir, ce qui a en main sa direction. Il y a
une époque dans la vie de l'homme, et peut-être cette
époque se prolonge-t-elle assez longtemps, où il n'y a en
nous aucune espèce de pouvoir gouvernemental, si je
Puis parler ainsi, c'est-à-dire où n'existe pas encore en
nous ce fait de la direction de nos facultés par nous-
rt2ênies , qui est la liberté. Durant les premières années
de l'enfance, nous ne gouvernons pas nos facultés, et à
Ces années en succèdent d'autres durant lesquelles noms
les gouvernons à peine. Les instruments qu'on appelle
ainsi n'en vivent alors et n'en agissent pas moins; mais




I
64 TROISIÈME LEÇON.
ils agissent sans nous, ou, ce qui revient au même, sans
que notre volonté leur imprime une direction, et sous la
seule impulsion de nos tendances. Autre chose est donc
la force exécutrice ou les facultés, et le principe de la
nature humaine que j'appelle vo/on/4, et dont la fonc-
tion est de les diriger. Le premier de ces principes existe
sans le second dans les commencements de la vie, et
cette indépendance continue de se révéler à toutes les
époques de l'existence de l'homme.


En effet, jamais les facultés de la nature humaine ne
sommeillent, jamais elles ne cessent d'agir. Comme les
tendances primitives de la nature humaine poussent con-
tinuellement la nature humaine à agir, les facultés de la
nature humaine sont toujours dans un certain mouvement
et dans une certaine action. Mais il n'en est pas de même
de la volonté ; non-seulement nous ne gouvernons pas
nos facultés dans les premiers temps de la vie, mais nous
cessons souvent de les gouverner à. toutes les époques;,
il peut arriver, et il arrive souvent dans l'homme formé,
qu'aucun intermédiaire ne se place entre la partie pas-
sionnée de notre nature, ou le mobile, et la partie de
notre nature qui exécute, ou les facultés, et que la pre-
mière agisse immédiatement et sans intermédiaire sur
la seconde. Ce phénomène se produit dans les cas nom-
breux où de fortes passions entraînent brusquement
l'action de nos facultés, et dans ceux où notre volonté,
,fatiguée de gouverner, se repose, et suspend momenta-
nément la surveillance qu'elle exerce sur elles. La vo-
lonté est clone un pouvoir intermittent, tandis que les
facultés agissent incessamment à des degrés divers d'é-
nergie ou de faiblesse.


On voit donc qu'il en est de 'nos facultés, ou du pouvoir
exécutif en nous, comme des tendances primitives de no-


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 65


tre nature; qu'il est comme elles sans cesse en mouve-
ment ; mais que ce pouvoir peut être placé, sous deux di-
rections, tantôt sous celle des tendances agissant immé-
diatement sur lui et l'entraînant : c'est là l'état primitif;
tantôt sous celle de la liberté ou de la faculté gouverne-
mentale qui n'apparaît que plus tard, et dont l'action,
même après son apparition, n'est pas saris intermit-
tence. La liberté suppose la raison et ne vient qu'avec
elle ; quand ces deux principes s'introduisent comme
intermédiaires entre les mouvements instinctifs de notre
nature et les facultés, alors . la situation dans laquelle
nous sommes change tout à fait.


Reste à voir maintenant quel rôle jouent ces deux
derniers principes dans le mécanisme de nos détermi-
nations; car, en ajoutant ces deux principes aux tendan-
ces primitives et aux facultés, on a tous les éléments qui
concourent dans nos déterminations.


Nous ne savons pas a priori qu'il nous est donné de
nous emparer de nos facultés et de les diriger ; nous
l'ignorons au contraire ; et jamais nous ne l'aurions ap-
pris, si l'expériencé ne nous l'avait pas enseigné. Aussi,
dans les premiers temps de la vie n'y encore au-
cun signe de gouvernement de nos facultés par nous-
mêmes. Nos facultés, comme je vous le disais tout à
l'heure, sont tout à fait sous l'impulsion des mobiles ou
des tendances de notre nature, qui, réclamant certains
objets, aspirant à certaines fins, poussent nos facultés
dans la direction qu'elles veulent, sans que nous inter-
venions, nous, pour empêcher cette direction ou la rec-
tifier. Il arrive de là que, tant que parmi nos tendances
primitives il y en a une qui domine, toutes les facultés
entrent dans la direction voulue par cette passion do-
minante ; ruais qu'aussitôt qu'à côté de cette passion


— 5




66 TROISIÈME LEÇON.
s'en élève une autre plus puissante, nos facultés quittent
la direction qu'elles avaient, pour prendre celle que cette
nouvelle passion leur imprime.


De là, dans les déterminations et dans la conduite des
enfants, cette mobilité qu'on y remarque. Rien n'étant
si variable que la force relative de nos différentes pas-
sions, et les facultés tombant nécessairement sous l'im-
pulsion de la plus forte, il doit s'ensuivre dans les dé-
terminations des enfants une mobilité continuelle et
infinie : cette mobilité se peint dans leurs traits, dans
leurs mouvements, dans leurs idées, et en fait à la fois
la grâce et le caractère. C'est pourtant dans cette vie
primitive que se révèle à l'homme le pouvoir qu'il a sur
ses facultés : voici comment, et je l'ai déjà indiqué dans
la dernière leçon.


Quel que soit l'objet vers lequel nous poussent nos
tendances primitives, et que s'efforcent d'atteindre nos
facultés mises en mouvement par ces tendances, jamais
cet objet n'est saisi sans difficulté ; toujours quelque
chose s'oppose à la prompte satisfaction de l'instinct.
Qu'arrive-t-il alors ? que nos facultés, se trouvant im-
puissantes à cause des obstacles qu'elles rencontrent,-se
concentrent spontanément pour les vaincre, c'est-à-dire
réunissent toutes leurs forces et les appliquent à un
point qui résiste.


Là est la révélation pour nous du pouvoir que nous
avons sur nôs facultés. En effet, lorsque, dans le fond de
notre nature, nous sentons nos forces dispersées se réu-
nir, se concentrer sur.


un point, nous sentons que nous
pouvons à volonté, quand il nous plaît, reproduire et
répéter cette concentration. Sentant que nous le pou-
vons, nous usons de ce pouvoir. Alors la force gouver-
nementale ou la liberté apparaît en nous; elle nous est


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 67


ainsi révélée par l'expérience ; autrement nous l'aurions
toujours ignorée.


Dans l'état primitif que je vous ai décrit, commence
donc à se montrer le pouvoir de la liberté humaine.
Mais ce pouvoir n'étant point encore dirigé par la rai-
son, qui n'est pas éveillée, ne produit que des effets pas-
sagers et inconstants. Quand la passion exige très-haut
sa satisfaction, et que la force qui est en nous trouve
quelque difficulté à la lui donner, elle se concentre. Mais
qu'une passion plus forte vienne appeler ailleurs l'action
de nos facultés, ou que l'obstacle, en résistant, rende la
lutte fatigante, aussitôt ce ressort tendu se détend, et la
concentration cesse. En d'autres termes, la liberté,n'étant
pour ainsi dire qu'instinctive et n'ayant pas encore un
motif rationnel où elle puisse s'appuyer, est incertaine
et vacillante ; elle dure peu ; ses effets sont presque nuls;
elle ne fait guère que se montrer: il faut, pour qu'elle
se développe et produise de grands résultats, que la rai-
son intervienne.


voilà déjà trois des principes qui concourent dans le
phénomène de nos déterminations: ce sont la force mo-
trice ou les tendances primitives de notre nature, la force
exécutive ou les facultés; enfin la force gouvernante ou
la liberté, c'est-à-dire le pouvoir que nous avons de di-
riger nos facultés.


Le quatrième principe est celui que j'ai appelé la rai-
son ou faculté de comprendre.


Je vous l'ai dit, messieurs, quand la raison apparaît,
elle rencontre en nous les trois autres principes déjà en
action. Depuis que l'homme existe, il a senti des be-
soins, des instincts, des passions se développer en lui;
depuis qu'il existe, ses facultés se sont mises en mouve-
ment, et ont agi sous l'impulsion de ces besoins ; depuis




68 TROISIÈME LEÇON.
qu'il existe enfin, elles se sont spontanément concen-
trées toutes les fois qu'elles ont éprouvé de la resis-.
tance, et, dans ce mouvement involontaire, ont laissé
voir qu'elles pouvaient être gouvernées. Mais jusqu'ici
elles ne l'ont été que par les tendances, elles ont tou-
jours cédé en esclaves à la plus forte impulsion ; rien n'a
tempéré, rien n'a limité l'empire du mobile sur elles.
Le jour où la raison apparaît, cet esclavage cesse; car
au mobile passionné et à l'impulsion de ce mobile vient
se mêler non plus un mobile, mais, remarquez le mot,
il est dans toutes les langues, un motif. Jusque-là nous
étions déterminés à agir par une impulsion tout aveu-
gle, toute sensible ; le jour où la raison intervient, soit
qu'elle donne des conseils ou qu'elle impose des lois, il
y a pour l'homme un motif d'agir. Nouveau principe qui
vient prendre un rôle dans nos déterminations et les
modifie considérablement ; nouveau principe dont il faut
montrer le jeu dans le mécanisme total.


La raison fait deux choses : d'abord, observant ce
qui se passe en nous, elle comprend que toutes ces ten-
dances qui s'y développent demandent à être satisfaites,
et, généralisant l'idée de cette satisfaction, elle comprend


• que c'est là. notre bien ; d'un autre côté, elle remarque
qu'abandonnée a elle-même, notre nature s'y prend
fort mal pour opérer la plus grande satisfaction possible
de ces tendances ; elle s'y prend fort mal, parce qu'elle
obéit à toutes les mobilités de ces tendances; elle s'y
prend fort mal encore, parce qu'elle ne persévère pas
assez dans l'effort qu'elle fait pour les satisfaire. Il faut
donc que la raison introduise la règle dans la conduite
de nos facultés, en fixant la fin suprême qu'elles doivent
atteindre et la marche qu'elles doivent suivre pour
parvenir. C'est là ce que fait la raison ; d'une part, elle


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 69


s'élève à l'idée de notre intérêt bien entendu, de l'autre
elle calcule la meilleure conduite à tenir pour le réali-
ser. En vue de ce but qui lui est posé et de ce plan qui
lui est tracé pour l'atteindre, la liberté, ou le pouvoir' ue
nous avons sur nos facultés, s'en empare, les dérobe à
l'impulsion mécanique des tendances', et les gouverne.
Le motif remplace le mobile, la règle succède à l'im-
pulsion, et notre conduite, de passionnée, - d'aveugle,
d'instinctive qu'elle était, devient raisonnable et rai-
sonnée.


Tel est le premier résultat de l'apparition de la raison
dans le phénomène de nos déterminations.


Il est évident que, si la raison n'avait d'autre fonction
dans nos déterminations que de venir ainsi comprendre
la fin de nos passions et calculer les meilleurs moyens
de l'accomplir, il n'y aurait point pour nous de loi obli-
gatoire. Et en effet, nous ne nous sentons nullement
obligés de satisfaire aux tendances de notre nature ;
quand notre raison nous pose leur plus grande satis-
faction comme but, elle nous donne un conseil dans
l'intérêt de la satisfaction de notre nature, mais ce con-
seil n'a pour nous aucun caractère obligatoire ; en d'au-
tres termes, l'intérêt bien entendu, calculé par la raison,
n'est autre chose que la satisfaction des tendances de notre
nature, et jamais cet intérêt bien entendu he revêtira
pour aucune intelligence le caractère d'obligation. Cet
intérêt bien entendu est autre chose que l'impulsion
mécanique de la passion ; c'est déjà un motif, ce n'est
Pas encore une loi.


Mais la raison ne s'arrête point à l'intérêt bien en-
tendu; elle va plus loin, et introduit un second élément
rationnel, un second motif dans nos déterminations; ce
second motif est l'idée du bien. L'intérêt bien entendu




u
70 TROISIÈME LEÇON.
est la conception du bien de l'individu, elle n'est pas
celle du bien en soi. Le jour où la raison aperçoit que
de même qu'il y a du bien pour nous, il y en a pour
toutes les créatures quelles qu'elles soient, qu'ainsi le
bien particulier de chaque créature n'est autre chose
qu'un élément dù bien absolu, ou de l'ordre universel,
ce jour-là, l'idée du bien, ainsi dégagée, élevée à l'ab-
solu, apparaît à notre raison comme obligatoire pour
elle. Dès lors un nouveau motif d'agir, un nouveau prin-
cipe de conduite, se révèle à nous, et s'introduit dans le
mécanisme de nos déterminations. Ce principe est un
principe obligatoire, est une loi. Si ce pirncipe n'appa-
raissait pas, si cette idée ne se dégageait pas dans notre
esprit par l'effort de notre raison, le mot de moralité,
n'aurait pas de sens; il n'y aurait ni devoirs, ni droits;
la science du droit naturel serait inutile à chercher; ce
qu'il faudrait seulement chercher, ce serait la meilleure


• manière de se conduire pour réaliser l'intérêt bien en-
tendu. Quand j'examinerai le système qui prétend que
tout s'arrête là, vous verrez que de l'idée de l'intérêt
bien entendu il est impossible de faire sortir aucun de-
voir envers les autres; on ne saurait, en effet, faire ren-
dre à l'idée du bien personnel ce qu'elle ne contient pas,
l'idée du bien d'autrui, et étendre à celui-ci le motif qui
nous pousse à l'autre,


Vous voyez donc que quatre principes de notre nature
composent tout le jeu de nos déterminations morales.
Vous voyez que, parce que deux de ces principes, la li-
berté et la raison, se développent tard, et que le déve-
loppement de la raison elle-mème a deux moments, il
y a dans la vie de l'homme différentes situations morales
distinctes.


La première de ces situations ne contient que deux


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 71


éléments : les tendances de notre nature ou le mobile,
les facultés de notre nature ou le pouvoir exécutif. Dans
cette situation, les mobiles agissent immédiatement sur
nos facultés, et celles-ci ne peuvent se soustraire à leur
m pulsion.


Plus tard un commencement (l'empire sur nous-
mêmes se développe, et plus tard cet empire sur nobs-
mêmes devient aussi grand que nous le voulons; et
alors, entre l'impulsion des mobiles et les facultés se
glisse un pot,ivoir qui gouverne ces dernières, et qui ne
leur permet pas de céder à l'impulsion passionnée sans
qu'il y ait consenti. Mais pour que ce pouvoir, qui est la
liberté, puisse ne pas consentir toujours à céder à l'im-
pulsion passionnée, il faut qu'il ait un point d'appui. Il
faut donc qu'un quatrième élément intervienne, c'est-à-
dire un motif ou une raison d'agir qui ne soit pas l'im-
pulsion.


C'est la raison qui dépose ce nouvel élément, qui l'in-
troduit dans le phénomène de nos déterminations. Mais
il y a deux motifs successivement introduits par la rai-
son. Le premier n'est que l'idée générale, le résumé de
ce que veulent les tendances de notre nature; il n'a pas
une autre autorité que la leur, et ne l'emporte sur elles
que parce qu'il fait comprendre ce qu'elles veulent, et
montre un meilleur moyen de les satisfaire. L'intérêt
bien, entendu des mobiles, tel est le premier motif qui
vient donner à la liberté, ou à l'empire sur nous-mêmes,
U n point d'appui contre l'impulsion purement mécanique
de ces mobiles.


Le second motif introduit par la raison, ou le second
point d'appui donné par elle à la liberté, est bien plus
p uissant; c'est l'idée du bien en soi, laquelle idée du
bien ne résume plus la fin des mobiles, leur intérêt bien




72 TROISIÈME LEÇON.
entendu, mais une fin, un intérêt profondément imper-
sonnels, la fin universelle de la création, qui est le bien
absolu, qui est l'ordre. Or, il n'y a qu'une telle idée,une
telle fin, un Lel bien, qui puisse avoir le caractère obliga-
toire; car ce qui est personnel, n'étant pas supérieur à
la personne, ne peut en aucune manière l'obliger. L'idée
de *loi implique quelque chose d'extérieur et de supé-
rieur à la personne, quelque chose d'universel qui com-
prenne et qui domine le particulier. Telle est l'idée du
bien absolu ou de l'ordre universel à laquelle s'élève la
raison, et qui lui apparaît immédiatement comme un
motif législatif et obligatoire. Dès lors la liberté, s'ap-
puyant sur cette idée, n'a plus seulement. pour résister à
l'impulsion mécanique des passions le motif de l'intérêt
bien entendu de ces mêmes passions ; elle en a un autre
plus compréhensif et plus puissant, celui de la réalisa-
tion (lu bien en nous et hors de nous, celui de l'accom-
_plissement et du respect (le l'ordre dans le développe-
ment de notre nature et dans celui des autres. Dans
cette idée du bien est comprise celle du nôtre, comme
celle du bien d'autrui ; et la réalisation de ces deux biens
devient obligatoire à, ce titre commun qu'ils sont des élé-
ments de l'ordre ou du bien absolu, qui est obligatoire.
Ainsi le bien d'autrui devient un élément de nos déter-
minations, et le nôtre revêt un caractère d'impersonna-
lité qu'il n'avait pas. Quand la liberté a trouvé ce point
d'appui nouveau, non-seulement elle devient plus puis-
sante contre l'impulsion mécanique, mais elle échappe,
si elle le veut, à tout motif personnel. Alors il y a mora-
lité possible dans l'homme; la condition de toute mora-
lité, qui est d'agir au nom çl'un motif ou d'une idée
impersonnelle, au nom d'une loi, est donnée ; elle
n'existait pas auparavant.


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 73


Et maintenant, messieurs, ou j'ai bien mal réussi à
analyser ce phénomène complexe de nos déterminations,
ou vous devez en bien comprendre et les éléments et le
mécanisme . Tel est ce phénomène dans ses trois formes.
Je crois avoir puisé tous les traits de ce tableau dans la
réalité de la conscience humaine ; et s'il n'est pas encore
complet dans les détails, je le crois fidèle dans les prin-
cipaux linéaments et dans l'ensemble.


Mais, messieurs, soit que nous cédions à l'impulsion
des mobiles ou des instincts de notre nature, soit que
nous agissions en vertu du motif' que j'appelle l'intérêt
bien entendu, soit qu'enfin nous obéissions à la loi du
.devoir ou à l'idée du bien, nous rencontrons toujours,
entre notre fin et nous, des obstacles qu'il ne nous est
point donné de surmonter complétement en .cette vie.
ne là, dans tous les cas possibles, une lutte perpétuelle
et fondamentale' entre notre nature et la situation dans
laquelle elle a été placée, qui fait comme le fond de la
condition humaine en ce monde.


Mais, indépendamment, de cette lutte fondamentale
qui se reproduit dans toutes les situations morales possi-
bles, chaque situation morale contient dans son sein une
lutte intérieure différente, et qui lui est propre. Dans
l'état primitif, là où il n'y a que deux principes en fonc-
tion, d'une part les tendances de notre nature, et de
l'autre nos facultés, il y a lutte entre les différentes ten-
dances de notre nature ; car, quand l'une domine, elle
opprime les autres, lesquelles, à leur tour, prennent le
dessus et étouffent la première. Une orageuse et perpé-
tuelle contradiction existe nécessairement entre ces dif-
férentes tendances, toutes exclusives, et dont souvent
rune ne peut être satisfaite qu'aux dépens des autres.


Dans l'état égoïste, il y a non-seulement cette lutte




74 TROISIÈME LEÇON.
entre nos différentes passions, mais il y en a une autre
entre nos différentes passions et le mati fde l'intérêt bien
entendu. Car nous ne nous conduisons selon les règles
de l'intérêt bien entendu qu'à cette condition, que nous
contenions et réprimions l'action mutuelle de nos diffé.
rentes passions. A chaque instant nous sacrifions la
passion la plus forte à la plus faible, la passion présente
à la passion future, et cela en vertu de notre plus grand
intérêt, ou d'une idée de notre raison. Il y a donc, dans
l'état d'égoïsme, lutte du motif contre les mobiles, et
nous ne pouvons sacrifier l'un à l'autre, sans regret si
c'est le motif qui est sacrifié, sans douleur si c'est la
passion.


Dans le troisième état, ou dans l'état moral proprement
dit, ces deux luttes existent encore, mais elles se com-
pliquent d'une troisième, qui s'élève entre l'intérêt bien
entendu, qui est l'expression de notre bien personnel, et
le devoir, qui est celle du bien en soi. Dans beaucoup de
circonstances, nous sommes obligés de sacrifier l'intérêt
bien entendu au bien en soi; et, quelque parti que nous
prenions, nous ne pouvons 'échapper au remords, si
c'est le bien personnel qui l'emporte, ou au regret, si
c'est le devoir. Au fond de toutes ces luttes, il y en a une
fondamentale, celle de l'homme contre la nature ; sans
celle-là les autres n'existeraient pas; mais elle existe par
la force des choses, et de son sein fécond émanent toutes
les autres.


-


Ainsi, le terrain des déterminations morales, si je puis
parler ainsi, est un champ de bataille où se livrent d'é-
ternels combats. Ces combats sont la vie elle-même, avec
ses douleurs variées et sa grande douleur fondamentale,
la lutte de l'homme contre 'ce qui n'est pas lui, Et ce- .
pendant., messieurs, au fond de tontes ces contradictions


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 75


il y a
un profond accord. De même que je vous ai fait


voir la lutte et le combat, il faut que je vous fasse saisir
l'accord et l'harmonie.


N'est-il pas vrai que si nous avions la force de nous
conduire continuellement selon la loi de notre intérêt
bien entendu, et que cet intérêt eût été parfaitement
calculé par notre raison, la satisfaction de notre intérêt
bien entendu comprendrait, envelopperait, si je puis
parler ainsi, la plus grande satisfaction possible de toutes
nos tendances, c'est-à-dire de toutes nos passions? Cela
est hors de doute; car si nous préférons la règle de l'in-
térêt bien entendu à l'impulsion mécanique de la pas-
sion, c'est dans l'intérêt de la passion même, c'est-à-dire
clans l'intérêt de notre plus grand bien. Ainsi , en cé-
dant au motif égoïste, loin de sacrifier les passions, nous
croyons les servir ; en lui obéissant, nous obéissons par
cela même à nos passions, c'est-à-dire aux tendances de
notre nature : la satisfaction de l'un implique celle des
mitres. Il y a clone accord entre nos tendances et le cal-
cul de notre plus grand intérêt.


Il
l'expérience,


a de même
,


accord profond, accord démontré par
entre l'obéissance à la loi du devoir et notre


intérêt bien entendu. Il y a longtemps que, d'une part.,
l es philosophes qui ont posé en principe et reconnu la
loi du devoir, pour concilier et attirer à cette loi les
hommes sur lesquels l'intérêt bien entendu avait un
grand pouvoir, ont démontré, par l'expérience et par le
raisonnement, que la meilleure manière d'être heureux,
c'était-de rester, dans tous les cas possibles, fidèle à la
loi du devoir. Il y a longtemps, d'une autre part, que
ceux qui ont méconnu la loi du devoir, ont essayé d'en
rendre compte, eux qui la niaient, en montrant qu'il
avait suffi ue des gens d'une raison élevée et d'une ex-




76 TROISIÈME LEÇON,
périence consommée eussent calculé quel était le plus
grand intérêt de l'homme, pour lui prescrire précisé-
ment tout ce que contient la loi morale. Ainsi, et les
partisans de l'intérêt bien entendu et ceux de la loi du
devoir se sont accordés à reconnaître l'accord profond et
définitif qui existe entre les prescriptions de l'une et les
règles de l'autre. Et, en effet, il est impossible qu'il en
soit autrement : car que nous conseille la loi du devoir?
elle veut que nous remplissions notre destinée ; mais
elle veut aussi que nous n'empêchions pas les autres
de remplir la leur, et même que nous les y aidions. Mais
il existe des passions en nous qui demandent la même
chose. En effet, nos passions ne sont pas toutes persan-
nelles, n'ont pas toutes pour objet notre bien particu-
lier; nous portons aussi en nous des passions sympa-
thiques, bienveillantes, qui ont pour fin dernière, quoi?
le bien des autres. Quand donc le bien des autres n'est
pas produit, quand les autres souffrent, nous souffrons
aussi par ces passions. Ainsi, quand le mouvement dela
pitié s'élève en moi, si l'individu qui excite ce mouve-
ment n'est pas soulagé, je souffre, je suis malheureux.
Quand j'éprouve de la sympathie pour une personne,
une sympathie vive, si cette personne n'est pas heureuse,
je souffre, comme je souffrirais de mon propre malheur.
Donc il y a une grande moitié des tendances primitives
de notre nature qui aspirent au bien, c'est-à-dire à l'ac-
complissement de la destinée des autres, comme à leur
fin dernière. Notre intérêt bien entendu enveloppe donc
aussi, comme condition, le bien des autres. D'où vous
voyez qu'il y a un accord profond entre la conduite pres-
crite par la loi du devoir, ou par l'idée du bien en soi, et
la conduite conseillée par l'intérêt bien entendu ou l'i-
dée de notre bien. Et. comme l'intérêt bien entendu coïn-


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 77


cide avec la satisfaction des tendances instinctives de
• notre nature, il s'ensuit que ces trois motifs s'impliquent
mutuellement, et qu'au fond, malgré les luttes qui se
produisent à la surface, au fond, dis-je, il y a entre eux
un profond accord. Mais, pour s'accorder, ces trois mo-
tifs n'en sont pas moins parfaitement distincts, et il n'est
pas égal d'obéir à l'un ou à l'autre. Si vous cédez aux
passions, vous vous ravalez au rang des bêtes, car c'est
précisément là le mode de leurs déterminations. La na-
ture des animaux, comme la nôtre, les pousse à leur
lin; ils ont comme nous des facultés pour y aller; mais
jamais aucun motif ne s'interpose chez eux entre l'im-
pulsion mécanique de leurs besoins et les facultés dont
ils sont pourvus pour les satisfaire. Quand donc l'homme
cède à la passion, sa détermination est purement ani-
male; tant qu'il n'agit que de cette manière, sa vie est
celle des bêtes. Le jour où l'homme s'élève à l'intérêt
bien entendu, il devient un être raisonnable, il calcule
sa conduite, il est maître de ses facultés, il les soumet
au plan qu'il s'est formé, il est déjà homme, mais il n'est
pas encore homme moral, et il ne le devient que le jour
où il délaisse l'idée de son bien à lui, pour n'obéir qu'à
l'idée du bien en soi ; ce jour-là il devient moral, car il
obéit à une loi; ce jour-là il s'élève autant au-dessus de
l'être égoïste, que l'être égoïste est élevé lui-môme au-
dessus de l'animal; en un mot, le phénomène du bien
et du mal moral est produit, et avec lui tout ce qui fait
la grandeur et la gloire de notre nature.


Ceci nousconduitàfaire une revuerapide des diUrentes
espèces de biens, et à en fixer d'une manière précise les
notions; car la fixité de ces notions est indispensable pour
comprendre toute la suite de cet enseignement.


Je vous l'ai dit, messieurs, le bien pour l'homme




78 TROISIÈME LEÇON.
mi


comme pour toute créature possible, c'est l'accomplis,
sement de sa fin, c'est ce à quoi sa nature le condamne
d'aspirer et d'aller incessamment, c'est ce (pi en salis.
fait les tendances. Ainsi, ma nature est intelligente;
donc connaître est un bien pour moi. Ma nature est syli).
pathique ; donc le bonheur des autres est un bien pour
moi. Supposez une créature qui ne soit ni intelligente
ni sympathique : la reconnaissance, le bonheur d'autrui
ne sont point pour elle des biens; sa nature n'y aspire
pas ; ces deux choses ne font point partie de sa fin, parce
qu'elles ne sont point exigées par son organisation. Voilà
le bien réel; vous l'avez défini pour un être quelconque,
quand vous avez compris tout ce que veut sa nature,
c'est-à-dire que vous connaissez sa nature.


Toutes les fois que mon bien réel est produit en moi
d'une manière ou d'une autre, il en résulte un bien sen-
sible ; c'est-à-dire un plaisir. C'est une seconde espèce
de bien parfaitement différente de la première, et qui se
produit dans un être à deux conditions : d'abord à la
condition qu'il soit sensible, ensuite à la condition que
quelque partie du bien réel de cet être ait été pro.
duite. Car la sensation agréable, le plaisir, le bien st:-
sible, n'est qu'une conséquence, un effet, un signe du
bien réel. Tel est le bien sensible, qu'on appelle plus or.;
dinairement le bonheur.


Enfin, il y a une troisième espèce de bien, qui ne se
produit que dans les êtres moraux, comme le précédent
ne se produit que dans les êtres sensibles : c'est le bien
moral. Quand ma raison a découvert un motif obliga-
toire, c'est-à-dire une loi, et quand ma volonté agit con-
formément à cette loi, il y a bien moral ; quand, au
contraire, elle viole cette loi, il y a mal moral. De sorte
que le bien moral n'est autre chose que la conformité


FAITS MORAUX DE LA NATURE HUMAINE. 79


des résolutions d'un être raisonnable à la loi obligatoire
que lui pose sa raison. Quand j'agis au nom de mon
intérêt bien entendu, il n'y a là ni bien , ni mal moral,
à moins que je ne viole sciemment quelques-unes des
prescription s de la loi morale.


Telles sont les trois espèces de bien et de mal. Vous
voyez maintenant les différences profondes qui séparent
le bien et le mal réel, le bien et le mal sensible, le bien
et le mal moral, et les caractères propres de chacun. La
nature humaine demeure une énigme impénétrable à
qui n'a pas démêlé ces trois choses si différentes, et vous
verrez tout ce qu'a produit de faux systèmes et d'er-
reurs leur confusion.


Dans les trois états que j'ai décrits, il y a bien et mal
réel, et par conséquent bien et mal sensible ; dans le
troisième seulement il peut y avoir bien et mal moral.
Je vous rappellerai, en passant, que le bien et le mal
moral ont un effet sensible comme le bien et le mal réel,
c'est-à-dire que nous ne pouvons pas obéir à la loi mo---
rale sans que cette obéissance produise un plaisir, et
que nous ne pouvons pas désobéir à la loi morale sans
que cette désobéissance produise une douleur en nous;
j'ajoute que, ce plaisir et cette douleur étant accompa-
gnés d'un jugement de la raison , qui ne dit pas seule-
ment à l'agent, « tu as bien ou mal fait, » mais « tu es
digne ou méprisable, « ce plaisir ou cette douleur sont,
en vertu de cette circonstance, les plus vifs qu'il soit
donné à la sensibilité humaine d'éprouver.


Il résulte de cette analyse que le bien et le mal sen-
sible. n'existeraient pas sans les deux autres, et il en
résul te également que le bien et le mal moral n'existe-
raient pas sans le bien et le mal réel; car si nous n'avions
Pas de fin ,


nous ne pourrions pas avoir de loi. Le bien




80 TROISIÈME LEÇON.
réel est donc la condition de tout bien en nous; le mai
réel est la condition de tout mal. Ils entraînent le hi%
et le mal sensible, si l'agent est sensible, et le bien et le
mal moral, s'il est raisonnable.


Tels sont, messieurs, les principaux faits que je de.
vais et voulais mettre sous vos yeux dans cette leçon,


Maintenant, vous comprendrez facilement que quand
on fait des recherches sur les règles de la conduite
humaine , on peut ne pas embrasser tout cet ensemble
de faits, et en laisser échapper quelques-uns. Vous corn.
prendrez, par exemple, qu'on peut ne pas voir qu'indé•
pendamtnent de l'impulsion sensible et de l'intérél
bien entendu, la raison humaine découvre une loi obli•
gatoire , qui est aussi un motif d'agir. Admettez qu'un
philosophe soit tombé dans cette erreur, l'état moral
que j'ai décrit n'existe pas pour lui; méconnu dans les
faits, il est nécessairement supprimé dans le système
et le système doit aboutir à cette conclusion, qu'il
a pas pour l'homme de loi obligatoire. Vous compren
drez aussi que, sans méconnaître l'existence de ci
troisième mode de détermination, on peut s'en faite
une idée inexacte, et à la véritable loi en substitue
une autre qui, en la défigurant, la détruise. Vous core
prendrez enfin qu'un philosophe peut s'être fait, ou (I
l'ensemble des choses, ou de l'homme, telle idée ggi
rende impossible a priori que l'homme soit soumisi
une loi obligatoire, et inutile de chercher si, parmi t°
phénomènes de sa nature, se rencontre une telle loi.
Ainsi, ne croyant pas à la liberté humaine, Hobbes, Per
exemple, aurait dû, a priori, s'il eût été conséquent'
déclarer l'impossibilité de toute obligation. Ainsi, Cole
sidérant toute chose comme nécessaire , parce que toi ►
chose émane de Dieu , dont l'existence et le déveloPle


FAITS :\LODAUX DE LA NATURE HUMAINE. 81


tient sont nécessaires, Spinosa aurait dû nier, du haut
le ce système, la possibilité de tout devoir, de toute
'ègle , de toute loi pour l'homme.


On peut donc arriver par trois routes distinctes à dé-
relire la loi obligatoire, fondement du droit naturel:
l'abord, en niant, a priori, et par suite d'une doctrine
supérieure, la possibilité d'une telle loi; ensuite en
laissant échapper, dans l'analyse des faits moraux de la
nature humaine, ceux qui la contiennent; enfin, en dé-
figurant ces faits sans les méconnaître, et substituant
ainsi une loi fausse à la véritable.


Nous sommes en état maintenant d'aborder ces sys-
tèmes et de les apprécier, car nous savons comment ces
choses se passent en nous. Je crois la description que
je vous ai donnée fidèle, bien qu'elle puisse avoir été
grossièrement exprimée; car j'avoue que je souffre
toutes les fois que je suis obligé de traduire en paroles
(les phénomènes de cette nature ; les expressions de la
langue suggèrent à l'esprit des imagés qui ressemblent
si peu aux phénomènes que sent la conscience, que de


donne.
descriptions font toujours pitié à celui qui lesi
. Personne n'éprouve ce sentiment plus vivement


que moi, messieurs, et cependant je crois exact, au
fond, l e tableau que je vous ai présenté. Il suffira, du
Moins, pour vous faire comprendre comment les faits
moraux, vus incomplétement , ont servi de prétexte aux
di fférents drl ots systèmes, et comment l'ensemble même de
ces divers systèmes témoigne de l'existence réelle en
nous de tous ces faits, en épuisant tous les traits du ta-
ligeantdont chacun reproduit quelques parties en né-g


ceD
—s




QUATRIÈME LEÇON.


DES SYSTÈMES QUI IMPLIQUENT L'IMPOSSIBILTTI
D'UNE LOI OBLIGATOIRE.


Système de la nécessité.


Je vous ai dit, messieurs, que les systèmes philoso-
phiques qui aboutissent à détruire le droit naturel pou-
vait se diviser en trois classes : ceux qui , par des rai-
sons extérieures aux phénomènes moraux, nient qu'il
puisse y avoir pour l'homme une loi obligatoire; ceux
qui, ayant cherché • cette loi dans l'examen et l'analyse
des phénomènes moraux, déclarent qu'ils ne l'ont pas
rencontrée ; ceux enfin qui , pensant l'avoir rencontrée,
se sont mépris, et, la défigurant de différentes façons,
ont substitué à la véritable loi obligatoire, que reconnaît
réellement noire raison, une loi fausse ou tout au moins
altérée, et qui n'implique pas obligation.


Telles sont, messieurs, les trois espèces de systèmes
qui, directement ou indirectement, aboutissent à la des-
truction de tout droit et de tout devoir, et, par consé-
quent, à celle du droit naturel lui-même.


Vous ayant, messieurs, dans les deux dernières leçons,
présenté le tableau des différents faits qui présiden t à
nos déterminations, je suis en mesure aujourd'hui, ces
faits étant posés, d'examiner les trois espèces de systè-


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ.
83


mes que je viens de vous faire distinguer. Je commen-
cerai par ceux qui nient qu'il puisse y avoir pour
l'homme une loi obligatoire.


Quatre grandes opinions ont pour conséquence im-
médiate et nécessaire qu'il ne peut pas y avoir pour
l'homme de loi obligatoire, et, par conséquent, qu'il ne
peut pas y avoir pour lui de droits et de devoirs dans la
véritable acception de ces mots. Ces systèmes sont : tous
les systèmes panthéistes, tous les systèmes mystiques,
tous les systèmes sceptiques, et tous les systèmes qui
nient la liberté humaine.


Mon dessein est de parcourir avec vous ces quatre
opinions , et, en les réfutant dans leurs bases, de réfuter
par là même la conséquence qui en découle, et qui n'est
autre chose que la négation de la possibilité d'un droit
naturel.


Mais, avant d'entrer dans les détails de ces quatre sys-
tèmes, il est bon de vous faire apercevoir, dès à présent
et en très-peu de mots , comment chacun de ces sys-
tèmes aboutit à cette conséquence commune.


Il est évident d'abord qu'il ne peut y avoir aucune loi
obligatoire pour un être qui n'est pas libre, car il y au-
rait contradiction à ce qu'une obligation pesât sur un
être dont toutes les actions seraient forcées. Cette vérité
n'a besoin d'aucun développement; et vous comprendrez
du p remier coup que tout système qui nie la liberté
humaine nie, par cela même, qu'il y ait et qu'il puisse
Y avoir pour l'homme aucune obligation.


Je dis, messieurs, qu'il en est de nième de tout sys-
tèm e Panthéiste. En effet, qu'est-ce que le panthéisme?
c'est l


'opinion qu'il n'y a qu'un seul être, celui qui
existe par lui-même, celui qui existe nécessairement, et
que les panthéistes comme les déistes appellent Dieu.




QUATRIÈME LEÇON.
S'il n'y a qu'un seul être, il n'y a au monde que des
modifications de cet être. Les hommes donc, et toutes
les choses animées ou inanimées qui composent la
création, ne sont que des modifications variées, des
manifestations différentes de cet être unique ; donc toute
causalité est en lui; donc il n'en existe point dans les
créatures; et, .là où il n'y a point de causalité, il ne sau-
rait y avoir de liberté.


La conséquence de tout système panthéiste est donc la
négation de toute liberté dans la création, et par consé-
quent dans l'homme. Ce n'est donc et ce ne peut être
que par une inconséquence, que quelques panthéistes
ont cru pouvoir concilier ces deux choses , et ont pro-
fessé le double dogme de l'unité de l'être, qui est le
principe même du panthéisme, et de la liberté humaine.


Quant au scepticisme , il y en a de deux espèces : l'un
se fonde , pour nier la certitude de toute connaissance,
sur la contradiction des opinions humaines en toute
question possible ; l'autre , sans s'arrêter à cette contra-
diction des opinions humaines qui est contestable, nie
que ce qui est vérité pour l'homme soit vérité en soi, et
le nie par ce raisonnement, que les perceptions et les
conceptions de notre intelligence résultent de l'organi-
sation même de cette intelligence, et qu'ainsi si notre
intelligence avait été autrement organisée, rien au
monde ne peut nous démontrer que nous n'eussions pas
vu et conçu les choses autrement que nous ne les voyons
et les concevons, et qu'ainsi ce qui nous paraît vrai ne
nous eût pas paru faux, et réciproquement.


Telles sont, messieurs, les deux formes du scepti•
cisme, et sous l'une et l'autre il aboutit à cc résultat,
douteux lui-même, qu'il ne'peut rien y avoir de certain
pour l'homme. Or, s'il ne peut rien y avoir ,de certain


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 85
pour l'homme, quand nous croyons apercevoir dans une
conception de notre raison une obligation pratique d'y
conformer notre conduite, cette vue est une vue dou-
teuse comme toute autre, une vue à laquelle nous ne
saurions nous fier. C'est dônc une chose douteuse que
nous soyons obligés à quoi que ce soit, et que ce que
nous appelons bien ou mal, le soit réellement. Il est
donc indifférent de respecter ou de ne pas respecter
cette obligation.


Toute doctrine sceptique, quel que soit le principe
d'où elle dérive, aboutit donc nécessairement à révoquer
en doute la légitimité de l'idée d'obligation, et par con-
séquent à nier cette obligation.


Reste le mysticisme. Je ne nie pas qu'il n'y ait plu-
sieurs espèces de mysticisme; mais il y en a un qui est
la source de tous les autres, et qui a pour principe cette
conviction, que l'homme ne peut, en ce monde, atteindre
à sa fin; qu'il y est, quoi qu'il fasse, impuissant pour le
bien ; et qu'ainsi la seule chose qu'il ait à faire en cette
vie, c'est d'attendre que les obstacles qui la constituent
soient supprimés, et que l'àme humaine, dégagée de
ses liens, soit transportée dans un ordre de choses qui
lui permette d'accomplir sa destinée. Pour quiconque
pense ainsi, l'action en cette vie est une chose absurde,
l'état passif est le seul état raisonnable; attendons que
la main de Dieu nous délivre des chaînes de la condition
présente, alors nous aurons une conduite à tenir; jus-
que-là demeurons passifs, laissons-nous faire, aban-
donnons-nous au courant de la fatalité extérieure ; tout
autre système de conduite serait une inconséquence, et
toute obli gation une contradiction.


Voilà de quelle manière, messieurs, les quatre sys-
tèmes de la nécessité, du panthéisme, du scepticisme et




86 QUATRIÈME LEÇON.
du mysticisme arrivent également à nier qu'il puisse y
avoir pour l'homme une loi obligatoire.


Après cette revue sommaire, je vais reprendre l'un
après l'autre chacun de ces systèmes, afin d'examiner
plus en détail les bases sur lesquelles il repose, et, en
vous montrant la fausseté du principe, combattre les
conséquences qu'on en a tirées. Je commencerai par le
système de la nécessité.


Le nombre des philosophes qui ont pensé que l'homme
n'était pas libre est très-grand ; mais ces philosophes ne
sont pas tous arrivés à cette conséquence commune de la
même façon. Ils ont professé la nécessité des actions
humaines, en vertu de raisons et de principes différents;
ce qui fait qu'entre les systèmes qui professent la néces-
sité, il y a une classification possible à établir, comme
je viens de vous en montrer une entre les systèmes qui
aboutissent à cette conséquence commune, de nier qu'il
puisse y avoir une loi obligatoire pour l'homme.


Je vais parcourir les principaux motifs par lesq uels les
différents philosophes qui ont directement nié la liberté
humaine ont été conduits à cette étrange concluson. Je
chercherai à réfuter, d'une manière brève,'chacun de ces
motifs. Vous sentez que, pressé d'arriver à l'exposition
même des règles de la conduite humaine, ou des prin-
cipes du droit naturel, il est impossible que j'accorde
de longs développements soit à l'exposition des doctri-
nes que je vais faire passer sous vos yeux, soit à leur
réfutation. M'adressant à un auditoire intelligent, et le
système de la nécessité étant en contradiction évidente
avec toutes les croyances et tous les faits de la nature
humaine, il suffira, je l'espère, de quelques indications,
pour réfuter les raisons dont ses partisans ont essayé de
l'appuyer.


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 87
La première manière de nier la liberté humaine, que


je vous soumettrai, est celle qui déplace cette liberté, et
la met oui elle n'est pas. C'est là ce que Hobbes a fait.
Hobbes s'est arrêté à cette acception vulgaire du mo
liberté que nous adoptons tous, quand nous disons qu'un
homme qui, tout à l'heure, était enchaîné et qui main-
tenant ne l'est plus, a recouvré sa liberté. Quand un
homme est enchaîné, il peut vouloir certains actes;
mais quand il en vient à l'exécution, cette exécution lui
est impossible. Ce qui est contraint en lui, ce n'est pas
le pouvoir de vouloir, c'est le pouvoir de faire; en un
mot, l'acte qui résulte immédiatement et nécessairement
en nous d'une détermination de la volonté lui est rendu
impossible.


Hobbes entend par liberté Je pouvoir de faire ce que
nous avons voulu; et il a raison alors de dire que la li-
berté humaine a des limites; car évidemment nous pou-
vons vouloir une foule de choses qu'il nous est impos-
sible de faire; mais, dans les limites de notre pouvoir,
nous sommes libres. Telle est la définition que Hobbes
daon snevionmdlelialieb.erté, et il prétend qu'il n'y en a pas d'autre


Soutenir une pareille doctrine, messieurs, c'est tout
uniment nier que l'homme soit libre. En effet, si par
l iberté on n'entend que l'absence d'une contrainte ex-
térieure qui empêche l'action de notre pouvoir dans les
bmites naturelles de ce pouvoir, il n'y a point d'être
doué de quelque pouvoir qui ne soit libre comme nous;
tout animal est libre ; la force végétative est libre; le
vent qui souffle, la rivière qui coule, sont libres. Mais ce
n'est point là évidemment ce qu'on entend par la libertéd,


un pouvoir. La liberté ou la nécessité d'un pouvoir
gtt dans la manière dont il est déterminé à agir, et non




I
88 QUATRIÈME LEÇON.
dans l'existence ou la non-existence de limites à sol
action. Or, en ce sens, le pouvoir de faire, en noie
n'est rien moins que libre. En effet, ce qu'il y a de phis'
nécessaire en nous, c'est que, à une résolution de la vo.
lonté, quand elle porte sur une chose faisable, succède
l'action même qui exécute, l'action qui réalise la résœ•
lotion de la volonté. De manière qu'entre le vouloir e t
le faire, toutes les fois que ce qui est voulu est possible
il y a une conséquence nécessaire. Si donc on appelle
libre en nous le pouvoir de faire ce qui a été voulu, on
appelle libre en nous un pouvoir dont le caractère est,
au contraire, la nécessité. Car l'acte par lequel nous réa,
lisons une résolution de la volonté est une conséquence
nécessaire de cette résolution elle-même. Que si donc
Hobbes, croyant avoir sauvé la liberté humaine, dé•
montre ou croit se démontrer à lui-même que la vo-
lonté n'a aucune liberté de prendre les résolutions qu'elle
veut, mais que toutes ces résolutions sont nécessitées,
vous concevez que niant la liberté où elle est ; et l'ad-
mettant où elle n'est pas, il détruit par la même fouis
liberté dans l'homme.


J'espère que vous concevez clairement cette opinion
Eh bien, à une telle opinion il n'y a qu'une réponsd
faire : c'est que Hobbes met la liberté où elle n'est pe
où nous ne la sentons pas, mais où nous sentons la né'
cessité. Si, dans le langage vulgaire, on emploie que
quefois le mot de liberté à désigner ce pouvoir de faire
que nous avons résolu, c'est pour désigner un état OP'
posé à celui où ce pouvoir de faire est momentanein -eel


suspendu en nous par quelque contrainte extérieure:
C'est clans ce seul sens que, par analogie, nous appelons
un tel état un état de liberté. Mais, quand nous rentre


• é'
en nous-mêmes, nous sentons clairement que la cous


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 89


quence nécessaire de toute résolution, quand cette réso-
lution porte sur une chose qui est en notre pouvoir,
c'est racle même qui exécute cette résolution, et qu'ainsi
il n'y a pas là liberté. Si quelquefois, après avoir voulu
une chose, nous ne la faisons pas, remarquez bien que
c'est toujours parce qu'à cette première résolution s'en
est substituée une contraire, qui a détruit la première.
De sorte que l'acte, comme le contraire de l'acte, sont
toujours la conséquence nette, immédiate, nécessaire,
de la dernière résolution que nous avons prise. Où est
véritablement notre liberté? dans le pouvoir de prendre
telle ou telle résolution. En d'autres termes, quand nous
prenons une résolution, cette résolution n'est-elle en
nous que la conséquence nécessaire de quelque phéno-
mène antérieur dans notre esprit? ou bien émane-t-elle
uniquement du pouvoir que nous avons, après avoir
considéré les diverses manières d'agir, ce qu'elles peu-
vent avoir de bon ou de mauvais, d'utile ou de nuisible,
d'agréable ou de désagréable, de prendre une résolu-
tion telle que nous la voulons? Voilà où est la question,
elle n'est. pas ailleurs.


Une autre confusion de mots a produit un autre sys-
tème qui aboutit également à nier la liberté humaine.
Ce système est celui de Hume. Voici quelle idée ce phi-
losophe se fait d'une cause, et c'est là, pour le dire en
passant, la principale base de son scepticisme.


Vous savez que le but des physiciens, des chimistes,
de tous ceux qui cherchent à découvrir les lois de la
n a ture, est de déterminer les circonstances qui pré-
cèdent constamment l'apparition d'un certain phéno-


TICt déterminées,
certain effet. Quand ces circonstances


une loi de la nature est découverte;
et nous pouvons tirer de la connaissance de cette loi




90 QUATRIÈME LEÇON.
un grand profit pour notre conduite. En effet, elle nous
apprend que, ces circonstances se reproduisant, le fait
s'ensuivra, et réciproquement que, quand le fait se re-
produira, ces circonstances l'auront précédé : ce qui
est d'une grande utilité pour la direction de nos actions,
et donne à l'homme une prise immense sur les forces.
fatales dela nature. Comme nous n'atteignons jamais hors
de nous les véritables causes des phénomènes, car, hors
de nous, ces causes sont invisibles, nous sommes obli-
gés de nous borner ainsi à constater les circonstances
qui précèdent constamment les phénomènes, au lieu de
chercher les causes mêmes qui les produisent; et, bien
que, dans l'esprit des physiciens, il n'y ait pas confusion
entré la cause efficiente ét inconnue qui produit un phé-
nomène, et les circonstances observables qui le pré-
cèdent et l'accompagnent, pour la commodité et pour
la brièveté du langage, on s'est accoutumé à dire que
ces circonstances sont la cause de ce phénomène. Or, la
prétention de Hume est que nous n'avons pas d'autre
idée de cause que celle-là, et l'origine de cette préten-
tion, la voici :


L'opinion de Hume sur l'origine de nos connaissances
est que toutes viennent de l'expérience. Cette opinion
admise, il est tenu d'expliquer par l'expérience seule la
formation de toutes les notions qui se trouvent dans l'es-
prit humain. L'idée de cause est une


.de ces notions; Hume
est donc obligé d'expliquer comment elle a pénétré dans
l'esprit humain ou par le sens ou par la conscience. Or,
comme il est de fait que les sens n'atteignent jamais au
dehors que des phénomènes et point de causes, et
comme Hume pense qu'il en ,est de même au dedans,
et que là aussi la conscience ne l'encontre que des phé-
nomènes, il est évident que, cette doctrine métaphysique


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 91


une fois adoptée, il est impossible d'expliquer la véri-
table notion de cause, telle qu'elle est dans notre esprit.


liais il y a une acception du mot cause, celle dont je
viens de parler, de l'acquisition de laquelle il est pos-
sible de rendre compte dans cette doctrine. En effet, si
la conscience et les sens n'atteignent jamais les causes,
comme Hume le pense, la conscience et les sens at-
teignent du moins ces circonstances qui précèdent tou-
jours l'apparition d'Un fait. Rencontrant une acception
du mot cause, dont la notion pouvait être expliquée dans
son hypothèse, Hume s'est emparé de cette acception ;
et, comme son hypothèse ne pouvait rendre compte
d'aucune des autres acceptions de ce mot, il s'est hâté
de déclarer que c'était là la seule idée que le mot cause
représentât véritablement dans notre esprit. De manière
qu'une cause, pour Hume, c'est simplement l'en-
semble des circonstances qui précédent constamment,
dans la nature, la production d'un phénomène.


Cela étant, il est de toute évidence que personne au
monde ne peut, dans aucun cas, être parfaitement sûr
qu'une certaine chose soit la cause d'un certain effet.
Hume remarque en effet, et avec beaucoup de raison, que
quelque constante qu'ait jamais été la concomitance de
certaines circonstances et d'un certain fait, la raison
comprend toujours dans l'avenir un cas possible où cesse
cette concomitance, et où, par conséquent, ce qui nous
paraissait la cause de l'effet cesse de l'être. Par cette
première raison, nous ne pouvons jamais être assurés
que ce que nous appelons cause d'un phénomène en soit
la v éritable cause.


En second lieu, Hume remarque, et avec non moins
de raison, que l'observation ne saisit pas, dans les cir-
constances qui précèdent constamment l'apparition d'un




92 QUATRIÈME LEÇON.
phénomène, la force efficiente qui a produit ce phéne..
mène. Nous voyons, en effet, certaine circonstance;
nous voyons ensuite un phénomène qui apparaît; mais
le fait prétendu de la production du phénomène qui
suit par les circonstances qui précèdent nous échappe
entièrement; et s'il nous échappe toujours, rien ne peut
nous apprendre qu'il ait lieu. Ainsi, l'idée de causalité,
comme l'entend le vulgaire, ou, ce qui revient au même,
l'idée de la production d'un effet par une cause, n'estet
ne peut être qu'une illusion de l'esprit humain. L'idée
de la concomitance observée entre deux faits, voilà n
quoi se réduit réellement, selon Ilume, l'idée de la cau-
salité dans l'esprit humain; le reste n'est qu'une illusion
et un préjugé. Par conséquent, il n'existe pas de cause
dans l'acception commune de ce mot; par conséquent,
pas d'effet. Il n'y a que des phénomènes qui se précèdent
et se suivent avec une certaine constance, que nous ne
pouvons même, en aucun cas, considérer comme éter-
nelle et nécessaire.


Vous voyez qu'une telle doctrine aboutit à détruire
complétement et l'idée de cause, et celle d'effet, et celle
du rapport de la cause à l'effet, telles qu'elles existent
dans l'esprit de tous les hommes, et qu'une fois admise.
c'est une question tout à fait oiseuse que celle de savoir
si la cause humaine ou le moi est libre ou ne l'est pas.
On peut bien agiter une semblable question, quand eu
considère la cause humaine comme une véritable cause.
qui produit réellement les actes qui émanent de l'homme.'
Mais quand on professe que cette causalité du moi hu-
main n'est qu'une illusion, cette question devient ab-
surde, car elle revient à demander si une cause di'
ciente qui n'existe pas est libre ou n'est pas libre. Hune
ne doit donc pas admettre la question de la liberté te


SYSTÈME DE 'LA NÉCESSITÉ. 93


maine ; elle doit être à ses yeux une question oiseuse
et ridicule. Je parle ici de sa métaphysique ; car, quant
à sa morale, elle est, comme celle de beaucoup d'autres


P
hilosophes, comme celle de Spinosa, l'esprit le plus


sévère et le plus logique des temps modernes, une in-
conséquence à sa métaphysique. Pour imaginer de faire
une morale, il faut admettre, d'abord et avant tout, ce
que la métaphysique de Hume nie, savoir, que nous
sommes une cause. Car, si vous supprimez cette pre-
mière et indispensable circonstance, il est évident que
chercher des règles de la conduite de l'homme et lui
donner des conseils en conséquence, c'est une absurde
et insigne folie.


Telle est, messieurs, en très-peu de mots, la doctrine
métaphysique de Hume. Or, à cette doctrine, il y a une
première réponse bien simple : c'est qu'en fait l'esprit
humain a une idée de cause, une idée d'effet, et une idée
de rapport de la cause à l'effet, qui sont inconciliables
avec elle. D'où il suit que la doctrine de Hume, qui a la
prétention de rendre compte de toutes les idées qui sont
dans l'esprit humain, est fausse.


La seconde réponse est encore plus directe. En effet,
nous nous sentons la cause'des actes que nous produi-
sons. Ainsi, quand je marche, je me sens la cause du mou-
vement de mes membres; quand je pense, quand je fais
attention, quand je réfléchis, je me sens la cause des actes
de pensée, d'attention, de réflexion que je fais. Il est vrai
que nous n'aurions aucune idée de cause, si notre con-


. science ne découvrait rien de plus au dedans que nos sens
au dehors ; car il est certain qu'au dehors nous n'attei-
en°us que des phénomènes et pas de causes. Mais, que
nous fassions attention, non plus à ce qui se passe hors
de nous, mais à ce qui se passe en nous, nous découvris




94 QUATRIÈME LEÇON.
rons en nous par la conscience une cause qui produit
des effets, et nous aurons tout à la fois, dans ce senti-
ment intime, le sentiment de la cause, le sentiment de
l'effet, et le sentiment de la production de l'effet par la
cause. Ainsi, quand je fais attention, j'ai le sentiment du
moi qui fait attention, j'ai 'celui du phénomène de l'at-
tention qui en résulte, je sens enfin que c'est moi qui,
comme cause, produis ce phénomène. Il est tout simple
que, dans une doctrine qui nie tous ces faits, l'idée de
cause ne puisse pas être expliquée. Mais en conclure
qu'elle n'est pas dans l'esprit humain, c'est soumettre
l'esprit humain aux lois du système faux que l'on a in-
venté. L'esprit humain a l'idée de cause, et il l'a parce
qu'il a en lui-même le sentiment d'une cause qui pro-
duit des effets.


S'il n'existait, messieurs, contre la liberté humaine
que des opinions semblables à celle que je viens de
réfuter, elle n'aurait jamais été sérieusement ébranlée
dans l'esprit de beaucoup d'hommes. Il faut renoncer
aux notions les plus communes du bon sens et de l'ex-
périence pour admettre ou l'opinion de Hume ou celle
de Hobbes que je viens de vous exposer, et c'est pour-
quoi elles sont peu dangereuses. Aussi, les objections les
plus fortes contre la liberté humaine viennent-elles d'un
système qui part d'un tout autre principe. Ce troisième
système est assez compliqué, c'est-à-dire oppose à la li-
berté humaine un assez grand nombre d'objections.
Néanmoins ces diverses objections se rattachent toutes à.
une seule idée: c'est que les motifs, en vertu desquels la
liberté humaine prend ses résolutions, contraignent
cette liberté, et, par conséquent, la détruisent ; en
d'autres termes, la doctrine, dont je vais vous entretenir
n'admet pas que l'homme soit libre, parce qu'elle pense


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 95
qu'en fait la détermination de la volonté dans un cas
quelconqu e est toujours l'effet nécessaire des motifs qui
ont précédé cette détermination.


Les principales propositions des partisans de ce sys-
tème sont les suivantes. D'abord, ils posent en fait que
toute résolution de la volonté a un motif. Si, disent-ils
ensuite, le motif, qui a agi sur la volonté au moment de
la délibération, était unique, ce motif l'a nécessairement
emporté ; que, s'il y en avait plusieurs, c'est nécessaire-
ment le plus fort qui l'a emporté. Telle est, messieurs,
l'argumentation des partisans de ce système. Pour bien
démêler où est le vice de cette argumentation, il faut re-
prendre l'une après l'autre les différentes assertions
dont elle se compose.


Peut-être, messieurs, pourrait-on, comme Reid l'a
fait, contester que toutes les résolutions de notre volonté
aient un motif. Reid, à l'appui de cette assertion, cite
des faits. Il dit que souvent il lui arrive de prendre des
résolutions insignifiantes sans avoir la moindre con-
science d'un motif qui l'y ait déterminé; et, à cette ob-
jection qu'on lui fait que ce motif a agi à son insu sur
sa volonté, il oppose l'idée même de ce qu'est un motif:
un motif, dit-il, est une raison conçue d'avance et qui
agit sur ma volonté ; tout motif qui n'est pas conçu,
c'est-à-dire dont je n'ai pas conscience, est donc comme
s'il n'existait pas. Il y a donc contradiction à prétendre
qu 'un motif a agi sur ma volonté, si je n'ai pas eu con-
science de ce motif. D'un autre côté, il se place dans des
situations où différents moyens se présentent pour arri-
der un certain but, moyens qui tous peuvent y con-
'titre également ; et il prétend que si, dans de telles
situati ons, il


se décide pour l'un de ces moyens ph.
que Pour un autre, c'est sans aucune espèce de




96 QUATRIÈME LEÇON.
Ainsi, par exemple, il doit une guinée à une personne
qui la lui réclame; il a dans sa bourse une vingtaine de
guinées ; pourquoi prend-il l'une plutôt que l'autre?
Reid prétend qu'il n'y a à pela aucun motif. Il avoue que
des actions pareilles n'ont aucune importance dans la
conduite morale. Mais il observe que la question est uni•
quement de savoir s'il est possible que la volonté se
résolve sans aucun motif; or, si on peut citer des actes
qui n'aient été précédés d'aucun motif, si peu nombreux
et si insignifiants que soient ces actes, ils n'en suffisent


• pas moins pour résoudre affirmativement la question.
Ce sont là, messieurs, des argumentations très-sub-


tiles et sur la valeur desquelles on peut avoir des avis
différents. Je ne prendrai donc point parti dans ce
débat, et je m'attacherai de préférence, dans cette dis-
cussion qui doit être nécessairement très-rapide, aux
raisons décisives.


J'admets donc tout d'abord que nous n'agissons ja-
mais sans motif. Cette concession faite, la question à ré-
soudre est uniquement celle-ci : Un motif est-il quelque
chose qui contraigne les résolutions de la volonté?


Or, selon moi, cette prétendue contrainte est démentie
par l'expérience et le sentiment que nous avons de ce
qui se passe en nous, quand nous prenons une résolu-
tion. En effet, s'il y a un sentiment intime dont no
ayons distinctement et vivement conscience, c'est assu-
rément celui qui se produit en nous toutes les fois que
nous prenons une résolution. Quelle que soit la puis'
sance du motif auquel nous obéissons, nous distinguons
profondément l'influence que ce motif a sur nous de Ce
qu'on appelle contrainte dans la langue. Et en effet, nous
sentons parfaitement que; tout en cédant à ce motif,
c'est-à-dire en prenant une résolution qui lui est co n-


SYSTEME DE LA NÉCESSITÉ. 97
forme, nous avons complètement le pouvoir de ne pas la
prendre. Au moment même où, étant à côté d'une fe-
nêtre au quatrième étage, je prends la résolution de ne
pas me jeter dans la rue, je sens parfaitement qu'il ne
dépend que de moi de prendre la résolution contraire ;
seulement, je me •dis que je serais fou si je la prenais,
et comme je suis un être raisonnable, je m'en abstiens.
Mais que j'aie le pouvoir d'être fou et de me jeter par la
fenêtre, c'est ce qui m'est évident. Si quelqu'un, dans
cet auditoire, est capable de confondre dans son esprit
le fait d'une bille qui, sur le tapis d'un billard, est mise
en mouvement par une autre, et celui d'une volonté
humaine qui, cherchant ce qu'il y a de raisonnable à
faire, et l'ayant trouvé, veut ce qui lui a paru raison-
nable; s'il est capable d'assimiler l'action qu'exerce la
première bille sur la seconde dans l'un de ces cas à
l'influence du motif sur la résolution que je prends dans
l'autre, alors j'ai cause perdue. Mais une telle assimila-
tion est impossible ; à moins d'avoir un parti pris, ou
d'être dominé par quelque système dont la nécessité des
résolutions et des actions humaines soit la conséquence,
nul ne peut. confondre les deux faits, de nature si diffé-
rente, de l'action d'une bille sur une autre, et de l'in-
fluence qu'exerce un motif sur la détermination de la
volonté. La loi, que tout mouvement matériel est propor-
tionné à la force du mobile qui le produit, suppose un
fai t, savoir, l'inertie de la matière. Appliquer cette loi au
rapport qu'il y a entre les résolutions de notre volonté
et le pas mortifs qui agissent sur elle quand elle se résout,
West supposer que notre être, que notre moi, n'est pas
une cause ; car une cause est quelque chose qui produit


sa propre vertu. Une chose inerte n'est pas
une cause; elle peut recevoir une impulsion et la trans-




98 QUATRIÈME LEÇON.
mettre, mais elle ne peut pas l'engendrer. Sommes.
nous ou ne sommes-nous pas une cause ? Avons-nous,
oui ou non , le pouvoir propre de produire certains
actes? Il semble qu'il faudrait d'abo rd avoir résolu cette
Question pour être en droit d'imposer la loi des phéno-
mènes extérieurs à la loi des phénomènes intérieurs.
En admettant donc que toute résolution de la volonté ait
un motif, comme le prétendent les partisans de la né-
cessité; en admettant même avec eux que, toutes les fois
qu'il n'existe qu'un motif, la résolution soit conforme 4
ce motif, il ne suit rien de là qui démontre leur système.
Car tout ce qui peut s'ensuivre, c'est que, notre volonté ne
se résout pas sans raison de se résoudre, et qtte, quand
il n'y en a qu'une, elle cède à cette raison_; mais ce qui
ne s'ensuit nullement, c'est que toutes les fois que notre
volonté cède à une raison, elle soit contrainte par cette
raison. Toute la question, et je vous prie encore de le
remarquer, dépend d'un fait sur lequel il faut que vous
preniez parti, du fait de savoir si l'influence qu'exerce
un motif sur 1a volonté est contraignante ou ne l'est pas.
Je dis, moi, que le sentiment de ce qui se passe en nous
répond négativement à la question, et que, sous l'action
(lu motif, nous conservons, dans tous les cas possibles,
la conscience nette du pouvoir qui nous est laissé de
faire le contraire de ce qu'il nous prescrit ou nous con-
seille. Je puis donc admettre saris crainte les deux pre-
mières propositions des partisans du système ; elles ne
prouvent. rien contre la liberté.


Mais, je ne dois pris omettre de vous en avertir, Raid
conteste la seconde de ces propositions, comme il
contesté la première, et n'admet pas qu'alors Mène
qu'il n'existe qu'un seul motif qui agisse sur nous not re •
volonté se résolve toujours conformément à ce moti.


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 99


il invoque la langue; il demande s'il ne s'y trouve pas
les mots de caprice, d'obstination, d'entêtement, et si ces
mots n'ont pas un sens. Or, qu'expriment-ils, si ce n'est
ces résolutions de la volonté, prises à l'encontre de tous
les motifs qui, dans un moment donné, agissent sur la
volonté? Ces mots témoignent donc do ce fait, que quel-
quefois, sous l'influence d'un seul motif, la volonté peut
ne pas se résoudre, et ne se résout pas en effet, confor-
mément à ce motif. Mais, je le répète, je n'ai pas le loisir
d'entrer dans ces arguments secondaires. Je dois me
borner aux raisons directes et décisives.


Passons donc, messieurs, au cas où plusieurs motifs
agissent simultanément sur notre volonté, et arrêtons-
nous, non pas à examiner s'il est vrai qu'alors le plus
fort motif l'emporte toujours, car, quand bien même il
en serait ainsi, j'aurais répondu d'avance à l'objection,
mais à admirer la logomachie et la confusion d'idées
dans laquelle tombe le système que je combats, en es-
sayantrit. d'exprimer ce qui se passe alors dans notre
esprit


On dit que, dans ce cas, c'est le motif le plus fort qui
l 'emporte. Je demande ce que c'est que le motif le plus
fort, et avec quelle mesure on apprécie la force des mo-
tifs. Entre plusieurs motifs, regarde-t-on comme le plus
fort celui qui a emporté la résolution de la volonté?
mais alors on fait un cercle vicieux, et, au lieu de mon-
trer que c'est le plus fort motif qui a déterminé la réso-
l
ution de la volonté, on dit: Puisque la résolution de la


v
olonté a été conforme à ce motif, ce motif était le plus


t'On • En procédant ainsi, on est parfaitement sûr d'avoir
raison en affirmant que le plus fort motif l'emporte tou-
i, P ars , puisque le plus fort motif est défini celui qui


eluporte. Il est donc impossible que ce soit par les effets




100 QUATRIÈME LEÇON.
qu'on juge, dans le système de la nécessité , de la force
des motifs.


Mais si ce n'est pas par les effets qu'on en juge, il faut
qu'on ait une mesure commune pour l'apprécier. Exa-
minons donc quelle peut être cette mesure.


Vous savez, messieurs , d'après l'exposition que je
vous ai faite des phénomènes moraux, qu'il y a en nous
deux espèces de motifs : les uns, qui ne sont autre chose
que des mouvements de notre nature ou des passions;
les autres, qui sont des conceptions de la raison. Ainsi,
quand je suis sollicité à agir par la sympathie que
m'inspire une personne , cette impulsion est un pur
mouvement de ma nature, un mobile; quand, au con-
traire, j'y suis engagé par la considération qu'une chose
est conforme à mon devoir ou à mon intérêt, cette con-
sidération est une conception de ma raison, un motif
proprement dit. Que ces deux espèces de motifs puissent
agir et agissent effectivement sur les résolutions de ma
volonté, il n'y a à cela aucun doute : il est évident que
les déterminations de ma volonté sont souvent les con-
séquences de la vue de mon devoir ou de mon intérèt;
il ne l'est pas moins que souvent aussi elles sont la suite
de mes désirs, de mes passions, des impulsions de ma
nature. En admettant donc que, dans un cas donné, des
motifs de ces deux espèces agissent simultanément et
en sens contraire sur ma volonté, je dis qu'il n'y a et
qu' 1 ne peut y avoir aucune mesure commune entre ces
cieux espèces de motifs.


Et, en effet, messieurs, à quel titre déclarer qu'une
conception de la raison, la conception de mon intérèt
bien entendu , par .exemple, qui m'engage à l'aire une
chose, est un motif plus fort que la passion présente
qui me pousse à faire le contraire? Comme l'un des mo-


sYsTÈmE DE LA NÉCESSITÉ.. 101
tifs est une passion et l'autre une idée, je serais bien
embarrassé, et je porte défi au plus habile, de trouver
une mesure qui puisse s'appliquer à ces deux faits de
nature si différente, et qui puisse conduire à l'apprécia-
tion de la force relative de ces deux influences.


Entre deux impulsions suffisamment inégales, la plus
forte peut être saisie; le désir le plus énergique se dis •
lingue alors parfaitement dans la conscience du désir le
moins énergique. Ainsi, à leur vivacité, à leur ardeur,
on peut souvent reconnaître de deux désirs lequel est
le plus fort, lequel est le moins fort. Il y a donc, si on
le veut absolument, une mesure commune entre les
différentes impulsions de la sensibilité, qu'on appelle
plus particulièrement des mobiles. .D'un autre côté, entre
différents partis à prendre, que ma raison confronte
avec mon intérêt, l'un peut me paraître plus avantageux
que les autres. 11 y a donc aussi, si l'on veut, un moyen
de comparer entre elles les différentes suggestions de
l'intérêt bien entendu : le conseil le plus conforme à
mon intérêt bien entendu doit avoir plus de force. De
même,. entre les différentes espèces de devoirs qui peu-
vent se présenter à moi dans une délibération, il y en a
qu i peuvent être, plus impérieux, d'une obligation plus
étroite que les autres; car il y a des devoirs d'inégale
importance, et, dans bien des cas, je suis obligé de sa-
crilier le moindre au plus grand. J'aperçois donc, à la
rigueur, quelque possibilité de mesurer la force respec-
tive des différents motifs qui émanent du devoir; celle
des d ifférents motifs qui émanent de l'intérêt bien
entendu;


celle , enfin, des différents désirs qui se com-battent en moi dans des moments donnés. Mais, entre un
(1, ( "sir , d'une part, et une conception de mon intérêt oude


mon devoir, de l'autre, je vous le demande, où est la




102 QUATRIÈME LEÇON.
mesure commune? Si je prends la mesure des passions,
évidemment la passion sera le motif le plus fort; mais
si je prends, ou celle de l'intérêt, ou celle du devoir, je
trouverai que le désir n'est rien, et que l'intérêt ou le
devoir sont tout. Tout dépend donc de la mesure que
j'adopterai; ce qui prouve qu'aucune d'elles n'est une
mesure commune qui s'applique à la fois aux trois es-
pèces de choses, dont il s'agit cependant d'apprécier la
force respective.


Ainsi, au fond, et dans le plus grand nombre des cas,
dire que nous cédons au motif le plus fort, c'est dire une
chose qui n'a aucune espèce de sens; car, dans le plus
grand nombre des cas, le motif le plus fort est impos-
sible à déterminer. Si je veux être prudent, je suivrai le
motif égoïste ; si je veux être vertueux, je suivrai le motif
moral; si je ne veux être ni prudent ni vertueux, je
suivrai la passion ; et., suivant que j'aurai cédé à la pas-
sion, à l'intérêt bien entendu, ou au devoir, ma con-
duite recevra des qualifications différentes. Car c'est là,
messieurs, ce qui doit paraître merveilleux aux parti-
sans de la nécessité, et ce qu'ils ne devraient pas se las-
ser d'admirer dans la sincérité de leurs convictions
moi qui ne suis pas libre, moi qui aurai été, quelle que
soit la résolution que j'aurai prise, fatalement déterminé
à la prendre par le motif le plus fort, on me jugera et
je me sentirai moi-même responsable de cette résolu-
tion; selon que je me serai arrêté à tel ou tel parti, je
croirai avoir mérité ou démérité, je me jugerai absurde
ou raisonnable, prudent ou irréfléchi ; en un mot, je
m'appliquerai à moi, qui ai cédé, nécessairement au
motif le plus fort, certaines y ualiiications qui toutes nu"
pliquent de la manière la plus énergique, la plus dei'
sive, que j'ai été libre d'y céder ou de n'y pas céder, de


1.


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 103
prendre arbitrairement tel ou tel parti, et que, par
conséquent, ce n'est pas ce prétendu motif le plus fort
qui m'a déterminé. Voilà, je le répète,. ce qui est admi-
rable dans le système de la nécessité, et ce qu'on ne
saurait trop engager les partisans de ce système à nous
expliquer.


Vous voyez, messieurs, que cette doctrine, en appa-
rence si simple et si naturelle, qu'entre plusieurs motifs
nous sommes invinciblement déterminés par le plus
fort, est si loin d'ètre simple, qu'on cesse de la com-
prendre dès qu'on prend la peine de l'examiner d'un
peu près.


De même que je ne sais qu'une réponse à faire à ceux
qui nient le mouvement, savoir de marcher, de même,
je l'avoue, je me sens mal à l'aise en opposant des ar-
guments à des arguments, quand il s'agit uniquement
de démontrer que nous sommes libres, et que les mo-
tifs ne forcent pas nos déterminations. Employer des
arguments pour réfuter cette opinion, cela me semble
un jeu de logique, une escrime inutile; car j'ai un fait
clair et décisif à opposer à cette opinion, un fait qui est
là, dont le sentiment ne m'abandonne jamais , qui est
(l'accord avec toutes les langues , et toutes les opinions
et toute la conduite humaine; et je m'étonne que, n'ayant
pour détruire le système de la nécessité qu'à le mettre
en Présence de ce fait, je m'amuse à chercher contre ce
système des raisonnements superflus. Ce fait invincible,
Messieurs, est celui que m'atteste ma conscience, lors-
que, placé sous l'empire du plus fort des motifs pos-
sibles, celui de nia conservation par exemple, elle me
dit , elle me fait clairement sentir, qu'il dépend de moi
et uniquement de moi de céder ou de résister à ce mo-
tif , de faire ou de ne pas faire ce qu'il me conseille. Je




104 QUATRIÈME LEÇON.
conçois qu'on puisse de bonne foi nier ce fait si évident;
car jusqu'où ne peuvent pas aller les illusions de l'esprit
de système`! liais, je le demande, n'ai-je pas le droit
d'être rassuré contre cette divergence d'un petit nombre
d'hommes, quand je les vois agir et parler comme s'ils
étaient de mon avis; quand je vois les plus conséquents
d'entre eux construire une morale, donner des conseils
de conduite ; quand je trouve, dans toutes les langues,
les mots de droits et de devoirs, de .punition et de récom-
pense, de mérite et de démérite; quand, autour de moi, le
genre humain tout entier s'indigne contre celui qui fait
mal, admire celui qui fait bien ; quand il n'y a pas un
phénomène de la conduite humaine qui n'implique
rigoureusement et de mille manières différentes ce fait
de liberté que je sens si vivement et si profondément en
moi J'ai, certes, le droit de croire fortement à un fait
confirmé par tant de témoignages et en harmonie si
parfaite avec toutes choses; et, quand il n'y aurait contre
les doctrines qui nient la liberté que cette universelle
contradiction dans laquelle elles se trouvent avec les
croyances humaines et tout cc qui exprime ces croyan-
ces, langues, conduite, jugements et sentiments, elles
seraient déjà plus réfutées qu'elles ne le méritent.


Je passe à un autre argument contre la. liberté hu-
maine, que j'essayerai de vous exposer sous les formes
les plus simples.


Si, dit-on , l'homme était libre , s'il n'était pas invin
ciblement déterminé dans chaque occasion par le motif
le plus fort, tous les raisonnements qu'on fait sur la
conduite des hommes seraient ridicules, et n'auraient
aucune chance d'aboutir à un résultat. Et, en effet, ad'
mettre que l'homme soit libre, c'est admettre que ses
résolutions, et par conséquent ses actions, ne sont pas


SYSTEME DE LA NÉCESSITÉ. 105
a conséquence des motifs qui influent sur sa volonté.
or, quand je cherche à prévoir quelle sera la conduite
d'un homme dans une circonstance donnée, je pars des
motifs qui doivent agir sur lui dans cette circonstance,
je calcule la force relative de ces motifs, et quand je
crois avoir trouvé le plus fort, j'en conclus hardiment
qu'il tiendra la conduite que ce motif prescrit. Il est
évident qu'un tel raisonnement, qui se fait tous les jours,
implique la vérité de la doctrine que les motifs déter-
minent nécessairement, et que, parmi ces motifs, c'est le
plus fort qui détermine.


Je ferai remarquer d'abord que ce raisonnement sur
la conduite future des hommes, alors même que nous
serions parfaitement sùrs de tous les motifs qui appa-
raîtront en eux au moment où ils se résoudront, n'a pas
du tout la certitude qui accompagne les raisonnements
que nous faisons sur les événements physiques dont la
loi est connue. En effet, quand une loi de la nature est
connue, c'est avec une certitude complète que nous pré-
disons les phénomènes gouvernés par cette loi ; au lieu
que, lorsque nous calculons quelle résolution sera prise
par un homme dans telle circonstance, étant donnés
tous les motifs qui pourront agir sur lui, notre raison-
nement ne peut jamais nous conduire qu'à des proba-
bilités; et, en effet, rien n'est plus commun que de se
voir en pareil cas, trompé par l'événement. Je pourrais
Peu t-être me prévaloir avec avantage de cette incerti-


!


tude en favettr de mon opinion, et l'expliquer en partie
sas ce fait même de liberté qu'on veut détruire. Mais jc


ne le veux pas, et j'aime mieux la reporter entièrement
(1 ses '


j
qui


deux causes les plus apparentes et les plus vraies,
sent • 1° que nous ne saurions jamais prévoir quels


seront, Parmi tous les motifs susceptibles d'agir dans la




106 QUATRIÈME LEÇON.
circonstance donnée, ceux qui apparaîtront à l'agent et
ceux qui ne lui apparaîtront pas ; 2° que n'ayant pas la
mesure de sa sensibilité, de son égoïsme et de sa mora-
lité , nous ne pouvons pas non plus calculer quel sera le
motif le plus fort. J'admets que ces deux causes soient
les seules qui rendent nos prévisions incertaines. Mais,
tout cela accordé, qu'en résulte-t-il ? ceci seulement:
c'est que si nous connaissions tous les motifs qui agi-
ront sur la volonté d'un homme dans un cas donné, et
de plus quel sera, de ces motifs, le plus fort sur lui,




nous devinerions avec certitude sa détermination ; ce qui
veut dire, en traduisant dans cette formule ce qui mé-
rite de l'être, que, si nous connaissions tous les motifs
qui agiront sur lui et celui de ces motifs qui l'emportera,
nous devinerions avec certitude sa résolution. Ainsi nous
devinerions avec certitude sa résolution, si nous la con-
'naissions d'avance; voilà à quelle condition toute incer-
titude disparaîtrait de nos calculs sur la conduite future
de nos semblables : ce qui est très-facile à concevoir, mais
ce qui démontre en même temps que toutes ces tentatives
d'assimilation des déterminations de la volonté humaine
aux déterminations des événements physiques n'aboli-
tissent qu'à des logomachies et à des non-sens.


Il y a deux choses certaines, messieurs : la première,
c'est que nous pouvons prévoir, jusqu'à un certain
point, les déterminations de nos semblables dans une
circonstance donnée; la seconde, c'est que ces pré vi-
sions ne peuvent jamais dépasser, dans les cas les plus
favorables ., les limites d'une haute probabilité. Cette
puévi sion limitée implique-t-elle que l'homme ne soit pas
libre, on bien est-elle conciliable avec le fait de cella,
liberté? voilà toute la question. Or, supposons un être
qui soit parfait.:-;ment maitre de lui-même, c'est-à-dire


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ.


107


qui ait le pouvoir de disposer de ses facultés, de les di-
conséquent, de gouverner sa conduiteriger, et, par


placez un être ainsi fait dans une circonstance où il y
aura deux partis à prendre : l'un qui lui sera évidem-
ment funeste, l'autre très-avantageux, et donnez-lui l'in-
telligence nécessaire pour le voir et pour le comprendre;
précisément parce qu'il est libre, n'est-il pas très-pro-
bable et presque certain qu'il usera de sa liberté, c'est-
à-dire du pouvoir qu'il a de gouverner sa conduite, pour
choisir le parti avantageux et rejeter le parti funeste?
sans aucune espèce de doute: Ainsi il est libre, et toute-
fois on pourra former des conjectures très-vraisembla-
bles sur ses déterminations. Or, je le demande, toutes
nos conjectures sur la conduite de nos semblables ne
sont-elles pas de la nature de celle que je viens de vous
soumettre? Elles sont donc très-compatibles avec la
liberté. Il y a plus, elles l'impliquent, elles la supposent;
car elles partent toujours de cette supposition, que l'a-
gent est raisonnable et saura bien démêler ou ce qu'il y
a de plus agréable, ou ce qu'il y a de plus utile, ou ce
q u'il y a de plus beau à faire : ce qui implique qu'après
l'avoir démêlé avec sa raison, il sera libre de le faire ;
carà quoi servirait la raison qui apprécie, si la liberté
d'agir en conséquence n'existait pas? Je vous le demande
encore une fois, messieurs, est-ce ainsi qu'on procède
'tans le calcul des actions futures des forces fatales,
Comme le vent, l'eau, la vapeur? Qu'impliquent donc
dav


antage nos raisonnements sur la conduite future des
11°nIeles, ou la liberté, ou la fatalité de leur nature?


Nous éprouvons tous les jours, messieurs, que nous
résistons à un motif moral, à un motif égoïste, à un
ra.nbile passionné. Ce lait de résistance, qu'on ne peut pas
nier , serait-il possible, je vous le demande, dans un être




108 QUATRIÈME LEÇON.
dont les résolutions seraient une conséquence néces,
saire de l'action des Motifs ou des mobiles? Ce seul fait
de résistance n'implique-t-il pas, au contraire, que
n'est pas des motifs, comme causes, que résultent les
résolutions comme effets, mais que c'est de la cause qui
est moi et qui balance avant de les produire; et qu'ainsi
je suis soumis à l'influence et non point à l'action con-
traignante de ces motifs? Mais en voilà assez, trop peut.
être, sur cet argument; passons à un autre, qui sera le
dernier que je vous soumettrai.


