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HISTOIRE


DX'N


HOMME DU PEUPLE




I>JS L'i.VU'limjïHlE TOraON E t ' . o i » , A SAINT-ttERMAIN.




HISTOIRE


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E R C K M A N N - C H A T R I AN


N EU VIHME EDITION


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HISTOIRE


D ' U N


HOMME DU PEUPLE


. Lorsque mon père, Nicolas Clavel, bûcheron
à Saint-Jean-des-Chôux, sur la côte de Saverne.
mourut au mois de juin 1837, j'avais neuf ans.
Notre voisine, la veuve Rochard, me prit chez
elle quinze jours ou trois semaines, & personne
ne savait ce que j'allais devenir. La mère Rochard
ne pouvait pas me garder; elle disait que nos
meubles, notre lit & le refte ne payeraient pas les
cierges de l'enterrement, & que mon père aurait
bien fait de m'emmener avec lui.


En entendant cela, jetais effrayé; je pensais :


I


1




2 Histoire d'un homme du peuple


« Mon Dieu ! qui eft-ce qui voudra me pren-
dre ? »


Durant ces trois semaines, nous cherchions des
myrtilles & des fraises au bois, pour les vendre
en ville, & je pouvais bien en ramasser cinq ou
six chopines par jour; mais la saison des myrtilles
passe vite, la saison des faînes arrive bien plus
tard, en automne, & je n'avais pas encore la force
de porter des fagots.


Souvent l'idée me venait que j'aurais été bien
heureux de mourir.


A la fin de ces trois semaines, un matin que
nous étions sur notre porte, la mère Rochard me
dit :


«Tiens, voilà ton cousin Guerlot, le marchand
de poisson; qu'eft-ce qu'il vient donc faire dans ce
pays? i>


Et je vis un gros homme trapu, la figure grasse
& grêlée, le nez rond, un grand chapeau plat sur
les yeux & des guêtres à ses jambes courtes, qui
venait.


« Bonjour, monsieur Guerlot, » lui dit la mère
Rochard.


Mais il passa sans répondre, & poussa la porte
de la maison de mon père, en criant :


<c Personne? »
Ensuite il ouvrit les volets, & presque aussitôt


une grande femme rousses en habit des dimanches




Histoire d'un homme du peuple 3


c nez long & la figure rouge, entra derrière lui
lans la maison. La mère Rochard me dit :


« C'elt ta cousine Hoquart, elle vend aussi du
poisson; s'ils trouvent quelque chose à pêcher chez
vous, ils seront malins. »


Et de minute en minute d'autres arrivaient :
M. le juge de paix Dojomieu, de Saverne; son
secrétaire, M. Latouche, des cousins & des tantes
tous bien habillés; & seulement à la fin notre
maire, M. Binder, avec son grand tricorne & son
gilet rouge. Comme il passait, la mère Rochard
lui demanda :


« Qu'eit-ce que tous ces gens-là viennent
donc faire chez Nicolas Clavel, monsieur le maire?


— C'eft pour l'enfant, » dit-il en s'arrêtant, &
me regardant d'un air trifte.


Et voyant que j'étais honteux à cause de ma
pauvre verte déchirée, de mon vieux pantalon,
de mes pieds nus, il dit encore :


« Pauvre enfant !»
Ensuite il entra. Quelques initants après, la


mère Rochard me fit entrer aussi, pour voir ce qui
se passait, & j'allai me mettre sous la cheminée,
près de l'àtre.


Tous ces gens étaient assis autour de notre
vieille table, sur les bancs, se disputant entre eux,
reprochant à mon père.& à ma mère de s'être ma-
riés, de n'avoir rien amassé, d'avoir été des fai-




4


néants, & d'autres choses pareilles que je savais
bien être fausses, puisque mon pauvre père était
mort à la peine. Tantôt l'un, tantôt l'autre se
mettait à crier; personne ne voulait me prendre.
M. le juge de paix, un homme grave, le front haut,
les écoutait; & de temps en temps, quand ils
criaient trop, il les reprenait en leur disant : —
que je n'étais pas cause de ce malheur... que les
reproches contre mon père & ma mère ne servaient
à rien..., qu'on devait tout pardonner aux malheu-
reux, quand même ils auraient eu des torts... qu'il
fallait surtout songer aux enfants, etc.; —mais
la fureur chaque fois devenait plus grande. Moi,
sous la cheminée, je ne disais rien, jetais comme
un mort. Aucun de ceux qui criaient ne me re-
gardait. .


« Il faut pourtant s'entendre, dit à la fin M. le
juge de paix. Voyons... cet enfant ne peut pas
refler à la charge de la commune... Vous êtes tous
des gens riches... aisés... ce serait une honte pour
la famille. Monsieur Guerlot, parlez.. »


Alors le gros marchand de poisson se leva fu-
rieux, et dit :


« Je nourris mes enfants, c'en bien assez!
— Et moi je dis la même chose, cria la grande


femme rousse. Je nou.rris mes enfants; les autre
ne me regardent pas. »


Et tous se levaient, en criant que c'était une




Histoire d'un homme du peuple 5


abomination de leur faire perdre une journée pour
des choses qui ne les regardaient pas. Le juge de
paix était tout pâle. Il dit encore :


« Cet enfant vous regarde pourtant plus que la
commune, je pense; c'eft votre sang! S'il était
riche, vous seriez ses héritiers, & je crois que vous
ne l'oublieriez pas.


— Riche, lui! criait le marchand de poisson,
ha ! ha ! ha ! »


Moi, voyant cela, j'avais fini par sangloter; &,
comme le juge de paix se levait, je sortis en fon-
dant en larmes. J'allai m'asseoir dehors, sur le pe-
tit banc, à la porte. Les cousins et les cousines sor-
taient aussi d'un air de ne pas me voir. Mon cousin
Guerlot soufflait dans ses jolies, en s'allongeant les
bretelles sous sa capote avec les pouces, & disait :


« Il fait chaud... une belle journée! Hé! com-
mère Hoquart?


— Quoi?
— On pêche l'étang de Zeller après-demain;


eft-ce que nous serons de moitié? »
Ils s'en allaient tous à la file, le juge de paix,


le greffier, le maire, les cousins, les cousines ; &
la mère Rochard disait :


a Te voilà bien maintenant... Personne ne te
veut! »


Je ne pouvais plus reprendre haleine, à force de
pleurer. Et pendant que j'étais là, la figure toute




6 'Histoire d'un homme.du peuple


mouillée, j'entendais les parents s'en aller, & quel-
qu'un venir par en haut, en descendant la ruelle
des vergers au milieu du grand bourdonnement
des arbres & de la chaleur.


a Hé ! bonjour, mère Balais, s'écria la mère
Rochard. Vous venez donc tous les ans acheter
nos cerises ?


— Hé! dit cette personne, mais oui. Je ne fais
pas les cerises, j'en vends; il faut que je les achète
pour les vendre.


— Sans doute. Et sur les arbres on les cueille
plus fraîches. »


Je ne regardais pas, j'étais dans la désolation.
Comme cette personne s'était arrêtée, je l'enten-


dis demander :
« Pourquoi donc eft-ce que cet enfant pleure? »
Et tout de suite la mère Rochard se mit à lui


raconter que mon père était mort, que nous n'a-
vions rien, que les parents ne voulaient pas de moi
& que j'allais relier à la charge de la commune,
Alors je sentis la main de cette personne me passer
dans les cheveux lentement, pendant qu'elle me
disait comme attendrie :


« Allons-, regarde un peu... que je te voie. »
Je levai la tête. C'était une grande femme


maigre, déjà vieille, le nez assez gros, avec une
grande bouche, & des dents encore blanches. Elle
avait de grandes boucles d'oreilles en anneaux, un




Histoire d'un homme du peuple 7


mouchoir de soie jaune autour de la tête, & un
panier de cerises sous le bras. Elle me regardait en
me. passant toujours sa longue main dans les che-
veux, & disait ;


« Comment, ils ne veulent pas de lui? Mais
c'eft un brun superbe... Ils ne veulent pas de
lui?


— N o n , répondait la mère Rochard.
— Ils sont donc fous?
— Non, mais ils ne veulent pas de cette charge.
—. Une charge?... un garçon pareil! T u n'as


rien?... tu n'es pas bossu?... tu n'es pas boiteux?»
Elle me tournait & et me retournait, & s'écriait


comme étonnée : ,
<c II n'a rien du tout! »
Ensuite elle me disait :
« Eft-ce que tu as besoin de pleurer, nigaud?


Oh ! les gueux... ils ne veulent pas d'un enfant
pareil? »


Notre maire, qui revenait après avoir reconduit
M. le juge de paix au bas du village, dit aussi :


« Bonjour, madame Balais. »
JEt elle, se retournant, s'écria :
« Eft-ce que c'eft vrai qu'on ne veut pas de ce


garçon ?
— Mon Dieu ! oui, c'eft vrai, répondit le maire;


il refle à la charge de la commune.
— Eh bien ! moi, je le prends.




s


— Vous le prenez? dit le maire en ouvrant de
grands yeux.


— Oui, je le prends à mon compte, si la com-
mune veut, bien entendu.


— Oh I la commune, ne demande pas mieux, »
En entendant cela, la vie me revenait. Je glori-


fiais en quelque sorte le Seigneur, pendant que
cette dame m'essuyait la figure & me deman-
dait :


« Tu as mangé ? »
La mère Rochard répondit que nous avions


mangé notre soupe aux pommes de terre le matin.
Alors elle sortit de sa poche un morceau de


pain blanc qu'elle me donna, & dit :
« Prends aussi des cerises dans mon panier,


& allons-nous-en.
— Attendez que je lui donne son paquet, s'écria


la mère Rochard, en courant chercher dans un
mouchoir mes souliers et mes habits, des di-
manches. — Voilà ! je n'ai plus rien à toi, » dit-
elle en me donnant le paquet.


Et nous partîmes.
« Ah! l'on ne voulait pas de toi! disait la dame;


faut-il qu'on trouve des gens bêtes dans Je
monde! Ça fait suer, parole d'honneur! çà fait
suer. Comment t'appelles-tu ?


— Je m'appelle Jean-Pierre Clavel, madame.
•— Eh bien ! Jean-Pierre, je te garde, & bien




Histoire d'un homme du peuple a


1.


contente encore de ravoir. Prends-moi la main. »
Elle était très-grande, & je marchais près d'elle,


la main en l'air.
Devant le petit bouchon de la Pomme de pin,


au bout du village, stationnait la charrette du
charbonnier Elie, sa petite bique rousse devant, a
l'ombre du hangar, &, dans la charrette se trou-
vaient trois grands paniers de cerises.


Le vieux Elie, avec son large feutre noir & sa
petite vefte de toile, regardait du haut de l'escalier
en dehors; il s'écria :


« Eft-ceque nous partons, madame Balais?
— Oui, tout de suite. Attendez que je prenne


un verre de vin, & mettez l'enfant sur la charrette.
— Mais c'eft le petit de Nicolas Clavel?
— Juftement ! Il eft maintenant à moi. »
L'aubergifte Baftien, ses deux filles & un hus-


sard regardaient à la ienêtre du bouchon. Madame
Balais, e-n montant l'escalier, racontait que je
pleurais comme un pauvre caniche abandonné
par ses gueux de maîtres, & qu'elle me prenait:
En même temps elle disait, toute réjouie :


« Regardez-le ! On l'aurait fait exprès, avec
ses cheveux bruns frisés, qu'on ne l'aurait pas
voulu autrement. Allons, dépêchez-vous d'atteler,
Elie, & mettez l'enfant avec les cerises. »


Le hussard, les deux filles & le père Baftien
criaient :




10


« A la bonne heure, madame Balais ! c'eft
bien... ça vous portera bonheur. »


Elle, sans répondre, entra vider sa chopine de
vin. Ensuite elle sortit en criant :


« En route ! »
Et nous commençâmes à descendre la côte, moi


sur la charrette, — ce qui ne m'était jamais arrivé,
— Elie devant, tenant sa vieille bique par la bride,
& madame Balais derrière, qui me disait à chaque
inftant :


« Mange des- cerises, ne te gêne pas; mais
prends garde d'avaler trop de noyaux. »


Qu'on se figure ma joie & mon attendrisse-
ment d'être sauvé ! J'en étais dans l'étonnement.
Et, du haut de ma charrette, qui descendait pas à
pas le chemin creux bordé de houx, je regardais
•Saverne au fond de la vallée, avec sa vieille église
carrée, sa grande rue, ses vieux toits pointus, —
où montent des étages de lucarnes en forme d'é-
teignoirs,— la place & la fontaine : tout cela blanc
de soleil.


Cent fois j'avais vu ces choses de la Roche-
Creuse, mais alors je ne songeais qu'à garder les
vaches, à réunir les chèvres au milieu des bruyères.
A cette heure je pensais :


« Tu vas demeurer en ville, dans l'ombre des
rues!»


Près de la belle fontaine entourée d'aunes & d«




Histoire d'un homme du peuple 11


grands saules pleureurs, au bord de la route, la
bique d'Elie reprit haleine un inftant. Madame
Balais but une bonne gorgée d'eau, en se penchant
au goulot. Il faisait une grande chaleur, & l'on
aurait voulu refter là jusqu'au soir. Mais nous re-
partîmes ensuite lentement, à l'ombre des peu-
pliers, jusqu'à l'entrée de Saverne.


En voyant de loin la jolie maison couverte d'ar-
doises bleues, — un petit balcon & des volets verts
autour, — qui s'avance à la montée, je pensais
qu'un prince demeurait là pour sûr.


Nous entrâmes donc en ville sur les trois heures,
en remontant la grande rue; &, vers le milieu,
plus loin que la place du Marché, nous en prîmes
une aujre à droite, la petite rue des Deux-Clefs,
où le soleil descendait entre les cheminées, le long
des balcons vermoulus/& des murs décrépits. La


a Nous arrivons, Jean-Pierre. »
Moi, j'ouvrais de grands yeux, n'ayant jamais


rien vu de pareil. Bientôt'la charrette s'arrêta de-
vant une vieille maison étroite, la fenêtre en bas,
— plus large que haute, — garnie de petites vitres
rondes & d'écheveaux de chanvre pendus à l'in-
térieur.


C'était la maison d'un tisserand. Une femme
de trente-cinq à quarante ans, les cheveux bruns
roulés en boucles sur les joues, les yeux bleus




12 Histoire d'un homme du peuple


& le nez un peu relevé, nous regardait de la petite
allée noire.


« Hé! c'eft vous,madame Balais? s'écria-t-elle.
— Oui, madame Dubôurg, répondit la mère Ba-


lais; & je vous amène encore quelqu'un... mon
petit Jean-Pierre, que vous ne connaissez pas. Re-
gardez un peu ce pauvre bichon. »


Elle me prenait dans ses mains, & m'embras-
sait en me posant à terre.


Ensuite nous entrâmes dans une petite chambre
grise, où le vieux métier, le fourneau de fonte, la
table, & les écheveaux pendus à des perches au
plafond, encombraient tous les coins. Avec les
corbeilles de bobines, le vieux fauteuil à crémail-
lère, & l'horloge au fond, dans son étui de noyer,
on ne savait pas comment se retourner. Mais c'é-
tait encore bien plus beau que notre pauvre ba-
raque de Saint-Jean-des-Chûux; c'était magnifique
des'écheveauxde chanvre & des rouleaux de toile,
quand on n'avait vu que nos quatre murs & notre
bûcher derrière, presque toujours vide. Oui, cela
me paraissait une grande richesse.


Madame Balais racontait comment elle m'avait
pris. L'autre dame ne disait rien, elle me regar-
dait. Je m'étais mis contre le mur, sans oser lever
les yeux. Comme la mère Balais venait de sortir,
pour aider le voiturier à décharger les cerises,
cette dame s'écria :




« Dubourg, arrive donc ! »
Et je vis entrer par une porte à droite, cou-


verte d'écheveaux, un petit homme maigre &
pâle, la tête déjà grisonnante, & l'air bon, avec
une jolie petite fille toute rose, les yeux éveillés,
qui mangeait une grosse tartine de fromage
blanc.


« Tiens, regarde ce que la mère Balais nous
ramène de Saint-Jean-des-Choux, dit la dame;
ses parents, les Hoq>uart & les Guerlot, ne vou-
laient pas de lui, elle l'a pris à sa charge.


•— Cette mère Balais eft une brave femme, ré-
pondit l'homme attendri.


— Oui,'mais se mettre une chargé pareille sur
le dos !


— Mon Dieu! fit l'homme, elle eft seule... l'en-
fant l'aimera.


— Mais il n'a rien! s'écria la femme, — qui ve-
nd': d'ouvrir mon petit paquet sur ses genoux,
& qui regardait ma pauvre petite vefte des di-
manches, ma chemise & mes souliers, — il n'a rien
du tout! On ne saura pas seulement où le coucher.


— Hé! s'écria la mère Balais, en rentrant &
posant au bord du métier son dernier panier de
cerises, ne vous inquiétez donc pas tant, madame
Madeleine. J'ai mon oncle, le chanoine d'Es-
pagne, vous savez bien... celui de quatre-vingt-
dix ans & demi, & qui ne peut tarder de passer




14 Histoire d'un homme du peuple


l'arme à gauche... Je vais- attraper son héritage.,»
Ça m'aidera pour élever le petit. »


Elle .riait; madame Dubourg, la femme du
tisserand, était devenue toute rouge.


« Oh ! dit-elle, votre oncle d'Espagne...
— Hé! pourquoi eft-ce que je n'aurais pas un


oncle? répondit la mère Balais. Vous avez bien une
tante, vous, une tante à Saint-Witt. Et quand les
deux enfants seront grands, nous les marierons
ensemble, avec les deux héritages de l'oncle &
de la tante. N'eft-ce pas, monsieur Antoine? »


Alors lé petit homme dit en riant :
« Oui, madame Balais, oui, vous avez raison,


l'héritage de votre oncle eft aussi sûr que celui de
notre tante Jacqueline. Mais vous avez bien fait
de recueillir cet enfant... C'efr bien!


— Et je ne m'en repens pas, dit la mère Balais.
Je ne suis pas embarrassée de lui. J'ai là-haut un
vieil uniforme de mon pauvre défunt, nous lui
taillerons un habit là-dedans. Et près de ma
chambre, j'ai le petit fruitier, pour mettre son lit.
Nous trouverons bien un matelas, une couver-
ture, c'eft la moindre des choses; le petit va dor-
mir comme un dieu. — Allons, embrassez-vous, »
fit-elle en m'amenant la petite fille, qui me regar-
dait sans rien dire, ses beaux yeux bleus tout
grands ouverts, & qui m'embrassa de bon cœur,
en me barbouillant le nez.




Histoire d'un homme du peuple


Tout le monde riait, & je reprenais courage.
Madame Rivel, la femme du vitrier qui demeu-
rait au second, passait dans l'allée; on l'appela.
C'était une toute petite femme, avec un gros bon-
net piqué, le fichu croisé sur la poitrine & la pe-
tite croix d'or au cou.


La mère Balais voulut aussi lui raconter mon
hiftoire ;'deux ou trois voisins, appuyés sur la
fenêtre ouverte, écoutaient ; & ce qui s'élevait de
malédictions contre les Hoqua.rt & les Guerlot
n'eft pas à dire : on les traitait de gueux, on leur
prédisait la misère. Madame Madeleine avait aussi
fini par s'apaiser.


« Puisque c'eft comme cela, tout ce que je de-
mande, disait-elle, c'eft qu'il ne fasse pas trop de
bruit dans la maison. Mais les garçons...


— Bah! répondait le père Antoine, quand le
métier marche, on n'entend rien. Il faut aussi que
les enfants s'amusent, & la petite ne sera pas
fâchée d'avoir un camarade. »


Finalement, la mère Balais reprit son panier
sur sa tête & me dit :


« Arrive, Jean-Pierre. En attendant l'héri-
tage, nous allons toujours faire une bonne soupe
aux choux, & puis nous verrons pour le cou-
cher. »


Elle entra dans l'allée,& je repris sa main, bien
content de la suivre.




iG Histoire d'un homme du peuple


II


Nous avions trois étages à monter : le premier
était aux Dubourg, le deuxième aux Rivel, & le
troisième, sous les tuiles, à nous. C'était tout gris,
tout vermoulu; les petites fenêtres de l'escalier
regardaient dans la .cour, où passait une vieille
galerie, sur laquelle les Dubourg faisaient sécher
leur linge. C'eft là qu'il fallait entendre, en au-
tomne, pleurer et batailler les chats pendant la
nuit; on ne pouvait presque pas s'endormir.


Au-dessus se trouvait encore le colombier, avec
son toit pointu & ses grands clous rouilles autour
de la lucarne, pour arrêter les fouines. Mais lés ar-
doises tombaient de jour en jour, &les pigeons n'y
venaient plus depuis longtemps.


Voilà ce que je voyais en grimpant chez nous.
La mère Balais, qui me donnait la main dans le
petit escalier sombre, disait :


« Tiens-toi droit ! efface tes épaules ! ne marche
pas en dedans! Je te dis que tu seras un bel




Histoire d'un homme du peuple


homme; mais il faut avoir du cœur, il ne faut pas
pleurer. »


Elle ouvrit en haut une porte qui se fermait au >
loquet, & nous entrâmes dans une grande chambre
blanchie à la chaux, avec deux fenêtres en guérite
sur la rue, un petit fourneau de fonte au milieu,
— le tuyau en zigzag, — & une grande table de
chêne au fond, où la mère Balais hachait sa ci-
boule, ses oignons, son persil & ses autres légumes
pour faire la cuisine.


Au-dessus de la table, sur deux planches, étaient
les assiettes peintes, la soupière ronde, & deux ou
trois bouteilles avec des -verres; dans un tiroir se
trouvaient les cuillers & les fourchettes en.étain;
dans un autre, la chandelle,"les allumettes, le bri-
quet; au-dessous, la grosse cruche à eau.


Avec le grand lit à rideaux jaunes dans un en-
foncement, la grande caisse couverte de tapisserie
au pied du lit, & trois chaises, cela faisait tout
notre bien.


Contre le mur du pignon, au-dessus de la table,
le portrait de M. Balais, ancien capitaine au 37*
de ligne, le grand chapeau à cornes & ses deux
glands d'or en travers des épaules, les yeux gris
clair, les moustaches jaunes & les joues-brunes,
avait l'air de vous regarder en entrant. C'était un
homme superbe, avec sa tête toute droite dans son
haut collet bleu; la mère Balais disait quelquefois:




i 8 Histoire d'un homme du peuple


« C4it Balais, mon défunt, mort au champ
d'honneur le 21 juin I 8 I 3 , à la retraite de Vitto-
ria, dans l'arrière-garde. »


Alors elle serrait les lèvres & continuait à faire
son ménage, toute pensive, sans parler durant
des heures.


A gauche de la grande chambre s'ouvrait le frui-
tier, qui n'était que le grenier de la maison; ses
lucarnes reliaient ouvertes en été; mais, quand la
neige commençait à tomber, sur la fin de novem-
bre, on les fermait avec de la paille. Les fruits, en
bon ordre, montaient sur trois rangées de lattes,
& la bonne odeur se répandait partout.


A droite se trouvait encore un cabinet, la fenêtre
sur le toit de la cour. Dans ce cabinet j'ai dormi
des années; il n'avait pas plus de huit pieds de
large sur dix à douze de long; mais il y faisait
bien bon, à cause de la grande cheminée appliquée
contre, où passait toute la chaleur de la maison. Ja-
mais l'eau n'y gelait dans ma cruche en plein hiver.


Combien de fois depuis, songeant à cela, je me
suis écrié :


« Jean-Pierre, tu ne trouveras plus de chambre
pareille! »


J'aime autant vous raconter ces choses tout de
suite, pour vous faire comprendre ma surprise de
trouver un si beau logement.


Les paniers de cerises étaient tous rangés à




Histoire d'un hnnmc du yeuylt


?erre, madame Balais commença par les porter
dans le fruitier; ensuite elle revint avec une belle
tête de choux, des poireaux &" quelques grosses
pommes de terre, qu'elle déposa sur la table d'un
air de bonne humeur. Elle sortit du tiroir le pain,
le sel, le poivre, avec un morceau de lard; &
comme je voyais d'avance ce qu'elle voulait faire,
je pris aussitôt la hachette pour tailler du petit
bois. Elle me regardait en souriant, & disait :


« Tu es un brave enfant, Jean-Pierre. Nous
allons être heureux ensemble. »


Elle battit le briquet, & c'eft moi qui fis le feu,
pendant qu'elle épluchait la tête de choux &
qu'elle pelait les pommes de terre.


« Oui, disait-elle, tes parents sont des gueux!
Mais je suis sûre que tes père et mère étaient de
braves gens. »


Ces paroles me forcèrent encore une fois de pleu-
rer. Alors elle se tut. Et, l'eau sur le feu, les
légumes dedans, elle ouvrit ma chambre & sortit
un matelas dè son propre lit, pour faire le mien ;
elle prit une couverture piquée & des draps blancs
dans la grande caisse, & m'arrangea tout propre-
ment, en disant :


« Tu seras très-bien. »
Je la regardais dans le ravissement. La nuit


venait. Cela fait, vers les sept heures & demie,
elle coupa le pain & servit la soupe dans deux




20 Histoire d'un homme du peuple


grosses assiettes creuses, peintes de fleurs, rouges
& bleues, que je crois voir encore, en s'écriant
joyeusement :


« Allons, Jean-Pierre, assieds-toi & dis-moi si
notre soupe eft bonne.


— Oh ! oui, lui dis-je, rien qu'à l'odeur elle eft
bien bonne, madame Balais.


— Appelle-moi mère Balais, dit-elle, j'aime
mieux ça. Et maintenant souffle, petit, & cou-
rage. »


Nous mangeâmes; jamais je n'avais goûté
d'aussi bonne soupe. La mère Balais m'en donna
de nouveau deux grosses cuillerées, & me voyant
si'content elle disait en riant :


« T u vas devenir gras comme un chanoine de
l'Eflramadure. »


Ensuite, j'eus encore du lard avec une bonne
tranche de pain; de sorte que mon âme bénissait
le Seigneur d'avoir empêché les Hoquart & les
Guerlot de me prendre; car ces gens avares m'au-
raient fait garder les vaches & manger des pommes
de terre à l'eau jusqu'à la fin de mes jours. Je le
disais à la mère Balais, qui riait de bon cœur &
me donnait raison.


Il faisait nuit, la chandelle brillait sur la table.
Madame Balais, ayant levé les couverts, se mit à
visiter sa grande caisse, en rangeant sur le lit tous
les vieux habits & les chemises qui lui reliaient de




Histoire d'un homme du peuple 21


son défunt. Moi, assis sur la pierre du petit four-
neau, lès genoux plies entre les mains, je la regar-
dais avec un grand attendrissement, pensant que
l'esprit de mon père était en elle pour me sauver.
Elle disait de temps en temps :


* Ceci peut encore servir; ça, nous verrons. »
Ensuite elle s'écriait :
« Tu ne parles pas, Jean-Pierre. Qu'eft-ce que


tu penses?
— Je pense que je suis bien heureux.
— Eh bien! disait-elle, ça fait que nous sommes


heureux tous les deux. Nous n'avons pas besoin
desGuerlot, ni desDubourg, ni de personne. Nous
en avons vu bien d'autres en Allemagne, en
Pologne & en Espagne... Voilà que Balais nous


, porte encore secours... Vois-tu, Jean-Pierre, là-
bas, comme il nous regarde? »


Ayant tourné la tête, je crus qu'il nous regar-
dait, & cela me fit peur; je me rappelai les prières
du village, que je récitai en moi-même.


Finalement, sur les dix heures, la mère Balais
s'écria :


«. Tout va bien... Allons, arrive, tu dois avoir
sommeil.


— Oui, mère Balais.
— Tant mieux! je "peux t'en dire autant pour


mon compte. »
Nous entrâmes dans ma petite chambre; elle




22 Histoire d'un homme du peuple


posa la chandelle à terre & me fit coucher, en me
relevant la tête avec un oreiller. Ensuite, me
tirant la grande couverture à fleurs jusqu'au men-
ton :


« Dors bien, dit-elle, il ne faut pas té gêner. Tu
n'es pas plus bête que beaucoup d'autres qui ne se
gênent jamais. Allons!... »


Puis elle s'en alla.
J'aurais bien voulu penser à mon grand bon-


heur; mais j'avais si sommeil & j'e'taissi bien, que
je m'endormis tout de suite.




Histoire d'un homme du peuple ii


I I I


Jamais je n'ai mieux dormi que cette nuit-là.
Quel Bonheur de savoir qu'on a trouvé .son nid.
Ce sont des choses qui vous reviennent même au
milieu du sommeil, & qui vous aident à bien
dormir.


Au petit jour, comme le soleil commençait à
grisonner la fenêtre, je m'éveillai doucement.
On entendait le bruit du métier dans la vieille
maison; le père Antoine Dubourg faisait déjà
courir sa navette entre les fils, & ce bruit, je
devais l'entendre dix ans! Le tic-tac du vieux
métier m'eft toujours refté dans l'oreille & même
au fond du cœut-


Comme j'écoutais, voilà que la mère Balais
se lève dans sa chambre. Elle bat le briquet, elle
ouvre sa fenêtre pour renouveler l'air ; elle allume
du feu dans'son petit poêle & met ses gros sabots,
pouraller chercher notre lai t chez madame Stark, la
laitière du coin. Je l'entends descendre, & jepense:




24


« Qu'eft-ce qu'elle va faire r1 »
Dehors, dans la cour, un coq chantait comme à


Saint-Jean-des-Choux ; des charrettes passaient
dans la rue, la ville s'éveillait. Quelques infiants
après- les sabots remontèrent : la mère Balais
rentre, elle prépare son café, elle met le lait au feu ;
puis la porte s'ouvre tout doucement, & la bonne
femme, qui ne m'entendait pas remuer, regarde ;
elle.me voit les yeux-ouverts comme un lièvre, &
me dit :


« AhJ ah! voyez-vous... il fait la grasse mati-
née!... Oh! ces hommes, ça ne pense qu'à se dor-
loter...-c'eft dans le sang!... Allons, Jean-Pierre,
allons, un peu de courage ! »


Je m'étais levé bien vite, & j'avais déjà tiré ma
culotte. Enfin, elle me fit asseoir sur ses genoux,
pour m'aider à mettre mes souliers, & puis, me
passant sa grande main dans les cheveux en sou-
riant, elle dit :


« Conduis-toi bien & tu seras beau... oui... tu
seras beau... Mais il ne faudra pas être trop fier.
Va maintenant te laver à la pompe en bas; lave-
toi la figure, le cou, les mains... La propreté eil
la,première qualité d'un homme. Il ne faut pas
avoir peur de gâter l'eau, Jean-Pierre, elle eft faite
pour cela.


— Oui, mère Balais, » lui répondis-je en des-
cendant le vieil escalier tout rai de.




20


Elle, en haut, penchée sur la rampe, avec son
grand mouchoir jaune autour de la téte & ses
boucles d'oreilles en argent, me criait :


« Prends garde de tomber 1.-.. prends garde! »
Ensuite elle rentra dans sa chambre. J'aperçus


au bas de l'escalier l'entrée de la cour , à gauche
au fond, de l'allée, & la petite cuisine des Du-
bourg ouverte à droite; le feu brillait sur l'âtre,
éclairant les casseroles & les plats. Madame
Madeleine s'y trouvait ; je me dépêchai de lui
dire :


« Bonjour, madame Madeleine. »
Et de courir à la pompe, ou je me lavai bien.


11 faisait déjà chaud, le soleil arrivait'dans la coui
comme au fond d'un puits. Sur la baluftrade de
la galerie, un gros chat gris faisait semblant de
dormir au soleil, les poings sous le ventre, pen-
dant que les moineaux, en l'air, s'égosillaient &
bataillaient dans les chéneaux.


Je regardais & j'écoutais ces choses nouvelles,
en me séchant près de l'auge, quand la petite
Annette Dubourg, du fond de l'allée, se mit à
crier :


« Jean-Pierre, te voilà!
— Oui, lui dis-je, me voilà. »
Nous étions tout joyeux, & nous riions en-


semble; mais madame Madeleine cria 'de la cui-
sine : ' v


2




' Ï 6 Histoire d'un Homme du peuple


« Annette... Annette... ne fais donc pas la
folle... laisse Jean-Pierre tranquille! »


, Alors je remontai bien vite. La mère Balais,
en me voyant bien propre, bien frais, fut con-
tente.


« C'eft comme cela qu'on doit être, dit-elle.
Maintenant prenons le café, & puis nous irons à
la halle. »


Les tasses étaient déjà sur la table. Pour la
première fois de ma vie je pris le café au" lait, ce
que je trouvai très-bon, & même meilleur que la
soupe. Ensuite il fallut balayer les chambres,
laver nos écuelles & mettre tout en ordre.


Vers sept heures nous descendîmes. La mère
Balais portait un de nos paniers de cerises sur sa
tête, & moi la balance & les poids dans une cor-
beille. C'eft ainsi que nous sortîmes. Il faisait
beau temps.


En remontant la grande rue, le bonnetier, l'épi-
cier & les autres marchands, en bras de chemise
sur la porte de leurs boutiques, qu'ils venaient
d'ouvrir, nous regardaient passer. Le bruit s'était
déjà répandu que la mère Balais avait pris à son
compte un enfant de 'Saint-Jean-des-Choux, &
plus d'une ne pouvait le croire. Deux ou trois con-
naissances du marché, la laitière Stark, la mar-
chande de sabots, lui demandaient :


« Eft-ce vrai que cet enfant eft à vous?




-1


— Oui, c'eft vrai, disait-elle en riant. C'eft
rare, à mon • âge, d'avoir un enfant qui mange
de la soupe en venant au monde. Ça me rend glo-
rieuse. »


Et les gens riaient. Nous arrivâmes bientôt sur
la place de l'ancien palais des évêquesde Saverne.
Nous avions là notre baraque en planches, près de
cinq ou six autres, — où l'on vendait de la viande
fumée, de la bonneterie & de la poterie, — sous les
acacias. Le soleil nous réjouissait la vue, & nous
étions assis à l'ombre, le panier de cerises devant
nous. Les servantes, les hussards, venaient acheter
de nos cerises, à trois sous la livre; & les en-
fants venaient aussi nous en demander pour deux
liards.


Ces choses m'étonnaient, ne les ayant jamais
vues; Deux ou trois fois la mère Balais me dit de
sortir sur la place, pour faire connaissance avec des
camarades. A la fin je sortis, & tout de suite les
autres m'entourèrent, en me demandant : .


« D'où eft-ce que tu viens? »
Je leur répondais comme je pouvais. Finale-


ment, un grand roux, le fils du serrurier Materne,
me tira la chemise du pantalon par derrière, pour
faire rire les gens, &, dans le même mitant, j'en-
tendis la mère Balais me crier de loin :


« Tombe dessus-, Jean-Pierre ! »
Alors j'empoignai ce grand Materne, méchant




2 S Histoire d'un homme du peuple


comme un âne rouge, & du premier coup je le
roulai par terre. La mère Balais criait :


« Courage, Jean-Pierre!... Donne-lui son
compte !... Ah 1 le gueux ! »


Les autres virent en ce jour que j'étais fort, c'eft
pourquoi tous en ville disaient :


« Le garçon de la mère Balais eft fort! Il eft de
Saint-Jean-des-Choux; il a gardé les chèvres &
les vaches; il eft très-fort! »


Et j'avais de la considération partout. Le grand
Materne & son frère Jérôme m'en voulaient beau-
coup, mais ils n'osaient rien en dire. La mère
Balais paraissait toute joyeuse :


« C'eft bien, disait-elle, je suis contente! Il ne
faut jamais attaquer personne ; mais il ne faut pas
non plus se laisser manquer; c'eft à ça qu'on re-
connaît les hommes. Celui qui se laisse manquer
n'a pas de cœur. »


Elle se réjouissait. Vers cinq heures, ayant
vendu nos cerises, nous rentrâmes à la maison
faire notre cuisine, souper & dormir.


Ces choses se renouvelaient de la sorte tous les
jours. Tantôt nous avions du soleil, tantôt de la
pluie. Après les cerises, la mère Balais vendit des
petites poires; après les poires, des prunes, etc.
Elle ne voulait pas toujours m'avoir dans sa
baraque, au contraire, elle me disait :


« Va courir ! On ne refte pas assis à ton âge,




Histoire d'un homme du peuple 2 9


comme des ermites qui re'citent le chapelet, en at-
tendant que les perdrix leur tombent dans le bec;
on court, on va, on vient, on se remue. 11 faut ça
pour grandir & prendre de la force. Va t'amuser ! »


Naturellement je ne demandais pas mieux, &
dans la première quinzaine je connaissais déjà les
Materne, les Gourdier, les Poulet, les Robichon,
enfin tous les bons sujets de la ville; car de sept
heures du matin à six heures du soir, on avait le
temps de courir les rues, Dieu merci ! de regarder
le tourneur, le forgeron, le rémouleur, le ferblan-
tier, le menuisier; on avait le temps de rouler dans
les écuries, dans les granges, dans les greniers à
foin &, le long des haies, de grappiller des fram-
boises et des mûres.


Et les batailles allaient toujours leur train! Tous
les soirsj en rentrant, j'entendais madame Du-
bourg crier du fond de l'allée : /


« H é ! il profite, Jean-Pierre. Regardez ses
coudes.,. regardez ses genoux.,. regardez son nez...
regardez ses oreilles... ça va bien ! »


Je ne répondais pas, & je me dépéchais de
monter. Mais quand par hasard la mère Balais se
trouvait là, ces paroles la fâchaient.


« Madame Dubourg, disait-elle, je l'aime mieux
comme cela, déchiré, que s'il se laissait battre.
Dieu merci! les caniches qui se sauvent quand on
tape dessus ne manquent pas; c'eft la commcdifi


8,




3o Histoire d'un homme du peuple


des cloutiers & des tourne-broches; mais j'aime
mieuxceux qui montrent les dents, & qui mordent
quand on les attaque. Que voulez-vous? chacun
son goût. Les peureux m'ennuient; came retourne
le sang. Et puis, madame Madeleine, chacun
doit se mêler de ce qui le regarde. »


Alors elle me prenait la main, & nous mon-
tions tout glorieux. Au-dessus, le vieux vitrier
Rivel, sa porte toujours ouverte sur l'escalier
dans les temps chauds, ses grosses besicles de
cuivre jaune sur le nez, & ses vitres qui grinçaient
sur la table, ne disait jamais rien, ni sa petite
femme non plus, qui cousait du matin au soir.
Et quand en passant nous leur souhaitions le bon-
soir ou le bonjour, tous deux penchaient la tête
en silence.


Ces gens paisibles n'avaient jamais de dispute
avec personne; ils ressemblaient en quelque sorte
à leurs deux pots de réséda, qui fleurissaient au
bord de leur petite fenêtre, dans l'ombre de la
cour. Jamais un mot plus haut que l'autre. Quel-
quefois seulement la femm^ appelait leur chat
dans l'escalier, le soir; car ils ne pouvaient pas se
coucher sans avoir fait rentrer leur chat dans la
chambre.


Tout allait donc très-bien, puisque la mère
Balais était contente ; mais, au bout de six semaines
ou deux mois, un soir que j'avais livré bataille




Histoire d'un homme du peuple


contre les deux Materne ensemble, derrière le
cimetière des Juifs, & qu'ils m'avaient tellement
roulé dans les orties que ma figure, mes mains &
même mes jambes, sous mon pantalon, en étaient
rouges comme des écrevisses, la mère*1 Balais, qui
me regardait triftement, dit tout à coup pendant
le souper f


« Aujourd'hui, Jean-Pierre, nous n'avons pas
remporté la vidoire; les autres ont emmené les
canons, & nous avons eu de la peine à sauver les
drapeaux. »


Alors je fus tout fâché d'entendre ces choses, &
je répondis :


« Ils se sont mis à deux contre moi!
— Juftement, c'eft: la manière des kaiserlik's,


dit-elle, ils sont toujours deux ou trois contre un.
Mais ce qui me fait plaisir,. c'eft que tu ne te
plains jamais, tu supportes tout très-bien. Que
voulez-vous? A la guerre comme à la guerre : on
gagne, on perd, on se rattrape, on avance, on
recule. — T u ne te plains pas!... c'eft comme
Balais, il ne se plaignait jamais des atouts; même
le jour de sa mort, il me regardait comme pour
dire : — Ce n'eft rien... nous en reviendrons! —
Voilà ce qui s'appelle un homme... Il aurait pu
devenir prince, duc & roi tout comme un autre;
ce n'eft pas le courage qui lui manquait, ni la
bonne volonté non plus. Mais il n'avait pas une




'j2 Histoire d'un homme du peuple


belle écriture, & il ne connaissait pas les quatre
règles; sans ça, Dieu sait ce que nous serions! Je
serais peut-être madame la duchesse de Balais, ou
quelque chose dans ce genre... Malheureusement
ce pauvre Balais ne savait pas les quatre règles!
Enfin, que peut-on y faire? Mais au moins je
veux que cela ne t'arrive pas plus tard, & que tu
connaisses tout; je veux te voir dans les états-
majors, tu m'entends ?


—- Oui, mère Balais.
— Je veux que tu commences tout de suite; &


demain je te mènerai chez M.|Vassereau, qui rap-
prendra tout son école. Après ça, tu pourras
choisir dans les états celui qui te plaira le plus.
On gagne sa vie de toutes les façons, les uns en
dansant sur la corde, les autres en vendant des
cerises & des poires comme nous, les autres en
rétamant des casseroles, ou bien en se faisant tirer
des coups de fusil pour le roi de Prusse,—qui ne
veut que des nobles dans les grades de son armée,
de sorte que le courage, le bon sens & l'inftruftion
ne servent à rien pour passer officier. Oui, Jean-
Pierre, on gagne sa vie de cinquante manières,
j'ai vu ça! Mais le plus commode, c'eflde s'asseoir
dans un bon fauteuil rembourré, en habit noir,
avec une cravate blanche & un jabot, comme j'en
ai rencontré plusieurs, & de faire des grâces aux
gens qui viennent vous saluer, le chapeau jusqu'à




33


terre, en disant : — Monsieur l'ambassadeur...
monsieur le préfet... monsieur le miniftre, etc. —
C'eft très-commode, mais il faut savoir les quatre
règles & avoir une belle main. Nous irons donc
chez M. Vassereau, Jean-Pierre, C'eft entendu,
fit-elle en se levant, demain, nous irons de bonne
heure, & s'il laut payer trente sous par mois, ça
m'eft égal. »


Ayant parlé de la sorte, nous allâmes nous cou-
cher, &, jusqu'à minuit, je ne fis que rêver à
l'école, au père Vassereau, aux quatre règles, & à
tout ce que la mère Balais m'avait dit.




34.


I V


Le lendemain, de grand matin, la mère Balais
s'habilla d'une manière tout à fait magnifique.
Quand je sortis de ma chambre sur les sept
heures, je la vis avec une grande robe chamarrée de
fleurs vertes; elle s'était fait deux grosses boucles
sur les oreilles avec ses cheveux gris touffus, elle
avait un gros bonnet blanc, & cela lui donnait une
figure très-respectable.


« Assieds-toi, Jean-Pierre, dit-elle, & déjeu-
nons. Nous partons dans une demi-heure. »


Elle me fit mettre ensuite une chemise blan-
che, mes souliers neufs & ma vefte de velours;
elle ouvrit son grand coffre & en tira un châle
très-beau, qu'elle s'arrangea sur les épaules,
devant notre petit miroir; les franges traînaient
presque à terre, au bas de la robe. Et quand tout
fût prêt, elle me dit de venir.


Je n'avais jamais vu d'école à Saint-Jean-des-
Choux, cela me rendait inquiet; mais comme




Histoire d'un homme du peuple 35


madame Balais descendait devant moi, j'étais bien
forcé de la suivre.


En bas, dans la petite allée sombre, madame
Dubourg, se penchant à la porte de sa cuisine,
nous regarda sortir tout étonnée. Dehors, la mère
Balais me prit par la main & me dit :


« T u commenceras par ôter ton bonnet en
entrant. »


Et nous descendîmes la petite rue des Trois-
Quilles, derrière le jardin de M. le juge de paix,
puis celle du Fossé-des-Tanneurs. Tout à coup,
en face d'une vieille maison qui faisait le coin de
deux rues, j'entendis une foule de voix crier en-
semble : B-A BA! — B-E BE! — B-I B I ! ainsi
de suite. Les vitres de la vieille maison en trem-
blaient; & parmi ces voix d'enfants, une autre
voix terrible se mit à crier :


<t Materne!... Attends ! je me lève! »
C'était M. Vassereau qui prévenait Materne.
Nous arrivions à l'école. Rien que d'entendre


cette voix, un frisson me grimpait le long du dos.
En même temps nous entrions dans une petite
cour, où quelques enfants rattachaient leurs bre-
telles, & la mère Balais me disait :


« Arrive !»
Elle s'avançait dans une allée sombre à gauche,


où je la suivis. Au bout de l'allée se trouvait une
porte, avec un petit carreau dans le milieu; c'efl




36


là qu'on entendait chanter B-A BA! au milieu
d'un grand bourdonnement.


La mère Balais ouvrit la porte. Aussitôt tout
se tut, & je vis la grande salle : les rangées de
tables toutes jaunes & tachées d'encre autour, les
bancs où des quantités d'enfants en sabots, en sou-
liers, & même pieds nus, s'usaient les culottes
depuis des années; les exemples pendues à des
ficelles, le long des fenêtres; le grand fourneau de
fonte à droite, derrière la porte; le tableau noir
contre le mur, au fond, du même côté; & la chaire
à gauche,entre deux fenêtres, où M. Vassereau,
son bonnet de soie noire tiré sur la nuque, était
assis, le grand martinet replié sur le pupitre. Il
était là, grave, la main bien posée, les deux doigts
bien tendus, en train d'écrire une exemple.


Tout fourmillait d'enfants de six à douze ans;
les grands assis autour des tables, les petits sur
trois rangées de bancs, en face de la chaire. Deux
ou trois, debouts, tendaient leur plume au maître
d'école, en répétant d'une voix traînante :


« En gros, s'il vous plaît, monsieur Vasse-
reau !


— En moyen, s'il vous plaît, monsieur Vascc-
reau! »


Lui ne bougeait pas : il écrivait !
Je découvris ces choses d'un coup d'œil. Toute la


salle s'était retournée pour voirquivenait d'entrer;




Histoire d'un homme dit peuple 3?


toutes ces figures grasses, joufflues, blondes, rous
ses, les cheveux ébouriffés^ nous regardaient en se
penchant. Comme les petits bancs s'étaient tus
d'un coup, M, Vassereau leva les yeux; il aper-
çut la mère Balais & moi sur la porte, & se leva,
ramenant son bonnet de soie noire sur sa tête,
comme pour saluer. On aurait alors entendu voler
une mouche. La mère Balais dit :


« Reftez couvert, monsieur Vassereau. »
Et tous deux, l'un en face de l'autre, se mirent


à causer de moi. Autant la mère Balais était grande
& magnifique, autant le père Vassereau, habillé
d'une capote marron & d'un large gilet noir, pa-
raissait grave & sévère; il portait encore l'an-
cienne culotte de ratine & les larges souliers à bou-
cles d'argent. Il avait la figure ferme, un peu pâle,
le menton large, le nez droit, bien fait, les yeux
bruns, une ride entre les deux sourcils; de sorte
qu'avec son martinet sous le coude, tout cela ne
lui donnait pas un air tendre, & que je pensais :


« Si c'eft lui qui doit m'apprendre les quatre
règles, il faudra faire bien attention. »


Nous étions donc au milieu de la salle, & toute
l'école écoutait. M. Vassereau paraissait avoir un
grand respeci pour madame Balais, qui relevait
fièrement la tête, & qui lui dit :


s Je vous amène ce garçon, monsieur Vasse-
reau; c'eft un enfant de Saint-Jean-des-Choux,




38 Histoire d'un homme du peuple


—que j'ai pris, parce que des parents malhonnêtes
l'avaient abandonné, —<• & que je veux faire bien
élever. Vous aurez soin de lui... vous lui mon-
trerez tout ce qu'un homme doit savoir... Je suis


. sûre qu'il profitera de vos leçons.
— S'il n'en profite pas, répondit le père Vasse-


reàu en me jetant un regard de côté, ce sera sa
faute, car j'emploierai tous les moyens. »


Et me regardant en face :
« Comment t'appelles-tu ? me dit-il.
— Jean-Pierre, monsieur.
— Et ton père?
— Mon père s'appelait Nicolas Clavel.
— Eh bien! Clavel, qu'eft-ce que tu sais? Elt-ce


que tu connais tes lettres?
— Non, monsieur.
— Alors, assieds-toi là, sur le petit banc. Gos-


sard, tu lui prêteras ton A B C; vous lirez ensem-
ble dans le même. »


Pendant que cela se passait & que M. Vasse-
reau me parlait de la sorte, cinq ou six grands,
au lieu de travailler, riaient entre eux, & je vis
quelque, chose en ce moment qui m'affermit beau-
coup dans mes bonnes résolutions. Le père Vas-
sereau, en entendant rire, avait tourné la tête, &
il avait vu le rouge Materne qui faisait des signes
à Gourdîer.


Alors, sans rien dire, il était allé le secoiierpai"




Hisiù?re d'un homme du peuple '3g


l'oreille, qui s'allongeait & se raccourcissait. Il
n'avait pas l'air fâché; mais le fils Materne ouvrait
la bouche jusqu'au fond du gosier, avec des yeux
tout ronds, & soupirait tellement qu'on l'enten-
dait dans toute la salle, où chacun se remit bien
vite à travailler.


« Eh bien', madame Balais, dit le père Vasse-
reau en revenant d'un air tranquille, vous pouvez
compter sur moi ; ce garçon profitera de mes con-
seils, je réponds de lui. — Clavel, va t'asseoir où
je t'ai dit. »


J'allai m'asseoir au bout du petit banc, en pen-
sant :


« Oh! oui, je profiterai... il faut que je pro-
fite!


— Allons, monsieur Vassereau, c'eft entendu,
dit la mère Balais. Pour le refte, ça me regarde. »


Ils sortirent ensemble dans la petite allée; Se,
pendant qu'ils étaient dehors, fout le monde se
retourna, riant, s'appelant, se jetant des boules de
papier. Mais à peine le pas lent de M. Vassereau
commençait-il à revenir, qu'on se pencha sur les
tables en faisant semblant d'écrire ou d'apprendre
sa leçon. Lui, jeta les yeux à droite & à gauche
& se remit dans sa chaire en disant :


<t Commencez l'A B C. — Clavel, tu vas sui-
vre sur l'A B C de Gossard. »


Aussitôt on se mit à chanter ensemble l'A B Cs




40 Histoire d'un homme du peuple


& je suivis avec une grande attention, sans oser
même regarder celui qui me montrait les let-
tres.


Le père Vassereau taillait les plumes. De temps
en temps il faisait le tour de la salle, son martinet
sous le bras, & regardait l'ouvrage des grande.
Quand les lettres étaient mal formées, il les appe-
lait ânes, & corrigeait lui-même leurs fautes. Une
demi-heure avant la fin de l'école, il se rasseyait
dans sa chaire & criait aux petits :


« Arrêtez! »
Ensuite commençait la récitation des leçons :
« Qu'eft-ce que la grammaire?—Qu'eft-ce que


l'article?—Qu'eft-ce que le verbe? » etc.—11 pre-
nait aussi quelquefois les petits & leur demandait
les lettres. Sur le coup de dix heures le matin,
sur le coup de quatre heures le soif, le premier de
la première classe récitait la prière, & quand on
l'entendait dire : « Ainsi soit-il! » toute l'école
dégringolait des bancs, & se sauvait, le sac au dos
ou le cahier sous le bras, en criant & se réjouis-
sant jusqu'à la maison.


Cent fois M. Vassereau nous avait défendu de
crier, mais dehors on n'avait plus peur, & puis il
faut bien que les enfants respirent.


Le premier jour, quand on se mit à réciter la
prière & à sortir en disant : « Bonjour, monsieur
Vassereau ! » je fus si content d'être dehors, que




Histoire d'un homme du peuple 41


j'arrivai chez nous d'un trait, & que je grimpai
nos trois étages, en criant :


« C'eftfini! »
Le père Antoine Dubourg ne pouvait s'empê-


cher de rire; & le vieux vitrier Rivel lui-même
me regardait monter l'escalier avec ses grosses be-
sicles, le nez en l'air, & disait a sa femme :


« Tiens, Catherine, voilà le plus beau temps
de la vie; on ne pense pas au déjeuner, au dîner ;
quand l'école eft finie, on a gagné sa journée. Ce
temps-là ne reviendra plus. »


La mère Balais était aussi bien contente.




4* Histoire d'un homme du peuple


Y


Depuis ce jour, je connaissais l'école : je con-
naissais la manière de chanter en traînant B-A
BA, d'observer les plus petits mouvements de
M. Vassereau, & d'avoir l'air de suivre avec Gos-
sardj en regardant voler les mouches.


Le matin, aussitôt l'école finie, j'allais trouver
la mère Balais dans notre baraque, sur la place;
elle me demandait presque toujours :
• « Eh bien! Jean-Pierre, ca marche? »


Et je répondais :
<c Oui, mais c'eft dur tout de même.
— Hé! faisait-elle, tout eft dur dans ce monde.


Si les pommes &les poires roulaient sur la grande
route, on ne planterait pas d'arbres; si le pain
venait dans votre poche, on ne retournerait pas
la terre, on ne sèmerait pas le grain, on ne de-
manderait pas la pluie & le soleil, on ne faucil-
lerait pas, on ne mettrait pas en gerbes, on ne
battrait pas en grange, on ne vannerait pas, on ne




Histoire d'un homme du peuple 43


porterait pas les sacs au moulin, on ne moudrait
pas, on ne traînerait pas la farine chez le boulan- j
ger, on ne pétrirait pas, on ne ferait pas cuire; ce
serait bien commode, mais ça ne peut pas venir
tout seul, il faut que les gens s'en mêlent. Tout
ce qui pousse seul ne vaut rien, comme les char-
dons, les orties, les épines, & les herbes tranchan-
tes au fond des marais. Et plus on prend de peine,
mieux ça vaut; comme pour la vigne au milieu
des pierrailles, sur les hauteurs, où l'on porte du
fumier dans des hottes; c'eft aussi bien dur,
Jean-Pierre, mais le vin eft aussi bien bon. Si tu
voyais, en Espagne, dans le midi de la France &
le long du Rhin, comme oh travaille au soleil
pour avoir du vin, tu dirais : « C'eft encore bien
heureux de refter assis à l'ombre, & d'apprendre
quelque chose qui nous profitera toujours! i>
Maintenant je te fais retourner & ensemencer par
le père Vassereau, & plus tard qui eft-ce qui cou-
pera le grain? qui eft-ce qui aura du pain sur la
planche? C'eft toi! Je fais cela parce que tu me
plais, mais il faut en profiter. Je ne suis peut-être
pas là pour longtemps. Profite, profite!... •»


Ces choses m'attendrissaient, & je me donnais
delà peine; j'aurais voulu tout savoir, pour ré-
jouir la mère Balais.


Il faut.dire aussi que M. Vassereau n'était pas
mécontent de moi, car au bout d'une semaine je




44 Histoire d'un homme du peuple


connaissais mes lettres, & même il disait tout
haut :


« Regardez ce Clavel, un garçon de Saint-
Jean-des-Choux, il connaît ses lettres dans une
semaine, au lieu que ce grand âne rouge de Ma-
terne & ce pendard de Gourditr, depuis trois ans
n'ont encore appris qu'à dénicher des merles, & à
déterrer des carottes dans l'es jardins après la classe.
Ah! les gueux... ah! la mauvaise race! »


Il se fâchait en parlant, & finissait par tomber
dessus, de sorte que l'école était remplie de cris
terribles. M. Vassereau répétait sans cesse :


« Si vous êtes pendus un jour, on ne pourra
pas me faire de reproches; car, Dieu merci! je
m'en donne de la peine pour vous redresser. J'use
plus de martinets pour ces Gourdier & ces Materne,
que pour tous les autres ensemble; & encore ça
ne sert à rien, ils deviennent de pire en pire, &
tous les yiurs on \'ient se plaindre près àe moi,
comme si c'était ma faute. »


C'en vers ce temps que M. Vassereau me mit
dans la troisième classe des grands, & qu'il me dit :


« Tu préviendras madame Balais de t'acheter
y ne ardoise pour écrire en gros. »


La mère Balais eut une véritable satisfaction
d'apprendre que j'avançais.


« Je suis contente de toi, Jean-Pierre, me dit-


elle; tu me feras honneur. »




Histoire d'un homme du peuple 45


Tous les gens de la maison, & madame Made-
leine elle-même, avaient fini par s'habituer à me
voir; on ne criait plus contre moi. La petite An-
nette venait à ma rencontre, quand Je sortais de
l'école, en disant :


« Voici notre Jean-Pierre! »
J'aurais dû me trouver bien heureux, mais


j'avais toujours le cœur gros d'être enfermé; je ne
pouvais pas m'habituer à relier assis deux heures
de suite sans bouger. A h ! la vie eft une chose
dure, & l'on n'arrive pas pour son amusement
dans ce monde.


Combien de fois, en classe, lorsque le temps était
beau, que le soleil brillait entre les exemples pen-
dues aux fenêtres ouvertes, & que de petites mou-
ches dansaient en rond dans la belle lumière, com-
bien de fois j'oubliais l'ardoise, l'exemple & les
parafes, la vieille salle, les camarades & la gram-
maire, regardant ce beau jour les yeux tout grands
ouverts, comme un chat qui rêve, & me représen-
tant la côte de Saint-Jean-des-Choux : les hautes
bruyères violettes & les genêts d'or ou bourdon-
naient les abeilles; les chèvres grimpant à droite
& à gauche dans les roches, allongeant leur long
cou maigre & leur petite barbe, pour brouter un
bouquet de chèvre-feuille dans le ciel pâle; les
boeufs couchés à l'ombre d'un vieux hêtre,les yeux
2 demi fermés, mugissant lentement comme pour


3.




Histoire d'un homme du peuple


se plaindre de la chaleur. Et nos coups de fouet
retentissant dans les échos de Saint-Witt; notre
petit feu de ronces déroulant sa fumée vers les
nuages; la cendre blanche où rôtissaient nos pom-
mes de terre; puis les grands bois de sapins tout
sombres, descendant au fond des vallées ; le bour-
donnement de l'eau, le chant de la haute grive à
la nuit, les coups de hache des bûcherons dans le
silence, épanchant les arbres... Combien de fois...
combien, de fois je me suis représenté ces choses!


Tout à coup une voix me criait :
« Clavel, qu'eft-ce que tu regardes? »
Et je frémissais, en me remettant bien vite à


écrire.
Rarement M. Vassereau me frappait. Il faisait


une grande différence entre ses élèves, il ne s'in-
dignait que contre les incorrigibles. Je crois qu'il
devinait mes pensées, & qu'il en avait de sembla-
bles, les jours de beau temps, pour son village.


A ceux qui viennent du grand air, aux enfants
qui, durant des années, ont niché comme les
oiseaux autour des bois, il faut du temps pour
s'habituer à la cage, oui, il faut du temps! l'idée
de la verdure leur revient toujours, & la bonne
odeur des feuilles, des prés, des eaux courantes,
leur arrive par-dessus les remparts.


Si nous n'avions pas eu les jeudis, je crois que
je serais mort de chagrin; car, malgré les bonnes




47


soupes de la mère Balais, je maigrissais à vue
d'œil. Heureusement, nous avions les jeudis:
Demain nous irons au Haut-Baar, au Géroldseck,
à la Roche-Plate. Nous irons cueillir des noisettes
au fond deFiquet, nous courrons dans l'ombre des
sapins, nous grimperons, nous crierons, nous
ferons tout ce que nous voudrons.


Oh! les'jeudis... le Seigneur devrait bien en
faire cï&ux par semaine.


Les dimanches, il fallait aller à la messe & aux
vêpres, la moitié de la journée était perdue.


Mais les jeudis nous partions de grand matin,
& la mère Balais me disait d'avance : •


« Demain, il faut que tu coures, Jean-Pierre;
je ne veux pas te voir- maigrir comme ça. Cette
école, c'eft bon... c'eft très-bon; mais on ne peut
pourtant pas s'échiner à reffer assis. Les enfants
ont besoin d'air. Va courir! Baigne-toi, mais
prends garde d'aller dans les endroits dangereux.
Avant de savoir bien nager, il faut se tenir sur les
bords. Il n'y a que les bêtes qui se noient. Prends
garde ! mais amuse-toi bien... Galope, grimpe; la
bonne santé passe encore avant les quatre règles :
c'eft le principal. »


Elle n'aurait pas eu besoin de me dire tout cela,
car j'y pensais deux jours d'avance, & je m'en ré-
jouissais. Nous étions trois : le petit Jean-Paul
Latouche,le fils du greffier, Emmanuel Dolomicu,




4 8


le fils de notre juge de paix, & moi. Annette
voulait nous suivre; elle pleurait, elle m'embras*
sait; mais madame Madeleine ne voulait pas;
& nous étions déjà bien loin dans la rue, à cou-
rir, que nous entendions encore ses grands cris &
ses pleurs.


Emmanuel & Jean-Paul avaient toujours quel-
ques sous dans leur poche; moi, je n'avais qu'une
croûte de pain, mais je trouvais plus de noisettes,
plus de brimbellesj plus de tout, & nous parta-
gions.


Notre première idée était toujours d'aller nous
baigner. A h ! la rivière de la Zorne, derrière la
Roche-Plate, avec ses trembles & ses hêtres, nous
connaissait bien, & je pourrais encore vous mon-
trer le bon fond de sable, à droite du vallon de la
Cible.


Quel bonheur, mon Dieu ! d'arriver au bord de
la roche nue; de voir l'immense vallée au-des-
sous, pleine de forêts; les grandes prairies en bas,
la rivière qui frissonne sous les trembles ; le sen-
tier creux qui descend dans le sable brûlant, entre
les petites racines pendantes où filent des centai-
nes de lézards, & de se mettre à galoper dans ce
sentier bordé de hautes bruyères sèches!


Quel bonheur d'entrer dans les pâturages au
fond, à perte de vue ; de bien regarder si l'on ne
découvre pas un garde champêtre avec son cha-




Histoire d'un homme du peuple 49


peau noir & sa plaque d'étain sur le bras, & d'a-
vancer hardiment dans l'herbe jusqu'au cou, les
uns derrière les autres, pour ne laisser qu'une
petite trace!


Quel plaisir d'arriver au bord de la rivière, df
mettre la main dedans en criant tout bas : «. Elle
eft chaude! » de jeter bien vite à terre sa petite-
blouse, d'ôter ses souliers, son pantalon, ses bas,
en se cachant & riant, pendant que l'eau siffle
& bouillonne sur les cailloux noirs; puis de se
lancer à la file : un... deux... trois... & de des-
cendre le courant comme des grenouilles, sous
l'ombre qui tremblote ; tandis que les demoiselles
vertes vont en zigzag & font sonner leurs ailes
sous la voûte de feuillage!


