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POLITIQUE MODERNE




JE
,.4 . LA


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1


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:


Histoire de la Révolution de 1789, 3 vol. in-8°,
6° édition. 15. »


Nouveau traité d'Économie politique, 2 vol. in-8°,
4° édition 15


L'Esprit de la guerre, 4 vol. in-18, 5" édition. 2 »
Histoire de Jeanne Dam, t vol. in-8°, 5" édition. 4


SOUS PRESSE :


Histoire du Directoire exécutif de la République
française, 2 vol. in 8° 12 »


TPQA11T2 COHPLET DE POILITAUE


PAR


As'pich:: in gentibus et videt,:,
inimirabimini et obstupescite.


(11,,,encec, I. 5.1


PARIS
LIBRAIRIE GERMER BAIELIÈRE


RUE DE L'Écou-nr.-mÉDEci N E,
17


1873


Droits de reproduction et de traduction réservés.




PRÉFACE


Ce livre, commencé en février 1851, était déjà
très-avancé à la fin de juillet, lorsque je quittai
Paris pour défendre sept accusés de la cons-
piration du Midi, devant le conseil de guerre
de Lyon. Je ne pus le terminer qu'après le
coup d'État du 2 décembre; mais on n'osa
point le publier, quoique aucune loi ne puisse
le prohiber. Douze ans plus tard, je le révisai
avec soin, et y fis des additions. Je viens de le
relire pour la première fois depuis 1866, et ne
vois rien à y changer, nonobstant les événe-
ments politiques et militaires dont nous avons
eu le douloureux spectacle en 1870 et 1871. On
verra par plusieurs passages, que je les pres-
sentais et annonçais, en indiquant les moyens
de les prévenir, et subsidiairement ceux de les.
réparer (1). J'ai simplement supprimé ou adouci


(1) La septième ét dernière copie du manuscrit, sur
laquelle on imprime, est de la main d'un copiste mort en
1867.




II PRÉFACE.


des attaques contre des hommes aujourd'hui
tombés. Je me proposais d'abord d'ajouter des
notes tendant à prouver que ces événements
n'étaient point le résultat du hasard, et qu'on
pouvait aisément les conjurer ou en profiter ;
mais j'espère que le lecteur sera assez intelli-
gent pour s'en passer, et qu'il ne jugera pas
légèrement un livre dont tous les chapitres s'en-
chaînent avec une précision pour ainsi dire
mathématique. Quand même j'aurais eu des
doutes sur la question de savoir si la politique
est une science , ils se seraient dissipés à la
récente lecture de ce Traité.


Si quelques-uns s'offensent de la rectitude des
principes que j'expose et des faits que j'ai narrés
comme exemples pour être mieux entendu, ils
peuvent méditer ces lignes de saint Augustin :
« La divine vérité n'appartient ni à moi, ni à
toi, ni à tel autre : elle est la propriété de
nous tous, qu'elle convie à la publier, sous peine
d'être inutiles à nous-même ; car quiconque s'ap-
proprie un bien dont Dieu veut que tous jouis-
sent, perd, par cette usurpation, Ce qu'il dérobe
au public, et ne trouve à la fin qu'erreurs en lui-
même, pour avoir trahi la vérité ». (Confessions,
liv. XII.)


Les savants diront peut-être : A quoi bon, après
Aristote et Machiavel, publier un traité de politique,
surtout quand Montesquieu et J .-J . Rousseau, qui


PRÉFACE. HI


ne manquaient pas de génie, ont tracé de si sages
préceptes en s'inspirant des enseignements de ces grands
hommes ?


On peut répondre que , si les principes de
la politique sont aussi durables que les so-
ciétés humaines , la langue de cette science
s'est modifiée : de grands faits récents ont
tout bouleversé en France et dans le monde
entier. Il est donc important de montrer si leurs
auteurs ont agi conformément ou contrairement
aux principes. D'ailleurs, mon respect pour les
publicistes célèbres ne m'a point empêché de
remarquer dans leurs écrits quelques graves er-
reurs qu'il faut réfuter, surtout depuis qu'on les
répète aveuglément et qu'on tombe si souvent
dans l'utopie optimiste ou pessimiste.


On rencontre aussi de nos jours un vice trop
général chez les écrivains, les orateurs et les hom-
mes d'État : l'hypocrisie qui se dit la philanthropie.
Les intrigants l'ont inaugurée, les ignorants en
sont dupes. Je l'ai démasquée et combattue ,
parce qu'elle tend à une démoralisation irrémé-
diable. Dans l'état de décomposition de la société
française, lorsque le parti qui sauva cette société
sur la fin - du dernier siècle a trop de repré-
sentants incapables , muets, ou sans vertus ;
lorsque la conspiration du silence, au défaût
de l'audace, s'efforce d'empêcher l'avènement
aux affaires publiques des citoyens. les plus




Iv PRÉFACE.


dévoués et les plus compétents, il est indispen-
sable de protester et de retracer la voie du salut.


Je ne viens donc point renverser les principes
de la politique : j'essaie de les restaurer et de
créer notamment la Jurisprudence révolutionnaire,
tout en fixant les principes de la Justice politique
qui semble inconnue aujourd'hui, quoique elle
soit seule. capable d'éviter de nouveaux et
affreux déchirements. La main sur le cœur du
peuple, j'en ai, du fond de ma solitude, senti les
battements. Si un jour la foule des infortunés
venait me dire, comme Dieu à saint Thomas d'A-
quin : Que veux-tu pour avoir si bien parlé de moi ?
Je répondrais comme ce grand homme dans sa
vision sublime : Toi seul, peuple


Paris, $ janvier 4873.
N. V.




LA MOD


MUE :PREMIER


Des principes généraux de la politique et des
diverses formes de gouvernement.


COnverlimini, et recedite ab idolis
vestris. (Ez) cIt., Xlv, U.)


CHAPITRE PREMIER.


DÉFINITION DE LA POLITIQUE.


La peetique est une science qui a pour but le bon-
heur de hommes, au moyeu du Gouvernement, de la
justice et de la défense extérieure. Gomme le salut
public est sa loi générale absolue (1), elle domine
toutes les sciences sociales, à l'exception de la morale
à laquelle elle est elle-même subordonnée; car la


(I) &dus populi suprema les este.
4




LA POLITIQUE MODERNE.


morale est la science du juste et de l'injuste; c'est-à-
dire l'équité même, vivant dans la conscience humaine.


Selon Jean-Pierre Camus, évêque de « la
politique n'est pas tant l'art e gouverner que celui
de tromper les hommes. » Un autre écrivain disait :
« Les politiques ont un langage à part et, qui leur est •
propre ; les termes et les phrases ne signifient pas chez
eux les mêmes choses que chez les autres hommes.
Par exemple, en termes de politique, jurer sur les
saints Évangiles qu'on observera tel ou tel traité,
signifie quelquefois simplement qu'on le jure et non
pas qu'on l'observera en effet ; il signifie même quel-
quefois qu'on n'en fera rien. Le commun des hommes
n'entend pas ce langage ; mais les politiques l'enten-
dent bien , et ils prennent leurs mesures en consé-
quence. »


On ne saurait trop flétrir de pareilles définitions et
maximes qui, si elles ne sont des jeux d'esprit, déno-
tent simplement la perversité des gens qui lés ensei-
gnent ou les pratiquent. Tromper les hommes ne peut
jamais être une science ni un art; car la politique
étant subordonnée à la morale, celle-ci prohibe la
fourbe et le mensonge. C'est parce qu'en tout temps
des scélérats sont parvenus, au moyen des tromperies,
à une haute fortune, qu'on a cru à l'impossibilité de
réussir autrement; mais le crime, loin d'être une règles
n'est qu'une exception, une révolte contre l'humanité.


Donc, si le politique est obligé d'embrasser plus
d'objets qu'il n'incombe à un simple particulier, et


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
3


d'apporter plus de prudence et de circonspection en
sa conduite, il ne doit pas avoir moins de loyauté.
Camille Desmoulins se trompa lui-même en disant
que : dans le maniement des grandes affaires, il est permis
de s'écarter des règles austères de la morale ; Ge qui est
triste, mais inévitable, à cause des besoins de l'État et de
la perversité du coeur humain (1). Mais tous les écrits et
la mort de ce généreux citoyen ont protesté contre cette
maxime; et je pose en principe que les besoins de la
société, comme ceux de l'individu, sont mieux satis-
faits par l'observation de la morale que par sa viola-
tion. « Le fondement unique de la société civile, c'est
la morale, dit Robespierre au , nom du Comité de salut
public (2). »


Quoique les principes généraux soient les mêmes
dans toutes les sciences, la politique est la plus difficile
de toutes ; parce' que, dès qu'il s'agit de millions de
passions ou de volontés particulières, les quantités ne
sont jamais aussi exactement connues que lorsqu'il
s'agit du monde matériel, où l'on peut mathématique-
ment les apprécier. Les hommes Superficiels croient
qu'il n'existe aucune règle en politique, parce qu'ils
voient des quantités mobiles dont ils n'ont jamais pu
saisir la moyenne. D'autres, tombant dans l'excès
contraire, s'imaginent que les données sont toujours
fixes, et rêvent des lois inapplicables au monde réel.


(1) Le vieux Cordelier, n° 1.
(2) Rapport du 18 floréal an 11 (7 mai 1794).




4 LA POLITIQUE MODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. o
Ces derniers ont reçu le nom d'utopistes. Les uns


sont de bonne foi , mais se trouvent conduits, de con-
séquence en conséquence, d'imaginations en imagina-
tions, à bâtir un système impraticable ou désastreux,
quand par hasard ils parviennent à l'appliquer. C'est
à eux que Pythagore donnait ce conseil :•« Quand une
» idée se présente à ton esprit, examine-la sous toutes
» ses faces, et si elle n'est pas conforme aux tradi-
» Gons et aux instincts de l'humanité, dis-lui : va-t-en,
» tu n'es qu'une imagination ! »


L'autre classe d'utopistes est celle des novateurs de
mauvaise foi; ils se soucient peu du bonheur de l'hu-
manité, mais ils tiennent à faire du bruit pour vendre
leurs livres, ou leurs conseils, ou leur personne. Si
leurs idées n'étaient que raisonnables, applicables et
modestes, elles auraient beaucoup moins de retentis-
sement. Ils préfèrent jeter la perturbation parmi le
peuple. Peu leur importent les ruines et le discrédit
qui en résultent! Ils se disent, comme le médecin de
'la comédie : Nous ferons une expérience sur une vie
'méprisable.


Quel est le moyen de distinguer des charlatans les
utopistes sincères? L'austérité de la vie, la persévé-
rance dans les mêmes principes, la modestie, le cou-
rage et le dévouement. Mais tous ressemblent trop à
l'architecte d'Alexandre. Le conquérant avait résolu de
fonder une ville, afin de maintenir sous sa domination
la Méditerranée, et (le laisser à la postérité un superbe
monument de sa puissance. Cet architecte lui conseilla


de la bâtir sur le mont Athos, auquel il donnerait la
figure du conquérant. De quoi vivront les habitants?
demanda le roi. — Je n'y ai pas pensé, répondit -,,Dino-
crate. — Le roi se prit à rire, et choisit le lieu fertile
et favorable au commerce, on il jeta les fondements
d'Alexandrie (1).


(•1) LUCIEN, De la Manière d'écrire l'histoire.




DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


CHAPITRE 11.


DE LA NATURE DE L'HOMME.


Seul, les animaux, l'homme ressent des be-
soins intellectuels et moraux dont la satisfaction est
indispensable à sa mission : il est perfectible et ne vit
pas seulement de pain. Il est doué de la parole, tandis
que les autres animaux n'ont que la voix, manifestant
simplement la douleur ou le plaisir.


Tous les grands philosophes sont d'avis que les
hommes reçoivent une éducation divine. Le monde
étant créé par la Providence, dit Origène (4), il faut
nécessairement' que le genre humain ait été mis dans
les




commencements sous la tutelle de certains êtres
supérieurs, et qu'alors Dieu se soit déjà manifesté aux
hommes... Dans l'enfance du monde, l'espèce humaine
reçut des secours extraordinaires, jusqu'à ce que l'in-
vention des arts l'eût mise en état de se - défendre elle-
même , et de n'avoir plus besoin de l'intervention
divine. « Je ne doute pas, dit Hippocrate, que les arts
n'aient été primitivement des grâces accordées aux
hommes par les dieux (2). »


(1) Con!. Gels.
(2) Suivant Cicéron (de Leg. Il, 2) : Antigoilas proximè accedit ad



Sénèque est encore plus explicite (Epist. XC).


On lit dans Aristote que l'homme ne peut rien
apprendre qu'en vertu de ce qu'il sait déjà. Selon saint
Thomas d'Aquin, la vérité est une équation entre l'affir-
mation et son objet (1). Mais, ajoute ce Père, il ne
s'agit d'équation qu'entre ce qu'on dit de la chose et
ce qui est dans la chose. L'opération spirituelle qui
affirme n'admet aucune équation , puisqu'elle est au-
dessus de tout; elle ne ressemble à rien; de sorte qu'il
ne peut y avoir aucune équation entre la chose enten-
due et l'opération qui entend.


Ainsi la pensée, qui est l'esprit même (2), est au-
dessus du mécanisme ou raisonnement.


Par l'effet de sa nature supérieure et du sentiment
de l'immortalité de son âme, l'homme se sent inces-
samment poussé vers l'amélioration de son sort spiri-
tuel, ou, lorsque ses sens dominent -son esprit, vers la
satisfaction de nouveaux appétits matériels. Mais comme
ce mouvement l'emporterait au delà de la raison , un
sentiment contraire réagit et tend à la conservation de
ce qui est. L'homme, comme' le monde physique, obéit
donc à deux forces, ainsi que l'ont constaté les poètes
et les savants :


Mon Dieu! quelle guerre cruelle !
Je sens deux hommes en moi! (3)


Ces deux forces qui, clans l'ordre moral, sont le bien


(1) Adverses gentes, liv. I, ch. 49,1 et liv. Il, ch. 50,3.


•(2)On dit vulgairement l'âme; mais le mot esprit est plus exact.
(3) RACINE, Esther. — Ovide s'exprime 'dans le même sens :


Vim sentit geminam, VIII, 472),


C




CHAPITRE III.


DE L'ÉGALITÉ ET DE LA LIBERTÉ.


Les hommes sont nés égaux ; mais comme l'univers
est composé de parties inégales, de même les hommes
diffèrent essentiellement par la taille, la force physique
et morale, les besoins et l'intelligence. « Quoique
vous soyez tous frères, dit Socrate, Dieu, qui vous
a formés, n'a pas fait entrer les mêmes matériaux
dans la composition des uns et des autres; il a mis
de l'or clans les uns, du fer dans les autres et de
l'alliage dans la plupart. »


« Il faut se garder, ajoute Platon, de confondre
l'égalité qui consiste dans le poids, le nombre et la
mesure, avec la vraie et parfaite égalité qui, prenant
sa base dans la justice, n'est autre chose que l'éga-
lité établie entre choses inégales, conformément à
leur nature. »


En effet, vouloir l'égalité absolue serait une révolÇante
iniquité et une inégalité réelle, puisque les hommes
ont un caractère, des facultés et des besoins différents.
Donner â tous la même nourriture, le même travail,
les mêmes .plaisirs; serait les vexer presque tous.


La véritable égalité
-est la proportion d'une part, et


la similitude des droits et des devoirs d'autre part.
« Depuis l'homme le plus élevé en dignité jusqu'au


I


8 : LA POLITIQUE MODERNE.


et le niai, luttent perpétuellement, non-seulement dans
l'individu , mais aussi clans la Société,;entre les divers
citoyens dont les sentiments ou les intérêts sont oppo-
sés. De leur équilibre naît l'ordre ou l'harmonie. Le
désordre, c'est-à-dire la dissention, provient du défaut
d'équilibre ou de pondération.


La mauvaise foi a. donné un autre sens à ces mots.
Elle nomme désordre l'effervescence populaire ou pro-
gressive, et ordre les abus commis par l'oligarchie. Or,
l'ordre n'est pas l'immobilité. Quand des cadavres sont
couchés sur la terre à égale distance, on ne peut pas
dire qu'ils sont en ordre; quand on a fusillé en
quelques jours plusieurs milliers de citoyens pris au
hasard et sans jugement, et qu'on en a déporté un
plus grand nombre encore et de la même façon, l'on
n'a- pas droit de se vanter d'avoir rétabli l'ordre, sur-
tout quand on a: été provocateur; quand des milliers
d'hommes, que déciment la faim et le froid, ne s'in-
surgent'point contre ceux qui dérobent ou accaparent
presque tout, on ne' peut dire que l'ordre règne; car4
l'ordre n'est que la conformité aux lois naturelles :
toute autre définition cache un piége tendu aux simples.


C'est encore en vertu de cette loi qu'il y a des fac-
tions et des partis dans tous les États. En Italie,
c'étaient les Gibelins et les Guelfes en Angleterre, les
Torys et les Wighs ; en France, les aristocrates et les
patriotes , les girondins et les montagnards, les roya-
listes et les libéraux, les conservateurs et les républicains...




LA POLITIQUE MODERNE .


plus humble, règle égale pour tous, dit Confucius. »
En un mot, les citoyens sont égaux devant la loi qui
accorde à tous les mêmes droits et leur impose les
mêmes devoirs.


Néanmoins, lorsque les anciens réclamaient l'égalité,
ce n'était qu'entre hommes de la même caste ou de
la même nation. Ils admettaient tous que la .plus puis-
sante était faite pour commander à la plus faible. Dans
la conférence que les députés d'Athènes tinrent avec
ceux de Melos, dont les Athéniens voulaient s'emparer,
Thucydide fait dire à ceux-ci : « Vous savez que les


principes de l'égalité ne doivent être pris en consi-
dération qu'entre égaux ; le plus fort a donc le droit
de commander et le plus faible doit obéir, parce que
c'est l'avantage de tous les deux. Ce n'est pas un
décret du peuple d'Athènes : l'Ordre de la Provi-
dence établit cette inévitable loi : le plus fort
doit commander au plus faible. Vous demandez par
quel moyen vous concilierez vos intérêts avec les
nôtres ? Vous, par votre soumission, conserverez vos
biens et vos vies; nous, par cette conquête, augmen-
teron notre force. »


Athènes et Sparte inondèrent de sang la Grèce,
pour commander en vertu de ce principe. On approu-
vait donc le pouvoir du maître sur l'esclave qui était.
un prisonnier de guerre, un vaincu ; et celui du mari
sur sa femme qui, plus faible, devait lui obéir en tout
sans jamais être considérée comme son égale. Mais le


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


christianisme a proclamé l'égalité de tous et élevé la
femme au rang de l'homme (I).


La liberté, corollaire de l'égalité, n'est point l'absence
de lois (2). Elle se compose de deux forces qui sont
constamment en lutte ; c'est-à-dire que la faculté d'agir
rencontre pour limite nécessaire, ou contre-poids, la
faculté *d'autrui ; carte droit d'un autre est une force qui
tend à pondérer ou équilibrer le tien. Cette force réac-
tive se nomme devoir ainsi la liberté est le droit de
faire tout ce qui ne nuit point à autrui.


L'individu n'est pas compétent pour en fixer lui-
môme les limites, parce que chacun empiétant sur la
liberté d'autrui, l'on arriverait bientôt à rompre l'équi-
libre et à se faire la guerre. La loi seule peut les fixer.
Mais pour qu'elle sauvegarde la liberté, elle doit être
modérée.; car la modération est le milieu ou l'équilibre.
Par exemple, si les citoyens ne s'imposent que des
devoirs inférieurs à leurs droits, l'anarchie s'ensuivant,
le plus fort l'emportera bientôt sur le plus faible,
comme en l'état sauvage. Ce mal disparaît en l'état
social qui, unissant les faibles, les rend plus puissants
que le fort qui est injuste.


(1) Les publicistes modernes qui ont reproché à Aristote, à
Thucydide, à Platon, leur approbation de l'esclavage, ont commis
le même anachronisme que s'ils blâmaient Thémistocle (le n'a-
voir point mis de canons sur ses vaisseaux.


(2) Ici ce mot signifie les règles imposées par la majorité des
citoyens à chaque membre .de la cité, et non pas les rapports
nécessaires qui dérivent de la nature des choses.




12 LA POLITIQUE MODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
13


Si, au contraire, les citoyens s'imposent.des devoirs
exagérés, leurs droits individuels s'anéantissant, ils
deviendront esclaves de la cité. C'est ainsi que le com-
munisme réduirait à l'esclavage le peuple qui l'insti-
tuerait. Dans ce cas, l'excès à craindre est l'absorption
de l'individu par la société : ce qui .se voit chaque
fois que celle-ci, gouvernée par un homme ou une caste
politique ou religieuse, s'établit comme une chose à
part des individualités et- veut confondre ou absorber
dans le gouvernement tôus les intérêts de la commu-
nauté.


La liberté est politique ou civile.
La liberté politique consiste dans la participation de


tous les Citoyens à la souveraineté. Comme ils n'y
peuvent participer qu'à la condition d'émettre libre-
ment leurs pensées, tant par des écrits publics que par
leurs discours, il s'ensuit que la presse et les réunions
doivent être libres; en : outre que chacun a le droit
directement ou par délégués toujours révocables et élus
pour un bref temps, de concourir à la formation et à
l'exécution des lois.


La liberté civile consiste dans la faculté de faire tous
les actes et transactions non contraires à la morale;
dans la sécurité du citoyen sur sa personne et ses pro-
priétés; dans son droit de changer de résidence et.
même de pays, de choisir sa profession, (le se ma.
rier, etc...


Les Grecs, les Romains et les Italiens se targuaient
surtout (le la liberté politique et ne réputaient qu'avan-


r


tige accessoire la liberté civile, que la constitution
anglaise met au contraire au-dessus de l'autre. La
liberté civile est passive, tandis que la liberté poli-
tique est une faculté active, sans laquelle on n'est pas
plus citoyen que le troupeau préservé du loup (mais
mangé à volonté) ne fait partie de la famille (lu
cultivateur.


Il arriva souvent que les Italiens ne -réputèrent
tyrannique que le gouvernement d'un seul. Quoique
l'oligarchie fût très-oppressive, ils se disaient libres,
parce qu'ils croyaient ne voir en leurs chefs que des
mandataires. Mais tout gouvernement qui offense les
personnes et les propriétés est tyrannique, même
lorsqu'il a été originairement établi par la volonté de
tous. Néanmoins, ce n'est pas respecter la propriété
que (le simplement s'abstenir de la dérober par la
violence sans une juste indemnité. Les gouvernements
hypocrites•I'absorbent peu à peu sous la forme d'im-
pôts inutiles, afin (le satisfaire à leurs gaspillages. ils
la sucent chaque année; de sorte que la ruine est
latente et non brusque. Il y a une pareille différence
entre l'empoisonneur et l'assassin : celui-ci tue en
quelques secondes et l'autre en quelques heures.


Les Grecs 'dégénérés, asservis par les Romains, se
disaient libres, uniquement parce qu'un édit du vain-
queur leur permettait (le choisir dés arbitres pour
juger leurs procès Les anciens Moscovites se
Croyaient libres aussi, parce


.
qu'on leur laissait porter


une longue barbe Je connais une nation moderne qui'




DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 1514


LA POLITIQUE MODERNE.


se croit libre parce que l'on affirme avoir promulgué
les principes libéraux d'une grande révolution; parce
qu'on paraît respecter la propriété [tout, en accablant
d'impôts les citoyens au profit de huit cents coquins,
et qu'on laisse un champ libre à l'agiotage, aux jeux
de bourse, aux bals et aux spectacles. Des fêtes au
milieu de la misère! c'est pire qu'au temps des Cé-
sars qui, du moins, distribuaient du pain à la plèbe.


Non-seulement la suppression de la liberté politique
avilit toujours les hommes en corrompant les moeurs;
elle ruine les citoyens en faveur d'un petit nombre de
filous; car, sous le despotisme, ceux-ci ont seuls le
droit de foncier ou de diriger les organes de la
publicité. Ils peuvent mentir avec impudence et
impunité dans les prospectus et les comptes ren-
dus des affaires industrielles et commerciales qu'ils
fondent ou administrent. Un écrivain honnête et
clairvoyant veut-il les démasquer, nul journal ne
consent à insérer son article, ni même à annoncer
son livre.


Le prince n'est point assez maladroit pour sup-
primer les enseignes de ses adversaires : il laisse
subsister certains journaux se disant démocratiques, en
s'efforçant de les faire diriger par des gens tarés,
espionnant les républicains et se prêtant chaque jour
aux manoeuvres de sa police. Ces journalistes, répétant
sans cesse que la démocratie est satisfaite, que son chef
accomplit de grandes choses, et que bientôt il aura atteint
le but que la loi du progrès lui imposait, un grand


nombre de citoyens stupides ou trop confiants s'en-
gourdissent et approuvent, jusqu'au moment où la
ruine, le déshonneur et la conquête de la nation sont
consommés!...


En outre, ils endorment la nation sur les manoeu-
vres des monarques étrangers qui spéculent sa con-
quête. Ils la trompent d'abord en lui cachant leurs
actes liberticides, puis en les lui présentant comme
favorables au progrès. Ils sont mus tout à la fois par
l'aveuglement du despote de leur pays et par l'argent
qu'ils reçoivent des monarques étrangers. Ils rendent
ainsi presque populaires des gouvernements ambitieux,
avares et envieux; ils les fortifient de façon que s'ils
ont à leur tête des capitaines habiles, ceux-ci bat-
tront aisément des Soubise de basse classe.




DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


CHAPITRE IV.


DE LA FRATERNITÉ.


La fraternité est la deuxième conséquence de l'éga-
'lité. Vous êtes tous fils du même père qui est Dieu ; donc
vous 'êtes tous frères, dit Jésus-Christ. On affaiblirait ce
texte sacré en essayant de le commenter. Il suffit
de dire que la fraternité est le dévouement pour ses
semblables ; la charité qui oblige de leur sacrifier non-
seulement ses soins, ses biens, sa vie, mais « aussi dans
certains cas sa réputation » (1).


Le patriotisme, ou l'amour du pays natal et de ses
citoyens, n'est qu'un corollaire de ce principe. Mais le
patriotisme ne consiste pas à nuire aux peuples
étrangers; on doit au contraire leur faire le plus de.
bien possible, en préférant néanmoins sa patrie au cas
de conflit. Tous les sentiments ont une source et une
règle commune. Le citoyen qui n'aime et n'honore pas
son père et sa mère n'est qu'un faux patriote. Celui
qui trompe un étranger, même au profit de son pays,
autrement que par les ruses de guerre et les strata-
gèmes, commet une mauvaise action, puisque la règle
universelle est l'équité, c'est-à-dire l'égalité:


Ainsi, n'est point patriote l'homme qui, pour s'élever


et dominer, entraîne la nation dans des guerres ou des


(1) Évang. selon saint lAie.


troubles qui font croire à la nécessité de le placer à
sa tète.


Le véritable patriote a des amitiés enthousiastes et
des haines vigoureuses. Il ne ressemble donc point à
l'homme qui flatte tous les partis, en se faisant l'ami
des oppresseurs et des opprimés, (les vainqueurs et
des vaincus. Il sait sacrifier ses idoles quand celles-ci
se pourrissent, et ses querelles particulières envers
les hommes utiles au pays. Danton, qui n'aimait pas
Marat ni Robespierre, les soutenait en toute occcasion.
Camille Desmoulins, qui avait à se plaindre (le la
raideur de ce dernier, le prôna néanmoins jusqu'à la
fin. Il eut aussi le courage 'de rompre énergiquement
avec Mirabeau, Barnave et Brissot, dès qu'il connut
leur trahison ; et pourtant il les avait d'abord aimés
avec idolâtrie !...


Aujourd'hui trop peu d'hommes, parmi ceux qui
aspirent au glorieux titre de patriote , comprennent
l'étendue (les devoirs qu'il impose. Le poète Béranger,
)ar exemple, ne fut qu'un patriote d'ostentation,
onobstant sa popularité. Après 1830, il fréquenta


aussi assidûment les renégats et repus que les répu-
blicains. Il lit habilement accroire à ceux-ci qu'il dési-
rait la République, et eut l'art den imposer tellement
au peuple, qu'en 1848 il réunit presque tous les suf-
f •ages de la capitale, lors des élections à l'Assemblée
dite Constituante. Mais craignant de se dépopulariser,
ou ,d'étaler sa nullité


.


politique, il refusa obstinément
d'y siéger . et se démit jusqu'à deux fois de cette fonc-




(I) liep., liv. V1, ch. xix.


18 POLITIQUE IODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
19


Lion. Les hommes clairvoyants finirent par comprendre
que l'ami de tout le monde n'était l'ami de personne.
Néanmoins, il eut le mérite de se contenter de revenus
modestes, quand il pouvait s'enrichir et que toute sa
coterie s'enrichissait autour de lui.


Dans l'antiquité, Atticus, l'ami de Cicéron, d'An-
toine, de M. Brutus et d'Auguste, fut un faux patriote;
car on ne peut aimer à la fois l'assassin et sa victime.
L'homme est ici-bas pour quelque chose de plus noble
que de vivre dans les richesses et la tranquillité. Si
celui doué d'une haute vertu, mais infortuné aux yeux
du vulgaire, si le grand patriote malheureux pouvait
revenir sur la terre, son âme n'échangerait point ses
nobles sentiments, cette élévation sublime qui accom-
pagne la vertu, soit qu'elle agisse, soit qu'elle souffre,
contre quatre-vingt-dix ans de tranquillité, d'opulence
et de louanges intéressées qu'obtiennent les lâches, les
fourbes et les égoïstes. Jamais la postérité ne consi-
dère le succès momentané.


Dans le songe du petit-fils adoptif du grand Scipion,
Cicéron fait tenir ce sublime langage au vainqueur
d'Annibal : « Occupe ton âme, ô Scipion, des choses les
meilleures; il n'en est point (le meilleures que les veilles
pour le salut de la patrie. L'âme développée par ce
noble labeur s'envolera plus vite vers la demeure oti
elle a pris naissance. Sa course en sera plus libre et
plus légère si, alors même qu'elle est enfermée dans
le corps, elle s'élance au dehors en s'arrachant à la
matière, par une sublime contemplation. Car les âmes


des hommes qui violent les lois divines et humaines,
en s'abandonnant aux plaisirs des sens et s'en fai-
sant les vils esclaves, sont retenues, à leur sortie du
corps, errantes autour de la terre, et ne peuvent ren-
trer clans le lieu divin qu'après plusieurs siècles d'agi-
tation douloureuse (1). »


En résumé, l'égalité étant la base de la justice, il
s'ensuit que plus elle sera complète, plus l'harmonie
sera grande parmi les hommes : à tel point que si
elle pouvait être aussi parfaite que la gravitation des
corps inanimés, aucun trouble n'apparaîtrait parmi les
nations. Mais sa violation amena les grandes commo-
tions et tous les désastres dont le genre humain a
gardé la mémoire.




CHAPITRE V.


DE LA FORMATION DES PEUPLES ET DE LA SOUVERAINETÉ.


Les hommes, ayant besoin de vivre ensemble (•),
ont formé des nations et des peuples. Le mot peuple
signifie surtout nombre, assemblée, réunion; la nation
s'entend des hommes nés sur le même territoire, ou
ayant la même origine. Toute nation est un peuple;
mais tout peuple n'est pas une nation. Ainsi l'on disait
le peuple romain, et non la nation romaine , parce
qu'il ne fut qu'une aggrégation de peuples qui s'aug-
menta incessamment par la conquête ou l'annexion.


La première société fut de deux individus : un
homme et une femme qui se rapprochèrent par le
plaisir ou instinct qui porte tous les animaux à laisser
après eux des êtres semblables. Leurs enfants accru-
rent cette société qui eut naturellement pour chef le
père de famille, leur bienfaiteur et le plus expérimenté.
A mesure que celle-ci étendit ses branches, elle se


(1) J'ai démontré au livre ler de mon Nouveau traité (1'k:collo-
inie politique, que l'homme étant créé pour vivre en société, il
n'y a point eu de contrat social. J.-J. Rousseau et la plupart des
publicistes du xvitic siècle ont cru, par erreur, à l'existence de ce
contrat.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


divisa sur un plus vaste territoire, afin d'y trouver sa
par la chasse et les pâturages. Chacune desubsistance


ces colonies emmenait un chef ou s'en donnait un;
voilà comment presque chaque ville ou chaque petite
contrée avait son roi. L'on en comptait trente-trois
dans le seul pays que les Juifs conquirent (1). Homère
et les autres auteurs profanes les plus anciens nous
apprennent qu'il en était de tous les pays comme de
celui-là.


On présume que Ninus ou Nemrod rompit le pre-
mier la concorde des nations, en s'emparant par la
violence de plusieurs autres petites royautés qu'il
soumit à son empire. Ce conquérant fut souvent imité,
et c'est ainsi que, par l'ambition de quelques hommes,
les grandes monarchies furent fondées.


Des bourgades ou petites nations se réunirent d'elles-
mêmes, après avoir reconnu l'impossibilité de vivre
isolées, soit à cause des invasionsetdes ravages commis
par les peuples voisins, soit à cause de l'infertilité des
terres qui les forçait à entreprendre, pour vivre, le
commerce maritime, lequel exige qu'un grand nombre
d'hommes soient • occupés aux mêmes travaux. Ces
républiques, comme les conquérants, fondèrent de
grandes villes. Athènes fut bâtie par Thésée; Venise
par les habitants des petites îles situées à la pointe
de la mer Adriatique. La France, dont toutes les par-


(1) JosuÉ, XII, 2, 4, 7, 25.




LA POLITIQUE IODERNE. '


tics vivent dans l'union, fut, d'abord composée d'un
grand nombre de provinces et même de cités qui,
autrefois, guerroyaient souvent les unes contre les
autres.


Un peuple est clone une association d'hommes, oceu
pain, le même territoire, dans un but commun d'acti-
vité. Pour que ce but, puisse êtreatteint, il faut néces-
sairement, de l'unité; car autrement il n'y aurait point
de direction, c'est-à-dire de souveraineté, qui est le
droit de faire et d'exécuter la loi. Ce droit étant
l'exercice de la volonté générale n'appartient qu'an
peuple.


On a dit une sottise monstrueuse, en alléguant que
le peuple n'est pas souverain. Quand même il se serait
donné un roi ou chef' quelconque, héréditaire et sou-
verain, ce ne serait pas une raison pour qu'il fût encore
soumis aux descendants de ce chef, ni à lui -même;
car il a le droit perpétuel et inaliénable de changer de
volonté sans en rendre compte. Je ne m'étendrai pas
sur cette idée, que la Révolution française a trop bien
fait passer dans les moeurs, pour que chacun ne soit
point convaincu de sa justesse. Déjà, dans l'antiquité,
malgré les distinctions de castes et de races, Aristote
avait ditT: « Il paraît plus convenable de remettre
l'exercice de la souveraineté à la multitude, plutôt
qu'au petit nombre; car chaque individu a sa portion
de prudence et de vertu. Réunis en assemblée, ils for-
ment un corps organisé à l'instar d'un seul homme qui
a ses pieds, ses mains, son intelligence. Voilà pourquoi


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 23


la multitude est le juge le plus sûr des ouvrages de
musique et de poésie (4). »


Selon Grotius lui-même : « comme le peuple peut.
changer expressément, de volonté, on doit, en certains
cas, présumer qu'il en a changé tacitement. 11 est,
toujours permis aux sujets, quand ils en trouvent le
moyen, de reprendre possession de leur liberté ; car,
ou l'autorité souveraine a été acquise par la force: en
ce cas, elle pont se perdre par la même voie; ou elle a
été déférée volontairement: en ce cas, on peut se
repentir et changer de volonté (2). »


.La souveraineté se manifeste par le Gouvernement,
que Rousseau a défini : un corps intermédiaire
établi entre les sujets et le souverain, pour. .leur mutuelle
correspondance, chargé (le l'exécution des lois et du
maintien de la liberté tant civile que politique. Cette
définition serait encore plus exacte,. si son auteur avait
(lit que le Gouvernement a pour objet le maintien de
l'égalité, parce qu'il est en quelque sorte l'antinomie
de la liberté.


Je ne parle ici que des lois positives, qui sont écrites
et l'oeuvre des hommes. Bien qu'elles ne soient bonnes
qu'autant qu'elles découlent de la loi naturelle, qui est
la règle première de la raison (3), les mêmes ne peu-
vent régir tous les peuples, puisqu'il y a entre eux de


(1) Politique, liv. III, eh. vi.
(2) Droit de la guerre et de la paix,
(3) SAINT THOMAS D'AQUIN, Somme.




•24


LA pommez MODERNE.


notables différences provenant des races, des temps et
du climat. Le Chinois n'a pas le même caractère que
le Français; le Hottentot diffère essentiellement de
l'Italien; celui-ci même n'a guère de ressemblance avec
ses illustres aïeux.


L'habitant des pays chauds a des passions exaltées
et mobiles, des idées vives et peu profondes. Ses besoins
physiques, plus aisés à satisfaire, ex gent peu de travail.
Dans les pays froids, l'homme, ayant besoin de vête-
ments chauds et, d'une nourriture substantielle et abon-
dante, est sans cesse occupé à lutter contre la nature.
Son imagination n'a donc pas le même loisir que dans
les pays chauds; mais si elle est moins active, si ses
passions sont moins exaltées et par conséquent moins
mobiles, elles sont plus profondes, parce qu'une atten-
tion soutenue lui est, indispensable..


Il en résulte que les méridionaux ont une soif
excessive d'émotions, de jouissances, d'amour et de
haine. Ils semblent se plaire dans les changements
radicaux; tandis que les septentrionaux, moins sujets
à l'exaltation, ne font des révolutions qu'après de longs
malheurs populaires et des crimes royaux multipliés;
mais ils aiment à s'en assurer les fruits.


Quant aux peuples de la ligne et des pôles, ils lan-
guissent dans un état misérable d'abaissement physi-
que et moral, parce que tous les excès produisent des
effets semblables.


Bodin, Montesquieu et Rousseau sont tombés dans
une étrange exagération, en disant que le degré de


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


liberté des peuples est en raison inverse du degré de
chaleur des climats qu'ils habitent. « Les pays cha u d s, ,


'dit l'auteur de l'Esprit des lois, n'ont point, de monta-
gnes et de rivières qui puissent, servir de rempart à la
liberté. » Il oublie les montagnes du Caucase, du Lahor
et des Cordillères ; Les fleuves de l'Euphrate, du Gange,
de l'Orénoque et de l'Amazone I


Rousseau, voulant exprimer la même idée eu d'au-
tres termes, dit, que les pays froids ne pourraient faire
vivre un despote. Mais certains pays froids sont bien
plus fertiles que certains pays chauds. Ainsi l'Angle-
terre, la Russie, ont un sol meilleur que la Guyane et
les neuf dixièmes de l'Afrique. La Grèce, qui fut
longtemps libre, tomba dans un long esclavage. Rome,
à son tour, passa de la République à la servitude.
L'Arabie, située au Sud, est indépendante, tandis que
la froide Russie a toujours été esclave.


Si le législateur doit considérer le climat, pour
combattre les vices qui y sont inhérents, il ne doit
pas oublier que ce sont surtout. les institutions sociales
qui rendent les peuples libres ou esclaves. En disant
que : le hasard seul a établi chez les hommes la variété
des Gouvernements (I), Machiavel fait supposer qu'on
perdrait son temps en recherehant les lois générales
de la politique, quoiqu'il y ait consacré avec gloireae
vie entière. Il n'a eu là qu'un accès de fatalisme.


(•) Dissertations sur Tite-Live, liv. 1, ch. il.




CHAM T E VI.


DES CONSTITUTIONS ET DE LEURS PRINCIPES FONDAMENTAUX.


Les sociétés, soumises comme l'homme à la loi du
mouvement, gravitent incessamment autour du bon-
heur, qui est la fin de la cité. Cette tendance, qu'on •
nomme perfectibilité, cause la mobilité des lois poli-
tiques; on ne peut éviter les convulsions qu'en pré-
voyant les révolutions et en adoptant les moyens de les
opérer rationnellement.


Des législateurs, tels que Minos, Lycurgue et Zaleucus,
eurent la prétention de promulguer une constitution
éternelle (t). A Locres, quiconque' proposait une inno-
vation devait se présenter la corde au cou sur la place
publique : il était pendu si l'on rejetait sa motion (2).


D'autres législateurs, pénétrés du principe de la per-
fectibilité humaine, tombèrent en l'excès opposé, en ne
mettant aucun obstacle aux réformes; « Voyant les


(1) Le mot constitution signifie ou l'ensemble des lois positives
qui régissent un peuple, et c'est le sens où je l'emploie ici ; ou
la loi politique fondamentale, signification qu'on lui donne vul-
gairement aujourd'hui, mais trop souvent avec prétention et
mesquinerie.


(2) STO8ÉE, sem. 145. Suivant Diodore de Sicile, Charondas,
législateur de Thurium en l'an 740 avant 3.-C., inséra un article
semblable dans sa constitution.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
27


tions dévorées d'une ardente soif de nouveautés, ils
les leur ont versées toutes pures, en les faisant boire
jusqu'à l'ivresse», dit un sage de l'antiquité.


Pour éviter ces excès, il importe que les innovations
à la loi ne soient opérées qu'après de mûres délibéra-
tions et à une majorité telle, qu'elles ne puissent être
le résultat de la surprise. «Plus les délibérations sont
importantes, dit J.-J. Rousseau, plus l'avis qui l'em-
porte doit approcher de l'unanimité». Aux États-Unis,
à l'exemple de Rome, la constitution ne peut être mo-
difiée que par les deux tiers des voix.


Toutefois, nonobstant les précautions, il en est (les
sociétés comme des individus. « Tout ce (lui naît est
sujet; à décomposition, (lit Platon. Si bonne que soit
sa constitution, un Étai ne pourra toujours durer; il
se dissoudra à son tour. Les plantes dans le sein de
la terre, et les animaux sur sa surface ont leur temps
de vie marqué.


C'est ainsi que les plus florissantes cités ont
.
disparu ;


le voyageur reconnaît à peine les lieux où furent Troie,
Ninive et Carthage. Tout ce qui a un commencement
doit avoir une fin, parce que commencer à vivre c'est
commencer à mourir. Notre société finira donc à son
tour, car « une génération passe et l'autre vient, quoi-
que la terre demeure toujours » (1).


Quand le législateur sait remédier aux vices du
peuple et du territoire , il préserve la société des


(•1) Ecclésiaste, ch., i ,
iv.




28 LA POLITIQUE MODERNE.


maladies organiques et aiguës. Ainsi, le sol fertile et la
douceur du climat de l'Égypte tendant à en corrompre
'les habitants, ses' premiers législateurs lui imposèrent
des lois tellement rigoureuses, que ce pays produisit
les hommes les plus éminents en tous genres et les
choses les plus surprenantes. Comme la nécessité
porte quelquefois au plus haut degré l'industrie et la
richesse des peuples, des publicistes ont cru qu'il vaut
mieux bâtir les villes clans des lieux arides qui forcent
les citoyens à un travail opiniâtre. Pourquoi donc mul-
tiplier les difficultés ? Ne vaut-il pas mieux choisir les
pays fertiles et riants? Le capitaine qui n'a pas su
discipliner ses soldats est seul réduit à brûler ses
vaisseaux, dès qu'il s'agit d'une défense courageuse.


Une constitution ne peut se conserver que lorsque
les citoyens sont élevés dans son esprit. Le poète Ennius
a dit avec raison :


Rome a pour seul appui ses moeurs et ses grands hommes.


En effet, dit Cicéron, si l'État n'avait eu de telles
moeurs, ni les grands citoyens ni les moeurs, en
l'absence de tels hommes, n'eussent pu fonder ou
maintenir si longtemps une aussi grande république
que la nôtre , avec une domination si étendue et si
légitime. Avant notre siècle, l'influence des moeurs
héréditaires formait les grands hommes qui , à leur
tour, conservaient les moeurs des anciens (1). »


(1) Fragments du liv. V, ch. I de la liée.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 29


Montesquieu a exprimé la même pensée, au début
de la Grandeur et Décadence des Romains : « Dans la
naissance des sociétés, dit-il , ce sont les chefs des
républiques qui font l'institution, et c'est ensuite l'ins-
titution qui forme les chefs des républiques ».


Il ne faut pas que les constitutions soient matérielles
ou brutales. Par exemple, tout législateur qui aspirerait
à en promulguer une éternelle, sacrifierait le présent,
ou obligerait à demeurer stationnaire un peuple qui
veut marcher dans la voie du progrès. En ces deux
cas, il attenterait aux libertés individuelles. et publiques.


La constitution ne doit pas non plus être presque
éphémère, comme celle de 1791, qui ne dura pas une
année entière, malgré les pompeuses promesses de ses
auteurs. Si celle de 1848 parut durer trois ans, elle
ne fut pas, en réalité , maintenue trois mois. Toute
constitution doit subsister durant trois générations au
moins. En effet, ses auteurs représentent la moyenne
de l'esprit actuel, c'est-à-dire qu'ils sont les modéra-
teurs des citoyens qui regardent trop le passé et de
ceux qui s'élancent trop dans l'avenir. Leurs enfants,
élevés dans ses principes, la trouvent généralement en
harmonie avec leurs besoins et leurs goùts. Les enfants
de ceux-ci, commençant à la déborder, songent à sa
réforme. Et ce qui prouve qu'elle est. bonne, c'est qu'elle
pourra se transformer sans secousses. Le progrès deve-
nant ainsi pacifique, l'on ne craindra plus les violences
qui l'ont rétrograder les États. Tel est le problème qu'il
s'agit de résoudre clans les temps modernes.




30 LA POLITIQUE MODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 31


Posons d'abord trois principes généraux :
l o Les rouages gouvernementaux doivent être peu


nombreux et aussi simples que possible, parce qu'en
se communiquant du centre aux extrémités, la force
motrice diminue d'autant plus que le mécanisme est
compliqué. D'ailleurs, moins les lois sont nombreuses,
plus elles sont connues et respectées. « Elles sont nom-
breuses dans les États corrompus », dit Tacite (I).


20 Afin qu'il y ait unité d'action, ces rouages doi-
Vent être mis en mouvement par une seule .et même
force; car si quelque partie recevait une impulsion
étrangère, elle dérangerait le mouvement des autres
parties. L'unité est Une loi générale du gouvernement,
comme des arts, des sciences, des lettres et du monde
physique, gouverné par un seul être tout-puissant.
« Le propre de la Divinité, dit Aristote, c'est cl'exécu-
ter toutes sortes de plans avec facilité et par un mou-
vement simple, semblable à ces machinistes qui pro-
duisent, par un seul ressort, des effets multiples et
variés, qui composent des figures humaines dont la
tête, les mains, les épaules et les yeux jonent par un
seul fil avec une sorte de cadence. Ce tout coordonné
commence et finit nécessairement par l'unité . (2) ».


3° Dans un système de législation , :il faut que tout
soit coordonné; ce qu'on paraît ignorer aujourd'hui,
notamment en France.


Corruptiinta republim, plurinue leges.
(2) Lett. sur le monde, ch. vi.


Ces trois principes doivent régir les gouvernements
démocratiques ou oligarchiques, car tous se classent
clans l'une ou l'autre de ces deux grandes catégories.


La démocratie est l'exercice de la souveraineté du
peuple par lui-même ou par ses délégués à temps, ré-
vocables et responsables.


L'oligarchie est l'exercice de la souveraineté par un
seul ou par un petit nombre d'individus qui méprisent
la volonté générale.


Chacune de ces classes renferme des subdivisions ou
nuances infinies. La première, qui porte le nom géné-
•ique de République, comprend tous les États Oà la


volonté générale peut se manifester légalement, soit ins-
tantanément, soit périodiquement. La seconde comprend
toute espèce de monarchies et de gouvernements aux
mains d'un petit nombre d'individus.


Les publicistes grecs reconnaissaient trois bons gou-
vernements : la royauté, l'aristocratie, la république; qui
dégénéraient en tyrannie, en oligarchie, en démocratie.


La royauté était le pouvoir d'un seul dans l'intérêt
de tous, tandis que le


• tyran rapportait tout à lui.
L'aristocratie, ou pouvoir de plusieurs, quel qu'en


soit le nombre, avait pour but le bien de l'État et des
citoyens. Quand elle dégénérait, elle se changeait en
oligarchie, c'est-à-dire en la suprématie de quelques-uns
à l'avantage des riches.


La république était le gouvernement du plus grand
nombre, institué pour l'utilité commune. Quand clic
se corrompait, elle devenait l'autorité suprême de




32 LA POLITIQUE mopERNE.


la multitude au profit des pauvres, c'est-ii-dire la dé-
mocratie ou l'ochlocratie, et ne stipulait Hus l'intérêt
général. On supposait , dans ces définitions, que les
riches formaient partout le plus petit, nombre; ce qui
est incontestable.


Pour indiquer avec méthode les principes des gou-
vernements, je les classerai ainsi :


I o Le gouvernement démocratique ou populaire ;
2° La république aristocratique;
3° La monarchie despotique ou tyrannie;
4° La monarchie tempérée;
5° La monarchie constitutionnelle.
Il n'y a peut-être jamais eu de gouvernement avec


le caractère complet de l'une de ces cinq classes. Pres-
que tous ont été mixtes, en ce sens que certaines par-
ties de leur constitution tenaient d'une autre forme . de
gouvernement. Si la division en monarchie et en répu-
blique est, lucide et vulgaire, elle manque de logique,
parce que certaines monarchies furent plus démocrati-
ques que certaines républiques. Néanmoins, le publi-
ciste peut quelquefois employer ces deux dénominations,
pourvu que le sens général ne permette aucune confu-
sion. La démocratie et le despotisme (qui est l'oligar-
chie dans sa plus complète expression) sont comme les
deux extrémités d'une ligne sur laquelle se trouvent
tous les gouvernements dont le nombre se subdivise à
l'infini.


CHAPITRE VII.


DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE.


Le gouvernement démocratique ou populaire est celui
de tous les citoyens dans l'intérêt général. Leur majo-
rité libre l'emporte sur • la minorité, parce que le droit
naturel exige que chacun se conforme à ce qui est
estimé avantageux à la masse dont il fait partie.


Ce gouvernement, ayant pour bases essentielles la
liberté et l'égalité, est le plus équitable comme te plus
rationnel. Mais on doit s'y méfier des fougueuses pas-
sions du peuple, et y établir des modes de réflexion
dont j'indiquerai plus loin les _principaux.


Le principe du gouvernement démocratique est la
vertu.


Dans l'acception primitive, la yeti c'est la force. On
lui a donné la signification qu'elle a vulgairement au-
jourd'hui, parce que sans la force on ne résiste point
aux mauvaises passions. Lorsque chacun participe au
pouvoir, il faut évidemment que la grande majorité
des citoyens considère avant tout le bien général, et
ne craigne point de sévir contre quiconque tenterait de
troubler le bon ordre; car, s'il y a défaut de patrio-
tisme chez les citoyens individuellement, et mollesse
dans la masse, l'État sera bientôt dissout, après avoir
été la proie des inquiétudes et de la guerre civile.


3




34 LA POLITIQUE MODERNE.


Voilà pourquoi le Comité de Salut public fit décréter,
en 1793, que la vertu était à l'ordre du jour. Dès
qu'elle s'affaisse, l'ambition s'empare des hommes éle-
vés, tandis que l'avarice et la lâcheté dominent la plu-
part des autres. On brûle ce qu'on avait adoré : les
gens vertueux sont assassinés ou qualifiés d'imbéciles
qui n'ont pas su faire leurs affaires ; les dilapidations, la
concussion deviennent de mode.


Lorsqu'Athènes se fut laissé corrompre par les plai-
sirs, lorsque cette république dégradée décréta la peine
de mort contre les citoyens qui proposeraient d'em-
ployer aux frais d'une guerre nationale l'argent destiné
aux théâtres, en vain le plus grand orateur qui ait
paru dans le monde essaya de la stimuler ; elle fut
abattue par des forces très-inférieures à celles qu'au-
paravant elle avait anéanties.


A peine Cromwel eut expiré, les Anglais qualifièrent
la liberté de licence et la cruauté d'ordre. Après s'être
jetés dans les bras d'un ignoble et sanguinaire monar-
que, ils applaudirent au supplice des citoyens qui
avaient sauvé la patrie.


Quand les grands républicains de la France eurent
quitté la terre, le peuple laissa insulter à leur mémoire,
et regarda avec indifférence ou applaudissements l'as-
sassinat des patriotes, des femmes et des enfants.
Alors les fripons qui pillaient l'État s'enrichirent sans
inquiétude et obtinrent les places les plus élevées.


J.-J. Rousseau prétend, comme Montesquieu, que le
gouvernement démocratique ne peut convenir à un


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


grand État. Il est dans l'erreur, car plus une républi-
que est petite, moins son gouvernement est solide,
parce que toute sédition y cause un trouble profond.
L'Italie du moyen âge l'atteste comme la Grèce anti-
que. Une grande république, au contraire, n'est agitée
que par des causes capitales, parce que les individualités
remuantes s'y effacent; toutes les idées y grandissent
par la communication ; les préjugés et les vanités s'y
amortissent comme les ambitions.


« Si une république est petite, dit Montesquieu,
elle est détruite par une société étrangère; si elle est
grande, elle se détruit par un vice intérieur »
Par ce dilemme il se contredit, puisqu'il reconnaît
ailleurs « qu'il est de la nature d'une république qu'elle
n'ait qu'un petit territoire, sans cela elle ne peut
guère subsister. Dans une grande république, il y a de
grandes fortunes, et par conséquent peu de modéra-
ou dans les esprits ; il y a de trop grands dépôts


'à mettre entre les mains d'un citoyen ; un homme
sent qu'il peut être seul grand sur les ruines de sa
patrie » (2).


Ainsi, d'une part, cet auteur dit que la république
ne peut subsister qu'avec un petit territoire , et d'autre


lépeptaitr
territoire,i,elle sera la proie depréatritmcingue'arv.eAeveZ


et voulant plaider
contre la forme républicaine, il recourt aux sophismes


(1) Esp. des lois, liv. IX, chap. 1.(2) Esp. des lois, Iiv. VIII, ch. xvi.




36 LA POLITIQUE MODERNE.


sentencieux qui en imposent souvent, au lieu d'émettre
son opinion avec franchise. Au fond, rien n'empêche
qu'il n'y ait dans une petite république des fortunes
aussi considérables que dans une grande, et là elles
sont bien plus dangereuses. Les richesses excessives
acquises dans le commerce par les Médicis portèrent
cette famille au pouvoir suprême, en détruisant la
petite république de Florence. Dans une grande
république, ces richesses n'eussent jamais donné une
telle prépondérance à une famille.


J'avoue qu'une république peu peuplée subsistera
difficilement, si elle est entourée de monarques puissants,
qui redoutent l'influence de la liberté et s'efforcent de
l'étouffer par la violence. Mais comme un grand État
bien gouverné n'a rien à craindre de ses voisins, pour-
quoi la république ne lui conviendrait-elle point ?
Est-ce qu'elle ne convient pas à l'Amérique du nord,
dont le territoire est immense et la population des
plus nombreuses ?...


On croit que la lenteur des délibérations dans la
démocratie engendre d'insurmontables périls.


C'est une erreur ; car les délibérations ne sont lentes
que quand on en a le loisir, et alors cette lenteur est
utile en imposant la réflexion. Dès que la célérité
est requise, on y parvient aisément par la délégation
des pouvoirs qu'on rend absolus temporairement, selon
les circonstances. Au milieu du xvu e siècle, la répu-
blique anglaise, comme celle de l'antique Rome, a
montré la célérité et, l'union qui existent dans cette


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 37


forme de gouvernement, dès quil est organisé. Quelle
monarchie fut aussi active que la république française
au temps de son Comité de Salut public ? Vit-on
jamais accomplir d'aussi grands travaux que du
mois de juillet 1793 au mois d'août 4794 ? La répu-
blique soutenait à la fois, avec des recrues, les
efforts combinés de toutes les armées de l'Europe et
d'un grand nombre de ses propres enfants rebelles ;
en même temps, elle sut pourvoir avec tendresse au
sort des indigents, réformer les moeurs, organiser l'ins-
truction publique et développer les sciences et les arts
utiles. Rien n'échappait à sa vaste et tutélaire pensée.


D'ailleurs, les délibérations sont lentes aussi dans
l'oligarchie, dès qu'il y a tiraillements, hésitation ; ce
qui est le cas le plus fréquent. Si l'oligarchie est
aux mains de plusieurs, ils ont des vues différentes.
Si elle est aux mains d'un seul, ses ministres ou con-
seillers, ses favoris et courtisanes influent tellement,
sur sa volonté, qu'il veut et ne veut pas, .com-
mence et abandonne, perd un temps précieux et se
livre à des dépenses frustratoires. Les Romains domptè-
rent plus aisément les plus puissants monarques que
les républiques même médiocres.


« S'il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait
démocratiquement ; un gouvernement si parfait ne con-
vient pas à des hommes », dit Rousseau.


Cette conclusion annulait toutes ses dissertations sur
cette question , puisque les publicistes n'ont pas à
stipuler pour les Dieux, ni même pour des hommes




38 LA POLITIQUE MODERNE.


parfaits, qui n'auraient besoin d'aucun gouvernement.
Comme je n'ai jamais vu la perfection et n'y crois
point, j'en suis réduit à chercher le plus tolérable, le
moins mauvais des gouvernements. C'est l'habitude de
la déclamation qui a porté Rousseau à cette conclu-
sion irréfléchie ; car la démocratie n'est autre chose
que la sanction de l'égalité (1).


J.-J. Rousseau a présenté une objection plus spé-
cieuse, en disant « qu'aucun gouvernement n'est aussi
sujet aux guerres civiles ; parce qu'il n'y en a aucun
qui tende si fortement et si continuellement à changer
de forme » (2).


Mais il en indique lui-même le remède, en ajoutant
qu'aucun ne demande plus de viligance et de courage pour
titre maintenu dans sa forme ; ce qui prouve que la vertu
est le ressort de ce gouvernement. Elle ne peut être
maintenue sans une constitution qui l'accroisse inces-
samment. Que l'on se pénètre donc de ce grand prin-
cipe : LA MOBILITÉ EST LA VIE, COMME L'IMMOBILITÉ EST LA
MonT. L'activité humaine ne se déploie que par la


(4) L'enthousiasme et le défaut d'études profondes ont entraîné
Jean-Jacques dans les erreurs graves qui déparent le Contrat
social. Il n'avait qu'une érudition de seconde main, trop souvent
puisée dans Montaigne qu'il lisait assideiment. Reconnaissons
néanmoins qu'il fut toujours de bonne foi, courageux et ardent
ami du peuple, et que ses livres, d'un style admirable, vulgari-
sèrent plusieurs notions politiques et philosophiques d'une impor-
tance capitale. Il fut le principal précurseur de la Révolution
française.


(2) Cont. social, liv. III, ch. iv.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 39


liberté. Comparez la richesse intellectuelle ettnatérielle•
(les peuples libres avec la torpeur et la misère des peu-
ples esclaves ! Les premiers sont sans cesse agités ; les
autres demeurent stationnaires, puis se dégradent; car,
dit Homère, « l'esclave a perdu la moitié de son âme,
du jour où il est tombé dans la servitude » (1).


Cette agitation salutaire est comme la circulation du
sang, qu'il ne faut point confondre avec son effusion
mortifère. Elle comporte parfaitement la stabilité ou
l'exclusion des révolutions violentes. Or, il est avéré
que le régime démocratique ou républicain bien or-
donné est moins sujet aux troubles que l'oligarchie.
« Celle-ci renferme 'deux principes d'agitation , dit
Aristote : la discorde entre les gouvernants et la jalou-
sie (lu peuple. La démocratie n'en a qu'un : la lutte de
la majorité contre la minorité; l'on ne cite guère de
mouvement (lu peuple contre lui-même qui ait amené
des révolutions... La prépondérance des riches a
renversé plus de gouvernements que celle de la
multitude. » -


Le principal problème à résoudre dans l'organisation
du gouvernement démocratique est la combinaison de
la liberté individuelle, morale, politique, civile et coin-


erciale avec la force exécutive qui est indispensable,
notamment pour empêcher les forts de monopoliser au
détriment des faibles. On y parvient avec uu gouver-
nement intelligent, loyal et désintéressé,






qui peut


(I) Odyssée, liv. XVII.




40 LA POLITIQUE MODERNE.


aisément devenir tel par son fréquent renouvellement
et la sévérité à son égard. Lorsque les mandataires du
peuple se corrompent par l'exercice d'un pouvoir sans
contrôle, ils vendent le peuple ou l'oppriment pour leur
propre compte. C'est ainsi que les républiques de.
Venise et de Florence, si libres dans l'origine, devin-
rent esclaves de leurs mandataires ; c'est ainsi qu'en
1790, l'Assemblée nationale vendit la nation à Louis
XVI, et qu'en 1851 une autre Assemblée la livra à
L.-N. Bonaparte.


CHAPITRE VIII.


DE LA MANIFESTATION DE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE.


La volonté générale se manifeste par le vote de
chaque° citoyen. « C'est une loi de la nature, dit
Hobbes, que l'on accorde à tous les autres les droits
que l'on demande pour soi-même ; sans quoi c'est en
vain qu'on aurait proclamé »


Rien n'est plus incontestable que cette maxime ; car,
quiconque prétend que les suffrages doivent être pesés
et, non comptés, détruit le fondement de la démocratie.
Si vous considérez les professions, celui qui n'en exerce
aucune vous répondra qu'il est plus instruit que le
riche. Si vous considérez l'intelligence, le simple vous
dira qu'il a le coeur plus pur. Il faut donc consulter
tout le monde et donner à chacun une voix. « La mul-
titude, dit Buchanan, est plus capable de juger de
toutes les choses que quelques personnes seulement ;
car, chaque particulier possède quelque connaissance,
quelque vertu qui lui est propre, de sorte que la somme
de ces parcelles réunies .forme la plus excellente de
toutes les vertus. »


Les mineurs, les interdits, les malfaiteurs jugés et
les femmes sont seuls exceptés.


Le mineur est réputé incapable, parce qu'il ne jouit




1


42 LA POLITIQUE MODERNE.


point encore de toutes ses facultés. Cette exclusion
temporaire est fondée sur l'ordre de la nature.


Les interdits ne peuvent prendre part aux délibéra-
tions, puisqu'ils ont perdu la raison, et ne sont point
admis à contracter même pour leurs intérêts privés.


Quiconque a subi une condamnation prouvant son
improbité, doit être retranché du corps politique, car il
a perdu le sens moral.


La femme est subordonnée à son époux dans le
mariage ; car, entre deux personnes égales, il faut
que l'une commande dès qu'elles ne sont pas d'accord.
Si elle était appelée à prendre part aux délibérations
publiques, elle perdrait les qualités et les charmes de
son sexe.


Je ne prétends pas, comme quelques législateurs,
qu'elle soit inférieure à l'homme en intelligence ou en
courage loin 'de là, je reconnais qu'elle a souvent plus
de pénétration et d'énergie que lui. Mais la constitution
physique et intellectuelle des deux sexes étant diffé-
rente, indique le rôle de chacun dans la vie sociale.
L'homme peut supporter les intempéries, les grands
travaux, les fatigues de la guerre; sa voix forte peut
se faire entendre sur la voie publique ; tandis que
la femme entend mieux l'économie domestique et
l'éducation physique et morale des enfants. D'ailleurs,
sa pudeur si naturelle et si estimable ne sera-t-elle
point sans cesse offensée par le contact avec des
hommes qui, en délibérant et se disputant, finiront par
ne plus la respecter du tout? Si Geneviève de Paris et


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 43


Jeanne Darc ont été des héroïnes par leur génie, leur s
vertus et leur activité, ce sont des exceptions que l'on
ne voit pas une fois par siècle. Les exceptions ne
prouvent rien, .et, ce n'est pas sans raison qu'on dit
qu'elles confirment la règle.