Je ne prends, comme vous pouvez vous en apercevoir,
que les raisons principales au moyen desquelles on a
essayé de prouver la nécessité des résolutions de la vo-
lonté: car si je voulais parcourir les faibles comme les
fortes, les accessoires comme les principales, cette leçon
ne me suffirait pas. Je me borne donc uniquement
vous exposer les principales de ces raisons, et, sur cha-
cune, vous voyez que je suis aussi court et dans mes
expositions et dans mes réponses qu'il m'est possible.


Certains philosophes ont nié la liberté humaine, pria•
cipalement par ce motif que, si cette liberté existait, les
hommes seraient incapables d'être gouvernés; et en
effet, disent-ils, à quelle condition un homme peut-il être
gouverné? À cette condition que les récompenses et les
punitions qu'on lui fait espérer et dont on le menace
agiront d'une manière nécessaire sur ses déterminations;
car, si elles n'agissent pas d'une manière nécessaire,
c'est-à-dire s'il est libre, il est évident qu'il est MO'
vernable. Ne vous plaignez pas, messieurs, que l'are
ruent soit faible ; je le trouve faible comme vous, Mais
je ne suis pas chargé de rendre fortes les preuves d'une'
doctrine que je repousse. .


Il y a dans ce raisonnement un sophisme et une torr`




SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 109
fusion de termes évidents. Il existe, comme vous le savez


gouvernements : le gouver-très-bien, deux espèces de
nement matériel et le gouvernement moral. Le gouver-
nement matériel . agit, par contrainte, le gouvernement
moral par influence. Quand j'ai des marionnettes, et
qu'à chacun des membres de ces marionnettes sont at-
tachés des fils que je tiens dans mes mains, je puis bien
dire que je gouverne ces marionnettes : la langue ne s'y
oppose pas; tout le monde sent néanmoins que l'expres-
sion est légèrement métaphorique. On peut bien dire
que les marionnettes obéissent à l'impulsion que je leur
communique; mais tout le monde sent encore que ce
terme obéissance, quoique consenti par la langue, a dans
cette application la même nuance métaphorique que
celui de gouvernement.


Prétendre que, pour que les hommes puissent être
gouvernés, il faut,•que leurs actes puissent être déter-
minés par celui qui les gouverne, comme les mouvements
des marionnettes par le bateleur, c'est véritablement, de
toutes les opinions, la plus opposée au bon sens qu'on
Puisse concevoir. Et en effet, quand le législateur me-
nace de certaines peines ceux qui enfreindront la loi,
quand il promet certaines récompenses à. ceux qui feront
tel acte, le législateur n'a nullement la prétention de
con traindre, d'une contrainte matérielle, la volonté des
hommes à qui il impose des lois sous cette double sanc-


; sa seule prétention est de faire naître en eux des
espérances et des craintes qui, dans les cas prévus, agis-
sent comme motifs dans leurs déterminations. Il prendci
°ne les hommes comme ils sont : il leur montre (s'il


leur
est judicieux et juste) où est leur véritable devo e




véritable intérêt; il appelle cela la loi ; n e;
>ne donner plus de force à l'obligation que


sui
eyow


<?)




110 QUATRIÈME LEÇON.
impose, au désir que tout intérêt bien entendu excité
dans l'homme, il ajoute des menaces, quelquefois de,
promesses. Une telle conduite implique-t-elle qu'il cou.
sidère les hommes comme des marionnettes? Elle im
plique tout le contraire, messieurs; car s'il pensait que
ce sont des marionnettes, il ne s'efforcerait pas de leur
montrer que ce qu'il leur propose est juste et utile; car
le juste et l'utile sont des conceptions de la raison et mu
des forces matérielles destinées à agir par impulsion. Il
ne menacerait pas de peines, il ne promettrait pas de
récompenses; car les menaces et les promesses n'agis-
sent non plus que par l'intermédiaire de la raison etde
la passion, qui ne sont pas non plus des forces contrai•
gnantes. Voilà de quelle manière celui qui gouverne les
hommes sait qu'il les gouverne; et, lorsqu'il obtient leur
obéissance, il sait que c'est de cette manière qu'il rati-
fient, et cela est si vrai, que c'est là le sens propre, le
véritable sens des mots gouvernement et obéissance. Eu
effet, ces mots, dans leur acception propre, impliquent
1 a liberté des agents gouvernés, au lieu qu'on parle mé•
taphoriquement, comme je vous l'ai fait déjà remarquer,
quand on dit que le bateleur gouverne les marionnettes
et que celles-ci lui obéissent. Ceux, donc qui prétendent
qu'il n'y a pas de gouvernement possible en admettant
la liberté humaine, se mettent en opposition avec
langue et avec la véritable acception des mots mêmes
de gouvernement et d'obéissance qui, loin d'exclure la
liberté des êtres gouvernés, l'impliquent nécessairement
et n'auraient jamais été inventés sans cette liberté.


Telle est la différence qu'il y a entre le gouvernement
moral et le gouvernement matériel. Nul au morte
pourvu qu'il ait le sens c,ommun, ne peut échapper
cette distinction claire comme le jour. Influer ou con


SYSTÈME DE LA NÉCESSITÉ. 111
traindre sont deux actions différentes. L'influence sup-
pose la faculté de comprendre et celle de se décider, en
un mot, la liberté ; la contrainte ne suppose rien de
tout cela. On exerce la contrainte sur les êtres privés
d'intelligen ce et de liberté; on exerce l'influence sur les
êtres qui en sont doués. Supprimez la liberté et l'intel-
ligence, le mot influence n'a plus d'application, non plus
que ceux de gouvernement et d'obéissance, non plus que
mille autres qui peuplent la langue et qui sont tous en-
fants légitimes de la nature morale de l'homme.


N'attribuez pas, messieurs, à la crainte que m'inspire
l'influence de la doctrine de la nécessité sur les hommes
de ce siècle, les longs développements dans lesquels je
viens d'entrer sur les systèmes qui la professent ; mon
esprit est parfaitement tranquille à cet égard, et je suis
intimement convaincu que ce que je viens de vous dire
n'a ni fortifié ni affaibli dans aucun de vous le sentiment
intime et la conviction profonde de sa liberté. Mais ces
idées appartiennent à de grands systèmes professés par
de grands hommes, et je ne pouvais, par cette raison ,
les passer sous silence. Vous savez qu'au commencement
du dix-huitième siècle une vive controverse s'éleva
entre les plus illustres philosophes de cette époque; vous
'` Vêt• que Clarke, Leibnitz, Collins,' venant après les
nobbes et les Sp i nosa, dont les étranges doctrines avaient
ébranlé à cet égard toutes les idées du sens commun,
Prire nt part à cette célèbre discussion. On peut voir les
éléments de cette polémique dans les recueils qui la
contiennent. Ce fut un grand événement à cette époque
que cette polémique; il semblait que la liberté humaine
allait périr si on ne la sauvait pas de quelques vains
fszul ftshiest rrneasc.celpatiir desrésultat fut de distinguer si bien les


de si bien dégager et sépa-




1 1 2 QUATRIÈME LEÇON.


rer les unes des autres les questions auparavant con.
fondues dans les esprits , que, pour établir la liberty
dans la science comme elle l'avait toujours été dans le
sens commun, il n'a fallu aux philosophes qui sont venus
après, qu'un effort très-léger. Quant au commun des
hommes, cette doctrine n'a jamais été douteuse à leurs
yeux, car ils ont toujours agi, parlé et pensé muni,
s'ils l'admettaient sans restriction.


CINQUIÈME LEÇON.


SYSTi:ME MYSTIQUE.


MESSIEURS


Des quatre grands systèmes qui impliquent l'impos-
sibilité qu'il y ait pour l'homme une loi obligatoire, je
vous ai exposé dans la dernière leçon le premier, qui
est celui de la nécessité. Vous avez vu ce système se pro-
duire sous trois formes différentes, c'est-à-dire arriver
par trois voies distinctes à cette conséquence commune,
mue l'homme n'est pas libre. Hobbes, en déplaçant la li-
berté, en la niant où elle est et en l'affirmant où elle
n'est pas, a l'avantage de conserver le mot en détruisant
la chose. Hume ne peut sauver ni l'un ni l'autre; car,
en abolissant l'idée même de cause efficiente, il sup-
prime jusqu'à la possibilité de poser et d'agiter la ques-
tion. D'autres philosophes, trop nombreux pour être
nominés, arrivent au même résultat en professant que
les motifs déterminent nécessairement les résolutions
dela volonté. Telles sont les trois l'ormes sous lesquelles
Je Vous ai successivement montré le système de la néces.•


réfut
sltéi, et sous lesquelles j'ai successivement essayé de le


er. J'en aurais fini avec ce système, et je passerais
Imméd iatement au système mystique que je me propose
(le Vous exposer dans cette leçon, si, parmi les formes


— s




110 CINQUIÈME LEÇON.
sous lesquelles s'est produit le système de la nécessité
il n'en était pas encore une quatrième, assez remar•
quable par elle-même et assez célèbre pour exiger que
j'en dise ici quelques mots. Je vais donc vous l'exposer
rapidement, messieurs, après quoi j'arriverai au sys•
tème mystique qui , comme je viens de le dire, est le
véritable objet de cette leçon.


Cette quatrième forme du système de la nécessité est
celle où on le fonde sur l'incompatibilité de la liberté
humaine et de la prescience divine. Voici l'argumenta-
tion des partisans de cette doctrine. De deux choses l'une,
disent-ils, ou l'homme est libre, et alors il est impos-
sible de prévoir ses déterminations; ou l'on peut prévoir
ses déterminations, et alors il est impossible que l'homme
soit libre. Il faut donc sacrifier la liberté humaine ou
la prescience divine. Ils donnent à choisir, et, quanti
eux, ils n'hésitent pas à sacrifier la liberté humaine.


Je ferai remarquer d'abord que la philosophie n'est,
en aucune manière, tenue de tout expliquer, et cela par
une très-bonne raison, c'est que l'esprit humain, étant
borné, ne saurait tout comprendre. La philosophie n'ex7
plique et n'est tenue d'expliquer que ce que l'esprit
humain peut comprendre; là où finit pour l'esprit bu.
main la possibilité de comprendre, là finit la philosa*
phie, ou la nécessité pour la philosophie de tout exPli'
quer. En supposant donc que l'esprit humain ne 0'
concilier le fait de la liberté humaine avec la conception
a priori de la prescience de Dieu, il ne s'ensuivrait pas
que le fait de la liberté humaine dût être sacrifié à la
conception de la prescience divine, ni que la concep ts On
de la prescience divine dût être sacrifiée au fait de la
fierté humaine; il s'ensuidait seulement que l'espri t le
main, comprenant très-bien que Dieu doit prévoir rave


SYSTÈME MYSTIQUE. t l-a"


je, et trouvant d'un autre côté ce fait que l'homme est
libre, ne pourrait pas expliquer comment ces deux cho-
ses s'accommodent ensemble.


La seule circonstance qui dût forcer l'esprit humain à
choisir, et à sacrifier la liberté ou la prescience divine,
serait la vue d'une contradiction absolue entre ces deux
choses, d'une contradiction comme cellequi existe entre
ces dem propositions, 2 et 2 font 0, 2 et 2 ne font pas 4.
Dans ce cas, messieurs, mais seulement dans ce cas, la
raison humaine, concevant l'impossibilité absolue de la
vérité simultanée de ce qu'elle conçoit en Dieu et de ce
que nous sentons en nous, devrait sacrifier la concep-
tion au fait, ou le fait à la conceptibn ; car alors, mais
seulement alors, toute chance de conciliation entre ces
deux évidences serait détruite.


Supposons, messieurs, qu'il en fût ainsi ; je dis que,


sacrifier,
Et


hypothèse extrême, obligée d'opter, ce se-
rait la prescience divine que la raison humaine devrait


t en effet, messieurs, la liberté humaine est un fait
dont nous sommes plus certains que de la prescience
divi ne; et pourquoi cela, messieurs? par une excellente
raison, c'est que l'idée que Dieu prévoit l'avenir n'est
qu' une conséquence de l'idée que nous nous faisons de


la faiblesse


ib Or, l'idée d,idée que les hommes se font de Dieu est évi-d


minent une idée incomplète; car il est impossible que
de la raison humaine puisse comprendre


cornp létement Dieu, qui est un être infini. Ce serait donc
une


conséquence de l'idée infiniment incomplète, que
il °°s avons d'un être qui nous dépasse, que nous met-
trions en comparaison avec un fait que nous observonsde l a manière la plus directe? il n'y aurait à cela aucun
4.1 sens. Quand donc nous apercevrions une contradic.




116 CINQUIÈME LEÇON.
lion absolue entre la prescience divine et la liberté hu,
amine, obligés de sacrifier l'une ou l'autre, nous devrions
sacrifier la prescience divine; car il est bien plus sûr que
nous sommes libres, qu'il n'est sûr que Dieu prévoit l'a.
venir. Mais cette contradiction logique de la liberté hu-
maine et de la prévision divine n'existe pas, messieurs:
ce n'est qu'une illusion, et j'espère vous en convaincre,


.le ferai d'abord cette très-simple observation que, si
nous nous figurons la prévision de l'avenir s'opérant en
Dieu comme elle s'opère en nous, nous courons risquede
nous faire de la prescience divine une très-fausse idée,
et, par suite, de mettre entre elle et la liberté une con-
tradiction, qui s'évanouirait, si, au lieu de cette idée, nous
en avions une plus exacte. Remarquons en effet que
nous n'avons pas la faculté de voir dans l'avenir, comme
nous avons celle de voir dans le passé, et que si nous le
prévoyons dans de certaines limites, ce n'est que par in-
duction du passé. Cette induction peut. être certaine ou
simplement probable. Elle est certaine quand il s'agit de
causes fatales, dont nous connaissons exactement la loi.
Les effets de ces causes, dans des circonstances données,
ayant été déterminés par l'expérience, nous pouvons pré-
dire le retour des mêmes effets dans les mêmes circon-
stances, avec une entière certitude, aussi longtemps cl.
moins que les lois actuelles de la nature subsisteront.
C'est ainsi que nous prévoyons, en beaucoup de cas, les
événements physiques dont nous connaissons la loi, el
cette prévision certaine s'étendrait à beaucoup plus de
cas encore, sans la chance qui se rencontre souvent, de
ci rconstances imprévues qui peuvent venir modifierfévé'
nement. Cette même induction, au contraire, ne peut ja"
mais être que probable, quand il s'agit de causes libres,
précisément parce que ces causes sont libres, et que le-


SYSTÈME MYSTIQUE.


117


effets qui émanent de pareilles causes n'ont rien de né-
cessaire et peuvent toujours suivre ou ne pas suivre les
mêmes circonstances. Quand donc il s'agit des effets de
ces causes, nous ne pouvons jamais les prévoir avec cer-
titude, et nos inductions se réduisent nécessairement à
des conjectures plus ou moins probables.


Tel est le procédé, telles sont les bornes de. la prévi-
sion humaine. L'esprit humain prévoit l'avenir par in-
duction du passé; cette prévision ne peut s'élever à la
certitude que lorsqu'il s'agit d'effets et de causes, liés
par une dépendance nécessaire. Lorsqu'il s'agit de cau-
ses libres, les effets, étant par cela même contingents,
ne peuvent donner matière qu'a des conjectures.


Si maintenant nous transportons à Dieu ce mode de
prévision qui est le mode humain, il s'ensuivra rigou-
reusement que, Dieu connaissant exactement et complé-
tement les lois auxquelles il a soumis toutes les causes
fatales de la nature, lois qui ne changeront que quand il
le voudra, Dieu peut en induire avec une certitude abso-
lue tous les effets qui en émaneront à l'avenir. Ainsi, la
Prévision certaine de ces effets, qui n'est possible pour
nous que dans certains cas, et qui, même dans ces cas,
est toujours soumise à cette restriction, que les lois ac-
tuelles de la nature peuvent être modifiées, cette prévi-
sion très-bornée, et contingente en nous jusque dans sa
certitude, doit être complète et absolument certaine en


même
dans l'hy pothès


ès
emêm


m


e que sa prévision soit de


Mais il est évident que, dans cette même hypothèse,
ll ieu ne pourrait pas plus prévoir avec certitude les dé-
terminations des causes libres que nous ne pouvons les
Prévoir nous-mêmes; car, sa prévision se fondant exclu-
sivement comme la nôtre sur la connaissance des lois




1 1 8 CINQUIÈME LEÇON.
qui gouvernent ces causes, et la loi des causes libre,
étant précisément la non-nécessité de leurs détermina.
tions, Dieu ne pourrait que calculer comme nous Pin-
fluence des mobiles qui, dans un cas donné, pourraient
agir-sur ces causes, et toute son intelligence ne pourrait
le conduire, dans ce calcul, qu'à des conjectures plus
sûres que les nôtres, mais jamais à la certitude. Dans
cette hypothèse donc il serait vrai de dire, ou que, si Dieu
prévoit d'une manière certaine les déterminations futu-
res des hommes, il faut que l'homme ne soit pas libre,
ou que, si l'homme est libre, Dieu, pas plus que nous;
ne peut les prévoir avec certitude, et qu'ainsi il y a con-
tradiction absolue entre la providence divine et la liberté
humaine.


Mais, messieurs, à quelle condition cette contradic-
tion existe-t-elle? à la condition que Dieu prévoie comme
nous prévoyons, que sa prescience de l'avenir s'opère
de la même façon que la nôtre. Or, est-ce là, je le de-
mande, l'idée que nous devons nous faire de la pre-
science divine, et celle que s'en font les partisans mêmes
du système que, je combats? Avons-nous le droit d'irn-
poser ainsi à Dieu et nos bornes et notre faiblesse? je ee
le pense pas. •


Privés que nous sommes de la faculté de voir l'avenir,
nous avons quelque peine à la concevoir dans Dieu; mais
ne pouvons-nous pas du moins, par analogie, nous en
faire une idée? De même que nous avons deux facule
l'une de voir le passé par la mémoire, l'autre de voirie
présent par la perception ou l'observation, ne pouvons'
nous pas en imaginer une troisième en Dieu, celle de voir
l'avenir, de le voir de la même manière que nous voyons.
le passé? Qu'arriverait-il alors ? c'est que Dieu, au lieu
d'induire la connaissance des actions humaines des lois


SYSTÈME MYSTIQUE. 119


produit, ce qui ne peut se faire avec
cdeerlsettecaduesqeulu


ài les r it
que cette cause soit néces-


saire, verrait tout simplement les actions humaines telles
qu'elles résulteront des libres déterminations de la vo-
lonté. Or, une telle vision n'impliquerait pas plus la
nécessité de ces actions, que l'implique la vision de-
ces actions dans le passé. Voir les effets qui dérivent de
certaines causes, ce n'est pas forcer ces causes à les
produire, ce n'est pas davantage forcer ces effets à être.
Que cette vision ait lieu dans le passé, dans le présent
ou dans le futur, peu importe : elle conserve son carac-
tère de perception, c'est-à-dire que, loin de causer
l'événement perçu, elle en est l'effet et le présuppose.


Je ne prétends pas, messieurs, que lii vision de l'ave-
nir soit une opération de l'esprit facile à se représenter :
nous ne nous figurons bien que ce que nous avons éprou-
vé; mais je prétends que la vision d'une chose qui n'est
plus est en soi tout aussi extraordinaire que celle d'une
chose qui n'est pas encore, et que si nous nous repré-
sentons -si bien cette dernière opération et si mal la
première, c'est uniquement parce que nous jouissons
de celle-ci et non de l'autre ; mais, pour la raison, le
mystère est le même.


Otidi qu'il en soit, messieurs, de la manière dont Dieu
Prévoit l'avenir et de l'exactitude de l'image que nous
essayons de nous en faire, toujours est-il, et c'est là le
seul Point qu'il m'importe de constater, toujours est-il,
dis je, que rien ne démontre que la prévision divine
procède comme la nôtre ; et, comme ce ne serait qu'au-
tant qu'il en serait ainsi, qu'il y aurait contradiction
entre le fait de la liberté et la prévision divine, il reste
Frai et démontré que nul n'a le droit d'affirmer que
Cette contradiction existe, et que, par conséquent, ]a




120 CINQUIf,1ME LEÇON.
raison humaine soit tenue de choisir entre l'une et
l'autre.


A quelle conclusion la philosophie aboutit-elle doits
en ce grand débat de la prévision divine et de la liberté
humaine? à celle-ci, messieurs : c'est que ce sont deux
choses auxquelles nous croyons : à l'une sur l'autorité
irréfragable de l'observation , à l'autre sur l'autorité
infiniment plus faible du raisonnement, sans que nous
puissions nous expliquer clairement comment elles
coexistent. C'est à ce point qu'il faut tout uniment
s'en tenir ; car la philosophie doit savoir s'arrêter, sous
peine de perdre tout droit à l'estime et à la confiance
des hommes.


J'en ai fini, messieurs, avec la doctrine de la néces•
site, et je me hôte d'arriver au système mystique.


11 n'y a pas un système philosophique qui n'ait dans
la natu re humaine son point de départ et son prétexte;
le difficile, c'est de connaître assez la nature humaine
pour y trouver la véritable racine de chaque système,
sa véritable source ; à cette condition, on entend à mer•
veille le principe de toute doctrine, et, le principe bien
saisi, on a une intelligence exacte de ses conséquenCes,
Quelque vague et quelque obscure que soit par sa na'
ture môme l'opinion mystique, j'essayerai pourtant
vous montrer quel est le fait de la nature humaine doit
ce système part et qu'il exprime. Je vous prie ede m'ac-
corder un peu d'attention, parce que la matière est
délicate et subtile.


L'opinion mystique repose sur deux faits qui se troll:
vent impliqués dans le tableau des phénomènes moral».
de la nature humaine que je vous ai présentés ; ees.dete«
faits il faut les rappeler.


Je vous ai montré, d'abord , qu'entre la destin


SYSTblE MYSTIQUE.
121


absolue de l'homme, telle qu'elle résulte de sa nature,
et la destinée réelle que l'individu le plus favorisé par
les circonstances remplit en cette vie, il y a une
très-grande différence: en d'autres termes, que, mal-
gré tous ses efforts, l'homme n'atteint jamais qu'une
très-faible partie du bien auquel sa nature aspire, et
n'accomplit jamais qu'une très-faible partie de sa des-
tinée. Je vous ai montré, en second lieu, que nous
ne pouvons même obtenir en cette vie cette portion de
bien, à laquelle il nous est donné d'atteindre, qu'en dé-
robant nos facultés à leur mode naturel de développe-
ment, et en leur en imprimant un autre, dont le carac-
tère est la concentration ou l'effort, et la conséquence
la fatigue.


Il résulte de ce double fait, d'une part, que toute vie
humaine n'aboutit ici-bas qu'à un bien très-imparfait,
et, de l'autre, que pour toute créature humaine la con-
quête de ce bien ne s'accomplit encore qu'au moyen
d'un effort qui n'est pas naturel, et qui est suivi d'une
fatigue que nous ne pouvons faire cesser qu'en déten-
dant, pour ainsi dire, le ressort que nous avions tendu,
aelht eirne rendant nos facultés à leur propre et primitive




De ces cieux faits est né le mysticisme. Si la seule ma-
nière d'arriver à quelque bien mi cette vie est l'effort,
q ui est contre nature, et si, par ce procédé même,
l'Ilmume


le plus favorisé par les circonstances n'arrive
qu'à une ombre dti bien, n'est-ce pas une indication
Certain e que la poursuite et la conquête du bien ne sont
Point le but de cette vie, et que s'y livrer à l'une et y
espérer l'autre, c'est une double illusion? Comment
cette vie aurait-elle pour but une chose qu'elle ne con-t ient


une chose dont le fantôme même ne peut être




122 CINQUIÈME LEÇON.
embrassé qu'en faisant violence à notre nature et en sou.
mettant toutes ses facultés à une contrainte qui leur est
insupportable? Oui, l'homme a une tin, et il est destiné
à l'atteindre; mais, l'essayer en ce monde, c'est une folie,
car en ce monde il est condamné à l'impuissance. Se
résigner à cette impuissance, renoncer à tout effort,
c'est-à-dire à toute action, et attendre que la mort, en
brisant nos chaînes, nous place dans un ordre de choses
où l'accomplissement de notre fin soit possible, voilà
la seule conduite raisonnable et la seule vocation de
l 'homme en cette vie.


Ce qui prouve, messieurs, que tel est le principe de
la doctrine mystique, c'est que les époques de l'histoire
où cette doctrine s'est principalement développée sont.
précisément celles qui étaient de nature à décourager
l'homme de tout effort, en lui en démontrant profondé-
ment l'inutilité.


.qto!!
Les siècles de tyrannie, de scepticisme et de dégrada-


tion morale, sont en effet ceux où le mysticisme s'est
manifesté le plus fortement et s'est réalisé sur une plus
vaste échelle. Le plus grand développement mystique que
nous connaissions a eu lieu dans les temps qui ont suivi
la naissance du christianisme, et vous savez dans quel
état se trouvait le monde à cette époque. Le scepticisme
le plus complet en philosophie s'unissait, dans la déca-
dence de l'empire romain, à la corruption la plus pro-
fonde en morale, et à la tyrannie la plus dégradante eu
politique. La vérité, la vertu, la liberté, ne semblaient
plus que des mots, et tout paraissait se réunir pour dé-
courager l'homme de tout effort, pour lui en démontrer
l'inutilité. A quoi bon, si la vérité est introuvable, la
chercher? si tout est indifférent, agir d'une manière plu-
tôt que d'une autre? A quoi bon même agir, si des siè'


SYSTÈME MYSTIQUE. 123


cies d'héroïsme et de victoires ne conduisent une société
qu'à vivre malheureuse et sans gloire sous des oppres-
seurs imbéciles ou sanguinaires ? Voilà ce que semblait
dire aux hommes la grande époque dont nous parlons,
et sous quel aspect elle tendait à leur faire envisager la
destinée humaine. D'un autre côté, l'inondation des bar-
bares grondait aux portes de l'empire, et la menace de
cette fatale et inévitable calamité parlait peut-être encore
plus haut dela vanité des choses d'ici-bas et de l'impuis-
sance humaine, que la voix du passé et le spectacle du.
présent. Ajoutez le spiritualisme exalté du christianisme
naissant, qui tournait au mépris de la terre et au désir
du ciel des âmes que tout concourait déjà à pousser
dans cette direction; et vous comprendrez que, si je
vous ai indiqué fidèlement le véritable principe du mys-
ticisme, jamais circonstances ne furent plus favorables
au développement de cette doctrine.


De là, messieurs, cet immense entraînement qui, à
cette époque, peupla partout les déserts, conduisit dans
les solitudes (le la Thébaïde la moitié de la population
de l 'Égypte, et, développant tous les éléments mystiques
contenus dans le christianisme, faillit détourner cette


triompha


grande religion de son véritable esprit et l'absorber
dans un ascétisme impuissant. Cet esprit ascétique ne


point, messieurs, mais il déposa, du moins,
dans le sein du christianisme, la semence féconde de
l'esprit monacal, semence impérissable et vivace que
quinze siècles n'ont point étouffée, et qu'on a vue se
développer- avec un redoublement d'énergie à toutes les
époques désastreuses du moyen âge.


Vous devez concevoir, messieurs, qu'on puisse en-
tendre la vie comme je viens de dire que l'ont entendue
les mystiques : les prétextes ne manquent pas à une




124 CINQUIÈME LEÇON.
telle méprise dans les faits de notre nature et dans les
circonstances de notre condition. Mais une telle vie ne
se suffit pas à elle-même : car, la vie ainsi comprise,
reste à expliquer pourquoi elle est ainsi faite ; il reste à
pénétrer le singulier mystère d'un être intelligent qui
voit sa fin, qui se sent doué des facultés nécessaires pour
l'atteindre, et qui trouve néanmoins dans les circon-
stances extérieures au sein desquelles il est placé d'in-
vincibles obstacles à son accomplissement. Cette situa-
tion est claire pour ceux qui voient dans cette vie une
épreuve nécessaire à la création et au développement de
l'ètre moral, épreuve qui doit être courageusement
acceptée et activement soutenue ; mais , pour ceux qui
n'aperçoivent que le mal de cette situation, sans en aper-
cevoir le but, elle n'est plus qu'un phénomène extraor-
dinaire dont il faut chercher la cause dans quelque chose
d'antérieur. Aussi le dogme mystique attire-t-il à lui,
comme par une nécessité invincible, ou le dogme du
manichéisme, ou celui de la chute de l'homme. Il n'y
a, en effet, que l'un ou l'autre de ces dogmes qui puisse
rendre compte du mal de cette vie, quand on ne com-
prend point que la raison, et par conséquent l'explica.
tion de ce mal, est dans son résultat, c'est-à-dire dans
la grandeur morale de l'homme, qui ne pouvait être
créé qu'à cette condition. Aussi voit-on ce double dogue
s'associer bizarrement au dogme mystique dans In
croyances des solitaires de la Thébaïde. Ce monde n'est
à leurs yeux qu'un lieu de punition, où l'homme a été
placé pour expier une faute commise par ses premiers
pères, à qui Dieu avait accordé d'abord une vie de
cité complète. Subir avec ,


résignation le châtiment de.
cette vie en attendant l'heure de la délivrance, voilà ce
que l'homme doit faire. Mais le principe du mal, le dé.


SYSTÈME MYSTIQUE. 12b
mon, qui séduisit Ève dans le Paradis terrestre, s'efforce
de détourner l'homme de cette patiente soumission, et
de l'attirer dans les voies insensées de l'activité mondaine
par l'appât des biens apparents que le monde présente,
et par lesquels il trompe et tente incessamment notre
nature. De là, toutes les tentations dont les saints ana-
chorètes étaient assiégés dans le désert, et cette lutte
perpétuelle avec le démon dans laquelle la légende nous
les montre. Ces deux croyances, étroitement associées au
principe fondamental du mysticisme, ont persisté dans le.
christianisme avec ce principe lui-même. Par une bi-
zarre contradiction, elles y coexistent avec la doctrine
tout opposée de l'épreuve, qui est la vraie doctrine du
christianisme sur cette vie, celle par laquelle il a exercé
sur l'humanité une influence si puissante et si utile, et


lution.
opéré en morale une si heureuse et si magnifique révo-


Telle est, messieurs, dans son triple principe, la théo-
rie du mysticisme. Examinons maintenant ses consé-
quences dans la pratique de la vie. Le principe posé,
elles en découlent naturellement et comme d'elles-mê-
mes, et aucune secte mystique n'y a échappé. Je vous
l es s ignalerai spécialement dans cette grande école des
anachorètes, qui a Commencé et introduit la vie monas-
tiq ue dans le christianisme; elles vous expliqueront tou-
tes les principales circonstances de cette vie singulière,
un des phénomènes les plus remarquables de la civili-


sation chrétienne, mais qu'on retrouve à des degrés
différents partout oh la doctrine mystique a obtenu


influence.quelque
J 'ai longuement expliqué, dans mes cours des années


Précédentes, la double circonstance qui empêche la na-
ture humaine d'arriver à sa lin eu ce'monde. Bien loin




126 CINQUIÈME LEÇON.
que ce monde soit le développement parallèle et bar.
monique de toutes les forces qui l'animent, il est, au
contraire, la mise en opposition de toutes ces forces. Le
développement de chacune se trouve donc limité par
celui des autres, et le limite à son tour. Tout développe.
ment y est donc incomplet, et, dans son imperfection
même, le résultat d'une lutte. Telle est la condition de
toute force libre ou fatale dans ce monde; telle est la
condition de la force humaine, l'une des plus faibles de
toutes ; et de là son impuissance et ses bornes. Ainsi, c'est
l'organisation de ce monde qui nous enveloppe, c'est ce
inonde lui-même, en d'autres termes, qui est le principe
du mal de la condition présente, et y rend impuissants
tous les efforts que nous pouvons faire pour arriver à
notre fin.


Mais qu'est-ce qui donne prise sur nous au monde
extérieur? qu'est-ce qui fait que les différentes causes
qui l'animent rencontrent la nôtre, l'empêchent et la
limitent? C'est notre corps. En effet, rien d'extérieur n'a
de prise sur nous que par l'intermédiaire de notre
corps ; notre corps étant matériel d'une part, et l'in-
strument de toutes nos facultés de l'autre, le monde ex-
térieur a prise sur nos facultés, parce qu'il a prise sur
les organes par lesquels elles sont obligées d'agir. Notre
corps a donc le double tort, et d'affaiblir l'action de nos
facultés en leur imposant des conditions extérieure s, el
.de donner prise sur le développement de ces facultés
toutes les autres forces de la nature. Ainsi donc, la Pre
mière source de notre impuissance, c'est l'action du
monde extérieur sur nous; la seconde c'est notre corps,
qui est l'intermé.diaire par lequel cette action nous at-
teint. Le monde et notre corps sont les deux principes.
du mal ici-bas : telles sont les cieux circonstance s (1111


SYSTÈME MYSTIQUE.


127


nous empêchent, dans cette vie, d'arriver à la fin que
comporte et à laquelle aspire notre nature.


Admettez, messieurs, qu'il en soit ainsi; que deit-il
s'ensuivre? c'est qu'on doit trouver au fond de toute
doctrine mystique une singulière et irréconciliable hos-
tilité contre le monde extérieur et contre le corps. Aussi,
est-ce là précisément, j'ose le dire, le caractère le plus
extérieur et le plus saillant de la doctrine et du genre
de vie des mystiques.


Les anachorètes, qui ont représenté éminemment l'es-
prit mystique à la grande époque dont je vous parlais
tout à l'heure, les anachorètes se sont efforcés, par tous
les moyens possibles, de détruire en eux le corps : ils
lui ont déclaré une guerre implacable et sans relâche ;
non-seulement ils lui refusaient la satisfaction de ses be-
soins les plus légitimes , mais ils le macéraient, ils le
fustigeaient, et cherchaient à l'affaiblir et à le supprimer,
autant qu'il était en eux ; ils allaient plus loin, et, pour
mieux témoigner le mépris dans lequel ils le tenaient,
et montrer un symbole de l'oubli qu'il méritait, ils l'en-
veloppaient de manière à en voiler toutes les formes,
Comme s'il n'eût pas été digne de paraître aux yeux des
hommes et d'occuper un moment leur propre attention.
Et , en agissant ainsi, les anachorètes n'avaient pas sen-
lenumt pour but de manifester la haine qu'ils avaient
Pour la chair; ils cherchaient aussi à diminuer par là la
Prise du inonde sur leur âme, en exténuant et en anéan-
tissant autant que possible l'intermédiaire par lequel


libre,
a lieu. Us croyaient que leur esprit devenait plusIm
, Plus indépendant des chaînes de la condition ter-


restre , à mesure que leur corps devenait plus faible ;
sans compterqu'ils éteignaient en même temps les ap-
t 'lits de la chair et fermaient ainsi l'un des chemins par




128
CINQUIÈME LEÇON.


lesquels les choses extérieures nous tentent et nous at-
tirent le plus puissamment. En un mot, ils cherchaient,
autant qu'ils le pouvaient, à briser en eux, dès cette
vie, ces liens qui, en unissant l'âme au corps, consti-
tuent le mal de sa situation présente; et plus ils avan-
çaient vers ce but, plus ils croyaient sentir s'opérer en
eux ce dégagement, cette émancipation de l'âme après
laquelle ils soupiraient, et qui ne devait s'accomplir
entièrement qu'à l'heure de la mort.


Cette hostilité contre le corps, ils l'étendaient au
monde, allant à la véritable cause du mal dont le corps
n'est, comme je l'ai dit, que l'instrument. Et d'abord ils
s'en séparaient autant qu'il était possible, soit en met-
tant entre eux et lui la barrière du désert, soit en s'en-
veloppant de murs infranchissables, qui opéraient d'une
manière factice cet isolement que tous ne pouvaient al-
ler chercher dans des solitudes éloignées. Au sein même
du désert, loin de vivre ensemble, ils se fuyaient; elles
plus saints évitaient tout voisinage et s'enfonçaient plus
avant dans la solitude, à mesure qu'ils voyaient se peu-
pler de néophytes les environs de leur retraite.


Il en était de mème dans l'intérieur des monastère
des cellules étroites y séparaient l'homme de l'homme,
et prévenaient tout rapprochement et tout contact entre
ceux qui les habitaient. Ce monde qu'ils fuyaient avec
tant de soin, ils en méprisaient tous les intérêts, toutes
les poursuites , toutes les affections. La gloire, l'amb i


-tion, l'amour, les sentiments les plus purs et les plus
naturels, tout ce qui occupe la vie, tout ce qui attache
l'homme à ses semblables, tout ce qui forme, tout ce
qui maintient, tout ce qui met en mouvement et justifie
la société humaine, était par eux détesté et proscri t :
proscrit comme inutile et chimérique, at détesté compile


SYSTÈME MYSTIQUE. 129


u n piége à la crédulité de notre imagination et à l'aveu-
glement de nos instincts. Ils fuyaient jusqu'aux séduc-
tions de la nature inanimée, de cette nature qui nous
émeut si puissamment quand elle est belle. La solitude
ne leur suffisait pas; il fallait encore qu'elle fût affreuse:
tant ils poussaient loin cette hostilité dogmatique contre
le monde extérieur, qui sort du principe même du mys-
ticisme; tant ils redoutaient de se laisser prendre à la
tentation de désirer, d'aimer, d'agir; tant ils craignaient
de se voir détournés de ce mépris de la vie présente, de
ce travail de dégagement de tous les liens dent elle nous
entoure, de cette existence passive et de ce désir con-
templatif d'une vie meilleure qui leur semblaient la
vraie destinée de l'homme ici-bas.


Une autre conséquence du principe mystique, non
moins directe que cette hostilité contre la chair et le
monde, c'est le mépris de l'action, de l'action dans
toutes ses variétés et sous toutes ses formes. La vie
des mystiques. s s'est montrée aussi conséquente à leurs
doctrines en ce point cru'en celui que je viens de vous


Ce qui nous pousse à agir, messieurs, ce sont, vous le
savez , les tendances instinctives de notre nature qui ré-
clament leur satisfaction. Chacune de ces tendances a sa
lin Propre, et ces différentes fins sont les différents buts
de l


'activité humaine. On peut donc, par ces bute, dis-
tinguer en nous différents modes d'action. Ainsi, la
connaissance étant un de ces buts, il y a en nous un
Premier mode d'activité, qui est l'activité intellectuelle.
ljelertion de notre force au dehors étant un autre de
ces buts , il y a en nous un second mode d'activité, qui
est l 'activité physique. L'union avec tout ce qui a vie, et
Principalement avec nos semblables, étant un autre de


9




130 CINQUIÈME LEÇON.
ces buts, il y a en nous un troisiènie mode d'activité qu'on
peut appeler l'activité sympathique. Ainsi, connaître,
agir, aimer, tout cela c'est l'activité humaine aspirant aur
tins de noire nature et s'efforçant d'y arriver sous. trois
formes différentes. Notre vie se consume dans cette triple
poursuite, dans ce triple effort, dans la recherche de ces
trois biens; et telle est la puissance des instincts qui nous
y poussent et l'énergie naturelle des facultés mises en
nous pour les satisfaire, qu'on peut bien vouloir étouffer
ceux-la et retenir celles-ci, mais qu'il n'est donné
personne d'y réussir complétement.


Eh bien, messieurs, cette volonté, les mystiques de-
vaient l'avoir; car, dans leurs convictions, la volonté de
Dieu n'était pas que ces instincts fussent satisfait& en ce
monde, et la tentative de la part de l'homme de l'essayer
était plus qu'une méprise, plus qu'une folie, c'était une
rébellion aux ordres de Dieu, une concession faite à
l'éternel tentateur du genre humain. La passivité com-
plète, c'est-à-dire une chose impossible, tel était donc
l'idéal de perfection auquel ils aspiraient de toutes
leurs forces. Ce but, plus inaccessible à la nature lin-
mairie que le bonheur parfait qu'ils rejetaient, une fois
posé, c'est une chose curieuse, messieurs, d'étudier les
effort.;, les pratiques des mystiques pour l'atteindre.
Commençons par l'activité intellectuelle.


Vous le savez , messieurs , nous n'arrivons ici-ba s à
la connaissance que par l'attention, et l'attention c'est
l'intelligence concentrée, c'est l'effort - intellectuel. Les
mystiques, méprisant le but, devaient Mépriser le
moyen ; et, considérant la science comme une vanité
dangereuse, ils devaient ne, rien négliger pour réprimes
en eux et la curiosité qui nous la fait désirer et l'effort
intellectuel qui nous la fait trouver. Mais quel mcell


SYSTÈME MYSTIQUE. 131


d'abol ir l'intelligence dans l'homme? ce moyen n'existe
pas. De tous les modes de l'activité humaine, l'intelli-
gence est le plus indomptable; elle va encore quand nous
voudrions qu'elle n'allât plus, parce qu'il faut qu'elle
aille, même pour vouloir qu'elle cesse d'aller. Heureu-
sement, messieurs, l'intelligence, comme vous le savez,
se développe de deux manières. Tantôt, en effet, elle de-
meure passive, les yeux ouverts devant le spectacle du
monde et des idées, se laissant aller au flot des impres-
sions qu'elle reçoit, des images qui se succèdent et qui
passent, ce qui ne lui donne qu'une connaissance vague,
décousue, incertaine des objets; tantôt, réunissant toutes
ses forces et les appliquant successivement où elle veut,
elle examine, elle analyse, elle distingue : ce qui lui
donne des connaissances précises et des idées claires et
conséquentes. Ici seulement se rencontre l'effort; dans
la contemplation passive il n'existe pas : c'est l'intelli-
gence humaine dans sa paresseuse et naturelle allure,
active encore, parce que l'activité est son essence, mais
aussi peu active que possible , parce que la volonté n'in-
tervient pas, et qu'elle ne soutient point, ne dirige point,
ne concentre point ses forces. Or, il dépend de nous de
s upprimer cette intervention de la volonté, et par con-
séquent de borner au développement contemplatif, dans
lequel nous ne mettons rien de nous, toute l'activité de
l'intelligence. C'est là, messieurs, ce qu'ont essayé et ce
qu'ont fait tous les mystiques; tous, et particulièrement
les an achorètes, ont proscrit l'effort intellectuel et prêché
la con templation comme le seul mode légitime de l'ac-
tivité intellectuelle. La vie contemplative, en d'autres
termes , et le mépris de toute recherche scientifique,
sont deux traits caractéristiques et constants de toutes
les écoles mystiques sans exception.




132 CINQUIÈME LEÇON.
Or, où mène la contemplation, messieurs? Abandon-


nez pendant quelque temps votre intelligence à cette
passivité qui la constitue, laissez-la en proie à toutes
les idées, à toutes les images qui viendront pêle-mêle
s'y succéder et s'y confondre, vous la sentirez bientôt
se troubler, s'éblouir et se confondre elle-même à cette
série mobile et confuse d'impressions ; une sorte d'i-
vresse s'emparera d'elle, au milieu de laquelle elle ne
distinguera plus le vrai du faux et l'illusion de la réalité.
Prolongez encore cet état, cherchez-le durant le silence
et l'obscurité de la nuit , quand rien ne viendra vous en
distraire, ni mouvement, ni bruit, ni événement exté-
rieur, et bientôt vous ne saurez plus si vous veillez ou
si vous rêvez, et bientôt vous serez en proie à tous les
fantômes et à toutes les chimères qui assiègent l'homme
dans le sommeil. De l'état de contemplation à l'état de
rêve, d'hallucination et d'extase, il n'y a qu'un pas,
messieurs ; et ce pas, tous les mystiques du monde l'ont
franchi. Et ne croyez pas qu'ils aient désavoué ces con-
séquences de la contemplation. C'est un principe de la
doctrine mystique, que l'esprit humain peut arriver par
la contemplation à la vue des vérités et des choses qui
lui sont naturellement dérobées dans la condition ac-
tuelle. C'est un principe de la doctrine mystique, qu'il
peut se mettre par là en communication avec l'avenir,
avec les esprits invisibles, avec Dieu même. La théurgie
est fille du mysticisme, messieurs ; et, loin de repous-
ser les hallucinations et les extases, le mysticisme les
recherche comme des degrés élevés de la contemplation,
qu'on doit essayer d'atteindre et qui sont une faveur du
ciel à ses saints. Et d'où vient cette prédilection du my s


-ticisme pour la contemplation ? De ce que l'esprit hu-
main dans cet état est aussi passif qu'il peut l'ètre, et


SYSTÈME MYSTIQUE.
133


d'autant plus passif que la contemplation s'élève et se
rapproche de l'extase qui en est le dernier terme. C'est
au même titre et par la même raison que les mystiques
ont professé que l'intelligence humaine était plus lucide
dans le sommeil que dans la veille, et infiniment plus
près de la vérité, plus près de Dieu, dans l'un que dans
l'autre. Et de là, l'attention qu'ils ont accordée aux
songes et le soin qu'ils ont mis à les interpréter. D'où
vous voyez, messieurs, que le mysticisme aboutit rigou-
reusement à substituer le rêve à la science dans les ré-
sultats du travail intellectuel, comme il arrive à substi-
tuer la contemplation à l'attention dans ses procédés.


Un trait des opinions mystiques qui se rapporte à ce
que je viens de dire, c'est le profond mépris des mys-
tiques pour toute langue précise ; et, si cette conséquence
de leurs principes est plus éloignée, elle n'en est pas
moins rigoureuse. Car d'abord, une langue précise sup-
pose des idées précises, et des idées précises supposent
l'effort intellectuel ; d'un autre côté, dans l'état de con-
templation ou d'extase, les idées se présentent sous la
forme d'images, et ces images sont confuses ; la connais-
sance y est donc moins une vue qu'un sentiment, et le
sentiment se refuse à tout langage précis. A ce double
titre, la précision du langage a dû répugner aux mysti-


passant.


ques, De là l'obscurité de leurs écrits et le goût du lan-
gage symbolique qui leur est propre. Ce trait, si peu
important qu'il soit, méritait peut-être d'être signalé en


l'homme, messieurs;
InesSi


intellectuelle ne peut être étouffée dansl
s; il a donc fallu que les mystiques


capitulassentavec elle, et, ne pouvant la retrancher,
^fu 'i iesedce
ivo nitaecrtits.tséent de la mutiler. 11 n'en est pas de


physique; comme elle dépend en-




134 CINQUIÈME LEÇON.
fièrement dela volonté, il suffit, pour qu'elle soit suppri-
mée, de vouloir qu'elle le soit. Ici donc les conséquences
de la doctrine avaient la liberté de s'appliquer plus en-
tièrement. C'est à quoi les mystiques n'ont pas manqué,
l'inaction physique a toujours été considérée, recom-
mandée et recherchée par eux comme un caractère de
la perfection. C'était déjà rompre avec l'activité physi-
que que de se retirer dans les déserts, dans les monas-
tères, et de se dérober ainsi à tous les motifs qui l'exci-
tent dans la société. Mais, dans ces retraites mêmes, ce
n'était qu'avec répugnance et comme à regret qu'ils se
livraient aux actes les plus indispensables de la vie, et
la plupart du temps, pour éviter ces actes, on en char-
geait les néophytes, qui ne faisaient qu'entrer dans les
voies de la perfection. C'est une gloire dont les plus
saints anachorètes se sont montrés jaloux, de pousser
à l'extrême l'immobilité physique ; et l'on trouve, dans
la vie des plus illustres, des tours de force en ce genre,
que les faquirs de l'Inde, ces autres mystiques, ont seuls
égalés. Et toutefois, à côté de cette tendance à l'inac-
tion, les annales du désert et des monastères nous pré-
sentent parfois des travaux pénibles, arbitrairement im-
posés ou volontairement accomplis ; mais ces travaux
étaient dictés par le même esprit. Tantôt ils avaient pour
but d'épuiser les forces du corps, tantôt de montrer la
vanité de l'activité humaine, et quelquefois l'un et l'autre
tout ensemble. C'est ainsi que les anachorètes de la
Thébaïde s'imposaient à eux-mêmes, et à ceux qui ve-
naient se réunir à eux, d'aller à des distances énormes,
et sous les rayons d'un ardent soleil, chercher avec des
cruches de l'eau dans le Nil ; et dans quel but, messieurs?
pour arroser un bâton planté dans le sable du désert,
et qui ne pouvait verdir! Quelle plus sanglante ée


SYSTEME MYSTIQUE. 135
gramme contre l'activité humaine, je vous le demande,
et quel symbole plus frappant du néant de ses résul-
tats, qu'un travail si pénible pour une fin si absurde?
Ainsi, jusque dans l'activité même des cénobites, se ré-
vélait ce mépris pour l'activité humaine, qui découle
comme une conséquence rigoureuse du principe du mys-
ticisme, et qui éclate de toutes manières dans la vie de
ses sectateurs.


Est-il besoin, messieurs, de vous montrer que le mé-
pris des affections sympathiques, cet autre grand mo-
bile de l'activité humaine, s'y révèle également? N'est-
il pas évident que quitter le monde, aller vivre seul au
désert ou dans la solitude d'une cellule, c'était avoir
rompu avec tous les liens sociaux, et consentir à ne les
renouer jamais ? Ne savez-vous pas que là il n'y avait
Plus pour personne, ni épouse, ni père, ni enfant, ni
frère, ni amis.; que toutes ces relations et tous ces titres
étaient proscrits, et que la loi suprême d'une telle vie
était l'isolement? Ne savez-vous pas enfin que, ces af-
fections rendues impuissantes, il l'allait en poursuivre et
en extirper dans son coeur jusqu'aux derniers vestiges;
que c'était là une des conditions de la perfection mys-
tique, et que ceux-là étaient les plus saints qui avaient
le mieux étouffé toute émotion sympathique dans leur
n
ature? N'est-il pas clair, n'est-il pas évident, qu'une pa-


reille mutilation était chez les mystiques une consé-
quence rigoureuse de l'opinion qu'ils se faisaient de
cette vieieet de la seule conduite qu'il est raisonnabledyt n


Et maintenant, messieurs, si vous voulez faire le
com pte de ce qui reste de la nature humaine dans laperf


ection et dans la sainteté mystique, vous verrez quetl
°lit s'y trouve absorbé et condensé, pour ainsi dire,




136 CINQUIÈME LEÇON.
dans un seul fait, le fait de contemplation ; et si Vous
me permettez cette expression triviale, jè dirai qu'i
toutes les activités, qu'à tous les besoins, qu'à toutes les
facultés qui sont en nous, le mysticisme ferme toute issue,
tout débouché, sauf un seul, la contemplation ; et qu'il
ne laisse celui-là ouvert, que parce qu'il est le seul qu'il
ne soit pas en la puissance humaine de fermer.


th:,
En effet, messieurs, le mysticisme, profitant de l'au-


torité que Dieu a voulu que notre volonté exerçât sur
nos facultés, se sert de cette autorité pour les condam-
ner à l'inaction, c'est-à-dire pour supprimer en nous
toute activité. line seule des ces facultés résiste dans un
des modes de son développement, l'intelligence; et le
mysticisme, allant aussi loin que possible, supprime
celui de ces modes qu'il peut empêcher, et ne tolère
l'autre que parce qu'il est obligé de s'arrêter devant
l'impossible. Cela fait, tout mouvement dans l'homme
est ramené à un seul, la contemplation. Mais nos fa-
cuités sont des instruments nécessaires à la satisfaction
des tendances de notre nature. Si donc vous réduisez
ces instruments à l'inaction, vous rendez par cela même
impossible la satisfaction des tendances de notre nature.
Et si, de tous ces instruments, vous n'en laissez qu'un
seul en mouvement, c'est à celui-là, et à celui-là seul,
que vous laissez la charge de cette satisfaction. Ainsi,
en absorbant toute l'activité humaine dans la contée
plat;on, le mysticisme, par cela même, force l'esprit, le
cœur, et le corps lui-même, à chercher et à trouver dans
la contemplation seule la satisfaction de tous leurs be-
soins. Ce phénomène, messieurs, on le voit s'accomplir
à la lettre chez les mystiques. Toute l'activité, je pour'
rais -ajouter toute la vitalité humaine, ne trouvant plus
d'autre issue chez eux que la contemplation, et affluant


SYSTÈME MYSTIQUE. 137
en quelque sorte dans ce seul acte, l'élève rapidement
à son plus haut degré, c'est-à-dire à l'extase; et d'un
autre côté, tous les besoins de la nature humaine de-
mandant à cet acte leur satisfaction, l'extase réunit.
chez les mystiques et résume en quelque sorte tous les
biens auxquels la nature humaine aspire invincible-
ment. L'extase est à leurs yeux la vraie science, la per-
fection morale, l'union avec Dieu ; science, vertu, bon-
heur, l'extase contient tout. Elle satisfait l'intelligence,
en la mettant en communication avec le monde de la
vérité qui ne se révèle que dans l'extase. Elle satisfait
l'activité de notre nature, en se montrant à elle comme
l'état de perfection auquel elle doit aspirer. Elle satis-
fait la sympathie, en lui faisant rêver avec Dieu, c'est-
l-dire avec l'être aimable par excellence, une commu-
nion anticipée, qui deviendra plus intime dans l'autre
vie. Ainsi, l'extase enferme tout et satisfait à tout ; et le
mysticisme, qui a l'air de tout détruire, ne détruit rien :


sent


teute l'activité, toutes les tendances de la nature hu-
maine, détournées de leurs voies naturelles, ne péris-


pas pour cela ; refoulées dans la contemplation,
ell es y portent toute leur énergie, et, par une étrange


sieurs,


fascination, y trouvent toute leur satisfaction.
Le symbole le plus parfait de l'idée mystique, mes-
c'est cet anachorète qui s'avisa d'aller vivre sur


le sommet d'une colonne, et qui y passa de longues
années dans une immobilité complète. Macération du
cerfs, isolement du monde, passivité absolue, entière
absorption de toutes les facultés et de toutes les puis-
',sauces de l'âme dans une extase de vingt années, entre
le ciel et la terre, là est le mysticisme tout entier; et
cette colonne était placée sur les frontières de l'Orient,


patrie du mysticisme !




SYSTÈME MYSTIQUE.
139


l'il/lacAtionsa,tjiiglfaaiisrleatloiucetensceleurs
et ne se sont fait aucun scru:


pue passi ns, celles du corps
comme celles de l'âme, et de s'abandonner aux voluptés
cles plus grossières. Qu'importe, en effet, la conduite
qu'on peut mener ici-bas, si nous n'avons été placés en
ce monde que pour y subir la vie et en attendre une
autre? et-comment veut-on qu'avec cette conviction, un
homme résiste au plaisir, lui préfère une vertu qu'il ne
conçoit pas, et puisse se sentir obligé le moins du
monde, de loin ou de près, à faire tel acte plutôt que tel
autre? Toute obligation est donc détruite au fond par le
principe mystique, et c'est là une des voies les plus re-
marquables par lesquelles l'esprit humain ait été con-
duit à méconnaître l'existence d'une loi obligatoire.


Il me reste, messieurs, à vous montrer en très-peu
de mots que, si cette conséquence est légitime, le prin-
cipe du mysticisme une fois admis, ce principe lui-
éniiriernaecceespttéu. ne méprise, et par conséquent ne saurait


Il est bien vrai, messieurs (et remarquez que tout
système est fondé sur quelque chose de vrai), il est bien
vrai que l'homme ne peut arriver clans cette vie à tout
le bien et à toute la destinée que lui promet sa nature,
el que l a portion même de ce bien qui lui est accessible
e
st le fruit de l'effort, c'est-à-dire d'une contrainte pé-nible qu'il exerce sur lui-même. Tout cela est parfaite-


m


ent exact. Mais la conséquence qu'en tirent les mys-
1 ,1hcionulmeeest Parfaitement fausse. Je suppose, en effet, que


e , en sortant des mains de Dieu, eÙt été placéden A


Vins
Conditions entièrement différentes de celles


-ans les q
u


elles il se -trouve, dans des conditions qui
°Issent


de s, opposé aucun obstacle à la pleine satisntction
nature et au plein développement de ses facultés,


138 CINQUIÈME LEÇON.
Je me persuade, messieurs, que si vous avez bien


compris ce que je viens de dire, il est peu dç bizarre.
ries dans lé vie des mystiques, dont vous n'ayez la clef,
et que vous ne puissiez facilement vous expliquer. Je
me hâte donc d'arriver aux conséquences purement
morales de cette doctrine.


Que suit-il rigoureusement de ce principe, que l'homme
n'a pas de destinée à remplir ici-bas, et que toute sa
vertu doit se borner à se résigrier à sa condition et à
attendre passivement que Dieu l'en délivre ? Il s'ensuit,
messieurs, que l'homme est ici-bas pour subir et non
pour agir, et qu'ainsi, l'action étant inutile, il ne peut y
avoir entre une action et une autre action aucune diffé-
rence morale. C'est, en effet, là, messieurs, la conséquence
à laquelle sont arrivés les mystiques qui ont poussé jus-
qu'au bout leurs opinions. Plotin professe hautement
cette conséquence du mysticisme ; il affirma que toute
action est indifférente, qu'elle ne peut être ni bonne,
ni mauvaise ; et pourquoi? c'est qu'il n'y a ici-bas, pour
l'homme, aucune fin à poursuivre, et, par conséquent,
aucun motif d'agir. Que doit être l'homme en ce monde?
une créature passive, résignée et soumise, et se laissant
aller au cours d'une condition qu'elle n'a pas faite et
qui vient de Dieu. D'où vous voyez que, de l'aveu mate
des mystiques, le mysticisme aboutit directement à la
négation qu'il y ait quelque devoir pour l'homme en
ce monde.


S'il fallait une contre-épreuve à l'exactitude de cette
assertion, je la trouverais dans la conduite d'une autre
classe de mystiques, qui, pour l'honneur de l'Ilumale
a été infiniment moins nombreuse que celle des niYsli'
ques austères. Ceux-là, pârtant du principe came'
que toute action est indifférente, n'en ont pas cone




140 CINQUIÈME LEÇON.
dans des conditions, en un mot, qui lui eussent per
d'être immédiatement et complètement heureux sans',
moindre effort de sa part ; qu'en serait-il résulté?
messieurs : c'est que l'homme serait resté une ckhi
c'est qu'il ne serait jamais devenu ce qui fait sa gloir,
ce qui le rend semblable à Dieu, une personne. E4
effet, par cela qu'il eût existé, les tendances de


•sa nate
se seraient développées ; éveillées par elles, ses facule.
se seraient mises en mouvement, et, sans effort, aurai
donné à ses tendances tout le bien auquel elles aspirer.
Notre nature aurait été heureuse, j'en conviens ; janf
elle n'aurait connu le mal, qui est la privation du bia
ni la fatigue, qui dans cette vie en est la condition; ion
aussi, messieurs, jamais l'homme ne fût intervenu da
sa destinée; jamais cette destinée ne fût devenue s
oeuvre ; jamais il n'eût connu la gloire ni le mér
de l'accomplir. Et, en effet, messieurs, c'est par l'et
stade que nous intervenons dans notre destinée; e•
lui qui nous éveille, qui nous force à comprendre DO
fin, à calculer les moyens de l'accomplir, à nous OF
rer de nous-mêmes, à gouverner nos facultés, à coi*
nir nos passions pour y réussir ; ‘,c'est lui, en un ml,
qui éveille la personne dans l'être; car tout cela, c'est.
personnes, ce sont les éléments qui la constituenO
c'est en devenant une personne que nous devenons! .
cause, dans la véritable acception du mot, une ce
libre, intelligente, qui a un but, un plan, qui prée
qui délibère, qui se résout, et qui a le mérite et la
ponsabilité de ses résolutions , quelque .chose,
mot, de semblable à Dieu, un être moral et raisonne«
un homme. Si, à cette destinée, que nous fait la vie P;
sente, quelqu'un préférait celle d'une montre sensi,
qui jouirait du plaisir sans mélange de sentir s'acb°e


SYSTÈME MYSTIQUE.


141


plir en elle, sans obstacle et sans effort, des mouvements
dans lesquels elle n'est pour rien, je ne disputerais pas
avec lui. Mais, quant à. moi, je ne balance pas, et je pré-
fère sans aucune hésitation la première de ces destinées
à la seconde, et je remercie Dieu de me l'avoir donnée.
Or, il résulte de cette manière de concevoir la vie,
qu'elle n'est pas un lieu de punition où nous sommes
placés pour expier quelque faute à nous inconnue et
commise par nos pères, mais un lieu d'épreuve, où nous
avons été mis pour devenir semblables à Dieu, c'est-à-
dire pour devenir des personnes morales, intelligentes,
raisonnables et libres. Si on pouvait concevoir une con-
dition différente de cette vie, exempte de ses misères, et
dans laquelle néanmoins une pareille création dela per-
sonne morale pût s'opérer, alors je concevrais qu'on pût
ou douter de la vérité de cette interprétation de la condi-
tio n présente, ou en reprocher à Dieu la sévérité. Mais
Comme il est impossible d'imaginer à d'autres conditions
l
'admirable création de la personnalité dans un être,
l'interprétation


Pi,r,.éta


est vraie,
est vraie, et Dieu est justifié. Et si elle


ystème


113


messieurs, il y a des devoirs dans la condition
Présente ; la vie n'est pas faite pour le repos et l'inaction,
mais Pour la création de la personne morale en nous par


lib nce et le courage, c'est-à-dire par la vertu. Le
stique est donc une erreur complète, quoi-


qu'alfarte de deux faits très-réels de la nature humaine.




SIXIÈME LEÇON.


SYSTÈME PANTHÉISTE.


MESSIEURS,


Parmi les systèmes qui impliquent 1'imposs
d'une loi obligatoire, il en est deux dont je vous at
exposé les principes : le système de la nécessité'
système mystique. Je vous ai annoncé, que deux au
systèmes aboutissent à la même conséquence :
terne panthéiste et le système sceptique.


Je voudrais vous donner quelque idée du premie
ces deux systèmes, le système panthéiste. Il s'este'
duit sous des formes différentes dans l'antiquité et (le
les temps modernes; et, dans chacune de ces époe
sous des formes différentes encore chez les divee
losophes qui l'ont professé. Il me serait facile de de•
ger de toutes ces formes du système panthéiste les rti
cipes qui le constituent essentiellement; c'est pet:(-
là ce que j'aurais dü faire; mais je n'ai pu résister
tentation de vous donner une•idée de celle que
imprimée le génie de Spinosa. C'est donc par une
position du système de Spinosa que je chercherai àl'effr
initier aux principes de tout panthéisme. Deux
principales m'ont déterminé à prendre ce parti : 1111,1
mière, c'est l'obscurité même de la doctrine de Sie


SYSTÈME PANTHÉISTE.


143


dont tout le monde parle, et que bien peu de personnes
se sont donné la peine d'étudier et de comprendre; la
seconde, c'est que, de tous les philosophes qui ont pro-
fessé le panthéisme, nul ne l'a établi . sous des formes
plus rigoureuses , et d'une manière plus originale et
plus complète.


Spinosa n'a publié de son vivant qu'un seul ouvrage,
qui est intitulé Tractatus theologieo-polilicus. Cet ou-
vrage est bien moins une expression dé son système
qu'un traité semi- philosophique, serai-historique, qui
en présuppose les principes. Mais, après sa mort, et sous
le titre d'oeuvres posthumes, plusieurs écrits de Spinosa
ont été publiés, et c'est clans ces écrits que se trouve
l'exposition complète de sa doctrine. Elle est particuliè-
rement et éminemment contenue dans l'ouvrage inti-
tulé : Ethica, ordine geometrieo demonstrata, et in quinque
partes distincta. Cet écrit de Spinosa enferme en cinq li-
vres l'exposition la plus rigoureuse, la plus complète, et
en même temps la plus obscure, du système panthéiste
qui jamais ait été faite. Dans le premier livre, intitulé de
peo, Spinosa fixe l'idée que nous devons nous faire de
pieu. Dans le deuxième livre, intitulé de Natura et ori-
9ine mentis, il déduit de l'idée de Dieu l'idée qu'on doit
se faire de l'homme. Dans le troisième, intitulé de Na-


c)rigine afiectuum, le philosophe expose tout le
Mécanisme des passions humaines, ce qui embrasse dans
tsuarepehnunaiensée toutut le mécanisme des phénomènes de la na-


Dans le quatrième, intitulé de Servitute


Beurrla


l'homme




Sen de' alfectuum viribus, partant des lois de laa,
natureu humaine


i


h ine qu'il a tracées, il montre ce qu'il y a
7 fatal dans les développements de cette nature, et fait
maris ho e la part de nécessité. Enfin, dans la cin-p


art e, intitulée de Polentia intelleetas, seu de Ii-




144 SIXIÈME LEÇON.
bertale humana, Spinosa essaye de faire aussi la part de
la liberté en nous. Cette part est extrêmement faible;
mais elle est encore plus large, si je ne me trompe, que
les principes de sa doctrine, admis dans toute leur ri-
gueur, ne lui permettaient de la faire. Tel est le plan de
ce grand ouvrage. Dieu d'abord , l'homme ensuite;
l'homme donné, les lois de sa nature posées, la part de
la nécessité d'abord, puis celle de la liberté dans cette
même nature: voilà toute la contexture de Éthique.
C'est sur ce fondement qu'il a ensuite élevé l'édifice de
la politique et du droit naturel, dans un second ouvrage
également publié après sa mort, mais malheureusement
inachevé, intitulé Tractatus politicus, in quo demonstratur
quomodo aoristes, ubi imperium monarchicum boom habet,
ajout et ea ubi optimi imperant, debet institui, ne in tyran-
nidem labatur, et ut pax libertasque •ivium inviolata ma-
neat. C'est dans ces deux ouvrages, mais principalement
dans le premier, qu'il faut chercher tout le système de
Spinosa.


Le procédé de Spinosa est celui-ci. H pose, comme les
géomètres, des définitions et des axiomes ; puis il énonce
successivement différentes propositions, qu'il'démontre
comme eux, et à la suite desquelles viennent des sco-
lies et des corollaires; à mesure qu'on avance, chaque
démonstration nouvelle, impliquant les précédentes, voie
y renvoie ; en sorte qu'à moins que vous n'ayez parfa i


-tement présentes à l'esprit et les propositions énoncées
auparavant et leurs démonstrations, il est impossible
que vous continuiez de comprendre. C'est ce qui rend
l'intelligence de ce grand ouvrage si difficile. Aussi l'au-
drait-il avoir bien de la présomption pour affirille
mèmeaprès l'étude la plus attentive, qu'on entend bien
Spinosa. Ici, la méthode géométrique complique et °Ie


SYSTÈME PANTHÉISTE. 145


eurCit l'exposition au lieu de la rendre plus claire, et c'est
ce qui arrive toujours quand on applique les formes ma-
thématique s à des matières qui ne les comportent pas.
Pans l'exposition sommaire que je vais vous présenter,
je ne 'toucherai que les points principaux du système : il
faudrait un cours de plusieurs mois pour vous en donner
une connaissance approfondie et détaillée. En me bor-
nant ainsi, je ne puis même vous promettre quelque
chose de parfaitement clair et de parfaitement exact.
Une telle promesse supposerait d'abord que ce système
n'enferme aucune contradiction, ce qui, selon moi, n'est
pas; elle supposerait, en outre, que j'en eusse moi-
même une idée parfaitement nette, ce qui n'est pas da-
vantage, car je suis obligé de confesser que , malgré
l'étude attentive que j'en ai faite, il y . a plusieurs de ses
parties qui me laissent des doutes et qui exigeraient de
ma part une étude plus prolongée encore. Mais, pour
l'objet qui nous occupe, il suffira que vous ayez saisi les
grands linéaments du système, et j'aurai assez fait pour
l'intelligence de cette grande et obscure doctrine, si je
vous inspire le désir de l'étudier, et si je vous mets sur
la voie de la comprendre.


Spinosa distingue trois sortes de choses qui existent.
Les unes nous apparaissent comme existant et ne pou-
vant exister que dans une autre chose. Les qualités -.;:es
corps et tout ce que nous appelons attributs, propriétés,
Phénomènes, effets, composent cette première classe des
elleees qui existent; nous ne les percevons jamais iso-
lées et j ouissant d'une existence indépendante, mais as-
sociées et unies à une autre chose par laquelle elles
existent et hors de laquelle nous ne concevrions pas


existassent. Il n'en est pas ainsi de la seconde
'lasse des choses qui existent. Les choses comprises dans


11)




146 SIXIÈME LEÇON.
cette classe ont l'air d'exister par elles-mêmes; elles
nous apparaissent isolées de toute autre; elles imitent
comme dit Spinosa, ce qui existe de sa propre existence!
tels sont, par exemple, tous les corps que nous voyons,
autour de nous ; tel est l'homme lui-même. Mais quand
on y réfléchit, on trouve que ces choses ont commencé
d'exister, on trouve qu'elles finiront d'exister, on trouve
enfin que ce n'est point par elles que se conserve et
que se continue leur existence. L'homme, par exemple,
a le sentiment qu'il ne s'est pas donné, qu'il ne se con-
serve pas, et qu'il ne dépend pas de lui de se continuer
l'existence, et qu'ainsi elle n'est pas en lui essentielle-
ment, mais seulement en passant. Bien donc que ces
choses paraissent exister par elles-mêmes et d'une ma-
nière indépendante, il n'en est rien, et on trouve qu'au
fond l'existence qui est en elles ne leur appartient pas.
Les choses comprises dans ces deux premières classes
sont les seules que notre observation atteigne. Mais notre
raison va plus loin, et, considérant que l'existence de
toutes les choses perçues par notre observation est mir
pruntée, qu'elle ne se rencontre en elles que passagère'
ment, et qu'aucune ne la possède essentiellement, elle
en conclut qu'il faut que quelque chose existe qui possède
par soi-même l'existence. De là, l'idée d'une troisième
classe d'êtres dont l'essence est précisément l'existence
d'une classe d'êtres, en d'autres termes, dont le ore
tère propre est d'exister par eux-mêmes.


C'est de cette troisième classe d'êtres que Spinel
s'occupe en premier lieu, et il prouve d'abord qu'il
peut pas y avoir deux êtres de cette nature. Car, dit:4,
les êtres se distinguent par leurs attributs ; or, que-
priment les attributs d'un être? ils expriment soli e?
sence ; donc deux êtres qui auraient, la même esse


SYSTÈME PANTHÉISTE. 147
auraient nécessairement les mêmes attributs ; mais alors
ils ne seraient pas distincts l'un de l'autre; ils ne seraient
donc pas cieux, mais un. Il ne peut donc y avoir deux
êtres dont l'essence soit l'existence. L'être dont l'essence
est l'existence est donc un; et, comme le nom de substance
ne convient qu'à ce qui existe par soi-même, il n'y a et
ne peut y avoir qu'une seule substance, et cette substance
est Dieu.


L'unité de la substance étant ainsi posée, Spinosa dé-
montre successivement qu'elle est nécessaire et infinie.
Elle est nécessaire : car concevoir ce qui est par soi-
même comme n'existant pas, c'est le détruire; elle est
infinie : car, possédant toute l'existence, rien ne peut
exister hors d'elle ; car pour être finie, il faudrait qu'elle
fitt bornée par quelque chose, et tout existant par elle,
i eiioeinn c lr.ece qui existe ne lui est extérieur et ne peut la


L'unité, la nécessité et l'infinité de l'être étant ainsi
démontrées, Spinosa prouve encore que cet être est
éternel, puisqu'il est infini et nécessaire; indépendant,
Pu isqu'il est un et infini; et enfin qu'il est simple et


: car, dit-il, s'il était composé de parties, ces
parties seraient ou de même nature ou de nature diffé-
rente. Si elles étaient de même nature, il y aurait plu-dsi:furcrfrei:ttreefurleur l'essence serait l'existence, ce qui a été
démontré impossible ; et, si ces parties étaient de nature


somme ne serait pas égale au tout, et ne
sleuir‘areproduirait pas. Spinosa parcourt ainsi toutes les
Propriétés essentielles de la substance unique, et les dé-
Montre


successivement. Obligé de me borner, je ne le
pas dans ces développements.


Pi eu étant donc l'être qui existe par soi-même, l'êtredont l
'essence est l'existence, et cet être un étant doué




148 SIXIÈME LEÇON.
de toutes les propriétés que je viens de dire, Spinosa se
dernancle si cet être est plutôt un être pensant qu'un être
étendu, et il montre qu'il est impossible d'attribuer ex.
clusivement à cet être ou la nature de l'étendue ou la
nature de la pensée. Et en effet, dit-il, si l'être qui existe
par soi-même avait exclusivement pour essence la pen-
sée, il s'ensuivrait que ce qui est étendu n'existe pas. lit
si, d'un autre côté, il avait exclusivement pour essence
l'étendue, il s'ensuivrait que ce qui pense n'existe pas.
Par conséquent la pensée et l'étendue doivent l'une et
l'autre être considérées comme des attributs de cet être.
Et comme cet être est infini, tous ses attributs doivent
l'être: la pensée et l'étendue sont donc des attributs in-
finis de cet être.


Spinosa ne disconvient pas qu'il ne soit contre les idées
communes d'attribuer la pensée et l'étendue à une même
substance ; mais il ne tient aucun compte de ce préjugé.
Qu'y a-t-il de plus opposé, dit-il, que la forme ronde et
la forme carrée ? et cependant elles sont les modes d'une
même chose, l'étendue. L'idée de substance n'implique
qu'une seule propriété , l'existence ; et l'existence est
aussi nécessairement impliquée par l'étendue et la pen-
sée, que l'étendue par la forme ronde et par la forme
carrée.


Nous avons une idée de ces deux attributs de l'être,
parce que notre observation atteint des choses étendues
et des choses pensantes. Mais il est impossible que ce
soient là les deux seuls attributs de l'être; car, étant in-
fini, il doit en avoir une infinité. C'est donc aussi un ca-
ractère de l'être qui existe par lui-même d'avoir une
infinité d'attributs, lesquels so, nt infinis chacun dans leur
sens, et expriment tous à leur manière l'essence de cet
être, qui est l'existence. Ainsi un être, mm, simple, éter-


SYSTÈME PANTHÉISTE.
149


net, infini, avec une infinité d'attributs qui tous expri-
nient sous une face particulière le caractère essentiel de
cet être, qui est l'existence, et, parmi ces attributs, l'é-
tendue et la pensée, les seuls dont nous ayons connais-
sance, telle est l'idée que Spinosa se fait de Dieu, et cette
idée est la base de tout son système.


Dieu étant la substance unique et enfermant en lui
toute l'existence, il s'ensuit que rien n'existe que par lui
et en lui, ou, en d'autres termes, qu'il est la cause imma-
nente ou la substance de tout ce qui est. Il n'y a donc, il
ne peut y avoir qu'un seul être qui est lui , et l'univers
n'est autre chose que la manifestation infiniment variée
des attributs infinis de cet être. Rien de ce qui enferme
l'existence ne peut être nié de Dieu, dit Spinosa, et tout
ce qui l'enferme lui convient et en vient. Donc Dieu n'est
pas seulement la cause qui fait commencer d'être les
choses qui existent, il est encore celle qui les fait persé-
vérer dans l'être ; en d'autres- termes, il est à la fois
cause et substance de tout ce qui existe. hors de Dieu,
si l'on pouvait dire que quelque chose est hors de lui,
il n'y a que ses attributs; hors de ses attributs, il n'y a
que les modes divers de ces attributs. Dieu donc, ou la
substance unique, les attributs in finis de cette substance,
et les modes de ces attributs, voilà tout ce qui existe et
Peut exister. Hors de là il n'y a rien , il ne peut rien y
avoir.


Spinosa cherche de quelle manière se développe cet
être nécessaire dont l'existence est l'essence, et il dé-
Montre qu'étant nécessaire, il ne peut agir qu'en vertu
des lois nécessaires de sa nature, et que, par conséquent,
cet être n'est pas libre dans le sens où nous l'enten-
dons. 11 tourne en ridicule l'idée que nous nous faisons
de Dieu en nous le représentant comme un être qui




150 SIXIÈME LEÇON.
agit pour une certaine fin, et parce qu'il veut atteindre
cette fin, mais qui aurait pu préférer une autre fin, et,
par conséquent, agir d'une autre façon. Il trouve cette
idée tout à fait incompatible avec la notion qu'il se forme
de cet être, et qu'il regarde comme la seule qu'on
puisse légitimement s'en former, et il affirme que de
la nature nif•cessaire de cet être émanent nécessai-
rement tous les actes et toutes les idées qui successive-
ment s'y développent ; en sorte que rien de ce qui émane
de lui n'arrive par un choix libre, et que le mot de vo-
lonté n'a aucun sens, quand on le lui applique. Et tou-
tefois, Spinosa affirme que Dieu est le seul être libre
dans un autre sens, dans le sens où il prend:et accepte
le mot de liberté. En effet, dit-il , toutes les pensées,
tous les actes, tous les développements possibles de
Dieu émanent de sa seule nature et non pas de l'action
d'une autre nature agissant sur la sienne ; Dieu est
donc libre, en ce sens que tout ce qu'il fait n'est déter-
miné en lui que par les seules lois de sa nature et de
son essence. C'est là ce qui fait la différence entre le
mode d'action de Dieu et le mode d'action de tout autre
être, de l'homme par exemple. La nature de l'homme
étant bornée, comme nous le verrons tout à l'heure, ce
qui se passe en lui est déterminé par une cause exté-
rieure qui n'est pas lui, laquelle est déterminée à son
tour par une autre cause, et ainsi rie suite, jusqu'à Dieu;
tandis que ce qui se passe en Diétt • n'est déterminé que
par sa propre nature. L'action de Dieu est donc tout
à la fois nécessaire et libre, et elle est libre précisé-
ment parce que Dieu est l'être nécessaire. Mais vous
voyez qu'il n'y a aucun rapport entre la liberté que
Spinosa attribue à Dieu, et la liberté telle que nous la
concevons.


.10è


SYSTÈME PANTHÉISTE. 151


Il suit de là qu'il n'y a ni bonté ni méchanceté en Dieu.
En effet, la bonté et la méchanceté impliquent un choix
préalable entre différents buts; et, comme Dieu n'agit
qu'en vertu des lois nécessaires de sa nature, que ce
qu'il fait, il ne peut pas ne pas le faire, qu'il n'agit, par
conséquent, ni en vue d'un but, ni en conséquence d'une
volonté de l'atteindre, il s'ensuit qu'il n'est ni bon ni
méchant, et que toutes les qualités morales que nous
lui attribuons à un degré infini après les avoir prises en
nous, ne sont que des rêves indignes de la majesté de
Dieu et incompatibles avec sa nature. Dieu ne veut pas;
Dieu n'agit pas avec intention ; Dieu n'a ni désir, ni pas-
sion, ni disposition: Dieu est; et, ce qu'il est étant donné,
tout ce qui émane de lui en est la conséquence néces-
saire.


Si Dieu se développe nécessairement, et si rien n'existe
qui n'émane de lui, il s'ensuit qu'il n'y a rien de con-
tingent dans ce qui existe et dans ce qui arrive en ce
inonde. En d'autres termes, tout ce qui existe et se fait
de fini dans l'univers, a été déterminé a être et .à se
faire par les lois nécessaires de la nature divine, Dieu
produisant immédiatement ce qui dérive immédiatement
adpepsenal atsure ou do ses attributs infinis, et médiatement
les modes finis de ses attributs infinis. Ce que nous


contingent, dit Spinosa, c'est ce dont nous
ne comprenons pas la nécessité, et tout ce qui arrive ne
Pouvait pas ne pas arriver ni arriver dans un autre
ordre.


1l suit encore des mêmes principes que le monde est
éternel,l,et l'idée de la création une chimère: car ce qui
n'aurait pas existé dans un certain temps n'a pu com-
nielleer d'exister, et rien ne peut être hors de l'être un




152 SIXIÈME LEÇON.
On pourrait croire qu'il suit de là que l'universalité


des choses est Dieu, ou que Dieu est la collection des
choses qui existent. Spinosa repousse fortement cette
idée. Les choses, dit-il, ne sont pas Dieu, mais les modes
nécessaires de ses attributs. Dieu est un, simple et in-
fini; ses modes sont divers, complexes, bornés; Dieu est
nécessaire de deux manières, parce qu'il existe en lui-
même et parce qu'on ne peut le concevoir comme
n'existant pas; ses modes le sont seulement parce qu'ils
dérivent nécessairement de ses lois; mais ils demeurent
contingents en ce sens qu'on peut les concevoir comme
existant ou n'existant pas. Dieu n'est pas moins distinct
de ses attributs; Dieu est infini dans le sens absolu du.
mot; quoique infinis, chacun dans leur sens, ses attri-
buts sont cependant réellements finis, puisqu'ils sont
plusieurs, et que l'un borne l'autre, tous exprimant sous
une face seulement l'essence de Dieu qui est l'existence.
Les modes sont aux attributs ce que les attributs sont à
Dieu; et, de même que les différents attributs n'expri-
ment que Dieu et sont finis par rapport. à lui, de mène
les différents modes d'un attribut n'expriment que cet
attribut, et sont finis non-seulement par rapport à Dieu,
mais par rapport à cet attribut.


JI suit du rapport, que nous venons de signaler entre
Dieu et ses attributs, que, chacun de ceux-ci n'étant
qu'une manifestation de la nature de Dieu qui est une,
Dieu peut bien être conçu tantôt sous un de ces attributs
et tantôt sous l'autre, mais qu'il reste simple et wu-
jours le même sous la diversité de ces attributs, qui ne
sont que les différentes expressions d'une seule natur e
et les différents développements d'une seule cause. Sil
en est ainsi, il doit y avoir harmonie et correspondance
entre la série des modes successifs d'un de ces attributs


S'YSTEME PANTHÉISTE. 153


et la série des modes successifs de tous les autres. C'est
ce qu'affirme Spinosa, et ce qu'il démontre pour les
deux seuls attributs de Dieu que nous concevions, la
pensée et l'étendue.


Les modes de la pensée sont les idées, et la condition de
toute idée en Dieu comme en nous, c'est d'avoir un objet.
Quel peut être l'objet de la pensée de Dieu? ce nepeut être
que Dieu lui-même, c'est-à-dire son essence et ce qui en
émane nécessairement. L'idée, telle qu'elle existe en Dieu,
est donc une et infinie, considérée par rapport à l'essence
de Dieu qui est une et infinie ; mais elle est multiple pur
rapport aux divers attributs de Dieu et aux modes divers
de chacun de ces attributs. De là, les modes de la pensée
de Dieu, ou la série de ses idées. La série des idées de
Dieu représentant les modes successifs de ses différents
attributs, l'ordre et la connexion de celles-là doivent être
les mêmes que l'ordre et la connexion de ceux-ci, et
réciproquement. Ce que Dieu fait comme être étendu, il
le pense donc comme être intelligent, et ce qu'il pense
Comme être intelligent, il le fait comme être étendu, la
série de ses actes et celles de ses idées étant déterminées
par la même nécessité, ou, pour mieux dire, l'idée et
l'acte n'étant qu'un même phénomène sous deux faces,
comme la pensée et l'étendue ne sont qu'un même être
sous deux apparences. Le cercle est un mode de Dieu
étendu; l'idée du cercle est le mode correspondant de
Dieu pensant; et à ces deux modes en correspond un
autre dans chacun des autres attributs possibles de
Dieu. Soit donc que nous concevions la nature de Dieu
sous l'attribut de l'étendue, ou sous celui de la pensée,
ou sous tout autre , c'est toujours la même série, le
linileeinntenoércdersesa,


nécessaire.


connexion et le même développe-




154 SIXIÈME LEÇON.
Mais la pensée de Dieu n'a pas seulement la propriété


de représenter tous ses autres attributs et leurs modes,
elle a encore celle de se représenter elle-même. Dieu,
en d'autres termes, ne pense pas seulement son essence
et toutes les choses qui en émanent, mais il pense
encore sa pensée; et il le faut bien, car autrement
ses idées seraient moins étendues que sa nature, et il
ignorerait un de ses attributs, l'intelligence. La pensée
divine a donc conscience d'elle-môme et de ses modes,
comme elle a connaissance de tous les autres attributs
et de tous les autres modes de Dieu. Et cette propriété,
la pensée le porte et la conserve partout ; elle lui


.
est


essentielle.
Toutes ces choses sur Dieu, et beaucoup d'autres que


j'omets, sont exposées dans le premier livre de l'Éthique
de Spinosa, et dans la première partie du second. Il
faut maintenant, Dieu étant ainsi posé avec ses lois et sa
nature nécessaires, vous donner une idée de ce que
sont et les corps et l'homme dans le monde de ce philo-
sophe.