O le bon temps !
Comme on frissonne en se redressant dans


l'écume, comme on se tape l'un à l'autre sur le
dos, pour tuer les grosses mouches grises qui
veulent vous piquer; comme on eft heureux d'al-
ler, de venir, de se jeter des poignées d'eau ; &
puis d'écouter, d'avoir peur du garde! — Comme
on espionne !


Et bien plus tard, lorsque vos dents se mettent
à claquer & qu'on se dit : « J'ai la chair de poule,..
sortons! » & qu'on s'assied dans le sable brûlant,
en grelottant, la figure toute bleue, comme on se
sent tout à coup bon appétit ; &, si l'on a eu SOÎR




io Histoire d'un homme du peuple


d'emporter une croûte de pain, comme on mord
dedans de bon cœur! Dieu du ciel, il y a pourtant
de beaux jours dans la vie ! .


Puis une fois rhabillés, quand on remonte
dans le bois, tout frais, tout ragaillardis, en sif-
flant, & battant les buissons pour dénicher les
touffes pâles des noisettes... Parlez-moi d'une
existence pareille! Quand l'école ne serait faite
que pour avoir des jeudis, je soutiendrais qu'elle
eft bonne & qu'elle montre la sagesse du Sei-
gneur.


Et les jours, les semaines, les mois se suivaient;
après le dimanche & le jeudi, l'école; après l'été,
l'automne: la saison des poires & des pommes
qu'on range dans le fruitier, la saison où les bois
se dépouillent, où de grands coups de vent traî-
nent les feuilles mortes dans les sentiers.


Alors les noisettes, les myrtilles, les faînes sont
passées. On croirait que tout va finir. — Et le
froid, les premières gelées blanches, l'hiver, les
portes fermées, le vieux métier qui va son train,
la pluie que le vent chasse dans notre baraque sur
la place : tout marche, les ennuis comptent comme
le refte.


L'hiver était donc venu, l'hiver avec ses gros
flocons, ses longues pluies qui s'égouttent des
toits durant des semaines, l'hiver avec la chauffe-
rette & les. gros sabots fourrés de la mère Balais,




Histoire d'un homme du peuple 5 1


avec les balayades du matin, lorsque les femmes,
le jupon relevé, poussent la boue d'une porte à
l'autre, que les pelotes de neige se croisent dans
l'air, qu'on crie, qu'on bataille, qu'on a les oreilles
rouges & les mains brûlantes. Une vitre tombe
chez M. Réboc, l'avocat, ou chez M. Hilarius, le
président.,. On se sauve... la servante sort... Per-
sonne n'a fait le coup!


Ensuite, les grands jeudis tout gris de l'hiver, au
coin du feu, quand la flamme pétille, que la mar-
mite chante, qu'on se réunit en bas chez les Du-
bourg, en filant; que madame Madeleine parle de
la fortune de sa tante Jacqueline de Saint-Witt;
que la mère Balais raconte Phiftoire des écluses
de la Hollande, où Balais avait des souliers en
paille tressée, pendant qu'il gelait à pierre fen-
dre!... & les rencontres de Torres-Vedras, de
Badajoz, des Arapiles, où l'on suait sang &
eau.


Et les coups de vent, la nuit, qui s'engouffrent
dans la cour, en enlevant les ardoises du colom-
bier! Alors on raccourcit ses jambes sous la cou-
verture, on se tire l'édredon sur le nez, on écoute:
la mère Balais tousse à côté, le coucou des Rivel,
en bas, sonne une heure; on se rendort lente-
ment.


Oui, voilà l'hiver 1 II eft bien long au pied des
montagnes, & pourtant avec quel bonheur on se




32 Histoire d'un homme du peuple


rappelle le coin du feu, les bonnes fignres empa-
quetées des voisins, les moufles tirées jusqu'aux
coudes, les sabots remplis de peau de lapin, & jus-
qu'au grand fourneau de l'école, lorsqu'on arri-
vait un des premiers, au petit jour, avant M. Vas-
sereau, & qu'on se réchauffait en cercle, le petit
sac au dos, pendant que la pluie coulait à flots sur
les vitres !


Comme on se dit plus tard : « Quand donc ce
bon temps reviendra-t-il? quand serons-nous
jeunes encore une fois? »


Avec tout cela, j'avançais dans mes classes, &
M. Vassereau m'avait choisi pour apprendre les
répons de la messe, avec trois ou quatre autres
bons sujets. Il nous faisait mettre à genoux au
milieu de l'école, & nous répondions tous ensem-
ble; l'un aidait l'autre. Il disait :


« Clavel, je te préviens que tu seras enfant de
chœur; tu prendras la chemke rouge & la toque
de Blanchot, tu chanteras avec Georges Cloutier,
T u viendras tous les dimanches. »


Il me faisait chanter le solfège après dix heures,
& cela me remplissait d'orgueil. Les Materne
disaient que je flattais M. Vassereau; Madame
Madeleine me p/enait en considération; le père
Antoine me donnait deux liards pour passer à
l'offrande, & la mère Balais se réjouissait de ma
bonne conduite.




Histoire d'un homme du peuple 53


Souvent M. Vassereau répétait en classe que je
marchais sur les traces de Robichon, capitaine
au 27e de ligne, — son meilleur élève, — & quf
je n'avais qu'à continuer.




Histoire d'un homme du peuple


V I


Cela dura trois ans. J'étais alors l'un des pre-
miers de l'école; je savais mon catéchisme, j'avais
une belle écriture, je connaissais un peu d'ortho-
graphe & les quatre règles. Il était temps de faire
ma première communion & d'apprendre un état.


La mère Balais me répétait souvent :
« De mon temps, Jean-Pierre, où le courage


et la chance faisaient tout, je t'aurais dit d'atten-
dre tes dix-huit ans & de t'engager; mais je vois
bien aujourd'hui ce qui se passe : la vie militaire
n'eft plus rien; on traîne ses guêtres de garnison
en garnison, on va quelques années en Afrique
pour apprendre à boire de l'absinthe, & puis on
revient dans lès vétérans. »


Emmanuel Dolomieu, le petit Jean-Paul & plu-
sieurs autres de mes camarades étudiaient depuis
quelques mois le latin au collège de Phalsbourg,
pour devenir juges, avocats, notaires, officiers, etc.




55


M. Vassereau soutenait que j'avais plus de
moyens qu'eux, & que c'était dommage de me
laisser en route ; mais à quoi servent les moyens
quand on eft pauvre ? Il faut gagner sa vie !


Une grande triftesse m'entrait dans le cœur;
mais je ne voulais pas chagriner la mère Balais &
je lui cachais mes peines, lorsque vers la fin du
printemps il arriva quelque chose d'extraordi-
naire que je n'oublierai jamais. Ce matin, huit
jours avant ma première communion, on savait
déjà que je serais à la tête des autres, que je réci-
tçvais^l'Acte de foi, & que je ferais les réponses.
M. le curé Jacob lui-même était venu le dire à la
maison, & le bruit en courait parmi toutes les
bonnes femmes de la vill.


C'était un grand honneur pour nous, mais la
dépense était aussi très-grande. On parlait de cela
tous les jours. Madame. Madeleine, qui se mêlait
de tout, comptait tant pour l'habit, tant pour le
gilet & la cravate blanche, tant pour le pantalon,
les souliers & le chapeau; cela faisait une bien
grosse somme, & la mère Balais disait :


« Eh bien ! il faudra faire un petit effort. Jean-
Pierre va maintenant apprendre un état; c'eft le
dernier grand jour de sa jeunesse. »


Annette, devenue plus grande, s'écriait :
« Puisqu'il eft le premier, il doit être aussi le


plus beau. »




56 Histoire d'un homme du peuple


Moi, qui commençais à comprendre la vie, je me
taisais.


Et ce matin-là, comme on venait encore de
rauser en bas, dans la chambre des Dubourg, de
cette grosse affaire, pendant que la mère Balais '
était sortie, sur le coup de huit heures, voilà que
la porte s'ouvre, & qu'une grande femme rousse
entre avec un panier sous le bras.


Il faisait obscur dans la petite chambre & je ne
reconnus pas d'abord cette femme. Ce n'eft qu'au
moment où, d'une voix criarde comme à la halle,
elle se mit à dire : « Bonjour la compagnie, bon-
jour! Je viens voir notre garçon! » que je re-
connus madame Hocquart, ma cousine, celle qui
m'avait repoussé trois ans avant à Saint-Jean-
des-Choux, en disant que mon père était un
gueux.


Elle regardait de tous les côtés. Je n'avais plus
une goutte de sang; j'étais saisi.


« Eh bien ! cria-t-elle en me voyant, eh bien !
Jean-Pierre, il paraît que tu te conduis bien?...
Ça nous fait plaisir à tous, à tous les parents, â ce
pauvre Guerlot : il en avait les larmes aux yeux..,
Et la Paesel... & le Kôniam!... »


Je ne répondais pas, je me sentais bouleversé.
« Asseyez-vous donc, madame Hocquart, dit


madame Madeleine en avançant une chaise, as-
seyez-vous. Mon Dieu, oui! on ne peut passe




Histoire d'un homme du peuple


plaindre. Mais voilà cette première communion...
quelle dépense!


— Juftement, s'écria la grande Hocquart, nous
y avons pensé; nous avons dit : « Cette brave
mère Balais, elle ne peut pourtant pas tout faire ;
c'eft pourtant notre sang... c'eft notre parent! »
Alors, tenez... •»


Elle leva la couverture de son panier & en tira
un habit neuf, une paire de souliers, un pan-
talon et un gilet.


Madame Madeleine & Annette poussaient des
cris d'admiration :


« Oh ! madame Hocquart î
— Oui, oui, nous pensons que ça lui ira bien! »
Et comme je reftais sombre derrière la table,


madame Madeleine me dit :
« Mais avance donc, Jean-Pierre, viens donc


remercier ta cousine, cette bonne madame Hoc-
quart. »


Alors je sentis quelque chose se retourner en
moi, quelque chose de terrible, & , sans y penser,
je répondis :


« Je ne veux pas !
— Comment, tu ne veux pas ?
— Ncn, je ne veux rien; je ne veux pas d'ha-


èits ! »
La mère Hocquart s'était redressés tout éton-


né.




53 ' Histoire d'un homme du peuple


« Qu'eft-ce qu'il a donc? fit-elle de sa voix
traînarde, qu'eft-ce qu'il a donc, notre Jean-
Pierre?


— A h ! cria madame Madeleine, il eft fier; la
tête lui tourne à cause des honneurs,


— Hé ! fit la marchande de poisson, c'en dans
la famille, cette fierté-là ! Cette fierté-là, c'eft ce
qui fait lès gens riches. »


En ce moment le bon père Antoine me dit :
« Jean-Pierre, comment, tu ne remercies pasta


cousine! T u n'as donc pas de reconnaissance ? »
Et comme il parlait, je ne pus m'empêcher d'é-


clater en sanglots. J'allai me mettre le front contre
le mur, en fondant en larmes.


Tout le monde s'étonnait. Le père Antoine, se
levant, vint près de moi :


« Qu'eft-ce que tu as ? me dît-il tout bas.
— Rien.
— T u n'as rien ?
— Non... je ne veux rien d'eux I lui dis-je au


milieu de mes sanglots.
— Pourquoi?
— Ils m'ont chassé; ils ont dit que mon père &


ma mère étaient des gueux ! »
Le père Antoine, en m'entendant parler ainsi,


devint tout pâle; et comme madame Madeleine
recommençait ses reproches, pour la première fois
il lui dit brusquement ;




Histoire d'un homme du peuple 5$


Ï Tais-toi, Madeleine ! tais-toi! s


Il se promenait de long en large dans la cham-


bre, la tête penchée. Madame Madeleine ne disait


plus rien. Moi , je reliais le front au m u r , les joues


.couvertes de larmes. L a petite Annette, derrière


moi, disait :


« O h ! ils sont pourtant bien beaux, les habits. . .


Regarde seulement, Jean-Pierre. »


Et comme la mère Hocquart , poussant un éclat


de rire aigre, rempaquetait les habits & s'écriait :


« T u n'en veux pas, garçon? O h ! il ne faut pas


pleurer pour ça. . . bien d'autres en voudront.


Ah ! c'eft comme ça que tu remercies les gens ! »


comme elle disait cela, riant tout haut & ' re-


fermant son panier, la porte se rouvrit , & j 'enten-


dis la mère Balais s'écrier :


« Eh bien, qu'eft-ce qui se passe? Pourquoi


donc eft-ce que Jean-Pierre pleure?


— H é ! répondit madame Madeleine, figurez-


vous qu'i l ne veut pas accepter des habits magni-


fiques pour sa première communion, des habits


que sa cousine Hocquart apporte tout exprès de


son village.


— Ah ! dit la mère Balais en se redressant ;


pourquoi donc n'en veux-tu pas, Jean-Pierre?


— G'eft qu'il se rappelle qu'on a traité son père


de gueux à Saint-Jean-des-Choux, répondit brus-


quement le père Antoine..




6o


— A h ! ah ! il se rappelle ça. . . E t c'eft pour ça


qu'i l ne veut pas de leurs habits I s'écria la brave


femme. E h bien! il a raison.. . il montre du cœur. »


Et regardant la mère Hocquart :


« Al lez-vous-en, dit-elle, on s'eft passé de vous


jusqu'à présent, on s'en passera bien encore.


C'eft moi , Mar ie-Anne Balais, qui veux donner


des habits à cet enfant. Al lez-vous-en au diable,


entendez-vous? »


L a grande Hocquart voulait crier, mais la mère


Balais avait une voix bien autrement forte que la


sienne, une véritable voix de tempête qui couvrait


tout, criant :


« 1 Al lez-vous-en, canaille!. . . vous avez renié


votre sang. . . vous méritez tous d'être pendus!. . .»


E n même temps Rivel & sa femme, & deux ou


trois voisines attirées par le bruit, entraient; de


sorte que la marchande de poisson, voyant cela,


n'eut que le temps de reprendre son panier & de


se sauver, en disant d'un air désolé :


« A y e z donc l'idée de faire le bien. . . c'eft en-


courageant.. . c'eft encourageant! »


L a mère Balais alors vint me toucher l 'épaule :


« C'eft moi , Jean-Pierre, qui te donnerai des


habits, me dit-elle.


— O h ! m'écriai-je en l 'embrassant, de vous. . .


rien qu'une blouse.. . ce sera bien assez.


— T u n'auras pas seulement une blouse, fit-




Histoire d'un homme du peuple 61


elle attendrie, tu auras tout plus beau que les


autres. Ne vous inquiétez donc pas tant, madame


Madeleine, cet enfant a du c œ u r ; avec du cœur on


fait son chemin. »


Ainsi^ parla cette brave femme, que je regar-


derai toujours comme ma mère. Et huit jours


après, j 'avais de beaux habits pour m a première


communion, des habits un peu grands, pour


servir longtemps. T o u t e la maison était dans la


joie.


Ces choses lointaines me sont revenues tout à


l 'heure, & j 'en ai pleuré ! — C'étaient les derniers


beaux jours de l'école ; maintenant une autre vie,


d'autres soins allaient commencer : la vie d'ap-


prentissage, ou l'on ne travaille pas seulement


pour soi, mais pour un maître, oîi l 'on eft forcé


de s'appliquer toujours & de songer à l 'avenir.




62 Histoire d'un homme du peuple


V I I


Deux ou trois jours après ma première c o m m u -


nion, la mère Balais me demanda si j 'aimais plus


u n métier qu 'un autre. Nous étions juftement à


déjeuner. Je lui répondis que celui qui me plai-


sait le plus, c'était l'état de menuisier, parce que


rien ne me faisait plus de plaisir à voir que de


beaux meubles, de grandes commodes, des ar-


moires bien polies, des cadres en vieux noyer, &


d'autres objets pareils.


Cela lui plut.


• « Je suis contente, me dit-elle, que tu choi-


sisses, car ceux qui prennent le premier métier


venu montrent qu'ils n'ont d'idée pour aucun. E t


quand on eft décidé, — fit-elle en se levant, —


: autant partir tout de suite. Mets ton habit, Jean-


; Pierre, je vais te conduire chez le maître menui-


' sier Nivoi , près de la fontaine. T u ne pourrais


jamais être en meilleures mains. Nivoi connaît la


menuiserie mieux que pas un autre de la ville.




Histoire d'un homme du peuplé 63


C'eftun homme de bon s e n s ; il a fait son tour de


France, il eft même refté cinq ou six ans à Paris.


Je suis sûre que, pour me faire plaisir, il te recevra


d'emblée. »


Je connaissais le père Nivoi depuis longtemps,


avec sa vefte de drap gris à larges poches carrées,


où se trouvaient d'un côté le mètre & le tire-ligne,


& de l'autre la grande tabatière en carton. Sa


figure franche, ouverte, ses petits yeux malins me


plaisaient. Je n'aurais pas choisi d'autre maître,


& je m'habillai bien vite, pendant que la mère


Balais mettait son châle.


Nous sortîmes quelques inftants après, sans au-


tres réflexions, & nous arrivâmes bientôt chez


M . Nivoi , qui possédait une petite auberge à côté


de son atelier, en face du magasin de bois & de la


fontaine.


L'auberge avait pour enseigne deux chopes de


bière mousseuse; elle était toujours pleine de h u s -


sards, qui chantaient pendant que la scie & le ra-


bot allaient en cadence.


Nous entrâmes dans l'atelier vers neuf heures.


M . Nivoi , en train de tracer de grandes lignes â


la craie rouge sur une planche, fut tout étonné de


nous voir.


« H é ! c'eft la mère Balais ! dit- i l . Eft-ceque la


baraque tombe ensemble? E n avant les chevilles!


— Non, la baraque eft encore solide, répondit la




0 4 Histoire d'un homme du peuple


mère Balais en riant. Je viens vous demander un


autre service.


— T o u t ce qui vous plaira, dans les choses pos-


sibles., bien entendu.


— Je le savais, dit la mère B a l a i s ; je comptais


sur vous. Voic i Jean-Pierre que vous connaissez...


le fils de Nicolas Clavel , de Saint-Jean-des-Choux,


que je regarde comme mon propre enfant. Eh bien!


il voudrait apprendre votre état ; il eft plein de


bonne volonté, de courage, & , si vous le recevez, je


suissûrequ' i l ferasonpossiblepourvous contenter.


— A h ! a h ! dit le père Nivoi d'un air grave &


pourtant de bonne h u m e u r , eft-ce vrai , Jean-


Pierre ?


— O u i , monsieur Nivoi , je promets de vous


contenter, si c'eft possible...


— Avec moi , c'eft toujours possible, dit le vieux


menuisier en déposant sa grande règle sur l 'établi,


& criant à la porte du cabaret :


— Marguerite! Marguerite! »


Aussitôt la femme de M . Nivoi , une femme


assez grande, de bonne mine, habillée à la mode


des paysans, ouvrit la porte & demanda :


« Qu'eft-ce que c'eft, N i v o i ?


— T u vas tirer une bonne bouteille de rouge


& tu la porteras dans la chambre, là-haut, avec


deux verres. Madame Balais & moi nous sommes


en affaire, nous avons besoin de caussr. »




Histoire d'un homme du peuple 65


La femme descendit à la cave ; & comme l 'ou-


vrier de M . Nivoi , Michel Jâry, sec, maigre,


décharné, la figure longue & pâle, cessait de ra-


boter pour nous écouter, M . N i v o i lui dit :


« H é ! Michel , ce n'eft pas pour toi que je fais


monter la bouteille; tu peux continuer sans gêne,


madame Balais ne t'en-voudra pas à cause du


bruit, ni moi non plus. »


Il dit cela d'un air sérieux, en prenant une


t o n n e prise; & sa femme étant alors devant la


porte, sur le petit escalier de bois, avec les deux


verres & la bouteille :


«Mère Balais, fit-il, je vous montre le chemin. s


Ils montèrent ensemble dans la chambre q u i se


trouvait à côté de l'atelier, au-dessus, en forme de


colombier. Elle avait une lucarne, & le v ieux m e


nuisier, de cette lucarne, en vidant sa bouteille le


coude sur la table, voyait tout ce qui se passait en


bas. C'eft là qu'il reliait une partie des matinées,


avec son ami, le vieux géomètre Panard, causant


de différentes choses qui leur faisaient du bon


sens. Ils s'aimaient comme des frères ! E t lors-


qu'ils avaient vidé leur bouteille chez N i v o i , vers


onze heures, ils allaient vider une autre bouteille
chez Panard, qui possédait aussi une auberge sur


la grande route.


Chez Nivoi , Panard payait la bouteille devant


la femme, & Nivoi mettait les douze sous dans sa




66* Histoire d'un homme du peuple


poche, & chez Panard,. Nivoi payait la bouteille,


& Panard mettait les douze sous dans sa poche ;


par ce moyen, les femmes étaient toujours con-


tentes en pensant : « C'eft l 'autre qui paye, nous


avons les douze sous! » Avec ces douze sous, ils


vidaient leurs caves à tous les deux, sans avoir de


trouble dans leur ménage. E t cela montre bien que


l 'argent n'eft pas aussi nécessaire qu'on pense, &


qu'avec une trentaine de sous on pourrait faire


rouler le commerce.


Mais tout cela n'empêchait pas M . Nivoi d'être


un excellent menuisier, un homme d'esprit & de


bon sens, qui ne se souciait pas de devenir riche,


parce qu'i l savait bien que nous finissons tous par


aller derrière la bascule, les pieds en avant. Son


ami Panard avait les mêmes idées. Je les ai tou-


jours regardés comme des gens très-respectables,


amateurs de bon vin.


L a mère Balais et M . Nivoi étaient donc .montés


dans la chambre; moi je reftais en bas avec Jâry,


qui continuait à raboter, allongeant ses grands,


bras maigres d'un air de mauvaise humeur.


Je vis tout de suite que nous ne serions pas bons


camarades, car au bout d'un inftant, s'étant ar-


rêté pour rajufter le rabot, il me dit en donnant


de petits coups sur la tête du tranchet :


« Allons, apprenti, commence par ramasser les


copeaux & mets-les dans ce panier. »




Histoire d'un homme du peuple 67


Je devins tout rouge, & je lui répondis au bout
d'un initant:


« Si monsieur Nivoi veut de moi , je revien-
drai cette après-midi, & je ramasserai les co-
peaux.


— A h ! tu as peur de salir tes beaux habits, fit-
il en riant. C'eft tout s imple; quand on s'appelle
monsieur Jean-Pierre, qu'on eft le premier a
l'école, qu'on connaît l 'orthographe, & qu'on
porte chapeau, de se baisser, ça fait mal aux
reins. »


Il me dit encore plusieurs autres choses dans le
même genre; comme je ne répondais pas, tout
à coup la voix du père N i v o i se mit à crier de la
lucarne :


« H é ! dis donc, Jâry, mêle-toi de ce qui te
regarde. Je ne te donne pas cinquante sous par
jour pour observer si l 'on a des chapeaux ou des
casquettes. T u devrais être honteux d'ennuyer un
enfant qui ne te dit rien. Eft-ce que c'eft sa faute,
s'il n'eft pas aussi bête que toi ? »


Aussitôt Jâry se remit à raboter avec fureur; &
quelques inftants après la mère Balais & M . N i v o i
redescendirent l'escalier.


« Eh b i e n ! c'eft entendu, disait M . N i v o i ;
Jean-Pierre viendra tout de suite après dîner, &
son apprentissage commencera. Je le prends pour
quatre ans. Les deux premières années, i l ne me




68 Histoire d'un homme du peuple


servira pas beaucoup, mais les deux autres seront


pour les frais d'apprentissage.


— Si vous voulez un écrit? dit la mère Balais.


— Allons donc! entre nous un écrit, s'écria le


vieux menuisier. Eft-ce que je ne vous connais


pas? »


Ils traversaient alors l'atelier.


« Arr ive , Jean-Pierre,» me dit la mère Balais.


E t nous sortîmes ensemble.


Dans la rue, M . Nivoi fit quelques pas avec


nous, en expliquant que je devais arriver chaque


matin à six heures en été, à sept en h i v e r ; — que


j 'aurais une heure à midi pour aller dîner, & que


le soir à sept heures je serais l ibre, ainsi que toutes


les journées des dimanches & grandes fêtes.


Ces choses étant bien entendues, il rentra dans


l'atelier, & nous retournâmes chez nous.




Histoire d'un homme du peuple 69


V I I I


Durant six ans, j e reftai chez le père Nivoi .


Que de travail, que de triftesse, & pourtant que


de bonheur aussi pendant ces longues années d'ap-


prentissage! T o u t revit en moi , tout se réveille!


J'entends le rabot courir, la scie crier, le marteau


résonner sous le geand toit de l'atelier; j 'entends


les verres tinter au cabaret voisin, les hussards


chanter « En avant, Fanfan la Tulipe! » je vais
les copeaux rouler sous l 'établi ; je les repousse du


pied, les joues & le front couverts de sueur.


Et le grand Jâry, cet être pâle, maigre, les che-


veux ébouriffés, je le vois .aussi , je l'entends me


donner des ordres : « Apprent i , le rabot! — A p -


prenti, les clous ! — Enlève-moi cette sciure, a p -


prenti, & plus vite que ça. — Qu'eft-ce que c'eft "i
tu te mêles d'ajufter... H a ! h a ! de bel ouvrage!


Gomme c'eft raboté!. . . Comme c'eft scié! . . . L e pa-


tron va gagner gros avec toi. . . Il n'a qu'à faire ve-


nir du vieivxchêne, pour l 'apprendre ù massacrer! »




70 Histoire d'un homme du peuple


Ainsi de suite. E t toujours de la mauvaise


humeur, toujours des coups de coude en passant.


« Ote-toi de là, tu ne fais rien de bon! »


Quelle patience, mon Dieu ! quelle bonne volonté


d'apprendre, il faut avoir, pour vivre avec des


gueux pareils, sans foi ni loi , sans cœur ni h o n -


neur! Plus l 'ouvrage eft bon, plus ils le trouvent


mauvais , plus l'envie leur aigrit le sang, plus ils


verdissent & jaunissent. S'ils osaient vous atta-


quer! . . . Mais le courage leur manque. Pauvres


diables!. . . pauvres diables! . . .


Voi là pourtant la vie, voilà le soutien qu'il faut


attendre dans ce bas monde.


L e père Nivoi voyait la jalousie de ce mauvais


g u e u x , & quelquefois il s'écriait :


« H é ! Michel , tâche donc d'être plus honnête


avec Jean-Pierre. T u n'as pas toujours été malin


pour raboter une planche & pour enfoncer un


c l o u ; ça ne t 'eftpas venu tout seul. . . il t'a fallu


des années & des années. E t malgré tout , tu n'es


pas encore le grand chambellan du rabot & de l 'é-


querre, comme on disait sous l 'autre; tu n'as pas


encore deux clefs dans le dos, qui marquent ta


grandeur. S'il avait fallu attendre sur toi pour


inventer les chevilles, on aurait attendu longtemps.


Jeté défends d'être grossier avec l 'apprenti; je ne


veux pas de ça.. . T u m'entends? »


Malheureusement le brave homme n'était pas




Histoire d'un homme du peuple yt


toujours à l'atelier; il avait des entreprises en vil le,


& Jâry le voyait à peine dehors, qu' i l se vengeait


sur moi d'avoir été forcé d'entendre ses plaisante-


ries.


A u milieu de ces misères , j 'avais pourtant


quelques inftants de bonheur, & mon attache-


ment pour 1* mère Balais augmentait toujours.


Il ne s'était pas encore passé six mois, que


M . Nivoi m'avait permis d'emporter des copeaux


à la maison. J'en mettais dans mon tablier tant


qu'i l pouvait en entrer. Avec quelle joie je criais


sous la porte :


« Mère Balais, voici des copeaux! nous pou-
vons faire bon feu, le bois ne va plus manquer ! »


Elle, voyant la joie de mon cœur, faisait sem-


blant de regarder ces copeaux comme grand'-


chose :


« Je n'ai jamais vu d'aussi belle flamme, d i -


sait-elle. Et p u i s , ça chauffe, Jean-Pierre, que


c'eft un véritable plaisir. »


U n peu plus tard, au bout de l 'année, connais-


sant un peu l'état, j 'avais arrangé le fruitier d'une


manière admirable, par couches de lattes bien


solides. C'eft à cela que je passais mes dimanches.


Et , plus tard encore, la famille Dubourg ayant


loué dans les environs de la ville un petit jardin,


c'eft moi qui construisis leur gloriette; c'eft moi


qui posai la petite charpente & qui garnis Tinté-




7 2


rieur de paillassons, en croisant dehors le treillage


pour les plantes grimpantes.


L a petite Annette venait me voir et trouvait


tout très-beau; madame Madeleine elle-même me


faisait des compliments, & la mère Balais disait


sans gêne :


« Jean-Pierre sera le meilleur ouvrier de Sa-


verne; il sera même trop bon pour ce pays. C'elt


dans les capitales que les maîtres ouvriers doivent


al ler; c'eft là qu'ils s'élèvent & qu'ils finissent


même par épouser la fille d'un riche fabricant, soit


en clavecins, soit en meubles rares de toute sorte :


armoires, commodes, volières. J'ai v u cela cent


fois, particulièrement à Vienne en Autriche, & à


Ber l in , où les gens riches ont l 'usage de marier


leurs filles avec des ouvriers de bon sens. »


Elle voyait tout en beau, parce qu'elle m'aimait.


Les D u b o u r g , contents de leur gloriette, ne ré-


pondaient r ien; mais je voyais pourtant aux yeux


de madame Madeleine qu'elle trouvait ces éloges


trop grands, & qu'elle aurait bien voulu pouvoir


en rabattre.


C e qui fâchait le plus Jâry contre moi , c'étaient


les copeaux ; car jusqu'alors lui seul les avait pris,


peur les donner à l 'une de ses connaissances de la


ruelle des Aveugles . — Enfin on ne peut pas con-


tenter tout le monde.


Cela dura bien u n an de la sorte Je n'étais pas




Histoire d'un homme du peuple 73


encore bien adroit dans notre métier, mais assez


souvent M. Nivoi m'avait chargé de faire de petits


meubles, comme les cassines qu'on nous com-


mandait au collège, et toujours il avait paru con-


tent.


« C'en bien, Jean-Pierre, disait-i l , cela peut


ciller; il manque encore la dernière main. Voic i


des jointures qui ne sont pas assez serrées, cette


charnière eft trop lâche.. . la serrure a pris trop


de,bois . . . Mais, pour un apprenti, cela marche


très-bien. »


Naturellement Jâry, ces jours-là, se montrait


encore plus mauvais qu'à l 'ordinaire; aussitôt le


maître sorti de l'atelier, il tournait en moquerie


ses compliments & traitait mon ouvrage de savate.


S'il avait pu tout casser et détraquer, il l 'aurait


fait volontiers; mais il n'osait pas, & regardait


seulement en levant ses deux épaules maigres, &


disait :


« A h ! le beau chef-d'œuvre ! Écoutez comme


ca s'ouvre, comme ça se ferme !»


Il faisait aller le couvercle en répétant :


«Cr ic ! crac! c'eft un meuble à musique. . . Ça


crie... ça chante.. . ça possède tous les agréments


ensemble. On peut mettre des livres dans la cas-


sine, & jouer en même temps de la musique au


professeur... Continue» Jean-Pierre, tu promets.,


tu promets! »




74 Histoire d'un homme du peuple


Il soufflait dans ses joues, & se tenait les deux


mains sur les côtes, comme pour s'empêcher de


rire.


O n pense si j 'étais indigné; je voyais sa m é -


chanceté. Si je n'avais pas eu tant d'égards pour


M . N i v o i , pour la mère Balais & tout le monde,


j 'aurais dit à ce gueux ce que je pensais de lui .


J'avais bien de la peine à me contenir, mais un


beau matin la coupe fut pleine, & je vais vous ra-


conter les choses en détail, parce qu'i l faut tout


expliquer, pour que les honnêtes gens voient clai -


rement de quel côté se trouvent les torts, & qu'ils


se disent en eux-mêmes : « C'était t r o p . . .


cela ne pouvait pas durer. . . nous en aurions fait


autant. »
9


Voic i donc comment la chose finit.


A u commencement de ma troisième année d'ap-


prentissage, quelques jours avant la Sainte-Anne,


qui tombe le 27 juillet, un soir, au moment de


partir, M . Nivoi m é d i t , après avoir regardé mon


travail :


« Jean-Pierre, je suis content de toi, tu m'as


rendu déjà de véritables services, & je veux te


montrer ma satisfaction. Dis-moi ce qui peut te


faire plaisir. »


E n entendant ces paroles, je sentis mon cœur


battre. Jâry, qui pendait son tablier & sa vefte de


travail au clou, se retourna pour écouter. Jt'au-




Histoire d'un homme du peuple 7 5


rais bien su quoi répondre, mais je n'osais pas. Et


comme j'étais là tout troublé, le père N i v o i me


dit encore :


« Hé ! tu n'as jamais rien reçu de m o i , Jean-


Pierre ! »


E n même temps il tirait de sa poche une grosse


pièce de cinq francs, qu' i l faisait sauter dans sa


main, en disant :


« Eft-ce qu'une pièce de cinq francs ne t'irait


pas, pour faire le garçon? Réponds-moi hardiment ;


qu'eft-ce que tu penses d'une pièce de cinq francs


dans la poche de Jean-Pierre? »


Mon trouble augmentait , parce que depuis long-


temps j'avais une autre idée, une idée qui me


paraissait magnifique, mais qui devait coûter cher.


J.e n'osais pas la dire, & pourtant, à la fin, ramas^


sant tout mon courage, je répondis :


« Monsieur N i v o i , mon plus grand bonheur


eft d'abord de savoir que vous êtes content d e v


moi; oui, c'eft une grande joie, principalement à


cause de la mère Balais. . .


— Sans doute, sans doute, fit-il attendri ; mais


toi, qu'eft-ce que tu voudrais, qu'eft-ce que tu


pourrais désirer ?


— Eh bien! monsieur Nivoi . . . Mais je n'ose


p a s !


— Quoi?


— Eh bien, ce qui me ferait le plus • dfs(?0Siïp^




Histoire d'à;: homme du peuple


ce serait de montrer de mon travail à la mère


Balais. »


Et comme M . Nivoi écoutait toujours :


a N o u s avons à la maison une vieille table qui


boite, lui dis-je, une table ronde & pliante; il


faut mettre quelque chose sous un pied, pour l'em-


pêcher de boiter. Et si c'était un effet de votre


bonté de m'en laisser faire une autre, elle arrive-


rait jufte pour la Sainte-Anne.


— ' O h ! oh! s'écria le père Nivoi d'un air à


moitié de bonne humeur, à moitié fâché, sais-tu


bien ce que tu me demandes? Une table, une table


ronde; du vieux noyer encore, bien sûr?


— O h non ! en chêne.


— E n chêne. . . c'eft bon. . . en chêne.. . mais. . .


& ton travail pendant huit jours, dix jours, tu


comptes ça pour rien !


— O h ! je travaillerais le soir, monsieur Nivoi ,


je reviendrais après la journée 'deux ou trois


heures. »


Alors il parut réfléchir & toussa deux ou trois


fois dans sa main sans répondre, & seulement


ensuite il dit :


« C'eft pour la fête de la mère Balais?


— O u i .


— Et cette idée t'eft venue comme ça r


— O u i , ce serait mon plus grand bonheur.


— E h bienl soit, fit-il, j 'y consens; tu tra-




Histoire d'un homme du peuple 77


vailleras le soir, & je te laisse le choix du bois.


Arrive, il ne fait pas encore nui t , entrons au


magasin. »


Aussitôt Jâry sortit, & nous entrâmes au maga-


sin. Il y avait de belles planches, & je regardais


du vieux poirier qui m'aurait bien convenu, mais


c'était trop cher. Je venais de prendre du chêne,


quand M . Nivoi s'écria :


« B a h ! puisque nous sommes en train défaire


de la dépense, autant que ce soit tout à fait


bien. Moi , Jean-Pierre, à ta place, je choisirais ce


poirier. »


Cela me fit une joie si grande, que je ne pus


seulement pas répondre; je pris la planche sur


mon épaule, & nous rentrâmes dans l'atelier, où


je la posai contre le mur. T o u t ce que j'avais


souhaité depuis deux ans arrivait. Je me repré-


sentais le bonheur de la mère Balais.


Je voyais déjà dans cette planche les quatre


pieds, le dessus, le tour ; je voyais que ce serait


très-beau, que j 'en aurais même de refte, & tout


cela me serrait le cœur à force de contentement &


d'attendrissement. Il ne m'était jamais rien arrivé


de pareil; & dans le moment où je sortais en re-


fermant l'atelier, M . Nivoi , qui voyait sur ma


figure tout ce que je pensais, me demanda :


« Eft-ce que tu reviendras travailler ce soir?


— O h ! oui,monsieur N i v o i , si vous voulez bien.




78 Histoire d'un homme du peuple


— Bon, bon, on mettra de l 'hui le dans la


lampe. »


Je retournai chez nous tellement heureux, que


j 'arrivai dans notre petite* allée sans le savoir. Je "


ne pensais plus qu'à ma table, & , tout de suite


après le souper, j'allai prendre mes mesures & me


mettre aû travail .


L e plan de cette table était si bien dans ma tête


que, au bout du troisième jour, toutes les pièces


se trouvaient découpées & dégrossies ; il ne fallait


plus que les assembler,.les raboter & les polir.


M . N i v o i , deux ou trois fois le soir, vint me voir


à l 'œuvre; il examinait chaque pièce l 'une après


l 'autre sur toutes les faces, en fermant un œi l , &


finalement i l me dit :


a E h bien! Jean-Pierre, maintenant que l 'ou-


vrage avance, je dois te dire que tu as joliment


profité dé tes deux ans d'apprentissage, & que,


pour être jufte, au lieu de recevoir du vieux poi-


rier, c'eft toi qui me devrais encore du retour. »


Je pétillais de joie, cela m'entrait jusque dans


les cheveux.


« Enfin, di t- i l , j'espère que tu me récom-


penseras par ton travail.


— Monsieur Nivoi , je serai votre ouvrier tant


que vous voudrez! m'écriai-je; je ne mérite pas


vos bontés.


— T u les mérites cent fois, d i t - i l ; tu es un bon




Histoire d'un homme du peuple 79


ouvrier, un brave cœur, & , si tu continues, tu


seras un honnête homme. V a , mon enfant, la mère '


Balais sera contente, & je le suis aussi. »


Il sortit alors, & cette nuit j 'avançai tellement


l 'ouvrage, que toutes les pièces étaient jointes vers


les dix heures, excepté le dessus. L e lendemain je „


fis le dessus; je repassai tout à la couronne de


prêle, & j 'appliquai le vernis pour commencer à


polir la nuit suivante.


Personne ne savait rien de tout cela chez n o u s ;


la surprise & la joie devaient en être d'autant plus


grandes. Mon cœur nageait de bonheur. Je n'avais


qu'une crainte, c'était qu'on apprît quelque chose


par hasard ; & plus le moment approchait, plus


mon inquiétude & ma satisfaction augmentaient.


Jâry, durant ces huit jours, n'avait rien d i t ;


seulement il serrait les dents & me regardait d'un


mauvais œil. Moi , je ne disais rien non plus.


Ma table déjà conftruite se trouvait dans un


coin éloigné de l 'établi. E n entrant, le matin du


jour où je devais commencer à polir, je regarde


pour voir si le vernis avait séché, & qu'eft-ce que


je vois? un trou gros comme les deux poings


dans la planche du mil ieu, sur le bord. — Je devins


tout pâle, & je tournai la tête. Jâry riait en des-


sous.


« Qu'eft-ce qui a fait ça? lui dis-je.


— C'eft le gros rabot, répondit-il en éclatant de




8o Histoire d'un homme du peuple


rire; il ne faut pas mettre les beaux ouvrages sous


la planche aux rabots, parce que, quand les rabots


<ombent, ils font des trous.


— E t qu'eft-ce qui a fait tomber le gros rabot?


r Ç e f t moi , dit-il en riant plus fort; j 'en avais


besoin. »


A peine avait-i l répondu : « C'est moi ! » que je


tombai sur le gueux comme un loup. J'avais la tête'


de moins que lu i , ses mains étaient larges deux


fois comme les miennes, mais du premier coup


il fut culbuté, les jambes par-dessus la tête, & je


lui posai les genoux sur la poitrine, pendant qu' i l


me serrait en criant :


« A h ! brigand.. . a h ! tu oses!. .


— O u i , j 'ose, lu i dis- je , » en écumant et lui


donnant des coups terribles sur la figure.


Nous roulions dans les copeaux, il allongeait


ses larges mains calleuses pour m'étrangler; mais


ma fureur était si grande, que malgré sa force


j'avais presque fini par l 'assommer, lorsque le


père Nivoi & trois hussards accoururent à nos cris,


& m'arrachèrent de dessus lu i , comme un de


ces dogues qu'i l faut mordre pour les faire lâ-


cher. Ils me tenaient en l'air par les bras & les


jambes, j 'avais des tremblements & des frémis-


sements.


Le grand Jâry se leva en criant :


« Je te rattraperai ! »




Histoire d'un homme du peuple S i


Mais à peine avait- i l dit : « Je le rattraperai ! »


que je me lâchai d'une secousse, & que je le


bousculai sous la table comme une plume. Il


criait :


« A l 'assassin!. . . à l'assassin "... »


Il fallut m'arracher encore une fois, & m'en-


traîner dans la chambre voisine. L e père Nivoi


demandait :


« Qu'eft-ce que c'eft ? »


Alors, fondant en larmes, je lui dis :


« Il a cassé ma table exprès.


— A h ! il a cassé ta table ! f i t - i l ; le gueux. . . le


lâche !... A h ! il a cassé ta table exprès. . . Eh bien !


tu as bien fait, Jean-Pierre. Mais il peut se vanter


d'en avoir reçu.... Voi là pourtant la colère d'un


honnête homme qu'on vole. »


Les hussards me regardaient tout surpris & se


disaient entre eux :


« Tonnerre ! c'eft pire qu 'un chat sauvage ! » .


La femme de M . Nivoi venait de porter dans


l'atelier un baquet d'eau fraîche, où Jâry se lavait


la figure. Je l'entendais g é m i r ; il disait :


« Je ne travaillerai plus avec ce brigand, il a


voulu m'assassiner. »


En même temps il sanglotait comme un lâche,


& M. Nivoi étant retourné le voir, lui dit :


« T u as reçu ton compte.. . c'eft bien fait. T u


ne veux plus travailler avec cet enfant, tant mieux !




82


C'eft une bonne occasion pour moi d'être débar-


rassé d'un envieux, d'un imbécile. V a te faire


panser chez M . Harvig . T u pourras revenir ce


soir ou demain, si tu veux, pour recevoir ton


arriéré. Mais tu ne rentreras pas dans l'atelier; tu


viendras dans cette chambre, car si Jean-Pierre te


voyait , il te déchirerait.


— L u i ! cria Jâry.


— O u i , l u i ! N e crie pas si haut , il eft encore


l à ; los hussards le retiennent, mais il pourrait


s'échapper. »


N o u s n'entendîmes plus r ien! Quelques inftants


après, M . N i v o i revint en disant :


« L e gueux eft parti . J'ai regardé le trou de la


table; nous allons changer tout de suite la planche


du mil ieu, Jean-Pierre, & demain tout sera prêt


pour la fête de la mère Balais. A ins i console-toi,


sois content, tout peut être réparé ce soir. »


Je me remis alors, & je fus bien étonné de voir


que j 'avais battu le grand Jâry. Je pensai en moi-
même : « A h !' si j 'avais su cela plus tôt, tu ne


m'aurais pas tant ennuyé depuis deux ans, m a u -


vais g u e u x ! J'aurais commencé par où j 'ai f ini ;


mais il vaut mieux tard que jamais. »




Histoire d'un homme du peuple 83


I X


T o u t marche. Ma grande bataille contre Jâry


était passée depuis quelques mois ; un autre com-


pagnon, un joyeux Picard, qui riait , chantait &


rabotait ensemble, avait remplacé le g u e u x ; nous


vivions comme des frères.


M . Nivoi me donnait alors la moitié de la jour-


née d'un ouvrier, sept francs cinquante centimes


par semaine, que je remettais le samedi soir à la


mère Balais, avec quel bonheur, je n'ai pas besoin


de le dire; mais elle me forçait toujours, de garder


quelques sous pour le dimanche :


« U n ouvrier doit avoir quelque chose dans sa


poche, disait-elle ; il ne doit pas être comme u n


enfant. S i l'occasion se présente d'accepter u n


verre de v i n , il doit pouvoir le rendre. »


Je comprenais qu'elle avait raison, & je ne res-


tais en arrière avec personne. Il m'arrivait même


d'aller danser les dimanches hors de la vi l le , au


Panier-Fleuri. Nous prenions du bon t e m p s ; les




84 Histoire d'an homme du peuple


filles de S a i n t - W i t t , de Dosenheim ou d'ailleurs,


en rentrant des vêpres, ne manquaient jamais de


s'arrêter là ; quelques filles de Saverne y venaient


aussi; la clarinette, le trombone, le fifre, les éclats


de rire & le bruit des canettes retentissaient sous


les pommiers en fleurs.


Que voulez-vous? C'eft la jeunesse! Ceux qui


veulent qu'on ait toujours été majeftueux, ne se


souviennent de rien. Moi , j 'aimais à danser, &


puis , en rentrant le soir, à rêver tantôt à Margue-


rite, tantôt à Chriffine.


U n e chose qui m'étonne, c'eft que dans ce temps


je ne songeais plus à la petite Annet te ; nous


étions devenus en quelque sorte étrangers l 'un à


l 'autre; je la regardais comme une demoiselle; elle


me regardait peut-être comme un simple, ouvrier,


je n'en sais rien. C'était une personne un peu


fière, attachée à ses devoirs, & rieuse tout de


même. De temps en temps, par exemple le soir,


en me voyant revenir du travail, elle me criait :


« H é ! Jean-Pierre, arrive donc, nous avons


des beignets. . . Arr ive! »


Elle m'en apportait de tout chauds, en disant


d'un air joyeux :


« Ouvre la bouche. »


C'était comme au premier temps de la jeunesse.


Mais les dimanches elle se mettait bien; elle ne


faisait plus attention à Jean-Pierre en bras de




Histoire d'un liomme du peuple 85


chemise, & semblait se considérer comme au-des-


sus d'un menuisier, d'un charpentier/ ou de tous


autres gens de métier. — Jamais elle ne venait au


Panier-Fleuri.
Moi, je m'imaginais avoir de l 'amour pour la


fille du garde champêtre Passauf, la grande Lisa,


que j 'avais diftinguée, Dieu sait pourquoi! Je la


promenais même autour du jardin après chaque


valse, en me disant :


« C'eft mon amoureuse ! »


Voilà pourtant comme on se forge des idées ! E t


deux ou trois mois après, quand Lisa Passauf par-


tit pour aller en condition à Paris avec sa sœur,


je me regardai comme un être désespéré. Je


m'écriais en moi-même :


« Jean-Pierre, tu ne connais pas ton désespoir,


c'eft le bonheur de ta vie qui vient de partir! »


Mais huit jours après j'avais une autre dan-


seuse, Charlotte Mériau, la fille du jardinier, &


huit jours après encore une autre.


A u commencement de l'été suivant, mes années


d'apprentissage étant finies, je reçus la journée


entière de l 'ouvrier; l'aisance entra-dans notre pe-


tite chambre du troisième. L a mère Balais disait


que nous achèterions notre blé nous-mêmes à la


halle, que nous ferions cuire notre pain chez le


boulanger Chanoine, & que nous aurions une


petite règle pour marquer les miches.




86 Histoire d'un homme du peuple


Elle voulait aussi faire ses provisions de légu-


mes secs, avoir des pommes de terre à la cave &


du bois au grenier; car de tout acheter en détail,


cela revient trop cher.


J'étais heureux d e v o i r que, au lieu de refter à


la charge de cette brave femme, ma seconde mère,


j 'allais enfin lui devenir utile & soutenir ses vieux


jours. O u i , cette satisfaction dépassait toutes les


autres.


Deux ans se passèrent de la sorte, sans rien


amener de nouveau; mais en 1847, les change-


ments , les grands changements arrivèrent. O n


rencontre des années pareilles dans la vie. T o u t


ce qu'on avait senti n'était rien. Cela ressemble


à ces graines abandonnées sous la terre; on ne


les voit pas, elles sont comme mortes; mais tout


à coup le printemps arrive, & les voilà qui s'éten-


dent vers le ciel .


Je me souviens que, jufte au commencement


du printemps, u n matin que je travaillais avec le


Picard en chantant & rabotant, nos trois fenêtres


ouvertes sur la petite place de la Fontaine; je me


souviens que de temps en temps nous regardions


les servantes arriver en petite jupe, la cruche ou le


cuveau sous le bras, & se mettre à causer entre


elles, en attendant leur tour. L e temps était très-


beau, la fontaine brillait au soleil comme un


miroir; des files de vaches & de boeufs venaient




Histoire d'un homme du peuple 87


s'abreuver, & puis levaient leurs mufles roses,


d'où l'eau tombait goutte à goutte comme de vé-


ritables diamants, ou bien ils se sauvaient en


dansant & levant les jambes de derrière, ce qui


faisait pousser des cris aux servantes. Des enfants


venaient aussi faire boire des chevaux & galo-


paient au milieu de tout ce la; les fouets claquaient,


les filles caquetaient & le Picard disait de bonne


humeur :


« Voic i la grosse Rosalie, la servante du cafe-


tier, avec sa cruche. H a ! ha! h a ! ia gail larde!


Regarde ces bras, Jean-Pierre; voilà ce qu'on peut


appeler une belle femme ! Et l 'autre donc, la fille


du cordonnier; celle-là connaît toutes les hiftoires


de la ville, elle en a pour deux heures avant de


remplir sa cruche. »


Ensuite, tout en chantant, nous nous remet-


tions à travailler. L e speitacle, les coups de fouet,


les beuglements, les éclats de rire & les cris


allaient leur train.


Et dans un de ces moments où nous regardions


en reprenant haleine, de bien l o i n , du côté de la


halle, je vois venir une jeune fille que je ne con-


naissais pas; elle avait une robe l i las, elle était en


cheveux, elle s'avançait d'un bon petit pas, &


longtemps d'avance je me disais :


«Quel le jolie fille! qu'elle eft bien m i s e , &


comme elle eft bien faite! comme elle marche bien ! «




88


J'ouvrais les y e u x , pensant : « Je ne l'ai jamais


vue, elle n'eft pas de Saverne ; mais c'eft pourtant


une ouvrière. Ce n'eft pas une dame. »


Plus je la regardais, moins je la reconnaissais,


quand tout à coup je vis que c'était Annette. Elle


portait de l 'ouvrage dans notre rue, à la dame de


M . le commandant T a r d i e u ; & je m'aperçus alors


pour la première fois qu'elle était belle, qu'elle


avait de beaux yeux bleus, des cheveux noirs très-


beaux, des joues fraîches & riantes, enfin qu'elle


était tout ce que j 'avais v u de plus agréable. Cela


me surprit tellement, que je recommençai tout de


suite à pousser le rabot, dans u n grand trouble,


pour n'avoir pas l'air de l'avoir vue.


Et comme j'étais là, penché sur mon ouvrage,


Annette en passant, — ce qui n'était jamais


arrivé, — regarda dans notre atelier, en criant


d'une Voix gaie :


« H é ! bonjour, monsieur Jean-Pierre! Vous


travaillez donc toujours, monsieur Jean-Pierre? »


Elle disait cela par plaisanterie. J'aurais dû ré-


pondre : « E h ! o u i , mademoiselle Annette. V o u s


allez porter de l 'ouvrage quelque part? » Nous


aurions ri ensemble; mais alors je devins tout


rouge & je me mis à bégayer je ne sais plus quoi,


de sorte qu 'Annette me regardait étonnée, & que


le Picard se mit à dire :


«. Il ne faut pas vous étonner, mademoiselle




Histoire d'un homme du peuple S y


Dubourg, ce garçon eft amoureux, mais tellement


amoureux qu'i l en perd la tête. »


Elle, alors, se dépêcha de partir en criant :


« A h ! pauvre Jean-Pierre ! » & riant comme une


folle.


J'étais presque tombé de mon haut, en enten-


dant ce que disait le P i c a r d ; & quand elle fut


partie, je criai :


« Picard, vous êtes une vraie bête de dire des


choses pareilles; vous allez me rendre malheureux


pour toute ma vie. »


Et même je m'assis sur le banc, la tête entre les


mains, avec des envies de pleurer. J'étais désolé,


j'aurais voulu me sauver. L e Picard„après m'avoir


regardé quelques inftants, dit :


« Ecoute, Jean-Pierre, je n'ai voulu faire qu'une


plaisanterie.; mais je vois maintenant que j'avais


raison.


— Non, ce n'eft pas vrai !


— Si ce n'eft pas vrai , pourquoi donc te fâches-tu ?


•— C'eft que je suis honteux de ta bêtise.


— A h ! fit-il, tu n'as pas besoin de te désoler


pour moi; je serais dix fois plus bête, que je ne


m'en porterais pas plus mal. »


Avec un imbécile pareil, on ne pouvait pas rai-


sonner, & je me remis à-l'ouvrage en pensant :


« Mon D i e u ! maintenant je n'oserai jamais


rentrer chez nous! »




9 0


Il me semblait que tout était peint sur ma


figure, & que madame Madeleine, en me rencon-


trant par hasard dans l'allée, allait tout yoir d'un


coup d'œil. J'avais bien tort; le soir, Annette ne


pensait plus à rien. Qu'est-ce que cela pouvait


lui faire? Quelle fille n'a pas entendu dire : « Ce


garçon eft amoureux ! »


T o u t se passa comme à l'ordinaire. Je mon-


tai chez nous sans rencontrer personne. Vers huit


heures , les Dubourg 'ouvrirent leur fenêtre en


bas sur la rue, pour renouveler l'air. L a mère


Balais, après souper, descendit leur raconter les


hiftoires du marché, D e u x autres voisines vinrent


s'asseoir sur le banc à notre porte, causant de la


Pâques & de la T r i n i t é , du tronc des pauvres, de


la vieille Rosalie, qui recevait tant du'bureau de


bienfaisance, etc.


Madame Madeleine balaya la chambre, Annette


monta travailler pour elle, & , comme je descen-


dais tout craintif, elle me cria :


« Bonsoir, Jean-Pierre! »


Je fus tranquillisé, je bénis le Seigneur de


l 'aveuglement des autres.


Mais le lendemain, le surlendemain & tout le


refte de la semaine, voyant qu'Annette ne faisait


pas^attention à moi , qu'elle cousait, qu'elle allait


& venait, montait & descendait sans tourner la


tête lorsque je la regardais; qu'elle me disait tou-




Histoire d'un homme du peuple


jours : « Bonjour, Jean-Pierre ! »—a Bonsoir, Jean-


Pierre! » ni plus ni moins qu'avant, alors je


m'écriai dans le fond de mon cœur :


« Qu'eft-ce que ça signifie? Elle ne m'aime pas


du tout ! Elle me parle comme l'année dernière ! »


J'étais désolé,, j 'aurais voulu la voir changer.


Heureusement l'idée me vint que six ou huit mois


avant, je n'avais de plaisir qu'à manger des châtai-


gnes avec la grosse Julie K e r m a n n , e n me figurant


que j'étais amoureux d'elle.


« C'eft juftement comme Annette , me dis-je,


elle ne sait rien, c'eft encore une véritable enfant.


Mais plus tard, dans six mois, un an, elle verra


que je suis un bon ouvrier, que je mérite Peftime


d'une honnête fille, & que nous serions heureux


d'être mariés ensemble. L e père Antoine a t o u -


jours eu de la considération pour m o i ; & qu'eft-


ce- que madame Madeleine peut souhaiter de


mieux que de m'avoir pour gendre ? Je ne suis pas


riche, mais je gagne mes cinquante sous par jour.


M . Nivoi m'eftime de plus en plus ; il m'augmen-


tera l'année prochaine, & , qui sait? le .bonhomme


se fait v i e u x ; il n'a plus la vivacité de sa jeunesse,


il peut avoir besoin de quelqu'un qui le remplace


pour aller acheter ses madriers dans les scieries, &


pour ses autres affaires autour de la vil le. Il lui


faudra tôt ou tard un honnête ouvrier, un homme


de confiance, capable de mesurer, de calculer,




Histoire d'un homme du peuple


d'établir un devis & de conclure un marché. Si


ce n'eft pas maintenant, ce sera dans quelques an-


nées; il pourra d'abord me donner un intérêt,


ensuite m'associer à ses affaires ; c'eft tout simple,


c'eft tout naturel. A l o r s , Jean-Pierre, avec ta pe-


tite femme, gentil le, économe, ton vieux père


Antoine, ta belle-mère, madame Madeleine, qui


sera devenue raisonnable, & ta bonne vieille mère


Balais, qui vous aimera tous & que vous respe£te-


rez de plus en plus, alors, au milieu de cette


famille, quel homme pourra se glorifier d'être


plus heureux que toi sur la terre? Sans parler des


enfants, que nous élèverons dans le travail & le bon


exemple, & qui feront la joie de tout le monde'. »


Je me disais ces choses en rabotant, en sciant,


en clouant. Je voyais tout d'avance sous mes


y e u x ; cela vivait, cela marchait comme sur des


roulettes ; & , dans ma joie intérieure j 'enlevais des


étèles larges comme la main, je serrais les lèvres,


je n'entendais plus seulement chanter le Picard,


je ne rêvais qu'à mon idée durant des heures &


des heures. L a voix joyeuse du père Nivoi pou-


vait seule m'éveiller :


« H é ! Jean-Pierrejs 'écr ia i t - i l ,hal te! . . .hal te! . . .


T u vas tout déraciner avec ton rabot; le plancher


&. le toit en tremblent. E n voilà u n gaillard qui


vous abat de la besogne!. . . C'eft comme une scie-


rie... ça ne s'arrête jamais. »




Histoire d'un homme du peuple G!5


Alors je riais- en m'essuyant le front, & je le re-


gardais tout attendri.


« O u i , disait-il, en prenant une grosse pri;;e


selon son habitude, je suis content de toi, Jean-


Pierre; on trouve rarement un ouvrier aussi c o u -


rageux. »


Ensuite il voyait le travail, & trouvait tout


b ien; j'étais sûr d'avoir une augmentation à la


fin de l 'hiver, & je sentais aussi qu'elle serait mé-


ritée, ce qui doublait mon plaisir.


L a mère Balais seule avait deviné quelque


chose. Souvent, le matin, en me voyant devant


mon petit miroir à m'arranger les cheveux, à me


faire un joli nœud de cravate, à retrousser mes


petites mouftaches, à me brosser du haut en bas,


plutôt deux fois qu'une, — ce que je n'avais


jamais fait avant, — elle me regardait en clignant


de l'œil d'un air malin, & disait :


« T u deviens coquet, Jean-Pierre. H é ! hé! je


voudrais bien savoir pourquoi ça t'a pris tout d'un


coup. O h ! tu es beau, va. . . T ù n'as pas besoin de


tant te regarder... O n te trouvera genti l . . . sois


tranquille. »


Et comme je devenais rouge:


« Il n'y a pas de mal à ça, faisait-elle, au c o n -


traire; il ne faut pas rougir. . . c'eft naturel. . . ça


montre que l'esprit vous vient & qu'on respecte


les gens. Moi, j'ai toujours aimé les respects, - U n




Histoire d'un homme du peuple 9 4


jeune homme qui vous respecte, c'elt bien, ça vous


flatte ; on pense : « Il eft t imide, il eft tout à fait


bien. »


Quand elle me disait des choses pareilles, j ' au-


rais voulu sauter par la fenêtre; je devinais sa


malice, & ça me donnait des fourmis dans le


dos.


Mais une seule chose m'inquiétait véritable-


ment, c'était la conscription, qui devait venir un


an après. Par bonheur , sous Louis-Phi l ippe ,


en 1847, on avait la paix; les remplaçants ne coû-


taient pas plus de mille à douze cents francs en


Alsace, & d'ailleurs u n grand nombre de numéros


étaient bons.


Je pouvais gagner, & même en perdant, avec


l'aide du vieux maître, en m'engageant à refter,


j 'aurais trouvé du crédit. Cela pouvait retarder le


mariage; mais lorsqu'on a des chances de gagner,


& que même en perdant il vous refte de l'espoir,


lorsqu'on eft amoureux & qu'on voit tout en beau,


rien ne vous gêne, rien ne vous arrête; ce qui vous


ennuie, on n'y pense pas, & ce, qui pourrait tout


renverser d'un coup,' vous paraît contraire au ha:'


sens. .




Histoire d'un 'nomme du peu-pie


X


Un soir, après le travail, je rentrais chez nous;


il faisait encore un peu jour, le soleil s'étendait


sur les toits; la ruelle des Deux-Clefs était som-


bre, & cle loin nos petites fenêtres au rèz-de-


chaussée brillaient comme une lanterne. Il devait


se passer quelque chose d'extraordinaire à la mai-


son, car madame Madeleine n'avait pas l 'habitude


de brûler sa chandelle par les deux bouts.


Comme je m'approchais, me demandant :


« Qu'eft-ce que cela peut être? » la mère Balais


sort de l'allée en criant d'un air joyeux :


«Dépêche-toi , Jean-Pierre , c'eft grande fête


ce soir. »


Et presque aussitôt, Annette, sur le pas de la


porte, me dit :


« A h ! Jean-Pierre, si tu savais... la tante Jac-


queline vient de mourir. »


' Alors j'entre tout surpris; des choses pareilles


.vous étonnent, on ne voit pas tout de suite les




:jô Histoire d'un homme du pepple


grands changements que cela fait. J'entre donc


dans la petite chambre basse, 84 je vois à gauche


le v ieux métier, qu'on a reculé contre le mur, —


les écheveaux, les pièces de toile, & même les


perches à crochets par-dessus, pêle-mêle, ' pour


faire de la place; — & à droite, près du poêle, la table


déjà mise, avec une belle nappe blanche, sept ou


huit couverts autour, & trois chandelles qui bri l -


lent, garnies de fraises en papier dans la bobèche.


L a cuisine était en feu. L a mère Rivel , qui


passait pour une bonne cuisinière, & qui même


iv/aït cuisiné douze ans chez Bischof, à l'hôtel de
l 'Aig le , avant son mariage, la mère R i v e l aidait


madame.Madeleine. Elles avaient un grand plat


de saucisses au bord de l 'armoire, une dinde farcie


à la broche, & quelques bouteilles de vin cacheté


sur le buffet.


Enfin c'était une véritable noce, comme je n'en


avais jamais v u . L e père Anto ine , assis sur son


banc, les jambes croisées, me tendait les bras en


s'écriant :


« Jean-Pierre , cette pauvre vieille tante Jac-


queline eft partie; elle n'a pas eu le temps de


rien donner à l'église. Quelle chance! »


Voilà pourtant ce qu'un honnête homme, un


homme de cœur, eft capable de penser quand la


richesse arrive. — Il m'embrassait, & quelques


secondes après, il me dit :




97


« Va t'habiller! Je vais aussi mettre mon bel


habit marron. L e capitaine Florentin & sa femme,


madame Frentzel, la mère Balais, & mon v ieux


camarade V i l l o n , l 'armurier, sont invités ce soir.