A une époque de saints Simoniens, de phalansté-
riens, de mauvais romans, de sots feuilletons et d'i-
gnobles pièces de théâtre, certain nombre de femmes
réclamèrent l'exercice des droits politiques. Il fallait
voir, en 1848, ces clubs de femmes libres, laides,
vieilles et malpropres qui, ne recevant aucun hommage,
ambitionnaient du moins la réputation et la puissance
politique, afin qu'on leur accordât quelque attention


L'élection remonte à la plus haute antiquité : les
Crétois, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Car-
thaginois, les Romains la pratiquaient. Montesquieu
croit que les Anglais ont emprunté aux Germains
leur gouvernement politique, et que ce beau système
a été trouvé dans les bois (1). Il invoque vainement
Tacite à l'appui de son opinion; car cet historien
n'allègue que des généralités, sans indiquer la forme
du gouvernement de ce peuple antique, et ses expres-
sions peuvent aussi bien s'appliquer au despotisme
qu'à la démocratie : tout dépend de la façon de déli-
bérer et du cas que les gouvernants font de l'opinion
des gouvernés (1).


Rousseau croit, au contraire, que l'élection des repré-


(4) Esp. des lozs, liv. 1I, eh. vi.




44 LA POLITIQUE MODERNE.


sentants est toute moderne et vient du gouvernement
féodal ; il en conclut que toute nation qui s'en donne
n'est plus libre •l).


II y a dans ce peu de mots deux erreurs : l'une de
fait, l'autre de droit. La représentation ne vient nulle-
ment du système féodal, si toutefois on entend par
représentant un député, un mandataire, un commis du
peuple ; or, il est clair que Rousseau l'entendait ainsi
et qu'on ne peut guère l'entendre autrement. Le régime
féodal, loin d'être représentatif, était le despotisme à
plusieurs degrés ; personnel, procédant du droit pré-
tendu divin et du droit d'aînesse, opprimant, dépouil-
lant, assassinant la plèbe sans merci ni miséricorde,
et sans s'inquiéter si cela lui convenait ou non. Où donc
l'auteur du Contrat social a-t-il vu que le peuple élisait
les seigneurs qui l'opprimaient ainsi?


En droit, si le peuple obéit aveuglément à ses repré-
sentants, qui se prorogent indéfiniment et l'exploitent,
il n'est plus libre; car, alors, ceux-ci ne sont pas plus
ses représentants qu'un roi n'est un représentant. Il ne
faut pas jouer sur les mots. Tant que le commettant
garde sa dignité, en révoquant et punissant son manda-
taire infidèle et en se réservant l'acceptation ou le
rejet des mesures capitales, n'est-il pas évident qu'il
n'aliène nullement sa liberté? Le propriétaire perd-il
son bien parce qu'il a donné une procuration pour,
l'administrer ?


(1) Cont. soc., liv. Ill, ch. xv.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 45


Comment se gouverneraient sans l'unité, principe
de tout ordre, trente ou quarante millions de citoyens
disséminés sur plusieurs centaines de lieues? Faudra-
t-il qu'à chaque instant ils abandonnent leurs travaux
pour aller délibérer? II est donc essentiel qu'ils choisis-
sent quelques-uns d'entre eux, réputés les mieux péné-
trés de la volonté générale, pour délibérer et agir avec
ensemble. Le pouvoir de ces mandataires n'est nulle-
ment incompatible avec l'inaliénabilité et l'indivisibilité
de la souveraineté, dont ils n'ont que l'exercice pro-
visoire, dans l'intérêt du .mandant et sous sa ratifica-
tion.


Que le vote de chaque citoyen soit obligatoire, car il
est un devoir aussi bien qu'un droit. « Chaque indi-
vidu se trouve engagé sous un double rapport, dit Jean-
Jacques Rousseau ; comme membre du souverain envers
les particuliers, et comme membre de l'État envers le
souverain. » En Grèce, tout citoyen étant obligé d'as-
sister aux assemblées recevait une indemnité pour le
temps qu'il y consacrait, et il ne pouvait se retirer
avant d'avoir obtenu son congé. Aristote approuvait
cette loi .


et demandait que l'indemnité fût payée par
une cotisation des riches. Platon voulait même que l'on
punit, comme corrupteur de la république, quiconque
s'abstenait de concourir à la délibération commune.


En effet, dès que le peuple devient indifférent, on a
grande facilité de le tromper et de l'opprimer. Mais il
faut aussi que la loi ne le dérange pas pour peu de
chose, et cille le mode de voter puisse aboutir aux meil-




46 LA POLITIQUE MODERNE.


leurs choix. Lorsqu'en 4848, au lieu de faire élire des
suppléants, lors de l'élection générale, comme je l'avais
proposé (4), on mettait en mouvement un département
tout entier, c'est-à-dire 400,000 hommes pour rem-
placer un député qui manquait sur 900, un très-petit
nombre d'électeurs allant voter, la place demeurait aux
plus actifs et intrigants.


(1) Plan de Constitution. Je composai ce mémoire en avril 1848,
pour l'Assemblée constituante qui devait se réunir le mois
suivant.


CHAPITRE IX.


DE LA RÉPUBLIQUE ARISTOCRATIQUE.


Dans la république aristocratique ou oligarchique,
les lois ont de l'autorité, mais beaucoup moins que dans
la démocratique. Si les nobles ou les grands qui gou-
vernent, par l'hérédité ou par l'élection, • pour un long
temps ou à vie, tendent toujours à confisquer à leur
profit les libertés publiques, leurs divisions les • affai-
blissent eu leur ôtant le prestige. Voilà ce qui sauve
quelquefois la liberté du peuple.


Rousseau a distingué l'aristocratie naturelle de l'élec-
tive et de l'héréditaire. L'aristocratie naturelle est celle
des pères de famille; il n'en est question que dans les
âges primitifs ; l'aristocratie héréditaire est, selon lui, le
pire des gouvernements ; mais il prétend que l'aristo-
cratie élective est le meilleur de tous. Il ne dit pas si
l'élection doit être perpétuelle ou temporaire, ni si elle
doit être révocable. C'était pourtant une distinction de
la plus haute importance; car il avoue lui-même que le
peuple ne voit pas toujours le bien, quoiqu'il le veuille
toujours.


Les élus à vie n'etant remplacés qu'individuellement,
lentement, au fur et à mesure des extinctions, les
nouveaux sont réputés ennemis par la corporation,
s'ils diffèrent de sentiments, ou obligés de suivre la




48 LA POLITIQUE MODERNE. •


routine, s'ils veulent obtenir leur part d'influence en
son sein. Si l'aristocratie est temporaire, l'État sera
sujet aux secousses ; les intrigants s'agiteront pour
succéder, les puissants pour demeurer. Si ces derniers
se voient éliminés, ils gâteront toutes les affaires pour se
faire regretter. Toutefois, ce système est bien moins
dangereux que le précédent.


Dans la république aristocratique de Lacédémone,
Lycurgue institua deux rois héréditaires, l'un de la
branche aînée, l'autre de la branche cadette des Héra-
clides, investis du pouvoir absolu au dehors durant la
guerre. Il y ajouta un 'Sénat élu à vie, choisi dans la
classe aristoératique, pour gouverner à l'intérieur. En
aucun État l'inégalité des richesses ne fut aussi scan-
daleuse et vexatoire. Le pays presque entier était devenu,
tant par les lois fondamentales que par l'usurpation,
le patrimoine de quelques individus. Le roi Théopompe,
de la branche cadette, voyant la branche aînée sur le
point (l'écraser la sienne, voulut, par jalousie, lui oppo-
ser une barrière insurmontable. Il fit instituer les
Ephores, chargés de surveiller les rois et les sénateurs.
Ce pouvoir nouveau devint bientôt absolu et accessible
à toutes les séductions, même à celle du roi de Perse,
ce qui causa le scandale d'une république grecque fa-
vorisant les barbares contre la civilisation. La loi ne
soumettant les Ephores à aucune responsabilité, ils
s'abandonnaient aux plaisirs les plus -honteux, tandis
que les sénateurs dilapidaient la richesse publique,
n'ayant de compte. à rendre qu'aux Ephores; mais


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
49


comment ceux-ci pouvaient-ils contrôler sérieusement
des citoyens qui leur ressemblaient?


Lorsqu'un enfant naissait, les anciens de la tribu
l'examinaient. S'ils le trouvaient bien fait et vigoureux,
ils le faisaient élever en communauté comme les autres ;
si, au contraire, ils le supposaient faible et délicat, on
le jetait dans la fondrière située près du mont Taïgète,
par le motif qu'il valait mieux que la république n'eût
que des citoyens vigoureux. Les jeunes filles dansaient
nues devant les jeunes hommes nus (1). Les vieillards
qui avaient une jeune femme devaient la prêter à un
jeune homme, de sorte que dans aucun pays, si ce
n'est dans la Ville Éternelle, au temps des derniers
papes, le dévergondage des femmes et le proxénétisme
des maris ne furent aussi fréquents.


En croyant rendre seulement intrépides et guerriers
les enfants de Lacédémone, Lycurgue les rendit féro-
ces. On les faisait combattre les uns contre les autres
avec un acharnement tel qu'ils se blessaient griève-
ment. Quelquefois on en formait deux bataillons qui
se chargeaient jusqu'à ce que l'un d'eux fût précipité
clans l'Eurotas. On leur permettait de piller, pourvu
que ce fût avec adresse, les fermes des Laconiens tri-
butaires. Quand les Ephores entraient en charge, les
jeunes gens allaient, en signe de réjouissance, à la
chasse aux Ilotes, et massacraient plusieurs centaines
de ces infortunés.


(•) ., In Lyc.
4




50 LA POLITIQUE MODERNE.


Il est donc difficile de comprendre l'enthousiasme de
Machiavel et de Rousseau pour cette constitution ; en-
thousiasme Partagé par les révolutionnaires de 1792 •
sur la foi de ce dernier. Évidemment, ces publicistes
ne se fondaient que sur quelques discours d'une élo-
quente simplicité, transmis par les historiens et les
rhéteurs, et dont rien au surplus ne prouve l'authen-
ticité. C'est comme si l'on jugeait François ler et
Henri IV par deux ou trois nobles paroles qu'on leur
attribue. Il faut se méfier de ces mots souvent inventés,
qui d'ailleurs ne peuvent peindre un gouvernement.
L'hypocrisie est chose trop commune.


Eu résumé, le droit public moderne repousse dans
l'organisation de la démocratie toute espèce d'aristo-
cratie ou d'oligarchie: Aristote semble approuver ta
république aristocratique, par le motif que tous les légis-
lateurs ont reconnu que les citoyens chargés des affaires
publiques doivent étre délivrés des embarras du ménage et
au-dessus du besoin (1) ; car, jadis, on confondait la
richesse avec la noblesse. Mais aujourd'hui l'on ne peut
tenir cette opinion que pour un funeste préjugé, puis-
qu'il est de principe que tout fonctionnaire doit être
salarié. En le voulant riche , on risque d'exclure un
homme plus capable qui est pauvre. En France sur-
tout, ce n'est pas ordinairement chez les riches que
l'on rencontre les capacités intellectuelles, ni même la
probité indispensable aux fonctionnaires de l'État. Leur


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 51


éducation est trop négligée, leurs moeurs sont clans un
trop grand relâchement. Si l'on considère les hommes
qui, depuis soixante-dix ans, se sont fait un nom dans
les lettres, au barreau, dans les sciences, dans la poli-
tique, dans la guerre, on n'en trouvera pas un sur dix
qui n'ait été contraint de sacrifier à son éducation son
modeste patrimoine.


Objectera-t-on qu'ayant à faire leur fortune, ceux-ci
seront plus accessibles à la séduction?


Quoique les riches n'aient pas besoin d'argent, ils
ne savent point se modérer; ils Veulent augmenter leurs
richesses ou leur pouvoir. Les Talleyrand , les Sieyès,
les Fouché et tant d'autres qui en furent comblés, en
devinrent-ils plus honnêtes et moins vénaux? Le corps
électoral de 1816 à 1848, composé des Français les plus
opulents, fut-il plus indépendant que celui de 1792,
dont tous les citoyens firent partie ?


D'ailleurs, les troubles sont le plus souvent excités
par les citoyens riches, parce que la crainte de perdre
fait naître dans les coeurs les mêmes passions que le
désir d'acquérir; et il est clans la nature de l'homme de
ne se croire tranquille possesseur, que lorsqu'il ajoute
au bien dont il jouit déjà (1). Plus les riches possèdent,
plus leur force s'accroît et plus il leur est facile de
troubler l'État.


Pour que la démocratie ne puisse dégénérer en
démagogie ni en oligarchie, tout magistrat doit être à


(1) Pol., liv. 11, eh. vu. (1) MAcii., Diss. sur Tite-Live, liv: lei', eh. v:




'5-2 LA POLITIQUE MODERNE.


la fois indépendant et responsable, habitué à occuper
les hauts postes et à les quitter sans murmurer; à y
voir plutôt l'intérêt général que le sien propre ; à res-
pecter la loi et sa propre conscience. Cette combinai-
son, loin d'être impossible, est très-praticable, comme
on le verra dans le cours de cet ouvrage.


CHAPITRE X.


DES RÉPUBLIQUES FÉDÉRATIVES.


Jusqu'à présent, j'ai supposé la république une et
indivisible ; mais la république fédérative, qui est l'as-
sociation de plusieurs petites républiques, a joué aussi
un grand rôle clans l'histoire. 'En 1793, Brissot, Ver-
gniaud, Buzot, Condorcet et Roland tentèrent de l'inau-
gurer en France, en s'appuyant sur l'autorité de
Montesquieu. Comme ils se sentaient inférieurs en
talents et en popularité aux Montagnards qui étaient
sur le point de diriger la France, ils espérèrent acquérir
de hautes positions dans toutes ces.petites républiques
fédératives, au risque de livrer la natron à l'étran-
ger. En 1851, la queue de ce parti, composée de
royalistes déguisés, conspira dans le même but.


Montesquieu croit que la république fédérative offre
tous les avantages du gouvernement monarchique qui
procure la force extérieure, et ceux du gouvernement
républicain qui procure la liberté (1).


Il commet un t:ophisme, parce qu'il suppose admis
ce qui est en question : à savoir, si une grande repu-


(1) Esp. des lois, liv. IX, ch. Tor.




54 . LA POLITIQUE MODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 55
blique manque de force à l'extérieur. Or, la force ne
provient point du chef qualifié roi ou empereur ; elle
provient de l'unité, ou du centre qui communique à
toute la circonférence la vigueur dont il jouit
lui-même.


Cet écrivain ajoute que « ce fut par la fédération
que les Romains attaquèrent l'univers et que l'univers
se défendit contre eux ; et que, quand Rome fut par-
venue au .faîte (le la grandeur, ce fut par des associa-
tions derrière le Danube et le Rhin que, les Barbares
purent lui résister; que, par elle, la Hollande, l'Alle-
magne et la Suisse sont réputées éternelles ».


Le gouvernement romain n'était point fédératif. Il
accordait le droit de cité aux peuples vaincus ; il les
agglomérait et en fortifiait. ses armées; mais tout clé-
pendait d'un pouvoir unique, d'un centre qui faisait la
force. Lorsque César envahit les Gaules, elles étaient
constituées en une foule de petits États réunis par
trois grandes fédérations particulières qui, faute d'unité,
furent successivement subjuguées. La Hollande fédéra-
lisée devint bientôt la proie d'un despote. L'Allemagne,
n'étant qu'une confédération de grandes et de petites
monarchies, ne peut servir d'exemple aux républiques.
D'ailleurs, au mois de juillet 1866, une seule victoire
de la Prusse procura à celle-ci la conquête d'une
grosse portion de cette confédération. Quant à la
Suisse, il est évident qu'elle ne doit sa conservation
qu'à sa politique timide et à la convenance des grands
États qui l'entourent et veulent bien ne pas l'absorber,


parce qu'ils trouvent leur avantage à la laisser neutre.
Montesquieu dit aussi « Cette sorte de république, ca-


pable de résister à la force extérieure, peut se mainte-
nir dans sa grandeur sans que l'intérieur se corrompe :
sa forme prévient tous les inconvénients. »


On peut répondre que si une partie de la fédération
n'a pas le droit de changer 'son gouvernement, elle
n'est Pas libre. Si elle le peut. sans le consentement
de ses confédérés, une faction sera capable d'y dé-
truire la liberté. Dans une grande république, au con-
traire, le pays qui se révolte est écrasé par la masse,
comme le furent Lyon et Toulon en '1793 et la Vendée
en 1796. Si la France eût été fédéralisée, ces trois
pays seraient passés sous le joug du royalisme et
même de l'étranger.


J'en conclus que s'il est avantageux aux petites pré-
publiques de s'associer, il vaut encore mieux qu'elles
se réunissent en une seule, mais que jamais un État
ne doit se disloquer pour se fédéraliser. Toutefois, il
faut se garder de l'excessive centralisation à laquelle
tend le • despotisme. Aujourd'hui, toutes franchises,
toute autonomie .Ont été enlevées aux communes (.1e
France ; ce n'est point de l'unité, c'est de l'absorption.
Les principes de la démocratie exigent que la liberté
ne soit point un vain nom.


D'autre part il y a folie ou crime à vouloir centra-
liser des peuples contre leurs traditions, leur caractère
et leur volonté. On a vu des monarques rechercher
l'agrandissement sans avoir ni la force ni le courage de




56 LA POLITIQUE MODERNE.


l'obtenir par la conquête. En conséquence, ils préten-
daient qu'il fallait unifier plusieurs nations : la ruse,
l'assassinat, le sophisme et le mensonge étaient leurs
armes. De pareils moyens ne réussissent pas longtemps,
il faut enfin que la raison et la justice triomphent.


Ce ne fut point à cause de sa division en plusieurs
républiques qu'op parvint à asservir l'Italie, depuis la
fin du xvi e siècle. Son asservissement ne provint que
du défaut de fédération entre elles et de la conserva-
tion de quelques monarques en cette péninsule ; car
ceux-ci étaient intéressés à la faire passer sous le joug
de l'étranger, pour en être protégés contre leurs propres
peuples.


La liberté et l'indépendance des Italiens avant ces
changements leur procuraient le bonheur matériel,
comme le bonheur intellectuel et moral. Tandis qu'en
France, en Allemagne, en Espagne, les palais n'étaien t
occupés que par les princes et leurs suppôts, (les bour-
geois en habitaient, en Italie ; les paysans de cette
heureuse contrée possédaient des maisons vastes et
commodes, lorsque partout ailleurs leur classe végétait
dans des chaumières obscures et malsaines. Ils étaient
propriétaires et ne redoutaient point la spoliation. Ils
avaient la certitude de s'enrichir par le travail et
l'épargne, tandis que ceux des autres pays, simples serfs,
accablés par la corvée, se voyaient à chaque instant
dépouillés du• fruit de leurs rudes labeurs.


Dans les monarchies, la vie probable fut moins longue,
parce que l'indigence était presque générale. En vain


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. JÎ
l'on érigeait avec ostentation quelques monuments à la
charité publique, la foule des infortunés n'en languis-
sait guère moins. Dans les républiques d'Italie, le .pro-
létaire lui-même vivait (l'un travail qui le mettait à
même de capitaliser, tandis que dans le reste de
l'Europe il végétait misérablement dans l'attente d'une
aumône parcimonieuse.


En perdant sa liberté politique, l'Italie perdit aussi
ses moeurs. Le lien sacré du mariage fat relâché par
l'usage des Sigisbés ou chevaliers servants. Chaque
femme noble ou bourgeoise en entretint chez elle un
qui l'accompagnait partout. La' mode en vint., parce
que, depuis la conquête par des monarques, .o» réputa
le travail chose vile et honteuse ; le bon ton fut de
vivre de leurs faveurs et de l'oppression des peuples.
Les substitutions et droits d'aînesse conservèrent les
biens pour les aînés des familles, tandis que les cadets
étaient réduits à se faire courtisans ou sigisbés. Mais
sous la république, le travail étant en honneur, les
cadets comme les aînés se livraient aux arts, aux
sciences, à l'agriculture, au commerce et à l'industrie,
et tout le monde- en profitait.


Alors les citoyens ne recherchaient d'autres décora-
tions que les suffrages (le leurs concitoyens; ils crai-
gnaient même d'exciter la jalousie par des distinctions
ambitieuses. Sous la monarchie, la vanité remplaça le
noble orgueil, et le faste le luxe. La langue se dégrada
en affectant des formules courtisanesques. Les princes
payaient souvent leurs sujets par des patentes de




58


LA POLITIQUE MODERNE.


marquis, d'excellence, de comte, qui descendirent de plus
en plus bas ; on finit par écrire à son cordonnier en le
qualifiant d'illustre. Un sous-lieutenant était illustris-
sime (1).


On objecte sans cesse l'instabilité des républiques et
les malheurs de leurs citoyens. Ces deux objections,
qui sont connexes, peuvent être réfutées aisément.


Il n'y a jamais eu d'histoire véridique et détaillée
que dans les républiques ; car les monarques abhorrent,
étouffent ou altèrent la vérité. Or, dans la république
romaine et les républiques grecques, comme dans
celles de l'Italie du moyen âge, on voit plus souvent
de troubles que dans les monarchies. Mais ces troubles,
d'ailleurs naturels à l'humanité, causent toujours moins
de ruines et de 'meurtres que le despotisme n'en com-
met. Dans les républiques, les plaintes retentissaient
librement, tandis que dans les monarchies elles étaient
étouffées : les malheureux souffraient en silence. Le
monarque seul et quelques favoris étaient connus. Les
dilapidations, les prévarications, les détentions arbi-
traires et les assassinats ne sortaient point du seéret
de quelques contemporains. La ruine générale qui eu
résultait ne pouvait même être constatée qu'en masse,
car les peines les plus atroces en prohibaient la révé-
lation .


D'ailleurs, les bons esprits, à l'exception d'un petit
nombre, s'émoussent et s'abâtardissent, dès qu'il n'est


(1) SISMONDI, Rist. des liépub. italiennes.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


plus permis de parler ni d'écrire sans adulation (1).
On en vit des exemples fameux sous tes empereurs
romains et sous les deux empires français. La dégra-
dation des écrivains engendre celle des fonctionnaires
et réciproquement. Tibère se moquait amèrement du
Sénat et s'écriait souvent : 0 les hommes ignobles qui
s'enfoncent dans la servitude! Pline le Jeune constate que,
sous Domitien, les sénateurs étaient devenus muets et
même hébétés à force de garder' le silence (2).


Je connais un Sénat dont les membres ressemblent à
ceux-là.


Des publicistes ont établi un parallèle entre la puis-
sance des États républicains d'Italie au moyen âge, et
celle des États du même pays gouvernés par des mo-
narques. Le faste du duc ou tyran, ses voyages dis-
pendieux, sa cour fainéante, ses iniquités, le discrédit
on le jetait son inexactitude à remplir ses engagements,
et le plus souvent leur violation, tenaient le peuple
dans une situation misérable (3); tandis que, clans les
républiques, l'État faisait toujours des recettes supé-
rieures à ses dépenses (4). Voilà pourquoi ces petites
républiques purent rassembler des armées et des flottes


(1) TicrrE, Annales I, I.
(2) Ingenia hebetata, fracta, contusa sunt (Epist. xtv, 8).
(3) En 1339, Catherine de Viennois, princesse régnante, fut


obligée de donner un vase d'argent en gage à un boucher de
Pignerol, pour obtenir de la viande.


(4) Par exemple, on voit dans le budget de la république de
Florence, en 330, que les recettes s'élevaientà 300,000 florins et les




60 L.1 POLITIQUE MODERNE.


nombreuses, et subjuguer des monarchies dix fois plus
peuplées ('1). Avec une population de deux millions
d'habitants, la république de Venise se fit plus long-
temps respecter que le royaume de Naples, peuplé de
sept millions.


dépenses à 121,000 florins seulement. Dans lespays monarchiques,
les dépenses. dépassaient toujours les recettes. (Villani Scip. Amlni-
rato, la Decima Fiorentina.)


(1) Varchi atteste que, de "1430 à1433, soixante-six maisons de
Florence payèrent en impôts extraordinaires, sans se gêner, la
somme énorme de 4,865,000 florins, soit environ 100 millions
de notre monnaie actuelle, en tenant compte de la puissance
d'acquisition.


CHAPITRE Xl.


DE LA MOIÇARCIJIE DESPOTIQUE.


La monarchie despotique est le gouvernement d'un
homme sous le nom de roi ou d'empereur. Lui seul
fait les lois et les exécute; il cumule tous les pouvoirs,
sans consulter le souverain dont il usurpe le nom.
Ordinairement il est ou se fait héréditaire. Montes-
quieu le compare au sauvage qui abat l'arbre dont
il désire le .:fruit, pour n'avoir point la peine de le
cueillir. La crainte ou terreur étant le principe de
ce gouvernement, quand le peuple y paraît heureux,
c'est parce que ses plaintes sont étouffées, quelle que
soit sa misère (I).


Il y a deux espèces de despotisme : l'un qui s'établit
brusquement par la force sur une nation qui aime la
liberté, comme autrefois sur la Suisse, et récemment
deux fois en un demi-siècle, sur la France ; l'autre
s'établit peu à peu sur une nation abîmée dans la
mollesse. Le premier, qui est presque aussi dangereux
pour le tyran que pour le peuple, ne peut durer


(1) Tous les auteurs qui ont bien observé ce qui se passe clans
les pays soumis au despotisme, sont d'accord sur ces effetz.


I




62 LA POLITIQUE MODERNE. DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 63


longtemps; mais le second a souvent accablé une lon-
gue suite de générations.


C'est aux despotes qu'a été donné le nom de tyrans.
Voici le portrait de leur politique, tracé par le précep-
teur d'Alexandre le Grand (1) :


« Abaisser les hommes supérieurs, se défaire des
vertueux, n'autoriser ni banquets, ni réunions, ni
éducation sociale; repousser toute institution propre à
faire naître la grandeur d'âme ou la confiance; n'au-
toriser ni écoles ni colléges destinés à l'instruction;
faire en sorte que les sujets n'apprennent pas à se
connaître, parce que les relations amènent la confiance
réciproque; avilir les hommes en les tenant clans une,
perpétuelle servitude ; s'efforcer de savoir tout ce qui
se dit, tout ce qui se fait; avoir dans ce but des
espions, comme les femmes chargées de rapporter
tout ce qui se passait à Syracuse; envoyer comme
Hiéron des délateurs dans les groupes et les assem-
blées, parce que la méfiance empêche de parler libre-
ment; semer la discorde et lâ calomnie; mettre aux
prises les amis contre les amis, le peuple contre les
grands, les riches contre les pauvres.


» Un autre principe de la tyrannie est d'appauvrir
les sujets, afin qu'ils n'aient pas le temps de cons-
pirer. La construction des pyramides d'Égypte, des
monuments sacrés des Cypsélides, du temple de Jupi-
ter Olympien par les Pisistratides , les fortifications de


(1) Ains.r. PoL, liv. V, ch. ii.


Samos, avaient pour but de tenir le peuple pauvre et
occupé. Le système d'impôts, tel qu'il était établi à
Syracuse, tendait au même but : ainsi Denys, tyran de
ce pays, leva dans cinq ans des contributions qui éga-
laient la valeur de toutes les propriétés.


Le tyran fait aussi la guerre, afin de tenir ses
peuples en haleine et d'être leur chef nécessaire. Il
ne se maintient que par ses armées. Il se méfie sur-
tout des siens, parce que, naturellement, chaque citoyen
aspirant à. lui nuire, ils en ont le pouvoir plus qu'aucun.


» Si l'on- examine l'ensemble . de ces moyens, on
peut les réduire à trois genres, qui sont les règles de
conduite des tyrans : avilissement des sujets : l'hom-
me sans âme ne conspire point ; 2° méfiance entre les
sujets : tant qu'il n'y a pas de confiance entre eux,
ils ne renversent point les tyrans. Voilà pourquoi
ceux-ci poursuivent les hommes vertueux comme des
ennemis du gouvernement; 3° affaiblissement des sujets :
on ne tente guère ce qui -est impossible , on conspire
rarement contre la tyrannie, sans moyen de la ren-
verser. »


Thomas d'Aquin commenta sur ce point la potitique
d'Aristote : « II ne faut pas, dit-il, qu'un tyran qui
veut se maintenir paraisse à ses sujets être cruel; car
s'il leur paraît tel, il se rend odieux et s'expose davan-
tage à les faire soulever contre lui. Mais comme on
doit toutes sortes de respect à la vertu, s'il en manque,
il doit en feindre une éminente. Il faut que le tyran
appauvrisse ses sujets, afin qu'ils aient moins de facili-




64 LA POLITIQUE MODERNE.


tés de s'insurger. Pour y parvenir, il n'a qu'à les
accabler d'impôts. Il a aussi besoin de leur susciter
des discordes intestines et (le faire la guerre aux au- .
tues peuples, afin que ses sujets n'aient point le loisir
de songer à leur misère et de tramer contre lui (1). »


Au milieu du xixe siècle, on peut encore constater la
ressemblance de ce portrait. Le tyran, n'ayant nul souri
(Le l'avenir des peuples, gaspille les biens futurs avec
les biens présents. Pour mieux satisfaire les ignobles
jouissances (l'un individu, on tue le corps et l'âme
d'une nation , on corrompt ses mœurs, et l'on porte sa
misère au point qu'elle ne cherche plus de ressources
que dans l'iniquité et le crime. Avant que le pape
Alexandre VI dit exterminé les seigneurs qui gouver-
naient la Romagne, ceux-ci voulant vivre dans le


. faste, multiplièrent les exactions : par exemple, après
avoir promulgué une loi prohibitive, ils en favorisaient
secrètement la violation et accordaient aux coupables
l'impunité, jusqu'à ce que ceux-ci se fussent enrichis.
Alors les seigneurs les faisaient condamner à des
amendes énormes ou à la confiscation. Le pays, ainsi
appauvri a avili, présentait de fréquents exemples de
brigandage, de vols et d'assassinats que les habitants
commettaient pour subsister.


Les courtisans s'efforcent d'abrutir l'individu destiné au


('1) Dans son livre Des Principautés, et. dans ses Dissertations sur
Tite-Live, Machiavel a, dans plusieurs passages, analysé Aristote
t saint Thomas d'Aquin, sans citer ces auteurs.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


trône. Louis XIII se plaint ainsi du maréchal d'Ancre :
« m'erepéche de me promener dans Paris, il ne m'ac-


•de que le plaisir de la chasse, que la promenade des
Tuileries. 11 est défendu aux officiers de ma maison,
et à tous mes sujets, de m'entreteni• d'affaires sérieuses et
de me parler en particulier. » On ne laisse pas les
censures parvenir jusqu'au monarque qui ne connaît
que les flatteries. Philippe de Macédoine fit exception
en ordonnant à ses pages de lui répéter tous les jours :
Philippe, souviens-toi que tu es homme ! De même Tra-
jan, le jour où il fut élevé à l'empire, fit présent
d'une épée au préfet du prétoire, en lui disant : Je te
la donne'pour défendre Un prince juste, ou, si je ne le suis .
pas,-pour punir en moi un, tyran.


Les despotes, ne pouvant souffrir la censure,
avouent implicitement que leurs actes sont blâmables.
Toute loi ou tout ordre dont on prohibe l'examen et la cen-
sure ne peut jamais étre qu'inique, dit Grotius. Dans les
pays où l'on n'est soumis


. qu'à la loi, l'homme probe se
sent doué d'une noble hardiesse; mais quand la fortune,
la liberté, la vie des citoyens dépendent d'une volonté
arbitraire, chacun se dit que la vertu serait témérité.
On applaudit aux iniquités les plus atroces; peu
d'hommes osent s'écrier comme Philoxène : Qu'on me
ramène aux carrières!... Car le courage civil est bien
plus rare que le courage militaire, soutenu par l'espoir
de la gloire et des récompenses; tandis que le courage


4 civil est puni, sans qu'il ait même la consolation de
se voir admirer par la foule avilie ou tremblante. « Si


5




66 LA POLITIQUE MODERNE.


la peste avait des décoration s et des pensions à donner,
dit Gordon, on verrait des théologiens assez vils
et des jurisconsultes assez lâches pour soutenir que
son règne est de droit divin, et que se soustraire à
ses malignes influences, c'est se rendre coupable au
premier chef. »


On allègue que tout pouvoir est légitime parce
qu'il vient de Dieu. Sans douté le pouvoir même
tyrannique, impose,' par la force ou la perfidie, vient de
Dieu et pour l'accomplissement de ses fins impéné-
trables. Mais quoique le choléra vienne aussi évidem-
ment de Dieu, n'a-t-on pas le droit de s'en garantir et
de se Soigner ? Par conséquent, est-on coupable en ne
se laissant pas dépouiller, assassiner ou déporter par le
tyran? Je prouvera i que ce précepte :


Obéissez aux puis-


sances,
ne se trouve point dans les livres sacrés; (le


d'ailleurs on en aurait étrangement abusé. Rousseau dit


très-spirituellement
qu'il est superflu, et ne sera jamais


violé s'il signifie : CÉDEZ A LA FORCE ('1).
Toutefois, cet écrivain a commis une grave erreur en


parlant «des droits dont on jouit (l'autant plus qu'on les
aliène plus complétement; de cette liberté en vertu
de laquelle on est d'autant plus libre, que chacun fait
plus empiétement ce qui contrarie sa volonté propre. »
Cela tend à faire l'éloge, non pas de la dictature tran-
sitoire, mais du despotisme permanent pareil à celui
inauguré par le premier consul Bonaparte, qui


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT. 67


sait l'autorité illimitée (que Rousseau voyait dans la
société entière) déléguée à perpétuité au représentant
de cette société, c'est-à-dire à un seul homme qu'il
définissait la réunion individualisée. Parce que Rousseau
avait dit que le corps social ne peut. nuire ni à tous
ses membres ni à aucun d'eux en particulier, Bona-
parte affirmait que lui, premier consul ou empereur,
ne pouvait faire de mal à la société, puisque, étant
l'homme constitué société, ce mal retomberait sur lui-
même._ (1).


C'était le comble de la mauvaise foi et de Pidipu-
douce que de tirer cette conséquence des principes de
Rousseau, qui, d'ailleurs, dans l'ensemble du Contrat
social, compense ses erreurs en exprimant bien l'idée
que le peuple peut changer son représentant quand il
veut, et que ce dernier, légitime d'abord, peut promp-
tement devenir usurpateur.


(t) 13. CONSTANT, De l'Usurpation., ch. vu.


(1) Contr. soc.




CHAPITRE X 1 .


DE LA LÉGISLATURE DICTATORIALE.


11 ne faut pas confondre avec le despotisme la monar-
chie fondatrice d'État, qui n'a ni les mêmes vues ni les
mêmes habitudes. On pourrait la nommer : Législature


dictatoriale. Elle sait respecter la vie, la liberté et les
biens des citoyens ou sujets de l'État, tout en sévis-
sant avec énergie ou violence contre quiconque attente
au salut publie qui est son but. Tels furent Moïse,
Romulus, Solon, Cromwel, investis de l'autorité néCes7.


saire pour instituer un peuple, ou pour le sauver. Ils
ont tenu . leur pouvoir de l'élection ou de l'acclama-


tion.
Selon Machiavel, « c'est une règle, pour ainsi dire


générale,' qu'une république ou un royaume n'ont été
bien organisés dès le principe, ou. entièrement réformés,
sans recevoir leurs lois d'un seul homme. Ainsi, tout
sage législateur, animé de l'unique désir de servir, non
ses intérêts personnels, mais ceux du public, ne doit
rien épargner pour posséder seul toute l'autorité.
Jamais un esprit éclairé ne fera un reproche à celui
qui se serait porté à iule action illégale, pour fonder
un royaume ou constituer une république. 11 est juste,
quand les actions d'un homme l'accusent, que le résul-
tat le justifie. Voilà pourquoi Romulus est absous du


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
69


meurtre de son frère et ensuite de celui de son collè-
gue Titus Tatius » (1).


On peut reconnaître ce gouvernement à deux carac-
tères principaux. Le premier est l'abdication volontaire
(lu grand homme qui l'occupait dès qu'il a accompli
sa mission. En tous cas, il ne doit rien stipuler pour
ses descendants ni pour aucun membre de sa famille;
car, alors, il retomberait dans l'hérédité, fléau du genre
humain. Cette hérédité, au lieu d'honorer son nom
dans la postérité, le flétrirait justement.


Le deuxième caractère de ce, gouvernement salutaire
est la simplicité des moeurs de celui qui l'exerce ; car
les despotes déstrent le suprême pouvoir, surtout
pour assouvir toutes leurs passions matérielles. Le sénat
de Rome l'avait si bien compris, qu'il voulait voter une
loi autorisant César à jouir de toutes les lemmes: Los
despotes aiment les festins somptueux, les femmes
galantes, l'argent, les vastes domaines. La gloire leur
importe peu : ils ne doutent nullement que les peu-
ples les maudissent, et qu'un honnête homme ne peut
titre leur ami.


Le législateur dictatorial n'obéit au contraire qu'à sa
conscience, ou à l'amour de la patrie et de la vraie
gloire .


Il hait le faste. Tel fut Cromwel, dont la cons-
cience demeura tranquille. Mais Napoléon Bonaparte,
ne croyant nullement lui-même aux droits qu'il s'était
arrogés, s'étourdit et chercha à se consolider par le


Diss. sur Tite-Live, liv. ler, chap. lx.




70 LA POLITIQUE, MODERNE.


faste, la corruption ou la persécution, et par d'im-
menses assassinats décorés du nom de guerres.


Frédéric Il fit l'aveu suivant, qui renferme une
maxime incontestable : « Les inondations qui rava-
gent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit (les
villes en cendres, le poison de la peste qui désole des
provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la
dangereuse morale et les passions effrénées des rois.
Les fléaux célestes ne durent qu'un temps : ils ne
ravagent que quelques contrées; et ces pestes, quoique
douloureuses, se réparent; mais les crimes des rois
font souffrir bien longtemps des peuples entiers » ('t).


(l) Avant-propos de l'Examen du PRINCE de Machiavel. Cet opus-
cule, injurieux pour l'immortel publiciste et erroné en un grand
nombre de passages, en contient néanmoins quelques-uns dignes
d'être médités,


CHAPITRE XIII.


DE LA MONARCHIE TEMKRÉE.


La monarchie tempérée comporte la perpétuité du
roi, son hérédité et son pouvoir absolu de choisir les
officiers de l'armée, de la justice et de l'administration.
Il fait ou laisse faire les lois par ceux qu'il prépose à
cet, objet important. Ces lois sont exécutées selon son
bon plaisir. Quoiqu'il existe des tribunaux constitués,
paraissant indépendants de lui, ils sont souvent déri-
soires, parce qu'il les corrompt par promesses ou mena-
ces, et qu'il se réserve la prohibition des poursuites au
moyen des officiers du ministère public.


Ordinairement c'est un ministre ambitieux ou une
courtisane qui gouverne sous le nom du roi. Quand
celui-ci paraît consulter la volonté générale, il apporte
de telles entraves à sa manifestation, qu'elle est réel-
lement étouffée, comme après la convocation des États
généraux de France, en 1614. L'un des successeurs dé
ce roi tenta d'en faire autant- en 1789. On n'a donc
aucun moyen légal de corriger les abus qui vont gros-
sissant, jusqu'au moment où le peuple, recouvrant sa
dignité, renverse le .


gouvernement.
La monarchie française que l'on présentait, jusqu'en


1789, comme le modèle des monarchies tempérées,
ne conférait qu'aux nobles les grades de l'armée,:




LA POLITIQUE MODERNE.


dignités de l'Église et les grandes charges de la
magistrature. Ces places se vendaient, de sorte qu'or-
dinairement le mérite en était exclus. Les magistrats
s'indemnisaient en -vendant la justice au plus offrant, et
les officiers .et les généraux en dérobant une portion
de la solde des soldats. Quand un citoyen déplaisait,
on l'enfermait à la Bastille pour tonte sa vie. Les •
paysans étaient assujettis à des corvées sans nombre
et payaient avec les bourgeois presque tous les impôts;
tandis que les nobles et le clergé, qui possédaient
pourtant les deux tiers du territoire, en étaient géné-
ralement exonérés.


Le roi dépensait ce qu'il voulait sans nul contrôle.
La cour de Louis XV, comme celle de Louis XIV,
dévorait à elle seule le sixième des revenus de la
France. Celle de -Louis XVI en absorbait le septième,
jusqu'au moment où la représentation nationale le
supplia de.fixer lui-même sa liste civile. Il demanda
environ le dixième du revenu national, et fut félicité de
sa modération par des législateurs que son or et ses
promesses avaient déjà séduits.


Les dépenses royales ne retournaient point au tra-
vail utile. Elles étaient gaspillées par le faste, prodi-
guées aux courtisanes et aux courtisans qui inventè-
rent même un pacte de famine pour augmenter leurs
revenus. Les pauvres qui n'avaient 'pas le moyen de
payer 14 sols la livre de sel qui n'en valait pas un,
étaient envoyés aux galères ou pendus, dès qu'ils en
fabriquaient ou en achetaient de contrebande.


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
73


Le roi, n'encourant aucune responsabilité, suivait
tous ses penchants. Dès son enfance on lui persuadait
qu'il était d'une nature supérieure. Louis XVI, le plus
vertueux et le plus instruit de tous, disait mes sujets,
mon peuple, comme tu dirais de tes moutons et de tes


Il empoisonnait son serrurier, de peur que ce
malheureux ne révélât un secret (1). On lui avait
enseigné qu'il devait, même par le mensonge et le
meurtre, conserver son pouvoir intact.


Montesquieu dit. que le ressort du gouvernement
monarchique est l'honneur, qu'il définit : le préjugé
de chaque personne et de chaque condition qui prend la
place de la vertu. D'abord, cette définition ne convient
nullement à l'honneur, qui est la probité et la vertu
aimant à paraître. Ainsi l'homme du monde tient à
son honneur et ne se contente point de sa conscience;
tandis que le bon religieux fait peu (le cas du sien,
quoiqu'il soit encore plus probe et plus vertueux. En
second lieu, Montesquieu se trompe en disant que
cet honnenr fait que chacun va au bien commun, en croyant
aller à ses intérêts particuliers. Si chacun tire à soi, il
y a bien oscillation, mouvement et résistance, mais
dans lesquels le pauvre et le faible sont nécessai-
rement broyés; ce qui est le contraire de la vertu.


Le ressort de cette monarchie est plutôt la corruption


(1) Cet artisan avait construit une armoire de fer dans une
muraille des Tuileries, afin d'y cacher !a correspondance de Louis
XVI avec les ennemis de la France. Son empoisonnement fut
prouvé par des documents authentiques.




14! LA POLITIQUE MODERNE.


incessante et l'usurpation progressive. Néanmoins, il y a
des nuances sans nombre entre elle et le despotisme, à
tel point que l'on ne pourrait dire d'un grand nombre
de monarchies si elles sont despotiques ou tempérées.
Ces dernières peuvent mémo ressembler en plusieurs
points aux constitutionnelles ; c'est-à-dire fondées sur des
lois que le monarque ne peut braver impunément. Tel
est le sujet du chapitre suivant.


CHAPITRE XIV.


DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.


La monarchie constitutionnelle est une espèce. de
balance des trois pouvoirs, monarchique, aristocra-
tique et démocratique, qui sont présumés avoir conclu
un pacte entre eux.


Le roi, héréditaire et inviolable, choisit librement ses
ministres qui seuls sont responsables. Il propose et fait
exécuter la loi, dont la discussion et le vote n'appar-
tiennent qu'au peuple et à l'aristocratie.


Le peuple est représenté par une Chambre de députés
élus pour un nombre d'années fixe, non par l'universa-
lité des citoyens, mais par les privilégiés de la
richesse ; ce qui exclut ordinairement plus des dix-
neuf vingtièmes des citoyens de toute participa-
tion à la législation. Lorsque cette Chambre ne plaît
pas au monarque il la dissout, à charge de convoquer
les électeurs pour en élire une autre.


L'aristocratie est représentée par une Chambre haute,
ou des Pairs, héréditaire ou à vie, chargée de contrôler,
(l'accepter ou de rejeter les lois votées par les députés.
En outre, ces pairs jugent souverainement les ministres
que la Chambre basse met en accusation.


Le roi, choisissant tous les fonctionnaires, dispose
d'énormes moyens d'influence pour faire élire (les
députés serviles ou pour les corrompre. Chef de l'ar-


s•




DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.


conservation de leurs priviléges et de la fortune de
leurs enfants. C'est ce dont il a été donné une démons-
tration péremptoire par le Sénat de Napoléon ler,
la Chambre des pairs de Louis XVIII, celle de Louis-
Philippe et le Sénat de Napoléon III, dont la dégra-
dante servilité fut incapable de rendre le moindre
service au pays. Je ne puis citer, à l'appui de mou
opinion, une autorité plus grave que celle de l'em-
pereur Napoléon fer qui, lui-même, en toute occasion,
qualifiait de ldches ses Sénateurs (1), et qui, le 5 avril
48'14, publia une proclamation ainsi conçue : « Le
» Sénat s'est permis de disposer du Gouvernement
» fiançais; il a oublié qu'il doit à l'Empereur le pouvoir
» dont il abuse maintenant; il a oublié que c'est l'Em-
» pereur qui a sauvé une partie de ses membres des
» orages de la révolution, tiré de l'obscurité et protégé
• l'autre contre la haine (le la nation. Le Sénat se
» fonde sur les articles de la constitution pour la ren-
» verser ; il ne rougit pas de faire des reproches à
• l'Empereur, sans remarquer que, comme premier
» corps de l'État, il a pris part à tous les événements.
» Il est allé si loin, qu'il a osé accuser l'Empereur
» d'avoir changé ses actes dans leur publication. Le
» inonde entier sait qu'il n'avait pas besoin de tels
» artifices. Un signe était un ordre pour le Sénat qui
» faisait toujours plus qu'on ne désirait de lui. »


(1) Ce fait m'a été attesté notamment par M. %bandeau, qui
ensuite mourut sénateur du second empire.


1(i LA POLITIQUE MODERNE.


mée, il possède un redoutable moyen d'intimidation
sur les députés indépendants. Il choisit, les pairs du
royaume, sans l'assentiment desquels la Chambre des
députés ne peut faire rien d'efficace. Mais, dit-on, si
la Chambre des pairs est héréditaire, elle sera indépendante
du monarque. C'est une erreur ; car les pairs désirent
pour eux ou pour leurs enfants des ambassades, des
ministères, des commandements, etc., que le roi seul
peut accorder. En outre, c'est retomber dans l'aristo-
cratie héréditaire; or, le fils d'un homme laborieux,
instruit, énergique n'est souvent, surtout en France,
qu'un ignorant débauché.


On ne rencontre point dans tous les pays, ni clans
tous les temps, une aristocratie ou noblesse cligne de
gouverner. A Rome, les patriciens qui composaient le
Sénat avaient reçu une éducation farte. Chez eux
l'amour de la gloire et de la patrie était tel que, durant
plusieurs- siècles, on trouva d'illustres préteurs et
de grands capitaines. L'aristocratie anglaise fournit
aussi assez d'hommes de mérite. On a donc pu com-
poser un Sénat à -Rome et une Chambre des pairs en
Angleterre ; mais on n'a jamais réussi à composer en
France une sérieuse Chambre haute, quoiqu'il y ait
dans l'ancienne et la nouvelle aristocratie des hommes
estimables pour leurs talents et leur patriotisme.


Si cette Chambre est à vie, on verra ces hommes,
ramassis incohérent de jurisconsu I tes, de versificateurs,
de militaires, de négociants et de rentiers sans tradi-
tions, sans esprit de suite, ne s'occuper que de la




78. LA POLITIQUE MODERNE.


Daus l'antiquité, le Gouvernement constitutionnel fut
quelquefois pratiqué. On peut attribuer son invention
à Lycurgue, qui laissa agir concurremment l'élément
royal, l'élément aristocratique et l'élément populaire.
A Rome, les consuls furent investis de l'autorité royale
dès l'abolition de celle-ci, et le Sénat représenta le
patriciat ou la noblesse, tandis que le peuple votait
dans ses comices. Mais comme les consuls ne pouvaient
être choisis que parmi les patriciens, la démocratie
manquait de garanties ; de sorte qu'elle finit par
exiger l'institution des tribuns ou protecteurs du peuple,
investis d'une grande autorité, notamment celle de
s'opposer à l'exécution des sénatus-consultes.


Dans les temps modernes, ce Gouvernement a été
établi en Angleterre, où il reçut sa forme définitive. Les
trois pouvoirs rivaux qui s'y disputaient sans cesse
conclurent enfin un pacte qui eut sa raison d'être; de
sorte que la constitution s'y maintient depuis long-
temps, nonobstant les priviléges des lords et, l'hérédité
du monarque; parce qu'elle garantit à tous les citoyens
la liberté individuelle avec celle de réunion et de la
presse ; ce salutaire correctif diminue singulièrement
les abus. Mais en France, l'aristocratie avilie ayant em-
piétement succombé à la fin du XVIlIe siècle, aucun
pacte avec elle n'était devenu nécessaire.


Toutefois, les utopistes seuls proscrivent sans excep-
tion tout ce qui porte le nom de monarchie. Tout pays
n'est pas capable de supporter la république. Lors
donc qu'un peuple ignare, lâche ou fatigué ne sait


DES DIVERSES FORMES DE GOUVERNEMENT.
79


pas choisir en son sein les hommes qui pourraient le
conduire énergiquement dans les voies de la vertu et
du bonheur, il s'engeance d'une monarchie constitu-
tionnelle, le moins dangereux des gouvernements,
après la république démocratique. Mais cette monar•
chie doit être absolument soumise aux lois, avec sup-
pression de toute espèce d'aristocratie et de priviléges.


Il est essentiel, en outre, pour la sécurité du pouvoir
exécutif, comme pour la tranquillité publique, que la
constitution prescrive qu'une Convention nationale se
réunira de plein droit et•périodiquement à telle époque
fixée d'avance. L'explosion des mécontentements sera
conjurée par l'attente de cette Assemblée souveraine,
dont la convocation aura pour objet la réforme paci-
fique cies abus qui se seraient introduits, et les amélio-
rations suggérées par l'expérience.




LIVRE II


Théorie des Révolutions.


Quia tu. , spoliasti gentes mullas,
spoliabunt te omnes qui reliqui fue-
rint de populis, propter sanguin=
Muniais. (IIAnari/c, II, s.)


CHAPITRE PREMIER.


CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR RÉVOLUTION, INSURRECTION,


RÉVOLTE, ÉMEUTE, COUP D'ÉTAT,
CONSPIRATION, CONJURATION, FACTIONS ET PARTIS ('I).


On ne peut exposer nettement ce sujet sans définir
exactement les termes, car c'est la première règle à
suivre pour bien raisonner. « Cet art se réduit à une
langue bien faite, dit Condillac, parce que l'ordre
dans nos idées n'est lui-même que la subordination
qui est entre les noms donnés aux genres et aux
espèces » (2). Par ce moyen, on parviendra à concevoir


(1) Je réintègre ici ce chapitre, que j'avais provisoirement
transporté dans l'Esprit de la Guerre, en janvier 1861. 11 en est
de même des chapitres 3, 4, 5 et 6 du livre LIE.


(9) Logique, Il e partie, ch. y.




82 LA POLITIQUE MODERNE.


très-distinctement l'état de la question ('1), ce dont on
s'occupe trop peu de nos jours.


sition d'un État, à l'effet de le renouveler en le sauvant
de la ruine, du déshonneur et de la mort. La s


tion est ordinairement précédée d'une
insurrection.


ou d'une portion du peuple qui a procuration tacite de
la généralité pour revendiquer ses droits contre l'auto-
rité qui gouverne en violant ses engagements (2). Par
conséquent, elle est toujours légitime, comme étant la
manifestation de la volonté générale. Les soulèvements
du 44 juillet 1789, du 10 août 1792, du 24 lévrier 1848


On entend par 'révolution le trouble et la décompo-


L'insurrection
est le soulèvement de tout le peuple,


a révolu-


sont des insurrections.
L'émeute


est un rassemblement de citoyens qui
n'ont point mandat de révolutionner ; c'est le mouve-


nient passager d'une petite portion du peuple, causé
par quelque mécontentement peu sérieux. Elle est
inique, illégale, impuissante , conséquemment coupable


u 0 juin '1792, du 13
et insensée. Les mouvements d 2
avril 1834, du 15 mai 1848, du 13 juin 1849 furent
des émeu tes, propres seulement à retarder les insur-


rections et les révolutions.
L'émeute peut être spontanée,


MALLuBRANcat, Recherche de la Vérité.


(2) Mémoires sur la
Reeotution, par Garat, ancien ministre de


la Justice. — Theophile Mandat
.
, dans son Traité des Insurrections,


p. 49, l'adéfinie trop vaguement et emphatiquement: « droit
donné à. l'homme, par la nature, de s'élever contre tout ce qui


heur en dégradant sa morale. »
contrarie sa pente vers le


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 83
ou causée par une conspiration ou une conjuration.
Celle du 20 juin 1792 résultait d'une conjuration du
parti girondin ; celle du 13 juin, d'une conspiration des
démocrates impatients et entraînés par des amis per-
fides.


La révolte est la résistance armée aux ordres de
l'autorité légitime. Elle est répréhensible-, parce qu'elle
s'exerce par des moyens illégitimes, et qu'elle a pour
objet le renversement et la destruction de la puissance
et des lois équitables reconnues par le révolté lui-
même.


La rébellion n'est qu'une levée de boucliers, tandis que
la révolte est la guerre déclarée. La rébellion peut se
changer en révolte, mais elle n'est le plus souvent
qu'une désobéissance, une opposition, une résistance
peu dangereuse. Un particulier fait rébellion à la justice
lorsqu'il s'oppose à l'exécution des jugements; une
corporation qui ne reconnaît pas les lois est en état de
rébellion . ; mais lorsqu'une fraction du peuplé en colère
trouble, par la voie des armes, l'ordre de la société, il
y a révolte. Les Parlements et les évêques qui, en 1789,
refusaient de se soumettre aux décrets de l'Assemblée
nationale étaient en rébellion. La Vendée qui, en •793,
mettait sur pied des armées contre le pouvoir national,
s'était révoltée contre la République. Le G juin 1832,
les républicains qui se battirent si vaillamment au
cloître Saint-Merri étaient en état de révolte contre le
gouvernement de Louis-Philippe. Les citoyens qui prirent
les armes dans les journées de juin 1848 étaient aussi




85THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.


84 LA POLITIQUE MODERNE.


des révoltés. Nos pauvres hommes d'État, qui ne savent
pas même la langue politique, les nommaient insurgés.


Or, ces prétendus insurgés étaient au plus 20,000 dans
toute la République française, composé e


de 36 millions


(le citoyens ; ils ne méritaient donc pas la qualification
d'insurgés, qui n'appartient qu'à l'évidente majorité.


La sédition
est le commencement de la révolte. Elle


est synonyme. de rébellion , mais elle s'entend surtout


d'une armée.
Nul n'a le droit de combattre une insurrection ,


mais le Gouvernement peut et doit se défendre contre
la révolte. Celle-ci provient d'une conjuration ou est
spontanée, tandis que l'insurrection est toujours spon-
tanée, c'est-à-dire amenée par l'ordre naturel des
choses; les conspirations ni les conjurations n'y ont
presque aucune part.


Il faut aussi
e


distinguer entre l'insurrection et l'in-


surgence,
qui est l'insurrction continuée et soutenue..


L'insurgé est le citoyen soulevé, combattant ou prêt
à combattre , mais non encore enrôlé dans une
armée . organisée; tels étaient les Français de juillet •
1789 et de février 1818. Le Parlement anglais, soute-
nant la guerre en batailles rangées contre Charles. Ici,
était en état d'insurgence. Les colons Anglais luttant,
à la lin du dix-huitième siècle, dans l'Amérique


du


nord, contre la métropole, et faisant aussi une guerre
régulière, étaient des insurgents. L'insurrection est donc
le commencement de l'insurgence.


On nommait jadis insurrections les levées extraordi-


Haires de troupes opérées en Hongrie pour la défense
du pays. Les Crétois s'insurgeaient pour forcer leurs
magistrats annuels à respecter les lois. Quand la
plèbe de Rome voulait faire cesser l'oppression, elle
refusait de s'inscrire pour la guerre, ou courait
tumultueusement à travers les rues en fermant les
boutiques, puis désertait la ville, jusqu'à ce que les
patriciens eussent transigé avec elle. Le lberum veto
des Polonais était l'insurrection légale de la noblesse de
ce pays contre le roi.


L'insurgence ne peut être pacifique, puisqu'elle est
la guerre soutenue contre l'oppresseur qui se défend
même en batailles rangées. L'insurrection est pacifique
lorsque le Gouvernement ne se défend point par les
armes. Telle fut celle du 31 mai 1793. Quant à la
révolution, elle ne peut être pacifique ; car, autrement,
il n'y aurait plus Révolution proprement dite, mais
progrès naturel et changement insensible.


Les combats qui résultent de l'insurrection et de la
révolte font la guerre civile. Quant à l'émeute et. à la
rébellion, on ne leur donne point ce nom, quoique le
sang y coule souvent.


Tels sont les actes tumultueux ou violents des gou-
vernés ou simples citoyens. Il en est une autre
catégorie qu'on nomme vulgairement coups d'État. Ce
sont des attentats commis par le prince ou Gouverne-
ment contre les lois fondamentales, ,


soit à l'effet de
conserver ou d'accroître son pouvoir, soit dans le but
de sauver le pays. Ils réussissent quand ils concor.-




86 LA POLITIQUE MODERNE.
dent avec l'opinion générale, ou du moins avec son
apparence, et qu'ils sont habilement exécutés ; le hasard
y a beaucoup moins de part qu'on ne croit communé-
ment. On peut citer notamment les coups d'État du
20 juin 1789, du 18 fructidor 1797, du 18 brumaire
1799, du 25 juillet 1830, du 2 décembre 1851. Ceux
du 20 juin, et du 25 juillet n'ont point réussi, parce
qu'ils ont été mal concertés, et que leurs auteurs
allaient évidemment contre l'opinion publique. Ceux
du 48 brumaire et du 2 décembre ont eu un plein
succès, à cause de leur habile exécution.


Ordinairement le coup d'État est préparé par un
complot, ou une conspiration, ou une conjuration.


Le complot est le concert clandestin de quelques
personnes unies pour 'abattre ou détruire, par un
coup efficace et inopiné, ce qui leur fait , ombrage ou
obstacle. 11 a ordinairement pour objet le meurtre ou
l'enlèvement d'un personnage ou des chefs d'un parti
puissant.


La conspiration est l'entente clandestine de gens
unis de sentiments pour se défaire, par quelque grand
coup, de certains personnages ou de certains corps
importants dans l'Éte, et changer la face des choses.


La conjuration est la confédération de citoyens puis-
sants ou armés pour opérer, par des entreprises
éclatantes et violentes, un changement dans la chose
publique.


Le complot se renferme entre quelques personnes ; la
conspiration veut une ligue et plus d'agents que le


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 87


complot. La conjuration, d'abord contenue comme une
conspiration clans un petit cercle, appelle à son secours
une foule de soutiens, de sorte que plus elle devient
redoutable par le nombre, plus elle risque d'être
découverte.


Sur la fin de 1792, les Girondins étaient en état de
conjuration pour anéantir l'influence de Paris et des
Jacobins, et proclamer la République fédérative. L'en-
tente de Louis XVI avec les rois étrangers était une
conspiration, les préparatifs du 18 brumaire un com-
plot qui, au retour de Bonaparte, devint une conjura-
tion. Le complot qui ne réussit point expose au ridi-
cule ses auteurs, et reçoit le nom d'échauffourée.


Les émeutes, les révoltes, les rébellions sont aussi
préparées par des complots, des conspirations, des con-
jurations, ou elles éclatent spontanément et sans l'aide
d'aucun de ces moyens. Toute société secrète politique
a pour objet une conspiration ou une conjuration ,
suivant son importance.


Il ne faut pas non plus confondre une faction avec
un parti.


Les factions sont les • coalitions puissantes qui se
forment dans un État par l'impulsion des mêmes inté-
rêts ou des mêmes passions. Dans une révolution qui
sape des intérêts énormes ou des préjugés qui datent
de plusieurs siècles, il se forme autant de factions qu'il
y a d'intérêts opposés (1).


(1) Lavaux, Journal de la Montagne, 18 brumaire, an Ill.




88 LA POLITIQUE MODERNE. TIIÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 89
Les partis sont le plus souvent étrangers aux pas-


sions ou aux intérêts qui constituent les factions ; mais
comme ils ne peuvent exister par eux-mêmes, ils se
cachent dans leur sein, pour en accaparer les forces et
gouverner au moyen des victoires qu'elles remportent.
Si les factions se forment surtout par la différence des
fortunes et les préjugés de la naissance, l'ambition
seule donne naissance aux partis.


Les factions tendent par leur nature à la domination :
dès qu'elles se sont emparées du Gouvernement, elles
se grossissent de cette foule de gens obscurs qui, uni-
quement occupés' de leur repos, de leur sûreté, de
leur enrichissement et de leur vanité, passent sans
cesse d'une faction à une autre.


La faction ralliée par un intérêt unique est bien plus
forte (quoiqu'elle soit moins nombreuse) que celle
sujette , à la division. La première lutte constamment
avec ensemble, la faiblesse de la seconde commence au
moment même de ses succès. Les haines sont d'autant
plus vives et les chocs plus meurtriers, que les forces se
balancent entre chaque faction. Ni l'une ni l'autre ne
peut triompher que par le peuple, dont le moindre
effort la conduit à la domination.


Voilà pourquoi l'opinion publique est un levier si
puissant. Le peuple n'ayant de ressources que dans le
travail quotidien, ne peut aspirer à d'autre bonheur que
d'en préserver le produit de l'avidité des oisifs qui se
font une profession de l'exploiter. On ne l'a clone
jamais vu indifférent dans les luttes soulevées contre la


tyrannie, dès que se formèrent des partis assez habiles
pour l'agiter. Sa passion s'affaiblit dans les révolutions
à mesure qu'elles s'éloignent de ce grand but. Mais
quand le tyran est plus habile que les partis, le peuple
s'aveugle, jusqu'au moment d'une crise décisive qui
emporte ce tyran en consommant la ruine publique.
Alors en résultent la réhabilitation morale et le bien-
être de la nation, ou sa dispersion et sa dégradation
perpétuelles, selon les gouvernants et les législateurs
qu'il choisit ou subit.




CHAPITRE II.


DU CERCLE DES RÉVOLUTIONS.


Les institutions humaines s'altèrent , soit parce que
tout Gouvernement tend à accaparer et à se corrom-
pre , soit parce que le progrès des mœurs rend à la
fin mauvaises les institutions qui étaient bonnes dans
l'origine.


Le chef ou monarque institué par un peuple se dé-
clara héréditaire, de sorte que ses enfants dégénérés,
arrivant au pouvoir sans le mériter ,et manquant à
leurs devoirs, suscitèrent des haines et devinrent tyrans
par peur des effets de ces haines. Alors des citoyens
courageux tuèrent ou expulsèrent le prince. La multi-
tude, les considérant comme ses libérateurs, se rangea
sous leurs ordres. Ceux-ci gouvernèrent d'abord avec
justice ; ce fut le Gouvernement aristocratique ; mais
leurs successeurs, se livrant à l'oisiveté, à la spoliation,
au faste, à la lubricité, et dégénérant en oligarchie,
suscitèrent à leur tour des haines et furent exterminés.