Nous avons vu par quel procédé Spinosa, abstrayant
l'idée de l'existence de celle de l'étendue et de la pensée,
a fait de Dieu quelque chose dont l'existence seule est
l'essence, et dont la pensée et l'étendue ne sont que les
attributs. Le même procédé appliqué à ce que nous
appelons corps et esprits l'a conduit à ne voir dans ces
deux prétendues entités que des modes de la pensée et
de l'étendue.


En effet, prenons, dit-il, un corps quelconque, de la
cire, par exemple : il y a cela de commun entre ce corps
et tous les autres, qu'il est étendu ; mais ce n'est pas là
évidemment ce qui le caractérise, et, par conséquent, le
constitue; car si c'était là ce qui le constitue, il s'ensui-


SYSTÈME PANTHÉISTE. 155
ait que toute étendue est cire, ce qui n'est pas; l'éten-
due est donc simplement le fonds de tout corps ; mais
ce qui constitue chaque corps en particulier, c'est une
certaine détermination, un certain mode de l'étendue
ou de cette chose commune à laquelle participent tous
les corps. Un corps n'est donc pas l'étendue, mais un
certain mode de l'étendue ; et, comme l'étendue est un
attribut de Dieu, il s'ensuit que tout corps est un certain
mode d'un attribut de Dieu, qui est l'étendue.


Il en est absolument de môme des esprits. Ce qu'il y a
de commun entre tous les esprits, c'est la pensée; mais
ce n'est pas là ce qui distingue et ce qui constitue cha-
que esprit. Car si un esprit donné était la pensée tout
entière, il s'ensuivrait que toute pensée est cet esprit, ce
qui n'est pas et ce qui ne saurait être. Donc un esprit
n'est autre chose qu'un mode, une détermination de la
pensée, attribut de Dieu.


Cela posé, il est aisé de comprendre quelle idée Spi-
nosa se forme de l'ensemble des corps et des esprits
qui remplissent le monde que nous connaissons. Le
fond de tous les corps possibles, c'est l'étendue, attri-
but de Dieu; le fond de tous les esprits, c'est la pensée,
autre attribut de Dieu. Un corps, un esprit quelconque,
ne sont donc qu'une portion, un moment déterminé de
ne double développement de Dieu, comme être intelli-
gent et comme être étendu ; tout corps, en d'autres ter-
mes, est une portion de l'étendue divine ou de la série
infini e de mouvements qui s'y succèdent ; tout esprit,
une •Porfirio de la pensée divine ou de la série infinie


qu'elle développe. L'étendue et la pensée sont
Intne deux fleuves parallèles dont chaque corps et


'flaque esprit sont quelques flots ; et, comme dans un
Ileuve chaque flot est déterminé par celui qui le.pousse,




156 SIXIÈME LEÇON.
celui-ci par un autre, et. ainsi de suite jusqu'à la source
de même la série de mouvements ou d'idées qui cone.
tuent chaque corps ou chaque esprit est déterminée par
des mouvements ou des idées antérieurs, qui le sont eux-
mêmes par d'autres, et ainsi de suite jusqu'à Dieu, qui
est la seule cause de tout ce qui arrive, comme il est la
seule substance de tout ce qui est.


Et de là vient, comme le dit Spinosa, que si nous
cherchons la cause d'un changement matériel ou d'une
idée, nous la trouvons toujours dans un changement ou
idée précédente, et ainsi de suite, tant que nous pouvons
aller, c'est-à-dire jusqu'à ce que la succession des effets
et des causes se dérobe à nos yeux.


On voit à quelle notion de l'homme conduit une telle
doctrine. L'homme se compose d'un corps et d'une
âme; qu'est-ce que ce corps, qu'est-ce que cette amef
il est aisé de répondre. Ce que j'appelle moi ou dom
n'est pas une substance comme nous l'imaginons; car
il n'y a qu'une substance, et si mon âme étaitsubstance,
toute substance serait moi; elle n'est pas davantage la
pensée, car alors toute pensée serait moi ; elle n'est
donc et ne peut être que la succession de ces idées
mêmes que nous disons qu'elle a, mais qui au fond la
constituent. Mon âme est à chaque instant la somme des
idées qui sont en moi en ce moment. Si la cire avai t


le
perception d'elle-même, elle se croirait' aussi le suie'
des différentes formes qu'elle prend, et cependan t elle
n'est que ces formes.


Mon corps n'est de même, ni une substance, ni l'en'
due, mais la succession de certains modes déterminés1
l'étendue. De petit il devient grand, de jeune il de y°. •
vieux, et tout se renouvelle perpétuellement en ni:
comme dans l'âme, seulement moins visiblement' e


SYSTÈME PANTHÉISTE. 157
le neuve de ces modifications qui s'écoulent , comme
l'ame est le fleuve des idées.


Mais ces deux choses mêmes, le corps et l'âme, n'en
font qu'une; en d'autres termes, ce que nous appelons
corps et ce que nous appelons dme ne sont que les deux
faces d'une seule et même chose. De même que, dans
Dieu, la série des développements de l'un de ses attributs
correspond parfaitement à la série des développements
de tous les autres; de même, dans cette portion du dé-
veloppement de Dieu qui est l'homme, la série des idées
qui constituent l'aille correspond exactement à la série
des mouvements qui constituent le corps. Il y a plus,
l'une de ces séries n'est que l'image de l'autre. En effet ,
il n'y a pas plus d'idée sans objet en nous qu'en Dieu;
or, quel est , quel peut être l'objet propre de l'idée hu-
maine, sinon le corps humain? S'il y a en nous une série
d'idées qui constituent notre esprit, cela vient de ce qu'il
y a en nous une série de transformations, de change-
ments, d'affections, (lui constituent notre corps. L'idée
qui est nous, dans un moment donné, n'est autre chose
que la forme intellectuelle du changement matériel qui
s'y opère dans le même moment. Figurez-vous Dieu se
développant par le double attribut de la pensée et de
l 'étendue , et interceptez par la pensée une portion dé-
terminée de ce développement infini, laquelle dure un
cert ain temps ; eh bien, cela, c'est l'homme. Or, comme
t,01


-1s les attributs de Dieu ne sont que les expressions
elliérentes d'une même chose, et. que le développement
de l 'un n'est que celui de l'autre sous une autre forme,


développement
s'ensuit qu'il doit en être de même dans la portion du


riuéveloPPement divin qui nous constitue; nous sommesgone
le, u ne chose simple qui a deux faces, la face intel-


et la face matérielle, et ce qui est idée sous l'une




158 SIXIÈME LEÇON.
de ces faces est toujours mouvement sous l'autre,
réciproquement.


Nous avons vu qu'en Dieu l'attribut pensée représent,
en réalité ou en puissance tous les modes réels ou pou,
sibles des autres attributs de Dieu, plus ses propres
modes à lui-même: car il est de la nature de la penséede
représenter ses propres modes comme ceux des autres
attributs. Cette nature propre de l'idée, elle la conserve
en.nous. De même que dans Dieu la pensée se sait,
ainsi eu nous l'idée a concience d'elle-même. En meute
temps donc que la série des idées qui constituent note
esprit représente la série des affections qui constituent
notre corps, ces idées se représentent elles-mêmes; et
de là vient que notre esprit, outre son objet propre
qui est le corps, se connaît lui-même. De là ce phé-
nomène de la conscience, qui fait que nous nous sa-
vons , en mème temps que nous savons les choses qui
ne sont pas nous , et qui se retrouve nécessaire-
ment chez tous les êtres qui sont un mode de la pensée
divine.


Que sommes-nous donc, messieurs, en quatre mots,
suivant Spinosa? nous sommes un certain mode de la
pensée divine correspondant à un certain mode de ré'
tendue divine, par lequel il est déterminé, et qui est sou
objet propre. Le mode d'étendue est le corps ; le mode
de pensée est l'âme ou l'esprit; et ces deux modes, qui
se correspondent parfaitement, ne sont qu'un seul et
même phénomène qui est l'homme.


Ce qui distingue l'homme des corps proprement dits,
c'est que ceux-ci ne sont que des modes de l'étendue
divine. En effet, tout mode de l'étendue divine ne renferole
pas nécessairement le mode correspondant de la pensée.
divine : on le voit par les êtres purement étendu s 'le


S STÈME PANTHÉISTE. 159
nous environnent. L'homme, qui réunit les deux modes,
a donc deux fois plus de réalité que les corps propre-
ment dits, qui n'en renferment qu'un.


Cette idée de l'homme étant posée , je pourrais
m'abstenir de pénétrer plus avant dans la métaphy-
sique de Spinosa, et me dispenser d'entrer dans les
détails de son opinion sur l'âme et sur le corps. Il est
cependant quelques points que je crois devoir ne pas
omettre.


Notre corps n'est point simple, selon Spinosa : il se
compose d'une multitude de corps divers, qui sont tous
des modes différents de l'étendue. Quand plusieurs corps
sont unis de manière à partager les mêmes mouvements,
ils forment un individu ; et, tant que la forme d'un indi-
vidu subsiste, il subsiste lui-même, bien que ses parties
aient été renouvelées, diminuées ou augmentées. Le
corps humain est donc dans la forme, beaucoup plus
que dans les éléments qui le composent. C'est par cette
forme, qui est une résultante, ou, si l'on aime mieux, un
mode complexe de l'étendue, qu'il se distingue des au-
tres corps composés.


Tous les changements qui se produisent dans le corps
se réduisent, selon Spinosa, à des mouvements, et ces
mouvements sont toujours déterminés en lui par d'au-
tres corps qui l'affectent, lesquels sont eux-mêmes dé-
terminés au mouvement par d'autres, et ainsi de suite.
Tous ces mouvements, Spinosa les appelle des affections;
et il dit que la nature comme le nombre des affections
dépendent, et de la nature du corps qui les souffre, et de
Celle des corps qui les produisent; en sorte que la nature
'le Ch aque affection contient quelque indice, et de la
nature du sujet affecté, et de celle des causes affectantes.


Comme nos idées n'ont d'autre objet que les affec-




160 SIXIÈME LEÇON.
lions de notre corps, il suit de là que, plus le corps esi
susceptible d'affections, plus l'esprit est susceptible dl.
dées, et aussi, que notre esprit a d'autant plus d'idées
que notre corps est affecté par un plus grand nombre de
corps extérieurs. En d'autres termes, l'idée qui constitue
l'esprit humain est d'autant plus complexe et plus riche,
que l'affection du corps humain est elle-même plus ri-
che et plus variée.


Toute idée immédiate de l'esprit est, selon Spinosa,
l'idée d'une affection de notre corps; mais cette idée en
enveloppe plusieurs ; en effet, elle contient, outre l'idée
de l'affection elle-même : 1^ quelque idée du corps af-
fecté; quelque idée des corps qui ont produit l'affec-
tion; 3° enfin, quelque idée de l'esprit, puisque toute
idée a conscience d'elle-même, et que toute idée est
élément de l'esprit, qui n'est que la succession des
idées.


On comprend par là comment Spinosa a pu dire que
nous ne connaissions rien immédiatement que les af-
fections de notre corps, et que c'est de la notion des
affections de notre corps que sort toute la connais-
sance humaine. Vous voyez, en effet, que cette notion
est féconde, puisque par elle nous allons immédiatement
à notre esprit, à notre corps, et aux corps extérieurs . Je
vous prie de remarquer que cette doctrine est précisé-
ment celle de Condillac, et qu'il suffit de substitue r au
mot d'affection celui de sensation , qui représente la
même chose, pour s'imaginer que les phrases suivantes
de l'Éthique : « Nous ne connaissons notre corps que
par ses affections, les corps extérieurs que par les af"
fections du nôtre, notre esprit que par les idées de es
affections, » sont des ple“es du Traité des sensation'
Cette similitude, qu'on pouvait déjà remarquer dans


3111


SYSTÈaIE PANTHÉISTE.


161


cette opinion de Spinosa, que notre cime est la collectiOn
de nos idées, et qu'elle est à chaque moment la somme de
nos idées présentes, continuera de vous frapper dans les
points de la métaphysique intellectuelle de Spinosa qui
me restent encore à toucher.


Si tout le travail intellectuel se bornait à ce que nous
venons de dire, nous n'aurions, selon Spinosa, que des
idées confuses et inadéquates. En effet, ce que nous ap-
prennent de notre corps et des corps extérieurs les idées
des affections, est très-indirect, et comme tel très-in-
complet, et comme tel très-confus; par cela même, ce
qu'elles nous apprennent des affections qu'elles repré-
sentent reste également incomplet et obscur : car l'idée
adéquate de ces affections supposerait la connaissance
adéquate du sujet qui les subit et des causes qui les pro-
duisent. Enfin, les idées des affections de notre corps
étant inadéquates et obscures, l'idée de ces idées, qui
est celle de notre esprit, ne peut être elle-même qu'obs-
cure et inadéquate. En sorte que, si la connaissance hu-
maine demeurait ce que nous la donne la simple percep-
tion, c'est l'expression de Spinosa, elle ne comprendrait
que des idées inadéquates et confuses, telles que le sont
nécessairement toutes les idées de nos affections, et
c elles de notre esprit, de notre corps et des corps exté-
rieurs, qui en dérivent.


ffeureusement selon Spinosa, nos idées ne se bor-
nent pas à celles que nous recevons quand nous SOM-
n'es déterminés à percevoir (ad pereipiendum) par le got
des actions extérieures. Nous en obtenons qui ne portent
Point ces caractères, quand nous sommes déterminés inté.-


e2


ieurement (internè) à concevoir (ad intelligendutn) les
nvenances et disconvenantes des choses par la con-


templation simultanée de plusieurs de ces idées. Car,
I


th




162 SIXIÈME LEÇON.
dans ce dernier cas, nous pouvons arriver à des idées
adéquates et claires.


Spinosa admet donc, qu l aprè,s que les idées particu-
lières et immédiates des affections de notre corps, et
toutes celles qu'elles impliquent, ont été introduites en
nous, elles y subissent un travail qui nous élève à des
idées générales claires et adéquates. En sorte que trois
choses sont évidentes dans le système de Spinosa : la
première, que toutes nos connaissances viennent des
idées des affections de notre corps; la seconde, que ces
idées, qui sont particulières, ainsi que celles particu-
lières aussi de notre esprit, de notre corps et des corps
extérieurs,. qui en sortent naturellement, sont essentiel-
lement inadéquates et obscures; la troisième enfin, que
les seules idées susceptibles d'être claires et adéquates
sont les idées générales, lesquelles peuvent être tirées
des premières par un travail intérieur qui succède à la
perception, et qui en est distinct.


La nature de ce travail est ce qu'il y a, messieurs, de
plus obscur dans le système de Spinosa, et je ne crois
pas me tromper en affirmant que là est le noeud de
toutes les difficultés que présente réellement l'intell i


-gence de sa doctrine. Toutes les autres cèdent ou peu-
vent céder à une étude attentive et patiente.


fl s'agit, en effet, de savoir si Spinosa considère ce
travail comme s'opérant fatalement et de lui-mêm e en
nous, ou s'il nous fait intervenir dans ce travail, et
donne ainsi à l'homme quelque part et quelque influence
dans la formation de ses idées. A ne considérer que les
principes du système, ou que les termes mêmes dans
lesquels Spinosa décrit ce travail, quelque obscurs que
soient ces termes par moment, il n'y aurait pas à l lést-
ter, et l'on devrait adopter la première opinion. En cet'


SYSTÈME PANTHÉISTE.


163


nos idées étant déterminées par la série des affections
de notre corps, qui sont déterminées elles-mêmes par
les causes extérieures ,ysquelles le sont par Dieu, évi-
demment toutes nos idées sont déterminées par Dieu et
non par nous. Mais il y a une plus grande impossibilité
encore à ce qu'elles soient déterminées par nous. En
effet, notre esprit n'est lui-même que la somme de ces
idées; or', pour qu'il pût influer sur leur formation, il
faudrait qu'il en fût distinct : car il n'y a aucun moyen
d'imaginer comment notre esprit, qui est un composé
d'idées, pourrait intervenir dans la création de ces idées
dont il est un effet, une résultante, un composé. A s'en
tenir donc aux principes du système, il est impossible
que Spinosa ait pu , sans la plus étrange des contradic-
tions, accorder aucune participation à l'esprit dans le
travail que subissent en nous les idées immédiates don-
nées par la perception ; et, je le répète, quand il décrit
ce travail, aucune de ses expressions n'autorise formel-
lement à penser qu'il soit tombé dans cette contradic-
tion. Mais, quand on en vient à la partie morale dç son
système, que je vous exposerai dans la prochaine leçon,
on est tenté d'adopter l'opinion contraire; là, en effet,
Spinosa accorde évidemment à l'homme une certaine
influence sur la formation de ses idées, à ce point qu'il
appelle liberté le pouvoir qu'il a de l'exercer ; . à ce point
qu'il conseille à l'esprit de se détourner de certaines
idées pour se tourner vers d'autres; à ce point qu'il a
écrit un traité sur la conduite de l'esprit ; à ce point que
C'es t sur ce pouvoir de le diriger et de lui faire former
certaines idées qu'est fondée toute la morale, tout le
droit n aturel de Spinosa. S'il s'agissait d'un raisonneur
,Inc' in s sévère, on s'arrêterait sans difficulté à. l'idée que
9inosa, comme tant d'autres philosophes, s'est contre-




164 SIXIÈME LEÇON.
dit et a été inconséquent à ses principes; mais on est
moins hardi avec un philosophe comme l'auteur de


et, quand on réfléchit à l'énormité d'une telle
contradiction, on ne peut se détacher de l'idée que cet
esprit vigoureux a été la dupe de quelque illusion lo-
gique, qui lui a caché la contradiction dans laquelle il
tombait, et qu'on voudrait découvrir ; or, si cette illusion
est quelque part, elle doit se trouver dans l'idée qu'il
s'est faite de ce travail intellectuel qui forme en nous
les idées générales. C'est pourquoi je repète que c'est là
la partie véritablement obscure de son système, celle où
se rencontrent les seules difficultés réelles que son intel-
ligence présente. Ces difficultés, j'avoue, messieurs, que
je n'ai pu les surmonter ; l'illusion que l'esprit de Spi-
nosa a dû se faire, je ne suis point parvenu à la décou-
vrir. L'opinion qu'il me parait s'être formée, et que je
vais vous indiquer, du travail intellectuel qui élève l'es-
prit des idées particulières et immédiates aux idées ulté-
rieures et générales, est parfaitement conséquente aux
principes de son système, et laisse entière et sans ex-
plication la contradiction dans laquelle la prochaine le-
çon vous montrera qu'il est tombé.


Toute la connaissance humaine se réduirait aux no-
tions immédiates de perception dont je vous ai entrete-
nus, messieurs, si ces notions, une fois acquises, ne
pouvaient être conservées ou rappelées en nous. liais
elles peuvent l'être, et voici comment. L'action des cau-
ses extérieures sur le corps ayant pour effet de modifier
les parties du corps sur lesquelles elles agissent, l'im-
pression qu'elles y produisent ne disparaît pas toujours
entièrement avec l'action des causes; quand cette action
a été vive ou répétée, cette. impression se continue et
survit à l'action, et les parties affectées finisse'


SYSTÈME PANTHÉISTE. 165
par contracter une disposition durable à se replacer
dans les conditions de cette impression. Ces traces d'af-
fections se traduisent en idées dans l'esprit, comme les
affections elles-mêmes.


Les idées qui correspondent à des traces d'affection,
Spinosa les distingue, par le nom d'images ou de souve-
nirs, des idées proprement dites qui représentent les af-
fections elles-mêmes ; et c'est ce qu'il appelle imagina-
tion ou mémoire dans l'homme.


Un autre fait achève d'expliquer tout le mécanisme de
la mémoire, et ce fait, c'est l'analogie qui existe entre
les dispositions corporelles qui constituent certaines
affections. En vertu de cette analogie, quand nous
éprouvons certaines affections analogues à d'autres que
nous avons souvent éprouvées et qui ont laissé dans
notre corps une disposition à les reproduire, il arrive
que les premières déterminent notre corps à se replacer
dans les conditions des secondes ; alors, celles-ci se
renouvellent mécaniquement; et, comme elles peuvent
a leur tour en éveiller d'autres analogues, il s'ensuit
qu'une seule affection peut réveiller la trace d'une foule
d 'autres; et de là dans l'esprit, à propos d'une idée, ces
suites d'images ou de souvenirs, qui constituent les plié-


neollna mémoire.
ènesdel'association des idées, de l'imagination et


Ainsi, notre esprit ne se compose pas seulement, dans
un moment donné, des idées des affections présentes
de notre corps et de celles qu'elles impliquent : il
speasse:enslAnse , en outre, d'un nombre plus ou moins
grand de souvenirs, c'est-à-dire d'idées d'affections


Mais ces idées, comme nous l'avons dit, ont conscience
d'elles-mêmes. Or, cette conscience, en les embrassant,




166 SIXTPME LEÇON.
embrasse et comprend aussi le sentiment des conve-
nances et des disconvenances qui existent entre elles, el,
par conséquent, entre les choses qu'elles représentent.
1)e là, une nouvelle classe d'idées, qui sont les idées de
rapport ou les idées générales : idées ultérieures, et
tout à fait distinctes des idées immédiates données par
la perception.


Voilà, messieurs, en quoi consiste tout ce travail in-
tellectuel dont je vous parlais tout à l'heure; vous voyez
que la perception en donne les matériaux, et qu'il con-
siste tout entier dans le rapprochement entre ces maté-
riaux opéré par la mémoire, et dans les comparaisons
qui naissent de ce rapprochement. 00'


Mais ce rapprochement et ces comparaisons sont tout
à fait mécaniques, et Spinosa a grand soin de le faire-
remarquer. Il n'y a pas des idées rappelées et comparées
d'un côté, et un esprit qui rappelle et qui compare, de
l'autre. Des traces d'affection sont fatalement réveillées
dans le corps, lesquelles sont fatalement représentées
dans l'esprit par les idées, idées qui se comparent fata-
lement entre elles par le fait fatal de leur rapproche-.
ment, d'où résultent des idées, fatalement formées, de
leurs convenances et de leurs disconvenances;
tout. Il n'y a rien là qui ressemble de près ou de loin à
une intervention de l'esprit. L'esprit continue d'être la
somme des idées; seulement, cette somme est augme n


-tée d'une nouvelle classe d'idées, rien de plus.
Je n'ai pas besoin de dire que ces idées généra l


ainsi formées sont soumises à la même loi que les idé
immédiates, qu'elles peuvent être rappelées comm e c
dernières et engendrer comme elles, par leur rapprocli
ment, des idées plus générales qui, à leur tour, peuvelt
en produire de plus générales encore, et ainsi de suite;


SY§fibl PANTH1USTE. 167


il suffit de faire remarquer que toutes ces idées, quel
que soit leur degré de généralité, ont le même carac-
tère, qui est de n'être pas des idées immédiates, de
simples perceptions, mais des idées ultérieures, des con-•
ceptions, comme dit Spinosa.


Nous avons vu que Spinosa déclare essentiellement
inadéquate et confuse toute idée immédiate. Il n'en est
pas nécessairement de même, selon lui , des idées ulté-
rieures dont nous venons d'expliquer la formation;
celles-ci peuvent être claires et adéquates, et voici pour-
quoi.


Qu'est-ce que la vérité d'une idée? dit Spinosa ; c'est
la conformité de l'idée avec la chose représentée; mais
la condition de la naissance d'une idée étant l'existence
d'un objet qui la suscite, il n'y a pas d'idée sans quelque
chose qu'elle représente; il n'y a donc pas d'idée qui
n'ait quelque vérité ; toute la différence entre les idées,
c'est que les unes représentent complètement tout leur
objet, les autres incomplètement : les premières sont les
idées adéquates; les secondes, les idées inadéquates. L'es
idées ne sont donc fausses que par ce qu'elles ne con-
tiennent pas; ce qu'elles contiennent est toujours vrai ;
le vrai est positif, le faux négatif'.


Il y a donc identité entre une idée adéquate et une
idée complète ou vraie, d'une part, et en tre une idée
inadéquate et une idée en partie fausse, de l'autre. Mais
comment pouvons-nous savoir si une idée est adéquate ou
Inadéquate? à quel signe, à quel crilerium le reconnais-
sons


-nous? A l'évidence, dit Spinosa, c'est-à-dire à la
clarté


. D'où vient, en effet, qu'une idée est confuse? uni-
(I,uenient de ce qu'elle est incomplète, c'est-à-dire ina-
u6quate à-son objet; car, si elle représentait tout son
objet, elle n'aurait et ne pourrait présenter aucune oh-




168 Si X* I ÈME LEÇON.


111


scurité. Toute idée claire est donc adéquate, toute idée
confuse inadéquate, et réciproquement. C'est donc
leur clarté ou à leur confusion que nous reconnaissons
si nos idées sont vraies ou fausses, adéquates ou inadé,
quates.


Si les idées immédia les ne peuvent être inadéquates,
c'est, comme Spinosa l'a démontré, qu'elles correspon-
dent à des objets particuliers, dont nous ne pouvons
jamais connaître toutes les circonstances et tous les dé-
tails, et c'est parce qu'elles ne peuvent être adéquates,
qu'elles sont toutes essentiellement obscures et bloom-
piétement vraies. Ce qui fait, au contraire, que les
idées ultérieures peuvent être adéquates, et par consé-
quent claires, et par conséquent vraies, c'est qu'elles
représentent non plus des objets particuliers, et partant
très-composés, mais des choses générales, et partant
moins complexes que les choses particulières, et d'une
complexité de moins en moins grande à mesure qu'elles
sont plus générales.


Prenons pour exemple ces faits particuliers qu'on
appelle affections. du corps. Aucune de ces affections ne
peut nous être parfaitement connue, précisément parce
qu'elle est une certaine affection particulière. Mais sup-
posez en nous, rapprochées par la mémoire, les idées
inadéquates d'un grand nombre d'affections: la conve-
nance de ces différentes idées va nous apparaître, et en-
gendrer une idée générale de ce qu'il y a de commun
entre toutes ces affections, c'est-a-dire du caractère qui
fait que tous ces phénomènes particuliers sont des affec-
tions. Or, ce caractère commun et constitutif est infin i


-ment plus simple que chacun des phénomènes particu-
hors au sein desquels il se trouve; nous pouvons donc
par cette raison en avoir une idée beaucoup moins ina-


SYSTÈME PANTI-111STE. 169
déquate, et, par conséquent, beaucoup moins confuse et
beaucoup moins fausse.


Faites maintenant que cette idée générale d'affection
se rapproche d'autres idées générales du même degré
qui lui soient analogues : il est évident qu'il sortira de
ce rapprochement une idée dont l'objet sera encore plus
simple, et qui aura plus de chances encore d'être adé-
quate, claire et vraie. D'où l'on voit que nos idées sont
d'autant plus adéquates, d'autant plus vraies et d'autant
plus claires, qu'elles ont un objet plus général, et, par
conséquent, qu'elles sont plus générales elles-mêmes.


Telle est, messieurs, autant que j'ai pu la comprendre,
la logique de Spinosa. J'ose dire, et vous reconnaîtrez
sans peine, qu'elle est parfaitement conséquente à son
ontologie. Car s'il n'y a qu'une substance qui se déve-
loppe par une infinité d'attributs dont les choses parti-
culières qui nous entourent ne sont que les modes infini-
ment variés, ce qu'il y a de plus général, c'est-à-dire le
tout, Dieu, est en même temps ce qu'il y a de plus sim-
ple et de plus réel ; et ce qu'il y a de plus particulier,
c'est-à-dire les corps et les esprits, est en même temps
ce qu'il y a de plus complexe et de plus phénoménal.
En sorte que ce qui est plus réel et plus simple dans les
idées du vulgaire est précisément ce qui est moins réel
et plus composé dans celles de Spinosa, et que la réalité
et l'unité croissent pour lui dans la même proportion
que l'abstraction et la multiplicité pour nous. C'est que
le monde pour lui n'est que le développement multiple
d'un seul être, tandis que pour nous il est la collection
d'une multiplicité d'êtres individuels. La réalité pour
nous est dans les éléments du tout.; un nombre quelcon-
que de ces éléments et le tout lui-même ne sont que des
abs tractions. La réalité, pour Spinosa, est dans le tout




170 STNIblE LEÇON.
qui est l'être; le reste n'est que phénoménal, et d'autant
plus phénoménal qu'il est plus individuel.


Voilà, messieurs, ce que j'avais à vous dire sur la
partie métaphysique du système de Spinosa. Je vous
exposerai, dans la prochaine leçon, la partie morale de
ce système. SEPTIÈME LEÇON.


SYSTÈME PANTHÉISTE.


MESSIEURS,


J'ai épuisé dans la dernière leçon ce que je m'étais
Proposé de vous dire sur la métaphysique et la logique
de Spinosa. Je vais, dans celle-ci, essayer de vous donner
une idée générale de la partie morale de Son système.
Les longs développements dans lesquels je me suis laissé
entraîner dans la précédente séance m'avertissent que
je dois me borner, si je ne veux pas donner dans


losophe.
mon cours une place exagérée à. la doctrine de ce phi-


Vous vous souvenez, messieurs, que l'âme humaine
n'est aux yeux de Spinosa qu'une succession d'idées, les-
quel les ne sont elles-mêmes que la représentation des
différents changements qui s'opèrent dans le corps hu-
main. Vous vous souvenez aussi qu'il ne faut pas con-
clure de là qu'il y ait deux choses dans l'homme, l'une
quun appelle l'âme, et l'autre qu'on appelle le corps ;
car, dans la pensée de Spinosa, ces deux choses n'enf


ira face esprit ou pensée, et
;tint qu'une. L'homme est donc une chose à deux faces :


la face étendue ou corps; de
manière que tout ce qui arrive dans l'homme s'y pro-
duit nécessairement sous deux formes, les affections et




172, SEPTItiME LEÇON.
les idées, qui expriment de deux manières différentes,
mais parallèles, un seul et mème développement phé-
noménal, qui est l'homme. hais vous savez aussi que,
dans les idées de Spinosa, le corps humain n'est qu'un
mode déterminé de l'étendue, attribut de Dieu, et l'es-
prit humain qu'un mode correspondant de la pensée,
autre attribut de Dieu. L'étendue qui constitue notre
corps et les idées qui constituent notre âme ne sont
donc que des portions, des déterminations de l'étendue
et de la pensée divine. Vous concevrez donc aussi cette
double définition de Spinosa, que l'âme humaine, c'est
Dieu, considéré en tant qu'il constitue l'âme, et que le
corps humain, c'est encore Dieu, considéré en tant qu'il
constitue le corps. Dieu est donc tout à la fois borné en
tant qu'il constitue notre corps et notre âme, et infini
en tant qu'il ne les constitue pas; sous le premier as-
pect, sa puissance et sa connaissance sont limitées; sous
le second, elles ne le sont pas. Encore une fois, toutes
ces phrases mystérieuses de l'éthique deviennent claires
quand on sait que les idées qui constituent notre esprit
et les modifications qui constituent notre . corps (Car
notre corps est dans la forme et non pas dans la ma'
tière) ne sont qu'un fragment d'un double développe'
ment de Dieu, du développement de sa pensée et dg
développement de son étendue. De ce point de vuei.e
est vrai de dire que Dieu constitue notre corps et noire
esprit, et que sa puissance et sa connaissance sont bor-
nées en tant qu'il les constitue. En effet; nous n'avons
pas toutes les idées., nous n'en avons que quelques-unes;
et, parce que nous n'en avons que quelques-un es , la
plupart de ces idées sont inadéquates et confuses. Die
en tant qu'il nous constitue, est donc borné dans sa
connaissance, a donc des idées inadéquates et confuses'


SYSTÈME PAN THÉ1STE 173
mats, en lui-même, il ne l'est pas; car, en tant. qu'il ne
nous constitue pas, il a toutes les idées que nous avons
et toutes les autres idées qui servent à rendre claires,
adéquates, les idées flue nous avons. Et de même, la
puissance de notre corps est bornée par les autres corps
extérieurs. Dieu, en tant qu'il constitue notre corps, est
donc borné dans sa puissance ; mais il ne l'est pas en
lui-même ; car toutes les causes qui bornent notre puis-
sance sont des modes de la puissance divine comme
notre puissance elle-même. Quand donc notre corps est
borné, c'est Dieu qui se borne lui-même; par consé-
quent, il n'est pas borné en soi ; il ne l'est qu'en tant
qu'il constitue notre corps. Il suit de là que toutes les
idées qui sont inadéquates en nous ne sont pas inadé-
quates en Dieu, en tant qu'il ne constitue pas notre
esprit, et que toutes les forces qui sont bornées en nous
ne sont pas bornées en Dieu, en tant qu'il ne constitue
pas notre corps. Ces distinctions paraissent frivoles, et
Pourtant elles sont nécessaires à l'intelligence de la
doctrine de Spinosa.


Les idées étant ce qui constitue notre esprit, il est
évident que, plus nous aurons d'idées, et plus ces idées
seront claires et adéquates, plus aussi notre esprit aura
de perfection, de réalité et d'existence. Cette proposition
est d'une évidence arithmétique dans le système de
iScif::ens ésosp ar.ie,'ân mt


e étant à chaque instant la somme des
es, composez l'âme de vingt idées, elle


aura plus d'existence, de perfection, de réalité,' que si
elle n'en comprenait que dix. Composez-la de vingt
idées clan'es, adéquates et vraies elle aura plus de per-
fec tron , de réalité et d'existence que si elle se compo-
saitdes Vingt mêmes idées, inadéquates et confuses.
L'osSence de notre âme étant les idées, ce sont les idées




174 SEPTIÈME LEÇON.
qui constituent sa réalité, son existence, sa .perfection.
de manière que notre âme aura d'autant plus de réalii4
et d'existence et sera d'autant plus parfaite qu'elle aura
plus d'idées et que ces idées seront plus claires. 4,4.
pliquant ce même principe au corps, c'est-à-dire àce
mode de l'étendue sans cesse affecté, borné, limité par
les autres corps qui agissent sur lui, on trouvera,
notre corps aura d'autant plus de réalité et de perfec.
tion, qu'il sera moins limité par les corps extérieurs,
c'est-à-dire qu'il se développera avec plus de plénitude
et d'aisance en vertu de sa nature propre.


Mais, une fois arrivé à la partie morale de sa doctrine,
Spinosa néglige le corps; et ce qui fait l'objet principal
de ses études, c'est l'âme, c'est-à-dire l'homme consi-
déré sous la face de la pensée. C'est. de la réalité, de la
perfection, du bonheur de cette partie de l'homme, que
Spinosa s'occupe presque uniquement dans les trois
derniers livres de son ouvrage.


Les lois selon lesquelles croissent et décroissent les
moyens par lesquels peuvent être augmentés ou ditni-
nués l'existence, la réalité, la perfection et le bonheur
de l'âme, voilà ce qu'il s'attache exclusivement à déter-
miner ; et c'est ici qu'il faut le suivre avec attention, SI
on veut entrevoir les idées fondamentales de sa morale,
de sa politique et de sa religion.


Tout être a nécessairement une tendance ou un désir,
et cette tendance ou ce désir nécessaire, c'est de persé-
vérer dans ce qui le constitue.


L'essence de Dieu étant d'être, ce désir nécessair e est
en lui de persévérer dans l'existence. Or, Dieu enferre
toute existence, et cette existence n'étant bornée ni 138
pouvant l'être, puisqu'il ,n'existe rien hors de lui,1
s'ensuit que Dieu est absolument parfait, et, par colle


SYSTÈME PANTHÉISTE. 175


quent, complétement heureux. Mais il n'en est pas de
même de l'âme humaine.


Comme émanation de Dieu, l'âme humaine participe
au désir fondamental et unique qui est en Dieu, et elle
aspire aussi à persévérer dans ce qui la constitue ou la
fait être. Or, ce qui constitue l'âme étant la connaissance,
et, cette connaissance étant bornée, il s'ensuit que le désir
fondamental, propre à tout être, de 'persévérer dans ce
qui le constitue, ne peut avoir d'autre objet dans l'âme
que la persévérance dans la connaissance, et, puisque la
connaissance humaine est bornée, l'extension de la con-
naissance. Telle est, et telle doit être nécessairement la
tendance fondamentale et unique de l'âme humaine.
Aussi Spinosa réserve-t-il exclusivement à cette ten-
dance la dénomination de désir; c'est le seul qu'il recon-
naisse en nous.


Mais les idées qui constituent l'âme humaine sont
bornées, et elles le sont par les causes extérieures qui
tendent à en restreindre le nombre et à les rendre ina-
déquates et confuses ; en d'autres termes, le désir fon-
damental de notre nature rencontre au dehors des
causes favorables ou contraires, mais dont l'action totale
et définitive aboutit à déterminer et à limiter notre
connaissance. Ces actions, rencontrant en nous le désir
fondamental qui s'y trouve, nous réjouissent ou nous
attristent, et excitent en nous des amours et des espé-
rances, des aversions et des craintes. De là, des mouve-
rnents secondaires, que Spinosa distingue, par le titre de
tinssions ,


du désir primitif et fondamental qu,i existait
aritcieurement en nous. Cette différence de dénomina-
" nn est fondée sur cette observation profonde, que ces
mouvements secondaires proviennent de l'action des
eauses extérieures sur nous, et que, par conséquent,




176 SEPTIÈME LEÇON.
nous sommes passifs dans ces mouvements, tandis que
la tendance à persévérer dans ce qui nous constitue sort
du fond même de notre nature et s'y développerait en.
core, quand bien même aucune cause extérieure ne
nous affecterait; et c'est là une différence qu'expriment
bien les termes de désir et de passions appliqués par
Spinosa à ces deux espèces de mouvements.


Spinosa, tout en distinguant les passions du désir,
indique la liaison qui unit ces deux ordres de faits; il
est évident, en effet, que si le désir de persévérer dans
ce qui nous constitue n'existait pas en nous, les causes
extérieures n'y pourraient exciter aucun des mouve-
ments de joie et de tristesse, d'amour et de haine, d'es-
pérance et de crainte, qui constituent les passions.
Toutes les passions qui s'élèvent en nous présupposent
donc l'existence du désir fondamental qui s'y trouve.
Il est évident, de plus, qu'elles ne sont toutes que des
traductions diverses de ce désir; toute passion, en effet,
est composée des mêmes éléments, c'est-à-dire d'une
tristesse ou d'une aversion, d'une joie ou d'un amour,
d'une espérance ou d'une crainte; elles ne se distinguent
l'une de l'autre que par les causes qui les excitent or,
tous ces mouvements d'aversion et d'amour, de crainte
et d'espérance, de joie et de tristesse, ne signifient
qu'une chose, le désir de persévérer dans l'ètre et de
l'étendre ; toutes ces tendances de notre âme se ré-
duisent donc à une seule, et n'ont toutes qu'un seul et
unique objet, qui est la conservation et l'accroissement
de l'être ou de la connaissance.


Or, la connaissance étant ce qui constitue notre âne'
désirer accroître la connaissance, c'est désirer accroie
notre réalité, et diminuer 'notre imperfection. Rien ne
peut donc être plus légitime, plus conforme à la rate'


SYSTÈME PANTHÉISTE.


177


que la fin à laquelle aspirent et le désir et les passions
qui sont en nous. Cette lin, c'est la plus grande réalité,
la plus grande perfection de notre être. Tout ce que
nous pouvons faire pour atteindre cette fin est donc
légitime et bon, et c'est à la poursuivre que consiste la
vertu. Il y . a clone harmonie parfaite entre le bonheur et
la vertu, l'un et l'autre consistant dans la plus grande
satisfaction possible du désir fondamental qui est. en
nous et de toutes les passions qui y sont excitées et qui
expriment la même chose. Voilà par quel chemin Spi-
nosa arrive à poser en principe que la satisfaction de la
passion est le but de la vertu, et que nous sommes
d'autant plus vertueux que nous poussons plus loin cette
satisfaction, c'est-à-dire que nous sommes plus heureux.


Ainsi, connaissance, existence, réalité, perfection,
vertu, bonheur, tout cela est une seule et même
chose sous des faces différentes. L'âme se composant
d'idées, et la fin légitime de tout être étant de persé-
vérer dans ce qui le constitue, la fin légitime de l'âme
c'est la connaissance la plus adéquate et la plus étendue
possible. C'est à cette fin, approuvée par la raison,
qu'aspirent toutes les passions de l'âme; s'efforcer de
l
'atteindre, c'est la vertu ; y réussir, c'est le bonheur,
c'est la perfection, c'est la réalité de l'âme. Telles sont,
m


essieurs les bases de la morale de Spinosa.
Reste à examinêr maintenant quels moyens' nous


avons à notre disposition, selon Spinosa, pour atteindre
:ifctet tleitfién qui embrasse tout à la fois notre réalité, notre
Perfection et notre bonheur ; et c'est ici que s'élèvent les


ie


,s que nous avons annoncées dans la précédente
leço n, et que se montre la contradiction dont nous ne
crayons pas que le système puisse titre absous.


Dire, en premier lieu, que toutes les idées qui peuvent




178 SEPTIÈME LEÇON.
naître en nous ne sont qu'une portion déterminée des
idées de Dieu, et que toptes, immédiates ou ultérieures'
se produisent nécessairement et fatalement, et affirme;
cependant que nous pouvons influer sur leur développe,
ment ; établir, en second lieu, que les idées sont les élé-
ments mêmes dont notre esprit se compose, et prétendre
néanmoins que notre esprit exerce quelque empire sur
la formation de ces idées dont il se compose : voilà-ce
qu'a fait Spinosa, voilà la contradiction radicale qu'im-
plique son système. Totis ceux qui ont exposé sa doc-
trine l'y ont trouvée, et aucun ne se l'est expliquée Je
n'ai pas été plus heureux ; je me borne donc, messieurs,
à constater cette contradiction, et j'arrive à la méthode
morale que Spinosa trace à l'âme pour approcher d'aussi
près que possible de la tin qu'il lui a posée.


Si la perfection de l'âme réside dans l'étendue et la
vérité des idées qui la constituent, l'art moral consiste
évidemment à diminuer autant qu'il est possible en nous
les idées inadéquates et obscures et à multiplier autant
que possible les idées claires et adéquates ; or, le moyen
d'y parvenir, selon Spinosa, c'est de détourner notre
pensée d'un certain mode de connaissance et de la
tourner vers un certain autre. Quel est ce mode préfé-
rable de connaissance, et pourquoi est-il préférable?
Voilà, messieurs, ce que je vais essayer de vous expli-
quer, en vous rappelant certains points de la logique de
Spinosa, que je vous ai déjà exposés dans la leçon précé-
dente, mais qui sont assez importants et assez obscurs
pour que je ne doive pas craindre de reproduire rapide'
ment ce que je vous ai dit l'autre jour.


Les idées premières de notre esprit, vous le savez'
messieurs, ne sont autre chose, selon Spinosa, que la
représentation des affections de notre corps, et ces affee-


SYSTÈME PANTHÉISTE. 179
nos dérivent elles-mêmes de l'action des causes exté-
rieures sur lui. Or, selon Spinosa, ces idées sont essen-
tiellement inadéquates, et cependant elles comprennent
à elles seilles toutes celles que nous pouvons avoir im-
médiatement. Elles sont inadéquates d'abord, parce que,
pour avoir une idée adéquate d'une affection de notre
corps, il faudrait que nous connussions et la nature de
notre corps, et celle des causes qui ont agi sur lui. Or,
nous ne connaissons et les choses extérieures et notre
corps que par ces affections mêmes : nous n'avons donc
de notre corps et des choses extérieures que des idées
indirectes et essentiellement incomplètes; mais, s'il en
est ainsi, l'idée que nous avons de l'affection -elle-même
est confuse et inadéquate ; les idées que nous avons des
affections de notre corps, et par elles de notre corps lui-
même et des corps extérieurs, sont donc nécessairement
confuses et incomplètes, et la conscience que nous
avons de ces idées ne peut pas ne pas l'être à son tour :
de manière que toutes les idées qui nous arrivent im-
médiatement sont inadéquates. Mais c'est parce qu'il y a
en nous des idées inadéquates, qu'il y a en nous des
passions; car si toutes nos idées étaient claires et com-
Piè tes, elle satisferaient complètement notre désir de
connaître ; par conséquent nous n'éprouverions ni ces
tristesses ni ces joies, ni ces amours ni ces haines, ni
Ces espérances ni ces craintes, qui constituent toute pas-
sion et qui ne naissent que de l'imperfection de nos
!dées • Or, d.'otà naît tout mal en nous? de cette même
unperfection et des passions qui en résultent, lesquelles
nous troublent et nous empêchent d'être heureux. Les
idées in adéquates sont donc et le principe de toute pas-
sion


, et la source de toute misère en nous, et toutes nos
idées immédiates ou de perception sont de cette nature.




180 SE PT1EME LEÇON.
Maintenant, qu'avons-nous à faire pour arriver à des


idées claires et adéquates? Si nous n'avions d'autre
moyen de connaître, d'avoir des idées, que la percep-
tion des affections de notre corps, nous serions bien
embarrassés; toute vertu, tout perfectionnement, se-
raient évidemment impossibles. Mais indépendamment
des idées qui nous sont données par les affections de
notre corps, nous pouvons. je vous l'ai dit, nous élever
à un autre ordre d'idées, tirées des idées immédiates par
le travail ultérieur de notre esprit. En effet, toute trace
des affections corporelles d'où naissent les idées immé-
diates ne disparaît pas avec l'action des causes exté-
rieures qui les ont produites. Les parties affectées du
corps contractent une disposition à reproduire le mou-
vement qui constitue ces affections, et elles le repro-
duisent quand des affections analogues viennent à être
excitées ; de là, à propos d'une affection, la reproduction
dans le corps d'une foule d'affections enchaînées l'une
à l'autre par l'analogie, et, dans l'esprit, à propos d'une
idée, des séries d'images et de souvenirs, correspondant
à ces affections réveillées ; de là, en d'autres termes, en
nous, la présence simultanée d'une foule d'idées diverses,
les unes, idées proprement dites, les autres images ou
souvenirs.


De ce concours d'idées en nous résulte le fait de la
comparaison de ces idées entre elles ; et du fait de cette
comparaison une nouvelle classe d'idées, qui ne repré•
sentent plus telle affection, telle chose extérieure, notre
corps ou notre esprit. dans un moment donné, mais ce
qu'il y a de commun entre plusieurs affections, plusieurs
choses extérieures, différents états de notre corps et
différents états de notre esprit.


Or, si vous voulez y faire attention, ce qu'il y a de


SYSTÈME PANTHÉISTE. 181
commun entre toutes les affections, c'est l'essence rhème
de l'affection; ce qu'il y a de commun entre les diffé-
rents corps extérieurs et les différents états du nôtre,
c'est l'essence môme de tout corps; et ce qu'il y a de
commun entre les différents états de notre esprit, c'est
l'essence même de notre esprit et de tout esprit.


Or, si c'est une chose très-compliquée qu'une affec-
tion particulière, qu'un corps particulier, qu'une situa-
tion particulière de notre corps ou de notre esprit, et
dont il est impossible que nous ayons des idées adé-
quates et par conséquent claires, il n'en est pas de
même de l'essence de toute affection, de tout corps, de
tout esprit. Les caractères qui constituent l'essence d'une
chose, étant peu nombreux et se retrouvant nécessai-
rement dans toute idée particulière qu'on peut avoir
de cette chose quelque inadéquate que soit cette idée,
ressortent facilement de la comparaison de plusieurs
de ces idées particulières; en sorte qu'il est aisé d'avoir
une idée adéquate de ces caractères, et par conséquent
de l'essence qu'ils constituent. Cette classe d'idées qui
représentent l'essence des choses et qui naissent de la
co mparaison des idées particulières et immédiates, les
idées générales en d'autres termes, peuvent donc être
facilement adéquates et partant claires; et c'est ce qui
fait que, tandis que nous ne pouvons jamais avoir une
idée adéquate d'aucune affection particulière, d'aucun
corps extérieur, d'aucune situation donnée de notre es-
prit ou de notre corps, nous pouvons avoir une idée
parfaitement adéquate d'une affection en générale, et de
ce qui constitue tout corps, l'étendue, ou tout esprit, la
13 rtsée. Mais, si cela est vrai des idées générales immé-
diatement tirées des idées particulières, cela l'est bien
Pl us encore des idées plus générales qui naissent de la




182 SEPTIÈME LEÇON.
comparaison d'idées moins générales; en sorte quela
propriété d'être adéquates, d'être claires, d'être vraies,
croît dans les•clées en raison de leur généralité, et de-
vient absolue et complète dans les idées universelles.


En appliquant cette loi au perfectionnement de notre
esprit, il en résulte la méthode tout à la fois logique et
morale que voici.


Si vous vous attachez aux idées particulières qui vous
sont données par le flot mouvant des choses qui passent,
vous n'aurez que des connaissances inadéquates et ob-
scures; vous resterez donc au plus bas degré de réalité
et de perfection possible ; et de plus, ces idées éminem-
ment inadéquates et obscures excitant au plus haut
degré en vous toutes les passions qui troublent l'âme,
vous serez aussi malheureux que possible.


Il faut clone, si on veut s'arracher à cet état extrême
d'imperfection et de misère, tourner sa pensée vers les
idées générales qui sortent de la comparaison des idées
particulières, et qui, représentant l'essence des choses,
ont plus de chance d'être adéquates et claires, et mar-
cher aussi avant que possible dans cette route. En la
suivant, on ne peut manquer de s'élever d'abord aux
idées générales des attributs de Dieu, et ensuite à l'idée
universelle de Dieu même, dernier terme de la connai s


-sance humaine, puisqu'elle représente à la fois ce qu'il
y a de plus simple et de plus total, le principe, la sub-
stance éternelle, nécessaire, immuable et infinie de tout
ce qui existe.


Cette vue conduit naturellement Spinosa à distinguer
trois degrés dans la connaissance. Au premier degré, la
connaissance ne se compose . que des idées particulières'
et immédiates, telles que les donne la perception des
affections du corps. La foule ne s'élève guère plus haut'


SYSTÈME PANTHÉISTE.
183


et de là les idées confuses, les passions et la misère du
commnn des hommes. Au second degré, la connais-
sance humaine se compose de ces idées générales qui
sortent des données de l'expérience, et qui, selon
qu'elles sont plus ou moins nettement conçues, repré-
sentent d'une manière plus ou moins adéquate quel-
ques-uns des attributs infinis, éternels, immuables de
Dieu. Au troisième degré, la connaissance se concentre
enfin dans une idée supérieure à toutes les idées gé-
nérales, l'idée absolue et universelle de Dieu même.
11 n'appartient qu'aux sages qui consacrent leur vie à la
méditation d'atteindre à cette hauteur et. de s'y reposer.
Là, en effet, mais là seulement, est le repos. Car, Dieu
étant le principe et la raison de tout, l'idée de Dieu est
non-seulement plus simple que toute autre, mais elle
est encore une lumière qui éclaire'et complète toutes les
autres idées; en sorte qu'aucune ne peut être entière-
ment adéquate que par elle. Qui n'a pas compris Dieu,
en d'autres termes, ne peut rien comprendre parfaite-
ment; la raison du particulier étant dans le général, et
celle du général dans l'universel, la conception de Dieu
est impliquée dans toute autre conception, et il reste
dans toute conception quelque chose d'obscur -et d'im-
complet tant que Dieu n'est pas conçu. Il n'y a donc de
conn aissance parfaitement adéquate et parfa itement
claire pour nous que dans l'idée de Dieu; en elle donc
est Pour l'esprit la plus haute réalité, la plus grande
quantit é d'existence, la souveraine perfection, le souve.
Tain repos et le souverain bonheur ; elle seule, par con-
squerit , peut éteindre les passions et satisfaire com-
bnloéteni ent le désir fondamental de connaître qui est en


l'homme
e


dans
n


l se cette
bo nhveiuer,


a'bsu°siu;' sdseertaeilel en tspoorstesibqluees pour
perfection
r '




184 SEPTIÈME LEÇON.
si l'homme pouvait avoir de Dieu dans cette vie_ une
idée complète. Mais sa faiblesse ne peut y parvenir.
Nous avons bien une idée adéquate de l'essence de Dieu;
mais l'infinité des attributs par lesquels cette essence se
développe, et l'infinitZ des modes de ces attributs, nous
échappent; de ces attributs, deux seuls nous sont acces-
sibles, et nous ne connaissons qu'une faible partie des
modes mêmes de ces deux attributs. L'idée complète
de Dieu serait la science universelle, car Dieu contient
tout ce qui est et peut être; mais cette science n'existe
qu'en Dieu, car lui seul se connaît complètement.


Telle est, messieurs, la voie tracée à l'homme par
Spinosa pour arriver à la plus haute perfection et à la
plus haute félicité possibles. Vous voyez qu'elle est en
même temps celle que l'esprit doit suivre pour arriver
à la plus haute science possible, et cela devait être,
puisque, d'après Spinosa, l'âme se composant d'idées
la science et la perfection de l'âme sont ce point de
vue une seule et même chose. La logique et la morale
sont donc identifiées dans ce système; et la méthode
qui mène au bien est précisément celle qui mène au
vrai.


Il me reste à montrer comment cettte voie est e .
même temps pour l'âme celle de l'immortalité. C'est le
peut-être le point de vue le plus singulier et le Plus
original de ce vaste système; ce sera le dernier (Vele
toucherai.


Je vous l'ai .déjà dit bien des fois, messien •s, la c°11;
dition de toute idée c'est d'avoir un objet ; l'idée n'ens
qu'une représentation, sans objet représenté il n'Y au 'ai
d'idée. Il suit rigoureusedient de ce principe qu,
longtemps que nos idées ne représentent que les efles
tions de notre corps et ce qu'impliquent ces affection


SYSTÈME PANTILEIST•• 185
c'est-à-dire notre corps lui-même et les corps exté-
rieurs, nos idées n'existent que par l'existence de ces
affections, laquelle présuppose elle-même celle de notre
corps. S'il arrivait donc que notre corps vînt à être
supprimé, sa suppression, entraînant celle des affections,
entraînerait également celle de toute nos idées ; et
comme notre âme est la collection des idées qui sont en
nous, notre âme serait par là même entièrement anéan-
tie. Il suit de là que, chez .


tous les hommes qui n'ont
que des idées particulières ou de perception, la mort de
Filme résulte de celle du corPs et en est la conséquence
nécessaire ; en sorte que, pour eux, il n'y a aucune im-
mortalité possible.


Mais faites que du sein de ces idées particulières
vous dégagiez par le travail intellectuel les idées géné-
rales qui y sont impliquées, et rendiez ainsi visible pour
vous ce


qui est au fond de tous les objets et de tous les
phénomènes particuliers, savoir l'essence des choses, ou
les attributs de Dieu qu'il nous est donné de concevoir :
alors, bien que notre corps vienne à être détruit, des
Objets restent a près lui à la pensée humaine, qui conti-
nuent de rendre possibles certaines idées en elle. Les
idées qui composent notre âme ne s'évanouissent donc
Pas toutes avec le corps dans cette hypothèse ; une par-
tie seulement de notre âme disparaît, celle qui repré-
s
entait les choses particulières ; l'autre subsiste et survit.
Mais allez plus loin, et supposez que de l'idée des at-


tributs de Dieu vous vous soyez élevé à l'idée de Dieu
ui-mérne


la voilà un objet éternel, infini, immuable pour
Pensée humaine, qui reste éternellement pour elle


car
mati ère d'idées, et d'idées adéquates et nombreuses ;


du se in de l'idée de Dieu en sortent une foule d'au-
tres qu'elle contient, et qui se multiplient à mesure




186 SEPTIÈME LEÇON.
qu'on la contemple plus longtemps. De là donc une
foule d'idées qui restent possibles même après la mort
du corps, et une quantité d'existence pour l'âme, inae..
cessible à toute destruction et à toute altération.


Mais de qui dépend-il qu'il en soit ainsi à l'henre de
notre mort? de nous, messieurs, puisqu'il dépend de
nous de détourner notre pensée des choses particulières,
pour l'élever aux choses générales et l'y attacher. Notre
immortalité dépend donc de nous ; elle est un fruit de
la vertu, comme la perfection, comme le bonheur.
C'est à nous de créer, pour ainsi dire, durant cette
vie un objet de pensée autre que notre corps et que
tous les corps qui nous entourent, objet qui reste quand
notre corps disparaîtra, et avec lui la possibilité des
affections, et avec ces affections la possibilité de per-
cevoir les autres corps qui nous entourent; et nous
y parviendrons, si nous détournons' notre pensée des
choses qui passent, pour les porter sur celles qui, exis-
tant éternellement, demeureront toujours, et, en de-
murant toujours, feront demeurer avec elles une partie
de notre âme, c'est-à-dire quelques-unes des idées qui
la composent.


Telle est, messieurs, la singulière opinion de Spinosa
sur l'immortalité de l'âme, et vous voyez combien/ la
possibilité de diriger son esprit une fois admise, elle est
conséquente à sa doctrine. Il en résulte que les âmes
humaines ont une réalité très-inégale et qui varie avec
la nature comme avec le nombre des idées qui les cote
posent. Les âmes entièrement composées d'idées
médiates n'ont qu'une très-faible réalité et périront avec
le corps. Quant aux autres, la somme des idées qui les'
constituent se trouve à chaque instant partagée en deux
parties : l'une périssable, composée des idées qui rePe6'.


SYSTÈME PANTHÉISTE. 187
,entent les choses individuelles et particulières, et qui
;ont toutes inadéquates et confuses; l'autre immortelle,
composée d'idées adéquates et claires, qui représentent
les choses qui ne passent pas, c'est-à-dire les attributs
de Dieu, et Dieu lui-même. Dans un moment quelcon-
que, notre réalité, notre perfection, notre bonheur, sont
toujours en raison directe de la quantité de ces der-
nières idées, et en raison inverse de la quantité des
autres. Notre perfection, notre bonheur, notre réa-
lité, croissent donc avec la somme de nos idées adé-
quates; et, comme cet accroissement dépend de notre
vertu, notre quantité d'existence pendant la vie, et notre
immortalité après, en dépendent ; en poursuivant notre
fin, nous augmentons donc non-seulement notre bon-
heur et notre perfection, mais la somme et la durée de
notre existence.


Tels sont, messieurs, quelques-uns des principaux
points de la doctrine morale de Spinosa. Je crois devoir
le rappeler encore, je ne suis pas capable de mettre
d'accord cette partie de ses opinions avec les principes
qu'il a professés sur Dieu et sur l'homme et que je vous
si exposés dans la dernière leçon. Mais ce qu'il y a de
certai n, c'est que ces cieux parties de son système ce-
existent, et j'ai dû vous donner une idée de la seconde
co


mme de la première, afin de ne pas laisser'incom-
Piè te cette rapide exposition. Il le fallait d'ailleurs pour
vous p réparer à l'intelligence du droit naturel de Spi-no


que je vous exposerai plus tard, et pour vous ex-
pliquer


comment il y a un droit naturel clans la doctrine
Pant héiste la plus vaste, la plus absolue, et, malgré la
contradiction que nous y avons constatée, la plus ri-
g°,,t1rellse qui ait jamais été élevée par la main d'un
Philosophe.




188 SEPTIÈME LEÇON.
J'en ai fini, messieurs, avec la forme particulièr


e que
Spinosa a donnée au panthéisme; mais j'oublierais le
but primitif et principal de cette exposition, si, avant
de passer à d'autres systèmes, je ne dégageais pas de
cette forme toute spéciale le caractère constitutif de la
doctrine elle-même, et si je ne vous montrais pas,
qu'en vertu de ce caractère indélébile, tout panthéisme
conduit rigoureusement à la négation de toute liberté
dans l'homme, et, par conséquent, à l'impossibilité qu'il
existe pour lui une loi obligatoire.


'Un des caractères essentiels et constitutifs du pan•
théisme, messieurs, c'est de supprimer toutes les causes
particulières et de concentrer tonie causalité dans un
seul être, qui est Dieu. Ce caractère dérive d'un autm
plus essentiel encore à tout panthéisme, et qui consiste
à supprimer tous les êtres particuliers pour concentrer
l'existence tout. entière dans un seul être, qui est Dieu.
S'il n'y a qu'une seule substance, il n'y 'a. qu'une seule
cause; car, hors de la substance, il ne peut y avoir que
des phénomènes, et les phénomènes peuvent trans-
mettre l'acte, ils ne sauraient le produire. Tout Pan'
théisme, posant donc en principe qu'il n'y a qu'un
être et une cause, et que l'univers entier n'est qu'un
vaste phénomène, concentre nécessairement en Dieu
toute liberté, si toutefois il la lui accorde, et la dénie
nécessairement à tout le reste. L'homme et tous les
êtres qui peuplent la création perdent donc leur qualité
d'êtres et de causes, et ne sont. plus que des attributs un
des actes de la substance et de la cause divine. Dépouille
de toute causalité propre, l'homme l'est par là neer
de toute liberté; par conséquent il ne peut y avo ir Pi:.
lui ni règle obligatoire, ni règle facultative de cnildill;11/
Telles sont. les conséquences évidentes et nécessaire'


SYSTÈME PANTHÉISTE. 189


panth
éisme;. et tout panthéiste, qui les méconnaît ou les
dénie, ou ne comprend pas son opinion, ou lui est


Ainsi, là où le panthéisme arrive à la pratique,
volontairement infidèle.


c
omme clans l'Inde par exemple, il mène droit ou à la
passivité ou à la licence. Les hommes élevés dans cette
doctrine, se considérant comme des phénomènes et tout ce
qu'ils peuvent faire comme des actes de Dieu, tiennent
toutes les actions pour indifférentes ; ce qui les conduit,
ou à se permettre sans remords les actions les plus détes-
tables, ou à ne pas agir et à s'abandonner avec insou-
dance aux mouvements de cet océan au sein duquel ils
ne sont qu'une goutte imperceptible et sans valeur. Tels
sont les fruits que cette doctrine a toujours portés en
Orient; et ces fruits sont légitimes ; le panthéisme ne
saurait les désavouer.


Vous le voyez donc, messieurs,,j'ai eu raison de clas-
erle système panthéiste parmi ceux qui rendent im-


possible apriori l'existence d'une loi obligatoire pour
l'homme; et s'il suffisait. qu'une doctrine arrivât rigou-
reusement à cette conséquence pour être démontrée
russe, le panthéisme serait condamné. Mérite- y-il réel-
lement de l'être, messieurs ? Comme la doctrine de la
né'essi lé, comme le mysticisme, le panthéisme repose-
l' il sur une erreur ? Cela est incontestable à mes yeux,


quelques mots nie suffiront pour vous indiquer le


et
Peint de


vice
départ. de cette doctrine dans la nature humaine,
s


11 Y a en nous deux espèces de connaissances, qui
'Drivent


nt de deux sources distinctes. Quand nous appli-
''u°11


est
8 rios


à notre
facultés


portée et que
perceptives à


nous


la partie de la réalité
qui pouvons atteindre, il


résulte dans notre esprit des idées ou des notions




190 SEPTIÈME. LEÇON.
qui sont l'image de ce que nous avons observé. Del),
une première espèce de connaissances qui viennent de
l'observation, et dont le caractère est de représenter ce
que l'observation a atteint, c'est-à-dire ce qui est, si
toutes nos connaissances étaient de cette nature, nous
posséderions bien des vérités particulières et même
générales, qui exprimeraient une partie de ce qui est et
de ce qui arrive, mais il est évident que nous n'en pos-
séderions aucune qui atteignît et exprimât ce qui doit
être, c'est-à-dire non-seulement pne partie de ce qui
est et de ce qui arrive, mais tout ce qui peut être ettout
ce qui peut arriver. Or, qu'il y ait en nous des connais-
sances dont la vérité atteigne tons les cas possibles,
embrasse tous les temps, représente non-seulement h
partie de la réalité que nous avons observée, mais toute
la réalité, c'est là, messieurs, ce qui est incontestable:
et il ne l'est pas moins que de pareilles notions ne peu-
vent nous avoir été données par l'observation, laquelle
ne tombe jamais que sur une partie déterminée et cir-
conscrite de la réalité, et par conséquent -ne Peut
jamais produire qu'une notion particulière et limitée.


Aussi ces notions ueiverselles sortent d'une autre
source, qui est la raison. A l'occasion des faits qui s0111:
et que notre observation saisit, notre raison conçoit
tout à coup d'autres faits qui ne peuvent pas ne lies,
être, et qui, ne pouvant pas ne pas être, ont toujoursdtd
et seront toujours ; et de là des vérités qui ne sont lian:
tees à aucun temps, à aucun lieu, et qui s'appliquent'
tous les cas possibles. Telle' est cette vérité, par exerce.
que tout fait qui commence d'exister a une cause,
que notre raison conçoit subitement en voyant n o ;
se produire, et qui, une fois conçue, s'étend à tels„i,
cas, à tous les temps, à tous les lieux, nous parait il'


SYSTÈME PANTHÉISTE.
191


yerselle, absolue, sans exception possible, nous semble,
en un mot, représenter et exprimer non-seulement ce
qui est, mais ce qui doit être et ne peut pas ne pas être.


Il y a donc en nous deux espèces de connaissances et
deux sources distinctes de connaissances : d'une part,
des connaissances particulières et générales, qui repré-
sentent ce qui est, et que nous obtenons par l'observa-
tion ; (l'autre part, des connaissances universelles et
absolues, qui représentent ce qui doit être, et qui sont
le fruit de la raison, qui les conçoit a priori.


Or, messieurs, en appliquant aux vérités de cette der-
nière espèce, c'est-à-dire aux principes absolus conçus
n priori par notre raison ainsi qu'aux notions qu'ils
contiennent, le raisonnement, qui est tout autre chose
que la raison, et en tirant de ces principes les consé-
quences logiques qui en dérivent, on arrive à une idée
du monde, qui ne s'accorde nullement avec celle qu'on
en obtient quand on interroge à la fois et cette même
raison concevant a priori ce qui doit être, et l'observation
constatant une partie de ce qui est.


Or, c'est précisément de la première de ces cieux
manières que procède tout philosophe panthéiste. Le
panthéiste prend les principes absolus, conçus a priori
Par la raison, et les notions de cause, d'être, de temps,
d'espace, etc., qui sont comprises et impliquées dans
Ces Principes ; puis, appliquant à ces prémisses le rai-
sr:aallt,itliiteért:d:eraictn ,es til en. déduit logiquement ce que doit être la
l'




ohese ,


• qu'elle


le


est.
Si


compte des dépositions de
\ anon qui dévoile directement à tout homme une


Priee
Si c'est là le procédé du panthéisme, c'est là aussi le


iPe de la fausse idée qu'il nous donne des choses.




D i eu


eut voulu que nous connussions son ouvrage




192 SEPTIÈME LEÇON.
par la seule raison, il n'aurait pas mis en nous cette
autre faculté qu'on appelle l'observation ; que s'il nous
a donné cette dernière faculté et nous inspire d'ajouter
foi aux notions qu'elle engendre, il faut que ces notions
ne soient pas inutiles ; il faut qu'elles soient destinées à
entrer comme élément et à jouer quelque rôle dans la
connaissance que nous devons acquérir de la réalité; ii
faut, en un mot, que ces notions aient pour fin de mo-
difier en quelque chose celles que nous donnerait de la
réalité le simple raisonnement appliqué aux principes
a priori conçus par la raison.


Or, ce concours de l'observation, le panthéisme le
repousse ; cette correction apportée par elle au système
tout idéal qui émane des données de la raison, le pan-
théisme la rejette : elle ne se trouve pas dans l'idée qu'il
nous donne du monde. Là est le vice, le vice radical du
panthéisme ; et, quand on veut l'attaquer, c'est là qu'il
faut frapper el; non ailleurs. 11 faut chercher en quelles
contradictions il se met avec l'observation et de quel
droit il la méprise ; et, si ce droit de la mépriser il ne l'a
pas, et, si la correction que l'observation ferait aux idées
pures de la raison il ne l'admet pas, nous avons le
droit de lui dire qu'il n'interroge pas l'intelligence
humaine tout entière, mais que, la mutilant, il demande
à une de ses facultés une image du inonde que Peut
seule donner fidèlement le concours de toutes les l'uni'
tés mises en nous pour le connaître. Je nie- borne à
cette simple observation ; c'est dans cette voie qu'il faut
entrer, c'est par là qu'il faut prendre le panthéisme,
quand on veut le réfuter.


Telle est, messieurs, et je vous en demande pare:
• me


toute la réfutation que le plan de • ce cours me po-
de vous donner du panthéisme. Quand j'arrivera!


SYSTÈME PANTHÉISTE.
198


systèmes qui on t tiré de l'analyse même des faits moraux
des opinions qui détruisent ou qui altèrent la véritable
idée du droit naturel, je réfuterai flet au long ces sys-
tèmes : ceux-là sont, en effet, de véritables systèmes sur.
le droit naturel, et, dans un cours qui a le droit naturel
pour objet, ils exigeront une telle réfutation : mais, à
l'égard des doctrines qui, comme celles que je vous
expose a présent, ne détruisent le droit naturel qu'en
vertu d'opinions extérieures aUX faits moraux, je dois
nécessairement être. plus court. Si je voulais réfuter ces
doctrines en elles-mêmes et d'une manière un peu
digne de leur grandeur, il n'en est aucune à laquelle je
ne dusse consacrer plusieurs leçons, ce qui détruirait
toutes les proportions de ce cours et prolongerait indé-
finiment votre attente. Je dois donc, à l'égard de ces
systèmes, vous signaler seulement les conséquences
morales qu'ils impliquent, puis, après avoir dégagé


r
eposent, me nette l'idée fondamentale sur laquelle ils


me borner à vous indiquer le vice de cette
idée et le point précis par où elle est infidèle à la vérité
des choses. C'est dans ces limites que j'ai renfermé
toutes mes observations sur le système de la nécessité et
sur le système • mystique ; c'est aussi dans les mêmes
limites que j'ai d à renfermer les remarques que je viens
de VOUS soumettre sur le système panthéiste.


Je ne veux pas terminer cette leçon, messieurs, sans
m'excuser de vous avoir retenus aussi longtemps sur des
“Iées aussi subtiles que celles qui composent le systèmede


: mais on parle tant de ce système, il est
cité si souvent par des gens qui n'ont jamais ouvert les
u vracbes de ce grand métaphysicien, que j'ai été bien aisede P rofiter de l'occasion qui m'était offerte d'en donner


triée à ceux qui veulent bien suivre mes leçons dans
— 13




194 SEPTIÈME LEÇON..--- SYSTÈME PANTHÉISTE.
cette Faculté. Ils verront, par cette esquisse très-réduite


.


et cependant si compliquée encore et si difficile à saisir,
combien on est léger lorsque l'on atteste Spinosa à tout
propos et avec une confiance si entière. Je déclare que
je ne connais rien de plus difficile en métaphysique
que de se faire une idée précise du système exposé
dans l'Éthique de Spinosa ; et, si l'on me demandait une
exposition détaillée et complète de ce système, ce ne
serait pas quelques leçons, mais un cours de six mois
qu'il me faudrait pour la donner.


HUITIÈME LEÇON.


SYSTÈME SCEPTIQUE.


MESSIEURS,


CQ1.5F


Dans les deux précédentes leçons, je vous ai montré
le système panthéiste sous la forme que lui a donnée
Spinosa ; puis, écartant ce que cette forme a de particu-
lier, j'ai essayé de dégager les principes essentiels et
fondamentaux de ce système, et de vous montrer, d'une
part, comment ces principes sapent toute morale, et, de
l'autre, quel est le vice radical qui autorise la saine phi-
losophie à les rejeter. J'en ai donc fini avec le pan-
théisme, messieurs, et en commençant cette leçon je
puis arriver immédiatement au système sceptique, le
quatrième et le dernier de ceux que je dois examiner.


11 n'est pas dans la nature des races occidentales,
messieurs, de mépriser la réalité et de lui substituer fa-
cil


ement les pures conceptions de la raison, ou les rêves


vateur.


chi
mériques de l'imagination ; les races européennes


sont douées, en général, d'un esprit positif, exact, ob-
ser


.


il n'en est pas de même des races orientales :
des dispositions contraires les inclinent davantage au
mysticisme et au panthéisme. Le sceptisme a doncpris


comparativement dans le développement de la phi -i
°s°Pnie européenne, depuis sa naissance en Grèce jus-




196 HUITIÈME LEÇON.
qu'à nos jours, une place beaucoup plus grande que le
panthéisme ; et tandis que ce développement n'a donné à,
ce dernier système qu'un nombre assez limité de parti.
sans, il a produit une multitude incroyable de scepti-
ques. D'un autre côté, il n'y a qu'une manière d'être
panthéiste, mais il y en a mille d'être sceptique. En ef-
fet, on peut attaquer la certitude de la connaissance hu-
maine de mille façons différentes, et, satisfait de celle
qu'on a rencontr ée, se croire victorieux et en conclure
le scepticisme. Par ces deux raisons, l'exposition com-
plète des bases du scepticisme, telles qu'elles ont été po-
sées depuis deux mille ans dans la philosophie euro-
péenne, est une entreprise infiniment moins simple, et
qui exigerait infiniment plus de détails, que celle que je
vous ai donnée du système panthéiste. Je vais néanmoins
chercher dans cette leçon à résumer d'une manière ra-
pide et concise, non pas tous les arguments des scepti-
ques contre la certitude des connaissances humaines,
mais les principaux chefs auxquels tous ces arguments
se rapportent. Je vous prie, messieurs, de vouloir bien
me suivre avec quelque attention.


La connaissance humaine est quelque chose d'inte r


-médiaire entre l'esprit qui connaît et la réalité qui est
connue ; elle est, en d'autres termes, Id. représentation,
l'image de la réalité dans notre intelligence. Jl y a done
trois choses à distinguer dans le fait de connaître : le.
sujet de la connaissance, c'est-à-dire l'intelligence qui
l'obtient ; l'objet de la connaissance, c'est-à-dire la réa-
lité qu'elle représente à l'intelligence ; et enfin la con-
naissance elle-même, qui est la représentation, dan'
l'esprit, de la réalité qui n'y est pas. Cela posé, la cors
naissance est vraie, si elle est la représentatio n fidèle.ie
l'objet ; elle est fausse, si elle en est la représentai°l


SYSTÈME SCEPTIQUE.
197


infidèle. Tout effort de ceux qui veulent établir que
nous ne savons rien de certain doit donc tendre, et ten-
dre uniquement, à montrer que la connaissance hu-
maine n'est pas une représentation fidèle de son objet ;
et ceux qui veulent maintenir la certitude des connais-
sances humaines doivent s'efforcer de prouver le con-
traire.


Te] est le champ de bataille sur lequel le scepticisme
et le dogmatisme se rencontrent. Tout entre eux se ré-
duit a cette question : u La connaissance humaine est-
elle ou n'est-elle pas une représentation fidèle de la
réalité? » et, comme dans tout acte de la faculté de con-
naître il. y a trois choses, la connaissance elle-même, le
sujet qui l'obtient, et l'objet qu'elle représente, la pré-
tention des doctrines sceptiques a été de prouver, par la
triple analyse et de la connaissance humaine et de la
réalité qu'elle représente et de l'intelligence qui l'ob-


cette quest ion
qu 'il oenst. impossible de résoudre affirmativement


La nature de la connaissance, la nature de l'objet dela connaissance, et la nature du sujet de la connaissance,
telles sont les trois sources d'où doivent nécessairementdéc


ouler, et d'où découlent effectivement, tous les argu-
ments sceptiques. Vous allez voir tous ces arguments sedér


ouler l'un après l'autre sous ces trois chefs : je mebo
rnerai aux principaux, et je commencerai par ceuxqui dérivent de la nature même de la connaissance.
Le premier défaut de la connaissance humaine, mes-


sieurs, c'est d'être incomplète, et ce défaut est incon-
testabl e. Personne, en effet, n'a jamais eu la témérité dec
roire ou d'affirmer qu'il fût donné à l'homme d'arriver


ti un e science complète des choses; cela est évidem-
ineni impossible; c'est une ambition à laquelle l'huma-


I




198 HUITIÈME LEÇON.-
nité renonce sans effort. Il y a plus : elle reconnaît
sans peine que ce qu'il lui est donné de connaître n'est
que bien peu de chose auprès de ce qu'elle ignorera
toujours, et qu'ainsi sa connaissance est très-incom-
plète.


Or, si la connaissance humaine est nécessairement
incomplète et très-incomplète, quelle foi mérite cette
connaissance ? Ne faut-il pas, pour que chaque élément
d'une connaissance soit parfaitement conçu et compris;
que tous les autres éléments de la même connaissance
existent dans l'intelligence? Car toute partie de la réa-
lité soutient certains rapports avec les autres ; et, quand
on ne connaît pas ces autres parties et les rapports qui
les unissent avec celle qu'on connaît, on n'a de celle-ci
qu'une connaissance inexacte, connaissance, par consé-
quent, à laquelle il est impossible de se fier. Ainsi, de
ce seul caractère que la connaissance de l'homme est in-
complète découle un premier argument contre la foi
que nous fui accordons aveuglément.


Mais oublions l'imperfection de cette connaissance, et
étudions les caractères qu'elle présente ; que voyons-
nous? Nous voyons que cette connaissance incomplète
n'a aucune fixité. Sur la même question, l'humanité
passe, à mesure que les siècles se succèdent, d'une opi-
nion à une autre, sans jamais s'arrêter à aucune. Cette
mobilité dans les opinions de l'humanité sc retrouve
dans celles de chaque nation. Ce qu'on appelle la vie
d'une nation n'est autre chose qu'une transformation
perpétuelle de ses idées sur les choses les plus irt1P° r-
tantes. Cette mobilité va plus loin encore, elle atteint
l'individu comme elle atteint les nations, comme elle a t


-teint l'humanité; quelque courte que soit la vie, quelque
rapide que soit le passage de l'homme sur cette terre,


SYSTÈME SCEPTIQUE. 199


de l'enfance à la jeunesse, de la jeunesse à l'age mûr, de
Mage inu'r à la vieillesse, d'année en année, de mois en
mois, de semaine en semaine, ses opinions s'altèrent, se
modifient, se transforment en tout et sur tout : en sorte
qu'il y a mobilité dans l'individu comme dans la collec-
tion, et dans la collection comme dans le tout.


Ce n'est pas tout, messieurs ; cette mobilité des opi-
nions humaines dans le temps devient, si je puis parler
ainsi, diversité clans l'espace. Prenez l'humanité dans
un siècle donné, et considérez-la dàns les différentes
nations qui la composent : vous trouverez, sur les points
les plus importants, entre ces différentes nations, une
prodigieuse diversité d'opinions ; vous verrez que celles
de l'Amérique ne pensent pas comme celles de l'Europe,
ni celles de l'Europe comme celles de l'Asie ; vous ver-
rez que des nations voisines qui ne sont séparées que
par un fleuve, une montagne, une ligne imaginaire,
professent sur une même question des idées toutes dif-
férentes; et cette diversité, vous la retrouverez dans le
sein de chaque nation, dans le sein même de chaque
famille, entre les différents individus qui la composent.
Et ce ne sont pas seulement des nuances qui distinguent
l'u ne de l'autre ces opinions qui se succèdent dans le
temps, ou qui coexistent dans l'espace; souvent la diver-
siiéva jusqu'à la contradiction. Il arrive que ce qu'on
Pense en un lieu, en un siècle, est précisément le con-
traire de


mêmeréalité!


ce qu'on pense en un autre lieu, en un autre
siècle. Et cependant il s'agit des mêmes questions sur laêm
icteSiei


,Iela connaissance humaine, clans son développement
Laturel , présente à l'observateur un semblable spec-


g•our s'ensuit-il, messieurs? Ne s'ensuit-il pas ri-
eusement que cette réalité, qui est l'objet de la con-




200 HUITIÈME LEçoN.
naissance, et que, pour être vraie, la connaissance doit
représenter fidèlement, apparait diversement, contra.
dictoirem.ent aux intelligences humaines , selon les
temps, les lieux, les circonstances, les individus ? Or ,


à
laquelle de ces empreintes, à laquelle de ces représen.
talions de la réalité, donnerons-nous le nom de vérité?
A laquelle nous confierons-nous? Croirai-je sur tel point
à l'opinion qu'avaient les Grecs, ou à celle qu'ont eue
les Romains, ou à celle que nous avons? préférerais-je,
sur tel autre, notre opinion à celle des Chinois, ou celle
des Chinois à celle des sauvages de l'Amérique? Toutes
ces opinions ne sont-elles pas également des connais-
sances humaines? :N'existent-elles pas également dans
des intelligences humaines? A quel titre préférerai-je
celle-ci à celle-là? A quel titre accorderais-je ma foi 'd
l'une, et la refuserais-je à toutes les autres? Il n'y a évi-
demment aucun motif légitime de choisir et pourtant
je ne puis croire qu'à cette condition. Donc je n'ai pas
le droit de croire, donc je ne dois pas croire.


En passant maintenant, messieurs, du spectacle que
nous offre la connaissance humaine à l'objet même de
cette connaissance, les motifs de doute ne sont pas
moins puissants.