Si nous avions su, j 'aurais fait aussi prévenir


Nivoi , mais la nouvelle n'eft arrivée que sur les


trois heures. »


Alors il ne put s'empêcher de rire, en disant :


« Dieu merci, j 'en ai tissé des aunes de toile,


j 'en ai fait ma bonne part, j 'en avais assez! »


¡1 levait les mains. Annette , déjà tout habillée,


disait :


« A h ! maintenant je puis dire aussi : J'avais


assez de couture. »


Et madame Madeleine, de la cuisine criait :


« O u i , oui,' il était temps! Mais nous allons


pouvoir nous donner nos aises. — Madame Rive l ,


mettez du beurre dans la casserole. Voici le sel &


le poivre. Il ne faut plus rien épargner. »


Je sortis au mil ieu de tous ces propos, bien


content de savoir que la mère Balais était invitée.


Je me réjouissais du bonheur des Dubourg , & je


me fis la barbe, en rêvant à tout cela, me figurant


bien que madame Madeleine allait devenir plus


fière, mais sans voir jusqu'où pouvait s'étendre sa


folie.


Enfin, après avoir mis une chemise blanche &


mes beaux habits, je descendis. L a chambre était


6




9 8 Histoire d'un homme du peuple


déjà pleine d'invités. Le capitaine Florentin riait


tout haut :


« H a ! h a ! h a ! disait-il, quelle bonne idée cette


vieille tante a eue d'amasser pour v o u s ! V o u °


méritiez bien ça, monsieur Dubourg. »


Et le père A n t o i n e expliquait comment la chosr


s'était faite. 11 avait mis sa grande capote marron


sa grosse cravate no'ire; le col de sa chemise lui


remontait jusqu'au haut des oreilles, & de temps


en temps il s'écriait, en prenant un air grave :


• « C'était une bonne femme! . . . O u i , nous la


plaignons bien. . . Mais voyez pourtant la juftice,


monsieur F l o r e n t i n ; elle en voulait à Madeleine


à cause de son mariage avec un simple ouvrier;


elle amassait pour l 'église, & , dans les plus mau-


vais jours, jamais l'idée ne lui serait venue de nous


donner un liard, Mais il faut que tout finisse par


être jufte; maintenant tout va nous revenir. L a


juftice dans ce monde eft pourtant quelque chose


d'admirable.


— O h ! oui , criait madame Madeleine de la c u i -


sine, & nous ferons dire des messes. L e Seigneur


eft jufte à la fin des fins. »


Annette avait pensé tout de suite qu ' i l faudrait


des habits de deuil .


La mère Balais descendit dans sa belle robe à


grandes fleurs vertes-. Madame Frentzel , petite &


ronde comme un œuf, était la plus maligne; elle




99


faisait semblant de croire à la désolation de m a -


dame Madeleine, & disait :


« Il faut se consoler... il faut se consoler...


nous sommes tous mortels! . . . »


L e père Vi l lon arriva le dernier. C'était un fin


renard, & qui paraissait grave en entrant; mais


quand il s'aperçut qu'on ne pleurait pas la tante,


alors il rit & dit au père Antoine :


« Mon pauvre vieux D u b o u r g , je me souhai-


terais un petit malheur comme le vôtre : un oncle


ou bien une tante de quatre-vingt-dix-neuf ans &


trois quarts, avec des arpents, des houblonnières,


des vignes, n'importe ! L a plantation ne me ferait


r i e n ; j'accepterais tout en gros, les y e u x fermés. »


Ils prirent ensemble une bonne prise, en souriant.


Madame Madeleine, étant allée s'habiller, revint


au moment où la mère Rive l servait les saucisses,


& l'on se mit à table.


T o u t le monde avait bon appétit. T a n t ô t on


parlait des vertus de la tante, tantôt des prés, des


vergers, de la houblonnière. E t puis on plaignait


le malheureux sort des gens, qui sont forcés de


tout abandonner à la fin de leurs jours.


Le capitaine Florentin disait qu'on héritait


aussi dans les régiments, après chaque bataille, &


qu'on vendait les effets des morts à l 'encan. Mais


le principal, c'étaient toujours les prés, les vergers,


& l'argent placé sur bonne hypothèque. '




i o o Histoire d-'un homme du peuple


« Nous irons voir tout cela demain, disait le


père Antoine. O n aura posé les scellés... mais nous


sommes les plus proches parents... Madeleine était


la seule nièce.


— O u i , disait madame Madeleine, ma mère


n'avait qu'une sœur, la pauvre tante Jacqueline


de S a i n t - W i t t ; & moi je n'avais ni frère ni sœur,


j 'étais unique. »


Alors on admirait cela.


Moi j 'écoutais. Jamais cette tante Jacqueline


n'était venue voir les Dubourg, je ne la connais-


sais pas, je ne pouvais donc pas beaucoup la plain-


dre; & la suite de l'héritage ne me venait pas non


plus à l 'esprit, j 'étais content.


Mais vers la fin du souper, quand madame


Madeleine sê mit à dire : — que maintenant, Dieu


merci, la famille des Dubourg allait avoir son vé-


ritable r a n g ; que mademoiselle Annette , leur fille


unique, n'aurait plus besoin d'aller habiller des


personnes qui valaient moins qu'e l le ; que plus


d'un ingénieur, plus d'un avocat, plus d'un no-


taire serait heureux de l'obtenir en mariage;


qu'elle serait une dame, aussi bien que madame


une telle, qui n'avait pas le quart de leurs b iens;


que ce n'était pas difficile d'apprendre à porter


chapeau, à mettre des châles & des dentelles;


qu'Annette le saurait bien vite ! . . . — q u a n d j 'en-


tendis cela, & que je vis que c'était la pure vérité,




toi


tout à coup je regardai Annette , qui riait en e n -


tendant ces belles choses, & , malgré le v i n que


j'avais bu, je me sentis froid. A u même inftant la


mère Balais me jetait u n coup d'ceil si trifte, que


j'aurais voulu pousser un cri & me sauver de là.


Ce qui m'étonne, c'eft d'avoir eu la force de


cacher mon trouble. Mais on trinquait, on buvait


à la santé des braves gens; on regardait le père


Vi l lon découper la dinde & sortir les châtaignes,


de sorte que pour les autres ma pâleur & mon


désespoir n'étaient rien. L a mère Balais , seule,


avait tout compris. Elle ne répondit qu 'un mot à


madame Madeleine en souriant :


a O u i , dit-elle, vous avez bien raison, madame


Dubourg, il eft mille fois plus facile d'apprendre à


mettre des châles & des chapeaux, que d'appren-


dre à s'en passer,quand on en a porté longtemps. »


Les autres riaient.


Je buvais coup sur coup. J'avais besoin de cela


pour me soutenir.


Ce souper dura jusque vers onze heures. Alors


tout le monde partit. L e père Antoine, sur la


porte, avec la chandelle allumée, criait :


« Bonne nui t ! Bonne nui t ! »


E t l e capitaine Florentin, appuyé sur madame


Frentzel, s'en allait dans la ruelle sombre, répon-


dant par des éclats de rire & des : « Bonsoir, la


compagnie!. . . H a ! h a ! h a ! ça va b ien! . . .»


6.




i o 2 Histoire d'un homme du peuple


Moi, je montai dans ma chambre. L a mère


Balais me suivait sans dire un mot. Maintenant


je voyais clair, je savais que toutes mes espérances


étaient perdues.


E n haut, je battis le briquet, j 'a l lumai nos deux


lampes & je dis :


« Bonsoir , mère Balais.


— Bonne nui t , mon enfant, » répondit-elle.


J'entrai dans mon cabinet en refermant la


porte. Ensuite, seul, assis sur mon l it , en face de


ma lampe, je fis des réflexions terribles qui ne


finissaient plus. Je me rappelai tout ce qui m'était


arrivé depuis le commencement de ma vie. . . Je


maudis mon sort! . . . Je me rappelai ce qu'avait


dit la veuve Rochard : « qu'il aurait mieux valu


pour moi suivre mon père! » & je trouvai qu'elle


avait raison.


Ce qui m'avait paru si heureux, lorsque la


mère Balais était venue me prendre, me parut le


plus grand malheur : «. El le n'avait qu'à me lais-*


ser, m'écriai-je en moi-même, je serais mort de


faim... T a n t mieux.' O u , si j 'avais résisté, je
serais bûcheron, ségare, hardier, schlitteur; je


couperais des troncs, je mangerais de la viande


une fois l 'an, je serais à moitié n u , je souffrirais le


froid, la neige, l è v e n t , la pluie. . . qu'eft-ce que


cela fait? Je ne connaîtrais rien d'autre; je ne


serais pas si misérable! Maintenant tout eft fini.




Histoire d'un homme du peuple i o 3


J'étais bien fou de croire qu'Annette pourrait


m'aimer; elle ne pense qu'à devenir une dame;


madame Madeleine ne rêve que d'ingénieurs,


d'avocats, de notaires; M . Dubourg n'a pas de


courage, il fait ce qu'on v e u t ! »


Toutes ces idées me passaient par la tête comme


une rivière débordée. Les heures sonnaient, je ne


bougeais pas; j 'aurais voulu pleurer, mais le


temps des pleurs était passé; je sentais un poids


sur ma poitrine, qui m'écrasait le cœur; c'était


mille fois pire que de sangloter.


A u petit jour, je me levai pour sortir. En pas-


sant, la mère Balais , qui venait de mettre un


jupon, me cria :


« Jean-Pierre, tu sors ?


— O u i , lu i répondis-je, l 'ouvrage eft pressé;


M. Nivoi m'a dit de revenir aussitôt le jour. . . Je


déjeunerai là-bas.


— C'eft bien, » fit-elle.


Je descendis & je me mis à courir la ville au


hasard. Les portes & les volets étaient encore fer-


més; les ouvriers des champs partaient, la pioche


sur l'épaule.


« Bonjour, Jean-Pierre.


— Bonjour, » leur disais-je.


J'avais besoin de fraîcheur,, cela me faisait du


bien.


A six heures, j'allai comme à l'ordinaire me




Histoire d'un homme du peuple


remettre à mon travail. M . Nivoi vint à l'atelier.


Je lui racontai l 'héritage des Dubourg. Il trouva


que c'était heureux, & dit que ces braves gens


méritaient un pareil bonheur, surtout le père


Antoine. Je ne répondis pas, le chagrin m'ac-


cablait.


A m i d i , je sortis; mais au lieu d'aller dîner à la


maison, j 'entrai dans le cabaret des Trois-Rois,
boire une bouteille de v i n , sans envie de manger.


Je retournai prendre la scie & le rabot vers une


heure; la fièvre me consumait.


L e soir, il fallut pourtant aller souper. J'avais


ramassé tout mon courage; par bonheur, en ar-


rivant devant chez nous, la mère Rivel me dit


que les Dubourg étaient partis pour S a i n t - W i t t ,


en voiture. Cela me soulagea; j 'aurais eu de la


peine à voir ces gensl




Histoire d'un homme du peuple io5


X I


Je montais notre escalier marche par marche,


appuyé sur la rampe, en pensant :


« Pourquoi n'es-tu pas seul au monde? ce serait


bientôt fini ! »


Et comme j 'arrivais en haut lentement, j ' e n -


tendis quelqu'un me dire :


« C'eft toi, Jean-Pierre, Je t'attends depuis une .


heure. »


Alors, levant les yeux , je vis la mère Balais ,


son vieux mouchoir jaune autour de la tête, &


son grand bras maigre qui tenait la lampe pour


m'éclairer.


« T u ne montes pas vite, fit-elle.


— N o n , lui dis-je, je suis bien las! »


Nous étions entrés dans la mansarde, où q u e l - 1


ques braises brillaient encore sous la cendre dans ,


le poêle; la petite table m'attendait aussi, la sou~


pière au milieu, recouverte d'une assiette. L a mère




i o 6 Histoire d'un homme du peuple


Balais m'avança sa chaise & s'assit sur le banc en


face. Elle me regardait.


« Je n'ai pas faim, lu i dis-je.


— C'eft égal, mange un peu. »


Mais c'était au-dessus de mes forces. Je reftais


2à, les bras pendants, sans avoir le courage de lever


ma cuiller. Cela dura bien quelques minutes, &


tout à coup la mère Balais me dit avec douceur :


« T u l 'aimes donc bien, mon pauvre enfant? »


Ces paroles me déchirèrent le cœur. Je me pen-


cha/ le front sur la table en sanglotant.
« Tu l'aimes depuis longtemps? ût-elle. » ,
— Depuis toujours, mère Balais, lui répondis-je,


depuis toujours; mais principalement depuis Je


commencement du printemps. »


E t je lui racontai ma surprise, le jour où le


Picard & moi nous l 'avions vue passer dans la rue


de la F o n t a i n e ; comme je l'avais trouvée belle


d'un coup, tellement belle que ma vue en était


éblouie, & que je frissonnais en moi-même sans oser


lever les y e u x ; comme elle s'était penchée à la


fenêtre de l'atelier, en criant : « Hé ! vous travaillez


donc toujours, monsieur Jean-Pierre? » & mon


grand trouble, mes craintes en rentrant le soir ;


puis mes espérances...l 'idée qu'elle pourrait m'ai-


mer un jour... que c'était presque sûr.. . & qu'alors


j'enverrais la bonne mère Balais, un matin, faire


ma déclaration, & que.. .




Histoire d'un homme du peuple 107


Mais je ne pus continuer. Ces pense'es m'é-


touffaienr, & j e me remis à pleurer comme u n


enfant.


La mère Balais, pendant que je parlais, m'écou-


tait & disait tout bas :


<c O u i . . . oui . . . c 'eftça.. . c'eft toujours comma


çaI . . .Et l 'onef t heureux.. . bien heureux! . . . Et tout


serait arrivé comme tu dis, Jean-Pierre; Annette


t 'aurait aimé, elle aurait v u que tu méritais son


amour, elle aurait v u que pas un autre, à Saverne,


n'était un aussi brave garçon que toi . . . Je dis brave


& beau ! car c'eft la vérité ! T o u t serait arrivé dans


l'ordre, & nous aurions tous été réunis dans la


joie; la vieille Balais aurait bercé les enfants, elle


se serait promenée toute fière, le petit poupon sur


le bras... A h ! quel malheur! »


Et* ro'entendant pleurer, elle s'écriait :


« Et c'eft ce gueux d'argent qui fait tout le


mal. . . A h ! gueux d'argent, quand tu viens par


une porte, le bonheur s'en va par l 'autre. — Ce


matin ils sont partis pour voir leur argent. Ils


avaient avec eux ce grand pendard de Breslau,


cette espèce d'avocat de deux, l iards , ses gros


favoris bien peignés & Sa mouftache' cirée


comme un tambour-major. Ils l 'emmènent pour


eftimer les biens; & lui , le gueux , il eft déjà


sur la pifte de la dot!. . . Quels imbéciles, ces Du- 1


bourg! J>




loS Histoire d'un homme du peuple


En entendant cela, je regardais la mère Balais


toute pâle; mais elle ne faisait plus attention qu'à


sa propre désolation, & s'écriait, ses deux grands


bras maigres en l'air :


« A h l les imbéciles, ils se croient riches main-


tenant.. . Ils pensent qu'ils ne verront jamais le


fond du sac I Madeleine & la petite Annette m'ont


aussi invitée ce matin. . . Elles voulaient me faire


voir leur argenterie, leurs bijoux, mais je n'ai pas


voulu. . . T o u t cela n'eft pas assez riche pour mes


yeux. . . J'en ai v u bien d'autres! . . , Qu'eft-ce que


leur héritage? De la misère auprès de ce que


Marie-Anne Balais peut se vanter d'avoir eu dans


son temps! . . . A h ! . . . nous en avons hérité en


Espagne. . . nous en avons hérité des colliers de


perles & de diamants, des chapelets de sequins,


des piaïtres doubles et quadruples, or fin, vert &


rouge; et des voitures de meubles, d'habits, de


chasubles qui reluisaient comme le soleil, de saints


ciboires, de vieux tableaux qui valaient des mille


& des mille francs!.. . E t qu'eft-ce que nous en


avons fait? Nous avons fait comme ces Dubourg


ont l'air de vouloir faire : nous avons tout avalé,


tout dépensé, tout jeté par les fenêtres... O u i ! . . .
E t la mère Balais que tu vois , Jean-Pierre, sans


se glorifier, était encore une autre femme que


mademoiselle Annette; elle avait d'autres che-


veux, d'autres y e u x , d'autres dents; elle était




Histoire d'un homme du peuple 109


grande & belle; Balais en était fier, il pouvait en


être fier devant toute l 'armée. — E h bien ! de tout


ça, qu'eft-ce qui refte? Excepté quelques vieux


filous qui prêchaient la discipline & l 'ordre, en


emplissant les fourgons de leur corps d'armée, —


& qui sont devenus plus tard des calotins, —


excepté ceux-là , tous les autres, la belle Marie-


A n n e en tête, ont fini par scier du bois, rétamer


des casseroles, récurer des chaudrons, ou vendre


des pommes & des poires sous la halle, bien h e u -


reux encore d'avoir un peu de braise dans la


chaufferette en hiver ! E t celui qui méprisait l 'ar-


gent, qui ne voulait que des royaumes, des palais,


des empires, a fini par avoir un rocher au milieu


de la mer, & une baraque.en papier goudronné I


V o i l à , Jean-Pierre, ce qui montre qu'un sac?


gagné par le travail vaut mieux qu 'un sac de îonis


trouvé dans la fosse d'un mort. Ç a devrait faire


ouvrir les yeux aux gens; on devrait comprendre-


qu'un honnête ouvrier comme toi, un brave gar-


çon, vaut bien un chenapan comme ce Breslau, »


Elle parlait bien, mais je savais ces choses.


Combien de fois elle m'avait raconté ses mal-


heurs, & puis le mal des autres ne guérit pas le


nôtre.


L'idée de ce Breslau m'avait retourné le s a n g ;


je reftais la tête sur la table, songeant à ce que


j 'avais déjà souffert sans juftice. & me disant :


1




I I O Histoire d'un homme du peuple


« Pourquoi , malheureux , e s - t u dans ce


m o n d e ? »


Elle avait aussi fini par se taire ; & le silence


durait depuis quelque temps, quand je sentis


qu'elle se penchait en me prenant la tête dans ses


mains, & qu'elle m'embrassait. /


« T u ne parles pas, Jean-Pîerre, disait-elle tout


bas. T u souffres trop, n'eft-ce pas, mon pauvre


enfant? Il faut pourtant savoir à cette heure ce


que nous allons faire.


— Il faut que je parte, lui dis-je sans bouger, il


faut que je m'en aille !


— Q u e tu t'en ailles! dit-elle tremblante; oîi .


donc?


— L o i n . . . bien l o i n ! . . .


— O h ! n o n , s'écria la brave femme, tu ne peux


pas t'en aller... c'eft trop, Jean-Pierre. . . Et moi ,


je ne peux pourtant pas te suivre. . . je suis trop


• vieille maintenant. •»


Alors je levai, la tête en la regardant comme un


désespéré; Les cheveux m e dressaient sur le front,


& je lui dis :


; « Si vous v o u l e z , je refterai . . . Mais s'il ar-
f rive, l 'autre.. . si je le vois . . . malheur l . . . tout sera


fini! »


Et . comme elle me regardait dans l'étonne-


rhent de l 'épouvante, je lui tendis les bras en


m'écriant :




Histoire d'un homme du peuple 1 1 1


« O h ! mère Balais, pardonnez-moi. . . Je vous


aime, je vous aime plus que ma v i e ! . . . Je vous


dois tout. Je voulais refter... soutenir votre v ie i l -


lesse... C'était mon bonheur de penser à cela.


Mais si je vois l 'autre, je le tuerai ! . . . »


Il faut que ma figure ait eu quelque chose de


bien désolé, car cette pauvre vieille mère se mit à


fondre en larmes. E n même temps elle criait :


« T u as raison, Jean-Pierre, o u i , tu as raison.. .


Je te connais!. . . A quoi donc efl-ce que je pen-


sais? mon Dieu ! Si ce n'était pas celui-là, ce serait


un autre. T u partiras... oui , Jean-Pierre , tu as


raison! E t ne crains rien, va, nous nous rever-


rons... je ne suis pas si vieille qu'on pense; je


conserve encore de la force pour d ix , quinze ans. . .


Nous serons encore une fois ensemble... plus


tard... plus tard!. . . C'eft moi qui veux te choisir


une femme, une brave femme ; & les petits enfants


nous les aurons tout de même. . . . Seulement il faut


d u courage... il faut du temps! »


Nous nous tenions embrassés, & nous san-


glotions tous les deux.


« V o u s êtes ma mère ! lui disais-je.


— O u i , je suis ta bonne vieille mère Balais,


faisait-elle. Je n'ai plus que toi, toute ma joie eft


en toi. T u vas partir.. . c'eft dur ! . . . T u iras à Pa-


n s . . . tu deviendras un bon ouvrier; & qui sait. . .


j'irai peut-être... oui , j ' irai si c'eft possible.. . ,




1 1 2 Histoire d'un homme du peuple


un jour! . . . Nivoi m'a déjà dit que tu devrais aller


à Paris; je ne voulais pas, j 'avais d'autres idées;


maintenant je suis contente. J'irai voir N i v o i , tu


n'as pas besoin de t'en mêler. »


D'entendre cette brave femme, si ferme, si cou-


rageuse, sangloter, cela m'arrachait le cœur. Ja-


mais je n'aurais cru pouvoir supporter une chose


pareille.


A la fin elle ne disait plus r ien; & , ses deux


longues mains sur la figure, les coudes sur la


table, elle rêvait à ses misères depuis trente a n s ; ,


les larmes lui coulaient lentement sur les joues,


sans un seul soupir.


M o i , voyant cela, j 'aurais tout voulu détruire.


Je prenais le genre humain en horreur, & moi-


même, & tous ceux que je connaissais. Des mille


& mille pensées m e traversaient l 'esprit; je trou-


vais tout abominable.


Onze heures sonnèrent au mil ieu de ce grand


silence; alors la pauvre vieille fit un soupir, &


sortit son mouchoir de sa poche pour s'essuyer la


figure, en disant :


« E h bien! J e a n - P i e r r e . . . bonsoir, mon en-


fant. »


Je ne pus retenir un cri , & je tombai de nouveau


dans ses bras en répétant :


« Pardonnez - m o i , mère Bala is , pardonnez-


m o i !




Histoire d'un homme du peuple n 3


— Mais tu n'as rien fait, disait-elle, tu n'es


cause de rien, mon pauvre enfant, je te pardonne


de bon cœur. C'eft le mauvais sort! Si je pouvais


t'en donner un meilleur que le mien, va, ça me


serait bien égal de souffrir un peu plus. . . Mais il


cft temps d'aller nous coucher. Embrasse-moi en-


core une fois & allons nous coucher. »


Alors, l 'ayant embrassée longtemps, je rentrai


dans ma chambre & je m'étendis sur mon l it ,


dans la désolation. Quelques inftants après, je vis


aux fentes de la porte que la mère Balais venait de


souffler la lampe.


Ces choses se passaient au mois de juin 1847 :
je ne les oublierai jamais!




1 1 4 Histoire d'un homme du peuple


X I I


J'ai souvent pensé que les femmes ont plus de


courage que nous, dans les grands chagrins de


la v ie ; au lieu de se laisser abattre, elles sou-


tiennent encore nos forces & nous relèvent le cœur.


Mais c'eft égal, les femmes comme la mère Balais,


sont rares. L e lendemain elle paraissait déjà plus


ferme, & pendant le déjeuner elle me dit :


« Écoute , Jean-Pierre , j 'ai beaucoup réfléchi


cette nuit , & maintenant tout cela me paraît très-


bien. Dans le premier moment, l'idée de te voir


partir m'a porté un coup; mais tôt ou tard il aurait


fallu prendre la même résolution. Qu'eft-ce que tu


peux apprendre ici? C e n'eft pas à Saverne qu'on


peut devenir un bon ouvrier; il faut voir le


monde, il faut regarder l 'ouvrage des maîtres. Et


puis la conscription nous aurait gênés; c'était un


moment bien difficile à passer. »


Elle parlait de la sorte d'un air tranquille, &


moi je faisais semblant de la croire; mais je voyais




Histoire d'un homme du peuple i i â


bien, à ses yeux pleins de larmes & à sa voix trem-


blante, qu'elle disait cela pour me consoler.


Enfin elle mit son châle & sortit en me disant :


« Je vais chez N i v o i . »


C'était un dimanche. Longtemps j'attendis son


retour, songeant à nos misères. O n sonnait à l 'é-


glise pour la messe, & les souvenirs du bon temps,


quand j'étais assis devant le chœur, à côté de la


petite Annette, me revenaient : le chant des or-


gues, notre sortie au milieu de la foule, le conten-


tement de la famille en rentrant pour dresser la


table; la mère Balais, qui me disait dans l'allée :


« Arrive, nous avons quelque chose de bon ! » &


la petite Annette qui criait : « Nous avons aussi


quelque chose de bon! » A h ! c'était encore la


veille... Que le bonheur passe vite, mon D i e u !


qu'il passe vite & qu'on souffre en y pensant plus


tard!


Vers onze heures, la mère Balais rentra.


« J'ai tout arrangé, dit-elle. Nivoi trouve tout


bien. Il aurait voulu te garder jusqu'à la fin d u


mois, pour avoir le temps de chercher un autre


ouvrier; mais il eft si content de te voir suivre ses


conseils, que le refte ne lui fait rien. Voic i ton


arriéré, qu'il m'a remis tout de suite, ce sera pour


la route; & j'ai retenu ta place à la dil igence en


passant, pour demain soir à cinq heures; voici le


billet. T o u t va bien. Maintenant je vais chercher




i îG ' Histoire d'un homme du peuple


ce qu'il te faut : des chemises neuves , deux


bonnes paires de souliers, c'eft le principal.


— A h ! mère Balais, lui dis-je, quel courage


vous avez!


— Bah ! fit-elle, quand on eft décidé, Jean-


Pierre, ,il vaut mieux aller vite. J'ai voyagé. Dieu


merci! je sais ce qu' i l faut. »


El le avait l'air de me sourire; moi , tout ce que


je pouvais faire, c'était de ne pas sangloter. Il fallut


pourtant se mettre à table, & se donner l'air'de


dîner comme tous les jours. N o u s n'osions pas


nous regarder l 'un l 'autre, & pour chaque parole


il fallait se raffermir d'avance, de peur d'éclater


d'un coup.


A la fin elle me dit :


« Eft-ce que tu n'iras pas voir M . Vassereau,


Jean-Pierre? T u sais qu' i l t 'aime bien. »


E t je lui répondis tout de suite :


«J 'y vais. O u i , mère Balais, j 'aurais été capable


de l 'oublier. »


E n même temps je pris mon chapeau & je des-


cendis. J'étais content de sortir, car de refter là,


sans pouvoir crier, c'était trop terrible. A la porte


des D u b o u r g , la mauvaise idée me vint de tout


casser. Ce n'çft pas seulement à cause de moi, c'eft


principalement à cause de cette bonne, de cette


brave mère Balais, que je leur en voulais. Mais


aussitôt, pensant qu'ils se moquaient bien à cette




Histoire d'un homme du peuple 1 1 7


heure de leur vieille baraque, je sortis; & me l'ap-


pelant que j'allais voir M . Vassereau, un des


hommes que je respectais le plus en vil le, cela me


rendit un peu de calme.


Il faisait très-chaud. Dans la ruelle des O r -


ties, derrière les jardins, tout bourdonnait le long


des haies touffues. Ces choses sont encore sous


mes yeux !


Quelques inftants après j 'arrivais dans la petite


cour, et, en haut, sur le palier, je voyais au fond


de la chambre à gauche, — p a r la porte ouverte au


large, — mon vieux maître d'école encore à table,


au milieu de sa famille. L'office divin, le temps d'ô-


ter la robe de chantre et la toque, de les suspendre


dans la sacriftie et de revenir à la maison, avaient


retardé son dîner, comme tous les jours de fête.


Il était là tout autre que dans la salle d'école,


en bonnet de coton noir & bras de chemise, à


cause de la grande chaleur; il tenait sa petite fille


sur un de ses genoux, & lui pelait gravement une


pomme.


A Hé! c'eft C lave l , dit-i l en m'apercevant au
haut de l'escalier.


— Oui , monsieur Vassereau; je viens prendre


congé de vous.


— A h ! tu t'en vas?


— Je vais à Paris, monsieur Vassereau; un


ouvrier doit voir Paris au moins une fois. »


7.




j 18 Histoire d'un homme du peuple


11 m'avait fait asseoir. L a femme & les enfants


écoutaient. L u i m'approuvait , disant qu'il avait


toujours été content de moi , & que ma visite lui


faisait plaisir.


« Conduis-toi bien, disait-il , conserve le respect


de la religion, n'oublie pas tes devoirs de bon


chrétien, & tu réussiras. »


Enfin, au bout d'une demi-Tieure, comme je


me levais, il me conduisit jusqu'à la porte, en


'm'embrassant ; ce qui me soulagea le cœur, car


ï'eftime et l 'amitié des honnêtes gens vous font


toujours du bien.


« Bon voyage, C lave l ! dit-il encore du haut de


l'escalier; bon voyage et bonne santé!


— Merci , monsieur Vassereau. •»


Et je remontai la ruelle, heureux d'avoir reçu


les bons souhaits d'un si brave homme.


Il pouvait être alors deux heures. Je voulus


profiter du reliant de la journée pour aller voir


aussi M . Nivoi . Je redescendis donc la ruelle


jusqu'à la place d e l à Fontaine ; & le vieux menui-


sier, qui se trouvait avec son ami Panard dans la


chambre au-dessus de notre atelier, — pendant


que les hussards, en bas , chantaient, r ia ient ,


buvaient, & jouaient aux quilles le long du m a -


gasin de b o i s , — l e vieux menuisier, qui me voyait


venir de loin, comme je passais sous sa fenêtre, me


cria :




Histoire d'un homme du peuple i 19


« Jean-Pierre, par ici ! »


Je traversai l'atelier & je montai. L a bouteille


était là comme toujours, entre les deux verres à


moitié pleins.


« U n verre, Marguerite! » criait M . Nivoi dans


l'escalier.


E t , me voyant entrer :


« E h bien! tu pars! s 'écria-t-il; à la bonne


heure! »


Je saluai M . Panard, qui me dit aussi que


j'avais raison. Ensuite, madame Marguerite ayant


apporté un verre, on le remplit et nous bûmes à


notre santé.


« Vois-tu, Jean-Pierre, me disait M . N i v o i ,


c'eft à Paris qu'un bon ouvrier doit al ler; c'eft là


qu'il peut apprendre son état à fond. Les plus


malins en province, ceux qui se croient uniques,


sont étonnés, en arrivant là-bas, d'en trouver par


douzaines de leur espèce, & beaucoup d'autres


encore capables de leur en remontrer pour enfoncer


les chevilles & détacher les étèles.


— O u i , disait M . Panard, c'eft là qu'on peut


s'élever. Les étrangers le savent bien, car la ville


eft pleine d'Allemands, d 'Anglais , de Russes,


d'Italiens & d'Espagnols qui s'en vont, au bout


de quelques années, faire parade chez eux de ce


qu'ils ont appris chez nous. »


C'étaient deux bons v ieux camarades, qui s'en-




1 2 0 Histoire d'un homme du peuple


tendaient sur tout] ce que l 'un disait, l 'autre l'ap-


prouvait tout de suite; & les dimanches i ls avaient


le nez tout rouge, à force de s'entendre.


Je reliai là jusqu'à sept heures. L e père Nivoi


voulait me retenir à souper. Quand il apprit que


je partais le lendemain à cinq heures, il me pro-


mit d'arriver au bureau des messageries, avec une


lettre de recommandation pour son. ancien pa-


tron, M . Braconneau, rue de la Harpe, n° 70.


E n me reconduisant, il me serra encore un écu


de cinq francs dans la m a i n ; & comme je ne vou-


lais pas le recevoir, ayant déjà mon compte :


« T o n compte, c'eft bon, dit- i l ; mais cet écu,


c'efl pour mon plaisir à moi que tu vas le prendre;


c'eft pour boire un coup à la santé du père Nivoi


sur la route. T u ne peux pas me refuser ça. i>
J'acceptai d o n c ; puis , étant rentré chez nous,


je racontai mes visites à la mère Balais, qui parut


contente. Elle avait déjà vidé sa grande malle


pour y mettre mes effets ; & ceux qui nous auraient


vus pendant le souper, ne se seraient jamais figuré


que le plus grand chagrin nous accablait tous les


deux, parce que nous parlions de mon voyage


comme d'une chose naturelle & qui devait arriver


tôt ou tard; seulement, nous avions espéré le re-


tarder, & le moment était venu plus tôt que nous


ne pensions.


O u i , voilà ce que nous d i s i o n s ! Mais cette




1 2 1


nuit-Jà, sachant qu'i l faudrait partir le lendemain,


que ma place était retenue, que je ne reverrais


peut-être jamais Annette, ni celle qui m'avait


recueilli, qui m'avait nourri de son travail, élevé,


aimé comme son propre enfant, ni la vieille maison


où j 'avais passé mon enfance, ni la vieille ville, ni


la côte, ni les bois, je versai des larmes bien


amères; & j'entendais la brave femme, ma seconde


mère, tousser de temps en temps tout bas, comme


quand quelque chose vous étouffe, puis se lever


doucement, aller à l 'armoire, écouter du côté de


ma chambre. J'aurais voulu lui faire croire que je


dormais, mais ce n'était pas possible!


Le matin, au petit jour, lorsque j 'ouvris ma


porte, elle était déjà là devant ma malle, assise, les


mains croisées sur ses genoux. Rien que de nous


regarder, nous aurions voulu recommencer nos


cris. Mais elle avait pourtant plus de courage que


moi, car elle me souriait toujours.


« T u ne m'oublieras pas, Jean-Pierre, » fit-elle.


Quand j'entendis cela, je me sauvai de nouveau


dans ma chambre, éclatant en sanglots comme un


malheureux. De se quitter quand on eft riche, ce


n'eft rien; mais pauvre, lorsqu'on ne sait pas ce


qu'on deviendra, voilà ce qui vous déchire. A h !


quelle mauvaise idée elle avait eue de me prendre


à Saint-Jean-des-Choux, pour le bonheur qu'elle


méritait! Des gueux, en faisant leurs mauvais




Histoire d'un homme du peuple


coups, ont quelquefois plus de chance que les hon-


nêtes gens en faisant le. bien, & c'eft à cause de


cela que, à moins d'être un véritable bandit, il


faut absolument croire en Dieu. O ù donc serait la


consolation sans cela? Les brigands auraient


raison d'être des brigands, on ne pourrait rien


leur répondre; tous les honnêtes gens seraient des


bêtes !


E n f i n , ces retards ne peuvent pas toujours


durer; il faut pourtant que je raconte mon départ


de Saverne, & c'eft le plus pénible. Il faut tout


dire, il faut se rappeler les grandes misères aussi


bien que les bonheurs : c'eft la vie .


A quatre heures, la mère Balais avait fait ma


malle; elle était fermée. M o i , je l'avais regardée en


l'aidant. Elle m'expliquait tout & je l'écoutais :


c'était comme la voix de ma propre mère. Elle


devait aussi bien voir dans mes yeux ce que je


pensais; elle paraissait plus contente, de temps


en temps elle disait :


« Sois tranquille, Jean-Pierre, sois tranquille,


nous nous reverrons dans le bonheur. T o u t cela


n'a qu'un temps. »


Et je lui répondais « O u i ! » tout bas.


« T o u t finit par bien aller, disait-elle, pourvu


qu'on ait du courage. Maintenant, moi , je suis tout


à fait remise. Mais le moment approche, Jean-


Pierre, il ne faut pas être en retard. T iens , mets




Histoire d'un homme du peuple \i'î


ça dans ta poche, mon enfant; prends garde de


le perdre.


— Qu'eft-ce que c'eft? lui demandai-je étonné.


— T u n'auras pas de l'ouvrage tout de suite en


arrivant à Paris, fit-elle; il te faut un peu d'argent


pour attendre. J'avais mis ça de côté, dans la crainte


d'une maladie.. . et puis l'idée de la conscription...


C'eft soixante francs.


— E t vous?


— O h ! moi . tiens, regarde... l 'argent ne me


manque pas. »


Elle me montrait notre petite boîte, avec cinq


ou six pièces de cinq francs.


« O h ! je ne m'oublie pas! » fit-elle.


J'étais comme étourdi. Je l 'embrassai, & puis


j'enlevai la malle sur mon épaule, & nous sor-


tîmes. Dans la rue nous marchions l 'un près de


l'autre sans rien nous dire.


E n arrivant près des messageries, nous vîmes


de loin le père N i v c i , qui nous attendait sous la


porte cochère. Il fit quelques pas à notre rencontre,


en s'écriant :


« Vous arrivez jufte, ça ne peut plus tarder. »


l i m e remit en même temps la lettre pour M . Bra-


conneau, & je la serrai dans la poche de ma vefte.


U n grand trouble me possédait : je voyais ma


malle sur cinq ou six autres; les gens entrer


& sortir; j'entendais le père Nivoi répéter que




I 2 4


c'était bien, que tout irait bien, que je montrais


du caractère; mais, comme la voiture ne venait


pas, la mère Balais & moi nous étions là tous les


deux à demi morts.


De temps en temps, en nous regardant, nous


nous faisions de la peine l 'un à l'autre, à cause de


notre épouvante. Elle ne pouvait plus rien dire.


E t comme nous étions ainsi, voilà qu'on entend


tout au loin la trompette du conducteur, & que la


grosse voiture, avec ses paquets, sa large bâche,


ses quatre chevaux gris-pommelés, & s e s conscrits


à calotte rouge sur l 'impériale, paraît au haut de


la grande rue. T o u t le monde crie :


« L a voilà !


— Allons, Jean-Pierre, embrassons-nous, » me


dit le père Nivoi .


Moi , je jetai les yeux sur la mère Balais; elle me


tendait les bras & voulait parler, mais elle ne


disait rien. Alors je la pris, je la serrai... c'était


comme un étranglement.


L e bruit sourd de la diligence approchait, ensuite


il se tut ; les grelots des chevaux tintaient à la


porte. J'entendais les cris des voyageurs, je sentais


la main du père Nivoi sur mon épaule, qui me


tirait en parlant; mais je ne comprenais rien, je


ne pensais plus à rien, je serrais toujours ma pau-


vre vieille mère Balais.


A la fin, je ne sais4 pas comment nous étions




Histoire d'un homme du peuple 1 2 5


séparés., & moi dans la diligence, avec six ou sept


conscrits qui chantaient en buvant de l 'eau-de-vie.


Je me retournai en criant :


« Mère Bala is ! »


Elle était appuyée contre la porte. Nivoi essayait


de l'entraîner, mais elle ne voulait pas. M o i , je


rouvrais p o u r descendre, quand tout à coup la


grosse voiture se balança lourdement & partit


avec un bruit terrible : le condufteur sonnait de


la trompette, les toits en équerre défilaient,


quelques passants se retournaient, en se serrant


contre les m u r s ; puis le ciel parut, le bouquet de


vieux sapins verts se montra sur notre droite,


avec un petit carré de v i g n e ; nous étions hors de


Saverne, nous grimpions la côte, la voiture se


ralentissait; & bien loin par-dessus les forêts, je


voyais Saint-Jean-des-Choux, mon premier nid


abandonné. L e souvenir de mon père, le pauvre _


bûcheron, me revint, & malgré les conscrits qui


riaient & chantaient, je courbai la tête sur les •


genoux & je pleurai.


A h ! que de choses me revenaient! . . .


Plus haut, à mi-côte, près de la belle fontaine,


où descend le sentier de Saint-Jean-des-Choux,


la petite porte derrière s'ouvrit, & le conducteur


s'écria :


« Ceux qui veulent monter ayec moi par la


traverse, pour se dégourdir les jambes? »




i'zC> Histoire d'un homme du peuple


Les conscrits descendirent; je refrai seul dans la


diligence, montant au pas la grande route tour-


nante. Les chevaux soufflaient. Quelques voya-


geurs traversaient les bruyères à droite, avec le


conducteur; moi , penché sur le bord de la petite


lucarne, je regardais à gauche le beau vallon de la


Schlittenbach, la maison de M . Leclerc au fond,


son pavillon sur le rocher, les grands bois, les


ruines du Haut-Barr & du Géroldseck dans les


nuages; & puis au loin l ' immense plaine d'Alsace,


toute bleue, & le vieux Sâverne au pied de la côte,


ce v ieux Saverne ou j'avais passé tant de beaux


jours !


Je me disais :


« T e voilà donc encore une fois seul au monde.


L e s autres penseront encore à toi dans un mois,


dans six mois, dans un an peut-être; ensuite ils


auront leurs affaires, ils se souviendront de Jean-


Pierre par hasard, & puis ce sera f ini . . . L a mère


Balais seule ne t 'oubliera pas ! E t les arbres, les


rochers, les vieilles maisons, la côte, les ruines que


tu regardes depuis ton enfance, qui te faisaient


rêver & que tu vois encore en ce moment, seront


toujoursJes mêmes; d'autres les verront, d'autres


penseront ce que tu as pensé, & tu ne seras plus


là pour les vo ir ! Annette sera r iche. . . elle sera


mariée... Mon Dieu!. . ' , mon Dieu ! qu'eft-ce que


la vie? *>




Histoire d'un homme du.peuple 127


Ces pensées et mille autres pareilles traversaient


mon esprit, et m'accablaient de triftesse.


On était arrivé devant le bouchon du père F a l -


ler, les conscrits étaient remontés dans la voiture,


& le conducteur, sur son siège, sonnait de la trom-


pette. Les chevaux galopaient en cadence, la pous-


sière s'élevait, couvrant les peupliers de la route,


les broussailles, les herbes; la forêt passait, .on


était sur le plateau.


A u bout d'une heure, le fond du Holderloch


et le village des Q u a t r e - V e n t s avaient défilé.


Puis, après avoir changé de chevaux à la grande


p jfte de Guise, on était arrivé Phalsbourg, avec ses


avancées, ses ponts, ses portes sombres garnies de


herses, sa grande place d'armes, & l 'on avait tra-


versé tout au galop.


Quel rêve & quelle triftesse ! P lus lo in, lorsque


les bois étaient finis, quand on ne voyait plus que


ce grand pays plat au-dessus de Mittelbronn, & de


loin en loin les Vosges bleues, qui s'effaçaient dans,


le ciel déjà gris, quelle triftesse de se dire :


« Maintenant, tu ne verras plus les vieilles mon-


tagnes, tu ne verras plus que des carrés de blé ou


d'avoine, de chanvre o u . de navette, de petits ar-


bres fruitiers, des bouts de haie ; Seigneur Dieu ! »


E t plus tard la nuit qui vient, les grandes lignes


d'or qui s'effilent sur cette plaine nue, les fermes,


les petits villages à droite et à gauche*, & finale-




128


nient l'obscurité, les conscrits qui chantentj qui


mangent, qui boivent, la voiture qui roule tou-


jours, & les pieds des chevaux qui vont comme


une horloge : à chaque pas on eft plus lo in, ton-


jours plus loin!


Je m'étais mis dans un coin, le coude dans la


bretelle; mes yeux cuisaient à force d'avoir re-


gardé. J'aurais voulu dormir & je ne pouvais pas.


A chaque relais les conscrits allaient remplir leur


gourde. Ils parlaient & riaient de leurs amou-


reuses qu'ils abandonnaient. L ' u n avait reçu douze


cents francs du juif, l'autre quatorze cents, l'autre


plus. Ils allaient à Lil le en Flandre pour la révi-


sion.


Voi là ce qu'i ls disaient! Pas un n'avait de cha-


grin à quitter le pays, la maison, le vieux père, la


vieille mère.. . Et qu'eft-ce que leur faisait de voir


d'autres arbres ? Les hommes ne sont pourtant pas


tous les mêmes. C'eft un grand malheur quelque-


fois de ne pas ressembler à des bûches qui ne


sentent rien, o u i , c'eft un grand malheur.


Je songeais à ces choses le coeur gonflé. Les re-


lais n'en finissaient p l u s ; les étoiles & la lune


brillaient dehors; ensuite des nuages couvrirent


le ciel. Les conscrits ronflaient, moi je regardais


la terre sombre courir. Cela dura bien long-


temps.


Nous arrivâmes.à Lunévi l le , ou des dragons se




Histoire d'un homme du peuple 1


promenaient sous les lanternes, devant un corps


de garde. U n gendarme, avec son grand chapeau,


vint regarder dans la voiture pour remplir sa con-


signe, mais il n'éveilla personne. L e conducteur


lui dit :
« C e sont des vendus. »


Ensuite nous repartîmes; & , sur les trois heures


du matin, nous arrivâmes dans une grande ville,


les rues larges bien pavées, les maisons superbes :


c'était Nancy.


L a voiture s'arrêta devant une cour entourée de


hangars, à VHôtel de l'Europe, comme on le voyait
écrit en grosses lettres sur la façade. L e conduc-


teur v int nous ouvrir, et dit que nous avions une


demi-heure. T o u t le monde sortit. Qu'eft-ce que


je pouvais faire au milieu de la nuit , dans cette


ville que je ne connaissais pas? U n monsieur, avec ,


une serviette sur le bras, demanda si l 'on voulait


prendre quelque chose; deux ou trois le suivirent


dans le grand hôtel, les autres se dispersèrent à


droite & à gauche. Moi j 'allai m'asseoir dehors sur


un banc, au clair de lune. Je voyais une grande


rue qui descendait, au bout de îa rue une grille ma-


gnifique en fer massif & doré, plus loin une place ;


& devant une sorte de palais, une sentinelle qui


se promenait sur le trottoir.


Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi


grand que cette rue, cette grille & cette place. Je




i3o Histoire d'un homme du peuple


descendis jusqu'à la grille & je- regardai. T o u t


dormait; on'entendait, bien loin derrière,les gens


de notre diligence parler, les domeftiques emme-


ner les chevaux ; & devant le palais, où la lune


brillait sur les grandes vitres, les pas de la senti-


nelle. O n trouve pourtant du monde bien riche sur


la terre !


J'aurais voulu voir p lus lo in à gauche deux fon-


taines couvertes d'arbres, dont l'eau tombait dans


l 'ombre, & une ftatue très-grande au milieu de la


place, mais j 'avais peur de revenir trop tard, & je


vins me rasseoir sur mon banc, pour être là quand


notre voiture repartirait.


U n petit cabaretier avait ouvert sa porte en face,


pour attirer les voyageurs, mais les conscrits étaient


seuls entrés; ils chantaient des airs du pays.


Toutes ces choses me reviennent, parce que j ' é -


tais pour la première fois dans une grande ville.


Je pensais : « Puisque Nancy n'eft qu 'une ville


ordinaire, qu'eft-ce que doit donc être Paris?


Comment se reconnaître au mil ieu de toutes ces


rues?» Je me représentais Paris tantôt magnifique


& tantôt terrible.


A trois heures & demie, le conducteur & les


domeftiques revinrent avec d'autres chevaux ;' des


quantités de mendiants, hommes & femmes, arri-


vèrent aussi, demandant la charité.


Il faisait alors petit jour. Comme nous allions




Histoire d'un homme'du peuple I 3 I


remonter en voiture, le conducteur, u n bon gros


homme, les joues pleines, le nez rouge, une petite


casquette en peau de lièvre liée sous le menton, &


de grosses bottes en peau de mouton remontant


. jusqu'aux genoux, me demanda :


« V o u s êtes à la rotonde avec les vendus ï


— O u i , monsieur, lui dis-je.


— E h bien, si vous voulez monter à l ' impériale,


vous serez mieux. »


Je profitai de la permission & je m'assis à côté


de lui, dans un large fauteuil en cuir. L a moitié


des conscrits reftaient à N a n c y , de sorte que nous


étions seuls, le poftillon devant nous.


C'eft ainsi que nous repartîmes. E t comme, ma


figure plaisait à ce condufteur, tout en serrant &


lâchant sa manivelle, i l me demanda pourquoi


j'avais l 'air malheureux. . . si j 'étais t o m b e a u sort?


Je lui dis que n o n , mais que j 'avais dû cha-


grin de quitter mon pays, que j'étais un simple


ouvrier menuisier, & que je ne connaissais pas la


îrille de Paris, où j 'allais essayer de gagner ma


vie.


Alors cet homme, plein de bon s e n s , me dit


que j'avais tort de me chagriner, que tôt ou tard i l


fallait quitter son village, à moins de vouloir s'en-


croûter dans les vieilles idées, manger des pommes


de terre toute sa vie, & tomber au-dessous de


tien. "




i32 Histoire d'un homme du peuple


' Il me raconta l'hiftoire de trois ou quatre o u -


vriers de sa connaissance, qw par le travail avaient
fait fortune à Par is ; il les nommait , disant :


« Dans telle rue, à tel numéro. » Je m*étonnais de


sa mémoire, & je prenais confiance dans ses p a -


roles.


Nous traversâmes ainsi la vi l le de. T o u l , qui


possède une belle église.


Le grand air de l ' impériale, la vue de ces gros


chevaux qui galopaient, la tête sous le poitrail;


le passage des champs, des prés, des v ignes; les


rivières, les bouquets d'arbres, les pauvres m a -


sures, comme il s'en trouve en Champagne, toutes


ces choses nouvelles, & surtout l'idée que nous


approchions de Paris , m'empêchaient de songer


toujours à mes chagrins.


L e conducteur avait dans le banc une grosse


bouteille de vin ; il en buvait & me la repassait


chaque fois, en s'écriant „


« Al lons, jeune h o m m e ! »


Après T o u l , nous avions dépassé Commercy,


Bar-le-Duc & Vitry- le-François . A V i t r y , les


voyageurs étaient descendus pour dîner. Moi ,


j 'avais tiré de ma poche une grosse pomme de


la mère Balais, un morceau de saucisson & du


pain.


T o u t ce qui me revient, c'eft que, après avoir


roulé tout Je jour, i l fallut encore passer la nuit




Histoire d'un homme du peuple i33


en voiture. Mais la fatigue d'être assis depuis


si longtemps, & de n'avoir pas fermé l 'œil la nuit


précédente, m'endormit profondément. Lorsque


je m'éveillai, j 'avais une peau de mouton sur les


jambes, la rosée coulait sur le tablier de l ' i m -


périale , tout le pays était couvert de broui l -


lard blanc, le conducteur dormait aussi dans son


c o i n ; le cocher seul, devant, avec son chapeau


de toile cirée & son manteau à triple collet, était


droit, le fouet dans la main ; & dessous, les gros


«.hevaux fumants galopaient la croupe en l 'air.


11 pouvait être trois heures. J'ai su p a r l a suite


que nous avions dépassé Coulommiers . Alors, à


moitié dormant, à moitié éveillé, je vis passer


de petits villages, des toits de chaume & d'autres.


De deux heures en deux heures on faisait halte,


le poitillon cr ia i t , les chevaux hennissaient, le


conducteur s'éveillait & descendait. La voiture


dormait bien fermée, des gouttes d'eau sur les v i -


tres. T o u t cela, je le voyais comme en rêve. Une


fois seulement je descendis; & ce n'eft qu'au


grand jour, en sentant le conducteur me secouer


par le bras & me dire : « Nous n'avons donc pas


envie de vider la bouteille? » que je m'éveillai


tout à fait & que je bus un bon coup.


Le soleil était déjà haut, il pouvait être sept


heures. Nous traversâmes un grand bois sur une


route magnifique; je me rappelle que mon éton-


8




1^4 Histoire d'an homme du peuple


nement était grand de voir tous les arbres numé-


rotés le long de cette route. L e conducteur me


d i t :


« Nous approchons de Paris , nous sommes dans


la forêt de V i n c e n n e s ; dans une heure nous fe-


rons notre entrée dans la capitale. •»


Ces paroles me rendirent grave & même crain-


tif, car les joyeux propos d'un conducteur ne vous


empêchent pas de réfléchir, lorsqu'on arrive pour


gagner son pain dans une ville où des milliers'


d'autres entrent tous les jours avec la même idée.




Histoire d'un homme du peuple 135


X I I I


A mesure que nous approchions de Paris , tout


changeait, tout prenait u n autre air : les vi l lages


devenaient plus grands, les maisons plus hautes,


les fenêtres plus serrées, les enseignes, — qu'on ne


met jamais chez nous que sur la porte ,—montaient


au premier, au second, au troisième étage, rouges,


bleues, jaunes, de toutes les couleurs, jusque sous


les toits. Au-dessous, les cafés, les atiDerges, les


boutiques se rapprochaient; devant les maisons


s'avançaient des espèces de toits en toile, pour


abriter le monde d e l à pluie et du soleil. Une foule


de gens en blouse, en habit, en vefte, en casquette,


en chapeau, allaient et venaient, couraient, se dé-


pêchaient comme de véritables fourmilières.


A droite & à gauche, de hautes cheminées en


briques, carrées ou rondes, lançaient leur fumée


jusque dans le ciel. O n sentait venir quelque chose


de grand, d'extraordinaire, de magnifique & de


terrible, Et derrière nous, à gauche, s'éloignait




136 Histoire d'un homme du peuple


déjà une haute fortification carrée ; le conducteur


m'avait dit en passant : '


« C'eft Vincennes. »


Moi, j 'ouvrais les y e u x , je ne respirais plus, je


pensais :


« Me voilà donc près de P a r i s ; je vais entrer


dans cette grande ville dont j 'entends parler de-


puis que je suis au monde, d'où reviennent tous


les bons ouvriers, tous les gros bourgeois, tous les


gens riches, disant : « A h ! ce n'eft pas comme à


Paris ! »


Et ce mouvement du monde, ces voitures t o u -


jours plus nombreuses, me faisaient dire en moi


même :


<c O u i , ils avaient raison, Paris eft quelque


chose de nouveau pour les hommes. Bienheureux


ceux qui peuvent vivre de leur travail à Paris, où


les ouvriers ne sont que des apprentis, & les m a î -


tres des ouvriers ! »


L a grande route était devenue beaucoup plus


large; elle était bien arrondie, pavée au mi l ieu.


On voyait de loin, bien loin, tout au bout, deux


hauts échafaudages qui s'élevaient jusqu'aux


nues.


En ce moment le conducteur donnait un pour-


boire au poftillon, la voiture roulait comme le


tonnerre. Bien d'autres voitures passaient près de


nous toutes pleines de monde, des espèces de dili-




Histoire d'un homme du peuple i 3 y


gençes ouvertes derrière, avec deux marches pour


monter & descendre. L e conducteur me dit :


« Voilà les omnibus. . . Nous approchons, jeune


homme, nous approchons. V o y e z ces deux hauts


échafaudages & les grilles en travers, c'eft la bar-


rière du Trône , rappelez-vous ça. Plus loin ai rive


le faubourg Saint-Antoine. Cette grande voûte


bleue à gauche, c'eft le Panthéon, & ces deux


hautes tours, c'eft Notre-Dame. Ça, c'eft Saint-


Sulpice... ça, la tour Saint-Jacques, & tout là-bas,


ce carré gris-clair, c'eft l 'Arc de triomphe. »


•Plus il parlait, plus on en voyait ; & de tous les


côtés, dans les champs, des centaines de maisons


s'avançaient & se répandaient à plus de deux


lieues. Nous n'étions pourtant pas encore à Paris :


les deux grands échafaudages, à force d'être lo in ,


n'avaient pas l'air de se rapprocher, & seulement


vers neuf heures, je vis les grilles que le conduc-


teur appelait la barrière du T r ô n e .


Alors les voitures de toute sorte, grandes, petites,


carrées, rondes, étaient si nombreuses qu'elles ar-


rivaient par files de sept, hui t , d ix , en suivant le


revers de la route pour nous laisser passer, car


nous arrivions ventre à terre, brûlant le pavé ; les


chevaux sautaient, le cou & les jambes arrondis;


c'était un bruit terrible & grandiose. L e conduc-


teur commençait à plier ses habits , à boucler son


manteau; il disait :




l 3 8 Histoire d'un homme du peuple


« Nous y voilà ! »


E t nous entrions entre les grilles. O n s'arrêtait


une seconde pour laisser monter le douanier avec


son habit vert ; & , pendant qu'i l se glissait der-


rière, grimpant sous la bâche & regardant les pa-


quets, nous entrions enfin dans la grande vil le,


dans ce faubourg Saint-Antoine, que le Picard


m'avait représenté comme un véritable paradis :


— nous étions à Paris !


A h ! ceux qui n'arrivent pas de la province, ne


se figureront jamais ce que c'eft de voir Paris pour


la première fois; non, ils ne peuvent sèle figurer:


ces grandes lignes de. maisons hautes de six &


sept étages, avec leurs fenêtres innombrables, leurs


cheminées qui se dressent par milliers au-dessus


des vieux quartiers, leurs trottoirs, & la foule qui


passe, qui passe toujours, comme la navette du


père A n t o i n e ; ces voitures aussi, ces pavés gras,


cet air sombre; ces odeurs de toute sorte qu'on n'a


jamais senties r les fritures, les épices, la marée, la


boucherie; les gros camions pleins de balayures;


le hou-hou, les cris des marchands, les coups de
fouet, le grincement des roues. . . enfin, qu'eft-ce


que je peux dire ?


J'étais comme abasourdi, comme confondu d'en-


tendre tout cela, & de voir notre grosse voiture


s'enfoncer, s'enfoncer toujours en ville ; & le même


spectacle continuer, s'étendre à droite & à gaucho




Histoire d'un homme du peuple . 139


dans des rues innombrables, —• longues, droites,


obliques, — avec le même fourmillement.


A travers cette confusion, nous arrivâmes sur


une grande place; au milieu de la place s'élançait


à la cime des airs une colonne en bronze; & dans


le roulement j 'entendis le conducteur me crier :


« Place de la Baftille ! »


Cela ne dura qu'une seconde : la grande colonne,


toute couverte de lettres d'or, un ange au haut qui


se jette dans le ciel, la colonne était passée ! & des


milliers d'hommes allaient & venaient; j 'en voyais


de toutes sortes : des marchandes de fleurs en cha-


peau de paille, avec des vannes pleines de roses ;


des hommes avec de petites fontaines à clochettes


sur le dos, — les robinets sous le coude, — q u i ver-


saientà boire aux passants. Je voyais tant de choses


que les trois quarts me sont sorties de l 'esprit.


A u moment où nous traversions la place, le


conducteur, après avoir arrangé tous ses paquets,


venait de se rasseoir; il me cria :


« Les boulevards ! »


A h ! je suis revenu depuis à Paris, mais jamais


je n'ai senti mon admiration & mon étonnement


comme alors. Qu'on se figure une rue quatre ou


cinq fois plus large que les autres, bordée de mai-


sons magnifiques, avec des rangées de balcons qui


n 'en finissent plus, une rue tellement grande qu'on


ji 'en voyait pas le bout; & , à mesure qu'on avan-




140


ç a i t , — c o m m e les boulevards t o u r n e n t , — de nou-


velles maisons, de nouveaux balcons, de nouvelles


enseignes à perte de v u e ! L e conducteur criait :


«Boulevard Beaumarchais ! . . . Boulevard du


Calva ire ! . . . Boulevard du T e m p l e ! . . , Place du


Château-d'Eau !. . . Boulevard Saint-Mart in! »


Il me montrait aussi, à droite, des théâtres, des


baraques, des affiches, & me disait :


« L a Gaîté! . . . L ' A m b i g u ! . . . L a Porte-Saint-


Mart in! »


Enfin, je n'avais pas le temps de regarder; tout


passait comme un éclair. C'eft ce que j'ai vu de


plus étonnant. Et toujours ce monde innombrable


qui courait, toujours ces voitures, ces dames, ces


messieurs, cette presse de gens, ces cris des mar-


chands & le refte.


T o u t à coup la diligence tourna & descendit


ventre à terre une rue plus étroite.


« La rue Saint-Martin ! me cria le conducteur ;


apprêtez-vous, nous approchons des messageries. »


Nous filions dans la rue. Les maisons, hautes


& sombres, salles & grises, avec leurs milliers


d'enseignes de toutes les couleurs, avaient l'air de


se pencher. L a diligence faisait un bruit terrible,


les gens se serraient sur le trottoir, en continuant


de courir. Ensuite la voiture prit à droite une


autre rue un peu plus large.


En ce moment toutes les lucarnes de notre di l i-




Histoire d'un homme du peuple 141


gence étaient pleines de calottes rouges, qui se


penchaient dehors pour vo ir .


« Voici la halle au blé ! » me dit encore le c o n -


ducteur.


Quelques inftants après nous entrions au pas,


sous une voûte, dans la grande cour des messa-


geries de la rue Saint-Honoré, & des centaines de


gens entouraient notre diligence.


Dans cette cour, un grand nombre d'autres di-


ligences se trouvaient en l igne. A chaque inftant


il en arrivait.


A-mesure que nous sortions de la voiture, ou


que nous descendions de l ' impériale, des gens de


toute espèce nous criaient :


« A l 'hôtel d'Allemagne !


« A l'hôtel de Normandie ! »


Ils nous présentaient des cartes. D'autres, en


blouse, avec de petites hottes , nous deman-


daient :


« O ù allez-vous? »


Je ne savais plus de quel côté me tourner. Je


regardais mon conducteur, il entrait dans le b u -


reau et s'arrêtait devant le trou d'un gri l lage, son


portefeuille de cuir sous le bras. Il se mit à comp-


ter avec l 'homme du bureau.


Derrière nous les parents : femmes, hommes,


enfants, tous en chapeaux, venaient recevoir leurs


frères, leurs sœurs, leurs cousins. O n s'embras-




142 Histoire d'un homme du peuple


sait, on envoyait quelqu'un chercher une voiture,


on riait.


M o i , j 'étais seul, on voyait bien que je ne de-


vais pas être riche, on allait d'abord aider les a u -


tres. Je regardais descendre les paquets & les


malles de la v o i t u r e ; au milieu de tous ces gens,


dont plusieurs avaient de mauvaises figures, j'étais


bouleversé : si l 'on m'avait pris ma malle, qu'eft-


ce que je serais devenu ?


E t comme je reftais là , dans un grand trouble,


— parmi ce monde qui s'en allait & venait, en-


trait & sortait, réglait ses comptes, — ne sachant


où descendre, enfin comme tombé du ciel , voilà


qu'une figure s'approche & me dit :


& H é ! c'eft toi , Jean-Pierre? »


Alors je régarde, & je reconnais le fils M o n t -


borne, un de mes anciens camarades chez le père


Vassereau; il était en petite blouse serrée aux


reins, & tenait sous le bras une de ces hottes


à deux branches que j 'avais déjà vues. E n recon-


naissant Montborne, u n vieux camarade d'école,


je ne pus m'empêcher de lui sauter au cou & de


crier :


« C'eft toi, Michel?


— O u i , dit-i l de bonne humeur .


— Et qu'eft-ce que tu fais donc ici?


— Hél je porte des paquets; je suis porteur de-


puis deux ans. »




Histoire d'un iw.vw du peuple 143


Il était petit & maigre, il louchai t ; mais cela


ne l'empêchait pas d'être fort. Je crus que le bon


Dieu me l'envoyait. Après nous être embrassés


bien contents, il me demanda :


a Et toi , Jean-Pierre , tu viens du pays. . . qu'eft-


ce que tu veux faire ?


