L'ÉDUCATION
}

U E


L ' É D U C A T I O N


TOME D E U X I È M B




PARIS — IMP. VICTOR GOIPY, RUE GAHANCIÈRE, 5.




D E


L 'ÉDUCATION
M«' DUPANLOUP, ÉVÊQUE D'ORLÉANS


DE L ACADEMIE FRANÇAISE


L'éducation est une œuvre d'autorité
et de respect.


T O M E D E U X I E M E


De l'autorité et du respect dans l'Éducation


Z


H U I T I È M E ÉDITION"


P A R I S


C H A R L E S D0UN10L E T G'% L I B R A I R E S - É D I T E U R S


29, R U E D E T O D H S O N , 29


4872
Tous droits réservés.






DE


L ' É D U C A T I O N


L I V R E P R E M I E R


D I E U


J'ai dit, dans le premier volume de cet ouvrage, quel était
le but, la nature, la nécessité de l'Education ; et aussi
quels en étaient les moyens les plus puissants les plus
nobles caractères, les formes les plus utiles, les diverses
sortes.


Jeporte maintenant mes pensées sur la partie de mon sujet
la plus intéressante et la plus élevée, je veux.dire sur le
PERSONNEL même de l'Éducation.


Le personnel de l'Éducation, c'est DIEU d'abord, puis le
P È R E , la M È R E , 1'INSTITUTEUR et I 'ENFANT , et enfin le CON-


DISCIPLE.


J'ai déjà parlé de l'enfant dans les livres qui précèdent.
J'ai traité du respect qui est dû à cet enfant, et que récla-


ment pour lui la dignité de sa nature, la liberté de sa voca-
tion et la grandeur de ses destinées.


J'ai dit au nom de quelles facultés supérieures il inspire
É., n. (




L1V. 1 e r . — DIEU.


de si hautes sollicitudes, et doit recevoir tous les soins du
plus religieux dévouaient.


J'ai dit, en un mot, comment cet enfant devait être
élevé.


Mais par qui doit-il être élevé?
Quels sont ici-bas les ministres de cette grande œuvre?
Voilà cette noble et charmante créature sur la terre :


qui a le droit et le devoir de relever, de faire son Educa-
tion?


Je dis : le droit et le devoir... c'est-à-dire : qui, dans ce
monde, pour accomplir un si beau travail, a l'autorité?.-,
l'autorité, qui est toujours le plus grand des droits et des
devoirs,


Je réponds : — DIEU d'abord, puis le P È R E et la M È R E , puis
FINSTITUTEUR , puis enfin, je dois l'ajouter, I'ENFANT lui-même
et son CONDISCIPLE.


Telles sont en ce moment les questions qui se présentent à
moi, et que je dois étudier et résoudre.


Tel sera ce volume.


CHAPITRE P R E L I M I N A I R E


Dieu.


On s'étonnera peut-être que nous fassions apparaître d'a-
bord Dieu lui-même dans le personnel de l'Education.


Le respect d'un si grand nom permet-il de l'abaisser
jusque-là? Peut-on dire du Créateur suprême qu'il travaille
lui-même à élever un enfant, une si faible créature? N'est-ce
pas le faire descendre de sa grandeur?




CHAPITRE PRÉLIMINAIRE. 3


J'ignore si c'est le faire descendre; mais ce que j'affirme,
c'est que l'Education d'un enfant, quel qu'il soit,doit remon-
ter jusqu'à Dieu et ne peut se faire sans lui : ce que j'affirme,
c'est que Dieu ne peut demeurer étranger ou indifférent à
cette œuvre sans qu'elle se fasse mal et périsse ; et tous ceux
qui s'y emploient doivent y travailler de concert avec Dieu,
sous peine de voir un jour leur ingrat et stérile travail se
retourner contre eux.


Qu'on ne s'y méprenne pas : je l'ai dit, je le répète : l'Edu-
cation de l'homme est une œuvre essentiellement divine.


Dieu y est la source unique de l'autorité, t'est-à-dire des
droits et des devoirs de tous.


Il est le seul modèle et la parfaite image de l'œuvre même
qu'il s'agit de faire.


Il en est aussi l'ouvrier le plus puissant et le plus ha-
bile.


A quelque point de vue que je me place pour considérer
l'œuvre de l'Education, elle apparaît à mes yeux comme un
des reflets les plus admirables de l'action, de la bonté et de
la sagesse divine.


On demande: Qui a le droit d'élever cette créature?Mais
la réponse est simple : C'est son Créateur lui-même.


Et en qui, s'il vous plaît, résidera essentiellement et sou-
verainement l'autorité de cette grande œuvre, sinon en Ce-
lui qui e.¿t l'auteur même de la vie et des jours de cet enfant,
et son premier Père ?


Je ne fais ici que rappeler les grands principes étahlis dans
le premier livre de cet ouvrage.


Et en quoi ces pensées pourraient-elles étonner? Dieu n'est-
il pas la personnification absolue de l'autorilé paternelle?
N'est-ce pas à lui que nous disons chaque jour : Notre Père
qui êtes aux cieux? N'est-il pas la suprême autorité, créa-
trice et conservatrice? Cet enfant, n'est-ce pas le fils de sa
puissance, l'œuvre de ses mains, et l'image de sa gloire ?




4 LIV. I E R . — DIEU.


Est-ce à d'autres qu'à lui que cet enfant demande son pain
de chaque jour, c'est-à-dire son Education et sa vie ?


L'Education n'est-elle pas la continuation de l'œuvre divine
dans ce qu'elle a de plus noble, qui est la création de l'âme ?
Et on voudrait que Dieu y demeurât étranger!


Non : les lumières de la plus haute philosophie, d'accord
ici comme toujours avec les enseignements évangéliques,
nous révèlent que Dieu est le grand Instituteur, et, si on me
permet cette expression, le grand et perpétuel Educateur du
genre humain.


Oui: Dieu élève perpétuellement l'humanité: et en me
servant d'unancien motemprunté à la gravité romaine, je ne
crains pas de dire que l'univers est une grande Institution,
dont Dieu est le maître suprême, le maître immuable et
éternel; et le genre humain, le disciple, perpétuellement re-
nouvelé de génération en génération '.


Sans doute, il y a toujours là un père, une mère, et des
instituteurs visibles, qui paraissent employés à faire l'œuvre
de l'Education, à élever l'homme-enfaht.


Mais le père, la mère, l'instituteur, l'enfant, doivent tout
dans cette œuvre à Dieu seul.


C'est chez lui et dans sa maison, c'est pour lui, c'est par
lui-même que l'œuvre se fait.


Loin de lui, le plus savant pédagogue est un aveugle, in-
certain, tâtonnant : Tenebrœ etpalpatio in œternum *, dit l'E-
criture;


Loin de lui, le méchant instituteur est sans frein, et le
faible enfant, sans défense, est livré comme une proie;


Loin de lui, le bon instituteur lui-même est sans force:
ou plutôt sans Dieu, il n'y a pas de bon instituteur ; il n'y


1. Et erunt omnes docibiles Dei. (Joan. 5-45.) Et erunt oculi vidertles
prœccptorem tuwm. (Isaïe, 30, 20.) Et Dews etpater noster. (II Thess., I ,
i.)A Domino Deo tno institutus es. (Deut., 18-14.)


1. Isaïe, 32-14.




CHAPITRE PRÉLIMINAIRE. 5


a que des incapables, ou des méchants, ou des mercenaires.
On aura beau faire : toute Education faite loin de Dieu


sera à jamais une œuvre impuissante et sans fruit, comme
sont toutes les œuvres auxquelles la lumière manque : In-
fructuosum opus tenebrarum i , dit saint Paul.


Une Education sans Dieu... Un enfant, le plus aimable,
élevé loin de Dieu !... J'ai vu quelquefois cela de près, et
pour exprimer ma tristesse et mon effroi, je ne trouvais que
les deux paroles de l'Ecriture : vaslitas et sterilttas!. Cette
aimable créature est comme un matin sans soleil : tout y
reste morne, obscur, glacé, stérile !


Qu'on le sache donc : si je fais ainsi apparaître Dieu tout
d'abord dans le personnel de l'Education, si je le déclare le
premier maître de cette grande œuvre, c'est afin que le
père, la mère et l'instituteur ne travaillent pas en vain ; c'est
afin que, dans leur grande tâche, ils soient soutenus à la
hauteur des pensées, des sentiments et des secours par
lesquels seuls leur œuvre peut donner des fruits heureux
et glorieux.


Je le sens, et c'est ce qui fait ici mon émotion, je touche
en ce moment aux plus grandes, aux plus saintes choses
qui soient encore sur la terre : à celles qui, grâces.en soient
rendues à l'immortelle Providence, demeurent et survivent
à tout !


Oui, au milieu même des plus tristes révolutions, il y a
encore Dieu, le père, la mère, l'enfant, la famille, le toit do -
mestique ! — Et c'est pourquoi j'espère toujours !


Ah ! sans doute, il peut y avoir des temps malheureux, et
des générations qui ne semblent pas bénies du ciel : mais il
ne faut jamais désespérer: après les plus terribles renverse-
ments, l'humanité peut toujours se renouveler à sa source
la plus haute et la plus pure, et c'est par là même que Dieu


1. Eplics., v , 11. — 2. Jerem., 48-3 .




6 L1V. I E R . — DIEU.


a fait guérissables les nations de la terre : Sanabiles fait
nationes orbis terrarum


Pour cela, il faut quelque chose de bien simple : il faut
que dans la société humaine, le père et la mère se montrent
dignes de l'enfant auquel ils ont donné la vie !... Rien de
plus, mais rien de moins. La régénération du genre humain
est à ce prix.


Il faut qu'ils comprennent la haute et sainte autorité dont
ils sont revêtus, et qu'ils l'exercent : il faut qu'ils associent
à leur autorité et à leur action un instituteur digne d-'eux :
c'est-à-dire il faut que tous, dans cette oeuvre, se souvien-
nent de Dieu et de son au torité suprême ; qu'ils se recueillent
ensemble au sanctuaire de la famille, avant de commencer
le travail, et que là, rendant hommage à ce Dieu grand et
bon, ils le respectent, l'adorent, le prient, et puis commen-
cent avec confiance.


C'est ainsi, mais c'est uniquement ainsi, que je conçois
dans l'œuvre de l'Education la dignité d'an Instituteur, l'au-
torité d'un père et d'une mère.


Mais un Instituteur sans foi, sans Christ et sans Dieu!....
un père, une mère, sans prière et sans autel I... un enfant
sans religion! ah 1 je détourne mes pensées et mon regard :
et j'affirme, quels que soient les parents, quel que soit l'ins-
tituteur, quel que soit l'enfant, quels que soient les dons de
la nature, du génie, de la fortune, j'affirme qu'il ne se fera
là, pour l'avenir, qu'une œuvre de désolation et de ruine !
Vastitas et sterilitas !


Mais, grâces aux fortes leçons que Dieu nous a données
à tous, nous n'en sommes plus là, et il est permis de con-
cevoir de meilleures espérances : les pères de famille, les
mères surtout, ont compris, ont senti sur ces choses ce qu'il
fallait comprendre et sentir ; la plupart des instituteurs


1. Sap., 1 - U .




CHAPITRE PRÉLIMINAIRE.


aussi. Il y a peu d'années, les hommes les plus éminents du
pays, associant leur voix à la voix des évèques, ont fait en-
tendre sur ce grand sujet, dans nos assemblées politiques,
les plus dignes, les plus courageuses paroles. Sous la reli-
gieuse, influence de ces graves enseignements et des événe-
ments extraordinaires qui les avaient inspirés, un heureux
mouvement de retour a commencé parmi nous ; et c'est afin
de demeurer dans ces sages pensées, c'est afin d'aider à ce
retour, que je publie ce livre.


Mais pour le rendre véritablement utile, pour m'aider
moi-même à bien comprendre mes pensées sur cette im-
portante matière, pour justifier enfin ce que j'affirme : à
savoir que l'Éducation est avant tout une œuvre d'autorité
et de respect ; que, quand l'autorité et le respect manque-
raient partout, il faudrait encore les retrouver à tout prix
dans l'Education et dans la famille ; pour démontrer ces
choses, dont les conséquences assurément ne sont pas mé-
diocres, j'ai besoin de remonter ici aux vrais principes, au
principe même de toute autorité et de tout respect sur la
terre, à Dieu.


Pour affermir sous mes pas le terrain même de l'Educa-
tion, j'ai besoin de poser, ou du moins de reconnaître d'a-
bord les fortes bases, les assises immuables de la société
humaine, telle que Dieu l'a faite et la maintient depuis sa
déchéance, malgré tant de causes qui conspirent à sa ruine.


Et voilà pourquoi, avant tout, avant même de nommer
le père, la mère, l'enfant, la famille, l'instituteur et l'Edu-
cation, j'ai dû nommer Dieu et dire que, partout et toujours,
l'autorité, sans laquelle rien n'est possible, c'est Dieu.




I.1V. 1 e r . — DIEU.


CHAPiTRE II


Idée première et essentielle de l'autorité : l'autorité
c'est Dieu.


I


Dieu se révèle à la terre sous des aspects divers, et les
hommes ont plusieurs manières de le nommer avec respect.


Quand ils disent : la Providence, quand ils jurent Par
la Vérité, quand ils invoquent la Justice, ils prononcent
des noms divins ; et Dieu garantit leur serment comme
s'ils avaient juré par lui-même, et il répond à leur voix
comme un père répond à des enfants qui l'appellent par
son nom.


L'autorité serait-elle aussi un nom divin ? — Ce que je
puis du moins affirmer, c'est que parmi les noms dont la
puissance m'étonne ici-bas, l'autorité est en un rang su-
prême. Ce nom puissant et mystérieux retentit de toutes
parts au milieu des sociétés humaines : dans la famille, dans
l'Etat, dans l'Eglise, dans la société temporelle comme dans
la société spirituelle, je ne sais pas un nom plus grand et
plus souvent invoqué.


Que signifie-t-il donc ? C'est ce que je veux découvrir
ici, dans l'intérêt de la plus grande oeuvre d'autorité qui
se puisse accomplir sur la terre, qui est l'œuvre de l'Edu-
cation.


II


Chose étrange et qui me frappe d'abord ! Si je prononce
ce nom au singulier, il s'élève tout à coup à un sens, à une




CH. II. — IDÉE PREMIÈRE ET ESSENTIELLE DE L'AUTORITÉ. 9


force, à une grandeur, à une dignité souveraine. Il échappe
invinciblement au dédain.


Si je le prononce au pluriel, si je dis : les autorités, c'est
autre chose : bien que le sens soit analogue et presque iden-
tique, la distance est infinie ; il se révèle quelquefois ici dans
les mots, dans les idées et dans les choses, une déchéance
extraordinaire.


Pour comprendre ces anomalies du langage, il suffit de
jeter d'abord un simple coup d'œil sur les diverses sortes
d'autorités connues parmi les hommes, et dont le langage
ordinaire nous révèle le nom;'l'existence, la nature. Je vais
les indiquer; puis j'essayerai d'en découvrir le principe su-
périeur et l'idée primordiale ; puis les droits et les devoirs;
puis, dans la suite de cet ouvrage, j'en dirai le lien, la
subordination, les conflits possibles ; enfin, l'accord, l'u-
nité nécessaire, les avantages réels, les services, la solide
grandeur.


Je crois cette voie sûre pour parvenir à la vérité : ac-
cepter, étudier le langage humain sur une question quel-
conque, est sans contredit de la plus haute importance. Il
y a toujours dans la langue d'une nation une certaine somme
d'idées faites, d'idées acquises, d'idées simples et vulgaires
en apparence, mais dont il ne faut jamais dédaigner la
lumière.


Les hommes distinguent avec raison l'autorité temporelle
et l'autorité spirituelle ; — l'autorité publique et l'autorité
privée ; — l'autorité sociale et l'autorité paternelle. L'auto-
rité sociale se nomme aussi l'autorité politique, l'autorité
souveraine.


On dit encore : une autorité tempérée, une autori tè absolue ;
Une autorité certaine, une autorité douteuse ;
Une autorité vraie, une autorité lausse.
Il faut aussi distinguer l'autorité réelle de l'autorité per-


sonnelle.




10 MV. I E R . — DIEU.


L'une peut exister sans l'autre. Tel homme peut avoir
une grande autorité personnelle par son caractère, son
génie, sa vertu, et n'être revêtu, dans l'Etat, d'aucune au-
torité réelle : c'est ordinairement fort regrettable : on le
comprend.


Tel autre, un Roi, par exemple, est revêtu d'une grande
autorité réelle, et peut n'avoir aucune autorité personnelle :
ceci est bien plus regrettable encore.


,Quoi qu'il en soit, l'autorité d'un grandnom,i'autorité du
génie, l'autorité du caractère, l'autorité de la vertu, seront
toujours un emploi grave et important de ce mot.


Enfin, partout il y a Xautorité suprême et les autorités su-
balternes: c'est-à-dire l'autorité première et essentielle, et
les autorités secondaires et transmises; — l'autorité propre,
les autoritésempruntées; l'autorité universelle,les autorités
partielles.


I I I


Je pourrais multiplier ces distinctions : c'en est assez pour
mon dessein, et, que mon lecteur me permette de le dire, ce
n'en est pas trop pour lui-même. Je le répète : il est tou-
jours utile à un auteur et à ceux qui veulent bien le lire, de
commencer l'étude d'une question difficile par l'examen des
mots que fournissent au sujet ces ressources populaires de
la raison publique.


Les hommes disent donc ces choses, mais que veulent-ils
dire? quelle est leur pensée? quelle raison ont-ils d'employer
ce mot si fréquemment ?


Quel est le fond de l'idée humaine en tout ceci ?
Qu'est-ce que l'autorité?
Le mot, l'idée, la chose, ont si profondément souffert sur


la terre ; toutes les autorités, naturelles ou surnaturelles,
ont été si violemment attaquées parmi les hommes, le respect
leur a manqué si souvent, que je sens le besoin de ne rien




CH. I I . — IDÉE PREMIÈRE ET ESSENTIELLE DE L'AUTORITÉ. 1 I


dire ici que d'incontestable, rien qui ne soit au-dessus de
toute controverse.


C'est donc aux dictionnaires nationaux, dépositaires de
la raison et de la pensée publique, que j'adresse cette ques-
tion: Qu'est-ce que Vautorité? Us répondent: C'est le droit
de commander et d'être obéi; le droit d'agir en maître et
d'être respecté.


J'accepte ces définitions, et toutefois, en les acceptant, je
me demande : D'où vient, parmi les hommes, un droit si
extraordinaire1?


D'où résulte-t-il? quelle est sa première origine? a-t-ilune
authenticité certaine?- - Importantes questions.


Pour les résoudre, il faut, après avoir jeté un coup d'œil
rapide sur les mots, comme nous l'avons déjà fait, étudier
ici les idées mêmes, les idées simples et essentielles des
choses, et remonter par conséquent aux premières origines
linguistiques et idéales : qu'on daigne me suivre un moment
dans cette étude, qui est également simple et abstraite, facile
et importante : et qu'on ne pense pas que tout ceci est inutile
au grand sujet que je traite : pour moi, je ne sais rien de
plus absolument nécessaire. Je ferais un livre vain, je bâti-
rais en l'âir, si je ne traitais pas d'abord de ces choses. •


L'Éducation périt en France, parce qu'il y manque l'auto-
rité et le respect : rien n'a été plus souvent proclamé. Qui
n'a entendu à cet égard, les plaintes amères des instituteurs,
des pères, des mères, des vieillards, de tous? La jeunesse,
l'enfance la plus tendre, ne veut plus recevoir de loi que de
ses folles humeurs, de ses fantaisies les plus insolentes, de
ses passions les plus fougueuses. A quinze ans, je vois cela
chaque jour, un enfant est plus libre aujourd'hui, plus indé-
pendant de son père et de sa mère, qu'on ne l'était à trente
ans sous Louis XIII ! D'où cela vient-il? La société tout en-
tière souffre étrangement de ce mal. Mais où est le remède?
— Ma conviction est que le temps est venu de se demander




12 LIV. 1 e r . — DIEU.


enfin : Qu'est-ce donc que l'autorité? que peut-elle, que doit-
elle être dans la société humaine, dans l'Éducation, dans la
famille? quels sont ses fondements? ses droits imprescrip-
tibles, inaliénables? quels sont ses devoirs?


Il y a eu parmi nous, naguère encore, sur l'Éducation de
la jeunesse, des conflits mémorables entre les autorités di-
verses, entre l'Eglise et l'Etat, entre l'Etat et les Pères de fa-
mille: il peut y en avoir encore. Or, rien n'est plus malheu-
reux que de tels conflits. Il faut tout faire pour les prévenir,
car l'autorité en souffre toujours.


Eh bien ! c'est sur tout cela que je ne crois pas pouvoir
rien établir de solide, sans remonter au principe.


IV


Autorité: en latin auctoritas, vient du substantif auctor,
auteur, créateur : le mot vient lui-même à'agere, augere,
qui indique la puissance d'action et quelquefois une action
créatrice.


Mais, dans la pensée humaine, qu'est-ce que l'auteur ?
L'auteur est celui qui crée, qui produit une chose.


Aussi le dictionnaire de l'Académie dit-il: Auteur, celui
gui est la première cause de quelque chose.


Voilà l'idée même, l'idée simple, l'idée essentielle que
présente ce nom.


Ce nom convient éminemment à Dieu comme auteur,
comme cause première de toutes choses. Aussi on dit :
Dieu est l'auteur de l'univers ; Vauteur de la nature; l'au-
teur de tout ce qui existe.


On dit d'un père : C'est l'auteur de mes jours; d'un ancêtre
illustre ; C'est l'auteur de ma race.


En littérature, un auteur est celui qui a fait un livre : rien
n'est plus vulgairement répété. 11 est l'auteur de ce livre;
ce livre est son ouvrage.




CH. II. — IDÉE PREMIÈRE ET ESSENTIELLE DE L'AUTORITÉ. 13


Un artiste est encore l'auteur du tableau qu'il a peint, de
la statue qu'il a sculptée.


Un législateur est l'auteur d'une loi qu'il a faite : ainsi on
dit: Lycurgue est fauteur de la législation lacédémonienne.


L'auteur est donc constamment celui qui crée, qui pro-
duit, qui invente, qui établit, qui institue quelque chose.


Toutes ces acceptions du mot démontrent qu'il ne s'at-
tache pas dans la pensée humaine d'autre sens à l'idée et à
l'expression d'auteur que celui de cause et d'action, c'est-à-
dire de supériorité créatrice.


11 y a même en grec une analogie remarquable qui se
trouve dans la langue française : auteur et cause ont un
même sens, et sont le plus souvent rendus par le même
mot : A Ï T 1 0 2 , A I Ï Î A .


V


Et maintenant si je demande : Qu'est-ce que l'autorité,
qu'elle en est l'idée originelle et positive, l'idée transcen-
dante?- il est manifeste que nous venons de la découvrir.


L'autorité, c'est le droit naturel de l'auteur sur son ou-
vrage.


En effet, c'est, dit-on, le droit de commander, et à ce droit
répond le devoir d'obéir.


Je le comprends : cette définition est conforme aux lu-
mières de Ja plus saine, de la plus noble philosophie. Oui,
c'est le droit, ce n'est pas le simple fait. C'est le droit : ce n'est
pas la force ; ce n'est pas le caprice, ce n'est pas la vio-
lence: c'est le droit, c'est la raison, c'est la justice; c'est le
droit naturel, légitime, souverainement juste et évident de
celui qui a fait, qui a créé, qui a institué, sur les choses qu'il
a faites, instituées ou créées.


Voilà l'idée fondamentale et la racine essentielle de l 'au-
torité. On la cherchera vainement ailleurs. Le droit de com-
mander et le devoir d'obéir ne se conçoivent'pas en dehors




14 LIV. 1 e r . — DIEU.


de là. Qu'on y réfléchisse, et on verra que l'auteur d'une
chose a seul essentiellement droit sur elle. Elle dépend na-
turellement et essentiellement de lui ; elle est par lui, elle ne
serait pas sans lui : c'est sa création, c'est son ouvrage, c'est
sa chose ; il la conserve, il la gouverne comme il l'entend ;
c"est en lui le droit, le pouvoir même créateur. Je l'ajou-
terai : c'est plus qu'un droit : c'est un devoir. Elle est de lui,
elle est par lui, il ne peut en abandonner le soin: il lui doit,
et il se doit à lui-même d'achever l'ouvrage de ses mains.
Encore un coup, c'est l'ordre, c'est l'équité, c'est la nature.
Non: il n'y a, il n'y aura jamais d'autorité légitime sur une
chose quelconque, autorité première et essentielle, ou bien
autorité secondaire et transmise, que l'autorité même qui
vient de l'auteur de cette chose: à tout autre, la chose peut
dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas, je ne vous dois
rien ; je dois tout à celui qui m'a faite ; mais je ne dois rien
qu'à lui, ou à ceux qu'il envoie.


Au contraire, à son auteur, à son père, elle répond natu-
rellement: C'est vous? me voici: vous m'avez fait ce que je
suis, achevez votre ouvrage : commandez: j'obéis.


VI


Ce langage, si profondément philosophique et religieux,
se trouve magnifiquement parlé dans le livre qui est tout à
la fois l'antique dépositaire et le divin révélateur de la phi-
losophie la plus haute et de la religion la plus pure.


Nous voyons dans la Bible toutes les créatures de Dieu, les
plus brillantes comme les plus vulgaires, approcher à sa
voix et lui dire : Nous voici; que voulez-vous? Adsumus '.


Il les nomme,il les appelle par leur nom, et elles accou-
rent.


L'homme lui-même, roi de la création, se tourne vers le


1. Job, 38-Ï5 .




CH. II. — IDÉE PREMIÈRE ET ESSENTIELLE DK L'AUTORITÉ. 15


Créateur et lui dit avec une familiarité sublime: Vous êtes
mon Dieu, vous êtes mon père; je suis votre créature et votre
enfant : parlez! je suis à vous; vous m'avez fait : comman-
dez! — tuussum ego :Deusmeus es tu'.


Et la grande société des hommes ne sait pas chanter à la
gloire de Dieu une hymne plus belle que ces simples et no-
bles paroles : C'est lui qui nous a faits ! nous ne nous sommes
pas faits nous-mêmes. — Jpse fecit nos, non ipsi nos C'est
tout dire.


Et quand le Prophète veut parler de la puissance de Dieu
sur la grande mer : Hoc mare magnum3, et faire comprendre
pourquoi il n'y a que Dieu qui souffle sur elle, et qui sache
y exciter le grand soulèvement des tempêtes et puis l'apaise,
il ne dit qu'un mot : La mer est à lui; c'est lui qui l'a faite !
— Ipsius est mare; ipse fecit illud4.


Oui, l'autorité est essentiellement le droit de l'auteur sur
son ouvrage. Le droit de commmander et d'être obéi, le droit
d'agir en maître et d'être respecté, est essentiellement le
droit du créateur, le droit de la supériorité créatrice et de la
vie donnée.


VII


Et c'est ainsi que nous sommes invinciblement conduits à
retrouver la notion même, l'idée radicale et absolue de l'au-
torité dans l'autorité divine.


L'autorité divine, en effet, c'est simplement en Dieu le
droit de commander à l'homme qu'il a créé : le droit de gou-
verner dans le temps le monde physique et moral qui est
l'ouvrage de son éternelle puissance.


Ce droit divin, cette autorité suprême, c'est ce que la lan-
gue thèologique a si bien nommé le souverain domaine de
Dieu sur ses créatures.


i. Psalm., 30-15.— 2. Ib., 99 -3 .— 3. ib., 1 0 3 - 2 5 . - A. Ib., 5-94.




46 LIV. I e r . — DIEU.


Autorité de Dieu, autorité primitive et essentielle, unique
et universelle : l'auteur d'une chose, nous l'avons vu, a es-
sentiellement autorité sur elle; mais le premier, le seul et
essentiel auteur de toutes choses, a donc primitivement, uni-
quement et essentiellement autorité sur tout.


Rien, dans l'ordre physique ou moral, spirituel ou tempo-
rel, ne peut être en dehors de sa divine autorité, par la rai-
son très-simple que tout a été fait par lui, et rien de ce qui a
été fait n'a été fait sans lui : Omnia peripsum facta sunt, et
sine ipso faclum est nihil quod faction est ' . L'homme, la fa-
mille, la société, le temps, le monde, il a tout fait.


Autorité de Dieu: autorité absolue, immuable; c'est le
caractère propre de l'autorité du créateur, comme de tout ce
qui est divin.


Qui pourrait d'ailleurs la révoquer, la changer? Que peut-
on imaginer d'immuable et de sacré, si ce n'est l'autorité
d'un Dieu sur le monde et sur les hommes, qui sont, jusque
dans le dernier fond de leur être, l'ouvrage de ses mains?


S'il se trouvait quelqu'un assez aveugle pour disputer ici,
certes, le droit de vie et de mort que Dieu s'est réservé sur
nous, et qu'il exerce si souverainement, trancherait au be-
soin toute difficulté.


Non, non : toutes choses sont essentiellement soumises à
Dieu, parce qu'il en est l'auteur, le souverain créateur; le
seul créateur, le seul auteur proprement dit.


VI I I


Il faut dire plus encore: Dieu n'est pas seulement la per-
sonnification la plus haute de l'autorité, une autorité im-
mense, infinie : il est essentiellement toute autorité : et cela,
non-seulement parce qu'il est auteur plus qu'aucun autre,
mais parce qu'il est l'auteur de tout, partout et toujours.


1 . Joan., 1 , 3 .




CH. II. — IDÉE PREMIÈRE ET ESSENTIELLE DE L 'AUTORITÉ. 47


Dieu ne fait jamais que communiquer aux causes secon-
des, aux créatures, une partie de sa puissance créatrice ou
conservatrice, et par conséquent une partie de son autorité;
mais il demeure la puissance, l'action, l'autorité propre-
ment dite, parce qu'à proprement parler, et dans la vérité
des idées et des choses, il est le seul auteur, le seul créa-
teur, la première et seule cause essentielle de tout ce qui
est : nul n'est, et ne peut être auteur de quelque chose que
par lui.


Et voilà pourquoi aussi, Dieu est non-seulement toute au-
torité : il est l'autorité même, parce qu'il est Celui qui EST,
c'est-à-dire l'être infini, tout-puissant, sans bornes; parce
qu'il EST tellement, il EST si puissamment, que seul il fait
être, seul il fait vivre tout ce qui existe; parce que, dans la
plénitude de l'être et de la vie qui est en lui, réside, comme
dans sa source essentielle et intarissable, la force créatrice
même, le pouvoir générateur, c'est-à-dire le principe su -
prême et constitutif de l'autorité : la Paternité divine.


C'est ce qu'un puissant génie philosophique, disons mieux,
c'est ce qu'un apôtre inspiré définissait admirablement en
deux paroles, lorsqu'il disait :


Toute autorité vient de Dieu : Omnis potestas a Deo 1 ; et
aussi de Dieu vient toute paternité sur la terre et dans le ciel :
c'est-à-dire toute puissance paternelle et créatrice : Ex quo
omnis paternitas in cœlo et in terra


Oui : la paternité divine est la raison même de l'autorité en
Dieu : Dieu est père, et il n'apparaît rien en lui de plus grand
ni dans l'ordre naturel ni dans l'ordre surnaturel,


Dans l'ordre surnaturel, Bossuet va jusqu'à dire que le
Verbe, que le Fils de Dieu, reçoit tout de son Père, dans lequel
réside la source de F autorité, parce qu'il est, en effet, fauteur
et le principe de son Verbe. Ainsi, Dieu le Père est auteur et


1. Rom. , 13-1 .— 2. Ephes., 3-15.




L1V. 1 " . — DIEU.


principe éternel d'un Verbe également et essentiellement
éternel comme son principe et son auteur : Et par là réside
en Dieu le Père la source de Vautorité!


I X


Dans l'ordre naturel et surnaturel tout ensemble, parmi
les noms que Dieu demande aux enfants des hommes de lui
donner, le nom de Père est encore le plus glorieux de tous :
ce n'est pas seulement le plus doux, le plus tendre, c'est le
plus puissant et le plus fort ; c'est le nom qui exprime le
mieux la puissance infinie, la grandeur suprême, la force
créatrice.


C'est le nom que lui donnent les saints Livres : Pater
omnium1 : Il est le Père de toutes choses.


C'est le nom que lui donne le symbole catholique : Patrem
omnipotentem 2 ; c'est le nom que nous glorifions chaque
jour : Pater noster, qui es in ccelis ':NotrePère, qui êtesdans
les cieux; c'est tout dire simplement et magnifiquement; il
n'y a rien à ajouter : celui qui crée, qui répand la vie, qui
trouve en lui-même, dans la plénitude d'une vie sans bornes,
de quoi donner l'être et la vie à ce qui n'est pas, est évidem-
ment, pour ceux qu'il a créés, qu'il a faits, toute autorité :
l'autorité même, primitive et essentielle, simple et absolue,
immuable et éternelle ; il est Père, il est Seigneur, il est Roi,
Législateur, Maître; il est tout dans un degré souverain : il
estDieu.


Et voilà pourquoi à lui seul appartient en propre la force,
la grandeur, la majesté, la gloire, la domination, la puis-
sance, l'empire.


Cortège naturel, apanage suprême de l'autorité !
Proclamons-le donc : partout et toujours, l'autorité, c'est


Dieu!


1. Ephes.j 2 . Symb. de Const.— 3. Matlh., 6-9.




CH. III. — AUTORITÉ DIRECTE DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 4 9


CHAPITRE I I I


Autorité directe, immédiate, et action effective de Dieu
dans l'Éducation.


Oui, me dira-t-on, l'autorité, c'est Dieu; mais qu'importe
cette généralité au sujet que vous traitez? Dans l'Education,
il ne taut pas une autorité transcendante et d'une souve-
raineté métaphysique, une autorité invisible, éloignée et
comme inaccessible: il faut une autorité toujours présente,
une autorité qui agisse, qui parle, qui se fasse voir, aimer,
craindre au besoin et sentir toujours.


Or, en accordant que dans l'Education Dieu demeure l'au-
torité suprême, c'est une autorité qui n'agit pas, qui ne se
montre pas, qui ne parle pas. Dans le vrai et en fait, c'est
tout au plus une autorité transmise au père, à la mère, et
communiquée par eux à l'instituteur.


Sur ces choses, on me permettra de dire toute ma pensée.
Dans l'Education, l'autorité incontestable de Dieu est, sans


aucun doute, une autorité transmise au père, àia mère, et
par eux à l'instituteur ; mais c'est de plus, c'est avant tout
une autorité directe, immédiate, et une action très-effective:
la plus directe, la plus sensible, la plus effective de toutes.


J'étonne peut-être ici quelqu'un de mes lecteurs : mais
pourquoi s'étonnerait-on? N'est-ce pas l'action de Dieu, ac-
tion intime, constante, nécessaire, qui, à chaque heure, à
chaque moment, conserve, élève, perpétue, dans chaque
créature, la vie qu'il lui a donnée?


Et pour mettre cette vérité dans un jour éclatant, ne me
suffit-il pas d'appliquer ici à Dieu la définition même de
l'Education? On verra à quel degré elle lui convient: je dirai
même qu'elle ne convient éminemment qu'à lui.




20 L1V. 1 " . — DIEU.


N'est-ce pas Dieu, en effet, qui, non-seulement crée, mais
qui chaque jour cultive, exerce, développe et fortifie, par sa
lumière et par sa secrète opération au fond des âmes, toutes
les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses
qui constituent la nature et la dignité humaine?...


N'est-ce pas lui qui les élève à la force de leur intégrité
naturelle, qui les établit dans la plénitude de leur puissance
et de leur action?


Et n'est-ce pas ainsi que, tout à la fois père de l'homme,
père de toute la société humainedans la vie présente, etpère
aussi de la vie future, Dieu commence, poursuit et achève sa
grande œuvre, forme dans le faible enfant l'homme parfait,
le prépare aux diverses fonctions qu'il l'appellera bientôt à
remplir dans la société terrestre : et puis, travaillant dans
un dessein plus haut, le prépare à la gloire et à la félicité
suprême, en élevant en lui, par l'Education, la vie présente
jusqu'à la vie éternelle?


Mais tout cela, n'est-ce pas l'Education proprement dite,
telle que nous l'avons définie et telle qu'il faut l'entendre?


Il est donc manifeste que c'est Dieu lui-même qui, avant
tous, travaille à l'Éducation de l'homme, dans le sens élevé
et complet que nous avons donné à ce mot, à cette grande
œuvre, et qui lui appartient essentiellement.


Et qui oserait dire que ce n'est pas là l'œuvre propre de
Dieu? qui oserait affirmer qu'il ne la fait pas chaque jour?
que ce n'est pas là le devoir en même temps que le droit de sa
suprême Providence?


Oui oserait dire que ce n'est pas l'action même et l'office
de la paternité divine ? Oui : comme créateur des hommes,
comme fondateur de la société humaine, comme père de la
vie future, Dieu est essentiellement Instituteur: l'expression
que j'emploie ici est une inspiration même des saints Livres:
Prceceptor noster — a Deo institutus es.


Il est 'itài. le plus souvent Dieu ne travaille pas visible-




CH. III. — AUTORITÉ DIRECTE DE DIEU DANS L'ÉDUCATION, 21


1. Illuminât omnem hominem venientem in hune mundum. (Joan., 1-9.)


ment à celte œuvre. On voit à l'action et au travail les insti-
tuteurs vulgaires: on n'y voit pas toujours le divin Institu-
teur : on n'aperçoit pas clairement ses moyens d'Education
et toutefois, qu'on ne s'inquiète pas: ses moyens sont in-
nombrables ; leur force, pour être quelquefois mystérieuse
et cachée, n'en est pas moins d'une puissance infinie.


Et afin qu'il n'y eût aucun doute possible contre lui, Dieu
a voulu posera l'entrée de la-vie de tout homme venant en ce
monde', un fait d'Éducation si extraordinaire, si solennel,
que là son action doit paraître éclatante et toute divine à
tous ceux qui ont un esprit pour comprendre et un cœur
pour sentir, ou seulement des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre.


Il y a, en effet, trois choses pour lesquelles il a plu à Dieu
d'êlre notre premier, notre seul maître : trois admirables
choses qui font toute la noblesse, toute la grandeur intellec-
tuelle et morale de l'homme, qui font l'homme tout entier;
et sans lesquelles l'humanité sera à jamais dégradée et
anéantie : ces trois choses sont simplement la pensée, la
conscience et la parole.


On le sait: les plus grands génies n'ont jamais pu définir
comment elles s'apprennent. Bon gré, mal gré, il faut re-
connaître Yilluminalion même de Dieu : il y a là,manifeste-
ment, un mystère d'Education toute divine, plus adorable
qu'explicable : car, remarquez-le bien, cette Education se
fait dans une âme d'enfant, qui ne parle pas encore: c'est ce
qui jetait le grand archevêque de Cambrai et l'immortel
évèque d'Hippone dans de si profonds étonnements : Avez-
vous jamais remarqué, disait Fénelon, comment cet enfant
apprend une langue qu'il parlera bientôt plus exactement
que les savunlsne sauraient parler les langues mortes, qu'ils
ont étudiées avec tant de travail dans l'âge mûri Mais, con-




LIV. I " . — DIEU.


linuait-il, en méditant ce mystère, qu'est-ce qu'apprendre une
langue? Ce n'est pas seulement mettre dans sa mémoire un
grand nombre de mots sans les entendre; c'est encore obser-
ver le sens de chacun de ces mots en particulier ;—et c'est ce
que fait ce petit enfant, bercé entre les bras de sa mère, ou
plutôt porté entre les mains de Dieu.


Mais, qu'on y prenne garde, avec cette langue, avec ces
mots, c'est la pensée, la parole ,*et la conscience qui sont révé-
lées à cet enfant : c'est le vrai et le faux, le bien et le mal,
c'est la vie, c'est l'humanité, c'est l'Education morale et reli-
gieuse tout entière!


Ce que cet enfant a appris, pendant ce peu de temps, de
Dieu et deDieuseul, est plus vaste, plus élevé, plus profond,
plus fécond, plus surprenant, que ce qu'il apprendra plus
tard en dix années d'Education humaine : C'est alors, disait
admirablement saint Augustin, en parlantde lui-même, c'est
alors que je suis véritablement entré le plus avant dans les
profondeurs de la vie, et dans les orageux mystères de cette
société d'ici-bas, si pleine de tempêtes *.


Voici ce que nul homme ne peut se vanter d'avoir enseigné
à un autre homme : et cependant sans cela, que serions-nous?


On peut se vanter d'avoir appris à lire à un enfant : c'est
le commencement de l'instruction humaine, et c'est déjà une
grande chose ; mais on ne peut faire remonter cette instruc-
tion plus haut: nul ne se vantera jamais de lui avoir appris
lapensée et la parole. On sent qu'il y a là une science primor-
diale, et comme un enseignement supérieur, dont un maître
vulgaire n'est pas capable : on sent qu'il ya là, dans cette pro-
fondeur mystérieuse, un Instituteur caché.qui se plaît à agir
et à parler danslesecret de cette âme naissante, et dontl'ac-
tion est digne d'une reconnaissance et d'une adoration infinie.


C'est là l'Education purement divine des enfants de l'hu-


1. Vitœ Immanie proceUnsam sncAelntem attins ingressm snm. (S. A r -
GUSTIN, Cm. I, ch. vin.)




CH. m . - AUTORITÉ DIRECTE DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 23


manité; Dieu seul la fait et veut la faire seul, sans coopéra-
teur qui mérite ce nom, sans instruments, sans moyens con-
nus de ceux qui alors entourent l'enfant. Un père, une mère,
une nourrice, ne sont que des témoins, à peine des occa-
sions ; tous leurs enseignements, toutes leurs paroles se ré-
duisent à des sons qui frappent l'air : si Dieu n'était pas là
toujours traducteur infaillible, interprète divin, entre eux et
cet enfant, cette Éducation, essentiellement sourde et muette,
demeurerait éternellement stérile.


Plus tard ils auront l'air de faire davantage, mais c'est en-
core Dieu qui fera tout. Les causes secondes, les instru-
ments, serviront toujours à peu de chose. Paul plante, Apollo
arrosel, les pédagogues3 font ce qu'ils peuvent ; mais celui
qui plante et celui qui arrose n'est rien :Negue qui plantât,
neque qui rigatest aliquid.


I I n'y en a qu'un qui soit quelque chose et qui compte
dansl'Éducation de l'homme, c'est celui qui donne Vaccrois-
sement: c'est-à-dire, celui qui développe, fortifie, élève; et
celui-là, c'est Dieu : INCREMENTUM DAT DEUS 5 .


Admirable parole, qui est tout le secret philosophique,
tout le fond, toute l'œuvre de l'Education humaine, et en
même temps toute la gloire de l'humanité, dont les glorieux
fils sont si grands auxmains de Dieu, qu'il n'y a pas un d'eux
dont on ne puisse dire, en un sens, avec le poète :


Cara Deûm soboles, magnum Jovis incrementum.


La mère des Machabées disait autrefois à ses fils :
« Je ne sais comment vous avez été formés dans mon sein:


« car ce n'est point moi qui vous ai donné l'âme, l'esprit c
« la vie, ni qui ai joint tous vos membres enseim>;e pour


1. 1" Épîlre aux Corinthiens, C-7.
2. C'est là le mot de saint Paul : ce mot n'était pas encore devenu un


terme de mépris.
3. Ibidem.




24 LIV. I " . — DIEU.


« en faire votre corps : c'est le Créateur du monde qui vous
« a formés à votre première naissance, celui-là même qui
« donne l'origine à toutes choses *. »


Voilà bien les touchantes et religieuses paroles que toute
mère chrétienne doit adresser à ses enfants, à ceux qu'elle
a portés dans son sein et qu'elle élève, lorsqu'elle voit se
développer si merveilleusement en eux, sous la main ca-
chée de Dieu, leurs facultés naissantes.


Je ne puis le dissimuler : je trouve ici la révélation évan-
gélique d'une magnificence incomparable : devant elle la
plus haute philosophie humaine s'efface et disparaît


Non-seulement, au langage des saints Livres, c'est Dieu
qui nous donna l'être et la vie, le mouvement et l'action : In
eo vivimus, movemur et sumus * ; mais c'est aussi Dieu qui
crée, qui forme en nous la volonté, l'intelligence, et la per-
fection de nos œuvres et de notre vie : Operatur in nobis
velle et perficere *.


C'est en lui que nous pensons : c'est lui qui prépare en
nous, qui éclaire, qui affermit nos raisonnements et nos mé-
ditations : Omnes cogitationes prœparantur a Domino *; c'est
par lui que nous parvenons à savoir, car il est le Dieu des
sciences : Deus scientiarum Dominus est5.


Dieu, et je suis ravi de le pouvoir dire, Dieu est sans cesse
travaillant au fond de nous-mêmes, et opérant sur nos fa-
cultés, non-seulement pour les conserver, mais pour les
former, les élever, les diriger, les envelopper.


Fénelon, dont la philosophie est si profonde, que j'en di-
rai volontiers ce qu'il a dit lui-même de saint Augustin : Si
on rassemblait les morceaux e'pars dans les ouvrages de ce


1. Nescio qualiter in utero meo apparuistis : neque enim ego spiritum et
animam donavi vobis et vitam, et singulorum membra non ego ipso com-
pegi : sed enim mundi Creator, qui formavit hominis nativitatem, quique
omnium invenit originem, et spiritum vobis. (II Mach., vu , 22-23.)


2 . Act . xvn , 28. — 3. S. Paul, ad Philipp., 2-13. — i. I, Regum, 2-3.
5. I, Regiim, 2 5 - 3 .




CH. III. — AUTORITÉ DjRECTE DE DIEU DANS i/ÉDUCATION. 25


yéniesi vaste, si lumineux, si fertile et si sublime, ony trou-
verait plus de philosophie et de métaphysique que dans Pla-
ton et dans Descartes; Fénelon dit quelque part que Dieu
travaille invisiblement en nous, comme un ouvrier travaille
aux mines dans les entrailles de la terre: et quoique nous ne
le voyions pas et que nous ne lui attribuions rien, c'est lui
qui fait tout : sans cesse il opère dans le fond de l'âme, comme
il agit dans lefonddes champs labourés, pour leur faire pro-
duire des fruits ; s'il ne le faisait pas, tout périrait.


Et de cela, qu'on veuille bien y réfléchir, il n'y a pas seu-
lement une haute convenance, il y a une nécessité impé-
rieuse, une nécessité métaphysique.


Dieu nous a faits : mais il faut qu'il nous refasse encore à
chaque instant


De ce que nous étions hier, il ne s'ensuit pas que nous de-
vions être aujourd'hui. Nous ne sommes rien par nous-
mêmes ; nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être à
chaque moment : nous n'avons l'être et la vie que parce que
Dieu nous les continue, nous les renouvelle à chaque heure :
nous ne pensons que parce que Dieu nous inspire la pensée :
nous ne voulons que parce que Dieu maintient la vie à notre
volonté. Nous sommes incapables de posséder un seul mo -
ment par nous-mêmes la vie et la santé corporelle, à plus
forte raison la vie intelligente, les facultés nobles, le talent,
le génie, la vertu : penser, juger, vouloir, aimer, se souve-
nir, prévoir, imaginer, tout cela, c'est Dieu qui le fait en
nous et avec nous, qui nous aide à le faire, dans l'âge le plus
mûr elle plus avancé, comme dans la plus tendre et la plus
faible enfance.


En un mot, Dieu élève, fortifie, développe, établit dans la
plénitude de leur vie toutes les facultés humaines, par une


i. Semper ah Mo fterl, semperque perfici debemus, inhérentes ei, dit
saint Augustin.




26 LIV. I " . — DIEU.


action intime, invisible, incessante, du jour et de la nuit; par
une action toute-puissante, irrésistible sous certains rap-
ports, et toujours plus oumoinsinfluente, selon les desseins
de sa Providence sur l'individu qu'il élève, plus ou moins
influente aussi selon que celui-ci s'en rend plus ou moins
digne par sa reconnaissance ; mais action si nécessaire qu'elle
ne peut s'arrêter un moment sans que tout progrès demeure
suspendu, cesser tout à fait sans qu'on tombe dans l'imbé-
cillité, et cesser d'une manière métaphysique et absolue sans
qu'on tombe dans le néant.


Voilà l'action et l'autorité de Dieu dans l'Education.
i


C H A P I T R E IV!


Autorité de Dieu dans l'Éducation.


CONSÉQUENCES RELIGIEUSES DE CETTE DOCTRINE


Non-seulement, je l'ai démontré, Dieu est l'ouvrier le plus
puissant, le plus habile, le plus nécessaire de l'Education ;
non-seulementil est, commejele démontrerai tout à l'heure,
le seul modèle et la parfaite image de l'œuvre à faire ; mais
il est aussi la source de l'autorité, c'est à-dire des droits et
des devoirs de tous ceux qui y travaillent.


J'insiste sur ces hautes vérités, parce que, toutes métaphy-
siques qu'elles paraissent, elles doivent avoir, dans la pra-
tique et dans le détail, une décision profonde, et les plus
importantes conséquences : j'insiste, parce que tout incon-
testables qu'elles sont, ceux qui se chargent d'élever la jeu-
nesse les oublient trop souvent.




CH. IV. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 27


Toute autorité vient de Dieu dans la société humaine; nous
l'avons vu : et s'il n'y a pasd'autorité plus haute et plus sa-
crée sur la terre, dans l'ordre naturel, que l'autorité pater-
nelle et maternelle, c'est précisément parce qu'entre toutes
les autorités humaines, c'est celle qui vient directement et
immédiatement de Dieu, d'où découle essentiellement toute
paternité sur la terre comme dans le ciel : Ex quo omnis


•paternitas in cœlo et in terra'.
Mais la conséquence immédiate de ces grands principes,


n'est-ce pas que le père et la mère, et avec eux l'instituteur,
ne doivent jamais oublier Celui dont ils tiennent leur auto-
rité? C'est l'enfant même de Dieu qu'ils élèvent; ils ne sont
que les envoyés de Dieu, les représentants de sa sagesse, de
sa puissance et de son amour, c'est-à-dire de son autorité
souveraine auprès de cet enfant. Tous leurs droits viennent
de là, et par conséquent aussi tous leurs devoirs.


Et dans la lumière de ces principes, quel sera donc le
premier devoir de la délégation providentielle qu'ils ont
reçue?


C'est, évidemment de respecter eux-mêmes, et de faire
respecter par tous, en cette œuvre, l'autorité de Dieu : c'est
de réaliser autant qu'ils le peuvent la pensée, la volonté et
le gouvernement de Dieu dans l'Éducation. Qu'y a-t-il de
plus rigoureux que ces conséquences? L'autorité dont ils se
trouvent revêtus est un pouvoir transmis et emprunté : qui
ne sait qu'on doit gouverner comme l'entend celui duquel
on tient son pouvoir? Celui qui est envoyé n'est pas au-dessus
de celui qui envoie', dit encore l'Évangile avec son bon sens
tout divin.


Il n'y a donc pas ici de contestation possible.
Et cependant, où sont-ils parmi nous les instituteurs qui


1. Ephés., 3-15.
2. Neque apostolus major est eo qui misitillum. (Joan., 13-16. )




28 LIV. I " . — DIEU.


pensent à ces choses, qui songent à consulter Dieu, à étudier
ses desseins, à invoquer son saint nom, l'autorité de sa loi,
la sainteté même de sa présence, pour exercer convenable-
ment les droits, et surtout pour accomplir dignement les
devoirs de leur charge? Que le nombre en est réduit ! Où
sont même les pères et les mères qui, dans l'Education de
leurs enfants, se tiennent incessamment, avec respect, sous
l'œil de Dieu?


Et néanmoins, tous les devoirs religieux si importants que
je viens de rappeler sont de ceux dont l'accomplissement
est le plus nécessaire à l'Education : dussé-je heurter ici un
siècle malheureux qui n'a pu parvenir encore à se dégager
entièrement des préjugés impies du siècle qui l'a précédé,
je Je lui dirai en face : La crainte et l'amour de Dieu, la re-
connaissance pour ses bienfaits, le respect de son nom, le
sentiment d'une juste et profonde dépendance devant lui, la
prière, sont pour l'instituteur et pour l'enfant qu'il élève, des
sentiments et des devoirs sacrés sans lesquels l'Education
de l'âme, c'est-à-dire l'Éducation de la conscience, du cœur,
de la volonté, de la haute intelligence, est impossible : et la
nécessité, comme aussi l'inspiration de ces sentiments et de
ces devoirs, découle précisément de ce grand principe, que
Dieu est l'autorité suprême, toujours présente dans l'œuvre
de l'Education.


Mais, me dira-t-on peut-être, vous voulez donc jeter tout
instituteur et tout enfant dans la dévotion? Non : je ne de-
mande ici que ce qui est de rigueur absolue.


J'ai nommé l'Education de la conscience; qu'y a-t-il de
plus essentiel? Or, pour la bien faire, cette Education si
importante, le premier devoir d'un instituteur n'est-il pas
d'abord de bien étudier ce que c'est que la conscience? ne
doit-il pas, avant tout, bien savoir comment il en faut ob -
server, chez les enfants, le premier éveil ; comment il faut y
reconnaître l'autorité de Dieu et la leur faire reconnaître à




CH. IV. — AUTORITÉ DU DIEU DANS L'ÉDUCATION. 29


eux-mêmes; comment on doit et on peut assurer le règnede
cette autorité, en accoutumant les enfants à se rendre atten-
tifs à la voix du Maître intérieur, dès qu'elle commence à
parler; comment enfin on doit leur apprendre à distinguer
celte voix de celles de la passion et de l'intérêt, qui se font
entendre aux jeunes âmes?


Il y aurait ici des choses bien utiles à méditer, et qui, si
je ne me trompe, pourraient être neuves et belles à dire, sur
cette Education primitive de la conscience, sur cette habi-
tude donnée tout d'abord à l'enfant de se mettre en présence
de Dieu, et de se souvenir toujours de cette sainte présence.
G'estsur ce fondement même qu'il faut bâtirdanscettejeune
âme tout l'édifice de l'Education morale; et c'est dans celte
vérité essentielle et fondamentale de l'influence divine et de
la présence même de Dieu, dans l'œuvre de l'Education,
c'est là que je trouve le droit de dire ici tout ce que doivent
être le père, la mère, l'instituteur, pour travailler à ce pre-
mier développement de la vie morale, dans la jeune créa-
ture qui leur est confiée.


Oui : il faut que la présence de Dieu, présence active, et
en quelque sorte personnelle, soit souvent rappelée dans le
cours des journées, et au milieu des phases diverses et des
difficultés inévitables de l'Education: il faut que Dieu et son
saint nom, il faut que le souvenir de sa puissance et de sa
bonté, interviennent fréquemment, et avec amour : autre-
ment l'Education religieuse et morale ne se fait pas, ou se
fait mal. L'amour et la crainte de Dieu, voilà ce qu'il faut
surtout inspirer à l'enfant : l'amour de Dieu, ce sentiment si
noble et si pur, qui est si naturel et si vif dans un jeune
cœur, et qui peut lui faire faire de si grandes choses 1 L'a-
mour, et aussi la crainte de Dieu : non pas une crainte ser-
vile et odieuse, mais cette crainte filiale, également respec-
tueuse et tendre, dont Bossuet, instituteur du grand Dau-
phin, écrivait autrefois : « Qu'il apprenne sans doute toutes




30 L1V. 1 e r . — DIEU.


« les sciences convenables à sa condition, et même celles
« qui peuvent, de quelque manière que ce soit, perfection-
« ner l'esprit, donner de la politesse, orner la vie et mériter
« l'estime des savants*. Mais, avant tout, que dès sa plus
« tendre jeunesse, et, pour ainsi dire, dès le berceau, il ap-
« prenne premièrement la crainte de Dieu, qui est le plus
« fort appui de la vie humaine'. »


Adressant de si graves leçons aux instituteurs d'un pays
chrétien, je suis aise de pouvoir leur citer, après Bossuet,
sur la crainte de Dieu, les paroles inspirées par cette sagesse
qu'on a nommée païenne : « Oui, disait Platon, il fautintro-
« duire discrètement en son cœur, pour s'y opposer à l'in va-
ut sion de l'imprudence, la plus belle des craintes, cette
« crainte divine que nous avons appelée du nom de pudeur,
« cette crainte qui exclut toutes les autres 3. »


N'est-ce pas, en effet, cette crainte religieuse qui inspire à
l'enfant l'amour du travail, la pureté des mœurs, la docilité,
le respect pour vous, et aussi le respect pour lui-même? Je
dis pour lui-même : Qu'est-ce, en effet, que la pudeur, si
belle et si pure au front de la jeunesse, si sainte et si noble
dans les regards de l'âge mûr, si vénérable sous les cheveux
blanchis du vieillard, sinon la plus haute délicatesse du res-
pect pour soi ?


Certes, après de telles autorités et de telles pensées, j'ai le
droit de dire : Malheur aux Educations où le nom de Dieu ne
préside pas, où son souvenir est si rare ? Malheur aux Éduca-
tions qui renvoient l'enfant coupable au châtiment avant de
le renvoyer à sa conscience, qui le font comparaître devant
un maître irrité, avant de le faire comparaître devant. Dieu !


1. T « m egregias omnes disciplinas artesque, quœ mm deceant... verum et
cas quœ quomodocumque animum perpolire, ornare vitam, hommes litte-
rntos concilitirt... possint. (BÔSSEET, InH. Delpk.)


2. A teneris, ut ainmt, unguicwlis, primm timorem Du, quo vita hn-
mana nititur... perdiscaU ( I b i d . ) — 3; PLATON, des Lois, liv. III.




CH. IV. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 31


Ah ! voilà pourquoi une mère vertueuse se félicitera tou--
jours d'avoir demandé pour ses enfants à des instituteurs
pieux, laïques ou non, les premières leçons de la sagesse, et
sera heureuse d'avoir mis leur innocence à l'abri sous les
ailes de la Religion, et d'avoir travaillé elle-même à leur ins-
pirer de bonne heure l'amour etla crainte de Dieu! Un jour,
quand elle entendra ces voix innocentes et pleines de vie
lui redire les témoignages de leur amour; quand elle verra
ces regards si purs, ces fronts si radieux, ces sourires si
pleins d'espérance; quand elle déposera sur leurs lèvres la
douce expression de sa tendresse, elle pourra du moins être
sans inquiétude, et respirer avec confiance auprès de ces
jeunes cœurs les parfums de la vertu!


Mais ce n'est pas tout; il faut encore, quand on se charge
du grand ministère de l'Éducation, il faut encore prier: oui,
il faut invoquer le Père de toute lumière, de toute intelli-
gence, c'est-à-dire le Dieu de toute Éducation intellectuelle :
il faut invoquer le Dieu de la conscience, le Dieu de toute
vertu, c'est-à-dire le Père de toute Éducation morale.


Il faut que l'instituteur prie : il faut qu'il enseigne à cet en-
fant la prière, qu'il lui apprenne à invoquer chaque jour,
pour la conservation et le développement de sa vie intellec-
tuelle et morale, son Créateur et son Père.


Tout instituteur qui ne prie pas et ne sait pas inspirer l'a-
mour de la prière à l'enfant qu'il élève, est un instituteur in-
capable de la mission qui lui est confiée-


Et il faut bien queje le redise: je ne prétends point faire
ici forcément de l'instituteur un prêtre, et de ses leçons un
catéchisme : ce serait me prêter gratuitement ce qui est fort
loin de ma pensée. Non, je ne demande, — ou plutôt il n'est
pas question de moi,— les grands et incontestables principes
que j'ai posés ne demandent qu'une chose, c'est que l'institu-
teur, laïque ou non, soit un homme religieux, c'est-à-dire se
respecte lui-même en respectant l'œuvre qu'il fait et l'enfant




3î L1V. 1 " . — DIEU.


qu'il élève ; et certes, il n'est pas nécessaire pour cela d'être
prêtre, il suffit d'être honnête homme.


Lhomond était prêtre; Rollin et tant d'autres pieux insti-
tuteurs, que je pourrais nommer, ne l'étaient pas ; mais tous
savaient inspirer l'amour et la crainte de Dieu à leurs élèves,
et Rollin n'avait pas eu besoin de recevoir les ordres sacrés
pour apprendre que c'était là le premier devoir de l'autorité
dont il était revêtu.


Qu'on ne me dise pas non plus que je fais ici une supposi-
tion vaine, que je combats des adversaires invisibles, imagi-
naires! que personne ne songe à élever la jeunesse sans
Dieu, sans Évangile,sans Jésus-Christ! On ne sait que trop
que je ne me livre pas ici à une vaine supposition. Le grand
instituteur du dix-huitième siècle, le grand sophiste de l'É-
ducation, celui dont plusieurs célèbrent encore la sagesse et
les maximes, n'a-t-il pas affirmé qu'il ne fallait point pro-
noncer le nom de Dieu à un jeune homme avant sa vingtième
année? que jusqu'à cet âge la jeunesse devait ignorer le nom
de son Créateur?.,. Il est vrai qu'il fallait aussi qu'elle igno-
rât l'existence de son âme, de cette âme même qu'il fallait
élever!... Et depuis la proclamation de cette horrible doc -
trine, depuis cinquante années, en Europe, que n'a-t-on pas
fait pour la réaliser, même en ayant l'air de la renier? Que
d'essais publics et privés, que de systèmes, que de plans
immenses d'administration pédagogique, pour organiser
l'instruction sur toute la surface du pays, plus ou moins en
dehors de Dieu, pour le bannir loin de l'Éducation, ou l'y
admettre le moins possible!


Ce qu'on me répondra, c'est qu'en France, nous n'en som-
mes plus à Rousseau. Nous reconnaissons avec vous, me di-
ra-t-on, que Dieu doit avoir une place dans l'Education de
la jeunesse, et que sans lui l'Education est à peu près impos
sible, au moins l'Education morale ; nous ne voulons donc
point contester ici; nous accordons tout ce qui est vrai, mais




CH. IV. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 33


il ne faut pas l'exagérer. Les choses les plus certaines en
théorie ont besoin de se modifier dans la pratique. Au fond,
et dans le vrai, l'Education proprement dite ne se fait pas
rigoureusement dans les conditions que vous dites : dans le
fait, et en dépit de cette morale si austère, et de toute celte
métaphysique si subtile, n'est-il pas évident que l'Educa-
tion intellectuelle par exemple, peut s'accomplir sans que
les instituteurs et les enfants se jettent dans une spiritua-
lité si haute, et par contre-coup peut-être, s'égarent dans
une dévotion si raffinée ?


Je vous entends et je vais vous répondre : Oui, sans doute,
vous pouvez nous dire, sinon avec une religion profonde, au
moins avec une raison apparente, que pour apprendre du
grec, du latin et des mathématiques, Dieu ne semble pas ser-
vir à grand'chose; et cependant je pourrais vous dire aussi
avec quelque apparence de raison, que ce que vous affirmez
n'est pas très-sûr ; que c'est peut-être Dieu qui aide notre in-
telligence dalis cette étude et soutient notre esprit; oui,
l'esprit de votre élève: que sais-je? le vôtre peut-être aussi,
tout fort qu'ilest ; et si cela estsi incontestable, comment ose-
riez-vous laisser croire à cet enfant et croire vous-même que
Dieu n'est pour rien dans cette grande conquête de la pa-
role et de la pensée, qui se fait par l'étude des langues et des
littératures, et même pour rien dans cette grande étude des
sciences! L'Education intellectuelle ne sera-t-elle donc ja-
mais pour vous que l'enseignement des langues mortes et
des sciences abstraites?


Voudriez-vous à toute force nous le persuader ? N'a-t-on
pas fait assez pour cette trisle thèse ? n'est-il pas temps de
penser autrement et de parler un autre langage? n'est-ce
pas l'accusation universelle qui s'est élevée contre l'Educa-
tion du siècle? De quoi se plaint-on d'un bout de la France à
l'autre, sinon de ce que des professeurs, que dis-je? de ce
que des préparateurs suffisent à tout, et que la jeunesse n'a


É., II, 3




ai LIV. 1 e r . — DIEU.


plus d'instituteurs?Chose étrangel on n'a plus donné ce
grand nom qu'aux maîtres d'école, et on sait-l'usage qu'ils
en ont fait pendant ces courtes, mais tristes années, où la
France tremblait sous eux.


Croyez-moi, nous pouvons mieux : bon gré, mal gré,
l'Education intellectuelle s'élève plus haut, et quand on la
fait sérieusement, elle ne tarde pas à atteindre dans le grec
même, le latin et les mathématiques, des hauteurs où Dieu
se rencontre.


Je l'avouerai néanmoins : le développement, l'Education
physique se fait quelquefois sans que le nom de Dieu inter-
vienne ; il est même possible à la rigueur, que le développe-
ment intellectuel se fasse aussi, dans une certaine mesure,
sans que ce nom auguste soit prononcé avec respect et reli-
gieusement invoqué une seule fois. L'instituteur peut man-
quer indignement à ce devoir sans que Dieu manque aux
desseins de sa bonté et de sa providence.


Toutefois, je crois pouvoirle dire, c'ests'exposer beaucoup:
quand Dieu offensé se retire d'une Education, quel que soit
le professeur, je ne puis m'empêcher de craindre pour elle ;
j 'en ai vu de tristes exemples. Votre élève grandit, c'est pos-
sible; mais voulez-vous me dire pourquoi tout à coup cette
jeune nature s'altère? pourquoi à dix-huit ans son esprit se
trouble? pourquoi sa mémoire s'en va? pourquoi son imagi-
nation s'éteint? pourquoi sa sensibilité se dessèche? pour-
quoi son intelligence est sans flamme et sans vie? Voulez-
vous me dire pourquoi, sous votre main, tout est tombé en
lui dans la médiocrité imbécile, et semble s'affaisser en cet
engourdissement fatal, dont les chiens de chasse, les fem-
mes et les chevaux auront seuls le pouvoir de le faire un
moment sortir? Vous l'ignorez ; moi, je crains d'en savoir
la raison.


Mais laissons ces lamentables et nombreux exemples : je
le veux, tout vous a réussi; vous instruisez votre élève sans




CH. IV. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 3o


lui jamais parler avec respect et amour du Dieu qui l'a
créé ; vous abusez sans remords, et sans châtiment visible,
de tous les dons du Créateur ; vous vous servez du concours
providentiel qu'il vous donne à chaque heure pour faire
porter à cette jeune créature, avec les nobles fruits de la
science, les fruits de l'irréligion; vous files semblable à un
jardinier pervers qui abuserait de ce que le soleil, la rosée
du ciel, la séve delà terre ne lui manquent jamais, et qui par
une greffe coupable ferait germer des poisons au cœur des
arbustes sains et purs confiés à ses soins.


Mais enfin vous avez réussi : votre élève n'a ni piété, ni
foi, ni christianisme, et il a beaucoup d'esprit, et il sait le
grec et le latin à ravir ; il paraît posséder comme vous-même
la grammaire et la rhétorique, et même, avec des mathéma-
tiques, je ne sais quelle logique que je ne.veux ni définir
ici, ni juger. Mais cette autre nourriture admirable de l'in-
telligence, qui se trouve aussi dans le grec et dans le latin,
dans larhétoriqueet dans la grammaire, dans les scicnceset
dans la philosophie, quand on sait l'y chercher et qu'on ne
borne pas l'Education à l'enseignement matériel; cette nour-
riture mystérieuse d'où naît la vraie grandeur de l'intelli-
gence, avec le goût sublime du vrai et du beau; d'où naît la
connaissance de Dieu et le sentiment des devoirs; d'où naît
la venu et avec elle les grandes pensées ; d'où naît enfin le
respect de toutes les choses divines et humaines sans
Dieu, je vous le demande, qui se chargera de la préparer à
l'enfant, cette nourriture de vie?... .


Mais puisque j 'y suis amené, permettez-moi de vous dire
ici ma pensée tout entière sur cette Education intellectuelle,
si étrangement méconnue, si indignement abaissée par tant
d'instituteursl Pour le mieux faire, je remonterai encore à la
belle lumière des principes supérieurs qui éclairent toute
cette question.




36 LIV. I e r . — DIEU.


CHAPITRE Y


Suite et fin du même sujet.


Non-seulement, je vous l'ai dit, Dieu est l'ouvrier le plus
puissant et le plus habile, l'ouvrier nécessaire de la grande
œuvre de l'Education humaine, mais il est aussi le seul mo-
dèle et la parfaite image de l'œuvre à faire ; et voilà pour-
quoi vous ne pouvez travailler à cette œuvre et détourner
un moment de lui vos regards.


Dieu est dans l'Education, comme partout, le principe, le
milieu et la fin de toutes choses : vous le retrouvez dans les
facultés mêmes de l'enfant que vous élevez : vous le retrou-
vez dans les sciences, dans les lettres, dans la poésie, dans
les arts que vous lui enseignez; dans les principes les plus
simples du goût que vous lui dictez !


On l'a dit, et il est vrai, il n'y a pas une des avenues légi-
times de l'intelligence humaine, à l'extrémité de laquelle
Dieu n'apparaisse, comme le soleil unique qui éclaire, qui
illumine tout. Direz-vous cela à l'enfant, ou déroberez-vous
à ses regards, à son admiration, la présence de son Dieu?


Entrons dans le détail : tout est ici magnifique et digne des
plus hautes méditations.


Dieu est vérité, beauté, bonté suprême : mais le vrai, le
beau et le bien ne sont-ils pas l'objet essentiel de l'enseigne-
ment intellectuel et moral dans l'Education? Mais les facul-
tés mêmes de l'enfant que vous devez élever, ne sont elles
pas à la ressemblance de Dieu? Dieu est vie, intelligence et
amour; l'enfant est-il autre chose?




CH. V. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 37


Remarquez-le bien : non-seulement Dieu voulut que sa
vérité, sa beauté et sa bonté suprême, perfections constitu-
tives de sa propre nature, fussent le fond même de l'être en
cet enfant, et par conséquent l'objet et la forme de son
Éducation; mais de plus, il a voulu que les puissances les
plus hautes de sa divine nature vinssent se réfléchir dans
ses facultés naissantes que vous êtes chargé de développer.
Cet enfant, il vit donc, il pense, il aime comme Dieu aime,
pense et vit. Y avez-vous jamais songé ? croyez-vous inutile
de le savoir? croyez-vous inutile de le dire? pensez-vous
que cette philosophie soit indigne de vous?


Je ne veux pas m'étendre plus qu'il ne convient sur cet
admirable sujet : toutefois je ne puis m'empêcher de faire
remarquer ici cette trinité surprenante, qui, dans l'admi-
rable unité d'une nature créée et imparfaite, laisse entrevoir
une image si vive et une si étonnante ressemblance du Dieu
infini : et si je m'arrêlfl à considérer avec admiration ces
grandes choses, c'est que là se trouve le principe de l'har-
monie, de la plénitude et delà force des facultés humaines,
et que cela ne peut être impunément ignoré de quiconque
se dévoue à les cultiver.


Cette théorie des facultés humaines, que je me borne à
indiquer ici, n'est que le principe et le fondement de la
théorie même de l'Éducation. En toutes ces choses, Dieu
apparaît : son nom, sa splendeur éclatent de toutes parts,
etil faut redire avec le poëte païen :


Ab Joveprincipium : Jovis omnia plena.


C'est jusqu'à ce sublime idéal que l'enfant doit être élevé :
et si les lettres, les sciences et les arts sont un moyen d'É-
ducation si puissant, c'est qu'ils représentent dans tout ce
qu'ils ont de vrai, de beau et de bon, la vérité, la beauté et
la bonté suprême, c'est-à-dire le Dieu même dont la pré-
sence vous fatigue, et dont vous ne prononcez jamais le nom.




38 L1V. I e r . — DIEU.


Bon gré, mal gré, le vrai, le beau et le bien sont l'objet
naturel, l'objet essentiel des facultés humaines et de leur
développement par l'Éducation : et en dehors du vrai, du
beau et du bien, c'est-à-dire sans Diett, il y a impossibilité
absolue de concevoir un développement réel de la vie, de
l'intelligence et de l'amour dans une créature quelconque.


Voyez l'enfant le plus jeune, dont vous commencez la
première Éducation : étudiez sa raison; le premier éveil de
cette faculté supérieure, c'est l'intelligence de la vérité.


Étudiez son imagination : son premier regard, c'estlavue,
l'admiration de la beauté.


Enfin le sentiment, l'amour de ce qui lui paraît bon, est
la première vie, la vie encore indéfinissable, mais certaine,
de cette volonté si faible encore et qui un jour deviendra
si forte, de cette sensibilité, qui sera bientôt si vive et si
ardente.


Mais, prenez garde! siles facultés de cet enfant sont ad-
mirables et vraiment divines, elles sont fragiles aussi, pé-
rissables, faciles à troubler; il faut dóneles élever convena-
blement, les fortifier, les mettre en harmonie les unes avec
les autres, et pour cela les mettre en harmanie avec Dieu.
11 faut les protéger et les défendre contre toute dégradation :
il faut enfin conserver en elles la ressemblance de Dieu.


Telle est votre œuvre : voilà cequevous devez à cet enfant
et au Dieu dont il est l'image 1 L'Éducation qu'il attend de
vous n'est pas autre chose. Etvous nepouvezaccomplircette
œuvre, qu'en faisant participer ses facultés, autant qu'elles
le peuvent, à la richesse et à la force des facultés divines ;
en un mot, qu'en réalisant avec toute la perfection dont sa
nature est capable, la parole divine qui l'a créé : Faciamus
hominem adimaginem et ad similitudinem nostratn '.


Encore une fois, telle est votre œuvre, et vous prétendez


i . Gencse, 1, îG.




CH. V. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 39


l'accomplir loin de Dieu! et vous ne sentiriez pas le besoin
d'invoquer son nom, de le prier! et toute votre religion ne
se révélerait que par des généralités vagues qui n'engagent
à rien ni votre esprit, ni votre cœur, ni votre conscience !
C'est manifestement impossible: aussi, qu'arrive-t-iï sou-
vent? L'œuvre ne se fait pas. Il y a pire encore: elle se fait
indignement, et tout se déprave sous la main d'un institu-
teur sans foi.


Mais je n'ai pas tout dit. Il n'y a pas seulement le Beau et
le Vrai, il y a le Bien. Il y a ce qui est bon et honnête ; il y
a la vertu, il y a la morale, il y a les devoirs !


Moi, instituteur religieux, je trouve tout cela dans l'ensei-
gnement intellectuel. Mais vous, sans Évangile, sans Jésus-
Christ, sans temple, sans autel, sans foi, sans communion,
sans piété, presque sans Dieu, que pouvez-vous? Je ne vous
accuse point, je vous plains. Non, non, quand je songe à
votre impuissance et à votre malheur, quels que soient vos
torts, je ne suis pas tenté d'être amer envers vous.


Vous faites quelquefois retentir aux oreilles de cet enfant
les grands mots de devoir, de morale, peut-être même de
vertu. Il le faut bien ; mais avec quel embarras, avec quelle
hésitation de langage ! car, enfin, qu'est-ce que le devoir
et la morale sans Dieu, sans sa loi, sans son Evangile? La
vertu elle-même, nommons les choses par leur nom, la
chasteté, soyons de bonne foi, sans la crainte de Dieu, où
est-elle?


N'est-ce pas l'autorité de Dieu révélée par l'Évangile de
son Fils, qui seule persuade bien le devoir et inspire la
vertu, tandis que le maître la prêche ou l'impose? Ne faut-il
pas que Dieu se montre pour que la morale ait un sens, et
ne paraisse pas une prescription odieuse de la force qui
contraint la faiblesse, et fait plier le corps sans atteindre
l'âme? Cette morale n'est qu'une expression de la souve-
raine équité, et devant elle la conscience de l'enfant, essen-




40 LIV. I " . — DIEU.


tiellement indépendante de vous, ne fléchit qu'autant qu'il
y voit la loi et la volonté de Dieu.


Mais que prétendez-vous?Sans le nom de Dieu et de Jésus-
Christ, sans l'Évangile, je vous défie même de dire à votre
élève la raison solide des devoirs, et le nom des vertus que
vous lui commandez. Et quoiqu'il ne faille pas trop raison-
ner avec les enfants, parce qu'on en fait par là de mauvais
raisonneurs; si l'on en veut faire des êtres raisonnables, ce
qui est fort différent, il faut leur donner la haute raison des
choses; et où est-elle cette souveraine et dernière raison des
vertus etdes devoirs, si ce n'est dans l'Évangile?...


Vous avez donc beau faire, ce Dieu, dont vous croyez pou-
voir vous passer, est partout dans l'Éducation ! Il s'y pré-
sente d'abord à vous comme créateur, puis comme coopéra-
teur, puis comme le buta atteiudre, puis comme le modèle
à imiter. Toutes les choses que vous devez enseigner vous le
rappellent ; vous le retrouvez non-seulement dans l'enfant,
dont il est le premier père ; non-seulement dans les parents
de cet enfant, puisqu'ils sont les dépositaires de l'autorité
divine auprès de lui... vous Je retrouvez en vous-même,
malgré vous : si vous n'êtes point son représentant, vous
n'êtes rien ; il faut vous retirer. Si Dieu n'est pas entre vous
et cet enfant, où est pour vous le droit de commander, où
est pour lui le devoir d'obéir ?...


Mais ce qu'il y a de plus triste, c'est que le mal' dont je
me plains n'est pas un mal particulier ; c'est un mal public.
11 a été érigé en système, et en système tel, que les hommes
religieux eux-mêmes ont peine à s'en défendre, et en subis-
sent plus ou moins, bon gré, mal gré, l'influence tyrannique!
Combien de fois n'ai-je pas entendu d'excellents profes-
seurs universitaires en gémir ! Dirai-je ici ma pensée sur la
fondation et les règlements de l'Université impériale ? J'ai
rencontré dans l'Université, j 'y ai connu, j 'y connais en-
core beaucoup d'hommes honorables et les chrétiens les




CH. V . — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 41


plus sincères: mais malgré cela, malgré les grands noms de
MM. de Bonald, de Fontanes, de Bausset, Emery, Frayssi-
nous, cl de tant d'autres, les mauvais côtés du grand esprit
du fondateur sont trop sensibles dans l'institution. Pour
tout esprit désintéressé, impartial, c'était un monopole vé-
ritablement excessif qu'une corporation unique et univer-
selle, enveloppant dans ses règlements tout ce qui se rap-
porte à l'Education, en un grand pays: l'enseignement
technique et l'enseignement élémentaire; les cours supé-
rieurs et les études préliminaires ; les académies et les écoles
de village; les salles d'asile et les facultés savantes; les ins-
tituteurs primaires et les professeurs de théologie; l'Édu-
cation des filles et jusqu'à la sainte retraite des monastères.
Non : je n'ai jamais pu estimer cet immense réseau admi-
nistratif jeté comme un filet sur tous les âges, sur toutes
les conditions, sur tous les sexes, d'un bout de la France à
l'autre, de manière à ce que nul ne dût y échapper.


Ce réseau a été proclamé par quelques-uns le chef-d'œuvre
de la politique humaine. Et, en effet, on ne trouva jamais
rien de semblable dans l'histoire des peuples: le despotisme
matériel ou moral, politique ou religieux le plus absolu, n'a
jamais eu une invention si parfaite !


Etqu'a-t-on fait avec tout cela? à quoi tant d'efforts ont-
ils abouti? qu'a-t-on v u ? de quoi a-t-on gémi de toutes
parts ? quelle a été la plainte universelle, douloureuse, in-
cessante? qu'est-ce qu'ont proclamé plus d'une fois les aveux
les plus solennels ?


On a vu, on a senti de toutes parts que la Religion était
profondément absente de l'instruction;


On a vu des écoliers sans respect et sans mœurs; on a vu
des jeunes gens sans christianisme et sans foi ;


On a vu des enfants qui ne parlaient de leur collège que
comme d'une prison ; de leurs maîtres que comme de leurs
ennemis ; de leurs aumôniers, même les plus dévoués, que




42 LIV. 1 e r . — DIEU.


comme d'étrangers qu'ils connaissent à peine, qui sont con-
damnés à ne leur apparaître qu'officiellement et à de rares
intervalles, qui ne leur font aucun mal, et ne peuvent par-
venir à leur faire presque aucun bien.


Et cependant, quinze volumes de lois, de décrets, d'ordon-
nances, d'arrêtés, de règlements en tout genre, sous tous les
régimes, avaient été faits pour améliorer cette grande insti-
tution ! Il se rencontrait même, dans ces quinze volumes,
quelques lignes qui recommandaient au respect des maîtres
et des élèves les préceptes de la Religion catholique!


Efforts inutiles! lois impuissantes et temps perdu ! Pour-
quoi?


Ah ! c'est que la politique peut bien créer des collèges, un
corps enseignant, des aumôniers même, un monopole ex-
clusif, des règlements, des inspections, des promotions, des
dignités, des honneurs, toute une fortune; eh bien ! avec
tout cela, y aura-t-il de la Religion? y aura-t-il de l'Édu-
cation? Ce n'est pas très-sûr.


Il y manque encore quelque chose. Et quoi donc, s'il vous
plaît?


L'institution divine, le droit de commander à l'intelli-
gence, le pouvoir de persuader la morale et de parler à la
conscience : il y manque Dieu simplement : la pensée de
Dieu, l'autorité de Dieu, sans laquelle l'Éducation intellec-
tuelle même sera indignement abaissée, et l'Éducation mo-
rale, c'est-à-dire la soumission de la volonté à des devoirs
austères, le respect, l'obéissance, la répression des mauvais
penchants, le combat de la nature contre elle-même, im-
possible.


Allons plus loin: que fera votre politique pour inspirer à
l'instituteur l'abnégation et le sacrifice, la bienveillance et
l'équité, le dévoûment et l'oubli de soi? L'argent n'y suffit
pas: vous en donnez trop peu, et quand vous en donneriez
davantage, vous n'y suffiriez ,pas encore. Ce sont là des




CH. V. — AUTORITÉ DE DIEU DANS L'ÉDUCATION. 43


-1. M . LAUBENTIE, Lettres sur l'Éducation,


choses que la cupidité et l'ambition n'inspirèrent Jamais: il
y faut l'amour de Dieu, l'amour de la jeunesse, la charité de
Jésus-Christ et l'Évangile. Le pouvoir administratif et poli-
tique peut élever ses professeurs jusqu'aux premiers hon-
neurs du pays et en faire des ambitieux ; ou les abaisser à
son gré et en faire des serviteurs ; il ne fera jamais un Frère
des écoles chrétiennes.


On ne peut trop le redire : « La politique peut faire des
« lois d'Éducation et de morale, mais elle n'impose ni l'Édu-
a cation ni la morale. La politique vient expirer avec toutes
« ses forces accumulées au bord de la conscience humaine.
« Dieu seul y pénètre, et encore il ne la dompte pas par la
« force : il ne la soumet pas en esclave: non, enluicomman-
« dant, il la laisse libre ; seulement, si elle est rebelle, il la
« déchire par les remords. C'est là sa domination".


« Voilà donc l'erreur de la politique, c'est de vouloir sup-
« pléer Dieu dans l'Éducation. Dieu lui est suspect; son
« action lui est comme une sorte de rivalité dangereuse. »


C'est sous cette funeste influence qu'on a fait en Europe,
pendant cinquante années, des efforts insensés pour substi-
tuer l'ordre humain matériel le plus parfait possible à l'ordre
spirituel et divin dont on ne voulait plus! Que de chefs-
d'œuvre inutiles ! que de plans incomparables et stériles !
que de systèmes, que de dépenses de génie, pour lutter
contre la nature immuable des choses!


Pour lutter contre l'autorité paternelle et contre l'autorité
divine ! contre l'autorité paternelle, immuable et sacrée, in-
vincible et triomphante à la longue ! pour lutter contre Dieu
et contre l'enfant qui est son ouvrage, et qui ne peut être
élevé sans lui. Oui, instituteurs sans religion, vous avez
lutté contre Dieu, et c'est une lutte insensée ! mais je ne
crains pas- de le dire, vous avez lutté contre une force peut-




44 LIV. I e r . — DIEU.


être plus invincible encore que la sienne ; c'est la force de
cet enfant.


Oui, c'est cet enfant qui vous a vaincus, ou plutôt Dieu
par lui !


Dieu semble quelquefois laisser faire. On abuse, et il ne se
montre point; le châtiment divin ne vient pas immédiate-
ment ; mais l'enfant est moins patient que Dieu ; il ne vous
laisse pas faire. Vous ne pouvez pas l'élever sans Dieu im-
punément pour vous.


11 faut qu'il fasse goûter à ses instituteurs les premiers
fruits, et c'est justice les fruits amers de l'Education cou-
pable qu'il a reçue d'eux.


Je me suis trompé en disant que le châtiment divin ne
vient pas immédiatement : c'est là le grand châtiment :
vous avez donc eu beau faire : les enfants vous ont
vaincus.


On a vu naguère avec épouvante ce que deviennent les
générations qui s'élèvent mal : on les avait élevées sans
Dieu, et on s'est trouvé tout à coup livré à leurs folles
humeurs, à leurs fantaisies les plus dépravées, à leurs pas-
sions déchaînées ! Grande leçon, loi sévère, mais juste, de
la Providence ! C'est par les désordres, par l'agitation tur-
bulente des générations naissantes, que Dieu a réclamé enfin
ses droits méconnus sur l'Education de la jeunesse.


Pour moi, en 1848, lorsque je vis la France entière se lever,
sentant avec effroi qu'elle devait se défendre enfin contre
cette jeunesse ; et le 25 février, au matin, lorsque des hommes
faits, des vieillards, des magistrats, d'anciens ministres, des
officiers généraux, se formèrent en patrouille de jour cl de
nuit, pour garder la cité; lorsque je les vis condamnés, pour
maintenir l'ordre public, à se donner un moment pour chefs
celte jeunesse même et ces enfants, qui seuls alors étaient


1. Opnrtet primum agricolam de friictibus percipere (S. Jacob.)




C H . V I . — L ' A P O S T O L A T D I V I N D A R S L ' É D U C A T I O N . 48


respectés, je me suis souvenu des paroles de l'Ecriture:
« Par où on a péché, c'est par là qu'on souffre : Per quœ
« peccatquis,per hcec et torquetur. (Sap. H-17.) Et encore:
« Je leur donnerai pour chefs des enfants; et des jeunes
« gens de mauvaise vie les gouverneront : Dabo prin-
« cipes pueros eorum Effeminati dominabuntur eis. »
(lsaïe, 3-4.)


Et depuis, j'ai béni le jour où, dans une assemblée na-
tionale, la généreuse initiative des chefs les plus sages de
l'Université elle-même, et le concert des hommes politiques
les plus illustrés, a donné au pays, aux familles, à l'Eglise,
la liberté d'enseignement.


CHAPITRE VI


L'apostolat divin et le ministre de Dieu
dans l'Éducation.


Avant de terminer ce premier livre, je veux descendre de
la hauteur des princiqes, afin de mieux en démontrer l'in-
fluence directe, immédiate, dans l'œuvre de l'Éducation:
c'est ce que je vais essayer dans ces derniers chapitres ;
j'irai, autant que je le pourrai, au vif des questions ; j 'appel-
lerai les choses par leur nom: et quels que soient les détails
dans lesquels je dois entrer, il apparaîtra, j'espère, que
dans les questions importantes, on ne descend jamaisquand
on arrive à la pratique.


De tout ce qui précède, il suit: 1° que Dieu doit occuper
la première place dans l'Éducation ; 2° que l'instituteur n'y
est que son ministre, son représentant, son envoyé ; 3° que
cette œuvre est une œuvre intérieure, en d'autres termes,
l'Éducation des âmes.




i6 L1V. — DIEU.


Mais où en sommes-nous sur ces graves objets? Voilà ce
que je veux expliquer ici; et c'est pour le bien faire entendre
que je ne reculerai devant aucun détail.


On remarque, parmi nous, trois manières de concevoir et
de faire l'Éducation de la jeunesse; et comme trois sortes
d'Éducation possible, plus ou moins dignes de ce grand
nom.


On voit à l'œuvre : la spéculation,
L'administration,
L'apostolat :
La spéculation qui veut et cherche la fortune ;
L'administration, qui veut et fait l'ordre matériel et disci-


plinaire et cherche l'honneur qui en résulte ;
L'apostolat, qui cherche et veut les âmes, selon le grand


mot des saints Livres : Da mihi animas ! •
Si l'apostolat ajoute: Cœtera toile tibi, ce n'est pas qu'il


néglige l'administration; non, assurément: l'ordre adminis-
tratif, matériel et disciplinaire, est essentiel, et l'apostolat
s'en occupe.


Il ne néglige pas non plus les soins économiques : en cha-
que chose le bon ordre est nécessaire.


Mais l'ordre adminstratif, l'ordre économique, pour l'a-
postolat, ne sont que des moyens d'arriver au grand but de
l'Éducation, qui est la perfection des âmes.


L'apostolat, laïque ou ecclésiastique, fait seul réellement
l'œuvre de Dieu.


Dans la spéculation, l'instituteur est un maître de pension.
Il prend habilement ses mesures : il évite lés mécomptes : il
fait sa fortune, s'il le peut.


Dans l'administration, c'est un chef, un proviseur: il or-
donne régulièrement toutes choses ; il commande ; il est
obéi; il met sa responsabilité à couvert: son honneur est
engagé : il y veille ; il fait sa réputation.


Dans Y apostolat, c'est un père; c'est un pasteur; c'est




CH. VI . — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. 47


l'homme de Dieu. 11 se dévoue ; il s'oublie lui-même et il
sauve les âmes.


Dans la spéculation, les enfants sont des pensionnaires
qu'on loge et qu'on nourrit avec un juste profit pour soi.


Dans l'administration, ce sont des écoliers qu'on instruit
avec exactitude.


Dans l'apostolat, ce sont des enfants qu'on aime et qu'on
élève.


Entrons plus avant dans le détail.
C'est ainsi, on le sait, qu'il y a telles maisons où la grande


pensée de l'Education est profondément oubliée; où, loin
de s'inquiéter, on ne s'occupe même pas des âmes, ni des
fautes secrètes qui peuvent les dépraver ou les flétrir. On ne
réprime, on ne prévient que les grands désordres, qui sont
nécessairement publics, et qui, par l'éclat du scandale, ou
par l'excès du mal en lui-même, sont de nature à jeter dans
un établissement une perturbation profonde, et à en amener
bientôt le déshonneur et la ruine.


Ces sortes de désordres une fois prévenus ou réprimés,
tel maître de pension se repose tranquille, et ne s'inquiète
plus.


Quant aux mauvaises conversations cachées, quant au
mépris secret ou à la haine de l'autorité et de ceux qui
l'exercent, quant au manque de foi et de piété, quant à l'ex-
tinction du sens moral et religieux, pourvu qu'il n'y ait pas
d'attaques ouvertes contre la Religion, pas d'impiété scan-
daleuse et d'immoralité publique, on ne juge pas qu'il y ait
à s'en occuper.


Dans la spéculation, non-seulement on ne se préoccupe
point de savoir si chaque enfant est bon ou mauvais reli-
gieusement; mais le plus souvent, — à moins que l'enfant ne
soit une enseigne pour recommander la maison, — on ne
regarde guère s'il travaille ou ne travaille pas; si ses pro-
grès sont ou ne sont pas en rapport avec son intelligence, si




L I V . 1 " . — D I E U .


ses facultés acquièrent quelque dévelopement, etc , etc.
En un mot, dans dételles maisons, on ne s'intéresse point


à l'Education intérieure des enfants : chacun devient inté-
rieurement et personnellement ce qu'il peut et ce qu'il veut,
pourvu qu'il ne trouble pas l'ordre commun et ne ruine pas
la maison.


Telle est généralement l'Education de la jeunesse, dans
les maisons où préside la spéculation.


Il y a d'autres établissements où l'on voudrait arriver à
des résultats meilleurs, et l'on y arrive réellement, sous
quelques rapports, mais uniquement par des moyens admi-
nistratifs, par la discipline et les soins extérieurs.


On distribue, on administre l'instruction avec exactitude,
et quelquefois avec un zèle littéraire- honorable ; mais ce
n'est qu'à un certian nombre d'élèves, à ceux qui ont des
facultés brillantes, qui veulent travailler et peuvent faire
honneur.


Quant aux autres, on y regarde peu : pourvu qu'ils s'assu-
jettissent extérieurement à l'ordre général, on ne croit pas
devoir leur demander davantage ; ou bien on les punit, et à
force de pensums on achève d'écraser leur esprit : ou, si on
ne les punit pas, c'est qu'on en désespère tout à fait, et ce-
pendant on les garde quelquefois de longues années, sans
même informer sérieusement leurs parents de ce qui se
passe.


Ce sont des enfants auxquels on a fait faire leurs classes ;
mais on ne leur fait pas faire leurs études, et encore moins
leur Education intellectuelle.


Quant à l'Education morale, aux bonnes mœurs, si l'admi-
nistrateur est un homme intègre, actif, vigilant, non-seule-
ment il prévient et réprime les désordres qui attaquent
l'ordre extérieur, mais il se préoccupe même des habitudes
secrètes, des fautes particulières que peuvent commettre les




CH. VI. — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'EDUCATION. 49


enfants, non pas précisément parce que ces fautes blessent
leur conscience ;— il ne croit guère qu'il entre dans les de-
voirs de l'ordre administratif auquel il préside de s'occuper
de la conscience des élèves ; — mais parce que ces fautes
peuvent nuire en eux à tout développement intellectuel et
même physique.


Pour ce qui est des fautes qui blessent le respect et l'au-
torité des maîtres, l'administrateur ne s'inquiète sérieuse-
ment que de celles qui vont au scandale : que l'esprit des
élèves soit déplorable à cet égard ; que les plus âgés soient
sans affection, sans considération pour leurs maîtres d'étude,
par exemple, pourvu que ces jeunes gens se taisent ou par-
lent bas et obéissent, cela suffit à l'administrateur. Que tel
élève aille même jusqu'à détester intérieurement et à mé-
priser un de ses maîtres, tous peut-être, et la maison où il
est élevé, s'il n'y a point d'éclat, on dissimule volontiers
l'injure : et au fait, la maison marche, puisque chacun se
tient à son poste et garde son rang.


A l'égard de la piété, on comprend, à bien plus forte rai-
son, que l'administrateur s'en occupe peu: la confession, la
communion, la parole sainte, le chant des louanges de Dieu,
le catéchisme, les saints offices, tout cela sans doute est ad-
ministré comme le reste. On se confesse, on communie, on
va à la chapelle, à la messe, au catéchisme, comme on va
ailleurs. C'est un exercice à peu près comme un autre.


Mais quant au zèle pour le salut des âmes, l'administra-
teur ne le croit pas nécessaire, ni possible même, dans l'or-
dre de ses fonctions. En toutes choses, pour la piété comme
pour le reste, il demande l'exactitude ; au delà, il ne voit, il
ne veut, ou du moins il ne peut rien de plus.


Il est craint, il est obéi; il n'aime guère, il n'est guère
aimé : mais tout est à sa place, — tout est extérieurement
dans l'ordre, maîtres, élèves et serviteurs : que peut-on
exiger de lui au delà? que peut-on lui dire? — Rien, si-


É., il. 4




50 LIV. 1 " . — DIEU.


non le mot de Fénelon : « Voilà une exacte et peut-être une
bellepolice; mais où est l'Education? »


L'administrateur et le spéculateur ont nécessairement
entre eux quelques traits de ressemblance : au fond, chez
tous les deux on trouve le même vice de gouvernement,
c'est-à-dire le principe négatif de l'Education intérieure; —
mais les motifs sont différents. — L'un pense à sa fortune :
l'autre à sa réputation, à ses devoirs officiels, à un honora-
ble et rapide avancement.


Et, dans ces pensées, tous deux voilent ou étouffent le plus
possible les choses fâcheuses, les mauvaises affaires, et se
persuadent facilement avoir tout sauvé lorsqu'ils ont tout
couvert. Dans le fait, on le conçoit, il leur faut nécessaire-
ment de bonnes apparences. Et par là je ne veux pas dire
que les bonnes apparences sont méprisables, ni qu'on est
obligé de dire ses tristesses à tout le monde : non; mais j'ai
de graves raisons pour me défier singulièrement des institu-
teurs qui trouvent et disent toujours que tout va bien.


Et qu'on ne croie pas qu'en indiquant ces tristes vérités,
je veuille réveiller ici des controverses éteintes : non; je
connais dans l'Université des laïques et des maîtres de pen-
sion qui savent allier aux plus hautes qualités de l'habile
administrateur, le dévoûment, l'abnégation, et un zèle ad-
mirable pour le bien des jeunes âmes confiées à leur garde :
— et tout ce que je viens de dire, je l'ai proclamé d'abord
dans un Petit Séminaire, où il m'avait paru un moment que
l'ordre financier et l'ordre administratif tendaient à enva-
hir et absorber l'apostolat.


Et maintenant, qu'est-ce donc que l'apostolat?
C'est simplement le soin paternel, le dévoûment pas-


toral.
Dans les maisons où l'apostolat préside, l'Education, c'est


la famille, et une famille toute chrétienne. C'est Dieu pré-




CH. VI . — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. 54


sent : c'est l'autorité de Dieu, paternelle et maternelle au
plus haut degré; c'est le soin, c'est la sollicitude des âmes.


Oui, là, avant tout, on cherche les âmes pour les élever
jusqu'à Dieu;


Les intelligences pour les éclairer ;
Les cœurs, pour les purifier, les ennoblir, les former ;
Les caractères, pour les redresser, les adoucir, les for-


tifier;
Toutes les facultés intellectuelles et morales, pour les dé-


velopper;
Tous les défauts, jusqu'aux moindres, pour les extirper,


les corriger;
Toutes les qualités, pour les faire valoir et vivre ;
Toutes les vertus, pour les inspirer et les nourrir.
Le digne instituteur, — que ce soit le père lui-même et la


mère, ou le simple instituteur délégué, — fait tout cela, par
cette simple et grande raison qu'il est l'envoyé de Dieu, son
ministre,son représentant; que c'est l'œuvre même de Dieu
à laquelle il travaille, que cette œuvre est essentiellement une
œuvre intérieure, l'œuvre des âmes, en un mot, l'Education
réelle, l'Education intellectuelle,morale et religieuse des en-
fants de Dieu. Et voilà pourquoi c'est à ses yeux une mission
sacrée, un auguste ministère, un apostolat.


Et voilàpourquoi je dis aussi: Quiconquen'apaslaflamme
apostolique, ou le sentiment paternel au cœur, qu'il se re -
tire. Il pourra remplir, dans la société humaine, des fonc-
tions importantes, faire même des œuvres admirables ; mais
l'œuvre de l'Education n'est pas son œuvre.


Et voilà pourquoi enfin, dans les maisons où l'apostolat
préside, on s'occupe non-seulement des désordres qui trou-
blent l'ordre public, et des FAUTES particulières des enfants,
qui peuvent blesser leur conscience, — et on s'en occupe,
précisément parce qu'elles blessent leur conscience ; — mais
là on travaille de plus à corriger tous leurs DÉFAUTS, d'esprit,




L1V. I e r . — DIEU.


de cœur et de caractère ; là on s'applique à développer toutes
leurs FACULTÉS.


Mais cela même, on peut le faire plus ou moins bien, avec
un zèle qui va plus ou moins loin.


C'est ainsi que dans certaines très-bonnes maisons, pour
atteindre le but, on se contente d'établir des moyens géné-
raux, des règlements très-sages, des exercices très-efficaces
à l'aide desquels on y arrive généralement.


Les élèves qui veulent user de ces moyens, observer ces
règlements, bien faire ces exercices, peuvent s'améliorer en
effet, se corriger ; mais on ne s'attache pas toujours indivi-
duellement, et avec un zèle particulier, à chacun de ceux qui
les négligent, ou qui n'en profitent que médiocrement. Ils
peuvent avoir passé un temps assez long dans la maison,
sans en avoir tiré un vrai profit, sans avoir fait aucun pro-
grès marqué, sans avoir avancé, ni reculé : et delà sur vingt
Educations, il peut y en avoir dix, quinze de médiocres, les-
quelles, avec des soins individuels, eussent été meilleures,
et peut-être excellentes.


En un mot, dans ces maisons, on procure le bien des en-
fants, en réprimantleurs fautes, etmème, dans une certaine
mesure, en aidant à la correction de leurs défauts, par l'at-
mosphère de Religion, de pureté, de bonté, de zèle, de cha-
rité où on les fait vivre ; mais non en attaquant directement,
personnellement, en chaque enfant, les défauts qui sont le
principe de ses fautes, ou en cherchant à développer en eux
les qualités qui peuvent avoir sur leur vie entière une in-
fluence heureuse et décisive.


Ainsi, un enfant est, au fond, sans respectpourses maîtres,
quoiqu'il ne le témoigne jamais grossièrement : on l'avertit
avec zèle, on le reprend avec affection ; mais on ne s'occupe
pasavec suite,avec efficacité, de l'égoïsme, de la grossièreté
intérieure, qui est au fond le principe du mal, et qui pro-
duira tôt ou tard des fruits amers.




CH. VI. — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. 5 3


Ainsi,un enfant neréussilpas dans sesétudes : sans doute
on ne le laisse point languir dans sa classe : on le presse,
on lui fait même sentir les tristes conséquences de sa pa-
resse; mais on ne lui apprend pas à attaquer énergiquement
en lui-même le principe d'apathie qui est la première cause
du vice.


Ainsi encore, on réprime les caractères emportés, maison
ne va pas hardiment à la racine ; on n'attaque pas cet or-
gueil caché dont les explosions révèlent cependant la vio-
lence : en un mot, on ne prend pas soin que chaque nature
s'améliore et donne tous ses bons fruits, que les défauts de
chaque enfant se corrigent, et que toutes les qualités de son
esprit et de son cœur se développent heureusement.


Mais il y a d'autres maisons où pour arriver à la correction
des défauts et au développement des facultés, outre les
moyens généraux et sages dont nous avons parlé, outre les
règlements et les exercices communs, on s'occupede chaque
enfant en particulier, comme feraient un père et une mère
à l'égard de leur fils, ou un bon précepteur à l'égard de son
unique élève.


Dans ces maisons, on cherche à tirer parti de l'enfant
même qui a le plus de défauts; on ne désespère jamais d'une
nature, excepté quand elle est dangereuse aux autres : cet
enfant, cette nature devient l'objet de l'Education la plus sé-
rieuse, de la sollicitude et du travail de tous les maîtres :
c'est le plus grand effort, et, quelquefois aussi, c'est le
triomphe de l'Education paternelle et pastorale.


Pour moi,je pose en principe que l'Education, si elle veut
être digne de ce grand nom, doit s'occuper non-seulement
des fautes, mais des défauts, et aussi des qualités, c'est-à-
dire des principes du bien et du mal dans lésâmes; étouf-
fer, extirper ou transformer individuellement en chaque en-
fant les principes du mal, cultiver et développer les prin-
cipes du bien.




54 L 1 V . I " . — D I E U .


Et c'est ainsi seulement que se fait l'œuvre de Dieu,
l'œuvre admirable de la grâce ; c'est par là seulement qu'un
digne instituteur exerce Vapostolat, c'est-à-dire lu paternité
divine et \&maternité dans l'Education.


Je le dirai franchement :
Ne s'occuper que des désordres, des scandales, c'est rester


au-dessous de ce que fait une marâtre ; c'est ne songer qu'à
soi, à sa fortune, ou à un certain honneur de sa maison ;
c'est ne pas aimer ses enfants ; c'est ne pas s'intéresser à
eux ; c'est ne pas vouloir les rendre meilleurs, les faire bons
et heureux.


Ne s'occuper que des fautes sans s'occuper des défauts
qui en sont la source, c'est être un père et une mère bien
vulgaires ; c'est faire une œuvre sans lumière : c'est une
Education sans portée, sans pénétration et sans vigueur :
ce n'est pas l'œuvre intérieure et divine de l'Education des
âmes.


Et toutefois, il faut avouer que de religieux instituteurs
s'en tiennent souvent là, et que leur zèle ne va guère plus
loin.


Mais, me diront-ils peut-être, est-ce que l'influence géné-
rale de piété et de vertu d'une maison .chrétienne, est-ce que
la répression assidue des désordres et des fautes, ne vont
pas à procurer effleacementeette Education intime dont vous
parlez, et cela, sans se donner des peines inutiles, sans s'ex-
poser à des luttes et à des résistances intérieures, très-re-
doutables au succès même de l'Education ? — Je réponds
hardiment : Non, et je réponds ainsi avec tous les maîtres
de la vie spirituelle et morale.


Qui ne lésait? qui ne l'a dit ? Les défauts sont les racines
des fautes ; et les fautes sont les rejetons qui repoussent tou-
jours, tant qu'on n'a pas arraché la racine.


Les païens eux-mêmes avaient compris cette nécessité :
Platon écrivait :




CH. VI . — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. bb


« N'est-ce pas en luttant sans cesse contre ses penchants
« intérieurs et contre ses défauts habituels, et en les répri-
« mant, qu'il faut qu'un jeune homme acquière la perfection
* de la force, tandis que sans l'expérience et l'usage de ce
« genre de combat, il ne sera pas même vertueux à demi?»
(PLATON, des Lois, liv. I).


J'ai dit que l'Education était une culture : cela est vrai ;
mais cette comparaison peut utilement servir à éclairer
l'importante question qui nous occupe.


Vous cultivez un arbuste vigoureux avec le soin conve-
nable : que faites-vous ?


Premièrement, vous coupez les branches inutiles, vous
retranchez les mauvais fruits...


C'est la répression et le retranchement des désordres et
des fautes : cela est bon, cela est utile, même à l'Education
intérieure, parcequecelaenlèveàla mauvaisesèvesa fausse
activité, et son mauvais développement; mais cela n'est pas
tout : Fènelon, ce grand maître en fait d'Education morale,
va jusqu'à vous dire : « Vous, croyez avoir tout fait ; vous
« n'avez rien fait, si vous n'allez au fond, si vous n'attaquez
« les racines, si vous ne labourez profondément. » J'oserai
ajouter après Fénelon : Vous n'avez rien fait, si, à un jour
donné, au printemps favorable, vous ne bouleversez la terre
autour de cet arbuste ; si, par une culture pénétrante, vous
n'améliorez la séve et la tige ; si, par une forte et vive opé-
ration, vous ne savez enter sur cette nature sauvage, désor-
donnée, la greffe d'un arbre meilleur, afin que la séve
du sauvageon, reçue dans les pores de l'arbre franc, y
change de nature, et s'y affine pour produire des fruits
qui soient de la nature même de la branche qui y est
greffée.


Tant que vous n'enlevez que quelques mauvais fruits,
quelques branches inutiles, quelques faibles rameaux, vous
avez travaillé en vain, dit Fénelon, car ils repoussent tou-




56 U V . 1 e r . — D I E U ,


jours ; ce sont les racines vives, entrelacées, profondes, qu'il
fallait attaquer, améliorer, régénérer.


J'ai dit quelque part que l'Éducation doit tendre à faire
des hommes complets ; mais les hommes complets sont très-
rares en ce monde : celui-ci a telle qualité, celui -là telle
autre ; chez l'un telle faculté est nulle ou engourdie ; chez
l'autre, elle excède et veut tout envahir. Eh bien ! c'est la
bonne Education qui rétablit l'équilibre et fait l'harmonie :
elle corrige, perfectionne, élève la nature ; elle fait plus :
comme les fleuristes et les jardiniers habiles, elle ajoute à la
nature; elle donne des qualités qu'on n'avait pas ; fait por-
ter des fruits pour lesquels on ne semblait pas né ; elle fait
éclore et fleurir la douceur et des vertus aimables sur un
caractère rude, de fortes vertus sur un caractère faible ;
mais, il le faut avouer, c'est là son plus beau travail, et
comme son chef-d'œuvre.


Ce n'est pas, toutefois, un travail aussi difficile qu'on le
pourrait croire ; il exige seulement de la suite et de la pa-
tience. ;


Il faut que l'instituteur soit ce que l'Apôtre disait autre-
fois du cultivateur, patlens agrícola ; où bien encore, un
nourricier, «Mina;; ou mieux encore un père, pater. Qu'on
ne s'effraye donc pas. 11 y a d'ailleurs quatre actions admi-
rables, parrallèles, simultanées, constantes, qui agissent
dans le même sens, et dont l'efficacité est à peu près infail-
lible: on les connaît; je les ai nommées au premier volume
de cet ouvrage: c'est la Religion,l'Instruction,la Discipline,
les Soins physiques, et je ne tarderai pas à nommerencore
les autres grands ressorts de l'œuvre : à savoir, la fermeté,
le dévouaient, l'amour. Rien ne résiste à de tels moyens.


Quoi qu'il en soit, telle est l'œuvre de l'Education, ou on
ne fait rien.


Et puisque j'ai été amené à traiter cette grande question
des défauts, qu'on doit nécessairement attaquer et corriger




CH. V I . — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. 57


dans la jeunesse, j'en dirai toute ma pensée. Il faut élargir
ici notre horizon, sortir de l'étroite enceinte d'une maison
d'Education, et jeter un regard sur la scène du monde : qu'y
verrons-nous? que nous démontrera la grande expérience
des hommes et des choses ? Deux points décisifs :


1° Qu'on ne se corrige de ses défauts que dans la jeu-
nesse.


Il n'y a qu'une voix à cet égard : les moralistes profanes
comme les moralistes sacrés le proclament. Hélas ! oui, il le
faut reconnaître : on ne recueille dans l'âge mûr' que ce
qu'on a semé dans ses premières années. Quand la sagesse est
enfin venue, on fait, en les déplorant, des fautes qui sont les
suites malheureuses de fautes anciennes. Quand les hom-
mes veulent quitter le mal, dit admirablement Fénelon, le
mal semble encore les poursuivre longtemps; il leur reste de
mauvaises habitudes, un naturel affaibli ; ils n'ont plus rien
de souple, et sont presque sans ressources naturelles contr
leurs défauts.


« Semblables, ditencore Fénelon, aux arbres dontle tronc
« rude et noueux s'est durci par le nombre des années, et
« ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain âge, ne
« peuvent plus se plier eux-mêmes contre certaines habitu-
« des quiontvieilli avec eux.etquisont entrées jusquedans
« la moelle de leurs os ; souvent ils les connaissent, mais
« trop tard : ilsen gémissent, mais en vain ; et la tendre jeu-
« nesse est le seul âge où l'homme peutencore tout sur lui-
« même pour se corriger. »


Mais ce qu'il faut constater de plus, et ce qui est déplora-
ble, c'est: 2° que les défauts sont, chez nous, les principes
de tous les malheurs, de tous les chagrins, de toutes les fai-
blesses, de tous les grands égarements, de tous les grands mé-
comptes, de tous les grands troubles de la vie.


i Qvrcenim seminaverit Iwmo. hœc eltnetel. (Galat., vr, 8.)




88 . LIV. I E R . — DIBU.


En est-ce assez pour décider les hommes qui se dévouent
avec amour à l'Education de la jeunesse à travailler coura-
geusement à la correction, à l'extirpation de ses défauts?


Oui, tout dans le monde, toutes les supériorités, toutes les
infériorités, se décident par les qualités et par les défauts.


Si tel homme avait connu en lui ou n'avait pas nourri tel
défaut, il eût honoré sa famille ; il eût fourni une glorieuse
carrière ; il eût peut-être sauvé son pays.


Cela est vrai partout, pour tous : dans les petites comme
dans les grandes positions, pour le commerçant, pour l 'ou-
vrier, comme pour le ministre.


Supposez, dans une famille, un défaut bien commun, l'es-
prit de contradiction; si c'est dans les petites choses, il en
bannit la paix et le bonheur de chaque jour ; si c'est dans les
grandes, il y amènera des dissensions scandaleuses.


Le simple taquinage, dans telle circonstance donnée, peut
aller jusque-là.


Supposez dans un homme la présomption jointe au défaut
de jugement; on le peut dire: c'est un homme perdu.


Supposez dans un autre le défaut de mémoire ou d'ordre,
et avec cela de grandes affaires: c'est un homme ruiné.


Ce jeune ecclésiastique avait été modeste et humble, en ap-
parence, jusqu'à vingt-quatre ans; il n'avait pas connu, il
n'avait pas combattu son orgueil.


Cet orgueil caché éclate tout à coup ; et le voilà sans res-
pect pour l'autorité, sansdocilitô, sans obéissance: jamais il
ne demande ni ne reçoitun conseil. Il devient par là même,
bon gré, mal gré, un homme médiocre : il n'entre pas dans
les œuvres ; il ne les comprend pas ; il les contredit ; il les
ruine.


Ou bien, si c'est la mollesse endormie qui se réveille, on
est sans précaution contre elle ; elle devient effroyable tout
à coup et précipite quelquefois dans des chutes affreuses.


Ou bien, si c'est la légèreté ou la dissipation qui domi-




c h . VI . — L'APOSTOLAT DIVIN DANS L'ÉDUCATION. 59


nent, on vit sans règlement et sans ordre; le cœur se trou-
ble, l'amour du monde l'emporte : toute vertu bientôt s'éva-
nouit.
' J'exagère peut-être les périls des défauts: non, les plus
excusables sont toujours bien à craindre. Qu'on écoute Fé-
nelon ; voici les sages avis qu'il croyait devoir donner au
duc de Bourgogne, à l'occasion d'un défaut bien simple et
bien ordinaire, l'humeur:


« Ce sont les plus petits défauts qui diminuent et défont
« les plus grands hommes, lui disait-il.


« Soyez surtout en garde contre votre humeur ; c'est un
« ennemi que vous porterez partout avec vous jusqu'à la
« mort; il entrera dans vos conseils et vous trahira si vous
« l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus im-
« portantes, elle donne des inclinations et des aversions
« d'enfant, au préjudice des plus grands intérêts; elle fait
« décider les plus grandes affaires par les plus petites rai-
« sons; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le courage,
;< rend un homme inégal, faible, vil et insupportable. Détiez-
« vous de cet ennemi.»


Je conclus : Donc, quiconque travaille à l'Education de la
jeunesse, dans une maison chrétienne, doit nécessairement
s'occuper, non-seulement des fautes, mais des défauts.


11 ne faut jamais, je ne dis pas flatter, mais négliger un
seul défaut, quel qu'il soit, quelque faible ou léger qu'il pa-
raisse. Tout défaut flatté, ou simplement négligé, croît et
grandit en paix, et finit nécessairement par devenir un dé-
faut dominant. Les suites peuvent être incalculables : j'en ai
de bien tristes exemples.


Et la raison de ceci, je vais la dire: il la faut bien com-
prendre; elle tient aux principes même les plus profonds de
notre nature : Depuis la chute originelle, iln'y apas un mau-
vais germe en nous, si petit, si inaperçu qu'il soit, qui ne
tende à croître si on ne le combat, qui ne tende à s'emparer




60 LIV. I e r . — DIEU.


de tout, à tout dominer, à tout corrompre, tandis qu'au con-
traire, il n'y a pas une bonne chose en nous qui ne tende à
s'affaiblir, si on ne ["entretient, si on ne la fortifie. Et voilà
pourquoi aussi il ne faut jamais négliger une qualité, une"
vertu, une grâce, quelque petite qu'elle soit en apparence :
négligée, elle périra.


Telle est, encore une fois, l'œuvre du ministre de Dieu
dans l'Education '.


Mais pour faire une telle œuvre, il faut avoir bien étudié
les défauts de la nature humaine et de l'enfance en parti-
culier, leurs diverses sortes, leurs caractères distinstifs,
leurs serètes racines, leurs nombreuses ramifications.


Si ce volume ne s'étend pas trop, je pourrai, avant de le
terminer, offrir peut-être, aux instituteurs de la jeunesse,
quelques autres études sur un sujet aussi grave.


Dès ce moment, je crois pouvoir leur dire :


1. Un supérieur, très-pénétré de ces principes,pourrait néanmoins, dans
la pratique, tomber ici dans une erreur que je dois signaler :


Ce serait, en s'occupant des défauts des enfants et des principes de
leurs fautes, de se tenir vis-à-vis d'eux dans les généralités et les abstrac-
tions.


Combattre le mal dans son principe est très-nécessaire; nous l'avons
vu : cela va à guérir tout le mal en sa source; mais les manquements et
les fautes demandent toujours des avertissements particuliers.


Avec les enfants, il ne suffit pas de rechercher la source et le principe
des mauvais symptômes pour y remédier; il faut aussi les avertir avec
précision de tous les manquements de détail, qu'on peut quelquefois faire
cesser ainsi d'un seul mot.


I es enfants pochent très-souvent faute d'être avertis précisément. Il faut
avec eux mettre les points sur les i; il faut spécifier les torts etles p o u r -
suivre d'abord sans généralité. „


En particulier, dans la Direction, il est évident qu'avant tout, il faut
arrêter le péché, la faute,c'est-a-dire le mal dans son développement; —
puis l'attaquer dans son principe, dans les défauts qui en sont la source.


En résumé : reprendre les enfants de leurs fautes extérieures, sans
peut-être leur signaler dans le moment même le défaut qui en est le pr in-
cipe ; — puis, après la faute corrigée, le lendemain, par exemple, plus tôt
on plus tard, avertir paternellement, doucement, mais fortement et claire-
ment, du défaut.




CH. VII. — LA PIÉTÉ. 61


Quiconque ne sait pas que, dans la grande oeuvre de l'Edu-
cation, c'est contre la triple concupiscence qu'il a à lutter,
ne sait rien, ne peut rien.


Sainte Thérèse, cette grande institutrice des âmes, aditune
admirable parole : Une âme, un enfant, c'est le monde entier.


Saint Jean l'Évangéliste a dit, de son côté: Omne quod est
in mundo,concupiscentiacarnis est, et concupiscentia oculo-
rum, et superbia vitœ.


Voilà ce qu'il faut bien savoir avant de commencer une
Education quelconque, sous peine de ressembler à un ou-
vrier qui entreprend un ouvrage sans connaître la matière
sur laquelle il doit travailler.


C H A P I T R E Y I I


La piété.


Telle est donc l'œuvre de l'Education.
De là vient que l'homme n'y suffit point: il y faut Dieu.


Aussi ai-je parlé de lui à la première page de ce livre ; et
c'est encore de lui que je vais parler ici en parlant de la
Piété.


La Piété! mais quel est ce nom, si doux à prononcer, si
doux à entendre?


Racine, chargé de composer un prologue pour une célèbre
maison d'Education chrétienne, y faisait apparaître la Piété,
et voici le langage qu'elle parlait, dans les vers les plus
mélodieux et les plus purs que le génie inspiré delà Religion
aitjamais dictés:


Du séjour bienheureux de la Divinité
Je descends dans ce lieu par la Grâue habité :
L'innocence s'y plaît, ma compagne éternelle,
Et n'a point sous les cieux d'asile plus fidèle,




62 L1V. I " . — DIEU.


Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints,
Tout un peuple naissant est formé par mes mains :
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde...
Grand Dieu ! que cet ouvrage ait place en ta mémoire...
Tu m'écoutes ; ma voix ne t'est point étrangère,
Je suis la Piété, celte fille si chère.....


Il est donc vrai : il y a ici-bas un nom chéri du ciel, un
nom de bénédiction et de grâce, un nom également doux et
glorieux; et après avoir prononcé le nom auguste du Dieu
Très-Haut, je dois prononcer avec honneur, et en sa pré-
sence, le nom de la Piété.


Un ancien prophète, découvrant dans les profondeurs de
l'avenir les futures grandeurs de l'Eglise, voyait la Piété
parmi les plus belles de ses gloires: Nominabitur nomen
tuum honor Pietatis (Baruch., S -4 ) .


L'esprit de Dieu lui-même se nomme l'esprit de science
et de Piété: Spiritus scientiœ et Pietatis. Et saint Paul, écri-
vant à son disciple bien-aimé, lui disait: Exercez-vous à la
Piété, la Piété est utile à tout : elle a les promesses de la vie
présente et les promesses de la vie future '.


La Piété a de tels charmes que l'irréligion elle-même ne
peut lui refuser toujours l'honneur qui lui appartient: le
monde déclame contre la superstition et l'hypocrisie; mais
il rend encore des hommages secrets à la Piété : il la vénère,
quelquefois il l'admire, surtout dans la jeunesse: qnand il
aperçoit sur un jeune front ce je ne sais quoi d'heureux qui
vient du ciel, lorsqu'il peut dire: C'est un enfant pieux, il
s'attendrit involontairement, et il aime à le contempler. C'est
ainsi que Bernadin de Saint-Pierre écrivait d'un enfant: La
Piété développait chaque jour là beauté de son âme en grâces
ineffaçables dans ses traits. L'impiété elle-même, vaincue par


1. Pietas ad omnia «tfiJi* est, promissionem habens viiw qua mm e»l,
et futures. Exerce ieipsum ad Pielalem. (S. P A I X , 1, Tim., 4-8.)




CH. VII. — LA PIÉTÉ. 63


le charme, par l'ascendant irrésistible de cette vertu supé-
rieure, s'est plus d'une fois écriée : Oui, un jeune homme
qui, par le bienfait d'une Education chrétienne, a conservé
jusqu'à vingt ans son innocence, est, à cet âge, le meilleur,
le plus généreux, leplus aimable des hommes '.


Les païens eux-mêmes ont loué la Piété, comme le senti-
ment le plus élevé, le plus pur du cœur de l'homme :
L'homme de bien, dit Sènèque, est un homme de haute Piété
envers les Dieux *.


Ils ont même regardé la Piété comme l'unique fondement
de la bonne foi et de la justice parmi les hommes: Si vous
enlevez la Piété envers les Dieux, dit Cicéron, la bonne foiet
la justice périssent2.


Hésiode veut qu'on prie les dieux et qu'on les implore, et
le soir, quand le jour s'achève, et qu'on va prendre le som-
meil ; et le matin, quand la vie et les travaux du jour recom-
mencent K


Platon veut qu'on célèbre leurs fêtes avec Piété, et regarde
même l'institution et le repos de ces fêtes comme un bienfait
divin : Les dieux, dit-il, touchés de compassion pour le genre
humain, qui est condamné par la nature au travail, nous ont
ménagé des intervalles de repos, dans la succession régulière
des fêtes instituées en leur honneur; ils ont voulu qu'avec
leurs secours, nous puissions réparer dans ces fêtes les perles
de notre Education. (PLATON, des Lois,lïv. n.)


Sénèque va jusqu'à dire, que chaque homme doit con-
sacrer son cœur par la Piété, et en faire comme le sanctuaire
de la Divinités.


1. ROUSSEAU.


2 . Vir bonus et summui Pietatis erga Deos. ( S É N . , Ép. G 7 . )
3. Pielate aimrms Dcos snblata, fuies etiam et justifia tollitur. ( C i c , 1,


tic Nat. Deor. i.)
4. A {que plaça eos, et quando ieris cubitmn, et quando iempus maluti-


mim venerit, ut sirit animo benevolo in te. (HÉSIOD. , V , 336.)
5. Deusest consecrandvscuique in $uopectore.{Stn.,apudLact.,\i\.\'i.)




64 LIV. I " . — DIEU.


Qu'on ne s'étonne pas si je cite les païens. Après avoir
cité les apôtres et les prophètes, le témoignage des païens est
encore utile, parce qu'il est pour nous irrécusable. Qui pour-
rait, en élevant la jeunesse catholique, contester la nécessité
des vertus que des païens préconisaient eux-mêmes?


Et je l'ajoute avec confusion et douleur : j 'ai trouvé chez
les modernes, dans les ouvrages même les plus célèbres sur
l'Education, j'ai trouvé peu de choses qu'on puisse com-
parer à la gravité, à la sainteté du langage des philosophes
païens : en particulier, Quintilien et Platon auraient eu hor-
reur de Rousseau.


Il est bien remarquable que, quand les anciens ont voulu
nommer les affections les plus vives, les plus profondes et
les plus sacrées de la famille, l'amour et le respect des pa-
rents, le dèvoûment conjugal, le regret de ceux qui ne sont
plus, ils n'ont pas trouvé de nom meilleur que celui de la
Piété elle-même, et ils ont dit : La Piété filiale, la Piété
conjugale, la Piété envers les morts : Pietas in parentes,
Pietas in matrem.


Qu'est-ce donc que la Piété ? J'en dirais volontires ce qu'un
pieux et célèbre auteur disait autrefois d'une grande vertu
chrétienne : Il vaut mieux la sentir et la pratiquer qu'en sa-
voir la définition.


S'il faut toutefois, la définir précisément, je dirai que la
Piété est ce sentiment intérieur, cette vertu affectueuse de
l'âme, qui fait remplir avec amour tous les devoirs de la Re-
ligion envers Dieu.


C'est dans ce sens qu'on dit : Une grande Piété ; une Piété
sincère, solide, véritable ; une Piété pure, simple, vive, agis-
sante ; une Piété douce, aimable, éclairée, constante.


On peut redire de la Piété cette belle parole de Cicéron :
Omnes omnium charitates una amplexa est. Oui, tous les
sentiments les plus fermes et les plus tendres, les plus nobles,
et quelquefois les plus sublimes : la foi vive, l'amour géné-




C H . V I ! . — L A P I É T É . 05


rcux, la confiance filiale, la crainte respectueuse de Dieu, la
reconnaissance pour ses bienfaits, l'adoration, la prière, le
bonheur déchanter seslouanges, le zèle pourétudier saloi,
pour écouter sa parole, pour visiter ses temples, pour orner
ses autels et célébrer ses fêtes, la Piété est tout cela : et en
retour, dans le doux et intime commerce qu'elle entretient
avec Dieu, elle reçoit, selon l'expression des saintes Écri-
tures, la rosée du soir et la rosée du matin, le souffle d'en
haut et le rayon du soleil qui fait croître et fleurir dans le
cœur les plus aimables et les plus énergiques vertus : c'est-à-
dire la force morale, l'énergie pour le bien, le courage in-
vincible contre le mal, l'héroïsme de l'âme dans les dures
épreuves de la vie.


Il suffit, assurément, d'avoir dit ce qu'est la Piété pour en
démontrer toute la nécessité dans l'œuvre de l'Éducation.


La Piété est nécessaire, non-seulement parce qu'elle est
le premier des devoirs envers Dieu, ou plutôt parce qu'elle
les renferme et les accomplit tous : la Piété est nécessaire,
parce qu'elle est aussi et par là même la première des ver-
tus, ou plutôt elle est l'inspiratrice et le soutien de toutes
les vertus.


Dans la grande œuvre de l'Éducation, dont il s'agi.t ici, ce
n'est donc pas seulement à titre de devoir impérieux qu'il
faut la Piété. Il la faut aussi comme un secours dont rien, ni
personne ne peut se passer et que tous les talents réunis no
remplaceront jamais.


Je le dis sans hésiter: l'œuvre est si difficile, si compli-
quée, si laborieuse, que la foi sans les œuvres, la Religion
froide, la tiédeur languissante n'y suffisent pas : il y faut la
foi vive, éclairée, la religion fervente, l'amour de Dieu, la
prière vraie au fond des cœurs : enfin, il y faut la Piété.


Tel homme d'un âge mûr peut demeurer vertueux avec
une Religion sincère et solide, quoique saris ferveur: les en-
fants, les jeunes gens, ne le peuvent pas. Sans la Piété fer-


B., 1 1 . S




66 LIV. I E R . — D I E U .


vente, ils n'ont ni assez d'appui, ni assez d'élan pour leur
vertu; à leur âge, la foi n'est pas encore assez profonde, ni
la fidélité assez généreuse : ce sont des cœurs tendres et
faibles ; ils fléchissent bientôt, si la Piété vive ne les soutient.
Quiconque connaît comme moi la fragilité de ces jeunes
plantes, partagera mes pensées. Oui, le souffle de la grâce
les élève facilement vers le ciel ; mais le souffle du vice les
courbe aussi bientôt vers la terre.


Qui leur donnera la force de résister aux attaques du res-
pect humain, à l'influence des mauvais exemples et des con-
seils perfides, à tous les pièges de ce monde corrompu et
corrupteur, dont Tacite disait autrefois : Corrutnpere et cor-
rumpi, sœculum vocatur? Qui soutiendra leur faiblesse sur
tant de pentes et d'inclinations dangereuses, et contre le
mal qui les assiégera de toutes parts ?—Je le répète : si la
crainte et l'amour de Dieu, si la Piété courageuse leur man-
que, ils tomberont infailliblement. Les liens qui les atta-
chaient à la vertu se briseront ; et le sourire de l'indifférece
et du dédain, de l'impiété même et du vice, sera bientôt vu
sur des lèvres fraîchement teintes du sang de leur Dieu, reçu
dans une première communion !


Mais je n'ai pas tout dit: il n'y a pas seulement pour eux la
grande lutte contre le vice et contre les entraînements du
mal. Les qualités et les vertus ne se forment que par le com-
bat : il y a donc encore cette lutte laborieuse, constante, de
tous les jours, contre les défauts ; il y a ce combat intérieur,
ce profond et rude travail d'une volonté résolue, pour mo-
dérer, dompter, transformer toutes les passions vives, toutes
les irrégularités d'une nature faible ou violente, apathique
ou légère, molle ou emportée, et presque toujours hautaine
et résistante. Mais qu'on y prenne garde ! ce travail opi-
niâtre contre sa propre nature, l'enfant doit définitivement
le soutenir lui-même; on peut l'aider, l'encourager; mais,
en fin de compte, c'est à lui à déraciner le mal, à cultiver




C H . V I I . — LA P I É T É . 67


le bien, à corriger ses défauts, à développer ses qualités.
Eh bien ! j'affirme que, sans l'amour de Dieu, sans la


crainte de Dieu, sans la Piété fervente, tout cela est au-des-
sus de ses forces.


Aussi, quand on me dit, en me parlant d'un enfant et de
son Éducation : C'est un enfant assez facile, mais sans Piété',
je m'attriste, et je réponds: C'est bien regrettable, car alors
il n'y a presque rien à espérer. Ces enfants faciles, mais sans
Piété, sont, en effet, ordinairement, les plus difficiles de
tous. Si vous les trouvez faciles maintenant, c'est qu'en eux
rien encore de plus fort que vous ne vous dispute leurs âmes
faibles et timides ; mais un jour viendra, et il n'est pas loin,
où les grandes passions de la jeunesse et les puissantes sé-
ductions du monde les trouveront aussi faciles pour le mal,
que vous aviez cru les trouver faciles pour le bien. Le pro-
fond auteur de l'Imitation l'a dit, et une triste expérience
ne le confirme que trop.


Au contraire, quels que soient les défauts, je dirai même
les vices naturels d'un enfant, s'il a quelque Piété, si on peut
ouvrir son cœur à l'amour et à la crainte de Dieu, tout de-
vient facile avec du temps et de la patience ; et alors j'espère
tout, non-seulement pour le présent, mais pour l'avenir.


Mais, me dira-t-on peut-être, en admettanttouteela, il reste
une grave question : les enfants sont-ils réellement faits
pour cette Piété? convient-elle à ce jeune'âge? n'est-ce pas
ajouter à tous les travaux de leur Éducation une surcharge
pénible ?


Je ne l'ai jamais pensé, et l'expérience m'a convaincu, au
contraire, qu'il n'y a pas d'âge dans la vie auquel la Piété
convienne mieux : non-seulement parce qu'elle brille sur
ces jeunes fronts d'un pur éclat; non-seulement à cause
du charme inexprimable dont elle embellit toutes les qualités
naturelles de l'enfance ; mais surtoutpar cette simple et pro-
fonde raison que la Piété n'est autre chose que l'amour de




68 LIV. 1 E R . — DIEU.


Dieu, et que je ne sais pas de cœurici-bas auquelil soitplus
facile d'inspirer cet amour, que le cœur des enfants. Tout y
est encore pur, vif, simple, ingénu, généreux, ardent: tout y
est fait pour ce noble et saint amour; et cette bienheureuse
flamme de la vie s'y allume avec une facilité merveilleuse. Ils
en goûtent la douceur; ils en suivent les inspirations, avec
la plus aimable spontanéité, sans aucun retour intéressé sur
eux-mêmes. Non pas que cette Piété, même chez eux, soit
toujours tendre et sensible ; mais elle est toujours vraie,
franche, intime, cordiale, fidèle et courageuse au devoir; et
cela sans aucune apparence forcée, sans vaine et sèche dé-
monstration, mais, comme le disait admirablement Fênelon
à son jeune et royal élève, par l'abondance d'un cœur en qui
l'amour de Dieu devient une source vive pour tous les senti-
ments les plus doux, les plus forts et les plus proportionnés.
Nous le pouvons ajouter avec Fénelon : rien n'est si sec, si
froid, si dur, si resserré que le cœur d'un enfant égoïste qui
s'aime seul en toutes choses ; mais rien n'est si tendre, si
ouvert, si vif, si doux, si grand, si aimable, si aimant, que
le cœur d'un jeune et généreux chrétien que le pur et su-
blime amour de Dieu possède et anime. Enlui, riendefaux,
rien d'affecté, rien que de simple, de noble, de délicat, de
modeste et d'effectif en tout.


Combien de fois n'ai-je pas aimé à redire tout ce beau lan-
gage de Fénelon aux jeunes gens que j'élevais! et comme
ils comprenaient tout cela ! commecesleçons de Piété allaient
à leurs âmes! Point de singularités affectées, point de gri-
maces, leur disais-je encore avec l'Archevêque de Cambrai,
mais une Piété simple, toute tournée vers vos devoirs et toute
nourrie du courage, de la confiance et de la paix qui donnent
la bonne conscience et l'union sincère avec Dieu.


La Piété, entendue de cette sorte, loin d'être une surcharge
et d'ajouter aux autres devoirs de l'Éducation, est, au con-
traire, ce qui rend tous les devoirs doux et légers : elle for-




CH. VII. — LA PIÉTÉ. 6


tifie tout, elle anime tout dans un jeune homme; elle donne
leur séve et leur vigueur à toutes les venus et à toutes les
qualités de l'âme. Ce que les enfants font par crainte, par
devoirrigoureux, ou simplementpar raison, leuresttoujours
ennuyeux, dur, pénible, quelquefois accablant. Il en est tout
autrement de ce qu'ils font par amour, par persuasion, par
bonne volonté et avec cœur. Quelque rude que ce puisse
être, l'envie déplaire h Dieu qu'ils aiment, à leurs parents,
à leurs maîtres, dont l'amitié leur est chère, leur donne un
élan, un courage admirable.


L'enfant sans Piété, sans amour pour Dieu, au contraire,
même si je le suppose laborieux et régulier, est souvent
inégal et impatient, susceptible, jaloux ; non-seulement très-
difficile à élever, mais difficile à instruire: il se lasse, il se
dégoûte, il se décourage, il se défie de ses meilleurs maîtres;
il ne peut supporter ni revers, ni mécomptes ; il se pique, il
se blesse, il change sans cesse; il ne peut se décider à rien
de grand, ni se fixer nulle part.


Sans doute, l'enfant pieux n'est pas sans défauts ; mais il
les reconnaît, il les regrette, il travaille à s'en corriger; s'il
tombe, il se relève sans se dépiter de ses fautes et sans les
dissimuler : son courage contre lui-même, pour se laisser
dire alors les vérités les plus dures, montre une âme vérita-
blement forte, et ne tarde pas à le faire triompher de toutes
ses faiblesses. Non, encore une fois, à rencontre de tout ce
que le monde se persuade, l'expérience m'a démontré que la
Piété n'a rien de faible : elle donne quelquefois à des enfants
de treize à quatorze ans une maturité de caractère et une vi-
gueur d'esprit dont on est étonné, quand on y regarde de
près: elle les fait de bonne heure appliqués, prévoyants,
modérés, droits et fermes contre eux-mêmes : en même
temps, elle en fait les meilleurs camarades, les plus francs
écoliers du monde; ils demeurent simples, aimables, sans
hauteur, sans présomption, sans dureté ; la Piété, en eux, se




70 LIV. I e r . — DIEU.


fait toute à tous : en élevant leur intelligence, elle élargit
leur cœur ; rien de gêné, ni d'étroit, ni de contraint. Je n'ai
jamais vu d'enfants plus gais, plus joyeux, plus riants que
mes enfants du Petit Séminaire de Paris, et, je l'ajouterai,
mieux portants. La piété mettait la joie dans le cœur, et
la joie du cœurmetdansle sang un baume dévie, dit l'Ecri-
ture, tandis que la tristesse et les passions de l'enfant impie
dessèchent ses os : Jucunditas cordis vita hominis. Spiritus
tristis exsiccat ossa. (Prov. 17, 22.— Ecc. 30, 23.)


Je l'avoue, je me suis étonné bien des fois en vovant l'in-
différence de certains maîtres pour tout ce qui tient à la
Piété de leurs élèves; je ne puis expliquer cette conduite
déplorable que par l'impuissance où ils se trouvent d'inspi-
rer à ces enfants la Piété, dont ils n'ont pour eux-mêmes
ni l'inspiration ni la pratique.


Hélas! il faut l'expliquer aussi par le malheur des temps
où nous vivons. Plusieurs de ceux dont je déplore ici Pin-
différence sont plus dignes de compassion que de colère.
Pour moi, je l'avouerai ingénument, si mon dévoûment à
l'Education de la jeunesse avait été privé du secours divin,
je sens que j'eusse été condamné à ne rien faire, et le plus
malheureux des hommes; et, je le crois, ou j'aurais demandé
vivement à Dieu le secours de sa grâce, ou je me serais sur-
le-champ retiré du ministère de l'Education. Quand je re-
passe, dans mon esprit toutes mes expériences passées, et la
nature même de l'œuvre qu'il s'agissait d'accomplir, j ' é -
prouve un secret effroi en songeant à l'impuissance absolue
où je me serais trouve, sans l'appui de Dieu, pour parler à
ces chers enfants, pour me faire entendre d'eux, pour les
entretenir de leurs devoirs, pour leur persuader la vertu,
l'obéissance, le travail, le respect : sans le souvenir de Dieu,
je n'aurais même pas su comment leur faire comprendre
mon dévoûment et leur exprimer mon affection.


Je le répéterai donc, et je conjure les pères, les mères, les




C H . V I I . — L A P I É T É . 71


dignes instituteurs de méditer tout ceci dans un recueille-
ment sincère, je dirai presque dans le sanctuaire de leurs
plus religieuses pensées : cette Piété, dans la maison qu'ils
gouvernent, est non-seulement leur devoir le plus sacré,
mais c'est aussi leur intérêt le plus pressant. Quand la Piété,
en effet, quand une Religion fervente inspire tout dans une
maison d'Education, il y a là pour les âmes, comme une
atmosphère de vie dans laquelle se retrempent, à toute
heure, tous les moyens de l'Education. C'est, si je puism'ex-
primer ainsi, comme un sang généreux qui circule partout
et vivifie tout : c'est comme un air excellent, vif, doux, for-
tifiant, dans lequel respirent à l'aise et vivent bien les enfants
et les maîtres. Hippocrate disait : Aer pabulum vitœ. C'est
lui, en effet, qui de nos aliments fait notre sang, notre vie.
Il en est ainsi de la Piété : elle aussi est, en toutes choses,
le pabulum vitœ. •


C'est la vie, c'est la force tout à la fois et la douceur de la
discipline ;


C'est la lumière, l'ardeur, la généreuse émulation des
études ;


C'est le respect, c'est l'amour des maîtres, c'est l'affection
amicale, fraternelle entre les condisciples ;


C'est la simplicité, la candeur, la droiture; c'est l'horreur
du mensonge et des honteux plaisirs; c'est la pureté et l'in-
nocence;


C'est même le travail et l'emploi du temps : car on se
tromperait fort si on s'imaginait que, dans une maison d'E-
ducation chrétienne,.les exercices de Piété, la sainte messe,
la lecture méditée, la lecture spirituelle, la prière, sont un
temps dérobé sans profit aux études littéraires, et dont l'ins-
truction solide et la haute Education intellectuelle n'ont à
recueillir aucun fruit. Je suis aise, en achevant ce chapitre,
de repondre à ce dernier des préjugés du monde ; Oui, la
Piété est utile à tout : ad omnia titills est. Et, même à ce point




72 L1V. 1 e r . — DIEU.


de vue, saint Paul a bien fait de dire : Exerce teipsum ad
Pietatem1. Rien n'est efficace comme ces exercices de Piété,
pour inspirer tout ce qui prépare les fortes études et fait la
meilleure Éducation littéraire : je veux dire une docilité
généreuse, l'énergie et la persévérance de la volonté, l'amour
du travail, et le goût même des peines qu'il impose, c'est-à-
dire de tous les biens de l'esprit les plus indispensables et
les plus inappréciables: et tout cela avec les sentiments mo-
raux et religieux qui sont à la fois le plus bel ornement de
l'intelligence et toute la force du caractère, dans l'enfant
comme dans l'homme. Mais quoi! vous ne regardez pas
comme perdu pour les études le temps des repas et des ré-
créations! Et pourquoi? Votre réponse ici sera la mienne,
à moins que vous ne croyiez que la vie de l'âme ne se
nourrit pas, ne s'élève point, et que vous ne vouliez nier le
grand mot de saint Paul : In ipso vivimus et movemur et su-
JKMS 2 , ou que vous ne prétendiez que la noble élévation du
cœur est inutile à l'Education de l'intelligence.


Éénelon l'entendait autrement que vous, et comme saint
Paul, lorsqu'il écrivait au duc de Bourgogne : « Au nom de
« Dieu, que la prière nourrisse votre cœur, comme les repas
« nourrissent votre corps. Que la prière en certains temps
« réglés, soit une source de présence de Dieu dans la jour-
« née. Cette vue courte et amoureuse de Dieu ranime tout
« l'homme, calme ses passions, porte avec soi la lumière et le
« conseil, subjugue peu à peu l'humeur, fait qu'on possède
« son âme, ou plutôt qu'on la laisse possédera Dieu. »


Sans doute, il faut que les exercices de Piété aient une
juste et convenable mesure ; mais, ainsi faits et bien faits, je
soutiens qu'ils rendent au centuple le temps qu'on leur
donne : Vromissionem habens vitœ quœnunc est.


Fénelon écrivait encore : « Ne faites pas de longues médi-


1. Tini , IV, 7 ,—.2 . Act .¿17.18.




CH. VII. — LA PIÉTÉ. 73


« talions; mais faites-en un peu, au nom de Dieu, tous les
« matins,eh quelque temps dérobé. Cemoment de provision
« vous nourrira dans la journée. Faites cette oraison plus
« du cœur que de l'esprit; moins par raisonnement que
« par simple affection ; peu de considérations arrangées,
« beaucoup de foi et d'amour. »


J'ai eu souvent occasion de le dire, parce que j'ai eu très-
souvent occasion de le remarquer : non-seulement la Piété
gagne, rachète le temps, redimentes tempus; mais je dirai
plus :1a Piété fervente, la foi vive agrandit, étend, ennoblit,
élève l'espritdeceuxquien ont, et donne quelquefois même
de l'esprit à ceux qui n'en ont pas. C'est le catéchisme seul
et la Piété qui a donné de l'esprit à mon enfant, disait une
des femmes sans contredit les plus spirituelles de l'Europe.
J'ai vu cela cent fois; mais je comprends que j'étonne ici
ceux qui ne l'ont pas vu.


Je les étonnerai moins, peut-être, en ajoutant que la Piété
enseigne aussi la politesse, et donne une certaine distinc-
tion aimable à ceux qui en manqueraient d'ailleurs : elle sait
leur inspirer une certaine délicatesse de cœur et même d'es-
prit dont elle seule a bien le secret. Mais je n'insiste pas sur
ce point ; tout le monde en demeure d'accord : chacuna pu
remarquer la différence qu'il y a,commepolitesse,par exem-
ple, entre un paysan pieux et bien élevé par sa mère et son
curé, dans une de nos provinces religieuses, et ces jeunes :
garçons, moinsgauchespcut-ctre, mais très-grossiers et très-
impolis de nos villes manufacturières. •


Non, encore une fois, ce ne sont pas les exercices de piété
qui gâtent rien dans l'Éducation, ou font perdre le temps.
Par des lectures et des méditations puisées chaque jour, je
ne'dis pas seulement dans les Élévations de Bossuet sur les
mystères, dans les Pensées de Massillon, ou dans la Retraite
de Bourdaloue, mais aussi, dans l'Imitation et dans YEuco-
loge, il se forme peu à peu dans l'esprit et dans le cœur des




74 L1V. 1 " . — DIEU.


jeunes gens quelque chose de grave et de noble, qui élève
naturellement leurs âmes au-dessus de la médiocrité.


Aussi, j'ai répondu souventàceux qui me disaient, lorsque
je gouvernais le Petit Séminaire de Paris : Mais vous avez ici
beaucoup d'exercices de piété: n'est-ce pas trop ?—Non, car
je veux faire faire de bonnes études, et c'est le moyen dé-
cisif.


Et, de bonne foi, n'est-ce pas ainsi que l'avaient entendu
les anciens instituteurs de la jeunesse française? Si j'avais
encore des conseils à donner, je conseillerais, sans hésiter,
d'établir dans chaque lycée les règlements religieux de la
plupart de nos Petits Séminaires, et par là je ne ferais que
rappeler les lycées aux règlements des anciens collèges, qui
avaient élevé la grande noblesse, la grande magistrature, la
grande bourgeoisie française. Lisez le règlement pour les
exercices intérieurs du collège Louis-le-Grand, dressé en
exécution des arrêts du Parlement des 48 janvier et 28 août
1769, et homologué le 4 décembre* ; c'est le règlement de nos
Petits Séminaires.


CHAPITRE TIII


Des exercices de piété.


Si j'ai convaincu ceux de mes lecteurs qui avaient besoin
de l'être, ils me demanderont peut-être : Mais quels sont
donc les moyens de former les enfants à la piété? comment
faut- il s'y prendre ? par où faut-il commencer?


La réponse est bien simple : il faut suivre la recomma;:-


1. Collection des lois sur l'inslruct. publ.




CH. VIII. — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 7b-


1. I Tim., IT , 1.


dation de saint Paul: Exerce teipsum ad pietatem '. Des
exercices de piété bien choisis, bien proportionnés, bien
faits, variés autant que possible, et toujours pratiques, voilà
les moyens à peu près infaillibles de donner de la piété aux
enfants.


Ce qu'il faut surtout ici bien comprendre, c'est qu'en toute
chose sérieuse, et surtout en fait de piété, les enfants n'ai-
ment que les exercices courts; n'écoutent que ce qui les
regarde personnellement ( à moins que ce ne soit une
histoire ) , et ne profitent bien que de ce qui les intéresse
vivement.


En cela, ils ressemblent à tout le monde; mais ils offrent
les types les plus caractérisés. La grande légèreté de leur es-
prit les pousse sans cesse à la distraction, et comme ils ne
sont pas de graves philosophes, les longs discours, les dis-
sertations sur de grands sujets dépourvus de but pratique
pour eux, ne leur vont pas.


Des exercices de piété trop longs, trop multipliés ou trop
sérieux, les ennuieraient donc bien vite, et leur feraient
prendre insensiblement à dégoût les choses pieuses.


Le juste milieu convenable est dans un choix d'exercices
et dans un arrangement tel, que les enfants n'en soient j a -
mais fatigués : pour cela, il faut que chaque exercice soit
d'une utilité si évidente, qu'on ne puisse en retrancher aucun
sans que la piété souffre ; enfin, qu'ils aient tous dans leur
forme, dans leur brièveté, dans leur variété, un tel intérêt
qu'ils reposent les âmes en les fortifiant, les charment aube-
soin, et deviennent jusqu'à un certain point comme un agréa-
ble délassement du travail.


Quoi qu'il en soit, il faut poser en principe que tout exer-
cice qui ennuie, est funeste ; que tout exercice qui n'intéresse
pas, est perdu; que tout exercice qui peut être supprimé sans




76 L1V. I e r . — DIEU.


aucun inconvénient, est au moins un temps soustrait aux
études sans raison.


Je dois aussi faire observer que la manière est ici bien à
considérer, et a presque autant d'importance que le fond des
choses. Je l'ai remarqué très-souvent : c'est la façon médio-
cre, peu digne, quelquefois pitoyable, dont se fait un exer-
cice de piété, qui le rend fastidieux, intolérable même.


Les enfants ont d'ailleurs leurs préjugés, leurs petits en-
têtements, leur indifférence, ou leur résistance sur certains
points: avant tout, on doit les convaincre et les persuader,
ou bien on n'avance pas; les convaincre de ce qui est néces-
saire, leur persuader ce-qui est utile, leur faire aimer ce qui
est bon : rien qui paraisse imposé sans raison ; rien qui sente
la contrainte et la gêne.


C'est ici surtout que, selon la parole de Fénelon, il faut
suivre la grâce et l'aider, sans violence : ne rien négliger
sans doute, mais ne rien forcer, ne rien précipiter non plus.
D'abord, et d'aussi bonne heure que possible, bien instruire
les enfants: leur raconter l'histoire de la Religion ; leur faire
connaître Dieu, ses commandements, et former leur con-
science; leur apprendre à discerner le bien du mal, à fuir,
haïr le mal, à aimer, chercher, pratiquer le bien; et, en
même temps, leur inspirer la crainte de Dieu, leur révéler ce
qu'ils peuvent comprendre de sa grandeur souveraine, de sa
justice éternelle. — Puis leur inspirer la confiance en Dieu ;
l'amour de sa bonté infinie : la reconnaissance de ses bien-


i faits; l'adoration, le recueillement en sa présence, la prière.
Pour tout cela, il faut, comme je l'ai dit, des exercices de


piété bien Choisis, variés et soutenus : il faut ces fêtes dont
Platon nous parlait tout à l'heure, et dont naturellement
notre catéchisme parle encore mieux que Platon.


Quand tout cela est bien établi, bien pratiqué dans une
maison d'Éducation chrétienne, je ne connais guère sur la
terre de plus touchant, de plus beau spectacle.




CH. VIH. — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 77


Je l'avais naguère sous les yeux, avec une douceur etune
consolation profonde, et je demande à mes lecteurs la per-
mission de les y faire assister eux-mêmes, et de leur raconter
ici simplement ce que j'ai vu si longtemps et ce que je vois
encore pratiquer. Les détails, dans toutes les choses de l'E-
ducation, apprennent plus que les généralités, et ont un
charme particulier, auquel je sais que les pères de famille
et les hommes du monde eux-mêmes ne sont pas insensibles.


A cinq heures du matin, la cloche sonne : Sursum corda,
c'est le cri du réveil. Les plus fervents le sentent et le ré-
pètent dans leur cœur, et tous se lèvent en répondant : Deo
grattas; et ils font bien, car la vie est revenue avec le jour:
ils vivent tous, et doivent en rendre grâces à Dieu.


A cinq heures un quart, la prière du matin et la petite
lecture méditée de chaque jour. Le préfet de religion fait la
prière vocale, à haute voix, très-distinctement, très-lente-
ment, sans aucne roideur toutefois, et aussi religieuse-
ment que possible ; offrant ainsi un modèle aux enfants,
qui, tous répondent aux prières avec respect; et prononcent
chaque parole, chaque syllabe, d'une voix non-seulemeut
simple et naturelle, mais pieuse, recueillie, et sans la can-
tilène écolière.


Et qu'on ne croie pas que ces prières vocales bien faites
soient une petite chose: d'abord, qu'y a-t il de plus triste
que de les mal faire, comme il arrive trop souvent, avec
une précipitation scandaleuse, ou avec une sécheresse of-
ficielle?


Quand la première vocale estbien faite, quand elle n'est pas
l'agitation machinale des lèvres pour former des sons gros-
siers, quand elle est sincère, quand elle parle religieusement
à Dieu, alors elle recueille, elle saisit les âmes ; elle les
élève, les inspire et les transforme en quelque sorte : on sent
que ces chers enfants s'unissent d'esprit et de cœur autant
qu'ils le peuvent au prêtre pieux qui récite la prière en leur




78 LIV. I e r . — DIEU.


nom : on sent là, on entend dans les moindres accents, dans
les moindres paroles, le cri des âmes : c'est une chose admi-
rable ! Lorsque j'étais chargé de l'Education de la jeunesse,
j'allais à cette prière vocale; j'aimais à y aller, parce que
j'aimais à recueillir l'accent si pur de ces jeunes âmes. Et je
m'y rends quelquefois encore, le matin, dès cinq heures,
me plaçant au fond de la chapelte, sans être vu, et je ne sais
rien de plus beau, de plus grand, de plus doux à entendre.


Ah! les âmes! les âmes! il n'y a vraiment qu'elles d'ai-
mables sur la terre! Mais où sont-elles? où les voit-on? où
peut-on les entendre encore, si ce n'est dans une maison
d'Education chrétienne, dans une sainte chapelle, au milieu
de pieux enfants ? Ailleurs, les âmes ne se rencontrent guère
plus : du moins on ne les entend presque jamais ; la piété,
la prière fervente y manquent presque toujours.