En effet, l'objet de la connaissance, ou la réalité, se
compose d'une partie que l'observation saisit et bine
autre qu'elle ne saisit pas ; la surface se montre à nos
yeux, mais la surface seulement; le fond leur échappe'


Il y a donc deux éléments, si je puis parler
dans l'objet de la connaissance : l'élément appa rent el
l'élément caché, la surface et le fond, les qualités e t


les
effets d'une part, la substance et les causes de l'autr e ' •


Or, de ces deux éléments, celui que nous atteignons'
la surface, est ce qu'il y a au monde de plus changeant'


SYSTÈME SCEPTIQUE. '201
de plus mobile, de plus variable. En effet, vous savez à
quelles modifications, à quelles transformations perpé-
tuelles sont soumis tous les corps, tous les êtres animés
ou inanimés qui peuplent cette vaste création. Il n'y e
pas un corps qui ne subisse incessamment l'action de
mille causes différentes, lesquelles, de minute en minute,
de semaine en semaine, de mois en mois, d'année en an-
née, l'altèrent, le changent, le transforment, ne le laissent
pas un seul moment le même. Cette surface des objets
que nous saisissons n'est donc point un objet stable et
permanent. Loin de là, messieurs, c'est une chose qui
coule et ne reste pas, c'est un flot qui succède à un flot,
une apparence fugitive qu'une autre remplace pour être
remplacée à son tour. Et que peut. représenter une con-
naissance donnée par l'observation, sinon l'une de ces
apparences éphémères? Le lendemain du jour où nous
l'avons acquise, l'heure qui suit celle où nous l'avons
obtenue, la minute qui succède à celle où nous l'avons
formée, cette connaissance ne représente donc plus rien
qui subsiste et qui soit. La notion acquise et déposée
dans notre esprit ne peut être fidèle qu'au moment
même où. elle est acquise; le moment suivant elle cesse
de l'être; car la chose qui en fut le type est déjà passée,
une autre lui a déjà succédé.


Et s'il en est ainsi de la connaissance de la surface
qui se montre à nos yeux, que doit-il en être de celle du
fond qui leur échappe? On ne peut expliquer l'acqui-
sit ion de cette dernière connaissance que de deux ma-
nières : ou nous la concluons de celle de la surface, ou
notre raison la conçoit h priori. Admettons la première
manière, messieurs ; est-ce, je vous le demande, une
Conclusion légitime que celle qui se tire de la partie va-
riable, accessoire, d'une chose à ]a partie fixe et princi-




202 HUITIÈME LEÇON.
pale de Cette chose ? Car ce que nous observons de la
réalité n'en est pas seulement la moindre partie, c'en est
encore la partie la moins importante, la partie essen-
tiellement secondaire. Que sont les qualités comparati_
vement à la substance ; les effets comparativement à h
cause ; le fini, le passé, le variable, comparativement
à l'infini, au durable, à l'immuable? Évidemment les
prémisses du raisonnement ne peuvent contenir, ne peu-
vent rendre légitimement les conséquences qu'on pré-
tend en tirer. liais ces prémisses elles-mêmes, les avons-
nous ? ne venons-nous pas de voir que nous n'avions,
que nous ne pouvions avoir aucune connaissance véri-
table de la surface des choses; que celle que nous pen-
sions en avoir ne représentait déjà plus rien au moment
où nous venions de l'acquérir? Quand donc les préten-
dues prémisses du raisonnement seraient-suftisantes, il
resterait vrai de dire que nous ne les avons pas.


Si, au contraire, nous concevons a priori la partie de
la réalité qui échappe à l'observation, quelle est l'auto-
rité d'une pareille conception ? Qu'est-ce autre chose
qu'une divination, qu'une présomption, quelque chose
dont il est impossible de démontrer l'exactitude et l'au-
torité? Quand ma raison conçoit nécessairement ce que
mon observation n'atteint pas, quand elle s'en forme
une idée qu'elle ne peut pas ne pas s'en former, une
idée fatale, une idée irrésistible, j'en conclus instincts-
veinent, il est vrai, que cette idée représente fidèlement
la réalité des choses ; mais où est la preuve, où est l'au-
torité qui le démontre? Singulier raisonnement qui co n


-clut la vérité d'une idée de sa fatalité, de l'aveuglement
instinctif qui l'a engendrée t Soit donc que l'intelligence
humaine conclue le fond des choses de la surface, soit
qu'elle le conçoive a priori, il est impossible d'établir


SYSTÈME SCEPTIQUE 203
d'une manière solide la certitude de cette partie de la
connaissance de la réalité ; et, comme la partie qui re-
présente la surface, et qui dérive immédiatement de
l'observation, est sujette à des objections non moins
accablantes, il s'ensuit que l'objet de la connaissance,
bien analysé, loin de conduire à une preuve convain-
cante que la connaissance humaine est vraie, semble en
fournir mille, au contraire, qu'elle ne saurait être fidèle,
et qu'on ne doit pas, et qu'on ne peut pas y croire.


Mais, messieurs, ces objections ne sont rien, si je
puis parler ainsi, auprès de celles que le scepticisme a
tirées de la nature même de l'intelligence ou du sujet
qui connaît.


Nous venons de voir, messieurs, en analysant l'objet
de la connaissance, que cet objet n'est pas une chose
fixe, mais essectiellement mobile et variable. Ce qui peut
être dit de l'objet de la connaissance, peut être dit, avec
bien plus de raison encore, du sujet de la connaissance,
c'est-à-dire de l'homme. Et, en effet, à ne prendre
l'homme que comme un corps, toute cette transforma-
tion perpétuelle, tous ces mouvements éternels de fluc-
tuation qui se remarquent dans les choses extérieures,
se remarquent en lui: le corps humain n'est pas deux
minutes de suite identiquement le même ; des particules
qui le composent, à chaque moment quelques-unes s'en
vont et sont remplacées par d'autres ; et pourtant ce
corp s, qui se renouvelle sans cesse, est l'instrument de
la connaissance ; en sorte que, quand il change, l'appa-
reil des sens change ; et il suffit que l'appareil des sens
se modifie pour que la connaissance en soit affectée,
alors même que l'intelligence resterait immuable.


Mais tant s'en faut qu'il en soit ainsi ; une foule de
circonstances, une multitude d'actions diverses tendent




204 HUITIÈME LEÇON.
à la modifier aussi bien que le corps lui-même. L'homme
varie par l'âge il n'est ni intellectuellement ni physi,
quement le même jeune que vieux, enfant qu'homme
mûr; il varie, et son intelligence avec lui, par la mata.
die et par la santé : un homme malade ne voit pas les
choses de la même manière qu'un homme bien portant,
tout le monde le sait ; et entre ces deux états extrêmes,
il existe une multitude infinie de dispositions intermé-
diaires, qui en engendrent d'analogues dans l'intelli-
gence, et qui, faisant varier la couleur du prisme à travers
lequel les objets sont vus, entraînent dans la connais-
sance les mômes variations. Comment décider d'une
manière certaine entre les idées que nous obtenons
pendant le sommeil et celles que nous obtenons pendant
la vieille? Les facultés qui agissent pendant le sommeil
ne sont-elles pas les mêmes que celles qui agissent pen-
dant la veille, et, si elles sont les mômes, n'ont-elles pas
la même autorité? Et toutefois une extrême différence
existe entre la réalité telle que nous la pensons dans Un
cas, et la réalité telle que notre intelligence nous la
montre dans l'autre? Entre ces deux images d'une Ille
chose, où est la raison de préférer l'une, de rejeter
l'autre ? S'il existe un critûrium irréfragable, qu'on le
produise; mais on ne l'a pas produit, Viras plus qu'ail
n'en a produit un qui autorise à préférer la connais
sauce de l'homme qui passe pour avoir conservé


5
raison à la connaissance de l'homme qui passe pour
l'avoir perdue ; car, encore dans ce cas, je ne vois que
deux états différents de l'intelligence humaine, ell e


de'
mande à quel Litre on déclare, à quel signe certain °
reconnaît vraies les idées qu'elle obtient dans l'un, e




fausses celles qu'elle acquiert dans l'autre ? La
•sell


le
'


objection qu'on puisse faire au fou, c'est qu'il voit d'une


SYSTÈME SCEPTIQUE. 205
.e exceptionnelle, c'est que le plus grand nombre


n1111181


des hommes voit autrement. Mais la majorité n'est pas
un criteriun?. de vérité; et d'ailleurs ce crelerium ne ser-
virait à rien pour décider entre les idées du sommeil et
celles de la veille.


Indépendamment de ces causes de variation qui, en
modifiant le sujet, modifient la connaissance, il y en a
une foule d'autres qui influent d'une manière non
moins évidente sur toutes les idées et sur toutes les
opinions que nous nous formons. Ainsi, l'éducation ne
détermine-t-elle pas, ne contribue-t-elle pas du moins
pour une part considérable à déterminer les idées que
nous nous formons sur les matières les plus impor-
tantes? Ces idées, ne les recevons-nous pas, pour ainsi
dire, toutes faites, des personnes qui entourent notre
enfance, et dont le hasard compose notre famille? Et.
que dirai-je de cette éducation plus puissante et plus
vaste que celle de la famille, de cette éducation à laquelle
nous sommes tous soumis, et que nous donnent, malgré
nous et sans que nous le sentions, la religion , les lois,
les institutions, les coutumes, les préjugés, les moeurs
de notre pays, en un mot, tout ce qui nous entoure,
tout ce qui forme cette atmosphère intellectuelle au sein
de laquelle notre intelligence se développe? Est-ce que
tout cela ne modifie pas prodigieusement et de mille
manières différentes et les intelligences et les idées hu-
maines, sans que la réalité soit pour rien dans ces va-
riations? Et si je voulais signaler l'influence des passions
m des intérêts sur nos jugements, celle du rang et des
Professions, celle des conformations physiques et des
caractères, celle des climats, de la nourriture et de mille
autres causes, je ferais voir que cette influence n'est ni


variée ni moins grande. Or, messieurs, toutes ces




206 HUITIÈME LEÇON.
variations infinies dans les idées que nous nous formons
de la réalité, ce n'est pas la réalité qui les produit; ce
n'est pas elle qui met entre les idées, les notions, les
jugements du fou et du sage, de l'homme malade et de
l'homme en bonne santé, de l'enfant et du vieillard, de
l'idolâtre et du chrétien, du Chinois et de l'Européen, sur
les mêmes choses, les différences que nous y remar-
quons; car la réalité reste la même pour tous. C'est donc
uniquement la mobilité du sujet même. Et comment
alors voulez-vous qu'on puisse se fier à la vérité, à la
fidélité de ces idées?


La première condition, pour que la connaissance soit
fidèle, n'est-ce pas qu'elle soit le résultat pur de l'im-
pression de la réalité sur l'intelligence? il faudrait donc,
avant tout, que l'intelligence humaine fût comme un
miroir toujours calme, toujours pur, dans lequel la réa-
lité vint réfléchir son image. Mais si ce miroir est sou-
mis à l'action d'une foule de causes qui viennent le mo-
difier, et, en le modifiant, altérer de mille façons cette
image, et, au lieu d'une, en former mille qui ne se res-
semblent pas, quelle foi voulez-vous qu'inspire aucune
de ces images ; et, quand bien même il v en aurait une
de fidèle, comment la démêler, comment la reconnaître
entre toutes les autres?


Mais, messieurs, il faut aller plus avant, il faut péné•
trer par l'analyse dans les opérations de chacune desfa-
cuités de cette intelligence que nous venons de considérer
dans son ensemble, si je puis parler ainsi, et voir si cha-
cune de ces facultés, prise à part, agit d'une manière r é-
gulière qui permette de se fier aux résultats qu'elle flou!
donne. Or, à commencer par les sens, tout le mondesali
qu'ils nous trompent; aucun philosophe ne l'a contesté.


, doute que le même sens, dans des moments diff é-


SYSTÈME SCEPTIQUE. 207
cents, ne fasse, sur le même objet, des dépositions 'con-
traires; nul doute qu'il n'y ait souvent la même contradic-
tion entre les témoignages des différents sens. Voici donc
une faculté qui, étant multiple, se contredit dans cha-
cun de ses éléments, et dont les éléments se contredisent
entre eux. Quelle foi peut mériter une telle faculté, et
auquel de ces témoignages contradictoires faut-il croire?
Et puis, qui peut nous assurer que rceil voie, que l'o-
reille entende, que le tact sente de la même façon, chez
les différents individus humains? Ce que je vois jaune,
qui ine prouve qu'un autre ne le voit pas bleu, un autre.
rouge, un autre noir? Rien au monde. Car chacun de
ces mots ne signifie rien autre chose sinon que chacun
de nous voit constamment d'une certaine couleur les
choses auxquelles il l'applique , mais nullement que
cette couleur soit la même pour les différentes personnes
qui se servent du mot. I1 y aurait entre nous le même
accord de langage, alors même que je verrais bleu ce
que vous voyez jaune. Les sens ne sont donc peut-être,
après tout, que des facultés individuelles, et dont la dé-
position est diverse chez les divers hommes ; et cepen-
dant c'est sur leur déposition que repose la plus grande
partie des connaissances qui dérivent de l'observation.


La seconde source de connaissances immédiates en
nous, la raison, n'a pas une autorité plus grande. Je
vous l'ai dit, messieurs, la raison ne rencontre pas les
choses comme l'observation, et ne les connaît pas par-
ce qu'elles se montrent à elle. Les choses dont elle
nous donne l'idée ne se montrent pas à elle. Elle ne


existent n
réellement?


soient


croit qu'elles existent que parce qu'elle juge qu'elles
(doiv entdoi têtre, que parce qu'elle ne peut pas concevoir
qu'elles




Quoi
est-ce là une preuve qu'elles


exii:et l
parce que ma raison ne




208 HUITIÈME LEÇON.
eut pas ne pas admettre une chose, il s'ensuit que cette


chose est réellement! Une proposition exprimera une
ni universelle de la réalité, uniquement parce que mon.


intelligence se sentira, sans preuve et par une nécessité
aveugle, forcée, contrainte de l'admettre? car, c'est bien
là notre unique; notre seul motif de croire à la vérité
des principes a priori de la raison; ces principes ne se
pouvent pas : tous les philosophes en conviennent. Mais
croire ainsi, qu'est-ce autre chose qu'un acte de foi in-
stinctif et aveugle ? qu'est-ce autre chose que croire sans
preuve, c'est-à-dire sans raison de croire ? Encore, si
on était d'accord sur le nombre et la nature de ces prin-
cipes auxquels on nous condamne ainsi à croire aveu-
glément! Mais non, les philosophes se sont efforcés de
faire le compte de ces principes ils ne se sont pas ren-
contrés dans leurs systèmes. La liste d'Aristote n'est pas
la liste de Kant ; celle de Kant n'est pas celle de tel au-
tre philosophe. On réduit cette liste et on l'étend à vo-
lonté. Il y a dans une liste des éléments qui ne se trou-
vent pas dans l'autre; et, ce qu'il y a de pis, c'est qu'il y
a lieu de contester ceux-là mêmes qui se trouvent dans
toutes. Plusieurs ont été attaqués avec un grand succès
par différents philosophes. Hume a pris corps à corps
le principe de causalité qui nous semble si évident, et,
au jugement de plusieurs, a réussi à. démontrer qu'il
n'avait aucune autorité, et n'était qu'une pure D'use
de l'esprit humain. Autant en a fait Condillac, ce grand
philosophe, à l'égard du principe des substances, de ce
principe en vertu duquel nous croyons qu'il n'y a pas
de blancheur sans quelque chose qui soitblanc : la s ub-
stance d'un corps n'est, selon lui, que la collection
même des qualités de ce corps. D'autres ont nié l'es•
pace, d'autres la durée : tant,. en acceptant même l'acte


SYSTÈME SCEPTIQUE. 200


d e foi aveugle sur lequel ils reposent, ces principes a
priori, de la raison sont susceptibles de contestation et


s deux facultés qui sont la source de
de controverse àt pceor o s el e!
Voilà


toutes nos connaissances immédiates. Le travail
tuel qui se fait en nous sur ces données premières ne
résiste pas mieux à la critique.


On peut représenter tout ce travail par un seul mot,
le raisonnement. En effet, l'observation nous ayant pro-
curé certaines données sur ce qui est, et la raison nous
en ayant fourni d'autres sur ce qui lui parait être néces-
sairement, l'intelligence ne peut plus faire qu'une chose:
partir de ces deux espèces de connaissances immédia-
tement données, comme d'une double prémisse, et en
tirer des conséquences, c'est-à-dire raisonner. En ajou-
tant donc à ces prémisses les conséquences qu'en tire
le raisonnement, on a toute la connaissance humaine.


Or, messieurs, les données de l'observation et les don-
nées de la raison ayant été démontrées incertaines, et
de plus variables et mobiles, il est impossible que la
Connaissance tirée par le raisonnement de ces données
incertaines et mobiles rie participe pas à ce double ca-
ractère, et ne soit pas elle-mème incertaine et mo-
bile. Mais le raisonnement lui-mème, en supposant
ces données aussi sûres et aussi fixes qu'elles le sont peu,
le raisonnement lui-même est un instrument faillible
et Variable. En effet, vous savez à merveille qu'on ne se
trompe que trop en raisonnant, et qu'ainsi le raisonne-
ment n'est pas une faculté infaillible; vous n'ignorez
Pas, non plus, que si vous" livrez les mêmes prémisses


deux personnes, de ces prémisses identiques il est
li res


-possible qu'elles tirent des conséquences d iamétra-
lenlen opposées. Rien n'est si facile, et l'antiquité comme


1 _ tii




210 ItUITIÈME LEÇON.
les temps modernes l'a reconnu, que de prouver le
pour et le contre, et, une thèse posée, de trouver, pou;
la soutenir ou la combattre, (les raisonnements de rente
force. Carnéade, et avant lui les sophistes, et depuis lui
tous les avocats du monde, ont réussi sans peine dans
ce jeu, qui serait impossible si le raisonnement n'était
pas un instrument trompeur.


Je me lasse, messieurs, de cette, analyse .désespérante
de nos facultés, et cependant je ne puis oublier la mé-
moire, qui joue un rôle si important dans la formation
de nos connaissances.


En effet, messieurs, la mémoire entre comme auxi-
liaire dans presque toutes les opérations de notre es-
prit, et elle joue un rôle important dans l'observation et
le raisonnement, qui rie procèdent que successivement.
Il suffirait donc que la mémoire fût faillible , que ses
données fussent incertaines, pour que, par cela seul,
l'autorité de toutes nos


-connaissances fût ébranlée. Or,
messieurs, qu'est-ce que la mémoire? c'est la faculté qui
nous représente le passé. Eh bien, qui ne sait, en pre-
mier lieu, quelle différence il y a entre une mémoire et
une autre ; combien les unes sont plus complètes, les
autres moins, les unes plus sûres, les autres failli-plus
bles ? Quand donc la mémoire ne serait pas susceptible
de changer les éléments du passé, c'est-à-dire de men-
tir, il suffirait de cette circonstance, qu'elle peut êtr
plus ou moins incomplète, pour infirmer la vérité
tous les résultats intellectuels auxquels elle participe.
Mais qui nous dit qu'elle ne peut mentir? N'arrive-t-il
pas souvent qu'elle nous représente le passé tout autre
qu'il n'a été? Et que si l'on dit qu'alors elle confo
et se méprend , mais qu'elle ne ment pas, nous d
manderons si le résultat n'est pas le même, et s i la


SYSTEME SCEPTIQUE. • • 211


méprise
n'aboutit pas à nous, faire croire ce qui n'a pas


été, comme ferait le mensonge lui-mémo; sans compter
que, toute méprise écartée, nous n'avons d'autre ga-
rantie de la véracité de la mémoire que la foi que nous


toutes ces Taisons de douter de la certitude
luiaucorntosu.


Que cosi,
ccordon .


de nos connaissances, puisées dans la faillibilité môme
de chacune des facultés qui nous les donnent, nous
ajoutons les causes accessoires qui viennent jeter de
nouveaux éléments d'erreur dans leur action; que si
nous tenons compte et des illusions que sème sur toutes
les voies de l'intelligence l'imagination, cette folle du
logis, comme disait Malebranche, et des préoccupations
de toute espèce qu'y répandent à pleines mains , pour
ainsi dire, les différentes passions de notre nature si
féconde en prestiges, ne résultera-t-il pas, messieurs,
de cette multitude de raisons de douter, surgissant de
toutes parts et se fortifiant l'une par l'autre, une dé-
monstration entière et complète -de l'incertitude des
connaissances humaines?


Eh bien, tout cela serait faux; tous ces arguments
seraient sans fondement ; il serait vrai que chacune de
nos facultés n'est sujette à aucune variation, à aucune
erreur ; qu'elle est toujours conséquente à elle-même et
ne se contredit jamais; il serait vrai qu'entre nos facul-
tés il y a une harmonie parfaite, que jamais l'une ne
dépôse contre l'autre ; il serait vrai que nos passions et
notre imagination ne troublent jamais ni nos raisonne-
ments, ni les vues de notre esprit; tout cela serait vrai,
que les partisans de la certitude des connaissances lm-
Mairies n'en seraient pas plus avancés.


En effet, par delà ce scepticisme qui se fonde sur les
raisons déjà. très-nombreuses et très- fortes que je viens




912 HUITIÈME LEÇON.
de vous soumettre, il y en a un autre, messieurs : c'est
relui qui met en doute l'intelligence humaine elle-
même, acceptée comme une faculté conséquente à elle.
même, étrangère à toute contradiction , soit dans le
même homme, soit dans les différents individus hu-
mains, acceptée, en un mot, comme infaillible dans le
sens que nous attachons à ce terme.


En effet, quand les hommes, à toutes les époques,
seraient toujours arrivés aux mêmes idées sur les mê-
mes choses; quand chaque homme, dans les différents
âges et dans les différentes circonstances de sa vie, ob-
tiendrait toujours les mêmes résultats en appliquantses
facultés aux mêmes questions ; quand, entre tous les
hommes d'un même pays et tous les peuples qui cou-
vrent la surface de la terre, il y aurait un accord una-
nime et parfait de sentiments et d'opinions sur toute
chose, que serait-ce que tout cela? Ce serait tout sim-
plement la déposition de l'intelligence humaine sur la
réalité; eh bien, qui nous dit que l'intelligence humaine
n'a pas été organisée de manière à voir les choses autre-
ment qu'elles ne sont? Qui nous dit qu'elle n'a pas été faite
pour voir carré ce qui est rond, jaune ce qui est rouge,
bon ce qui est mauvais, vrai ce qui est taux? Que Dieu ait
voulu, comme il l'a pu, organiser notre intelligence de
manière que le reflet qu'elle reçoit de la réalité soli
un reflet infidèle, semblable à celui que projette dans
une eau agitée la forme d'un objet qui s'y réfléchit, c'en
est assez, messieurs : par cette simple hypothèse, toute
la connaissance humaine est frappée d'incertitude, e
d'une incertitude irremédiable : car à cette dernière
objection du scepticisme il n'y a aucune réponse pos-
sible; d faudrait pour la résoudre qu'il s'élevât dans
l'homme une faculté tlui jugeât entre son intelligence


SYSTÈME SCEPTIQUE.


et la réalité : chose impossible, et qui ne servirait à rienii
quand elle se pourrait ; car cette faculté nouvelle tom-
berait immédiatement sous l'objection même qu'elle.
serait appelée à. résoudre.


Vous voyez, par ce résumé rapide des différentes ob-
jections élevées par le scepticisme contre la vérité de la
connaissance humaine, qu'elles émanent toutes, ou du
spectacle que nous offre la connaissance humaine, ou
de la nature de l'objet, ou de celle du sujet de cette
connaissance. Entre deux termes mobiles, comme l'ob-
jet d'un côté et le sujet de l'autre, on ne peut obtenir
aucune connaissance fixe ni fidèle : elle ne saurait être
fixe, car, à peine acquise, son objet est déjà changé;
elle ne saurait être fidèle, car aucune image vraie ne
Peut se peindre clans un miroir agité ; et quand tout
cela ne serait pas, quand l'intelligence et l'objet seraient
également immuables, il resterait toujours à savoir si
l'intelligence est un miroir fidèle. On aboutit donc de


humaine.
Et,


à cette conséquence, qu'il n'y a pas de
raison d'être assuré de la fidélité de la connaissance


t, maintenant, quelle est l'immédiate conséquence
d'une telle opinion? Cette conséquence, messieurs, la
voici: c'est que rien ne nous assure que. ce que nous
considérons comme bien soit bien, que ce que nous
considérons comme mal soit mal, que ce que nous con-
sidérons comme obligatoire soit obligatoire, que ce que
lieus considérons comme défendu soit défendu. Aucune
autre conséquence ne saurait être plus immédiatement
et plus évidemment renfermée dans son principe que
Bel le-là. Donc le scepticisme va droit à détruire toute
" r orale et tout droit. Pour les sceptiques, il n'y a pas
ins de vérités morales qu'il n'y a de vérités mathéma-




214 HUITIÈME LEÇON.
tiques ou physiques: toute vérité disparaît, quand tout
moyen de la distinguer de l'erreur est déclaré impos-
sible.


Cette conséquence admise, il reste pourtant aux scep-
tiques une chose à expliquer : c'est l'existence de ces
idées de bien et de mal, de juste et d'injuste, de choses
permises et de choses défendues, qui se rencontrent.
dans l'esprit de tous les hommes. Les sceptiques expli-
quent ces idées de différentes façons, qui ne contredi-
sent pas du tout leur système.


Les anciens sceptiques, en général, considéraient ces
idées comme une invention des législateurs, destinée à
suppléer à l'impuissance des lois et à retenir ceux qui
ne pouvaient l'être par la crainte des châtiments qu'elles
imposent. Le plus grand sceptique des temps modernes,
Hume, prétend qu'elles sont en nous le résultat d'un
sens intérieur qui, mis en rapport avec les actions hu-
maines, est agréablement affecté par les unes , désa-
gréablement affecté par les autres , comme le goût ou
l'odorat par les saveurs et les odeurs. C'est en vertu
de ces impressions que nous qualifions les actions de
bonnes ou de mauvaises, que nous aimons les unes,
que nous haïsons les autres, et que nous sommes pop''
tés à préférer les premières aux secondes. On voit que
cette explication ne rétablit pas plus l'obligation morale
que celle de l'antiquité, et qu'elle n'est pas moins en
harmonie avec toutes les conséquences du scepticisnle•
Il n'y a pas à ma connaissance un seul sceptiqu e de
l'antiquité qui n'ait tiré du scepticisme les conséquences
morales que je viens de lui assigner. Les sophistes et,
avec eux, ArchelaUs, Aristippe, Arcésilas, :Pyrrhon, Car
néade, Sextus Empiricus, ces grands sceptiques, ont toue
professé qu'il n'y avait aucune distinction certaine entre


tilt


SYSTÈME SCEPTIQUE.
2 t 5


le bien et le mal; que le bien et le mal n'étaient autre
chose que des effets de la loi; que c'était elle qui en
déterminait la nature dans le plus grand intérêt du lé-.
gislateur ou de la société.


Cette conséquence, rigoureuse aux yeux de la raison,
a donc paru telle à tou les les époques. Plus d'un scep-
tique de l'antiquité semble avoir joint la pratique à la.
doctrine; du moins il y a des traces de faits qui le prou-
vent. Ainsi, on raconte des choses merveilleuses de l'in-
différence complète de Pyrrhon en matière de bien et
de mal; et, comme il portait celte indifférence en toute
espèce de choses, ce n'était pas en lui immoralité, mais
conséquence à ses principes. Dans les autres écoles scep-
tiques, le scepticisme a conduit en général à la morale du
plaisir, qui n'en est pas une; et ce résultat est tout sim-
ple: quand il n'y a plus ni vrai ni faux, il y a encore
des sensations douces et pénibles, et, faute du meilleur
Parti qu'on ignore, on prend le plus agréable, que la
sensibilité indique toujours.


.‘„




NEUVIÈME LECON.


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.


Ma dernière leçon, messieurs, a eu deux objets:le
premier, de vous faire connaître les bases du système
sceptique; le second, de vous montrer comment cosys-
tème, qui ébranle toute chose, ébranle aussi l'obligation
morale, fondement du droit naturel. Une dernière tâche
me reste à remplir : je ne dois point abandonner la.doc-
bine sceptique sans vous en indiquer les vices. Je con-
sacrerai donc cette leçon à la réfutation du scepticisme.
Cette réfutation sera rapide comme l'exposition qui l'a
précédée. Développée, elle serait infinie. Je ne prendrai
donc point corps à corps les différents motifs de doute
proposés par le scepticisme; je me bornerai à vous in'
cliquer les voies générales d'une réfutation de ce sYs-
tème. La matière est subtile et compliquée ; je vous Prie
de me suivre avec attention.


Je vous l'ai
messieurs, tous les motifs de doue


invoqués par les sceptiques sont tirés ou de la natu r .
de la connaissance humaine, ou de celle du suj et (111;
connaît, ou de celle de l'objet connu. Il n'y a P°1,11e
d'objection sceptique qui ne vienne se rallier à fan


trois catégories. Or, de ces trois espèces crel:::
lions, celles qui dérivent de la nature du sujet sont
comparaison les plus graves : c'est même parmi Celle`


RÉFUTATION DU SCEPTICISME. 217
là que se rencontrent les seules qui soient véritablement
irréfutabl es ; c'est donc par celles-là, messieurs, que je


erise,n ic)eorua .p r biencomprendre et la nature, et la force,
et le vice de ces objections, une chose est indispensable,
c'est que vous ayez une idée nette du jeu de l'intelli-
gence humaine dans l'acquisition de la connaissance.
Faute d'une telle idée, vous ne pourriez saisir que très-
imparfaitement les objections des sceptiques et les ré-
ponses que j'opposerai à ces objections. Je vais d'abord
vous exposer en peu de mots de quelle manière et par
quelles facultés toutes nos connaissances sont acquises,
et vous dévoiler rapidement tout le mécanisme de cette
merveilleuse opération dont la connaissance humaine
est le résultat. Cette exposition sera le résumé de bien
des observations et de bien des réflexions sur l'intelli-
gence humaine. J'espère néanmoins qu'elle sera claire
comme le sont toutes choses vraies.


Quelque nombreuses et quelque variées que puissent
étre les connaissances humaines, elles se rattachent
toutes à deux espèces de notions : les unes élémentaires,
qui nous sont immédiatement données: les autres se-
condaires, et qui sont tirées ultérieurement des pre-
mières. Notre esprit comprend donc aussi cieux ordres
d e facultés : les unes qui atteignent immédiatement la
réalité, et qui y pulsent cette classe de notions que j'ap-
Pelle élémentaires; les autres qui, en s'appliquant à ces
enoontinoanisssarieélémentaires


aieesnetcaoin d urtise. fois acquises, en tirent les


Toutes les notions élémentaires qui sont dans notre
Prit d érivent de ces deux seules sources, l'observation


et la raison.


Tous savez, messieurs, que la réalité tout entière ne




218 NEUVIÈME LEÇON.
se montre point à nous, et que nous n'en voyons qu'une
très-faible partie, celle avec laquelle nous sommes
contact. Cette portion de la réalité, qui nous est visible,
une faculté existe en nous qui a la propriété de s'y ap-
pliquer et de la connaître. Cette faculté est l'observation,
et on appelle notions empiriques les connaissances
qu'elle nous donne. Ces notions représentent unique-
ment dans notre esprit. ce que notre esprit a observé,
c'est-à-dire une partie et une bien faible partie de ce
qui est. Elles forment la première classe des notions élé-
mentaires de l'intelligence humaine, et j'aurai acheVé
de vous dire tout ce qu'il est nécessaire que vous en sa-
chiez quand je vous aurai rappelé que l'observation a
deux applications, l'une au dehors par les sens, l'autre
au dedans par la conscience, en sorte que tout ce Mie
l'observation peut nous faire connaître se réduit à ce
que nos sens perçoivent hors de nous, et notre con-
science en nous.


Mais ce ne sont pas là, messieurs, les seules informa-
tions immédiates que nous ayons sur la réalité—Inde'
pendamment de l'observation, il y a en nous une autre
faculté qui l'atteint. Cette faculté est la raison, qu i lie
voit pas comme l'observation ce qui est, mais qui, par
delà ce que l'observation saisit, conçoit ce qui doit etre
et ne peut pas ne pas être. De là, messieurs, une seconde
classe de notions élémentaires, qu'on peut appeler i n


-différemment 'conceptions de la raison, vérités rationnelles;
principes a priori, et dont le caractère est d'exprillier
quelque chose qui ne peut pas ne pas être, quelque
chose, par conséquent, qui convient et s'applique à toute
la réalité : ce qui rend ces' notions universelles, tale
que les notions empiriques, ne représentant que la par-
tie de la réalité qui a été saisie par l'observation,


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.


219


conviennent et ne s'appliquent qu'à cette partie de la
réalité, et ne peuvent jamais, par conséquent, dépasser


unTeeclelerstasi onnet messieurs,né ralité. , les deux espèces de notions
élémentaires qui pénètrent dans notre esprit. Ces deux
classes de notions comprennent et embrassent tous les
matériaux de la connaissance humaine. Il ne peut pas
y avoir, il n'y a pas, dans la connaissance humaine,
une notion élémentaire qui ne vienne ou des sens et de
la conscience observant ce qui est, ou de la raison con-
cevant ce qui doit être.


Une remarque importante mérite de trouver place
ici : c'est que la raison ne s'élève aux notions qu'elle
introduit dans la connaissance humaine qu'à l'occasion
des données de l'observation. Ainsi, pour en citer un
exemple, il faut absolument que l'observation rencon-
tre, dans la partie de la réalité qui nous est visible, un
fait qui commence d'exister, pour que notre raison s'é-
lève à cette notion absolue, que tout fait qui commence
d
'exister a une cause; ce n'est même qu'après avoir, à


son insu et sans y faire attention , appliqué dans une
feule de cas particuliers cette notion universelle secrète-
ment cachée en elle, que tout à coup notre raison dé-
gage un jour cette notion et la conçoit sous sa forme
Universelle. Nous disons, dans une foule de cas, en
voyant des faits qui commencent d'exister : Ces faits
°11t une cause, » avant de nous élever à la conceptionde la notion absolue et nécessaire que cette application


c'est-à-dire à la conception du principe
,même de causalité • de manière que, si ces notions uni-Yer,,pit
tout-:"e, s ne dérivent pas des données de l'observation.,


" s 'i ois elles ne naîtraient pas en nous sans ces don-
"es: L'observation participe donc, si je puis m'expri-




220 NEUVIÈME LEÇON.
mer ainsi , à la naissance des notions universelles et
absolues conçues par la raison.


D'un autre côté, messieurs , 'il n'y a pas une seule
donnée de l'observation, dans l'acquisition de laquelle la
raison n'intervienne. En effet, quel que soit l'élément
de la réalité que notre observation rencontre et saisisse
soit au dedans de nous, soit au dehors, toujours, à la
pure notion qu'elle en recueille, notre raison ajoute
quelque notion supplémentaire qui lui est propre et qui
vient d'elle. Ainsi, quand notre observation saisit une
qualité, notre intelligence n'arrive à former le jugement:
„ cela est blanc, cela est rouge, » que parce que la rai-
son, sous cette qualité, conçoit une chose que notre ob-
servation n'aperçoit pas, la substance, qui seule rend le
jugement possible. Et de même l'observation a beau
nous donner la notion de deux faits qu'elle saisit, nous
ne pouvons pas juger que ces deux faits se succèdent,
si la raison ne vient ajouter à la notion de ces deux faits
celle d'une troisième chose que notre observation ne
perçoit pas, la durée, qui seule rend possible la succes-
sion, et dont l'idée, par conséquent, est impliquée dans
celle de succession. Quand à la vue d'un objet nous pro-
nonçons ce jugement le plus simple de tous, cela est,
c'est que notre raison vient ajouter à l'idée de l'objet',
que l'observation nous donne, cette autre idée, que notre
observation ne nous trompe pas, et que par conséquent
la réalité extérieure est conforme à l'idée intérie ur .
qu'elle nous en donne. En sorte qu'il est égalemen t vrai
de dire, et que l'observation est l'occasion de toute non"
ception de la raison, et qu'aucune notion de l'obse rva-
tion n'arrive à la forme de connaissance ou de jug e


-ment que par l'adjonction d'un élément a priori, cle
ajoute la raison. Mais c'en est assez sur le concour s des


RÉPUTATION DU SCEPTICISME. 221
deux facultés dans l'acquisition de toute connaissance
élémentaire; ce qu'il nous importe surtout de constater
ici, c'est que la connaissance élémentaire elle-même
dérive tout entière de ces deux seules sources.


Voilà, messieurs, comment nous sont donnés les ma-
tériaux de toutes nos idées. Cela posé, une seule faculté,
lie bien prendre, opère sur ces matériaux, et en tire
toutes nos connaissances ultérieures. Cette faculté est le
raisonnement; mais je distingue entre le raisonnement
inductif et le raisonnement déductif : le raisonnement,
en d'autres termes, a deux procédés ou deux formes,
l'induction et la déduction.


Le procédé .le l'induction est celui-ci : plusieurs cas
particuliers analogues ayant été constatés par l'observa-
tion et recueillis par la mémoire, notre raison applique
à cette série d'observations analogues un principe a
priori qui est en elle, le principe que les lois de la ria-
otuises:nst,


constantes ; et tout à coup ce qui n'était vrai
Pour l'observation que dans vingt, trente, quarante cas
observés, devient, par l'application de ce principe, une
loi générale, qui est vraie des cas non observés, comme
l'observation a trouvé qu'elle l'était de ceux qu'elle a
:°enlsetsat


le raisonnement


Des données de l'observation, et par la seule
application à ces données d'une conception de la raison,
l'esprit tire une conséquence qui dépasse ces données.


ent par induction. Il conduit à un
résultat dont le caractère spécial est de contenir au delà
de Ce que renfermaient les données de l'observation dont
on le tire.


Le
. ,


:ette


con naissance


Procédé .du raisonnement par déduction est ce-
' é tant donnée une connaissance quelconque, par-


, te , g énérale ou universelle„ la déduction tire de
cu sance ce qu'elle renferme : tantôt tout ce




222 NEUVIÈME LEÇON.
qu'elle renferme, et dans ce cas elle va du même au
même en changeant seulement la forme; tantôt une par,
tie seulement, et alors elle va du tout à la partie. Sinus
comparez le résultat d'un raisonnement par déduction
aux prémisses d'où l'esprit l'a tiré, vous trouverez tou-
jours équation entre ce résultat d'une part et la totalité
ou une partie seulement de ces prémisses de l'autre.
C'est là le caractère spécial de toute conséquence du rai.
sonnernent par déduction.


Telles sont, messieurs, toutes les transformations
portantes que notre intelligence peut faire subir aux no,
tions premières qui nous sont immédiatement données
par l'observation et la raison. Tout de même donc qu'il
n'existe que deux facultés, ou deux modes d'acquisition
des notions élémentaires, tout de même il n'y a que deux
modes de transformation de ces notions élémentaires en
notions ultérieures, l'induction d'une part, la déduction
de l'autre.


Une dernière faculté, messieurs , intervient encore
dans la formation de la connaissance humaine. Cettefa•
cuité est celle qui conserve et fait durer en nous les ne.
tions déjà acquises : c'est la mémoire. Sans cette faculté,
la connaissance humaine serait incessamment renfermée
dans les limites du moment présent. La mémoire con-
serve les données successives de l'observation, et n'est
par elle que ces données constituent l'expérien ce. Oie
intervient, en outre, dans la con texture de tout raiso n


-nement : car nous n'arriverions jamais à, la conséquence'
si nous ne nous souvenions, à chaque pas que no us f,ai,
sons, et des prémisses dont nous sommes partis, et des
intermédiaires par lesquels nous avons déjà passé.
mémoire intervient donc Comme auxiliaire indispense
Ide dans la formation de toutes les notions de l'observa'


RÉFUTATION DU SCEPTICISME. 223
fion et du raisonnement, et ces notions c'est elle seule
qu i les conserve. Il n'en est pas ainsi des notions don-
nées par la raison. La mémoire n'intervient pas dans
l'acquisition de ces notions , parce qu'elles se forment
spontanément. Elle n'intervient pas davantage dans leur
conservation, parce qu'elles n'ont pas besoin d'être con-
servées. Comme la raison ne s'élève à ces notions que
parce qu'il lui est impossible de ne pas les concevoir,
toutes les fois qu'elles doivent intervenir dans la forma-
tion de notre connaissance cette nécessité se fait sentir,
et la raison les conçoit de nouveau: il n'est donc pas be-
soin que la mémoire les conserve. De toutes nos facultés
intellectuelles, la raison est donc la seule qui soit indé-
pendante de la mémoire, et n'ait aucun besoin de son
secours.


Tels sont, messieurs, sauf une infinité de détails, les
résultats positifs auxquels m'ont conduit de longues étu-
des sur la grande question de l'origine et de la formation
de nos connaissances. Voilà, selon moi, tout le méca-
ensist ibnieen sidellanperleéa.


ton intellectuelle, et vous voyez qu'il


Cela posé, nous sommes en mesure d'examiner à quel
titre la vérité de la connaissance humaine ainsi acquise
Peut être contestée, et à quel titre elle peut être défen-d;oget .isueNylloeeurrseossntavons de quoi cette connaissance se Con-pose, et comment est formé chacun de ses éléments.


sleduornvcéerxitaacbtleemveanlet uolù., portent les objections,
(.. Efa d


'abord, messieurs, quand l'une des quatre facultés
Int concourent dans la formation de nos connaissances


'nt a- s 'appliquer et à nous donner la notion qui lui estPIon
ere , il est évident que nous ne croyons et ne pouvons


'roire à la véritév tallê de cette notion qu'à une première con-




224 NEUVIÈME LEÇON.
("Rion, c'est que nous ayons foi à la véracité native de
cette faculté, c'est-a-dire à sa proprié té de voir les choses
telles qu'elles sont; car, pour peu que nous en doutions
il n'y a plus de vérité, plus de croyance possible pou;
nous. Et cependant rien ne prouve, rien ne peut prouver
cette véracité native de nos facultés. Quand notre raison
nous dit : » cela doit être nécessairement ; » qu'est-ce
qui prouve qu'il en aille dans la réalité comme elle le
dit? Rien absolument. Quand notre mémoire a un sou:
venir clair, précis, exempt de tout nuage, d'avoir vu telle
personne dans tel lieu, qu'est-ce qui prouve qu'elle nous
montre le passé comme le passé a été ? Rien encore, ab-
solument rien. Quand notre observation s'appliquant
avec attention et avec suite, nous dit : « il y a là. un ob-
jet q.ui n'est pas rond, mais qui est carré, un objet qui
n'est pas blanc, mais qui est rouge, un objet qui n'a pas
telle ou telle qualité, mais qui en a telle autre;» qu'est-ce
qui démontre que nos sens ne nous montrent pas les
choses autrement qu'elles ne sont? Encore une fois rien
ne le démontre. Se tourmenter à chercher des preuves
que les facultés par lesquelles nous saisissons la réalité
n'ont pas été faites pour la saisir autrement qu'elle n'est,
mais ont été faites pour la saisir telle qu'elle est, c'est se
tourmenter inutilement. Car, évidemment, toute preuve
que nous pourrions imaginer pour *opérer cette démon-
stration serait rceuvre de ces mômes facultés, et, Par
conséquent, devrait être démontrée elle-même.


Donc, messieurs, le principe de toute certitude et de
toute croyance est d'abord un acte de foi aveugle en la
véracité naturelle de nos facultés. Quand donc les scep-
tiques disent aux dogmatiques : Rien ne prouve tel"
vos facultés voient les choses comme elles sont; rien et
démontre que Dieu ne les ait pas organisées pour Ire'


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.


225


les sceptiques disent une chose incontestable
ent'c'quulP'iel r ;est impossible de nier. C'est à cette condition que
nous croyons . Mettons donc de côté ce premier argument
général du scepticisme, auquel nous reviendrons tout à
l'heure, et voyons si, comme -le prétendent les scepti-
ques, même en ne tenant point compte de cette suprême
raison de douter, il serait encore impossible de croire.
C'est en effet là, messieurs, la seconde prétention des
sceptiques : en admettant même que nos facultés aient
été faites de manière à voir les.choses telles qu'elles sont,
il est évident, disent-ils, qu'il n'y aurait encore aucune
possibilité de se fier aux connaissances qu'elles don-
nent; car chacune de ces facultés, prise à part, est
sujette à se tromper, et il n'y a aucun moyen sûr
de démêler la vérité de l'erreur dans la variété de ses
dépositions.


Il est inutile de vous rappeler, messieurs, comment
les sceptiques établissent cette thèse ; je vous l'ai dit
assez au long dans la leçon précédente. Examinons
donc si les raisons dont ils l'appuient sont valables.
C'est ce que je ne crois pas.


Et d'abord, l'argument des sceptiques suggère une
première observation : c'est que, puisque les hommes
reconnaissent que leurs différentes facultés les trompent
quelquefois, il faut qu'ils aient un moyen de distinguer
les cas où elles le font, et les cas où elles ne le font pas.
Il faut donc que chaque faculté ait son criterium de vé-


11é0, reét ine ,lces,icriterilnn ne nous soit pas inconnu. Car
le


n'existait pas certains signes au moyen
desque ls nous reconnaissons que nos facultés ne nous
tromp


ent pas, nous ne pourrions jamais savoir ni quand
elles nous trompent, ni même qu'elles peuvent noustro p r.


I — 15




226 NEUVIÈME LEÇON.
Mais ce qui paraît vrai en droit l'est-il en fait? en fait


ce criterium existe-t-il? le possédons-nous? Je dis que,
polir aucun homme de bon sens, la chose n'est douteuse.
En effet, il y a dans cette enceinte plus d'une personne,
sans doute, qui n'a de sa vie étudié les règles décou-
vertes par la logique pour la conduite de nos différentes
facultés; et cependant, je le demande, y en a-t-il une
seule qui, si elle veut en prendre la peine, et si elle a un
gran 1 intérêt à le bien connaître, ne se croie parfaite-
ment capable de voir un objet extérieur tel qu'il est?
Et qui de nous pourtant oserait nier que, dans un assez
grand nombre de circonstances, ces mêmes sens avec
lesquels nous sommes si sûrs d'arriver, si nous le vou-
lons, à une exacte connaissance des objets extérieurs,
ne l'ont pas induit en erreur? Chacun ici croit donc tout
à la fois, et que dans certains cas ses sens l'ont abusé,
et que toutefois ils ne l'abuseront pas s'il veut prendre
les précautions convenables pour l'éviter. Nous con-
naissons donc tous, ou, tout au moins, nous trouvons
tous d'instinct, qnand il le faut, ces précautions conve-
nables; c'est-à-dire qu'il existe pour chacun de nous un
criterium au moyen duquel nous distinguons les dépo-
sitions des sens qui méritent notre confiance, de celles
qui ne la méritent pas.


Ce 'que je viens de dire des sens est vrai de toutes les
facultés de l'intelligence. Il n'y a pas un homme ici qui
doute de sa capacité de découvrir la véritable consé-
quence d'un principe, quand il sera intéressé à la trou-
ver, et qu'il y mettra l'attention et les soins conven a


-bles ; et cependant•tout le monde sait ici qu'on peut se
tromper en raisonnant, et il n'est personne à qui vingt
fois ce malheur ne soit arrivé. Tout le monde pense
donc qu'il existe des moyens d'échapper à l'erreur en


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.


227


raisonnant. Tout le monde admet donc l'existence d'un
criterium pour démêler le vrai du faux dans les résul-
tats de cette faculté.


en est de même, messieurs, pour toutes les facultés
qui concourent à la production de la connaissance hu-
maine. Il n'est personne à qui il ne soit donné de dis-
tinguer, dans les différentes applications d'une faculté,
les cas où elle a procédé légitimement et où l'on peut
se lier à ses résultats, et les cas où elle peut n'avoi• pas
procédé légitimement, et où il est raisonnable de s'en
défier.


Et ce qui prouve encore mieux, messieurs, que nous
possédons ces différents criterium, c'est qu'à chaque
instant de la vie nous les appliquons. Qu'un homme
aperçoive un objet à une grande distance, par cela
mème la notion que ses yeux lui en donnent lui est sus-
pecte; et pourquoi ? Parce qu'il sait qu'à cette distance
l'teil démêle mal et la forme et la couleur des objets ;
mais il sait le moyen de vérifier si la notion est exacte
ou ne l'est pas : c'est de faire disparaître la cause d'er-
reur, c'est-à-dire la distance. Je pourrais citer des exem-
ples analogues pour toutes les autres facultés.


Ce qui fait que nos facultés nous trompent, messieurs,
ce n'est pas que nous manquions de criterium pour dis-
tinguer l'application légitime de l'application irrégulière
de chacune ; c'est que le plus souvent, par insouciance
eu Précipitation, nous ne nous servons pas ou nous ser-
yens mal de ce criterium; c'est aussi que nous n'en
avons qu'une idée confuse, eu sorte que nous ne voyons
glière toutesoutes les précautions a prendre pour arriver à la
vérité que quand nous avons un grand intérêt à la trou-
ve,.. Aussi,


les philosophes n'ont-ils rien négligé pour
elser, ces criterium confusément aperçus par le bon




1
228 NEUVIÈME LEÇON.
sens, et c'est précisément en cela que-consistent les plus
grandes découvertes qui aient été faites en logique.
quoi ont abouti tous les travaux d'Aristote dans cette
branche de la philosophie? Uniquement à déterminer le
vrai criteriurn du raisonnement déductif, c'est-à-dire le
vrai caractère d'une légitime conséquence; et ce vrai
caractère, messieurs, quel est-il? C'est que la consé-
quence soit contenue dans les prémisses. Ce résultat
semble bien simple, bien trivial même ; ce n'est pour-
tant qu'à la suite d'une analyse prodigieuse de toutes les
formes et de tous les procédés possibles du raisonne-
ment que ce grand homme l'a obtenu. Et Bacon, mes-
sieurs, qu'a-t-il fait en logique? Il a déterminé le vrai
criterium; du raisonnement inductif, pas autre chose; et
encore ne peut-on pas dire de lui, comme d'Aristote,
qu'en ce point il n'a rien laissé à faire à ses successeurs;
sans aucun doute l'application de l'induction pendant
deux siècles de recherches a singulièrement perfe c


-tionné l'idée encore inexacte qu'il s'était formée des
conditions de légitimité de ce procédé. Ainsi, des deux
plus grands noms qui aient illustré la logique, l'un
n'est consacré que par la découverte du criterium de la
déduction, l'autre que par celle du criterium de l'induc


-tion; et pourtant ces deux découvertes ne sont autr .
chose que l'éclaircissement. de deux idées confus es qui
existaient auparavant dans l'esprit de tous les hommes.
Le criteriwn de la perception sensible et celui de la me'
moire n'ont pas moins occupé les philosophes . V005
connaissez les beaux travaux de Malebranche, de Locke
et des philosophes écossais, sur les lois de la mémoire
et de l'association des idées., et vous n'ignorez pa s avec
quel soin et quelle sagacité toutes les causes d'erreur
qui peuvent affecter l'exercice de chacun de nos sels


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.
229


ont été comptées, analysées, déterminées par une foule
de philosophes. Et dans quel but tous ces travaux, sinon
dans celui de fixer les conditions précises auxquelles la
mémoire d'une part, et les sens de l'autre, produiront
des notions dignes de foi? Sans aucun doute, ce but a
été en grande partie atteint, et l'on peut dire qu'à l'égard
de ces deux facultés aussi, la science logique est très-
avancée. Et cependant -qu'a-t-elle découvert, sinon l'en-
semble de ces moyens que prennent naturellement tous
les hommes quand leur intérêt les y excite, pour bien
se souvenir avec leur mémoire, et bien percevoir avec
leurs sens? de manière que la philosophie en ceci n'a
encore fait que rendre clair ce qui préexistait, à l'état
confus, dans l'intelligence de l'humanité.


Loin donc qu'il soit vrai, messieurs, comme le préten-
dent les sceptiques, que l'intelligence humaine, dont les
facultés sont sujettes à l'erreur, n'ait aucun moyen de
démêler vrai du faux au milieu de la diversité de
leurs dépositions, il est démontré, au contraire, qu'elle
en a les moyens pour chacune de ces facultés. Cette dé-
monstration résulte : 1 0


de cette circonstance même que
tous les hommes savent que leurs facultés les trompent
quelquefois; 2° de ce fait que tous les hommes, quand
leur intérêt l'exige, savent trouver et prendre les pré-
cautions convenables pour arriver par chacune de leurs
facultés à des notions vraies et certaines ; et 3° enfin, de
la détermination précise de ces conditions de certitude
Par les plus grands hommes qui aient illustré la lo-
gique.


Vous aurez remarqué, messieurs, que, parmi les
exemples dont je me suis servi pour rendre sensibles les
'afférentes parties (le la thèse que je viens de dévelop-
Per, aucun n'a été emprunté à la raison. Le motif en




230 NEUVIÈME LEÇON.
est simple, messieurs : c'est que la raison n'est pas su-
jette à faillir ; entre toutes les facultés de l'intelligence,
elle a seule ce privilége, et elle le doit à cette circon-
stance, qui lui est propre, qu'elle n'agit jamais que par
nécessité. Il n'y a pas de plus ou de moins dans la né-
cessité; et, pourvu qu'elle soit constante et la même chez
tous les hommes, elle doit produire dans tous les cas et
chez tous les individus les mêmes effets. Aussi, les no-
tions de la raison se retrouvent-elles exactement les
mêmes et en même nombre dans toutes les intelligences
humaines, etpersistent-elles immuables, à l'abri de toute
variation, dans chacune.


De là vient, messieurs, que la raison n'a jamais été
accusée de varier d'homme à homme, ou d'un cas à un
autre dans le même individu ; il n'y avait pas moyen
d'ébranler à ce titre l'autorité de ses conceptions. L'argu-
ment capital dont on s'est servi, s'appuie, au contraire,
sur la nécessité et l'invariabilité même de ses déposi-
tions. (r. Voyez, a-t-on dit : ce qu'admet la raison, elle
ne peut pas ne pas l'admettre ; son motif pour croire
que telle chose est, c'est qu'il lui est impossible de ne pas
le croire; n'est-ce pas un signe évident que ses croyances
lui sont imposées par sa nature même, et que, si sa na-
turc était autre, elles seraient différentes ? C'est là le
grand argument de Kant, messieurs; les conception s de
la raison étant nécessaires, elles n'ont à ses yeux qu'une
valeur subjective, c'est-à-dire qui s'évanouirait si le sujet
était changé. Mais il est évident que cet argument n'est
autre chose que celui-là même qui met en doute la vé-
racité de nos facultés ; nous ne devons donc pas une
en occuper à présent.


Ne pouvant opposer à la raison la variabilité de ses
conceptions, le scepticisme s'est rejeté sur la variabilité


RÉFUTATION DU SCEr'TICISME.


231


des opinions philosophiques sur ces conceptions, et a
tiré de là, contre l'autorité de ces conceptions, une dou-
ble objection : d'abord, .en arguant contre elles de cer-
tains systèmes philosophiques qui les ont défigurées ou
niées, ensuite en tirant avantage du peu d'accord des
philosophes qui ont essayé d'en donner le catalogue.


Il est vrai, messieurs, que certains philosophes ont
contesté quelques-uns des principes de la raison hu-
maine : je vous ai cité Hume, qui a nié le principe de
causalité ; Condillac, celui des substances ; et à ces cita-
tions je pourrais en ajouter beaucoup d'autres. Mais je
vous ai montré comment IIume , comment Condillac
avaient dû, pour être conséquents à leurs systèmes sur
l'origine des connaissances humaines, arriver à cette
conclusion. Cette objection n'a donc aucune valeur :
d'autant mieux qu'on peut bien citer des philosophes
qui aient nié dans leurs ouvrages quelques-uns des
principes de la raison, mais aucun qui n'ait montré
constamment dans sa conduite qu'il y croyait comme le
reste des hommes.


Quant au fait du dissentiment des philosophes qui ont
essayé de donner le catalogue de ces principes, il ne
prouve pas davantage. Ces principes sont des faits de la
nature humaine, et l'observation de cette classe de faits
es t soumise aux mêmes chances d'erreur que celle de
toute autre. Parmi les philosophes qui les ont étudiés,
les uns ont donc vu davantage, les autres moins ; les uns
P lus mal, les autres mieux ; et de là la diversité des
résultats. Cette diversité disparaîtra à mesure que les
observations deviendront plus nombreuses et plus exac-
tes, d'autant mieux qu'elle est souvent plus apparente
cille réelle, et résulte uniquement des formes diverses
sous lesquelles ont été rédigés des principes identiques.




232 NEUVIÈME LEÇON.
Quoi qu'il en soit, ces diversités n'affectent que la science
de ces principes et nullement ces principes eux-mêmes
qui sont et demeurent identiquies dans toutes les intel-
ligences. Où est l'homme qui, voyant apparaître un fait,
ne lui suppose une cause ; qui, percevant une qualité,
ne la conçoive dans un sujet; qui ne mette les corps
dans l'espace et les événements dans la durée? Un tel
homme n'existe pas; et ces notions sont si essentiellesà
la nature humaine, qu'il n'est point de folie qui lus abo-
lisse ou ]es modifie. Les fous conservent cela de commun
avec le reste des hommes, de croire à ces notions, et
c'est par là qu'ils sont encore hommes quand ils ont
cessé de l'être sous tant d'autres rapports.


-Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire sur l'objection
générale des sceptiques, tirée de la variabilité des facul-
tés de l'intelligence. Cette accusation n'atteignant pas la
raison, qui est invariable, ne peut porter que sur l'obser-
vation, le raisonnement et la mémoire ; et j'ai montré
que, s'il était vrai que ces facultés fussent faillibles, il ne
l'était pas que nous ne pussions distinguer la vérité de
l'erreur dans leurs dépositions. L'objection tirée de ce
chef contre la certitude de la connaissance humaine est
donc impuissante, et il resterait démontré que nous
pouvons arriver à la vérité, s'il l'était que' nos facultés
ont été organisées pour voir les choses comme elles
sont, et non pour nous en transmettre d'infidèles ima


-ges. Revenons maintenant à cette dernière objection, el,
après avoir resserré le scepticisme dans ce dernier re-
tranchement, examinons-en la force.


Je m'empresse de vous le répéter, messieurs : à cette
objection des sceptiques je ne connais aucune réponse
catégorique ; il n'existe aucune possibilité de prouve r la
véracité de notre intelligence. Et, toutefois c'est une


RÉFUTATION DU SCEPTICISME. 233
singulière objection que celle-là, et qui mérite bien
quelques observations.


Et d'abord,messieurs,veuillez remarquer que l'homme
le plus pénétré de la force de cette objection n'en tient
aucun compte dans la pratique. Un philosophe a beau
concevoir avec sa raison que rien ne démontre que Dieu
n'ait pas fait notre intelligence de manière à voir la
réalité autrement qu'elle n'est, il n'en arrive pas moins
que, si ses yeux lui montrent un objet, il croit à la fidé-
lité du rapport de ses yeux ; que, si sa mémoire lui rap-
pelle qu'il a promis d'aller dîner clans une maison, il va
dîner dans cette maison; que, si ses oreilles lui font en-
tendre un bruit menaçant, il se retourne et se hâte de
pourvoir à sa sûreté. Aucun sceptique n'échappe à ces
inconséquences, aucun ne vit qu'à la condition d'y tom-
ber mille fois par jour ; ét, quelque bon motif qu'il ait
de douter, il n'y en a pas un qui ne croie tout autant
que le dogmatique le plus décidé.


Veuillez, en second lieu, vous demander comment
vous organiseriez un être intelligent pour le mettre à
l'abri


decelte objection. Si vous voulez que cet être soit
in telligent, vous voulez qu'il puisse connaître ; si vous
voulez qu'il puisse connaître, vous voulez qu'il ait des
facultés de connaître. Il n'y a pas moyen d'organiser
on être intelligent à d'autres conditions. Or, faites qu'il
soit raisonnable : il remarquera que ces facultés sont


et dt objection est tellement inhérente à toute organi-
sation intelligente, que nous n'accordons que Dieu y




234 NEUVIÈME LEÇON.
échappe qu'en réfléchissant que nous ne pouvons nouslier à ]idée que nous nous formons de sa nature; car
si nous acceptons cette idée, si nous nous représentons
Dieu comme un être intelligent qui connaît avec ses fa-
cultes de connaître, nous sommes invinciblement con-
duits à concevoir qu'il peut se faire à lui-même l'objec-
tion que nous nous faisons. Ces observations suffisent
pour montrer que, si l'objection est irréfutable, elle ne
mérite cependant pas d'occuper sérieusement les philo-
sophes. Nous ne pouvons rien savoir et rien apprendre
que par les facultés qui nous ont été données pour
connaître ; la première vérité donc que tout homme
qui veut apprendre et savoir doit reconnaître , c'est
que ses facultés voient les choses comme elles sont:
autrement il faut renoncer à apprendre et à savoir;
il n'y a plus de science possible, et toute recherche est
inutile.


Telle est la seule réponse qu'on puisse faire à la seule
objection irréfutable du scepticisme.


Quant aux causes d'erreur et de variation qui déri-
vent de l'imagination, des passions, de l'éducation, des
différents préjugés de l'âme et des diverses dispositions
du corps, toutes sont reconnues pour des causes d'er-
reur, et il n'y a pas un homme qui ne soit averti qu'il
faut s'en défier. Les précautions à prendre pour mettre
nos facultés à l'abri de leur influence sont une des c on-
ditions universellement reconnues de l'exercice de ces
facultés, et par conséquent de la légitimité des conna is


-sances qu'elles nous donnent.
Indépendamment. de ces causes qui tendent à troubler


l'exercice régulier de l'intelligence, on dit que le sujet
intelligent est lui-même variable, qu'il change avec l'âges
qu'il se modifie d'année en année, de jour en jou r, e`


RÉFUTATION DU SCEPTICISME. 235


qu'il n'est pas deux minutes de suite le même. Ici je
réponds qu'il faut distinguer. Il est vrai que notre corps,
comme tous les corps possibles, subit de perpétuelles
altérations; il est vrai qu'à chaque minute il reçoit et
perd quelque chose, et qu'il n'est pas identiquement le
même deux minutes de suite ; mais les propriétés de ses
différents organes restent les mêmes au milieu de ce
renouvellement perpétuel de la substance qui les 'com-
pose. Et d'ailleurs ce n'est pas le corps qui connaît, c'est
l'esprit, ou ce que chacun de nous appelle moi. Or, le
moi s'affirme identique à lui-même dans tous les mo-
ments de son existence ; et si quelqu'un s'avisait de nier
cette identité, il serait immédiatement conduit à tant de
conséquences absurdes, qu'il s'apercevrait bientôt que
tous les faits de la conduite humaine impliquent cette
identité absolue, et deviendraient inexplicables si elle
n'existait pas.


Il est vrai que les variations mêmes de notre corps
exercent de notables influences sur notre esprit ; mais
elles sont classées parmi les causes d'erreur , et tout
homme sensé en tient compte quand il veut arriver à une
connaissance exacte. Le jeune homme est prévenu que
son âge est soumis à des passions qui peuvent égarer
son jugement; et l'inclinent à une précipitation et à une
confiance dangereuses dans la recherche de la vérité ;
et, avant de nous en rapporter aux jugements d'un jeune
homme, nous faisons la part aussi de ces causes d'er-
reur, et en tenons compte..


J'en ai fini, messieurs, avec les objections sceptiques
tirées du sujet même qui connaît. Je me hâte de passer
a celles qui dérivent et de l'objet de la connaissance et
de la connaissance elle-même.


Quant aux premières, messieurs, je n'ai qu'un mot à




236 NEUVIÈME LEÇON.
dire. Il est certain qu'il n'y a. pas hors de nous un seul
objet observable qui ne varie continuellement. Mais re-
marquez, messieurs, que ce qui varie clans l'objet ne
nous intéresse en aucune façon, et n'est pas l'objet de la
science. Ce qui varie clans les êtres, c'est leur substance;
ce que la science aspire à connaître dans les êtres, c'est
leur nature spécifique, laquelle persiste et demeure con-
stante dans tous ses traits essentiels.


Ce n'est pas à dire, messieurs, que la nature des êtres
soit immobile; mais elle est régulière dans sa mobilité
Même. Cette mobilité, en d'autres termes, est soumise
à des lois, et ces lois, la science aspire à les connaître.
Et ce qui est vrai de chaque être est vrai de la création
tout entière, qui reste la même malgré l'éternel mouve-
ment qui en agite, qui en altère et qui en modifie inces-
samment toutes les parties : mouvement régulier lui-
même, soumis à des lois fixes et immuables. La forme
immuable de la création, et les lois immuables de la vie
qui l'anime, voilà ce que la science aspire à déterminer
et à connaître ; et cela ne change pas. Quant au flot, sans
cesse renouvelé, de modifications et de phénomènes,
qui s'écoule dans le sein de la création et sous la règle
souveraine de ses lois, la science ne s'en inquiète pas,
parce que tout. cela est passager, et que ce qui est passa-
ger lui est indifférent Ainsi, quoique l'objection scepti-
que soit vraie, elle n'atteint pas la science, parce qu'elle
n'atteint pas ce qui seul, dans la réalité, est l'objet de la
science. Ce mot suffira pour indiquer le vice de toutes
les.objections sceptiques tirées de ce chef.


Quant à celles qui portent sur la connaissance elle-
même, la première consiste à dire que cette conna is


-sance, comparée à son objet, étant très-incomplète, nous
en donne par cela seul une très-infidèle idée.


RÉFUTATION DU SCEPTICISME. 237


A quoi je réponds que, s'il est vrai que nos facultés,
bien et légitimement appliquées, voient les choses telles
qu'elles sont, il est vrai aussi que la connaissance qu'elles
nous donnent représente fidèlement la partie de la réa-
lité que nos facultés ont saisie, et qu'ainsi tout ce qu'on
peut reprocher à la connaissance humaine, c'est d'être
incomplète. Il est vrai que si, de ce fragmen l de la réalité
que nous connaissons, nous tirons des inductions témé-
raires sur la réalité tout entière, nous pourrons tomber
dans l'erreur; niais la connaissance de la partie de la
réalité saisie par nos facultés n'en restera pas moins
vraie, et il s'ensuivra seulement que nous avons mal rai-
sonné, c'est-à-dire tiré de certaines prémisses plus
qu'elles ne contenaient. Mais, de ce que nous pouvons
mal raisonner, il ne s'ensuit nullement que nous soyons
incapables de raisonner bien. En ne tirant de l'échan-
tillon de la réalité qui nous est connu que des induc-
tions rigoureuses sur la réalité tout entière, nous n'arri-
verons qu'à des notions exactes. Il est vrai que ces
notions resteront toujours incomplètes; mais la préten-
tion du dogmatisme n'est pas que la connaissance hu-
maine soit complète, elle est seulement que cette con-
naissance peut être fidèle.


Le second motif de scepticisme tiré dela connaissance
elle-même est pris dans le spectacle des opinions hu-
maines, si diverses d'un temps, d'un lieu, d'une nation,
d'un individu à un autre. Si je voulais le réfuter à fond,
la lèche seraitrapides. je me bornerai donc à quelques
observations


Une première chose est à remarquer : c'est que cette
diversité des opinions humaines est loin de .s'étendre à
tout, et qu'elle ne porte que sur certaines choses. Si l'on
voulait essayer la contre-partie du tableau présenté par




238 NEUVIÈME LEÇON.
les sceptiques, ,je m'assure que le catalogue des opinions
communes à tous les hommes formerait un plus gros et
meilleur livre que la liste, si souvent recommencée par
les sceptiques, des opinions qui les divisent.: Où en se-
rait l'humanité si, sur les points qu'il importe de con-.
naître avec certitude, ses opinions avaient ainsi varié
dans une éternelle indécision entre la vérité et l'erreur?
En tout ce qu'il y a de capital à savoir sur les choses ex-
térieures et sur l'homme, sur les lois des unes et sur
celles de l'autre, l'opinion humaine n'a jamais ni hésité
ni varié. Et savez-vous pourquoi? C'est que l'humanité
ne subsiste qu'à cette condition. Et savez-vous quelle
partie de la connaissance humaine représentent ces no-
tions que tous les hommes possèdent et ont toujours
possédées, et sur lesquelles ils n'ont jamais varié ni hé-
sité? Une si énorme partie de cette connaissance, que, si
elle était aussi visible que celle sur laquelle nous dispu-
tons, cette dernière deviendrait en quelque sorte imper-
ceptible. Et. savez-vous pourquoi cette principale, cette
capitale partie de la connaissance humaine est si peu
remarquée et joue sur la scène des débats philosophi-
ques un si petit rôle? C'est qu'elle est si essentielle à
l'homme, et d'un usage si commun pour lui, que nous
la confondons avec la nature humaine ; c'est que nous
l'avons acquise de si bonne heure, que nous la trouvons
toute formée, tout établie en nous quand nous corn-'*
mençons à réfléchir, et qu'il ne nous semble pas que
nous l'ayons acquise. C'est là le trésor qu'amasse dans
l'intelligence de l'homme futur l'incroyable activité d'es'


. prit de l'enfant, durant ces premières années de la vie
qui semblent un sommeil à l'observateur inattentif, et •
qui sont les plus fécondes de 1 % existence humaine. Rare
trésor t messieurs; car c'est avec ces idées communes à


RÉFUTATION DU SCEPTICISME.


239


tous que les hommes s'entendent, et c'est de ces idées
qu'ils vivent; c'est par elles qu'ils sont . hommes, et c'est
pourquoi, encore une fois, nous ne les remarquons pas.
Les idées humaines que nous remarquons, messieurs, ce
sont celles sur lesquelles nous disputons; et il y a à. cela
une admirable providence : car, celles-là seules étant in-
certaines, il importe que celles-là seules nous occupent.
Mais de là aussi l'illusion qui nous fait prendre ces idées
pour la connaissance humaine tout entière, et croire,
en conséquence, que toute la connaissance humaine est
incertaine : illusion qu'il faut bien voir pour ramener
l'objection des sceptiques à sa juste valeur.


Mais, dans leslimites mêmes que je viens de leur assi-
gner, la diversité et la mobilité des opinions humaines
sont bien loin de rendre la conséquence que les scepti-
ques prétendent en tirer; elles s'expliquent, en effet, par
des causes qui n'ont rien de commun avec la raison
qu'ils en donnent, c'est-à-dire l'impuissance de l'intelli-
gence à connaître la vérité.


Et d'abord, messieurs, la faillibilité de l'intelligence
est une de ces causes. En chaque chose la vérité est une,
et les erreurs possibles infinies. Il y a donc mille ma-
nières de se tromper en chaque chose, et il suffit que
l'intelligence humaine soit faillible, pour que ces mille
erreurs,de c'est-à-dire ces mille opinions, soient possibles.
fais, e ce que ces opinions se produisent, s'ensuit-il
P e la vérité soit introuvable, ou qu'une fois trouvée, on
ne Puisse la démêler d'une foule d'erreurs qui l'entou-
rent? En aucune manière, messieurs, et mille exemples


c


eu témoignent. Que de vérités découvertes et recommes
clurne telles, après des milliers de systèmes faux suc-
ssivenlent proposés et rebutés! et qui consentirait en-


`ore à cultiver la science, si elle n'aboutissait à ce résultat?




240 NEUVIÈME LEÇON.
Une autre cause qui a fait et qui a dû faire varier les


opinions humaines, cc sont les lois mêmes de l 'acquisi-
tion de la connaissance. Nous n'avons pas reçu de lieu
le privilège d'atteindre subitement toute la vérité; nous
n'y arrivons que successivement et pas à pas, par la con-
quête lente et successive de ses différents éléments. La
connaissance humaine ne doit donc, ne peut donc pas
être une chose immuable. Chaque découverte nouvelle
vient augmenter, et par conséquent modifier la science;
et cela est . vrai de chaque !partie de la connaissance
comme de la connaissance tout entière. Il n'y a donc
point de vérité, c'est-à-dire d'opinion définitive, car il
n'y en a point de complète. Et comme chaque nation, et,
pour ainsi dire, chaque individu est parvenu à. un degré
de progrès différent sur cette route commune, cela n'ex-
plique pas moins la diversité que la mobilité des opi-
nions humaines. L'identité et la perpétuité des opinions
humaines, réclamées par les sceptiques, seraient donc
l'égalité et l'immobilité des intelligences humaines.


Ajoutons qu'il y a une chose qui fait une prodigieuse
illusion en cette matière : c'est que l'on prend la diversité
des formes pour celle des idées elles-mêmes. Qui ne sait
que, sous des formes religieuses ou politiques très- di-
verses en apparence, se trouve souvent enveloppé un
seul et même dogme, une seule et même croyance? Qui
ne sait toutes les formes qu'a revêtues, par exemp le, la
grande croyance de l'existence de Dieu, en différents
pays et à différentes époques? On ramènerait peut-être
à de bien modestes proportions le fantôme de la cliver'
sité des opinions humaines, si on l'étudiait à la lumière
de cette remarque.


Rien n'étonne, messieurs, dans le spectacle des op i
-nions humaines, quand on connaît bien les condition'


BEFUTATION DU SCEPTICISME. 241


auxquelles l'intelligence est soumise, et les lois selon
lesquelles se forme, marche et se développe la connais-
sance. A mesure qu'on a mieux connu les véritables
lois de nos différentes facultés, on a mieux compris, on.
s'est mieux expliqué et la marche de l'esprit humain et
les différentes erreurs par lesquelles il a passé. Par cela
seul, qu'à l'heure qu'il est, les sciences physiques ont
découvert les vrais:procédés à suivre dans l'investigation
des lois de la nature, les hommes qui les cultivent s'ex-
pliquent très-clairement pourquoi l'antiquité a erré, et
a dû errer de telle manière dans cette recherche. En effet,
si l'hypothèse a précédé l'observation dans ce travail,
c'est qu'il devait en être ainsi ; si, la méthode hypothé-
tique admise, telles et telles hypothèses ont été successi-
vement proposées et:parcourues, c'est que ces hypothèses
devaient tour à tour séduire les esprits et être essayées ;
si la méthode hypothétique a été abandonnée à une
certaine époque, c'est qu'elle était épuisée ; si la mé-
thode d'observation lui a succédé, c'est qu'il ne pouvait
pas en être autrement. Ainsi, la variation des opinions
humaines en ces matières n'a été qu'une conséquence
des lois de l'esprit humain, et nullement de son incapa-
cité d'arriver à la vérité.


Je n'ajouterai plus, messieurs, qu'une seule observa-
tion sur le système sceptique, et c'est par là que je
finirai cette trop longue leçon. Je demanderai si, dans
le siècle présent, il est quelqu'un qui refuse sa croyance
aux nombreuses vérités auxquelles sont arrivées les
sciences physiques et les sciences mathématiques? Si,
P°11 1' personne, la certitude de ces vérités n'est dou-
teuse , il s'ensuit que les facultés de l'intelligence bu-
Itai ne sont capables d'arriver à la vérité. Elles ne sont
donc pas trompeuses de leur nature, ni incapables,


- 16




242 NEUVIÈME LEÇON.—RÉFUTATION DU SCEPTICISME,
quoique faillibles, de démêler le vrai du faux. Pour qui
reconnaît l'autorité de nos facultés dans une de leurs
applications, il y a nécessité de la reconnaître dans
toutes, et pour qui la nie dans un cas, toute croyance
est une contradiction. En d'autres termes, on ne saurait
être dogmatique ni sceptique à demi; et quiconque veuf
être sceptique en ce siècle doit tenir pour aussi chimé-
riques les vérités mathématiques et les vérités physiques
toutes les autres. Aussi le scepticisme, qui a occupé tant
que de place dans la philosophie, en disparaît-il peu à
peu, et après s'être appuyé principalement dans l'anti-
quité sur les arguments que nous avons réfutés, s'est-il
vu forcé, dans les temps modernes, de se réfugier dans
le doute métaphysique sur la véracité de nos facultés :
asile inexpugnable, il est vrai, mais du fond duquel il
n'exerce plus, et ne peut plus exercer aucune influence
véritable sur l'esprit humain.


DIXIÈME LEÇON'.


DU SCEPTICISME ACTUEL.


MESSIEURS,


Je vous avais annoncé qu'après avoir épuisé les sys-
tèmes qui, en vertu de raisons étrangères aux faits mo-
raux de la nature humaine, aboutissent à une conclu-
sion qui rend toute morale impossible, je passerais dans
la leçon d'aujourd'hui à la deuxième série des systèmes
que nous devons examiner, c'est-à-dire à ceux qui arri-
vent au même résultat en vertu d'une analyse incom-
plète ou fausse de ces faits. Et toutefois,. après ce que je
vous ai dit dans la dernière leçon sur le système scepti-
que, il m'a paru de quelque utilité , et peut-ètre de quelque
importance, de vous dire aujourd'hui quelques mots de ce
qu'o n appelle le scepticisme de notre époque. Comme ce
scepticisme n'est pas, à mon avis, le vrai scepticisme, il
est bon de le caractériser, ne fût-ce que pour acquérir une
conscience nette de la véritable situation morale dans
laquelle nous nous trouvons. Cette considération m'a
déterminé à me livrer à cette sorte de digression qui,
Pourtant, n'en est pas tout à fait une, puisqu'elle im-
porte à l'intelligence même de ce qu'on appelle et de ce
(lu o n doit véritablement appeler le scepticisme.


I


I. 1 2 Mes 1834.




2411 DIXIÈME LEÇON.
Le scepticisme, messieurs, c'est une disposition de


l'esprit à ne rien 'admettre, fondée sur un examen des
moyens que nous avons d'atteindre la vérité, qui a abouti
à cette conclusion, que nous ne pouvons rien connaître
avec certitude. Voilà la rigoureuse définition du scepti-
cisme. J'appellerai ce scepticisme-là, qui est le véri-
table, scepticisme de droit, afin de le distinguer d'une
autre situation intérieure,. qu'on appelle aussi scepti-
cisme, et qui en est très-distincte.


Cette autre situation est celle dans laquelle se trouve
un esprit lorsqu'il ne croit rien, et cette situation peut
très-bien ne pas contenir la circonstance caractéristique
du véritable scepticisme, c'est-à-dire cette détermination
à ne croire à rien, fondée sur l'examen des moyens que
nous avons d'arriver à la vérité. lin esprit peut n'avoir
aucune croyance, simplement parce qu'il ignore la vé-
rité sur les différentes questions qui in Léressentl'honunc,
et sans admettre en principe l'impuissance de l'intelli-
gence humaine d'arriver à la vérité. J'appelle scepticisme
de fait cette situation particulière, et je la distingue de
la disposition à ne rien croire, qui est le scepticisme de
droit.


Cela posé, il est parfaitement évident que le véritable
scepticisme n'est point accessible aux niasses. En effet'
les masses n'ont ni assez de lumières ni assez de loisir
pour s'élever, par l'analyse des différentes circonstances
du fait de la connaissance, à la conviction que l'esprit
humain est incapable d'arriver à la certitude. O n na
jamais vu, et de longtemps sans doute on ne verra, un
peuple pénétré d'une telle conviction et posséd é d'un


qu itel scepticisme. Mais quant au scepticisme de faits
consiste simplement à n'avoir aucune croyance, c'est-a;
dire à ignorer ce qu'il faut penser sur les questions ti


DU SCEPTICISME ACTUEL. 245


intéressent l'humanité, les masses en sont très-capables,
quoiqu'elles y répugnent, et c'est évidemment le seul
qui puisse les atteindre.


De tous les motifs qui fondent le scepticisme de droit;
il n'en est qu'un seul qui puisse devenir, jusqu'à un cer-
tain point, visible à une nation, et y répandre un com-
mencement de scepticisme véritable. Ce motif est celui
de la contradiction et de la variabilité des opinions
humaines. Et encore, ce commencement de véritable
scepticisme n'atteint-il réellement que ce qu'il y a de
moins ignorant et de plus éclairé dans les masses : car,
même pour s'élever à cette vue que les opinions humaines
sont variables et contradictoires, il faut avoir une cer-
taine connaissance de l'histoire, et c'est ce dont la partie
la plus éclairée du commun des hommes est seule
capable ; le vrai peuple ne va jamais jusque- là. J'ajoute
que cette vue véritablement sceptique, la seule qui
puisse jusqu'à un certain point pénétrer jusque dans le
cœur d'une nation, lui est toujours transmise, c'est-à-
dire qu'elle ne s'y élève pas d'elle-même et par ses pro-
pres forces. C'est toujours en elle un retentissement de
la philosophie qui règne au sommet de la société, c'est-
à-dire parmi le petit nombre d'hommes qui consacrent
leur vie à la pensée et à la réflexion.


Le véritable scepticisme est donc le propre des hom-
mes qui réfléchissent, et dont la fonction sociale, si je
Puis parler ainsi, est de penser. Quant aux masses, ce
scepticisme leur est étranger. Le véritable scepticisme
des masses est le scepticisme de fait, scepticisme qui
n'est Pasune disposition, mais un simple état de l'intel-fduç'in


qu'il
sur les questions qui


men


intéressent l'humanité
l
.


Y ait eu des époques, messieurs, où ce scepti-




246
DI XI M E LEÇON.


cisme de fait, ce vide de croyance et de convictions, an
existé chez de grandes masses d'hommes, et qu'il y en
ait eu d'autres où l'état contraire, c'est-à-dire ut:sys-
tème arrêté de solutions à toutes les principales ques..
t ions qui intéressen t l'humanité, ait évidemment dominé,
c'est ce qui est incontestable pour quiconque a lu l'his-
toire. L'histoire nous montre des époques où, sur chacun
des problèmes qui intéressent l'humanité, existent des
solutions arrêtées, auxquelles croient des nations tout
entières, depuis l'enfant qui commence à penser jusqu'au
vieillard qui va mourir; elle nous en montre d'autres où
des nations tout entières sont plongées dans l'incer-
titude, et ne savent plus que penser sur ces mêmes
questions. Il y a donc bien réellement des époques où le
scepticisme de fait règne sur les masses, et d'autres où
scepticisme leur est inconnu et n'existe pas.


Or, messieurs, l'histoire appelle de noms qui en mar-
quent mieux encore le caractère ces époques oppo-
sées. Elle appelle religieuses les unes, et irréligieusesles
autres : car les premières sont celles où règne, et les
secondes celles où ne règne pas une religion. Veuillez
en effet le remarquer, messieurs : un s ystème de
croyance sur toutes les questions qui intéressent l'hu-
manité, système établi dans toutes les convictions, dans
celles des hommes éclairés comme dans celles du peuple,
et dans celles du peuple comme dans celles des hommes
éclairés, un tel système, historiquement parlant, a to u


-jours revêtu jusqu'ici les formes d'une religion, et en a
toujours porté le titre. C'est sous la forme religieuse que
ces grandes doctrines qui s'emparent des peuples, qui
les gouvernent, qui les dominent, qui les satisfont sur
toutes les questions qui les intéressent, se sont toujours
produites et ont toujours existé jusqu'à présen t. l'es


DU SCEPTICISME ACTUEL.
247


époques, au contraire, où l'on trouve au sein des
filasses une absence complète de convictions et de
croyances sur ces mêmes questions, sont celles où toute
foi religieuse est abolie, où nulle doctrine religieuse ne.
domine. L'histoire a donc raison, messieurs, et on peut
hardiment avec elle appeler religieuses les époques
croyantes, et irréligieuses celles où le scepticisme de
fait existe dans les masses.