—'• Je viens travailler en menuiserie; j 'ai une


lettre de M . Nivoi .


— E t ou eft-ce que tu descends ?


— Rue de la Harpe. »


— A h ! fit-il, c'eft loin, mais , aftends, j 'ai quel-


que chose à porter près d'ici ; je vais revenir & je


te porterai ta malle. Seulement, ça coûtera trente-


deux sous... Je suis marié, vo is- tu . . . un autre te


ferait payer plus'cher.


— C'eft bien, lui dis-je, va , dépêche-toi , je t'at-


tends. »


Il partit. J'avais un grand poids de moins sur


le cœur. Je reftai près de ma malle, qu'on avait


mise avec beaucoup d'autres dans le bureau. Je la


voyais & je ne m*en écartais pas.


T o u t continuait à s'agiter dans la cour, sous la


voûte & dans la rue. E n écoutant ce grand brui t ,


je ne pouvais pas me figurer que cela durait


toujours, & j 'ai pourtant v u depuis que le


mouvement ne cessait ni jour ni nuit dans cette


ville.


C e n'eft qu'au bout d'une heure, & quand Pin*




'44 Histoire d'un homme du peuple


quiétude commençait à me gagner, que Mont-


borne revint.


« Eh bien! dit-il, c'eftfini, montre-moi ta malle.


— L a voici.


— Et le.billet?


— L e voilà.


•— G'eft bien. »


En même temps il tira ma malle de dessous les


autres, il la posa d'abord debout sur sa petite hotte,


passa la corde .autour & l'enleva d'un coup d'é-


paule.


« E n route, fit-il, suis-moi. »


Nous sortîmes. Je le suivais pas à pas. Nous


passions dans la foule comme à travers une pro-.


cession. T o u t en marchant, il me demanda :


« T a lettre eft pour un maître menuisier, rue de


la Harpe?


— O u i .


— Mais tu n'es pas encore embauché?


— Non-.


— T u ne vas pas demeurer dans sa maison ?


— Non.


— E h bien! il faut aller te loger aux environs,


di t - i l ; laisse-moi faire, je connais rue des Mathu-


rins-Saint-Jacques un endroit où Ton passe la


nuit à d ix sous. C e u x qui louent au mois payent


sept, hui t , dix francs; ça dépend de la chambre.


T u verras. Mais on paye d'avance.




Histoire d'un homme du peuple 14?


— C'en bien, lui répondis-je, conduis-moi dans


cette auberge, & si tu connais un endroit où l 'on


mange à bon marché, tu me le montreras avant


de partir.


— Juftement, fit-il, à côté se trouve le reftau-


rant de Flicoteau, u n des bons endroits de Paris.


— Mais ça coûte cher, peut-être?


— N o n , pas trop. . . ça dépend des plats & du


v in . E n mangeant du bœuf & buvant de l 'eau, on


paye de huit à dix sous. Mais si l 'on demande du


poulet & du v in , ça monte tout de suite à seize ou


dix-huit sous, & même plus. i>


Je pensai naturellement qu'avec un bon mor-


ceau de bœuf, du pain & de bonne eau, je n'aurais


pas besoin de vin ni de poulet.


Nous passions alors auprès d'une grande bâtisse


entourée de grilles & toute couverte de sculptures.


Notre rue donnait sous la voûte de cette bâtisse


magnifique, mais nous prîmes à gauche pour en


faire le tour. Montborne me dit que c'était le


Louvre. Comme nous tournions au coin de la


grille à droite, je vis pour la première fois les quais


qui suivent la Seine, le Pont-Neuf qui la traverse.


& la statue de Henri I V , à cheval, au milieu du


pont.


C'en là qu'on peut voir la grandeur de Par is ,


principalement sur le Pont-Neuf, lorsqu'on r e -


garde à droite, le Louvre, qui s'étend aussi loin


9




1 4 6 Histoire d'un homme du peuple


qu'il elt possible de regarder, l 'Arc de triomphe,


à plus d'une lieue, au bout d'une grande avenue


d'arbres; & , de l'autre côté, le Palais de juftice,


la cathédrale de Notre-Dame, & l'île de la Cité


pleine, de vieilles maisons qui se regardent dans


l 'eau.


Ces choses, je ne les.ai connues que plus tard ;


alors j 'en étais ébloui d'admiration. Les files de


ponts toujours couverts de monde, qui s'étendent


sur le fleuve, n'étaient pas une des choses qui


m'étonnaient.le moins. Cela me paraissait aussi


grand que toute l 'Alsace, & si je n'avais pas été


forcé de suivre Montborne, qui marchait toujours,


je me serais arrêté là quelques inftants.


L e Pont-Neuf était bordé de baraques où l'on


faisait de la friture, mais je me suis laissé dire


qu'on les a toutes abattues depuis.


Après avoir traversé ce pont & regardé ' la


ftatue en courant, nous tournâmes sur l'autre


côté du quai , bordé de rampes en pierres; & plus


loin nous arrivâmes à droite, dans la vieille rue


de la Harpe. Cette rue avait l 'air de descendre


sous terre, & s'étendait en remontant plus loin,


jusqu'à la vieille place Saint-Michel . J'avais vu


tant de.palais, tant de cathédrales, tant d'arcs de


triomphe, tant de maisons magnifiques, tant de ri-


chards roulant en voi ture; j 'étais tellement ébloui '


de ces choses, qu'en remontant la vieille rue de la




Histoire d'un homme du peuple 1 4 7


Harpe, toute grise, toute décrépite, pleine de gens


en manches de chemise, en vefte, en petite robe,


en camisole, qui couraient d'une porte à l 'autre,


qui fumaient des pipes aux fenêtres, qui portaient


de l'eau sur les épaules, qui faisaient de la friture


à leur porte, & qui semblaient vivre là chez eux


de père en fils, que j 'en eus le cœur soulagé. •


Je trouvai même à cette rue un air de vieux Sa-


verné; c'était v ieux . . . vieux ! O n y voyait des


marchands de ferraille, comme chez nous, & de


vieilles portes rondes toutes noires, où se tenaient


des marchands de livres, de bretelles & de savates.


Enfin je pensai :


« Maintenant, nous ne sommes plus avec des


millionnaires. •» "


Je m'attendrissais de voir des gens d e l à même


espèce que moi, qui vendaient, achetaient & tra-


vaillaient pour vivre. Montborne me dit que cela


s'appelait le quartier L a t i n . Il prit ensuite une


autre rue à gauche, & finit par s'arrêter devant


une maison étroite, haute de six étages au moins,


& me d i t :


« Nous y sommes, Jean-Pierre. »


C'était près d'une vieille bâtisse eh arrière de


l'alignement; un m u r assez bas suivait la rue, &


pàr-dessus ce mur on voyait letoit de ce vieux.nid,


& ses petites fenêtres'comme.aU couvent de M a r -


moutier. J'ai su plus tard que cela s'appelait l 'hôtel




148 Histoire d'un homme du peuple


de C l u n y , & qu'on y mettait toutes les vieilleries


de la France.


Mon auberge se dressait un peu plus lo in. Je


crois encore la voir avec son pignon décrépit, ou


s'avançaient des pierres d'attente jusque dans le


, ciel. Montborne était entré dans l'allée, tellement


étroite que sa hotte raclait les murs des deux


côtés, & tellement noire qu'on n'y voyait plus au


bout de quatre pas. E n même temps,' une odeur


dè* cuir, & d"une quantité d'autres choses, vous


remplissait le n e z ; des bruits de toutes sortes vous


faisaient tinter les oreilles : u n marteau toquait ,


un tour bourdonnait , quelqu'un chantait , pen-


dant que dehors tout continuait à rouler, à crier,


à passer."


N o u s arrivâmes enfin dans une cour d'environ


six à sept pieds; & , voyant le ciel tout en haut, je


crus être au fond d'un puits. C o m m e je regardais,


quelqu'un ouvrit le châssis d'une croisée au rez-


de-chaussée, en criant :


« Qu'eft-ce que c'eft ?


— U n voyageur, » répondit Montborne.


Aussitôt la porte au fond de l'allée s'ouvrit, &


un homme trapu, les joues grasses & jaunes, un


bonnet de coton crasseux sur la tête, les manches


de chemise retroussées, un tire-pied dans la main,


sortit en me regardant-


Derrière cet homme, que je reconnus pour être




Histoire d'un homme du peuple 149


un cordonnier, s'avançait une petite femme sèche,


déjà grise, le nez pointu, qui me regardait d'un


œil de pie.


« Vous voulez passer la nuit? me demanda le


cordonnier.


— N o n , monsieur , je voudrais louer une


chambre au mois. '


— A h ! bon, fit-il; Jacqueline va vous montrer


les chambres.


— C'eftun ouvrier menuisier, » dit Montborne.


Et la femme, qui m'avait bien regardé, prit un


air riant.


« Il arrive du pays ? dit-elle. V e n e z , monsieur. »


Elle avait décroché des clefs dans leur cassine


& grimpait devant moi . Montborne suivait lente-


ment.


« Vous serez bien, » disait-elle.


Nous montions, nous mont ions; les fenêtres


s'élevaient, la cour descendait. A la fin je n'osais


plus regarder par ces fenêtres, je croyais tomber


la tête en avant.


« Nous avons dès chambres à tout pr ix , disait


la vieille; mais la jeunesse aime le bon marché.


— Oui , si vous pouviez m'avoir une chambre


à six ou sept francs, » lui dis-je.


A peine avais-je dit cela, qu'elle se retourna


comme indignée, en s'écriant :


« A six francs? Ce n'eft pas la peine de monter. »




j ? o Histoire d'un homme du peuple


Nous étions tout au haut de l'escalier, presque


sous les tuiles, & cette vieil le, dont la figure était


devenue de bois, me voyant étonné, dit :


« Redescendons; notre meilleur marché c'eft


huit francs... payés d'avance. »


Alors, me remettant un peu, je répondis :


<c E h bien ! madame, montrez-moi la chambre


à hui t francs. »


El le grimpa les dernières marches, & poussa


dans les combles une petite porte coupée en


équerre. Je regardai, c'était un coin du toit. Dans


ce coin, sur un petit bois de lit vermoulu, s'éten-


daient un matelas & sa couverture, minces comme


une galette. T o u t contre se trouvaient la table de


nuit , la cruche à e a u ; & dans le toit s'ouvrait


une fenêtre à quatre vitres, en tabatière.


Gela me parut bien trifte de loger là.


« Décidez-vous, » me disait la vieille.


E t moi , songeant que je n'étais pas sûr de trou-


ver tout de suite de l 'ouvrage, que je n'avais per-


sonne pour me prêter de l 'argent, et que dans


cette ville, où tout le monde ne songe qu'à soi,


ma seule ressource était de ménager, je lui ré-


pondis :


a E h bien ! puisque c'eft le meilleur marché,


je prends cette chambre.


— V o u s faites bien, dit-elle, car les locataires


ne manquent pas. »




Histoire d'un homme du peuple t 5 i


En descendant, elle me montra dans un coin


une espèce de fontaine, en me disant :


« Voici l 'eau. »


Montborne montait encore, je revins avec lu i .


Il trouva ma chambre très-belle, d'autant plus


qu'i l reliait de la place pour la malle. Ensuite ,


comme il était pressé, je lui payai ses trente-deux


sous; i l m e . d i t que deux maisons plus haut, à


droite, près de l'hôtel de Ç l u n y , je verrais le res-


taurant, & puis il s'en alla.


Je refermai la porte & je m'assis sur le l i t , la tête


entre les mains, tellement accablé d'être seul, au


milieu d'une ville pareille, loin de tout secours,


de toute connaissance, que pour la première fois


de ma vie j 'eus l'idée de m'engager.


« Qu'eft-ce que je fais au monde? me disais-je.


Les autres sont heureux, les autres ont leur m a i -


son, leur femme, leurs enfants, ou bien ils ont


leurs père & mère, leurs frères & sœurs. . . M o i ,


je n'ai rien que ma pauvre vieille mère Balais.


Eh bien! si je*m'engage, je ferai l 'exercice, j 'aurai


la nourriture, le logement, l 'habillement, et rien


à soigner. Je défendrai l'ordre. S i les ouvriers se


remuent, s'ils se révoltent, je ferai comme le rég i -


ment. Le père Nivoi m'en voudra, mais je ne puis


pas vivre tout seul. . . N o n , c'eft trop terrible d'être


seul, avec des gens qui ne pensent qu'à vous tirer


de l 'argent, qui vous sourient pour avoir votre




i 5 2 Histoire d'un homme du peuple


bourse, & qui vous tournent le dos quand vous


n'avez plus rien. »


J'étais découragé. Je n'avais personne pour me


relever le cœur; l'idée du pays me faisait mal.


Pendant que ces idées tournaient dans ma tête,


je me rappelai que le père d 'Emmanuel m'avait


dit d'aller voir son fils, mon ancien camarade, qui


faisait son droit au quartier Lat in . A h ! si j 'avais


pu le voir seulement une h e u r e , comme cela


m'aurait fait du bien! J 'y songeais en me rappe-


lant qu' i l demeurait dans la rue des Grès, n u -


méro 7. Mais allez donc trouver la rue des Grès


en arrivant à Paris? Malgré cela, je voulus essayer.


Quelques inftants après, la vieille revint, elle


mit une serviette sur la cruche en disant :


« O n vous changera de draps tous les mois. Vous


savez, c'eft huit francs par mois,-payés d'avance. »


Alors je compris pourquoi la serviette était ve-


nue si vite. L'ayant donc payée , je demandai si


par hasard la rue des Grès ne se trouvait pas aux


environs.


« Ce n'eft pas lo in, répondit-elle; eft-ce que


vous connaissez quelqu'un à la rue des Grès?


— O u i , u n étudiant en droi t . . . un camarade


d'enfance.


— A h ! fit-elle d'un air de considération, mon


mari vous dira mieux oh c'eft. Si v o u s avez besoin


d'autre chose, il ne faut pas vous gêner.




Histoire d'un homme du peuple ib'i


— Je n'ai besoin maintenant que d'être seul, »


lui répondis-je.


Elle sortit. J'allai remplir ma cruche; j 'ouvris


ma malle, je me lavai, je changeai de chemise et


d'habits. L e grand bruit du dehors m'arrivait


jusque par-dessus les toits, le soleil brillait sur


mes vitres.


Après avoir bien refermé ma malle & la porte,


je descendis en suppliant le Seigneur de me faire


la grâce, dans cette extrémité, de trouver E m m a -


nuel, qui seul pouvait me donner de bons conseils


& raffermir mon courage.




i 5 4 Histoire d'un homme du peuple


X I V


C'eft en descendant que je vis encore mieux


l'air misérable de la maison : l'escalier plein de


boue, la corde qui servait de rampe en haut , toute


luisante de graisse; les petites portes numérotées,


avec de vieux paillassons à droite & à gauche; les


malheureux pots de fleurs tout moisis, au bord


des six étages de fenêtres, dans l'ombre de la cour;


les corps pendants & les chéneaux rouilles qui


descendaient au fond du gouffre, en laissant cou-


ler l'eau comme des écumoires; les tailleurs, les


ferblantiers, les tourneurs, les couturières, toutes


ces familles qui vivotaient là-dedans, qui tapaient,


qui chantaient, qui sifflaient, qui faisaient aller


leur roue, & qui tiraient leur aiguille sans se re-


garder les uns les autres. . . O u i , c'eft encore là


que je me fis une idée de Paris & que je pensai :


« S'il exiite dans cette vil le des palais, des hôtels


magnifiques et des balcons dorés d'une lieue, on


trouve aussi des endroits où le soleil ne luit




Histoire d'un homme du peuple i 5 5


jamais, où l 'on travaille des années & des


années sans espérer que cela finisse. » Je ne


croyais plus, comme le P icard , que la capitale


était un paradis terreflre. E t plus je descendais,


plus l'escalier devenait obscur; en bas, il était


noir. Je m'avançais à tâtons pour retrouver l 'allée,


quand le portier me cria :


« H é ! jeune homme? »


Je me retournai.


« Vous allez rue des Grès , numéro 7 ?


— O u i , monsieur.


— E h bien ! prenez notre rue à droite, ensuite


la première à gauche. V o u s trouverez la place


de la Sorbonne, et, plus lo in, la rue des Grès .


V o u s avez un ami étudiant?


— O u i , un ancien camarade d'école.


— A h ! » fit-il en regardant sa femme.


J'avais fini par les voir dans leur petite chambre,


au fond de l'allée, mais il m'avait fallu du temps.


« Eh bien! n'oubliez pas de prendre à droite,


ensuite à gauche, & puis de traverser la place


de la Sorbonne, » dit-il en se remettant à l ' o u -


vrage.


Alors je ressortis, au mil ieu de la foule i n n o m -


brable des marchands d'habits, des porteurs d'eau,


des charbonniers auvergnats & des voitures, qui


passaient toujours comme u n torrent. Je n'oubliai


pas ce que le portier m'avait dit , & malgré le v a -




i 5 C Histoire d'un homme du peuple


carme des gros camions chargés de pavés, mal-


gré les cris des cochers : « Gare! » & mille autres


cris que je n'avais jamais entendus, je trouvai


bientôt la rue des Grès, à droite de la rue Saint-


Jacques. El le descendait jusqu'au coin de l 'an-


cienne fontaine Saint-Michel , & l'on ne voyait


tout du long que des magasins de livres, le café


des étudiants en haut, & le corps-de-garde des


municipaux vers le mil ieu. T o u t cela, je l'ai d e -


vant les yeux .


Je descendais lentement, cherchant le numéro 7;


je le vis enfin au-dessus d'une enseigne : « Fro-


ment Pernett, libraire. »


E n ce moment j 'eus presque des battements de


cœur. « Comment Emmanuel va-t-il me recevoir?


— voilà l'idée qui me venait, — l u i , i l sera juge un


jour, procureur du roi, quelque chose de grand;


moi je ne suis & je ne serai jamais qu 'un simple


ouvrier. »


E n pensant à cela, j 'entrai dans l'allée. Il me


semble voir encore au bout une ftatue en plâtre,


qui représentait u n jeune homme avec des fleurs


sur la tête, & tenant dans la main une boule de


verre. Auprès de cette ftatue, dans l 'ombre, était


une porte v i trée; je n'osais pour ainsi dire pas


l 'ouvrir, lorsqu'une grosse femme, la figure bour-


geonnée, sortit en me demandant :


« V o u s voulez voir quelqu'un ?




Histoire d'un homme du peuple 157


— O u i , madame, je voudrais voir M . E m m a -
nuel Dolomieu.


— A u deuxième, numéro 1 1 , à droite, » dit-elle
en rentrant. •


Je montai l'escalier bien propre, & je vis au
deuxième le numéro 1 1 . L a clef était sur la porte.
O n chantait dans cet hôtel, on riait, on se faisait
du bon temps ; ce n'était pas comme à la rue des
Mathurins-Saint-Jacques, où l 'on travaillait sans
reprendre haleine.


Après avoir écouté quelques inftants des femmes
qui riaient, je frappai doucement; la voix d ' E m -
manuel cria :


« Entrez ! »


Alors j 'ouvris. Emmanuel était assis, dans une
belle robe bleu-de-ciel, entre deux hautes fenêtres
bien claires; il écrivait au milieu d'un tas de
vieux livres ; à gauche étaient son l i t , e n -
touré de rideaux blancs, & sa cheminée en marbre
noir, une belle horloge dessus & un miroir der-
rière.


Il avait tourné la tête, & se mit à crier, les bras
étendus :


« C'efttoi, Jean-Pierre! s


Rien que de l'entendre, je fus soulagé. N o u s
nous embrassions comme en sortant de la rivière,
dans le vallon de la Roche-Plate.


« Comment, c'eft to i ! d i t - i l ; a h ! tant mieux,




158 Histoire d'un homme du peuple


tu me rapportes un bon air du pays . . . Nous


allons dîner ensemble.' »


Il riait, & je sentais que j'étais tout pâle.


« Qu'eft-ce que tu as, Jean-Pierre? me dit-il.


— Je n'ai rien. C'eft le contentement de te voir


& d'être si bien reçu.


— Si bien reçu! s 'écria-t-i l ; éft-ce que je ne


serais pas un gueux de. te recevoir autrement?


Al lons. . . allons... assieds-toi là, dans le fauteuil.


T i e n s , j 'ai reçu hier cette lettre de mon père; il


m'annonce le grand héritage de M . Dubourg. —


E t d'ailleurs rien de neuf! »


Je voyais sa joie, son contentement, cela me


faisait du bien. Pendant qu'i l ôtait sa belle robe,


qu' i l se lavait les mains & la figure, qu'i l se passait


le peigne dans les cheveux & dans sa petite barbe


blonde, pendant qu'il allait & venait, qu'i l me re-


gardait & criait de temps en temps :


« Quelle chance ! Je viens de finir mon travail.


N o u s allons courir, Jean-Pierre; sois tranquille,


tu vas voir Paris. »


Pendant qu' i l parlait de la sorte, moi je lu i ra-


contais l 'héritage en détail , sans pourtant rien lui


dire de mon amour pour Annette. Il m'approuvait


de vouloir me perfectionner dans mon état; &


comme je ne pouvais lui cacher ma crainte de ne.


pas trouver tout de suite de l 'ouvrage :


« B a h ! b a h ! dit-il en mettant sa redingote &




His/oin; d'un homme du peuple i5a,


son chapeau gris, un brave ouvrier comme toi ne


relie pas sur le pavé. N e t 'inquiète de rien; &
puisque M. N i v o i t'a remis une lettre de recom-


mandation, commençons par tirer la chose au


clair. »


Il regarda l'adresse & s'écria :


« C'eft à quatre pas. . . Arr ive . . . nous allons


voir! »


Toutes mes craintes étaient passées. E m m a -


nuel, avec sa îedingote, sa cravate de soie bleue,


son large chapeau, sa petite barbe pointue, ses


paroles claires & son bon cœur, me paraissait


comme u n dieu. V o i l à pourtant la différence de


faire des études, ou de travailler pour gagner sa


v ie ! Enfin, quand Pinftruction est bien placée,


tout le monde doit s'en réjouir.


Nous étions sortis, & nous descendions la rue


des Grès, bras dessus, bras dessous, en nous ba-


lançant comme les autres, & regardant en l'air


les filles qui fumaient aux fenêtres de petits c i -


gares; ca*r dans cette rue vivaient les .étudiants :


— ils avaient de gros bonnets rouges ou bleus sur


l'oreille, & la plupart avaient aussi des femmes,


qui venaient les voir sans respect d'elles-mêmes,


en considération de leur jeunesse. J'aime autant


vous dire cela tout de suite; c'eft la vérité. — Ces


femmes donc allaient avec eux comme en état de


mariage légitime; elles les suivaient à la danse, &




Histoire d'un homme du peuple


même j 'en ai v u qui fumaient pour leur faire


plaisir.


J'aurais encore bien des choses à vous dire;


mais si je voulais seulement vous donner une idée


de la vieille rue en pente, des vieux livres dressés


contre les vitres; des devantures en dehors, rem-


plies de bouquins que les étudiants ouvrent &


l i s e n t ; des femmes & des filles qui se promènent


sans gêne, le nez en l 'air, en riant & saluant de


loin leurs camarades, comme de véritables gar-


çons : « H é ! Jacques! H é ! Jules! ça va b i e n . . .


Je monte. . . » ainsi de suite. Si je voulais vous re-


présenter la vieille fontaine Saint-Michel au bas,


avec son auge ronde, sa niche, ses deux goulots


en fer, entourée des ménagères du quartier, les


bras nus, de marchands d'eau avec leurs tonnes


sur des voitures; & cette vieille place Saint-Michel,


que j'ai vue tant de fois, — qui s'étendait, humide


& grise, au milieu de bâtisses décrépites, — tou-


jours pleine de gens criards, de voitures innombra-


bles; si je voulais vous les peindre, il me faudrait


des semaines & des mois : la vieille place Saint-


Michel , la rue des Grès, la place de la Sorbonne,


la rue de l 'École-de-Médecine, la rue des Mathu-


rins-Saint-Jacques, la rue du F o i n , la rue Ser-


pente, tout cela se ressemblait pour la vieillesse,


& descendait dans la rue de la Harpe, où les bou


tiques, les marchands de v ins , les petits hôtels,




Histoire d'un homme du peuple 1G1


les garnis, les brasseries se touchaient jusqu'au


vieux pont, en face de la Cité.


A u milieu de toute cette confusion, se dressaient


dans l 'ombre, entre les toits, les cheminées & les


vieux pignons, la Sorbonne, l 'hôtel de C l u n y ,


les Thermes de Julien, — q u i sont des ruines en-


core pires que le Géroldseck, — l'Ecole de méde-


cine, etc., etc. Que peut-on raconter? J'ai vu ces


choses, et c'eft fini !


C'eft à travers tout cela que nous descendions.


Emmanuel , à force d'en avoir v u , ne faisait plus


attention à r i e n ; moi, je m'écriais dans mon c œ u r :


« Maintenant, si je trouve de l 'ouvrage, tout


sera bien. Quelle différence pourtant d'être à


Paris, ou dans un endroit comme Saverne, où le


sergent de ville passe en quelque sorte pour u n


maréchal de France, & le sous-préfet pour le roi.


O u i , cela change terriblement les idées! »


Et , songeant à cela, nous descendions la rue de


la Harpe, lorsque Emmanuel s'arrêta devant une


porte cochère en regardant, & dit :


« Numéro 70, Braconneau, menuisier entre-


preneur. C'eft ici, Jean-Pierre. » •


L a peur me revint aussitôt.


D'un côté de la porte montait un large escalier,


de l'autre s'étendait un mur couvert d'affiches;


plus loin venait une cour bien éclairée, & au fond


de la cour, une sorte de halle soutenue par des




¡ 0 2 Histoire d'un homme du peuple


piliers. J'entendais déjà le bruit du marteau; de


la scie & du rabot; les grandes idées s'envolaient.


Emmanuel marchait devant moi , aussi tran-


quille que dans sa chambre. E n traversant la


cour, nous vîmes trois ou quatre ouvriers en train


de clouer des caisses. A droite se trouvait un


petit bureau; une jeune fille écrivait près de la


fenêtre.


C'eft tout ce que je v is , car alors, Emmanuel


ayant demandé M . Braconneau, un vieux menui-


sier, grand, maigre, la tête grise, les yeux encore


vifs, en vefte, tablier & bras de chemise, sortit de


la halle au même inftant et répondit :


« C'eft. moi , monsieur.


— E h bien! monsieur Braconneau-, dit Emma-


nuel sans gêne, je vous présente un brave garçon,


un honnête ouvrier, qui voudrait travailler chez


vous, si c'eft possible. Il arrive de la province, &


vous savez, dans les premiers jours, l'assurance


vous manque; on se fait recommander par le pre-


mier venu.


— V o u s êtes étudiant? dit le vieux menuisier,


qui souriait de bonne humeur.


— Étudiant en d r o i t , répondit Emmanuel .


C'eft un ancien camarade d'école que je vous re-


commande. »


Les ouvriers continuaient de travail ler, mais


la jeune personne regardait par la fenêtre du bu-




Histoire d'un homme du peuple iG3


reau. Elle était brune, un peu pâle, avec de grands


yeux noirs.


« Vous avez votre livret en règle? me demanda


M. Braconneau.


-— O u i , monsieur, & j 'ai une lettre de M . Nivoi


pour vous.


— A h ! c'eft vous que Nivoi m'annonce, s'écria-


t-il. Nous n'avons guère d'ouvrage en ce moment,


mais c'eft égal, nous allons voir. E t ce bon N i v o i ,


il eft toujours solide... ses affaires vont bien?


— O u i , monsieur. <•


— Allons, tant mieux. »


Il avait ouvert la lettre, en entrant dans le petit


bureau. Nous le suivîmes.


« Asseyez-vous, di t- i l . — T i e n s , Claudine,


regarde cela. »


C'était sa fille. J'ai su plus tard que bien sou-


vent M . Nivoi l 'avait fait sauter dans ses mains.


Elle lut la lettre, & le v ieux maître répétait :


« Les affaires vont tout doucement. . . J'ai les


ouvriers qu' i l me faut.. . Malgré cela , nous ne


pouvons pas laisser -la lettre d'un vieil ami en


souffrance. N'eft-ce pas, Claudine?


'•— Non, dit-elle. Les ouvriers, en arrivant à


P a r i s , sont toujours embarrassés; au bout de


quelques semaines, ils se retournent, ils appren-


nent à connaître la place.


— E h bien! dit M , Braconneau, coupons court.




104 Histoire d'un homme du peuple


Je ne vous donnerai pas journée entière; vous


aurez trois francs en attendant, & , si l 'un ou


l'autre de mes ouvriers me quitte, vous prendrez


sa place. Cela vous convient-il? »


J'acceptai bien vi te , comme on pense, en le re-


merciant ; j 'aurais pris la moitié moins dans les


premiers temps.


« E h bien ! vous viendrez demain lundi à six


heures, » dit- i l , en ressortant pour aller se re-


mettre au travail.


C'était un homme rond, simple, naturel, plein


de bon sens. Emmanuel voulut aussi le remercier,


ainsi que mademoiselle Claudine, qui rougissait.


Ensuite nous ressortîmes heureux comme des


rois. M o i , j'aurai6 voulu danser & crier victoire.
Emmanuel me disait :


« Sais-tu que -mademoiselle Claudine eft une


jolie brune ? »


Mais je ne pensais pas à cela; j 'étais comme un


conscrit qui vient de tirer un bon numéro, je ne


voyais plus clair.


Une fois dehors, Emmanuel me dit :


« T u dois être content ?


— Si je suis content? m'écriai-je, t u m'as sauvé


la vie ! »


Il riait. «


Nous étions revenus sur la place de la Sorbonne,


& nous descendions la petite rue qui longe les




Histoire d'un homme du peuple ' i65


vieilles bâtisses & les hautes fenêtres grillées. E n


passant à côté de deux grandes portes en voûte,


Emmanuel nie fit entrer dans une vieille cour


pavée, entourée de bâtiments comme une caserne,


la grande ruche de la Sorbonne au-dessus, à droite


dans le ciel.


« T i e n s , regarde ces deux portes en face, me


d i t - i l ; c 'eft làque du matin au soir des professeurs


parlent sur le grec, le lat in, l'hiftoire, les mathé-


matiques & tout ce qu'i l eft.possible de se figurer.


Ce sont les premiers de France, & chacun peut


aller les écouter. Dans une autre bâtisse, derrière


nous, rue de l 'Ecole-de-Médecine, on ne parle


que de médecine; dans une autre, place du P a n -


théon, on ne parle que de droit ; dans une autre,


rue Saint-Jacques, on parle d'hiftoire et de pol i -


tique. Enfin ceux qui veulent s'inftruire n'ont


qu'à vouloir. »


J'étais dans l 'admiration, d'autant plus qu' i l


me disait que cela ne coûtait rien, qu'on entre-


tenait partout un bon feu l 'hiver, & que notre


pays payait ces savants pour l'inftruction de la


jeunesse.


U n grand nombre d'étudiants sortaient, avec


des portefeuilles remplis de cahiers sous le bras.


Ceux- là n'avaient pas de bonnets rouges, mais


de vieux chapeaux râpés & des redingotes n o i -


res usées aux coudes. Ils étaient pâles, & s'en




16G Histoire d'un homme du peuple


allaient en arrondissant le dos, sans rien voir.


« Ces pauvres diables seront peut-être un jour


les premiers hommes de la France, me dit Emma-


nuel , & les autres , si magnif iques, avec leurs


femmes, leurs bonnets, leurs grands pantalons à


carreaux & leurs pipes longues, viendront leur


demander audience, le chapeau bas, pour avoir


une place de contrôleur ou de juge de paix dans


un village. »


Moi je pensais :


«C'eft bien possible! — Quel bonheur d'avoir


cent francs par mois de ses père & mère, pour


profiter de l 'inftruclion. Malheureusement la


bonne volonté ne sert à r i e n ; d'abord il faut les


cent francs ! »


L a vieille Sorbonne sonnait alors cinq heures;


comme je restais là tout pensif, Emmanuel me


dit :


« Al lons , Jean-Pierre, voici l 'heure de dîner.


Après cela nous ferons un tour. Pendant la se-


maine , nous n'aurons pas beaucoup le temps de


nous v o i r ; profitons au moins du premier jour. »


Il m'avait repris le bras. Quelques pas plus


loin nous entrions dans une allée étroite, moisie,


vieille comme les rues, qui filait derrière d'an-


ciennes masures & menait au cloître Saint-Benoît.-


C'eft un des endroits de Paris qui ressemblent le


plus à la cour de la vieil le synagogue de Saverne.




Histoire d'un homme du peuple


De rron temps, on n'y voyait que des lucarnes,


des fenêtres longues , étroites, où pendait du


vieux l inge, des toits à perte de vue avec des


tuyaux de poêle innombrables, de grands pans de


murs, des enfoncements, des recoins gris, humides


& pleins de balayures.


Rien n'était pavé dans c e ' t r o u , qui s'ouvrait


sur la rue Saint-Jacques, par une espèce de po- '


terne, — un poteau de bois au mi l ieu , pour em-


pêcher les voitures d'entrer dans le cul-de-sac, —


& par.une ruelle, sur la rue des Mathurins-Saint-


Jacques,


Combien de fois je suis venu déjeuner & dîner


avec Emmanuel chez M . Ober, au cloître Saint-


Benoît!


L e reftaurant Ober était la seule maison propre


& peinte, en face de la vieille poterne. Elle avait


une rangée de fenêtres au rez-de-chaussée, un


petit toit en gouttière a u - d e s s u s , & trois salles


bien aérées de plain-pied. Dans la petite salle du


rhilieu, à gauche de la porte vitrée, M . Ober, un


Alsacien, le nez' long & pointu, les y e u x vifs, en


petite casquette plate, cravate noire & collet droit,


était assis derrière son comptoir. Dans le moment


où nous entrions, comme il était encore de bonne


heure, M . Ober dit :


« V o u s êtes, un des premiers aujourd 'hui ,


monsieur Emmanuel. »




¡68 Histoire d'un homme du peuple


E n même temps il lui tendait sa tabatière.


Les trois salles qui s'ouvraient l 'une dans l 'autre,


par deux portes carrées, étaient encore presque


vides. O n voyait seulement à droite & à gauche,


devant les petites tables, quelques jeunes gens en


train de manger , & là, pour la première fois, je


v is des gens lire en mangeant.


Une bonne odeur de cuisine arrivait par la


salle à gauche, & tout de suite je sentis que l 'ap-


pétit me venait.


« Allons, une prise, répétait M . Ober. .


— Merci, répondit Emmanuel , je n'en use pas.


— O u i , vous êtes u n garçon rangé, » dit M . Ober.


Il m e regardait.


« C'eft u n camarade de S a v e r n e , dit E m -


manuel.


— A h ! tant mieux, j 'aime toujours à voir des


pays. »


Après cela nous entrâmes dans la salle à droite.


Emmanuel accrocha ma casquette & son chapeau


à la muraille, & me fit asseoir en face de l u i , près


d'une fenêtre ouverte, en me disant :


« Qu'eft-ce que nous allons prendre ? D'abord


une bonne bouteille de vin, avec de l'eau de Seltz,


car il fait c h a u d ; ensuite deux juliennes, deux


biftecks, & puis nous verrons, n'eft-ce pas ?


— Écoute, Emmanuel , lui djs-je, il ne faut pas


faire de dépense à cause d e m o i . Du pain, un




Histoire d'un homme du peuple 1 6 9


morceau de bœuf & de l 'eau, c'eft tout ce que je


demande. »


Mais il se fâcha presque en entendant cela.


« -De l 'eau, du bœuf, quand j ' invite un vieux


camarade! dit- i l , eft-ce que tu me prends pour


un avare? »


Et sans m'écouter il cria :


« Garçon* deux juliennes, du v i n , de l'eau de


Seltz. »


Je vis bien alors qu' i l ne fallait plus rien dire.


U n garçon bien frisé, qui s'appelait Jean, nous


apporta deux bonnes soupes aux carottes, la bou-


teille de vin & l'eau de Seltz -x & nous c o m m e n -


çâmes à dîner de bon cœur.


C'eft le premier dîner que j 'ai fait à Paris, & je


m'en souviendrai toujours, non-seulement à cause


du vin, des viandes & de la salade, mais princi-


palement à cause de l 'amitié que me fit voir E m -


manuel, & même d'autres jeunes gens qui vinrent


ensuite s'asseoir à notre table, & q u i me traitaient


tous comme un camarade, lorsqu'il leur eut dit


que nous avions été à l'école ensemble. — O u i , je


n'oublierai jamais cela; c'étaient des hommes d'es-


prit, qui parlaient de tout entre eux : de droit, de


juftice, de médecine, d'hiftoire, de gouvernement,


enfin de tout sans se gêner.


Moi je ne comprenais rien, je ne savais r ien, &


j 'avais aussi le bon sens de me taire.
10




170 Histoire d'un homme du peuple


U n grand sec & maigre, qui s'appelait Sil lery,


disputait contre un autre qui s'appelait Coquille.


Deux ou trois amis d 'Emmanuel se mêlaient de la


dispute, ils riaient, ils criaient. — A chaque se-


conde il en arrivait par bandes de trois, quatre,


six ; au bout d'une heure, les trois salles étaient


pleines ; autour de chaque table on entendait des


disputes pareilles.


L'air bourdonnait, les assiettes, les bouteilles


t intaient, les domeftiques,. en manches de che-


mise, couraient. Ils criaient aussi à la porte de la


cuisine :


« U n bœuf!


— D e u x asperges !


— U n rognon sauté !


— U n bifteck!


—- U n e bouteille à seize ! •» etc.


Ils tenaient dans leurs mains, en courant, trois,


quatre, cinq assiettes à la fois, des bouteilles sous


les coudes, & rien ne tombait . Chacun recevait


ce qu' i l venait de demander. Je n'avais jamais rien


vu de pareil. Ces domefliques avec leui* cris,


leur mémoire & leur adresse extraordinaire, m'é-


tonnaient encore plus que les disputes sur le gou-


vernerhent, parce que je reconnaissais mieux la


rareté de leur talent, & que je commençais à com-


prendre les paroles de M . N i v o i , lorsqu'il me di-


sait qu'à Paris les gens travaillaient & se remuaient




Histoire d'un homme du peuple 1 7 1


plus dans une heure, que chez nous pendant une


journée.


C'eft aussi là , pour la première fois, que j 'ai v u


le gaz ; car, le soir étant venu, tout à coup de


belles lumières blanches & bleu-de-ciel en forme


de tulipe, se mirent à briller au-dessus des tables.


Les garçons couraient à tous les quinquets avec un


bout de cire allumée, comme les bedeaux à l 'église,


& le gaz prenait feu tout de suite.


Depuis, je me suis souvent étonné qu'on n'ait


pas encore de ces lumières dans les cathédrales;


elles sont bien plus belles que la lumière jaune des


cierges, & seraient plus agréables ad Seigneur.


Enfin, ce dîner, ce bon v i n , ces disputes conti-


nuèrent de la sorte jusqu'à la nuit close. Alors on


se leva. T o u s les étudiants assis à notre table se


serrèrent la main. Emmanuel paya trois francs au


comptoir, & nous sortîmes dans la joie & le con-


tentement de notre âme.


Nous avions aussi mangé des choux-fleurs à


l 'huile, & le v in nous avait mis de bonne h u -


meur.


C'eft après être sortis du v ieux cloître Saint-


Benoît, par la rue des Mathurins-Saint-Jacques,


en voyant les rues qui descendent sur les quais


encore plus encombrées de monde qu'en plein


jour, que je fus émerveillé de ce spectacle.


T o u s ces gens pendant la journée travaillent




îyz Histoire d'un homme du peuple


chez un maître ou chez eux ; à la nuit ils descen-


dent de leurs six étages & vont respirer l'air.


Voilà ce que j 'ai compris plus tard ; mais alors ce


mouvement m'étonnait.


Deux ou trois fois des femmes nous arrêtèrent


dans les petites rue l les ; quand j 'appris ce que


c'était, une grande triftesse me serra le cœur. Je


regardais E m m a n u e l , ne pouvant presque pas


croire à d'aussi grands m a l h e u r s ; & seulement


plus loin, à la vue du v ieux pont Saint-Michel &


de tous ces milliers de lumières le long du fleuve,


qui tremblotent dans l 'eau sous les arches noires,


& de toutes ces façades sombres des quais, qui se


découpent sur le ciel , seulement à cette vue j ' o u -


bliai mes pensées terribles, & je m'écriai :


« M o n D i e u ! que c'eft beau! Mon D i e u ! que


Paris eft grand ! »


Nous suivions les quais sur les trottoirs. Ces


longues files de voitures alignées, qui toujours


attendent qu'on les prenne;- ces livres rangés sur


les rampes dans de petites caisses, où chacun peut


chercher ce q u i lui plaît; ces grandes maisons dans


le fleuve couvertes de toile, où l'on peut se baigner;


ces bateaux de charbon qui ressemblent à des car-


rières, enfin tous ces mille & mille spectacles qui


montrent l 'esprit des hommes, leur sagesse, leur


bon sens, leur idée de s'enrichir, m'étonnaient, &


je criais toujours :




Histoire d'un homme du peuple \~]Z


« C'eftplus beau qu'on ne peut le penser! »


Emmanuel me répondait :


« O u i , mais tu vas voir, tu vas v o i r ! »


Il m'avait déjà conduit plus lo in , à travers le


Pont-Neuf & cette cour du Louvre sombre — où


se dressait la ftatue du duc d'Orléans; — à travers


la rue Saint-Honoré, à travers dix autres rues, &


je ne sentais pas la fatigue, je me disais :


« Il faut pourtant que cela finisse, ces choses


nouvelles doivent avoir une fin. »


Et songeant à cela, nous traversions une belle


cour entourée de colonnes, fermée devant par une


grille, & gardée par des munic ipaux, lorsque tout


à coup nous arrivâmes sous une voûte de glaces,


large comme une r u e , éclairée intérieurement


comme par le soleil, & bordée de magasins où


l'or, l 'argent, le crilîal, les diamants, la soie, enfin


tout se trouvait réuni.


' C'était la galerie d'Orléans.


Quand on n'a pas vu cette galerie, on ne c o n -


naît ni les richesses, ni les magnificences de la


terre.


Mais c'eft plus loin, en arrivant dans le jardin


du Palais-Royal, entouré d'arcades innombrables,


— éclairées au gaz , — où sont abrités de la pluie,


d u vent, du soleil, des centaines de magasins tous


plus beaux les uns que les autres, c'en en arrivant


dans cette cour, sans cesse arrosée dans son inté-
10.




1 7 4 Histoire d'un homme du peuple


rieur par des jets d'eau, qui rafraîchissent la foule


des enfants & des richards assis autour des petits


prés de verdure, c'efl: en arrivant là que les bras me


tombèrent.


Emmanuel me parlait, i l me montrait tout en


détail ; mais je ne l'écoutais plus, j'avais tant ¿3


choses à voir que la tête m'en tournait .


Je m e rappelle pourtant qu'au bout d'une de


ces galeries pleines de lumières & bordées de ma-


gasins qui se ferment avec des devantures d'une


seule glace, — tellement claires qu'on croirait tou-


cher les montres d'or, les chapelets de perles, les


bagues de diamants, les horloges en bronze et en


marbre, représentant des fleurs, des figures, des


chevaux, des cerfs, tous finement travaillés dans


la dernière perfection, & qu'on devrait regarder


des semaines pour en voir toutes les beautés — je


me rappelle qu'au bout d'une de ces galeries, il me


d i t :


« T i e n s , regarde, c'efl ici Véfour ! »


Alors, regardant, je vis derrière la glace un petit


bassin de marbre blanc, plein de tortues, ou tom-


bait un jet d'eau, & , tout autour de ce bassin, des


poires, des pommes & d'autres fruits rouges* verts,


jaunes, avec leurs grandes feuilles, que mon cama-


rade m'expliquait être des ananas, des grenades,


des amandes vertes & d'autres raretés venues des


cinq parties du monde. P l u s lo in, derrière une




Histoire d'un homme du peuple 1 7 3


autre glace, se trouvait du poisson & du gibier de
toutes sortes, tellement frais, tellement beau, qu'on


f aurait cru qu' i l venait d'être tué au bois, ou tiré
de la rivière.


Emmanuel me dit que les petites tortues étaient
pour faire de la soupe, & que le moindre dîner en
cet endroit coûtait v ingt francs.


J'étais dans l 'étonnement. J'aurais p u là manger
mes soixante francs dans u n jour. Q u ' o n juge de
ce que cela pouvait être!


A l 'un des autres bouts de la galerie, nous vîmes
un théâtre, le théâtre du Palais-Royal. Les gens
attendaient à la file pour entrer, un municipal en
grande tenue surveillait le bon ordre.


Enfin ce Palais-Royal était ce que j 'avais ad-
miré le plus, pour ses grandes richesses, ses ar-
cades, son jardin, ses jets d'eau, & généralement
pour tout.


Durant plus de deux heures, nous ne fîmes que
d'aller & venir. L'ébénifterie était sous une voûte,
au bout de la galerie d'Orléans. Longtemps je '
regardai ces objets, les admirant & n'espérant
jamais pouvoir rien faire d'aussi b e a u ; cela m e
paraissait au-dessus de mes moyens, & je recon-
naissais que. M . N i v o i avait e u raison de m é d i r e
qu'à Paris seul se trouvaient les premiers ouvriers .
du monde.


N o u s montâmes ensuite sur les boulevards,




i j6 Histoire d'un homme du peuple


dont le spectacle, avec son église de la Madeleine,


ses promeneurs innombrables, & ses deux arcs de


triomphe, eft encore plus magnifique la nuit que


le jour. Les l ignes de gaz ne finissent plus; per-


sonne ne peut vous donner une idée de cette gran-


deur, I
E n face d'une rue très-large, Emmanuel me dit


en m'arrêtant :


« L a colonne Vendôme ! »


Je vis au loin, sur une place profonde, cette co-


lonne sombre, Napoléon au haut. Il était au moins


onze heures, nous avions du chemin à faire pour


rentrer chez nous, & nous repartîmes enfin d'un


bon pas.


Emmanuel connaissait les passages aussi bien


qu'à Saverne. Nous traversâmes bien d'autres


arcades, bien d'autres ruelles, nous vîmes bien


d'autres magasins : mais j 'en avais tant & tant


v u , que rien ne pouvait plus me toucher.


Vers minuit , je fus heureux d'arriver à ma porte.


Au-dessus pendait une pauvre lanterne, à sa trin-


gle de fer. Emmanuel me montra la manière de


sonner, & quand le portier eut tiré son cordon :


a Al lons, bonne nuit , Jean-Pierre, dit-il en me
serrant la main. A u premier d i manche !


— O u i , 3) lui répondis-je attendri.


Il monta la rue Sorbonne, moi j'entrai dans


la petite allée sombre. L e portier regarda par son




i 7 7


châssis sans rien dire, & je grimpai l'escalier,


bien content d'avoir trouvé de l 'ouvrage le premier


jour..


En ouvrant ma porte, je vis la lune briller sur


ma petite fenêtre en tabatière. Je me déshabillai,


rêvant à tout ce que je venais de voir, & puis ,


m'étant couché, je m'endormis aussitôt.




I J S Histoire d'un homme du peuple


X V


L e lendemain, à cinq heures & demie, je des-


cendais déjà l'escalier, & j 'entendais crier en bas :


« Gordon, s'il vous plaît ! »


D'autres ouvriers de la maison se rendaient au


travail. L e portier tira son cordon, & nous sor-


tîmes tous ensemble sans nous regarder.


O n se lève tard à P a r i s ; excepté les ouvriers &


les petits marchands, qui donnent de l'air à leurs


boutiques, qui balayent, qui regardent en bras de


chemise, o u qui versent sur leur comptoir de zinc


un petit verre aux vieux ivrognes, les plus mat i-


neux des gens, tout dort encore à cinq heures.


L e s laitières arrivent ensuite, leurs grandes


cruches de fer-blanc sous le bras, & s'asseyent


sous les portes cochères; les ménagères & les


bonnes descendent, & les balayeurs de la ville


rentrent chez eux par bandes, leur balai sur l 'é-


paule.


Je voyais ces choses en passant. Les rues étaient




Histoire d'un homme du peuple 179


grises, humides ; mais en haut le soleil, ce beau


soleil d'été qui dore les champs, les prés, les ar-


bres couverts de fleurs & de fruits, ce beau soleil-


là brillait sur les cheminées décrépites & les grands


toits moisis; il descendait tout doucement le long


des murs.


Combien de fois, en le voyant ainsi venir, je me


le suis représenté là-bas, sur les herbes blanches de


rosée, parmi les villages, les vergers & les bois.


Combien de fois ne m'a-t-il pas fait songer à Sa-


verne, à Annette, à la mère Balais!


« Maintenant, ils sortent aussi, me disàis-je,


ils regardent & p e n s e n t : — V o i l à du beau temps! »


O u i , du beau temps pour ceux qui ne sont pas


dans les rues de Paris, profondes comme des che-


minées! Enfin, que voulez-vous? à chacun son


sort; on doit être encore bien content d'avoir de


l 'ouvrage.


J'arrivai sur le coup de six heures dans notre


c o u r ; deux ou trois camarades étaient déjà sous


la halle, en train d'ôter leur vefte, & de prendre


leur rabot. O n avait un quart d'heure de grâce le


matin. Ils me regardaient sans rien d ire ; comme


je les saluais, u n v i e u x . d e quarante-cinq à c i n -


quante ans, la longue barbe rousse grisonnante,


le front haut, les yeux petits, la peau brune & le


nez un peu camard, — un vrai maître, — le père


Perrignon, s'écria d'un air joyeux




1 S 0 Histoire d'un homme du peuple


<c O n se lève de bonne heure, Alsacien, dans ton


pays?


— O u i , maître, lui répondis-je, on fait son de-


voir.


— Son devoirI son devoir! dit- i l , on tâche de


gagner ses cinquante sous & d'avoir à dîner ; c'eft


tout simple. »


Alors les autres se mirent à rire, & moi je de-


vins tout rouge; j'aurais, voulu répondre, mais je


ne savais pas quoi.


L e père Perrignon, qui dirigeait l 'ouvrage, trou-


vait à redire sur tout ; les ouvriers l'écoutaient &


lui donnaient toujours raison. J'ai su par la suite


qu'i l avait été dans les prisons, pour ses idées sur


la politique, & qu'il avait même frisé les galères.


C'eft à cause de cela qu'il jouissait d'une grande


considération dans le quartier.


Enfin, on se' mit au travail.


Les caisses que j 'avais vu clouer la veille étaient


pour enfermer des consoles, des commodes, des


buffets déjà prêts au fond du magasin. Il reftait


encore plusieurs caisses à clouer, & c'eft par là que


je commençai.


• M . Braconneau descendit une demi-heure après.


Il fallut enfermer les meubles dans les caisses avec


de la paille, ensuite les charger sur trois voitures.


Cet ouvrage aurait pris un jour chez nous. A neuf


heures, c'était fini, les voitures étaient en route.




Histoire d'un homme du peuple 181


On sortit pour aller déjeuner. J'avais fait


connaissance avec deux camarades : un nommé


Valsy, grand, pâle, très-bon ouvrier, mais pres-


que toujours malade, & un autre qui s'appelait


Quentin, la casquette sur l'oreille, la bouche bien


fendue, & que le père Perrignon seul forçait à se


taire en lui disant :


« T u nous étourdis les oreilles! »


Enfin, toute la bande, en vefte, descendit la rue


lentement. Le père Perrignon venait le dernier.


Dehors, on l'appelait monsieur Perr ignon. Il avait


une grande-capote brune & portait un chapeau ;


sa grande barbe grisonnante lui donnait u n air


respectable.


O n s'arrêta chez le premier boulanger à droite.


Chacun acheta son pain, & plus bas, au coin d e l à


rue Serpente, nous entrâmes dans une espèce de


gargote, qu'on appelait le caboulot.
Mais il faut que je vous donne une idée de cette


gargote, car il n'en manque pas de semblables à


P a r i s ; on en trouve dans toutes les rues, & c'eft


là que les ouvriers de tous états : charpentiers, me


nuisiers, bijoutiers, maçons, enfin tous, vont faire


leurs repas.


Notre caboulot, de plain-pied avec la rue S e r -
pente, avait deux chambres séparées par une cloi-


son vitrée garnie de petits rideaux. D ' u n côté se


trouvait la table des peintres, des graveurs, des


i l




£82 Histoire d'un homme du peuple


journaliftes, — qui sont les états distingués, où


l'on gagne des sept, hui t , & même dix francs par


jour , — de l 'autre côté, celle des maçons, des


boulangers, des menuisiers, etc.


Naturellement, à gauche, on payait tout le


double plus cher qu'à droite, parce que les tables


avaient des nappes, & qu' i l faut proportionner le


pr ix à la bourse de chacun.


V o i l à pourquoi nous n'allions jamais avec les


peintres & les journaliftes. N o u s avions notre


bouillon, notre tranche de bœuf, notre plat de


l é g u m e s , notre demi-setier de vin pour quinze


sous, & les autres pour trente.


Il faut dire aussi que leur chambre était peinte


en vert, & que la nôtre n'avait pas de peinture ;


mais cela nous était bien égal.


L a cuisine, au fond, toute noire , sans autre


lumière qu'une chandelle en plein jour, donnait


de notre côté, jufle en face de la porte, & le tout


ensemble ne mesurait pas plus de vingt pieds


carrés. C'eft là que nous mangions , coude à coude,


pendant que madame Graindorge, une bonne


grosse mère des Vosges , les joues pleines, les yeux


petits & vifs, les dents blanches, le menton rond,


allait & venait, versait le bouillon sur notre pain,


riait tantôt avec l ' u n , tantôt avec l 'autre, & jetait


de temps en temps un coup d'ceil dans la chambre


des journaliftes, en levant u n coin des rideaux.




Histoire d'un homme du peuple


Madame Graindorge avait une servante pour


l'aider. U n brave garçon, ciseleur de son état,


nommé Armand, trapu, carré, la' barbe brune, le


nez un peu rouge, rude dans ses manières, mais


plein de cceur tout de même, lui donnait aussi


parfois un coup de main.


Nous mangions en silence, pendant que les


peintres, les journaliftes & les autres se disputaient


& criaient comme des geais pris à la g lu . Nous


entendions toutes leurs paroles sur le roi, sur


les miniftres, sur les Chambres, sur les gueux de


toute espèce, — comme ils appelaient le gouver-


nement, — depuis le garde champêtre jusqu'à


M . Guizot.


C'était principalement à M . Guizot qu' i ls en


voulaient. Cela noû"s inftruisait touchant la poli-


t ique, nous n'avions pas besoin de lire le jour-


nal, nous savions tout d 'avance; & quelquefois,


quand un journalifte criait qu'on avait enlevé la


caisse, ou qu'on avait insulté la nation, le père


Perrignon clignait de l 'œil & disait tout bas :


<t Écoutez! celui-là raisonne bien. . . il voit
clair... c'eft le plus fort... il a du bon sens. »


Nous aurions vovlu relier jusqu'au soir, pour


/es entendre se chamailler entre eux. Mais à dix


heures moins un quart il fallait retourner à l 'ou-


vrage. Heureusement, en revenant dîner, nous en


retrouvions presque toujours quelques-uns, tel-




184 Histoire d'un homme du peuple


lement enroués, que madame Graindorge avait


soin de laisser leur porte entr'ouverte ; sans cela,


nous n'aurions plus rien entendu.


J'ai souvent pensé qu'avec des députés pa-


reils les affaires auraient • marché bien autre-


ment.


P o u r en revenir à ce jour, comme nous finis-


sions de déjeuner, le père Perrignon, qui me re-


gardait, dit tout à coup :


« Alsacien, qu'eft-ce que tu payes ?


— T o u t ce qui vous plaira, monsieur Perri-


gnon, » lui répondis-je u n peu surpris.


Alors il sourit & dit :


« C e n'eft pas seulement à moi , c'eft à tous les


camarades qu' i l faut payer la bienvenue.


— Et c'eft aussi comme cela que je le comprends,


monsieur Perr ignon, selon mes moyens, bien en-


tendu, car je ne suis pas riche.


— O n eft toujours assez riche quand on a de la


bonne volonté, » dit-i l .


E t se tournant vers les autres :


« E h bien ! qu'eft-ce qu'on demande? Il ne faut


pas écorcher le petit, c'eft un bon garçon, vous


voyez. »


L 'un voulait de-l'eau-de-vie, l 'autre du curaçao;


mais le vieux Perrignon dit :


« N o n , il faut trinquer ensemble. Madame


Graindorge, deux bouteilles à seize 1 »




Histoire d'un homme du peuple i85


O n apporta les deux bouteilles & je remplis les


verres. Les camarades burent tous à ma santé, je


bus à la santé de t o u s ; puis , ayant p a y é , nous


sortîmes.


M . Perrignon paraissait content. A u lieu de


m'appeler l 'Alsacien, il ne m'appelait plus que le


petit.


Les autres me traitaient tous depuis en bons


camarades, mais cela ne les empêchait pas d'en


savoir plus que moi sur le métier, parce qu' i ls


avaient travaillé deux, trois ou quatre ans à Paris ,


& que j 'arrivais de Saverne. C'était même un de


mes grands chagrins, non par envie, Dieu m'en


préserve, mais parce que je me disais :


« Eft-ce que tu gagnes trois francs par jour?


Eft-ce que ton maître peut te garder? »


Et j'étais bien forcé de répondre non ! j 'avais


beau suer, me donner de la peine, je reftais t o u -


jours en retard sur les camarades. J'en étais désolé,


la nuit je ne dormais pas, ou je m'éveillais en pen-


sant :


« Mon D i e u ! si le patron te donne congé, ce sera


tout naturel; mais qu'eft-ce que tu pourras faire ? »


J'avais peur de voir arriver le jour de la paye,


car c'eft ce jour-là qu'on remercie ceux dont on


ne veut plus. O u i , j 'en avais peur, & pourtant


mon argent diminuait v i te ; j 'aurais eu bien be-


soin de remonter un peu ma bourse.




i 8 0 Histoire d'un homme du peuple


Enfin le samedi soir de la quinzaine arriva.


C'eft le père Perrignon que M . Braconneau c o n -


sultait. Je les regardais plein de soucis. Quand ce


fut mon tour, le patron me compta les* vingt-sept


francs sans autune observation, & malgré cela je


sortis avec une crainte de m'entendre rappeler &


dire : «. Ecoutez, le travail diminue, » etc., etc.


C e n'eft qu'après avoir traversé la cour que je


me dis en respirant : « O n ne t'a pas remercié,


quel bonheur ! »


J'étais déjà loin dans la rue, quand j'entendis


derrière moi le père Perrignon crier :


« Hé ! petit, ne cours pas si vite. »


Je me retournai inquiet. Le bonhomme arrivait


avec sa grande capote brune, en souriant :


« T u vas. . . tu vas . . . , d i t - i l ; on croirait que tu


te sauves. »


Son air joyeux me rassura, je me m i s a rire.


« T u n'as pas l'air de mauvaise humeur, ce


soir, fit-il en me prenant le bras.


— Jamais, monsieur Perr ignon, jamais.


— A h ! jamais! Quand tu rabotes comme un


dératé pour rattraper les autres, quand la sueur te


coule dans la raie du dos & que tu serres les


dents... »


Alors je fus honteux : on avait v u ma peine.


« O u i , dit-il, c'eft comme cela, pet i t ; quand on


n'a pas de confiance dans les anciens, quand on




Histoire d'un homme du peuple 187


veut tout savoir, sans rien apprendre de personne,


quand on est trop fier pour demander un conseil,


il faut s'échiner du matin au soir. C'eft beau cette


fierté... ça montre du caractère... maiscen 'e f t pas


• malin tout de même.


— O h ! lui dis-je, monsieur Perr ignon, si j ' a -


vais osé vous consulter...


— Comment, tu n'osais pas! Eft-ce que j'ai la


figure d'un loup ? »


Il paraissait un peu fâche j mais , se remettant


aussitôt :


« T u m'as offert une bouteille l 'autre jour,


dit- i l , eh bien ! tu vas en accepter une de moi ce


soir. J'avais l'idée d'aller souper avec ma femme


& mes enfants, rue Clovis , comme à l 'ordinaire;


mais j 'ai de petits comptes à régler dans le quar-


tier, & puis il faut que nous causions.


— Si vous voulez que je fasse vos commis-


sions?


— N o n , je les ferai moi-même. Je tiens à te


donner quelques bons avis , dont tu puisses pro- ^


fiert tout de suite. » f
J'étais attendri de cette marque d'amitié. Q u a n d


on eft seul, loin du pays, on aime bien vite ceux


qui vous tendent la main.


Nous arrivions alors devant la porte du cabouîot
& nous entrâmes. Il pouvait être sept heures &


demie. M . Armand, debout sur une chaise, net-




1 8 8 Histoire d'un homme du peuple


toyait le quinquet, des garçons boulangers sou-


paient, avant d'aller brasser la pâte jusqu'à deux


heures après minuit .


M . Perrignon et moi nous nous assîmes près du


vitrage, après avoir demandé une bouteille, & là,


le coude allongé sur la petite table, il me parla


longuement de notre état, me représentant d'abord


que chaque vil le, chaque village a sa manière de


travailler.


« A Paris, dit- i l , tout marche, tout change,


tout avance. Je veux bien croire que dans son


temps le père Nivoi était u n maître ouvrier; mais


depuis quinze ans le travail s'eft bien simplifié,


bien perfectionné. T o u s les. jours cette masse d'ou-


vriers trouvent, tantôt l ' u n , tantôt l 'autre, quel-


que chose pour arriver à faire plus vite ou mieux,


& chacun profite de l ' invention. T o i , naturelle-


ment, tu suis la routine de Saverne; ainsi, tu me-


sures à la ficelle au lieu du compas; ça marche


tout de même, mais il ,faut regarder à deux fois au


lieu d'une, & chaque fois tu perds quelques in-


ftants; à la fin de la journée cela fait des heures,


sans parler de la peine, des soucis & du chagrin


de voir qu'on-refte en retard.


— A h ! que vous avez raison; voilàle pire,» lui


dis-je.


I l rit.


« E h bienl petit, tout cela n'eft- qu 'une habi-




Histoire d'un homme du peuple 189


tude. Commence par abandonner la ficelle, & , si


quelque chose t'embarrasse, fais-moi signe.


— Oh ! monsieur Perrignon ! m'écriai-je, si


je pouvais seulement aussi vous rendre un service!


— O n ne peut pas savoir, dit-il, nous sommes


ici pour nous aider. Cela viendra peut-être. M a i s ,


dans tous les cas, fais pour les autres, plus tard, ce


que je fais pour toi maintenant; nous serons


quittes. »


Là-dessus, ce brave homme se leva, décrocha


son chapeau, & nous sortîmes. L a nuit était venue, -


nous nous serrâmes la main ; il prit la rue Ser-


pente, & moi la rue de la Harpe. Rien que pour


ce service, je n'oublierai jamais M . Perrignon.


Les hommes de ce caractère ne se rencontrent pas


souvent, ils regardent leurs semblables comme des


frères ; & leur seul défaut, c'eft de vouloir iorcer


les autres d'être juftes comme eux. Voilà pourquoi


les gueux sans cœur les appellent des fous.