Mais si la prière vocale, faite par des âmes pieuses, a ce
charme, que sera-ce de la petite méditation qui vient ensuite ?


Celui qui la (ait parle à Dieu en son nom : il se suppose
un enfant, et s'applique à lui-même les pensées du sujet
qu'il médite, d'une manière tout à la fois instructive et tou-
chante.


Cette petite méditation doit être simple; comme le disait
Fénelon, beaucoup du cœur, très-peu de l'esprit; il n'y faut
que des réflexions naturelles, sensibles et courtes, des senti-
ments naïfs avec Dieu. Sans exciter les enfants à beaucoup
d'actes dont ils n'auraient pas le goût, il suffit de leur faire
faire des actes de foi, d'amour, de confiance en Dieu et de
contrition : mais tout cela sans gêne, et suivant que leur cœur
les y porte.


Quand on connaît les enfants, leur nature volage, leurs
défauts, leurs besoins réels, cette courte méditation, bien
prévue, bien préparée, et faite ainsi de cœur, avec onction,
produit quelquefois des émotions vives et des fruits extraor-
dinaires; mais il faut, encore une fois, que tout y soit expé-




CH. VIII. — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 79


rience des enfants, pratique simple, sentiment vrai et lu-
mière de grâce.


C'est dans cette méditation qu'on peut leur inspirer pour
Dieu des affections profondes; puis des résolutions prati-
ques et courageuses. C'est alors surtout qu'on leur apprend
à rentrer en eux-mêmes, à examiner leur conscience, à s'ac-
cuser devant Dieu, à s'entretenir avec lui comme un fils avec
son père, et aussi à l'adorer en silence, à le remercier, à lui
demander ses grâces et implorer sa miséricorde, etc., etc.


Il y a là quelquefois, pendant cette petite méditation, de
grands, d'admirables, de solennels silences: on sent que
Dieu est près de ces jeunes âmes.


Puis vient la sainte messe.
Sans doute, il n'est pas absolument nécessaire que, dans


une maison d'Éducation, les enfants entendent ebaquejour
la messe; mais cela se pratique dans la maison que j'ai sous
les yeux, et où j'habite.


Et quelle bonne journée que celle qui commence par une
messe bien entendue!


D'ailleurs, ajoutons que ce n'est pas pour eux un exercice
fatigant: les enfants y demeurent debout ou assis, et peu de
temps à genoux. C'est encore moins un exercice fastidieux :
ils ont été solidement instruits de l'auguste mystère qui se
célèbre sous leurs yeux ; ils n'ignorent pas quelle est la
grandeur du sacrifice chrétien; ils savent que c'est l'action
la plus sainte que Dieu ait pu concevoir dans sa pensée, et
exécuter par sa puissance; ils y voient la représentation
sensible, la continuation même du sacrifice de la croix.


Dans ces grandes et religieuses pensées, qui sont pour
eux simples et familières dans leur grandeur, les plus jeunes
enfants même trouvent un très-vif intérêt. Tous ont un livre
à la main, et suivent avec une pieuse attention les saintes
cérémonies du sacrifice, et les belles prières qui l'accom-
pagnent.




8 0 L1V. 1 " . — DIEU.


Et puis, du commencement de la messe jusqu'à l'évan-
gile, et de la communion jusqu'à la fin, ils chantent descan-
tiques, et leurs maîtres les chantent avec eux, comme le
voulait saint Paul, et comme saint Augustin le raconte de
lui-même.


Dans une maison d'Éducation chrétienne, le chant des
louanges de Dieu, les psaumes, les hymnes et les cantiques,
sont un point capital pour nourrir la piété, surtout pendant
la sainte messe.


Mais il est essentiel que ces cantiques soient chantés par-
faitement, avec une grande religion. Les chanter sans intel-
ligence, sans attention d'esprit et par routine, ne servirait à
rien. 11 faut les choisir si bien qu'ils plaisent aux enfants,
que les plus jeunes puissent en saisir le sens,"et s'habituent
à redire dans leur cœur les pensées et les sentiments que
les cantiques expriment: Cantantes in cordibus Deo, disait
saint Paul (Coloss., 3-16).


Si le cantique prie, dit saint Augustin, priez; s'il gémit,
gémissez; s'il est joyeux, réjouissez-vous; s'il espère, espérez '.


Alors, les cantiques font merveille dans les âmes, et on le
conçoit ; car alors le chant c'est l'amour, c'est l'expression
vive, c'est l'enthousiasme de tous les meilleurs sentiments:
c'est la piété la plus fervente.


Après les cantiques viennent les prières silencieuses, les
grands et religieux silences du saint sacrifice : puis le Sanc-
tus, l'Élévation, VAgnusDei, la Communion. C'est alors, dans
ce profond et unanime recueillement, qu'on sent Dieu et les
âmes présentes.


Bientôt une voix entonne:
O Roi des cieux !


Vous nous rendez tous heureux.
En résidant pour nous dans ces lieux !...


1 . Si orat psalmus, orate; si gémit, gemite; si grahtlatur, gaudete; si
sperat, sperate. (S. AUG.)




CH. VIII- — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 81


Ou bien encore :


Dans ce profond mystère,
Où la foi sait te voir


Ou bien encore:


Que cette voûte retentisse
Des vœux et des chants des mortels....


Pour moi, je n'oublierai jamais ce que j'ai vu et senti au
Petit Séminaire de Paris, dans ces premières heures de la
matinée, dans ces heures célestes : — Soit en hiver, lorsque
la neige et les vents sifflant autour de nous, et battant les
vitres de notre pauvre chapelle, tous ces chers enfants, re-
cueillis là, dans ce petit sanctuaire, et comme réchauffés
sous les ailes de Dieu, chantaient, avec une ardeur et une
douceur inexprimables, les cantiques qui préparaient aux
fêtes de Noël, ces vieux airs, si touchants et si naïfs :


Venez, divin Messie,
Venez, source de vie,
Venez, venez, venez...


— Ou bien encore :


Amour, honneur, louange
Au Dieu sauveur dans son berceau !...


— Soit en été, lorsque le soleil se levant en même temps que
nous, et nous illuminant de ses rayons, nous chantions sa
gloire, ou plutôt celle même de Dieu, avec Racine ou avec
J.-B. Rousseau :


L'oiseau vigilant nous réveille,
Et ses chants redoublés semblent chasser la nuit.
Jésus se fait entendre à l'âme qui sommeille,
Et l'appelle à la vie, où son jour nous conduit


0 Christ ! ô soleil de justice !...
Affermis l'âme qui chancelle ;


É . , n. 6




82 L1V. 1 e r . — DIEU.


Fais que, levant au ciel nos innocentes mains ,


Nous chantions dignement et ta gloire immortelle,


Et les biens dont ta grâce a comblé les humains.


C'est ainsi que s'achevait, chaque matin, la sainte messe.
Tous les professeurs, chacun de leur côté, la célébraient


en même temps, dans les diverses chapelles de la maison, et
tous, maîtres et élèves, après une heure et demie d'étude,
étaient prêts pour la classe à sept heures trois quarts, après
avoir déjeuné, cela va sans dire, au réfectoire, chaudement
en hiver, et dans le parc en été.


Une petite demi-heure de déjeuner et de récréation ayant
suffisamment réparé les forces de chacun, la cloche, cette
grande régulatrice du temps, sonne de nouveau, et les voilà
tous au travail, aux leçons, aux thèmes, aux vers latins, à
l'explication, et en classe.


Puis, après deux heures de classe, tous vont en récréa-
tion. Je dis tous, maîtres et élèves ; car, après la classe, tous
les maîtres aimaient à prendre la récréation commune ; ils
ne savaient pas de meilleur délassement, pour ces deux
heures de si grande fatigue, que de jouer ensuite un petit
quart d'heure avec ces chers enfants.


Là, soit pendant cette récréation, soit en quelqu'autre, se
passait chaque jour quelque chose de très-touchant : je veux
parler de la visite au saint Sacrement.


Tout à coup, un enfant s'échappait du lieu de la récréa-
tion: je dis : s'échappait, car pour sortir du lieu où la ré-
création se prend, il faut toujours la permission de celui qui
préside ; cela est tout à fait de rigueur ; mais pour aller à
la chapelle, la permission n'est pas exigée ; on craindrait
que cette exigence ne gênât la liberté des enfants avec Dieu,
et les secrets mêmes de Dieu avec ces pieux enfants.


Bien donc que la permission soittellementderigueur qu'il
faut la demander, même pour aller de larécréatiou chez un




CH. VIII. — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 83


maitre, et jusque chez M. le supérieur : si un enfant veut
aller chez le grand maître, chez le véritable maître de la
maison, disons mieux, chez le bon Dieu, chez son Père enfin,
nulle permission ne lui est nécessaire.


11 s'échappait donc, ce cher enfant, comme il le voulait,
du milieu de ses camarades et de ses jeux, et je le voyais de
loin entrer dans la chapelle, parfois tout simplement et
tout droit, parfois se cachant un peu, et ne voulant pas être
vu : non par respect humain, mais pour ne pas trop montrer
une piété dont il ne se croyait peut-être pas capable de sou-
tenir toujours l'honneur : c'étaient nos étourdis surtout, nos
plus aimables espiègles qui faisaient de la sorte. Us crai-
gnaient qu'on ne les trouvât encore bien dissipés, pour des
gens qui font leur visite au saint Sacrement.


Un jour, — je m'en souviens encore avec attendrissement,
—je faisais moi-même ma visite au saint Sacrement; je fus
distrait de ma prière un moment, et mon attention se trouva
comme attirée vers un enfant qui était là, devant moi, dans
la chapelle, et priait sans me voir. 11 avait les regards fixés
vers le tabernacle, et paraissait dans une attitude vraiment
angélique. Je sortis de la chapelle avant lui, et quelques
moments après, je le retrouvais en récréation, et faisais à
notre grand jeu une partie de balle avec lui. Dans un mo-
ment où la balle nous laissait quelque liberté, je m'appro-
chai de ce pieux enfant, et lui faisant de la main une petite
«roix sur le front, — ce qui était ma grande tendresse pour
•eux, — je lui dis tout bas : Il me semble que tout à Vheure,
vous priiez le bon Dieu de tout votre cœur à la chapelle. —
Monsieur, me répondit-il en se rapprochant de moi, je priais
pour mon père. — Son père avait été fort dangereusement
malade, et n'était pas encore tout à fait rétabli.


Quant à ces visites au saint Sacrement, et à quelques autres
exercices de piété du même genre, j 'ai ici une observation
importante à faire.




84 LIV. I e r . — DIEU.


On voit, d'après ce que je viens d'en dire, que cette visite
est un exercice de piété tout à fait libre, que les enfants font
ou ne font pas, à leur gré. 11 en est de même du chapelet et
de la visite à la chapelle de la sainte Vierge.


Ce que j'ai à faire remarquer sur ce point, c'est qu'à mon
sens du moins, il est très-concevable que ces exercices de
piété, ou quelques autres, demeurent parfaitement libres, et
que la règle de la maison ou la volonté du supérieur n'y
obligent pas les enfants.


Quelque parti qu'on adopte à cet égard, on ne comprendra
jamais assez l'importance d'avoir, dans une maison d'Édu-
cation chrétienne, certains exercices de piété, que les en-
fants puissent à leur gré faire ou ne pas faire. Autrement,
dans une telle maison, au milieu des prévoyances d'une
règle sage, qui a dû réduire la piété à un certain nombre
d'actes publics faits par tout le monde, mais auxquels on
peut, si on le veut, s'appliquer fort peu, il serait facile de
suivre la masse, sans que le cœur y fût pour quelque chose :
on courrait le risque de n'avoir rien de bon qui ne fût d'ha-
bitude ou de routine : ou du moins on n'aurait jamais rien
qui fût tout à fait spontané, tout à fait généreux, tout à fait
libre : pour quelques-uns même rien ne serait assez sincère;
tout serait plus ou moins réglé, prescrit, mais par là même
comme forcé et contraint.


Avant tout, ainsi que le veut saint François de Sales, il
faut les accoutumer à être simples, libres, vrais, sincères
avec Dieu. Il faut, dit Fénelon, les amener à aimer Dieu avec
une simplicité d'enfant, avec une familiarité tendre, avec une
confiance qui charme un bon Père. Il faut leur apprendre
que la piété consiste dans une volonté pure et droite de
s'abandonner à Dieu, et non dans des contentions et des
subtilités d'esprit, ou dans une vivacité d'imagination dan-
gereuse, ou des protestations étudiées avec effort.


C'est encore ainsi que tous les enfants^disent ensemble, à




CH. VIH. — DES EXERCICES DE PIÉTÉ. 85


la fin du jour, une ou deux petites dizaines de chapelet, mais
on ne le leur fait pas dire tout entier; ils en seraient peut-
être fatigués. On leur conseille seulement de dire le reste en
particulier, soit avant de s'endormir, soit dans les passages,
spécialement le matin, en descendant à la prière, et le soir
en allant à la lecture spirituelle et au dortoir. Les plus pieux
n'y manquent jamais, et c'est presque tous à cause du plai-
sir qu'ils trouvent à le dire d'eux-mêmes et librement.


Le long du jour, dans tous les passages et mouvements,
ils sont en rangs, deux à deux, en silence et les bras croisés.
Mais les vaillants écoliers n'entendent pas perdre ces mo -
ments de la journée, et ce silence ne leur suffit pas : il leur
faut le travail, et ils étudient en marchant. Le règlement
permet les bras décroisés et les mains libres à ceux qui veu-
lent marcher en compagnie de Bossuet, de Fénelon, d'Ho-
mère, de Cornélius-Népos et de Tacite. C'est le plus grand
nombre : les autres méditent, pensent à quelque chose ou
ne pensent à rien : c'est leur affaire, pourvu qu'ils aient les
bras croisés et marchent en silence. Plus d'une fois, en les
voyant ainsi marcher, je me suis rappelé ces paroles de X é -
nophon :


« Voulant imprimer fortement la modestie dans tous les coeurs,
le législateur de Sparte a ordonné que les jeunes gens marchassent
dans les rues en silence, chacun les mains sous sa robe, sans tourner
la têle de côté et d'autre, les yeux toujours fixés devant soi. En
cela n'a-t-il pas fait connaître que la modestie peut être l'apanage
de l'homme? H est certain qu'ils ne font pas plus de bruit que des
statues; leurs yeux restent presque immobiles; enfin ils sont plus
modestes que les vierges elles-mêmes... Quand ils se trouvent
dans la salle du repas, c'est aussi un plaisir d'entendre leurs ré-
ponses aux questions qu'on leur fait. »


A la fin du jour, vient la lecture spirituelle, dont j'aurais
tant de choses à dire, que je n'en dirai rien, maintenant du




86 L1V. 1 e r . — DIEU.


moins, sinon que c'est le grand moment de la journée,
l'heure de l'entretien paternel : c'est alors que le supérieur
de la maison se retrouve avec tous ses enfants, comme un
père après les travaux du jour, et leur dit les joies et les
peines de la famille, les événements heureux et malheureux,
ses craintes et ses espérances, etc., etc. Je reparlerai bien-
tôt de cet important exercice.


Après la lecture spirituelle vient le souper; puis, la journée
s'achève par Y examen de conscience et par la prière du soir.


Il faut que cette prière soit courte : les entants sont fati-
gués de tous les exercices de la journée; mais il faut qu'elle
soit bien faite ; il faut surtout les accoutumer à faire très-
attentivement leur examen de conscience.


La prière du soir s'achève par la bénédiction du supérieur.
En hiver, dans les jours très-froids, pour éviter un mou-


vement glacial et très-long, la prière du soir peut se faire à
la salle des exercices, après la lecture spirituelle; et dans
ce cas, on dit au dortoir, avant le dernier signal, la prière :
Bénissez, ô mon Dieu, le repos que je vais prendre; puis un
Pater et un Ave. Chacun fait cette prière à genoux, au pied
de son lit, en même temps que le professeur qui préside au
coucher la dit à haute voix.


Et puis la cloche sonne une dernière fois : toutes les lu-
mières de la maison s'éteignent, sauf les lampes du dortoir,
et tout s'endort dans la paix du Seigneur.


C H A P I T R E IX


Les Fêtes.


Bossuet disait, dans sa belle oraison funèbre de la reine
Marie-Thérèse •. « L'Églige, inspirée de Dieu, et instruite par




CH. IX. — LES FÊTES. 87


« les saints Apôtres, a tellement disposé l'année, qu'on y
« trouve avec la vie, avec les mystères, avec la prédication
« et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai fruit de toutes ces
« choses dans les admirables vertus de ses serviteurs et
« dans les exemples de ses saints ; et enfin un mystérieux
« abrégé de l'Ancien et du Nouveau Testament et de toute
« l'histoire ecclésiastique. Par là toutes les saisons sont
« fructueuses pour les chrétiens ; tout y est plein de Jésus-
« Christ, qui est toujours admirable, selon le prophète, et
« non-seulement en lui-même, mais encore dans ses saints.
« Dans celte variété, qui aboutit toute à l'unité sainte tant
« recommandée par Jésus-Christ, l'âme innocente et pieuse
« trouve avec des plaisirs célestes une solide nourriture et
« un perpétuel renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y
« sont mêlés dans les temps convenables, afin que l'âme,
« toujours sujette aux tentations et au péché, s'affermisse et
« se purifie par la pénitence. Toutes ces pieuses observances
« avaient dans la reine l'effet bienheureux que l'Eglise
« même demande : elle se renouvelait dans toutes les
« fêtes.... »


C'est surtout dans une maison d'Education chrétienne que
cette belle économie des fêtes catholiques, si gravement cé-
lébrée par l'éloquence de Bossuet, offre, selon la parole de
saintPaul, un douxspectacle aux hommes et aux anges pro-
cure aux enfants les joies les pluspures, en même temps que
les secours les plus puissants pour la vertu; donne à leurs
maîtres les plus profondes consolations, et à toute une mai-
son, pendant toute une année, le mouvement religieux le
plus élevé et le plus fécond.


Ces fêtes sont, si je puis m'exprimer ainsi, le cœur même
et le foyer de la vive et solide piété. Les moyens d'Éducation
les plus touchants, les plus persuasifs, les plus pénétrants y


1. Spectaculum facli angelis el hominibus. ( I C O R . , IV, 9.)




6 8 L1V. I e " . — DIEU.


sont employés par la Religion, pour élever, ennoblir, sanc-
tifier lésâmes: les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie,
la confession sincère des péchés, la communion fervente, la
parole divine, le chant sacré, la prière recueillie, les ensei-
gnements les plus hauts de la foi, les exhortations les plus
pressantes du zèle, les plus belles cérémonies: voilà, on le
sait, tout ce qui se trouve réuni dans ces solennités ; et c'est
par là surtout que se fait en cette jeunesse la grande Éduca-
tion du cœur et de la conscience, de la volonté et du carac-
tère, c'est-à-dire l'Éducation de l'âme tout entière; car
l'intelligence s'y éclaire aussi, s'y élève et s'y fortifie admi-
rablement : c'est là, en un mot, que se montre toute la force,
toute la vertu du christianisme pour éloigner les jeunes
gens du mal et les affermir dans le bien, pour calmer leurs
passions et leur inspirer, avec la véritable sagesse, la pureté
des mœurs, la fidélité généreuse à tous les devoirs,et,, comme
le disait tout à l'heure Bossuet, un perpétuel renouvellement
de la ferveur chrétienne.


Mais quelles sont donc ces fêtes ? que célèbrent-elles ? et
d'où leur vient cette grâce si puissante ?


Le voici, et il importe de le bien entendre : ces fêtes sont
les anniversaires des plus grandes journées qui aient lui sur
le monde; elles célèbrent la mémoire des plus grands événe-
ments religieux qui, dans l'ordre éternel des conseils de
Dieu, aient été disposés en faveur des hommes, et se soient
accomplis sur la terre : c'est-à-dire tous les mystères et tous
les faits divins que l'Ancien et le Nouveau Testament nous
révèlent : c'est donc la Religion tout entière.


« 11 faut ignorer profondément l'essentiel de la Religion,
dit quelque part Fénelon. pour ne pas voir qu'elle est tout
historique: c'est par un tissu de faits merveilleux que nous
trouvons son établissement, sa perpétuité et tout ce qui doit
nous la faire pratiquer et croire...


« Dieu, qui connaît mieux que personne l'esprit de l'homme




CH. IX. — LES FÊTES. 89


qu'il a formé, a mis la Religion dans des faits populaires,
qui, bien loin de surcharger les simples, leur aident à conce-
voir et à retenir les mystères. »


Tout, d'ailleurs, il le faut bien remarquer, tout dans ces
événements merveilleux, dans ces faits éclatants, se rapporte
toujours au grand fait de la venue du Fils de Dieu sur la
terre, et vient rayonner, resplendir en Jésus-Christ, centre
de toute la Religion, auteur et consommateur de notre foi.
Jésus-Christ remplit tous les temps, dit saint Paul : Jésus
Christus heri, hodie et in sœcula ; il était hier, il est aujour-
d'hui, et il sera aux siècles des siècles : les patriarches et les
prophètes, tous les grands hommes, tous les grands saints
de l'Ancien Testament le précèdent ; les apôtres, les confes-
seurs, les martyrs le suivent. Sa naissance, sa vie, sa mort,
sa résurrection, son ascension ; sa prédication et ses mira-
cles ; Bethléem, le Calvaire, le Cénacle, le Thabor, le mont
des Oliviers ; la-loi ancienne et la loi nouvelle, le Sinaï et la
Pentecôte; tous les faits divins les plus illustres, tous les
plus hauts lieux de la terre, toutes les gloires, toutes les
grâces, tous les bienfaits de la rédemption, voilà ce que les
fêtes chrétiennes célèbrent, représentent et renouvellent.


Et voilà pourquoi leur vertu est si puissante sur les âmes.
Les cérémonies sacrées y sont une représentation sensible


des faits ; la parole y anime tout, et le chant divin élève,
transporte les cœurs jusqu'à l'enthousiasme.


Trois fêtes surtout, Noël, Pâques et la Fête-Dieu marquent
comme trois grandes époques de l'année chrétienne, et im-
priment aux âmes des enfants le mouvement religieux le
plus puissant et le plus doux qui se puisse imaginer.


Toutes les autres fêtes se rattachent à celles-là.
La Crèche, la Croix, l'Eucharistie, voilà en effet, les trois


grandes et divines choses qui remplissent tout le Christia-
nisme. La Crèche commence la rédemption ; la Croix l 'ac-
complit ; l'Eucharistie perpétue à jamais l'œuvre divine.




9 0 LIV. I " . — DIEU.


— La Pentecôte, qui suit Pâques et le triomphe de la Croix,
consomme tout dans l'effusion de la charité par l'Esprit
d'amour.


Mais ce qui ne se peut guère raconter, c'est à quel point
les naïves allégresses de Noël, Valleluia delà Résurrection,
et les pompes triomphales du saint Sacrement et de la Fête-
Dieu, sont faites pour parler au cœur de nos chers enfants,
pour réjouir et élever leurs âmes.


Ce que je tiens surtout à faire remarquer ici, c'est que ces
grandes fêtes ne sont pas seulement pour nous un anniver-
saire mémorable, une touchante représentation ; i ly aplus :
elles sont une réalité présente et vivante, une réalité divine,
qui saisit les âmes et les identifie avec ce qui se fait et ce qui
se passe encore là, dans nos temples. La sainteté du lieu, la
personne de Jésus-Christ lui-même résidant en son taber-
nacle, le sacrifice offert, l'autel dressé et le calice du salut,
où coule le sang de l'adorable victime ; la présence de l'Es-
prit Sanctificateur qui plane invisiblement sous les voûtes
saintes, et je ne sais quelle impression auguste de l'adorable
Trinité présente, qui se révèle de toutes parts, et se fait sen-
tir à tous les cœurs, voilà ce qui fait que, dans nos fêtes,
tout est vrai, réel, vivant et immortel.


Une fête chrétienne bien célébrée, dans une pieuse maison
d'Education, c'estdonc plus qu'un grand souvenir religieux :
c'est un fait divin dans toute sa réalité, une action sublime,
un drame véritable, où la parole évangélique, le chant
sacré, les cérémonies saintes, et Jésus-Christ présent, s'em-
parent des âmes.


Et ce qu'il y a de plus remarquable et de plus touchant,
c'est que les enfants et leurs maîtres ne sont pas là de sim-
ples spectateurs ; ils ont un rôle admirable dans ce drame
sacré. Et c'est ici que se révèlent le sens intime et la vertu
profonde du Christianisme.


Après avoir purifié leurs cœurs dans le sacrement de la




CH. IX. — LES FÊTES. 91


Pénitence, pour se rendre dignes de l'action sainte, la Com-
munion Eucharistique les y fait participer : ils se nourrissent
à l'autel de la chair sacrée de Celui qu'ils adorent ; et que ce
soit à la fête de Noël, à celle de Pâques, ou aux fêtes du
Saint-Sacrement, le cœur et l'intelligence de ces enfants
éclairés par la foi ne peuvent s'élever dans des régions plus
hautes ; la pensée et le sentiment humains ne peuvent ren-
contrer sur la terre, ni dans le ciel, un aliment plus digne
d'eux; et quand ils chantent tous ensemble les cantiques de
leur reconnaissance, leurs chants deviennent sublimes :
je les ai souvent entendus, et je ne crois pas qu'il puisse
y avoir ici-bas une expression plus vive de la louange
qui est due au Dieu de la Crèche, de l'Eucharistie et du
Calvaire.


Il y a là aussi le plus puissant effort qui puisse être fait
sur la terre pour accomplir dans les âmes la vérité des faits
divins et y former les vertus évangéliques. Sous l'empire et
les inspirations de cette foi puissante, j 'ai vu des enfants
réaliser ce qui ne fut qu'un rêve, mais un des plus beaux
rêves assurément de la sagesse antique : oui, en ces jours
de fête, ils pouvaient redire avec vérité les paroles que Pla-
ton adressait jadis aux poètes profanes, en refusant de leur
ouvrir les portes de sa cité:


« 0 mes chers amis, retirez-vous, et ne venez pas nous
« distraire ; car nous sommes nous-mêmes ici occupés à
« composer le drame le plus beau et le plus parfait ; notre
« république n'est elle-même qu'une imitation de la vie la
« plus belle et la plus vertueuse, imitation que nous regar-
« dons comme un drame véritable, et la plus riche poésie
« qui fut jamais : vous êtez poè'tes, et nous aussi, mais dans
« un genre supérieur ; nous sommes vos rivaux et vos con-
» currents dans la composition du drame le plus accompli,
« et nous l'emportons sur vous, car la vérité peut seule at-
« teindre ce but sublime. Vous ne représentez que des fie-




92 LIV. I " . — DIBU.


« tions; et nous, nous cherchons à faire revivre et à repré-
« senter en nous-mêmes la loi divine et la vertu'. »


Pour bien faire comprendre tout ceci, il faudrait des dé-
tails infinis et un volume entier. Ce volume, je l'ai préparé,
et il est aux mains de ceux qui élèvent les âmes de nos en-
fants, au Petit Séminaire de la Chapelle. Si Dieu le permet,
je le publierai quelque jour, et je révélerai, autant qu'il sera
en moi, tous les secrets de cette divine économie des fêtes
de la piété chrétienne.


Ici je me bornerai à ajouter deux observations générales
très-importantes.


La première, c'est que les grandes fêtes littéraires d'une
maison d'Éducation doivent être en harmonie avec ces
grandes fêtes religieuses, lesquelles soutiennent alors et ins-
pirent, par une vertu secrète, tout le mouvement classique,
tous les travaux intellectuels de la maison.


Voilà la vraie manière d'élever les études littéraires, de
sanctifier la généreuse émulation du travail et de faire ces
grands et bons écoliers d'autrefois, si ardents aux jeux, si
appliqués en classe, si sincères à la chapelle, si aimables
dans leur loyauté en toute chose.


1. PLATON, les Lois, liv. V I I . On connaît la suite de ce beau passage de
Platon :


« 0 poètes, ne comptez donc pas que nous vous laissions entrer chez
nous sans nulle résistance, dresser votre théâtre dans la place publique et
introduire sur la scène des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront
plus haut que nous ; ni que nous souffrions que vous adressiez la parole
en public à nos enfants, à nos femmes, à tout le peuple, et que sur les
mêmes objets vous leur débitiez des maximes, qui , bien loin d'être les
nôtres, leur sont preque toujours entièremeut opposées. Ce serait une folie
extrême de notre part, et de la part de tout État de vous accorder une
semblable permission avant que les magistrats aient examiné si ce que
vos pièces contiennent est bon et convenable a dire en public, ou s'il ne
l'est pas. Ainsi, enfants des muses légères, commencez par montrer vos
chants aux magistrats afin qu'ils les comparent avec les nôtres ; et, s'ils ju-
gent que vous disiez les mêmes choses ou de meilleures, nous vous permet •
trons de représenter vos pièces ; sinon, mes chers amis, il faut vous retirer. »




CH. IX. — LES FÊTES. 93


Or il s'est trouvé que, par une heureuse disposition des
temps et des saisons, ou plutôt par une religieuse inspiration
de nos pères, la constitution des études et de l'année scolaire
a été faite de façon que cette harmonie de la piété et du tra-
vail existait naguère ; et elle existe aujourd'hui encore pour
ceux qui savent l'entendre.


C'est ainsi que les lêtes du Noël achèvent heureusement le
premier trimestre de l'année : les grands examens classiques
de cette époque peuvent immédiatement suivre ces belles
fêtes; et les élèves, après avoir célébré la naissance de Notre-
Seigneur et passé vaillamment leurs examens, se trouvent,
s'il est permis d'emprunter ici le mot de saint Paul, dans
la douce et glorieuse liberté des enfants de Dieu pour les
joies de la famille et les bonnes lêtes du jour de l'an.


Chez nous, au Petit Séminaire de Paris, pendant ce pre-
mier trimestre, qui était, comme partout, la grande époque
de l'organisation des classes et la forte mise en train des
études, nous avions, pour adoucir aux enfanls la sévère ap-
plication du niveau de chaque classe, et faciliter la reprise
énergique du travail par les anciens, et la vive et prompte
initiation des nouveaux au régime de la maison, nous avions
des solennités charmantes ; trois belles fêles de la sainte
Vierge, dont l'une, Notre-Dame du Retour, se célébrait huit
jours après la rentrée ; puis la fête des saints Anges, puis les
fêtes de la Toussaint : enfin la Saint-Nicolas et les cantiques
de VAvent nous faisaient prendre patience jusqu'à Noël, et
nous donnaient grand cœur au travail.


Après la sortie du jour de l'an, venait notre second tri-
mestre.


Les fêtes de Pâques, soit qu'elles achèvent le second tri-
mestre, soit qu'elles commencent le troisième, se rencontrent
là admirablement pour encourager les études. Ces trois
mois, depuis le jour de l'an jusqu'à Pâques, étaient, en effet,
notre époque laborieuse, difficile, pénible même. C'étaient




94 L1V. I " ' . — DIEU.


les mois d'hiver, les brumes, les neiges, les froids; nous n'a-
vions plus que des promenades etdesrécréations pluvieuses,
par des jours courts et sombres : la lumière venait tard le
matin : et la nuit venait tôt l'après-midi ' . La cour était le
plus souvent inabordable; il fallait passer les récréations
dans les salles d'exercices, et tourner là en cercles mono-
tones : plus de jeu de balle, plus de cerceaux : peu de fêtes
religieuses; le carême à la place.


En un mot, c'était un temps fort austère.
Sans doute, quelque promenade inattendue, quelque ré-


création extraordinaire, par un beau soleil et un beau froid,
ramenait quelquefois l'enthousiasme, donnait au moins une
vive satisfaction générale; mais c'était difficile et rare ; et
j 'avais beau faire, les heures de distraction que je parvenais
à leur procurer ne les délassaient pas des heures d'étude.


C'était le temps où il fallait faire aimer la maison, le tra-
vail, les classes, la piété, par les motifs les plus élevés, où
il fallait persuader aux enfants la fidélité au devoir par les
plus fermes inspirations de l'esprit chrétien.


Jusqu'au carême, on avait encore les fêtes de l'Epiphanie
et de la Purification, où on chantait une dernière fois les
cantiques de Noël : puis quelques autres fêtes ; mais à dater
du mercredi des Cendres, rien, sinon les graves évangiles
de chaque jour du carême, que je leur expliquais tous les
matins, dans une brève homélie; l'Adoration de la croix
avec une petite exhortation chaque vendredi soir; puis la
fête de la Compassion et des douleurs de la sainte Vierge;
puis tous les cantiques de pénitence ; le chant du Stabat et
le Miserere, etc. : je dois ajouter la Lecture spirituelle, où
je cherchais à leur inspirer la grande et forte piété chré-
tienne. Ce moment, quoique toujours alors un peu sévère,


l . Dans cette fâcheuses maison,i l fallait que les lampes fussent allumées
dans la plupart des classes, l 'après-midi, dès trois heures , et le matin
jusqu'à neuf heures.




CH. IX. — LÈS FÊTES. 9 5


n'était pas pour eux sans charme. « De toutes les heures
« ternes et laborieuses du jour, m'écrivait dernièrement un
« de nos anciens élèves, nous apercevions la Lecture spiri-
« tuelle, de loin avec espoir, au terme, comme un repos et
« un plaisir. »


Mais c'était Pâques surtout qu'on voyait, qu'on regardait
de loin à l'horizon : on en pressentait les joies : on voulait
s'en rendre digne, on travaillait pour cela avec une ardeur
profonde, infatigable*.


Le travail chrétien, généreux, fervent, soutenu par toutes
les pensées de la foi, et élevé à sa plus haute énergie, était
le grand remède à cette difficile situation. J'employais pour
l'animer tous les moyens : les professeurs, l'académie, les
récompenses, les visites dans les classes, les concours, les
luttes de classe à classe, les mille ressources de l'émulation
chrétienne, tout était mis en œuvre.


Aussi les grands progrès, les grands travaux se produi-
saient-ils généralement à celte époque, et cela dans un si bon
esprit et avec un tel contentement, qu'il était passé en pro-
verbe de dire : Ah ! pendant le second trimestre, les récréa-
tions ne nous délassent pas du travail; c'est le travail qui
nous repose des récréations. Mais Pâques viendra bientôt.


Ainsi, lorsque le ciel et l'aspect de la nature étaient tristes,
décourageants, et fatiguaient la vie, tous nos efforts tendaient
à ce que l'horizon intellectuel et moral fût pur et élevé, re-
posât et occupât tout à la fois les regards dans de grandes et
religieuses perspectives, et pût enfin, à force de variété et
d'attrait, exciter les esprits, réjouir même quelquefois les
cœurs, et toujours, au moins, soutenir les âmes sans défail-
lance jusqu'au bout de la carrière. Et je dois l'avouer : grâce


1. La devise des courageux écoliers, le labor improbus omnia vincit,
était alors souvent répétée. Je leur redisais souvent aussi la belle et forte
maxime du Père Campan : Multns labor, multa in labore tnethodus, natta
in mthodo eonstantia.




96 LIV. 1 e r . — DIEU.


au dévoûment de nos maîtres, grâce à la bonne volonté et à
la conscience de nos entants, cela réussissait presque tou-
jours si bien, que j'ai pu, à la fin du carême, leur dire avec
vérité : « Mes enfants, vous avez si bien travaillé, vous avez
« été si bons et si sages, que ce laborieux trimestre, vous le
« voyez,a passé avec la rapidité de l'éclair. Ne vous semble-
« t-il pas que Noël était hier? Entre l'Adeste et l'O filii, il n'y
« a eu vraiment qu'un jour, et un jour béni de Dieu. Demain
« donc, nous célébrerons tous la fête de Pâques dans les
« joies de VAlléluia et de vos cœurs renouvelés; puis lundi,
« a cinq heures du matin, nous partirons jusqu'à neuf heu-
« res du soir, pour Gcntilly, avec les pèlerins d'Emmaûs. »


Quant au troisième trimestre, il se passait de telle sorte
que la tristesse et l'ennui ne pouvaient y avoir accès : pen-
dant ces trois ou quatre mois, il y avait une telle succession
de travail et de piété, de fêtes littéraires et de fêtes religieu-
ses, de grandes compositions et de grands congés, de beaux
jours et de splendeurs en tous genres, que le temps jusqu'à
la distribution des prix paraissait fort court, et que le poids
n'avait nul besoin d'en être allégé : le fait est que ce dernier
trimestre, préparé par tous les travaux des trimestres précé-
dents, par les deux grands examens, par les deux retraites,
par six mois de piété fervente, par tant de soins assidus,
nous donnait à tous les plus grandes consolations.


Les pieuses solennités de cette troisième période de l'an-
née classique répandaient d'ailleurs sur chaque journée les
meilleures et les plus douces influences : les quarante pre-
miers jours du Temps pascal, puis l'Ascension, la Pentecôte;
puis, surtout, les fêtes du Très-Saint Sacrement et la pre-
mière Communion faisaient autour de nous comme une guir-
lande de fêtes, comme une couronne des joies les plus pures.


Alors aussi venaient les trente journées du mois de Marie
où, chaque soir, quelques minutes passées en fête dans la
chapelle de la sainte Vierge donnaient à tous un moment ra-




CH. IX. — L E S FÊTES. 97


pide de ces joies saisissantes qui s'enfuient vite du cœur de
l'homme, mais quines'échappaientdu cœur de ces heureux
enfants que pour y revenir le lendemain, avec une nouvelle
douceur.


C'est ainsi qu'on arrivait promptement aux derniers exa-
mens, aux compositions des prix, aux prix eux mêmes et
aux deux mois de vacances.


Telle est la première observation que j'avais à faire, rela-
tivement à l'harmonie qui doit exister entre les fêtes reli-
gieuses et les fêtes littéraires, entre la piété et les études.


Il est une autre observation que, par l'entraînement de
mon sujet, je viens déjà de laisser entrevoir : c'est que, pour
faire goûter aux enfants la piété et la vertu, il faut en rendre
pour eux la pratique aimable ; il faut que les fêtes religieuses
soient pour eux de véritables fêtes, c'est-à-dire des jours de
joie, d'innocentes récréations, de franche gaîtè dans la paix
du Seigneur, et puisque j'ai déjà cité Platon sur tout ceci, je
le citerai de nouveau :


« Le plaisir, la peine, le désir, voilà presque toute l'hu-
manité, dit-il : ce sont les ressorts auxquels est suspendu
tout être mortel, et qui déterminent tous ses grands mou-
vements. Ainsi, lorsqu'il s'agit de faire l'éloge de la vertu,
il ne suffit pas de montrer qu'elle est en soi ce qu'il y a de
plus honorable ; il faut encore faire voir que, si on veut en
goûter la douceur, et si l'on ne l'abandonne point dès ses
premiers ans comme un transfuge, elle l'emporte sur tout le
reste par l'endroit même qui nous tient le plus au cœur : sa-
voir, qu'elle procure plus de joies vraies et moins de peines
durant tout le cours de la vie ; ce qu'on ne tardera point à
éprouver d'une manière sensible, si on veut en faire l'essai,
comme il convient. » (PLATON, les Lois.)


Il y a une grande sagesse, une profonde connaissance de
la nature humaine dans ces paroles de Platon.


É . , H . 7




98 U V . 1 " . — DIEU.


L'Ecriture sainte le dit nettement : il faut que celui qui
fait le bien soit heureux dans le bien qu'il fait : Beatus in
suo facto. Gela est surtout vrai des enfants. Le parfait désin-
téressement n'est point leur partage. Vous leur demandez
le travail et la peine, la piété et la vertu ; il faut qu'ils y
trouvent quelque bonheur.


Voilà pourquoi il faut que les fêtes soient pour eux de
vraies têtes, qu'ils s'y délassent et s'y amusent dans toute
l'allégresse d'une bonne conscience, dans tout l'épanouis-
sement d'un cœur satisfait. Il le faut pour les bons, comme
récompense et encouragement au bien; mais il le faut aussi
pour les méchants eux-mêmes, comme remède au mal, et
comme invitation au retour; car les âmes des enfants sont
rarement endurcies, et il n'y a rien qui aiguise le remords
dans ces jeunes âmes, et réveille par de salutaires regrets
l'amour oublié de la vertu, comme les pures joies d'une
belle fête. Ces joies qui éclatent autour d'eux, et que goûtent
si heureusement tant d'innocents condisciples, leur inspi-
rent naturellement l'horreur du mal dont ils sont flétris, et
leur font voir et haïr dans le vice le triste obstacle au bon-
heur et à la paix de la conscience.


Pour les enfants, je le dirai volontiers avec Fénelon, il en
est de la piété comme des études. Il ne faut pas que l'étude
leur apparaisse comme une chose abstraite, stérile et épi-
neuse; loin de prétendre les assujettir au travail par une au-
torité sèche et absolue, il faut toujours leur montrer un but
solide et agréable, qui les soutienne dans leur application.
Par là, on les accoutume à s'occuper de choses sérieuses
avec intérêt : peu à peu ils y prennent goût, ils deviennent
sensibles aux nobles plaisirs de l'esprit, et tout est gagné
dès lors pour leur éducation intellectuelle.


De même il faut que la piété ait pour les enfants quelque
chose d'aimable qui les attire et qui les charme. Ils se la re-
présentent d'ordinaire comme triste et languissante ; ils s'en




CH. IX. — LES FÊTES. «9


font une idée sombre ; tandis que la liberté, le jeu et le dérè-
glement se présentent à eux sous une figure agréable. Rien
n'est pire. Il faut au contraire que la religion se montre à
eux avec un visage doux et bienfaisant, sous les traits d'une
mère tendre, qui ne songe qu'au bonheur de ses enfants.


Mais pour leur persuader tout cela, il ne suffit pas de le
leur dire : on leur fait aimer la piété et la vertu, non en leur
affirmant que la piété et la vertu sont belles et aimables,
mais en le leur faisant voir et sentir, observe quelque part
Fénelon ; et voilà aussi pourquoi ce pieux et grand arche-
vêque ne voulait pas qu'il y eût rien de gêné, ni de contraint
dans la piété des enfants. 11 allait jusqu'à souhaiter que la
sagesse ne se montre à eux qu'avec un visage riant.


Les conséquences pratiques sontici faciles àtirer: il faut que
les jours de fêtes, ces chers enfants soient et se sentent réel-
lement les plus heureux enfants du monde. C'est donc en
ces jours qu'il faut surtout leur donner de longues et belles
récréations qui soient à leur manière comme une continua-
tion des joies pures qu'ils ont trouvées au pied des autels.


Dans notre règlement, ils avaient au moins cinq heures de
récréation bien distribuées, entre les divers exercices, dans
le cours de la journée.


Je suppose ici, on le voit, que le dimanche et les jours de
fête, les enfants ne vont pas chez leurs parents: en effet, le
triste état des mœurs publiques ne le permet guère, et peut-
être, sauf dans les siècles de grande ferveur religieuse, cela
n'a-t-il jamais été bien utile


1. Non pas que je ne croie très-utile qu'un enfant soit conduit par ses
•parents eux-mêmes à l'église, aux saints offices, les jours de fête; le matin
a la sainte messe ; l 'après-midi, aux vêpres, au salut, et aux instructions
paroissiales; mais j 'y mets pour condition essentielle, qu'il y sera conduit
non-seulement par sa mère, mais aussi par son père ; et je demande de
plus que ses frères aînés l'y accompagnent : autrement ce serait lui dire
que la religion, ou du m«ins la piété, n'est bonne que pour les femmes et
.les enfants. Cette observation importe surtout pour les temps des vacances.


Il faut bien remarquer, d'ailleurs, que les offices d'une paroisse sont




400 LIV. I " . — DIEU.


Mais, dans ce cas, il faut les dédommager : il faut que le
jour du Seigneur ne soit pas pour eux une journée de fati-
gue, mais, selon l'institution divine, un bonne journée de
délassement et de repos, én même temps que de fête pieuse:
il faut, en un mot, qu'ils s'amusent ce jour-là, et qu'ils le
voient venir avec joie.


Des exercices de piété sont nécessaires sans doute ; mais
des exercices qui ne fatiguent pas les enfants, qui les char-
ment au contraire en les sanctifiant : la sainte messe célébrée
plus solennellement, avec de beaux cantiques ; un catéchisme
bien fait, avecdesinstructions agréables, élevées,bien dites,
des avis intéressants, des histoires édifiantes et curieuses ;
des exhortations vives, courtes, naturelles.


Le travail religieux des analyses et la correspondance des
enfants avec leurs parents vont bien aussi le dimanche,
plaisent à leur esprit et à leur cœur.


Quant aux grandes fêtes, je ne dirai rien de trop en disant
qu'il fautqu'elles soient magnifiques, délicieuses. On ne doit
jamais perdre de vue que les enfants, comme tous les hom-
mes, et bien plus encore, sont surtout sensibles à l'éclat des
choses: il faut donc que ces fêtes soient très-brillantes ; que
la chapelle, le sanctuaire, le tabernacle, soient ornés de ten-
tures, de fleurs, de guirlandes : qu'il y ait debelles cérémo-
nies, et un splendide luminaire ; que les prédications soient
animées, affectueuses, pleines d'onction, saisissantes, et
d'un tour oratoire plus solennel que celles des simples
dimanches.


Et alors les fêtes ont pour l'esprit et le cœur des enfants
un charme merveilleux. J'en ai vu les effets les plus tou-
chants : j'ai vu leur joie, leur bonheur s'élever dans ces fêtes


faits plus spécialement pour les grandes personnes, tandis que dans la
chapelle d'une maison d'Éducation chrétienne, ou dans un catéchisme,
tout est fait pour les enfants et convient a leur âge. Cette seule considé-
ration suffirait pour interdire les sorties des dimanches et j ouis de fête.




CH. IX. — LES FÊTES. 4 0 4


à tous les transports de l'enthousiasme religieux le plus su-
blime et le plus pur.


On met du reste huit ou quinze jours à en préparer, et huit
autres jours à en affermir, à en recueillir les fruits : c'est la
grande et douce préoccupation des âmes ; c'est la joie, c'est
la vie de la maison ; c'est le mobile de tous les plus généreux
efforts ' .


Mais, je le répète, il importe que tout l'arrangement de la
journée soit agréable, qu'il y ait de belles récréations bien
placées, que le réfectoire lui-même soit en fête, que les études
soient employées à un travail intéressant, varié, pieux, sur
la fête même. — Je dis : les études : car il en faut même ces
jours-là: autrement la dissipation s'en mêlerait,les enfants
seraient trop en l'air, et on les trouverait bientôt fatigués de
tout, même des jeux. — Il leur faut donc des études qui,
tour à tour, les reposent de la récréation, et les recueillent
pour les saints offices : puis, de nouvelles récréations les
charmeront encore. Seulement, ces études ne doivent pas
être trop longues : employées, comme nous venons de le
dire, à un travail qui se trouve en harmonie avec la fête et
avec les pieuses dispositions des enfants, elles font à mer-
veille, et je dois dire que nos bons écoliers du Petit Sémi-
naire n'auraient pu s'en passer.


Dans ces conditions, les fêtes joignent à tous les avantages
surnaturels celui d'une heureuse et sainte variété : elles
rompent la monotonie des grandes et longues époques de
travail ; elles délassent de l'étude ; elles en inspirent l'amour.


Aussi je dois l'ajouter, c'est à-ces fêtes et à la ferveur qu'el-
les excitent que nous devions les plus excellentes composi-


1 . 11 est de la dernière importance que les fêtes soient annoncées aux
enfants longtemps a l 'avance, qu'on leur en parle de manière à leur en
donner une haute idée ; qu'on les engage a s'y préparer avec soin, e t c . .
Une fête qui n'est pas annoncée ainsi est une fête à peu près perdue : en
d'autres termes, une fête qui arrive comme un autre jour court grand ris-
que de ne pas faire plus d'impression qu'un autre jour .




LIV. 1 " , — DIEO.


tions littéraires de l'année. Oui, les devoirs les mieux fait»
étaient ceux qui l'avaient été sous la vive inspiration de la
piété. Les plus beaux vers latins que j'aie vus, sont des vers
sur les fêtes de la Toussaint, sur Bethléem, sur la Résurrec-
tion : cela se conçoit. De tels sujets produisent des composi-
tions vraies, où les enfants expriment ce qu'ils sentent et
disent ce qu'ils pensent réellement. Or, c'est bien là, recte
ac pulchre scribendi principium et fons.


L'étude, comme la piété et le bon esprit de la maison, se
trouvait si bien de ces fêtes, que, sans les trop multiplier*
nous n'en craignions pas le retour fréquent. Nous y ajou-
tions même, chaque année, un ou deux pèlerinages à quel-
que vieille chapelle, dans les bois, comme à Notre-Dame des
Anges, dans la forêt de Bondy,ou à Notre-Dame de Lorette,
à Issy. Nous partions à quatre heures du matin : adieu les
rudiments et les dictionnaires pendant vingt-quatre heures,
et nous rentrions à dix heures du soir.


Combien de fois, à cette heureuse époque, n'ai-je pas dit
à ces aimables enfants les paroles de saint Paul : Gaudete in
Domino semper : iterum dico, gaudete. Réjouissez-vous, mes
chers enfant, réjouissez-vous.Personne ne souhaitera jamais
plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaisirs
doux et modérés qui vous charment, et non des plaisirs qui
vous passionnent et vous amollissent; des plaisirs qui vous
délassent, des plaisirs qui vous "laissent la possession de
vous-mêmes, et non des plaisirs qui vous entraînent et vous
égarent. J'ajoutais encore avec Fénelon : « Non, mes enfants,
la piété n'a rien d'austère ni d'affecté ; c'est elle qui donne les
vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre
purs et durables ; elle sait mêler les jeux et les ris avec les
occupations graves et sérieuses; elle prépare le plaisir par
le travail, et elle délasse du travail par le plaisir. La piété n'a
point de honte de paraître enjouée, quand il le faut. »


Aussi fallait-il voir, en ces jours de fête, avec quelle joie,




CH. I X . — LES FÊTES. 103


avec quel épanouissement, ils se récréaient sous l'œil de
Dieu, comme des enfants dans la maison de leur père, et
sous les regards de leur mère : sortant de la chapelle pour
se livrer à tous leurs jeux avec une innocence et une ardeur
égales: puis à leurs études, avec la plus franche émulation,
s'aimant les uns les autres, aimant leurs maîtres et leurs clas-
ses ; puis enfin retournant à la chapelle chanter les louanges
de Dieu. Ils sentaient,— et ils s'en souviennent encore, et ils
aiment à nous le redire, quand nous avons le bonheur de nous
rencontrer, — ils sentaient tous que c'était à ces fêtes qu'ils
devaient les plus doux,les plus joyeux moments de leur vie!


Ah ! c'était là surtout, dans cette chapelle, qu'il était beau
de les voir : troupe innocente et pure, cœurs simples et vrais
sans déguisement et sans artifice, ils recevaient la grâce de
Dieu dans la simplicité et la candeur de leur âme, quelque-
fois avec le transport d'une joie céleste, quelquefois dans le
recueillement tranquille d'une paix profonde.Cette grâce di-
vine faisait fleurir en eux la véritable sagesse. Quand on les
exhortait, ils goûtaient le don céleste, la bonne parole, et les
vertus du siècle futur dont parle saint Paul. Quelquefois ils
paraissaient, émus et comme ravis hors d'eux-mêmes par les
attraits de la vertu. Tous les meilleurs, tous les plus nobles
sentiments se peignaient tour à tour sur ces jeunes visages.


Le matin, à la sainte messe, avant de communier, on en
voyait plusieurs, les plus pieux, touchés et saisis visiblement
de la présence de Dieu: ils se tenaient devant lui dans une
respectueuse immobilité, qui ne leur permettait pas même
de lever les yeux, ou plutôt, selon le mot touchant de Bos-
suet, ils n'avaient plus d'yeux ni d'amour que pour Jésus-
Christ et vers son tabernacle. Et lorsqu'ils avaient tous com-
munié, il s'exhalait alors dans cette sainte chapelle, de ces
âmes ferventes, comme un parfum mystérieux qui embau-
mait le ciel et la terre. Ils sentaient tous que Dieu était avec
eux. Sa présence faisait naître en leur âme une source inta-




404 L1V. 1 " . — DIEU.


rissable de paix et de jo ie ; comme le dit quelque part Fène-
lon, je ne sais quoi de divin coulait au travers de leurs cœurs,
comme un torrent de la divinité même qui s'unissait à eux.
Us étaient heureux et voyaient que pour l'être toujours il ne
leur manquait que le ciel même. L'un d'eux dit un jour cette
charmante parole : le bonheur du Ciel, ce doit être comme
une première communion qui ne finit pas. Vous eussiez dit
qu'un goût sublime de la vérité et de la vertu les transportait
au-dessus d'eux-mêmes : dansce ravissement divin, ils chan-
taient les louanges de leur Dieu avec un accent que je ne
puis rendre; leurs maîtres se joignaient à leurs chants; leurs
parents même venaient à ces fêtes,et aimaient à reposer ces
jours-là leurs regards sur ces enfants chéris : tous ensemble,
nous ne faisions plus qu'une seule voix, une seule pensée,
un seul cœur pour bénir le Ciel et célébrer ses bienfaits.


Tel est le règne de Dieu dans l'Éducation chrétienne.
On pensera peut-être que je me suis laissé entraîner ici par


mon cœur, et que cette belle et sainte Éducation des âmes,
telle que je viens de la décrire, ne fut jamais qu'un pur idéal.
Non; et j'en puis appeler au témoignage de mes anciens
élèves, de ceux-là même qui ne sont, peut-être, pas demeu-
rés toujours bons et heureux, comme ils le furent alors :


0 mes enfants, permettez que je vous donne encore ce
nom, que justifient tant de chers et ineffaçables sentiments!
bien que mon ancienne famille soit dispersée, et que, sortis
depuis longtemps de l'asile qui éleva et nourrit votre jeu-
nesse, vous soyez tous maintenant en plein dans le courant
agité de cette vie humaine qui fait oublier tant de choses,
j'en appelle à vos souvenirs, à ces profonds souvenirs de
l'enfance et du cœur qui ne périssent pas!


En lisant ces pages, que je ne puis écrire sans y verser
encore quelques-unes de ces larmes que je versais autrefois
sur vous, dites si vous n'y reconnaissez pas J'image fidèle de
vos plus heureuses années,et de ces joies si pures, auxquel-




CH. IX. — LES FÊTES. 105


les aucune autre joie ne ressemble! Si vous avez persévéré
dans la vertu, si la chaste alliance que vous fîtes autrefois
avec la sagesse n'a pas été rompue, si votre première Com-
munion est toujours dans votre cœur, soyez-en bénis ! ce
souvenir des jours passés vous sera doux et fortifiera votre
âme pour les longues luttes de la vie chrétienne et de l'ave-
nir. Que si vous n'avez pas été fidèles, la beauté des anciens
jours et l'image même des joies perdues vous sera bonne et
douce encore. Dans cette émotion mêlée d'amertume, vous re-
trouverez les douceurs qui ne sont plus, la voix qui rappelle
toujours, le regret qui demeure, et la tristesse qui purifie !


Et tous vous me serez témoins que je ne me trompais pas
lorsque, vous adressant mes derniers adieux, au moment
de la séparation et du départ, je vous disais :


Revenez au Seigneur ! vous ne pouvez attendre,
Dans ce monde où déjà se portent vos désirs,
Ni de bonheur plus pur, ni d'amitié plus tendre,


Ni de plus innocents plaisirs.


Mais c'est assez. Je m'arrête : qu'on me pardonne dem'être
laissé entraîner au charme, irrésistible pour moi, de ces
sentiments. C'est un dernier témoignage de l'impression que
m'ont laissée des jours que je ne retrouverai pas sur la terre,
et une maison longtemps chérie et toujours regrettée!


Tel est donc le règne de Dieu dans l'Éducation chrétienne,
telle est la part qu'il doit avoir dans cette grande œuvre.


Dieu y est tout en tous, selon l'expression de saint Paul,
Omnia in omnibus. Il règne dans les parents, dans les maî-
tres, dans les enfants; il règne dans les études et le travail,
dans les récréations et les jeux, dans les prières et dans les
fêtes : ou plutôt, une telle Éducation est, selon l'expression
des divines Écritures, un e fête sans fin dans les cœurs dignes
de la comprendre et de la sentir : Juge convivium.




LIVRE DEUXIÈME


LE P È R E , LA H È R E E T LA F A M I L L E


J'éprouve une profonde émotion en commençant ce livre.
Au milieu de tant d'institutions qui périssent, parmi tant


d'autorités qui succombent, il y a donc encore une chose
impérissable, et une autorité qui se soutient toujours plus
haut que les autres!


Oui, il est encore un grand nom sur la terre : c'est le nom
de père; une grande chose, c'est l'autorité paternelle.


Le nom de roi a souffert : les peuples jurèrent quelquefois
haine à la royauté. On a été importuné du nom adorable de
Dieu lui-même; on a dit : VÊtre suprême, le grand Être, la
nature; on a tout dit, on a tout fait, pour ne plus nommer
Dieu. Le nom de père a moins souffert; et malgré tant d'aber-
rations, c'est encore un nom d'autorité et de respect ! Et
parmi les tristes spectacles d'ici-bas, on rencontre encore
un objet où peuvent se reposer les regards fatigués des
scènes douloureuses et scandaleuses de la vie présente :
c'est un père, c'est une mère, gouvernant avec sagesse
leur famille, 'et élevant de concert leurs enfants dans la
vertu 1


Rien n'est plus grand, rien n'est plus ferme, rien n'est
plus beau dans la société humaine. C'est même par là que
l'ordre social se tient encore debout et subsiste. Les gouver-
nements peuvent être faibles ou violents; si la famille est




CH. 1 " . — LA FAMILLE.


forte, si les mœurs domestiques résistent, à la longue tout
renaît et se relève.


Qu'est-ce donc qu'un père ? qu'est-ce qu'une mère? qu'est-
ce que la famille humaine?


C'est dans les pensées les plus hautes, c'est dans les pro-
fonds desseins de la divine Providence, que je dois chercher
Ja lumière, pour éclairer et résoudre ces graves questions.


Dieu est le Père commun de la grande famille des enfants
des hommes : c'est sous ce nom glorieux et béni que nous
l'invoquons chaque jour; mais ce nom, avec tous les su-
blimes privilèges qui l'environnent, Dieu a daigné lecommu-
niquer à ses créatures ; et c'est surtout un père, c'est surtout
une mère, qui nous apparaissent ici-bas comme les premiers
ministres de la puissance et de la bonté du Père que nous
avons dans les cieux.


L'autorité, l'action, la puissance, la bonté d'un père et
d'une mère, c'est l'autorité, l'action, la puissance, la bonté
de Dieu même.


Dieu pouvait perpétuellement créer seul : il ne l'a pas
voulu, et il associe à sa puissance suprême un père, une
mère, pour donner par eux la vie à des enfants qu'ils élè-
veront de concert avec lui; et par là, il crée et il institue
la famille.


Ainsi, l'Éducation est un droit et un devoir de la paternité
humaine, de l'autorité paternelle et maternelle, comme de
la paternité et de l'autorité divine.


Et, disons-le de suite, le mariage, cette haute et primor-
diale institution du genre humain, n'a pas de plus grand
but que l'Éducation des enfants,' sous la loi de l'autorité et
du respect.


Tel est l'ordre de la nature et de la société ; telle est la loi
suprême de la Providence et de la religion. Entrons dans
ce grand sujet jusqu'au fond, et voyons sur quelles divines
assises ont été établies toutes les choses humaines.




1 0 8 LIV. I I . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


CHAPITRE P R E M I E R


La Famille.


Je dois d'abord rappeler comment Dieu, créateur de
l'homme, fut aussi l'instituteur de la famille et de ses droits,
et par là le fondateur de toute société, de toute autorité entre
les hommes.


Lorsque Dieu fit l'homme à son image et à sa ressemblance,
il ne voulut pas en faire une créature solitaire.


La lumière, les soleils étaient créés : ils devaient être les
serviteurs de l'homme, et non le modèle de sa création. Le
modèle était plus haut. Dieu dit : Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance*. C'était beaucoup dire : l'effet
suivit la parole.


Dieu appliqua ses mains divines à un peu de terre, et il lui
plut d'en former lui-même le corps de l'homme : et cette
boue, façonnée par de telles mains, reçut bientôt la plus
belle et la plus noble figure qui eût encore paru dans le
monde.


Toutefois, ce n'était là qu'une admirable statue, et non pas
l'image et la ressemblance de Dieu.


Alors Dieu répandit sur sa face un souffle de vie, spira-
culum vitœ*, inspiration pure de la vie éternelle et divine,
et l'homme devint une âme vivante... Factus est in animam
viventem*.


Alors la vie lui fut donnée ! La vie spirituelle : il pense, il
connaît, il juge, il veut, il aime. La vie matérielle : il res-
pire, il se meut, il voit, il entend.


1. Faciamus liominem ad imaginent et similitudinemnostram.{Geïi. i ,26.)
2. Gen.— 3. Ibid.




CH. 1 " . — LA FAMILLE. 109


Alors se forma, entre ce corps fait de terre, il est vrai, mais
par un ouvrier divin, et l'âme, souffle vivant du Très-Haut,
cette alliance extraordinaire, et qui fût demeurée inviolable,
si nous n'avions pas péché.


Alors ce corps si droit et si beau, se sentit pour la pre-
mière fois naturellement élevé vers le ciel. Un sang géné-
reux circula dans ses veines, son cœur battit avec force dans
sa poitrine, ses pieds immobiles s'avancèrent, ses mains se
joignirent pour bénir son Créateur, ses genoux fléchirent
pour l'adorer.


Alors sa figure s'anima : le regard, le sourire, la parole et
la grâce y resplendirent à la fois. Une majesté royale vint
seplacer sursonfront; l'innocence, la candeur, la joie pure,
la reconnaissance, l'amour, embellirent sa brillante phy-
sionomie.


Alors surtout s'alluma, pour la première fois, dans ses
yeux, cette flamme céleste à laquelle rien ne ressemble dans
le reste de la nature;... et qui, malgré le péché, jette encore
quelquefois, à travers nos paupières attristées, des feux
plus vifs et plus purs que les rayons du plus beau jour.


Alors enfin l'homme éleva vers les cieux un regard pres-
que divin; les anges le virent, et contemplant l'excellence de
sa beauté, et l'admirable rejaillissement de la gloire de Dieu
sur cette face auguste, s'ils ne furent pas tentés de l'appeler
un Dieu, ils crurent volontiers qu'il en était l'image.


Voilà l'homme tel que Dieu l'a fait. Dieu le voit, Dieu le
bénit. Dieu l'appelle, et lui montrant la vaste étendue de la
terre, de la mer et des cieux : Tu es le chef-d'œuvre de mes
mains, lui dit-il : sois le roi de mes œuvres, prœsit universœ
terrœ ; la nature entière, voilà ton royaume : je t'ai tout
donné, dedi universa. (Gen., i. 26, 29.)


Alors, d'un regard abaissé vers la terre, l'homme prit
possession du monde ; les animaux s'inclinèrent à ses pieds,
et reçurent leurs noms de lui, comme du plus puissant des




410 LIV. II. — « L E PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


monarques : et s'avançant bientôt à travers ses domaines, il
exerça librement ce noble et majestueux empire dont le
sceptre a été depuis brisé dans ses mains, mais dont il nous
reste encore de glorieux, quoique tristes débris.


Telle fut la création de l'homme ; et si j'ai rappelé ces
choses, c'est qu'il est du plus sérieux intérêt, c'est qu'il est
même essentiel, lorsqu'on médite sur celte grande œuvre
de l'Éducation, d'avoir sous les yeux, dans sa grandeur,
dans sa splendeur, l'œuvre du Créateur lui-même ; car enfin
cet enfant dont Dieu vous a fait le père, et que vous devez
élever, il est créé, lui aussi, à l'image de Dieu, et l'Édu-
cation que vous lui donnerez n'a qu'un but, c'est d'achever
en lui la ressemblance divine.


J'ajoute que, si l'on veut bien comprendre l'excellence et
l'institution toute divine de la famille humaine, il faut né-
cessairement remonter à ces grandes origines de l'humanité.


Toutefois, l'œuvre de Dieu n'était point parfaite encore:
la seconde moitié du genre humainlui manquait. L'humanité
avait reçu de Dieu sa majesté et sa force: il lui manquait en-
core quelque chose de la grâce, de la délicatesse, de la sen-
sibilité, de la douceur, que Dieu lui voulait donner.


L'homme, ce roi puissant de la nature, n'était sur la terre
que comme un roi silencieux dans un désert : seul, sans en-
tretien avec son semblable, sansun mutuel appui, sans espé-
rance de postérité, et ne sachant à qui transmettre dans
l'avenir, ni avec qui partager dans le présent, la gloire et les
délices de ce vaste empire, ni même à qui confier autour de
lui les sentiments de son cœur pour Dieu.


Dieu dit alors : Il n'est pas bon que l'homme soit seul1; et
«ette parole, d'un sens si simple et si profond, devint la


1. Non est bowum, esse homintm sohim. (Gen., it, 18.)




CH. I* ' . — LA FAMILLE. 111


parole fondatrice de toute la société humaine : toutes les
lois, toutes les institutions, tous les renseignements, toutes
les vertus sociales en découlent.


Et ici encore, on le voit, le dessein du Créateur se soutient
à la même hauteur, et tout est toujours fait à l'image et à la
ressemblance de Dieu.


Dieu lui-même, si je puis m'exprimer ainsi, n'est pas seul
dans la grandeur sans bornes de son éternité, il est un, mais
il n'est pas seul.


Dans la perfection substantielle de l'Être unique et in-
comparable, se rencontre la perfection sociale d'une Trinité
divine.


Tres sunt qui testimonium dant in cœlo'. Il y en a trois
qui se rendent perpétuellement dans le ciel un témoignage
ineffable de vie, d'intelligence et d'amour, et ces trois sont
inséparables dans l'unité parfaite et infinie. Le Père, le Verbe
et le Saint-Esprit, dans une société toute divine, se connais-
sent, se parlent éternellement.


Ici donc se présente à mes yeux un nouveau et beau des-
sein de Dieu, un merveilleux ouvrage de sa puissance et de
sa bonté : j'ai à révéler l'origine de la seconde moitié du
genre humain, les saintes destinées et la noblesse de la com-
pagne de l'homme.


Et qu'on ne craigne point : c'est un sujet délicat, je le sais;
mais j'en parlerai avec le profond et religieux respect qui
est dans mon cœur, et aussi avec la simplicité chrétienne des
anciens jours. Je ne dirai rien d'ailleurs que je ne trouve dans
les saints Livres. Ils nous ont tout dit en quelques lignes,
d'une brièveté, d'une sainteté et d'une pudeur admirables.


Et premièrement la compagne de l'homme est créée,
comme l'homme lui-même, dans un profond et divin con-
seil : II n'est pas bon que l'homme soit seul. Faisons-lui


1 . i Joan., v, 7.




4 4 2 LIV. II. — LE PÈRE, LK MÈRE BT LA FAMILLE.


l . Gen., i, 26.— 2. Gen., n, 18.


une compagne, dit Dieu : faciamus1 : le nouveau travail sera
donc digne du premier : ce sera aussi une œuvre de puis-
sance, de sagesse, de douceur; la vérité, la beauté, la bonté,
seront encore le fond et la splendeur de cette nouvelle créa-
ture, avec des prérogatives particulières et excellentes.


Ainsi, ce n'est pas, comme pour tant d'autres créations
brillantes, mais vulgaires, une parole impérieuse qui décide
la formation de la compagne de l'homme. Non : c'est une pa-
role d'honneur et de respect pour elle ; c'est une parole
de bonté et de sollicitude pour l'homme, car Dieu ajoute :
Faisons à l'homme une compagne qui lui soit semblable, et
qui l'aide, qui le soutienne sur la terre : Faciamus ei adju-
torium simile sibi... sociam *.


C'était tout dire : en conservant, en marquant énergique-
ment la primauté de l'homme et sa supériorité naturelle,
c'était lui déclarer aussi que cette supériorité ne se trouve ni
si forte, ni si haute, qu'elle n'ait ici-bas besoin d'appui, de
compassion, de secours; c'était tout à la lois, et par avance,
établir l'autorité de celui qui, dans le genre humain, com-
mande et décide, et prévenir aussi les tentations de son or-
gueil. C'était établir la dignité de celle qui conseille et sou-
tient, mais en même temps remédier au péril de sa faiblesse,
et même, s'il le faut ajouter, aux tentations possibles de sa
vanité.


C'était dire à l'homme que la femme n'est pas son esclave,
mais sa compagne, absolument de même nature que lui, bien
qu'avec des dons, des prérogatives, des facultés différem-
ment semblables, et sans lesquels l'homme, le genre humain
et l'Éducation de ses fils eussent manqué de la perfection
que Dieu leur destinait.


Il n'y a qu'une langue qui dise tout cela et en si peu
de paroles : c'est la langue divine. On ne trouve cela




CH. 1 " . — . L A FAMILLE.


écrit de cette sorte sur la terre que dans nos saints Livres.
Et, chose étrange! les hommes n'ont pas manqué de le


méconnaître, toutes les fois qu'ils ont pu ! On sait, dans le
prodigieuxaveuglementde l'impiété païenne, comment cette
sublime et douce créature devint une esclave si abaissée, une
chose si vile, qu'après quarante siècles d'effroyable dégra-
dation, il fallut une révélation, un Évangile, un Jésus-Christ,
un Fils de Dieu, une Mère de Dieu, sur la terre, pour la re-
lever, et apprendre de nouveau au genre humain dans quelle
dignité avait été créée, à l'origine, l'épouse, la sœur, la fille
et la mère de l'homme !


Que dire enfin de ce mystérieux sommeil, de cette extase
pendant laquelle l'homme sentit, que Dieu tirait de lui sa
compagne?


Dieu pouvait-il quelque chose de plus pour leur faire
comprendre à tous deux ce qu'il devait y avoir entre eux
d'égalité subordonnée? Pouvait-il mieux leur dire ce qui
devait à jamais demeurer d'intime, de profond, de sacré, de
tendre et d'indissoluble dans les alliances humaines?


Aussi, lorsque Dieu présenta à l'homme cette compagne,
l'homme ravi d'admiration et de joie, s'écria :


C'est ici l'os de mes os, et la chair de ma chair. Elle se
nommera Virago, parce qu'elle a été formée de l'homme,
et l'homme quittera sort père et sa mère pour s'attacher à
sa compagne '.


Je le demande aux esprits graves qui me feront l'honneur
de me lire : ces courtes et merveilleuses paroles ne consa-
crent-elles pas tout à la fois l'unité, la sainteté, l'indissolu-
bilité, la'fidélité, la tendresse, le respect religieux, et la
subordination naturelle et nécessaire de l'union conjugale?


1. Hoc nunc os ex ossibus meis, et co.ro de carne mea : heec vocabitur
Virago, quoniam de viro sumpta est. Quarnobrem relinquel homo patrem
suum et matrem, et adhœrebit tixori suœ. (Gen., n, 2i . )


t., n. 8




11* LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Chose admirable! Pour attacher plus étroitement à ce bel
ordre celui qui le pouvait plus facilement violer, Dieu voulut
que cette immortelle loi du mariage et de son indissoluble
unité, fût pour la première fois prononcée par la bouche de
l'homme lui-même, et jaillit pour ainsi dire de son cœur,
sans nul effort, comme le cri spontané de sa nature, et le
droit sentiment de son premier amour.


Et que dire enfin? — car je veux tout dire, la langue de
l'Évangile dit tout avec une simplicité et une profondeur
incomparable, et la où les pensées des hommes ne savent
être que frivoles ou indignes, la parole chrétienne demeure
toujours chaste et pure; — que dire donc de cette grave et
singulière parole de l'Écriture, par laquelle l'Esprit de Dieu
raconte cette création nouvelle: Mdificavit? Ainsi, de cet
ossement superflu, Dieu, avec sa main divine, forma, éleva,
édifia la compagne de l'homme, œdificavit! Voilà par quelle
étonnante expression le Créateur voulut nous faire remar-
quer, en ce nouveau chef-d'œuvre de sa puissance, quelque
chose de grand, de magnifique et d'achevé, et comme un
admirable édifice où il se plut à prodiguer une noblesse,
une dignité, une grâce, une pureté, une décence, et toute la
douceur, tout le charme des proportions merveilleuses qu'un
ouvrier divin pouvait donner à son bel ouvrage.


Ainsi fut instituée l'humanité, et par là môme toute la vie
humaine et la famille. Car Dieu les bénit alors : Benedixit
illis; où il faut remarquer que ce fut dans la parfaite inno-
cence du paradis terrestre que la première bénêdiclion nup-
tiale fut solennellement donnée par Dieu lui-même aux pre-
miers auteurs du genre humain.


Et voilà pourquoi, aujourd'hui encore, la bénédiction des
alliances humaines, chez tous les peuples civilisés, est une
des plus augustes fonctions du ministère sacerdotal. Voilà
pourquoi nous gémissons amèrement quand nous voyons.




CH. I e r . — LA FAMILLE. H o


en plein soleil de l'Évangile, des hommes aveugles, des
femmes égarées s'avilir dans des alliances honteuses; quand
nous voyons surtout des législateurs sans dignité et sans lu-
mière, cédant à des préjugés étroits et à de basses rancunes,
s'obstiner à reléguer, à dégrader l'union conjugale, loin de
la bénédiction de Dieu, et en dehors de la civilisation reli-
gieuse de tous les peuples.


Dieu les bénit donc, et il leur fit ce commandement re-
marquable : Croissez, multipliez : Crescite, multiplicamini,
replète lerram ' . Jamais vos enfants, qui seront les miens, ne
se multiplieront trop sur la terre.


Couvrez-la donc de vos familles; que vos alliances soient
toujours pures, fécondes, sans tache. Élevez vos enfants dans
mon amour et ne craignez pas : ma providence est grande,
je pourvoirai à tout, et la vie ne manquera jamais à ceux qui
l'auront reçue de moi.


Puis, Dieu regarda ce qu'il avait fait : Viditque Deus cuncta
quœ fecerat : et il vit que tout cela était bon, et très-bon : Et
erant value bona%.


C'est ainsi que des mains de Dieu sortit la famille hu-
maine 1 pour demeurer, dans tous les siècles, l'élément
primitif et à jamais béni, le fondement nécessaire de la
grande société du genre humain.


La famille! cette trinité mystérieuse, où apparaît un si
magnifique et si touchant reflet de la puissance de Dieu qui
protège, de sa sagesse qui gouverne, de son amour qui
inspire et soutient!


La lamille! sanctuaire auguste de l'Autorité qui crée,
de l'Éducation qui élève, de la Providence qui per-
pétue !


La famille! foyer vivant et inextinguible des deux plus




416 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


nobles sentiments qui soient dans le coeur des enfants des
hommes : la reconnaissance et le respect !


La famille l objet immortel, premier et dernier but des
sollicitudes du ciel et des lois divines, comme elle doit l'être
aussi des sollicitudes de la terre et des législations sociales.
La famille ! c'est-à-dire enfin, les noms les plus doux à l'o-
reille de l'homme : un père, une mère, un fils, un frère, une
fille, une sœur ; les affections les plus pures : les premières
amitiés de la vie; les joies les plus confiantes et les plus-
naïves ; les vertus les plus aimables : la simplicité, la can-
deur, l'innocence!


Et que dire du toit, du champ paternel? Non, il n'y a pas
dans la langue humaine de noms plus ravissants, ni dans le
cœur de l'homme de plus religieux, de plus impérissables
souvenirs !.... Aussi, quand Notre-Seigneur Jésus-Christ vou-
lut nous faire comprendre la tendresse de son cœur pour
ceux qui accomplissent ici-bas la volonté de son Père cé-
leste, il ne sut que nous dire : Celui-là sera pour moi comme
un frère, comme une mère, comme une sœur. Ipse meus fra-
ter, et soror et mater est. (Matth., xn, 50 . )


Telle est donc, pour remonter à sa source, la sainteté pri-
mitive du mariage : telle est la nature, la noblesse de l'union
qui commence et constitue la famille : union vraiment sa-
crée, en laquelle le Créateur allie si intimement l'un à l'autre
l'homme et sa compagne, et les associe à sa puissance créa-
trice elle-même par des liens si doux et si forts, pour élever
les enfants qu'il leur donnera.


Mais je n'ai pas tout dit sur ce grand sujet.




CH. II. — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 4 . 1 7


CHAPITRE II


Le mariage chrétien.


Telles furent donc les lois primitives du mariage, et aussi
les premières lois de la société humaine.


Mais, on le sait : ces belles lois ne furent pas longtemps
respectées. L'inviolabilité et la gloire de la plus bienfaisante
institution du Créateur disparurent bientôt avec le bonheur
et l'innocence de ces premiers jours, et la compagne de
l'homme ne tarda pas à descendre avec l'homme lui-même
de ses grandeurs.


Et ici se vit pour la première fois ce qui sera la triste -et
éternelle expérience des siècles : tout s'abaisse et s'avilit
dans la famille humaine, quand elle se sépare de Dieu, qui
seul en fait la bénédiction et la noblesse; et cette société du
père, de la mère et des enfants, est tellement liée, que diffi-
cilement l'un tombe sans entraîner les autres dans sa chute.


Toutefois, Dieu ne les abandonne pas, et, dans les plus
mauvais jours, selon la belle parole des saints Livres, il ne
se laissa point lui-même sans témoignage sur la terre'. Qui
ne se souvient avec attendrissement des joies pures, des
consolations merveilleuses dont le Dieu d'Abraham, d'Isaac
et de Jacob se plut à environner les chastes alliances des an-
ciens patriarches? Et aujourd'hui encore, on souhaite aux
épouses chrétiennes d'être aimables comme Rachel, fidèles
comme Sara, douces et sages comme Rébecca, courageuses
et pures comme la femme forte du vieux Testament.


Mais à l'exception de ce petit peuple de Dieu, caché dans


i. Non sine testimonio semetipsum reliquit. (Act. , xiv, 16.)




H 8 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


1. S. PAUL, Ephes., i, 32>


un coin de la terre, aux extrémités de l'Orient, et gardien
fidèle des divines révélations, le paganisme couvrait tout
de ses ténèbres, et dans cette nuit profonde on ne saurait
dire en quels abaissements, en quelles ignominies se préci-
pitèrent les alliances humaines: sur ce point, les civilisa-
tions les plus brillantes furent les plus corrompues ; et on
sait en particulier jusqu'où alla la dureté et la dépravation
romaine.


Je l'ai dit au chapitre précédent, le mal était humaine-
ment irrémédiable. Il y fallait un secours divin ; mais ce se-
cours ne manqua pas à l'humanité: Jésus-Christ parut, et
renouvela bientôt la face du monde.


Grâces immortelles en soient rendues au Dieu de l'Evan-
gile! Le mariage a retrouvé tout d'un coup, sous sa main,
et par la vertu de sa bénédiction puissante, la dignité, la
grâce et l'inviolabilité de l'institution primitive. On l'a dit
et il est vrai : il n'y a rien de pur et de noble dans la nature,
que la bénédiction du Rédempteur des hommes ne purifie et
n'ennoblisse encore, rien de saint qu'il ne sanctifie, rien de
grand qu'il n'élève; et c'est un beau et touchant spectacle
de le voir, à Cana, honorer d'abord de sa présence les noces
innocentes de deux pauvres époux, ajouter par un miracle
éclatant au bonheur de leur fête ; et bientôt après, élevant
cette vénérable alliance à la dignité la plus haute, lui impri-
mer un nouveau et plus auguste caractère, et en faire un
sacrement de la loi évangélique : Sacramentum hoc magnum
est in Christo et in Ecclesia' ; en un mot, consacrer à ce
point la société conjugale qu'elle devient une partie'de la
Religion ; la protéger enfin contre l'impatience et le caprice
des passions par la vigueur des lois les plus saintes, etsanc-
tionner h jamais son unité, son indissolubilité, sa sainteté,
tout à la fois par la menace des peines les plus sévères,




CH. I I . — L E M A R I A G E CHRÉTIEN. 119


et aussi pav la promesse des plus glorieux privilèges.
Pour tout homme sérieux et attentif, c'était là une œuvre


manifestement divine !
Aussi les Ëvangèlistes, si sobres, si avares de détails en


toutes choses, les ont ici multipliés, afin que nous compris-
sions bien toute la grandeur, toute la pureté de l'œuvre
èvangélique.


J'en ferai remarquer les deux traits principaux :
L'unité de l'alliance conjugale avait été tristement oubliée ;


l'ancienne loi elle-même avait fléchi: Ad duritiam cordis';
Jésus-Christ rappelle cette sainte unité; et, après avoir de
nouveau prononcé les paroles de l'antique institution :
L'homme abandonnera son père et sa mère, et il s'attachera
à son épouse, adhœrebit uxori suw, le Fils de Dieu y ajoute
une force nouvelle, et réprouve à jamais toute indigne si-
multanéité. Ils seront deux dans une chair1, dit-il, et ils ne
seront que deux; et l'unité entre eux sera si intime, si par-
faite, qu'ils seront comme deux en un, duo inttna : ou plutôt,
reprend Jésus-Christ, ils ne seront plus deux, jam nonsunt
duo. Non, ils ne feront absolument qu'un. Ge n'est pas seu-
lement leurs destinées, c'est leurs natures, qui se trouveront
intimement unies et presque confondues, tant tout sera fait
un entre eux; un seul cœur, une seule âme, un seul corps,
une seule vie, jam non duo, sed una caro.


Et quant à Y indissolubilité, Jésus-Christ ajoute : Donc, ce
que Dieu a si étroitement uni, que l'homme ne le sépare ja-
mais; mais Dieu seul, par la mort, quand il lui plaira : Quod
ergo Deus conjunxit, homo non separet3.


Et comme les disciples semblaient s'étonner de ces pa-
roles, il leur déclara que telle avait été la loi primitive, ab
initio fuit sic; et que si l'ancienne loi avait toléré quelques
déviations à cet égard, c'était uniquement à cause de la


1. MATTH. , XFX, 8 . — 2 . Ibid.fXK, 5 . — 3. M A T T H . . S I X , 6 .




4 2 0 MV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


1. MATTIJ., X I Ï , 6 .


dureté des cœurs d'un peuple grossier : Ad duritiam
cordis.


Certes, il était difficile de promulguer la loi et sa raison
souveraine avec plus de simplicité, d'énergie et de grandeur.
Ainsi c'est Dieu qui les a unis, Dieu qui les a faits l'un pour
l'autre et primitivement l'un de l'autre ; Dieu qui les a faits
pour lui-même, et les a, dans l'œuvre de la création, asso-
ciés tous deux à sa puissance suprême ! les séparer, les
désunir, c'est attenter à l'œuvre divine elle-même: c'est
troubler le dessein tout entier du Créateur. Le pouvoir de
l'homme ne peut aller jusque là: Quod ergo Deus conjunxit,
homo non separet '.


Certes, il était difficile de poser plus profondément, et d'é-
lever plus haut la barrière qui devait être la sauvegarde des
mœurs publiques, et le plus sûr rempart de l'amitié conju-
gale. Il était difficile aussi de protéger plus puissamment la
source et l'Education des générations humaines, et cette
mystérieuse société dont l'unité et la stabilité font seules la
force et l'honneur.


Il était difficile enfin de flétrir plus énergiquemenl à l'a-
vance les aveugles tentatives de ces hommes qui ont essayé
de renverser une des plus belles lois de l'Evangile, de dé-
chirer le sein de la famille, et de déshonorer l'union conju-
gale en introduisant dans la législation des peuples chrétiens
le scandale du divorce, et en permettant à la corruption, au
caprice et à l'humeur de briser à leur gré des nœuds que la
main de Dieu a formés, et qui ne sont honorables que parce
qu'ils sont éternels.


Grâces en soient rendues encore une fois au Dieu de l'E-
vangile ! Il n'a pas été donné aux sophismes des passions et
aux efforts de l'impiété de prévaloir jusque là : le bon sens
chrétien ne l'a pas permis chez les Français.




CH. II. — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 1 2 1


Et en 1848, comme en 1832, on l'a vainement tenté : les
vrais hommes d'État, tous les législateurs dignes de ce nom,
tous les grands jurisconsultes, ont résisté; et, dégageant la
question des bornes étroites où de vulgaires esprits, c'est le
moins qu'on puisse en dire, essayaiehtde la rétrécir, ils ont
fait comprendre au pays que les considérations sociales les
plus hautes, et le droit humain le plus fort, concluaient bon
gré, mal gré, au dogme de l'indissolubilité proclamée par
Jésus-Christ.


Et de fait, la loi évangélique n'est ici que le sceau divin
imprimé sur une grande vérité morale et naturelle, que les
hommes, il est vrai, n'auraient pas eu la force de définir
sans l'Évangile, mais dont ils comprennent l'admirable sa-
gesse, quand l'Évangile la leur révèle.


Tous les hommes d'un génie véritable, en rendant ici un
solennel hommage à la loi évangélique, ont reconnu que
cette question avait un horizon social immense, et que tout
y était engagé.


Bossuet, dont le regard a pénétré si avant en toutes cho-
ses, après avoir dit : L'amour conjugal n'est plus partagé :
une si sainte société n'a plus de fin que celle de la vie; et les
enfants ne voient plus chasser leur mère, pour mettre à sa
place une marâtre; Bossuet ajoute: La fidélité, la sainteté et
le bonheur des mariages sont un intérêt public et une source
de félicité pour les États. Cette loi est politique autant que
morale et religieuse'.


Bossuet avait bien vu ici toute la portée du dessein de
Dieu, et que c'était dans une profonde sollicitude pour
toute l'humanité que Jésus-Christ faisait une si grande
chose !


En effet, de quoi s'agissait-il? D'abord de fonder le bon-
heur de la famille, de relever la femme des abaissemenisoù


[ 2'. Politique sacrée.




122 LIV. II. — LB PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE. ,


elle était tombée, de lui rendre sa place et sa dignité primi-
tive sous le toit conjugal, de faire de cette faible créature la
noble compagne de l'homme; d'ennoblir l'homme lui-même
en lui donnant une épouse, une sœur, une mère, une fille
dignes de lui. Mais Jésus-Christ faisait plus encore :il posait
le fondement des mœurs sociales; il enchaînait par cette
sainte sévérité la dépravation et l'inconstance humaines; il
captivait au sein de la société en péril les passions tumul-
tueuses : il voulait protéger, bénir et sanctifier l'humanité
tout entière, en établissant, sur la concorde inviolable et sur
la sainteté des mariages, la paix et la société de tout le genre
humain : et il assurait enfin parla ce nécessaire et grand
achèvement de l'œuvrepaternelleetmaternelle qui s'appelle
l'Éducation, et qui, sans l'unité et la stabilité de la société
conjugale, est impossible.


Etvoilà pourquoi l'Église a toujoursdôployèunesi extraor-
dinaire énergie pour la défense des lois matrimoniales; voilà
pourquoi elle a tout fait, tout souffert pour conserver intact
ce dépôt sacré delà morale évangélique.


Toutes les grandes luttesdu sacerdoce et de l'empire n'ont
pas eu d'objet plus sérieux, et vous y trouverez sans cesse
engagé ce grand intérêt. On le peut dire : les plus doulou-
reuses persécutionsque l'Église ait subies depuis dix siècles,
lui ont été suscitées par le soin jaloux qu'elle a toujours mis
à défendre la pureté des mariages et l'indissolubilité de la
famillehumaine. A. touteslesépoques, au moyen âge, comme
en des temps plus rapprochés de nous, les princes qu'elle
aimait le plus, d'autres qu'elle voyait couronnés de gloire,
tous ont trouvé en elle, pour tout ce qui touchait à cette loi,
d'invincibles résistances. Qui ne sait les luttes contre
Louis VII, contre Philippe-Auguste, contre Lothaire, contre
l'empereur Henri IV, et contre tant d'autres? Les plus
grands Papes y ont mis leur sang. L'Ègtise a fait plus : elle
y a sacrifié en quelque sorte la gloire de l'unité chrétienne




CH. IT. — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 4 2 3


elle-même t elle a laissé déchirer son sein et couper ses
membres, plutôt que de céder sur ce point et de reculer
jamis, ni devant les passions souveraines, ni devant les
hardiesses du libertinage tout-puissant.


Henri V I I I , Catherine d'Aragon et l'Angleterre peuvent ici
lui rendre cet hommage, comme l'Allemagne et Philippe de
Hesse en rendent un tout autre aux lâches condescendances
de Luther et du protestantisme.


Tant il est vrai, et il est bon de le redire, et il serait temps
que la terre et ceux qui la gouvernent s'en souvinssent ! tant
il est vrai, que l'Évangile a été donné au monde, sans doute
avant tout pour lui enseigner le chemin des cieux; mais
en même temps les habitants de la terre y peuvent chercher
avec confiance des lois pour tous leurs besoins, des leçons
pour toutes leurs fortunes, des consolations pour toutes
leurs tristesses, et des secrets infaillibles pour le bonheur
et la sécurité du monde!


Aussi, voyez comme dans ce plan divin toutes les choses
du mariage prennent un caractère de noblesse et de gran-
deur, deviennent d'une dignité céleste, et si je l'ose dire,
d'un goût sublime! comme devant ces saintes révélations
disparaissent les pensées vaines et légères des enfants du
siècle 1 commelafrivolité humaine parait misérable! comme
on comprend et on goûteà cette lumière les grandes paroles
de saint Paul: Le mariage est saint et honorable ; Honora-
bile connubium' : le lit nuptial est sans tache : Thorus im-
maculatus ' ! 0 sainte Religion des chrétiens, on me per-
mettra de le dire, il n'y a que vous qui ayez sur ces choses
un si pur langage et cet idéal divin !


Enfin, c'est un grand et auguste sacrement : Sacramentum
hoc magnum est5.


Ce n'est donc plus seulement une convention vulgaire et


1. Ad Ht.br., XIII , i— 2 . Ibid.— 3. Ephes., v , 5 2 .




124 LIV. II. — 1 E PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


profane, une sympathie naturelle et passagère, une société
capricieuse et incertaine : non : c'est un sacrement; et Dieu
lui-même intervenant pour témoin, pour juge et pour ven-
geur de ce grand contrat, les chrétiens bannissent à jamais
loin d'eux les froideurs qui seraient des outrages, les dé-
goûts qui seraient des parjures et l'infidélité enfin qui serait
un sacrilège.


Aussi, c'est la croix d'une main et l'Evangile de l'autre, et
les yeux constamment élevés vers le Ciel, que la sainte
Église catholique bénit les époux et consacre leur union,
répondant ainsi tout à la fois et aux besoins des familles, à
qui elle procure des alliances saintes et irréprochables ; et à
la paix du foyer domestique, dont elle éloigne les soupçons
et les défiances ; et aux vœux de la société enfin, à qui elle
donne des mariages féconds et sans tache.


Parmi les choses heureuses d'un monde où il y en a si peu,
parmi les rares spectacles de bonheur auxquels la bénédic-
tion des cieux n'a pas été refusée, je ne sais s'il en est un
plus touchant et plus beau que de voir un jeune chrétien,
avec la femme de son choix, tous deux prosternés au pied
d'un même autel, et recevant humblement de la main de
Dieu la bénédiction de leur alliance.


C'est alors que l'Église s'empare, au nom du Ciel, de la
faculté la plus ardente de l'âme, pour en faire la gloire
pure de la jeunesse, l'ornement de la famille, la couronne
de la société elle-même et le triomphe de la fidélité à la
vertu.


C'est alors que la religion, ennoblissant, au nom de la
vertu même, la plus vive comme la plus douce des affections,
en fait à l'avance la consolation des amertumes de la vie, le
soutien de la faiblesse, le doux appui même de la force; et
tour à tour grave etindulgente, douce et austère, ellecaptive,
par la fermeté d'une sainte alliance, les passions de cet âge
bouillant ; elle unit les époux par des liens que la mort seule




CH. I I . — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 425


peut rompre, etrecevant leurs serments solennels, leur per-
met de se livrer avec sécurité à une vertueuse allégresse,
ouvre leurs cœurs aux plus riantes comme aux plus saintes
espérances, et leur promet, tant qu'ils voudront goûter près
d'elle et sous ses regards une joie pure et d'innocentes dou-
ceurs, de faire survivre, pour eux, à quelques jours rapides
d'enchantement et de prestige, le bonheur d'une amitié fidèle
et toutes les prospérités d'une chaste union et d'une société
sainte.


La sainte Église catholique fait plus encore, et je dirai
tout ici : elle révèle aux époux chrétiens que cette union
du temps n'est que l'image de l'union plus douce encore
qui n'aura pour eux, dans le sein de Dieu, ni temps
ni fin.


En ce grand jour, elle embrasse d'un regard leur vie tout
entière, la bénit avec puissance et avec amour, puis la place
sur ses'dernières limites, et regarde encore au delà; elle
invoque sur leur alliance toutes les prospérités du temps,
mais songe de plus à l'éternité : elle met au fond de tous
ses vœux, cache sous le voile de ses plus saintes cérémonies
cette espérance, que les deux nobles et aimables créatures
qu'elle bénit sur la terre trouveront au pied de l'autel les
ailes invisibles de la foi et de la vertu, pour traverser la vie
sans y flétrir leurs âmes, et s'envoler un jour au sein de
Dieu, pour y vivre comme les anges, dans cette union des
cieux qui n'a plus à redouter ni les nuages de la terre, ni
les séparations douloureuses.


Nous avons vu que l'unité, l'indissolubilité, la sainteté,
étaient les grandes lois, les graves et solennelles obligations
du mariage : tels sont aussi les enseignements par lesquels
l'Église élève ceux qu'elle bénit à la hauteur de leur nou-
veaux devoirs, et leur inspire, avec la douceur des affections
les plus tendres, le courage des vertus les plus fortes. Tels
sont les auspices sous lesquels elle les invile à se donner




4 2 6 LIV, II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


l'un à l'autre et tous deux au Seigneur! En fut-il jamais de
plus favorables et de plus purs !


Ainsi, selon la grave et douce peinture que nous en fait
Tertullien, et que je suis heureux de mettre ici sons les yeux
de mes lecteurs, ces deux époux, bénis du ciel, n'ayant plus
qu'un même toit, un môme foyer, un même nom, un même
cœur, une même vie, tous deux disciples de la Religion,
pénétrés tous deux d'amour et de respect pour elle, et trou-
vant tous deux près d'elle la garantie de leur bonheur, por-
teront désormais tous deux ensemble le joug du Seigneur.
On les verra prier, se prosterner, adorer ensemble : si le ciel
leur donne une sainte et heureuse fécondité, on les verra
s'appliquer ensemble à élever leurs enfants, leur donner de
pieuses leçons et de touchants exemples; leur apprendre à
bégayer le nom de Dieu et le mêler aux premières expres-
sions de leur amour pour leurs parents : puis ils viendront
tous ensemble louer Dieu dans sa maison, ensemble écouter
sa parole, participer ensemble au banquet sacré, offrant
ainsi au monde étonné tous les charmes de l'aimable vertu
et l'image si rare et si douce à voir ici-bas d'une inviolable
fidélité à l'ordre divin en toutes choses.


Enfin, ils partageront également ensemble les biens et les
maux, les consolations et les peines inévitables de la vie
présente. Les peines y sont plus fréquentes que les joies :
qui ne le sait? le travail et la pauvreté s'y rencontrent plus
souvent que le repos et l'opulence. Mais n'importe ; pauvres
ou riches, ils sauront porter noblement jusqu'au bout le
poids de leurs devoirs.


S'ils sont pauvres, ils travailleront tous deux volontiers,
et les bénédictions de Dieu se reposent sur ces ménages la-
borieux, sur ces époux dévoués tout le jour aux plus rudes
fatigues pour donner du pain à leur famille, sur celte mâle
constance d'un père luttant contre les difficultés des temps
pour faire vivre sa femme et ses enfants, sur cette résigna-




C H . 11. — L E M A R I A G E C H R É T I E N . 1 2 7


tion active d'une mère, qui, selon le mot de Dieu lui-même,
est véritablement l'aide, adjutorium, le doux et fermeappui,
le soutien constant du père de ses enfants. Voilà le touchant
spectacle qu'on rencontrait souvent autrefois parmi nous,
dans des jours plus heureux et meilleurs, et que présentent
encore çà et là quelques ménages d'ouvriers, d'industriels,
de laboureurs chrétiens, dans nos villes et surtout dans nos
campagnes.


S'ils sont riches, au milieu de l'affaissement des mœurs
et de la défaillance générale, ils sauront se créer une vie
réglée et des occupations utiles ; ils ne se condamneront
pas, comme tant d'autres, à une triste et honteuse oisiveté;
ils s'environneront au besoin d'une singularité glorieuse ;
et on les verra aller ensemble visiter les pauvres, consoler
les affligés, soulager lés malades, et le monde lui-même les
bénira tous deux, comme les anges tutêlaires de la vertu et
du malheur.


Je le sais, ce n'est pas toujours sous de si favorables aus-
pices que se contractent les mariages des hommes! Maison
me pardonnera d'avoir détourné mes regards de tant de
scènes déplorables, de tant de catastrophes scandaleuses,
dont notre siècle retentit chaque jour, pour les reposer un
moment sur les riantes images d'une félicité vertueuse, qui,
grâces en soient rendues au Dieu de l'Evangile, serencontrc
encore sur la terre !


Et toutefois, il faut bien le dire en finissant, lorsque la
Religion bénit les alliances humaines, ce n'est presque ja-
mais sans de profondes alarmes, sans une secrète frayeur.


Ceux qui l'ont observée de près à ce moment solennel,
l'ont vue souvent fixer avec douleur sur ceux qu'elle bénis-
sait des regards bien inquiets. Et comment ne s'attristerait
e l l e pas, àlapenséedespérilsqui menacent ici-basles époux
qu'une témérité sacrilège amène trop souvent dans ses tem-
ples ? comment sa tendresse ne se troublerait-elle pas à la




128 LIV. II. — LE PÈRB, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


vue de Fanathème déjà prononcé contre ces alliances cou-
pables, qui ne se forment que par l'entraînement d'une
aveugle passion, ou par les calculs du plus vil intérêt ?


Y aura-t-il là aussi des dissensions intestines, des ruptures
violentes, des malheurs plus grands encore? que deviendront
ces jeunes époux ? quel sera le tissu de leur vie entière ?
Voilà ce que se demandent les étrangers et les indifférents
eux-mêmes, entrant malgré eux dans les sollicitudes qu'un
tel spectacle inspire aujourd'hui plus que jamais à quiconque
est capable d'une grave pensée.


Que sont, en effet, devenus parmi nous, depuis que la fai-
blesse des lois, l'irréligion déclarée chez les uns, etla fureur
de la dissipation mondaine chez les antres, ont si profondé-
ment altéré les mœurs domestiques ; que sont devenus la
paix et l'honneur des familles, la fidélité publique et privée,
l'autorité maritale, la subordination nécessaire, l'affection
réciproque, l'amour respectueux, la pudeur domestique, la
sainteté du devoir, et la chasteté enfin, protectrice unique
de la foi mutuelle dans les mariages, seule fidèle dépositaire
de la noblesse des races et de lapuretédusang,etquiseule
même en sait conserver religieusement la trace ?


Reste-t-il parmi nous encore beaucoup de ces familles
respectables, qui offrent à la vénération publique la probité
sévère et les mœurs des anciens jours? y a-t-il encore beau-
coup de ces pères et de ces mères dont toute la pensée soit
de transmettre à leurs fils comme un dépôt sacré, dans une
Education sérieuse, le triple héritage d'honneur, de vertu
antique et de religion, reçu et conservé de génération en
génération avec une inviolable fidélité?


Voilà les graves motifs pour lesquels l'Eglise entoure les
alliances des hommes de tant de sollicitudes et de soins si
religieux !


Voilà pourquoi il faut qu'elle préside, de concert avec la
patrie, à cettefête de famille ! Voilà pourquoi, depuis l'Evan -




CH. I I . — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 429


gile, tous les -vrais législateurs ont réclamé, ont ordonné
pour le mariage les prières de la foi, les cérémonies sacrées,
la bénédiction d'un ministère auguste, et tous les enseigne-
ments de cette liturgie vénérable, ici plus qu'ailleurs encore,
si sublime et si belle!


Et je le demande à ceux qu'aveuglent encore ces préven-
tions étroites, ces passions funestes dont je parlais naguère,
que ferez-vous pour vous passer ici de la Religion ? que
pouvez-vous sérieusement pour remplacer ici une autorité
si haute? oùprendrez-vous cette force si douce,cette sagesse
divine, cette tendresse profonde, cette gravité si pure, cet
accent mystérieux et si touchant, que la Religion seule sait
mettre dans ses leçons et dans ses enseignements à ce mo-
ment suprême?


Qui êtes-vous, je ne dis pas pour révéler aux époux ce
qu'il y a de dignité et de douceur dans une alliance irrépro-
chable; je ne dis pas pour leur apprendre que ce saint jour
est pour eux l'initiation solennelle aux grands devoirs de la
vie; mais pour leur inspirer cette force d'âme et cette sainte
énergie de la vertu sans laquelle rien n'est beau, rien n'est
pur, rien n'est constant sur la terre?


Ah! sans doute la Religion, pour bénir ces jeunes époux,
ne prend pas un front sévère : elle applaudit la première à
leur joie; elle aime la pompe qui les entoure, elle n'y veut
pas demeurer étrangère : elle y ajoute ses cérémonies et ses
pompes modestes : elle bénit la couronne virginale qui doit
parer le front sans tache de la jeune épouse, l'anneau même
de son alliance, et jusqu'à cet or, symbole des prospérités
temporelles qu'elle demande au Seigneur pour ceux qu'elle
unit.


Non : l'Église ne refuse ses bénédictions à rien de ce qui
est bon, utile, désirable, honnête.


Mais, au milieu de toutes ces choses, elle a de grandes
pensées, de sérieux sentiments; et elle veut qu'à la pompe


É . , n. 9




1 3 0 LIV. I I . — LE PÈRE, L A MÈRE ET LA FAMILLE.


de ce jour vienne se mêler le souvenir religieux de toutes les
grandes obligations qu'il impose.


Aussi, que ce soit un pasteur vénéré par son âge et ses
vertus, ou le plus jeune de ses prêtres qu'elle emploie pour
cet auguste ministère, c'est toujours l'homme de la solitude et
de la prière, l'homme de la chasteté sacerdotale, l'homme de
Dieu, essentiellement étranger au monde et à ses alliances, et
par là même moins incapable de les sanctifier et de les bénir.


Qu'y a-t-il dans les prescriptions des législateurs humains
qui puisse remplacer tout cela? Faut-il mettre en regard de
ce tableau le mariage, simple convention civile, tristement
contracté loin des autels de Celui qui seul peut garantir effi-
cacement la foi des promesses; que dis-je? sans que son
nom même soit prononcé ! c'est-à-dire le mariage sans aucun
caractère religieux, sans une bénédiction ni une espérance
d'en haut, sans obligation définitive devant Dieu, sans autre
sanction pour la conscience que le frein des contraintes lé -
gales, sans autre exhortation adressée aux époux que celle
d'observer la loi du pays et de donner des citoyens à l'État,
mariage que le divorce menace toujours comme un corollaire
tristement possible, et qui prépare les familles, l'Éducationet
les enfants que nous avons trop souvent la douleur de voir 1 .


Mais détournons nos esprits de ces déplorables pensées :


1. Il m'en coûte de le dire, écrivait naguère éloquemment un ancien mi-
nistre de la justice, il m'en coûte de le dire, c'est la loi française, la loi
du peuple le plus justement fier de sa civilisation délicate, la loi du pays
très-ehrétien qui méconnaît les traditions du droit des gens, adoptées même
par le paganisme, et rabaisse le mariage au niveau des plus vulgaires con-
trats que le caprice improvise et que l'inconstance détruit. L 'homme y
tient la place de Dieu, et la table du magistrat remplace l'autel du prêtre.
Que dis-je ! la lo i , qui réduit le mariage a un contrat civil, efface Dieu et
sacrifie les consciences. Après les paroles de l'officier de l'état civil, le
mariage est tenu pour sacré ; et si la jeune et timide vierge attend une
autre sanction pour cet irrévocable changement de sa destinée, si c'est au
ciel même qu'elle demande le signal de la transformation de ses devoirs
et la consécration île son avenir, on pourra se rire impunément de ses




CH. II. — LE MARIAGE CHRÉTIEN. 431


fciènissons l'Église de Jésus-Christ du soin jaloux qu'elle
^arde de la dignité humaine, bénissons-la de l'inflexible pu-
reté de sa morale, en même temps que de la beauté et de la
sainteté de ses sacrements, et achevons ce grand sujet en
recueillant de sa bouche même les enseignements les plus
élevés et les plus délicats qu'elle ait à donner aux époux,
lorsque le moment solennel en est venu.


C'est une autre voix même que la voix de ce prêtre mortel
•qu'elle emprunte pour les redire : et qu'il est beau, au mi-
lieu du frémissement des joies mondaines, et parmi tous ces
applaudissements de la terre, qu'il est beau d'entendre re-
tentir tout à coup la voix des Livres sacrés qui prononce,
au milieu des saints mystères, et au moment le plus auguste
du sacrifice interrompu, dans un langage inconnu à la terre
et visiblement céleste, ces graves et pures paroles :


« 11 est véritablement juste et raisonnable, il est équitable et
•salutaire de vous rendre grâce en tout temps et en tout lieu, Sei-
gneur très-saint, Père tout-puissant, Dieu éternel : vous qui, par
votre puissance souveraine, avez tiré tout du néant, et qui, après
avoir créé l'homme à votre image, lui avez uni si inséparablement
sa compagne, que le corps de son épouse a été produit de la
substance même de l'homme, pour leur apprendre qu'il ne sera
jamais permis de séparer ce qui, d'après votre volonté et voire
institution, n'a été qu'un dès l'origine.


scrupules, et refuser à sa pudique piété le sceau de la bénédiction p r o -
mise! La promesse même qu'on lui aura faite de la conduire devant le
prêtre restera sans valeur aux yeux des lois , et l 'époux parjure, même
avant les derniers serments, pourra revendiquer les droits d'un hyménée
qu'elle ne reconnaît pas, et l'écarter de l'autel pour l'arracher à sa mère.
Et la société verrait de sang froid ces angoisses de l ' innocence, et son au-
torité prêterait force au ravisseur légal contre la victime trompée! Ou
bien,pour autoriser cette séparation triste et pourtant tutélaire, il.faudrait
des magistrats qui voulussent méconnaître leurs devoirs de juges ,et n'obéir
qu'a leurs consciences d'hommes en mettant les mœurs au-dessus des lois.
(Réflexions sur le mariage civil et le mariage religieux en France et en Ha-


Me, par M. Sauzet.)




433 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« 0 Dieu ! qui avez consacré l'union des époux par un mystère
si excellent, que leur alliance représente l'union sacrée de Jésus-
Christ avec l'Église ; ô Dieu ! par qui la femme est unie à l 'homme;
vous qui avez donné à celte société , la plus essentielle de toutes,
une bénédiction d'un tel caractère, que ni la punition du péché
originel , ni le châtiment du genre humain par le dé luge , n'ont pu
la détruire ! ô Dieu ! qui tenez seul en vos mains tous les cœurs ,
vous dont la providence connaît et gouverne puissamment toutes
choses , en sorte que nul ne peut séparer ce que vous unissez, ni
rendre malheureux ce que vous bénissez , unissez, nous vous en
conjurons, unissez les âmes de ces époux qui sont vos serviteurs :
nspirez à leurs cœurs une sincère et mutuelle affection, afin qu'ils


ne fassent plus qu'un en vous , ainsi que vous êtes un , vous le seul
Dieu véritable et le seul tout-puissant.


« Regardez avec bonté votre servante ici présente, qui, au m o -
ment d'être unie à son époux , vous demande avec instance le s e -
cours de votre protection. Que le joug qu'elle s'impose devienne
pour elle un joug d'amour et de paix : que chaste et fidèle, elle
se marie en Jésus-Christ, et qu'elle soit l'imitatrice des saintes
f e m m e s ! qu'elle soit aimable à son mari comme Rachel, sage
comme Rébecca ; qu'elle jouisse d'une longue v ie , et soit fidèle
comme Sara ! qu'il n'y ait jamais en elle rien qui v ienne de l 'au-
teur du péché ! qu'elle demeure toujours fortement attachée à la
foi et à la pratique de vos commandements : qu'unie inséparable-
ment à son seul époux, elle s'interdise tout ce qui est défendu ;
qu'elle soutienne sa faiblesse naturelle par la fermeté de la vertu ;
qu'elle soit d igne de respect par sa douce gravité, vénérable par sa
pudeur ; qu'elle soit ornée des doctrines célestes ; qu'elle obtienne
de vous une heureuse fécondité ; qu'elle soit toujours innocente et
pure : afin qu'elle puisse arriver au repos des bienheureux et au
royaume de la gloire . Et que tous deux voient un jour les enfants
de leurs enfanls jusqu'à la troisième et quatrième génération, et
qu'ils parviennent ainsi à une heureuse viei l lesse : par N.-S J . -C! »




CH. III. — LE PÈRE ET LA MÈRE. 4 3 3


CHAPITRE III


Le Père et la Mère.


Tel est le mariage chrétien; tel est, sous la loi de l'Évan-
gile, l'acte fondateur de la société domestique; telle est
l'institution sacrée qui donne et conserve dans la famille
une autorité si haute à un père, à une mère une dignité si
pure, et qui ménage à l'enfant né de leur union une protec-
tion si forte et si tendre, et tous les bienfaits d'une sainte
Éducation.


Et maintenant, je le demande encore ; qu'est-ce donc qu'un
père, qu'est-ce donc qu'une mère? Dans l'ordre providentie
et social, qu'est-ce que l'autorité, qu'est-ce que la dignité
paternelle et maternelle?


J'en ai déjà révélé quelque chose; mais le moment es
venu de marquer plus fortement, plus clairemen encore
s'il est possible, quel est le fondement primitif et immuable
d'une si étonnante grandeur. Le voici :


I


11 y a en Dieu trois grandes et saintes choses qui consti-
tuent la divinité elle-même : c'est la puissance, la sagesse et
l'amour. Eh bien ! je trouve ces choses toutes divines assises
au loyer de la famille, mystérieusement présentes avec un
père, avec une mère, et comme personnifiées en eux.


L'un est surtout l'image de la puissance de Dieu; l'autre
représente plus vivement son amour, et tous deux partici-
pent ensemble à cette sagesse admirable qui est la compagne
inséparable de l'amour et de la puissance, et qui les éclaire
éternellement.




134 LIV. H. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Et voilà pourquoi, je dois le faire remarquer dès à présent r
ils sont inséparables, et doivent présider tous deux ensemble
à l'Éducation de leurs entants.


Comme le cœur et la vie manquent dans une Éducation
où une mère n'a pas assez de part ! Et aussi qu'il y a d'hési-
tation et de faiblesse dans une Éducation dont un père est
trop absent !


Mais entrons ici plus avant dans le fond même des
choses.


Je l'ai dit déjà; Dieu, qui agit perpétuellement ici-bas, ne
veut presque jamais agir seul, etpour toutes les œuvres qu'il
accomplit en ce monde, le plus souvent il emploie ses créa-
tures et il agit par elles : et pour cela, il leur communique
toujours quelque part de ses attributs divins, dans la mesure
où il le juge convenable à l'œuvre qui doit s'accomplir.


Lorsque Dieu fait un père et une mère auteurs de la vie
pour leurs enfants, il met d'abord en eux un écoulement de
la force infinie par laquelle il a créé toutes choses : et c'est
ainsi, comme nous l'avons indiqué précédemment, qu'il les
fait entrer dans l'action de sa providence éternelle, et les
associe à sa plus haute puissance, à la puissance créatrice
elle-même : en un mot, il les fait créateurs à son image et
à sa ressemblance; etpar là, chefs providentiels delà famille
humaine.


Aussi, malheur aux unions dont le vœu est d'être stériles!
s'écrie quelque part Bossuet : elles ne seront bénies ni de
Dieu ni des hommes! malheur aux hommes qui, comme
l'arbre des forêts, jettent cà et là aux ailes des vents, c'est-à-
dire au souffle des passions, la mystérieuse force dont le
germe divin est en eux ! malheur aux pères, malheur aux
mères qui, cédant à la crainte lâche des saintes fatigues de
la dignité paternelle et maternelle, se défient de la Provi-
dence etde l'avenir, trompent le vœu de la nature, troublent
l'ordre de Dieu lui-même, méconnaissent l'immense respon-




CH. III. — LE PÈRE ET LA MÈRE. 4 3 5


sabiBtè de leur puissance, et repoussent loin d'eux, vers le
néant, ces nobles créatures, ces âmes charmantes, qu'ils
devaient offrir au ciel comme le fruit de sa bénédiction !


Mais ce n'est pas tout : cette grande œuvre n'est pas seu-
lement une œuvre de puissance et de vie : c'est une œuvre
d'intelligence et de cœur. Dieu leur transmet donc en même
temps une abondante participation de sa sagesse et de son
amour : de son amour qui inspire et soutient, de sa sagesse
qui gouverne; et avec son amour, sa sagesse et sa puissance,
il leur donne quelque chose de sa souveraine majesté et de
sa grandeur.


Tel est un père, telle est une mère: et voyez la belle et
profonde harmonie des divins commandements avec cette
sainte théorie !


Comme Dieu est adorable lui-même dans sa grandeur et
sa majesté souveraine, il les fait pareillement honorables
dans leur majesté et leur grandeur empruntées.


C'est pourquoi, après avoir dit dans sa loi, au premier
commandement: Tu ADORERAS LE SEIGNEUR TON D I E U , il
ajoute aussitôt, et sur les mêmes tables ' : Tu HONORERAS TON
PÉRE ET TA MÈRE tous les jours de ta vie; car ils sont aussi
pour toi le Seigneur, et s'ils te bénissent, tu vivras longue-
ment sur la terre. (Exod., xx, 12.)


Oui, l'on ne saurait le méconnaître : il y a dans la majesté


1. Quelques docteurs ont pensé que le quatrième commandement avait
été écrit sur la première table de la loi , avec les trois commandements qui
regardent Dieu.


Les paroles de saint Thomas confirment admirablement l'essentiel de
notre thèse : Immédiate post prœcepta ordinantia nos in Deum, ponitur
prœceptwm ordinans nos ad parentes, qui sunt particulare principium
nostri esse, sicut Deus est universale principium : ET SIC EST Q U I D A M > F -
FINITAS HUJUS PBJECEPTI AD PRJ3CEPTA PRIMEE TABITLJE.


Pieias ordinatur ad reddendum debitum parentibus, quod communiter
ad omnes pertinet. Et ideo Mer prœcepta Decalogi, quœ sunt communia,
magis débet poni aliquid pertinens ad pietatem quam ad alias partes jus-
titiœ, qumrespiciunt aliquoddebitum spéciale. ( S . T H O M . , 2 * a* quasst. 2".)




436 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


paternelle,dans ladignité maternelle,unrayondelamajesté
divine elle-même ; il y a sur le front d'un père, une autorité,
et dans le regard d'une mère une force et une douceur que
Dieu seul a pu y imprimer, et qui commandent religieuse-
ment l'obéissance et le respect.


I I


Ainsi, toutes les annales dépositaires de la sagesse des
nations le déclarent : l'autorité des pères de famille est la
plus antique, la plus universelle, la plus sainte de toutes les
autorités humaines, la plus semblable à l'autorité de Dieu.


Et non-seulement son origine, mais sa nature aussi est di-
vine ; puisque c'est l'autorité même delà puissance créatrice,
l'autorité de la vie donnée, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus
grand, de plus fort dans l'autorité divine elle-même.


Et n'est-ce pas ce que tous les hommes reconnaissent,
même à leur insu, lorsqu'ils disent : C'est mon père, c'est
ma mère.


Le respect n'a pas, dans la langue humaine, une expres-
sion plus simple et plus forte, à moins qu'il ne dise : C'est
mon Dieu ; car alors il s'élève jusqu'à l'adoration ; mais c'est
toujours le même sentiment, la même pensée qui l'inspire :
et nos saints Livres en relèvent admirablement la raison par
ces vives paroles : C'est notre Dieu, c'est notre père; c'estlui
gui nous a faits ; nous ne sommes pas faits nous-mêmes:
Ipse fecit nos, et non ipsi nos'.


Et encore ailleurs, par cette exhortation touchante : Sou-
venez-vous que, sans votre père et votre mère, vous ne se-
riez pas nés : Mémento quoniam, nisi per illos, natus non
fuisses*.


Et encore : N'oubliez pas votre père et votre mère, de peur
que Dieune vous oublie vous-mêmes, et qu'alors vousne soyez
réduit à maudire le jour de votre naissance.


1 . Psol., XC1X. 3 . — 2. Ëccïi., vu, 30.




CH. III. — LE PÈRE ET LA MÈRE. 137


Mémento Patris et Matris tuœ ... ne forte obliviscatur et
Deus, et maluisses non nasci1.


Aussi, qui ne le sait? le premier empire établi parmi les
hommes fut l'empire domestique et paternel. Dans les pre-
miers âges du monde, les pères de famille étaient seuls rois
sur la terre.


De même que les familles furent l'origine et le modèle des
villes, des royaumes et de toute la société humaine, de même
l'autorité paternelle fut le type et le modèle de l'autorité
sociale.


Voilà pourquoi aussi, partout et toujours, l'autorité so-
ciale n'a été bénie des hommes que quand elle fut une au-
torité paternelle.


Chez toutes les nations et dans tous les siècles, le nom de
père des peuples est le plus beau, le plus glorieux des noms
donnés aux rois de la terre.


Le nom de roi est un nom de père, dit Bossuet, et tout le
monde est d'accord que l'obéissance qui est due à la puis-
sance publique n'a d'autre fondement, dans la loi de Dieu,
que le précepte qui oblige à honorer ses parents: tant il est
vrai que les princes, quels qu'ils soient, doivent être faits sur
le modèle des pères ; que le roi est père par devoir dans
l'État, comme le père est roi par droit dans la famille, et
qu'un gouvernement est d'autant plus parfait qu'il se rap-
proche davantage du gouvernement paternel.


Le nom de père est si grand, que les hommes n'en ont pas
un autre à donner à celui de leurs semblable qui a été pour
eux un grand sauveur, ou bien qui a fondé parmi eux quel-
que grande chose : ils le nomment le père de la patrie, et ce
nom est plus auguste que celui des héros, des conquérants
et des triomphateurs.


Et la Patrie elle-même, pourquoi lui a-t-on donné ce beau


1 . Eccli., i l , 8.




138 LIV. I I . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


nom, dont l'étymologie est si remarquable, sinon parce
qu'elle est la société des pères et des familles ; sinon parce
qn'elle crée, protège et conserve, comme la famille elle-
même; sinon enfin, parce qu'elle est l'image de l'autorité
tutélaire et de la puissance bienfaisante du gouvernement
paternel!


Quel nom la gravité romaine crut-elle devoir donner à
ceux qui siégeaient dans cette illustre assemblée, dont la
majesté fit dire à un ancien qu'elle paraissait à ses yeux
comme une assemblée de rois? L'histoire nous l'a appris:
on les nommait Pères conscrits : patres conscripti.


Parmi les grandeurs de Rome, rien n'était plus grand.
Remontons encore plus haut. Est-il dans la mémoire des


hommes un souvenir plus touchant, un nom plus vénérable
que le souvenir et le nom des anciens patriarches?


Y eut-il jamais rien de plus noble sur la terre que le pa-
triarcat?


Mais la puissance patriarcale, n'était-ce pas dans ces pre-
mières familles bénies de Dieu, l'image même de la gran-
deur et de la bienfaisance divine?


Le patriarche, au milieu des simples exercices de la vie
pastorale, était tout à la fois père, pontife et roi. Son
royaume était sa famille, ses sujets étaient ses enfants et ses
petits-enfants, jusqu'à la troisième et quatrième génération.


11 régnait parmi eux souverainement : il y exerçait toutes
les fonctions de la puissance publique et aussi de l'autorité
sacerdotale.


On sait comment depuis furent providentiellement établis
la société temporelle et ses chefs ; la société spirituelle et le
Pontificat. Mais l'Evangile, qui est venu relever toutes les
autorités légitimes, nous révèle qu'aujourd'hui encore, il y a
dans les profondeurs de l'autorité paternelle quelque chose
de cette triple souveraineté et de cette primitive grandeur.


Oui, un père est encore aujourd'hui roi dans sa famille:




CH. HI. — LE PÈRE ET LÀ MÈRE. 439


son royaume est inviolable : c'est sa maison et son foyer do-
mestique; nul, fût-il roi de la société temporelle, ne peut s'y
asseoir malgré lui : c'est sa vigne et son champ ; nul, fût-ce
un Achab, n'y touchera impunément. Mais par-dessus tout,
son royaume, c'est sa femme et ses enfauts : c'est leur âme,
c'est leur vie, c'est leur honneur. Quand il dit : C'est mon
fils, c'est ma fille, il exprime ses droits et ses devoirs avec
une énergie que nulle autre autorité que la sienne n'at-
teindra jamais.


Lui enlever ses enfants ou sa femme ; violer indignement
le droit qu'il a d'élever son fils et sa fille, est un attentat
contre nature.


Le roi temporel, le prince, est père par devoir ; et l'auto-
rité paternelle demeure essentiellement et ajamáis le m o -
dèle de l'autorité publique.


Biais le roi domestique, le père, est roi par droit: il gou-
verne dans sa famille ; il préside à tout chez lui; il fait, il
fait faire. Et en ce qui concerne l'Éducation de ses enfants,
ou il la fait lui-même, ou il choisit et délègue des instituteurs
chargés de la faire pour lui, comme le roi délègue les ma-
gistrats: et tout cela par un droit primitif, par un droit
supérieur et divin, par un droit inaliénable.


Je dis : par un droit inaliénable, et j'insiste sur ce mot :
car il le faut bien entendre: l'autorité paternelle n'est pas
amissible, ni même abdicable, comme l'autorité sociale,
comme les autres autorités humaines.


Sans aucun doute, elle n'est pas la plus étendue, mais elle
est la plus intime, la plus profonde, la plus imprescriptible
de toutes les autorités.


Toute autorité, nous l'avons vu, dérive immédiatement
de la paternité : l'autorité n'est donc propre et essentielle
qu'aux pères : au Père céleste, par suite de la paternité sou-
veraine qui lui appartient ; aux pères terrestres, par suite de
la paternité qui leur est providentiellement communiquée.




UO L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


L'autorité paternelle, quoique la paternité elle-même soit
communiquée, est bien plutôt une autorité propre, une auto-
rité essentielle qu'une autorité transmise; parce qu'elle ap-
partient tellement, non pas à l'homme, mais au père, quand
Dieu l'a fait père, qu'il n'est besoin d'aucun autre acte de la
volonté divine pour la lui donner.


Dieu ne transmet pas au père l'autorité par un décret
nouveau, positif et spécial : il lui transmet, il lui commu-
nique la paternité, et l'autorité en est la conséquence essen-
tielle.


On dit des dépositaires de l'autorité parmi les hommes,
qu'ils sont revêtus de Vautorité.


Il n'y a que l'autorité paternelle dont on n'est pas revêtu,
dont rien aussi ne saurait dépouiller, et que celui-là même
en qui elle réside ne peut abdiquer. C'est la seule qui soit le
plus complètement possible à l'image de l'autorité divine.


Non: le père n'est pas simplement revêtu de l'autorité
paternelle : il la possède. Dieu pouvait ne pas lui commu-
niquer la paternité elle-même : mais la paternité une fois
reçue, l'autorité paternelle y est essentiellement attachée et
inaliénable.


Aussi,la première idée de puissance qui ait été parmi les
hommes, est manifestement l'idée de la puissance paternelle.


On a beaucoup parlé, depuis soixante années, de droits
communs et d'égalité naturelle : on a dit qu'en fait d'auto-
rité, l'homme vaut l'homme. Peut-être répéterai-je bientôt
moi-même cet axiome en l'expliquant: mais je n'en pro-
clame pas moins que les hommes naissent tous sujets, et
par cela seul qu'ils naissent.


Oui, tous sujets de diverses puissances, d'autorités dis-
tinctes, qui, au fond, n'en sont qu'une, puisque toutes déri-
vent de la première comme de leur source et reçoivent d'elle
tout ce qu'elles ont de force réelle : avant tout donc, sujets
essentiels du Dieu qui les créa et qui est leur premier père ;




CH. III. — LE PÈRE E T LA MÈRE. U l


puis sujets naturels de leurs parents, c'est-à-dire des deux
créatures par lesquelles il plut à Dieu de leur donner la vie,
et qu'il fit, par cette puissante prérogative, chefs d'une fa-
mille humaine; puis sujets sociaux d'une autorité civile
quelconque, d'un chef politique qui, sous un nom ou sous
un autre, se trouve dans la société temporelle (et voilà ce qui
fait sa force et sa gloire), le représentant couronné et le
mandataire providentiel des pères de famille.


La société temporelle, civile et politique, n'a été consti-
tuée que pour conserver, fortifier, élever la famille, pour
garantir les droits et les intérêts communs des diverses
familles réunies.


Et de plus, parce que l'homme et ses fils, parce que les
familles et les nations humaines ne vivent pas seulement de
pain : Non in solo pane vivit homo (Matth., iv, 3 ) , mais de
la parole qui sort de la bouche de Dieu, c'est-à-dire de la
sagesse, de la foi, de la vérité et de la vertu, chez tous les
peuples où l'ordre divin a subsisté, il y a eu une société re-
ligieuse destinée de Dieu pour conserver à sa manière, pour
élever et ennoblir la société temporelle ; et tous les hommes,
par leur âme, sont les sujets spirituels de cette société sainte
et de ses chefs.


I I I


Et ce qu'il y a ici de très-remarquable, c'est que non-seu-
lement l'autorité des pères de famille est le modèle de l'au-
torité publique, mais l'autorité pontificale elle-même, dès
les premiers jours du monde, fut aussi une expression de
l'autorité paternelle.


Aujourd'hui encore, après que le sacerdoce évangélique
a été institué par Jésus-Christ, le Prince des apôtres n'en-
seigne-t-il pas que les chrétiens, — et saint Augustin l'expli-
quait particulièrement des pères defamille,—doiventexercer
dans leurs maisons une sorte de sacrificature spirituelle?




142 L I V . I I . — L E P È R E , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


N'enseigne-t-il pas qu'ils sont honorés par Dieu lui-même
d'une mystérieuse dignité qui leur donne les droits, et leur
impose les devoirs d'un ministère sacré 1 ; que Dieu, en un
mot, les a élevés à un sacerdoce royal et qu'en les faisant
comme des rois, il les a faits aussi comme des prêtres dans
leurs familles, pour y offrir des hosties spirituelles, c'est-à-
dire les sacrifices de l'adoration, de la louange, de la prière
et des bonnes œuvres : Regale sacerdotium, sacerdotium
sanctum, offerre spirituales hostias. (I Petr. H , S.)


Les peuples ont si bien compris ce qu'il y a de paternel
dans le Pontificat, qu'ils ne savent pas donner aux pontifes
et aux prêtres de l'Évangile un nom plus auguste que celui
de Pères : et ce n'est pas un vain nom; ils sont en effet les
Pères des âmes.


Partout, ce nom glorieux a prévalu avec une force mysté-
rieuse et irrésistible.


Les apôtres et les martyrs eux-mêmes n'ont pas dans le
christianisme un nom plus vénéré : ils sont nos Pères dans
la Foi : et soit qu'on nomme les Pères du désert, soit qu'on
rappelle les Pères des conciles, ou ces grands docteurs qui
furent décorés du glorieux nom de Pères de l'Église, le nom
de père est toujours le nom de la plus haute autorité : c'est
le nom de ces hommes divins dont le génie, le caractère et
la sainteté, s'élevant à la puissance créatrice, firent naître et
fleurir les plus héroïques vertus au milieu des solitudes
sauvages; ou conservèrent la vérité triomphante dans ces
immortelles assemblées, et dans ces impérissables écrits qui
furent et demeureront à jamais le rempart de la foi catholi-


1 . NOLITE TANTUMMODO BONOS EPISC0F0S ET CLERICOS COG1TARE. Etialtl


vos pro modo vestro minislrate Christo; unusquisque etiam paterfamilias
hoc nomine agnoscat paternum affectum mm familiœ se debere. Pro Christo
etprovita œterna,suos omnes admoneat,doceat, hortetw, comptât, impen-
dat benevolentiam, exerceat disciplimin. Ita in domo sua ecclesiasticum et
quodammodo episcopale implebit officium, ministrans Christo, et in œlernum
sit cum ipso. (ATJG., Tract., u , i n Joan., n. 13, t. III, n , col . 638, éd. BB )




CH. 1 1 1 . — LE PÈRE ET LA MÈRE. 143


que contre le mensonge et l'erreur, à travers toutes les con-
tradictions des siècles.


Que dirai-je enfin ? Celui-là même qui apparaît au som-
met de la hiérarchie pontificale, celui qui est le docteur per-
pétuel, l'apôtre, le martyr au besoin, et toujours le témoin
fidèle de la vérité et de la vertu chrétienne; celui qui re-
présente le patriarchat, la prophétie, la loi, l'Évangile ; cet
homme mortel que la Providence a fait le Vicaire du Fils
de Dieu sur la terre, qu'est-il ici-bas? C'est un père! son
nom rappelle le premier bégayement de la langue des en-
fants si doux au cœur des pères : c'est le Pape! c'est le père
commun ! Rien n'est plus grand en lui : toute sa gloire,
toute sa grandeur, toute sa puissance, toute son autorité
est là.


J'étonne peut-être : j'ai commencé cependant cet ouvrage
par quelque chose de plus étonnant encore. N'ai-je pas dit
que Dieu lui-même est père? n'ai-je pas dit qu'il n'apparaît
en lui rien de plus auguste, et que parmi les noms qu'il de-
mande aux enfants des hommes de lui donner, c'est le plus
glorieux de tous, c'est le plus puissant et le plus fort?


Il est vrai que nous nommons Dieu le Père céleste, le
Père de toute créature, le Père éternel, tandis que le simple
père de famille mortelle, dont je célèbre en ce moment
l'autorité, languit ici-bas parmi les misères de la triste hu-
manité.


Mais je n'en suis pas moins autorisé à soutenir qu'il n'y
a rien sur la terre de plus grand que la paternité humaine,
puisqu'en elle se rencontre tout à la fois la communication
de la paternité divine, l'origine et le modèle de l'autorité
sociale, et enfin comme une mystérieuse expansion du sa-
cerdoce lui-même.


Non : il n'y a sur la terre ni droits, ni devoirs, ni gran -
deur, ni autorité comparable aux droits, aux devoirs, à la
grandeur et à l'autorité d'un père !




444 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


IV


Et je n'ai rien dit encore du témoignage le plus élevé de
la puissance paternelle, de ce qui exprime plus sensible-
ment ici-bas le caractère divin de cette puissance. Qu'est-ce
à dire? Le voici :


Le père bénit, et il peut maudire aussi ! comme Dieu.
On redoute la malédiction de Dieu ; on demande à Dieu


sa bénédiction. On redoute aussi la malédiction d'un père;
c'est comme la malédiction de Dieu même. On sollicite, on
reçoit avec religion, à genoux, la bénédiction d'un père ; on
s'incline sous la main paternelle, comme sous la main de
Dieu.


Nulle puissance, nulle grandeur humaine n'eut jamais ce
droit sur la terre. Qu'on veuille bien le remarquer.


Le père seul bénit et maudit.
La magistrature est une grande institution sans aucun


doute. Les magistrats ne bénissent pas. Ils vengent la jus-
tice, ils condamnent à mort; ils n'ont pasle droit de mau-
dire.


Le prince est plus grand encore; il est, selon le langage
des saintes Écritures, le ministre de Dieu pour le bien : Mi-
nister Dei in bonum ; le prince ne bénit pas. La majesté
royale n'a pas été élevée à cette dignité.


La bénédiction, c'est le propre delà majesté paternelle et
de la majesté divine.


J'ai beau remonter les siècles et consulter l'histoire : je ne
trouve que Dieu, les ministres de Dieu en son nom, et les
pères de famille qui bénissent, et encore cela ne se voit-il
que dans la vraie religion, tant c'est une chose divine 1


Qu'est-ce donc que bénir?
Quand j'étudie la bénédiction en Dieu d'abord, et que je


recherche religieusement, dans nos Livres divins, ce que fait
Dieu lorsqu'il bénit, jetrouve toujours que c'est une œuvre




CH. III. — L E P È R E ET L A M È R E . 148


de puissance et d'amour. Je dis une œuvre: caria bénédic-
tion de Dieu ne souhaite pas seulement le bien qu'elle
dit; elle le fait.


Comme le remarque admirablement Fénelon, les paroles
des hommes sincères disent ce qu'elles font ; mais la parole
de Dieu fait ce qu'elle dit; et quand elle bénit, c'est toujours
une parole de vie et de fécondité.


Témoin la première bénédiction donnée à nos premiers
parents : Benedixit eis, dicens : Crescite : c'est de là que na-
quit le "genre humain.


Témoin la bénédiction prononcée sur Noé et sur ses en-
fants, pour le renouvellement de l'humanité sauvée : Bene-
dixit Noe etfiliis ejus : Crescite.


Témoins, toutes les bénédictions répandues sur Abraham,
sur Isaac, sur Jacob, et, d'âge en âge, sur tous les justes de
l'Ancien Testament : elles furent toujours un accroissement
de prospérité et de grâce.


Dans la loi nouvelle, Jésus-Christ bénit le pain et le vin,
et cette bénédiction puissante fait l'Eucharistie.


C'est encore en bénissant ses Apôtres, au jour de son as-
cension, qu'il les quitte, crée l'apostolat et envoie ces douze
hommes prêcher avec puissance l'Évangile de la vie à toute
créature : Benedicens eis, elevatus est.


Enfin, l'Église de Jésus-Christ ne se montre la mère de tous
les enfants de Dieu, et ne leur donne la vie, qu'en les bénis-
sant au nom de son immortel Époux.


Telle est la bénédiction divine.
En quelque lieu des divines Écritures quéjela considère,


je la trouve toujours fécondante, toujours œuvre de puis-
sance et source de vie naturelle ou surnaturelle.


Et voilà la profonde raison pour laquelle il n'y a que Dieu,
auteur de la vie, qui bénisse par lui-même ou par ses minis-
tres; et après Dieu,les pères dans leurs familles.


Et de là vient aussi le haut prix que dans ces anciennes et
É . , I I . 10




1J6 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


vénérables familles patriarcales, les enfants mettaient tou-
jours à la bénédiction de leur père ' . C'était pour eux la plus
riche part de l'héritage paternel, et comme un sacrement
par lequel Dieu leur transmettait les bénédictions qu'il avait
versées sur leurs aïeux, et les faisait héritiers des antiques
promesses*.


Qui oserait dire que la bénédiction paternelle, sous la loi
de grâce, ait perdu sa puissance? Pour moi, je ne le pense
pas : je pense que la vie, que la conservation des races et la
prospérité des familles y peuvent trouver aujourd'hui en-
core la même divine assurance ; et de plus, selon l'esprit et
le caractère de la grâce évangélique, je crois qu'il en sort
plus abondamment qu'autrefois une grâce surnaturelle pour
produire, accroître etperpétuer dans les familles chrétiennes
non-seulement la vie, mais, ce qui est plus précieux encore,
la bonne vie, et le trésor héréditaire des vertus domestiques
et des espérances célestes.


Et en effet, lorsqu'un père, digne de ce nom, bénit son
flls, il sent bien qu'il fait là une grande chose, une chose
divine; qu'il estle représentant de Dieu même, ou plutôt
que c'est Dieu en lui qui bénit son enfant ; que sa bénédic-
tion n'est pas seulement un vœu, une espérance, mais que,


1. Il faut vo ir , dans la Genèse, les bénédictions patriarcales : Benedicat
mihi anima tua, dit Jacob à Isaac.


Benedicat tibi anima mea, antequam moriar, dit Isaac.
Dixit ad eum: Accède ad me, et da mihi osculum.fili mi.
Accessit et osculatus est eum. Statimque ut sensit vestimentorum illius


fragrantiam, benedicens illi, ait : Ecce odor filii met sicut odor agri pleni,
cui benedixit Dominus.


Det tibi Deus de rare cœli, et de pinguedine term, abmdantiam fru-
menti et vini.


Et serviant tibi populi, et adorent te tribus : Esto dominus fratrum
tuorum, et incurventur ante te filii matris tuœ; qui maledixerii tibi, sit
ille maledktus; et qui benedixeril tibi, benedictionibus repleatur. (Genèse,
Y X V I I , 26, 27, 28, 29.)


2. Benedictiones patris tui confortâtes sunt benedictionibus patrum ejus.
(Gen., X L I X , 26.1




CH. III. — LE PÈRE ET LA MÈRE. 447


par une vertu secrèteellefaitle bien qu'elle dit, et transmet
la grâce qu'elle souhaite.


Il sent en un mot qu'il bénit avec puissance autant qu'avec
amour.


Oui, en ce moment solennel, où un père lève ses mains sur
son fils pour le bénir, il sent que*, comme Dieu avait disposé
de lui pour donner par lui la vie à cet enfant, lui, à son tour,
dispose en vérité, quoique avec dépendance et par emprunt,
de la vertu et des biens de Dieu; en effet, les desseins d'en
haut se soutiennent toujours ; après l'avoir fait père. Dieu
le fait encore aujourd'hui le ministre et le dispensateur de
sa puissance, pour verser sur cet enfant et suf sa race les
grâces qui font la prospérité du temps et préparent le bonheur
de l'éternité. Et ce grand et sublime ministère de la béné-
diction, un père le remplit sans s'étonner, le trouvant aussi
naturel, pour ainsi dire, qu'il est divin ; tant il sent que Dieu,
en le faisant père, s'est obligé à lui, s'est fait, si je puis me
servir de ce mot, son engagé, et lui a donné quelque chose
de sa plus haute puissance pour la vie et pour la mort. Et
n'est-ce pas ce que Dieu dit expressément : Honore ton père
et tanière... afin quêteur bénédiction demeure sur toi... et
.que ta vie soit longue et bonne sur la terre1 : comme s'il vou-
lait par là faire entendre aux enfants que le même père et
la même mère, qui ont pu leur donner la vie en les engen-
drant, peuvent aussi la-leur prolonger en les bénissant.


Et toutefois, chose remarquable ! quelque naturel que soit
chez un père le droit de bénir ses enfants, cette fonction
néanmoins est si haute et a quelque chose de si divin, que
le paganisme et l'ancienne philosophie ne paraissent pas
l'avoir soupçonné. Comme je l'ai déjà fait observer, la vraie


1 . Honorapatrem twm et matrem tuam...ut superveniai tibi benedictio
ab eo... et sis longœvus swper terram (Exod., x x , 1 2 ; Eccli . m, 1 0 . )




US LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


religion seule a élevé l'autorité paternelle jusqu'à la puis-
sance de la bénédiction.


Les plus sublimes inspirations du génie antique ne mon-
tèrent jamais jusque-là.


Virgile et Homère, qui sont allés si haut, ne se sont pas
élevés jusqu'à la pensée même de la bénédiction paternelle.


Les paroles d'Hector à son fils entre les bras d'Andro-
maque sont héroïques. Il ne bénit pas son fils.


Priam, le plus sublime des pères dont l'antiquité ait peint
le caractère, Priam n'avait pas béni Hector avant le combat.


Enée emporte son vieux père sur ses épaules, des ruines
de Troie. Son père en mourant, ne le bénit pas.


Chez l'ancien peuple de Dieu au contraire, etcheztous les
peuples chrétiens, dans les temps de foi, un père ne man-
quait jamais de bénir ses enfants avant de mourir.


Et aujourd'hui encore, quoique le sentiment de la dignité
paternelle soit tristement affaibli dans les âmes, on de-
mande, on reçoit encore, avec respect, la bénédiction d'un
père. Il y a encore des pères qui bénissent avec religion
leurs fils et leurs filles.


Combien de fois n'ai-je'pas vu, à la veille d'une première
communion, une mère pieuse amener son fils, sa fille, aux
pieds de leur père, et lui demander de les bénir ! Et souvent
aussi j'ai vu, avec attendrissement, cette bénédiction décou-
lant du cœur et des lèvres d'un père sur ses enfants, remon-
ter au cœur paternel, et devenir pour lui-même la bénédic-
tion de Dieu.


Non : Dieu ne passe pas vainement entre un père, et une
mère, et leurs enfants; et la bénédiciion, c'est Dieu qui
passe.


Un père d'ailleurs ne bénit jamais ses enfants, sans éprou-
ver une de ces vives émotions qui saisissent et remuent le
cœur jusqu'en ses profondeurs par tous les plus puissants
sentiments. L'émotion est plus vive encore chez ceux qui se




CH. m. — LE PÈRE ET LA MÈRE. U 9


sentent moins dignes d'une fonction si pure : la chose divine
qu'ils font les émeut jusque dans ces dernières retraites de
l'âme où se fait le contact du cœur avec Dieu. J'en ai vu me
refuser obstinément de bénir leur fils, s'écriant : Je ne puis
pas!je ne puis pas! — Puis, cédant enfin à ma voix, après
cette bénédiction donnée, j'ai vu couler de leurs yeux des
larmes qui ne pouvaient plus tarir.


Oh ! oui : Dieu est admirable dans ses voies, et il a préparé
à ses créatures, pour revenir à lui, les invitations les plus
inattendues, et les retours les plus doux !


Cette religion de la bénédiction paternelle est encore si
avant dans les âmes, que si un père, à sa dernière heure, l'a
refusée à un fils coupable, l'épouvante se répand aussitôt
dans toute la famille consternée; le désespoir brise le cœur
du malheureux enfant, et jusqu'à son dernier soupir sa vie
lui semblera maudite, et il craindra que ses enfants ne soient
maudits à cause de lui.


De là vient aussi que pour un bon fils, la douleur de n'être
pas au lit de mort de son père, et de ne pas recevoir de sa
main défaillante la bénédiction suprême, est inconsolable.


Aussi en a-t-on vu, et en voit-on encore, qui traversent les
mers pour revoir une dernière fois celui de qui ils ont reçu
la vie, et pour lui demander une dernière bénédiction sur
eux et leurs jeunes fils.


Et quand des enfants ont eu le malheur ae perdre leur
père dès le premier âge, et avant même d'avoir pu le con-
naître, s'ils furent assez heureux pour recevoir du moins la
bénédiction paternelle, à cette heure suprême, il n'y a dans
la famille qu'une voix pour dire avec consolation et espé-
rance sur l'orphelin : Son père l'a béni avant de mourir!


Et surtout si ce père était un homme de grande vertu ; si
ses dernières heures ont été remplies pour lui-même des
bénédictions de Dieu; oh ! alors, la confiance est grande, on




450 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


CHAPITRE IV


La Mère.


Et maintenant, qu'ajouterai-je pour expliquer plus parti-
culièrement ce qu'est une mère, et dire quelle est la douce
et pure splendeur de la dignité maternelle?


On comprend d'abord que la mère participe éminemment
à toutes les prérogatives du père, et que sur son front et
dans son regard brille avec un touchant éclat le reflet de la
puissance et de l'autorité paternelle.


Mais je vais plus loin : tout cela en elle a quelque chose,
sinon de plus grand, peut-être de plus auguste. J'y découvre,
en effet, ce je ne sais quoi d'incomparable et d'achevé que le
travail ajoute à la vertu.


J'y trouve, dans une extrême tendresse, l'amour le plus
patient et le plus fort; et enfin, avec*le dêvoûment sans,
bornes, la douleur expiatrice.


Oui : même après avoir prononcé le nom d'un père, si je
demande maintenant : Qu'est-ce qu'une mère? il faut ré-
pondre :


Une mère ! c'est, dans sa grandeur plus modeste, mais


croit à la puissance de cette dernière bénédiction, comme à»
la bénédiction de Dieu même.


Et ce n'est pas ici une opinion vaine : c'est l'expression
d'un sentiment profond, impérissable dans le cœur des
hommes ; c'est le témoignage de la haute vérité que nous ve-
nons d'établir, à savoir : que le père est, dans sa famille, le
représentant même de Dieu et le premier ministre de sa
puissante et bienfaisante autorité.




C B . I V . — L A MÈRE. 4 5 4


non moins divine, ce qu'il y a de plus vénérable, de plus gé-
néreux, de plus doux sur la terre.


Une mère ! c'est-à-dire cette faible et sublime créature,
choisie par le plus merveilleux des privilèges, et associée si
intimement au Dieu du ciel, pour porter dans son sein et
nourrir de son lait des êtres mystérieux destinés à posséder
un jour ce Dieu lui-même, dans la gloire de son éternité ;


Une mère! ah! aujourd'hui encore, même depuis la chute
originelle, la couronne de la dignité maternelle est belle et
sainte : cette couronne descend des cieux, c'est Dieu qui la
dépose sur le front de la vertu : et quand rien n'en flétrit la
splendeur, ce diadème paraît plus brillant aux yeux et pèse
moins au cœur que celui des rois.


Demandez à cette mère si elle échangerait son heureuse
maternité contre les plus hautes fortunes, contre une des
couronnes de la terre.


De là vient que les saintes Écritures ont un si magnifique
langage 1 , lorsqu'elles nous représentent les gloires de la
dignité maternelle, et cet admirable ministère de bonté et
de sagesse, de conseil et de persuasion, de douceur et de_
grâce, que la femme chrétienne remplit au sein de la famille
humaine.


Et tant de biens, cette faible femme les puise sans effort
dans les simples inspirations de l'amour maternel, dans les
trésors de ce cœur que Dieu lui a fait à part; et c'est de là
qu'elle les répand à flots inépuisables sur tout ce qui l'en-
toure.


Mais qu'est-ce donc que cet amour maternel? qui dira sa
force et sa tendresse, sa magnanimité et sa puissance? qui
dira ses joies, son énergie et ses prodiges ?


1 . Lisez, au chapitre vu de l'Ecclésiastique, l'admirable abrégé des d e -
voirs et des vertus de la famille; — au chapitre xxxi des Proverbes, le
portrait d e l à femme forte; et encore le chapitre xxvi de l'Ecclésiastique,
et les chap. n et v de la première Ëpître à Timothée, etc . , etc.




152 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


1. JOAN. , X V I . 2 1 .


Même depuis le péché, les joies de cet amour sont si pures,
si ineffables, que le Fils de Dieu, le Saint des Saints, nous
présente comme l'image la plus vive des joies célestes et
éternelles.


Votre cœur, dit-il, se réjouira comme le cœur d'une mère;
et nul ne vous ravira votre joie. — Lorsqu'une mère donne le
jour à un fils, sa peine est grande, elle souffre de pressantes
douleurs. C'est la malédiction d'Eve qui pèse sur elle. Hu-
iler cum parit, tristitiam habet1. L'heure de son doulou-
reux travail est venue! Venit hora ejus. Mais lorsque son
fils est né, lorsqu'elle l'a mis au monde, non meminit pres-
surœ, elle ne se souvient plus\de ses angoisses, tant sa joie est
vive et profonde.


Indépendamment de ces graves et belles paroles de l'É-
vangile, il paraît bien que c'est une joie incomparable, la
joie la plus douce et la plus noble, une joie pleine de ma-
jesté et de mystère.


Il est bien remarquable qu'Eve, si récemment maudite,
Eve si coupable et si malheureuse, s'écrie avec joie en en-
fantant son premier-né : J'ai mis un homme au monde! Dieu
m'a donné un fils! Possedi hominem per Deum. Elle sentit
que c'était un retour de la bénédiction de Dieu.


Et saint Paul, longtemps après, n'ignorait pas le secret de
cette joie de notre première mère, lorsqu'il écrivait à la lu-
mière de l'Esprit-Saint : La femme se sauvera en mettant des
enfants au monde ; Mulier salvabitur per filiorum genera-
tionem.


Aussi, parmi les tendresses de la terre, il n'en est point
qui ait quelque chose de vénérable et de céleste comme l'a-
mour maternel. Je le dis sans hésitation : c'est ici-bas le plus
pur amour! Mères chrétiennes, ne craignez point que vos
enfants usurpent dans vos cœurs la place que Dieu s'est ré-




CH. IV. — LA MÈRE. 153


servée. Aimer vos enfants, c'est aimer Dieu qui vous les
donna; aimer vos enfants, c'est aimer Dieu qui vous les con-
serve; aimer vos enfants, c'est aimer ces âmes immortelles
que Jésus-Christ a rachetées de son sang.


Quand vous êtes séparées de ces enfants si chers, vous
aimez Dieu qui vous les garde en son sein paternel, à tra-
vers les nuages d'une séparation douloureuse, au milieu
des combats, ou parmi les orages des mers. Et quand ils
vous sont rendus, c'est à Dieu encore que s'adressent votre
reconnaissance et vos transports, votre saisissement de cœur
et votre joie.


Que dis-je? cet amour est si admirable; il a quelque chose
de si profond, de si divin ; il découle si sensiblement du
cœur de Dieu même, et des entrailles de son infinie bonté,
qu'on peut dire sans exagération que le cœur des mères est
le plus bel ouvrage de ses mains : du moins, Dieu semble
n'avoir pu trouver dans toute la nature une plus douce, une
plus vive image de son amour pour nous. Voyez, quand il
veut attirer à lui les âmes égarées : Venez à moi, dit-il,
comme une mère caresse et console son jeune et unique en-
fant; je vous consolerai, je vous porterai, je vous allaiterai
dans mon sein, sur mes genoux, comme une mère1.


Le Créateur a tant fait pour le cœur des mères qu'il a
craint, si j 'ose le dire, qu'on ne s'y trompât : une sorte de
jalousie s'est emparée de lui, et il a affirmé plusieurs fois
qu'il était encore meilleur que la plus tendre mère. Et de
là, l'expression suprême de sa tendresse, et le dernier effort
de son amour pour nous persuader :


J'aurai compassion de vous plus qu'une mère ».
Ou plutôt, l'amour des mères est tellement le dernier


1 . Quomodo si cui mater blandiatur, ita ego consolabor vos : ad ubera
portabimini... super genua blandicntur vobis... lac sugetis... gaudebitcor
vestrum ( ISAIE, L X V I , 1 2 , 1 3 , 1 4 . )


2. Miserebitur tuimagis quam mater ! (Eccli., iv, H . )




154 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


terme ici-bas de l'amour fini, qu'au delà c'est le divin qui
commence; en sorte que quand Dieu nous veut faire enten-
dre l'infinité de son amour envers nous, il ne nous l'explique
pas autrement qu'en nous disant qu'il nous aime plus qu'une
mère.


Une mère peut-elle oublier son enfant, et n'avoir pas de
pitié'pour le fils qu'elle a porté dans ses entraillés ? Non. Eh
bien! quand même elle, votre mère, vous oublierait, moi, je
ne vous oublierai jamais *.


Quand Jésus-Christ, avant de réprouver Jérusalem, yotf-
lut justifier cet oracle de sa colère, il s'écria : Jérusalem!
Jérusalem! combien de fois n'ai-je pas voulu rassembler tes
enfants sous mes ailes, comme la poule qui rassemble ses
poussins... et tu ne l'as pas voulu1! J'ai été pour toi comme
une mère, et tu m'as repoussé! Ayant dit cela, le Sauveur
crut avoir tout dit,


C'était ce souvenir des paroles de Jésus-Christ qui inspi-
rait à Fénelon cette exclamation célèbre : 0 pasteurs d'Is-
raël, élargissez vos entrailles, soyez pères ; ce n'est pas
assez : soyez mères !


Aussi, ce nom si vénérable et si tendre, c'est le seul qu'ait
pris sur la terre l'immortelle Épouse du Fils de Dieu, et nous
disons avec une pieuse confiance : Notre mère la sainte Église.


Et lorsque, dans un jour encore voisin de nous, et qui
marquera parmi les plus mémorables journées de nos der-
nières assemblées parlementaires, un éloquent orateur s'é-
cria tout à coup : L'Eglise, c'est plus qu'une femme, c'est une
mère! le soudain saisissement qui s'empara de l'auditoire
transporté, ne montra-t-il pas, avec une éclatante évidence,


1 . Numquid oblivisci potest mulier infantem m«m,«if non mtsereaftir
filio uteri sui? et si Ma oblita fuerit, ego tamen non obtiviscar tui. ( ISAIE,
X L I X , 15.)


2. Jérusalem! Jérusalem! quoties volui congregare filios tuos, quemad•
modum gallina congregal pullos suos sub alas, et noluisti! ( M A T T H . ,
X X I I I , 37.)