Après ces deux essais, on ne pouvait retourner au
Gouvernement monarchique , dont l'odieux souvenir
était trop récent, et encore moins à l'oligarchie , dont
on venait de faire l'expérience immédiate. En consé-
quence, on institua le Gouvernement populaire ou
démocratique, dans lequel ni les grands ni les chefs


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
91


n'eurent une autorité permanente et essentiellement
corruptible. Cette forme ,


excellente ne se présente
qu'après les autres. «. Peut-être est-il difficile , dit
Aristote, qu'il existe une autre espèce de Gouvernement
que la démocratie, dans un État parvenu à certaine
puissance. »


Mais dès qu'on y tolère la licence et l'anarchie, un
homme ambitieux s'élève du sein de la multitude et
parvient, tant par promesses à tous les partis que
par ruse et par violence , à se faire proclamer Empe-
reur. Il se maintient, ou ses successeurs gouvernent,
jusqu'à ce que l'indignation publique soit au comble
et restaure le Gouvernement aristocratique ou le popu-
laire. « Tous les.


États roulent clans un cercle, dit Ma-
chiavel ; mais il est bien rare qu'ils reviennent au
point précis d'où ils sont partis, parce que nul Étal;
n'a assez de vigueur pour pouvoir passer plusieurs
fois par les mêmes vicissitudes et conserver son exis-
tence (1). »


Néanmoins, il s'est trompé en ajoutant que les États
sont affaiblis par ces révolutions et tombent dans une
situation pire. Souvent, au contraire, elles améliorent
leur situation, parce que le Gouvernement nouveau est
obligé de laisser subsister une portion des dernières
conquêtes. Par exemple, la Restauration de 1814 a été
infiniment plus favorable à la liberté que le Gouverne-
ment royal antérieur à 1789. Une révolution revenant


(I) Diss. sur Tite-Live, liv. I, chap. u, et Hist. de Flor., liv. V.




92 LA POLITIQUE MODERNE.


ordinairement à son point de départ, comme les
astres , au mouvement desquels elle emprunte son
nom , ce fut à peu près le programme de 1789 qui
triompha en 1814. Les guerres civiles et étrangères, les
échafauds, les confiscations, les emprisonnements révo-
lutionnaires n'eurent point d'autre ' cause que les résis-
tances iniques et sanguinaires de la royauté et de
l'aristocratie. Il est évident que, sans celles-ci, tout se
fût passé très-pacifiquement. L'habileté du politique
consiste surtout à éviter les désastres que causent les
emportements des factions ; il ne peut les éviter sans
les avoir prévues, et il les prévoit par une connais-
sance exacte des mœurs , des besoins des peuples
et de l'histoire. C'est la théorie des révolutions que
je vais esquisser tout à l'heure.


CITÀPITRE III.


DU DROIT À L'INSURRECTION.


Le principe de la souveraineté du peuple étant in-
contestable, implique le droit à l'insurrection. Toute la
théologie •anaise soutient que les peuples n'ont jamais
le droit de se révolter, dit J. de Maistre (1), (car, pour
elle, l'insurrection est la même chose que la révolte).
Cette théologie a pourtant ratifié les actes du 14 juil-
let 1789, du 29 juillet 1830 et du 24 février 1848, qui
sont des insurrections. Elle en ratifiera d'autres en-
core (2). D'ailleurs, il existe un argument sans réplique :
c'est que la législation française est basée sur la pre-
mière de ces insurrections, qui fut le signal de la
Révolution.


Quiconque nie le droit à l'insurrection, nie donc la
souveraineté du peuple. La nombreuse cohorte des faux
républicains qui admettent celle-ci en niant ce droit ,
sont inconséquents ou plutôt hypocrites. Les francs
monarchistes montrent moins (l'inconséquence en
niant les deux. Toutefois, si l'on prenait la peine de
remonter avec eux jusqu'à l'origine des rois légitimes,


(1) Du Pape.
(2) Voyez en mon livre IV, ch. vi, l'opinion textuelle de saint


Thomas d'Aquin, qui condamne formellement cette théologie fran-
mi$e.


I




CHAPITRE IV.


94 LA POLITIQUE MODERNE.


ils seraient obligés de mentir ou d'avouer que ceux-ci
descendent de l'usurpateur d'un trône , ou d'un indi-
vidu qui y a été placé par la souveraineté du peuple.


Enfin, l'article 35 de la Déclaration des Droits de 1793
est ainsi conçu : « Quand le Gouvernement viole les
droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et
pour chaque portion du peuple, le plus sacré et le plus
indispensable des devoirs » (1).


Cette déclaration subsiste, nonobstant les efforts des
conspirateurs , parce qu'elle a été acceptée par le
peuple français, après libre discussion. On ne pourrait
l'abroger sans l'accomplissement des mêmes formalités ;
ce qui n'a jamais eu lieu. Au surplus, elle est conforme
au droit naturel. Or, comme en théologie il y a des
principes de Droit divin , c'est-à-dire au-dessus du
Pape et du Concile général lui-même, il existe en
politique des principes de droit naturel supérieurs aux
monarques et aux Assemblées nationales (2).


(1) Voyez la pièce 11, à la fin de l'ouvrage,
(2) La grande charte des Anglais admettait l'insurrection légale


contre le monarque, mais sous le respect de l'inviolabilité de ce
dernier, de sa femme et de ses enfants. (Voyez la Const. d'Anglet.,
liv. 1, chap. par Édouard Fischel.) Cette restriction en faveur
du monarque n'était qu'un reste de barbarie et de fétichisme.
Le Parlement anglais l'a aboli au milieu du xvne siècle.


CAUSES DES RÉVOLUTIONS ET DES COUPS D'ÉTAT.


On peut poser en principe que c'est toujours l'inéga-
lité excessive qui engendre les révolutions. Les vexa-
tions exercées -par. le Gouvernement et la misère du
peuple résultent elles-mêmes de l'inégalité.


Les causes générales des révoltes sont ordinairement
l'avarice, le fanatisme, la haine, la peur et l'envie qui
animent le révolté. Ainsi, la révolte de la Vendée pro-
vint tout à la fois du fanatisme religieux des paysans
et de leur peur, quand la loi les obligea à s'enrôler dans
l'armée, lors de la levée extraordinaire de trois cent
mille hommes, décrétée eu 1793 (1).


L'avidité des hommes investis d'une portion du Gou-
vernement est la cause la plus fréquente des coups
d'État. L'attentat du 18 brumaire fut tramé par l'avide
ambition de Bonaparte et de quelques représentants
du peuple qui spéculèrent sur la peur des imbéciles.


La prépondérance est une cause de troubles, dit Aris-
tote, lorsqu'un seul ou plusieurs citoyens s'élèvent à un
degré de puissance hors de proportion avec la consti-
tution. Un sage devrait arrêter dès l'origine cet excès


(•) Voyez mon Histoire de la Révolution de 1789, liv. XIV.




96 LA POLITIQUE MODERNE.


de pouvoir et le réprimer, au lieu de lui laisser pren-
dre de la consistance ; car ce sont les ambitieux qui
introduisent dans un pays la dynastie ou royauté. »


Quelquefois un Gouvernement entreprit un coup
d'État, ou s'arrogea la dictature, dans le but de sauver
la constitution. On en eut un mémorable exemple à Paris,
le 18 fructidor an V. Aristote n'ayant pas distingué
ces mouvements populaires des mouvements égoïstes
ou aristocratiques, il y a, dans sa théorie, une confusion
qui en diminue de beaucoup l'utilité ('L). Montesquieu
lui ayant emprunté ses idées principales sans le citer,
dit dédaigneusement, afin de dissimuler sés emprunts,


qu'Aristote semble n'avoir écrit sa Politique que
pour mettre ses sentiments en opposition avec ceux
de Platon ». C'est étrangement amoindrir le mérite
d'une oeuvre immortelle. Machiavel, Rodin, Grotius et
Rousseau ont aussi profité amplement des écrits du
grand philosophe, en oubliant que les emprunts ne
sont légitimes qu'au cas de restitution.


Voici les termes dans lesquels Sully énumère les
causes des révolutions (2) : « Les subsides outrés, les
monopoles, principalement sur le blé, le négligement


(1) Cela provient peut-être des altérations que le manuscrit a
dit subir. Aristote laissa ses écrits à son disciple Théophraste qui,
au lieu de les publier, les conserva. Ils passèrent dans les mains
de Nélée, puis dans celles des héritiers de ce dernier, qui les
enfouirent dans un souterrain, parce que le roi de Pergame vou-
lait s'en emparer. Le manuscrit de la Politique ne fut retrouvé
qu'au bout de cent trente-cinq ans, eu partie rongé par les vers.


(2) Mémoires, liv. XIX.


THÉORIE DEr, RÉVOLUTIONS. 97


du commerce, du trafic, du labourage, des arts et mé-
tiers; le grand nombre de charges, les frais de ces
offices, l'autorité excessive de ceux qui les exercent;
les frais; les longueurs et l'iniquité de la justice ; l'oisi-
veté, le luxe et tout ce qui y a rapport; la débauche et la
corruption des moeurs ; les guerres injustes et impru-
dentes; le despotisme des souverains; leur attachement
aveugle à certaines personnes... Si j'avais un prin-
cipe à établir, ce serait celui-ci : que les bonnes moeurs
et les bonnes lois se forment réciproquement. Malheureuse-
ment cet enchaînement précieux des unes et des autres
ne nous devient sensible que lorsque nous avons porté
au plus haut point la corruption et les abus, en sorte
que, parmi les hommes, c'est toujours le plus grand
mal qui devient le principe du bien. » -


Les causes particulières ou occasionnelles des insur-
rections et révolutions sont des faits graves, éclatants,
positifs. Par exemple, l'attentat d'un décemvir romain
contre Virginie; celui d'un Tarquin contre Lucrèce. La
conspiration de Louis XVI contre l'Assemblée natio-
nale causa l'insurrection du 14 juillet 1789 et la prise
de la Bastille. Le manifeste sanguinaire (les coalisés
contre les patriotes et leur invasion du territoire fran-
çais firent éclater l'insurrection du 10 août 1792.


L
'établissement de la Commission des Douze par les


Girondins et les vexations dont elle se rendit coupa-
ble soulevèrent le peuple parisien dans la journée du
31 mai. Les ordonnances de


.
Charles X, publiées en


juillet 1830, firent chasser sa dynastie. L'interdiction




08 L. POLITIQUEMODERNE.


du banquet par Louis-Philippe, le 22 février •848, et
la fusillade du 23 au soir, armèrent la foule contre son
Gouvernement.


De tels faits, éclatant dans une autre occasion,
n'eussent point amené ces grands changements. Les
massacres de la rue Transnonnain, en 1832, qui furent
plus horribles que la fusillade du 23 février f1848, n'ont,


causé aucun soulèvement. Les - Girondins, maîtres du
Gouvernement, avaient plus grièvement insulté les
Jacobins par la mise en accusation de Marat que par
leur commission arbitraire. Le fruit mûr tombe sous
le plus léger zéphir, ait auparavant résisté à
la tempête. Sans savoir par oit l'eau entrera dans un
navire usé, l'on ne doute point que demain ou dans
huit jours ses passagers ne soient engloutis. Ainsi,
quand un Gouvernement est pourri, il serait puéril de
demander comment il tombera: sujet des lois providen-
tielles et générales, sa chute prochaine et violente est


inévitable.
Encore un peu plus outre, et ton heure est venue,


Rien ne t'en saurait garantir,
Et la foudre qui va partir,
Toute prête à crever la nue,
Ne peut plus être retenue
Par l'attente du repentir (1).


Les publicistes à idées mesquines attribuent volontiers
un grand effet à une petite cause : par exemple, la


(-1) CORNEILLE, Polgeucte, acte IV, 3.


TnÉotuE DES RÉVOLUTIONS.


. 00


Révolution française à la dette royale. Cette dette fui.
l'occasion et non la cause. Quand même le. Gouverne-
ment n'aurait point manqué d'argent, la Révolution
n'en eût pas moins éclaté, parce qu'il s'agissait de
choses plus importantes que les finances. Elle fut le
résultat tout à la fois des corruptions royale, nobiliaire,
ecclésiastique, et de la misère d'un peuple qui vou-
lait sortir de l'avilissement. En un mot, elle provint
de l'odieuse inégalité qui opprimait presque tous les
Français.


Se rencontraient alors deux grandes catégories de
citoyens : les nobles et le clergé d'une part, le tiers-
état de l'autre. Quoique ce dernier fût lui-même divisé
en bourgeois aristocrates et en peuple, souvent ces
bourgeois se rangeaient du côté du peuple. On pouvait
donc aisément reconnaître les ennemis et les amis de
la Révolution ; mais en 1848 on ne voyait plus de
catégories aussi tranchées, et quoiqu'il y eût des causes
analogues, les abus étaient moindres.


En 1789, l'immense majorité avait formulé le voeu
national dans les cahiers du tiers-état ; de sorte qu'en
chaque province, en chaque bailliage; on se trouva
d'accord : la Révolution était faite dans les esprits
avant qu'elle le fût da'ns les lois. L'Assemblée consti-
tuante marcha donc, soutenue par l'opinion publique,
dans la voie des remues nettement tracée. En 4848,
les principes n'étaient , point formulés d'une façon
passable. Le mot


socialisme, devenu drapeau, qui n'a
qu'un sens obscur et vague, a épouvanté une partie




100 LA POLITIQUE MODERNE.


influente de la population et contribué à une réaction
sanglante. C'est pour n'avoir point aperçu ces différences
que tant de réformateurs aboutirent au ridicule ; car
les questions doivent être nettement posées en politique,
surtout quand on a l'équité et, la raison pour soi. Les
gens animés d'intentions perverses recourent seuls aux
expressions vagues ou équivoques.


Je ne m'arrêterai pas aux motifs qui font ourdir les
conspirations contre un prince, à l'effet d'en délivrer
la patrie. Un parèil homme court d'autant plus de dan-
gers qu'il est exécré, c'est-à-dire qu'il a attaqué l'hon-
neur, les biens, la liberté, la vie (les citoyens. Quand il
s'est mis dans celte mauvaise situation, il n'a plus autre
chose à faire que d'abdiquer, s'il ne veut pas être chassé
ou tué ('1), ce à quoi il est exposé chaque jour. Plus
il est exécré, plus il rencontrera de gens disposés à
entrer dans une conspiration contre lui ; plus les cons-
pirateurs deviendront actifs et dévoués, parce que,
comptant sur l'assentiment général , ils espéreront
trouver secours dans l'action, ou asile s'ils échouent.


(1) MACH., Diss.. sur Tile•Live.


CIIAPITRE V.


DES MOYENS DE DÉTOURNER LES INSURRECTIONS.


Rien n'arrive dans le monde sans être précédé d'Un
signe. Les insurrections sont annoncées par le mugisse-
ment lointain des couches inférieures du peuple, la
désaffection des fonctionnaires du Gouvernement et
leurs flatteries envers ses adversaires; l'audace crois-
sante de ceux-ci, la publication de libelles agressifs
avidement accueillis, etc. Ainsi la Samarie Anglaise,
livre anonyme de Cromwell, exclu de la Cour de
Charles I", produisit une immense sensation. L'auteur
lui appliquait ce que l'Ancien Testament dit du règne
d'Achab, et résumait tout ce que l'on a pu dire contre
l'autorité royale. Peu après il publia le Protée Puritain
en faveur du monarque, contre les deux Chambres (lu
Parlement, afin d'irriter la faction parlementaire, en
lui faisant accroire que ce livre émanait de la Cour (•).
L'insurrection du 10 août 4792 fut précédée des véhé-
mentes affiches, harangues et arrêtés des Jacobins
et des Cordeliers ligués avec plusieurs Sections (le Paris.


Le prince menacé ne doit pas tarder à accéder aux
justes réclamations du peuple ; car s'il ne le fait qu'au


(1) GRÉG. LETI, Vie de Cromwell, liv. IV.




(I) Le Prince, ch. xxv.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 403


tempérant, le débauché, le cavalier téméraire, le joueur
finissent par périr au moment où ils s'applaudissent
de leur bonheur. Ce n'est pas tant par le défaut d'a-
vertissements qu'ils succombent, que par le mépris
qu'ils en font. On se livre à une folle confiance, on
aime à s'en faire accroire, on s'enivre de rêves d'es-
pérances, jusqu'à ce que le moment du réveil arrive :
sinistre réveil qui te fait alors apercevoir ta. ruine et
souvent ta honte !...


En vain se fie-t-on à la fortune, c'est-à-dire à cette
sorte de- hasard qui éblouit les hommes et souvent,
renverse leurs desseins. Ce sont en définitive les plus
prévoyants et les plus habiles qui réussissent. Machiavel
s'est exagéré l'influence de la fortune, en disant qu'elle
dispose de la moitié de nos actions et ne laisse que
l'autre moitié en notre pouvoir (I). Un pareil partage
paralyserait trop souvent notre libre arbitre. Ce maître
a lui-même réfuté son appréciation , en comparant la
fortune à un fleuve débordé , aux ravages duquel rien
ne résiste, mais dont les désastres sont infiniment
moindres dès qu'ils ont été prévus et qu'on s'en est
garanti par des digues.


En résumé, la cause générale d'une révolution ne
peut être anéantie que par des mesures vastes et radi-
cales. Pour écarter la cause déterminante, il suffit,
par exemple, d'opérer des arrestations à propos, 'ravoir


10(2 LA POLITIQUE MODERNE.


moment du soulèvement, lorsqu'il se sent près d'être
renversé,- il précipite sa propre ruine. Dès qu'il montre
(le la peur, de la lâcheté, la foule devient plus auda-
cieuse et plus exigeante. Elle reproche alors au
Gouvernement le bien comme le mal qu'il a fait (4).


En consentant à la réforme électorale, ou en chan-
geant de ministres huit jours plus tôt, Louis-Philippe
eût apaisé tout ferment d'insurrection. Mais il ne
renvoya ses ministres qu'au moment on un vaste
réseau de barricades protégeait déja le peuple insurgé
et que les redoutables • faubourgs marchaient sur les
Tuileries ; de sorte que ceux-ci, qui d'abord se
seraient contentés de quelques réformes insignifiantes,
se. montrèrent plus exigeants. L'abdication du roi ne
put les satisfaire et ils se rallièrent aux courageux
orateurs des barricades qui proclamèrent la République.
Quoique ce roi fiit expérimenté, il se fiait trop aux
succès qu'il avait obtenus depuis dix-sept ans contre les
républicains. Un prince ne doit donc jamais se rassurer
complétement, parce que les mécontentements qui se
manifestent ont eu lieu fréquemment sans qu'il en
soit résulté rien de notable à son détriment.


Les nuages n'amènent pas tous une tempête; mais
s'il en passe beaucoup, il s'en trouvera enfin un qui
crèvera (2). Quiconque persiste à s'exposer au péril
succombe après y avoir échappé j ilusieurs fois. L'in-


(4) Tacite l'avait déjà observé à Rome.
(2) Cette belle image est de BACON, Ess. de mor. . et de pot., ch. xv.




104 POITHQUE MODERNE.
des troupes plus nombreuses ou mieux commandées
que celles du peuple, d'octroyer une satisfaction immé-
diate à celui-ci. Si la Cour avait prévu l'insurrection.
du 14 juillet '1789 (ce qui était facile, puisque l'opi-
nion publique s'était manifestement prononcée en
faveur de l'Assemblée nationale), elle eût pu réprimer,
au moins pour un temps, cette insurrection. Il fallait
notamment garnir de troupes la Bastille , où les
armes et les munitions surabondaient, mais où man-
quaient les défenseurs. Malgré l'exemple de cette
insurrection dont il fut témoin, Charles X succomba
en juillet 1830. pour n'avoir pas appelé à Paris assez
de soldats dévoués.


Il succomba non-seulement par cette faute immé-
diate, mais aussi parce qu'il ne sut point diviser pour
les affaiblir les partis qui appelaient, le peuple au
secours de la faction opposée au Gouvernement. Ainsi
le parti dit libéral, de 18'15 à '1830, se ligua habilement
avec le parti bonapartiste, et tous deux, à l'ombre de
la faction patriotique, finirent par soulever le peuple.
Bien que le parti de l'opposition, de 1830 à 1848, ne
voulût aucun changement dynastique, il se laissa jouer
-par cieux partis républicains; de sorte que la faction
libérale vit à son grand étonnement installer la Répu-
blique. M. Arm. Marrast disait : « En nous liguant avec
l'opposition dynastique, nous l'avons acculée à une
fosse, puis nous l'avons jetée dedans ; dès lors elle ne
pouvait plus reculer ni avancer. » M. Ledru-Rollin
expliqua aussi très-bien que, quand les esprits sont


THÉORIE DES RÉVOLUTIOn. 105
montés et que le Gouvernement est conspué, un lotir'
de main suffit pour le renverser (4).


eue les factions et les partis se tiennent donc bien
en garde contre l'absorption 'qui les conduit trop au
delà de leur but et de leurs intentions ! Le véritable
homme d'État ne néglige point les occasions qui sem-
blent être sans importance. L'étendue de sa pénétration


• lui fait. découvrir des ressorts où les autres hommes
n'en voient point : il sait mieux tout ce que peuvent
produire l'ignorance ou l'imbécillité des uns et la mé-
chanceté des autres. Néanmoins, une sorte de fatalité
pousse souvent ceux qui gouvernent à hâter leur
propre renversement, par des mesures qu'ils croient
salutaires pour eux; car la Providence trouble l'es-
prit des hommes qu'elle veut perdre. (2). Le ministre
oppresseur Vergennes, croyant uniquement détourner
l'attention dès Français, envoie une armée au secours
des- insurgents d'Amérique, et donne à la France Je goût
d'une Déclaration de droits. Le déprédateur Calonne,
croyant se procurer plus aisément de l'argent, offre à la
nation un premier point de ralliement dans l'assem-
blée des notables. Sur une proposition de l'aristocrate
Despréménil, Brienne fait ordonner la convocation des
Étais généraux. Necker consent à ce que le tiers-état ait
autant de représentants que les deux ordres privilégiés
réunis; car il voulait se populariser dans un moment


(I) Déposh. (levant la Ifaute
.
-Cour de Bourges, en 18“).12) Quos vult perdere Jupiter dementat.




CHAPITRE VI.


Pe L' EXÉCUTION DES COUPS D ' ÉTAT ET DES MOYENS
DE LES ÉVITER.


1 06 LA POLITIQUE MODERNE.


où la nation s'engouait du Contrat social; mais il assu-
rait par là, malgré lui, le triomphe de ce tiers-état.
En 4840, Louis-Philippe, croyant simplement faire
diversion aux préoccupations patriotiques de la nation
et se rendre populaire, fit venir pompeusement à Paris
les restes de Napoléon ; l'enthousiasme qu'il excita clans
la plèbe ignorante contribua beaucoup à sa chute.


Le gouvernement qui saurait toujours honnêtement
et habilement se plier aux circonstances ne tomberait.
jamais. Mais ce vaste moyen ne doit pas être confondu
avec le jeu de bascule qui consiste à favoriser et à
frapper alternativement chacune des deux factions
opposantes. L'histoire du Directoire exécutif prouve
que ce jeu ne réussit pas longtemps; son coup d'État
du 22 floréal accrut l'influence des agents de Bonaparte
qui épiaient l'occasion de renverser ce gouvernement.


Se plier aux circonstances signifie que l'on doit
suivre largement le courant de l'opinion publique, être
attentif à désarmer ses hostilités; par exemple, éviter
la faute du Comité de Salut public. qui, au milieu de
1794, persista follement dans les voies de 1793.


L'exécution d'un coup d'État., ou complot contre
une république, ne peut réussir .que par la force ou
parla ruse. Mais .presque toujours ces deux moyens
sont simultanément employés; car la ruse procure la
force qui renverse sur-le-champ ; on menace pour
inspirer la terreur, en attendant l'occasion de frapper.
Cette force s'entend d'une armée. C'est ainsi que
César, Cromwell et les deux Winaparte usurpèrent le
pouveir souverain.


La ruse consiste en promesses mensongères et en
calomnies, puis en usurpations progressives, à mesure
que l'on gagne du terrain. Profitant de l'amour du
peuple d'Athènes pour sa personne, Pisistrate, ensan-
glanté, courut un matin sur la • place publique, accusa
la noblesse d'avoir, par jalousie, attenté à sa vie, puis
demanda quelques gens armés pour le protéger. On
les lui accorda, et il devint bientôt tyran de sa patrie.


Jules César usait de l'hypocrisie avec une habi-
leté que nul ne surpassa. Lorsqu'il brigua la charge
de grand pontife, il s'abaissa jusqu'aux plus viles
flatteries et emprunta secrètement des sommes én
mes pour acheter les suffrages. Par ce moyen, il




1 08 LÀ POLITIQUE MODERNE.


mit dans ses intérêts les pauvres et les riches : les
premiers par l'argent qu'il leur donna, et les autres
parce qu'ils craignirent que, s'il ne réussissait point., il
ne fit banqueroute et ne s'expatriât. Voilà pourquoi il
disait le matin à sa mère : Vous me verrez aujourd'hui
grand pontife ou fugitif banqueroutier (4).


Avide comme tous les tyrans, il exigeait de l'argent,
en alléguant qu'on en avait promis à son rival Pompée,
et déroba le trésor du temple d'Hercule à Tyr, sous
le prétexte que les habitants avaient donné asile à la
.femme et au fils de ce rival. Dès qu'il revint en
Italie, après la défaite de Pharnace, il continua ses
exactions qu'il colorait alternativement du nom de
présents et de celui d'emprunts (2). Durant son premier
consulat, il avait dérobé au Capitole des objets en or
qu'il remplaça par d'autres,de même ferme en cuivre
doré. « Il ne s'abstint jamais , (lit Suétone, ni en
temps de guerre ni en temps de paix, (le ravir par
force ou par ruse le bien d'autrui » (3).


Au moyen de ses rapines et de ses escroqueries, il
put déployer le faste le plus insolent et donner à cha-
que • soldat des vieilles légions deux grands sesterces (4),
outre des terres, de l'huile et du blé, afin de s'en


App.
(2) CASSIUS, liv. XXII.
(3) Vie de J. César.
(4) Le grand sesterce pesait environ une livre d'or ; soit 1,500


francs de notre monnaie ; mais !a puissance d'acquisition de ce
métal était au moins décuple de ce qu'elle est aujourd'hui.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 109


faire obéir aveuglément au moment où il entrepren-
drait d'abolir à son profit. la république romaine. 11
avait constamment à la bouche ces vers d'Euripide,
qu'il traduisit en latin pour son usage : Les lois et la
morale ne peuvent être violés que pôur régner; en toutes
autres affaires, la justice et la piété doivent être pratiquées.


Napoléon Bonaparte agit d'une façon semblable en 1 ta-
lie, où, tant par rapines que par concussions, il déroba
plusieurs millions pour lui (1). Ensuite, pendant sa
ridicule et sanglante expédition en Égypte, il fit calom-
nier le Gouvernement et tous les républicains, par ses
frères, sa femme et une coterie d'intrigants, et inonda
la France de bulletins pompeux et ordinairement
mensongers de ses victoires. Il déserte son armée en
détresse et paraît inopinément ' en France, où il est
accueilli avec enthousiasme. Arrivé dans la capitale, il
gagne deux des ,


cinq Directeurs de la République,
s'assure par promesses la majorité du Conseil des
Anciens, achète la plupart (les généraux, puis, le
-19 lnnmaire, à la tête d'une soldatesque menaçante, il
sc lait proclamer Consul de la République, ensuite pre-
mier Consul ,pour dix ans ; plus tard , Consul à vie, et
enfin Empereur héréditaire. Jl eût infailliblement suc-
combé. en prenant dès l'abord ce dernier titre : ce qui
prouve qu'on ne doit pas du premier coup exiger tout
ce qu'on ambitionne.


(I) Voyez notainniont les Mémoires du conventionnel Thibaudeatt
et mon Histoire du Directoire


.
exécutif.




410 LÀ POLITIQUE MODERNE.


En d'autres occasions, pour capter la confiance du
peuple, on abroge subitement une loi qui gênait sa
liberté ; puis, dès qu'on a acquis quelque popularité,
l'on se défait de ses ennemis, aux applaudissements du
peuple que l'on enchaîne. Le 2 décembre 1851, Louis-
Napoléon Bonaparte rétablit le suffrage universel, dont
il avait lui-même si insidieusement provoqué l'aboli-
tion dix-huit mois auparavant. Il devait nécessairement
réussir dans ce coup .d'litat, car l'Assemblée législative,
sa rivale, succombait déjà sous le mépris public,
par les fautes grossières qu'elle commettait depuis deux
ans. En déclarant la guerre à la république romaine,
elle avait évidemment violé non-seulement la constitu-
tion, mais le droit des gens. Elle fit d'ailleurs constam-
ment preuve d'ignorance ou de mauvais vouloir , en
ne promulguant aucune des lois éminemment utiles,
réclamées depuis longtemps, et en laissant outrager la
liberté de la presse et le droit de réunion.


La minorité de cette Assemblée était assez nombreuse
pour maintenir la Constitution; mais les membres qui
se disaient socialistes ne se signalaient que par des
propositions bizarres. Ceux qui 5e disaient Monta-
gnards ou Rouges se bornaient à effrayer les sots et à
des protestations vaines. Les Bleus, ex-gouvernants de
1848, dégouttaient encore du sang de Juin, et s'étaient
couverts de ridicule par leur ineptie, qui avait compro-
mis la République. Les membres (en trop petit nombre)
estimables pour leur courage, leurs moeurs et leur
patriotisme, se ravalaient au rôle de simples soldats


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. H-i


ou de tambours. Quelques intrigants et traîtres se
trouvaient parmi eux.


Un grand nombre d'orléanistes, de légitimistes et de
prêtres influents se disaient : Un coup d'État nous sauvera
du spectre :rouge de, 1852, puisqu'à cette époque nous devons
tous étre dévalisés et égorgés ; car la police et les enne-
mis de la République avaient fait Lui ridicule épouvan-
tail de cette année 1852. 11 faut toutefois convenir
qu'un grand nombre de socialistes en parlaient avec
une imprudence extrême, se vantant de tout changer
à cette époque. Ils commirent la même faute que
Robespierre qui, en thermidor, menaçant ses ennemis,
les contraignit d'agir contre lui pour sauver leurs têtes.


Les circonstances récentes favorisaient encore l'aven-
turier qu'on avait laissé depuis' trois ans s'emparer de
toutes les avenues du pouvoir. Le chef des députés
démocrates, M. s Michel (de Bourges) , traître émé-
rite, venait, à la tribune même , de rassurer em-
piétement son parti,




en affirmant que Bonaparte
n'entreprendrait rien, et que d'ailleurs . l'Assemblée
législative avait dans le peuple un défenseur inVisible.
Mais ce peuple ne voulait plus se faire tuer pour des
républicains qui savaient toujours échapper aux.pros-
criptions en cas (le défaite, et s'emparer des places
dans le succès. Fusillé ou proscrit en juin 1848 par
ces républicains, il s'en souvenait, et il les accueillit
par (les huées, lorsqu'ils s'efforcèrent, les 2, 3 et 4
décembre, de le soulever contre Bonaparte. -Ainsi,
d'un côté, les républicains de l'Assemblée ne prennent




112 LA POLITIQUE MODERNE.
aucune mesure préventive; de l'autre, ils ne rencon-•
trent. aucune sympathie au moment où, chassés igno-
minieusement, ils exhortent le peuple à les défendre.


D'ailleurs, la foule craignait instinctivement que la
victoire de la législature ne suscitât le lendemain une
guerre acharnée entre sa majorité et sa minorité.
Avec le président de la République, elle rencontrait un
pouvoir unique, puissant, dictatorial qui lui plaisait eu
ce Moment.


Cet ambitieux avait su contrefaire l'insensé, comme
Brutus, sans s'émouvoir des insultes auxquelles il fut
en butte durant 'trois ans. Tandis que ses ennemis
s'enivraient de leurs propres déclamations, il accaparait
toute l'autorité par le moyen de l'armée, de l'adminis-
tration et de la magistrature. Quand enfin il eut fait
mettre à l'ordre du jour, dans toutes les , casernes, que
les troupes ne devaient obéir qu'à lui seul ; quand ses
desseins devinrent indubitables, l'Assemblée législative
n'eut pas le courage de le mander à sa barre et de le
faire arrêter, ce qui eût brisé toutes les trames. Des
députés se bornèrent à proposer un décret qui permît
aux questeurs de requérir la force armée, et Même
cette inefficace mesure n'obtint pas la majorité des
voix ! « Le conspirateur a été servi à souhait par ses
adversaires », me dit, Béranger en janvier 1852.


H est essentiel de distinguer entre les républiques
vigoureuses qui savent se faire respecter, et les répu-
bliques corrompues, dont, les ressorts sont relâchés.
Machiavel prétend que, dans une république itou corrompue


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 113


l'empire ne peut venir à l'esprat d'aucuncl' tdoyéeencl'nIs
Il est


est.
dans l'erreur, et. paraît oublier qu'au


temps où -florissait la république romaine des citoyens
furent suppliciés pour avoir aspiré à la royauté. Au
meilleur temps de la première république française,
plusieurs complots furent découverts, qui avaient pour
but de restaurer la royauté. Dans une telle situation,
ces complots sont plus périlleux pour leurs auteurs que
pour la nation. Mais dès que la république penche vers
son déclin, ils ne rencontrent qu'adhésion chez les
riches et mollesse chez les magistrats.
• Hannon, l'un des principaux citoyens de Carthage,
ayant résolu d'usurper la souveraineté, tenta d'empoi-
sonner tous les sénateurs, lors des noces de sa fille. Le
complot, ayant été découvert, 'on se borna à régler
la dépense des festins et des noces A Thurium, la
loi s'opposait à ce que le même général commandât les
armées pendant plus de • cinq ans; quelques généraux
influents en demandèrent l'abrogation : les magistrats
cédèrent, dans la persuasion que les ambitieux, satis-
faits de cette concession, n'attaqueraient plus la consti-
tution. Ceux-ci, encouragés, présentèrent demandes
sur demandes, et finirent par renverser le gouverne-
ment démocratique pour y substituer l'oligarchique,
spaanrtce . que l'opposition des magistrats devint impuis-


Il y a aussi du danger .à confier les principaux
emplois à des hommes qui ne sont pas partisants de la
forme du Gouvernement, comme à Orée, où Héracléo-


8




114 LA POLITIQUE MODERNE.


dore profita de sa magistrature pour abolir l'ordre de
choses établi.


On évite donc les coups d'État par une grande sévérité
envers les citoyens puissants infracteurs des lois. Dans
une république, on ne doit jamais différer de les punir,
même quand ils auraient rendu des services anté-
rieurs, lesquels ne peuvent jamais faire compensation
avec leurs crimes. En effet, le service a reçu sa
récompense , soit • en honneurs, soit en satisfaction
intime, soit en richesses, tandis que les crimes sont
d'un autre ordre. Après avoir sauvé le Capitole,
dont lés Gaulois étaient près de s'emparer, Manlius
tenta d'usurper la souveraineté. Il fut mis à mort
nonobstant les récents et immenses services qu'il avait
rendus à la république. Si Horace avait tué sa soeur
par un motif autre que l'amour de la patrie, il n'eût
point été absous, quoiqu'il eût sauvé Rome. Telle était
l'opinion de ses concitoyens. Mais il faut, pour que
l'on ne paraisse point ingrat, ne jamais laisser les
belles actions sans récompense.


La plupart des conspirateurs échouent par leurs-
indiscrétions et leurs menaces. Dans la conspiration de
1820, M. Nantit, l'un de ses chefs, regardant le château
des Tuileries, s'écriait devant des inconnus : Les
coquins qui sont là-dedans auront bientôt affaire à nous I La
plupart des conspirateurs du Midi, en 1851, disaient
hautement dans les cabarets : auraient bientôt
organisé la République sociale. Une foule de députés,
naguère complices du Président de la République, et


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 115


mécontents de ce qu'il les avait écartés, après les
avoir usés, ne parlaient que de l'envoyer coucher à Vin-
cennes. On rencontre en France beaucoup de vantards
satisfaits dès qu'ils ont menacé. En outre, il y a par-
tout des traîtres , les uns par la peur d'être compro-
mis, les autres par la jalousie ; d'autres pour obtenir
un lucre ou se faire un mérite quelconque de leurs
révélations. Toute société secrète renferma dans son
sein des agents de police, tenant le Gouvernement au


rant de ce qui s'y passait et lui ménageant, par
s provocations, les moyens de se défaire de ses


'emis.
Ausieurs de ces dangers disparaissent pour quicon-


q e prend seul la résolution d'ôter la vie au chef du
Gouvernement, dont la mort rompt l'unité et l'ordre ;
car les difficultés de l'exécution augmentent en raison
directe du nombre des conspirateurs et des personnes
qu'ils veulent frapper ; parce que les coups doivent être
portés simultanément ; sinon, l'éveil étant donné,. les
conspirateurs sont arrêtés.


Quant aux dangers qui suivent l'exécution, ils pro-
„iennent des vengeurs ou des successeurs de ceux qui
ont massacrés ; ce qui est ordinairement la faute des


conspirateurs, qui n'ont pas fait tout ce qu'il fallait :
par exemple, en ne se résignant point à massacrer qui-
conque était à craindre. Le 26 décembre 4476, Lampu-
gnani résolut, avec Visconti et Olgiati, de mettre à mort
Galéas Sforce, duc et tyran de Milan. Il lui porta les
deux premiers coups dans l'église de Saint-Étienne


.;
en




1.16 LA POLITIQUE MODERNE.
THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 417


feignant d'avoir une lettre à lui présenter ; mais frappé
lui-même, il expira sur-le-champ; néanmoins le tyran
fut achevé par Visconti et Olgiati, qui omirent de
se défaire de ses vengeurs. Ils furent clone arrêtés et
livrés à un supplice si cruel que le bourreau lui-même
en détournait la tête: « Prends courage, lui dit Olgiati,
et ne crains point de me regarder ; les tourments que
tu crois me faire souffrir font tous ma consolation,
parce que si je les endure, c'est pour avoir tué
le tyran et rendu la liberté à ma patrie. C'est le bien
public que j'ai eu en vue ; le tyran est mort, je ne Me
soucie plus de vivre moi-même ! » Un tel homme est
plus redoutable au tyran qu'une population nombreuse
et tremblante.


Lorsque le meurtrier a mis à mort un citoyen aimé
du peuple, il attire, sur son parti de cruelles vengean-
ces. Après l'assassinat de Marat, les Girondins furent
guillotinés en masse ou mis hors la loi ; Carrier noya
les Vendéens et les prêtres; Collot d'Herbois et Fouche,
firent canonner les Lyonnais révoltés; Barras châtia les
traîtres de Toulon ; J. Lebon fit guillotiner plusieurs
partisans secrets des émigrés rebelles; enfin, le Comité
de Sùreté générale lit condamner prévôtalement, par le
tribunal révolutionnaire, ou par des commissions dépar-
tementales, (le nombreuses fournées d'individus cou-
pables de n'avoir jamais aimé Marat.


La violation des lois entraîne presque toujours des
représailles sanglantes.


Ln. finissant ce chapitre, je dois faire observer que


trop souvent les citoyens, qui se sont soulevés contre
le Gouvernement ou la force organisée, ne succombè-
rent que faute d'avoir d'abord anéanti le centre ou
l'âme qui dirigeait cette force. C'est parce qu'ils ne
commencèrent point par le massacre (lu Comité de
Sûreté générale, que les insurgés de prairial an III
échouèrent, quoiqu'ils fussent en nombre suffisant et.
clins le sens de la volonté populaire.




CHAPITRE VII.


DU SUFFRAGE UNIVERSEL ET DE SES ERREURS.


Le suffrage universel exercé directement, ou par l'or-
gane de représentants, n'est pas nécessairement la
vérité, la raison , la justice; car il n'a d'autorité que
dans les questions de droit.; il en manque dans celles
de fait. Les plus grands théologiens l'ont décidé dès le
commencement du moyen âge, en ce qui concerne les
conciles oecuméniques qui étaient les assemblées
nationales du peuple chrétien. Le Pape, représentant
de l'Église, ou du suffrage universel, était aussi réputé
infaillible dans les questions de droit, lorsqu'il n'était
contraire à aucun décret des conciles ; mais non pas•
dans les questions de fait. Saint Bernard le constate
ainsi dans une de ses lettres au Pape Eugène •I) : « Un
autre défaut si général que je n'ai vu personne des
grands du monde qui l'évite, c'est, Saint Père, la
trop grande crédulité, d'où naissent tant de désordres;
c'est de là que viennent les persécutions violentes
contre les innocents, les préjugés injustes contre les
absents, et les colères terribles pour des choses de
néant (2). Voilà, Saint Père, un mal universel duquel,


(1) De Consid., liv. II.
(2) Pro nihilo.


THÉORIE DEs RÉVOLUTIONS. 119


si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul
qui ayez cet avantage entre tous vos confrères.


« Pourquoi admirez-vous que nous soyons dans l'er-
reur, nous qui sommes des hommes? s'écriait saint
Grégoire. La foule des affaires nous accable et notre
esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s'applique
moins à chacune en particulier, est plus aisément
trompé en une. ».


'Suivant le cardinal Bellarmin , les conciles généraux
gitimes ne peuvent errer en définissant les dogmes
loi; mais ils peuvent errer en des questions de


fait, (1).


« Il faut, dit le cardinal Baronius, se soumettre en-
tièrement aux décisions des conciles clans les points de
1 n )i ; mais pour ce qui concerne les personnes et leurs
écrits, les censures qui en ont été faites ne sont pas
aussi exactes, parce qu'il n'y a personne à qui il ne
puisse arriver d'y être trompé » (2).


Le suffrage universel est donc sujet à être sur-
pris dans les questions de fait. L'un des sophismes
les plus perfides en théologie et en politique consiste
clans la confusion de celles-ci avec les questions de
droit; ce qui trompe aisément le public. Les Jésuites
voulaient perdre les Jansénistes qui prétendaient sim-
plement que cinq propositions inculpées ne se trou-
vaient point dans le livre de Jansénius. Le Pape ayant


(1) De SUM•, Pontif, IV, 11.
(2) Ad ann., 681, no


39.




120 . LA POLITIQUE MODERNE.


condarriné ces propositions, les Jésuites alléguèrent que
les Jansénistes étaient hérétiques en le contredisant.
Ceux-ci répondirent qu'ils étaient fidèles à l'Église,
puisqu'ils acceptaient le jugement doctrinal du Pape;
mais ils prouvèrent très-bien que celui-ci n'avait con-
damné que les propositions , sans s'occuper d'où elles
venaient ni si l'on pouvait les attribuer à un auteur
quelconque; que, quand même il eût dit qu'elles
étaient de. Jansénius , cette question de fait pouvait être
mieux éclaircie par leurs propres sens que par ceux
du souverain pontife.


Les conciles eux-mêmes ont été jugés sévèrement par
d'illustres Pères de l'Église, notamment par saint Gré-
goire de Nazianze : « Je n'ai jamais vu de concile
rassemblé sans inconvénients et même sans danger,
dit-il. Si je sais dire la vérité, j'évite, autant que je le
puis, les assemblées de prêtres et d'Évêques; je n'en ai
jamais vu finir d'une manière heureuse et agréable,
et qui n'aient servi plutôt à augmenter les maux qu'à
les faire disparaître » (1) .


Le suffrage universel ne peut jamais s'entendre
de l'avenir ni même du passé, que quand celui-ci
est parfaitement connu de tous les volants. Il est
l'expression de la volonté générale, qui n'existe que
quand l'objet du désir est parfaitement. déterminé. En
outre, il est évident que le vote public doit être par-
faitement libre et discuté entre tous les citoyens. S'il


(1) Epist. 56, ad Procop.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
121


y a surprise, mensonge, violence ou menace, la rati-
fication nationale même n'est pas valable.


Lors donc que le peuple donne mi mandat,
même à l'unanimité, ce mandat ne signifie pas grand
chose ; car si le mandataire prévarique ou agit avec
i mbécillité, il doit tomber bientôt sous les votes du
même peuple. En avril 1848, le poète Lamartine avait
été élu député presque à l'unanimité par dix départe-
ments. S'il s'était alors agi de choisir un Président
de la République, il eût obtenu 7 millions de voix sur
8 millions. Or, huit jours après la réunion de l'Assem-
blée dite Constituante, il était universellement honni,
et n'eût pas été réélu même par un seul départe-
ment.


En proposant d'appeler au peuple du jugement de
Louis XVI, les Girondins firent la motion la plus
ridicule qu'on pin imaginer. Comment 6 millions de
votants , qui se trouvaient alors dans la république,
eussent-ils été capables de se prononcer avec compé-
tence sur une question de fait? Car, tout juge peut
vouloir entendre les témoins, les confronter avec
l'accusé , voir de ses yeux les preuves littérales et.
même le visage de l'accusé, etc. D'ailleurs, pour être
bon juge, même en matière criminelle, certaines condi-
tions de lumières et d'indépendance sont absolument
requises. Il n'y a de véritable majorité qu'entre hommes
qui, après un libre et mûr examen, s'accordent sur les
mêmes points ; mais comme souvent la multitude,
qui semble être d'accord , n'est mue que par le




122 LA POLITIQUE MODERNE. THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 123
même préjugé et la même déférence pour une auto-
rité qui la subjugue : c'est plutôt un assujettissement
commun qu'un véritable consentement (1). e Lorsque
la multitude est d'accord avec vous et vous applaudit,
s'écriait Phocion, ayez soin aussitôt de vous bien exa-
miner vous-même, afin de voir si, dans vos discours ou
vos actions, il ne vous serait pas échappé quelque
sottise! »


En effet, le peuple n'est guère compétent pour ré-
soudre une question de fait, dont la solution exige un
examen contradictoire, éclairé et, froid; conditions hors
la portée de la multitude. Dès l'année 1774, Marat
écrivait aux électeurs de la Grande-Bretagne : « A
l'exception d'un petit nombre de têtes saines, le peuple
n'est composé que d'imbéciles, toujours prêts à courir
au-devant de leurs fers » (2). En réimprimant son
livre en 1792, l'Ami du peuple persistait dans cette
opinion que la Révolution française venait de lui con-
firmer. L'année précédente, on lisait clans son journal :
« Il est écrit dans le livre de vie que les Parisiens
seront d'éternels badauds. Rien n'égale leur sotte pré-
somption, si ce n'est leur stupide crédulité contre
laquelle l'évidence même a échoué tant de fois... (3).
Le peuple est si vain , si sot, si imbécile, qu'il est
presque impossible de le sauver. Avec quel trans-


(i) BACON. Nouvel organum, liv. I.
(2) Les Chaînes de l'esclavage.
(3) L'Ami du peuple, 24. août '1791.


port il applaudit aux fripons qui le leurrent! Avec
quelle fureur il insulte aux sages qui veulent l'éclai-
rer! Flattez sa petite vanité, il sera le premier à
aller au-devant des fers qu'on lui présente... Peut-
être n'y a-t-il au monde que des Français que l'on puisse
toujours séduire avec des bluettes et mener avec des
mots... » (•).


Mblgré ces admonitions sévères, le peuple éleva à
cet écrivain des autels après sa mort.


Les Français s'imaginent donc qu'ils doivent être
toujours victorieux. Ils babillent d'avance leur gloire, et
quand un de leurs concitoyens, ayant plus de sang-froid
et d'intelligence, les avertit de prendre garde et de re-
douter un ennemi puissant, ils semblent croire qu'il fait
des voeux pour leur défaite. Qu'ils diffèrent des grands
peuples de l'antiquité! Le Lacédémonien Xantippe,
arrivé à Carthage durant la première guerre punique,
comme l'un des officiers mercenaires recrutés en Grèce,
dit hautement que les défaites n'avaient d'autre cause
que l'impéritie des généraux, et que Carthage pourrait
vaincre. Le Sénat ayant eu connaissance de ces propos,
interrogea Xantippe, se convainquit de ses talents et
lui confia le commandement de l'armée. Les généraux
lui obéirent sans murmures. Le Grec prit de si bonnes
d ispositions, qu'il tailla en pièces l'armée romaine
naguère victorieuse.


Si un Eugène de Savoie ou un Frédéric II était venu


(I) L'Ami du peuple, 29 septembre •791.




124
LA POLITIQUE MODERNE.


en France à l'époque où la cour et les maréchaux de
Louis XV firent preuve d'une si déplorable incapa-
cité, et avait tenu le même langage que Xantippe,
on l'eût embastillé ou méprisé comme fou ; on aurait
continué à laisser diriger les armées par (les généraux
ineptes, ou lâches, ou traîtres, en vantant la bravoure
incontestable des soldats; comme si cette bravoure ne
devait point échouer avec une mauvaise direction !...


CHAPITRE VIII.


DU CAS OU UN SOULÈVEMENT EST LICITE CONTRE UNE
ASSEMBLÉE NATIONALE.


lin soulèvement ou coup de main est licite contre
une Assemblée issue du suffrage universel : 1 0 quand
elle a trahi ses mandataires; 2° quand son expulsion
est. au profit du peuple et non d'un tyran.


Mais il faut que la trahison soit manifeste. Par con-
séquent, c'est maladresse ou crime de se soulever
contre une Assemblée fraichement élue, parce qu'elle
est alors présumée fidèle mandataire du peuple entier.
Ainsi, les mouvements du 15 mai 1848 et du 13
juin 1849 ne pouvaient avoir d'autre résultat que de
fournir des prétextes aux ennemis de la république,
et (le leur faire gagner du terrain au profit de la réac-
tion. Ces mouvements intempestifs, entrepris contre la
volonté générale, devaient donc nécessairement échouer,
puisque, en principe, on doit respecter le suffrage
universel. « La turbulence des démagogues renverse les
gouvernements démocratiques, dit Aristote ».


Il ne s'ensuit pas qu'une Législature ou même une
Convention soit, au bout d'un certain temps, l'expres-
sion de la volonté du peuple. Si cette Législature s'est
laissé corrompre par ses passions ou acheter par un
ambitieux, elle n'est plus qu'un ramassis d'indignes


b •




126 LA POLITIQUE MODERNE.


mandataires. En conséquence, elle a perdu son invio-
labilité, et, il appartient à la portion du peuple qui
est près d'elle de l'expulser et de la punir. Pour
devenir inviolable, il ne suffit pas d'être élu par le peu-
ple, il faut encore conserver le caractère d'un fidèle
serviteur ou mandataire.


Hormi les cas exceptionnels, une Assemblé nationale
ne doit être élue que pour une année, ou tout au moins
la moitié de ses membres doit être soumise à la réélec-
tion annuelle. Le peuple pourra les réélire s'il juge
qu'ils n'ont point démérité. Ces réélections et jugements
annuels feront ordinairement présumer la soumission
du député à ses électeurs, et lui donneront plus d'auto-
rité et- de franchise. On a toujours méprisé hué
les Parlements-croupions.


Tout mauvais mode d'élection amène un nombre exces-
sif d'indignes représentants du peuple. Généralement on
n'examine point assez sérieusement les titres, les ser-
vices et la dignité de ceux que l'on choisit : le premier
venu se croit capable d'être législateur et gouvernant, et
trouve des sots qui l'élisent, sans songer que des
hommes modestes, mais non intrigants, seraient plus
capables et éviteraient les fautes et les crimes dont
en définitive le peuple est la. victime. Une autre
cause (le la déconsidération des assemblées nationales
est leur manie de siéger publiquement tous les jours,
et, de voter souvent plusieurs lois ou décrets dans une
seule séance. Elles n'ont pas le temps de travailler,
de s'instruire et de méditer, ni de délibérer sérieuse••




THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
1.27


ment dans les comités. Il suffirait de trois séances
publiques par semaine. « On n'a jamais vu aucun
peuple condamner des législateurs à faire des lois
comme un cheval aveugle à tourner la meule jours
et nuits, dit Camille Desmoulins... Cette permanence
des séances tous les jours est un des moyens les plus
infaillibles pour déconsidérer l'Assemblée nationale. On
a compris que, quelque profonde que fût la supersti-
tion, même en Basse-Bretagne, les prêtres auraient
bientôt déconsidéré leur religion s'ils carillonnaient et
messaient solennellement tous les jours » (1).


Il faudrait en outre que chaque député fût à son
banc comme un juge, sans pouvoir se promener, aller
fumer ni s'absenter sans un congé bien motivé. Enfin,
on ne donnera (le la gravité à ces Assemblées qu'en
les partageant en deux sections égales, qui cliacune
discutera, délibérera et votera séparément en comité
secret. Ensuite ces sections se réuniront en séances
publiques, où la discussion et le vote général et défi-
nitif auront lieu. Ce mode n'a aucun rapport avec les
deux Chambres ; car celles-ci ont des attributions diffé




rentes, tandis que les deux sections ne forment que
deux grands comités généraux des mêmes représen-
tants. Avec une telle organisation, on n'aurait pas vu
maintes fois les législateurs rendre à l'unanimité undécret qu'ils révoquaient à l'unanimité sans que les faits
aient changé, Ainsi, la Convention approuva à l'ana-


(1) Fraomenls de
secrète de la Rév:, p. 69.




128 LA POLITIQUE MODERNE.


nimtté, les noyades de Nantes qu'elle châtia à l'unanimité
quelques mois après.


En 1650, le Parlement anglais, tombé dans tous les
vices qu'on vient de signaler, perdait la république.
Il résolut de destituer Cromwell, afin de restaurer la
monarchie. Le généralissime marcha sur Londres
avec un corps d'armée et, se présentant au Parlement,
il enjoignit à ses membres de se dissoudre. Comme
ceux-ci demeuraient immobiles, il fit entrer (les soldats
à qui il ordonna de les saisir deux à deux, pour les
tirer hors de la salle. Alors les députés sortirent, con-
traints de le saluer en passant devant lui. L'un d'eux
ne s'étant point découvert., Cromwell lui arracha son
chapeau qu'il foula aux pieds, en disant : Apprends à
saluer une autre fois le généralissime de l'année ! Puis il
mit dans sa poche les clefs de la salle et fit écrire
sur la porte : Maison à louer.


Ultérieurement, le Parlement qu'il avait convoqué
voulant abroger les lettres-patentes qui lui conféraient
le titre de Protecteur de la République, Cromwell le
déclara dissous. Les députés eurent une telle frayeur de
ses menaces, après une remontrance qu'ils lui adres-
sèrent, qu'ils s'enfuirent. Ils lui avaient pourtant offert
la couronne avec le titre (le Roi, que le Protecteur eut la
loyauté et l'habileté de refuser, après avoir sévèrement
réprimandé ces lâches flatteurs.


Enfin, en 1658, l'année même de sa mort, le Protec-
teur se contenta d'envoyer à l'Orateur ou Président du


Parlement un billet ainsi conçu : Vous pouvez,Yonsieur,


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 129
congédier de ma part le Parlement, car j'entends que dès
cette heure il se sépare. L'intérêt de la République l'exige.
Tous les députés s'empressèrent d'obéir.


La conjuration du 18 brumaire an vin, et la conspi-
ration du 2 décembre 1851 furent criminelles. à cause
du but égoïste de leurs auteurs et des moyens illicites
qu'ils employèrent; car il faut toujours que le but soit
patriotique et que les moyens soient honnêtes. L'histoire
ne peut donc absoudre ni l'un ni l'autre (le ces deux
Bonaparte, tandis qu'elle donne à Cromwell une'place
honorable.


En résumé, tant que le peuple est en révolution, tant
que la Constitution n'est pas établie, tant qu'il reste à
écarter définitivement de dangereux et criminels ennemis
(lu nouvel ordre (le choses, il est bon que le peuple demeure
eu mouvement, afin d'effrayer ses mandataires et de les
empêcher de prévariquer. Les soulèvements de juillet
et. d'octobre 1789 sauvèrent la patrie, et la promulga-
tion de la loi martiale, en la même année, fut un
crime. Mais quand le nouvel ordre de choses est
assuré, quand une bonne constitution est acceptée par
la grande majorité, il faut empêcher qu'un petit nombre
de brouillons ne troublent l'ordre, et les obliger,
pour obtenir des changements, de recourir aux moyenslégaux.


9




THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 431
ne croient plus à la possibilité de la République et
s'écrient que ce peuple est corrompu !...


C'est un sophisme en ce sens, car la corruption est
la volonté et le fait de servir iniquement son intérêt
particulier aux dépens de l'intérêt général. Or, dans la
masse du peuple, parmi les gouvernés, il se rencontre
toujours moins de vices et de corruption que dans la
classe des gouvernants, parce que ceux-là n'ayant
pas les moyens de servir leurs intérêts privés, en ont
moins le désir ou l'intention.


Ordinairement les gouvernants se disent choisis par
la majorité du peuple, puis se choisissent les uns les
autres , et, tout en feignant de le servir, ils emploient
son argent à s'acheter réciproquement et à se rendre
usurpateurs. Ne méritent-ils pas la qualification de
corrompus, plutôt que ceux qu'ils ont dépouillés? Dans
une Assemblée nationale ou dans une simple législa-
ture, on séduit l'un par l'argent, l'autre par une femme,
l'autre par des dîners, l'autre par la flatterie. Madame
Roland gagna Manuel en lui donnant pour maîtresse
une femme mariée de ses amies; lsnard fut séduit par
les 500 mille francs que la Cour lui donna ; l'ex-capucin
Chabot s'amollit dans les dîners de la mairie et la fré-
quentation d'une Allemande i ntrigante; l'honnête Pétion
succomba aux flatteries des Brissotins :


Croit-on à la
possibilité de séduire la multitude par de pareils
moyens?


Sans doute un peuple est corrompu, dès que le plus
grand nombre préfère son intérêt particulier à l'intérêt


CHAPITRE lx.


DES SOPHISMES POLITIQUES ET DES PRÉJUGÉS.


Dans ces derniers temps, on a dit que la République
est au-dessus du droit des majorités et du suffrage
universel.


Si l'on a voulu dire que la République domine la
majorité d'une Assemblée nationale même élue sous
son régime, on a eu raison ; car, bien qu'une telle
Assemblée soit issue du suffrage universel, elle n'est
jamais présumée avoir reçu du peuple le mandat
d'abolir la République. Done, lorsqu'elle tente cette abo-
lition, elle donne une quittance publiqbe, de sa vénalité ;
elle trahit évidemment son mandat et se met elle-même
hors la loi.


Mais en prétendant que la République est au-dessus
du droit des majorités populaires, c'est-à-dire du véri-
table suffrage universel, on commet mie étrange erreur,
puisque la loi est l'expression de la volonté générale
Comment donc pourra-t-on connaître cette volonté, si
ce n'est en comptant les voix après que le suffrage.
universel aura été bien organisé ? Je défie que l'on
trouve un autre moyen qui ne soit aristocratique ou


despotique.-
Depuis le 2 décembre • 851, d'équivoques républicains,


que lé peuple de Paris a abandonnés par représailles,




132 LA POLITIQUE MODERNE.


général. Mais outre la rareté de ce cas, quand même
il surviendrait, la résultante de ces volontés particu-
lières , leur moyenne favoriserait . peut-être encore
l'intérêt des masses. Je sais que l'on peut incessam-
ment diminuer la vertu publique par les mauvais
exemples et la faveur accordée à mille actes immo-
raux. On en a eu des preuves multipliées sous les
gouvernements de Napoléon I" et (le Napoléon III>
dont les principaux efforts ont tendu à dégrader la
nation. Depuis quelques années notamment, le niveau
moral et même intellectuel est abaissé au point
qu'elle serait bientôt dissoute et livrée aux barbares,
sans les travaux et les vertus de quelques savants
et indomptables patriotes. Le peuple est donc cor-
rompu en ce sens, mais non en celui qu'on entend
généralement et qui est synonyme de 'vénalité ; car le
peuple ne se vend jamais. En effet, nul n'est assez riche
pour l'acheter, et ce n'est que pour l'exploiter et le
dépouiller qu'on le trompe et l'opprime. Il ne faut donc
pas confondre la corruption avec la vénalité, comme font
tant d'écrivains et d'orateurs du temps où j'écris.


Je ne veux plus signaler que deux autres sophismes:
celui de la loi et celui de l'impossibilité. Le premier
consiste à équivoquer sur le mot loi, en confondant avec
elle les hommes qui l'inventent ou l'appliquent. Ainsi,
après avoir présenté à la Convention nationale un rap-
port calomnieux contre l'attitude de Danton devant le
tribunal révolutionnaire, Saint-Just, désirant obtenir
un décret qui empêchât la continuation des débats,


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
133


s'écria : Quel innocent s'est jamais révolté contre la loi?
Il confondait la loi avec un Président et un accusateur
public, l'un gagné, l'autre intimidé par les comités de
gouvernement qui, par une basse envie, proscrivaient
Danton.


Le second sophisme, qui consiste à dire sans cesse:
c'est impossible c'est une utopie! est absOlument con-
traire


à toute amélioration sociale. Les plus sublimes
inventeurs ou rénovateurs ont été souvent moqués ou
persécutés. Les exemples en sont tellement connus qu'il
est inutile d'en citer.






L'invention et l'acceptation des sophismes ne peuvent
être attribuées qu'à un défaut de probité ou d'intelli-
gence. Plus on s'accoutume à en formuler, plus on
passe de l'état de mauvaise foi à celui d'imbécillité, au
moins relativement au sujet. On a dit des menteurs
qu'ils finissaient par croire à la vérité de leurs allé-
gations. Or, les sophistes commencent par tromper
les autres et finissent par se tromper eux-mêmes.
« Tout ce qui tend, dit Bentham, à éclairer une assem-
blée d'hommes réunis pour délibérer sur les intérêts
d'un pays, tend à donner à ces hommes une plus
grande moralité. Tout ce qui tend à obscurcir leur
intelligence, tend à corrompre leur moral » (1). Cc
publiciste a raison : l'histoire, comme l'expérience la
plus vulgaire, démontre que le jugement du fripon
n'est pas aussi sain que celui de l'honnête homme.


(i) Sophismes pa•lememaires, 4e partie.




134 LA POLITIQUE NOLERNE.


L'instruction publique est donc l'une des choses dont
le législateur doit s'occuper le plus. Celui qui l'étouffe
est l'ennemi du peuple ; celuiqui la néglige par insou-
ciance' est non-seulement coupable, mais insensé. Le
gouvernement le plus dévoué qu'ait eu la France , le
Comité de Salut public, la favorisa avec sollicitude, en
même temps qu'il s'occupa de la suppression de la
misère. Si l'impulsion qu'il lui donna avait continué,
les neuf dixièmes des citoyens français seraient aujour-
d'hui et depuis longtemps capables de connaître leurs
droits et de ne plus se laisser tromper par les char-
latans.


Les hommes qui eurent le courage de lutter contre
les préjugés et d'instruire les peuples ont été long-
temps victimes des calomnies. Ainsi le nom de
Machiavel est devenu proverbe , quoique Bacon, Mon-
tesquieu , .1.-J. Rousseau n'aient pas craint de le
qualifier de grand homme, de bon citoyen, d'honnête
homme.


Toutefois, une erreur d'Albéric Gentile fut presque
textuellement copiée par J.-J. Rousseau, qui dit que
Machiavel, en feignant de donner des leçons aux rois,
en avait réellement donné aux peuples, parce que les
princes (lui suivraient ses conseils succomberaient
nécessairement. Le Prince ('1) de Machiavel est le rêve du
républicain, ajoute Rousseau.