Mais une grande joie m'attendait encore ce sa-


medi soir. O n pense bien qu'à mon premier jour


de travail je m'étais dépêché d'acheter de l 'encre,


des plumes & du papier pour annoncer à la mère


Balais que tout allait bien, que la lettre du père


Nivoi m'avait joliment servi, qu 'Emmanuel s'était


montré pour moi le même bon camarade qu'à S a -


verne, & que maintenant je serais tout à fait h e u -


reux si je recevais de ses bonnes nouvelles.


».




IGO Histoire d'un homme du peuple


E h bien ! en arrivant au bout de notre petite


allée sombre, comme j'allais monter , j 'entendis


le portier ouvrir son châssis & me crier :


« Monsieur Jean-Pierre Clavel?


— Qu'eft~ce que c'eft? monsieur Trubère.


— U n e lettre pour vous. »


Je reçus cette lettre dans un grand trouble;


mais, en passant près de la vieille lanterne cras-


seuse, ayant reconnu d'abord l 'écriture de la mère


Balais, cela me fit déjà du bien, & je montai telle-


ment vite, que deux minute saprès j 'étais assis sur


ma paillasse, à côté de la veilleuse, pleurant à


chaudes larmes de tout ce que cette brave femme


me disait de sa santé; sur le courage qu'elle avait


pris de surmonter ses. chagrins après mon départ;


sur la satisfaction qu'elle avait d'apprendre que


j'étais en place, & sur l'espérance qu'elle conser-


vait encore de nous voir réunis plus tard.


El le me disait aussi que les Dubourg étaient


revenus avec l'argenterie & les bijoux de la tante


Jacqueline, & que leur héritage dépassait même


ce qu'on avait raconté d'abord. Mais ces choses ma


devenaient égales, j 'en détournais mon esprit & js


pensais :


« T u ne dois rien qu'à là mère Balais , c'eft elle


q u i t'a nourri , c'eft elle qui t'a soutenu toujours:


c'eft elle seule qui t 'aime & qu' i l faut aimer


Qu'eft-ce que te font ces D u b o u r g ? Quand ils se-




Histoire d'un homme du peuple i g i


raient deux fois plus riches, ce serait une raison


de plus qui leur ferait oublier leurs anciens amis.


Mais ceux qui t'ont fait du bien, Jean-Pierre, à


ceux-là tu dois ton travail & ta vie. Tâche de t 'é -


lever, de faire venir ta vieille mère Balais , & de


lui rendre autant que possible tout le bien qu'elle


t'a fait. Voi là ton d e v o i r & t o n bonheur. Lerefte . . .


il faut l 'oublier!. . . •


Dans ces pensées attendrissantes, m'étant c o u -


ché, je m'endormis à la grâce de Dieu.




192 Histoire d'un homme du peuple


X V I


Depuis.mon arrivée à Paris^je n'avais pas eu le
temps de revoir Emmanuel ; l 'ouvrage était pressé
dans cette quinzaine, il avait fallu travailler le
premier dimanche & le lundi jusqu'au soir. Mais,
le samedi suivant, en nous faisant la paye, M . Bra-
conneau nous ayant prévenus que le lendemain
serait libre, je m'habillai de bonne heure & je cou-
rus à l'hôtel de la rue des Grès.


Cela tombl î t bien, car en me voyant Emmanuel
s'écria :


« J e pensais à toi, Jean-Pierre :• voici les v a -
cances, les examens sont commencés ; je passe à
la fin de cette semaine & je m'en retourne deux
mois au pays. J'aurais eu de la peine à partir sans
^embrasser. »


Il n.e serrait la main. Pendant qu' i l ôtait sa
belle 1 obe de chambre, je lui racontai ce qui m'a-
vait empêché de venir.




Histoire d'un homme du peuple . i g?


« Eh bien ! nous allons faire un tour, dit- i l ,


nous déjeunerons au Palais-Royal . »


En l'entendant dire que nous allions déjeuner


au Palais-Royal , je crus qu' i l plaisantait; il v i t ce


que je pensais, & s'écria :


« Pas chez Véfour," bien entendu! Il faut


attendre d'avoir notre part dans la pension de


Louis-Phil ippe. Nous irons chez Tavernier , tu


verras. » .


Il riait, & nous sortîmes, comme la première


fois, en descendant la rue de la Harpe. Mais il v o u -


lut me faire voir alors le Palais-de-Justice, fermé


devant par une grille très-belle. Derrière cette grille


se trouve une cour, et au bout de la cour, un esca-


lier qui monte dans le veftibule, où les avocats ac-


crochent leurs robes entre des colonnes. Sur la


droite, un autre escalier mène dans une grande


salle, la plus grande salle de France, & qu'on a p -


pelle la salle des Pas-Perdus.


T o u t autour de cette salle, très-haute, très-


large,& dallée comme une cathédrale, s'en ouvrent


d'autres où sont les tr ibunaux de toute sorte pour


juger les voleurs, les filous, les banqueroutiers, les


incendiaires, les assassins, & les amateurs de p o -


litique qui trouvent que tout n'eft pas bien dans


ce monde, & qui voudraient essayer de changer


quelque chose.


C'eft ceque m'expliquait E m m a n u e l , & je p e n -




IGJ. • Histoire d'un homme du peuple


sais que l'idée d'entrer dans la politique ne me


viendrait jamais.


Après cela, nous descendîmes derrière, par un


petit escalier qui mène sur une place ouverte à


l 'autre bout, au milieu du Pont-Neuf. Quand


nous eûmes traversé cette place, assez sombre,


nous v î m e s à la sortie la flatue de Henri I V tout


près de nous, & , plus lo in, cette magnifique vue


du Louvre que j 'avais tant admirée la première


fois. El le me parut encore plus belle, & même


aujourd'hui je me figure que rien ne peut être


plus beau sur la terre : cette file de ponts, ces pa-


lais d u Louvre & des T u i l e r i e s , ces grilles, ces


jardins, à gauche; ces autres palais , & tout au


fond P A r c - d e - T r i o m p h e ! N o n , rien ne peut vous


donner une idée plus grande des hommes! ,


Je le disais à Emmanuel , qui me prévint que le


plus beau n'était pas encore ce que nous voyions,


mais l'intérieur des palais,où sont réunies toutes les


richesses du monde. Cela me paraissait impossible.


C o m m e nous continuions de marcher, étant


arrivés dans la cour du L o u v r e , ce fut une véri-


table satisfaction pour moi de contempler ces


magnifiques ftatues dans les airs, autour de l'hor-


loge, représentant des femmes accomplies en


beauté, qui se tiennent toutes dro i tes , deux à


deux, les bras entrelacés comme des s œ u r s , &


qui doivent avoir au moins trente pieds de haut.




Histoire d'un homme du peuple i g 5


Rien ne manque à ce spectacle. Seulement, plus


loin, après tivoir passé la voûte du côté des T u i -


leries, nous arrivâmes sur une vieille place en-


combrée de baraques, dans le genre du cloître


Saint-Benoît, ce qui ne me réjouit pas la vue. Elle


était pleine de marchands d'images, de guenilles,


de ferrailles, & d'autres gens de cette espèce. D e u x


ou trois vendaient même des perroquets, des p i -


geons, des singes, & d e petites fouines, qui ne


faisaient que crier, siffler, en répandant la m a u -


vaise odeur.


On ne pouvait pas comprendre de pareilles or-


dures entre deux si magnifiques palais. E m m a -


nuel me dit que ces gens ne voulaient pas


vendre leurs baraques à la v i l l e , & que cha-


cun eft libre de vivre dans la crasse, si c'eft son


plaisir.


Naturellement, je trouvai que c'était jufte, mais


tout de même horiteux.


A y a n t donc regardé cette place, qui ressemblait


aux foires de village, Emmanuel me prit par le


bras, en disant :


«. Arrive! »


E n dehors de la cour du Louvre , à gauche, s'é=-


tendait la continuation de la bâtisse, & dans la


cour se trouvait une porte assez haute, où des gens


bien mis entraient.


« Avant d'aller déjeuner, il faut que tu voies




igG Histoire d'un homme du peuple


le musée de peinture, me dit- i l ; nous en avons
pour une heure. »


J'étais bien content de voir un musée; j'avais
seulement entendu parler de musée, sans savoir
ce que cela pouvait être.


Dans le veftibule commençait une voûte, qui se
partageait en plusieurs autres, fermées par de
grandes portes en châssis tendues de drap vert.
Contre une de ces portes, à gauche, était assis un
suisse, que je pris d'abord pour quelque-chose de
considérable dans le gouvernement, à cause de son
magnifique chapeau à cornes, de son habit carré,
de sa culotte de velours rouge, de ses bas blancs
& de son air grave; mais c'était un suisse ! J'en ai
vu d'autres habillés de la même ¿acón. Ils reftent
assis, ou se promènent de long en large pour se
dégourdir les jambes : — c'en leur état.


Une dame recevait les cannes & les parapluies
dans un coin, moyennant deux'sous.


A droite s'élevait un escalier, large d'au moins
cinq mètres, avec des peintures dans les voûtes.
O n avait du respect pour soi-même en montant
un escalier parei l ; on pensait : » Je monte. . .
personne n'a rien à me dire !... »


Mais tout cela n'était rien encore. C'eft en
haut qu'il fallait voir ! D'abord, ce grand salon
éclairé par un vitrage blanc comme la neige, d'où
descendait la lumière sur des peintures Jnnom-




Histoire d'un homme du peuple 197


brables, tellement belles, tellement naturel les,


qu'en les regardant vous auriez cru que c'étaient


les choses elles-mêmes : les arbres, la terre, les


hommes, au printemps, en automne, en hiver ,


dans toutes les saisons, selon ce que le peintre


avait voulu représenter.


Voilà ce qui s'appelle une véritable magnif i-


cence 1 O u i , quand on pense qu'avec de la toile &


de la couleur, les hommes sont arrivés à vous


figurer tous les temps, tous les pays, tous les êtres,


au lever & au coucher du soleil, à la lune, sur


terre & sur mer, dans les moindres détails, c'eft


alors qu'on reconnaît le génie de notre espèce &


qu'on s'écrie : « Heureux ceux qui reçoivent de


Pinftruftion, pour laisser de pareilles œuvres après


leur mort, & nous enorgueillir tous! . . . »


Nous nous promenions dans ce grand salon, en


silence comme dans une église; nous entendions


nos pas sur les parquets, qui sont de v ieux chêne.


Emmanuel m'expliquait tout bas ce que nous


voyions; il me disait le nom des peintres, & je


pensais : « Quels génies! . . . quelles idées gran-


dioses ils avaient, & comme ils les peignaient v i -


vantes!. . . »


Je me rappelle que, dans ce sa lon, l 'empe-


reur "Napoléon, à cheval, en hiver, au milieu de la


neige, du sang & des morts, levait les y e u x au


ciel. Rien que de le voir, on avait froid.




H ì 8 Histoire d'un homme du peuple


C'efl une des choses qui ms sont reftées. Mais


les terribles tableaux, qui sont faits pour donner


ÎUX hommes l 'épouvante de la guerre, me plai-
saient beaucoup moins que les champs, les prés,


les bœufs, les petites maisons où l 'on buvait à


l 'ombre devant la porte. O n voyait que c'étaient


tous d'honnêtes gens, & cela vous réjouissait le


c œ u r ; on aurait voulu se mettre avec eux.


L a représentation de Notre-Seigneur Jésus-


Chrift, de la sainte Vierge , des apôtres, des saintes


femmes & des anges, avec tous les chagrins qu'i ls


ont eus, les injuftices d'Hérode & de Ponce-Pilate,


vous rendaient" trop trifte. Enfin chacun trouve là


ce qui lui plaît; chacun peut se rendre trifte ou


joyeux, selon ce qu' i l regarde.


Après le grand salon carré, nous entrâmes dans


une autre salle, longue d'au moins un quart de


l ieue, & puis encore dans une autre; cela n'en


finissait plus. Emmanuel me parlait, mais tant


de choses me troublaient l'esprit t E t comme il ve-


nait toujours plus de monde, tout à coup il me


dit :


« É c o u t e , Jean-Pierre , c'eft l 'heure du dé-


jeuner. »


Nous eûmes encore un bon quart d'heure pour


remonter les salles, & , si vous voulez savoir la


vérité, je fus bien content d'être dehors, au grand


air. C'était trop à la fois. E t puis j'avais faim,




i 9 9


j'étais pressé de m'asseoir devant atitre chose que


devant des peintures.


. Nous n'étions pas loin du Pala is -Royal , où


nous arrivâmes en gagnant la rue Saint-Honoré.


Nous revîmes, en passant, la galerie d'Orléans, le


jardin, les jets d'eau, les arcades; mais ce qui me


réjouit le plus, ce fut d'apercevoir l'écriteau de


Tavernier, qu'Emmanuel me montra dans l ' inté-


rieur d'une de ces arcades.


Nous montâmes, & , malgré le bon dîner que


nous avions fait chez Ober, je reconnus pourtant


une grande différence. C'était là véritablement un


reftaurant parisien, bien éclairé, r i c h e en do-


rures; les petites tables couvertes de nappes blan-


ches à la file entre les hautes fenêtres, les carafes,


les verres étincelants, enfin, tout vous annonçait


la manière agréable de vivre en cette vil le, quand


on a de l 'argent.


Nous étant donc assis, les domeftiques arr i -


vèrent. Emmanuel voulut avoir de l'eau de Seltz,


du vin, du melon, des viandes, du dessert; & , si


je n'avais pas l u les prix à mesure sur la carte,


j'aurais cru que nous étions ruinés de fond en


comble. E h bien! tout cela ne montait pas à plus '


de trois ou quatre francs pour nous deux. C'eft


quelque chose d'étonnant !


Après le déjeuner, nous descendîmes prendre


le café sur une petite table de tôle, au milieu du




2 0 0 Histoire d'un homme du peuple


monde, dans lé jardin. Emmanuel avait acheté des


cigares, & nous fumions comme des propriétaires,


en regardant à droite & à gauche les jolies femmes


qui passaient. C'était bon pour un étudiant en


droi t ; mais moi , j 'avais tout de même un peu


honte de jouer un si grand rôle. Enfin voilà l 'exis-


tence de Paris. Peut-être, dans le nombre de ces


messieurs & de ces dames qui m'entouraient, ap-


pelant les garçons & se faisant servir, s'en trou-


vait-i l qui ne me valaient pas?


Il faisait très-chaud, tout était blanc de pous-


sière, même les arbres. Vers deux heures, quel-


ques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, tout


le monde se sauva sous les arcades. Il fallut aussi


nous retirer; mais Emmanuel me dit que cela ne


durerait pas, & q u e nous allions monter en omni-


bus pour nous rendre à l 'Arc-de-Triomphe.


C'eft ce que nous fîmes dans la rue Saint-Ho-


noré, au coin de la place du Château-d'Eau, où se


trouvait un corps-de-garde.


Les omnibus traversent tout Paris par centaines,


& l'on peut aller d'un bout à l'autre de la ville


pour six sous. A u mil ieu de la rue, vous n'avez


qu'à faire signe, la voiture s'arrête ; le conducteur


vous donne la m a i n , vous montez, & vous êtes


assis sur un banc rembourré de crin, à côté de


messieurs & de dames, pendant que la pluie coule


sur les vitres & que les chevaux galopent.




201


De pareilles inventions montrent que rien ne


manque dans notre pays.


Nous courions depuis dix minutes, & le soleil


commençait à revenir, lorsque Emmanuel leva la


main pour dire : « Halte ! » Nous descendîmes


sur une place grande comme deux fois Saverne,


entourée de palais, de jardins & de promenades :


la place de la Concorde. Je voudrais bien vous la


peindre, avec ses deux fontaines en bronze, son


obélisque, — une pierre en forme d'aiguille, d'au


moins cent pieds, revenue d 'Egypte, & couverte


de sculptures, — & ses ftatues rangées tout autour


représentant les villes priricipales de la France,


sous la figure de femmes assises sur des canons,


des boulets, des va isseaux. . .Oui , je voudrais vous


peindre tout cela : — le jardin des Tui ler ies d'un


côté, les Champs-Elysées & l 'Arc-de-Triomphe


de l 'autre, l'église delà Madeleine à droite,la Seine


couverte de bateaux & la Chambre des députés à


gauche; mais aucune parole'ne peut vous donner


l'idée de cette place immense. A u t a n t dire tout de


suite que c'eft une merveille du monde, & que,


dans cette merveille, tout ce qu' i l y a de riche en


voitures, en cavaliers, en dames, vont , viennent,


se promènent & se regardent pour voir lesquels


ont les plus beaux chevaux, les plus beaux p l u -


mets & les plus belles robes.


L e l o n g de l'avenue des Champs-Elysées vous




202 Histoire d'un homme du peuple


découvrez, à travers le feuillage, des centaines de


maisons où les millionnaires demeurent, & plus


loin, sur l 'autre rive du fleuve, à gauche, l'hôtel


des Invalides, son dôme dans les nues.


Sous les arbres, on voit aussi de petits théâtres


pour les enfants, des chevaux de bois, des jeux de


toutes sortes, des'hercules, des ménageries; enfin


c'eft une fête depuis le premier de l'an jusqu'à la


Saint-Sylveffre.


' Nous allions à travers tout cela. Nous voyions


des ftatues en marbre de tous les côtés, dont je me


rappelle principalement deux à l'entrée de la


grande avenue, représentant deux hommes su-


perbes & nus, qui tiennent par la bride des che-


vaux sauvages dressés sur les pieds de derrière,


les jarrets plies, la crinière droite, prêts à s'é-


chapper.


Emmanuel me prévint que c'étaient des chefs-


d'œuvre, & je n'eus pas de peine à le croire.


Mais le plus beau, c'eft l 'Arc-de-Triomphe qui


s'élève au bout de l 'avenue, tout gr isa force d'être


loin, & pourtant superbe, avec ses lignes pâle,


dans le ciel, & ses voûtes, où des maisons poui


raient passer.


T o u t eft beau, tout eft grand dans cet Arc-de-


Tr iomphe : nos victoires, qui y sont écrites par-


t o u t ^ qui font des liftes de cinquante mètres; la


beauté de l'idée, la beauté des pierres, la beauté




Histoire d'un homme du peuple 2o3


du travail, la beauté de la grandeur & la beauté


des sculptures. Quatre de ces sculptures sont en


dehors, sur des socles, appuyées contre les arches,


& , d'après ce qu 'Emmanuel me dit, elles repré-


sentent, du côté de Paris , la G u e r r e , sous la


figure d'une femme que les soldats français portent


dans leurs bras, & qui crie : « A u x armes! «Cela


vous fait dresser les cheveux sur la tête. En regar-


dant cette femme, on l 'entend, on croit que les


Russes & les Prussiens arrivent;-»on voudrait


courir dessus & tout massacrer.


Cette femme, je la vois toujours; elle ressemble


à celles du Dagsberg,qui vont aider leurs hommes


à déraciner des tocs. C'eft terrible !


Contre l'autre arche, & séparée par la voûte,


c'eft la Gloire. L'empereur Napoléon figure la


Gloire. U n ange lui met des couronnes sur la tête


pour le bénir. C'eft aussi très-beau.


Sur l'autre face, c'eft l 'Horreur de l 'invasion,


représentée par un cavalier qui écrase tout, & la


Joie de la paix , représentée par des gens heureux


qui rentrent leurs récoltes.


Voilà ce qu 'Emmanuel m ' e x p l i q u a , car je


n'avais pas assez d'infiruftion pour deviner tout


seul.


L e bœuf, le cheval & les gens sont tout ce qu' i l


eft possible de voir d'admirable.


Je pourrais en dire beaucoup plus, mais ces




-¿04 Histoire d'un.homme du peuple


choses relieront là.pendant des siècles; & j e pense,


comme M . Nivoi , qu' i l faut voir Paris pour con-


naître la grandeur de notre nation, sa gloire & sa


force.


A y a n t repris le chemin de notre quartier vers


cinq heures, nous repassâmes dans le jardin des


Tuileries, où les plus belles flatues en marbre


blanc se trouvent. Quant à vous dire les personnes


qu'elles représentent, j 'en serais bien embarrassé.


Mais c'eil achevé dans toutes ses parties, c'eft en-


touré d'arbres & de petites allées bien unies. Les


enfants jouent dans ces allées, les dames s'y


promènent , & , malgré la foule , des ramiers


volent aux environs; ils descendent même sur le


gazon, pour manger les mies de pain qu'on leur


jette.


Ces ramiers vous rappellent le pays, les grands


bois, les champs, & l'on pense : « A h l si nous


pouvions vivre comme vous de quelques petites


graines, & si nous avions vos ailes, malgré les


marbres, les palais & les colonnes, ce n'efl pas ici


que nous réitérions. »


Je ne pouvais m'empêcher de le dire à mon ca-


marade E m m a n u e l , lui rappelant comment le


soir, au vallon, sous la Roche-Plate , en sortant de


la rivière,—lorsque l 'ombre des forets s'allongeait


dans les prairies, — on entendait les ramiers rou-


couler sous bois. Ils étaient par couples; mais en




Histoire d'un homme du peuple 2o5


ce temps nous ne savions pas ce qu'i ls se racon-


taient entre e u x ; je le savais maintenant, & je


les trouvais bien heureux de pouvoir roucouler


par couples, en se sauvant dans les ombres.


Emmanuel m'écoutait la tête penchée. J'aurais


bien voulu lui parler un peu d'Annette ; mais


je n'osais pas. . . J'avais tant. . . tant de choses sur


le cœur!


N o u s étions sortis du jardin ; i l me conduisait


à travers une grande place, où se dressait une


haute maison en forme de tour, couverte d'affiches,


& de loin je reconnaissais le Louvre .


Alors tout me paraissait sombre, j 'avais t o u -


jours le nom d'Annette sur la langue; je regardais


mon camarade, qui semblait rêver, & nous mar-


chions dans de petites ruelles sales. Les marchands


d'eau passaient ; les marchands d'habits, la bouche


tordue, criaient, regardant aux fenêtres. L e vrai


Paris des rues revenait.


T o u t à coup Emmanuel , levant les y e u x , dit :


« Voici le Rosbif I. entrons, Jean-Pierre, &


dînons. »


Nous entrâmes; tout était plein de monde, &


nous ne trouvâmes de place qu'au fond, sous une


espèce de toit en vitrage.


Nous fîmes encore un bon repas, mais je ne


sais pas pourquoi la triftesse était venue. E m m a -


nuel pensait peut-être à son examen, & moi, mon


12




Histoire d'un homme du peuple


esprit était à Sayerne. Je voulus payer, cela le mit


de mauvaise humeur :


« Quand j'invite mon meilleur camarade, dit-il,


je ne supporte pas qu'i l paye. C'eft presque une


injure que tu me fais. »


S e lui répondis que ce n'était pas mon intention ;
mais que j 'avais du travai l , & que c'était jufte de


payer chacun son tour.


Il ne voulut pas y consentir, & je crus même


qu'i l était fâché. Mais , quelques inftants après,


étant sortis, il me serra la main en s'écriant :


« Jean-Pierre, je n'ai pas de meilleur ami que


toi I V e u x - t u venir au théâtre du Palais-Royal ? »


J'étais fatigué. Je lui dis que ce serait pour une


autre fois, & nous remontâmes lentement la rue


Saint-Honoré.


Une chose me revient encore, c'eft que le même


soir, en passant sur le Pont-au-Change, E m m a -


nuel me montra la place du Châtelet, avec sa petite


colonne & sa fontaine, & plus loin le bal du Prado.


Mais cette place & ce pont sont des choses qui me


rappellent bien d'autres souvenirs. Il faudra que


j 'en parle plus tard. T o u t ce que j 'ai besoin de dire


maintenant, c'eft que, étant arrivés devant ma


porte, nous nous embrassâmes comme de véri-


tables frères. Je ne pouvais pas espérer le conduire


à la diligence pendant la semaine, & je lui souhai-


ai bon voyage*




Histoire d'un homme du peuple 107
* _ „_


X V I I


Je ne pensais plus revoir Emmanuel avant son


retour des vacances; mais, à la fin de cette se-


maine, une après-midi, vers deux heures, il entra


tout à coup dans notre atelier en s'écriant :


« Je viens t'embrasser, Jean-Pierre, je suis reçu


& je pars! »


Il était en petit frac d'été blanc & chapeau de


paille, ses yeux brillaient. T o u s mes camarades


le regardaient, pendant que nous nous embras-


sions. Je le reconduisis jusque dans la cour.


« T u n'as pas de commissions pour Saverne? »


me demanda-t-il.


Alors je pris le courage de lui dire :


« Embrasse pour moi la mère B a l a i s , dis-lui


que je vais bien, que l 'ouvrage continue & que je


pense à elle tous les jours. Embrasse aussi le père


Antoine, madame Madeleine & Annette. Si tu


passes près de la fontaine, n'oublie pas non plus


M. Nivoi . T u lui diras que je le remercie de ses




2o8 Histoire d'un homme du peuple


bons conseils & de sa recommandation. M . Bra-


conneau s'eft souvenu de lu i . »


Nous nous serrions les mains. Il partit en


criant :


« A bientôt! . . . dans deux m o i s ! . . . »


Puis il monta dans une voiture qui l'attendait


à la porte, & descendit la rue au galop; Comme


je rentrais, le père Perrignon me demanda :


« C'eft un de tes camarades d'enfance?


— O u i , monsieur Perrignon, le fils de notre


juge de paix, un camarade d'école. Il fait son


droit.


— Quel brave garçon, dit-il , quelle honnête


figure! »


Il n'en dit pas plus alors; mais, à trois heures,


en allant dîner, il se remit à parler d 'Emmanuel ,


disant que les bourgeois & le peuple ne font


q u ' u n , qu'ils ont les mêmes intérêts; mais que


malheureusement on rencontre trop de ces fai-


néants qui v iennentà Paris , soi-disant pour faire


leurs études, & qui dépensent l'argent de leurs


parents à courir les filles de mauvaise v ie . Il les


traitait de canailles. Quent in & les autres l 'ap-


prouvaient.


En parlant d 'Emmanuel & de. ceux qui lui


ressemblaient, M . Perrignon disait que la place


de ces jeunes gens était à la tête du peuple;


que leurs pères avaient fait la Révolution de 89, &




20Q


que les fils marcheraient sur leurs traces, qu'i ls ne


se laisseraient pas abrutir par les mauvais exem-


ples, & que le peuple comptait sur eux .


O n se figure quel plaisir j 'avais d'entendre u n


homme aussi respectable que M . Perrignon, un


maître ouvrier, parler ainsi de mon camarade.


Je me rappelle que dans ce temps les disputes


des journaliftes, des graveurs & des peintres re-


doublaient dans notre caboulot; qu'on disait que
les cours de Michelet & de Quinet étaient suspen-


dus & qu'i ls ne recommenceraient pas après les


vacances ; que la grève des charpentiers devenait


plus forte; que les banquets allaient leur train,


qu'Odilon Barrot & Lamartine ne laisseraient pas


tomber les droits du peuple; & qu'on répétait


mille fois les mots de paix à tout prix, de maria-


ges espagnols & autres choses que je ne compre-


nais pas.


Quand les disputes grandissaient, notre cabou-
îot ressemblait à un tambour, les vitres frisson-
naient, on tapait des pieds, on aurait cru qu'on


allait se prendre au collet; & chaque fois que l 'un


de nous avait envie de tousser ou d'éternuer, le


père Perrignon levait la main en disant :


« C h u t ! écoutez... C'eft Coubé qui parle ; »


ou bien, « c'eft Montgaillard. »


De temps en temps, l 'un ou l 'autre de ces jour-


naliftes & de ces peintres sortait tout pâle, sans


12.




2 I O Histoire d'un homme du peuple


avoir l 'air de nous voir, & rentrait ensuite pour


se remettre dans la bataille.


Celui qui s'appelait Coubé était petit, sec ; il


avait les yeux vifs, le nez crochu, la barbe grise,


& parlait très-bien.


Montgaillard était grand, osseux, r o u x ; il avait


les épaules larges, le dos rond, la barbe courte,


serrée, remontant jusqu'aux yeux , le front large


& plat, le nez & le menton allongés, la voix rude :


il ressemblait à un sanglier.


D'autres aussi criaient, piaillaient, quelques-


uns riaient, mais tous étaient habillés comme des


gens qui ne pensent qu'à leurs idées, le chapeau


de travers, la cravate défaite, le col de la chemise


dehors d'un côté, rentrant de l 'autre. Ils ne fai-


saient attention à rien, & seulement quelquefois


par hasard en passant, voyant M . Perrignon, ils


lui serraient la main en s'écriant :


« Bonjour, Perrignon, bonjour! »


, Puis ils rentraient & se remettaient à parler,


sans écouter ce qu'on disait ni savoir ce qu'on


avait di


Montgaillard & C o u b é avaient la voix tellement


forte, qu'on entendait leurs discours malgré les


cris , les éclats de rire & le frémissement des


vitres.


Dans les premiers temps, quand ils parlaient


de grève, de réforme, de banquets, de paix à tout




Histoire d'un homme du peuple 2 11


prix; de Pritchard, tout pêle-mêle, je ne compre-
nais pas un mot. Mais un samedi soir que nous
étions libres à quatre heures, & que V a l s y , Quen-
tin, M . Perrignon & moi nous prenions encore
un verre de v in après le départ des camarades, je
leur demandai ce que cela signifiait, car à Saverne
je n'avais jamais rien entendu de pareil; c'étaient
des choses inconnues, & même celui qui s'en serait
occupé aurait passé pour un fou.


« Vous ne lisiez donc pas les journaux ? me
demanda le père Perrignon.


— N o n , jamais.


— Alors, que faisiez-vous donc le soir après
l'ouvrage?


— Moi , j 'allais me promener aux environs de
la ville, et les autres s'asseyaient tranquillement
dans les brasseries; ils buvaient des chopes &
fumaient des pipes jusqu'à dix heures. Quelque-
fois ils jouaient aux cartes & se trompaient entre
eux tant qu' i ls pouvaient.


— C'eft donc u n pays de crétins, dit le père Per-
rignon. Si t u m'avais raconté cela le premier
jour, sais-tu que je t 'aurais mis hors de l'atelier?
Heureusement, je te connais maintenant & je te
considère comme un brave garçon. Mais il faut
lire les journaux. Madame Graindorge te laissera
prendre la Réforme^ n'eft-ce pas , madame Grain-
dorge?




2 1 2


— O h ! bien sûr.. . qu'il la prenne... que v o u -
lez-vous que j 'en fasse? »


C'était u n vieux journal graisseux, que les jour-
nalises jetaient en sortant sur notre table. Depuis
ce jour, je le pris tous les soirs & je le lus, parce
que j'étais honteux de vivre comme un imbécile,
avec des camarades qui s'intéressaient aux afiaires
du pays, autant & plus que les riches bourgeois de
chez nous.


Ce même soir, le père Perrignon me dit qu'on
appelait Grève la place devant l 'Hôtel-de-Vil le ,
sans doute parce qu'autrefois elle était couverte de
sable; que les ouvriers sans travail se réunissaient
sur cette place, où l 'on allait les retenir; mais que
souvent, quand i l s'élevait une discussion entre
les patrons & les ouvriers, les ouvriers en masse
se retiraient sur la place, & qu'on disait alors que
les charpentiers, les maçons, etc., se mettaient eu
grève. Cela signifiait qu'ils voulaient" une aug-
mentation de prix, ou une diminution de travail.


« Les tailleurs de pierre, les maçons, les cou-
vreurs, me dit- i l , se mettent toujours en grève sur
la place de l 'Hôte l -de-Vi l le ; mais les peintres en
bâtiment vont sur là place du Châtelet, les ramo-
neurs à la Porte Saint-Denis, les serruriers sur le
marché Saint-Mart in, les paveurs au coin du bou-
levard Montmartre, ainsi pour tous Tes corps
4'iâtat, v




Histoire d'un homme du peuple s i 3


Il me dit ensuite que la réforme, dont tout le


monde parlait, & que les bourgeois voulaient


comme nous, était un changement dans la manière


de nommer les députés du pays ; que jusqu'alors


il fallait, pour avoir le droit de nommer u n dé-


puté, payer deux cents francs de contribution, &


que les gens riches seuls payaient deux cents


francs de contribution, de sorte que les gens i n s -


truits & honnêtes, mais sans fortune, ne pou-


vaient ni nommer les députés, ni être nommés


députés; — ce que l u i , Perr ignon, considérait


comme une chose abominable, contre nature.


« Car, disait-il, les riches ne voient que la r i -


chesse, & s'inquiètent^peu du sort des pauvres.


Leur richesse montre très-souvent leur égoïsme ;


chacun sait que la générosité, la noblesse de


cœur, l 'amour de la patrie, le sacrifice de ses pro-


pres intérêts à la juftice, ne sont pas des moyens


de s'enrichir. De cette façon, les égoïftes sont


seuls chargés de faire les lois pour un peuple fier


& généreux. »


Il disait aussi que la suite de tout cela, c'était


l'abaissement de la France, parce que ces égoïftes,


nommés par d'autres égoïftes, ne songeaient qu'à


remplir toutes les bonnes places, & à se les d o n -


ner entre eux en famille; qu'ils ne s'inquiétaient


pas de savoir.si leurs fils, leurs neveux, leurs cou-


sins étaient capables de les remplir, mais seule-




214.


ment de les avoir; que les imbéciles & les gueux
par ce moyen avaient tout, les hommes de cœur
& les savants r i e n ; ce qui n'était pas un grand
encouragement pour s'inftruire, & se sacrifier à la
patrie. Qu 'en outre, ces égoïftes, n'ayant en vue
que de garder leurs biens, sacrifiaient notre hon-
neur pour conserver la p a i x ; que leur chef,
M . Guizot , n'avait qu'à les prévenir qu'ils r is-
quaient leur fortune dans la guerre, pour les faire
voter la paix à tout p r i x ; & que même ils venaient
de voter des centaines de mille francs pour un
apothicaire anglais nommé Pritchard, malgré l'in-
dignation de toute la France; que les Anglais
nous menaçaient toujours, voyant que cela leur
réussissait si b i e n ; enfin, que les bourgeois hon-
nêtes étaient lâs de ces abominations, & qu'ils
demandaient la réforme, qu'on appelait adjonction
des capacités; mais que le roi Louis-Phil ippe
tenait à M . Guizot , & que M . Guizot ne voulait
pas la réforme., parce qu' i l ne serait plus aussi sûr
de faire peur aux députés, si dans le nombre il
s'en trouvait de pauvres, décidés à soutenir l ' h o n -
neur du pays, au lieu de tout sacrifier aux écus.


Voilà ce que le père Perrignon nous dit à tous,
car les camarades lecoutaient aussi, & compre-
naient encore mieux la beauté de cette réforme. Il
nous dit que les professeurs Michelet, Quinet, &
généralement tous les gens honnêtes, bourgeois




Histoire d'un homme du peuple 215


ou non, reconnaissaient la juftice de ce change-


ment; qu'ils le voulaient, que l'armée le soutenait,


& que M . Guizot seul s'obftinait contre tout le


monde, pour relier miniftre dans les siècles des


siècles.


Rien que de parler du miniftre Guizot, le père


Perrignon devenait tout pâle d' indignation, &


naturellement sa colère me gagnait.


Depuis ce moment, toutes mes idées sur la poli-


tique étaient plus claires. Quand on parlait de


grève, de réforme, de paix à tout prix, je compre-


nais ce qu'on voulait d ire; je m'indignais avec le


journaliftes contre la corruption, & je regardais


M . Guizot comme un être sans juftice, qui ne


pouvait plaire qu'aux Anglais .


Les choses continuèrent de la sorte : le travail,


les disputes, de temps en temps un lundi , mes


journaux le soir, & puis les souvenirs du pays :


« Voici l 'automne.. . voici que les feuilles tom-


bent.. . O n va se promener au H a u t - B a r r , on


prend, des chopes au petit bouchon de Fal ler , &


puis, on redescend la côte; on eft heureux. . . &


moi je suis ici tout seul ! . . . »


Je revoyais la petite ruelle des Deux-Clefs :


« Depuis que les Dubourg sont partis, que


fait-on là-bas? quelles gens demeurent aujourd'hui


dans la vieille maison? Eft-ce un charpentier, .


eft-ce un serrurier, un tourneur? O n n'entend




v,i6 ; Histoire d'un homme du peuple


plus le v ieux métier du père Antoine. L a famille


Rivel loge sans doute encore au second; ils des-


cendent & remontent toujours le vieil escalier...


O u i , ils ne sont pas devenus riches, eux.. . ils n'ont


pas abandonné le v ieux nid ! »


E t songeant à cela durant de longues heures, je


me figurais Annette devenue demoiselle :


« E l l e ne-te reconnaîtrait plus, me disais-je;


t u ne serais plus pour elle Jean-Pierre. »


Cette pensée m'accablait.


A h ! je sentais que j 'aimais Annette de plus en


plus! & ce M . Breslau, qu'ils avaient pris pour


conseil , je pâlissais en pensant à l u i .


Enf in , que faire? le travail de tous les jours, la


confiance du père Perrignon, la satisfaction de se


dire : « Je gagne ma vie ! » & ces grandes dispu-


tes sur les droits d u peuple, sur l 'honneur de la


France , sur la réforme, sur la Révolution, tout


cela me faisait oublier un peu mes chagrins, tout


cela me montrait u n nouveau monde, & souvent je


m'écriais en moi-même :


« N o u s ne sommes pas seulement ici pour nous


seuls, nous sommes ici pour la patrie! C e u x qui


n'ont pas de famil le , pas de richesses, pas


d'amours.. . eh b ien! ils ont la patrie; ils ont quel-


que chose de plus grand, de plus beau, de plus


* éternel : ils ont la France! Qu'el le prenne seule


notre vie. Et puisque nous sommes pauvres,




2 I 7


qu'elle soit pour nous l 'amour, les richesses & la


famille!


Ces pensées, le soir, seul dans ma chambre, me


venaient en foule, & je me faisais à moi-même de


semblables discours. E t puis je lisais le journal,


je m'indignais de plus en plus contre les égoïftes,


qui se figurent que la patrie doit les combler


d'honneurs. A h ! j 'ai souvent pensé depuis que


ceux-là ressemblent aux avares, a u x usuriers,


qui n'aiment qu'en proportion des écus qu'on


leur apporte, & qui n'ont jamais connu le vér i -


table amour !


Je me rappelle aussi qu'à la fin de septembre


le quartier était devenu bien trifte. T o u s les étu-


diants étaient partis, il ne reliait plus que les


filles, qui maigrissaient, & dont les chapeaux, les


petites robes d' indienne, les petits souliers pour


la danse, s'en allaient brin à brin, comme les


chandelles des prés quand souffle le vent. Elles


entraient quelquefois au caboulot, bien triftes,
bien pâles, & s'asseyaient au bout de la table,


en demandant deux sous de bouillon. Elles


cassaient leur croûte de pain en silence, les yei?^


baissés, & mangeaient cela pour se soutenir. Per-


sonne d'entre nous ne leur disait r ien; chacun


se faisait ses réflexions à lui-même, pensant :


« Eft-ce la fille d 'un ouvrier? Eft-ce la fille d'un


soldat? Comment devient-on si misérable? Et


1 3




2 i 8 Histoire d'un homme du peuple


comment peut-on être assez lâche, assez éhonté,


assez -scélérat pour entraîner une pauvre fille,


quelquefois une enfant à sa perte, & l'abandonner


ensuite pour courir les champs & se réjouir avec


p è r e & mère, avant de recommencer? Eft-ce que


cela ne crie pas vengeance ? Eft-ce que de pareilles


choses devraient être permises dans un pays


chrétien? »


Des centaines d'idées pareilles vous passaient


par la tête. Devant Dieu, je l&dis , les plus grands


scélérats ne sont pas ceux qui tuent leur père, car


la guillotine eft près d'eux, mais ce sont ceux qui


séduisent les filles & les abandonnent. Ce ne sont


pas seulement des scélérats, ce sont aussi des


lâches. S'ils voyaient derrière eux la main du père


ou du frère, ils frémiraient. Et je leur dis :


« V o u s deviendrez vieux, vous vous confesse-


rez, mais toutes les absolutions du monde ne vous


serviront à rien : celles que vous avez assassinées


vous attendent! »


E n ce temps, le père Perrignon trouvait plaisir


à se trouver avec m o i ; il me donnait des conseils


pour l 'ouvrage, i l s'inquiétait de tout ce que je


faisais, mes idées lui paraissaient juftes; & bien


souvent je l 'accompagnais après le travail jusque


dans son quartier, rue Clovis , derrière le P a n -


théon, pour causer des journaux, des affaires du


pays 8c de tout ce qui nous intéressait. Nous res-




Histoire d'un homme du peuple '219


tions là souvent un quartd'heure à sa porte avant
de nous séparer. U n soir même que je l 'avais re-
conduit de la sorte, voyant que bien des choses
ne pouvaient m'entrer dans la tête, parce que je
n'avais jamais lu que le catéchisme & l'hifloire
sainte, i l me dit :


« Ecoute, petit, tu' vas très-bien, mais il faut
absolument que je te prête l 'hiftoirede notre Révo-
lution. C'eft là que tu verras d'où viennent nos
droits, ce que nous étions avant 8g, & ce que les
anciens ont fait pour nous. Seulement, aie bien
soin du livre.


' • — Soyez tranquil le, monsieur Perrignon, lui
dis-je, j 'ai l 'habitude de veiller à ce qu'on me prête.»


Alors nous montâmes ensemble. Il avait deux
chambres assez grandes au cinquième sur la rue,
une cuisine & un cabinet derrière. E n entrant, je
vis sa femme & trois enfants : une petite fille de
dix à douze "ans, un garçon de huit à neuf, & .un
autre'tout petit encore au berceau. Les chambres
étaient propres, bien éclairées; la femme était
grande, brune, elle pouvait avoir de trente-cinq à
quarante ans; elle avait le nez droit, le front haut ,
le menton allongé. Cela paraissait une' maîtresse
femme, pleine de courage &' de résolution. Rien
qu'à voir la manière dont elle sourit à son mari ,
je reconnus qu'elle l 'aimait b i e n j & qu'elle le con-
sidérait comme le premier homme de France. Elle




2 2 0


lavait juftement du l inge dans un cuvéau sur la


table, les bras en manches de chemise, nus jus-


qu'aux coudes. L a petite fille ,qui ressemblait à sa


mère, cousait près d'une fenêtre; le petit garçon,


;n vefte, & qui ressemblait tellement à Perrignon


tju'on l 'aurait reconnu dans la rue, écrivait grave-


ment à l 'autre bout de la table. L'enfant dans son


berceau était rouge & frais ; il avait les y e u x ou-


verts & ne criait pas.


M . Perrignon, sans rien dire, commença par


ôter son chapeau, & par accrocher sa grande ca-


pote brune dans u n coin. Ensuite il mit une


blousé, & comme sa femme m'avançait une chaise,


en disant :


« Asseyez-vous, monsieur. »


Il d i t :


« C'eft un de mes compagnons, Marianne, un


brave garçon que j 'aime.. . dans le genre de Roger,


tu sais.. . c'eft le même caractère. »


Aussitôt la femme me regarda d 'un air curieux


& répondit ;


« O u i , il lui ressemble. »


Après avoir dit cela, le père Perrignon e m -


brassa sa fille, qui s'était levée & s'appuyait con-


tre lui. Il embrassa le petit garçon, & prit son


cahier en me le montrant.


« Regarde ça, Jean-Pierre, fit-il, pendant que


ses joues s'animaient, qu'en penses-tu ?




2 2 1


— Il écrit déjà bien, monsieur Perr ignon.


— Oui , c'eft une écriture ferme, c'eft net, c'eft


bien posé, di t- i l . Je suis content de toi , Julien. »


J'embrassai le petit, qui paraissait tout fier; &


Perrignon, s'avançant vers le berceau, prit son


dernier en le levant & l'embrassant, ouvrant la


bouche & riant comme un bienheureux.


L a m è r e , qui s'était remise au cuveau, riait


de bon cœur; & le petit enfant, tout réjoui, éten-


dant ses petites mains, finit aussi par rire, ce qui


mit toute la famille de bonne humeur.


<t T o u t le monde se porte bien ici, dit alors le
père en prenant l'enfant sur son bras. Donne-moi


la clef de l'armoire aux livres, Marianne, il faut


que je prête à mon compagnon ^Histoire de la
Révolution. Il aime à lire, c'eft ce qu'i l faut dans
notre temps. Il faut que chacun comprenne ses


droits & ses devoirs. »


L a femme lui donna la clef; il ouvrit une ar-


moire remplie de livres du haut en bas, i l en prit


un & me le remit en disant :


« Lis-moi cela.. . c'eft le livre du peuple fran-


çais. T u verras le commencement de la Révolution;


le commencement, car elle n'eft pas finie, elle


continuera jusqu'à ce que nous ayons la liberté,


l'égalité & la fraternité. Beaucoup de chapitres


m a n q u e n t , mais, si nous ne pouvons pas les


écrire, ces gaillards-là viendront après nous. »




2 2 2


Il montrait son garçon à table, & lui passait la


main dans les cheveux.


« N'eft-ce pas, Julien?


— O u i , mon père, dit l 'enfant.


— A la bonne heure! »


E t , riant tout haut en me regardant :


«. C e u x qui veulent arrêter la juftice, dit-H, ne


sont pas au bout de leurs peines- s'ils pouvaient


ifous donner des enfants, cela pourrait réussir,


mais nous les faisons nous-mêmes & nous les éle-


vons dans nos idées. Regarde! tout cela c'eft pour


aider la Révolution; c'eft du bon grain, cela pousse


pour réclamer des droits & remplir des devoirs.


Nous sommes des milliers comme cela. T o u t mar-


che, tout grandit ; ce qu'on fauche ne vaut pas la


peine d'en parler. O n nous avait abrutis pour


nous conduire, & nous opposer les uns aux a u -


tres; mais ces temps-là sont passés, la lumière des-


cend partout. Quoi qu'on fasse, l 'avenir eft aux


peuples. O n met l 'éteignoir sur une chandelle, ors


ne peut pas le mettre sur le soleij. »


Voi là ce qu' i l m e . dit. Sa femme & ses enfants


l 'écoutaient d'un air de vénération.


Je dis alors que j'étais pressé de lire le livre.


« N e te dépêche pas trop de me le rendre,


fit-il, je n'en ai pas besoin, je le sais par cœur.


Seulement, crains de le perdre. »


Il me reconduisit sur l 'escalier; je saluai sa




223


femme, & nous descendîmes encore ensemble trois


ou quatre marches. E n s u i t e , m'ayant serré la


main, il rentra dans la chambre, & je descendis,


pensant que j 'avais v u l 'homme le plus heureux


du monde, & me figurant que j 'aurais été comme


lu i , sans l'héritage des Dubourg.


Cette nuit-là jusque passé minuit , je lus le livre


que m'avait prêté M . Perrignon. Je ne savais pour


ainsi dire rien de notre Révolut ion, j 'avais seule-


ment entendu maudire Robespierre à Savefne,


& dire qu'il guillotinait les gens comme des mou-


ches.


Mais toutes les grandes act ions , toutes les


belles lois, toutes les victoires de ces temps, per-


sonne ne m'en avait parlé. Je ne savais pas seule-


ment que mon grand-père & tous ceux dont je


venais, avaient appartenu à des seigneurs qui les


traitaient comme des bêtes, & non-seulement e u x ,


mais toute la France.


J'ignorais ces choses! Je ne savais pas non plus


que la Révolution nous avait délivrés d'un coup,


en chassant les autres, qui même étaient allés se


mettre avec les Autrichiens, les Anglais & les


Russes pour attaquer la patrie; de sorte que si nos


anciens n'avaient pas montré plus de courage &


plus de génie qu 'eux , s'ils ne les avaient pas bat-


tus pendant vingt ans, nous serions encore les


animaux de ces gens-là.




224 Histoire d'un homme du peuple


N o n ! de tout cela je ne savais pas un mot, & de


temps en temps je m'écriais en moi-même :


« Comment ne nous a-t-on jamais rien appris


de notre propre hiftoire? Qu'eft-ce que me faisait


le roi David , ou le prophète Jonas, à côté de cette


hiftoire?»


J'étais indigné de voir qu'on m'avait tenu dans


une pareille ignorance. Je me disais : « Il eft clair


qu'on veut tous nous abrutir, en nous faisant


croire que nous sommes responsables de ce


qu 'Adam a mangé des p o m m e s l au lieu de nous


parler de nos droits & de nous apprendre à aimer


& à respecter nos anciens, qui ont fait toutes ces


grandes choses dont nous jouissons maintenant :


•—oui , c'eft clair, & c'eft abominable!




2 2 5


x v m


C'eft pendant ce mois de septembre, cinq se-


maines après le départ d ' E m m a n u e l , que j 'eus le


mal du pays. Je me sentais dépérir. L a nuit & le


jour je ne revoyais que Saverne, la côte, les bois


de sapins, la rivière, les ombres du soir ; je sèn-


tars l 'odeur des forêts, j 'entendais les hautes grives


s'appeler, puis le métier du père Antoine , les sa-


bots de la'mêre Balais, les éclats de rire d 'Annette,


tout, tout me paraissait beau, tout m'attendris-


sait :


« A h ! mon Dieu! si je pouvais seulement u n


peu respirer là-bas !.. . A h ! si je pouvais seulement


embrasser la mère Balais, & boire une bonne


gorgée d'eau de la fontaine. C o m m e elle serait


fraîche... comme je reviendrais. A h ! je ne reverrai


plus le bon temps ! je ne chanterai plus en rabo-


tant avec le Picard, je ne reverrai plus le père N i -


voi, je n'entendrai plus les servantes crier autour


des auges, & les vaches galoper la queue toute




22Ô Histoire d'un homme du peuple


droite, les jambes en. l'air.".. C'eft f ini. . . c'cft ici


qu'il faut que je laisse mes os. »


Voilà cette maladie terrible. Je tombais en-


semble, & le père Perrignon avait beau me crier :


« A l l o n s , courage, Jean-Pierre. Que diable!


nous sommes à Paris , nous sommes dans les idées


jusqu'au cou. . . Qu'eft-ce que nous fait le refter


J'ai connu ça dans le temps. . . O u i , c'eft dur. . .


mais avec du courage on surmonte le chagrin. »


Il avait beau me prendre la main, le bourdon-


nement de la rivière sous les v ieux saules m'appe-


lait . . . J'aurais voulu partir. E t dans ces temps, en


le reconduisant jusqu'à sa porte , rue Glovis,


quand il montait & que je reftais seul, au lieu de


retourner au quartier L a t i n , je suivais ma route,


j 'arrivais à la rue Contrescarpe, tout au haut de


la butte : une rue déserte, abandonnée, avec quel-


ques vieilles enseignes, de l'herbe entre les pavés


& le gros dôme du Panthéon derrière, tout gris.


Je regardais en passant ces gens minables, les


souliers éculés, assis sur les marches; ces femmes


jaunes, ces enfants maigres, tous ces êtres sales,


déguenillés ; leurs petites vitres raccommodées


avec du papier, & derrière les vitres des images


du temps de la Républ ique ou de Louis X V I .


Dieu sait qui les avait collées là, ces images; les


années avaient passé dessus. O n y voyait les


chapeaux à cornes, les perruques, les habits vert




2 27


, . ? • ; .»• . . . c . g . . 1 - • . j 'eurs tombr.nr s\>r les


c i i ^ . i j e j , ies ciavate.N . j sque sot:s le nez.


C e l a i t v ieux, vieux ! & tout reftait dans le même


état.


Je regardais cela, comme Jean d'Àrimathie re-


gardait au fond du sépulcre vide.


A u bas de la vieille rue en pente , où pas


une voiture ne passait, à droite d'une mairie,


à gauche d'une fontaine toute neuve & blanche,


la fontaine Cuvier , avec le lion où s'appuie une


femme nue, l'aigle en l'air qui s'envole un m o u -


ton dans les griffes, &• au-dessous tous les ani-


m a u x ' d e la création; entre ces "deux bâtisses, je


voyais un vieux mur couvert de l ierre. . . O h ! le


beau lierre... comme il vivait & s'étendait ! —


C'était le Jardin des Plantes.


Un peu sur la gauche du mur s'ouvrait une


belle porte grillée, une sentinelle auprès. L à com-


mençait l'allée en escargot bien sablée, tournant


entre les plantes rares, les tulipes roses, — une


rbntaine en bénitier, pleine d'eau tranquil le, à


l'entrée ; — & ~ur la butte, en l'air, par-dessus le


vieux cèdre du L i b a n , large, plat & fort comme


un chêne, se dressait le pavillon, parmi de vieilles


roches représentant des bois pourris , des coqui l-


lages, des plantes, que l ' invalide vous expliquait


venir du déluge.


Bien souvent, de loin, avant d'oser entrer, j ' a -




128 Histoire d'un homme du peuple


vais examiné ces choses, pensant que c'était le


jardin de quelque richard ou d'un pr ince; mais le


passage continuel des vieilles femmes, leur cabas


sous le coude, des ouvriers, des enfants, des sol-


dats, m'avait enfin appris qu'on pouvait passer,


& j'étais entré comme tout le monde.


Voilà l 'un de mes plus beaux moments à Paris.


A u moins là tout n'était pas des pierres, au moins


ces plantes vivaient. A h ! c'eft quelque chose de


voir la v ie! O u i , j 'en étais content, tellement con-


tent que l'attendrissement me gagnait , & que je


m'assis sur u n banc à l ' intérieur, pour regarder,


respirer & presque fondre en larmes. Depuis trois


mois je n'avais pas v u d'autre verdure que les


grandes allées en murailles des Tui ler ies; je ne


savais pas ce qui me manquait , alors je le compris


& je me promis bien de revenir. A h ! s'il était


tombé seulement u n peu de rosée, cela m'aurait


fait encore plus de bien, mais il ne tombe pas de


rosée à P a r i s ; tout eft sec en été, tout eft boueux


en hiver.


L a cage des serpents, derrière une file de vitres


grises; le vieil éléphant, derrière ses hautes palis-


sades; la girafe, avec sa tête de cheval au bout d'un


cou de cigogne, & qui broute les feuilles sur des


arbres de vingt pfeds; les bâtisses rondes en bri-


ques rouges; les oiseaux de la C h i n e & d'ailleurs


qui ressemblent à nos poules, à nos oies, à nos




Histoire d'un homme du peuple 229


canards; les aigles qui crient, en regardant à,tra-


vers leurs barreaux les pigeons dans les nues, &


qui veulent tout à coup s'envoler; les vautours


qui perdent leurs plumes & laissent pendre la


tête au bout de leur long cou, nu comme u n ver ;


les singes qui sautent & font des grimaces; les ours


dans leurs fosses, qui se roulent sur le pavé brû-


lant & regardent en louchant ceux qui leur jettent


du pain ; les tigres, les lions qui bâillent ; lés


hyènes, des espèces de cochons avec des têtes de


chauve-souris, qui répandent une odeur très-mau-


vaise, tout cela pour moi c'était de la vieil lerie,


comme ces carcasses de baleines & d'animaux d'a-


vant le déluge, qui s'ont enfermées, avec des é t i -


quettes, dans une grande bâtisse bien propre, &


qui ressemblent à des poutres vermoulues. Je les


regardais bien, mais j 'aimais mieux la verdure, &


rien qu 'un épervier dans la montagne, quand il


-nasse d'une roche à l'autre en jetant son cri sau-


vage, rien qu 'un bœuf qui fume à la charrue, ou


un chien de berger qui rassemble le troupeau, me


paraissait mille fois plus beau que ces aigles, ces


hyènes & ces lions décrépits.


C'eft après avoir traversé la grande allée de t i l -


leuls & de hêtres au mil ieu, — près des magni-


fiques baraques en verre où les plantes d ' A m é -


rique collent leurs grandes feuilles desséchées aux


vitres, — c ' e f t de l'autre côté, sur les quais, en




2 ? o Histoire d'un homme d" rei"'''1


suivant ces immenses entrepôts où les t j i m^si ' e v i .
& d'eau-de-vie, les ballots & les caisses sont entas-


sés jusqu'aux toits pendant une l ieue; où les ba-


teaux descendent la Seine & déchargent leurs mar-


chandises èkleursprovisions de toutes sortes sur les


pavés en pente, derrière les tours de Notre-Dame,


près de l ' H ô t e l - d e - V i l l e , c'eft là que la vie me


revenait avec ces grandes hiftoir^s de la Résolution,


où les gens, au lieu de croupir & de moisir comme


ces animaux d'Asie & d'Afrique dans des cages,


voulaient être libres & faire de grandes choses.


O u i , c'eft en face de l 'Hôtel-de-Vi l le , cette large


& sombre bâtisse couverte d'ardoises, ses deux pa-


vil lons sur les côtés, sa haute porte en voûte, au


mil ieu, où monte le grand escalier jusqu'à l ' inté-


rieur, ses grandes fenêtres & ses niches, où les


vieux juges, tous les braves gens des anciens temps


ont leur ftatue, c'eft là que je me rappelais la ter-


rible C o m m u n e : ces hommes de la Révolution,-


avec leurs habits à larges parements, leurs perru-


ques, leurs tricornes, qui balayaient le pays avec


leurs décrets, qui déclaraient qu'on gagnerait tant


de victoires en Hollande, tant en Prusse, tant en


Italie, ainsi de suite, — ce qui ne manquait pas


d'arriver, — & qui se soutenaient avec v ingt dé-


partements, contre tout le refte de la France & de


l 'Europe, en nommant des soldats généraux, &


des généraux soldats, pour le service de la patrie !




Histoire d'un konnr.e du peuple 231


O u i , j'étais dans l 'admiration en regardant cette


bâtisse, où s'étaient accomplies de si grandes


choses; je comprenais mieux l'hiftoire que m'avait


prêtée le v ieux Perrignon, je me représentais ces


révolutionnaires, & je pensais : « C'étaient d'au-


tres hommes que nous ! Depuis des années & des


années nous serons tous en poussière, on ne saura


pas même que nous avons exifté, & d'eux on par-


lera toujours, ils seront toujours vivants ! »


J'étais un soir en cet endroit, à l'entrée du pont,


rêvant à tout cela, lorsqu'un grand canonnier roux


aie tapa sur l 'épaule, en disant :


« Qu'eft-ce que tu fais donc là , Jean-Pierre ? »


Je regardai tout surpris, & je reconnus Materne


le cadet, celui qui s'appelait François. Nous ' n'a-


vions jamais été bien amis ensemble, & plus d'une


fois nous nous étions roulés à terre; mais ' en L?


voyant là, je fus tout joyeux & je lui dis :


« C'eft toi, François? A h ! je suis bien content


de te voir. »


Je lui serrais la main. J'aurais voulu l 'em-


brasser.


« Q u ' e f t - c e que tu fais donc à Par is? me


demanda-t-il.


— Je suis ouvrier menuisier.


— A h ! moi, je suis dans les oanonniers à V i n -


cennes. Qu'eft-ce que tu payes ?


— C e que tu voudras, Frantz . »




*32 Histoire d'un homme du peuple


E t lui , me prenant' aussitôt par le bras, s;é-


cria :


« Nous avons toujours été camarades ! A r -


rive... je connais un bon endroit..» Regarde... c'eil


ici. »


C'était à quatre pas, & je pense que'tous les em


droits étaient bons pour lui, quand un autre


payait . Enfin, n'importe ! il décrocha son sabre, le


mit sur le banc en treillis, à la porte du cabaret, &


nous nous assîmes devant une petite table dehors.


Les gens allaient & venaient. Je fis apporter


une bouteille de bière, mais Frantz voulut avoir


de l 'eau-de-vie; il dit à la femme :


« Laissez le carafon ! — A h ! tu es ouvrier,


Jean-Pierre, & où çà ?


— R u e de la Harpe, mais je demeure rue des


Mathurins-Saint-Jacques.


— B o n . . . bon.. . A ta santé! »


Je lui demandai s'il avait des nouvelles du pays ;


mais il se moqnait bien du pays, & disait :


« C'eft un trou.. . ça ne vaut pas seulement la


peine qu'on en parle...


— Mais ton père & ta mère?


— Je pense qu'i ls sont encore vivants. Depuis


deux ans je n'ai pas eu de lettre d'eux.


— E t toi , tu ne leur as pas écrit ?


— S i , je leur ai demandé deux ou trois fois de


l 'argent; ils ne me répondent jamais. . . ça fait




Histoire d'un homme du peuple 233


que je me moque d'eux. — A 'ta santé, Jean-


Pierre ! a


Il finissait toujours par là : « A ta santé, Jean-


Piérrel »


Une chose qui me revient, c'eft que je lui parlai


de la réforme & qu'il me dit :


« O u i , c'eft de la politique, & ceux qui se mêlent


de polit ique, gare à eux ! T u sauras que chez les


armuriers tous les fusils sont démontés; il manque


aux uns la batterie, aux autres la cheminée; de


sorte que ceux qui voudront faire de la polit ique,


s'ils pillent les fusils, ne pourront pas tirer. L e


sergent m'a dit ça! Il m'a aussi raconté qu'on


mêle dans le nombre de ceux qui veulent faire de


la politique, des • gaillards solides, bien habillés,


comme des propriétaires, — qui passent même


pour les plus enragés, — & qui portent de gros


bâtons plombés avec lesquels ils assomment leurs


camarades. Ces gens se reconnaissent tous par des


signes. Ils arrêtent les autres & se mettent tou*


jours trois ou quatre contre u n . Avec ça, la troupe


arrive & balaye le reftant de la canaille. A ins i , ne


te laisse pas entraîner dans la politique. C'eft un


bon camarade qui te prévient. . . Prends garde!


— Je te crois, lui dis-je, & je n'ai pas envie de


m'en mêler. »


Comme alors le carafon était v ide, Materne se


rappela qu'il devait répondre à l'appel & que V i n -




2 34 Histoire d'un homme du peuple


cenpes était à 'plus d'une lieue. Il se leva, boucla


son ceinturon; je lui serrai la main , & , pendant


qu'il s'éloignait en traversant le pont, je payai


l 'eau-de-vie & la bière. Ensuite, je rentrai bien


content de l'avoir v u , mais tout de même étonné


de ce qu'i l m'avait dit sur les gueux chargés d'as-


sommer leurs camarades.


Je pensais :


« S i M . Guizot voulait la juftice, il n'aurait pas


besoin de tout cela; tous les honnêtes gens se-


raient avec lui . Mais quand on refuse des de-


mandes juftes, on vit toujours dans la crainte &


l'on eft forcé de se reposer sur des bandits. » •




Histoire d'un hmnnìe dn peuple


X I X


La rencontre de Materne m'avait fait plaisir


dans le moment; mais qu'eft-ce qu 'un être pareil?


un homme qui ne pense qu'à boire & à manger, &


qui vous dit que l'endroit où vous avez passé votre


jeunesse eft un trou, que ce n'eft pas la peine d'en


parler?,


E n songeant à cela, l ' indignation vous gagne;


des camarades de cette espèce ne sont pas faits


pour vous remonter le cœur, au contraire. Je sou-


haitais de ne plus le revoir, & .ma triftesse augmen-


tait de jour en jour, les idées de retourner au pays


reprenaient le dessus; l 'eau de Paris , la nourri '


ture, l 'ombre des maisons me minaient.