CH. ÏV. — LA MÈRE. 4 5 5


tout ce que ce nom sacré a de puissance pour émouvoir et
fléchir les coeurs?


Ajouterai-je enfin que l'amour des mères est le plus géné-
reux, le plus désintéressé de tous les amours?


Pour moi, qui, en admirant cet amour, ai dû souvent lut-
ter, dans l'œuvre de l'Éducation, contre ses aveuglements et
ses faiblesses, je dois dire que son désintéressement du
moins m'a toujours offert et offre encore à mon admiration
quelque chose qui serait inexplicable, s'il n'était divin.


Un jour, on a trouvé dans un de ces obscurs réduits de
Paris, au dernier étage d'une maison reculée, une femme et
un enfant. L'enfant vivait encore..., mais la femme était
morte à côté de lui. Et un morceau de pain échappé de ses
mains défaillantes, et qu'elle avait présenté, mourante, au
pauvre enfant, attestait que le dernier soupir de son cœur,
le suprême effortde sa vie, son dernier regard avait été pour
le fils de ses entrailles. Cette malheureuse et sublime créa-
ture était une mère.


Et maintenant, que dire des douleurs de la dignité mater-
nelle? Elles sont ineffables comme ses joies. Quand cette
couronne se brise ou se flétrit, quand une jeune et tendre
fleur en est arrachée, quand cette douceur se change en amer-
tume, quand cette joie, qui avait fait oublier de si étranges
angoisses, est refoulée, trahie; quandlapauvreté, l'abandon
ou la mort viennent fondre sur cette mère, et lui ravir ce
qu'elle a de plus cher au monde, oh ! alors, il se fait un pro-
fond silence dans cette âme, un silence de désolation : sur ce
front découronné passent des nuages sombres qui semblent
cacher des foudres, et puis bientôt la tempête éclate.


Une voix a été entendue dans Rama, ëétaientdes pleurs et
des cris; ¿éiait Rachel pleurant ses enfants, et elle n'a pas
voulu se consoler, par ce qu'ils ne sont plus : Noluit consolari
quia non sunt. ( S . MATTH., H, 1 8 . )


N'était-ce pas aussi aux pieds de son fils expirant qu'une




156 L1V. I I . — LE P È R E , LA. MÈRE ET LA FAMILLE.


mère s'écriait autrefois : 0 vous tous, qui passez sur ce che-
min, arrêtez-vous un moment; considérez, et voyez s'il est
une douleurpareilleàma douleur ! 0 vos omnes, qui transi-
tisperviam, attendite, et videtesi est dolor sicut dolor meus.
(JB R E M . , Lam., i, 12.)


Voilà bien le cri d'une mère dont on a enlevé le fils, dont
les entrailles sont déchirées,


Non : rien n'est plus auguste et tout à la fois plus tendre
et plus terrible que ce cri de la douleur maternelle! Je l'ai
entendu quelquefois. Il est vénérable, il est redoutable-, il a
une majesté qui étonne et un éclat qui déchire ; c'est un
sanglot de l'âme qui domine et qui saisit, qui pénètre et qui
brise. Il n'y a pas de créature si sauvage, ni de férocité si
extrême qui ne cède à ce cri. La plus humble des femmes
devient une lionne quand on lui arrache son enfant : Mater
tua leœna '.


« Rends-moi mon fils, «disait au lion de Florence dans
le transport de sadouleur etàgenoux,une mère éperdue ; et
lelion, saisi, épouvanté, déposa l'enfant auxpieds de sa mère !


Ce cri vient d'une douleur si étrange, d'une si profonde et
si irrémédiable douleur, que je n'en saurais révéler ici tout
le mystère.


Je n'en dirai qu'une chose, laquelle m'est enseignée par
les saintes Écritures, par ces mêmes livres qui m'ont appris
la noblesse primitive de la compagne de l'homme, et puis sa
chute, et même après sa chute, les grandeurs et les joies de
la dignité maternelle.


Il est évident,—et c'est là ce qui fait définitivement la di-
gnité supérieure de la mère ici-bars, — il est évident que la
mère est destinée à une souffrance expiatrice et sacrée. Elle
est grande, parce qu'elle souffre. Et si, en la voyant, je suis
saisi d'une religieuse émotion, c'est que toutes les douleurs


l . E Z E C H . , six, a.




CH. IV. — LA MÈRE. •457


les plus cuisantes de la terre sont pour elle ! De tous les
coups quidevaientfondresurlanaturehumaineetla mettre
en poudre, le coup le plus terrible est tombé sur la mère de
l'homme : c'est elle que les angoisses de la vie et les menaces
de la mort atteignent la première. C'est à elle que les peines
les plus amères de l'humanité se font d'abord sentir, et cela
souvent dans la plus vive, dans la plus heureuse jeunesse :
c'est à elle qu'il a été dit : Tulesenfanteras dans la douleur :
In dolore paries filios '.


Mais ce n'est pas tout : ces enfants dont la naissance lui a
coûté si cher, c'est aussi dans la douleur que le' plus sou-
vent elle les élève : ils ne sauront jamais ce que les deux
premières années de leur vie ont imposé, et la nuit et le jour,
de sollicitudes à leur mère. Enfin, après les avoir élevés, elle
les voit quelquefois, contre l'instinct de la nature, tomber
sous ses yeux et mourir avant le temps, et c'est pour elle la
douleur des douleurs ! Et alors elle pousse ce cri, ce cri
d'une amertume si profonde, d'une angoisse si extrême que
rien ne peut en redire l'accent !


Appelé souvent, par mon ministère, à consoler les dou-
leurs humaines; j'ai rencontré celle-là sur la terre : je n'ai
presque jamais pu la consoler ; je n'osais même pas l'entre-
prendre. Il paraît bien qu'il n'y a que le ciel où cette dou-
leur s'efface. Il paraît qu'il y a, dans le cœur et dans les en-
trailles des mères, je ne sais quoi que Dieu sait, mais qui
demeure inconsolable et à jamais brisé. Il reste là un déchi-
rement qui ne se peut guérir ici-bas, une plaie que le temps
ne ferme point. Qu'est-ce? je l'ignore : quelque chose de
très-mystérieux et peut-être de divin, qui, froissé une fois
par les douleurs de la terre, ne se remet bien que dans une
vie meilleure ; peut-être quelque chose du cœur et des en-
trailles de Dieu même, de sa tendresse et de sa miséricorde.


1. Gen., m , 16




to8- L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Ce qui est sûr, c'est que les vives joies de la terre ne le
peuvent apaiser.


Ne m'appelez plus Noémi, mois Mara, disait autrefois une
femme, une mère, longtemps exilée, dont ses concitoyens
fêtaient le retour; car le Seigneur m'a remplie d'amertume.
J'étais belle autrefois, on m'appelait Noémi; aujourd'hui
appelez-moi Mara ; car le Seigneur m'a enlevé mes enfants1!


Et qu'on ne demande pas ; Mais pourquoi donc tant
souffrir dans une dignité si haute? pourquoi ces joies mêlées
de tant de larmes ? pourquoi des déchirements si profonds
dans les entrailles qui nous donnèrent la vie? —C'est un
fait : nous seuls, chrétiens, l'expliquons par la déchéance
originelle et par la grande loi de l'expiation ; et, en ce mo-
ment, je n'ai voulu qu'une chose : rappeler ce que je sais
des vraies grandeurs de la mère de l'homme.


Qu'on raisonne tant qu'on voudra sur ces graves objets,
c'est encore un fait que, depuis les abaissements-de notre
nature, une grande douleur patiente, et debout, est ici-bas
la grandeur la plus digne de ce nom, la seule qui ait une
dignité supérieure, devant laquelle tout se prosterne. Eh
bien! je le dois ajouter : cette grandeur, l'homme n'en est
pas souvent capable ; la femme, au contraire. Quand la
foudre éclate et vient frapper une famille dans un fils bien-
aimé, dans une fille chérie, combien de fois j'ai vu cela!
l'homme, le père, succombe annéanti : la femme, la mère, est
brisée; mais elle résiste; on voit qu'elle est faite pour
souffrir, qu'elle en a une science profonde, et que, selon
l'admirable parole des saints Livres, on lui a appris tous les
secrets de l'infirmité et de la douleur -.Sciens infirmitatem2


1. Ne vocetis me Noemi, sed vocate me Mara ; quia amaritudine valde me
replevit Omnipotens. Egressa sum plena, et vacuam redwxit me Dominus.
Cur ergo vocatis me Noemi, quam Dominus humiliavit, et afflixit Omni-
potens? (Rmh. , i , 20 et 21.)


2 . Isaie, v i , 33 .




CH. IV. — LA MÈRE. 489


Il y a en elle quelque chose qui demeure là immolé, mais
toujours debout et invincible, au milieu des ruines de son
cœur.


Alors, toute la majesté même d'un père disparaît et s'ef-
face devant la dignité de la douleur maternelle ; et pour moi,
en contemplant cette douleur, je compatissais sans doute,
mais j'honorais encore plus ; je respectais avec attendrisse-
ment les plus héroïques, les plus hautes, les plus répara-
trices, j'ai presque dit les plus divines infortunes de l'hu-
manité.


C'est dans de tels moments que j'ai senti pourquoi, lors-
que le Dieu d'éternelle bonté apparut sur l a terre, et voulut
manifester les tendresses de son cœur aux enfants des hom-
mes, une sut que se comparer à une mère! J'ai compris
pourquoi il fit plus, et voulut s'en donner une, et prononcer
lui aussi ce nom sacré ; et nous bénissons chaque jour celle
dont il reçut le jour r qui éleva son enfance et qui le pressa,
mort, sur son sein.


Chose admirable ! la Vierge que le Fils de Dieu se choisit
pour mère dut être avant tout la vierge de l'amertume et la
mère des douleurs. Tel fut son nom ; telles furent ses desti-
nées et sa grandeur. Il fallait une douleur maternelle au Cal-
vaire. Tant il est vrai que la nouvelle Eve, la femme évan-
gélique, doit porter en son âme, dans une profondeur
inépuisable, un abîme de patience, et dans sa vie un poids
sublime de tristesse qui fait de la mère de l'homme la dou-
loureuse et incomparable splendeur de l'humanité !


Et qu'on ne me reproche pas de venir attrister ici la gloire
et les joies de la dignité maternelle. Non : les femmes, les
mères chrétiennes me comprendront, et bien qu'il y ait ici-
bas des épines entrelacées aux joyaux de cette glorieuse cou-
ronne, c'est pour cela même que la femme évangélique la
porte avec joie : elle en chérit les douleurs aussi bien que
les gloires : cette parure douloureuse lui va bien et la puri-




4 6 0 LIV. I I . — LE P È R E , LA MÈRE ET LA FAMILLE.


fie; elle sent que de là viennent les droits sacrés qu'elle pos-
sède à la vénération et àl'amourde ses enfants, aux respects
de leur père, et au secours de Dieu.


Et n'est-pas pour cela, enfin, que le Dieu du ciel et de
la terre, le Père céleste, a adressé aux fils de l'homme des
exhortations si vives, et a consacré pour eux, dans un lan-
gage si simple et si profond, si touchant et si fort, les droits
de la dignité et de la douleur maternelles.


Mon fils, honore ton père, et N'OUBLIE JAMAIS L E S GÉMISSE-
MENTS DE TA MÈRE : Honora patrem tuum et GEMITUS MATRIS
TVM NE OBLIVISCARIS *.


Écoute; ô mon fils, les paroles de ma bouche, et place-les
comme un fondement dans ton cœur : Tu environneras ta
mère de respect et d'honneur tous les jours de sa vie; car tu
ne dois jamais oublier tout ce qu'elle a souffert pour toi,
lorsqu'elle te portait dans son sein. Audi, fili mi,verba oris
mei etea in corde tuo quasi fundamentum construe : Hono-
remhabebis matri tuœ omnibus diebus vitœ ejus*; memor
enim esse debes quœ et quanta pericula passa sit propter te
in utero suo.


Et enfin : Si tu honores ta mère, c'est comme si TU AMASSAIS
DÈS TRÉSORS dans ton cœur : Et sicut qui thesaurizal, ita et
qui honorificat matrem suam *.


Et que dire encore de cette extraordinaire puissance que
Dieu a placée entre les mains des pères et des mères :


Les maisons des enfants s'élèvent par la bénédiction du
père... mais la malédiction de la mère les arrache jusqu'aux
fondements.


Benedictio patrisformat domos filiorum...maledictio ma-
tris eradicat fundamenta *.


Que dire de ces dernières paroles et de cette formidable
différence?


i . Eccli., v u , 2 9 — 2 . Tobiœ,iv, i.— S.Eccl.,m, $.— i.Eccli.,m,a.




CH. I V . — LA MÈRE. 1 6 1


1 . Prov. x x x i , 2 8 , — 2 . Prov.,xix\, 29.
É., I I .


Ah ! c'est que la mère, c'estl'amour : elle bénit, bénit tou-
jours; et puis la vie de ses enfants lui a coûté plus cher. Mais
quand cette vie, pour laquelle elle eût donné la sienne, se
retourne contre elle, quand cet amour est vaincu et vient à
maudire, c'est effroyable : il déracine, il tue : Maledictio ma-
tris eradicat.


Voilà pourquoi je disais souvent : Mes enfants, le sachant
et le voulant, ne faites pas pleurer vos mères!


Mais laissonsces tristes pensées. Grâces en soient rendues
au ciel, il se rencontre souvent ici-bas un meilleur et plus
doux spectacle; et c'est une consolation pour moi de le
mettre en finissant sous les yeux demes lecteurs : c'est celui
que nous offrent les familles chrétiennes, celui que nous
présentent les saints Livres eux-mêmes, lorsqu'ils nous mon-
trent les fils de la femme forte se lever avec transport, se
presser à l'envi autour de leur mère, admirer sa vertu, sa
sagesse, sa grandeur, et publier hautement qu'elle est bien-
heureuse! Surrexerunt ftlii ejuset beatissimam prœdicave-
runt *.


Les filles de Juda, ravies d'admiration, se levèrent aussi,
dit le Prophète, joignirent leurs louanges à celles de cette
glorieuse famille et s'écrièrent : Oui, les grâces sont trom-
peuses, la beauté est un éclat vain et fragile; mais votre sa-
gesse et vos vertus, ô heureuse mère! méritent seules une
louange immortelle.


Son époux, heureux et fier de sa noble et sainte compagne,
et partageant le respect de ses fils et de ses filles pour leur
mère; se lève à son tour, et lui, dont le cœur s'était tant de
fois reposé sur elle avec bonheur, s'écrie : Vous avez sur-
passé toutes les femmes par vos vertus 2.' Tu supergressa es
universasl


Oui ! vous étiez un trésor digne d'être recherché jusque




162 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


C H A P I T E E Y


Quelques réflexions sur les droits et les devoirs de l'autorité
paternelle et maternelle.


LA PREMIÈRE ÉDUCATION : LES PARENTS DOIVENT Y TRAVAILLER


EUX-HÈBES.


I


Ce n'est pas seulement pour donner la vie à leurs enfants
que Dieu fait entrer un père et une mère en participation de
sa puissance, de sa sagesse et de son amour : c'est aussi,
c'est surtout pour élever la vie qu'ils leur ont donnée, et


1. Reddet ei bonum, et non malum omnibus diebus vitw suœ. (Prov . ,
M M , 12. j


dans les terres les plus lointaines; car depuis que vous êtes
parmi nous, tous les jours de votre vie, vous avez faitle bien,
et jamais le mal*.


Je suis heureux d'achever ce tableau par ces paroles inspi-
rées de la sagesse divine.


Telle est donc la gloire de la dignité maternelle! telle est
la félicité pure de la famille humaine, sous les auspices et la
protection de l'autorité divine.


Tel est un père, telle est une mère : belle et sainte alliance
de la force et de la douceur, de la puissance et de la gracè, de
la sagesse et de l'amour, d'où naissent, dans une fécondité
sans tache, la vie, la sécurité, la joie, la douce paix, la noble
abondance, la pieuse harmonie des vertus au foyer domes-
tique, et enfin la grande loi du respect !




CH. V . — AUTORITÉ PATERNELLE ET MATERNELLE. 1 6 3


pour former en eux toutes les nobles facultés qui constituent
la nature et la dignité humaine.


11 faut donc le poser ici en principe : le premier droit, le
premier devoir d'un père, d'une mère, c'est d'élever selon
Dieu l'enfant qu'ils ont reçu de lui.


C'est par là que l'Éducation physique, intellectuelle et
morale est non-seulement l'œuvre humaine la plus haute qui
se puisse faire, mais la continuation de l'œuvre divine en ce
qu'elle a de plus noble et de plus grand, qui est la création
des âmes.


Dieu ne semble point avoir donné de part au père et à la
mère dans la première création de cette âme; mais dans
l'Éducation, qui en.est comme une seconde création, Dieu
leur réserve la part la plus belle : il les fait les ministres
visibles de sa Providence.


D'où l'on doit conclure que les parents sont les premiers
maîtres, les instituteurs naturels, lesinstituteurs nécessaires
et providentiels de leurs enfants.


Les parents ont, pour présider à l'Éducation de leurs en-
fants, une autorité semblable à l'autorité de Dieu même,
l'autorité de Fauteur, du créateur sur son ouvrage, c'est-à-
dire, comme nous l'avons, déjà fait remarquer, ce qu'il y a
4 e plus haut dans l'autorité divine.


€eux que je nommerai les instituteurs secondaires, les
instituteurs délégués de la jeunesse, ceux-là mêmes que la
vocation la plus généreuse et un choix honorable dévouent
à l'œuvre de l'Education, n'y ont aucun droit naturel : ils ne
peuvent être associés à l'autorité, à la sollicitude paternelle
et maternelle que par le père et la mère.


Us n'ont et ils ne peuvent évidemment avoir qu'une
autorité transmise et empruntée : empruntée de ceux à
qui elle appartient naturellement par un droit primitif, et
transmise aussi par eux. Et de là vient que nulle puissance
humaine ne peut imposer un instituteur à un enfant malgré




16i LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


son père et sa mère. 11 y aurait dans cette contrainte quelque
chose qui blesserait la nature.


Ces grands principes, j'aimais à les redire nettement aux
enfants même que j'élevais : « C'est de vos parents et de
« Dieu que j'ai reçu le droit d'élever votre enfance, leur
« disais-je ; mais ce droit, vos parents l'ont reçu immédia-
« tement de Dieu et de Dieu seul.


« Notre autorité sur vous est passagère; bientôt nous n'en
« aurons plus d'autre que celle de notre affection et de votre
« reconnaissance; l'autorité de vos parents est inaliénable.
« Nous pouvons cesser de nous dévouera votre Éducation :
« eux, jusqu'à leurs derniers jours, vous doivent leurs
« leçons, et jusqu'à la fin aussi vous devrez les écouter avec
« respect.


« En un mot, ici même, dans tout le cours de votre Édu-
« cation, vos premiers maîtres sont vos parents, et, si vous
« êtes dociles à nos enseignements, vos parents demeure-
« ront toute votre vie vos instituteurs les plus vénérés et les
« plus chers. »


J'ai toujours été si pénétré de ces principes, que je crus
devoir un jour éloigner du Petit Séminaire de Paris un jeune
homme que j'aimais, et qui m'avait toujoursaimê et respecté,
mais qui, dans une même année, avait manqué deux fois,
et gravement, de respect à sa mère. N'ayant pu le corriger,
je ne me sentis pas le droit de continuer son Éducation.


Un père et une mère sont donc les premiers et immédiats
coopérateurs de Dieu dans l'Éducation de leurs enfants. C'est
avec Dieu qu'ils s'emploient de concert à cette grande tâche ;
avec Dieu, qui leur laisse d'ailleurs toute la douceur et toute
la gloire du travail : il fait plus qu'eux; il fait presque tout,
mais il se cache. Il veut que leurs enfants leur doivent non-
seulement la vie, la santé, les biens de la fortune, mais en-
core la vertu, la sagesse, la science même de la vie et la
piété.




CH. V . — A U T O R I T É P A T E R N E L L E E T M A T E R N E L L E . 4 6 5


Car voilà les saintes richesses qu'un père et une mère
donnent à leurs fils et à leurs filles : voilà la haute et belle
œuvre que les parents sont chargés d'accomplir en ces jeunes
âmes, dans les diverses phases de leur Education, depuis
leur naissance jusqu'à leur entrée dans le monde, et jusqu'à
leur parfait affermissement dans la vertu ; mais particuliè-
rement pendant ces premières années-, où il est ordinairement
nécessaire et toujours si convenable que des enfants crois-
sent et ssèlèvent sous les yeux de leur père et de leur mère.


II


C'est donc un grand jour, dans la vie de deux époux ver-
tueux, que celui où, par la puissante bénédiction de Dieu,
ces deux êtres qui n'étaient, il y a quelques moments, qu'on
me permette ce langage, qu'un homme et une femme vul-
gaires, deviennent un père et une mère !


En ce jour, ils reçoivent leur auguste mission du ciel
même, et prennent charge d'âmes.


Mais s'ils fléchissent sous le poids des devoirs que ces
grands noms leur imposent ; si la vie mondaine, si le plaisir,
si la frivolité de leurs goûts et de leurs pensées, si la légèreté
de leur caractère, si des causes plus déplorables encore les
empêchent d'occuper dans l'Education de leurs enfants la
place qui leur convient essentiellement, alors il se rencontre
là une déchéance morale, un abaissement des plus grandes
choses, dont on ne saurait trop déplorer le désordre et le
malheur.


J'ai dit assez haut ce que je pense des droits de l'autorité
paternelle et maternelle, pour être autorisé à parler de ses
devoirs. J'en parlerai donc avec netteté, avec franchise ; et,
sans tout dire, car le sujet est immense, j'indiquerai du
moins ce qui est ici principal.


Le premier devoir d'un père et d'une mère, c'est d'étudier




1 6 6 L I V . I I . — L E P È R E , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


la grandeur même de leurs droits et de leurs obligations, et
d'y réfléchir sérieusement devant Dieu.


Leur second devoir, c'est de travailler par eux-mêmes à
l'Education de leurs enfants, surtout à l'Education première,
et de ne pas les éloigner trop tôt de la maison paternelle.


Le troisième, c'est, quand l'heure de l'Education publique
est venue, de coopérer toujours eux-mêmes et avec soin à
cette Education.


Enfin, après l'Education classique achevée, le quatrième
devoir des parents, c'est de présider à cette grande et der-
nière Education de la jeunesse qui couronne et achève tou-
tes les Educations précédentes, et fait l'entrée dans la vie :
devoir le plus sérieux peut-être et le plus difficile de tous,
dans lequel les parents ne peuvent être suppléés par per-
sonne.


Il va sans dire que je ne parle point ici des leçons de dé-
tail, et en particulier des bons exemples, des bons conseils
que les parents doivent constamment à leurs enfants. J'en ai
parlé déjà, j'en parlerai encore, mais ailleurs. En ce mo-
ment , je ne fais qu'indiquer les grands principes et les
grandes pratiques.


I I I


Et d'abord, n'est-il pas manifeste que si Dieu a voulu as-
socier le père et la mère à sa providence suprême dans
l'œuvre de la création; s'il a daigné les élever à l'autorité la
plus haute, pour travailler de concert avec lui à une œuvre
plus excellente encore, qui est l'Education des âmes, n'est-
il pas manifeste qu'honorés par Dieu lui-même d'une telle
dignité, ils doivent avoir les premiers l'intelligence des
droits qu'elle leur donne et des devoirs qu'elle leur impose ;
l'intelligence des profonds desseins de Dieu sur ces jeunes
et nobles créatures ! Autrement ils travailleraient à cette
œuvre en aveugles.




CH. V . — AUTORITÉ PATERNELLE ET MATERNELLE. 167


Mais, ils me permettront de le leur dire, pour comprendre
de telles choses,de tels devoirs, dans toute leur étendue,dans
leur sainte élévation et dans leur profondeur, la science su-
perficielle du monde ne suffit point; la joie d'être père, le
bonheur d'être mère ne suffisent même pas davantage. Il
faut une étude sérieuse, des réflexions attentives et toutes
les lumières élevées, qui ne se trouvent bien que dans la
paix d'une vie intérieure, recueillie loin de la dissipation
mondaine.


La première pensée qui doit saisir et fixer l'attention d'un
père et d'une mère, dès la naissance de leur fils, c'est la
pensée de son Education : c'est la perspective du grand de-
voir qui naît pour eux, de travailler tout d'abord à élever
cet enfant, et à former son esprit et son cœur.


Je dis tout d'abord ; car le jour même où un enfant ouvre
ses premiers regards à la vie et fait entendre ses premiers
cris, son Education commence.


L'œuvre de l'Education commence même plus tôt pour
une mère.


Avec quel respect religieux une femme chrétienne porte
en son sein, comme dans un sanctuaire béni de Dieu, la grâce
qu'elle a reçue de lui! avec quelle mystérieuse confiance en
la bonté divine, avec quelle ineffable sollicitude, elle pense
à cette jeune âme qui touche de si près à la sienne, et à ce
faible corps qui ne fait encore qu'un avec elle-même! quel
amour et quels pieux ménagements pour cette nouvelle et
seconde vie qu'elle sent en elle ! quelle gravité sainte, quelle
délicatesse, quelle réserve, quelle sagesse, quel calme de
toutes les passions, afin que la vie de cet enfant se forma
sans secousse violente dans la profonde paix d'une âme tran-
quille, afin qu'un sang doux et pur circule dans ses veines,
et qu'il soit ainsi prédisposé autant que possible à des mœurs
paisibles et vertueuses!


Fénelon était bien dans ces pensées lorsqu'il disait que les




4 68 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA. FAMILLE.


enfants maltraités dans leur plus jeune âge, et cela se peut
dire aussi du temps qui précède la naissance, deviennent
ardents et inquiets pour, toute leur vie : leur sang se brûle;
le corps encore tendre et Vâme qui n'a encore aucune pente
vers aucun objet, se plient vers le mal : il se fait en eux une
espèce de second péché originel, qui est la source de mille
désordres quand ils sont grands.


Aussi, combien de fois ne l'ai-je pas dit à des mères chré-
tiennes, dignes d'entendre ce langage : «Puisque la grande
béné'diction divine est en vous, dans ce profond mystère de
la maternité reçue de Dieu même, voyez et sentez la dignité
de votre vocation, et la grandeur même de votre puissance.
Qu'il n'y ait désormais, dans vos pensées et vos sentiments,
rien que de noble et de pur. Vous n'êtes plus seule, vous êtes
deux. Quand vous priez, quand vous communiez, priez,
communiez pour l'enfant que Dieu vous a donné : cherchez
ainsi à lui procurer déjà quelque chose de la nourriture cé-
leste. En recevant Jésus-Christ dans la sainte Eucharistie,
demandez-lui d'inspirer à ce jeune cœur qui est si près du
vôtre et du sien, les germes de la foi, de la grâce et des ver-
tus d'en haut; invoquez souvent Marie,afinque votre enfant
sente, par elle, la présence de Jésus, comme autrefois Jean-
Baptiste. Priez le divin Rédempteur de le baptiser, pour
ainsi dire, à l'avance, dans son infinie bonté, de le préparer
du moins, de le conserver par sa providence pour le saint
baptême, et de le bénir déjà comme il bénissait autrefois
les petits enfants entre les bras de leurs mères ! »


Si ces neuf mois ont de grandes fatigues, ah! qu'ils peu-
vent avoir aussi de grandes douceurs pour les mères selon
le cœur de Dieu !


Et puis, lorsque cet enfant vient au monde, lorsque,
selon la grande expression de l'Evangile, natus est homo
in mundum; au milieu des joies maternelles et pater-
nelles, c'est alors que de nouvelles et graves pensées se




CH. V . — AUTORITÉ PATERNELLE ET MATERNELLE. 1 6 9


pressent dans l'esprit, dans le cœur d'un père et d'une
mère !


« Que deviendra cet enfant? Quis pueriste erit? Le voilà
« tombé nu dans nos mains ! mais c'est une âme immortelle !
« quel'sera son avenir? nous l'ignorons; mais ce qui est sûr,
« c'est que les soins que nous prendrons de son éducation
« décideront cet avenir et sa vie tout entière !


« Ce que nous savons, c'est que nous sommes chargés de
« l'élever, chargés de former son âme!


« Rien, dans une œuvre pareille, ne peut être abandonné
« au caprice, à l'aventure, et tout désormais dans notre vie
« doit y être employé, sacrifié au besoin. Il faut que nous y
« réfléchissions chaque jour, il faut nous en occuper dès
« cette heure. »


Non : je ne sais rien de plus solennel que de telles pensées
et une telle heure dans la vie d'un père et d'une mère!


Voilà donc leur premier devoir ; telle doit être leur pre-
mière étude, et il faut qu'ils s'y appliquent tout d'abord, sans
perdre un moment; car l'Éducation est un grand art, une
science profonde et difficile; mais précisément à cause des
grandes difficultés qui s'y rencontrent, et des années qui
passent si vite, il n'y a jamais de temps àperdre. C'est d'ail-
leurs la science nécessaire dé leur état, le devoir impérieux
de leur vocation : l'ignorer serait pour eux le plus grand
des malheurs, un malheur tout à la fois irréparable et inex-
cusable; car rien n'excuse, lorsqu'on ignore ce qu'on pou-
vait et ce qu'on devait savoir.


Remarquons toutefois que l'efficacité, la puissance des
leçons d'un père, d'une mère, est très-indépendante de ce
qui se nomme la science et les lettres humaines : ils ont ici
un droit et une action d'un ordre bien supérieur.


Ce n'est pas que j'entende leur interdire, pas plus que
leur imposer l'enseignement des choses moins hautes de
l'Éducation, et les détails de l'instruction scolaire : je dois




170 LIV. II. — LE PÈRE, LA. MÈRE ET LA FAMILLE.


seulement faire remarquer que cet enseignement ne leur
appartient pas essentiellement, et qu'ils ne sont pas sur ce
point les instituteurs nécessaires. Il est en effet manifeste
qu'ils n'ont pas toujours reçu de la Providence la mission
de dispenser eux-mêmes à leurs enfants les instructions
scientifiques ou littéraires dont une tendresse éclairée peut
se plaire à enrichir leur jeune âge, à orner leur vie; mais,
ce qui est d'un prix incomparable, ils ont par instinct et par
expérience le grand savoir de l'Education, c'est-à-dire la
science de tout ce qui rend une vie honnête, réglée, ver-
tueuse; et voilà surtout ce qu'ils doivent enseigner à leurs
fils, à leurs filles.


L'usage de la vie et les progrès de l'âge, naturels et im-
menses avantages que possèdent toujours un père et une
mère sur l'enfant qu'ils ont reçu de Dieu, leur ont providen-
tiellement appris beaucoup de choses que l'enfant ne soup-
çonne même pas, et que ne sait jamais bien la jeunesse.


Jusque dans les derniers temps de cet âge vénérable où les
forces semblent défaillir, on apprend d'un père et d'une
mère les véritables maximes de la sagesse, et leurs paroles
renferment encore un sens qu'on ne trouve jamais dans les
discours des jeunes gens les mieux instruits. Et cela se con-
çoit : ils ont la sagesse du temps, et la sagesse du temps
c'est presque toujours la sagesse de Dieu.


Aussi voit-on l'enfance rendre un hommage instinctif à
ce principe, lorsqu'elle s'adresse naturellement à un père,
à une mère, pour apprendre si une chose est permise, bonne,
utile, honorable; si une autre est défendue, mauvaise ou
dangereuse.


C'est là le secret de tant de questions que l'enfant fait
comme d'instinct aux auteurs de ses jours, et qu'il adresse
rarement à d'autres qu'à eux.




CH. T. — LA PREMIÈRE ÉDUCATION.


IV


Mais ici ma pensée peut s'élever plus haut encore, et je
sens mes regards attirés vers les plus pures révélations de
la raison éclairée par la foi.


Les noms de père et de mère sont les premiers qu'un en-
fant prononce : ces noms sacrés et mystérieux sont la pre-
mière notion qu'il acquiert, les premiers mots qu'il redit
avec intelligence, avec amour, avec confiance. Car, quand
il nomme son père, quand il l'invoque, pourquoi le fait-il?
Parce qu'il a l'intelligence de cette puissance paternelle, si
secourable à ses besoins, et qui l'élève après l'avoir créé.


Quand il nomme sa mère, quand il tourne vers elle ses
regards et son cœur, il a l'intelligence de cet amour, dont
nul ne sait mieux que lui la tendresse. Que dis-je? à le voir
interroger, solliciter sa mère, on croirait qu'il a déjà le se-
cret de cette abnégation maternelle qui se compte elle-même
pour rien, et son enfant pour tout : il semble comprendre
que dans le cœur d'une mère tout est admirable, jusqu'à ses
faiblesses.


Il a donc l'intelligence, ou, si on l'aime mieux, le senti-
ment de la science de son père, de la sollicitude de sa mère,
de la sagesse et de l'expérience de tous deux.


Et de là, je le répète, tant de prières, tant de questions
qu'il leur fait, et dont les parents s'étonnent quelquefois
eux-mêmes, parce qu'ils n'ont pas toujours aussi vive et
aussi présente l'intelligence de leurs droits et de leurs de-
voirs. Dans l'enfant, c'est un instinct providentiel : il sol-
licite lui-même l'Éducation que Dieu veut qu'on lui donne.


Et qu'on ne s'y trompe pas : tout cela n'est pas de mé-
diocre importance. Ces questions innombrables, et les ré-
ponses qu'elles appellent, sont le grand apprentissage de la
vie, la science des choses elles-mêmes. Cette Éducation des




1 7 2 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


premières années, c'est l'Institution de l'humanité dans ses
prérogatives les plus hautes ; c'est l'enseignement de la
pensée et du langage.


Dès lors, l'homme s'élève, l'avenir se prépare ; et voilà
pourquoi j'insiste sur ces détails. Je ne sais rien de plus sé-
rieux et de plus grand à méditer. Oui, dans l'enfant, on peut
entrevoir déjà, et on doit travailler à former l'homme et sa
vie tout entière.


C'est pour ce motif que, sauf les exceptions indispensa-
bles, je ne veux pas que cette première Éducation se fasse
loin des regards d'un père et d'une mère ; elle est pour eux
un droit et un devoir presque incommunicables : ils doivent
personnellement s'en occuper, y veiller sérieusement eux-
mêmes le plus qu'ils pourront, et imposer enfin une loi de
sagesse et de circonspection à tous ceux qui s'approchent de
leur enfant, et ont à lui donner des leçons et des exemples.


Telle.doit être cette Éducation paternelle et maternelle :
où se forment primitivement la pensée, la raison et la pa-
role, la volonté et le caractère, le cœur et la conscience ; où
se préparent tous les éléments les plus riches de la vie in-
tellectuelle et morale.


Mais qu'on veuille bien remarquer de plus près encore
tout ce qu'il y a de merveilleux, je dirais presque de divin,
dans ce? premiers enseignements. .


Les simples et premières notions que l'enfant reçoit en
connaissant son père et sa mère, aident d'abord à dévelop-
per en lui l'idée de la nature divine elle-même, avec celles
de la puissance, de la sagesse, et de l'amour, et lui décou-
vrent par conséquent toutes les vérités naturelles et reli-
gieuses les plus élevées.


En même temps qu'il éprouve et qu'il sent ses besoins et
ses faiblesses, et que son père et sa mère viennent à son
aide, toutes les idées de l'économie et de la Providence di-
vine dans le gouvernement du monde, lui sont révélées : la




CH. V. — LA PREMIÈRE ÉDUCATION. 1 7 3


pensée d'une assistance supérieure et du secours d'en haut,
le sentiment de l'autorité et de la dépendance, l'inspiration
du respect, de l'affection et de la reconnaissance, c'est-à-
dire toutes les vertus, tous les principes sur lesquels repose
la société humaine : tous les droits, tous les devoirs, toutes
les idées généreuses, tous, les nobles sentiments se décou-
vrent à lui au foyer de la famille, auprès d'un père et d'une
mère, sous l'image, sous les traits de l'autorité paternelle et
maternelle.


Je vais plus loin : je trouve là les premières inspirations,
l'image vive, l'idée profonde de ce que devra être pour lui
la Religion elle-même, c'est-à-dire la société de l'homme
avec Dieu, la société divine.


En effet, tous les devoirs qu'il a à remplir envers son
père et sa mère, il ne le_s remplit que parce qu'ils sont au-
près de lui les représentants de Dieu : sans toujours s'en
rendre compte, il ne les invoque, il ne les respecte qu'à ce
titre; leur vraie puissance sur lui, ce n'est pas la force phy-
sique, c'est la puissance morale, c'est la puissance de Dieu
même sur l'âme, sur la conscience.


Ce droit divin, dont ses parents sont les premiers déposi-
taires, c'est ce que l'enfant comprend avant tout, en ce
monde. Dieu y a tout disposé : plus anciens que lui dans la
vie, ses parents ont à ses yeux quelque chose de la majesté
de l'Ancien des jours; ils lui semblent participer à l'éternité
et à la grandeur de Dieu.


Ils participent aussi à sa bonté ; et de là vient qu'il les
prie, qu'il les invoque; demander leur secours est le pre-
mier de ses besoins. Il les remercie de leurs bienfaits ; la
reconnaissance est le plus doux de ses devoirs. 11 imploré
aussi leur pardon, quand il a fait mal; et c'est le cri de son
cœur, comme obéir à leur volonté, c'est la loi de sa vie.


Enfin, il les respecte, il les vénère, et il va quelquefois
jusqu'à dire qu'il les adore.




174 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


La famille est tellement le sanctuaire de Dieu sur la terre,
tous les sentiments qu'elle inspire à un père, à une mère
pour un enfant, à un enfant pour son père, pour sa mère,
sont tellement religieux, viennent si bien de Dieu et s'y rap-
portent si naturellement, que quand ses parents voudront
élever son âme jusqu'à Dieu même par la Religion, il leur
suffira de lui dire : « Mon fils, adore, invoque, aime le Sei-
« gneur! nous ne sommes que son image. C'est lui qui nous
« a faits tout ce que nous sommes pour toi : c'est de lui que
« nous avons reçu tout ce que tu reçois de nous. Tu ne le
« connais pas encore : il habite le ciel; mais c'est un père,
« et il est meilleur que le tien, qui est si bon,, lui dit sa
« mère ; et il t'aime plus même que ta bonne mère, ajoute
« son père. Nous lui devons tous la vie. Il est notre père
« comme il est le tien. Tous les devoirs que tu remplis en-
« vers nous, tu dois les remplir envers lui, mais bien mieux
« encore. Tu nous respectes : tu dois l'adorer ; car sa gran-
« deur'est infinie : tu nous remercies ; mais c'est lui que tu
« dois surtout bénir, car son amour pour toi est sans bornes.
« Tu t'adresses à nous dans tes besoins; mais c'est lui sur-
« tout que tu dois prier avec ferveur : car il est tout-puis-
« sant, et il se nomme le bon Dieu.


« Enfin tu nous demandes le pardon de tes fautes : c'est
« de lui surtout que tu dois l'implorer; car il te les pardon-
« nera, si tu te repens, avec plus de bonté que ta mère elle-
« même. Ta mère ne t'oubliera jamais; mais si elle pouvait
« t'oublier un jour, lui, ton père, qui est dans le ciel, ne
« t'oublierait pas ! »


Quelle sainte autorité de telles paroles ne trouvent-elles
pas alors dans la bouche d'un père ; et sur les lèvres d'une
mère, quelle douce et ineffable persuasion, pour mettre
dans l'âme d'un enfant, avec des impressions ineffaçables,
la piété envers Dieu et l'amour de la vertu !




CH. V. — LA PREMIÈRE ÉDUCATION. I 7 S


V


Mais pour cela, il faut que les parents aiment religieuse-
ment leur enfant pour Dieu, et que ce pur et généreux amour
soit dans leur cœur la vive inspiration de leurs sentiments
et de leurs pensées: alors l'Education se fait admirablement,
et s'élève quelquefois jusqu'à l'héroïsme.


On sait jusqu'où allait le droit de la puissance paternelle
chez les Romains, et quels furent ses excès. Le père pouvait
mettre à mort son fils, l'exposer, le vendre jusqu'à trois fois,
l'enchaîner et le faire travailler avec ses esclaves.


Dans la religion chrétienne, ce droit de vie et de mort
s'est souvent admirablement exercé, non avec le glaive,
mais avec la foi, dans la profonde disposition du cœur, par
un père, par une mère dignes d'élever leurs enfants jusqu 'à
Dieu. La mère de saint Louis disait à son fils : Cher fils, je
vous aime tendrement, mais j'aimerais mieux vous voir
mort, que de vous voir commettre un seul péché mortel envers
Dieu. Grande parole ! expression sublime du plus généreux
et du plus intelligent amour ! mais cette parole, quel en est
le sens et qu'y a-t-il là, sinon l'immolation héroïque d'un fils
chéri dans le cœur d'une mère forte, plus attentive à la vie
immortelle de l'âme qu'à celle d'un corps périssable, et prête
à perdre, s'il Je fallait, le fruit de ses entrailles, pour con-
server l'enfant de Dieu?


La mère des Machabées disait aussi à ses enfants : « Le
« Créateur du monde, qui vous a formés dans mon sein, et
« qui a donné l'origine à toutes choses, vous rendra la vie
« par sa miséricorde, en récompense de ce que vous mé-
« prisez maintenant vous-mêmes votre vie pour obéir à sa
« loi .»


Et parlant au plus jeune de ses fils, elle ajoutait : « Mon
« fils, ayez pitié de moi, qui vous ai porté neuf mois dans




176 LIV. II . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« mon sein, qui vous ai nourri de mon lait pendant trois
« ans, et qui vous ai élevé jusqu'à l'âge où vous êtes. Je
« vous conjure, mon fils, de regarder le ciel et la terre, et
« toutes les choses qui y sont renfermées, et de bien corn-
et prendre que Dieu les a créées de rien, aussi bien que tous
« les hommes. Ainsi, vous ne craindrez point le bourreau;
« mais, vous rendant digne d'avoir part aux souffrances de
« vos frères, vous recevrez de bon cœur la mort, afin que je


vous revoie de nouveau avec vos frères, dans cette misé-
« ricorde que nous attendons 1. »


Tels sont les purs sentiments que la foi inspire à un père,
à une mère. Tel est le concert et l'harmonie parfaite qui doit
exister entre les deux autorités suprêmes, qui président à
l'Education des enfants dans la famille humaine, entre l'au-
torité de Dieu et l'autorité des parents. C'est alors seule-
ment que cette seconde autorité s'élève à une force, à une
noblesse divine. Rien n'y est ici-bas comparable, et de ce
concert avec Dieu, de cet accord avec le ciel, résultent dans
la famille, des harmonies ineffables, dont nul ne sait le
charme ; nul, si ce n'est un père digne d'être le représen-
tant de la puissance de Dieu, si ce n'est une mère digne d'ê-
tre l'image de sa bonté ; nul, si ce n'est encore un bon fils,
une fille vertueuse, qui, croissant sous les regards et parmi
les bénédictious paternelles et maternelles, deviennent l'a-
mour du ciel et de la terre.


Aussi, que les pères et les mères me permettent de le leur
dire : Comme ici tout doit leur inspirer courage ! c'est Dieu
lui-même qui les appelle à cette œuvre, et avec eux il y tra-


1 . Mundi Creator, qui formavit hominis nativitatem, quique omnium
invenit originem, et spiritum vobis iterum cum misericordia reddet et
vitam. sicut «une vosmetipsos despicitis propter leges ejus.


Fili mi, miserere met, quee te in utero navem mensibus portavi, et lac
triennio dedi et alui, et in œtatem istam perduxi. Peto, nate, ut aspicias
ad cœtum et terram... suscipe mortem, ut in illa miseratione cum fratri-
bus tuis te recipiam. ( I I Machab. , vu , 23, 27, 28, 29.)




CH. V . — LA PREMIÈRE ÉDUCATION. 4 7 7


vaille. Le concours qu'il leur donne est un concours tout
puissant : c'est une action intime, incessante, pleine d'a-
mour et de suavité : car il s'agit d'achever l'ouvrage de ses
mains ; il aime lui-même ce travail et s'y complaît avec eux.


Mais aussi, de la part d'un père et d'une mère, combien il
faut que le concours soit dévoué, docile, éclairé, respectueux,
confiant !


Dévoué : c'est au service du Père céleste qu'on travaille :
la négligence n'y serait-elle pas trop coupable?


Éclairé : l'Éducation est une œuvre de lumière ; il ne faut
donc pas s'y employer à l'aveugle, et sans savoir ce qu'on
fait.


Docile : c'est l'œuvre essentielle du Créateur; il faut ma-
nifestement la faire comme ilveut qu'elle soit faite.


Respectueux enfin, parce que c'est une œuvre religieuse,
et qu'on doit bien prendre garde d'y porter jamais une main
malhabile, imprudente et téméraire.


Mais par dessus tout, concours plein de confiance : asso-
cié à l'œuvre du Ciel, n'est-il pas simple d'espérer son se-
cours ?


V I


Et maintenant, j'achève cet important chapitre sur la pre-
mière Education des enfants, en insistant sur la nécessité
de ne pas finir cette première Education de trop bonne
heure; sur la nécessité de ne pas la confier à des soins mer-
cenaires, je dirai même à des soins religieux et désintéres-
sés, mais étrangers.


Que les parents me laissent encore leur dire ici toutes mes
pensées avec franchise : pour cette première culture, nul ne
saurait convenablement les remplacer. Certes, je suis par-
tisan de l'Education publique ; mais je crois qu'il y a de
grands périls à la commencer trop tôt; et je n'approuverai


É., il. 42




178 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


jamais qu'on y livre des enfants, auprès desquels nul dé-
voûment ne pourra jamais suppléer à la sollicitude pater-
nelle et maternelle.


C'est à un père, c'est à une mère qu'il appartient d'éveil-
ler dans l'âme de leur enfant les premières lueurs de l'in-
telligence et les premiers goûts de la sagesse. En même
temps qu'ils nourrissent et élèvent son corps, ils ont reçu
de Dieu d'admirables ressources pour nourrir son cœur et
élever peu à peu ses sentiments et ses pensées.


Oui, c'est aux lèvres d'une mère, qui couvrent ces fronts
purs de tendres caresses, qu'il appartient d'enseigner les
premières leçons de la piété.


C'est aux mains d'un père, qui aident ce jeune âge à for-
mer ses premiers pas, c'est àelles qu'il appartient de diriger
aussi ses premières tendances vers la vertu, de soutenir ses
premiers efforts dans la vie morale. Le premier épanouisse-
ment de ces jeunes âmes doit essentiellement se faire sous le
regard des parents et au souffle vivifiant de leur amour.
Pour ces soins délicats, un père et une mère trouvent, dans
leur cœur et dans les inspirations de leur foi, des moyens
et des secrets d'Education plus efficaces que toutes les théo-
ries pédagogiques, et qui sont le secours même de la Provi-
dence: secours dont nul autre qu'eux sur la terre n'a le don
au même degré, et auquel nul aussi n'a le même droit. Et
cela est vrai, non-seulement pour ces premières et faciles
années de l'enfance, mais aussi aux époques les plus diffi-
ciles de la jeunesse, comme je ne tarderai pas à le montrer.


Mais je le dois déclarer de nouveau : pour tout cela, il faut
entrer sérieusement dans la grande pensée des devoirs
qu'impose la haute mission reçue de Dieu ; il faut se recueil-
lir, il faut retrancher de la vie du monde tout ce qui n'est pas
obligation impérieuse, et qui nuirait à l'accomplissement de
ces grands devoirs.


Je ne prétends pas qu'un père et une mère soient tenus de




CH. V . — LA PREMIÈRE ÉDUCATION.


rompre complètement avec le monde; mais je dis qu'ils doi-
vent s'en retirer assez pour ne manquer à rien de ce que ré-
clame d'eux l'Education de leurs enfants. Ce n'est pas gra-
tuitement qu'on devient un père et une mère de famille. On
était libre auparavant: on ne l'est plus désormais.


La pauvreté, l'obligation du travail de chaque jour pour
faire vivre la famille, peuvent seules dispenser les parents
de travailler eux-mêmes à élever leurs jeunes enfants : et
encore faudrait-il alors que les crèches et les salles d'asile
fussent organisées de façon que les parents ne devinssent
pas tout à fait étrangers à l'œuvre de la première Educa-
tion : ce serait une charité cruelle que celle qui amènerait
ce résultat.


Quant aux riches, quant à ceux dont les fonctions sociales
ne réclament pas tous les soins, et qui n'ont guère à remplir
d'autres devoirs que ce qu'on appelle, avec complaisance et
dans un langage assez singulier, les devoirs du monde, je
n'hésite pas à leur redire qu'ils doivent avant tout se consa-
crer, se sacrifier, s'il le faut, à l'accomplissement de ces im-
périeux devoirs de la tâche paternelle et maternelle.


Ce père et cette mère sont peut-être très-jeunes encore ;
ils ont vingt ans, vingt-cinq ans ; n'importe: ils sont riches,
brillants, recherchés ; le monde les appelle ; n'importe aussi :
ils ne sont plus libres de répondre à la voix du monde, ou
du moins, ils ne peuvent plus rien lui donner du temps et
des soins que réclament leurs enfants. C'est uniquement à
ce prix que la protection divine reposera sur eux, que leur
toit sera béni, et qu'ils recueilleront les consolations réser-
vées par le ciel à un père, à une mère, dévoués à l'œuvre la
plus belle et la plus sainte.


Mais, si le monde et la dissipation l'emportent, si ce père
et cette mère abdiquent leur sainte mission ; si cette Educa-
tion est livrée à des mains mercenaires : j usqu'à huit ou dix
ans, à une nourrice, à une bonne, à des valets; puis de dix à




4 8 0 LIV. II . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


vingt ans, exclusivement à des maîtres étrangers ; si ces en-
fants, éloignés brusquement du foyer domestique, se sentent
privés, avant le temps, des regards et de la sollicitude pa-
ternelle et maternelle, quel trouble dans ces jeunes âmes,
et quel vide dans cette maison !


Le monde, le tumulte des divertissements et des fêtes, la
troupe des plaisirs, la foule empressée, l'agitation des pas
joyeux, remplacent mal, pour un père et pour une mère, les
enfants absents, leurs jeux, leurs voix, leurs cris innocents,
leurs caresses manquent bien là, ne fût-ce que le matin et le
soir; et pour moi, ô parents légers, plus je vois dans vos
maisons la foule et les bruits de la dissipation mondaine,
plus je me sens porté à redire : Quel vide, quel désert dans
cette demeure 1 quelle tristesse, quel silence des esprits et
des cœurs 1


« Où est votre frère? qu'est-il devenu? c'est la grave et
terrible question queleSeigneur adressait jadis àun homme
dont je ne veux pas rappeler le nom maudit. Dieu ne pour-
rait-il pas adresser à bien des parents frivoles une semblable
question et plus terrible encore : « Où sont vos enfants? que
deviennent-ils, pendant que vous dansez? » Qui oserait ré-
pondre : « Suis-je donc le gardien de mes enfants? » — Mais
si vous Têtes, pourquoi ne les gardez-vous pas, surtout dans
ce jeune âge où nul ne peut vous remplacer auprès d'eux ?


Sans doute, l'enfant absent, il peut y avoir encore là un
père et une mère; mais la famille n'y est plus. Et quel mal-
heur n'est-ce pas pour tous que la défaillance et le brise-
ment d e tels liens ! quel malheur pour les parents 1 quel
malheur aussi pour l'enfant ! ce qu'il y a de plus doux et de
plus sacré dans un intérieur a disparu.


Qui n'a souvent déploré le sort des enfants trouvés? La
charité seule les recueille et les élève : il n'y a ici-bas ni fa-
mille pour l'enfant, ni famille pour le père et la mère : mais,
chose admirable la Religion donne à ces pauvres enfants




CH. V. — LA PREMIÈRE ÉDUCATION. 181


une famille surnaturelle. La Sœur de Saint-Vincent de Paul,
devenue mère sans cesser d'être vierge, les réchauffe contre
son cœur : plus tard, les bons Frères de la Doctrine chré-
tienne, quelques prêtres zélés leur prodiguent leurs soins.
La Religion envoie vers eux ces êtres inconnus, ces mysté-
rieux amis, que la charité transfigure à leurs yeux, et aux-
quels ils disent avec une confiance indéfinissable : Mon père,
ma mère, mon frère, ma sœur.


Les enfants riches n'ont pas toujours le même bonheur.
Après avoir sucé, comme l'entant trouvé, le lait d'une femme
étrangère, ils sont souvent abandonnés, chez leurs parents,
à des domestiques qui les dépravent. Hélas! combien de fois
n'ai-je pas eu à le déplorer, et même dans des familles chré-
tiennes! Ah! si les parents savaient tout, ou si je pouvais
leur dire tout ce que je saisi...


Ou bien ces malheureux enfants sont éloignés avant le
temps de la maison paternelle, et ne trouvent souvent pour
remplacer un père, une mère, que des indifférents ou des
mercenaires, des regards durs, des cœurs de glace et des
mains de fer.


Je ne connais guère de plus grande tristesse, et je l'avoue-
rai même, il m'est arrivé plus d'une fois, dans ma vie, d'é-
prouver involontairement une étrange amertume, lorsque je
retournais dans des maisons, dans des familles chrétiennes
dont les parents m'avaient confié leurs enfants : oui, quoique
ces chers enfants fussent chez moi, et reçussent mes soins
les plus dévoués, s'ils avaient été éloignés du toit paternel
plus tôt qu'il ne convenait, en entrant dans la maison dé-
serte où ils eussent dû être encore, je regrettais de ne plus
les y voir, surtout s'il ne restait là ni jeunes frères, ni jeunes
sœurs : la solitude de ces pauvres parents m'attristait, et
j'aurais voulu leur rendre leurs enfants.




4 8 2 U V . II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


C H A P I T R E VI


Droits M devoirs de l'autorità paternelle
et maternelle.


L'ÉDUCATION SECONDAIRE E T PUBLIQUE : LES PARENTS BOIVENT TOUJOURS


Y PRÉSIDER.


Un homme qui s'est beaucoup occupé d'Éducation, et dont
je respecte assurément les lumières et la ferme conscience,
effrayé de toutes les faiblesses, de toutes les aberrations d e
l'autorité paternelle, a écrit qu'un père semblait avoir une
inaptitude morale pour élever ses enfants.


Sans doute cette inaptitude peut se rencontrer en quelques
cas particuliers ; mais elle n'est certes pas dans la nature.


C'est précisément l'aptitude morale qu'un père et une
mère ont reçue de Dieu pour l'Education de leurs enfants :
ils l'exercent merveilleusement, et je dirai même qu'ils en
sont presque seuls capables, dans l'Education première,
nous venons de le voir : et aussi dans la dernière : j e le mon-
trerai bientôt.


J'ajoute ici que dans la seconde Éducation, dans celle
même qui se fait ordinairement hors de la maison pater-
nelle, ils doivent conserver de leur autorité l'exercice le plus
ferme, le plus élevé, le plus persévérant. En un mot, repré-
sentants naturels de Dieu, l'Éducation ne doit jamais se faire
sans leur concours ; ils doivent y conserver toujours une
action supérieure : c'est leur droit imprescriptible; nul ne
peut les en dépouiller : c'est leur inviolable devoir; rien ne




CH. VI . — L'ÉDUCATION SECONDAIRE. 4 8 3


les en dispensera jamais. La meilleure éducation sera tou-
jours profondément défectueuse par quelque endroit, si elle
se fait sans la légitime et nécessaire influence des parents.
C'est ce que l'expérience m'a souvent révélé.


Je le sais et je l'ai dit : s'ils ont une famille nombreuse, si
le père doit travailler pour la faire vivre, ou s'il remplit de
grandes fonctions publiques; s'ils ignorent les sciences, les
arts, les lettres; ou si, comme il arrive presque toujours, ils
ne les savent plus assez pour les enseigner, il est évident
qu'ils ne peuvent être alors les professeurs de leurs enfants,
et ils doivent s'associer, pour la grande œuvre qui leur est
imposée, des hommes dignes de leur confiance.


Mais, quelle que soit la condition d'un père, quels que
soient ses devoirs envers la société, le premier de tous ses
devoirs, et sa fonction la plus importante, sera de veiller
toujours à une Éducation, dont l'autorité repose essentielle-
ment sur lui. En un mot, le père ne doit jamais être effacé
ou absorbé par le magistrat, par l'homme public.


Ce serait en effet une étrange erreur de croire qu'il suffit
aux parents d'avoir employé tous leurs soins, et fait même
les plus grands sacrifices pour le choix des instituteurs
qu'ils veulent associer à leur tâche ; il ne leur suffit même
pas d'avoir choisi la maison la plus digne de leur confiance
pour l'Éducation de leurs enfants : ils ne doivent jamais ces-
ser de s'en occuper; il faut qu'ils voient fréquemment et
leurs enfants et leurs maîtres; il faut qu'ils donnent à ceux-
ci tous les renseignements possibles sur le caractère, l'intel-
ligence, les inclinations, les défauts et les qualités de ces en-
fants; il faut qu'ils s'informent constammen t de leur condui te,
de leur bon ou mauvais esprit, de leurs efforts, de leurs suc-
cès, de leurs fautes; il faut qu'ils prennent, avec le supé-
rieur d'une maison, des mesures efficaces pour corriger le
mal, encourager le bien : il faut enfin qu'ils appuient son
action de toute leur autorité, et qu'ils agissent en tout de




184 L I V . H . — L E P È R B , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


concert avec lui, pour les châtiments ou les récompenses,
pour les louanges ou les reproches nécessaires.


En un mot, c'est un zèle, c'est une sollicitude, c'est une
coopération, et comme une présidence constante que je
demande d'eux.


Je demande beaucoup peut-être ; mais je ne demande pas
trop. Voici ce que Plutarque disait : « Je ne puis m'empêcher
« de blâmer ces parents qui, après avoir confié leurs enfants
« à des instituteurs, croient que tout est fait pour eux, et ne
« s'en occupent plus. Ils manquent par là à un devoir essen-
« tiel. Ne devraient-ils pas juger par eux-mêmes des progrès
« de leurs enfants, assister quelquefois aux leçons qu'on
« leur donne, et ne pas s'en reposer entièrement sur des
« hommes souvent conduits par un esprit mercenaire ? Les
« instituteurs seraient plus vigilants et plus attentifs, s'ils
« avaient de temps en temps, avec un père, avec une mère
« des relations dont le simple bon sens fait sentir la conve-
« nance et la nécessité. »


Il est curieux de recueillir sur un tel sujet les enseigne-
ments de la sagesse antique : le fait est qu'au milieu même
des ténèbres du paganisme, les hommes engagés dans les
plus grandes affaires ont pensé que nulle charge publique
ne saurait jamais soustraire un père aux devoirs sacrés de
l'autorité paternelle.


« Non, disait l'un d'eux, je ne veux pas que mon fils soit
redevable à un autre qu'à moi du plus grand des bienfaits. »


Et Horace lui-même nous raconte les sollicitudes de sou
père aux jours de sa première Education ' .


1. Atqui si vitiis mediocribus ac rnea paucis,
Mendosa est natura, alioquin recta...
Causa fuit pater his...
Ipse mihi custos incorruptissimus omnes
Circum dociores aderat. Quid multa ? pudicum,
Quiprimus virtutis honos, servamt ab omni,
Non solum facto, verum opprobrio quoque turpi. ( H O R A T .




CH. VI. — L'ÉDUCATION SECONDAIRE. 185


Grâce à Dieu, nous ne sommes pas réduits à ne pouvoir
invoquer ici que des modèles païens ; et sans parler de tant
d'illustres exemples dont l'histoire des mœurs chrétiennes
et des grandes familles françaises nous a conservé le reli-
gieux souvenir, combien la simple expérience démon dévoû-
ment au ministère de l'Éducation ne me permettrait-elle pas
d'en citer ! combien de pères de famille, combien d'hommes
honorables j'ai vus, admirablement occupés de l'Éducation
de leurs enfants, de leur piété, de leurs études, de tous leurs
progrès! quel puissant concours aussi n'ai-je pas trouvé
souvent dans la sagesse, dans l'amour, et dans les saintes
industries de la sollicitude maternelle 1


Il est vrai, et je le dois ajouter : c'était une chose avant
tout bien convenue avec ceux qui m'honoraient de leur con-
fiance, que je ne me chargeais jamais de l'Education d'un
enfant, qu'à la condition expresse de trouver chez ses parents
un concours effectif, zélé, persévérant, toujours prêt à me
seconder et à répondre à mes appels.


Tout cela, je le sais, n'est peut-être pas toujours dans la
pensée des instituteurs ; et certainement cela est bien loin
des vues d'une multitude de parents qui ne mettent, comme
ils disent, leurs enfants en pension, que pour s'en débarras-
ser, et ne veulent presque plus entendre parler de leur Edu-
cation.


Eh bien! qu'ils me permettent de le leur déclarer ici :
l'Education publique est, selon moi, la meilleure à un certain
âge ; mais toute Education publique où l'on jette un enfant
pour s'en débarrasser, ne fera jamais qu'une œuvre détes-
table. Tout enfant dont les parents se débarrassent, en le
mettant en pension, ne tardera pas à se débarrasser lui-
même de ses parents, et bientôt aussi de ses maîtres. En un
mot, toute Education àlaquelle des parents refusent de s'as-
socier, non-seulement pour les études, le travail, les succès
classiques, mais aussi pour la piété, la discipline, le bon




1 8 6 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


esprit des enfants et des maîtres, sera une déplorable Edu-
cation.


Pour tout cela, il faut nécessairement qu'un père, qu'une
mère aient une préoccupation, une vigilance constante : je
répète : un père, une mère ; car ici encore il faut que ce soit
le père comme la mère, la mère comme le père. L'un ne peut
jamais manquer à l'autre ; et ni l'un ni l'autre ne peuvent
manquer à l'instituteur, sans que l'Education souffre profon-
dément et soit presque impossible.


Mais comme en pareille matière les généralités ne suffi-
sent pas, j'entrerai ici dans le détail, et j'indiquerai simple-
ment quelques-uns des devoirs les plus pratiques et les plus
importants.


On le comprend d'abord : lorsque je demande que les
parents président toujours à l'Education de leurs enfants, je
ne prétends pas qu'ils viennent et soient à toute heure dans
un collège, dans un petit séminaire; ce que je demande, le
voici :


4° Qu'ils président aux. notes de chaque semaine : en ce
sens qu'ils soient si fidèles à demander ces notes, dès le sa-
medi soir, puis à écrire le dimanche même à l'enfant leurs
louanges ou leurs reproches ; que, quand on lit les notes,
chaque samedi, publiquement, l'enfant sente là son père et
sa mère comme présents ; et que jamais il n'achève sa se-
maine et n'en commence une autre, sans que la grande au-
torité paternelle intervienne pour le soutenir, l'encourager,
le fortifier.


2 ° Faire écrire par l'enfant lui-même ses notes et ses pla-
ces à ses parents est un excellent moyen : quand la semaine
n'a pas été bonne, c'est lui faire écrire sa propre condamna-
tion, et par conséquent son repentir, ses promesses, ses nou-
velles résolutions. Et quand sa place et ses notes sont bon-
nes, on conçoit avec quel cœur il écrit, avec quelle joie
il sent qu'il va faire le bonheur de ses parents, avec




CH. VI. — L'ÉDUCATION SECONDAIRE. i 87


quelle vive et douce impatience il attend leur réponse.
Au Petit Séminaire de Paris, je mettais un tel prix à tout


ceci, que j'étais charmé, quand des parents me demandaient
l'autorisation d'assister en personne, le samedi, à la lecture
des notes.


3° Je voudrais même que les parents demandassent
chaque semaine à voir la copie de composition de leur
enfant, ou même quelquefois toutes ses copies de la se-
maine.


4° Je voudrais encore qu'ils demandassent à voir les
cahiers d'honneur de la classe, lorsque leurs enfants ont été
jugés dignes d'y inscrire quelque bon devoir, et leur en
fissent un compliment affectueux. Sans doute je ne voudrais
pas que des parents vinssent assister à la classe : ce serait
une distraction pour tout le monde et une perte de temps ;
mais je voudrais qu'ils vinssent assister aux examens pu-
blics, tous les trois mois; et particulièrement à l'examen de
leur fils, et qu'ils fussent ainsi témoins de ses succès ou de
ses revers, de la gloire de son travail ou des ignominies
publiques de sa paresse.


Et de cette façon, ils verraient aussi de près le zèle des
maîtres, leur mérite ou leur incapacité, la marche générale
des études dans toute une maison, l'ordre, la discipline,
l'esprit public et tout ce qui fait une Education supérieure
ou médiocre, faible ou forte, bonne ou mauvaise.


L'époque des examens est d'ailleurs celle où les parents
reçoivent les bulletins trimestriels ; et par conséquent, c'est
un des moments les plus solennels de l'année; le moment
des grandes exhortations, des grands encouragements ou
des grands reproches.


Non: il ne faut pas se débarrasser de l'enfant par l'Edu-
cation publique: il faut au contraire s'associer intimement,
constamment à cette grande action de l'Education publique,
et alors on obtient des résultats admirables, non-seulement




4 8 8 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


pour les études, mais aussi pour la piété ; et sur ce point je
demanderai encore davantage aux parents.


5* Au livre premier de ce volume, j'ai montré que les
maîtres avaient à remplir le grand devoir de la prière ; à
plus forte raison, un père et une mère!


Oui: ils doivent prier Dieu pour leurs enfants, tous les
jours, et le plus souvent ensemble;


Ils doivent prier pour les maîtres chargés de l'Education
de ces enfants, et associés aux sollicitudes de leur autorité ;


Ils doivent prier et faire prier. J'étonne peut-être ici plus
d'un père, et peut-être même plus d'une mère, et cependant
ce que je demande là est bien simple : l'Education est une
œuvre si difficile, qu'il y faut constamment le secours de
Dieu ; et qui le demandera, ce secours, si ce n'est un père,
si ce n'est une mère ?


Au Petit Séminaire de Paris, tous nous priions chaque jour
pour nos enfants ; et de plus, chaque semaine, l'un de nous
était spécialement chargé de prier pour toute la maison.


Des maîtres qui ne prient pas pour les enfants qu'ils élè-
vent, sont incapables de les élever comme il faut. Encore un
coup, si on peut dire cela des maîtres, que ne doit-on pas
dire des parents !


6 ° Mais il ne suffit pas de prier pour ses enfants ; il faut
savoir s'ils prient eux-mêmes, s'ils sont pieux, s'ils ont la
crainte de Dieu, s'ils remplissent leurs devoirs de religion
avec ferveur. Il faut venir quelquefois, les jours des grandes
fêtes, prier avec e,ux, communier même avec eux, un jour
de première communion, par exemple, une fête de Noël ;
avec eux assister aux saints et beaux offices de ces jours-là.
En un mot, il faut que les enfants sentent que leurs parents
leur sont toujours unis, les suivent de cœur dans toutes
leurs plus saintes et plus heureuses journées, et ne demeu-
rent jamais étrangers à aucun des grands exercices de leur
vie religieuse et littéraire.




CH. vr. — L'ÉDUCATION SECONDAIRE. 189


7° Mais pour cela, on le voit, il faut que les parents s'iden-
tifient avec un système d'Education, avec la règle même
d'une maison.


Je voudrais toujours les voir concourir à l'observation de
la règle, en professer hautement le respect et la respecter
eux-mêmes inviolablement. Ainsi, ne jamais demander
d'exception au règlement sans une grave raison; ne jamais
venir voir l'enfant ni à un autre jour, ni à une autre heure
qu'au jour et à l'heure déterminés ; ne jamais le retenir, ni
un jour de sortie, ni un jour de parloir, ni le dernier jour
des vacances, au delà du temps fixé. Tout cela est de grande
conséquence.


Retenir, sans très-sérieux motif, un enfant, un jour, deux
jours, trois jours après la rentrée, peut troubler tout dans
cette âme pour l'année tout entière.


Il n'y a rien là d'exagéré : je n'ai presque jamais vu qu'il
en fût autrement.


Garder cinq minutes un enfant au parloir, après que la
cloche a sonné, perd le reste de la journée, et peut perdre
toute la semaine.


Et cela se conçoit.
Il faut bien entendre que toutes ces âmes d'enfants sont


toujours à la quête d'un moment de faiblesse chez l'un ou
chez l'autre, et à toute heure n'attendent que la connivence
de leurs parents ou de leurs maîtres pour violer la règle; et
déréglés une fois, on ne saurait mieux le comparer qu'à une
pendule détraquée: les remonter, les ramener à l'ordre, les
remettre à l'heure, sil 'onme passe lemot, devient une chose
très-difficile.


8° Il est inutile d'insister davantage sur l'autorité que
gagne la règle, quand les enfants voient leurs parents, en
ce qui les concerne eux-mêmes, plier sous elle, et sur ce
qu'elle perd, au contraire, quand ils la voient méprisée ou
seulement traitée sans assez de considération.




190 L I V . I I . — LE P È R E , L A M È R E E T LA F A M I L L E .


C'est pour tous ces graves motifs, qu'il est absolument
nécessaire que les parents se mettent en relation, en corres-
pondance constante avec la maison où leurs enfanl9 sont
placés.


Il faut que le père et la mère écrivent fréquemment à leur
fils, chaque semaine au moins une fois, comme je l'ai dit, à
l'occasion des notes, non pour lui parler le langage de la
mollesse et de l'indifférence au bien, mais pour l'exhorter
au travail, à la piété, à l'observation des règlements ; pour
l'encourager paternellement, l'interroger, le reprendre, le
réprimander au besoin.


Il faut que l'enfant écrive lui-même souvent à ses parents :
tous les dimanches au moins : la règle lui en doit laisser le
temps ; et dans ces lettres, il faut qu'il rende compte de sa
semaine, de ce qu'elle a été pour Dieu, pour lui-même et
pour ses maîtres.


Ces lettres fourniront la matière de celles que les parents
lui écriront à leur tour ; rien de plus utile que de semblables
réponses.


9° Ce n'est pas tout : il faut que les parents se mettent en
correspondance avec les maîtres, avec le supérieur de la
maison, et aussi avec le professeur de l'enfant, et avec Je
président de son élude.


Toutcela est bon, est nécessaire, non-seulement par lettres,
mais autrement aussi; il faut venir voir et visiter cet enfant,
voir, visiter et entretenir ses maîtres.


Les entretiens avec un père, avec une mère, sont de la
plus haute importance pour nous.


4 0° On a pu dire quelquefois, et non sans raison, que le
parloir et les sorties étaient la ruine de l'Education : eh
bien ! moi, quand les parents sont ce qu'ils doivent être et
respectent la règle, je ne redoute guère ni les sorties, ni le
parloir. J'étonnerai peut-être en disant qu'au lieu de les
redouter; quelquefois je les invoquais. Combien de fois ne




CH. VII. — DES SORTIES. 494


m'est-il pas arrivé d'attendre avec impatience le jour de la
sortie d'un enfant, pour le recommander à la sagesse la plus
tendre, la plus éclairée et la plus ferme de ses parents : je
les priais de venir le chercher eux-mêmes; je les voyais
devant l'enfant, je leur disais tout; j'encourageais, du reste,
l'enfant à être franc, sincère, à se mettre à l'aise et au large
avec ses parents, et à me revenir content, résolu à bien
faire; et je l'assurais qu'à dater de ce jour, j'oublierais tout
le passé.


Je tenais même tellement à ce que les enfants vissent leurs
parents, et reçussent leurs bons conseils, que je ne me sou-
viens guère, pendant dix ans, d'avoir privé un enfant de
sortie. Je les renvoyais de la maison, mais je ne les privais
jamais de voir leur père et leur mère.


Je touche ici à un point délicat, les sorties, les relations
extérieures des enfants avec leur famille : je suis bien aise
d'en parler avec quelque détail.


C H A P I T R E V U


Des sorties et des relations extérieures des enfants avec
leurs parents.


Les sorties ne doivent jamais être considérées comme
une délivrance ; il y a plus : je ne voudrais pas qu'on les
présentât aux enfants comme une récompense ni commeune
faveur.


L'idée contraire à la mienne est universellement répan-
due, je le sais; mais je ne la crois pasexacte, et, sans rien
condamnersur ce point, j'exposerai simplement mes raisons :


Je ne parle ici que d'une maison d'Education chrétienne.




192 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Une telle maison est comme une seconde famille, il est
vrai; mais elle ne doit pas faire oublier la première.


Les sorties régulières, une fois chaque mois, sont donc
une chose simple et nécessaire, une chose heureuse et
agréable sans doute, mais aussi un devoir, et non pas un
acte de complaisance ou de faiblesse : devoir de piété filiale,
devoir tout à la fois et un bonheur légitime ; ce ne peut jamais
être ni une délivrance, ni une faveur.


Pour moi, je ne me suis jamais senti le droitdefaire de la
sortie d'un enfant une faveur pour ses parents ou pour l'en-
fant lui-même ; et d'autre part, je n'ai jamais reconnu à
personne le droit de m'humilier à ce point, qu'une sortie de
la maison où je présidais comme un père pût être regardée
comme une délivrance.


Il est bon, naturel, très-désirable, et même absolument
nécessaire, que les enfants conservent l'esprit de famille ; et
pour cela, voient leurs parents, en reçoivent le plus souvent
possible de bons conseils, de bons exemples ; retrempent
leur âme, leur bonne volonté, leur courage au foyer pater-
nel, sur le cœur de leur mère, dans les sages et doux entre-
tiens d'un père; retrouvent leurs frères, leurs sœurs, leurs
grands parents, je le dirai même, leurs vieilles bonnes, leurs
nourrices, s'il y a encore des maisons où une nourrice soit
aimée, honorée comme elle doit l'être.


C'est pour entretenir et conserver ce bon esprit de famille,
qu'au chapitre précédent j'ai demandé que les parents vien-
nent voir leurs enfants aux jours déterminés par la règle, ou
leur écrivent toutes les semaines; que les enfants, toutes les
semaines aussi, écrivent à leurs parents leurs places, leurs
notes, leurs succès, leurs revers, leurs joies, leurs peines : et
c'est dans le même sentiment que je veux aussi, qu'une fois
le mois, autant que possible1, dans des conversations beau-


1. Voilà pourquoi j 'ai toujours conseillé aux parents,—k mérite égal,—
de choisir de préférence, pour faire élever leurs enfants, surtout pendan




C H . V I I . — D E S S O R T I E S . 193


coup plus prolongées, pendant une journée à peu près en-
tière, parents et enfants se retrouvent avec bonheur : et ce
bonheur est tellement sacré à mes yeux, que, je le répète,
je ne me souviens guère d'avoir jamais consenti à en priver
un enfant.


Voilà sous quels aspects la sortie doit être considérée.
Mais en faire une délivrance et toute la joie d'un malheu-


reux enfant qui échappe à sa captivité, ou bien la convertir
par punition en une retenue, c'est-à-dire transformer une
maison d'Education en une prison, voilà ce que je n'ai ja-
mais accepté pour ma part.


Il m'est arrivé quelquefois d'attendre avec patience, pen-
dant deux ou trois mois, qu'un enfant s'accoutumât à nous,
nous vît de près, nous connût, nous aimât, et par-dessus
tout comprît bien que je ne le retenais pas malgré lui.


Mais si, au bout de ce temps, il ne sentait pas que j'étais
pour lui un second père, et le petit séminaire une famille, je
ne le gardais point.


Et à aucun prix, sous aucun prétexte, quelques prières
que me fissent à cet égard les parents eux-mêmes, je ne con-
sentais à ce que des retenues, qui privent un enfant de voir
ses parents quand il en a le plus grand besoin, fussent un
moyen d'Éducation : mes collaborateurs et moi, nous au-
rions trop craint de paraître aux yeux de ces pauvres enfants
comme des geôliers ou des tyrans, auxquels on échappe du
moins, si on le peut,un jour par mois.


Lorsqu'un enfant se conduit mal ,—si on n'en désespère
pas d'ailleurs, —c'est une raison de. plus pour l'envoyer


les premières années, une maison d'Éducation qui ne soit pas trop éloi-
gnée du lieu de leur domici le .— L'essentiel, je le sais, est de choisir une
maison d'Éducation excellente, et malheureusement, je le sais aussi, on
ne trouve pas toujours de tels établissements k sa porte.— Je reconnais,
de plus, qu'il y a des natures d'enfants, et aussi quelquefois des c i rcon-
stances de famille, à raison desquelles l'Éducation à une certaine distance
est préférable.


É . , I I . 13




194 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


dans sa famille, recevoir les .conseils dont il a besoin; et, je
l'ajoute, si ses parents ne lui donnent pas de tels conseils,
ou s'il n'en profite point, on ne doit pas le garder.


Pour moi, il m'est arrivé de faire sortir tous les huit jours
un enfant dont j'étais mécontent, jusqu'à ce qu'il se fût cor-
rigé : — ou bien, je le faisais sortir définitivement.


Mais, en aucun cas, je ne pouvais admettre que le retour
ou le séjour dans le petit séminaire pût paraître un malheur
et un désespoir. Je n'ai jamais eu assez de vertu pour cela ;
comme aussi, je le répète, en mon âme et conscience, je n'ai
jamais pensé qu'un instituteur eût le droit d'enleveràun en-
fant le bonheur de revoir ses parents, ni pût faire de ce bon-
heur une grâce \


Plus je réfléchis, plus je repasse mes souvenirs, plus je
vais au fond des idées et des choses fondamentales.de la
grande œuvre qui se fait dans l'Éducation, plus j'étudie les
grands principes d'autorité et de respect qui dominent tout
ici, —plus je m'affermis dans ma conviction.


Je ne voudrais point paraître trop absolu, ni blâmer des
choses qui peuvent se pratiquer ailleurs et même dans des
maisons excellentes -, mais on me permettra, dans cette
grande étude que je fais des meilleurs moyens d'Éducation,
de dire mes observations et mes expériences, et d'inviter


l . Pour ce3 mêmes motifs, je ne puis guère goûter qu'on accorde cm pre-
mier, au second, ce qu'on appelle des sorties de faveur :


1° C'est donner aux sorties un caractère qu'elles ne doivent point avoir;
2° C'est enlever leur honneur et tout leur charme à des divertissements


intérieurs, où il ne reste plus que ceux qui ne peuvent pas sortir. Je défie
qu'on ne prenne pas à dégoût les plus belles promenades et la plus agréable
maison de campagne, si les premiers et les seconds n'y vont jamais;
: 3" C'est troubler ainsi la simplicité et le bonheur du séjour dans la mai-
son, et mettre constamment la joie ailleurs;


4° C'est d'ailleurs exciter l 'envie, bien plus que le zèle de ceux qui ne
sortent pas , et qui voient sortir les autres;


5° C'est enfin tourner trop souvent tous les regards vers un horizon qui
a des côtés périlleux.




CH. VII. — DES SORTIES. 195


simplement les instituteurs et les parents à vouloir bien y
réfléchir avec moi.


J'ajouterai ici quelques recommandations importantes :
Les bonnes sorties ne se font que chez les parents.—Je ne


dis pas: chez les bons parents; je dois les supposer tous
bons.


Je dis : chez les parents, c'est-à-dire chez le père et la
mère. — Les oncles et tantes, grand-père même et grand'-
mère, sont loin d'offrir, au même degré, les mêmes avanta-
ges, et de pouvoir prévenir aussi bien les inconvénients et
les dangers possibles des sorties.


Mais, me dira-t-on peut-être, il y a donc quelquefois des
inconvénients dans ces sorties auxquelles vous paraissez
cependant si favorable? Eh! sans doute; qui ne le sait? qui
ne l'a dit? Quand il n'y aurait, pour des enfants, qu'une
journée entière tout à fait en dehors de la règle accoutumée
et sans aucun travail, ce serait un danger. Mais voilà préci-
sément aussi pourquoi il faut que les sorties soient sage-
ment ordonnées.


Je dis : chez les parents ; et non chez les correspondants :
en effet, tous les grands avantages des sorties sont perdus
chez les correspondants, et tous les dangers s'y rencontrent.


Les meilleurs amis, les plus vertueux, les plus chrétiens,
sont incapables de remplacer un père et une mère un jour
de sortie. L'autorité et presque tous les sentiments qu'elle
inspire leur manquent; et par là même, le but est manqué :
ce n'est plus l'esprit de famille et les conseils, les bontés
paternelles qu'on va chercher : on sort pour sortir : juste ce
qu'il ne faut pas.


Je dirai plus : en un pareil jour, il faut que le père et la
mère elle-même comprennent toute la gravité, en même
temps qu'ils sentent toute la douceur des devoirs qu'ils ont
à remplir.




496 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Il ne faut pas que les enfants viennent chez leurs parents
pour se replonger dans la mollesse des regrets et des gâte-
ries maternelles, ou bien dans le luxe et dans les vanités
d'une maison opulente.


Il ne faut pas que l'austérité, le régime sain, mais sobre,
du collège, puissent être tristement comparés aux délices et
aux frivolités mondaines.


Sans doute il est naturel que les parents leur fassent un
petit festin, mais il n'y faut pas d'excès.


Il ne faut pas que les domestiques, les anciennes bonnes,
ni même les plus respectables nourrices, reçoivent les con-
fidences des enfants, et leur offrent en échange les compas-
sions et les conseils que chacun sait.


11 ne faut pas, en un mot, que tout dans la maison pater-
nelle tende à rendre le collège odieux, et le séjour qu'on y
fait un sacrifice héroïque.


Les parents doivent bien se défier d'eux-mêmes ici, et de
leur faiblesse naturelle, surtout les mères.


J'ai vu souvent des mères dont le cœur éprouvait un sin-
gulier embarras, et qui se trouvaient comme partagées entre
deux sentiments contraires, soit en mettant leur fils au col-
lège, soit en l'y ramenant après une première sortie.


D'une part, ces pauvres mères désirent que ce cher enfant
n'y soit pas trop malheureux, ne pleure pas trop, s'y plaise
même un peu, si c'est possible; et d'autre part, elles éprou-
vent une secrète peine si l'enfant s'y accoutume, s'y plaît
trop vite, ne verse pas une larme en leur disant adieu le
jour d'une sortie, semble ne pas assez regretter la maison
paternelle, et paraît même préférer les jeux, les camarades
et le régime du collège: «Comment, mon ange, tune pleures
pas, même en me quittant!...» J'ai entendu cela. Et on con-
çoit ce que devient la semaine et le travail du pauvre écolier,
après de telles observations. 11 faut qu'il ait bien envie de
rester au collège ou au petit séminaire, pour ne pas com-




C H . VII. — D E S SORTIES. 197


prendre que, quand il voudra tout laisser là, il a trouvé d'a-
vance dans sa mère un puissant allié de sa cause.


De là, toutes les fois que ces tendres mères viennent voir
leur enfant, ces gâteries furtives, ces friandises contre la
règle et contre toute raison, qu'elles leur apportent et leur
donnent en cachette : de là ces tristes débris qu'on trouve
aux parloirs, après les visites des parents, et dans les poches
des enfants le lendemain des sorties.


Eh! mon Dieu! je ne voudrais pas être trop sévère sur tout
cela ; . . . . je comprends toutes ces faiblesses, il faut savoir y
compatir, et j 'y compatis.


Je sens qu'il faut faire la part de chaque chose, et qu'il est
dur pour une pauvre mère, après avoir consacré dix, douze
années à élever un enfant avec toutes les peines, toutes les
tendresses, tous les dèvoûments possibles, oui, il est très-
dur de se le sentir ravi tout à coup par des étrangers. Ne
l'avoir plus là tout le jour; ne le voir plus à ses côtés, ni le
matin, ni le soir; d'autres vont l'aimer, et il les aimera
lui-même, et paraîtra même quelquefois les préférer à ses
parents.


Je disparaîtra; — car ce n'est jamais au fond; — mais
enfin cette apparence même est douloureuse.


Cependant, je n'en dis pas moins que la raison, la vertu,
l'amour même qu'on a pour ses enfants, demandent qu'on
les aime autrement, et qu'on leur témoigne autrement son
amour.


Et puisqu'ils doivent passer huit ou dix années dans une
maison d'Education, il faut ne rien faire qui leur rende le
séjour de cette maison trop pénible; rien qui les dégoûte des
études, de la discipline, de la piétié ; rien qui leur fasse moins
estimer, moins aimer le dévoûment et la bonté de leurs
maîtres.


Je ne parle pas ici des divertissements dangereux ou coupa-
bles qu'on serait tentéd'offriràdesenfants,un jour desorlie.




198 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Des parents mondains eux-mêmes, après avoir choisi,
pour faire élever leurs enfants, une maison d'Education
chrétienne ou un Petit-Séminaire, ne céderaient pas à une
telle tentation, je le crois; mais des correspondants irréflé-
chis y céderaient peut-être -. j'en ai fait quelquefois la triste
expérience ; il faut bien y prendre garde, et voilà encore
une des raisons pour lesquelles je suis formellement d'avis
que les sorties ne se fassent pas chez les correspondants :
je le répète, chez les plus recommandables, l'autorité pa-
ternelle manque, et je ne puis jamais consentir à me passer
d'elle.


Quant aux sorties dans la maison paternelle, au contraire,
je les favorise autant que possible : c'est ainsi qu'au Petit-
Séminaire d'Orléans nous en avons augmenté la durée, de
manière à procurer aux enfants le plaisir de faire deux re-
pas avec leurs parents, le déjeuner et le dîner.


Mais ils ne doivent jamais découcher, sauf peut-être au
jour de l'an. Et je dis ce peut-être à regret; car je suis con-
vaincu qu'il vaudrait mieux que cela ne fût pas.


C'est à l'époque de cette sortie que les parents ont besoin
de prendre les plus sages précautions.


J'ai vu la sortie du jour de l'an ruiner, pour certains
enfants, tout le trimestre suivant, le meilleur trimestre
de l'année, et c'était par conséquent à peu près une année
perdue.


Quant aux jours gras, à mes yeux du moins, c'est une
sortie impossible. Il n'y a pas de parents qui puissent pré-
venir les inconvénients de ces jours-là, et empêcher que le
bruit des folies humaines n'arrive jusque chez eux : à moins
qu'ils n'habitent la campagne ; et comme on ne peut faire
d'exception pour les uns aux dépens des autres, c'est donc
une impossibilité.


Je ne dis rien des vacances de Pâques, sinon qu'elles
.étaient chez nous un abus que j'ai supprimé. D'autres, plus




CH. VII. — DES SORTIES. 499


habiles ou plus fermes, peuvent avoir fait une expérience
plus heureuse que la mienne : pour moi, je crains qu'il n'y
ait là trop souvent une regrettable condescendance; car ces
jours donnés à la dissipation, après le recueillement de la
semaine sainte, en font perdre les fruits, et vont souvent jus-
qu'à troubler la discipline, la piété et les études pour toute
la fin de l'année.


Le retour des sorties demande de grandes précautions :
Et d'abord une exactitude rigoureuse ; pas une minute de


retard.
Il faut que la réception des enfants se fasse dans un ordre


parfait; — que les portes, les avenues, les corridors de la
maison soient parfaitement éclairés, et tout le monde sur
pied pour les recevoir.


Il faut une petite lecture spirituelle, ou entretien du supé-
rieur, le soir, avant la prière ; afin que cette autre autorité
paternelle, qui préside à cet autre foyer, se montre quelques
moments et se fasse entendre. Quelques avis sur le bon ordre,
très-doux, très-tranquilles, très-bienveillants, à la salle des
exercices : puis la prière du soir, dans cette même salle, —
voilà ce qui remet chacun et chaque chose en place, ce qui
rend les enfants à l'atmosphère ordinaire de leur Educa-
tion, et fait que la journée du lendemain sera ce qu'elle
doit être.


Le lendemain, toutefois, MM. les professeurs et MM. les
présidents d'études ne doivent pas être trop sévères, ni trop
exigeants: il faut une grande vigilance, mais il faut aussi
faire la part de la dissipation naturelle , des souvenirs de
la veille et des regrets légitimes.


Il faut que tout, dans la maison, soit très-intéressant, sur-
tout les classes : les professeurs doivent s'y appliquer par-
ticulièrement ce jour-là.


En tous cas, tout le monde doit être disposé à fermer les
yeux sur certaines petites infractions, sur certaines négli-




200 LIV. H. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


gences. C'est une raisonnable indulgence, une sagesse équi-
table et habile, au lendemain d'une sortie.


Quant à ceux qui ne sortent pas, parce que leurs parents,
ou sont trop éloignés, ou ne peuvent les recevoir chez eux,
il faut ce jour-là que la discipline intérieure s'adoucisse
pour eux et s'applique à les consoler.


Il faut leur ménager une promenade plus agréable qu'à
l'ordinaire; il faut que le réfectoire leur fasse fête; il faut
qu'ils soient entourés de visages amis; il faut, en un mot, ne
rien épargner pour les consoler de cette épreuve véritable-
ment pénible, de cette situation exceptionnelle, qui leur fait
sentir, plus vivement que les autres jours, le chagrin d'être
éloignés de leur famille.


Les sorties étant comprises dans cet esprit, on comprend
aussi les motifs de ma conduite, et la raison de mes principes
sur ce point important,


Enfin, outre les grandes sorties de chaque mois, outre le
parloir de chaque semaine, outre les lettres et les corres-
pondances fréquentes entre les enfants et les parents, il y a
encore les vacances.


Elles sont nécessaires.
Mais il est de la plus haute importance que ces deux mois


soient bien gouvernés; que les enfants soient surveillés et
ne passent pas leur temps avec des domestiques, quelque-
fois avec des valets de ferme et d'écurie, ou même avec
d'autres enfants dont on n'est pas sûr, et il en est bien peu,
hélas ! dont on puisse être bien sûr.


Il faut nécessairement que le père, la mère, ou quelque
personne de confiance soient constamment chargés d'eux
et en aient la responsabilité.


Il faut que l'œuvre de l'Education se poursuive sérieuse-
ment, quoique doucement, pendant ce temps périlleux : il
faut une règle, un travail, une obéissance ; il faut des exer-




CH. VII. — DES SORTIES. 204


cices de piété. Il faut surtout la confession fréquente, de la-
quelle Gerson, ce célèbre chancelier de l'Université de Paris,
et ce grand ami de la jeunesse, disait : « Que chacun pense
» ce qu'il voudra ; pour moi, j'estime que la confession,
« pourvu qu'elle soit bien faite, est le plus puissant moyen
« de l'Education chrétienne des enfants. »


Des enfants accoutumés à se confesser fréquemment dans
une maison d'Education chrétienne, et qui passent deux
mois de vacances sans s'approcher régulièrement du tribu-
nal de la pénitence, — à peine une fois, — seront bien ex-
posés à perdre pendant ce temps le peu de piété et de vertu
qu'ils avaient.


La seule différence des vacances avec le temps de l'année
scolaire, c'est que les récréations et les promenades doivent
y avoir une très-grande place ; mais encore faut-il que cette
place ait été bien réglée.


En un mot, il faut que le temps des vacances soit ordonné,
c'est-à-dire que les enfants y soient toujours occupés, ou
par quelques travaux d'esprit, ou par des promenades et
des amusements variés, et que ce ne soient pas deux mois
de désœuvrement, et par conséquent de dérèglement et de
désordre.


Les hommes, dans l'état malheureux de notre nature dé-
chue, ne sont pas assez forts pour porter sans péril l'oisi-
veté; comment de faibles enfants le pourraient-ils?


Autrement, outre le mal qui se fait pendant ces deux mois
de vacances sans règle ; outre le bien qui ne se fait pas,
comprend-on quel malheur c'est que toute l'œuvre de l'Edu-
cation se trouve ainsi interrompue, troublée, dépravée par
leurs parents eux-mêmes ?


Comprend-on quelle leçon funeste il y a là pour des en-
fants? quel triste contraste entre la maison paternelle et la
maison de leur Education? quelle révolte intérieure, et quel-
quefois extérieure, quelle répugnance,quelles larmes, quand




202 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


il s'agit de rentrer au collège, après les vacances, et de re-
trouver la règle ?


Et d'ailleurs, pour emprunter ici les paroles de la Sagesse
divine, « si, après que les uns ont bâti, les autres détruisent,
« que deviendra l'édifice? » Or, il faut que les parents le
comprennent bien: des vacances mal passées suffisent pour
détruire tout ce qui s'est fait de bon dans une année.


Mais si, au contraire, les vacances sont en harmonie avec
le collège, tout se soutient et se fortifie admirablement.


Quoi qu'il en soit de tous les inconvénients possibles des
vacances, elles sont nécessaires, et pour les mêmes raisons
que les sorties : l'esprit de famille les réclame ; et de plus,
dans l'intérêt des études, et aussi d'une piété spontanée et
généreuse, il faut que les enfants, chaque année, retrouvent
la liberté avec le grand air, soient quelque temps un peu
plus maîtres d'eux-mêmes, et aussi se détendent complète-
ment la tête, aient un vrai repos, et que les santés se refas-
sent ; et pour cela il faut que la vie du collège soit tout à fait
suspendue, et que la joie des vacances soit entière ! Cela ne
manque guère. Entants, maîtres et parents se réjouissent
ici de concert, et disent volontiers : Vivent les vacances!


J'ai vu toutefois une maison d'Education où les enfants,
quoique j oyeux du départ, étaient si attachés à leurs maîtres,
à leurs condisciples, à leurs études, à leurs fêtes religieuses
et littéraires, que, la veille des vacances, à la chapelle, quand
le moment de la séparation était venu, quand la tristesse de
se quitter se faisait sentir, quand on chantait le cantique
d'adieux, à la dernière heure, j'ai vu la plupart des enfants
pleurer de tristesse, surtout les plus anciens, ceux qui ne
devaient plus revenir ; — et tous sentaient leur cœur partagé
entre la joie de revoir leurs parents, de retrouver le toit et
les champs paternels, et le chagrin de quitter de si bons
maîtres, de si aimables condisciples, et une maison qui leur
était devenue si chère... J'ai vu tout cela, surtout en 1839.




CH. VU. — DES SORTIES. 203


Ces enfants habitaient une maison triste, sans soleil et
sans espace; mais ils y avaient trouvé dans leurs études et
dans leurs amitiés, dans la bonté de Dieu et dans leurs fêtes,
une meilleure lumière et de telles douceurs qu'ils ne pou-
vaient quitter tout cela sans larmes ' .


1. Voici leur cantique d'adieu ; mes lecteurs me permettront de lui faire
trouver ici une place pour ceux de mes anciens élevés qui rencontreront
ce volume sur leur chemin :


Nous partons ; une mer qui n'est pas sans orage
Nous va porter bientôt sur ses flots périlleux.
Ah ! permettez du moins qu'en laissant le rivage,


Nous vous adressions nos adieux.
Adieu, vous qui de l'âge excusant la faiblesse,
Nous guidiez par la main au sentier des vertus.
Pasteur, pour nous toujours si rempli de tendresse,


Adieu; nous ne vous verrons p lus !
Avant de nous quitter, du nom si doux de père
Une dernière fois, laissez-nous vous nommer;
Toujours votre mémoire à vos fils sera chère,
Et nous aurons toujours un cœur pour vous aimer.
Mais comme le nocher suit la barque légère
Qui berce son enfant, son cher et doux amour,


Jusque sur la rive étrangère,
D'un regard paternel, ah! suivez-nous toujours !
Et vous, qui souteniez notre faible jeunesse,
0 maîtres bien-aimés, dont les soins assidus
Nous enseignaient les lois d'une pure sagesse,


Adieu; nous ne vous verrons plus!


Et vous, jeunes amis, qui souriez d'avance
A ces jours de repos ! pleins de jo ie et d'amour,
Vous allez vous donner le baiser d'espérance


Pour un heureux retour.
Car vous viendrez encor dans ce séjour tranquille ;
Ces lieux à vos désirs seront encor rendus.
Nous, pour toujours, hélas ! nous quittons cet asile.


Adieu; vous ne nous verrez plus !
Vous ne nous verrez plus de vos fêtes si belles
Partager avec vous les plaisirs innocents ;
Mais, quoique séparés, à nos pieux serments


Nos cœurs seront toujours fidèles ?
Sainte Religion, dans ces lieux que j 'aimais,
Aux devoirs les plus sains lu formas mon enfance;




204 LIV. II. — LE PÈRE, LA. MÈRE ET LA FAMILLE.


CHAPITRE V I I I


Du devoir et du droit qu'ont les pères et mères de choisir
les instituteurs de leurs enfants.


Ce livre serait incomplet, si je ne parlais du devoir et du
droit qu'ont les pères et mères de choisir les instituteurs de
leurs enfants. Après les considérations qui précèdent, un
long discours n'est pas nécessaire ; quelques simples ré-
flexions suffiront à mon dessein.


I


Parmi tous les devoirs qu'impose à un père et à une mère
la haute autorité qui est en eux, je n'en connais point de
plus grave que celui de choisir comme il faut la maison
d'Éducation où ils placeront leur fils, les maîtres auxquels ils
confieront une partie de cette sainte autorité, et qu'ils asso-


Tu conservas en moi la fleur de l ' innocence.
Pourrai-je t'oublier jamais?
Et toi, demeure salutaire,


Où, sous l'aile de Dieu, j 'a i coulé des jours purs ;
Des plus douces vertus aimable sanctuaire,
Pourrais-je sans regret m'éloigner de tes murs ?
De tes charmes sacrés la mémoire chérie


Saura toujours me soutenir.
Que se glace en mon cœur et mon sang et ma vie
Si je devais jamais perdre ton souvenir !


Adieu, séjour de l ' innocence.
Adieu, maîtres chéris dont, je goûtais les lois.
Adieu, bon père, et vous, amis de mon enfance,


Adieu pour la dernière fois!
Louis C H '.




CH. VIII. — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 208


cieront par là même à leur sollicitude, à leur responsabilité
personnelle.


Il est manifeste que c'est là tout à la fois le devoir et le
droit supérieur de l'autorité paternelle et maternelle. Jamais
un père et une mère ne s'appliqueront trop à bien faire un
choix qui intéresse d'une manière si sérieuse leur conscience
et le cœur, l'honneur et le bonheur de leur vie.


Il y va de tout pour eux et pour leurs enfants; et je leur
redirai volontiers à ce sujet ce que Platon disait autrefois à ses
contemporains, dans ce langage d'une simplicité vraiment
sublime qui lui était familier :


« Que votre cordonnier soit mauvais ouvrier et vous fasse
« de mauvaises chaussures, ou qu'il se donne pour cordon-
« nier sans l'être, vous n'en éprouverez pas grand dom-
« mage ; mais que les instituteurs de vos fils ne le soient
« que de nom, ne voyez-vous pas qu'ils entraîneront votre
« famille à sa ruine, et que d'eux seuls dépendent votre con-
« servation et votre bonheur 1 ? »


Voilà pourquoi je n'hésite pas à dire qu'il y a pour un père,
pour une mère, le droit et le devoir, antérieur à tout, de
connaître parfaitement, personnellement, ceux qui seront
chargés d'élever leurs enfants. Gomme le voulait autrefois
Platon, ils doivent leur demander : Qui êtes-vous ? d'où ve-
nez-vous? êles-vous de véritables instituteurs? quels sont
vos titres à notre confiance? quelle est votre vie? vos œu-
vres? quelle a été votre jeunesse? qui vous a formés? quels
ont été vos maîtres? quelle est votre intelligence, votre sa-
gesse, votre instruction, votre prudence, votre fermeté, votre
caractère, et surtout quel est votre dévoûment? quel est
votre amour pour la jeunesse et pour l'enfance? quelle est
votre religion, votre foi, votre vertu ? êtes-vous meilleurs
que nous? vous le devez être : car vous devez avoir ce qui


1. P L A T O N , Rép., liv. I V .




206 L I V . I I . — L E P È R E , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


\ . PLATON, Laches, paroles de Socrate.


nous manque à nous-mêmes pour achever l'Education de
nos enfants.


Je crains qu'on ne me trouve ici bien pressant, bien exi-
geant : et toutes ces questions paraîtront peut-être à plu-
sieurs d'une indiscrétion offensante.


C'est ainsi cependant que l'entendait jadis la probité et la
sagesse païenne:j 'ai nommé Platon; écoutons encore ses
pp.rolfs:


« Dites-nous donc quel est le meilleur maître que vous
« ayez rencontré dans le grand art d'élever les jeunes gens.
« Avez-vous appris de quelqu'un ce que vous savez à cet
« égard, ou l'avez-vous trouvé de vous-même? Si vous l'a-
« vez appris, dites-nous quel a été votre instituteur, et quels
« sont ceux qui donnent ces leçons, afin que si les affaires
« publiques ne nous en laissent pas à nous-même le loisir,
« nous allions à eux, et qu'à force de présents et de prières,
« ou par ces deux moyens à la fois, nous les. engagions à
« prendre soin de nos enfants, et de peur que si ces enfants
« viennent à se corrompre, ils ne déshonorent leurs aïeux.
« Que si vous avez trouvé cet art de vous-même, voyons vos
« preuves ; citez-nous ceux que vous avez formés par vos
« soins à la vertu et à la sagesse; mais si vous commencez
« aujourd'hui pour la première fois à vous mêler d'Educa-
« tion, prenez garde ; car ce n'est pas sur des esclaves que
« vous faites votre coup d'essai, mais sur nos fils »


Telle était l'opinion du philosophe athénien : et, certes,
il n'exagérait pas ; car, en un tel choix, évidemment il n'y
a pas de négligence possible : décider à la légère, c'est s'ex-
poser aux plus grands malheurs.


Que les pères et mères de famille me permettent donc de
le leur dire : rien ne peut être ici donné au hasard, rien ne
doit se faire à l'aventure : agir par habitude, choisir par ca-




CH. V I I I . — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 207


price, par entraînement ou par complaisance, quand c'est
de la plus grave des affaires et du plus saint des devoirs
qu'il est question, serait inexcusable.


Un père, une mère, qui ont compris la grandeur de l'au-
torité que Dieu a mise en eux, et l'immense responsabilité
qui pèse sur leur âme, doiventiciavoirunzèle, unevigilance
sans bornes, et multiplier tous les soins les plus attentifs. Il
faut qu'ils s'informent, consultent, V O I E N T P A R E U X - M Ê M E S .
S'ils ne veulent pas demeurer au-dessous de ce que deman-
dait autrefois le paganisme, ils ne peuvent donner leur con-
fiance et livrer leurs enfants, qu'après avoir fait humaine-
ment tout ce qui dépendait d'eux pour trouver non-seulement
de bons instituteurs, M A I S L E S M E I L L E U R S , mais les plus di-
gnes, et qu'on le remarque bien : les plus dignes, non-seu-
lement par la science, mais surtout par la vertu, par la gra-
vité, je ne dis pas assez, par la sainteté des mœurs.


Encore un coup, je ne demande rien que ce que deman-
daient les païens ; et on sent pourquoi je mets du prix à citer
ici tant d'autorités profanes.


Quintilien voulait expressément qu'un père et une mère
ne choisissent pour l'instituteur de leur fils qu'un homme
d'une vertu, d'une sainteté consommée: Prœceptorem eligere
SANCTISSIMUM.


« C'est leur soin capital, ajoutait-il ; jamaisils n'ymettront
trop de zèle et de prudence. »


Et quant à l'école, à l'institution, au collège, si l'on veut,
qui devait être choisi, Quintilien n'hésite pas : « 11 faut prê-
te férerla maison où règne la discipline la plus sévère et la
« plus parfaite : El disciplinant quœ maxime severa fuerit. »


Pline entrait à cet égard dans des détails curieux : ses re-
commandations sont dignes d'être méditées. II déclarait
avant tout qu'un père et une mère ne doivent pas se conten-
ter de cette réputation facile de vague moralité, dont il est si
aisé et si commode de jouir dans le monde.




2 0 8 U V . I I . — L E P È R E , LA M È R E ET LA F A M I L L E .


« La vie des hommes, disait-il, a quelquefois de tristes pro-
fondeurs et des retraites cachées : Vitahominumaltosreces-
sus latebrasque habet. C'est là qu'il faut pénétrer. »


Un père et une mère ne doivent pas fixer leur choix sans
avoir exploré ces profondeurs inconnues, et S A N S T O U T
S A V O I R .


Et cela est plus important encore, si l'on vit à une époque
de relâchement et de licence dans les mœurs publiques,
selon l'énergique expression de Pline : In hac Ucentia tem-
porum.
• Pline adressait ces conseils à unedame romaine qui l'avait


consulté sur le choix d'un instituteur pour son fils, et il
achevait sa lettre par ces remarquables paroles : « Avec l'aide
du Ciel, confiez cet enfant à unhommequilui enseigne avant
tout les bonnes mœurs, puis l'éloquence, laquelle, sans les
bonnes mœurs, n'est qu'une mauvaise science. »


U n père et une mère, en s'occupant de ce choix, ne doi ven t
donc céder à aucune vaine considération publique ou parti-
culière, à aucune sollicitation intéressée, à aucune imporlu-
nitè de quelque part qu'elle vienne.


« Quel mépris, disait Plutarque, ne méritent pas ces pa-
« rents qui, par une négligence coupable, ou du moins par
« une ignorance bien funeste, confient leurs enfants à des
« maîtres qui n'en ont que le nom, et qu'ils ne se donnent
« pas la peine d'éprouver! Encoresont-ilsmoinsblâmables,
•.< lorsqu'ils le font par ignorance, mais, ce qui est le comble
« delà folie, c'est que souvent, quoique avertis par des per-
« sonnes éclairées de l'incapacité et de la mauvaise con-
« duite des maîtres qu'on leur propose, ils ne laissent pas
« de les prendre, entraînés par les caresses perfides de
« leurs flatteurs ou par les sollicitations imprudentes de
« leurs amis.


« Grand Dieu! mérite-ton seulement le nom de père,
« quand on aime mieux céder à de vaines complaisances,




CH. VIII. — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 209


« que de procurer à ses enfants une bonne et solide Éduca-
« tion ! »


Plutarquene se dissimulait point toutefois quel discerne-
ment exige un choix si important et si difficile.


Il y a des hommes, disait-il, que les vices les plus grossiers
rendent incapables de tout autre emploi; voilà ceux qui se
présentent souventpour élever la jeunesse, et c'est entre leurs
mains que beauconp de parents remettent leurs enfants ! tant
ils y regardent peu!


C'est pour prévenir un si grand malheur, qu'il n'épar-
gnait aux parents ni les reproches ni les conseils : « Né-
« gliger la vertu, c'est sacrifier, disait-il, ce qu'il y a de plus
« essentiel dans toute l'Education. Il faut que l'instituteur
« joigne à un grand fond de sagesse et d'expérience, des
» mœurs pures et une conduite irréprochable : autrement
« tout est perdu. La bonne Education estlasourcedetoutes
« les vertus, mais à une condition rigoureuse, c'est que l'in-
« slituteur sera lui-même vertueux ; et alors de même que
« les jardiniers dressent des tuteurs autour des plantes et
« des arbrisseaux pour soutenir leur tige, de même ce bon
« instituteur environnera, pour ainsi dire, son jeune élève
« du double appui des préceptes et des exemples, pour em-
« pêcher ses mœurs de se pervertir. »


Je le répète, si je cède au plaisir de rapporter toutes ces
paroles si graves et si belles, tous ces textes antiques si pré-
cis et si forts, c'est pour montrer à quel point d'aveuglement
en sont venus, parmi nous, certains parents, qui semblent
ne pas seulement se douter de ce que la raison naturelle et
le simple bon sens enseignaient à des païens.


Plutarque ajoute que pour procureur à l'enfant les meil-
leurs, les plus dignes instituteurs, il ne faut ménager nulle
dépense, nul sacrifice.


a Mais il est des parents, dit-il, qui portent si loin l'amour
« de l'argent et l'indifférence pour le bien de leurs enfants,


É . , I I . u




210 LIV. H . . — LE PÈRE, LA. MÈRE E t LA FAMILLE.


« que par le seul motif d'une épargne sordide, ils leur choi-
« sissent pour instituteurs des hommes sans nul mérite, et
« dont l'ignorance esttoujoursàbonmarché.Aristippefit un
« jour à un de ces pères méprisables une réponse pleine de
« sel et de sagesse. Gomme il lui demandait cinquante
« drachmes pour élever son fils : Comment! s'écria le père ;
o mais avec cette somme,?achèterais un esclave !—Faites-le,
« dit Aristippe, et vous en aurez deux : votre fils, et celui que
« vous aurez acheté! »


Le Poëte satirique faisait les mêmes plaintes. Il flétrissait
amèrement la conduite de ces parents qui prodiguent mille
folles dépenses pour leurs bâtiments, leurs meubles, leurs
équipages, leur table, et épargnent tout pour l'Éducation de
leurs enfants *.


« Travaillez à élever ce jeune homme, disait un autre
« poëte romain 2,.donnez-vous toutes les fatigues; et moi,je
« vous avertis qu'après l'an révolu, vous recevrez à peine de
« son père autant d'argent que le peuple a coutume d'en
« accorder au gladiateur victorieux. »


Aussi Cratès le philosophe disait autrefois qu'il aurait
voulu monter au lieu le plus éminent de la ville pour crier
de là aux citoyens : « Hommes de peu de sens, quelle est
« donc votre folie de ne songer qu'à amasser des richesses
« et de négliger absolument l'Éducation de vos enfants,
« pour qui vous dites que vous les amassez 3 ! »


1 . Hos inter sumptus, sestertia Quintiliano
Vt multum duo sufficient. Res nulla mvnoris


' Constabit patri quam filius.
2 . Hœc, inquit, cures, et quum se verterit annus,


Accipe, victori populus quoi porrigit, a-arum.
3 . Rollin écrivait avec son bon sens et sa douceur accoutumée : « Ce qui


• est certain, c'est que les parents sensés et raisonnables doivent voir
« avec quelque peine qu'un intendant, un secrétaire, quelquefois même un
• portier, fait chez eux une plus grande fortune que le précepteur du fils
« de la maison. »




CH. VIII. — DEVOÍR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 211


Je ne l'ignore pas, il y a des maîtres, il y a des cours pour
lesquels certains parents ne croientjamais trop dépenser. Us
y donnent sans regret le double, le triple de ce que coûte
l'Éducation classique la plus solide et-les professeurs litté-
raires les plus distingués. Je veux parler des arts d'agrément
et de l'instruction professionnelle. On sait ce que valent les
classes et les cachets de musique et de danse, et aussi les
leçons de mathématiques, dans certains établissements. A
ces sortes de leçons les parents sacrifient tout, deux, trois,
quatre mille francs par année, s'il le faut; je l'ai vu. Mais
l'enfant apprend à jouer du piano, danse et monte à che-
val, etc., et en attendant qu'il soit reçu ou refusé à Sainl-
Cyr et ailleurs, il sort deux fois par semaine, se promène
librement dans Paris, quand et où il lui plaît ; il va même
au spectacle, s'il le veut, et fait pis encore. Le profit est
manifeste, et un père, une mère n'y sauraient mettre trop
d'argent.


Et ces profondes misères, ce n'est pas seulement à Paris
qu'on les rencontre; c'est maintenant aussi dans nos meil-
leures provinces. Ne dirait-on pas que Tacite voyait les
mœurs de notre temps, lorsqu'il écrivait ces paroles, que je
me dispense de traduire : Jam vero propria et peculiaria
hujus urbisvitia in provincias manant... histrionalis
favor, equorumque studia ; quibus occupatus et obsessus ani-
mus quantulum loci bonis artibus relinquit1 !


Il le faut avouer toutefois: si de tels parents se rencontrent
trop souvent aujourd'hui, il y en a beauconp d'autres mieux
inspirés et plus sages. Dans les classes élevées comme dans
les classes populaires, on voit souvent encore par l'instinct
secret et par l'inspiration même de ce sentiment supérieur,
je dirais presquedivin, quifaitle fonddu cœur paternel, on


1. Quotumquemque inveneris, qui domi qvidquam aliud loquatur ? Quos
alios adolescentulorum sermones e¡ecipimus,si guando auditoria iniravimus?




2 1 2 LIV. 11. — LE PERE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


voit les pères les plus éloignés de la vertu choisir de ver-
tueux instituteurs pour leurs enfants.


Ce n'est pas seulement dans les familles pieuses, que les
parents semblent comprendre la grave responsabilité qui
pèse ici sur leur conscience devant Dieu et devant la société-
J'ai vu les hommes les plus occupés dans les affaires, les
hommes les plus engagés dans le tourbillon du monde, re-
connaître que tout, sans exception, plaisirs, amis, fortune,
ambition, liberté même, aisance de la vie et des relations so-
ciales, devait-être sacrifié à l'accomplissement de ces grands
devoirs. Je les ai vus choisir les maisons d'Éducation les
plus austères et les instituteurs les plus éloignés des habi-
tudes mondaines,semettreenrapportconstant, en harmonie
parfaite avec eux, et sacrifier enfin tout ce qui devait être
sacrifié, pour travailler eux-mêmes à l'Éducation de leurs
enfants, de concert avec les instituteurs de leur choix.


II


Mais si c'est là, pour un père, pour une mère, un dev.. ir
sacré; si rien ne les dispensa jamais de choisir les meilleurs
instituteurs pour l'Éducation de leurs enfants, c'est aussi et
par là même pour eux un droit inviolable : nulle puissance
humaine ne saurait les en dépouiller, et toute contrainte
faite ici à l'autorité paternelle et maternelle serait uncrime.


C'est dans cette pensée qu'un ministre de l'instruction pu-
blique, M. le comte de Salvandy, écrivait naguère ces re-
marquables paroles :


« Dans l'histoire du monde s'offre à nous le droit de la
« famille sur elle-même, consacré à toutes les pages des an-
« nales et des lois du peuple qui a souncis l'ancien monde
» à ses codes, et qui en a doté le monde moderne.


« La société chrétienne, née dans ce berceau digne d'elle,
« gouvernée si longtemps parles maximes de la législation




CH. VIII. — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 213


« romaine, ne vit jamais contester le droit de la puissance
« paternelle en fait d'Éducation...


« Irresponsable devant les hommes et devant la loi, le
« père de famille répond devant Dieu, et cela nous suffit: il
« s'agit d'un intérêt qui lui est plus cher qu'à la société
« même, si elle était tentée d'intervenir...


« C'est qu'il y a ici deux faits et deux principes plus forts
« que tout le monde.


« Le droit paternel a ses sources plus haut que dans la
« Charte de 1830; il est écrit dans une loi que des circons-
« tances ou un homme extraordinaires peuvent méconnaître
« un jour, mais qu'un gouvernement pacifique et régulier,
« qu'aucune législation légitime et sensée ne déclineront
« désormais.


« Ce droit sur la direction morale, sur le développement
« intellectuel de l'enfant qui sera, l'héritier de notre nom, le
« continuateur de notre pensée dans la cité et dans l'État, ce
« droit est la vérité en fait de liberté d'enseignement. Tout
« le reste est plus ou moins accidentel, artificiel et contes-
.« table ; mais ici tout est réel et fondamental. C'est par la
« famille que la société a commencé. La société n'en est que
« le développement et l'image. L'État n'a de droits que ceux
« qu'il emprunte à cette origine, comme il n'a de force que
« celle qu'il demande à tous ses concitoyens. L'État ne pour-
« rait substituer son action à celle-là, ses sentiments à ceux
« qui ont là leur siège et leur puissance, sans usurper. »


M. Guizot proclamait les mêmes principes que M. de Sal-
vandy, lorsqu'il disait dans son ferme langage : « Les pre-
» miers droits, les droits antérieurs à tout droit, sont les droits
i des familles; ce sont des droits primitifs et inviolables. »


Et lorsqu'on va dans le vrai, au fond de la question, et
jusqu'à la nature intime des choses, on comprend la pensée
de ces hommes éminents et l'énergie de leurs affirmations.


En effet, des instituteurs qui élèveraient un enfant malgré




2 U L1V, II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


ses parents, des instituteurs auxquels un père et une mère
seraient obligés, bon gré, mal gré, de confier leur enfant,
sans les connaître, sans les estimer, sans avoir pour eux
aucune confiance, en un mot, des instituteurs imposés arbi-
trairement et exclusivement à toutes les familles, sans leur
consentement et contre leur vœu, comme le disait encore
M. Guizot, ce serait une violence intolérable, une dérision
de la conscience en ce qu'elle a de plus sacré, un mépris
public et un renversement de toute Éducation.


Qu'est-ce,'en effet, qu'un instituteur qui ne représente
pas véritablement l'autorité du père et de la mère? d'où
vient-il? quels peuvent être ses droits? à quel titre ose-t-il
se présenter devant ses élèves? Ces enfants n'ont pas été
librement, volontairement, confiés à ses soins : que dis-je ?
c'est quelquefois contre le vœu même des parents qu'ils lui
ont été livrés ! Pour moi, je**le dois avouer, je ne sais pas de
condition plus abaissée que celle de tels maîtres, "qui ne
peuvent invoquer auprès de leurs élèves le nom de leur père
et de leur mère! Et comment le feraient-ils, s'ils n'ont pas
été choisis par eux, s'ils ne les ont même jamais vus, s'il
n'y a entre les instituteurs et les familles aucune relation
libre et véritable?


Et, en fait, quelle relation existe-t-il, par exemple, entre le
père et la mère de l'enfant, et ceux qu'on nomme vulgaire-
ment les maîtres d'études, et qui, quel que soit leur rang
dans la hiérarchie scolaire, président réellement à l'Éduca-
tion de la jeunesse, dans un si grand nombre d'établisse-
ments d'instruction publique?


Mais, me dira-t-on, vous oubliez trop ici les droits de
l'État. C'est l'État qui a choisi ces instituteurs ; c'est l'État
qui les connaît; c'est l'État qui leur confie ces enfants; c'est
l'Étatdont ils invoquent le grand nom auprès de leurs élèves !
— Non, certes, je n'oublie pas les droits de l'État; mais je
répète que les premiers droits, les droits antérieurs à tout




CH. VIII. — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 215


droit, sont les droits des familles; et lorsque M. Guizot pro­
nonça ces paroles, toute l'assemblée des représentants de
la nation, entraînée par l'ascendant irrésistible d'une raison
supérieure, applaudità cette forte expression du bon sens, à ce
cri de la conscience paternelle, à cette éloquence de la vérité.


« Dans le désordre des idées de notre temps, disait alors
« encore un grave orateur, dans cet affaiblissement de tant
« de principes sociaux et moraux, l'esprit de famille, le res­
« pect des droits, des devoirs, des sentiments domestiques,
« me paraît la plus précieuse garantie et l'espérance la plus
« féconde de la société. »


Et n'est­ce pas dans la même pensée que M. le premier
président Portalis disait encore : VÊtat assiste la famille et
ne la supplante pas ?


La parole de cet èminent magistrat dit précisément ce qui
est, ou du moins, ce qui doit être, en fait d'Education ; mais,
sous prétexte d'assister la famille, s'approprier son bien le
plus cher, et la déshériter du plus sacré de ses droits; sous
prétexte que les pères et les mères de famille ne possèdent
pas l'art de l'Education, leur enlever leur fils, s'emparer de
son âme et la façonner, dans un système quelconque, malgré
eux, serait un attentat incomparablement plus grand que
si on enlevait leurs maisons et leurs champs aux légitimes
propriétaires, pour les rebâtir ou les cultiver à leur place et
à leurs frais, sous prétexte que c'est là une partie de la for­
tune publique, et qu'ils n'entendent rien à la faire valoir'.


Non, non : redisons­le donc encore une fois avec M. Guizot :


1. Nous avons vu, il n'y a pas longtemps encore, d'insensés utopistes ré ­
clamer ce mode de mettre en valeur la fortune de la France ; et ce sont
les mêmes qui proclamaient en même temps l'anéantissement le plus com­
plet de l'autorité paternelle, dans un système d'instruction gratuite, égale,
et obligatoire рож tous.


« Par vos institutions, disait autrefois Platon à un Spartiate, vous res­
« semblez moins a des citoyens qui habitent une ville qu'à des soldais
« campés pour la guerre. Votre jeunesse est semblable à une troupe de




2 1 6 L I V . I I . — L E P È R E , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


Lespremiers droits, les droits antérieurs à tout droit sont les
droits de la famille.


Que si j 'ai rappelé ici ces grands principes et ces grands
témoignages, c'est que, dans un livre où je traite de la fa-
mille, j'ai tenu pour mon devoir de constater que la liberté
d'enseignement est un droit inviolable de l'autorité pater-
nelle et maternelle, et que, quoi qu'il arrive désormais, sur
cette question la lutte dans l'avenir n'est plus possible. Les
pères de famille ont enfin compris leurs obligations et leurs
droits. Ils ont senti leur force ; ils l'ont fait sentir, et ils la
montreraient encore s'il le fallait. Au moment nécessaire,
on lès a vus descendre dans l'arène, et ils ne l'ont quittée
qu'après avoir fait triompher les droits de la conscience pa-
ternelle, et par là même le droit des libertés les plus légi-
times. Sans se mêler aux partis politiques, ils ont fait en-
tendre dans une région supérieure une voix indépendante et
honnête, et ils ont formé en France ce grand parti, qui était
destiné à croître chaque jour, qui devait se fortifier par la
force même des choses, rallier définitivement à lui les hom-
mes sincères, les hommes éminents de tous les partis, et
devenir bientôt, par là même, le parti de tous les gens de
bien, la voix de la vérité, du bon sens et de la justice.


Voilà ceux qui, venus des divers côtés de l'horizon social,
se sont rencontrés dans une grande et généreuse pensée, et
ont donné à la France, en 1850, la liberté de l'enseignement,
en même temps que la liberté des congrégations religieuses
et la gloire de l'expédition romaine.


'. poulains qu'on fait pattre ensemble dans la prairie sous un gardien
« commun. Les pères n'ont droit chei vous d'arracher leur enfant farouche
« et sauvage de la compagnie des autres, pour lui faire donner les soins
« spéciaux dont il a besoin par un maître de leur choix, qui le dresse en
« le caressant, en l'apprivoisant et en usant des autres moyens convena-
« bles à l'Education des enfants ; ce qui en ferait non-seulement un bon
« soldat , mais un bon citoyen, capable d'administrer les affaires pu-
is bliques. » ( P L A T O N , les Lois,lh. I I . )




CH. ï l i l . - DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 217


Grâces en soient rendues au courage des plus illustres
hommes d'État, à leur rapide intelligence, à la vive et lumi-
neuse parole dont ils ont alors tout éclairé, on n'a pas tardé
à voir les dangers d'une lutte et d'une résistance trop pro-
longée contre les droits et les réclamations de l'autorité pa-
ternelle; et les grands pouvoirs del'Etat, après la discussion
la plus solennelle, ont unanimement senti que la paix publi-
que ne pouvait être fondée sur la violation des droits et du
respect des familles, et que la prospérité des nations, comme
la perpétuité des dynasties, n'avaient rien à gagner à la
mauvaise Education de la jeunesse. Tous ont compris que le
panthéisme politique, la centralisation absolue, et cette ido-
lâtrie de l'Etat qui tend à tout asservir, à tout absorber, est
une doctrine indigne, funeste même à l'Etat, et le premier
principe du socialisme le plus redoutable : tous ont pro-
clamé que l'individu est quelque chose; que lepère,lamère
et la famille sont quelque chose: que l'Eglise, que la con-
science et les âmes sont quelque chose.


Et en effet, comme le disait M. de Salvandy, la famille, la
société domestique n'est-elle pas l'origine etla source perpé-
tuellement renouvelée de la société civile et politique? N'est-
il pas manifeste qu'elle n'en doit jamais souffrir, que l'ordre
naturel serait alors blessé, et que la société agirait contre
son principe?


Et, en allant au vif et au fond delà question, qui pourrait
s'étonner qu'au père appartiennent des droits si élevés dans
la société? n'est-ce pas le père qui la perpétue et qui la con-
serve? n'est-ce pas le père qui l'élève dans sa famille ; n'est-
ce pas le père qui la multiplie, qui l'étend, qui la fortifie?
Le père, sans doute, doit beaucoup à la société qui le pro-
tège; mais la société lui doit plus encore. La société civile
et politique n'a été instituée que pour la protection de la so-
ciété domestique, jamais pour son oppression.


Les familles, en se multipliant, se rapprochèrent, attirées




218 I.IV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


les unes vers les autres par les douceurs de la vie sociale,
par l'intérêt, par le besoin des secours mutuels; et faisant
alliance, elles formèrent les villes, les cités, puis les royau-
mes et les grands Etats, qui sont de grandes sociétés de fa-
milles.


Mais dans ce rapprochement providentiel, et par cette al-
liance, les pères de famille ne voulurent et ne purent vou-
loir qu'une chose, à savoir : fortifier leurs droits, garantir
leur autorité, et non l'absorber, non s'en dépouiller, non
l'anéantir. Us eussent voulu s'en dépouiller qu'ils ne l'au-
raient pu; car, nousl'avons vu,les droits et les devoirs pa-
ternels sont essentiellement inaliénables; la nature des cho-
ses et le langage humain ont ici une force invincible. Je le
répète : on ne dit pas d'un père qu'il est revêtu de l'autorité
paternelle. Non, elle est en lui essentiellement : il ne peut
pas plus être dépouillé de ses droits qu'il ne peut être dis-
pensé de ses devoirs. Les uns et les autres sont également
inaliénables et imprescriptibles.


Lorsque les chefs des familles, lorsquelespères constituè-
rent, dans l'ordre de la Providence, la société civile et poli-
tique, ce ne fut donc pas afin que la cité, que l'État absor-
bât leurs familles, mais afin que la famille devînt plus flo-
rissante, plus forte et plus libre à l'ombre de la cité, à l'om-
bre de l'Etat.


Sans doute, les chefs de la famille, les pères, mirent en
commun leur force et leur droit, et en transportèrent provi-
dentiellement au prince dans l'Etat, au magistrat dans la
cité, ce qui était nécessaire pour la défense des intérêts gé-
néraux de toutes les familles réunies, et devenues par leur
réunion une société civile et politique ; mais manifestement
ce ne fut pas afin que le père et la mère disparussent, s'ab-
sorbassent dans le prince et dans le magistrat : c'eût été là
une abnégation impie de la nature. Sparte, qui l'essaya, en
a laissé une triste mémoire : depuis le christianisme, l'essai




CH. VIII. — DEVOIR ET DROIT SUPÉRIEUR DES PARENTS. 219


même n'est pas possible, et le quatrième Commandement,
demeurant inviolable dans sa simplicité et dans sa force,
nous montre clairement ce qui survit à tout: Tu honoreras
ton père et ta mère ! Sans doute, le Seigneur, qui est le Dieu
de l'ordre éternel, a institué le pouvoir politique dans l'ordre
social, comme il a voulu dans la famille l'autorité paternelle:
omnis potestas a Deo ; mais la base première et inébranlable,
posée par la main divine, demeure garant et soutien du
reste ; « et tout le monde est d'accord, dit Bossuet, que l 'o-
béissance due à la puissance publique ne se trouve comprise
au Décalogue que dans le précepte qui oblige à honorer ses
parents. »


Qui ne se souvient chez nous que la Convention elle-même
flétrit la tyrannie stupide, la disposition barbare qui arrache
l'enfant des bras de son père, et fait une servitude du bien-
fait de l'Education ? (27 vendémiaire an vu.)


Je le sais, la famille a des devoirs à remplir envers la so-
ciété civile et politique: il y a des jours où la famille doit se
dévouer tout entière à la conservation delà société. La for-
tune, la vie, tout doit être loyalement, généreusement donné
dans l'intérêt commun. La société a droit alors à tous les sa-
crifices temporels ; mais il n'en faut pas conclure que la so-
ciété ait le droit d'exiger de la famille des sacrifices moraux.
La famille doit quelquefois se sacrifier matériellement; mo-
ralement, jamais.


Il est manifeste que la société n'a jamais le droit de de-
mander qu'un père, qu'une mère lui sacrifient l'esprit, les
vertus, les principes sacrés, les droits religieux de leurs en-
fants.


Les sacrifices matériels eux-mêmes ont des bornes mar-
quées par la justice.


En un mot, il y a entre la famille et l'État, entre la société
domestique, société primitive, et la société civile et politi-
que, des droits et des devoirs mutuels: tout y est non-seule-




220 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


CHAPITRE IX


Se la dernière et plus importante Éducation de la jeunesse, et
de la part que doivent y prendre les parents.


Les soins, les sollicitudes paternelles et maternelles ne
doivent pas cesser, ni même se ralentir, quand ce qu'on ap-
pelle communément l'Éducation touche à sa fin. La lâche
d'un père et d'une mère est loin d'être achevée à ce moment.
C'est même alors que commence pour eux le plus sérieux
des devoirs, celui qui est à la fois le plus difficile et le plus
nécessaire à remplir.


ment corrélatif, mais mesuré : tout y est selon la nature,
rien n'y est contre elle. Dans l'ordre de Dieu, rien ne peut
jamais être tyrannique et arbitraire.


Voilà pourquoi l'autorité civile et politique n'a jamais le
droit de demander à l'autorité paternelle un sacrifice que
l'autorité paternelle n'ait le devoir de faire ; et l'autorité
paternelle n'a jamais le droit de refuser à l'autorité civile
et politique un sacrifice que celle-ci a le devoir de lui de-
mander.


C'est au nom de ces droits et de ces devoirs que le prince
peut dire : « La patrie est en danger. La patrie est la terre
commune: toutes les familles, tousles enfants sont en péril ;
il faut la défendre et marcher au combat » Et c'est au nom
de ces mêmes droits et de ces mêmes devoirs que les pères
de famille peuvent dire à un prince ambitieux : « Ce sont nos
enfants; vous ne devez pas, pour satisfaire à une vaine
gloire, les mener à la mort; » ou à un prince impie: « Vous
ne devez pas les jeter dans des écoles d'immoralité et les
élever indignement malgré nous. »




CH. IX. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 2 2 1


Après les études classiques, je l'ai dit déjà, il y a encore à
faire ce que Tacite nomme la grande étude des hommes, des
temps et des choses \ Au sortir même du collège, on entre
dans cette école de la vie où les passions et les intérêts, les
affaires et les épreuves de toute nature, réservent à un jeune
homme, dans leurs courants contraires, des enseignements
et une Éducation laborieuse sans doute, mais profondément
utile.


C'est ce que j'ai appelé la grande et dernière Institution
de l'homme, ou bien encore l'Education sociale, parce qu'elle
se fait dans la société et par la société elle même ; mais il
faut que le père et la mère y président toujours.


« J'ai souvent blâmé, disait autrefois Plutarque, l a c o n d u i t e d e
ces pères «pi donnent d'abord à leurs enfants des gouverneurs ,
mais les abandonnent à eux-mêmes dans cet âge bouillant et e m -
porté, qui demande bien plus de précaution et de soin que la pre-
mière enfance.


« Quelles suites malheureuses n'a pas, pour les parents e u x -
mêmes , cette déplorable négl igence ! qu'ils ont l ieu de s'en repen-
tir, e td 'en déplorer les tristes effets, lorsqu'ils voient leursenfants ,
une fois parvenus à l'âge viril , secouer le joug paternel, fouler aux
pieds tous leurs devoirs, et se précipiter dans les désordres les
plus honteux !


« Les uns s e livrent à des flatteurs ou à des parasites, hommes
déteslables qui n'ont d'autre talent que celui de corrompre la jeu-
nesse. Les autres entret iennent à grands frais des courtisanes :
ceux-ci se ruinent dans les excès de la table ; ceux-là au jeu et aux
spectacles; d'autres deviennent plus criminels encore. »


« Pour nous , disait Pla lon, nous avons résolu d'éviter ces mal -
heurs, et de ne pas faire comme la plupart des pères qui, dès que
leurs enfants sont devenus grands, les laissent vivre au gré de
leurs folles humeurs. Nous croyons , au contraire, que c'est le
moment de redoubler de vigilance et de sollicitude auprès d'eux,
pour cette dernière et plus importante Ëducation. »


l . Notilia vel rerwn, vel hominwm, vel temporum. (Dial. de Orat.)




222 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Beaucoup de parents chrétiens n'ont pas toujours de si
sages pensées. En effet, combien n'en rencontre-t-on pas
aujourd'hui, semblables à ceux dont Fénelon disait déjà de
son temps avec douleur, qu'ils abandonnent leurs enfants à
eux-mêmes, dans l'âge où les passions commencent à se faire
sentir, etoùpar conséquent ils ont plus besoin d'être retenus.


On peut dire de nos jours que.c'est là l'ordinaire: sous
l'influence des préoccupations mondaines, et aussi je ne sais
par qu'elle crainte pusillanime, par quel triste sentiment de
leur faiblesse, la plupart des parents redoutent l'œuvre à
laquelle ils doiventse dévouer, et se font volontairement il-
lusion sur un devoir sacré; puis, comme il arrive si souvent,
ils érigent leur illusion même en principe, aiment à se per-
suader et à dire tout haut que l'Education finit avec le co l -
lège, qu'un jeune homme à dix-huit ans est élevé ou ne le
sera jamais, qu'on ne peut plus l'obliger et le contraindre,
que ce serait faire plus de mal que de bien, etc., etc. Qui n'a
pas entendu professer tout cela? et sur ces beaux prétextes,
ils abdiquent définitivement toute autorité. 11 ne leur en res-
tait guère, depuis le jour où leur fils les avait quittés pour
le collège; mais le jour où il rentre sous le toit paternel, ils
n'en veulent plus conserver du tout. Et c'est cependant le
grand jour où il faudrait reprendre cette autorité tout en-
tière avec une force et une tendresse nouvelle, pour achever
une Éducation que le monde et ses périls, la jeunesse et ses
passions rendent plus nécessaire que jamais.


Ah! sans doute, cette autorité ne doit pas se faire sentir
rudement ; cette dernière Éducation demande, avec une at-
tention et une sollicitude continuelles, les ménagements les
plus délicats. Il y faut tout à la fois des soins, une habileté,
une suite, une énergie et une douceur extrêmes ; mais c'est
précisément parce que cette Éducation est la plus difficile
de toutes, qu'il faut que les parents s'y dévouent les pre-
miers : car, s'ils ne le font pas, qui le fera pour eux ?




CH. IX. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE L A JEUNESSE. 2 2 3


C'est alors ou jamais que l'autorité d'un père et la ten-
dresse d'une mère doivent faire sentir, dans la plus forte et
la plus douce action, leur souveraine influence.


11 est un âge dans la vie, auquel un ancien attribuait les
propriétés du feu, parce que, comme cet élément, il estsans
cesse en activité et ne connaît pas de repos ; un âge où l'on
pense sans règle, où l'on réfléchit sans maturité, où l'imagi-
nation ardente et les sens troublés semblent appeler à eux
le droit de décider toutes les destinées de l'avenir.


Certes, c'est un moment redoutable que celui-là, lorsque
les passions, s'éveillant tout à coup au cœur de la jeunesse,
menacent d'y soulever ces tempêtes qui agitent profondé-
ment et flétrissent quelquefois à jamais la vertu ; tandis que
le monde, de son côté, n'oublie rien pour tendre des pièges
à un jeune homme sans expérience, pourlui inspirer l'amour
du plaisir, et exciter en son âme les inclinations les plus
dangereuses.


Moment cruel, où, dans cette fièvre brûlante des passions
soulevées contre la sagesse, périssent si souvent tant de
biens précieux qui ne se retrouveront jamais, où les plus no-
bles espérances de la famille s'évanouissent quelquefois sans
retour, où les forces les plus élevées de la patrie s'énervent
et s'abîment, où la vie se dessèche et périt tristement dans
sa fleur.


Ah ! on dit quelquefois pour se consoler : Il faut bien que
cette jeunesse se passe! Eh bien! moi, je n'ai jamais pu le
dire ; et rien ne me paraît plus douloureux ici-bas que les
égarements de la jeunesse. Et parmi les tristes choses qui
me font quelquefois pleurer sur la terre, je n'en sais point
qui brise mon âme par des atteintes plus sensibles.


Non, je ne puis voir cet âge si brillant, et qui devrait tou-
jours être si pur ; cet âge si ardent, et qui devrait toujours
être si noble; cet âge des grandes pensées, des affections
généreuses et quelquefois des inspirations héroïques, je ne




224 L!V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


puis, sans la plus douloureuse amertume de mon âme, le
voir s'enchaîner aux passions qui le dégradent !


Je ne. puis voir le monde lui ravir cette double couronne
de l'innocence et du bonheur qui lui va si bien !


Je ne puis voir s'effacer, pâlir et disparaître ce coloris cé-
leste, ce charme ineffable dont la vertu embellit le front de
la jeunesse !


Non : sans une angoisse qui irait presque au désespoir, je
ne puis voir se flétrir cette fleur,s'éteindre dans ces regards
cette flamme de vie !


Ah ! c'est à l'heure de ces crises suprêmes que la tâche
d'un père et d'une mère est grande! C'est alors que leur ac-
tion peut se faire admirablement sentir, et que leur sollici-
tude doit devenir plus élevée et plus profonde ! leurs pré-
voyances plus attentives, plus actives, plus solennelles ! c'est
alors que leur plus vive tendresse, même quand elle s'in-
quiète, doit demeurer calme, digne, réservée, patiente ! c'est
alors enfin qu'ils doivent redoubler d'amour, de ménage-
ments discrets et de soins ingénieux pour cet âge, capable
d'une égale ardeur au bien et au mal, afin de l'aider à faire
sortir victorieuses des plus terribles combats sa raison et sa
vertu.


Mais que les parents me permettent de le leur dire : ils se
défient trop souvent ici de leur puissance. C'est au contraire
dans de tels moments que les droits et les devoirs sacrés de
l'autorité paternelle et maternelle peuvent s'exercer avec le
plus de force et de succès.


Il se rencontre tel jour, telle heure fatale dans la vie d'un
jeune homme, où il n'y a que la voix d'un père, le regard
d'une mère, qui puisse le sauver! C'est un transport d'or-
gueil, c'est un entraînement plus funeste encore, c'est la plus
honteuse faiblesse, c'est l'enivrement d'une passion aveu-
gle! 0 vous qui lui avez donné la vie, conservez-lui l'inno-
cence ! C'est à vous, et à vous seuls, qu'il est réservé par la




CH. IX. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 225


Providence et par la nature d'apaiser peu à peu ces orages,
de modérer la hauteur et l'emportement de ce caractère, de
suspendre tout à coup sa passion dans sa plus grande impé-
tuosité, deréveillerdans son cœur le courage parla vertu!


Non, je ne dirai jamais assez quel sublime ministère de
tendresse et de sagesse ont ici à remplir un père et une
mère. Mais, je le reconnais et je répète : il y faut une déli-
catesse, une patience, quelquefois une indulgence, une
insinuation, un mélange de fermeté et de douceur, et quel-
quefois enfin un tact et une finesse dont tout autre qu'eux
serait incapable. L'amour paternel et maternel, le plus ten-
dre par la nature et le plus fort par la foi, peut seul être ici
un inspirateur sûr. C'est à cette heure redoutable où le com-
mandement échappe, qu'il faut conserver l'autorité la plus
haute, et exercer l'action la plus énergique : c'est au mo-
ment où ce jeune homme ne se connaît presque plus lui-
même, qu'il faut enchaîner sa liberté et dompter son cœur ;
mais qui ne sent que ce cœur doit être alors infiniment mé-
nagé, et qu'il faut traiter cette liberté qui s'emporte avec un
singulier respect? Et qui pourra se prêter à ces ménage-
ments infinis, si ce n'est un père et une mère?


C'est alors qu'un père accorde à son fils ces longues et in-
times conversations, où un jeune homme épanche volontiers
son âme tout entière. Les vertus de son père, ses exemples,
ses conseils, sa bonté, sa gravité, ses expériences, tout fait
impression sur ce jeune homme, l'éclairé etle fortifie. Enivré
d'une folle passion, son cœur tombait déjà en défaillance ; il
ne se sentait plus la force de résister au mal qui le pressait
de toutes parts ; il était peut-être au moment de s'oublier à
jamais lui-même et de secouer toute pudeur ; mais auprès
de son père, il retrouve sa raison, sa conscience, sa vertu,
son courage pour triompher du vice et des honteux plaisirs.


Un père, d'ailleurs, peut recevoir des aveux pénibles, en-
trer dans des détails qui ne conviendraient point à une


É . , il. 15




226 LIV. 1!. — L E P È R E , L A M È R E Ë T L A F A M I - L B .


mère, donner enfin, et, s'il le faut, d'une voix qui sait s'é-
mouvoir, ces fortes et terribles leçons qui arrêtent un jeune
homme sur le bord du précipice ou l'en retirent, et lui ins-
pirent pour toujours l'horreur de la dissolution et du liber-
tinage.


Tel est le devoir paternel : les pères, dignes de ce grand
nom, l'ont toujours ainsi entendu.


« Nous nous devons à nous-mêmes, écrivait naguère un
« homme revenu courageusement à la foi chrétienne, nous
« devons à nos fils de leur signaler de loin le péril et d'es-
« sayer de le conjurer. Battus des flots amers qui vont les
« assaillir, qu'avons-nous de mieux à faire que de rappeler
« à grands cris vers le port ces faibles et imprudents nau-
« tonniers, et de prier Dieu qu'il abrège pour eux le temps
« de la tourmente? Ne craignons donc pas d'entrer avec eux
« dans le vif de nos expériences... On ne commet à cela ni
« la majesté paternelle, ni la piété filiale, pourvu qu'on le
« fasse sans hypocrisie ni forfanterie, ayant Dieu entre soi
« et son enfant'. »


Oui : un père également sage et vertueux peut et doit
aller jusque-là dans ses discours : une mère ne le pourrait
pas; on le comprend.


Non pas qu'une mère ne puisse prendre elle-même, dans
ces moments suprêmes, sur son fils, un merveilleux ascen-
dant. Le plus souvent, par l'instinct même de cette profonde
délicatesse, qui fait sa dignité la plus haute, et aussi par les
secrets avertissements de son cœur troublé et de son amour,
c'est elle, mieux que tout autre, qui devine le fond des pen-
sées de son fils, ses bons et mauvais penchants, ses espé-
rances, ses habitudes, ses goûts, tout en éloignant toujours
loin d'elle, avec douceur, toutes les confidences que la
dignité du cœur maternel ne peut entendre.


1. M. Nisard, recteur de l 'Académie de l 'Isère.




CH. IX. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 227


En ces heures cruelles où elle craint pour la vertu de ce
qu'elle a de plus cher au monde, elle prie plus qu'elle ne
parle, elle attend, elle souffre, elle dévore sa peine. Mais
son silence est quelquefois auprès d'un fils égaré d'une bien
admirable éloquence : ce visage austère d'une mère pro-
fondément contristée, cet abattement silencieux, cette di-
gnité, je le dirai même, quelquefois cette beauté évanouie
révèle une compassion si vive, une douleur si amère, que le
malheureux jeune homme n'en peut soutenir l'aspect ! Que
dis-je 1 Pour remuer son âme et la bouleverser tout entière,
il suffit quelquefois d'un regard ! Oui, un de ces regards
maternels, qui pénètrent jusqu'au fond de l'âme et y exci-
tent invinciblement tous les sentiments les plus forts et les
plus tendres, suffit le plus souvent pour arrêter tout d'un
coup un pauvre enfant dans le plus grand emportement de
ses faiblesses, pour le faire rentrer en lui-même et le rendre
à la vertu ! et cela sans qu'une parole ait été dite, sinon
peut-être : 0 mon fils !.... ô m a mère 1...


Fénelon, qui s'est tant occupé de ces choses, nous a laissé
ici d'admirables pages : je ne saurais mieux achever ce sujet
délicat qu'en exhortant ceux qui voudront bien me lire à
méditer les touchants conseils que donnait autrefois, sur
tout ceci, le saint archevêque de Cambrai ; il en avait trouvé
l'inspiration dans son amour pour la jeunesse, et aussi dans
une profonde intelligence de cet âge inconstant et léger.


Je citerai d'autant plus volontiers ici les paroles de Féne-
lon qu'elles sont merveilleusement propres à soutenir, à
encourager les parents et tout à la fois à les guider dans ces
voies difficiles où la fermeté et la douceur sont également
nécessaires.


Parmi les jeunes gens dont Fénelon s'était occupé, il s'en
trouvait un surtout, dont le cœur était sensible au bien,
l'esprit solide, mais le caractère emporté, les passions vio-
lentes et la vie très-exposée aux entraînements du monde ;




228 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


et dont, par conséquent, la correction demandait des mé-
nagements infinis en même temps qu'un grand zèle.


« Ce jeune homme est bon, écrivait Fénelon ; mais qu'il
« ne vous échappe pas, au nom de Dieu ! S'il faisait quelque
« grande faute, qu'il sente d'abord en vous un cœur ouvert
« comme un port dans le naufrage. Supportez-le sans le flat-
a ter, avertissez-le sans le fatiguer. Bornez-vous aux occa-
« sionset aux ouvertures de la Providence... Il faut l'atten-
« dre, le ménager, le supporter, le corriger peu à peu, sans
« le décourager jamais, le consoler au besoin et le relever
« dans ses chutes, lui apprendre à se supporter lui-même
« sans flatter sa passion. »


Fénelon ajoutait : « Ne le recherchez point trop, laissez-le
« venir à vous ; ne le ménagez point par faiblesse, mais d'un
« autre côté ne gardez aucune autorité à contre-temps ; ne
« le gênez point ; ne lui faites point de morales importunes ;
« dites-lui simplement, courtement et de la manière la plus
« douce, les vérités qu'il voudra savoir ; ne les dites que se-
« Ion le besoin et l'ouverture de son cœur ; arrêtez-vous
« tout court, dès que vous douterez s'il en est fatigué. Rien
« n'est si dangereux que de donner plus d'aliment qu'on
« n'en peut digérer. Le respect dû à cet âge, et son vrai
«bien qu'on désire, demandent une délicatesse, un ména-
« gement et une douce insinuation que je prie Dieu de met-
« tre en vous... »


Fénelon conseillait beaucoup aussi ces intimes conversa-
tions dont je parlais tout à l'heure : il raconte lui-même
qu'il les avait employées avec grand succès pour adoucir la
nature irascible et apaiser les passions orgueilleuses d'un
jeune homme.


« Son humeur, dit-il, s'adoucissait dans de tels entre-
ce tiens ; il devenait tranquille, complaisant, gai, aimable, on
« en était charmé. Il n'avait alors aucune hauteur. »
. Mais Fénelon, on vient de le voir, recommandait bien en




CH. IX. — DE LA. DERNIÈRE ÉDUCATION DÈ LA JEUNESSE. 229


même temps de ne pas fatiguer les jeunes gens de ces sé-
rieux entretiens, surtout de n'avoir jamais l'air de les leur
imposer.


« S'il vous paraît ne point désirer vos avis, demeurez dans
« le silence, mais sans diminuer aucune marque d'affection ;
« car il ne faut jamais se rebuter, quand même la vivacité
« de l'âge l'entraînerait... et lui ferait commettre quelque
« grande faute. »


Tels étaient les ménagements et les soins que conseillait
Fénelon. Du reste, il ne faudrait pas se persuader que le
saint archevêque poussât ses indulgences jusqu'à la fai-
blesse : je ne sache personne qui ait demandé aux institu-
teurs de la jeunesse, et à la jeunesse elle-même, une plus
indomptable énergie contre les passions de cet âge et ce qui
fait bien connaître la profonde sagesse de ce grand maître,
c'est qu'avant tout il voulait qu'on n'épargnât rien pour obli-
ger les jeunes gens à vaincre leurs passions en évitant les
occasions dangereuses: « Il y a, dit-il, des ennemis qu'on
« ne peut vaincre qu'en les fuyant : contre de tels ennemis,
« le vrai courage consiste à craindre et à fuir ; mais à fuir
« sans délibérer, et sans se donner à soi-même le temps de
« regarder jamais derrière soi. »


C'est lui, si doux, si indulgent, qui écrivait, pour un jeune
homme, ces terribles paroles :


« Fuyez ! hâtez-vous de fuir ! Ici la terre ne porte pour
« fruit que du poison : l'air qu'on respire est empesté; les
« hommes, contagieux, ne se parlent que pour se commu-
« niquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme amol-
li lit les cœurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez ! que
« tardez-vous ? ne regardez point derrière vous en fuyant ;
« effacez jusqu'au moidre souvenir de cette île exécrable. »


Tous les maîtres de la jeunesse ont remarqué le coup vio-
lent par lequel Mentor précipite Télémaque dans les flots, et
le sauve bon gré mal gré, lui faisant boire l'onde amère, et




230 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


rendant au jeune homme surpris par cette brusque sépara-
tion, la vertu avec le bon sens.


Qui ne sait d'ailleurs quel accent de tendresse Fénelon
savait donner à ses plaintes et à ses prières, dans ces crises
malheureuses : <* 0 mon fils ! disait-il, vous n'avez pas ou-
« blié les soins que vous m'avez coûtés depuis votre en fance,
« et les périls dont vous êtes sorti par mes conseils : ou
« croyez-moi ou souffrez que jevous abandonne. Si vous sa-
« viez combien il m'est douloureux de vous voir courir à
« votre perte! si vous saviez tout ce quej'aisouffertpenaant
« que je n'ai osé vous parler ! la mère qui vous mit au
o monde souffritmoins dans sesdouleurs de l'enfantement.
« Je me suis tu ; j'ai dévoré ma peine ; j'ai étouffé mes sou-
« pirs, pour voir si vous reviendriez à moi. 0 mon fils ! mon
« cher fils! soulagez mon cœur, rendez-moi ce qui m'est plus
« cher que mes entrailles; rendez-moi Têlêmaque que j'ai
« perdu; rendez-vous à vous-même. Si la sagesse en vous
« surmonte l'amour, je vis, je vis heureux : mais si l'amour
« vous entraîne malgré la sagesse, Mentor ne peut plus
« vivre. »


Du reste, je m'empresse de le dire, et toujours avec Féne-
lon, ces crises terribles ne sont pas nécessaires. Les parents
doivent tout faire pour les prévenir ; et cela est toujours
plus facile et meilleur que d'y porter remède. C'est même ici
la tâche la plus importante à remplir, dans cette grande et
dernière Education de la jeunesse.


Si rien n'oblige cet âge aimable à se passer dans le vice et
dans la honte, rien ne demande non plus, assurément, qu'il
se passe dans les violents orages dont nousvenons de parler.
Combien, au contraire, n'ai-je pas connu de jeunes gens,
qui, sans doute, avaient eu dans le monde à lutter contre
eux-mêmes et contre leurs passions, mais qui avaient su se
ménager à l'avance, dans la grâce de Dieu et dans les ha-
bitudes d'une piété fervente, toutes les ressources nécessai-




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 231


CHAPITRE X


Suite du même sujet.


L E T T R E D E L ' A U T E U R A U N P È R E S U R L A D E R N I È R E É D U C A T I O N


D E SON F I L S .


I


Je suppose avant tout que l'Éducation secondaire, prépa-
ratoire à la grande Éducation sociale, a été faite tout entière
et s'est achevée complètement.


Sur ce point capital, je me bornerai à redire ici ce que
j'écrivais autrefois a des parents qui m'avaient confié leurs
fils:


« Je ne réponds d'un jeune homme que j'élève et de sa
persévérance dans le bien qu'à deux conditions :


« La première, c'est qu'on m'aura permis de faire réelle-
ment et d'achever son Education: c'est-à-dire qu'il ne quit-


res pour les mauvais jours d'une traversée périlleuse ; qui,
si je puis m'exprimer ainsi, s'étaient donné, dans les prin-
cipes d'une Éducation mâle et vigoureuse, un puissant con-
tre-poids à la vivacité de l'imagination et à l'illusion des sens,
et se trouvaient enfin comme dans le port, avec des ancres
fortes, lorsque la tempête commençait à s'élever !


Mais que faut-il donc faire, me demanderont peut-être les
pères de famille, pour prévenir ainsi le mal et obtenir que
cette dernière Éducation s'accomplisse heureusement?


C'est ce que je vais essayer de dire dans le chapitre sui-
vant : je le dirai dans un très-simple langage; et afin d'être
plus utile, je tâcherai d'y ajouter l'intérêt et la lumière des
détails les plus pratiques.




232 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


tera le Petit-Séminaire qu'après sa rhétorique et sa philoso-
phie bien faites.


« Tout jeune homme qui nous quitte avant d'avoir fait
sa rhétorique et sa philosophie avec nous, y fût-il de-
meuré plusieurs années, je n'en réponds point... Je lui
ai donné des soins plus ou moins utiles: je ne l'ai point
élevé.


« Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que supprimer dans
l'Éducation intellectuelle et morale d'un jeune homme la
rhétorique ou la philosophie, ce n'est pas chose indifférente
ou de médiocre importance ; il y va du tout au tout : c'est en
faire un homme ou un autre.