(•) On lui donna ce titre par corruption, car son auteur l'inti-
tula : Des Principautés.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
135


Machiavel ne pourrait être soupçonné de favoriser les
tyrans que dans ce livre; car tous les érudits avouent
que ses Dissertations sur Tite-L ive et son Histoire de
Florence respirent le plus pur républicanisme. Mais
à l'exception de deux ou trois passages, le Prince
contient la politique la plus saine et la plus morale ;
et encore ces passages, tels que celui où Machiavel
dit que le Prince ne doit pas toujours tenir sa parole,
ont été probablement falsifiés lors de la publica-
tion qui n'eut lieu qu'après sa mort, soit pour ternir
sa mémoire, soit par calcul politique, soit par l'in-
attention de l'imprimeur ou la copie fautive d'un
manuscrit.


Lorsqu'un homme a toujours fait preuve de loyauté
et de courage dans sa vie et dans plusieurs livres,
pièces fugitives et correspondances intimes, comment
ne pas supposer une falsification ou une mauvaise
lecture de l'un de ses passages ? (1) « De tous


.
ceux


qui censurent Machiavel, dit Amelot .de la Boussaie,
vous trouverez que les uns avouent qu'ils ne l'ont
jamais lu, et que les autres qui disent l'avoir lu ne
l'ont jamais entendu, comme il paraît bien par le
sens littéral qu'ils donnent à divers passages que
les politiques savent bien interpréter autrement.
De sorte qu'à dire la vérité, il n'est censuré que
parce qu'il est mal entendu; et il n'est mal en-
tendu de plusieurs qui seraient capables de le mieux


(1) Voyez la pièce I à la fin (le l'ouvrage.




136 LA POLITIQUE MODERNE.


entendre, que parce qu'ils le lisent avec préoccupa-
tion. »


Les livres de Machiavel ont été mis à l'index par la
cour de Rome, ainsi que ceux de Pascal, de Montes-
quieu, de J.-J. Rousseau et de beaucoup d'autres qui
passèrent avec honneur à la postérité. Les justices
royale, parlementaire et papale se ressemblent sous ce
rapport ; niais après tant de ridicules et odieuses
expériences , elles devraient enfin reconnaître leur
incompétence en cette matière.


CHAPITRE X.


DE L'ÉTOURDERIE ET DE QUELQUES RUSES ET PIÉGES
POLITIQUES.


L'imitation, l'archaïsme ignorant est un autre dé-
faut trop commun. En 1849, les républicains de l'As-
semblée législative s'affublèrent du titre de Montagnards,
espérant ainsi ressembler à ceux de 1792. Mais ces der-
niers ne l'avaient point inventé ; on le leur donna dérisoi-
rement, et ils s'en parèrent comme les Amis de la
Constitution s'étaient parés du nom de Jacobins, et les
insurgés de celui de Sans-culottes. En 1849, une partie
de la nation, qui n'avait lu l'histoire que dans des
livres menteurs ou mal faits, abhorrait ces souvenirs,
tandis que les gens instruits qui connaissaient les
grandes qualités des sauveurs de la France, virent leurs
imitateurs si petits, que la comparaison leur inspira
du mépris pour ces derniers. Il en résulta qu'un glo-
rieux souvenir, au lieu de servir ces représentants, jeta
de toutes parts la défaveur sur eux.


Le choix du nom que les partis donnent à leurs adver-
saires exerce toujours une influence marquée ; c'est ce
que l'on n'a pas davantage compris de nos jours, clans
la faction républicaine qui qualifia ses ennemis de
réactionnaires (ce qui est un solécisme, car il faut dire




138 LA POLITIQUE MODERNE.


réacteurs) au lieu de les qualifier de traîtres, de cons-
pirateurs, d'assassins. lls étaient traîtres, puisqu'ils
avaient juré fidélité à la République, sollicité et obtenu
d'elle des emplois ; conspirateurs, puisqu'ils agissaient
contre elle dans les réunions législatives, dans les cabi-
nets de certains journaux et dans la rue ; assassins,
puisqu'ils avaient froidement égorgé le prolétaire. Par
ces seules qualifications les républicains les eussent
vaincus !...


Les monarchistes, plus habiles, se surnommèrent
eux-mêmes, en 4848, honnêtes et modérés, comme ils se


disaient les honnêtes gens en 1789. A ces deux époques
ils n'épargnèrent point les injures à leurs adversaires
qu'ils qualifièrent de pillards, de voleurs, de brigands


de partageux, de fauteurs de la guillotine ; calomnies au
moyen desquelles ils aliénèrent de la 'République un
grand nombre de suffrages.


Peu d'hommes ont des idées saines des choses : la
plupart ne &attachent qu'aux mots. Les Romains qui,
du temps de César, haïssaient encore le titre de Rois,
accordèrent volontiers aux nouveaux despotes celui d'Em-
pereur, en leur laissant usurper plus de puissance que
celle dont les rois avaient joui. Ces empereurs main-
tinrent le sénat et les consuls , mais en dénaturant et
amoindrissant leurs attributions ; car il Faut autant que
possible ne pas changer les noms auxquels le peuple
est attaché.


Les cours pervertissent donc le sens des mots pour
égarer les peuples. Ceux-ci supportent les choses in-


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
139


fâmes décorées de beaux noms, et craignent les meil-
leures avec des noms odieux. Ainsi , les princes
nomment politique et diplomatie l'art de tromper les
hommes; prérogatives de la couronne les droits usurpés
sur le souverain ; magnificence et dons les prodigalités
honteuses et ruineuses; charges de l'État les dilapidations
et les exactions ; crédit public le vol et l'escroquerie ;
conquête le brigandage; punition des séditieux le mas-
sacre des Amis de la Liberté ; révolte la résistance à
l'oppression ; loyauté et fidélité la servitude et l'espion-
nage, etc.


D'autres fois elles insèrent à l'article l°' . d'une loi un
principe incontestable et populaire, mais en ayant soin
de ne point . l'appliquer dans le dispositif. Par exemple,
en mai 1790, lorsqu'il s'agit du droit de paix et de
guerre, les comités de l'Assemblée constituante, déjà ven-
dus au monarque, déclarèrent que ce droit appartenait à
la nation, et dans le dispositif ils l'attribuèrent au roi;
la majorité sanctionna par son vote cette violation de
la déclaration des droits:


En
• 852, L.-N. Bonaparte promulgua une constitu-


tion qu'il dit basée
sur les principes de 1789, dont. il fit


une énumération, omettant tous ceux qui assuraient les
libertés publiques et individuelles. Au surplus, une
série de décrets ultérieurs n'eut d'autre objet que
d'anéantir la liberté.


Outre ces piéges, l'histoire nous montre l'efficacité
des bruits faux que l'on répand. Catherine de Médicis
disait qu'une


nouvelle fausse, crue trois jours, peut sauver




t40 LÀ POLITIQUE MODERNE.


une année (1). Le duc de Mayenne, chef de la Ligue,.
ne conserva longtemps sa popularité à Paris que par
ce moyen. Dès qu'il ne pouvait plus nier sa défaite
sur un point , il faisait accroire qu'il avait triomphé
sur un autre. « Quand une armée ou une ville est en
l'attente de secours, dit P. Matthieu, il faut toujours
assurer qu'il vient ; et quand il y aurait nouvelle du
contraire, c'est de la prudence du chef d'en faire courir
un autre bruit. Syphax mande à Scipion qu'il ne peut
le secourir, et qu'au contraire il est pour Carthage.
Scipion caresse ses ambassadeurs et leur donne (les
présents, afin de faire accroire à ses gens que Syphax
venait et que les ambassadeurs . retournaient pour le
faire hâter »


Le comte de Charolais, voyant ses troupes découra-
gées, aposta un moine (3) qui, feignant d'arriver (le
Bretagne, affirmait qu'il avait laissé l'armée (le secours
si proche qu'on la verrait le lendemain. Cet artifice
soutint le courage des plus abattus, et le mensonge
profita pour le peu de temps qu'il fut cru ; car les sol-
dats avaient un si grand désir de voir les troupes de


(4) D'Aubigné, Hist. univers., I. ill.
(2) Hist. de Louis XI, liv. III.
(3) A cette époque, comme pendant tout le moyen âge, on


confiait ordinairement aux moines et aux femmes l'espionnage
et les nouvelles à porter. Le sentiment religieux faisait respecter
l'habit des uns, et l'esprit chevaleresque le sexe des autres.
Hoche employa aussi les prêtres et les femmes en Vendée et en


Bretagne.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
141


Bretagne qu'ils ne réfléchirent point à l'invraisemblance
de. •


Dans sa dernière maladie, Cromwell, apprenant qu'il
n'avait plus que vingt-quatre heures à vivre, mande le
Conseil d'Etat et dit : « La nature est au-dessus de tous les
médecins (lu monde, et Dieu infiniment au-dessus de
la nature; je sens que je guérirai ». Un (le ses confi-
dents lui ayant ensuite manifesté son étonnement de
cette assurance : « Imbécile! répondit le Protecteur, ne
vois-tu pas -que je ne risque rien par ma prédiction '?
Si je meurs, le bruit de ma guérison, qui va se répandre,
retiendra mes ennemis et donnera à ma famille
et à mes amis le temps de se mettre en sÙreté ;
si je guéris, ce qui est possible,• puisque les médecins
ne sont pas infaillibles, me voilà reconnu des Anglais
comme un envoyé de Dieu, et je ferai d'eux tout ce que
je voudrai.


Les peuples, comme les femmes, aiment à être flattés
et croient volontiers aux nouvelles agréables. En ap-
prenant d'un étranger qui débarquait au Pirée la
déroute de Nicias, un citoyen d'Athènes courut en
faire part aux magistrats. Ceux-ci lui ayant demandé
la preuve de ce désastre, il ne put la fournir, parce que
son témoin était rembarqué. On le tortura comme
perturbateur du repos public, et il ne fut relaxé que
lorsqu'on reçut la confirmation de la nouvelle. Dans
une autre occasion, le même gouvernement ne punit
point Stratoclès qui, sachant que la flotte athénienne
avait été battue, annonça une victoire. Toute la ville




142 LA POLITIQUE MODERNE.


fut en réjouissance pendant deux jours. Quand on ap-
prit la défaite, un citoyen proposa de châtier le nouvel-
liste de mauvaise foi, qui avait rendu la nation ridicule
aux yeux de ses ennemis et de ses alliés : « Pourquoi
vous plaindre de moi? s'écria celui-ci ; me ferez-vous
un crime d'avoir, en dépit de la fortune, su deux jours
entiers vous donner le plaisir de la victoire, et par mon
artifice dérober tout ce temps à votre douleur?» On lui
pardonna (1).


Ce mensonge, quoique répréhensible, n'était point
criminel; mais il en est d'autres qui sont exécrables, en
ce qu'ils perdent la patrie ou font assassiner un grand
nombre de ses enfants.


Eu l'an vin de la République (1799), N. Bonaparte
répandit avec ses complices le bruit d'une vaste cons-
piration ourdie contre elle par les républicains eux-
mêmes. Il obtint du Conseil des Anciens un décret
attestant ce mensonge. Le lendemain, à Saint-Cloud,
rencontrant une vive et redoutable résistance dans le
Conseil des Cinq-Cents, et craignant d'être mis hors la
léi, il fit accroire aux soldats que ces députés avaient
tenté de le poignarder, et qu'il ne fut sauvé que par
le dévouement d'un grenadier qui reçut le coup pour
lui. Tout cela fut ensuite reconnu complétement faux;
néanmoins la troupe, un instant trompée, arracha de
leurs siéges les législateurs patriotes.


En juin 1848, les bonapartistes, les légitimistes et les


(1) Plutarque. — Démosthène, 2e olynt.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 143


orléanistes favorisèrent la révolte, pour discréditer la
république et s'établir sur ses ruines. Quelques jour-
nalistes, parmi lesquels un petit avocat bossu, vendus
à l'un ou à l'autre de ces partis, alléguèrent que
les ouvriers révoltés avaient scié des gardes-mobiles ,
enduit de térébenthine et allumé les corps d'offi-
ciers vivants, empoisonné les balles, égorgé tous les
parlementaires, pillé les riches , violé les femmes
et les filles, enfin détruit des compagnies de la garde
nationale et de la ligne, en leur faisant vendre par
les cantinières des liqueurs et des cigares empoi-
sonnés. Rien n'était plus faux ; car ces infortunés
ouvriers, quoique trompés et coupables de révolte, ne
souillèrent leurs mains d'aucun vol, d'aucun assassinat,
tandis que les défenseurs du parti de. l'ordre en commi-
rent sans nombre. Néanmoins, ces nouvelles fausses,
crues trois jours, irritèrent jusqu'au paroxisme de la
fureur des soldats et une portion de la garde nationale,
qui assassinèrent ce qu'ils rencontrèrent vêtu de la
blouse de l'indigence.


Par exemple, un bonnetier, officier
• de la garde


nationale, crevait impunément les yeux de ses prison-
niers. Une actrice du Théâtre-Français (1) ayant donné
asile à deux blessés, le 26 au soir, la garde mariné
vint les chercher deux jours après et les emmena avec
elle au Palais-Royal. Un officier-général l'interrogea


(1) Elle quitta ensuite le théâtre, amassa de l'argent, et épousa
un ex-fonctionnaire supérieur.




444 LA POLITIQUE MODERNE.


et lui dit que si l'on avait découvert le fait la veille,
elle eût été fusillée avec eux. Voyez, dit-il, en s'appro-
chant de la fenêtre, ce que nous faisons de ces coquins
Elle s'avança et vit fusiller clans le jardin ses deux hôtes.


Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine établirent,
pour les blessés, une ambulance dans un magasin
de meubles qui était vide. Dès que ce faubourg fut
pris, une compagnie de la ligne ayant pénétré dans -
l'ambulance, les soldats, sous la conduite de leurs offi-
ciers, arrachent des grabats les blessés, les jettent sur
le trottoir et leur écrasent la tête à coups de crosse
de fusil, en disant : tu ne vaux pas une balle ! . . .


Un instant après, un peloton de cette compagnie
entre clans une cité ('1), fait prisonniers quarante
citoyens réfugiés dans les combles et dans les caves, et
les emmène à un poste. Chemin faisant se présente un
bataillon de la 8e légion de la garde nationale qui s'était
caché durant le combat. Avec l'assentiment de son
commandant, ce bataillon égorge dans la rue tous les
prisonniers à coups (le baïonnettes, et sans aucune
opposition de la ligne.


Probablement nul n'oserait approuver publiquement,
(les mensonges qui engendrent de pareilles consé-
quences; mais des auteurs graves vantent ceux presque
innocents dont certains chefs se servirent pour maintenir
leur parti . Tite-Live blâme le consul romain qui, après


(1) On nomme ainsi les maisons profondes à plusieurs corps
de logis.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 145


la désastreuse journée .de 'tannes, avoua aux députés
des alliés toutes ses pertes. Cette franchise fut cause, dit
l'historien, que les alliés, jugeant que Rome ne pourrait se
relever, prirent le parti d' Annibal. Je ne suis pas
de l'avis de cet historien, parce que tout chef reconnu
menteur peut, dans un cas décisif, perdre l'armée et
l'État, faute de n'être plus cru dans son affirmation.


A plus forte raison, lorsqu'une affaire est décidée,
et que le Gouvernement débite officiellement des men--
songes, il se fait huer et s'aliène toute confiance.
Après les journées de ,juin, le général Cavaignac fit
publier par le maire de Paris qu'il n'y avait eu en tout
que 1,400 hommes tués. Or, il était de notoriété
publique que plus de 3,000 citoyens avaient été fusil-
lés, sans aucune formalité, après la victoire, et que
2,600 gardes mobiles, 1,900 soldats de la ligne et de la
garde républicaine, 900 gardes nationaux et 3,700 révol-
tés, périrent, soit pendant le combat, soit immédiatement
après la prise des barricades, durant cette bataille de
quatre jours. Dans un seul arrondissement (quar-
tier Saint-Martin), le maire et le premier adjoint firent
enlever par des tapissières et enterrer dans de grandes
fosses communes, au cimetière Montmartre, 600 hommes
du peuple non réclamés ni reconnus (1). Beaucoup
d'autres tués, tels que soldats gardes mobiles, gardes,


(I) Je tiens ce fait de ces deux. administrateurs qui me le décla-
rèrent à Versailles, en octobre 1849; ils étaient témoins dans le
procès du 13 juin, où je défendais N. Lebon devant la Haute-Cour.


1 0




146 LA POLITIQUE hIODEBNE.


nationaux et révoltés, avaiênt été enlevés auparavant,
soit par leur compagnie, soit par leur famille, soit par
leurs amis. Les faubourgs du Temple, Saint-Antoine et
Saint-Marceau perdirent aussi un nombre considérable
d'habitants.


On peut donc constater la mort de plus de
12,000 citoyens en ces journées désastreuses, c'est-à-.
dire presque le décuple du chiffre officiel.


En 1855, sur la lin de la guerre de Crimée, le Gou-
vernement annonça qu'il n'y avait que 14,000 hommes
tués ou morts de maladies. Or, chacun savait qu'alors
on en avait déjà perdu plus de 70,000. Les pertes montè-
rent à '120,000 hommes au moins, $111' environ 240,000
embarqués pour cette expédition ridicule ('1). Plus tard
le même Gouvernement avoua une perte de 95,615
hommes (2).


Dans ses Mémoires, Napoléon ier affirma que, durant
tout son règne, il publia un effectif de ses armées plus
fort qu'il n'était réellement. C'était, selon lui, un stra-
tagème pour intimider ses ennemis. Mais ceux-ci
devaient le savoir, Le stratagème ne pouvait donc servir
qu'à irriter le peuple français contre la politique impé-
riale, en grossissant le chiffre des hommes qu'elle enle-


(1) Le docteur Scoutetten, de Metz, qui fut attisé d'une mis-
sion en Crimée, et qui s'y transporta en 1855 et 4856, m'attesta
en janvier 1858 cette perte énorme. Je suis arrivé au même
chiffre en combinant les renseignements que me donnèrent plu-
sieurs officiers supérieurs ou généraux.


(2) Rapport au Conseil de Santé.


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 147
vat aux familles et aux travaux productifs. D'ailleurs,
l'empereur s'exposait à faire mettre en ligne contre lui
plus de troupes qu'on ne l'eût fait, et à se trouver infé-
rieur en forces, ce qui arriva en 1813. Par conséquent,
il mentait, ou durant son règne, s'il a dit ensuite la
vérité, ou dans ses Mémoires, s'il a réellement consommé
pour ses guerres inutiles tant de citoyens français. C'est
cette dernière hypothèse qu'il faut admettre (I). Au lieu
de se confesser sur la fin de sa vie, cette homme fil le
comédien jusqu'au bout et s'efforça de faire accroire
qu'il n'avait pas été aussi funeste qu'il le fut à la France
et à l'Europe entière.


Concluons-en que si le mensonge est odieux chez
un particulier, il l'est encore davantage chez le chef
d'un gouvernement. Il n'est pas difficile de prévoir que
le peuple fait des choix tels, que nous verrons une
effroyable recrudescence de mensonges qui le plonge-
ront dans l'abîme. Tous les traîtres sont incorrigibles ;
car on ne trahit, on ne trompe, on ne ment que parce
qu'on a Filme basse. Or, croit-on qu'un fripon puisse
devenir honnête homme • et que les serments soient
une garantie? Tente l'histoire ancienne et moderne
atteste que les fourbes sont les plus empressés à en
faire. Le 4 février 1790, au moment où il ourdit
avec ses ministres et avec Bouillé le massacre de
Nancy, Louis XVI court à l'Assemblée nationale et jure,


(1) Sous le Directoire, il alléguait des chiffres inférieurs,
afinde rehausser son mérite.




I


u


148 LA POLITIQUE MODERNE. TIIÉORIE DES RÉVOLUTIONS.
149


au milieu de l'enthousiasme public, d'exécuter loyale-
ment la Constitution. Quand l'année suivante ce roi
eut résolu sa désertion , il ordonna à son ministre
Montmorin d'écrire à l'Assemblée nationale qu'il n'avait
jamais eu le projet de quitter la capitale ; qu'il se
trouvait très-bien au milieu des Parisiens, et déclara
calomniateurs ou insensés les écrivains et les clubistes
qui annonçaient ses projets de fuite. Il a fallu qu'on
l'arrêtât, muni d'un faux passe-port, tout près de
la frontière, pour que les yeux du peuple fussent
(lésinés. •


Deux mois après il jura, pour la quinzième fois, de.
respecter et maintenir loyalement la Constitution (car,
comme tous les menteurs, il ne parlait que de sa
loyauté), au moment même où il activait sa correspon-
dance secrète et illégale avec les émigrés et les princes
étrangers. Dans son palais même et sous ses yeux, on
fabriquait les offices qui étaient publiés par le cabinet
autrichien, à l'effet d'épouvanter les patriotes français.
Aux approches du '10 août, il favorisa l'invasion des
Austro-Prussiens : En donnant secrètement aux
commandants des places • lbrtifiées l'ordre de les livrer
à l'ennemi ; en n'armant pas les gardes nationales ;
3° en privant d'armes et de munitions les camps et les
bataillons en campagne. Après son arrestation l'on en
découvrit les preuves écrites de sa main.


Louis-Napoléon Bonaparte fut arrêté à Strasbourg en
flagrant délit de conspiration contre le gouvernement
de Louis-Philippe. Le vieux monarque débonnaire ou


peureux le dispensa illégalement du jugement et favorisa
sa fuite. Peu après, le même Bonaparte conspire à
Boulogne. Quand la République est proclamée, il lui
prête serment. Dès qu'il est élu Président, il jure dela
maintenir, puis il conspire contre elle durant trois ans.
Enfin, le moment venu, il la renverse et se met à sa place.
Au bout d'un an, voulant se faire proclamer empereur
et sachant que la nation avait horreur de la guerre; il
affirme solennellement que l'Empire c'est la paix.
Devenu empereur, il entreprend l'inutile guerre de
Crimée, ensuite celle d'Italie, par (le fausses raisons
justificatives.


Ces trois expériences guériront-elles le peuple fran-
çais de sa crédulité?...




1


TIIÉORtE 1ES RÉVOLUTIONS. 151


CHAPITRE Xl.


OBSERVATIONS PARTICULIÈRES SUR LA MONARCRIE.


Bossuet prétend que le gouvernement monarchique
est le seul naturel, parce qu'il est l'image du gouvernement
divin, unique et absolu, et de celui, du père de famille (I).


Cet éloquent évêque se trompe ici. Le gouvernement de
Dieu a sa raison d'être dans sa toute-puissance même,
qui a créé. et peut anéantir, et dans son infinie bonté.
Il est parce qu'il est. On commet clone une hérésie en
comparant son gouvernement à »celui d'un homme
quelconque.


Quant au père de famille, il est le' créateur de ses
enfants qu'il nourrit et élève aux dépens même de son
repos et de sa vie. Ses bienfaits établissent en leur
coeur une Perpétuelle reconnaissance qui les soumet à
sa volonté. D'ailleurs, son expérience l'emporte évidem-
ment sur la leur, tant qu'ils sont en bas âge ; il gou-
verne donc parce que sans lui la famille périrait.


Il n'en est pas de même du monarque qui, au lieu
de nourrir ses compatriotes ou sujets, se fait nourrir
par eux, les avilit et les opprime de toutes façons, dès
qu'il y trouve son avantage. Car il est de l'essence du
pouvoir longtemps exercé, de rendre égoïste et féroce


(I) Polit. tirée de l'Écriture sainte, liv. Il, 7, 8, 9, 10.


quiconque en est investi. « Les rois craignent plus les
bons que les méchants, dit Salluste :la vertu d'autrui
leur cause toujours de la frayeur. »


Le roi Eumènes étant venu visiter Home, reçut un
accueil magnifique; les patriciens se disputèrent l'hon-
neur de le recevoir. P. Caton seul ne voulut point le
voir. Un de ses amis lui en manifesta son étonnement,
parce que c'était un bon prince qui voulait dire utile aux
Ronzains: « Je veux bien qu'il en soit ainsi, répondit le
censeur ; mais comment qu'if en aille, un roi est tou-
jours de sa nature une bête ravissante, et qui vit de
proie ; et si n'y dut oncques roi, tant fût-il loué et es-
timé, qui méritât d'être comparé à un Epaminondas, à
un Périclès, à un Thémistocle, à un Curius, ou à un
Amilcar surnommé Barca » (1).


Les sujets ne supportent le roi que par crainte ou
par insouciance. S'ils paraissent quelquefois l'aimer,
c'est parce qu'ils ont été trompés par des sophistes.
Eu effet, le petit nombre de rois dont on respecte la
mémoire ne valaient guère mieux que les autres, au juge-
ment des hommes instruits et honnêtes. Le dauphin de
France, fils acné de LouisXVI, ayant pour maître d'his-
toire un moine véridique, lui dit naïvement: mais,
père Corbin, parmi tous les rois de France, je n'en vois
aucun de bon !


Bossuet ajoute que le gouvernement monarchique est
tellement le plus naturel, qu'on le voit d'abord dans tous


LUT., Caton, traduction d'Amyot.




LA POLITIQUE MODERNE.


les peuplés. Il invoque l'autorité de l'Histoire sainte, de
Rome, de la Grèce, de la Suisse, des Provinces-Unies et
même de Venise qui, avant d'être en république, fut
sujette des empereurs.


Cet écrivain tombe dans une • déplorable confusion ,
dont on ne doit point s'étonner, puisqu'il a eu l'impu-
deur de prétendre que l'esclavage est licite. Ni la Suisse,
ni les Provinces-Unies, ni ,Venise ne se soumirent
volontairement à des monarques : elles furent conquises
par la violence de ceux-ci-, dont elles se débarrassèrent
dès qu'elles purent.


Au surplus, quand même le gouvernement monar-
chique eût été le plus naturel dans les commence-
ments des peuples, il ne s'en suivrait nullement qu'il
le fût à perpétuité. Autrement il faudrait affirmer que
les hommes ayant commencé par ôte chasseurs, cet
état est le plus naturel et le meilleur ; qu'en consé-
quence, il faut abolir l'agriculture, l'industrie et le
commerce, comme contraires à la nature.


L'essence de la royauté c'est l'hérédité. Or, croit-on
qu'il n'y a point de risques à courir avec un inconnu?
L'histoire ne prouve-t-elle pas que des monstres, des
imbéciles ont occupé les trônes usurpés par leurs
aïeux?


Si même la monarchie n'est qu'à vie, qui garantit que
l'élu, se voyant inamovible, persistera dans les senti-
ments qu'il avait manifestés avant l'élection? Le con-
traire n'est-il pas constamment prouvé ? L'empereur
Dioclétien faisait cet aveu: « Il ne faut que quatre ou


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 153


cinq courtisans décidés à tromper le prince pour y
réussir ; ils ne lui montrent des choses que le côté
qu'ils veulent. Comme ils l'obsèdent, ils interceptent
tout ce qui leur déplaît ; et il arrive, par la conspiration
d'un petit nombre de méchants, que le meilleur prince
es't trahi, malgré sa vigilance, malgré même sa mé-
fiance et ses soupçons. »


On .invoque deux arguments en laveur de l'hérédité:
le droit divin et l'utilité publique.


Le premier mérite à peine une mention. D'où vient.
ce prétendu droit divin ? Où est l'évangile qui l'a
promulgué ? Est-il dans la conscience publique? Non,
assurément. Quand même ces lambeaux incohérents
de lois anciennes, souvent apocryphes , écrites en
des langues barbares, existeraient ; quand même ils
eussent été mis en vigueur par le consentement
de nos ancêtres, n'avons-nous pas été libres d'en
changer? Le plus bel apanage de l'homme n'est-il pas
la liberté? Les rois sont faits pour les peuples, lors
toutefois que ceux-ci en veulent ; mais jamais les
peuples n'ont été créés pour les rois. Il me semble
même que c'est outrager la divinité que de dire que sa
plus belle création, que des millions d'hommes sont
créés pour un seul homme !


On répute un grand peuple et son territoire propriété
d'une famille. Ainsi, de nos jours, les Bourbons, dont
les ancêtres règnent depuis un siècle et demi sur des
pays souvent ennemis de la France , deviendraient
propriétaires de cette nation, si leurs parents, qui aspi-




1M LA POLITIQUE MODERNE.


rent à y régner, mouraient sans postérité! Cette ques-
tion a été agitée sérieusement; en 1789, à l'Assemblée
Constituante qui n'osa point la résoudre!...


Les partis qui, sous la république, demandent un
roi , ressemblent aux grenouilles de la fable. Ils ne
savent si ce sera un soliveau qu'ils mépriseront et qui
favorisera l'anarchie, ou une hydre qui les ruinera et
les tuera. Or, ce sont les lois fondamentales qu'il im-
porte de connaître plus encore que l'individu royal et
sa race. Mieux vaudrait vivre sous Domitien avec cer-
taines lois, que sous Louis IX avec certaines autres.


Quant à l'hérédité pour cause d'utilité publique, elle
a pu être utile à la France , à l'époque où le roi était
entouré de grands vassaux très-puissants. La couronne
de France étant la plus enviée, s'il avait fallu élire un
autre monarque, il y aurait eu guerre e non-seulement
entre les vassaux, mais entre les plus proches parents
du roi. On a donc estimé que l'ordre de succession à
la couronne serait le même que dans la famille. Ce
moyen simple n'a toutefois pu préserver les nations de
sanglantes guerres de succession. Chez les peuples
grossiers ou dans l'enfance, comme chez ceux abaissés
par la décadence, le gouvernement prend la forme de
l'incarnation ; c'est-à-dire qu'il réside en un individu,
et ensuite en l'un de ses descendants, parce que ces
peuples ne peuvent concevoir l'idée de justice et de
force autrement que sous une figure humaine. Au
contraire, les peuples vertueux et intelligents ne sau-
raient tolérer le gouvernement d'un individu ni d'une


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 158


famille; car ils ont une idée nette de justice, dont
]'abstraction n'à pas besoin chez eux d'être manifestée
par une individualité ou figure vivante.


On a bien raisonné en soutenant la nullité d'une
élection monarchique à vie, et, à plus forte raison,
héréditaire ; car une population change chaque année
par le décès des uns• et la majorité des autres. Le
monarque élu par là précédente génération peut donc
ne pas convenir à la nouvelle , et nul n'a le droit d'im-
poser sa volonté aux générations futures, puisque le
peuple est sans cesse souverain. D'ailleurs, quand on
aurait élu un monarque à vie, s'il n'exécute point les
conditions imposées, même tacitement , à son élection ,
on peut le révoquer et exiger des dommages-intérêts.
C'est un principe incontestable du droit public.


11 ne peut exister de pacte entre un prince et un
peuple que clans le cas où un conquérant transige avec
un peuple vaincu, qui, pour faire cesser la guerre, de
laquelle il n'attend que de plus grands désastres, se
soumet à certaines conditions. Et encore , le peuple
subjugué a toujours le droit de profiter de la première
occasion pour se soustraire à ce pacte arraché par la
force, et conséquemment vicié clans son origine.


On a objecté qu'en droit civil, le père a lié son fils
Par les conventions qu'il a souscrites ; que, par consé-
quent, s'est engagé à laisser régner un monarque
à vie, ainsi que les descendants de


, le fils
doit respecter cette convention.


Je réponds que la souveraineté du peuple étant inft




156 LA POLITIQUE MODERNE.
liénable, l'élection d'un roi ne peut être qu'un contrat
de louage, ou un mandat toujours révocable. Le louage
d'une personne ne peut être contracté que pour un
temps très-court. C'est une règle de droit, puisée clans
le for intérieur. Quant au mandat, nul n'a le droit d'en
conférer ni de s'en investir à perpétuité, et il est de sa
nature essentiellement révocable.


En second lieu , dans le droit civil , la convention
est simple, nette , et faite au profit de deux personnes
qui y trouvent un avantage réciproque. Le défaut de
liberté , la violence ou le dol la rendent nulle. Or,
l'élection royale a presque toujours été entachée de
violence et de dol, ou du défaut de liberté, au préju-
dice du principal contractant, le peuple. En outre, le
fils n'est tenu de payer les dettes du père que lorsqu'il.
accepte sa succession. Mais la plupart des citoyens
n'ayant point reçu d'héritage de leur père, conséquem-
ment n'ayant point d'actif, ne sont point obligés de
supporter le passif. Ils renoncent à la succession :
pourquoi voudrait-on qu'ils en remplissent les obliga-
tions?


On dit que, quand même les rois héréditaires ne vau-
draient rien, il y a exception pour ceux éprouvés par
le malheur.


L'expérience démontre que cette allégation, sans cesse
répétée, n'est qu'un sophisme et un piége. Quoique
Charles 11 eût été longtemps exilé et inquiété, il sa-
voura avec délices, dès qu'il monta sur le trône , le sup-
plice des anciens partisans de la Révolution. Louis XVIII


THÉORIE DES RÉVOLUTIONS. 151
en fit autant après 18t5, et enfin Napoléon III, jugé
et condamné avec indulgence pour un deuxième crime
capital, emprisonné ou errant et misérable, n'a pas
montré de douceur après avoir usurpé le pouvoir su-
prême, le 2 décembre 1851; car, outre les citoyens
qu'il lit massacrer, il en déporta ou exila plus de 35,000
en un seul mois, sans jugements ni le moindre indice
de culpabilité. Car, qui oserait décorer du nom de juge-
ments les décisions secrètes et sans nulle formalité des
commissions mixtes, composées, dans chaque départe-
ment, du préfet , du procureur général et du général
commandant le département, fonctionnaires ne jouis-
sant pas de ta moindre indépendance et choisis depuis
près de trois ans parmi les plus serviles?


Au surplus, on ne peut transiger avec des hommes qui
se considèrent comme d'une autre espèce. Le patriote
clairvoyant les subjugue, de façon qu'ils ne puissent
plus se relever ; mais il ne conclut aucun pacte avec
eux; car ces gens font toujours des restrictions menta-
les clans leurs promesses, même appuyées sur des ser-
ments. Ils se disent non libres , conséquemment
autorisés au parjure. L'intérêt de la sainte égalité
exige clone, dès qu'on aspire à fonder un état démo-
cratique, que l'on commence par enlever tout pouvoir
à quiconque se prétend investi de prérogatives.


Un homme d'un esprit vigoureux et d'une érudition
profonde, mais chagriné par une ambition non satis•-


. faite et par l'envie, s'écriait au commencement de ce
siècle : « Savez-vous d'où vient ce débordement de-




158 LA POLITIQUE MODERNE.
doctrines insolentes qui jugent Dieu sans façon et lui
demandent compte de ses décrets ? Elle nous viennent
de cette phalange nombreuse qu'on appelle les savants,
et que nous n'avons pas su tenir dans ce siècle à leur
place, qui est, la seconde. De toutes parts ils ont
usurpé une influence sans bornes ; et cependant, s'il y
a une chose sûre dans le monde, c'est, à mon avis , que
ce n'est point à la science qu'il appartient de conduire
les hommes... Il faudrait avoir perdu l'esprit pour croire.
que Dieu ait chargé les académies de nous apprendre ce
qu'il est et ce que nous lui devons. Il appartient aux
prélats, aux nobles, aux grands officiers de l'État d'être
les dépositaires et les gardiens des vérités conservatri-
ces, d'apprendre aux nations ce qui est mal et, ce qui
est bien; ce qui est vrai et ce qui est faux dans l'ordre
moral et spirituel ; les autres n'ont pas droit de raison-
ner sur ces sortes de matières » (1).


D'abord, cet écrivain confond avec la science les
savants et les académies (dans lesquelles il y a toujours
eu trop d'ignorants et d'intrigants), comme on confond
les prélats avec l'Église : sophisme ridicule et odieux .
Sa colère contre la science elle-même est risible : la
science est inséparable de la grandeur, de la supério-
rité; ou plutôt c'est elle en partie qui la donne. Les
anciens prêtres égyptiens, les prophètes, les Pères de
l'Église furent les plus savants de leur nation. Ce n'é-
tait pas seulement comme prélats, ni comme nobles ni


Tng011Ig DES R1VOLUTIONS. 159


comme grands officiers de l'État qu'ils avaient le dépôt
des . vérités conservatrices; c'était surtout comme savants
et hommes de bien .


En confondant ceux-ci avec la catégorie des prélats,
des nobles et des grands officiers de l'État aux xviii e et
xixe siècles, notre auteur feint d'ignorer qu'il y avait
décadence évidente ; car on ne peut rien découvrir de
commun entre Charlemagne et Louis XV, pas plus
qu'entre saint Augustin et M. de Talleyrand. Sa pro-
position n'est qu'une pâle réminiscence de ces beaux
vers de Corneille :


C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
De voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C'est, d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire ;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire (1).


J. de Maistre est loin du poète qui parle des grands
et des esprits bien faits, c'est-à-dire des hommes supé-
rieurs par le caractère et le génie. En mentionnant
aussi les rois, Corneille parle des hommes que les
peuples élisaient autrefois comme les plus capables et
les plus dignes de gouverner. Quoiqu'il écrivit à une
époque où l'on brûlait Urbain Grandier comme sorcier,
il n'a jamais conseillé de rendre dépositaires uniques
des grandes vérités et du pouvoir les nobles, les prélats
et les valets du monarque, décorés du nom de grands
oirteters de l'État.


L'expérience moderne prouve d'ailleurs que les


.los. DE No1ISTRE, Soirées ee feint-PetersPonru, 8 D entretien. (1) Horace, acte v.el)




160 LA POLITIQUE MODERNE.


dévouements à la république sont souvent désintéres-
sés, tandis que ceux à la monarchie se font payer très
cher. Tous les moi-largues furent obligés de combler
de richesses et de litres leurs ministres et souteneurs.
Par exemple, un Prétendant paie à un éloquent député
40,000 francs par an, outre la somme de 800,000
francs qu'il lui donna en deux fois pour ses créanciers
et 300,000 francs pour sa maison de campagne. En outre,
ce député reçoit annuellement une centaine de mille
francs des légitimistes; pour soutenir leur cause à la tri-
bune législative, quoique la loi et la pudeur même
vulgaire n'autorisent pas plus un député qu'un juge à
vendre ses paroles et ses votes. Vers 1847, ayant défendu
aux assises, moyennant 50,000 francs d'honoraires
payés d'avance, un banquier orléaniste, accusé de cor-
ruption électorale et condamné, il fut comparé par le
spirituel Armand Marrast, clans le National, à ces belles
de nuit qui se livrent toujours pour de l'argent. On ne
doit donc point s'étonner de ce que ce député entre-
tenu ait été, en 1848, l'un des plus fourbes ennemis de
la République; car il savait qu'en 1793 on condamna
et exécuta quelques députés, notamment Barnave,
pour avoir vendu leur éloquence et leurs votes au
monarque et aux propriétaires d'esclaves.


Après avoir esquissé la théorie des révolu lions, je
vais en indiquer la pratique, et l'on verra qu'elle fut
encore plus mal entendue de nos jours.


LIVRE III


Pratique des Révolutions.
Disponam populos et nationes mihi


erunt subditte. (SAelesr.. VIII, 14.)


CHAPITRE PREMIER.


DES RÉACTIONS ET DES MOYENS DE LES ÉVITER.


line insurrection triomphante ne suffit point pour
rendre le peuple libre, puisqu'elle n'est que le début
de la révolution qui améliorera son sort. Ce qu'on
doit surtout craindre dès ce début, c'est la réaction ou
un mouvement rétrograde. Cette thèse est tellement
importante qu'elle exige une démonstration en forme,
appuyée sur un exemple récent.


Le mouvement du 24 février 1848 fut une véritable
insurrection. La foule n'avait d'autres chefs que ceux
qui s'improvisèrent au moment même dans les divers
quartiers de Paris ; nul mot d'ordre, nul drapeau,
mais presque unanimité pour renverser ce qui existait,
tout en respectant la vie des hommes et les proprié-
tés. Jamais peuple ne montra plus de magnanimité.




162 LA POLITIQUE MODERNE.


Je m'écriai alors avec l'Écriture : « Voilà un peuple
grand et intelligent ; oui, c'est une noble nation ! » (1)


Cette insurrection triompha surtout par la force
morale; car cent mille soldats et trois cents bouches à
feu demeurèrent inactifs devant elle. Un roi plus brave
que la plupart de ses pareils prit la fuite; ses lieute-
nants les plus aguerris qui, la veille, avaient juré
d'exterminer les républicains (2), courbèrent la tête,
ainsi que tous ses partisans.


Les gens qui disent qu'il y eut surprise altèrent la
vérité; car tous les fonctionnaires et les soldats acquies-
cèrent immédiatement, sans compter - le Million d'hom-
mes sollicitant des emplois ou se réunissant spontané-
ment pour préparer l'élection de leurs représentants,
qui devaient organiser la république proclamée par les
insurgés.


On objecte qu'il y avait opposition secrète, restriction
mentale d'un grand nombre d'individus qui profitaient
des anciens abus.


Je le sais; mais pour qu'il en . fût ainsi, pour que ces
opposants n'osassent manifester leurs sentiments, il fal-
ait bien qu'ils vissent une majorité immense prononcée


(1) En populos matins et intelligens, gens magna!
(2) Un général fameux, devenu quelques mois plus tard


Ministre de la République, et ensuite généralissime malheureux
des soldats du pape, s'écriait le 23: Qu'on, me donne deux mille
hommes, et j'extermine tous ces républicains de paille! (Je me trou-
vais au journal la Réforme le 24, à dix heures du matin , lorsque
Antony Thouret et deux autres citoyens dignes de foi vinrent y
rapporter ce propos.)


PRATIQÙE DES RÉVOLUTRINS. 468


contre eux. Plusieurs n'ont-ils pas été entraînés eux-
mêmes, puisqu'ils ont sans retard acclamé la Répu-
blique? Et les autres n'ont-ils pas manqué de courage
en ne résistant point ? Or, nul n'a le droit d'alléguer
sa propre turpitude.


On objecte aussi que la France n'était pas mûre
pour la république; qu'on ne pouvait compter trois
mille républicains parmi toute la nation.


La France était mûre, puisqu'elle était lasse de la
monarchie qu'elle renversa, et qu'aucun Citoyen n'osa
proposer une forme de gouvernement autre que la
république. Je conviens qu'il n'y avait pas trois mille
républicains avoués ; mais le germe de l'idée était
au fond des coeurs : le mot seul manquait ; et dès
qu'il fut proféré; les masses l'accueillirent avec enthon.
siasme.


Voyez, dit-on, voyez où en fut, bientôt cette répu-
blique : en moins de quatre mois elle n'exista plus que-
de nom ; les républicains furent exclus systématique-
ment des emplois, et même proscrits...


Quand un État passe de la monarchie à la républi-
que, le mouvement se fait malgré la volonté d'un
grand nombre, qu'on nomme conservateurs, c'est-à-dire
partisans de l'ancien régime. Ceux-ci soupirent d'abord,
puis ils murmurent; enfin, lorsqu'on les a laissés tous
libres, tranquilles, impunis, ils conspirent audacieuse-
ment contre la république, ils se faufilent clans les
emplois parce qu'ils se sont dits républicains, et le peu-
ple imprévoyant, ajoutant foi à leurs protestations ;


leur




164 LA POLITIQUE MODERNE.


confie son honneur et sa sûreté. Tandis que les uns
suivent les voies monarchiques en ourdissant la con-
juration, les autres répandent des doctrines et systè-
mes ridicules ou subversifs, afin de contribuer à désho-
norer le nouvel ordre de choses.


En vain les éléments républicains essaient de lutter!
il n'est plus temps , parce qu'ils ont à combattre une
faction organisée qui a sur eux l'avantage . de la
richesse, des places et de la calomnie, l'arme favorite
des monarchistes. Deux ans à peine écoulés, quoique le
mot république fût encore inscrit en tête de la Consti-
tution, quiconque s'avouait républicain -était emprisonné
'u massacré. L'on vit les défenseurs de de la
religion et de la propriété violer la famille, renier Dieu
et s'emparer du bien d'autrui. La réaction l'emporta
définitivement, et la foule se jeta dans les bras d'un
homme qui présentait l'unité individuelle au défaut
de l'unité législative. Pauvre peuple, qui, sur le dire,
de quelques fripons, se croit menacé du pillage et
de l'assassinat, et abdique toute liberté et toute
dignité


Cette réaction humiliante et sanglante provint sur-
tout de l'indulgence du peuple vainqueur, et de la
lâcheté ou de l'ignorance de ses chefs, qui n'osèrent,
révolutionner et venger la nation des attentats commis
contre elle. Lors donc que s'est manifesté dans le
peuple le besoin d'une révolution qui n'a pu survenir
qu'au moyen d'une insurrection ; comme c'est par la
faute des privilégiés qu'un sang innocent a été répandu,


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 165


ceux:Ici, lorsqu'ils sont légalement reconnus coupables,
doivent être châtiés corporellement, c'est-à-dire en leur
personne; et réellement, c'est-à-dire en leurs richesses
qui, provenant des abus, ont été illicitement acquises.
Car une - insurrection triomphante étant le prélude
ordinaire d'une révolution, il s'ensuit que celle-ci doit
s'accomplir même par la rigueur, puisque les pos-
sesseurs iniques n'ont point voulu consentir à entrer
dans la voie pacifique du progrès, qui leur eût coûté
moins cher.


On a dit qu'un peuple majestueux pardonne au lieu
de se venger.


Sophisme des gens dont la conscience est mauvaise.
Il n'y a que périls et honte en l'absence de la justice.
La vengeance dont je parle n'est que la justice même,
l'un des plus beaux attributs de l'homme civilisé.
Sans elle, on ne peut débarrasser la nation des immon.-
(lices et épouvanter les scélérats futurs. Dieu lui-
même se venge. 11 ne faut point confondre la ven-
geance publique avec la vengeance particulière. Tou,
en recommandant le pardon des injures, le Christ dit :
qui se sert de l'épée, périra par l'épée; en .d'autres ter-
mes, celui qui a tué injustement sera tué juste-
ment (1).


Les citoyens qui, dans la grande Révolution fran-
çaise, voulaient une justice vengeresse, furent les
Jacobins intègres et courageux défenseurs de la patrie


(1) DOM CALME; Gomment. sue l'Écrit. sainte.




166 1.,A mener. MODERNE.


contre les Prussiens et les émigrés. Car toute l'higtoire,
comme la raison, démontre la folie de prétendre révo-
lutionner sans avoir écrasé la faction vaincue (I).


Ceux, au contraire, qui réclamaient le pardon,
l'amnistie; étaient Necker, hypocrite agioteur; Lafayette,.
traître tonte sa vie; Bailly, courtisan, voleur et
assassin, et la nombreuse cohorte des exploiteurs du
peuple, des sangsues du pauvre et des flatteurs des
monarques,


« Lorsqu'un État se révolutionne, dit Machiavel, soit
qu'une république devienne monarchie, soit qu'une
monarchie se change en république, il est indispen-
sable qu'un exemple terrible épouvante les ennemis du
nouvel ordre de choses. Quiconque s'empare de la
tyrannie et laisse vivre Brutus ; quiconque fonde un
État libre et n'immole pas les fils de Brutus, doit
s'attendre à une chute prochaine » (2).


Cette maxime est applicable, avec quelques adoucis-
sements suivant les cas, en tous les pays comme en
tous les temps. Si, en 1.848, les chefs de l'État l'avaient
connue et. appliquée, cette sainte République, objet
e si nobles .vceux et fruit de nos durs travaux et de


notre sang, eût subsisté pour le bonheur de nos
neveux !... La première République française ne devint
victorieuse, en 470 , qu'après s'être définitivement


(l) Irascimini et nolite peccare (psolm.); c'est-à-dire qu'il y a
de, colères légitimes dictées par l'Esprit-Saint.


(2) Disert. sur Tite-Live.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 161


débarrassée d'un grand nombre de traîtres dangereux ;
car l'espoir de l'impunité est_pour beaucoup d'hommes
une invitation au crime.


Malheureusement les citoyens courageux qui, par
leurs écrits ou leurs actes, préparent les révolutions,
pèchent souvent par excès de désintéressement qui leur
fait fuir les places, ou par excès de confiance qui leur
laisse supporter les ambitieux toujours prompts à les
escalader. Or, ces derniers se font, dès le lendemain,
complices des mortels ennemis du gouvernement nou-
veau. Ils se disent modérés: c'est-à-dire partisans titi
rnorkit'anti.snae, qui est à la modération ce que l'impuis-
sance est à la chasteté (I). Celle-ci est un signe de
conviction et de force; l'autre est un masque à l'usage
des hypocrites, qui se montrent à l'occasion exaltés,
violents et cruels, de peur de paraître suspects. C'est
le trouble de leur conscience qui les pousse aux excès,
ainsi qu'on l'a encore vu de nos jours. Le représentant
Michel (de Bourges) se déclara publiquement royaliste,
en 1845, après s'être prononcé comme le seul républi-
cain de la Chambre des députés. Ayant à faire oublier
cette apostasie, après que la république fut proclamée,
il devint exalté et violent dans le sens démocratique,
au point qu'il .compromit souvent son parti.


C'est surtout l'adoption de pareils hommes qui fausse
l'esprit national, et fait prendre aux publicistes une


(1) C'est Robespierre qui a imaginé cette belle comparaison
dans l'un de ses rapports.




168 LA POLITIQUE MODERNE.


cause accidentelle et subsidiaire pour la cause généra-
trice et principale des événements. Que ceux qui diri-
gent l'État ou un parti examinent donc avec grand soin
les antécédents et les ressorts de chaque agent, et
n'accordent point aveuglément leur confiance ! Ils
doivent, s'habituer à juger d'un coup d'oeil les causes
des mouvements et des situations. S'ils en sont inca-
pables, qu'ils ne sortent point de la vie privée!


D'ailleurs, les hommes nuisent toujours au gouver-
nement qu'ils servent, quand ils ont été élevés dans les
errements d'un autre. Ils ont. les mots nouveaux sur
les lèvres, mais non dans le coeur ni clans l'esprit. Cer-
taines croyances ou préjugés sont tellement inhérents à
tel ou tel parti, qu'il y peut reconnaître les hommes qui
lui appartiennent sincèrement. Lorsqu'un anglais sedil
Tory, s'il ne croit pas à la conspiration des poudres, on
se méfie de lui dans ce parti. Dans la Révolution, on
tenait. pour royaliste déguisé quiconque n'approuvait
point les actes nationaux des 2'l janvier et 31 mai
1793. Je me souviens que, de 1848 à le1, je m'a-
musais à en faire l'expérience sur certains prétendus
démocrates des assemblées dites nationales : l'avenir me
prouva que je ne m'étais point trompé en augurant de
leurs déclamations contre ces événements, qu'à la pre-
mière occasion ils trahiraient la république.


Il est donc essentiel d'écarter des affaires d'une
république les hommes qui ont trempé dans celles du
gouvernement précédent ; soit parce qu'ils la trahiront,
soit parce qu'ils ne peuvent se pénétrer de ses principes.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 169


Il faut toujours des hommes nouveaux clans un gou-
vernement nouveau. « Les magistratures suprêmes
doivent être réservées exclusivement au parti dominant., •
dit Arise e. Trois qualités sont nécessaires aux magis-
trats suprêmes : l'attachement au gouvernement. éta-
bli, de grands talents et la vertu qui convient à
leurs fonctions. On se demande comment faire son
choix, s'il n'est pas possible de trouver dans un seul
homme la réunion de ces qualités. L'un a de grands
talents stratégiques, mais il est vicieux. Considérez deux
choses avant de vous . décider : la qualité commune
et. la 'dualité rare. S'il s'agit d'un général d'armée,
dormez votre voix au talent militaire plutôt qu'à l'in-
tégrité; parce qu'il y a moins de bons généraux que
d'hommes intègres. S'il s'agit d'élire un gardé du
Trésor, faites le contraire; tous les hommes ont la
science nécessaire pour surveiller un dépôt. »


C'est ce que l'on commença à comprendre en l'année
'1793. Par toute la France, les hommes les plus capables
furent choisis. On confia le commandement, des armées
aux officiers doués d'un grand courage et du coup d'oeil
militaire. On plaça clans l'administration les hommes
judicieux et dévoués ; de simples commis furent avec
succès mis à sa tête. Robespierre et Couthon, savants
et. intègres publicistes, jurisconsultes, orateurs et, se
connaissant en hommes, étaient chargés de la haute
législation et de l'organisation supérieure des Adminis-
trations; Barère, Orateur enthousiaste et au travail
facile, obtint les rapports d'apparat du Comité (le Salut


I


II




DE LA DicTATuitri...


170 LA POLITIQUE MODEPINE.


public; Billaud et Collot, sombres républicains, s'occu-
paient de la sûreté générale; Carnot, stratégiste infati-
gable, fut préposé au mouvement des armées; Robert
Lindet, judicieux économiste, esprit, calme et prévoyant,
devint le maître des approvisionnements et des distri-
butions de vivres; Prieur (de la Côte-d'Or), habile mé-
canicien, se réserva la fabrication des armes; Prieur
(de la Marne) et Saint-Just, aimant la nouveauté et les
voyages, et d'un caractère assez résolu, remplirent les
missions proconsulaires.


Ainsi, durant un an, nonobstant des difficultés et (les
obstacles inouïs, ce gouvernement administra avec
ordre, comme on aurait pu l'attendre d'un dictateur ;
c'est le. seul exemple que l'histoire de France en ait
roumi jusqu'à présent.


CHAPITRE II.


Dans la prévision de la tempête, les hommes se
construisent (l'avance un abri; or, il y a des tempêtes
sociales comme il y en a de physiques.


11 faut distinguer avec soin entre le temps normal
et le temps exceptionnel; le règne de la république et
le moment où l'on veut la fonder; le définitif et le pro-
visoire. Rien de grand, de durable ne se fonde sans
travaux héroïques et sans douleurs; la république naît
laborieusement; elle ne peut exister qu'à la condition
de se défaire de ses irréconciliables ennemis et d'insti-
hier le bon ordre.


C'est ce que l'on doit confier . à une dictature non
usurpée par la ruse ou la violence criminelles ; car
un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits.
Loin de &enorgueillir du pouvoir, le dictateur n'y doit
point demeurer longtemps : qu'il se démette donc
volontairement et ne se laisse point repousser par le
flot du mécontentement : exterminateur des crimes,
qu'il se garde d'en commettre !






La dictature est requise non-seulement lorsqu'il
s'agit de fonder la république, mais encore lorsque
celle-ci, dans le cours de son existence, rencontre des
Obstacles périlleux. Cette question si souvent agitée




172 LA POLITIQUE MODERNE.


intéresse tellement tous les peuples, qu'il est essentiel
de la traiter à fond et de réfuter les erreurs volon-
taires ou involontaires si répandues parmi les publi-
cistes d'aujourd'hui.


Le peuple romain, qui sut soumettre le monde à sa
petite ville si misérablement fondée, connut mieux
qu'aucun autre les principes du gouvernement. Sachant
qu'une volonté unique et souveraine est indispensable
en temps de crise, il voilait alors la statue de la Liberté
pour six mois, et élisait un dictateur qui pouvait pren-
dre par lui-même, sans aucune adhésion, toutes les
mesures qu'il estimait utiles dans le danger actuel,
et punir sans appel les citoyens qu'il jugeait coupables.
Le sénat, les consuls, le peuple et l'armée devaient lui
obéir immédiatement et sans remontrances ; mais le
dictateur n'avait pas le. droit de changer la forme du
gouvernement établi ni la division constitutionnelle
des pouvoirs.


Ces dictateurs ont tiré la république de vingt périls
capitaux, ainsi que le constatent tous les historiens de
l'antiquité. « Il est difficile, dit Machiavel, qu'une
république puisse résister à une crise violente sans
une dictature; car la marche du gouvernement est
ordinairement trop lente. Aucun conseil, aucun ma-
gistrat ne pouvant agir seul, ils ont besoin de se con-
sulter mutuellement; or, la nécessité de réunir au
moment opportun toutes les 'volontés, rend les mesures
extrêmement dangereuses, puisqu'il faut remédier à
un mal inattendu qui n'admet point de délai. Il est


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 113


donc indispensable, parmi les lois d'une république,
d'en avoir une qui constitue la dictature, sans quoi
cette république ne saurait éviter sa ruine » (1).


Malgré l'opinion de Cicéron, Montesquieu « avoue
pourtant que l'usage des peuples les plus libres
qui aient jamais été sur la terre, lui fait croire qu'il
y a des cas où il faut mettre pour un moment un
voile sur la liberté, comme l'on cache les statues (les
dieux (2). » On a vu plus haut qu'après s'être débattue
pendant quatre ans contre l'ancien régime qui s'efforçait
de l'étouffer, la Révolution française Se vit enfin obli-
gée de confier la dictature aux douze membres du
Comité de Salut public, ce qui la sauva.


On dit que la force ne fonde rien, que le droit seul
peut être invoqué et pratiqué.


Il faut distinguer la force qui découle du droit et
qui est le droit lui-même, de celle qui n'est qu'inique
et brutale. Par exemple, lorsque le mandataire du
peuple se met à la tète des forces nationales pour
résister à une réaction criminelle, il use de la force;
croit-on qu'il soit par cela même incapable de rien fon-
.der? Non, sans doute ; et s'il échoue plus tard, c'est
pour avoir abusé (le cette force. Mais il eût bien moins
réussi encore en n'en usant point ; car il eût été dévoré
par son ennemi. En certaines crises des nations, les


(1) Diss. sur Tite-Live, liv. 1.— Rousseau consacre un chapitre
du Contrat social à la Dictature, mais il ne fait guère que copier
Machiavel sans le citer.


(É) lisp. des Lois.




174 LA POLITIQUE MODERNE.


hommes sont comme des agneaux en face des loups:
la question pour eux c'est d'être ou de n'être pas.
Prohiber l'emploi de la force, c'est dire qu'il ne faut
point exister.


Frappés des crimes réels ou imaginaires de certains
dictateurs, une foule de gens craignent la dictature et
déclament contre elle: A les entendre, ce n'est autre
chose que les actes de Marius et de Sylla, de César
et de Bonaparte. En février 1790, Cazalès voulant
rendre au chancelant monarque le pouvoir d'exter-
miner les patriotes, proposa de lui conférer' la dicta-
ture pour trois mois. Mirabeau s'y opposa en citant
les forfaits de Sylla et ceux de Joseph II qui écri-
vait à l'un des ses lieutenants, le général d'Alton :
Qu'importe un peu plus ou un peu moins de sang répandu?
Mon cher général, égorgez, égorgez- toujours ' ! . . En fait,
Mirabeau avait raison : Louis XVI aurait peut-être agi
dans son propre intérêt comme Joseph II (4). Mais l'ora-
teur confondait la dictature avec le despotisme royal.


De ce que l'on a abusé d'une dictature usurpée, ou
de ce que son exercice a été incomplet, ridicule, parce
qu'il fut confié à des mains incapables, s'ensuit-il que
le principe soit toujours dangereux? N'est-il pas de sens
commun, dans l'usage de tous les temps, que l'on con-
fie à une seule volonté la direction de l'État, lorsqu'il
y aurait danger manifeste à entreprendre la réunion de
toutes les volontés ? Si la mansuétude et la légalité


(1) Voyez mon Hist. de lu Mu. de 1789, liv. 1V.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 175


sont ordinairement préférables, n'y a-t-il 'pas des mo-
ments où là force, la rigueur deviennent indispen-
sables? Lorsque l'homme, même le plus robuste, est
atteint d'une maladie . grave, il doit, sous peine de
mort, changer de régime.


Faut-il confier la dictature à un seul homme ou à
comité?


Cela dépend des circonstances. 11 est incontestable
que lorsqu'on connaît dans le pays un homme qui,
par son génie et ses vertus, inspire généralement la
confiance, il vaut mieux lui conférer la dictature indi-
viduelle. Mais quand cet homme excellent ne se ren-
contre point, il faut avoir recours à plusieurs, qui ne
soient ni en trop- petit, ni en trop grand nombre. Entre
trois ou cinq hommes, on ne verrait que des tiraille-
ments sans discussion et, pour ainsi dire, sans majorité
véritable, Si, au contraire, les membres de la dictature
sont trop nombreux, ils pourront se laisser influencer
uniquement par des mouvements oratoires, et la res-
ponsabilité n'existera plus


• en• fait. En conséquence,
dans le cas de plurale>, leur nombre ne doit pas être
moindre de sept ni supérieur à vingt et un.


A Rome, où l'on pouvait toujours trouver un citoyen
(ligne et capable, la dictature était conférée à un seul.
Afin de ne point offenser les consuls, chefs du gouver-
nement, qu'on allait soumettre à l'obéissance passive,
la loi les chargea eux-mêmes de l'élection.


On ne doit élire le dictateur que pour un temps
limité ou pour la durée du péril. Tous les citoyens




176 LA POLITIQUE MODERNE.


sont tenus d'obéir à ses ordres, sans toutefois qu'il
ait le droit de changer ni de modifier la constitution
de la république. Mais quand cette république n'est
pas encore fondée, le dictateur aura pour mission, ou
de la protéger simplement sans rien organiser, ou
de l'organiser en même temps qu'il la protége, sauf
l'acceptation de ses lois fondamentales par le peuple,
après discussions libres et solennelles. Ce dernier cas
peut se présenter lorsqu'on sort du chaos d'une mo-
narchie renversée, qu'une assembléé nationale est pré-
sumée impuissante, et qu'il faut tout à la fois purger
la nation, la sauver de l'étranger et la constituer. S'il
se rencontre alors un homme dont le génie politique
se soit manifesté, dont la fermeté et la probité ne soient
point suspectes, il importe de lui conférer la dictature
par cette formule :


N. EST INVESTI DE PLEINS POUVOIRS POUR SAUVER LA
PATRIE ET CONSTITUER LA RÉPUBLIQUE. SES POUVOIRS
DURERONT UN AN, APRÈS LEQUEL SI, SOUS UN PRÉTEXTE
QUELCONQUE, IL DEMEURE EN FONCTIONS, IL SE METTRA


AINSI LUI-MÊME HORS LA LOI. MAIS lb POURRA DÉPOSER SES
POUVOIRS DÈS QUE SA MISSION SERA REMPLIE.


Une année est le plus long terme qui se puisse pré-
senter, quelle que soit la complication des circons-
tances. La dictature constitutionnelle, ou prévue par
la constitution, ne doit point durer plus de six
mois, parce que l'expérience démontre que c'est la
durée des plus grandes crises dans un état organisé.
Elle peut même n'être proclamée que pour trois


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 177


mois ou même pour trois jours, selon l'objet à régler.
A Rome, le dictateur n'était élu que pour six mois.
Quand il avait eu le bonheur d'accomplir sa mission
et de sauver la patrie avant l'expiration (le ce terme, il
déposait sa souveraineté provisoire, de sorte que tout
rentrait dans l'ordre accoutumé. •


On objecte que l'institution de la dictature fournit à
César un moyen légal d'asservir sa patrie.


Pas un seul des vingt-cinq dictateurs qui précédèrent
celui4à ne put s'en prévaloir pour abolir la Républi-
que. Ce ne fut donc point la dictature qui en donna la
possibilité à César,. devenu le maître absolu de l'armée
et du Trésor public. Dans les temps ultérieurs, Crom-
well, généralissime de l'armée du Parlement, s'empara
du pouvoir absolu et prit le titre modeste de Protecteur.
N. Bonaparte s'en empara également sous le titre de
Premier Consul, et S011 neveu en conservant celui de
Président de la République.