Gomment se produit dans les masses le scepticisme
de fait ? Il y a longtemps que je l'ai dit, et c'est de nos
jours un fait parfaitement connu. Quand un grand sys-
tème de croyances ou une religion règne sur les masses,
il peut arriver, et il arrive même nécessairement, qu'un
jour vient où le mélange d'erreur qui se rencontre iné-
vitablement dans toute opinion humaine, quelque
grande et quelque vraie qu'elle soit, frappe les intelli-
gences les plus éclairées. Alors commence à se déve-
lopper cet esprit d'examen qui, s'attachant à tout ce
système de croyances et en pénétrant l'une après l'autre
toutes les imperfections, finit, en concluant de la partie
au tout, par déclarer que ce système est indigne des
l umières actuelles de l'humanité et doit être rejeté. Ce
sont toujours les philosophes, ou ce qu'il y a de plus
éclairé, dans un pa ys, qui commencent cette révolution,
et c'est aussi par eux qu'elle se continue et s'accomplit ;
mais les résultats de leurs recherches pénètrent dans
toutes les classes, et, descendant peu à peu du sommet


la base de la société, arrivent jusqu'aux masses, au
sein desquelles, sapant et ruinant toutes 'ces croyances,
to t Ce système de vérités auquel elles croyaient, et qui
etatt la règle de leur conduite en tout, elles finissent par
Produire le vide absolu. C'est ainsi que le scepticisme
`te fuit est engendré dans les masses. Il y est introduit




24.8
DIXIÈME LEÇON. 24.9


par une action étrangère et supérieure, l. 'action ph


DU SCEPTICISME ACTUEL.


sophique, laquelle, constatant la somme de connaeritable scepticisme, n'existent pas ou existent à


' M
sances à laquelle l'esprit humain est arrivé, et confnmme il arrive à toutes les époques possibles; mais


Elles apparaissent sans doute à quelques esprits,


tant avec cette somme de connaissances les
croyances ne sont point la cause qui rend le siècle incrédule.


régnantes, reconnaît et déclare que ces croyances ote raison est tout simplement que les solutions qu'on
cessé d'etre au niveau des lumières de l'humanité, eii:ait raiso


détruites et qu'on n'en a plus. Le siècle est
ce titre, en provoque et en obtient le rejet.


Que nous soyons actuellement, messieurs, dans 1 sit 'impossible, tout simplement
Ide il n'est pas sceptique ; pas la vérité


époque pareille, c'est ce qui est évident et ce
de personnes prennent encore aujourd'hui la peine Tors, La sr énveoldu


atitoenp aqsu idlai i cern:g enr: dlraérécetotleutisoi ntu aptoiloitni ci, 1.7(si -e


contester. Car comment nier qu'en pénétrant dans i ;30 'ni les événements de 1814, ni la révolution sociale
consciences, on ne trouve dans le plus grand nom ; , 1789 ne lui ont donné naissance ; elle vient de beau-
une absence à peu près complète de croyances sur


questions qui intéressent l'humanité `?Et cependa
toc ] up plus loin, et remonte tout au moins au xve siècle.les


messieurs,






I dis tout au moins : car, pour qui sait voir elle a ce'-
à côté de ce scepticisme de fait qui existe i nement une date encore plus ancienne.


qu'il est impossible .de contester, on n'aperçoit.
. ;lais,


mérite le commencement, pas même l'ombre du vÉ messieurs, il y a eu deux époques dans cette
table scepticisme, du scepticisme philosophique. Et volution, et ces deux époques ont eu chacune leur
effet, dans la pensée de ces masses, vides de croyant ison, leur caractère et leurs résultats. u importe deveut,cesnettementstinauer




vous ne rencontreriez pas, si vous y pénétriez, le sou*


deux époques, quand on




con d'un seul des motifs du véritable scepticisme.


faire une idée précise de 'notre situation présente.


peuple ne s'inquiète guère de savoir quelle est l'au mu Pour que ce vide deconvictions dont je viens de vous
des facultés humaines,. quelle est la nature de rob tretenir, messieurs, soit produit chez un peuple, il


,ut




de la connaissance, quelle est la nature de la connu


nécessairement qu'une lutte plus ou moins longue,
a




sauce elle-mémo ; et il ignore absolument si la natu


i.s victorieuse, ait eu lieu contre les croyances qui


des facultés de l'esprit, celle de l'objet de la connaissani istaient. Toute révolution semblable
à celle que je


et celle de la connaissance humaine, bien examiné, ;cris débute donc nécessairement par une époque
conduisent à cette conclusion, que l'esprit humain 1 attaque contre les croyances régnantes, qui aboutit à
incapable d'arriver à la vérité. Les masses ne songen le pfaite de ces croyances. Cette époque d'attaque a




rien moins qu'à cela. Je dis plus : dans la partie éclair


ré j
et
usqu'à nos jouis, et ellee le a


,


été le caractère SOL-
nt




de la société, dans celle qui pense et qui réfléchit, da .


distinctif du siècle, bien qu'il n'ait fait




celle qu'on peut appeler' proprement philosopluqu


s'acheve
Le


r
xviir


cette
siècle


lutte a et
été


qu'il
le


l ne l'ait
dénoûmentpas de la


comm


p-
en


re-


toutes ces raisons, dont la présence seule peut constitu fière époque de la révolution au sein de laquelle




250 DIXIÈME LEÇON.
nous sommes ; il n'a pas eu l'initiative de cette révo.
lution ; il n'en a ni inventé ni posé les principes;
mais c'est lui qui en a popularisé et fait descendre jus-
qu'au fond de la société les résultats. C'est par là qu'il
a joué un rôle éminent dans cette révolution, et il est
certain que c'est surtout durant ce siècle que ce dont il
s'agissait est devenu évident pour tous les yeux.


Or, à cette première époque, messieurs, la désertion
des convictions anciennes n'était pas du tout accom-
pagnée du besoin de croire. Le besoin de croire ne se
fait nullement remarquer dans les écrivains sceptiques
du xyme


siècle, hostiles aux croyances reçues. ils
sont pénétrés de la mission de détruire, qu'ils rem-
plissent, mais le besoin de croire est si loin de leur
coeur, qu'ils se réjouissent dans le scepticisme où ils
sont, qu'ils en triomphent, qu'il:est à leurs propres yeux
leur plus beau titre de gloire. Nous sommes arrivés à
une époque où le résultat de cette lutte destructive sub-
siste, mais où, à côté de ce résultat, a cessé de subsister
cette joie de ne pas croire, qui l'accompagna dans le
xvine


siècle. Ce changement est grand , messieurs,
il devait arriver. Et, en effet, il n'est pas dans la nature
de l'esprit humain de rester sans lumières sur les ques


-tions qui l'intéressent. L'esprit humain, quand il &perde
la vérité, a besoin de la retrouver ; il ne peut pas vivre
sans elle. Ce n'est donc que par une illusion passagère
que la première période d'une époque révolutionnaire
croit trouver le repos dans le scepticisme. Dès que la
victoire est assurée, cette illusion se dissipe, et le besoin
de croire renaît ; alors commence véritablement la se-
conde période du mouvement révolutionnaire qu e Je
décris, la période dans laquelle, le vide étant fai t, le
besoin de croire renaît, et, avec ce besoin de croire,


DU SCEPTICISME ACTUEL. 251


toutes ses conséquences. Voilà précisément où nous.en
sommes, messieurs : le vide de croyances et le besoin
de croire, tels sont les deux caractères de notre époque;
et, pour qui comprend bien les conséquences logiques
de ce double fait, toute notre situation actuelle, dans ses
plus grandes comme dans ses plus petites circonstances,
est parfaitement claire, et peut en quelque sorte se
dessiner à priori. Essayons donc de dégager quelques-
unes de ces conséquences en nous arrêtant aux princi-
pales.


Ge qui domine, messieurs, ce qui éclate partout dans
le Kinn' siècle, c'est la disposition à ne rien croire du
tout. Et, en effet, comme on en était alors à détruire
ce qui semblait faux, et que l'oeuvre n'était pas achevée,
l'inclination des esprits devait âtre au scepticisme. Au-
jourd'hui que le besoin de croire coexiste avec l'absence
de tout principe et de toute conviction, ce besoin nous
jette dans une disposition tout opposée, la disposition
à tout croire. Cette disposition, messieurs, est le carac-
tère dominant de l'époque actuelle, tant on se trompe
quand on appelle sceptique cette époque !


Les conséquences de cette disposition à tout croire
ont été diverses dans les différents esprits. Poussés par
ce besoin commun, les uns ont cherché à ressaisir la
croyance du passé; et ce parti était très-naturel, car
elle'êtait toute faite, il n'y avait qu'à la reprendre. Ceux-
la ont prononcé anathème contre ce qui était arrivé ;
ceux-là sont devenus hostiles ami trois siècles précé-
dente, et spécialement au xvme, le plus funeste des trois
41ix croyances renversées; dévots du passé, ceux-là l'ad-
Foirent et l'honorent ; ceux-là s'efforcent de rétablir
dams leur intelligence et de rallumer dans leur coeur
celle foi que trois siècles ont détruite, et qu'ils vou-




252 DIXIÈME LEÇON.
draient ressusciter. D'autres, messieurs, sont tout situ-
plement tombés dans le découragement ; ne voyant der-
rière eux que des croyances battues, et pour lesquelles
leur foi ne pouvait se ranimer, et devant eux que le
vide, ils ont désespéré de la vérité. Ce parti-là est celui
du désespoir. Par delà s'en présente un troisième, sans
comparaison le plus nombreux, et auquel appartient
évidemment l'avenir : c'est celui qui , ayant besoin,
comme les deux autres, de la vérité, au rebours du se-
cond, n'en désespère pas, et, au rebours du premier, la
cherche devant soi et non derrière.


Il est dans la nature et dans la nécessité des choses
que le parti du passé et le parti du désespoir soient peu
nombreux et sans action considérable sur la société; il
ne l'est pas moins que celui qui, obéissant au besoin
commun, en cherche la satisfaction dans la découverte
d'un nouvel ordre moral, soit le plus fort et finisse par
effacer les deux autres.


Ce mouvement à la recherche d'une foi nouvelle a
d'abord eu une période, permettez-moi encore celte
expression, tout à la fois caractéristique et inévitable.
On a débuté par croire que la doctrine de l'avenir devait
être à peu près le contraire de celle qui avait gouverné
le passé, et cette illusion était naturelle, et très-conforme
aux lois de l'esprit humain. Ce raisonnement, nous le
faisons tous clans les grandes comme dans les Petites
circonstances; c'est le premier mouvement, le moule
ment instinctif de l'eSprit, humain. De là cette réaction
un moment universelle, vers le contraire de ce qui avait
été. Nous vivions sous un gouvernement absolu; lets
sommes précipités vers le contraire du gouverne'
nient absolu, c'est-à-dire vers la démocratie. La Pilit°-
Sophie de la religion chrétienne était éminemment spi-


DU SCEPTICISME ACTUEL. 253


ritualiste; nous avons adopté la philosophie matéria-
liste, qui a eu son moment et son règne. L'art chrétien
était spiritualiste et idéal, comme les croyances qu'il
exprim ait ; l'art de nos jours s'est fait matérialiste avec
David , et amoureux du réel et du laid un peu plus
tard. La morale chrétienne était la morale du dévoue-
ment, de l'abnégation, celle qui forme les grandes émes,
les grands caractères ; la morale qui a suivi la victoire
du scepticisme a été celle du plaisir et de l'intérêt. Tels
ont été les fruits de ce premier mouvement de recon-
struction qui, partant du vide, s'empare d'abord du
contraire de ce qui a été et s'y attache avec une ardeur
effrénée. Le résultat nécessaire d'un lel mouvement est
de produire un système exagéré, qui ne tarde pas à
inspirer le dégoût et l'effroi ; et la raison en est extrê-
mement simple. Quand le scepticisme renverse une
grande doctrine qui a gouverné pendant des siècles
une portion notable de l'humanité, ce qui le frappe et
ce qui amène sa victoire, ce sont les erreurs et les im-
perfections de cette doctrine. Mais le scepticisme ne s'ar-
rête pas à ces erreurs et ne se borne pas à en deman-
der la réforme : concluant de la partie au tout, il
déclare fausse la doctrine tout entière, et absurdes les
générations qu'elle a gouvernées. De là, cette illusion
que la vérité se rencontre précisément dans le contraire
de ce qu'on croyait. Mais il est impossible que l'huma-
elié, pendant. des siècles, ait obéi à des idées de tout
Peint absurdes et fausses ; par cela seul qu'une doctrine a
ré né et gouverné pendant des siècles une portion no-


• table (le l'humanité, il s'ensuit, au contraire, rigoureu-
sement,qu'elle était aux trois quarts vraie; car, si elle
havait pas été aux trois quarts vraie, elle n'aurait ni


•obtenu m conservé un tel ascendant. Se précipi ter, quand




254 DIXIÈME LEÇON.
il s'agit de reconstruire, vers le contraire de ce qui était,
c'est donc nécessairement tourner le dos à quelque
chose qui avait beaucoup de vérité pour arriver à quel-
que chose qui n'en peut avoir que très-peu. Les sys-
tèmes qui sortent de ce mouvement réactionnaire
effréné ne naissent donc pas viables, et ne peuvent tar-
der à succomber sous le bon sens de l'humanité. Aussi,
voyons-nous déjà mourir dans l'art le règne du laid
et de la forme matérielle que nous avons vu commen-
cer. Aussi, la littérature frénétique et dévergondée qui
s'est fait jour à travers les règles renversées d'Aristote
et de Boileau, peut-elle être considérée comme très-
malade, et sur le point de finir. Il en est de même du
mouvement qui, au sortir du régime politique précédent,
nous a portés vers une démocratie extrême et sans
limites ; ce mouvement commence à être très-sérieuse-
ment et très-sévèrement jugé par le sens commun qui
en aperçoit les inconvénients et les excès. Le règne du
matérialisme a été court, et déjà dans les jeunes coeurs
le spiritualisme l'a complétement détrôné ; peut-être
même ne trouverait-on pas sans peine dans la société
actuelle des partisans de la morale du pur plaisir, telle
que la professait la haute société de la fin du dernier
siècle. De manière qu'il y a pour quelques-uns de ces
mouvements extrêmes et réactionnaires mort accomplie,
et, pour les autres, signe de décadence.


La destinée de ces premiers systèmes n'est donc point
de vivre et de durer : fruit d'une aveugle réaction contre
le passe, ils sont aveugles et fanatiques comme elle.
Or, leur règne éphémère accompli, on retombe né ces-
sairement, et nous sommes déjà retombés en partie'
dans un état d'incertitude pire que celui qui avait I'
médiatement suivi la victoire du scepticisme. Car, à la


DU SCEPTICISME ACTUEL.


255


suite de cette victoire, il y avait vide, il est vrai ; mais
comme on n'avait pas encore essayé de retrouver la vé-
rité, on ne doutait pas de sa force, et il semblait aisé
de découvrir de nouvelles solutions aux questions qui
n'en avaient plus. Mais, quand le premier effort de la
raison à la recherche de ces solutions a échoué, quand
on l'a vu ne produire que des systèmes insensés qu'il a
fallu repousser, un doute s'élève sur la capacité de l'in-
telligence humaine à remplir cette grande tâche de re-
trouver les vérités perdues; et de là une incertitude
plus profonde, un vide plus senti que celui qui a existé
d'abord. Or, messieurs, de ce vide et de cette incerti-
tude naissent un certain nombre de phénomènes qui
sont les plus saillants de l'époque dans laquelle nous
vivons.
• Vous avez pu remarquer que, quand vous vouliez


vous entendre avec vous-mêmes ou avec les autres sur
ce qui est beau et sur ce qui est laid, sur ce qui est vrai
et sur ce qui est faux, sur ce qui est bon et légitime et
sur ce qui ne l'est pas, vous éprouviez de grandes diffi-
cultés; qu'en disputant sur ces questions toute opinion
vous paraissait avoir ses probabilités comme elle trou-
vait ses représentants ; qu'enfin il vous semblait à vous-
mêmes que le pour et le contre pouvaient être soutenus
avec le même avantage.


Il ne faut pas croire, messieurs, que ce soit là l'état
normal de l'intelligence humaine, et que ce phénomène
appartienne à toutes les époques. Il vient, messieurs, de
ce qu'il y a dans le temps présent absence de criterium
en matière


et de delaid.
-vrai et de faux, de bien et de mal, de


beau principe ayant été détruit, toute
règle fixe de jugement se trouve supprimée; et, sans
règle- commune et reconnue de jugement, il est impos-




256 DIXIÈME LEÇON.
sible de s'entendre avec soi -môme et avec les autres,
est impossible d'arriver à une solution certaine en quoi
que ce soit. Or, quand il est ainsi, qu'arrive-t-il, mes-
sieurs? C'est que chaque individu a le droit de croire
ce qu'il veut et d'affirmer avec autorité ce qu'il lui plaît
de penser. Au nom de quoi, en effet, pourrait-on con-
tester ce qu'il avance? au nom d'une vérité supérieure
reconnue? Il n'y en a point; reste donc l'autorité indi-
viduelle de celui qui conteste, laquelle est égale à la
sienne, et ne peut la juger. Ce temps-ci est donc le règne
de l'individualisme, et de l'individualisme le plus exa-
géré et le plus complet. Or, le droit de chaque individu
de penser ce qu'il lui plaît engendrant naturellement
une diversité infinie d'opinions qui se valent et qui ont
tout autant d'autorité l'une que l'autre, il s'ensuit que
cet état d'individualisme où nous sommes est en mème
temps un état d'anarchie intellectuelle complet. Ainsi,
d'une part, autorité sans contrôle de l'individu, puis-
qu'au dessus de cette autorité il n'existe aucune croyance
commune, aucun criterium de vérité admis, qui domine
les intelligences, les rallie et les gouverne; d'autre part,
l'autorité propre de chaque individu étant égale à l'au-
torité de tout autre, diversité infinie d'opinions ayant
toutes un droit égal à se dire et à se juger vraies; en
deux mots, individualisme et anarchie, voilà ce qui doit
être et ce qui est; voilà où il était nécessaire et inévitable
que nous en vinssions, et ce que nous voyons autour de
nous.


Une circonstance contribue encore à fortifier cette es-
pèce de démocratie intellectuelle dont je viens de parler.
Ce qui crée principalement l'inégalité des esprits, c'est
l'expérience qui ,


dépose dans l'intelligence des hommes
qui ont beaucoup vécu, beaucoup vu, ou beaucoup élu-.


DU SCEPTICISME ACTUEL.
257


dié, une somme plus considérable de faits et d'idées.
Or les époques semblables à la nôtre ont une tendance
spéciale à méconnaître ce Fait incontestable. Succé-
dant à de longs siècles qui ont cru ce qui a été dé:-
montré faux, elles ont et elles doivent avoir un parfait
mépris pour le passé ; le passé est pour elles le symbole
de l'erreur; jusqu'à elles on n'a rien su , on ne s'est
douté de rien ; toute la vérité est dans l'avenir, car elle
est toute à trouver; donc on est d'autant plus loin d'elle
qu'on appartient davantage au passé, et d'autant plus
près, qu'on est plus voisin de l'avenir, qu'on est plus
jeune. De là, messieurs, un profond dédain pour l'ex-
périence et pour l'âge, qui est un des caractères de notre
temps. Le jeune homme aujourd'hui se croit au moins
l'égal de l'homme qui a beaucoup vécu, et, longtemps
.avant de sortir du collège, les enfants se savent et se dé-
clarent égaux à leurs pères; et rien n'est plus rigoureux
qu'une telle conséquence. Ainsi, l'égalité des intelligences
valusque-là., qu'un jugement de dix-huit ans a la môme
autorité qu'un de cinquante, et que la raison d'un pau-
vre ouvrier n'est pas moins compétente que celle d'un
homme d'État qui a vieilli dans le maniement des af-
faires, ou d'un savant blanchi par l'étude. Sans doute le
bon sens, qui a le privilége de vivre à côté des plus
grandes aberrations de l'esprit humain, vient tempérer
cette démocratie intellectuelle et mettre un frein aux
enu séquences logiques qui aspirent à en sortir; mais il
n'en est pas une qui ne se montre, comme pour révéler
à l'humanité la portée de ses opinions.


Ce n'est pas tout, messieurs; la conviction que le passé
s'est trompé conduisant au mépris de toute étude sé-
rieuse des faits historiques, et celle qu'il n'y,;,pas-,-.de


de vérité engendrant le mépris de la_eexiel:.
e'e


\I\C"
eo,




258
DIXIÈME LEÇON


il en résulte cette ignorance profonde que nous voyons,
et qui compose avec la présomption les deux traits ea:.
ractéristiques des intelligences de ce siècle. Et delà vient
que, dans la plupart des productions de notre temps, on
ne sait qu'admirer davantage, ou de la prodigieuse fa-
tuité avec laquelle les idées les plus usées ou les plus
absurdes sont émises, ou de l'absence complète de toutes
les connaissances positives qui pourraient autoriser tant
de confiance. Et l'on serait tenté d'en vouloir aux indi-
vidus ; si l'on ne songeait pas que ce double défaut est
une conséquence rigoureuse de l'individualisme et de
l'anarchie intellectuelle qui nous travaillent : deux faits
qui sont eux-mêmes la conséquence de la situation que
j e vous ai décrite, et qui est fatale dans le développement
révolutionnaire au sein duquel nous vivons.


Des faits que je viens de vous signaler résulte, mes-
sieurs, l'affaiblissement universel des caractères. Per-
sonne n'a de caractère dans ce temps-ci, et par une
très-bonne raison, c'est que des deux éléments dont le
caractère se compose, une volonté ferme et des prin-
cipes arrêtés, le second manque et rend le premier inu-
tile. A quoi ser:, .en effet, une volonté ferme quand on
n'a pas de principes arrêtés? C'est un instrument vigo u


-reux, mais qui n'est d'aucun usage. àlettez cet instru-
ment au service d'une conviction stable et profond e , il
produira des miracles de décision, de dévoueme nt, de
constance et d'héroïsme. Mais en nous, qui n'avons
aucune idée, aucune croyance fixe, et qui ne pouvons
nous en faire ; en nous, qui n'avons d'autre guide que
les caprices de notre autorité individuelle, et qui, fiers
de cette indépendance, nous faisons un point d'honneur
de prononcer par nous-mêmes dans tous les cas pa rti-
culiers, que voulez-vous que produise la volonté? Coutre


DU SCEPTICISME ACTUEL.
259


toutes les idées absurdes, contre toutes les folles imagi-
nation s qui traversent la tête la plus sage, l'homme qui
croit a une défense : fort de ses principes, il les appli-
que, et, à l'épreuve de ce criterium uniforme, les bizarre-.
ries, les chimères, les inconséquences, s'évanouissen t; et
cela seul reste qui est conforme à ses convictions. Mais
à nous, (lui rie croyons à rien, ce criterium manque, et
parce qu'il manque, nous ne pouvons rien juger, rien
approuver, rien Marner. Aussi, n'approuvons-nous, ni
ne condamnons-nous rien; nous acceptons tout; et
notre esprit, tour à tour en proie aux idées les plus con-
traires, n'imprime aucune suite à nos résolutions, aucun
plan à notre conduite, aucune dignité à notre caractère.
Et cela, encore une fois, n'est pas une accusation, mais
un fait ; ce que le siècle doit être, il l'est; je le peins et
je l'explique, voilà tout.


L'amour du changement est une autre circonstance
caractéristique de la situation intellectuelle où nous
nous trouvons. L'amour, messieurs, de quelque espèce
qu'il soit, n'est autre chose que le besoin de ce qui nous
m


anque. Or, ce qui nous manque dans le moment pré-


e avéel,ainr ;
espérance,


ctioanyc,
avec


sent, ce sont les vérités qui doivent renouveler l'indi-
vidu
'snet la société ; et ce qui peut nous les donner, c'est


l' enir;
doit tourner les yeux avec


vers l'avenir, et se laisser facile-
nient entraîner à tout changement. Aussi semblons-nous
moins habiter le présent que l'avenir, et accueillons-


e:nr
11°Ils avec enthousiasme, avec ivresse, toute nouveauté,


2
ondant ainsi ce qui est nouveau avec ce qui nous


,aricfne, et, de ce que l'objet secret et inconnu de nos
"sire est une chose nouvelle, concluant aveuglémentSue toutet • , Ille chose nouvelle aura la propriété de es sa-dsinire.




260 DIXIÈME LEÇON.
De là, messieurs, cette passion sans discernement


pour les révolutions et les changements, qui nous rend
la dupe des ambitions ou des illusions du premier venu,
et nous fait faire inutilement les frais de bouleverse-
ments périodiques inutiles.


Car, remarquez bien, messieurs, que ce qu'il nous
faut, ce n'est pas un changement matériel. Faites subir
à notre société un aussi grand nombre de révolutions
matérielles qu'il vous plaira : si ces révolutions maté-
rielles ne lui donnent pas les idées qui lui manquent,
elles la laisseront précisément oh elle ers est, ét ne lui
seront d'aucune utilité. Ce qui nous manque, ce sontdes
solutions à une demi-douzaine de questions auxquelles
le christianisme répondait, auxquelles plus rien ne ré-
pond maintenant; et rien n'est moins propre à donner
ces solutions que les orages des rues et les renverse-
ments de gouvernements : car c'est par la réflexion que
la vérité se trouve, et la réflexion exige la paix. Les ré-
volutions matérielles sont bonnes quand elles viennent
réaliser des vérités préalablement découvertes; mais,
faire des révolutions matérielles quand les vérités après
lesquelles une époque soupire sont encore à découvrir,
et pour les découvrir, c'est vouloir que la conséquence
engendre le principe, et que la lin vienne avant le


moyen ; c'est une pure absurdité.
C'est la, messieurs , ce que le vulgaire n'aPelei,l


pas : son illusion est si grande, qu'il considère el
changement comme devant lui donner cette chose
connue et nouvelle dont l'absence le rend malbeuree
Il se porte donc avec une aveugle ivresse au-devalif de
toutes les révolutions, impatient de ce qui est, avide de
ce qui n'est pas. Devant de flot de l'inclination Pe.,n'Y
lait e, il n'y a pas d'institution qui puisse durer,




DU SCEPTICISME ACTUEL.
261


point de gouvernement qui puisse vivre. Et de lé, mes-
sieurs, la fragilité des popularités parmi nous. Qu'un
homme nouveau apparaisse sur la scène politique, vous
l'entourez de votre faveur, vous l'admirez, vous l'élevez.
Et pourquoi ? C'est que vous espérez que celui-là enfin
va vous donner ce qui vous manque. Mais qu'arrive-
t-il? C'est que, n'ayant pas plus que vous les solutions"
que vous cherchez, quinze jours après son élévation au
pouvoir, vous le trouvez tout aussi vide que les autres,
et toute sa popularité s'évanouit. Et voilà pourquoi, dans
ce siècle, il suffit d'être au pouvoir pour devenir impo-
pulaire. Il n'y a de popularité possible que pour ceux
qui y aspirent, mais qui n'y sont pas encore ; car ceux-
là n'ont pas encore dit leur secret ; le jour oit ils sont
en position de le dire, comme ils n'en ont aucun, l'ar-
dente faveur qui les entourait se refroidit, car l'illusion
qui les rendait grands est dissipée.


Voilà, messieurs, ce qui rend si malheureux, de nos
jo urs, cet titre collectif qu'on appelle un gouvernement.
Les peuples sont absolument comme les enfants qui,
ayant un désir, pleurent, et en veulent à leur nourrice,dh6nstirqfuû' t i


q 'ell
ne l'a pas deviné et contenté,




jl'obet de ce
a lune, que la nourrice ne peut atteindre.


Ainsi sont faits les peuples : ils sentent le malaise, les
inquiétudes qui les tourmentent; mais ils ne se rendent
compte ni de l'objet de ces inquiétudes, ni de la raison
dace malaise, et alors ils s'en prennent de leur mal à la
forme de société sous lacuse„e les quelle ils vivent, et alors ils ac-


, " L les hommes qui les gouvernent de ce que l'objetdé-
qu ils poursuivent, et qu'ils ont raison de


P°tIrs4ivre , ne leur est pas donné. C'est pourquoi, à laPlace
vautres hommes


hommes qui règnent , ils veulent toujours
«lommes ; à la place des formes établies, d'au-




262 DIXIÈME LEÇON.
tres formes ; à la place de l'ordre social et des lois exis,
tantes, un autre ordre social et d'autres lois : persuadés
que, la cause du mal étant dans le gouvernement, dans
les lois, dans l'organisation de la société, en changeant
tout cela, ils auront ce qu'ils désirent. Et point du
tout, quand ils ont tout changé, ils se sentent tout aussi
malheureux et tout aussi mécontents qu'auparavant.
C'est que ces changements ne sont que des changements
matériels, et nullement un changement moral, et que
c'est à un changement moral que les. âmes aspirent;
c'est qu'aussi longtemps que les solutions des questions
suprêmes, au nom desquelles seules on peut organiser
la société d'une manière vraie et conforme aux besoins
qui sont dans les esprits, ne seront pas trouvées, on
tournera toujours dans le même cercle vicieux et dans
la même impuissance.


D'où était venue cette organisation sociale, sapée de-
puis trois siècles, et renversée par notre révolution? Des
solutions données par le christianisme aux grandes
questions humaines. Ces solutions, messieurs, n'étaient
pas négatives comme celles que nous proposent les
grands hommes de notre époque ; elles entraînaient en
tout, dans la morale, dans l'art, dans la religion, clans
la politique, des conséquences positives ; il en déo.11•
lait pour la société certaines institutions, certaines lois
pour le pouvoir, une certaine organisation , un e cer:
taine forme ; tout un ordre social et politique était 1°1
plicitement contenu et vivait en germe dans les .s°111;
tions chrétiennes ; cet ordre devait en sortir, et en e''oit/
historiquement sorti. Au4ourd'hui, cet ordre'est dee
et, pour en créer un autre , il faut un nouveau e„rue
c'est-à-dire de nouvelles solutions aux questions suPc'e
mes que le christianisme avait résolues. Telles sont


DU SCEPTICISME. ACTUEL.
263


questions, qu'il faut absolument que les nations comme


vie et se créer un système de conduite.; Comment vou-


esd,
les individus y aient une réponse pour organiser leur


lez-vous que des gens qui ne savent ni comment, ni à
quelles fins ils sont sur la terre, sachent ce qu'ils ont à
faire de la vie? et comment voulez-vous que, ne sachant
ce qu'ils ont à faire de la vie, ils sachent cependant com-
ment ils doivent constituer, organiser, régler la société?
Quand on ignore la destinée de l'homme, on ignore
celle de la société ; quand on ignore la destinée de la
société, on ne peut l'organiser. La solution du problème
politique est donc une foi morale et religieuse. Cette foi
nous manque, et, tant qu'elle ne sera pas trouvée, toutes
les révolutions matérielles imaginables ne pourront rien
pour la société.


Voilà, messieurs, ce que ne saurait trop méditer qui-
conque veut se faire une idée juste et nette de la situa-
tion où nous sommes : tout le secret de cette situation
est là, et n'est pas ailleurs. Mais, comme le peuple ne le
sait pas, on exploite son aveuglement, et on tire parti
de tous les nobles instincts qu'il ressent. Ce vide, dont il
a conscience, et qu'il a soifde combler, et que personne
ne peut combler, vingt empiriques se vantent tous les
Matins de posséder le secret de le remplir, ne mettant
qu'une condition à l'application de leur recette, c'est
qu'o n leur donne le pouvoir. Pour qui sait de quoi il s'a-
git , il est évident que tout au moins ils s'abusent; mais,
comme i ls donnent un nom à ce qui nous manque,pa Ppellent république, suffrage universel, légiti-
raite ce


mot nous séduit, et nous le prenons pour une
chose, et nous nous passionnons pour ce topique in-
connu, etwienceet nous ne nous désenchantons que quand l'ex-


n ous a montré que ce mot était vide et ne cou-




264 DIXIÈME LEÇON.
vrai t rien. Et c'est ainsi que, baptisant tour à tour de
noms différents l'objet inconnu de nos voeux, on nous
passionne tour à tour pour une foule de choses qui
sont impuissantes à les satisfaire, et qui, une fois con-
quises, nous laissent tout aussi mécontents qu'aupara-
vant. C'est là le secret des continuels désappointements
qu'ont éprouvés depuis quarante années, parmi nous,
les amis des libertés publiques. Chacune de ces libertés
nous a paru tour à tour le bien après lequel nous sou-
pirions, et son absence la cause de tous nos maux. Et ce-
pendant, nous les avons conquises, ces libertés, et nous
n'en sommes pas plus avancés, et le lendemain de cha-
que révolution, nous nous bétons de rédiger le vague
programme de la suivante. C'est que nous nous mépre-
nons; c'est que chacune de ces libertés que nous avons
tant désirées, c'est que la liberté elle-même n'est pas et
ne saurait être le but où une société comme la nôtre as-
pire. Une société libre a cet avantage, qu'un maître r.
peut pas la détourner de sa fin à elle pour lui impose'
la sienne à lui; une société libre a cet autre avantage,
d'être plus propre qu'une autre à trouver sa véritable
fin et à l'atteindre; parmi ce qu'on appelle les libertés
publiques, il n'y en a pas une qui rie soit bonne à c .
double titre, mais il n'y en a pas une qui puisse l'être a
un autre. Toute liberté est pour un peuple un inoyee
d'aller à sa fin, et surtout une garantie qu'on ne Penn'
pêchera pas d'y aller; aucune ne fait partie de cette lin
elle-même; et il en est exactement de l'or
la liberté : la fin d'une société est également étran gère e
supérieure à ces deux choses.




dre connue det


utre
En doutez-vous, messieurs? Prenez l'une après 1


toutes nos libertés, et voyez si elles sont autre cho se rle
des garanties et des moyens. Nous nous sommes en'


DU SCEPTICISME ACTUEL. 265


f lammés d'une ardente passion pour l'élection popu-
laire, et, après bien des efforts, nous avons réussi à la
conquérir : une notable partie des citoyens intervient
aujourd'hui de cette manière dans la nomination aux
fonctions publiques les plus importantes. Or, messieurs,
quand vous rassemblez ainsi à grands frais les citoyens
pour élire au commandement de la milice nationale, aux
conseils municipaux, aux conseils de département, à la
Chambre des députés, savez-vous ce que.vous faites?
Deux choses, messieurs. D'une part, vous vous donnez
une garantie que personne ne substituera ses intérêts à
ceux du pays, et n'empêchera la nation d'aller à sa fin à
elle; d'autre part, vous demandez implicitement à ces ci-
toyens réunis de découvrir et de dire quelle est cette fin,
c'est-à-dire ce qui vous manque, ou d'envoyer aux dif-
férents conseils du pays des hommes qui la détermi-
nent, ou qui tout au moins choisissent parmi eux et por-
tent au pouvoir d'autres hommes qui la sachent. Voilà
l'explication de cet amour extrême de l'élection que
nous ressentons. Or, de ces deux résultats, l'un négatif,
l'autre positif, l'élection atteint le premier : elle empê-
che qu'on ne détourne le pays de sa fin; mais, quant à
la découverte de cette fin elle-même, si les électeurs ne
la connaissent point si les élus l'ignorent, et si les élus
de ces élus ne s'en doutent pas, il est évident que ce qui
la manque continuera de nous manquer, et qu'ainsi
'a l iberté électorale n'entrait pour rien dans ce qui
nous manquait. Il en est de même de la liberté de la
pres se et de toutes les libertés. De manière que, si vous
VOU S passionnez outre mesure pour telle ou telle forme,
Pour telle on telle institution, vous imaginant que là est
le remède au mal qui vous tourmente, vous vous nié-
Prenez étrangement. Ces institutions, ces formes, ne




266
DIXIÈME LEÇON.


sont que des garanties contre ce qui pourrait empêcher
la révolution morale, qui seule peut le guérir, et peut-
être aussi des moyens de .11à.ter cette révolution; je dis
peut-être, car, quelle que soit mon estime pour l'esprit
de tout le monde, je pense que cet, esprit, qui est le
sens commun, est moins propre à découvrir la vérité
qu'a la reconnaître quand on la lui montre; et, de tou-
tes les vérités qui ont influé sur les destinées de l'espèce
humaine, je n'en sache pas une qui soit sortie de l'in-
stinct des masses ; toutes ont été la découverte des hom-
mes d'élite et le , fruit de la méditation solitaire des pen-
seurs. Mais, une fois mises en lumière, c'est l'adoption
des masses qui les a consacrées, et elle n'a manqué à
aucune.


Ce que je -viens de vous dire, messieurs, sur notre
situation présente, indique d'une manière suffisamment
claire la conduite que doit se prescrire, dans l'intérêt de
sa dignité et dans celui de son pays, tout homme sérieux
et sage, à l'époque où nous vivons.


La première chose à faire, messieurs, c'est de se cal-
mer soi-même et de se dérober à ces rêves chiméri-
ques dont les masses se repaissent, et, par là, à cette
ivresse fougueuse et à ces tentatives insensées qui en
sont la conséquence. Or, pour y parvenir, il suffit de
parfaitement comprendre ce que je viens d'essayer de
vous rendre clair, je veux dire, d'une part, la loi néces-
saire de toute révolution, et, de l'autre, le point pré-
cis où en est celle au sein de laquelle nous sommes nés,
En ne voyant dans ce qui nous arrive que les Phases né-
cessaires d'une loi de l'humanité qui s'accomplit, nous
serons moins disposés à nous laisser aller à ces frayeurs
et à ces espérances passionnées, à ces enthousiasmes et
à ces haines furieuses que nous inspirent tous les petits


DU SCEPTICISME ACTUEL. 267


partis
et tous les petits événements qui surgissent cha-


que jour autour dé nous, et auxquels, quand on ne les •
regarde pas de cette hauteur, on attache une impor-
tance exagérée. En embrassant l'ensemble de l'immense


révolution qui travaille l'Europe depuis trois cents ans,
en voyant d'où elle est partie et où elle va, ce qui est
fait et ce qui reste à faire, comment et avec quelle len-
teur ce qui s'est fait s'est accompli, comment et à quelle
condition ce qui reste à faire peut s'accomplir, en com-
prenant bien surtout la véritable nature de cette révolu-
tion et par làsa véritable fin, bien des faits,qui semblent
très-important s , deviennent misérables; bien d'autres,
que l'on remarque à peine, deviennent graves ; chaque
chose, en un mot, reprend sa véritable valeur, et les illu-
sions, comme les passions qui troublent l'âme, perdent
de leur force, si elles ne se dissipent pas entièrement.


Pour ceux qui veulent dès demain, et qui demandent
tous les matins au pouvoir et à la loi ce qui nous man-
que et ce qu'il n'est au pouvoir de personne de nous
donner, ce quelque chose d'inconnu, caché dans l'ave-
nir, objet mystérieux, programme indéchiffrable de tous
les mouvements qui nous agitent, et que jc définis, moi,
un nouveau système de croyances sur les grandes et
éternelles questions qui intéressent l'humanité,


de cette grande révolution et la vue nette du point
précis où elle est parvenue sont bien • propres à modé-
rer leur impatience. Car, quand on comprend de quel
résultat il s'agit., on comprend aussi qu'un tel résultat
ne s'improvise pas, qu'il ne peut être que le fruit d'un
long travail, lentement accompli, et qu'il ne dépend ni


pour


des institutions, ni des lois, ni de la volonté des hom-
Mes , de le produire avant le temps. L'histoire est aussi là


témoigner combien sont lentes ces sortes de révo-




268 DIXIÈME LEÇON.
lutions. Un travail tout pareil à celui que nous subissons
aujourd'hui s'est opéré en Grèce avant la naissance du
christianisme, qui en a été le dénoûment. Le scepticisme
a commencé en Grèce au moins six cents ans avant Jé-
sus-Christ ; car, à l'époque de Thalès, les esprits éclai-
rés commençaient à ne plus croire à la religion régnante,
et deux cents ans plus tard, au temps de Socrate, il


est
probable que, parmi les citoyens qui exerçaient les
droits politiques dans la république d'Athènes, il n'en
restait, guère que l'incrédulité n'eût gagnés. Si Socrate
fut condamné à cette époque pour avoir attaqué la reli-
gion, le jugement fui dicté par des motifs politiques, et
nous voyons aujourd'hui, dans un pays voisin du nôtre,
un exemple tout pareil de cette alliance de l'incrédulité
privée et du respect politique. Or, si quatre cents ans
avant Jésus-Christ la vérité ancienne était détruite, en
Grèce, et si la philosophie commençait déjà à chercher
la vérité nouvelle, on n'ignore pas que l'humanité at-
tendit encore quatre cents ans avant qu'aucune croyance
positive se formulât. On sait, de plus, que l'établisse-
ment du christianisme dans les masses ne date pas de la
naissance de Jésus-Christ, qu'il n'y a pénétré que peu
à peu, et par n n progrès qui a rempli plusieurs siècles;
de manière qu'en prenant bien la mesure de cette révo.
lotion, on trouve que l'esprit humain a employé près de
mille ans à passer du dogme païen au dogme chrétien.
A Dieu ne plaise que je prétende, messieurs, qu'avec les
forces immenses que l'esprit humain a acquises depuis
dix-huit siècles, il doive mettre la même lenteur à ac-
complir aujourd'hui l'oeuvre qu'il a commencée t Loin
de moi surtout la pensée que la,révolution qui nous tra-
vaille doive aboutir à une révolution d'opinions aussi
complète ! Le fond du christianisme est trop vrai pour


PU SCEPTICISME ACTUEL. 269


que cette grande religion disparaisse, comme l'a fait le
paganisme ; sa destruction est un rêve du dix-huitième
siècle, qui ne se réalisera pas ; mais nul doute. qu'elle
ne doive subir une épuration, et recevoir une forme nou-
velle et des additions notables; autrement la révolte
qu'elle a excitée, l'incrédulité présente, et ce long tra-
vail de l'humanité chrétienne, qui date du quinzième
siècle, n'auraient pas de sens, ce qui est impossible. Or,
messieurs, à le bien prendre, nous ne sommes en révo-
lution sérieuse que depuis trois cents ans ; donc il ne
faut pas s'imaginer que nous devions arriver demain au
terme de cette révolution, ni s'étonner que, la première
période de l'époque révolutionnaire venant récemment
de s'achever, nous ne soyons pas encore au terme de la
seconde. Il est très-possible qu'avant que les croyances
de l'avenir se soient formulées et implantées dans les
masses, et leur aient rendu le credo auquel elles as-
pirent, il s'écoule encore bien des générations, et que,
pendant ce temps, nous demeurions dans la situation
où se trouva le monde ancien aux époques analogues,
c'est-à-dire dans cette anarchie intellectuelle et morale
que nous décrivions tout à l'heure, et qui he peut finir
qu'avec une foi nouvelle. Ce qui a guéri une première
ibis l'humanité, messieurs, c'est le christianisme, et il
l 'a guérie moralement, avant de la guérir matérielle-
ment ; car le remède moral est le principe, le remède
matériel, la conséquence. Notre guérison à nous s'opé-
rera de la même manière : des vérités d'abord, une ré-
formation sociale conséquente à ces vérités ensuite.
Voilà la loi. Or, aujourd'hui, il n'y a pas encore l'ombre
d'un symptôme de l'apparition des solutions nouvelles.
Nous sommes donc encore bien loin du dénoûment. Les
journaux qui, tous les matins, prêchent un meilleur




270 DIX.L.t.,,'ME LEÇON.
ordre de choses, ne définissent pas ce meilleur ordre;
ils disent bien que ce qui est ne suffit pas, mais ils ne
disent pas ce qu'il faut mettre à la place ; c'est qu'ils
l'ignorent ; c'est qu'ils pressentent, comme le peuple,
ces vérités, sans les savoir plus que lui. Ils seraient
dans le vrai, s'ils savaient qu'ils rie les savent pas ; ils le
seraient encore plus, s'ils comprenaient qu'ils ne peu-
vent pas les savoir.


Voilà, messieurs, le moyen d'avoir l'esprit calme dans
cette époque de fièvre et d'agitation. Mais ce n'est pas
assez de calmer son intelligence, il faut encore se con
duire. A cet égard, il serait digne de nous de reproduire
l'exemple que donnèrent au monde, à une époque pa-
rallèle, les seuls hommes dont le nom ait survécu et
soit resté respectable aux âges suivants dans la déca-
dence des croyances anciennes. Évoquant, au milieu de
la corruption et de l'anarchie universelles, les principes
impérissables et toujours visibles de la morale, ces
hommes, qui furent les stoïciens, se firent une loi per-
sonnelle quand toutes les lois communes s'en allaient,
et, s'enveloppant dans leur vertu, traversèrent sans tache
l'époque la plus souillée de l'histoire. Il suffit de citer
Marc-Aurèle, Epictète, et leurs illustres amis, pour mon-.
I rer qu'il n'y a point de temps si funeste où il ne reste
aux individus le pouvoir de sauver leur conduite et leur
caractère du naufrage universel. Nous le pouvons donc,
messieurs, dans des temps infiniment meilleurs, et avec
les lumières du christianisme et d'une philosophie épu-
rée pour flambeau. Il n'est personne qui, en cherchant
sérieusement ce qui est bien et ce qui est mal, ne puisse
purifier son intelligence et son âme de. ce flot d'idées
Causses, immorales, bizarres, qu'une licence incroyable
d'esprit encore plus que de coeur verse aujourd'hui sur


DU SCEPTICISME ACTUEL. 271'


la société par la triple voie des journaux, du théâtre et
des livres. Il n'est personne qui, en interrogeant son
bon sens et son cour, ne puisse se tracer à soi-même
un plan de conduite conforme aux Maximes les plus
pures de la morale, et qui ne puisse, par une volonté
forte, y demeurer fidèle et le réaliser. Voilà, messieurs,
ce qui est possible à chacun de nous ; et si nous le pou-
vons, nous le devons. Nul n'est excusable de ne pas
sauver sa raison et son caractère, dans un temps comme
celui-ci ; car, s'il y a, dans les circonstances sociales au
milieu desquelles nous nous trouvons, des excuses pour
ceux qui laissent l'une s'égarer et l'autre se corrompre,
ces excuses ne les absolvent pas; car c'est précisément
pour de telles circonstances que Dieu nous a donné une
raison pour juger, et une volonté pour vouloir.


Quant à la patrie, messieurs, à cette patrie qui doit •
être, après notre dignité personnelle, le premier objet
de notre souci , il y a aussi pour tous, en ce temps-ci,
une manière de lui ètre utile; et ce moyen, c'est de
faire comprendre le plus possible à tous ses enfants et
la véritable situation où elle se trouve , et les raisons de
cette situation ; c'est de leur expliquer à tous le secret
de leur mal , la nature du bien auquel' ils aspirent, et
les moyens faux et les moyens vrais d'y arriver. Car
c'est là, à ma connaissance, le seul principe d'ordre et
de calme qui puisse être jeté au milieu de la société,
quand la société est incrédule. Il faut donc éclairer les
masses, messieurs : jamais les lumières ne leur furent
Plus nécessaires, jamais elles n'eurent plus besoin de
discernement. Quand la société vit sous l'empire de
croyances établies, le catéchisme neutralise les effets de
! ignorance. Mais quand les intelligences vides sont ou-
vertes sans défense à toutes les idées bonnes et mati-




272 DIXIÈME LEÇON.
valses, salutaires et funestes, alors il n'y a qu'un moyen
de salut pour les peuples : ce sont les lumières; C'est
dans chaque citoyen, le discernement de ses vrais nie:
rêts et de la vraie situation du pays. Tout homme qui
comprend son temps a donc une mission patriotique à
remplir aujourd'hui : c'est de le faire comprendre aux
autres , c'est de calmer par là le pays comme il s'est
calmé lui-même. Quand on comprend bien les circon-
stances d'un état dans lequel on se trouve, on ne s'en
effraye pas; quand on a cessé de s'en effrayer, on songe
à soi, on se fait un plan de conduite, on travaille, on
vit; mais , si vous croyez tous les matins que vous allez
faire naufrage, que vous touchez à une catastrophe,
alors vous ne songez plus à vous, vous vous laissez aller
au flot des circonstances ; il n'y a plus de paix, de tra-
vail, de réflexion, de plan de conduite, de développe-
ment de caractère ; vous n'êtes plus qu'une feuille qui
est emportée avec les autres par le vent qui souffle et
qui passe.


Est-il nécessaire d'ajouter que, les révolutions maté-
rielles ne pouvant rien pour le but auquel tend la so-
ciété, et produisant toujours beaucoup de désordre et
de mal, loin qu'il soit d'un homme éclairé et d'un bon
citoyen de les provoquer, il est, au contraire, du devoir
de l'un et de l'autre de prévenir autant qu'il est en eux
ce mal inutile. Je le répète, quand une révolution ma-
térielle a pour objet de réaliser une révolution morale,
non-seulement alors elle est nécessaire, estellemais
raisonnable et bonne. Mais, quand la nouvelle organise-
lion morale que poursuit la société, loin d'être généra.-
lement comprise et populairement établie dans l'intellt-
gence des masses, n'est pas même entrevue par ceux
qui se portent pour les avant-coureurs de la civilisation,


DU SCEPTICISME ACTUEL. 273


alors une révolution ne peut être qu'un mal matériel
'sans compensation, et tout ami du pays doit refuser son
concours à une telle entreprise. Ceci, messieurs, n'est
point une prédication ; ceci est tout uniment la consé-.
quence claire de la vue que je viens de vous soumettre
et sur les lois de l'humanité en matière de révolution,
et sur la situation où nous nous trouvons. Ce n'est d'ail-
leur pas par vous que l'indépendance et la franchise de
mes paroles peuvent être soupçonnées; j'ose croire que
vous ne douterez jamais ni de l'une ni de l'autre.


- 18




ONZIÈME LEÇON.


DES SYSTÈMES QUI MÉCONNAISSENT OU QUI
DÉFIGURENT LA LOI OBLIGATOIRE.


Système égoïste. — Hobbes.


MESSIEURS,


Les systèmes dont je vous ai entretenus jusqu'à pré-
sent ne s'occupent point de savoir s'il y a ou s'il n'y a
pas pour l'homme une loi obligatoire. Cette question
n'est pas même présente à la pensée de leurs auteurs;
ils en agitent d'autres, et c'est en résolvant d'une cer-
taine manière ces questions étrangères en apparence
au problème moral, qu'ils arrivent implicitement à nier
l'existence d'une loi obligatoire dans la nature humaine.


Tels ne sont point les systèmes dont je vais désormais
vous entretenir; ceux-ci sont de véritables systèmes m o


-raux, et c'est en examinant s'il existe pour l'homme
une règle de conduite et quelle est cette règle, qu'ils
aboutissent aux mêmes résultats que les système s Pr6.
cédents. Mais ils n'y arrivent pas tous de la mêm e Ille
nière. Cherchant dans la nature humaine le véritable
principe de la morale et du droit, les uns se inéPren
nent entièrement et croient le découvrir, ou danslenr,
tif égoïste, ou dans queleune des tendances Prinli
tives de notre nature; les autres, sentant qu'il ne Peut


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 275
résider que dans un motif impersonnel, le placent où il
est, c'est-à-dire dans une conception désintéressée de


mais, déterminant mal sa nature, l'altèrentive
nt. Il y aurait donc lieu de partager en deux


dla raison,e


catégories distinctes cette seconde série de systèmes ., et
d'examiner tour à, tour ceux qui détruisent la loi en la
méconnaissant et ceux qui la détruisent en la faussant.
Mais je ne tiendrai point compte à présent de cette diffé-
rence, qui n'est pas importante, et que les équivoques
de la langue philosophique ne permettraient pas tou-
jours de faire aisément. Tl sera temps de l'établir quand
j'aurai examiné les différents systèmes qui peuvent se
ranger dans ces deux catégories.


Le premier système dont je vous entretiendrai, et qui
mérite peut-être cette préférence par sa célébrité, c'est
le système de l'intérêt ou du bien-être, dont Hobbes a
été, dans les temps modernes, le plus illustre représen-
tant. Je consacrerai cette leçon et la suivante à l'exposi-
tion et à l'examen critique des principes de ce système.


Il nous arrive assez fréquemment, messieurs, de faire
une action parce que nous prévoyons qu'elle sera sui-
vie d'un certain plaisir ; il nous arrive assez souvent
aussi de rechercher un objet parce que- nous savons
que sa possession nous sera agréable ; et, de même,
nous nous refusons souvent à une action, et nous re-
poussons souvent un objet, parce que nous jugeons
qu'il résultera pour nous, de l'accomplissement de l'une
eu de la possession de l'autre, quelque douleur. Ce mo-
tif de détermination est donc parfaitement connu , et
l'ex périence de tous les jours le signale à l'attention la
P lus distraite. Or , ce motif, messieurs, Hobbes l'érige
en motif universel de toutes les déterminations hu-
maines; selon lui, la fin dernière de toute action, c'est




276 ONZIÈME LEÇON.
la recherche du plaisir et la fuite de la douleur ; et, en
généralisant cette observation, il formule en ces termes
le principe de sa doctrine : Le bien-être est la fin de
l'homme.


Vous voyez, messieurs, que Hobbes dit le bien-être, et
non pas le bien. En effet, le terme général qui repré-
sente toute situation agréable n'est pas celui de bien,
mais celui de bien-être, , si vous aimez mieux, de
bonheur. Si Hobbes avait dit : La fin dernière de l'homme
est le bonheur, il aurait parlé le langage de ses idées ; il
le parle également en disant: La fin dernière de l'homme
est le bien-être. Mais il aurait fait violence à la langue
s'il avait dit : La fin de l'homme est le bien; car, sous ce
mot bien, l'intelligence la plus préoccupée de l'idée que
la fin de toutes nos actions est le bonheur place malgré
elle quelque autre chose que le bonheur et le plaisir.
Le langage de Hobbes est donc le plus rigoureux qu'il
pût adopter.


Si la fin dernière de toute action est le plaisir, il s'en-
suit rigoureusement que le motif universel de toute ac-
tion est l'amour ou le désir du plaisir. De même donc
que Hobbes a dit que la fin dernière de toute action
est le bien-être, Hobbes a dû dire que le motif univer-
sel des actions et de la conduite humaine est le désir
du bien-être.


Ainsi, fin dernière de toute action, et par conséquent
de l'homme, le bien-être ; motif universel de toute ac-
tion , et par conséquent de toute conduite humaine,
l'amour du bien-être : voilà en quatre mots le système
moral de llobbes; telle est l'opinion qu'il accepte et qu'i l .
professe sur la loi de nos déterminations.


Ce principe posé, Hobbes en déduit avec cette rigueur
(te logique qui l'a rendu si justement célèbre, une série


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 277
de conséquences qu'il me reste maintenant à. vous EX-


.poser. Parmi ces conséquences, les unes sont métaphy-
siques et plus immédiates; les autres sont plus éloignées,
et atteignent la pratique morale et le droit politique.


S'il est vrai, messieurs, que la seule raison qui puisse
déterminer l'homme à faire une action et à rechercher
un objet soit le plaisir qui suivra l'accomplissement de
l'une et la possession de l'autre, il s'ensuit rigoureuse-
ment que la condition de toute détermination est la
conception préalable (lu plaisir qui suivra l'action ou
accompagnera la possession de l'objet dont il s'agit. Le
motif universel de nos :actions, dans le système de
Hobbes, ne peut donc agir sans une conception préa-
lable de la raison , qui atteigne les suites sensibles
de l'action et celles de la possession. Voilà à quelles


incapable..
s il peut agir ; sans cette condition, il en est


ncapable.
La seconde conséquence immédiate des mêmes prin-


cipes est que toute action et tout objet restent indiffé-
rents pour nous tant_ que cette conception dont nous
venons de parler n'a pas eu lieu; car en quoi peut con-
sister, dans le système de Hobbes, le caractère bon ou
mauvais d'une action ou d'un objet? Uniquement dans
la propriété qu'ils ont de produire du plaisir ou de la
douleur; il faut donc avoir découvert cette propriété
Pour qualifier l'une ou l'autre. Le principe unique de la
qualification des actes et des choses est donc dans l'exis-
tence ou la non-existence en elles de cette propriété.


Si nous ne pouvons désirer ou repousser une action,
désirer ou fuir un objet qu'à ce seul titre que cette ac-
tion Ou cet objet nous paraissent capables de produire
de la douleur ou du plaisir, il s'ensuit, en troisième lieu,
elt!'ll n'y a pas en nous plusieurs passions, mais une.




278 ONZIÈME LEÇON.
seule, et que cette unique passion est l'amour du bien-
être personnel, de notre plaisir, de notre bonheur à
nous. Toutes les liassions que nous distinguons en nous
ne peuvent donc différer entre elles qu'extérieurement,
c'est-à-dire par les objets matériels qui les excitent; au
fond, toutes ces passions ne sont et ne peuvent être que
des transformations de la seule et unique passion qui
puisse exister en nous, et qui est l'amour et le désir du
bien-être personnel. Aussi, Hobbes n'a-t-il rien épargné
pour ramener toutes les passions humaines à cette
unique passion, ce, qui l'a conduit à donner de quelques-
unes de nos passions des définitions qui semblent ex-
traordinaires, mais qui, toutes bizarres qu'elles sont,
étaient les seules qui fussent compatibles avec son sys-
tème.


C'est un mouvement du coeur humain d'honorer Dieu,
et ce mouvement , certaines personnes aussi peuvent
l'exciter en nous. Qu'est-ce que honorer pour Hobbes?
C'est concevoir la supériorité de puissance de la per-
sonne que l'on honore. Certaines personnes, au con-
traire, excitent en nous le sentiment du ridicule. En
quoi consiste ce sentiment, selon Hobbes? Dans la con-
ception de notre supériorité sur la personne dont nous
rions. Le phénomène de l'amour se reproduit à chaque
instant et sous mille formes dans les relations sociales:
la mère aime son enfant, l'enfant sa mère, l'amant sa
maîtresse, l'ami son ami. Qu'est-ce qu'aimer, dans les
idées de Hobbes ? C'est concevoir l'utilité dont la per-
sonne aimée peut nous être. Ainsi, l'adoration muette
d'une mère penchée sur le berceau de son enfant, c'est
la prévision de l'utilité dont pourra lui être un jour cet
entant. Qu'est - ce qu'avoir pitié? C'est imaginer
malheur qui peut nous arriver, en contemplant ce In•


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 279
heur dans un autre. Être bienveillant, charitable, bon
pour quelqu'un, qu'est-ce encore? C'est avoir en soi le
sentiment d'une puissance assez grande pour faire non-
seulement notre propre bonheur, mais le bonheur d'au-
trui. Vous voyez avec quel effort et en même temps
avec quelle conséquence, IIobbes ramène à l'égoïsme
toutes les passions, celles-là mêmes qui semblent les
plus désintéressées et les plus étrangères à la recherche
de notre bonheur individuel. Aussi bien il le fallait; car
s'il eût admis un autre sentiment en nous que l'amour
du bitn-être, tout son système s'écroulait.


Quel est, dans un tel système, le premier et le plus
grand des biens ? C'est assurément la conservation de
l'individu ; car la condition, pour être heureux, c'est
d'abord d'être, et, pour qui n'est plus, il n'y a plus de
plaisir possible ; le plus grand des maux, c'est donc la
mort ; ainsi, ce que nous devons rechercher avant tout,
dans l'intérêt de notre plus grand bonheur, c'est notre
conservation, et éviter par-dessus tout, c'est la mort.


Toutes ces conséquences sortent naturellement du
Principe adopté par Hobbes ; mais elles ne sont encore


dà que théoriques. Arrivons à celles qui touchent à la con-
duite et à la pratique de la vie.


Admettez que l'homme soit fait comme Itobbes l'ima-
gine; placez, comme lui, le principe de toute déter-
mi nation dans l'amour du bien-ètre, et supposez que
boutes les actions humaines, profondément analysées,
rappellent et confirment une telle doctrine; que s'en-


? Il s'ensuivra rigoureusement que tous les
moyens qui conduiront à cette unique et véritable fin
de l 'Homme
()no e seront, par cela même, légitimes et bons.


s'ensui vra, en d'autres termes, que l'homme a le droitde faire=ire et de s'approprier par tous les moyens possi-




280 ONZIÈME LEÇON.
bles tout ce qui peut contribuer à son bien-être. Une
conduite légitime et conforme à la raison se reconnaîtra
donc à ce seul caractère, qu'elle conduira l'individu au
hien-être. Tout acte, tout moyen d'arriver à ce but, est
donc bon, convenable, permis, par cela seul qu'il y con-
dui L; la permission de tout faire pour arriver à son bien-
âtre, tel est donc, selon Hobbes, le droit imprescriptible
de tout individu, le droit naturel tout entier. Et.


il a rai-
son de poser cette équation ; car, quelle différence peut-
il y avoir entre l'idéal de la seule conduite bonne, légi-
time, conforme à la raison, et le droit naturel? Aucune.
En effet, c'est précisément là ce que signifie cette ex-
pression.dans toutes les langues.


Or, le bien-être, messieurs, est éminemment indivi-
duel; et si, le principe de toutes mes déterminations est
le désir du bonheur, ce désir ne peut être celui du bon-
heur d'un autre, ce ne peut être que le désir du mien.
Mais chacun entend à sa manière son bonheur ou son
plaisir ; chacun, d'un autre côté, est juge des meilleurs
moyens à prendre pour le réaliser ; toutes les constitu-
tions ne sont pas semblables ; tous les esprits ne voient
pas de la même façon ; chacun a donc sa manière d'en-
tendre son bonheur, et chacun sa manière de le faire;
le seul juge de ce qui est bon dans le but et de ce VI
est bon clans les moyens, c'est donc l'individu lui-même
et l'individu seul. De sorte que tout but, tout moyen
sont bons, par cela seul que l'individu en a jugé
Il y a donc autant de droits naturels possibles que d' in


-dividus, Du, si vous l'aimez mieux, autant de conduites
légitimes possibles qu'il y a d'hommes en ce monde,
puisqu'il peut y avoir autant de manières de concevoir
le bonheur et les moyens d'y parvenir, e t que toutes
ces manières sont également bonnes, et le sont au mêle


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - HOBBES.


281


titre. Ainsi le droit naturel n'est pas un ; il y en a tout
alit ant que d'individus. Ainsi les conduites les plus di-
verses et les plus opposées peuvent être également légi-
times : il suffit qu'elles soient pour un individu des ma-
nières d'entendre la recherche de son bien-être, et ce
bien-être lui-même. L'individu est tout ; son jugement
est souverain ; il constitue le bien et le mal ; il crée le
droit, et le défait après l'avoir créé.


Telles sont, pour la conduite individuelle, les consé-
quences du principe moral posé par Hobbes. En voici
les conséquences politiques ; elles ne sont pas moins ri-
goureuses. Si chaque individu a droit de faire tout ce
qu'il juge nécessaire pour atteindre à ce qu'il a jugé bon,
et si personne n'a le mot à dire, ni sur la manière dont
il entend son bien, ni sur les moyens qu'il prend pour
y arriver, il s'ensuit rigoureusement que chacun a natu-
rellement droit à toutes choses, ou, en d'autres termes,
que le droit de chaque individu s'étend à toutes choses.
En effet, de toutes les choses qui existent, concevez-en
une qui puisse n'être pas comprise dans l'idée qu'un
i ndividu peut se former de son bien, ou dans celle qu'il
Peut se faire des moyens d'y arriver? Évidemment il n'y
en a pas une seule qui ne puisse y être comprise. Or,
Par cela seul, cet individu a droit sur cette chose. Donc,
dan s l'état de nature, le droit naturel de chaque individu
s
'étend à tout, sans exception.
Mais si chacun a droit à toutes choses, il doit néces-


sairement s'ensuivre des collisions entre ces différents
droits. Et, en effet, si je juge qu'il est utile à mon bon-
lieur de posséder telle chose ou de faire tel acte, mon
reisi n aussi a tout à fait le droit de juger que cette
''lente chose est nécessaire au sien , que ce même acte
lui est contraire. De là entre nous une collision inévi-




282 ONZIÈME LEÇON.
table. Le droit de chacun à toutes choses engendre donc
nécessairement la collision de tous avec chacun, c'est-
à-dire la guerre entre tous les individus; du droit natu


-


rel de Hobbes dérive donc un état naturel qui est la
guerre. De là cet axiome célèbre dans la philosophie de
Hobbes : La guerre est l'état de nature; et cette guerre
n'est ni partielle ni accidentelle ; c'est une guerre sans
relâche, une guerre de chacun contre tous, et de tous
contre chacun.


Dans le système du bonheur, cet état de guerre est,
comme Hobbes l'a parfaitement vu, le plus malheureux,
ou le pire de tous les états possibles ; car, qu'est-ce qui est
bon dans le système de Hobbes? C'est ce qui rend heureux.
Or, que peut-il y avoir de pire qu'un état dont le caractère
propre est d'exposer à chaque instant chaque individu
aux forces réunies de tous les autres? Il est évident que
l'individu, dans un tel état, doit être tôt ou tard écrasé, et,
en attendant, continuellement contrarié dans son bon-
heur. Aucun autre ne compromet davantage son bon-
heur de tous les jours; aucun autre ne menace davan-
tage sa conservation, c'est-à-dire le plus grand des
biens, parce qu'il est la condition de tous les autres.
L'état de guerre est donc le pire de tous, si le système
de Hobbes est vrai, et pourtant cet état est l'état naturel.
De là cette conséquence tirée audacieusement par 1{01)-
bes, que la paix à tout prix, la paix, quelles qu'en soient
les conditions, est préférable à. cet état de nature, 4 cet
état de guerre. Or, la paix est le résultat de la société, et
c'est la société qui l'établit et qui abolit l'état de guerre'
condition naturelle et primitive de l'humanité.


Qu'est-ce que la société pour Hobbes? La sociét é est
tout entière dans ce qui la constitue • et ce qui la con-
stitue, c'est l'existence, au milieu d'une collection d'Ire


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 283
dividus, d'une force assez grande pour réprimer entre
ces individus l'état de guerre.


voilà, dans le système de Hobbes, là définition ri-
goureuse de la société ; il ne voit dans ]a société que
c
ela. Quelle est la fin de la société? C'est la répression
de l'état de guerre. Quelle est l'origine de la société?
C'est le malheur de l'état naturel. Toutefois Hobbes con-
sent à reconnaître deux modes de formation, ou deux
origines possibles de la société. La première est le con-
trat, et ce contrat a lieu lorsque les différents individus
humains, appréciant les inconvénients de l'état de nature
et le jugeant le pire de tous, conviennent d'ériger une
force supérieure à celle de tous les individus et capable
de l'écraser , afin de supprimer par ce moyen l'état de
guerre et d'y substituer l'état de paix. Les sociétés ainsi
formées doivent leur origine à un contrat. Mais ce mode
soit pas le seul. suffit qu'un homme, par force ou
par ruse, réussisse à établir sur une collection d'hommes
son autorité et sache la maintenir, pour qu'une société


t s


constituée. Dans ce cas, elle dérive du droit du
Plus fort, et n'en vaut pas moins pour cela ; car, le seul
caractère assigné par Hobbes au fait de société étant
l
'existence d'un pouvoir assez fort pour supprimer entre


Plusieurs individus l'état de guerre, pourvu que ce fait
existe, la société existe aussi ; et, comme le droit du plus
fort l 'engendre tout aussi pleinement qu'un contrat, la
société sort aussi entière de la première de ces sources
que de la seconde. Hobbes reconnaît, de plus, qu'elle en
sort tout aussi légitime. Et, en effet, qu'est-ce qui est lé-
gitime dans la doctrine de Hobbes? C'est le plus grandbioIl-- de chaque individu ou son plus grand bonheur.0 , •il a été démontré que l'état de guerre ou de nature
latt. le plus mauvais pour chaque individu, et l'état de




284 ONZIÈME LEÇON.
société le meilleur. Donc, pourvu que la société exist


ede quelque manière qu'elle ait été fdrbée, elle est
lime. La société établie par la conquête, par le droit%
plus fort, est donc tout aussi légitime, tout aussi con-
forme aux vœux de la raison, que la société fondée sur
un contrat. Ces deux sociétés atteignent également le but
de toute société, et c'est cc but seul qui rend la société
l égitime.


Quelle est maintenant la meilleure forme de la société,
ou, ce qui revient au même, du pouvoir qui la constitue?
Hobbes n'hésite pas : c'est la plus forte. Et quelle est la
plus forte? C'est celle où le pouvoir est concentré dans
une seule main, c'est la forme monarchique; la forme
monarchique est donc la plus parfaite de toutes. Mais
des différentes monarchies quelle est la meilleure? C'est
la plus forte. Et quelle est la plus forte? La monarchie
absolue. Donc la monarchie absolue est la meilleure des
formes sociales : dernière et rigoureuse conséquencedu
système.


Sous quelque forme et à quelque titre que le pouvoir
existe, ses droits et ses devoirs, ou, en d'autres termes,
les choses qu'il peut et celles qu'il ne peut pas envers
les membres de la société, ne varient point. Comme sa
mission est d'écraser toute résistance particulière, comme
il ne maintient l'état de paix qu'à la condition de dé-
truire l'état de guerre, et que le principe de l'état de
guerre est dans l'existence des forces individuell es , il
s'ensuit que le droit et le devoir de tout gouvernement
est l'oppression et l'anéantissement de ces forces parti-
culières par tous les moyens possibles. Par conséquent'
le pouvoir, quelles que soient sa forme et son origine'
a le droit illimité de tout faire. Tout ce qu'il lui p ie de
taire est bon par cela seul: car son pouvoir ne peut MO


SYSTEME ÉGOÏSTE. - IIOBBES. 285


limité qu'au profit des forces individuelles et de l'état de
guerre, qu'aux dépens de l'état de paix. Toute limite est
donc contraire à sa tin et à celle de la société; s'il en su-
bissait, il répondrait moins au type idéal dont tout gou-
vernement doit se rapprocher autant que possible.


Quels sont, en présence d'un pouvoir ainsi conçu, les
devoirs et les droits des sujets ? Leurs droits , ils n'en
ont point; leurs devoirs, c'est d'obéir à tout ce qu'il peut
plaire au pouvoir d'ordonner, sans aucune exception.
En effet, toute désobéissance au pouvoir tendrait à res-
susciter les forces individuelles, serait un commence-
ment de retour à l'état de guerre, qui est le pire, et, par
conséquent, le plus illégitime de tous. D'où vous voyez
que, quoi que le pouvoir puisse vouloir, les sujets ont le
devoir d'obéir et n'ont aucun droit de résister.


Quelle est la seule faute possible du pouvoir dans la
société ainsi conçue? C'est de faire des actes qui tendent
à le renverser ou à l'affaiblir. liais, alors même qu'il
prend de fausses mesures, les sujets sont toujours tenus
de les respecter et de s'y soumettre. Car où est le mal
des actes du pouvoir? Dans l'affaiblissement de son au-
torité, qui en résulte; or, la désobéissance des sujets
augmenterait le mal ; donc, les fautes du pouvoir ne
Peuvent jamais autoriser la désobéissance des sujets
delle, les sujets ne peuvent en aucun cas avoir des droits
contre le pouvoir. Tout droit de résister à un acte, même
mal entendu, du pouvoir, serait un retour à. l'état de
nature, à l'état de guerre, le pire de tous.


Telle eest une la politique de Hobbes. Vous voyez qu'elle
une conséquence claire et nette de sa morale , la-


quelle est elle-même une conséquence rigoureuse de sa
doctrinee sur la fin de l'homme et sur le motif universelu 4ebons humaines. Et, sauf quelques objections que




286 ONZIÈME LEÇON.
je ferai plus tard, le tissu de la déduction est irrépro-
chable.


Telle est, en très-peu de mots, le célèbre système de
Hobbes ; en voilà,.je crois, l'exposition claire, exacte, ri-
goureuse. Maintenant, il faut voir jusqu'à quel point
cette doctrine est vraie, et, si elle est fausse, quelle est
la nature de l'erreur sur laquelle elle repose.


Je n'épuiserai pas dans cette séance toutes les obser-
vations que peut suggérer ce système; je me borneraià
l'examiner comme représentation du fait des détermi-
nations humaines. En rapprochant l'image de la chose
représentée, j'essayerai de montrer combien elle est
inexacte, incomplète, et, par conséquent, fausse. C'est
donc dans sa base même et dans son principe que je
vais sonder la doctrine de Flobbes; car si le principeetait
vrai , il ne serait pas aisé de se refuser aux . consé-
quences.


Dans l'analyse que je vous ai présentée des différents
modes des déterminations humaines, je suis arriveirce
résultat, que l'homme se détermine de trois manières
différentes, ou, en d'autres termes, qu'il peut être con-
duit à agir par trois espèces de motifs. J'ai distingu é ces
trois espèces de motifs, et je vous ai montré comment
chacun de ces motifs constitue un mode précis et dis-
tinct de détermination.


De ces trois modes réels de détermination que l'Oser'
vation cohstate dans l'âme humaine, ie'yauvoyezvous
mier coup d'oeil que Hobbes en a méconnu deux. t.,`.
inexactitude d'analyse est considérable en elle-male,
doit l'être bien davantage encore dans ses conséquencesi;
Dès qu'au lieu de reconnaître aux actions humaines trois
motifs possibles et distincts, on n'en reconnaî t , tte •
adopte qu'un, il est inévitable qu'en partant de ce


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES.
287


incomplète, on arrive à des conséquences quidonnée
contredisent et renversent toutes les idées et toutes les
croyances que l'expérience a déposées dans l'esprit de•
tous les hommes.


Et d'abord, messieurs, Hobbes. a confondu le motif
égoïste, qu'il accepte, avec le motif passionné ou in-
stinctif, qui précède en nous son apparition, et qui en est
parfaitement distinct. En effet, les tendances primitives
de notre nature n'ont pas la même fin que l'intérêt bien
entendu, ultérieurement conçu par la raison. La fin
propre et dernière de chaque tendance instinctive de
notre nature est l'objet même auquel elle aspire. Ainsi,
par cela seul que je suis intelligent, le besoin de con-
naître se développe en moi, et ce besoin me pousse à
connaître, sans qu'il soit nécessaire que ma raison ait
calculé le résultat sensible de la connaissance et prévu
que ce résultat doit être un sentiment agréable. Cela est
Céuvirdieunxt chez les enfants, qui, certainement, ne .sont point


calcul ; et, quoique dans une foule de cas les
hommes faits calculent, raisonnent, examinent avant
d 'agir, dans un plus grand nombre encore ils cèdent
immédiatement aux instincts qui les poussent, et re-
cherchent les objets pour eux-mêmes, sans songer au
Plaisir qui suivra la possession. Pensez-vous, messieurs,
que l'homme qui aime la vérité et 'qui la cherche ne
l'aime et ne la cherche que pour le plaisir qui suit sa
déco uverte, et que, quand il la poursuit, c'est qu'il a
conçu d'avance et calculé qu'à la suite de la vérité dé-.
couverte, il éprouverait un certain bonheur, un certain
Plaisir? Rien au monde n'est plus éloigné de la vérité des
fatts • Dans la plupart des cas, nous tendons aux fins, vers
lesquelles nous poussent les instincts de notre nature,
Pou r ces fins elles-mêmes ; dans notre pensée, dans nos




288 ONZIÈME LEÇON.
intentions, ces fins sont le but même que nous poursui-
vons, le seul auquel nous songions, et 1( plaisir n'appa_
rait pas. Si cela est vrai dans l'homme fait, cela ne peut
pas ne pas être dans l'enfant ; et en effet, l'enfant ne
calcule pas encore, ne prévoit pas encore les consé-
quences de ses actions ; il est incapable de cette concep-
tion des suites sensibles d'un acte, indispensable cepen-
dant pour que le plaisir soit la fin dernière et, par
conséquent, la raison déterminante de l'action:Il y a
plus: c'est que si nous n'obéissions aux tendances de
notre nature que par la considération du plaisir qui
suivra leur satisfaction, il serait impossible que nous
agissions jamais. En effet, nous ne pouvons savoir si la
satisfaction des tendances de notre nature nous procu-
rera du plaisir, qu'après les avoir satisfaites une première
fois. Si donc la condition pour obéir à une tendance de
notre nature était la conception du plaisir qui suivra sa
satisfaction, jamais nous n'aurions cédé à une seule
tendance de notre nature, et, par conséquent, jamais
nous n'aurions agi.


Enfin, messieurs, le plaisir, qui est la Linde l'égoïsme,
implique des passions qui n'aient pas le plaisir pour
fin. Gar d'où vient le plaisir ? lie la satisfaction des ten-
dances de notre nature; il faut donc que ces tendances
existent préalablement pour que le plaisir soit possible.
Nous n'éprouverions jamais le plaisir de la soif satis


-faite, sans le besoin de la soif, qui a l'eau pour objet.
L'égoïsme est l'amour de tous ces plaisirs qui suivent la
satisfaction de nos diverses passions, et it est parfait e


-ment distinct de chacune de ces passions qu'il présle
pose, et dont aucune n'a le plaisir pour objet.


Il y a donc contradiction à soutenir que toutes les
fois que nous obéissons à une passion, c'est en vue du


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 289
plaisir qui suivra cette satisfaction : mais est-ce à dire
que nous n'agissions jamais, que nous ne poursuivions
jamais un objet, en vue de ce plaisir? Loin de là ; car il
est vrai, il est certain qu'ainsi s'accomplissent une foule
de déterminations [minables. Mais de ce que de telles
déterminations se produisent en nous, il ne s'ensuit pas
que des déterminations d'une autre nature ne s'y pro-
duisent pas également. Parmi ces déterminations étran-
gères à l'égoïsme, se trouvent celles dont le caractère
est d'émaner immédiatement d'une des tendances in-
stinctives et primitives de notre nature, et d'avoir pour
fin dernière l'objet même de cette tendance.


Il y a donc évidemment dans la pensée de Hobbes
une première inexactitude, qui consiste dans la confusion
de cieux modes distincts de détermination : le mode in-
stinctif qui existe seul dans l'enfant et se reproduit à
chaque moment dans l'homme fait, d'une part, etd'autre
part le mode égoïste, celui qui a pour principe la vue
du plaisir qui suivra l'accomplissement rie l'acte ou la
possession de l'objet. Il est donc bien évident que, quand
même le motif moral n'existerait pas, il serait faux,
Complètement faux, que l'unique fin de toutes nos
actions fût la recherche du plaisir et la fuite de la dou-
leur.


Mais, indépendamment de cette confusion, le système
de Hobbes en implique une autre bien plus grave et
non moins évidente : c'est celle du motif moral et du
motif égoïste. Car, s'il est parfaitement vrai et parfaite-
ment évident que, dans une foule de cas, nous cédons
im médiatement et saris calcul aux instincts primitifs de
notre nature, il n'est pas moins vrai et il est encore plus
év ident que, dans beaucoup d'autres, nous obéissons à
un Motif qui n'est ni le pur instinct de notre nature, ni


1-19




290 ONZIÈME LEÇON.
le calcul de notre plaisir, mais qui est la vue de noire
devoir.


Ce motif du devoir, messieurs, agit plus ou moins
chez les différents hommes, mais il n'en est pas un seul
chez lequel il n'agisse quelquefois ; et si l'on croit com-
munément qu'il joue un assez médiocre rôle dans la
conduite, c'est que ce motif, ainsi que j'ai pris grand
soin de vous le montrer, est tellement en harmonie,
soit avec les instincts de notre nature, soit avec le calcul
de notre plus grand intérêt, qu'il est rare qu'il agisse
seul et sans le concours des deux autres. Ordinairement
le motif moral agit de concert avec l'instinct et l'intérêt
bien entendu ; et, toutes les fois .que cela arrive, ce qui
se montre le plus dans la détermination, ce n'est pas le
devoir, qui est une conception pure de notre raison,
mais l'instinct, mais le calcul de notre intérêt bien en-
tendu, deux faits qui, par leur nature, sont beaucoup
plus apparents pour la conscience. Mais si vous voulez
analyser vos résolutions les plus communes, les plus
ordinaires, vous verrez que la vue de l'ordre, la consi-
dération de ce qui est bien en soi, y joue un rôle qui,
pour être peu remarqué, n'en est pas moins réel. Dans
la plupart des circonstances, tout homme a honte d'agir
d'une certaine façon, tout homme sent qu'il est beau
d'agir d'une autre, et cette considération a beauco up de
poids dans les résolutions qui s'ensuivent. 11 est vrai
qu'avant de céder à cette considération , nous avori.e
coutume d'examiner ce qui nous en arrivera ; nes.
comme, en général, le parti le plus honorable est en
même temps le plus ststr, le plus souvent chez les
hommes de bon sens, cet examen fortifie, au li eu de
l'affaiblir, l'impulsion du devoir, et, dans le cas ordinaire,
ce qui est honnête balance du moins ce qui est utile, el


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - HOBBES. 291


souvent en triomphe. Vous voyez que je ne fais pas
l'homme meilleur qu'il n'est, que je ne prête pas à ses
déterminations habituelles une pureté morale exagérée.
'Dans beaucoup de cas, sans doute, il y a mélange ; mais
il ne faut pas non plus nier ce mélange dans un autre
sens, et lui substituer la domination exclusive des motifs
instinctifs et intéressés. Ce qui est vrai, c'est que, dans
une foule de cas, le motif moral concourt dans nos dé-
terminations, et que dans quelques-uns il en est le seul
principe. Donc un philosophe qui, après avoir supprimé
le mode de détermination instinctif ou passionné, sup-
prime en outre le mode (le détermination morale, est
doublement infidèle à la réalité de la nature humaine.
Et s'il la mutile ainsi doublement, comment de données
aussi fausses pourrait-il cenclure un principe de morale
qui ne fût pas extrêmement inexact et faux? Appliquez
donc maintenant à un tel principe la logique rigoureuse
de Hobbes, .nécessairement il en sortira ce qui en est
sorti, des conséquences qui bouleverseront toutes les
idées communes.


Mais l'infidélité psychologique de Hobbes ne s'arrête
Pas là; admettez son hypothèse, consentez à considérer
avec lui le motif égoïste comme le principe universel de
toutes nos déterminations : je soutiens que , dans ce
Cercle même, Hobbes a été incomplet ; je soutiens que
ce mode de détermination même, il l'a défiguré et


; je prétends, en d'autres termes, que l'égoïsme de
Hobbes n'est pas le véritable é goïsme, l'égoïsme tout
entier et tel que Dieu l'a fait.


0


Je vous rappellerai, messieurs, une observation que
le vous ai présentée dans l'analyse des faits moraux de
la nature humaine : c'est qu'il y a dans l'intérêt bien
enten du' deux choses , d'abord la vue de notre bien,




292 ONZIÈME LEÇON.
puis la vue du plaisir qui suit en nous la production de
notre bien. Ces deux éléments très-distincts, et que j'ai
pris soin de démêler, existent l'un et l'autre dans l'idée
que nous nous formons de notre intérêt bien entendu.