Souvent je m'écriais :


« C'eft ici qu' i l faudra laisser tes os 1 Dans un


endroit où tu seras mêlé parmi des milliers d'au-


tres que tu ne connais pas, & dans un cimetière


où l'on ne trouve pas de verdure. . . Quel le chose


terrible ! . . . »


Le soir, je me figurais aussi dans mes rêves que




236 Histoire d'un homme du peuple


la mère Balais était malade/ qu'elle avait besoin


de mai , qu'elle m'appelait, & je m'éveillais dans


l 'épouvante. Vers ce temps, j'écrivis ma désolation


là-bas, demandant à la brave femme de ses nou-


velles, & lui criant : « Si vous n'êtes pas morte,


écrivez-moi, car cela ne peut pas durer. J'aime-


rais mieux tout abandonner pour venir à votre


secours. Dites-moi seulement que vous n'êtes pas


malade ! »


Quatre jours après je reçus sa réponse, que je


garde encore, parce que ces vieux papiers font


toujours plaisir à relire. G'eft comme si l 'on re-


vivait une seconde fois. Voic i cette lettre :


« M o n cher Jean-Pierre, je me porte très-bien.


Depuis que je te sais dans une bonne place, le refte


m'eft égal. Qu'on soit à Paris , à Dresde, à Madrid


ou à Saint-Jean-des-Choux, ça revient au même,


pourvu qu'on ne manque de rien. Il ne faut pas


se faire des idées. J'ai v u des cent & des mille


conscrits dépérir parce qu'ils se faisaient des idées.


S'ils avaient tranquillement emboîté le pas, s'ils


avaient, mangé leur ration, ils n'auraient pas at-


trapé les fièvres, ils seraient tous reftés frais &


bien portants. C'eit toujours ceux qui ne pensent


à rien qui se portent le mieux. Pense toujours que


tout va b i e n , & tu seras content : le contentement,


c'cft la santé.




Histoire d'un homme du peuple


« Si j'étais malade ou si j 'avais besoin de quel-


que chose, je t'écrirais tout de suite ; mais je n'ai


jamais été mieux portante, principalement depuis


qUe ton camarade Emmanuel eft venu me voir. Il


eft monté jusqu'à mon troisième, pour me raconter


comme tu travailles, & comme vous courez la


ville ensemble. C'eft un brave et beau garçon, &


même i l a voulu m'embrasser pour toi. Je suis


bien vieille maintenant, mais dans un temps on


avait aussi son prix. Enf in , ça m'a fait plaisir de


voir le bon sens de ce jeune homme. Reftez tou-


jours amis ensemble. T u n'auras jamais de meil-


leure société, Jean-Pierre. Emmanuel retourne à


Paris bientôt, il te racontera le refte. E n attendant,


figure-toi que ta bonne vieille mère Balais n'a pas


envie du tout de mourir , & qu'elle espère se


trouver encore avec toi des années & des années.


« Je voudrais bien t'en dire p lus , mais je n'aime


pas garder mes lunettes trop longtemps ; ça gâte la


vue. Voi là pourquoi je t'embrasse cent fois pour


finir, Jean-Pierre, en te souhaitant d'avoir aussi


bonne confiance que moi.


« T a bonne mère, Mar ie-Anne BALAIS. »


Cette lettre me mit en quelque sorte du baume


dans le sang ; je repris courage & je me considérai


moi-même comme un fou de me désoler sans rai-




2 3 8 Histoire d'un homme du peuple


son. Mais il devait m'arriver encore d'autres nou-


velles moins agréables.


L'automne alors tirait à sa fin. Les vieilles rues


se remplissaient encore une fois d'étudiants. Ils


arrivaient-tout remplumés, & les filles se remplu-


maient aussi; elles se remettaient à danser, à


crier, à rire. Par toutes les fenêtres des garnis,


rue de la Harpe, rue des Mathurins-Saint-Jacques,


rue de l 'Ecole-de-Médecine & des environs, on


n'entendait que chanter « Larifla! »


Souvent je me demandais :


<c Eft-ce qu 'Emmanuel ne va pas revenir? Elt-


ce qu'i l n'eft pas ici ? »


Je regardais en passant les figures, & je commen-


çais à m'inquiéter, quand un soir, en rentrant de


l 'ouvrage, M . Trubère , le portier, me cria :


« Quelque chose pour vous. »


Il me remit un billet d 'Emmanuel : « Je suis


de retour dans mon ancien logement. Arr ive ! »


Aussitôt je courus rue des Grès , n° 7. E n quel-,


ques minutes j 'y étais. Je grimpai l'escalier &


j 'ouvris la porte. E m m a n u e l , en robe de chambre,


avait déjà fini de ranger ses effets dans la com-


mode; il fumait sa pipe auprès d'une bonne ca-


nette.


« H é ! Jean-Pierre! » s'écria-t-il.


Nous nous entourions de nos bras. Quel bon-


heur d'embrasser un v ieux camarade I




Histoire cCun homme du peuple z3g


« A l l o n s . . . a l l o n s . . . , d i s a i t - i l , c'eft bien. . .


prends un verre & fumons une p i p e ; que je te


raconte ce qui se passe chez nous.


— Alors on va bien ?


- O u i .


— L a mère Balais ?


— O n ne peut mieux,


— Les Dubourg?


— Ça va sans dire, avec un pareil héritage ! —


Mais toi, je te trouve un peu pâle ; tu n'as pas été


malade?


— N o n , Dieu merci. Mais je me suis terrible-


ment ennuyé : l'idée du pays, de l 'automne, du


bon temps, des feuilles de vigne toutes rouges sur


la côte, tu comprends ?


— O u i , je connais ça. Q u e veux-tu , mon p a u -


vre Jean-Pierre! de ne plus voir le ciel, c'eft une


habitude à prendre. Mais pour en revenir à Sa-


verne, tu sauras que toute la ville eft dans l 'admi-


ration des Dubourg. Ils ont acheté une grande


maison sur la place, leurs meubles viennent de


Strasbourg, & madame Madeleine, avec des falba-


las, se promène dans l 'avenue du Château. »


Il souriait. J'avais aussi l 'air de sourire, mais


ces folies me chagrinaient.


« E t le père Antoine? lui dis-je.


— L u i , c'eft toujours le même brave homme.


Seulement, il a une bonne capote en caftorine &




240 Histoire d'un homme du peuple


un large feutre noir. Il se promène aussi sur la


place, mais simplement, naturellement, sans fa-


ç o n s ; il eft avec les v ieux rentiers, les officiers en


retraite. C'eft là que je l'ai v u . T u ne peux pas te


figurer le plaisir qu ' i l avait de m'entendre parler


de toi. « A h ! je suis content de ce que vous me


dites, monsieur Emmanuel ! s'écriait-il. J'aime


Jean-Pierre, c'eft un homme de cœur. » — A i n s i


de suite. Il voulait m'inviter à dîner avec eux,


mais les grandes manières de madame Madeleine


m'auraient gêné.


— O u i , lui dis-je, tout cela, je le savais d'a-


vance; madame Madeleine manque de bon sens;


mais j'espère bien qu'Annette n'eft pas comme


elle.


— N o n , sans doute, répondit-il, ce qui ne va pas


à une femme de quarante-cinq ans, peut très-bien


aller à une jeune fille de dix-sept. Annette eft jolie,


elle eft rose, bien faite; elle a de belles dents, de


beaux yeux bleus, une taille bien prise; tout cela


fait que les falbalas lui vont bien. Q u o i q u e , entre


nous, Jean-Pierre, un peu plus de simplicité, de


modeftie, irait encore m i e u x .


— Elle eft jolie ?


— Très-jol ie! s'écria-t-il. E t comme la dot pro-


met aussi d'être jolie, la maison ne désemplit pas


de visiteurs. L e u r garçon a bien de l 'ouvrage poui


cirer l'escalier.




Histoire d'un homme du peuple 241


— Ils ont un garçon qui cire l'escalier ?


— Parbleu! je crois b ien! »


Emmanuel voyait le mauvais effet que tout cela


faisait sur moi. Mais je voulais tout savoir. Il


vaudrait mille fois mieux être sourd, que de se


faire raconter des hiftoires pareilles. Malheureu-


sement, quand une fois on commence, il faut aller,


jusqu'au bout.


« E t qu'eft-ce qui va donc les visiter? lui de-


mandai-je.


— Hé ! c'eft tout simple, Jean-Pierre, ceux qui


voudraient avoir la dot & la fille, toute la jeunesse


du beau monde : les clercs d'avoué, de notaire,


les jeunes avocats sans cause. Je pourrais t'en


nommer plus de v ingt . O n met son habit noir, sa


cravate blanche & ses gants; on se donne des airs


graves. Et puis on dîne. M . Hesse, Forganifte, se


met au piano. O n chante des duos, les trois grandes


fenêtres ouvertes sur la place, où les gens s'arrêtent


le nez en l'air. »


Emmanuel me racontait cela comme la première


hiftoire venue, en vidant sa chope & bourrant sa


pipe. Il regardait aussi par les fenêtres ses cama-


rades qui passaient dans la r u e ; puis il revenait


s'asseoir, sans se douter de rien, en me disant :


« Allons, bois donc. Si nous avons le temps ce


soir, Jean-Pierre, nous irons à l 'Odéon. J'ai vu


l'affiche : représentation extraordinaire. »


u




242


Moi, je sentais o m m e de petits coups de vent


me passer sur les joues.


« Voilà ce que c'eft de sortir par hasard d'une


position g ê n é e , fit-il, & d'arriver dans un


monde qu'on ne connaît pas. Ces braves gens sont


les dupes de tous les pique-assiettes du pays; des


gaillards qui voudraient en outre avoir la dot & la


fille. Je ne t'en aurais pas par lé; mais naturelle-


ment on s'intéresse aux gens qu'on a connus dès


l'enfance. »


J'étais penché sur ma chaise, les yeux à terre; •


•'aurais voulu répondre, mais je sentais comme


un enrouement. Malgré cela je dis :


« O u i , cela me fait de la peine.


— Sans doute, Jean-Pierre, c'eft malheureux;


je crains même que la mauvaise race ne réus-


sisse.


— A h ! tu crois qu'un de ces gueux pourrait


réussir?


— Cela ne peut pas manquer . Il eft même


déjà queftion des succès de M . Bres lau, u n


homme superbe, grand, frisé, grave, avec un c o l -


lier dé barbe, une. large mouftache b r u n e ; enfin


ce qu'on peut appeler un bel homme. »


Alors je ne pus m'empêcher de dire : . •


« Canai l le! »


Emmanuel me regarda tout surpris.


« C'eft plutôt un imbécile, d i t - i l .




Histoire d'an homme du peuple 243


— Oui, un imbécile, un g u e u x , un gredin ! »


Je ne pouvais plus me contenir, & je dis en-


core :


a Mais cela ne nous regarde pas! S i madame


Madeleine eft assez bête, & M . Dubourg assez


faible pour souffrir chez eux des écornifleurs pa-


reils, c'eft leur affaire. M o i , je m'en moque. Seu-


lement cette pauvre petite Annette , je la plains. . .


Elle n'eft pas cause si sa mère eft à moitié folle.


— A h ! elle n'eft pas tant à plaindre que tu crois,


d i t - i l ; ces visites, ces compliments, ces beaux


messieurs qui se courbent devant elle en l 'appe-


lant charmante, en lui demandant la grâce de


danser avec elle la six ou septième contredanse,


tout cela, Jean-Pierre, ne l 'ennuie pas beaucoup.


E t quand le beau M . Breslau arrive bien frisé,


bien pommadé, bien cravaté, bien sanglé, made-


moiselle Annette n'a pas l 'air bien malheureux.


— - T u l'as vu !


— N o n , mais c'eft le bruit de la ville. »


J'aurais voulu casser quelque chose. Jamais je


n'ai fait d'efforts pareils pour me contenir; mais


cela ne pouvait pas durer. Je me levai tout à coup


en disant :


« C'eft bon. . . J'étais venu seulement en passant


ce soir.. .


— Mais ou vas-tu ?


— Je vais chez M . Perr ignon, mon chef d'ate-




244 Histoire d'un homme du peuple
1


lier. Il m'a prêté un livre sur la Révolution ; il faut


que je lui rende son livre.


— A h ! tu as lu Phiftoire de la Révolution,


Jean - Pierre; & qu'eft-ce que tu penses de tout cela ?


— C'eft magnifique.


— O u i , Danton, Vergniaud, Hoche, Kléber,


Marceau! . . . Allons, nous sommes d'accord. T a n t


mieux ! Mais vide donc ton verre !


— Merci, c'eft assez. »


J'aurais voulu me sauver; mes joues trem-


blaient, & je crois qu'en ce moment Emmanuel


se douta de quelque chose, car il dit :


« E h bien ! va , demain ou après nous cause-


rons.. . nous nous reverrons. »


Il m'éclairait avec sa bougie sur l'escalier. Je


lui serrai la main en répondant :


« O u i . . . nous nous reverrons. »


Je ne voyais plus clair & je descendis l'escalier


en dégringolant. Une fois dehors, le grand air


m'excita pour ainsi dire encore plus. Je courais,


je passais sur les trottoirs en écartant les gens


comme un fou. D e u x ou trois fois i l me sembla


même avoir entendu des personnes me crier :


« Prenez donc garde ! » mais je n'en suis pas sûr.


T o u t défilait devant mes yeux comme un rêve :


les becs de gaz, les voitures qui roulaient, les bou-


iqu;s , les coins de rue où l'on criait : « Gare! »


Mon idée la plus c k i r e était :




Histoire d'un homme du peuple 245


14.


« T u vas partir pour Saverne, tu tomberas sur


Breslau, tu l 'étrangleras; on t 'assommera, mais


c'eft égal, tant mieux , ce sera fini ! »


Ensuite, je voyais la figure du père A n t o i n e ,


celle de M . N i v o i , de la mère Balais, & je pensais :


« Qu'eft-çe qu'ils.diront ? » (


Cela me troublait. Mais j 'en voulais terrible-


ment à madame Madeleine, que je considérais


comme la principale cause de .tout, par sa bêtise


& sa vanité. Je l'avais en horreur!


Ce n'eft que bien loin, après avoir passé par la


rue'Copeau, par le Jardin des Plantes & par le


pont en face, que je me trouvai place de la Baftilie,


près de la colonne, où le marchand de coco faisait


résonner ses timbales. L e monde m'entourait.


Alors, les genoux tremblants, j'allai m'asseoir sous


la tente d'un café, en demandant de la bière, & là,


les jambes croisées, je me mis à regarder la foule


qui se croisait, criait, montait en omnibus, les


voitures par douzaines qui passaient, les cochers


en l'air qui s'injuriaient.


J'étais comme au milieu d'un songe. U n e di l i -


gence qui retournait au pays me révei l la; je me


dis en moi-même :


« A h ! si j'étais là-haut! . . . après-demain je serai


à Saverne, & malheur à Breslau, malheur! »


Je me levai, je payai & je partis sans avoir bu .


ma bière.




246 Histoire d'un homme du peuple


Je traversai à la nuit noire la place de l 'Hôtel-


de-Vil le. Plus loin, les grandes ombres des tours


N o t r e - D a m e , du pont & des vieilles maisons


remplissaient la rivière creuse, qui clapotait &


brillait au-dessous. Les terribles hiftoires de la


Révolution me revinrent, & je pensai :


« Combien la vieille rivière a déjà porté de


morts! des gueux & des braves gens.. . Mainte-


nant, ils dorment! . . . Mais ceux qui se tuent sont


des lâches.. . ils ont peur de souffrir! »


Quelques minutes après, je tirais le cordon,


la porte s'ouvrait, & je grimpais dans ma chambre»




Histoire d'un homme du peupla 2 4 7


. X X


Depuis ce moment, de temps en temps, l'idée


me revenait encore d'aller à Saverne & d'assommer


M . Bres lau; mais je me répétais chaque fois :


« A quoi cela servirait-il ? Â te faire prendre par


les gendarmes, & à désoler la mère Balais. T o u t e


la ville te mépriserait; madame Madeleine te re-


garderait d'un air d ' indignation; mademoiselle


Annette, en te voyant, détournerait la tête, le père


Antoine s'écrierait •: « Jamais je n'aurais cru ça


de l u i ! » M . Nivoi , le père Vassereau, le capi-


taine Florentin, madame Frentzel , enfin, tous les


braves gens du pays seraient forcés de te donner


tort. Refte tranquil le, Jean-Pierre! »


Naturellement ces idées ne me réjouissaient pas


• beaucoup; mais quand on n'eft pas le plus fort, on


finit tout de même par se faire une raison.


L'hiver approchait : les Savoyards, en grosses


vestes rapiécées aux coudes & pantalons de toile,


le bonnet de laine crasseux tiré dans ia nuque, la




248 Histoire d'un homme du peuple


figure & les mains noires, sous la porte des mar-


chands de v in , près de leurs réchauds en tôle,


commençaient à vendre des marrons; les joueurs


d'orgue arrivaient aussi, le Prado s'ouvrait; des


files d'étudiants, leur cahier sous le bras, le dos


rond, le col relevé, les mains dans les poches,


couraient à leurs écoles; les petites averses froides


& les nuages gris annonçaient l 'hiver.


A h ! l 'hiver n'arrive pas à Paris avec des sacs de


pommes de terre & des fagots! Ceux des villages


croient connaître l 'hiver, ils disent : « Des pommes


de terre à l'eau !. . . toujours des pommes de terre ! »


Mais s'ils étaient forcés de dire : « Pas de pommes


de terre ! » ce serait encore autre chose.


Enfin j 'avais de l 'ouvrage, & le soir-en rentrant


me coucher, je trouvais ma bonne couverture.


Quand on vient de passer dans la nuit pluvieuse,


près de cinq ou six mendiants, de femmes à demi


nues, leurs petits enfants dans les bras, ou de vieux


tout grelottants, assis sous le réverbère qui trem-


blote, une couverture chaude vous paraît bonne.


O n ne pense pas : '.


« Les autres ont des lits de plume, les autres ont


de bons tapis, les autres ont de la musique & des


feftins jusqu'à m i n u i t , les autres dansent au


Prado & boivent du punch en attendant le carna-


v a l ! *


On pense :




Histoire d'un homme du peuple 249


« Beaucoup d'autres, qui me valent, n'ont que


le pavé pour reposer leur tête & les nuages gr; -


pour s'abriter! »


On pense aussi :


a Supposons que tu sois marié, par malheur, S'


quel 'ouvrage manque, qu'eft-ce que deviendraient


ta femme & tes enfants? Et dans la vieillesse,


qu'eft-ce que tu deviendras toi-même ? ¡1


Ces idées apprennent aux ouvriers de Paris à


réfléchir; au lieu de vivre sur leur propre cave,


comme les paysans, ils s'inquiètent les uns des


autres; ens ' inquiétant des autres, ils s'inquiètent


pour eux-mêmes; & je me rappelle que dans ce


temps ils avaient déjà des idées dé s'associer. Ces


idées sont devenues plus fortes de jour e'n jour.


Moi, malgré tout ce qu'on dit contre, je trouve ces


idées juftes. Quels êtres assez barbares pourraient


dire à leurs semblables :


« V o u s travaillerez toute votre vie, & puis vous


mourrez dans la misère. N o u s ne voulons pas que


vous vous aidiez ! »


Ce serait abominable, & pourtant i l se trouve


des égoïftes pareils ! T o u t ce que je leur souhaite,


c'eft que Dieu les prenne en grâce.


Pendant ce temps, le travail continuait & les


disputes du caboulot allaient leur train ; elles de-
venaient même tellement fortes, que les journa-


liftes & les peintres avaient l 'air quelquefois de se




25o Histoire d'un homme du peuple


prendre aux cheveux. Us ne parlaient alors que


des banquets réformiftes : c'étaient des banquets


où les députés de l 'opposition faisaient des dis-


cours, en laissant les fenêtres ouvertes pour être


entendus de tout le monde.


Montgaillard Usait ces discours, — qui reve-


naient de Dijon, dé* Châlons, de Li l le , de Mâcon.


— tellement beaux, tellement juftes, que j 'en avais


les larmes aux yeux . Je pensais :


« V o i l à des gens qui parlent bien & qui disent


ce qup tout le monde sait. Maintenant M . Guizot


verra c lair; il reconnaîtra lui-même ses torts, & ,


mon D i e u ! nous lui pardonnerons, pourvu qu'il


promette de ne plus recommencer. A tout péché


miséricorde! »


Je n'en voulais pas à cet homme, mais d'autres


ne pouvaient plus entendre parler de lui sans de-


venir furieux. Montgaillard tenait pour Ledru-


Rol l in , Coubé pour Lamart ine , d'autres pour


Odi lon Barrot et pour Duvergier. Moi je trouvais


"tout très-bien; j'aurais été bien embarrassé de faire


j n e différence entre eux.


E n sortant du caboulot, i l m'arri vait quelquefois
de demander à M . Perrignon lequel lui plaisait le


plus, mais il me répondait toujours ; -


« Les hommes ne font rien à la chose; nous


avons le malheur en France de nous attacher aux


hommes, qui finissent tous par croire qu'on ne




Histoire d'un homme du peuple 2 5 [


peut plus se passer d'eux. Combien j'en ai vu de


cette espèce depuis trente ans ? E h bien ! tous sont


paYtis, & la nation eft toujours là, qui ne s'en porte


pas plus mal. C'eft pourquoi, Jean-Pierre, il


faut s'attacher aux idées. Odilon Barrot de-


mande l'adjonction des capacités, Ledru-Rol l in


demande le suffrage universel. Si le peuple était


instruit , le suffrage universel serait très-bon;


mais dans ce moment ou le quart de la nation ne


sait pas lire, l'adjonction des capacités me paraît


meilleure.


« G u i z o t & Louis-Phi l ippe ne veule.nt dans leur


Chambre que l'esprit de gain et d'avarice, qu'ils


appellent l'esprit d'ordre, de conservation; ils re-


poussent l'esprit d'honneur, de juftice& de liberté,


qui fait pourtant seul les grandes choses : ils re-


poussent l'adjonction des capacités.


« Odilon Barrot et Duvergier ne demandent


que cela-pour le moment; je leur donne raison. Il


faut d'abord inftruire le peuple, & quand il eft


inftruit, lui demander son avis.


« L'opinion d'un aveugle sur les couleurs ne


signifie r i e n , & ce serait même se moquer de son


infirmité, que de lui demander'sa manière de voir


sur un tableau; ce serait se moquer de tout le


monde, que de déclarer ensuite qu' i l juge bien,


qu'il voit seul clair & que les autres sont aveuglés.


Mais les grandes injuftkes produisent des contre-




2 b 2 Histoire d'un homme du peuple


coups pareils; en se repoussant, tantôt les uns,


tantôt les autres dépassent le but. C'eft dans la


juftice qu'i l faut refter ! * *


Il me disait cela simplement, mais les autres


camarades voulaient le suffrage universel , &


Quent in s'écriait :


« Les hommes sont égaux, ils doivent tout


mettre en c o m m u n , à commencer par les idées.


Quand le vote de l 'un ne vaudra pas plus que celui


de l 'autre, alors ceux qui n'ont rien ou pas grand'-


chose voteront qu'i l faut tout rapporteràla masse.


C e sera la révolution pacifique, & l 'on partagera


tout par portions égales. »


Lorsqu' i l parlait, je trouvais aussi son idée très-


belle; mais un jour qu'il disait ces choses au ca-
boulot, le père Perrignon, qui souriait d'un ail
tri (te, lui répondit :


« T u raisonnes bien, Quent in , tu fais des pro-


grès! O u i , c'eft jufte, tous les hommes sont-égaux;


il n'y a plus de fainéants, de voleurs, d'imbéciles;


plus de lâches, plus d'envieux. Et puisque nous


sommes tous bons travailleurs, d'abord les salaires


doiventêtre égaux. Ensui te , puisque nous sommes


tous honnêtes, tous' courageux, tous intelligents


tous prêts à mourir pour la juftice, i l ne doit pafe


non plus exifter de différences entre nous, soit pa>-


la fortune, soit par l'eflime du pays, soit de toute


autre façon. Il faut donc abandonner tous les biens




Histoire d'u;i homme du peuple 253


particuliers, et nous ranger au même n i v e a u : i l


faut établir le communisme ! »


Il souriait, mais on voyait bien que cela lui pa-


raissait méprisable.


« E h b ien! oui , dit Quent in , elt-ce que vous


trouvez que ce n'eft pas jufte?


— Je trouve que c'eft commode pour les fai-


néants, les voleurs & les imbéciles, pour les lâches


& les envieux, répondit-il. V o i l à tout! Seulement,


je crains que cela ne cause de terribles batailles.


Eft-ce que tu crois qu'i l suffise de déclarer à la


majorité que deux & deux font cinq, pour avoir


raison? Eft-ce que les choses changent parce que


nous sommes des bêtes, & que nous les voyons à


rebours, ou parce que nous sommes des gueux ,


qui voulons les cacher & les pervertir à notre


avantage ? Eft-ce que le bon sens ne finit pas t o u -


jours par avoir le dessus, la mauvaise foi & la


bêtise le dessous? Eft-ce que tu crois qu ' i l suffise


de se voter les biens des autres, pour qu' i ls vous


les donnent ? Eft-ce que tu crois que ces autres,


après avoir gagné leurs biens par le travail , le


courage & Pobftination contre les fainéants, les


voleurs, les imbéciles, les lâches & les e n v i e u x , —


qui se sont opposés à leur fortune de toutes les


manières, — crois-tu qu'ils ne sauront pas les dé-


fendre contre ces mêmes fainéants, ces mêmes vo-


leurs, ces mêmes imbéciles, ces mêmes lâches &


15




Histoire d'un homme du peuple


ces mêmes envieux? Détrompe-toi, Quent in , leur


position pour les défendre eft bien meilleure


qu'elle n'était pour les gagner. E t la même force


qu'i ls ont eue, ils l 'auront toujours. Dans les pre-


miers temps, ils pourront être surpris; mais ils se


remettront & se vengeront. E t s i , par impossible,


le nombre les accablait, alors la vieille race fran-


çaise serait perdue; la vieille race laborieuse, cou-


rageuse & fière, qui fait l 'admiration du monde


depuis des milliers d'années, n'exifterait p l u s ; &


les fainéants, après avoir dévoré dans la paresse


les richesses de la nation, en faisant des phrases


contre le bon sens, finiraient par se manger les uns


les autres. Les Russes, les Prussiens, les Anglais,


viendraient les a ider ,& mettraienttout en commun


dans leur poche, les communiftes avec, en les for-


çant alors de travailler au moyen du knout. C'eft


ainsi que la France pourrait voir sa fin, comme


d'autres nations aussi grandes, aussi fortes, se sont


.vues périr misérablement, lorsque la vermine des


jouisseurs et des fainéants avait pris le dessus


chez e u x .


« U n e injuftice en amène toujours une autre.


M . Guizot repousse l'adjonction des capaci-


tés, chose jufte, ut i le , que tous les braves gens


veulent; alors, d'autres demandent le commu-s


nisme! S'il coule du sang, c'eft sur la téte de


M . Guizot qu'il doit retomber. I l voit où nous




Histoire d'un homme du peuple a55


allons .. mais il tient à son miniftère, & nous dit :


« Choisissez entre mon orgueil & l 'abîme ! s o u -


mettez-vous, ou périssez ! »


E n parlant ainsi , M . Perrignon était devenu


tout pâle; & tout à coup, sans rien ajouter, i l se


l e v a & sor


Quent in dit alors :


« Je voudrais le voir discuter contre Cabet;


comme il l'écraserait! Moi , je ne veux rien ré-


pondre; c'eft un v ieux de 8 9 , qui se figure qu ' i l
n'y a rien au-dessus de la liberté. 3)


Mais, depuis, j 'avais une grande défiance contre


ceux qui voulaient se voter les biens des autres.


Je me promettais en moi-même, de me tenir t o u -


jours avec ceux qui veulent gagner leurs biens par


le travail & la bonne conduite. E t je pensais aussi


que, si nous avions le suffrage universel un jour,


on inftruirait le peuple, & qu'alors tout le monde


reconnaîtrait que rien n'était meilleur pour la


nation.




î f o Histoire d'un homme du peuple


X X I


A la fin de novembre, on n'aurait plus trouvé


de différence entre les deux côtés de notre cabou-
lot. P lus l 'ouverture des Chambres approchait,
plus les disputes augmentaient. T o u t le monde se


mêlait de politique, les ouvriers comme les peintres


& les journaliftes; chacun soutenait son idée sur


la réforme, sur l'adjonction des capacités, sur les


banquets, sur le suffrage universel.


Dans le même temps il pleuvait tous les jour"s.


Je ne crois pas qu'il exifte une ville plus humide


en hiver que Paris, principalement dans ces petites


rues larges de trois ou quatre pas, où les chéneaux


manquent. L a pluie s'égoutte du matin au soir,


& quand elle a fini de s'égoutter, une nouvelle


averse arrive. L a nuit on entend clapoter ces


gouttières durant des heures, les ivrognes passer


dans la boue en grognant, & les rondes des muni-


cipaux arriver ensuite avec leurs falots, car les


réverbères s'éteignent.




Histoire d'un homme du veuple z$y


On ne peut pourtant pas rester toujours jusqu'à


minuit dans sa chambre, à regarder l 'eau couler


sur ses vitres en tabatière, & la lune brouillée


écarter de temps en temps les nuages. J'avais


acheté, rue Mazarine, u n vieux caban de laine


chez un fripier, où les étudiants laissent tout en


partant pour les vacances. Il était brun, il avaif


de longs poils, & je sortais le soir avec cela sur le


dos. Je me promenais le long des quais , entre le


pont Saint-Michel & le Pont-Neuf, une ou deux


heures, pour respirer, regardant la Seine toute


jaune déterre glaise, qui montait jusqu'aux arches,


& rêvant au pays, à la mère Balais , à M . Breslau,


à la politique, aux misères-de la v ie , à tout.


Quand mes jambes commençaient à se fatiguer,


je rentrais me coucher.


Un soir que j 'avais fait ainsi mon tour & que je


remontais la rue de la Harpe, sur le coup de neuf


heures, j 'aperçus Emmanuel qui venait jufte en-


face de moi , quelques livres sous le bras, un petit


manteau de toile cirée sur les épaules.


« H é ! c'eft Jean-Pierre ! s'écria-t-il.


— O ù vas-tu donc si tard? îui dis-je.


— A la conférence de Harlay. T i e n s , arrive, je


parle juftement ce soir.


— Mais qu'eft-ce que c'eft?


— Une réunion d'étudiants de troisième année,


On discute, on s'habitue à plaider.




?58 Histoire d'un homme du peuple


— E t où ça?


— A u Palais-de-Juftice, septième chambre de


police correctionnelle. Quand les tribunaux finis-


sent, nous commençons. Lorsque les j chats sont


partis, les rats t iennent leur chapitre. »


Il riait. Je le suivais, curieux de voir cela.


« Mais je n'oserai peut-être pas entrer, E m -


manuel?


— Sois donc tranquille. »


N o u s arrivions alors à la grille sombre, gardée


par un municipal , l 'arme au bras. T o u t se taisait


pendant que nous traversions la cour & que nous


montions le grand escalier; rien ne bougeait.


Dans le veftibule, entre les colonnes, une petite


lanterne accrochée au mur éclairait l'entrée de


l'escalier à droite.


N o u s montâmes, & deux minutes après nous


arrivâmes dans l ' immense salle des Pas-Perdus ,


sombre, humide et froide. N o s pas résonnaient


sur les dalles au loin. Alors aussi quelques voix,


une espèce de bourdonnement, s'entendait. E m -


manuel me d i t ;


« Je crois que la conférence eft commencée. »


Il entra dans une allée. Il fallut encore monter


un escalier en z igzag et pousser une porte. A cette


porte était un autre municipal assis sur une


chaise. E t je vis alors la septième chambre de


police correctionnelle; de vieilles peintures à la




Histoire d'un homme du peuple a 5g


voûte, une eftrade au fond, les étudiants, repré-


sentant les avocats, assis en bas dans des bancs en


demi-cercle, & deux ou trois en robe sur l'eftrade,


des tablés devant e u x , représentant les juges. P l u -


sieurs tournèrent la tête, d'autres tendirent la


main à E m m a n u e l , qui me dit en s'asseyant :


« T i e n s , mets-toi là. »


O n parlait déjà. C'était tout à fait comme u n


tribunal. Je reconnus aussi dans le nombre C o -


quille, Siliery, & plusieurs autres que j 'avais vus


cinq mois avant au reftaurant Ober.


Celui qui plaidait parlait t rès-bien; c'était u n


peth; bossu qui s'appelait Vauquier . L e président


s'appelait Faur-Méras ; i l avait une belle figure &


portait la barbe pleine.


Emmanuel m'expliquait ces choses tout bas


à l'oreille. Je me souviendrai toujours que le


petit bossu parlait d u gouvernement chargé de


tout en France : de la paix & de la guerre, du re •


couvrement des impôts, de l'entretien des routes,


de la vente du sel, du service des poftes ; enfin de


tout. Il disait que ce n'était pas de même en


Angleterre, que dans ce pays le gouvernement ne


se mêlait pas des grandes entreprises, & que la


prospérité de son agriculture, la grandeur de son


induftrie, la force de sa marine, l 'étendue de son


commerce & de ses colonies venaient d e l à ; qu' i l


laissait à chacun sa liberté, pendant que chez nous




Î6O Histoire d'un homme du peuple


le gouvernement se mêlait des affaires de tout le


monde.


Il finit par dire que le gouvernement ne devait


pas se mêler de l 'inftru£tion,que les pères & mères


devaient être libres, que c'était leur droit naturel,


& que les droits naturels passent avant les autres.


Ensuite , il s'assit.


Je me rappelle bien tout cela, parce que c'était


du nouveau pour moi .


Le tour d 'Emmanuel étant venu, j 'eus peur de


le voi» embarrassé; mais i l se leva sans gêne &


parla si bien que j 'en fus étonné.


Il dit que les pères & mères devaient être libres


d'inftruire leurs enfants de la manière qui leur


conviendrait, comme ils sont libres de les nourrir


selon leurs moyens; mais qu'ils ne sont pas libres


de les laisser mourir de faim, parce que c'eft con-


traire à la morale, ni de les laisser dans l ' igno-


rance, parce que c'eft aussi contraire à la morale.


Il dit que chacun eft libre de s'habiller comme


il lui plaît, mais que dans un pays civilisé comme


le nôtre/on ne doit pas être libre d'aller n u ; que


ceux qui réclament des'libertés pareilles sont des


fous.


11 dit ensuite que l'inftruction n'eft pas une


entreprise de commerce, mais que c'eft un bienfait


de la patrie, un droit pour tous les Français d'en
jouir, comme de respirer l'air de la France; que le




Histoire d'un homme du peuple 2 6 1


*5.


gouvernement ne doit pas se charger de fournir
l'air, le soleil, l'inftrudtion; mais qu' i l a le devoir
d'empêcher qu'on en prive les enfants, & qu' i l doit
même ordonner que chacun en jouisse selon le
hameau, le vi l lage, la vi l le où il se t r o u v e ; & q u i
s'il fait des routes pour cause d'utilité publ ique, le
ferait aussi bien de bâtir des écoles.


Il dit aussi que l 'amour de la patrie eft en p ro
portion du bien que la patrie vous fait, & qu 'un
Français à v ingt ans doit s'écrier en lui-même :


« Quel bonheur pour moi d'être né plutôt en
France qu'en Russie , en Espagne, ou partout
ail leurs! mon pays m'a donné de l ' inftrudtion,
il m'a montré mes droits & mes devoirs. Ai l leurs ,
je ne serais qu'une brute ; ic i , je suis un h o m m e ! »


L e devoir de tous les gouvernements eft de
faire des citoyens. Celui qui ne répand pas l ' i n -
ftruction ne fait pas de citoyens; il eft responsable
envers la patrie, envers le genre humain , envers
Dieu, du bien qu'i l ne fait pas & qu' i l pourrait
faire.


Voilà ce qu 'Emmanuel dit avec beaucoup de
force.


D'autres encore parlèrent, & seulement vers
minuit nous sortîmes de cette conférence. Il p leu-
vait très-fort. L a nuit était bien noire.


L a sentinelle sortit une seconde de sa guérite
pour nous voir passer, puis elle rentra.




Histoire d'un homme du peuple


Nous remontions la rue tout seuls, Emmanuel


& moi, la tête baissée sous la pluie, en allongeant


le pas, & je lui disais :


« O u i , tu as bien raison, ceux qui n'ont pas


d'inftruclion n'ont pas de patrie. Ils sont t o u -


jours pour celui qui leur donne du pain, qu' i l


s'appelle Jacques, Jean ou Nicolas, qu' i l soit A n -


glais, Russe ou Français. Ils se moquent de leur


pays, ils ne connaissent qu 'un homme. Ceux qui


doivent l'inftruction à la patr ie , mettent leurs


devoirs envers elle au-dessus de tout.


— Je le pense, » fit-il.


N o u s étions alors au coin de la rue des Mathu-


rins-Saint-Jacques. Il me serra la main & nous


nous séparâmes.


« Quelle chose magnifique de pouvoir s'in-


ftruire ! me disais-je. Dans quelques années E m -


manuel sera juge, avocat, procureur du roi. T o i ,


malgré ta bonne volonté, tu seras toujours ouvrier


menuisier. Mais il ne faut pas te plaindre, bien


d'autres voudraient être à ta place & avoir un bon


état, a




Histoire d'un homme du peuple


X X I I


Les Chambres s'ouvrirent le 27 décembre 1847.


T o u t ce qui me revient sur ce la , c'eft que L o u i s -


Phil ippe commença par faire u n discours, où les


gens des banquets étaient traités d'aveugles &


d'ennemis, & qu'ensuite, durant trois semaines,


on ne fit que batailler pour savoir ce qu' i l fallait


lui répondre; que Lamartine, T h i e r s , Odi lon Bar-


rot, Duvergier, Ledru-Rol l in & beaucoup d'au-


tres s'en mêlèrent, & que finalement la majorité


vota comme toujours que M . Guizot avait raison.


Chacun peut encore l i r e , dans les anciennes


gazettes, ces discours où les uns criaient que tout


était bien & les autres que tout était mal.


En même temps les étudiants réclamaient leurs


professeurs M i c k i e w i c z , Quinet & Michelet ; ils


ne voulaient pas des nouveaux, & je me rappelle


qu 'un matin toute la rue Saint-Jacques, depuis


la place Sorbonne jusqu'au pont N o t r e - D a m e ,


était remplie de troupes. Il pleuvait à verse. Ces




2 0 4 Histoire d'un homme du peuple


pauvres soldats, leurs larges baudriers en croix,


la giberne aux reins & l 'arme au pied, étaient


trempés comme des malheureux. O n n'entendait


plus passer les voitures, on n'entendait plus que


les crosses de fusils sur les pavés, & le piétine-


ment des hommes dans la boue.


C'était trille de voir des choses pareilles dans


une ville comme Paris. Les étudiants défilaient


entre les rangs pour se rendre à leur école. C'eft


par ce moyen qu'on croyait leur donner le goût


des études & l 'amour de leurs nouveaux profes-


seurs ! S'ils ont fini par se révolter, eft-ce que c'en


étonnant? T o u t le mondé criait contre ces abo-


minations, & donnait raison aux étudiants. Mal-


gré cela, les gens reftaient calmes. Seulement le


bruit courait que nous aurions bientôt ùn ban-


quet au douzième arrondissement.


N o u s autres, chez M . Braconneau, nous tra-


vaillions comme à l 'ordinaire, & ce qui m'étonnait


le plus, c'eft que dans notre pauvre petite gargote,


rue Serpenté, les journaliftes & les peintres se


taisaient alors. Seulement , tantôt l ' u n , tantôt


l 'autre, se mettait à lire tout haut & lentement


les discours de la Chambre. O n aurait cru qu'ils


avaient peur d'ajouter un mot à ces discours, & ,


pour mon compte, j e trouve qu'i ls avaient raison.


T o u s sortaient en s i lence, la figure sombre-,


Montgaillard seul clignait de l 'œil quelquefois à




Histoire d'un homme du peuple 265


Quentin, en faisant tourner une grosse trique au-


tour de son épaule.


Un jour, comme je disais au père Perr ignon s
en rentrant à l 'ouvrage, que tout avait l 'air de


s'apaiser, il me répondit :


« C'eft toujours ainsi la veille d'un grand coup,


.lean-Pierre. A mesure que le mouvement s 'ap-


proche, chacun fait ses réflexions, chacun se de-


mande : « Jusqu'où faut-il aller? Eft-ce que cela i


vaut la peine de risquer ma v i e , celle de ma


femme & de mes enfants? » U n grand nombre


alors se retirent, d'autres prennent leur parti, &


tout semble tranquille. S i tu connaissais le bord


de la mer, je t 'expliquerais mieux la chose. J'ai


v u cela de ma prison, au fort Saint-Michel , vers


le temps de la pleine lune. T o u t a l 'air paisible


svrr.le rivage. L a mer s'enfle en haut ; elle s'ap-


proche comme une seule vague, & d'un coup tout


monte avec.fracas, de v i n g t , trente & quarante


pieds : c'eft le flot !


« Plus tard tout s'affaisse encore une fois.


« En profitant du flot, on peut s'avancer bien


loin dans les terres, & par le reflux on peut recu-


ler d'autant. V o i l à l'hiftoire des hommes, la vraie


cause dès révolutions, des grands progrès et des


grandes reculades. Quand le flot pousse, rien ne


peut l'arrêter; quand il recule, il faut jeter l'ancre


où l 'on eft, pour attendre un nouveau flot.




266 Histoire d'un homme du peuple


« C e u x qui sont à la tête des gouvernements,


s'ils ont un grain de bon sens, s'ils ne sont pas


gonflés d'orgueil, s'ils méritent la confiance que


le pays leur accorde, doivent sentir le flot qui


vient, ils doivent le laisser passer : — c'eft un pro-


grès naturel comme l'adjonction des capacités.


S'ils lui résilient, s'ils veulent le briser à coups de


c a n o n , cela peut devenir le déluge.


« L a bêtise humaine eft cause de ces malheurs.


N o u s avons eu dans ce temps notre premier flot


en 89; la résiftance des Allemands, des Anglais


& des ariftocrates de tous les pays en a fait g 3 .


Et le flot, après avoir tout surmonté, s'eft répandu


jusqu'au fond de la Russie. I l s'eft retiré en 1814.


I l eft revenu en i 8 3 o . Il revient.. . il reviendra


toujours ! Il a toujours exiflé ; mais les hommes,


encore dans l ' ignorance, ne l 'ont pas compris; ils


ont voulu se mettre contre, ils n'ont pas vu que


c'était nécessaire & forcé, comme le retour du so-


leil & la marche de's saisons. Maintenant ce sera


plus clair, espérons- le ; les égoïftes seuls et les


orgueilleux se feront noyer, en allant contre le


flot qui monte. »
1 Quand le v ieux Perrignon m'expliquait ces c h o -


, ses, je voyais qu' i l réfléchissait pour lu i -même;


ses grosses joues se plissaient, il serrait les lèvres


& toussait tout bas en répétant :


« Ça marchera! »




Histoire •d'un homme du peuple 2 C 7


T o u s les fours je l 'accompagnais, mais au lieu


d'aller directement rue Clov is , comme autrefois,


nous prenions d'abord le chemin de l 'Odéon par


la rue Racine, & nous passions sous les arcades.


Il achetait VHistoire des Girondins, de L a m a r -
tine, & me disait '


« Quand j 'aurai tous les cahiers, je les ferai


relier & je te les prêterai ! C e que j 'en ai déjà lu


me plaît; c'eff jufte, c'eft beau, c'eft grand. Chacun


y trouve son compte, les républicains comme les


autres. Lamart ine, malgré ces professeurs qui se


figurent être des génies à force d'orgueil & d ' in-


solence, a plus de clarté & de bon sens qu'eux


tous, parce qu'i l a plus de cœur. O n dit de lui :


« C'eft un poëte! » O u i , c'eft u n poëte, il voit


plutôt la grandeur de l 'homme que sa bassesse;


mais c'eft le défaut de tous ceux qui voient de


haut & de loin, ce n'eft pas le défaut des fourmis.


Cet homme comprend la liberté. Si le flot arrive,


c'eft lui qui devra tenir le gouvernail & jeter


l'ancre au reflux. Dieu veuil le que le peuple com-


prenne ses intérêts !»


Ces paroles me donnaient confiance; & ce n'eft


pas seulement moi , ce n'eft pas M . Perrignon &


quelques autres qui se reposaient sur Lamart ine ,


c'étaient presque tous les ouvriers. U n bien petit


nombre parlaient de Louis Blanc, de Cabet & de


Raspail, que tous reconnaissaient pour de vrais




2 6 8 Histoire d'un homme du peuple


républicains, mais qui n'avaient pas encore dit
tout ce qu'ils voulaient. U n seul livre de Louis
Blanc, sur l 'égalité des salaires, faisait réfléchir
les fainéants qu'on pouvait tout avoir sans rien
gagner; les bons travailleurs n'en voulaient pas.
C'eft ce qui m e revient à la minute.


O u i , le père Perrignon parlait de ce livre
comme de la plus dangereuse folie du monde. Il
m'a répété souvent :


« C e livre semble dire aux ouvriers laborieux :
« Échinez-vous ! les fainéants auront le plaisir de
manger votre g a i n ; ce sera votre réjouissance. »


Enfin, il faut que j 'arrive à la révolution. Si je
n'ai pas été partout, au moins ce que j'ai vu , j 'en
suis sûr ; voilà le principal.


Depuis trois ou quatre jours on disait : « Nous
aurons le banquet! » Ensuite : « Nous ne l 'au-
rons pas, le préfet de police s'y oppose. » Ensuite :
« O n l'aura tout de même ; Odilon Barrot eft à
la tête. » Ensuite : « Odi lon Barrot renonce! »
etc., etc.


Finalement, le 21 février, vers neuf heures du
matin, nous étions à l 'ouvrage, lorsqu'un vieux à
barbe grise, pâle, le nez long, les sourcils blancs,
le chapeau à larges bords penché sur la nuque,
une grosse cravate de laine roulée autour du cou,
& la figure assez respectable, entra dans notre
atelier en demandant ;




260


« Monsieur Braconneau?


— Il n'y eft pas; c'en moi qui le remplace, ré-


pondit le père Perrignon.


— Eh bien ! vous le préviendrez que le banquet


aura lieu demain -aux Champs-Elysées , dit cet


h o m m e , en nous regardant avec ses yeux gris


très-vifs. C'eft en tenue de garde national qu'i l


doit venir, & sans armes.


— A l o r s , nous autres qui ne sommes pas de


la garde nationale, on nous laisse dehors? dit


M. Perrignon.


— A u contraire... au contraire.. . venez tous!


Plus il viendra de monde, mieux ça vaudra, ré-


pondit cet homme en souriant & clignant del 'œi l .


C'eft une proteftation, une proteftation pacifique,


bien entendu. Pas d'armes... beaucoup d'unifor-


mesde gardes nat ionaux. . . Beaucoup de monde.. .


c'eft ce qu'il faut. » .


E t regardant le père Perr ignon, il ajouta :


« Vous êtes un ancien, vous devez me com-


prendre ?


— O u i , & nous sommes d'accord.


— A h ! tant m i e u x ! Vous vous appelez?


— Perrignon.


— H é ! parbleu! moi je suis Delaroche; nous


devons nous connaître.. . nous avons v u les mêmes


pays. »


Ils riaient.




270 Histoire d'un homme du peuple


Ce vieux avait mis la main sur l 'épaule du père


Perrignon.


Ils prirent une bonne pr ise , & Quentin de-


manda :


« C'eft pour demain?


— D e m a i n , à d ix heures, en route! pour être


là-bas vers onze heures. Mais je suis pressé, j 'ai


d'autres connaissances à voir, dit ce vieux. N ' o u -


bliez pas l 'uniforme de M . Braconneau, c'eft in-


dispensable.


— Soyez tranquille, » répondit le père Perri-


g n o n e n l u i serrant la main.


Alors i l sortit; & comme chacun se croisait les


bras, M . Perrignon tira sa grosse montre du


gousset en s'écriant :


« Encore d ix minutes avant d'aller prendre un


bouillon. »


E t l 'on se remit à l 'ouvrage, la tête pleine de


ces choses.


A u bout de d ix minutes, chacun passa sa vefte,


on sortit, on acheta son pain & l'on descendit en-


semble au caboulot.
L a nouvelle était partout. Madame Graindorge,"


ses gros bras croisés, riait comme une bienheu-


reuse :


« E h bien! votre banquet, v o u s l 'aurez à la fin,


criait-el le; ce n'eft pas malheureux, voilà bien


assez de temps qu'on en parle. »




Histoire d'un homme du peuple . 27 1


Les journaliftes & les peintres, dans leur cham-


bre, parlaient de mettre de l'ordre dans la marche,


Coubé disait :


« Lamartine, T h i e r s , Barrot viendront. »


Montgaillard criait :


« N o u s n'avons pas besoin d'eux ! »


Enfin les cris recommençaient au caboulot.
« E t qu'eft-ce que dira M . Braconneau? de-


manda Valsy .


— C'eft bon, je m'en charge, répondit le père


Perrignon, L 'ouvrage presse; mais, s'il le faut,


nous passerons la nuit . »


T o u t le monde s'écria qu'on passerait deux ou „


trois nuits s'il le fallait. Je n'ai jamais senti de


mouvement pareil en moi-même. C'était la pre-


mière fois qu'au lieu de travailler, de raboter &


de soigner pour mon propre compte, j 'allais aussi


faire quelque chose pour le pays. J'étais dans la


masse, c'eft vrai , je ne devais pas compter pour


beaucoup, mais au moins je n'étais pas un zéro.


Je voulais le banquet contre la Chambre des satis-


faits et je pensais :


« A h ! g u e u x , vous voulez nous empêcher de


nous réunir 1 Eft-ce que nous ne sommes pas


Français comme vous ? Eft-ce que nous n'avons


pas autant de droits que vous? »


L'idée de ces espèces de bandits dont m'avait


parlé Materne, qu'on mêlait avec le peuple sous




2 . J 2 • Histoire d'un homme du peuple


la figure d'honnêtes g e n s , pour assommer leurs


camarades, me revenait, & je me disais :


« T a n t mieux. . . on les étranglera! »


C'est ainsi que la colère me gagnait. Je voyais


à la mine des autres qu'i ls se faisaient des raison-


nements semblables.


C o m m e nous rentrions à l'atelier, M . Bracon-


neau arriva. L e père Perrignon lui dit aus-


sitôt :


« Il eft venu quelqu'un ce matin vous inviter


au banquet du douzième arrondissement, en re-


commandant bien de vous prévenir qu' i l fallait


mettre l 'uniforme de garde national.


— N o u s n'avons pas d'ordres, & je n'aime pas


le désordre, répondit M . Braconneau.


— Eh bien! vous ferez ce que vous voudrez,


répondit M , Perrignon, mais nous irons tous!


— Comment? dit le patron en nous regardant


étonné.


— O u i , nous i rons , parce que c'eft notre de-


voir, s'écria Q u e n t i n ; depuis trop longtemps on,


humil ie le pays avec ces députés à deux cents


francs de contribution, qui ne nous regardent pas.


Nous en voulons d'autres. Nous voulons que les


capacités arrivent.


— C'eft b o n , Q u e n t i n , dit M . Braconneau,


i l n'eft pas nécessaire de crier. Nous ne sommes


pas en révolution ic i , j'espère,! Mon D i e u , la




Histoire d'un homme du peuple 2T3


réforme, tout le monde la veut. Seulement ,


Perrignon, réfléchissez que vous avez femme


et enfants. Ce n'eft plus comme dans le temps,


quand vous étiez garçon. L e désordre n'amène


jamais rien de bon : les ateliers se ferment, les


ouvriers meurent de faim & les patrons' se ruinent.


Je n'aime pas le désordre.


— N i moi non plus, répondit Perrignon. Mais


je veux avant tout la juftice ; & quand l'ordre eit


établi pour élever les intrigants & tenir les travail-


leurs dans la bassesse, pour donner aux uns la for-


tunées honneurs, les bonnesplaces de père en fils,
& refuser aux autres tous les droits, tous les biens,


& même toute espérance ; quand il faut encore


acheter cette espèce d'ordre par la honte du pays . . .


Eh bien ! qu'il s'en aille au diable, & nous tous


avec ! Si la garde nationale avait toujours fait son


devoir, monsieur Braçonneau; si la bourgeoisie


riche avait pensé qu'elle n'eft pas seule au monde,


que les ouvriers, les artisans, les laboureurs ont


aussi des droits ; que le'devoir des premiers arrivés


eft d'aider les autres à monter, de leur donner


Pinftruction & de les rendre capables, — d'autant


plus que c'eft grâce à eux qu'on eft arrivé les pre-


miers ; — si elle n'avait pas vécu dans l'égo'isme


depuis dix-huit ans, trouvant tout beau, parce


qu'on lui adjugeait les revenus du pays, en ne


lui demandant que de voter en masse pour les




2 7 4 Histoire d'un homme du peuple


.miniftres; si elle n'avait pas cru que cela pouvait


durer... aujourd'hui, tout serait en ordre, & le


gouvernement nous aurait accordé de luirmême


ce que nous serons peut-être, forcés de prendre.


— M o i , je ne veux pas plus de Guizot que vous,


dit le patron. Depuis longtemps cet homme m'en-


nuie . Son insolence avec les députés de l 'opposi-


tion me paraît quelque chose de bien bas! Mais


v o i l à ! . . . l 'ouvrage presse, les commandes at-


tendent. . . .


— N o u s travaillerons le soir, répondit Perri-


gnon. N'eft-ce pas, vous autres? «


N o u s répondîmes tous que oui , que nous pas-


serions deux nuits s'il ïe fallait. E t comme le pa-


tron allait sortir, le père Perrignon lui dit encore :


« Monsieur Braconneau, venez avec votre uni-


forme. Si Louis-Phi l ippe apprend que beaucoup


de gardes nationaux sont mêlés au peuple, il ré-


fléchira que toute la nation veut l a réforme, &


nous l 'aurons tout de suite : Guizot sautera, tout


redeviendra tranquil le. Mais si nous sommes


seuls, le roi comptera sur la garde nationale, & . . .


vous comprenez ! Notre intérêt eft d'être unis. S i


nous sommes désunis , tout eft perdu.


— Al lons . . . a l lons. . . c'eft bon, nous verrons ça,


dit le père JJraconneau; peut-être bien que j ' irai.


Mais , dans tous les cas vous reviendrez aussitôt


le banquet fini?




Histoire d'un homme du peuple 2 7 ^


— C'eft entendu, » dirent Valsy & Quentin.


Alors on se remit à l 'ouvrage, & le soir chacun


tira de son côté. Je courus chez E m m a n u e l ; il


était sorti. Je courus au reftaurant Ober, cloître


'Sa int-Benoî t ; i l n'y était pas. T o u t semblait


calme dans le quartier. Les municipaux étaient à


leur pofte, rue des Grès. Les gens allaient & ve-


naient comme à l 'ordinaire;Tes voitures, se croi-


saient; en passant près des cafés, on entendait le


billes rouler & les joueurs compter leurs points.


Personne ne parlait de politique.


J'allai voir sur la place d u P a n t h é o n ; tout était


désert, pas une âme ne se promenait devant les


grilles. Quelques vieil les, la capuche tombant sur


le n e z , sortaient de la petite église de Saint»


Étienne-du-Mont. L e dôme sombre se découpait


sur le ciel éblouissant d'étoiles.


Je rentrai vers onze heures, sans avoir trouvé


mon camarade. C'était le 21 février 1848. L o u i s -


Philippe & sa famille ne se doutaient pas qu'i ls


se sauveraient trois jours après. M . Guisot s'obfti-


nait ,Odilon Barrot se retirait, les gens paraissaient


paisibles. — Voi là pourtant la v ie !




Histoire d'un homme du peuple


X X I I I


Le lendemain 22, en m'évei l lant, je vis qu'il


allait faire beau temps. L e ciel était gris comme


en hiver; des nuages s'étendaient au-dessus de


mes petites vitres, mais ils étaient h a u t s , et je


m'habi l la i , pensant que nous n'aurions pas de


pluie.


Rien ne me pressait, puisqu'on ne devait pas


travailler le m a t i n ; vers neuf heures seulement


je descendis pour aller déjeuner.


J'avais une longue bourse en forme de bas, &


comme l'idée des gueux q u i tuaient les gens avec


des triques plombées me revenait , je mis dans


cette bourse un paquet de gros sous, pour me dé-


fendre en cas de besoin.


Avec cela je partis. L a rue des Mathurins-


Saint-Jacques, celles de la Harpe & de l 'École-


de-Médecine fourmillaient déjà de monde. A u


ca£o«/of,la porte était ouverte, & les tables étaient


garnies de gens qui prenaient un verre de vin




Histoire d'un homme du peuple 277


en mangeant un morceau sur le pouce; tous des


étrangers, comme il arrive les jours de fête, où


chacun dîne dans l'endroit où il se trouve.


Enfin, ayant pris ma tranche de bœuf & ma


chopine de v i n , j 'allais me rendre sur la place du


P a n t h é o n , où les étudiants & les ouvriers du


quartier devaient se réunir, quand u n grand bruit


de pas, de voix & de cris : « V i v e la réforme ! »


se fit entendre. T o u s les assiftants se levèrent en


disant :


« C'eft la première colonne ! »


Et l'on courut dehors.


Les étudiants, les ouvriers, les bourgeois, enfin


tous les braves gens, sur une seule file, par trois,


quatre & six, descendaient bras dessus bras des-


sous la rue de la Harpe. J'aperçus Emmanuel


dans les premiers; il avait un large feutre gris &


marchait la tête penchée, tout rêveur, au milieu


de ces mille cris de ." « V i v e la réforme ! V i v e la


réforme ! » Aussitôt je courus à lu i :


« T e voilà ! lui dis-je; je t'ai cherché hier soir


jusque vers onze heures. »


Il leva la tête & me serra la main. Son air grave


m'étonnait. Les autres autour de nous parlaient,


riaient, criaient, chantaient; lu i , marchait sans


rien dire. A la fin pourtant, au passage du C o m -


merce, rue Dauphine, i l me dit :*


« Ce qui m'étonne, Jean-Pierre, c'eft que cinq


16




2 7 8 Histoire d'un homme du peuple


ou six individus assis dans ce - moment quelque


part aux Tui ler ies , ou partout ailleurs, en train


de déjeuner,de griffonner, ou de se gratter l'oreille;


des gens qui s'appellent des miniftres conserva-


teurs, des philosophes ou tout ce qu'on voudra,


des êtres qui n'ont jamais connu les souffrances


du peuple : — l 'hiver, où la neige tombe par le


toit sur la vieille grand'mère malade, sur la femme


enceinte, sur le petit enfant qui vient de naître;


le printemps, où l 'homme à la charrue souffle des


journées entières auprès de ses bœufs; l 'été, où i l


fauche n u i t & jour, les reins serrés dans son mou-


choir, tout brisé de fat igue! — ce qui . m'étonne,


c'eft que ces cinq ou s ix 'personnages, honorés,


flagornés, comblés de tous les biens par le travail


de la nation, s ' imaginent qu' i ls sont tout, que tout


eft fait pour eux, qu'i ls ont tout dit en ouvrant


leur grande bouche, & en criant d'un air solen-


nel : « N o u s ne voulons pas! nous n'approuvons


pas ! » & qu'ils se figurent que les trente-deux


millions d'autres, dont le moindre vaut autant


q u ' e u x , vont se courber sous leur sentence.


C'eft ce qui me fait rêver. Je vois ces miniftres !


je les vois qui sont là dans leurs fauteuils, les


jambes étendues, q u i se caressent le menton &


q u i se disent : « O u i . . . le peuple . . . la multitude.. .


E l le ose bouger... elle o s e ! » O h ! que cela m'é-


tonne, Jean-Pierre, & que cet orgueil me paraît




Histoire d'un homme du peuple 279


dégoûtant! A force d'avoir joué la comédie, ces


gens finissent par croire que la comédie c'eft le


monde I »


Voi la ce qu'i l me disait au mil ieu de la foule,


d'un air calme comme dans sa c h a m b r e , & je


trouvais qu' i l avait bien raison. Ces miniftres


disaient :


« Nous sommes responsables,ça nous regarde! »


Mais le plus responsable c'était Louis-Phi l ippe,


puisqu'il risquait tout en écoutant leurs conseils.


Enfin, après avoir traversé le Pont-Neuf & la


rue de la Monnaie , nous remontions la rue Saint».


Honoré. O n n'a jamais v u de plus magnifique


spectacle. De toutes les fenêtres, à droite & à
gauche, des femmes se penchaient en agitant leurs


mouchoirs blancs. A cette vue les cris de : « V i v e


la réforme! » redoublaient; d'un bout de la file à
l 'autre, cela ne faisait que monter & descendre,


& je me réjouissais en moi-même.


T a n t d'idées de toute sorte sur la Révolut ion,


sur les droits du peuple, sur la juftice, vous tra-


versaient la tête, qu'on avançait sans le savoir.


Plusieurs disaient qu'au printemps nous aurions


été couverts de fleurs, à cause de notre belle con-
duite, & je veux le croire; car plus nous avan-


cions, plus l'enthousiasme redoublait.


Notre colonne, étant arrivée enfin à la hauteur
de la place Vendôme, prit à droite & gagna les




•^8o Histoire d'un homme du peuple


boulevards sans rencontrer de troupes. Mais en


approchant de la Madeleine,. à travers la foule


Toujours plus épaisse, nous vîmes tout à coup


des régiments d'infanterie en l i g n e , l'arme au


pied ; ils s'étendaient devant les grilles sur les côtés


de l 'église, & nous en fîmes le tour, criant d'une


seule voix :


« V i v e la réforme ! »


Les soldats riaient en nous regardant d'un air


de bonne humeur.


Nous fîmes donc le tour de ces régiments, en


bon ordre, & plusieurs d'entre nous relièrent sur


cette place pour rendre visite à des députés dans


un café v o i s i n ; mais la grande masse poursuivit


sa route vers la place de la Concorde.


Toutes ces choses, je les ai devant les yeux


comme si c'était hier. Alors le bruit courait que


nous allions porter une pétition à la Chambre, &


la foule s'écarta pour nous laisser passer.


Nous arrivâmes près de la fontaine. E t ce qui


m'a toujours fait réfléchir depuis, c'eft qu'en ce


moment un homme habillé en général du premier


empire, — un v ieux, la figure couleur l ie-de-vin,


tout ridé, les y e u x encore vifs & l'air fin comme


un renard, son chapeau à cornes penché sur


l 'oreille, <— passa le long de notre colonne, en


nous disant tout bas :


* Criez : Vive la l igne! Criez : V i v e la ligne! »




Histoire d'un homme du peuple 281


Il clignait des yeux , & tout de suite je pensai :


« Ce vieux a certainement une bonne idée.


Nous n'en voulons pas à la l igne, & la l igne ne


peut pas non plus nous en vouloir. T o u s les


soldats de la l igne sont des fils d'ouvriers ou de


paysans comme nous. Qu'eft-ce que nous deman-


dons? L a réforme! elle eft aussi bonne pour eux


que pour nous. Ils n'ont pas d'intérêt à tirer sili-


ceux qui leur veulent du bien. »


J'admirais donc les paroles de ce vieux, & je ré-


fléchissais que c'était aussi bon pour les dragons,


pour les hussards, pour les cuirassiers, pour


tous les Français, qui doivent s'aimer, s'entr'aider,


& ne pas se massacrer entre eux comme des


bêtes.