«En particulier pour vos deux enfants, je ne crois pas que
vous puissiez interrompre leur Éducation classique, comme
on vous en a donné le fâcheux conseil, sans leur faire un tort
irréparable pour leur vie entière.


«Je crois que dansl'intérêl mômede leur avenir temporel,
qui vous occupe avec raison, il est essentiel que leur Édu-
cation classique s'achève fortement.


Autrement, laissez-moi vous le dire, ces deux enfants
deviendront, je le crains bien, deux mauvais sujets, et deux
mauvais sujets incapables, et, pour avoir voulu leur de-
mander des fruits avant le temps, on n'aura rien, ou seule-
ment des fruits amers-.


« Et tout ce que je dis là, remarquez bien que je le dirais
quand il ne serait question que de leur fortune : non-seule-
ment ils ne la feront pas, mais ils la ruineront, si on n'en fait
pas des hommes solides.


« Leur Education sérieuse est à peine commencée : on n'a
rien fait jusqu'à présent qu'empêcher ou réparer le mal; il
faut maintenant faire le bien ; et si on ne prend pas le
temps de le bien faire, le mal, avec de telles natures, repren-
dra le dessus d'une manière terrible : or, n'oubliez pas que
dans une bonne Education, c'est en rhétorique et en philo-




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 2 3 3


sophie que le bien se fait et se fait bien, parce que c'est là
seulement qu'il se consolide et s'achève.


« Voilà ma pensée tout entière. Je n'ai pas là-dessus une
hésitation : l'évidence et l'expérience ne me permettent pas
d'hésiter.


« La seconde condition, sans laquelle je ne puis répondre
de la persévérance d'un jeune homme, c'est que sa rhéto-
rique et sa philosophie achevées, ses parents ne le laisse-
ront point à rien faire, mais l'occuperont sérieusement et
convenablement.


« Demander qu'un jeune homme de dix-huit ans demeure
vertueux, conserve le goût du travail et devienne un homme
distingué, sur les trottoirs de Paris ou de toute autre grande
ville, dans une molle oisiveté, avec les chevaux, les cigares,
les chiens, la chasse, les courses au clocher, les bals, les
théâtres et toute la folle vie du monde, — je réponds sim •
plement : C'est absurde! et je pourrais dire quelque chose
de plus sévère. »


Voilà ce que, dans la franchise quelquefois un peu rude de
mon dévoûment, j'ai cru pouvoir écrire à un père et à une
mère qui voulaient bien me permettre de leur dire toute la
vérité, et qui ont eu d'ailleurs, je suis heureux de l'ajouter,
la sagesse de suivre ces conseils.


Je ne reparlerai pas ici des Educations interrompues par
la préparation aux écoles spéciales. J'ai déjà démontré, au
chapitre ix du livre V de mon premier volume, comment les
écoles spéciales et l'instruction professionnelle, grâce à
l'imprudence des parents qui y précipitent leurs fils avant le
temps, étaient la ruine de la haute Education intellectuelle,
et souvent aussi de toute Education religieuse et morale.


Il y a là une plaie profonde, qui empire depuis plusieurs
années et dévore parmi nous ce qui se trouve de meilleur dans
les générations naissantes.




? 3 i LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Quand les parents se décideront-ils enfin à ouvrir les
y eux, et à voir clair dans une question si grave et si simple ?


II


L'Education secondaire et préparatoire étant sérieusement
achevée, il faut pour la grande et dernière Education se
faire un plan : il faut, pour les mœurs et pour la piété, pour
le travail et les études, — je parle ici des grandes études lit-
téraires, historiques, philosophiques, scientifiques, de toutes
les études en un mot, qui préparent définitivement à une
carrière et à la vie publique, — il faut arrêter, constituer un
système d'Education profondément réfléchi,et parfaitement
adapté au caractère d'un jeune homme, à ses dispositions, à
ses goûts d'esprit, à son avenir : un système qui lui donne
assez de liberté et ne lui en laisse pas trop; un système dans
lequel il travaille le premier, activement, à s'élever, à se dé-
velopper lui-même; un système large par conséquent,dans
lequel il apprenne à se mouvoir librement et à marcher seul:
non pas que ses parents n'aient plus à s'occuper de lui, ma
pensée est très-loin de là; mais il y a tel jeune homme dont
l'esprit et le caractère doivent être gouvernés de manière
qu'il n e sente son guide et ne se trouve impérieusement re-
tenu, qu'au moment de faire fausse route et de tomber.


J'écrivais encore dernièrement à un de mes amis, sur tout
cela, une lettre que j e demande à mes lecteurs la permis-
sion de mettre sous leurs yeux.


Le jeune homme avait dix-huit ans; il venait d'achever
des études fortes et brillantes : esprit distingué, bon et
aimable de caractère, cependant un peu faible et léger; sin-
cèrement pieux, mais comme on l'est au collège ou au Petit-
Séminaire à dix-huit ans, c'est-à-dire avecmoins de solidité
que de ferveur : ce jeune homme avait été reçu bachelier; il
allait commencer son droit : son père, mon ami, in'ayant




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 23b


consulté sur cette dernière phase de son Éducation, je lui
écrivis la lettre suivante :


I II


« Mon cher ami, notre tâche est donefinie, et la vôtre com-
mence; ou plutôt, non, ce serait vous faire injure : vous
n'avez pas attendu ce jour pour commencer à remplir la
grande tâche paternelle, et vous allez simplement continuer,
de plus près, dans votre maison, par vous-même et presque
par vous seul, l'œuvre importante à laquelle vous travaillez
depuis sept années de concert avec nous ; et nous, vous pou-
vez y compter, nous continuerons à prier pour ce cher
enfant et à lui offrir de loin, dans le monde, tous les bons
conseils et tous les encouragements qui dépendront de
nous.


« Quant à vous, mon ami, sur les diverses questions que
vous voulez bien m'adresser, je vous renverrai d'abord à
vous-même, à votre bon esprit, à votre cœur, à vos pro-
pres réflexions et à vos expériences,et cela fait, je vous dirai
ensuite avec simplicité mes propres pensées, soit sur le
travail et les études de votre fils, soit sur les exercices de
piété qui lui sont nécessaires, soit enfin, si vous le permettez,
sur le choix des amis et des délassements qu'il faut lui pro-
curer.


« 11 va sans dire que ce que j'écris ici, je l'écris aussi pour
votre chère femme : vous m'avez consulté en son nom ; je
réponds à tous deux : votre tâche, d'ailleurs, est commune,
quoique différemment semblable, comme aurait dit M. de
Maistre; ici encore, vous ne pouvez vous passer l'un de
l'autre.


i Avant tout, je dois vous dire que le point capital de
cette dernière Éducation, c'est la mesure et le genre de li-
berté que vous donnerez à ce jeune homme; et ici, comme




236 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


dans tout le reste, c'est surtout à Fénelon que j'emprunterai
les conseils délicats que je prends la liberté de vous offrir :


« Il faut donc que votre pieuse femme ne se scandalise
pas, si je viens d'abord lui dire que son cher fils doit com-
mencer enfin à marcher un peu tout seul, et qu'il ne peut ni
ne doit plus être toujours au bras de sa mère. Les mères, les
meilleures surtout, ont un peu de peine à se persuader cela.
Voici ce que Fénelon écrivait lui-même à un de ses plus
chers élèves, à un jeune homme de vingt ans, son neveu,
qui regrettait de n'être pas toujours auprès de lui et sous sa
direction :


« L'enfant ne peut pas téter toujours, ni même être sans
« cesse tenu par les lisières; on le sèvre, on l'accoutume à
« marcher seul...cher fanfan, tu ne m'auras pas toujours...»


« MentOF tenait le même langage à Tèlémaque :
« Je vous quitte, ô fils d'Ulysse : mais ma sagesse ne vous


« quittera point, pourvu que vous sentiez toujours que vous
« ne pouvez rien sans elle. 11 est temps que vous appreniez
« à marcher tout seul. Je ne me suis séparé de vous en
« Egypte et à Salenle que pour vous accoutumera être privé
« de cette douceur, comme on sèvre les enfants lorsqu'il est
« temps de leur ôter le lait pour leur donner des aliments
« solides. »


« Il faut donc, mon cher ami, dans l'intérêt même de
l'Éducation et du libre et généreux développement de votre
fils, qu'il ne soit pas tenu de trop près sous le toit paternel ;
mais cela est aussi nécessaire, pour une autre très-profonde
et très-délicate raison que voici :


« Quoiqu'il soit fort jeune encore, et dépendant de vous,
de toute façon, et très-volontiers, à cause de sa docilité na-
turelle, il est néanmoins vrai qu'une des plus importantes
, parties de cette dernière Éducation, c'est de lui donner peu


peu et comme insensiblement la liberté qu'il devra bien-
tôt avoir tout entière. La liberté qu'on donne tout à coup et




CH.- X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 237


sans mesure à un jeune homme qui a été longtemps assu-
jetti, lui inspire dansles premiers moments un goût effréné
pour l'indépendance : c'est un enivrement qui le jette pres-
que toujours dans des excès. « Lorsqu'une personne doit être
bientôt sur sa foi, dit Fénelon, il faut la faire passer de la
dépendance où elle est à la liberté, par un changement qui
soit presque imperceptible, comme les nuances des cou-
leurs.


« En tout, la sujétion pèse, la liberté flatte et éblouit. Il
faut donc faire faire peu à peu à un jeune homme des expé-
riences modérées de sa liberté, qui lui laissent sentir que
ce n'est point tout ce qu'il s'imagine, et qu'il y a une illusion
ridicule dans le plaisir qu'on s'y promet. Je voudrais donc,
mon ami, commencer de bonne heure à traiter A*** comme
un homme qu'on accoutume à se pouvoir gouverner, et à
n'en abuser pas.


« Une chose bien importante encore, et de même nature,
c'est de ne pas avoir l'air, dès les premiers moments de son
retour chez vous, de vouloir commencer son Education et
sa correction. Ne vous pressez point de le reprendre sur ses
défauts; il faut auparavant les bien connaître, et pour cela
les voir d'abord dans leur naturel, et lui laisser la liberté de
les montrer. Autrement vous lui fermeriez le cœur ; il se ca-
cherait, et vous neverriezplus ses défauts qu'à demi. Il faut
gagner toute sa confiance, lui faire sentir l'amitié qu'il sait *
que vous avez pour lui, lui faire plaisir dansles choses qui
neluinuisentpas,le bien instruire sans le prêcher, et, après
l'instruction, s'attacher à lui montrer de bons exemples,
jusqu'à ce qu'il donne ouverture pourdeplus forts conseils :
alors les donner sobrement, mais avec cordialité, et le lais-
ser toujours dans le désird'en entendre plus qu'on nelui en
aura dit.


« Quant au travail et à ses études, vous savez mes prin-
cipes : ils sont les vôtres; personne ne m'a plus remerciéque




238 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


vous des deux chapitres de mon premier volume, dans les-
quels j'établis, quenul n'est en ce monde pour ne rien faire;
que chacun a un travail à accomplir, une place à occuper
laborieusement ici-bas, en un mot, un état quelconque, une
carrière à fournir.


» Mais A***n'est peut-être pas aussi convaincu de tout cela
que vous et moi, surtout dans la pratique ; et quoiqu'il ait
fait de bonnes études et pris au Petit-Séminaire l'habitude
d'un travail sérieux, la mollesse et le far niente ne sont
jamais sans charme pour un jeunehomme de dix-huit ans,
lequel, d'ailleurs, comme il ne manque jamais d'arriver en
pareil cas, sait qu'il aura un jour cinquante mille livres de
rentes : faites-lui donc relire mes deux chapitres ; relisez-les
sérieusement avec lui, et ne vous lassez pas de lui dire et de
lui persuader que ne rien faire, ou travailler lâchement, ce
qui est une même chose, lui est tout à fait impossible; que
tout par là serait perdu dans sa vie : piété, mœurs, esprit,
études, caractère, rien ne résiste à l'oisiveté ; touty périt, et
comme le diténergiquement Fénelon, elle jette dans les plus
affreux désordres les personnes mêmes les plus résolues à
pratiquer lavertu, et les plusremplies d'horreur pour levice ;
et afin qu'A*** comprenne bien ces fortes leçons,—comme
d'ailleurs celui dont vous lui parlerez est malheureusement
trop connu, —demandez-lui simplement s'il veut en ce
monde ressemblera son cousin.


« J'essaye de faire en ce moment, pour l'Education supé-
rieure, un plan d'études et de lectures que je me propose
de publier bientôt etd'offrir aux jeunes gens qui, leur Edu-
cation classique terminée, veulent employer utilement leur
temps de dix-huit à vingt-cinq ans et même au delà, et de-
venir des hommes distingués, capables de rendre service à
leur pays dans une carrière ou dans une autre. Dès que ce
plan sera achevé, je vous l'enverrai.


« Surcepoint,jen'entrerai donc ici dans aucun détail;




C H . x. — DE L A D E R N I È R E É D U C A T I O N DE LA J E U N E S S E . 2 3 9


je me bornerai à vous dire deux choses : la première, c'est
qu'ilfaut à A**" une règle fixe pour le travail et les heures
qui y seront consacrées : sans doute, il faut une honnête
liberté, mais point de caprice, et tenir, quoi qu'il en coûte,
à la règle qu'on s'est faite : autrement rien ne dure, rien ne
profite.


« Secondement, avant de décider les choses que l'on veut
étudier, il faut bien examiner ; mais telle ou telle étude, telle
ou telle lecture une fois décidée, il faut la suivre, l'achever :
rien n'est pire qu'une chose commencée et interrompue:
pendent opéra interrupta, minœque... Rien ne tient, c'est
bientôt un délabrement complet. Passer ainsi d'uneétude à
une autre, sans rien terminer, c'est le moyen infaillible de
n'aboutir à rien ; c'est la ruine de toute haute Éducation
intellectuelle.


« Quant à la piété, il faut aussi un petit règlement auquel
on tienne : sur ce point, je n'offrirai pas d'autre conseil à
A""* que ceux que Fénelon donnait à un jeune militaire :


a Pour vos occupations, écrivait Fénelon à ce jeune
« homme, il faut les régler, soit à l'armée ou à la cour. Par-
« tout il faut se faire une règle, étranger si bien toutes les
« choses, qu'on y manque fort rarement. Le matin, votre
« lecture méditée avant toutes choses, et lorsqu'on vous croi t
« encore au lit. Vers le soir, une autre lecture... Mais d'a-
« bord il ne faut pas vous gêner et vous lasser de prières.
« Pendant la messe, vous pourrez lire l'Epître et l'Evangile,
« pour vous unir au prêtre dans le grand sacrifice de Jésus-
« Christ; quelque pensée tirée de l'Evangile ou de l'Epître,
« qui aura rapport au sacrifice, pourra aider à tenir votre
« esprit élevé à Dieu. »


« Voici ce que Fénelon écrivait encore à un jeune homme
du monde qui lui avait demandé les moyens de persévérer
dans le bien :


« Le premier est de vous faire un projet pour remplir




240 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« votre temps, et de le suivre, quoi qu'il vous en coûte. Le
« second, c'est de mettre dans ce projet, comme l'article le
« plus essentiel, celui de faire tous les jours votre lecture
« méditée, ou vous ne manquerez jamais de renouveler
« vos résolutions contre votre mollesse. Le troisième, c'est
« que vous ferez tous les soirs un examen de votre journée,
« pour voir si la mollesse vous a entraîné, et si vous
« avez perdu du temps. Le quatrième est de vous confesser
« régulièrementde quinze en quinze jours à un bon con-
« fesseur.


« Avant tout, pour A***, comme Fénelon vient de vous
le recommander, il ne faut pas le gêner et le lasser de
prières. Je me permets de dire cela à sa mère; elle ne doit
pas vouloir qu'il en fasse autant qu'elle ; et vous, mon cher
ami, vous me permettrez de l'ajouter avec la religieuse af-
fection que vous me savez pour vous depuis votre enfance,
il faut que vous en fassiez assez pour que votre fils, en sui-
vantvos exemples, fasse tout ce qu'il doit faire. Vous ne
pouvez donc plus vous laisser aller vous- même à aucun re-
lâchement ; votre fils, à votre exemple, se relâcherait en-
core plus que vous. Affermi comme vous l'êtes dans la vertu,
et d'ailleurs, je le sais, fort occupé de vos affaires, vous avez
moins de temps que lui, et l'appui de certains exercices de
piété vous paraît peut-être moins nécessaire; mais c'est ce
qu'il est difficile de bien faire entendre à un jeune homme.
Je vous dirai donc : Faites pour lui et pour l'exemple que
vous lui devez, ce que vous ne feriez pas toujours pour vous-
même; ou plutôt, croyez-moi, en lui donnant en tout les
meilleurs exemples, vous vous en trouverez aussi bien pour
vous-même que pour lui.


« Je trouve excellent qu'un jeune honyne aille le dimanche
aux saints offices avec son père et avec sa mère, chacun son
livre de messe à la main ; et afin que le respect humain ne
fasse pas tomber des mains d'A"** le livre, sans lequel le




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 244


bon sens comme la piété indique qu'il est difficile d'entendre
la sainte messe avec l'attention qui convient, il faut, mon
cher ami, que vous-même ne négligiez jamais d'y apporter
le vôtre.


« Mais évitez pour lui, et même pour vous, certaines
grand'messes qui n'en finissent pas, et qui dissipent plus
qu'elles ne recueillent, parce qu'une musique d'opéra y en-
vahit tout : conduisez-le, si vous le pouvez, à Notre-Dame
des Victoires et à Saint-Sulpice, où l'on m'assure qu'on
chante encore les louanges de Dieu : A*** les y chantera vo-
lontiers et de tout son cœur, comme il les chantait au Petit-
Séminaire avec ses condisciples.


« A la campagne, je ne sais pas où vous en êtes : générale-
ment, là, ce n'est pas la musique d'opéra qui est à craindre ;
mais on y rencontre bien souvent aussi des grand'messes
sans fin, et qui sont déshonorées par de malheureux chan-
tres, dont la voix basse et grossière étouffe tout, et empêche
la voix des fidèles de faire entendre aucun chant pieux: cela
est un grand malheur. Tout le culte divin, toute la religion,
dans nos campagnes, en France, est dans nos grand'messes ;
et quel intérêt religieux y reste-t-il pour ceux qui n'y chan-
tent jamais les louanges de Dieu, et qui ne les entendent
chanter qu'indignement ? Je le répète, c'est là un grand mal
dans la plupart de nos villages : si vous ne pouvez l'em-
pêcher, il faut le supporter patiemment, ou tâcher d'y remé-
dier de concert avec votre bon curé qui en gémit, j 'en suis
sûr.


« A Paris, ce qu'il y a de mieux pour A***, c'est de suivre
assidûment avec vous les conférences et la retraite de Notre-
Dame, et les autres exercices de piété qui se font spéciale-
ment pour les hommes et les jeunes gens.


« Quant à sa mère, me pardonnera-t-elle, si j 'ose lui recom-
mander, avecFénelon, qu'elle veuille bien ne pas s'obstiner
à lui faire trouver bons de mauvais prédicateurs. Je sais bien


t., H. /6




242 LIV. II . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


que le plus médiocre prône renferme encore, pour ceux qui
savent l'y trouver, la perle de l'Évangile; mais votre fils, qui
croit cela, est incapable de le pratiquer; et pour tout dire, un
jeune homme qui vient de finir sa rhétorique et sa philoso-
phie, et qui aspire peut-être à devenir un orateur, aura tou-
jours bien de la peine à goûter des sermons quelquefois in-
sipides, parce qu'ils n'ont ni le charme de la simplicité
apostolique, ni les attraits de la grande éloquence.


« J'allais oublier de vous dire qu'une des premières choses
que vous ayez à faire, dès votre prochain retour à Paris,
c'est de lui donner, ou plutôt de l'aider à choisir un bon et
sage directeur: je dis l'aider à choisir; car il faut dans ce
choix lui laisser une grande liberté et même ne l'aider qu'a-
vec une extrême discrétion. Sans doute vous pouvez, vous
devez le diriger dans son choix; mais il faut qu'il choisisse
lui-même, et rien ne serait pire que de s'obstiner à lui
donner le directeur de sa mère ou le vôtre.


« Il faut du reste, qu'il fasse ses exercices de piété libre-
ment et en son particulier ; j'excepte la prière du soir, que
vous avez l'excellente coutume de faire en commun dans
votre petite chapelle. Rien n'est meilleurpourlui, pour vous,
pour tous.


« En lui laissant toute convenable liberté pour ses exer-
cices de piété, redites-lui quelquefois ces belles paroles de
Fénelon que je vous disais autrefois à vous-même:


« Vous devez faire honneur à la piété, et la rendre respec-
te table dans votre personne. Il faut la justifier aux critiques
a et aux libertins. / / faut la pratiquer d'une manière simple,
«.douce, forte, noble et convenable à votrerang. 11 faut aller
« tout droit aux devoirs essentiels de votre état, par le prin-
« cipe de l'amour de Dieu, et ne rendre jamais la vertu in-
« commode par des hésitations scrupuleuses sur les petites
« choses. »


« Quand aux exercices proprement dits, Fénelon les ré-




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 243


glait tout à l'heure: le plus important est une petite lecture
de piété dequelques minutes,chaquematin,après la prière:
dans Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, ou Saint François de
Sales ; ce que le jeune homme préférera : il ne faut pas que
sa bonne mère lui impose tous ses livres de dévotion.


« A la campagne comme à Paris, votre maison touche à
l'église ; s'il convient à A*** de profiter de ce bon voisinage
pour aller quelque fois à la sainte messe dans la semaine, il
va sans dire que vous ne l'en empêcherez point. Vous l'en
louerez au contraire ; mais vous ne le lui imposerez pas.


« Par-dessus tout, mon ami, il faut l'agréger à la confé-
rence de Saint-Vincent de Paul qui est établie sur votre
paroisse. Rien n'est meilleur. Ce n'est pas seulement aux
pauvres que les jeunes gens, membres de la conférence de
Saint-Vincent de Paul, font du bien, c'est surtout à eux-
mêmes. Il y a dans cette admirable association d'immenses
avantages et une grâce providentielle pour la jeunesse. Je ne
connais rien de plus puissant pourfaire persévérer un jeune
homme dans le bien, pour l'attacher profondément à la
vertu, pour lui conserver la foi vive, pour lui garder un
cœur noble et pur, pour lui procurer de bonnes années.


« Ce dernier point est capital, et j'ai promis de vous en
parler avec quelque détail. Qu'il faille à un jeune homme
des amis de son âge, c'est évident ; mais combien le choix
est délioat à faire, et qu'il est difficile de bien gouverner un
jeune homme dans ses amitiés ! Voici ce qu'en disait Féne-
lon : « Pour les vrais amis, il faut les choisir avec de grandes
« précautions, et par conséquent se borner à un fort petit
« nombre. Point d'ami intime quine craigne Dieu,etque les
« pures maximes de Religion ne gouvernent en tout: autre-
«ment il vous perdra, quelque bonté decœur qu'il ait. Choi-
« sissez, autant que vous pouvez, vos amis dans un âge un
« peu au-dessus du vôtre; vous en mûrirez plus prompte-
« ment. A l'égard des vrais et intimes amis, un cœur ouvert:




244 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« rien pour eux de secret que le secret d'autrui, excepté dans
« les choses où vous pourriez craindre qu'ils ne tussent
« préoccupés. Soyez chaud, désintéressé, fidèle, effectif,
« constant dans l'amitié, mais jamais aveugle sur lesdéfauts
« et sur les divers degrés de mérite de vos amis : qu'ils vous
« trouvent au besoin, et que leurs malheurs ne vous refroi-
s dissent jamais. »


« Toutes ces paroles sont d'un bon sens et d'une délicatesse
admirable.


« Fénelon écrivait encore sur le même sujet :
« Il faut tâcher de lur trouver des compagnies de jeunes


« gens sages et d'un esprit réglé, qui lui plaisent, qui l'a-
« musent et qui l'accoutument à se divertir sans aller cher-
« cher et sans regretter de plus grands plaisirs. »


« Et bien! mon cher ami, un des plus grands avantages
des conférences de Saint-Vincent de Paul pour vous et pour
A***, c'est de lui donner les bons amis que voulait Fénelon.
Parmi ces jeunes gens si nombreux, A*** peut choisir pour
ses amis les meilleurs, sans qu'on les lui impose; ce qui est
capital.


« Ces bons amis de Saint-Vincent de Paul l'introduiront,
si cela lui plaît, dans d'autres bonnes œuvres et sociétés re-
ligieuses, telles que l'Œuvre des apprentis, les Amis de l'en-
fance, les Conférences de Saint-François-Xavier, etc.


« Il serait très-bon aussi qu'il entrât dans quelques bonnes
sociétés littéraires, dans quelques bonnes conférences de
droit.


« Vous ne le forcerez du reste à rien de toutcela; si vous
savez vous y prendre, il le fera librement, et il va d'ailleurs
sans dire qu'avant de s'engager à rien, il aura demandé
votre agrément et vos conseils.


« Enfin, ce n'est pas seulement pour prier, pour faire de
bonnes œuvres et pour étudier, que je lui veux de bons
amis; mais c'est aussi, comme le disait Fénelon, pour qu'il




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 245


se récrée avec eux. Il lui faut des délassements honnêtes,
sans aucun doute, mais vifs et agréables.


« Rien ne serait pire que de s'obstinera lui imposer des
compagnies austères, disproportionnées à son âge, à ses
goûts : s'opinidtrer à faire goûter aux jeunes gens certaines
personnes pieuses dont l'extérieur est dégoûtant, dit Fénelon,
c'est les dégoûter à jamais de la piété et de la vertu, c'est les
révolter.


« Vous me demandez ce que je pense de la chasse pour
vous et pour lui ; ma réponse est très-simple, c'est celle
même de Fénelon : quant à vous, la chasse vous est néces-
saire pour votre santé; votre raison est décisive : n'en ayez
donc aucun scrupule. Quant à lui, c'est un amusement très-
agréable et très-légitime, pourvu qu'il soit pris modérément
'et en bonne compagnie. Je ne crains point la chasse, mais
bien souvent les chasseurs.


c J'ai "écrit quelques lignes sévères 1 contre ceux qui,
comme le dit Bossuet avec un ancien historien, ne travail-
lent qu'à la chasse : quorum maximus labor venatus est.
Mais ceux pour qui la chasse n'est qu'un exercice du corps,
lequel, ajoute Fénelon, ne leur fait point abandonner le tra-
vail et l'étude, mais les en délasse simplement; pour ceux-
là, je n'ai aucun reproche à leur faire : loin de là; la chasse
est quelquefois un bon moyen d'éviter les divertissements
dangereux.


1 . « Tant que les héritiers des grandes races françaises se dévoueront h
ne rien faire et se consoleront de tout par les divertissements : tant qu'ils
seront de ceux dont Bossuet, dans l'Oraison funèbre de la reine d'Angle-
terre, a dit avec un ancien historien, qu'il ne travaillent qu'à la chasse :


quorum maximus labor venatus est; qu'ils n'ont de gloire que pour le luxe,
ni d'esprit que pour inventer des plaisirs : tant que ce lamentable specta-
cle nous sera donné , il n'y a rien à espérer pour notre pays, et il faut
nous résigner à voir s'accomplir sous nos yeux cette redoutable prophétie:
« Le parti des hommes de plaisir sera éternellement impuissant: auferetur
factio lascivientium. » (Amos, vi , 7 . )




246 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« Fénelon voulait d'ailleurs qu'on eût, dans l'occasion,
quelque condescendance pour ses amis, mais il ne voulait
pas qu'on la poussât trop loin :


« Pour Paris, écrivait-il, réservez-vous-y des heures de
« travail : évitez les soirées qui mènent trop avant dans la
« nuit, et qui dérangent tout le jour suivant; sauvez un peu
« vos matinées. Lisez et pensez sur vos lectures. Je sais
« bien qu'on ne peut pas être toujours si rangé : il faut se
« laisser envahir quelquefois par complaisancepour certains
« amis; la société le veut, l'âge le demande; mais en ac-
« cordant un peu d'amusement aux amis, il leur faut déro-
« ber des heures, sans lesquelles on ne se rendrait capable
« de rien pour mériter leur estime. »


« Après vous avoir parlé des amitiés vertueuses et des
bonnes compagnies, il faut bien que je vous dise un mot'
de celles qui ne le sont pas.


« On ne peut les éviter tout à fait quand on vit dans le
monde : il faut donc s'y aguerrir. Rien n'est plus nécessaire,
et voici comme je l'entends.


« Il faut qu'un jeune homme, dans le monde, montre une
conduite unie, modérée, sans affectation, mais ferme pour
la vertu, et si décidée, qu'on n'espère point l'entraîner.


« Il en sera tout d'abord quitte à meilleur marché, et on ne
l'importunera plus quand on verra qu'il est de bonne foi
inébranlablement attaché à la Religion, et qu'il ne recule
pas là-dessus. On tourmente plus longtemps ceux qu'on
soupçonne d'être faux, ou faibles et légers.


« Il faut donc qu'A*** se laisse voir tout d'abord tel qu'il
« est et tel qu'il doit l'être, c'est-à-dire un vrai chrétien :
« A la vérité, dit Fénelon, on doit cacher aux yeux du monde
« tout ce qu'il n'est point nécessaire de lui montrer, mais il
« faut qu'il sache que vous voulez être chrétien, que vous
« renoncez au vice, et que vous fuyez l'impiété...


« Il n'est pas question de prêcher ni de baisser les yeux ;




CH. X. — DE LA DERNIÈRE ÉDUCATION DE LA JEUNESSE. 247


« mais il s'agit de se taire, de tourner ailleurs la conversa-
« tion, de ne témoigner nulle lâche complaisance pour le
« mal, de ne rire jamais d'une raillerie libertine ou d'une
« parole impure '. »


« Donc, mon cher ami, pour A***, le vrai moyen de s'é-
pargner de longues importunités et de dangereuses tenta-
tions, c'est de ne demeurer point neutre. Quand un jeune
homme se déclare hautement pour la Religion, d'abord on
s'étonne dans un certain monde; mais bientôt on se tait, on
s'accoutume à le laisser faire : les mauvaises compagnies
prennent congé, et cherchent parti ailleurs.


« Voilà, mon ami, les conseils que j'ai cru pouvoir pren-
dre la liberté de vous offrir en réponse à votre bonne con-
sultation : mais, laissez-moi vous le dire en finissant, ce qui
me donne une profonde confiance pour l'avenir d'A*** et
pour sa persévérance dans le bien, c'est vous-même, c'est sa
mère; ce sont vos sages conseils, vos prières et surtout
vos exemples : heureux le jeune homme qui trouve dans
son père et dans sa mère le modèle des vertus qu'il doit pra-
tiquer ' »


l . Fénelon écrivait encore : t Soyez bon ami, obligeant,officieux, ouvert,
« cela vous fera aimer et apaisera la persécution. Qu'on voie que ce n'est
« point par grimace, ni par noirceur, mais par vraie religion et avec c o u -
« rage, que vous renoncez aux débauches des jeunes gens. D'ailleurs,
« gaîté, discrétion, complaisance, sûreté de commerce, et nulle façon ;
• peu d'amis, beaucoup de connaissances passagères ; soin de plaire h. ceux
« qui passent pour les p'us honnêtes gens et dont l'estime décide, ou à
« ceux qui excellent dans le métier doni vous souhaitez vous instruire,
« pour apprendre d'eux ce que vous avez besoin de savoir.


« Il ne convient ni a la bienséance de votre état, ni a votre besoin inté-
« rieur, que vous vous jetiez dans une profonde solitude. Il faut voir les
« gens qui ne donnent qu'un amusement modéré, aux neures où l'on a
« besoin de se délasser l'esprit. Il ne faut fuir que ceux qui dissipent, qui
« relâchent, qui vous embarquent malgré vous, et qui rouvrent les plaies
« du cœur : pour ces faux amis-là, il faut les craindre , les éviter d o u c e -
< ment, et mettre une barrière qui leur bouche le chemin. »




248 L I V . I I . — L E P È R E , L A M È R E E T L A F A M I L L E .


CHAPITRE XI


L'autorité paternelle et maternelle


DE SES D É C H É A N C E S P A R L E S P A R E N T S E U X - M Ê M E S E T PAR L E S LOIS.


I


Arrivé à cette partie de mon travail, je ressens une amère
tristesse. L'autorité, la dignité, les droits d'un père et d'une
mère, sont grands assurément. Je me suis complu à le dé-
montrer. Après l'autorité et les droits de Dieu, rien n'est
plus grand dans la société humaine ; et toutefois, où en som-
mes-nous à cet égard? Hélas! nous le devons avouer avec
douleur : depuis bientôt un siècle, on ne rencontre plus ici
qu'une grandeur abaissée.


Sans doute, l'histoire de tous les pays et de tous les siècles
a sur ce pointses tristes révélations; et en remontant jusqu'à
l'origine, il est manifeste qu'une des plus profondes déchéan-
ces de l'humanité est dans l'affaiblissement de l'autorité, de
la dignité paternelle et maternelle.


Mais nous, en particulier, il le faut reconnaître, à cet
égard nous sommes allés très-loin : depuis le milieu du
xviii0 siècle, on dirait qu'il y a eu comme une conspira-
tion secrète des lois et des parents eux-mêmes, de la société
et des familles, pour anéantir parmi nous l'autorité et le
respect.


Et aujourd'hui, c'est le moins qu'on puisse dire, l'intel-
ligence de ce qu'il y a de divin dans un père et dans une




CH. X I . - DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 249


mère, et le sentiment du souverain respect qui leur est dû,
ont été, selon le langage des Écritures, étrangement dimi-
nués par les enfants des hommes : diminutœ sunt a filiis ho-
minum.


Par l'institution divine, il y a là une Autorité impérissa-
ble : mais par le malheur des temps, Elle aussi tend à s'a-
baisser; et fléchissant presque de toutes parts, on la voit
souvent s'abdiquer elle-même, pour prévenir, dit-on, de plus
grands désordres ; tant le sens moral de l'inviolabilité pa-
ternelle et maternelle est profondément altéré !


Une voix plus autorisée que la mienne dirait que, par
suite, les pères et les mères, dignes de ce grand nom, sont
devenus bien rares.


Eh bien ! je n'hésite pas à le déclarer : voilà le plus grand
desmalheurs; car, lorsque cette sainte, cette divine autorité
vient à fléchir, tout fléchit avec elle, et la société se trouve
menacée dans ses premiers fondements.


Et s'il faut, sans révéler ici toutes mes pensées sur ce triste
sujet, m'en tenir de plus près à la question que je traite, je
dirai que les instituteurs chargés d'élever la jeunesse n'ont
plus d'autorité pour faire cette œuvre fondamentale, parce
que les parents n'en ont plus eux-mêmes et ne veulent plus
en avoir; et alors, l'autorité et le respect manquant, il n'y a
plus d'Education possible.


Pourquoi cela ? medira-t-on peut-être :que les bons insti-
tuteurs se passent des parents ! — Je réponds : On l'essaye-
rait en vain : non, c'est toujours un grand mal et à peu près
sans remède, dans une Education, lorsque le père ou la mère
abdiquent et reiusentde faire sentir leur autorité ; et cepen-
dant vivent encore, et apparaissent de temps à autre. J'aurai
le courage de le dire : C'est un plus grand malheur que s'ils
étaient à quatre mille lieues ou morts, par la raison très-
simple, qu'eux présents, nul ne peut les remplacer : les en-
fants ne le permettent pas, et saisissent avec un étonnant et




250 tIV. I I . — LE PÈRB, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


déplorable instinct la disjonction fatale qui se trouve entre
l'autorité réelle, mais abdiquée, de leurs faibles parents, et
l'autorité empruntée et impuissante des instituteurs trahis
par la faiblesse paternelle et maternelle.


Je n'ai jamais rencontré, dans l'œuvre de l'Education une
difficulté plus délicate, plus intime, plus douloureuse.


Et puisqu'il faut entrer dans le vit du sujet, je le dirai avec
tranchise : rien n'explique la négligence étrange, l'incon-
cevable tiédeur de certains parents pour faire valoirles droits
de leur autorité, non-seulement vis-à-vis de l'État, — c'est
ce que nous avons vu pendant quarante ans, — mais aussi
et surtout vis-à-vis de leurs enfants eux-mêmes ; rien ne
l'explique, si ce n'est que ces droits imposent des devoirs, de
grands devoirs, et que ces devoirs pèsent.


Cela est triste à dire, mais jo ne puis le taire : oui, la lé-
gèreté, la dissipation, la mollesse de nos mœurs succombent
sous le poids de l'autorité paternelle et maternelle. On ne
sait plus comment la porter, et on s'en délivre en se débar-
rassant le plus tôt possible de ses enfants : dès l'âge de six
à sept ans, que dis-je ? de quatre à cinq ans, il faut se hâter
de les mettre en pension! Et puis, dès l'âge de quinze à
seize ans, il faut qu'ils aient fini toute Education suivie et
sérieuse, et deviennent à peu près leurs maîtres, dans ce
qu'on appelle une école préparatoire, ou ailleurs : voilà
l'inspiration, la marche et le but de la plupart des Educa-
tions.


Mais s'occuper de ses enfants pendant vingt années, pa-
ternellement, maternellement, c'est-à-dire avec intelligence,
avec fermeté, avec suite, avec patience ; étudier ces jeunes
natures, s'appliquer à les connaître, à les former, à les éle-
ver ; leur commander le bien et leur en inspirer l'amour ;
leur défendre le mal ; en un mot, travailler sérieusement,
personnellement à l'œuvre de leur Education, cela n'existe
presque nulle part.




CH. X I . — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 251


Je ne puis, ni ne dois tout dire ici ; et pour éclairer mes
assertions, je me bornerai à trois observations très-impor-
tantes, assurément : — la première, c'est qu'on ne trouve
presque plus de parents qui veuillent connaître les défauts
de leurs enfants, savoir la vérité sur eux; —la seconde,
c'est qu'on en trouve encore moins qui veuillent les corriger,
qui sachent vouloir, ordonner, défendre: plusieurs refusent
même de se mêler de tout cela ; — et la troisième enfin, c'est
que quand ils s'en mêlent, c'est souvent pour compromettre
le succès de l'œuvre.


Qu'on me pardonne la rudesse et la simplicité de mon
langage. Je parle avec d'autant plus de liberté que dans le
cours de ma longue carrière, j'ai travaillé de concert avec
les parents les plus dévoués et les plus sages, j'ai rencontré
les plus nombreuses, les plus honorables exceptionsaux fai-
blesses que je vais décrire ; mais enfin, j'ai rencontré aussi
de loin et quelquefois de près ces faiblesses, et puisque je
veux être utile, je dois en parler. J'ai pris, d'ailleurs, des
précautions certaines pour que nul de ceux qui me liront ne
soit offensé de ce que je dois dire.


I I


Il faut donc l'avouer d'abord : il n'y a presque plus de
parents qui s'appliquent à découvrir les défauts deleurs en-
fants, qui veuillent les connaître sérieusement, qui permet-
tent même qu'on les leur fasse connaître.


Dès qu'un enfant me donnait quelque inquiétude par son
orgueil, par sa légèreté, par sa mollesse, ou par quelque
grande faute, je m'en occupais moi-même de la manière la
plus suivie, et je m'adressais aussi immédiatement à ses pa-
rents. Mais combien de fois n'ai-je pas senti que cela leur
déplaisait ! Plusieurs auraient beaucoup mieux aimé que je
les eusse laissés tranquilles, beaucoup mieux aimé n'être




2 5 2 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


pas avertis et tout ignorer. Cela est étrange, mais cela est
vrai; il semblerait qu'on ne peut pas dire la vérité à certains
parents sur leurs enfants sans les blesser eux-mêmes, sans
les offenser personnellement. Comme il y a dans leur cœur
un sentiment qui s'attriste lorsqu'un médecin, appelé par
eux auprès de leur fils malade, leur dit : Tel organe est en
souffrance, il y faut appliquer tel régime, tel remède; il y
a aussi dans l'amour paternel et maternel je ne sais quoi qui
se froisse involontairement, lorsqu'on leur parle des dé-
fauts de leur enfant. Je comprends qu'ils soient attristés ;
mais qu'ils soient mécontents du médecin, jenelecomprends
pas.


Quoi qu'il en soit, j'ai pu rarement parler, surtout à une
mère, des défauts de son fils sans m'apercevoir que l'amour
maternel était immédiatement sur ses gardes, et armé contre
moi de pied en cap.


Il faut s'attendre ici à un esprit de contradiction intime,
involontaire, presque invincible.


« C'est un enfant bien violent. - - O h ! Monsieur, je ne
crois pas : il n'y a pas au monde d'anfant plus doux ; il est
vif, et ses nerfs s'agacent facilement; mais des violences, je
ne lui en ai jamais vu : à la maison, il ne se fâchait qu'avec
ses bonnes ; il a même été avec moi, jusqu'au jour où je vous
l'ai donné, l'enfant le plus facile et le plus caressant. — Je le
crois bien, Madame : jamais vous ne lui avez demandé une
heure de travail ; jamais vous ne lui avez fait éprouver une
contrariété sérieuse.... »


« C'est un enfant bien indolent. — Oh! non, Monsieur:
il serait plutôt emporté. — Mais c'est justement cela, Ma-
dame ; il est mou et violent : la mollesse et la violence vont
presque toujours ensemble. Les enfants mous ne peuvent
rien souffrir. — Monsieur, je ne crois pas cela ; vous ne con-
naissez pas mon fils.... »


Ces contradictions vont quelquefois à de singulières ex-




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 253


trémités: ainsi, le croirait-on? j'ai rarement dit à un père et
à une mère, même aux meilleurs, même aux plus sages, en
leur parlant de leur fils : C'est un enfant difficile; si vous n'y
prenez garde, il vous causera de grandes peines; j 'ai rare-
ment dit cela aux parents, à ceux même qui avaient le plus
de confiance en moi, sans perdre à l'instant une partie de
leur confiance.


Et cela, dans le moment même où ils venaient se plaindre
à moi de cet enfant, et me confier leurs tristesses pour le pré-
sent, et leurs inquiétudes pour l'avenir. Les choses qu'ils m'a-
vaient les premiers dites de leur enfant, les plaintes faites
par eux plusieurs fois contre lui, si je les faisais, moi, à mon
tour, si je les leur répétais, ils ne les acceptaient pas. J'en ai
trouvé qui me savent encore mauvais gré de les avoir crus
sur parole, lorsqu'ils me disaient du mal de leur fils. J'ai
rencontré un homme d'honneur et excellent chrétien, tuteur
et grand-père de son pupille, qui ne m'a jamais pardonné
que je lui eusse simplement dit que l'Éducation de son petit-
fils éiait trop difficile et que je ne pourrais pas réussir à la
faire. Il m'écrivit pour me reprocher d'avoir offensé par là
les deux familles paternelle et maternelle de l'enfant.


Dans les premiers temps de mon ministère et de mes ex-
périences, j'ai rencontré une mère, très-distinguée d'esprit,
très-pieuse, qui ne pouvait supporter la présence et les dé-
fauts de son fils, pendant trois jours de congé, sans en être
accablée, qui me disait : Que voulez-vous que j'en fasse pen-
dant trois jours? et cependant elle était tellement infatuée
des qualités et de l'excellence de ce fils, qu'il y avait pour
moi impossibilité de lui en faire la moindre plainte sans la
révolter.


Un jour, après une faute des plus graves, et des plus
capables d'alarmer une mère, commise par ce malheureux
enfant, elle, si chrétienne, la vertu même, me dit : Il n'y a
pas de quoi fouetter un chat! J'ai entendu cela de mes




254 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


oreilles. Elle ajouta : Il y a dans le monde bien des honnêtes
gens qui ont fait pire, et qui sont d'honnêtes gens. Enfin,
elle alla jusqu'à me dire, tant elle avait besoin de disculper
son fils : Je n'oserais pas affirmer que son père n'a pas fait
beaucoup plus mal à son âge, et cependant son père est au-
ourd'hui un excellent homme.


Un autre enfant, — après des injures grossières adressées
aux plus aimables de ses condisciples, après des ingratitudes
inouïes envers le meilleur de ses maîtres, envers celui qui
avait tout fait pour son âme, qui l'avait sauvé dix fois, depuis
son arrivée dans la maison, — cet enfant alla un jour jusqu'à
outrager ce saint prêtre de la manière la plus sensible, et
lorsque je racontai le fait à la mère et lui annonçai que
l'heure de la séparation était venue, et que tout cela n'était
plus tolérable, elle me répondit avec l'accent le plus irrité :
Oui, c'est vrai : Pierre a raison; Monsieur un tel est un im-
bécile.... Il n'a pas su prendre l'enfant.... Mon Pierre a un
cœur d'or.


C'était encore ici,je l'affirme, une femme de l'esprit le plus
distingué, du cœur le plus délicat, la plus noble nature
mais c'était une mère aveuglée.


J'ai rencontré d'autres parents qui permettent si peu qu'on
leur dise la vérité sur leurs enfants, qu'ils vont jusqu'à pré-
férer une maison d'Éducation où on dissimule tout, où on les
trompe, où on leur envoie des bulletins de satisfaction, de
bonnes notes, quand leurs enfants n'en méritent que de
mauvaises; où on leur dit que leurs enfants travaillent, se
conduisent bien, deviendront d'excellents sujets, quand il
est manifeste qu'on ne s'en occupe même pas, que les pau-
vres enfants ne font ni leurs études, ni leurs classes, et après
dix années, sortiront de là absolument incapables, sans
avoir ni le goût du travail, ni ombre d'instruction. Mais
pendant ce temps on n'a pas tourmenté ces pauvres parents,
on les a laissés tranquilles, on leur a dit : Tout va bien; et




C H . X I . — DÉCHÉANCES DE L 1 AUTORITÉ PATERNELLE. 285


ils ont pu le répéter à leurs amis et à leur famille. Voilà ce
qu'ils préfèrent de beaucoup à une maison d'Éducation sé-
rieuse, à des instituteurs consciencieux et sincères, qui les
informent, qui les avertissent, qui invoquent leur appui, qui
les tiennent au courant de tout, de leurs craintes comme de
leurs espérances, du mal comme du bien.


J'ai rencontré un jour un père et une mère qui m'ont dit :
Voilà notre fils : il est très-difficile; nous n'y pouvons rien;
faites de votre mieux; nous avons confiance en vous : seule-
mentne nous en parlez plus, ou ne nous en parlez que quand
tout ira bien.


J'avais beau leur dire : Je ne puis me passer de vous; je
ne puis rien sans vous... Inutile.


Cela paraît incroyable ; mais cela n'est que trop vrai : oui,
il y a des parents si faibles qu'il faut les tromper, ou ils ne
sont pas contents. J'en ai vu qui, parce qu'on s'obstinait à
leur dire la vérité sur leur enfant et à réclamer leur con-
cours, l'ont retiré d'un excellent collège, pour le mettre dans
une maison où ils savaient qu'on ne leur en parlerait plus
aussi tristement, et qu'on ne leur dirait plus la vérité.


J'ai eu, dans ce genre-là, deux expériences particulière-
ment étranges : c'étaient de mes amis, et quand ils venaient
me voir, ils me disaient avec un épanouissement de joie :
Tout va bien pour E***; ses maîtres en sont très-contents ;
et puis, deux ans après, ils cessèrent de venir me voir; l'en-
fant s'était fait renvoyer même de cette très-mauvaise mai-
son. — Une autre fois, c'était un enfant très-faible dans sa
classe ; il avait été très-mal commencé chez ses parents, ne
savait pas un mot de latin, et se trouvait chez nous presque
toujours le dernier: cela déplaisait à sa mère. On mit l'en-
fant dans un collège, où il fut, dans la même classe, cinq
fois de suite premier; on m'écrivit en triomphant les louan-
ges du collège et de l'enfant.


Le fait est que l'on n'entend presque jamais parler en mal




256 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


des plus tristes collèges, par les parents qui y laissent leurs
fils ; tandis,ehose bizarre, qu'on entend souvent des parents,
même chrétiens, se plaindre des meilleures maisons d'Édu-
cation, et pour des riens. Ils éprouvent le besoin de louer
un mauvais collège, parce qu'ils sentent la nécessité de jus-
tifier leur choix, parce que là, on ne leur parie jamais de
leurs enfants en mal, en un mot parce qu'ils sont dispensés
de s'en occuper.


I I I


Les parents ne veulent pas savoir la vérité; mais, ce qu'il
y a de plus difficile encore pour eux, ce n'est pas de con-
sentir à savoir la vérité, ce n'est pas de se résigner à con-
naître les défauts de leurs enfants : c'est de vouloir les cor-
riger.


Oui, ce qu'il y a de plus difficile pour certains parents,
c'est de vouloir, et aussi de faire vouloir leurs enfants.


Ce qui leur manque de plus, c'est la fermeté, c'est la vo -
lonté ; s'ils se refusent à savoir, c'est que savoir les condam-
nerait à vouloir. On ne veut plus, on ne sait plus commander,
ni défendre: commander le bien, défendre le mal, avec dou-
ceur, gravité, persévérance, j'ai vu les meilleurs, les plus
fermes, fléchir là-dessus : et par là même gâter profondé-
ment leurs enfants, dès le premier âge.


Je conjure les pères et les mères, jeunes encore, et pour
lesquels commence le grand ministère de l'Éducation, de
vouloir bien lire, dans le premier volume de cet ouvrage,
ce que j'ai écrit des enfants gâtés : c'était le fruit de mes ex-
périences. — En effet, depuis l'âge le plus tendre jusqu'à
sept ou huit ans, c'est prodigieux à quel point un enfant est
gâté par tout le monde.— Eh bien! là, je n'ai rien dit : non,
je n'ai rien dit ! Il est évident pour moi que, depuis quinze
ans, les mœurs publiques se sont encore plus affaissées sous
ce rapport.




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 257


Ce n'est plus seulement à trois, quatre et cinq ans qu'on
gâte les enfants, mais à dix, onze etdouze ans. Aujourd'hui,
c'est à douze ou treize ans qu'on a pris le parti de faire la
volonté de ses enfants, et qu'on croit ne pouvoir plus leur
rien commander sérieusement.


Combien de fois n'ai-je pas entendu dire : Mais il ne veut
pas, il ne voudra pas! — Et pourquoi donc ètes-vous sur la
terre, père et mère, sinon pour vouloir avec sagesse, et pour
faire vouloir avec autorité?


Une mère me disait de son fils, pour lequel je lui donnais
le conseil le plus important : Mais il a quinze ans : on ne
peut plus lui ordonner.... Et ce sont des parents chrétiens
qui tiennent un pareil langage! et ils comptent pour rien
les menaces et les terribles exemples des divines Écritures 1
Mais voyez Héli, voyez Samuel; c'étaient des saints : leurs
fils avaient trente ans : leurs fils prévariquèrent, les pères
ne les corrigèrent point : on connaît le châtiment des uns
et des autres.


Aujourd'hui ce n'est pas à trente ans, ce n'est pas à vingt
et un ans, c'est à quatorze ou quinze ans, qu'on ne sait plus
vouloir, ni commander, avec les enfants.


Eh bien ! moi, je dis sans hésiter, — moi qui les aimais si.
tendrement que j'ai quelquefois entendu leurs mères me
dire : Mais vous êtes une mère ! — moi, qui les craignais,
les redoutais, les respectais tellement, que je ne me suis ja-
mais permis, sciemment du moins, de rien hasarder avec
ces puissantes et redoutables natures... je dis qu'il ne faut
jamais, à aucun prix, accepter de capitulation avec eux.
Mes soins pour eux, mes sollicitudes étaient inépuisables :
j'avais pour leurs fautes, pour leurs faiblesses, pour leurs
défauts même les plus grossiers .des ménagements infinis :
je ne capitulais jamais.


Je les aurais plutôt laissés mourir a mes pieds. Il fallait à
tout prix qu'ils se laissassent dompter, corriger, réformer,


É., ii . 17




258 LIV. I I , — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


élever, en un mot. Et il y a peu de jours encore, je répon-
dais à une mère qui me disait de son fils : Il menace de se
tuer. — Il ne se tuera pas; mais en tous cas, si vous n'êtes
pas décidée à le voir mourir, plutôt que de lui voir faire le
mal, il est perdu! Il vaut mieux mille fois qu'il meure, que
de vivre comme il veut faire. Ce conseil fut écouté.


L'enfant déclara qu'il voulait se laisser mourir de faim :
après huit heures de jeûne, il prit le pain et l'eau qu'on lui
avait laissés; et après une nuit de réflexion, il écrivit à ses
parents, pour leur demander la grâce d'aller se jeter à leurs
genoux et implorer son pardon.


Le fait est qu'il n'y a que Blanche de Castille qui ait dit
ici le dernier mot :


Mon fils, f aimerais mieux vous voir mort que vous voir
commettre un péché mortel.


Toute mère qui ne trouve pas dans son cœur le courage
de prononcer cette noble parole est incapable d'élever son
enfant 1 .


Et qu'on ne s'imagine pas que tout cela est impraticable
dans notre siècle; non, malgré tant de graves difficultés,
l'enfance peut être élevée aujourd'hui comme elle le fut au-
trefois, si les parents le veulent sérieusement, comme l'ont
voulu leurs ancêtres.


J'affirme ceci avec d'autant plus de certitude, que mon
expérience me l'a démontré : toutes les fois que j'ai été ap-
puyé par un père et par une mère dignes de ce nom, et je
l'ai presque toujours été, il n'y a pas d'Éducation si difficile
que je n'aie vue bien finir.


Le grand nombre de jeunes gens qu'on voit en ce moment
s'élever comme il faut, dans des maisons d'Éducation vrai-
ment chrétiennes, montre que les bons parents peuvent se


\. Il y a loin de ces grands principes à la conduite d'une mère, qui défen-
dait rigoureusement au précepteur de son fils de le réprimander pour une
faute grave commise après le dîner, parce que cela troublerait sa digestion.




CH. X!. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE 259


rencontrer encore facilement, aussi bien que les bons insti-
tuteurs. S'il m'est permis de le dire, ils se forment, ils se
fortifient les uns les autres.


Mais, je le répète, pour les instituteurs comme pour les
parents, c'est la belle et sainte parole de Blanche de Castille
qui, dans l'œuvre de l'Education, est le dernier mot. Dans
cette grande œuvre en effet, il s'agit, non pas d'un seul pé-
ché mortel, et d'un mal qui, quelque triste qu'il soit, peut se
réparer, mais du principe même du mal : il s'agit de ce
fond même d'une nature corrompue, duquel, si on ne vient
à bout de le corriger, naîtront des multitudes de péchés
mortels, toutes les folies, tous les crimes, tous les malheurs
d'une vie entière.


Je le disais un jour à une veuve chrétienne, qui s'était en-
fin résolue à exercer les droits et à accomplir les devoirs de
l'autorité maternelle vis-à-vis de son jeune fils, enfant d'une
nature très-forte et très-riche, etparlàmême très-puissante
pour le mal comme pour le bien, mais qui tournait au mal :
la fermeté avait réussi admirablement. — Eh bien ! lui dis-
je, vous avez sauvé votre enfant ! il était perdu autrement.
C'est par ce défaut de fermeté que des enfants, dont on pou-
vait faire des sujets excellents, deviennent des êtres déplo-
rables. C'est ici pour moi une conviction profonde.


J'ai la certitude de ce que j'affirme pour plusieurs de ceux
que j'ai en vue, et que je ne nomme pas.


Je conclus donc : les deux choses les plus importantes,
capitales même pour les parents sont :


4 ° Savoir la vérité sur leurs enfants ; étudier leurs défauts,
eurs vices ; les bien connaître.


2° Les corriger, et le vouloir avec une fermeté invincible
Savoir et vouloir; et cela non-seulement pendant les années
où les parents font eux-mêmes, dans leur maison,'l'Educa-
tion de leurs enfants, mais aussi pendant tout le cours de
l'Education publique.




260 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


IV


Je dois enfin ajouter ici une troisième et dernière obser-
vation : c'est qu'il y a même des parents qui non seulement
ne travaillent pas comme ils le devraient à l'Education de
leurs enfants, et ne font pas l'œuvre, mais empêchent de la
faire, et défont même les premiers ce que de bons institu-
teurs ont fait comme il faut.


Certes, je ne suis pas suspect : dans les chapitres qui pré-
cèdent, j'ai assez insisté sur les relations des enfants avec
leurs parents, et on a vu tout le prix que j 'y mettais ; mais
je conjure les parents de me permettre de leur représenter
ici que ces relations si légitimes, si nécessaires, et qui peu-
vent avoir une influence si profonde et si heureuse, peuvent
avoir aussi pour leurs enfants des conséquences très-regret-
tables, si les parents ne comprennent pas alors toute lagra-
vité de leurs devoirs. Ici encore je ne puis tout dire : je me
bornerai à indiquer quelques points principaux, et particu-
lièrement les époques, les circonstances critiques, où la vi-
gilance et l'autorité des parents ne peuvent fléchir sans met-
tre tout en péril.


J'ai déjà parlé des vacances, et dit de quelle nécessité il
est que ces deux mois soient gouvernés comme il faut : je
dois en redire un mot important.


11 y a pour certains parents et pour certains enfants, dans
ces deux mois, un moment fatal ; c'est le dernier : grâce à
l'habileté de ceux-ci et à la faiblesse de ceux-là, la fin des
vacances, et le moment du retour au collège deviennent
chaque année, pour tous, une épreuve terrible. On ne peut,
de part ni d'autre, consentir à se séparer. On veut, on ne
veut pas : on retarde le départ ; on traîne de jour en jour.
On prend tous les prétextes : le temps est encore si beau,
les vendanges ne sont pas faites, le trousseau n'est pas
prêt, etc. : on s'accroche à tout.




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 261


Sur cette misère assez commune, je n'ai qu'une chose à
dire : il faut prendre son parti : ou renoncer à l'Education
publique et garder ses enfants chez soi, ou ne pas leur lais-
ser voir et sentir de telles faiblesses. Outre que rien n'est
plus cruel pour les enfants que ces tendresses désespérées
de la dernière heure, rien ne les amollit et ne les gâte da-
vantage. Il faut alors, au contraire, peu de caresses, et même
peu de discours; une parole simple, nette, précise;une pa-
role affectueuse sans doute, mais ferme : nul attendrisse-
ment, nulle compassion déplacée. — C'est la volonté de ton
père, c'est la mienne ; c'est pour ton bien. — Etpuis on n'en
parle plus, on n'y pense même plus. Tous les préparatifs se
font simplement ; le trousseau est complet une semaine à
l'avance. En un mot, on ne fait pas de cela une affaire de dé-
sespoir. — Nous partons dans huit jours, dans trois jours :
demain, à huit heures. — Le jour et l'heure venus, on part.
— Autrement les trois premiers mois de l'année sont em-
ployés par ces pauvres enfants, non pas à travailler avec
courage, mais à se consoler tristement des chagrins du dé-
part.


Les pères, les mères surtout, se réservent ordinairement
la consolation de reconduire l'enfant : cela prolonge et charme
leur faiblesse. Elles voient couler ses dernières larmes; elles
les essuient, pour les revoir couler encore : cela leur fait
peine, mais plaisir aussi. Définitivement, le père vaut mieux
pour ce moment délicat. La pauvre mèrevientquelquefoisse
loger auprès du petit séminaire ou du collège, y demeure
trois ou quatre jours dans une triste auberge, et se donne
au moins la satisfaction d'errer à l'entour, pourvoir de loin
son fils à la dérobée, et entendre sa voix, s'il se peut.


Et puis, profitant de l'indulgence de ces premiers jours,
ses bons parents viennent visiter leurs enfants à chaque ré-


.création, les empêchent de jouer, les font repleurer, et, se-
lon l'usage, ne croientpas pouvoir mieux leur laisser sentir,




2 6 2 MV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


au dernier moment, ce qu'est un père, ce qu'est une mère,
qu'en leur apportant' des gâteaux, des friandises, et cela,
comme toujours, en cachette, leur disant même : Mets cela
dans ta poche, et prends garde que M. le supérieur ne le
voie.


Oh ! qu'il est difficile, sur tout cela, de persuader de pau-
vres mères 1 Même quand elles ont confiance en vous, et
qu'elles vous permettent de leur dire la vérité, et qu'elles y
croient, elles ne peuvent la mettre en pratique : c'est plus
fort que leur faible cœur. Quand on n'a pas étudié toutes
ces faiblesses de près, on n'en peut comprendre les excès, et
aussi les malheureuses conséquences.


J'ai porté la franchise jusqu'à dire un jour à une mère de
bonne foi, qui ne refusait pas d'entendre la vérité sur son
fils : Vous ne pouvez le regarder, reposer vos yeux sur lui,
sans qu'il sente que vous Vadorez, et qu'il est votre maître.
Elle me répondit : Cest vrai ; je le sens.


Encore une fois je compatis à ces faiblesses ; et quoique
j'aie l'air de les traiter durement, j 'y compatis avec une pro-
onde sincérité ; mais je n'en dis pas moins : Il n'y a pas


d'Education possible avec tout cela.
Oui; je veux qu'il y ait dans votre cœur ce qu'il y a de
us tendre, de plus amical, de plus délicat: mais point de


mollesse.
Par exemple, en fait de présents, les jours de sortie, pour-


quoi ne pas donner plutôt à ces enfants de bons livres, des
ouvrages amusants et instructifs ? Je préférerais même des
balles, des cerceaux, et d'autres jouetsplus ou moins agréa-
bles, à toutes les friandises et aux parures de vanité. En un
mot, si cela dépendait de moi, j'interdirais sans pitié tout
ce qui nourrit la sensualité et l'orgueil : les bagues, les
épingles, les chaînes d'or, tout ce qui dans un collège excite
une mauvaise émulation de vanité et d'envie entre des jeu-
nes gens.




CH. X I . — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 263


En revanche, dans les sorties, ceque je demanderais, c'est
que les parents ne montrassent point aux enfants de l'hu-
meur pour des riens. On tolère quelquefois la paresse, l 'in-
docilité et les défauts les plus graves ; et si les bretelles de
l'enfant sont mal ajustées, on lui fait une scène : j'ai vu cela.


Mais, par-dessus tout, ce que je demande, c'est que dans
leurs lettres, dans les visites au parloir, et aux jours de
congé, les parents donnent aux enfants l'exemple d'un res-
pect inviolable pour les maîtres de la maison. Par consé-
quent, jamais de ces questions inconvenantes, presque tou-
jours absurdes, et souvent même odieuses, qui supposent
ou qui rendent des maîtres suspects.


Lorsqu'un père ou une mère interrogent curieusement,
presque malignement, un'enfant sur son professeur, le
questionnent avec indiscrétion sur la nourriture, sur ceci,
sur cela, et vont jusqu'à donner tort aux maîtres contre l'en-
fant, tort même à la règle ; ou du moins, lorsqu'ils ne savent,
en accueillant les gémissements et les murmures d'un élève
paresseux et indocile, que flatter son indocilité, compatir à
sa paresse, et gémir, c'est-à-dire murmurer avec lui ; lors-
qu'enfin ils ne l'exhortent à se résigner à cette dure règle et
à ce triste travail que par des paroles comme celles-ci : Tu
n'as plus qu'un an à rester ici,... il n'y a plus que trois mois
jusqu'aux vacances,... que quinze jours jusqu'à la prochaine
sortie,... et tout cela, avec l'accompagnement obligé de toutes
les consolations pitoyables dont je disais quelques mots tout
à l'heure: lorsque des parents en viennent là, et cen'estpas
rare, qu'est-ce autre chose, je le demande, que la trahison
de tous les devoirs les plus sérieux, et l'anéantissement de
toute Education ?


Et quand je parle de questions indiscrètes, ce n'est pas
que je prétende ici qu'on doive rien cacher à des parents :
non, un père, une mère, ont le droit de TOUT SAVOIR ; mais
autrement et par d'autres moyens : et sans contredit, ce ne




264 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


doit pas être en questionnant l'enfant sur ses maîtres, en
lui présentant la facile tentation d'exercer sa malignité sur
ceux qui relèvent, en lui offrant contre la fermeté de ses
instituteurs un recours et un funeste asile dans la faiblesse
de ses parents.


Je le répète : c'est ici la ruine de toute autorité et de tout
respect, et par conséquent de toute Education.


Le jour où vous vous croyez autorisés à interroger votre
enfant de cette sorte, il faut le retirer de cette maison.


Autrement vous ne respectez plus ni votre enfant, ni les
instituteurs que vous lui avez donnés, ni vous-mêmes.


Qu'on me pardonne si j'ai parlé des consolations et des
mollesses du parloir ; mais il faut avouer que cela devient
de jour en jour plus extraordinaire ; et je n'ai rien exagéré
en disant qu'il y a des parents dont l'autorité et l'affection
ne savent presque se révêler que par ces gâteries : on dirait
que c'est là le témoignage del'amour.


Pour moi, je le confesse, je rougissais, non pas seulement
pour les parents, mais pour la maison dont j'étais le chef,
lorsque j'étais condamné à faire de la discipline du parloir
une incessante lutte contre le chocolat, les pâtisseries et le
reste ; je rougissais, quand, à la suite de la récréation, je de-
vais faire balayer tous les tristes débris dont les parloirs
sont trop souvent remplis, etenlever des salles d'étude,pour
les donner aux pauvres, toutes les provisions de bouche
dont les pupitrps des enfants surabondent parfois le len-
demain des sorties.


On comprend d'ailleurs quelrôle des parents réservent par
là à des instituteurs qui veulent faire leur devoir : ceux-ci
sont condamnés à se rendre odieux, tandis que les autres
se plaisent à se rendre méprisables 1.


1 . J'ai vu, dans ce genre-là, des choses vraiment curieuses. Je n'oublie-
rai jamais entre autres la figure d'uue pauvre mère et de son fils, grand
garçon de dix-sept ans, un jour que j'entrais au parloir, dans le moment




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 265


Puisque je cite mes expériences, j'en rapporterai encore
deux, bien propres à faire réfléchir les parents et les insti-
tuteurs. Je me souviens d'un père de famille, homme du
reste fort recommandable et très-religieux, qui m'amena un
jour ses deux petits-fils, orphelins de père, et tous deux très-
difficiles à élever ; l'un sans aucuns moyens, l'autre avec
quelque facilité, mais d'un caractère intraitable, et dont on
ne savait que faire à la maison paternelle.


Je les reçus, et les recommandai très-spécialement à nos
Messieurs, qui tous se mirent à l'œuvre avec zèle, avec le
plus grand dévoûment pour ces pauvres enfants, et pour
leur famille.


Au bout de trois mois, on avait déjà obtenu des résultats
inespérés, mais il y avait encore bien du chemin à faire.


Le grand-père et la mère me demandèrent alors un entre-
tien : je m'empressai de les recevoir, persuadé qu'ils vou-
laient me parler de ces chers enfants et de leurs intérêts les
plus sérieux, dont nous élionstous si gravement préoccupés.


Effectivement, c'était pour me parler de leurs fils, mais
pour m'entretenir uniquement de deux choses, dont les en-
fants les avaient informés : la première, c'est qu'on brossait,
à la vérité, les habits des élèves, mais pas bien à fond, ni
assez souvent; et que particulièrement les jours de parloir, il
serait bon de les brosser deux fois,etavant la récréation : la
seconde, c'est que le nettoyage des chaussures se faisait un
peu à la légère : elles étaient bien nettoyées, mais ne relui-
saient pas, et ces bons parents me demandaient de vouloir


même où la mère donnait au cher enfant un grand sac rempli de poires, de
marrons rôtis, de pain d'épice. Je n'ai jamais vu deux attitudes plus sin-
gulières et plus honteuses l'une de l'autre. Je dois ajouter cependant que
le jeune homme est aujourd'hui docteur en droit ; ce qui prouverait que
le régime maternel ne lui nuisait pas complètement : peut-être le doit-il à
ce que, ce jour-là, je confisquai le tout, et veillai depuis si bien, de con-
cert avec le père'du jeune homme, que cette faiblesse de sa mère fut pro-
bablement la dernière, au moins dans ce genre.




266 LIV. I I . — LE PÈRE, LA HÈRE ET LA FAMILLE.


bien donner des ordres, afin qu'à l'avenir cette importante
partie du service se fît mieux.


Notez qu'alors j'étais accablé des plus grandes affaires, et
qu'il y avait alors au Petit-Séminaire de Paris un économe
et vingt-cinq prêtres, vingt-cinq domestiques et dix reli-
gieuses, à qui l'on pouvait s'adresser pour ces détails.


La patience me manqua: « Eh ! mon Dieu ! Madame ! répon-
dis-je à la mère, vous me croyez meilleur et plus puissant
que je ne suis. Je trouve qu'on fait déjà trop pour leurs sou-
liers et leurs habits; et comme vos chers enfants sont déjà
grands, je voudrais qu'ils commençassent à se servir un peu
et à s'aider quelquefois eux-mêmes. Quant à nous, priez
Dieu de nous assister dans les soins que nous donnons à
leur intelligence et à leur cœur : voilà ce que je voudrais faire
reluire dans tous nos élèves, et ce n'est pas toujours facile1.»


Voici une autre de mes aventures.
C'était un homme excellent aussi, et de mes amis ; il


m'amena son fils, jeune homme de quatorze pu quinze ans.
On n'avait pu le garder dans la très-bonne maison d'Éduca-
tion où il était : son insolence d'esprit et sa paresse l'avaient
fait éloigner.


3e ne consentis à le recevoir qu'à l'épreuve et à la prière
de ses anciens maîtres, lesquels m'assurèrent qu'il y avait
encore en lui des ressources pour le bien, et qu'ils consen-


1 . Le fait est que je crois très-bon qu'un enfant se serve de temps en
temps lui -même.


J'ajouterai ici, puisque l'occasion s'en présente, qu'un père et une mère
peuvent bien se faire servir par leurs enfants, mais doivent eux-mêmes les
servir le moins possible, et ne pas les faire trop servir par les domesti -
ques. Il çst utile à tout, dans le présent et pour l'avenir, que les enfants
sachent se rendre a eux-mêmes tous les services convenables. Les e n -
fants qui ont été trop servis sont tout "a la fois plus ineptes et plus inso -
lents que les autres; ils aiment moins leurs parents et leurs maîtres; ils
sont plus égoïstes, précisément parce que pendant de longues années tout
le monde les a servis et s'est occupé d'eux. Or, il ne faut jamais oublier
que Tégoïsme est le grand vice, le vice naturel des enfants, et que nul n'a
plus k en souffrir que les parents.




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 267


taient d'ailleurs à le garder dans une autre de leurs mai-
sons' ; mon amitié pour son père, homme fort chrétien et
d'une intelligence fort distinguée, me décida aussi.


Au bout de quelque temps, ce bon père, trop bon et trop
faible évidemment, vint visiter la maison. Je lui dis que
nous étions peu satisfaits, que ce jeune homme se conduisait
médiocrement. 11 en parut tout attristé. Il me quitta en me
disant qu'il allait voir son fils, causer sérieusement avec lui,
et aussi avec M. le Supérieur du Petit-Séminaire et avec
tous ses maîtres.


Il y employa toute l'après-midi : j'en fus charmé, et je
me disais : Voilà au moins un père qui prend les choses au
sérieux.


Mais, lorsqu'après avoir tout visité, tout vu, tout entendu,
tout observé, il revint me trouver, ce fut pour me dire :
« C'est une admirable maison : je ne croispas que des enfants
puissent être plus agréablement. J'ai tout considéré dans le
dernier détail. Pardonnez-moi seulement une observation
critique : j'ai trouvé, au dortoir, que le matelas de mon fils
était un peu dur, et que dans le petit tiroir de sa table de
nuit, il n'y avait de place que pour ses peignes, et point pour
sa pommade et son petit flacon d'huile antique, auquel il est
accoutumé.


1 . II ne faut pas s'étonner de ces changements de maisons : c'est une
chose qui se peut faire quelquefois très-bien et très-utilement : il y a des
enfants qu'on ne peut, qu'on ne doit pas renvoyer d'une maison, et cepen
dant qu'on n'y saurait conserver, parce qu'ils ont pris la maison, un maître
de travers; parce qu'ils ont commis une faute scandaleuse, qui demande
une éclatante réparation, et pour laquelle, on ne doit pas pourtant déses-
pérer d'eux... d'autres fois parce qu'ils ont été pris de travers e u x - m ê -
m e s . — Eh bien! il est alors très-bon, non de les renvoyer, mais de lés
changer de maison. Avec de nouveaux maîtres, de nouveaux visages, de
bons conseils, et l'expérience du passé, ils tournent quelquefois très-bien
cela m'a presque toujours réussi. Je conservais du reste avec eux les
meilleures relations. — J'ai rendu des services de ce genre au collège
de "*, et j 'en ai reçu de semblables, ou plutôt par la nous avons rendu
de très-grands services a des parents et a des enfants.




268 L1V. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


V


Mais laissons les détails.
On essayerait vainement de dissimuler le mal : il est mani-


feste; quiconque s'est occupé sérieusement de la jeunesse,
soit dans l'Éducation publique, soit dans l'Éducation privée,
en a gémi comme moi. S'il le fallait, les témoignages ici ne
me manqueraient point. Qu'il me suffise de citer en finissant
les graves réflexions d'un ancien ministre de l'instruction
publique, dont l'expérience et les lumières ne se peuvent
contester. Voici les paroles de M. Guizot ;


« Il faut dire ici la vérité sur toutes choses, même sur
« l'intérieur des familles et sur leur influence dans l'Édu-
« cation. Eh bien ! je n'hésite pas, pour mon compte, à dire
« que les mœurs domestiques sont faibles, molles, et que la
a puissance paternelle ne s'exerce pas en matière d'Éduca-
« tion avec toute l'énergie dont l'Éducation aurait besoin...
« J'apporte ici mon expérience personnelle : la faiblesse des
« mœurs domestiques est aujourd'hui un obstacle réel dans
« l'Éducation publique. Non, la puissance paternelle n'a
« pas, dans l'intérieur des familles et sur l'Éducation, le
« degré d'influence salutaire qu'elle a pu avoir à d'autres
« époques, quand les mœurs étaient plus fortes.et les idées
« plusarrêtées.


« Ce qui nous manque aujourd'hui, nous l'avons touspro-
« clamé, c'est la fixité dans les idées, la fermeté dans la foi.
« Croyez vous que ce défaut de fixité, que cette incertitude
« dans les idées, ne se rencontrent pas en matière d'Éduca-
« tion et dans l'intérieur des familles?


« Croyez-vous que ces pères de famille, incertains eux-
« mêmes sur ce qu'ils croient, sur ce qu'ils veulent, sachent
« très-bien ce qu'il faut inculquer à leurs enfants, et quelles
« sont les idées dans lesquelles il faut les élever? Croyez-
o vous qu'ils sachent leur inculquer ces idées avec énergie,




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 269


« avec persévérance? Non : la mollesse des mœurs s e r e -
« trouve dans l'Éducation. »


M. Guizot vient d'indiquer ici avec autorité les diverses
sources du mal. En effet, ce n'est pas seulement la faiblesse
des mœurs domestiques qui se retrouve dans l'Éducation et
la déprave ; il y a de plus les idées incertaines, les idées
erronées, les faux principes.


Ainsi, c'est aujourd'hui, par exemple, une opinion fort
accréditée chez beaucoup de parents, qui croient avoir
réfléchi sur l'Éducation, qu'on nuit au développementde la
volonté chez les enfants en les soumettant à l'obéissance ;
qu'il faut conseiller bien plus que commander, etc. Sur ce
point, comme sur plusieurs autres du même genre, je dirai
ma pensée en toute franchise ; car c'est quand les idées
absurdes s'érigent en théories, c'est alors surtout qu'elles
deviennent funestes, et qu'il les faut combattre. On prétend
donc que l'obéissance abaisse la volonté, — que le respect
nuit à l'affection, — que la crainte filiale déprime lecaractère!


Eh bien ! tout cela, en fait d'Éducation, vaut à mes yeux
les fameuses maximes des prédicateurs socialistes, en faitde
charité : l'aumône avilit ; en fait de justice : la propriété,
c'est le vol; en fait de religion : Dieu, c'est le mal.


Tout cela en fait d'Éducation, c'est le renversement de
tout sens moral et de toute vertu : et c'est par suite de ces
détestables principes, de ces aveuglements et de ces fai-
blesses, que l'Éducation a pu être définie par un homme
d'esprit : L'art de développer chez un enfant tous les défauts
qu'il a reçus de la nature, et d'y ajouter tous ceux que la na-
ture a oublié de lui donner.


Ce qui est surtout à remarquer et à déplorer ici, c'est que
les parents chrétiens eux-mêmes, oubliant que l'obéissance
et le respect sont les vertus fondamentales de la famille et
de l'Education, se laissent entraîner de nos jours en ces
aberrations pernicieuses.




270 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Votre avis est bon, m'écrivait un père : si mon fils me con-
sulte, je parlerai dans ce sens. Or, il s'agissait d'un enfant de
quinze ans, et d'un point de convenance grave, sur lequel
autrefois personne n'eût imaginé qu'un fils pût avoir un au-
tre avis que celui de son père.


Il y a deux sortes de pères en ces temps-ci : les uns trou-
vent que tout est pour le mieux, que la jeunesse autrefois
était trop assujettie et pour un temps beaucoup trop long ;
que les caractères ne se développaient pas assez librement,
que cela nuisait à la spontanéité des natures, et que l'éman-
cipation de la jeunesse est un des bienfaits du siècle, etc. —
Quant à ceux-là, il n'y a rien à faire avec eux.


Les autres sont ceux qui se plaignent de ce qui se passe :
ils gémissent de ce souffle d'indépendance précoce qui rè-
gne de nos jours, et dont les jeunes gens ressentent de si
bonne heure la fatale influence : mais qu'y faire ? disent-ils,
on ne peut plus les diriger ; passé quatorze ou quinze ans,
on n'en est plus maître ; on ne sait pas juste à quoi cela tient ;
c'est dans l'air... et la sagesse demande qu'on en prenne son
part i .


Si les premiers sont bien insensés et bien coupables, ceux-
ci sont bien aveugles, ettrès-coupables aussi dansleuraveu-
glement. Ils se plaisent à voir en dehors d'eux ce qui est en
eux-mêmes, comme cet astronome, si on me permet ici un
tel souvenir, qui voyait dans un astre l'insecte posé sur le
miroir de son télescope. Non, le mal n'est pas dans l'air, il
est dans la mollesse des mœurs domestiques ; il est dans
l'affaissement, dans les déchéances volontaires de l'autorité
paternelle et maternelle.


Je dis de l'autorité paternelle et maternelle ; car, je ne
cesserai pas de le répéter, il me faut toujours le père et la
mère. Le père sans la mère ou la mère sans le père, quand
l'un et l'autre existent, sont quelque chose de déplorable.
Celle des deux autorités qui s'abstient, ou qui ne se montre




CH. XI. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 271


que pour flatter, amollir, caresser, devient méprisable à
l'enfant et lui rend l'autre odieuse. Il n'y a pas de situation
plus fausse, et plus puissante pour produire inévitablement
Venfant gâté.


Aussi, je n'ai jamais pu entendre sans en gémir et sans
en rougir pour eux — et cela s'entend tous les jours — des
parents dire à un enfant : « Si tu n'es pas sage, je le dirai
à ton père : » ou ce qui est mieux encore : « Je le dirai à ta
mère. »— Mais qui êtes-vous donc vous-même, malheureuse
mère, ou malheureux père, qui parlez ainsi ? N'avez-vous
donc reçu de Dieu aucun droit, aucune obligation sérieuse,
aucune autorité à exercer ? n'êtes-vous donc qu'un témoin
impuissant, chargé de rendre compte de ce qui se passe à
votre femme ou à votre mari ? et quelles notions fausses et
funestes vous introduisez dans l'âme de cet enfant ! Com-
ment l'idée et le sentiment du devoir, comment le respect et
la crainte de Dieu pourront-ils s'y asseoir sur une base so-
lide, lorsque les deux représentants que Dieu s'est donnés
auprès de lui sur la terré, montrent à ses yeux tant de fai-
blesse et un si humiliant abaissement dans le caractère ?


Je l'ai dit: je dois le répéter; c'est le renversement de
toute autorité, de tout respect et de toute Éducation.


Un petit enfant, dont le père absent venait d'annoncer son
retour, disait naguère naïvement à sa mère : J'ai encore
quinze jours à faire tout ce que je voudrai. Et la mère, ravie
de ce trait d'esprit, le répétait. Sa pauvre vanité maternelle'
n'avait pas compris la sanglante leçon que l'enfant venait
de lui donner, et qui aurait dû la faire rougir de douleur et
de honte *.


De tels désordres se sont vus de tout temps dans les fa-


1. Et quand c'est le père lai -même qui n'a aucune autorité, c'est bien
plus déplorable encore, et malheureusement trop fréquent.


J'atteste le dialogue suivant, sauf le nom de baptême:
« Voyons, Gustave, ne touche pas le feu.— Si ! j e v e n i le toucher, m o i j


« — V o y o n s , Gustave, sois gentil; j e te donnerai un po l i chinel le .^-




272 LIV. II . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


milles sans religion et sans mœurs ; mais ce qui est déplo-
rable, c'est que tout cela se passe quelquefois aussi chez des
gens honorables, pieux, et qui ont été eux-mêmes bien éle-
vés. On demandait dernièrement à une dame qui est un re-
marquable exemple de ce que peut une parfaite Éducation
appliquée à une nature d'élite ; modèle de piété filiale et de
toutes les plus aimables vertus ; mais aussi modèle d'aveu-
glement et de déraison maternelle : « Mais est-ce donc ainsi
qu'on en usait avec vous ? est-ce ainsi que vous en avez usé
vous-même plus tard avec vos parents? — Oh, non, répon-
dit-elle naïvement, nous n'avons pas été gâtés, tant s'en
faut, et à trente ans nous avions pour mon père et ma mère
autant de déférence, autant de vénération et encore plus
d'amour que dans la première enfance. — Eh bien ! lui ré-
pondit-on, permettez que je vous le fasse remarquer, il a
manqué un point essentiel à votre Éducation: vos parents
auraient dû vous enseigner l'art de rendre à vos enfants
l'Éducation que vous-même avez reçue d'eux*. »


« Moi, j e veux le polichinelle, et je veux pas être gentil. — Eh bien ! a l -
« Ions. . . voyons, tu l'auras. . mais ne touche pas le feu. »


Puis, trois minutes après : — « Gustave, Gustave, ne touche pas le feu;
« je le dirai a maman.— Moi, je veux pas que tu le dises Si maman.— Eh
c b ien ! non, je ne lui dirai pas . . . mais sois gentil. >


Puis bientôt encore après : « — Voyons, Gustave, tu ne veux donc pas
c être sage? Tu sais bien que maman ne veut pas que tu fasses cela. —
« Eh bien! plus que tu me diras ces bêtises-là, plus que je ferai le c o n -
« traire »


Le père qui était assis et lisait son journal, se lève. La mère arrive,
trouve l'enfant criant et se roulant par terre : « — On agace toujours cet
« enfant, dit-elle. Ce sont ses nerfs. . . ce pauvre enfant a besoin d'être r a -
« fraîchi.>. Et pour le corriger et le rafraîchir, elle lui faisait prendre un
bain, et mieux encore. . .


L'enfant avait sept ans.
La maison où se tenait ce dialogue, il y a vingt ans, est aujourd'hui


vendue, démolie, et la ruine y est entrée par tous les côtés à la fois.
1 . Ce qu'un auteur facétieux écrivait dernièrement serait-il donc vrai?. . .


La Providence nous a donné des parents pour nous montrer de quelle ma-
nière nous ne devons pas nous comporter avec nos enfants.




C H . X I I . — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 2 7 3


Les conséquences de tout cela sur les mœurs domestiques
et sociales sont profondes et déplorables. Les enfants gran-
dissent vite: et si, de bonne heure, ils n'ont pas été accou-
tumés par leurs parents à l'obéissance, ils s'accoutument
bientôt et d'eux-mêmes au commandement; c'est par suite
de tout cela qu'on voit tous les jours, dans les familles les
plus respectables, des jeunes gens s'ériger enchets, en maî-
tres absolus, ne plus considérer leurs parents que comme
des machines usées qui ont fait leur temps, le déclarer tout
haut, les traiter en conséquence de cette opinion, et imposer
dans toute la famille leurs idées, leurs sentiments, leurs vo -
lontés pour la conduite de la vie, pour les affaires les plus
importantes, et ce qui est pire, pour l'Éducation même de
leurs plus jeunes frères. La voix du père, du vrai chef, n'ose
plusse faire entendre ; il sent qu'elle serait impuissante; et
pour conserver un reste de dignité, il feint de partager, en
s'y associant tristement, la volonté qui le domine.


Mais c'est assez sur ce pénible sujet: je ne finirais pas , si
je voulais l'embrasser dans toute son étendue ; je dois ajou-
ter toutefois que la faiblesse des parents n'est pas l'unique
source du mal que je déplore ;et après avoir fait avec raison
et avec justice la part de leurs torts, l'équité et l'intérêt
même de la cause sacrée dont j'ai entrepris la défense, de-
mandent que je remonte plus haut.


CHAPITRE XII


Suite du même sujet.


On a beaucoup vanté et non pas sans raison, le code civil
français. Je l'admire sous plusieurs rapports ; mais je ne
puis l'admirer en ce qui concerne le père, la mère et la fa-
mille ; il y a là du moins de grandes réserves à faire.


É . , H . 48




874 LIV. I I . — LE PÈRE, Î.A MÈRE ET LA FAMILLE.


Avant d'indiquer ces réserves, et d'exprimer simplement
et avec le respect que je dois aux lois de mon pays mes re-
grets et mes vœux, je dois dire que ce que le code civil a fait
était considérable pour le temps. Au milieu des emporte-
ments révolutionnaires, tous les liens de la famille avaient
été relâchés ou brisés: l'autorité maritale, la puissance pa-
ternelle, l'ordre légitime des successions n'existaient plus.
Selon les fortes expressions de M. Portalis, dans son dis-
cours préliminaire du premier projet de code civil, le désir
de tout détruire, le besoin de rompre toutes les habitudes,
d'affaiblir tous les liens... l'esprit révolutionnaire en toutes
choses, inspirant non des lois plus sages ou plus justes, mais
plus favorables à la révolution, et par là même nécessaire-
ment hostiles,partiales,éversives..., on avait vu successive-
ment fouler aux pieds, jusque dans les grandes assemblées
législatives du pays, ce qu'il y a de plus respectable et de
plus sacré sur la terre : temps d'une effroyable anarchie,
dont on ne peut plus guère aujourd'hui se faire une idée
juste, et dont, à cause de cela même, nous ne saurions bien
expliquer toutes les erreurs et tous les excès. Vous ne com-
prendrezjamais jusqu'oùon peut aller, aux grandes époques
de décomposition sociale, répondait M. de Talleyrand à quel-
qu'un qui lui disait : « Je comprends tout dans votre vie ;
« mais je ne comprends pas votre mariage; comment avez-
« pu aller jusque-là? »


C'est à la lumière de ces souvenirs et decespensées qu'il
faut juger le code civil, tel qu'il fut fait après ces temps mal-
heureux, et qu'on peut, qu'on doit même l'admirer grande-
ment encore, malgré ses faiblesses.


1


Je ne parlerai pas ici de la mort civile et de ses funestes
conséquences, dont notre code a conservé pendant quarante




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 275


années l'injustice, comme il l'avait admise, malgré les éner-
giques paroles du guerrier législateur dont ce code fait jus-
tement la gloire '. Ces conséquences sont désormais effa-
cées de nos lois, et c'est l'honneur du gouvernement actuel
d'avoir cédé sur ce point aux vœux de la Religion et de la
morale.


Mais je ne puis m'empêcher de le faire remarquer : tel
était l'esprit du temps, que sur ce point si grave l'opinion de
Tronchet l'emporta, malgré les protestations du premier
Consul. Bien qu'accoutumé à vaincre, Napoléon ne vainquit
pas cette fois. Il eut tort et dut reculer devant les avocats
révolutionnaires qui plaidaient en son conseil; le code qui
porte son nom fut ce jour-là l'expression d'une pensée autre
que la sienne, et la mort civile avec ses monstrueuses con-
séquences entra de plein droit dans nos lois, et y demeura
jusqu'à nos jours.


Je ne parlerai pas non plus du divorce. L'anarchie même
de 1848 n'a pu parvenir à en ramener le scandale parmi nous.


Je ne parlerai pas même de ce qu'on nomme le mariage
civil : je n'ai point à traiter cette question. Elle a été élo-


l. « D'après ce système, disait le premier Consul, il serait donc défendu
à une femme profondément convaincue de l'innocence de son m a r i , de
suivre dans sa déportation l 'homme auquel elle est le plus étroitement
unie ; ou, si elle cédait à sa conviction, a son devoir, elle ne serait plus
qu'une concubine? Pourquoi ôter a ces infortunés le droit de vivre l'un
près de l'autre, sous le titre honorable d'époux légitimes? »


Le premier Consul, répliquant à Tronchet, disait encore « que la société
est assez vengée par la condamnation, lorsque le coupable est privé de
ses biens, lorsqu'il se trouve séparé de ses amis, de ses habitudes. Faut-
il étendre la peine jusqu'à sa femme, et l'arracher avec violence à une
union qui identifie son existence avec celle de son époux? Elle vous dirait :
« Mieux valait lui ôter la vie, du moins me serait-il permis de chérir sa
« mémoire; mais vous ordonnez qu'il vivra, et vous ne voulez pas que je
« le console ! » Eh ! combien d'hommes ne sont coupables qu'à cause de
leur faiblesse pour leurs femmes ! qu'il soit donc permis à celles qui ont
causé leurs malheurs, de les adoucir en les partageant. Si une femme sa-
tisfaisait a ce devoir, vous estimeriez sa vertu, et cependant vous ne mettez
aucune différence entre elle et l'être infâme qui se prostitue ! »




276 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


quemment soulevée par un ancien garde des sceaux, et on
peut espérer qu'il ne se passera pas un long temps, sans
qu'elle reçoive enfin la solution que réclament énergique-
ment les lois fondamentales de la famille, l'accord néces-
saire avec les lois de l'Europe, les mœurs publiques et la
Religion.


Je ne parlerai que des faiblesses de notre législation en ce
qui touche intimement à mon sujet, je veux dire le respect
des enfants pour leurs parents; et si je puis exprimer ici
ma pensée tout entière, je dirai que, lorsqu'on regarde de
près tout ce qui fut avancé sur cette grave question par les
hommes de l'Assemblée constituante, et par ceux de la Con-
vention, lorsqu'on examine les lois faites en conséquence,
il est manifeste qu'à cette désastreuse époque, le code de la
puissance paternelle a été, avant tout, rédigé contre elle.
Nous en portons encore la peine; et bien que le code civil
ait courageusement réagi contre ces lois funestes, à mon
sens, il ne l'a pas fait assez. •


Sans aucun doute, si l'autorité et le respect commandés
par le Pécalogue divin n'existent presque plus dans la fa-
mille, la faute en retombe sur les pères, sur les mères et sur
les enfants, qui ne savent plus recevoir de loi, les uns que
de leur timidité et de leur mollesse, les autres que de leur
orgueil et de leurs folles humeurs.


Mais la faute en est aussi aux législateurs révolutionnai-
res, qui ont donné aux enfants l'encouragement de l'orgueil
et le signal de l'indépendance, et inspiré aux parents je ne
sais quel doute funeste sur la réalité du peu de droits qui
leur restent.


Que dis je? à cette époque, les lois ont été plus loin :
elles ont posé la faiblesse, l'abaissement de l'autorité.pa-
ternelle en principe, et les conséquences, dont tout le
monde gémit, ont été facilement tirées, comme il arrive
toujours.




CH. I I I . — «ÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 2 7 7


Si en effet on médite ces lois dans tous leurs détails, on
voit qu'elles ont été concertées, et la plupart de leurs dis-
positions prises, non pas en faveur des parents, non pas en
faveur de l'âge, de l'autorité, du respect, mais en faveur de
la jeunesse, de l'indépendance et de l'émancipation.


Je dirai même toute la vérité, et je la dirai avec un des
plus grands jurisconsultes du temps : on sent que la pre-
mière inspiration de toutes ces lois vient d'une époque où
on avait besoin de la jeunesse, où il fallait la natter et l 'é-
manciper, afin de s'en servir pour tout renverser : On ren-
verse le pouvoir des pères, disait M. Portalis, parce que les
enfants se prêtent davantage aux nouveautés.


Rien de plus curieux et de plus triste en même temps que
de relire tous les discours qui se prononcèrent alors par les
plus célèbres législateurs du jour. Les uns, bonnes gens
sans lumières, disciples innocents de Rousseau et de Ber-
nardin de Saint-Pierre, faisaient des lois et des harangues
comme on fait des idylles. 4793 et 1794 furent pour eux la
belle époque des attendrissements et des fêtes champêtres,
des églogues et des vertus pastorales. Les autres allaient
droit au but; et, tout en commandant les fêtes pour le peuple
et pour les niais, ils décrétaient fortement, dans les lois, le
mépris des parents et des vieillards, et l'abolition du res-
pect à tous les degrés.


Nous en avons recueilli les fruits amers depuis cinquante
années : on sait, pendant ce laps de temps, le chiffre des par-
ricides qui ont été envoyés soit à l'échafaud, soit aux ba-
gnes, par le bénéfice des circonstances atténuantes, les-
quelles se trouvent naturellement, pour un crime pareil,
dans les torts présumés des parents. Qui ne voit, en effet,
que le nom de père, le nom de mère atténue l'assassinat?
En y réfléchissant sérieusement, comme le font ceux qui en
décident, on finit bien par sentir qu'en tuant son père ou




278 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


sa mère, un enfant ne peut avoir eu tous les torts, ni porter
seul toute la responsabilité de son crime.


Certes, il y aurait une importante et effroyable étude à
faire, chaque année, sur le nombre toujours croissant et les
circonstances atténuantes des parricides, des infanticides
et des attentats à la pudeur.


A mes yeux, la vérité est que c'est l'anéantissement de
l'autorité et du respect dans les mœurs et dans les lois, dans
la famille et dans l'Éducation; c'est la mauvaise Éducation
à tous les degrés, qui fait les parricides, à tous les degrés
aussi et de toute nature.


Mais laissons ces grandes et ameres tristesses, et allons
plus précisément au fond du sujet qui nous occupe.


11


Je ne ferai point ici de nomenclature de toutes les indé-
pendances, de toutes les émancipations, et, par suite de
tous les abaissements que la puissance paternelle a dû suc-
cessivement accepter et subir : je me bornerai à quelques
observations, et je dirai que les égards même qu'on a paru
avoir pour elle, les concessions qu'on lui faisait, les droits
qu'on lui a laissés, sont quelquefois malheureusement
au fond bien illusoires. Il reste là les conséquences visi-
bles de l'erreur générale des esprits, et de l'étrange incli-
nation qui portait alors chacun à se mettre aux pieds de la
jeunesse.


Ces lois disposent souvent que le père peut accorder ou
refuser telle chose, tel avantage, telle émancipation à son
fils; on peut même lui infliger tel châtiment. Ainsi, par
exemple, on le sait, le mineur pourra être émancipé par son
père, ou à défaut de père, par sa mère, lorsqu'il aura atteint
l'âge de dix-huit ans, et même de quinze ans révolus.


Voilà une des choses que peut accorder la puissance pa-




CH. III , — DÉCHÉANCES Dg L'AUTORITÉ PATBRNBLLE. 279


tamellc. Eh bien! moi je dis ; La nature humaine, l'indé-
pendance de la jeunesse et l'autorité paternelle étant don-
nées ce qu'elles sont, voilà ce qu'usera souvent à peu près
impossible qu'un père ou une mère n'accorde pas à son
fils, sous peine de se rendre odieux ou suspect.


Je le sais : il est rare qu'à quinze ans, un fils soit éman-
cipé : la nature proteste; on ne le fait guère. J'en connais
toutefois en ce moment même plusieurs exemples déplora-
bles ; mais à dix-huit ans, cela est plus fréquent, surtout
quand les enfants ont de la fortune, et sont orphelins de
père, c'est-à-dire précisément quand l'émancipation est plus
dangereuse; et si de sages parents croient devoir la refuser
à l'impatience des enfants, comprend-on les suites que ce
refus peut avoir? — La loi le permet; pourquoi ne le vou-
lez-vous pas? Eh bien! je m'émanciperai moi-même, puis-
que j'ai la loi pour moi. Pourquoi trouvez-vous mauvais ce
qu'elle trouve bon? - Comprend-on le respect, l'affection,
la confiance qui restent alors dans le cœur de ce fils impa-
tient de secouer le joug?


El que dire de ce que la puissance paternelle ne peut pas ?
Que dire de tout ce que peut, au contraire, contre l'autorité
paternelle et maternelle, la puissance des enfants?


Mais que parlé-je ici de l'autorité maternelle? Elle est à
peine nommée dans nos lois, ou plutôt il y est dit équiva-
lemroent que la mère n'exerce pas d'autorité dans la famille
durant le mariage '.


Je sais bien qu'ici la nature, plus forte que la loi, protes-
tera toujours et partout.


Cette «utorHé, dont la loi n'accorde pas l'exercice à la


1. Et si on engrenait a sa persuader que tout cela sst sa»s influence di-
recte sur les mœurs, on se tromperait. Il y a peu de jours , un enfant que
je connais et qui n'a pas encore atteint sa douzième année, refusait d'obéir
a sa mère, en lui disant expressément : Je ne v»us deis pas l'obdssanee,
mais sgvlment i «ut» père.




2S0 LIV. I I . — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


mère, la mère l'exerce dans la famille aussi bien que le père,
et dans plusieurs familles, je l'ajouterai, mieux que le père,
heureusement.


Par le droit naturel et divin, la mère a sur ses enfants une
autorité, subordonnée sans doute, mais c'est une autorité
réelle, une autorité sacrée. Ce n'est pas uniquement un vain
respect, c'est l'obéissance qui lui est due, comme aupère.
Seulement, s'il y a désaccord, l'autorité du père l'emporte,
et c'est juste, à moins que Dieu ne soit avec le commande-
ment de la mère.


L'Écriture dit expressément : — Patrem ET MATREM. —
Obedite PARENTIBUS. — Legem MATRIS TLLE.


La volonté de la mère fait donc loi dans la famille, pour
ses enfants : et en le proclamant si haut, les saints Livres
n'ont fait que consacrer le droit de la nature. N'est-ce pas
cette mère qui leur a donné la vie? n'est-ce pas elle qui les
a portés dans son sein? n'est-ce pas elle qui les élève jusqu'à
douze ans et au delà?


Mais, Dieu en soit loué! les mères elles-mêmes ont, par
leur autorité personnelle, c'est-à-dire par l'ascendant du
caractère, du bon sens et de la vertu, sauvé quelque débris
de leur autorité réelle ; et l'autorité maternelle est peut-être
de toutes encore aujourd'hui celle qui, en France, aie moins
souffert, grâce aux inspirations de la foi et à de rares mé-
rites! Non, il le faut proclamer, les femmes chrétiennes
n'ont pas été inutiles à ce pays, depuis soixante années, et
particulièrement en 1 8 5 8 ; sans toutes ces femmes religieu-
sement.élevées par des Sœurs, et que les maris, leurs pères,
leurs frères, leurs fils retrouvaient le soir, assises, calmes et
de bon sens, au foyer domestique, l'anarchie révolution-
naire aurait rencontré dans les classes populaires une puis-
sance de destruction bien plus malheureuse encore que ce
que nous avons vu.


Autre chose regrettable : parmi les devoirs de la piété




CH. XII . — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 284


filiale (nom vénérable et sacré, que j'aurais été heureux de
retrouver quelque part dans notre code), la reconnaissance
envers les parents n'est pas même nommée.


Nous nommons à peine l'assistance. Le code parle des ali-
ments et de la mesure dans laquelle ils sont dus; car tout
cela est exactement défini et presque mesuré ; mais c'est
précisément la définition et la mesure qu'on en fait qui mon-
trent évidemment que ce n'est pas la reconnaissance.


On me dira peut-être que la reconnaissance, la piété
filiale, sont des généralités, des devoirs vagues, et que le
code n'est fait que pour prescrire les devoirs positifs, dont
l'infraction tombe sous le coup d'une pénalité quelconque.


A cela je répondrai simplement que le code nomme bien
le respect et l'honneur, et je ne crois pas que, dans la pensée
des législateurs, ce soient là des paroles vaines : la piété
filiale et la reconnaissance n'auraient pas été plus vides de
sens. Le peuple, pour qui les lois sont faites, — et dans ma
pensée, comme dans le vrai, tout le monde est peuple ici,
— le peuple comprend mieux ces graves et religieuses
paroles que les formules légales; et,pour moi, je regretterai
toujours de ne pas rencontrer dans les lois de mon pays,
sur la famille, cette noble langue qui trouve son écho dans
le fond des âmes, y inspire les vertus, y prévient le crime,
et, en tout cas, sied bien à la majesté et à la sainteté des
lois.


On a dit un jour que la loi en France était athée; ce fut
une grande erreur. Le paganisme lui-même aurait été étonné
de cette parole. Grâces à Dieu, nous n'en sommes pas là.La
loi athée ne serait plus la loi. Mais ce qu'on ne peut voir
sans regret, c'est que le code de la famille soit au milieu de
nous comme un sanctuaire sans élévation, sans profondeur
et sans dignité religieuse. ~ Continuons.


Le code civil nomme donc le respect et l'honneur ; et il
fait bien : mais je n'ai pas vu qu'il nommât l'obéissance et




282 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


consacrât expressément ce grand devoir. On ne l'a pas osé :
tout se borne à dire à l'enfant, qu'il reste sous l'autorité de
ses parents jusqu'à sa majorité ou son émancipation.


Et cette émancipation peut avoir lieu à quinze ans !
Ainsi, voilà un code, si excellent sous tant de rapports,


et où l'obéissance envers les parents n'est pas nommée ;
c'est-à-dire fait dans un tel temps,que les plus graves légis-
lateurs ne se sont pas décidés à prononcer le nom même du
plus important des devoirs, du devoir le plus sacré des en-
fants envers les auteurs de leurs jours; que dis-je? nu
code où l'exercice de l'autorité maternelle est légalement
refusé à la mère ' !


Mais quelle sera l'époque de cette majorité? On le sait,
nous étions autrefois une des sages nations de l'Europe
chez lesquelles la majorité est à vingt-cinq ans.


Nous l'avons abaissée à vingt et un ans. Est-ce qu'on a
trouvé que la gravité du caractère français et l'inclination
naturelle de notre jeunesse pour l'obéissance et le respect
rendaient cet abaissement facile, et pouvaient justifier suf-
fisamment cette dérogation aux lois et aux mœurs de nos
pères ?


Pour moi, je ne le pense point, et j'ai cependant passé
ma vie au milieu de la jeunesse française, et avec la meil-
leure.


Je le dirai encore : une des choses qui m'attristent le
plus, en lisant notre code, c'est que ses principales dispo-
sitions semblent trop mesurées sur le besoin que les en-
fants ont de leurs parents, pour les nécessités matérielles
de la vie.


Que le code n'ait pas nommé la piété filiale, la reconnais-
sance, soit. On me dit, et je puis comprendre que ce sont
des sentiments que le législateur ne s'est pas cru obligé


1 . Je sais grâ du moins i nos lois d'avoir réglé que la mère est tutrice
de droit, «près la mort du p i r e .




C H . . I I I . — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNBLLE. 283


d'exprimer; mais ce que je ne comprends pas, c'est que ce
soit précisément à vingt et un ans, c'est-à-dire après que ce
jeune homme a reçu tous les bienfaits de son père, de sa
mère, et parce qu'il n'a plus besoin de leur secours pour
vivre matériellement, c'est alors que l'on consacre son indé-
pendance et qu'on favorise l'ingratitude !


Quoi ! c'est parce que le besoin cesse, le besoin matériel,
et aussi au moment où les passions les plus vives, les plus
ardentes, se déclarent; et aussi,—un magistrat éminent me
le faisait observer naguère, — dans un âge où aucune expé-
rience sérieuse de la vie n'a pu encore être faite, c'est alors
que le devoir moral, que l'obéissance cesse aussi, et que ce
jeune homme peut dire fièrement à ses parents : Je n'ai plus
besoin de vous : je suis mon maître.


Il peut choisir un autre domicile, aller et venir comme il
lui plaît, faire ce qu'il entend de ses revenus, les dilapider à
plaisir, etc., etc.


Que dis-je ? il peut à peu près tout cela, dès quinze ans,
s'il est émancipé, et si les désordres de sa conduite ne vont
pas jusqu'à faire révoquer son émancipation. Dès quinze ans,
il peut quitter la maison paternelle, demeurer où il lui
plaira, et faire de ses revenus tel usage qu'il voudra ! L'é-
mancipation à quinze ans a été décrétée; la demande du
père suffit, même malgré la mère.


Et si la mère n'existe plus, et que le fils ait droit à sa for-
tune, à dix-huit ans, comprend-on l'embarras du père pour
refuser l'émancipation? Car ces droits funestes ne sont que
trop connus des enfants, et il ne manque jamais de langues
perfides, intéressées ou imprudentes, pour les leur apprendre
et les leur commenter.


Mais, dit-on, puisque ce jeune homme est riche, puisqu'il
a de quoi vivre avec la fortune de sa mère, pourquoi le lui
refuser? Pourquoi ne jouirait-il pas? disaient dans le temps
les avocats émancipaleurs de la jeunesse.




284 L1V. II. — I.E F ÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE,


Eh bien! moi, je me permets de répondre, et de trop
tristes et trop nombreuses expériences autorisent ma ré-
ponse : c'est précisément parce que ce jeune homme est
riche, parce qu'il n'est pas obligé au travail pour vivre,
qu'il ne doit pas pouvoir être émancipé à quinze ou dix-
huit ans. C'est précisément parce qu'il n'a plus sa mère,
qu'il faut fortifier l'autorité paternelle.


Et que dire du fils jouissant avec opulence de tous les
biens de sa mère ou de son père décédé, pendant que le
père ou la mère survivant demeure quelquefois dans une
gêne honteuse?


De telles choses sont véritablement douloureuses, et en
opposition trop frappante avec tout ce qu'on croit avoir ob -
servé de plus certain dans le fond et dans les lois primor-
diales de l'humanité.


Qu'on réserve à un jeune homme ses revenus, à dater de
dix-huit ans, si on le veut, par délicatesse, je le comprends
Je comprends encore que si la majorité était fixée à vingt-
cinq ans, on pourrait, à vingt et un ans, donner au fils de
famille des droits plus étendus, comme on en donne avec
raison aux mineurs de dix-huit ans, émancipés aujourd'hui
pour les faits de commerce. Je comprends cela, mais je ne
comprends pas autre chose.


Ce que je comprends encore moins que tout le reste, c'est
qu'on émancipe le fils malgré la mère, et aussi malgré le
père, dans la circonstance où l'émancipation est la plus dan-
gereuse, et lorsqu'il s'agit de l'état militaire. C'était d'a-
bord à dix-huit ans! La loi du 21 mars 1832, art. 32, de-
mande qu'avant vingt ans il y ait le consentement des
parents. Mais à vingt ans, on s'en passe, et on permet aux
enfants de s'en passer. Ni le père, ni la mère n'ont plus
rien à y voir. Et qu'y verraient-ils, en effet? qu'à-t-on be-
soin d'eux ? n'est-ce pas une vocation assez sûre, assez
grave, assez réfléchie par elle-même?




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 285


Laissons ce langage et parlons sérieusement. Quel mal-
heur de se passer du consentement d'un père et d'une mère,
de se passer de leurs conseils, que dis-je? de pouvoir au
nom de la loi, fouler aux pieds leurs conseils et passer
outre, je ne dis pas seulement sans respect, mais sans pitié,
et cela quand il s'agit de la plus périlleuse des carrières
sous tant de rapports !


Qui ne sait qu'une année de réflexion, à cet âge et à tout
âge, donne quelquefois la sagesse?


Comment n'at-on pas senti que les entrailles paternelles
et maternelles crieraient ici ; et ce cri ne dût-il s'élever que
du fond de la dernière chaumière de France, où. une mère
chrétienne maudit la loi qui autorise son fils à fuir loin
d'elle avant le temps, pour moi, je l'avoue, rien n'aurait pu
me décider à voter une telle loi et à encourir une telle ma-
lédiction.


Qui ne voit d'ailleurs la différence qui se trouve entre la
loi qui appelle sous les drapeaux, par une obligation com-
mune et générale, tous les jeunes gens d'un pays, et la loi
qui permet au fils de s'engager, malgré son père et sa
mère, et en comptant pour rien les droits sacrés de leur
autorité ?


Les funestes conséquences de ces dispositions législatives
et de bien d'autres choses que je passe sous silence, sont
incalculables.


La puissance paternelle en demeure ébranlée jusqu'en
ses fondements. Elle le sent elle-même, et sa faiblesse, si je
puis ainsi parler, se déclare dès l'origine, c'est-à-dire dèsles
premières heures de la paternité, et se fait tristement sentir
dans le premier exercice même de l'autorité paternelle ou
maternelle. Ce père et cette mère voient qu'avant peu ils
ne pourront plus rien, sans se rendre odieux et suspects; et
tout d'abord, ils renoncent à exercer une puissance qui doit
bientôt expirer entre leurs mains, et dont l'emploi ne ser-




286 .LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


virait qu'à les exposer aux défiances outrageuses et quel-
quefois à la haine de leurs enfants.


III


Je dirai enfin quelque chose du système des successions.
« Il est des temps malheureux, où par la seule force des


« choses, dit M. Portalis, on ne s'occupe plus des relations
« privées des hommes entre eux : on ne voit que l'objet po-
« litique et général ; on cherche des confédérés plutôt que
« des citoyens. Tout devient droit public.


« Si l'on fixe son attention sur les lois civiles, c'est moins
« pour les rendre plus sages ou plus justes, que pour les
« rendre plus favorables à ceux auxquels il importe de faire
« goûter le régime qu'il s'agit d'établir. On renverse le pou-
« voir des pères, parce que les enfants se prêtent davantage
« aux nouveautés.


« On a besoin de bouleverser tout le système des succes-
« sions, parce qu'il est expédient de préparer un nouvel ordre
« de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires. Les ins-
« titutions se succèdent avec rapidité, et l'esprit révolution-
« naire se glisse dans toutes. Nous appelons esprit révolu-
« tionnaire le désir exalté de sacrifier violemment tous les
« droits à un but politique.


« Ce n'est pas dans un tel moment que l'on peut se pro-
« mettre de régler les choses et les hommes, avec cette sa-
« gesse qui préside aux établissements durables, et d'après
i» les principes de cette équité naturelle dont les législateurs
« humains ne doivent être que les respectueux interprètes. »


Lorsque M. Portalis prononçait ces graves paroles, c'était
le lendemain des jours néfastes où l'autorité paternelle avait
été anéantie dans les lois françaises; où les interdictions de
tester avaient été signifiées aux chefs de famille, et l'égalité
forcée des partages solennellement décrétée. Sous les inspi-
rations de Mirabeau et de Robespierre, on ne songeait qu'à




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 287


comprimer l'action du père sur ses enfants, à lui lier les
mains devant eux, et pour cela on avait pris soin de ne lui
laisser aucun moyen de récompenser en eux le dévoûment
ou de punir l'ingratitude, aucun moyen d'arrêter le fils le
plus coupable dans l'emportement de ses passions.


« A travers cette longue fièvre législative de l'Assemblée
« constituante, dit le comte de Champagny, la famille était
« constamment attaquée, jamais défendue, et dans chacune
« de ces rencontres, elle succombait devant une phrase, en
« sorte que la Convention eut peu de chose à faire pour com-
« pléter le code révolutionnaire de la famille. »


Aussi, c'est à dater de cette malheureuse époque que s'est
fatalement introduite et établie dans nos mœurs, au détri-
ment de toutes les vertus domestiques et sociales, la néces-
sité prétendue de faire aussitôt que possible de l'enfant un
adolescent, de l'adolescent un homme, et un homme dé-
chargé de toute sujétion, de toute obéissance, de tout devoir
envers ses parents. C'est depuis ce temps que la richesse, la
jouissance ne paraissent jamais venir trop vite pour un jeune
homme, et que les années semblent perdues qui se passent
à les attendre et à se rendre capable de n'en pas abuser. On
dirait que l'apprentissage de la vie est toujours trop long
pour lui; l'époque où il aura la liberté de ses actions tou-
jours trop tardive, les ressources pécuniaires qu'il attend de
ses parents trop avares ; sa dot, s'il se marie, trop étroite-
ment calculée. « En un mot, dans l'esprit de ces nouvelles
« mœurs, continue M. de Champagny, la part qui est faite
« à un jeune homme du vivant de ses parents, soit d'indé-
« pendance, soit de patrimoine, ne saurait lui échoir ni trop
« large, ni trop tôt ; et, tous tant que nous sommes, toute la
« société où nous vivons, toutes les impulsions des esprits
< et des mœurs poussent le pouvoir paternel à se démettre
« le plus tôt possible, comme on pousse les rois à abdiquer,




288 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


« afin de ne pas être renversés par les révolutions *. »
Bentham, qui n'est pas suspect assurément, a émis sur ce


sujet, en sens contraire de nos mœurs, et en faveur des droits
de l'autorité paternelle, des pensées que je veux rappeler ici.
Il y a, dit un auteur moderne 2 , dans les paroles simples et
fortes du publiciste anglais, une certaine saveur de bon sens
que toute intelligence saine préférera aux déclamations so-
nores et vides des Robespierre et des Mirabeau :


« En continuant, dit Bentham, au delà du terme de la
« minorité la soumission des enfants, on donne aux pères
« une assurance contre l'ingratitude ; et quoiqu'il fût doux
« de penser que de pareilles précautions sont superflues,
« cependant, si l'on songe aux infirmités de la vieillesse, on
« verra qu'il est nécessaire de lui laisser toutes ces attrac-
« tions factices, pour lui servir de contre-poids. Dans la des-
« cente rapide de la vie, il faut lui ménager tous ses appuis;
« et il n'est pas inutile que l'intérêt serve de moniteur au
« devoir. »


Bentham approuve avec raison que la loi assure les en-
fants contre la misère, par l'institution d'une réserve ou
légitime ; « mais, dit-il, cette légitime même, on devrait
« permettre aux pères de l'ôter aux enfants, pour cause ar-
« ticulée par la loi et prouvée juridiquement. »


Chez nous, sans regretter les droits excessifs et les privi-
lèges abolis, sans demander que l'autorité paternelle soit
armée de nouveau par les lois de toutes les sévérités dont
l'ancienne législation française lui avait réservé la puissance,
est-ce qu'on nepourrait pas faire pour elle quelque chose de
plus que ce qu'on a fait? est-ce que la famille et les mœurs,


1. M. le comte de Champagny, De l'Esprit de famille.
î . Bentham, Traité de législation civile et pénale, édition de Dumont,


tome I, p . 320-321 ; Rey et Gravier, 1830. Nous avons emprunté ces paro-
les & l'excellent ouvrage de M. Albert du Boys : Sur les principes de la d é -
volution française.




CH XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 289


est-ce que la société tout entière n'y gagneraient pas? est-ce
que la grandeur nationale ne s'en trouverait pas mieux?


« Dans les sociétés, dit M. Saint-Marc Girardin, où la famille,
sans cesserd'être une affection, est devenue une institution, et où
les lois aident à la conservation des biens, et surtout à la perpé-
tuité des souvenirs... l'esprit de famille a toute sa force et toute sa
puissance... Les familles s'y subordonnent aisément les unes aux
autres, et la subordination va souvent jusqu'au dévoûment. »


Aussi, de très-bons esprits ont pensé que la liberté de tes-
ter, établie à Rome et en Angleterre, a été l'un des plus effi-
caces instruments de la grandeur de ces deux peuples :


« Elle fait, — en Angleterre, — du sentiment de la tradition et
du désir de la durée, dit M. de Montalembert, le patrimoine et
l'apanage, non pas d'une seule classe, mais de toute la nation, au
moins de toute la partie de la nation qui, par le travail et l'intel-
ligence, arrive à la propriété. C'est par là qu'elle est devenue, non
plus seulement une distinction de caste, mais une institution popu-
laire et nationale. Ce n'est point un privilège, mais un droit né de
la liberté générale, et commun à toutes les classes de la société...


« Elle crée l'esprit de famille et la solidité de la terre, en dehors
du cercle étroit de la haute noblesse et dans toutes les classes de
la société. Elle est avant tout l'œuvre de la liberté de tout père de
famille auteur ou héritier de son patrimoine, •


« Ce qui étonne un Français dans l'application de ce régime,
c'est l'union des familles, tout aussi grande en Angleterre que chez
nous ; c'est l'absence de la jalousie qu'excite en France le moindre
avantage fait dans les limites étroites du code civil ; jalousie du
reste légitime à cause du caractère exclusivement personnel et
transitoire de ce privilège. »


Ces graves considérations, et bien d'autres, que fait en-
core sur ce sujet l'illustre écrivain 1, sont assurément dignes


1 . M. de Montalembert entre, par exemple, dans des détails et observa-
tions de mœurs où il est très-curieux de le suivre.


« Pour apprendre combien ce système est populaire et naturel, il ne


É., n . 19




290 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


d'être méditées au point de vue des intérêts nationaux.
Mais pour moi, je le dois avouer, c'est particulièrement l'es-
prit de famille, c'est le respect filial, c'estle patrimoine sacré
des vertus domestiques, dont je suis ici préoccupé. Voilà
surtout les biens précieux dont je regrette la diminution
parmi nous, et c'est sous l'impression de ce regret profond
que j'écris. Comment, en effet, ne pas s'attrister, en voyant
chaque jour la vénération des aïeux, l'amour du toit pater-
nel, et la fidélité aux enseignements héréditaires, c'est-à-
dire tout ce qui constitue ce qu'on a si bien nommé l'esprit de
famille, s'altérer peu à peu dans nos mœurs et disparaître ?


Comment dissimuler d'ailleurs ce que tout le monde voit,
ce dont tout le monde souffre ? L'égalité des partages portée
à l'excès a eu pour conséquence forcée la disparition de la
maison paternelle, de la terre patrimoniale, et par suite la
disparition même de la famille, et de toutes les traditions


faut pas en étudier la pratique au sein de grandes et antiques maisons
que leur passé engage, et qui sont spécialement intéressées à enchaîner
l'avenir. Mais prenons l'exemple quotidien et universel que nous donne
tout homme d'argent, tout industriel ou commerçant enrichi, qui a placé
tout ou partie de ses gains en fonds de terre. . . Que voit-on tous les jours ?
Ce marchand enr i ch i , en devenant propriétaire foncier, s'empresse de
constituer sa famille, en lui créant un patrimoine dans l'avenir.


« Il veut avant tout perpétuer dans cette famille la possession de la terre
dont il s'est rendu acquéreur, afin de perpétuer, autant que possible, les
fruits de son industrie et de sou talent. Il n'y a la aucun sentiment aristo-
cratique dans le sens que nous attachons ordinairement à ce mot ; il y a
le sentiment naturel, domestique et social qui a été jusqu'à présent au fond
de toutes les sociétés humaines ; l 'amour de la durée et le soin de l 'avenir.
C'est pour cela uniquement qu'il choisit son fils aîné, s'il en a u n , et
qu'il l'avantage, non pas dans un but de partialité eu de vanité, mais afin
de conserver le foyer paternel, le domaine patrimonial qui vient d'être
constitué Gela suffit : il a déposé dans le sein de cette nouvelle famille
le germe de la durée, de la croissance, de la permanence, de la solidarité ;
il a substitué les perspectives de l'avenir aux suggestions aveugles de l'in-
térêt immédiat; il a pourvu à la transmission intégrale des clientèles et
des établissements ; il a fondé une tradition permanente dans les entrepri-
ses de l'agriculture, de l'industrie et du commerce »


(De l'Avenir politique de l'Angleterre, 4* édition.)




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 2 9 1


religieuses et morales qui se conservaient au foyer antique,
et de là rayonnaient à l'entour dans une sphère d'action
plus ou moins bienfaisante.


Il faut à la famille, pour se perpétuer, avec tous ses avan-
tages sociaux et moraux, un asile qui lu f demeure *, et un
territoire sur lequel elle soit assise : alors non-seulement
elle se perpétue là, physiquement et moralement, mais elle
devient point d'appui et principe de solidité et de cohésion
pour tout ce qui l'entoure.


C'est ainsi qu'ancienneraentle séjour fidèlement prolongé
d'une famille riche dans le même canton établissait entre
les colons voisins et les divers membres de la famille, des
rapports de bienveillance et de dévoûment quelquefois ex-
traordinaires.


Il y avait alors, dans les bonnes habitudes transmises
et continuées, une influence sociale profonde, qui s'exer-
çait non-seulement sur les enfants de la maison, mais sur
tout le pays environnant, et qui conservait là, d'âge en âge,
la foi et les vieilles mœurs. En un mot, la famille ne mourait
point, et son influence se perpétuait en même temps qu'elle.


Aujourd'hui les familles meurent. L'amour du plaisir, les
convoitises du luxe, les spéculations de la cupidité croissant
avec l'insuffisance des fortunes, rien ne subsiste : à la mort
des parents, on vend tout, on morcelle tout, on se partage,
on se dispute quelquefois le prix de tout : puis chacun em-
porte ce qui lui revient, et ne pense plus qu'à soi.


Et souvent cette impatience d'avoir sa part pour posséder
enfin et jouir, cette ardente convoitise du prodigue disant :
Da mihi partent, tout cela commence même avant la mort
des parents. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir des jeunes
gens, à peine sortis du collège, calculer déjà, et savoir au


1. Cîcéron disait autrefois de la maison paternelle : Quia, si verum di-
cimus, hatc est mea et hujus patris mei germana patria : hic sacra, hic gé-
nus, hic majorum multa nestigia... (De Legibus, n , 1.)




2 9 3 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


juste ce que leur rapportera la mort de leur père et de leur
mère ; projeter des changements, des ventes lucratives ;
contrôler, blâmer l'administration paternelle ; et les pères,
complices eux-mêmes de ces impatiences contre nature, ne
plus se considérer que comme les usufruitiers de biens dont
les enfants semblent les propriétaires, et ne pas se croire le
droitde faire, sans leur aveu, un acte de quelque importance.


Je le dirai donc, en ajoutant même quelque chose aux
graves paroles de M. Portalis : « Comment ne pas sentir
« enfin qu'il faut aujourd'hui une sanction plus forte aux
« vertus domestiques, à l'autorité paternelle, au gouverne-
« ment de la famille, au maintien des traditions héréditaires ?
« Si l'on craint qu'il y ait des pères injustes, pourquoi ne
« craindrait-on pas qu'il y eût des fils dénaturés? Suivant la
•« position dans laquelle se trouve une famille, le partage
« égal des biens entre les enfants ne devient-il pas d'ailleurs
« lui-même la source des plus monstrueuses inégalités. »


Je sais bien que, sous les inspirations même de M. Porta-
lis, le code civil n'a pas laissé subsister les énormités des
législations révolutionnaires, et je rends tout hommage et
toute justice à ses illustres auteurs ; mais en reconnaissant
ce qu'il y a de méritoire et de grand dans leur œuvre, il
m'est impossible, et il serait dangereux de fermer les yeux
sur ce que cette œuvre a encore d'imparfait sous les divers
rapports dont j'ai parlé ; alors surtout que nos meilleurs ju -
risconsultes eux-mêmes et les publicistes les plus autorisés
ont déjà examiné de près, et signalé les imperfections et
toutes les faiblesses morales dont je gémis.


Je pourrais multiplier ici les témoignages. M. Saint-Marc
Girardin, dont j'ai déjà cité les paroles, disait encore en
parlant de la puissance de l'esprit de famille :


Les effets de celle puissance sont curieux à observer : car son pre-
mier effet est d'introduire l'inégalité entre diverses familles. Chez




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 293


nous, où les lois ne consacrent pas le culte des ancêtres, et où elles
prescrivent là division des biens entre tous les enfants, la famille
remonte au grand-père et descend jusqu'au petit-fils : au delà sont
les ténèbres du passé ou de l'avenir, que personne ne veut affron-
ter. Cette brièveté des familles est la principale cause de leur éga-
lité. Ailleurs, au contraire, avec des lois qui font une religion du
respect des aïeux, les familles ont le temps de grandir et de croître,
et l'inégalité a les moyens de s'y développer. Aussi les familles s'y
subordonnent aisément les unes aux autres, et la subordination
va souvent jusqu'au dévoûment.


S'il m'est permis de citer encore, je citerai de nouveau
M. de Champagny, qui a écrit sur l'esprit de famille de si
belles pages :


« Cet empressement à émanciper la jeunesse par la fortune, à
faire sortir les biens des mains d'une génération, pour les donner
plus tôt à la génération qui suit; ce dédain du passé, de la vieil-
lesse, ce culte de la jeunesse et du lendemain, est un des traits
caractéristiques de notre siècle... C'est ainsi que la question e u
posée de savoir si le père n'aura pas l'usufruit des biens de son
fils, et combien de temps. Mais quoi ! retarder pendant toute la
vie d'un père la fortune, l'indépendance, les jouissances d'un fils
qui a quelque bien ; cela est impossible. — On parle de terminera
vingt et un an la jouissance des parents. — Cela paraît bien dur
encore; il serait peu digne, trouve-t-on, qu'un jeune homme de
vingt ans, de dix-neuf ans, de dix-huit même, bu obligé de de-
mander à son père une pension sur son propre bien. Cette raison
l'emporte, et, par égard pour la dignité des écoliers de dix-huit
ans, la jouissance de leurs biens leur appartient dès cet âge.


« 1 1 y a plus, et cette jouissance paternelle a paru quelque chose
de si dur à supporter, que le père lui-même, en léguant son propre
bien, ne peut l'élablir. Le père en mourant ne peut donner à sa
femme l'usufruit de tout son bien. Les enfants ont hâte d'en jouir,
et la loi sert cet empressement. Leur bien ne serait pas assez en
sûreté aux mains de leur mère; il faut à toute force, et malgré le
vœu parternel, qu'il passe en leurs mains. »




29* LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Telles sont les diverses considérations que j'avais à faire
sur les déchéances de l'autorité paternelle, soit par les pa-
rents, soit par les lois elles-mêmes. Arrêtons-nous ici : j'en
ai dit assez pour les hommes graves qui voudront bien me
lire. Je terminerai ce chapitre par quelques simples obser-
vations d'expérience pédagogique et pratique.


IV


Ce qu'il faut bien savoir avant tout, c'est que la jeunesse,
naturellement impatiente de tout frein, ne pardonne l'exer-
cice de l'autorité que quand elle commence à en compren-
dre le bienfait, c'est-à-dire dans les dernières années de la
jeunesse même, et lorsque l'autorité a eu le temps d'ache-
ver son œuvre. Cette observation est capitale, et voilà pour-
quoi j'ai quelquefois ditque, dans ma longue carrière d'ins-
tituteur, je n'avais été profondément aimé que de ceux dont
j'avais achevé l'Éducation complètement. L'affection des
autres, quoique sincère et vive, demeurait souvent comme
partagée entre le souvenir de mes sévérités et celui de mon
dévoûment.


Ce n'est qu'à la fin de l'Éducation reçue qu'on en goûte
l'austérité, et qu'on y découvre même le plus grand témoi-
gnage d'un amour vraiment paternel. Mais dans le premier
âge, et surtout de quatorze à seize ou dix-sept ans, c'est im-
possible, ou, du moins, c'est bien rare.


Voilà aussi pourquoi, avant tout, il ne faut pas que l'im-
prudence des parents ou la faiblesse des lois tasse inter-
rompre l'œuvre de l'Éducation, avant qu'elle soit réelle-
ment et convenablement terminée, et au moment même
où elle sera enfin comprise et acceptée par celui qui la
reçoit.


Une autre observation non moins importante, et qui se
rattache à celle que je viens de faire, c'est que l'esprit de




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. S95


notre législation ayant inspiré aux parents je ne sais quelle
crainte pusillanime à l'endroit de leurs enfants, il y a dans
les familles un goût comme instinctif d'émanciper la jeu-
nesse, lequel se révèle chaque jour par diverses émancipa-
tions successives, toutes plus ou moins regrettables.


J'en indiquerai ici quelques-unes :
La première émancipation, pour plusieurs, c'est le collège.


Je l'ai dit dans les chapitres qui précèdent : pour bien des
parents, mettre leurs enfants au collège et ne s'en plus
occuper, c'est une même chose : rien n'est plus malheu-
reux.


La seconde émancipation, c'est aujourd'hui la bifurcation,
si je puis m'exprimer ainsi.


Comme l'expérience n'a pas tardé à le démontrer, à ren-
contre des règlements et des programmes décrétés, la bifurca-
tion commence, bon gré malgré, dès la sixième, et émancipe
à jamais le paresseux de l'étude sérieuse des lettres et des
langues savantes. Dès lors, l'enfant prévoit sans peine qu'au
sortir de la quatrième, c'est-à-dire dans deux ans, il sera
mathématicien, marin, militaire, tout ce qu'il voudra,
excepté un humaniste ; d'où il conclut, dès la sixième, que
le grec et le latin lui sont au moins inutiles ; et en attendant
qu'il fasse quelque chose ou ne fasse rien dans les études
scientifiques, il décide que ce qu'il y a de mieux pour lui,
c'est de ne rien faire dans les études grammaticales et litté-
raires, qu'il ne doit pas continuer.


La troisième émancipation, c'est l'école spéciale.
Ici l'émancipation devient tout à fait sérieuse : le dimanche


y est spécialement consacré; et ce jour-là, ces jeunes gens
de quinze et seize ans sortent seuls, des meilleures maisons,
et vont où bon leur semble dans les rues de Paris, libres de
tout frein et loin de toute vigilance.


Voilà où en sont les mœurs publiques, les familles les plus
respectables, les règlements les plus sages, quand on a établi




896 MV. 11. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA PAMILLB.


en principe et en droit la possibilité de l'émancipation à
quinze ans.


Nous ne sommes pas toujours très-sérieux en France, mais
nous sommes très-logiques, très-conséquents, surtout dans
le faux.


La quatrième émancipation, c'est Yécole militaire.
Je sais, et je professe même, que la discipline militaire est


infiniment préférable au farniente et à la licence du pavé de
Paris. Il y a là, du moins, un cadre où la vie se tient tant
bien que mal. Mais il le faut avouer aussi, ce cadre admet
bien des choses dont la sollicitude paternelle peut à bon
droit s'inquiéter. — Je l'ai dit déjà : le moindre péril de tant
de fausses vocations militaires, c'est de faire dans un pays,
et souvent dans les plus illustres familles, quelques soldats
de plus et beaucoup d'homme& de moins : si j'ajoute que
pour plusieurs il y avait mieux à faire, on ne me le repro-
chera pas;car c'est le témoignage d'une haute estime déçue
et d'un dévoûment incontesté.


Enfin la dernière " et cinquième émancipation, c'est le
mariage.


G'estici l'émancipation légitime, naturelle, providentielle,
lorsqu'elle est environnée, comme elle doit l'être, de graves
et saintes conditions: malheureusement cela n'est pas tou-
jours ainsi.


Je ne parle pas de ce qu'on nomme le mariage civil, et de
ses déplorables conséquences. Je parle des mariages reli-
gieusement contractés; et je dis que là même on ne se sou-
vient pas toujours assez derautoritépaternelleetmaternelle
et du respect filial.


Je ne parle pas non plus des mariages que les parents
peuvent permettre à quinze et dix-huit ans, et qui consti-
tuent dès cet âge l'émancipation complète, sans qu'aucune
condition restrictive soit imposée aux jeunes époux.


Je pense, comme Fènelon, qu'il est très-sage quelquefois




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. S97


de marier les jeunes gens de bonne, heure; mais il y faut
regarder de près, et si la piété n'est pas solide de part et
d'autre, il y aura là de jeunes années bien longues, et je
crains que la traversée commencée si tôt ne soit très-péril-
leuse.


Je ne parle pas enfin des mariages conclus contre la vo-
lonté des parents, et après que trois actes respectueux sont
venus, de mois en mois, les avertir qu'après un dernier moi s
écoulé, l'autorité paternelle aura cessé.


Je ne ferai pas remarquer enfin, qu'en cas de dissentiment
pour un mariage, le consentement du père suffit, et que la
mère est sacrifiée, même quand il s'agit du mariage de sa
fille. Encore une fois, je parle des mariages qui ont lieu dans
les conditions les plus favorables. Et à cet égard, voici mes
réflexions et aussi mes regrets:
• Que l'obéissance, pour un fils et pour une fille, cesse dans
une certaine mesure par l'état du mariage, cela se conçoit,
cela doit être : il y a là une nouvelle famille. Le chef de cette
famille et sa compagne deviennent l'un et l'autre sui juris,
avec l'autorité et la responsabilité inséparables de leur nou-
vel état : c'est la loi de la nature, de la Providence et de la
Religion.


Cette émancipation ne m'effraye pas ; elle me préoccupe :
c'est très-sérieux! mais elle ne m'effraye pas; c'est même la
seule qui me rassure, parce que c'est la seule dont Dieu ait
voulu régler les conditions.


L'homme quittera sonpère et sa mère, et s'attachera à son
épouse. L'autorité paternelle et maternelle ne cesse là que
pour recommencer. L'autorité que l'époux reçoit et exerce
sur cette compagne que Dieu lui donne, sur ces enfants que
Dieu leur envoie, c'est l'autorité même de Dieu ; et, si elle
impose de graves obligations, elle communique aussi des
droits, en même temps que les grâces essentielles de Pro-
vidence.




898 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


De là, toutes les indépendances nécessaires du domicile,
des achats, des ventes, des dépenses, des voyages, etc.


Je le dirai toutefois : si l'obéissance alors ne peut plus
être la même, la déférence, le respect, l'honneur, la piété, la
reconnaissance, l'assistance filiale, doivent durer toujours :
jamais les enfants ne sont dispensés de recourir avec con-
fiance aux conseils de leur père et de leur mère : et où pour-
raient-ils en trouver de meilleurs, de plus sages, de plus
désintéressés et de plus tendres?


Autrefois il en était ainsi : même il n'était pas rare de voir
les jeunes ménages fixer leur demeure près deleurs parents,
habiter le même toit, et prolonger ainsi un juste état de dé-
pendance, le plus longtemps possible, afin de profiter tou-
jours des conseils et de l'expérience d'un père et d'une
mère.


Ces saintes habitudes se perdent ou s'effacent ; les ver-
rons-nous refleurir un jour, et avec elles l'union, la paix, la
prospérité des familles? Je le voudrais espérer.


Je connais encore une ville où presque jamais un jeune
ménage ne songe à s'établir à part, mais toujours chez ses
parents et même chez les grands parents.


Je me suis assis, moi trente-septième, à une table de fa-
mille, présidée par un bisaïeul, qu'entouraient ses enfants
jusqu'à la troisième génération. Il n'y avait là, qui ne fût
point de la famille, que moi, leur évêque, auquel on ne don-
nait point le nom d'étranger. Sept ménages habitaient la
même maison, et vivaient tous ensemble sous le même toit.
Que de vertus affectueuses, que de modestie et de support
mutuel ! quels exemples de respect héréditaire ! quelles
mœurs patriarcales cela suppose et inspire 1


Voilât me disais-je en contemplant ce doux et pieux spec-
tacle, voilà une vraie maison paternelle.


Mais hélas I il le faut répéter avec confusion et douleur :
ces mœurs antiques ont presque partout disparu ; il n'y a




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 899


presque plus chea nous de maison vraiment paternelle. On
ne voit presque plus que des enfants prodigues qui s'en
éloignent le plus tôt et le plus loin possible..,. Autrefois, ce-
lui qui avait quitté par devoir la maison de son père et de sa
mère, y revenait avec bonheur; ses frères, ses sœurs plus
heureux l'y regrettaient ; on ne l'y oubliait jamais; on par-
lait de lui avec larmes ; on y attendait son retour avec impa-
tience. Aujourd'hui, ce toit qui a protégé les premières an-
nées, ce foyer où l'on a passé les meilleurs moments de sa
vie, on le fuit, on le vend, on le détruit, on le change, on le
joue ! on ne conserve pas même la chambre où l'on a pris
naissance, et où l'on a été nourri par sa mère !


V


Hélas ! et l'aveu qui coûte le plus à faire, c'est que ces
grandes tristesses sont à peu près sans remède ! S'il m'est
permis, en achevant ce chapitre et ce livre sur la famille,
de jeter un dernier coup d'œil autour de moi, et d'exprimer
toute ma pensée, je le dirai: les mœurs et les lois étant ce
qu'elles sont, chacun, bon gré, mal gré, se trouve à peu près
condamné au plus triste égoïsme. C'est ce qu'ont proclamé,
depuis longtemps déjà, en le déplorant, les organes les plus
autorisés de l'opinion.


Mais les conséquences de ce profond désordre ne sont pas
médiocres;ellesvontquelquefoisauxdernièresextrémités. Ce
n'est pas seulement la cupidité sans frein, laspéculation aven-
tureuse, le jeu ardent qui sont à cette heure la vive ressource
d'une société haie tante et aux abois ; ce n'est pas seulement, à
certains jours donnés, le désordre politique; c'est une désor-
ganisation morale d'une profondeur inouïe qui se révèle à
tous les degrés de la société humaine, et dont le premier ré-
sultat est qu'en dépit de la générosité du caractère natio-
nal j l'individualisme devient le fond et la loi même des
mœurs publiques et privées.




3 0 0 LIV. H. - LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


Chaque jour voit disparaître quelqu'une des grandes et
anciennes maisons de France. Je ne sais si les maisons de
banque les remplaceront bien, et si à la gloire du pays, l'ar-
gent, pour ennoblir, vaudra le sang. Quoi qu'il en soit, à côté
de nos plus illustres manoirs qui tombent en ruine, la grande
maison du jeu public, la Bourse, demeure seule debout et ho-
norée. Que dis-je ? la maison même des rois résiste mal ; trois
fois emportée d'assaut en un demi-siècle, ne s'est-il pas ren-
contré un jour d'ignominie publique, où elle ne put échapper
à la destruction qu'en prenant pour quelques heures je ne
sais quel nom menteur d'hospice civil?


Aussi, toutes les fois que le vent des révolutions se lève sur
notre pays, c'est comme au désert: il ne trouve pas de résis-
tance, tout est désuni, tout est faible, tout est seul, tout est
poussière, tout est sable, tout est entraîné à l'aventure; en un
jour, en une heure, les vallées sont à la place des monta-
gnes, les montagnes à la place des vallées. Nulle force,
nulle fixité, nul fondement qui reste à l'état social : tout est
toujours inquiet, agité, ému. Dans les grandes épreuves, on
ne trouve plus rien qui tienne, rien qui suffise; tout manque
à la fois, tout est déception misérable et détresse. L'autorité
et le respect, ces deux grandes et saintes choses, ces deux
liens providentiels de l'harmonie sociale, n'étant plus au-
jourd'hui que des liens affaiblis ou brisés, que voit-on de
toutes parts? Faiblesse ou violence, orgueil ou bassesse.
Dieu manquant dans les âmes, on ne sait être le plus sou-
vent en face de l'autorité qu'insolent ou servile ; et trop sou-
vent aussi l'autorité elle-même ne sait être que faible ou em-
portée.


L'autorité digne, l'autorité noble, l'autorité forte, l'autorité
bienfaisante, l'autorité qui vient d'en haut et le fait généreu-
sement sentir, l'autorité paternelle, où est-elle ?


Et le respect ! le respect de soi et des autres ! le respect de
Dieu I le respect de son père et de sa mère 1 le respect des




CH. XII. — DÉCHÉANCES DE L'AUTORITÉ PATERNELLE. 301


magistrats et des représentants de la puissance publique ! le
respect même de ses enfants ! le respect profond, religieux,
immuable, divin 1 le respect qui élève, qui ennoblit encore
plus celui qui le rend que celui qui le reçoit : où est-il?


Comment oublier cette génération singulière d'hommes
nouveaux, que nous avons vus naguère éclore de notre sol,
surgir tout à coup à la faveur des tempêtes sociales, et pour
lesquels tout ce qui est souvenir, grandeur du passé, histoire,
monuments, lois, coutumes des ancêtres, noble antiquité,
n'existe pas? que dis-je? tout cela leur est odieux et blesse
leurs regards. Hommes du jour, nés des orages, tout ce qui
est de la veille, tout ce qui rappelle ou promet la sérénité,
leur déplait. Par eux, il nous a fallu voir Dieu, la Religion, la
famille, les droits paternels, la propriété, le foyer domesti-
que, la sainteté du lien conjugal, la dignité maternelle elle-
même, et l'innocence du premier âge, tout ce qu'il y eut ja -
mais de plus pur, de plus vénérable et de plus sacré au cœur
de l'homme, audacieusementattaqué; et la défense, je le dis
avec une douleur et une conviction profonde, la défense a été,
elle est encore indécise, égoïste, et, partant, divisée, incer-
taine, interrompue, et par là même évidemment insuffisante.
Non : il y a de meilleurs et de plus grands efforts à essayer,
plus désintéressés et plus nobles, surtout plus chrétiens,
pour refaire les mœurs, relever l'autorité et le respect dans
la famille, et par là même préparer les bases solides de la
pacification sociale 1


0 mon Dieu ! laissez-moi vous le dire et élever mon âme
vers vous en finissant ! Oui, donnez-nous à tous les bonnes
et sages inspirations dont nous avons besoin! donnez votre
esprit de conseil et de force ! et si vous avez résolu de con-
tinuer à cette nation, qui vous fut toujours chère, les misé-
ricordes singulières auxquelles vous l'avez accoutumée,
aidez-nous à préparer, par l'Éducation et par les lois, par
le concert de tous les pouvoirs et de tous les efforts, des gé-




302 LIV. II. — LE PÈRE, LA MÈRE ET LA FAMILLE.


nérations meilleures qui puissent relever les vertus domes-
tiques, et refaire un jour nos mœurs sur le modèle de ces ad-
mirables familles d'autrefois, dont quelques-unes, par votre
Providence, restent encore éparses çà et là, comme le vivant
exemplaire de l'œuvre de restauration qui est à faire ! Mul-
tipliez parmi nous ces familles chrétiennes, qui, malgré
les difficultés des temps, des lois et des mœurs, conservent
encore la modération dans les désirs, la sagesse avec le
vieux bon sens, et le véritable honneur dans la vertu ! chez
lesquelles on trouve encore, comme dans un dernier asile,
l'autorité et le respect ; et avec l'aimable gravité des mœurs
évangéliques,la vénération des ancêtres, l'amour des champs
paternels, le culte des grands souvenirs, la dignité du lan-
gage, le mépris des vanités nouvelles, chez lesquelles enfin
se perpétuent, comme par héritage, avec cette touchante sim-
plicité qui fut toujours leplusnoble ornement de lavie,cette
charité généreuse, qui se prodigue et s'ignore elle-même; et
toutes ces vertus fortes et antiques, qui peuvent seules raf-
fermir la société au moment de ses périls, et ramener
parmi nous la beauté depuis longtemps évanouie des an-
ciens jours !




L I V R E T R O I S I È M E


L'INSTITUTEUR


La dignité de l'instituteur, son autorité, l'élévation et la
gravité de ses fonctions ont été, de nos jours, tristement
méconnues ; il faut le dire, quelquefois même indignement
outragées.


Je ne rechercherai point en ce moment les causes de cette
injure, de cette ingratitude publique, mais je n'en dirai pas
moins ma pensée tout entière, et la voici : Parmi les fonc-
tions sociales, il n'en est pas de plus grande, de plus impor-
tante au bonheur des hommes, et par conséquent de plus
digne du respect et de la reconnaissance universelle, que
celle des instituteurs de la jeunesse.


J'entreprends une tâche difficile, en essayant do démon-
trer ces choses : cette tâche toutefois ne m'effraye point, et
je trouve dans mon âme et dans ma conscience tout ce qu'il
faut pour aborder sans crainte des questions si hautes et si
délicates.


Je méditais un jour attentivement sur ce grave sujet: je
considérais, non sans tristesse, les difficultés qui s'y ren-
contrent, les préventions funestes et aussi les erreurs et les
fautes qui, depuis cinquante années au moins, ont sur ce
point obscurci la vérité, et abaissé les mœurs : mille pen-




304 L1V. I I I . — L'INSTITUTEUR.


sées diverses agitaient mon esprit ; d'un côté, j'étais entraîné
puissamment par l'évidence des lumières naturelles qui dé-
montrent la dignité de l'instituteur et la noblesse de ses
fonctions; mais de l'autre, j'étais combattu par le démenti
trop manifeste de l'opinion et la contradiction des mœurs
publiques : dans cette situation de mon esprit, une pensée
simple, mais forte et décisive, fixa mes incertitudes et m'é-
leva au-dessus de tous les préjugés.


Je me dis à moi-même: quoiqu'il en soit de la société et
des mœurs présentes, il y a et il y aura toujours sur la terre
une fonction, un homme à qui on demandera pour des en-
fants qui ne sont pas les siens, le dévoûment d'un père, la
sollicitude d'une mère ; et de plus la science, la fermeté et
la patience qui manquent souvent à un père et à une mère
pour élever ces enfants, et accomplir parfaitement cette
grande œuvre: cet homme, c'est l'instituteur de la jeu-
nesse.


Eh bien! quoi qu'on dise à rencontre et quoiqu'on fasse,
cet homme est grand : cet homme occupe une place à part
parmi ses concitoyens : cette fonction est noble, et d'une
noblesse supérieure. Ce qu'on demande à cet homme l'é-
lève manifestement à un rang singulier dans la société hu-
maine et dans sa patrie : la confiance des familles le place
si haut, que cette confiance même est le plus beau témoi-
gnage de l'estime publique et la plus digne récompense de
la vertu.


Cet homme est ou doit être, parles sentiments, au-dessus
de l'ambition vulgaire, et de la fortune : il faut que les en-
fants lui montrent un profond respect, une affection, une
docilité toute filiale, comme à un père ; et la famille lui doit
un honneur, une reconnaissance suprême.


Mais ce n'est pas tout dire encore : le ministère de l'Édu-
cation est tout à la fois une paternité, une magistrature, je
dirai presque un sacerdoce, et voici comment :




CH. 1 " . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 305


Toujours, dans les sociétés civilisées, on a senti le besoin,
non-seulement de réprimer le mal, en contenant les pas-
sions humaines par le frein des pénalités ; mais aussi la né-
cessité de le prévenir, en formantpar l'Éducrtionles hommes
à la vertu : et voilà pourquoi les peuples, inspirés par la sa-
gesse, ont fait le plus souvent de l'instituteur un magistrat,
et un magistrat de l'ordre le plus élevé.


Dans la société chrétienne enfin, l'Église, cette divine
institutrice du genre humain, a reconnu que la première
fonction du grand ministère des âmes dont elle est chargée,
est l'Éducation de la jeunesse, et c'est pourquoi elle en a
fait une œuvre sacrée, un apostolat.


On voit jusqu'où va ma pensée sur ce grave sujet : et plus
j'y arrête mes méditations, plus cette conviction s'affermit
et se place haut dans mon esprit et dans mon cœur. Voyons
les détails et les preuves.


CHAPITRE PREMIER


Dignité et influence de l'instituteur.


I


Et d'abord l'Éducation de la jeunesse est une magis-
trature ; et, à ce titre, la dignité de l'instituteur est considé-
rable.


Chacun, dans la société, occupe une place, rend son ser-
vice : il y a dèvoument mutuel : tout y est honorable à ce
point de vue,parce que tout y est utile, et concourt au bien
général. Ce dévouaient réciproque est le but même, et aussi
l'âme, la vie, la gloire de la société humaine.


Il faut toutefois reconnaître qu'il y a certaines fondions
É . , H . 20




306 L1V. I I I . — L'INSTITUTEUR.


sociales plus dignes, plus élevées les unes que les autres.
Les unes, en effet, servent les âmes, les autres ne servent
que les corps; les unes servent aux besoins les plus nobles
de l'homme, les autres ne servent qu'à ses besoins inférieurs
ou même à ses plaisirs.


Les plus dignes sans contredit sont celles dont le service
est le plus élevé. Autant donc l'âme est au-dessus du corps,
autant le service des âmes estun ministère supérieur àcelui
qui n'a pour objet que le service des corps. C'est en même
temps un ministère bien autrement laborieux: car c'est dans
le service des âmes que se rencontrent les besoins les plus
délicats, les plus profonds de l'humanité, et par là même les
plus difficiles à satisfaire.


De là vient qu'on a toujours placé si haut les fonctions qui
sont dévouées au service du droit et delà justice, dévouées
à la défense de la faiblesse et du malheur, les fonctions de
la magistrature.


Partout la sagesse des peuples s'est accordée à envi-
ronner les magistrats d'honneur et de respect : ils sont
en effet dévoués à servir les intérêts les plus graves de
la société : ils protègent l'innocence, ils poursuivent le
crime, ils vengent la justice, ils font régner la loi parmi les
hommes.


Mais, dit Platon,avec cette finesse profonde d'esprit qui le
caractérise, l'Education, qu'est-ce autre chose, sinon l'art
d'attirer et de conduire les enfants vers ce que la loi dit être
la justice et la droite raison, et ce qui a été déclaré tel par les
vieillards les plus sages et les plus expérimentés1 ? Et déve-
loppant sa pensée, Platon ajoutait : « La république a be-
« soin d'un magistrat qui préside à l'Éducation : mais
« l'homme, choisi pour cette place et ceux qui le ehoi-
« siront, doivent bien savoir que, parmi les grandes fonc-


1 . PLATON, les Lois, liv. 11.




CH. 1 e r . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 307


« lions de l'Etat, il n'y en a pas de plus noble et de plus
« sacrée. »


Sênèque va plus loin encore; il appelle les instituteurs
de la jeunesse, les magistrats de la famille : quasi dômes-
ticos magistratas ; et, à ce titre, il les élevait au-dessus de
tous les magistrats de la cité, « parce que, dit-il, ce n'est
« pas seulement le droit vulgaire dont ils dictent les arrêts !
« ce sont eux qui enseignent à la jeunesse ce que c'est que
« la justice et le droit lui-même, ce que c'est que la piété,
« ce que c'est que la patience, ce que c'est que le cou-
« rage, et enfin quel bien précieux est une bonne cons-
« c ience 4 . »


Sénèque va jusqu'à égaler les intituteurs à ceux qui rem-
plissent les charges les plus élevées delà république, et qui
« décident de la paix et de la guerre, « et pourquoi? dit-il,
« Par cette simple et grande raison : qu'ils exhortent lajeu-
« nesseau bien et mettent la vertu dans les âmes*. »


Et voilà aussi pourquoi Cicéron disait qu'après y avoir
profondément réfléchi, il lui avait paru que le plus grand,
le plus noble service qu'on pût rendre à sa patrie, c'était de
se dévouer à l'Education de la jeunesse3.


Dans son beau traité de Senectute, le grand orateur ro-
main va jusqu'à exprimer le vœu que les vieillards qui n'ont
plus la force de remplir les emplois laborieux de la répu-
blique, se consacrent à l'Education des enfants. Et il ajoute


1 . Non Me plus prœslat qui inter cives jus dicit, quam qui docetjuven-
tulem quid sit justifia, quid pietas, quid patientia, quid fortiiudo, quam
pretiosum bonum sit bona conscienlia. ( S É N . , de Tranquill. animi, c . m.)


2 . Non is sohts reipublicœ prodest, qui de pace belloque censet, sed qui
juventutem exîiorlatur, et in tanta bonorum prœceptorum inopia, virtute
insliuit animos


3 . Quod enim munit s reipublicœ afferremajus meliusve possumus,quam
si docemus alque erudimus juventutem ? Hisce prmsertim temporibus, qui-
bus ita prolapsa est, ut omnium opéra refrenanda ac coercenda sit... Cie.,
U, d; Divin., 2 . i.)




30S L I V . 111. — L ' I N S T I T U T E U R .


que cette fonction serait le plus illustre emploi de leur ex-
périence '.


Que si je voulais remonter plus haut encore, je trouverais
Cicéron d'accord ici avec la sagesse des anciens Perses, tels
que Xénophon nous les représente. Chez les Perses, en ef-
fet, douze magistrats étaient choisis pour gouverner la jeu-
nesse, et l'on ne confiait cette noblefonctionqu'auxhommes
les plus sages et les plus capables de rendre les enfants
vertueux et excellents. C'étaient douze vieillards aussi vé-
nérables par l'âge que par la vigueur de l'intelligence : ils
avaient traversé avec honneur les grandes fonctions publi-
ques, et après que l'expérience de tontes choses et une longue
habitude des travaux les plus difficiles, avaientperfectionné
en eux la sagesse et la vertu par la patience, on estimait
avec raison que nulle charge ne convenait mieux à leur âge
que l'Éducation de la jeunesse; que c'était à eux d'enseigner
aux générations naissantes la docilité aux conseils de la
raison, l'obéissance aux lois, le respect des choses sacrées,
les vertus de l'âge mûr et les plus hautes leçons de la sa-
gesse ; on pensait qu'une si belle œuvre serait la joie et la
gloire de ces nobles vieillards, et une digne couronne pour
honorer leurs cheveux blancs.