Lorsque la dictature n'est pas légale, on court d'in-
signes dangers dans les moments critiques; car l'im-
possibilité de réunir incontinent toutes les volontés
pour obtenir l'unité, qui seule est salutaire, laisse
disloquer la république ou usurper par un homme un
pouvoir extraordinaire, illégal et sans contrôle, qui
lui permet d'opprimer la liberté. C'est ce qui est
arrivé en maintes occasions, et ce que n'a pas voulu
entendre l'Assemblée française de 1848. Comme je
prévoyais que des circonstances impérieuses nécessite-
raient temporairement la dictature, je remontrais qu'il


12 •




178 LA POLITIQUE MODERNE.


valait mieux en fixer d'avance le mode, que d'agir pré-
cipitamment, sous l'influence des périls. Et comme je
sentais aussi qu'elle n'aurait point dans on sein un
homme capable d'exercer ce pouvoir, je lui conseillais,
le cas échéant, d'en investir, pour trois jours, sept
citoyens qu'elle jugerait contradictoir-ement après l'ac-
complissement de leur mission (1).


Cette Assemblée ayant préféré vivre au jour le jour,
fut épouvantée par une crise et déféra par acclamation
le pouvoir à un homme qu'elle ne connaissait point,
et qui, jusqu'à l'âge de quarante-six ans, avoir fait
profession de monarchisme; elle le maintint clans
Ces fonctions durant six mois. N'ayant pas prévu la
nécessité de la dictature, llc vota d'emblée l'état de
eiége de Paris, mesure qui fit croire à un grand
nombre de bourgeois et de soldats que 'c'était le droit
d'assassiner le vaincu.


La dictature dont Louis-Napoléon Bonaparte s'est
ensuite emparé prouve, d'une part, l'irréflexion de plu-
sieurs républicains, qui blâmaient ma doctrine eu
disant que le peuple ne souffrirait jamais une chose
pareille à la dictature. D'autre part, elle démontre que,
si l'on ne s'en empare point, on la laisse à l'ennemi.
Peu après le 2 décembre 18M, une femme de lettres
me (lisait: « Si les républicains avaient employé (ni 1848 les
moyens qu'emploie aujourd'hui le prince, ils ne seraient
pas en si piteux état ! » Le peuple a toléré longtemps


(1) Plan de Constitution, 11-i avril 1848.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 179


sa dictature, quoiqu'elle fût évidemment égoïste avec
la prétention même de s'imposer à perpétuité. Pour-
quoi clone affirmait-on que ce peuple repousserait une


,retemporaiinstituée uniquement dons l'in-dictature
térêt de la république, et dangereuse pour quiconque
en profiterait clans un but d'oppression?


Si rien n'est plus redoutable qu'une multitude sans
frein, à cause de la confiance que lui inspire la réu-
nion de tant de forces et de la vanité, on peut la
réduire aisément dès qu'on se met à l'abri de son
premier mouvement. Car, dès que les esprits sont
refroidis et que chacun voit approcher le moment de
rentrer dans sa demeure, la plupart commencent à
perdre cette. confiance, et ne songent plus qu'à leur sa-.
lut. personnel. L'expérience et le raisonnement démon-
trent donc que la multitude qui s'agite ne peut éviter
les dangers qui la menacent ultérieurement, qu'en
choisissant un chef qui pourvoie à sa défense et à l'ob-
tention de ce qu'elle désire.


Lorsque les soldats de Châteauvieux et- des deux
autres régiments en garnison à Nancy, unis au peuple,
voulurent résister à Bouillé, ils se livrèrent à un mou-
vement tumultueux qui les mit à la merci de ce général ;
tandis qu'avec un chef ils eussent aisément écrasé. sa
petite armée. Le 10 août 1792, éclairé par cette défaite,
le peuple de Paris se donna pour chef suprême Danton,
qui dirigea tous les mouvements de l'insurrection et
remporta la victoire. Mais le 9


.thermidor, la Com-
mune, quoique capable de guider le soulèvement contre




180 LA POLITIQUE MODERNE.


la Convention et d'anéantir celle-ci, eut le tort de déli-
bérer avec Robespierre, dont les tergiversations para-
lysèrent ses mesures et ses forces : le peuple l'ut
vaincu. Quand un chef tergiverse, ou quand le comité
chargé de diriger un mouvement s'arrête à l'opposition
qu'il rencontre en son sein, la multitude èst aussi com-
promise que si elle était abandonnée à elle-même.


Au surplus, ignore-t-on que, dans les moments diffi-
ciles, les hommes veulent être dirigés? Que deviendrait
une armée sans capitaine? Est-ce que son courage et
ses lumières collectives l'empêcheraient d'être la proie
d'un ennemi moins fort,. mais bien conduit?


Les progrès (le la civilisation ayant amené les peuples
(le l'Europe -à de fréquentes agitations, comme les gens
riches aux fréquents changements (le modes, il est
essentiel de prévoir les circonstances où l'on aura besoin
(l'undictateur, afin que quand elles se présenteront, son
choix ne soit pas décidé par le hasard, ou qu'un ambi-
tieux scélérat ale s'impose au peuple, comme il n'est
arrivé que trop souvent, et comme il arrivera encore
si l'on n'écoute point les enseignements de l'histoire.


Il importe aussi que le dictateur soit jugé lorsqu'il
quitte ses fonctions, et que le mode du jugement soit
fixé par la loi fondamentale.


Ce jugement est d'autant plus essentiel que le dictateur,
même simple législateur ou constituant, doit toujours
être armé ; c'est-à-dire, posséder aussi la force maté-
rielle. Qu'il sache donc en user à propos, ou du moins
en menacer sagement. Sans cela, il sera exposé à


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 181


succomber ignora n le u semen t, parce que ses adversaires
profiteront de l'inconstance naturelle des peuples. Les
bons politiques du xvi c siècle se sont beaucoup moqués
de Jérôme Savonarole qui, sans être armé, eut la pré-
tention de réformer Florence. Après avoir exercé un
pouvoir éphémère, il fut brûlé vif.




CHAPITRE III.


DES TALENTS DU DICTATEUR.


Que le dictateur soit homme d'État, c'est-à-dire pré-
voie l'avenir en y rattachant le présent et le passé;
qu'il prenne les hommes tels qu'ils sont, et cherche à
les rendre meilleurs et plus heureux par des moyens
pratiques, sans blesser leurs sentiments respectables.
L'utopiste bâtit un monde imaginaire et suppose
les hommes meilleurs ou plus méchants qu'ils ne le
sont. Les véritables hommes d'État , quand ils
n'ont pas manqué de probité, furent les bienfaiteurs
de leurs compatriotes; les utopistes furent nuisibles
dans tous les temps, en brouillant chez les faibles les
idées reçues, et retardant le triomphe des idées pra-
tiques et utiles.


Pour parvenir à son but, l'homme d'État doit donc
examiner quelle est la moyenne des aspirations popu-
laires ; en d'autres termes, la volonté générale (1).


(1) Selon Aristote, le Gouvernement de la classe moyenne est
le meilleur. Cette proposition me paraît incontestable, si l'on
entend la moyenne générale des forces de l'esprit et des moeurs
de la nation ; mais si l'on prétendait que la classe moyenne est
la bourgeoisie opulente ou aisée, la proposition serait plus que
douteuse.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 183


11 faut la pressentir, c'est-à-dire la saisir en son
germe et la formuler ; car elle se manifeste rarement
avec éclat. L'opinion publique est respectable dans les
choses. de sentiment : par exemple, quand il s'agit de
la morale, de l'existence de Dieu; mais dans les ques-
tions qui exigent une instruction solide, telles que la
connaissance du caractère et des tendances d'un
homme d'État, elle se trompe souvent, parce qu'elle ne
peut les connaître. Dans ce cas, la multitude doit s'en
rapporter à des hommes spéciaux et compétents.


Le politique manifeste sa sagesse par plusieurs
moyens, tels que les suivants :


Il a sous la main, pour chaque genre d'affaires et
de personnes, un homme qui puisse lui donner des
instructions (1). Par conséquent, il doit posséder des
connaissances assez générales et très-exactes sur tout
ce qui concerne la politique; car autrement il serait à
la merci de ses ministres ou lieutenants ; il ne saurait
même point les , choisir. Qu'il décide donc lui-même,
après avoir consulté. Comme les progrès dans les
sciences ne s'accomplissent que lorsqu'elles se trouvent
réunies dans la même tête, de même . l'organisation de
l'État exige qu'un chef en connaisse toutes les branches.
Ainsi une collection de savants spéciaux n'amènera aucun
progrès, tandis que le savant en plusieurs genres
découvrira des principes nouveaux. C'est même un
argument contre les académies.


(1) BACON, Dig. et acc, des sciences, liv. VIII.




184 LA POLITIQUE MODERNE.


Le politique garde un juste milieu entre parler trop
librement parler trop peu, et sait se taire quand il faut;
néanmoins, il use quelquefois d'une grande liberté de
parole en ne taisant que le poiniqu'il veut cacher, afin
d'exciter les autres à des confidences. L'expérience
apprend qu'il n'existe aucun homme tellement dissi-
mulé et maître de soi, qu'il ne révèle quelquefois ses
sentiments les plus secrets dans un accès de colère ou
d'orgueil, ou d'amitié, ou par .la faiblesse d'une âme
chargée .du poids de ses pensées. Cicéron reconnaît
clans le silence une sorte d'éloquence. En rendant
compte à Atticus d'entretiens qu'il avait eus avec
quelqu'un, il dit: lei j'empruntai quelque chose de votre
éloquence et je me tus. Pindare remarque avec raison
que : Quelquefois ce qu'on ne dit pas fait plus d'impression
que ce qu'on dit.


On doit observer tout ce qui' se fait. Comme Épictète
voulait que le philosophe se dit à lui-même à chaque
action : Voilà quant à présent .


ce que je veux, il faut
aussi que dans l'avenir je sois fidèle à mon plan, le poli-
tique doit se dire : Voilà ce que je veux pour le moment,
et je cherche à y découvrir quelque chose qui puisse m'être
utile par la suite.


Enfin, il faut se bien connaître soi-même. Que
d'hommes fussent devenus célèbres s'ils eussent étudié
et suivi leur caractère! « Tel est malheureux, dit Gra-
cian (1), pour avoir endossé la cuirasse, qui eût été


(1) Le Discret.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 185


heureux s'il eiik pris la robe. » Méfions-nous surtout
des exemples, et ne croyons pas que ce qui est facile
aux autres le soit à nous. Pompée avait coutume de
dire : Ce qu'a pu Sylla, pourquoi ne le ferais-je pas
aussi? Grande erreur, parce qu'il avait moins d'audace
et plus de respect pour les lois. Robespierre dédaigna
sa propre mise en accusation par la Convention natio-
nale, en disant qu'il voulait imiter Marat, et compa-
raître comme lui devant le tribunal révolutionnaire qui
acquitta l'Ami du Peuple. ll croyait qu'à plus forte rai-
son ce tribunal qu'il avait lui-même épuré l'acquitte-
rait ; mais il se trompa, en. ce qu'il ne prévit point
que la Convention le mettrait hors la loi, afin d'élude•
cette juridiction trop favorable à l'accusé. Elle l'éluda
effectivement, et il suffit, pour le mettre à mort, de
fa ire constater son identité.


Quelle est la profession qui forme à la politique? On
n'en peut guère indiquer ni exclure aucune. A Rome,
les citoyens qui y brillèrent s'exerçaient d'abord au
barreau ; mais ces orateurs ne voyaient pas étroi-
tement leur profession d'avocat et ne s'en occupaient
point exclusivement, comme on fait de nos jours. Il en
fut de même à Athènes. En France, quand on s'y est
voué tout entier jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, on
juge mal les grandes questions politiques et même légis-
latives. Les orateurs politiques justement célèbres et lés
hommes d'État n'étaient pas avocats, ou du moins n'a-
vaient pas paru longtemps au barreau; tels furent
Vergniaud, Robespierre et Danton.


1




186 LA POLITIQUE MODERNE.


Pour être bon politique, il faut avoir reçu de la na-
ture des vues larges, nettes, pénétrantes, avec une
fermeté et une patience indomptables, et n'entrer dans
la carrière qu'après des études et, méditations pro-
fondes. Mirabeau médita jusqu'à l'âge de quarante
ans les livres les plus sérieux et observa bien le
monde. Alors on se nourrissait de lectures fortes et
substantielles , on conférait sérieusement avec les
vieillards et l'on écoutait leurs leçons. Aujourd'hui,
il est bien rare ,de voir un homnie qui consente à
passer sa jeunesse dans l'obscurité, le silence du cabi-
net et la méditation. On reçoit dans les colléges et les
écoles dites supérieures une demi-instruction; on se
croit parfait dès qu'on en est sorti ; on parle de tout
sans rien savoir; on puise sa science ultérieure dans
des journaux, des romans ou des livres composés par
des ignorants prétentieux. II n'y a pas trois de nos
hommes d'État qui aient lu sérieusement Aristote,
Tacite, saint Thomas d'Aquin et Machiavel.


Outre le savoir et l'expérience, l'inspiration est in-
dispensable. C'est le pressentiment qui devance la
raison, ou plutôt c'est la raison supérieure et, vive.
Jeanne Darc n'a-t-elle pas pressenti et annoncé. la
défaite des Anglais, alors si redoutés, et le Couronne-
ment du roi de France? Sur la fin du dix-huitième
Siècle, un publiciste français n'a-t-il pas fait, en moins
de quatre ans, plus de cent prédictions utiles qui se
sont aussi réalisées à la lettre ? Cessez donc, hommes
abâtardis, cessez (le dédaigner les âmes privilégiées qui


1 PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 187
vous dévoilent salutairement l'avenir, afin de vous
mettre en garde contre les périls !...


Le vulgaire ne croit point aux prédictions , ou fait
semblant de n'y point croire; puis quand la chose
arrive, si elle est désastreuse, il l'impute à celui qui.
l'a prévue. Si au contraire elle est heureuse, chacun
veut qu'elle soit arrivée par ses propres efforts ou par
le hasard, et celui qui a su la prévoir n'en est pas plus
honoré. Il se souvient alors avec tristesse de la célèbre
maxime : Ne donne point de perles aux pourceaux .


Outre la connaissance de soi-même et des autres, il
faut savoir se produire et se faire valoir ; c'est-à-dire
donner une haute idée de soi, en faisant ressortir ses
vertus, ses services et son bonheur, mais en évitant
tout air arrogant ou dédaigneux. On a dit: Calomnie
hardiment, il en .reste .toujours quelque chose. On peut
dire aussi : Vante-toi hardiment, il en reste toujours
quelque chose, pourvu que tu le fasses avec adresse. Nous
devons éviter que notre vertu ne soit par notre incu-
rie frustrée de sa récompense. Et l'on est frustré :
1 0


lorsqu'on est trop prompt à offrir sa personne et ses
services ; 20


lorsqu'au commencement d'une . entre-
prise on abuse de ses forces en faisant tout d'un coup
ce qu'il n'eût fallu faire que peu à peu ; 30


lorsqu'on
paraît trop sensible aux louanges et 'à la faveur ;
40


lorsqu'on se désarme facilement et qu'on se met en
butte aux affronts. L'excessive bonté attire le mépris.
A cause de sa bonhomie, Pétion n'acquit pas autant
d'influence qu'il en méritait par ses vertus et ses ta-




188 LA POLITIQUE MODERNE.


lents : j'en pourrais citer un grand nombre d'autres
exemples. En France, on dit souvent bon comme
synonyme de sot. Cette expression est caractéristique,
car il y a beaucoup d'hommes méchants et ingrats qui
n'hésitent pas à offenser les bons, dont ils ne redoutent
aucune vengeance.


Il faut s'efforcer de rendre son esprit souple et obéis-
sant aux circonstances ; car le plus grand obstacle au
succès, « c'est de demeurer le même quand les mêmes
qualités ne sont pas opportunes » (I). Caton l'ancien
était réputé habile artisan de sa propre fortune, parce
qu'il avait un esprit versatile (2). La raideur provient
chez quelques hommes d'un défaut de sagacité qui les
empêche de saisir l'à-propos; chez d'autres, de ce qu'ils
sont fâchés de perdre la quiétude qu'ils ont acquise
dans la route où ils entrèrent : c'est la paresse. D'autres
se flattent de maîtriser les événements par la seule
constance, comme le joueur imprudent qui s'acharne
contre une série qui l'engloutit. Il est donc de très-
bonne politique de rendre les roues de son âme con-
centriques à celles de la fortune, afin de suivre celle-ci
dans ses capricieuses évolutions.


L'homme qui veut réussir doit apprécier toutes choses
uniquement en raison de l'influence qu'elles peuvent
exercer sur son avenir, en ayant soin toutefois de ne
rien faire contre l'honneur et la probité. Pour dissi-


(1) CICÉRON, Brutus, 95.
(2) TrrE-LivE, liv. XXXIX, oh. >a.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 189


mulet- ses défauts, il peut profiter des trois moyens
suivants, indiqués par Bacon : .1° n'entreprendre rien
qui soit au-dessus *de ses forces; 2° emprunter le rôle
de la vertu voisine de son définit, afin de l'abriter à'son
ombre . : par exemple, l'homme lourd doit se faire répu-
ter grave ; 3° montrer du mépris pour les choses
auxquelles on ne peut atteindre, ou se vanter haute-
ment de ses défauts, en se piquant d'exceller dans la
chose qui parait, la partie la plus faible. On peut aussi
paraître se méfier de soi-même dans le genre où l'on
excelle.


Ajoutons à ces avis celui-ci que suggère l'expérience:
le dictateur doit se réserver les grâces, en paraissant
surtout les accorder spontanément, et s'abstenir de
tout propos cruel ou malhonnête. En un mot, qu'il
sache tour à tour -prendre l'épée du capitaine, la toge
du grand juge, la plume du législateur et la voix du
tribun.




494PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.


CHAPITRE IV.


DE L'AUDACE.


11 ne suffit pas toujours d'attendre les occasions, it
faut quelquefois les provoquer, ainsi que le conseille
Démosthènes: « Comme le général commande. l'armée,
dit-il, l'homme intelligent commande aux choses mêmes ;
de Paçon qu'il est toujours maître de faire ce qu'il juge
à propos, sans être jamais réduit à suivre simplement
le cours des événements » (4).


En effet, la fortune ressemble à un marché où, en
attendant un peu, l'on achète à plus bas prix. Mais
quelquefois 'aussi elle est comme la sibylle qui, à me-
sure qu'elle brûle ses livres, surfait d'autant ceux qui
lui restent, de sorte qu'elle demande pour le dernier le
même prix qu'elle avait demandé pour le tout. « Le
plus haut degré de la prudence humaine, dit Bacon,
consiste à bien saisir l'instant où il faut commencer et
semer à temps. Lorsque le danger paraît faible, il
n'en est que plus intense ; car il nuit davantage à
l'homme en le surprenant qu'en lui faisant violence.
La majorité des onze citoyens qui, en février 1848, com-
posèrent le Gouvernement provisoire, n'avaient jamais
médité même sur l'hypothèse de la république, de


(4) Philip. Ire.


sorte qu'elle opéra niaisement, quand ce ne fut point
avec mauvaise foi. Que le peuple choisisse doue à
l'avenir des hommes prévoyants !...


Quelquefois il vaut mieux aller au devant du danger
que l'attendre; car, en veillant avec excès, on pourrait
s'endormir. Ordinairement l'agresseur a l'avantage,
parce qu'il choisit le lieu et le temps. Si l'on veut
réussir, il faut donc, avant d'agir, bien s'assurer si •
l'affaire est à son point de maturité, et dès qu'elle y
est parvenue, déployer une grande célérité. Danton
s'écriait devant une assemblée nationale : « Pour triom-
pher, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, tou-
jours de l'audace ! » Bacon, avait dit près de deux
siècles auparavant : « Quel est le plus puissant instru-
ment clans les affaires ? L'audace! Quel est le second?
L'audace ! Et le troisième ? L'audace encore ! Elle en-
traîne, elle subjugue, elle ensorcelle, pour ainsi dire,
les hommes sans judiciaire ou sans courage qui for-
ment le plus grand nombre; quelquefois aussi elle
subjugue les sages mêmes dans leurs moments de
faiblesse et d'irrésolutions ; aussi fait-elle des mira-
cles clans un État populaire » (et).


Bacon raisonnait en profond observateur. L'auda-
cieux l'emporte effectivement sur le timide, et d'ail-
leurs son succès a plus d'éclat. « La fortune est
femme, disait-on dans le moyen-âge; il faut donc la
brusquer pour la posséder. »


(4) Essais de Morale et de Politique, §




192 LA POLITIQUE MODERNE.


Gardons-nous néanmoins de nous laisser entraîner
par grandeur d'âme à des entreprises au-dessus de
nos forces, et, de ramer contre le courant. Adoptons ce
précepte de Lucain : Suis la volonté du destin et du ciel (•).
ll tant regarder autour de soi pour voir de quel
côté le passage est ouvert ou fermé, de peur de perdre
son temps en cherchant à se frayer une route inac-
cessible, et n'entreprendre rien qui consume trop de
temps, parce que le temps perdu ne revient jamais. ll
ne s'agit point d'embrasser tout simultanément, il faut
suivre chaque affaire avec constance et attention. Lin
ministre anglais avait coutume de dire aux brouillons :
Allez un peu plus lentement, afin que nous finissions plus
Mt.


Ne compte jamais si absolument sur le succès d'une
entreprise, que tu n'aies une fenêtre pour t'enfuir et
une porte de derrière pour rentrer. lin capitaine habile
se ménage toujours une ligne de retraite et connaît à
fond le pays et les ressources de l'ennemi.


(1) Fatis uccede cleisque.


CHAPITRE V.


DES IMPRUDENCES DANS LES LUTTES POLITIQUES.


L'intuition de l'homme d'État manquait à Robespierre,
qui se tint trop à la remorque de son parti. Au lieu de
profiter de la fête de l'Être Suprême pour faire cesser
la Terreur, il présenta le surlendemain la loi du 22
prairial, qui en redoublait les violences. 11 manqua
d'audace en n'attaquant pas les comités dia. Gouverne-


. ment, dans la nuit du 8 au 9 thermidor, et en ne
proscrivant pas la partie malsaine de la Convention.
En certaines occasions, frappes promptement tes enne-
mis si tu désires n'en être point frappé ; mais n'aies pas
l'imprudence de les mettre en garde en les menaçant,
comme fit notre orateur durant quarante jours.


Après la mort de Virginie, le peuple romain s'étant
retiré en armes sur le Mont-Sacré, élut vingt tribuns
militaires chargés de parlementer avec le sénat. Ils
demandèrent, notamment la réintégration des tribuns
du peuple, et les décemvirs pour les brûler vifs. On
refusa d'accéder à cette dernière demande. Mais si les
tribuns n'avaient pas eu la maladresse de dire qu'ils
voulaient brûler les décemvirs, ceux-ci eussent été
livrés et aisément suppliciés.


Rien n'est clone plus dangereux que de menacer
13




194 LA POLITIQUE MODERNE.


avant d'être certain de vaincre. Quand l'homme d'État
veut répandre des idées d'une réussite douteuse, il ne
le doit faire que par des agents qu'il peut désavouer.
L.-N. Bonaparte montra cette supériorité sur Robes-
pierre. 11 lit décrier et menacer une Assemblée natio-
nale par d'ignobles folliculaires, auxquels il paraissait
étranger ; car, autrement, elle aurait pu le décréter
d'arrestation.


Robespierre succombait sous les ennuis que lui cau-
sait la durée de la Révolution. A la fin, il voulait et
ne voulait pas. Cet homme, jusqu'alors si ferme dans
ses principes, tergiversait : tout lui portait ombrage. Au
lieu de concevoir un plan bien arrêté et de s'assurer le
concours d'un nombre suffisant de députés dont la voix
et l'action lui étaient nécessaires, il s'appuya exclusive-
ment sur quelques collègues idolâtres (le ses vertus et
dévoués à sa personne jusqu'à la mort. Il aurait dû, dans
les quarante jours qui précédèrent son vague et impru-
dent manifeste, rallier autour de lui un parti puissant
dans la Convention, et dissiper les préventions de quel-
ques-uns, tels que Cambon et Lecointre, qui se plai-
gnaient de lui. On s'abuse en croyant pouvoir regagner
au moment critique les hommes que l'on a offensés ou
négligés dans sa prospérité.


D'ailleurs, Robespierre commit une grande impru-
dence en disparaissant durant un mois du, Comité de
salut public et de la tribune de la Convention. Sa
retraite encouragea les députés qui conspiraient contre
lui, et leur donna le moyen (le faire accroire au public,


PRATIQUE DES DÉVOLUTIONS. 195


las de la Terreur, qu'il préparait dans l'ombre un
coup d'État dictatorial à son profit.


Si Danton se troubla aussi sur la fin de sa carrière,
plusdecommitRobespierre grandes fautes. 11 se trou-


\ni, au sommet du pouvoir auquel Danton avait renoncé
depuis longtemps. Il pouvait donner des ordres, requé-..
rir la force armée, tandis que Danton n'en avait pas la
faculté. Robespierre était libre, Danton au fond d'un
cachot : ce qui rendait sa victoire impossible. Danton,
par faiblesse et bonhomie, s'était laissé entourer d'hom-
mes décriés; tandis que Robespierre, plus méfiant, plus
sec, ne hantant que des citoyens dont l'intégrité
n'était pas suspecte, avait plus de facilité à rallier au-
tour de lui les sections en armes.


Danton , fatigué d'une lutte de cinq ans, et déses-
pérant de la consolidation de la république, disait :
« d'humanité 'm'ennuie I » Cet homme qui, presque seul
parmi ses compatriotes, n'avait point perdu le sens en
un jour de désespoir national, hésitait maintenant sur
les moyens de se sauver lui-même. En un seul quart
d'heure il croyait et ne croyait pas les comités du Cou-
verneinent assez audacieux pour le faire arrêter. Il
berçait ses sentiments d'un' espoir que repoussait sa
haute raison. Il voulait se défendre et se trouvait comme
paralysé, quoique ni l'âge ni la maladie ne l'eussent
atteint; mais peut être certains excès nocturnes ren-
dirent son esprit indolent! Une espèce de poids qu'il
sentait sur l'estomac troublait sa vision et son
jugement, ordinairement si nets. Il fit involontai-




1.96 LA POLITIQUE MODERNE.


rement défaut à ses amis qui comptaient sur lui, et il
les entraîna dans sa chute.


Quoiqu'il en eût le pressentiment, il aimait à en dou-
ter, se reposant vaguement sur sa redoutable popula-
rité, sur les immenses services qu'il avait rendus, sur
le besoin réel que les chefs de la république avaient
de son énergie et de sa popularité. Il se trompait ; car
on doit toujours supposer chez ses ennemis, comme chez
ses amis, toute la sottise et l'habileté possibles.


Il lui suffisait de monter à la tribune la veille de son
arrestation, de dénoncer les comités du Gouvernement
et de les faire révoquer, pour être placé à la tête des
nouveaux. La Convention eût voté d'enthousiasme
ses propositions, et même décrété d'accusation ses
ennemis. Ainsi, faute d'un discours, il succomba ; et
Robespierre se perdit pour en avoir prononcé un.


Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt, un autre est conservé (1).


Danton me parait donc avoir couru au-devant du
trépas. Il eut: tort ; car, dit saint Grégoire de Nazianze :
» Telle est la loi du martyre, de ne point aller volon-
» tairement au combat, par ménagement pour les
» faibles et par pitié pour les persécuteurs; mais de ne
» point éviter le combat quand il se présente : l'un est
» témérité, l'autre est lâcheté » (2).


('1) CORNEILLE, Cinna, II.
(2) Éloge de saint Bazile.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 1.97


Henri de Guise fut un exemple non moins mémorable
du péril qu'il y a pour un homme d'État à manquer
l'occasion d'écraser son ennemi.. Il pouvait prendre la
couronne d'Henri III fugitif, lors des barricades du 9
mai 1588; mais il manqua de résolution. Ce roi, décidé
à le faire assassiner, l'attira à Blois par les plus belles
promesses et communia avec lui, en jurant solennelle-
ment d'oublier toutes les injures passées. Lognac, pre-
mier gentilhomme de la Chambre, chargé du crime,
choisit neuf Gascons qu'il fit cacher dans le cabinet
(lu roi.


Guise ayant trouvé la veille, sous sa serviette , un
billet qui l'avertissait du complot, s'écria : Ils n'ose-
raient ! et dîna tranquillement. Mais le soir, sur de
nouveaux avis, il délibéra avec le cardinal son frère,
qui lui conseilla de retourner à Paris. Le duc préféra
demeurer à Blois pour affermir son pouvoir. Le lende-
main, au moment où il entrait dans le cabinet du roi,
il fut frappé de plusieurs coups de poignards, sans
pouvoir même tirer son épée (1). Henri III se vanta à
l'instant même de cet assassinat à la reine mère, et fit


(I) .« Il avait passé la nuit qui précéda sa mort avec une dame
de la reine, ce qui fut cause qu'il se rendit plus tard que les
autres au conseil. On crut même que le saignement de nez qui
lui prit dans la salle du conseil et qui l'obligea à demander
quelques confitures, vint de ce qu'il avait épuisé ses forces avec
cette femme » (de Thou). C est encore un exemple du danger de
l'incontinence. (Voyez, clans mon Histoire du Directoire, le récit
inédit de la mort. déplorable du général Hoche.)




198 LA POLITIQUE MODERNE,


massacrer le lendemain le cardinal à coups de halle-
bardes.


On raisonne donc mal en disant : l'événement n'arri-
vera pas ! Mais s'il arrive?.. songes donc à ce que tu
pourrais faire en ce cas. Un grand nombre des hommes
qui occupèrent le pouvoir reçurent de terribles leçons
pour s'être follement endormis dans leur sécurité, en
dédaignant les avertissements. Comme Guise, Danton
répondait, lorsqu'on l'avertissait des sinistres desseins
(les comités : Ils n'oseraient ! Mais ils osèrent. Ainsi
les hommes supérieurs eux-mêmes ont quelquefois trop
de confiance en leur destinée, et périssent par l'excès
de cette confiance ou audace qui d'abord les éleva.


Les partis, comme les individus, sont sujets à l'aveu-
glement qui les mène à leur perte.. Chi des caractères
particuliers de celte situation, c'est que l'on est alors
porté à consulter chacun ; dans le nombre se ren-
contrent debons avis; mais on suit presque toujours les
mauvais qui émanent des incompétents ou des perfides.
Il faut donc se méfier, dans les tourmentes politiques
ou privées, de l'échauffement que cause une forte et
continue tension de l'esprit ; car il trouble le jugement
durant des mois entiers. Tels furent les Montagnards
et les Jacobins en 1793 et 1794. Les nuits passées au
club ou clans les comités les échauffant, ils s'enivrè-
rent de leur patriotisme et divaguèrent quelquefois (I).


(1) Danton, qui avait passé vingt jours à Arcis-sur-Aube, loin
du tumulte, revint avec l'esprit rafraîchi, et sut mesurer d'un


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 499


Dans cette situation désastreuse, on ne peut se
sauver que par un repos absolu qui raffraîchisse l'es-
prit, ou par le choix d'un conseil pour un individu, ou
d'un dictateur pour une faction ou un peuple. Autre-
ment, en croyant gagner du temps on en perd, et
l'on' sé met souvent même dans l'impossibilité de pro-
fiter d'un événement salutaire.


En résumé, les règles les plus générales indiquées
par la prudence sont celles-ci , suivant le père Léon (1):


« Il faut en toutes les affaires viser à un but certain,
établir un principe ferme, choisir les moyens les plus
propres pour arriver du principe que l'on a établi à
la fin que l'on s'est proposée. Chacun doit toujours agir
dans sa sphère, c'est-à-dire conformément à son
naturel, à sa condition et à son emploi ; et jamais on
ne doit mêler et confondre la fin de l'ouvrier avec celle
de l'ouvrage. Le magistrat, par exemple, doit regarder
dans l'exercice de sa charge le bien public et la con-
servation des particuliers, mais non pas sa gloire ni
son profit. Quelquefois il est meilleur de suivre les
premières pensées, principalement. si elles tiennent de
l'instinct et de l'enthousiasme justifiés par plusieurs
expériences; d'autres fois il faut attendre les secondes,


coup d'oeil les dangers que cette exaltation faisait courir à la
république, dès la fin de 1793. 11 en signala les remèdes; niais,
malheureusement, il ne rencontra pas assez (le partisans parmi
les puissants du jour, et le courant l'emporta lui-même, comme
je l'ai expliqué.


(4) Le Portrait (le la Sagesse universelle, 46m,


I




CHAPITRE VI.


200 LA POLITIQUE MODERNE.


qui sont souvent les plus sages, parce qu'elles sont les
plus digérées. Autant la délibération doit être longue,
autant l'exécution d'une chose, bien concertée et une
fois résolue, doit être prompte. Les quatre éléments de
toutes les grandes affaires sont : la grâce de Dieu, le
secret, la diligence et l'argent. Dire peu et faire beau-
coup, c'est une marque de grande habileté. Et d'ordi-
naire il vaut mieux pécher par omission que par com-
mission. »


DU CARACTÈRE DE L'HOMME D'ÉTAT.


Nous voyons dans l'histoire que les uns ont réussi
par la violence, tandis que les autres obtinrent des
succès semblables par la mansuétude. 11 faut donc
suivre son naturel, parce que l'homme doux, qui imi-
terait le violent, se mettrait dans une position aussi
fausse que celle du violent qui s'efforcerait de paraître
doux. Pascal disait : « Je n'admire point un homme
qui possède une vertu clans toute sa perfection, s'il ne
possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu
opposée; tel était Épaminondas, qui avait l'extrême
valeur jointe à l'extrême bénignité; car, autrement, ce
n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa
grandeur pour être en une extrémité, mais bien en
touchant les deux à la fois et remplissant l'entre-deux ».
il avait raison ; car, ce qui fait la perfection, c'est le
combat et le contraste continus de deux passions con-
traires. Il est aisé de pousser un sentiment ou une
passion jusqu'à l'excès; mais ce n'est jamais cet excès
qui rend admirable.


Ce que l'homme d'État doit surtout éviter dans la
république, c'est la manifestation de l'orgueil et de la
vanité, chose d'autant plus dangereuse qu'elle ne se




202 LA POLITIQUE MODERNE.


pardonne point chez les peuples libres, et n'est d'aucun
profit pour celui qui s'y abandonne. Après s'être cou-
vert de gloire, Camille s'attira la haine des Romains,
lors de son triomphe, en faisant traîner son char par
quatre chevaux blancs; on dit qu'il se comparait au
soleil,


A la fête de l'Être Suprême, Robespierre commit une
faute semblable : Président. (le la Convention et mar-
chant à sa tête,. en allant des Tuileries au Champ-de-
Mars, il affecta de ne point parler à ses collègues et
de s'en écarter, paraissant ainsi s'enorgueillir de sa
gloire et de sa puissance. 11 en résulta qu'un grand
.nombre conçurent dès ce moment contre lui une envie
et une haine implacables. « Plus une torche éclaire,
dit Graciai], moins elle dure; ce qu'on retranche à
l'apparence, à l'ostentation, est récompensé avec usure
en estime »


Agricola fut plus prudent que Camille et que Robes-
pierre. Ayant remporté sur les Bretons une victoire
signalée, bien loin d'en tirer vanité, il ne voulut pas
seulement mettre une feuille de laurier (quoique ce fût
la coutume) dans le bulletin qu'il envoya à l'empereur,
ni même qualifier de victoire son succès : « Il augmenta
sa gloire en la supprimant ainsi, dit Tacite; car chacun
disait qu'un homme qui ne faisait pas valoir de si
grandes choses en méditait sans doute d'extraordi-
naires En outre, cette modestie le mettait à


(i) Le Héros, ch. vii.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 203
couvert de l'envie sans lui dérober sa gloire ». Un
homme du xvui e


siècle montra autant de modestie
et d'habileté que ce personnage romain. Plusieurs
fois il refusa les couronnes que lui décerna l'enthou-
siasme des citoyens, notamment aux Jacobins, le jour
de son triomphe, après son acquittement par le Tribunal
révolutionnaire. En les déposant sur le bureau, il
invita le peuple à attendre la fin de sa carrière pour
le juger,


Quel que soit le caractère (lu politique, la probité,
c'est-à-dire l'amour du bien, et la loyauté sont essen-
tielles. Avec ces qualités, il évite un grand sujet de
méfiance contre lui-même et contre ses partisans; car
presque toujours le peuple juge les partis d'après leurs
chefs. L'un des plus puissants orateurs et des génies
les plus vastes que le monde ait produits, Mirabeau
avait eu toute sa vie des moeurs honteuses. Fils déna-
turé, époux perfide, amant ingrat, crapuleux, faux ami,
il était aussi fameux par ses vices que par ses talents.
Ce fut un puissant argument pour les patriotes sincères,
quand ils lui reprochèrent de s'être vendu à la Cour.
Brissot, dont la déloyauté était connue, fut l'organisa-
teur et le chef du fameux parti de la Gironde qui
gouverna la législature durant dix-huit mois. Les
hommes purs de ce parti eurent le tort de ne pas
renier ce chef; car on disait brissoter pour escroquer.
Le mépris qu'inspirait Brissot, rejaillissant sur eux,
contribua beaucoup à la victoire (les Montagnards.
Ceux-ci, animés de meilleures intentions et plus pru-




204
LA POLITIQUE MODERNE.


dents, obtinrent naturellement l'immense influence
qu'ils exercèrent sur les destinées de la France.


On entretient les sentiments honnêtes par la simpli-
cité de la vie et la haine du faste. L'homme politique
dévoré de besoins physiques, ne peut se maintenir pur
ou indépendant: Si ceux qui succombent savaient
combien le faste fait d'ennemis et procure peu de véri-
tables jouissances ., un grand nombre d'entre eux se
réformeraient sans doute I...


C'est presque toujours la vanité jointe à une mau-
vaise éducation qui porte les hommes à le rechercher.
Quand ils manquent de génie, ou quand leur passé
les a rendus méprisables, ils cherchent par là à s'en-
tourer d'amis ou de partisans. Ainsi Mirabeau croyait
s'attacher les journalistes en leur donnant des festins
et des présents. Il se méprenait; car ceux qui avaient
de l'influence l'abandonnèrent bientôt, en exhalant
tout le mépris et toute la haine que leur inspirait la
vénalité de ce grand orateur.


D'antiques maximes sont dédaignées à tort. L'homme
d'État craint aujourd'hui la pauvreté qui était honorée
dans l'antiquité. Les historiens .latins célèbrent celle de
Cincinnatus, qui n'avait pour vivre que le produit d'un
patrimoine de quelques arpents cultivé par ses mains.
Quand ce vaillant dictateur eut sauvé Rome, il ne se
trouva pas plus riche. De même les ministres de la
religion chrétienne, tant qu'ils restèrent pauvres, s'at-
tirèrent le respect des peuples; dès qu'ils recherchèrent
le faste, ils se firent mépriser. L'amour des richesses


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.


205


dessèche et rétrécit l'âme, au lieu de l'élever et de
l'agrandir : les besoins croissent, l'avidité devient insa-
tiable, un commet mille bassesses, on oublie le caractère
du citoyen pour acquérir ou conserver les moyens de
vivre avec volupté. « Ce n'est point sur le terrain du.
luxe et des richesses, dit Helvétius, mais sur celui de
la pauvreté que croissent les sublimes vertus ; rien de
si rare que de rencontrer des âmes élevées dans les
empires opulents; les citoyens y contractent trop de
besoins. Quiconque les a multipliés a donné à la tyran-
nie des ôtages de sa bassesse et de sa lâcheté. La vertu
qui se contente de peu est la seule qui soit à l'abri de
la corruption » (I).


Pythagore refuse le nom de philosophe à quiconque
cède à la corruption des cours : « Ceux-là seuls, dit-il,
sont dignes de ce nom, qui sont prêts à sacrifier devant
les rois leur vie, leurs richesses, leurs dignités, leur
famille et même leur réputation. C'est par cet amour
pour la vérité qu'on s'unit de la manière la plus noble
et la plus intime à la divinité. »


Voici maintenant l'exemple que j'ai- promis au com-
mencement de ce livre.


(1) De l'Esprit, dis. III, eh. xxiii.




CHAPITRE VII.


PORTRAIT DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE 1848.


En 1848, la réaction a commencé avec la révolu-
tion. Le 24 • février, onze citoyens se font placer à la
tète du Gouvernement et se trouvent tout à coup inves-
tis d'un pouvoir absolu, sous le nom peu effrayant de
Gouvernement provisoire. Ils pouvaient assurer le règne
de la république ; mais leur majorité, composée de char-
latans qui , vingt-quatre heures auparavant, qualifiaient
encore de fous les républicains, désirait embarrasser le
gouvernement nouveau, afin d'en dégoûter le peuple
des départements et de se faire prôner ' et soutenir
par les monarchistes.


Ils n'avaient à choisir qu'entre deux systèmes
1 0 garder le statu quo, en ne s'occupant que des choses
urgentes et. réglementaires, telles que les. approvision-
nements et la convocation de l'Assemblée nationale.
Dans ce cas; ils ne devaient demeurer qu'un seul mois
en fonctions. L'autre système était d'y demeurer un an,
ou au moins six mois, et de révolutionner la France, Ils
ne firent ni l'un ni l'autre; et sans oser s'établir net-
tement, ils retardèrent autant qu'ils purent la convocip.
Lion de l'Assemblée nationale:


Ils laissèrent instiller et Calomnier leur minorité par


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 207


tous les organes de la monarchie ; et au lieu de sévir
contre ces journalistes qui attaquaient ainsi les per-
sonnes, afin de discréditer ensuite la république elle-
même, ils les enhardirent par l'impunité et même par
des encouragements secrets. Lorsqu'on leur représen-
tait le . danger de ces calomnies, ils répondaient que, sous
la république, la liberté de la presse doit être illimitée ; et
pourtant, on n'était pas encore sous le régime républi-
cain proprement dit. La république était proclamée,
mais .non fondée; ce qui est très-différent. Peu d'ef-
forts suffisaient alors pour la faire choir; car', quand
ceux qui gouvernent sont livrés au mépris ou à la
haine publics, leurs adversaires peuvent aisément les
abattre.


Le Gouvernement provisoire commit donc une faute
capitale, en laissant libres la presse et les clubs. Cette
liberté n'est bonne que dans une république assise sur
d'inébranlables bases ;. clans les autres circonstances,
les écrivains et les orateurs, qui sont parmi ses enne-
mis, attaquent le Gouvernement nouveau, soit direc-
tement, par des censures ironiques ou véhémentes ;
soit indirectement, en exagérant les principes ; c'est-
à-dire par des écrits ou des motions ultra-démocrati-
ques. Ce dernier moyen a été employé avec plus de
succès encore que le premier. Ainsi , des écrivains
légitimistes fondèrent et rédigèrent le Lanvpion et la
Guillotine, ignobles feuilles offertes comme démocra-
tiques.


Au lieu de prendre des mesures révolutionnaires et




208 LA POLITIQUE MODERNE.


d'exiger des concussionnaires de légitimes restitutions,
le même Gouvernement s'empressa, pour remédier aux
embarras du Trésor, de frapper sur tous les citoyens
un impôt extraordinaire de près de moitié en sus des
contributions directes. Cet impôt de 45 centimes fut
semblable à celui inventé en 1789 par Necker, qui, re-
fusant d'abolir les énormes pensions imméritées, ins-
crites par Louis XV et Louis XVI sur le Livre rouge, au
profit des courtisanes et des courtisans; de supprimer
les places dangereuses excessivement rétribuées; d'exi-
ger des restitutions des fermiers généraux et de tous
les traitants. concussionnaires, fit décréter un impôt du
quart du revenu, qui devait frapper tous les citoyens. La
plupart, déjà gênés, furent surtaxés, tandis que les
riches ne déclarèrent qu'un revenu très-inférieur à
celui dont ils jouissaient.


Comment donc le Gouvernement provisoire, qui de-
vait être instruit pa cette expérience, promulgua-t-il
un décret pire encore? Ou il eut l'intention secrète de
compromettre la république aux yeux de la multitude
déjà surchargée, ou il prit niaisement conseil de finan-
ciers fripons, suppôts du royalisme, qui suggérèrent
au ministre des finances cet odieux moyen. 11 était
avéré que l'impôt, très-mal assis et réparti, fut l'une
des causes de l'insurrection. En admettant même qu'il




fallût des moyens extraordinaires, on n'aurait dû s'adres-
ser qu'aux riches, qu'on n'eût point gênés. On pouvait,
par exemple, décréter que tous les anciens électeurs à
200 francs paieraient provisoirement un impôt double,


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 209


et que tous les anciens éligibles à 500 francs paieraient
un impôt triple ou quadruple, mais sous la déduction
de leurs dettes. Je ne parle ici que dans l'hypothèse
d'un impôt ; mais on eût trouvé aussi des ressources
dans un emprunt forcé, ou dans les amendes, resti-
tutions et dommages-intérêts (lus par les grands cou-
pables, ainsi que je l'indique au livre IV.


On objectera qu'il ne laid jamais toucher aux droits
acquis.


Les révolutions ne sont que des abolitions de pré-
tendus droits acquis ; c'est-à-dire dont quelques indivi-
dus s'étaient emparés par la force ou par la fraude.


Quand l'Assemblée constituante mit les biens ecclé-
siastiques à la disposition de la nation, commit-elle un
vol ou une usurpation ?


Quand le peuple de Paris détrôna Charles X, qui pos-
sédait la couronne avec une trentaine de millions de
revenus, blâma-t-on cet acte de justice?


Quand un homme (le génie invente une machine,
est-il condamné comme coupable d'avoir privé (le tra-
vail les citoyens qui exerçaient avec leurs bras les pro-
fessions remplacées par l'invention? •


Quand un Gouvernement sage parvient à terminer
une guerre, les généraux, les officiers à qui elle plai-
sait, ont-ils le droit de se plaindre, parce que leur
solde devient moindre et qu'ils n'ont plus l'espoir d'un
avancement rapide?


Tant pis pour les individus qui perdent ces mono-
poles, tant mieux pour la société ! Le Gouvernement ne


14




210 LA POLITIQUE MODERNE.


doit considérer que l'humanité ; en d'autres termes, le
droit au travail ou à l'assistance. Ainsi, quand l'As-
semblée constituante supprima les couvents et reprit
les biens du clergé, elle attribua aux curés un traite-
ment minimum de 1,200 livres, outre l'habitation , et
donna aux moines mie pension viagère de 800 livres.
De même, quand une invention nouvelle laisse tout à
coup inoccupés des ouvriers indigents, l'État doit leur
procurer des travaux ou des secours temporaires, jus-
qu'à ce qu'ils aient pu retrouver de l'ouvrage. Quant
au citoyen aisé, il n'a point d'indemnités à réclamer,
quoiqu'il se soit trompé dans sa spéculation.


Le Gouvernement provisoire commit encore d'autres
fautes, très-voisines de la trahison, notamment.:


Eu arrachant du sein du peuple parisien, par l'appât
d'une grosse solde, dix-huit mille jeunes gens, afin de
s'en faire des satellites contre la nation ;


En salariant, soit pour posséder une bande d'émeu-
tiers organisés, soit pour ridiculiser la république,
plus de cent mille hommes clans les ateliers nationaux
de Paris, plutôt que de les occuper utilement ;


En choisissant pour commissaires dans la plupart des
départements, ou pour consuls ou chargés d'affaires,
des hommes ridicules ou mal notés pour leur vie privée
et leurs antécédents commerciaux ;


En publiant des bulletins de la République, uniquement
pour donner à ses ennemis le prétexte d'épouvanter la
plèbe boutiquière.


Mais ce qui nuisit peut-être le plus à l'État fut l'in.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
211


solence avec laquelle certains membres de ce gouver-
nement trônaient dans les palais et confiaient les
plus importantes fonctions à leurs parents, à leurs se-
crétaires et à leurs thuriféraires, la plupart indignes (1).


Enfin, ils eurent le tort grave de ne point éliminer
de l'Asemblée nationale tout membre de la Chambre
des députés ou de celle des pairs en fonctions au 24
février. En effet, on savait que ces gens y viendraient
organisés en parti, se connaissant de longue main
et habitués aux intrigues parlementaires: c'était un
immense avantage qu'ils avaient sur les représen-
tants nouveaux, la plupart naïfs. Mais plus de la
moitié de ce gouvernement étant composée d'anciens
députés, n'avait garde de s'éliminer elle-môme. En
tous cas, il eût suffi de ne point exclure les députés
de l'opposition républicaine : on ne prit ni l'une ni
l'autre mesure, de peur d'offenser les monarchistes...


Dès les premiers jours on pouvait reconnaitre les
traîtres faufilés dans le sein du Gouvernement provi-
soire, aux éloges que leur décernaient les journaux
ennemis de la république et de la patrie. Dans les
révolutions, c'est souvent une erreur dans les personnes
qui amène une erreur dans les choses. Veut-on savoir,


(1) U l térieurement, clans l'histoire de cette époque, je révélerai
des faits curieux sur quelques-uns d'entre eux et de leurs minis-
tres. Mais il est évident que je ne censure que leur majorité et
qu'il y avait parmi eux des citoyens dignes d'estime. Je sais, par
exemple, que M. Ledru-Rollin s'opposa énergiquement à l'impôtdes e centimes.




CHAPITRE VIII.


LA POLITIQUE MODERNE.


par exemple, si un parti qui lia d'abord dans le mou-
vement populaire trahit ? On n'a qu'à examiner si les
ennemis de ce mouvement lui donnent des éloges
aux dépens des citoyens qui demeurent fidèles. En
1790, les journalistes de la Cour vantèrent les Desme-
niers, les Chapelier, les Barnave ; ce qui fut pour les
hommes clairvoyants le premier indice de la trahison de
ces députés. En 1797, les mêmes journalistes quali-
fièrent de Dieux tutélaires Carnot et Barthélemy. En
1848, les journaux de la réaction, les royalistes dégui-
sés vanteront précisément ceux dont les tristes mobiles
furent dévoilés ultérieurement ; car ils retrouvèrent
l'occasion de trahir de rechef.


i'ORTII A I T DE L'ASSEMBLÉE DITE CONSTITUANTE.


Le4 mai 1848, neuf cents députés prennent en mains
le pouvoir souverain, et débutent par deux étourderies
qui présagent leur incapacité:


1" lls déclarent sans examen que le Gouvernement
provisoire a bien mérité de la patrie, quoique de
pareilles fins de non-recevoir contre toutes poursui-
tes n'engagent nullement les amis du peuple;


2° ils décrètent brusquement, le maintien de la répu-
blique, sans qu'un seul membre ait la sagacité ou le
courage d'exiger une mûre délibération, avec le vote
motivé de chacun à la tribune. Par cette précaution,
on eût enlevé' aux trois cents ennemis de cette
forme de gouvernement, qui se trouvaient parmi eux,
tout prétexte de dire plus tard, ainsi qu'ils le tirent,
qu'on les força par la menace, ou que personnellement
ils ne votèrent point.


Cette Assemblée, qui pouvait et devait promulguer la
Constitution dans le mois, en traîna la discussion en
longueur, afin de se perpétuer. Elle consacra six mois
à la fabrication de cet acte qui, en définitive, n'était
qu'une incomplète et. mauvaise déclaration des droits
et. ne constituait rien. Le retard d'une constitution est




214 LA POLITIQUE MODERNE. PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
245


toujours une faute grave ; car il empêche de prendre
les autres mesures urgentes qui doivent y être subor-
données, et laisse l'inquiétude dans le peuple.


Sur l'insidieuse motion d'un de ses membres,
monarchiste gangrené, l'Assemblée dissout intempesti-
vement et violemment les ateliers nationaux et fomente
ainsi la guerre civile. Elle ne tente point franchement
de lever un malentendu et de transiger honorable-
ment; elle fait mal à propos mitrailler les hommes du
peuple, puis laisse fusiller et baïonnetter, sans aucun
jugement, trois mille prisonniers sur divers points,
même quatre jours après la victoire. Ces assassinats
furent commis non-seulement contre des combattants,
mais contre des passants arrêtés après la bataille...
J'en ai cité plus haut quelques exemples inédits, mais
on pourrait en articuler un très-grand' nombre.


On comprend qu'en certains cas un commandant ne
puisse empêcher ses soldats furieux d'égorger les coma
battants au moment même où ceux-ci sent vaincus der-
rière leurs barricades; mais, quatre jours après que
tout danger a cessé, fusiller, égorger dans l'ombre
des souterrains, oui la nuit, dans'les jardins publics, des
hommes sans armes, pris au hasard et sans jugement
même prévôtal, c'est une cruauté hors de toute prévi-
sion en France, au milieu du xix e siècle. Que d'inno-
cents confondus avec les coupables !... D'ailleurs,
d'après les lois en vigueur, les coupables eux-mêmes ne
devaient point être mis à mort, puisque cette peine
était abrogée en matière politique.


Non satisfaite de ces atrocités, l'Assemblée fait trans-
porter plusieurs milliers de victimes sur les pontons et
en Algérie, sans jugement et sans interrogatoires, ni
confrontation avec les témoins. Durant quatre mois on
vit, sur dénonciations même anonymes, arracher du
sein de leur famille tous ces infortunés. Quelques
méchantes commissions statuaient secrètement sur
leur sort. Elles traduisirent devant les conseils de
guerre des citoyens qu'elles réputèrent les plus coupa-
bles. Or, ces conseils, après une instruction et des
débats sérieux, .acquittèrent un grand nombre d'ac-
cusés évidemment innocents qui furent immédiatement
remis en liberté, tandis que ceux considérés par les
commissions comme les moins chargés languissaient
sur les pontons, où ils demeurèrent encore longtemps.


Les royalistes se réjouissaient dé ces atrocités et
disaient : Voilà les fruits de ta république! . . Mais non,
e n'était point la république ; car le principe monar-
chiste avait déjà triomphé ; de faux républicains, intro-
duits dans les fonctions publiques, n'usaient de l'auto-
rité que pour rendre odieuse la nouvelle forme adoptée
par la nation. Plusieurs d'entre eux se rallièrent ensuite
à Louis-Napoléon Bonaparte, dont ils se moquaient
jusqu'au 1.0 décembre. Dès que celui-ci n'en voulut
plus, il les chassa. Alors ces fiers généraux, ces super-
bes orateurs tremblants se laissèrent arrêter comme de
vulgaires malfaiteurs, sans user du droit que leur
donnait la flagrante violation des lois.


Dans les journées (le juin, oh il avait lancé aux bar-




216 LA POLITIQUE 'âIODERNE. PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
4I7


ricades ses partisans, Louis-Napoléon Bonaparte donna
au général Rapatel l'ordre écrit d'occuper en son nom
le Ministère de l'Intérieur. Cet ordre tomba entre les
mains du général Eugène Cavaignac, (1), qui n'eut pas
le courage de faire arrêter et juger le conspirateur, et.
se ménagea , peut-être , au détriment de la république
dont on lui avait confié la défense, la faveur qu'il obtini
en 1852; car, alors , il fut rappelé immédiatement. de
l'exil.


Des membres (lu Gouvernement provisoire se vantè-
rent de ce que le sang n'avait point coulé sous son
règne. Ils affirmaient un fait erroné, puisque la ville
(le Rouen fut ensanglantée. D'ailleurs, on n'est pas inno-
cent d'un mal par cela seul qu'il n'éclate qu'après
qu'on a quitté la place. L'incendiaire a soin de se reti-
rer dès qu'il a approché la torche de la maison qu'il
veut détruire. Le commerçant qui a l'habileté de
reculer sa faillite, en découvrant un créancier pour en
couvrir un autre, peut-il se vanter d'avoir été solvable
tant qu'il n'a pas suspendu ses paiements ? N'est-il
pas, au contraire, coupable en laissant un plus gros
passif, et le juge ne fait-il pas remonter la faillite au-
delà du jour de la suspension avouée?


La révolte de juin prit naissance sous ce gouverne-
ment. Dès la fin de mai, la pressentant, j'en causais
avec M. de Lamartine qui me répondit emphatique-


(1) En janvier 1856, M. Eug. Cavaignac m'avoua lui-même ce
fait grave.


ment : l'organise admirablement les choses ; et avant
deux ans, l'on dira: c'est Lamartine qui a tout sauvé ! Il
changea bientôt d'avis, frappé par l'évidence (1); néan-
moins, il demeura inactif, ainsi que ses collègues, au
moment de l'explosion (2).


Après la victoire et la transportation des citoyens
échappés au carnage, l'Assemblée nationale et le
général Cavaignac laissé à la tête du Gouvernement,
avaient grande facilité d'organiser enfin la république;
ils ne firent que de misérables petites lois, sans
oser entrer clans le vif ; cette Assemblée donna
le spectacle d'intrigues pareilles à celles qui désho-
noraient les précédentes Chambres des députés et
des pairs. Elle délibéra sur la constitution durant
l'état de siée; c'est-à-dire, alors que la presse bâil-
lonnée ne pouvait point faire entendre les obser-
vations des patriotes; mais tout en interdisant la
liberté de la presse aux républicains, elle l'accorda•
aux monarchistes. Elle ne soumit point cette consti-
tution à l'acceptation du peuple. Pour entrer dans le


(1) Mme Victor Hugo m'attesta, le l cr janvier 18Z.42, que, 1e22 juin
1848, M. de Lamartine dit à son mari : Demain vous aurez une
insurrection; envoyez votre femme et vos enfants à la campagne.
Hugo lui répondit : Mais vos mesures sont prises? — Hélas! reprit
le sauveur, nous avions ordonné à Cavaignac de faire venir à Paris
25,000 hommes ; il n'en a que 7,000 !


(2) L'un d'eux alla se cacher à Versailles durant tout le danger,
en prétextant que Sa femme y était malade. Je l'ai vu moi-même
s'y rendre en articulant ce prétexte, sur la manifestation de mon
étonnement.




218 LA POLITIQUE MODERNE.


ministère ou dans les grandes places, il fallait faire
partie d'une coterie d'ambitieux. Le ministre de la Jus-
tice remplit la magistrature d'hommes recrutés -parmi
les séïdes de l'ancien régime, et. eut le cynisme de venir
à la tribune démentir ses propres plaidoieries et dis-
cours depuis dix-huit ans, en disant qu'il n'avait eu,
jusqu'à l'dge de 5 ans, que des idées chevaleresques qu'il
abjurait.


Une des plus grandes fautes du Gouvernement provi-
soire et de l'Assemblée dite Constituante, fut d'avoir
décrété que l'élection des représentants du peuple se
ferait au scrutin de liste.; c'est-à-dire que chaque élec-
teur voterait pour tous les députés du département.
Chacun avait donc à élire 8, 10, ou 12 individus, dont
à peine un ou deux lui étaient connus ; de sorte que le
succès fut ordinairement pour les candidats qui surent
se faire_ prôner par un journal ou des comités actifs,
et envoyer le plus grand nombre de bulletins à
domicile. Voilà pourquoi l'on vit, dans le sein des
législatures, tant d'hommes indignes d'en faire partie.
A Paris même, un nommé Schmidt, ancien maître des
requêtes au Conseil d'État, fut élu parce qu'il se disait.
ouvrier, et l'on fut obligé d'annuler l'élection qu'il
surprit.


Le principe de l'élection, c'est le choix, comme le
nom l'indique. 11 n'y a point de choix sans une discus-
sion libre et éclairée entre les votants ou leurs manda-
taires spéciaux. Dans ce dernier cas, c'est l'élection à
deux degrés. Les électeurs peu nombreux ont ainsi la


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
219


faculté de discuter entre eux le mérite des candidats,
de les interroger, d'ouïr des témoins, et de voter en
connaissance de cause sur tous les députés d'un dépar-
tement. Comment des paysans, des artisans qui ne se
sont jamais vus, discuteraient-ils le mérite d'hommes
qu'ils ne peuvent connaître ? Dans le cas d'élection
directe, il faut que chaque circonscription n'ait qu'un
candidat à choisir, afin que l'attention ne soit point.
partagée. Mais ce dernier moyen ne peut être pra-
tiqué que pour l'élection d'une Assemblée constituante
qui rompt avec le passé, et chez un peuple habitué à
la vie politique. Et encore, il est essentiel de prendre
des précautions, afin qu'il n'y ait point de surprises,
toujours préjudiciables à la patrie.


On objecterait à tort, contre le suffrage universel à
deux degrés, les vices des trois législatures de 1789 à
1795.


La première n'avait du tiers; état qu'un nombre (le
représentants égal à celui des deux ordres privilégiés.
Ces derniers, hostiles à la révolution et au peuple,
balançaient déjà le tiers-état par le nombre, quoiqu'ils
ne représentassent qu'environ la centième partie de.
la nation. Le monarque, armé d'énormes richesses,
put aisément séduire une partie des députés du tiers;
de sorte que ceux-ci s'étant ligués avec les ordres
privilégiés, la majorité de l'Assemblée devint bientôt
oligarchique.


L'Assemblée législative ne fut élue que par un suf-
frage universel apparent, parce que la constitution avait,




220 LA POLITIQUE MODERNE.


exclu près de la moitié des citoyens français du droit
d'électorat et d'éligibilité.


Quant à la Convention, réellement issue du suffrage
universel, la précipitation des élections, les dangers
extérieurs et intérieurs qui attiraient ailleurs l'attention
des citoyens, les intrigues des corps électoraux précé-
dents, maintenus dans la plupart des départements,
y amenèrent certain nombre de députés gangrenés.
Toutefois, elle fut la moins mauvaise (les Assemblées
qu'on ait vues en France, parce qu'elle eut à sa tête,
dès l'origine, quelques grands patriotes.


Je termine cette analyse par la censure de trois actes
(l'ineptie ou de lâcheté de l'Assemblée (lite Consti-
tuante. En préparant la guerre contre la république
romaine, .elle donna le monstrueux spectacle d'une
république égorgeant une république.


En autorisant la rentrée en France de la famille
Bonaparte, elle violait une loi salutaire et équitable; car
les acclamations (le la portion ignorante du peuple,
pour un conspirateur récidiviste, annonçait que celui-
ci deviendrait un ennemi redoutable de la République.
Une Assemblée se disant républicaine ne doit jamais
abroger (les lois (l'exil contre les familles qui régnè-
rent et ambitionnent encore le trône.


En livrant au suffrage universel l'élection du Prési-
dent (le la république, elle rompit l'unité et mit en
rivalité deux pouvoirs , de même origine et de même
force, mais dont celui qui était sujet aux divisions


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 221


devait succomber en cas de lutte (I). En: 1851, un
historien célèbre jeta amèrement du haut de la tribune
ces mots prophétiques : L'Empire est fait ! sans pouvoir
galvaniser des cadavres législatifs.


Telles sont les principales fautes qui détruisirent
la République. Par l'impôt des 45 centimes, on excita
la haine et le mépris des paysans dont la plupart
étaient devenus, depuis 1791, propriétaires de fonds de
terre. En autorisant l'élection d'un prince ambitieux,
dûment banni par une loi générale, et personnelle-
ment pour cieux conspirations, on lui donna la faculté
de confisquer l'État à son profit. Vainement on allégue-
rait que cette confiscation fut ratifiée par le peuple. Une
ratification n'est valable que lorsqu'elle est libre ; mais
ce fut par la terreur et le finix qu'on l'obtint. Les faits
sont trop notoires pour qu'il soit nécessaire d'en don-
ner ici plus d'un exemple inédit. Lorsqu'on fit voter
un régiment (l'infanterie de marine à Toulon, après le
2 décembre 1851, le colonel plaça cieux registres sur
une table, en sa présence : l'un pour les ratifications,
l'autre pour les refus. Les 162 sous-officiers et soldats
qui inscrivirent leurs noms sur ce dernier furent
déportés, les uns au Sénégal, les autres à Cayenne.
Des 120 qui furent au Sénégal, il n'en . revint, trois
ans après, que 41. Les 109 autres y périrent presque


(4) Tandis qu'on discutait le mode d'élection du Président de
la république, j'en parlais dans ce sens à M. Armand Marrast qui,
entrant dans mes vues, s'écria Il avalera l'Assemblée !