En songeant à cela, je vis que nous arrivions


au pont de la Concorde, où personne ne se trou-


vait encore. Mais au même inftant u n pofte de


municipaux, nous voyant approcher, sortit du


corps-de-garde à droite, & vint se ranger en tra-


vers de ce pont. C'était un simple sergent qui le


commandait ,&, je pense, un Alsacien, c a r i ! avait


la figure rouge & les cheveux jaune clair. I l ne


commandait pas plus de quinze ou vingt hommes.


N o u s étions plus de mille, sans parler de la


ibule qui nous suivait. Ces hommes, en se mettant


à deux pas l 'un de l 'autre, n'auraient pu barrer le


pont. Je dois le savoir, puisque j'étais dans les


16.




2 S 2 Histoire d'un homme du peuple


trente ou quarante premiers. L e sergent ayant


dit à ses hommes, qui venaient l 'un après l ' au-


tre, tout essoufflés, de mettre la'baïonnette au


bout d u fusil , E m m a n u e l lui cria en alsacien :


« Camarade, pas de mauvaise plaisanterie ! »


E t comme, malgré sa colère, on passait à droite


& à gauche, il replia son pofte, & tout le monde


passa.


C'eft ce que j 'ai vu m o i - m ê m e ! Personne


n'eut besoin de découvrir sa poitrine en criant :


« T i r e z ! » parce que ces municipaux s'en allèrent


de bonne volonté, à la file, voyant bien que de


voulo ir , à quinze , arrêter tous les gens delà place,


cela n'aurait pas eu de bon sens. Mais il faut bien


inventer des choses extraordinaires; sans cela, ce


ne serait pas assez beau.


Enfin, nous passâmes ce pont, & de l'autre


côté, les grilles du palais des députés étant o u -


vertes, en arrivant auprès, toute la colonne se


débanda d 'un coup, courant dans les gril les, &


grimpant le grand escalier comme un troupeau.


Plusieurs criaient :


« V i v e la réforme! A bas Guizot ! »


J'étais déjà sur la plate-forme, en avant des


colonnes, & je me retournais pour retrouver E m -


manuel , quand je vis des gardes nationaux re-


fermer les grilles derrière nous-. Aussitôt l'idée me


vint que nous allions être pris comme des rats




283


dans une ratière, & voyant E m m a n u e l , je redes-


cendis en lui criant :


« Arrive ! »


A u même inftant les vitres de la C h a m b r e , entre


les colonnes, tombaient avec un grand b r u i t ; ceux


d'entre nous qui reftaient en haut , y jetaient des


pierres. •


E n bas, Emmanuel se précipita sur u n garde


nat ional , pour l 'empêcher de fermer la petite


grille à ga*uche; c'était la dernière ouverte. U n


grand nombre d'autres vinrent nous aider, pen-


dant que les gardes nat ionaux couraient au pofte


voisin chercher du renfort.


Plusieurs disent que des députés sort irent ,


afin de nous apaiser, mais je n'ai rien v u de sem-


blable.


L e tumulte était grand. U n nouveau pofte de


gardes nationaux parvint à fermer la dernière


porte, en chassant ceux qui se trouvaient encore à


l'intérieur. L a foule, arrivant alors de la place,


grimpait a u x gril les, & des enfants essayaient de


monter sur les deux grands socles, où l 'on voit des


ftatues de vieillards en robes & longues barbes,


assis d'un air majeftueux.


<c Partons, Jean-Pierre, me disait E m m a n u e l ;


retirons-nous plus loin, car ici la débâcle va com-


mencer, ce n'eft pas possible autrement, »


Nous repassâmes aussitôt le pont.




284 Histoire d'un homme du peuple


De l'autre côté s'avançaient en pointe les fossés


des Tuileries, où, s'étendaient de petits jardins


bien entretenus; de larges garde-fous en pierre


bordaient ces fossés. N o u s montâmes dessus, pour


voir ce qui se passait derrière nous.


A peine étions-nous là, que toute la foule en


masse se mit à courir sur le pont. Nous ne voyions


pas pourquoi, quand, regardant par hasard du


côté de l 'Inftitut, nous aperçûmes une file de


dragons qui venaient ventre à terre. Mais cet


escadron était encore si lo in, qu'i l n'avait pas l'air


d'avancer vite ; il ne lu i fallut pourtant pas plus


de deux minutes pour arriver au pont. T o u t le


monde criait :


« V i v e n t les dragons! »


Les dragons passèrent au galop sur le pont, &


quelques secondes encore, on vit leurs casques


briller au milieu de la foule, qui s'écartait devant


eux, & se refermait aussitôt derrière. L a place


était alors encombrée de monde. Il ne tombait pas


une goutte d'eau, mais l 'air était humide.


Longtemps encore nous regardâmes ce mou-


vement; puis étant descendus de notre rampe,


vers une heure, nous allions au hasard, quand du


côté de la Madeleine s'éleva le chant de la Mar-
seillaise. Ce chant, que je ne connaissais pas, me
parut terrible & grandiose. Emmanuel , tout pâle,


me dit :




Histoire d'un homme du peuple


« C'eft la Marseillaise. »
Nous allongions le pas pour nous approcher


de l'église, mais tout était noir de têtes dans la


rue en face, & bientôt il nous fut impossible de


passer. '


En approchant de la fontaine, plus loin que


l'obélisque, je voyais une grande barbe, le chapeau


en l'air à la main, qui chantait; des centaines


d'autres se pressaient autour, & je me disais :


« C'eft Perrignon. »


On peut se figurer si je faisais des efforts pour


arriver. Emmanuel criait derrière moi : « Mais


attends donc! » ^


Dans le même inftant je posais la main sur


l'épaule de Perr ignon, tellement heureux de


chanter la Marseillaise, qu' i l ne sentait rien. Je le
secouais, criant :


« H é ! monsieur Perr ignon! »


Alors il regarda & me dit :


« C'eft toi , petit ! »


Il serra la main d 'Emmanuel , en se» remettant à


chanter.


Ensuite tout se tut , & l'on apprit que des


troupes arrivaient par le pont de la Concorde; puis


que des charges commençaient dans les C h a m p s -


Elysées. — O n criait :
« A bas les municipaux !»


Mais toutes ces choses étaient tellement con-




2Sü Histoire d'un homme du peuple


fuses, les gens par masses tourbillonnaient en si


grand nombre, qu'on ne voyait plus à cent pas de


soi. O n espérait des nouvelles, on ne se tenait plus


de fatigue. L e s heures se suivaient, la nui t venait


lentement.


T o u t à coup, sur les cinq heures, Perrignon


nous dit :


« N o u s rte saurons rien avant demain. Entrons


quelque part. »


Il s'avançait vers la rue de R i v o l i , où la foulé


innombrable commençait à s'écouler. Nous le sui-


vîmes. Les gens ne criaient p lus; on avait froid,


l 'humidité vous faisait grelotter.


Près du grand bureau des omnibus, au coin


de la place du Carrousel, à chaque pas nous


rencontrions des municipaux à cheval ; nous


étions entourés de troupes, toutes les rues étaient


gardées.


« Al lons au Rosbif , me dit E m m a n u e l ; je


tombe de faim & de fatigue. »


J'invitai le père Perrignon, qui me répondit :


« Allons où vous voudrez. »


Je voyais que sa tête était pleine de mille pen-


sées.


Après avoir gagné la rue de Valo is , nous vîmes


le reftaurant, où nous entrâmes. D e u x municipaux.


à cheval, le sabre à la hanche, gardaient aussi


cette rue. On aurait pu les prendre à la bride, en




Histoire d'un homme du peuple 287


allongeant le bras; mais ces pensées ne vous


venaient pas encore.


Une fois assis, nous mangeâmes sans parler.


O n était pressés l 'un contre l 'autre autour des


tables. Quelques-uns disaient :


«. C'eft fini... le miniftère refte! »


D'autres parlaient d'une femme écrasée dans


une charge; d'autres, de troupes qui venaient de


Saint-Germain; d'autres, de quarante mille obus


&. boulets transportés à Vincennes, où comman-


dait Montpensier, Mais tout cela sans grands


discours. O n écoutait, on ne répondait pas. Les


yeux d u père Perrignon brillaient; i l avait l'air de


vouloir parler, puis il se taisait. Emmanuel était


comme abattu. S u r toutes les figures, autour de


nous, on ne voyait que l ' inquiétude.


Enfin, à sept heures, Emmanuel se leva, paya,


& nous sortîmes. L e père Perrignon alors me


dit :


<c Nous allons prendre le café près d'ici. »


Nous tournâmes au coin de la rue, à droite,


devant le Pala is-Royal . L a place du Château-


d'Eau.était sombre, parce qu'on avait éteint le


gaz. Cela n'empêchait pas le monde d'aller &


venir. L e vieux Perrignon avait pris m o n bras,


moi je tenais celui d ' E m m a n u e l ; plus loin, au


tournant de la rue des Bons-Enfants , nous


entrâmes dans un café, le café F u c h s . C'était une




2 8 8


espèce de brasserie allemande, la porte de pla in-


pied avec la rue, le comptoir à droite, la grande


salle devant, une autre plus loin, avec u n billard,


& tout, au fond une petite cour.


Dans la première salle, du même côté que le


comptoir, montait u n escalier en vrille. Et là-haut,


dans une pièce occupant tout le premier, s'eft tenu


plus tard le club des Allemands, qui chantaient


en chœur des airs mélancoliques, & parlaient de


réunir l 'Alsace & la Lorraine à l 'Al lemagne, au


moyen du suffrage universel. J'en ris encore


chaque fois que j ' y pense.


M . F u c h s , u n ancien tailleur de la Souabe,


carré des épaules, le front large & haut, les yeux


petits, le nez. en forme de prune, — un être boi-


teux & rusé, malgré son air bonasse, — tenait cet


établissement avec sa f e m m e , une Allemande


pâle, & les yeux bleu-faïence.


C e f i dans ce coin de la rue des Bons-Enfants


que deux jours après les balles se mirent à pleu-


voir du pofte du Château-d'Eau, & que l'on trans-


porta le plus de blessés sur des paillasses.


Mais en ce moment , qui se serait douté que de


pareilles choses pouvaient arriver? Depuis-la pre-


mière républ ique, cette rue des Bons-Enfants


était paisible, & dans le café F u c h s on n'avait


jamais entendu que le bruit des chopes & des


canettes.




Histoire d'un homme du peuple 289


Enfin, voilà comme les choses changent du jour


au lendemain.


Un grand nombre de buveurs se pressaient dans


l'établissement. O n nous servit le café d'abord, e n -


suite de la bière. De tous côtés on entendait dire


que Guizot avait le dessus, qu'on allait empoi-


gner les émeutiers.


O n buvait , on riait. Dehors tout s'apaisait. De


temps en temps quelques buveurs entraient encore,


mais il en sortait beaucoup plus. L e cafetier allait


d'une table à l 'autre, disant :


« V o u s ferez b ien, messieurs, de partir, car la


rue sera gardée. O n commencera les arreftations


ce soir. T o u s ceux qu'on trouvera dehors, après


onze heures, seront pris. Je tiens â vendre ma


marchandise, mais je tiens encore plus à mes pra-


tiques. »


Il connaissait le père Perr ignon, & s'arrêta près


de nous, en lui présentant sa grosse tabatière de


carton.


« A l l o n s , une prise... & p u i s , en r o u t e ! »


disait-il.


L e vieux Perrignon lui demanda :


« Vous nous chassez ?


— N o n ! . . . mais je vous parle jfour votre bien.


— Mêlez-vous de vos affaires ! lui dit alors Per-


rignon.


— Comme vous voudrez, répondit F u c h s ; si


1 7




2 i j o Histoire d'un homme du peuple


l 'on vous arrête, ça ne me fera ni chaud ni froid. »


Il s'en alla d'un air de mauvaise humeur à la


table voisine.


Le café se vidait de plus en plus.


Ce qui me revient le m i e u x , c'eft qu 'Emmanuel


ayant d i t , comme tout le monde, que le mou-


vement était arrêté, le père Perrignon, se pen-


chant sur les coudes entre nous, lui répondit tout,


bas :


« A u contraire, c'eft maintenant que le m o u -


vement commence. Les ouvriers, jusqu'à cette


heure, se méfiaient de la garde nationale, mais ils


voient que Louis-Phi l ippe & Guizot n'ont pas osé


faire battre le rappel; ils voient que tout ira bien;


car, lorsque la garde nationale & le peuple mar»


chent ensemble, qu'eft-ce qui peut leur résifter ?


Eft-ce que toute l'armée n'eft pas tirée de la bour-


geoisie & du peuple? Eft-ce que les soldats sacri-


fieront père & mère, pour soutenir M . Guizot? L e


roi, les miniftres & deux pu trois cents députés


satisfaits, dont les trois quarts sont des fonc-


tionnaires, — se trouvent d'un côté, & la nation


de l'autre. S i vous pouviez entrer cette nuit dans


les maisons du faubourg Saint-Antoine, ou du


faubourg Saint-Marceau, vous verriez que tout se


prépare. L e s femmes font comme toujours : elles


résilient... elles ne tiennent qu'à la couvée!. . . mais


les hommes & les garçons s'apprêtent. Dans plus




Histoire d'un homme du peuple 291


d'un endroit on retire de dessous les tuiles le vieux


fusil de i 8 3 o ; & partout oti monte un peu de


fumée, je vous réponds qu'on coule des balles.


Plus tout paraît tranquille, plus tout menace. Je


ne comprends pas que Louis-Phi l ippe, qu'on dit


si fin, ait laissé venir les choses jusque-là. Demain


cela commencera; si ce n'eft pas cette nuit . »


Il pouvait être onze heures quand il nous disait


cela, & sauf deux ou trois buveurs des environs,


tout le monde était parti .


Nous nous levâmes aussi pour retourner chez


nous, rêvant à ce que nous venions de voir &


d'entendre. Perrignon paya & nous sortîmes. Il


faisait tellement noir dehors, qu'on n'a jamais


rien vu de pareil; pour gagner le coin de la rue, il


fallait tâter les murs : plus un seul bec de gaz , plus


un seul réverbère allumé. Et dans cette ville de


Paris, où les voitures roulent comme un torrent


jour & nuit , on n'entendait r i e n ; on aurait cru


que tout était mort.


Dans la rue Saint-Honoré seulement, vers le


Palais-Royal, nous entendions venir cinq ou six


chevaux au pas ; & nous étant arrêtés pour écouter,


nous entendîmes aussi cliqueter des fourreaux de


sabres.


Alors Perrignon nous dit tout bas :


« Chut ! ce sont des rondes qui se promènent


pour empêcher les barricades... Des chasseurs ou




3o,¿ Histoire d'un homme du peuple


des dragons.. . S'ils nous entendaient, ils vien-


draient ventre à terre. »


Nous continuâmes à marcher doucement, le


long des maisons. Mais presque aussitôt, du côté


de la Halle, d'autres pas de chevaux arrivèrent à


notre rencontre, & Perrignon, d'une voix nette,


s'écria tout bas :


« Halte! nous sommes pris entre deux piquets.


Effacez-vous dans les portes ! »


Ce que nous fîmes. '


Deux minutes après, cinq ou six cavaliers pas-


saient près de nous, écoutant & regardant comme


à l'affût. Heureusement le temps était très-sombre,


car avec une seule étoile au ciel ils nous auraient


vus. Mais eux, nous les voyions bien au milieu de


la rue, à quinze pas, avec leurs casques, — l e petit


plumet droit — & l'éclair bleu de leurs sabres. Ils


s'arrêtaient pour écouter... Leurs c h e v a u x , en


grattant le pavé, faisaient un bruit qu'on pouvait


entendre sur les toits. C'étaient des dragons.


Ils ne disaient r ien, & finirent par continuer leur


ronde.


A cent pas plus loin, les deux piquets se réu-


nirent, & tout à coup ils repassèrent comme le


vent. Les étincelles sautaient des pavés. L o n g -


temps nous entendîmes ce bruit terrible du galop,


qui se prolongeait dans le silence jusque derrière


les Halles.




Histoire d'un homme du peuple 29J


« En route! nous dit alors le père Perri-


gnon. •»


Nous gagnâmes la rue du L o u v r e , puis le


Pont-Neuf & le quartier L a t i n , sans rien d<


nouveau.




ai>4 Histoire d'un homme du peuple


X X I V


L e lendemain, au petit jour, le mouvement de"
la rue recommença comme à l'ordinaire. E n des-
cendant, je regardai dehors par la lucarne du cin*
quième, rien n'était c h a n g é ; le vieux quartier
plein de boue, avec ses cheminées innombrables,
ses girouettes, sa Sorbonne, son hôtel de C l u n y ,


es marchands d'habits, ses porteurs d'eau, ses
êtres déguenillés, était toujours là.


Qu'eft-ce que deux mille, quatre mille, dix mille
individus qui se fâchent & veulent des change-
ments, dans une ville pareille ? C'eft comme si deux
ou trois mendiants se révoltaient à Saverne, &
qu'on envoyât la garde pour les prendre. C'eft
encore moins, parce que personne ne dit : « Jean-
Claude, ou Jean-Nicolas, viennent d'être mis au
violon. »


Enfin, c'était le même spectacle que la veil le; il-
pleuvait, & je descendis en pensant :


« Nous avons cassé les vitres de la Chambre, &




Histoire d'un homme du peuple zgS


c'eft comme si nous n'avions rien fait. L e vieux r
Perrignon voit tout en g r o s ; il se figure que les ^
ouvriers du faubourg Saint-Antoine ont coulé des
balles cette nuit , & qu'ils ont retrouvé les fusils
de i 8 3 o ; mais ces ouvriers se moquent bien de la
réforme; ils n'ont pas u n caboulot pour entendre
crier du matin au 6oir qu 'on ne peut pas vivre
sans la réforme. Allons, Jean-Pierre, la révo-
lution eft finie, pourvu q u e cela ne devienne pas
pire. »


Et rêvant à ces choses, je me rappelais que nous
avions promis de revenir travailler la veille au
soir; je m'attendais à recevoir des reproches, ce
que je trouvais jufte, puisque nous avions manqué
de parole. Mais quelle ne fut pas ma'surprise, en
arrivant dans notre cour, de rencontrer M . B r a -
conneau & mademoiselle Claudine^ seuls sous le
hangar. Lè vieux maître dressait des planches
contre le mur ; il parut étonné de m e voir.


« C'eft:.vous, Jean-Pierre ? me dit-i l .
— O u i , monsieur Braconneau. V o u s m'es tu*


serez si je ne suis pas venu travailler h i e r à la nuit ;
nous sommes rentrés si tard !


— O h ! si ce n'était que cela, » dit ce brave
homme en souriant d'un air trifte.


Je lu i demandai :
« O u sont donc les autres?


— Les autres! Perr ignon, Q u e n t i h , V a l s y ,




2t|6 Histoire d'un homme du peuple


. dit-il , les autres sont à se faire casser les reins


i quelque part, bien sûrl Enfin, pourvu que la ré-
f forme arrive... pourvu qu'el le arrive bientôt!
j; _ Vous repasserez dans trois ou quatre jours,


. monsieur Jean-Pierre, me dit alors mademoiselle


Claudine.


— O u i , s'écria le v ieux menuisier, vous avez


encore les bonnes habitudes d e l à province, vous;


mais qu'eft-ce que vous pourriez faire tout seul?


Revenez dans tous les cas samedi, que je vous


solde votre compte. »


E n même temps i l tirait la porte de l'atelier,


la fermait à double tour, & mettait la clef dans sa


poche. N o u s traversâmes ainsi la cour ensemble;


ils montèrent leur escalier, & moi je descendis la


rue en m e disant :


« T e voilà sur le pavé. »


Ensui te , songeant que M . Guizot était cause de


tout , j 'en pris une fureur terrible; j 'aurais.voulu


savoir où trouver les camarades, pour me mettre


avec eux .


E n passant près d 'un autre atelier, plus bas, je


vis qu' i l était aussi fermé.


* Maintenant, Jean-Pierre, me dis-je, il ne te


refte plus qu'à manger, jour par jour, les quatre-


vingts francs que tu as économisés avec tant de


peine, & puis à mourir de faim. »


Je sentais mes joues trembler. Je me représen-




Histoire d'un homme du peuple 297


tais le miniftre Guizot sous la figure de Îâry cas-
sant ma table. Autant j'étais prêt à me remettre
au travail une demi-heure auparavant, autant
alors j 'aurais voulu me battre. Cela montre bien
que la grande faute retombe sur les êtres obftinés
qui poussent les gens dans la misère ; ils devraient
être responsables de tout; mais presque toujours
ils s'échappent, pendant que les malheureux qu'i ls
ont excités périssent par milliers de toutes les
façons. A h ! si ces hommes ont un peu de con-
science, quels reproches ils doivent se faire! Et
s'ils croient en D i e u , quel compte ils doivent s'ap-
prêter à lui rendre!


J'allais devant moi , sans rien voir, dans un
trouble qu'on ne peut pas se figurer. T o u t à coup,
en arrivant au pont Saint-Michel, j'aperçus une
grande foule dans la rue de la Barillerie.


« La bataille va commencer, » me dis-je.
L'indignation me possédait. J'allongeai le pas,


& quelques inftants après j 'arrivais sur lé pont au
Change, couvert de monde. L à , depuis la fon-
taine du Palmier jusqu'à l 'Hôtel-de-Vil le,des mil-
liers de casques, de sabres et de baïonnettes four-
millaient par escadrons et par régiments. L e jour
gris de l'hiver brillait dessus comme sur du g i v r e ;
c'était terrible.


Pourquoi tous ces milliers d'hommes étaient-
ils là? Pour soutenir la plus grande des injustices


17,




2 9 8 Histoire d'un homme du peuple


contre tous les honnêtes gens du pays ; pour leur
dire avec insolence :


« Vous auriez cent mille fois raison, que nous
ne voulons pas vous écouter. Quand on a les sa-
bres, les baïonnettes et la mitraille pour soi, on
fait la pluie et le beau temps, le jufte et l ' in-
jufte ; on se moque de toutes les raisons du monde,
et si les autres ne sont pas contents, on les en-
voie a u x galères par centaines. »


Voilà ce que ces sabres et ces baïonnettes vou-
laient dire! — E t les pauvres gens qui regar-
daient le long du quai de l 'Horloge, sans armes,
la bouche ouverte et les mains dans les poches,
pensaient :


« O n trouve pourtant de grands gueux sur la
t e r r e ! »


Personne ne bougeai t , personne ne criait ;
chacun avait encore peur d'être assommé par les
bâtons plombés, qui sorft aussi des raisons, comme
les sabres et les baïonnettes.


Mais le plus trifte de tout , c'eft que derrière
ces troupes & ces grandes bâtisses grises de la rive
droite, derrière ces vieilles maisons qui longent le
quai, — a v e c leurs magasins de ferrailles, de can-
nes à pêche, de v ieux casques & de lances en
forme de hache, du temps de Henri I V , — d e r r i è r e
tout cela, dans les petites ruelles sombres, on en-
tendait des coups de fusil , qui se suivaient un à




Histoire d'un homme du peuple


u n , puis des feux de file, puis des rumeurs, de


grands cris étouffés par la hauteur dès màsUrès &


la profondeur de ces quartiers.


Voilà ce qui vous serrait le cœur !


Des vieilles près de moi se disaient .


« C'eft là-bas qu'i ls se battent! . . . Votre gar-


çon eft aussi parti?


— O u i , madame, de grand matin. . . »


Alors elles écoutaient, leurs mentons trembla»


taient. Ces malheureuses me faisaient une peine


que je ne puis pas dire.


O u i , ces pauvres vieilles, avec leurs capuches


du temps passé, ces v ieux ouvriers tout gr is , en


petite blouse, sous la pluie , ces centaines de fem-


mes, leur petit dernier à la main, & ces garçons


qui regardaient tout pâles lë fond dè la rue en


face, où des troupes de l igne ért bon ordre ftàtion-


naient l 'arme au pied, — tous ces gens dont les


uns pensaient à leurs frères, les autres â leur père,


à leur mari, & qui s'effrayaient de né rien Savoir,


de ne pas pouvoir courir chercher des nouvelles,


ou porter secours à leurs parents, -qu'on exter-


minait peut-être, — voilà ce qui me paraissait le


plus épouvantable.


O n parle toujours des curieux, on dit que les


curieux doivent refter dans leurs maisons, & que


si l 'on tire dessus, c'eft leur faute! O u i , mais ceux


qui disent cela, s'ils avaient des enfants ou des




3oo Histoire d'un homme du peuple


amis au milieu de ces dangers de mort, eft-ce qu'ils


relieraient chez eux? Eft-ce qu'ils trouveraient


jufte d être fusillés, lorsque l'épouvante les pous-


serait dehors?


Toutes ces choses sont de véritables abomina-


tions. Des égoïftes sans cœur peuvent seuls parler


de la sorte; ils méritent que Dieu les punisse.


Moi je m'en voulais de n'être pas parti de grand


mat in , & j 'en voulais au v ieux Perrignon de ne


pas m'avoir prévenu. Mais il m'a dit plus tard


qu'en ces sortes d'affaires chacun doit suivre sa


conscience, & que pour lu i , c'était bien assezde ris-


quer sa propre v ie , sans entraîner des camarades.


Depuis neuf heures du matin jusqu'à midi , tout


relia dans le même état. Les voitures ne passaient


plus, les gens étaient arrêtés sur le pont, les feux


de file au quartier Saint-Martin continuaient. De


temps en temps,' dans la rue Saint-Denis, une


bouffée de fumée sortait d'une lucarne. T o u s les


y e u x se levaient , on disait à voix basse : « U n


coup de feu ! » mais on n'entendait pas de bruit.


J'étais allé manger vers onze heures. A u cabou-
lot on n'avait vu ni Montgaillard, ni Coubé, ni
Perrignon, n i personne de nous, & je repartis


tout de suite en pensant :


« Il faUt que je passe... i l faut que j 'arrive de


l 'autre côté, coûte q u e c o û t e l . . . »


Mais à cette heure> vous allez voir comment on




Histoire d'un homme du peuple 3oi


traitait les gens qui n'avaient pas les mêmes idées
que M . Guizot; vous allez voir le respect des droits
du peuple; vous allez voir la plus grande gueuse-
rie qu'on ait jamais vue dans ce monde.


J'arrivais à peine sur le pont au Change , pour
la seconde fois, — sans me méfier de rien, — que
deux cuirassiers en sentinelle au milieu de la
chaussée à droite se retirèrent; & les autres troupes
se retirèrent aussi plus loin, du côté de l 'Hôte l -
de-Vil le .


Chacun naturellement se disait :


« C'eft pour faire place a u x personnes arrêtées,
qui veulent descendre dans la rue Saint-Denis. »


E n même temps un général s'approchait à gau-
che sur les quais, au mil ieu de son état-major. Il
venait des Tui ler ies . Quelques soldats d'infan-
terie remplaçaient les cuirassiers sur les trottoirs
du pont. T o u t le monde devenait attentif. Le g é -
néral, en face de nous, s'arrêta quelques inftants à
regarder.


Je vous raconte ces choses en détail, pour que
chacun puisse reconnaître la juftice de M . Guizot .
Ce général n'aurait eu qu'à faire signe aux senti-
nelles de déblayer le pont, personne n'aurait op-
posé de résiftance : on n'avait pas d'armes. Mais
il s'y prit autrement.


Il se mit donc à regarder d'un air calme, & je
crois encore le voir. Il avait un petit képi à larges




3 0 2 Histoire d'un homme du peuple


galons d'or & de petites epaulettes, il avait lé teint


brun, la figure osseuse, le nez droit, le menton


carré; ses yeux noirs voyaient tout. Il parlait,


mais nous ne l 'entendions pas, à cause de ses offi-


ciers d'état-major qui caracolaient autour de lui .


Enfin i l étendit deux ou trois lois la main, &


partit au trot vers l 'Hôte l -de-Vi l le .


N o u s le regardions au milieu de ses officiers,


sans penser à rien, & j'allais même profiter du


passage pour gagner la rue Saint-Denis, quand


tout à coup un grand cri , un cri épouvantable


s'éleva jusqu'au ciel.


Je m e retourne, & qu'eft-ce que je vois? U n es-


cadron de municipaux qui venait ventre à terre,


le long du quai de l 'Horloge, en écrasant tout ce


qu'i l rencontrait sur son passage.


Quelle idée ces hommes se faisaient-ils de la


nation? Je n'en sais rien. Des Autrichiens, des


Espagnols, des Russes, des ennemis, en temps de


guerre on les entoure, on les sabre, on les écrase :


ils ont des armes pour se défendre! Mais des


Français, des gens qui travaillent pour nous, qui


payent notre solde, notre pain & notre équipe-


ment, qui nous font des pensions, qui nous met-


tent aux Invalides dans nos vieux jours, qui nous


honorent, qui nous appellent leurs défenseurs &


leurs soutiens ; des gens du même sang que nous !


les surprendre par derrière sans qu'i ls se méfient,




3o3


& qu'ils aient seulement des bâtons pour se d é -


fendre, qu'eft-ce que c'eft? Je le demande aux


juges de notre pays, je le demande aux pères de


famille, je le demande à tous les honnêtes gens du


monde : « Eft-ce que ce n'eft pas infâme, une


conduite pareille? »


C e général venait d'ordonner notre massacre.


Les municipaux ne demandaient pas mieux. Les


femmes, les enfants se sauvaient, en poussant des


cris qui devaient s'entendre jusqu'au Jardin des '


Plantes.' Elles couraient si vite, que leurs robes


n'étaient pas assez larges pour laisser s'étendre


leurs jambes. D e u x vieilles appelaient au secours.


Mais tout cela ne dura pas une minute, car la


charge arrivait comme l è v e n t . L a terre en trem-


blait. '


Moi , je ne voulais pas me sauver; c'était contre


ma nature, & je me disais :


<c C'eft fini, Jean-PierreI »


Je reftais seul sur le trottoir du pont, avec une


des vieilles à quinze pas de moi , le dos contre la


rampe, & un enfant de neuf à dix ans, les cheveux
ébouriffés, qui courait à droite & à gauche, sans "


savoir ou se mettre. L'autre vieille, boiteuse, ne


pouvait pas monter les marches du trottoir.


A u même inftant la charge arrivait : les m u n i -


cipaux, tellement allongés, la pointe en avant,


qu'on ne voyait que le haut de leurs casques & la




304 Histoire d'un homme dit peuple


queue derrière. J'entendis un cri: la pauvre boi-


teuse roulait sous les chevaux comme une.gue-


nille, & les coups de sabre me passaient devant la


figure comme des éclairs. Ces sabres, depuis la


pointe jusqu'à la garde, & même le pompon de


cuir blanc qui ballottait à la poignée, me sont


toujours reliés peints dans l 'œil. A chaque coup


je croyais avoir la tête en bas des épaules.


C'eft tout ce que j 'avais à vous dire de cette


charge dont tout Paris a parlé. Elle partit du Pont-


Neuf, elle passa le pont au Change & tourna du


côté de l 'HÔtel-de-ViUe.


L'enfant qui se trouvait près de moi reçut un


coup de sabre à la nuque, & même le municipal


s'allongea pour le toucher, car il était loin au


tournant du trottoir.


Je m'en allais lentement, plein d'horreur ; & le


factionnaire, au bout du pont, tout pâle, me disait


en croisant sa baïonnette :


« Sauvez-vous!. . . sauvez-vous! . . . »


Seulement alors l'idée de me sauver m'empoi-


gna. Je me mis à sauter les six marches, & à cou-


rir en faisant des bonds de quinze pieds. J'enten-


dais tirer derrière moi . Je croyais chaque fois


sentir une balle m'entrer dans le d o s ; & l'épou-


vante de voir comme on massacrait le monde,


m'empêchait en quelque sorte de reprendre ha-


leine.




Histoire d'un homme du peuple 3o5


C e f i ainsi que je traversai la place du Châtelet,


à droite, en prenant la petite ruelle de la L a n -


terne, qui me conduisit heureusement à la première


barricade, en face du quai de Gévres. Elle était


en triangle. Les hommes qui la défendaient me


criaient : « Dépêche-toi ! » car ils voyaient l ' i n -


fanterie tourner au coin dê la place du Châtelet.


O n pense aussi que je me dépêchais !


Quand j'eus grimpé par-dessus le tas de pavés,


les camarades recommencèrent à répondre au feu


delà rue Planche-Mibray. Mais ces choses veulent


être peintes en détail, on n'en voit pas de sembla-


bles tous les jours.




3o(") Histoire d'un homme du peuple


X X V


Dans ce temps, le pâté de maisons entre la toui


Saint-Jacques & la place du Châtelet n'était pas


encore abattu. C'eft là que se trouvaient les vieilles


rues Saint-Jacques-de-la-Boucherie, de la place


aux V e a u x , de la Lanterne, etc. C'était sale,


gris , v ieux, décrépit, étroit. E n levant les y e u x ,


on voyait toujours au-dessus des pignons le haut


de la tour, avec son lion ailé, son bœuf griffon &


son vieux saint Jacques, qui vous regardaient


comme au fond d'une citerne.


Les jours ordinaires, lorsque les porteurs d'eau,


les marchands d'habits, les chanteurs en plein


vent, entourés de monde, les lavandières de la


Seine, les gens de la Halle & du marché des I n -


nocents allaient, venaient, criaient dans un rayon


de soleil, c'était bien. Mais un jour de pluie, au


milieu des pavés soulevés , cela changeait de


mine.


L a première chose que je fis, ce fut de regarder




Histoire d'un homme du peuple 3oy


par-dessus la barricade, du côté du quai , & c h a -


cun peut se figurer mon étonnement, en voyant


les troupes en colonne à deux cents pas de nous,


les sapeurs en téte, le grand bonnet à poils carré-


ment planté sur les sourcils, le large tablier de


cuir blanc descendant de l'eftomac jusqu'aux


genoux, le mousqueton en bandoulière & la hache


sur l 'épaule, prêts à marcher.


O u i , cette vue m'étonna. J'aurais tout donné


pour avoir un fusi l ; mais ma surprise fut encore


autrement grande en regardant les camarades, & ,


pour dire la vérité, je n'ai jamais revu leurs pareils.


Ils étaient une quinzaine; u n v ieux tout blanc, la


poitrine débraillée, le ne? en crampon, la bouche


creuse; les autres, des hommes faits, & deux gar-


çons de dix à douze ans : tout cela couvert de


boue, trempé par la pluie, les souliers éculés;


quelques-uns en b louse , d'autres en vefte, &


même deux ou trois sans chemise.


Notre barricade n'avait pas plus de trois ou qua-


tre pieds de haut ; la pluie qui tombait formait des


deux côtés une mare où l'on enfonçait jusqu'aux


genoux. Ces gens entraient dans une allée à g a u -


che, pour charger cinq ou .six vieilles patraques


de fusils à pierre, & deux grands piftoletsmangés


de rouille, qu'ils venaient décharger ensuite de


minute en minute sur les sapeurs, en riant comme


des fous. Il leur fallait du temps pour mettre la




3o8 Histoire d'un homme du peuple


poudre, pour déchirer une mèche de la blouse qui
servait de bourre, & serrer la balle. Chaque coup
retentissait dans ces boyaux comme le ton-
nerre.


De temps en temps il partait aussi quelques
coups de fusil d'autres barricades aux environs,
qu'on ne voyait pas ; des feux de peloton leur ré-
pondaient.


Jamais on ne se figurera rien de plus trille, de
plus sauvage, de plus terrible que cette espèce de
massacre dans des recoins détournés, sous la pluie
continuelle. L e crépi des v ieux murs pleuvait, les
volets détraqués se balançaient à leurs gonds, les
enseignes étaient criblées. Ces pavés entassés en
triangle vous représentaient un véritable coupe-
gorge, quelque chose d'effrayant & de siniftre.


Pourquoi les sapeurs reftaient-ils là comme des
cibles ? Je n'en sais rien, car, au boutd'une bonne
demi-heure, ils se retirèrent sans avoir donné, &
le feu roulant recommença sur nous.


J'étais adossé au coin de l'allée. L e vent rem-
plissait tellement la ruelle de fumée, que je ne
voyais plus passer les autres que comme des o m -
bres. L' idée me venait à chaque inftant qu'on
allait courir sur n o u s , & que nous étions tous
perdus.


Cela dura longtemps. L e pire, c'eft qu'on avait
encore la crainte d'être pris par derrière.




Histoire d'un homme du peuple 3oy


Je me rappelle que dans ce moment, au milieu


du vacarme épouvantable des balles qui s'apla-


tissaient sur le pavé & qui raclaient les murs,


l'idée me v int de faire un vœu ; cela me paraissait


alors notre seule ressource. Mais à force d'avoir


entendu rire le père N i y o i des ex-voto de la
Bonne-Fontaine & de S a i n t - W i t t , j 'étais honteux


de prononcer, mon v œ u , quand quelque chose de


mou s'affaissa contre mes jambes : un de ceux qui


tiraient venait de recevoir une balle dans la tête,


& malgré l 'horreur de cette blessure qui faisait un


trou gros comme le poing, je me baissais pour


ramasser son fusil, lorsqu'on se mit à crier :


« Les voilà ! »


Un des jeunes garçons q u i se trouvaient avec


nous, criait aussi d'une voix moqueuse, en se sau-


vant : « T r a ! tra ! tra ! » comme pour sonner la


retraite, & j 'entendais les souliers des fantassins


rouler en masses sur le pavé.


Alors, sans tourner la têteni perdre une seconde,


je me mis à courir de toutes mes forces dans la rue


des Ârcis . Ç a m'ennuyait de me sauver; mais


qu'eft-ce que je pouvais faire contre cette masse


de gens, avec un fusil sans baïonnette? Il ne


fallut pas seulement une minute aux soldats pour


sauter dans notre barricade; & tout de suite ils se


mirent à nous poursuivre en nous fusillant. M o i ,


j'avais déjà dépassé la rue des Lombards saflS ffifl-




3 i o Histoire d'un homme du peuple


contrer une seule porte ouverte. J'avais même


essayé deux fois d'en pousser une en secouant,


mais on avait mis les verroux ; & comme j 'enten-


dais toujours le sifflement des balles, cela me fai-


sait courir plus loin.


A la rue A u b r y - l e - B o u c h e r , ne pouvant plus


reprendre haleine, je tournais à gauche pour ga-


gner le marché des Innocents, quand je me vis


face à face avec un bataillon d'infanterie rangé le


long des vieilles baraques, en bon ordre, l 'arme au


pied.


C e bataillon n'aurait eu qu'à faire cent pas en


avant, pour couper la retraité à toutes les barrica-


des plus haut, & pour les mettre entre deux feux.


Cela m'étonne encore quand j ' y pense. Qu'eft-ce


que ce bataillon faisait là? Ceux auxquels j'en ai


parlé m'ont dit que M . le duc de Nemours c o m -


mandait, & qu'il oubliait de donner des ordres ;


de sorte qu 'un grand nombre de nous lu i doivent


la vie .


Enfin, à cette v u e , je repris de nouvelles forces,


& ce n'eft que bien plus haut , tout au bout de la


rue S a i n t - M a r t i n , dans une barricade * tournée


vers le boulevard, que je m'arrêtai pour la seconde


fois. J'en avais passé six ou sept autres, mais


toutes abandonnées.


Dans ce quartier, bien des combats s'étaient l i -


vrés : à la caserne Saint-Martin, à l 'École des Arts




Histoire d'un homme du peuple '611


& Métiers, & principalement dans la rue B o u r g -


l 'Abbé. T o u t était cassé, brisé; des brancards pas-


saient à chaque minute avec des blessés. Les m u -


nicipaux étaient cause de tout. O n criait :


« V i v e la garde nationale! V ive la l igne! A


bas les municipaux !... »


Il pouvait être alors près de cinq heures; le


temps commençait à s 'éclaircir, mais la nuit
venait. Sur les boulevards des masses de gens des-


cendaient vers la Madeleine, en répétant leurs


cris de : « V i v e la garde nationale! V i v e la ligne ! »


Les gardes] nationaux se mêlaient avec le peuple,


un grand nombre avalent même donné leurs fusils.


T o u t le monde voulait la réforme.


Après avoir regardé ce spectacle quelque temps,


la pensée me vint de retourner dans notre quar-


tier. T o u t paraissait fini. Des officiers d'état-ma-


jor, en passant,criaient que M . Guizot s'en allait;


mais les ouvriers ne voulaient pas les croire; ils


descendaient par bandes le long des boulevards en


répétant toujours :


« Vive la l igne ! A bas Guizot ! »


Qu'eft-ce qui pourrait peindre une confusion


pareille? Les épaulettes & les collets rouges, dans


la foule, bras dessus bras dessous avec les blouses t


J'avais aussi fini par sortir de la barricade, &


je croyais à chaque inftant reconnaître Perrignon,


Quentin, Valsy , dans ces tourbillons; mais , voyant




31'2 Histoire d'un homme du peuple


' ensuite que je m'étais trompé, je me les représen-


tais déjà tous au caboulot, en train de se réjouir
& de boire à la santé de la réforme.


A u mil ieu de ces pensées, je repris le chemin


de la maison, la bretelle de mon vieux fusil rouillé


sur l'épaule. Jamais l'idée ne me serait venue que


la bataille continuait encore le long des quais; que


M . le duc de Nemours avait oublié de prévenir


les municipaux de suspendre leurs charges, & de


leur dire qu'ils en avaient assez fait, qu'il n'était


plus nécessaire de massacrer les gensl E h bien,


en repassant par la place du Châtelet, je- les vis


encore là, prêts à charger. Leurs chevaux trem-


blaient sous eux de fatigue & de faim, eux-mêmes


grelottaient de froid ; mais la rage d'entendre


crier : « V i v e la ligne ! A bas les municipaux ! »


durait toujours.


Presque toute la troupe de l igne s'était alors re-


tirée vers l 'Hôtel-de-Vil le & les Tui ler ies .


Sur le pont Saint-Michel , un brancard mar-


chait lentement, deux hommes le portaient. Pres-


que tous les autres blessés de la rue Saint-Martin


allaient à l 'Hôte l -Dieu. Dans la rue de la Harpe


quelques femmes entourèrent le brancard. Moi je


tombais de fatigue, & j'entrai dans le caboulot, oii
je mangeai seul au bout de la table.


Madame Graindorge paraissait désolée; elle me


dit que pas un seul d'entre nous n'était venu dans




3 i 3


la journée, & que M . A r m a n d lui-même avait fini


par s'en aller, en criant qu' i l ne voulait pas pas-


ser pour un lâche !


Pendant qu'elle me racontait cela, je tremblais


de froid; mes habits, ma chemise, mes souliers,


tout était trempé, 6c seulement alors je sentis qu'i l


fallait me changer bien vite : mes dents claquaient.


Je sortis dans la nuit noire & je courus à la mai-


son. L e portier, en me reconnaissant sur l'esca-


lier, me cria :


« E h ! monsieur Jean-Pierre, vous en avez fait


de belles ! vous êtes signalé dans tout le quartier.


O n eft venu demander de vos nouvelles. »


Et comme il était sorti sur le^pas de sa loge, en


apercevant mon fusil i l s'écria :


« A h ! a h ! . . . je pensais bien.. . O n va venir


vous agrafer!
— Celui qui viendra le premier, lui dis-je en


ouvrant le bassinet, n'aura pas beau j e u ; regar-


dez.. . l'amorce eft encore sèche. »


Il ne répondit r ien, & je montai quatre à


quatre.


Je me déshabillais assis sur mon l it , quand tout


à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner


lentement. Mes petites vitres en grelottaient, &


moi, d'entendre cela au mil ieu de la n u i t , les che-


veux m'en dressaient sur la tête ; le l ivre du vieux


Perrignon s'ouvrait en quelque sorte devant mes


1 3




3i4 Histoire d'un homme du peuple


y e u x ; je me rappelais les grandes choses que nos


anciens avaient faites, & je pensais à celles que


nous pourrions faire.


Bientôt toutes les autres églises répondirent à


Notre-Dame. L e ciel était plein d'un chant ma-


gnifique & terrible.


Ces choses se sont passées depuis dix-sept ans ;


mais ceux qui vivaient en ce temps & qui n'avaient


pas u n cœur de pierre, se souviendront toujours


du tocsin de Notre-Dame, dans la nuit du 23 au


24 février : — cela parlait aux hommes, de juflice


& de l iberté! . . .




Histoire d'un homme du peuple 3:5


X X V I


L e lendemain, lorsque je m'éveillai, il faisait


grand jour, un de ces jours humides où l 'on pense :


« Il pourra bien pleuvoir I »


E n bas, dans la rue, des rumeurs s'élevaient,


des paroles confuses s'entendaient, des crosses de


fusil résonnaient sur les pavés. Dans la maison,


pas un bruit : le tic-tac du cordonnier au-dessous,


le bourdonnement du tourneur, les coups sourds


du brocheur, tout se taisait.


Je sautai de mon lit & je m'habillai bien vite.


Une fois sur l'escalier, ce fut encore autre chose :


la maison était abandonnée, les portes étaient


ouvertes, les marches glissantes; les fenêtres


dans la cour battaient les m u r s ; & pas une âme


pour me dire ce que cela signifiait.


Je déboulai de mes cinq étages, mon fusil sur


l 'épaule. Mais comment vous peindre la vieille


rue des Mathurins-Saint-Jacques & les autres


aux environs? Ces barricades bâties comme dçs




3 i 6


remparts, droites d'un côté, en pente de l'autre,


avec un passage étroit contre les maisons; la sen-


tinelle en blouse, l 'arme au bras, dessus. Et tous


ces gens qui se promènent, qui causent, qui rient


à l 'intérieur des tranchées : les vieilles sur leur


porte, les enfants en route pour tout voir, les


hommes avec leurs sabres, leurs fusils, leurs p i -


ques, qui montent la garde ? N o n , ce n'eftpas à pein-
dre. Les rues, lesquelles, les places, les carrefours


de Paris, avec les mille & mille boyaux qui se croi-


sent, ressemblaient à nos pauvres vil lages, où le


fumier, la boue, les tas de fagots, les enfonce-


ments, les hangars sont aussi des barricades. Ce


n'était plus Par is , c'était la fraternisation du


genre humain. Les ouvriers & les bourgeois s'en-


tendaient;©^: de temps en temps il fallait répéter :


« C e n'eft pas fini; ça va seulement commencer!»


Car on aurait cru que nous étions déjà maîtres


de tout.


Durant cette n u i t , quinze cents barricades


s'étaient élevées. Il faut avoir vu ces choses pour


les croire; & , Dieu merci, les armes ne man-


quaient pas, on les avait toutes déterrées depuis


"'es premiers temps de la grande République.


Enfin, je sortis de notre petite allée sombre, au


mil ieu de ce bouleversement, comme un rat de


son trou, les oreilles droites, regardant en l'air les


sentinelles sur le ciel gris , & les gens penchés à




3 i 7


tous les étages dans l 'étonnement 8c l 'admiration.


Je m'avançais, observant ce spectacle 8c me de-


mandant :


« Eft-ce possible ? Eft-ce que cet homme avec sa


casquette, son sarrau 8c sa giberne, eft u n o u -


vrier? Eft-ce que tout ce monde eft de Paris? »


J'en avais en quelque sorte perdu la voix , 8c


seulement au bout de quelques m i n u t e s , je me


dis : -


« Jean-Pierre, eft-ce que le caboulot donne en-
core à manger 8c à boire? »


Alors, regardant du côté de l'hôtel de C l u n y , je


vis deux barricades qui montaient l 'une sur l ' au-


tre; elles n'avaient pas de passage, il fallut grimper


sur les pavés; 8c de là-haut j 'en vis encore une


troisième à l'entrée de la rue de la Harpe, tournée


sur la place Saint-Michel . Mais ce qui me réjouit


le plus, c'eft que tous les marchands avaient leurs


boutiques ouvertes; qu'on entrait 8c qu'on sor-


tait, qu'on mangeait 8c qu'on buvait comme à


l'ordinaire. O n vivait entre ces tas de pierres &


de boue, comme si la bataille avait dû continuer


dans les siècles des siècles.


Ayant donc contemplé notre rue, en me faisant


des réflexions sur la force de la jufticc & m'écriant
en moi-même : « O grande n a t i o n ! O noble


peuple de Paris I » 8c d'autres choses semblables


qui m'attendrissaient 8c m'élevaient le cœur, je


18.




3 i 8 Histoire d'un homme du peuple


grimpai de barricade en barricade jusqu'à la rue


Serpente, entendant répéter partout que Mont-


pensier arrivait de Vincennes . . . que Bugeaud


voulait tout avaler.


T o u t le monde se plaignait de n'avoir pas assez


de cartouches ; m o i , je n'avais que mon coup


chargé. Dans la rue de la Harpe, un garde na-


tional auquel je demandai où l'on pouvait trouver


de la poudre, me répondit :


« A la caserne du F o i n ; arrivez 1 »


Il marchait à la tête d'une dizaine d'hommes,


& paraissait réjoui de leâ mener dans u n endroit


où l 'on pouvai t tout avoir.


L a caserne était un peu plus haut, dans


la ruelle du F o i n , derrière les Thermes . C'était


un véritable conduit o ù nous courions à là file


dans l 'ombre, nos fusils & nos piques sur l 'épaule.


O n entendait déjà les pavés tomber contre la


grande porte, à l'autre bout, & des cris terribles :


« O u v r e z ! . . . »


Une demi-compagnie de fusilier», avec un lieu-


tenant, s'étaient enfermés là. L a porte criait, &


comme nous approchions, elle s'ouvrit. L a foule


se jeta dans la cour , les soldats furent désarmés


en u n c l in d 'œil ; l 'un prenait le fusil, l'autre v i -


dait la giberne. Ces pauvres fusiliers ne disaient


rien. Qu'eft-ce qu'ils pouvaient.faire?


J'ai malheureusement aussi quinze ou vingt de




Histoire d'un homme du peuple 3 1 9


leurs cartouches sur la conscience, que je pris
dans la giberne d'un de ces pauvres diables, en lui
disant :


« V ive la ligne ! »
Il me répondait :


« V o u s me ferez avoir de la peine !. . . »


C'était bien sûr le fils d'un paysan comme moi,
qui venait d'arriver au régiment. Depuis, sou-
vent ces paroles simples & triftes 'me sont reve-
nues, & je me suis écrié : « T u n'aurais pas dû
faire cela, Jean-Pierre, n o n ! » Mais que voulez-
vous? la fureur d'avoir des cartouches était trop
grande !


Une autre chose q u i me fait plus de plaisir
quand j ' y pense, c'eft qu 'un homme, au milieu
de la confusion & des cris, voulait ôter son sabre
à l'officier, & que mon cœur eh fut révolté. Cet
officier, je le vois : il était petit, pâle; il avait la
mouftache grise & semblait calme dans son mal-
heur. U n v ieux soldat, déjà dépouillé de son
fusil & de sa giberne, étendait les bras comme
pour le défendre; l u i , disait en le regardant tout
attendri :


« Cet homme m'aime ! »
Alors , voyant cela, je criai :
<r N e touchez pas au sabre de l'officier ! »
Il paraît que j'avais une figure terrible, car celuj


qui tenait déjà la poignée d u sabre recula. Dans




Згo Histoire d'un homme du peuple


le même inftant, j 'aperçus Emmanuel ; il venait
d'enlever un fusil, & me te'ndait la main en criant :


« Jean­Pierre i »
D'autres étudiants arrivaient. N o u s entourâmes


l'officier, qui sortit avec nous. Je lui disais :
« N e craignez rien, lieutenant. »
Il me répondait d'un air sombre :
« Je ne crains rien non plus. . . Qu'eft­ce qui


peut m'arriveï de pire ? »
L a caserne était envahie jusqu'en haut, la foule


se précipitait dans un large escalier en voûte, à
droite, en répétant :


<c Des armes ! des armes ! »
O n croyait que la caserne du Foin était pleine


de m u n i t i o n s ; plusieurs même levaient les ma­
driers pour en trouver, mais on avait tout évacué
depuis quelques jours.


A u bout de la ruelle, l'officier nous quitta. Je
ne l'ai plus revu.


E m m a n u e l & moi , bras dessus, bras dessous,
nous étions si fiers d'être armés, que l'idée du
malheur des autres ne nous venait pas. Il voulait
m'entraîner au cloître Saint­Benoît , chez Ober,
mais je lui déclarai qu'il viendrait cette fois au
caboulôt, & nous y descendîmes par­dessus les
barricades.


L e caboulot était plein de monde, il avait même '
fallu dresser une table en haut , dans la chambre




Histoire d'un homme du peuple 321


de madame Graindorge. O n montait, on descen-


dait, on vidait un verre, on sortait; d'autres e n -


traient, cassaient une croûte; quelques-uns s'as-


seyaient. Les camarades remplissaient la chambre


des journaliftes, qui se trouvaient sans doute


réunis à la Réforme, ou bien au National, c'eft
ce que je pense.


T o u t de suite en entrant, j 'avais reconnu la


voix de Perrignon, ce qui me réjouit, comme on


peut croire. J'ouvrais à peine le cabinet, que toute


la table se mit à'crier :


« L e voilà! voilà C lave l ! . . . Qu'eft-ce qu' i l eft


devenu depuis deux jours? »


O n riait. Moi je posai modeftement mon fusil


dans un coin, avec celui d 'Emmanuel . Perrignon


se leva, riant jusque dans les cheveux :


« H é ! p e t i t , nous l'avons 1 criait-il ; nous la


tenons cette fois, la réforme; elle, ne nous échap-


pera plus ! »


Il nous serrait la main. Quent in , derrière lu i ,


disait :


« B a h ! la réforme, elle vient trop tard. . . Il


nous faut autre chose maintenant. »


Mais personne ne lui répondait. O n se serrait


pour nous faire place. E n même temps madame


Graindorge venait nous servir.


C'était un beau jour, on peut le dire, la joie


brillait sur toutes les figures.




322 Histoire d'un homme du peuple


T a n d i s que nous mangions, les autres parlaient


tous ensemble de ce qu'i ls avaient fait. L 'un criait


qu'il s'était trouvé de grand matin rue Saint-Méry,


l'autre à l 'attaque de la caserne Saint-Martin^l'au-


tre à la prise d u magasin d'armes de Lepage, dans


la rue Bourg- l 'Abbé, où l 'on espérait trouver beau-


c o u p de fusils. Quand on apprit que j 'avais com-


battu dans la barricade de la petite rue de la Lan-


terne, & qu'ensuite je m'étais sauvé jusqu'à la


grande barricade près de la rue du Vert-Bois , ce


fut un éclat de rire de bonheur.-


« Mon pauvre Jean-Pierre, criait Perrignon,


je savais bien que tu ferais ton devoir. L'atelier


s'eft distingué. »


Il riait tellement que les larmes lu i en coulaient


dans la barbe.


Emmanuel alors nous raconta l'affaire du bou-


levard des Capucines : la foule, qui se promenait


vers neuf heures sans défiance, admirant l ' i l lumi-


nation depuis la Madeleine jusqu'à la place de la


Baftille; la-descente des colonnes d'ouvriers & de


bourgeois par toutes les rues, le drapeau tricolore


en tête; puis l'arrivée de la grande colonne du


faubourg Saint-Antoine , avec le drapeau rouge, j


chantant la Marseillaise; le bataillon du 14 e de \
l igne, qui s'était mis en travers pour l'empêcher de


passer; Tordre de croiser la baïonnette; un coup


de feu; la décharge horrible des soldats dans cette




Histoire d'un homme du peuple 3 2 $


foule, à bout portant; les cris des femmes qui s'en-


tendaient comme des coups de sifflet, & r é p o u -


vante des gens qui se marchaient les uns sur le«


autres, en se précipitant dans la ru.e Basse-du-


Rempart. Ensuite la promenade des morts au


National, à la Réforme, dans toutes les ruelles,
avec des torches ; les cris de vengeance & le


tocsin!


Je sus pour la première fois d'où venait le mou-


vement de la nuit , & pourquoi ces centaines de


barricades s'étaient élevées en quelque sorte d'elles-


mêmes. Les camarades connaissaient tous cette


hiftoire. E m m a n u e l , l u i , s'y trouvait m ê l é : il


était descendu dans la foule jusqu'à la Madeleine :


i l avait tout v u .


Enfin,ayant fini de manger en quelques inftants,


car tout ce que je viens de raconter n'avait pas


pris un quart d'heure, le v ieux Perrignon s'écria :


« E n route! »


i l avait l 'air d« nous commander. T o u t le


monde se leva, chacun prit son fusil, & nous sor-
tîmes.


«. T u as des cartouches? me demanda Perri-


gnon.


— J'en ai quelques-unes.


— E t vous? fit-il en se tournant du côté d'Em*


manuel.


— M o i , je n'en Ô " *as,




3 2 4 Histoire d'un homme du peuple


« Donne-lui la moitié des tiennes, » me dit Per-


rignon.


C e que je fis aussitôt.


Nous marchions derrière la troupe, qui gagnait


la rue Saint-André-des-Arts .


Perrignon tout pensif, nous dit :


« C'eft maintenant que l'affaire va devenir sé-


r ieuse; les barricades ne manquent pas, il s'agit


de les défendre. Cette nui t , Bugeaud a remplacé


le duc de N e m o u r s ; il commande l'armée de Paris


& nous regarde tous comme des Arabes. Il occupe


le Louvre, la place du Carrousel, les Tuileries &


la place de la Concorde avec une quinzaine de


mille hommes. L e refte de l'armée eft sur la place


de la Baftille, devant l 'Hôtel-de-Vil le & sur la


place du Panthéon. N o u s sommes entre les d iv i -


s i o n s ; elles vont essayer de se réunir, en nous


passant sur le ventre.


— Comment savez-vous cela? lui demanda Em


manuel .


— N o u s savons bien des choses! dit-il sans ré-


pondre. Pendant qu'on nous attaquera par der-


rière sur la place Sa int-Michel , la principale


attaque viendra par le quai d 'Orsai , le quai


Voltaire & le quai de Conti . Voilà pourquoi nous


allons de ce côté. Bugeaud croit qu'on va courir


à l'attaque de la place Saint-Michel , il se trompe :


chacun refte à sa barricade. Nous n'avons pas




Histoire d'un homme du peuple Îi5


trop de munitions, mais les troupes n'en ont pas


beaucoup plus que nous. Les convois de V i n -


cennes sont arrêtés. Les soldats veulent la réforme


comme nous; ils aiment autant fraterniser avec


le peuple, que de se battre contre lui . C'eft tout


naturel, nous sommes du même sang. Et la garde


nationale non plus n'a pas envie de se faire échi-


•ner pour soutenir Guizot , qu'elle voudrait voir


au diable. Ainsi , quand on regarde bien, nous


n'avons contre nous que Bugeaud, avec les mu-


nicipaux éreintés. L a première manche eft ga-


gnée! Hier, nous n'avions pas d'armes, pas de


barricades; aujourd'hui, nous avons tout. L'af-


faire se présente mieux qu'en i 8 3 o . Bugeaud


eft plus fin, plus acharné que le duc de Raguse ;


mais les soldats français ne sont pas non plus des


Suisses ; ils ne voudraient pas nous massacrer, ou


se faire massacrer jusqu'au dernier en l 'honneur


du roi de Prusse. A i n s i , mes enfants, tout va bien.


— Nous voici dans notre barricade ! »


Alors, levant les y e u x , nous vîmes une haute &


solide barricade, au croisement des rues Dauphine


& Mazarine avec celle de l 'Ancienne-Comédie .


Elle était très-bien faite. Quelques étudiants la


gardaient; ils furent contents de nous voir .


Perrignon, en s'approchant, nous dit :


« V o u s le v o y e z , nous pouvons descendre au


Pont-Neuf ou sur le quai Malaquais ; nous p o u -


1 9




Histoire d'un homme du papié


vous appuyer à droite ou à gauche, en cas de
besoin; & si nous sommes repoussés, nos forces


se réunissent. C'eft ce qu'on peut souhaiter de


mieux. Deux autres barricades empêcheront B u -


geaud d'arriver par la rue de S e i n e ; elles sont bien


commandées. »


E n arrivant près de la barricade, il dit aux étu-


diants que nous avions les mêmes idées qu'eux,


éi. que nous les soutiendrions jusqu'à la mort.


Ces braves jeunes gens criaient :


« Vive la réforme ! A bas Bugeaud ! »


Emmanuel reconnut dans le nombre un de ses


camarades de l 'école, le fils d'un riche marchand


de bois, qui s'appelait Compagnon. Ils se serrèrent


la main.


Plusieurs étudiants n'avaient pas de fusils,


mais ils devaient prendre les armes de ceux qui


tomberaient pendant le combat. E n attendant,


ils se tenaient dans le tournant de là rue de Seine.


Perrignon mit aussitôt Quent in en sentinelle


sur la barricade, & fit descendre les étudiants qui


se tenaient en haut , en leur disant :


« L a première décharge, peut arriver d'un


inftant à l 'autre. Il vaut mieux qu'un seul homme


soit exposé que plusieurs. »


Il parlait comme un chef, & tout le monde lui


obéissait,




Histoire d'un homme du peuple 3ÏJ


X X V I I


Ce qui se passa de huit heures du matin à une
heure de l'après-midi me semble encore un rêve;
le» heures se suivaient lentement, sans rien an-
noncer de nouveau. Perrignon disait :


« L'attaque devrait être commencée depuis
longtemps; qu'eft-ce que Bugeaud' peut faire?
Eft-ce qu'i l nous entoure d'un autre côté? »


La pluie tombait toujours. Les étudiants en-
traient de temps en temps dans un café voisin,
puis ils venaient voir en demandant :


« R i e n de nouveau ? »
Nous autres nous fumions des p ipes , nous


prenions patience. A la fin, l ' inquiétude nous
gagnait tellement, que plusieurs descendirent
à gauche, sous la voûte de l 'Inftitut, pour dé-
couvrir ce qui se passait. Ils ne revenaient
plus, & par inftants il nous semblait entendre
comme un bourdonnement de fusillade au loin,
bien loin sur l'autre rive. Mais la pluie qui tam-




3 2 8 Histoire d'un homme du peuple


bait en clapotant le long des m u r s , les pas des


hommes dans la boue, les paroles au fond de la


rue nous empêchaient d'être sûrs de rien.


O n sait aujourd'hui que du quartier des Halles,


sur la rive droite, le peuple s'était avancé de bar-


ricade en barricade jusqu'au Louvre, derrière le


Carrousel, & même plus loin dans la rue de


Rivol i ; & que pour ne pas laisser en arrière un


pofte dangereux, il avait attaqué le corps de garde


du Château-d'Eau,où se trouvait un détachement


du 14 e de ligne. La fusillade était terrible, &


voilà sans doute ce que nous entendions.


Vers onze heures, cinq ou six étudiants arri-


vèrent jusqu'à nous, en remontant la rue Jacob,


sur la gauche. Ils avaient des affiches & criaient :


« Changement de miniftère ! Odilon Barrot,


chef du cabinet. »


Nos étudiants se réunirent à eux. Ils entrèrent


même dans le café chercher de la colle, pour poser


leur-affiche. Mais tout cela nous était bien égal à


nous, & Perrignon en fut même indigné.