Tel est le récit de Xénophon.
« Je considérais un jour, dit encore cet illustre Athénien,


en parlant des Spartiates, que Sparte, quoique une des villes
de la Grèce les moins peuplées, était cependant une des plus
puissantes et des plus célèbres : frappé de ce contraste, je
cherchais à en découvrir la cause; mais quand je vins à ré-
fléchir sur les institutions des Spartiates, alors je ne vis plus
rien d'étonnant... sinon la sagesse de Lycurgue. Ce grand


•1. Quid enim jueundius senectute, stipata studiis juveniutis ? An ne eus
quidem vires senectuti relinquemus, ut adolescentulos doceant, instituant,
ad omne officii munus instruant ? quo quidem opère quid potest esse VRJE-
CLARIUS ! (IX, 29.)




CH. I " . — DIGNITÉ ET INFLUENCB DE L'INSTITUTEUR. 309


homme, en effet, a élevé sa patrie au plus haut point de
prospérité, en s'occupant avant toute chose de l'Éducation
de la jeunesse. Tandis que dans les autres villes de la Grèce,
on donnait aux enfants pour instituteurs des esclaves, Ly-
curgue a voulu non-seulement que les instituteurs de la
jeunesse fussent des hommes libres, mais il a mis à la tête
de l'Éducation un de ceux à qui Von confie les plus grandes
magistratures de VÊtat. »


On me dispensera de pousser plus loin les citations
païennes. En y réfléchissant sérieusement et allant au fond
des choses, il est aisé de comprendre pourquoi les anciens
avaient fait ainsi de l'instituteur un magistrat, et l'avaient
même élevé au-dessus de toutes les autres magistratures.


En effet, les magistrats ordinaires interprètent les lois et
les appliquent : mais ils n'enseignent pas la vertu et la per-
fection de la justice : c'est ce que se propose avant tout
l'instituteur de la jeunesse.


Les magistrats ordinaires jugent les coupables et con-
damnent les crimes publics ; mais ils n'éclairent, ils ne
poursuivent pas jusque dans la conscience la première
pensée, la première tentation du vice : c'est l'œuvre de l'ins-
tituteur.


Les magistrats ordinaires punissent le mal : mais il y a
quelque chose de plus heureux et de meilleur, c'est de le
prévenir ; c'est de l'étouffer à sa naissance et dans son pre-
mier germe : tel est le devoir, telle est la sainte mission de
l'instituteur.


Et pour voir ces grandes vérités présentées dans toute
leur lumière, ce n'est plus la sagesse du paganisme qu'il
faut interroger. Le christianisme va parler par la bouche de
saint Jean Ghrysostome :


« Cette magistrature, dit-il, est autant au-dessus des ma-
ie gistratures civiles que le ciel est au-dessus de la terre: et
« encore je ne dis pas assez. La magistrature civile s'occupe




3 1 0 L1V. III. — L'INSTITUTEUR.


« avant tout â punir le mal déjà fait; mais la magistrature
« spirituelle s'occupe avant tout à empêcher qu'il ne se fasse.


« Les magistratures civiles ne vous offrent point d'ensei-
« gnement sur la vraie sagesse, ni de maître qui, vous dise
« ce que c'est que l'âme, ce que c'est que le monde, ce que
« nous deviendrons après la vie présente, où nous irons au
« sortir de cette terre, et comment nous pouvons ici-bas
« pratiquer la vertu.


« Ici, dans ce lieu, au contraire on vous enseigne toutes
« ces grandes choses ; et c'est pourquoi on appelle ce lieu
« une école de philosophie, une chaire pour l'enseignement
« des âmes, un tribunal où l'âme se juge elle-même, un
« gymnase, enfin, où l'on s'exerce à la source qui conduit
« au ciel. »


Il faut encore ajouter que les magistrats ordinaires punis-
sent le plus souvent sans corriger : l'instituteur, digne de
ce nom, au contraire , corrige le plus souvent sans punir.
Quand le mal est fait, il ne demande pas que ce soit le cou-
pable, mais le mal qui périsse.


« Lorsque le magistrat ordinaire saisit un criminel, dit
« encore saint Jean Chrysostome, il sévit aussitôt contre lui ;
« mais ce n'est pas là détruire le mal : c'est seulement frap-
t perle malade ' .La magistrature spirituelle, au contraire,
« ne cherche pas comment elle punira, mais bien plutôt
« comment elle guérira le mal. »


1. « En agissant de la sorte, ajoute saint Jean Chrysostome, vous faites
comme un médecin appelé auprès d'un malade dont la tête souffre d'une
plaie, et qui, au lieu de guérir la plaie, tranche la tète elle-même. Moi,
loin d'agir de la sorte, c'est le mal seul que je retranche. Sans doute, d'a-
bord j 'éloigne le malade; mais quand je l'ai guéri de son mal, je le reçois
de nouveau parmi nous. <r Pour vous, si vous laissez le coupable impuni, vous le rendez plus
méchant; si vous le condamnez au supplice, vous le faites incurable. Moi,
je ne le renvoie pas impuni, et je ne le punis pas non plus à votre manière ;
mais je lui demande a lui-même la pénitence qui paraît juste, et je cor-
rige ainsi par lui-même le mal qu'il a fait. »




C H . I " . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 311


Enfin, ce qui fait la dignité, on le peut même dire, la ma-
jesté suprême des magistrats, c'est qu'ils sont la sécurité des
bons, la terreur des méchants; c'est qu'ils vengent la société
des attentats qui la troublent, et font disparaître de son sein
les scélérats qui la déshonorent. Mais il y a évidemment
quelque chose de plus grand encore : c'est le noble travail
et l'œuvre de l'instituteur. Si la patrie doit une profonde re-
connaissance aux magistrats qui la délivrent des mauvais
citoyens, combien ne doit-elle pas à l'instituteur qui lui
prépare dans ses jeunes élèves des citoyens vertueux, les-
quels seront un jour sa force et sa gloire, et sont déjà sa
plus chère espérance ?


Je puis donc le redire, l'instituteur est aussi un magis-
trat, et la magistrature dont il est revêtu, aussi bien que
l'œuvre qui lui est confiée, occupent le premier rang dans
la société.


Et s'il faut rappeler ici quelques-uns des détails de cette
grande œuvre, qui ne voit que rien ne lui est étranger? Le
corps et l'âme, la loi morale et les besoins physiques, les
plaisirs légitimes et les plus graves devoirs, les malheurs et
les faiblesses du jeune âge, ses défauts, ses qualités et ses
vertus ; l'esprit et le cœur, le monde présent et la vie fu-
ture : tous les services les plus laborieux, les plus délicats,
et par là même les plus glorieux de l'humanité, s'y rencon-
trent. Servir la faiblesse et le malheur, même à l'égard du
corps, est regardé comme un dévoûment presque surhu-
main ; mais que dire alors de ceux qui se dévouent à servir
la faiblesse et le malheur des âmes, qui se dévouent à l'in-
firmité morale, à la petitesse intellectuelle, pour l'élever
jusqu'à la force et à la grandeur; à l'ignorance pour l'ins-
truire ; à la légèreté de l'âge pour la fixer dans la pratique
de toutes les vertus ; à tous les vices d'une nature impar-
faite pour les guérir?


Non, je ne m'étonne point, si dans l'antiquité les nations




312 L I V . I I I , — L 'INSTITUTEUR.


les plus illustres et les plus sages ont fait du ministère de
l'Éducation de la jeunesse une haute magistrature sociale,
et quelquefois la plus haute de toutes. Et si leur exemple est
impossible à suivre dans nos grandes sociétés modernes, je
ne crains pas néanmoins d'affirmer que tout peuple chez
lequel les instituteurs de la jeunesse ne sont pas entourés
d'honneur et de respect, est un peuple en décadence et me-
nacé de sa ruine, parce que le dévoûment et la vertu n'y
sont pas comptés ce qu'ils valent.


II


Mais l'instituteur de la jeunesse n'est pas seulement un
magistrat de l'ordre le plus élevé : il est bien plus encore.
Ce qui constitue le fond même de sa dignité, et la plus
haute noblesse de ses fonctions, c'est qu'il est père : c'est
même à ce titre qu'il se trouve revêtu de la dignité magis-
trale.


Nous l'avons vu : dans la société rien n'est plus sacré que
la famille ; rien n'est plus grand qu'un père ; rien n'est plus
vénérable qu'une mère.


Il n'y a pas de droits plus élevés, plus inviolables que les
leurs ; c'est l'image, "c'est l'autorité, c'est le droit de Dieu
même : eh bien 1 l'instituteur est un second père, préparé
par la Providence pour aider le premier dans l'accomplis-
sement de son œuvre la plus difficile. L'instituteur est as-
socié intimement à l'action même du père et de la mère,
ce qu'elle a de plus glorieux et de plus divin, qui est l'élé-
vation des âmes.


Et ce qui ajoute encore à cette gloire, c'est que, choisi par
le père et par la mère pour ces saintes fonctions, et revêtu
par eux de tous les droits de la paternité humaine, comme
cette paternité elle-même n'est que l'image de la paternité
céleste, il est aussi choisi par Dieu et associé à l'action




CH. I e r . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 313


divine ; et le choix providentiel se révèle par le goût de
ces nobles et laborieuses fonctions, par l'aptitude et lès
hautes qualités reçues du ciel, enfin par l'inspiration du
dévoûment.


En un mot, l'instituteur est un second père, dont la voca-
tion n'est pas supérieure assurément à la vocation du pre-
mier, mais dont le dévoûment est plus généreux peut-être
parce qu'il est plus libre et plus désintéressé, dont le goût,
s'il est moins naturel, se trouve inspiré d'aussi haut, et dont
l'aptitude enfin est souvent plus parfaite.


Car il laut voir les choses dans leur vérité simple et pra-
tique: le père peut être quelquefois l'instituteur de ses en-
fants, et il le doit quand il le peut ; mais souvent il ne le peut
pas. Soutenir qu'il le peut et qu'il le doit toujours, serait
une assertion absurde, également opposée au bon sens, à
l'expérience de chaque jour, et aux lois providentielles de
la société et de la famille.


En effet, l'Éducation est une œuvre profonde, multiple,
variée, laborieuse, à laquelle une application passagère ne
saurait suffire. Elle demande un dévoûment infatigable et
complet, non pas seulement le dévoûment du cœur, qui ne
manque jamais à un père, mais le dévoûment de tous les
jours et de toutes les heures de la vie. L'Éducation est une
paternité spirituelle dont les devoirs sont si pesants, la tâche
si étendue, que pour y suffire il faut être libre de toute au-
tre sollicitude. Or, si je puis m'exprimer ainsi, la paternité
matérielle, les exigences de la vie domestique, les embarras
des affaires, le travail obligé de chaque jour, ou des fonc-
tions sociales plus ou moins hautes, ne laissent presque ja-
mais cette liberté à un père de famille.


Je vais plus loin et j'ai déjà eu occasion de le faire remar-
quer: le dévoûment entier, exclusif, n'y suffit pas toujours;
il faut de plus la capacité intellectuelle, littéraire et scien-
tifique: un père, même fort instruit et distingué d'esprit,




314 L1V. III. — L'INSTITUTEUR.


n'a pas toujours cette instruction spéciale et présente. Il faut
aussi l'expérience.


Il faut avoir vu, étudié, comparé, et par conséquent avoir
élevé de nombreux enfants pour bien connaître cet âge, ses
défauts et ses qualités, ses besoins et ses ressourcée. Je sais
que la nature, l'intelligence, le cœur d'un père peuvent
beaucoup pour suppléer à l'expérience ; néanmoins, la na-
ture a aussi ses illusions et ses faiblesses ; elle a ses exi-
gences : on me permettra de l'ajouter, elle a ses impatiences,
elle a ses inquiètes sollicitudes ; et quand l'inexpérience
vient se joindre aux illusions et aux faiblesses de la na-
ture paternelle et maternelle, oh ! alors la belle œuvre court
de grands périls ! Elle s'arrête, ne se fait plus ou se fait
mal!


Et puis, je dois le répéter : il se rencontre quelquefois des
pays et des époques où, au milieu de l'affaissement général
des mœurs, les droits les plus augustes pèsent à ceux qui en
sont revêtus parce que ces droits leur imposent de grands
devoirs.


Si ce que je disais au livre précédent est véritable, et je
crois l'avoir démontré par assez d'exemples, on sera forcé
de convenir que la mollesse, l'inconstance, la frivolité hu-
maine, des passions plus tristes encore, ont chez nous fait
souvent trouver trop graves le poids et les devoirs de l'auto-
rité paternelle; cette haute dignité embrasse, gêne la liberté
de la vie, des plaisirs ou des affaires; on ne sait d'ailleurs
comment s'y prendre : cet enfant, cette jeune âme qu'il faut
élever! cette innocence, cette candeur qu'il faut abriter ! ce
règne de la vertu qu'il faut établir dans son cœur ! ces leçons
de science et de sagesse qu'il réclame, tout cela effraye ; il y
a comme un instinct secret qui avertit en silence; on se sent
comme incapable d'une si grande œuvvre : disons-le à l'hon-
neur de l'humanité, c'est presque toujours un avertissement
même de la conscience paternelle et maternelle: on ne se




CH. I " . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 315


juge pas assez digne, on ne se trouve pas assez fort; et on
cherche des instituteurs auxquels on puisse confier ses en-
fants, et qui consentent à partager avec un père et une mère
le fardeau de l'Éducation, du moins de dix à vingt ans.


Eh bien ! c'est alors, c'est quand la paternité naturelle se
récuse avec raison et demande secours, qu'il faut que la
paternité providentielle des instituteurs supplée et se dé-
voue.


Me contestera-t-on qu'il y ait une gloire véritable dans un
tel dévoûment, une telle vocation?


Ce que je tiens à redire aussi, et ce que je supplie de nou-
veau l'es pères et les mères les plus jeunes, les plus entraî-
nés dans le tourbillon du monde, de bien entendre, c'est
que, quels que soit le dévoûment, la vertu, les talents de
l'instituteur dont ils auront fait choix, il n'en faut pas moins
que ce soit eux qui président à l'Éducation de leur fils :
ils doivent demeurer toujours là les représentants de Dieu;
et s'ils sont fidèles aux lumières et aux simples inspirations
de la haute autorité dont ils demeurent inviolablement revê-
tus, fussent-ils d'ailleurs assez peu relevés par leur rang
dans le inonde et par leurs connaissances, ils auront tou-
jours à offrir à l'instituteur, même le plus habile et le plus
dévoué, des conseils utiles, quelquefois des lumières déci-
sives : et l'intervention de leur autorité sera souvent la res-
source la plus puissante d'un instituteur.


C'est en eux que réside l'image la plus parfaite de la pa-
ternité divine, et par conséquent le droit, le devoir et la puis-
sance la plus complète de l'Éducation : cela ne se remplace
pas ; et la majesté d'un père ou la tendresse d'une mère man-
quant à cette œuvre, elle fléchit toujours tristement.


Mais, d'un autre côté, quelle que soit la part essentielle
et l'influence supérieure d'un père et d'une mère, il y a dans
la paternité spirituelle de l'instituteur, quelque chose de si
haut et de si pur, un dévoûment si libre, si généreux, et




316 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


quelquefois une aptitude si providentielle, qu'à ces points
de vue, je ne crains pas de l'élever à la hauteur de la dignité
paternelle elle-même.


J'ai dit plus encore : l'instituteur participe essentiellement
à ce qu'il y a de plus noble dans la paternité divine ; il est,
dans la mesure où il plaît à Dieu de lui en communiquer la
puissance, il est ce que les saintes Écritures disent si bien
de Dieu lui-même : le Père des âmes, Pater spirituuni: rien
ne lui convient mieux que ce nom magnifique.


La paternité corporelle et la paternité spirituelle résident
en Dieu, toutes deux: omnispaternitas a Deo. Mais la créa-
tion et l'Éducation des corps, à laquelle un père et une mère
ont part et qui fait en eux la paternité vulgaire, est incom-
parablement au-dessous de cette création et de cette Éduca-
tion des âmes, à laquelle un instituteur travaille de concert
avec eux et avec Dieu.


Les païens eux-mêmes avaient élevé leurs pensées jus -
que-là : «Que les jeunes gens sachent bien, disait un philo-
« sophe, que les instituteurs sont les pères, non de leurs
« corps, mais de leurs âmes. Parentes, non corporum, sed
« mentium. »


Et c'est là ce qui inspirait le mot si connu d'Alexandre,
« qu'il ne devait pas moins à Aristote son précepteur, qu'à
« Philippe son père; parce que, s'il était redevable de
« vivre à Philippe, il devait à Aristote de vivre honora-
« blement. »


Si les païens eux-mêmes avaient compris quelque chose
de cette haute dignité, il faut que les instituteurs chrétiens
la comprennent tout entière; il faut que les enfants la com-
prennent aussi : il faut que leurs parents la leur ensei-
gnent : et quelle grave et touchante autorité de tels ensei-
gnements ne trouvent-ils pas dans la bouche d'un père et
d'une mère!




CH. II. — DIGNILÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 317


CHAPITRE I I


Dignité et influence de l'instituteur.


S U I T E DU M Ê M E SDJET


L'instituteur est donc un second père. La paternité spiri-
tuelle, tel est le caractère auguste dont il se trouve revêtu.
// est le père des âmes ; c'est à leur service, à leur perfection
qu'il travaille : son œuvre, les hautes qualités qu'elle exige,
le dèvoûment qu'elle suppose et qu'elle inspire, tout est là
du premier ordre.


Je suis allé plus loin ; j'ai dit que le soin, la charge des
âmes, essentiellement renfermés dans l'œuvre de l'Éduca-
tion, en fait pour tous ceux qui s'y consacrent, laïques ou
ecclésiastiques, un apostolat, et comme un sacerdoce : ça
toujours été la pensée de l'Église. Et voyez avec quelle
influence cet apostolat s'exerce dans le présent et pour
l'avenir ! Je ne crains pas de le dire : le prêtre le plus saint
et le plus dévoué aux âmes, dans l'exercice de son minis-
tère,' a souvent une influence moins étendue et moins pro-
fonde, que l'instituteur sur l'âme et les destinées de l'enfant
qu'il élève.


À Dieu ne plaise que je veuille diminuer en rien la gran-
deur et les prérogatives du sacerdoce évangélique ! je vou-
drais, au contraire, d'une part, élever les pensées des insti-
tuteurs laïques à la sublimité sainte de leurs fonctions, et,
de l'autre, encourager le dèvoûment de ceux qui consacrent




348 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


l e u r c a r a c t è r e s a c e r d o t a l à é l e v e r la j e u n e s s e : j e v o u d r a i s


l e u r m o n t r e r à t o u s l ' a d m i r a b l e h a r m o n i e qu i s e t rouve


e n t r e l e m i n i s t è r e d u p r ê t r e e t l ' É d u c a t i o n , l e u r d i re enfin


d a n s q u e l s e n s o n p e u t aff irmer d e l ' i n s t i t u t e u r , q u e lu i a u s s i


e s t e n v o y é d e D i e u , missus a Deo, et qu' i l a c h a r g e d ' â m e s .


V o y o n s d a n s l e d é t a i l l e s p r e u v e s d e c e s g r a n d e s v é r i t é s .


I


Le p r ê t r e d e J é s u s - C h r i s t , l e c o n f e s s e u r , e s t u n p è r o ,


p a r c e q u e , s e l o n la b e l l e e t p r o f o n d e e x p r e s s i o n d e l 'Évan-


g i l e , i l refai t la n a t u r e , r é p a r e s e s r u i n e s , et la r e l è v e par la


g r â c e . Il p e u t d i r e d a n s u n e c e r t a i n e m e s u r e , c o m m e ce lu i


qui l ' e n v o i e : Venite ad me, et ego reficiam vos. Il n ' e x e r c e


p a s s e u l e m e n t , a i n s i q u e l e s m a g i s t r a t s d e la t e r r e , u n m i -


n i s t è r e d e j u s t i c e ; n o n , c 'es t l a b o n t é d i v i n e d o n t i l e s t l e


r e p r é s e n t a n t e t l e m i n i s t r e .


Il e s t d é v o u é s u r t o u t a u x i n f i r m i t é s , a u x m i s è r e s e t a u x


d o u l e u r s d e l ' â m e ; i l e s t e n v o y é p o u r c o n s o l e r et p o u r g u é -


r i r ; et v o i l à p o u r q u o i c 'est l e m i n i s t è r e l e p l u s a u g u s t e et l e


p l u s t o u c h a n t , l e m i n i s t è r e d e la p a t e r n i t é la p l u s char i -


t a b l e ; v o i l à p o u r q u o i l ' en fant , l e s e n f a n t s d e t o u s l e s â g e s ,


lu i d i s e n t : Mon père, et i l l e u r r é p o n d : Mon fils.


S a p r é s e n c e e s t t o u j o u r s c o m m e u n e a p p a r i t i o n d e m i s é -


r i c o r d e e t d e g r â c e . D a n s u n e m a i s o n d ' é d u c a t i o n c h r é -


t i e n n e , a u x j o u r s d e fête e t d e r é c o n c i l i a t i o n u n i v e r s e l l e


a v e c D i e u , a p r è s q u e l a p a i x a é té d o n n é e p a r lui à tous les


cœurs de bonne volonté, c e t t e p r é s e n c e , q u i e s t t o u j o u r s


v é n é r a b l e et c h è r e , d e v i e n t u n s i g n e d e j o i e e t d e s é r é n i t é


p o u r t o u s ; j ' e n ai é té s o u v e n t t é m o i n : d a n s u n e c o u r d e


r é c r é a t i o n , l or squ ' i l s e m o n t r e , t o u s l e s r e g a r d s s e t o u r n e n t


v e r s l u i a v e c u n e m y s t é r i e u s e r e c o n n a i s s a n c e e t u n e t e n d r e


a f fec t ion .


M a i s e n f i n , q u e l q u e d o u c e e t a i m a b l e q u e so i t sa p r é s e n c e




CH. II. — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 3 4 9


au milieu des enfants, elle est rare, et même lorsqu'il ap-
paraît, il demeure toujours l'homme du saint lieu : s'il n'est
que confesseur dans une maison, il ne sort guère du temple
où Dieu habite que pour entrer dans le sanctuaire des cons-
ciences, dans le secret du tribunal sacré; les autres jours
on ne le rencontre guère ; sa personne s'éloigne ou dispa-
raît. En un mot, comme confesseur, il ne voit pas, il ne suit
pas, il ne doit pas voir, ni suivre son jeune pénitent dans
les diverses actions de ça vie ; en cette qualité, il ne préside
point à ses études, à ses jeux, à ses repas, à ses classes, à
sa vie entière.


Dans les maisons les plus chrétiennes, il ne rencontre ces
jeunes âmes que de loin en loin : le plus fréquemment qu'il
les voie et qu'il reçoive les aveux de leur conscience, c'est
encore à des intervalles assez éloignés.


Quant à l'instituteur, les choses ne se passent pas ainsi :
l'instituteur tient dans ses mains toute l'existence de l'en-
fant, toute sa vie de chaque jour, de chaque heure, et par là
même tout son présent et tout son avenir.


L'instituteur a avec l'enfant le commerce le plus fréquent,
les relations intimes les plus naturelles ; son influence se
retrouve toujours vive, toujours présente ; en un mot, elle
est perpétuelle, universelle.


Sans doute le confesseur répare le mal, et fait souvent un
bien admirable dans l'âme: mais il ne contribue guère di-
rectement à développer les facultés, et rarement même à
former le caractère de l'enfant, et à corriger ses défauts dans
le détail.


C'est de son instituteur que l'enfant reçoit tout à la fois
et l'emploi de son temps, et le développement de son intel-
ligence, et l'acquisition de ses idées, et la réforme constante
de ses sentiments.


Je n'exagère rien ici : pour bien comprendre toute cette
influence de l'instituteur sur ses élèves, il suffit de remar-




3 2 0 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


quer qu'il occupe chaque jour dix heures de leur vie. Chaque
jour, il y a quatre heures de classe et six heures d'étude.
Or, les six heures d'étude ont uniquement pour but la pré-
paration des quatre heures de classe, pendant lesquelles
l'instituteur est tout pour eux.


Voilà donc dix heures chaque jour, pendant lesquelles
l'enfant ne pense qu'à lui, ne voit que lui, n'entend que lui,
ne travaille que pour lui, dépend entièrement de lui en ce
qui touche de plus près son.esprit et son cœur, à savoir: le
blâme ou la louange, la honte ou l'honneur, le plaisir d'ap-
prendre, le travail, le bon succès !


Aussi, je le répète, son action sur l'enfant est immense,
soit qu'il élève ses facultés par l'enseignement, soit qu'il
veille à leur affermissement et contribue à la formation du
caractère et des mœurs, par la discipline, dans les autres
divers exercices de la journée


Et quant aux défauts, l'instituteur les suit de près, et les
prend sur le fait; les discerne, les définit, les connaît mieux
que l'enfant lui-même, plus tôt et mieux aussi que le con-
fesseur.


Le confesseur connaît surtout les fautes, et les efface ; con-
seille les actes de vertus, et les encourage.


L'instituteur va plus loin : il connaît à fond les qualités
et les vices d'une nature, et travaille, si je puis ainsi parler,
sur place même et assidûment, à déraciner les uns et à dé-
velopper les autres.


1 . On le voit, je confonds ici à dessein ce qui est séparé dans beaucoup
d'établissements privés et publics. Je m'en tiens au système excellent qui
remet aux mains du même homme la pédagogie tout entière, et ne sépare
pas celui qui distribue l'enseignement de celui qui surveille et dirige l 'en-
fant dans tous les détails de sa vie religieuse et morale. L'influence du
professeur est nécessairement moindre dans les établissements où le p r o -
fesseur n'est pas même la moitié de l'instituteur, et où il ne se trouve en
rapport avec ses élèves que quelques heures pendant cinq jours sur sept
de la semaine.




CH. II. — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 32t


Le confesseur sans doute forme la conscience avec la plus
haute autorité ; l'instituteur en fait autant, de moins haut
sans doute, mais avec une part d'autorité bien grande en-
core. Le confesseur guérit les plaies de l'âme, attire la grâce,
communique la vie surnaturelle. L'instituteur prépare dans
l'enfanl pour la vie surnaturelle des facultés fortes et vives ;
inspire l'amour du beau et du vrai, forme un esprit net, pur
et droit, pour les vérités de la foi, une volonté énergique,
un caractère ferme et fort pour les combats de la vertu.


Sans poursuivre plus longtemps, ni pousser trop loin cette
comparaison, je dirai simplement que l'instituteur et le con-
fesseur ne peuvent se passer l'un de l'autre: leur alliance
est nécessaire.


J'ajouterai toutefois que,prêtre depuis longtemps etinsti-
tuteur de la jeunesse, je n'ai jamais rien pensé qui me fît
mieux comprendre à moi-même, et à cette heure, je cherche
en vain ce qui pourrait mieux faire comprendre aux autres,
selon moi, la haute dignité et l'importance des fonctions de
l'instituteur.


II


Je le dois ajouter ici : c'est surtout en seconde, en rhéto-
rique, en philosophie, et même dès la troisième, que cette
profonde influence de l'instituteur se fait sentir.


Dans les classes précédentes, son action assurément est
grande aussi : il accoutume, il oblige au travail ces jeunes
enfants ; ce qu'il leur enseigne est le fondement essentiel de
tout ce qu'on devra leur enseigner plus tard.


Mais c'est surtout dans les classes supérieures qu'il forme
leur intelligence elle-même, et qu'il leur fait goûter le
charme du travail, c'est-à-dire ce premier plaisir de l'es-
prit, qui décide de tout pour la vie intellectuelle.


Tout jeune homme qui achève ses classes sans avoir
t., u, . 21




322 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


éprouvé, un jour ou l'autre, ce noble plaisir, est à mes yeux
condamné pour toujours.


C'est donc alors que l'instituteur cultive, exerce, ennoblit
leur imagination et leur sensibilité; c'est là qu'il développe
toutes les facultés vives de leur âme ; là, qu'il leur inspire,
pour les belles choses, cet élan, cet enthousiasme, qui pré-
pare les plus grands succès du talent.


C'est alors aussi qu'il leur inspire une docilité généreuse,
c'est-à-dire libre et réfléchie : cette docilité, non plus d'un
enfant passif, mais d'un jeune homme ardent, dont l'esprit
est déjà fort, et l'est même assez pour sentir sa faiblesse,
comprendre le besoin des bons conseils, et les bienfaits d'un
enseignement élevé.


L'avenir de ces jeunes gens, c'est vous, Messieurs, qui
l'aurez préparé ! disais-je un jour à nos professeurs de se-
conde et de rhétorique ; oui, c'est à un bon professeur de
seconde, c'est à un bon professeur de rhétorique que j'ai
souvent entendu tels ou tels hommes éminents se proclamer
redevables de tout ce qu'il y avait en eux de meilleur : c'est
avec lui que j'ai commencé à comprendre et à sentir : c'est
lui qui a allumé dans mon esprit la première étincelle du
feu sacré !


William Channing, on me pardonnera d'invoquer ici son
autorité, était bien dans ces pensées, lorsqu'il disait na-
guère .• « Il n'est pas sur cette terre de plus noble mission
« que celle d'agir sur un esprit humain, avec le désir et la
« puissance de l'ennoblir. Les plus grands hommes de l'an-
« tiquité ne sont pas les politiques, ni les guerriers qui ont
« disposé des royaumes ; mais ceux dont la profonde sa-


.« gesse, les sentiments géné-renx ont donné la lumière et la
« vie aux cœurs qui battaient de leur temps, et ont fait à la
« postérité un précieux legs de vérités et de vertus. Qui-
« conque; dans la plus humble sphère, communique à une
» âme humaine les vérités divines, participe à leur gloire.




CH. I I . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 3 2 3


« 11 travaille sur une nature immortelle, il pose les fonde-
« mentsd'un bonheur impérissable, d'une impérissable ex-
« cellence ; son œuvre, s'il réussit, survivra aux empires et
« aux astres. »


Mais si l'influence de l'instituteur en seconde et en rhéto-
rique est grande pour accomplir le bien dans ces jeunes
âmes, elle est grande aussi pour y prévenir le mal ou le
guérir.


11 faut savoir que la seconde, quelquefois la troisième, est
l'époque où l'esprit et le caractère des enfants commencent
à se modifier gravement : c'est le moment où, chez les meil-
leurs, la suffisance, l'orgueil, l'indépendance se prononcent
avec empire.


Quelquefois nos jeunes professeurs s'étonnaient, — mais
les anciens ne me démentaient pas,—lorsque je leur disais :
L'orgueil commence en troisième, se développe en seconde,
éclate en rhétorique, et s'affermit en philosophie.


Sans doute, le directeur de la conscience, et le supérieur
de la maison sont appelés à le combattre ; mais le professeur
aussi, et plus efficacement qu'eux encore, sans aucun doute ;
et voilà pourquoi il faut que les professeurs de seconde et
de rhétorique soient des hommes d'un excellentesprit, d'une
intelligence très-ferme, d'un caractère très-élevé : qu'ils
soient, en un mot, très-capables, et puissent dominer tous
ces premiers soulèvements de l'orgueil, sans raideur, mais
aussi sans faiblese.


Je ne puis mieux rendre toute ma pensée à cet égard
que par ces deux mots : en seconde et en rhétorique com-
mence dans l'Éducation, pour un professeur, LE GOUVERNE-
MENT DES ESPRITS . Rien n'est plus grand, rien n'est plus
difficile.


11 faut être nécessairement à la hauteur d'un tel gouverne-
ment ; autrement tout souffre, et le professeur et les élèves.




324 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


Un professeur de seconde ou de rhétorique, qui n'a pas su
prendre sur les jeunes esprits qui lui sont confiés l'ascen-
dant nécessaire, au lieu d'être dans une maison un des plus
puissants auxiliaires de l'Education, et d'aider à tout parle
bon entrain et le grand exemple, deviendra le plus funeste
bstacle, et par son incapacité ou sa faiblesse perdra tout


jvec lui.
J'ai vu, dans une excellente maison, la faiblesse d'un pro-


fesseur de seconde, une année, obliger le supérieur à ren-
voyer toute la classe. — On comprend les suites d'une pa-
reille mesure pour tout un établissement.


J'ai vu dans une autre maison, excellente encore, tout en
péril, parce que le professeur de philosophie était sans au-
torité disciplinaire sur ses élèves.


La première cause de tout ce mal, dans certaines maisons,
où ceux qu'on nomme les grands sont un embarras et quel-
quefois un scandale, au lieu d'être un secours et un mo-
dèle, vient des professeurs de troisième, de seconde, de
rhétorique et de philosophie, qui ne savent pas tenir leurs
classes, les élever, les intéresser vivement et y gouverner
les esprits. Il faut nécessairement que de grands jeunes
gens se jettent dans le mal, quand leurs professeurs et leurs
classes ne les poussent pas vers le bien, ne les occupent pas
sérieusement, je dirai plus, ne les charment pas, ne les pas-
sionnent pas.


A cet âge, ils ne peuvent rester dans la tiédeur intellec-
tuelle et dans le vide ; il leur faut le bien ou le mal : la légè-
reté puérile et la paresse ne leur suffisent plus. Si vous ne
leur donnez pas un bon esprit, ils en prendront un mau-
vais : vous les verrez s'élever contre leurs professeurs et
contre la maison; murmurer, se plaindre, cabaler, même
ceux qui ne sont pas méchants, à moins qu'ils n'aient une
solide piété; tandis que les moins bons, avec un bon pro-
fesseur, deviennent bientôt excellents.




CH. II . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 3 2 5


Il y a aussi à cet âge, et dans ce siècle, un autre péril que
celui de l'orgueil pour la jeunesse.


Un homme qui avait vu cela de près dans certains collèges,
disait : En troisième, ils commencent à perdre le sens moral.


Cequi est hors de doute, c'est que les enfants de ce siècle
et de ce pays, dès qu'ils ont quatorze ou quinze ans, n'ont
guère plus ni la droiture de l'esprit, ni la pureté du cœur:
le spiritum rectum et le cor mundum dont parlent nos saintes
Écritures, paraissent bien Iroublés en eux.


Ils ont vu le scandale des mœurs publiques. Les enfants de
Paris surtout, et des grandes villes, ont vécu, dès le premier
âge, dans une atmosphère de corruption : ils ont bu le poison
dans les journaux,dans les livres, dans les feuilletons, dans
les rues, dans les places, dans les jardins célèbres. L'imagi-
nation, l'intelligence, le cœur, les sens, tout a été dépravé,
tristement agité du moins, même avant l'éveil de l'orgueil.


Tout cela dort ordinairement au fond de ces jeunes âmes,,
pendant les premières années d'une bonne Éducation : puis,
à quinze ou seize ans, en seconde ou en rhétorique, quand
les deux grandes passions s'éveillent, on s'aperçoit à la pre-
mière étincelle, qu'il y a dans ces âmes un foyer terrible, et
de quoi allumer des incendies.


Leur sens moral estréellement et profondément blessé. A
voir avec quelle facilité ils chancellent, et combien peu ils
tiennent à la vertu, on n'en saurait douter. Quel zèle ne faut-
il pas alors ! quelle prudence et quel scrupule même, un
sage et digne professeur ne devra-t-il pas apporter dans le
choix des lectures, des devoirs, des moindres expressions!


C'est ici surtout qu'il faut gouverner, dominer ces jeunes
esprits, s'en emparer de vive force; et pour cela s'en faire
aimer et profondément estimer: c'est alors qu'il faut, au
nom de la vertu, éloigner d'eux l'ombre même et l'apparence
du mal, et tout ce qui, de près ou de loin, pourrait les trou-
bler et les flétrir; mais, je le répète, tout ceïa doit se faire




3 2 6 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


au nom de la vertu, avec une affection paternelle, avec une
haute intelligence. La dureté et la violence n'obtiendraient
rien*.


III


Si je n'ai presque rien dit, jusqu'à présent, de l'influence
et de l'ascendant encore plus élevé du professeur de philoso-
phie, c'est que j'en parlerai avec détail, lorsque je traiterai
spécialement de cet important sujet.


Je me bornerai àdire ici : C'est dans une classe de philoso-
phie bien faite, sous un professeur digne de donner ce grand
et bel enseignement, c'est là que l'esprit, le cœur, le caractère
des jeunes gens prennent leur forme, leur maturité, leur va-
leur décisive ; que la foi, la piété, la vertu s'affermissent défi-
nitivement en eux ; que leurs vocations achèvent de s'éclai-
rer, se déterminent enfin et se fixent comme il faut.


Aussi je ne saurais qu'applaudir au zèle intelligent des
chefs d'institutions chrétiennes, qui font faire à leurs élèves
deux années de philosophie. On ne saurait rendre, à mon
avis, un plus grand service à ces jeunes gens, à leurs familles
et au pays. C'est préparer pour l'avenir une génération nou-
velle'd'hommes forts par l'esprit, par le caractère et par la
conscience; et n'est-ce pas là notre grand besoin ?


Non, ces deux années de philosophie ne sont pas des an-
nées perdues, comme seraient tentées de lecroire la frivolité
et l'irréflexion. Ce sont là, au contraire, les bonnes, les fortes,
les grandes années de la jeunesse ; c'est pour de telles études
qu'il faut prolonger l'Éducation, et continuer le séjour des
jeunes gens au collège, au lieu de les faire languir dès leur


1 . Un des moyens les plus simples et les plus efficaces d'arrêter l'orgueil
et de combattre la légèreté et la mollesse d'esprit, dont le redoutable d é -
veloppement se fait souvent, comme j 'a i dit, en seconde, en rhétorique,
c'est de fortifier les études latines, de faire écrire et parler latin...


Le latin n'est guère favorable à la mollesse d'esprit : la tentation de se
croire un génie en vers latins ne vient guère non plus. Eu français c'est
autre chose.




CH. II . — DIGNITÉ ET INFLUENCE DE L'INSTITUTEUR. 327


premier âge, et se traîner misérablement dans des classes
sans nom, où ils ne rencontrent que dégoût et ennui pro-
fond, sur des études impossibles.


C'est ici la grande époque de la plus haute Éducation in-
tellectuelle et morale; ici qu'un jeune homme apprend en-
fin à lire et à écrire comme il faut, dans le sensélevé de ces
mots, c'est-à-dire se rend capable de pénétrer à fond ce qu'il
lit, de penser fortement celju'il écrit: et par là s'achève en
lui la grande et noble culture des deux plus hautes facultés
de l'esprit, l'entendement et la raison.


C'est alors aussi que ces enfants, ces jeunes gens s'atta-
chent profondément à leurs maîtres, à cette belle et forte
Éducation, à la maison où ils la puisent, et à Dieu qui en
est la source première.


C'est alors qu'ils éprouvent urrvrai bonheur à revenir au
collège : après de telles années, ils ne peuvent quelquefois
se résoudre à le quitter, parce qu'ils sentent enfin tout le
bienfait, toute la douceur, toute la grandeur de l'Éducation
qu'ils y ont reçue.


Et ajoutons-le : c'estaprès unetelle Éducation, et de telles
études, que des instituteurs peuvent répondre de la persé-
vérance d'un jeune homme et de son avenir : et si la Provi-
dence a destiné ce jeune homme à devenir un grand esprit
et à servir aux grandes choses, pour remplir la vocation
divine rien ne lui manquera, du moins de tout ce que l 'Édu-
cation pouvait lui donner.


J'ai vu un collège, et c'est sa gloire, le collège de Bruge-
lette,où le plus grand nombre des jeunes gens sollicitaient
comme une faveur la faculté de revenir faire une troisième
année de philosophie, et afin de satisfaire cette grave et légi-
time ardeur, les jésuites avaient institué un troisième
cours, supérieur, d'enseignement philosophique.


Je voudrais qu'aujourd'hui ces pieux et savants institu-
teurs renouvelassent cette noble pratique dans tous leurs




. 328 L1V. I I I . — L'INSTITUTEUR.


CHAPITRE I I I


Du mérite de l'instituteur et de son autorité
personnelle.


Telle est la dignité, telle est l'autorité réelle, l'action, l'in-
fluence profonde de l'instituteur.


Tout cela est grand assurément, tout cela est d'une im-
portance considérable.


Mais à une haute dignité doit répondre un mérite égal :
pour porter dignement le poids d'une grande autorité réelle,
il faut une grande autorité personnelle.


Autrement l'autorité réelle fléchit: le mérite manquant
au fond, toutmanque, l'œuvre ne se fait plus, ou se fait mal.


Quelles doivent donc être les qualités essentielles et le
mérite de l'instituteur, c'est-à-dire de l'homme revêtu de


collèges. Les élèves formés de cette sorte, sont de ceux qu'on
peut montrera ses amis et à ses ennemis.


Je me suis laissé entraîner au charme et à l'intérêt pra-
tique de mon sujet: je termine et je résume ces deux pre-
miers chapitres.


Rien n'est plus digne, plus grand, plus influent, dans la
société humaine, que les fonctions de l'instituteur.


C'est une paternité de l'ordre le plus élevé et le plus
noble.


Les peuples inspirés par la sagesse en ont fait une ma-
gistrature.


La raison éclairée par la foi en fait un saint ministère et
comme un sacerdoce.




CH. I I I . — DU MÉRITE DE L'INSTITUTEUR. 329


cette autorité extraordinaire qui donne le droit et impose le
devoir d'élever la jeunesse ?


Si les principes que nous avons établis dans les chapitres
précédents sont fermes, si l'Éducation est une magistrature,
une paternité, un ministère, il faut à l'instituteur, outre la
gravité du magistrat, le mérite paternel et sacerdotal, etles
qualités que ce mérite suppose.


Mais pour bien comprendre la nécessité de ces grandes
qualités, il convient de remonter ici jusqu'au principe le
plus élevé d'où viennent les droits et les devoirs essentiels
de tous dans l'Education : jusqu'à Dieu.


Oui! il faut remonterjusqu'àlui;car, commenous l'avons
observé déjà, c'est son œuvre même qu'on fait: ce sont ses
enfants; ses plus nobles créatures qu'on élève. C'est sur son
image et pour sa gloire qu'on" travaille. C'est enfin son au-
torité même, c'est-à-dire ses droits souverains, dont on est
revêtu. Je dirais presque : ce sont ses devoirs qu'on accom-
plit, c'est lui qu'on remplace, ou du moins, c'est de concert
avec lui qu'on travaille.


Donc, il faut faire ces grandes choses, et remplir un si di-
vin ministère, avec ses inspirations, avec sti sagesse, avec
sa puissance, avec son amour, c'est-à-dire avec tout le dé-
voûment, avec toute la fermeté, avec toute l'intelligence, que
comporte la faiblesse humaine. 11 faut les accomplir enfin
avec sainteté, ou du moins avec une vertu éprouvée. Mais
tout cela, je ne le dissimule pas, est d'un ordre supérieur :
l'intelligence, la fermeté, le dévoûment, sont les reflets des
trois grandes perfections divines, et la sainteté en est la per-
fection même.


Enfin, je le dois ajouter, il faut remplir ce ministère de
l'Éducation avec docilité: oui, avec un esprit docile; car c'est
là une des conditions de tout dévoûment sérieux: la docilité
est absolument nécessaire à tout homme chargé ici-bas d'une
grande autorité, etdestinéàl'accomplissementd'unegrande




330 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


œuvre. Da mihi cor docile, disait le plus sage des rois.
Tels doivent être le mérite et les vertus d'un instituteur.
Avant de développer, comme il convient, ces grandes con-


sidérations, j'ai voulu en donner ici un premier et général
aperçu : je dois même dans ce chapitre qui est comme l'in-
troduction des chapitres suivants, éclaircir à l'avance cer-
taines difficultés et répondre tout d'abord à quelques objec-
tions.


En effet, on me dira peut-être : Mais tout cela paraît bien
relevé : n'allez-vous pas trop demander ? Si tout ce que vous
venez d'indiquer est nécessaire, qui pourrait prétendre à
des fonctions si difficiles, à des qualités si rares? Les exa-
gérer à ce point, n'est-ce pas se complaire à décourager le
zèle et la vertu même? — Je ne le pense pas; nous l'avons
déjà dit bien des fois: la sagesse antique, les philosophes
païens avaient les premiers entrevu de loin ces vérités, et
découvert dans l'Éducation de la jeunesse, avec la dignité la
plus haute, la nécessité du plus grand mérite et des plus
grandes vertus.


C'est ainsi que Platon écrivait : « Puisque les parents nous
« ont appelés à traiter avec eux de l'Éducation de leurs fils,
« et qu'ils veulent perfectionner les âmes de ces enfants,
« nous devons, avant de nous charger de ce travail, leur
« donner les preuves de notre mérite et de nos œuvres. Que
« si nous ne le pouvons faire, il faut envoyer nos amis
« chercher conseil ailleurs, et ne pas nous exposer à perdre
« leurs enfants. » (PLATON, Lâchés.)


Je conjure du reste les jeunes maîtres qui voudront bien
me lire et demander quelques leçons à mon expérience, de
ne pas s'effrayer de la hauteur des principes que je pose ici,
et de ne pas se laisser trop facilement aller à croire que
tout cela est impossible dans la pratique.


Les détails dans lesquels je vais entreries éclaireront, les
satisferont, j'en ai la confiance ; et dès à présent, qu'ils me




CH7 III. — DU MÉRITE DE L'INSTITUTEUR. 331


permettent de leur offrir ici deux simples observations de
fait, bien propres à les encourager :


1° Tout cela est si peu impraticable, qu'on le pratique plus
ou moins partout, selon le plus ou moins d'application et de
capacité qu'on y apporte. — Je ne parle pas ici des institu-
teurs qui sont indignes de ce beau nom et de ce saint mi-
nistère.


La vérité est qu'on est beaucoup moins étranger qu'on ne
le pense à ces grands principes, par la raison très-simple
qu'ils sont dans la nature même d es choses ; la vérité est que
partout les bons instituteurs agissent plus ou moins d'après
ces maximes.


Plus on s'en rapproche, plus on est bon ; très-bon, excel-
lent même, si on s'en rapproche parfaitement.


Plus on s'en éloigne, plus on est médiocre ; mauvais, très-
mauvais même, si on s'en éloigne tout à fait.


Toutes les bonnes lumières surl'Éducation sont répandues
autour de nous, comme des rayons, brisés peut-être, épars,
affaiblis, mais toujours utiles, de ces grands et lumineux
principes : seulement le loyer est là, et plus on s'y réchauffe,
plus on y éclaire, plus on y fortifie son âme, plus aussi l'on
se rend capable et digne d'accomplir sa tâche. Et en vérité,
elle n'est pas très-difficile.


2 " Une autre observation très-encourageante, c'est que la
véritable Education qui tend à former les enfants qui la re-
çoivent, forme aussi les maîtres qui la donnent. Combien de
fois n'ai-je pas vu cela !


Pour moi, je le dirai : le peu que je sais, si ce peu est
quelque chose, jene le dois qu'à la bonté de Dieu, et au soin
avec lequel je me suis appliqué à faire le catéchisme aux
enfants, et à diriger ensuite leur Education, au Petit Sémi-
naire de Paris. Et quand on y réfléchit,cela se conçoit : ces
petits enfants de douze ans, plus ou moins, sontunobjetad-
mirable d'étude, de réflexion, et par là même de développe-




332 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


ment personnel, intellectuel et moral pour ceux qui s'en oc-
cupent avec applicationet avec amour. Commenta aimerais-
je pas les enfants ! je leur dois tous les biens que Dieu m'a
faits, me disait, dans sa soixante rdixième année, le premier
catéchiste de l'Église deFrance,M.-Borderies, longtemps vi-
caire de Saint-Thomas d'Aquin, mort depuis évêque de Ver-
sailles.


Au reste, je viens de révéler la vraie raison et le secret
de tout cela : il faui s'appliquer à ses fonctions, il faut aimer
les enfants! Je ne demande pas davantage : à ces deux con-
ditions, vous réussirez admirablement. Mais si vous n'aimez
pas vos enfants, si vous n'aimez point vos fonctions, si vous
ne vous y appliquez pas, vous n'y ferez rien : le bon sens
l'indique.


Il faut mettre toute son existence, son esprit, son cœur,
toute son activité, sa vie entière dans son devoir. Il ne faut
pas se partager, se scinder," c'est-à-dire s'affaiblir et se divi-
ser soi-même. Il ne faut pas faire son devoir comme une
distraction ou comme un pis-aller.


Donnez-moi un homme, un jeune homme même, un très-
jeune professeur, qui s'applique, qui mette de l'unité dans
son travail, qui fasse de son devoir sa grande affaire, et
j'affirme que l'application constante àl'enseignemnt le plus
humble et le dévoûment fidèle à la chose la plus simple, en
fera bientôt un homme supérieur, dans sa nature et sa spé-
cialité.


Non : je ne dirai jamais assez à quel point un profes-
seur peut se former lui-même, fortifier, développer, élever
son esprit et toutes ses facultés, en professant même la
sixième. L'exemple de Lhomond est décisif ; et quoique les
Lhomond deviennent rares, j'en pourrais citer d'autres en-
core : la puissance de l'amour, du dévoûment, de Y âge guod
agis est incalculable.


A plus forte raison, si on professe une quatrième, une




CH. 111. — DU MÉRITE DE L'INSTITUTEUR. 333


troisième, une rhétorique, une philosophie: je viens dédire,
à plus forte raison; j'ai eu tort de préférer quelque chose à
la sixième et à des enfants de douze ans.


Quoi qu'il en soit, je ne connais pas un ministère plus
puissant, plus fécond que le ministère de l'Education, pour
former, pour élever d'abord ceux-là même qui le remplis-
sent. Je ne sais rien comme le professorat exercé avez zèle,
comme le catéchisme bien fait, pour préparer les hommes,
les prêtres les plus distingués.


Et quand on a le bonheur d'accomplir tout cela dans une
bonne et grande maison d'Education, avec de dignes colla-
borateurs, avec des enfants choisis, avec un supérieur ca-
pable, avec des règlements intelligents et fermes ; c'est alors
que les institutions élèvent les hommes au-dessus d'eux-
mêmes ; c'est alors que l'atmosphère d'une maison devient
pour tous ceux qui l'habitent un rayonnementde lumière et
de vie; c'est alors que l'esprit et le caractère des maîtres se
modifient, s'élèvent, se transforment par ce grand esprit
même de l'Education, et qu'on voit, qu'on fait des choses
admirables !


Mais laissonsces considérations: le moment n'est pas venu
de les approfondir. Quoi qu'il en soit, tout cela, facile ou
non, est indispensable.


11 y va de trop grands intérêts : la société et la famille,
l'Église et l'État, l'humanité tout entière ont ici des droits
sacrés, et imposent aux instituteurs des devoirs essentiels.
Toutes les fonctions sociales sont importantes; nous l'avons
dit : cependant, comme nous avons dû le dire encore, il est
manifeste que celles qui ont pour but de rendre les âmesmeil-
leures et les hommes plus heureux, sont les plus graves de
toutes, et qu'il importe tout autrement qu'elles soient bien
exercées.


On se souvient du mot de Platon : « Qu'uncordonniersoit
« mauvais ouvrierou ledevienne par sa faute; qu'il se donne




334 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


« pour cordonnier sans l'être, l'État n'en éprouvera pas grand
« dommage, » il s'en suivra seulement que les Athéniens se-
ront moins bien chaussés ; mais que les instituteurs de la
jeunesse ne le soient que de nom, qu'ils fassent mal leur
tâche, les conséquences en sont tout autres : le mauvais ou-
vrage qui sort de leurs mains, ce sont des générations igno-
rantes et vicieuses qui mettront en péril tout l'avenir de leur
patrie.


On a beaucoup disputé sur les divers systèmes d'Educa-
tion, sur les diverses méthodes, sur la liberté même des mé-
thodes et de tout l'enseignement: mais quelque système d'en-
seignement qu'on adopte, quelsque soient les jugesdescan-
didats aux honorables fonctions du professorat, quels que
soient les arbitres de la liberté d'Education : que ce soit,
comme aux États-Unis, les pères de famille seuls : que ce
soit comme en Belgique, trois Universités indépendantes
l'une de l'autre : que ce soit, comme autrefois en France,
vingt Universités et plusieurs corporations religieuses, jouis-
sant de la libre concurrence, et travaillant à l'envi dans une
noble émulation : quelque système qu'on adopte, il y a une
question qui domine toutes les autres. Il faut savoir et dé-
cider avant tout ce qu'il importe à la famille, à la société,
à la religion de trouver dans les instituteurs de la jeunesse ;
et par conséquent ce que les pères de famille, ce que l'État,
ce que l'Église ont le droit et le devoir de demander, d'exi-
ger impérieusement de ceux qui se présentent pour remplir
le haut ministère de l'Education.


Quant à moi, je réponds : la vertu, la fermeté, la science,
l'intelligence, le dévoûment.




CH. IV. — LA VERTU. 33S


CHAPITRE IY


La vertu.


I


Et d'abord, la vertu! mais ce mot, malgré sa force, n'ex-
prime pas suffisamment ma pensée ; je dirai donc : la sain-
teté, c'est-à-dire la vertu solide et consommée, la vertu
exemplaire. Telle est la première condition du mérite et de
l'autorité personnelle dans un instituteur.


La faiblesse du siècle présent s'étonnerapeut-être de cette
austère exigence ; mais c'est précisément pour cela que j 'y
insisterai davantage, et ne négligerai, à l'appui de ma thèse,
aucune raison ni aucune autorité. Voyons d'abord les auto-
rités païennes.


Quintilien,nousl'avonsvudéjà, demande cette vertu, cette
sainteté, dans le cœur de tout homme qui se voue au minis-
tère de l'Education : SANCTISSIMUM quemque...» l'expression
ne peut être plus énergique. Ailleurs Quintilien dit encore :
Il faut que LA SAINTETÉ de celui qui enseigne Venfant préserve
ses tendres années des injures du vice : Teneriores annos
SANCTITAS docentis custodiat.


Quintilien ajoute : « Il ne suffit pas qu'on voie en lui LA
« PLUS GRANDE AUSTÉRITÉ, il faut qu'il soit réellement irré-
« préhensible et pur de tout vice'. »


« Le législateur, dit Platon, ne donnera pas à l'Education,
« le dernier, ni même le second rang dans ses pensées.
« Qu'il commence, s'il veut s'en occuper dignement, par
« chercher le citoyen qui remplisse le mieux tous ses de-


1 . Neque vero satis est SOMMAM prœstare ÀBSTINENTIAH.. . Ipse nec habeat
vitia... (Liv. H, c. n.)




336 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


« voirs: c'est à celui-là seul que le législateur doit confier
« la jeunesse. Pour le trouver, qu'on s'assemble dans le
« temple, et que les magistrats y donnent leurs suffrages à
« celui qu'ils jugent le plus digne de ce ministère. »


Platon écrivait ces simples et belles paroles dans son livre
des Lois ; et dans celui de la République, il dit que ceux qui
élèvent lajeunesse doivent lui offrir leur SAINTETÉ pour mo-
dèle. Et la raison qu'il en donne, c'est que dans chaque État
« la jeunesse ne doit employer habituellement que ce qu'il
« y a de plus parfait. »


Et ailleurs Platon dit encore : « Pensons-nous qu'en quel -
« que État que ce soit, qui est ou qui sera un jour gouverné
« par debonnes lois, on abandonne aux caprices d'Education,
« et qu'on accorde à quelques hommes la liberté de choisir
« ce qui leur plaît pour l'enseigner ensuite... à unejeunesse
« née de citoyens vertueux, sans se mettre en peine si ces
« leçons la formeront à la vertu ou au vice ? »


Du reste, tout cela est facile à comprendre : si l'instituteur
est un second père, le bon sens et la force des choses deman-
dent qu'il soit revêtu de la sainteté comme l'autorité pater-
nelle, pour remplir dignement ses fonctions: c'est ce qu'ex-
prime le beau vers de Juvénal énergiquement :


Qui Prœceptorem SANCTI voluere parentis
Esse loco. (JuvÉN., l iv. Il, sat. 7.)


Rollin écrivait avec raison : Penser autrement, ceseraitse
déshonorer soi-même, et se dégrader au-dessous des maîtres
païens.


On le voit : sur toute cette question, les anciens étaient
précis, demandaient à l'instituteur des vertus réelles, des
vertus positives, profondément enracinées dans l'âme ; et ne
se contentaient pas de cette moralité en l'air dont une lan-
gue nouvelle, mais pauvre, a substitué parmi nous le nom




CH. IV. - LA VERTU. 337


commode et vague aux noms sévères et décisifs de la piété,
delà religion, de la chasteté, et à la pratique sincère de
toutes les franches vertus évangéliques.


Que si, toutefois, le nom de la sainteté, pris dans son sens
absolu, effraye trop; si la décadence des tempsne nous per-
met pas d'imposer aux instituteurs cette vertu éminente, du
moins nous faut-il permettre de leur demander une gravité
de mœurs irréprochable ; et cela précisément à cause de la
décadence des mœurs publiques.


Sur ce point, je citerai encore l'autorité d'un païen, et je
rapporterai ici presque tout entière la belle letre que Pline
le Jeune adressait à une dame romaine, qui l'avait consulté
sur le choix d'un instituteur pour son fils.


« Aujourd'hui, lui écrivait-il, que le temps est venu pour votre
fils d'entrer dans l'Éducation publique, il faut lui choisir avec grand
soin un maître et une école, dont la vertu, la pudeur, et la sévérité
des mœurs soient irréprochables. Je ne vois personne qui soit plus
propre à cet emploi que Julius Genitor. Je l'aime ; mais l'amitié que
je lui porte ne séduit point mon jugement, à qui elle doit sa nais-
sance. C'est un homme grave et vertueux, et qu'on trouvera peut-
être même un peu trop austère et trop exigeant, eu égard à la
licence des temps où nous vivons. Comme tout le monde a pu
l'entendre parler, et que l'art de bien dire se manifeste de lui-
même, vous pouvez facilement vous informer des mérites de son
éloquence. Il n'en est pas ainsi des qualités de l'âme : la vie hu-
maine a des abîmes et des retraites cachées, où il n'est presque pas
possible de pénétrer ; et c'est de ce côté-là que je me fais le garant
de Genitor. Votre fils ne lui entendra jamais rien dire dont il ne
puisse profiter, et il n'apprendra jamais rien de lui qu'il eût été
meilleur d'ignorer. Genitor n'aura pas moins de soin que vous et
moi de lui remettre sans cesse devant les yeux l'image et les por-
traits de ses pères, et de lui faire sentir tout le poids des devoirs
que leurs grands noms lui imposent. N'hésitez donc pas â le con-
fier aux mains d'un instituteur qui, avant tout, le formera aux
bonnes mœurs, et ensuite à l'éloquence, laquelle sans les bonnes


É., I I . 22




338 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


mœurs est une mauvaise science. Adieu. » (PLINII , Ep., liv. III,
litt. 3, ad Corelliam Hispulam.)


Mais ce n'était pas seulement au maître principal, au chef
de l'Education, que les anciens demandaient des mœurs
austères : ils imposaient la même sévérité de vie à tous ses
collaborateurs.


« Le chef, dit Platon, obligé de surveiller les exercices du
« corps et ceux de l'esprit, n'aura pas de moment que lajeu-
« nesse ne réclame. Mais comment pourra-t-il embrasser
« tous les détails de l'Education? — La loi lui permet de
« s'agréger pour de si grands travaux des ministres à son
« choix : mais ce choix sera sévère, et ce chef ne voudra
« jamais prendre de mauvais ministres, parce qu'il sera tou-
« jours pénétré de la grandeur de sa charge et du respect
« qn'il lui doit. »


Si l'antiquité proclamait ces principes, sans se soucier
peut-être beaucoup de les pratiquer, c'a été l'honneur du
christianisme de les faire en tout temps régner dans ses
écoles. On sait avec quel soin l'ancienne Université de Paris
en maintenait l'autorité. Elle laissait aux principaux des
collèges le droit et le soin de choisir eux-mêmes les maîtres
qui devaient se dévouer à l'Education de la jeunesse; mais
elle leur avait ordonné expressément de s'assurer à l'avance,
non-seulement de l'instruction, mais de la vertu de ces col-
laborateurs... Elle voulait qu'ils fussent de forts et brillants
humanistes, mais surtout, in primis, des hommes d'une
vertu consommée, probatœ vitœ, des hommes de mœurs
absolument irréprochables 1 : et cela toujours par cette raison
fondamentale, que l'instituteur fait une œuvre sainte, qu'il
est revêtu de l'autorité paternelle, et qu'il doit en avoir le


1. Gymnasiarchis ad docendam et regendam juventutem pœdagogos et
magistros probatœ vilœ et doctrines recipiant et admittant... quorum mo-
res imprimis spectandi, ut pueri ab hit et litteras timul discant, et bonis
moribus imbuantur.




CH. IV. — LA VERTU. 339


mérite et les vertus, s'il ne veut pas trahir la confiance de
ceux qui la lui ont déléguée.


II


On me dira peut-être : Mais les parents, dont l'instituteur
ne se trouve que le représentant, n'ont pas toujours le mérite
et les vertus que vous exigez de l'instituteur lui-même.


C'est une objection délicate, je le sens ; mais je ne recu-
lerai pas devant la difficulté, Fénelon l'a franchement abor-
dée, et voici dans quels termes il l'expose :


« Quoique la difficulté de trouver de bons instituteurs soit grande,
il faut avouer qu'il y en a une autre plus grande encore, c'est celle
de l'irrégularité des parents ; tout le reste est inutile, s'ils ne v e u -
lent concourir eux-mêmes dans ce travail. Le fondement de tout
est qu'ils ne donnent à leurs enfants que des maximes droites et
des exemples édifiants. C'est ce qu'on ne peut espérer que d'un
très-petit nombre de familles. On ne voit , dans la plupart des mai-
sons , que confusion, que changement , qu'un amas de domestiques
qui sont autant d'esprits de travers, que sujets de division entre les
maîtres. Quelle affreuse école pour des enfants ! Souvent une mère
qui passe sa vie au jeu , à la comédie , et dans des conversations
ndécentes, se plaint d'un ton grave qu'elle ne peut pas trouver u n e


gouvernante capable d'élever ses filles; mais qu'est-ce que peut la
meilleure Éducation sur des filles à la vue d'une telle mère ? Sou-
vent encore on voit des parents qui, comme dit saint Augustin,
mènent eux -mêmes leurs enfants aux spectacles publics, et à d'au-
tres divertissements qui ne peuvent manquer de les dégoûter de
la vie sérieuse et occupée, dans laquelle ces parents mêmes veulent
les engager. Ainsi ils mêlent le poison avec l'aliment salutaire. I ls
né parlent que de sagesse , mais ils accoutument l'imagination v o -
lage des enfants aux violents ébranlements des représentations
passionnées et de la musique, après quoi ils ne peuvent plus s'ap-
pliquer. Ils leur donnent le goût des passions et leur font trouver
fade les plaisirs innocents . »


Voilà ce que Fénelon observait et écrivait au ÏVII» siècle :




340 LIV. III . — L ' INSTITUTEUR.


que dirons-nous aujourd'hui? Les temps sont tels, que je
sens ici la nécessité de remplir un grand devoir, et de rap-
peler à tous ceux qui doivent aux enfants des leçons de
vertu, qu'avant tout ils leur doivent des exemples.


Que les parents et les instituteurs comprennent enfin et
pour cela méditent constamment ce premier et grand prin-
cipe de l'Education : les préceptes font peu, les exemples
beaucoup : Longum iter per prœcepta ; brève et efficax per
exempta. Qu'on le sache donc bien : en tout et toujours,
l'exemple est le plus puissant des maîtres.


Et cela est surtout vrai avec les enfants : ils seront tou-
jours plus frappés de ce qu'ils voient que de ce qu'ils enten-
dent. Les longs raisonnements les touchent peu : chez eux
la logique est simple et l'esprit droit : ils vont tout d'abord
au fait. Au collège comme dans leur famille, la meilleure
des leçons, celle qu'il importe le plus de leur offrir, c'est
donc de pratiquer sous leurs yeux les vertus qu'on leur en-
seigne. Quelle que soit votre éloquence, n'oubliez pas que
les discours les plus forts, les paroles les plus persuasives,
n'auront aucune efficacité près d'eux, tant que les bons
exemples n'y seront pas joints.


On peut dire à des hommes faits, à des hommes raison-
nables, en leur parlant de leurs supérieurs, ce que Notre-
Seigneur disait autrefois des scribes et des pharisiens : Ils
ont l'autorité, ils sont assis sur la chaire de Moïse : Faites ce
qu'ils disent, et ne faites pas ce qu'ils font. — Dans l'Educa-
tion delà jeunesse, cela est absolument impraticable. Si
l'autorité des bons exemples vient à vous manquer, vous
n'obtiendrez ni respect, ni docilité, ni affection, ni con-
fiance, c'est-à-dire qu'il ne se trouve là aucune Education
possible.


Il y a une éternelle vérité dans les deux vers de Juvénal :


Maxima debetur puero reverentia : si quid
Turpe paras, ne tu pueri contempseris annos.




CH. IV. — LA VERTU. 341


Aussi, sous la loi même de l'Évangile, ils ont gardé leur
autorité proverbiale.


« Faites ce que vous me dites de faire, et vous m'aurez
« bien vite persuadé : la voix de vos œuvres sera plus puis-
« santé sur moi que celle de vos lèvres, » disait encore
un ancien 1 ; et ce que saint Augustin a écrit des hommes en
général s'applique surtout aux enfants : « L'autorité ne paraît
« forte de son droit, que lorsque ceux qui l'exercent ne
« vivent pas autrement qu'ils ne commandent aux autres de
« vivre*. »


Du reste, on chercherait vainement à se payer de cette
triste illusion, que les enfants dans leur naïve ignorance
n'entendent et ne voient pas tout : outre l'indignité qu'il y
aurait à abuser de leur simplicité, on s'abuserait ici étran-
gement soi-même.


Les enfants sont en effet observateurs tout à la fois et
très-imitateurs. N'espérez donc pas dérober à leurs yeux
les secrets de votre vie. Malgré toutes vos précautions, et
comme le disait Pline, quelles que soient vos profondeurs,
alti recessus, latebrœque, ils en pénétreront le mystère; et
toutes vos leçons de morale, et tous vos préceptes de vertu
ne seront bientôt plus à leurs yeux qu'une dérision : ils en
appelleront de vos discours à vos actions; et le pire, c'est
que tout en se moquant de vous, ils vous imiteront, et ce
sera un mal irréparable : car les vices qu'ils auront ainsi
reçus de vous, pénétreront la moelle de leurs os, selon
l'énergique expression des saints Livres, et deviendront les
mœurs de leur vie entière.


» L'âge tendre s'attache à tous les êtres qui l'environnent,
« disait Quintilien, croît, grandit et se forme à leur image,


1 . Validior operis quarn oris vox. Foc ut loqueris, et me facilius emendas.
2. Humana vero auctorilas, in eisjure videtur excellere, qui et non vi-


vunt aliter, quarn vivendum esse prmcipiunt. (S. AtiG.)




342 L I V , I I I , — L ' I N S T I T U T E U R .


« et bientôt les enfants portent dans l'adolescence les mœurs
« de leurs maîtres. »


Platon, dont j 'aime à citer, particulièrement en ce sujet,
les belles sentences, disait aussi avec raison : « L'imitation,
« lorsqu'on en contracte l'habitude dans les années del'Édu-
« cation, se change en une seconde nature et transforme
« tout en nous, l'intérieur, l'extérieur, la langue, le ton, le
« caractère et les mœurs. (PLAT,, Rép.).


« Si les jeunes gens imitent quelque chose, il faut donc
« que ce soit les qualités qu'il leur convient de posséder dès
« l'enfance,le courage, la tempérance, la SAINTETÉ , la gran-
• deur d'âme et les autres vertus; mais jamais rien de bas,
« de peur qu'ils ne prennent dans cette mauvaise imitation
« quelque chose de la triste réalité.


a Ce ne sont point des monceaux d'or, mais un grand fond
« de pudeur qu'il faut laisser à ses enfants, disait encore le
« même philosophe. On croit leur inspirer cette vertu en les
« reprenant, lorsqu'ils la blessent dans leur conduite : mais
« cet avis qu'on leur donne aujourd'hui que la réserve sied
« bien à un jeune homme en toutes rencontres, n'est pas ce
« qu'il y a de plus efficace. Le sage législateur s'y prendra
« tout autrement : il exhortera ceux qui sont arrivés à l'âge
a mûr à respecter les jeunes gens,et à demeurer continuel-
« lement sur leurs gardes, pour ne rien dire, ne rien faire
« d'inconvenant en leur présence, parce que c'est une né-
« cessité que la jeunesse apprenne à ne rougir de rien, lors-
« que l'âge plus avancé lui en donne l'exemple. La véritable
« Éducation, et de la jeunesse, et de tous les âges de la vie,
« ne consiste point à reprendre, mais à faire constamment
« ce qu'on dirait aux autres en les reprenant «. »


Et quant à ceux qui ne peuvent proposer à leur fils leurs


1 . Oa sait qu'un enfant élevé sous les yeux de Platon, de retour dans la
maison paternelle, voyant son père en colère, dit : Je n'ai jamais rien vu
de tel chez Platon.




CH. IV. — LA VERTU. 3t'J


belles actions pour modèle, je livrerai encore à leur médi-
tation les graves paroles et la sagesse de ces Athéniens cités
par Platon, qui disaient : « Nous ne pouvons, il est vrai, of-
« frir à nos enfants aucune action glorieuse qui nous ap-
* partienne ; et c'est ce qui nous fait rougir devant eux et
a accuser la négligence de nos pères, lesquels, aussitôt que
« nous avons été nn peu grands,nous ont laissés vivre au gré
« de nos caprices, pendant qu'ils donnaient tous leurs soins
« aux affaires des autres. Mais c'est au moins là un exemple
« que nous pouvons jpontrer à nos fils, en leur disant que,
« s'ils se négligent eux-mêmes, comme nous avons été né-
« gligés, et s'ils ne veulent pas suivre nos conseils, ils vi-
« vront comme nous, sans gloire; au lieu que s'ils veulent
« travaillerais se montreront peut-être dignes du nom qu'ils
« portent. »


Mais je dois à mes lecteurs des enseignements plus élevés
encore et plus graves : ici, comme toujours, les leçons évan-
géliques auront pour nous une tout autre autorité que les
enseignements de la sagesse antique.


On sait en quels termes Notre-Seigneur a flétri l'hypocrisie
pharisaïque et la duplicité des anciens maîtres du peuple
juif. Ses simples et énergiques paroles sont demeurées cé-
lèbres :


Ils disent, et ils ne font pas.— Faites ce qu'ils disent; mais
ne faites pas ce qu'ils font.


Écoulez leurs discours, et n'imitez pas leurs œuvres. Ils re-
cherchent les premières chaires de l'enseignement. — Ils font
ostentation des robes magnifiques et de toutes les distinctions
de la dignité doctorale.— Ils aiment les salutations et les ap-
plaudissements publia. — Et enfin il faut que les hommes
les appellent : maître '.


1. Dictmt, et non faciunt. Secundum opéra eorumnolite facere- Amant
primas cathedras. — Philacteria, fimbrias magnificant. Salulationes in
foro. Vocari ab hominibus Habbi. ( M A T T H . , X I I I I , 7 ; Luc, xx, 46.)




344 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


Et que dit Jésus-Christ de tout cela?
« Malheur à vous, docteurs hypocrites; car vous-'prêchez


« des devoirs que vous ne pratiquez pas : vous chargez les
« épaules des hommes de fardeaux insupportables, et vous
« n'y touchez pas du bout des doigts !


« Vous êtes semblables à des sépulcres blanchis, qui au
« dehors paraissent magniflques,mais au dedans sont pleins
« d'ossements de morts et de toute sorte de pourriture 1. »


Graves sentences, redoutables anathèmes! l'homme,
l'évêque qui les transcrit et les prononce, doit craindre en
les prononçant de se frapper lui-même au cœur, comme di-
sait autrefois le grand pape saint Grégoire mais ce n'est
pas moins pour lui un devoir de les rappeler et de dire à
tous, à haute voix, et sans aucun respect humain : Voilà des
paroles que ne méditeront jamais assez, les prêtres d'abord,
instituteurs religieux des peuples, les instituteurs de la jeu-
nesse ensuite, tous les pères de famille et tous ceux, enfin,
qui sont chargés de former les autres à la vertu. Il n'y en a
pas qui ne doive craindre que le mot terrible de saint Jé-
rôme ne s'applique à eux : « Les vices des pharisiens ont
« passé jusqu'à nous! malheur à nous! Vœ nobis ad quos
« pharisœorum vitia transierunt ! »


Certes, Notre-Seigneur Jésus-Christ avait le droit de nous
donner à tous de si fortes leçons, lui dont on a pu dire : 6'œ-
pit Jésus facere et docere : « Avant d'enseigner les perfec-
« tions êvangéliques, Jésus avait commencé par les prati-
« quer. » Lui, dont un de ses disciples a dit : Il nous a
donné V exemple, afin que nous marchions tous sur ses traces;


1 . Vœ vobis, scribœ, et pharisœi hypocritœ. ( M A T T H . , x x m , 25.)
Onerant enim onera gravia et importabilia, et imponunt in humeras ho-


minum, digito autem suo nolunt eu movere. (lbid., x x m , 4.)
Similes estis sepulcris dealbalis, quoi a foris apparent hominibus speciosa,


intus vero plena sunt ossibus mortuorum et omni spurcitia.
2. Perlimesco ne gladius meus me feriat.




CH. IV. — LA VERTU. 345


lui, qui avait pu dire de lui-même : Je vous ai donné l'exem-
ple, afin que ce que fai fait vous le fassiez vous aussi.


Sur ce point si important, les traditions de la vertu chré-
tienne sont demeurées constantes : qui ne connaît les grandes
recommandations de saint Paul à ses jeunes disciples? 11
veut avant tout que Tite et Timothée soient I 'EXEMPLE des
fidèles, par la parole, par la charité, par la foi, par la chas-
teté, par toutes les vertus évangéliques.


C'est encore avec le grand Apôtre que je dirai à tous nos
jeunes instituteurs, aussi bien qu'aux pères et aux mères de
famille :


En toutes choses, montrez vous le modèle de vos enfants :
qu'ils voient en vous l'exemple de la vertu, de l'intégrité par-
faite, de la gravité irrépréhensible : que votre enseigne-
ment, que vos paroles soient toujours d'accord avec vos œu-
vres, afin que vos disciples vous respectent, et n'aient rien à
dire de vous en mal'.


Je l'ajouterai volontiers : il faut que tout instituteur puisse
dire comme ce vieil et illustre Israélite : « Puisque je suis
« dévoué à guider la jeunesse, je lui laisserai des exemples
« de vertu ». »


Je le sais, et je tiens à le redire : nul plus que le prêtre ne
doit s'adresser à lui-même ces hautes et divines leçons :
soit que son ministère le charge de la grande Éducation re-
ligieuse des âmes, soit qu'une vocation spéciale l'ait consa-
cré à élever la jeunesse, nul plus que lui ne doit se pénétrer
de ce grand principe, que, pour enseigner la vertu, il faut
être vertueux ;— autrement on est le plus lâche des hommes,
et on exerce le plus misérable des métiers.


Et en fait, je le demande, peut-on imaginer une bassesse
comparable à celle d'un homme qui se fait menteur public,


1 . Utns qui ex adverse est vereatur, nihil habens malum dicere de nobis
( T I T - , n, ' 8 . )


2. Adnlescentibus exemplum virtutis forte relinquam. ( M A C . )




346 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


menteur de profession? et cela avec des enfants! Non, il n'y
a pas d'avilissement égal ; mais aussi, on en est toujours
cruellement puni; car on ne se moque jamais impunément
de la candeur de cet âge. Il faut avec eux être droit et sin-
cère ; autrement, dès que ces pauvres enfants découvrent
dans un de leurs maîtres l'artifice et la duplicité, c'en est
fait : ils ne le regardent plus qu'avec défiance, avec aver-
sion, et quelquefois avec horreur.


Et ils ont raison! je le dirai donc à tous ceux qui, à un
titre, sous un nom et dans un ordre quelconque, sont char-
gés de l'Éducation de la jeunesse, laïques ou ecclésiasti-
ques: Avant tout, soyez vertueux! si vous ne l'êtes pas,
retirez-vous ! — Si vous avez de malheureux souvenirs dans
votre vie, encore une fois, retirez-vous!


Il ne vous suffit pas d'être estimé; il faut que vous soyez
estimable, que vous le soyez à vos propres yeux; il faut que
votre conscience vous rende un bon témoignage. Je ne dis
pas qu'il faut être impeccable; mais je dis qu'il faut tra-
vailler courageusement à se sanctifier. Je vais plus loin, fus-
siez-vous devenu pur devant Dieu, s'il y a eu des scandales
dans votre jeunesse, si vous avez blessé publiquement la
vertu, retirez-vous ; il est bien à craindre que vous ne soyez
plus propre an ministère de l'Education. Les enfants n'ou-
blient jamais un scandale, et ce qu'il y a de plus triste à
dire, ils l'apprennent toujours! Retirez-vous donc!


Je suis peut-être trop sévère! qui pourrait le trouver, •
quand il est question de la ruine d'une œuvre aussi haute,
quand il s'agit de la corruption du genre humain dans ce
qu'il a de plus noble et de plus délicat, les enfants! Et cela
par le scandale éclatant, ou par le plus odieux et le plus
scandaleux des mensonges!...


Oh! qu'il était sage et touchant le conseil que donnait à
un jeune prêtre M. Borderies : « Pour devenir un saint,
« quand on est chargé del'Éduçation de la jeunesse, il suffit,




CH. IV. — LA VERTU. 3*7


« disait-il, de n'être pas un hypocrite, un menteur. Il suffit
« de faire ce qu'on dit... et de suivre ses propres conseils.
« Vous leur recommandez la pureté des mœurs : vous-même
« soyez pur et irréprochable : vous leur recommandez l'a-
« mour de la vérité, l'obéissance, l'humilité! vous-même
« soyez vrai, humble, docile, etc.. »


Et pour passer encore une fois de la sagesse chrétienne à
la sagesse profane, qu'on me pardonne une dernière citation
de Platon : « Lorsque j'entends parler de la science ou de la
« vertu à un homme digne de ce nom, etqui sait se tenir lui*
« même à la hauteur de ses discours, alors c'est pour moi
.• un charme inexprimable, quand je songe que celui qui
« parle et les propos qu'il tient, sont entre eux dans une
» convenance et une harmonie parfaite. Cet homme m'offre
« l'image d'un concert sublime, qu'il ne tire ni de sa lyre, ni
« d'un autre instrument, mais de sa vie tout entière, montée
« sur le ton le plus pur ; et dans l'harmonieux accord de ses
« actions et de ses discours, je ne reconnais ni le ton ionien,
« ni le phrygien, ni celui de Lydie, mais le ton dorien.leseul
« qui soit vraiment grec. Dès qu'il ouvre la bouche, c'est
« une jouissance pour moi, et l'on dirait à me voir que je
« suis insatiable de discours, tant je saisis avidement toutes
« ses paroles. Mais celui qui fait le contraire, plus il parle
« bien, plus il m'est insupportable; et alors il me semble
« que je déteste les discours. » ( P L A T O N , Lâchés.)


III


La vertu humaine, l'intégrité des mœurs, ne suffisent pas
aux instituteurs de la jeunesse, il leur faut encore la foi, la
religion : une foi sincère, une religion pratique en harmo-
nie avec la foi, avec la religion des enfants qu'ils élèvent: —
et cela toujours par ce même grand principe, que croire ce
qu'on enseigne aussi bien que faire ce qu'on dit, est la loi




348 nv. m. — L'INSTITUTEUR.


imprescriptible de la vérité, de la conscience et de l'hon-
neur : et que nul ne saurait être honnête homme, s'il y a,
dans sa vie, contradiction entre ce qu'il dit et ce qu'il pense,
entre ce qu'il enseigne et ce qu'il fait : c'est alors un impos-
teur de la pire espèce.


Et ici, je ne parle pas, on le comprend, de certains éta-
blissements scientifiques ou littéraires, dans lesquels les
études peuvent être en honneur, mais où la Religion est
traitée comme une ennemie ; où, selon les expressions de
Tertullien, ses préceptes, ses pratiques, ses ministres, tout
est souvent enveloppé dans un même mépris, dans une
commune réprobation, où tout conspire à étouffer jusqu'à
la pensée du salut et de la vie chrétienne *.


Je veux croire que de pareilles maisons n'existent pas en
France.


Je parle d'autres institutions, où on n'insulte pas la Reli-
gion, mais d'où elle semble profondément absente : où les
maîtres n'ont pour elle qu'un visage étranger, où Dieu esta
peine connu, où le nom adorable de Jésus-Christ n'est ja-
mais prononcé, où les professeurs ne savent jamais rien
mêler de religieux à leur enseignement pour nourrir la foi
de leurs élèves; où les saintes Ecritures sont totalement
ignorées, les images pieuses et le souvenir de nos mystères
éloignés* : je parle de ces institutions, semblables, hélas !
à tant de familles, où se trouve encore une apparence de
religion pour les enfants, mais où il n'y en a plus réelle-
ment pour ceux de qui doit venir l'exemple.


Eh bien! là, bon gré, mal gré, toute Éducation sérieuse,
toute Éducation sincère est impossible !


1 . Omnia inimica, omnia damnata, adterendœ saluti a malo immissa.
(TERTULLIAN., ad Uxorem, !iv. II, n. 6.)


2 . Qum Deimentio? quœ Christi invocatio ? ubi fomenta fideiexScriptu-
rarum interjeciione? ubi spirilus ? ubi refrigerium? Ubi divina benedictio?
Omnia extranea. T E R T D L . )




CH. IV. — LA VERTU. 349


Voici ce qu'écrivait naguère à ce sujet un homme èminent
dans l'instruction publique, un père de famille revenu cou-
rageusement à la foi : j'aime à citer ses graves paroles :


« Les réticences avec nos fils, avec nos élèves, dans les
« choses de la Religion ; les pauvres subterfuges du respect
« humain en présence de témoins aussi attentifs à tous nos
« mouvements ; la liberté pour nous, la tyrannie pour eux
« dans la pratique ; toute cette comédie à peine décente et
« toujours mal jouée par les pères et par les maîtres, es-
« prits forts ou simplement philosophes, NE TIENT PLUS AU-
« JOURD'HUI. Le souffle impétueux des révolutions qui a man-
« que d'emporter la famille, comme une paille légère, et
« qui gronde encore aux portes de nos demeures, a bien
« troublé ces arrangements de famille, ce petit train d'in-
« différence ou d'impiété mitigée du côté des pères, d'exac-
te titude routinière et de piété de commande du côté des fils.
« Ces contre-sens en religion et en morale ne peuvent plus
« se soutenir : ces mensonges de l'Éducation sont percés à
« jour....


« Non, ce n'est plus le temps où les pères, où les maîtres
« puissent impunément dire et faire en religion le contraire
« de ce qu'ils veulent que disent et fassent leurs enfants et
« leurs élèves. »


Et il faut bien que je le dise, c'est ce qui fait qu'en ayant
dans le cœur toute la charité, tous les égards possibles pour
nos frères séparés, je n'ai jamais pu comprendre, qu'en
honneur et conscience un protestant pût élever des catho-
liques j qu'en honneur et conscience un Juif pût élever des
protestants.


Quelques professeurs m'objecteront peut-être et avec une
certaine conviction, que la Religion et la foi n'ont vraiment
rien avoir dans l'enseignement classique; qu'un juif, un
protestant, ou même un sceptique peut enseigner le grec, le
latin et le français.




350 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


Je répondrai encore, et j'ai déjà répondu, que c'est là s'ac-
cuser soi-même, et trop proclamer qu'il n'y a que du grec et
du latin'dans l'Éducation qu'on offre à la jeunesse; oui,
c'est trop faire entendre que les dix plus belles années de la
vie d'un enfant, ces années où se forme non-seulement l'es-
prit, mais le cœur, la volonté et la conscience, ne sont em-
ployées par certains maîtres qu'à enseigner du grec et du
latin!


Mais d'ailleurs, même dans ce strict enseignement, n'y
a-t-il que du grec et du latin ? L'histoire et la philosophie
ne sont-elles point partout? et sont-elles "sans influence sur
la foi?


Un protestant enseigne-t-il l'histoire comme un catho-
lique ? un juif comme un protestant? A moins que vous ne
pensiez que les juifs, les prolestants et les catholiques, sec-
tateurs aveugles des révélations positives, et abaissés dans les
régions inférieures d'une théologie religieuse quelconque,
doivent être comptés pour rien ; et que leur foi est sotte ou
n'est pas sincère, et qu'ils doivent trouver, dans je ne sais
quelle région supérieure, un milieu transcendant et lumi-
neux, où leurs trois cultes se rencontrent et s'embrassent
dans une égale indifférence et dans un égal mépris !


Mais laissons ce langage, et oublions la juste amertume
d'esprit qui me l'inspire : laissons les protestants et les juifs,
qui ne sont chez nous qu'une exception : ne parlons que des
autres, et.allantpour tous au fonddes choses et à la pratique
réelle, disons sur ce point délicat, avec le respect et les mé-
nagements convenables, toute la vérité.


Vous êtes dans un pays catholique, vous-élevez des en-
fants catholiques ; que sais-je? vous réunissez peut-être deux
ou trois Cents fils de familles catholiques dans une grande
maison d'Éducation, dont vous êtes le supérieur, le provi-
seur, le censeur, le professeur, le président d'étude, le
maître à un titre et sous un nom quelconque.




CH. V(. — LA VERTU. 3S4


Et vous n'avez pas la foi : G'est le malheur des temps, et
vous le regrettez, je le suppose au moins ; mais enfin, c'est
un fait, vous n'avez pas le bonheur d'être chrétien, ou si
vous avez encore la foi, vous n'avez pas le bonheur et le
courage d'être chrétien et catholique par le cœur et par les
œuvres.


Mais vous voilà en présence de ces trois cents enfants : eh
bien ! je vous le demande : comment vous en tirerez-vous !
qui que vous soyez, je vous défie de vous acquitter de votre
charge, je ne dis pas seulement avec conscience, mais avec
honneur.


Vainement me direz-vous : Il y a une tenue, il y a un res-
pect, il y a une attitude officielle.


Je réponds : Rien de tout cela ne suffit ni à l'honneur, ni à
la conscience. Entrons dans le détail.


Vous faites prier ces enfants,le matin,le soir, avant, après
les classes, chaque jour de la semaine, chaque dimanche : et
vous ne priez jamais avec eux! non, jamais sérieusement;
car, enfin vous dites le Veni, Sancte Spiritus : le dites-vous
sérieusement ? Croyez-vous à l'Esprit-Saint, à la troisième
personne de la très-sainte Trinité? Croyez-vous qu'il mette
sa lumière dans les esprits, son amour dans les cœurs? —
Ce sont les paroles mêmes de cette prière 1 . L'invoquez-vous
avec foi, avec religion, avec confiance? en un mot, priez-
vous sincèrement ?


Dans la plus simple prière, dans Y Ave, M aria, vous ren-
contrez le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ etdè la très-
sainte Vierge Marie sa mère : comment prononcez-vous ces
noms sacrés? Y croyez-vous ? et si vous n'y croyez pas, je le
répète : comment les prononcez-vous?


Ce n'est pas tout : le dimanche, vous assistez avec ces en*
fants à la sainte Messe. Vous les faites mettre à genoux aux


1. Reple faorum corda fidelium, et tut anoris & eit ignem accende.




352 LIV. m. — L'INSTITUTEUR.


pieds de cet autel. Vous y agenouillez-vous vous-même? —
Mais qu'est-ce à dire ?


A \ élévation, ces enfants s'inclinent et adorent : vous in-
clinez-vous? En un mot, si vous ne croyez pas au saint sa-
crifice de la messe, c'est-à-dire à l'incarnation du Verbe, au
saint sacrifice de la croix et à la rédemption de Jésus-Christ,
que faites-vous là? N'est-ce pasune situation impossible, un
rôle intolérable ? et croyez-vous avoir satisfait à votre cons-
cience et à votre honneur, en me répondant que vous y gar-
dez la tenue officielle ? Eh bien ! moi, à votre place, je me
croirais le dernier et le plus malheureux des hommes !


Mais ce n'est pas tout, et il faut aller jusqu'au bout.-Non-
seulement vous faites prier ces enfants et vous ne priez pas
avec eux ; mais vous les faites communier, et vous ne com-
muniez jamais ? et vous faites bien, et vous êtes un honnête
homme en cela, et il serait affreux que la tenue officielle
allât jusqu'à vous commander le sacrilège : mais cela n'en
fait pas moins une situation inexplicable, quand, un jour de
Pâques, tous ces enfants communient, sans qu'un seul de
leurs maîtres communie avec eux I


Vous avez beau me dire que vous respectez silencieuse-
ment l'âge et les croyances de ces enfants ; je pourrais ré-
pondre que ce n'a pas toujours été, qu'il n'a été que trop
fréquent de voir l'enseignement de la chaire professorale en
désaccord avec celui du sacerdoce ; que ces jeunes âmes
ont été souvent tiraillées, disputées, déchirées en sens con -
traire par ces deux influences qui se combattaient; que
même ceux qui se respectent le plus ne se sont pas toujours
assez respectés pour faire en sorte que nulle parole dange-
reuse n'arrivât aux oreilles de ces enfants dont un philo-
sophe romain disait autrefois : Nulla ad aures puerorumvox
impune perfertur.


Mais je vous l'accorde : vous vous taisez, vous respectez
en silence ces enfants en leur communion! Eh bien! je dis




CH. !V. — LA VERTU. 353


que cela est encore affreux, et que ce silence de tout ce qui
les entoure pendant cet acte sublime, et dans cette grande
journée de Pâques, est pour eux un mystère effrayant. Quoi!
dans un tel jour, lorsqu'ils viennent de recevoir leur Dieu
dans une communion sainte, il faut qu'ils comprennent que
cette communion est bonne pour eux, et ne l'est pas pour
vous ! Vous n'avez jamais, pas même ce jour-là, une pensée
religieuse à exprimer devant eux, pas un mouvement de
sympathie entre votre âme et les leurs.


Je le répète, ce silence est un mystère effrayant, et abso-
lument inexplicable pour ces pauvres enfants..., jusqu'au
jour où ils se l'expliquent enfin, et déchirent brusquement
le voile...


C'est à quatorze ou quinze ans que ce jour arrive : c'est
alors que la réflexion leur donne le mot de cette affreuse
énigme, et que votre exemple, qu'ils ont compris, déracine
toute foi et tout respect dans leur âme, toute foi en Dieu,
tout respect pour vous.


C'est alors qu'ils s'aperçoivent, comme le disait autrefois
un homme dont le nom n'est pas suspect, qu'on leur a joué
une grande comédie, et qu'on se moquait d'euxl


C'est alors qu'ils se disent à eux-mêmes et aux autres :
Mais nos maîtres ne croient donc pas un mot de ce qu'on
nous enseigne 1 II n'y a donc de la Beligion en ce monde que
pour les enfants, pour les imbéciles, au collège; et hors du
collège, pour le peuple et pour les femmes !


« J'aime ma mère, — me disait un jour un enfant de
quinze ans que son père venait de retirer d'un mauvais
collège, et qu'il m'amenait pour que je lui disse quelques
bonnes paroles, — j'aime ma mère et je la respecte ; mais je
« ne comprends pas mon père ! car enfin, puisque je ne suis
« plus un enfant et pas une femme, et puisqu'il n'y a que les
« femmes et les enfants qui communient, pourquoi mon père
« qui ne communie pas, veut-il me faire communier? »


É., ii. 23




384 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


La conclusion de tout ceci, je remprunte au sage et ver-
tueux Rollin, « c'est que la piété, une piété vraie, noble, sim-
« pie, aimable, est, de toutes les qualités d'un instituteur, la
« plus essentielle, la plus importante, celle qu'il faut préfé-
« rer à toutes les autres et qui y ajoute un prix infini. Elle
« seule inspire aux maîtres un zèle, une ardeur, un empres-
« sèment pour le bien de leurs disciples, qui attirent sur
« tous la bénédiction du ciel. »


Pour moi, je nerejette rien de ce qui est bon, pas même le
nom de moralité, mais je demande que cette moralité ait des
appuis sérieux, et qu'elle soit attestée par autre chose que
par un certificat banal et illusoire. Je demande que la mora-
lité ait pour fondement la crainte de Dieu, les vertus chré-
tiennes, la fidélité aux préceptes de l'Evangile. Je demande
qu'elle se prouve par ses œuvres, et j'ajoute encore avec
Rollin :


« Que Dieu donc daigne en particulier verser abondam-
« ment ses grâces sur l'Université de Paris, y conserver et
« y augmenter de plus en plus, non-seulement le goût des
« sciences et des études, qui y a toujours régné, mais encore
« plus celui de la piété et de la Religion qui en a fait la plus
« solide gloire. Amen. »


C H A P I T R E V


La fermeté.


J'ai parlé de l'autorité réelle et de l'autorité personnelle.
Après avoir marqué la différence qui est entre elles, j 'ai dit
qu'elles ne pouvaient se passer l'une de l'autre. Eh bien !
parra les qualités nécessaires à l'instituteur, on peut affir-
mer qu'après la vertu, c'est surtout la fermeté qui fait, aux




CH. V. — LA FERMETÉ. 355


yeux des enfants, l'autorité personnelle avec laquelle il
soutient l'autorité réelle qui est en lui ; à ce point, je le di-
rai, que tout instituteur qui manque de fermeté doit renon-
cer à l'exercice de son autorité et à ses fonctions. La Provi-
dence ne l'a pas destiné à l'éducation de la jeunesse.


Qu'est-ce donc que cette fermeté? Quelle est sa nature?
d'où vient sa nécessité? Voilà ce que je me propose d'exa-
miner en ce moment.


C'est ici une très-grande question; magnifique même,
comme tout ce qui, dans un grand sujet, va au dernier fond
des choses et remonte en même temps aux principes les
plus élevés. A cette question se rattache l'examen des pro-
blèmes d'Education les plus importants sur la discipline
matérielle et morale, sur les punitions, sur la sévérité ou la
douceur, sur les divers systèmes pénitentiaires, sur les ren-
vois, etc. C'est à peu près à mes yeux l'Education pratique
tout entière. Aussi tous les grands maîtres de la jeunesse
s'en sont longuement occupés : saint Augustin, Fénelon,
Bossuet, Fleury, Rollin, Platon, Quintilien, Sénèque, nous
ont transmis sur ce sujet délicat les réflexions les plus gra-
ves. J'y consacrerai quatre chapitres, et cependant je n'épar-
gnerai rien pour être court.


I


Et d'abord, qu'est-ce que la fermeté?
La fermeté, dans l'Education, c'est la force personnelle


et morale, la force d'esprit et de caractère, avec laquelle un
instituteur exerce et soutient les droits de l'autorité réelle
dont il est revêtu.
{ Ainsi, c'est la force morale et non pas la force matérielle :
cette force est de l'âme et non pas du corps. C'est la force
d'esprit, c'est-à-dire la fermeté dans le conseil : des pensées
sans indécision, sans tâtonnement, sans faiblesse : bien ré-




356 L1V. m. — L ' INSTITUTEUR.


fléchir, mais la réflexion faite, bien savoir ce qu'on veut et
ce qu'il faut vouloir.


La force de volonté, c'est-à-dire quelque chose d'arrêté et
de résolu : de modéré sans doute, mais d'immuable dans sa
modération.


Voilà ce que je nomme la fermeté, et ce qui fait l'autorité
personnelle, l'ascendant magistral, sans lequel on ne réus-
sira jamais à élever même l'enfant du caractère le plus doux
et le plus facile.


Cette fermeté seule imprime le respect et inspire la sou-
mission : les avantages, les moyens extérieurs n'y nuisent
pas ; mais il n'y faut compter ni beaucoup, ni longtemps :
ce n'est ni le ton de la voix, ni la grandeur de la taille, ni
même l'âge et la science, ni surtout les punitions et les me-
naces qui donnent une telle autorité 1 : ce qui la donne et
ce qui la soutient, c'est une trempe d'âme ferme et égale, qui
se possède, se gouverne toujours, et par là se montre digne
de gouverner et de posséder les autres ; qui n'a pour guide
que la raison et n'agit jamais par caprice, ni par emporte-
ment : ce qui la donne encore, c'est un sage mélange de la
gravité et de la douceur, de l'amour et de la crainte. L'amour
doit gagner le cœur des enfants, mais sans les amollir, et la
crainte respectueuse doit les retenir, mais sans les rebuter.


SU rigor,sed non exasperans; sit amor, sed non emolliens,
disait un grand pape.


Tel est le caractère de la vraie fermeté.
La fermeté dans l'Education consiste principalement en


trois choses :
4° N E LAISSER JAMAIS MÉPRISER SON DROIT. On peut par-


1. On voit a cet égard des choses étonnantes : des professeurs très-ins-
truits, d'une taille prodigieuse, d'une force herculéenne, d'une voix de
Stentor, ne.pouvoir obtenir de leurs élèves un moment de silence et d'at-
tention; et des professeurs jeunes, sans apparence, n'ayant qu'un filet de
voix, tenir admirablement une classe nombreuse, sans avoir même jamais
besoin de demander l'attention et le silence.




CH. V. — LA FERMETÉ. 357


donner des fautes de légèreté, d'inadvertance, et même des
fautes plus graves ; mais les manques de respect, les fautes
contre le droit de l'autorité, jamais.


2° NE JAMAIS LAISSER LANGUIR SON ACTION : c'est-à-dire


ne laisser jamais commettre une faute, quelque pardonnable
qu'elle soit, ne fût-elle qu'un mot, un geste, un regard, l 'o-
mission la plus légère, sans que l'enfant soit au moins averti
paternellement de sa faute ; sans qu'on lui représente avec
douceur, mais sérieusement, ce qu'il devait faire et ce qu'il
a fait, ou n'a pas fait ; sans qu'on lui fasse sentir et recon-
naître son tort ; et si la faute est plus coupable, il doit être
non-seulement averti, mais gravement réprimandé, même
quand on ne le punit pas.


3° NE JAMAIS RIEN CÉDER PAR FAIBLESSE aux caprices et


aux importunités des enfants. Il faut qu'ils sachent et com-
prennent bien que, quand l'autorité a décidé, il n'y a plus
qu'à se soumettre. En un mot, exiger toujours le respect,
l'obéissance, la règle, la droite raison, et réprimer, corriger
tout ce qui s'en éloigne ou s'y oppose : tel es l'office de la
fermeté dans l'Éducation.


I


Et maintenant, dirai-jeprécisémentd'où vient sa nécessité;
nécessité si indispensable, que toute Éducation où elle n'est
pas manque de fond? — Et d'abord, s'il faut remonter
aux raisons premières, je dirai que la nature et les choses
humaines étant données ce qu'elles sont, la fermeté, la force
qui soutient, est essentielle en toutes choses et en toute af-
faire : cela est évident.


Mais la fermeté, et une fermeté aussi continue qu'intelli-
gente, est surtout la condition essentielle du gouvernement
des hommes ; et cela sans doute parce qu'ils sont raisonna-
bles, mais aussi et surtout parce qu'ils ne le sont pastou-




388 LIV. m. — L'INSTITUTEUR.


jours : à plus forte raison quand il s'agit du gouvernement
et de l'Éducation des enfants.


Il n'y a pas de chose que les saintes Écritures recomman-
dent plus fréquemment que la fermeté à celui qui gouverne;
qu'il soit chef dans la famille, prince dans la cité, gouver-
neur et père dans l'Éducation.


Lorsque je fus chargé de gouverner le Petit Séminaire de
Paris, je sentis tout d'abord que toute cette maison s'ap-
puyant sur moi, c'était de fermeté que j'avais besoin avant
tout: je cherchaisur ce point quelque bon conseil dans les
auteurs spirituels: je n'en trouvai guère. Un jour, j'ouvris
les saints Livres et la Politique sacrée de Bossuet, et je fus
charmé, mais non surpris, de rencontrer là ce que j'avais
cherché vainement ailleurs. Je citerai ici, pour les pères de
famille et les instituteurs qui me liront, quelques-unes des
sentences qui me frappèrent le plus.


Et d'abord : LA FERMETÉ EST UN CARACTÈRE ESSENTIEL DE


L'AUTORITÉ. — Puis, en témoignage, Ces paroles de Dieu lui-
même : Sois FERME ET FORT, et fais garder la Loi : Confortare,
et esto robustus.


Et à la suite : sois TRÈS-FERME ET TRÈS-FORT : Confortare,
et esto robustus valde.— Et encore : Sois COURAGEUX ET FORT :
NE CRAINS POINT, NE TREMBLE POINT : Confortare, noli me-


tuere, et noli timere.
Et la raison en est simplc,"dit Bossuet; si tu trembles,


tout tremble avec toi. Quand la tête est ébranlée, tout le corps
chancelle.


Et encore ailleurs : N E CRAIGNEZ POINT: SEULEMENT SOYEZ


FERME ET AGISSEZ EN HOMME. Tu tantum confortare, et esto
vir, et viriliter âge.


Ainsi toujours la fermeté et le courage: et en effet, dit en-
core Bossuet, un chef digne de ce nom n'hésite en rien ; il
parle ferme, et on le suit, et ceux qu'il mène le demandent
ainsi pour leur propre sûreté.




CH. V . — LA FERMETÉ. 359


En Raffermissant, il a tout fait et tout sauvé ; mais s'il
hésite, s'il tâtonne, tout se fait mollement, ou plutôt rien ne se
fait, et tombe en ruines.


Je fus profondément consolé, je dois le dire, de trouver là
ces fortes leçons dont je sentais le besoin.


Je continuai à les méditer, et je vis que les saintes Ecri-
tures n'avaient rien oublié : j'admirai particulièrement avec
quelle netteté elles avaient marqué tous les vrais caractères
de la fermeté : et d'abord, la fermeté de l'esprit, cette force
qui fait prendre et suivre avec résolution un bon conseil ;
cette sagesse lente à se résoudre, mais, une fois la résolution
prise, constante et inébranlable dans l'exécution. Esto fir-
mus in veritate sensus lui..


En effet, rien n'est pire qu'un chef qui croit et ne croit
pas, qui dit et se dédit, sans jamais s'arrêter à rien.


Les saints Livres ont marqué aussi la fermeté de la vo
lonté, en ces remarquables paroles : La main de Vhomme
fort gouvernera ; mais la main d'un gouverneur nonchalant
payera tribut à toutes les faiblesses et à toutes les passions
qui l'entourent. Et en effet, celui qui veut nonchalamment,
mollement, veut sans vouloir. Il veut et ne veut pas, dit ad-
mirablement l'Écriture ; vult et non vult, c'est- à-dire qu'il ne
veut rien ; il n'a que des velléités languissantes, et ses désirs
le tuent. Desideria occidunt pigrum.


Vainementsouhaite-t-il le bien tout le long du jour; il ne
le veut et ne le fait jamais. Il le voudrait, mais dans le fait, i
ne le veut pas ; et comme il est le chef, personne ne le veut
sans lui.Aussi rien ne se fait, ou se fait mal ; tout se dissipe,
tout se perd.


C'est vainement même, que sous un chef faible vous met-
triez des hommes forts : tout sera toujours faible avec lui ; et
sous sa faiblesse, tout périra.


Mais si la fermeté est nécessaire pour toutes choses en ce
monde, et dans tout gouvernement, je n'hésite pas à direque




360 L 1 V . m. — L'INSTITUTEUR.


nulle part, elle n'est plus nécessaire que dans une maison
où l'on élève la jeunesse.


C'est bien d'un grand établissement d'Éducation faible-
ment gouverné, qu'on peut dire avec les saintes Écritures :
Lamollesse en abat les toits, et les mains languissantes font
entrer la pluie de tous côtés dans la maison *.


Admirable comparaison, comme toutes celles del'Ecriture.
On se représente, en effet, le plaisir et la sûreté qu'il y a à
habiter là, et ce que deviennent de pauvres gens trempés
du matin au soir, dans une maison dont tout les toits sont
percés.


Mais c'est ici que je dois entrer dans le fond même démon
sujet et dans tous les détails.


I I I


Dans une maison d'Education, la fermeté est nécessaire
pour tout et contre tous ; nécessaire au dedans et nécessaire
au dehors ; nécessaire contre les enfants, contre les maîtres,
contre les parents; nécessaire contre le siècle, contrele pays
où l'on vit.


Nécessaire pour maintenir les études et faire travailler les
maîtres et les élèves, et cela souvent malgré les parents; —
sur trois cents enfants, qui sont là, il y en a deux cent quatre-
vingt-dix, qui naturellement ne voudraient rien faire, et sou-
vent leurs parents n'y tiennent pas plus qu'eux ; les dix qui
naturellement aiment l'étude, et travailleraient sans qu'on
les y obligeât, sont des exceptions miraculeuses.


Nécessaire pour maintenir le silence en même temps que le
travail ; — rien ne déplaît plus à ces trois cents enfants que
l'ordre et le silence, et il faut qu'ils soient en silence douze
heures par jour, et dans l'ordre toujours I


Nécessaire pour maintenir la règle, toute la règle, rien que


1 . Eccl., x , 18.




m. V . — LA FERMETÉ. 364


la règle, et tous les règlements particuliers de détails en cha-
que chose, du matin au soir et du soir au matin : car on est
chargé de ces enfants et on'en répond pendant vingt-quatre
heures chaque jour.


Nécessaire enfin pour ne jamais souffrir ni permettre une
infraction, ni même une faiblesse et une condescendance
contre l'ordre. On peut la pardonner quelquefois, mais la
permettre, jamais! Les fautes d'inadvertance ou d'ignorance,
aussi bien que celles de légèreté dont le temps et l'âge cor-
rigeront, peuvent être pardonnêes. Mais jamais le principe
de raison et de vertu qui est dans le règlement, ne doit flé-
chir ; et toujours un avertissement paternel ou une répri-
mande sévère doit accompagner le pardon : les autres fautes,
de quelque nature qu'elles soient, et selon qu'elles doivent
être réprimées, corrigées, réparées ou expiées, devront trou-
ver nécessairement la répression, la correction, la répara-
tion, ou même l'expiation convenable.


En un mot, comme je l'ai dit, l'autorité ne doit jamais ni
laisser mépriser son droit, ni laisser faiblir son action; au-
trement elle succombe, et tout avec elle. Il faut nécessaire-
ment que l'enfant obéisse ou commande ! Puerum rege, qui
nisi paret, imperat*. Quiconque n'entend pas cela, et ne le
pratique pas du premier coup, n'entend rien au fond de la
nature humaine, et au ministère de l'Education.


C'est d'après ces principes qu'il fautd'abord être résolu à
ne rien accorder aux caprices, ni aux importunités des en-
fants; j'ai dit: RIEN , ni en grande, ni en petite chose; c'est le
seul moyen de les accoutumer à l'obéissance en TOUT ; et
c'est par là seulement aussique l'autorité, dans les occasions
difficiles, devient plus facile.


1. Animum rege, qui nisi paret,
Imperat : hune frœnis, hune tu compesce catena.
Fingit equum tenera docilem cervice magister
Ire mam, qua monstrat eques


( H O R A T . , I , Ep. 2.)




362 LIV . m. — L 'INSTITUTEUR.


J'ai dit encore: quiconque n'entend et ne pratique pas cela
dupremier coup... et je l'ai dit pour les instituteurs et pour
les parents. Oui, c'est dès le premier abord que les parents
et les instituteurs doivent prendre leur ascendant, et être
les maîtres de l'enfant. S'ils ne saisissent ce premier mo-
ment, qui est toujours le plus favorable, et ne se mettent
sans hésiter, du premier coup, en possession de l'autorité,
ils auront toutes les peines du monde à la retrouver, et c'est
l'enfant qui sera le maître ! et ce sera un terrible malheur ;
car il n'y a pas de tyran comparable à ce maître-là. J'en ré-
ponds, pour l'avoir vu de près, et je répète : Puerum rege
qui nisi paret, imperat.


Cela est vrai à la lettre. Il y a, dans le fond de l'homme et
du plus petit enfant, une volonté tyrannique, qui se montre
et éclate dès l'âge le plus tendre : la lutte dès le premier
moment est entre cette volonté et la vôtre. Que signifient ces
pleurs, ces cris, ces gestes menaçants, et puis ces coups, ces
yeux étincelants de colère dans un enfant, contre ceux qui
ne lui accordent pas tout ce qu'il veut ? que signifie tout
cela, sinon cette volonté d'autant plus impérieuse qu'elle est
déraisonnable, et qu'elle s'obstine à toute force et sans rai-
son à obtenir ce qu'on lui refuse ?


Eh bien ! dit Rollin, c'est dès ce temps qu'il faut dompter
cette volonté perverse : c'est dès ces premiers moments, et
dès le berceau même, qu'il faut les accoutumer à réprimer
leurs désirs et leurs fantaisies ; en un mot, à obéir et à cé-
der. « Si on ne leur donnait jamais ce qu'ils demandent en
« criant et pleurant, ils apprendraient à s'en passer, et n'au-
« raient garde de criailler et de se dépiter pour se faire


I . Flendo pelere, étiam quod noxie daretur : indignari acriter...non ad
nutum voluntatis obtemperantibus : feriendo nocere nïti, quantum potest,
quia non obeditur imperiis, quibus pemiciose obediretur. Ita IMBECILLITAS
MEMBRORCM INFAKT1LIUM INNOCENS BST , NON ANIMUS IKFANTIUM. (S. AliGUST.,
Conférences, i, T.)




CH. V. — LA FERMETÉ. 363


« obéir; ils ne deviendraient pas si odieux, si incommodes
« à eux-mêmes et aux autres.


« Quand je parle ainsi, continue Rollin, ce n'est pas que
« je prétende qu'il ne faille avoir aucune indulgence pour
« les [enfants : je dis seulement que ce n'est pas à leurs
« pleurs qu'il faut accorder ce qu'ils demandent: et s'ils re-
« doublent leur importunité pour l'obtenir, il faut leur faire
« entendre qu'on le leur refuse, précisément pour cette rai-
« son-là même.»


Donc, dans l'Éducation privée, comme dans l'Éducation
publique, au collège comme dans la maison paternelle, on
doit tenir pour une maxime invariable, qu'après avoir refusé
une fois quelque chose aux enfants, il faut se résoudre à ne
l'accorder jamais à leurs cris ou à leurs importunités, à
moins, dit encore Rollin, qu'on n'ait envie de leur apprendre
à devenir impatients et emportés, en les récompensant 1 de
leur emportement et de leur impatience.


Je dirai même, et toujours avec Rollin, que plus les enfants
sont exigeants, moins on doit satisfaire leurs désirs déré-
glés : moins ils ont de raison, plus il faut en avoir pour eux;
et plus il est nécessaire qu'ils soient soumis à la ferme auto-
rité et à la direction de leurs maîtres. « Quand une fois ils
ont pris ce pli, et que l'habitude a rompu leur volonté, c'en
est fait pour le reste de la vie, et l'obéissance ne leur coûte
plus rien.


« Adeo in teneris consuescere multum est! »


o Ce que j'ai dit des plus jeunes enfants, il faut l'appliquer
« à ceux qui sont d'un autre âge. Le premier soin d'un éco-


1. On voit chez certains parents des enfants qui jamais a table ne d e -
mandent rien, quelque mets qu'il y ait devant eux, mais qui reçoivent avec
plaisir et en remerciant ce qu'on leur donne. Dans d'autres maisons il y
en a qui demandent de tout ce qu'ils voient, et qu'il faut servir avant tout
le monde. D'où vient une différence si notable? De la différente Éducation
qu'ils ont reçue de leurs parents. ( R O L L I N . )




364 LIV. m. — L'INSTITUTEUR.


« lier qui a un nouveau maître, c'est de l'étudier et de le
« sonder. Il n'y a rien qu'il n'essaye, point d'industrie et
« d'artifice qu'il n'emploie pour prendre, s'il peut, LE DESSUS.
« Mais quand il voit toutes ses peines et toutes ses ruses inu-
« tiles, et que le maître, paisible et tranquille, y oppose une
« fermeté douce et raisonnable, » pour lors il cède et se rend
de bonne grâce ; cette espèce de petite guerre et d'escar-
mouche, où il essayait ses forces, se termine vite ; et l'enfant
se décide à la soumission et à la crainte respectueuse qui lui
conviennent.


Ceci est tout à fait d'expérience ; l'enfant sur ce point est
d'une pénétration, d'une sagacité inouïe*.


On me dira peut-être : Mais vous parlez de la crainte :
vous la voulez donc dans l'Éducation?— Eh! sans aucun
doute, par la raison très-simple que les enfants ne sont pas
des anges, et très-souvent, surtout dans le premier âge, sont
à peine des êtres raisonnables.


Mais je dis la crainte respectueuse : c'est la seule néces-
saire, et elle suffit.


Que les enfants doivent être conduits par l'amour et non
par la crainte servile, je l'ai toujours pensé; mais la crainte
respectueuse et filiale n'est pas la crainte servile, et s'allie
très-bien avec l'amour. Je ne fais qu'exprimer ici la pensée
de Fleury, de Fénelon lui-même et de Bossuet. Fleury, le
plus austère des trois, va jusqu'à dire : « Quoi que l'on
« fasse pour exciter les enfants à s'appliquer, il ne faut pas
« espérer qu'ils le fassent longtemps, ni que l'on puisse tou-
» jours les conduire par le plaisir; on aura souvent besoin
« de crainte. Les enfants se familiariseront trop avec le
« maître, s'il est toujours en belle humeur, et il doit prendre
« garde, en cherchant à les réjouir, à ne se rendre pas trop


1 . Du reste, il en est ainsi de tout coursier généreux et un peu indompté :
au bout de quelques minutes, il sait a quel cavalier il a affaire.




CH. V. — LA FERMETÉ. 365


« plaisant, et à ne leur pas découvrir quelque faiblesse. Il
« faut donc qu'il reprenne souvent le caractère qui lui con-
» vient le plus, qui est le sérieux, et qu'il montre quelque-
« fois de la colère et par ses regards, et par le ton de sa voix,
« pour arrêter l'épanchement de ces jeunes esprits et les
« faire rentrer en eux-mêmes. »


Fénelon voulait qu'on ne châtiât les enfants qu'à l'extré-
mité, mais il voulait qu'on les châtiât : « Montrez-lui, disait-
il, tout ce que vous avez fait pour éviter cette extrémité;
paraissez-lui en être affligé ; parlez devant lui avec d'autres
personnes du malheur de ceux qui manqnent de raison et
d'honneur jusqu'à se faire châtier; retranchez les marques
d'amitié ordinaires, jusqu'à ce que vous voyiez qu'il ait be-
soin de consolation ; rendez ce châtiment public ou secret,
scion que vous jugerez qu'il sera plus utile à l'enfant, ou de
lui causer une grande honte, ou de lui montrer qu'on la lui
épargne; réservez cette honte publique pour servir de der-
nier remède. »


Bossuet dit nettement quelque part : La crainte est un
frein nécessaire aux hommes, à cause de leur orgueil et de
leur indocilité naturelle.


Cela est manifeste; mais combien plus n'est-elle pas né-
cessaire aux enfants, non-seulement à cause de l'indocilité
et de l'orgueil dont leur nature est pétrie, mais à cause de
leur légèreté, de leurs caprices, de leurs folles humeurs et
de la fougue de leurs emportements!


Mais je dois l'ajouter : si tout cela est nécessaire pour un
maître chargé d'un seul enfant, ou pour un professeur qui
n'a dans sa classe qu'un petit nombre d'élèves, que dirons-
nous d'un supérieur qui gouverne toute une maison d'Édu-
cation, deux cents, trois cents élèves? — et tous leurs
parents, — trente, quarante maîtres : trente, quarante do -
mestiques? Ah! c'est lui qui ne doit jamais céder en rien
aux caprices de qui que ce soit; c'est de lui que je dirai sim-




366 uv. I I I . — L'INSTITUTEUR.


plement avec Bossuet, que tous doivent le respecter, lui
obéir ; tous même doivent le craindre au besoin, et il ne
doit craindre personne.


Cette dernière parole de Bossuet est remarquable ; en
effet, tout supérieur qui tremble devant quelqu'un, n'est
plus supérieur : et quiconque d'ailleurs craint autre chose
que de mal faire, est à la veille de prêvariquer.


Sans doute, il ne faut pas être de ces esprits difficiles qui
prennent un méchant plaisir à se faire redouter, à refuser,
à fâcher les gens : c'est un détestable caractère d'esprit, et
incapable d'aucun bon gouvernement. Mais ce qui est au
moins aussi dangereux, c'est la crainte de fâcher, poussée
trop loin. Elle dégénère bientôt, dit Bossuet, en une faiblesse
criminelle qui laisse tout ruiner.


Je l'ai dit souvent : tout supérieur qui ne peut se décider
à faire de la peine à quelqu'un est incapable de sa place;
car il fera bientôt de la peine à tout le monde.


Toute faiblesse pour les uns, est ordinairement une injus-
tice envers les autres 1.


Voilà pourquoi il n'y a pas de faiblesse dans un supérieur
qui ne soit pernicieuse aux particuliers, à toute la maison
et à lui-même ; car un supérieur ne tardera pas à s'aperce-
voir qu'on ose tout contre lui, dès qu'il se laisse entamer;
et le grand malheur, c'est qu'en osant tout contre lui, on
ose tout contre l'ordre.


Et voilà pourquoi définitivement on peut dire que, dans
une maison d'Éducation, c'est d'être ennemi des enfants, des
parents et des maîtres, que de ne pas savoir leur résister au
beso.in, puisque l'ordre qu'on défend contre eux est leur
premier bien.


1. NoU fieri judex, nisi valeas wrtuU irrumpere iniquitates : ne forte...
ponas scandalum in œquitate tua. (Eccl i . , vu, G.)




CH. V . — LA FERMETÉ. 367


IV


Je ne l'ignore pas, et je l'avoue, après en avoir fait pen-
dant de longues années l'expérience laborieuse : tout cela
est difficile. Être établi pour résister au mal, pour empêcher
le mal : ce n'est pas tout : pour porter au bien et le faire
faire ; être établi pour repousser avec fermeté tous ceux,
quels qu'ils soient, enfants, maîtres ou parents, qui deman-
dent des choses injustes ou déréglées : être avant tout
l'homme de la règle, l'homme de la loi, l'homme de la jus-
tice et du devoir : en un mot, commander et faire remplir à
chacun son devoir, et cela tous les jours, et cela tout le jour;
oui, cela est difficile!


Je ne dirai pas que le devoir ne plaise à personne; mais
le moins que je puisse dire, c'est qu'il ne plaît pas toujours
à tout le monde ; et cependant, il faut qu'il soit accompli, et
toujours, et par tous, et malgré les répugnances, les dégoûts,
les conflits, et dans une maison où on se rencontre, c'est-à-
dire, où on se heurte, à toute heure, à toute minute !


Oui, cette fermeté doit être prodigieuse, et il n'y a peut-
être pas une œuvre sur la terre qui réclame une telle pa-
tience et une telle énergie.


Je suis Évêque, je porte une charge immense, et dont le
poids accable ma faiblesse : eh bien ! j'avoue que les dix
années que j'ai passées au Petit Séminaire de Paris, avec les
plus dignes collaborateurs et les meilleursenfantsdu inonde,
m'ont demandé plus de patience, plus de fermeté, plus d'é-
nergie que jamais n'en exigera même le gouvernement d'an
grand diocèse.


Le fait est que l'Éducation est une lutte profonde et en
champ clos, je ne dirai pas seulement corps à corps, hœret
pede pes, kceretgue viro vir, mais âme à âme ! et on est quel-
quefois seul contre tous! c'est une lutte constante, terrible,




368 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


contre tous les mauvais instiacts, contre toutes les mauvaises
puissances de la nature humaine dépravée, en soi-même et
dans les autres ! Spinas ac tribulos, dit l'Écriture : la nature
humaine, qui est le terrain de l'Éducation, ne donne d'abord
presque pas autre chose que des ronces et des épines; car
c'est une terre maudite, maledicta terra in opère tuo.


Tout, dans une maison d'Éducation, tend naturellement à
la ruine de l'œuvre qui s'y fait : enfants, parents, maîtres
et professeurs, tous, plus ou moins, sans s'en rendre compte,
et souvent sans le vouloir, conspirent contre le bien qu'il
leur importe cependant de procurer avec le plus de perfec-
tion possible.


La lutte est donc contre tous au dedans ; elle est aussi
contre tous au dehors : je l'ai dit, il faut lutter contre le
monde, contre le mauvais esprit d'un siècle énervé : contre
l'irréligion, contre l'immoralité publique, qui cherche à pé-
nétrer de toutes parts, sous une forme ou sous une autre,
dans les meilleures maisons. Je le répète : c'est une lutte
terrible ; je le dirai presque, ce doit être une lutte sanglante.
Quiconque n'y met pas ses sueurs, son sang, sa vie, sera
vaincu 1


Car non-seulement il faut que cette fermeté soit indomp-
table, mais encore et constamment, douce et calme. On
comprend alors pourquoi les cheveux y blanchissent, et la
vie s'y use rapidement.


Si j'entrais ici dans tous les détails, je serais infini et j'ef-
frayerais : je me bornerai à en indiquer un seul, un détail
de discipline, et le plus simple, le plus facile en apparence :
Vexactitude. Ce point suffira pour donner à mes lecteurs
une idée des profondes et innombrables difficultés de l'É-
ducation publique.


Dans une maison d'Éducation, il faut être exact : il faut
l'exactitude de chacun à sa fonction et à son poste; mais une
exactitude inviolable, prompte, immédiate, instantanée : au-




CH. V. — L A FERMETÉ. 369


trement tout est en péril. Et pourquoi cela, parce qu'une
communauté n'attend pas : c'est un torrent qui va toujours.
Pour bien entendre ce mot, il faut y avoir réfléchi, et même
avoir vu et regardé de près cette masse, ces trois cents en- -
fants rassemblés, celte force irrésistible qui s'avance, et de-
mande sa récréation, sa classe, son dîner. On arrive au ré-
fectoire : si le dîner n'est pas servi, n'y eût-il que deux
minutes de retard, c'est une révolution... Un roi peut at-
tendre : des enfants n'attendent pas. — Us vont en classe ?
que le professeur n'arrive qu'une minute après eux, cette
minute peut mettre toute sa classe de travers pour huit
jours. En un mot, si les digues viennent à manquer quelque
part aux efforts incessants du torrent, le débordemenl est
immédiat.


Mais aussi comprend-on la fermeté qu'il faut avoir pour
exiger et obtenir de chacun cette exactitude constante, per-
pétuelle, universelle, absolue ?


Sous ce rapport, ce que les saintes Écritures ont dit d'une
armée, peut s'appliquera une maison dEducation : Actes
castrorum ordinata. Je la définirais volontiers : Un lieu où
chacun est à son heure et à son poste. Il n'y a pas ici une
faiblesse, une transactiou possible ; et il en est de même de
tous les autres points ; là où trois cents enfants regardent,
appellent, agissent, ont les mêmes droits, les mêmes de-
voirs, pour parler, se taire, obéir, etc., évidemment rien
n'est médiocre, et tout est de rigueur.


Mais croit-on qu'il soit facile d'obtenir de tous et toujours
cette exactitude inviolable et instantanée, dans une vaste
maison où il y a dans la journée, trente exercices différents,
soixante mouvements successifs, une cloche qui sonne lou-
ours à l'heure, et quatre cents personnes qui vont et qui


viennent, en sens divers ?
Il y faut, pour cela qui est tout et qui n'est rien, pour cela


et pour tout le reste qui est incomparablement plus labo-
É . , H . 24




370 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


rieux et plus difficile, il y faut, surtout dans un supérieur,
une fermeté disciplinaire inivincible ; autrement tout périt,
c'est la mort.


V


C'est la mort: je terminerai ce chapitre en insistant sur ce
mot. Oui, sans la fermeté disciplinaire, tout meurt dans une
maison d'Education, et c'est une ruine sans remède.


Les saintes Écritures ont dit quelque partquelaDiscipline,
c'est la loi de la vie : Lex vitœ disciplina.
• La fermeté disciplinaire est surtout la loi essentielle de la
vie pour toute grandecommunauté. Combien d'expériences,
les unes glorieuses, lesaulrespleinesd'ignominieetde dou-
leur, l'ont prouvé ! Et comme l'Église l'a bien compris ! Aussi,
voyez son action incessante pour maintenir chez elle, forti-
fier, réformer partout au besoin la discipline, et cela dans
tous les détails. La discipline ecclésiastique ne néglige rien,
pas même les plus petites observances, et elle fait bien : la
faiblesse humaine ne permet ici aucune négligence ; et c'est
une chose admirable que de lire, dans les conciles généraux
et provinciaux, et dans les constitutions des grands insti-
tuts et des ordres religieux les plus célèbres, la multitude
des règlements particuliers et des prévoyances spéciales
pour chaque chose. On a pensé à tout, on a tout réglé, tout
ordonné. Et il le fallait bien : autrement tout eût péri !


Et encore avec cela, de siècle en siècle, que d'affaiblisse-
ments, que de chutes, que de ruines désastreuses!


Oui, la fermeté disciplinaire est la loi de la vie, parce
qu'elle est le maintien de la règle et du devoir, le maintien
de l'ordre ; et que l'ordre, c'est la vie même.


Mais, je le répéterai, pour conclure : si tout cela est vrai
partout, et avec les hommes les plus saints, par cela seul
qu'ils sont hommes, et que la nature, comme les saints




CH. V. — LA FERMETÉ. 3 7 4


Livres, crie : Omnis hpmo mendax, combien celan'est-ii pas
plus vrai encore avec les enfants dans l'Education ! C'est le
plus souvent par la faiblesse, par la mollesse des institu-
teurs, que l'Education souffre ou périt.


Et ici, j'en ferai l'aveu : il faut le faire.
A la fin du xvm e siècle, pendant les cinquante dernières


années, le clergé et les congrégations religieuses, moins
les Jésuites, étaient chargées d'élever lajeunesse française.
Les Minimes étaient à Brienne, les Oratoriens à Juilly,
les Bénédictions à Pont-Levoy, l'abbé Proyart à Louis-le-
Grand, etc., etc. Et il est certain que cette jeunesse, en
grande partie, n'a pas été ce qu'elle devait être, à l'heure de
notre révolution.


Je ne l'ignore pas: la révolution française a eu bien d'au-
tres causes ; maisjene puisme taire sur celle que je signale
ici : pour moi, je demeure convaincu que si l'Education,
pendant les cinquante dernières années du xvnv3 siècle, avait
été ferme et forte, la France eût plus vaillamment résisté au
mal, et nous n'aurions pas vu ce que nous avons vu.


Je ne viens point accuser le passé ; mais je dis que l'Edu-
cation et les instituteurs religieux de la jeunesse n'ont pas
été tout ee qu'il fallait. Ils étaient bons, vertueux, instruits,
dévoués, si l'on veut; mais ils ne l'étaient pas assez, à ren-
contre du siècle terrible qui marchait contre eux, et contre
lequel ils auraient dû savoir marcher plus résolument eux-
mêmes. Sans doute, i ly avait en eux une certaine résistance
au mal, mais trop molle. Il fallait lutter plus fortement ; la
routine, la douceur polie, les bonnes manières anciennes ne
suffisaient plus ; il fallait y mettre son sang, sa vie ; il fal-
lait se donner une peine extrême ; il fallait mourir à la
peine.


Oui, mourir ; il y a des temps où on n'empêche le mal, où
on ne fait le bien, qu'en y mettant sa vie. Pour le prêtre,
pour le chrétien dévoué, il y a plusieurs sortes de martyres




3?2 LlV. Itl. — L ' I N S T I T U T E U R .


au xvui e siècle, le mal était si grand, que le martyre était
à peu près nécessaire ! et 93 l'a bien prouvé !


Et, en ce siècle encore, chez de grandes nations dontje ne
veux point prononcer le nom, n'est il pas manifeste qu'il n'y
a pas eu, pendant quarante années, un grand seigneur, un
gentilhomme, un bourgeois, un homme du peuple, qui n'ait
été instruit et élevé par un religieux ou par un prêtre ?Etau
jour du péril, après ces quarante années, où ont été les
hommes de cœur?


Pour nous, en France, si, complices de la mollesse du
siècle, nous ne profitons pas mieux de la liberté d'enseigne-
ment que nous avons conquise, l'histoire et la postérité nous
le reprocheront amèrement.


Mais pour cela, ce qu'il nous faut avant tout, c'estunecou-
rageuse énergie : à l'heure qu'il est, bien que les temps
soient moins mauvais qu'au xvm e siècle, l'Education doit
être encore une lutte, une lutte profonde : contre les passions
et les préjugés les plus aveugles ; contre les parents, qui ne
veulent plus d'études régulières; contre les enfants, qui ne
veulent plus ni de discipline, ni de travail ; contre tout un
siècle lâche, dissipé et cupide, qui veut gagner vite et beau-
coup, et ne rien faire.


Voilà les misères, voilà les faiblesses et les violences
contre lesquelles il faut lutter, et avec lesquelles il ne faut
jamais accepter de capitulation.


Eh bien ! je le dis avec douleur, ou au moins avec inquié-
tude: je crains qu'on ne capitule avec tout cela, et il y en a
des preuves. Le clergesait vaincre, m'écrivait dernièrement
un habile professeur, mais saura-t-il profiter de la victoirs
ou n'en pas abuser?—Je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est
qu'une victoire dont on n'use pas est une victoire au moins
inutile, et qu'une victoire dont on use mal, ou dont on abuse,
est une victoire très-dangereuse ; et entout casj'al'firmeqae
si le clergé est de nouveau vaincu, c'est la fermeté, c'est




CH. V I . — LA. FERMETÉ ET L A DOUCEUR. 373


l ' é n e r g i e d i s c i p l i n a i r e , e t n o n le s a v o i r qu i lui aura m a n q u é .


E n f i n , j e c o n c l u s , e n d i s a n t : P o u r m o i , j e n e v e u x é l e v e r


q u e d e s en fant s d o n t l e s p a r e n t s c o n s e n t e n t à c e q u e j e lut te


d 'abord c o n t r e e u x - m ê m e s , s'il le faut , e t p u i s , a v e c e u x ,


c o n t r e l e s i è c l e et c o n t r e l e u r s e n f a n t s .


Mais , c o m m e j e l'ai d i t , c e q u i r e n d c e t t e f e r m e t é s i diff i-


c i l e , c 'est q u ' e l l e d o i t ê tre u n e f e r m e t é p a t i e n t e . Il faut q u ' e l l e


ait u n c a r a c t è r e d e d o u c e u r i n a l t é r a b l e : c 'es t l e p o i n t p a r -


t i cu l i er q u e j e v a i s trai ter d a n s l e c h a p i t r e s u i v a n t .


CHAPITRE VI


La fermeté et la doueenr.


D E S P U N I T I O N S . '


I


11 y a u n e f a u s s e f e r m e t é , d i t B o s s u e t : c 'est la d u r e t é , la


r a i d e u r , l ' op in iâ tre té , la force d u c o m m a n d e m e n t p o u s s é e


trop l o i n . C ' e s t un e x c è s fatal ; c a r d 'abord t o u t e v e r t u c e s s e


o ù l ' e x c è s c o m m e n c e , e t l e s m e i l l e u r e s q u a l i t é s , c o m m e l e s


m e i l l e u r e s m a x i m e s , s i e l l e s s o n t o u t r é e s , p e u v e n t tout


p e r d r e .


N e j a m a i s p a t i e n t e r , s ' a c h a r n e r à v o u l o i r ê t re o b é i à q u e l -


q u e p r i x q u e c e so i t , n e s a v o i r j a m a i s a t t e n d r e n i t e m p o r i s e r ,


b r i s e r tout d ' a b o r d , c 'est le p l u s s o u v e n t t o u t c o m p r o m e t t r e


e t s e b r i s e r s o i - m ê m e .


D i s o n s le m o t : c 'est être fa ib le ; c a r c e n 'e s t p a s ê tre


m a î t r e d e s o i , c e q u i e s t la p l u s g r a n d e d e t o u t e s l e s fa i -




374 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


blesses. Il n'y a pas de vraie puissance, dit Bossuet, si on
n'est premièrement puissant sur soi-même, ni de fermeté
profitable, si on n'est premièrement ferme contre ses propres
passions.


Donc, dans l'œuvre de l'Education .jamais rien par caprice,
rien par humeur, rien par violence et emportement : tout
par raison, par conscience, par réflexion, par conseil : telle
estla vraie fermeté, telle est aussi dans l'instituteur la source
et le fondement de toute autorité. Qui la possède ainsi en
soi-même, mérite de l'exercer sur les autres. Qui n'est pas
maître dans son propre cœur, au contraire, n'a rien de fort;
car il est faible dans le principe.


Je dirai ici le vrai mot à dire : toute fermeté dont la bonté
n'est pas le fond, estunefermeté fausse. Toute autorité, dont
le dévoûment n'est pas le principe, n'est pas digne de ce
grand nom, et dans l'Education surtout, ses effets sont dé-
plorables.


Tout contraindre, tout plier sous le même niveau, traiter
toutes les âmes, tous les esprits, tous les caractères de ce
jeune peuple, tous les cœurs de la même façon ; ne jamais
condescendre, ne jamais s'adapter : ce n'est pas l'autorité,
c'est la violence.


C'est le propre de la discipline matérielle.
Aussi qu'obtient-elle ? Le plus souvent elle ne fait que cou-


vrir le mal, et cacher au fond des âmes, dans une plaie
profonde, et irrémédiable, le mépris secret de l'autorité,
l'irréligion de l'esprit et du cœur, des mœurs corrompues
et le dégoût du travail.


C'est l'anéantissement de l'Education.
Quelque exacte et parfaite même qu'on suppose cette dis-


cipline, elle n'est jamais qu'un vernis trompeur, pour les
yeux qui ne savent ou ne veulent pas regarder au fond.


Mais quand on y regarde sérieusement, on ne tarde pas à
découvrir le mal. Je me souviens d'un jour, où j'étais allé




CH. VI. — LA FERMETÉ ET LÀ DOUCEUR. 375


visiter une de nos classes, tenue et comprimée par un pro-
fesseur d'un caractère très-raide. L'aspect de ces enfants ne
me satisfit point. En sortant, je dis au préfet des études, qui
m'accompagnait : « Quelle est votre impression?» C'était un
homme d'un coup d'œil prompt et sûr, il me répondit sans
hésiter : « La physionomie de cette classe ne vaut rien ; ce
« n'est plus l'esprit de votre Petit Séminaire. Elle se com-
« pose d'élèves ayaut des moyens, mais plus contraints
« qu'excités ; la dureté du professeur a éteint leur ardeur.
« On voit qu'ils veulent se donner maintenant de l'indépen-
« dance par la tournure de leur esprit : n'avez-vous pas
« remarqué, pendant que le professeur parlait, que tout en
« se composant un visage soumis parlaforcede ladiscipline,
« ils trahissaient par des sourires furtifs quelque chose de
« résigné, mais de non convaincu?


C'était juste cela ; nous eûmes bien de la peine à persuader
le professeur. Les jeunes professeurs de ce caractère ne se
laissent pas persuader facilement.


J'ai entendu dire quelquefois que la discipline scolaire
devait être inflexible, comme la discipline militaire.


Je ne suis pas le moins du monde dans cette pensée; et
même à parler franchement, l'expression et la pensée me
blessent étrangement. Une institution d'enfants à élever
n'est pas un régiment; un collège n'est pas une caserne; ni
le supérieur d'une maison d'Éducation un colonel. Au régi-
ment, il est possible que la discipline militaire, matérielle et
inflexible, suffise. Mais il n'en est pas de même au collège,
et la raison de cette différence est simple, quoique très-pro-
fonde : au régiment, il n'y a guère charge d'âmes ; dans une
maison d'Education, il y a charge d'âmes ; il ne faut jamais
l'oublier. C'est une œuvre tout intérieure, toute spirituelle,
qu'il est question d'accomplir. Voilà pourquoi il y faut né-
cessairement la discipline morale, c'est-à-dire la fermeté
dans la bonté. Cela est souvent très-dificile, je le sais, mais




376 M V . ni. — L ' I N S T I T U T E U R .


il le faut. Ah ! sans doute, la discipline matérielle coûte beau-
coup moins à ceux qui l'exercent; on n'y songe guère aux
âmes; on ne se croit même pas obligé de songerbeaucoup à
la sienne. L'ordre matériel est tout : le corps, à peu près tout ;
l'âme, à peu près rien. On peut exercer une telle discipline
sans faire grande réflexion, ni sur soi-même ni sur les autres.


Dans de telles maisons, on ne s'occupe ni du bonheur, ni
de la vertu des enfants : il suffit qu'ils ne troublent pas,
n'importunent, n'embarrassent pas. Il est tout à la fois plus
simple et plus commode de s'en tenir Jà. Mais à quoi aboutit-
on? A une exacte police, dit Fénelon ; ce sont des âmes qu'il
faudrait élever; ce sont des corps qu'on mate et qu'on
dresse; mais pour arriver là, et faire d'une maison d'Édu-
cation une caserne bien disciplinée, des instituteurs ne sont
pas nécessaires : des sergents de ville suffiraient au besoin.


Cela obtenu, que devient le reste? Ce qu'il peut! Or,
qu'est-ce que le reste? C'est simplement le cœur, la cons-
cience, la foi, la vertu, la volonté libre, c'est-à-dire l'homme
tout entier : Hoc est omnis homo.


II


J'ai dit : la volonté libre, et j'ai besoin d'insister sur ce
grand mot. Qu'on ne s'y trompe pas en effet : si l'Education
est une grande œuvre, une œuvre morale de premier ordre,
un art sublime, mais aussi un art prodigieusement difficile,
c'est à cause du sujet libre qu'il s'agit d'élever et de gou-
verner.


Voilà uniquement pourquoi il y faut là discipline morale,
c'est-à-dire une douceur, une bonté, une patience, une con-
descendance en même temps qu'une fermeté invincible.
C'est ce que tous les grands maîtres de l'Education ont una-
nimement proclamé, et c'est sur quoi les partisans de la dis-
cipline matérielle n'ont pas réfléchi.




CH. VI. — LA FERMETÉ ET LA DOUCEUR. 377


II n'est point d'animal plus sujet à se cabrer que l'homme,
surtout dans le jeune âge, disait avec raison un ancien phi-
losophe : il n'en est point dontla conduite demandeplus d'art,
et les fautes même plus de ménagements'. Aussi un digne et
prudent instituteur préfère toujours, autant qu'il le peut,
dans tous les cas, une douce fermeté; « et il ajoute, dit
» Fénelon, la patience, la prière, les soins paternels. Ces
« remèdes sunt moins prompts, il est vrai,mais ilssontd'un
« meilleur usage. »


Les jeunes professeurs, comme celui dont je parlais tout
à l'heure, ont bien de la peine à se persuader cela Dès qu'ils
trouvent quelque mécompte, quelque résistance dans leurs
élèves, ils s'irritent, ils menacent. Et au fait, ilestplus facile
de s'irriter que de patienter ; il est plus court de menacer un
enfant que de lepersuader; il est plus commode à la hauteur
et à l'impatience humaine de frapper sur ceux qui résistent,
que de les supporter en les avertissant avec fermeté et dou-
ceur. Mais le but n'est pas atteint. Définitivement, ditencore
Fénelon, il faut faire vouloir le bien, de manière qu'on le
veuille librement et indépendamment de la crainte servile.
C'est précisément parce que cet enfant est libre, peut se ré-
volter intérieurement contre vous, et même en ployant sous
votremain, vous mépriser et vous haïr; c'est précisément
parce que, selon cette autre grande parole de Fénelon, rien
ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté
d'un cœur, qu'il faut toutfaire pour gagner ce cœur, pour
conquérir son affection, son estime. Une fermeté douce et
sage, constante et très-habile, peut seule en venir à bout. On
me permettra de tout dire ici : toutes les fois que je recevais
un nouvel enfant au Petit Séminaire de Paris, pendant un
mois, sans laisser jamais fléchir la règle pour lui, je n'étais


l. Xullum animal morosius est; nullum majore arte tractandum, quam
homo; nulli magis parcendum...




3 7 8 L I V . m. — L ' I N S T I T U T E U R .


du reste occupé qu'à lui faire ma cour, à lui plaire, à le ga-
gner; et quand une fois j'avais son cœur, je commençais son
Education, et alors nous marchions au bien.


Mais laissons mes souvenirs personnels.
Platon disait autrefois : le caractère de Vhomme de bien


doit être mêlé de fermeté et de douceur, de force et de ten-
dresse. C'est juste ce qu'on doit dire de l'instituteur. En ma-
tière d'Education, dit Rollin,la souveraine habileté consiste
à savoir allier, par un sage tempérament, la force qui re-
tient et la douceur qui attire. Il faut que d'un côté, la dou-
ceur du maître ôte au commandement ce qu'il a de dur et
d'austère, et en émousse la pointe, hebetat aciem imperii,
comme dit Sénèque ; et que d'un autre côté, sa prudente sé-
vérité fixe et arrêtela légèreté d'un âge inconstant, irréfléchi,
et absolument incapabledesegouvernerparlui-même. C'est
cet heureux mélange de douceur et de sévérité qui seul con-
serve au maître l'autorité, et inspire aux disciples le respect,
la soumission, la confiance.


J'ai déjà nommé plusieurs fois ta confiance, et j'insiste sur
ce mot : toutes les fois qu'on traite avec son semblable, je
dirai même avec un être quelconque, il faut avant tout lui
inspirer confiance. Si on ne l'inspire pas aux enfants, on
n'avancera en rien avec eux ; et d'abord, on ne les connaîtra
pas : dès qu'ils se défient, ils se cachent.


Le moyen de les connaître, ditFénelon,c'estde les mettre,
avec bonté, dès l'âge le plus tendre, dans une grande liberté
de découvrir leurs inclinations ; c'est de laisser agir leurna-
turel, pour le mieux discerner; c'est de compatir avec affec-
tion àleurspetites infirmités, pour leur donner le courage de
les montrer; c'est enfin de les observer constamment, sur-
tout dans le jeu*, où ils se laissent voir tels qu'ils sont : seu-
lement il ne faut pas avoir l'air de les suivre de trop près;


1. Mures se Mer ludendum simplkius delegunt. (OUIMUI, , I, 3.»




CH. VI. ~ LA FERMETÉ ET LA DOUCEUR. 379


ils sont naturellement simples et ouverts; mais dès qu'ils
se croient observés, ils se referment, et la gène les met sur
leurs gardes.


Il faut surtout bien ménager les enfants timides : autre-
ment on les rend très-malheureux et faux.


Ma fille, écrivait madame de Sévigné, menez-le doucement,
comme un cheval qui a la bouche délicate!... C1'est elle qui
écrivait encore : Ce qu'il faut considérer surtout dans les
jeunes enfants, c'est le bon sens et la droite raison.... c'est à
quoi les enfants eux-mêmes sont très-sensibles.


Sur tout ceci, je dirai volontiers avec Fénelon, que le vrai,
le bon instituteur ne se réduità aucune conduite particulière :
c'est précisément parce qu'il a affaire à des êtres libres,
très-différents les uns des autres, et quelquefois très-diffé-
rents d'eux mêmes dans les diverses saillies de leur nature
et de leur liberté, qu'il se fait tout à tous, selon la grande et
profonde parole de saint Paul. Dans sa fermeté, il n'épargne
aucune condescendance pour se proportionner aux diverses
âmes qu'il veut corriger : il est doux, il est rigoureux ; il me-
nace, il encourage ; il espère, il craint, il châtie, il console;
il discerne les caractères, les qualités et les défauts ; il fait
la part de chaque chose; il discerne surtout les fautes, leurs
diverses natures et origines, les fautes de faiblesse, de légè-
reté, de malice; les fautes passagères et celles qui sont dé-
générées en habitude; celles qui demandent tour à tour
plus ou moins d'indulgence, celles à qui il faut la rigueur
immédiate.


« Chacun, dit Fénelon, doit employer les règles générales
« selon les besoins particuliers. Les hommes, et surtout les
« enfants, ne se ressemblent pas toujours à eux-mêmes ; ce
« qui est bon aujourd'hui est dangereux demain : une con-
« duite toujours uniforme ne peut être utile.


Quant aux punitions, un sage instituteur ne les emploie
presque jamais, même quand la rigueur est nécessaire ; il




3 8 0 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


préfère de beaucoup aux punitions proprement dites les cor-
rections religieuses, les pénitences morales, les châtiments
paternels. Il y a, entre ces différentes formes d'une juste
sévérité,des nuances que le digne instituteur distingue avec
sagesse : ces nuances importantes sont marquées dans le
langage usuel même, et elles ne sauraient échappera un
esprit attentif.


La correction tend directement à l'amélioration du cou-
pable : on corrige pour rendre meilleur.


Le châtiment lui-même est plus moral, plus paternel que
la punition proprement dite, même quand il semble plus hu-
miliant et plus sévère. — Les pères châtient leurs enfants;
les juges font punir les malfaiteurs. — Un auteur châtie son
style et ne le punit pas. — Le châtiment dit surtout une cor-
rection profitable à celui qui la reçoit ; mais la punition dit
avant tout une peine infligée à celui qu'on veut punir 1 .


Ainsi je le dirai volontiers en empruntant encore à Féne-
lon ces paroles : « La punition proprement dite ressemble à
certains remèdes que l'on compose de quelque poison : il ne
faut s'en servir qu'à l'extrémité, et qu'en les tempérant avec
beaucoup de précaution. La punition révolte secrètement
jusqu'aux derniers restes de l'orgueil : elle laisse au cœur
une plaie secrète qui s'envenime facilement. »


Il est bien remarquable que Fénelon, dans son beau Traité
d'Education, lorsqu'il parle des rigueurs quelquefois néces-


1. C'est, en français,la différence qui existe, dans le latin, entre casligare
et punire : gastigare, c'est chercher h rendre meilleur. Castum agere.—
Punire, de pœna, c'est venger l'infraction de la loi par la peine, sans
égard direct à l'amendement du coupable.


Gaium-Dumcsnil, dans sus synonymes latins, dit : Castigare (castum
agere), rendre bon, chaste, irréprochable, châtier. Castigare aliquem, C i c ,
castigare inertiam, Cic. C'est dans ce sens qu'Horace a dit : Castigare
carmen, corriger, polir un poëmc, le rendre sans défaut. Punire (de pœna),
punir : il se dit d'une punition corporelle. — Dieu nous châlie en père
pendant le cours de cette vie mortelle, pour ne nous pas punir en juge
pendant toute une éternité. (Synonymes, p. 121). ,,




C H . v i . — L A F E R M E T É E T L A D O U C E U R . 381


aires, ne se sert presque jamais du mot de châtiment, et il
veut qu'on y mette des précautions infinies.


« Au reste, dit-il, quoiqu'il ne faille pas toujours menacer
« sans châtier, de peu:1 de rendre les menaces méprisables,
« il faut pourtant châtier encore moins qu'on ne menace ;
» pour les châtiments, la peine doit être aussi légère qu'il
« est possible, mais accompagnée de toutes les circonstances
« qui peuvent piquer l'enfant de honte et de remords.... Sur-
.1 tout qu'il ne paraisse jamais que vous ne demandiez de
» l'enfant que les soumissions nécessaires ; tâchez de faire en
» sorte qu'il s'y condamne lui-même, qu'il l'exécute de bonne
« grâce .-qu'il ne vous reste qu'à adoucir la peine qu'ila ac-
« ceptée. »


On le voit, par ces touchantes paroles de Fénelon, ce qui
fait le caractère propre de la fermeté nécessaire dans l'Édu-
cation, c'est l'intelligence et l'amour : tout doit être accompli
avec un esprit et un cœur, je dirai plus, avec une conscience,
qui soit véritablement paternelle et pastorale : c'est-à-dire
avec un discernement exquis, avec une attention pénétrante,
avec un zèle, avec un désir profond d'améliorer, de corriger
l'enfant. Voilà ce qui donne et ce qui fait la sage fermeté,
sans mollesse et sans rudesse. Voilà ce qui se nomme la
discipline morale. Mais il le faut avouer : c'est une perfection
qui se rencontre rarement, surtout chez les jeunes maîtres,
même pieux: la plupart ne corrigent pas comme on devrait
corriger, ils ne prennent pas les enfants comme il faudrait
les prendre. Plusieurs ne savent que punir matériellement,
ou ne rien faire : tout négliger, ou frapper à tort ou à tra-
vers.


En un mot, on n'a pas le sens de la grande action morale,
de l'autorité spirituelle et du soin des âmes : serait-ce qu'on
n'aime pas les âmes? Non; j'aime mieux dire, ce qui d'ail-
leurs est vrai, que rien n'est plus difficile à garder que la
juste mesure entre des qualités contraires.




382 L1V. III. — I. INSTITUTEUR.


Tacite dit admirablement : II ne faut pas que la bonté di-
minue l'autorité, ni que la sévérité nuise à l'amour; mais,
ajoute-t-il, rien n'est plus rare'qu'une telle perfection : quod
est rarissimum1 I I y faut tendre néanmoins; car rien n'est
plus nécessaire : autrement on perd tout.


I V


l'ti l e s points les plus essentiels parmi ceux que nous ve-
nons d'indiquer, c'est d'éviter, avec les enfants, tout excès,
tout emportement; c'est de se montrer toujours calme et
raisonnable.


En effet, ditFénelon, il n'y a que la raison qui ait droit de
corriger; vous devez donc, en corrigeant, vous dépouiller
de la passion qui trouble toujours la raison. Vous ne corrigez
d'ailleurs que pour améliorer, et la passion n'améliore
point 2 . La colère, qui est elle-même un vice de l'âme et un
désordre, peut-elle être un remède bien propre à guérir les
vices des autres? disait Sénèque 3. On traite les maladies sans
rudesse:or, les vices sont les maladies de l'âme; elles deman-
dent un traitement doux et un médecin bienveillant *.


Les enfants, d'ailleurs, auxquels il faut pardonner tant de
choses, sur ce point, ne pardonnent rien à leurs maîtres :
» Pour peu, dit l'abbé Fleury, qu'il paraisse d'émotion sur
« le visage du maître ou dans son ton, l'écolier s'en aperçoit
« aussitôt, et il sent bien que ce n'est pas le zèle du devoir,
« mais l'ardeur de la passion qui allume ce feu ; et il n'en


l . Nec illi, quod est rarissimum, aut facilitas, auctoritatem, aut severitas
amorem diminuit.


î. Quum ira delictum animi sit, non oportet peccata corrigere peccando.
( S E N E C , de Ira., 1 ,15.)


3. Ad coercitionem errantium, iralo casligatore non est opus. —Inde est
quod Socrates servo ait : Cœderem te, nisi iriiscerer. (Ibid.)


4. Morbis medemur,nec irascimur ; atqui et hic morbus est animi; mol-
lem medicinam desiderat, ipsumque medentem minime infestum mgro.




CH. VI . — LA FERMETÉ ET LA DOUCEUR. 3 8 3


* faut pas davantage pour faire perdre tout le fruit de la pu-
« nition : les enfants, tout jeunes qu'ils sont, ont le discer-
« nement très-fin pour connaître les passions au visage et à
« tout l'extérieur. »


Voilà pourquoi je dirais volontiers avec Cicéron : Il faut
que ceux qui gouvernent les autres soient semblables aux
lois, qui demeurent impassibles, etchàtient uniquement par
équité, en vue du bien public et non par colère 1 ,


Ce qui importe avant tout, c'est que les enfants soient bien
convaincus que leurs maîtres agissent toujours par justice :
il n'y a rien qu'il faille éviter avec.le plus grand soin que de ré-
primander un enfant injustement, ne fût-ce que d'une parole
ou d'un regard. Même quand la réprimande est juste, elle
paraît encore dure à supporter, surtout à un âge où les pas-
sions sont si fortes et la raison si faible. «C'est une espèce ae
« blessure qui attire toute l'attention de l'âme, ditFleury,et
* l'occupe de la douleur qu'elle ressent, ou de l'injustice
« qu'elle s'imagine recevoir; de sorte que si l'injustice est
« réelle, si l'enfant s'aperçoit, lorsqu'il arrive à son maître
« de se démentir tant soit peu, que ce maître était passionné,
« ou qu'il n'est pas toujours juste et exactement raisonnable,
« il ne manquera pas de le haïr ou de le mépriser. »


Aussi n'est-il presque jamais bon de reprendre, de corriger
sur le moment. A moins donc que l'ordre n'exige une répres-
sion immédiate, retardez-la : vous y gagnerez infaillible-
ment. Ne reprenez jamais un enfant, disait Fénelon, ni dans
son premier mouvement, ni dans le vôtre. Si vous le faites
dans le vôtre, il s'aperçoit que vous agissez par humeur et
par promptitude, et non par raison et par amitié ; vous per-
dez sans ressource votre autorité. Si vous le reprenez dans
son premier mouvement, il n'a pas l'esprit assez libre pour


1 . Optandumque ut ii qui proesunt aliis, lequjn, similes tint, quœ ad pu-
niendum œquitatc ducuntur,non iracundia. ( C i c , De Off., I , n° 89.)