De ces cieux éléments, Hobbes en recueille un et né-
glige l'autre, en sorte qu'après avoir érigé l'égoïsme en
motif universel de nos déterminations, il partage ce
motif, et de ces deux moitiés rejette la principale et la
meilleure, et ne conserve que la moindre, celle qui n'est
que la suite, la conséquence, l'appendice de l'autre. h
effet, messieurs, quand notre raison, s'éveillant en nous
après les longues années de l'enfance, commence à se
demander en quoi consiste notre bien et quelle doit
être la fin de notre conduite, ce qu'elle remarque d'a-
bord, c'est que notre nature se dirige instinctivement
vers certains buts qu'elle ne peut atteindre sans plaisir
ni manquer sans douleur. Ce double phénomène du
plaisir et de la douleur, affectant notre sensibilité, est,
par cette raison, l'élément qui la frappe, parce qu'il est
le plus visible. Il est donc naturel que notre raison s'ar-
rête d'abord à cette idée , que la fin dernière de nos
instincts est le bonheur que donne leur satisfaction.


Mais notre raison, messieurs, ne saurait s'arrête r à
cette idée. En effet, elle rencontre à chaque instant une
foule de faits qui tendent à lui en montrer l'inexacti


-tude. Quand une mère jeune et belle, qui aime passe`
nément le monde et la parure, par cela seul qu'un en-
fant lui est né, se dévoue tout à coup et tout entière à
l'existence de cet enfant ; quand, renonçant à tous les
plaisirs qu'elle cherchait, abjurant toutes les inclinations
qu'elle avait, elle sacrifie tout, elle oublie tout, ponrle
bonheur de rester assise pendant les jours et les nuits
à côté du berceau de cet être qui ne peut encore réPon-


sYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES.


293


dre à son affection, qui pourrait ne voir dans cette su-
blime métamorphose qu'un calcul de plaisir et d'é-
goïsme? qui pourrait y méconnaître un autre mobile,
qui, du premier coup, indépendamment de toute ré-
flexion et de tout calcul, pousse la mère à aimer son
enfant, comme à sa fin-dernière, je veux dire l'instinct
puissant, l'instinct admirable de la sympathie ? Quand
un savant, passionné pour les recherches scientifiques,
sacrifie sa santé, son repos, ses nuits, tous les plaisirs
qui peuvent séduire l'homme, au bonheur de déterrer
dans de vieux livres quelques passages égarés, au plai-
sir de rassembler ces passages, et, après un long exa-
men, d'en tirer une petite induction sur un fait qui s'est
passé il y a deux ou trois mille ans, qui n'est pas frappé
de cette vérité évidente et incontestable, que ce qui pro.,
duit ce dévouement, c'est tout simplement cette ardente
curiosité de savoir qui est un des instincts de notre na-
ture, parce que notre nature a été créée intelligente ;
que l'amour de la vérité pour elle-même, que le besoin
de la découvrir et de la savoir, est la fin dernière de cet
h omme, et qu'il n'a pas même songé au plaisir qui en
suivrait la découverte ? Ne cherche-t-on donc la vérité
qu 'après avoir calculé la petite émotion qui en résul-
tera , ne la cherche-t-on que pour obtenir les applau-
dissements du public, et recueillir le plaisir de vanité.
que Produiront en nous ces applaudissements ? Si on ne
cherchait la vérité que par ce motif, on ne la trouve-
,r,an Pas, car on ne la trouve qu'en la cherchant et en
I aimant pour elle-même. La raison, messieurs, ne peut
Pas ne Pas être frappée de tels faits et de mille autres


Peut
semblab les que lui présente la scène du monde; elle ne
dela (;)one pas ne pas s'apercevoir que sa première vue


mure humaine a été incomplète, et ne pas re-




294 ONZIÈME LEÇON.
connaître, comme elle le fait, qu'il y a des choses qui
sont bonnes pour nous en elles-mêmes, et in dépendam-
ment du plaisir qui les suit, et qui resteraient telles
quand même ce plaisir ne les suivrait pas. Quand la
raison en est arrivée là, elle s'élève à une idée de notre
bien, qui est différente de la première qu'elle s'en était
faite : le bien devient à ses yeux ce à quoi notre nature
nous pousse, et, par conséquent, ce qui convient à notre
nature, c'est-à-dire que le second élément de l'égoïsme
lui apparaît.


Ce n'est pas encore là le motif moral, mais c'est déjà
quelque chose qui s'en éloigne moins et comme un pre-
mier pas qui y conduit. En effet, ce pas fait, un autre
s'ensuit : la raison ne tarde pas à se demander d'où
vient que certaines choses conviennent à ma nature et
non pas d'autres, d'où vient qu'elle est attirée à certaines
fins, tandis que d'autres lui répugnent. L'idée que notre
nature a été faite pour ces fins succède à l'idée que ces
fins conviennent à notre nature; et bientôt de cette idée,
qui appartient encore à la sphère de l'égoïsme, mais
qui est déjà sur la limite de la sphère morale, nous
nous élevons à cette autre, que toutes les natures ont
leur fin, qu'il y a une fin absolue qui se compose de
toutes ces fins particulières, que cette lin absolue est
l'ordre universel, et que cet ordre universel est la vo-
lonté de Dieu. C'est alors, messieurs, que nous échap-
pons enfin à la personnalité du motif de l'égoïsm e , et
que nous nous élevons au motif impersonnel et moral .
Mais il fallait toutes ces transitions pour conduire la rai-
son de la vue du plaisir, comme fin unique de nos e
tions, à celle du bien absolu, du bien moral proie".
ment dit. Ainsi, l'égoïsme est plus complexe que il°1)be
rie l'a fait; il renferme d'autres éléments que le plaist„s”


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - HOBBES. 295
d'autres idées que celles du bonheur; et vous voyez com-
bien , dans la sphère même de l'égoïsme, Hobbes a en-
core mutilé la nature humaine.


Il l'a mutilée, messieurs, d'une autre façon encore, et
c'est en vous montrant de quelle manière, que je termi-
nerai cette leçon.


Vous venez de voir que Hobbes n'a vu dans la sphère
de l'égoïsme qu'un seul fait, le plaisir, tandis qu'il y en
a d'autres. Je m'enferme maintenant dans le plaisir, et
je soutiens que Hobbes n'a pas plus embrassé tout le
plaisir qu'il n'avait compris tout l'égoïsme. Ainsi , sur


E trois motifs des déterminations humaines, il en sup-
prime deux, et ne garde que le motif égoïste; le motif
égoïste est complexe, il supprime un de ses éléments et


. ne garde que le plaisir; acceptera-t-il du moins le plai-
sir tout entier? Non ; le plaisir est complexe aussi, et il
le mutile. lin effet, parmi les plaisirs dont l'homme est
capable, un grand nombre proviennent du bonheur des
autres, et ceux-là sont les plus doux que nous puissions
éprouver. Qui ne sait que la vue du plaisir qu'on a pro-
curé aux autres, de l'assistance qu'on a donnée soit
leur misère, soit à leur faiblesse, du bien qu'on a ajouté
à leur bien ; qui ne sait que le sentiment de la sympa-
thie qu'ils ont pour nous, et la conscience de la bien-
veillance que nous avons pour eux, qui ne sait que
tout cela forme la partie la plus considérable et la meil-
leure de notre bonheur? Ainsi, dans le calcul à faire
Pour arriver à la plus grande quantité de plaisir pos-
sible, un habile homme devrait bien se garder d'omettre
cette classe de plaisirs dus à la sympathie, et qui, plus -
(ieeuentoohubselse. Or, supposez contribuent à ce bonheur qui est la
fin dernière de la conduite et de la vie dans le système


r supposez qu'un homme ne méconnaisse




296 ONZIÈME LEÇON.
pas cette source abondante d'émotions agréables,


sup.
posez qu'il la fasse entrer dans ses calculs, arrivera-t-il
à cette conclusion que l'état de guerre est l'état natu-
rel? Loin de là, messieurs, il arrivera nécessairement
à cette conclusion contraire, que l'état social est l'état
naturel. Car, si le bonheur des autres forme la plus
grande et la meilleure partie du nôtre, le calcul de son
bonheur conduira tout homme sensé à s'occuper beau-
coup du bonheur des autres, à le désirer, à le vouloir,
à le faire. Tous les hommes donc, dans l'intérêt de leur
bonheur, voudront que les autres hommes soient heu-
reux; tous aspireront à recueillir les sentiments déli-
cieux de la bienveillance et de la sympathie de leurs
semblables; tous rechercheront les plaisirs de l'amitié,
de l'amour, de la famille, de la pitié, de la charité. Il y
a plus : une tendance puissante de notre nature, ten-
dance qui, comme toutes les autres, souffre quand elle
n'est pas satisfaite et nous donne un grand bonheur
quand elle l'est, la sociabilité, nous entraîne directement
à rechercher la société de nos semblables, nous en fait
un besoin, une nécessité. Il faudra done aussi faire en-
trer la satisfaction de cet instinct dans nos calculs de
bonheur. Or, je vous le demande, comment, par quel
miracle, l'état de guerre pourrait-il sortir de pareilles
dispositions? Donc, en assignant le plaisir, mais le plu'"
sir tout entier, pour fin à nos actions, en l'acceptant,
en le reconnaissant pour l'unique motif de nos déter-
minations, non-seulement nous n'arrivons pas à la con'
séquence que l'état de guerre est l'état de nature, mais
nous arrivons à une conséquence directement contraire.
Il suit de là que Hobbes, réduisant au plaisir tou s les
motifs des déterminations humaines, n'a pas même com-
pris le plaisir; qu'il ne l'a conçu que dans ses éléments


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 297


les plus grossiers et les moins nombreux, et que, même
dans cette sphère étroite, il a défiguré, autant qu'il est
donné à un observateur de le faire, la réalité de la na-


WreQue faire,,e messieurs , d'un systènie fondé sur une
pareille mutilation ? n'est-il pas jugé, et vaut-il la peine
qu'on en examine, qu'on en poursuive , qu'on en réfute
les conséquences? Non, scientifiquement parlant; ruais,
oui, si l'on tient compte de l'autorité, du prestige qu'il
exerce sur les esprits communs , et qu'il doit précisé-
ment à cette circonstance, qu'il mutile la détermination
morale et n'en présente que l'élément le plus visible et
le plus grossier. C'est là ce qui lui prête cette simplicité
et celle probabilité qui séduit la foule, et ce qui l'a
rendu si cher à l'un des légistes les plus distingués de
notre époque, à Bentham, qui l'a relevé tout récem-
ment, et qui lui a donné une nouvelle forme dont je
vous entretiendrai. Il faut donc, messieurs, que nous -
achevions ce que nous avons commencé, et poursui-
vions dans ses conséquences et dans ses détails une
opinion que nous avons déjà détruite dans son prin-
cipe. C'est à cette tâche que sera consacrée la prochaine




DOUZIÈME LEÇON.
SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES.


MESSIEURS,


J'ai traité deux points dans la dernière leçon. D'abord,
j'ai exposé le système de Hobbes dans ses principes et
dans ses conséquences; ensuite, j'ai comparé ses prin-
cipes avec la nature humaine qu'ils ont la prétention de
représenter, et j'ai montré qu'aucune autre image ne
pouvait la défigurer plus complètement.


- En effet, messieurs, pour ne vous rappeler que cette
dernière partie de ma leçon, tout le système de Hobbes
suppose ce fait, que le motif universel de nos détermi-
nations est le désir du bien-être, c'est-à-dire la recher-
che du sentiment agréable qui, tantôt suit et tantôt ne
suit pas nos actions. La question de savoir si le système
de Hobbes a un fondement solide est donc celle de sa-.
voir si les actions humaines n'ont point d'autre trollt
que la recherche du plaisir et la fuite de la douleur qui
peuvent en résulter. Or, la question ainsi posée est une.
question de fait : il suffit, pour la résoudre, de sen
comment s'opèrent nos déterminations, et de rapproche
de ce type l'image que Hobbes prétend nous en donner.
C'est ce que j'ai fait, et il est résulté de ce rapprochement
la démonstration la plus directe de la fausseté de soi'
système.


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 299
J'ai montré d'abord que, des trois modes réels de nos


déterminations, Hobbes en méconnaissait deux, le mode
passionné et le mode moral, et n'en conservait qu'un,
le mode égoïste, qu'il érigeait par conséquent en mode
unique et universel des déterminations humaines. J'ai
montré, en second lieu, que l'idée que Hobbes s'était
faite de la détermination égoïste était elle-même infi-
dèle: car, dans la détermination égoïste, il y a un autre
élément que la vue du plaisir qui suit l'action ; l'action
convient à notre nature, indépendamment du plaisir qui
la suit. lie manière qu'après aVoir supprimé deux des
formes de nos déterminations, Hobbes défigure celle qu'il
adopte, en supprimant, sur deux éléments qu'elle con-
tient, le plus important, et en ne laissant subsister que
le plaisir.


J'ai montré, en troisième lieu, que Hobbes mutilait le
plaisir comme il avait mutilé l'égoïsme, comme il avait
mutilé le phénomène total des déterminations humaines;
Car son système ne tient aucun compte des éléments les
plus considérables du bonheur, les plaisirs de la sym-
pathie. En sorte que le plaisir même, ce seul élément
derli:eïsme que Hobbes ait reconnu, est par lui mutilé.
Il le divise en deux parts, si je puis parler ainsi, rejette
la meilleure pour garder la moindre, et c'est cette


qu'il pose comme la fin unique de toute
action humaine, érigeant la recherche de ce plaisir
Mutilé en motif universel et unique de toute détermina-


tioZ le répète : jamais l'infidélité psychologique n'a été
Poussée plus loin ; je ne connais pas un autre système
(Pli défigure d'une manière plus extraordinaire la réa-
lité de notre nature. Aussi n'en est-il point qui conduise
a.dus conséquences aussi insoutenables, aussi bizarres,




300
DOUZIÈME LEÇON.


aussi hostiles à toutes les croyances du bon sens de l'hu.
inanité. Si le principe du système de Hobbes est éminem.
ment faux, ses conséquences sont éminemment absurdes:
aussi le sens commun ne répugne-t-il pas moins aux
unes que l'observation à l'autre.


Cette réfutation du système de Hobbes peut être ap-
pelée la réfutation directe. Mais vous savez qu'il y a deux
manières de réfuter une opinion : la première, de la
confronter avec la vérité, et de chercher la différence;
la seconde, d'oublier la vérité, do considérer l'opinion
en elle-même , et, se plaçant dans le sein de cette opi-
nion, d'examiner si elle est conséquente. Or, je n'aurais
pas montré toute la faiblesse de la doctrine de Hobbes,
si je lui épargnais cette autre réfutation; car, quelque
logique que fût l'esprit de Hobbes, comme il était dans
le faux, il n'a pu échapper à un assez grand nombre de
contradictions. Ce sont les plus importantes de ces con
tradictions que je vous signalerai dans la leçon d'aujour-
d'hui.


Vous vous souvenez sans doute, messieurs, que Hob-
bes , mettant en présence les différents individus de la
race humaine, démontre que l'état de guerre est l'état
de nature. Vous vous souvenez aussi qu'appréciant les
inconvénients de cet état, il le déclare le pire de


.tous, et
prétend qu'a quelque condition que puisse lui être sub


-stitué l'état de paix, il est du plus grand intérêt de cha-
que homme d'accepter celui-ci, et que c'est ainsi qu' a


été
créé l'état de société dont la paix est à la fois le but et le.
caractère.


Or, cette manière d'expliquer la fondation de s
s')'


ciétés implique une contradiction, qui est la preinièr e de
celles que je vous ferai remarquer dans le système .


Si
le calcul de leur intérêt a pu conduire les hommes a


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - HOBBES. 301
faire succéder l'état de paix à l'état de guerre, l'état de
société à l'état de nature, ce même calcul a dû em pé-
cher l'état de nature et le rendre impossible ; car, enfin,
comment l'état de guerre a-t-il pu être l'état de nature.
s'il est dans la nature de l'homme d'apercevoir que l'état
de guerre est, de tous les états, le plus détestable à l'in-
térêt de chacun ? Si l'égoïsme humain conduit à cette
vérité, on ne voit pas comment il a pour conséquence.
naturelle l'état de guerre, contraire à cette vérité, et
non pas l'état de paix, qui lui est conforme. En admet-
tant donc que l'homme soit fait comme Hobbes le sup-
pose, son état de nature est impossible. Les raisons par
lesquelles Hobbes le fait cesser sont suffisantes pour
l'empêcher de naître : première contradiction que je
vous signale.


Une autre, est celle où Hobbes tombe, quand il pré-
tend qu'il y a un droit naturel dans l'état de nature,
droit que l'établissement de la société remplace par un
autre qui est le droit positif. En effet, que dit Hobbes?
Il dit que, dans l'état de nature, chacun a droit à toutes •
choses, et que ce droit est le droit naturel. Ce qui m'é-
tonne, et ce que je reproche à Hobbes, c'est ce mot
droit qui s'introduit dans un système qui exclut abso-
lument l'idée que tous les hommes représentent par
ce mot. Pour s'en convaincre, messieurs, il suffit de
v°ir la différence qu'il y a entre ce prétendu droit et le
véritable droit, tel que le sens universel de l'humanité
l'entend.


Quels sont les caractères de ce droit de chacun sur
toutes choses, droit naturel et primitif selon Hobbes ?


D'abord, messieurs, c'est un droit qui n'impose de
dey •, 01r à personne. Et, en effet, si j'ai droit à tout, et si
chacun de vous a également droit à tout, il s'ensuit que




T
302 DOUZIÈME LEÇON.
mon droit ne vous impose aucun devoir, et que le vôtre
pareillement ne m'en impose aucun ; mon droit détruit
le vôtre, le vôtre détruit le mien ; il n'y a de devoir pour
personne. Ainsi, le premier caractère du droit naturel
'de Hobbes, c'est de n'imposer aucun devoir à per-
sonne.


Mais il y a plus : loin d'imposer aucun devoir à per-
sonne, ce droit est tel que tout le monde, au contraire,
a le droit de le violer. En effet, si j'ai droit à tout, vous
avez le même droit ; donc vous avez le droit de violer
mon droit. C'est donc un droit qui non-seulement n'im-
pose de devoir à personne, mais que tout le monde a
le droit de violer. Voilà, de tous les droits, le plus sin-
gulier et le plus bizarre qu'on puisse imaginer.


Mais ce n'est pas tout : c'est encore un droit tel que,
quoique tout le monde l'ait, personne ne le reconnait.
Et, en effet, puisque mon droit s'étend à tout, il impli-
que que je reconnaisse le vôtre, qui lui est contradic-
toire; par conséquent je ne le reconnais pas; les . autres
hommes ne le reconnaissent pas davantage, et con-par
séquent personne ne le reconnaît.


Ainsi, les trois caractères du droit naturel de Hobbes
sont : 1° de n'imposer de devoirs à personne; 2° d'être
tel que tout le monde a le droit de le violer; 3° de n'être
reconnu par personne, et d'être nié par tout le inonde'
Or, entre une telle acception du mot droit et racer


Cefi ,on vulgaire il y a une prodigieuse différence. tir; mot,
en effet, tel qu'il a été employé et compris par les plus
grands écrivains, tel qu'il est employé et compr is Pal
tous les hommes, depuis le pâtre qui garde se s tr°i11,
peaux jusqu'au législateur qui fait les lois, ce mot n1,
plique quelque chose de sucré pour tous, de reeini
par tous, et qui impose à tous le devoir de le respecter


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES.


303


Si rai un droit, j'entends par là, moi, et tout le monde
avec moi, que vous êtes, vous, obligé de le respecter ;


'en ne le respectant pas, vous manqueriez à un de-qu'en
voir et violeriez quelque chose qui est et que vous sa-.
vez être sacré. Ainsi mon droit vous impose un devoir ;
ainsi il ne vous laisse pas le droit de le violer; ainsi vous
le reconnaissez tous, quoiqu'il soit le mien et non le
vôtre : de sorte que le droit, tel que tout le monde
l'entend, porte des caractères précisément contraires
à ceux que porte le droit de Hobbes. A ce compte,
il ne faut pas s'étonner de trouver des droits dans un
système qui rend tout droit impossible. En changeant,
en altérant , en détruisant l'idée de droit, on peut la
concilier avec tous les systèmes; elle se laissera mettre
dans tous.


Ce que je viens de dire des droits dans le système de
Hobbes, je puis le dire également des devoirs qu'on y
rencontre. Quels sont ces devoirs ? J1 n'y en a que d'une
espèce dans sa doctrine : ce sont les devoirs des sujets
àl'égard du pouvoir; car, dans le système de Hobbes,
le Pouvoir n'a aucun devoir ; les sujets seuls en ont. Je
cherche quelle est la nature de ces devoirs, et, me met-
tant dans la position des sujets, je trouve qu'il peut ar-
river deux cas : ou bien celui où ils trouvent qu'il est de
leur intérêt d'obéir, ou bien celui où ils reconnaissent,
au contraire, qu'il est de leur intérêt de ne pas obéir.
L'ans l e premier cas, à quoi cèdent ces hommes en
obéissant au pouvoir et en les respectant? Ils cèdent au
seul motif que Hobbes reconnaisse, c'est-à-dire à leur
intérêt. Donc, dans ce cas, devoir signifie intérêt bien
eirntendu • Dans le deuxième cas, que fera le sujet qui
dem
°tee qu'il n'est pas de son intérêt d'obéir ? Hobbes ne
–are-t-il pas que l'intérêt est le seul mobile possible




304 DOUZIÈME LEÇON.
de détermination, et, de plus, que chacun est juge sou-
verain de son intérêt, que nul ne peut critiquer la ma-
nière dont chacun l'entend? Que restera-t-il donc du
devoir posé par Hobbes'? en vertu de quoi le sujet con-
tinuera-t-il d'obéir, de respecter le pouvoir? En vertu
de rien, si l'homme est fait comme Hobbes le dit. Donc,
si Hobbes prétend que, même dans ce cas, le sujet doit
obéir, Hobbes tombe dans une contradiction évidente
avec son système : car s'il y a devoir encore quand il
n'y a plus intérêt, il y a un autre motif . dans l'homme
que l'intérêt, et le système est faux. Et que Hobbes ne
prétende pas que c'est toujours notre intérêt d'obéir au
pouvoir parce que l'état de guerre est le pire de tous ; je
réponds que, si je comprends ainsi mon intérêt, c'est à
mon intérêt que je cède, et que devoir veut dire alors
intérêt bien entendu ; mais si je ne l'entends pas ainsi,
mon intérêt, comment veut-il que j'agisse en vertu d'un
intérêt bien entendu que je n'entends pas ? Et si je ne le
puis, quel motif d'obéir me reste-t-il? que devient le
devoir de Hobbes? quel sens reste-t-il à ce mot? Iltaut
ou qu'il le retire, parce qu'il n'a pas de sens, ou qu'il
démente son système, s'il lui en donne un.


Loin qu'on puisse, messieurs , imposer son intérét
bien entendu à un individu qui ne le comprend pa s, Il
résulte, au contraire, du principe de Hobbes, que c'est
le droit de l'individu de violer les prétendus devoirs im-
posés par cet intérêt. En effet, ce que Hobbes appelle
droit naturel, c'est précisément le droit qu'a chacun
d'aller à son bien, compris comme il le comprend, et
par les moyens qu'il juge les meilleurs. Voilà le droi ,
naturel selon Hobbes. Donc s'il prétend imposer aux sui
jets le devoir d'obéir au pouvoir lorsqu'ils trouven t ti


n,I
I.,




est de leur intérêt de ne pas lui obéir,


prétend leu'


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES. 305
imposer un devoir qu'ils ont, selon lui, le droit positif
de mépriser et de violer.


Dans la langue et dans l'intelligence de tous les
hommes, devoir signifie une chose sacrée en soi, et qui
nous oblige d'agir d'une certaine façon, une chose que
non-seulement vous reconnaissez pour sacrée, vous qui
êtes tenus d'agir, mais que ceux qui ne sont pas, comme
vous, tenus d'agir, reconnaissent aussi pour sacrée, et
peuvent, par cette raison, vous imposer.


ainsi, quand j'ai un devoir, je me reconnais tenu de
le remplir; et vous, que ce devoir ne concerne pas, mais
qui avez une raison pour comprendre les obligations
imposées à l'homme dans les différentes situations, vous
concevez que j'ai ce devoir et vous avez droit de me
dire : « Fais cela , car tu seras indigne si tu ne le lais
pas. » Entre cette idée du devoir, telle qu'elle est dans
l'esprit de tous les hommes, et celle d'intérêt bien en-
tendu, que Hobbes est condamné à mettre sous ce mot,
sous peine de n'y rien mettre du tout, il y a une dis-
tance que rien ne peut combler, et qui est tout aussi
grande que celle qui sépare le droit selon Hobbes du
droit selon le reste des hommes.


Si donc Hobbes admet les mots droit et devoir dans
le même sens que nous, il tombe, à l'égard de ces
Principes, à l'égard de l'idée qu'il se forme de
1;4111111e , dans une contradiction énorme et mani-
Leste * Que si , au contraire, 'et comme il le paraît, il
entend par ces mots tout autre chose que le commun
des h ommes, on a le droit de lui demander à quel
titre et de quelle autorité il change l'acception des
lerIlles pour tromper son lecteur et lui persuader qu'il


tel
Peut y avoir des droits et des devoirs dans un système


que le sien. Des deux façons, Hobbes ne peut ma.n-
1— 20


j




306 'DOUZIÈME LEÇON.
quer d'être condamné au tribunal de tout homme rai-
sonnable.


Dans tout système, qui n'admettra pas au nombre des
motifs possibles de nos actions le motif rationnel, on
s'efforcera vainement de créer quelque chose qui res-
semble, même de loin, à un droit ou à un devoir. C'est
une tentative impuissante et qui échouera toujours.


Quand je cède à l'impulsion passionnée, mon action
ne porte aucun caractère moral à mes yeux, et je ne me
sens aucun droit d'être respecté dans ce que je lais; car
je ne le fais pas comme bon en soi, mais comme ré-
pondant à mon désir. Quand j'obéis à mon intérêt bien
entendu, c'est encore à un motif personnel que j'obéis;
ce n'est pas comme bonne en soi , mais comme bonne
pour moi que je fais l'action, et je sens qu'il n'y a rien
dans ce caractère qui puisse la rendre sacrée ni à mes
yeux ni à ceux des autres : elle a beau être bonne pour
moi, je sais qu'elle ne m'impose pas plus un devoir
qu'elle ne me donne un droit. Si donc l'homme ne con-
naissait d'autres motifs que ces deux-là, les idées de
droit et de devoir n'existeraient pas dans son intelligence.
D'où viennent donc ces idées? à quelle condition sont-
elles possibles? A cette condition qu'il y ait pour l'homme
quelque chose de bon en soi, quelque chose qui ne sent
pas bon à ce titre qu'il l'est pour lui ou pour tout autre
individu de l'espèce, mais à ce titre qu'il l'est en soi et
par la nature éternelle des choses. A cette condition, 1.1
y aura des droits et des devoirs : car, le cas arriva nt 011
une action à faire m'apparaîtra avec ce caractère, j e 111c
sentirai par cela seul obligé de l'accomplir; car , 111,Y
sentant obligé, je me sentirai le droit de n'être pa s elti:
pèche de l'accomplir; car totit autre homme concevant
comme moi qu'elle est bonne en soi et concevan t Pl Je


SYSTÈME ÈUOÏSTE. - HOBBES. 307


sois, par cette raison, tenu de la faire, se sentira à son
tour le devoir de ne pas m'empêcher de la faire et le
droit de me rappeler que j'y suis obligé, et même, s'il
peut souffrir de la violation de cette obligation, celui
(l'exige r que je la remplisse. Ainsi, tous les devoirs, tous
les droits, dérivent naturellement du motif rationnel;
mais, supprimez ce motif, il n'y a plus de droits, il n'y
a plus de devoirs possibles; ces mots deviennent inu-
tiles dans la langue, ils n'ont plus de sens. Donc, sous
quelque forme que se cache et quelque masque que
puisse prendre ou le système égoïste- ou le système
instinctif, ils ne peuvent mettre au monde un devoir et
un droit véritables.


On polluait croire que Hobbes, ayant senti l'impuis-
sance de son système à fonder les droits et les devoirs
sociaux, a voulu y suppléer par l'hypothèse d'un con-
trat en vertu duquel la société existerait. Si telle avait
été la pensée de Hobbes, messieurs, il se serait abusé :
car, le contrat supposant aussi le motif moral, il n'y a
pas plus de contrat possible dans son système que de
droits et de devoirs.


Les hommes, dit Hobbes, ayant reconnu que l'état de
guerre était le pire de tous, se sont réunis, et, voulant
à tout prix lui substituer l'état de paix, ils sont conve-
nus d'établir une force plus puissante que toutes les
forces individuelles,. avec la mission de briser ces der-
nières et de les condamner à vivre en paix entre elles.
Telle a été, selon Hobbes, l'origine de certaines sociétés,
et tel est le fondement du droit positif qui les régit.


signifie
'aciceej.c)oteclo'liytrpacitt, et quellem ssieurs, et j cherche ce que


qui l'ont conseqnuteille est son autorité pour les
individus


Je Prends donc deux hommes faits comme Hobbes




SUS 1)OuziÈmE LEÇON.
suppose qu'ils le sont tous, et je me demande ce que
pourra être à leurs yeux ce contrat, et à quoi ils sen-
tiront qu'il les oblige. Ces deux personnages sont cou_
venus de certaines choses dans leur plus grand intérêt:
jusqu'à quel point, dans le système de Hobbes, l'un des
deux peut-il compter sur le respect de l'autre pour
cette convention? Si l'un suppose seulement que l'autre
respectera le contrat tant que son plus grand intérêt le
lui conseillera, je déclare que le contrat était inutile : car
chacun d'eux, avant le contrat, pouvait déjà compter
sur l'exécution par l'autre, dans ces limites, des choses
mêmes dont ils sont convenus. Que si, au contraire, le
premier des cieux contractants espère que le second
respectera le contrat alors même qu'il croira que son
plus grand intérêt exige qu'il le viole, je demande sur
quel motif il peut fonder une telle espérance? A quel
titre, par quelle raison, un homme, fait comme Hobbes
suppose que nous le sommes, trouvant onéreux le con-
trat, continuerait-il à le respecter? s'aurait-il pas, tout
au contraire ;


d'après Hobbes, le droit le plus évident et
le plus incontestable de le violer ? Mais la promesse en-
gage, dit Hobbes. Elle engage les hommes faits comme
nous, niais non pas les hommes faits comme vous le
supposez. D'où vient que la promesse est sacrée? C'est
que notre raison la déclare telle, c'est qu'elle dit qu'on
ne peut, sans mentir et se rendre infâme, la violer. Mais
admettez qu'il n'y ait rien de bon en soi et indépen


-damment de l'intérêt personnel : la promesse n'est plus
qu'un vain mot. Or, la promesse est la base du contrat
et en constitue la force. Donc, le contrat entre hommes,
faits comme Hobbes le suppose, ne signifie rien : car
convenir de faire une chose en se réservant de ne pas
la faire si on le juge à propos, ce n'est pas contracter,


sYSTÉNIE ÉGOÏSTE. HOBBES. 309


c'est se moquer; et, s'il n'y avait d'autre contrat possible
entre les hommes qu'une convention de cette espèce, le
mot n'existerait .dans aucune langue. Si donc Hobbes a
prétendu fonder les droits et les devoirs sociaux sur le
contrat primitif qui a donné naissance aux sociétés, il
s'est abusé : le contrat présuppose le devoir, et, si le
système exclut tout devoir, il exclut à fortiori tout cou -
trat. Mais il est plus que douteux que Hobbes ait eu l'in-
tention que nous venons de supposer. Tout le reste de
son système prouve assez qu'il ne se fiait guère à l'au-
torité du contrat et qu'il en tenait peu de compte. Il
reconnaît deux origines possibles de la société : tantôt
le consentement des individus qui la forment, c'est-à-
dire le contrat ; tantôt l'asservissement violent de ces in-
dividus par un ou plusieurs autres, c'est-à-dire le droit
du plus fort. Eh bien ! Hobbes égale la société fondée par
la force à celle fondée par le contrat; l'une est à ses yeux
aussi légitime que l'autre, et il impose aux sujets de là
seconde les mêmes devoirs qu'à ceux de la première. Il a
si peu de foi à l'autorité du contrat, qu'il ne se fie qu'à
la force pour maintenir le pouvoir. Enfin, le pouvoir a
beau aller contre le contrat qui l'a fondé, Hobbes le dé-
clare aussi impeccable quand il le viole 'que quand il le
respecte. Qu'il soit fondé sur la force ou sur le contrat,
qu'il fasse le bonheur ou le malheur des sujets, les de-
voirs de ceux-ci sont toujours les mêmes ; le pouvoir
Peut avoir tort aux yeux de Dieu et dans son propre in-
*e't, mais il ne peut cesser d'avoir raison aux yeux des
suj ets. Si donc Hobbes a eu l'idée de fonder les devoirs
sociaux sur le contrat, il n'a rien négligé pour empêcher
ses lecteurs de le croire.


Vous le voyez, messieurs, le mot contrat n'a pas plus
le Sens dans le système de ce philosophe que ceux de




310
DOUZIÈME LEÇON.


droits et de devoirs. On pourrait en dire autant de celui
de société ; car la société elle-même est un rêve, une
chose impossible, si les hommes sont faits comme
Hobbes le prétend. En effet, la société de Hobbes n'est
pas une société, mais bien une juxtaposition forcée d'in-
dividus . ; ces individus n'obéissent pas, ils cèdent; on
n'exerce pas sur eux une autorité, mais une contrainte;
les lois qui unissent ,


ne sont pas des lois, mais des
chaînes; c'est-à-dire, messieurs, que tous les mots qui
désignent les principaux rapports engendrés par l'étai
de société perdent leur acception propre et sont forcés
de se plier à une autre, quand on les applique à l'état
social imaginé par Hobbes et dérivé de son système.Etla
raison en est si in ple, messieurs : c'est que la vraie société
implique de vrais droits et de vrais devoirs, de vrais con-
trats et de vraies promesses, une véritable obéissance,
une véritable autorité et de véritable lois, et que toutes
ces choses elles-mêmes sont impossibles s'il n'y a rien
de bon en soi. Tout système donc qui supprime le motif
moral n'est pas moins condamné à altérer l'idée com-
plexe de société que toutes les idées élémentaires qu'elle
enferme ou qu'elle présuppose.


Cela veut-il dire, messieurs, que l'intérêt des individus
qui la composent ne joue aucun rôle dans la formation
d'une société ? Si un philosophe s'avisait de so ute-
nir une pareille opinion, il faudrait qu'il eût soutenu
d'abord que le seul motif des déterminations humaines
est le motif moral, que le motif égoïste n'existe pas,
ne préside en nous à aucune action ; il faudrait, en
d'autres termes, pour arriver à cette conclusion sur la
nature de la société et des lois qui la constituent, s'être
fait une image de l'homme, dutre , mais tout aussi
Gausse, que celle que Hobbes en a donnée. Il faut laisser


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — HoBBF,s. 311


l'homme tel qu'il est dans les principes d'un système,
si l'on veut que les conséquences de ce système laisser t
aussi telles qu'elles sont les sociétés humaines. Quand
on n'exclut, quand on ne méconnaît aucun des dé-
ments de l'humanité, tout ce qui vient de l'homme
s'explique sans effort, et spécialement ce merveilleux
produit qu'on appelle la société. Les sociétés de castors
se forment en vertu des lois de la nature des castors,
les sociétés d'hommes en vertu de celles de la nature
humaine. Pour arriver à une idée vraie de la formation
de la société humaine, il faut donc partir d'une idée
de la nature humaine ; toute lumière est là, hors de là
il n'y a qu'hypothèses et contradictions.


Je reconnais que l'intérêt joue un grand rôle dans la
formation comme dans la législation des sociétés, et je
serais absurde si je ne le reconnaissais pas. Mais pré-
tendre avec Hobbes et Bentham que c'est l'intérêt seul
qui les fonde, les organise et les maintient, prétendre
qu'il est le principe unique et l'unique fin de tout devoir
et de tout droit, c'est rompre en visière la réalité des
laits et au sens commun universel. Quand je construi-
rai avec vous l'édifice du droit social, je vous indiquerai
la part du principe de l'utilité et celle du principe mo-
ral dans cette oeuvre, et vous verrez clairement alors le
rôle spécial qu'y joue chacun d'eux ; mais ce qui est
vrai, et ce que je me borne à constater dès à présent,
c'est que ces deux principes concourent dans toute lé-
gi slation, et qu'il n'en est point dont on puisse se
rendre compte, et qu'on ne soit contraint de défigurer,
qu and on veut ne l'expliquer que par un de ces prin-
cipes.


Il ne sera pas inutile d'indiquer, en finissant, les cir-
tonstancesqui conduisirent Hobbes à ce hardi système,




312 DOUZli,:NIE LEÇON.
renouvelé de nos jours par Bentham, et qui a dû se
reproduire à toutes les grandes époques de l'histoire de
la philosophie, parce qu'il exprime une des grandes
solutions exclusives du problème moral.


Hobbes vivait à l'époque de la grande révolution an-
glaise. Le hasard, et peut-être aussi la trempe de sou
caractère, l'avait jeté dans le parti du droit absolu, qui
était celui des Stuarts. La vue de la révolution et de ses
excès ne fit que le confirmer dans ses affections et dans
ses principes. Il crut la société dissoute, parce qu'il la
voyait en révolution, et il dut en voir la cause dans le
renversement de l'autorité établie. Il dut en conclure
que les sociétés ne pouvaient exister et les hommes
vivre en paix qu'à la condition d'un pouvoir extrême-
ment fort, c'est-à-dire absolu ; il rie conçut pas le bon
ordre à un autre prix. Cette idée fut sans cloute le point
de départ de Hobbes, et ce fut sans doute aussi sous
l'inspiration de cette idée qu'il chercha les lois de la
nature de l'homme et celles de la formation des sociétés.
Hobbes n'était pas un grand psychologue ; c'était un lo-
gicien, et il n'y a rien de si antipathique que la logique
et l'observation. De son temps, d'ailleurs, la psycho-
logie était au berceau, les philosophes n'en faisaient
pas : et cependant il est impossible de résoudre les ques-
tions relatives à la nature humaine, si l'on ignore les
lois de cette nature.


Hobbes, sous la préoccupation de ses idées, de ses
passions, de ses intérêts trouva donc dans l'homme ce
qu'il désirait y rencontrer, et n'y vit que ce con-nequi
trariait pas ses conclusions. Je ne l'en accuse pas : c'est
une chose qui n'est que trop naturelle. C'est ainsi que
Hobbes fut conduit au système étrange que je viens de
vous exposer, et qui répugne si fort dans ses principes


:.-YSTÈME ÉGOÏSTE. — HOBBES.
et dans ses conséquences à tous les faits de l'huma-
nité et à toutes les notions du sens commun. D'autres
hommes ont, à la même époque et depuis, professé les
mémos idées ; mais nul ne l'a fait avec la même vigueur
et la même supériorité. Parmi ces hommes , il en est.
deux qui sont éminents, et qui appartiennent à la France.
Le premier est la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes.
Il serait sévère, selon moi , d'imputer tout le système
de Hobbes à l'auteur des Maximes. Je crois que le but
de cet homme spirituel et de cet admirable écrivain a été
de montrer qu'il existait peu d'actions, même parmi
celles qui ont le plus les apparences du désintéresse-
ment et de la vertu, qui ne puissent avoir été dictées par
un motif égoïste. Entre cette vue et celle que toute ac-
tion humaine est inspirée par l'égoïsme, il y a très-loin.
Le duc de la Rochefoucauld démasque l'hypocrisie pos-
sible des actions, engage en quelque sorte à bien exa-
miner les motifs qui les ont déterminées, avant de les
déclarer vertueuses. I1 fait la guerre aux apparences,
reporte avec raison l'appréciation du dehors au dedans,
et incline peut-être à faire plus grand qu'il ne.l'est, plus
grand surtout qu'on ne le croit, le rôle de l'égoïsme dans
les déterminations humaines. Voilà jusqu'où va la Ro-
chefoucauld, et tout ce qu'impliquent à la rigueur ses


interediamveasntajgeen.


tant,


e crois pas qu'on ait le droit de lui impu-


Un autre philosophe, dont on ne peut pas en dire au-
, c'est Helvétius. On retrouve toutes les maximes


Morales de Hobbes professées d'une manière claire et
Positive dans son livre de l'Esprit. Helvétius n'hésite pas
à Proclamer comme motif unique des déterminations de
Ph ommela recherche du plaisir et la fuite de la douleur,
el à tirer les conséquences de ce principe. Helvétius est




314 DOUZIÈME LEÇON.
l'enfant de Condillac ; la morale de l'un dérive de la nié.
tP physique de l'autre; et quand on a vu dans la sensa-
tion le germe de toute connaissance, il est difficile de ne
pas trouver dans la sensation agréable le germe de tout
bien : c'est exactement la même doctrine transportée de
l'intelligence à la volonté.


Comme la plupart des auteurs des mauvais systèmes,
Helvétius était le plus honnête.


homme du monde ; il a
plutôt cherché l'esprit que la vérité dans la composition
de son livre, et il y en a mis beaucoup. Aucune doctrine,
par sa fausseté même, ne pouvait prêter davantage à
ces formes vives, à ces anecdotes piquantes, qui rendent
la lecture du livre de l'Esprit àgréable et triste tout à la
fois.


Peu de philosophes ont été plus utiles que Hobbes. Il
y a des philosophes qui, tout en défigurant la nature
humaine, couvrent de tant de voiles l'image qu'ils nous
en donnent, par le peu de précision et de rigueur de leur
esprit, qu'on ne voit pas bien clairement s'ils la défigu-
rent; quant aux conséquences, souvent ils ne les aper-
çoivent pas, ou, s'ils les aperçoivent, ils n'osent pas les
produire, ou se gardent de les pousser jusqu'au bout.
Tel n'est pas Hobbes. Il n'enveloppe d'aucune espèce
d'ornements sa doctrine; son style est parfaitement situ'
ple , parfaitement clair et parfaitement sec;




il; jamais
n'emploie, pour exprimer sa pensée, que la quantité
de mots exactement nécessaire : on ne saurait se mé-
prendre, ni sur le véritable sens de ses paroles, ni se
celui de ses conseils. Mais ce n'est pas le seul mérite de
Hobbes. Après avoir nettement dégagé son principe:
en tire avec une rigueur audacieuse toutes les consé-
quences; il fait rendre à ce Principe tout ce qu'il ren-
ferme, sans s'effrayer d'en voir sortir des choses qui


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — IIOBBES.


315


détruisent toute morale, toute liberté, toute société. Et
il n'y, a pas à s'en défendre : on est forcé de reconnaître,
en lisant Hobbes, que, tout ce qu'il conclut, il devait le
conclure; et l'on sent qu'il n'y a pas de milieu, et qu'il
faut ou prendre les conséquences avec le principe,ou re-
jeter absolument celui-ci. C'est là, messieurs, un grand
service rendu à. la science. fl n'y a que les hommes qui
élèvent avec clarté et hardiesse des systèmes exclusifs
qui en finissent définitivement avec ces systèmes. Tant
qu'un système est encore enveloppé, fût-il détestable,
on l'ignore ; mais le jour où toutes ses conséquences sont
mises à. nu, si elles révoltent, on est bien forcé d'exa-
miner si le système est vrai ou ne l'est pas. C'est ce,qui
est arrivé pour la doctrine de l'égoïsme. L'exposition de
Hobbes en a tellement fait saillir les conséquences, que
tous les philosophes de son temps en ont sévèrement
examiné le principe, et il n'a pas fallu longtemps pour
voir que ce principe défigurait la nature humaine; et de
là les études psychologiques qui ont mis dans leur vrai
jour les éléments moraux de cette nature. Et c'est ainsi
que la politique, la morale, la psychologie, la philosophie
atottieltnednuteièsr.re, sont redevables à Hobbes d'une foule de
clartés qu'elles auraient sans lui probablement longtemps




• TREIZIÈME LEÇON.


SYSTÉME ÉGOISTE.
BENTHAM.


MESSIEURS,


Dans le plan de ce cours, je devrais peut-être, après
vous avoir exposé la doctrine de l'égoïsme sous la forme
que Hobbes lui a donnée, passer immédiatement à un
autre système, sans m'occuper des formes différentes que
la même doctrine a pu recevoir. J'ai cru pourtant, mes-
sieurs, que le nom de .Bentham m'imposait, à cet égard,
une exception. La célébrité justement acquise dont ajoui
pendant sa vie et dont continuera de jouir longtemps ce
remarquable publiciste, l'influence pratique que ses opi-
nions et ses écrits ont exercée dans son pays et dans les
autres parties de l'Europe et du monde civilisé, justifie-
ront à vos yeux cette sorte d'excursion dont je suis P er-
suadé que vous ne vous plaindrez pas.


Ceux qui veulent se faire une idée juste du système et
des opinions de Bentham, doivent se procurer et lire
l'ouvrage dans lequel il a exposé lui-même la philoso-
phie de ses idées; cet ouvrage, publié en 1789, mais qui
à cette époque était déjà depuis neuf ans imprimé, est
intitulé : Introduction aux principes de la morale et de e
législation. Si Bentham, qui n'est pas du tout MétaphY -
sicien de sa nature, a cependant cherché quelque part


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 317


à remonter aux principes philosophiques de ses opi-
nions, c'est dans ce livre, peu connu chez nous parce
qu'il n'a pas été traduit dans notre langue. On ne connaît
guère Bentham en France que par ses opuscules détachés
et par l'exposition très-exacte et très-claire qu'a faite de
ses opinions M. Dumont de Genève, dans un ouvrage en
vois volumes, intitulé : Traité de la législation civile et
Agile, publié, pour la première fois, en 1802. Personne
n'apprécie plus que moi cet estimable travail, et ne re-
connaît mieux le service qu'il a rendu aux opinions de
Bentham, en substituant aux formes concises et souvent
bizarres de style une exposition lucide et agréable; et,
toutefois, comme on ne doit jamais s'en rapporter qu'à
l'auteur lui-même quand on veut connaître ses opinions,
je répète que la vraie source où l'on doit puiser est
l'ouvrage original de Bentham que je viens de vous in-;
(tiquer.


Après ces détails purement bibliographiques, il ne
sera pas inutile de vous en donner quelques autres sur
le caractère général de l'esprit et des ouvrages de Ben-
tham.


Si l'on voulait exprimer en deux mots le trait distinctif
de la philosophie de Bentham, .et, en mêmes temps, le
Principe de toutes ses opinions, on le pourrait en disant
qu e Ben tham n'est pas un métaphysicien, mais un légiste;
cel te distinction me paraît contenir, en effet, et l'expli-
cati on de la direction qu'ont prise ses idées, et le secret
du caractère tout particulier de sa manière. Permettez-
tnui d'expliquer ma pensée en peu de mots.


On ne saurait dire que le législateur ne doive tenir
aucun compte de la bonté ou de la méchanceté morale
ues actions ; au contraire, il doit en tenir un grand
compte, et il n' y a m. un législateur qui ait négligé cettepas




31$ TREIZIÈME LEÇON.
considération. Cela est si vrai, que Bentham lui-même>
comme je le montrerai peut-être, ne saurait expliquer
les législations existantes, ni aucune législation, en par.
tant de l'hypothèse contraire. Si le législateur, en effet>
n'avait égard, en infligeant à une action certaine peine,
qu'au seul tort que cette action peut causer à la société,
les lois pénales ne seraient pas faites comme elles le
sont ; le principe de l'exacte proportion des peines au
mal souffert par la société donnerait une graduation des
peines, qui n'est celle d'aucun code ; et le seul intérêt
de la société exigerait encore bien moins toutes les pré-
cautions dont on environne leur application, et toutes
les garanties dont on entoure le délinquant. Quiconque
voudra ouvrir un Code pénal y trouvera un assezgrand
nombre de dispositions qui impliquent la considération
de la bonté et de la méchanceté morale des actions, et
non pas simplement celle de l'intérêt de la société, et
c'est ce que je démontrerai, j'espère, quand j'arriverai
aux détails du droit social. lit, toutefois, messieurs, il
n'en est pas moins vrai que le véritable objet, l'objet
propre et direct de la loi, c'est d'empêcher les actions qui
peuvent nuire à la société. L'intérêt de la société, voilà
de quoi les légisIdtions s'inquiètent; l'assurer, voilà leur
but, qui est tout autre, par conséquent que celui de la
morale.


Cela posé, messieurs, il est tout simple qu'un légiste
soit porté à considérer exclusivement les actions hu-
maines sous cet .aspect, et qu'à force de les apprécier
de cette manière, il n'en conçoive plus d'autre, et tran s


-porte à la morale la mesure et le principe de la
cation de la législation. Tout légiste, s'il est de bonne
foi, conviendra qu'il a plus 6u moins à se défendre de
cette tendance. Éminemment légiste, et pas du t out. Pi


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTIIAM.


319


iosophe, Bentham. messieurs, ne s'en est pas défendu ;
il y a succombé, et c'est ainsi qu'il a été conduit à croire
et à poser en principe que la seule différence possible
entre une action et une action réside dans la nature .
plus ou moins utile ou plus ou moins nuisible de ses
conséquences, et que l'utilité est le seul principe au •
moyen duquel il soit donné de les qualifier.


Une autre circonstance qui caractérise bien le légiste,
messieurs, c'est que Bentham pose cet axiome sans s'être
livré préalablement à aucune recherche psychologique
sur les motifs des déterminations humaines , comme si
la philosophie n'avait rien à voir dans une pareille pro-
position, et rie pouvait fournir aucun fait pour la dé-
mentir ou la confirmer. Il faut le dire : il y a sous ce
rapport, entre Hobbes et Bentham, une différence im-
mense, et qui est toute à l'avantage du premier. Hobbes
n'arrive à poser l'égoïsme en principe qu'après une ana-
lyse qu'il croit exacte de la nature humaine ; c'est à la
suite de toute une psychologie qu'il aboutit à. cette consé-
quence qu'il n'y a de différence entre une action et une
Caecltlieon que le plaisir et la douleur qu'elles peuvent pro-
duire. Grâce à cette méthode, c'est la véritable question
scientifique et non une autre que Hobbes pose et résout,


a


e savoir comment en fait, et dans le fond de la na-
ture humaine, les actions sont determinées et qualifiées,
`leemb ien de titres et auxquels, en d'autres termes, nous
Rouverts être engagés à préférer l'une à l'autre, et con-
duits à leur appliquer des qualifications opposées. Voilàle véritable


'Corn, tta e problème scientifique, celui qu'il faut avoir
"/ is , posé et résolu par l'observation, pour avoir le


Qe°it d'avoir une opinion et d'énoncer une assertion sur
„ •


la
ellici de la moale. Ce prolème , l'a vu,
dicuté


pe
, l'a résolu,


r b Hobbes
puis de la solution a tiré son sys-




1


320 THEIZIPME LEÇON.
teille; Bentham ne l'a pas même soupçonné : si peu
qu'il débute par poser comme axiome une certaine so-
lution de ce problème, comme si le problème n'en était
pas un, comme s'il n'existait pas. Par là encore, le
droit de le dire, Bentham n'est pas un philosophe, mais
un Légiste.


Un autre trait qui le prouve encore mieux, c'est la
conviction naïve où était Bentham de la nouveauté et de
l'originalité de sa doctrine. Certes, pour nourrir une
pareille idée, il fallait être bien étranger à tout ce qui
s'est fait en philosophie depuis qu'il y en a une. La
doctrine de l'utilité nouvelle! elle que nous trouvons en
Grèce avant les sophistes, qui étaient avant Socrate; elle
qui a été systématisée, axer une grandeur qui n'a jamais
été égalée, par le génie d'Épicure, qui surpasse autant
celui de Hobbes, que le génie de Hobbes surpasse celui
de Bentham. S'il y a de l'originalité dans les idées de
Bentham, assurément ce n'est pas dans le principe de sa
doctrine, mais bien dans l'application de ce principe aux
législations; et je ne puis trop me hâter de dire que,
sous ce rapport, Bentham a montré une véritable supé-
riorité, et rendu des services qui ne périront pas. Quant
à l'antique système de l'égoïsme, s'il offre quelque chose
de nouveau dans Bentham , c'est la hardiesse avec la-
quelle il est posé. Bentham ne déguise pas plus le prin-
cipe de l'utilité, qu'il ne ménage les autres principes de
conduite qu'environne le respect de la très-grand e Ire.
jorité des hommes ; il pose le premier dans toute sa nu-
ditê, en déclarant 'qu'il est le seul qui détermine réelle'
ment les actions humaines; il se répand contre les


'autres dans des argumentations pleines d'ironie et de.
mépris, sans transiger le moins du monde avec aun,1111'
et, son principe une fois posé, il en accepte franche ment


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM. 321


et rigoureusement toutes les conséquences, sans aucune


C'est cette décision, messieurs, qui peut être originale
hésitatio n


Bentham, et c'est elle qui lui a valu des disciples
fanatiques et des ennemis passionnés. On ne pouvait
être à demi ni l'adversaire, ni le partisan d'un philosophe
de ce caractère. Aussi, la vie de Bentham a été une longue
lutte, et son école a eu tous les caractères d'une secte;
et cela a tenu, je le répète, au caractère de Bentham, et
à cc qui s'en est suivi dans les formes de son système,
c'est-à-dire à l'intrépidité avec laquelle il a posé un prin-
cipe qui choque non-seulement le bon sens, mais encore
les sentiments les plus élevés de la nature humaine, et
avec laquelle il en a accepté inflexiblement et auda-
cieusement toutes les conséquences. Sous ce rapport,
Bentham mérite au moins d'être mis au niveau de
Hobbes, son compatriote. Hobbes et Bentham, en vrais
Anglais, ont été aussi intrépides, aussi francs l'un que
l'autre dans leurs opinions, quelque contraires:qu'elles•
fussent au sens commun de l'humanité.


Voilà ce que j'avais à vous dire sur le caractère géné-
ral (les idées de Bentham. Il me reste maintenant à vous
exposer rapidement les principes de sa doctrine, et les
principales conséquences qu'il ,en a déduites; c'est là ce
lqnueenjte(i \u,aei jsefpaioruerreani.aussi peu de mots et aussi claire-


Aux yeux de Bentham, toute action et tout objet nous
seraient parfaitement indifférents, s'ils n'avaient la pro-
priété de nous donner du plaisir ou de la douleur. La
propriété des actions et des objets à causer l'un ou
l
'autre est donc la circonstance unique qui les distingue


è. nos yeux, et par laquelle nous puissions les qualifier.
'Nous ne pouvons donc chercher ou éviter un objet,


1-21




322
• TREIZIÈME LEÇON.


vouloir une action ou nous y refuser, qu'en vue de cette
circonstance. La recherche du plaisir et la fuite de la
douleur, tel est donc le seul motif possible des dé termi-
nations humaines, et, par conséquent, l'unique fin de
l'homme. et tout le but de la vie. Vous voyez que ces
principes sont parfaitement identiques avec ceux du
système de Hobbes, et n'en sont que la répétition. Nais,
comme je vous le disais tout à l'heure, Hobbes les
prouve, ou cherche à les prouver; Bentham prétend
qu'ils ne peuvent pas être prouvés; et, au lieu de perdre
son temps à les établir, il passe outre, 'les abandonnant
à leur propre évidence, qui est parfaite à ses yeux.


Puisque Bentham ne prouve pas son principe, et ne
nous laisse ainsi aucun moyen d'en contester les bases,
nous avons au moins le droit d'examiner s'il est vrai,
comme il l'avance, que ce principe, non-seulement n'ait
pas besoin d'être prouvé, mais ne puisse pas l'être.


En toutes choses, dit Bentham, on rencontre néces-
sairement au point de départ une vérité ou un fait qui
ne saurait être prouvé, et d'où tout le reste découle.
Nous donnons pleinement les mains à cette assertion ;
si tout devait être prouvé, rien ne pourrait l'être; car
une preuve est quelque chose d'établi et de reconnu, et
s'il fallait que chaque preuve fût prouvée, il n'y en aurait
point. Reste à savoir si, quand un philosophe aftirnie
qu'un certain motif est le seul qui préside aux détermi-
nations humaines, il avance un de ces principes ou faits
qui, par leur. nature, ne peuvent pas être démontrés, et
n'en ont pas besoin.


Si un physicien posait cette question : Quelle est, dans
tel pays, la direction -unique, ou quelles sont les direc-
tions diverses des vents qui agitent l'atmosphère? aurait-
il le droit de dire, en laveur de sa solution, que,pe se


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 323
nature, elle ne peut être prouvée et n'a pas besoin de
l'être? Assurément non : car tout le monde lui répon-
drait que la question posée est une question de fait; quit
s'agit, pour la résoudre, d'observer, pendant le cours
de dix ou de vingt ans, dans quelle direction soufflent
les vents, afin de savoir si cette direction est unique ou
si elle varie, et, dans ce dernier cas, à combien de di-
rections distinctes ces variations se réduisent et peuvent
se ramener. Loin donc qu'un physicien pût être reçu à
donner à cette question une solution sans la prouver, il
serait, au contraire, tenu de l'établir ; et sur quoi ? Sur
des observations nombreuses et suivies, puisque la
question est une question de fait; et, s'il négligeait de
fournir ces observations à l'appui de sa solution, elle
n'aurait aucune valeur aux yeux de personne. Or, il en
est absolument de môme de la question posée par Ben-
tham et de la solution qu'il en donne. Quel est le motif
unique ou quels sont les motifs divers des détermina-
tions de la volonté humaine ? voilà la question. Mais la
volonté de l'homme est là ; mais elle se détermine con-
tinuellement; mais on peut observer par quels motifs
elle se détermine, si c'est par un seul ou par plusieurs,
et, dans ce dernier cas, par combien et par lesquels.
Par conséquent, il est insensé de dire que, quand on
donne une certaine solution à tune telle question, cette
solution ne peut être démontrée et n'en a pas besoin.
Elle peut être démontrée par l'experience d'où elle a
art sortir ; elle a besoin de l'être, car, loin que les résul-
tats de cette expérience soient une chose reconnue, c'est
au contraire, une chose très-contestée. 'Vous prétendez
que la recherche du plaisir et la fuite de la douleur est
le seul motif de nos déterminations; d'autres prétendent
le contraire. Cela ne serait pas si votre solution était ou




324
TREIZIÈME LEÇON.


un fait incontestable, ou une vérité première, et que,
comme_ telle, elle ne pût, elle ne dût pas être prouvée.
cela démontre, au contraire, qu'elle peut et qu'elle doit
l'être; et en effet, tout le monde voit que c'est dans la
nature humaine que peut et que doit en être cherchée
la démonstration ou la condamnation : là, en effet, s'ac-
complit le fait des déterminations de la volonté ; c'est
donc là qu'on peut voir si toutes dérivent de votre motif,
ou s'il eu est qui proviennent de motifs différents; dans
le premier cas, vous avez raison ; dans le second vous
avez tort ; et c'est à l'observation à vous juger, à l'obser-
vation, qui est la preuve naturelle de votre solution,
comme de toutes celles qui peuvent être données à la
question morale. Quand on n'aurait d'autre moyen d'ap-
précier la portée philosophique de l'esprit de Bentham
que cette circonstance, qu'il regarde comme ne pouvant
et ne devant pas être prouvée l'assertion que le motif
universel des déterminations humaines est la recherche
du plaisir et la fuite de la peine, il suffirait et au delà
pour démontrer combien elle était faible.


On voit, par ce qui précède, que le principe de l'uti-
lité reposait, dans l'esprit de Bentham, sur une théorie
des déterminations de la volonté humaine. 11 daigne
même énoncer cette théorie ; mais, loin d'essayer de la
démontrer, il nie, au contraire, qu'elle puisse l'être.
prétention que personne ne peut admettre, pour peu
qu'il comprenne la question.


Tels sont les principes généraux de Bentham ; il faut
se hâter d'arriver aux conséquences qu'il en a tirées.


Les premières sont des définitions. Partant de cette
prétendue vérité, que la recherche du plaisir et la fuite
de la douleur sont le seul motif des déterminations bu'
mailles, il en conclut et le véritable sens à donne r a


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 325


tous les mots de la langue morale employés dans le
monde et dans les systèmes philosophiques, et la défi-
nition précise de quelques-uns, qu'il adopte et consacre
plus particulièrement à l'exposition de ses idées. Nous
citerons quelques exemples.


Bentham définit l'utilité, la propriété qu'a une action
ou un objet d'augmenter la somme de bonheur ou de
diminuer la somme de malheur de l'individu ou de la
personne collective sur laquelle l'action ou l'objet peut
influer.


Or, si c'est en cela que consiste l'utilité, et si c'est là,
comme l'implique le principe fondamental de Bentham,
et comme il le proclame hautement, le seul caractère
que puisse porter une action et qui puisse la distinguer
d'une autre, , i1 s'ensuit rigoureusement qu'on ne saurait
prêter un autre sens, ni donner une• autre définition,
aux termes légitimité d'une action, justice d'une action,
bonté d'une action, moralité d'une action, etc., etc. De
deux choses l'une, en effet, dit Bentham, ou l'on don-
nera cette acception aux mots que je viens de pronon-
cer, ou bien ils n'en auront aucune ; de manière qu'à
dmeosinasdod etrliense interpréter ainsi, ces mots n'ont point de
sens, ce qui est parfaitement conséquent aux principes


Bentham ne définit pas avec moins de soin ce qu'on
doit ' entendre en .morale par principe de l'utilité. Le
Pri ncipe de l'utilité, dit-il, est celui qui déduit exclusi-
vement la qualification des actions et des objets de la
doubl


iduel e


propriét


t collectif


if qu'ils ont ou peuvent avoir d'augmen-
ter la somme de bonheur ou de malheur de l'être indi-


par rapport auquel on les considère.
`elle est la définition rigoureuse du principe de l'utilité.
telles d'une action utile, d'une mesure utile, d'une loi




I


326 TREIZIÈME LEÇON.
utile, et par conséquent d'une action , d'une mesure,
d'une loi bonne, juste, légitime, qui doit être faite,
adoptée, suivie, ou qui du moins ne doit pas ne pas
l'être, S'en déduisent naturellement.


Cela posé, Bentham, qui ne veut pas avoir de dis-
ciples aveugles et qui s'abusent ou soient abusés, prend
la peine de définir à quelles conditions différentes on
est partisan ou adversaire du principe de l'utilité, ou,
ce qui revient au Même, à quelles conditions on marche
ou on ne marche pas sous son drapeau ,. Un homme qui
est guidé dans l'approbation ou la désapprobation des
actions ou des objets par la seule considération de l'uti-
lité ou de la nuisibilité de ces actions ou de ces objets,
et. qui règle uniquement le degré de son approbation ou
de sa désapprobation sur le degré de cette utilité ou sur
celui de la propriété contraire, sans tenir compte dans
ses jugements d'aucune autre considération quelconque,
celui-là mérite le titre de disciple de Bentham et de par-
tisan du principe de l'utilité. Mais si un homme fait
entrer pour une part quelconque, si faible qu'elle puisse
être, dans l'approbation d'une action ou d'un objet
toute autre espèce de motif, celui-là, non-seuletnent
n'est pas avec lui, mais est contre lui, et tout autant
contre lui que celui qui repousse entièrement son pri n


-cipe et ne l'admet en aucune manière.
D'après ces principes, l'intérêt de




, C'est
évidemment la plus grande somme de bonheur à la


-quelle il puisse parvenir; et l'intérêt de la société,
somme des intérêts de tous les individus qui la co m


-posent. Toutes ces définitions dérivent naturellement
du principe , et à peine méritaient - elles d'en être
tirées. Mais Bentham, qui est un esprit précis e t fini
tient à établir d'une manière nette ses idées , donne


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. :327


toute la série de ces définitions qui rentrent les unes'
dans les autres : il est inutile de le suivre dans ces
détails.


Sa doctrine ainsi établie, Bentham cherche quels peu-
vent être les principes de qualification opposés à celui
de l'utilité, ou simplement distincts de ce principe, et
il n'en reconnaît que deux : l'un qu'il appelle le prin-
cipe ascétique ou l'ascétisme, l'autre qu'il nomme le
principe de sympathie et d'antipathie. Il importe de faire
connaître, en peu de mots, de quelle manière Bentham
comprend ces deux principes; car, à l'en croire, toute
espèce de morale, de législation et de conduite, qui n'a
pas le principe de l'utilité pour point de départ, dérive
nécessairement, et a toujours dérivé, de l'un de ces deux
principes.'


Bentham définit le principe ascétique, un principe
Pis comme celui de l'utilité, qualifie bien les actions
et les choses, et les approuve ou les désapprouve bien
d'après le plaisir ou la peine qu'elles ont la propriété
de produire, mais qui, au lieu d'appeler bonnes celles
qui produisent du plaisir, mauvaises celles qui produi-
sent de la peine, qualifie bonnes celles qui entraînent de
la peine, et mauvaises celles qui entraînent du plaisir.
A ssurément cette définition est piquante ; par malheur
el le n'est pas empiétement vraie, et ici Bentham a pris
une circonstance accessoire de l'opinion ascétique pour
l 'essence même de cette opinion. Évidemment, sous la
dé nomination de principe ascétique, Bentham a voulu
désigner cette solution du problème de la destinée que
j'ai appelée mysticisme, et que je vous ai exposée, solo-
tk qui a conduit la plupart de ceux qui l'ont admise
à un système de conduite qui semble impliquer, jusqu'à
un certain point, le principe formulé par Bentham.




328 TREIZIÈME_ LEÇON.
Qu'un tel système de conduite, de quelque principe qu'il
dérive, soit erroné, je suis tout à fait, sur ce point, de
l'avis de Bentham; mais que chez personne il ait jamais
pris sa source dans l'opinion que le plaisir est un mal
et la douleur un bien , c'est ce -que je nie. Il s'est ren-
contré des individus et des sectes qui ont pensé que
le plaisir et la douleur étaient des choses indifférentes;
niais il ne s'en est jamais trouvé qui aient posé en prin-
cipe que , par cela qu'une action était suivie de plaisir,
elle était mauvaise, et que, par cela qu'elle était suivie
de peine, elle était bonne : une telle -absurdité n'a ja-
mais été soutenue, et les mystiques en sont tout à fait
innocents; car, ce n'est pas à cause du plaisir ou de la
douleur qui suivent certaines actions que les mystiques
sont arrivés à une pratique analogue à celle qui dérive-
rait du prétendu principe ascétique de Bentham ; c'est
par des raisons toutes différentes, que je vous ai lon-
g.
Liement exposées et que je ne répéterai pas.


Quoi qu'il en soit, Bentham définit ainsi le principe
ascétique; et, comme il est absolu en tout, il déclare que
quiconque repousse un atome de plaisir comme tel, et
le condamne, est en cela partisan du système ascétique.
Une telle déclaration marque plus fortement encore, s'il
est possible, ce que son principe a d'absolu dans sa
pensée. En effet, il suit de là, et il le dit lui-même, car
il ne recule devant aucune conséquence, que tout plai-
sir, sans exception, est bon en soi ; et pour montrer
jusqu'où va sa pensée, il prend pour exemple le plaisir
le plus abominable, que le scélérat le plus consommé
puisse tirer de son crime, et il déclare que, si quelqu'un
blâme ce plaisir, le trouve mauvais, le repousse, il est
en cela et par cela ascétique. En effet, dit-il, ce n'est pas
comme plaisir que ce plaisir infâme est mauvais; .Ce


SYSTÈME. ÉGOÏSTE. BENTHAM. :329
plaisir infâme reste bon en soi, car le plaisir est essen-
tiellement bon ; à quel titre est-il mauvais? A ce seul
titre que les conséquences qu'il peut entraîner présen-
tent des chances de douleur telles, qu'en comparaison .
de ces douleurs le plaisir lui-même n'est rien. Ce n'est
donc en aucune manière parce qu'il est infâme, que
Bentham blâme le plaisir qu'un scélérat recueille de son
crime, mais à cause des conséquences qui peuvent eu
résulter pour celui qui en goûte; c'est là, selon Bentham,
ce qu'entend et ce que veut dire l'humanité quand elle
déclare ce plaisir infâme; quiconque le condamne à un
autre titre est ascétique.


Passons au principe de sympathie ou d'antipathie.
Bentham range sous cette dénomination tout principe


en vertu duquel nous déclarons une action bonne ou
mauvaise par une raison distincte et indépendante des
conséquences de cette action. Ainsi, tout moraliste qui
ne puise pas exclusivement dans les conséquences
agréables ou désagréables des actions le principe de
leur qualification, quelle que puisse être d'ailleurs la
règle au moyen de laquelle il les qualifie, tout moraliste
semblable professe sous une forme ou sous une autre
l e principe de sympathie et d'antipathie. On voit tout
d'un coup combien de systèmes différents viennent se
ranger sous cette seconde catégorie. Ainsi, il y a des
moralistes qui ont prétendu que nous avons un sens
moral qui perçoit la bonté et la méchanceté des ac-
t ions, exactement comme le goût sent la qualité des sa-
leurs, exactement comme l'adorai distingue les bonnes
etle s mauvaises odeurs. Hutcheson a professé cette doc-
trine , ainsi que beaucoup d'autres philosophes. Pour
qu iconque admet cette hypothèse, les actions sont quali-
fi ées sans aucune considération de leurs conséquences;




330 TREIZIÈME LEÇON.
en d'autres termes, l'approbation ou la désapprobation
ne remonte pas des conséquences à l'action, mais Itti
arrive d'autre part; donc un tel principe rentre dans le
principe général de la sympathie et de l'antipathie, et
n'en est qu'un cas ou qu'une forme. Il en est de même
de celui qu'ont admis beaucoup de philosophes, qu'il
existe une distinction naturelle et absolue entre le bien
et le mal, distinction perceptible à la raison, et telle
que, quand une action se présente, la raison saisit en
elle son caractère moral, et la qualifie par ce caractère
intrinsèque, sans aucune considératiob des conséquences
utiles ou nuisibles qu'elle peut produire. Un tel principe,
qui est celui de beaucoup de systèmes, rentre encore
dans celui de la sympathie et de l'antipathie. Ceux qui
pensent qu'il existe en nous une règle innée et primitive
qu'ils appellent loi naturelle, loi morale, loi du devoir,
laquelle, quand une action se présente, s'y applique, et
par laquelle cette action est qualifiée bonne ou mau-
vaise, suivant qu'elle se trouve convenir ou disconvenir
avec cette loi, ceux-là professent également le principe
de la sympathie et de l'antipathie. Ceux qui pensent,
comme moi, que ce qui est bon, c'est ce qui est con'
forme d l'ordre, que ce qui est mauvais, c'est ce qui lui
est contraire, ceux-là, n'ayant aucun égard aux consé-
quences que peut avoir une action , professent aussi,
sous une certaine forme, le principe de la sympathi e et
de l'antipathie.


Ainsi, Bentham ne reconnaît que deux principe s de
qualification, ou, ce qui revient au même, que deux
système moraux distincts du sien : 1° celui qui, comme
le sien, qualifie les actions par leurs conséquences, mais.
quidéclare bonnes celles qui produisent de la Peine'
et mauvaises celles qui produisent du plaisir C'est


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 331
le système ascétique ; 2° celui qui , d'une manière et
pour une part quelconque , puise la qualification des
actions ailleurs que dans leurs conséquences agréables
ou désagréables : c'est le système de la sympathie et de
l'antipathie.


11 signale poiirtant, en passant, un quatrième système,
qu'il appelle système religieux, et qui place dans la vo-
lonté de Dieu . la règle de ce qui est bon et mauvais, et,
par conséquent, de cc qu'il faut faire ou ne pas faire.
Bentham a mille fois raison de dire qu'un tel principe
n'en est pas un : car il faut toujours déterminer la règle
que prescrit la volonté de Dieu, règle qui ne peut être
que l'une de celles que Bentham a énoncées, en sorte
que ce système retombe nécessairement dans un des
trois autres.


Tels sont les systèmes rivaux du sien que Bentham
reconnaît et qu'il déclare complètement faux. Mais, au
lieu qu'il n'a pas cherché à. démontrer le slen, il essaye
de réfuter ceux-ci, et c'est dans cette réfutation qu'on
trouve le peu de métaphysique que présentent les ou-
vrages de Bentham. C'est donc dans cette réfutation qu'il
faut chercher la philosophie de ses opinions, quand on
veut la pénétrer ; c'est là aussi que je la chercherai et
l 'attaquerai, quand j'en viendrai à la réfutation des idées
de Bembo m


Les principes de la théorie de Bentham et les défini-
tions qui en émanent étant ainsi posés, il me reste à
Fous faire. connaître les conséquences pratiques qu'il en
lire. C'est ici que notre publiciste devient original, et c'est
aussi la partie de son système qui vous intéressera, et la
seule qui m'ait engagé à vous l'exposer ; autrement, sa
doctrine étant identique à celle de Hobbes, je ne vous
en aurais pas entretenus. Ce sont les vues que je vais vous




332 TBETZIÈME LEÇON,.
exposer qui ont donné à Bentham une si grande repu.
tation parmi les hommes qui s'occupent de législation;
c'est par ces vues qu'il a été véritablement utile, et qu'il
continuera à exercer une influence en très-grande par-
tie heureuse sur la réforme et l'amélioration des lois
européennes.


Vous remarquerez qu'il ne suffit pas, pour tirer de la
théorie de l'utilité des jugements pratiques, de savoir
qu'une action est bonne quand elle engendre plus de
plaisir que de douleur, mauvaise quand elle engendre
plus de douleur que de plaisir, meilleure ou pire qu'une
autre quand elle engendre plus de plaisir ou plus de
douleur que cette autre. De tels principes restent stériles
dans l'application, tant qu'on n'a pas trouvé un moyen
d'évaluer la quantité de bien et la quantité de mal qui
émanent d'une action et de déterminer le rapport de
ces deux quantités ; sans ce moyen, tous les résultats
précédents demeurent des vérités inutiles ; il est impos-
sible de s'en servir. L'effort de Bentham et sa gloire,
c'est d'avoir, par une analyse qui n'est pas sans défauts,
mais qui, dans son imperfection même, est remar-
quable par son étendue et sa profondeur, essayé de
donner une mesure pour évaluer ce qu'il appelle la
bonté et la méchanceté des actions, c'est-à-dire la quan-
tité de plaisir et de peine qui en résulte.


Je vais essayer, messieurs, de vous indiquer rapide'
ment les éléments de l'arithmétique morale de Ben-
tham, en invitant ceux d'entre vous qui désireraie nt en
acquérir une connaissance plus approfondie à recou-
rir au livre de M. Dumont, ou, mieux, encore, à l'ou-
vrage original que je vous ai signalé.


La première donnée de l'arithmétique Morale de Ben-
tham devait être une énumération et une classification


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTH-AM. 333
complète des différentes espèces de plaisirs et de pei-
nes. Car, comme ce sont ces plaisirs et ces peines qui
donnent une valeur positive ou négative aux actions et
aux choses, il est impossible de songer même à évaluer •
ces dernières, si on ne connaît pas bien toutes les es-
pèces de plaisirs et de peines qu'elles peuvent produire,
et dont la nature humaine est capable. Il serait trop
long et fort inutile de vous donner les détails de cette
classification, tout aussi arbitraire que la plupart de
celles qui ont été tentées jusqu'à présent ; ce serait dé-
passer mon but, qui n'est point de vous enseigner le
système de Bentham, mais simplement de vous en don-
ner une idée.


Les plaisirs et les peines connus, le second élément
de l'arithmétique morale de Bentham devait être une
méthode pour déterminer la valeur comparative des
différentes peines et des différents plaisirs. Ici quelques
détails deviennent nécessaires.


Soient donnés deux plaisirs qui résultent de deux ac-
tions : pour savoir si l'une de ces actions est plus utile
que l'autre, il faut savoir lequel de ces deux plaisirs a
Plus de valeur, et, pour le savoir, il faut une méthode
de comparaison. Or, cette méthode serait trouvée, si on
connaissait bien toutes les circonstances qui peuvent
entrer dans la valeur d'un plaisir. Ge sont donc ces dif-
férentes circonstances que Bentham s'est appliqué à dé-
termin er ; et cette recherche l'a conduit à ce résultat,
que, pour déterminer la véritable valeur d'un plaisir,


fallait le considérer sous six rapports -principaux :
sous le rapport de l'intensité : car il y a des plaisirs


qui
, -ont plus vifs, et d'a.utres qui le sont moinssous
,e r
, aPport de la durée : car il y a des plaisirs qui se pro-ton


gen t, et d'autres qui n'ont qu'une courte durée ;





334 TREIZIÈME LEÇON.
3° sous le rapport de la certitude : car les plaisirs que
considère l'arithmétique morale sont toujours au futur.
ils viendront à la suite de l'action sur laquelle on dei:
bère ; or, la certitude plus ou moins grande qu'ils la
suivront, est un élément qu'il faut faire entrer en ligne
de compte dans l'évaluation des plaisirs; 4° sous le rap-
port de la proximité : tel plaisir peut se faire attendre
longtemps après l'action, et tel autre plaisir en résulter
immédiatement; 5'› sous le rapport de la fécondité : il y
a des plaisirs qui en amènent d'autres à leur suite; il y
en a qui n'ont point cette propriété ; 6° enfin, sous le
rapport de la pureté : il y a des plaisirs qui ne peuvent
engendrer aucune peine, et d'autres dont les consé-
quences sont plus ou moins pénibles.


Tels sont les aspects divers sous lesquels il faut consi-
dérer un plaisir pour en mesurer la valeur, et la même
méthode s'applique aux peines. Ce n'est qu'après avoir
envisagé les plaisirs et les peines qui résulteront de
deux actions sous tous ces rapports, qu'on peut décider
avec assurance laquelle est réellement la plus utile on
la plus nuisible, la meilleure ou la pire, et mesurer
la différence qui existe entre elles. Voilà pour la valeur
intrinsèque des plaisirs et des peines comparés entre
eux.


Mais cela ne suffit pas, et un autre élément doit entrer
dans l'évaluation des plaisirs et des peines. Le Lee
plaisir, en effet, n'est pas en vous ce qu'il est en mot :car
il y a entre vous et moi des différences qui en affectenti3.
valeur : vous pouvez n'avoir ni la même constitution, Il
le même âge, ni le même caractère ; nous pouvo ns di r
rer par le sexe, par l'éducation, par les habitude s , et Pa.
mille autres circonstances. Or, il est évident qu e ces d,.11:
versités dans les individus influent sur les sensation s qu I


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM.
335


éprouvent,et qu'ainsi le même plaisir ne se produira pas
identique chez les.différents individus, mais variera de
l'un a l'autre en vertu de ces diversités. De là, dans l'arith-
métique morale de Bentham, un second élément, qu'il
n'a pas cherché avec moins de soin à mettre en lumière
que le premier, s'efforçant par une analyse exacte de dé-
terminer toutes les circonstances qui peuvent influer sur
la sensibilité d'un individu , et par là rendre plus ou
moins vifs les différents plaisirs,et les différentes peines
dont elle est susceptible:


Il distingue ces circonstances en deux ordres, celles
du premier et celles du second. Je vous Citerai, au nom-
bre des premières, les tempéraments, les différents états
de santé ou de maladie, les degrés de force ou de fai-
blesse du corps, de fermeté ou de mollesse du caractère,
les habitudes, les inclinations, le développement plus ou'
moins grand de l'intelligence, circonstances qui influent
cons i dérablement, non-seulement sur l'intensité, mais
encore sur la durée et les autres éléments de la valeur
intrinsèque des peines et des plaisirs. Bentham dresse
an catalogne exact de toutes ces circonstances, et entre,
sur chacune, dans des développements pleins de sa-
gacité.


laissi, dans le calcul moral de la valeur des peines
el des plaisirs, il fallait prendre en considération tous
ces détails, on serait obligé de considérer à part chaque
individ u : c .ar elle_ varie de l'un à l'autre; et encore
serait-on fort embarrassé : car, comment connaître
toutes les circonstances d'un individu qui 'souvent ne
's sait pas lui-mémo'? Bentham a done cherché s'il


n'exi stait pas des circonstances générales, qui impli-
quassent chacune un plus ou moins grand nombre de
celles-là, qui en fussent, en quelque sorte, les signes




336 TREIZIÈME LEÇON.
naturels, et qui pussent servir de base au législateur'
lequel ne peut connaître les individus, mais connaît le
monde et les grandes classifications dans lesquelles se
répartissent les individus qui le composent; il a trouvé
qu'il en existait, et ce sont ces circonstances qu'il ap-
pelle circonstances du second ordre. Ces circonstances,
plus générales et plus visibles que celles du premier,
impliquent chacune quelques-unes de celles-ci, en sorte
que là où elles existent, on peut être sûr qu'en général
là existent aussi ces dernières. Le sexe, l'êge, l'éduca-
tion, la profession, le climat, la race, la nature du gou-
vernement, l'opinion religieuse, sont au nombre de ces
circonstances générales. Si je n'étais pressé par le temps,
il me serait aisé de vous démontrer que chacune de ces
circonstances du second ordre n'influe sur la sensibilité
que parce qu'elle implique un certain nombre de cir-
constances élémentaires qui sont au nombre de celles
que Bentham a classées dans le premier ordre. Ainsi, le
sexe féminin implique un certain degré de faiblesse
corporelle, un certain caractère, certaines inclinations,
une certaine somme d'intelligence; et c'est parce qu'il
implique tout cela, que la méme douleur ou le même
plaisir a, dans une femme, une autre intensité, une
autre durée, d'autres conséquences, en un mot, une
autre valeur que dans un homme. Or, messieurs,
n'en est pas de l'âge, du sexe, des opinions religieuses,
et, en général, de toutes les circonstances du second
ordre, comme il en est des circonstances du premier;
celles-là sont visibles pour le législateur ; il peut les
saisir, les apprécier, et, par conséquent, les faire entrer
dans ses calculs. Il peut, par exemple, ne pas infliger
des peines aussi fortes aux femmes qu'aux honeles,
parce qu'une peine égale punirait la femme plus que


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 337
nomme. Je ne puis que vous indiquer rapidement ce
point de la méthode d'évaluation de Bentham ; vous


m'VeloltileàudZ àitrdoeim-t s éléments du calcul ou de l'évaluation
morale rale des peines et des plaisirs; mais ce n'est pas tout.
Jusqu'ici 'ici nous n'avons considéré les peines et les plai-
sirs dans l'individu. Or, il y a des actions qui en-
gendrent des peines et des plaisirs qui ne s'arrêtent pas
à un seul individu , mais qui s'étendent -à un grand
nombre: de là un autre élément important du calcul
moral, et que Bentham a analysé avec le plus grand
soin. Les résultats de cette analyse sont peut-être ce
que son système offre de plus original et de plus utile.
C'est l'histoire exacte et curieuse de la manière dont les
effets d'une action utile ou nuisible s'étendent autour de
celui qui l'a faite et de celui qui en a été l'objet, attei-
gnent de proche en proche différentes classes d'indivi-
dus, et parviennent, en quelques occasions, jusqu'aux
dernières extrémités de la société. Le calcul de tout le
mal ou de tout le bien que fait une action à la société
Par delà l'individu qui la subit directement, et les lois
selon lesquelles ce bien et ce mal voyagent et s'éparpil-
lent, voilà, en d'autres termes, ce que nuus offre l'ingé-
llieuse analyse de Bentham. Sa fureur de classification,
q ui est un inconvénient de sa méthode, car les classifi-
cations aboutissent souvent à embrouiller au lieu d'éclair-
en', n'entraîne ici que de bons effets, car il classe juste
et bien. Quoique les résultàts de son analyse convien-
nent au bien comme au mal, c'est le mal qui en est l'ob-
jet exclusif; car c'est au mal surtout que les législations


b


ont à faire, impuissantes qu'elfes sont à encourager le
len




On retrouve donc encore ici le point de vue du
légiste




qui domine toujours Bentham, mais qui, dans




338 TREIZIÈME LEÇON.
cette circonstance, le domine sans inconvénient pour la
vérité.


Étant donnée une action mauvaise, c'est-à-dire une
action dont les conséquences sont, somme toute, plus
nuisibles qu'utiles, Bentham, par delà le mal qu'elle fait
à celui qui en est l'objet propre, analyse ceux qui en
découlent pour la société, et les distingue en maux du
premier, maux du second et maux du troisième degré.
Ce qui caractérise les premiers, c'est d'atteindre des
individus déterminables, et qu'il est possible de con-
naître et de nommer à l'avance. Soit un vol, par exem-
ple : le mal causé par cette action ne s'arrête pas à la
personne volée; il s'étend à sa femme, à ses enfants, à
sa famille. Il y a donc ici, indépendamment du mal pri-
mitif, un mal accessoire , qui atteint un certain nombre
de personnes que la loi peut connaître d'avance. C'est
ce mal que Bentham appelle mal du premier degré.