Les étudiants montaient alors au Luxembourg,


avec leurs paquets d'affiches spus le bras, & con-


tinuaient de crier :


« Nouveau miniftère! » etc.


Quelques étudiants reliaient avec nous & riaient


de bon cœur. Q u e n t i n , sans rien dire, enleva


l'affiche d'un coup de baïonnette.




Histoire d'un homme du peuple ' 329


Environ une heure après, des gardes natio-
naux arrivèrent à la file, en criant :


« Le roi vient d 'abdiquer; ' c'eft le comte de
Paris qui le remplace, avec la régence. »


Ils étaient dans l 'enthousiasme.
« C'eft bon, dit Perrignon, pourvu que le roi


parte avec le duc de Nemours, & que Lamartine
soit premier miniftre. E n attendant, reftons fixes
à notre pofte; puisque tout va si bien, peut-être
que nous apprendrons encore quelque chose de
meilleur. Ne nous pressons p a s ; il faut être sûrs
de tout avant de bouger, »


Quelques ouvriers de Rouen arrivèrent aussi
pour nous soutenir, tous de solides gaillards en
blouses neuves & calottes rouges, avec des fusils,
& des gibernes bien garnies. Ils s'étaient mis en
chemin de fer à la première nouvelle, & nous
pûmes alors nous reposer un inftant, prendre un
verre de v in & nous asseoir. L a pluie nous ceulait
jusque dans les souliers; nous tremblions & nous
grelottions; mais c'eft égal, de voir les affaires
prendre une si bonne tournure, cela nous réjouis-
sait le cœur.


Une des choses les plus agréables, c'eft que vers
une heure le 7 e régiment de ligne tout entier
s'avança dans la rue Dauphine, l 'arme, au bras.
Nous croyions d'abord que c'était l 'attaque;
tout le monde se tenait prêt à la repousser coura-




33o Histoire d'un homme du peuple


geusement; Perrignon avait fait descendre la sen-


tinelle & criait : .


« Attention! »


Mais, à la hauteur de la rue de Lodi , les sol-


dats, deux à deux, se mirent à dénier sur la g a u -


che, en lâchant leurs fusils en l'air, ce qui formait


à cent pas de nous" comme le bourdonnement


d'une rivière qui tombe de l'écluse. Les officiers,


en même temps, s'avançaient de notre côté l 'un


après l'autre, leurs petits manteaux de toile cirée


serrés sur les épaulettes, le sabre sous le bras,


comme des bourgeois qui rentrent chez eux. Nous


leur tendions la main pour les aider à grimper les


pavés, en criant :


a V ive la l igne ! Appuyez-vous, commandant 1


— N e vous gênez pas, capitaine! — Vive la liberté!


— Vive la France ! — Nous sommes tous frères ! »


O n aurait voulu les embrasser. O n leur disait


même :


a Reftez avec nous ! » .


Mais ils répondaient merci! brusquement, &


continuaient leur chemin dans le haut de la rue.


Alors, voyant cela, nous comprîmes que le peuple


était vainqueur, & qu' i l ne fallait plus rien crain-


dre. Perrignon aurait bien voulu nous retenir en-


core, mais on ne l'écoutait plus, & tous pêle-


mêle nous descendîmes par-dessus la barricade


jusqu'au Pont-Neuf.




Histoire d'un homme du peuple 331


Sur les quais, nous pensions voir des masses de


soldats, mais tous étaient -déjà partis, excepté deux


ou trois officiers d'état-major, qui filaient ventre à


terre le long du Louvre. Nous traversâmes le pont


en chantant la Marseillaise comme des b ier
heureux. Perrignon seul criait toujours :


« Attent ion! . . . attention aux fenêtres du L o u -


vre! c'eft de là que les Suisses, en 1 8 3 o , ont ouvert


le feu.. . Attention! . . . »


Mais on avait beau regarder, rien ne parais-


sait.


Quelques étudiants s'étaient " mis aussi avec


nous; & c'eft ainsi que nous passâmes d'abord


devant le Louvre , ensuite le long des Tui ler ies ,


jusqu'à la deuxième voûte, sans rencontrer d'ob-


ftacle.


Il paraît que toute l 'armée réunie au Carrou-


sel était partie comme le y" de l igne : un régi-


ment à droite, u n autre à gauche.


C e que je dis, bien des gens auront de la peine


à le croire, & c'eft pourtant la simple vérité. O n


veut toujours que les révolutions soient terribles !


Eh bien ! j 'ai vu qu'elles marchent en quelque


sorte toutes seules, quand l 'heure de la juftice eft


venue.


U n e chose qui me revient encore, c'eft que, a u -


près des Tuileries, un officier d'état-major ayant


voulu passer au galop, nous le fîmes descendre de




332 Histoire d'un homme du peuple


cheval, pour mettre à sa place une étudiante,


qui chantait la Marseillaise comme un ange;
& bientôt après nous arrivâmes dans la cour


des Tuileries sans embarras, étonnés nous-mê-


mes, & pensant à chaque seconde voir les feux


de file commencer par toutes les fenêtres du


palais.


Les grilles des Tui ler ies étaient ouvertes. P l u -


sieurs d'entre nous, malgré les cris de Perrignon,


qui leur disait de ménager les cartouches, tiraient


des coups de fusil en signe de joie. O n courait à


la débandade & l'on se réunit devant la grande


porte.


N o u s n'étions pas plus de v ingt-c inq où trente


dans cette cour immense. Nous montâmes d'abord


les quelques marches qui mènent à la voûte, en-


suite le grand escalier à droite; un escalier su-


perbe, plein de dorures & de moulures. A u m i -


lieu pendait une grande lanterne ronde, formée


d'une seule g l a c e ; & comme sur cet escalier


s'étendaient des tapis, on ne s'entendait pas mar-


cher, chacun aurait cru être seul; le moindre


bruit , quand on touchait son fusil ou qu'on éter-


rluait, avait de l 'écho.


C'eft ainsi que nous montâmes, les y e u x levés,


dans une admiration extraordinaire, & même avec


une sorte de crainte, parce que l'idée des coups de


fusil vous suivait partout.




Histoire d'un homme du peuple 333


En haut, nous entrâmes dans une salle longue
& magnifique. Rien que la rangée de ses hautes
fenêtres sur la cour du Carrousel, lui donnait u n
air grandiose; mais tout autour s'étendaient des
dorures & des peintures qui vous éblouissaient la
vue.


Ce qui m'étonne encore plus aujourd'hui,quand
j 'y pense, c'eft qu'on n'entendait pas le moindre
bruit de la vie. C'eft là que les gens pouvaient
bien dormir & se reposer. Ce n'était pas comme
dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques.


Je me disais en marchant :
« Comme on doit être bien ici , comme on a


bon air ! »


Et , regardant au fond de la cour, je voyais que
tout était vide : ce pavé bien carrelé, ce large
trottoir, cette grille superbe, ce petit arc de triom-
phe en marbre rose, fout était fait pour charmer
les regards.


Bien souvent depuis, me rappelant ce spectacle,
j'ai pensé que les princes sont heureux de venir
au monde : — O u i , c'eft un fameux état!


Entre les fenêtres, & tout le long des murailles
peintes, de trois pas en trois pas sortaient des '
candélabres dorés, en forme de branches , dont
chaque feuille soutenait une bougie qu'on devait
allumer le soir.


Alors ce que m'avait dit E m m a n u e l six mois
19.




3 3 4 Histoire d'un homme du peuple


avant: — que l ' intérieur de ce palais* était encore


plus riche que le dehors, — me parut être la vé-


rité. •


Je ne sais pas ce que les camarades étaient d e -


venus. Les uns avaient pris à droite, les autres à


gauche, comme dans une égl ise ; car toutes ces


salles superbes aboutissaient les unes dans les au-


tres, toujours avec la même beauté. Emmanuel


& moi nous allions seuls ; il me disait :


«. T o u t cela, c'elt le bien de la nation, Jean-


Pierre. I l faut tout respecter... G'eft notre bien!. . . »


Je lu i répondais :


« Ça va sans dire ! Nous l 'avons gagné, & si


ce n'eft pas nous, ce sont nos pères, les bûche-


rons, les vignerons, les marchands, les labou-


reurs , tous ces malheureux qui travaillent &


suent du matin au soir pour l 'honneur de la


France. N o u s serions bien bêtes de gâter notre


propre bien. E t nous serions des gueux d'avoir


l'idée de rien prendre, puisque c'eft à tous ! »


J'avais des idées pareilles, qui m'élevaient l 'es-


prit & me faisaient voir les choses en grand; mais


j 'ai bien reconnu par la suite que ce n'étaient pas


les pensées de tout le monde, ni le moyen de s'en-


richir. Enfin, j 'aime pourtant ' mieux être comme


cela.


Et regardant de la sorte ces richesses, nous ar-


rivâmes au fond, dans une autre salle en travers




335


de la nôtre. Je ne saurais pas dire si c'était la


salle du Trône , ou la chambre à coucher de Louis-


Philippe. Elle était plus large que la première &


moins longue, éclairée parles deux bouts, remplie


de peintures, & sur la gauche, dans l'épaisseur du


m u r , se trouvait une niche en forme de chapelle,


recouverte de tentures à franges d'or. Dans le


fond, entre les tentures, je voyais une sorte de lit


ou de trône. Emmanuel & moi nous ne voulûmes


pas entrer, pensant que cela ne convenait pas.


Nous étant retournés au bout de quelques ins-


tants, nous vîmes devant une table ronde & mas-


sive en marbre rose, un homme assis, qui m a n -


geait u n morceau de pain & du fromage dans un


papier. Nous ne l'avions pas vu d'abord. C'eftpour


vous dire combien ces salles étaient grandes, puis-


qu'un homme ne se voyait pas-en entrant, du pre-


mier coup d'œil . Emmanuel lui dit :


« Bon appétit! i>
L'autre , avec un chapeau à larges bords &


une camisole brune, la figure pleine & réjouie,


le fusil en bandoulière, lui répondit :


« A votre service!. . . T o u t à l 'heure nous irons


boire à la cave. »


Il riait & clignait des y e u x .


Dans ce moment, on commençait à entendre un


grand murmure dehors, un t u m u l t e , des coups


de fusil. Nous allâmes regarder a u x fenêtres;




336 Histoire d'un homme du peuple


c'était la grande masse du peuple qui s'approchait
au loin sur la place du Carrousel, avec défiance.
Nous pensions :


« Vous pouvez venir sans crainte; on ne vous
! gênera pas ! »


E t songeant à cela, nous continuions à marcher
lentement, regardant tout avec curiosité. Nous
arrivâmes même dans un théâtre, où la toile du
fond représentait un port de mer. P lus loin, nous
entrâmes de plain-pied sur le balcon d'une cha-
pelle; la chapelle était au bas, avec des vases d'or,
des candélabres & le saint-sacrement. Il y avait
des fauteuils, & , sur le devant du balcon, une bor-
dure en velours cramoisi. C'eft là que L o u i s -
Phil ippe écoutait la messe. Comme nous étions
fatigués, nous nous assîmes dans des fauteuils, les
coudes sur ces bordures. Emmanuel alluma sa
pipe, & nous regardâmes longtemps cette cha-
pelle avec admiration.


A la fin il me dit :


« Si quelqu 'un m'avait annoncé hier, quand
cinquante mille hommes défendaient les T u i l e -
ries, que je fumerais aujourd'hui tranquillement
ma pipe dans l 'endroit où la famille du roi, la
reine, les princes, venaient entendre la messe,
jamais je n'aurais pu le croire.


— O u i , lui répondis-je, c'eft étonnant. Qui
peut dire : « Ceci m'arrivera!.. . Cela ne m'arri-




Histoire d'un homme du peuple 33y


vera pas !... » T o u t eftdansla main de Dieu ! Ceux
qui sont forts & qui jugent les autres, sont faibles
le lendemain comme des enfants. Us pleurent &
demandent grâce, sans se souvenir qu'i ls n'ont
pas fait grâce. Voilà pourquoi nous devons tou-
jours suivre notre conscience. Dieu seul nous
juge, & Dieu seul eft le maître. »


Ces choses ont été dites là ; ce sont des choses
vraies.


Nous causions encore, lorsqu'un fracas épou-
vantable nous réveilla de ces pensées; le peuple
débordait dans le palais. C'était un roulement
sourd, terrible. Des coups de fusil partaient, les
vitres tombaient, des coups de hache écrasaient
les meubles , les tableaux, les planchers, les
murs.


Tandis que nous écoutions tout pâles, cinq
ou six hommes, le cou n u , les cheveux ébouriffés,
la figure sauvage, arrivaient de tous les côtés à la
fois, les yeux étincelants comme àzs bandes de
loups la nuit dans un bois. Ils regardaient.. . ils
tournaient dans le balcon.. . & se mettaient a tout
casser avec fureur, sans rien dire. Ces malheu-
reux venaient de la bataille ; ils avaient peut-être
vu tomber leurs amis , leurs enfants, leurs frères,
& se vengeaient.


« Arrive, Jean-Pierre, me dit alors Emmanuel,
en me prenant par le bras, sortons ! »




338 Histoire d'un homme du peuple


Nous traversâmes de nouveau les grandes salles.


Quelques hommes, debout sur des chaises, pre-


naient les bougies dans les candélabres; j 'ai su


plus tard que c'était pour entrer dans les caves.


D'autres précipitaient les tableaux par les fenê-


tres.


C o m m e nous redescendions le grand escalier,


au mil ieu de la foule qui montait, une baïonnette


s'éleva tout à coup au bout de son fusil, & la ma-


gnifique lanterne que j 'avais admirée en entrant,


tomba comme une bulle de savon qui crève.


E n bas, plusieurs étaient déjà couchés à terre,


dans les coins, une bouteille à la main, le fusil


contre le m u r ; ils n'avaient plus la force de se


lever.. . I l faut tout dire : les gueux de toute es-


pèce, qu'ils soient du peuple, ou qu'ils soient des


seigneurs, font la honte de la nation & du genre


humain .




Histoire d'un homme du peuple 33 g


X X V I I I


Nous sortîmes de là- sans tourner la tête.


Des centaines d'autres bandes, en blouse, en


haillons, en uniformes de gardes nationaux, avec


des fusils, des drapeaux, des haches, des baïon-


nettes emmanchées, arrivaient pêle-mêle en cou-


rant, par la place du Carrousel, par les quais , par


la rue de Rivoli , & de partout.


Quelques élèves de l 'École polytechnique, des


jeunes gens de d i x - h u i t à v ingt ans, l'épée au


côté, le petit chapeau à cornes sur l 'oreille, es-


sayaient d'adoucir ces gens des faubourgs, aux


guenilles pendantes, qui ne les regardaient seule-


ment pas 6c continuaient leur chemin en criant
d'une voix enrouée :


« A bas les vendus! . . . A bas les corrompus! . . .


V i v e la république! »


Aussi loin que pouvaient s'étendre les y e u x , on


ne voyait que cela; tout venait de notre côté


comme »n débordement.




340 Histoire d'un homme du peuple


« A la Commune, Jean-Pierre ! » me dit Emma-


nuel.


Et tout à coup l'idée de la grande République
me frappa l 'esprit; je fus bouleversé d'enthou-


siasme. Nous allongions le pas en traversant les


masses, & répétant toujours :


« A la C o m m u n e , citoyens! à la C o m m u n e ! »


Plusieurs s'arrêtaient & finissaient par nous


suivre, criant comme nous :


« A la Commune !»


Mais les grandes fenêtres des Tui ler ies , qu'on


voyait derrière par-dessus les grilles; les papiers


qui s'envolaient, les drapeaux qui flottaient, les


cris, les coups de fusil, tout ce spectacle immense


les détachait bientôt de notre t roupe; ils se repen-


taient d'avoir perdu du temps, & se remettaient à
suivre le torrent.


E n approchant de FHôtel-de-Ville, le long des


quais , par-dessus les barricades éboulées, nous


n'étions plus qu'une dizaine. E n ce moment, à la
hauteur du pont N o t r e - D a m e , quelqu'un s'é-


cria :


« Les m u n i c i p a u x ! »


Alors nous étant retournés, nous vîmes venir


derrière nous plusieurs escadrons de munici-


paux à cheval. T o u t mon sang ne fit qu 'un tour.
A h ! nous n'étions plus désarmés maintenant,


on ne pouvait plus nous écraser comme de la




Histoire d'un homme du peuple 341


pail le! Mais ils s'avançaient au pas, le sabre
au fourreau. Les barricades renversées sur leur
route, & d'autres encore reliées debout sur le quai
de Gévres, les empêchaient de nous charger. Ils
battaient en retraite de Paris.


L'idée de la vengeance me passa par la tête
comme un éclair, & je couchai en joue leur géné-
ral, à cent pas. Lorsqu'i l me vit , — car ses yeux
tournaient de tous les côtés : en haut, en bas, en
avant, en arrière, — il prit tout de suite une
bonne figure, en me saluant avec son grand c h a -
peau bordé de blanc.


Mes bras en tombèrent, & je m'écriai en m o i -
même : « T u ne peux pourtant pas tuer un
homme qui te salue, Jean-Pierre ; non, c'eft i m -
possible ! » Mais d'autres en grand nombre .ve-
naient alors du pont & des rues voisines; ils se
jetèrent en avant & se mirent à crier :


« Faisons-les prisonniers! »


Cela me parut meilleur, & tout de suite je pris
un de ces municipaux par la bride en lui disant :


« Descendez?»
Il ne répondit pas. Plusieurs ayant suivi mon


exemple, ces escadrons bleus, le casque luisant . \c
sabre pendant sur la cuisse & l'air sombre, étaient
arrêtés dans les pavés, dans la boue, un homme à
la bride de chaque file, la baïonnette ou la pique
sous le nez du municipal.




' 3 -i 2 Hisioire d'un -homme du peuple


Et comme, malgré cela, pas un ne voulait obéir


des enfants venaient encore des barricades se pen-


dre à leurs grandes bottes.


Enfin, tous ces gens semblaient prisonniers. Je


me réjouissais d'avance de mener un cheval dans


la rue des Mathurins-Saint-Jacques; lorsque tout


à coup le général, qui se trouvait au milieu de la


colonne, se mit à crier :


« E n avant ! »


Le maréchal des logis, que.je tenais par la bride,


me donna sur la figure un coup de poing telle-


ment fort, que je fus renversé contre la barricade,


la bouche pleine de sang. E n même temps, les


escadrons partaient ventre à terre. T o u s les m u -


nicipaux avaient fait la même chose à ceux qui


tenaient leur cheval par la bride.


C'était u n feu roulant des deux côtés de la rue


& du pont sur ces pauvres diables. Leurs grosses


bottes tournaient en l 'air, leurs casques s'aplatis-


saient sur les pavés, leurs chevaux s'affaissaient


en les culbutant à dix p a s ; le feu roulait toujours,


& l'on voyait au loin, à travers la fumée, les dos


ronds des cavaliers penchés en avant, les queues


flottantes & les grosses croupes des chevaux, lan-


cés à fond de train au-dessus de ces murs de pavés,


o ù l'on n'aurait jamais cru qu'un cheval pouvait


passer.


Quel carnage, mon D i e u !




Histoire d'un homme du peuple 34.3


Le pire, c'eft que, une fois la fumée dissipée,


nous vîmes deux ou trois d'entre nous souffler la


mort, & , sur le pont, d'autres malheureux par


tas, la face contre-terre, avec des balles dans le


ventre. T o u s les coups qui n'avaient pas porté sur


les municipaux étaient entrés dans la foule, à


droite & à gauche.


Voilà le spectacle des guerres civiles !


U n enfant s'en allait tranquillement par-dessus


les morts , avec un casque enfoncé jusqu'aux


épaules; des femmes se penchaient aux fenêtres;


des vieilles sortaient, les mains au ciel, criant :


« Quel malheur! »


Dieu veuille que ces exemples profitent à ceux


qui viendront après nous, & que nous n'ayons


pas souffert inutilement.


Nous repartîmes de cet endroit, encore pleins


d ' indignation, & nous arrivâmes à la grande


porte d e T H ô t e l - d e - V i l l e , où des gardes nat io-


naux firent mine de nous arrêter; mais, comme


nous armions nos fusils, ils' s'écartèrent & nous


montâmes.


C'eft surle grand escalier de l 'Hôtel-de-Ville, où


tant d'actions terribles & grandioses se sont ac-


complies durant la Révolution, où tant de paroles


généreuses ont été prononcées pour la défense de


la juftice, c'eft là que nous reprîmes un peu de


canne, en pensant à ce que dé pauvres petits êtres




3^4 Histoire d'un homme du peuple


tels que nous, étaient auprès de ces hommes de la


C o m m u n e , auxquels nous devons presque tous nos


droits. O u i , tous ces v ieux souvenirs bourdon-


naient sous les hautes voûtes avec les pas des


hommes du peuple, qui montaient fièrement &


semblaient dire :


« N o u s sommes, ici chez nous! Quand la


France parle d'ici à l 'Europe, tous les rois trem-


blent! . . . »


U n souffle de force & de grandeur me passait


sur la figure.


E t sur cette grande terrasse intérieure, éclairée


par la v o û t e , — où des cadavres de municipaux,


blancs comme la cire, dormaient pour toujours,


— dans cette salle où les premiers révolutionnai-


res ont fini par se tuer de désespoir, lorsque le


peuple les avait abandonnés, c'eft là que les idées


en foule nous vinrent devant les morts.


N o u s avions fait halte, & nous entendions par-


ler au fond d'une allée à gauche. A u bout de


quelques inftants, nous prîmes ce chemin. J 'é-


tais devant, mon fusil sur l'épaule. U n vieux gé-


néral, très-petit & la tête blanche, sa large croix


sur la poitrine, nous rencontra dans l'allée, &.


m'arrêta par le bras en me demandant :


* O ù allez-vous?


— Nous allons voir ce que disent les autres, lui


répondis-je étonné.




Histoire d'un homme du peuple 04Ï


1 — O n délibère, fit-il.
— Eh bien ! nous voulons aussi délibérer, » dit


Emmanuel .


Alors, voyant qu'il ne gagnait rien sur nous, il
dit encore, en me retenant toujours :


« Je suis un soldat de 92 ! »
Et je lui répondis :


« Raison de plus. . . nous avons les mêmes
idées... Voi là pourquoi nous voulons délibérer. »


Il ne dit plus rien & s'en alla.


Nous entrâmes dans la salle où l 'on parlait. Elle
n/était pas très-grande. A u milieu se trouvait une
table en fer à cheval ; de l 'autre côté, le dos tourné
à la rangée de fenêtres vers la place, étaient assis
trois hommes en habit noir. Ils écrivaient. U n e
trentaine d'autres remplissaient la salle. T o u t le
monde parlait & criait ; deux, debout sur des
meubles, faisaient des discours.


Nous allâmes nous placer dans l ' intérieur du fer
à cheval, jufte en face des trois hommes en habit
noir. Celui du milieu s'appelait Garnier-Pagès ,
comme je l'ai su plus tard. Il avait de longs che-
veux, le front haut, le nez u n peu camard, le men-
ton allongé. Il était pâle. Quand nous entrâmes,
nos fusils en bandoulière, il nous.regarda tout
surpris.


Les paroles de la foule montaient & descen-
daient avec les cris de ceux qui s'égosillaient sur




34(3 Histoire d'un homme du peuple


les meubles. O n ne pouvait rien comprendre; je


ne sais pas ce qu'ils disaient. L ' u n , celui de droite,


était grand, très-maigre, i l avait le nez long & les


cheveux gris pendant derrière* Il criait le plus


fort.


Chaque .fois qu' i l criait, ses joues s'enflaient; il


parlait du fond de la poitrine, en allongeant ses


grands bras comme un télégraphe.


Cela dura bien dix minutes. O n répétait autour


de nous :


« Garnier-Pages vient d'être nommé maire de


Paris. »


N o u s avions mis la crosse à terre, & nous atten-


dions avec patience ce qui pourrait arriver. U n de


ceux qui se trouvaient avec nous depuis les T u i -


leries n'avait pas de chemise, mais une vieille


blouse ouverte sur la poitrine. C'eft lui que Gar-


nier-Pagès regardait le plus souvent, & puis moi


ensuite, à cause du sang qui me coulait de la


bouche. Je le voyais , cela l 'étonnait, mais il ne


disait rien. Seulement, au bout de quelques m i -


nutes, l 'écrivain à sa gauche l 'ayant averti de quel-


que chose, il leva la main, & tous les assiftants se


mirent à crier :


« C h u t ! . . . c h u t ! . . . Écoutez ! . . . »


Ceux qui faisaient des discours descendirent de


leurs meubles; toute la salle se tut .


Garnier-Pages se mit à lire ce que l'autre avait




: 4 7


écrit. Je me rappelle très-bien que cela commen-
çait ainsi : « L e roi Louis-Phi l ippe vient d'abdi-
quer.. . » Mais il avait à peine lu ces mots, que de
tous les côtés des cris partaient :


« N o n ! . . . n o n ! . . . Il n'a pas abdiqué.. . O n l'a
chassé! »


Ce qui rendit Garnier-Pagès encore plus pâle.
Il faisait signe de se taire, mais i l fallut du
temps.


Comme le silence commençait, Emmanuel tout
à coup lui dit face à face :


« Il nous faut des garanties. »


Cela le surprit beaucoup. T o u t e la salle écou-
tait.' Il répondit :


« Quelles garanties? »
Emmanuel dit :
« Proclamez la république! »
Garnier-Pagès répondit :
x Quelle république? Voulez-vous une c-onA'i-


tuante, une législative?.. . »
Je vis bien alors qu' i l était très-fin, car les gens


n'avaient pas encore eu le temps de réfléchir à ce


qu'ils voulaient, Emmanuel fut embarrassé; mais


un autre derrière, cria :


« N' importe! nous verrons plus tard:. . Procla-


mez toujours la république. . . Le refte ne nous


embarrassera pas! »


Et tout le monde se mit à crier i




Histoire d'un homme du peuple


<c O u i . . . oui . . . la république ! »


Ces choses sont tellement dans mon esprit, que .


je crois encore les voir & les entendre; j 'y suis :


C'eft mot à mot la vérité. Seulement plusieurs


parlaient à la fois, criant des paroles qu'on ne


pouvait pas comprendre, & Garnier-Pagès faisait


semblant de les écouter. Mais je voyais bien qu'il


réfléchissait en lu i -même comment il pourrait se


tirer de là, car à la fin il leva la main, & , les gens


s'étant tus, il dit d'un air chagrin :


« Messieurs, vous voyez qu'on ne peut rien faire


de sérieux dans ce tumulte . Messieurs les secré-


taires & moi nous allons passer dans la pièce voi-


sine, & quand notre proclamation sera terminée,


nous viendrons vous en donner lecTure. »


E n même temps, sans attendre la réponse, il s e


leva & les deux autres aussi. Cela causa du t u -


multe. A u bout de la table, de leur côté, se trou-


vait une porte; comme ils allaient à cette porte,


leurs papiers sous le b r a s , celui qui n'avait


pas de chemise me d i t , en se penchant à mon


oreille :


« Il trahit! . . . Eft-ce que je dois le fusiller ? »


Mais, malgré ma mauvaise humeur, l'idée de


fusiller un homme pareil me parut abominable, &


je répondis :


« N o n , c'eft Garnier-Pagès ! »


T o u t le monde avait entendu parler de Garnier




Histoire d'un (tomme du peuple 349


Pages. — Pendant que nous parlions, ils pas-


sèrent dans l'autre chambre.


Une fois hors de notre salle, & la porte refer-


mée derrière eux, ces gens devaient se réjouir de


leur bon tour. Nous autres, nous étions là comme


des imbéciles.


T o u t le monde criait sans écouter ses voisins,


de sorte que l 'ennui nous gagnait avec la colère.


Emmanuel me dit :


« Sortons ! Qu'eft-ce que nous faisons avec ces


braillards ? »


Nous sort îmes, furieux d'avoir perdu notre


temps. Mais, comme nous arrivions sur la plate-


forme intérieure, d'où descend le grand escalier,


voilà que bien d'autres cris, bien d'autres rumeurs


arrivent de la place. Ceux qui venaient des T u i -


leries, après avoir ravagé les glaces, les tables, les


livres, les vases, les tableaux de fond en comble,
arrivaient à l 'Hôtel-d£-Ville; sans parler d'une


foule d'autres qui sortaient des quartiers voisins


>( & même des faubourgs. Ils criaient : « V i v e la


• République ! » & tiraient des coups de fusil.


1 Nous descendîmes bien vite, pour ne pas refter


engouffrés jusqu'au soir dans la bâtisse.




35o Histoire d'un homme du peuple


X X I X


Nous avions raison , car à peine étions-nous


en bas, hors de la grille, que toute cette masse


de peuple débordait du quai Pelletier, des rues


de la Vannerie , de la Tannerie & du pont d'Ar-


cole, avec des habits galonnés, des franges du


trône, des chapeaux de femme, & mille autres


guenilles au bout des baïonnettes; sans parler des


drapeaux rouges & des drapeaux tricolores dégoû-


tants de pluie & de boue. T o u t cela s'avançait,


chantait, lâchait des coups de fusil, & malheureu-


sement aussi trébuchait, car on avait vidé les caves


de Louis-Phi l ippe, on avait bu tout ce qu'on pou-


vait boire, & les bouteilles à moitié vides, on les


avait jetées aux murs. . *


Enfin, je suis bien forcé de le dire, c'était hon-


teux pour un grand nombre. Ceux qui boivent un


jour pareil, jusqu'à ne plus pouvoir se tenir sur


leurs jambes, sont des êtres indignes de soutenir


la juftice.




Histoire d'un homme du peuple 35i


Mais que faire? Ce monde innombrable tour-


billonnait sur la place, comme un essaim qui


cherche un arbre. Nous eûmes encore le temps de


gagner le quai aux Fleurs, par le pont Notre-


Dame, & là nous fîmes halte pour regarder. T o u t


était noir de têtes, tout grouil lait , tout montait


dans la maison commune; et les cris, ces grands


cris de la multitude qui s'élèvent comme le chant


d e l à mer, — ces cris qui ne finissent j a m a i s , —


à chaque inftant semblaient grandir & s'étendre


plus loin :


Emmanuel me dit :


« Maintenant Dieu veuil le, Jean-Pierre, que


les troupes soient bien dispersées! Dieu veuille


que Bugeaud ne les ait pas réunies sous sa main


quelque part, car, avec cette quantité d'ivrognes,


qui brûle notre poudre pour faire du bruit , nous


serions bien malades. »


Je pensais comme lui : — la bêtise du peuple


me faisait frémir.


Et pourtant, c'était encore la moindre des choses.


L a bataille, c'eft la bataille, on s'extermine, on se


défend, on n'a peur de rien ; ceux qui réchappent,


réchappent, ceux qui meurent ont leur pain cui t ;


mais après la bataille, qu'eft-ce qui va venir?


Qu'eft-ce que le pays dira demain ? Qu'eft-ce que


les royaliftes, les communifl.es, les socialiftes


feront? Qu'eft-ce qui sera maître? Eft-ce que nous




352 Histoire d'un homme du peuple


sommes en 92, eft-ce que nous sommes en i83o?
Eft-ce que les Prussiens, les Anglais , les Russes
viendront? Quoi. . .? Quoi?


Quand tout va bien, quand on travaille, quand
les soldats montent leur garde, & que les juges
rendent la juftice; quand les femmes vont à l'église
& les enfants à l'école, alors on ne pense à rien,
on se figure que tout eft en ordre, & que cela con-
tinuera dans les siàcles; mais quand tout culbute,
quand tout eft à terre d'un coup, combien d'idées
auxquelles on n'avait jamais songé vous arrivent !


Emmanuel & moi nous passions devant le Pa-
lais-de-Juftice, & , plus loin, sur le pont Saint-
Michel , à travers mille espèces de gens qui cou-
raient vers la place de Grève. Nous n'avions pas
besoin de nous dire nos idées, elles nous venaient
toutes seules; & ce que nous avait demandé Gar-
n ier -Pagès : — « Quelle espèce de république
voulez-vous ? » me paraissait alors plein de bon
sens. Je me rappelais le livre de Perrignon, & je
m'écriais en moi-même :


« Eft-ce que nous voulons une conftituante?
eft-ce que nous voulons un directoire? eft-ce que
nous voulons des consuls? ou bien eft-ce que nous
voulons autre chose de nouveau ? Si nousvoulon«s
quelque chose de nouveau, il faut pourtant savoir
quoi . Jean-Pierre, qu'eft-ce que tu veux? »


J'étais embarrassé de me répondre ; je pensais ;




Histoire d'un homme du peuple 353


« Si Perrignon était là, bien sûr qu' i l t'ouvrirait


les idées. »


J'avais aussi des inquiétudes pour ce bon vieux


Perrignon, que j 'aimais comme moi-même. N o u s


avions été séparés malgré nous. Qu'eft-ce qu' i l


était devenu ?


Emmanuel , la tête penchée, ne disait rien. L a


nuit descendait. Les gens qui couraient, criaient


tous : « V i v e la république ! » Pas une âme ne


savait encore que nous avions un gouvernement


provisoire.


Dans la rue Serpente, nous vîmes que le cabou-
lot était fermé.


<c A r r i v e ! » me dit E m m a n u e l .


Et nous remontâmes par la rue des Mathurins


jusqu'au cloître Saint-Benoît. Il faisait déjà nuit


noire; pas un réverbère, pas une lanterne ne nous


montrait le chemin. Par bonheur, la porte du


reftaurant d'Ober était ouverte. N o u s entrâmes.


Deux quinquets brillaient dans la salle à gauche,


& quelques étudiants mangeaient sans rien dire.


M . Ober était sorti. Nous posâmes nos fusils dans


un coin, près des fenêtres, & l'on vint nous


servir.


Dehors, au loin, bien loin, les rumeurs, les cris,


les coups de fusil s'élevaient de temps en temps,


puis se taisaient. L e tocsin sonnait toujours ; mais


pendant que nous mangions, tout à coup le gros


80.




3 5 4


bourdon de Notre-Dame se tut , ce qui produisit


une sorte de silence. O n entendait mieux les ru-


meurs du quartier, le passage des gens dans le


cloître.


E m m a n u e l , à la fin de notre repas, me de-


manda :


« Qu'eft-ce que nous allons faire cette nuit?


— Je ne sais pas, lui répondis-je... puisque tout


eftf ini . . .


— Moi , dit-il , je vais changer d 'habits; mes


bottes, à force d'être mouillées, me serrent les
pieds.


— E h bien, allons changer, lui dis-je, & , dans


une demi-heure, v ingt minutes, réunissons-nous


quelque part.


— O u i , tu viendras à la brasserie de Strasbourg,


rue de la Harpe. »


N o u s sortîmes. Dans ce moment une foule de


gens rentraient déjà dans le quartier; on criait ;


« V i v e la république! — V i v e le gouvernement


provisoire ! » Des étudiants traversaient le cloître ;


ils parlaient de L a m a r t i n e , de Ledru-Rol l in ,


d'Arago. Nous écoutions. Sous la porte Saint-


Jacques, au moment de nous séparer, Emmanuel


me dit :


« Il paraît que nous avons un gouvernement


provisoire; tant mieux, c'eft meilleur que rien. »


Il remonta la rue Saint-Jacques. Je la descendis




Histoire d'un homme du peuple 35 :i


par-dessus les pavés, jusqu'au coin de la rue des
Mathurins, ou j'allais tourner, quand je vis ar-
river en face de moi un piquet de trois hommes,
conduit par un caporal en chapeau rond & longue
capote, qui portait une petite lanterne carrée, &
me dit en la levant :


« C'eft toi , Jean-Pierre! Je suis content de te
retrouver, petit. »


Celui qui me disait cela, c'était Perrignon. Il
venait d'établir un porte dans la rue Saint-Jac-
ques, au coin de la ruelle du F o i n , pour tous les
hommes de bonne volonté ; i l conduisait sa pre-
mière ronde.


O n se figure comme je l'embrassai. Je lui pro-
mis aussitôt de venir veiller à son porte, après avoir
été prévenir E m m a n u e l .


Nous étions à l'entrée de la rue des Mathurins :
je n'eus qu'une centaine de pas à faire pour gagner'
la maison & monter à ma chambre, où je chan-
geai d'habits. Ensuite j'allai prendre Emmanuel à
la brasserie de Strasbourg.


Il pouvait être six heures. Pas un bec de gaz ne
brillait dehors. Quelques étoiles troubles se mon-
traient à peine; une petite pluie froide tremblo-
tait dans l'air, & de tous les côtés on entendait
déjà crier :


« Q u i v ive! . . . qui v i v e ! . . . »
Dans cette nuit noire, cela produisait un grand




356 Histoire d'un homme du peuple


<effet. L'idée me v i n t q u e les Parisiens ont tout de


même du bon sens, puisque, dans la crainte de


Bugeaud, ils se gardaient tout de suite comme la


troupe, pendant que les ivrognes dormaient dans


leur coin.


Emmanuel fut bien content d'apprendre ces


choses, & nous sortîmes de la brasserie à tâtons.


Dans plus d'un endroit on voyait au loin des


feux allumés, avec des hommes assis autour sur


les pavés, fumant leur pipe & causant entre eux,


le fusil en bandoulière. Ces feux éclairaient les


sentinelles immobiles au haut des barricades, &


les vieilles maisons à droite & à gauche. L a l u -


mière montait toute rouge, comme un éclair, jus-


qu'aux toits, puis descendait en se resserrant a u -


tour de la flamme : tout redevenait sombre.


L a masse des pavés nous arrêtait souvent. Plus


d'une fois nos pieds tapèrent dans la boue pro-


fende; mais nous arrivâmes pourtant à .notre


corps-de-garde, rue Saint-Jacques, l 'un des meil-


leurs du quartier. Il était grand, il avait un lit de


camp, un râtelier pour les armes, & une large


cheminée à droite en entrant, où le feu pétillait


& flamboyait comme dans les scieries de notre


pays, ce qui vous réjouissait la vue , par un temps


de pluie & de brouillard pareil.


A u t o u r d'une grosse table de chêne, les cama-


rades, ouvriers & gardes nat ionaux, à dix ou




3 5 7


quinze, buvaient & mangeaient. Ils avaient fait
apporter du vin dans u n broc, avec un grand pâté
où chacun tranchait à son aise.


« Voici du renfort, s'écria Perrignon tou
joyeux, en venant nous serrer la main. V o u s avez
mangé ?


— Nous sortons de chez Ober , répondit E m -
manuel.


— E h bien ! mettez vos fusils au râtelier. Dans
un quart d'heure vous monterez la garde. »


Les autres continuaient à boire, à rire, à se ra-
conter ce qu'ils avaient fait depuis trois jours.
L 'un parlait de l'attaque du Château-d 'Eau, l 'au-
tre de la fuite du roi, un autre de l 'enlèvement du
trône, qu'on avait brûlé sur la place de la Bas-
tille.


Chacun avait vu quelque chose d'extraordinaire,
& c'eft là que j 'entendis pour la première fois un
garde national chanter l 'air « Par la voix du ca-
non d'alarme, » etc., dont plus tard les gens eurent
les oreilles tellement remplies, qu'i ls s'écriaient :
« Mon Dieu! si nous entendions seulement encore
une fois le bruit des charrettes & les cris des mar-
chands d'habits! Quel malheur! Cela ne finira
donc jamais ! »


Ce garde national avait tous les couplets écrits
sur un morceau de papier; il chantait d'Une petite
voix tendre, & nous répétions tous en chœur :




358 Histoire d'un homme du peuple
- _ — . _ J >


« Mourir pour la patrie! Mourir pour la pa'
trie!... »


Les larmes nous en venaient aux yeux.


Perrignon, assis derrière avec 'nous, sur le lit de
camp, nous 'racontait l 'envahissement de la Cham-
bre, où se trouvait déjà la duchesse d'Orléans avec
ses deux enfants; la manière honteuse dont les
députés satisfaits l 'avaient abandonnée, — l o r s q u e
le général Bedeau, sur la place de la Concorde,
leur demandait des ordres, & que personne, ni les
miniftres, ni le président, n'osait en donner; —
l'arrivée du peuple, & l'obftination de cette veuve,
habillée en noir, au mil ieu du débordement, mal-
gré les cris & la fureur; son calmé, lorsque Marie
& Crémieux demandaient le gouvernement pro-
visoire, & que Lamartine faisait un discours su-
perbe, déclarant que la nation seule pouvait dé-
cider ce qu'elle voulait selon la juftice.


« Elle serait reftée là, dit-il, en saluant toute
pâle ceux qui prononçaient des mots pour elle ;
rien n'aurait pu la forcer de partir, si la grande
multitude n'avait à la fin rempli tous les bancs,
& si L e d r u - R o l l i n n'avait en quelque sorte
•proclamé la république. Alors le torrent l 'en-
traîna. »


Perrignon disait que le courage de cette femme
l'avait attendri; que pas une reine de France n'a-
vait encore mon|ré la même fermeté ; seulement




Histoire d'un homme du peuple 35g


que dans cette race de satisfaits, — qui depuis d i x -


huit ans approuvait, tout, votait tout les yeux fer-


més, — pas un seul n'avait eu le courage de se


faire tuer pour la défendre !


Il disait aussi que malheureusement ces êtres


sans cœur ne manquent jamais sous aucun gou- .


vernement, qu'ils arrivent tout de suite se mettre


à table, en écartant les bons citoyens des deux


coudes, en parlant de leur dévouement, en ayant


encore l'air de se sacrifier, la bouche pleine & le


ventre gonflé de nourriture; mais qu'au premier


coup de feu tous disparaissent comme des ombres;


qu'ils trouvent leur peau trop délicate pour rece-


voir un accroc!


« J'ai vu ça, mes enfants, disait- i l ; l'affaire


de i83o m'a découvert la bassesse humaine. Com-


bien pensez-vous qu'il y avait de combattants


derrière les barricades, hier et avant-hier? Quel-


ques centaines ! E h bien ! demain vous verrez les


vainqueurs sortir de terre par milliers, comme les


limaces après la p luie ; ils lèveront le sabre &


crieront, la bouche ouverte jusqu'aux oreilles :


« Rangez-vous ! Tambours , battez la charge ! En


avant ! » Si le mot de république pouvait


changer cette bassesse en grandeur, ce serait


magnifique, mais je n'ose pas seulement l 'es-


pérer. »


Perrignon, assis au bord du lit de camp, nous




36o Histoire d'un homme du peuple


parlait de la sorte; Emmanuel & moi nous l'e'cou ;


tions en silence; derrière nous Quentin & Valsy


dormaient comme des bienheureux.


Il faut savoir aussi qu'à chaque inftant des


rondes arr ivaient , ramenant des .prisonniers.


C'étaient les soldats de la caserne du Foin ou


d'ailleurs, dispersés le matin, & qui pensaient s'en


aller à la nuit . Mais en sortant des allées, ces pau-


vres garçons de la Bretagne, de la Normandie, de


l 'Alsace, n'avaient pas fait cinquante pas qu'ils


entendaient crier : « Q u i vive ! » Et l'on pense


si cela les étonnait de voir la sentinelle en cas-


quette ou en 'chapeau, l 'arme prête, remplir leur


service & leur crier :


« Passez au mot d'ordre ! »


Ils arrivaient tout doucement, & on leur disait :


« Al lez au pofte ! »


L à , sur la porte du corps-de-garde, ils voyaient


les citoyens réjouis de la victoire, qui leur


criaient :


« A r r i v e z i c i , camarades!. . . Réchauffez-vous...


Asseyez-vous., , Buvez un coup ! »


O n leur passait Se broc, on leur donnait le cou-


teau. Pas un seul ne refusait, au contraire; après


avoir passé la journée au fond d'une cour, dans un


bûcher ou partout ailleurs, ils étaient bien con-


tents de s'asseoir à table avec les soutiens de


Tordre. Quand on leur demandait :




Histoire d'un homme du peuple 3o i


« Eh bien, qu'eft-ce que vous allez faire, main-


tenant? »


Tous répondaient :


« Mon Dieu, nous allons retourner au v i l lage;


nous ne comptions pas encore sur notre congé,


mais c'eft égal, la vieille mère ne sera pas fâchée


tout de même de nous voir revenir avant les sept


ans. »


Chacun trouvait cela très-naturel, & l'on croyait


aussi que tout le monde, à l 'avenir, ferait partie


de la garde nationale, qui remplacerait l 'armée.


C'était la première idée qui vous venait. 0_u'eft-ce


que la France aurait eu à craindre, si nous avions


tous été soldats, de dix-huit à v ingt-cinq ans


pour marcher en cas de besoin, & de ving-cinq a


cinquante pour faire le service de l 'intérieur? Les


Allemands & les Russes nous auraient laissés


bien tranquilles, en se rappelant ce qui leur était


arrivé pendant vingt ans, pour s'être mêlés de nos


affaires.


Enfin il fallut relever les poftes. Perrignon nous


avertit, & nous partîmes ensemble à cinq ou s ix ,
en descendant la rue Saint-Jacques.


C'est moi qui relevai la sentinelle de la première


barricade. Le mot d'ordre était : « Liberté, ordre


public! »


Les autres partirent; je reliai seul. C'eft encore


un des grands souvenirs de ma vie : cette nuit


21




3C2 Histoire d'un /tomme du peuple


sombre, ces hommes qui s'en vont le fusil sur


l 'épaule & dont les pas se perdent dans le lointain;


ces cris.de « Q u i vive!» répétés dans la profondeur


des quartiers, & qui semblaient dire : « Atten-


tion, citoyens! veil lez pour la patrie & la liberté! »


E t ces rumeurs du côté de la place de Grève,


ces coups de fusil que suivent de longs silences où


l 'on entend la pluie tomber des gouttières; la lan-


terne cassée, au haut de la barricade, dont la


flamme jaune & rouge sort par infiants de la vitre


humide, éclairant les flaques d'eau à cinq ou six


pas : — O u i , c'était quelque chose d'étrange.


J'écoutais! Dans la rue, pas un brui t ; au loin,


les paroles du corps-de-garde, les 'éclats de rire,


l'arrivée d'une ronde, les crosses de fusil qui se


reposent sur les dalles, le départ d'un piquet, la


vieille Sorbonne qui tinte la demi-heure. — A h !


que de pensées vous viennent après une journée


pareil le! . . . comme ce qu'on a v u vous repasse


devant les y e u x : — Ce palais magnifique des


Tui ler ies , ce tumulte sur les quais, ces munici-


paux, l 'Hôte l -de-Vi l le ! — E t maintenant, que


va-t- i l arriver? Lamartine eft là, heureusement, il


travaille; dix autres autour de lu i , des hommes


de cœur, l 'a ident; ils préviennent la' France, ils


calment le peuple, ils sont forcés de songer à tout


pour n o u s !


O u i , ce sont de grands souvenirs, pour un




Histoire,d'un homme du peuple 363


simple homme tel que m o i . Souvent je me de-
mande :


« A s - t u vu ces choses, Jean-Pierre? as-tu
veillé sur cette barricade ?... N'eft-ce pas u n
rêve ? »


J'étais là depuis environ une demi-heure, écou-
tant au milieu du silence, & songeant à tous ces
changements incroyables survenus depuis trois
jours ; rien ne bougeait, & ma garde avait l'air de
vouloir continuer ainsi, quand au lo in , derrière
moi, vers la place Sorbonne, des pas se mirent à
descendre la rue. Ce n'était pas une ronde, caries
gens passèrent devant notre corps-de-garde sans
s'arrêter. Ils parlaient à demi-voix, & , en arrivant
au coin de la rue, voyant la haute barricade, ils
s'arrêtèrent pour chercher un passage.


Alors, j 'armai mon fusil en criant :


« Qui vive ! »


Trois relièrent en arrière; un quatr ième, un
élève de l 'École polytechnique, grimpa sur les
pavés & me dit :


« C'eft M . A r a g o ; il se rend au gouverneme t
provisoire. »


J'avais bien entendu parler de M . A r a g o , ma •>
beaucoup de gens, par une nuit pareille, dec
ennemis, peuvent dire :


« Je suis Kïago... ie suis Lamartine ou I.ediw-
Rollin. vi




3 6 4 Histoire d'un homme du peuple


O n n'eft pas forcé de les croire; c'eft pourquoi je


répondis :


« Allez prendre le mot d'ordre au corps de


garde. »


Il descendit,-& les trois autres personnes s'avan-


cèrent plus près, à quatre ou cinq pas. L'élève de


l 'École polytechnique se mit à courir en remontant


la rue. Arago était près de la lanterne, que le vent


faisait tourbillonner. Je vois encore ce vieillard


avec sa longue capote, son chapeau rond, le dos un


peu courbé, les mains croisées derrière & la tête


penchée. Il ne me regardait p a s ; il regardait


devant lu i , toujours à la même place. Je le vois


dans cette ombre, les lèvres serrées, celle de des-


sous avançant sur l 'autre, le nez un peu aquil in,


les gros sourcils gris , immobile & songeur. Il pen-


sait à combien de choses!


Les autres se tenaient plus loin dans le silence.


Pour A r a g o nous n'étions pas là, ni les pavés,


ni la nuit , ni le vent, ni la lanterne tremblotante,


ni l'épais brouillard ; dans sa pensée, il voyait la


France, le bouleversement de tout, l 'armée en dé-


route, le courage qu' i l faudrait pour tout rétablir


avec la liberté.


Je ne savais pas, moi , quel était cet homme ; je


ne savais pas que c'était le plus grand esprit de


notre temps, le plus ferme, le plus jufle. Je ne


savais pas que depuis sa jeunesse il avait travaillé,




Histoire d'un homme du peuple 365


toujours travaillé, pour grandir et honorer sa


patrie, & q u ' o n parlait dans tout l 'univers d 'Arago,


comme d'un des plus grands génies de l 'Europe,


Non, je ne pouvais pas me figurer le quart de ces


choses ! Pourtant de voir là ce vieillard tellement


pensif & la figure si noble, j 'avais le plus grand


respect; des idées de grandeur, de force, de bonté,


de juftice me passaient par la tête; & depuis que


j'ai su quel génie était là devant moi dans cette


nuit brumeuse, au mil ieu de ces événements extra-


ordinaires dont les siècles parleront, depuis, je l'ai


toujours comme peint devant les y e u x , sur le fond


noir des pavés entassés, près de la lanterne qui


tourbillonne.


Enfin on accourait du corps-de-garde, & l'élève


de l 'École polytechnique me dit à l'oreille :


« Liberté, ordre publicI »


Je répondis :


« Passez ! »


Perrignon & deux autres camarades étaient


aussi venus. Ils se tinrent en arrière. Arago & ses


amis passèrent en silence dans la petite allée à


gauche; Perrignon se retira.


Il était alors sept heures au moins. J'ai sou-


vent entendu dire depuis qu 'Arago se trouvait


à l 'Hôtel-de-Ville, avec les autres membres du


gouvernement provisoire; mais ce que je ra-


conte eft sûr. Arago n'eft pas arrivé avant sept


2t.




366 Histoire d'un homme du peuple


heures & demie à la Commune. Il faisait nuit


dehors comme dans un four; il avait peut-être eu


beaucoup de barricades àgrimper avant d'arriver à


la nôtre; il demeurait peut-être loin, je n'en sais


rien; mais voilà ce que j'ai v u moi-même.


Ma faction continua jusqu'à huit heures, & je


ne me rappelle rien de nouveau jusqu'au moment


où l 'on vint me relever.


E n rentrant, Perrignon me parla du gouverne-


ment provisoire, de Lamartine, d 'Arago, de D u -


pont de l 'Eure, etc. Il me disait que la maison


était détruite, qu'il ne reftait que trois ou quatre


vieux pans de murs de 92, qu'aucun incendie v ne


peut entamer; que les pierres & le mortier ne


manquaient pas non p l u s , mais que, si l'on chan-


geait d'architecte, que si l 'un voulait une caserne-


l'autre une église, l 'autre un phalanftère, on ne


viendrait à bout de rien.


M o i , la fatigue m'accablait, je dormais aux


trois quarts, & pourtant je me souviens que sa


grande crainte était de voir arriver les individus


contraires au bon sens, les Communifles, les Cabé-


tiens, & tous ceux que nous avons vus depuis faire


si bien là besogne de nos ennemis.


Entre quatre & cinq heures, il fallut encore


monter une garde. Alors le petit jour était arrivé, le


danger passé; chacun se retira. Jemontai dans ma


chambre & je dormis jusque onze heures d'un trait.




Histoire d'un homme du peuple 36j


X X X


C'cft le 2 5 février qu'i l aurait fallu voir le mou-
vement de Paris au milieu des barricades! cette


masse de gens qui sortaient en quelque sorte de


dessous terre, en criant «Victoire!» le tambour qui


battait le rappel; les braves qui donnaient aux


citoyens l'ordre de se mettre en r a n g ; les b o u -


tiques des marchands de v i n , ouvertes au large, où


l'on buvait à la santé de la république ; les trois ou


quatre liftes du gouvernement provisoire affichées


aux coins des rues : celle de la Chambre des dépu-


tés, celle d e l à Commune, celle de la préfecture de


police.


E m m a n u e l , Perrignon, Valsy & m o i , nous


étions convenus de nous réunir à !a brasserie de


Strasbourg, vers dix heures ; mais j 'avais dormi si


longtemps que je n'espérais plus les trouver,


sur mon chemin j'entendais déjà crier :


« Méfiez-vous! ne laissez pas démolir vos bar-


ricades.. , L a place du peuple eft dans les barri-




363 Histoire d'un homme du peuple


eades... Réunissez-vous sur la place de Grève...


Observez bien la C o m m u n e ! . . . Prenez garde qu'on


vous confisque votre révolution comme en i 8 3 o ! »


Les tambours roulaient. Des individus qu'on


ne connaissait ni d 'Eve ni d 'Adam levaient le


sabre en criant :


« Rangez-vous !»


Quelques-uns , avec des fusils, les écoutaient;


ils partaient par escouades de quatre, six, dix,


l'arme au bras; pendant que l 'autre, le chef, se


dandinait devant & se retournait pour voir si ses


troupes marchaient en bon ordre.


L e principal était d'avoir un tambour; quand le


tambour battait, on emboîtait le pas.


Malheureusement, tous ne voulaient pas se


ranger; car, en arrivant à la brasserie de Stras-


bourg, je vis une confusion auprès de laquelle celle


de l 'Hôtel-de-Ville, que j'avais vue la veille, n'était


encore rien. T o u t grouillait, tout parlait, tout


criait. Sur chaque table, trois ou quatre orateurs,


comme on les appelait, faisaient des discours.


Quand on écoutait à droite, on entendait parler de


c lubs; à gauche, de Vincennes; devant, de p h a -


lanftère ; derrière, de garanties, de drapeau rouge,


de droit au travail ; enfin de tout.


C'était tellement nouveau, tellement extraordi-


naire, que, s'ils avaient parlé chacun à leur tour,


on se serait assis par curiosité pour les entendre.




Histoire d'un homme du peuple 36')


Mais ils parlaient tous ensemble sans s'arrêter.


Chacun d'eux avait aussi trois ou quatre cama-


rades qui lui prêtaient attention, & quand il en


arrivait de nouveaux, ces trois ou quatre voulaient


les faire écouter, en disant : « Ecoutez, c'eft un


tel! » qu'on ne connaissait pas.


Je me souviens que, en regardant au fond de la


salle pour tâcher de trouver Perrignon, u n de ces


hommes en blouse blanche me dit :


« C'eft O d é n a t L . l e grandOdénat qui parle! Il


a plus de génie que toute la Convention ensemble. »


Et que, m'étant retourné sans savoir lequel


était Odénat, un autre me prit par le bras, en


disant :


s Écoutez, citoyen, c'eft Qui l l iot . . . l i a plus de


profondeur dans l'esprit que Saint-Juft. »


J'aurais cru que ces gens se moquaient de moi ,


s'ils n'avaient pas été si graves. Depuis , j'ai vu


qu'ils disaient tous la même chose le uns des


autres, & qu'ils le croyaient. Dans leur âme &


conscience, ils regardaient Arago , Lamartine,


Ledru-Rollin, Marie, Crémieux comme bien a u -


dessous du moindre d'entre eux, & comme ayant


pris leur place dans la direction du peuple. Ils le


croyaient, s'étant répété cela entre eux pendant


des années; mais ils n'étaient pas méchants, i ls ne


demandaient aux gens que d'avoir la même idée


qu'eux sur leur propre compte,




370 Histoire d'un homme du peuple


Je regardais donc tout étonné, quand E m m a -


nuel, Perrignon & Valsy , qui m'avaient attendu,


sortirent de la brasserie, & nous descendîmes


ensemble au caboulot. Perrignon marchait de-
vant , sa grosse tête penchée d'un air trifte. T o u t à


coup il nous dit :


« Mes enfants, ce n'eft pas une plaisanterie;


ce que je craignais arrive. Ces Saint-Simoniens,


ces Cabétiens,ces Fouriériftes, cesCommuniftesde


toute sorte se contentent maintenant de parler, ils


veulent nous gagner par la douceur; mais comme


ils ne peuvent pas tous avoir raison, nous serons


forcés de choisir entre eux, & les autres nous


tomberont dessus. O u bien nous les adopterons


tous, & nous aurons quinze ou vingt gouverne-


ments qui se feront la guerre; ou bien la nation


soutiendra le gouvernement provisoire, & tous


seront nos ennemis; des ennemis terribles, parce


qu'i ls croient avoir raison. Aujourd'hui tout se


passe encore en douceur; ils sont contents de pou-


voir parler; mais demain ils deviendront aigres,


& leur aigreur augmentera de jour en jour jusqu'à


l a ..bataille. J'ai v u cela! Appuyons-nous au gou-


vernement, soutenons-le, c'eft notre seule res-


source. »


Y o i l à ce qu'il nous dit . E t ce jour-là nous man-


geâmes encore au caboulot comme à l 'ordinaire;
puis je rentrai rue des Mathurins-Saint-Jacques,




Histoire d'un homme du peuple 3yi


pour écrire à ma bonne vieille mère Balais que


nous avions la république.


Le lendemain, entre deux & trois heures de


l 'après-midi, voyant la foule se porter sur les


quais, sans savoir ce que cela signifiait, je pris


mon fusil pour descendre jusqu'au pont d'Arcole.


La foule augmentait de minute en minute, & , sur


la place Notre-Dame, on avait déjà de la peine à


passer. J'arrivai pourtant en face de la C o m m u n e


vers trois heures, & là je montai sur un tas de


pierres pour découvrir d'où venait un pareil ras-


semblement. O n n'a jamais v u tant de têtes,


tant de baïonnettes, d'étendards pêle-mêle, tant


de femmes & d'enfants, de v ieux & de vieilles.


C'était incroyable !


Quelques figures se montraient de temps en


temps derrière les hautes fenêtres de PHôtel-de-


Vi l le , & tout de suite des rumeurs immenses


s'élevaient & se prolongeaient avec des frémis-


sements sourds, des trépignements & des cris


jusqu'au quai des Ormes, & du côté du L o u v r e ,


plus loin que le Pont-Neuf. Dieu sait combien-dé


milliers d'âmes attendaient là quelque chose d'ex-


traordinaire. — Excepté le chant de la Marseil-
laise, qui s'élevait tantôt à droite, tantôt à gauche,
tout semblait calme. Seulement comme l'air était


humide & que les femmes ne pouvaient plus s'en


aller, on les entendait se plaindre & demander à




Histoire d'un homme du peuple


part ir ; mais on ne bougeait pas , on aurait craint


de perdre.de vue la mairie un inftant.


Après mon arrivée, cela dura plus d'une demi-


heure.


T o u t à coup un grand murmure s'étendit surla


place ; ceux q u i chantaient se turent. J,e m'étais


assis; je me redressai bien vite, & du premier coup


d'oeil, par-dessus cette foule innombrable, ces mil-


liers de casquettes, de chapeaux, de bonnets,


d'étendards, je vis quelques hommes, l'écharpe


tricolore autour des reins, la tête nue, qui descen-


daient le grand escalier de l 'Hôtel-de-Ville. O n en-


tendait murmurer tout bas: «.Lamartine,Dupont


de l 'Eure , Louis Blanc, » etc. C'en là que j'ai v u


pour la première fois notre gouvernement provi-


soire : Dupont de l 'Eure , tout blanc & comme


affaissé; on le soutenait par les bras. L a vue de ce


pauvre vieillard, venu dans l'intérêt du peuple,


vous remuait le cœur. Les autres paraissaient


encore jeunes auprès de l u i .


T o u s descendirent cet escalier sombre, jusque


devant une espèce d'eftrade, dont Lamartine


monta les marches. Il était grand, droit, sa tête gri-


sonnait, l'écharpe tricolore couvrait sa grande taille


maigre. Il tenait à la main un papier qu' i l avait


l'air de lire, mais il ne lisait pas & parlait d'abon-


dance ; & , malgré le grand murmure de la place,


je l'entendais comme si j 'avais été près de lu i .




Histoire d'un homme du peuple


22


« Citoyens, dit-il , le. gouvernement provisoire


de la République vous annonce de bonnes n o u -


velles. L a royauté eft abolie, la république pro-


clamée. L e peuple exercera ses droits polit iques.


Des ateliers nationaux sont ouverts pour les


ouvriers sans salaire. L'armée se réorganise. L a


garde nationale s'unit indissolublement avec" le


peuple, pour fonder l'ordre de la même main qui


vient de conquérir la liberté. Enfin, messieurs, le


gouvernement provisoire a voulu v o u s apporter


lui-même, le dernier décret qu'i l vient de délibérer


& de signer dans cette séance mémorable : l 'abo-


lition de la peine de mort en matière polit ique.. .


C'eft le plus beau décret, messieurs, qui soit jamais


sorti de la bouche d'un peuple le lendemain de sa


victoire. C'eft le caractère de la nation française,


qui s'échappe en un cri spontané de l'âme de son


gouvernement. Nous vous l 'apportons. Il n'y a


pas de plus grand hommage au peuple, que le


spectacle de sa propre magnanimité! »


L a voix de Lamartine était très-forte, grave &


belle. Elle s'étendait sur la place, aussi loin que la


voix d'un homme peut aller. Quand il eut fini,


des milliers de cris : « V i v e la Républ ique! V ive


Lamartine! V ive le gouvernement provisoire! »


s'élevèrent jusqu'au ciel, en se prolongeant le long


des quais, sur la place & dans les rues comme un


roulement de tonnerre.




3j4 Histoire d'un homme du peuple


1


O n n'aurait jamais cru que la République pou-
vait t o m b e r ; on l 'aurait crue forte, éternelle
comme la juftice. Dieu ne l'a pas voulu ! Peut-être
aussi n'étions-nous pas encore dignes de l'avoir !


Ces choses se passaient le i5 ou le 26 février
1848, je ne sais plus au jufte; mais je les ai vues.


E t maintenant il faut que je vous raconte la
bataille de ju in, mille fois plus terrible que celle
de Waterloo, puisque les Français combattaient
entre eux, & que la victoire des uns ou des autres
devait couvrir la patrie de deuil.


Je garde cette hiftoire épouvantable pour une
autre fois, afin que chacun ait le temps de réfléchir
à ce que j'ai dit, & que je puisse moi-même ras-
«embler mes souvenirs.