384 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


avouer sa faute, vaincre sa passion, et pour sentir l'impor-
tance de vos avis : c'est même exposer l'enfanta perdre le
respect qu'il vous doit; observez tous les moments, pendant
plusieurs jours, s'il le faut, pour bien placer une correction.


On le voit, d'après ces paroles si simples, mais si belles
dans leur simplicité, il ne faut pas négliger, même avec les
enfants ce que Virgile appelait : faciles adilus, et mollia
fandi tempora.


l'énelon ajoutait cette bien importante recommandation :
« Ne dites point à l'enfant son défaut, sans ajouter quelque
« moyen de le surmonter qui l'encourage à le faire; car il
« faut éviter le chagrin et le.découragement que la correc-
« tion inspire quand elle est sèche. Si on trouve un enfant
« un peu raisonnable, je crois qu'il faut l'engager insensi-
« blement à demander qu'on lui dise ses défauts. C'est le
« moyen de les lui dire sans l'affliger ; ne lui en dites même
« jamais plusieurs à la fois. »


Quintilien donne aussi quelque part aux instituteurs un
avis bien important que je veux rappeler ici : il leur défend
d'être jamais ni offensants, ni moqueurs :nec contumeliosi.
Ce qui inspire à plusieurs enfants de l'aversion pour l'étude,
dit-il encore^ c'est que certains maîtres les réprimandent
avec un air chagrin, comme s'ils 'es avaient pris en haine :
objurgant, quasi oderint. Il y en a d'autres qui montrentun
certain air de satisfaction, un certain plaisir en punissant :
rien n'est pire.


Il ne s'agitpointde tirer vengeance d'un rivalou d'un en-
nemi, mais de rendre meilleur un enfant qui vous a été confié.
Donc, jamais de reproches hautains, et surtout pas de mo-
queries odieuses et de lâches plaisanteries : ce serait une
bassesse. Jamais non plus d'injures4 : ce serait vous désho-


1. J'ai honte, dit Rollhi,de rapporter ici certains termes injurieux dont
on se sert quelquefois à l'égard des écoliers : cruche, b(le, âne, cheval de




CH. VI. — LA. FERMETÉ ET LA DOUCEUR. 385


norer vous-même. Que toutes vos paroles soient toujours
dignes, calmes, élevées. Que ce soit toujours le ferme lan-
gage de la raison et de l'amitié dans la bouche de la vertu,
dit un sage instituteur de la jeunesse.


N'usez même que rarement, dit Cicéron, et quand vous y
êtes obligé, d'un ton de voix plus élevé et de paroles plus
fortes dans les corrections ; comme les médecins n'emploient
certains remèdes qu'à l'extrémité : encore faut-il que ces
reproches, quelque forts qu'ils soient/n'aient rien de trop
dur, et que l'enfant comprenne que si on lui parle de cette
manière, c'est à regret et uniquement pour son bien.


V


De tout ce qui précède, il suit que les punitions sont quel-
que chose de violent et de peu assorti au grand but de l'É-
ducation, qui est de faire avancer dans la science et dans la
vertu 4.


Mais cependant, me dira-t-on, est-ce que les punitions ne
sont pas souvent nécessaires?


«C'est ici une question très-grave et très-délicate. Les avis
sont partagés. Je m'empresse néanmoins d'ajouter qu'il y a
une pensée commune à tous les grands maîtres de l'Éduca-
tion. Fénelon répond :


« N'ayez recours à la crainte qu'après avoir éprouvé pa-
tiemment tous les autres remèdes. La crainte est comme les


carrosse, etc. , et je ne le ferais point, si je ne savais que ces termes se
trouvent encore dans la bouche de quelques maîtres. Est-ce la raison,
est-ce la politesse, est-ce le bon esprit qui dictent un tel langage? Ne voit-
on pas clairement qu'il ne peut être que l'effet ou d'une basse Education
qu'on a reçue, ou d'une grossièreté d'esprit qui ne sent point ce que c'est
que la bienséance , ou d'un caractère violent et emporté qui ne peut se
contenir? {Traité des Eludes.)


1. Timor, non diuturnus magister offici. ( C i c , Philipp., 2, n" 90.)
Imbecillus est pudoris magister timor, qui, si quando paululum aberra-


verit, statim spe impunitatis exultât.


É . , il. 2 3




386 LIV. III . — L'INSTITUTEUR.


remèdes violents qu'on emploie dans les maladies extrêmes,
ils purgent, mais ils altèrent le tempérament et usent lès
organes. Une âme menée par la crainte est toujours plus
faible.... Il faut que la joie et la confiance soient la dispo-
sition ordinaire des enfants; autrement on obscurcit leur
esprit, on abat leur courage : s'ils sont vifs, on les irrite :
s'ils sont mous, on les rend stupides. »


Rollin répond : « On n'arrive presque jamais par les pu-
nitions au seul vrai but de l'Éducation, qui est de persuader
les esprits, et d'inspirer l'amour sincère de la vertu. »


Fleury répond : « surtout il faut bien se garder, dans les
premières années, où les impressions qu'ils reçoivent sont
très-fortes, de joindre l'idée de la punition à celle d'un livre,
en sorte qu'ils ne pensent plus à l'étude qu'avec frayeur.
Ils ont peine à en revenir, et il y en a qui n'en reviennent
jamais. »


On sait aussi sur ce point l'opinion de Montaigne : « Il
faut avoir réglé l'âme des enfants à leur devoir par des rai-
sons, non par nécessité; et par le besoin, non par rudesse.
Je ne vois chez vous qu'horreur et cruauté : ostez-moi la
violence et la force : il n'est rien, à monadvis, qui abâtar-
disse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez
envie qu'il craigne la honte et le chastiment, ne l'y accoutu-
mez pas. »


Les païens eux-même, si durs dans l'exercice de l'autorité
paternelle, se sont aussi élevés avec force contre l'abus des
punitions. « A mon avis, disait l'un d'eux, c'est se tromper
bien gravement que de croire l'autorité qui s'établit par la
violence, plus ferme et plus stable que celle qui s'appuie
sur l'affection l. »


« Il y a une chose que je ne puis souffrir, dit Quintilien,


1 Et errât longe, mea quidem sententia,qitiimperiumcredat gra-
vius esse aut stabilius, vi quod fit, quam illud quod amicitia arljungitur.
(TÉRENCE, Adelph,, act., 1, se. i.)




CH. VI. — LA FERMETÉ ET LA DOUCEUR. 387


quoique l'usage l'autorise, et que Chrysippe ne la désap-
prouve pas : c'est de frapper les enfants : ce châtiment me
paraît bas et servile; et il faut convenir qu'à un autre âge
ce serait un affront cruel : d'ailleurs un enfant mal né, qui
n'est point touché de la réprimande, s'endurcira bientôt
aux coups comme les plus vils esclaves. Ajoutez à cela que
si un précepteur est assidu auprès de son disciple, et soi-
gneux de lui faire rendre compte de ses études, il ne sera
pas obligé d'en venir à cette extrémité. C'est souvent la né-
gligence du maître qui rend Vécolier punissable '. »


« S'y prit-on jamais de la sorte, disait Sénèque, pour dres-
ser un cheval? est-ce à force de coups qu'on le dompte? ne
serait ce pas un moyen sûr de le rendre ombrageux et rétif?
un habile écuyer sait le réduire en le caressant d'une main
flatteuse. Pourquoi faut-il que les hommes soient traités plus
durement que les bêtes? »


Quelques-uns de mes lecteurs s'étonneront peut-être de
me voir insister si longtemps sur ce point. Les punitions
corporelles, me diront-ils, sont partout abolies: Dieu merci!
on ne frappe plus les enfants. Pourquoi donc citer tant
d'autorités, et nous démontrer si longuement qu'il ne faut
pas les frapper?


Je voudrais partager à cet égard la sécurité de mes lec-
teurs; mais je ne le puis. La vérité ne me le permet pas, et
je suis obligé de dire avec Rollin : il y a aujourd'hui encore
bien des maîtres qui croient que, pour élever la jeunesse,
la voie la plus courte et la plus sûre est celle des punitions
matérielles : je dirai même, et toujours avec Rollin, que les


1 . Çœdi descentes, quanquam et receptum sit, et Chrysippus non impro-
bet, minime velim : primum, quia déforme atque servile est et certe, quod
convenit si'œtatem mutes,injuria; deinde, quod si cui tam est mens illi-
beralis, ut objurgalione non corrigatur, is etiam ad plagas, ut pessima
quœque mancipia, durabitur; postremo quod ne opus erit quidem hac cas-
tigatione, si assiduus sludiorum exactor astilerit. Nunc fere negligentia
pmdagogorum sic emendari videtur. ( I , 3.)




388 LIV. I I I . — L'INSTITUTEUR.


punitions sont la ressource presque unique que connaissent
et emploient plusieurs d'entre eux.


Oui : les punitions matérielles, le cachot et la chambre
noire, les injures, les coups même, les férules et les soufflets,
et les pensums, qui, selon moi, ne valent pas mieux, jouent
encore leur rôle dans l'Éducation. Il y a encore beaucoup
de maîtres qui trouvent commode d'avoir recours à ces
moyens violents, plutôt que de s'appliquer sérieusement,
comme le veut Quintilien, à bien remplir leur devoir, plutôt
que d'employer tous les vrais et grands moyens d'Éducation
pour venir à bout de leur tâche.


Et même parmi ceux qui professent une doctrine sembla-
ble à la mienne, et qui déclarent hautement qu'il ne faut
point infliger de punitions corporelles, et qu'on ne doit j a -
mais frapper les enfants, n'y en a-t-il point à qui il arrive
quelquefois de s'oublier eux-mêmes et dans leur emporte-
ment, de tirer les oreilles et les cheveux de leurs élèves, de
les prendre par le bras, de les secouer avec violence, etc.


Je le demanderai : cela n'arrive-t-il pas quelquefois même
dans les maisons d'Éducation chrétienne? Les Orbilius, au-
quel Horace donne le nom de Plagosus, y sont-ils tout à fait
inconnus? Ne s'y rencontre-t-il jamais de maîtres brusques,
irritables, violents? Eh bien! je le déclare ; frapper un en-
fant, même quand cela n'arrive qu'en passant, et précisément
parce que c'est un accès d'humeur et un emportement, c'est
une indignité! Et puis, chose étrange! cela devient bientôt
une contagion : cela gagne : ce qu'un professeur a fait, un
autre trouve simple aussi de le faire. Cela se passe, d'ail-
leurs, le plus possible à l'insu d'un supérieur, à l'insu d'un
préfet de discipline; il n'en faut pas davantage pour changer
en peu de temps tout l'esprit d'une maison; et'quand les
maîtres qui se permettent ces lâchetés sont des prêtres, je
n'ai pas d'expression pour dire le mépris et l'horreur qu'ils
m'inspirent. Quoi! de ces mêmes mains qui offrent le saint




CH. VI. — LA FERMETÉ ET LÀ DOUCEUR. 389


sacrifice de la messe, et qui distribuent la sainte communion
à ces enfants, les frapperl...


Mais comment ne sentent-ils pas que c'est mettre dans
l'âme de ces pauvres enfants des sentiments déplorables, que
c'est leur faire haïr, quelquefois à jamais, la religion et le
sacerdoce! C'est du moins s'exposer à des réponses qui les
couvriraient avec justice de confusion et d'ignominie : dans
un des Petits Séminaires que j'ai gouvernés, un maître, à
l'insu du supérieur, ayant un jour frappé de jeunes enfants,
un d'eux lui dit : Monsieur, j'aimerais mieux être dans un
lycée sans religion : on ne me battrait pas.


Qu'on me pardonne ces lignes : assurément rien n'est
plus rare que de tels excès dans les maisons d'Éducation
chrétienne : en vingt ans, je n'en ai fait que deux fois per-
sonnellement la triste rencontre. Mais l'ayant rencontré si
près de moi, j'ai cru qu'il était de mon devoir de ne pas le
taire, afin d'avoir le droit de dire ici toute ma pensée, et à
tout le monde.


VI


Il y a une autre manière de frapper ces pauvres enfants
qui ne me paraît ni moins grossière, ni moins funeste : c'est
de leur donner des pensums, et quelquefois de les en accabler.
Ce genre de punition est fort connu, et malheureusement
trop fréquent. — Il consiste, — je le dirai pour ceux qui
l'ignorent, — à copier de force trois, quatre, cinq, dix pages,
plus ou moins, d'un auteur quelconque.


C'est dans ce sens qu'on dit : On lui a donné en pensum
quatre cents vers de Virgile. — 11 a eu trois pensums celte
semaine. — Je tire ces exemples du dictionnaire même de
l'Académie, qui a été condamnée à s'occuper du mot et de la
chose, tant le pensum est encore en usage et en honneur
parmi nous!




390 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


Et cependant, je le répète : à mes yeux, le pensum n'est
qu'une des punitions matérielles les plus inutiles et même les
plus dangereuses, tant pour le maître que pour l'élève.


Pour le maître, le danger est très-grand, etftoici comme je
l'entends : la pente est là très-rapide, et l'entraînement inévi-
table; un pensum est aussi facile, aussi prompt à donner
qu'un soufflet. C'est plus facile encore : il n'y a pas même à
remuer le bout du doigt, il suffit d'un mot. Au moindre man-
quement, à la plus petite inattention : Monsieur, vous me
copierez une page de Télémaque : Cent vers de Virgile. On
comprend, soit dit en passant, combien Télémaque et Virgile
deviennent par là aimables à cet enfant, « Mais, Monsieur,
« je... — Taisez-vous, vous en ferez deux cents'. — Mais,
« Monsieur... — Trois cents, quatre cents,cinq cents, mille,
« et vous ne reviendrez pas en classe que cela ne soit fait. »


On le voit aisément, il n'y a pas de raison, ni de résistance
possible; la facilité du succès est enivrante,et il y a peu de
têtes de professeurs qui y tiennent : on arrive à trois mille
vers, à quatre mille... à la folie, sans le vouloir. Puis, la
colère, l'enivrement passé, la réflexion vient : on réduit le
pensum, mais quelle que soit la réduction, il reste toujours
là une brutalité, un enfant frappé, et un professeur avili.


Et même quand vous avez été modéré, et n'avez infligé que
les quatre cents vers du dictionnaire de l'Académie, à quoi
aboutissent ces quatre cents vers?


L'enfant les a faits, comme vous dites ; les a copiés ; est-il
devenu plus savant? plus sage? plus docile? y a-t-il même
compris quelque chose? Non, sans doute : vous n'y tenez pas
vous-même; il hait seulement un peu plus l'étude, il aime
beaucoup moins son professeur, qu'il n'aimait déjà pas trop.
Les livres lui deviennent odieux. Son Virgile et son Télé-
maque ne sont plus à ses yeux qu'un instrument de peine et


1 . Ferez, pour copierez : c'est la langue du penmm.




C H . V I . — L A F E R M E T É E T L A D O U C E U R . 394


de honte. Au lieu de les chercher et de les lire avec plaisir,
il en détourne les yeux comme si Télémaque et Virgile étaient
la cause de la punition qu'il a subie ; il les repousse comme
il repousserait les verges dont on se serait servi pour le
frapper.


Virgile! — me disait un jour un homme du monde à qui
je conseillais d'en lire un admirable morceau, la quatrième
églogue, — Virgile ! oh ! ne m'en parlez plus : j'en ai fait
trop de P E N S U M S !


Et puis, cepensum, qu'il soit fait dans Virgile ou dans Cor-
nélius, il devient la première origine, et comme le premier
enchaînement d'une suite de chagrins et de malheurs, tous
plus funestes les uns que les autres pour cet enfant.


Etd'abord, pour le l'aire, il faut trouver le temps, coûte que
coûte; ou autrement ne pas revenir en classe. Mais ce temps
n'est pas toujours facile à trouver.


Je me souviens d'avoir vu faire un pensum, pendant la ré-
création, dans le coin d'une cour: l'enfant était assis sur
une borne, grelottant et écrivant sur ses genoux. C'était au
mois de décembre. Sentez-vous le charme, le profit, et même
la possibilité d'un tel travail ?


Les professeurs sont équitables, il est vrai, et générale-
ment ils-n'exigent pas que lepensum soit bien fait : on compte
les lignes, quatre cents, cinq cents ; et cela plus ou moins
bien compté, l'enfant rentre en classe.


C'est même grâce à cette indulgence que le pensum se fait
souvent avec quatre plumes à la fois, attachées l'une au-des-
sus de l'autre, en sorte qu'on écrit quatre ligne d'un coup,
si cela peut s'appeler écrire. Chose singulière! le-pensum
bien fait ne serait pas toujours sansinconvénient pour l'élève.
Les professeurs sont tellement accoutumés à ce que l&pen-
sum soit mal fait, qu'ils ne le reconnaissent pas à d'autres
caractères: il faut pour être bien reçu que ce soit à peu près
illisible. Je connais un élève consciencieux, qui ayante» par




392 IJV. III. — L'INSTITUTEUR.


hasard un pensum, crut qu'il était de son devoir de le faire
aussi bien que possible, et l'apporta parfaitement écrit, sur un
papierpropre etconvenable. En recevant cetétrange pensum
des mains de l'élève, le professeur le déchira. — Ce n'est pas
là un pensum, lui dit-il, c'est une page que vous avez déta-
chée d'un de vos cahiers, pour me tromper. Allez faire votre
pensum, et ne revenez en classe que quand il sera fait.


Une des suites du pensum, comme je l'ai dit, c'est de sus-
pendre de temps en temps les études de l'enfant et de l 'em-
pêcher de revenir en classe ; et on le comprend : pour faire
son pensum, ses quatre cents, ses mille vers, même avec
quatre plumes, et ne pas s'exposer à en avoir le double, le
triple, s'il ne l'apporte pas au jour fixé, il faut que l'élève
fasse mal, ou ne fasse pas ses autres devoirs, qu'il ne sache
pas ses leçons, ou qu'il perde toutes ses récréations ; c'est
une complication inextricable. Il aime mieux ne pas revenir
en classe pendant deux ou trois jours.


Mais la classe manquée n'aide pas à faire de progrès et à
éviter les pensums à l'avenir. Poussés à bout, ne sachant où
donner de la tête ce qui paraît le mieux pour plusieurs,c'est
de laisser là le collège, et ceux qui l'habitent, et les cahiers,
et les livres, et les auteurs les plus vantés, dont les beautés
après tout importent peu à ceux qui n'y ont trouvé que pen-
sums et supplices.


Mais, me dira-t-on,sitout cela est odieux, si le régime des
pensums et des punitions corporelles n'est pas possible, il
n'est pas moins vrai que les enfants sont des enfants, et qu'il
se rencontre quelquefois des natures bien légères, bien in-
grates, perverses même, avec lesquelles il est très-difficile de
n'employer que des moyens de douceur. Gomment vous y
prendrez-vous avec de tels enfants?


C'est ce que nous examinerons dans le chapitre suivant.




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 3 9 3


CHAPITRE T I I


Un système pénitentiaire.


I


Quelque soit l'ascendant d'une autorité tempérée de dou-
ceur et de fermeté, quelle que soit l'influence du zèle, des
vertus et de l'habileté des maîtres, la direction régulière
d'une maison d'Education sera souvent et inévitablement
troublée par de plus ou moins fâcheuses déviations. Sans
doute, cette même autorité, également forto et persuasive,
aidera puissamment à redresser ces travers ; mais, pour le
faire avec uneefficacité décisive,il faudra qu'elle ait recours
souvent à la répression, à la correction, et quelquefois à la
réparation ou même à l'expiation du désordre ; c'est ce que
nous avons déjà expressément reconnu.


Des fautes se commettent, et parfois des fautes graves : il
aut évidemment les réprimer, et cela sans faiblesse comme


sans retard. La répression, c'est à-dire le combat direct,
immédiat, livré à ce qui vient positivement troubler l'ordre,
est indispensable.


Ce n'est pas tout : des défauts, souvent grossiers, se dé-
clarent; il faut les corriger. La correction, nous l'avons vu,
va plus loin que la répression. Elle rectifie, elle améliore
au fond : elle remet dans le bien, elle ramène dans la voie
droite celui qui s'en est écarté. Sa nécessité est encore
évidente.


Mais la répression, la correction elle-même ne suffisent
pas toujours; if y faut souvent ajouter la réparation ; l'ordre




m L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .
est quelquefois violé de tglle manière, que ce n'est pas assez
de redresser le coupable et de réprimer ses écarts, il faut
exiger de lui l'exercice contraire d'une vertu positive, qui
répare le mal, qui efface par une bonne action la honte et le
désordre d'une action mauvaise, qui rétablisse, en un mot,
chaque chose en son état régulier, normal.


Enfin, lorsque le désordre a été un mauvais exemple, un
scandale, il faut qu'il soit réparé publiquement et avec un
certain éclat : c'est ce que j'entends par expiation. L'expia-
tion est quelque chose de plus quela réparation : c'est une
réparation solennelle, un grand exemple : la loi violée et
la conscience publique l'exigent également. Elle satisfait à
tout, elle efface tout : elle réprime, elle corrige, elle relève,
elle édifie.


On comprend que, si l'expiation publique doit être rare,
elle peut aussi devenir nécessaire, en particulier dans le cas
de certaines fautes graves qui entraînent l'exclusion, et aux-
quelles, par miséricorde, on n'applique point cette peine
extrême, lorsque le coupable promet un amendement im-
médiat, et demande lui-même la plus solennelle expiation.


Quoi qu'il en soit, la répression, la correction, la répara-
tion, l'expiation ne peuvent pas être exclues de l'Education.
Elles y sont absolument nécessaires : c'est en elles que se
trouvent tout le nerf de la fermeté et l'énergie de la dis-
cipline.


I I


Mais j'ajoute que,dans unemaison d'Education chrétienne,
elles suffisent à la plus grave autorité; et qu'admises sous
ces noms honorables, qui ne présentent rien que de moral
et de digne, elles dispensent d'y admettre les punitions ma-
térielles proprement dites. Lorsqu'il s'agit de l'Education
des âmes, la punition est un nom toujours fâcheux, parce




CH. V i l . — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 3*5


que, réduit à son sens propre, il ne signifie, comme nous
l'avons vu au chapitre précédent, qu'une souffrance, une
peine, ayant sans doute un juste motif et une fin convenable,
mais n'y arrivant que par un châtiment corporel infligé au
coupable, où neparaît pas toujours assez le but moral, le
but élevé de l'Education, tel qu'on doit ici se le proposer.


Nous croyons possible un système pénitentiaire, d'où
soient exclues les punitions matérielles proprement dites :
un système qui atteigne mieux la fin essentielle du châti-
ment, c'est-à-dire l'amendement du coupable, et prévienne
les inconvénients que la punition matérielle a presque tou-
jours, soit pour la santé, soit pour la franchise et la noblesse
du caractère : un système dans lequel ce que certaines répa-
rationséclatantes pourraient avoird'inévitablement matériel,
soit tellement mis au service de l'Education intérieure de
l'enfant, que l'expiation apparaisse toujours comme la pen-
sée dominante; et que la peine corporelle, s'il y en a une,
non-seulement ne soit pas le moyen qu'on se propose pour
corriger, mais ne se rencontre là que comme l'accessoire
inévitable d'un remède purement moral : un système où, par
exemple, le silence, la promenade solitaire, le jeu séparé, la
réprimande sévère, l'humiliation, l'abstinence, soient les
correctifs naturels de la dissipation, de la paresse, de l'insc-
ciabilité, de l'orgueil, de la gourmandise, et de chacun des
défauts qui ont troublé l'ordre et donné le scandale : un sys-
tème, dans lequel l'avertissement public ne soit que la dé-
nonciation, requise par l'intérêt commun, d'un mal conta-
gieux tendant à altérer la bonne et saine constitution de la
communauté : un système enfin, où l'expiation solennelle ne
soit qu'une satisfaction légitimement due à la maison et à
son chef, qui laisse fléchir sa justice par miséricorde, et veut
bien ne pas retrancher et expulser un membre coupable,
mais repentant, et toutefois ne peut se passer d'une répara-
tion nécessaire à l'honneur même de la communauté.




396 L I V . m . — L ' I N S T I T U T E U R .


Un tel système est-il praticable ?
Et d'abord, est-on fondé, en l'admettant, à faire disparaître


le nom de punition ?
Oui, assurément, dans le sens matériel que nous avons


marqué,et qu'implique son acception commune.Dès qu'on se
propose uniquement d'atteindre la fin morale du châtiment, —
c'est-à-dire la répression, la correction, la réparation ou l'ex-
piation du mal, — et qu'on atteint cette fin non plus par les
moyens ordinaires de la punition proprement dite,—moyens
tout matériels, tels que coups, férules, fouet, pensum, piquet,
retenue, prison, — mais par des châtiments d'un ordre tout
moral, tels que le silence, la solitude, la réflexion, l'absti-
nence, l'avertissement public, la réprimande, \'humiliation
religieuse; on peut évidemment, sans faire violence au lan-
gage, établir, etproclamer comme loi dans une maison, qu'il
n'y a point de punitions proprement dites; et il est évident de
plus qu'une telle déclaration a une grande importance; car, ce
principe posé et bien expliqué, les enfants comprennent tout
d'abord qu'on s'adresse avant tout à leur intelligence, à leur
conscience et à leur cœur : ils se sentent à la fois moins con-
traints et plus obligés à bien faire, sous une direction noble
et paternelle. Et dans une telle maison , il arrive que non-
seulement il n'y a presque jamais aucune punition maté-
rielle; mais les fautes, même celles qui demandent une ré-
pression sérieuse et une expiation publique, y deviennent
très-rares : j'ai passé dix années au Petit Séminaire de Paris,
sans autre moyen de correction ordinaire que les noies.de
chaque samedi, et l'avertissement à la lecture spirituelle.


TYutuibis, il le faut bien entendre : lorsque je flétrissais
avec énergie, tout à l'heure, la punition corporelle infligée
violemment de la main du maître lui-même, par suite de
son emportement personnel, je ne prétendais pas flétrir du
même coup les peines disciplinaires infligées au corps en
vertu de la loi, comme elles l'étaient dans l'ancienne Univer-




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 397


site et d a n s n o s m e i l l e u r s é t a b l i s s e m e n t s r e l i g i e u x , j u s q u ' à
la fin d u d e r n i e r s i è c l e , et c o m m e e l l e s l e s o n t e n c o r e e n A n -


g l e t e r r e , et c h e z d 'autres g r a n d e s n a t i o n s 1 . Je m e c r o i r a i s


fort t é m é r a i r e si j e v e n a i s a i n s i , au n o m d e n o s r é p u g n a n c e s


p r é s e n t e s , c o n d a m n e r le p a s s é , et f létrir l e s g r a v e s m o t i f s


p o u r l e s q u e l s on a c o n s e r v é si l o n g t e m p s c h e z n o u s , e t o n


c o n s e r v e e n c o r e c h e z n o s v o i s i n s u n tel s y s t è m e d a n s l ' É d u -


cat ion d e l a j e u n e s s e .


S a n s r e c h e r c h e r m ê m e c e q u i a p u d o n n e r u n e m p i r e a u s s i


é t e n d u et d 'auss i l o n g u e d u r é e a u x c h â t i m e n t s c o r p o r e l s , j e


d i s s i m p l e m e n t i c i , d a n s la p r a t i q u e a c t u e l l e , c e q u e j e c r o i s


p r é f é r a b l e . Mon e x p é r i e n c e m'a d o n c c o n v a i n c u q u e p o u r la


p l u p a r t d e s fautes q u i se c o m m e t t e n t , e t p o u r la p l u p a r t


auss i d e s dé faut s qu' i l i m p o r t e d e r é f o r m e r d a n s le c o u r s d e


l 'Éducat ion , l e s m o y e n s m o r a u x , a v e c d e j e u n e s F r a n ç a i s ,


suf f i sent p r e s q u e t o u j o u r s p a r f a i t e m e n t à l ' a m e n d e m e n t


d e s c o u p a b l e s , et à l ' e x p i a t i o n m ê m e d e s i n f r a c t i o n s l e s


p l u s g r a v e s ; e t q u a n t à m o i , s'il s e r e n c o n t r a i t q u e l q u e s


r a r e s e n f a n t s , a v e c l e s q u e l s c e s m o y e n s m o r a u x f u s s e n t i n -


suf f i sants , j e n e m e c h a r g e a i s p o i n t d e l e u r E d u c a t i o n , e t


j e m'en s é p a r a i s a p r è s q u e l q u e s m o i s d ' é p r e u v e s et d e s o i n s


a s s i d u s , c o n s e r v a n t in tac t l ' h o n n e u r d e n o t r e m a i s o n , la


d é l i c a t e s s e e t la c o n s c i e n c e é l e v é e d e m a j e u n e e t n o m b r e u s e


f a m i l l e , et m e d i s a n t a v e c Q u i n t i l i e n e t a v e c S é n è q u e :


« L'enfant m a l n é , q u e n o s s o i n s p a t e r n e l s n e t o u c h e n t p a s ,


« s ' e n d u r c i r a b i e n v i t e a u x p u n i t i o n s et a u x c o u p s 2 . Et


« d 'a i l l eurs , e s t - c e en f rappant s e s d i s c i p l e s , o u e n e m -


« p l o y a n t p o u r l e s i n s t r u i r e la v o i e d e s r e m o n t r a n c e s , la


1. Il y a évidemment une grande différence à mettre entre les injures et
les soufflets, triste témoignage de l'emportement du maître, et un système
de punition régulièrement établi et appliqué, et en vertu de la loi, par des
maîtres qui gardent toute la gravité et la dignité de leur caractère.


2. Si cui tam est mens iliiberalis, ut objurgatione non corrigatur, is
etiam ad plagas, ut pessima quœque mancipia, durabitur.




398 L1V. ut. — L ' I N S T I T U T E U R .


« conscience et l'honneur, qu'on se montre plus digne de
« les élever'? »


I I I


Entrons dans le détail. — Les fautes et les défauts des en-
fants se rapportent à cinq espèces principales :


4 ° Fautes contre ce qui se nomme la bonne Education :
comme la malpropreté, les manières inconvenantes, l'impo-
litesse, la grossièreté, la gourmandise ; — 2° fautes contre la
subordination et le respect : comme la simple désobéissance
aux prescriptions reçues, les mauvaises réponses, la résis-
tance aux avis donnés, ou même le mépris avoué des bons
conseils; — 3° fautes de paresse : leçons mal sues, devoirs
omis ou mal faits; — 4° fautes de dissipation : bavardage,
infractions de la règle ; — 5° défauts connus et haïs du pu-
blic : l'insolence, les injures, etc.


Eh bien ! je dis que toutes ces fautes, de quelque nature et
gravité qu'elles soient, et selon qu'elles devront être répri-
mées, corrigées, réparées ou expiées, trouveront une répres-
sion, une correction, une réparation, ou même une expia-
tion suffisante, dans les moyens et châtiments moraux.


Mais il faut examiner cela de près dans la pratique, et pour
le mieux faire, j'ai besoin d'introduire le lecteur dans une
maison d'Éducation, et de lui faire voir de près comment
les choses peuvent et doivent s'y passer, conformément au
système pénitentiaire que j'expose.


Avant tout, je suppose qu'il y a une règle dans cette mai-
son, et que les enfants la connaissent; je suppose par con-
séquent qu'on la promulgue solennellement et qu'on l'ex-


1. V ter prœceplor libérations sludiis dignior,qui excarnificabit discípu-
los, si memoria illis non constiterit, aui siparum agilis in legenda oculus
hœserit : an qui monitionibus et verecundia emendare ac docere malit?
( S E N E C , de Clm-, I , 1 6 . )




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 399


plique avec soin chaque année. Dès le premier jour de la
rentrée, le supérieur de la maison, en présence de tous les
directeurs, de tous les professeurs et de tous les élèves, lit et
commente le règlement général et tous les règlements par-
ticuliers de religion, d'études, de discipline; donne les graves
motifs de chaque prescription, de chaque défense ; et si sa
parole est ce qu'elle doit être, il n'achèvera pas cette solen-
nelle lecture sans avoir inspiré à chacun une haute estime
pour cette règle, un profond respect pour l'autorité qui la
proclame, et l'amour même des devoirs qu'elle impose; ou
au moins une bonne volonté sincère pour les accomplir.


Au Petit Séminaire de Paris, je lisais le règlement et je
l'expliquais pendant tout le premier mois, chaque jour une
demi-heure; et au commencement du carême, j 'y revenais
encore, et je reprenais pendant quinze jours l'explication
des points principaux.


Qu'on veuille ne pas s'étonner de ceci : c'est du bon sens;
c'est de la justice; peut-on demander à ces enfants l'obser-
vation fidèle, consciencieuse, constante de la règle, si on
ne fa leur a pas fait connaître, estimer, respecter, si on ne
leur en a pas dit et fait entendre les graves motifs? « Je n'ai
« connu les diverses règles de mon lycée, me disait derniè-
« rement un de mes amis, que par les diverses punitions
« dont j'étais accablé.» Triste façon assurément de promul-
guer la loi et de la rendre respectable !


Pour moi, je m'y prenais autrement : je commençais donc
par mettre, autant que je le pouvais, le respect et l'amour,
avec la haute raison de la loi, au tond des âmes : et par là je
fondais au milieu de nos enfants le règne de la discipline
morale, et rendais inutile le déploiement de la force et de la
discipline matérielle.


Ceci supposé avant tout, je pose maintenant en principe
deux autres points très-importants, et tous deux encore pui-
sés dans le simple bon sens :




400 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


Le premier, que j'ai indiqué déjà au cinquième chapitre,
c'est que toute faute, même celles d'inadvertance ou d'igno-
rance, même celles dont le temps et l'âge corrigeront infail-
liblement, les fautes les plus pardonnables en un mot, ne
doivent jamais être pardonnées sans que le principe de rai-
son, de vertu ou de règlement, qui les condamne, ait été
rappelé et soit maintenu.


C'est ici un point capital : je dirai presque que c'est toute
la discipline morale, toute l'Éducation des consciences. Ja-
mais on ne poussera trop loin le zèle sous ce rapport ; et
comme je désire être parfaitement compris, je m'explique
aussi clairement que possible, et je répète que rien ne doit
être passé à un enfant, pas une faute, pas un mot, pas un
geste, pas un regard répréhensible, sans qu'il soit au moins
averti, éclairé, instruit; repris enfin avec douceur, ou répri-
mandé fortement, suivant les cas.


Toute négligence à cet égard entraîne avec elle les plus
funestes conséquences : c'est, dans un degré plus ou moins
sérieux, de la part du maître, l'abandon, la trahison de la
règle, du devoir, de l'ordre moral : pour l'enfant, c'est la
dépravation de sa jeune âme, l'obscurcissement du vrai et
du bien dans sa conscience encore peu éclairée : c'est le ren-
versement de la loi; c'est le bien et le mal auquel on se
montre indifférent, et qu'on apprend par là même à l'enfant
à ne pas discerner, et à traiter avec indifférence.


Le second point, c'est qu'il n'y a pas de discipline morale
dans une maison sans le concours de tous ceux qui, à un
titre quelconque, prennent part à l'enseignement et à la di-
rection de la maison. Autrement la règle n'aura qu'un ou
deux représentants officiels, loin desquels on se croira tout
permis. Ce ne sera plus qu'une police, et encore très-insuf-
fisante, et plus ou moins mal faite par deux ou trois fonc-
tionnaires odieux; mais livrée, bon gré, malgré, au mépris
par tout le reste du corps enseignant. Ce sera encore un dé-




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 401


plorable renversement de la conscience ! comme si la règle
n'était pas toujours la règle, comme si le mal n'était pas
toujours le mal, comme si une faute n'était répréhensible
qu'en présence de tel maître, et cessait de l'être en présence
de tel autre ! La règle, s'il m'est permis d'exprimer ainsi
toute ma pensée, la règle ne peut être présente en tout temps
et en tout lieu, tout voir, tout entendre, tout réprimer, tout
gouverner, en un mot, tout maintenir, ou faire tout rentrer
dans l'ordre, que par le concours, la vigilance et l'action de
tous ceux qui doivent être comme la règle vivante ; et leur
présence seule suffit à le rappeler partout et toujours, et à
en imprimer le respect. La loi est personnifiée en eux, et la
conscience publique aussi : sans eux, la loi ne sera plus
qu'une lettre morte, ou du moins n'aura qu'une efficacité
incomplète, selon le zèle de quelques particuliers, que ce
zèle même ne tardera pas à rendre insupportables.


C'est donc, dans une maison d'Education digne de ce
nom, c'est un principe fondamental que tout préfet, profes-
seur, président d'étude ou de récréation, en dehors même de
l'exercice de ses fonctions, aussi bien que lorsqu'il les exerce
officiellement, ne laisse jamais commettre en sa présence
une faute, Q U ' E L L E Q U ' E L L E S O I T , sans la reprendre, au moins
par la parole. Le silence ne peut être gardé que lorsqu'un
regard est un avertissement suffisant pour une faute très-
légère, ou bien lorsque le silence lui-même est un reproche
plus sérieux, et l'avant-coureur d'une répression plus
grave.


Tout cela, me dira-t-on, est excellent sans doute, et sera
évidemment d'une efficacité très-puissante pour maintenir
l'ordre et le respect de la règle ; mais tout cela suppose des
maîtres bien attentifs à leur devoir. — C 'estvrai, je lerecon-
nais;mais j'avoue en même temps qu'il ne m'est pas venu
dans la pensée de chercher un système pour des maîtres
inattentifs, sans conscience ou sans intelligence.


É . , ii . 2 6




402 L1V. I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


IV


Ces deux points bien importants établis, la règle d'ailleurs
bien promulguée et bien connue, j'arrive maintenant à l'ap-
plication détaillée : je suppose que tous les maîtres sont sur
pied, à leur poste et à leur devoir, et voici quelle sera
leur action disciplinaire dans cette maison ; et les divers
genres de répression, de correction, de réparation ou même
d'expiation, qu'ils auront à opposer aux diverses fautes en-
visagées dans leurs divers degrés de gravité, et aussi selon
que ces fautes seront habituelles, fréquentes, ou seulement
échappées à la faiblesse.


On verra que dans ce système les maîtres intelligents et
appliqués sont loin d'être désarmés.


Qu'on ne s'étonne pas des détails dans lesquels je vais en-
trer : ici les détails sont tout. Il n'est pas question d'être
éloquent, mais utile.


4 ° F A U T E S S I M P L E M E N T A R É P R I M E R :


Ce sont les plus légères, mais aussi les plus nombreuses,
et par conséquent les plus nécessaires à surveiller de près ;
ainsi :


Toutes les petites fautes passagères C O N T R E L A P O N C T U A L I T É :
Ne pas se lever au premier signal ; ne pas se mettre en rang au
premier coup de cloche ; arriver tard dans la salle d'exercices,
dans la salle d'étude, en classe, etc.


C O N T R E L E B O N O R D R E : Ne pas bien garder son rang en mar-
chant; pousser son voisin avec affectation ; entrer ou sortir préci-
pitamment, secouer un banc avec bruit mais sans malice ; quitter
sa place sans permission, jouer en récréation d'une manière gênante
pour les autres ; écrire son nom ou celui de ses condisciples sur
les murs, couper les tables en classe, etc.


C O N T R E L ' O B S E R V A T I O N D U S I L E N C E : Causer accidentellement




CH. V I I . — UN SYSTÈME P É N I T E N T I A I R E . 403


dans un passage ; même en classe, à l 'étude, même à la salle


d'exercices ; prendre la parole en classe sans autorisation ; rire


d'une manière affectée, etc.


C O N T R E L E B O N E M P L O I D U T E M P S : Faire à l'étude une lecture
étrangère, faire un travail étranger au devoir, ne rien faire, etc .


C O N T R E L A S U B O R D I N A T I O N : Obéir, mais de mauvaise grâce, etc .


C O N T R E L A T E M P É R A N C E : Manger accidentellement quelques


friandises apportées du parloir, etc.


Toutes ces fautes, quand elles ne dégénèrent point en ha-
bitude, et ne sont point renouvelées plusieurs fois de
suite, n'ont guère besoin pour être réprimées que de Yavis
immédiat ou de la réprimande précise de MM. les préfets,
professeurs ou présidents, sous les yeux desquels elles ont
été commises.


Le zèle et la sagesse de ces Messieurs leur suggéreront,
selon l'occurrence, quels devront être ces avis ; s'ils doivent
rappeler au devoir par quelques mots graves et sévères, ou
bien indulgents et paternels, ou même par un regard, etc.


Cette répression morale, la plus importante de toutes, est
celle à laquelle on manque le plus, parce qu'il y faut du
zèle, du caractère, de la suite, de la tenue, et que ces qua-
lités sont rares; mais, je le répète, rien n'est plus nécessaire;
tout l'ordre, toute la fermeté de l'Education disciplinaire
est là ; c'est le seul moyen de soutenir la règle, d'éclairer et
d'affermir les consciences, de prévenir les mauvaises ha-
bitudes, les fautes graves, les fautes énormes, les ren-
vois, etc., etc.


Principiis obsta : sero medicina paretur
Cum malaper longas invaluere moras.


J'ai tout à l'heure parlé du regard : je dois dire que parm
les moyens de répression morale, un des plus puissants,
c'est en effet le regard mécontent, sévère, attristé du maître,




404 L I V . m, — L ' I N S T I T U T E U R .


du supérieur : regard qui, en restant inflexiblement le même
pendant un certain temps, fait sentir à l'enfant, quand il a
du cœur, qu'il est en état de disgrâce, et le provoque au re-
pentir et à Famendement.


Toutes les fautes légères qui n'auront point dégénéré en
habitude, mais qui se seront renouvelées assez fréquemment
dans un jour, ou dans une semaine, devront, outre Vavis
immédiat, qui relèvera chacune d'elles en son temps, être
réprimées par ces Messieurs au moyen d'un avis plus dé-
veloppé, plus sérieux, donné'en particulier ou en public, et
surtout au moyen des notes hebdomadaires et mensuelles,
qui sont lues solennellement devant toute la communauté.
Ces notes, si elles sont bien faites et bien proclamées, sont
le plus puissant moyen de répression dans une maison


'd'Education comme celle dont il s'agit ici. J'en parlerai
quelque jour avec tout le détail nécessaire.


2° F A U T E S A C O R R I G E R .


La correction, nous l'avons dit, va plus loin que la répres-
sion; elle est nécessaire, quand la faute devient plus grave,
ou habituelle, parce que la faute suppose alors un vice inté-
rieur qu'on doit guérir: sans doute il faut dans ce cas répri-
mer au dehors, mais aussi corriger au dedans.


Toutes les fautes ci-dessus désignées, quand elles sont
habituelles, et même lorsque, sans être encore passées en
habitude, elles sont un cas de récidive, suivant presque im-
médiatement l'avis donné, doivent être considérées comme
ayant une certaine gravité : alors il n'y a plus seulement
faute, il y a défaut.


De plus, les fautes contre la ponctualité, le bon ordre, le
silence, la subordination, peuvent prendre facilement un
caractère grave. J'en donnerai quelques exemples.


Fautes et I N T E M P É R A N C E D E P A R O L E : Causer fréquemment et




C H . V I I . — U N S Y S T È M E P É N I T E N T I A I R E . 405


l o n g t e m p s ; — se permettre des observations déplacées : dire des


injures à ses condisciples, des mensonges , etc.


Fautes contre la S U B O R D I N A T I O N : Murmurer en obéissant;


bouder; s'impatienter; répondre de mauvaise humeur, etc.


Fautes contre I ' A P P L I C A T I O N : Manquer aux devoirs donnés ;


s'abandonner à la paresse pendant un certain laps de temps, qui


soit capable de nuire aux études.


Fautes contre la S O B R I É T É : Acheter des friandises ; s 'appro-


prier au réfectoire quelque chose de la portion de son vois in, ou


même ce que les domestiques n'auraient point encore desservi ;


faire habitude de manger hors du réfectoire, e tc .


Toutes ces fautes doivent être immédiatement réprimées
et de plus corrigées par les châtiments moraux dont nous
avons parlé. Je dis immédiatement réprimées, afin que la
répression ne perde point de son efficacité par un trop long
retard. Mais elles doivent aussi être corrigées sérieusement,
et avec suite : c'est tout à fait nécessaire.


Je prends pour exemple : la D I S S I P A T I O N , le M E N S O N G E , les
I N J U R E S . — Pour réprimer et corriger ces trois genres de
fautes, le S I L E N C E est un admirable moyen, d'une moralité
profonde, et très-efficaces auprès des enfants :1e silence est
en effet l'exercice d'une vertu, d'une réserve, d'une retenue,
d'une direction, directement opposé à une intempérance
de langue qui jette en dehors des justes limites.


La dissipation précipitait dans le bavardage et la divaga-
tion d'esprit : le silence ramène la réflexion, et le plus jeune
enfant même, en apprenant à se taire, apprend à tenir dans
l'occasion un langage plus posé et plus convenable.


Le mensonge est un abus de la parole : les enfants s'y
laissent aller le plus souvent par légèreté, par vanité, ou par
une fausse crainte des suites de la vérité, — car je ne parle
pas ici du mensonge hypocrite et longtemps prémédité. —
Eh bien! le silence rend au jugement plus de solidité, fait
disparaître des craintes chimériques, et dispose à corn-




406 L I V . I I I . — L'INSTITUTEUR.


prendre qu'une parole franche et un aveu sincère sont tou-
jours au demeurant ce qu'il y a de mieux.


Les injures enfin ne sont aussi qu'un abus odieux du lan-
gage, et le fruit ordinaire de l'irritation : le silence ramène
le calme de l'âme, et dès que l'âme est tranquille, on aper-
çoit aisément l'indignité des paroles que l'on a prononcées.


Comme à ces divers genres de fautes, il se mêle souvent
quelque jactance ou même de l'orgueil, faire mettre quel-
ques moments à genoux en classe ou à l'étude est, selon
l'âge et les dispositions de l'enfant, une humiliation quel-
quefois très-utile, qui rentre dans les moyens de répression
morale, mais dont l'emploi exige beaucoup de prudence et
de gravité.


Dans tous ces exemples, il est facile devoir que le but est
suffisamment atteint, et que la punition proprement dite,
un pensum, par exemple, n'ajouterait rien à l'efficacité de la
répression, et entraînerait d'ailleurs les inconvénients déjà
signalés et d'autres encore. Il n'est personne qui n'avoue
que le silence est au moins aussi efficace pour réprimer le
mensonge ou la dissipation, que la copie mille fois répétée
du verbe garrire ou du verbe mentiri.


Ainsi encore, tel enfant fait mal habituellement ses de-
voirs de classe : les notes du samedi,les réprimandes ne l'ont
pas corrigé. On choisit chaque semaine ses deux plus mau-
vais devoirs, et on les lui fait refaire sans préjudice des
devoirs ordinaires; et cela aux dépens de certaines lectures
permises et plus attrayantes, au prix même de certaines
heures d'étude libre, les jours de congé, et le dimanche : et
même, dans un cas extrême, aux dépens d'une certaine partie
de son congé. Je dis : dans un cas extrême : car ce doit être
rare, même pour les petits enfants.


Mais, qu'on le remarque bien, ce n'est pas ici un pensum
dans le sens matériel et en quelque sorte brutal attribué à
ce mot : c'est son devoir même que refait l'enfant : on peut




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 407


lui dire et lui faire comprendre qu'un devoir donné par un
professeur est, comme le nom même l'indique, une dette
imposée à chacun des élèves par l'ordre établi ; qu'en ex-
cepter tel élève, sur le seul motif de sa paresse, ce serait
troubler l'ordre des études, et commettre même une injus-
tice envers le reste des disciples, sans compter le mal réel
qu'on ferait au paresseux lui-même.


Ce devoir à refaire suppose, il est vrai, chez l'enfant de la
bonne volonté; mais ici la bonne volonté est possible : avec
les pensums, elle ne l'est pas. Ici l'enfant travaille à se cor-
riger, à mieux faire : il y peut même facilement réussir, et
se réhabiliter ainsi aux yeux de son professeur et de ses con-
disciples, tandis que le pensum ne réhabilite rien, et n'est
jamais qu'une peine et une honte.


On peut encore imposer aux paresseux, comme aux gour-
mands, l'abstinence : c'est très-efficace. La pénitence du pain
sec imposée aux paresseux, quoiqu'elle ne semble s'adresser
qu'au corps, peut néanmoins être considérée comme une
correction morale. Celui qui ne travaille pas, dit quelque
part l'Ecriture sainte, ne doit pas manger. J'ai vu un jour un
enfant pieux, mais très-mou au travail, si frappé de cette
parole, qu'elle le décida à changer de conduite, et à se sou-
mettre d'abord de très-bonne grâce, en esprit de religion, à
la pénitence que je lui imposais. Ce principe est conforme,
en effet, à la condition essentielle de l'homme, auquel Dieu
n'a promis le pain qu'au prix de ses sueurs .-cela est très-bon
à rappeler au paresseux riche comme au paresseux pauvre,
quand on le prive justement de ce qu'il ne sait pas gagner,
et que d'ailleurs on lui accorde par miséricorde le soutien
nécessaire de la vie et de la santé : ce n'est point là simple-
ment punir, mais corriger.


La pénitence, qui sert de correction à la faute commise, et
de frein à la tentation d'en commettre une nouvelle, est une
mortification de l'ordre moral le plus élevé; telles sont,




408 L I V . m. — L ' I N S T I T U T E U R .


outre Vabstinence, le silence, la solitude, l'humiliation.
Le maître qui inflige de telles pénitences conserve, en les


infligeant, toute sa dignité, ce qui ne serait pas, s'il châtiait
lui-même l'élève matériellement, et portait sur un enfant la
main pour le frapper. L'humiliation, d'ailleurs, publique ou
privée, qui se trouve dans de telles pénitences imposées au
coupable, est une garantie suffisante contre les fautes à venir;
et cette simple correction morale a l'immense avantage de
ne point produire l'avilissement du caractère de l'élève, qui
est presque toujours le résultat des coups; de ne point forcer
l'écolier de consacrer à un pensum inutile et odieux un tem ps
jugé nécessaire à la composition d'un devoir soigné, ou enfin
de ne point le priver, comme la retenue, d'une récréation
utile et peut-être indispensable à sa santé.


3° F A U T E S A R É P A R E R .


Mais l'ordre est quelquefois troublé de telle manière, qu'il
ne suffit pas de redresser ou de réprimer, il faut réparer. Les
injures dont nous avons parlé plus haut, reviennent encore
ici comme exemple : supposons qu'il s'y joigne de plus une
menace et même une voie de fait. Les unes et les autres ont
causé un véritable tort à l'honneur, à la dignité de celui qui
les a reçues: il faut donc réparerce tort. On demande d'abord
à l'orgueil une satisfaction nécessaire, elle coupable va faire
d'humbles excuses, des excuses proportionnées à l'outrage.


De plus, en se livrant à la colère, on s'est rendu indigne
de la société au milieu de laquelle on vit : le silence, la soli-
tude sont donc des réparations, et tout à la fois des précau-
tions, que non-seulement l'on se doit à soi-même, mais que
l'on doit aux autres. J'ajoute que ce sont des réparations
suffisantes, même pour les fautes graves en ce genre : les
pensums ou la prison sont les seules peines qu'on pourrait y
joindre; or, les pensums ou la prison imposés, après que des
excuses ont été faites, après que le silence et la solitude ont




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. 409


été acceptés, ne seraient plus aux yeux du coupable qu'un
supplice à subir pour une faute qui a été moralement répa-
rée. Une telle pensée n'est propre à inspirer aucun bon sen-
timent, et l'on sait quels sont les résultats les plus ordinaires
de la discipline des cachots et des pensums, pratiquée dans
l'Education.


Pour moi, j'ai corrigé de leurs emportements et de leur
colère les enfants les plus violents, en leur disant: Mon en-
fant, vous ne savez pas jouer avec vos condisciples sans vous
fâcher avec eux : vous jouerez seul, soit à la balle, soit au
•cerceau, soit aux billes. Je n'avais pas même toujours besoin
de les mettre au silence et à la promenade solitaire ; le jeu
à l'écart suffisait. Au bout d'un, de deux ou trois jours au
plus, pendant lesquels le pauvre enfant avait tout à la fois la
tristesse et la honte de jouer seul au milieu de ses condis-
ciples joyeux, il était à bout ; il ne tardait même pas à leur
faire compassion, et ordinairement, avant la fin du premier
jour, celui qui avait été injurié ou frappé, venait demander
et obtenait la grâce du coupable ; et une bonne partie de
balle ou de cerceau faite ensemble scellait à jamais la récon-
ciliation. 11 n'y avait plus alors à craindre qu'une amitié
trop vive.


Le plus souvent, la gourmandise n'exige aussi qu'une ré-
paration. — La gourmandise, c'est l'absorption prématurée,
passionnée, de ce qui était destiné à satisfaire aux besoins
raisonnables, à l'heure du repas. Donner au gourmand, en
outre de ce qu'il a ainsi consommé, la ration ordinaire, de-
venue inutile à ses besoins, ce serait un tort fait aubon ordre.
11 faut donc tenir compte de ce qu'il a pris de la sorte pré-
maturément, et lui retrancher, par exemple, sa portion de
dessert, si ce sont des friandises qui l'ont fait succomber;
ou même le réduire au pain sec pendant quelque temps, si
sa consommation anticipée exige une aussi grande répara-
tion. Cette réduction à la portion congrue, étant précisément




440 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


opposée au défaut qu'il faut combattre, est évidemment suf-
fisante pour atteindre la fin qu'on se propose, c'est-à-dire
l'amendement du coupable.


Je dois ajouter ici que si des fautes d'une certaine gravité
étaient fréquentes, et, à plus forte raison, si ellesétaient ha-
bituelles, les maîtres, de concert avec le supérieur, tout en
ne laissant rien passer sans l'avertissement nécessaire, n'im-
poseraient pas, pour chacune de ces fautes, la répression du
silence, de l'isolement, ou de l'humiliation, que peut-être
chacune d'elle méritait; mais s'appliqueraient à suivre
contre le coupable un système d'avis particuliers ou publics,
de notes hebdomadaires et mensuelles, sagement ménagées,
pour livrer aux mauvaises habitudes un combat incessant,
mêlé de force et de douceur. Au besoin, on invoquerait les
avertissements et les réprimandes de l'autorité paternelle ;
on obligerait l'enfant à écrire lui-même ses fautes et ses
mauvaises notes à ses parents.


S'il le fallait enfin, on saisirait l'occasion de produire une
impression profonde par une humiliation éclatante, ou par
tout autre moyen frappant de répression et de correction
réparatrice.


Quant aux fautes d'une certaine gravité, qui peuvent être
considérées comme personnelles envers les maîtres,à moins
de la nécessité urgente d'une répression immédiate, elles ne
seront pas reprises sur-le-champ, mais seulement plus tard ;
ou par les maîtres eux-mêmes, ou, ce qui pourrait être plus
digne, par le supérieur, qui aurait l'avantage, en sévissant,
de ne paraître que le vengeur impartial de l'autorité mécon-
nue et de l'ordre troublé.


Le supérieur ferait, dans ce cas, l'application du moyen
de correction réparatrice qu'il jugerait le plus utile.


Mais si la faute a été publique, ou avait eu un caractère
offensant, il faudrait une réparation publique. Parmi les
fautes de ce genre, je mets toutes les fautes de respect contre




C H . V I I . — U N S Y S T È M E P É N I T E N T I A I R E . 4H


les maîtres, à tous lesdegrés: lespluslégères même doivent
être sérieusement réparées. Les plus graves, à moins qu'elles
ne soient qu'un premier mouvement, sont des cas d'exclu-
sion, et il n'y a que la réparation la plus prompte, la plus
spontanée, la plus généreuse, qui puisse sauver le coupable
du renvoi immédiat.


Je suis amené à parler ici de la quatrième espèce de
fautes.


4» L E S F A U T E S A E X P I E R :


Sous ce nom, je comprends les fautes très-graves, que la
discipline d'une maison chrétienne ne peut tolérer long-
temps, sans prononcer l'exclusion du coupable : comme
l'opiniâtreté dans la paresse; l'indocilité, quand elle est ac-
compagnée d'un air de dédain ; une dissipation grave ou
fréquente à la chapelle; le mépris habituel durèglement; un
refus formel d'obéissance ; la colère revenant souvent avec
des parolesinjurieuses ; le mauvais esprit, leprosélytisme du
désordre, etc. — Ainsi, troubler à dessein une classe, une
étude, par des bourdonnements, par une agitation cachée,
ou par des éclats de rire; jeter le désordre dans la marche
de la communauté, se faire dans les grandes ou les petites
choses un jeu journalier de la violation de la règle, etc ;
tout cela réclame un remède prompt et efficace, parce que
tout cela suppose dans l'enfant une volonté perverse, un vé-
ritable esprit de révolte, avec lequel il n'y a pas de transac-
tion possible. Ici, un avertissement très-solennel est le pre-
mier châtiment du coupable, et, s'il n'en tient compte, alors
le renvoi doit être immédiat ; à moins que, par miséricorde,
et sur la demande du coupable lui-même, la règle violée ne
condescende, dans l'espoir de l'amendement, à une expiation
éclatante, comme d'êtremis à genoux et au pain sec pendant
un ou plusieurs repas, au réfectoire, devant toute la commu-
nauté. J'ai vu cette expiation produire des effets décisifs, et




412 M V . I I I . ~ L ' I N S T I T U T E U R .


les plus salutaires; et quand par hasard elle ne les produi-
sait pas, l'exclusion alors était définitivement prononcée 1 .


Quelquefois, cependant, avant de la prononcer, je consen-
tais,sur la demande des parents, à une dernière épreuve,
celle de la chambre de réflexion.


La chambre de réflexion ne ressemble en rien àuneprison.
L'enfant y est matériellement aussi bien, etpeut-être mieux
sous certains rapports qu'il ne serait ailleurs dans sa vie or-
dinaire ; la nourriture y est celle qu'il a tous les jours. La
chambre elle-même est agréable, ornée de pieux tableaux,
avec une bibliothèque et des livres intéressants, comme la
Vie des jeunes Écoliers chrétiens, les Récits des Lettres édi-
fiantes et des Missions étrangères, etc. Il va sans dire que
l'enfant y est fréquemment visité par ses maîtres, par le su-
périeur, par son confesseur même, s'il le désire; par ses
parents enfin, et au besoin, par quelques-uns de ses meil-
leurs condisciples et de ses amis.


Seulement, il est là pour réfléchir: c'est comme une retraite


1. Mais, me dira-t-on peut-être,mettre ainsi un enfant, un jeune homme
à genoux au réfectoire, et au pain sec, n'est-ce pas un châtiment excessif?
— Je ne le pense pas : c'est rappeler le coupable d'une manière plus s o -
lennelle, et publique, à rentrer en lui-même , à s'humilier de sa faute ;
c'est le mettre pendant un temps prolongé face à face avec sa conscience
et avec la conscience des autres, dans uu état de pénitence, niais selon la
plus haute acception du mot. Dans de grandes communautés de religieux
ce moyen est employé ; à plus forte raison peut-il l'être avec des enfants,
avec des jeunes gens, sur leur demande, et avec le consentement de leurs
parents, lequel ajoute encore à la solennité de la réparation. J'ajoute que
ce n'est pas aux plus petits, c'est aux plus grands que cette peine toute
médicinale peut être plus utile. Je l'ai vue, dans mon enfance, pratiquée à
tort et a travers avec de petits enfants, de manière à lui ôter toute son
efficacité. C'est, si on l'entend bien, un mode de correction si grave, si
élevé, si profondément moral, qu'avant tout il ne doit pas être indiscrète-
ment appliqué, il ne doit l'être que rarement, dans mon système, et à la
prière des coupables; il doit de plus, toujours emprunter quelque chose
du caractère de la pénitence publique et de l'amende honorable. C'est assez
dire qu'il ne peut convenir ni dans toute maison, ni dans tout système
d'Éducation.




CH. VII. — UN SYSTÈME PÉNITENTIAIRE. . 413


de quelques heures, d'un jour, de deux jours au plus, dansla-
quelle il examine tranquillement devant Dieu, et avec ses
meilleurs amis, s'il aura le courage d'écouter de meilleures
inspirations et de changer de conduite ; ou bien s'il se déci-
dera à quitter la maison, car il sait qu'il n'y a pas pour lui
d'autre alternative : il faut ouse séparerdeses maîtreset de
ses condisciples qui l'aiment et ne désirent que son bien,
ou se mieux conduire, et se rendre digne de leur amitié.
C'est pour y penser sérieusement qu'on l'a placé dans cette
chambre de réflexion; et les heures qu'on y passe sont les
dernières qu'il passera dans la maison, s'il ne prend coura-
geusement un grand parti. Du reste, il est libre dans cette
retraite, et il peut la quitter à toute heure, s'il veut sortir de
la maison et rentrer dans sa famille. Je n'ai pas besoin
d'ajouter que le succès a manqué rarement à cette dernière
épreuve de notre système pénitentiaire.


Parmi toutes les fautes dont je viens de parler, je n'ai rien
dit de celles contre la religion et contre les mœurs. Pour de
telles fautes, ne fussent-elles qu'une parole, un geste, un
sourire, un regard, je n'admettaisaucuneréparation, aucune
expiation : le renvoi était immédiat.


Et maintenant, s'il faut résumer tout ceci, et dire en quel-
ques paroles les moyens d'action, de répression et de correc-
tion, que, sans punitions matérielles proprement dites, les
maîtres peuvent avoir à leur disposition pour maintenir
l'ordre dans un établissement bien réglé, les voici :


1. Le règlement de la maison, toujours présent, dont ¡1 doivent sans
cesse rappeler l'observation ;


2. Leur présence personnelle, et parfaitement exacte, partout où ils
doivent représenter l 'ordre et la règle ;


3 . L'autorité morale dont chacun doit soutenir son autorité réelle;
i. L'avertissement immédiat, public ou particulier;
5. La réprimande publique ou particulière, en c lasse , en récréation,


partout ;
6. Les notes hebdomadaires;
7. L'intervention des parents : les avertir, les faire avertir par l'enfant




414 UV. m. — L ' I N S T I T U T E U R .


lui-même de sa mauvaise conduite; les prier d'écrire à leur enfant. Rien
n'est plus efficace;


8. Le silence et la promenade solitaire, — pendant une récréation ou
plusieurs, — un ou plusieurs jours, — sous la surveillance ordinaire de
Messieurs les présidents de récréation;


9. Le jeu à l'écart ;
10. La privation du jeu ;
11. L'abstinence, la privation du dessert. '—d'un p lat ,— de deux plats.


— Ces privations, quand elles ne vont pas au delà du dessert, ou d'un
repas par semaine, peuvent être infligées immédiatement, et sans que
M. le préfet de discipline ou M. le supérieur soient avertis ;


12. La privation de sortie, mais uniquement lorsqu'elle est demandée
par les parents; et encore, dans ce cas très-rare, tout à fait exception-
nelle, et, à cause de ce qui se trouve là de très-délicat, décidée en conseil ;


13. La mise à genoux, soit en classe, soit à l'étude? cela demande pru-
dence et gravité ;


14. La mise à genoux et le pain sec au réfectoire, à un ou plusieurs repas ;
15. La salle de réflexion, un ou plusieurs jours.— Ces deux derniers


moyens ne s'emploient jamais sans l'entremise de M. le supérieur, sur la
demande des parents ou de l'enfant, et pour prévenir un renvoi ;


16. Le renvoi ;
N O T A . — Le piquet, le pensum, la retenue, la férule, ou d'autres puni -


tions de même sorte, sont absolument interdits.
La mise à la porte de la classe ne peut être qu'extrêmement rare. Le


devoir mal fait peut être refait, mais jamais sous la forme d'un pensum.


CHAPITRE T i l l
De la fermeté de l'instituteur.


D E S R E N V O I S


Je me propose d'examiner ici :
1 ° Quelle est la nécessité, et quelle doit être lafacilité des


renvois, dans une maison d'Education chrétienne ;
2° Quelle est la tristesse de ces renvois;
3° Tout ce qu'il faut faire pour éviter de renvoyer des en-


fants d'une maison chrétienne ;




CH. VIII. — DES RENVOIS. 415


4° Je dirai quelque chose desenfants désespérés, èt j 'indi-
querai pour eux une dernière et presque infaillible res-
source ;


5° Enfin, je parlerai de quelques moyens pratiques pour
opérer un renvoi.


I


Ainsi qu'on l'a vu, il n'y a quedeux disciplines possibles :
La discipline matérielle avec des punitions, des pen-


sums, la prison, et pour résultat à peu près inévitable, la
haine;


Et la discipline dont j'ai exposé la théorie dans les cha-
pitres précédents ; la discipline morale, avec les avertisse-
ments doux et fermes, la louange et le blâme, les corrections
modérées et paternelles, le dévoûment et l'amour.


A l'appui de cette discipline morale, il y a les enseigne-
ments et les avis du supérieur, ou du chef de la maison,
quelque nom qu'il porte, donnés chaque soir à la lecture
spirituelle; et les notes de chaque enfant proclamées solen-
nellement chaque s'emaine : tel est le pivot sur lequel roule
et se soutient tout le système correctif de la maison, et ce
pivot suffit.


Il y a d'ailleurs simultanément, dans une telle maison,
tant d'autres ressources admirables d'Education, tant d'au-
tres moyens d'une efficacité profonde, pour atteindre, amé-
liorer, gouverner lésâmes! des congrégations ferventes, la
sainte messe chaque jour, le chant des cantiques, la parole
de Dieu, tant de fêtes pieuses et surtout la communion fré-
quente, qui est l'âme de toutes les fêtes, le but et la récom-
pense de tousles efforts. Je le répète : avec tout cela, la
discipline morale et la parole des instituteurs suffisent.


Dans une telle maison, sauf chez les très-jeunes enfants,
les fautes sont rares ; et, non-seulement les punitions maté-




446 L1V. I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


riellesproprement dites sont inconnues, mais ces châtiments
moraux eux-mêmes dont j'ai parlé, le silence, le jeu à l'écart,
l'abstinence, la promenade solitaire, ne se rencontrent que
rarement. Au Petit Séminaire de Paris, sur cent quatre-
vingts enfants et plus, qui composaient la première et la se-
conde division, à peine y avait-on recours deux, trois ou
quatre fois par an.


Et j'ajoute qu'il en doit être ainsi ; autrement le système
est faux, et l'harmonie manque.


Om', une telle maison doit être une maison d'élite, où ré-
gnent avant tout la conscience et l'honneur : sans cette con-
dition, elle tombe bientôt au-dessous des établissements les
plus vulgaires : optimi corruptio pessima.


Tout se tient dans un système d'Education. Si vous avez la
sainte messe chaque jour, il vous faut la piété fervente, par
conséquent la communion fréquente. Or, là où vous avez la
piété fervente et la fréquente communion, vous ne sauriez
avoir en même temps les punitions : elles auraient même
quelque chose de profondément choquant : ou ne faites pas
communier cet enfant, ou ne le punissez pas. Quand vous
l'admettez à la table sainte,vousavez sur'luides penséesqui
ne vous permettent pas de lui infliger une peine matérielle.
Si vous le punissez, la punition rencontre en lui un juge plus
grand que vous, une autorité supérieure à la vôtre qui le
frappe ; et la main compressive de votre discipline ne peut
l'atteindre sans froisser dans son cœur les sentiments les
plus délicats et les plus profonds. Quand le malheur voudra
que cet enfant, le jour même où il a communié, se laisse en-
traîner à quelque faute grave, vous avez autre chose à lui
dire, autre chose à faire avec lui, que de le punir. — Et cela
est si vrai, que dans les établissements mêmes où la commu-
nion est rare et les punitions fréquentes, elles sont suspen-
dues les jours de communion.


Je répète donc que, dans une telle maison, sauf chez les




CH. VIII. — DES RENVOIS. 411
jeunes enfants, qui n'ont pas fait encore leur première com-
munion, les châtiments moraux eux-mêmes dontnous avons
parlé doivent être rares.


J'ai vu un jour, dans une très-bonne maison, un préfet de
discipline, nouveau venu, et d'ailleurs assez inexpérimenté,
mettre toute une première division au silence pendant un
quartd'heure de récréation. J'accourus consterné : ces jeunes
gens s'étaient soumis de bonne grâce; mais leur étonnement
était visible ; et il me fallut du temps pour réparer le mal
d'une si grave erreur. Une telle chose est en effet absolu-
ment incompatible avec le bon esprit, avec la discipline mo-
rale dont je parle.


C'est se blesser soi-même en blessant l'honneur de toute
une division, qui doit être elle-même l'honneur et le modèle
de toute la maison.


C'est abaisser d'un coup le niveau moralde l'établissement
tout entier. Que peuvent dire les plus jeunesenfants, quand
ils sont témoins d'un tel fait? c'est les blesser eux-mêmes
et déconcerter leurs meilleurs sentiments et toutes leurs
pensées; car les plus jeunes enfants s'intéressent aussi, et
les premiers, à l'honneur de la maison, et se plaisent à dire
avec une certaine fierté : « Dans la grande division, on ne
punit jamais. » Et de fait, pour moi, je n'y admettais même
pas de corrections partielles, sauf de très-rares exceptions,
et cela se faisait ordinairement de très-bonne amitié1.


Autrement je ne l'admettais pas. Je le répète : il faut bien
qu'on y prenne garde. Prodiguer même les châtiments mo-


1 . Je me souviens d'une année où je voulus déraciner, d'un coup, un
certain abus, le tutoiement : quand j 'eus bien dit mes motifs et rappelé
l'article du règlement qui le défendait, je fus pendant quinze jours t rès -
ferme avec les infracteurs; et en récréation, quand je nie promenais avec
mes élèves, et qu'il leur échappait de se tutoyer : Ah ! je vous y prends,
disais-je, demeurez en silence pendant trois minutes. Puis, la montre k la
main et tous les autres riant, je faisais exécuter ma sentence. — On le
voit : ce n'était pas une justice et des formes bien acerbes.


É . , I I . 87




i<8 LIV. HI . — L'INSTITUTEUR.


raux est un grand danger. C'est du tout au tout, il n'en faut
pas davantage pour changer l'esprit d'une maison.


Dans une première, et même dans une seconde division,
l'avertissement paternel, les notes, la réprimande sérieuse,
doivent ordinairement suffire. Il faut que chaque directeur,
professeur, président d'étude, et que le supérieur surtout
maintiennent très-haut ces principes de conduite : autre-
ment on compromet tout.


II


Mais une telle maison, je le reconnais, ne peut se main-
tenir qu'à deux conditions : la première, c'est que la disci-
pline préventive y sera exercée avec dévoûment, et par tous;
et la seconde, c'est qu'on y aura une grande et sévère déli-
catesse pour les admissions et les renvois. Puisqu'on n'y
punit pas, il est évident qu'on n'y doit admettre et conser-
ver que les enfants auxquels les punitions ne sont pas né-
cessaires.


Quant aux caractères malheureux sur qui les sentiments
nobles, le dévoûment, l'affection, la foi, la raison n'ont au-
cune action ; quant aux natures basses, ingrates, fausses, ou
très-grossières, sur qui les sentiments moraux sont sans
puissance, il est évident qu'on ne peut les conserver long-
temps dans une telle maison, sous peine d'en troubler l'or-
dre, le bel accord, et compromettre l'Education des autres
enfants.


Je dirai encore : quant aux enfants mal élevés jusque-là,
soit chez leurs parents, soit dans d'autres établissements, et
qui sont venus tard dans la maison chrétienne dontje parle,
leur séjour n'y peut-être qu'une épreuve : après en avoir
essayé quelque temps, si on n'a pas réussi, on se sépare.


Je dis à dessein : on se sépare; je ne dispas : onles chasse,
on les renvoie. Non : chasser, même renvoyer, n'est pas le




CH. VIH. — DES RENVOIS. 449


mot propre. Il y aurait dureté, injustice même, à appeler de
ce nom l'arrêt qui éloigne d'une telle maison des enfants qui
ne sont pas faits pour y rester. On se sépare d'eux avec tris-
tesse, on les éloigne sans éclat pour un temps ou à toujours;
mais on ne renvoie, on ne chasse, que quand il faut un exem-
ple, une réparation éclatante pour expier un scandale public.


En dix ans, au Petit Séminaire de Paris, il ne m'est arrivé
que deux fois d'infliger la peine d'une expulsion ignomi-
nieuse, et de dire tout d'un coup, publiquement, à un en-
fant : Sortez d'ici, vous êtes un misérable !


Il y a plus, et il ne faut pas se faire ici illusion : même
parmi les enfants d'une meilleure nature ou d'un âge plus
avancé ; même parmi ceux qu'on ne punit pas et qu'on ne
doit pas punir, parce que le système moral et l'harmonie
d'une maison ne le peuvent permettre, il peut se rencontrer
des fautes auxquelles on ne doit point pardonner, celles
contre les mœurs, contre la probité, contre la religion: j 'a-
joute les fautes contre le respect; car au-dessus de toutes
les règles essentielles d'une maison d'Education, la loi du
respect envers les maîtres est une loi inviolable, et quicon-
que la blesse en chose grave commet une faute qui entraîne
l'exclusion, à moins qu'elle ne soit spontanémeni, immédia-
tement et solennellement réparée.


le vais plus loin, et ce que j'ajoute est très-important à
bien remarquer : en dehors des fautes graves et impardon-
nables dont je viens de parler, il y a un degré de dissipa-
tion, de paresse, de mauvais esprit, dont l'habitude est ab-
solument impossible à tolérer. Ce degré varieselon les âges:
dans la première division, et à proportion que les classes
sont plus élevées, il ne doit plus y avoir, ni d'enfants habi-
tuellement dissipés, ni d'enfants habituellement paresseux.
— En philosophie, la dissipation et la paresse ne sont tole-
rables à aucun degré. — En rhétorique non plus : à peine un
léger nuage est possible une fois, aux notes.




420 LiV. m. — L'INSTITUTEUR.


Pour moi, au Pelit Séminaire de Paris, en philosophie, en
rhétorique, et même en seconde, je ne tolérais pas même ce
léger nuage. En cinquième et en sixième, il en était autre-
ment; mais je ne pouvais souffrir en seconde d'un jeune
homme de seize ans, et ancien de ia maison, ce que je souf-
frais en cinquième et en sixième d'un enfant de douze à
treize ans.


En troisième, je tolérais bien peu de chose. En quatrième,
et surtout en cinquième, un peu plus. — Il le faut savoir :
de treize à quinze ans, c'est l'âge redoutable; c'est là que
se rencontre la lutte, la grande lutte morale dont j'ai parlé
déjà. Il y faut grande patience, grande compassion, aussi
bien que grande fermeté. Tous mes soins les plus laborieux,
les plus dévoués, les plus tendres et les plus fermes, étaient
auprès des élèves de quatrième et de cinquième.


Mais généralement, à partir de la troisième, je n'avais
plus qu'à recueillir le fruit de mes peines.


La raison, la religion prenaient le dessus. Toute la séve de
ces jeunes natures soigneusement émondées, se tournait au
bien, au travail, à la vertu, à l'honneur, au courage chrétien,
à la piété solide et fervente.


Je dois dire que, quand je recevais des enfants de qua-
torze ou quinze ans, dont je n'avais pas fait moi-même l'E-
ducation jusqu'alors, je n'acceptais pas la lutte avec eux:
je ne les recevais qu'à la condition d'une docilité, d'une
bonne volonté, d'une conduite excellente et immédiate.


S'ils y manquaient, après une forte leçon, deux tout au
plus, je les éloignais de la maison : n'ayant pas commencé
leur Education, je ne me croyais pas obligé à plus avec eux.
Les recevoir avait été déjà une grande faveur. Dès qu'ils ne
s'en montraient pas dignes, j 'y renonçais. Et en tout cas,
pour eux comme pour les autres, à dater de la troisième, je
ne souffrais jamais qu'un enfant devînt un mauvais exemple,
à un degré quelconque.




CH. VIII. — DES RENVOIS. 421


Cela ne veut pas dire que ces enfants fussent sans défaut;
non assurément, mais ils devaient travailler à les corriger.
A la Condition de cette bonne volonté courageuse pour de-
venir meilleurs, je les aidais avec tendresse ; au besoin, je
les supportais avec patience. Mais le mauvais exemple, la
dissipation, la paresse habituelle et le mauvais esprit, je ne
les supportais pas. J'aurais cru sacrifier par là toute la mai-
son, et par conséquent tous mes devoirs. Parmi les jeunes
enfants même, je ne tolérais pas longtemps, même en fait de
paresse, ce qui était un scandale pour les autres. Tel mo-
ment venait où je disais : II faut en finir avec celui-ci, avec
celui-là. Cela ne veut pas dire que ces renvois fussent très-
fréquents. Non, pas plus fréquents qu'ailleurs, et dans toute
maison qui se respecte, peut-être moins : car tel est l'effet
de la discipline morale bien pratiquée, qu'elle prévient les
renvois, comme la crainte du renvoi prévient les punitions
et soutient la discipline morale.


Je dois avouer que le train ordinaire de la maison était si
paisible, si heureux, que mes collaborateurs n'aimaient pas
que j 'y reçusse de nouveaux élèves de douze à quatorze ans.
Nos Messieurs étaient si habitués à voir les enfants répondre
à leur dévoûment et bien tourner, qu'ils ne goûtaient guère
ceux avec lesquels il y avait de graves difficultés et des
chances fâcheuses à courir ; et à ce point de vue même, ils
préféraient les enfants pauvres aux riches, les boursiers aux
pensionnaires. Je n'étais pas toujours de leur avis ; et, de
ces deux classes d'enfants, j'ai souvent préféré les allures
plus vives, plus libres et quelquefois même un peu turbu-
lentes des uns, à la régularité quelquefois un peu contrainte
des autres. Quoi qu'il en soit, il m'est arrivé souvent, trois
ou quatre jours après avoir reçu un enfant, qu'un professeur,
fatigué de sa dissipation ou de sa paresse, venait me dire :
Nous ne pourrons pas garder cet enfant-là ; je crois que vous
ferez bien de le rendre de suite à ses parents.




L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


Mais je ne cédais pas à cette première plainte, à cette im-
patience ; et dès le prochain conseil de tous les maîtres ras-
semblés, en recommandant la patience, le zèle et les Soins
pour le nouvel enfant, en révélant moi-même tous les vices
de sa nature, et toutes les difficultés de son Education, je
disais fortement ce que je dois redire ici : c'est qu'il faut bien
se souvenir qu'on ne reçoit pas dans une maison d'Educa-
tion des enfants pour les renvoyer, mais pour les élever; et
aussi qu'on n'ouvre pas une telle maison pour n'y recevoir
que des enfants dont l'Education soit déjà faite ou parfaite.
On les y reçoit, au contraire, imparfaits, grossiers, turbu-
lents, paresseux, pour les rendre meilleurs : et quand on est
envoyé de Dieu vers eux, c'est uniquement pour supporter
d'abord leurs défauts avec patience, les étudier avec soin,
puis les corriger avec délicatesse; c'est pour inspirer peu à
peu à ces jeunes cœurs l'amour du travail, la piété et les
vertus de leur âge '; et on ne se sépare d'eux que quand
définitivement on n'a 'pu en venir à bout, et qu'on ne saurait
les conserver qu'aux dépens, non pas précisément de sa
tranquillité personnelle, mais du bon esprit de la maison,
et au détriment des autres enfants.


1 . Un.de mes amis m'écrivait dernièrement :
« Je me suis opposé un jour au renvoi de deux élèves. J'avais tout le


conseil contre mo i ; et cependant je gagnai ma cause. L'un de. ces enfants
était grossier, turbulent, dissipé; mais il travaillait bien, et me paraissait
plein de foi . . . Il vient de mourir provincial d'un ordre religieux, et ses
confrères le regardaient comme un de leurs meilleurs sujets. — L'autre
était fort paresseux, mais je remarquais au fond de ses devoirs les plus
négligés le germe d'un véritable talent... Je défendais donc ses intérêts
chaleureusement. Il m'arriva même un jour de dire au conseil : « Prenez
« garde, Messieurs, qu'on ne nous adresse un jour le reproche qu'adres-
« sait Alexandre aux écuyers de son père : Les maladroits! quel cheval ils
« ont perdu, faute de savoir le prendre! » Cet enfant est devenu homme,
« et c'est un des hommes aujourd'hui les plus distingués de notre pays.»




CH. VIII. — DES RENVOIS. i?3


III


On se tromperait d'ailleurs grandement, si on croyait que
j'éloignais de moi ces enfants sans regret, sans douleur, et
sans avoir fait tout ce que je pouvais pour leur épargner à
eux et à moi-même un tel chagrin.


Non, il y a une chose dont je n'ai jamais pu prendre mon
parti, une tristesse dont je n'ai jamais pu me consoler, c'est
d'être obligé de renvoyer un enfant, de renoncera son Edu-
cation après l'avoir commencée.


Non, je n'ai jamais pu me consoler d'avoir, comme je le
disais, manqué l'âme d'un enfant, de n'avoir pu le sauver, le
rendre bon, vertueux. C'était pour moi une douleur amère,
une amertume inexprimable, quand j'étais obligé de le ren-
voyer ou de l'éloigner à cause des autres, et pour sauver le
bon esprit de la maison.


11 y a tel enfant que je pourrais nommer, que j'ai renvoyé
du Petit Séminaire de Paris, il y a quinze ans; c'est encore
pour moi un souvenir douloureux. . Son nom ne me revient
jamais sans un vif et profond serrement de cœur.


Il se nommait Joseph de P***; je ne l'ai jamais revu de-
puis, et si je le nomme ici, c'est dans la pensée que ce sou-
venir et ce témoignage de mes sentiments lui arriveront
peut-être, et afin qu'il sache quelle place il a conservée dans
mes regrets et dans mon âme.


11 avait donné, en récréation, devant ses condisciples, un
sobriquet de collège au président de notre infirmerie, qui
n'était pas d'ailleurs un ecclésiastique ; il avaitmême écrit
ce sobriquet sur un de ses cahiers... Il était du reste l'un
des trois plus forts élèves de sa classe; très-régulier, très-
laborieux; d'un airel d'une figure fort * distingués, et parais-
sait pieux.




424 Liv. m. — L 'INSTITUTEUR.


Ce fut précisément à cause de ces qualités, que je ne
crus pas devoir laisser impunie cette violation de la loi du
respect.


Mais, je le répète, il n'y a guère eu dans ma vie de sacri-
fice qui m'ait plus coûté à accomplir ; et chaque fois que
cette pénible obligation est revenue pour moi, il ne m'a pas
suffi pour me consoler de me dire : J'ai fait ce que j'ai pu
pour sauver cet enfant. Ainsi que le disait autrefois saint
Bernard : une mère seconsole-t-elle de la mort de son fils
parce qu'elle n'a rien épargné poursaguêrison? C'est d'ail-
leurs le mot des saintes Ecritures : Rachel noluit consolari,
Q U I A N O N S U N T . C'est aussi le mol de saint Paul : Continum
cordi dolor.


Le fait est que pour moi, j 'en étais malade : mais quand
il le fallait, j'étais inflexible. Depuis ce temps, j'ai rencontré
sur mon chemin d'autres tristesses ; ce qu'il y a de plus
triste, de plus affreux sur la terre : des hommes faits mira-
culeusement bénisdans leur jeunesse, et dont il fallaitpres-
que désespérer dans leur âge mûr.


J'en ai été plus épouvanté, mais cela a été moins doulou-
reux pour moi. Je disais d'eux le mot de l'Evangile : JEtatem
habent. Mais ces pauvres enfants, on ne peut dire celad'eux!
Ils n'ont ni la raison, ni l'âge, et ils font une compassion
extrême, une pitié qui ne se peut rendre.


Non, rien n'est comparable à la douleur de voir ainsi
périr entre ses mains l'Education d'un enfant, s'altérer son
innocence, s'évanouir l'espérance de sa vertu et son avenir
tout entier!


Aussi, quand je leur annonçais, à la lecture spirituelle,
que j'avais été condamné à renoncer à l'Education de l'un
d'entre eux, et que j'avais prononcé sur sa tête une de ces
terribles paroles de retranchement et de séparation, c'était
avec un accent dont le souvenir m'émeut encore à cette
heure où j 'y pense, avec un accent qui saisissait leurs âmes,




CH. VIII. — DBS RENVOIS. 425


qu'ils n'oubliaient jamais, et qui prévenait d'autres sépara-
tions et d'autres malheurs (


C'est ce sentiment si profond, si douloureux, qui impri-
mait quelquefois à mes paroles une sévérité terrible qui suf-
fisait à tout dans la maison. Et cette sévérité, il la fallait bien"!
car il se rencontre quelquefois de ces malheureux enfants,
les meilleurs même, qui ont tout à coup comme un triple
bandeau sur les yeux : vient, comme je l'ai dit, cet âge si
redoutable de treize à quinze ans, où ils sont quelquefois
effrayants à voir, où l'orgueil, la sensualité, la dissipation,
tout conspire en eux contre eux-mêmes !


C'est alors qu'il faut avoir d'eux une compassion immense,
et en même temps les traiter avec une sévérité inexorable ;
c'est alors qu'il faut les placer entre le bien et le mal ex-
trême, afin que cette extrémité même les rejette dans le bien.
C'est alors qu'il faut les éclairer à tout prix, et leur faire
entendre un langage clair, péremptoire, terrible.


Oui, j'étais terrible, parce que j'étais père ; je ne dis pas
assez : j'étais mère, et je voulais sauver mon enfant; c'était
la tendresse même de mon cœur pour eux, qui m'inspirait
une sévérité, une dureté écrasante.


Chose étrange ! ils le sentaient et au fond ne m'en ai-
maient que davantage. Aujourd'hui, ceux que j'ai traités
avec le plus de sévérité m'ont conservé un souvenir impé-
rissable ; ils avaient mieux entendu et de plus près l'accent
de mon âme.


A l'heure de leur emportement, au milieu du bruit de
leurs passions excitées, ils n'avaient pas compris d'abord ;
mais le trait était arrivé au fond de leur âme. Ma parole s'y
était comme enracinée, et plus tard, dans le silence de leurs
passions apaisées, ils l'ont retrouvée là tout à coup. Ils en
ont été émus, et ils ont dit : c'était un père et le meilleur
des amis !


Je dois ajouter : i° que quant aux jeunes enfants, je n'en




426 L1V. I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


désespéraisjamais avant leur première communion ; et je ne
me souviens guère d'en avoir jamais renvoyé un seul avant
cette époque.


2 ° Je ne me souviens pas non plus d'avoir jamais renvoyé
Un élève de philosophie, de rhétorique ou de seconde. On
comprend tout ce qu'entraîne une telle rigueur : ce n'est
rien moins que toute l'œuvre de l'Éducation renversée ! c'est
tout ce qu'on a fait jusqu'à ce jour à peu près perdu ! c'est
une âme quine se retrouvera peut-être jamais!.., C'est un
chrétien, quelquefois un prêtre, anéanti pour toujours !


3° C'est aussi une chose affreuse que de renvoyer un en-
fant, lorsqu'il appartient à des parents chrétiens, heureux
de vouer un de leurs fils au sacerdoce ! On sent toutes les
délicatesses qui se trouvent ici froissées.


4° C'est encore une chose bien triste, et même peu hono-
rable à une maison, que de renvoyer des enfants qui y ont
fait leur première communion. Je ne me souviens pas d'ail-
leurs, en dix ans, d'avoir renvoyé un seul enfant à qui nous
eussions fait faire nous-même sa première communion. Le
fait est que, grâce à la bénédiction de Dieu, et au zèle de
leur excellent catéchiste1., ils la faisaient si bien, qu'il était
bien rare que ces enfants ne devinssent pas notre consola-
tion et notre joie.


5° En tout cas il est toujours bien pénible de dire : Terra
maledictopróxima, ou bien : Ut quid terram occupas'/


6° Enfin, on ne doit jamais manquer d'avertir les parents
à l'avance, et avoir les plus grands ménagements pour leur
honneur et l'honneur dejeurs enfants.


Mais surtout ce qu'il faut, c'est de tout faire pour éviter de
telles extrémités.


1. M. l'abbé Millault, aujourd'hui supérieur du Petit Séminaire de Pa-
ris : il me permettra de prononcer ici son nom.




CH. VIII. - DES RENVOIS. 427


IV


Pour cela, que de peines un supérieur doit se donner ! car
il faut faire violence à ces malheureux enfants, ei il faut que
cette violence soit douce, persuasive, chrétienne, raisonnable;
sans punition matérielle!


. La violence grossière, la contrainte matérielle est facile ;
mais elle ne sauve rien et perd tout...


Il faut leur apprendre à se faire violence à eux-mêmes : il
n'y a que cela d'utile, de décisif ; mais rien ne coûte davan-
tage. C'est le compelle intrare évangélique : il faut le savoir
pratiquer. En un mot, il faut absolument venir à bout des
natures les plus rebelles, et par la persuasion ; rien n'est
plus laborieux.


Pour cela il faut les suivre, les poursuivre sans cesse : avec
bonté, tendresse, fermeté, indulgence, sévérité.


Tant qu'un enfant ne va pas bien, il ne faut pas le perdre
de vue; il faut qu'il soit constamment averti, exhorté, repris,
encouragé, partout, par tous, en toute occasion, et cepen-
dant toujours à propos, et sans le fatiguer.


Pour moi, je ne cessais jamais, je ne me reposais jamais :
j 'y mettais le temps, quelquefois un long temps : j 'y em-
ployais toutlemonde, leconfesseur, le professeur, les élèves
les plus pieux, les plus aimables de la maison ; les parents ;
je m'y employais plus que personne, et je l'emportais enfin.
— Les âmes ne se gagnent qu'à ce prix.


Ah ! saint Paul a eu raison de dire : C'est un enfantement,
où il faut des pleurs et des douleurs vives : quos iteium par-
turio.


Quand je recevais un de ces enfants que je n'avais pas
élevés, ce n'était jamais sans avoir avec lui une conversation
très-sérieuse devant ses parents ; et une autre plus sérieuse




428 L 1 V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


encore, quand ses parents, sur ma demande, le laissaient
seul avec moi.


Je lui parlais alors avec la plus grande bonté, avec ten-
dresse même, mais aussi avec une grande gravité.


Je lui disais toute ma pensée, toutes mes exigences, et mes
motifs pour tant exiger, c'est-à-dire les intérêts sacrés de
la maison, ses intérêts suprêmes à lui. Je mettais tout cela
dans la plus vive lumière possible à ses yeux; puis je le
quittais en l'embrassant, en le bénissant, et il entrait dans
la maison.


Et il arrivait ordinairement que les enfants dont on
m'avait effrayé, dont on m'avait dit l'esprit méchant, le ca-
ractère indisciplinable, le cœur insensible, se décidaient du
coup tellement au bien, que nous étions étonné nous-même,
après tout ce qu'on nous en avait fait craindre, de ne jamais
apercevoir en eux la trace même des défauts qu'on nous avait
signalés.


Je me souviens, entre autres, d'un enfant que ses parents
m'avaient demandé en grâce de recevoir, me disant avec
franchise qu'ils avaient épuisé tous les moyens pour en venir
à bout, et qu'ils ne pouvaient plus y tenir.


Je vis l'enfant, il me plut ; il avait évidemment de grandes
ressources d'esprit et de caractère ; et tout cela s'était tourné
vers le mal.


Je lui fis ma conversation et mes discours accoutumés, et
j'ajoutai cette phrase, dont l'emploi m'avait été plus d'une
fois utile :


« Tous ces défauts-là, mon enfant, qui ont tait jusqu'à ce
« jour la douleur de votre père et de votre mère, et qui vous
« perdront si vous ne vous en corrigez pas, il faut en finir
« avec eux... Il faut, en franchissant le seuil de cette porte,
a — nous étions alors dans un cabinet des parloirs donnant
« sur la rue de Pontoise, et je lui montrais la porte, — il faut
« les laisser là derrière, dans cette rue, et entrer ici sans




CH. Vi l i . — DES RENVOIS. 429


« eux : c'est un méchant habit dont vous avez revêtu un en-
« faut qui vaut mieux que cela : je reçois volontiers l'enfant,
« mais je ne veux pas du reste; il faut laisser tout cela dans
« la rue de Pontoise, et que je n'en entende jamais parler
.< ici. »


L'enfant me le promit; et je fus stupéfait, je le dois avouer,
et ses parents plus stupéfaits encore que moi, quand nous
vîmes que cet enfant n'avait plus à la lettre aucun des défauts
dont.il avait été question Ce fut à ce point que nous nous
disions quelquefois avec nos Messieurs : Mais c'est impos-
sible!... ces pauvres parents nous ont trompés en sens in-
verse des erreurs dans lesquelles les parents tombent ordi-
nairement.


L'enfant, il est vrai, avait une impétuosité extraordinaire
dans ses jeux; mais elle ne lui fit jamais commettre une
faute sérieuse; il me suffisait d'un regard en récréation pour
rappeler en lui toutes ses plus fortes résolutions. —11 avait
près de quatorze ans, et à cause de sa mauvaise conduite, on
n'avait pu encore venir à bout de lui faire faire sa première
communion : il la fit admirablement. Je n'oublierai jamais
ce que devint, ce jour-là, cette petite figure, qui était ordi-
nairement ferme jusqu'à la dureté : on y vit tout à coup
briller, avec une douce lumière, quelque chose d'attendri et
d'angélique qui était inexprimable. Je pourrais prononcer
ici son nom : car cet enfant n'est plus sur la terre, et son nom
m'est demeuré cher à jamais. 11 est mort à vingt ans, dans
tous les sentiments de la piété la plus sincère. Il se nommait
Félix, et je lui disais quelquefois : Puisque nous avons le
même nom de baptême, tâchez de nous faire honneur. 11 a
fait mieux que cela ; et du ciel, où il est, je l'espère, il prie
pour ceux qui l'ont aimé ici-bas... Mais c'est assez ; je dois
respecter la douleur de sa mère, qui lira peut-être ces pages.




430 uv. in. — L'INSTITUTEUR.


V


Quand les moyens ordinaires n'avaient pu venir à bout
d'un enfant, et que je me sentais à la veille de le renvoyer,
j'avais recours à un moyen extraordinaire, à une dernière,
mais à peu près infaillible ressource. J'avais recours à ses
parents, surtout à son père.


i" Si c'était un très-jeune enfant de sept, huit, neuf ans, je
faisais venir son père : quand j'avais le bonheur de rencon-
trer l'intelligence et la fermeté nécessaires, le traitement
était énergique, et le changement prompt.


Le fait est que, quand un enfant sent qu'il n'a pas de res-
source contre ses maîtres dans la faiblesse de ses parents,
l'action est facile sur lui.


Sans doute, dans un âge si tendre, il n'est pas corrigé
sans retour, et il retombera; mais il sera aisé de le relever:
à l'époque de sa première communion, il se corrigera plus
profondément; si on continue à l'élever comme il faut, à
quatorze, quinze ou seize ans, le changement deviendra dé-
finitif.


Mais, je le répète, il faut qu'il soit sans ressource et sans
espérance pour le mal, et que tout, au contraire, l'invite, le
pousse, l'attire avec espérance au bien.


Il faut qu'il sente la fermeté et la bonté de ses parents, en
même temps que celle de tous ses maîtres, et tout sera bien-
tôt sauvé.


2 ° Quand c'était un enfant déjà d'un certain âge, ayant fait
sa première communion, tournant au mal.... résistant à
tout,... vers treize, quatorze ou quinze ans, c'était plus sé-
rieux, plus difficile, et je me suis trouvé quelquefois dans un
cruel embarras.


Un jour, cependant, je rencontrai un père de famille,
qui m'apprit à ne désespérer jamais, En voici l'histoire :




CH. Vi l i . — DES RENVOIS. 431


e l l e a s a u v é s o n f i ls , et profita d e p u i s à p l u s i e u r s a u t r e s .


Il s ' ag i s sa i t d 'un e n f a n t i n d o m p t a b l e ; et , si o n m e p e r m e t


l ' e x t r ê m e fami l i ar i t é d u m o t d o n t n o u s a v i o n s é t é a m e n é à


n o u s serv ir , i n d é c r o t t a b l e .


J 'a l la is le r e n v o y e r : c 'était u n e affaire d é c i d é e , e t j e n e


lu i d o n n a i s p l u s q u e hu i t j o u r s d ' é p r e u v e , par m é n a g e m e n t


p o u r s a fami l l e , et s a n s d ' a i l l e u r s e n r i e n e s p é r e r , l o r s q u e j e


t r o u v a i , h e u r e u s e m e n t , u n p è r e d i g n e d e c e n o m p a r s a s a -


g e s s e , sa d é c i s i o n e t s a f e r m e t é . A p r è s m ' a v o i r d é c l a r é l e


g r a n d part i qu' i l é ta i t r é s o l u à p r e n d r e , s i j ' y c o n s e n t a i s , il
d i t d e v a n t m o i à s o n fils :


« Tu p e u x te fa ire r e n v o y e r d u Pet i t S é m i n a i r e : ta m è r e


e n m o u r r a p e u t - ê t r e d e c h a g r i n ; m a i s tu a s là c o n t r e e l l e e t


c o n t r e moi , d a n s ta m a u v a i s e v o l o n t é , u n e p u i s s a n c e c o n t r e


l a q u e l l e n o u s n e p o u v o n s r i e n .


« N o u s n e p o u v o n s d e m a n d e r à c e s M e s s i e u r s d e te g a r d e r


i c i , si tu d e v i e n s u n m a u v a i s e x e m p l e et u n s c a n d a l e p o u r


l e s a u t r e s . Ces M e s s i e u r s on t d é j à é té t r o p b o n s p o u r toi et


p o u r n o u s .


« Mais s i tu te fais r e n v o y e r , e n t e n d s b i e n c e c i ; c e n 'e s t


p o i n t p o u r r e v e n i r à la m a i s o n p a t e r n e l l e q u e tu s o r t i r a s
d ' i c i ; tu e n e s i n d i g n e ; c e n'est p a s n o n p l u s p o u r ê tre


p l a c é d a n s u n e a u t r e m a i s o n d ' É d u c a t i o n , o ù o n n e v o u d r a i t


p e u t - ê t r e p a s d e to i , et d 'où tu te f era i s c h a s s e r e n c o r e .


« N o n , i c i , o n n e p u n i t p a s , et o n r e n v o i e : tu s e r a s p l a c é


d a n s u n e m a i s o n d e c o r r e c t i o n , o ù o n p u n i t , et d'où o n n e


r e n v o i e p a s ; et là , tu s e r a s traité c o m m e tu le m é r i t e s ! — T u


as hu i t j o u r s p o u r y ré f l éch ir e t te d é c i d e r . A d i e u . »


Ce d i s c o u r s fut d é c i s i f : l ' enfant fut a t t éré , et c h a n g e a ; et


ce fut p o u r m o i u n e g r a n d e l u m i è r e .


Le fait e s t q u e , q u a n d d e s p a r e n t s o n t l e c o u r a g e d e ten ir ,


a v e c u n c a l m e et u n e d o u c e u r i m p e r t u r b a b l e s , un tel d i s -


c o u r s à u n e n f a n t , l'effet e s t i n f a i l l i b l e : c'est-à-dire q u e l ' en-


fant ré f l éch i t s é r i e u s e m e n t , r e n t r e e n l u i - m ê m e , s e c o r r i g e ,




432 L1V. u t . — L ' I N S T I T U T E U R .


devient bon, et on n'est pas obligé d'en venir à la dernière
extrémité.


De plusieurs enfants à qui j'ai entendu tenir ce langage,
je n'en ai jamais vu qu'un seul auprès duquel on aitéchoué;
mais il faut ajouter qu'un ancien précepteur était venu dire
à l'enfant : On ne vous y mettra pas, n'ayez pas peur de cela,
vos parents craindraient de se déshonorer...


C'est le seul que j'aie vu séjourner dans une maison de
correction : les autres n'y allaient pas, et changeaient.


Mais, qu'on le comprenne bien, pour qu'ils n'y aillent pas,
il faut être décidé à les y mettre; pour que la menace ne
s'exécute pas, il faut qu'elle soit sincère; autrement, elle
n'est pas digne d'un père, ni de Dieu devant qui elle est faite ;
autrement, elle n'est pas faite avec l'accent nécessaire : l'en-
fant n'y croit pas : il faut qu'il y croie, et pour cela, il faut
qu'elle soit vraie 1 .


Si on veut qu'un enfant se décide au bien, il ne faut pas
lui laisser une seule espérance pour le mal; rien n'est plus
cruel, et à la fois plus corrupteur, que les mauvaises espé-
rances. Elles enlèvent et brisent toutes les forces de l'âme
pour le bien.


Oui, placez un enfant, placez-le sérieusement dans cette
alternative suprême : entre une maison de correction, le


1. Un enfant de treize ans, dissipé et paresseux à l'excès, allait être
chassé du collège de ***.— Le père, M. le comte de ***, est prévenu que
son fils n'a plus que huit jours pour s'amender. Ce père, plein de sens et
d'énergie, arrive et prie le directeur de lui confier son fils pendant ce der -
nier temps d'épreuve ; tient à l'enfant un discours a peu près semblable à
celui qui est rapporté plus haut, et ajoute : « Non-seulement tu ne rentre-
ras pas chez moi, mais puisque tu veux déshonorer le nom que tu portes,
tu seras savetier. » — Je cite textuellement. — Aussitôt il le conduit chez
un honnête cordonnier de la ville, et y met son fils en apprentissage.—
Avant les huit jours, une révolution complète s'était opérée dans l'enfant.
Devenu un modèle au collège, il est entré des premiers a l'École poly-
technique, et en est sorti estimé de tous pour ses talents et son excellente
conduite.




CH. VIH. — DES RENVOIS. 4 3 3


pain dur, des gardiens sévères, des murs infranchissables,
des venoux inflexibles, le malheur et la honte ; et une mai-
son d'Education chrétienne, où il y a des maîtres dévoués,
affectueux, désintéressés, qui l'aiment, qui jouent avec lui,
qui ne veulent évidemment que son bien, son bonheur...
qui ne lui demandent que de devenir bon, pur, vertueux,
aimable, de satisfaire ses parents, sa conscience, son Dieu,
— il y aura toujours grandes chances pour que l'enfant
n'hésite pas.


Le grand bien de cette alternative terrible, c'est qu'elle
déplace son âme ; lui donne une secousse violente, qui lui
rend le bon sens, la raison, et l'arrache au mal, aux in-
fluences pernicieuses. — Alors, le bien l'attire, le bien lui
paraît moins austère, le bien l'emporte.


Si celui dont je viens de raconter l'histoire estaujourd'hui,
à vingt-cinq ans, avec une belle fortune, un généreux chré-
tien et un excellent officier, c'est à son père et à la menace
d'une maison de correction qu'il le doit.


Mais si l'enfant sent ses parents derrière lui, s'il se croit
soutenu, appuyé par une intervention quelconque, par son
père contre ses maîtres, par sa mère, sa grand'mère, contre
son père ; s'il sent qu'il a des intelligences secrètes avec leur
faiblesse, tout est perdu.


11 faut, je le répète, qu'il soit et qu'il se sente seul, sans
ressource, sans appui ; et alors vous pourrez le sauver, mais
il est rare, hélas ! qu'il en soit ainsi : les parents, les mères
surtout, même sans le vouloir, sont presque toujours dans
ces instants critiques une espérance et un appui pour le mal
contre le bien : leur faiblesse est un obstacle à l'énergie des
remèdes qui seuls peuvent être efficaces.


Du reste, je ne refusais pas de recevoir ces enfants au Petit
Séninaire, au sortir de la maison de correction.


Je le déclarais à eux et à leurs parents, et j'étais sincère ;
ou plutôt, j'étais père, et je m'associais sincèrement à toutes




m L I V . m. — L ' I N S T I T U T E U R .
les sollicitudes du vrai père; et d'ailleurs, après l'humilia-
tion et la correction, il n'y avait pas d'inconvénient : cela
m'est arrivé deux fois en dix ans.


J'ai vu l'enfant le plus humilié se réhabiliter de telle sorte
et si vite, qu'il obtint, deux années de suite, le prix d'hon-
neur, décerné par les suffrages de tous ses condisciples : il
eut même plus tard le premier prix de philosophie, et nous
ne rappelons jamais son nom que comme un de nos plus
chers et plus glorieux modèles.


VI


1° Du reste, quand on renvoie un enfant, l'enfant doit dis-
paraître immédiatement de la maison, et s'il y demeure, en
attendant que ses parents viennent le chercher, il faut un
secret absolu. Autrement, cela donne lieu à tous les com-
mentaires: Il restera... il ne restera pas... rien n'est pire. Le
mauvais esprit trouve en tout cela sa place. — Il n'y est plus :
il est parti ; c'est le seul mot qui soit à dire.


On ne sauve les autres que par cette impression décisive
et souveraine.


2° Quand on fait une de ces opérations douloureuses, né-
cessaires, il faut une promptitude, une énergie, une sûreté,
un coup d'œil infaillible, qui enlève la plaie tout entière, en
un moment, sans qu'il reste un germe du mal... qui en fasse
disparaître toute trace, tout souvenir.


Et, du reste, qu'on ne croie pas que cette vive opération
fasse souffrir une maison : non, au contraire. Le moyen que
nul ne s'en aperçoive, ou du moins n'en souffre, et que tous
en profitent, c'est que l'opération se fasse avec celte rapidité
énergique. Les parties les plus éloignées du mal, ou ne res-
sentent pas la douleur de l'opération, ou sentent que parla
on les soulage, et qu'elles n'auront plus à souffrir, ni de
danger à courir. Les parties les plus rapprochées du côté




C H . vin. — D E S R E N V O I S . 435


malade et enlevé sentent qu'on les préserve et qu'on les
sauve : il arrive là ce qui arrive dans toutes les opérations
vives ; les chairs saines se rapprochent les unes des autres,
une vie nouvelle circule avec un sang purifié, et le souvenir
même de la plaie disparaît.


3 U Mais p o u r u n e telle opération, il f a u t que tout soit bien
préparé d'avance, avec grand silence et en secret. Il ne faut
pas l'ombre d'une indiscrétion. Il faut que tout soit prévu,
jusque dans le dernier détail. Puis, tout à Goup on agit.


4° Surtout, dés qu'un mal qui ressemble à la gangrène ou
à la peste, qui en a la nature et la malignité, se révèle, et
telles sont les fautes contre les mœurs, ou un certain mau-
vais esprit, il n'y a, pour un supérieur, pas une minute à
perdre : toute autre affaire cesse, et il n'y a plus une seconde
de temps qui ne soit employée pour découvrir tout le mal,
pour le guérir ou le retrancher. Je ne dormais jamais s u r
une révélation pareille. Immédiatement je remédiais au mal,
s'il était guérissable : sinon, je l'extirpais.


5° Comme je n'ai rien à dissimuler en cette grave matière,
je dirai que, dans ces cas-là, il ne faut pas que les confes-
seurs se mêlent en rien du gouvernement de la maison, ils
gâteraient tout. Toujours ils sont portés à prendre le parti
de leur pénitent contre le supérieur, contre le professeur et
le préfet de discipline, et cela se conçoit : un confesseur est
toujours enclin à la miséricorde.


D'ailleurs, dans les choses de mœurs, telle parole peut
n'être pas un péché mortel, etêtre un cas d'exclusion. Pour
moi, j'ai renvoyé en trois minutes un enfant qui avait pro-
noncé en récréation une parole grossière, dont il était à peu
près certain qu'il ne savait pas le sens ; mais le scandale
ne me permit pas d'hésiter.


Les manquements à la règle ne sont pas même des péchés
et ils peuvent être un cas d'exclusion.


Un enfant, de très-grande famille, était allé assistera la




436 L1V. Iti . — L'INSTITUTEUR.


messe du mariage de sa sœur : dans ces cas, la règle de la
maison exigeait qu'on rentrât pour la classe ; il ne rentra
qu'à huit heures et demie du soir : il ne fut pas reçu, et son
exclusion fut sans retour. Si c'avait été le fils d'un paysan,
peut-être aurais-je fait grâce,


Je m'arrête: certes, après tous ces détails, qui trouveront,
je l'espère, leur excuse dans l'mportance du sujet, l'œuvre
de l'Éducation commence à se révéler à nos yeux, non-seu-
lement dans toute sa grandeur, mais aussi dans tous ses
labeurs.


Voyons maintenant où l'instituteur puisera le courage né-
cessaire à l'accomplissement de celte grande œuvre.


'CHAPITRE IX


Le dévouaient,


1


11 n'y a qu'un sentiment, qu'une vertu dans l'âme qui
puisse l'inspirer et la soutenir dans une telle œuvre, c'est le
dévoûment ; et ce dévoûment, il n'y a qu'un maître qui l'en-
seigne, c'est l'amour.


L'amour enseigne tout, disait admirablement un évangé-
liste : Docetomnia; et un philosophe païen lui-même a dit:
C'est l'amour, ce n'est pas la crainte, qui est le grand maître
du devoir : Amor, non timor, magister officii.


Plus nous étudierons l'œuvre de l'Éducation, plus nous
irons au fond des choses et dans tout le détail pratique,
plus nous verrons que tout y est impossible sans le dévoû-
ment et l'amour. Maisd'abord, qu'est-ceque le dévoûment?




CH. IX. — LE DÉVOUMENT. 437


Se dévouer, c'est se livrer sans réserve, c'est s'oublier soi-
même, se compter pour rien, se sacrifier tout entier, tout ce
qu'on a, tout ce qu'on peut, tout ce qu'on est : comme le di-
sait saint Paul, après avoir tout donné, c'est se donner soi-
même : Impendam omnia, et superimpendar ipse.


Soyez pères; ce n'est pas assez : soyez mères, disait Féne-
lon ; c'était tout dire. Et saint Paul avait dit avant lui : Nous
ne sommes pas des pédagogues : nous sommes des pères
Non pœdagogos, sedpatres. J'ai été au milieu de vous, disait-
il encore, comme un père, vous parlant avec tendresse
comme à mes enfants : Sicutpater deprecans vos. Enfin, j'ai
été souvent pour vous comme une nourrice caressante :
Tanguam si nutrix foveat filios suos.


On le sait, saint Jean l'Évangeliste ne se plaisait qu'à re-
dire : Mes enfants, mes petits enfants : Filioli.


Ces grands cœurs ne furent au reste que les disciples fi-
dèles de l'Instituteur divin, qui s'était le premier" comparé à
une mère, sicut gallina pullos, et avait dit : Laissez venir à
moi les petits enfants : Sinite parvulos venire ad me.


Je le proclame donc avec une conviction profonde : qui-
conque n'a pas dans le cœur, pour la jeunesse, un dévoû-
ment paternel et maternel, n'est pas destiné au ministère de
de l'Éducation.


Eh ! mon Dieu ! ce que je demande ici est si vrai, si fondé
en raison, que les païens eux-mêmes l'avaient entrevu. Il
faut, avant tout, dit Quintilien, qu'un maître prenne les sen-
timents et le cœur d'un père pour ses disciples : Sumat A N T E
OMNIA erga discipulos A N I M U M P A K E N T I S .


C'est que ce précepte est celui de la nature même.
L'œuvre est essentiellement paternelle, et c'est ce qui en fait
la gloire ; mais c'est aussi ce qui en fait le travail et la
peine. Si l'autorité qu'on y exerce est l'autorité même de la
paternité, si cette autorité doit être acceptée comme telle
par l'enfant, elle doit aussi être exercée comme telle par




438 L I V . l i l . — L ' I N S T I T U T E U R .


l'instituteur : à un homme qui prend la place, les droits,
l'action d'un père, il faut le dévoûment paternel: rien n'est
plus évident. S'il ne sent pas ce dévoûment dans son âme,
s'il n'est pas véritablement père par le cœur, qu'il se retire :
encore un coup, cette œuvre n'est pas faite pour lui : il n'est
pas fait pour cette œuvre.


I l


Il est de cela une autre raison que j'ai indiquée plus haut :
l'œuvre est trop laborieuse. Il ne faut pas que ceux qui as-
pirent à y travailler se fassent aucune illusion. Je leur re-
dirai volontiers, avec un admirable instituteur, qui a épuisé
sa vie au service de la jeunesse, et a succombé à la peine,
avant le temps 1 : « Comment vous tracer, Messieurs, le ta-
bleau de cette vie sans liberté, sans délassements, sans re-
pos, sans dignité apparente ; où il faut toujours se rapetis-
ser, se contraindre, se multiplier, se renoncer soi-même?...
Non : il y a là trop à faire, trop à travailler, trop à souffrir
pour qu'un dévoûment commun et ordinairey suffise. Il y
faut un zèle et une sollicitude extraordinaires : une sollici-
tude qui s'étende à tout, aux progrès de l'enfant dans la piété
et dans la vertu, dans les lettres et dans les sciences; à son
esprit, à son cœur, à son caractère, à sa santé; à ses relations
du dedans et du dehors, à ses défauts pour les supporter
avec patience, et toutefois les corriger en les supportant ; à
ses bonnes qualités pour les développer ; à ses peines, à ses
ennuis même, à ses découragements, pour les consoler, les
adoucir : en un mot, une sollicitude qui embrasse tout, de-
puis les besoins les plus élevés de son âme, jusqu'aux soins
les plus humbles de sa vie matérielle!... »


Eh bien, je dis que le dévoûment paternel et maternel


1 . M. l'abbé Poullet, fondateur et directeur du ccllc^o de Senlis, mort
a u'ente-six ans. 11 y a peut-être en notre pays un instituteur comparable
à M. Poullet; je n'en connais pas qui lui soit supérieur.




C H . IX . — LE DÉVOUMENT. 439


est indispensable à tout cela, et encore suffît à peine.
Rollin demande quelque part, et avec raison, que la vigi-


lance et l'assiduité d'un bon maître ne cessent jamais, ni la
nuit, ni le jour. Il n'y a point de moment, dit-il avec le beau
et touchant langage de la foi chrétienne, où un maître ne ré-
ponde de l'âme des enfants qui lui sont confiés : « Si son ab-
« sence ou son inattention donne lieu à l'homme ennemi de
« leur enlever le précieux trésor de leur innocence, que
« répondra-t-il à Jésus-Christ qui lui demandera compte de
« leur âme?... I L N E DOIT DONC J A M A I S L E S P E R D R E DE V U E . »


Cela est incontestable ; mais cela aussi est décisif pour
notre thèse : ce que Rollin demande ici aux instituteurs,
qu'est-ce autre choseque le dévoûment paternel et maternel ?
N'est-il pas manifeste qu'il n'y a qu'un père et une mère qui
ne perdent jamais de vue leur enfant? Tout instituteur qui
n'aura pas dans son cœur les inspirations de leur dévoûment,
sera ici inévitablement en défaut.


Entre mille détails d'éducation que je pourrais citer, et
pour lesquels il faut le cœur d'un père et d'une mère, j 'en in-
diquerai un seul : qu'est-ce qui décidera un professeur à
soigner, dans sa classe, les faibles aussi bien que les forts, à
leur donner même plus de soins, précisément parce qu'ils
sont plus faibles, et à faire en sorte que, sans trop arrêter
dans leur marche les meilleurs élèves, il ne laisse en arrière
aucun de ces pauvres enfants, qui donnent si peu de satis-
faction à son amour propre ? Il faut nécessairement ici quel-
que chose du dévoûment dont je parle. 1 1 n'y a qu'un père et
une mère qui ne laissent jamais leurs petits enfants en ar-
rière, qui se proportionnent à leur faiblesse, qui les atten-
dent au besoin, ne sacrifient jamais les uns aux autres, et
disent comme Jacob : Je ne puis marcher si vite ; vous savez
que fai depetits enfants. Nosti quod parvulos habeam 1 .


1. Un excellent professeur du Petit-Séminaire de Paris écrivait h un de
ses élèves,devenu professeur à son tour: «Il vous sera facile de découvrir




440 LIV. I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


Ce dévoûment seul peut supporter patiemment non-seule-
ment les faiblesses, mais les défauts naturels et choquants,
et l'ingratitude ordinaire des enfants ; seul aussi, je le dois
ajouter, il finit par s'en faire aimer ; seul, il les attire ; seul,
il les élève jusqu'àlui,parcequeseulildescend bienjusqu'à
eux; seul, enfin, il les transforme, parce que seul, il s'iden-
tifie profondément avec ces jeunes âmes, comme fait un
père et une mère ; seul, en un mot, il fait l'œuvre paternelle
et maternelle.


Sans doute il ne suffit pas absolument d'aimer les enfants
et de se dévouer à eux, pour avoir la science de l'Éducation :
un esprit éclairé, un jugement droit, une longue expérience,
une observation fine et pénétrante sont aussi bien néces-
saires ; mais le dévoûment est encore le maître le plus clair-
voyant, le plus pénétrant; il y a dans le dévoûment une ha-
bileté que rien ne saurait suppléer. Seul, il fait comprendre
certains devoirs, donne certainesidèes, révèle certaines res-
sources inespérées, sans lesquelles, dans telles circonstances
délicates, toute l'œuvre de l'Education serait en péril.


Si vous n'avez pas un dévoûment paternel et maternel
pour vos enfants, où trouverez-vous, dit avec raison l'abbé


« dans chacun de vos enfants, même chez ceux qui sont le moins bien
« partagés, certaines aptitudes dont vous tirerez parti pour leur faire o b -
« tenir quelque succès ; mais ces aptitudes, il faut les chercher pour les
« découvrir ; il faut se mettre à la portée de ces pauvres enfants; il faut
« les encourager par des attentions particulières ; et c'est pour cette œuvre
« que le dévoûment le plus tendre et la sollicitude la plus éclairée sont
« nécessaires.


« Un homme vulgaire, un professeur qui n'est que le maître de ses en-
c fants, et n'a pas pour eux l'affection d'un père, n'y saurait suffire.


« Il s'occupera exclusivement de ceux qui promettent honneur et profit
« à son enseignement: il cherchera à se mettre-en relief dans les succès
e de quelques intelligences privilégiées. Tous les autres seront négligés et
« languiront, durant toute une année, dans une inertie non moins fatale a
« leur esprit qu'à leurs mœurs.


« Voilà les professeurs dont on a dit avec raison : Ce sont des hommes
« de salaire et non des hommes de dévoûment. »




C H . IX. — LE DÉVOÛMENT. 441


P o u l l e t , ce t t e p r é v o y a n c e du c œ u r , qui s o n g e a u x b e s o i n s


d u l e n d e m a i n et y p o u r v o i t d ' a v a n c e p o u r u n ê tre a u s s i i m -


p r é v o y a n t q u ' o u b l i e u x ; ce t te s a g a c i t é d u c œ u r qui vo i t l e


d a n g e r là o ù la fro ide p r u d e n c e d u m a î t r e s a n s d é v o û m e n t


le cra indra i t a u s s i p e u q u e la l é g è r e t é - e t l ' i n e x p é r i e n c e d e


l ' é l ève ; c e s a t t e n t i o n s d u c œ u r , c e s i n n o m b r a b l e s e x p é d i e n t s


i n s p i r é s p a r l ' a m o u r p o u r s ' a c c o m m o d e r à t o u t e s l e s v a r i a -


t i o n s , à t o u s l e s b e s o i n s d ' u n e n a t u r e i m p r e s s i o n n a b l e , si


m o b i l e et s i frê le ! V o u s a v e z p e u t - ê t r e la m e i l l e u r e tête d u


m o n d e . Et m o i j e v o u s r é p o n d s : « O h ! qu ' i l e s t d i f f ic i le d e


« s o n g e r a tout v i s - à - v i s d e s e n f a n t s , q u a n d o n n e s ' o c c u p e


« d ' e u x q u ' a v e c la t ê t e 1 ! q u e d e l a c u n e s i n é v i t a b l e s , q u e


« d 'oub l i s i n v o l o n t a i r e s , q u e d e c h o s e s m a l c o m p r i s e s o u


« n é g l i g é e s ! »


Je d o i s r é v é l e r i c i u n d e s p r o f o n d s m o t i f s p o u r l e s q u e l s


j 'ai c o n s e i l l é s i f o r t e m e n t a u x i n s t i t u t e u r s d ' e n t r e t e n i r a v e c


l e s p a r e n t s d e l e u r s é l è v e s d e s r a p p o r t s f r é q u e n t s e t i n t i -


m e s : c 'est qu'i l e s t i m p o s s i b l e d ' e n t e n d r e s o u v e n t u n p è r e


et u n e m è r e , d e v o i r d e p r è s l e u r c œ u r , d e p a r l e r a v e c e u x


d e l e u r s e n f a n t s , s a n s r e c e v o i r d 'eux d e g r a n d e s l u m i è r e s ,


q u e l q u e s f o i s à l e u r i n s u ; s a n s e n t r e r au f o n d d e s s e n t i m e n t s


e t d e s p e n s é e s qu i s e u l s p e u v e n t fa ire l ' in s t i tu teur d é v o u é ,


e t s o u t e n i r j u s q u ' a u b o u t la p a t i e n c e d e s o n d é v o û m e n t .


A h ! q u e l ' abbé P o u l l e t a v a i t r a i s o n d e l e d i re : « V o u s q u e


« la l é g è r e t é d e s e n f a n t s é t o n n e , v o u s q u e l e u r p a r e s s e i m -


« p a t i e n t e , v o u s q u e l e u r i n d o c i l i t é i rr i t e , v o u s q u e l e u r s


« r e c h u t e s d é c o u r a g e n t , l a i s s e z à d ' a u t r e s l e s o i n d e f o r m e r


« ce s c œ u r s et c e s e s p r i t s p l e i n s d ' i n é g a l i t é s e t d e m i s è r e s


« d e tout g e n r e ! l a i s s e z à d 'autres c e s d é t a i l s in f in i s , a u s s i


« fa t igants par l e u r m o n o t o n e r é p é t i t i o n q u e par la p e t i t e s s e


« d e l e u r obje t I V o u s v o u s u s e r e z trop v i t e à c e m é t i e r ; v o u s


« n ' a c c o m p l i r e z p o i n t v o t r e t â c h e d a n s u n e lu t t e c o n t i n u e l l e


1. L'abbé Poullet, dans son admirable discours : du Cœur dans l'Edu-
cation.




442 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


« contre vous-même, et vos élèves ressentiront nécessaire-
« ment le contre-coup de la gêne où vous met une vie pour
« laquelle vous n'êtes point fait! »


Voilà des leçons que jamais ne méditeront assez tous nos
jeunes professeurs. •


Mais c'est surtout un supérieur, le chef d'une grande
maison d'Éducation, c'est lui qui doit avoir dans le cœur
tout le dévoûment paternel et maternel, et même au delà :
autrement son œuvre l'écrasera. Sans ce dévoûment, je le
défie d'avoir jamais assez de zèle pour suffire aux sollici-
tudes innombrables et quelquefois accablantes de chacune
de ses journées.


J'ai connu un supérieur qui, lorsque sa charge pesait trop
sur lui, allait en récréation trouver ses enfants, et se pro-
menant en silence au milieu de sa jeune et nombreuse fa-
mille, les regardait jouer, et se donnait à lui-même un doux
et ferme courage, en se disant : Qui me les a confiés, ces
chers enfants? Dieu et leurs parents : Dieu qui «st le meil-
leuretleplustendredespères; jele remplace auprès d'eux:
je ne dois doncjamais me lasser. Leurs pères et leurs mères
me les ont aussi donnés ; j'ai accepté leur confiance, mais
puis-je oublier que leur cœur est un foyer inépuisable de
dévoûment et de patience? et puis-je les remplacer auprès
de leurs enfants, si je n'ai pas quelque chose de ce cœur?


Pour moi, je m'en souviens, c'était surtout à la rentrée, au
commencement de l'année, avec les enfants nouveaux venus
parmi nous, que j'étais saisi de ces sentiments et de ces
pensées.


Pendant ces premiers jours où ils étaient encore tout
pleins du souvenir de leur famille, la tristesse de notre mai-
son, les quatre murs de nos grandes cours ou même la
solitude d'un beau jardin, où ils ne retrouvaient pas leur
père, leur mère, leurs jeunes frères et leurs sœurs, tout ce
dépaysement, tout cet appareil extérieur de captivité, les




CH. IX. — LE DÉVOÏÏMENT. 4 4 3


rendait comme insensibles à nos témoignages d'affection,
et même à tous les plaisirs que je cherchais à leur procurer.
Ils aimaient à être seuls, même en récréation ; ils ne par-
laient ni à leurs maîtres, ni à leurs condisciples, ou bien de
profonds soupirs venaient entrecouper leurs paroles. Ces
pauvres enfants m'inspiraient alors une pitié que je ne puis
dire. Je les regardais avec des yeux pleins de compassion.
J'aurais voulu être leur père et leur mère. Quelquefois je
n'osais leur parler. Je leur envoyais, pour jouer avec eux,
les meilleurs et les plus aimables enfants de la maison, ceux
qne nous nommions les anges des nouveaux. —Ahljedésire
que ce que je raconte ici et ce que j'ai expérimenté profite à
d'autres qu'à moi, qu'on n'aille pas s'y méprendre : le mal
dupays, pour appeler les choses par leur nom, n'est pas un
vain mal : le regret de la famille absente, et pour un jeune
enfant, oh ! quelle tristesse ! quels déchirements ! quel vide !
et pour combler tout cela dans le cœur de ce pauvre enfant,
si vous n'avez à lui offrir qu'une maison étrangère, où per-
sonne ne lui sourit, où personne ne l'aime ; une sorte de
mécanisme administratif dans lequel il est engrené, em-
porté, et quelquefois douloureusement froissé ; une foule
bruyante, étourdie, souvent railleuse ; et puis du grec et du
latin !... Instituteurs de la jeunesse, laissez-moi vous le re-
dire, soyez pères ! ce n'est pas assez, soyez mères! oui, il
faut ici une tendresse et des soins plus que paternels


Et non-seulement dans ces premiers et douloureux mo-
ments, mais en vérité il les faut toujours, et pour tous ; car
tous et à toute heure les réclament. Si ces premières et vives
années de l'enfance se passent dans une froide et sombre
atmosphère, loin du foyer maternel, sans rencontrer un
rayon de dévoûment et d'amour, sans que le cœur se soit
épanoui une fois, comprend-on ce qu'une telle vie offre de
dangers à un enfant, et dans ses ennuis, etdans ses distrac-
tions, et dans ses peines, et dans ses plaisirs ! Pour prévenir




44 4 LIV. m. — L ' I N S T I T U T E U R .


lepéril, il faut qu'un supérieur ait uncœurasseztendre pour
le faire sentir à tous, un cœur assez fort, assez grand pour
se dévouer comme un véritable père à tout ce jeune peuple
d'enfants, devenu sa famille;il faut qu'il n'aitd'autre pensée
que celle de les rendre chaque jour bons et joyeux, de leur
procurer à chaque heure même, toutes les plus douces et
plus nobles satisfactions de l'étude et de la piété, tous les
délassements les plus vifs et les plus purs, en sorte que tous
ces chers enfants sentent perpétuellement qu'ils vivent sous
les regards, sous les inspirations d'une affection paternelle,
en sorte qu'il n'y-ait pas même un moment dans leur vie
d'écolier, où ils ne goûtent la joie d'être heureux sous les
lois d'un si bon père.


J'étonne ici peut-être ; ce que je dis n'est cependant que la
simple vérité : mais cela est assez rare ; je le dois avouer.


I I I


En y réfléchissant même de près, plusieurs ont pensé que
le dévoûment sacerdotal, c'est-à-dire le renoncement à toute
affection et à toutes les choses de la terre, était nécessaire à
cette seconde paternité ; ils ont cru que l'instituteur n'arri-
verait jamais à la perfection du dévoûment paternel et ma-
ternel, à moins qu'il ne fût prêtre et pasteur des âmes, c'est-
à-dire à moinsqu'il n'aitrenoncéàlapaternité humaine pour
se revêtir surnaturellement de la paternité spirituelle etdi-
vine, à moins qu'il ne soit, selon l'admirable expression des
saints livres : pater spiriluum, que l'enfant puisse lui dire
avec entière confiance: Mon père;etqu'il puisse lui répondre
avec amour : Mon enfant : à moinsenfin, pour tout dire,que,
dans la pensée du dévoûment religieux le plus parfait, il ne
renonce à la famille, à la fortune, à tous les soins et à toutes
les sollicitudes les plus légitimes de la vie, et ne se consacre
au célibat, pouradopter, sans aucun partage de cœur et éfe-




C H . ix. — L E D É V O Û M E N T . 445


ver, dans la plénitude du plus généreux dévoûment, ses en-
fants d'adoption. — Voilà ce que plusieurs ont pensé.


Pour moi, tout en croyant que le sacerdoce est un admi-
rable complément de la paternité spirituelle de l'instituteur,
je ne pense pas qu'il y soit essentiel. J'ai connu, je connais
encore des laïques, pères de lamille, professeurs de l'Uni-
versité et autres, qui ont eu dans l'œuvre de l'Education,
pour leurs élèves, le dévoûment paternel le plus touchant et
un cœur vraiment sacerdotal.


Quoi qu'il en soit sur ce point, une des choses les plus cu-
rieuses sans contredit des temps modernes, et qui surpren-
dra peut-être le plus mes lecteurs ; un des faits législatifs les
plus extraordinaires, en même temps qu'un des hommages
les plus élevés, rendu par l'instinct d'un génie supérieur à
la dignité des fonctions de l'instituteur, à la nécessité du
dévoûment paternel pour l'Education de la jeunesse, et tout
à la fois à l'excellence de la plus haute et de la plus pure
vertu du sacerdoce, c'est l'article du décret de 1 8 0 8 :


« A l'avenir, les proviseurs et les censeurs des lycées, les prin-
cipaux et les régents des collèges, ainsi que les maîtres d'étude de
ces écoles sont assujettis A U C É L I B A T E T A L A V I E C O M M U N E . Les
professeurs des lycées pourront être mariés, et, dans ce cas, ils lo-
geront hors du lycée. Les professeurs célibataires pourront y loger
et profiter de la vie commune. — Aucune femme ne pourra être
logée ni reçue dans l'intérieur des lycées et des collèges'. »


Assurément Napoléon n'était pas une faible intelligence,
et n'avait pas l'esprit trop clérical: c'était un génie guerrier
sans doute, mais c'était aussi un législateur : par l'ascendant
du génie civil et la force d'un bon sens de premier ordre, en
même temps que par l'énergie de son courage, il retint la


1. Art. 100, 101 et 102 du décret du 17 mars 1808, reproduits d'après
le Bulletin des Lois dans le Code universitaire de M. A. Rendu, éditions
de 1835 et de 1816, p. 144.




446 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


société tout entière au penchant des abîmes. Dans ce su-
prême effort, il sentit tout d'abord que, parmi les œuvres de
la restauration sociale, l'Education de la jeunesse devait
être au premier rang, et il fonda l'Université. Mais, chose
étrange! la viccommuneet le célibat, c'est-à-dire la perfec-
tion de la vie sacerdotale et de la vie religieuse, telle fut la
condition extraordinaire du dévoûment qu'il crut devoir
exiger des instituteurs de la jeunesse française.


Ce n'était pas, d'ailleurs, l'estime naturelle et philosophi-
que du célibat qui l'inspirait : on sait son goût pour les peu-
ples nombreux, le besoin qu'il en avait, et sa réponse à ma-
dame de Staël. Avait-il compris que l'instituteur est associé
à la paternité la plus auguste pour l'Education de l'âme ; que
représentant du père de famille, chargé de ses droits et de
ses devoirs auprès des enfants qui lui sont confiés, il faut
que l'instituteur soit lui-même pour eux comme un père, et
que rien de toutee qui détourne le père ordinaire de sa mis-
sion naturelle pour l'Education de ses enfants, ne doit dé-
tourner le second père de la mission spirituelle qui le sub-
stitue au premier ; et que par conséquent, l'instituteur doit
être déchargé des préoccupations de la famille, en même
temps quedes autres charges sociales, comme le service mili-
taire ' ? ou bien porta-t-il même sa pensée plushaul? Napoléon,
qui avait été élevé par des prêtres, et qui d'ailleurs compre-
nait tant de choses, avait-il entrevu, dans un de ces éclairs
de génie qui lui étaient familiers, que celui qui doit refaire
etretremperlesâmes,doitdcmeurerpur, et que, pour deve-
nir lepère des esprits, il faut être vierge des affections char-
nelles ? Quoi qu'il en soit, il écrivit le décret que nous venons
de lire, et cela est digne d'être regardé de près.


1. Quant au service militaire, cela se conçoit \ l'instituteur paye assuré
ment sa dette au pays ; car l'Éducation de la jeunesse est une des fonc-
tions publiques les plus hautes, en même temps qu'un des services les plus
nécessaires et les plus laborieux de la société.




CH. IX. — LE DÉVOÛMENT. 447


Si, dans le langage ordinaire, on parle quelquefois de
l'enseignement de la jeunesse comme d'un sacerdoce, il ar-
rive aussi que l'on en dise autant de la magistrature, et cela
est vrai en un sens très-grave : en effet, si le sacerdoce ca-
tholique est le ministère de la miséricorde pour l'éternité, la
magistrature est le ministère de la justice dans le temps. Et
cependant jamais législateur n'a songé à commander le céli-
bat et la vie commune aux magistrats : ni, je l'ajouterai,
aux médecins dont on n'a pas fait d'ailleurs des magistrats,
quoique rien ne soit plus délicat que les fonctions médi-
cales.


Pourquoi donc cette pensée d'assimiler si complètement
l'instituteur au prêtre ? C'est que l'instituteurdelajeunesse,
comme nous l'avons vu, remplit au fond et dans le vrai une
fonction sociale plus haute que celle de la magistrature elle-
même ; c'est qu'il est un père, une mère substitué au père et
à la mère selon la nature, et qu'il doit en avoir toutes les
affections, toutes les délicatesses et le dévoûment ; et le
moins qu'on puisse dire, c'est que Napoléon eut ici un ins-
tinct profond de la nature la plus intime des choses.


Malheureusement, en dictant cette loi, il méconnut deux
points, très-importants à bien considérer dans le gouverne-
ment des hommes, je veux dire la vraie nature de l'homme
et la nécessité de la grâce de Dieu pour la pratique des ver-
tus : dans la promptitude souvent précipitée de son esprit,
il ne prit pas le temps de se rendre compte que le sacerdoce
et la vie sacerdotale peuvent seuls bien protéger le célibat;
et emporté tout à la fois par son bon et par son fâcheux
génie, il décréta la chasteté comme il ordonnait les vertus
militaires, et fit d'un dévoûment sublime un article de
loi.


Ce ne fut là qu'un nouveau témoignage de cette volonté
tyrannique, par laquelle il crut un moment pouvoir tout do-
miner, les âmes comme les corps, le spirituel comme le




448. U V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


temporel, et demeurer seul maître dans l'Eglise, comme il
était seul maître dans l'État.


Aussi le décret ne tint pas ; et bien que, comme tant d'au-
tres lois impossibles, il n'ait pas été révoqué à l'heure qu'il
est, les proviseurs, censeurs et autres fonctionnaires du
corps enseignant sont logés avec leur famille dans les ly-
cées ; et je suis très-loin de le reprocher à personne.


On sait d'ailleurs que Napoléon,—-du moins dans les com-
mencements de sa puissance, et avant que l'enivrement de
ses succès et son ambition sans bornes eussent troublé son
esprit,—Napoléon regretta de n'avoir pas sous la main, pour
son œuvre de reconstruction des études, l'élément si dévoué,
si désintéressé, qu'auraient pu lui fournir les grandes et an-
ciennes congrégations religieuses enseignantes. M. Molé m'a
raconté deux fois comment il l'entendit exprimer ce regret
au conseil d'État, après la lecture du fameux rapport de Four-
croy ; et aussi comment le premier consul, après avoir ma-
nœuvré avec une extrême habileté à travers les pensées et
les préventions philosophiques du temps, acheva enfin par
cette phrase : «Nous aurons beau faire... ce qu'il y avait cer-
« tainement de mieux, c'était que l'Éducation de la jeunesse
« fût confiée à deux congrégations religieuses, émules l'une
« de l'autre, et toutes deux émules des Universités. »


Mais comme il n'y avait guère moyen alors de rétablir les
congrégations religieuses, Napoléon voulut, en instituant un
corps enseignant, instituer une congrégation civile, etil dé-
créta le célibat et la vie commune, et toute cette grande
hiérarchie administrative de l'enseignement qu'on a nommée
l'Université.




C H . x. — L ' A M O U R . 449


C H A P I T R E X
L'amour.


1 1 faut ici remonter plus haut. Comme le dit merveilleuse-
ment Platon : On ne se dévoue que pour ce qu'on aime.


Le principe de tout dévoûment, c'est donc l'amour : et ici
particulièrement tout autre principe serait impuissant.


Sans doute l'intérêt, la bienséance, le goût naturel, le
plaisir ou l'honneur peuvent attacher un instituteur à ses
fonctions ; la conscience surtout, la grande et sévère pensée
du devoir peut beaucoup pour l'y dévouer ; tout cela cepen-
dant ne suffirait point. Il faut nécessairement ici l'amour le
plus désintéressé, le plus effectif, le plus tendre et le puis
fort ; il faut l'amour de Dieu et des âmes, c'est-à-dire le pur
et grand amour.


Quand le Fils de Dieu se fit le précepteur du genre hu-
main, — prœceptor, c'est le mot des saintes Écritures, — et
se dévoua pour nous relever à la hauteur de nos premières
destinées, l'amour fut le suprême inspirateur de cet immense
dévoûment. Sic Deus dilexit mundum.


Et quand il envoya ses apôtres pour continuer son œuvre,
il leur demanda trois fois le témoignage de l'amour : M'ai-
mez-vous ? leur dit-il, amasme? et Pierre trois fois répondit:
Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime : Tu scis quia
amo te. — Eh bien, paissez mes brebis, paissez mes agneaux :
Pasce oves, pasce agnos.


Oui, pour remplir ce beau et laborieux ministère de l'É-
ducation, il faut avant tout aimer Dieu et les âmes. Il faut
aimer ce qu'il y a de si aimable et de si doux à aimer dans
Dieu et dans les âmep.




450 L1V. m. — L'INSTITUTEUR.


Il est dit de Dieu quelque part qu'il aime les âmes: c'est
là comme un des noms du Seigneur, qui amas animas. 1 1
faut faire comme lui, il faut sentir cet amour, il faut en
avoir reçu d'en haut la noble inspiration ; il faut pouvoir
dire avec vérité: « Donnez-moi les âmes, je vous laisse le
reste; » je ne cherche ici ni l'argent, ni l'honneur, je ne
cherche que les âmes. Da mihi animas, cœtera toile tih
(Gen., xiv, 2 1 ) . Etd'ailleurs est-il rien de plus aimablequeces
jeunes âmes faites à l'image de Dieu, rachetées et teintes du
sang de Jésus-Christ, et qui ont encore toute la naïveté ei
l'innocence de leurs premiers charmes ?


Il y a de ce que je demande ici une raison simple et pro-
fonde, que j'ai indiquée déjà. — Le dévoûment, C'est l'oubl
de soi : mais voilà précisément pourquoi c'est l'amoui
seul qui fait le dévoûment sincère. Il n'y a en effet que U
vrai amour qui s'oublie, qui se compte pour rien, qui s<
livre et se consume pour ce qu'il aime. Aussi, d'une part
l'amour est le principe essentiel du dévoûment ; et d'autn
part, le dévoûment est le témoignage le plus parfait de l'a-
mour.


C'est ce qui a fait dire à Platon cette belle parole : i l l ;
a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dan
celui qui est aimé. » C'est ce qui a fait dire à Fénelon
« Celui qui aime jusqu'à se dévouer, c'est-à dire jusqu';
s'oublier soi-même, a ce que l'amour a de plus divin, j<
veux dire le transport, l'oubli de soi. le désintéressemenl
la pure générosité, a


Calculer, mesurer, se réserver toujours, ce n'est pas si
dévouer, ce n'est pas aimer : ceux-là seuls aiment et se dé
vouent, qui ne calculent pas, qui ne mesurent rien, qui don
nent tout sans compter, qui disent toujours: Me voici : Eco
ego, mitte me : cœurs vraiment généreux, caractères noble;
et seuls faits pour l'œuvre évangélique, où il faut être tou-
jours prêt au travail, courageux à la peine, et, selon le mo




C H . x. — L ' A M O U R . 45t


expressif de saint Paul, toujours livré à la grâce de Dieu,
traditi gratice Dei, pour agir, pour secourir, pour souffrir
au besoin.


Une maison d'éducation, une œuvre spirituelle quelcon-
que, un catéchisme, une paroisse, ne vivent, ne s'élèvent
que parde tels hommes, et par un tel dévoûment. Il n'y a
que ce sublime amour qui ait reçu du ciel la puissance et
la bénédiction de vie. Mais, par cela même, on comprend
que l'intérêt, dont nous parlions tout à l'heure, n'y est pour
rien.


Un dévoûment pareil ne s'inspire point, ne se récompense
point par l'argent; l'argent ne peut que l'attrister. Sans
doute, le dévoûment n'affranchit pas des nécessités de la vie
matérielle, qui s'imposaient à la grande âme de saint Paul,
au milieu des travaux de son apostolat; mais, comme saint
Paul, on a horreur du gain, de ce qu'il nommait : turpe lu-
crum; même quand l'argent n'est pas honteux, le digne in-
stituteur n'aime point à en entendre parler, et cela se con-
çoit : un père ne se fait point payer.


L'Eglise autrefois ne voulait pas qu'on lui payât l'Educa-
tion : selon la belle parole des saints Livres, elle achetait
chèrement la sagesse, mais elle ne la vendait point : Eme
sapientiam, et non vende.


Le vensionnat, où se donne aujourd'hui l'instruction pu-
blique, fait une condition nécessaire d'un prix quelconque
de pension. Mais c'est une condition pénible.


Pour moi,je l'avoue, quoiquej'aie conservé un très-doux
et profond souvenir des soins quej'ai donnés à 1 Education
de la jeunesse, au Petit Séminaire de Paris, je me souviens
avec plus de douceur encore du temps où je faisais le ca-
téchisme. Au Petit Séminaire, il y avait un économe, et
il le fallait bien; quand je faisais le catéchisme, il n'y avait
pas d'économe : je donnais tout, et nous ne recevions rien.


Pouren finir sur ce point, je dirai volontiers du ministère




452 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


de l'Education, aussi bien que du ministère sacerdotal : qui-
conque y fait sa fortune, y laisse trop souvent sa dignité *.
C'est du moins ma pensée; et ce qui est hors de doute, c'est
que l'intérêt et l'amour de l'argent n'ont jamais suffi à l'in-
spiration du dévoûment ! .


J'ai dit que le plaisir n'y suffisait pas non plus : cela est
évident pour deux raisons. D'abord, il n'y a rien de moins
dévoué, rien de moins désintéressé que le plaisir. Et en se-
cond lieu, je réponds sans hésiter : Il n'y a pas de plaisir ici ;
on trouve dans ce ministère de grandes peines, quelquefois,
si on en est digne, si on s'y consume, des consolations; mais
du plaisir, jamais.


Mais l'honneur, dira-t-on, ce puissant mobile des grandes
choses, ne su f f i ra i t - i l p a s ?


Je ne le pense point: sans doute l'Education e s t une grande
chose, la plus grande du monde à mes yeux, parce qu'elle
est la plus vraie dans sa suprême grandeur ; mais il le f au t
bien savoir, t o u t e grande qu'elle e s t , elle s e compose de t r o p


1 . J e n e p u i s m ' e m p ê c h e r d e c i t e r i c i , à c e t t e o c c a s i o n , q u e l q u e s l i g n e s


d e l l o l l i n : o L e s a l a i r e q u e l es i n s t i t u t e u r s r e t i r e n t d e l e u r s p e i n e s es t


c e r t a i n e m e n t b i e n l é g i t i m e et b i e n m é r i t é : j e v o u d r a i s c e p e n d a n t q u e c e


ne fût p o i n t l a l e seu l m o t i f , n i m ê m e le m o t i f d o m i n a n t , qu i l e s y e n g a -


g e â t : m a i s q u e l a v o l o n t é d e D i e u , et l e d é s i r d e s e s a n c t i f i e r , y e u s s e n t la


p r i n c i p a l e et la p r e m i è r e p a r t . L a d u r e t é d e s p a r e n t s o b l i g e s o u v e n t l es


m a î t r e s à m a r c h a n d e r a v e c e u x et à d i s p u t e r s u r le p r i x . Il s e r a i t à s o u -


h a i t e r q u e , d ' u n c ô t é , l a g é n é r o s i t é d e s p è r e s et m è r e s , et d e l ' autre le


d é s i n t é r e s s e m e n t d e s m a î t r e s , ô t a s s e n t l i e u a c e s s o r t e s d e c o n v e n t i o n s ,


q u i o n t , c e m e s e m b l e , q u e l q u e c h o s e d e b a s et d e s o r d i d e . I l est b e a u p o u r


l es d e r n i e r s d e c o m p t e r un p e u p i n s q u ' o n n e fait o r d i n a i r e m e n t s u r la


P r o v i d e n c e ; e t j e n ' a i j a m a i s v u q u ' e l l e a it m a n q u é à c e u x qu i s'y s o n t fiés


p l e i n e m e n t . »


2 . Un m i n i s t r e a n g l i c a n q u i ava i t v u a v e c a d m i r a t i o n un de n o s p l u s f lo -


r i s s a n t s s é m i n a i r e s d e F r a n c e , m e d e m a n d a q u e l était l e t r a i t e m e n t d e s


p r o f e s s e u r s . — L e u r t r a i t e m e n t r é p o n d i s - j e , i l s n ' en o n t p o i n t : Ilabentes
alimenta et quibus tegamur, kis conlenli sumus. I ls p r e n n e n t et p r a t i q u e n t
c e l t e p a r o l e d e s a i n t P a u l à la l e t t r e . — C 'es t i n c r o y a b l e , s ' é c r i a le m i n i s -


tre é t o n n é , c h e z n o u s i l f a u d r a i t a u m o i n s d i x m i l l e f r a n c s à c h a q u e p r o -


f e s s e u r ! — E t a v e c d ix m i l l e f r a n c s , lu i r é p o n d i s - j e , v o u s n ' a u r e z j a m a i s


d e s h o m m e s c o m m e c e u x à q u i l a n o u r r i t u r e et le v ê t e m e n t suff isent !




CH. X. — L'AMOUR. 453


de petites choses pour que l'honneur, ce grand mobile, s'y
adapte et y suffise. Disons d'ailleurs la vérité : l'honneur,
dans ce grand ministère, où est-il aujourd'hui? Le respect
même n'y est plus! Les cours publics, la grande éloquence
historique, littéraire, philosophique, a pu mettre des pro-
fesseurs éminents sur le chemin des honneurs : mais je ne
sache guère d'homme très-honoré pour son dévoûment sé-
rieux et modeste à l'Education de la jeunesse. Et d'ailleurs
je le dirai volontiers avec Rollin : « Si les vues intéressées
« sont indignes d'un maître véritablement chrétien, celles
« de la vanité et l'ambition ne le sont pas moins *. »


Dans l'état présent de nos mœurs, un homme de mérite se
diminue plutôt dans le ministère de l'Education, qu'il ne s'y
élève aux yeux du monde. C'est une triste, mais incontesta-
ble vérité.


Mais, me dira-t-on encore, est-ce que la bienséance, la di-
gnité personnelle, l'honneur entendu dans le sens le plus
élevé du mot, c'est-à-dire l'estime pour soi-même, la con-
science enfin et le devoir,ne suffiraient pas ici à l'inspiration
du dévoûment? Je ne le pense pas davantage.


Et d'abord, la bienséance, je dirai même la bienséance
personnelle et l'estime qu'on se doit à soi-même, ne suffit
guère à rien de très-pénible. Dansl'Education, il faut se sa-
crifier, se dévouer; mais se sacrifier par bienséance est à
peu près une plaisanterie.


Je traite de tout ceci et j'examine ces diverses pensées,
parce que je les ai rencontrées sur mon chemin, dans la pra-
tique, et chez des hommes même auxquels un caractère sa-
cré aurait pu en inspirer de plus élevées et de meilleures.


Eh bien, l'expérience m'a démontré que des professeurs,
fussent-ils prêtres, ne suffisent à rien de sérieux, par le sen-


1. Un digne instituteur, dit encore Rollin, évite de se faire connaître
aux grands du monde, n'ambitionnant que l'obscurité d'une retraite paisi-
ble, uù il puisse donner tout son temps a l'étude de la sagesse.




I I V . III . — L ' I N S T I T U T E U R .


l i m e n t d e s b i e n s é a n c e s e t l ' o b s e r v a t i o n f idè le d e s d e v o i r s


q u ' e l l e s i m p o s e n t .


Mai s la c o n s c i e n c e , l e s e n t i m e n t d u d e v o i r off ic iel? — Eh


b i e n ! n o n , c e l a n e suffit m ê m e p a s , et l e s t e r m e s le d i s e n t .


Dire d e q u e l q u ' u n : Il n'a q u e le d é v o û m e n t off ic iel , c 'est


d i r e : I l n'a p a s d e d é v o û m e n t . L a b i e n s é a n c e e s t off ic ie l le ;


m a i s l ' a m o u r , l e d é v o û m e n t n e t'est pas : j e d ira i m ê m e q u e


l 'off ic ie l t u e l e d é v o û m e n t . Q n a n d u n p r ê t r e e s t officiel , e t


r i e n au d e l à , o u q u e l 'off iciel d o m i n e c h e z lu i et d a n s s o n


m i n i s t è r e , l e p a s t e u r n 'y e s t p l u s g u è r e , et r i e n n e s'y fait d e


b o n . Je s a i s c e l a p o u r l ' a v o i r v u q u e l q u e f o i s d e p r è s .


J'ai p a r l é d e l ' a d m i n i s t r a t e u r , d e s e s q u a l i t é s , d e s s e r v i c e s


n é c e s s a i r e s qu'i l r e n d d a n s l ' E d u c a t i o n . Mais s i l ' ins t i tu teur


n 'es t q u ' u n a d m i n i s t r a t e u r , m ê m e h o n n ê t e et d é s i n t é r e s s é ,


i l f era p e u d e c h o s e . É c o u t o n s s u r tout c e c i l ' e x p é r i e n c e e t


l e s g r a v e s p a r o l e s d e l ' a b b é P o u l l e t :


« L'Éducation ne se fait pas en masse , de haut et de loin. Si nous
nous sommes affranchis des viles préoccupations de l'esprit mer-


cenaire, qui l'exploite comme une industrie, prenons garde de


nous arrêter aux vues incomplètes et stériles qui nous la présente-
raient comme une noble gest ion, à laquelle il suffise d'apporter


les qualités d'un administrateur habile et probe.


« Quand nous aurons mis un certain ordre extérieur dans cette


réunion d'adolescents et dé jeunes h o m m e s ; quand nous les aurons


partagés en plusieurs groupes , selon leur âge et leurs besoins, et


réglé la distribution de leurs journées ; quand nous aurons pré-


posé à toutes les subdivisions, à tous les détails de la vie scolaire,
une hiérarchie de maîtres et d'employés de tous les degrés ; quand


nous aurons, par de sages règlements , organisé l 'enseignement,


organisé les punit ions, croirons-nous donc avoirtout fait, avoir fait


beaucoup, avoir fait quelque chose pour la véritable Éducation de


ces enfants, ainsi enrégimentés , casernes, surveillés, enseignés tout


au plus, mais non pas é levés , éclairés, améliorés, formés, comme ils


ont besoin, comme ils ont droit de l 'être? Est-ce que l'esprit, les


mœurs , le cœur avec ses bons et ses mauvais penchants, le carac-




C H . X . — L ' A M O U R . 455


tère avec ses inégalités et ses vicissitudes, la piété avec sa délicate
et intime influence, sont des choses qui s'administrent, qui s'en-
seignent, qui se dirigent avec des règlements, des rapports offi-
ciels, des formalités de bureau ? Je vois le corps? où est l'âme? où
est le principe de vie : Je vois une administration bien organisée :
où est l'Éducation bien faite ? Je vois un fonctionnaire bien esti-
mable : où est le père? »


Mais, dira-t-on, si le devoir officiel, si le devoir adminis-
tratif ne suffit pas à l'inspiration du dévoûment, le devoir
tout à fait consciencieux, la fidélité au devoir commandée
par la religion, ne suffira-t-il point ?