222 LA POLITIQUE MODERNE•


tous par le climat ; car les nègres n'en tuèrent, que dix.
Malheureusement, on a vu depuis plusieurs années


trop peu d'exemples de courage civique. Oh ! que nos
pères étaient supérieurs ! (1) Provant, officier de la
garde nationale, ayant juré de mourir libre, -crut, la
liberté perdue après le massacre du Champ-de-Mars,
et se fit sauter la cervelle. Un publiciste, sans cesse
menacé du poison, du poignard, de la baïonnette et de,
l'échafaud, continue pendant quatre ans son impla-
cable guerre contre les ennemis du peuple. Après k
massacre de Nancy, Loustalot ne craint point, par un
article véhément, de troubler la joie des vainqueurs,
et meurt du désespoir que lui causent leurs odieux
exploits. Le jeune officier Desilles se jette sur un canon à la
face des fusils ennemis qui lui donnent la mort. Camille
Desmoulins tonne aux Jacobins, en face des satellites
de Lafayette qui viennent de perpétrer le massacre du
Champ-de-Mars. En 1794, il continue le Vieux-Cordelier,
qu'il rend plus agressif à mesure que croissent les me-
naces de mort lancées contre lui par ses adversaires qui
tiennent le pouvoir suprême. Danton expose sa vie
cent fois en moins de cinq ans. Robespierre lui-même


(4) Dornès, député en 1848, fut du petit nombre des exceptions.
Quand la révolte (le juin éclata, il s'écria que le sang de quelques
généreux, républicains assurerait k triomphe de la. république. 11
acheta une écharpe et se présenta, sans armes, sur les barricades,
pour exhorter à la paix les révoltés. Il fut frappé mortellement
par accident, ainsi que l'archevêque Affre qui se dévoua égale•
ment par une charité sublime.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.


223


sait envisager la mort avec sang-froid et ne craint
jamais de s'y exposer. Les Girondins, expulsés, vont
agiter les départements et bravent




tous les dangers,
dans l'espoir de ressusciter leur cause perdue. Le vieux
Malesherbes, quoique complice de Louis XVI, et devant
craindre ' d'attirer l'attention sur lui-même, offre géné-
reusement de défendre son ancien maître. Après
l'attentat du 18 brumaire, le médecin Bach, n'ayant
pas réussi par ses harangues à soulever les Parisiens
hébétés, se tue au pied de la statue de la Liberté,
dans l'espoir que ce noble sacrifice les décidera -à
défendre la république.




C1L\Pl'l'RE IX.


CAUSES DE LA CHUTE DE LA PREMIERE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.


On dira peut-être que si la république de 4848 est
ombée sous le mépris, par l'ineptie ou les lâchetés de


ses administrateurs, celle de 1792 est tombée d'elle-
même, nonobstant le génie et le courage de ses fonda-
teurs. Quoique j'en aie signalé les causes détaillées dans


Histoire de la Révolution de 1789, il est utile de les
présenter 'lei sous une autre forme.


La république fit d'abord de grandes choses : elle
épura les moeurs, honora la vertu, , rendit le vice
odieux, punit le crime et secourut les indigents dont
elle diminua de moitié le nombre. Elle donna une vive
impulsion à l'agriculture, au commerce, à l'industrie,
et encouragea les arts, les sciences et . les lettres.
Elle retrouva la science de la guerre, fit des paysans
Français les premiers militaires du monde, organisa
une marine nationale , lutta avec succès contre
l'Europe entière, et conserva l'intégrité menacée et
l'honneur du plus noble des États.


Mais malheureusement la Convention , à qui le
peuple avait confié ses destinées, tergiversa, ne mesu-
rant point (l'un coup d'oeil le but à atteindre. Au lieu
de déployer immédiatement une bonne dictature, elle


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
225


laissa les trahisons s'accumuler ; et après n'avoir pro-
clamé la terreur que trop tard, elle ne sut point l'abo-
lir assez tôt. Le vertige troubla les hauteurs politiques.
Au nom du gouvernement, Saint-Just lança ce pro-
gramme insensé : Vous avez à punir non-seulement les
traîtres, mais les indifférents même (1). On épouvanta
ainsi de notables fractions du peuple français, qui est
naturellement juste.


Quelques membres du gouvernement révolutionnaire
voulant dissimuler leur passé de courtisans, tels que
Vadier, Amar et Barère, se crurent obligés de com-
mettre des excès de zèle pour inspirer la confiance.
Les uns par jalousie ou rancune, les autres par rage
sanguinaire; d'autres, par peur, sacrifièrent les premiers,
les plus utiles des républicains; ce qui accrut l'an-
goisse générale. Comment pourrons-nous échapper, se
dit-on, si la république dévore un Danton, un Camille
Desmoulins?


Tandis que la Convention sacrifiait les pères de la
Révolution, elle épargnait sottement des traîtres bien
connus et dangereux ; tels que Sieyès, qui eut l'habi-
leté (l'échapper au supplice par son silence et ses votes
montagnards. Les comités ne devaient-ils point savoir
qu'en se bornant à dédaigner cette vipère, ils en seraient
piqués au sein, dès que l'occasion se présenterait? En
révolution, c'est une impardonnable faute que de ne


(1) Rapport du 40 octobre 4793.
15




226 LA POLITIQUE MODERNE.


point mettre les grands coupables dans l'impuissance
de nuire encore.


Cependant les exécutions de Lyon, les noyades de
Nantes, les jugements précipités du Tribunal révolu-
tionnaire, en vertu de la loi du 22 prairial an II ,
comblaient la mesure, lorsque les imprudences de
Robespierre hâtèrent le dénouement.


En proie aux remords depuis qu'il avait lâchement
abandonné Danton et Camille Desmoulins, ce législa-
teur ne pouvait voir impunis les Tallien, les Barras,
les Carrier, les Fouché, les Bourdon (de l'Oise) qui
valaient beaucoup moins qu'eux, même à ses yeux. Il
détestait quelques hommes violents, tels que Billaud-
Varennes et Collot-d'Herbois, qu'il menaça comme
ceux-là durant plus d'un mois. Tous conspirèrent
contre lui et contre ses amis Saint-Just et Couthon.
Les royalistes déguisés de la Convention savaient que
la chute de son parti allait ouvrir le rempart de la
république; que, d'ailleurs, ce seraient autant d'excel-
lents républicains de moins. Quelques patriotes sincères
crurent que Robespierre menaçait la république et
voulait, par un redoublement de ternur, , usurper la
dictature nominale. D'autres, le réputant modéré, se
liguèrent avec les premiers. Enfin, ceux que Robes-
pierre avait directement provoqués par ses imprudents
discours aux Jacobins, ou qui se croyaient menacés par
son manifeste du 8 thermidor à la Convention, hurlè-
rent contre lui des cris de vengeance et de mort. Il
succomba, parce qu'il n'écouta point les salutaires


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
2T7


conseils de la Commune, qui voulait exterminer les
comités du Gouvernement : on le conduisit à l'écha-
faud au milieu d'horribles imprécations proférées
contre lui (1).


Par sa mort la réaction triompha. Les républicains
furent assassinés sur les places publiques, sans trou-
ver de vengeurs. On injuria et fouetta les femmes
patriotes; on en précipita d'autres, avec leurs enfants
en bas âges, du haut de tours enflammées. Cette
réaction, quatre mois thermidorienne, c'est-à-dire se
parant du nom de la République, devint bientôt roya-
liste avouée. Alors la cruauté ne connut plus de frein.
La calomnie se tint en permanence. Les thermidoriens
se virent à leur tour menacés, malgré le service qu'ils
avaient rendu aux royalistes, en leur laissant mettre
un pied dans le gouvernement, dont ceux-ci ne tardè-
rent pas à s'emparer, selon leur habitacle. Les députés
courageux qui avaient sauvé la France furent jetés
dans les fers, déportés ou mis à mort par des collè-
gues qui naguère les flattaient et applaudissaient à
tous leurs actes. Après s'être tant récriés contre l'insur-
rection, les réacteurs prirent les armes en vendémiaire
contre la Convention ; ils furent vaincus; mais le Gou-
vernement, sanguinaire contre les pauvres faubourgs
justement soulevés, se montra indulgent pour les
royalistes évidemment coupables.


Enfin, après un règne de plus de trois ans, la Con-


(1) Le 10 thermidor an 11 (fin de juillet 4794).




228 LA POLITIQUE MODERNE.


vention se sépara, livrant le pouvoir à deux Conseils
législatifs et à un Directoire exécutif, qui laissa usurper
la souveraineté par un général dont l'orgueil, l'ambi-
tion, l'avarice, la ruse et la férocité égalaient les talents.


On peut résumer en neuf articles les enseignements
de cette mémorable période :


1 0 Tous les maux eurent pour cause la conjuration
des privilégiés. Les républicains ne dépassèrent quel-
quefois le but qu'à cause des sanglants et iniques obs-
tacles qu'on leur opposait. « La multitude, dit Bailleul,
ne s'agite point par haine ou jalousie, mais seulement
pour le maintien de ses droits acquis. Quand elle se
montra furieuse, elle fut toujours dans le droit » (1).


20 Les excès de la Terreur provinrent principalement
de la part prise au gouvernement par d'anciens nobles
ou courtisans de mauvaise foi devenus 'Jacobins. Ces
traîtres vinrent huer, dans les sociétés populaires, les
vrais républicains qu'ils qualifièrent de modérés, après
que le masque du modérantisme fut arraché.


30 L'une des causes de la grandeur du parti révo-
lutionnaire fut la franchise,. la loyauté, l'amour de
la vérité qui dominaient ses membres. On rencon-
trait à chaque instant des mensonges dans les discours
et les écrits des royalistes et des Girondins, tandis
qu'un très-petit nombre de Jacobins et de Montagnards


(I) Examen critique, t. Il. Cet écrivain avoue la vérité, quoiqu'il
ait été député girondin et thermidorien. Avant le 9 thermidor, il
était détenu au Luxembourg comme suspect.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
229


alléguaient sciemment des faits faux. Ce n'est pas le
nombre, ce sont les talents et l'honnêteté de ses mem-
bres qui donnent de la force à un parti et lui procurent
tôt ou tard le triomphe.


40
Les terroristes républicains furent plus cléments que


leurs ennemis. Ils se montrèrent même tellement scrupu-
leux que, durant la Terreur, sur les 900 individus renfer-
més au Luxembourg comme suspects, il n'y avait pas
200 nobles. On y voyait des domestiques, des savetiers,
etc. Aucun mouvement n'eut pour but le pillage ni le
partage des propriétés. 11 ne s'agissait pas davantage de
soutenir des doctrines nouvelles et exagérées; car on
n'avait pas d'autre intention que de conserver des
principes légalement proclamés.


50
Les chefs de la république ont trop tardé à lais-


ser suivre son cours naturel à la Terreur qui naquit
des circonstances. Tombant ensuite en l'excès con-
traire, ils la maintinrent trop longtemps ; car, procla-
mée au commencement de septembre 1793, elle était
encore dans toute sa rigueur à la lin de juillet
1794. L'odeur du sang enivre et cause le vertige,
comme le pouvoir prolongé. Les Carrier, les Fouché,
les Collot, etc., commirent des atrocités qui firent
frémir tout bon citoyen et tout publiciste éclairé. Or, le
français n'aime pas à voir le sang humain couler long-
temps, même légitimement et pour son salut. Tout ce
qui est extraordinaire doit être promptement opéré chez
lui. Qu'on extermine, durant huit jours, autant d'aris-
tocrates, de généraux, de princes, de ministres, (le




230 LA POLITIQUE MODERNE, PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 231


conspirateurs et de représentants que l'on voudra ; qu'on
extermine même des innocents, des femmes et des
enfants, ce bon peuple ne s'en offensera guère. Mais si,
durant un an, il voit supplicier chaque semaine un ou
deux insignes scélérats, il finira par se prendre telle-
ment de pitié pour eux qu'il s'insurgera peut-être.


6° D'où suit la nécessité, lorsqu'on veut accomplir
une révolution et opposer à toute réaction une bar-
rière insurmontable, de faire justice très-prompte-
ment, avant que le vulgaire ait le temps de réfléchir.
Ensuite, il faut instituer soi-même, sans qu'on les
impose, la clémence et l'amnistie, mais en surveil-
lant encore les hommes qui oseraient relever une
tête criminelle. On doit donc surtout éviter de se
laisser imposer l'action et la réaction que l'on ne par-
vient à maîtriser qu'en en prenant l'initiative. La
Terreur pou.vait et devait finir avec l'année 1793, c'est-
à-dire au bout de quatre mois. « Quand une république
est parvenue à détruire ceux qui voulaient la renverser,
il faut se hâter de mettre fin aux vengeances, aux
peines et aux récompenses mêmes », dit sagement
Montesquieu (1).


7° Une prolongation insensée établit donc:la tyrannie
des vengeances qui, quelquefois, fait regretter le
pouvoir qu'on a abattu et amène une réaction.
Néanmoins, il faut bien se garder, dans les révolu-
tions, d'oublier les grands coupables qui sont dange-


(1) Esp. des lois, chap. xn, 48.


reux par leurs talents ou leurs intrigues, et de les
croire convertis ou reconnaissants de la vie qu'on leur
accorde ou de la fortune qu'on leur laisse. L'exemple
de Robespierre le prouve suffisamment. Il avait sauvé
Barère, qui devint l'un des députés les plus acharnés
à sa perte. Les soixante-treize girondins, détenus
comme suspects, lui devaient aussi la vie. Leur sup-
plice eût été le signal de celui de leurs collègues du
côté droit, restés dans la Convention. Néanmoins ceux-
ci n'en surent nul gré à cet orateur et votèrent sa
proscription, quoique l'appoint de leurs voix l'eût évi-
demment sauvé.


8° Lorsque les préposés à la garde d'une république
tolèrent la violation des lois par un ambitieux et
les calomnies de ses complices , cette république est
près de sa ruine ; eux-mêmes sont promptement dés-
honorés et proscrits. Huit jours avant le 18 brumaire,
il y avait plus de preuves qu'il n'en fallait pour faire
juger et condamner Bonaparte comme déserteur et
conspirateur. Si le Directoire avait eu cette énergie,
la république ne sombrait point. En toutes les dis-
cordes civiles, un parti mixte se glisse, tant par habileté
que par peur, entre lés deux partis extrêmes, et pro-
fite des fautes et des crimes de chacun d'eux. Puis,
lorsque les deux partis sont fatigués et que le danger
est passé, il intervient avec insolence et s'élève sur
les ruines de leurs chefs et du peuple. Il faut donc
avoir soin de l'anéantir lorsqu'il en est temps encore.


9° Les Assemblées nombreuses, même dites natio-




232 LA POLITIQUE MODERNE.


nales, subissent des entraînements puérils, ou montrent
souvent une apathie et une indifférence honteuse et
féroce, qu'il faut à tout prix conjurer par la diminution
du nombre et de meilleurs choix de leurs membres.
L'Assemblée de 4848 n'aurait dû avoir que 600 dépu-
tés au lieu de 900 et celle de 1849 seulement 350 au lieu
de 750 ; c'est-à-dire qu'un député sur 60,000 habitants
suffit pour une assemblée constituante ou nationale, et
1 sur 100,000 pour une législative ordinaire. 11 y aura
ainsi moins de non-valeurs. Si les juges d'intelligence
et de savoir médiocres sont utiles dans une Cour de
justice par le contrepoids de leur équité, les législa-
teurs qui manquent de lumières suffisantes et de
sagacité sont à la remorque des ambitieux. Au com-
mencement de chaque révolution, ces derniers sur-
gissent ordinairement d'une écume d'intrigants qui
cherchaient à se rallier au gouvernement déchu, et
qui veulent faire fortune par tous les moyens possibles.


Puisqu'on sait maintenant pourquoi tomba la pre-
mière république française, qu'on en fasse enfin profit
clans l'avenir ! Il n'appartient pas à ses ennemis de se
targuer de sa chute; car je vais montrer que la mo-
narchie est aujourd'hui moins stable que cette forme
de gouvernement.


CHAPITRE X.


QUE LES MONARCHIES NE SONT PAS AUJOURD'HUI PLUS


STABLES QUE LES RÉPUBLIQUES.


Depuis soixante ans, le pouvoir monarchique a
croulé six fois en France, sans laisser autre chose
que des ruines morales et matérielles ('I).


Louis XVI tombe dans le sang, le 10 août. 1792,
après avoir corrompu cieux Assemblées nationales.


Bonaparte usurpe le pouvoir absolu au moyen du
vol , du mensonge et du faux en écritures authen-
tiques. 11 commence par proscrire les patriotes qui
refusent de se vendre à lui, et encourage les calom-
nies contre les républicains. Après s'être fait proclamer
consul à vie, puis empereur héréditaire., il désire fonder
une dynastie (2); n'ayant point d'enfants, il répudie
(par orgueil , pour épouser la fille d'un monarque) sa


(1) Le lecteur doit se rappeler que mon manuscrit, comme je
l'indique dans la préface, a été achevé en 1866, quatre ans avant
le chute du second empire.


Cromwel eut plus de désintéressement. Non-seulement, il ne
laissa pas de quoi vivre à sa femme ni à ses enfants ; mais,
près de mourir, il demanda qu'on ne transmît point le Protecto-
rat à son fils, qu'il réputait incapable de l'exercer.




e34 LA POLITIQUE MODERNE.


femme qu'il n'a point répudiée pour ses déportements
bien connus de lui.


La flatterie et l'imbécillité ont étrangement exagéré le
mérite de cet usurpateur. Les principes des lois civiles
et criminelles, dont on lui attribue tout l'honneur,
avaient été décrétés par les Assemblées nationales de-
puis 1789; ce furent les jurisconsultes de la républi-
que qui les classèrent définitivement, après qu'ils eurent
commencé la codification en 1793. Bonaparte ne brilla
dans la guerre qu'au moyen des armées formées par
le Comité de salut public. Les généraux de la Répu-
blique dégénérèrent sous ses ordres, et il ne sut en
former aucun.


Les trois principales causes de sa chute furent la
création d'une noblesse, l'oppression de la liberté et la
continuation 'de la guerre.


Ayant gorgé de richesses ses maréchaux et ses
diplomates, son existence guerrière était devenue
incompatible avec la leur. C'est une grande faute que
d'élever ses sujets de façon qu'ils ne puissent plus
rien attendre; car, ou ils voudront prendre la place de
leur maître, ou ils abandonneront celui-ci plu tôt que
de le suivre encore dans les hasards.


Après avoir réussi à enchaîner la liberté, Bonaparte
se crut follement inattaquable. Si les nouvelles des ar-
mées, les bulletins mensongers peuvent pour un temps
la faire oublier, le peuple finit par se lasser des
craintes qui laissent chacun sous le coup d'une confis-
cation, d'un emprisonnement, d'une déportation ou


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS. 235


d'un meurtre arbitraires (4). Lorsque le citoyen ne se
sent pas libre d'écrire ou de parler publiquement


(4) Voici quelques passages de sa correspondance récemment
publiée aux frais de l'État :


A M. CAMBACERES.


Trèves, 15 vendémiaire, an XIII.
« Mon cousin, je reçois un projet de décret sur les avocats.
• II n'y a rien qui donne au grand juge les moyens de les


contenir. J'aime mieux ne rien faire que de m'ôter les moyens
de prendre des mesures contre ce tas de bavards, artisans de
révolutions, et qui ne sont inspirés presque tous que par le crime
et la corruption. Tant que j'aurai l'épée au côté, je ne signerai
jamais un décret aussi absurde. Je veux qu'on puisse couper la
langue à un avocat qui s'en servirait contre le Gouvernement.


» NAPOLÉON. »
Au sujet de quelques mouvements populaires dans l'Italie con-


quise, il écrivait à son frère Joseph :
« Ce n'est pas avec des phrases qu'on maintient la tranquillité


dans l'Italie. Faites comme j'ai fait à Binasco; qu'un gros village
soit brûlé ; faites fusiller une douzaine d'insurgés...


» Mon intention est que le village qui s'est insurgé soit brûlé,
que le prêtre qui est entre les mains de l'évêque, à Plaisance,
soit fusillé, et que trois ou quatre cents des coupables soient
envoyés aux galères... Bridez un ou deux gros villages, et qu'il
n'en reste pas trace...


» Ne pardonnez pas, faites passer par les armes au moins six
cents révoltés ; ils m'ont égorgé un plus grand nombre de sol-
dats. Faites brûler les maisons de trente des principaux chefs
des villages et distribuez leurs propriétés à l'armée. Désarmez
tous les habitants et faites piller cinq ou six gros villages...


» Je désirerais bien que la canaille de Naples se révoltât. Tant
que vous n'aurez pas fait un exemple, vous n'en serez pas maître.
A tout peuple conquis, il faut une révolte, et je regarderais une
révolte à Naples comme un père de famille voit une petite vérole
à ses enfants, pourvu qu'elle n'affaiblisse pas trop le malade. C'est
une crise salutaire.


» NAPOLÉON. »




236 LA POLITIQUE MODERNE. PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
237


contre ceux qui gouvernent, il conspire clans les salons,
dans les cabarets , clans ses visites intimes. Cette
conspiration, qui ne peut être atteinte, parce qu'elle
est insaisissable, devient plus dangereuse que la liberté
de la presse ou des clubs ; car celle-ci porte en soi son
remède : c'est la lance d' Àchille qui guérit elle-même les
blessures qu'elle a faites. D'ailleurs, les Français sont
ordinairement satisfaits dès qu'ils ont jasé ou lu des
choses écrites librement. Ils chantent contre moi, disait
l'habile Mazarin, donc ils paieront les impôts que je
lève. Bonaparte n'autorisant aucune manifestation, les
sourdes colères finirent par éclater contre lui.


La guerre continue fut sa plus lourde faute. Il n'y
fut point forcé par les autres princes de l'Europe qui
ne craignaient plus la propagande révolutionnaire,
étouffée par lui-même. Ces princes ne songeaient pas
davantage à replacer sur le trône les Bourbons dont
ils se moquaient et qu'ils jouaient depuis '1792. Mais
la guerre lui convenait : 10 pour distraire le peuple
français par les nouvelles des , armées et se débarras-
ser des hommes les plus énergiques; 2° parce qu'il en
avait la passion, comme d'autres ont celles de la
chasse ou du jeu ; 3° pour consolider sa puissance et
accroître sa renommée en plaçant tous ses frères
sur des trônes. Ces guerres injustes durèrent quatorze
ans consécutifs, et, ce que j'admire le plus, c'est l'irré-
flexion du peuple idolâtre d'un homme qui , sans utilité
sociale, a fait moissonner, pour s'amuser, plus de quinze
cent mille citoyens dans la force de l'âge.


Bonaparte essayait souvent de faire croire à ses des-
tinées qu'il disait merveilleuses. Dans la campagne de
1812 , le général Rapp, l'un de ses aides de camp,
entrant clans sa chambre, le vit appuyé sur la fenêtre
ouverte et contemplant le ciel par un soleil brillant.
Quoiqu'il eût fait assez de bruit, l'empereur, sur le
visage duquel la sueur ruisselait à grosses gouttes,.
ne paraissait point s'apercevoir de sa présence. Alors
Rapp, craignant qu'il n'eût une attaque d'apoplexie, le
tira par l'habit. Napoléon lui dit : Voyez-vous cette
étoile? — Sire, je n'en puis voir par ce soleil. — Eh
bien, elle est éclatante et je la vois, moi ! Tant que je
l'apercevrai, je devrai aller en avant (1).


Après avoir guerroyé avec certains succès militaires
pendant quelques années, Bonaparte éprouva des re-
vers funestes. 11 entreprit la campagne de Russie avec
la plus grande armée organisée et la plus aguerrie
que l'on ait vue depuis le commencement du monde.
En cinq mois, il en perdit plus des deux tiers par le fer
et le feu, le froid et la faim. Dans son 29° bulletin, daté
de Molodetschno, le 3 décembre 4812, il est obligé, à
cause de la notoriété publique, d'avouer que plus. de
30,000 chevaux sont morts en peu de jours, que des
régiments entiers périssent massacrés par les Cosaques
ou engloutis par les fleuves; mais il le termine par


(1) Je tiens ce fait de mon savant et vénérable ami M. Hip.
Passy, ancien ministre des finances, à qui Rapp l'attesta sous la
Restauration.




238 LA POLITIQUE MODERNE.


ces mots indécents . : la santé de Sa Majesté n'a jamais
été meilleure !.... Quoique sa présence seule puisse sou-
tenir ces débris affamés, gelés et démoralisés, il s'enfuit
secrètement et sous un pseudonyme, sur un traîneau,
et revient à Paris ('I). Il lève une autre armée de deux à
trois cent mille hommes, et va guerroyer en Allemagne
où, en moins de six mois, il en perd plus de la moitié.


Comme il était habitué à ne s'étayer que sur ses
soldats et sur des bulletins mensongers, devenus im-
puissants, à cause de l'intensité de la catastrophe,
il se vit alors menacé d'une chute effroyable. Chaque
famille avait perdu plusieurs de ses membres dans
ces guerres qui n'avaient produit aucun bien à la
patrie ni à l'humanité. Le despote tomba sous la haine
publique autant que par ses propres fautes straté-
giques, et n'obtint pour souveraineté qu'Une petite île.


Telle fut la deuxième chute monarchique depuis la
Révolution. En , voyant l'enthousiasme des Français
pour la mémoire de Bonaparte, surtout depuis 1848, je
me suis souvent rappelé ces mots de la femme de
Sganarelle à son voisin, qui voulait empêcher ce der-
nier de la battre : Et si je veu.xêtre battue, moi ! (2)


(1) En Lorraine, à Mayence et dans le Huns-Ruch, toutes les
personnes éclairées, parmi lesquelles des officiers français, avaient
prévu ce désastre. Une jeune fille de Commercy, âgée de dix-
sept ans, apprenant de deux généraux qui dinaient chez son père
la destination de la grande armée, s'écria : Il va finir comme Char-
les XII à Pullawa


(2) MOLIÈRE, le Médecin malgré lui, 11, 2.


PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
239


Un frère de Louis XVI, ayant succédé à Bonaparte,
devint impopulaire en moins d'un an par les exactions
de sa famille et l'insolence de la noblesse. Son concur-
rent Bonaparte en profitant, viola sa propre parole et
rentra en France où l'armée l'acclama. Louis XVIII
prit la fuite avec toute sa famille.


Troisième chute monarchique.
Cent jours après, l'empereur restauré ayant perdu


encore, par des fautes grossières, la sanglante bataille
de Waterloo, fut déporté à Sainte-Ilélène. On ne doit
point s'étonner de l'indulgence des monarques à son
égard ; car ceux-ci, craignant la loi du talion, versent
rarement le sang de leurs pareils.


On n'a pas encore remarqué qu'en 1792, malgré les
trahisons du gouvernement royal et la désorganisation
militaire et politique qui en fut la conséquence, la coa-
lition étrangère ne put jamais pénétrer jusqu'à la capi-
tale de la France. Elle se trouva arrêtée dans les pro-
vinces frontières et repoussée avec des pertes énormes.
Il en fut de même en 1793 et tant que dura la
république. Mais en 4814 et en 1815, sous le règne de
Napoléon ler , cette coalition envahit toute la France,
et l'occupa deux fois sans péril comme pays conquis,
quoique l'empereur n'eût point à lutter contre la trahi-
son ni les partis étouffés depuis longtemps.


Cet usurpateur ne fut pas un homme aussi grand
qu'on l'a dit et écrit mille fois. Tant qu'il n'eut contre
lui que des généraux d'une incapacité proverbiale,
tels que Beaulieu et Mack, il brilla; mais il fut joué




240 LA POLITIQUE MODERNE.
PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.


241


et battu dès qu'un général ordinaire de la république
Moreau, pourtant usé par dix ans d'exil et de repos,
devint son adversaire (1). Bientôt après, • à Waterloo,


•Wellington l'écrasa aussi par sa tactique.
En 1814, Bonaparte vaincu n'a pas le courage de


périr glorieusement comme Asdrubal, au milieu de sa
défaite; il tente à Fontainebleau de s'empoisonner,
comme un joueur vulgaire qui a perdu argent, crédit,
honneur et jouissances matérielles !...


Après sa chute de 1815, qui est la quatrième monar-
chique depuis 1792, Louis XVIII revient , imposé
par les baïonnettes étrangères. Il livre aux ennemis
une portion notable du territoire et des richesses
de la France, et signale son avènement par trois
années d'assassinats, de fourberies et de supplices, la
plupart illégitimes. Son frère lui succédant encourage
l'hypocrisie et la délation, jusqu'au jour où il se croit
assez fort pour violer ouvertement le pacte qu'il a juré.
Le peuple s'étant soulevé, demeure le maître après un
combat héroïque et chasse le roi parjure.


Cinquième chute monarchique depuis la Révolution.
Un parti puissant s'était formé des gens rebutés


par les Bourbons et des militaires maltraités comme
anciens serviteurs de l'Empire, ligués avec le cousin
du roi. S'étant rendu populaire en flattant les instincts


(1) J'ai montré dans l'Esprit de la guerre que ce fut en suivant
les conseils de Moreau que les coalisés gagnèrent sur Napoléon la
bataille décisive de Leipzig.


belliqueux de la nation, et la trompant par les men-
songes des écrivains et des poètes soudoyés ou bornés,
il avait pu s'emparer de la,dernière insurrection, don-
ner la couronne à ce cousin (le .Charles X sans con-
sulter le peuple, repldtrer la Charte et maintenir tous
les abus à son profit. La misère croissait, les escro-
queries et les banqueroutes se multipliaient, l'impunité
encourageait tous les fripons, à la tête desquels s'étaient
placés des ministres du roi. Présumant qu'il suffisait
de ne point attenter ouvertement à la Charte, comme
son prédécesseur, Louis-Philippe riait des efforts (le
l'Opposition contre sa politique. Le peuple se souleva
et le chassa. Un poète français l'avait pressenti peu
auparavant, en disant que. ce serait la rébobution- du
mépris.


Si ce roi ne s'acharnait point contre ses ennemis
personnels, il n'en voulait point non plus .


aux enne-


mis de la nation. Se connaissant peu en hommes,
il subit souvent des conseils pernicieux. Il s'était telle-
ment infatué de son inviolabilité et de son expérience,
qu'il se croyait infaillible et assis sur le trône, sans
avoir jamais rien à craindre ni pour lui ni pour sa
postérité. Son exemple prouve que les monarques
s'aveuglent extraordinairement et connaissent peu l'es-
prit public, malgré leurs polices ostensibles et secrètes
si chèrement payées.


On dit que Louis-Philippe se montra lâche en
fuyant ; qu'il pouvait lutter et triompher dans la mati-
née du 24 février 1848.


16




e2e2 LA POLITIQUE MODERNE. PRATIQUE DES RÉVOLUTIONS.
243


L'armée était dtsposée à rendre ses armes au peuple.
D'ailleurs, quand même elle eût procuré la victoire an
monarque, trente mille soldats ou insurgés eussent péri.
Louis-Philippe ne le voulut point, soit par humanité,
soit parce qu'il se serait senti chancelant sur un trône
baigné de sang. Il était le roi de la garde nationale.
Au lieu de s'armer et de prendre sa défense le
24 février, comme en 4832 et en 1834, celle-ci se
contenta de lui renvoyer des députations et de disserter
sur les ministères. Le vieux roi comprit que son in-
fluence avait pris fin, que le prestige n'était plus, et
il se retira prudemment. Telle fut la sixième chute
monarchique en un demi-siècle.


Aucune de ces monarchies héréditaires, établies avec
tant de chances apparentes de succès, ne dura pas
une seule génération, parce que la tendance des
peuples vers la liberté est bien prononcée : des insur-
rections réitérées en apportent la preuve. Liberté! ce
doux nom qui faisait tressaillir nos pères d'enthou-
siasme et d'amour, et affronter la mort à nos armées ;
liberté chérie, tes enfants ne sont pas tous abâtardis
dans ce temps où d'avides usurpateurs s'efforcent de
le corrompre après t'avoir déshonorée !


Il faut bien se persuader que ce n'est que par elle
que les peuples ont prospéré. Considérons la puissance
et la gloire des Anglais, des Hollandais, des Améri-
cains et des Français, dès qu'ils l'eurent conquise !
Ceux des économistes même qui courbent ignomi-
nieusement la tête devant le despotisme, ont été


amenés, par l'observation des faits, à demander la
liberté de l'industrie et du coinmerce qui seule, favo-
risant la production et la consommation des richesses,
procure aux citoyens l'aisance et la dignité. Or, ce n'est
qu'à mesure que les peuples ont acquis la liberté poli-
tique, qu'ils ont obtenu celle du travail et de la
consommation. C'est donc leur refuser l'aisance que de
soutenir le despotisme contre la liberté.


Dès que le peuple a recouvré sa liberté, il doit
veiller avec soin à sa conservation. L'un des moyens
est de ne point se familiariser avec des monarques ;
car ces liaisons ne sont jamais sûres. « On a inventé
beaucoup de moyens de défendre les villes, qui tous
exigent des travaux et frais immenses, s'écrie Démos-
thènes. Le bon politique trouve en lui-même une arme
défensive, commune à tous, qui ne coûte rien et qui
est salutaire surtout aux États libres contre l'ambition
des tyrans. Quelle est cette arme merveilleuse, ce bou-
levard commun qui protège les sages ? La méfiance,
Attachez-vous-y, citoyens, embrassez-la avec amour :
ne la quittez jamais, et vous n'aurez rien à crain-
dre » (1).


Un autre moyen, que l'on peu t considérer comme'
un corollaire (le celui-là, c'est la destruction des
monarchies qui environnent la république, sans quoi
celle-ci sera détruite par les intrigues et les violences


(1) 6» Phitip.




244 LA POLITIQUE MODERNE.


des monarques. Telle était l'habitude d'Athènes ,
-qu'Aristote constate pour l'instruction des peuples.


Toutefois ces moyens ne suffisent point. Il est essen-
tiel de connaître les principes de la justice politique,
et de les appliquer constamment. On va les esquisser,
parce qu'il n'en existe aucun traité passable.


LIVRE IV


De la Justice politique.


bnpii auteur, secundum que cogi-
taverunt , eorreptionem habebunt
qui negleseruntj usmiu, et à Domino
reeesserunt. (S.tpiENT., 111. 10.)


CHAPITRE PREMIER.


DU DROIT DE PUNIR.
à.


Platon n'a indiqué que cieux raisons de punir : la
correction et l'exemple (t). Taurus, l'un de ses com-
mentateurs, en a signalé une troisième : la satisfaction
pour le tort causé (2); de sorte que la punition corrige
le coupable, est utile à l'individu qui avait intérêt à ce
que le crime ne fût pas commis, et profite à la société.
Saint Chrysostôme résume ainsi ces raisons: la correc-
tion, la satisfaction, l'exemple (3).


« Ce qui tend à la première de ces fins est le châti-
ment, afin de guérir l' anie, dit Plutarque ; car les actes


(I) Gorg. t. I, p. 525.
(2) AUL. GEL. Noct. att. liv. VI, chap. xiv.
(3) Ad Corint. XI, 32.




246 LA POLITIQUE MODERNE.


ayant une tendance à en produire de semblables, il
faut écarter le plus possible ce qui sert d'attrait au
crime, en le• privant de ses avantages par la dou-
leur » (1).


La deuxième fin des peines, c'est-à-dire l'utilité
procurée à la victime, a pour objet de ne plus l'exposer
à un semblable dommage de la part du coupable qu'on
châtie (2). Les publicistes anciens indiquent trois
moyens : la mort, l'emprisonnement et les dommages-
intérêts, qui sont les trois grandes catégories des
peines.


La troisième fin tend à empêcher d'autres pervers,
qui espéreraient l'impunité, d'imiter le coupable ;
voilà pourquoi il faut le châtier publiquement.
« L'homme étant obligé de secourir son, semblable,
dit. Grotius, chacun a naturellement le droit de punir
dans ce but ». Selon Plutarque : « Tout homme de
bien est magistrat-né, parce que la loi naturelle donne
le premier rang à celui qui observe les règles de la
justice (3) ».


Saint Chrysostôme a dit dans le même sens : (4) « Tout
homme sage a droit de commander. Avant que Moïse
conduisît le peuple hors d'Égypte, il en était déjà le
conducteur par son mérite. C'était donc une sotte ques-


(I) JACTANCE, Jnst. div. liv. VI, chap. xix.
(2) GROTIUS, De jure belli et pacis, liv. chap. xx.
(3) Ger. resp. 11, 817. — Vie de Pélopidas.
(4) Ad Corint., VII, 13.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.


247


tion que celle de cet Israélite qui le censurait en ces
termes : Qui t'a établi sur nous chef et juge? Que dis-tu là,
ignorant? Tu vois des preuves positives, et tu disputes
sur le nom ! C'est comme si une personne blessée,
voyant un excellent chirurgien venir à son secours
pour lui faire une opération indispensable, lui disait :
Qui t'a établi chirurgien? qui t'a conseillé d'appliquer le
fer à mon corps ?— C'est mon art et ton accident qui m'ont
donné ce pouvoir, répondrait-il. De même ce fut l'habi-
leté de Moïse qui l'institua chef et juge; car gouver-
ner n'est pas seulement une dignité: c'est aussi la
plus sublime de toute les sciences. »


Démocrite (1) et saint Jérôme (2) enseignent que :
«comme quiconque agit bien en tuant une bête qui a
fait du mal ou veut en faire, de même on est inno-
cent en tuant un brigand, ou de sa propre main, ou
par la main d'un autre à qui l'on en a donné l'ordre,
ou en le condamnant à la mort par son suffrage. »
Voilà pourquoi les uns approuvèrent et les autres tolé-
rèrent le meurtre de Foulon, Bertier, Montmorin, etc.;
parce que, dit Quintilien, « il y a des crimes contre l'État
qui sont d'une telle évidence qu'ils sautent aux yeux (3) ».


Ce n'est qu'au défaut de tribunaux qu'on est porté
à se faire soi-même justice. Au xvie


siècle, le Mosco-
vite victime d'un déni de justice tuait ou dépouillait


(1) Apud. Stob.
(2) C. Jovin.
(3) Declain. CCLX.


%la




248 . LA POLITIQUE MODERNE.


son,offenseur. Les Uinbriciens agissaient de même (4).
De. nos jours, en Californie, on tue son voleur sans
aucune forme de procès ni responsabilité. Quand on est
de sang-froid, on le traduit devant sept ou huit co-
travailleurs qui le jugent et l'exécutent séance tenante.
Ces idées donnèrent naissance au duel chez les peuples
germains. Moïse ordonna au plus proche parent d'un
homme assassiné de tuer l'assassin aussitôt qu'il l'au-
rait découvert (2). Du temps d'Homère, une loi sem-
blable était en vigueur chez les Grecs (3).


Il ne suffit pas que l'administration de la justice soit
impartiale, il faut encore qu'elle emploie tous les
moyens possibles de ne pas confondre l'innocent avec
le coupable. Dans l'enfance des sociétés elle était
excessivement prompte et rigoureuse : les rois, comme
pour imiter la divinité, se plaisaient à 'ôter la vie à
leurs sujets ; les chroniques des premiers temps fies
nations comparent les princes aux demi-dieux qui
purgeaient des brigands la terre.


Lorsque la scolastique et l'étude du droit romain
furent introduites en France, on ne frappa les présu-
més coupables qu'après une longue instruction accom-
pagnée de la question et de la torture. La peine de
mort appliquée en une foule de cas, qui aujourd'hui
ne sont considérés que comme de simples délits,


(1) NICOLAS DE DAMAS.
(2) Propinquusoccisi, hom cidam in terficiet : statim ut apprelten-


derit eum, in terficiet (Nomb. XXXV, 19.)
(3) Odys. liv. XV, y. 272.


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 249


consistait en d'affreux supplices que les criminalistes
du xvite siècle eux-mêmes approuvaient naïvement.
Mais, vers le milieu du )(vin e , l'Italien Beccaria enseigna
que le châtiment ne doit avoir d'autre but que d'em-
pêcher le coupable de nuire encore à la société, et ses
concitoyens de commettre des crimes semblables (1) ;
il blâma énergiquement l'atrocité des lois en vigueur et
des magistrats impitoyables. Les philosophes français
adoptèrent son livre ; de sorte qu'à la fin de ce siècle,
on tenait généralement que le droit de punir prend sa
source dans la nécessité de défendre le dépôt de la
sûreté publique contre les usurpations des particuliers;
en d'autres termes, qu'il n'est qu'un droit de légitime
défense exercé par le corps social.


C'était toutefois se borner au premier des deux mo-
tifs enseignés par Beccaria. Bentham n'a accepté que le
dernier : l'exemple ou « Ce qui justifie
la peine, dit-il, c'est son utilité majeure, ou, pour
mieux dire, sa nécessité. Les délinquants sont des
ennemis publics ; or, des ennemis consentent-ils à
être désarmés ou contenus? »


Les partisans de chacun de ces deux systèmes n'ont
examiné qu'un seul côté de la question. Si l'on s'en
tenait à celui de la légitime défense, il s'ensuivrait
que le coupable devrait être absous lorsqu'on n'aurait
plus à craindre un crime pareil. Le législateur qui ne
se baserait que sur l'utilité proprement dite, ou sur


(1) Traité des Délits et des Peinés, § '12.




MO LA POLITIQUE MODERNE.


l'intérêt public, pourrait arbitrairement infliger des
peines rigoureuses à des délinquants qui ne les ont pas
méritées. Le Code pénal de 4810, qui appartenait à cette
école dite utilitaire, punissait de mort le faux-mon-
nayeur; tandis qu'aux yeux de la conscience, l'homi-
cide volontaire seul en est passible. Il faut prendre
garde à ce mot d'intérêt public dont on a trop abusé.


D'autres, pseudo-philosophes et pauvres publicistes,
qui formèrent la coterie dite doctrinaire, ont prétendu
que le droit de punir provient de la loi morale qui
condamne l'in Tracteur comme agent responsable de ses
actes. C'est résoudre la question par la question; car
tout droit est fondé sur la loi morale ; mais il s'agit de
savoir l'origine du droit de punir. Concluons que ce
droit existe depuis le commencement du monde; que
Dieu lui-même en a donné l'exemple avec te précepte,
et que les criminalistes modernes ont méconnu l'une
des trois raisons de punir, qui est la correction. Quant
aux deux autres, elles doivent être combinées avec
celle-là, d'où il résulte que la peine doit être tout à la
fois réformatrice, satisfactoire et exemplaire, ainsi que
saint Jean Chrysostôme l'enseigne.


CHAPITRE II.


DE LA PEINE DE MORT EN GÉNÉRAL.


Après avoir constaté le droit de punir, il importe
d'abord d'examiner si. la peine de mort est légitime (1).
Les uns en réclament la suppression complète, les
autres la veulent maintenir en toutes matières, d'au-
tres ne la veulent maintenir qu'en matière commune,
d'autres enfin qu'en matière politique.


Beccaria en a nié la légitimité (2) : « La souveraineté
et les lois, dit-il, ne sont que la somme totale des
petites portions de liberté que chacun a déposées ;
elles représentent la seule volonté générale, résultat
de l'union des volontés particulières. Or, quel est
l'homme qui a voulu céder à autrui le droit de lui
ôter la vie? Comment supposer que, dans le sacrifice
que chacun a fait de la plus petite portion de liberté
qu'il a pu aliéner, il ait compris celui du plus grand
des biens? et quand cela serait, comment ce prin-
cipe s'accorderait-il avec la maxime qui prohibe le


(1) Je suis obligé d'employer le mot légitime, qui pourtant n'est
pas le mot propre ; car je ne serais pas compris par tout le
monde. Nos écrivains, nos orateurs n'ont employé que celui-là.
Ils auraient dei se servir du mot équitable ; car tout ce qui est
conforme à la loi est juste ou légitime, quelle qu'elle soit; mais
nous avons des lois iniques.


(2) Traité des Délits et des Peines, § 28.




252 LA POLITIQUE MODERNE.


suicide? Ou l'homme peut disposer (le sa propre vie,
ou il n'a pu donner à un seul ou à la société entière,
un droit qu'il n'avait pas .»


D'abord, il n'y a aucune analogie entre le suicide et
la peine de


• mort. Le suicide se juge et s'exécute, com-
mettant ainsi ordinairement un acte de démence. Com-
parer l'individu qui se juge lui-même à la société qui
juge de sang-froid, en vertu de la loi naturelle et de
la loi positive, c'est faire une confusion absolument
dénuée de logique.


En second lieu, notre auteur partant de l'hypothèse
erronée d'un contrat social, sa conséquence est nécessai-
rement fausse. La société humaine existe sans contrat
primordial, parce qu'elle est de l'essence de l'huma-
nité (1). Suivant la théorie de Beccaria, toutes les
peines seraient illicites et violatrices de ce prétendu
contrat social ; car nul homme n'est réputé avoir donné
à la société le droit (le le tenir toute sa vie renfermé au
bagne, ni même en prison durant un seul mois. En
outre, ce publiciste se contredit , puisqu'il a prouvé
ailleurs que la société a le droit de punir : il n'eût été
conséquent qu'en lui déniant ce droit.


Quoique Rousseau admette aussi le contrat social, il
a mieux raisonné que Beccaria, en reconnaissant la
légitimité de la peine de mort. Néanmoins, l'habitude de
la déclamation l'a porté à ne voir qu'un seul côté de la


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 253


question, quand il dit : « Le malfaiteur qui attaque le
droit social devient rebelle et traître à la patrie :
alors la conservation de l'État est incompatible avec
la sienne ; il faut qu'un des deux périsse, et quand
on fait mourir le coupable, c'est moins comme
citoyen que comme ennemi... Le malfaiteur doit
être retranché de l'État par l'exil comme infracteur
(lu pacte, ou par la mort comme ennemi public ; et
c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le
vaincu »


Depuis une trentaine d'années, plusieurs publicistes
ont présenté des pétitions et prononcé des discours dé-
veloppant cette proposition : « L'homme ayant un droit
personnel et l'existence, et la vie humaine étant inviolable,
le peine de mort est illégitime. »


Cette proposition bizarre est réfutée par toutes les
autorités. On lit dans la Bible : oeil pour œil, dent pour
dent. La loi romaine a aussi promulgué cette peine du
talion : s'il casse un membre, qu'on lui en casse un (2).
Les peuples civilisés, comme les barbares, ont appliqué
la peine de mort sans que leur conscience en fût
jamais offensée. Comment donc ose-t-on qualifier d'illé-
gitime une chose pratiquée par tous les peuples depuis
le commencement du monde? Est-ce que l'assassin a
fait une chose légitime quand il a, sans mission, ôté la
vie à son semblable? On aurait beau l'emprisonner, car


.(1) Voyez mon Nouveau Traité d'Économie polit. liv. 1,
chap. u, § 1.


(1) Contr. social., liv. 11, chap. y.
(2) Si membruin rupit talio esto:




254 LA POLITIQUE MODERNE.


il pourrait étrangler son gardien et s'échapper pour
'commettre un nouveau crime. D'ailleurs, on connaît peu
le coeur humain, en niant que la privation de la vie est
la seule considération qui arrête les criminels les plus
pervers, et que l'exemple fait sur l'un d'eux en empêche
un grand nombre de l'imiter. Si la vie de l'homme est
inviolable, sa liberté l'est aussi ; on violerait donc encore
un principe en se bornant à emprisonner l'assassin :
de sorte qu'on devra le laisser libre I .. Nos philan-
thropes ne seront conséquents qu'en posant cette conclu-
sion ; ce qu'ils n'ont pas encore osé faire.


On a souvent cité Montesquieu, comme ayant réclamé
l'abolition de la peine de mort, quoiqu'il ait soutenu
précisément le contraire en ces termes : « Cette peine
est tirée de la nature de la chose, puisée dans la
raison et dans les sources du bien et , du mal. Un
citoyen mérite la mort lorsqu'il a violé la sûreté au
point qu'il a ôté la vie, ou qu'il a entrepris de l'ôter.
Cette peine de mort est comme le remède de la société
malade » (1).


Il dit aussi (2) : « Ce qui fait que la mort d'un cri-
minel est une chose licite, c'est que la loi qui le punit
a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple,
a joui de la loi qui le condamne ; elle lui a conservé
la vie à tous les instants, il ne peut donc réclamer
contre elle. Il n'en est pas de même de l'esclave :


(I) Esp. des lois, liv. XII, chap. iv,
(2) Esp, des lois, liv. XV, chap. il:


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
255


la loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile... »
Le scrupuleux Pascal ne met pas en cloute que la


peine de mort ne soit légitime et même nécessaire (4).
« Il n'y a, dit Mably, que deux coupables qui méritent


la mort : l'assassin et celui qui trahit sa patrie » (2).
« A l'égard de ceux en qui le vice ne fait qu'un


même tissu avec leur âme, s'écrie Platon, la mort
est le seul remède pour des malades ainsi affectés,
et, comme nous ne pouvons trop le répéter, les juges
employant à propos cette dernière ressource, n'ont
à attendre que des éloges de la part des citoyens » (3).


Après avoir visé l'article du décalogue : Tu ne tueras
point, et démontré qu'il prohibe même le suicide,
saint Augustin ajoute : « Dieu lui-même a posé quel-
ques exceptions à la défense de tuer l'homme. En ce
cas, celui qui tue ne fait que prêter son ministère à
un ordre supérieur ; il est comme un glaive entre les
mains de celui qui frappe; et par conséquent il ne
faut pas croire que ceux-là aient violé le précepte
Tu ne tueras point, qui ont entrepris des guerres par
l'inspiration de Dieu, ou qui, revêtus du caractère de
la puissance publique et obéissant aux lois de l'État,
c'est-à-dire à des lois très-équitables et très-raison-
nables, ont puni de mort les malfaiteurs » (4).


Le droit de mort est effectivement connexe au droit


(1) Provinciales, XIV e loure.
(2) Principes des lois, liv. chap. iv.
(3) Lois.
(4) Cité de Dieu, liv. I, Ch: XX a XXI.




256 LA POLITIQUE MODERNE.


de guerre. En admettant celui-ci, saint Augustin eût
été illogique s'il avait nié l'autre.


Après avoir essayé de démontrer à l'Assemblée cons-
tituante l'iniquité de 'cette peine, Robespierre alléguait
subsidiairement qu'elle n'était pas la plus dure ni la plus
efficace. Ce n'est qu'une déclamation semblable à celle
de Beccaria qui s'écriait emphatiquement : « Un coupable,
réduit à l'esclavage et aux plus pénibles travaux pendant
toute sa vie, souffre davantage et sert de leçon perpétuelle
aux autres !» Cet argument de fait, invoqué à l'appui de
l'argument (le droit, est encore plus mal fondé. Le
condamné espère toujours se soustraire par la grâce ou
par la fuite à la perpétuité de sa peine. Au surplus,
après avoir, au nom de l'humanité, réclamé l'abolition
d'une peine, pourquoi en réclamer une que l'on croit
plus dure?


On allègue que les crimes capitaux sont plus rares
depuis que la peine de mort n'est pas prodiguée, et
l'on en conclut qu'il faut l'abolir complétement.


C'est prendre pour cause ce qui n'est pas cause.
Avant la Révolution, de simples délits, punissables au-
jourd'hui de l'emprissonnement ou . de l'amende, étaient
atrocement punis de mort. Il en résultait souvent que
les délinquants, n'encourant pas une peine plus forte,
égorgeaient les témoins de leurs délits. En outre, les
juges royaux condamnaient souvent sans preuves et se
jouaient de la vie des accusés (1). En troisième lieu,


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
257


la police préventive est aujourd'hui mieux exercée et
la misère moins générale. Telles sont les trois causes
de la diminution des crimes et des condamnations
capital


Si se trompait en condamnant à mort, il n'y aurait
pas de remède après l'exécution ! dit-on encore naïve-
ment.


On ne doit point se tromper : le principe des juge-
ments en matière criminelle est de ne condamner
que lorsqu'il y a certitude absolue, c'est-à-dire des
preuves plus claires que le jour, selon l'expression d'un
ancien criminaliste (1). Quand le juge n'a pas cette
certitude, il doit acquitter, même lorsqu'il s'agit d'un
emprisonnement de quelques jours ; car se croit-on le
droit de déshonorer un homme non évidemment cou-
pable ? A plus forte raison on doit acquitter l'accusé
d'assassinat, lorsqu'il n'y a pas certitude absolue 'de sa
culpabilité:


Le fait et l'intention criminelle sont indispensables
pour constituer la culpabilité. Le fait est l'acte matériel
commis par l'agent; l'intention est sa volonté de le com-
mettre. Le fait sans l'intention est un accident déplorable
et non un crime. L'intention sans le fait n'est point
de la compétence des hommes; car ils n'ont pas plus la
faculté que le droit de pénétrer dans la conscience
d'autrui.


L'intention doit être réputée synonyme de vo-


(1) Luce clariores.(1) Tels que Lebrun, Calas et Langlacle.




258 LA POLITIQUE MODERNE.


lonté; mais le juge ne doit point considérer ( si
ce n'est pour user d'indulgence) l'arrière-pensée de
l'agent. Par exemple, un accusé de faux prouve qu'il
ne l'a commis qu'au préjudice d'un homme riche et
de mauvaise foi, dont il n'a pu se faire rembourser,
faute de titre, une somme égale réellement due.
Dans ce cas même, l'intention criminelle est cons-
tante, puisque l'accusé avait la volonté de contre-
faire la signature d'un autre.


Pour me résumer, je dis que la peine de mort est
indispensable contre les criminels qui ont ôté ou tenté
d'ôter la vie à un homme. Peu importe que l'assassi-
nat soit commun ou politique. Donc, si dans une
émeute des coups (le fusils tirés par l'agent ou par ses
complices ont tué des adversaires ou des passants,
cette peine est applicable. Mais quand l'agent n'a
point commis ni directement tenté de commettre un
assassinat, la conscience publique et la loi naturelle
repoussent l'application de la peine de mort, qui n'est
qu'une loi de talion, le châtiment de l'assassin.


La raison est la même à l'égard d'un prince. Quand
il suscite une émeute ou une révolte sanglante pour
se donner la gloire facile de l'avoir comprimée et obte-
nir des lois répressives; ou quand, afin de perpétrer un
coup d'État, il fait assassiner des citoyens paisibles, il
devient passible (le la peine de mort, ainsi que ses
complices. Le supplice de Bailly, l'assassin du Champ-
de-Mars, fut donc équitable. Tel prince et ses princi-
paux complices ayant tué environ trois cents personnes


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 259
à Paris, le 4 décembre 1851, sont dans la catégorie
des assassins.


Dans lest vises d'État, la suppression (le la peine de mort
amènerait des massacres effroyables; car les vainqueurs,
craignant de ne pas voir appliquer un châtiment capital,
se feraient justice eux-mêmes et sommairement. Le
10 août 1792, le peuple de Paris, enfin persuadé de
l'indolence ou de la trahison de l'Assemblée législative
et de, tribunaux, craignit l'impunité des conspirateurs
et des Suisses qu'il se mit à massacrer partout. Dès que
le Conseil général eut promis, par une proclamation, de
poursuivre ces derniers, le massacre cessa. On institua
un Tribtkal criminel; mais d'insignes coupables ayant


-.


été acquittés, d'autres relaxés frauduleusement, le
, ...peuple voulut nettoyer brutalement les prisons au


commmencement de septembre. Dès que le Tribunal
révolutionnaire fut institué, l'on ne vit plus com-
mettre un seul massacre.


En juin 1848, un end nombre de gardes nationaux
et de soldats fusillèrent leurs prisonniers, parce que,
d'après une loi récente, aucun de ceux-ci n'eût pu être
condamné à mort, tant il est vrai que cette peine est
dans la conscience des citoyens !


Au surplus, les in :' -yidus qui en réclament l'abolition
sont ordinairement lei moins soucieux du salut de la
société et de la vie des hommes. Ils espèrent être
impunément inhumains et cruels pour satisfaire leur
ambition, apreequ'ils se seront appitoyés sur le sort
d'un misérable indigne d'exister. Qui a vu d'un oeil




CHAPITRE III.


DES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA JUSTICE POLITIQUE.


260 LA POLITIQUE MODERNE.


plus sec les massacres de 1848, que certains dépu-
tés ou écrivains influents à cette époque, qui avaient
vingt fois, dans leurs écrits ou leurs harangues, sollicité
l'abolition de la peine de mort? Dans d'inévitables
discordes civiles, on verra bientôt derechef les mêmes
individus et leurs acolytes qui, au congrès de Gand,
en 1863, nous assourdirent de leurs déclamations
contre la peine de mort, faire ou laisser sans mot dire
assassiner des innocents, voire même des femmes et des
enfants...


Qui a moins gémi des fournées du Tribunal révolution-
naire que Robespierre, si on le compare à Danton et à
Camille Desmoulins ? Or, Robespierre prononça de longs
discours à l'Assemblée constituante contre la peine
de mort, dans le moment où Danton et Desmoulins
demandaient qu'elle fût maintenue. Duport, qui fit la
même réclamation que Robespierre, fut l'un des plus
fougueux fauteurs du massacre du Champ-de-Mars.


Toutefois, si la peine de mort est équitable, certains
peuples peuvent être assez heureux pour se dispen-
ser (l'en user. C'est une question de fait, d'époques et
de pays, sur laquelle je n'ai point à me prononcer ici.
En tous cas, de sages législateurs ne peuvent l'abolir
que lorsque messieurs les assassins auront commencé,
suivant l'expression d'un écrivain contemporain.


La justice politique emprunte malheureusement et
inévitablement quelque chose au droit de la guerre;
néanmoins, elle n'admet que trois exceptions aux
principes de la justice ordinaire.


La première est qu'en révolution, les accusés de crime
politique ne doivent point être jugés par les tribunaux
de droit commun , parce qu'il faut que la justice soit
plus prompte. D'ailleurs, ces tribunaux, ordinairement
établis par le précédent gouvernement, le regrettent,
même lorsqu'ils le méprisent; de sorte qu'ils sont aussi
portés à favoriser ses agents qu'à sacrifier les hommes
du nouveau régime. « L'amour ni la haine, dit saint
Bernard, ne savent point juger selon la vérité. Si tu
veux un bon jugement, dis : Je juge selon ce que j'en-
tends ; ce n'est point par amour, ce n'est point par crainte.
Voici un jugement de haine: Nous avons une loi et il
doit mourir selon notre loi. Voici un jugement de crainte :
Si nous l'acquittons, les Romains détruiront notre ville et
notre nation. Voici un jugement d'amour : Pardonnez à
mon fils ! dit David en parlant d'Absalon ! » (1).


(1) De grad. humilit.




262 LA POLITIQUE MODERNE.


Il y a une autre cause d'iniquité omise par ce Père :
la vénalité ou séduction exercée, soit par le justiciable,
soit par le pouvoir qui a institué le juge. Elle est toute
volontaire et la plus efficace. Le maréchal de Marillac
ayant été condamné à mort et exécuté sur la pour-
suite du cardinal de Richelieu, son ennemi personnel,
ce dernier railla les juges qu'il en avait chargés :
« Il faut avouer, leur dit-il, que Dieu donne aux
juges des lumières qu'il refuse aux autres hommes,
puisque vous avez condamné à mort le maréchal de
Marillac, lorsque je ne croyais pas qu'il y eût de quoi
fouetter un page. »


Cet exemple démontre combien les juges complai-
sants sont méprisés même par ceux qui les emploient.
Les auteurs des mauvaises lois ont eu aussi quelque-
fois à en pâtir. Lorsque le chancelier Poyet se plaignit
de ce qu'on lui refusait la libre défense, on lui répondit:
Subis la loi dont tu es 1' auteur ! ('1). Avis aux -proscrip-
teurs iniques !


Tout gouvernement honnête doit donc choisir des
juges qui, par leur fermeté, par leurs lumières et leur
intégrité, évitent, autant qu'il est possible à la faiblesse
humaine, toutes les chances d'iniquité.


Il importe surtout qu'ils soient indépendants et
n'aient pas une confiance aveugle dans le Gouverne-
ment, parce que toute responsabilité morale cesserait.
Les juges diraient: Si les accusés n'étaient point coupables,


Patere legem quam ipse tuieris !


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 263


le Gouvernement ne les poursuivrait point. A son tour,
celui-ci s'excuserait en disant : Ce sont les tribunaux
qui les ont condamnés ; et il s'en laverait les mains, à
l'instar de Ponce-Pilate et des Comités de gouvernement,
en 4704. Il vaudrait donc mieux, au lieu de se servir
de pareils juges, que le Gouvernement jugeât lui-même
définitivement les accusés, parce que cette haute res-
ponsabilité lui ferait éviter d'irréparables erreurs. Mais
ce redoutable office devrait être rempli par le chef et
non par ses agents même les plus élevés.


Quel que soit le tribunal, l'accusé doit jouir de la
complète liberté de défense, être interrogé en public
pouvoir assigner tous ses témoins et les confronter
avec. ceux de l'accusation. Sans ces conditions essen-
tielles, il n'y a point de justice. Les jugements dits
administratifs, rendus dans les ténèbres, en l'absence
même de l'accusé, froissent tous les principes • non-
seulement du droit, mais de la morale et du sens
commun. Que dirait-on d'un juge de paix qui statue-
rait sur une petite affaire d'argent, sans que le défen-
deur ait été appelé ? Comment donc oserait-on approuver
la sentence qui prononce la peine capitale ou la dépor-
tation contre un citoyen, et ruine sa famille, quand on
ne le met pas à même de se défendre.


Après que ces formalités de droit naturel ont été
remplies, et qu'il est constant : 1 0


que le corps du délit
existe ; 2° que l'accusé en est coupable; 3° qu'une loi
a prévu et puni le fait , la condamnation est inévitable
en matière ordinaire. Mais en matière politique, j'es-




264 LA POLITIQUE MODERNE.


time qu'une quatrième circonstance doit tempérer
la rigueur de cette justice : c'est la nécessité de la
punition, ou son importance pour le salut public et
l'exemple.


Telle est la seconde exception que je propose aux
principes de la justice ordinaire. Dans les derniers
temps de la Terreur, les Comités de gouvernement et
le Tribunal révolutionnaire violèrent plusieurs fois ce
principe dicté par la prudence autant que par l'huma-
nité. Pourquoi envoyer à la mort des artisans, des
valets de nobles, des femmes d'aristocrates? Ces gens
obscurs n'étaient point dangereux, et leur châtiment
ne pouvait qu'affaiblir le respect des populations pour
le Gouvernement de la république.


En blâmant cet oubli des principes, je dois, pour
être juste, rappeler qu'on les viola plus cruellement
encore durant la réaction thermidorienne, ainsi qu'en
18'15 et en 1851. Les chefs de l'État, à ces époques,
paraissent n'avoir connu de la politique que cet article
du code en vers promulgué par Périandre , tyran de
Corin the :


« Punissez le coupable et l'intention du crime! » (1)
Que le juge, même révolutionnaire, ne soit donc pas


impitoyable ; car, sans pitié, il ne peut y avoir de bonne
justice, puisque la justice consiste à rendre à chacun
ce qui lui est dû Or, n'est-on pas injuste en privant un
père de son fils, sans qu'il y ait absolue nécessité de le


('1) DIOG. DE LAERCE.