Mais les mauvais effets du vol vont plus loin que la fa-
mille de l'homme volé; ils se répandent encore sur un
nombre indéfini d'individus indéterminés. Quand, enef-
fet, un homme est volé, une portion plus ou moins
grande de la société a connaissance de ce vol, et par là
même s'en alarme. ; il y a donc le mal de l'alarme pour
tous ceux qui apprennent que le vol a été commis, car
autant peut en arriver à chacun. Mais ce n'est pas tout,
indépendamment du mal de l'alarme, l'action engendre
un danger réel pour la société : d'une part, en apprenant
que ce vol a été commis, dés gens qui n'avaient jamais
songé à ce moyen de subsister s'en avisent; et, d'antre
part, la connaissance qu'il a réussi fait que d'autr es qui
se livraient déjà à cette industrie, l'exercent avec u n re-
doublement de hardiesse et d'activité. Voilà don c des
maux qui dérivent encore de l'action, comme ce ux du


SYSTÈME ÉGOÏSTE.. - BENTHAM.


339


premier degré, niais qui tombent sur des personnes que
le législateur ne peut déterminer : ce sont les maux du
second degré.


fl y a une troisième espèce de mal que ne produit pas
toujours, mais que tend toujours à produire, une ac-
tion mauvaise; la voici : si, dans une société, le vol de-
venait tellement commun, que l'alarme ftit 'extrême, et
le danger si grand, que la loi fût impuissante à le ré-
primer; si les choses, en d'autres termes, en venaient.
dans cette société au point où elles en étaient dans pres-
que tous les pays de l'Europe à certaines époques du
moyen tige, alors qu'il y avait des brigands partout et
qu'ils étaient les plus forts, qu'en résulterait-il ? Ceci :
c'est. que personne ne voudrait plus travailler; c'est que
chaque citoyen, se laissant aller au découragement, re-
noncerait à une industrie dont les. frùits auraient cessé
de lui être assurés; c'est que la paresse viendrait, et avec
la paresse tous les vices; c'est qu'enfin il y aurait désor-
ganisation complète de la société. Eh ! bien, toute action
mauvaise, indépendamment du mal qu'elle produit pour
celui qui est l'objet, de celui qu'elle fait à certaines per-
sonnes déterminées, de celui qu'elle engendre en alar-
mant la société et en augmentant la somme des dangers
qu'elle court, toute action mauvaise, dis-je, a une ten-
dance à produire cet état de désordre qui est la désorga-
nisation complète de la société. Cette tendance est le mal
du troisième degré, dernière espèce de ceux qui peuvent
résulter d'une action mauvaise. Telle est l'esquisse gros-
sière et rapide de cette partie intéressante des idées de
Bentham.


Vous connaissez maintenant, messieurs, tous les élé-
ments de son arithmétique morale ou de sa méthode
P o ur évaluer l'utilité et la nuisibilité des actions; vous




340 TREIZIÈME LEÇON.
voyez que ces éléments sont de quatre espèces, ou, en
d'autres termes, que l'évaluation (les actions présuppose
la connaissance exacte : de tous les plaisirs et de tou-
tes les peines dont la nature humaine est susceptible;
2° de toutes les circonstances intrinsèques qui peuvent
augmenter ou diminuer la valeur d'un plaisir ou d'une
peine; 3° de toutes les circonstances qui peuvent faire
varier les sensibilités et modifier ainsi indirectement la
valeur des plaisirs et des peines qui les affectent; 4° en-
fin, de toutes les conséquences d'une action utile ou nui-
sible qui dépassent l'individu ou la collection d'individus
qui en est l'objet immédiat, et atteignent, par delà, un
nombre plus ou moins grand d'individus, et même la
société tout entière.


Maintenant que nous connaissons les éléments de l'é-
valuation, il me reste à vous indiquer comment, avec ces
éléments, Bentham évalue les actions.


La première question qu'on peut se poser sur les ac-
tions est celle-ci : Une action étant donnée, cette action
est-elle bonne ou mauvaise? Or, elle est bonne si elle
est utile, mauvaise si elle est nuisible; et élle est utile
ou nuisible selon que sa tendance à produire du plaisir
surpasse sa tendance à produire du mal, ou que cette
dernière tendance, au contraire, surpasse la première.
La question ainsi traduite, on voit que, pour la résoudre,
il suffit de calculer et d'apprécier les effets possibles de
l'action, d'une part les effets bons, de l'autre les effets
mauvais, puis de balancer les deux listes, après quoi le
reste détermine la nature de l'action : si le reste est du
bien , l'action est utile ; si le reste est du mal, l'action
est nuisible. La seconde question qui peut être posée sur
les actions est celle-ci : De d'eux actions trouvées ou
utiles ou nuisibles par l'opération précédente, laquelle


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 341
l'est le plus, laquelle l'est le moins ? La règle pour la
résoudre est tout aussi simple que la précédente : il est
évident que, pour y parvenir, il suffit de comparer les
deux l'estes que l'on a trouvés lorsqu'on a reconnu que
ces deux actions étaient l'une et l'autre ou bonnes ou
mauvaises; le reste le plus fort décide laquelle des deux
actions est ou la meilleure ou la pire. Enfin, le troi -
sième problème qu'ont peut se proposer sur les actions
est celui-ci : Un certain nombre d'actions bonnes ou
d'actions mauvaises étant donné, déterminer le degré
de bonté ou de méchanceté de chacune ; et il est évident
qu'il se résout par la même opération que le précédent.
C'est ainsi, messieurs, qu'à l'aide de cette arithmétique
on arrive à résoudre tous les problèmes que l'évaluation
morale des actions peut présenter.


Nous touchons à l'application de toute cette méthode,
laquelle n'a été imaginée que pour mettre en valeur le
principe de l'utilité. La question que se pose Bentham,
et qui est fondamentale en législation, est celle-ci :
A-t-on le droit et convient-il d'ériger en délits certaines
actions et de leur infliger des peines ? Il ne faudrait pas
le faire si le législateur n'en avait pas le droit, ou, ce
qu i est identique dans les idées de Bentham, si une
telle mesure n'était pas utile à la société ; ut s'il ne fallait
Pas le faire, il ne faudrait pas de loi, l'oeuvre du légis-
lateur deviendrait superflue ; car, qu'est-ce qu'une loi?
C'est une prescription, et, sans une sanction, c'est-à-dire
une peine, la prescription serait vaine, la loi n'existe-
rait pas.


Pour résoudre cette question fondamentale, voici
comment Bentham raisonne : Qu'est-ce qu'un délit ?
C'est une action qui entraîne du mal ; car on ne qualifie
lias délit des actions qui ne produisent que des résultats


À




342 THEtzlÈmE LEÇON.
bons ou indifférents ; quand on l'a fait, ç'a été par er-
reur. D'autre part, qu'est-ce qu'uue peine décernée
contre une action ? C'est un mal. Maintenant, que/ est le
but de la société? C'est d'arriver à la plus grande somme
de bien possible. Quelle est la mission du législateur
et du gouvernement ? C'est de faire que cette somme
soit la plus grande possible. A quoi donc se ramène
cette question posée par le législateur, si certaines ac-
tions doivent être érigées en délits, et s'il est bon de
leur infliger des peines ? A une question de- balance
entre deux maux. En &let, l'action produit un mal, et la
peine en est un ; il s'agit donc de savoir, en premier
lieu, si la peine peut empêcher l'action, ou, du moins,
la prévenir souvent; et en second lieu, en supposant
qu'elle le puisse, si le mal de la peine est moindre que
celui de l'action ? En est-il ainsi? il est utile, et, par
conséquent, on a le droit, d'ériger l'action en délit et
d'y attacher la peine, Telle est la solution de Bentham,
et elle ne pouvait être autre dans ses .idées. Or, ce prin-
cipe posé, il n'est pas difficile de démontrer qu'il y a
des peines efficaces à prévenir, ou, au moins, à rendre
très-rare, telle action: nuisible à la société. Il ne l'est pas
davantage de prouver qu'il y a beaucoup de cas où le
mal de la peine est infiniment moindre pour la société
que le mal de l'action. De là, la convenance et la justice.
d'ériger certaines actions en délits et de leur infliger des
peines.


A la suite de cette théorie, Bentham cherche les
moyens que le législateur peut avoir à sa disposition
pour agir sur la société, c'est-à-dire pour engagea' les
hommes à faire le plus d'actions utiles et le moins
d'actions nuisibles à la communauté: ce qui le conduit
à une branche de la science qu'on pourrait appeler)


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 343


avec J. Dumont, la dynamique morale, et qui a pour
objet la détermination des leviers qui agissent sur la
volonlé humaine, et dont peut se servir le législateur
pour diriger cette volonté dans le ,sens qui lui con-
vient. Je terminerai cette leçon, messieurs, par l'ex-
position rapide des principales idées de Bentham sur ce


Un motif d'action, dans son système, ne peut être
sujet.
qu'un plaisir ou une peine ; car, d'après son principe,
aucune autre chose ne peut influer sur nos détermina-
tions. S'il en est ainsi, le plaisir et la peine sont les
seuls leviers dont le législateur puisse se servir pour
nous porter à certaines actions et nous détourner de
certaines autres ; en d'autres termes, le plaisir et la
peine sont les seules sanctions possibles qu'il puisse
donner à ses lois. Or, pour se faire une idée nette de
l'étendue de ce moyen unique, il fallait que Bentham
étudiàt avec soin les plaisirs et les peines sous ce nou-
vel aspect, c'est-à-dire en tant que propres à devenir
des sanctions de la loi ou des leviers dans la main du
législateur. C'est de la sorte et par ce chemin qu'il
arrive à reconnaître quatre classes de peines et de
Plaisirs, capables d'agir comme sanctions. La première
se compose des plaisirs et des peines qui dérivent natu-
rellement pour nous des actions que nous faisons. Quand
nous accomplissons un acte, cet acte.entraîne naturelle-
ment pour nous un certain nombre de conséquences
agréables ou désagréables que nous pouvons prévoir,
et , à ce titre, elles sont Un puissant mobile de nos déter-
minations. Bentham appelle sanction naturelle ou phy-
s, iqu e cette première classe de plaisirs et de peines.
dais, indépendamment des conséquences directes qui
suivent noua' nous de nos actions, il y en a d'indirectes




344 TREIZIÈME LEÇON.
qui n'en dérivent que parce qu'il y a autour de nous
d'autres hommes.- Ainsi, quand nous avons fait une
mauvaise action, elle nous attire le mépris ét l'inimitié
de nos semblables, Outre que ces sentiments sont déca.
gréables pour nous, ils font que nos semblables sont
moins disposés à nous obliger, et à nous rendre, comme
dit Bentham, des services gratuits : car, si nous ana-
chons du prix à la bienveillance des autres hommes,
c'est que cette bienveillance, selon lui, les dispose à
nous rendre des services qui ne nous coûtent rien.
Cette classe de peines et de plaisirs forme ce que
Bentham appelle la sanction morale, ou la sanction
d'honneur et d'opinion. Viennent, en troisième lieu,
les peines et les plaisirs que peuvent attirer sur nous
nos actions, en tant qu'il y a des lois qui infligent des
peines pour tel acte, et quelquefois des récompenses
pour tel autre : c'est ce que Bentham appelle la sanction
légale. Enfin, si nous avons des croyances religieuses,
et si ces croyances nous font espérer ou craindre pour
une certaine conduite en cette vie certaines récom-
penses ou certaines punitions dans une autre, il s'ensuit
une quatrième classe de plaisirs et de peines, plaisirs et
peines futurs, mais qui n'en sont pas moins un mobile
de détermination, et qui forment la quatrième sanction,
ou la sanction religieuse. Ainsi, sanction naturelle,
sanction morale, sanction légale, sanction religieuse,
tels sont les leviers par lesquels notre volonté peut être
remuée, et parmi lesquels le législateur doit chercher
ses moyens d'action ; car il ne peut en trouver
il n'en existe pas d'autres.


Mais le législateur peut-il se servir de tous ces leviers;
et, en supposant qu'il le puisse, le doit-il ? Bentham
trace ici la ligne de démarcation qui sépare la- législe"


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM. 345
tion de la morale. Il montre très-bien, et par des rai-
sons très-sages , ce qui avait été démontré mille fois,
mais jamais peut-être avec la même évidence, jusqu'Où
peut aller la législation, et où elle ne doit pas pénétrer.
Le législateur a tout à fait . en sa puissance la sanction
légale : il dépend de lui d'attacher telle punition à un
acte, et telle récompense à un autre; mais il ne crée pas
les trois autres sanctions ; ce n'est pas lui , mais la na-
ture des choses qui attache aux actes la sanction natu-
relle; ce n'est pas lui, mais l'opinion et les croyances,
qni attachent à ces mêmes actes la sanction morale et
la sanction religieuse. Ne créant pas ces trois sanctions,
il ne peut les gouverner et les plier à ses desseins ; son
véritable levier est donc la sanction légale ; c'est par elle
qu'il doit agir, parce qu'il en dispose ; mais il ne s'en-
suit pas qu'il doive négliger les trois autres ; s'il le faisait,
il courrait le risque non-seulement de se priver de
l'appui qu'il peut y trouver, mais encore d'affaiblir et
de rendre impuissante la sanction même dont il dispose.
En effet, ces forcés, qui agissent avant lui et sans lui,
peuvent agir contre lui s'il les heurte, pour lui s'il
sait se les concilier; le premier soin du législateur doit
donc être de ne point se mettre en hostilité avec elles ;


llaer


second, de s'en faire des auxiliaires.
Supposons, par exemple, qu'une certaine opinion reli-


gieuse domine dans un pays : qu'arrivera-t-il si le légis-
te prescrit , sous la sanction legale , des actions que


cette religion défend, ou en défend qu'elle condamne?
Il a rrivera que la sanction religieuse, mise en opposition
avec la sanction légale, neutralisera celte-ci, et, par con-
séquent, rendra la législation impuissante. C'est ce que
le législateur doit éviter, alors même qu'il considérerait
les prescriptions de la religion comme funestes, et celles




346 TREIZIÈME LEÇON.
qu'il sacrifie comme utiles à la société. Et pourquoi?
C'est que d'abord ses prescriptions, quoique meilleures,
seraient impuissantes; et c'est ensuite qu'il a le plus
grand intérêt à. se ménager l'appui de la sanction reli-
gieuse, et qu'en ne la heurtant pas dans un cas, elle
viendra à son aide dans une foule d'autres , où non-
seulement elle secondera puissamment la sanction légale,
mais en tiendra lieu quand celle-ci ne pourra s'appli-
quer. 11 en est de même des habitudes et des moeurs
d'un pays : si le législateur les choque, il met la sanc-
tion morale en contradiction avec la sanction pénale,
ses lois deviennent odieuses, et par cela même impuis-
santes; au lieu que, s'il sait sacrifier quelque chose à
cette force redoutable, elle le lui payera avec usure en
donnant à ses lois l'appui de l'opinion publique et du
sentiment national. Ces exemples suffisent pour indiquer
la pensée de Bentham, et faire pressentir les riches dé-
veloppements qu'il lui donne. Bentham avait fait une
étude approfondie des législations, il avait consacré sa
longue vie à l'observation des faits sociaux, et ses ou-
vrages abondent en vues pratiques de la plus grande
utilité. C'est un hommage que je suis heureux de lui
rendre, en compensation des critiques que j'ai déjà in


-diquées, et que je formulerai contre les principes de son
système.


Après avoir posé les limites de la morale et de la lé-
gislation, Bentham entre dans la législation elle-mène
et jette les bases du Code pénal et du Code civil. Nous
le suivrons dans ces régions pratiques de son système
quand nous y pénétrerons nous-mêmes : pour le l ie-
ment, je dois m'arrêter. J'ai embrassé l'ensemble de es
opinions théoriques, j'ai montré son point de départ,
son but et sa méthode; je consacrerai la prochaine leçon


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTFIAM.


347


à examiner la valeur de cette doctrine, bien qu'à la ri-
gueur je pusse m'en dispenser : car tout ce que j'ai dit
contre la philosophie de Hobbes, je l'ai dit contre celle
de Bentham, puisqu'il y a identité entre les principes de
ces deux philosophies.




QUATORZIÈME LEÇON.


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


MESSIEURS,


J'ai cherché, dans la dernière leçon, à vous donner
une idée vraie, quoique très-générale, du système de
Bentham. Si cet écrivain avait essayé d'en démontrerles
bases, j'aurais essayé à mon tour de les contester; mais,
comme il professe que le principe de l'utilité n'a pas
besoin de preuves, et qu'il l'abandonne à sa propre évi-
dence, ce que j'ai dit de la doctrine de Hobbes suffit
contre celle de Bentham, qui est clans son principe exa c


-tement la même.
Bentham, s'il ne prouve pas sa doctrine, attaque du


moins celles qui en diffèrent. Sûr de l'évidence de son
principe, le prestige que peuvent exercer les principes
opposés semble être la seule chose qui le préoccupe, et
il s'efforce de montrer que ces principes sônt faux'
Quoiqu'il n'ait pas donné un grand développement
cette polémique, toutefois c'est là qu'il faut chercher le
peu de philosophie qui se trouve dans ses écrits, lesquels
n'en présentent aucune autre trace. Je vous soumettrai
donc, dans la leçon d'aujourd'hui, les principaux arr.
ments de cette polémique, dt j'essayerai de les réfuter'
car si quelque chose a pu convertir au système de Ben'


SYSTÈME .ÉGOÏSTE. — BENTHAM.
349


iharn les esprits qui s'inquièten t du fondement d'une
doctrin e , ce sont nécessairement ses arguments contre
les systèmes opposés.


Je vous ai déjà indiqué, dans la dernière leçon, quel-
ques-une s des causes qui avaient donné de l'autorité à
lienthain et lui avaient procuré des disciples fanatiques.
Il n'est pas déraisonnable de compter au nombre de ces
causes cette circonstance même, qu'il ne prouve pas
son système. Quand un philosophe, en effet, pose un
principe et se donne la peine de le démontrer, ses dis-
ciples savent pourquoi ils l'admettent, et, soit que leur
conviction soit ou ne soit pas entière, elle est du moins
raisonnée, ce qui empêche qu'ils ne deviennent passion-
nés et fanatiques. Mais quand un philosophe pose un
Principe et déclare qu'il serait absurde de vouloir le
prouver, alors ceux qui le reçoivent le font sur sa parole
et uniquement parce que le maître l'a dit , et, dès lors,
il y a chance pour le fanatisme. Ainsi fait Bentham, et
ce dédain de la preuve se retrouve dans sa polémique
contre les systèmes opposés ; car, au lieu d'entrer dans
une critique sérieuse et développée ,de ces systèmes , il
indique seulement comment il faudrait s'y prendre
Peur les réfuter; en sorte que c'est plutôt une moquerie
quune réfutation. Je le répète, cette foi prodigieuse de
Bentham en ses opinions en a inspiré une très-grande


ses disciples, et de là l'entier assentiment qu'ils ac-
cordent à tout ce qu'il a pu dire ou écrire, et la passion
aveugle avec laquelle ils le défendent.


dais une cause plus immédiate et plus puissante en-
core du succès de la doctrine de Bentham , c'est que
cette doctrine est tout naturellement celle de cette espècen


ha
- mines qui se donnent à eux-mêmes avec orgueil,Htn
qui on a laissé prendre avec complaisance, le nom




350 QUATORZIÈME LEÇON. .
d'hommes positifs, classe extrêmement recommandable'
élément utile de la société, mais, de toutes, la moins
apte peut-être à discerner dans les sciences la vérité de
l'erreur. Je vous prie, messieurs, de bien saisir les
limites de mon opinion ; je répète que je fais cas des
hommes qui s'appellent positifs, et que j'ai les yeux très•
ouverts sur leur mérite; ils en ont, et je suis prêt à leur
en reconnaître beaucoup ; la seule chose que je con-
teste, c'est que la nature et les habitudes de leur esprit
les . rendent très-propres à découvrir la vérité, et, par
conséquent, à faire autorité en matière de science.


En effet, messieurs, ce qui distingue, ce qui carac-
térise les hommes positifs, c'est de ne voir et de ne
comprendre que ce que tout le monde voit et comprend
très-clairement, et de ne tenir et de ne reconnaître pour
vrai que cela; là où s'arrête le bon sens le plus vulgaire,
là, selon eux, s'arrête aussi la certitude ; ils imposent à
la science les limites des esprits communs.


En partant de ce principe, les hommes positifs divi-
sent tout ce qui a été et tout ce qui pourra jamais être
pensé en deux sphères distinctes, celle de la spéculation
et celle des faits, rejetant sans rémission tout ce qu e la
première embrasse, et n'admettant que ce qui est corn'
pris dans la seconde. Mais ils ne laissent pas à ces deux
mots leur valeur ordinaire; car ils appellent spéculallen
tout ce qu'ils ne comprennent pas.


Et d'abord ils appellent spéculation tout ce qu i n'est
pas la conséquence immédiate et prochaine des faits'
repoussant comme choses comprises sous ce mot toutes
les inductions un peu éloignées et qu'il faut un Pee
d'haleine pour atteindre. .en résulte que, dans un
foule de cas, le raisonnement le plus sévère e›t à leurs
yeux de la spéculation.


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


351


Les hommes positifs n'admettent même pas toutes les
espèces de faits : il y en a toute une classe qu'ils re-
jettent, et cette classe est celle des faits qui ne sont pas
sensibles, c'est-à-dire qui ne tombent pas sous les cinq'
sens que la nature nous a donnés ; les faits intel-
lectuels et moraux, et tous ceux que la conscience dé-
couvre en nous, sont pour eux des chimères ; or, cette
classe comprend à peu près la moitié des phénomènes
qu'il a été donné à l'intelligence humaine d'atteindre et
de connaître.


En niant cette grande moitié des faits observables, les
esprits positifs nient et retranchent, par cela même, de
la connaissance humaine toutes les vérités d'induction
et de déduction que le raisonnement peut en faire sor-
tir, et, par suite, toutes les sciences qui se composent
de ces vérités ; à leurs yeux, ces sciences sont spécula-
tives, et, par conséquent, n'existent pas.


Le véritable esprit positif va plus loin encore : il n'ad-
met pas Même tous les faits sensibles ; car, parmi ces
faits, il repousse et met en doute ceux qui ont le malheur
d'être placés à quelque distance de lui, soit dans le
temps, soit dans l'espace ; ce qui s'est passé à Rome il y
a deux initie ans, ce qui arrive aujourd'hui en Chine,
ce que les lunettes des astronomes aperçoivent dans le
ci el, c'est pour lui de la spéculation.


Il ne faut pas seulement aux hommes positifs qu'un
fait soit sensible et prochain, il faut encore qu'il soit
bien connu de tout le monde et qu'on l'ait observé dix
!gi lle fois ; un fait nouveau, insolite, est de la spéculation.


Parmi les faits bien connus, ils ne tiennent compte
que des plus considérables et méprisent les petits; ils ne
voient dans un arbre que le tronc et les plus grosses
branches • les feuilles sont déjà de la spéculation.




352 QUATORZIÈME LEÇON.
Voilà la logique des hommes positifs ; leur psychologie


en est la conséquence immédiate.
Es n'admettent dans l'homme que les facultés dont ils


estiment les produits ; ils font grand cas d'un bon esto-
mac, d'une bonne paire de jambes, des cinq sens de
nature, et de ce gros raisonnement qui, quand il fait
froid le soir au mois décembre, prévoit qu'il pourra
bien geler la nuit ; toutes les autres facultés de l'homme,
plus subtiles, plus élevées, ils les méprisent ou ils les
nient ; pour eux, ils n'en font aucun usage, peut-être
même ne les ont-ils pas.


Ils tiennent pour insensés ceux chez qui ces facultés
se développent et agissent. Un poète, un peintre, un
homme religieux, un métaphysicien, un algébriste, un
savant, sont à leurs yeux des créatures bizarres, des
êtres exceptionnels.




Ils regardent comme billevesées tous les produits de
ces facultés. lin volume de Lamartine, un dialogue de
Platon, un mémoire de l'Académie des inscriptions,
une formule de Laplace, un paysage du Poussin,
une belle page d'histoire, sont à leur sens des ba-
gatelles qui peuvent bien amuser les hommes ex-
centriques, mais qui n'offrent rien de solide et qui
mérite d'occuper un esprit positif. Les canaux, les
machines à vapeur, le cours de la rente , l'indus-
trie, l'agriculture, le commerce , tout ce
et se vend, voilà ce qui a de la réalité et de l'impur , •
tance.


qui vaut


Appliquez ces principes à la morale, messieurs, et
vous aurez ceci, qui est le système de Bentham.


Tous les mobiles élevés ou non raisonnés qui agissent
sur notre nature, et qui ont une si grande part dans
notre conduite, n'existent pas pour l'homme positif; il


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 353
n'aperçoit pas les uns, il méprise les autres et ]es laisse
aux femmes et aux enfants.


Il n'admet que l'intérêt, c'est-à-dire le bien-être ; mais
il supprime dans l'intérêt tous les plaisirs délicats qui
dérivent de nos plus hautes, de nos plus nobles facultés;
il lui faut des intérêts palpables qu'il puisse toucher,
mesurer, encaisser ; il ne comprendrait pas Épicure,
s'il le lisait : mais il ne le lit pas, car c'est un philosophe
et un ancien ; il doute même qu'il ait existé : qui peut
savoir, en effet, ce qui est arrivé dans le monde il y a
deux mille ans?


La morale est pour lui un calcul, et c'est par addition
et soustraction qu'il détermine dans chaque cas ce qu'il
convient qu'il fasse. Et comme l'homme positif est la
mesure du monde aux yeux de l'homme positif, c'est le
calcul à ses yeux qui mène le monde. Quant à Dieu, il
n'y croit ni n'en doute ; il ne veut pas y songer, C'est
chose trop subtile. Étroit, il est confiant, il est sûr, il ne
doute de rien, il est heureux.


Les esprits positifs croient bien fermement qu'ils gOu-
vernent le monde ; et, en effet, ils sont partout à la sur-
face; ils font les lois, ils administrent, ils fabriquent, ils
trafiquent, ils consomment ; ils ne s'aperçoivent pas que
le monde qu'ils pensent porter est en mouvement sous
leurs pieds, et que c'est lui qui les porte.


Les rouages visibles du monde, les seuls qu'ils aper-
çoivent, sont conformes à leurs idées; mais les moteurs
leur échappent, et ils prennent la roue du moulin pour
l'eau qui la fait tourner.


Bentham, messieurs, était un de ces esprits; il a toute
l a portée, toute la force, toute l'étendue, toute la péné-
tration, toute la confiance qu'on peut avoir dans le cer-
cle d'idées que je viens de tracer. Il devait donc avoir le


1-23




354 QUATORZIEME LEÇON.
système qu'il a eu ; et ce système, rencontrant la foule
des esprits trempés comme le sien, devait les prendre
les rallier, les enchanter. Aussi tous les hommes positifs'
des deux mondes ont battu des mains au système de
Bentham, et c'est là, par-dessus tout, la grande, la Vé
ritable cause de son succès.


Et maintenant, messieurs, voyons en quoi consistent
les redoutables objections élevées par Bentham contre
les systèmes qui ne concentrent pas dans l'intérêt tous
les motifs des déterminations humaines. C'est dans le
premier chapitre de l'Introduction aux principes de la mo-
rale et de la politique que la partie la plus importante
de cette polémique se trouve consignés. Là, en effet,
après avoir posé l'intérêt comme le motif universel de
toute détermination, et déclaré qu'une pareille assertion
n'a pas besoin de preuves, Bentham passe, non pas à la
réfutation des philosophes qui ont assigné à la politique
et à la morale un autre principe, mais à l'indication de
la route qu'il faudrait suivre et de la manière dont un
partisan de l'utilité devrait s'y prendre pour les con-
vaincre de leur erreur, ou tout au moins pour les ré-
duire au silence. Voici, selon Bentham, comment un
partisan du principe de l'utilité doit argumenter contre
un adversaire de ce principe.


D'a.bord,•il n'y a personne, dit Bentham, qui ne re
-connaisse que l'utilité ou la recherche du bien-être est


un des mobiles des déterminations humaines. Cel a est
si évident que les partisans, même les plus outrés, des
systèmes opposés, ne l'ont jamais nié. Quell e que
soit donc la personne à laquelle vous ayez affaire, elle
placera le principe de l'utilité au nombre des mobiles
des déterminations humaine ; seulement, à côté de ce
mobile, elle en admettra un autre, et c'est en cela que


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


355


son opinion s'éloignera de la vôtre. Eh bien, engagez-la
d'abord à analyser cet autre mobile, afin de bien voir si
ce principe qu'elle croit distinct du principe de l'utilité
ne serait pas ce môme principe sous une autre forme.
Voilà le premier moyen à employer, et le plus souvent
il suffira; car, il est fort peu d'hommes qui, en exami-
nant de près les mots de bien et de mal, de crime et de
vertu, d'honneur et de bassesse dont ils se servent, ne
reconnaissent qu'au fond ces mots n'ont de sens que
dans le système de l'utilité ; vous convertirez donc par là
tous les ennemis irréfléchis de votre principe.


Mais, supposons que, dans la sincérité de sa pensée,
votre adversaire admette, à côté du principe de l'utilité,
un principe qui en soit réellement distinct ; alors, cet
autre principe ne peut être que celui de l'antipathie et
de la sympathie. Et, en effet, le caractèi'e propre du
principe de l'utilité, c'est de qualifier les actions, de les
approuver ou de les désappréuver d'après leurs consé-
quences; or, on ne petit concevoir qu'un seul principe
distinct de celui-là; car si on ne juge pas les actions
Par leurs conséquences, il faut nécessairement les juger
par quelque chose d'indépendant de leurs conséquences;
i l faut, en d'antres terres, qu'à l'idée de chaque action
s'attache naturellement une approbation ou une désap-
probation antérieure aux suites de l'action, et tout à fait
indé pendante de ces suites; or, sous quelque forme qu'on
envel oppe ce fait, il reste toujours le même, et il consti-
tue le principe que j'appelle de la sympathie et de l'an-
lipanne . Mais si chaque homme, dit Bentham, attache
ainsi , à priori, une idée de bonté et de méchanceté aux
act ions, il doit arriver de deux choses l'une : ou bien
que vous vous croirez le droit, vous individu, d'imposer
vos jugements moraux aux autres hommes, ou bien que





356 QUATORZIÈME LEÇON.
vous reconnaîtrez à tout homme celui d'avoir les siens
et d'agir en conséquence. Dans la première hypothèse,
il faut dire à l'adversaire dé l'utilité que son principe
est tyrannique ; car, de ce que vous appréciez de telle on
telle façon les actions qui sont soumises à votre juge.
ment, de ce que votre raison ou votre instinct trouve les
unes bonnes et les autres mauvaises, il ne s'ensuit pas
que vous ayez le droit d'imposer ce sentiment aux autres
individus de l'espèce; que si vous le faites, vous mettez
votre instinct à la place du leur, vous leur imposez votre
jugement, et votre principe est tyrannique pour l'espèce
humaine. Accordez-vous, au contraire, au sentiment
de chaque individu, clans la qualification des actions, la
même autorité ? les individus étant différents, les juge-
ments varieront, et votre principe est anarchique. Voilà
l'alternative à laquelle vous ne pouvez échapper, si vous
renoncez à juger les actions par leurs conséquences;
car, alors, à la place de" ces conséquences qui sont
choses positives, calculables, les mêmes aux yeux de
tous les hommes, vous donnez pour base à vos juge-
ments moraux de purs sentiments, c'est-à-dire des faits
éminemment individuels, et, par conséquent, éminem-
ment variables d'un homme à un autre, sentiments qu'il
est tyrannique d'imposer, et anarchique de reconnaître
comme base de la morale.


Cet argument épuisé, dit Bentham, allez un peu Plus
loin : priez l'adversaire•du principe de l'utilité de dire si
le principe à priori, par lequel il prétend que les actions
sont appréciées, est aveugle ou ne l'est pas. est ,
aveugle, alors c'est un pur instinct ; on ne peut ni le
justifier, ni l'expliquer ; tout ce qu'on peut en dire, c'est
qu'il est. S'il n'est pas aveugle, il est donc raisonn é ; il
y a donc, en d'autres termes , une loi, une règle que


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


357


vous appliquez, et de laquelle vous tirez l'appréciation
priori des actions. Si telle est la doctrine de votre ad-


versaire, poursuit Bentham, demandez-lui quelle est
cette règle supérieure au moyen de laquelle il juge
qu'une action est bonne ou mauvaise. Examinez avec
lui si cette règle ne serait pas celle de l'utilité. Que si
elle ne l'est pas, obligez-le de donner une définition de
cette règle, de la formuler de manière à ce qu'on la
comprenne et à ce qu'on puisse l'appliquer.


Allez plus loin encore, continue Bentham, et, en sup-
posant qu'il y ait deux principes, celui de l'utilité et un
autre, priez votre adversaire de faire la part des deux
principes, de dire jusqu'où va, jusqu'où peut s'appliquer
le principe de l'utilité, là où son autorité s'arrête, là où
doit commencer d'intervenir l'autre principe ; en d'au-
tres termes, engagez-le à délimiter rationnellement les
deux autorités, et à démontrer que là où il pose les
bornes, là elles doivent être réellement posées.


Mais ce n'est pas encore tout : admettons que votre
;!dversaire définisse son principe, admettons qu'il lui
fasse sa part, et >se des bornes à sa juridiction et à celle
de l'utilité : il reste à savoir si cette juridiction est réelle,
si l


'autorité prêtée à ce principe distinct de l'utilité, il la
Possède. Pressez donc encore, dit Bentham, le partisan
de ce principe, priez-le d'indiquer l'action que ce prin-
cipe exerce sur la nature humaine, de dire et de mon-
trer à quel titre et comment il peut l'exercer ; car, il ne


ti
suffit pas d'imaginer un principe, et de lui décerner le
tre de motif de nos déterminations pour lui en d
au torité et la puissance; cette puissance et cett


ruée il faut qu'il les possède réellement, autre rj
nest qu'un principe chimérique. Quiconque
lexistence d'un motif distinct de l'utilité est donc




358 QUATORZIÈME LEÇON.
de montrer que ce motif est capable d'exercer une ac-
tion sur la volonté humaine et .de la déterminer, en
d'autres termes, qu'il a quelque prise sur notre nature.


'Bentham n'imagine pas qu'il y ait un adversaire du
principe de l'utilité qui puisse résister à cette argumen-
tation ; s'il échappe à un des piéges dont il vient en
quelque sorte de dresser la carte, il doit infailliblement,
selon lui, tomber dans l'autre.


En feuilletant l'ouvrage de Bentham, je n'ai trouvé,
en dehors de ce plan, que deux arguments distincts. Ces
deux arguments, je vais vous les soumottre, afin que
vous ayez une idée complète de toute la polémique de
ce philosophe.


Bentham estime qu'il faut qu'une loi soit extérieure à
celui qu'elle gouverne. Or, dit-il, l'utilité est quelque
chose d'extérieur aux individus qu'elle régit. Et, en
effet, elle se compose de faits matériels et mesurables,
que nous voyons résulter des actions, et qu'on ne peut
pas contester. Par conséquent, l'utilité est une chose
extérieure qui peut être, dans chaque cas, évaluée
d'une manière irrécusable pour tous, et par suite im-
posée comme loi. Au lieu que le motif par lequel vous
prétendez apprécier la bonté et la méchanceté des ac-
tions, étant un phénomène intérieur, ne saurait être
considéré comme loi ni par l'être dans lequel il se pro-
duit, ni, à plus forte raison, par ceux dans lesquels il se
produit autrement ou ne se produit pas du tout. En un
mot, il ne saurait devenir une règle.


Le second argument est celui-ci : Si vous admettez le
principe de l'antipathie et dela sympathie, il s'ensuit que
le législateur doit punir les actions proportionnellement
à la répugnance qu'elles excitent. L'expérience prouve
que jamais les législateurs n'ont suivi cette règle, et le


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM. 359
bon sens dit qu'ils ont bien fait ; car elle conduirait à
toutes les absurdités possibles en matière de législation.


Telles sont les deux objections qui ferment la liste des
raisonnements de Bentham contre les adversaires de son
principe. Il nous reste maintenant à reprendre, l'un après
l'autre, ces arguments divers, et à montrer en quoi ils
nous paraissent impuissants contre les systèmes qu'ils
attaquent. Mais, avant d'entrer dans cet examen, j'ai
besoin, messieurs, d'attirer votre attention sur une con-
fusion de choses et d'idées dans laquelle l'esprit très-peu
philosophique de Bentham s'est laissé tomber, et qui
compliquerait singulièrement mes réponses à ses argu-
ments, si elle n'était pas, préalablement et avant tout,
soigneusement démêlée.


Cette confusion, messieurs, est crautant plus impor-
tante à signaler ; que c'est par elle qu'un grand nombre
de partisans du s) stèrne égoïste se sont eff,)rcés d'échap-
per aux conséquences, révoltantes pour le sens commun,
de leur opinion. Les uns, comme Bentham, y sont tom-
bés par pur instinct, et sans s'en apercevoir ; les autres
on ont eu conscience, et ont essayé de la justifier ; la
gloire de Hobbes est de l'avoir vue et dédaignée.


Elle consiste, messieurs, à substituer dans le système
égoïste la règle de l'intérêt général à celle de l'intérêt
individuel, comme si ces deux règles étaient identiques,
comme si la première n'était que la traduction de la se-
conde, comme si elle sortait aussi et pouvait légitime-
ment sortir du principe fondamental de ce système.


Que Bentham, messieurs, opère cette substitution ,
c'est ce qui est incontestable, et ce qui résulte évidem-
ment de l'exposition que je vous ai donnée de son sys-
tème. Vous pouvez vous soutenir, en effet, que, du mo-
ment où, après avoir posé ses principes, il en vient à




360 QUATOBZIEME LEÇON.
rechercher une méthode pour l'évaluation des actions,
à discuter la question de savoir s'il convient d'ériger des
actions en délits et de lés soumettre à une peine, à exa-
miner les différentes sanctions dont le législateur peut
user et les limites dans lesquelles il doit en user, il ne
s'agit plus pour lui de l'utilité individuelle, mais de l'uti-
lité générale; la première a disparu, la seconde seule le
préoccupe; c'est par rapport à. l'utilité de la société qu'il
nous apprend à évaluer les actions et à les qualifier; c'est
sur l'utilité de la société qu'il fonde la légitimité des lois
pénales; c'est dans la vue de cette utilité qu'il trace des
limites à leur juridiction. A ne lire que cette partie de
son ouvrage, on croirait qu'il a posé en principe que le
seul motif des déterminations de l'homme, la seule fin
de ses actions, la seule règle de sa conduite, c'est le plai-
sir, c'est le bonheur, c'est l'utilité de ses semblables; son
plaisir, son bonheur, son utilité à lui ont disparu : il n'en
est plus question.


Que Bentham, en opérant cette substitution n'en ait
pas eu conscience, c'est un second point, messieurs,
qui n'est pas plus contestable. En effet, pour peu qu'il
s'en fût aperçu, la différence qu'il y a, ne fût-ce que
dans les mots, entre la règle de l'intérêt personnel et
celle de l'intérêt général, l'aurait frappé, et. il se serait
cru obligé de dire quelque chose pour rassurer ses
lecteurs et leur montrer l'identité de ces deux règles,
leur égale affinité avec sa Maxime fondamentale, que
le plaisir et la douleur gouvernent le Inonde. Ma is il
n'y a pas trace d'un semblable souci clans tout le livre
de Bentham ; le mot d'utilité lui a déguisé la significa-
tion qu'il faisait subir à ses idées ; il n'a point tenu
compte de la différence des épithètes.


Ainsi la substitution est bien réelle dans Bentham,


SYSTEME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 361
de plus, bien innocente. Examinons maintenant si elle
est légitime. Pour s'en assurer, il faut d'abord voir
d'une manière plus précise en quoi elle consiste, puis
ensuite jusqu'à quel point elle est compatible avec les.
principes du système égoïste.


Que dit-on à l'homme, messieurs, quand on proclame
la règle de l'utilité de l'individu? On lui dit : Fais à
chaque instant l'action qui te donnera, à toi, la plus
grande somme de plaisir, ou la moindre somme de
douleur possible. Que lui dit-on quand on proclame la
règle de l'utilité générale ? On lui dit : Fais à chaque
instant l'action, tiens dans chaque cas la conduite qui
procurera non-seulement aux hommes qui t'entourent,
mais à la société dont tu fais partie, mais'à l'humanité
tout entière, la plus grande somme de bonheur possible.
Voilà la traduction fidèle des deux règles; substituer
l'une à l'autre, c'est mettre la seconde de ces prescrip-
tions à la place de la première.


Iainten an t, quelle est l'idée fondamentale du système
égoïste? Bentham la proclame dans les premières lignes
de son livre, en disant que le plaisir et la douleur gou-
vernent le monde, et il la développe d'une manière
précise eu ajoutant que rien n'agit et rie peut agir sur
l'homme que le plaisir et la douleur; que le plaisir et la.
douleur sont le seul mobile des déterminations hu-
maines; que le seul caractère que puissent avoir les ac-
tions et les choses à nos yeux, c'est la propriété de nous
donner du plaisir ou de la douleur, qu'autrement elles
nous paraîtraient toutes indifférentes, et qu'ainsi la vue
du plaisir et de la douleur qu'elles peuvent nous donner
est le seul principe possible de qualification. On ne sau-
ra it énoncer plus clairement l'hypothèse fondamentale du
système égoïste, hypothèse admise et proclamée dans les




362 QUATORZEÈME LEÇON.
mêmes termes, par Épicure, par Hobbes, par Helvétius
et par tous les partisans de ce système, sans exception.


Reste à voir si cette hypothèse, hors de laquelle il n'y
a point d'égoïsme, s'accommode aussi bien de la règle
de l'intérêt général que de celle de l'intérêt particulier,
ou, en d'autres ternr . s, si elle rend aussi légitimement
l'une que l'autre : je prétends qu'il n'en est rien.


En effet, messieurs , quand on pose en principe,
comme Bentham le fait au début de son livre, que c'est
le plaisir et la douleur qui gouvernent le monde,.que
rien n'agit et ne peut agir sur l'homme que le plaisir
et la douleur, de quel plaisir et de quelle douleur en-
tend-on parler? Apparemment d'un plaisir et d'une dou-
leur sentis. Or, quels sont pour un individu les plaisirs
et les douleurs sentis? Apparemment ceux qu'il éprouve,
et non point ceux qu'éprouvent les autres individus;
car ceux-ci, il ne les sent pas, et, s'il ne les sent pas,
lis ne peuvent agir sur lui. Si donc il est vrai de dire
que la seule chose qui ait action sur les individus hu-
mains, c'est le plaisir et la douleur, il est vrai de dire
aussi que l'action du plaisir et de la douleur se réduit,


. pour chaque individu, à celle des plaisirs et des dou-
leurs qui lui sont personnels ; car, encore une fois, les
plaisirs et les douleurs des autres hommes ne sont pas
des plaisirs et des douleurs pour lui,et, par conséquent,
n'existent pas pour lui. Quelle est donc la légitime con-
clusion à tirer du fait posé en principe par Bentham,
que le plaisir et la douleur gouvernent le monde? C'est
qu'en ce inonde chaque individu est uniquement déter-
miné par ses plaisirs et ses douleurs personnels ; c'est
que le seul but qu'il puisse poursuivre, c'est son plus
grand plaisir et sa moindre douleur, ou, pour tout dire
en un mot, sa plus grande utilité, son plus grand intérêt


SYSTÈME ÉbOÏSTE. — BENTHAM. 363


personnel . Ainsi, l'utilité, l'intérêt, le plaisir, le bon-
heur personnel, voilà la règle de conduite qui sort et
qui seule peut sortir du principe que l'égoïsme.est le
seul mobile des déterminations humaines. Or, entre
cette règle et celle de l'intérêt général qu'on prétend lui
substituer, il y a un abîme. Car, que prescrit la règle
de l'intérêt général? Elle prescrit à chaque individu
d'agir en vue, non pas de la plus grande somme de son
plaisir à lui, mais bien du plaisir de la société et de l'hu-
manité; en d'autres termes, elle lui pose pour but non
son intérêt, non son utilité personnelle, mais la somme
totale des intérêts, mais l'utilité totale de tous les
hommes : c'est cette somme qu'il doit travailler à ac-
croître , c'est cette utilité qu'il doit s'efforcer de servir.
Le but est .bon, et je l'approuve ; la raison n'est pas
embarrassée à le concevoir, et je m'en fais une idée
fort nette ; mais si rien n'agit sur moi que le plaisir et
la douleur, à quel titre veut-on que je poursuive ce but
et m'y dévoue? Si l'on répond que c'est à ce titre que je
souffre, sympathiquement des souffrances de mes sem-
blables et que je jouis sympathiquement de leurs plaisirs,
ou bien à cet autre, qu'en respectant et servant l'utilité
dés autres hommes, à leur tour ils respecteront et ser-
viront la mienne, et que, tout bien considéré, c'est un
des meilleurs calculs que je puisse faire dans mon inté-
rêt, je répliquerai que, dans les deux explications, ce
n'est pas toujours en vue de l'utilité générale que j'agis,
mais uniquement en vue de la mienrie ; en sorte que rien
n'est changé dans la nature de là lin, qui reste toujours
ce qui m'est bon à moi, ni dans celle du mobile, qui
continue d'être exclusivemen t l'amour de mon bien :
l'utilité générale n'est qu'un moyen pour cette fin,
qu'un instrument pour ce mobile; la règle de l'utilité




864 QUATORZIÈME LEÇON.
générale qu'on proclame n'est donc qu'un mensonge,
puisque l'utilité personnelle demeure la véritable règle.
Et cela est si vrai, dans les deux explications, que toutes
les fois que je sentirai plus vivement le plaisir de possé-
der le bien d'autrui que la douleur sympathique de l'en
voir dépouillé, j'aurai, en vertu •de la règle de l'utilité
générale expliquée de la première manière, le droit de le
voler, et, qu'en vertu de cette même règle expliquée de la
seconde manière, j'aurai encore le même droit, pour peu
que je trouve plus avantageux de mettre la main sur sa
propriété que de la respecter. Singulière règle d'utilité
générale que celle qui m'autorise à voler! Et qu'on ne
dise pas que, si je vole, j'aurai mal entendu mon in-
térêt, et qu'ainsi la seconde explication résiste à ma
réponse. A quel titre, si rien n'agit sur moi que mon
plaisir, préférerais-je à la manière dont je le comprends
celle dont vous entendriez le vôtre, et que je ne com-
prends pas ? Et quand bien même j'apercevrais toujours
dans l'intérêt général mon plus grand intérêt, en res-
terait-il moins vrai que-je ne verrais jamais dans le res-
pect de l'un qu'un bon moyen d'assurer l'autre, et cela
ferait-il que l'intérêt général devint une règle pour
moi? Au lieu donc de montrer comment, dans la doc-
trine que rien n'agit sur l'homme que le plaisir et la
douleur, la règle de l'intérêt général peut être légitime-
ment substituée à celle de l'intérêt particulier, les deux
explications montrent, au contraire, que cette substitu-
tion n'est qu'un mensonge; et, comme on n'a jamais es-
sayé d'expliquer d'une troisième manière la possibilité
de cette substitution, il reste démontré qu'elle est im-
possible, et que la règle de l'intérêt général est incon-
séquente au principe de l'égoïsme et n'en peut sortir.
La seule règle que puisse rendre le principe de r é-


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM. 365
goïsme est celle de l'intérêt personnel, et tout philoso-
phe égoïste est placé dans cette alternative étroite, ou de
s'en tenir à cette règle, ou de renoncer au principe fon-
damental de l'égoïsme, c'est-à-dire à la doctrine tout en
tière.


Telle est, messieurs, la.distinction que j'avais besoin
d'établir avant de répondre aux arguments de la polé-
mique de Bentham : autrement, grâce à la confusion de
ses idées et à la substitution perpétuelle qu'il fait, sans
s'en apercevoir, d'une règle . qui est inconséquente à ses
principes à celle qui en découle , je me serais trouvé en
présence de deux doctrines au lieu d'une. Maintenant,
voilà Bentham simplifié; j'ai le droit de le réduire à la
règle de l'intérêt personnel, et je sais à qui j'ai affaire.


Et ne croyez pas, messieurs, que je fasse tort à Ben-
tham, et interprète mal sa pensée en le réduisant à cette
règle. Indépendamment de ses principes fondamen-
taux qui n'en rendent pas d'autre, je pourrais invoquer
en témoignage de son opinion la manière dont il ex-
plique toutes les vertus et toutes les affections sociales
par l'intérêt, non de la société, mais de l'individu seul.
Demandez à Bentham pourquoi il faut être vrai, il vous
répondra que c'est pour obtenir la confiance ; probe ?
pour avoir du crédit; et il ajoute que c'est un moyen
de faire fortune qu'il faudrait inventer s'il n'existait pas ;
bienfaisant? pour qu'on vous rende des services gra-
tu its. Demandez-lui par quel motif il est bon d'éviter
un crime caché, il vous dira que c'est par la crainte de
contracter une habitude honteuse qui bientôt se trahirait,
e l à cause de l'inquiétude que cause un secret à garder.
be mandez-lui quelle est la source du plaisir d'être aimé,
il vous apprendra que c'est la vue des services spontanés
et gratuits qu'on peut attendre de ceux qui vous aiment;




366 QUATORZIÈME LEÇON. '
du plaisir du pouvoir? il vous fera savoir que c'est le,
sentiment qu'on peut obtenir les services des autres par
la crainte du mal et l'espérance du bien qu'on peut leur
faire ; du plaisir de la piété? il vous révélera que c'est
l'attente des grâces particulières de Dieu en cette vie
et en l'autre. D'où vous voyez que Bentham ne se mé-
prend pas sur le véritable motif qui peut engager Pé-
goïste à respecter l'intérêt général, et que, dans le dé-
tail, il est aussi conséquent que Hobbes, s'il l'est beau-
coup moins dans la théorie. .Un dernier trait éclaircira
pour vous toute sa pensée à cet égard. Pourquoi faut-il
tenir sa promesse? dit-il. — Parce que cela est utile. —
On a donc le droit de la violer, si la tenir est nuisible?
Oui. —Je ne fais donc aucun tort à Bentham en le rédui-
sant à la règle de l'intérêt personnel, et c'est sur ce ter-
rain que je vais me placer avec lui pour examiner ses
arguments. •


Et d'abord, messieurs, il est un fait parfaitement exact,
et que je n'ai nulle envie de contester à Bentham, c'est
que personne n'a nié qu'au nombre des motifs qui dé-
terminent les actions humaines ne se rencontre celui de
l'utilité. Ce motif préside incontestablement à un grand
nombre de nos déterminations, et, par conséquent, de
nos actions. La question est de savoir si ce motif est uni-
que, ou si la nature humaine en, présente d'autres; il
s'agit de savoir, en d'autres termes, si nous ne mettons
de différence entre les actions qu'en vertu de la conna is


-sance préalablement acquise des suites nuisibles ou uti-
les qu'elles peuvent avoir pour nous, ou si, au contraire,
il ne nous arrive pas de distinguer et de qualifier le s ac-
tions à un autre titre.


Si donc j'étais l'adversaire que Bentham essayât de
convertir, et qu'il m'engageât à examiner si cet


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM.


367


principe, que je crois différent de celui de l'utilité et
que j'admets à côté de ce dernier, ne serait pas le prin-
cipe de l'utilité déguisé, je lui répondrais que je suis
parfaitement convaincu qu'il n'en est rien, et que ma
raison, pour en être convaincu, c'est qu'il a des carac-
tères tout à fait opposés. En effet, qu'est-ce que l'utilité?
c'est ce qui m'est bon, c'est ce qui me convient à moi.
Quand donc je juge, quand donc j'agis en vue de l'utilité,
je juge et j'agis par un motif personnel; car c'est par
les rapports qui existent et que j'aperçois entre l'action
et moi, rapports bons ou mauvais, utiles ou fâcheux,
agréables ou désagréables, que je qualifie l'action, que
je la juge, que je me détermine à la faire. Ainsi, le motif
du jugement et de la détermination est personnel, quand
je qualifie l'action et que je la fais au nom de l'utilité.
Rien n'est si distinct d'un tel principe que celui que j'ad-
mets à côté, et que j'ai appelé le principe de l'ordre. Et,
en effet, ce que je qualifie bon en vertu du principe de
l'ordre, ce n'est pas ce qui m'est bon à moi, mais ce qui
est bon en soi ; ce n'est pas ce- qui me convient à moi,
tuais ce qui en soi convient. Quand donc je juge et j'a-
gis en vertu de ce principe, comme ce principe ne me
fait pas du tout voir les actions dans leurs rapports avec
aloi, mais dans leurs rapports avec autre chose que
aloi, c'est-à-dire avec l'ordre, ce n'est pas par un mo-
tif personnel que je juge et que j'agis, c'est par un mo-
tif i mpersonnel. Non-seulement donc le principe que j'ad-
mets à côté du principe de Futilité n'est pas ce principe
déguisé, mais on ne peut rien M'agni r de plus opposé,
Puisqu'en premier lieu les caractères de ce second prin-
cip e sont complétement opposés aux caractères du prin-
cipe de l'utilité; puisqu'en second lieu, la détermination
Prise en vertu de ce principe est d'une autre nature que




368 QUA TOR ZI EME LEÇON.
la détermination prise en vertu du principe de l'utilité.
puisque enfin, dans un cas, ce sont les suites de l'action;
par rapport à moi que je censidere , tandis que, dans
l'autre, c'est la nature même de l'action que j'envisage
indépendamment de ses suites. Il n'y a donc et il ne peut
rien y avoir, je ne dis pas de plus distinct, mais de
plus contraire, que le principe de l'Utilité et le principe
moral.


J'accepte donc tout ce que Bentham désire que j'ac-
cepte : je reconnais, en premier lieu, un principe dis-
tinct de celui de l'utilité, et qui n'est pas celui de l'utilité
déguisée ; je reconnais, en second lieu, que ce principe ne
s'appuie pas, pour apprécier et qualifier les actions, sur
les suites agréables ou désagréables qu'elles peuvent
avoir, mais sur un tout autre fondement.


Maintenant, examinons s'il est vrai de dire qu'un prin-
cipe qui approuve les actions ou qui les désapprouve par
un autre motif que les suites agréables ou désagréables,
utiles ou nuisibles de ces actions, est un principe qui
est placé dans cette alternative, ou d'être despotique, ou
d'être anarchique. Non-seulement je le nie, mais j'af-
firme que le seul principe dont on puisse dire, avec rai-
son, qu'il est placé dans cette alternative, c'est le prin-
cipe de l'utilité.


Pour en juger, messieurs, examinons d'abord les rai-
sons de Bentham en faveur de sou opinion. Bentham dit
que, les conséquences d'une action pour le bonheur
d'un individu étant des faits matériels, visibles et p al -
pables, il est impossible que tous les hommes ne s'en


-tendent pas sur la nature bonne ou mauvaise de ces
conséquences. J'en conviens sans peine ; j'accorde que
si on réunit un jury d'hommes .indifférents et qu'on leur
pose cette question : Telle action entraînera-t-elle pour


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM.
369


tel individu, placé dans telles circonstances, des consé-
quences plus avantageuses que funestes, ou plus fu-
nestes qu'avantageuses ? en général, ce jury tombera
d'accord sur la réponse. Mais je prétends que, poser
ainsi la question, c'est la méconnaître, et que l'argument
tiré par Bentham de la réponse ne prouve nullement ce
qu'il a la prétention d'établir.


En effet, messieurs, que résulte-t-il de cette réponse?
une seule chose; c'est qu'en vertu de la définition égoïste
du bien, les hommes tombent facilement d'accord sur
ce qui est bien pour un individu donné.


Mais si, en vertu de cette même définition, les diffé-
rents individus sont conduits à considérer comme leur
bien des choses opposées et des conduites contraires,


1
y en aura-t-il moins lutte de ces individus entre eux, et


par conséquent anarchie ?
Qu'en vertu de la définition égoï:'e du bien, votre


jury tombe d'accord sur ce qui est bien pour un individu,
j'y consens. Mais si, en vertu de la même définition, le
même jury, considérant la chose par rapport à un autre
i ndividu, s'accorde également à reconnaître que ce qui
est bien pour celui-là est, au contraire, mal pour celui-ci,
son unanimité n'aura servi à prouver qu'une chose, c'est
in'en vertu de la définition égoïste du bien, ce qui est
bien pour un individu est mal pour un autre, ce que
l 'un a le droit de faire, l'autre e le droit de l'empêcher,
e t qu'ainsi cette définition conduit directement à l'anar
chie.


Bentham pose donc mal la question, et son argument
n'est qu'un sophisme. La véritable question est de savoir
si le principe de l'égoïsme, ou, ce qui revient au même,
la définition qu'il donne du bien, tend à diviser ou à
concilier les volontés, à mettre aux prises les individus


1-24




370 QUATORZIÈME LEÇON.
ou à les unir ? Or, la question ainsi posée reçoit du rai-
sonnement et de l'expérience une solution toute con-
traire à celle qu'il plaît à Bentham de lui donner.


En effet, messieurs, si le bien pour moi est la plus
grande somme de mon plaisir à moi, et qu'il en soit
de même pour chaque individu de l'espèce ; et si, con-
séquemment à cette définition, nous avons chacun le
droit de faire tout ce qui peut nous conduire à ce but,
n'est-il pas évident qu'à moins que je ne trouve toujours
mon plus grand plaisir dans ce qui fait le plus grand
plaisir des autres, et les autres leur plus grand plaisir
dans ce qui fait le mien, ce principe va nous mettre aux
prises, et semer entre nous la division et l'anarchie '?
Voilà ce que dit le raisonnement. Et maintenant que dit
l'expérience? Elle affirme que, dans une foule de circon-
stances, ce qui paraît utile à l'un paraît nuisible à l'au-
tre, et qu'une même action a des conséquences toutes
différentes, souvent opposées, pour les différents inté-
rêts individuels ; en sorte que si chaque individu voulait
toujours faire ce qui lui semble le plus avantageux à son
intérêt, sans tenir compte d'aucune autre considération,
la société serait dans l'anarchie ; elle dépose que la
poursuite exclusive de leur intérêt, à laquelle se livrent
toujours un grand nombre d'individus, est le principe
des luttes qui affligent la société, et qui la boulever se


-raient si les lois n'y mettaient ordre ; elle ajoute que ce
même principe met les peuples aux prises comme les
individus, et opère l'anarchie dans l'humanité, comme
il l'opérerait dans le sein de chaque société si elle n'Y
était pas réprimée; en sorte que proclamer la légitimité
de tous les. intérêts individuels, et déclarer que qui-
conque agit selon son intérêt agit bien, c'est proclamer
le principe même de l'anarchie. Voilà ce que disent et


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM.


371


le raisonnement et l'expérience, et l'on voit que, sur ce
point, leurs dépositions ne sont guère d'accord avec
l'opinion de Bentham.


Maintenant, ne consentez-vous point à cette anarchie,
et voulez-vous prévenir ou réprimer cette lutte des in-
térêts individuels : je demande commentvous le pourrez
clans le système égoïste? Tout bien dans ce système
étant individuel, vous ne pourrez ériger en loi qu'un
bien individuel ; .et, les biens individuels étant opposés et
cependant également légitimes, vous ne pourrez faire
exécuter cette loi sans fouler aux pieds les autres biens
individuels, qui sont cependant tout aussi légitimes;
c'est-à-dire que la seule issue à l'anarchie, dans le sys-
tème égoïste , c'est la domination par la force d'un
intérêt particulier sur tous les autres intérêts de la so-
ciété. Or, cette domination, qu'est-ce autre chose que
le despotisme ? Et ici, comme tout à l'heure, l'expé-
rience confirme les résultats du raisonnement. Car,
quelle autre origine assigne-t-elle au despotisme? quelle
autre nature lui reconnaît-elle que l'origine et la na-
ture que nous venons d'indiquer, c'est-à-dire l'intérêt
d'un ou de plusieurs hommes, foulant aux pieds, à
l'aide de la force, celui de tous les autres? Ainsi, au ju-
gement universel du sens commun, c'est l'égoïsme qui
engendre en ce monde l'anarchie et le despotisme. Que
serait-ce donc si le monde était exclusivement gouverné
Par l'égoïsme?


Je sais, et je l'ai dit en m'occupant de la doctrine de
llobbes, qu'il y a, même dans la recherche du bien in-
div iduel, des éléments de soiabilité assez considérables
Pour qu'il ne soit pas vrai de iire avec ce philosophe
qu'elle engendre nécessairement l'état de guerre. Mais,
s'il n 'en est pas ainsi, remarquez, messieurs, que c'est




372 QUATonziÈmE LEÇON.
à la condition que l'homme soit fait comme il l'est, et
non pas comme suppose qu'il l'est le système égoïste.
Car, d'où vient surtout que, dans son intérêt bien en-
tendu, un homme qui ne rechercherait que son plus
grand bonheur devrait être équitable et bon envers ses
semblables, et suivre dans sa conduite tous les principes
de la sociabilité et même de la charité? C'est que, dans
l'homme, tel qu'il est fait, il y a d'autres principes que
celui de l'égoïsme; c'est que l'homme, tel qu'il est fait,
conçoit l'ordre, et, parce qu'il le conçoit, l'aime, et
parce qu'il le conçoit et l'aime, trouve une jouissance
intime à sentir son âme et sa conduite en harmonie
avec ses lois, un insupportable supplice dans le senti-
ment contraire ; c'est que tous les penchants sociables
et bienveillants, étant éminemment en harmonie avec
l'ordre, reçoivent de la vue de cet accord une force et
une douceur qu'ils n'auraient pas autrement, et qui
donnent à leur satisfaction, sur celle des penchants
égoïstes, dans la recherche du bonheur, une supério-
rité d'importance qu'elle n'a point par elle-même. En
laissant les hommes tels qu'ils sont, la recherche bien
entendue du bonheur, loin de les mettre nécessairement
aux prises, suffirait donc à les' rallier et à les associer;
et c'est pourquoi j'ai dit à Hobbes qu'il ne pouvait ar-
river légitiment à l'état de guerre qu'en mutilant.le
plaisir. Mais, prenez l'homme tel qu'il serait si le sys-
tème égoïste était vrai, admettez que rien n'ait action
sur lui que le plaisir et la douleur, alors, avec l'auto-
rité naturelle de l'ordre, disparaissent tout à la foi s de
sa nature et les plaisirs et les peines qu'elle y introduit)
et toute la puissance qu'elle ,communique aux p en-
chants bienveillants de la sensibilité; dès lors l'équilibre
sensible est rompu, les penchants purement égoïstes


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


373


l'emportent nécessairement sur les tendances bien-
veillantes, la recherche bien entendue du bonheur ne
donne plus les mêmes résultats, car les éléments en
sont changés, et Hobbes a raison, l'anarchie ou l'état
de guerre est l'état naturel. On voit donc que, si Hobbes
a été infidèle à la réalité de la nature humaine en pro-
clamant ]'alternative de l'anarchie et du despotisme
comme le résultat naturel de la recherche du bonheur
individuel, il ne l'a pas été à la logique en nous la mon-
trant comme la conséquence rigoureuse du principe de
l'égoïsme. Hobbes, qui se donnait la peine de raisonner
et de voir où menaient ses principes, Hobbes, qui n'avait
pas le superbe dédain de Bentham pour la discussion, a
donc parfaitement vu où tend le principe de l'utilité
et l'alternative étroite clans laquelle il met l'humanité ;
mais Bentham l'a si peu aperçu, que ce reproche, que
le principe de l'utilité mérite seul, il ne songe pas à le
lui faire, et qu'il l'adresse naïvement aux systèmes qui
proclament le motif impersonnel, et qui, par cela même,
ne le méritent pas.


Et, en effet, messieurs, considérez un peu comment
s'apprécient les actions par le principe moral, et voyez
si ce mode d'appréciation n'est pas précisément ce qui
sauve la société humaine de l'alternative terrible dont
il plaît à Bentham de l'accuser. Bentham trouve ce mode
d'appréciation très-obscur; rien pourtan t n'est plus clair.


Soit d'un côté une mère, et de l'autre un enfant ; y
a-t•il quelqu'un au monde qui puisse dire que ces deux
êtres sont étrangers l'un à l'autre, et qu'antérieurement
et indépendamment de tout jugement humain, il n'existe
pas entre eux certaines relations que notre intelligence
T'invente pas, mais trouve, et qu'il ne dépend point
d'elle de modifier ? Non, personne au monde ne peut




374 QUATORZIÈME LEÇON.
nier ces relations. Par cela que l'une de ces créatures
est la mère et l'autre l'enfant, un rapport les unit, rap-
port spécial, sui generis, et qui est distinct de tous les
autres rapports qui peuvent exister entre deux êtres
humains. Et maintenant à cette question j'en fais succé-
der une autre, et je demande si, des relations spéciales
qui unissent ces deux êtres, il ne résulte pas des consé-
quences, spéciales aussi, sur ce qu'il est convenable que
l'un fasse à l'égard de l'autre ; en d'autres termes, si,
par cela seul que l'un est la mère, il ne convient pas,
il n'est pas bon en soi aux yeux de toute raison, qu'elle
soigne son enfant, qu'elle satisfasse à ses besoins,
qu'elle protège sa faiblesse, qu'elle supplée à l'imbécil-
lité de son intelligence, qu'elle ne l'abandonne sous
aucun prétexte ; et, d'un autre côté, si par cela seul
que l'autre est l'enfant, il n'est pas également conve-
nable et bon en soi, que, dès qu'il sera en état de lecom-
prendre, il se conduise avec reconnaissance et respect
envers sa mère, qu'il la serve et la protège à son tour,
et ne l'abandonne sous aucun prétexte dans sa vieillesse;
je demande s'il peut y avoir l'ombre d'un doute sur ce
point, et s'il y a une raison humaine qui hésite d'ap-
prouver la double conduite que je viens de tracer et de
désapprouver la conduite contraire, et non-seulement
d'approuver l'une et de désapprouver l'autre,-mais en-
core d'imposer l'une comme un devoir, et d'imputer
l'autre comme un crime? Ainsi, de la nature du rapport
qui unit l'enfant à la mère et la mère à l'enfant dérive
la conception nette de ce qu'il est convenable que l'un
fasse à l'égard de l'autre ; et de ce rapport seul :
remarquez que cette conception ne tient compte d'au-
cune autre considération et en


.
demeure indépendante.


Que l'enfant soit dans sa jeunesse plus ou moins désa-


SYSTÈME ÉGOÏSTE, — BENTHAM. 375
gréable , la mère, dans sa vieillesse, plus ou moins in-
commode et difficile à vivre, la conduite à tenir ne
varie pas. Que la mère aime le plaisir et le repos, qu'il
lui en coûte beaucoup de soigner son enfant, que l'en-
fant, à son tour, ait toutes les raisons d'intérêt imagi-
nables pour désirer n'avoir pas à protéger et à nourrir
la vieillesse de sa mère , peu importe, le rapport sub-
siste le même, et avec lui le jugement de ce qu'il est
convenable de faire; et les deux êtres intéressés à la
chose le jugent comme mei qui ne le suis pas; et c'est
précisément parce que cette appréciation est fondée sur
l'ordre éternel des choses, et non point sur ce qui est utile
à tel ou tel être, que les actions qu'elle déclare bonnes sont
bonnes en soi et absolument ; et c'est parce qu'elles sont
bonnes d'une bonté absolue, et non pas seulement pour
vous et pour moi, qu'elles apparaissent comme obliga-
toires, et qu'elles sont des devoirs. Que si l'on me demande
maintenant d'où je tire les jugements que je porte sur
la bonté morale des actions, cet exemple répond à la
question. Je les tire de la nature des choses, de l'ordre
éternel que




le Créateur a établi; et cet ordre, il suffit
d'être raisonnable pour le concevoir et pour en déduire
les actions-convenables à faire par chacun dans toutes
les situations de la vie. Avec ce principe, je mettrai mo-
ralement à la raison ces deux hommes qui voudraient
Chacun agrandir leur propriété aux dépens de celle de
l'autre; au nom de ce qui est bon en soi, je porterai sur
leurs prétentions rivales une décision qui aura l'appro-
bation de tout être doué de la raison , et à laquelle ils
ué pourront refuser la leur. Ils trouveront sans doute
cette décision contraire à leur intérêt, et ils auront raison,
,:orce que l'intérêt est personnel, et qu'il y a loin de ce
qui lui est bon à ce qui est bon en soi; peut-être même




376 QUATORZIÈME LEÇON.
la braveront-ils, et préféreront-ils ce qui leur convient
à ce qui est convenable ; mais tout en la bravant ils en
reconnaîtront, ils en respecteront la vérité absolue, et
leur raison confessera qu'elle exprime véritablement ce
qui est bien et ce qui devrait être fait.


Et d'où vient, messieurs, aux jugements qui dérivent
de ce principe d'appréciation, ce consentement et ce
respect de tous , et de ceux-là mêmes dont ils blessent
les intérêts? D'une circonstance, messieurs : c'est que ce
principe est impersonnel ; c'est qu'il juge les actions non
dans leur rapport avec ce qui convient à vous ou à moi,
mais avec ce qui est convenable en soi et dans la nature
des choses. Or, cette nature des choses étant stable et
perceptible à tout être raisonnable, les actions appré-
ciées dans leur rapport avec ce type doivent l'être de
la même manière par tous ; et cette manière de les
juger étant jugée bonne par tous, et la conduite con-
forme à ces jugements obligatoire pour tous, les règles
qui en émanent peuvent être imposées comme des de-
voirs ; tandis que, si vous livrez cette appréciation des
actions à l'intérêt personnel, il y a autant d'appréciations
que d'individus, et chaque individu n'approuve que la
sienne et trouve détestables toutes les autres. L'appré-
ciation par la règle de l'intérêt est donc anarchique et
ne peut être imposée sans despotisme. Si donc l'huma-
nité échappe à l'alternative de l'anarchie et du despo-
tisme, elle en est redevable à l'existence de ce mode
(l'appréciation , qui, se fondant sur une chose perma-
nente et que tout le monde voit, conduit tous les êtres
raisonnables à des jugements uniformes, et qui, étant
jugée bonne en soit par tous, est acceptée et respectée
comme telle par ceux-là mêmes'dont elle blesse l'intérêt
et qui la violent. Que ce soit un berger ou un roi qui


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BINTHAM. 377
énonce cette maxime, qu'on ne doit pas voler, elle garde
la même autorité ; qu'elle soit adressée au voleur ou au
volé, l'un et l'autre en reconnaissent également la jus-
tice. Tous les hommes sont donc ralliés moralement par
ce principe, et s'y reconnaissent légitimement soumis.


Je repousse donc empiétement, messieurs, l'inculpa-
tion de despotisme et d'anarchie dirigée contre le prin-
cipe de l'antipathie et de la sympathie par Bentham, et
je le renvoie avec tout droit au principe de l'intérêt.


Maintenant, Bentham demande si ce principe n'est
qu'un instinct aveugle, ou s'il se résout dans une règle
qu'on puisse formuler, et d'A l'on puisse rationnelle-
ment déduire la qualification des actions? Les dévelop-
pements dans lesquels je viens d'entrer répondent net-
tement à cette question. Sans aucun doute les lois de
l'ordre sont une chose perceptible à la raison, et, quand
on agit en vue de ces lois, ce n'est pas instinctivement,
niais avec intelligence qu'on. agit. Je remarque seule-
ment qu'il en est de ces lois comme de tout ce qui est
du domaine de l'intelligence : les différents esprits les
aperçoivent plus ou moins distinctement, et par consé-
quent s'en forment des idées plus ou moins nettes. Les
hommes positifs, qui ne saisissent aucune nuance, n'ad-
mettent pas qu'il en existe, et, n'admettant pas qu'il en
existe, ne s'en inquiètent en aucune chose. Aussi, que
la nature humaine soit pleine de nuances, et que ce
soient précisément ces nuances qui distinguent un indi-
vidu d'un autre, peu leur importe : ce sont là des faits
qui leur échappent, et leur philosophie n'en tient aucun
compte. Et, toutefois, ces nuances existent; et, sinon
pour eux, du moins pour ceux qui; comme vous, mes
s:.,-urs, sont en état de le comprendre, je suis obligé de
faire remarquer ici que l'intelligence et, par suite, la




378 QUJ1TORZIÈME LEÇON.
conscience humaine ne se développent pas chez tous les
hommes au même degré, et qu'il y a, à cet égard, entre
eux des différences infinies. 11 en est chez qui la concep-
tion de l'ordre est si obscure qu'elle ressemble moins à
une vue qu'à un sentiment, et que les appréciations et
les déterminations qui en résultent paraissent plutôt les
effets d'un instinct que la conséquence d'un jugement.
C'est ce qui a conduit certains philosophes à considérer
la conscience humaine comme un sens qui apprécie la
bonté ou la méchanceté morale des actions, comme le
goût et l'adorai apprécient la qualité des odeurs et des
saveurs. Rien, en effet, ne ressemble plus aux juge-
ments qui émanent du sentiment que ceux qui résul-
tent d'une vue confuse de l'intelligence, et c'est à cet état
que la vue des lois de l'ordre se trouve chez tous les
hommes dont l'entendement n'est pas développé, c'est-
à-dire chez le plus grand nombre. Les idées morales
subissent en cela la loi commune de toutes les idées,
car toutes commencent à exister en nous à cet état con-
fus, et la plupart y restent. C'est même à cet état qu'elles
ont le plus de pouvoir, car c'est alors qu'elles sont poé-
tiques : un poète n'a et ne présente les idées qu'a l'état
confus ; s'il les traduisait à l'état clair, il deviendrait
philosophe, et cesserait d'être un poète : je l'ai mille fois
répété. Mais cette vue confuse des lois de l'ordre peut
s'éclaircir, et s'éclaircit en effet à des degrés infinis chez
les individus qui reçoivent de l'éducation ou des événe-
ments une culture plus ou moins forte. Elle peut enfin
se transformer chez quelques-uns en une conception
parfaitement nette. Ainsi, entre l'état de lucidité dans
lequel se trouve la conscience du plus grand nombre des
hommes, et celui dans lequel se' trouvait celle de Kant
lorsqu'il écrivait son livre sur les principes du droit et


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM.


379


les règles de la morale, il y a une foule innombrable de
nuances. On rencontre des hommes chez lesquels la vue
de certaines parties de l'ordre est parfaitement précise,
tandis que celle de toutes les autres est demeurée con
fuse, et cela parce que les circonstances particulières de
leur vie les ont conduits à réfléchir sur certains points
de la loi morale, tandis qu'ils n'ont jamais eu l'occasion
de songer sérieusement aux autres. Chez ces hommes
l'appréciation morale de certaines actions est donc par-
faitement raisonnée, tandis qu'ils ne jugent des autres
que par sentiment comme le reste des hommes. Ce fait
suffit pour indiquer comment la vue de la loi morale
peut se débrouiller inégalement dans les diverses intelli -
g,nces, et s'éclaircir entièrement dans un petit nombre.
Mais personne au monde n'en est privé, car elle existe
chez ceux-là mêmes en qui l'idée de l'ordre est le plus
confuse. C'est à une bonne éducation à développer la
raison dans ce sens, c'est-à-dire à dépouiller pour elle
les idées morales des nuages qui les enveloppent pri-
mitivement, et dont l'expérience de la vie ne suffit que
bien rarement à les débarrasser, si la réflexion, rendue
de bonne heure attentive à ses enseignements, n'est
p réparée à les recevoir.


Je réponds donc à Bentham, messieurs, que le prin-
cipe moral n'est pas un instinct, mais un ensemble de
vérités perceptibles à l'intelligence et dont tout homme
a une vue plus ou moins claire; mais qu'alors même que
cette vue reste confuse, elle n'en agit pas moins, comme
l 'atteste l'expérience universelle, et suffit, comme elle
l 'atteste encore, pour rendre responsables ceux qui
l 'ont. Seulement cette responsabilité en est affaiblie. Elle
Pèt' r'plus entière sur ceux qui ont une vue plus claire
de la règle.




380 QUATORZIÈME LEÇON.
Bentham demande encore que, si l'on s'obstine à ad-


mettre deux principes, on veuille bien faire la part de
chacun, et dire pourquoi l'autorité de l'un ne va que
jusque-là, et pourquoi plus loin commence celle de
l'autre ? il exige, en un mot, qu'on assigne les limites
des cieux autorités et qu'on rende raison de la manière
dont on l'assigne.


Rien n'est plus simple que de répondre à cette diffi-
culté; elle se résout d'elle-même. Lequel vaut-il mieux
faire, ou ce qui convient, ou ce qui me convient? voilà
la question, et je vous le demande, si je vous ia posais
cette question, messieurs, seriez-vous embarrassés pour
répondre? Ne me diriez-vous pas tous, sans hésiter,
qu'il vaut mieux faire ce qui convient, que ce qui me
convient à moi ? Cette réponse résout la question pro-
posée par Bentham. Saris aucun doute, le bien, ou la
convenance absolue, est une règle d'appréciation supé-
rieure au bien relatif, ou à la convenance d'un individu.
Toutes les fois donc qu'un conflit s'élève entre le bien
personnel et le bien, le premier doit être sacrifié : ainsi
le décide la raison humaine ; et elle le décide ainsi,
parce qu'elle sent que ces deux biens, l'un, l'étant
absolument, est par lui-même obligatoire et sacré, tan-
dis que l'autre ne possède aucunement par lui-même ce
caractère, et ne peut le tenir, quand il l'a, que de.sa
conformité avec ce qui est absolument bon et conve-
nable en soi. Le départ impérieusement exigé par Ben-
tham est donc très-facile à faire, ou plutôt il n'y a pas
de partage : le principe légitime est un, c'est le bien en
soi ; le principe du droit personnel agit en fait, niais il
n'est ni légitime ni illégitime en droit; seulement les
choses qu'il prescrit se trouvent tour à tour marquées
de l'un ou de l'autre de ces caractères, selon qu'elles


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — BENTHAM. 381
sont ou ne sont pas conformes à la règle du bien ab-
solu. Voilà la.purc vérité, la vérité comme elle est. Et
je répète ici ce qUe je vous ai déjà dit plusieurs fois: je
ne iris point la guerre au mobile de l'intérêt personnel,
je ne lui en veux pas; par cela qu'il a été mis en nous,
il est bon. Mais les tendances instinctives de notre na-
ture sont bonnes aussi; ce qui h'empêche pas que l'in-
térêt personnel, qui en est la traduction intelligente et
raisonnée, ne soit un meilleur principe de conduite.
Pourquoi donc la vue du bien absolu n'aurait-elle pas
sur l'intérêt personnel la même supériorité, et qui peut
nier, en fait, qu'elle ne la possède? L'instinct, l'égoïsme
et la moralité sont les trois états par lesquels la per-
sonne humaine s'élève de la condition de la bête à celle
de l'ange ; en retrancher un, c'est méconnaître ou de
quelle bassesse elle part, ou à quelle hauteur elle peut
arriver; c'est mutiler, par une extrémité ou par une
autre, le fait de son développement. En effet, ces trois
états ne sont que les trois phases d'un développement
qui est un, De même que l'intérêt n'est que l'instinct
compris, peut - être peut- on dire, d'un point de vue
élevé, que la moralité n'est à son tour que l'égoïsme
compris; car si notre nature n'est jamais plus heureuse
que dans le sentiment de sa coordination et de sa parti-
cipation à l'ordre universel, n'est-ce pas un indice cer-
tain, qu'élément du tout, sa véritable vocation, et le but
secret et suprême auquel aspirent ses tendances sans
le savoir et son égoïsme sans Fe comprendre, c'est de
s'unir au tout sans s'y perdre, c'est-à-dire de concou-
rir avec intelligence, pour sa part et dans sa mesure, à
la fin du tout? Quoi qu'il en soit, le départ exigé par
Bentham est facile à faire : s'il y a conflit, on sait ce
qui doit légitimement l'emporter; et, pour une vue éle-




382 QUATORZIÈME LEÇON.
vée il y a rarement conflit, et, dans la vérité des choses,
jamais.


Bentham demande encore qu'on examine si le prin-
cipe qu'on s'imagine exister en nous à côté du principe
de l'utilité a réellement quelque prise sur la nature
humaine, et peut exercer une réelle influence sur ses
déterminations. Ceci, messieurs, est une affaire d'obser-
vation. La vue qu'une action est conforme ou contraire
à l'ordre, bonne ou mauvaise en soi, exerce-t-elle ou
n'exerce-t-elle pas, sur celui qui l'a, une influence?.
voilà toute la question, et c'est à l'expérience à la ré-
soudre. 11 est certain que, pour un homme continuelle-
ment préoccupé de ses intérêts, et déterminé par les
habitudes de son éducation ou de sa profession à con-
sidérer toutes ses actions dans leur rapport avec ce but,
cette influence du motif moral sera moins visible, et
que plusieurs même pourront être tentés de la nier :
chez eux, en effet, le motif égoïste 'domine et éclipse
l'action du motif moral. Mais, indépendamment des
hommes chez lesquels, au contraire, c'est le motif mo-
ral qui gouverne habituellement, je dis qu'en ceux-là
mêmes qui sont le plus habituellement déterminés par
le motif intéressé, le motif moral existe, et, dans beau-
coup






de cas , tempère et quelquefois même surmonte
entièrement l'action de l'égoïsme. Il faudrait, en effet,
avoir observé bien superficiellement les hommes et les
connaître bien mal,. pour ignorer combien les vies
mêmes qui semblent le plus .exclusivement dévouées
aux poursuites de l'intérêt renferment de concessions
partielles, de sacrifices secrets, à la considération de ce
qui est bien. Si l'on avait l'histoire intérieure d'un indi-
vidu pris au hasard dans cette classe d'industriels et de
négociants dont on dit tant de mal, on serait confondu


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTIIAM. 383


des actes de probité et de déterminations généreuses
et généreusement prises qu'elle contient ; et je dis géné-
reusement prises à dessein, car je ne confonds pas avec
les actes désintéressés ceux qui n'en ont que l'appa-.
rente, et qui ne sont que des sacrifices calculés à l'opi-
nion publique et à l'intérêt de la réputation. Et d'oit
viendrait cette opinion publique elle-même, et la néces-
sité de la respecter, si l'égoïsme régnait seul au fond de
la nature humaine ? Mais ceux-là ne la connaissent pas
et ne l'ont jamais étudiée avec quelque profondeur, qui
peuvent admettre qu'il y ait un seul homme au monde
dans les cours, les boutiques ou les bagnes, sur qui l'idée
de l'ordre, la considération de ce qui est juste et bon,
n'a jamais, et dans aucun cas, exercé quelque influence.
Cela n'est pas, 'parce que cela ne peut pas être; et cela
ne peut pas être, parce que la nature humaine est uni-
forme, que tous ses;éléments se retrouvent dans tout
individu, et que, quelque atrophiés que quelques-uns
puissent y être, il n'en est aucun néanmoins qui ne con-
serve toujours quelque action dans la vie psychologique.