Je vais étonner peut-être; mais je dois dire la vérité, et
je réponds : Non. Écoutons encore l'admirable instituteur
qui nous parlait tout à l'heure:


« Si vous cherchez seulement à poser la limite exacte de vos
devoirs, si vous interrogez seulement vos principes d'honnête
homme, j'ajouterai même les principes d'une conscience religieuse,
mais froide et rigide, pour calculer ce que vous devez à un enfant
et aux parents qui vous l'ont confié, cela vaut un peu mieux, sans
doute, que de calculer uniquement ce qu'ils vous doivent, mais vous
êtes bien loin encore de remplir, de comprendre même toute l'éten-
due de votre sainte mission. Aimez donc cet enfant ! ayez dans votre
cœur un ardent désir de son avancement, de son bien, de son bon-
heur !... Non, j'ose le dire, nul autre mobile que l'amour, pas même
celui du devoir, et du devoir imposé, sanctionné par la Religion,
ne soutiendrait longtemps un maître dans cette pénible carrière. En
vain nous dirions-nous à nous-mêmes que l'Éducation est pour nous
un ministère sacré, un apostolat religieux, un moyen d'acquitter
envers Dieu et envers la société la dette que nous avons contractée
par le sacerdoce : ces hautes idées exciteraient notre zèle sans adou-
cir nos peines ; nous montreraient la gravité do nos obligations
sans en alléger le poids, et peut-être même nous donneraient la
pensée de nous y soustraire, plutôt que le courage de les remplir.
Car, après tout, si l'idée du devoir nous restait toute seule, nous la
pourrions appliquer à d'autres objets qu'à ceux qui nous occupent ;
nous nous demanderions quelquefois, dans les moments di: lassi-




456 L I V . 11! . — L ' I N S T I T U T E U R .


tude inséparables d'une telle vie, si nous n'avons pas d'autres
moyens d'utiliser, pour le service de la religion et de la patrie, la
puissance du ministère dont nous sommes revêtus, et avec plus
d'avantage, de respect et d'honneur pour nous. »


S'il m'est permis d'ajouter quelque chose à ces graves et
belles paroles, je dirai qu'il y a une raison profonde, pour
laquelle là conscience seule ne suffit pas à l'accomplissement
du devoir. La conscience, quand elle est éclairée, indique le
devoir; quand elle est droite et ferme, elle déclare fortement
qu'il faut le remplir : mais ce n'est pas elle qui en inspire
l'amour; elle contribue même quelquefois vivement à en
découvrir les difficultés, les assujettissements et les peines.


Mais le devoir, le devoir difficile surtout, est exigeant et
veut être aimé : autrement il rebute. Je dirai tout : il veut
être aimé pour lui-même; il veut l'être au-dessus de tout :
il veut que tout lui soit sacrifié; il veut qu'on s'oublie et
qu'on se compte pour rien, afin d'être tout à lui. En un mot,
il veut être aimé comme Dieu; et il fait bien, car enfin, le
devoir, c'est la volonté divine, c'est Dieu même ! et je ne me
tromperai certainement pas, en affirmant que tout devoir
où Dieu n'est pas, n'est plus le devoir.


Et voilà pourquoi c'est le dévoûment, c'est l'amour même,
et tout le zèle de l'amour, que le devoir exige.


Quand lafidélité au devoir estsans dévoûment et sans zèle;
quand la conscience est sans amour, tout est froid, tout est
glacé, tout souffre, tout meurt : c'est comme un soleil d'hi-
ver : la lumière y est ; mais la chaleur y manque, et la vie, la
fécondité, n'y est pas. Et quand je dis: La lumière y est, je
me trompe : c'est une lumière pâle qui n'éclaire pas assez.


J'ai rencontré, dans ma carrière, quelques collaborateurs
qui ne travaillaient, comme on dit, que par devoir, par de-
voir strict et par froide conscience. Eh bien ! il y avait une
foule de choses nécessaires dans notre œuvre, qu'ils ne fai-
saient pas, dont ils ne se doutaient même point. Dans cette




CH. x . — L ' a m o u r . 4 5 7


œuvre immense, où les détails sont innombrables, et où il
ne suffit pas de comprendre, mais où il faut si souvent de-
viner, ils comprenaient peu, et ils ne devinaient rien : et
par là même souvent ils gâtaient toui. L'amour seul com-
prend tout, devine tout, va au-devant de tout, corrige tout,
guérit tout. Demandez tout cela à une mère : elle vous dira
juste ce qui en est.


Dans l'Education particulièrement, il y a une multitude
de choses, auxquelles on n'est pas strictement obligé, et qui
décident tout. Eh bien! l'amour seul décide à faire ces
choses-là.


« Portez-vous de loule votre â m e , non point seulement à ce qui
doit couvrir votre responsabilité, mais à tout ce qui peut amélio-
rer, exciter, échauffer, purifier, ennoblir ce cœur d'enfant confié
à votre cœur de père. Et bientôt votre esprit, éclairé par ce rayon
vivifiant de l'amour, verra surgir tout un nouveau monde d'idées,
d'affections, de soins, que la conscience seule ne vous eût point
suggérés ! Plus vous aimerez vos élèves, plus vous comprendrez
qu'on ne peut rien faire pour eux qu'en les aimant, et en l es a i -
mant beaucoup. » (L'abbé POULLET.)


Et s'il faut remonter encore pins haut, voilà pourquoi, dans
le Christianisme, ce n'est pas la justice seule, c'est la c h a -
rité qu'il faut à l'accomplissement de la loi. L'amour q u i
enseigne tout, qui suggère tout, dit admirablement Notre-
Seigneur, suggeret omnia, l'amour est aussi celui qui fait
tout dans la plénitude de l a perfection : Plenitudo legis di-
lectio.


On connaît les belles paroles de Platon, citées parFénelon:
« C'est l'amour seul qui divinise l'homme, qui l'inspire, qui
< le transporte, qui fait de l'homme un Dieu par la généro-
« sité, en sorte qu'il devient semblable au beau par nature. »
— Et pourquoi? toujours parce que l'amour fait qu'on se
dévoue, qu'on s'oublie, se sacrifie, se compte pour rien :




458 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


c'est un mouvement divin et inspiré, c'est le beau immuable
du devoir, qui ravit l'homme à l'homme même, et le rend
semblable à lui par la vertu.


Platon disait encore : « Quiconque veut devenir un grand
« homme, ne doit pas s'aimer lui-même et ce qui tient à lui ;
« il ne doit aimer que le bien, soit en lui-même, soit dans
« les autres. » ( P L A T O N , les Lois, 1 . V.)


Mais il y a, sur tout cela, une plus belle langue encore que
la langue de Platon : la voici; et je demande à tous les in-
stituteurs qui ne veulent pas sentir quelque jour s'éteindre
en eux la flamme de vie, et leur cœur se dessécher dans
leurs rudes fonctions, de livrer quelquefois leur âme à la
méditation de ces paroles :


« L'amour est une grande chose; l'amour est un bien par-
er fait : seul il rend léger ce qui est lourd; seul il porte sans
« peine ce qui est pénible; seul il rend doux ce qui est
« amer.


o L'amour est généreux : il pousse aux grandes actions,
« et il excite à entreprendre toujours ce qu'il y a de plus
« excellent.


« L'amour veut toujours s'élever, et il ne se peut souffrir
« dans les choses basses.


« L'amour veut être libre et dégagé de tout intérêt ter-
« restre, de peur que sa lumière ne s'obscurcisse intérieure-
« ment, et qu'il ne se trouve embarrassé dans les biens, ou
« abattu par les maux de ce monde.


« Il n'y a rien, ni dans le ciel, ni sur la lerre, qui soit plus
« doux et plus fort que l'amour ; plus sublime et plus vaste,
« pins délicieux et plus parfait ; parce que l'amour est né de
« Dieu, et s'élevant au-dessus de tout ce qui est créé, il ne
« se peut reposer qu'en Dieu.


« Celui qui aime est toujours dans la joie ; il court, il
« vole, il est libre, et rien ne l'arrête.


« 1 1 donne tout pour tous, et possède tout en tous, parce




C H . X . — L ' A M O U R . 459


« qu'il se repose dans ce bien unique et suprême, qui est
« au-dessus de tout et duquel découlent tous les biens.


« Souvent l'amour est sans mesure, et son ardeur l'emporte
« au delà de toute mesure. L'amour ne sent point le fardeau ;
« il n'aime que le travail; il entreprend au delà de ses forces;
« il ne s'excuse jamais sur l'impossibilité, parce qu'il croit
« que rien ne lui est impossible, et que tout lui sera donné.


« Aussi, il est puissant pour tout; et là où celui qui n'aime
« pas n'a que langueur et défaillance, l'amour trouve des
« forces pour venir à bout de toutes choses.


« L'amour est vigilant, et il ne dort pas même dans le
« sommeil. Dans les plus grands travaux, il ne se lasse point ;
« contraint et affligé, il ne se rétrécit pas ; dans les frayeurs
« qu'on lui fait, il ne se trouble point; mais comme la
« flamme vive et ardente, il monte toujours, et sa vigueur
« s'élève par-dessus tout.


« L'amour est pieux, il est gai, il est prompt; il est sin-
ce cère, il est aimable, il est fort, il est patient, il est fidèle,
« il est prudent, il est constant, il est viril, et il ne se re-
« cherche jamais.


« Car aussitôt qu'on se recherche soi-même, on perd l'a-
« mour.


« L'amour est circonspect, il est humble, il est droit; il
« n'est ni léger, ni lâche; il ne s'amuse point aux choses
« vaines; il est sobre, il est chaste, il est persévérant, il est
« paisible, et veille toujours à la garde de tous ses sens.


« L'amour est soumis et obéissant; il inspire le mépris de
« soi; il est ardent et reconnaissant; il conserve toujours
« en Dieu une confiance inébranlable, lors même qu'il se
« trouve sans goût à son service; car on ne peut vivre dans
* l'amour et sans douleur.


« Celui qui n'est pas prêt à tout souffrir pour celui qu'il aime
« n'est pas un digne ami. Celui qui aime doit embrasser
« les choses les plus pénibles et les plus ameres pour son




460 1.1V. III - — L ' I N S T I T U T E U R .


« bien-airaé : et quelque peine qu'il lui puisse arriver, rien
« ne le doit détourner de son amour. »


Tel est le chant d'amour de l'auteur de l'Imitation de Jé-
sus-Christ. — Mais, me dira-t-on peut-être ici, ce discours est
doux à l'oreille, et cependant il est dur à entendre : Durus
est hic sermo. Et s'il faut aimer jusque-là pour se dévouer
au ministère de l'Éducation, il faut mieux ne le pas essayer.


Je répondrai : C'est vrai, si vous n'y êtes pas appelé; mais
si Dieu vous appelle, ayez confiance, il vous donnera, ou
plutôt il vous a déjà donné l'inspiration de l'amour. C'est
une belle loi de cette Providence divine, qui se manifeste
encore avec plus de douceur et d'éclat dans l'ordre moral
que dans les prodiges de la nature malérielle : à côté de
tous les grands devoirs, Dieu a pris soin de mettre un grand
amour; et par là les devoirs, même les plus difficiles, sont
accomplis presque sans effort; c'est le mot célèbre de
saint Augustin : Ubi amatur, non laboratur : quand on
aime, on ne sent pas la peine.


Le plus illustre, le plus touchant exemple de cette admi-
rable foi, c'est le cœur d'un père, c'est surtout le cœur d'une
mère- Qui donne à ce cœur si tendre une si incomparable
énergie? à ce faible corps, pour résister à des fatigues pro-
digieuses, une indomptable vigueur? C'est l'amour.


Et voilà pourquoi aussi j'ai dit que pour le remplacer au-
près de leurs enfants, et porter avec eux le fardeau de l 'É-
ducation, il faut aimer comme eux.


Et cela est plus facile qu'on ne le pense. Il y a dans le
cœur de l'homme un foyer généreux, où la flamme du dé-
voûment et de l'amour s'allume vite, et s'entretient admira-
blement au souffle de la vocation divine et des grâces qui
l'accompagnent toujours. Encore un coup, si vous êtes appe-
lés et fidèles à la voix qui vous appelle, vous aimerez, et la
charge alors vous deviendra légère, et Dieu bénissant votre
fidélité courageuse aux devoirs que lui-même vous impose,




CH. X. — L'AMOUR. 4G1


vous serez étonnés de trouver tout à coup dans votre cœur,
pour ces chers enfants, un si tendre et si puissant amour ; et,
dans ces nobles sentiments, une lumière, une force, une dou-
ceur surnaturelle, une joie, et enfin une vivacité et une sû-
reté d'action dont le secret et la puissance ne vous avaient
pas encore été révélés. J'ai vu cela bien des fois : j'ai vu de
jeunes maîtresquine se croyaient guère faits pourl'Éducation
des enfants, mais qui s'y consacraient avec courage, parce
que la Providence semblait les y appeler; je les ai vus, au
bout de quelques jours, prendre audévoûment, prendre à l'a-
mour des enfants comme le sarment prend au feu, faire parla
des merveilles dans leurs fonctions, et y devenir promptement
des hommes singulièrement distingués et de premier ordre.


La vérité est, comme nous le disait tout à l'heure admira-
blement l'auteur de l'Imitation, que rien n'est plus profon-
dément utile que le dèvoûment et l'amour, à ceux-là mêmes
qui sont dévoués et qui aiment. Ce qu'on fait avec dèvoû-
ment, on le fait bien, on l'aime : on le fait avec joie; si c'est
pénible et dur, on le fait avec courage et consolation. En le
faisant, on se forme, on se fortifie, on s'élève étonnamment
soi-même.


Partout et toujours le dèvoûment recueille au centuple ce
qu'il fait et ce qu'il donne : il multiplie les forces, il ajoute
aux ressources de l'esprit; il donne quelquefois l'esprit
qu'on n'a pas, et développe toujours celui qu'on a. En un
mot, l'amour transforme, élève, rend héroïque, intelligent:
il enseigne tout : docet omnia. L'affection qu'on a pour ces
petits enfants, l'étude qu'on fait de ces aimables et vives na-
tures, ouvre quelquefois les horizons de l'humanité les plus
profonds, révèle des secrets inconnus, et par là développe
extraordinairement les maîtres eux-mêmes'.


\. Tandis que de froids pédagogues exposent de stériles théories sur une
question dont il ne comprennent même pas les éléments, le maître vrai -
ment chrétien trouve son système tout fait, sa doctrine toute formulée, ses




462 L l V . ' l I l . — L ' I N S T I T U T E U R .


Je l'ai dit souvent : Faites une classe, la plus humble,
avec dévoûment, et vous verrez ce qu'elle fera de vous... un
Lhomond peut-être, c'est-à-dire un esprit et un caractère
supérieur.


Aussi, je le répétais sans cesse à mes collaborateurs : la
première chose à faire quand un enfant se présente dans
une maison d'Éducation, sans le connaîlre, sans savoir s'il
a des qualités plus ou moins aimables, c'est de l'aimer,
comme fait un père ; et pourquoi? Parce que c'est un enfant
de plus. Puis, avec l'amour pour guide, il faut s'appliquer à
le connaître, à l'étudier, à discerner ses facultés, son es-
prit, son cœur, son imagination, et travailler à les élever, à
les former, à les nourrir. Oui, c'est tout d'abord, dès les pre-
miers jours de son entrée dans la maison, qu'on doit, comme
un père, comme une mère, comme une nourrice, disait
saint Paul, offrir à cet enfant, à cette jeune âme, les ali-
ments sains et purs, la bonne nourriture qui lui sont néces-
saires. Autrement il se jettera sur des aliments malsains,
qui le feront bientôt tomber en défaillance : oui, il étudiera,
il aimera le mal, si vous ne lui faites pas d'abord connaître
et aimer le bien. Il n'y a pas un moment à perdre. 1 1 faut
qu'il aime Dieu et ses fêtes, ses maîtres et ses études, ses con-
disciples et ses jeux : mais pour cela il faut qu'il soit aimé,
tendrement aimé, recherché, cultivé avec amour : il faut qu'il


devoirs nettement tracés dans un seul mot : Vous aimerez : Diliges... Et
lorsqu'il cherche, devant Dieu, quelles vertus il doit surtout cultiver en
lui-même, pour mieux répondre a sa haute mission, toujours il entend
sortir du sanctuaire de sa conscience cette voix douce et pénétrante : Di-
liges. Aimez ces enfants, combattez sans relâche l'indifférence, la lassitude,
les dégoûts que leurs fautes et leurs défauts excitent si aisément : sans
fermer les yeux sur ces défauts, ni sur ces fautes, pensez aussi à tout ce
que ces enfants ont de qualités aimables : voyez l'innocence qui brille sur
leur visage; la naïveté de leurs aveux; la sincérité de leur repentir, quoi-
que si peu durable ; la beauté de leurs résolutions, quoique sitôt violées,
la générosité de leurs efforts, quoique rarement soutenus : sachez-leur gré
Je tout le bien qu'ils font, et de tout le mal qu'ils ne font pas ; quels qu'ils
soient, enfin, quoi qu'ils fassent, il faut les aimer. (L'abbé J '««U,ET.;




C H . x. — L ' A M O U R . 463


le sente, et alors il aime à son tour : et tout est sauvé pour
lui. Mais s'il trouve l'indifférence autour de lui, s'il ne sent
pas qu'il est aimé de ses maîtres, s'il tombe lui-même dans
l'indifférence et s'il n'aime pas, tout est perdu, ou du moins
en grand péril...


Je vais plus loin : non-seulement il faut que des enfants
aiment leurs maîtres; mais il faut que leur amour soit mêlé
d'une certaine admiration, hommage rendu à la supériorité
de la vertu et des lumières; il faut du moins qu'ils les tien-
nent en haute estime : oui, dans une maison d'Éducation, il
faut de l'admiration, de l'enthousiasme, des sentiments gé-
néreux, un grand mouvement littéraire et religieux, une
vive émulation pour tout ce qui est grand et noble; et il n'y
a que le dévoùment des maîtres qui inspire tout cela.


Mais, me dira-t-on peut-être, vous oubliez donc vous-même
tout ce que vous nous avez dit sur les défauts des enfants :
que les enfants sont ingrats, égoïstes; qu'on a beau tout faire
pour eux, que rien n'est plus rare que de rencontrer parmi
eux un cœur vraiment touché et reconnaissant.


Gela est vrai ; la reconnaissance est rare dans le cœur des
jeunes enfants surtout; elle est même si rare, que l'ingrati-
tude ne semble pas le défaut de quelques-uns, mais le défaut
de tous et le vice commun de la nature livrée à ses instincts.
Aussi je n'ai guère jamais été tenté d'en faire un reproche à
tels ou tels. — Qui n'a remarqué combien les mots respect
et reconnaissance se trouvent rarement dans les lettres des
enfants à leurs parents? Les maîtres ne peuvent pas être
mieux traités.


Mais la question n'est pas là : je ne dis pas qu'il faille ob -
tenir des enfants la gratitude, c'est-à-dire le sentiment intel-
ligent, attentif et reconnaissant du bien sérieux qu'on leur
a fait,— ce sentiment-là, je le répète, ils ne l'ont presque ja-
mais qu'à la fin de leur Éducation, —je dis qu'il faut obtenir
d'eux leur amitié, et même, si on le peut, leur admiration et




4S4 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


leur enthousiasme. L'amilié, l'admiration, l'enthousiasme
leur sont bien plus naturels que la reconnaissance. Ils ad-
mirent volontiers ce qui est grand, généreux. Ils aiment vo-
lontiers ceux qui les aiment: la peine qu'on prend silencieu-
sement pour eux, ils n'y font guère attention, ils ne s'en
rendent pas même compte : il faut bien comprendre d'ailleurs
que ces bienfaits, dont on voudrait qu'ils fussent reconnais-
sants, les gênent, les froissent, les contraignent au travail et
à tous les assujettissements de la discipline. Car, il faut bien
l'observer,ce grand et immense service de l'Éducation qu'on
leur rend, est un joug et une captivité de huit ou dix ans :
l'amitié seule et ses douceurs, l'amitié de leurs condisciples
et de leurs maîtres, peut leur rendre cette captivité douce et
le joug léger. Aussi ne sont-ils, à vrai dire, très-sensibles
qu'à cela. C'est la vue, c'est la jouissance même de l'amitié
qui les touche ; ils aiment qu'on les aime. Tout autre senti-
ment leur est à peu près indifférent.


J'ajoute enfin que, malgré leur ingratitude et tous leurs
défauts, les enfants sont aimables, et je dirai presque qu'il
n'y a qu'eux de véritablement aimables sur la terre, parce
qu'il n'y a qu'eux en qui on trouve encore un cœur candide,
ouvert, naïf; parce que, même dans leurs défauts, même
dans leurs finesses, ils sont encore vrais, naturels, ingénus,
sincères.


J'ai beaucoup aimé les enfants, je les aime beaucoup en-
core, on le voit. Oui, ils ont été mon premier et ils seront
mon dernier amour. Et je redis volontiers : Qu'aimera-t-on
sur la terre, si on ne les aime?


Pour savoir donc si on est appelé au ministère de l'Édu-
cation, qu'y a-t-il à faire? Une seule chose : consulter
son cœur, et se demander si on aime les enfants, si on a
quelque étincelle de l'amour de Notre-Seigneur pour les
enfants. Si on reçoit de son âme une froide réponse, il faut
se retirer.




C H . X . — L ' A M O U R . 46b


Sans doute, il y a des degrés dans cet amour, comme il y
en a dans tous les efforts de notre pauvre humanité vers la
vertu : mais enfin, si vous ne vous sentez pas au cœur le
saint foyer du dévoûment pour la jeunesse, si vous n'avez
pas l'inspiration de l'amour et du sacrifice; si vous ne vous
sentez pas le courage de vous compter pour rien, de vous
dévouer sans cesse : retirez-vous, vous n'êtes pas fait pour
élever la jeunesse 1


Si votre famille et vos enfants vous absorbent ou seule-
ment vous partagent trop, si le monde et ses plaisirs vous
entraînent ; si la science elle-même et le goût du savoir
vous dominent, si vous n'êtes qu'un humaniste, un gram-
mairien, un rhéteur passionné, je crains d'être encore obligé
de vous dire : Retirez-vous ! vous aimerez le grec et le latin
plus que vos élèves, vous ne verrez dans leur Éducation que
du grec et du latin ; vous ne comprendrez pas même la na-
ture et les moyens de leur haute Éducation intellectuelle...
encore moins comprendrez-vous l'Éducation morale etreli-
gieuse, surnaturelle et chrétienne, de ces âmes immortelles.


J'irai plus loin. — Si des goûts décidés de vie intérieure et
contemplative sont au fond de votre âme, retirez-vous. Vous
n'êtes pas fait pour élever la jeunesse... faites-vous char-
treux! quelle que soit votre piété, votre sainteté même, à
votre insu le dévoûment vous manquera.


Je vais plus loin encore : Si vous n'aimez pas comme in-
stinctivement la jeunesse et l'enfance ; si vous ne sentez pas
au fond du cœur un goût de tendresse et une inclination
pour elle ; si les charmes de cet âge ne vous attirent pas vers
lui; si leurs défauts et leurs faiblesses même ne vous inté-
ressent point, je vous dirai encore : Retirez-vous, l'amour
vous manque ; le dévoûment vous manquera !


Oui, si la vue, si la simple rencontre d'un enfant inconnu,
dont le regard naïf et pur, l'attitude simple et noble révèle
une heureuse nature, ne touche pas votre cœur, n'intéresse


t., M . ' 30




466 L1V. m. — L ' I N S T I T U T E U R .


pas votre âme, ne vous fait pas envier le bonheur de ceux
qui rélèvent, n'excite pas votre intelligence... si vous ne
vous dites pas à vous-même, comme malgré vous : Je serais
heureux d'élever cet enfant, j'aimerais à lui faire faire sa
première communion ; vous n'aimez pas l'enfance... je crains
que vous ne soyez pas fait pour le plus sublime et le plus la-
borieux, mais aussi pour le plus consolant et le plus doux
des ministères, quand on aime.


CHAPITRE XI


L'intelligence.


Parmi les qualités essentielles à l'instituteur, si je n'ai pas
nommé tout d'abord l'intelligence, si j'ai cru devoir traiter
auparavant de la vertu., de la fermeté, du dévoûment et de
l'amour, ce n'est pas que l'intelligence soit moins nécessaire
et ne doive venir qu'en dernier lieu.


Non, assurément. Et que seraient, je le demande; la vertu,
la fermeté, le dévoûment, l'amour, sans l'intelligence ? A
vrai dire, toutes ces hautes qualités sont également indis-
pensables ; et l'une ne peut manquer aux autres dans un insti-
tuteur, sans que toutes en même temps souffrent etfléchis-
sent.Seulement, la nécessité de chacune d'elles est si grande,
si frappante, qu'on ne peut traiter de l'une sans paraître lui
donner la préférence et l'élever au-dessus de tout. Mais pour
demeurer dans le vrai, on doit reconnaître qu'elles sont
toutes pareillement nécessaires. Il ne le faut pas oublier : la
force, l'intelligence et'.l'amour constituent, dans une sainteté
infinie, la Divinité, et le reflet de ces divines choses doit se
trouver dans le pere et dans l'instituteur.




CBf. XI. — L INTELLIGENCE. 467


Ma raison, pour traiter en dernier lieu de l'intelligence
nécessaire à l'instituteur, c'est que je lui demande avant tout
ici l'intelligence de ce qui précède, c'est-â-dire l'intelligence
de ce grand art qui se nomme le gouvernement des âmes,
lequel, disait admirablement un grand Pape, est l'art des
arts : Arsartium regimen animarum.


1


La première intelligence qu'il faut donc chercher dans un
instituteur, c'est l'intelligence de l'œuvre qu'il a à faire : il
doit comprendre cette œuvre dans toute son étendue : il doit
en avoir étudié les grands principes, le But, la nature, les
moyens principaux, les différentes méthodes.


Mais pour cela, il doity avoir sérieusement réfléchi. C'est
la science d'une vie entière : une science profonde, tout à la
fois spéculative et pratique ; et même quand on y a long-
temps appliqué son esprit, après vingt, trente années de la
réflexion la plus sérieuse, tout à coup l'expérience et une
méditation plus approfondie donnent de nouvelles lumières,
découvrent de nouveaux horizons, et on s'aperçoit, non
sans regret, que la vie n'y suffira pas, et que c'est une
science sans bornes.


Et cependant, combien qui n'y ont jamais pensé grave-
ment un seul jour, qui ne se sont pas même rendu compte
des mots dont le langage humain les oblige à se servir pour
faire cette œuvre, qui n'ont pas la moindre idée du travail
qu'il s'agit d'accomplir et de ses prodigieuses difficultés,
ni la moindre intelligence de Tenfant lui-même, et de cette
mystérieuse et puissante nature qu'il faut élever !


Le gouvernement d'une maison d'Éducation est une œu-
vre de grande fermeté, une œuvre de grand dévoûment ;
mais c'est aussi essentiellement une œuvre de grande raison,
de grande intelligence et dé grand conseil.




468 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


N'eût-on, dit Bossuet, qu'un cheval à gouverner, et des
roupeaux à conduire, on ne le peut faire sans raison : com-


bien plus en a-t-on besoin pour mener les hommes, et un
troupeau raisonnable !


Quels que soient donc la fermeté et le dévoûment d'un
chef d'établissement, si l'intelligence y manque, tout s'y
troublera. On n'y verra qu'irrégularités, inconstances, in-
justices, bizarreries dans la conduite.


Et ce que je dis surtout du chef, je le dis à proportion de
tous ceux qui travaillent à son œuvre avec lui. Sans doute,
c'est principalement un supérieur, c'est-à-dire celui sur qui
toute cette multitude d'enfants, de maîtres et de serviteurs
se repose, qui doit être l'âme, la lumière et la vie d'une mai-
son : c'est en lui que se doit trouver la raison première de
tous les mouvements qui s'y font.


Mais il faut aussi que chez le dernier des maîtres, si tant
est que dans une maison d'Education il y ait un maître qui
soit le dernier, il faut que chez celui-là même dontles fonc-
tions semblent moins importantes, la fermeté, comme le dit
Bossuet, soit le fruit de l'intelligence; et que selon la parole
de l'Ecriture, la prudence et la force demeurent insépara-
bles : autrement, sa fermeté, son énergie ne seront plus que
cette fausse et dangereuse raideur qui perd tout, et com-
promet quelquefois l'autorité d'un supérieur lui-même, et de
tous les maîtres les plus intelligents et les plus habiles.


Quant au chef, ce n'est que dans sa raison, et dans l'in-
telligence de ses collaborateurs, qu'il peut trouver cette
force, avec laquelle on prend résolument le bon conseil.
Lorsqu'on est ainsi résolu avec raison, on prévoit tout avec
sagesse, on soutient tout avec courage, on pourvoit à tout
avec une sûreté et une présence d'esprit constante.


C'est en ce sens que les saintes Ecrituresont dit que « l'in-
telligence vaut mieux que la fermeté, et que la sagesse est
meilleure que la force. » Et il est vrai de le dire : la sagesse,




CH. I I . — L'INTELLIGENCE. 46


la vraie sagesse, qui prend garde à tout et ne néglige rien,
a toujours, même avec un caractère faible, une certaine
force ; tandis que la fermeté sans la sagesse, n'est qu'une
force aveugle et ruineuse.


La vraie sagesse, c'est-à-dire celle qui est tout à la fois
l'intelligence du grand art de l'Éducation, et la prudence
pour l'application des principes, celle enfin qui discerne les
caractères et les esprits, et fait comprendre les difficultés
des petites et des grandes affaires : cette sagesse inspire à
tous la crainte et le respect, et aussi la confiance et l'amour ;
c'est elle dont les Ecritures ont fait ces grands éloges : Les
maisons se bâtissent par la sagesse, et s'affermissent par la
prudence. — L'intelligence remplit les greniers, et amasse les
bonnes richesses. — L'homme sage est courageux; l'homme
habile est robuste et fort.


Voilà l'intelligence que rien ne supplée, que rien ne sur-
passe. Auprès de cette science capitale, combien la science
littéraire et grammaticale, la science du grec et du latin,
quoique si nécessaire, est peu de chose !


Il


Pour le prouver, indiquerai-je ici un détail d'Education,
— grand détail assurément, — les défauts des enfants? j'en
ai déjà parlé ; mais dira-t-on jamais assez quelle prudence,
quel discernement il faut à un instituteur pour connaître e
naturel et le génie de chacun de ses enfants, pour trouver la
manière de se conduire avec eux la plus propre à découvrir
leur humeur, leurs talents, à prévenir leurs passions nais-
santes, à leur persuader les bonnes maximes et à guérir
leurs erreurs, pour proportionner toujours ses leçons à leur
capacité, à leurs besoins, et pour rendre toutes ses paroles
véritablement utiles et persuasives !


Voilà une intelligence que les examens les plus brillants




470 L I V . m. — L ' I N S T I T U T E U R .


de l'agrégation et de la licence constatent médiocrement
dans un instituteur ; et toutefois ce doit être là son premier
travail, sa première application. Dès .qu'un enfant lui est
confié, avant tout il doit s'appliquer à comprendre, à étudier,
à pénétrer cette jeune nature, .ses facultés intellectuelles et
morales, ses défauts et ses faiblesses ; £t c'est pour bien
faire cette étude, qu'il faut aimer les ejjfants, les voir de
près, vivre avec eux, converser avec eux, je le dirai, jouer
avec eux, ne pas se renfermer dans une dignité solitaire ou
sauvage : c'est pour cela qu'il faut ne se prévenir ni pour ni
contre personne, écouter tranquillement tous ceux qu'il con-
vient d'écouter ou de consulter ; et ensuite, sans aucun égard
à ses goûts et à ses dégoûts naturels, ni à ses préjugés, dé-
cider sa conduite et agir avec au moins autant de circons-
pection que de zèle, pour améliorer peu à peu ceux dont on
est chargé. Sans doute il faut du zèle, un grand zèle. Mais le
zèle ne suffit pas ; il a même ses dangers ; il faut quelque-
fois s'en défier, ou du moins il faut toujours le gouverner,
l'éclairer, le diriger, surtout quand il est question des dé-
fauts des enfants et de leur correction.


Dans le cours de ma longue carrière, je n'ai jamais médité
sans émotion et sans profit pour ceux qui m'étaient confiés,
cette parabole d'une simplicité toute divine, dans laquelle
Notre-Seigneur comparait autrefois le royaume des cieux à
un homme qui a semé du bon grain dans son champ ; mais
pendant que les ouvriers dormaient, l'ennemi vint, et sema
de l'ivraie par-dessus le bon grain.


Cette parabole s'applique avant tout, sans doute, au mé-
lange des bons et des méchants, qui se trouvent en toute
société sur la terre, etpar conséquent en toute maison d'Edu-
cation ;mai6 elle s'applique admirablement aussi au mélange
des qualités et des défauts, du bien et du mal, qui se trouve
dans chaque enfant.


Dieu a semé dans ces jeunes âmes le bon grain en «bon-




C H . X I . - L ' I N T E L L I G E N C E . 4 7 1


danee par toutes les premières grâces d'une Education chré-
tienne ; mais que des parents aveugles, ou des instituteurs
négligents se livrent à un sommeilfuneste, l'ennemi ne tarde
pas à venir, sème l'ivraie au milieu du plus pur froment, et
se retire. Superseminavit zizania, et abiit.


Puis quand l'herbe a crû, tout à coup, au milieu des bons
plants apparaît l'ivraie, se montrent des herbes mauvaises,
des herbes languissantes, des herbes mortes et contagieuses ;
c'est-à-dire qu'on découvre avec effroi, dans les meilleures
natures, des défauts et des vices quelquefois affreux, qui
ont sourdement germé ! Eh bien ! alors il arrive de deux
choses l'une : ou on se fait illusion sur le mal, parce qu'on
ne se sent pas assez de zèle pour le combattre ; on en prend
son parti, et on rentre dans son sommeil : ou on s'emporte,
et on voudrait ravager sans délai tout ce champ, pour en
arracher avec violence toute cette ivraie d'un seul coup,
n'avoir-plus à y penser, et se reposer de nouveau.


Mais, dans la culture des âmes il n'en va pas de la sorte ;
le zèle doit être toujours selon l'intelligence, et prendre con-
seil de la sagesse; et surtout quand il est question de corri-
ger, il doit se souvenir de la réponse faite par le père de fa-
mille aux moissonneurs, qui ne saventle plussouventréparer
le tort de leur long sommeil que par le feu d'un zèle passager
et destructeur : Voulez-vous que nous allions et que nous ar-
rachionstout? disent-ils. — Non, leur répond le père, de peur
qu'en arrachant l'ivraie, vous n'airachiezaussile bon grain.


Il faut ici de la prudence avant tout. Assurément, il n'est
pas question de laisser subsister dans les âmes les défauts
qui y •germent ; mais il faut user de précautions bien atten-
tives, pour ne pas arracher le bien en même temps que le
mal, le non grain en même temps que le mauvais. Car tout
cela se touche et se tient de près au fond des âmes, et sem-
ble quelquefois naître delà même racine : en sorte qu'on ne
peut toucher à l'un, déraciner l'un, sans déraciner l'autre.




472 L1V. I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


Dans la nature déchue, il n'est pas tant question d'arracher
que de purifier certains germes, certains rejetons, qui peu-
vent être principes de bien ou de mal, selon qu'on les cul-
tive, qu'on les arrose, qu'on les greffe mal ou bien. — Mais,
encore un coup, comprend-on de quelle prudence, de quelle
intelligence il est ici besoin?


III


Il faut que je dise aussi quelques mots de cette autre in-
telligence, que je nommerai l'intelligence professorale. Elle
est assurément très-nécessaire aussi, et indispensable.


Il faut d'abord que tout professeur ait la science compé-
tente. — Je ne dis pas la science eminente, la science trans-
cendante : j'ai toujours pensé que, pour un professeur, la
grande science n'est pas nécessaire, et que l'érudition pour-
rait même être dangereuse, à moins qu'il n'ait un esprit su-
périeur à la science même, etque, par un merveilleux effort,
il ne sache gouverner son érudition, et la mettre à la portée
et au servicedes jeunes intelligences qui lui sont confiées.


1 1 suffit au professeur de savoir ce qu'il doit enseigner;
mais cela, il doit le savoir à fond, parfaitement. Pour ensei-
gner peu, il faut savoir beaucoup ce peu-là : ainsi, le fran-
çais, le grec, le latin, à fond ; les racines, les grammaires, la
propriété des mots, etc., etc. ' .


Ce que je demande à un professeur, c'est la science vraie
des choses utiles, docens utilia, dit l'Ecriture : pour cela, il


1. On m'a demandé quelquefois : Est-il nécessaire, pour enseigner les
vers latins, de savoir les faire soi-même? Je crois assurément qu'il faut au
moins avoir su les faire et les bien faire, et qu'il est infiniment utile de sa-
voir les faire encore. Est-ce absolument nécessaire? Je n'oserais l'affirmer.


J'ai connu un professeur de seconde et de rhétorique qui ne savait pas
faire les vers latins, il n'avait même jamais pu y bien réussir; et cepen-
dant il les sentait, il les corrigeait admirablement. Je n'ai jamais vu
d'élèves plus forts en vers latins que les siens.




C H . X I . — L ' I N T E L L I G E N C E . 473


faut que chez lui, cette science soit une science pratique et
d'application, c'est-à-dire la science de l'enseignement. Sa-
voir est assurément bien nécessaire; mais pour un profes-
seur, savoir enseigner est plus nécessaire encore; et c'est
une des raisons, peut-être la plus forte, pour laquelle je ne
souhaite pas l'érudition proprement dite au professeur. Les
plus savants sont quelquefois les moins capables d'ensei-
gner ce qu'ils savent : leur science les embarrasse, et leur
vaste esprit en demeure souvent empêché. Il est très-proba-
ble que Huet enseigna médiocrement le grand Dauphin.


C'est me faire d'un instituteur un médiocre éloge que de
médire : Il saitbeaucoup. Ilsaitbeaucouptmaissait-ilbien
ce qu'il doit savoir? sait-il bien enseigner ce qu'il sait?


Etpuis, il n'est pas seulement question d'enseigner ce
qu'on sait; il est question d'enseigner ce que les enfants ne
savent pas, et ce qu'ils doivent savoir, toutes choses aux-
quelles l'érudition est médiocrement nécessaire. La grande
science de ce professeur de quatrième lui permettra-l-elle
de condescendre jusqu'à ces jeunes esprits, de s'y propor-
tionner, et, comme le disait le vénérable abbé de la Salle, de
donner de la clarté, de l'ordre, de l'arrangement à ses dis-
cours, pour en faciliter l'intelligence, écarter l'embarras que
la confusion produirait infailliblement dans les esprits, et ne
pas exciter l'ennui, le dégoût et quelquefois le mépris de
ceux qui l'écoutent?


Il ne le faut pas oublier, il y a plusieurs sortes de savoirs :
outre le savoir proprement dit, la science, il y a le savoir-
dire : je dirai même, il y a le savoir-faire, qui est bien néces-
saire aussi à un professeur, pour mettre sa classe en train.
Je ne parle pas du savoir-vivre, qui ne peut manquer.


Sur le point que je traite en ce moment, les plus grands
maîtres, anciens et modernes, ontété du même avis. Sénèque
signale les défauts qu'on a avecjusticereprochésaux littéra-
teurs érudits. Cette passion d'étudieret de savoir les choses




474 L1V. I H . — L ' I N S T I T U T E U R .


inutiles fait, dit-il, qu'on n'étudie plus, et on ne sait pas les
choses nécessaires 4 .


Quintilien, si instruit, n'hésite pas à dire que c'est une
sotte et pitoyable vanité que de se piquer de savoir sur un
sujet tout ce qu'en ont dit les auteurs les plus vulgaires,
qu'une telle occupation use et consume mal à propos un
temps etdes efforts que l'on doit réserver pour de meilleures
études, et qu'entre les vertus et les perfections d'un bon
maître, celle de savoir ignorer certaines choses n'est pas la
moindre. Ex quo mihi inter virtutes grammatici habebitur,
aliqua nescire.


Cicerón, comme Sénèque, nomme cette manie de savoir un
vice, vitium, intemperantiœ genus, une perte de temps ; et
en effet, c'est bien peu connaître le prix du temps, et bien
mal placer sa peine et son travail, que de les employer à
l'étude de choses obscures et difficiles, et en même temps,
comme le dit Cicerón, non nécessaires, et quelquefois si
vaines et si frivoles 2 .


Les deux vers de Martial sont connus :


Turpe est difficiles habere nugas,
Etstultus labor est ineptiarum.


On sait enfin comment Juvénal se moque du mauvais goût
de certains parents de son temps, qui exigeaient qu'un pré-
cepteur fût en état de répondre sans préparation sur mille
questions absurdes et ridicules :


« Courage, parents ingrats ! exigez qu'un précepteur sache les


langues et l'histoire ; qu'il possède ses auteurs sur le bout du doigt,


1. Ecce Romanos quoque invasit inane studium supervacua discendi...
(Lib. de Brev. vit.) Idee non discentes necessaria, quia supervacua didice-
runt. (Epist., 88 . )


2 . Alterium est vitivm,quod quidam nimis magnum studium multamque
operan in res obscuras atque difficiles conferunt, easdemque non nteessa-
rias . (Off ic . ,Ub. I, il. 19 . )




GH. XI. — LA DOCILITÉ. 4?&


afin que, si vous l'interrogez par hasard en allant soit aux thermes,
soit aux. bains d'Apollon, il puisse vous dire quel fut le nom de la
nourrice d'Anchise, le pays et le nom de la belle-mère d'Anché-
molus; combien Aceste vécut d'années, combien il donna d'outrés
de vin aux Phrygiens. » Sœvas imponite leges... tanquarn ungues
digitosque suos....


Ne dirait-on pas que Juvénal se moquait un peu à l'avance
de certains de nos examens, que Pic de la Wirandol eût été
fort embarrassé de soutenir, et sur lesquels, on l'a répété
souvent, un .élève de rhétorique pourrait faire échouer M. le
ministre de l'instruction publique lui-même et les plus sa-
vants professeurs ?


IV


Je n'achèverai pas ce que j'avais à dire de l'intelligence
nécessaire à l'instituteur, sans parler d'une grande qualité
morale, qui, chez l'instituteur comme chez tout homme,
mais chez lui plus particulièrement encore, est la condition
essentielle du bon développement de l'intelligence, comme
de tout dévouaient; je yeux parler de la docilité d'esprit.


Je dis la docilité : j-e ne dis pas l'obéissance. Sur l'obéis-
sance et sa nécessité, on est généralement d'accord, du
moins en théorie. Sur la docilité, les pensées sont peut-être
moins bien arrêtées.


Qu'est-ce que la docilité? à quoi s'applique-t-elle utile-
ment? — Ce n'est pas, ainsi que je le disais, l'obéissance.
L'obéissance, c'est la soumission de la volonté à la loi. On a
un supérieur, il ordonne, on obéit; mais en obéissant on
peut se croire personnellement plus éclairé que son supé-
rieur. Dans la docilité, il y a une certaine soumission du
jugement; c'est plus et mieux encore : c'est la disposition de
l'esprit, c'est l'inclination du cœur à se laisser instruire, à
recevoir l'enseignement des autres, à s'éclairer de leurs lu-




476 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


mières, à se pénétrer de leurs idées, à profiter de leurs ex-
périences et de leurs conseils.


Je trouve dans les saintes Ecritures ces expressions : —
Da mihi cor docile, — erunt omnes docibiles Dei, — mansue-
tum esse ad omnes, docibilem. — Elles expriment ce que je
viens de dire.


La docilité va donc plus loin que l'obéissance : elle en est
le meilleur et le plus sûr principe, puisqu'elle implique
l'abnégation du jugement en même temps que celle de la
volonté. — La docilité renferme l'humilité, la modestie, la
juste défiance de soi, de ses pensées, de ses préventions ;
et la préférence pour l'esprit et pour l'opinion des autres.
La docilité croit toujours qu'il lui manque quelque chose, et
elle espère le trouver : elle est surtout contraire à la pré-
somption, elle écoute, elle consulte, elle veut toujours
apprendre.


Sa nécessité est grande pour tout homme en ce monde,
à cause de la faiblesse ordinaire de notre intelligence, de la
brièveté de nos vues, de la multitude de nos ignorances, de
la facilité de nos erreurs ; mais elle est surtout nécessaire à
ceux qui ont quelque fonction importante à remplir, et sur-
tout à ceux qui gouvernent leurs semblables.


Fussiez-vous Salomon, le plus sage de tous les hommes,
ditFénelon, vous auriez besoin de demander comme lui à
Dieu, avant tout, un cœur docile.


Mais quoi ! dira-t-on, la docilité n'est-elle pas le partage
des inférieurs? Non : il faut sans doute être docile pour
s'instruire et bien obéir ; mais il faut être encore plus docile
pour enseigner les autres et bien commander, par la raison
très-simple qu'on a alors un plus grand besoin de sagesse
et de vraie lumière. Fénelon a été jusqu'à dire : La sagesse
de l'homme ne se trouve que dans la docilité : il faut qu'il
apprenne sans cesse pour enseigner. Non-seulement il doit
apprendre de Dieu par la méditation et dans la prière, mais




CH. XI . — LA DOCILITÉ. 477


encore il doit s'instruire et chercher la vérité en écoutant les
hommes. Dans toutes choses, on ne trouve la vérité qu'en
approfondissant avec patience. Malheur à l'instituteur, et
surtout au supérieur présomptueux, qui se flatte jusqu'à
croire qu'il la pénètre d'abord ! II faut craindre de se trom-
per, croire facilement qu'on se trompe, et n'avoir jamais
honte d'avouer qu'on a été trompé, « Mépriser le conseil
d'autrui, dit encore Fènelon, c'est porter au dedans de soi
le plus téméraire de tous les conseils ; ne sentir pas son
besoin, c'est être sans ressource. Le sage, au contraire,
agrandit sa sagesse de toute celle qu'il recueille en autrui.
Il apprend de tous pour les instruire tous ; il se montre su-
périeur à tous et à lui-même par cette simplicité... Il irait
jusqu'aux extrémités de la terre chercher un ami fidèle qui
aurait le courage de lui montrer ses fautes et de lui dire la
vérité. »


On l'a dit, et il est vrai : il y a quelqu'un qui a plus d'es-
prit que les hommes les plus spirituels, plus d'expérience
que les vieillards, plus de lumières que les sages, c'est tout
le monde. Eh bien ! l'esprit vraiment docile s'enrichit de
l'esprit de tout le monde, s'empare de l'esprit de tout le
monde. Je le disais quelquefois à nos professeurs : Vos pro-
pres disciples, Messieurs, ont toujours quelque chose à
vous apprendre : les plus ignorants même savent des choses
que vous ignorez. Cet enfant, le plus jeune de la maison,
non-seulement je l'aime, mais je l'estime, je le considère,
par cela seul qu'il a atteint ce qu'on nomme l'âge de raison.
La raison humaine est en lui, et peut-être dans un fonds
très-riche que je n'ai pas, et je puis, je dois certainement
apprendre quelque chose de lui. Cet autre, étranger et encore
nouveau parmi nous, il sait, il a vu des faits, des pays, des
usages que j'ignore, et qu'il y a profit pour moi de savoir.


En un mot, il faut se laisser instruire par tout le monde
sur tout ce qu'on ne sait pas : autrement on demeure dans




EÏV. m. — L ' I N S T I T U T E U R .


le cercle restreint de ces idées ; on ne les étend jamais : on
va lès rétrécissant chaque jour.


Qui ne l'a remarqué ? c'est l'esprit court qui est le plus
souvent indocile, présomptueux, sans défiance de lui-même,
sans confiance dans les autres. La raison en est simple; il
n'a pas l'instinct de la lumière qui lui manque : il ne voit
rien, il ne soupçonne rien au delà de lui-même et de son
petit horizon. C'est un villageois borné' qui ne veut pas
sortir de son village : il sait à peine qu'il y a une ville voi-
sine, où l'on peut aller vendre ses denrées : au delà il n'y a
rien dont il ait ni le besoin, ni l'instinct.


Il ne faudrait pas croire d'ailleurs que la docilité de l'es-
prit produise l'indécision dans le conseil, et l'incertitude
dans la conduite. Non, rien n'est plus ferme et plus décidé
qu'un esprit sagement docile ; et la raison en est simple en-
core : c'est un esprit réfléchi, qui ne se précipite pas, qui
regarde, qui écoute, qui entend ; mais, comme nous l'avons
dit, une fois le conseil pris, et bien pris, il demeure im-
muable dans sa décision et dans sa conduite, et tout le
monde s'appuie et se repose sur lui avec sûreté.


V


CONCLUSION DE CE LIVRE. .


En tout, il le faut avouer, l'instituteur, tel que je le de-
mande, tel qu'il le faut, tel qu'il existe, non pas seulement
dans mon livre, mais sur place et en action, tel que je le
connais à l'heure qu'il est, ici ou là, docile, respectueux, in-
telligent, ferme, dévoué, pieux, ayant la bonté d'un père,
quelquefois le cœur d'une mère : ce maître parfait de la
j eunesse est doux à voir, et son œuvre, son action sont dignes
d'être regardées de près une dernière fois ; et puisque je
dois résumer, en achevant ce livre de l'Instituteur, tout ce




CH. XI. — CONCLUSION DU III e LIVRE. 479


que j'en ai dit et ce qiue j'en sais, j'emprunterai au pinceau
même de Fénelon les couleurs simples et vraies qui peuvent
seules le décrire comme il faut, et je dirai :


A V E C L E S E N F A N T S , il estsensé, doux, égal en touteschoses.
11 se possède toujours, et il agit tranquillement, comme un
homme sans humeur, sans fantaisie, sans imagination do-
minante, qui consulte sans cesse la raison et la vertu, etqui
les écoute en tout. Et cela imprime à toute sa personne la
plus aimable dignité.


II se donne aux enfants par devoir et avec joie : il est
plein de sollicitude et de soin pour chacun d'eux. On ne le
voit ni las de s'assujettir à leurs divers besoins, ni impatient!
de se débarrasser d'eux pour être seul et tout à soi : non, il
est toujours tout entier à ce qu'il fait : il ne paraît ni dis-
trait, ni occupé d'autre chose, ni renfermé en lui-même,
tandis qu'il remplit ses fonctions. Il ne tait jamais rien par
hauteur, par violence, ou par caprice. Les enfants sentent
toujours ces faiblesses dans leurs maîtres ; et ne lespardon-
nent pas. Pour lui il saitque sa fermeté, son égalité, sa ma-
nière de posséder et de ménager toutes choses, peuvent
seules le faire aimer et respecter tout à la fois. Aussi il est
vraiment aimable, complaisant même et enjoué : mais sa
complaisance n'est suspecte ni de mollesse, ni de légèreté,
parce que les enfants le trouvent toujours ferme, décisif, pré-
cis, sévère quand il le faut : soit à l'étude, soit en classe, il
maintient la règle, l'ordre, lesilence, letravailetl'émulation.


Il y a des enfants qui ont lecœursec, froid, dur, resserré ;
il y en a d'autres qui ont le cœur tendre, ouvert, vif, aimant.
Il y en a de très-agréables; il y en a de fâcheux. Il yen a de
grands; il y en a de petits.11 se fait tout à tous. 11 supporte
les uns sans les flatter et les reprendsans impatience : ilfait
sentir son affection aux autres, mais il estinflexiblepeur cor-
riger ceux qu'il aimeleplus, quand ils ont fait quelquefaute.


II descend avec bonté jusqu'aux plus petits : mais-cette




480 L I V . I I I . — L ' I N S T I T U T E U R .


bonté est si proportionnée, qu'elle n'affaiblit jamais ni son
autorité, ni leur respect. Il converse avec les grands, et ces
conversations laissent dans leur cœur des impressions de
sagesse et de douceur qui les élèvent et les charment. Dans
les récréations, il montre à tous la gaité paisible et modérée
d'un homme mûr. Il joue quelquefois avec eux ; mais les
enfants voient bien qu'il ne joue que par raison, pour se
délasser selon le besoin, et surtout par amitié pour eux et
pour leur faire plaisir : aussi son sérieux doux et condescen-
dant ne les rebute jamais, et sa gaité sans aucun badinage
qui descende trop bas, les attire sans trop les familiariser.
En un mot, il est aimé des enfants, mais c'est par une dou-
ceur soutenue de noblesse, de gravité et de désintéresse-
ment, qu'il se rend aimable, et le respect ne s'oublie jamais
en sa présence.


A V E C S O N S U P É R I E U R E T S E S C O N F R È R E S , il montre un sens
droit, un esprit net, un cœur obligeant, un caractère ap-
pliqué, modéré, accommodant, actif, laborieux, secourable
au besoin. Jamais rien de sec, rien de critique et de dédai-
gneux ; jamais de plaisanterie sur aucun ridicule : nulle
impatience sur aucun travers, nulle vivacité pour ses pré-
jugés contre ceux d'autrui; il ne dit jamais que la vérité;
mais il la supprime toutes les fois qu'il la dirait inutilement,
par humeur ou par excès de confiance, et il évite par là,
autant qu'il le peut, les ombrages et les jalousies.


Il n'est pas de ces hommes actifs, verbeux, empressés,
multipliant les vues, voulant toujours atteindre à tout et
faire l'impossible, perdant le bien pour viser au mieux,
espérant toujours persuader, plaire, concilier tout... puis
découragés à la moindre contradiction, renversés au pre-
mier obstacle : non, on le trouve toujours simple et vrai,
réservé sans contrainte, concis, sobre en pensées et en pa-
roles, tranquille dans les embarras, courageux d'esprit et
de cœur, quand il faut.




CH. Xt. — CONCLUSION DU HL" LIVRE. 481


Il y a des temps où on ne sait être vis-à-vis de l'autorité
que servile ou insolent; le secret semble perdu d'être tout à
la fois noble et respectueux, digne et dévoué; de conserver
de la dignité sans hauteur, et de montrer du respect sans
bassesse. Pour lui, il demeure avec ses supérieurs simple,
docile, vrai, et tout à la fois, libre, ferme, et en possession
de parler avec une force douce et respectueuse. Il croit,
avec raison, qu'il ne leur sera jamais mieux subordonné,
que quand il leur fera sentir en lui un homme mûr, ap-
pliqué, ferme, touché des véritables intérêts de la maison,
et propre à la soutenir par la sagesse de ses conseils et par
la vigueur de sa conduite.


S'il est lui-même supérieur ou des premiers dans une
maison, il sent que nul n'a plus besoin que lui d'une raison,
d'une douceur et d'une vertu toute pratique, qui se prête,
se proportionne, s'accommode atout. Aussi on ne le voit ja-
mais sec, dur, hautain, présomptueux, inquiet, ambigu dans
ses conseils et dans ses ordres, singulier dans ses projets;
mais toujours égal, paisible, se possédant, ne précipitant
rien, entendant tout, ne décidant jamais qu'après un exa-
men convenable ; et ensuite, après avoir embrassé les choses
avec étendue pour les saisir dans leur total, qui est leur
seul point de vue véritable, sans aucun respect humain pour
personne, sans aucun égard pour ses préventions naturelles,
il agit simplement, fortement, selon sa conscience et selon
les vrais besoins et les vrais intérêts de la maison et des
enfants.


Mais, pour tout cela, il faut ajouter que la piété et l'amour
de Dieu sont dans son cœur : voilà les sentiments qui le
soutiennent, qui le fortifient, qui l'êclairent, qui le consolent
parmi les peines inévitables d'une vie si laborieuse, qui
l'aident enfin chaque jour à posséder son âme en patience
et en paix au milieu de ses rudes fondions. Dieu est en
lui, et voilà pourquoi il est aimé, vénéré, obéi comme il


É . , II'. 31




482 LIV. III. — L'INSTITUTEUR.


convient; car, comme le dit admirablement Fénelon, auquel
je ne me lasse pas d'emprunter tous les traits de cette
image, quand on porte Dieu dans son cœur, avec une piété
simple, forte et aimable, qui se donne à tous pour les gagner
tous, alors on parle peu, et on dit beaucoup ; on ne s'agite
point et on fait tout ce qu'il faut ; on ne se presse point et
on expédie bientôt; on n'use point d'adresse et on persuade;
on ne gronde point et on corrige; on n'a point de hauteur et
on exerce la vraie autorité; on est patient, prévoyant, mo-
déré, accessible, affable, mais aussi décidé, et jamais ni
mou, ni flatteur; et par là même, on est chéri des bons,
craint des méchants, s'il y en a, et respecté par tous.




LIVRE QUATRIÈME


L'ENFANT ET LA LOI DU R E S P E C T


Certes, l'Education est une grande œuvre. If y faut Dieu,
un père, une mère, des instituteurs : il faut des qualités
éminentes, la vertu, la fermeté, le dévoûment, l'intelli-
gence.


Mais tout cela ne suffit pas : il y faut aussi, il y faut sur-
tout, le travail et la coopération active de l'enfant. Oui :
l'enfant le plus jeune, dès ses premières années, doit tra-
vailler lui-même à s'élever, et cela par une action libre,
spontanée, généreuse : c'est la loi de sa nature, et l'ordre
de la Providence.


Le concours personnel de l'enfant est si nécessaire, que
nulle Education ne peut s'en passer : et nul instituteur, si
habile et si dévoué qu'il fût, n'y suppléa jamais. Quoiqu'on
fasse, on n'élèvera jamais un enfant sans lui et malgré lui :
il faut lui faire vouloir son Education : il faut la lui faire
faire par lui-même. Et après Dieu, nul n'est un agent plus
réel, plus profond, plus effectif.


Mais comment travaillera-t-il à l'Education qu'il reçoit ?
La réponse est simple : par sa docilité, par son attention,
par sa reconnaissance, par son respect. Tels sont ici ses de-
voirs personnels, et l'emploi qu'il doit faire de sa liberté,
c'est-à-dire de l'autorité qu'il a reçue de Dieu sur lui-même.




84 LIV. IV. — L'ENFANT E T LA LOI DU RESPECT.


J'ai dit que ses maîtres doivent s'identifier avec lui ; mais
lui aussi doit s'identifier avec ses maîtres, et il ne le fai
que lorsqu'il est attentif et docile à leurs leçons, reconnais
santde leurs soins, et par-dessus tout respectueux pour leui
autorité.


Je le dirai même : la grande condition, la condition essen
tielle du puissant concours qu'il doit ici donner, celle qu
renferme etrésume toutes les autres, et sans laquelle l'atten
tion, la docilité, la reconnaissance sont impossibles, c'es
le respect : toutes les sages pensées, tous les bons senti
menls, toutes les vertus, tous les devoirs d'un enfant qu'oi
élève, je crois pouvoir les exprimer par ce grand mot : L
respect. Si j'essaie d'en dire ici les hautes raisons, c'est
moins pour les enfants, qui ne liront pas mon livre, que
pour les parents et les instituteurs, lesquels, sous peine de
voir toute l'œuvre de l'Education périr entre leurs mains,
doivent comprendre et maintenir dans toute sa dignité et
sa force, la grande loi du respect.


Qu'on ne s'étonne pas ici de la gravité de mes paroles :je
touche en ce moment à la pierre fondamentale de l'édifice
que je voudrais raffermir, et si depuis longtemps déjà l'édi-
fice menace ruine, c'est que la base en a été profondément
ébranlée.


Dans le premier volume de cet ouvrage, j'ai traité déjà de
l'enfant et du respect qui est dû à la dignité et à la liberté de
sa nature, par ceux qui rélèvent: il est bien juste que je
traite aussi du respect que l'enfant leur doit à son tour. Je
n'entrerai point du reste dans autant de détails pratiques que
je l'ai fait jusqu'à présent : ces détails ne sont pas ici néces-
saires, et peut-être même ne conviendraient-ils point. J'ex-
poserai donc simplement les principes les plus élevés delà
question.




CH. I e r . — QU'EST-CE QUE LE RESPECT. 485


CHAPIiTRE P R E M I E R


Qu'est-ce que le respect?


« Le respect est éteint, dit-on : rien ne m'afflige, ne m'at-
« triste davantage ; car je n'estime rien plus que le respect :
« mais qu'a-t-on respecté depuis cinquante ans ? »


M. Royer-Collard prononçait ces paroles dans la grande
assemblée des réprésentants de la nation française, il y a
quelques années.


Vers la même époque, un autre grand orateur, un homme
d'Etat éminent, M. Guizot, gémissant aussi sur les abaisse-
ments de l'autorité et du respect, donnait cependant à l'E-
glise catholique ce beau témoignage : « Le catholicisme est
« la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait ja-
« mais vue le monde. »


Depuis que la grave parole de M. Royer-Collard a été pro-
noncée, et que le noble hommage de M. Guizot nous a été
rendu, j'entends dire que le respect s'altère même parmi
nous, et que sur ce point les sages ont de sinistres pré-
voyances. Quoi qu'il en soit, si le respect s'éteint dans laso-
ciété française et s'il s'altère même dans la société chré-
tienne, — ce que je n'ai ni le droit, ni surtout le désir d'af-
firmer, — le vœu du moins qu'il me sera permis d'exprimer
à cette heure et dans ce livre, c'est que, quand le respect
viendrait à s'éteindre dans tous les cœurs, il faudrait encore
le conserver, et à tout prix, dans l'Education de la jeunesse,
et le faire revivre d'âge en âge dans le cœur des enfants
pour leur père, pour leur mère, pour ceux qui les élèvent.




486 LIV. IV. - L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


Que si on ne pouvait y réussir, si les générations qui se
préparent à nous remplacer sur la scène, devaient être aussi
des générations sans respect, il faudrait se cacher le visage
dans ses mains et désespérer de l'avenir.


Mais non ! et pour moi, je veux espérer encore !
Qu'est-ce donc que le respect? Il est temps de se le de-


mander.
Le grand et profond auteur de VImitation dit quelque pari


qu'il vaut mieux pratiquer le bien qu'en donner la défini
tion : mais, quand on ne le pratique plus, il faut toujours
au moins tâcher de le définir, afin de conserver dans lei
idées et dans les mots les vertus qui s'échappent des mœurs
C'est ce que je vais essayer de faire.


Le respect, tel que nous l'entendons encore, estun.de cen,
mots profondément chrétiens et français, un de ces mots
puissants et significatifs, que nous devons aux nobles inspi-
rations du caractère national et aux inspirations plus éle-
vées même de la foi et de la vertu évangéliques.


Sans doute, avant le christianisme, on rencontre çà et là
quelque trace de respect dans le monde. Mais que de graves
et belles acceptions, inconnues aux langues anciennes, ce
mot n'a-t-il pas trouvées dans les profondes délicatesses de
la pensée chrétienne et des langues modernes ! Entrons
dans quelques détails.


Outre le respect, la langue française connaît, et, dans les
relations sociales, nous pratiquons Vestime, la déférence, la
politesse, les égards; mais, il faut, Lft ïemaïqweï, \e respect
est très-supérieur. On a des égards pour ses égaux, deladtJ-
férence pour ses amis, de Vestime pour le mérite, de la po-
litesse pour tous : le respect s'élève beaucoup plus haut, et
il entraîne avec lui l'estime, la déférence, les égards les plus
polis, et de plus la considération et l'honneur, et quelque
chose même de plus grand encore !


Qu'est-ce à dire ? que signifie donc ce mot ? quel est ce de-




CH. 1 e r . — QU'EST-CE QUE LE RESPECT. 4 8 7


voir mystérieux et presque indéfinissable? — Me trompé-je
en disant que le respect, c'est simplement le souvenir réflé-
c h i et le religieux sentiment de ce qu'il y a de divin en soi
et cfans les autres ?


Non, le respect pour soi et pour ses semblables n'est pas
autre chose que la considération attentive de ce qu'il y a de
plus haut dans la dignité humaine, c'est-à-dire de l'image
de Dieu, de la chose divine en nous : puis le sentiment grave
et intime, le sentiment religieux, que ce souvenir et cette
lumière inspirent.


En un mot, il y a toujours quelque chose de plus grand
que nous en nous-mêmes et dans les autres : voilà ce que
nous devons respecter.


Et c'est là seulement ce qui aide à bien comprendre le sens
et la moralité profonde des acceptions de ce mot dans notre
langue. Ainsi on dit : II faut se respecter soi-même : qu'est-ce
à dire, sinon un regard d'étonnement sur soi et de religieuse
estime pour une dignité intérieure et cachée?


On dit encore : Le respect des lois, le respect des mœurs ;
c'est un grave et beau langage. En effet, la majesté des lois,
la sainteté des mœurs, sont sans contredit ce qu'il y a de
plus élevé dans les choses humaines : ce sont même choses
divines.


Le respect filial est le plus sacré qui puisse se rencontrer
ici-bas, parce que l'autorité paternelle est un rayon direct de
la majesté suprême : le respect filial est essentiellement un
respect religieux, qui, se souvenant de Dieu, révère un père
qui en est l'image.


Aussi ce qu'il y a de plus grand sur la terre, c'est d'ins-
pirer le respect, de commander le respect, d'imposer le res-
pect : c'est le plus rare mérite du caractère et de la vertu : le
génie sans la vertu n'y parvient pas.


On dit encore : Le respect du malheur; rien n'est plus
grand, parce que rien n'est plus religieux : en effet, il y a




488 L1V. I V . — I A N F A N T E T L A LOI DU R E S P E C T .


dans la souffrance quelque chose de divin. Res sacra miser.
C'était bien la pensée de Bossuet, lorsqu'il parlait de ce je ne
sais quoi d'incomparable et d'achevé que le malheur ajoute à
la vertu. Et M. de Chateaubriand me semble avoir retrouvé
les inspirations du Génie du Christianisme, lorsqu'il disait
naguère que les infortunes de la fille de Louis XVI étaient
montées si haut, qu'elles deviendraient un jour, dans l'his-
toire, une des grandeurs de la France.


En tout, plus j'étudie cette question, plus je suis heureux
de reconnaître que la langue nationale est encore ici noble et
pure •. rien ne l'a dépravée, ce me semble, jusqu'à ce jour.
Ainsi, par exemple, quelque soit l'entraînement de la cupi-
dité, la mollesse des mœurs, et l'affaiblissement des carac-
tères, on n'a pas dit encore : Le respect de l'argent, le respect
de la fortune ; nul ne dit tout haut : Respectez mes plaisirs.
Et lorsque l'on a essayé de nos jours de célébrer la théorie
fataliste du respect pour le succès, il n'y a eu qu'une voix
pour flétrir la honteuse immoralité de cette doctrine.


Mais c'est assez sur le fond des mots : allons au fond des
choses, ou plutôt remontons à leur plus sublime hauteur.


Quand Dieu créa l'homme et le monde, quand il fitl'homme
libre à son image et à sa ressemblance, Dieu voulut, et dut
vouloir qu'il y eût entre lui et l'homme, entre le ciel et la
terre, tout à la fois un lien et une barrière : ce fut le lien et
la barrière du respect. Le respect, — comme l'amour, comme
l'admiration, lorsque ces sentiments demeurent dans leur
droiture première, — le respect fut une des formes de l'al-
liance de l'âme humaine avec les choses divines. Tel fut le
respect du bien, du vrai, du grand, du beau, c'est-à-dire du
divin, en Dieu d'abord; puis dans ses œuvres, et surtout dans
l'homme lui-même et dans ses semblables, c'est à-dirc dans
l'œuvre et l'image de Dieu la plus parfaite.


Il est évident que Dieu ne créa pas l'homme pour le mé-
pris, pour le dénigrement, pour la haine. Qui le pensa jamais?




CH. I " . — Q U ' E S T - C E QUE LE K E S P E C T . 489


Le respect fut tellement loi de sa vie, que le mépris pour le
mal, dans le cœur de l'homme, c'est encore le respect du
bien.


Toute la théorie divine et l'ordre moral, social et reli-
gieux, repose sur cette grande loi du respect.


Voyez la société temporelle, la société spirituelle, la so-
ciété domestique. 11 n'y a pas là une grandeur, pas une vertu,
pas un devoir, en dehors de la loi du respect : oui, tout ce
qui est noble, élevé, généreux, tient à elle, et y tient invio-
lablement.


Dieu lui-même se respecte dans les lois qu'il nous impose,
et les sanctions sévères qu'il leur donne sont le témoignage
du respect qu'il se doit et qu'il se rend. Mais il nous res-
pecte aussi nous-mêmes : il respecte notre liberté, il respecte
notre.cœur, il respecte notre intelligence, c'est-à-dire, qu'il
se respecte en nous; car nous ne sommes pas seulement
l'ouvrage de ses mains : notre liberté, notre intelligence,
notre cœur, sont l'image de sa gloire. Et voilà pourquoi il
nous respecte,ditl'Ecriture: Voilàpourquoi, Seigneur, vous
traitez nos âmes avec un si grand respect. - Cum magna re-
verentia disponis nos.


Qui ne sait que le monde physique tout entier, le bel ordre
delà terre et des cieux repose sur la loi du respect? Et certes
il n'y a pas de plus beau modèle de respect inviolable que
nous devrions toujours garder nous-mêmes pour tout ce
que Dieu nous ordonne de respecter!


Mais c'est surtout dans l'ordre moral et dans la société
humaine gue Ja loi du respect est belle à étudier.


Quand Dieu créa la famille il ne lui donna pas d'autre loi.
La société domestique repose sur la loi d'un triple respect.
Et d'abord, le respect conjugal de la femme pour l'homme,
qui est son chef; de l'homme pour la femme, qui est sa pure
et noble compagne; et chez tous deux, le plus mystérieux
et le plus touchant des respects, le respect pour leur enfant:




490 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


puis en retour, le respect filial, le respect sacré de l'enfant
pour son père et sa mère.


Quand Dieu fit la société civile, il apprit à l'homme que le
respect seul pouvait en être le lien conservateur. Et en effet,
une société sans respect, une société où les hommes ne se
respecteraient plus en rien les uns les autres, serait une
société effroyable.


Le respect des lois, le respect des magistrats, le respect
du prince : j'ajouterai le respect des vieillards, le respect
même de ses égaux, de ses inférieurs, et de tout ce qui est
homme enfin, quand même il ne serait pas encore né... sont
les bases constitutives de l'ordre et de la sûreté publique.


Lorsque la parole des Ecritures s'accomplit chez un peu-
ple : effusa est contemptio super principes: en un mot, lors-
que le mépris l'emporte, la ruine est proche, et les sages
n'attendent plus que des catastrophes.


Enfin, quand Dieu créa la société spirituelle, la société re-
ligieuse, c'est là surtout que, dans un sanctuaire unique
comme le Dieu qu'on y adore, dans une chaire infaillible
comme la vérité qu'on y prêche, et sur l'autel d'un sacrifice
éternel, il fonda à jamais l'empire du respect; et voilà ce
dont M. Guizot, sans le savoir peut-être assez parfaitement,
avait le profond et instinctif sentiment, lorsqu'il prononçait
cette belle parole : Le catholicisme .est la plus grande, la
plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde.


Que Dieu lui rende pleinement le bien de cette parole !
c'est le seul vœu que ma reconnaissance et mon respect
osent ici lui offrir.


Et si, sans vouloir rappeler en ce moment des contro-
verses qui sont loin de mes pensées présentes, j'ai témoigné
un jour une pénible sévérité à des hommes qui combat-
taient pour nous, mais qui oubliaient trop la grande loi de
nos combats, c'est que dans cette contusion des langues, on
pouvait nous dire : Vous êtes devenus des hommes sans res-




C H . 1 " . — Q U ' E S T - C E QUE LE R E S P E C T . 4 9 1


pect! et que c'était là à mes yeux le plus grand des malheurs.
On a dit que la vertu humaine pouvait tout perdre, sauf


l'honneur; je dirais presque que nous, nous pouvons tout
perdre, sauf le respect. Quand nous cessons de nous respec-
ter nous-mêmes et de respecter les autres, il faut que la
terre tremble : nul ne peut prévoir les secousses et les ter-
reurs que nous lui donnerons.


Lorsque le prophète voulut exprimer sa plus grande crainte
ici-bas, il s'écria : 0 Dieu ! ne me livrez jamais à une âme
sans respect. — Anima? irreverenti ne tradas me.


Le respect est tellement la condition de toutes les vertus,
et l'âme de toutes les lois, que tout ce qui est digne, élevé,
pur, disparaît avec le respect. Le respect absent, tous les
malheurs, tous les désordres, toutes les indignités, tous les
vices, toutes les imprudences, se précipitent.


Mais en revanche,le respect suffit à l'inspiration de toutes
les plus nobles vertus,et à l'accomplissement de tous les plus
saints devoirs.


Est-il question des devoirs envers Dieu? Respectez son
saint nom, respectez son saint temple, respectez sa parole :
le respect, c'est la religion tout entière. — Le respect du jour
du Seigneur suffirait à relever la nation la plus abaissée
loin de Dieu.


Est-il question de vos semblables? respectez leur hon-
neur, leur vie, leur corps, leur âme : respectez en eux la
vérité, la charité, la justice, la pureté.


Est-il question des mœurs? Respectez-vous vous-mêmes :
ce respect suffit.


Qu'est-ce que la pudeur, si belle et si pure sur le front de
la jeunesse, si sainte et si noble dans les regards de l'âge
mûr;"si vénérable sous les cheveux blanchis du vieillard, si-
non la délicatesse la plus élevée du respect pour soi même?


L'amour ne remplace point le respect : l'amour le perfec-
tionne, mais le respect conserve l'amour. Les deux affections




492 L1V. IV. — L ' E N F A N T E T LA LOI DU R E S P E C T .


que Dieu a le plus bénies sur la terre, ce qu'il y a de meil-
leur dans la famille, ce qui la constitue et la protège, ce qui
fait sa dignité et son bonheur, l'amour conjugal comme l'a-
mour filial, périssent sans le respect.


Qu'est-ce que la sainteté du mariage,sinon un tendre, mais
respectueux amour qui se souvient toujours de Dieu et de sa
providence suprême.


Qu'est-ce que la chasteté sacerdotale, sinon le respect re-
ligieux pour un caractère sacré, s'élevant jusqu'à cette vertu
parfaite qui commande la vénération et la confiance?


Je viens de nommer la vénération : c'est le plus haut de-
gré du respect. Elle n'est surpassée que par Vadoration, la-
quelle ne s'adresse qu'à Dieu.


Quand on dit : C'est un lieu,un monument vénérable, on
veut dire consacré par la religion, et qui rappelle les plus
grands, les plus saints souvenirs : c'est le Sinaï,le Calvaire,
ou bien encore la tombe d'un martyr.


Un grand âge, une piété profonde, la vertu éprouvée par
le malheur rendent vénérable : on entoure avec joie de vé-
nération une sainteté exemplaire; un vieillard, un aïeul,
dont la simplicité profonde relève la majesté ; dont la vie
toujours pure, disent les Livres saints, est une couronne de
gloire à sa vieillesse; qui s'est toujours respecté lui-même,
et qui, par là, est devenu digne de notre imitation et de tous
les hommages du respect.


Dieu lui-même, par la voix des œuvres miraculeuses, re-
commande S E S S A I N T S à la vénération publique : leurs noms
sont inscrits dans les annales de l'Église, leurs vertus célé-
brées dans l'assemblée des peuples, leurs reliques placées sur
les autels, et leurs louanges même mêlées aux louanges du
Seigneur,dans les solennités religieuses les plus imposantes.
C'est assurément là le plus sublime témoignage, la plus
haute puissance de la loi du respect. Dieu ne pouvait rien
instituer de plus grand pour nous: c'était nous élever jusqu'à




C H . II . — DU R E S P E C T DE [ , ' A U T O R I T K . 4 9 3


C H A P I T R E I I


Du respect de l'autorité.


J'aime à placer le respect en regard de l'autorité : ils sont
faits l'un pour l'autre.


Il y a une corrélation essentielle entre l'idée et l'autorité
et celle du respect, comme entre l'idée du droit et celle du
devoir. Cette corrélation est établie invinciblement, dans la
nature des choses, par Dieu lui-même.


Rien n'est ici-bas plus digne que l'autorité d'un souve-
rain respect, d'un respect reconnaissant/d'un respect in-
violable.


Le respect, nous l'avons vu, c'est la considération, le sou-
venir religieux de ce qui est grand, noble, élevé, divin :
mais, je le demande, qu'y a-t-il sur la terre de plus grand,
de plus noble, de plus élevé, de plus divin que l'autorité?


Rien n'est grand que par elle : c'est le droit supérieur et
divin par excellence; c'est le droit du Dieu créateur et con-
servateur des sociétés humaines.


L'autorité immense, infinie, universelle, c'est Dieu I Dieu
est l'autorité dans la famille, puisqu'il est manifestement le
premier et véritable père; — dans la société spirituelle: au-
trement la religion ne serait qu'un odieux mensonge ; — dans
la société temporelle : autrement le pouvoir, sans droit et
F a n s devoir, ne serait plus qu'une domination tyrannique.


lui; après nous avoir faits semblables à lui dans le temps,
c'était nous faire semblables à lui pour l'éternité, où il se
contemple, se respecte, se vénère éternellement lui-même.


Telle est la loi du respect.




49i I . IV. I V . — L ' E N F A N T ET LA LOI DIT R R S P E C T .


Donc, partout et toujours, l'autorité, c'est Dieu : n'est-il pas
manifeste qu'un respect souverain est pour elle un apanage
imprescriptible.


Il y a entre l'autorité et le respect des affinités si naturel-
les, une alliance si nécessaire, et toutes les idées d'autorité
sont en si profonde harmonie avec les idées de respect, que
les acceptions les plus délicates et les plus nobles du mot
respect conviennent à celui d'autorité.


Dans le vrai, ne paraît-il pas que l'autorité, réelle ou per-
sonnelle, estici-bas seule vraiment digne de respect? Nom-
mez-moi quelqu'un qui, sans aucune autorité personnelle ou
réelle, commande, inspire le respect : cela ne.se conçoit pas.


J'ai dit : respect souverain, comme l'autorité qui le com-
mande : cela est juste; mais, il le faut ajouter, le respect le
plus profond, le plus humble, est honorable pour celui-là
même qui l'éprouve et qui l'exprime. Oui, ce respect ho-
nore, élève, ennoblit toujours, parce que c'est avant tout un
sentiment de haute et généreuse raison, un devoir accompli
avec la noble indépendance d'une volonté libre, et la di-
gnité naturelled'une âme qui demeure maîtresse d'elle-même.


Sans doute, il peut y avoir, et il y a souvent des respects
hypocrites, des dépendances misérables : la coaction vio-
lente, la force peuvent créer des soumissions contraintes :
certes! rien n'est moins honorable. Tout cela, c'est l'asser-
vissement, c'est la bassesse. Mais si tout cela est essentiel-
lement sans honneur, c'est précisément parce que tout cela
est sans élévation et sans respect ; il n'y a pas là plus de res-
pect réel que de réelle autorité. Il y a force brutale, domi-
nation grossière, et en face, abaissement, servitude ! C'est
la tyrannie de l'homme : elle avilit, elle n'est faite que pour
cela. Ce n'est pas la noble et pure autorité de Dieu.


L'autorité vraie honore ceux-là même qui la reconnais-
sent et qui l'acceptent, parce que c'est l'autorité de Dieu; et
le respect libre et intelligent pour cette autorité esthono




CH. II. — DU RESPECT DE [.'AUTORITÉ. i9S


rable, uniquement parce que ce n'est pas un sentiment, un
respect humain : mon respect s'élève jusqu'à Dieu et ne s'a-
dresse qu'à lui; mais en s'élevant à Dieu, il m'élève moi-
même el ne laisse jamais ramper mon âme.


Telle est la dignité du respect chrétien : oui, la fierté
évangélique va jusque-là; il nous faut Dieu, sa grandeur
même et ses droits : nous respectons alors ; mais où l'auto-
rité de Dieu n'est pas, le respect nous est impossible. Nous
ne faisons point d'éclat; nous n'insultons point; mais nous
ne respectons pas. On nous entend rarement élever la voix
sur la place publique ; cela ne nous va guère ; mais témoi-
gner à qui que ce soit des respects indignes, et pour me ser-
vir de l'expression chrétienne, qui dit tout, des respects hu-
mains! c'est une bassesse d'esprit, une lâcheté de cœur,
dont nous ne sommes point capables !


Étranges penseurs que certains hommes! Toute la di-
gnité de la société humaine, l'alliance de l'autorité vraie et
de la liberté généreuse, repose sur un noble acte de foi, et
ils hésitent à le produire! L'Évangile tient à vouloir faire
d'eux quelque chose de grand : et ils s'obstinent à demeu-
rer vulgaires. La basse obéissance les révolte, et ils ne sa-
vent pas s'élever plus haut.


Quoi qu'il en soit de ces erreurs, la vraie autorité, c'est
Dieu; et voilà pourquoi elle est une grandeur, devant la-
quelle l'esprit s'incline, sans que le cœur s'abaisse, et de là
vient que devant elle, on s'élève toujours, comme devant
Dieu même, par une soumission sincère.


Si elle n'était qu'un droit humain, une supériorité usur-
pée par la violence ou par la ruse, et imposée à mon inep-
tie ou à ma faiblesse, j'en serais avili, à la bonne heure :
mais quand c'est un droit supérieur et divin, reconnu, pro-
clamé par mon intelligence, et accepté librement par ma
volonté : qu'y a-t-il en tout cela qui ne soit noble, pur, et
digne d'un souverain respect^




4 9 0 L1V. I V . . — L ' E N F A N T E T I.A LOI D U R E S P E C T .


J'ai a jouté un respect reconnaissant.


Il y a d e u x b e a u x c a r a c t è r e s d e l 'autor i té . E l l e e s t d'en


h a u t ; e t e l l e d e s c e n d p o u r s e r v i r i c i - b a s .


E l l e v i e n t d e D i e u , et e l l e s er t l e s h o m m e s .


C'est u n e g r a n d e u r , m a i s u n e g r a n d e u r b i e n f a i s a n t e .


T e l l e e s t s a n a t u r e , s o n e m p l o i , s a m i s s i o n , s a vra ie


g l o i r e . E l l e s er t : e l l e n 'e s t i n s t i t u é e q u e p o u r serv ir . Et s e s


s e r v i c e s s o n t t o u j o u r s s i g r a n d s , s i c o n s i d é r a b l e s , e t e n


m ê m e t e m p s s i n é c e s s a i r e s , q u e s u r l a terre n u l l e s o c i é t é ,


n u l l e c r é a t u r e n e p e u t s'en p a s s e r , e t n u l s e r v i c e a u s s i n e


m é r i t a j a m a i s u n e p l u s v i v e r e c o n n a i s s a n c e .


E n effet, d a n s l ' idée d'autorité, i l n 'y a p a s s e u l e m e n t


l ' idée d e la p u i s s a n c e qu i c r é e , m a i s a u s s i l ' idée d e la s a -


g e s s e qui g o u v e r n e , e t d e l ' a m o u r qu i c o n s e r v e .


La p u i s s a n c e , la s a g e s s e et l ' a m o u r ; et e n face , le r e s p e c t ,


l a d o c i l i t é e t l a r e c o n n a i s s a n c e ; v o i l à l e s i d é e s c o n s t i t u t i v e s


e t c o r r é l a t i v e s d e l 'autor i té . Et p a r t o u t e t t o u j o u r s , l'auto-


rité sert e t doit servir : c 'es t s o n m i n i s t è r e e s s e n t i e l ; c'est


s o n dro i t le p l u s a u g u s t e ; j e d ira i p l u s : c 'est s o n d e v o i r ; et


v o i l à p o u r q u o i o n lu i d o i t u n r e s p e c t r e c o n n a i s s a n t . Le d e -


v o i r e s t m ê m e i c i l e f o n d e m e n t d u dro i t : L'obligation d'a-


voir soin du peuple est le fondement de tous les droits que les
souverains ont sur leurs sujets, d i t a v e c r a i s o n B o s s u e t .


L 'autor i té é t a n t , c o m m e n o u s l ' avons v u , l e dro i t et la s u -


p é r i o r i t é d e l ' au teur , p a r là m ê m e , t o u t e l 'autor i té e s t e s -


s e n t i e l l e m e n t u n service, e n m ê m e t e m p s q u ' u n e supério-


rité. Car , q u ' e s t - c e q u e l 'auteur , et d 'où v i e n t sa s u p é r i o r i t é


e n m ê m e t e m p s q u e s o n n o m ? U n i q u e m e n t d u p r e m i e r ser-


v i c e qu' i l a r e n d u , d u p r e m i e r b i e n qu' i l a fait , d e la v i e


qu' i l a d o n n é e .


C e r t e s , c e b i e n e s t g r a n d ; c e s e r v i c e e s t i m m e n s e , p u i s -


q u e c'est la v i e ; m a i s l ' a u t e u r d 'un tel b i e n n e p e u t jou ir de


s a g r a n d e u r , et d e s d r o i t s q u ' e l l e lui d o n n e ; i l n e d e m e u r e


o u d u m o i n s i l n e s e m o n t r e s u p é r i e u r , qu'en s e r v a n t tou-




CH. II. — DU RESPECT DE L'AUTORITÉ. 497


jours. Délaisser à l'aventure l'ouvrage de ses mains et l 'a-
bandonner aux caprices du hasard, serait indigne de lui.
Nul n'a plus servi, puisqu'il a fait et créé : nul ne doit plus
servir encore. Il doit conserver, améliorer, élever, achever
le bien qu'il a fait, la vie qu'il a donnée.


Témoin l'autorité paternelle, qui est la première des auto-
rités humaines : un père a le droit imprescriptible, mais
aussi le devoir inviolable d'élever, c'est-à-dire de conserver
son enfant.


Témoin le pouvoir social ; il n'est institué que pour créer,
pour établir et conserver l'ordre et les libertés publiques : et
par là il est véritablement créateur et conservateur de la so-
ciété, qui n'est que l'ordre et la liberté entre plusieurs. C'estlà
seulementque se trouve la vraie grandeur du pouvoir social.


Il en est de même dans la société spirituelle. Partout et
toujours l'autorité est un droit et un devoir de supériorité
bienfaisante.


Dieu, souverain créateur et père, n'a pu établir, déléguer
l'autorité parmi les hommes, que pour le bien commun et
pour le service général de l'humanité. Et voilà pourquoi à
toute autorité, à toute puissance humaine est toujours essen-
tiellement attaché un service, un dévoûment, un ministère
quelconque.


On n'est jamais grand ici-bas pour soi-même : toujours
pour les autres.


Toute grandeur, toute puissance égoïste, est un désordre
dans les plans du Créateur suprême.


Dieu lui-même, dont les droits, les grandeurs, les perfec-
tions sont absolus, n'a pas voulu être grand pour lui seul ;
il a, si j 'ose dire, mis sa puissance et sa grandeur au service
de sa bonté. La parole du Fils de Dieu est ici formelle : Non
veni ministrari, sed ministrare. Je suis venu non pour être
servi, mais pour servir.


Une des plus belles gloires du Père céleste, c'est d'être
t., H . 32




498 L1V. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


i. Principes dominante eorum; non ita erit hier vos : qwmnior, trit '
minister ; qui primus, erit semis.


créateur et père. 11 nous a servi d'abord, en nous donnant
la vie. Certes ce premier service était beau, et Dieu n'est sorti
de son repos éternel que pour nous le rendre. Il a trouvé un
plaisir généreux, un plaisir divin a descendre de son éter-
nité dans le temps, pour y faire vivre l'homme et le monde.


11 a fait plus : il nous conserve chaque jour, et nous vivons.
Quel est chaque jour le grand serviteur du genre humain,
dans la plus haute et la plus noble acception de ce mot? Je
ne crains pas de répondre : C'est Dieu, magnifique et per-
pétuel service de sagesse, de puissance et d'amour!


Chaque jour, il sert tousses enfants : chaque jour, il dresse
pour eux, sur la terre, cette table immense, où ils viennent
tous s'asseoir et se nourrir des biens de la maison de leur
père. Parasti in conspeclu meo mensam, dit un prophète.
Et il convie à ce splendide banquet les petits des oiseaux :
Pascit Ma.


Il n'a pas trouvé que ce fût encore assez, et il a fait plus :
c'était nous servir de loin, il a voulu nous servir de près, et
il est venu se mettre en personne au service de nos besoins,
dé nos faiblesses, de nos misères.


Et c'est le Fils de Dieu lui-même, venant sur la terre, qui
nous a dit : Je viens, non pour être servi, mais pour servir.
Non veni ministrari, secl minislrare. Et c'est ce jour-là même
que fut proclamé le grand principe et posée la règle immua-
ble de l'autorité parmi les hommes, telle que la sagesse di-
vine l'entend. L'autorité, ce n'est pas la domination, ce n'est
pas l'empire pour soi, ce n'est pas la satisfaction vaine et le
superbe plaisir du commandement; ce n'est pas la grandeur
personnelle enfin... non, c'est le service, le dévouaient, le
bienfait. Celui qui est le premier parmi vous sera le serviteur
de ses frères : le plus puissant ne fera jamais que servir1.




CH. I I . — DU RESPECT DE L'AUTORITÉ. i99


À partir de ce jour mémorable et de la solennelle parole
du Fils de Dieu, toutes les grandes dignités humaines ne
furent plus que d'illustres servitudes, ou plutôt les grands
et nobles services du genre humain. Et quoique l'orgueil et
Tégoïsme puissent faire à rencontre, il est vrai de dire que,
depuis la date romaine effacée par l'Évangile, l'autorité doit
servir : et l'on n'est digne de l'autorité que quand on sert à
quelque chose.


Donc, ditBossuet, tout homme revêtu d'une autorité quel-
conque, est un personnage public, destiné au bien commun.
Si chacun est né pour soi en ce monde, lui, il est népour les
autres ; sa vraie gloire.est de n'être pas pour lui-même. Pour
lui-même, il ne demande, il ne veut, il ne fait rien : pour les
autres, tout .• c'est là sa grandeur! Qu'y a-t-il, en effet, de
plus grand que de n'avoir pas de besoins, ou de les oublier,
et de pourvoir aux besoins des autres ? C'est la grandeur de
Dieu môme.


De quelque côté donc que je me tourne, pour considérer
le ministère que l'autorité remplit en ce monde, les bien-
faits qu'elle y répand et l'honneur qui en rejaillit sur elle,
elle m'apparaît toujours comme un reflet glorieux de la
bonté encore plus que de la puissance divine.


Et voilà pourquoi j'ai dit qu'elle était digne d'un respect
reconnaissant ; et j'ajoute que la reconnaissance, dont l'au-
torité est digne, doit être d'autant plus grande que ses ser-
vices sont plus laborieux et plus pénibles.


Élever des enfants, travailler à les rendre sages, bons et
heureux; être au service des besoins, des faiblesses, des mi-
sères spirituelles de l'humanité, voilà ce qui mérite avant
tout ici-bas la reconnaissance et le respect ; car voilà ce qui
demande un zèle, un désintéressement, une abnégation sans
mesure, et fait blanchir la tête avant le temps ; voilà ce qui
fait tomber du front de l'homme la sueur la plus substan-
tielle et la plus délicate : voilà ce qui épuise le dévoûment




500 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


et les forces les plus élevées. J'étonne peut-être en disant
ces choses ; il ne faut qu'y regarder de près, pour en être
convaincu aussi bien que moi. Le père, le prince, le pontife
sont les trois grands dépositaires de l'autorité de Dieu sur
la terre : si, étudiant de près leur travail, je suivais le père
de famille dans ses pénibles et innombrables sollicitudes
pour l'avenir temporel, religieux et moral de ses enfants ;
le prince, dans les soucis amers et dans la grave responsa-
bilité de son administration devant Dieu et devant les hom-
mes ; le pontife, dans sa tâche laborieuse et souvent ingrate
du gouvernement des âmes : si, descendant de ces hauteurs,
je considérais attentivement auprès du père, du prince et
du pontife, l'instituteur, le prêtre, le magistrat, il me serait
facile de prouver que l'exercice de l'autorité, à quelque
degré que ce soit, est tout ce qu'il y a au monde de plus
épineux, de plus difficile, de plus péniblement dévoué, et,
par conséquent, ce qu'il y a de plus digne d'un respect- re-
connaissant, si la reconnaissance et le respect sont dus à
quelque chose et à quelqu'un ici-bas.


Il se rencontre toujours dans le service moral deshommes
des délicatesses extrêmes, et d'infinis labeurs : non-seule-
ment il faut corriger leurs vices naturels et leurs inclina-
tions fâcheuses ; mais il faut leur rendre ce service malgré
eux : le plus souvent, les hommes, les enlants même ne
veulent pas qu'on les serve de cette façon ; ils repoussent
violemment ceux qui veulent les servir en les corrigeant.
Combien de fois le prêtre, l'instituteur, le père lui-même,
n'ont-ils pas fait cette expérience décourageante ?


Prodiguez les services matériels aux hommes, ils sont
contents ; ils paraissent vous aimer : jamais ils n'ont re-
poussé ceux qui leur préparent une nourriture délicate, de
beaux vêtements, des plaisirs.


Mais des vertus, une belle âme, la vérité qui les gêne,
l'humilité qui les modère, la chasteté qui les contient, ils




CH. II . — DU RESPECT DE L'AUTORITÉ. 501


n'en veulent pas : vous les importunez ; le plus souvent ils
s'irritent. Conversi dirumpent vos, dit l'Évangile.


La difficulté est donc profonde : mais la difficulté même,
et les labeurs d'un service pareil, font les mérites et l'hon-
neur de l'autorité qui s'y dévoue.


Aussi parmi tous les noms les plus glorieux qui soient sur
la terre, s'il en est un qui exprime dignementla plus belleet
la plus haute autorité, c'est le nom que se donne à lui-même
le chef de la grande famille des chrétiens : le Pape, le souve-
rain instituteur, le père commun, se nomme avec raison le
serviteur des serviteurs de Dieu, Servus servorumDei.l\y a
là un beau commentaire du veniministrare prononcé par le
Fils de Dieu.


Et s'il faut descendre de ces hauteurs, revenir au sujet
particulier que je traite, et parlerdes services que rendentun
père, une mère, un instituteur à l'enfant qu'ils élèvent, je
dirai, après l'avoir étudié de près, et longtemps moi-même
expérimenté, que je ne sais rien sur la terre qui demande un
plus grand cœur, un plus héroïque dévoûment. Pour faire
agréer ses services à ces pauvres enfants, il faut tellement se
donner à eux et se renoncer soi-même ; tellement se con-
traindre, se rabaisser et condescendre, quelquefois; telle-
ment se rapetisser et souffrir : le désintéressement de tout
ce qui n'est pas le bien même qu'on fait est tellement néces-
saire, qu'en parlant d'un héroïque dévoûment, je n'ai pas dit
assez : cela demande de ceux qui se mettent franchement et
de bon cœur à l'œuvre, un dévoûment surnaturel et divin.


Ce dévoûment se trouve providentiellement dans le cœur
d'un père et d'une mère ; Dieuy a pourvu. Mais dans le cœur
de ceux qui se dévouent librement, comme les instituteurs,
sous l'inspiration généreuse d'une vocation spéciale, la na-
ture aide beaucoup moins ; et pour ne pas demeurer au-des-
sous de la tâche divine, il faut s'élever bien haut; et le dé-
voûment prend quelquefois alors un tel caractère, etmérite




5 0 2 L1V. I V . — L ' E N F A N T E T LA, LOI DU R E S P E C T .


une telle reconnaissance,qu'on ne doit guère s'attendre a la
rencontrer ici-bas.


Sans entrer dans les détails, j 'en dirai néanmoins le peu
qui se doit convenablement dire. Parlons d'abord du respect
filial.


C H A P I T R E I I I


Le respect filial.


I


Voici ce que Platon écrivait du respect filial :
« Après la Divinité, il faut honorer avant tout les auteurs


de nos jours, pendant leur vie : c'est la première, la plus
grande, la plusindispensabledetouteslesdettes;ondoitse
persuader que tous les biens qu'on possède appartiennent à
ceux de qui on a reçu la naissance et l'Education, et qu'il
convient de les consacrer sans réserve à leur service, en com-
mençant par les biens de la fortune, en venant de là à ceux
du corps, et enfin à ceux de l'âme, leur rendant ainsi avec
usure les soins, les peines et les travaux que notre enfance
leur a coûtés autrefois, et redoublant nos attentions pour eux
à mesure que les infirmités de l'âge les leur rendent plus
nécessaires. Parlons constamment à nos parents avec un
respect religieux : car aux paroles, cette chose légère, est
attachée une lourde peine ; et Némésis, messagère de Dicè,
veille sur ces manquements. Ainsi, il faut céder à leur colère,
laisser un libre cours à leur ressentiment, qu'ils le témoi-
gnentpar des paroles ou par des actions, etles excuserdans
la pensée qu'un père qui se croit offensé par son fils a un
droit légitime de se courroucer contre lui. Après leur mort,
la tombe la plus modeste est la plus belle. Il ne faut ni excé-




CH. III. — LE RESPECT FILIAL. 5 0 3


der la grandeur ordinaire des monuments de ce genre, ni
rester au-dessous de ce que nos ancêtres ont fait pour leurs
propres parents. » ( P L A T O N , les Lois, liv. iv.)


J'ai eu plusieurs fois occasion de le dire : si douce et si
belle que soit la langue de Platon, il y en a une plus belle,
plus forte et plus douce encore : la voici, telle que pour la
première fois elle fut entendue par les enfants d'Israël aux
pieds du Sinaï, bien des siècles avant Platon :


« Écoute, ô Israël, et observe les commandements que te
fait le Seigneur :


« Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient
longs sur la terre.


« Honore ton père et ta mère, comme le Seigneur te l'a
commandé, afin que tu vives longtemps, et que tu sois heu-
reux sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donnera.


« Honore ton père et ta mère, car c'est le premier com-
mandement auquel Dieu ait attaché une promesse.


< Honore ton père de tout ton cœur, et n'oublie jamais
les douleurs de ta mère.


« Souviens-toi que sans eux tu ne serais pas né, et rends-
leur tout ce qu'ils ont fait pour toi ; par là tu attireras sur
ta tête la bénédiction de ton père, et elle reposera sur toi à
jamais.


« Par là, tu rafraîchiras l'âme de ta mère ; l'homme qui
honore sa mère, amasse un trésor.


« La bénédiction du père assure la prospérité de ses en-
fants, mais la malédiction de la mère les arrache de la
terre.


« Celui qui honore son père, verra sa vie se prolonger,
et celui qui obéit à son père sera le rafraîchissement de sa
mère.


« Le fils sage se laisse reprendre par son père, mais le
moqueur n'écoute ni la réprimande, ni les conseils.


« 0 mon fils, écoute donc avec docilité ton père qui t'a




504 L I V . I V . — L ' E N F A N T E T L A L O I D U R E S P E C T .


doané la vie. Prête l'oreille à la sagesse et aux volontés de
ton père, et ne délaisse pas les paroles de ta mère... Elles
seront comme une couronne de grâce à ton front, comme
une chaîne d'or àton cou 4 . »


Voilà avec quelle vivacité, avec quelle grâce ravissante et
quelle majesté de langage, les saints Livres ont énuméréles
devoirs de la piété filiale. Mais ce que je dois surtout faire
remarquer ici, c'est le caractère religieux du respect que le
précepte divin impose aux enfants envers leurs parents.


Nous l'avons vu : un père et une mère sont les représen-
tants de Dieu sur la terre : non-seulement parce que Dieu
leur a donné sa bonté, sa tendre sollicitude, et quelque chose
de sa souveraine sagesse pour élever leurs enfants; mais
aussi parce qu'il en a fait comme ses images personnelles et
ses délégués immédiats, dignes d'être honorés en tout comme
il est honoré lui-même. Voilà ce qui donne à un père, aune
mère, une autorité si vénérable, et une sorte de majesté di-
vine. Et de là vient que parmi tous les devoirs imposés par
la nature et par la Religion aux enfants des hommes, il en est
un qui les domine tous, et qui doit survivre à tout : c'est le
respect filial : c'est le respect de Dieu présent dans un père
et dans une mère. Le respect filial n'est pas autre chose ; et
c'est aussi pourquoi, parmi tous les respects de la terre, il
n'y en a pas de plus sacré. C'est un respect d'honneur, c'est
un respect d'amour, et quoique ce ne soit pas un respect d'a-
doration, c'est un respect religieux.


Soyez saints, parce que je suis saint, dit le Seigneur, et
aussitôt après il ajoute : Et que chacun de vous respecte son
père et sa mère.


« L'homme qui craint le Seigneur respecte son père et sa
mère, et il leur est soumis comme A U X S E I G N E U R S DE SA V I E .


1. Deut., iv , 1 . — Exod., x x , 12 . — Deut., v , 16. — Eph., v i , 2. —
Eccli., vit , 29, 3 0 . — Eccli., m , 5, 7, 8, 1 1 . — Prov., x x m , 22.




CH. III. — LE RESPECT FILIAL. 505


« Enfants, obéissez dans le Seigneur à vos pères et mères,
car cela est juste... La nation des justes est obéissance et
amour.


« C'est Dieu qui a imprimé an père un caractère qui com-
mande le respect à ses enfants, et il a affermi sur eux l'au-
torité de leur mère.


« Celui qui honore son père sera lui-même comblé de joie
dans ses fils, et Dieu prêtera l'oreille à sa prière. Que votre
respect pour votre père se montre donc dans vos actions,
dans vos paroles, et dans toute votre patience *. »


Voilà le respect filial, tel que nous le trouvons promulgué
dans le précepte divin, tel que Dieu l'a fait, ou plutôt, si je
l'ose dire, tel que Dieu en a pris le souverain modèle aux
sources mêmes les plus hautes du respect pour la paternité
éternelle et suprême.


Certes, je ne m'étonne pas que ce commandement vienne
sur les tables de la loi immédiatement après ceux qui regar-
dent le Seigneur lui-même : le sage Philon a été jusqu'à
penser que Dieu en écrivit le commencement sur la pre-
mière table, et qu'à côté même des commandements qui
ordonnent l'adoration du Seigneur et le respect de son saint
nom, on lisait les premières paroles du précepte qui or-
donne le respect filial.


II


Aussi, voyez comme tous les plus hauts respects viennent
ici-bas fortifier et ennoblir celui-là ! comme toutes les belles
acceptions de ce mot lui conviennent dans la langue des
hommes !


On dit : Commander le respect, inspirer, imposer le res-


1. Eccli., i n , 8 . — Ephes., v t , 1 . - Eccli., m , 6 .




5 0 6 LIV. IV. ­ L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


pect. Rien n'est plus grand. La majesté d'un père, la dignité
d'une mère y ont des titres sacrés; jusqu'à leur dernier
jour et au delà, c'est leur droit impérissable.


On dit : Le respect de Гаде. N'est­ce pas encore un respect
filial? Le père et la mère ont une espèce d'éternité aux yeux
de leur enfant: il n'a pas connu leur naissance, il ne prévoit
point leur mort. Us sont à ses yeux sans commencement, et
il ne sait pas heureusement quand viendra leur fin.


On dit : Respecter la vieillesse, respecter le malheur ; mais
je le demande : y a­t­il quelque chose sur la terre qui com­
mande plus religieusement le respect que les cheveux
blancs d'un père, que la vieillesse d'une mère^ Y a­t­il
quelque chose qui inspire des émotions plus protondes, une
douleur plus religieuse, que les infortunes d'une mère, que
les larmes d'un père ?


Enfin, il est des autorités si hautes et si sacrées, qu'on
doit les respecter jusque dans leurs erreurs. L'autorité pa­
ternelle est de cette sorte : le respect filial est un respect
inviolable, et l'autorité paternelle demeure toujours un
rayon de la majesté de Dieu 1 .


Je vais plus loin. Il y a dans les malheurs possibles, dans
les abaissements de l'humanité, il y a quelquefois des extré­
mités déplorables : un père, une mère, peuvent tomber avec
l'âge dans les faiblesses intellectuelles et morales les plus
humiliantes : eh bien ! c'est alors qu'un fils, qu'une fille
leur doivent un respect plus tendre et plus profond : le mal­
heur les rend plus vénérables et plus chers à la piété filiale :
quelle que soit leur décadence, vous leur devez la vie ; et
t o u s vous devez à vous­mêmes de déplorer que ceux sans


1. C'est pourquoi, même dans le cas unique 0C1 la désobéissance est un
devoir, faut­il désobéir avec une sorte de respect; et Aulu­Gelle l'a c o m ­
pris, lorsqu'après avoi» rappelé les circonstances ou l'obéissance est dé ­
fendue, il ajoute ces helles paroles : llla tamen ipsa, in quibus obsequi
patri irnperanti non oportet, leniter èt verecunde declinanda , sensimque
relinquenda sunt, potius quam respuenda.




CH. III. — LE RESPECT FILIAL. 507


lesquels vous ne seriez pas nés, soient tombés dans un si
douloureux état.


c Mon fils, recueillez avec respect la vieillesse de votre
père, etnele contristez pas dans les derniers jours de sa vie,
dit admirablement l'Écriture. Et si le sens vient à lui man-
quer, respectez-le, et gardez-vous de le mépriser dans votre
force.


« Ne traitez jamais avec hauteur votre père humilié, car
son humiliation ne ferait pas votre gloire, mais votre con-
fusion. La gloire d'un fils, c'est l'honneur de son père.


« Dieu ne mettra pas en oubli la compassion dont on use
envers son père, et vous serez également récompensé pour
avoir supporté les défaillances de votre mère. Pour cela,
Dieu vous affermira dansla justice, il se souviendra de vous
aux jours de votre tribulation, et vos fautes se fondront à
ses yeux, comme la glace aux rayons du soleil.


« L'homme qui délaisse son père se voue à l'ignominie,
et celui qui exaspère sa mère sera maudit du Seigneur.


« Honorez votre mère tous les jours de sa vie, et jusqu'à
sa dernière heure ; et n'oubliez jamais quelles douleurs elle
a souffertes pour vous, et à combien de périls elle s'est trou-
vée exposée lorsqu'elle vous portait dans son sein 1 . »


Telles sont à ce sujet les vives et touchantes exhortations
des Livres saints.


Je l'ai dit, et il m'est doux de le répéter : jusque dans les
derniers temps de cet âge vénérable où les forces semblent
défaillir, on apprend d'un père et d'une mère les véritables
maximes de la sagesse ; et puis, même quand le grand âge,
quand les infirmités de la vieillesse semblent avoir affaibli
leur intelligence, ne retrouve-t-on pas toujours auprès d'eux,
ce qui est si doux et si rare ici-bas, une amitié fidèle ? Lorsque,
dans leurs derniers jours, leurs enfants viennent encore se


1 . Eccli., m, 1 2 , 1 8 . — T O & , , H I , 4 .




5 0 8 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


jeter entre leurs bras, quand ils se sentent pressés sur le
cœur paternel, ne retrouvent-ils pas toujours là quelque
chose de la tendresse de Dieu pour ses créatures les plus
chères?


Enfin, à l'heure suprême, lorsqu'une dernière parole, un
dernier soupir vient errer sur leurs lèvres déjà glacées, s'il
leur reste encoreun dernier sentiment pour vous reconnaître
et vous bénir, quelle consolation pour votre cœur ! 11 m'a re-
connu, dites-vous, il m'a béni une dernière fois !


Et, après leur mort, avec quelle profonde affection on se
retrouve dans les lieux où on a vécu près d'eux... où on les
a vus, assis en famille, conversant et se récréant avec leurs
enfants et leurs petits-enfants : non, rien, sur la terre, dans
les divers sentiments qui peuvent émouvoir le cœur de
l'homme, n'égale la triste et délicieuse mélancolie de ces
lointains et ineffaçables souvenirs !


On l'a dit, et il est vrai : le temps efface tout ; mais les sou-
venirs de la famille ne s'effacent jamais ! Et même, lorsque
ces parents chéris ne sont plus, après de longues années,
après les diverses fortunes et agitations de la vie, quand nous
revenons visiter leur sépulcre, n'est-ce pas de cette source
intarissable de la piété filiale que coulent encore ces larmes
amères et cependant si douces qui s'échappent de nos yeux,
lorsque, agenouillés sur la tombe d'un père et d'une mère,
nous repassons en secret devant Dieu la mémoire des jours
si heureux et si purs, mais si vite écoulés de notre enfance,
et cherchons à ressaisir fugitivement les trésors de tendresse
que nous puisions autrefois dans ces cœurs, dont la froide
poussière nous attendrit encore par des émotions irrésis-
tibles *.


1. Dans son beau dialogue des Lois, Cicéron a écrit sur Arpinum, la
terre natale de sa famille, une page touchante, que mes lecteurs me sau-
ront gré de mettre ici sous leurs yeux.


Arpinum était une très-ancienne fi l le du pays des Volsques, agréable-
ment située sur les bords d'une petite et fraîche rivière, nommée le Fi~




CH. III. — LE RESPECT FILIAL. 509


nr
Aussi, il le faut bien entendre ; et c'est ce que je prie les


enfants de tous les âges pour lesquels j'écris ce chapitre, de
méditer sérieusement : si toutes les fautes qui se commettent
contre le respect ont un caractère d'immoralité profonde,
quand elles blessent un père et une mère, elles touchent à
l'impiété.


« Malheur! s'écrient les divines Écritures, malheur à la
génération qui maudit son père et ne bénit pas sa mère !


« Celui qui maudit son père et sa mère verra le flambeau
de sa vie s'éteindre dans les ténèbres.


« Si quelqu'un a maudit son père ou sa mère, que son
sang retombe sur lui !


« Celui qui aura frappé ou maudit son père ou sa mère,
sera puni de mort.


brene, dont les eaux rapides allaient se précipiter dans le Liris: la, comme
le dit Cicéron, le Fibrene communiquait au Liris sa fraîcheur, et perdait
son nom plus obscur, comme un plébéien qui entre dans une famille noble.


« C'est ici , dit-il à son ami Atticus, en le conduisant dans une île du Fi -
brene, c'est ici un lieu où je me plais, quand j e veux méditer, lire ou
écrire quelque chose ; lorsque j 'a i la liberté de m'absenter plusieurs jours,
surtout dans cette saison de l'année , j 'aime à venir ici chercher l'air pur
et les charmes de ce pays.


« En vous montrant ce l i eu , je vous montre presque mon berceau:
c'est ici ma patrie, et celle de mon frère; c'est ici que nous sommes sor-
tis d'une très-ancienne famille, ici sont tous nos souvenirs religieux, les
vestiges de nos parents et tous les monuments de nos ancêtres. Que vous
d i r a i - j e v o u s voyez cette maison, et ce qu'elle est aujourd'hui : elle a été
ainsi agrandie par les soins de mon père. Il était d'une santé faible , et
c'est là qu'il a passé dans l'étude des lettres presque toute sa vie. Enfin,
sachez que c'est en ce"même lieu,mais du vivant de mon aïeul, du temps
que, selon les anciennes mœurs, la maison était petite et modeste, c'est
en ce lieu que je suis né. Aussi, je ne sais quel charme s'y rencontre, qui
touche mon cœur et mes seus, et me rend ce séjour délicieux. »


Atticus lui répondit : « Je comprends pourquoi vous venez ici avec tant
de plaisir, et comment vous ressentez une prédilection si vive pour ce
lieu. Moi-même, depuis un moment , j 'a ime encore plus cette maison et
toute cette campagne qui vous a vu nattre : je ne sais comment cela se




510 L1V. IV. — L ' E N F A N T E T L A L O I DU R E S P E C T .


« Ce lu i q u i r e g a r d e a v e c m o q u e r i e s o n p è r e , e t d o n t l 'œi l


a m é p r i s é s a m è r e , q u e l e s c o r b e a u x d e s t o r r e n t s lu i arra -


c h e n t c e t œ i l , e t q u e l e s p e t i t s a i g l o n s l e d é v o r e n t ! »


Je r a p p e l l e r a i e n c o r e ce t te a n c i e n n e o r d o n n a n c e d e la lo i ,


d o n t t o u s l e s d é t a i l s s o n t si r e m a r q u a b l e s :


« S i u n h o m m e a u n fils i n s o l e n t e t r e b e l l e , qu i n ' é c o u t e


p a s l ' o r d r e d e s o n p è r e o u d e s a m è r e , e t q u i , a y a n t é té re-


p r i s , d é d a i g n e d e l e u r o b é i r , i l s l e p r e n d r o n t et l e c o n d u i -


r o n t a u x a n c i e n s d e la v i l l e et a l a p o r t e d u j u g e m e n t . Et i l s


l e u r d i r o n t : V o i c i n o t r e fils q u i e s t i n s o l e n t e t r e b e l l e ; il


r e f u s e d ' é c o u t e r n o s a v e r t i s s e m e n t s , e t i l p a s s e s a v i e d a n s


l a d é b a u c h e , d a n s la d i s s o l u t i o n e t d a n s l e s f e s t in s .


« A l o r s l e p e u p l e d e cet te v i l l e l e l a p i d e r a , e t i l m o u r r a , et


v o u s ô t e r e z a i n s i l e m a l d u m i l i e u de v o u s : q u e tout Israël


l ' e n t e n d e e t so i t s a i s i d e c r a i n t e ! »


fa it ; mais il est vrai de dire que nous sommes émus par l'aspect des
lieux où se voient les traces de ceux que nous avons aimés. Nous nous
plaisons 'a revoir la demeure que chacun d'eux habitait, la place où ils
s'asseyait, celle où il aimait à converser; nous y contemplons tout avec
intérêt, tout jusqu'à leurs tombeaux. » (De Legibus, i , 2 . )


Le vieil Homère aussi a de beaux vers sur les charmas de la terre natale ;


Oùxi êyaye
rjç Y*«! î Sûvoclum yluxepwTepov â'/lo iSétsOut...
Qç oOSsv yXO/.iov Y); 7 i a T p i S o ; ovôs Toy.r,o>v
ycyv&Ta'., efosp xa ï tiç à^oTrpoQt u i o v a oTy.ov
yaiT] Év àWooanri vouei (JOToiveuOe " r a a j o ù v . . .


A ù z à p Oû*j<7<7e0;,
îéjievo; xac xairvôv àiToOpcouy.oyTa '/outrai


yaajç, Oav£Eiv ïfxetpevat.
(Odiss., IX, 27 ; IX, 3 4 ; I , S7.)


« Non, assurément, j e ne puis -voir de lieux qui me soient plus chers
<rue la terre natale.


« La patrie et les parents : rien n'est plus doux au cœur de l 'homme,
quand même il habiterait, loin de sa famille, une riche demeure sur une
terre étrangère. »


Le dernier trait est sublime :
« Mais Ulysse, venant seulement à se représenter la fumée qui s'élève


de la terre natale, désire mourir. . . »




CH. III. — LE RESPECT FILIAL.


Je ne dois pas omettre de citer encore ici deux autres pas-
sages des saints Livres, qui ont une particulière importance :


« Celui qui dérobe quelque chose à son père et à sa mère,
et qui prétend que ce n'est pas un péché, a part aux crimes
des homicides. »


En effet, quoique ses parents soient vivants, il semble les
tenir pour morts,'puisqu'il se met par avance en possession
de leur bien.


« Celui qui dépouille son père et met sa mère en fuite, est
misérable et infâme. »


Et encore cette autre grave recommandation :
« Ne dédaignez pas votre père et votre mère lorsque vous


siégerez parmi les grands, de peur que Dieu ne vous aban-
donne au milieu de ces grands même, et qu'étourdi de votre
fortune, vous ne tombiez dans l'opprobre, regrettant alors
d'avoir vu le jour, et maudissant l'heure de votre nais-
sance 1. »


Je pourrais rapporter bien d'autres passages encore, où le
sens divin se fait également sentir ; mais ceux qu'on vient de
lire suffisent à démontrer que, si rien n'est plus touchant et
plus suave même que les promesses faites à la piété filiale,
rien n'est plus grave non plus que .les menaces adressées aux
mauvais fils, rien n'est plus effroyable que les châtiments de
Dieu sur eux; et j'ai tenu à réunir ici quelques-uns de ces
terribles témoignages, afin que les parents les fassent lire à
leurs enfants, et que les enfants y pensent, et aussi afin que
les pères de famille y réfléchissent sérieusement de leur côté.


Car c'est à eux de prévenir de tels malheurs ; il y a bien
peu d'enfants maudits de Dieu, qui n'eussent été bénis et
sauvés, si leurs parents les avaient élevés dans le Tespect,
sans jamais laisser fléchir leur fermeté à cet égard.


1. Prov., x x x , 1 1 ; x x , 2 0 . — Exod., x x i , 15 , 1 7 . — Prov.,xxx, 1 7 . ~
Exod.,xx, 9 .— Deut., xxr, 18, 2 1 . — Prov. x ix , 26 ; x x v m , 2 4 . — Eccli.,
X X I I I , 18.




5 1 2 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


IV


J'ai parlé de la fermeté de l'instituteur : celle des parents
doit être plus grande encore, inspirée de plus haut, et in-
vincible, parla raison très-simple qu'elle s'appuie sur une
plus solide autorité? faut-il l'ajouter? parce que les parents
sont d'ailleurs ici les premiers intéressés.


On a remarqué que Dieu ne commande nulle part aux pa-
rents d'aimer leurs enfants : la nature, le cœur d'un père et
la tendresse maternelle y suffisent; mais ce cœur et cette
tendresse ont besoin d'être fortifiés et prémunis contre eux-
mêmes. Aussi c'est surtout la fermeté, la sévérité, la correc-
tion, et quelquefois l'acte le plus rigoureux de l'autorité, le
châtiment, que les saintes Écritures recommandent aux pa-
rents. La plupart des passages des saintes Écritures ne re-
commandent pas autre chose ; tant il est vrai que pour les
parents, auxquels l'amour ne saurait manquer, c'est la fer-
meté qui est nécessaire avant tout!


La droiture du cœur, la pureté des mœurs, l'amour de la
vérité et de la justice, la charité, et surtout la crainte de Dieu
et la piété, telles sont les vertus que les parents doivent en-
seigner àleur enfant. Eh bien ! au dire des saintes Écritures,
c'est la fermeté surtout qui fait pratiquer ces vertus et qui
inspire aux enfants le respect, qui en est l'âme.


« Vous avez des enfants? appliquez-vous à les élever
comme il faut, et pour cela accoutumez-les dès leur plus
tendre jeunesse au joug de l'obéissance.


« Ce n'est point aimer son fils que delui épargner les cor-
rections ; quand on l'aime véritablement, on s'applique à le
corriger.


« Le cheval qu'on n'accoutume point au mors devient in-
domptable : et l'enfant abandonné à lui-même ne connaît
plus de frein, et se précipite.




CH. III. — LE RESPECT FILIAL. 513


« Ne vous réjouissez pas d'avoir un grand nombre d'en-
fants, s'ils sont sans religion, et ne mettez pas en eux votre
joie, s'ils n'ont pas la crainte du Seigneur... s'ils sont sans
respect.


« Un seul enfant qui craint Dieu est préférable à mille qui
le bravent.


« Mieux vaut mourir sans enfant, que d'en laisser après
soi qui vivent dans l'impiété. — Disciplinez donc votre fils
sans jamais perdre courage, de peur qu'il ne vous réduise
à l'affreuse nécessité de souhaiter sa mort.


« Celui qui aime son fils ne se lasse pas de le corriger :
c'est par là seulement qu'il trouvera en lui sa joie à la fin
de ses jours, et qu'il ne le verra pas mendier aux portes. —
La réprimande et la correction donnent la sagesse. .


« La déraison est attachée au cœur de l'enfant ; c'est la
verge de la discipline qui peut seule l'en chasser 4 .»


Et afin que nul motif ne manque aux parents pour se
décider à exercer avec fermeté les droits et les devoirs de
l'autorité qui est en eux, le Seigneur leur rappelle qu'il
y va de tout pour eux, et que c'est leur intérêt le plus
pressant :


« Un enfant sage fait la joie de son père : mais l'enfant
qui est abandonné à sa volonté et à ses fantaisies devient
l'opprobre de sa mère.


« L'enfant déraisonnable désole son père, etil fait la dou-
leur de la mère qui l'a enfanté.


« Instruisez dont votre fils, travaillez à le former, de peur
qu'il ne vous déshonore par une vie scandaleuse ». »


Mais si les saintes Ecritures insistent sur la nécessité où
sont les pères de famille d'être fermes envers leurs enfants,
elles veulent aussi que ce soit une fermeté réfléchie, une


1. Eccli, vu, 25. — Prov., XIH , 24. — Eccli., x x x , 7 ; xvi, 1, 3, 4. —
Prov., x ix , 18.— Eccli., xxx, 1.— Prov., x x i s , 1 5 ; x x n , 15 .


2. Prov., x , 1 ; xvn, 2 5 . — Ecrti., x x x , 13 .


É . , H , 33




o l 4 L1V. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


sévérité intelligente, attentive, et jamais un emportement de
colère ni un caprice :


«Pères, n'aigrissez pas vos enfants par une sévérité mal
entendue ; mais corrigez-les à propos, et instruisez-les selon
le Seigneur.


« Ne chagrinez pas trop vos enfants, de peur d'abattre
leur courage »


A ce prix, les saintes Ecritures promettent aux pères et
mères de famille la gloire la plus pure :


« Le fils que vous aurez bien élevé fera votre consolation
et votre bonheur.


« L'homme qui élève bien son fils, travaille à sa propre
gloire; car les vertus du fils honorent toujours le père.


« Celui qui donne à son fils une bonne Education déses-
père sesennemis, et ceux qui l'aiment le glorifieront.


« Le père d'un tel fils vient-il à mourir, c'est comme s'il
vivait encore, puisqu'il laisse après lui un autre lui-même.
— Tant qu'il a vécu, il a trouvé son bonheur dans son fils ;
iln'a point été condamné à pleurer sa mort, et la conduite
de son fils ne l'a jamais exposé à rougir devant ses ennemis.
— Il laisse après lui, à sa maison, un protecteur pour la
défendre, et les amis de son père trouveront en lui un fils
reconnaissant*.»


V


II faut achever ce long chapitre; mais auparavant,je dois
traiter un point capital et controversé ; je le ferai briève •
ment : voici du reste la question dans ses termes les plus
simples.


Est-il bon de se familiariser avec les enfants? cette fami-


1. Eph., vi , 4 . — Coloss», ,m, SI .
2. Eccli., x x x , 2 , 6.




CH. 111. — LE RESPECT FILIAL. 515


liante nuit-elle au respect de l'autorité ? quand l'autorité
manque, n'est-il pas sage d'y suppléer par la tendresse?
Sans doute la tendresse ne crée pas l'autorité ; mais elle
adoucit le commandement, elle embellit l'obéissance, elle
établit entre le père et les enfants une certaine sympathie.
La question est donc de savoir si cette sympathie, si cette
tendresse familière, loin de nuire au respect, ne lui sont pas
favorables :


« Non, répond avec raison M. Saint-Marc Girardin, parce
« que tout cela amène peu à peu l'idée de l'égalité, et par
« cela même affaiblit l'idée du pouvoir paternel. Il ne faut
« pasque la tendresse du père de famille,s'ilveut,êtreobéi
« et respecté, ait rien qui ressemble à une autre sorte de
« tendresse : l'amour paternel ne doit pas être une passion,
« mais un devoir. »


Je ne saurais qu'applaudira ces graves paroles, et jecrois
que, même dans le plus jeune âge, on doit éviter avec les
enfants ces tendresses passionnées qui nesontpropres qu'à
en faire des enfants gâtés. Sansdoute, il faut toujoursavec
eux une profonde et tendre bonté, il faut qu'ils voient qu'on
les aime ; il ne suffit pas qu'on le leur dise, il faut le leur
faire sentir : mais il ne faut pour cela jamais rien de mou,
ni de faible, ni de bas, ni d'indécent. 1 1 faut que la dignité
paternelle et maternelle ne s'oubliejamais, se respecte tou-
jours elle-même, si elle veut être respectée.


Les saintes Écritures sont ici, comme toujours, d'unenet-
teté, d'une précision et d'une force admirables :


« Flattez, caressez votre fils,.et il se rendra redoutable ;
jouez avec lui, et il vous causera mille chagrins.


» Ne vous familiarisezpas trop avec votre fils, de peur que
vous n'ayez bientôt sujet de vous en repentir, et qu'ilne vous
réduise enfin au désespoir'. »


1 . Eecli., xxx, 9, t o .




516 L1V. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


C'est au reste ce que l'expérience démontre tristement
chaque jour. Je le dirai pour l'avoir vu souvent moi-même:
les enfants gâtés, quand ils arrivent à l'âge de dix ou douze
ans, après avoir été jusque-là complaisants, souples, polis,
flatteurs, adroits à s'insinuer et à plaire, deviennent tout à
coup hardis, trompeurs, insolents au besoin, sans conscience
et sans honneur. Ces enfants qui semblaient si doux et si
aimables, si ingénus et si gracieux, montrent tout à coup
une hauteur, une impertinence, une malignité, uneduplicité
redoutables.


Non, sur tout cela, il n'y a pas de meilleur conseil à sui-
vre que celui des saintes Écritures :


« Soumettez votre fils de bonne heure, châtiez-le avec sé-
vérité, tandis qu'il est encore enfant, de peur que, devenant
trop indocile, il ne veuille plus vous obéir, et ne soit pour
vous un sujet de douleur.


« Ne rendez pas votre fils maître de ses actions dans sa
jeunesse, et surveillez jusqu'à ses pensées »


Tout cela est bo.n pour la première enfance, me dira-t-on
peut-être : mais plus tard, de quinze à vingt ans, et surtout
de vingt à vingt-cinq, la meilleure manière de sauver sa di-
gnité et de garder le respect, n'est-ce pas de se faire l'ami
de son fils ? La familiarité paternelle n'est-elle pas alors la
seule ressource de l'autorité ?


Je ne le pense pas, et pour répondre à cette question, je
ne saurais mieux faire encore que de citer ici un très-remar-
quable passage de M. Saint-Marc Girardin :


« Que de fois j'ai entendu dire qu'un père devait être
l'ami de son fils ! Cette maxime, qui passait pour sage et
pour sentimentale, était, à ce double titre, chère à la philo-
sophie du xviu e siècle. Selon moi, l'amour paternel et l'a-
mour filial sont des sentiments qui ne gagnent rien à chan-


1. Eccli., xxx , 12, 11.;.




CH. I I I . — LE RESPECT FILIAL.


ger de nom et surtout de nature ; l'amitié ne peut pas se
substituer à l'affection qui lie ensemble le père et les en-
fants ; car il est de la nature de cette affection d'exclure l 'é-
galité, qui est le principe et le fondement de l'amitié. Le
père qui s'efforce de devenir le camarade de son fils abaisse
la dignité de son caractère, et l'abaisse sans profit; car il a
beau grimacer la jeunesse, il est vieux; il a beau grimacer
la familiarité, il est père, c'est-à-dire qu'il a autorité : son
âge et son autorité percent sans cesse à travers sa fausse ca-
maraderie ; et le fils s'ennuie bien vite d'un compagnon qui
n'a ni les goûts ni les conseils faciles de la jeunesse ; il eût
supporté la gravité paternelle, mais le masque qu'elle a pris
pour réussir l'a discréditée. Que les pères visent donc à être
aimés comme pères et non comme camarades, qu'ils s'en
rapportent à la nature et n'essayent pas de la corriger, selon
les lumières de je ne sais quelle fausse philosophie; qu'ils
n'essayent pas de se faire jeunes à contre-cœur, ou de faire
leurs fils vieux avant le temps, car ce genre de grimace est
encore pire; le père qui se fait jeune pour plaire à son fils,
n'est que ridicule, mais le fils qui se fait vieux devient hypo-
crite. Le régime de vie des vieillards va mal auxjeunes gens,
il gâte leur cœur ou leur esprit. Quant à moi, j'ai vu souvent
ces pères et ces fils qui vivaient, disaient-ils, en amis, se
séparer brouillés pour toujours. L'idylle finissait par un
procès. »


M. de Bonald a aussi traité cette question, il l'a fait avec
la hauteur, la gravité et la pénétration d'esprit qui caracté-
risent ses traités de philosophie morale :


« Des affections que la raison ne dirigea plus, et une Édu-
cation domestique molle et sans dignité, prirent la place de
ces relations d'autorité et de soumission entre les enfants
et leurs parents, dont la génération qui finit a vu, dans son
jeune âge, les dernières traces. Des enfants qui avaient dans
l'esprit des idées d'égalité avec leurs parents, et dans le cœur




518 L I V . I V . — L ' E N F A N T E T L A LOI DU R E S P E C T .


des sentiments d'insubordination à leurs volontés, se permi-
rent, en leur parlant, le tutoiement, qui, dans notre langue,
adressé à l'homme, exprime la familiarité ou le mépris; et
les parents qui avaient la conscience de leur faiblesse, n'o-
sant pas être les maîtres, aspirèrent à être les amis, les con-
fidents, trop souventles complices de leurs enfants. Il y eut
en France des pères, des mères, des enfants; mais il n'y
eut plus de pouvoir dans la famille, et la société politique
en fut ébranlée jusque dans ses fondements. »


Comme le point dont nous nous occupons est extrêmement
grave, sans vouloir essayer de tout, dire, je veux du moins
rapporter ici, avec les raisons les plus vives, les autorités les
plus célèbres. Or, il existe encore sur ce sujet une très-cu-
rieuse page de Platon et do Cicéron, où leur pensée est ex-
primée avec une clarté et une énergie qui ne laissent rien à
désirer; la voici :


« Lorsque l'intérieur des familles est en proie à cette in-
solente égalité, tout, jusqu'aux animaux, semble respirer
l'anarchie. Le père craint et respecte son fils, et le fils traite
bientôt le père comme son égal. 11 n'a plus pour les auteurs
de ses jours, ni respect, ni crainte; il veut pouvoir dire en
tout : Je suis libre!


« Dans un tel pays, les étrangers s^égalent aux citoyens,
et troublent tout. Le précepteur craint et flatte ses disciples,
et les disciples méprisent leurs maîtres et se moquent de
leur autorité. Les jeunes gens veulent marcher de pair avec
les vieillards, et les vieillards, de leur côté, descendent aux
manières des jeunes gens, en affectant le ton léger, l'esprit
badin, et pour éviter d'avoir l'air fâcheux et despotique, ils
ne savent qu'imiter la frivolité de la jeunesse. » ( P L A T . , de
Rep., vin, 13.)


Quelques-uns de mes lecteurs trouveront peut-être que les
grands écrivains et les philosophes dont je viens de citer les
paroles, ont pris quelque plaisir à exagérer, et se sont trop




CH. III. — LE RESPECT FILIAL.


complu dans les détails pénibles et même un peu amers que


Je nele crois point; mais laissons la philosophie, et repre-
nons les livres inspirés : leur gravité est sans amertume;
et sans faire de longs discours, ils font tout comprendre, et
disent tout avec une simplicité et une force qui va aux der-
nières profondeurs de la raison et de la vérité : c'est par là
que nous achèverons cet important chapitre.


« As-tu des fils? dit le Sage ; instruis-les avec soin, et ac-
coutume-les au joug dès leur enfance. As-tu des filles? con-
serve la pureté de leur corps, et ne leur montre pas un visage
trop riant.


« La confusion du père vient d'un fils indiscipliné, et sa
fille sera sa honte.


* Comme dit le proverbe ; la jeunesse suit toujours sa
première voie, et ne se corrigera pas même en vieillissant.


« .Ne souffrez donc pas que votre fils prenne sur vous trop
d'empire: ne vous dépouillez pas de vos biens en sa faveur,
de peur d'avoir un jour sujet de vous en repentir, et d'être
obligé d'employer les prières pour obtenir de lui quelques
secours.


« Que personne, tant que vous vivrez, ne vous fasse chan-
ger sur ce point.


« Il vaut beaucoup mieux que ce soit vos enfants qui aient
recours à vous, que de vous trouver vous-même dans leur
dépendance.


« E N TOUTE CIRCONSTANCE, CONSERVEZ LA PRWC1PALE AU-


TORITÉ s . »


\. ...Et hoc malum usque ad bestias perveniat; denique ut pater filium
metuat, jilius palrem negligal; absit ornnis pudor, ut plane liberi sint;
magisterut discipulos metuat, et iis blandiatur, spernantque discipuli
magistros, adolescentes ut senum sibi pondus assumant, senes autem ad
ludum adolescentium descendant ( C i c . d e Rep., i, 43 . )


2. Eccli., v u , 2 5 ; x x n , 3.— Prov., x x n , 6.— Eccli, x x x m , 20, 23.




520 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


CHAPITRE IV


La loi du respect envers l'instituteur.


La loi du respect, c'est entre le ciel et la terre, entre l'au-
torité et la liberté, entre Dieu et l'homme, un lien sacré, et
comme une chaîne merveilleuse qui rattache l'un à l'autre.
Mais qu'on y prenne garde : ce n'est pas une chaîne de fer:
elle retient l'homme, mais sans le contraindre : elle est éga-
lement souple et forte; souple dans la liberté de l'homme,
forte et immuable dans la main et la sagesse de Dieu. Celui
qui la brise est coupable : mais tout homme, tout enfant
même peut la briser; jamais impunément, il est vrai :1e vio-
lateur de la loi du respect trouve toujours son châtiment
dans la violation même qu'il en fait. Mais enfin, c'est une
violation possible, et il faut le redire avec douleur, elle est
fréquente aujourd'hui. Sans entrer ici dans des détails pé-
nibles, qui me mèneraient d'ailleurs trop loin, sans signaler
dans nos mœurs publiques et privées toutes les décadences
du respect, je me tiendrai de plus près au sujet que je traite,
et je dirai brièvement quelle est la loi du respect envers les
instituteurs de la jeunesse, et de plus quelles sont ses vio-
lations les plus tristes.


J'ai parlé de la dignité de l'instituteur dans le livre pré-
cédent : j'ai dû dire que parmi les fonctions sociales, il n'en
est pas de plus noble et de plus utile. J'ai été plus loin, et
j'ai montré que le ministère de l'Education n'est pas seule-
ment une magistrature de l'ordre moral le plus élevé, mais
une paternité et un apostolat.


J'ai rappelé ensuite les vertus éminentes qui lui sont né-




CH. IV. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 521


cessaires, la sainteté des mœurs, la fermeté du caractère,
une patience inaltérable; l'abnégation, l'amour le plus dé-
sintéressé, et en même temps l'intelligence, le savoir, la do-
cilité.


Eh bien! c'est d'abord à tous ces titres que je réclame le
respect pour l'instituteur ; et si je veux un respect profond,
filial, religieux, c'est que l'instituteur a manifestement droit
à tous les respects qui sont dus à la dignité paternelle elle-
même, c'est-à-dire à la plus sainte autorité et aux plus grands
services.


Voilà ce que doivent comprendre les enfants, et les parents
aussi; car le respect de l'enfant pour ses instituteurs dépend
beaucoup de celui que les parents eux-mêmes leur témoi-
gnent. Malheureusement, il faut ajouter que quand les pa-
rents n'ont pas le respect convenable pour les instituteurs
de leurs enfants, les instituteurs n'en inspirent guère aux en-
fants pour personne ; et il sort de là cette triste jeunesse que
nous connaissons.


Quelle que soit la distance que puisse laisser, entre un
instituteur et des parents, leur fortune, leur naissance, les
plus hautes fonctions sociales même, ils doivent sentir que,
quand ils lui confient l'Education de leurs enfants, c'est-à-
dire ce qu'ils ont de plus cher au monde, ils lui montrent
par là une confiance telle, qu'ils se doivent à eux-mêmes de
la respecter : ils élèvent cet homme jusqu'à eux, et désor-
mais la considération, les ménagements, les égards, et toutes
les délicatesses de leur respect pour lui n'iront jamais trop
loin.


Aussi, je n'ai jamais pu voir sans tristesse des parents
sous la funeste influence de je ne sais quelle légèreté, mé-
connaître une si grave obligation, traiter avec dédain les
instituteurs de leur choix, et oublier ainsi nón-seulement ce
qu'ils se doivent à eux-mêmes, mais, ce qui est plus déplo-
rable encore, ce qu'ils doivent à leurs enfants.




522 U V . IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


L'honneur des lettres et de leur enseignement, l'honneur
du professorat littéraire, c'est que, sauf de rares exceptions,
il est encore désintéressé. Comment des parents, même très-
respectables, se laissent-ils aller à parler devant leurs en-
fants du prix de leur pension au collège, du traitement
d'un précepteur, de ce que coûte chaque maître, chaque
leçon, etc.?


Qui n'a éprouvé une impression plus pénible encore, en
entendant des parents, et cela même devant les enfants,
nommer un précepteur par son nom tout court, sans faire
précéder ce nom de la formule la plus vulgaire du respect.


« Le respect, voilà noire grande dette envers nos institu-
teurs, disait un ancien philosophe : prœceptori magna reve-
rentia sit. Ils sont nos bienfaiteurs, et il y a des bienfaits
qui valent mieux que tous les prix par lesquels on cherche-
rait à les reconnaître. Quand il s'agit de l'Education et de
ces belles connaissances qui sont le soutien et l'ornement de
la vie, peut-on croire sans bassesse avoir acquitté sa dette,
parce qu'on a payé un salaire convenu? Non, quoi qu'on ait
fait à cet égard, on doit toujours à un instituteur le salaire
du cœur, le prix du respect : Pretium operœ solvitur, animi
debetiir. » ( S E N E C , de Benef., 1 . vi.)


« Quoi, disait encore ce même philosophe, mon institu-
teur a supporté la fatigue et les ennuis de l'enseignement:
entre les leçons publiques, il ne m'a pas épargné lesinstruc-
tions particulières; ses bons avis ont développé mes disposi-
tions, ses louanges m'ont inspiré du courage, ses avertisse-
ments ont dissipé ma paresse. 1 1 a tiré de l'engourdissement,
comme par la main, mon esprit lent et tardif ; il ne m'a pas
versé la science goutte à goutte dans la vue de se rendre plus
longtemps nécessaire, il aurait voulu pouvoir me la donner
tout à la fois. ^Je serais un ingrat, si je ne le mettais au
nombre de ceux que j'aime et que je respecte le plus. »


Ce noble sentiment, ce pieux respect, Cicêron ne le con-




CH. IV. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 523


servait pas seulement envers ses maîtres, il retendait jus-
qu'au lieu même où il avait reçn leurs leçons *.


Qui ne sait que Marc-Aurèle rendait grâce au ciel avant
tout de deux choses : la première, c'est d'avoir eu lui-même
de bons instituteurs; et la seconde, d'en avoir trouvé d'ex-
cellents pour l'aider à élever ses propres enfants? Ce prince
portait son respect, pour ceux qui avaient été ses maîtres,
jusqu'à leur rendre une espèce de culte domestique : il avait
orné son foyer de leurs images d'or, et il mettait des fleurs
sur leurs tombeaux.


« Quoi ! disait encore Sénèque en parlant des vieux sages,
de ceux même dont il n'avait pas entendu la parole, mais
dont les livres avaient servi à son Éducation : quoi ! je pro-
noncerais leur nom sans respect? Non, la vénération que
nous devons à nos instituteurs, nous la devons aussi à ces
maîtres du genre humain qui nous ont procuré tant de biens.
Oui, je les vénère, et quand on les nomme, je m'incline pro-
fondément *. »


En un mot, les anciens, commele dit Juvénal, voulaient
que les enfants honorassent dans un instituteur la sainte
autorité et les bienfaits dhin père.


Mais ce respect qui«st dû aux instituteurs, à tant de titres
dont le paganisme lui-même proclame la valeur, leur est dû
encore pour une autre raison plus intime et plus profonde :
la loi du respect a ici sa première et indestructible racine, et
son impérieuse nécessité dans la nature essentielle des cho-
ses, et au fond même de l'œuvre qui est à faire dans l'enfant.


t . Qttts est nostrwn libtraliter educatus oui non educator, cui non rna-
gister suus atque doctor, cui non locus ille mutus, ubi ipse altus aut doc-
tus est, cum, grata recordatione in mente terseturl ( C i c , pro Plauco )


2. « Si j e rencontre un consul, un préteur, disait-il encore, je leur témoi-
« gne mon respect par toutes les démonstrations d'usage ; je descends de
« cheval, je me découvre , je me range : et les deux Caton, et le sage
i Lœlius, et Platon avec Socrate, et Cléanthe avec Zenon, je les recevrais
« dans mon âme sans vénération!. . . »




524 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


L'Éducation, en effet, est essentiellement une œuvre d'au-
torité et de respect : si l'une de ces deux grandes conditions
vient à manquer, l'œuvre périt. Si l'autorité manque dans
l'instituteur, eût-il toutes les vertus, il sera condamné à
l'impuissance : si le respect manque dans l'enfant, eût-il le
plus excellent instituteur, tous les soins les plus intelligents
de l'affection la plus dévouée seront inutiles.


J'ai dit que l'instituteur doit respecter religieusement l'en-
fant qui lui est confié : c'est une des grandes lois de l'Édu-
cation. Mais à plus forte raison, l'enfant doit-il respectei
celui qui l'élève. Un enfant dont on fait l'Éducation est es-
sentiellement un être respectueux, ou il n'est rien et tombe
au-dessous de tout.


Je le disais quelquefois à ceux que j'élevais : « On n'est ou
on ne devient quelque chose en ce monde que par la gran-
deur de l'autorité qu'on exerce, ou par les bienfaits de l'au-
torité à laquelle on se soumet. Vous, mes chers enfants, la
plupart dans un si jeune âge, vous n'êtes rien et vous ne
pouvez rien être par vous-mêmes : quoi que votre amour
propre vous dise à rencontre, en y réfléchissant, vous sen-
tirez la vérité de cette parole. Les noms mêmes qu'on vous
donne et qui expriment ce que vous êtes ici, ne prouvent-ils
pas ce que j'affirme? Vous êtes les élèves de cette maison,
les disciples de vos maîtres ; et aussi parce que Dieu a mis
pour vous dans notre cœur quelque chose de paternel, nous
vous appelons nos enfants. Mais que sont des enfants, des
élèves,des disciples, sinon des êtres qui,avec confiance sans
doute, mais aussi avec respect, attendent tout de ceux qui
leur enseignent ce qu'ils ignorent, tout de ceux qui leur
donnent à chaque heure la nourriture, la vie intellectuelle et
morale? Vous le voyez donc, mes chers amis, cette vérité
est manifeste dans les noms mêmes que vous portez. Assu-
rément, vous êtes appelés à être quelque chose un jour, peut-
être à faire de grandes choses; mais quelle que soit votre




CH. IV. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 525


destinée, à l'heure qu'il est, vous n'êtes rien par vous-
mêmes,'et vous ne pouvez devenir quelque chose que par vos
parents et par vos maîtres, c'est-à-dire par ceux qui vous
élèvent. Et s'il faut pousser cette démonstration à la der-
nière extrémité, que deviendriez-vous, aujourd'hui, si vos
parents vous abandonnaient sur la terre, et si vous ne trou-
viez un maître bienfaisant qui prît soin de vous? Sentez-
vous, dans cette affreuse supposition d'enfants abandonnés,
à quel degré vous n'êtes rien par vous-mêmes? Vous péri-
riez bientôt corps et âme, comme tant d'autres enfants qui
périssent ainsi chaque jour; car, malheureusement, la sup-
position n'est pas vaine pour tous; et après peu de temps,
il ne resterait rien de vous sur la terre. »


Et pour leur faire mieux comprendre encore cette grande
loi de leur Éducation, je ne refusais pas de descendre au
langage le plus familier, et j'ajoutais : « Si je ne craignais, mes
enfants, de vous dire une injure, je vous dirais qu'en vérité,
vous n'êtes bons â. rien, sinon à être élevés... mais que dis-je?
ce n'est pas là une injure, c'est votre gloire : ce qu'il y a de
glorieux en vous, c'est que vous êtes bons, c'est que vous
êtes propres à être élevés, c'est-à-dire à recevoir tous les
soins de la haute Éducation, la plus belle culture intel-
lectuelle, et tout le développement de ces riches facultés qui
constituent en vous la noblesse même et la dignité de votre
nature. Mais, pour cela, pour être élevés comme il faut,
prenez garde, il faut avant tout que vous soyez respectueux
et dociles pour ceux qui vous élèvent, qui font cette œuvre
en vous , et non pas méchants, révoltés et ingrats. En un
mot, qui dit tout, vous n'avez ici aucune autorité sur per-
sonne : et nous avons sur vous l'autorité de vos parents et
de Dieu lui-même ; et de plus, vous ne pouvez devenir quel-
que chose que par le bienfait de cette autorité : donc, avant
tout, ce qu'il faut en vous ici, c'est un respect et une docilité
inviolables envers ceux qui sont revêtus de l'autorité pater-




S26 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


nelle et divine pour présider à votre Education : c'est en
toutes choses pour eux une soumission religieuse d'esprit
et de cœur : c'est enfin un respect affectueux et reconnais-
sant pour tant de soins qu'ils vous prodiguent. »


Je viens de nommer la reconnaissance à laquelle l'institu-
teur a droit, aussi bien qu'au respect. Mais je dois redire
que j'en parlais bien rarement à nos enfants, parce qu'il n'y
faut guère compter. Dussé-je attrister mes lecteurs, je le ré-
péterai: l'Education est un ingrat ministère.


L'instituteur se dévoue pendant de longues années, dix
heures par jour, et au delà; supporte les inégalités du ca-
ractère, les défauts grossiers, les boutades de mauvaise hu-
meur. Sa vie est tout entière sacrifiée à l'Éducation de l'en-
fant : et cependant l'ingratitude est le prix ordinaire'de tant
de dévoûment et de tant de sacrifices.


Et il y a de cela deux grandes raisons que j'ai indiquées
déjà, mais sur lesquelles j'insiste, parce que je ne sais rien de
plus grave à méditer par les instituteurs et par les parents
eux-mêmes.


La première, c est que tout ce qu'on fait pour les enfants,
les services sérieux qu'on leur rend, l'instruction, les soins,
la nourriture même qu'on leur donne, tout ce qui n'est pas
un plaisir, et encore un plaisir nouveau et inattendu, leur
est à peu près indifférent : ou du moins s'ils ne peuvent s'en
passer, comme des aliments, cela leur paraît si simple, si
bien dû, qu'ils n'y font aucune attention, et n'en savent au-
cun gré. Voyez-les à la maison paternelle : tout ce que leurs
parents font pour eux leur semble une véritable dette, ou
plutôt ils ne définissent rien, mais ils témoignent bien rare-
ment quelque reconnaissance. Les instituteurs les plus dé-
voués ne peuvent pas espérer mieux.


Je dirai plus, car je veux tout dire : qu'on remplace à peu
près complètement leurs parents auprès d'eux, qu'on les
élève même gratuitement, qu'on, prenne d'eux les soins les




CH. IV. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 5 2 7


plus paternels, qu'on se charge de les nourrir, de les vêtir :
non-seulement ils n'en éprouveront aucune reconnaissance,
mais souvent même cela leur causera un certain embarras,
une gêne qui les éloignera de vous : les bienfaits qui vont
si loin leur plaisent peu. et quelques-uns auront de la peine
à vous les pardonner, si vous n'y mettez pas une délicatesse
infinie.


Mais ce qui leur inspire encore moins de gratitude et ce
qui les choque même, c'est précisément le plus grand ser-
vice qu'on leur puisse rendre, à savoir: la correction de leurs
défauts. Oui, c'est là ce qui les blesse profondément : ils ne
peuvent souffrir qu'on s'occupe de réformer leur nature; ils
aimeraient bien mieux un instituteur qui, leur laissant leurs
défauts, toucherait moins à leur personnalité. -C'est pour
cela surtout qu'ils ne sont à mes yeux, et aux yeux de toute
raison éclairée, que des ingrats ; mais des ingrats qu'on doit
toujours aimer. L'instituteur, digne de la mission d'en haut,
doit porter son abnégation jusqu'à se désintéresser de la
reconnaissance même ; et s'il ne veut pas rencontrer les plus
amers mécomptes, il faut qu'il y renonce, au moins dans le
temps où il fait son oeuvre. — Mais ce à quoi il ne peut ja-
mais renoncer, c'est le respect.


Je dirai même : moins il demande la reconnaissance et
plus il s'en détache, plus il doit demander le respect et plus
il en est digne. Le désintéressement serait d'ailleurs ici une
prévarication déplorable, et le renversement même de l'œu-
vre qu'il est chargé d'accomplir. S'il peut dire à ses disciples
que la reconnaissance est rare et faible dans leur cœur,
mais qu'il le leur pardonne, et leur prodiguera toujours
ses soins avec un même et infatigable dévoûment, il ne
peut leur en dire autant du respect; et ils doivent savoir
que cette grande loi de leur Education est absolument in-
violable, qu'elle s'élève au-dessus de toutes les autres, et
qu'ici nulle indulgence, nulle compassion, je dirai même




528 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


nul pardon n'est possible aux fautes dont l'enfant coupable
ne sollicite pas immédiatement l'expiation comme une grâce.


Je me souviens d'avoir une fois pendant trois semaines,
parlé tous les jours durant une demi-heure à mes élèves,
uniquement sur cette grande loi, et fondé ainsi parmi eux,
j'ose le dire, l'empire du respect.


Le fait est, qu'aujourd'hui surtout, on ne saurait trop
leur répéter qu'une des brèches les plus effrayantes qui
aient été faites aux mœurs publiques, et une des brèches
aussi les plus déplorables qui puissent être faites à l'âme
d'un enfant dans le cours de son Éducation et pour sa vie
tout entière, c'est la ruine du respect. C'est en effet par là
que les vices les plus redoutables, que la dépravation la
plus irrémédiable et la plus intime, je le dirai parce que
je le crois vrai, une dépravation non moins funeste que la
dépravation des mœurs et que l'irréligion même, entre tôt
ou tard dans une âme.


Fût-il prince et fils de roi, il faut que l'enfant respecte celui
qui l'élève, ou il ne sera pas élevé ; et lorsque le duc de Bour-
gogne, dans un de ces emportements terribles dont le duc
de Saint-Simon nous raconte qu'ils faisaient tout trembler
autour de lui, dit un jour à Fénelon : Non, non, Monsieur, je
sais gui je suis et gui vous êtes, on sait comment Fénelon lui
apprit qu'il ignorait l'un et l'autre, le remit à sa place, et ne
lui pardonna qu'à la prière de Louis XIV, du grand dauphin
et de madame de Maintenon.


Fénelon avait raison ; et plus ceux qu'on élève sont destinés
à de grandes choses, plus il faut leur enseigner la loi du res-
pect. Plus ils doivent occuper un rang élevé en ce monde
et y exercer d'autorité, plus il faut leur apprendre à se res-
pecter eux-mêmes et à respecter les autres.


Ses envieux ont accusé notre langue d'être quelquefois lé-
gère jusqu'à la frivolité, d'avoir une aisance facile et vaine,
et je ne sais quelle souplesse dont sonffre la gravité des




C H . I V . — L A LOI D U R E S P E C T E N V E R S L ' I N S T I T U T E U R . 529


mœurs publiques : je n'examine point ici la justesse de ces
plaintes ; mais quand la langue française dit : C'est un homme
qui ne se respecte plus. — Vnprince doit se respecter lui-
même, s'il veut que les peuples le respectent. — Respectez en
vous le caractère sacerdotal. — Vous avez un nom illustre,
sachez le porter avec respect : — quand la langue française
prononce de telles paroles, il faut l'avouer, jamais avertis-
sements plus graves n'ont retenti plus dignement en aucune
langue à l'oreille des hommes.


Et pour revenir au sujet simple que je traite, quand je
disais publiquement à un de nos enfants : Prenez garde,vous
allez perdre le respect, vous sortez du respect, je n'avais pas
d'expression plus forte pour l'arrêter tout court dans son
emportement ; et lorsqu'il s'en rencontrait quelqu'un parmi
eux qui me condamnait à lui dire: Vous êtes décidément sans
respect pour la règle, sans respect pour vos maîtres, sans
respect pour la maison qui vous élève, c'était la plus redou-
table sentence que je pusse prononcer sur sa tête.


Quoi qu'il en soit de tout ceci, et de ces diverses remarques
sur les expressions sévères par lesquelles notre langue se
plaît à flétrir ceux qui manquent au respect, il est assuré-
ment remarquable que, quand Jésus-Christ voulut frapper
du trait le plus énergique de sa divine parole un homme
profondément dépravé, le Maître céleste ne sut dire de lui
que ces mots : C'est un homme qui N E R E S P E C T E NI D I E U , NI
L E S H O M M E S : c'était tout dire ; quand on ne respecte ni Dieu,
ni les hommes, il y a longtemps qu'on ne se respecte plus
soi-même, et alors nul ne siit les bassesses intellectuelles,
morales et physiques auxquelles il est donné d'atteindre.