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 365


mettre à mort ou de le déporter? Selon saint Augustin,
le juge chrétien doit agir en bon père (1). Diodore de
Sicile avertit qu'il ne faut pas toujours punir tous les
coupables, et qu'on ne doit châtier que ceux qui ne se
repentent point (2). Quintilien dit clans le même sens :
« II n'y a point de doute que si les coupables peuvent
se corriger d'une manière ou d'une autre, comme on
avoue qu'ils le peuvent quelquefois, il est plus avanta-
geux à l'État de les sauver que de les faire mourir (3).
Toutefois, cette pitié ou clémence « ne doit être ni vul-
gaire, ni banale, ni trop réservée, dit Sénèque. Il y
a autant de cruauté à pardonner à tout le monde qu'à
n'épargner personne. Il faut se tenir au milieu ; mais,
comme il est difficile de garder l'équilibre, que la
balance penche du côté de la clémence » (4).


L'habitude de juger les affaires criminelles endurcit
et ne laisse voir que des coupables clans tous les accu-
sés. Il faut donc, au défaut du chef de l'État, faire
juger ceux-ci par des citoyens intègres et instruits qui,
apportant au jugement leurs diverses connaissances,
leurs divers sentiments, prononcent conformément à la
justice.


Il n'est point licite de se départir de la solennité
judiciaire envers un accusé, même jugé conjointement


(4) Impie, christiane judex, pii patris officium (epist. CLIX).
(2) Frag. du liv. XXI.
(3) Inst. oral., liv. XII, chap.
(4) De la Clém., liv. I, ch. u.




266 LA POLITIQUE MODERNE.


avec ses complices, excepté dans le cas où il appar-
tient à une catégorie dont tous les membres sont
nécessairement coupables , par cela seul qu'ils en
ont fait partie. Le contraire est arrivé en France de-
puis 1814. Les grands coupables, quoique condamnés
par la notoriété publique, ne sont point recherchés ;
mais quand un parti populaire est vaincu, on tue,
emprisonne ou déporte, presque au hasard, des
citoyens obscurs , parmi lesquels un grand nombre
d'innocents.


La troisième exception à la justice ordinaire ou
commune, est qu'il n'y a aucune prescription pour
les crimes ni pour les délits politiques commis par
un prince ou ses complices, ou par un gouvernement
quelconque.


En matière ordinaire, la justice a toujours la faculté
de rechercher et de punir tous les délits , sur la
réquisition du Gouvernement ou de la partie civile
contre les particuliers. D'ailleurs, au bout de certain
temps la preuve en est difficile à acquérir. Voilà pourquoi
les délits se prescrivent par trois ans, et les crimes par
dix. En matière politique, les plus grands crimes
demeureraient impunis' au bout de dix ans, dès que
le chef et les complices d'un gouvernement illégitime,
oppresseur et coupable, auraient pu se maintenir
durant ce laps de temps ; car les citoyens patriotes
n'ont pas eu la faculté de les poursuivre. Il en résul-
terait que, plus l'opposition aurait été longue et con-
séquemment coupable, moins il y aurait de crimes


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 367


punissables; ce qui serait directement opposé à la
raison comme à l'équité. Ceux qui occupent le pou-
voir redoubleraient leurs forfaits pour atteindre la
prescription , et ensuite, en cas de chute , jouir pai-
siblement de leurs déprédations.


Au surplus, les crimes de cette espèce sont trop
notoires, les preuves en sont trop multipliées par le
grand nombre de témoins et d'écrits même officiels,
pour qu'on rencontre, après dix ans, des difficultés à
les juger.


Si le gouvernement de Bonaparte n'avait pas abâ-
tardi la France, si des patriotes avaient siégé dans la
Chambre législative, cet empereur eût été traduit
devant un tribunal et châtié pour le forfait du 18
brumaire, commis quatorze ans auparavant (I).


Objectera-t-on que le Code d'instruction criminelle
est absolu en ce qui touche la prescription, et ne dis-
tingue pas entre les crimes politiques et les crimes
communs ?


Nul gouvernement n'a osé prévoir dans ses codes le
cas de son propre renversement. Les matières politi-
ques devant toujours être examinées clans leur essence,
on ratifie ordinairement les révolutions, quoiqu'elles ne
soient point non plus prévues par les codes. A plus
forte raison doit-on suppléer à une lacune méprisable.
L'obstination des faiseurs de loi à ne vouloir jamais


(1) Sans préjudice aux autres crimes et délits ultérieurement
commis par cet homme et ses complices.




268 LA POLITIQUE MODERNE.


Ils


considérer de sang-froid l'hypothèse d'une révolution
est une véritable calamité; parce que, s'ils l'osaient
franchement, ils éviteraient beaucoup de troubles, de
ruines et de massacres.


D'autre part, la loi civile de la France et de la plu-
part des autres pays consacre l'interruption de la
prescription, dès que le possesseur est privé de la jouis-
sance de la chose, même par un tiers.


Or, le possesseur est le peuple qui a été privé
de la jouissance de ses droits par un tiers. Cette
force majeure interrompt donc évidemment la pres-
cription; laquelle, d'ailleurs, ne pourrait être acquise
que dix ans après le renversement des usurpateurs.
Encore, en ce cas, il serait essentiel que le gouverne-
ment qui lui succède fût, légitime et pur de toute
complicité avec son prédécesseur et ses complices.
Autrement la prescription ne pourrait courir. « Quoi-
que la prescription soit établie par les lois civiles entre
particuliers, dit Vasquez, elle ne peut avoir lieu entre
deux peuples libres, ni entre un peuple libre et un
roi, ni au profit d'un roi contre un citoyen. Il n'y a
rien dans le droit naturel ni dans le droit des gens
qui puisse l'autoriser » ('1).


(1) Contr. illust. liv. 11, eh. Li.


CHAPITRE IV.


OBSERVATIONS SUR QUELQUES PROCÈS MÉMORABLES.


Il faut néanmoins se garder de l'entraînement ou de
la mauvaise foi qui se manifestent dans les moments
critiques des nations. Ainsi, quoique Robespierre fût
un criminaliste instruit,. il commit un sophisme en
refusant d'examiner le fond clans le procès de Louis XVI,
par le motif que c'était superflu : qu'il suffisait d'avoir
été roi pour mériter la mort. Les rois n'étant pas tous
hors du droit naturel ni des gens , il faut bien que
chacun de ceux qu'on veut mettre à mort soit convaincu
de crime capital. Le médecin Marat se montra meilleur
criminaliste que Robespierre, car il discuta le fond ;
de sorte que, s'il avait conçu le moindre cloute sur la
culpabilité de Louis, il eût voté pour l'acquittement,
tout en maintenant la déchéance prononcée par l'in-
surrection.


En effet, l'argument de Robespierre ne pouvait s'ap-
pliquer qu'à un roi ou empereur usurpateur, parce que.
l'usurpation par ruse ou violence est un crime capital
que rien ne peut excuser, même au bout de vingt ans.
Or, Louis XVI n'ayant point usurpé la royauté, l'on


IVI




270 LA POLITIQUE MODERNE.


était obligé de prouver les crimes dont on l'accusait,
comme s'il se fût agi d'un accusé ordinaire.


En cette espèce, Robespierre était probablement de
bonne foi ; mais lorsque les juges sont séduits par
l'autorité publique, ils colorent leur coupable complai-
sance de respect pour les lois, quoiqu'ils ne les respectent
guère, puisqu'à chaque changement de gouvernement
ils jugent le contraire de ce qu'ils avaient jugé
naguère.


Dès que Jeanne Dore eût été livrée aux Anglais,
ceux-ci résolurent de la mettre à mort, pour assouvir
leur haine contre cette jeune fille qui avait battu leurs
meilleurs capitaines, et faire accroire aux peuples et aux
soldats que ses succès n'avaient d'autre cause que la
magie. Comme ce crime imaginaire ne pouvait être
constaté que par un jugement solennel, ils firent diriger
le procès par Cauchon, évêque de Beauvais, qu'ils
achetèrent. Tout en paraissant respecter les formes, ce
misérable employa le faux, les promesses et les menaces,
afin de motiver un jugement de condamnation contre la
victime qui fut brûlée en 4431.


Après une vingtaine d'années, le roi de France, qui
avait lâchement abandonné sa bienfaitrice, poussé par
l'opinion publique ou par ses remords, ou par les
pressantes sollicitations de la mère de la sublime
vierge, ordonna la révision du procès; mais comme il
n'osait la parachever, le pape en chargea des commis-
saires. On entendit alors au nombre des témoins les
assesseurs qui, généralement, firent des dépositions


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 371


dans un sens favorable à la Pucelle et contraires aux
opinions qu'ils avaient manifestées dans le procès
de condamnation : la réhabilitation de la victime fut
prononcée.


Urbain Grandier, curé et chanoine de Loudun, d'une
figure remarquable et d'un esprit brillant, était direc-
teur des Ursulines, lorsque plusieurs de celles-ci furent
réputées possédées du démon. Les prêtres et les
moines de la localité accusèrent de magie Grandier
dont ils étaient envieux, et persuadèrent au cardinal
de Richelieu que ce curé était l'auteur d'un libelle
anonyme publié contre lui. Laubardemont, chargé de
faire le procès, choisit douze juges dans les siéges voi-
sins, parmi les ennemis de l'accusé qui , quoique
évidemment innocent, puisqu'on l'accusait d'une chose
impossible, fut déclaré dûment atteint et convaincu
du crime de magie, maléfice et possession arrivée par son
fait ès personnes d'aucunes des religieuses Ursulines de
Loudun et autres séculières mentionnées au procès, et
condamné à être brûlé vif. 11 subit avec calme l'exé-
cution de cette sentence (1634).


La possession de ces pauvres filles n'était autre chose
que l'amour qu'elles ressentaient pour Grandier. Comme
leurs voeux s'opposaient à ce sentiment, elles se
disaient ensorcelées ou possédées du démon. Quand elles
furent appelées comme témoins an procès, elles n'osè-
rent se rétracter, parce que leurs confesseurs, voulant
perdre l'accusé, leur alléguèrent secrètement l'honneur
de la religion; de sorte que, d'abord de bonne foi, elles




272


LA POLITIQUE MODERNE .


devinrent des intruments ou complices de la préva-
rication. « Il n'y a point d'innocence à l'épreuve du
choix des juges, dit Ménage: qu'on donne ce choix à
l'accusateur, il fera brûler par des juges molinistes
tous les évêques jansénistes, et par des juges jansé-
nistes tous les évêques molinistes. » Jacques , roi
d'Angleterre, répétait souvent: Tant que j'aurai te pou-
voir de choisir les juges et les évêques, je suis assuré
d'avoir des lois et un évangile qui me plairont.


En 1793, les patriotes français ayant triomphé des
machinations royalistes, instituèrent un tribunal extra-
ordinaire pour juger les ennemis du peuple. Ce tribunal
fonctionna d'abord assez bien ; mais il se corrompit peu
à peu, et devint cruel et même inique en s'affranchis-
sant souvent des formes, pourtant simples, qui lui
étaient imposées.


La réaction qui suivit le 9 thermidor an II fit mettre
en jugement et condamner plusieurs de ses membres.
Alors, clans ces procès longs et solennels, on vit un
spectacle semblable à celui d'avant la réaction, et tou-
jours clans le sens de la faction dominante : les juges,
les témoins et les accusateurs publics falsifièrent ou
exagérèrent les faits.


Il résulte de ces exemples:
4° Que le vulgaire croit souvent voir la justice où il


n'y a que des commissaires ou machines à condamna-
tion;


2° Que les bons citoyens, juges ou témoins dans les
procès politiques, doivent s'abstenir des entraînements,


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 273


n'importe en quel sens, surtout en celui du Gouverne-
ment, au détriment des accusés;


3° Qu'il est essentiel de juger à ler tour et de
cogemner les juges prévaricateurs. C'est le seu
mo, en d'en diminuer le nombre à l'avenir; car chez
eux l'espoir de l'impunité est plus funeste à la chose
publique, qu'il ne l'est chez les malfaiteurs communs.
Le discernement d'un véritable homme d'État saura
e4j4ters distinguer entre l'irresponsabilité dont ils doi-
ved4tre 'Munis, et la prévarication dont ils se seraient
rendus .


coupables. Les indices, les présomptions et
les preuves abondent, lorsque surgissent les circons-
tances où il y a lieu à une instruction sur leurs actes.


18




CHAPITRE V.


DU RÉGICIDE.


Le régicide est l'exécution d'un monarque, après sa
condamnation solennelle par les représentants du peu-
ple, ou par le Tribunal qu'ils commettent au jugement.


On en vit deux exemples fameux dans le supplice de
Charles ler , roi d'Angleterre et d' Écosse, et dans celui
de Louis XVI, roi de France et de Navarre, qui ont
été convaincus de trahison, d'assassinats et de dilapi-
dations. Dans chacun de ces procès, les représentants
du peuple résolurent affirmativement, presque à l'una-
nimité, la question de culpabilité. Néanmoins un tiers
environ d'entre eux votèrent pour la détention , quoi-
que la loi prononçât la peine de mort. Celle-ci, appli-
quée par la majorité, fut exécutée avec l'approbation
de la majorité des citoyens et la douleur secrète ou
l'indifférence des autres.


Dans des livres sans nombre, on blâma le supplice
de Charles Ier , et l'on contesta même le droit de juger
un monarque. Milton, aussi profond publiciste que
grand poète, réfuta péremptoirement celui qui fit le plus
de sensation (I), parce qu'on l'attribuait au condamné. Sa
réfutation, intitulée l'iconoclaste, prouve, par une foule


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 2'15


d'exemples anciens et modernes, sacrés et profanes,
aussi bien que par les plus graves autorités et les meil-
leurs raisonnements, que l'arrêt de condamnation fat
juste (t).


La république a soif de justice. Quand elle s'aban-
donne à l'indulgence, ce ne doit être qu'au bénéfice des
humbles, des pauvres, des déshérités du monde, aux-
quels elle en doit faire une large et constante applica-
tion. L'oligarchie, qui se soucie peu de l'assassinat de
mille citoyens obscurs, gém?t durant un siècle sur le
supplice mérité d'un monarque. La république, au
contraire, doit avoir pour maxime que le supplice d'un
grand coupable fait plus de bien que celui de mille
petits coupables ignorants, entraînés, peu dangereux
et, à plus forte raison, elle gémit sur le meurtre d'un
innocent.
- Les principaux conventionnels se félicitèrent toute


leur vie de la condamnation de Louis XVI, par le motif
que son inviolabilité n'avait d'autre objet que de le
mettre à l'abri de toute préoccupation, en choisissant
avec discernement ses ministres responsables. Au lieu
de défendre la nation, il appela les armées étrangères
contre elle, tout en publiant des protestations con-
traires. Évidemment, on n'avait point entendu le
laisser sur le trône pour la trahir impunément.
Un de ses juges présenta cet apologue : « Comme
nous étions embarqués sur une mer dangereuse, nous


(1) Voyez la pièce 111, à la fin de l'ouvrage.(1) Portrait du roi.




276 LA POLITIQUE MODERNE.


avons déchargé de la responsabilité le capitaine, afin
qu'il ait l'esprit plus libre, en ne craignant pas une
demande en dommages-intérêts. Se croyant inviolable
en vertu de ce contrat, il nous conduisit sciemment
dans une embuscade de pirates, auxquels nous avons
échappé après une lutte sanglante. Des écrits de sa
main et d'autres preuves nous démontrant sa culpa-
bilité, nous l'avons jugé et condamné. Tout le monde
approuva notre sentence. »


Le grand philosophe Platon, réputé le préparateur
du christianisme,. dit nettement : QU'UN PEUPLE NE DOIT
PAS METTRE SON ROI A MORT SANS OBSERVER LES PRINCIPES


DE LA JUSTICE (4). Donc il reconnaît que tout monarque
doit subir cette peine lorsqu'il l'a méritée. Dans un
autre passage du même livre, il s'exprime en ces ter-
mes : « Je vois que la plupart de ceux qui sont don-
nés en spectacle dans les enfers sont des rois, des
empereurs, des tyrans; car ce sont eux qui, à cause
du pouvoir dont ils sont revêtus, commettent les actions
les plus injustes et les plus impies. J'ai pour moi
l'autorité d'Homère. Ceux qu'il représente comme tour-
mentés pour toujours atix enfers, étaient des rois, des
tyrans, comme Tantale et Sisyphe. »


Enfin, le plus fougueux et le plus savant défenseur
de la royauté absolue, J. de Maistre, finit par avouer
lui-même que « si le roi devient coupable, il est traité
avec poids et mesure ; il est, suivant les circonstances,


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
277


averti, menacé, humilié, suspendu, emprisonné, jugé,
SACRIFIÉ »(4). Cela fut écrit à une époque où retentis-
saient encore toutes les plaintes banales formulées
contre les bourreaux de Louis XVI.


Lorsque Cromwell, à l'âge de vingt-six ans, résidait
à Paris, il aimait les promenades à Vincennes, avec sa
maîtresse. Un jour, son ami Cutler, qui l'accompa-
gnait, lui disant que le château avait souvent servi de
prison aux princes: il ne faut jamais les toucher qu'à la
tête, répartit le futur Protecteur. Il croyait déjà que
lorsqu'ils sont coupables, la mort seule peut en débar-
rasser la société, parce que si l'on se contente de les
exiler ou de les emprisonner, ils finissent ordinairement
par revenir et commettre de nouveaux méfaits.


Toutefois, l'exécution de la reine Marie-Antoinette
et celle de sa belle-soeur méritent un blâme sévère,
malgré les intrigues dont elles se rendirent coupables.
La conscience et la civilisation française ne peuvent
réputer une femme criminelle, que lorsqu'elle commet
un crime commun.


(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, Xe entretien.


(1) Gorgias.




CHAPITRE VI.


DU TYRANNICIDE.


Le tyrannicide est le meurtre commis sur la per-
sonne d'un despote ou tyran quelconque, par une ou
quelques personnes, après ou sans jugement sommaire
ou solennel.


Saint Thomas d'Aquin constate que les vices et les
crimes des peuples proviennent des gens qui les gou-
vernent ; puis il enseigne qu'on a le droit de se défaire
d'un tyran, et que c'est même un devoir. « Toute loi
humaine doit avoir pour fin l'intérêt général , dit ce
grand homme (4). Or, le gouvernement tyrannique
n'est pas juste, puisqu'il n'a pas pour but le bien
général ; il ne recherche que le bien particulier de
celui qui gouverne, comme on le voit dans la Politique


(liv. III, ch. y, Eth. liv. VIII, ch. x). C'est pourquoi,
lorsqu'on trouble ce gouvernement, on n'excite pas
réellement une sédition ; à moins qu'on n'agisse d'une
manière si déréglée, que le peuple qui lui était soumis
ait plus à souffrir du trouble qu'on a excité que du
despotisme du tyran. Celui-ci mérite plutôt lui-même
d'être qualifié de séditieux, puisqu'il entretient dans
le peuple qui lui est soumis les désordres et les


(1) Somme, 2° part. sect. II, quest. xr.ti, art. 2.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
279


séditions pour assurer sa domination. Ses actes sont
tyranniques, dès qu'ils servent ses intérêts particu-
liers au détriment de la multitude. »


Après avoir vanté le courage de Jacques Clément,
meurtrier de l'assassin Henri III (I), Jean Mariana,
jésuite vertueux et savant, mais parfois trop absolu
dans ses idées, part aussi du principe que l'autorité du
peuple est supérieure à celle des rois. Il croit être
conséquent en formulant et développant les proposi-
tions suivantes (2) :


« 1 0
Selon l'opinion des théologiens et des philo-


sophes, le prince qui, de vive force et sans le consen-
tement du peuple, s'est emparé de la souveraineté, est
un criminel à qui chaque particulier est en droit d'ô-
ter la vie (3). Quand même il paraîtrait avoir obtenu
le consentQmént du peuple, si c'est après son crime,
ou entouré de la force armée ell l'a obtenu', ledit
consentement est nul, comme extorqué par la violence ;


» 20
Tout prince élu légitimement ou successeur


légitime de ses ancêtres, qui renverse la religion et
les lois fondamentales, sans déférer à de justes remon-
trances, doit être exterminé par les voies les plus sûres;


» 30
Le moyen le plus prompt et le plus sûr de s'en


(4) Sic Clemens periit meternum Gallime decus.
(2) De rege et regis institution (Tolède, 4599, petit in-40


de446 pages, non compris l'index, avec approbation et privilège du
roi Philippe III, auquel l'ouvrage est dédié). Liv. I, chap. vi, vit
et vin.)


(3) Perimi a quocumque vita et principatu spoliare posse.




280 LA POLITIQUE MODERNE.


débarrasser, est d'assembler des délégués du peuple et
de leur faire décréter qu'on prendra les armes, si cela
est nécessaire, pour extirper la tyrannie (1);


4° On peut mettre à mort un pareil prince : chaque
particulier qui aura assez de courage pour entreprendre
de le tuer et de sauver ainsi la chose publique, a le
droit de le faire... Les tyrans sont des bêtes féroces et
monstrueuses (2) ;


» t3 o S'il y a impossibilité d'assembler des délégués du
peuple, et s'il paraît néanmoins que sa volonté est
qu'on le débarrasse du tyran, il n'y a pas un seul
citoyen qui ne puisse légitimement tuer ce tyran ;


» 6° Le jugement d'un seul citoyen ou de plusieurs
ne suffit pas sans doute : il faut se régler sur la
voix du peuple, a, à son défaut, consulter des hommes
doctes et graves (3);


» 7° Quoiqu'il y ait plus de courage à s'élever ouver-
tement contre le tyran, il n'y a pas moins de prudence
à l'attaquer clandestinement et à le faire périr dans les
piéges qu'on lui tendra. Par exemple, on l'attaquera dans
son palais, à main armée, ou l'on conspirera contre lui ;
les ruses et les trahisons sont autorisées comme la
guerre ouverte (4). Si les conspirateurs ne sont pas


(4) Expcdire arma, p. 76.
(2) Ferocis et imrnanis, p. 74, de l'édition originale, la seule


exacte et complète : elle est devenue extrêmement rare.
(3) Nisi publica vox populi adsit, viri eruditi et graves in consi-


lium adhibeantur, p. 77.
(4) Insidiis et fraude. — Ici Mariana s'appuie sur un décre


du concile de Constance (Lie session), qu'il cite textuellement.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.


281


tués dans leur entreprise, on doit les admirer toute
leur vie comme des héros ; s'ils périssent, ils sont des
victimes agréables à Dieu ci aux hommes, et leurs
efforts méritent des louanges immortelles (1);


» 8° Si l'on se sert du poison on ne doit point le
mêler aux aliments, parce que le Christianisme a
abrogé la loi des Athéniens qui ordonnait aux coupa-
bles d'avaler un breuvage empoisonné. On peut néan-
moins l'appliquer aux habits et à la selle du cheval. »


Ce livre causa partout une sensation extraordinaire.
Il avait été soigneusement examiné avant l'impression
par Aquaviva, général 'de l'ordre et par les commis-
saires du roi. On l'approuva généralement en Espagne
et en Italie. Il parut librement en France, et fut goûté
par les théologiens et les politiques. Mais après l'assas-
sinat d'Henri IV, le Parlement de Paris le condamna à
être brûlé par la main du bourreau (8 juin 1610). On
en fit des éditions dans lesquelles on supprima ou alté-
ra les principaux passages. Des docteurs Allemands,
subissant les ordres des petits monarques, le censu-
rèrent également, après l'avoir approuvé comme on fit
d'abord en France, durant onze ans.


Les nombreux écrivains qui essayèrent de le réfuter,
eurent la maladresse de ne se baser que sur la propo-
sition suivante : Les monarques ne dépendent que de Dieu,
auquel il appartient d'en faire justice. Tous les grands
philosophes et les principaux théologiens ont méprisé ce


(1) Nobili conatu ad omnem posteritatis memoriam illustrati.




282 LA POLITIQUE MODERNE.


paradoxe. Il m'a suffi de citer, au commencement de ce
chapitre, Thomas d'Aquin, surnommé l'ange de l'école,
placé au nombre des saints, et dont l'orthodoxie n'a
jamais été contestée.


Quoique Mariana ait fait une distinction trop subtile et
même ridicule sur la manière d'empoisonner, il a tort de
n'en point faire entre le tyrannicide et l'assassinat, dont
on verra tout à l'heure la condamnation absolue. Au
fond, il entend proscrire toute espèce de tyran qui porte
le nom de roi ou d'empereur, ou tout autre individu
qui a usurpé la dictature perpétuelle ou à long terme,
en confisquant la souveraineté du peuple. A son
avis, J. César méritait la mort. Bayle avoue que cent
mille vies, si l'usurpateur les avait eues, n'auraient point
suffi à l'expiation de son crime. Néanmoins, il prétend
que Brutus et ses collègues du Sénat n'avaient point
le droit de le mettre à mort ; parce que l'ambition
individuelle et la corruption allaient si loin , que
chacun devait pressentir qu'à mesure qu'on ôterait à
un homme le pouvoir souverain, plusieurs autres
seraient simultanément prêts à s'en emparer. C'est une
question historique ou de fait qu'il n'y a pas lieu d'exa-
miner ici, et sur laquelle on ne possède d'autres ren-
seignements que l'opinion de deux auteurs anciens (I)
qui ne discutent point la question de droit.


(4) SÉNÈO. De benefic., liv. . II, ch. xx. — D. Cassius, liv.
XLIV.


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 283


En ce qui touche cette dernière, qui est essentielle-
ment politique et dont Bayle n'ose dire un seul mot,
quoiqu'il analyse exactement et avec complaisance, en
la blâmant pour la forme, la doctrine de Mariana,
la seule complète publiée dans les temps modernes, il
s'agit de savoir si ce fut un assassinat ou un tyran-
nicide, et si le Sénat devait venger et restaurer la liberté
publique indignement confisquée, ou se borner à des
remontrances qui eussent excité la risée du dictateur
perpétuel et la fureur de ses soldats.


Les lois fondamentales de ce pays, comme celles de
la. Grèce, autorisaient le meurtre du tyran (I). De
glorieuses récompenses étaient promises au . meurtrier
et à ses héritiers ; Brutus et Cassius furent surnom-
més les derniers Romains, le plus grand éloge qu'on
pût leur décerner, et que la postérité a ratifié.


Il y avait, néanmoins, une différence entre les lois de
la Grèce et celles de Rome. Solon prohibait le meurtre
du tyran avant qu'on lui eût fait et parfait son procès ;
tandis que la loi romaine Valéria autorisait tout citoyen
à mettre à mort quiconque menaçait la liberté publi-
que, sauf à rendre compte du meurtre et à fournir la
preuve des tentatives de tyrannie. Le motif en était dans
l'urgence ; car comment mettre en jugement l'homme
déjà maître de la force armée? « Vaut-il pas mieux
prévenir par voie de fait que, voulant garder la voie de


(4) PLUT. In — In Public.




284 LA POLITIQUE MODERNE.


justice, perdre les lois et l'État? » dit Bodin (1). Le
judicieux écrivain accorde ces deux lois, en appliquant
celle de Solon au suspect de tyrannie qui n'a point
encore accaparé la force publique, et celle de Valerius au
tyran qui s'est déclaré ouvertement ou emparé des cita-
delles. Il reconnaît aussi qu'il n'est pas moins licite de tuer
le tyran qui, par violence ou par finesse, se serait fait élire
par les États; car on ne peut appeler consentement ce
que les tyrans font faire au peuple dépouillé de sa puissance.


L'article 27 de la déclaration des droits, proclamée en
présence de l'Être suprême, est ainsi conçu : Que tout
individu qui usurperait la souveraineté, soit à l'instant mis
à mort par les hommes libres ! Si cette loi, conforme
à la doctrine de saint Thomas et à la législation des
peuples civilisés de l'antiquité, punit l'usurpation de la
souveraineté, même avant que l'usurpateur ait commis
d'autres crimes, à plus forte raison elle ordonne de le
frapper après ces crimes.


On peut objecter, en faveur de César, que les séna-
teurs, la plupart usuriers, s'étaient dès longtemps
rendus impopulaires. Partisans de Pompée, chef de
l'aristocratie et rival de leur victime, ils avaient les
premiers violé les lois fondamentales, en annulant le
juste veto apposé à un décret par deux tribuns du
peuple, ce qui semblait légitimer le passage du Rubi-
con par César (2).


(1) De la Bép., liv. II, chap. v.
(2) Bell. Ch). - PLUT. - SUÉT.


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 285


Ils se disputaient l'invention des plus insignes
formules de l'adulation et les plus grands honneurs
à rendre au vainqueur de Pompée. La plupart d'entre
eux ne vengeaient même que des injures person-
nelles, et se souciaient peu de la liberté et de la
dignité du peuple romain. Après avoir investi César
de la dictature et du consulat perpétuels, ainsi que du
titre d'Empereur à vie, les uns réfléchirent que ces
suprêmes fonctions ne pourraient plus leur échoir ; les
autres, qui avaient constamment servi son ambition,
devenaient envieux de leurs anciens ennemis, que sa
clémence ou son habileté avait laissés en concurrence
avec eux. Enfin les amis de Pompée se sentaient
humiliés de devoir la vie et leurs places à un vain-
queur (1). Tout concourait donc à fomenter la conspi-
ration. Les sénateurs cherchaient l'occasion de se
défaire du dictateur, lorsqu'un jour, après avoir
décrété de nouveaux honneurs pour lui, ils allèrent
pompeusement l'en informer. César s'était rendu dans le
vestibule du temple de Vénus, afin que l'on ne pût allé-
guer que sa présence avait influencé leur délibération.
Comme il ne se leva point, cette incivilité décida les
sénateurs à punir sur-le-champ de mort l'orgueilleux
qui leur infligeait une pareille marque de mépris.


(1) La Vie de César, par NICOLAS DE DAMAS, récemment
retrouvée, paraît être le récit le plus véridique de cet évènement
fameux. Cet historien contemporain donne sur la conspiration
des détails curieux et affirme que César reçut trente-cinq coups de
poignard, et non vingt-trois, comme on le dit communément.




286 LA POLITIQUE MODERNE.


On a dit que César, souffrant d'un flux de ven-
tre, ne pouvait se lever sans se couvrir de honte, parce
qu'il aurait souillé le temple, en présence du Sénat.
D'autres ont prétendu que l'excès de la joie lui
fit oublier les convenances. Cette dernière hypothèse
n'est guère vraisemblable, car depuis longtemps César
était blasé sur les triomphes , et au cas d'une indispo-
sition, il avait trop de présence d'esprit pour ne point
s'excuser. Quoi qu'il en soit, et quelque égoïstes que
fussent les motifs des sénateurs, rien ne supprimait le
droit de tout Romain de mettre à mort le tyran.


Cet événement prouve que l'esprit de ce dictateur
faiblissait ; car après avoir triomphé de tous ses enne-
mis, par sa vigilance autant que par son génie et son
audace, il laissa ourdir une conspiration durant plu-
sieurs mois, entre quatre-vingts personnes, sans la con-
naître. Il avait déjà montré peu de tact en ne don-
nant point assez de satisfactions à ses partisans aux
dépens des vaincus. Il croyait sans cloute imiter
Alexandre, objet de sa constante admiration, qui n'ex-
termina point les grands de la Perse, par lui subjuguée.
Mais ce conquérant agissait habilement, parce qu'il aug-
mentait sa puissance en faisant adopter aux vaincus
les moeurs de la Grèce, au lieu que César n'avait en
face de lui que des rivaux, ses concitoyens. Le Sénat
eût mieux fait de ne le point laisser parvenir jusqu'au
degré d'autorité où l'on ne pouvait plus s'en défaire
que par le poignard.


Brutus haranguant la foule au Capitole, disait : qu'ors


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 287


n'est pas obligé de garder la foi ni la religion du serment
envers un tyran du peuple Romain (1). Cette maxime est
incontestable, et en tout cas plus sûre que celle du
concile de Constance : qu'il ne faut point tenir sa parole
envers un hérétique. Le peuple, qui d'abord applaudit
Brutus, changea promptement d'avis, après les intrigues
et les harangues de Marc-Antoine et d'Octave, qui aspi-
raient à la succession de César. Il brûla les maisons
de Brutus et de Cassius qui, selon l'expression de Cicéron,
n'avaient osé porter la coignée jusqu'aux racines de l'arbre;
c'est-à-dire dont l'imprudence laissa vivre les favoris du
tyran, notamment cet Octave, son petit-neveu et son
héritier.


En résumé, quoique César fût frappé avec justice,
ses meurtriers méritent un blâme : 1° parce qu'ils
n'avaient point en vue l'intérêt public ; 2° parce qu'ils
usèrent de moyens illicites et que plusieurs même mon-
trèrent une odieuse ingratitude. Brutus, son fils adop-
tif, alla le chercher en sa demeure et le décida à
dédaigner les pressentiments de sa femme qui l'y
retenaient (2).


(1)APPIEN.
(2) Plusieurs historiens disent que cé dictateur paillard se


croyait le père de Brutus, conçu à l'époque oit il était l'amant de
sa mère.




CHAPITRE VII.


DE L'ASSASSINAT ET DE LA MISE HORS LA LOI.


L'assassinat dit politique est prohibé par la loi
naturelle et par la loi positive, comme l'assassinat
commun. En le tolérant, on autoriserait chaque indi-
vidu à mettre à mort quiconque contrarierait ses
opinions ou ses intérêts. Charlotte Corday, Ladmiral,
Cécile Renaud sont des assassins de cette catégorie.


Quoiqu'ils aient allégué leur conviction , le salut de la
société, ils n'en sont guère moins répréhensibles; car
ils ne se trouvaient point dans le cas de légitime défense
et n'avaient reçu aucun mandat du peuple. Ce ne sont
pas des tyrans qu'ils ont frappés •1).


Notons néanmoins que le monarque qui a attenté,


(1) Le meurtre commis en avril 1865 sur Abraham Lincoln,
président de la République des États-Unis, est un assassinat et
non un t lrannicide ; car ce fonctionnaire n'était point un usur-
pateur et n'avait point ,violé les lois. La hardiesse avec laquelle
le crime fut perpétré fit trembler les monarques et leurs suppôts;
mais sans doute l'assassin était imbu des maximes émises depuis
plus d'un demi-siècle par la plupart des historiens de la Révolu-
tion française, qui firent l'éloge de Charlotte Corday, sous le pré-
texte qu'elle tua un monstre. Voilà où conduisent la mauvaise foi
et les raisonnements sophistiques I Mais dès la premiere édition de
mon Histoire de la Révolution, qui parut en avril 189, j'ai catégo-
riquement flétri l'assassinat même politique (liv. XIV, 13).


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
289


ou veut attenter iniquement à la liberté, à la vie, à
l'honneur d'un homme ou des personnes que cet homme
est chargé de protéger ou de venger, s'est mis à sa
merci ; car l'offensé se trouve dans le cas de légitime
défense prévu par toutes les lois.


On a le droit de mettre un homme hors la loi, c'est-
à-dire d'enjoindre à tout sujet de l'État de le tuer sur-
ie-champ, s'il refuse de se constituer prisonnier. En
1789, quelques grands patriotes français proposèrent
une loi conforme à ce principe contre les Capets émi-
grés, qui sollicitaient l'appui des armées étrangères
contre la nation. Ils demandèrent même que leurs
têtes fussent mises à prix, c'est-à-dire qu'on promît et
décernât une récompense pécunaire à quiconque les
détruirait. En avril 1793, la Convention nationale mit à
prix la tête du général en chef Dumourier; peu après
elle mit hors la loi les Girondins qui s'étaient évadés
pour fomenter la révolte de quelques départements, et
l'année suivante, Robespierre et ses partisans, qui
délibéraient à l'Hôtel-de-Ville, dans la soirée du 9
thermidor.


On n'a le droit d'appliquer cette peine que dans deux
cas : 1 0


en vertu de la Constitution, contre le Président
de la république ou le dictateur qui tenterait d'usurper
la souveraineté; 2° par le dictateur qui n'a pas d'au-
tre moyen efficace de salut public, et pourvu que la
proscription frappe un coupable de.


crime capital. Un
homme de plus ou de moins suffit quelquefois pour
perdre ou sauver le Gouvernement et la nation.


I9




290 LA POLITIQUE MODERNE.


Quant aux meurtres commis par un prince, sans
formalités légales, ils précèdent, accompagnent ou sui-
vent, un coup d'État, dont ils ont pour objet d'assurer
la perpétration. Quelquefois aussi le seul motif du
prince est la peur, ou un caprice, ou une vengeance
personnelle, ou la crainte de la divulgation d'un secret.
Par exemple, Henri III, roi de France, fit assassiner, par
vengeance et par peur, Henri de Guise et le cardinal
son frère.


Le massacre de la Saint-Barthélemy, exécuté par
ordre de Charles IX, est, l'un (le ceux qui caractérisent
le mieux en ce genre les habitudes oligarchiques. Le roi
commence par attirer sous un prétexte ses victimes. H
les flatte, il les caresse pour dissiper toute méfiance;
puis, par trahison, en fait égorger trois mille à Paris et
neuf mille dans le reste de la France. ‘« Ce massacre
dura sept jours, dit l'abbé Pluquet. On n'épargna ni les
vieillards, ni les enfants, ni les femmes enceintes ; les
uns furent poignardés, les autres tués à coups d'épées
et d'arquebuses, précipités par les fenêtres, assommés
à coups de crocs, de maillets ou de leviers. Le détail de
la cruauté des catholiques fait frémir tout lecteur en
qui l'humanité n'est pas absolument éteinte. »


Naudé a formellement approuvé cet acte royal, par
les motifs (1) que « les souverains peuvent quelquefois
fourber et mentir, quand il en doit arriver un bien
notable à leurs sujets. Or, pouvait-il arriver un




(1) Considérations sur les Coups d Etat, t. Dr, chap. mn.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
291


plus grand bien à la France que celui de la ruine
totale des protestants ? Certes, ils nous la baillèrent
si belle par leur peu de jugement, que c'eût été
presque une pareille faute à nous de les manquer,
comme à l'amiral de s'être venu enfermer, avec toute
la fleur de son parti, dans la plus grande ville et la
plus ennemie qu'il pût avoir, sans se défier de la
reine-mère, à laquelle il avait tué Charri ; de ceux
de Lorraine, desquels il avait fait assassiner le père, et
du roi qu'il avait fait galopper depuis Meaux jusqu'à
Paris. »


D'abord il part d'un principe faux, en disant que les
rois peuvent quelquefois fourber et mentir. Ils n'y sont
pas plus autorisés que les autres hommes.


Il n'erre pas moins, en disant que la ruine totale
des protestants était le plus grand bien possible; car,
par ruine il entend l'assassinat. Si la facilité que notre
adversaire donne de l'égorger sans danger pour nous
était une raison suffisante, il faudrait réputer les lois
pénales abrogées et les crimes licites.


Quand même l'amiral eût tué Charri, était-ce une
raison pour sacrifier à cet amant d'une vieille reine, la
vie de douze mille personnes ?


Naudé suppose que Coligny avait ordonné l'assas-
sinat de François de Guise, père de ceux qui étaient
alors tout-puissants. Ce fait n'est pas prouvé; au con-
traire, Poltrot, seul convaincu du crime, avait été sup-
plicié. D'ailleurs, il eût suffi dans cette hypothèse
d'ôter la vie à Coligny et à ceux qui exécutèrent son




29 LA POLITIQUE MODERNE.


ordre; car ses co-religionnaires massacrés n'étaient
certes pas tous ses complices.


La peur qui avait fait galopper le roi depuis Meaux
jusqu'à Paris ne méritait pas la mort de tant de
monde. Au surplus, aucune de ces raisons n'est rece-
vable, puisque la réconciliation avait eu lieu. La cour
manqua donc à la foi jurée.


Je n'ai discuté ce passage que pour montrer
jusqu'où l'étourderie et la mauvaise foi entraînent
souvent les publicistes.


CHAPITRE VIII.


DE L'ABUS DE QUELQUES MAXIMES.


On allègue souvent que la fin justifie les moyens, et
que le salut du peuple est la suprême loi. Ces cieux
maximes qui se confondent souvent doivent être dis-
cutées, parce que, mal interprétées, elles ont servi à
justifier des crimes sans nombre.


Si la fin est mauvaise, il ne peut être question
d'approuver la maxime. Si elle est bonne, il faut en
outre que les moyens soient bons; car s'ils sont mau-
v .ais, ce n'est point par eux, c'est malgré eux que l'on
a réussi , puisqu'il est illogique de dire que le mau-
vais engendre le bon. Il faut prendre garde de tomber
dans le sophisme post hoc, ergo propter hoc (1), d'une
fréquence déplorable, et sur lequel on a étayé la
maxime que je réfute.


En 1793, il s'agissait de sauver la république. Les
faux républicains et les brouillons s'écriaient : Le subit
du peuple étant la loi suprême, tous les moyens sont bons
pour l'obtenir : abattons 1,500 mille têtes, confisquons les


(1) L'événement est arrivé après cette chose ; clone il en est la
conséquence.




294 LA POLITIQUE MODERNE.


biens de tous les riches, etc... Ce raisonnement péchait
par la majeure, car le moyen, loin d'être le seul bon,
était au contraire très-mauvais, puisqu'il pouvait à la
fin révolter les masses, et amener une réaction prévue
par les hommes sages. La république ne demande
jamais quo des têtes coupables; et même elle ne les
réclame pas toutes. Elle n'en veut pas aux riches à
cause de leur opulence; elle n'attaque que ceux qui
ont mal acquis leurs richesses. Le moyen ne valait
donc rien, non-seulement parce qu'il pouvait faire
manquer le but, mais parce que la saine raison et
l'humanité le réprouvaient. 11 n'était suggéré que par
les ennemis secrets de la République, dont les sots
adoptaient souvent les idées.


Les jésuites ont publié les premiers que la •fin jus-
tifie les moyens. Selon eux, Dieu voulant être honoré,
il faut que ses ministres le soient. Pour l'être il faut
déployer du faste et d'abondantes aumônes. Pour y
parvenir il faut s'enrichir et conséquemment ramper
dans les cours et chez les riches, afin de capter, par
la confession ou par tous autres moyens, des dona-
tions et des legs. Le sophisme consiste en ce que Dieu
ne veut point être honoré de cette façon ; c'est-à-dire
par le faste de ses ministres ni par des aumônes dont
la source est impure. Quand il y a confusion sur la fin,
il est impossible de se faire une idée nette des moyens.
D'autres fois, quoique la fin soit nettement déterminée,
l'on se trompe sur les moyens. Par exemple, il est
très-louable de soulager un homme dans l'infortune, ;


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
295'


mais si, pour le secourir, on en vole un autre, la fin
même ne peut justifier le moyen.


Quant au salut public, quoiqu'il soit la suprême loi,
l'équité ne doit jamais être violée pour l'obtenir; car,
autrement, ou le peuple n'est pas en danger, ou on
l'y mettrait par l'iniquité. Voici un corollaire vrai-
ment royal de cette maxime mal interprétée ? Il faut
qu'un homme périsse pour l'État. Lorsque l'innocent
périt pour le salut public , ce ne doit être que par
une impénétrable volonté qui le retranche, peut-être pour
son bien, du nombre des vivants; ou du moins il
faut que le sacrifice soit purement volontaire et cha-
ritable. Hors le cas de guerre légitime, les hommes
n'ont jamais le droit de sacrifier celui qui n'est pas
reconnu coupable. Ils commirent donc une faute
impardonnable ces jurés qui, convaincus de l'inno-
cence de Danton, le condamnèrent, afin que Robes-
pierre ne fût pas immolé, et dans la persuasion que
la vie de ce dernier était plus utile à la patrie. De
même, quand un prince entreprend une guerre pour
son propre avantage et sans nécessité pour le pays,
il doit compte, ainsi que ses complices, et tous soli-
dairement, du sang qui y coule et des dépenses qu'elle
entraîne.


Quoique les princes aient ordinairement trompé les
peuples au moyen des ministres de la religion , ils ont
été quelquefois dupes de ces derniers. On en a vu
récemment en Europe des exemples fameux : j'en
vais citer trois des siècles antérieurs.


ar




296 LA POLITIQUE MODERNE.


Louis, roi de Hongrie ; mourut dans une bataille
qu'il perdit contre les Turcs. Il pouvait aisément l'évi-
ter et il le devait, à cause de leur supériorité; mais il
se décida, sur l'avis d'un cardinal qui affirma que,
quand il n'aurait que dix mille Hongrois bons chrétiens,
combattant pour la cause de Dieu, il détruirait cent mille Turcs.


Sébastien, roi de Portugal, livra une bataille décisive
où son armée fut détruite par les Maures, trois fois
plus forts qu'elle. Comme sa sagacité le détournait du
choc, quelques jésuites l'exhortèrent à compter sur la
puissance de Dieu qui , de son seul regard, pouvait
foudroyer tous ses ennemis. « Certes, dit Brantôme, c'est
une maxime très-véritable; mais, pourtant, il ne le faut
tenter ni abuser de sa grandeur; car il a des secrets
que nous ne savons pas. Aucuns ont dit que ces
jésuites le faisaient et disaient en bonne intention,
comme il se peut croire; autres qu'ils avaient été apos-
tés et gagnés du roi d'Espagne, pour faire ainsi perdre
ce jeune et courageux roi et tout plein de feu, afin
qu'après il pût plus aisément empiéter ce qu'il a
empiété depuis. »


François de Guise, le plus vaillant, le phis habile et le
plus pieux capitaine (le son temps, disait : u J'aime bien
l'église de Dieu, mais je ne ferai jamais entreprise de
conquête sur la parole et la foi d'un prêtre. » Il avait
subi une grande déception en Italie , pour avoir
écouté le conseil de son frère, le cardinal de Lorraine,
qui était allé se concerter à Rome avec le pape.


Peu d'années auparavant , l'orthodoxe Machiavel


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
297


écrivait : « lies coupables exemples donnés par la cour
de Rome ont éteint en Italie toute religion ; ce qui
entraîne une foule d'inconvénients et de désordres.
Car, comme partout où règne la religion, on doit
croire à l'existence du bien; où elle a disparu, l'on
doit supposer la présence du mal... Si la religion avait
pu se maintenir dans la république chrétienne, telle
que son divin fondateur l'avait établie, les États qui la
professent auraient été bien plus unis et bien plus heu-
reux qu'ils ne le sont maintenant. Combien elle est
déchue ! » (1)


Les papes ne s'offensèrent point alors de ces dures
vérités. Depuis cette époque, des prélats et leurs acolytes
de l'Italie, de la France, etc., contribuèrent à l'oppres-
sion des peuples, en se faisant les complices des
tyrans. Quoiqu'ils aient été cruellement punis en
France, sur la fin du xvine


siècle, cet exemple ne paraît
pas leur avoir profité, puisqu'ils ont applaudi au plus
odieux et sanglant attentat. Ils ne cessent, comme
leur souverain confrère, d'attaquer la Révolution et
toutes les libertés. Qu'ils s'efforcent donc d'éviter des
châtiments peut-être plus brutaux encore que ceux
dont leurs prédécesseurs ont été victimes !...


Pourquoi, surtout depuis le 9 thermidor an II, sou-
tiennent-ils les monarchistes conspirateurs, qui allè-
guent l'intérêt de la religion et la gloire de Dieu pour
étouffer la liberté et rompre l'égalité?


(4) Dissert. sur Tite-Live, liv. [ eT , chap. xi,.




I


298 LA POLITIQUE MODERNE.


Pourquoi, tout en se liguant avec les successeurs des
Girondins, alliées et matérialistes (1), calomnient-ils
la Révolution, dont les Pères étaient sincèrement
religieux? Entre autres , dans son Plan de législation
criminelle (2), Marat écrit : « Il est bon que la religion
soit . toujours liée au système politique, parce qu'elle est
un garant de plus de. la conduite des hommes... 11 est
bon aussi qu'il n'y ait qu'une seule religion dans l'État ;
mais lorsqu'il y en a plusieurs, il faut les tolérer...
Quelle que soit la religion dominante, le législateur n'a
droit que d'engager les sujets à s'y conformer, en pré-
férant (à mérite égal), pour les emplois de confiance,
ceux qui ]a suivent. »


Il dit avec passion de l'athée : « L'infortuné n'est-il
pas la première victime de son aveuglement ? Sans
consolation dans cette vie, il est sans, espoir pour la
vie à venir : comme il ne voit rien au delà du tom-
beau, un abîme affreux s'ouvre sous ses pas, et il se
perd sans retour dans l'éternelle nuit. Sans doute il
est utile à l'État que ses membres croient en Dieu,
mais il lui est plus utile encore que ses membres ne se
persécutent point. D'ailleurs, lorsque l'athée ne fait par-
ler que sa raison, que craignez-vous? Vous avez sur lui
l'avantage d'un esprit éclairé : c'est à vous de le con-
fondre. Tant que l'athée ne fait que raisonner, qu'il
vive en paix ; mais s'il dogmatise, s'il cherche à faire


(1) 'Voyez le Journal des Jacobins, 1792.
(2) Paris, 4790, p. 117 et 118.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
299


des prosélytes, il fait de sa liberté un usage dangereux :
il doit la perdre. Qu'il soit donc renfermé pour un
temps limité dans une prison commode, et qu'il y soit
entretenu à ses frais. »


On lit ces mots dans un des plus solennels rapports
de Robespierre, au nom du Comité de salut public :
« L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme


'est un rappel continuel à la justice : elle est donc sociale
et républicaine... L'athéisme est aristocratique » (1).


Ce rapport, conforme aux idées développées deux
ans auparavant par le même orateur, lors de ses dis-
cussions contre les Girondins, fut adopté à l'unanimité
par la Convention nationale, qui institua la République
française.


(1) 18 floréal an II.




CHAPITRE IX.


DU PRÉCEPTE : OBÉISSEZ AUX PUISSANCES.


Des prêtres et des monarchistes ont accouplé mons-
trueusement ces deux mots: Dieu et le Roi ! . . Est-il
rien de plus risible que l'invocation de la religion chré-
tienne au profit de l'oppression et de la spoliation des
peuples ? Ce sophisme a jeté clans l'athéisme et le
matérialisme des hommes qui confondent l' couvre des 4.,
individus avec celle de la religion.


Saint Paul a dit : « Obéissez à vos conducteurs, et
soyez soumis à leur autorité ; car ce sont eux qui veil-
lent pour le bien de vos âmes, comme en devant rendre
compte» (1) .


Ce précepte concerne seulement les ecclésiastiques,
que l'apôtre exhorte à l'obéissance et à la soumission
envers les évêques leurs supérieurs. Dom Calmet en
convient en résumant son commentaire par ces mots :


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 301
« Obéissez donc à vos chefs, dans tout ce qui n'est
point contraire à la loi de Dieu ...» (1)


Dans sa 13° épître aux Romains, le même apôtre dit:
« Que tout le inonde soit soumis aux puissances supé-
rieures; car il n'y a point de puissance qui ne vienne
de Dieu ; et c'est lui qui a établi toutes celles qui sont
sur la terre ». .Dom. Calmet l'explique ainsi : « Ce
conseil est donné aux chrétiens, afin de les conte-
nir dans la patience, parce qu'ils étaient exposés de
tous côtés à la persécution, et de détruire le préjugé
qui régnait que les disciples de Jésus-Christ, dont la
plupart étaient Galiléens, étaient contraires à l'autorité
des princes. »


Il ne s'agissait donc, d'une part, que d'empêcher
les chrétiens, trop faibles en nombre, de se soulever
contre le puissant empereur qui les eût exterminés ; et,
d'autre part, que d'apaiser les monarques, en leur
persuadant que le christianisme n'était nullement in-
compatible avec leur autorité souveraine.


Il y a, dit Théodoret, un cas sujet à l'exception :
c'est lorsqu'on nous commande quelque chose contre la
loi de Dieu. Alors il faut préférer l'obéissance que nous
devons à Dieu à celle que nous devons aux hommes ».
Effectivement, les lois apostoliques ne peuvent être
interprétées que selon la justice éternelle et la pru-


(1) Epit. aux hébreux, chap. in, y . 17. Obedite prmpositis ves-
tris et subjacete ois ; ipsi enitn pervigilant,quasi rationem pro ani-
mabus vestris reddituri.— Je donne la traduction de DOM CALMET,
car nul n'oserait se vanter d'en présenter une plus exacte.


(1) Commentaire littéral, par Dom CALMET, t. XXII, p. 783. Je
me sers de son propre exemplaire, annoté de sri main, dans
l'abbaye de Saint-Mihiel.




302 LA POLITIQUE MODERNE.


dente humaine. Saint Paul lui-même ajoute que « les
puissances supérieures ne sont point à craindre lors-
qu'on ne fait que de bonnes actions ; elles ne le sont
que lorsqu'on en commet de mauvaises. Le prince est
le ministre de Dieu pour vous favoriser dans le bien.
Si vous faites mal, vous aurez raison de craindre, parce
que ce n'est pas en vain qu'il pôrte l'épée ; il est le
ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance, en punis-
sant quiconque commet de mauvaises actions ».


L'apôtre suppose évidemment un bon prince, établi
avec le libre consentement du peuple. Mais mille
sophistes, altérant ces textes, s'écrient : OBÉISSEZ AUX
PUISSANCES ! c'est-à-dire aux puissances temporelles ,
aux gouvernements usurpateurs, spoliateurs et meur-
triers. Ils se sont bien gardés d'ajouter ces mots de
l'orthodoxe commentateur, qui les avait puisés chez
les Pères de l'Église : dans tout ce qui n'est point con-
traire à la loi de Dieu.


Or, quand le prince temporel ou spirituel ordonne à
un soldat ou à un juge l'assassinat d'un citoyen paisible,
n'est-ce pas violer la loi de Dieu dans ce qu'elle a de
plus impératif? Quand il est avare au point que deux
citoyens sur trois meurent de faim, n'est-ce pas violer
la loi de Dieu, qui a dit que nous sommes tous frères,
et nous oblige non-seulement de donner notre superflu,
mais de partager dans certains cas notre nécessaire?


D'ailleurs, lorsque dans une religion, dans un corps
de lois ou de doctrines, on' rencontre un principe absolu,
général, incontesté, on doit interpréter selon ce principe


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 303
tout ce qui paraît obscur ou même contraire. Autre-
ment il y aurait contradiction, ce qui n'est pas suppo-
sable dans une loi. Le principe de l'égalité dominant
l'Évangile, il faut tenir pour mal traduit, falsifié ou
mal interprété ce qui semble le contrarier. C'est l'es-
prit de la troisième règle de Descartes.


Dans les beaux âges de l'Église, les évêques ne
vivaient que pour la charité et l'instruction libérale des
peuples. Par exemple, au Ive


siècle, saint Ambroise,
archevêque de Milan, résista aux menaces de mort pro-
férées par l'impératrice Justine, parce qu'il ne voulait
rien accorder aux Ariens. L'empereur Théodose, ayant
fait massacrer 7,000 habitants de Thessalonique parmi
lesquels un grand nombre de femmes et d'enfants,
parce qu'on y avait mis à mort le gouverneur, cet
archevêque lui adressa une épître de vifs reproches, lui
infligea une pénitence publique et lui interdit l'entrée
de l'Église. Comme il ne sollicitait pour lui-même
ni avancement, ni décorations, ni argent, il obligea le
puissant et féroce empereur à expier son crime.


Il serait donc bon aujourd'hui, pour tout le monde,
que les ecclésiastiques renonçassent à la guerre qu'ils
ont entreprise contre la république ; qu'ils respectas-
sent la liberté de conscience et revinssent aux coutu-
mes de la primitive Église.




CHAPITRE X.


PARALLÈLE ENTRE LES MASSACRES ROYAUX ET ARISTOCRATIQUES
ET LES EXÉCUTIONS POPULAIRES.


En 1790, le marquis de Bouillé, lieutenant-général.
favori de Louis XVI, fit égorger à Nancy des bourgeois
inoffensifs qui avaient laissé ses adversaires prendre
asile chez eux ; il ordonna à ses soldats d'éventrer des
femmes enceintes et de briser sur le pavé la tète de
leurs enfants.


En 1791, Lafayette et Bailly, complices de la Cour,
firent massacrer au Champ-de-Mars 200 personnes de
tout âge, pour répandre une terreur qui mît un
terme aux pétitions légales.


En l'an III, comme en 1815 et en 1816, à Lyon et
clans tout le midi de la France, les compagnies roya-
listes de Jéhu et du Soleil, ainsi que d'autres bandes,
égorgeaient ou noyaient les patriotes et les jeunes filles,
afin de s'emparer de leur argent et de leurs bijoux.


Jamais la démocratie n'oubliera, qu'en juin 1848,
plus de 3,000 prisonniers furent massacrés après la
victoire et durant trois jours , sans aucune formalité,
sur les incitations des monarchistes.


Le 4 décembre 1851, afin d'inspirer une terreur qui
lui donnât la faculté de perpétrer son coup d'État, le


DE LA JUSTICE POLITIQUE. 305
prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte enivre les


• soldats, leur distribue de l'argent et fait assassiner,
dans les rues et sur les boulevards, plusieurs centaines
de promeneurs ou de passants inoffensifs et non arillés.
Je n'en citerai que deux épisodes inédits.


Le libraire Adde, demeurant sur le boulevard Pois-
sonnière, avait reçu la visite de son beau-frère, et tenait
fermés les volets de sa boutique, parce que l'infanterie
fusillaitles passants. Dès que le feu cessa, ce beau-frère,
craignant que sa femme ne fût inquiète, voulut re-
tourner chez lui. Acide ayant entrouvert la porte pour
le laisser passer, dix-sept personnes, qui cherchaient
un refuge, se précipitèrent dans sa boutique. Une
escouade les fit sortir tous et les fusilla sur le bou-
levard, ainsi que le libraire. Non contents de cet exploit,
les soldats fouillent l'appartement, et portent un coup
de crosse de fusil à la femme du libraire qu'ils trou-
vent malade au lit. Sa fille, âgée de dix-sept ans, qui
s'était réfugiée dans la cave, reçoit un coup de baïon-
nette dans la cuisse (1).


Dans la rue Le Peletier, les soldats tirent én riant
sur une femme très-âgée, qui passait. près de la bou-
tique d'un pharmacien. Elle tombe; ce pharmacien
étant venu, selon la coutume; lui donner les premiers
soins, les soldats l'ajustent et le tuent à son tour (2).


(1) Ces faits m'ont été attestés cinq semaines après par oes deux
malheureuses que je connaissais, Adde étant l'un de mes librai-
res. Leurs voisins me les ont confirmés.


(2) Sa femme, qui était présente, me raconta ces détails en jan-
*




306 LA POLITIQUE MODERNE.


En ce mois de décembre et dans les trois qui le
suivirent, on déporta, exila ou interna plus de 35,000
citoyens (1). Certains généraux du Président de la répu-
blique publièrent dans Paris et dans les départements
des affiches qui condamnaient prévôtalement à mort
quiconque donnerait asile aux proscrits. Ce fut une
imitation de ce que fit N. Bonaparte contre Pichegru.


L'oligarchie frappe donc souvent ses victimes sans
motifs avouables, sans jugements, sans nulle distinction
entre l'innocent et le coupable; ni le sexe ni l'âge n'est
épargné. On commet d'effroyables massacres, soit pour
intimider, soit pour faire accroire qu'on a remporté
une victoire, soit pour diviser à jamais le soldat et le
peuple (2).


Rien n'est plus vrai que cette maxime de l'antiquité :
Les mauvais exemples enchérissent sans poids ni mesure
les uns sur les autres. Après le récit de l'assassinat
de Tibérius Gracchus, Velléius Paterculus s'écrie :
« Tel fut le commencement de la tuerie des citoyens


vier •852; M. Gervais (de Caen), ancien préfet de police, m'affirma
qu'il en eut une connaissance personnelle.


(1) Des officiers de marine, chargés de surveiller les déportés à
Cayenne, m'ont attesté qu'il n'existait contre la plupart aucune
condamnation, ni pièce, ni faits articulés. Il n'y avait qu'une note
du préfet ainsi conçue : homme dangereux.


(2) Un officier (le paix, mon ancien client, m'a avoué qu'il reçut
en décembre 1851 l'ordre de faire revêtir des blouses par plusieurs
sergents de ville, et de commencer des barricades, afin que la
ligne ont la gloire de les emporter et le prétexte de massacrer
des citoyens, en faisant :;roire à une insurrection. Il exécuta cet
ordre.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
307


dans l'enceinte même de Rome; de cette source sortit
l'impunité de tant de massacres ! (1) » Ce furent aussi
les patriciens ou aristocrates de cette république qui en
donnèrent le funeste exemple.


Si l'on compare ces massacres oligarchiques aux
exécutions populaires, on reconnaîtra que les sentiments
d'humanité et d'équité sont toujours du côté du peuple
insurgé ou même révolté. Par exemple , en juillet ni
en octobre 1789, les insurgés ne mirent pas un seul
homme à mort par vengeance particulière ni pour le
voler. Au contraire, quand par accident un individu
profitait du tumulte pour dérober quelque ' chose, il
était immédiatement jugé par les insurgés et fusillé.


Lorsqu'en septembre 1792 le peuple parisien et les
fédérés des départements crurent devoir exterminer les
conspirateurs les plus dangereux, complices des Prus-
siens qui envahissaient la France, ils eurent soin de
les laisser équitablement juger, et reconduisirent avec
honneur en leur domicile tous ceux contre lesquels
n'existaient pas des charges suffisantes. En février
1848, nul ennemi de l'insurrection n'est mis à mort,
hormis le cas de légitime défense.


On a vu souvent les gens habiles, c'est-à-dire du
parti de l'ordre, mitrailler, déporter, assassiner sans
merci ni miséricorde les hommes du peuple, tout en
ménageant l'aristocratie et la bourgeoisie. Ils savent
que le peuple manque de traditions, qu'il connaît peu


(1) Liv. H., chap. m.




308 LA POLITIQUE MODERNE.


les siens ou qu'il les oublie vite, tandis que les classes
riches gardent rancune, par peur pour l'avenir. En
prairial an III, les thermidoriens font juger prévô-
talement et tuer, même au mépris d'une capitulation,
les citoyens innocents du faubourg Saint-Antoine; et
quelques mois après ils pardonnent aux coupables révol-
tés de vendémiaire, ex-nobles ou bourgeois enrichis.
Bonaparte, qui joua un rôle en ces journées sous la
tutelle des thermidoriens, fit même des démarches en
ce sens, afin de ne point s'aliéner ces classes influen-
tes et implacables. Autrement il n'eût point réussi en
son usurpation, le '18 brumaire an VIII.


CHAPITRE XI.


DE L'EXIL PRÉVENTIF ET DES SUSPECTS.


On nommait ostracisme l'exil des citoyens qui, par
leur supériorité, menaçaient la liberté de la patrie. Il
paraît que cette loi fut inventée et surtout pratiquée
dans la république d'Athènes. Je l'entends encore prô-
ner de nos jours, quoiqu'elle soit inique, essentielle-
nient tyrannique et dangereuse, en ce qu'elle ne peut
produire aucun bien et cause toujours çlu mal.


Partant du principe absolu de justice que j'ai établi,
il est évident qu'aucune peine ne doit être infligée au
citoyen non coupable. Aristote a constaté (I) que dans les
pays d'ostracisme « l'intérêt général n'entrait pour rien
dans cette mesure, qui n'était qu'une affaire de cabale ».
C'est effectivement un étrange moyen de salut que de
frapper d'avance les hommes supérieurs ; c'est décou-
rager ceux dont la vertu voudrait s'élever aux grandes
choses; c'est arrêter l'élan de la république. Ou ne
peut concevoir l'ostracisme qu'exercé . par un tyran qui
veut écarter les citoyens dont le patriotisme ou les ta-
lents l'inquiètent.