Que si on veut pousser plus avant encore, et qu'on
demande à quel titre la vue qu'une action est conforme
ou contraire à l'ordre peut agir sur notre nature, je de-
manderai, à mon tour, à quel titre peut agir sur elle la
vue qu'une action aura des suites avantageuses? Toute
réponse à cette dernière question, de quelque phraséo-
logie qu'on l'enveloppe, se résoudra toujours en celle-ci:
c'est que la nature humaine- est ainsi faite. C'est, en
effet, parce que j'aime le plaisir que je suis porté à faire
ce qui doit m'en donner : et si j'aime le plaisir, c'est que
je suis ainsi fait; c'est, de même, parce que naturelle-
ment je respecte l'ordre, que je suis porté à faire ce qui
lui est conforme ; et si je respecte l'ordre, c'est que je




384 QUATORZIÈME LEÇON.
suis ainsi fait. Il y a entre ma raison et l'ordre la même
affinité qu'entre ma sensibilité et le plaisir ; et ces deux.
affinités sont l'une et l'autre, et l'une comme l'autre,
deux faits qu'on peut commenter, mais dont on ne peut
rendre raison, parce qu'ils sont des faits derniers qui ne
se résolvent point dans des faits supérieurs. Ainsi le titre
de l'ordre, pour agir sur ma raison, est aussi inexpli-
cable que celui du plaisir pour agir sur ma sensibilité.
Que si l'on prétend maintenant que la sensibilité peut
bien agir sur la volonté, mais non pas la raison, comme
l'ont dit une foule de philosophes, je réponds que cela
est faux en fait, et que, si cela était vrai, l'égoïsme, qui
est uu calcul de la raison, n'agirait donc pas sur la vo-
lonté, pas plus que le motif moral. Or, l'égoïsme agit si
bien sur la volonté, qu'il triomphe habituellement de la
passion présente, qui est une pure impulsion de la sen-
sibilité. Enfin, si on objecte que l'égoïsme a pour appui
auprès de la volonté le désir général du bonheur qui
est un fait sensible, je répondrai que la vue de l'ordre
a également pour appui auprès de la volonté l'amour de
l'ordre et du beau, qui est également un fait sensible.
De quelque manière qu'on s'y prenne, il est donc im-
possible d'ébranler, par aucun raisonnement qui ait l'ap-
parence du sens commun, cette vérité, qui, d'ailleurs,
est un fait, que le motif moral, la vue de ce qui est biep,
a prise sur la volonté. L'objection de Bentham n'a donc
aucune force.


Enfin, Bentham dit que l'intérêt, étant un motif exté
rieur, peut être érigé en loi, tandis que tout autre motif,
étant nécessairement intérieur, ne saurait revêtir ce ca-
ractère. La profonde ignorance psychologique de Ben-
tham éclate ici dans tout son jour, car c'est le contraire
de ce qu'il avance qui est la vérité. En effet, l'intérêt est


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - BENTHAM. 385
un motif personnel, l'ordre un motif impersonnel ; or,
de deux motifs, l'un personnel, l'autre impersonnel,
lequel mérite d'être appelé intérieur, lequel extérieur?
Lequel est de nature à porter le caractère de la loi,
lequel ne l'est pas? A quoi cédé-je, quand je cède à mon
intérêt? à moi; à quoi, quand j'obéis à l'ordre? à quelque •
chose qui n'est pas moi et qui m'est supérieur, et qui
l'est au même titre et de la même manière à tous les
individus de l'espèce. Cela posé, de quel côté, je le de-
mandé, se trouvent et le caractère d'extériorité et tous
ceux qui constituent la loi? En vérité, Bentham joue de
malheur; ses objections révéleraient, s'il en était besoin,
les vices de son système, car elles ne s'appliquent qu'à
lui. Quant au système moral, elles ne le regardent pas,
parce qu'elles ne l'atteignent pas.


J'arrive, messieurs, à la dernière que j'ai signalée.
Bentham prétend qu'en admettant le principe moral on
serait obligé, en législation, de proportionner la peine
à la désapprobation dont les actions sont frappées, ce
qui n'est jamais tombé dans l'esprit d'aucun législateur.
A quoi je réponds que la conséquence ne découle pas
du tout du principe. De ce que je désapprouve à un plus
haut degré telle action que telle mitre, de ce que je la
juge, si je puis parler ainsi, contraire à l'ordre d'une
plus grande quantité, que s'ensuit-il? une seule chose,
messieurs, c'est qu'en supposant la même intention alité
dans les agents, l'auteur de la première est plus cou-
pable, et, par conséquent, plus digne de punition que
celui (le la seconde. Mais, de ce que l'un est digne
d'une plus grande punition, l'autre d'une moindre, i!
n'en résulte nullement que la société doive infliger ces
punitions; car ce n'est pas du tout la mission de la so-
ciété de punir les actes coupables et de récompenser les




386 QUATODZIÈME LEÇON.
actes vertueux : cela regarde Dieu et la conscience; et
en attendant Dieu, la conscience exerce fort bien cette
justice distributive : car c'est en nous et par nous que
nos actions sent véritablement punies et véritablement
récompensées; à _côté des joies et des tourments de la
conscience, les punitions et les récompenses extérieures
sont bien peu de chose. Ce n'est point du tout pour exer-
cer cette justice distributive que, dans certains cas,
bien peu nombreux comparativement, la société punit;
c'est d'après un tout autre principe et dans une tout
autre vue, le principe de sa conservation et la vue de
son utilité. Et voilà pourquoi elle ne punit que quelques
crimes, ceux qui la menacent, et laisse à Dieu tous les
autres; et voilà pourquoi encore elle récompense si
rarement. Le principe de toute législation pénale est
donc l'intérêt de la société, et de là vient qu'on n'y
trouve et qu'on ne doit y trouver, ni la punition de
toutes les violations de l'ordre moral, ni une punition
exactement proportionnée à la valeur morale de celles
de .ces violations qu'elle atteint. Et, toutefois, le principe
moral n'est pas entièrement étranger à la rédaction
des codes pénaux, quoiqu'il n'en soit pas le principe ;
ainsi que je l'ai déjà dit, l'utilité seule ne suffirait à
l'explication d'aucune législation pénale un peu raison-
nable. La société, en effet, avant d'appliquer à un acte
une peine proportionnée à l'intérêt qu'elle a d'en em-
pêcher la récidive, se fait une question qu'on ne saurait
se faire dans le système de Bentham : elle se demande
si elle a le droit moral de punir ; si, en frappant dans
son intérêt, elle ne fera pas une injustice; en d'autres
termes, elle examine si l'individu est réellement cou-
pable, et s'il l'est au point qu'il.he soit pas moralement
inique de lui appliquer telle punition. Ce n'est. que


SYSTÈME
• GOISTE. — BEN l'HAM.




387


lorsque la société est rassurée sur ce problème de justice
et d'équité, qu'elle ose obéir à son intérêt et frapper; elle
ne veut rien faire que la justice distributive n'autorise;
niais ce n'est pas dans la vue de l'exercer, mais clans
celle de pourvoir à sa propre conservation, qu'elle inter-
vient et agit. Ainsi, les deux principes, celui de la morale
et celui de l'utilité, concourent dans la législation pénale,
niais très-inégalement : car le premier ne parait que
pour restreindre ce que l'autre fonde à lui seul. Encore
une fois, voilà cc qu'il faut savoir pour s'expliquer les
lois pénales; autrement on n'y comprend rien. Que
Bentham nous explique par le seul principe de l'utilité
pourquoi, lorsqu'un homme qui a commis l'action la
plus nuisible à la société est jugé l'avoir faite sans con-
naissance de cause, le Code pénal rie le frappe pas; ja-
mais il n'y réussira que par des sophismes; car la raison,
c'est que l'agent est innocent, et le mot même d'innocence
n'a point de sens dans le système de l'utilité. Je pourrais
choisir des exemples bien plus frappants encore. Résu-
mons-nous donc et disons : Sans aucun doute le prin-
cipe moral n'engendre pas la législation pénale, et par
conséquent ne peut pas l'expliquer ; mais, de ce qu'il
n'engendre pas la législation pénale, s'ensuit-il qu'il
n'existe et n'agisse pas en nous? en aucune manière;
i l s'ensuit seulement que la législation pénale émane
d'un autre principe que je ne nie pas, et qui est l'utilité;
et quoiqu'elle n'émane pas du principe moral, toute
législation pénale cependant démontre l'existence en
nous de ce principe, car il n'en est pas une dans la-
quelle il n'intervienne. Aussi, cette fois encore, l'objec-
tion de Bentham est si maladroite, qu'elle établit ce
qu'elle avait pour objet de détruire.


Voilà ce que j'avais à dire, messieurs, sur les faibles




1


388






QUATORZIÈME LEÇON.


arguments opposés par Bentham à l'existence en nous
d'un principe distinct de l'utilité. Vous trouverez peut-
être qu'ils ne méritaient pas une aussi longue réponse;
et, certes, elle aurait été beaucoup plus courte, si j'avais
eu affaire à un système moins célèbre, et, à quelques
égards, moins digne de l'être.


QUINZIÈME LEÇON.


SYSTÈME EGOÏSTE.
RÉST_IMÉ.


MESSIEURS,


Pour vous faire connaître la solution égoïste du pro-
blème moral, j'ai choisi parmi les systèmes de la philo.
sophie moderne qui l'ont adoptée et proclamée, les
deux plus célèbres, celui de Hobbes et celui de Bentham,
et je vous les ai exposés. Comme ces deux systèmes et
les observations qu'ils m'ont suggérées suffisent, et au
delà, pour vous donner une vue nette et de la nature et
du vice de cette solution, je m'en tiendrai à ces deux
exemples et n'en produirai pas d'autres. Et, toutefois,
messieurs, vous n'avez guère vu dans Bentham et dans
Hobbes qu'une forme du système égoïste, et il en a re-
vêtu d'autres sous lesquelles vous auriez peut-être quel-
que peine à le reconnaître; j'éprouve donc un certain
regret d'être obligé, par le plan de ce cours, qui est
encore plus dogmatique qu'historique, de borner là mes
expositions. C'est• pour adoucir ce regret et combler au-
tant que possible cette lacune, que j'ai résolu de con-
sacrer encore à l'égoïsme la leçon d'aujourd'hui. Elle
au ra un double objet, messieurs : le premier, de dé-
terminer d'une manière précise le caractère constitutif
de toute doctrine égoïste; le second, de rechercher et




390 QUINE1ÈME LEÇON.
de fixer toutes les formes distinctes qu'il est donné à
cette doctrine de revêtir. Quoique le sujet soit vaste, je
têcherai, par la précision des développements, de le
renfermer dans les bornes d'une courte leçon.


Tout système égoïste a cela de propre, messieurs, que
sur trois modes de détermination que l'observation
constate en nous, il en méconnaît, il en supprime deux.
Ces deux modes de détermination qu'il retranche dans
l'homme, sont le mode passionné et le mode moral. Si
une doctrine morale reconnaissait que, dans certains
cas, nous recherchons la vérité, nous poursuivons le
pouvoir, nous aidons nos semblables, par simple amour
de la vérité, du pouvoir et de nos semblables, sans
aucun retour sur nous-mêmes, sans aucune vue du
rapport qu'il y a entre ces trois actes et notre propre
bien, par cela seul, cette doctrine ne serait pas égoïste,
car elle nierait que la recherche de notre bien fût le
mobile universel de nos déterminations. Si une autre
doctrine avouait que, dans certaines circonstances, la
vue de ce qui est bon en soi agit sur nous immédiate-
ment, et nous détermine à faire telle ou telle chose,
abstraction faite de ce qui nous est bon, et même aux
dépens de ce qui nous est bon, par cela seul encore celte
autre doctrine ne serait pas égoïste, car elle nierait
également, quoique d'une autre manière, la maxime
fondamentale de l'égoïsme. Le caractère psychologique
de l'égoïsme est donc de nier le mode passionné et !e
mode moral de détermination; il n'existe qu'à la con di


-tion d'avoir fait subir à la nature humaine cette double
mutilation.


Ces deux modes de nos déterminations retranchés,
l'observation de la nature humaine n'en fournit plus
qu'un, celui que j'ai appelé le mode égoïste. Or, comme


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 391
il n'est pas donné à la philosophie d'inventer ce qui
n'est pas, tout philosophe qui a méconnu les deux au-
tres est, par cela même, condamné à ériger celui-là en
mode universel et unique des déterminations humaines,
car il n'en existe pas un quatrième. Mais, eu vue de quoi
nous déterminons-nous, quand notre détermination est
égoïste? En vue de notre bien personnel ; la recherche
de notre bien personnel, reconnue et proclamée comme
mobile unique et seule fin des actions humaines, tel est
donc le caractère dogmatique de tout système égoïstei


Mais ce mot bien personnel représente dans la na-
ture humaine un fait complexe et composé d'éléments
divers. On conçoit donc la possibilité que, parmi les
philosophes qui ont reconnu le bien personnel comme
la seule fin et le seul mobile de nos actions, quelques-
uns aient vu et quelques autres n'aient pas vu tous ces
Cléments, et que les éléments saisis par ces derniers
n'aient pas été toujours les mêmes. On conçoit donc que
le même système n'ait pas eu la même valeur dans l'es-
prit de tous ceux qui l'ont adopté, et que des analyses
Plus ou moins inexactes, et diversement inexactes da fait
fondamental, aient donné à la doctrine égoïste des
formes différentes. Ce sont ces formes, dont le nombre
et la nature doivent être fixés; et c'est là, messieurs, ce
Pejo vais essayer de faire.


L1 méthode pour y parvenir est simple et sûre : la
Phil osophie peut omettre, mais non créer ; elle peut ne
Pas tOutvoir, mais non inventer. Si donc les philosophies
égoïstes ont été diverses, c'est uniquement qu'elles ont
Plus ou moins trouvé dans le fait commun que toutes
érigent en mode unique des détermination humaines.
Pour découvrir toutes les diversités dont le système
égoïste est susceptible, il suffit donc d'examiner de com-


à




392 QUINZIÈME LEÇON.
bien de manières différentes ce fait a pu être mutilé, et
pour cela il faut en démêler tous les éléments. Repre-
nons donc, messieurs, l'analyse de ce fait; comptons-en
les éléments; par ce chemin nous arriverons infailli-
blement au but.


Notre,
nature, messieurs, je vous l'ai dit, est organisée


pour certaines fins; elle exprime qu'elle est faite pour
ces fins par diverses tendances qui instinctivement y
aspirent. D'abord elle ne se comprend pas, et ne voit
que ces fins vers lesquelles elle se sent entraînée; mais
dès que la raison est venue, la vérité se découvre; ]a
raison comprend que ces fins ne sont pas notre bien,
mais les moyens de le produire, et que notre bien est
dans la satisfaction des tendances de notre nature, notre
plus grand bien dans la plus grande satisfaction de ces
tendances. Ainsi, pour prendre un exemple grossier,
l'appétit de la faim nous pousse instinctivement vers
certains aliments, et d'abord nous prenons ces aliments
pour la fin dernière de cet appétit; mais, quand nous
sommes raisonnables, nous comprenons que la fin der-
nière à laquelle cet appétit aspire, c'est d'être rassasié,
et que les aliments ne sont que les moyens de produire
ce résultat. Nous plaçons donc notre bien, sous ce rap-
port, dans la satisfaction de l'appétit, et nous cessons de
le mettre dans les objets propres à le satisfaire. Ce qui
nous apparaît pour la faim nous apparaît pour toutes
les autres tendances de notre nature; et c'est ainsi que
nous nous élevons à cette idée, que notre bien est la sa-
tisfaction de notre nature, notre plus grand bien laplus
brande satisfaction de ses tendances.
Mais, notre nature étant sensible, aucune de ses ten-


dances ne peut être satisfaite, sans qu'il en résulte pour
elle une sensation agréable. Cette sensation agréable


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - RÉSUMÉ. 393


est parfaitement distincte de la satisfaction elle-même.
Ainsi, quand j'ai faim et que je mange, j'éprouve une
sensation agréable; mais pourquoi? parce que mon ap-
pétit est satisfait ; ainsi le plaisir est l'effet de la satisfac-
tion de l'appétit, mais n'est pas cette satisfaction ; si on
supprimait le plaisir, la satisfaction de l'appétit n'en
existerait pas moins, le bien de notre nature n'en serait
pas moins produit. Le plaisir est donc l'effet sensible du
bien, mais n'est pas le bien ; les deux idées sont dis-
tinctes, comme le sont les deux phénomènes.


Malheureusement les deux phénomènes sont insépa-
rables, ce qui fait que les deux idées le deviennent ;
malheureusement encore, des deux faits, l'un est très-
apparent, parce qu'il est sensible, savoir le plaisir;
l'autre l'est moins, parce qu'il est enveloppé dans le fait
sensible, savoir le bien. L'esprit humain confond donc
aisément ces deux faits en un seul, et, dans cette con-
fusion, c'est le moins apparent qui est absorbé dans le
plus visible; de là, la confusion possible des deux idées
du bonheur et du bien, et l'identification de ces deux
idées en une seule, celle du bonheur.


.le viens de vous donner le secret, messieurs, de quel-
ques-unes des mutilations que l'idée du bien personnel
peut subir, et de quelques-unes des diversités que les
systèmes égoïstes peuvent présenter. Notre analyse a
mis en lumière trois faits distincts : 1° la satisfaction de
notre nature, qui est le bien; 2° le plaisir qui accom-
pagne cette satisfaction, qui est le bonheur; 3° les objets
propres à produire cette satisfaction et le plaisir qui en
résulte, qui sont l'utile. Pour être vrai, un système
égoïste doit ne méconnaître aucun de ces trois faits, ne
changer la nature, ne modifier la fonction, n'altérer
l'importance d'aucun. Que de manières possibles de ne




394 QUINZIÈME LEÇON.
point remplir toutes ces conditions; et, par conséquent,
de défigurer la doctrine égoïste! Je n'indiquerai que les
plus importantes et les plus communes.


La plus fréquente de toutes est (le confondre le pre-
mier élément, l'élément fondamental, avec le second qui
est accessoire, et de définir le bien, le plaisir. Cette
forme de la doctrine égoïste peut s'appeler la forme
sensualiste. C'est l'égoïsme moins son élément constitu-
tif; c'est l'effet du bien personnel pris pour ce bien lui-
même ; c'est une énorme mais naturelle mutilation
du fait fondamental. L'écueil pratique de cette doctrine
n'est pas seulement l'amollissementqui résulte de la sub-
stitution, dans le but, de l'élément sensuel à l'élément
positif, c'est encore les méprises dans lesquelles cette
substitution entraîne, et qui égarent sans cesse l'indi-
vidu dans la recherche de son bien. llierr n'est moins
rare que de voir la recherche du plaisir conduire aux
résultats les plus filcheux pour l'égoïsme, et, malgré
l'étroite dépendance du plaisir et du bien, il est aisé
d'en apercevoir la raison.


Le plaisir est un fait si visible, qu'il n'a échapp,é
aucun philosophe égoïste; mais il en est quelques-uns
qui ont eu le bon sens de comprendre qu'il n'est pas
le bien, ou, du moins, qu'il n'en est qu'un élément
accessoire, et qui ont posé pour but à l'égoïsme le vé-
ritable bien, c'est-à-dire la satisfaction des différents
besoins et des différentes facultés de notre nature.
De là, messieurs, une forme plus austère et plus vraie
de cette doctrine, qu'on pourrait appeler sa forme
rationnelle ou positive. Plus d'une fois l'égoïsme,
ainsi compris, s'est élevé jusqu'à formuler le bien de
l'individu en ces termes : ce qui' convient à sa nature;
rédaction qui conduit l'égoïsme sur la frontière -de la


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 395


moralité, et qui est 'plus propre qu'aucune autre à le
rendre très-intelligent, et, par conséquent, très-peu
dangereux dans la pratique. Mais, sous toutes les ré-
dactions, cette forme de l'égoïsme, par cela seul qu'elle
est plus vraie, a produit une théorie plus élevée, et une
pratique plus éclairée et plus pure. Son écueil est d'en-
gendrer chez les individus peu intelligents toutes les
misères de la prudence poussée à l'excès, toutes les peti-
tesses d'un calcul étroit de l'intérêt, peu de libéralité
dans les idées, de la sécheresse et peu d'abandon dans
la conduite.


Je ne connais point, messieurs, de philosophes égoïstes
qui aient commis la méprise de prendre les moyens du
bonheur ou du bien pour le bonheur ou le bien lui-
même, et qui aient érigé cette méprise en système; mais
elle est très-commune chez le commun des hommes, et
mérite d'être comptée au nombre des formes de l'é-
goïsme. C'est l'illusion de cette foule d'hommes qui
prennent leur argent, leurs terres, leurs maisons, leurs
tableaux, pour le but même qu'ils poursuivaient en les
acquérant, et qui, au lieu de se servir de toutes ces
choses, s'occupent seulement de les conserver. Cette
méprise est une véritable folie, et il serait inutile d'en
signaler les conséquences pratiques ; personne ne les
ignore.


Telles sont les trois formes principales que l'égoïsme
peut puiser dans une vue plus ou moins complète, et
dans une intelligence plus ou moins infidèle, des trois
faits que je vous ai signalés. Chacune de ces trois formes
est susceptible elle-même de beaucoup de nuances que
j'omets, selon que le fait dominant est. diversemen t com-
pris, et que les autres interviennent plus ou moins dans
le système.




396 QUINZIÈME LEÇON.
Mais, ce n'est pas là la seule source des diversités de


l'égoïsme; il en est une autre non moins féconde que
je vais vous révéler.


Notre bien, messieurs, se compose de beaucoup de
biens particuliers, et il en est de même de notre plaisir;
en effet, la satisfaction de notre nature se résout dans
la satisfaction de ses différents besoins, de ses diverses
facultés, de ses nombreuses tendances, et à chacune de
ces satisfactions correspond un plaisir particulier. Or,
messieurs, dans la détermination des éléments du
bien ou du bonheur, un philosophe peut se laisser
préoccuper par une certaine classe de ces biens et
de ces plaisirs, et méconnaître, ou, tout au moins,
négliger les autres; il peut même aller plus loin, et
non pas seulement méconnaître ou négliger quel-
ques-uns des éléments du bien et du bonheur, mais
systématiquement les condamner dans l'intérêt de
notre plus grand bien et de notre plus grand bon-
heur, et ne présenter comme devant être recherchés
que les autres. Vous voyez tout de suite, messieurs, à
combien de mutilations différentes du bien ou du bon-
heur, et, par conséquent, à combien de variétés diffé-
rentes et nouvelles de l'égoïsme, cette double possibi-
lité peut conduire ; je me bornerai à vous en signaler
quelques-unes.


Et d'abord, messieurs, les tendances de notre nature
se divisent di deux grandes classes : celles qui ne peu-
vent être satisfaites que par le bien d'autrui et que pour
cela on a pris l'habitude d'appeler sociables ou bienvei l


-lantes, et celles dont la satisfaction n'est pas soumise à
cette condition, et que, pour cela, on appelle ordinaire-
ment personnelles ou égoïstes; l'amitié, l'amour et toutes
les tendances comprises dans la sympathie sont de la


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 397
première espèce; la curiosité, le désir du pouvoir, e lune
foule d'autres, sont de la seconde. Je n'ai pas besoin de
vous faire observer qu'au fond les tendances de la pre-
mière classe ne sont pas plus désintéressées que celles •
de la seconde, ni celles de la seconde plus intéressées
que celles de la première ; ces épithètes n'ont pas de sens,
appliquées à des tendances ; elles ne conviennent qu'a
l'égoïsme et au motif moral; toutes ces tendances as-
pirent également à être satisfaites; seulement le bien
d'autrui est dans un cas et n'est pas dans l'autre le moyen
de cette satisfaction.


Or, messieurs, ces deux classes de tendances ont
donné naissance à une notable variété dans les doctri-
nes égoïstes. Quelques philosophes, en effet, soit pour
avoir cru que la satisfaction des tendances bienveillantes
est un élément beaucoup plus important de notre
bien ou de notre bonheur que celle des autres, soit pour
avoir voulu laver l'égoïsme du reproche de personnalité
et d'insociabilité qu'on lui fait, ont vu surtout notre
bonheur ou notre bien dans la satisfaction de ces ten-
dances, et ont érigé cette préférence en axiome; de là,
toute cette classe de systèmes égoïstes qui, sous une
forme ou sous une autre, font consister le bonheur dans
le développement et la satisfaction des penchants bien-
veillants de notre nature. La tendance pratique de ces
systèmes se rapproche beaucoup de celle des systèmes
moraux, ce qui a fait qu'on les a souvent rangés dans
cette dernière classe ; mais c'est une illusion quela moin-
dre réflexion suffit pour dissiper. En effet, le but pro-
posé à l'homme par ces systèmes est toujours son pro-
pre plaisir ou son propre bien ; le plaisir ou le bien des
aunes n'est qu'un moyen pour cette fin ; de plus, le sys-
tème moral est loin de proposer pour loi à l'homme le




398 QUINZIÈME LEÇON.
bien des autres ; il ne pose comme but ni le bien des
autres ni le bien personnel, mais ce qui est bien en soi,
c'est-à-dire conforme à l'ordre et à la nature des cho.
ses, but supérieur, qui n'impose ni n'exclut comme tels,
ni le bien personnel, ni le bien d'autrui, mais qui les
embrasse l'un et l'autre dans la mesure de leur con-
formité à l'ordre, et non au delà. Aussi reste-t-il, entre
la pratique à laquelle conduit le système moral et celle
qu'engendre cette classe de systèmes égoïstes, des dif-
férences notables, et que la philanthropie de nos jours
fait en partie ressortir : je veux parler surtout d'une cer-
taine sécheresse dans la bienfaisance , et d'une cer-
taine imprudence dans les bienfaits, qui accusent en
même temps l'égoïsme du motif et l'aveuglement de la
règle. La bienfaisance passionnée échappe du moins au
premier de ces défauts ; mais celle-là seule échappe à
tous les deux, qui puise son inspiration et sa règle dans
l'amour de l'ordre.


A cette classe de systèmes égoïstes s'en rattache un
qui mérite une mention particulière : c'est celui de ces
philosophes qui, ayant observé que, de toutes les émo-
tions agréables, celle qui suit l'accomplissement dû de-
voir est à la fois la plus douce et celle qu'il est le plus en
notre pouvoir de nous donner et le moins au pouvoir
des autres de nous enlever, ont pensé


. que le meilleur •
moyen d'être heureux était de rechercher, avant tout,
cette émotion, et, pour l'obtenir, de sacrifier, s'il le
fallait, toutes les autres. Il est arrivé plus d'une fois,
dans des siècles d'égoïsme, qu'un tel système ait valu à
ses auteurs la réputation de restaurateurs et de ven-
geurs de la moralité; et cependant, messieurs, vous voyez
que, dans ce système, le plaisir reste la fin , et que la
vertu n'y est qu'un moyen ; en sorte qu'il est aussi par-


SYSTÈME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 399 1!
faitement égoïste que celui de Hobbes ou d'Épicure. liais
il est infiniment plus absurde : car la vertu, transfor-
mée en moyen de plaisir, cesse d'être la vertu et n'en
donne plus le plaisir si bien que le système abolit le
résultat qu'il conseille à l'homme de poursuivre. J'en dis
autant de la doctrine qui conseille à l'homme d'être ver-
tueux pour gagner les récompenses d'une autre vie :
cette autre forme de l'égoïsme implique le même cercle
vicieux, et ne diffère de la précédente que pour être plus
grossièrement intéressée; les partisans de celle-là sont
les Épicuriens de la vertu , ceux de celle-ci en sont les
Benthamistes.


A ces deux doctrines qui font de la vertu un moyen
de plaisir, il faut en ajouter une troisième : c'est celle
qui voit surtout dans la vertu ce qu'elle a de délicat, de
noble et de beau; dans l'égoïsme, ce qu'il a de vulgaire,
de grossier et de laid, et qui préfère l'une à l'autre par
un motif esthétique. Cette doctrine peut appartenir éga-
lement ou à la classe de celles qui nous occupent, ou à
celles des doctrines qui, en cherchant le principe de la
morale dans une conception désintéressée de la rai-
son, se méprennent, et ne rencontrent pas le vérita-
ble. Elle appartient à cette dernière classe de doctrines
quand elle envisage surtout la beauté de la vertu, et à
la classe des doctrines égoïstes quand elle a principale-
ment en vue le plaisir esthétique que la vertu donne, et
qu'elle conseille la vertu comme moyen de l'obtenir.
Ce dernier système, qui implique le même cercle vi-
cieux que les précédents, peut être considéré comme le
plus haut raffinement de l'égoïsme ; il est, à leur insu
peut-être, celui d'une foule de personnes bien élevées
et bien nées, qui se conduisent avec toutes les délica-
tesses du désintéressement, non par élévation d'âme,




400 QUINZIÈME LEÇON.
mais par susceptibilité de goût, et qui répugnent à l'é-
goïsme comme aux mauvaises odeurs, uniquement parce
qu'il affecte désagréablement leurs sens : égoïstes dans
cette répugnance même que l'égoïsme leur inspire, et
que le vice peut séduire en se couvrant de fleurs et de
parfums.


Tels sont, messieurs, quelques-uns des systèmes
égoïstes engendrés par la préférence accordée , dans le
calcul du bonheur, aux plaisirs qui impliquent le bien
d'autrui sur ceux qui ne l'impliquent pas et que, pour
cela, on a appelés plus particulièrement personnels. En
face de ces systèmes s'élèvent ceux dans lesquels semble
dominer la préférence pontraire. Je dis semble, car cette
préférence n'a pu être que bien rarement formulée. Le
principal obstacle au système égoïste se rencontrant
dans les croyances morales de l'humanité qui le repous-
sent, les tentatives pour le réconcilier avec ces croyances
ont dû être nombreuses ; et de là cette foule de doctrines
qui ont essayé d'opérer cette réconciliation en présen-
tant la recherche du plaisir sous ses aspects les plus
beaux et les plus sociables. Mais, aucune raison sembla-
ble n'existant pour mutiler le bien ou le plaisir dans le
sens opposé, tout se réunissant, au contraire, pour diri-
ger l'attention des philosophes égoïstes sur les éléments
sociables du bonheur ou du bien, cette dernière mutila-
tion a dû être rare, et plus rarement encore avouée.
Aussi, messieurs, les systèmes que je vous signale en
ce moment n'ont pas pour caractère une supériorité sys-
tématiquement reconnue aux éléments purement per-
sonnels de l'égoïsme, mais une préférence implicite-
nient accordée à ces éléments; et ceci suffit pour les
distinguer profondément des systèmes égoïstes qui
professent cette préférence ouvertement et sysfémati-


SYSTEME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 1101
quement. Le système de Hobbes est un exemple de
cette forme la plus grossière de l'égoïsme, où il se
montre à nu, hardiment, et par ses côtés les plus évi-
demment et les plus franchement personnels; celui de
Lamettrie en est un autre plus frappant encore; et l'on
peut dire que, dans celui-ci, la mutilation est avouée,
tant les éléments les plus égoïstes de l'égoïsme y sont
continuellement et exclusivement considérés comme
composant à eux seuls le bonheur. L'égoïsme, sous cette
forme, messieurs, West pas dangereux, parce qu'il est
sans masque et se montre par ses laideurs; c'est même
pour avoir bien voulu prendre cette forme, qu'il a perdu
philosophiquement sa cause, comme je vous l'ai dit.
Mais la pratique de cet égoïsme n'en est pas moins com-
mune; aucun autre n'est plus hostile à la société, et c'est
principalement contre celui-là que les sociétés ont été
faites.


Telles sont, messieurs, les principales variétés de la
doctrine égoïste. Vous voyez que, tout étroite que soit
cette doctrine, rien n'est plus rare que de la rencontrer
complète dans la philosophie et dans la société. On a
mutilé de mille façons cette mutilation de la nature hu-
maine, et cela, parce que ce fragment du fait de nos dé-
terminations était encore complexe. Vous avez vu , en
effet, que c'est à des analyses diversement incomplètes
du phénomène de l'égoïsme, qu'étaient dues et que de-
vaient être rapportées toutes les formes diverses de
la doctrine égoïste. Le phénomène de l'égoïsme pré,
sente effectivement une double complexité : le bien, le
Plaisir qui en est la suite, et l'utile qui en est le moyen,
constituent la première; les différentes espèces de biens,
ou les différentes espèces de plaisirs qui en découlent,
constituent la seconde. Cherchez maintenant toutes les


1-26




402 QUINZIRME LEÇON.
vues incomplètes du phénomène auxquelles peuvent
donner lieu ces deux complexités, et vous trouverez en
regard de chacune une forme de la doctrine de l'égoïsme
qui la représente. Tel est le résultat, messieurs, auquel
je tenais à vous conduire, et qui a été le but de cette
leçon.


gais il serait encore imparfait, si j'omettais de vous
rappeler ici deux tentatives qui ont été faites pour tirer
de l'égoïsme la règle de l'intérêt général : tentatives qui
ont produit deux nouvelles variétés de cette doctrine,
qui doivent être ajoutées à celles qui sont immédiate-
ment sorties de l'analyse du fait fondamental, et qui
épuisent toutes les formes sous lesquelles elle a pu se
produire.


Ces deux nouvelles variétés de l'égoïsme ont la préten-
tion commune de substituer légitimement l'intérêt gé-
néral à l'intérêt personnel, comme règle de la conduite
égoïste; elles différent en ce que l'une cherche à prouver
la légitimité de cette substitution par les phénomènes de
la sympathie, et l'autre par la nécessité de respecter et
de servir l'intérêt des autres, pour qu'à leur tour ils
respectent et servent le vôtre.


J'ai expliqué suffisamment, en réfutant Bentham, et
la nature et la vanité de ces deux tentatives, pour être
autorisé à ne pas y revenir dans cette leçon ; je rile•
bornerai donc à dire que le système égoïste s'est très-
souvent produit sous le manteau de l'utilité générale,
et que c'est ainsi, peut-être, qu'il a fait le plus de con-
quêtes. Aussi bien, serait-ce peut-être de toutes ses
formes celle qui conduirait à la pratique la moins
éloignée de la pratique morale, s'il était possible que
l'égoïste demeurât fidèle à la règle qu'elle pose. gais
c'est ce qui n'est pas; car le bien général ne devant être


SYSTàME ÉGOÏSTE. — RÉSUMÉ. 403
fait, selon l'égoïsme, que parce qu'il est le moyen du
bien individuel, tout individu a dans chaque cas le droit
de contrôler la règle par la considération de son propre
bien, ce qui l'autorise à chaque instant à la violer. On
ne voit donc pas que, clans la pratique, l'égoïsme, sous
cette forme, offre plus de garanties que sous sa forme
propre. Elle a toutefois ce bon effet, qu'en signalant les
différents rapports qui lient notre intérêt à celui de nos
semblables, elle nous induit à tenir plus de compte de
ce dernier et à le respecter davantage.


Yen ai fini, messieurs, avec le système égoïste et ses
différentes formes ; il ne me reste plus qu'à vous faire
remarquer une chose, c'est qu'aucune de ces formes
n'altère son caractère; et ne le dépouille de son vice
fondamental. Que l'individu poursuive la satisfaction
des tendances de sa nature, ou le plaisir qui J'accom-
pagne, ou les différents objets qui la produisent ; qu'il
préfère la satisfaction de telles tendances à celle de telles
autres et telle classe de plaisirs à telle autre classe dans
le plus grand intérêt de son bien ou de son bonheur;
qu'il prenne enfin, pour atteindre ce but, le détour de
l'intérêt général, ou qu'il y marche directement, peu
importe : ce qui le décide à agir, c'est toujours la vue
raisonnée de ce qu'il regarde comme son bien à lui.
Ainsi, le motif reste toujours personnel et réfléchi,
c'est-à-dire intéressé ; il demeure donc toujours profon-
d ément distinct et du motif passionné, qui est per-
sonnel sans être réfléchi, c'est-à-dire qui n'est ni inté-
ressé, ni désintéressé , et du motif moral, qui est
réfléchi, mais impersonnel, c'est-à-dire désintéressé.
l'égoïsme, ntènesi Il , sous


caractères,
toutes formes, garde donc toujours


et ces caractères marquent du
même sceau les divers systèmes de conduite qui peuvent




I


11011 QUINZIÈME LEÇON.
en dériver. Seulement ces systèmes de conduite s'écar-
tent ou se rapprochent plus ou moins de celui qui dé-
coule du motif moral, et en cela les uns sont matériel-
lement préférables aux autres. Mais, y en eût-il un qui
lui fût parfaitement identique, cette identité ne serait
que dans les actes extérieurs ; et en faisant, au nom du
motif personnel, précisément tout ce que prescrirait le
motif impersonnel, l'individu demeurerait tout aussi
étranger à la vertu qu'en tenant, au nom du même
motif, une conduite toute contraire.


Lin dernier caractère inhérent au système égoïste,
et qu'il garde sous toutes ses formes possibles, c'est de
ne pouvoir engendrer une obligation ; et cela tient à la
nature du motif dont il appuie toutes ses prescriptions.
Ce motif étant toujours le bien , le plaisir ou l'utilité de
l'individu à qui elles s'adressent, il faudrait, pour
qu'elles fussent capables du caractère obligatoire, que
ce motif lui-même le possédât ; or, c'est un fait qu'il ne
le possède pas. En vain vous me dites que telle action
mc sera bonne, agréable, avantageuse, je ne sens pas
que pour cela je sois tenu de la faire. De ce qui m'est
bon à cc qui doit être fait je ne vois pas la conséquence,
tandis qu'elle est -immédiate , aux yeux de ma raison,
de ce qui est bon à ce qui doit être fait. Il faut donc
prouver d'abord que ce qui m'est bon l'est en soi, pour
que je nie sente obligé de faire ce qui m'est bon ; c'est-
à-dire que le motif de l'égoïsme peut être légitimé par
le motif moral, mais n'est point légitime par lui-même.


11 y a plus, et l'on peut dire qu'il n'est pas même une
raison d'agir. Une raison est une vérité évidente qui,
appliquée à une question particulière, l'éclaire et la dé-
ride. Agirai-je ou n'agirai-je pas ? voilà la question pra-
tique qu'il s'agit de résoudre. L'égoïsme répond: « Ag is-


SYSTÈME ÉGOÏSTE. - RÉSUMÉ. 405
sez, car votre nature le désire. » Pour que la réponse fût
une raison, il faudrait qu'elle exprimât une vérité évi-
dente; or elle exprime si peu une vérité évidente, que
mon intelligence demande aussitôt la démonstration de
cette prétendue vérité. Quand je me contente de la ré-
ponse de l'égoïsme, ce n'est donc point à une raison
que j'obéis, mais au désir de ma nature. Dans la vérité
des choses, l'égoïste n'agit point par raison, mais par
passion ; il raisonne les moyens de satisfaire sa passion,
et, sous ce rapport, il est vrai de dire que sa conduite
est raisonnée ; mais c'est à l'impulsion de la passion et
non point à une conviction de sa raison qu'il cède, et,
quoique raisonnée, sa conduite n'est point raisonnable.
On n'agit donc raisonnablement que quand on agit mo-
ralement; car alors seulement on obéit à une raison,
c'est-à-dire à une vérité évidente qui est celle-ci : ce qui
est bon doit être fait.


En dernière analyse, dire à un homme de faire une
chose parce qu'elle lui est bonne, c'est lui dire qu'une
chose est bonne parce qu'elle lui est bonne; or, une telle
proposition n'est nullement évidente par elle-même.
Non-seulement donc ce précepte n'est point obligatoire,
mais il implique une proposition qui n'est point claire,
et qui ne peut le devenir que quand on aura prouvé l'i-
dentité du bien individuel et du bien absolu. Loin donc
de donner une obligation d'agir; l'égoïsme ne donne pas
même une raison d'agir. Aussi est-ce par le besoin de
s'expliquer l'égoïsme et de le justifier qu'on y échappe;
car, en chercher la raison, c'est déjà n'y plus croire ; et
l'avoir trouvée, c'est avoir conçu le principe moral,




1


1


SEIZIÈME LEÇON.


SYSTEME SENTIMENTAL. - SMITH.


MESSIEURS,


.T'ai cherché, dans les leçons précédentes, à vous don-
ner une idée des systèmes qui ont placé le principe de la
morale dans l'amour de soi. Ces systèmes composent la
première classe de ceux qui, en cherchant en nous le
principe de la morale, ne le rencontrent pas ou le défi-
gurent. Je vais maintenant passer à une autre classe de
ces systèmes.


L'erreur de ces nouveaux systèmes, messieurs, est
beaucoup moins grande que celle des précédents. En
plaçant le principe de la morale dans la recherche du
bien personnel, ces derniers, en effet, ne font rien moins
que nier dans la nature humaine l'existence d'un motif
désintéressé; c'est l'erreur la plus grossière qu'on puisse
commettre. Les systèmes dont je vais m'occuper ne la
commettent point : ils croient à l'existence en nous d'un
mobile distinct de l'amour (le sot; pour eux, le désinté-
ressement est un fait, le principe de ce fait est à leurs
yeux celui-là même de la morale; mais, on cherchant ce
principe, ils ne . rencontrent pas le véritable, ou en dé-
mêlent mal la nature ; c'est là leur erreur. Nous allons
donc, messieurs, nous occuper des systèmes qui croient


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SAMU 407
que l'homme agit, dans beaucoup de cas, d'une manière
désintéressée, mais qui, s'efforçant de remonter à la
source de ce désintéressement, s'égarent en chemin, ou
ne la découvrent qu'imparfaitement, et, par conséquent,
défiguren t de cette façon le véritable principe de la morale.


Les systèmes désintéressés se sont produits, dans les
temps modernes, de la môme manière qu'à toutes les
grandes époques philosophiques que l'histoire nous a
fait connaître. Quand la philosophie commence à se dé-
velopper dans un pays, elle ne s'inquiète en aucune ma-
nière du principe dela morale; l'esprit humain rencontre
en s'éveillant des questions plus pressantes à résoudre,
et ces questions l'occupent longtemps; mais le jour où
la philosophie aborde enfin le problème moral, et s'in-
quiète de savoir quelle peut être la fin de l'homme,
et, par conséquent, quel doit être le but de ses actions,
elle ne manque jamais de résoudre d'abord la question
par la doctrine du bonheur, et la raison en est simple :
c'est que, pour résoudre la question, le bon sens indi-
que qu'il faut chercher quel est le mobile des détermina-
tions humaines, et que, parmi les mobiles des détermina-
tions humaines, le plus visible, le plus extérieur, celui
qui, du premier coup, frappe inévitablement les regards
de l'observateur, c'est l'amour du plaisir et la haine de la
douleur. Toutes les fois donc que, dans un mouvement
Philosophique, l'espri t humai n commence à chercher quel
est le principe de la conduite ou le motif des actions hu-
maines, la première doctrine qui apparaft est celle de
l'égoïsme. Cette doctrine, messieurs, on la professe d'a-
bord, pour l'ordinaire, sans en apercevoir les consé-
quences; mais, soit que l'inventeur les ait., vues, ou
qu'elles lui aient échappé, elles ne tardent pas à. a p pa-
raître; car, lorsqu'un principe est une fois posé en ce




4 08 SEIZIÈME LEÇON.
bas monde, en philosophie ou en toute autre chose, il ne
saurait retenir une seule de ses conséquences ; toutes,
depuis la première jusqu'à la dernière, en sortent né-
cessairement. Or, les conséquences de l'égoïsme sont
odieuses à la nature humaine, et cela, non-seulement
parce qu'elles la mutilent, mais parce que, dans cette
mutilation, c'est la partie la plus noble d'elle-môme qui
se trouve emportée ; la sympathie universelle s'attache,
en effet, aux déterminations désintéressées, tandis qu'il
y a plutôt de l'antipathie que de la sympathie pour
les déterminations intéressées. Les vraies conséquences
de l'égoïsme ne peuvent donc se dévoiler sans exciter
contre elles une révolte générale, qui rem on te jusqu'à la
doctrine même d'où elles découlent. Car remarquez que
cette doctrine, renfermée dans sa maxime fondamentale,
que la recherche du bonheur est la fin de l'homme, n'a
rien en soi qui choque l'intelligence humaine; on peut
même dire qu'entendue d'une manière très-large, elle
est vraie ; de manière que, tant que cette doctrine n'est
envisagée . que dans son principe ou dans ses consé-
quences les plus superficielles, elle n'effraye pas du
tout, et l'on voit les plus grands esprits s'y rattacher
sans scrupule. C'est ainsi qu'au xvn e


siècle on a vu,
d'un côté Leibnitz, de l'autre Bossuet, admettre la
doctrine du bonheur, quoique rien ne paraisse plus an-
tipathique à l'âme chrétienne de Bossuet, et à l'esprit
vaste et sévère de Leibnitz. Mais quand une analyse plus
sévère a peu à peu mis au jour les rigoureuses consé-
quences du principe, et révélé par Usa véritable portée,
alors les consciences s'alarment, le bon sens réclame, et
il s'ensuit une réaction philosophique dont le premier
objet est de démontrer qu'il y 'a du désintéressement
dans l'âme humaine, et,.par conséquent, quelque autre


S'i'STÈME SENTIMENTAL, - SMITII. 409
mobile pour elle que son bonheur. De là, une analyse
plus philosophique et plus sérieuse des différents motifs
qui agissent sur la volonté humaine, analyse qui a pour
fin dernière de découvrir en nous les sources du désin-
téressement, et par là de toute vertu et de tout dévoue-
ment. Mais il faut, messieurs, une étude bien plus atten-
tive des faits psychologiques, pour découvrir les ressorts
désintéressés de la nature humaine, que pour en aperce-
voir les ressorts intéressés. Ceux-ci jouent à la surface,
si je puis parler ainsi ; les autres sont au fond, et il est
vrai de dire, sous ce rapport, que la philosophie du
bonheur est une philosophie d'enfants ; il n'est besoin
d'aucune réflexion, d'aucune élude de l'homme, pour
trouver cette solution du problème moral le premier
venu en est capable, et elle court les rues. Mais le prin-
cipe du désintéressement dans l'homme est plus difficile
à saisir, parce qu'il est bien plus intime; de sorte que la
réaction, dont je pariais tout à l'heure, passe par bien
des erreurs et s'arrête à bien des b:peu près, avant de dé-
terminer avec précision le vrai principe de la morale ; et
de là, dans des temps modernes, cette foule de systèmes
qui, en proclamant le fait du désintéressement, et avec
la prétention d'en indiquer la véritable source, en don-
nent cependant chacun une explication différente. Cette
diversité d'explications caractérise déjà dans l'antiquité
l'école désintéressée; mais elle y est moins grande,
parce que, dans l'antiquité, toutes les opinions hu-
maines se formulent en systèmes plus simples et plus
tranchés que dans les temps modernes, on l'analyse,
descendue aux nuances, multiplie les systèmes pour les
représenter, ce qui fait que ces systèmes se touchent et
n'ont point une physionomie aussi caractérisée.


Or, messieurs, parmi ces systèmes qui ont la préten-




410 SEIZ IÈME LEÇON:
lion de fonder la morale sur un principe désintéressé, il
en est de deux espèces. Le caractère des premiers est
de placer l'origine des déterminations désintéressées
dans une conception du bien et du mal moral par l'in-
telligence; en d'autres termes, la première classe de ces
systèmes explique l'existence en nous des notions de
bien et de mal moral par une opération de la raison,
qui, lorsque les actions apparaissent, juge que les unes
sont bonnes et que les autres sont mauvaises en soi et
absolument; cette distinction fondamentale est donc,
suivant ces doctrines, un fait. rationnel, un fait qui ne
s'accomplit pas dans la région de la sensibilité, mais
dans celle de l'intelligence.


La seconde classe des systèmes désintéressés explique,'
au contraire, la distinction du bien et du mal dans l'âme
humaine, et les déterminations désintéressées qui s'en;
suivent, par certains faits qui se passent dans la sensi-
bilité et non dans la raison : en sorte que, suivant ces
systèmes, le désintéressement en nous ne résulterait
pas d'un jugement, mais d'un instinct.


Le sentimentalisme et le rationalisme sont donc les
deux caractères par lesquels se distinguent et peuvent
se classer tous les systèmes qui ont la prétention d'être
désintéressés, et qui, sous une forme ou sous une autre,
se mettent en opposition avec le système égoïste.


Mon but, messieurs, est de vous donner, par l'expo-
sition de quelques-uns des systèmes appartenant .à ces
deux catégories, une idée de tous ceux que l'une et
l'autre renferment. Je me garderai bien d'épuiser toutes
ces doctrines : la lâche serait infinie ; il suffira de vous
montrer, par quelques exemples, comment les uns,
cherchant le désintéressement datis la sensibilité, et les
autres dans une vue de la raison, ont pu, dans -cette


SYSTÈME SENTIMENTAL — SMITII. 4 11
double voie, en défigurer le véritable principe. Ces sys-
tèmes sont infiniment respectables ; les intentions de
leurs auteurs étaient parfaitement. nobles et généreuses;
et, s'ils se sont égarés dans la recherche du véritable prin-
cipe de la détermination désintéressée, du moins ils y
croyaient, et quelques-uns l'ont entrevu, et, pour ainsi
dire, touché.


Je commencerai cette exposition par les systèmes sen-
thnentalistes ; et, parmi ces systèmes, je vous ferai con-
naître d'abord celui de tous qui est peut-être le plus
ingénieux et le plus original, je veux parler de celui
d'Adam Smith, tel qu'on le trouve exposé dans l'ou-
vrage intitulé : Théorie des sentiments moraux. Je vais
m'efforcer, dans cette leçon, de vous donner une idée
des bases de cette remarquable doctrine.


Smith, messieurs, est peut-être l'esprit le plus créa-
teur que l'Écosse ait produit depuis cent cinquante ans.
Vous connaissez ses grands travaux en économie poli-
tique ; il est le père de cette science; il l'a fondée sur
une foute de faits qui ne pouvaient être visibles que pour
une intelligence aussi pénétrante que la sienne ; il ne
s'est occupé qu'accessoirement de philosophie, et les
principaux résultats de ses recherches en cette matière
sont consignés dans son ouvrage sur les sentiments
moraux; mais là paraissent aussi toute l'originalité et
toute la fécondité d'esprit qui le caractérisent. Quoiqu'il
se soit complétement trompé sur le principe de la mo-
rale, on peut dire néanmoins que les faits de la nature
humaine, qu'il a mis en lumière et analysés dans cet
ouvrage, en font un des monuments les plus précieux
et les plus utiles à consulter pour la construçtion de la
science de l'homme. Je me bornerai à vous indiquer
ceux de ces faits qui servent de fondement à son sys-




412
SEIZIÈME LEÇON.


terne; ils sont parfaitement vrais ; mais il en a tiré des
conséquences beaucoup trop étendues.


Quand nous sommes en présence d'un homme qui
éprouve visiblement un certain sentiment ou une cer-
taine passion, notre nature, sans l'intervention ni de
notre raison, ni de notre volonté, tend à reproduire en
elle ce sentiment ou cette passion ; en d'autres termes,
notre nature tend à se placer dans la même disposition
sensible dans laquelle cet homme se montre à nous.
Ce phénomène, obscur dans certains cas, est parfaite-
ment clair dans d'autres : en présence d'une mère dont
la figure exprime une profonde bienveillance pour l'en-
fant qu'elle tient sur ses genoux, il n'y a pas un spec-
tateur qui ne sente naître en lui un commencement de
disposition semblable ; dans une multitude de circon-
stances qu'il est tout à fait inutile de citer, cette obser-
vation peut être faite, et il n'y a pas un de vous qui ne
puisse le témoigner. Il y a plus : cette inclination de
notre âme à se placer dans la disposition sensible où
nous voyons un autre individu humain, nous l'éprou-
vons alors même qu'il s'agit d'êtres d'une autre espèce,
pourvu qu'ils aient avec nous quelques rapports , et
soient à quelque degré animés. Ainsi, nous ne sau-
rions voir un animal exprimer une certaine situation
intérieure, un chien, par exemple, souffrir fine vive
douleur, sans que notre âme se mette, jusqu'à un
certain point, dans la même disposition; la gaieté et la
vivacité d'un oiseau qui saute (le branche en branche
en chantant semblent imprimer ii


-notre nature une dis-
position à se réjouir et à se mouvoir. Et cet instinct se
montre alors même que l'objet mins répugne : à la vue
d'un serpent qui court en décrivant une ligne onduleuse
sur le sable, un commencement de disposition à imiter


SYSTÈME SENTIMENTAL. — 1113


ce mouvement se fait sentir en nous. En général, toutes
les fois qu'un phénomène sensible dont nous sommes
capables se produit dans une nature quelconque, et
principalement dans une nature semblable à la nôtre,
il y a dans la nôtre une inclination à imiter et à repro-
duire ce phénomène. Cette propriété de la nature hu-
maine est la sympathie, ou, du moins, la racine et le
germe de ce qu'on appelle ainsi.


Et non-seulement nous avons cette disposition, mais
nous trouvons du plaisir à nous sentir ainsi en har-
monie avec les natures qui nous environnent. Il semble
que cet accord de deux êtres dans les mêmes senti-
ments, dans les mêmes dispositions, soit pour chacun
d'eux, dès qu'il en a conscience, une source de bonheur.


Que les sentiments agréables ou désagréables que
nous éprouvons acquièrent une plus grande vivacité
lorsqu'ils sont partagés par nos semblables, c'est un
fait qu'une foule de circonstances démontre avec la
plus grande évidence. Assistez dans une salle de spec-
tacle à peu près déserte à la représentation d'une pièce:
vous éprouverez infiniment moins de plaisir que lorsque
la salle sera pleine, et qu'à côté de vous et de tous
côtés vous sentirez des natures semblables à la vôtre
partager vos dispositions; aucun autre fait n'est plus
connu. Ainsi, la conscience que notre âme est à l'unis-
son avec d'autres âmes , que les sentiments qu'elle
éprouve sont les mêmes que ceux qu'elles éprouvent, et
qu'elle les éprouve de la même manière et avec la même
vivacité, cette conscience est pour nous une source de
plaisir ; nous jouissons profondéme nt de cette harmonie.


A ces deux faits il faut en ajouter un troisième : nous
avons tant de goût et un goût si instinctif pour cet ac-
cord entre nos dispositions et celles de nos semblables,




4 1 1.1 SEIZIÈME LEÇON.
que, lorsque nous éprouvons un sentiment personnel,
si nous exprimons ce sentiment, et qu'il y ait là un
homme qui ne l'éprouve pas, parce que c'est notre
passion à nous et non pas la sienne, involontairement
et sans que nous nous en apercevions, nous abaissons,
nous amoindrissons la manifestation de ce sentiment,
afin d'être moins éloignés de la disposition froide dans
laquelle il se trouve; il arrive, d'un autre côté, que cet
homme, qui n'éprouve nullement cette passion, se met,
en voyant que nous l'éprouvons, à l'éprouver aussi par
sympathie, et non-seulement la ressent, mais l'exalte
par une sorte de complaisance instinctive, de manière
à ce qu'en exagérant en lui cette passion qu'il n'éprouve
que par sympathie, elle s'élève au niveau de la nôtre
qui est originale. Ce fait est si bien de tous les moments,
qu'il n'y a personne qui ne puisse l'observer. Soyez
animé d'une passion vive, je vous le demande, mani-
festerez-vous cette passion dans toute la vivacité avec
laquelle vous la ressentez, en présence (le spectateurs
indifférents? Nullement, vous abaisserez l'expression de
cette passion en considération des personnes qui vous
entourent; et ces personnes, à leur tour, sentant que
vous éprouvez cette passion, sentant qu'elle est forte en
vous, mais que vous la dissimulez en partie pour la mettre
au niveau de la leur, non-seulement la partageront
sympathiquement, mais s'efforceront d'élever cette pas-
sion sympathique à la hauteur de la vôtre, pour mettre
leur sensibilité et la vôtre en harmonie. Ce sont là des
faits auxquels ne participent en rien ni la raison, ni la
volonté : ils sont purement instinctifs.


Ce sont, messieurs, les lois de ce fait de sympathie
dans tous les différents cas, que l'esprit ingénieux de
Smith s'est efforcé de déterminer et d'établir. Je vous


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMIT fi. 415


. donnerai une idée de quelques-unes de ces lois avant
de vous faire connaître les conséquences morales que
Smith en a tirées; mais auparavant, il est un point sur
lequel je dois vous soumettre une observation, parce
que, sur ce point, je ne suis pas tout à fait d'accord avec
Smith. Smith pense que la disposition sympathique
n'est pas générale, et qu'il y a tel sentiment qui, loin
d'exciter en nous le mouvement d'imitation, y produit,
au contraire, un mouvement d'antipathie. Ainsi, quand
nous voyons un homme animé d'un sentiment méchant,
Smith pense que notre nature, loin d'être inclinée à
reproduire en elle cette disposition malveillante, éprouve
au contraire une répugnance à l'imiter : en cela con-
siste, selon lui, le fait de l'antipathie. Je suis bien loin
de nier ce fait, mais je l'explique un peu différemment :
je crois que le premier mouvement de toute nature
humaine, à la vile des signes qui annoncent qu'une
autre nature humaine est dans une certaine disposition,
est l'imitation ou la sympathie; mais je pense que, dans
beaucoup de cas, ce mouvement est étouffé par la ré-
flexion ou par une sympathie plus puissante pour d'autres
sentiments éprouvés par d'autres créatures humaines.
C'est là, du reste, un point qui n'a qu'une importance
scientifique; il reste vrai qu'il y a des cas où la sympathie
est simple, d'autres où elle se partage et devient double,
triple et quadruple, suivant que plusieurs êtres se trou-
vent intéressés dans la passion qui l'excite. Ce sont les
lois de la sympathie dans ses différents cas, dont je vais,
avec Smith, vous donner une idée.


Supposez un homme en colère, et admettez que les
motifs de sa colère ne soient pas souverainement in-
j ustes, car, s'ils étaient souverainement injustes, ce qu'il
éprouve mériterait un autre nom : à la vue de ce sen-




:i 41tï SEIZIÈME LEÇON.
Liment, deux faits de sympathie se produisent en moi,
D'une part, je sympathise avec la colère qui est dans
Pinne de cet homme; en outre, je sympathise avec la
personne qui est l'objet de cette colère, parce que cette
colère lui fait courir un danger; soit que cette per-.
sonne connaisse ce danger ou qu'elle l'ignore, mon
imaginatien me la représente comme exposée, et j'é-
prouve ce qu'une créature humaine doit ressentir quand
elle est l'objet de la colère d'une autre. Ma sympathie
me jette donc, à la fois, dans une disposition qui tend
à me mettre tout à fait dans les sentiments de l'homme
en colère, et dans une disposition qui tend à me mettre
tout à fait dans les sentiments de l'homme qui en est
l'objet. Ma sympathie se partage donc : une partie s'associe
au mouvement de l'homme en colère, et une autre se
tourne contre le sentiment qui l'anime. Il suit de là que,
si je me mets en colère, et que j'éprouve en même
temps le besoin que ressentent à des degrés différents
toutes les créatures humaines de se mettre en accord
de dispositions avec leurs semblables, je dois modérer
l'expression de cette passion ; car, en la laissant paraître
moins forte à mes semblables, ils s'inquiéteront moins
de l'individu qui en est l'objet, et sympathiseront plus
exclusivement avec mon sentiment. Cette modération
dans l'expression de la colère se produit instinctive-
ment chez tous les hommes en présence de leurs sem-
blables, et surtout des personnes avec lesquelles ils ne
sont pas très-familiers. Un homme seul dans sa chambre
laisse paraître toute la vivacité de la colère; en présence
de sa femme et de ses enfants, Il n'en modère pas beau-
coup l'expression ; mais en présence d'un étranger,
surtout si cet étranger a quelque poids à ses yeux et
qu'il désire se maintenir avec lui en harmonie de sen-


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH. 1117
timents, aussitôt et instinctivement cette expression est
adoucie. Ce fait confirme ce besoin d'accord que je vous
signalais tout à l'heure, et que ressent toute créature
humaine. Il exige que l'expression de certaines passions
soit modérée, et elle l'est instinctivement; il exige que
la manifestation de certaines autres soit supprimée, et
il en est ainsi. Supposez que j'éprouve un mouvement
de méchanceté pure, ce qu'on peut admettre par hypo-
thèse, en d'autres termes, que je sois siens motif et in-
justement animé d'une passion malveillante pour quel-
qu'un. D'après Smith, le sentiment de la malveillance
pure n'excite aucune sympathie : selon moi il en excite;
ruais ce sentiment est tellement dominé par celui qu'ex-
cite l'objet de cette malveillance, qu'il en est étouffé.
Dans les deux opinions, le résultat est le même. A la
vue d'un homme animé d'un tel mouvement, ma sym-
pathie tend à se porter tout entière vers l'objet de cette
disposition. L'homme qui éprouve ce mouvement est
donc naturellement enclin, non-seulement à l'exprimer
faiblement, mais à ne pas l'exprimer du tout; aussi n'y.
a-t-il que les méchants qui soient hypocrites : en eux
c'est une chose instinctive, et qui n'est point l'effet d'un
raisonnement; le raisonnement peut bien venir à l'appui
de cet instinct; le désir d'être estimé peut bien engager
à dissimuler ce sentiment; mais il est dissimulé bien
longtemps avant ce raisonnement; et cet instinct, selon
Smith, n'est qu'une forme du besoin d'être en harmonie
(le dispositions avec ses semblables.


Je viens de vous montrer des exemples où la sym-
pathie est double et en sens opposé ; il y a des cas où
elle est simple, et où, par conséquent, elle est toute
dans le même sens. Telle est celle qu'excitent ces mou-
vements de la sensibilité qui n'ont aucune relation avec


1-27




41 8 SEIZIÈME T.F.ÇON.
le bonheur d'autrui, et, par exemple, l'amour de la vé-
rité; à quelque degré que j'éprouve cet amour, il ne
saurait affecter directement le bonheur de personne;
cette disposition ne peut donc exciter chez les autres
qu'un mouvement sympathique simple ; il s'ensuit qu'on
peut la laisser paraître telle qu'on la ressent, car on n'a
aucun intérêt, ni instinctif, ni raisonné, à'la dissimuler.
Aussi, que j'aime le beau et le vrai,




on ne voit pas que
je m'en cache, ni que je fasse rien pour abaisser, en
présence des autres, l'expression de ce sentiment ; c'est
que je n'ai à redouter en eux aucune sympathie con-
traire au mouvement que j'éprouve.


Il y a, enfin, des dispositions intérieures qui excitent
des sympathies doubles, triples, mais qui sont toutes
dans le même sens. Ainsi, quand je vois un homme
animé pour un autre d'un sentiment de charité, de pi-
tié, de bienfaisance, d'amour, d'amitié, une double
sympathie se produit eh moi : l'une est excitée par la
disposition bienveillante de cet homme, l'autre par la re-
connaisance de la personne qui en est l'objet; je sym-
pathise à la fois avec l'objet de cette disposition qui est
reconnaissant, et avec le sujet de cette disposition qui est
bienveillant. Vous remarquerez que ces deux sympathies
ne sont point en sens contraire, mais qu'elles s'accor-
dent et s'augmentent l'une par l'autre; d'où il suit que-
les dispositions bienveillantes sont, de toutes, celles qui.
attirent le plus de sympathie,' et par conséquent celles
qui contribuent le plus à produire entre les hommes cette
harmonie de sentiments à laquelle toutes les âmes aspi-
rent instinctivement; d'où il suit encore qu'il n'est nulle-
ment besoin de dissimuler cette'espèce de dispositions.


Vous voyez, par cette courte exposition, comment
l'analyse du fait de sympathie a fourni à Smith


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH. 419
cation d'un très-grand nombre de phénomènes de la na-
ture humaine; explication d'autant plus ingénieuse que
son point de départ est plus simple. Comment en tire-
t-il celle des phénomènes moraux proprement dits ? C'est
ce qui me reste maintenant à vous exposer,


Qu'est-ce, dit Smith, qu'approuver ou désapprouver
les sentiments d'autrui? Dans quel cas les approu-
vons-nous? dans quel cas les désapprouvons-nous?
Si on veut y réfléchir, on verra que nous les désap-
prouvons quand nous ne les partageons pas ; que nous
les approuvons entièrement quand nous les partageons
entièrement, que nous ne les approuvons qu'à moitié
quand nous ne les partageons qu'à moitié; en un mot,
que non-seulement l'approbation ou la désapprobation
sont dans notre raison un effet des phénomènes pure-
ment sensibles de la sympathie et de l'antipathie, mais
encore une traduction constamment exacte de ces phé-
nomènes. Or, s'il en est ainsi, l'origine de l'approbation
morale, en tant qu'elle s'applique à autrui, est trouvée :
elle émane de la sensibilité, et, dans la sensibilité, du
phénomène instinctif de la sympathie. Tous les juge-
ments que nous portons sur les sentiments, et, par con-
séquent, sur les actions d'autrui, n'expriment qu'une
chose, le degré de sympathie ou d'antipathie que ces
sentiments et ces actions nous font éprouver. Mais
ce n'est là qu'une partie des jugements moraux que
nous portons; reste à voir d'où procèdent ceux qui ont
nos propres sentiments et nos propres actions pour
objet.


Smith affirme que si un homme se trouvait seul au
monde, il ne pourrait juger ni de la bonté ni de la mé-
chanceté de ses actions; le moyen de les qualifier mo-
ralement lui manquerait tout à fait. Cette étrange asser-




420 SEIzIÈME LEÇON.
tion se fonde, dans la pensée de Smith, sur l'opinion que
le fait de sympathie est le principe d'où nous tirons la
règle selon laquelle nous qualifions toutes les actions, les
nôtres et celles d'autrui, et distinguons celles qui sont
bonnes de celles qui sont mauvaises. Or, comme il faut
au moins deux êtres humains pour que le sentiment de
sympathie se développe, il est impossible que l'homme
solitaire s'élève à cette règle, et, par conséquent, apprécie
la moralité de ses actes. Mais comment s'élève-t-il à
cette règle de la sympathie ? Le voici :


Smith pose en fait que, quand nous sommes animés
d'une certaine disposition, ou faisons un certain acte et
tenons une certaine conduite, nous avons la propriété de
nous supposer spectateurs de ce sentiment, de cet acte,
de cette conduite, et d'éprouver à quelque degré le sen-
timent de sympathie que nous ressentirions à la vue de
la même disposition, de la même conduite, du même
acte, chez une autre personne. Ce fait, sur lequel repose
toute l'explication de Smith, est-il exact? Avons-nous
réellement cette propriété de nous rendre spectateurs de
nos dispositions et de nos actes, et d'éprouver à ce spec-
tacle les mêmes sentiments qu'il excite chez les autres ?
Sans aucun doute, messieurs; et, pour mon compte, je
suis prêt à reconnaître l'existence de cette propriété, et,
sauf quelques restrictions que Smith signale lui-même,
des effets qu'il lui attribue.


Smith reconnaît, en effet, que, lorsque nous sommes
animés d'une passion violente, cette propriété continue
bien d'agir, mais à un si faible degré, que ses effets
sont à peine sensibles ; mais il affirme, ce qui est vrai,
que, quand la passion est évanouie, ou du moins consi-
dérablement calmée, son action reparaît, et avec elle
toutes ses conséquences; car alors nous nous représen-


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH. 421
tons plus vivement le spectacle que nous avons donné,
et dont nous n'avons pas eu conscience, et nous éprou-
vons dans toute leur vivacité les sentiments de sympathie
ou d'antipathie qu'il est dans sa nature d'exciter. Peu
importe à Smith, du reste, que ces mouvements d'anti-
pathie et de sympathie pour nos propres dispositions et
nos propres actes soient, dans certains cas, un peu plus
ou un peu moins vifs, et qu'ils se manifestent un peu
plus tôt ou un peu plus tard; ce qui lui importe, c'est
que nous les éprouvions réellement.; pourvu que nous
ayons la propriété de les ressentir, c'est tout, ce qu'il de-
mande ; il ne lui en faut pas davantage pour la justifi-
cation de son système.


Et en effet, dit-il, au besoin pressant que nous avons
de nous sentir en harmonie de dispositions et de senti-
ments avec nos semblables, il ne faut que cette lumière
pour nous faire juger aussitôt que si nous nous sommes
trouvés dans une disposition qui excitât l'antipathie de
nos semblables, cette disposition était mauvaise ; que si
nous nous sommes trouvés dans une disposition qui ex-
citât leur sympathie, cette disposition était bonne; que
si, enfin, nous nous sommes trouvés dans une disposition
qui excitât tout à la fois leur sympathie et leur antipathie,
cette disposition n'était ni parfaitement bonne, ni par-
faitement mauvaise. De là le principe de qualification de
nos propres sentiments et de nos propres actes, lequel
réside dans la sympathie comme celui des sentiments
et des actes de nos semblables; tout de même, en effet,
que nous jugeons des sentiments et des actes d'autrui
par la sympathie ou l'antipathie qu'ils excitent en nous,
tout de même nous jugeons des nôtres par la sym-
pathie ou l'antipathie qu'ils excitent dans les autres,
sympathie ou antipathie que nous devons égale-




422 SEIZIÈME LEÇON.
ment de connaître à la propriété que nous avons de
nous mettre à leur place, et d'éprouver dans une si,
tuation donnée ce qu'ils éprouvent eux-mêmes.


Et maintenant, messieurs, du double principe de
qualification de nos sentiments et de nos actes, et des
sentiments des actes des autres, résulte le principe de
qualification de toutes les dispositions et de toutes les
conduites possibles; c'est, en effet, par cette double voie
que nous nous élevons à cette maxime générale, qui est
le principe même de la morale, que la bonté d'une ac-
tion est en raison directe de l'assentiment qu'elle excite
dans les autres hommes, et que les actions les meil-
leures sont celles qui sont de nature à obtenir la sym-
pathie la plus pure et la plus universelle possible, c'est-
à-dire une sympathie sans mélange d'antipathie, et qui
soit accordée, non par quelques hommes seulement,
mais par l'humanité tout entière. De là, messieurs, une
échelle de la bonté et de la méchanceté des actions,
graduées à l'aide de cette mesure commune, et par suite
tout un système de règles pour notre conduite.


Et en effet, dit Smith, à mesure que l'expérience de
nous-mêmes et des autres nous apprend à reconnaître,
entre les différentes actions, celles qui excitent ou la
sympathie pure, ou l'antipathie pure, ou une sympathie
mêlée d'antipathie , nous inscrivons , pour ainsi dire,
dans notre mémoire la qualité propre de ces différentes
actions, et c'est ainsi que la valeur de chacune nous est
révélée. De là toutes ces maximes et toutes ces règles de
morale qui se rencontrent à un certain âge dans l'es-
prit de tous les hommes. Une fois qu'elles ont été trou-
vées par l'expérience et déposées dans notre esprit,
nous pouvons juger immédiatement, en vertu de ces
règles dont nous sommes sûrs : ce qui , d'une part,


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH.


423


abrége beaucoup le travail de l'appréciation de nos ac-
tions et de celles de nos semblables, et de l'autre, nous
est d'un grand secours quand nous sommes jetés dans
une de ces dispositions violentes qui nous ôtent le pou-
voir d'en apprécier la valeur par la sympathie. Dans ce
dernier cas, à l'aide de la règle qui déclare cette dispo-
sition bonne ou mauvaise, je puis la combattre ou m'y
abandonner avec la certitude de n'être pas démenti par
mes sentiments quand j'aurai recouvré mon sang-froid.
Il en est de même toutes les fois que les préoccupations
de la vie ne me laissent pas la liberté d'esprit néces-
saire pour me placer dans la situation intérieure de mes
semblables et soumettre leurs dispositions à l'épreuve
directe de ma sympathie et de mon antipathie; je les
apprécie alors par la règle, qui m'apprend ce qui est
convenable dans la situation donnée. Telle est l'utilité
de ces règles, fruit d'une expérience fini n'est elle-même
que le résultat d'une application répétée du principe de
la sympathie et de l'antipathie à nos actions et à celles
des antres.


C'est ainsi que Smith explique par la sympathie le
phénomène fondamental de la distinction du bien et du
mal. Celui-là expliqué, il rend facilement compte des
phénomènes moraux secondaires. Ne pouvant le suivre
dans tous ses détails, je vous citerai comme un exemple
l'origine, très-conséquente à son système, qu'il assigne
au sentiment de mérite et de démérite.


Vous n'ignorez pas, messieurs, en quoi consiste ce
Phénomène; vous savez qu'à la vue d'une action bonne
ou mauvaise, au sentiment de plaisir ou de peine qu'elle
nous cause, vient se mêler un jugemen t de notre raison;
que, dans un cas, elle reconnaît l'auteur de l'action
digne de récompense, et dans l'autre, de punition, ce qui




424 SEIZiEME LEÇON.
nous incline à vouloir du bien à l'un et du mal à l'autre.
Ce phénomène moral s'explique très-bien dans la doc-
trine de Smith : car, à la vue d'une action bienveillante
je n'éprouve pas seulement de la sympathie pour la dis-
position où se trouve la personne bienveillante, j'en
éprouve encore pour celle où se trouve l'objet de cette
bienveillance. Or, cette dernière disposition, quelle est-
elle? La reconnaissance;" et qu'est-ce que la reconnais-
sance, sinon le désir instinctif et la volonté de faire du
bien à la personne qui nous en a fait, et parce qu'elle
nous en a fait? Partageant cette disposition en ma qualité
de spectateur, je veux donc du bien à l'auteur de


l'ac-
tion; je sens qu'il en mérite en récompense de celui
qu'il fait. Qu'arrive-t-ii , au contraire, quand je vois un
homme animé d'une disposition malveillante? N'éprou<
vant pour lui aucune sympathie, mais en éprouvant une
très-forte pour la personne qui est l'objet de sa malveil-
lance, je me trouve par là jeté dans les sentiments de
celle-ci. Or, que se passe-t-il en vous lorsque vous êtes
l'objet d'une passion malveillante? Vous vous sentez
naturellement portés à rendre le mal pour le mal; moi
donc qui partage sympathiquement votre disposition;
je dois juger digne de punition, c'est-à-dire méritant
du mal pour celui qu'elle désire vous faire , la personne
qui éprouve la disposition malveillante. Telle est, selon
Smith, l'explication naturelle du jugement du mérite et
du démérite.


Il explique avec la même facilité apparente le plaisir
que nous éprouvons quand nous avons bien fait, et le
remords qui nous saisit quand nous avons mal fait. En
vertu de la propriété que j'ai de me rendre spectateur
des dispositions que j'éprouve et des actes que je fais,
je ressens d'abord pour moi-même, quand j'ai bien agi,


SYSTÈME SENTIMENTAL. — SMITH*. 425
un sentiment de sympathie. Ce mouvement Me fait juger
que les autres hommes, spectateurs comme moi de cet
acte, éprouvent pour moi le même sentiment. J'ai donc
la conscience d'un accord intime entre ma conduite et
leurs sentiments, entre mes dispositions et les leurs, et
nous avons vu que le sentiment de cet accord est déli-
cieux. C'est en cela que consiste le bonheur d'avoir bien
fait. De plus, ayant formulé le principe à l'aide duquel
je qualifie les actions, je sens qu'en vertu de ce principe
j'ai droit de déclarer mon acte bon, puisqu'il proclame
tel tout acte qui obtient l'assentiment (les autres. C'est
en cela (lue consiste l'approbation que je m'accorde et
qui se mêle au plaisir. Par la raison contraire, j'éprouve,
quand j'ai mal agi, la douleur spéciale qu'on appelle
remords, et, (le plus, je me désapprouve et me blâme.


Vous voyez, messieurs, les éléments généraux du sys-
tème (le Smith, et vous pouvez en présumer la portée.
Mais, dans l'auteur , les applications sont infinies et
toutes plus ingénieuses et plus spirituelles les unes que
les autres.


Quand l'homme est développé et que le principe de la
qualification des actions et toutes les règles que l'expé-
rience en a tirées sont établis dans son esprit, voici de
quels éléments se compose en lui le fait de l'approbation
d'une action bienveillante dont il est spectateur. Il
éprouve d'abord une double sympathie , l'une pour les
motifs de l'auteur de l'action,l'autre pour les sentiments
de bonheur et de gratitude de la personne qui en est
l'objet. En second lieu, il a la conception de la confor-
mité de l'acte qu'il voit faire avec la règle de moralité
que l'expérience lui a enseignée : ce qui fait qu'indé-
pendamment du jugement instinctif, il porte encore un
jugement raisonné sur la bonté de l'action. Ainsi, à la




426 SEIZIÈME LEÇON.
vue d'une bonne action , l'homme mûr n'éprouve pas
seulement un sentiment de sympathie et une disposition
bienveillante pour l'agent ; à ces faits s'en ajoute un
troisième, qui est un jugement raisonné d'approbation.
Ce troisième élément manqué dans l'enfant et souvent
aussi dans l'homme grossier; il faut, pour qu'il existe,
que l'expérience ait déjà créé ou l'éducation introduit
dans l'intelligence les règles générales de la moralité
dont nous avons expliqué la formation; car le jugement
raisonné d'approbation n'est autre chose que la percep-
tion de la conformité de l'action à ces règles ; il les pré-
suppose donc. Ce n'est pas tout : l'action nous paraît,
par sa nature, faire partie d'un système général de con-
duite qui a pour tendance d'établir une harmonie uni-
verselle entre les dispositions de tous les hommes; et,
cette harmonie universelle étant éminemment belle en
soi, ou, pour mieux dire, étant la beauté morale même,
nous jugeons, en vertu de cette conception, que l'action
n'est pas seulement bonne, mais qu'elle est belle. C'est
là, pour Smith, le principe de la beauté morale, laquelle
est à ses yeux la source de toute beauté.


Arrêtons-nous un peu sur ce dernier point, moins clair
que les précédents.


Si tous les hommes se conduisaient de manière à ce
que chacune de leurs actions obtint la sympathie et l'as-
sentiment des autres hommes, et que les autres hom-
mes en fissent de même, il est évident qu'il y aurait un
accord parfait de dispositions, et, par conséquent, une
harmonie parfaite entre tous les hommes. Cette harmo-
nie a le caractère de la beauté. Smith compare le plaisir
qu'elle nous donne à celui que flans éprouvons à la vue
d'un mécanisme très-compliqué, dont tous les mouve-
ments viennent avec un accord parfait se résoudre en


SYSTÈME SENTIMENTAL. - SMITH.
427


un seul. Ce plaisir esthétique se retrouve à quelque de-
gré dans le spectacle de toute action moralement bonne.
Smith ne dissimule point que, dans beaucoup de cas,
une action de cette dernière espèce, loin de nous atti-
rer la bienveillance de nos semblables, nous vaut de
leur part une malveillance prononcée , et il explique
cette anomalie en disant que les hommes sont souvent
animés de passions et de préjugés qui eux-mêmes
ne sont pas en accord avec les lois universelles de la
moralité. Aussi reconnaît-il qu'il est des circonstances
où l'honnête homme doit savoir braver l'antipathie de
la société qui l'entoure, afin de rester dans les condi-
tions de la sympathie générale de l'humanité. C'est là
que l'application du principe de sympathie devient par-.
ticulièrement délicate et difficile, et trahit son insuffi-
sance. fi faut savoir gré à Smi th de n'avoir pas épargné
cette épreuve à son système; il faut lui savoir gré d'a-
voir reconnu que l'homme vertueux peut, en agissant
comme il le doit, et précisément parce qu'il agit comme
il le doit, se trouver en butte à l'antipathie, non-seule-
men t des personnes qui l'entourent, mais de son pays et
de son siècle. L'auteur pouvait dissimuler Ce cas embar-
rassant pour sa doctrine; si la manière dont il le résout
ne fait pas honneur à la logique du philosophe, la can-.
deur avec laquelle il le pose en fait beaucoup à la pro-
bité de l'homme.


Telles sont, messieurs, les idées fondamentales de la
morale de Smith ; je vous soumettrai .dans la prochaine
l eçon quelques observation;'


critiques sur la valeur de ce
système.


FIN DU TOME PREMIER.




TABLE.


liages,;
Avis DE L'ÉDITEUR
PREMIÈRE LEÇON. — Objet et division du droit naturel 1
DEUXIÈME LEÇON. — Faits moraux de la nature humaine 23
TROISIÈME: LEÇON. — Suite de même sujet


56
QUATRIÈME LEÇON. — Des systèmes qui impliquent l'impossibi-


lité d'une loi obligatohe. — Système de la nécessité 82
CINQUIÈME LEÇON. — Système mystique


113
SIXIÈME LEÇON. — Système panthéiste


142
SEPTIÈME LEÇON. — Système panthéiste.


111
liciTiemE LEÇON. —; Système sceptique 195
NEUVIÈME LEÇON. — Réfutation du scepticisme


'216
DIXIÈME LEÇON. — Du scepticisme actuel


243
ONzine LEÇON. — Des systèmes qui méconnaissent ou qui défi-


gurent la loi oligatoire. — Système égoïste. — Hobbes


214
DOUZIÈME LEÇON. Système égoïste. — Hobbes 298
TREIZIÈME LEÇON. — Système égoïste. — Bentham




316
QUATORZIÈME LEÇON. — Système égoïste. — Bentham 348
QUINZIÈME LEÇON. — Système égoïste. — Résumé 389
SEIZIÈME LEÇON. — Système sentimental. — Smith 406


FIN DE LA TABLE PREMIER VOLUME.


Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, it Patrie.