Ce que je tiens à affirmer en ce moment, c'est que, dans
l'Éducation surtout, les fautes contre le respect sont les
fautes les plus malheureuses qui se puissent rencontrer. Et
pour quiconque n'est pas un enfant et a l'intelligence des
choses divines et humaines, après les fautes que l'impiété


É., ii. 34




S 3 0 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


fait commettre, il n'y en a point de plus graves. — Où en
sommes-nous à cet égard?


C H A P I T R E V


Suite et fin du même sujet.


Où en sommes-nous à cet égard ? je ne le dirai pas. Le dé-
tail serait trop pénible. L'abaissement des mœurs publiques
sur ce point est tel dans un grand nombre de maisons d'É-
ducation, que je ne puis me résoudre à le raconter. Je dirai
volontiers, comme le disait autrefois M. Royer-Collard en
déplorant l'extinction du respect parmi nous : « Le mal est
« grand, Messieurs, je le sais, je le déplore... oui, le mal est
« grand, il est infini ; mais loin de moi de triompher à le
« décrire. »


Le respect même qui est dû à ceux dont je parle et à la
haute autorité dont ils sont revêtus, ne permet pas ici de
longs récits. D'ailleurs, hélas ! il le faut avouer avec confu-
sion, toutcela estconnuetjouitmêmede sa triste célébrité. Je
veux donc, afin d'échapper au péril de blesser les convenan-
ces qui me sont les plus respectables et les plus chères, com-
mander le respect à ma plume. D'ailleurs, pour exciter les
esprits à réfléchir plus profondément sur les causes réelles et
les premières origines du mal, il faudrait peut-être remonter
plus haut, jusqu'à l'histoire des mots, des idées et des
mœurs, en ce qui touche l'autorité et le respect dans l'Édu-
cation : et peut-être est-ce de là que nous viendraient les
lumières les plus sûres, les réflexions les plus sérieuses et
les plus pénétrantes sur le grave sujet qui nous occupe.


M. Villemain écrivait avec raison dans sa belle préface de
la nouvelle et dernière édition du dictionnaire de l'Académie
française : <* Une langue, c'est la forme apparente et visible




CH. V. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 5 3 4


« de l'esprit d'un peuple. 11 y a toujours un rapport profond,
« quoique souvenl obscur et esappare&ee effacé-, entre les
« mots «t les idées, entre les idées et l'état social d'un
« peuple; »


C'est à la lumière de cette parole, c'est sous l'inspiration
de cette grande philosophie du langage humain, qu'il fau-
drait étudier dans notre langue la déchéance! de nos idées
et de nas mœurs, en ce qui touche l'Éducation, et peut-être
serions-nous conduits à nous demander alors à nous-mêmes
par quelle fatalité, depuis longtemps déjà, il y a chez nous
comme une secrète inclination qui nous entraîne à livrer au
mépris les noms de ceux qui se dévouent à faire l'Éducation
de la jeunesse.


Je le sais, tous les grands noms, dépositaires de l'autorité
publique à un degré quelconque, ont souffert en France ;
mais cela u'a jamais été jusqu'à ce point. Nulle autorité,
nulle fonction n'a jamais subi de telles, injures : nulle ja -
mais n'a fourni à la dérision publique autant de noms, res-
pectés d'abord, puis bientôt moqués, et dont il ait fallu en-
suite constater l'avilissement et la chute.


Mon dessein n'est pas ici d'examiner à qui la faute, et puis
de faire à chacun la part de ses torts ; je n'ai point ce droit,
et ne suis ici de meilleure condition que personne. Je ne
voudrais offrir à chacun en ce moment que la juste matière
d'un sérieux et utile examen de conscience, à moi comme
aux autres, et dire simplement à quel point il est doulou-
reux de voir les mots les plus élevés par la nature des idées
et des choses qu'ils expriment, les noms les plus respecta-
bles, «.'avilir et tomber successivement sous les coups de je
ne sais quelle puissance malfaisante qui les poursuit, jus-
qu'à ce qu'ils soient effacés de la langue d'urne nation ; ou
plutôt, pour iaeservir de J'expressioa des dictionnaires, jus-
qu'à ce que, à force d'insultes privées et de mépris public,
ils ne se disent plus que par dérision.




532 L1V. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


Et cependant nous devions à nos pères, et nous avons en-
core une belle langue pour cette grande œuvre !


Si l'Éducation a gravement souffert de notre langage et de
nos mœurs, si elle a même subi de tristes altérations dans
les dictionnaires de la nation, toutefois, je suis heureux de
le dire à l'honneur de qui il appartient, on peut l'y retrouver
encore tout entière avec son cortège d'idées nobles, d'idées
justes, d'idées élevées, avec les définitions exactes des droits
et des devoirs de chacun. On peut y étudier, avec lumière et
certitude, ce qu'est l'Éducation dans son idée la plus simple,
la plus générale et la plus haute ; et parla même découvrir
quelle est sa vraie nature, son vrai but, sa nécessité supé-
rieure, son objet, ses moyens, la dignité de ses agents.


Bien qu'il y ait eu et qu'il y ait encore de graves dissen-
timents dans le langage reçu, les mots généralement em-
ployés, malgré les nuances plus ou moins prononcées qu'y
attachent les diverses dispositions des esprits, sont encore
de grands noms, exprimant de grandes idées et de grandes
choses. — Je citerai, l'Éducation, l'enseignement, l'instruc-
tion : élever, professer, instruire.


Mais, il le faut avouer, on rencontre là aussi, avec peine,
des mots nouveaux, des mots vulgaires, des mots sans di-
gnité ; et, avec une peine plus vive encore, des mots anciens,
abaissés et flétris par la force malheureuse des choses, et par
l'entraînement des mœurs.


Sans avoir l'ambition de restituer ce qui n'est plus, ni de
relever ce qui est tombé, essayons du moins de conserver
ce qui est encore debout et respecté.


Nous ne parlerons donc pas de deux noms devenus depuis
longtemps impossibles par la dérision du mépris qui s'y rat-
tache invinciblement. Il suffit d'ouvrir aujourd'hui le dic-
tionnaire de l'Académie pour voir que ce ne sont plus que
des termes injurieux, dont on se sert pour désigner ceux qui
enseignent les enfants, — Des termes de mépris, qui indi-




CH. V . — LA LOI DH RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. S33


quent avec moquerie la profession de ceux qui enseignent
dans les classes.


Àu siècle de Louis XIV, en 1658, Bossuet, écrivant à saint
Vincent de Paul, employait encore un de ces mots avec gra-
vité ; on disait encore à cette époque, sans se moquer : c'est
un excellent pédagogue. Patru nommait saint Benoit le di-
vin pédagogue de la vie monastique. Le Pédagogue chré-
tien était un livre estimé, des commencements du xvn e siè-
cle. Aujourd'hui, quoique l'Académie dise encore avec
raison que la pédagogie est un art fort important, gui exige
beaucoup de lumières et d'expérience : pédagogue ne se dit
plus que par dérision. C'est, comme pédant, un de ces mots
injurieux, dont on peut se servir pour désigner ceux qui
font mal le métier derégent dans les collèges.


Les destinées du nom de régent, que je viens d'écrire, sont
curieuses à observer, parce qu'elles se balancent encore
entre le respect et le dédain. Son passé ne fut pas sans
gloire : Rollin l'honora et en fut honoré. Son présent est
assez triste : il est réservé aux petits collèges ; il n'a plus
droit de bourgeoisie dans les grandes villes : j'oserai dire
que son avenir m'inquiète.


Qu'on lise le Traité des études, et l'on verra quelle dignité
avait autrefois ce nom : on verra l'autorité, les droits et les
devoirs dont il était la personnification respectée.


On ne lui a pas fait grâce, et je lis dans le dictionnaire://
se disait autrefois de ceux qui enseignaient dans un collège :
cette dénomination est encore usitée dans les collèges commu-
naux. Et le dictionnaire ajoute au mot régenter : enseigner
en qualité de régent, professer; il a vieilli et ne se dit plus
guère que familièrement et par plaisanterie, — comme pé-
danter.


Sans presser tout ceci plus qu'il ne convient, je demande-
rai pourquoi les maîtres des collèges communaux se trou-
vent ainsi condamnés à porter des noms vieillis et ridicules.




534 L1V. rv. — L V N P A K T H T ta. LOI B U R E S P E C T .


Ces collèges n'ont-ils pas le droit et le besoin, comme d'au-
tres, que l'Éducation des enfants s'y fasse avec toat res-
pect? Ce ne sont pas seulement les mots qui souffrent îci ;
les choses souffrent plus strictement encore, et on ne peut
se défendre de l'impression la plus pénible en lisant ce que
des ministres de l'instruction publkfDe ««x-mêmes ont cru
pouvoir nous révéler sot les régents de ces collèges. Mais
c'est assez sur ce point.


Quoique son existence et ses droits soient gravement me-
nacés, un autre nom, celui d« maître, existe encore.


C'est un beau nom : l'idée, l'étymologie sont de l'ordre le
plus élevé. Il indique en soi le droit, le pouvoir de com-
mander et de se faire obéir; c'est l'empire légitime, hono-
rable, utile. Ce n'est pas seulement le nom du pouvoir qui
possède par la force : l'idée fondamentale est ici l'Wèeiàewi-
périoiité naturelle et des droits que donne l'autorité qui
veille, qui se dévoue, et qui protège.


Maintenant, comment se fait-il qu'unno-m si élevé soitde-
venu l'objet de l'aversion et du dédain de la jeunesse? Et
par quelle suite de malheurs la jeunesse en est-elle venue
à ce point, que, dans la plupart des établissements de-
struction publique, c'est à ce nom que la dérision et sou-
vent la haine s'adressent particulièrement?


Le professeur n'est pas toujours aimé, ni respecté, comme
il devrait l'être, ils 'en faut; mais il demeure encore à une
grande distance de ceux dont le nom ne se prononce pl«s
qu'avec l'accent du mépris, et àsapliopje presque toujours
l'idée d'insubordination»


Aussi, on ne l'a plus laissé, ce nom, qu'à ceux qn^en
nomme les maîtres d'étude : c'est-à-dire à ceux qui se trou-
vent malheureusement dans ua ordre inférieur sous tous
les rapports, et qui demeurent au dernier degré dei'écheUe
dans la hiérarchie de l'enseignement.




JJJ, y . — LA L O I DO R E S P E C T E N V E R S L ' I N S T I T U T E U R . B3S


La jeunesse les fait descendre encore plus bas, et on sait
les tristes noms qui se donnent dans certains collèges et
dans certaines pensions aux maîtres d'étude : nous ne redi-
rons pas ces honteuses dénominations, qui ont choisi l'image
d'une immobilité stupide, ou l'expression d'une vigilance
hargneuse, pour désigner ceux qui président à l'étude, au
travail, à la prière, au silence et au respect de la règle, aux
récréations, aux jeux et aux conversations, aux repas et au
sommeil, à l'ordre, à la discipline et aux mœurs, dans tous
les moments les plus graves : en un mot, ceux qui doivent
et peuvent seuls travailler efficacement et constamment à
l'Education de la j eunesse !


C'est là, sans contredit, une des plaies vives de l'Education
publique en France, et on doit savoir gré aux efforts qu'on
essaye pour y porter remède, et relever des fonctions si
grandes et si abaissées.


Mais il faut le dire pourtant, l'argenlest plutôtun palliatif
qu'un remède; l'ambition même et les grades, et le nom
ajouté de répétiteurs, y feront peu de chose : on peut, à
toute force, relever la position ; mais la fonction même n'est
pas faite pour être subalterne : ce ne sont pas seulement des
maîtres honorés qu'il faut i c i ; ce sont des pères; car ces
hommes remplacent auprès d'un enfant son père et sa mère,
par les soins délicats dont ils sont chargés et surtout par
cette perpétuelle communauté de vie, de laquelle résulte
l'inspiration habituelle des idées et des sentiments, c'est-à-
dire l'Education tout entière. De là vient qu'un tel maître
n'est jamais un homme indifférent : ou il est aimé et res-
pecté comme un père, ou il est méprisé, et souvent odieux
comme un ennemi.


Le nom de maître a souffert encore d'autres abaissements.
On sait les noms déplorables et d'un mépris vraiment trop
étonnantqui se donnent dans le public aux maîtres de pen-
sion : c'est-à-dire à ces hommes si honorables, qui doivent




836 LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


présider, dans une maison d'Education, à tous les soins gé-
néraux, à toutes les hautes sollicitudes, au gouvernement
religieux, littéraire, moral et physique, que réclame l'insti-
tution de la jeunesse.


On sait, par quelle profonde indignité de langage et de
pensée, les. élèves, et quelques parents eux-mêmes, ont cru
trouver, dans l'argent qu'ils payent aux maîtres de pension
et dans la nourriture qu'ils reçoivent en échange, le triste
et étrange droit de donner à ces maîtres une dénomination
qui les fait descendre bien au-dessous de ceux à qui on ose
les comparer.


Je dirai ici ma peine tout entière et avec franchise :
Je regrette profondément qu'on laisse à un mot essentiel-


lement vulgaire et inférieur une place et un sens que es mot
dégrade et avilit. Je regrette que l'autorité ait cru devoir su-
bir elle-même cette triste influence, en soumettant à la ty-
rannie d'un langage abaissé sa hiérarchie et son honneur.


Je veux parler ici du mot pension.
Qu'est-ce qu'une pension? — C'est l'argent que l'on donne


pour être logé et nourri, dit le dictionnaire de l'Académie.
— C'est encore : le lieu où l'on est nourri et logé pour un
certain prix. Tout cela est vrai; mais, je le demande, com-
ment se fait-il que la maison d'Education ait été personnifiée
dans la somme d'argent plus ou moins forte qu'on paye pour
être logé et nourri dans la pension?


Comment se fait-il qu'on ne sache désigner ceux en qui
réside la plus haute autorité, les droits et les devoirs les plus
élevés de l'Education de la jeunesse, qu'en les nommant des
maîtres de pension?


Comment, chez une nation aussi noble et aussi intelligente
que la nôtre,le même mot en est-il venu à désigner un lieu
où l'on reçoit et où l'on paye sa nourriture, et une maison
où on élève les âmes ?


Comment s'est-on laissé entraîner à dire : L'Education est




CH. V. — LA LOI DH RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 537


bonne dans cette pension ? — La nourriture est bonne ou
mauvaise dans cette pension : voilà ce qu'on peut dire et ce
qui est juste. On a beau faire : YÊducation ne parviendra
jamais à ennoblir la pension ; et la pension tiendra toujours
à abaisser YÊducation *.


La gravité et le respect de l'Education se sont aujour-
d'hui réfugiés dans le nom des Instituteurs et des Profes-
seurs.


Instituteur est un beau mot, le plus noble peut-être de
tous ceux par lesquels on désigne l'homme qui se dévoue à
l'Education de la jeunesse.


Instituer, c'est créer, c'est fonder quelque chose : c'est
l'action humaine la plus haute : c'est par ce mot qu'on dé-
signe l'établissement des choses les plus grandes et les plus
saintes. On dit : Le christianisme est d'institution divine.
Bossuet a dit : Les villes les plus célèbres venaient apprendre
en Egypte leurs antiquités et la source de leurs plus belles
institutions.


Ce beau mot a été longtemps employé pourindiquer l'Edu-
cation. Dans ce sens, l'institution, c'est l'action de former,
d'instituer, d'élever l'esprit et le cœur, la conscience, le ca-
ractère de la jeunesse.


Malheureusement, ce beau sens s'affaiblit, on ne l'emploie
plus guère, il est plus rare encore que l'Education dans la
langue ordinaire.


Aussi je sais gré à l'Académie française d'avoir fait un
effort pour le conserver, et d'avoir écrit : L'institution de la
jeunesse est d'une grande importance dans l'Etat.


Instituteur est demeuré, et cela est heureux : Instituteur,
participe à toutes les nobles acceptions, que nous avons


i. Comment ne pas regretter encore que des hommes si respectables
consentent a écrire sur la porte de leur maison : Pension un tel?— n'est-
ce pas trop permettre aux parents et aux enfants d'oublier le respect,
l'honneur qui leur est dû...?




538 H V . ' l Y . — L ' E N F A N T E T L A LOI D U R E S P E C T .


indiquées : c'est lui qui place, qui institue un enfant dans
la vie, qui développe ses facultés, qui les établit dans la
plénitude de leur puissance et de leur action.


L'instituteur n'arien encore parmi nous d'odieux ni de mé-
prisable : il n'exprime que l'autorité du bienfait le plus élevé
qu'un homme puisse recevoir d'un autre homme. Toutefois
il est à craindre que ce nom n'ait été peut-être prodigué,
employé au hasard; et pour ma part je regrette que son
usage le plus fréquent aujourd'hui soit pour désigner ceux
qui font l'école dans les villages. Certes, la haute et souve-
raine importance que j'attache à l'Educationpopulairem'em-
pêche de croire que rien soit trop élevé pour elle. Les
hommes qui s'y dévouentavec désintéressement sontdignes
de tous les respects et de tous les prix de la vertu. Toute-
fois, notre dernière révolution nous a tristement révélé que
nous ne pouvions pas être «ans inquiétude S U T le sort d'une
chose si grande et sur f avenir d'un nom si noble.


On sait qu'un haut fonctionnaire a pu écrire un jour, dans
un rapport public : « La misère des instituteurs égale leur
« ignorance et le mépris public mérité par leur ignominie. »
Hélas ! après un tel aveu, et surtout après l'expérience de
1848, il est évident que Vinstituteur, ce nom sublime, ne
tend pas à s'élever parmi nous : je le regrette profondément.


J'ai remarqué d'ailleurs avec tristesse que, dans l'Éduca-
tion secondaire, sous l'influence d'une préoccupation fâ-
cheuse, on a fait aussi descendre Vinstituteur de sa dignité
naturelle, en le définissant quelquefois celui tient une
pension, Ge n'est pas là ce que Yinstitutew fait : l'homme
de Paris le plus capable de faire sa fortune en tenant une
pension, peut être le dernier des instituteurs.


Plusieurs ontsentitout cela, et regrettant comme moi les
défaillances de ce beau nom, ils ont essayé de lui substituer
un nom nouveau, celui d'éducateur. Je le verrais avec peine :
ce serait accepter, consacrer même nne déchéance très-




CH. V. — LA LOI MI RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. £39


regrettable : il vaut mieux, je le crois, s'appliquer à Telever
et à maintenir la dignité d'un nom qui se soutient encore,
et qui, dans la langue française est Je plus convenable et le
plus terme de tous, pour désigner l 'homme qui se dévoue
à faire l'Education de la jeunesse.


Reste le nom de Professeur : ce nom ne manque pas de di­
gnité : le professeur est un homme instruit, et même élo­
quent, qui donne des leçons sur quelque art ou quelque
science : l'étymologie est profiteri : mettre au grand jour,
témoigner de son savoir, enseigner publiquement : il y a
dans cette étymologie toute la dignité de la science et de la
parole, c'est­à­dire de la science enseignée : ce n'est pas peu
de chose. Le professeur occupe une chaire, c'est d'un lieu
élevé qu'il donne ses leçons. C'est l'expérience des siècles
passés, c'est le savoir de la société présente, qui se mettent
en face de la génération nouvelle et se font entendre à elle :
et ce sera toujours un beau spectacle de V O I T toutes ces
jeunes intelligences, ignorantes des lettres, des arts et des
choses delà vie, dont les regards se tournent vers nn digne
professeur, et reçoivent de lui avec docilité, avec respect,
les enseignements qui leur apprendront ce qu'elles igno­
rent, et leur révélèrent les premiers principes^es sciences,
les premières idées des choses.


Aussi, ce nom a conservé de la valeur, oa dit encore :
Un bon, un savant, un habile professeur ; on dit même : Un
professeur éminent, un professeur illustre.


Ce nom, toutefois, tend parmi nous à descendre au niveau
de beaucoup d'autres dont il faut déplorer la chute. Je dis
parmi nous ; il n'en est pas de même dans d'autres pays. En
Allemagne, par exemple, il n'y a guère de нош plusiionoré­;
c'est le titre,lorsqu'on en aledroit, qu 'onaim* à se donner:
on se nomme Monsieur le professeur w i tel. i l en «st autre­
ment en France. J'ai ouï dire que, quend M. de Candolle ve­
nait à Paris, il ne mettait que son nom sur ses cartes de vi­




5 4 0 LW. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


site; mais lorsqu'il allait à Berlin, c'était le professeur de
Candolle.


Le dictionnaire de l'Académie remarque que le moi pro-
fesseur se prend quelquefois en mauvaise part : on dit quel-
quefois : C'est un professeur d'athéisme, c'est un professeur
d'impiété. J'ai été curieux de savoir si cette triste acception
du mot était ancienne. Elle est nouvelle, à ce qu'il paraît ;
ce qui est sûr, c'est que l'édition de 1694 ne la connaissait
pas encore.


Quoiqu'il en soit, il faut que les Professeurs n'oublient
pas qu'ils sont, eux aussi, des Instituteurs. Ce nom perdrait
toute sa dignité, si les professeurs de la jeunesse française
se bornaient à parler, à instruire, sans former les âmes,
sans même élever toujours les esprits.


Oui, s'ils n'avaient qu'un soin médiocre du cœur, de la
conscience et du caractère de leurs élèves ; si l'Éducation
morale et religieuse n'entrait pour rien dans leur pensée ni
dans leur soin, je ne crains pas de dire que l'Education
intellectuelle elle-même leur échapperait, et le nom de
professeur, ce nom si digne de considération, n'implique-
rait bientôt plus qu'une idée médiocre, l'idée d'un en-
seignement grec et latin tout au plus. Le professeur ne se-
rait plus que le triste et vulgaire écho d'une langue morte,
et le respect élevé dont il est digne lui manquerait.


Je suis amené aie demander ici : d'où vient l'abaissement,
la déchéance des mots d'une langue dans une nation ?


De ce que la nation peu à peu se laisse entraîner à oublier
le respect qui est dû aux grandes choses, aux grandes idées
et aux mots nobles qui les expriment. Voilà pourquoi cette
déchéance, cet abaissement existent toujours dans les idées
et dans les mœurs avant d'envahir le langage; et c'est à ce
point de vue que la profonde et éloquente préface du dic-
tionnaire de l'Académie française a pu dire : Une langue,




CH. V. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 544


c'est la forme apparente et visible de l'esprit d'un peuple.
Les deux principes qui contribuent le plus efficacement


à cette chute du langage, sont l'esprit moqueur et l'esprit
matérialiste. Une nation chez laquelle on rit et plaisante de
tout sans scrupule et sans respect, altère peu à peu, sans le
vouloir, la dignité de sa langue : c'est inévitable. Dans ce
goût de plaisanterie, on donne des sens vulgaires à des mots
sublimes, des sens ridicules à des mots sérieux. On applique
à des idées inférieures des mots consacrés à exprimer des
idées supérieures, et par là on abaisse les idées les plus
hautes. On exprime les choses matérielles par des mots
consacrés à redire les choses spirituelles, et par là on ma-
térialise les idées spirituelles elles-mêmes.
! Cela se rencontre surtout chez les peuples encore enseve-


lis dans les habitudes grossières de la vie matérielle et de la
barbarie ; mais cela arrive aussi chez les peuples qui, par
la dépravation même et les excès d'une civilisation corrom-
pue, retombent dans la barbarie morale, par le mépris des
choses spirituelles ; et ne cachent plus, sous des dehors
polis, que des inspirations grossières et des instincts infé-
rieurs.


Dans les grands siècles, les hommes dont la vertu égale le
génie, ennoblissent, élèvent jusqu'à eux la langue vulgaire,
et font pénétrer la lumière, la noblesse et la force de leur gé-
nie et de leur vertu, dans les mots dont ils se servent; et par
là il les éclairent, les fortifient, les spirilualisent, et avec
des mots ordinaires font une langue supérieure. Ça été la
gloire du xvn e siècle.


Puis viennent des gens qui trouvent que tout cela est trop
noble, trop pur, trop haut pour eux ; et bientôt sous leur main
tout descend, tout s'abaisse : et chacun se trouvant alors
plus à l'aise, comme le disait Royer-Collard, on se soulage
enfin du respect comme d'un poids qui fatigue.


11 n'y a pas de plus triste soulagement ; mais il faut ajouter




S f ô LIV. IV. — L'ENFANT ET LA LOI DU RESPECT.


ici que notre jeunesse y est singulièrement inclinée. Ça été
de tout temps. De tout temps, l'orgueil, qui est le grand prin-
cipe du défaut de respect pour les autres, la sensualité, qui
est le principe du défaut de respect pour soi-même, et la lé-
gèreté enfin, ont inspiré à la jeunesse ce que Tacite appelle
si énergiquement impudentia, sui alienique contemptus.
(Dialog. de Orator.) Mais ce mal de tous les temps, n'est-il
pas surtout le mal du nôtre ? qui n'a entendu svèlever, en-
fin, et de toutes parts, les pins amères plaintes contre les
écoles de la jeunesse ? Il suffit de descendre dans une de
ces cours de récréation : là où tous les coeurs devraient être
épanouis, les visages riants, les paroles simples et aimables,
on rencontre des regards farouches, des voix grossières,
des paroles insolentes ; ou bien encore des entretiens qui se
cachent, des groupes qui se forment en fuyant loin des
maîtres ; pour les nouveaux élèves les plus lâches persé-
cutions, et quelquefois même pour les hommes revêtus de
la plus haute autorité, une indocilité brutale, l'impatience
de tout frein, le mépris outrageant, et enfin la révolte ou-
verte.


Bien que je ne veuille et ne doive pas dire ici toute ma
pensée, il faut bien ajouter qu'il existe encore une autre
cause du mal que je déplore, et ce n'est pas la moins puis-
sante. Les mots et les idées ne s'abaissent que quand les
hommes et les choses se sont abaissés les premiers : sauf les
grandes épreuves de la Providence, dans lesquelles le juste
paye pour le coupable, il faut dire que presque jamais l'auto-
rité réelle ne périt déshonorée qu'aux mains de ceux qui ne
savent pas la soutenir par leur autorité personnelle. En un
mot, nul ici-bas ne perd décidément le respect qui lui est
dû, qu'après avoir cessé de se respecter assez lui-même.


Quoi qu'il en soitde cette dernière observation, le mépris
de l'autorité par laquelle on est élevé, et de qui on reçoitla
vie religieuse, intellectuelle et morale, est une dépravation si




CH. V. — LA LOI DU RESPECT ENVERS L'INSTITUTEUR. 543


extrême des sentiments naturels et de l'honnêteté païenne
elle-même, qu'il est impossible de l'accepter, et que tout ins-
tituteur qui la subit en devient digne par làmême, et semble
avouer qu'il y trouve son juste châtiment.


Mais quiconque se respecte, et élève en vérité, en cons-
cience et en honneur, ceux que la religion et la société lui
coniient, il ne le peut. Et j'ajouterai que si l'Education de la
jeunesse ne pouvait se continuer qu'à ces conditions et à ce
prix, il faudrait y renoncer; et pas un homme de cœur ne
pourrait s'y employer, sans trahir indignement l'œuvre de
l'Éducation elle-même, et le caractère dont il serait revêtu ;
sans descendre au delà de ce que le dévoûment le plus géné-
reux ou la cupidité la plus vile ont jamais inspiré à la vertu
la plus sublime ou à la bassesse la plus dégradée.


Quant à moi, fussé-je la dernière voix qui pût se dévouer
et se faire entendre aux jeunes gens d'une nation, je me con-
damnerais à un éternel silence, et je les condamnerais eux-
mêmes sans pitié à l'ignorance littéraire, plutôt que de subir
avec eux un tel abrutissement moral, et que de préparer à
mon pays une génération sans respect.


Grâces en soient rendues à Dieu ! la France, du moins,
n'est pas abaissée à ce point. Non, ses généreux fils ne sont
pas misérablement placés entre l'alternative de l'abaisse-
ment intellectuel ou de l'abrutissement moral. Us sont ca-
pables d'être élevés encore. Le respect est encore possible
parmi nous, et les maisons d'Education doivent en être au
besoin le dernier et inviolable asile !




L I V R E CINQUIÈME


LE CONDISCIPLE ET L'ÉDUCATION PUBLIQUE


J'ai à traiter en ce 'moment de l'influence du condisciple
lui-même sur l'œuvre de l'Education, et par là j'achèverai
ce volume.


C'est ici une fort grave question : on voit tout d'abord
qu'elle est posée entre l'Education publique et l'Education
privée. Je me suis prononcé déjà, je me prononce encore
pour l'Education publique.


Mais avant d'entrer en matière, j'ai à faire une observation
qui est tout à fait nécessaire pour bien préciser la question
et éclairer la controverse,


La thèse présente, quelle que doive en être la solution,
n'est point une thèse absolue. Elle ne peut être applicable
ni à tous les âges, ni à toutes les natures, ni à toutes les fa-
milles, ni à toutes les positions.


Il est évident surtout que la question ne peut être posée
entre la bonne Education particulière et la mauvaise Edu-
cation publique, entre la famille chrétienne et l'école impie.


Je suppose donc un bon collège où la piété et les bonnes
mœurs fleurissent aussi bien que les études.


Car, on le comprend : si le collège est mauvais, si c'est une
maison où, grâce à des maîtres sans foi et à des enfants




LIV. V . — LE CONDISCIPLE ET L'ÉDUCATION PUBLIQUE. 5 4 5


sans mœurs, régnent l'indifférence irréligieuse, l'impiété et
l'immoralité, il n'y a plus de question, pour moi du moins,
ni pour mes lecteurs, j'en suis sûr.


Il demeure donc bien entendu que si,— sauf les exceptions
qui sont par là même infiniment honorables, — il résulte
demesparoles quela haute, laforte Éducation intellectuelle,
religieuse et morale, celle qui fait les hommes distingués,
les hommes supérieurs, est l'Education publique, je n'en-
tends parler que de la bonne Education publique et des col-
lèges chrétiens.


Autrement j'aurais moi-même horreur de mes paroles et
des suites qu'elles pourraient avoir.


Je veux répéter de plus ce que j'ai déjà dit tant de fois, à
savoir qu'il ne faut pas commencer l'Education publique de
trop bonne heure. La première Education doit se faire au
foyer domestique. Pendant ces premières et tendres années,
l'enfant ne peut se passer des leçons et des soins maternels.
Il faut seulement que cette Education soit bien faite : qu'on
ne l'abandonne pas à des femmes indiscrètes, à des domes-
tiques déréglés, à des mercenaires sans cœur.


C'est seulement à partir de l'époque où commence pour
l'enfant une suite de soins plus austères et d'études plus sé-
rieuses, que l'Education peut être publique. Cette époque
varie naturellement, selon que les enfants ont un esprit plus
ou moins ouvert et préparé, une santé plus ou moins affer-
mie, un caractère plus ou moins formé, et aussi, selon les
facilités plus ou moins grandes qu'on a pour les bien élever
dans la maison paternelle.


Je dois rappeler encore que le choix de l'Education pu-
blique est une affaire de raison et de conscience, non de
commodité ou de paresse : le père et la mère ne doivent ja-
mais cesser de s'occuper de leurs enfants, et présider tou-
jours activement à leur Education. Je prie mes lecteurs de
vouloir bien relire au besoin ce que j'ai écrit sur l'esprit de


t., n. 35




G46 LIV. V. — LE CONDISCIPLE ET L'ÉDUCATION PUBLIQUE.


1. M . l e duc de Fézensac.


famille et sur les relations constantes et nécessaires des en-
fants avec leurs parents.


Je dois redire enfin, et en me servant des paroles mêmes
d'un de mesplushonorablescontradicteurs' : « Que si l'Edu-
« cation publique est bonne pour le plus grand nombre, si
« je conseillerais toujours de la choisir, lorsqu'on n'est pas
« en position de bien élever son fils chez soi, ou lorsqu'on
« n'a pas le courage de l'entreprendre : » dans des condi-
tions différentes, c'est-à-dire avec des parents qui peuvent
et qui veulent diriger eux-mêmes l'Education de leurs en-
fants et avec des enfants d'une certaine trempe d'esprit et_
de caractère, je crois que l'Education privée peut être très-
bonne, au moins jusqu'à quatorze ou quinze ans, et j'en ai
vu quelquefois des résultats excellents.


Sous le bénéfice de ces observations importantes et de ces
exceptions spéciales, je vais maintenant étudier la question
posée entre l'Education particulière et l'Education publique.


Les avantages et les inconvénients qui doivent porter à
préférer l'une à l'autre, peuvent être envisagés sous divers
points de vue -•


1° Quant au développement de l'esprit; 2° quanta la for-
mation du caractère; Z" quant à la pureté des mœurs ; 4°quant
au gouvernement même de l'Education, c'est-à-dire quant à
l'autorité et au respect qui doivent y régner.


J'entre immédiatement en matière.




CH. 1 E R . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 5 4 7


CHAPITRE PREMIER


Influence du [condisciple et de l'Éducation publique
quant au développement de l'esprit.


Ici, les partisans de l'Education particulière et du précep-
teur privé accordent assez volontiers la prééminence à l 'E-
ducation publique. Je ne redirai donc pas en détail toutes les
raisons qui rendent cette prééminence incontestable : je me
bornerai simplement à deux ou trois observations de fait,
qui démontrent jusqu'où va l'infériorité de l'Education par-
ticulière, quant à l'horizon qu'elle offre a l'esprit, quant à
l'ardeur du travail et à l'élan de l'émulation, et par une con-
séquence nécessaire, quant à l'activité et au développement
des facultés intellectuelles.


Il le faut remarquer d'abord,l'Education particulière, res-
treinte à un seul enfant sans condisciples, se fait nécessaire-
ment dans un horizon très-rétréci, soit pour le précepteur,
soit pour l'élève. C'est là l'inconvénient qui touche de plus
près au fond des choses et dont la fâcheuse influence se fait
tristement sentir dans l'Education tout entière; mais on peut
surtout affirmer que rien n'est plus funeste pour l'Education
et le développement de l'esprit. — Afin de bien comprendre
ceci, il faut bien voir la vérité de la situation :


Voilà un précepteur et un enfant : ils sont destinés à vivre
constamment ensemble, chaque jour, du matin jusqu'au
soir, pendant de longues années ; car je prends ici l'Educa-
tion particulière dans sa meilleure condition. Je ne suppose
pas que les choses vont de telle sorte, que le précepteur, au
bout de si\ mois, prévoit qu'il ne tardera pas à quitter la
maison. Je ne suppose pas, ce qui se rencontre toutefois si




548 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


souvent, qu'on le change tous les ans ou tous les deux ans,
et que l'enfant en aura usé sept ou huit pendant le cours de
son Education. Rien ne serait pire assurément : de telles
Educations n'en méritent guère le nom.


Je suppose donc que l'élève et le précepteur demeurent ré-
gulièrement pendant huit ou dix années ensemble, et je dis
qu'il y a là, pendant ce long temps, pour l'un et pour l'autre,
une situation tellement bornée, qu'elle rétrécira nécessaire-
ment et peut-être étouffera l'esprit de l'un et de l'autre.


En effet, pour l'élève d'abord, son précepteur est à peu
près tout. L'horizon de ce pauvre enfant, retenu habituelle-
ment loin de la société des enfants de son âge, les regards
de son intelligence, sonimagination, ses idées, ne s'étendent
presque jamais au delà de son horizon, des idées, du lan-
gage et des vues plus ou moins étendues, mais toujours per-
sonnelles, solitaires, et par conséquent restreintes de son
précepteur. On peut dire même que l'enfant demeure tou-
jours en deçà.


Je sais bien que si le précepteur est un homme de génie,
s'il est tout un monde, comme Fénelon et Bossuet, l'horizon
change et s'élargit, mais la situation n'en est peut-être pas
meilleure.— Et d'abord, il faut avouer que les précepteurs
de cette sorte se rencontrent assez rarement; mais de
plus, ils ne réussissent pas toujours. Car encore faudrait-il
que ce monde, que ce génie ne se révélât à l'enfant que peu
à peu et à mesure que son intelligence devient capable de le
découvrir et de le comprendre !


Or, c'est ce qui arrivera difficilement, quand ce monde se
trouvera tout entier dans un seul homme. Le plus souvent
alors le génie du grand homme écrasera le faible enfant.


Je n'hésite pas à penser que l'élève de Bossuet, le Dauphin,
par exemple, aurait été beaucoup mieux élevé au collège de
Navarre ou au collège d'Harcourt, qu'il ne le fut à Versailles
par son immortel précepteur. Bossuet avait beau être assisté




CH. 1 e r . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 549


par le duc de Montausier, par le savant Huet, par le célèbre
abbé Fleury, et par d'autres hommes d'un égal mérite, tout
cela ne fit pour le grand Dauphin que la plus médiocre
Education.


L'enfant le plus vulgaire reçoit plus de soins intelligents
et en rapport avec ses besoins, rencontre plus de précepteurs
utiles, plus de gouverneurs dévoués dans l'Éducation pu-
blique, qu'un fils de roi dans l'Education particulière. Dans
une Education publique bien constituée, dans un collège où
rien ne manque, un enfant a trente instituteurs et trois cents
condisciples, qui tous s'occupent de lui et concourent à son
Education, sans que nul soit à ses ordres. En dix ans il tra-
verse tout cela : c'est tout un monde; c'est plus que le génie
d'un grand homme, c'est la société tout entière.


Il y a là un horizon, un grand jour, un grand air; quelque
chose de plus fort, de plus large, de plus animé, de plus vi-
vant, de plus éclairé que le cabinet de Bossuet lui-même ne
pouvait l'être pour son élève. Il y a là plus d'esprit autour
de l'enfant; j'entends plus d'esprit respirable pour lui, si on
me permet cette expression, plus de cet esprit dont il a be-
soin. C'est l'atmosphère, c'est la société qui convient à ce
jeune âge, à ses pensées, à ses goûts, au développement de
toutes ses facultés. Il jouit là de l'air le plus vif et le plus
naturel; et par là même, il y prend quelque chose de plus
ferme, de plus élevé, de plus actif, de plus robuste : il y
devient plus vaillant.


On peut citer à rencontre la grande et belle Education du
duc de Bourgogne. Il est vrai : c'est peut-être la seule Edu-
cation particulière qui soit demeurée véritablement illustre;
mais on me permettra de dire qu'il y fallut un Fénelon,
c'est-à-dire beaucoup plus qu'un grand génie ; et j'ajouterai
que Fénelon lui-même laissa dans son admirable élève un
seul, mais grave défaut, qui eût été manifestement corrigé
par l'Education publique. Après l'Education achevée, le




550 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIFLE.


maître reprochait à l'élève d'être T R O P P A R T I C U L I E R , trop ren-
fermé, trop borné à un petit nombre de gens.— Ainsi, pour
le duc de Bourgogne lui-même, l'horizon avait été rétréci,
le condisciple avait manqué !


Je ne fais pas remarquer ici combien l'horizon de l'enfant
est, trop souvent encore, borné par les préoccupations
aveugles de ses parents, borné par l'esprit-étroit des servi-
teurs de la maison. Non : je prends l'Education particulière
dans ses meilleures conditions. Je suppose que les parents
sont très-intelligents ; je suppose qu'il n'y a autour de l'en -
fant que des domestiques et des femmes de chambre de bon
sens, et par conséquent, que ni les uns ni les autres ne se
mêlent pas mal à propos de son Education, qu'ils ne vien-
nent jamais à la traverse du précepteur, et le laissent tra-
vailler seul à son œuvre. Quand cela s'est-il vu?... rarement :
je le suppose néanmoins ici volontiers.


Mais ce que je ne puis passer sous silence, parce que là se
trouve ma thèse présente, c'est combien, bon gré, mal gré,
l'Education particulière est bornée par les condisciples ab-
sents, et pour le développement de l'instruction classique
elle-même : qu'il me suffise de citer ces très-simples, mais
très-profondes paroles de Quintilien : « Il est certain qu'un
« enfant ne peut apprendre chez lui que ce qu'on lui en-
« seigne, et qu'aux écoles, il apprend encore ce qu'on en-
« seigne aux autres. »


Mais si l'horison de l'enfant est si borné, que dirai-je de
l'horizon du précepteur, et des charmes d'esprit qu'il y peut
rencontrer? Croit-on que le pauvre précepteur ne souffre pas
aussi de l'isolement de son élève et de l'absence des condis-
ciples? Quel horizon, hélas! pendant dix années, pour un
homme de mérite, que celui d'un enfant qui ne sait rien que
ce qu'on vient de lui apprendre! Je ne connais pas un pré-
cepteur ayant de l'esprit qui n'en gémisse au delà de ce qui
s& peuUm§Viv« -, oA, wtdra i s wi d'autres témoignages




C l ) . 1 E R . — Q U A N T AU D É V E L O P P E M E N T DE L ' E S P R I T . 5 5 1


contre l'Education particulière que celui des hommes de
mérite qui s'y dévouent.


Bossuet se consolait de l'horizon misérable où le grand
Dauphin le condamnait à passer une grande partie de ses
journées, en composant pour la postérité le Discours sur
l'Histoire universelle et la Politique sacrée; mais son élève
souffrait probablement plus qu'il ne profitait de ces magni-
fiques travaux, et il faut reconnaître d'ailleurs que cette
consolation n'est pas à la portée de tous les précepteurs.


Quintilien, après avoir expérimenté tour à tour l'Educa-
tion publique et l'Education privée, écrivait : « / / n'y a pour
« l'ordinaire que des hommes d'un esprit médiocre qui dai-
« gnent s'attacher à l'Education d'un seul enfant, et faire
l'office de précepteur : c'est qu'ils se sentent incapables
« d'un emploi plus relevé. » J'avoue q u e je n e partage pas
ici entièrement l'opinion de Quintilien. Sans doute, il n'est
pas fréquent de trouver des hommes d'une rare valeur qui
consentent à se livrer à l'Education privée. J'en ai connu
toutefois, j'en tonnais encore plusieurs, et du plus incon-
testable mérite. Mais je dois l'avouer, ils sont difficiles à
rencontrer, soit parmi les laïques, qui ne trouvent pas assez
dans l'Education privée, les avantages d'une carrière et
l'honneur de l'avenir; soit, surtout, parmi les ecclésiasti-
ques, qui, s'ils ont un mérite véritable, sont toujours appe-
lés par leur évêque et par l'inspiration de leur cœur à des
fonctions d'une importance plus élevée ou plus étendue '.


Des précepteurs, hommes de mérite, sont donc véritable-
ment assez rares. Sur cette rareté, d'ailleurs, le témoignage
des parents eux-mêmes est ici le plus grave et le plus sé-


1 . Voilà pourquoi j e n'hésite pas à dire, généralement parlant, qu'un bon
laïque précepteur est moins difficile à trouver qu'un bon ecclésiastique ; et
j 'ajoute, qu'ici comme ailleurs, l 'ecclésiastique, s'il n'est pas très-bon, est
pire que le laïque.


Si l'ecclésiastique n'est pas dans l e » ordres sacrés, on comprend sans
peine les inconvénients d'uïie vocation douteuse, qui se dément le plus




652 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


vère de tous. J'ajouterai même à ce témoignage celui des
précepteurs distingués que j'ai pu connaître; car c'est sur-
tout par leur expérience et leurs entretiens que j'ai compris
tous les inconvénients de l'Education particulière. Nul, en
effet, ne gémit plus de ces déplorables inconvénients que
les hommes d'esprit condamnés à les subir.


« Je veux bien, continuait Quinlilien, que, par argent, par
crédit, par amitié même, on vienne à bout d'attirer chez
soi un homme d'un mérite rare; cet homme sera-t-il, tout
le jour, occupé à enseigner, à surveiller un enfant? et l'en-
fant sera-t-il continuellement occupé à le regarder, à l'écou-
ter? Mais un regard fixe et continuel sur le même objet fa-
tigue, stupéfie les yeux. Il èn est en de même de l'esprit. »


Un horizon rétréci et toujours le même le lasse, l'obscur-
cit, disons le mot, l'éteint : évidemment c'est ce que Quinli-
lien veut dire, et on le comprend. Ces deux êtres, ces deux
malheureux esprits condamnés à se regarder perpétuelle-
ment l'un l'autre, tombent dans une certaine lassitude, dans
un certain anéantissement, et, comme l'avouaient devant
moi des parents et des précepteurs qui en avaient fait l'ex-
périence, dans une sorte de stupéfaction intellectuelle.—De
là les reproches de détail adressés tant de fois, avec tant de
force et de raison, à l'Education particulière; de là des en-
fants sans aucun goût pour le travail, sans aucun élan, sans


souvent, et à laquelle il renonce en même temps qu'à un habit respecté et
a des habitudes qu'il ne regarde plus comme un devoir pour lui.


Je ne parle pas de celui qui est dans les ordres sacrés,mais non encore
en âge de recevoir la prêtrise : ce ne peut être qu'un précepteur de pas-
sage ou d'occasion.


S'il est prêtre enfin, il faut, ou qu'il appartienne à un diocèse très-riche
en bons sujets, et que 'son évêque ait cru pouvoir l 'accorder par affection
pour une famille chrétienne, et à cause du bien qui peut en résulter; ou
qu'une faible santé exige qu'il quitte les travaux du saint ministère, et se
repose quelques années, en faisant une Éducation particulière.— En de-
hors de ces deux circonstances, je ne comprends pas, dans le temps où
nous vivons, qu'un prêtre zélé et véritablement distingué se dévoue aune
Éducation particulière.




CH. 1 " . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 5 5 3


aucune émulation; de là des précepteurs sans action, sans
éloquence et sans vie. Et comment veut-on qu'il en soit au-
trement ?


« Comment veut-on, disait Quintilien, qu'un maître, qui
n'a qu'un enfant à instruire, donne jamais à ses paroles le
poids, le feu et la vivacité qu'elles auraient s'il était animé
par de nombreux auditeurs? La force de l'éloquence réside
principalement dans l'âme. Il faut que l'âme soit touchée
fortement, qu'elle se fasse des images vives des choses,
qu'elle se transforme, pour ainsi dire, en ceux qu'elle veut
persuader. »


Mais comment voulez-vous qu'un pauvre précepteur s'a-
nime de la sorte dans cette triste et perpétuelle solitude, en
face de ce malheureux enfant qui, depuis longtemps déjà,
se lasse de l'écouter; qui, s'il faut dire tout ici, et nommer
les choses par leur nom, a déjà bâillé dix fois, malgré lui,
depuis le commencement de la classe? Mais si le précep-
teur s'animait, il serait ridicule, et l'enfant ne cesserait de
bâiller que pour rire au nez de ce singulier déclamateur.


« Figurons - nous, en effet, dit encore Quintilien, un
homme qui déclame et prononce un discours; représentons-
nous sa voix, sa mine, sa démarche, sa prononciation, son
geste; voyons-le s'échauffer, se transporter, se fatiguer, se
tourmenter : tout cela pour un seul auditeur... Mais il aura
l'air d'un insensé!


« Ou plutôt la pensée ne lui en viendra seulement pas:i l
sentira une secrète indignation, un secret dédain, et même,
je ne sais quelle impuissance d'employer, pour un seul au-
diteur, ce grand talent de la parole qui coûte tant de peines
et de travaux. Ce serait l'avilir,"le profaner; et il aurait
honte de donner un air Si magnifique à un simple entrelien.»


Au contraire, une classe nombreuse anime naturellement
un professeur. Combien de fois n'ai-je pas été témoin de ce
que je vais dire ! Combien de fois n'ai-je pas rencontré nos




554 U V . V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


jeunes professeurs au moment où ils quittaient leurs études
les plus chères pour aller faire leur classe) Ils marchaient
presque toujours avec joie.


Un professeur qui va faire sa classe... mais il va trouver
là de jeunes esprits, nombreux, animés, pleins d'émulation,
qui l'attendent: Exultantiaque haurit corda pavor pvlsam,
spesque arrecta juventœ.


L'effort qu'il fait pour les saisir, les élever jusqu'à lui, les
dominer, lui donne de nouvelles forces. II y a là, au moins,
une noble et belle entreprise, une lutte digne d'un homme
de cœur. Dans le nombre, sans doute, il se trouve des igno-
rants, des paresseux, mais les enfants studieux, intelli-
gents, généreux, l'aident à éclairer l'ignorance, à entraîner
la paresse des autres.


Et puis, comprend-on combien ici la responsabilité du
professeur est plus réelle ? Il tient et il doit tenir à ce que la
classe marche bien, se distingue aux examens. Là, aux yeux
de ses collègues, de toute une maison, il est sans excuse, si
ses élèves répondent mal.


Avec un seul disciple, le précepteur peut se retrancher
derrière la médiocrité de son élève ou accuser sa paresse.


Mais une classe, vingt ou trente élèves, c'est l'humanité
tout entière : elle ne peut être ni paresseuse, ni imbécile en
masse ; il faut qu'elle se distingue, ou le professeur est cou-
pable. La paresse ou l'imbécillité deviennent alors son fait
personnel. Quant à l'émulation, on en a tant parlé, on s'ac-
corde tellement à reconnaître sa nécessité et ses avantages
dans l'Education publique, que je me bornerai à ce que nous
en raconte Quintilien :


« Dans l'éducation pub'lique, l'enfant verra tous les jours
son maître approuver une chose, corriger l'autre ; blâmer la
paresse de celui-ci, louer la diligence de celui-là. Tout lui
servira : l'amour de la gloire excitera son courage ; il aura
honte de céder à ses égaux : il voudra même surpasser les




CH. 1 " . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPR[T. 3 3 5


plus avancés. Voilà ce qui donne de l'ardeur à déjeunes es-
prits ! Je me souviens d'une coutume que nos maîtres o b -
servaient dans mon enfance avec succès : ils nous parta-
geaient en différentes classes, qu'ils réglaient eux-mêmes se-
lon nos forces; aussi, chacun cherchait à faire les plus grands
progrès et à l'emporter sur ses condisciples. Cela s'examinait
fort sérieusement, et c'était à qui remporterait l'avantage.
Mais d'être le premier, à la tête des autres, voilà surtout ce
qui faisait l'objet de. notre ambition. Au reste, ce n'était
point une affaire décidée sans retour : à la fin du mois, celui
qui avait été vaincu pouvait prendre sa revanche, et renou-
veler la dispute qui n'en devenait que plus échauffée : car
l'un, dans l'attente d'un nouveau combat, n'oubliait rien
pour conserver son avantage ; et l'autre trouvait dans sa
honte et sa douleur des forces pour se relever avec éclat. Je
sais bien que tout cela nous donnait plus de courage et d'en-
vie d'apprendre que tout ce qu'auraient pu faire et nos maî-
tres, et nos précepteurs, et tous nos parents ensemble. »


A la suite de ce passage de Quintilien, je placerai ici ce
que m'écrivait récemment, sur le même sujet, un des pré-
cepteurs les plus capables que j'aie jamais connus :


« Dans l'Education particulière, tous les moyens qu'on
peut employer pour exciter l'émulation, ne remplissent que
très-imparfaitement le but. Dans l'Education publique, les
élèves ont un auditoire, les succès une digne récompense,
les fautes, la paresse, une juste et grande publicité.


« Dans l'éducation particulière, un enfant que l'on fait
lutter avec un cousin ou avec quelques camarades, fait quel-
ques efforts de plus que s'il était seul. Mais il est là, tout au
plus comme un avocat dans une petite conférence, comme
un acteur à la répétition solitaire : dans l'Education publi-
que, c'est un acteur sur la scène, un avocat devant le tribu-
nal, un orateur à la tribune.


« Pour un élève seul, les études n'ont point un but immé-




536 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLB.


diat; voilà pourquoi elles sont presque toujours accompa-
gnées de fatigue, d'ennui, de dégoût; dans l'éducation pu-
blique, le but immédiat, c'est un noble et légitime succès
convenablement et solennellement constaté. Voilà pourquoi
aussi il est bien rare qu'un enfant qui a fait ses études dans
sa famille ait cette ardeur généreuse qui prépare de loin les
grands hommes et les grandes choses. Celui qui, dès son en-
fance, a été accoutumé aux luttes et aux triomphes du col-
lège, conservera cette noble passion toute sa vie ; elle s'en-
noblira, se sanctifiera dans son âme, et l'aidera à accomplir
les œuvres du courage et de la vertu. »


Le disciple de l'Education privée, au contraire, est comme
une plante que le défaut d'air et de lumière, le défaut d'ho-
rizon, d'espace, rend impuissante à porter des fruits glo-
rieux. Rien n'est plus triste à voir que ces hommes incapa-
bles du grand air de la vie publique.


« Pour moi, disait Quintilien, je veux qu'un homme qui
est destiné à vivre au milieu des affaires et à tenir sa place
dans le monde : je veux, dis-je, qu'il s'accoutume de bonne
heure à ne point craindre la multitude, et qu'il se donne bien
de garde de contracter cette pusillanimité qu'inspire natu-
rellement une vie solitaire et retirée. Il faut que l'esprit
s'élève et s'évertue; au lieu que dans la retraite et dans les
ténèbres, il languit et s'abat, il se rouille, pour ainsi dire.


« Voyez ce jeune homme : il demeure interdit, le grand
jour le blesse : tout lui est nouveau, tout l'embarrasse; c'est
qu'il n'est jamais sorti de la maison paternelle : il n'a appris
que dans la solitude ce qu'il doit pratiquer aux yeux de tout
le monde.


Pour confirmer ces observations du bon sens, il suffit de
voir ces pauvres enfants élevés solitairement, quand ils se
trouvent en présence d'autres enfants élevés au grand air de
l'Education publique. Comme ils craignent les concours, les
compositions, les comparaisons! comme un revers, une in-




CH. I " . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 557


férioritê les abat, les humilie ou les irrite, au lieu de les ani-
mer, de leur inspirer les nobles représailles d'une vaillante
émulation ! Esprits timides, ombrageux, gourmés, ils ne
sontleplus souvent que des soldats de parade! Et du côté du
caractère, comme ils craignent le contact et le frottement des
autres enfants ! quelle sensibilité sur la plus légère plaisan-
terie ! quelle défiance, quelle susceptibilité ! comment un
homme se formerat-il de ce petit être tremblant et sauvage !


Il reste encore ici une observation très-juste et très-im-
portante à faire. — Dans l'Education particulière, qui peut
dire à un enfant : Voici la mesure exacte de votre travail,
de vos efforts, de vos succès ; en deçà vous n'aurez pas
rempli votre devoir?... Dans l'Education publique, cette
mesure, c'est le travail des autres. Il faut de toute nécessité
que l'enfant s'entende et compte avec les exigences légitimes
de son amour-propre; il faut qu'il se classe parmi ceux qui
ont de l'esprit, du talent, du travail, de l'honneur, ou parmi
ceux qui n'en ont pas. De là cette constance, ces efforts con-
tinuels pour vaincre sa paresse et se distinguer convenable-
ment !


Mais, dira-t-on peut-être, cette émulation si vantée n'est-
elle pas un grave péril ? ne peut-elle pas devenir un amour-
propre très-dangereux? — Sans doute, l'émulation peut de-
venir un mauvais amour-propre ; mais la bonne Education
publique y remédie facilement. L'amour-propre étroit, mi-
sérable, croît au contraire et se développe excessivement et
sans remède dans l'Éducation privée. « C'est là, disait en-
« core Quintilien, qu'on s'enfle d'un sot orgueil, et qu'on
« s'entête de soi-même : car c'est une nécessité que celui-là
« s'en fasse accroire, qui ne se compare avec personne! »


Me permettra-t-on de citer ce que M. de Talleyrand écri-
vait autrefois, sur ce point très- délicat, à un de ses contem-
porains? «La vie privée, disait-il, produit, en général, sur
« le caractère des hommes ce que l'Education particulière




S58 L I V . V . — I N F L U E N C E DU C O N D I S C I P L E .


« produit sur celui des enfants : les intérieurs sont comme
« toutes les petites pièces, où toutes les odeurs, l'encens
« surtout, portent à la tête. »


11 est à remarquer, en fait, que jamais les plus religieux
instituteurs de la jeunesse n'ont redouté l'émulation. L'E-
glise catholique elle-même a toujours cherché à faire naître,
dans le cœur de ses disciples, les nobles sentiments et toutes
les ardeurs d'une émulation généreuse.


La première dans le monde, l'Église a institué les grades,
les honneurs littéraires, les distinctions scientifiques, les con-
cours, les prix du travail. Elle redit volontiers avec saint Au-
gustin à chacun de ses enfants .'Pourquoi ne pourrais-tu pas
ce qu'ont pu ceux-ci et ceux-là? Cur nonpoterisquod isti et
istœ? Seulement l'Église nous avertit de ne pas chercher à
l'emporter sur un rival pour surpasser l'homme, mais pour
surpasser, s'il est possible, le bien qui est dans cet homme,
et atteindre par là un bien plus grand : ce qui est l'amour
non de la vaine gloire, mais du bien-le plus élevé et de la
gloire la plus noble et la plus pure.


C'est le puritanisme philosophique qui a essayé de bannir
de l'Éducation les justes louanges, l'émulation généreuse.
Lepédantisme qu'il affecte et qu'il inspire est véritablement
curieux à examiner de près. Rien de plus sec, de plus raide,
de plus compassé : tout y est d'une fade sensibilité ou d'une
sécheresse désespérante.


Non, non : je ne suis pas de ceux qui redoutent dans
l'Education le condisciple et la noble rivalité qu'il ex-
cite.


Le condisciple ! mais, je l'ai dit, et je ne puis que le ré-
péter, c'est un des plus puissants, des plus nécessaires
moyens d'Éducation intellectuelle et morale! Quoi! vous
voulez faire un homme, et vous avez eu la pensée de l'é-
lever loin de ses semblables!


Le condisciple! mais c'est la société qui commence,la vie




CH. 1 E R . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 559


sociale, ses devoirs et ses droits ; l'ardente émulation, la
puissance de l'exemple, le partage des joies et des douleurs,
des travaux et des succès, la naïveamitié, l'appui, le secours
mutuel, la fraternité même; carie condisciple, c'est un frère
quand la maison d'Education est une famille.


Avec le condisciple se rencontrent aussi les froissements,
le support, la patience, l'égalité, le respect d'autrui, choses
si précieuses ! Non : je le répète, il n'y a pas, ou du moins
il y a bien peu d'Educations sans condisciple.


Au Petit Séminaire de Paris, j'ai vu le condisciple et l'é-
mulation préparer et accomplir des miracles de zèle et de
travail, et faire fleurir parmi cette nombreuse jeunesse,
toutes les branches des plus fortes études, en même temps
que les plus solides et les plus aimables vertus. J'ai vu là
des enfants, dont les noms et le souvenir seront éternelle-
ment chers à mon cœur, je les ai vu s'écrier :


Je n'ai point d'ennemis, j'ai des rivaux que j'aime !


C'était la devise de leurs combats d'émulation.
J'ai vu là des émules s'aimer tendrement, se combattre,


se vaincre et se féliciter tour à tour; je les ai vus s'admirer,
se chérir, se louer, s'applaudir mutuellement avec bonheur,
ne pouvoir se passer les uns des au iras ; c'est qu'il y avait,
chez cette généreuse jeunesse, la noble et pure émulation
du bien, non la basse et odieuse envie.


Il se rencontrait dans cette maison, comme il convient
dans les petits séminaires, — et je n'hésite pas à dire que
c'est là un de leurs grands avantages, — des enfants de toutes
les conditions et de toutes les fortunes. J'ai vu les riches ad-
mirer cordialement, honorer les pauvres ; j'ai vu les pauvres
aimer, honorer les riches : ou plutôt, il n'y avait plus là ni
riches, ni pauvres : il n'y avait que des enfants de Dieu, des
amis et des frères. Les grands protégeaient les plus jeunes;




860 LIV. V . — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


les anciens accueillaient les nouveaux, et devenaient comme
les anges de leur entrée dans la maison. Entre tous, c'était
tout à la fois une émulation de travail, de vertu et d'amitié,
Doux souvenirs ! temps heureux qui ne sortiront jamais de
ma mémoire !


J'achèverai ce que j'ai à dire sur le premier aspect de la
question qui nous occupe, en répondant à la seule objection
qui puisse se faire ici.


Un précepteur, dit-on, qui n'a qu'un enfant à élever, lui
donnera bien plus de temps qu'un professeur de"collége n'en
peut donner à une multitude d'élèves entre lesquels il est
obligé de partager ses soins : Magis vacabit unus uni.


Il lui donnera plus de temps? — Je réponds d'abord : Et
même il lui en donnera trop ; il le fatiguera de sa personne,
de sa voix, de ses leçons, de ses réprimandes, ce qui est la
ruine de l'Éducation.Quand on a faitcette objection,s'est-on
bien rendu compte de ce dont on il s'agissait? Le voici : un
enfant est en étude ou en classe :


« Mais, dit Quintilien, l'étude, le plus souvent, demande
qu'il soit seul. De nombreux enfants apprennent une leçon,
ils écrivent, ils pensent, ils méditent : à tout cela il ne faut
pas de maître, et quiconque vient, pendant ce temps, profes-
seur ou autre, il les trouble, ou il offre à leur paresse un
secours pernicieux. »


Il ne faut là qu'un Président d'étude, homme grave, qui
fasse respecter le silence et le respecte profondément lui-
même. Quant à la classe où le professeur parle aux enfants,
leur donne leurs devoirs, les corrige :


« Qui empêche, dit Quintilien et le bon sens avec lui, qui
empêche, en instruisant un enfant, d'en instruire plu-
sieurs? ..Telleest,en effet,la naturede bien des choses,que
la même voix les porte et les communique à tous. Car il n'en
est pas de la voix d'un maître comme d'un repas, qui dimi-
nue à mesure que croît le nombre des convives; mais il en




CH. I E R . — QUANT AU DÉVELOPPEMENT DE L'ESPRIT. 561


est comme du soleil, qui distribue également partout sa lu-
mière et sa chaleur. Qu'un grammairien fasse une disserta-
tion sur la langue, qu'il éclaircisse une question, qu'il
explique un poëte, un historien, il n'y a aucun de ceux qui
l'écoutent qui n'en puisse profiter.


« Mais, dira-t on, le moyen qu'un homme entende, tous
les jours, tant d'enfants, et qu'il ait le loisir de voir , d'exa-
miner, de corriger ce qu'ils font? — Quand je conviendrais
qu'il ne le pourrait pas, où ne trouve-t-on pas des inconvé-
nients? Mais je ne prétends pas aussi que l'on envoie un en-
fant à une école où l'on croit qu'il sera négligé : un bon
maître ne se chargera jamais d'un trop grand nombre d'éco-
liers.


« Ce maître, nous devons surtout faire en sorte de l'avoir,
je ne dis pas seulement pour ami, mais pour ami particulier,
afin qu'en instruisant nos enfants, il agisse par devoir, et
aussi par un secret mouvement de son affection v »


Je reconnais parfaitement d'ailleurs qu'il y a des enfants
auxquels il faut donner, dans les commencements, surtout
quand leur instruction primaire n'a pas été bonne, des soins
plus particuliers ; mais on peut les trouver, ces soins, dans
l'Éducation publique. L'enfant, si cela est nécessaire, peut
avoir un répétiteur, et le président d'étude peut veiller plus
particulièrement sur lui, et l'aider sagement, au besoin. Mais
encore faudrait-il bien prendre gardede nejamaislui accor-
der ni soins, ni répétitions qui soient un secours pour sa pa-
resse. Au Petit Séminaire de Paris, les répétitions étaient une
des choses dont je me défiais le plus. Nos Messieurs d'ail-
leurs n'y avaient aucun goût : ces répétitions leur enlevaient
un temps précieux. L'Université s'en est plainte elle-même
pour ses collèges.M. de Salvandy écrivait : Le désir de s'en-
richir par des répétitions votie l'enseignement à une froide
routine. Nos Messieurs donc, qui n'avaient ni le désir, ni le
besoin de s'enrichir, et qui d'ailleurs étaient avares de leur


É . , I I . 36




5 6 2 L1V. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


temps, ne se prêtaient à donner des répétitions que quand
c'était évidemment l'avantage des enfants, et tous nos ré-
pétiteurs travaillaient à se rendre inutiles le plus tôt pos-
sible.


Je reconnais d'ailleurs parfaitement, encore avec Quinti-
lien, qu'il est, en tout cas, très-important de choisir un col-
lège où les professeurs soient assez nombreux pour que
chaque classe ne le soit pas trop, et que nul enfant ne soit
négligé. Vingt, vingt-cinq élèves par classe suffisent au pro-
fesseur le plus zélé, sauf peut-être pour les hautes classes
littéraires.


Au Petit Séminaire de Paris, jusqu'à la seconde, dès que
les élèves d'une classe passaient trente, trente-deux, je faisais
deux divisions et je donnais deux professeurs. En ce moment
même, au Pclit Séminaire d'Orléans, nous avons quatre
divisions et quatre professeurs de sixième pour soixante-
quinze élèves : de cette manière, tous ces jeunes enfants
sont interrogés et leurs devoirs corrigés deux fois chaque
jour. Il est à peu près impossible que de telles classes ne
marchent pas, et que ces enfants ne fassent pas de vérita-
bles progrès.
„ . M. de Donald, qui a examiné très-attentivement laquelle,
de l'Éducation publique ou de l'Éducation privée, est préfé-
rable à l'autre, après avoir résolu la question comme je viens
de le faire, se pose cette objection : « On ne manquera pas
« de me dire qu'il y a des sujets qui ne réussissent pas dans
« l'Éducation publique, et d'autres qui réussissent dans l'E-
« ducation domestique. »


Puis, à cette difficulté il répond simplement : « Qu'est-ce
que cela prouve? — Je ne répondrai pas autre chose.


M. de Bonaldajoute encorequel'Éducation privée présente,
dans le très-jeune âge, des enfants qui sont véritablement
de petits prodiges. — « Mais à trente ans, répond-il, ils ne
« savent rien, et je veux qu'ils ne sachent rien à neuf ans,




CH. H. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 5 6 3


CHAPITRE I I


Influence du condisciple et de l'Éducation publique
quant à la formation du caractère.


Ce second aspect de la question a encore plus d'impor-
tance et d'intérêt que le premier. Je me bornerai, du reste,
ici, comme dans le chapitre précédent, adonner les raisons
les plus simples et les plus pratiques.


Et d'abord, qu'on veuille bien le remarquer; dans l'Édu-
cation publique, les froissements odieux sont épargnés à
l'enfant, et il y rencontre, en revanche, tous les froisse-
ments utiles k la formation du caractère. Dans l'Éducation
privée, au contraire, les froissements utiles manquent, et
les froissements odieux sont inévitables, en sorte que l'en-
fant y est tout à la fois amolli et irrité.


« pour savoir quelque chose à trente. Je me défie beaucoup
« de ces petits merveilleux qui ont tout vu, tout appris, tout
« fini à quinze ans; qui entrent dans la société avec une
« mémoire sans jugement, une imagination sans goût, une
« sensibilité sans direction, et qui, mauvais sujets à seize
« ans, sont nuls à vingt. »


En voilà bien assez sur ce premier aspect de la question :
Il demeure évident, ce me semble, que l'Éducation publique
a, sur l'Éducation particulière, des avantages incontestables,
quant à l'horizon de l'esprit, quant à l'élan de l'émulation,
quant à l'ardeur du travail, et, par une conséquence néces-
saire, quant à l'exercice et au développement de toutes les
facultés intellectuelles.




664 L1V. V . — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


Voici ce qu'écrivait sur ce sujet un homme dont j'aime à
citer le nom, l'autorité et le langage, M. Laurentie :


« La vie de famille convient au premier âge, mais bientôt
elle est trop douce et trop indulgente. L'enfant n'apprend
guère, au milieu des tendres soins qui tous ont pour objet
de l'empêcher de souffrir, que la souffrance est une loi de
l'humanité. La famille forme l'enfant aux vertus paisibles,
non point aux vertus mâles et fortes. Il n'en est point ainsi
delà vie de collège, où la sollicitude la plus paternelle ne
saurait empêcher la privation, et le sacrifice, et où d'ailleurs
tout fait une nécessité de combattre les penchants à la mol-
lesse et de vaincre les goûts efféminés. Le collège, c'est un
monde avec ses petites passions, mais réglées par une auto-
rité vigilante. Celui qui n'a pas vécu au collège est bien
surpris, en arrivant dans la vie, de se trouver tout désarmé
contre les tourments qu'il se grossit, contre les contrariétés
d'amour-propre qui le désolent, contre les taquineries va-
niteuses qui le désespèrent; »


M. de Bonald pensait comme M. Laurentie, et il a exprimé
son opinion sur ce point, avec une finesse et une profondeur
d'observation très-piquantes :


« Dans l'Éducation domestique, même la plus distinguée,
dit-il, l'enfant voit tout le monde occupé de lui ; un précep-
teur pour le suivre, des domestiques pour le servir, quel-
quefois les enfants du voisin pour l'amuser, une maman
pour le caresser, une tante pour excuser ses fautes ; il aura
éprouvé des résistances de la part de ses supérieurs, ou des
bassesses de la part de ses inférieurs ; mais il n'aura pas es-
suyé de contradiction delà part de ses égaux, et parce qu'il
ne l'aura pas essuyée, il ne pourra la souffrir. Cette contra-
diction si utile s'exerce par la collision des esprits, des ca-
ractères, et quelquefois des forces physiques. Elle abaisse
l'esprit le plus fier, assouplit le caractère le plus raide, plie
l'humeur la moins complaisante; etl 'onsentà merveilleque




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 5 6 5


les graves reproches de M. l'abbé à un enfant qui a de l'hu-
meur, les petites mines de la maman et les sentences de la
tante ne produisent pas, pour t'en corriger, l'effet que pro-
duirait l'acharnement d'une demi-douzaine d'espiègles ap-
pliqués à contrarier le caractère bourru de leur camarade. »


Parmi tous les avantages qu'on recueille de l'Éducation
publique dans un bon collège, parmi les choses qui contri-
buent le plus à l'affermissement du caractère, il faut mettre
au premier rang l'ordre et la discipline, qui disposent, pour
tous, d'une manière uniforme, tous les exercices de la jour-
née ; la vie simple et frugale qu'on y mène, loin des douceurs
et des caresses amollissantes de la maison paternelle, et
enfin tout ce que je nommerais volontiers les froissements
de la cloche, de là règle, du régime. L'influence de ces choses
sur la vie entière est incalculable.


Voici quelques lignesfort curieuses qu'écrivait, à cesujet,
dans ses mémoires, Henri de Mesmes, un des plus illustres
magistrats du xvi e siècle :


« Avec mon puis-né Jean-Jacques de Mesmes, je fus mis
au collège de Bourgogne, dès l'an 4542, en la troisième
classe ; puis je fis un an peu moins de la première. Mon père
disait qu'en cette nourriture du collège, il avait eu deux
regards : l'un à la conversation de la jeunesse gaie et inno-
cente ; l'autre à la discipline scholastique, pour nous faire
oublier les mignardises de la maison et comme pour nous
dégorger en eau courante... Je trouve que ces dix-huit mois
de collège me firent assez bien. J'appris à répéter, disputer
et haranguer en public; pris connaissance d'honnêtes en-
fants dont aucuns vivent aujourd'hui ; j'appris la vie frugale
de la scholaritè et à régler mes heures. Tellement qu'au
sortir de là, je récitai en public plusieurs vers latins et deux
mille vers grecs faits selon l'âge ; récitai Homère par cœur
d'un bout à l'autre, qui fut cause, après cela, que j'étais bien
vu par les premiers hommes du temps. »




866 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


Je pourrais citer encore ici bien d'autres témoignages; je
ne le crois pas nécessaire. Sur ce point, la contestation
n'existe guère. Les partisans, de l'Éducation privée avouent
qu'elle est peu favorable à l'affermissement du caractère, et
que trop souvent elle forme des enfants gâtés par la mollesse
et par la vanité.


Mais il est un point sur lequel j'insisterai davantage, parce
qu'il est d'une égale importance, et qu'on n 'y a peut-être pas
jusqu'à ce jour regardé de si près.


Dans l'Éducation domestique, non-seulement les froisse-
ments utiles manquent, mais les froissements odieux sont
inévitables, et voilà pourquoi, dans cette Éducation, non-
seulement le caractère ne se fortifie pas, mais souvent même
il s'aigrit et se déprave. Ici, qu'on veuille bien me permettre
les détails : ils sont nécessaires.


Et d'abord, dans l'Éducation privée, les caractères indo-
ciles sont perpétuellement irrités, parce que le commande-
ment du précepteur est toujours personnel ; la règle tout à
fait individuelle, par conséquent persécutrice; du moins
l'enfant le croit et le sent ainsi. C'est lui toujours qu'on pour-
suit; c'est toujours à lui qu'on en veut; c'est du moins tou-
jours à lui qu'on s'adresse, du matin au soir, à toute heure,
à tout moment. Dans l'Éducation publique, au contraire, les
froissements personnels disparaissent. Une cloche sonne,
deux cents enfants marchent. Le vôtre marche avec les au-
tres ; il est entraîné ; il n'en veut, il ne peut en vouloir à per-
sonne. Il ne saurait s'irriter contre la cloche : elle a sonné
pour tous, il n'y a pas de révolte, pas de mauvaise rèpor.se
possible ici. Tous se mettent en rang, au travail, au silence,
en même temps. Rien ne blesse là l'amour-propre de l'en-
fant, rien n'est odieux ; c'est la justice, c'est la règle géné-
rale, c'est l'ordre public ; on n 'y réplique point, ce serait in-
sensé : la pensée même n'en vient pas. D'ailleurs c'est un de
ses condisciples qui fait sonner la cloche. La cloche elle-




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 367


même obéit à l'heure, à l'horloge, c'est-à-dire à la puissance
du temps. Toute une maison, ses maîtres eux-mêmes cèdent,
comme lui, à ce pouvoir suprême, mystérieux, qui est le
temps de chaque chose : qui ordonne le travail, le silence,
les délassements, la prière, les repas, le sommeil, la vie tout
entière, et qui, par là même, fait la paix, la tranquillité de
l'ordre, l'harmonie universelle : Pax tranquillitas ordinis.
Contre un tel ordre, toute révolte serait un acte à la fois ab-
surde et indigne, vaincu sur l'heure, anéanti par son indi-
gnité même.— L'Éducation publique triomphe donc natu-
rellement, simplement, de toutes les résistances, sans des-
cendre à des luttes misérables. Elle les fait disparaître par
une force supérieure etirrésistible. Son action, sa puissante
énergie, s'exercent dans un champ si vaste, dans une région
si élevée, d'une manière si générale, si impersonnelle, pour
ainsi dire, que la petite guerre n'y est pas possible.


El quant aux grandes résistances, elle les prend de haut,
elle les enlève; et s'il le faut, quand elles résistent trop, tout
à coup elle les brise ou les bannit, et la tranquillité de l'or-
dre, la loi et la paix demeurent toujours.


Quoi qu'il arrive, ce n'est jamais une querelle égoïste :
c'est toujours au nom de l'ordre public, du bien généra],
que, sans avoir rien de vexatoire, l'autorité exige une obéis-
sance qui est toujours honorable et facile, parce qu'elle est
commune.


Parlerai-je des caractères paresseux aux prises avec l'Édu-
cation privée?...., il faut nécessairement qu'ils s'y anéantis-
sent ou s'y aigrissent; il faut ou les laisser dormir ou les
irriter. Unpauvre précepteur est obligé dese croiser les bras
tout le jour, et de demeurer là, sans puissance, sans ressour-
ces, désespéré, déshonoré, devant une force d'inertie invin-
cible ; ou bien il est réduit à reprendre, à exciter, à aiguil-
lonner mille fois de suite : c'est un tourment pour l'enfant,
c'est un tourment pour le maître.




B G 8 LIV. V . — INFLUENCE DU CONDISCirLE.


Delà, l'obéissance, lerespect, la reconnaissance chezl'un;
l'attachement, l'affection chez l'autre, sont à peu près im-
possibles.


Non, je n'aime pas l'Éducation privée ; parce qu'elle fait
mépriser ce qu'il y a de plus respectable au monde : l'auto-
rité ; et haïr ce qu'il y a de plus aimable : l'enfance !


Et il faut avouer que le plus souvent l'enfance y est haïs-
sable, parce qu'elle y est sans docilité, sans affection et sans
respect ; et l'autorité y paraît méprisable, parce qu'elle est
condamnée à devenir, trop souvent, une sorte de persécution
sans dévoûment ni bonté.


Oui, lorsque ce précepteur et cet enfant ne vivent pas en-
semble dans une cordiale intelligence; lorsque le caractère,
soit de l'un, soit de l'autre, soit de tous les deux, s'oppose à
ce qu'il s'établisse entre eux une sorte de familiarité conve-
nable, il est manifeste que ce doit être une torture morale
affreuse pour ce pauvre enfant, condamné avoir, sanscesse,
un œil inquisiteur qui le suit dans tous ses mouvements;
condamné à entendre continuellement la même voix, une
voix sèche et sévère qui le réprimande 1. Et d'autre part,
quelle torture pour ce précepteur, d'avoir là, toujours sous
les yeux, le même enfant, la même résistance, la même pa-'
resse, les mêmes réponses, la même stupidité!


Non : il le faut reconnaître, cette situation est de celles
dont on peut presque dire qu'elles répugnent à la nature.
L'Éducation privée fait vivre beaucoup trop intimement le
précepteur avec les défauts de ses élèves ; il les voit de trop
près, à toute heure ; il en souffre trop pour conserver avec


1. Voici ce que me disait un de mes amis auquel j 'avais communiqué les
lignes qui précèdent : « Dans ma jeunesse, avec une imagination vive,
m sous un extérieur très-calme et très-timide, si j'avais été placé dans ces
• conditions, je me serais ouvertement révolté, ou je serais devenu fou.
Oui, l'un ou l'autre me serait infailliblement arrivé. »




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 569


eux l'indulgence convenable; et eux, de leur côté, voient de
beaucoup trop près ses faiblesses.


Aussi je me souviens que quand je parlais à des précep-
teurs de mon amitié pour l'enfance et des charmes de cet
âge, ils se prenaient à sourire tristement et me disaient : On
voit bien que vous n'avez jamais été précepteur ; si vous
l'aviez été, vous ne parleriez pas de la sorte.


Dans l'Education publique, au contraire, dans ce grand
mouvement, dans cette variété perpétuelle et régulière des
hommes et des choses, l'humeur, la défiance, l'inquiétude,
l'irritation, ne peuvent être éternelles.


Qu'on y réfléchisse, et on verra, par exemple, quel avan-
tage il y a pour tous à ce que celui qui préside à l'étude et au
travail n'ait pas à en demander compte et ne soit pas celui
qui fait la classe '. Si l'un est mécontent, il y a ressource au-
près de l'autre, la mauvaise humeur ne se perpétue pas; il y
a remède pour l'enfant et pour le maître.


Il n'en est pas de même dans l'Education privée. Un
pauvre précepteur a dû, pendant l'étude, dire vingt fois à
son élève : Travaillez donc\ faites donc votre devoir ! étudiez
donc vos leçons ! Et après qu'il sait et qu'il a tristement cons-
taté que le devoir n'a pas été travaillé, ni les leçons apprises,
vient la classe où il fait réciter les leçons et corrige le devoir.
Naturellement alors l'humeur du maître et de l'enfant con-
tinue et va jusqu'à l'exaspération.


Puis, après la classe, arrive la récréation. Etbienqu'iln'y
ait entre ces deux êtres ni harmonie possible, ni jeux, ni
plaisirs communs, ils sont condamnés à prendre cette ré-
création ensemble : il faut que l'un divertisse l'autre. Si
c'est à la maison, le précepteur est obligé plusieurs fois de
dire à l'enfant d'un ton chagrin : Mais taisez-vous donc,


1. Bien que dans une maison d'Éducation fortement et habilement
constituée, il y ait, entre le professeur et le président du travail, intelli-
gence nécessaire et rapport fréquent.




d~0 LIV. Y. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


vous faites trop de bruit; on ne s'entend pas!... Et alors
l'enfant demeure immobile, ennuyé, anéanti, la tête sur un
livre, ou sur une carte de géographie qu'il a déjà regardée,
tachée, déchirée dix fois; sentant son maître toujours là qui
le regarde et l'obsède : ou bien, s'il fait beau, ils sortent et
vont à la promenade ; et vous les rencontrez rue du Bac, ou
dans le faubourg Saint-Honorè, marchantà quelques pas l'un
de l'autre, à une honnête distance, mais le plus loin pos-
sible ; et, tout en gémissant, chacun de leur côté, de ne pou-
voir se perdre de vue totalement, ils sont heureux du moins
de cette petite séparation momentanée.


En revanche, combien de fois n'ai-je pas vu des enfants
entrer au Petit-Séminaire de Paris, et y subir avec joie tous
les assujettissements les plus sévères; et quand je leur en
témoignais ma satisfaction, et aussi mon étonnement :
Ah! Monsieur, me disaient-ils,ici c'est bien différent de ce
que c'était à la maison avec notre précepteur. Je cite textuel-
lement. Voici comme l'un deux m'exprima un jour, dans sa
langue d'écolier, la tristesse de sa situation, contre laquelle
il avait comme obligé ses parents à lui chercher un abri
dansl'Educationpublique: « Notre précepteur était très-bon,
« je le reconnais : mais, vraiment, c'était bien triste de
« lavoir toujours sur notre dos, et puis aussi d'être toujours
a sur le sien. Voilà pourquoi mon frère et moi nous avons
« tant demandé à nos parents denous mettre au Petit-Sémi-
« naire, qu'ils s'y sont enfin décidés! »


Le fait est qu'un précepteur et un enfant, réduits à être
toujours ensemble, nese laissentjamaisrespirer l'un l'autre,
et n'ont jamais, ni l'un, ni l'autre, un mouvement libre.


L'étude, la classe, la récréation, les repas, la prière, le
matin, le soir;, le coucher, le lever : toujours le même
maître, toujours le même enfant, et cela pendant dix années !
Quand ils se prennent mal ou de travers, comprend-on où
cela va ?.... C'est une situation absolumen t sans remède ; il




CH. II. — QUART A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 571


faut la changer, se séparer, ou se haïr : pas de milieu. Je dis
se haïr, car cela va véritablement à la haine, ou au moins
à un dégoût insupportable. Que deviendra dans ce fiel et
sous ce pressoir, l'âme d'un pauvre enfant et le caractère
d'un malheureux précepteur!


Dans l'Education publique, il n'en va pas de la sorte : un
maître console de l'autre. Les condisciples et les récréations
consolent des maîtres. A cet âge, il ne faut qu'être distrait
pour être guéri et oublier tous ses chagrins : or, un collège
est plein de distractions légitimes.


Dans un collège, un professeur va en classe. 11 retrouve
ses élèves ; mais il y a plusieurs heures, quelquefois tout
un jour qu'il ne les a vus. Il aime à les revoir ; ils sont ai-
mables pour lui. Car même dans une classe médiocre, il y a
toujours quelques élèves bons, affectueux, dociles, labo-
rieux, distingués. Ceux-là lui donnent du courage pour
supporter et même pour encourager les autres.


Et, quant à ceux qui lui donnent quelque peine et qu'il
retrouve, ils sont là du moins toujours, ainsi que lui, dans
une condition plus favorable. Plusieurs heures se sont
écoulées" depuis leur dernière entrevue : l'irritation s'est
nécessairement adoucie départ et d'autre.


Le professeur n'a pas été le maître d'étude : ce n'est pas
lui qui a forcé ces enfants au travail dont il vient constater le
résultat. S'il a été président de récréation, il ne les a pas
contraints dans leurs jeux, au milieu de leurs joyeux cama-
r»des ; il a pu même trouver là une occasion pour leur dire
une bonne parole, pour leur faire amitié.


Au Petit Séminaire de Paris, combien de fois n'ai-je pas
été, à dessein, faire une partie de balle ou de cerceau avec
ceux parmi lesquels je distinguais l'enfant dont j'étais le
plus mécontent ! Rien ne m'aidait plus puissamment à re -
trouver son âme.


On le comprend : une grande cour, un beau parc, une




572 LIV. V . — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


récréation vive et animée, des jeux bruyants et deux cents
condisciples intervenant aident beaucoup à une réconcilia-
tion. Tout cela fait un changement de scène qui facilite sin-
gulièrement le changement d'humeur.


De plus, pendant les heures qui se sont écoulées entre
une classe et l'autre, le professeur a occupé son esprit
d'autre chose que de ce qui l'avait chagriné. Il n'a pas été
réduit, comme l'infortuné précepteur, à la nécessité de ne
voir, pendant tout le jour, que ce triste enfant, de n'entendre
que lui, de n'habiter qu'avec lui.


Qu'on y prenne garde, cette dernière circonstance est
considérable, et je veux en faire remarquer toutes les con-
séquences. Le professeur a sa chambre, son cabinet, ses
livres ; il est chez lui, seul et vraiment son maître. I I n'en
est pas ainsi du précepteur : le précepteur n'est presque
jamais seul, et par conséquent presque jamais son maître
chez lui.


Contre tous les ennuis de sa classe, le professeur a, du
moins, un asile ; — le précepteur, le plus souvent, n'en a
point: sa chambre, c'est presque toujours tout à la fois Vé-
tude, la classe, le lieu de la récréation, quand il fait mauvais
temps ; et même le dortoir. — De chez lui donc, de cet asile
de sa liberté, de son indépendance, de sa dignité person-
nelle, de ses nobles études, le professeur se rend en classe;
et bien que tel enfant ou tel autre lui ait, la veille, causé de
la peine, on comprend que la peine est déjà un peu loin :
depuis la dernière classe, il y a eu bien du temps, bien des
choses, et on arrive, de part et d'autre, pour la classe nou-
velle, sans trop de prévention ni de chagrin.


Si l'enfant a travaillé, s'est corrigé, le professeur le féli-
cite, et toute la classe s'en réjouit. Si l'enfant n'a pas tra-
vaillé, et a bien réussi, ce qui arrive parfois, le professeur
ne le tourmente point. Il ignore ce qu'il croit bon d'ignorer.
Il ne lui fait pas remarquer sévèrement la contradiction qui




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 573


se trouve entre sa paresse et son succès : ce que le précep-
teur est à peu prés obligé de faire en pareille circonstance.


Si le contraire est arrivé, si l'enfant a travaillé sans réus-
sir, le professeur s'en aperçoit promptement. Averti d'ail-
leurs par le président d'étude, il rend justice à son travail,
l'encourage à travailler plus sérieusement encore, et lui fait
espérer un succès meilleur.


Je pourrais multiplier ces détails. C'en est assez pour
montrer ce que les caractères irritables et les caractères pa-
resseux peuvent devenir dans l'Éducation privée.


Que dirai-je maintenant des caractères forts, des grands
caractères, des natures vives, curieuses, emportées? Elles y
étouffent. Je dois répéter ici, et avec plus d'insistance en-
core, ce que j'ai dit à un autre point de vue :


La petite capacité d'un intérieur si étroit est un supplice'
pour ces sortes de caractères. 11 leur faut plus de place, un
mouvement plus libre, un spaciement plus vaste, un horizon
où leur énergie s'élance et puisse s'exercer sans péril. Tout
cela se trouve dans l'Éducation publique. Il y a là tant de
noms divers, tant d'exercices variés, tant de figures diffé-
rentes, tant de maîtres, tant d'élèves anciens et nouveaux,
que l'activité la plus infatigable s'y épuise à la longue, ou du
moins se trouve à l'aise. Il y a des amitiés, il y a des rivalités,
il y a des compositions pour les luttes de l'esprit; il y a un
gymnase pour les luttes de corps, et un public pour les unes
et les autres ; il y a des fêtes religieuses et des fêtes littérai-
res; il y a de grands congés, de grandes promenades, etc.


Constamment une chose distrait et repose de l'autre. Les
récréations préparent au travail et en délassent ; le travail
rend la récréation plus agréable, etc. Si on trouve un condis-
ciple, un maître avec qui on ne s'accorde pas, on en rencontre
facilement un autre dont la bonne amitié, les bons conseils
font prendre sagesse ou patience.


11 y a, enfin, des vacances, qui sont de vraies vacances, et




574 L1V. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


qui offrent tout à coup un complet changement de scène pen-
dant deux mois. Encore une fois, tout cela suffit pour con-
tenter et quelquefois pour lasser l'activité la plus infatigable.


Tout cela est vrai, me dira-t-on ; mais il n'est pas moins
vrai qu'au collège, si le caractère des enfants se fortifie, leur
cœur se dessèche; ils oublient leurs parents, les traditions
de la famille.—Ce serait assurément le plus grand des mal-
heurs ; mais j'ose affirmer qu'il n'en est rien, si le collège et
les parents sont ce qu'ils doivent être. Voici ce qu'un père de
famille, chéri de ses enfants, et également habile dans l'art
de l'Éducation publique et de l'Éducation privée, écrivait :


« Et moi je dis que, s'il est un moyen d'animer ou de ra-
viver pour toujours la tendresse d'un enfant, c'est de l'éloi-
gner des soins minutieux de la maison paternelle. Dès que


• l'enfant arrive à d'autres mains, et même à des mains pieuses
et bienveillantes, qui ne voit que cette situation nouvelle dé -
veloppe à l'instant dans sa jeune âme cet amour de la famille
qu'il n'avait point senti encore, parce qu'il n'était qu'une
habitude ! L'enfant, éloigné du toit où vit son père, où pleure
peut-être sa mère, éprouve je ne sais quoi d'inconnu qui est
tout à la fois de la douleur et du courage : la douleur d'être
séparé ; le courage de faire effort pour rendre utile ce sacri-
fice. Alors l'affection commence à devenir une vertu. Et lors-
que les premières années de la vie se sont ainsi écoulées,"
l'enfant revient avec bonheur dans le sein des parents qu'il
aime. C'est souvent le contraire pour l'enfant que le toit do -
mestique a vu grandir. Celui-ci, de dégoût et d'ennui, prend
la fuite vers d'autres plaisirs plus violents ; et je ne sais pas
bien ce que les moralistes de boudoir se sont réservé de
-moyens pour retenir cette impatience... »


Combien de fois n'ai-je pas fait l'expérience de la vérité
qui est dans ces sages paroles! — A ceux donc qui disent :
Cet enfant oubliera ses parents au collège, je répondrai : Oui,
si vous l'y oubliez vous-mêmes. Mais ne l'y oubliez point; ne




;CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 5 7 5


cessez pas de lui faire éprouver, de loin comme de près, la
bonté, la vigilance paternelle et maternelle ; qu'il ne sente
pas, comme il arrive malheusement quelquefois, que c'est
pour se débarrasser de lui qu'on l'a jeté dans l'Éducation
publique; ne cessez jamais de présider, comme vous le devez,
à son Éducation; écrivez-lui souvent,etdes lettres qu'il con-
serve avec amour, qu'il relise avec fruit ; venez le voir aux
jours et aux heures convenables; parlez-lui toujours avec un
digne et tendre langage, avec la sollicitude éclairée d'un
père et d'une mère; et je vous réponds, moi aussi, pour l'a-
voir souvent expérimenté, que loin de lui faire oublier ses
parents, cette séparation, au contraire, les lui rendra plus
vénérables et plus chers.


Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, je pourrais citer des
noms propres, de dire avec succès à des parents qui se plai-
gnaient de la froideur, de l'indifférence de leur fils et de leur
fille : Mettez-le au collège; mettez-la au couvent, vous retrou-
verez sa tendresse, vous referez son cœur.


L'enfant trop caressé est toujours sans affection véritable,
sans reconnaissance pour ses parents. 11 croit que tout lui est
dû; et il ne leur sait plus aucun gré de ce qu'ils font pour
lui. Le collège lui apprend tout à coup quel est le prix de la
maison paternelle; lui en fait sentir plus vivement tous les
avantages ; lui fait comprendre, en un mot, ce que c'est qu'un
•père, ce que c'est qu'une mère, et que les meilleurs institu-
teurs sont loin d'avoir leur tendresse.


M. de Bonald nous fournit encore ici une observation bien
digne de sa profonde sagacité: « L'Éducation domestique
dit-il, est dangereuse, parce que l e s enfants jugent leurs pa-
rents à l'âge où ils ne doivent que les aimer, et deviennent sé-
vères avant que Ja raison leur ait appris à être indulgents.»


C'est après avoir réfléchi profondément sur toutes ces
choses que j'ai entendu, avec moins d'étonnement, une des
mères les plus intelligentes, les plus fermes et les plus ten-




576 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


dres que j'aie jamais connues, me dire : On se trompe bien
sur ceci : c'est souvent dans la maison paternelle que se perd
l'esprit de famille.


Il y a encore dans l'Éducation publique une chose dont les
parents s'effrayent beaucoup : je veux parler des manières,
du langage et de l'esprit écolier. On se plaint que, jusqu'à
un certain âge, les enfants y ont quelque chose de gauche,
d'impoli : les jours où ils sortent et où ils vont chez leurs pa-
rents, on remarque avec peine qu'ils sont embarrassés pour
faire un salut; qu'ils ne savent ni entrer dans un salon ni en
sortir, qu'ils ont même un certain argot collégien tout à fait
désagréable à entendre, et, pour tout dire enfin, que, quand
on va les surprendre dans leur négligé de collège, ils viennent
presque toujours au parloir avec leurs habits déchirés, les
mains pleines d'encre et des visages malpropres. — Je ne
conteste aucun de ces inconvénients de l'Éducation publique;
je crois seulement qu'on s'en afflige plus qu'il ne convient ' .


Je reconnais parfaitement aussi que, dans l'Éducation do-
mestique, on peut bien plus facilement que dans l'Éducation
publique éviter ces défauts. Un père, une mère, un salon,des
femmes de chambre, de nombreux domestiques peuvent y
aider. Mais il faut bien prendre garde, pour éviter les in-
convénients dont il est ici question, de tomber dans des
inconvénients beaucoup plus graves.


M. de Bonal a trouvé ces périls si sérieux, qu'il n'a pas
craint de les signaler à l'attention des pères et des mères de
famille avec une sévérité d'observation et de langage qu'on
ne me permettrait peut-être pas. On me permettra du moins
de citer ses paroles :


1. Je ne suis pas suspect à cet égard. Qu'on veuille bien relire, dans le
premier volume de cet ouvrage, le iv* chapitre du I " livre, où je m'élève
avec force contre la grossièreté collégienne, où je démontre que l'Educa-
tion est très-spécialement une œuvre de politesse; et aussi le v* chapitre
du III e livre sur les Soins physiques et la propreté.




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTERE. 577


« L'Education domestique est dangereuse, dit-il, parce que
les enfants y apprennent ou y devinent tout ce qu'ils doivent
ignorer; parce qu'elle place un enfant au milieu des femmes
et des domestiques; que, s'il y apprend à saluer avec grâce,
il y contracte l'habitude de penser avec petitesse; si on lui
apprend à manger proprement, on le forme à la vanité sans
motif, à la curiosité sans objet, à l'humeur, à la médisance :
à mettre un grand intérêt à de petites choses; à disserter
gravement sur des riens. On fait entrer dans les moyens
d'Education des observations critiques sur les personnes
qu'il a accoutumé de voir, et on lui donne aussi le goût mé-
prisable du persiflage. 1 1 s'accoutume à s'entretenir avec des
valets, à caqueter avec des femmes de chambre : toutes cho-
ses qui rétrécissent le moral à un point qu'on ne saurait dire.


« L'Education domestique serait insuffisante, même quand
on commencerait par faire l'éducation de toute la maison,
maîtres et valets; aussi tous ceux qui ont écrit sur l'Educa-
tion, veulent qu'on élève les enfants à la campagne, et exi-
gent la perfection dans tout ce qui les entoure, et dans tous
ceux qui contribuent à leur Education : ils supposent enfin
ce qui ne peut se trouver que dans un petit nombre d'indi-
vidus, et ils proposent par conséquent ce qui ne convient à
personne. »


Quant à ce qui se nomme l'argot écolier, je dois avouer
que j'ai été moi-même fort exagéré contre ce défaut. 1 1 m'a
toujours blessé au vif. Mes anciens élèves peuvent se sou-
venir que j'étais inflexible à cet égard. Tout enfant du Petit
Séminaire qui se servait en ma présence de ces mots ridi-
cules ou grossiers, était condamné au silence pour cinq mi-
nu tes au moins' . Je ne me fâchais point; mais cette langue


1. Je ne rangeais pas au nombre des mots ridicules ou simplement
grossiers, les expressions sans respect pour les maîtres : ce n'était pas
seulement cinq minutes de silence, c'était l 'exclusion immédiate du Petit
Séminaire, qui suivait ces expressions.


É. , H . 37




578 L1V. V . — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


grossière se taisait. Et puis, j'ai Oui par reconnaître que j 'é-
tais trop sévère à cet égard, et qu'il y a des mots familliers,
des mots écoliers, bien difficiles à éviter et dont il faut pren-
dre son parti, tâchant seulement d'en avoir le moins possible.


Quant aux enfants moins soignes de leur personne, quant
aux genoux et aux coudes percés, quant aux visages et aux
mains noircis par l'encre, il y aurait bien à dire, surtout
si je voulais rétorquer l'objection, et répondre par des con-
trastes. Le courage me manque. On me trouverait peut-être
un peu dur. Il me suffira d'attester qu'au Petit Séminaire de
Paris, nos enfants avaient toujours des fontaines jaillissan-
tes et des serviettes suspendues, à leur disposition, et que
chacun d'eux pouvait se débarbouiller régulièrement trois
fois par jour; mais je ne les y obligeais qu'une fois, le ma-
tin ; et le reste de la journée, il fallait qu'ils fussent devenus
bien extraordinaires pour ne pas me paraître toujours
agréables. De bonne foi, les dictionnaires, les rudiments,
les écritoires, les plumes, dix heures de travail par jour,
des récréations en conséquence, et l'âge, demandent un peu
d'indulgence sur cela.


En voilà assez. Je veux cependant, avant de finir cette
lettre, citer un passage de M. de Chateaubriand, où on verra
ce qu'il pensait des écoliers d'autrefois, et de l'élégance de
certaines Educations privées :


« Un étranger se trouvait, il y a quelque temps, dans une
société où l'on parlait du fils de la maison, enfant de sept à
huit ans, comme d'un prodige. Bientôt on entend un grand
bruit, les portes s'ouvrent, et l'on voit paraître le petit doc-
teur, les bras nus, la poitrine découverte, et habillé comme
un singe qu'on va montrer à la foire. Il arrivait se roulant
d'une jambe sur l'autre, d'un air assuré, regardant avec ef-
fronterie, importunant tout le monde de ses questions, et
tutuyant également les femmes et les hommes âgés... Ah!
ce ne sont pas là ces enfants d'autrefois que leurs parents




CH. II. — QUANT A LA FORMATION DU CARACTÈRE. 579


envoyaient chercher, touslesjeudis, au collège. Ils arrivaient
avec des habits simples et modestement fermés. Ils s'avan-
çaient timidement an milieu du cercle de la famille, rougis-
sant quand on leur parlait, baissant les yeux, saluant d'un
air gauche et embarrassé, mais empruntant des grâces de
leur simplicité même et de leur innocence ; et cependant le
cœur de ces pauvres enfants bondissait de joie. Quelles dé-
lices pour eux qu'une journée passée ainsi, sous le toit pa-
ternel, au milieu des complaisances des domestiques, des
embrassements des sœurs, des dons secrets de la mère ! Si
on les interrogeait sur leurs études, ils ne répondaient pas
que l'homme est un annimal mammifère placé entre les
chauves-souris et les singes, car ils ignoraient ces impor-
tantes vérités ; mais ils répétaient ce qu'ils avaient appris
dans Bossuet ou dans Fénelon : que Dieu a créé l'homme
pour le servir; qu'il a une âme immortelle; qu'il sera puni
ou récompensé dans l'autre vie, selon ses mauvaises ou bon-
nes actions ; que les enfants doivent être respectueux envers
leurs père et mère ; enfin toutes ces vérités du catéchisme
qui font pitié à la philosophie. Ils appuyaient cette histoire
naturelle de l'homme, de quelques passages fameux en vers
grecs ou lalins empruntés d'Homère ou de Virgile; et ces
belles citations du génie de l'antiquité se mariaient assez
bien aux génies non moins antiques de l'auteur de Téléma-
gue et de celui de lllistoire universelle. »




5 8 0 LIV. V . — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


C H A P I T R E I I I


Avantages ou inconvénients de l'Éducation publique ou privée,
quant à la pureté des mœurs.


C'est ici, je dois l'avouer, que les partisans de l'Education
privée, ceux-là même qui se trouvent forcés de convenir que
Y esprit, que le caractère s'élèvent, se développent et se for-
tifient mieux dans l'Education publique, croient enfin l'em-
porter, se récrient à leur tour, et nous disent, avec un An-
cien, que jeter un enfant au milieu d'une foule d'autres
enfants et parmi ces jeunes gens enclins au vice, dont le com-
merce ne peut être qu'un exemple et une source de dérègle-
ment, c'est trop exposer sa faiblesse, et préparer à la pureté
de ses mœurs une ruine presque inévitable.


La question devient, on le voit, très-délicate ; car elle ne
peut être résolue qu'après un examen attentif des périls que,
dans l'état actuel des mœurs publiques et privées, l'Educa-
tion particulière elle-même fait courir à l'innocence de l'en-
fant. La réserve avec laquelle je dois m'exprimer, augmente
la difficulté de cette question : toutefois, je ferai entendre
nia pensée tout entière, même quand je devrai ne pas la
manifester hautement, même quand je ferai en sorte de ne
parler que par la bouche d'autorités étrangères.


Et d'abord, je réponds sans hésiter :que si les enfants
loivent trouver dans l'Education publique, dans le collège,
le mauvaises mœurs et l'impiété, IL V A U T MIEUX M I L L E E T
MILLE F O I S qu'ils demeurent à jamais ignorants, ou reçoivent
une instruction moins parfaite, que devenir là perdre leur
foi et flétrir leur vertu. Je ne fais que répéter énergiqnement




CH. I I I . — L A P U R E T É D E S M Œ U R S .


ici ce que j'ai dit sans cesse dans le cours de cet ouvrage. Je
demande en grâce qu'on ne me fasse jamais dire autre chose.


C'est, du reste, ce que Quintilien lui-même, au sein du pa-
ganisme, déclarait sans détour. Au soin du christianisme,
hélas! pourquoi des parents, même vertueux, tiennent-ils
souvent un autre langage? Qu'ils méditent, du moins, ces
belles et fortes paroles de Quintilien : « S'il est vrai, disait-
« i l , que les écoles publiques soient utiles aux études, mais
« préjudiciables aux mœurs , JE S U I S D ' A V I S Q U ' U N E N F A N T
« A P P R E N N E P L U T Ô T A B I E N V I V R E , Q U ' A B I E N P A R L E R , E T Q U ' I L


o D E M E U R E I G N O R A N T , S ' I L N E P E U T A C Q U É R I R L A S C I E N C E S A N S


« P E R D R E L A V E R T U . »


Mais après avoir fait cette déclaration solennelle, Quinti-
lien ajoutait, et je prie les pères et les mères de famille vé-
ritablement sérieux et attentifs de bien réfléchir sur cette
page de Quintilien ; d'y comparer le temps où nous vivons
et ses périls, et de prononcer eux-mêmes sur la grave et dé-
licate question qui nous occupe :


« Assurément, disait Quintilien, il y a des écoles publiques
où les enfants se gâtent : mais ne se gâtent-ils jamais dans
leurs familles?... Combien d'exemples nous prouvent que,
dans la maison paternelle comme aux écoles, un jeune
homme peut également perdre son innocence ou la sauver !
Si un enfant est porté au mal, si on a peu de soins de for-
mer ses mœurs àla vertu, de veiller sur ses actions et de gar-
der sa première innocence, l'Education paternelle et les lieux
les plus retirés ne lui offriront pas pour le vice des occasions
ou des facilités moins funestes. Le précepteur à qui on le
confie ne peut-il pas être lui-même de mauvaises mœurs?
Cet enfant sera-t-il plus en sûreté parmi des domestique vi-
cieux qu'avec des condisciples peu retenus?


« Plût au ciel, ajoutait Quintilien, que l'on n'eût pas à
nous imputer à nous-mêmes ce dérèglement de nos en-
fants ! Nous amollissons d'abord leur enfance par les plus




582 L 1 V . V . — I N F L U E N C E D U C O N D I S C I P L E .


indignes délicatesses. Cette Education molle que nous cou-
vrons du nom d'indulgence, énerve misérablement leur
esprit et leurs corps. A quoi ne porteront pas leurs désirs,
dans un âge plus avancé, des enfants accoutumés à fouler
des tapis somptueux ! A peine peuvent-ils bégayer quelques
mots, qu'ils savent déjà demander ce qu'il y a de plus
friand et de plus exquis. Nous leur apprenons à goûter les
bons morceauxavantde leur apprendre àparler : ils croissent
assis dans des chaises voluptueuses; et s'ils mettent les
pieds à terre, incontinent les femmes empressées les tien-
nent suspend us, et les balancent nonchalamment. S'ils disent
quelque chose de licencieux, c'est un divertissement pour
nous : des paroles qui ne seraient pas supportables dans la
bouche des hommes les plus corrompus, nous font plaisir
dans celle des enfants; on en rit, on leur applaudit, on les
baise : je ne m'en étonne pas, puisque c'est de nous qu'ils
les ont apprises, et qu'ils ne font que répéter ce qu'ils enten-
dent dire. Ils sont témoins de nos passions; ils entrevoient
nos plaisirs les plus criminels; ils entendent chanter autour
d'eux des chansons obscènes ; des choses que je n'oserais
dire sans rougir, sont exposées en spectacle à leurs yeux.
Tout cela passe bientôt pour eux en habitude, bientôt après
en nature. Les pauvres enfants se trouvent vicieux avant que
de savoir ce que c'est que le vice : ne respirant que luxe et
que mollesse, dépravés d'esprit et de corps, ils viennent à
nos écoles. Y P R E N N E N T - I L S C E S M C E U R S ? . . . Non ; M A I S I L S L E S
V A P P O R T E N T . »


Ma pensée, en citant ce très-remarquable passage de Quin-
tilien, n'est pas, certes, d'égaler les dangers de la maison
paternelle à ceux de toute espèce de collèges. A Dieu ne
plaise! je voudrais seulement éveiller chez certains parents
des pensées et des inquiétudes nécessaires, dissiper chez
certains autres des illusions aussi aveugles que funestes, et
éclairer ceux qui consentiront à l'être.




CH. 111. — LA PURETÉ DES MŒURS. 583


Il est vrai et je le dois avouer : la société dont Quintilien
nous dépeint les mœurs et nous trace un si triste tableau,
était une société païenne; mais je le demande à mon tour,
la nôtre, où en est-elle? Qu'on lise ce que Fénelon écrivait
de la société française et des périls de l'Éducation domes-
tique au xvn e siècle, et qu'on me dise si nous sommes au-
jourd'hui dans des conditions très-favorables.


Où ensontaujourd'huilaplupartdesfamilles? Je ne parle
pas ici des maisons irrégulières, pleines d'agitations mon-
daines ou de dissensions scandaleuses ; mais, hélas! la fa-
mille chrétienne elle-même, qu'est-elle devenue parmi nous ?
quels moyens, quels secours d'Éducation pour les enfants y
peut-on espérer? que peuvent, à cet égard, les plus sages,
les plus vertueux parents? que peuvent-ils contre des frères
aînés déjà indépendants? contre les cousins? contre les
jeunes amis? contre les serviteurs? contre les livres et les
journaux? contre les feuilletons,les romances,les chansons,
les soirées, les visites, la musique et les spectacles ?


En un mot, que peuvent-ils contre la vie et la dissipation
du monde qui les presse et les domine de toutes parts? —
Voici ce que proclamait récemment, au milieu d'une assem-
blée de pères et de mères de famille respectables, non pas à
Paris, dans la grande cité mondaine, mais en province et
dans la ville peut-être la plus religieuse de France, un
homme qui a depuis longtemps dévoué sa vie à l'Éducation
de la jeunesse :


« Poursuivrel'œuvre si compliquée etsi délicate de l'Édu-
cation, il faudrait que le foyer fût comme une sorte de sanc-
tuaire, où ne vinssent pas retentir les tumultes du dehors,
affaires,politique, voyages,intrigues,plaisirs, tous ces bruits
étourdissants qui troublent les existences mondaines, et
auxquels se prend, avec passion, l'âme avide, curieuse et
active de l'enfant. Où sont les ménages tranquilles de nos
ancêtres? où sont les familles rangées et patriarcales qui




5 8 1 L1V. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


avaient jadis ces loisirs et cette paix •?... Hélas ! Messieurs,
le foyer de nos jours participe plus ou moins aux ébranle-
ments et aux tracas de la vie publique! Jamais, peut-être,
l'existence ne s'est compliquée de tant de préoccupations et
de sollicitudes. Ce sont les devoirs impérieux de l'État, les
luttes de la concurrence, les soucis de l'ambition, les agita-
tions de dehors, les soins de l'intérieur, les relations de pa-
renté, déplaisir ou de politesse, repas, visites,soirées,con-
certs, mille distractions qui s'emparent de l'esprit, mille
dérangements qui se disputent les heures. Comment voulez-
vous qu'un pauvre enfant étudie sérieusement et se déve-
loppe au milieu de ce tourbillon ?


« Je connais, certes, et je vénère ces pures et religieuses
familles qui ont su se préserver de la commune contagion.
Mais forment-elles lamajorité et la règle,ou ne sont-ellespas
de belles et honorables exceptions ? Combien y en a-t-il en
dehors de celles-là où les jeunes âmes ne sont pas à l'abri
des mauvais exemples et des impressions funestes ? Com-
bien où la sollicitude vigilante d'une mère chrétienne gé-
mit, sans pouvoiry porter remède, des mauvaises doctrines,
des propos railleurs, des omissions coupables, des habi-
tudes dépravées!


» Mais je suppose que le grand nombre de familles aient
assez de conscience et de discrétion pour maintenir leur con-
duite et leur langage dans les limites d'une parfaite conve-
nance, peuvent-elles répondre que, dans leurs nombreuses
relations d'affaires ou de politesse, il n'y aura jamais rien
qui puisse exercer sur la nature délicate de l'enfant une dan-
gereuse influence ? On a si peu l'habitude de s'observer et
de se gêner devant les enfants ! Sous prétexte qu'ils n'ont ni


1 . Sans doute, quoiqu'elles soient devenues rares, il y a encore sur le
sol de notre patrie de ces familles infiniment respectables : j 'ai le bonheur
d'en connaître, et je les excepte formellement de tout ce que je suis obligé
de dire ici.




CH. 111. — LA PURETÉ DES MOEURS. 585


la patience d'écouter, ni l'âge de comprendre, on parle de
tout, sans précaution, en leur présence; on se permet les
plus étranges propos, on poursuit les conversations les plus
lestes, on n'observe aucun ménagement pour leur pudeur
délicate,on n'épargne pas même leur modestie naissante;
car on leur prodigue souvent de fades et ridicules éloges"
qui surexcitent leur vanité, bien qu'ils ne veuillent que
flatter la tendresse maternelle.


« N'y eût-il jamais de pareils manques de convenances, je
demanderais encore si un salon est la place naturelle de ces
petites âmes naïves, curieuses,impressionnables, sur qui tout
influe; je demanderais si elles n'ont rien à perdre ou à souf-
frir dans cette atmosphère de luxe amollissant, de toilettes
brillantes, de musique passionnée, de langage affecté ou adu-
lateur. »


Ces observations portentavec elles-mêmes un caractère de
pénétration, de justesse et de vérité sensible. Et encore
faut-il dire que celui qui les a faites ŝ est surtout occupé de.
l'Education publique : qu'eût-il dit s'il avait eu une égale
expérience de l'Éducation particulière ?


Voici ce que m'écrivait, il y a peu de jours, un précepteur
du plus rare mérite, qui a consacré de longues années à
l'Éducation privée et qui avait observé de très-près tous les
avantages et aussi tous les périls de ce genre.d'Éducation :


« Je ne vous ai parlé que des domestiques qui gâtent, qui
flattent, et qui, par conséquent, dépravent le caractère de
l'enfant; je ne vous ai pasparle de ceux qui le corrompent,
bien qu'il s'en rencontre plus souvent qu'on ne le pense.
Mais les meilleurs que j'ai connus, et c'était réellement d'ex-
cellents domestiques sous tous les autres rapports, ne man-
quent jamais de raconter, en présence d'un enfant, toutes
les histoires scandaleuses du voisinage : ils lui prêtent de
mauvais livres. Le précepteur est d'une sévérité ridicule...
tous les enfants de cet âge savent ces choses-là...




586 L1V. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


« Les cousins et les camarades obligés, c'est-à-dire les en-
fants des amis de la famille, sont encore la peste des Educa-
tion particulières. Que fera le précepteur dont l'expérience
découvre qu'un des enfants est corrompu et peut-être cor-
rupteur? Il avertira les parents : on ne le croira pas : C'est
un enfant charmant, rinnocence même, etc.... Si le précep-
teur peut fournir des preuves de la fâcheuse influence de
l'enfant sur son élève, le remède arrive trop tard;le mal
est consommé. Rappelez-vous ce que disait en votre pré-
sence M. le comte de *** : « Nous étions un petit nombre
« d'enfants des meilleures familles, ayant chacun notre
J précepteur, et nous nous trouvions souvent réunis. On
« nous croyait tous de petits saints, et cependant, il en
« était parmi nous qui s'érigeaient en professeurs d'immo-
« ralité. »


Je cherche à recueillir mes souvenirs : et je ne me rap-
pelle pas un seul enfant, parmi ceux avec lesquels je me
suis trouvé en rapport dans le cours de quinze années, qui
n'ait eu au moins un cousin franc mauvais sujet. »


Certes, je ne m'étonne pas que M. de Bonald, cet esprit si
élevé, si fin, si pénétrant,qui avait tant observé la famille et
les moeurs parmi nous, ait écrit sur ce même sujet la page
suivante, où la grâce et la légèreté du style ne font que
mieux ressortir la gravité et la profondeur des choses :


« Les enfants seront donc plusieurs années dans les col-
lèges, et je crains encore qu'ils n'en sortent trop tôt'.


« je voudrais, et pour cause, que l'Éducation se prolon-
geât jusqu'à la dix-septième ou dix-huitième année, moins
pour orner l'esprit que pour former le cœur et veiller sur les
sens, et que cette époque critique se passât dans la distrac-
tion, le mouvement et la frugalité du collège, plutôt que
dans l'oisiveté,les plaisirs et la bonne chère du monde...Ils


l. On comprend, et il e s tmani fes tequeM.de Bonald posait la question
comme je l'ai posée moi-même, et qu'il ne parlait que d'un bon collège.




CH. III. — LA PURETÉ DES MOEURS. 587


sont dans le collège bien inoins pour s'inslruire que pour
s'occuper.


« Que saura donc le jeune homme sortant du collège ?
Rien ; pas même ce qu'il aura étudié : car on ne sait rien à
dix-huit ans. Mais il aura appris à retenir, appris à com-
parer, appris à imaginer, appris à distinguer, appris à con-
naître l'amitié, età savoir diriger ses affections naturelleset
sociales,appris à réprimer son humeur, à modérer ses sail-
lies, appris à faireusagede ses forces, appris à occuper son
esprit, son cœur et ses sens, appris à obéir surtout, appris
enfin... à tout apprendre.


« Le jeune homme élevé dans la maison, sous les yeux
d'un instituteur vigilant et vertueux, comme on en trouve,el
des parents exemplaires, comme il y en a tant, saura beau-
coup plus ; il saura ce qu'on ne lui aura pas appris, et même
ce qu'on n'aura pas voulu lui apprendre; il aura eu toutes
sortes de maîtres ; il aura dans la tête beaucoup de jolis vers;
il saura déclamer quelque scène de Racine dont il com-
prendra l'intention, sans en sentir les beautés; il aura collé
des plantes et cloué des papillons, et se croira des connais-
sances de botanique et d'histoire naturelle: mais il n'aura
ni jugement, ni imagination ; il aura peut-être des attaques
de nerfs, et n'aura pas de sensibilité ; il aura des passions
et n'aura pas des sens. »


Que conclure de tant de témoignages, de ces autorités si
graves, de ces expériences si décisives?


Sansdire icimes expériencespersonnelles,— on comprend
les délicatesses profondes qui me le défendent, — qu'il me
soît permis au moinsdetirer les graves conséquences de tout
ce qu'on vient de lire. De tout cela, il résulte manifestement
que l'Éducation particulière elle-même n'est pas sans périls
pour la vertu; qu'on se fait quelquefois à cet égard les plus
étranges et les plus déplorables illusions ; et que l'Éducation
privée, qui laisse dans le monde, est souvent une Éducation




B83 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


publique très-dangereuse ; tandis que l'Education publique
qui sépare sagement du monde, est, à proprement parler,
la bonne Éducation privée,


Ah ! je le sais, et je le redis, il faut un bon collège ; car si
le collège est mauvais, c'est effroyable : mais on peut trouver
uu bon collège. La loi de 1850 et la libre concurrence qu'elle
donne font qu'à l'heure où je parle, sans compter cent petits
séminaires accessibles désormais à toutes les familles chré-
tiennes, il y a de nombreux établissements, publics et pri-
vés, entre lesquels les parents éclairés et vertueux peuvent
choisir celui qui convient le mieux à l'Éducation de leurs
enfants.


Quant à la maison paternelle, dans l'état actuel des mœurs,
sauf les exceptions dont j'ai parlé, il est bien à craindre que
l'enfant n'y soit médiocrement élevé.


S'il y est trop tenu, l'ennui,l'isolement, le marasme, quel-
quefois le développement solitaire des plus mauvais pen-
chants, éteindront son Éducation intellectuelle et morale :
et s'il n'est pas assez tenu, la dissipation du monde ne tar-
dera pas à lui communiquer sa funeste contagion.


Si on veut bien comprendre les difficultés réelles d'une
bonne Education particulière pour former les mœurs de
l'enfant, on doit se rendre compte, dans la pratique, de quel-
ques-unes des conditions qu'il faut réunir pour cela : il faut
que l'intérieur de la famille soit, pour tout le temps de l'Édu-
cation, un asile inviolable où l'enfant puisse grandir et s'é-
lever dans la science et dans la vertu, sous l'heureuse in-
fluence des soins et des exemples paternels et maternels ! Il
faut une famille qui se consacre entièrement à la vie inté-
rieure, et qui, ne donnant rien au monde et aux plaisirs,
donne tout son temps, tous ses soins au travail sérieux, à
l'étude et à l'Education de ses enfants. La nature des hommes
et des choses, l'état de la société et des mœurs permettent-ils
qu'il en soit souvent ainsi? l'ont-ils jamais bien permis?




CH. 111. — LA PURETÉ DES MOEURS. 889


J'admets que l'on rencontre quelques rares familles où
cette vie est possible : cela ne suffira pas. Il faudra encore
qu'une loi de sagesse et de circonspection, de gravité et de
vertu constante soit imposée à tous ceux qui s'approchent
de l'enfant, et lui doivent par conséquent des leçons et des
exemples : il faudra une loi dont les plus sages parents et les
plus vertueuses familles ne peuvent plus guère maintenir le
respect ! Combien de fois, même pour ces premières et jeunes
années, pendant lesquelles je demande que l'éducation de
l'enfant se fasse au foyer domestique, combien de fois n'ai-je
pas entendu des mères chrétiennes gémir de ne pouvoir
suffire à protéger leurs enfants contre le péril des discours
imprudents et des mauvais exemples!. .


Hélas ! il faut le redire, on s'est depuis trop longtemps
exercé à tout mépriser, à tout profaner, pour qu'on respecte


.encore l'enfance : on n'y pense seulement pas! Quedis-je?on
pense, on proclame, on préconise le contraire. Il faudra
bien qu'il sache ces choses-là tôt ou tard, disent certains
oncles, disent les frères aînés, pour excuser leur conduite
et leurs discours.


Après avoir indiqué ce qui me paraît être de la plus ab-
solue nécessité pour la bonne Éducation morale de l'enfant,
qu'on veuille bien me laisser exprimer familièrement ma
pensée sur ce qui s'y oppose : je ne serai ni long ni sévère.
Si je puis même donner à ma pensée la forme la plus sensible
et la plus simple, et tout réduire à un mot, je me bornerai
à dire que le salon, non-seulement à Paris, mais dans la
plupart des grandes villes, ne le permet plus, excepté
chez ces rares et vénérables familles dont je parlais tout à
l'heure.


Oui, le salon ! Sans faire au siècle une guerre plus sé-
rieuse, sans chercher des difficultés plus graves, sans m'é-
leverplus haut, sans entrer dans d'autres détails : et afin,
d'ailleurs, d'être fidèle à la réserve que je me suis imposée,




5 9 0 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


je ne ferai que soulever ce coin du voile, et je dirai simple-
ment que les lectures, les peintures, les conversations, les
plaisirs, les concerts, les visites, les spectacles du salon,
c'est-à-dire la vie du monde, telle qu'elle est faite aujour-
d'hui, ne le permet plus!


Non : une maison troublée, bon gré mal gré, par toutes
les émotions du dehors, par le tumulte des passions et des
affaires, qui vient se joindre au tumulte des plaisirs, par
tous ces bruits étourdissants dont les meilleurs esprits sont
agités, non, une telle maison ne pourra jamais être le sanc-
tuaire des études et de l'Éducation !


Est-ce qu'on est libre de fermer sa porte à tout cela, à
ceux-ci et à celles-là?... C'est difficile, me répondra-t-on.
Mais si on ne peut fermer sa porte à tous ceux qui viennent
y frapper, et éloigner du foyer domestique les agitations du
dehors et le monde, on peut, du moins, avoir des jours et
des heures rêservés,"et éloigner les enfants au moment où
le monde et ses agitations envahissent le salon.


Oui : cela est absolument possible, et on doit le faire, et je
loue ceux qui le font. Mais cela a de graves inconvénients.
Pour la plupart des grandes maisons, pour celles-là même
où se rencontre le plus fréquemment l'Éducation particu-
lière, c'est à peu près tous les jours qu'il faudrait condam-
ner les enfants à l'èloignement du salon, au moment où le
monde et les plaisirs y arrivent. Mais, encore un coup, cela
même n'est pas sans difficultés; car ce monde, ces plaisirs
dont on éloigne l'enfant au moment même où ils apparaissnt,
croit-on que l'apparition en soit pourlui sans danger, etque
le sacrifice en soittoujours si facile? Non, non : ces pauvres
enfants les entrevoient, ces plaisirs, les regrettent et les dé-
sirent au momentmême où vous les en éloignez ! Ces regards
furlifs, ces regrets impuissants, ces désirs trompés, sontquel-
quefoispour eux un supplice;je ne sais rien de plus funeste,
rien de plus capable d'exciter leurs passions naissantes.




C H . 111. - - L A P U R E T É D E S M Œ U R S . 591


Vous avez beau leur dire : Des enfants doivent se coucher de
bonne heure; de bonne foi, ne comprenez-vous pas, ne sen-
tez-vous point quel chagrin c'est et ce doit être pour eux, de
se retirer au moment même où la maison paternelle va deve-
nir plus gaie, plus animée, plus brillante que jamais, et offrir
une scène plus curieuse et plus vive à leurs yeux et à tous
leurs sens!...


On le voit, j'entre ici dans les détails pratiques et les plus
vulgaires : mais c'est la vérité des situations. Je pourrais
m'en prendre à des faits plus solennels et plus sérieux en
apparence : je m'attache à dessein à ce qui paraît si peu de
chose : que serait-ce donc, si je parlais de tout le reste de la
vie mondaine? Mais non; le coucher des enfants, et les re-
grets, quelquefois le désespoir et les larmes qui l 'accom-
pagnent chaque soir, me suffisent.


Dans l'Éducation publique, au contraire, le coucher, pour
eux, c'est une joie. Us ont joué, travaillé, marché tout le
jour : ils sont enchantés d'aller dormir et se reposer. D'ail-
leurs, au collège ou dans un Petit Séminaire, tout le monde
se couche et dort en même temps ; toutes les lumières sont
éteintes à la même minute, et elles éteignent, elles endor-
ment tous les regrets avec elles. Mais dans les familles, on
illumine au moment où on éloigne les enfants. Dans ce mo-
ment-là même, ils voient arriver chez vous, avec tout le fra-
cas de la vanité triomphante, vos amis, jeunes et vieux, tous,
ces hommes du monde, toutes ces femmes revêtues, non de
dignité et de modestie, mais de cette élégante corruption,
dont Fénelon voulait qu'on inspirât I ' H O R R E U R aux enfants,
oui, I ' H O R R E U R , c'est le mot dont il se sert, lui, cet homme si
doux et si modéré. Us entrevoient tout cela; ils le goûtent
avec avidité; c'est un charme, un saisissement profond,
quelquefois un enivrement; et c'est à ce moment qu'on les
éloigne! et c'est là-dessus qu'on les envoie faire leur prière
du soir, leurexamen de conscience, etse coucher; et on veut




592 H V . V. — INFLUENCE BU CONDISCIPLE.


que tout soitpour eux sans regrets, sans désirs, sans pensées
funestes, sans mauvaises espérances pour un autre avenir !
mais vous n'y pensez pas!. . .


Je recevais naguère la visite d'un magistrat qui me racon-
tait l'histoire d'un pauvre enfant de douze ans, jeune homme
aujourd'hui ruiné et presque déshonoré, lequel, élevé comme
je viens de le dire, disait tout bas, pendant qu'on le tenait
à genoux et qu'on lui faisait faire sa prière du soir, et qu'il
enrageait : Ah! quand faurai dix-huit ans, je sais bien ce
que je ferai !


Ou bien, si vous ne recevez pas chez vous ce jour-là, vous
allez chez les autres. Vos enfants vous voient partir. Vous
allez au spectacle, au bal : jamais vous n'avez eu l'air plus
brillant, plus heureux. Que vous ne le soyez pas au fond,
c'est ce qui importe peu : vous en avez l'air, votre enfant
n'a pas, comme vous, l'expérience de la vie, pour savoir ce
que cela vaut, et ce que cela cache. Vous avez beau le baiser
au front et lui dire : Les enfants ne vont pas au spectacle; tu
iras quand ton Education sera finie : outre qu'il ne comprend
guère comment il ne peut aller s'amuser là où s'amusent
ses parents, vous sentez quel goût cela lui donne instinctive-
ment pour son précepteur et son Éducation.


Il va donc se coucher sur cette joyeuse séparation; et le
lendemain il vous retrouve à déjeuner, où vous parlez de
ce que vous avez fait, de ce que vous avez vu, de ce que vous
avez entendu, la veille, au spectacle ou dans le monde. Il
entend son frère aîné ou ses beaux-frères vanter le charme
des acteurs, la grâce des actrices, le ravissement de tout ce
qui s'est passé : et vous voulez que ses thèmes et ses ver-
sions, le grec et le latin, le précepteur et le catéchisme,
l'Éducation et la vertu, ne lui paraissent pas singulièrement
fades et pâles, disons le mot, ridicules et odieux, comparés à
des enchantements dont il voit son père, sa mère, ses frères,
ses sœurs et toute sa famille enivrés!




CH. I I I . — LA PURETÉ DES MOEURS. 593


Non, non : il ne faut pas demander aux enfants une sa-
gesse, des sacrifices et des vertus dont on n'est pas capable
soi-même, et dont on ne leur donne pas l'exemple! Et c'est
ce que fait perpétuellement l'Éducation privée.


Il ne faut pas attendre que les enfants estiment comme
bon, digne, important, ce qu'ils voient négligé, méprisé
dans leurs familles : et qu'ils regardent comme vain ou dan-
gereux, ce dont leurs parents parlent sans cesse, et quel-
quefois avec transport.


Je sais bien que, pour adoucir l'austérité de leur Éduca-
tion, on a imaginé les bals d'enfants: faut-il, ici, dire pleine-
ment ma pensée?... ce sera, du moins, mon dernier mot.
Oui : il est vrai, les bals d'enfants sont une des consolations
et des joies de l'Éducation privée. Mais pour moi, je dois l'a-
vouer, ils me consolent peu et me rassurent encore moins !
Je l'ai déclaré souvent : je n'aime pas qu'on arrache un en-
fant à sa mère, et qu'on le livre, avant le temps, à l'Educa-
tion publique ! Mais si les bals d'enfants continuent, je serai
condamné moi-même à demander que l'Éducation publique
commence plus tôt. Sérieusement, quand se dêcidera-t-on à
respecter ces âmes immortelles et à renoncer à toutes les in-
dignités par lesquelles on les profane?


J'en ai dit assez, peut-être trop sur tout cela : je ne le re-
gretterai pas, si j'ai pu inspirer quelque réflexion sérieuse à
ceux dont les intérêts me touchent si profondément.


É „ I I . 3 8




594 L1V. V . — I N F L U E N C E DU C O N D I S C I P L E .


C H A P I T R E I T


Suite et fin du même sujet.


11 me reste à exposer quelques réflexions quant au gou-
vernement même de l'Éducation, c'est à-dire quant à l'au-
torité et au respect qui doivent en être l'âme. Ce que j'ai dit
sur ce sujet dans le livre précédent me dispense d'entrerici
dans le détail. Je serai très-court.


L'Éducation est une œuvre d'autorité et de respect : l'au-
toritéet le respect sont-ils possibles dans l'Éducation privée?
Je ne le crois guère; et toutes les raisons, toutes les expé-
riences, toutes les autorités que j'ai alléguées jusqu'ici sem-
blent trop démontrer le contraire. J'en donnerai quelques
raisons plus décisives encore.


Ce que je dois dire d'abord, quant à la direction générale
de l'Éducation, c'est que le plus souvent il n'y en a pas, et il
ne peut guère y en avoir dans l'Éducation privée.


En effet, le précepteur nuit à l'autorité des parents, et les
parents, de leur côté, ne laissent presque jamais intacte l'au-
torité du précepteur. Et j'ajoute qu'ils ne peuvent guère lui
laisser cette autorité. Comme l'enfant est dans l'intérieur do
la famille, sous les yeux de son père et de sa mère, il faut
nécessairement qu'il leur demeure soumis en toutes choses.
Le père et la mère sont toujours là avec leur autorité pré-
sente; ils doivent donc présider toujours, reprendre au
moins quelquefois, et décider souvent.


Il ne peut en être différemment ; car cela est dans l'ordre,
cela est naturel : autrement les parents abdiqueraient, et ils
ne le peuvent sans manquer à un devoir sacré.


Dans toutes les contestations, l'enfant sent donc qu'il a




CH. IV. — SUITE ET FIN DU MÊME SUJET. 5 9 5


contre son précepteur un recours légitime, immédiat, cons-
tant, et qui lui est naturellement favorable. De là que de dif-
ficultés ! Même quandlesparentsdonnentraison au précep-
teur, ils diminuent, ils abaissent son autorité. Ils lui don-
nent aujourd'hui raison ; donc ils peuvent lui donner tort :
c'est ce que l'enfant espère pour le lendemain ; et s'ils lui
donnent toujours raison, bien qu'il ne l'ait pas toujours, le
précepteur devient odieux, et les parents sont moins aimés.
Mais s'ils lui donnent tort une fois, le mal est sans remède.
L'enfant ne l'oubliera jamais : il sait qu'il ne lui faut plus
désormais que de l'habileté etde la persévérance pour bien-
tôt l'emporter toujours et faire congédier le précepteur. Il
n'y manquera pas.


Au collège, les situations ne se ressemblent point: l'enfant
peut être congédié lui-même, etne fait congédier personne.
L'enfant n'est pas chez lui ; il sent que l'autorité de ses ins-
tituteurs est entière ; il y a là tout un gouvernement, tout un
système régulier, où tout se sourient fortement


Au collège, il est simple et nécessairequeles parents, sans
abdiquer leur autorité, la confient tout entière. Ils sont éloi-
gnés •. il y a donc nécessité que d'autres les remplacent et
exercent cette autorité avec une grande plénitude.


Dans l'intérieur de la famille, au contraire, je viens de le
montrer, il est moralement impossible qu'il en soit ainsi.
Aussi, je ne connais guère qu'une manière de constituer
l'Education privée.-Il faut que les parents soient les institu-
teurs, lesgouverneurs de leurs enfants ; qu'ilsen demeurent
complètement et constammentehargés ; que,non-seulement
ils président à leur Education, mais qu'ils la fassent eux-
mêmes; que leprécepteur soit un simple professeur qui vient,
soit du dehors, soit du dedans, donner les leçons, et qui ne
se mêle pas du reste.


Oh ! alors, si le père et la mère ont le temps et le mérite
suffisants, le système est possible; il peut même, tel père,et




596 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


telle mère étant donnés, être très-bon, admirable, surtoutau
grand point de vue del'autorité paternelle etdurespect filial.
Mais, dans l'Education particulière, telle qu'elle se fait géné-
ralement, là où le précepteur n'est pas un simple professeur,
je place en première ligne des graves inconvénients qui s'y
rencontrent l'intervention perpétuelle et nécessaire du père
et delà mère, quelque habile, quelque sage, quelque modé-
rée que soit cette intervention, parce qu'elle nuità l'autorité
du précepteur et détruit l'unité de direction, sans laquelle
on ne peut réussir dans une Education quelconque.


Mais les parents nepeuvent-ilsdoncpas s'entendre avec le
précepteur? « Non, me répondait un jour un de mes amis,
« parce que dans ces cas-là, s'entendre avec un précepteur
« signifie ordinairement que le précepteur fera toujours
« tout ceque voudront les parents. Or, il vaudrait bien mieux
« un précepteur d'une habileté médiocre, mais à qui on lais-
« serait une véritable autorité pour diriger l'Education, que
« le plus habile obligé de s'entendre avec les parents, c'est-
« à-dire obligé de faire des concessions regrettables à des
« parents qui souvent ne s'y entendent pas, et, il le faut
« ajouter, à des parents qui souvent même ont des vues diffé-
« rentes et ne s'entendent guère entre eux. »


Trois défauts particuliers résultent de l'intervention inop-
portune et de la direction des parents qui n'ont point assez
étudié et ignorent la science de l'Education : science, du
reste, que chacun croit posséder naturellement, quoiqu'elle
soit peut-être la plus rare de toutes les sciences.


Je me bornerai à indiquer ces défauts: 1° Trop d'exigence
et de sévérité. C'est assez fréquent: on demande à l'enfant un
travail excessif, et cela dès ses plus tendres années ; son in-
telligence et son courage pourlebien s'y épuisent. — 2° Trop
de faiblesse et de laisser-aller. Alors le travail e s t nul. Cette
disposition est la plus commune. Tous disent: J r ne gâte
pas mes enfants ; je veux qu'ils travaillent. P r e s q u e tous les




CH. IV. — SUITE ET FIN DU MÊME SUJET. 597


gâtent dans la pratique, et en fin de compte les enfants font
bien peu de choses. — 3° Une distribution peu judicieuse des
récompenses et des châtiments. C'est presque inévitable,
quand il y atout à la fois, pourdéciderleschâtimentsou les
récompenses, un père, une mère et un précepteur; et encore
je suppose qu'iln'y a ni grand oncle, nigrand'mèrequi s'en
mêle. Rien n'est pire : l'enfant, alors, n'a plus une idée juste
du bien et du mal. Ce n'est plus pour lui qu'une chose arbi-
traire, qui dépend du caprice etdela disposition du moment.
Qu'on y prenne garde : il y a là de quoi fausser son juge-
ment et gâter son cœur, souvent pour toute la vie. L'enfant
devient flatteur, cajoleur, quelquefois hypocrite, et, au lieu
de faire le bien, il fait des grimaces.


Tout ceci a été bien observé par M. de Ronald :
« L'Education domestiqueestdangereuse,écrivait-il, parce


que les parents, exigeants, s'ils sont éclairés, faibles, s'ils ne
le sont pas, voient trop ou ne voient pas assez les imperfec-
tions de leurs enfants, et contractent ainsi, pour toute leur
vie, des préventions injustes ou une mollesse déplorable.
Cette observation est extrêmement importante. »


L'Education privée fait donc presque toujours, sous une
forme ou sous une autre, des enfants gâtés, parce qu'il s'y
rencontre presque toujours trop de sévérité ou trop d'indul-
gence. On gâte ceux qu'on aime trop, et auxquels on ne de-
mande pas assez ; et on gâ,te aussi ceux que l'on n'aime pas
assez ou qu'on aime mal, et auxquels on demande trop. Au
collège, il n'en saurait être ainsi. Le travail ne peut être ex-
cessif, puisque les heures d'étude et de récréation sont in-
variablement fixées, etc. Les récompenses et les punitions
sont appliquées d'après des règles générales, sans accep-
tion de personnes.


On l'a dit, et il est vrai : le collège est le noviciat du
monde. Tous les élèves y sont égaux devant la régie ; à
chacun selon ses œuvres. 11 n'y a là ni grand seigneur, ni




S98 LIY. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


riche, ni pauvre : mais des élèves qui ont des talents, des
succès, delà régularité ; et d'autres incapables ou indociles.
Aussi, au collège, point d'enfant gâté. Un enfant n'y trouve,
ni dans ses camarades, ni dans ses maîtres, des complai-
sants pour ses défauts ; et son caractère, nous l'avons vu,
s'y forme nécessairement par un frottement perpétuel avec
d'autres caractères.


Je n'ai parlé jusqu'ici que de l'intervention inopportune
des parents : je n'ai rien dit de l'intervention à peu près
inévitable des domestiques : il faut bien en dire quelque
chose pourtant.


Et qu'on veuille bien le remarquer : je ne parle pas ici des
mauvais domestiques, qui prennent à tâche de détourner un
enfant de ses devoirs ; encore moins de ceux qui le corrom-
pent. Non, je ne parle que des domestiques estimables, dé-
voués, attachés, comme on en rencontre encore quelquefois
dans des familles respectables : je parle des domestiques de
confiance. Eh bien ! voici quelle est généralement leur règle.
Si le précepteur n'est pas aveceux plusquepoli, ils ne man-
queront pas une occasion, à bonne ou fâcheuse intention,
de mettre la division entre lui, son élève et les parents. Ils ca-
chent les fautes de l'enfant ; ils l'excitent sousmain à la dé-
sobéissance. Une femme de chambre favorite, une ancienne
bonne va conter à l'oreille de la mère les tribulations, les
punitions trop sévères du pauvre enfant, avec addition et
commentaires. La mère, dont le cœur n'est déjà que trop
sensible, saisit cette occasion de se plaindre au précepteur
desa rigueur, faste en elle même, dit-elle, mais excessive dans
le cas présent. Si l'élève l'apprend, etil est rare qu'il ne l'ap-
prenne pas par l'indiscrétion intéressée de la femme de
chambre, l'autorité du précepteurest perdue sans ressource :
il faut de toute nécessité quitter bientôt la place


Le nouveau précepteur est vaincu par avance, à moins
qu'il ne change tout ce qu'a fait son prédécesseur, et ne




CH. IV. — CONCLUSION. S99


Je m'arrête enfin ; j'ai exposé à peu prés toute ma pensée
sur cette grande question; mais, comme je l'ai dit en com-
mençant, je dois le redire ici avec plus de force, avant de
finir : cette question si grave ne peut être posée entre la
bonne Education privée et la mauvaise Éducation publique,
entre la famille chrétienne et le collège impie.


L'isolement de l'enfance a, sans doute, de grands incon-


rêédifle l'Education sur un nouveau plan. On le trouve
quelque temps admirable, parce qu'il fait autrement que
celui qui est parti •. mais bientôt, s'il veut accomplir sérieu-
sement son devoir et faire sentir son autorité, les plaintes
recommencent : c'est toujours la même chose, dit-on, ils sont
tous plus singuliers les uns que les autres.


Aussi la plupart, des précepteurs cessent bientôt de lutter
contre cette déplorable intervention. Ils comprennent que
leurs efforts pour la neutraliser auraient plus d'inconvé-
nients que d'avantages réels, et ils sacrifient le grave intérêt
de l'Education à leur repos. Les plus consciencieux s'éloi-
gneront, et les autres feront pis, car ils demeureront et
laisseront l'enfant devenir ce qu'il pourra. On comprend ce
qu'il deviendra en effet.


Ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que tout cela est à
peu près inévitable; tout cela est naturel le dirai presque:
tout cela est en quelque manière excusable, mais tout cela
n'en est pas moins funeste. L'enfant qui naît de là, court le
grand risque d'être singulièrement égoïste : quelquefois
même sans droiture, et presque toujours sans affection et
sans respect. Et si plus tard il ne développe pas les plus
tristes défauts, c'est qu'il avait reçu du ciel une nature bien
heureuse et sans mauvaise disposition : phénomène fort
rare.




6 0 0 L1V. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


vénients; niais qui ne préférerait cet isolement à la société
de condisciples corrompus et corrupteurs, et à l'épouvan-
table puissance de perversion qui se trouve dans une école
d'immoralité?


Aussi, je le déclare de nouveau : je suppose essentielle-
ment un bon collège, où la religion et les mœurs fleurissent
à l'égal des études ; je suppose des maîtres vertueux et dé-
voués, qu'ils soient laïques ou ecclésiastiques; je suppose
une vigilance, paternelle, une discipline religieuse, des
études saines, des mœurs pures; je suppose, en un mot,
tout ce qui constitue une bonne, une véritable maison d'Édu-
cation.—Autrement, je n'ai rien dit, et il faut déchirer mes
pages.


Sans doute, l'Éducation particulière a ses dangers, même
pour la vertu, même pour les mœurs ; et je ne les ai pas dis-
simulés; mais le mauvais collège n'offre-t-il pas l'effroyable
certitude d'une corruption immédiate, profonde, affreuse,
et le plus souvent irrémédiable?


Sans doute aussi, l'Éducation publique a de grands avan-
tages, quant au développement de l'esprit et des facultés
intellectuelles; mais aune condition : c'est que l'intelligence
y demeurera en possession de sa vigueur naturelle et ne
sera pas obscurcie, hébétée, stupéfiée par le vice !


Sans doute enfin, dans l'Éducation particulière, l'autorité
et le respect souffrent souvent : mais qui pourra dire où l'on
en est, à cet égard, dans un mauvais collège, et jusqu'où y
va le mépris public de l'autorité et l'abaissement des maîtres
chargés des fonctions les plus importantes de l'Éducation!


En un mot : j'ai dit que l'Éducation publique avait plus de
puissance pour éveiller et exciter toutes les facultés; mais
n'est-il pas manifeste qu'un régime plus excitant n'est bon
qu'autant que les aliments sont sains, et que tous les avan-
tages de l'Éducation publique s'évanouissent, ou se retour-
nent contre elle, si les jeunes âmes dont les facultés y sont




CH. IV. — CONCLUSION. 00)


plus éveillées et plus excitées, n'y reçoivent, pour aliment,
que le mensonge, l'orgueil et le vice, au lieu de la vérité,
de la sagesse et de la vertu.


Il ne suffit donc pas d'avoir bien résolu la question spé-
culative; il faut bien résoudre aussi la-question pratique, et
choisir un bon collège : et c'est le grand et difficile devoir
des parents. Il le faut cependant avouer, l'accomplissement
de ce devoir est devenu aujourd'hui trop facile.


L'amélioration de l'Education publique ne pourra sans
doute s'accomplir que lentement, mais du moins cette
grande œuvre est commencée et s'accomplira, je l'espère,
de jour en jour plus parfaitement, grâce à une libre et
généreuse concurrence. Déjà un assez grand nombre d'ex-
cellentes institutions, publiques et privées, s'élèvent sur
divers points de la France. Les Petits Séminaires sont
d'ailleurs affranchis, et les regards des familles chrétiennes
peuvent se tourner enfin librement vers ces pieuses mai-
sons ! Les pères et les mères ne pourront donc plus désor-
mais s'en prendre qu'à eux-mêmes, s'ils ne choisissent pas
comme il faut.


Voilà, ce me semble, ce que résume, pour la pratique,
cette grave question de l'Education publique et de l'Educa-
tion particulière.


Et maintenant, de ces considérations, si j'élevais mes
pensées à des vues plus générales et d'un ordre supérieur,
si je jetais un coup d'œil sur ce que je nommerai volon-
tiers le grand côté, le côté social de la question, il y aurait
certainement matière à de graves et beaux développements ;
car, il ne faut pas se faire d'illusion, c'est ici une question


'capitale, qui, bien ou mal résolue, peut avoir une influence
décisive sur les destinées des plus importantes familles, et
par conséquent de la société elle-même. Qui ne sait que dans
plusieurs parties de l'Europe, et particulièrement chez nous,
l'Education privée est devenue dans les hautes classes beau-




602 LIV. V. — INFLUENCE DU CONDISCIPLE.


coup plus fréquente que l'Education publique, et qu'il en est
résulté de très-funestes conséquences? Parmi nous, depuis
cinquante années et plus, combien d'hommes, que leur
naissance ou leur fortune destinaient aux plus grandes
choses, sont devenus beaucoup trop étrangers au mouve-
ment social de la France, et ont par là déshérité leur pays
et se sont deshérités eux-mêmes de la part légitime et né-
cessaire d'influence qu'il devaient avoir dans les affaires
publiques et dans le gouvernement de l'opinion.


Entre autres causes, ne pourrait-on pas imputer aussi un
tel malheur au tort d'une Education qui les a trop séparés
de leurs contemporains, qui les a isolés au milieu de leur
pays, et qui a fait d'eux ce que Fénelon reprochait au duc
de Bourgogne, des hommes trop P A R T I C U L I E R S ?


Quand je jette mes regards sur la société européenne, un
triste spectacle se présente à moi : c'est le soulèvement uni-
versel des classes inférieures contre les classes élevées et
contre toutes les supériorités sociales, c'est-à-dire le ren-
versement, prochain peut-être, de tout ordre, de tout res-
pect, de toute autorité, de toute hiérarchie, et par conséquent
de toute société.


Pour moi, je n'hésite pas à penser qu'une des causes de cet
affreux péril, c'est l'affaiblessement de l'antique et forte Edu-
cation querecevaientautrefoislesgrandes races européennes.


Un homme d'un sens profond l'a dit : Chez une nation,
quand l'aristocratie est perdue, tout est perdu!


Oui, l'affaiblissement des grandes races est la ruine des
sociétés. Bon gré mal gré, tout dans la société n'est pas tête
et chef. Mais quand la tête fléchit et chancelle, tout fléchit
avec elle et tombe. Lorsque les grandes familles d'une na-
tion et la grande bourgeoisie descendent, s'abaissent, il faut
que tout descende et s'abaisse avec elles.


Chez nous comme ailleurs, tout ne peut se relever que
par la forte Education de la jeunesse.




CH. IV. — CONCLUSION. 603


Je l'écrivais il y a quelques années, et je le répèle ici v o -
lontiers : « Un gouvernement qui voudrait se délivrer des
grandes races et les déraciner du pays, pourrait se réduire
à exiger que, par respect pour elles mêmes, elles élevassent
leurs enfants dans leur intérieur, seuls, loin de leurs sem-
blables, dans l'horizon rétréci de l'Education particulière
et du précepteur privé. »


Les grandes familles européennes onl, depuis longtemps,
trop cédé à cette inspiration funeste. Combien la France en
a souffert 1 combien n'en souffre-t-elle pas encore à l'heure
où j'écris ! Et que dire de l'Italie et de l'Espagne? Mais c'est
assez.


Il est temps d'achever ce volume. C'a été pour moi un long
travail, et en l'achevant, je demande à Dieu de le bénir une
dernière fois.


Je n'ai pas ici la prétention d'avoir fait quelque chose de
neuf et de grand : si ce livre a quelque mérite, c'est parce
qu'il n'est point un livre nouveau. Je n'ai presque fait que
recueillir et résumer les témoignages, les autorités, les plus
sages leçons des anciens maîtres; et je dirai volontiers
comme Rollin : Ce qu'il y a de meilleur dans cet ouvrage
n'est point de moi ; mais qu'importe, pourvu qu'il soit utile
à la jeunesse?


Sans doute, j'ai écrit, presque à mon insu, l'histoire des
jeunes âmes que j'ai connues et élevées, et en même temps,
le récit de mes expériences, et des plus heureuses années de
ma vie; mais ces expériences elles-mêmes ne sont pas nou-
velles : elles sont plus ou moins aussi celles de tous les ins-
tituteurs dévoués qui m'ont précédé dans la carrière.


Je le reconnais d'ailleurs : les industries du zèle dans
l'œuvre de l'Education sont variées à l'infini : aussi je ne
veux ni imposer mesméthodes, ni blâmer celles des autres ;
j'ai écrit pour dire ce que je crois bon à faire, et quelquefois
ce que j'ai fait moi-même; mais assurément on peut faire




604 L I V . V . — I N F L U E N C E D U C O N D I S C I P L E .


autrement et bien mieux faire. Je ne condamne donc rien,
et j'approuve avec joie tout ce qui est utile.


Je n'ai point écrit d'ailleurs pour flatter ni les parents, ni
les enfants : quand on aime, on ne flatte point : on dit la
simple vérité avec affection, et l'on est compris, comme le
sont ceux qui ont foi en ce qu'ils disent et qui désirent vive-
ment le bien de ceux à qui ils parlent. C'est le mot du pro-
phète : Credidi, propter quod locutus sum.


Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il y a en ce moment une
grande chose à faire parmi nous, c'est de relever l'autorité
et le respect dans l'Education : j'ai voulu apporter à cette
œuvre mon humble effort, et c'a été l'inspiration particulière
de ce volume,


F I N DU D E U X I È M E V O L U M B .




T A B L E D E S M A T I È R E S


LIVRE PREMIER


Dien,


C H A P . I " . Dieu 1
I I . Idée première et essentielle de l'autorité : l'autorité,


c'est Dieu 8
I I I . Autorité directe, immédiate, et action effective de Dieu


dans l'Education 1 9
V I . Autorité de Dieu dans l'Education.— Conséquences reli-


gieuses de cette doctrine 2 6
V . Suite et fin du même sujet 3 6


V I . L'apostolat divin et le ministre de Dieu dans l'Educa-
cation 45


V I I . La piété 6 1
. V I I I . Les exercices de piété ~!l


I X . Les fêtes 8 6


LIVRE DEUXIÈME


Le P è r e , 1* Mère e t la Famille.


C H A P . I " . La famille 1 0 8
I I . Le mariage chrétien 1 1 7


I I I . Le père et la mère 3 8
I V . La mère. 1 5 0




606 TABLE DES MATIÈRES.


CHAP. V. Quelques réflexions sur les droits et les devoirs de
l'autorité paternelle et maternelle. — La première
Education : les parents doivent y travailler eux­
mêmes 1 6 2


VI. Droits et devoirs de l'autorité paternelle et maternelle.
— L'Education secondaire et publique : les parents
doivent toujours y présider 182


VII. Des sorties et des relations extérieures des enfants avec
leurs parents 191


VIII. Du devoir et du droit qu'ont les pères et mères de
choisir les instituteurs de leurs enfants 204


IX. De la dernière et plus importante Education de la j e u ­
nesse, et de la part que doivent y prendre les pa­
rents 220


X. Suite du même sujet. — Lettre de l'auteur à un père sur
la dernière Education de son fils 231


XI. L'autorité paternelle et maternelle.— De ses déchéances
par les parents eux­mêmes et par les lois 218


XII. Suite du même sujet . 273


L I V R E T R O I S I È M E


L ' Ins t i tuteur .


С В А Р . I " . Dignité et influence de l'Instituteur. . 305
II. Suite du même sujet. . 317


Ш . Du mérite de l'Instituteur et de son autorité person­
nelle 328


IV. La vertu 335
V. La fermeté 354


VI. La feimeté et la douceur .— Des punitions 373
VII. TJn système pénitentiaire 393


VIII. De la fermeté de l'Instituteur.— Des renvois 414
IX. Le dévoûment 436


X. L'amour 449
XI. L'intelligence 46C




TABLE DES MATIÈRES. 607


LIVRE QUATRIEME


L'Enfant e t la Lo i d u r e s p e c t .


CHAP. I". Qu'est-ce que le respect? -185


11. Du respect de l'autorité 493


III. Le respect filial 502


IV. La loi du respect envers l'Instituteur 520


V. Suite et fin du même sujet 530


LIVRE CINQUIÈME


L e C o n d i s c i p l e e t l ' É d u c a t i o n p u b l i q u e .


CHAP. 1". Influence du condisciple et de l'Education publique,
quant au développement de l'esprit 547


II . Influence du condiciple et de l'Education publ ique,
quant a la formation du caractère. . .y 563


III. Avantages ou inconvénients de l'Education.publique ou
privée, quant à la pureté des œœnrs . . . . . . . . . . 580


IV. Suite et fin du même sujet *. 591