« L'ostracisme fut une chose admirable, (lit Mon-


(1) Polit., liv. III, chap. lx.




310 LA POLITIQUE MODERNE.


tesquieu. II fallait un si grand nombre de suffrages,
qu'il était difficile qu'on exilât quelqu'un dont l'absence
ne fût pas nécessaire » (1).


Cette opinion n'est basée que sur le paradoxe de l'in-
faillibilité absolue du suffrage universel. A la vérité,
Montesquieu n'y songeait point, mais son engouement
quelquefois irréfléchi pour des coutumes antiques lui fit
admirer l'ostracisme. Les Girondins, imbus de ses
maximes parce qu'il était Gascon, invitaient ridicule-
ment Robespierre à se bannir,'afin d'échapper à l'ido-
lâtrie du peuple. « Où voulez-vous que je me retire ?
répondit l'éloquent patriote. Chez quel peuple trou-
verais-je la liberté établie, et quel* despote voudra me
donner un asile ? On peut abandonner sa patrie
heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchi-
rée, mais opprimée, on ne la fuit pas: on la sauve ou
l'on meurt avec elle ! »


La loi du 17 septembre '1793, qui ordonnait l'empri-
sonnement des citoyens suspects , est blâmable, en
ce qu'elle les désignait vaguement et laissait trop de
prise à l'arbitraire ; elle devait se borner aux catégo-
ries de citoyens déjà coupables de délits politiques ou
communs, ou qui n'avaient pu, sans culpabilité, obtenir
certaines places pu les conserver sous la monarchie.
Ces fonctionnaires principaux doivent généralement
être déclarés suspects, emprisonnés ou exilés, ou
étroitement surveillés par la république ; (le sorte qu'à


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
311


tout délit nouveau ils soient réprimés, parce qu'ils sont
en état de récidive et les plus dangereux fauteurs des
conspirations.


L'un des auteurs de cette loi m'affirma qu'elle fut
votée dans l'intérêt des suspects, afin de les proté
ger contre leurs propres entraînements. Ce motif n'est
pas admissible. Si un gouvernement est assez fort
pour empêcher des correspondances criminelles, elles
n'auront point lieu dès qu'il les prohibera. S'il man-
que de force, les arrestations ne lui serviront de rien ;
car, nombreuses elles exciteront l'indignation générale;
rares, elles deviendront dérisoires , parce qu'il restera
toujours un assez grand nombre d'ennemis pour cons-
pirer. Le Gouvernement doit donc se borner à faire
respecter ses droits, et à poursuivre et punir quicon-
que les enfreint.


Nul ne doit être poursuivi pour ses opinions : &est ce
que décida lui-même le Tribunal populaire improvisé à
l'Abbaye, dans les journées de septembre 1792 (1). Le
monarchiste sous la république, le républicain sous la
monarchie peut n'être pas employé, doit même être écarté
des fonctions publiques, mais non pas emprisonné ni
exilé lorsqu'il n'est point coupable ou quasi-coupable
par ses mauvais antécédents. On n'a point le droit de
poursuivre quelqu'un sans qu'il * y ait corps (le délit,
avec présomption que le prévenu en est l'auteur.
Or, quand on exile un citoyen, uniquement parce


(1) Esp. des lois, liv. XXIX et XVIII. (1) Mon agonie, par JOURNIAC DE SAINT-MITARD.




312 LA POLITIQUE MODERN..,


qu'on le répute dangereux, le corps du délit manquant,
nul n'en peut être présumé l'auteur ni le complice. Si
l'on voulait condamner les gens pour leurs opinions, le
nombre en serait tellement considérable, qu'une réac-
tion violente s'ensuivrait promptement. D'ailleurs, il y
aurait absurdité et inefficacité, parce qu'après chaque
triomphe la faction dominante se scinde toujours en
plusieurs partis, et il faudrait recommencer à proscrire.
On n'aurait jamais l'ordre ni la paix.


11 serait superflu de discuter la loi dite de sûreté
générale , promulguée en février 1858, qui autorise
le Gouvernement français à déporter, sans forme de
procès, des catégories entières de citoyens qui ont
déjà été compromis. Comme la plupart n'ont été compro-
mis que par sa volonté arbitraire, à la suite de l'atten-
tat du 2 décembre 1851, le moindre défaut de cette
loi est le cercle vicieux...


CHAPITRE XII.


DES PEINES PÉCUNIAIRES.


J'ai prouvé ailleurs (1) que la confiscation , c'est-à-
dire la saisie de tous les biens mobiliers et immobiliers
des coupables, est une peine inique et brutale et doit
demeurer abolie. 11 faut néanmoins punir pécuniaire-
ment les coupables. Quand une nation a gémi durant plu-
sieurs années sous une oppression sanglante et spolia-
trice, le tyran n'a pu exercer cette oppression qu'à
l'aide (le nombreux complices. Ceux-ci ne s'y sont
prêtés qu'à la condition de s'enrichir ; car on ne se
déshonore jamais gratuitement. Il . faut donc exiger
d'abord la restitution de tous leurs traitements avec les
intérêts, puisqu'ils ont joui de mauvaise foi. En second
lieu, on exigera la restitution des vols et gaspillages;
enfin, des dommages-intérêts au profit des victimes; le
tout solidairement et par corps, sans préjudice des
peines corporelles pour crimes d'assassinat et d'empri-
sonnements ou d'exils arbitraires. Ces peines pécuniaires
qui, à l'exception de rares exemples donnés par l'an-
cienne monarchie française, n'ont jamais été appliquées
largement, feront un joyeux avénement au gouvernement


(1) Nouveau Traité d'Économie politique, liv. l ei , chap. n, § 4.




314 LA POLITIQUE MODERNE.


nouveau, donneront au peuple opprimé une utile satis-
faction en le déchargeant d'impôts *pendant quelque
temps, et enfin permettront de tempérer sans iniquité
la rigueur des peines corporelles.


Outre les coupables individuels, il y a toujours quel-
ques catégories de fonctionnaires ou d'autres individus
qu'on doit frapper plus ou moins rigoureusement, selon
le nombre ou la gravité de leurs crimes ou quasi-
délits, parce que leurs membres sont directement
et évidemment complices du gouvernement coupable.
Sans eux nul n'aurait pu usurper le pouvoir ou s'y
maintenir.


Ils objectent que le despote ne manquerait jamais
de hauts fonctionnaires, et que d'autres individus
eussent accepté ces places à leur refus. Pour réfuter
cette objection, il suffit de mentionner la défense
d'un fameux voleur de grands chemins, relatée par
un ancien ministre de la justice : « Il est vrai, dit
le voleur, que je me suis emparé de la bourse du
plaignant; mais d'autres voleurs étaient en embuscade
un peu plus loin et l'eussent infailliblement dévalisé;
donc ne valait-il pas autant que j'en profitasse pour
arrondir ma petite fortune, au moyen de laquelle je
fais travailler? » (1)


Lorsqu'ils se mettent au service du despote, un grand
nombre de ces gens sont déjà tarés ; c'est-à-dire cou-


(1) GOHIER, II, 246.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
315


verts d'opprobre. Tout despote préférerait employer des
hommes estimés, mais il.


n'en saurait trouver (1).
En outre., dans la république, notamment en révolu-


tion, tout fonctionnaire public, tout député, tout four-
nisseur est obligé de rendre compte de sa fortune;
c'est-à-dire de publier son bilan, avec indication des
causes de son actif et pièces à l'appui, dès qu'il est, ou
même avant qu'il soit sur ce interpellé. La Commune
du 10 août 1792 et la Convention nationale prirent une
mesure semblable. Quiconque refusera ou dissimulera
devra être puni d'amendes considérables, sans préjudice
à la peine corporelle qu'il aura encourue pour abus
de confiance, concussions et autres crimes ou délits
prévus par les lois. Tel est le vrai principe.


Lorsque les mandataires du peuple ne l'exigent point,
même de ceux de leur parti, ils semblent ignorer
cette maxime féconde : Les loups mc poursuivent et j'ai
devant moi un précipice (2); c'est-à-dire, lorsqu'on a pris
une fausse position , on périt ou l'on passe sous les
fourches caudines. Or, aujourd'hui, c'est plus encore
la bassesse du caractère que l'ignorance qui y expose ;
car on peut suppléer clans une certaine mesure à sa
propre ignorance en prenant des conseils ou en écou-
tant des avertissements salutaires.


(1) Un lieutenant de police répondit au reproche de recruter trop
mal ses agents secrets : Si vous me trouvez des honnêtes gens qui
consentent à faire ce métier•là, indiquez-les, et je vous promets de
les employer.


(2) A fronce preacipitium et tergo lupi.




CHAPITRE XIII.


D'UNE MESURE SALUTAIRE APRÈS LES GRANDES CRISES.


Lors même que la république est fondée et paraît
assise sur des bases solides, elle périra si elle n'est point
de temps en temps ramenée à son principe. Machiavel,
qui le premier de tous les écrivains a fait cette obser-
vation trop peu remarquée, dit qu'il est indispensable
qu'une loi oblige les hauts fonctionnaires à rendre
souvent compte de leurs actes, et les punisse sévère-
ment au cas de prévarication ; surtout si les vertus
et „l'exemple d'un citoyen tel que Horatius Cocles,
Scaevola, Régulus, n'influent tellement sur les autres,
qu'aucun n'ose s'écarter de ses devoirs. Il ajoute qu'à
défaut de cet exemple, un châtiment terrible doit punir
les infracteurs (I) : comme celui infligé aux décemvirs
et à Manlius Capitolinus ; et que, dès que cette justice
tombe en désuétude, l'État est près de sa ruine. Il
estime que des jugements rigoureux renouvelés tous les
dix ans, joints à de tels exemples, eussent empêché la
corruption d'abattre la République romaine. Il a raison;
car la vertu étant le principe de la république, il
faut en conclure que tout fonctionnaire contre lequel


( 1 ) Diss. sur Tite-Lice, liv. III, chap. i.


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
317


s'élèvent des présomptions suffisantes, doit être sévère-
ment jugé. Néanmoins, on ne peut procéder périodique-
ment à ces jugements ni surtout aux exécutions; car
les crimes ni les délits ne sont point commis périodi-
quement.


La corruption de l'esprit public et des principes
est le plus grand crime qui puisse être commis, le.seul
peut-être qui ne doive obtenir aucune grâce dû dictateur
ou du parti qui sauve l'État. C'est surtout alors qu'il
faut frapper largement, autant pour purifier la nation
que pour éviter qu'il ne reste un levain qui, peu à peu,
assure un nouveau triomphe aux ennemis du peuple.


En tous temps, et notamment au m e
siècle, les


intrigants ont plus aisément fait une fortune privée et
politique que les hommes honnêtes, parce qu'ils sont
sans aucun scrupule et que tous les moyens leur sem-
blent bons. S'il y a des époques fécondes où les patriotes
rivalisent de zèle et où les grands talents s'épanouissent,
il y en a d'autres où l'on peut constater une décadence
générale dans les lettres, au barreau, dans l'éloquence,
dans la guerre. Malheureusement, de quelque côté
que le patriote éclairé tourne ses regards, il voit trop
d'intrigants ou d'incapables. Ce ne sont pas les soldats
ni les chefs subalternes qui font défaut, ce sont les
chefs supérieurs. Quand on méconnaît ou renie les
Pères de la République (car quiconque se tient en
deçà d'eux est ignorant, ou hypocrite, quiconque veut
aller au delà est fou) ; quand on ne spécule que
son intérêt particulier, on est bien prêt de livrer aux




318 LA POLITIQUE MODERNE.


barbares une grande nation... Que quelques citoyens
tentent donc de la réformer, et fassent pour la France
ce que saint Dominique et saint François d'Assises
firent pour la religion chrétienne, expirante par les
vices de ses ministres, au moment où ces cieux grands
hommes instituèrent des règles qui remirent en vigueur
l'exemple et les préceptes du Christ !


C'est surtout quand un parti a déshonoré et ruiné
un grand peuple qu'il faut des exemples et une solen-
nelle justice contre les coupables. On se rend méprisable
et impuissant en essayant des réformes de détail, au
lieu d'employer de vastes et légitimes moyens.


CHAPITRE XIV.


OBSERVATIONS SUR LA GUERRE.


L'examen des questions de droit des gens, de stratégie
et de tactique compléterait l'exposé des principes de la
justice politique, puisque la guerre est souvent un moyen
d'obtenir cette justice. Mais leur importance m'a décidé
à en faire l'objet d'un traité spécial auquel je renvoie
le lecteur ('1). Je n'ai plus à discuter que quelques
points rentrant plus particulièrement dans le cadre du
présent ouvrage.


Les guerres même les plus heureuses ont- appauvri
le vainqueur, surtout clans les temps modernes; car,
dans l'antiquité, il s'emparait de tous les biens du
vaincu qu'il réduisait en esclavage. La guerre de
Crimée, entreprise en 1854 par Napoléon III, coûta au
peuple français trois milliards de francs en dix-huit
mois, sans nul profit; puisque les Russes conservèrent
tout leur territoire et ne payèrent même aucun des
fiais de la guerre.


On dit que du moins la vaillance de l'armée fran-
çaise se manifesta.


(1) L'Esprit de la Guerre, un volume in-80 , dont la première
édition a paru en janvier 1861:




320 LA POLITIQUE MODERNE.


C'était inutile. D'ailleurs, on imitait le prodigue qui
dissipe ses richesses pour les montrer. La gloire mili-
taire fut même pour les Russes qui tinrent en échec
pendant plus d'une année, devant une ville à moitié
ouverte, les armées de quatre puissances dont les
efforts ne parvinrent à prendre qu'une partie de cette
ville.


L'inutile et dangereuse guerre d'Italie, déclarée trois
ans après par le même empereur souleva la méfiance
et la haine de l'Europe entière contre la France, coûta
à cette nation 60,000 hommes et un milliard , et
démontra l'incapacité de son état-major général. En
outre, elle constitua à ses portes une puissance qui
pourrait contribuer à son écrasement ; car on ne peut
compter sur sa reconnaissance, puisqu'on lui a pris
deux provinces en paiement.


Les peuples, foulés par les dévastateurs couronnés
qui se font un jeu de la guerre, sont un peu consolés
à la vue des angoisses de ceux-ci, lorsque la fortune
les abandonne. Charles XII, Bonaparte et tant d'autres,
qui s'amusèrent à d'inutiles guerres, finirent par y
rencontrer le déshonneur avec une fin prématurée ou
ignominieuse. Ils ne peuvent, au moment d'expirer,
faire la noble réflexion de Périclès. Les principaux
d'Athènes, réunis autour de son lit, et le croyant déjà
privé de sentiment, parlaient de ses talents , de ses
bienfaits et de sa gloire; car il était tout à la
fois grand législateur, grand capitaine et grand
orateur. Il avait tout entendu, et faisant un dernier


DE LA JUSTICE POLITIQUE.
321


effort, il trouva encore assez de voix pour dire : Tout
cela est peu de chose ; d'autres ont pu en faire autant :
vous oubliez que je n'ai fait prendre le deuil à aucun
citoyen!


La force d'un gouvernement ne consiste pas dans les
fortifications ni dans. les armées ; elle ne se trouve que
clans l'appui des populations. On a vu que les forts de
Paris, . si dispendieux, construits pour la défense du
gouvernement, n'empêchèrent point la chute et fuite du
roi Louis-Philippe. D'ailleurs, une république ne doit
point viser aux conquêtes, de peur d'être conquise elle-
même.


Souvent c'est par ignorance du droit des gens que
l'on entreprend des guerres illégitimes. La connaissance
de ce droit n'est clone pas moins utile que celle de la
stratégie et de la tactique.


On a suffisamment remontré, dans l'Esprit de la
.guerre, la nécessité de l'instruction militaire. Il suffit ici




de rappeler qu'elle doit, être assez vaste pour embrasser
le droit des gens, la politique militaire, la stratégie
et la lactique, qu'il est impossible de connaître sans
l'étude sérieuse de l'histoire. Elle est indispensable
surtout aux généraux en chef et à leurs lieutenants;
mais quand les officiers subalternes eux-mêmes en
manquent, on n'a point une indispensable pépinière
de généraux. Ce qui a souvent causé l'inaptitude de
ceux-ci, c'est que la plupart d'entre' eux, n'espérant
point parvenir au généralat, n'ont pas travaillé plus
que pour être officiers supérieurs, et que, quand par


21




322 LA POLITIQUE MODERNE.
• DE LA JUSTICE POLITIQUE. 323


hasard ils parviennent au commandement en chef, ils
sont au-dessous de leur mission. Que l'officier intelligent
travaille donc dans l'hypothèse où il sera appelé à un
tel commandement !


Tout État qui veut guerroyer sans exiger de ses
généraux et de ses officiers une forte instruction, est
bien près de sa perte, comme on le vit dans les répu-
bliques Italiennes, au xvt e siècle , et en France,
sous Charles Vil et sous Louis XV. Dans certain pays
qui se prétend le plus guerrier de l'univers, les géné-
raux n'ont point même lu les grands historiens et
commentateurs militaires, qu'ils devraient connaître
à fond. Quels succès peut-on espérer dans une guerre
sérieuse dont on s'efforce d'attirer le redoutable fléau?


Comme l'instruction, l'intégrité est essentielle dans
l'administration des armées, parce que, sans cette qua-
lité, les soldats manqueront de vêtements, d'armes, de
munitions et de vivres, quelles que soient les dépenses.
de l'État.


La justice n'est pas moins indispensable. Tout général
en chef instruit, intègre et juste saura que le prince,
le général, l'officier qui violent le droit des gens par
le meurtre ou autres crimes, ne peuvent, au cas où ils
sont pris, réclamer le bénéfice des belligérants. Ces
coupables doivent donc subir la peine édictée par le
pays où ils sont saisis ou dont les troupes les saisissent,
sur un territoire quelconque ou sur mer.


Les dictateurs et les consuls romains étaient investis
de pleins pouvoirs lorsqu'ils commandaient une armée


hors du territoire de la république. Le Sénat ne se
réservait que le droit d'entreprendre une nouvelle
guerre et de sanctionner la paix avec le consentement
du peuple. Pour adopter ce système, il faut que les ver-
tus soient telles dans l'ÉtaLque les généraux ne son-
gent point à la trahison, onidu .


moins n'aient point la
possibilité de la perpétrer. Car lorsque, dans un nouvel
ordre de choses, le gouvernement est obligé de choisir
entre des généraux anciens d'Une fidélité suspecte, et
des nouveaux qui n'ont pas fait preuve de talent, il y
aurait péril à confier absolument à un chef militaire le
salut de l'armée et du peuple. On a quelquefois adjoint
utilement à ce dernier des commissaires civils. Les
inconvénients de la lenteur sont toujours moins redou-
tables que ceux de la trahison.


Machiavel approuve la loi romaine qui décimait, c'est-
à-dire condamnait à la mort un soldat ou officier sur
dix, par la voie du sort, lorsqu'ils avaient fui ou s'étaient
rendus coupables d'un autre crime. En effet, on ne peut
châtier une multitude, parce que le nombre .


serait trop
considérable, ni un parti, parce que l'autre resterait im-
puni. Ceux qui sont épargnés par le sort ont peur qu'il
ne les atteigne une autre fois et se gardent de faillir de
nouveau. Les soldats et leurs chefs déployèrent plus
souvent un grand zèle et un grand courage, parce qu'ils
n'exposaient pas davantage leur vie en combattant qu'en
fuyant, et que leur mort était du moins glorieuse et
salutaire à leur patrie, au lieu d'être ignominieuse.


Toutefois; il serait inique de châtier les soldats




324 LA POLITIQUE MODERNE. '


aveugles et soumis à l'obéissance passive, surtout
quand c'est une armée entière qui se rend à l'ennemi,
presque sans combattre. Il suffit de punir ses géné-
raux selon le degré de leur culpabilité, même quand
ils ont commis des actes d'ignorance ou de négli-
gence capitale. Chez le général d'armée, le législateur
ou député, le haut fonctionnaire public, l'ignorance est
un crime, parce qu'elle entraîne mort d'hommes. C'est
à eux de ne point briguer une fonction qu'ils sont
incapables de remplir.


CHAPITRE XV.


CONCLUSION.


On a vu ici l'accord des philosophes, dignes de ce
nom, et des grands législateurs ou publicistes anciens
ou modernes , sacrés ou profanes; car les principes
sont éternels. C'est la corruption des chefs des États
qui les altère et dégrade les nations. Rendons-nous donc
toujours compte des motifs qui ont guidé les peuples
sages, parce que le succès provient de ce que l'on a su
conformer ses actes aux nécessités du temps et du
lieu. Il faut s'inspirer de l'histoire qui donne l'expé-
rience, sans copier servilement ce qui a été fait. Quoi-
que le droit ait souvent succombé ici-bas, le genre
humain n'est point tombé dans une déchéance telle,
que la folie et l'iniquité doivent l'emporter constam-
ment sur la raison et l'équité.


Selon une prophétie, « les peuples changeront leurs
épées en hoyaux et leurs lances en serpes; ils ne
tireront plus l'épée l'un contre l'autre ; ils n'appren-
dront, plus à faire la guerre ». On ne parviendra à
cette heureuse situation que quand les peuples d'Eu-
rope auront écrasé la tyrannie ; je viens de leur en
indiquer les principaux moyens. Et surtout qu'on n'ou-
blie jamais que, de même qu'il n'y a point de révolu-
tion sans révolution, il n'y a point de république sans




3e LA POLITIQUE MODERNE.
justice, et que quiconque prétendrait en fonder ou
en maintenir une par d'autres moyens serait un im-
posteur ou un ignorant.


Du Nord au Midi, de l'Orient à l'Occident, les sourds
gémissements clos peuples opprimés et des indigents se
sont fait entendre. Les despotes hurlent sur leurs
trônes ; ils font un dernier effort dans lequel on
reconnaît une agonie terrible, un râle furieux, symp-
tôme de leur profond désespoir. Peuple de Jeanne .Darc,
évite la guerre : n'oublie point que presque toujours
elle ne doit être que défensive; mais, quand l'occasion
se présentera, prouves que tu n'es point dégénéré !
Proclame enfin partout l'égalité, la liberté et la fra-
ternité ! •1)


(1) « Nous ferons ung si grant que encore a-il mil ans
que en France ne fut si grant, se vous ne faites raison. » Som-
mation de la Pucelle aux généraux anglais, du mardi semaine
sainte, 1428, vieux style.)


FIN.


PIÈCES JUSTIFICATIVES


J (Livie CHAPITRE lx).


Extrait d'un manuscrit anonyme du XVII, siècle, trouvé
par l'auteur à la bibliothèque de la rue de Richelieu.


Si Machiavel fait voir que l'impie abuse de la religion,
que le perfide n'a point de foi, que l'ambitieux n'a pas de
bornes, que le trompeur n'a pas de lois que ses intérêts,
que les tyrans sont plutôt des bourreaux que non pas des
rois ni des pères du peuple, il ne conclut pas pour cela que
toutes sortes de princes et de politiques vertueux et crai-
gnant Dieu en doivent faire de même; au contraire, il,
abhorre l'irréligon, il rejette la perfidie, il ne• peut souffrir
l'ambition déréglée et condamne partout le vice, la cruauté
et la tyrannie. 11 blâme et déteste la calomnie et la médi-
sance avec plus d'aigreur et de sévérité que non pas les
Pères de l'Église les plus austères et les plus retenus; il
élève la religion et la piété par-dessus toutes choses, il en
fait la base et l'unique appui des royaumes et des Etats, et
montre, par un discours chrétien et pieux, que les Romains
-n'ont agrandi et conservé leur empire que par elle. 11 veut
que les crimes et les forfaits soient punis exactement et




328 PIÈCES JUSTIFICATIVES.


vigoureusement, quelque grande recommandation et quel-
que mérite que le délinquant. puise avoir d'ailleurs, condam-
liant le meurtre qu'Horace commit sur sa soeur qui pleurait
la mort des Curiaces, qu'il venait de tuer à la tête de deux
armées puissantes. Il soutient, contre l'opinion de Plutar-
que et de Tite-Live, que la vertu a plus favorisé l'empire
romain que non pas la fortune; il ordonne des peines con-
tre les injures, et témoigne qu'il ne les peut souffrir en
quelque façon que ce soit ; il veut que les vainqueurs soient
modestes et discrets dedans leurs victoires; il défend et
protège puissamment la liberté des peuples et la conserva-
tion de leurs biens et privilèges. Bref, il n'y a rien de
religieux dedans la morale, rien de saint dedans la politique,
ni rien de sacré et de vénéré parmi les hommes, qu'il ne
prêche et qu'il ne conseille avec ferveur, justice et équité.
Si ses écrits sont souillés des fautes d'autrui, et si l'on veut
prendre ce qu'il accuse et ce qu'il condamne pour ce qu'il
enseigne et qu'il approuve, il ne faut pas que ce dérègle-
ment le rende plus coupable ni plus odieux pour cela...


Notre auteur décrit les princes et leurs ministres tels
qu'ils sont, mais non pas tels qu'ils devraient être; et il les
considère comme des hommes et non pas comme des anges.
Il les contemple dedans leur chute et non pas dedans l'état
de leur innocence. Il connaît que le monde n'est qu'un
brigandage; il en découvre le mal et ne le flatte point ; il
enseigne comme il but vivre sur la terre, pendant que notre
misère nous y attache, sans mettre en jeu les choses de
l'autre monde, qui sont tellement réglées sans nous et avant
nous, que nous n'y pouvons rien que le respect et l'obéis-
sance. Quantité d'esprits bourrus et délicats de leur propre
faiblesse, ne pouvant supporter la naïveté de notre auteur,
tâchés de leur laideur et de leurs défauts particuliers, pre-
nant l'épouvante et s'alarmant d'eux-mêmes, se sont ima-
giné qu'ils cacheraient et couvriraient leur honte et leur


PIÈCES JUSTIFICATIVES.
329


difformité, en tâchant de rompre et de casser le miroir qui
les représentait ; et pour ce faire, ont employé tous leurs
efforts, tous leurs soins et toutes leurs veilles pour con-
damner les écrits de ce grand homme, sans justice, sans
raison et sans fondement quelconque; et ce avec tant de
chaleur, de haine et de passion, qu'ils se sont plus décriés
eux-mêmes que celui qu'ils ont voulu blâmer, puisqu'ils.
n'ont découvert que leur ignorance et leur calomnie, plutôt
que l'erreur et le poison dont ils veulent altérer la doctrine
de cet incomparable et prudent politique. La plupart de ses
adversaires sont plus malades et plus dignes de compassion
q u ecelui qu'ils prétendent décrier . . .




• il (LIVRE III, CHAPITRE


Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,
promulguée en 1793.


Le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris
des droits naturels de l'homme sont les seules causes des
malheurs du monde, a résolu d'exposer dans une déclaration
solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afm que tous
les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du
Gouvernement avec le but de toute instruction sociale, ne
se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin
Glue le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa
liberté et de son bonheur; le magistrat la règle de ses
devoirs; le législateur l'objet de sa mission.


En conséquence, il proclame, en présence de l'Être
suprême, la déclaration suivante des droits de l'homme et du
citoyen :


ART. 1". — Le but de la société est le bonheur commun.
Le Gouvernement est institué pour garantir à l'homme


la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles.
ART. 2. — Ces droits sont : la liberté, la sûreté,


la propriété.
ART. 3. — Tous les hommes sont égaux par la nature et


devant la loi.
ART. 4. — La loi est l'expression libre et solennelle de


la volonté générale : elle est la même pour tous, soit qu'elle
protège, soit qu'elle punisse; elle ne peut ordonner que ce
qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que
ce qui est nuisible.


ART. — Tous les citoyens sont également admissibles


PIÈCES JUSTIFICATIVES.
331


aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent
d'autres motifs de préférence dans leurs élections, que les
vertus et les talents.


ART. 6. — La liberté est le pouvoir qui appartient à
l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'au-
trui; elle a pour principe la nature, pour règle la justice,
pour sauvegarde la loi ;* sa limite morale est dans cette
maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas
qu'il te soit fait.


ART. 7. — Le droit de manifester sa pensée et ses opi-
nions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre
manière, le droit de s'assembler paisiblement, le libre exer-
cice des cultes, ne peuvent être interdits.


La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence
ou le souvenir récent du despotisme.


ART. 8. — La sûreté consiste dans la protection accordée
par la société à chacun de ses membres pour la conservation
de sa personne, de ses droits et de ses propriétés.


ART. 9. — La loi doit protéger la liberté publique et
individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent.


ART. 10. — Nul ne doit are accusé, arrêté ni détenu,
G lue dans les cas déterminés par la loi et selon les formes
qu'elle a prescrites; tout citoyen appelé ou saisi par l'auto-
rité de la loi, doit obéir à l'instant; il se rend coupable par
la résistance.


ART. 11.. — Tout acte exercé contre un homme, hors
des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbi-
traire et tyrannique; celui contre lequel on voudrait l'exé-
cuter par la violence a le droit de le repousser par la force.


ART. 12. — Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signe-
raient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitrai-
res, sont coupables et doivent être punis.


ART. 13. — Tout homme étant présumé innocent, jus-




332 PIÈCES JUSTIFICATIVES.


qu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispen-
sable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire
pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée
par la loi.


ART. 14. — Nul ne doit être jugé et puni qu'après
avoir été entendu ou légalement appelé, et qu'en vertu
d'une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui
punirait des délits commis avant qu'elle existât, serait
une tyrannie : l'effet rétroactif donné à la loi serait un
crime.


ART. 15. — La loi ne doit décerner que des peines stric-
tement et évidemment nécessaires : les peines doivent être
proportionnées au délit et. utiles à la société.


ART. 46. — Le droit de propriété est celui qui appartient
à tout citoyen, de jouir et de disposer à son gré de ses
biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son
industrie.


ART. 17. — Nul genre de travail, de culture, de com-
merce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens.


ART. 18. — Tout homme peut engager ses services, son
temps, mais il ne peut se vendre ni être vendu. La personne
n'est pas une propriété aliénable. La loi ne connaît point de
domesticité; il ne peut exister qu'en engagement de soins
et de reconnaissance entre l'homme qui travaille et celui
qui l'emploie,


ART. 19. — Nul ne peut être privé de la moindre por-
tion de sa propriété sans son consentement, si ce n'est
lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige,
et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.


An-. 20. — Nulle contribution ne peut être établie que
pour l'utilité générale. Tous les citoyens ont droit de con-
courir à l'établissement des contributions, d'en surveiller
l'emploi et de s'en faire rendre compte.


PIÈCES JUSTIFICATIVES. 333


ART. 21. — Les secours publics sont une dette sacrée.
La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit
en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens
d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.


ART. 22. — L'instruction est le besoin de tous. La
société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la
raison politique, et mettre l'instruction à la portée de tous
les citoyens.


ART. 23. — La garantie sociale consiste dans l'action de
tous, pour assurer à chacun la jouissance et la conservation
de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté
nationale.


ART. 24. — Elle ne peut exister, si les limites des fonc-
tions publiques ne sont pas clairement déterminées par la
loi, et si la responsabilité de tous les fonctionnaires n'est
pas assurée.


ART. 2. - La souveraineté réside dans le peuple. Elle
est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable.


ART. 26. — Aucune portion du peuple ne peut exercer
la puissance du peuple entier; mais chaque section du sou-
verain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté
avec une entière liberté.


AnT. 27. — Que tout individu qui usurperait la sou-
veraineté soit à l'instant mis à mort par les hommes
libres.


ART. 28. — Un peuple a toujours le droit de revoir, de
réformer et de changer sa constitution. Une génération ne
peut assujétir à ses lois les générations futures.


ART. 29. — Chaque citoyen a un droit égal de concourir
à la formation de la loi et à la nomination de ses manda-
taires et de ses agents.


ART. 30. — Les fonctions publiques sont essentiellement
temporaires; elles ne peuvent être considérées comme des




334 PIÈCES JUSTIFICATIVES.


distinctions ni comme des récompenses, mais comme. des
devoirs.


ART. 31.— Les délits des mandataires du peuple et de ses
agents ne doivent jamais être impunis. Nul n'a le droit de
se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.


ART. 32.— Le droit de présenter des pétitions aux déposi-
taires de l'autorité publique ne peut, en aucun cas, être
interdit, suspendu ni limité.


ART. 33. — La résistance à l'oppression est la conséquence
des autres droits de l'homme.


ART. 34. — 11 y a oppression contre le corps social lors-
qu'un seul de ses membres est opprimé. H y a oppression
contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.


ART. 35. — Quand le gouvernement viole les droits du
peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque
portion du peuple, le plus sacré et le plus indispensable des
devoirs.


I I l (LIVRE IV, CHAPITRE .


Extrait de l'Iconoclaste, ou réfutation, par Milton, du
Portrait du roi attribué à Charles roi d'Angleterre.
(Traduction de 1662.)


Voyons donc ce que ce roi-ci a dire pour prouver que
la sentence de justice et le poids de cette épée, qu'elle met
entre les mains des hommes, doit être plus partiale envers
lui, quoique transgresseur, qu'envers tous les autres du
genre humain. Il allègue premièrement qu'aucune loi divine
ni humaine ne donne aucun pouvoir de judicature à ses
sujets, sans lui ou contre lui (1); laquelle assertion sera
prouvée être très-fausse en toutes ses parties. La première
loi expresse que Dieu a donnée au genre humain, l'ut celle
qu'il donna à Noé comme une loi en général à tous les
enfants des hommes. Et par cette très-anciennne et uni-
verselle loi, quiconque aura répandu le sang Je l'homme,
son sang sera répandu par l'homme, nous ne trouvons ici
aucune exception. Partant, si un roi fait cela, le même doit
être fait envers lui par les hommes. Le même est souvent
répété en la loi de Moïse qui vint après, dont nous avons
une place remarquable ès-Nombres, ch. 35, v. 31 et 33
Vous ne prendrez point de prix pour la vie du meurtrier;
ainsi on le fera mourir de mort, et n'y aura aucune expia-
tion pour le pays à cause du sang de celui qui l'aura ré'
pandu. Ce qui est dit de telle sorte, que tout Israël, et non
pas un homme seul, était obligé d'en procurer l'accomplisse-


('I) Portrait du roi, chap. :x nrin, intitulé Méditations sur la merl:




336 PIÈCES JUSTIFICATIVES.


ment; et si on ne devait point recevoir de satisfaction, donc
pour certain il n'y avait point d'exception. Voire même le
roi, en cas que ce peuple vint à en établir un sur soi, était
obligé d'observer toute la loi, et non-seulement de la faire
garder, niais de la garder lui-mème, afin que son coeur ne fia
point élevé au-dessus de ses frères, à songer à de vaines
prérogatives et exemptions sans raison par où, de nécessité,
la loi viendrait à être fondée en injustice.


Et quand bien ce serait chose aussi vraie qu'elle est
fausse, que tous les rois sont les oints du Seigneur; néan-
moins, ce serait une absurdité de penser que l'onction de
Dieu fût, en quelque façon, un charme contre la loi, et
donnât privilége à ceux qui punissent les autres de pécher
eux-mêmes impunément. Le souverain sacrificateur était
l'oint du Seigneur aussi bien qu'aucun roi, consacré avec la
même huile sainte; et néanmoins Salomon aurait mis à mort
Abiathar, s'il n'eût eu d'autres considérations que celle de
son onction. Si Dieu même dit aux rois: Ne touchez point à
mes oints, entendant par là son peuple élu, comme il est
évident par ce Psalme-là, toutefois personne ne peut inférer
de là qu'il les protége contre les lois civiles , s'ils les trans-
gressent; donc, pour certain, quoique David, comme per-
sonne particulière et en sa propre cause, craignit de lever
sa main contre Saül, à cause qu'il était extérieurement l'oint
du Seigneur, beaucoup moins les raisons particulières de
David pourront-elles empêcher la loi, ou désarmer la justice
de son pouvoir légal contre aucun roi que ce soit ; comme
aussi soit que la parole immédiate de Dieu qui défend de
toucher ses plus véritables oints, qui sont ses saints, ne
doive pas être censée défendre de les toucher légalement
s'ils transgressent la loi. Aucun autre souverain magistrat,
sous quelque autre forme de gouvernement que ce soit, ne
prétend point un si énorme privilége ; pourquoi clone un roi
le prétendrait-il, qui n'est qu'une espèce de magistrat établi


PIÈCES JUSTIFICATIVES.
337


sur le peuple pour les mêmes fins seulement que les autres
magistrats?


Immédiatement après la loi de Moïse, en ordre de temps,
vient celle du Christ, qui ouvertement a déclaré sa judica-
ture être spirituelle, abstraite de tout maniement civil, et qui
partout laisse les nations dans leurs lois particulières et clans
leur propre forme de gouvernement.. Toutefois, parce que
l'Église a une espèce de juridiction dans ses propres limites
et bornes, et qu'aussi, bien que par succession elle ait été
fort corrompue et entièrement convertie en une judicature
corporelle, néanmoins elle est fort approuvée par cc roi; ce
sera un argument assez fort et valide contre lui, si des sujets,
par les lois de l'Église même, sont doués d'un pouvoir de
judicature, aussi bien sans leur roi que contre lui, quoi qu'il
prétende et qu'eux-mêmes le reconnaissent litre immédiate-
ment, sous le Christ, le suprême chef et gouverneur d'icelle.
Théodose, l'un des meilleurs empereurs chrétiens, ayant fait
un massacre des Thessaloniciens, à cause de leur sédition,
mais trop cruellement, fut excommunié à sa -face par saint
Ambroise qui était son sujet ; et l'excommunicationt , est le
plus grand punissement auquel s'étende la judicature ecclé-
siastique, et une espèce de mort spirituelle. Mais vous direz
que ce n'est qu'un exemple ! Lisez donc l'Histoire, et. vous
verrez que saint Ambroise affirme que c'était la loi de Dieu:
ce que Théodose même avoua de son plein gré, et que la
loi de Dieu ne devait point être enfreinte à son égard, par
aucun respect envers sa puissance impériale. De là, afin de
n'être point ennuyeux, je passerai en notre pays de la
Grande-Bretagne, et montrerai que les sujets y ont exercé
jusqu'à l'extrémité la judicature spirituelle contre leurs rois
ses prédécesseurs. Vortigère, pour avoir commis inceste avec
sa propre fille, fut, par saint Germain, qui était lors son
sujet, maudit et condamné dans un concile britannique,
environ l'an 448, et ensuite de cela fut, peu après, déposé.


22




338 PIÈCES JUSTIFICATIVES.


Maurick, roi en Galles, pour avoir enfreint son serment et
tué Cynétus, fut excommunié et maudit avec toute sa posté-
rité par Ondocens, évêque de Landalf, en plein synode, en-
viron l'an 560, et ne fut point rétabli .qu'après en avoir fait
repentance. Morcant, autre roi de Galles, ayant tué Frioc, son
oncle, fut contraint de comparaître en personne et de rece-
voir jugement du même évêque et de son clergé, qui, sur sa
pénitence, lui donnèrent absolution, non pour autre cause
que de peur que le royaume ne fût destitué d'un successeur
de la ligne royale. Ces exemples sont tirés de l'Église pri-
mitive britannique et épiscopale , longtemps auparavant
qu'elle eût aucun commerce ou communion avec celle de
Rome.


J'omets de parler du pouvoir qui fut depuis usurpé et
exercé par la loi canonique ou de l'Église, de déposer les
rois, et conséquemment de les mettre à mort, comme chose
qui est généralement connue d'un chacun. Certes, si les con-
ciles entiers de l'Église romaine, au milieu de leur aveu-
glement, ont . assez discerné de vérité 'pour décréter de
Constance à Bêle, et si même plusieurs, en celui de
Trente, ont aussi affirmé que le concile est au-dessus du
pape et le peut juger, quoiqu'ils ne nient pas qu'il ne soit le
vicaire du Christ, nous devons être honteux, dans la plus
claire lumière dont nous jouissons, de ne voir pas plus
avant qu'eux que le Parlement est, par toute sorte de
droit et d'équité, au–dessus, et peut juger le roi, duquel
nous savons combien les raisons et les prétentions de
dépendre seulement de Dieu sont tirées de loin et insuffi-
santes.


Quant aux lois humaines, il faudrait un volume pour
coucher tout ce qui en pourrait être cité en ce point contre
lui de toute antiquité. En Grèce, Oreste, fils d'Agamemnon,
et. roi d'Argos par succession, fut jugé en ce pays-là, et
Condamné à mort pour avoir tué sa mère; d'où s'étant


PIÈCES JUSTIFICATIVES.
339


échappé, il fut encore jugé, quoique étranger, par ce grand
sénat de l'Aréopage, à Athènes. Et ce mémorable acte
de judicature fut celui qui, le premier, mit la justice de
ce grave sénat en réputation et haute estime dans toute la
Grèce, durant plusieurs siècles après. Et par les lois de Solon,
en la même ville, les tyrans devaient subir la sentence de la
loi. Les rois de Sparte, quoique descendus en ligne droite
d'Hercule, réputé Dieu parmi eux, ont été souvent jugés et
quelquefois mis à mort par les lois très-justes et estimées de
Lycurgue, lequel, bien qu'il fût roi, estima être chose in-
juste d'obliger ses sujets par aucune loi qui ne l'obligeât pas
lui–même. Les lois faites à Rome par Valérius Publicola,
incontinent après l'expulsion de Tarquin et de sa race,
chassés sans aucune loi écrite, la loi en ayant été écrite
depuis ; et ce que le sénat décréta contre Néron, qu'il serait
jugé et puni suivant les lois de ses ancêtres; et ce qui
pareillement a été décrété contre d'autres empereurs, sont
choses ' connues de tout le monde , comme elles étaient con-
nues de ces païens-là et trouvées justes, par l'instinct de la
nature, avant qu'aucune loi en eût fait mention.


Et que la loi civile chrétienne.donne le même pouvoir
de judicature aux sujets contre les. tyrans, est chose qui se
trouve écrite ouvertement par les meilleurs et les plus
laineux jurisconsultes. Car il fut ordonné par Théodose, et
demeure encore ferme dans le code de Justinien, que la
loi est au–dessus de l'empereur ; d'où il s'ensuit certaine-
ment que l'empereur étant au-dessous de la loi, la loi le peut
juger; et si elle le juge, elle le peut punir, en cas qu'il se
trouve être tyran. Autrement, comment, et à quel propos, la
loi serait-elle au-dessus de lui? Ce sont des conséquences
nécessaires; et cela a été mis en pratique en tous les siècles
et royaumes, plus souvent qu'on ne peut alléguer en ce lieu





TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE


LIVRE I.


Des principes généraux de la Politique
Et des diverses formes de Gouvernement.


CHAPITRE PREMIER.
DÉFINITION DE LA POLITIQUE. — Que cette science est dominée


par la morale. — Des fausses définitions. — Erreur de Camille
Desmoulins. — Que la politique est la plus difficile de toutes
les sciences. — Des deux catégories d'utopistes. — Moyen de
distinguer des charlatans ceux qui sont sincères.


. . . . 1


CHAPITRE II.
DE LA NATURE DE L'HOMME. — Des différences qui existent entre


l'homme et les autres animaux. — Preuve des idées innées.
— Définition de la vérité. — Véritable définition de l'ordre. —
Des factions et des partis 6


CHAPITRE Hl.
DE L'ÉGALITÉ ET DE LA LIBERTÉ. — Ce que l'on doit entendre


par égalité. — Distinction antique abrogée par le christianisme.
— Définition de la liberté. — Que la loi est indispensable pour
en fixer les limites. — Qu'il faut se tenir entre l'anarchie et le
communisme. — D'une manière hypocrite de respecter la
propriété. — Que de nos jours le défaut de liberté politique a




342 TABLE. 343.


causé d'insignes désordres. — Des dangers auxquels il expose une
armée commandée par des Soubise de basse classe. . . .


9


CHAPITRE IV.
DE LA FRATERNITÉ. — Précepte de l'Évangile. — Que le patrio-


tisme prend sa source dans la fraternité. — Comment doit agir
le véritable patriote.— Faux pas du poéte Béranger.— Égoïsme
(l'Atticus trop vanté
16


CHAPITRE V.
DE LA FORMATION DES PEUPLES ET•DE LA SOUVERAINETÉ.— Comment


les nations et les peuples se formèrent. — Que la souveraineté
n'appartient qu'au peuple. — Du gouvernement. — Des dif


•é-
rences engendrées par le climat. — Exagérations de Bodin, de
Montesquieu et de J. -.I. Rousseau


20


CHAPITRE VI.
DES CONSTITUTIONS ET DE LEURS PRINCIPES FONDAMENTAUX. — De


-la mobilité des constitutions et (le l'habileté du législateur. —
De la durée d'une bonne constitution et des moyens de préve-
nir les secousses. — Des principes fondamentaux de toute bonne
constitution — Classification des gouvernements


. . . 26


CHAPITRE V11.
Dr GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE. — Définition de ce gouverne-


ment. — Que son principe est la vertu. — Que le gouverne-
ment démocratique peut convenir à un grand État. — Que les
délibérations n'y sont pas plus lentes que dans les monarchies.
— Erreur de Rousseau. -- Que l'agitation modérée chez les
peuples est un signe de vie et une source de prospérité.


33


CHAPITRE VIII..
DE LA MANIFESTATION DE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE. — Que cette


volonté se manifeste par le vote de chaque citoyen. — Des
exceptions. — Des clubs de femmes. — Erreur de Montesquieu
sur le gouvernement représentatif. — Que le vote doit être obli-
gatoire. — De l'indemnité due aux élecieur- 41


CHAPITRE IX.
DE LA RÉPUBLIQUE ARISTOCRATIQUE. — Des trois espèces d'aristo-


cratie. — Vices de la constitution de Lycurgue. — Qu'il faut se
méfier des bons mots attribués aux personnages célèbres. —
Que l'opulence n'est point une garantie de l'intégrité des fonc-
tionnaires de la république 47


CHAPITRE X.
DES RÉPUBLIQUES FÉDÉRATIVES. — Des motifs secrets de ceux qui


proposèrent de les instituer en France. — Pétition de principe
commise par Montesquieu. — Qu'il serait aussi périlleux de
fédéraliser les grands États que de centraliser ceux qui doivent
demeurer fédératifs. — Qu'il faut se garder de l'excessive cen-
tralisation ou absorption à laquelle tend le despotisme. — Causes
(le l'asservissement de l'Italie au xvi e siècle. — Comparaison
de la monarchie avec la république. — Du bonheur matériel et
des moeurs des peuples républicains. — Réfutation d'une objec-
tion spécieuse. — Remarques de Tacite et de Pline-le-Jeune. —
Des différences qu'il y avait au moyen-âge entre les républiques
et les monarchies italiennes 53


CHAPITRE Xl.
DE LA MONARCHIE DESPOTIQUE. — Que la crainte est son principe. —


Portrait du tyran, par Aristote et par saint Thomas d'Aquin.
— Que les habitudes des despotes engendrent les vices et les cri-
mes des peuples. — Des deux espèces de despotisme. — Bons
mots de Philippe et de Trajan. — Erreur de J.-J. Rousseau
sur la liberté. — Sophisme de N. Bonaparte


CHAPITRE X11.
DE LA LÉGISLATURE DICTATORIALE.— De ses caractères. — Nécessité


de l'unité et de la force, quand il s'agit de fonder un État. —
Que l'abdication volontaire et la simplicité de moeurs distin-
guent, du despote ou tyran, le législateur dictatorial. — Aveu
de Frédéric II 68


CHAPITRE XIII.
I)E LA MONARCHIE TEMPÉRÉE, ETC. — De ses principes généraux.


TABLE.




Sully. — Des causes déterminantes. — Différences inaperçues
entre la Révolution de 1789 et celle de 1848


95


CHAPITRE V.


TABLE. 345


DES MOYENS DE DÉTOURNER LES INSURRECTIONS. — Des Pamphlets
de Cromwell. — Comment un prince menacé peut éviter
une insurrection. — Faute du roi Louis-Philippe. — Comment
une dangereuse habitude finit par amener une chute. — Part
de la fortune dans les événements. — Clef des révolutions. —
Exemples. — Bons mots de M. Marrast et de M. Ledru-Rollin.
— Du vertige commun à ceux qui gouvernent. —Qu'un gouver-
nement peut toujours éviter sa chute en changeant à propos sa
politique


101


CHANTRE VI.
DE L'EXÉCUTION DES COUPS D'ÉTAT ET DES MOYENS DE LES ÉVI-


TER. — Des ruses et des violences qui ont fait réussir les coups
d'État. — Habitudes de Jules César. — Pourquoi L.-N. Bona-
parte réussit le 2 décembre 1851. — Pourquoi échouent la plu-
part des hommes qui conspirent, soit contre l'État, soit contre
un prince. — Courage d'un patriote milanais 107


CHAPITRE VIL
DU SUFFRAGE UNIVERSEL ET DE SES ERREURS. — Qu'il n'est


infaillible que dans les questions de droit. — Opinion de
saint Bernard. — Que les questions de fait sont hors la portée
de la multitude. — Comment les Conciles ont :été jugés par un
Père de l'Église. — Mot de Phocion. — De l'esprit vantard
des Français. — Modestie des Carthaginois 418


CHAPITRE III.
DU DROIT A L'INSURRECTION. — Sophisme de toute la théologie


française. — Hypocrisie des faux républicains. — Qu'il y a en
politique, aussi bien qu'en théologie, des principes supérieurs 93


CHAPITRE IV.
CAUSES DES RÉVOLUTIONS ET DES COUPS D'ÉTAT. — Que c'est l'in-


égalité excessive qui engendre les révolutions. — Opinion de


CHAPITRE VIII.
Du CAS OU UN SOULPSMENT EST LICITE CONTRE UNE ASSEMBLÉE NATIO-


SALE. — Qu'on n'a le droit de se soulever contre elle que quand
sa trahison est manifeste. — Que le peuple choisit trop légère-
ment ses députés. -- Moyens de donner de la gravité à la légis-
lature. — Comment Cromwell en finit avec trois Assemblées
nationales


344 TABLE.


— la misère du peuple français avant 1789. — Erreur de
Montesquieu. 71


CHAPITRE XIV.
DE LA MONARC 111E CONSTITUTIONNELLE. — Ce qu'est la balance des


trois pouvoirs. — Des vices de toute Chambre haute en France.
— Opinion de Napoléon Ier sur le Sénat. — Que le Gouverne-
ment constitutionnel fut connu dans l'antiquité. — Différences
fondamentales entre l'Angleterre et la France. — Du cas où
l'institution de la république est impossible. — De l'utilité des
Conventions nationales périodiques 75


LIVRE II.


Théorie des Révolutions.


CHAPITRE PREMIER.
CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR RÉVOLUTION, INSURRECTION, RÉVOLTE,


ÉMEUTE, COUP D'ÉTAT, CONSPIRATION, CONJURATION, AFACTION ET
PARTI. — De la première règle à, suivre polir bien raisonner.
— Définition de la révolution et de l'insurrection. — De
l'émeute et de la révolte. — Du coup d'État, du complot, de la
conspiration et de la conjuration.-- Exemples anciens et récents.
— Différences capitales entre les factions et les partis . . 81


CHAPITRE II.
Du CERCLE DES RÉVOLUTIONS. — Des phases par où passent ordi-


nairement les États. — Erreur de Machiavel 90




346 TABLE. 34'7


CHAPITRE IX.


DES SOPHISMES POLITIQUES ET DES PRÉJUGÉS.
Si la république


est au-dessus des majorités. — Que le peuple est toujours moins
corrompu que ceux qui le gouvernent. — Qu'il ne se vend
jamais. — Du sophisme de la loi et de celui de l'impossibilité.
— Que le sophiste d'habitude finit par se persuader qu'il
est dans le vrai. — Nécessité de l'instruction publique. —
Incompétence des tribunaux ordinaires quant au jugement des
livres 130


CHAPITRE X.


DE L'ÉTOURDERIE ET DE QUELQUES RUSES ET PIÈGES POLITIQUES.
Du danger de l'archaïsme. — Erreur des représentants répu-
blicains en s'affublant, en 1849, du titre de Montagnards. —
Puissance des noms bien choisis. — De l'efficacité des bruits
Taux. — D'un mensonge criminel de Napoléon Bonaparte. —
Des altérations officielles touchant le nombre des citoyens tués
à Paris en juin 1848. — De celles de Napoléon III relatives à
la guerre de Crimée. — Que les traîtres sont incorrigibles.. 137


CHAPITRE Xl.•


OBSERVATIONS PARTICULIÈRES SUR LA MONARCHIE. — Que Bossuet
fait un sophisme en comparant le pouvoir monarchique à celui
de Dieu et du père de famille. — Opinion de Caton le Censeur
sur un roi quelconque. — Bon mot du fils aîné de Louis XVI.
— Réfutation d'un autre sophisme de Bossuet. — Arguments
invoqués en faveur de l'hérédité. — Que l'élection d'un mo-
narque ne peut être qu'un mandat toujours révocable, ou tout
au plus un contrat de louage. — Époque à laquelle un gou-
vernement prend la forme de l'incarnation. Sophisme des
royalistes à l'usage des prétendants à la monarchie. — Sophisme
du comte Joseph de Maistre. — Que les dévouements monar-
chiques sont très-lucratifs. . „ 150


LIVRE III.


Pratique des Révolutions.


CHAPITRE PREMIER.
DES RÉACTIONS ET PES MOYENS DE LES ÉVITER . — Définition de la


réaction. — Belle attitude du peuple parisien le 24 février
1848.— Réfutation des objections. — De ce qui advient lors-
qu'un État passe de la monarchie à la république. — Si un
peuple doit se venger. — Autorités diverses. — De l'abstention
et du désintéressement des patriotes.— Définition du modéran-
tisme. — Du danger d'admettre des traîtres




161


CHAPITRE II.
DE LA DICTATURE. — Qu'elle a surtout la mission de broyer les


obstacles, soit quand il s'agit de fonder la république, soit dans
le cours de son existence. — De l'individualité et de la collecti-
vité dictatoriales.— De la mission législative du dictateur. —
Formule. — Des pouvoirs du dictateur romain. — Réfutation
d'une objection. — Faute de l'Assemblée dite Constituante. —
Dangers que court une multitude abandonnée à elle-même. —
Du jugement régulier de tout dictateur.— Qu'il est indispen-
sable que ce fonctionnaire soit armé




171


CHAPITRE III.
DES TALENTS DU DICTATEUR. — Qu'il doit 'être • vraiment homme


d'État. — Nécessité de connaître les aspirations populaires. —
Des moyens d'arracher la vérité. — Comment on se forme à
la politique. — Des dangers de l'excessive bonté




182


CHAPITRE 1V.
DE L'AUDACE. — Qu'il faut quelquefois provoquer les occasions. —


Éloge de l'audace par Bacon
190


CHAPITRE V.
DES IMPRUDENCES DANS LES LUTTES POLITIQUES. — De l'imprudence


de Robespierre, — danger de menacer son ennemi.


TABLE.




348 TABLE. TABLE. 349


Parallèle entre Danton et Robespierre. — Qu'il ne faut pasinu-
tilement s'exposer au martyre. — De la légèreté d'Henri de
Guise. — Des moyens de remédier à l'aveuglement des indi-
vidus et des partis


193


CHAPITRE VI.


Du CARACTÈRE DE L'nommE D'ÉTAT.— Dangers de l'orgueil et de la
vanité. — Modestie d'Agricola. — De l'imprudence des Girondins.
—Des avantages de la simplicité de moeurs et de la pauvreté. 201


CHAPITRE VII.


PORTRAIT DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE 1848. — Fausse route
où ce gouvernement s'engagea. — Quand doit-on laisser libres
la presse et les clubs? — Censure de l'impôt des quarante-
cinq centimes. — Quand peut-on abolir les droits acquis.— De
quelques fautes commises par ce gouvernement.— D'un moyen
de reconnaître les traîtres à la patrie




206


CHAPITRE VIII.


PORTRAIT DE L'ASSEMBLÉE DITE CONSTITUANTE. — Des trois pre-
mières fautes de cette Assemblée. — Des atrocités qu'elle com-
mit en juin. — Que L.-N. Bonaparte prit une part active à
cette révolte. — Attestation de M. E. Cavaignac. — Des vices
du scrutin de liste. — Faute commise dans l'élection du Prési-
dent de la république. — Causes de la chute de la république
de 1848
213
CHAPITRE IX.


CAUSES DE LA CHUTE DE LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.— Que
la Convention eut tort en prolongeant la Terreur.— Que le
supplice de Danton et de ses amis ébranla les fondements de
la république. — Imprévoyance de Robespierre. — Des ini-
quités de la réaction thermidorienne. — De l'usurpation de
N. Bonaparte.— Principaux enseignements qui résultent de
cette chute. — Qu'il ne faut guère compter sur la reconnais-
sance des hommes. — Moyens nouveaux d'éviter le funeste
entraînement des Assemblées nationales




224


CHAPITRE X.
QUE LES MONARCHIES NE SONT• PAS AUJOURD'HUI PLUS STABLES QUE


LES .JIÉPUBLIQUES. — Des trois causes principales qui tirent tom-
ber l'empereur Napoléon ter . — De la chute de Charles X.
— De celle de Louis-Philippe. — De la tendance actuelle des
peuples vers la liberté. — Moyens de conserver la liberté recon-
quise. 233


LIVRE IV.


De la justice politique.


CHAPITRE PREMIER.
Du DROIT DE PUNIR. — Des trois raisons de punir. — Que tout


homme de bien est magistrat-né. — Opinion de saint Chrysos-
tôme sur l'autorité du génie et de la vertu. — De la loi Vale-
ria. — De l'impartialité des juges.— De la nécessité des formes.
— Vues étroites des philosophes du xvin e siècle


CHAPITRE II.
DE LA PEINE DE MORT EN GÉNÉRAL. — Réfutation de l'argument


de droit invoqué contre elle par Beccaria. — Opinion de 1.-1 .
Rousseau, de Montesquieu, de Pascal, de Mably, de Platon et
de saint Augustin. — Réfutation de l'argument de fait invoqué
par Beccaria et par Robespierre contre la peine (le mort. — Des
véritables causes de la diminution des crimes capitaux. — Dis-
tinction sur l'application de la peine de mort en matière poli-
tique. — Des meurtres causés par sa suppression légale. —
Observation sur les individus qui réclament sa suppres-
sion 251


CHAPITRE Ill.
DES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA JUSTICE POLITIQUE. — Que la


justice politique, tenant quelque chose du droit de guerre, com-
porte trois exceptions aux règles de la justice ordinaire. —


4




350 TABLE. TABLE. 354


Règles indiquées par saint Bernard. — Que les Gouvernements
ne peuvent invoquer la prescription pour leurs crimes ou
délits


264


CHAPITRE 1V.
OBSERVATIONS SUR QUELQUES PROCÈS MÉMORABLES. - Sophisme de


Robespierre touchant Louis XVI. — Que souvent les juges et.
les témoins ont été séduits par le Gouvernement. — Réflexion
de Ménage. — Des excès de la justice révolutionnaire et de celle
de la réaction . — Conclusions que l'on doit tirer de ces
exemples
269


CHAPITRE V.
Du RÉGICIDE. - Définition. — Promenade sentimentale de Crom-


well à Vincennes. — Opinion de Milton sur le régicide. — Apo-
logue d'un juge de Louis XVI. — Approbation du régicide
par Platon et par le plus savant défenseur moderne de la mo-
narchie


274


CHAPITRE VI.
1)u TYRANNICIDE. - Opinion de saint Thomas d'Aquin sur la façon


de traiter le tyran. — Propositions d'un autre religieux rela-
tives au tyrannicide.= Question de fait concernant le meurtre
de J. César. — Question de droit. — Des lois antiques. — Opi-
nion de Bodin. — Motifs secrets des meurtriers de .1. César. —
Fatal aveuglement de cet usurpateur. .




278


CHAPITRE VIL


DE L'ASSASSINAT ET DE LA àlISE HORS LA Loi. — Que l'assassinat
politique est illicite. — Qu'il ne faut pas confondre avec ce
crime le droit de légitime défense..— Théorie de la mise hors
la loi. — Des meurtres perpétrés par des princes, sans forma-
lités légales. — Sophismes d'un publiciste français . . . 288


CHAPITRE VIII.


DE I: ABUS DE QUELQUES MAXIMES. - Que la lin ne justifie pas
les moyens. De l'extension donnée trop généralement aux


maximes . : Le salut public est la suprême loi; Il fizt4 qu'un
innocent périsse pour l'État. — Comment certains princes ont
été dupés par les prêtres. — Des dangers qui menacent les ecclé-
siastiques qui approuvent les attentats. — Athéisme des Giron-
dins. — Sentiments religieux des principaux Jacobins. 293


CHAPITRE IX.


Du PRÉCEPTE : OBÉISSEZ AUX PUISSANCES. - Texte de saint Paul.
— Comment dom Calmet — D'un autre passage du
même apôtre. — Restriction indispensable qui montre le sophis-
me de la maxime. — Exemple donné par saint Ambroise. 300


CHAPITRE X.
PARALLÈLE ENTRE LES MASSACRES ROYAUX OU ARISTOCRATIQUES ET LES


EXÉCUTIONS POPULAIRES. - Des massacres commis en 1 792 et en
l'an III. — Circonstances particulières du coup d'État de 1851.
— Sage maxime d'un ancien 304


CHAPITRE Xl.


DE L'EXIL PRÉVENTIF ET DES SUSPECTS. Blâme de l'ostracisme.
— Critique de la loi des suspects. — Des principes que le légis-
lateur. de 1793 devait adopter". — De la loi de 1858. . . 309


CHAPITRE XII.


Dss PEINES PÉCUNIAIRES. - Què la confiscation est une peine
brutale. — De la manière large et équitable dont on (toit appli-
quer les peines pécuniaires. — Ce qu'il faudra faire prochaine-
ment et toujours. — De .l'obligation pour tout fonctionnaire
supérieur (le rendre compte de sa fortune. — D'une maxime
féconde que l'on méconnait 313


CHAPITRE XIII.


D'UNE MESURE SALUTAIRE APRÈS LES GRANDES CRISES. - 1)135
exemple donnés par les citoyens vertueux. — Des châtiments
indispensables contre les corrupteurs officiels de l'esprit
public 316




352 TABBLE.


CHAPITRE Vrir AL


OBSERVATIONS SUR LA GUERRE. — Sophisme relatif à deux guerres
récentes. — Mot de Périclès. — Maxime salutaire de droit des
gens. — Nécessité de l'instruction militaire. Que l'intégrité
est indispensable. — Du pouvoir absolu des généraux romains. .
— Qu'il faut sévir contre les traîtres et les incapables . . 319


CHAPITRE XV.
Conclusion. — De l'immortelle puissance du droit. — Prophétie


antique. — Qu'il faut éviter l'offensive, mais, au cas de provo-
cation, amener le triomphe universel de l'égalité, de la liberté
et de la fraternité


325


PIÈCES JUSTIFICATIVES.


PIÈCE 1. — Extrait d'un manuscrit anonyme du xvn e siècle,
trouvé par l'auteur à la bibliothèque de la rue de Riche-
lieu 327


PIÈCE — Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, pro-
mulguée en 1793


330


PIÈGE 111. — Extrait de l'Iconoclaste, réfutation par Milton, du
Portrait du roi, attribué à Charles Ier , roi d'Angleterre. . 335


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


ERRATA.
Page 6, 60 ligne : reçoivent, lisez reçurent.
Page 38, 14e ligne : viligance, lisez vigilance.


un'. CENT. HES CHEMINS DE FEH.—À, CHAIN ET EUE BERGERE, 20, À FA us.-20220-2