P. GEORGES LONGHAYE SUIS-JE FRANCAIS? EXAMEN DE CONSCIENCE D'UN JÉSUITE ---~- ...
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P. GEORGES LONGHAYE


SUIS-JE FRANCAIS?
EXAMEN DE CONSCIENCE


D'UN JÉSUITE


---~-


PARIS
E. DENTU, LlBRAmE-ÉDlTEUR


PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS


1879






Suis-j e FranQais?


Il est, si je ne me trompe, deux situa-
tions extremes ou l'on peut se mettre per-
sonnellement en scene. Illustre, on en a le
droit; obscur, on est plus a l'aise, la chose
ne tirant pas a conséquence. Tel est mon
cas: on ne m' en voudra point d' en bénéll-
cier. .




6 SUJS-JE FRANQAIS?


La personnalité que je me permets de
produii'e n'a rien de fantastique; elle est
parfaitement réelle, elle dit son nom vrai
et donne son adresse exacte. Elle peut
d'ailleurs en ce moment servir de type a.
beaucoup d'autres. Bien que sans mandat
ni procuration de personne, quandj'exposa
mes scrupules, je parle, de fait et par
círconstance, pour quelques centaines de
FranQais.


FranQais! le sont-ils? Le suis-je moi-
meme? C'est précisément la question.


Pendant quarante ans bientót, j'aí cru
l'etre. Né a. Rouen d'un pe re né a Lille,
issu de deux familles devenues franQaises
a la meme date que la Flandre d'une part
et la Normandie de l'autre, je n'ai pas eu
a me faire naturaliser. Légalement exempt
du service militaire a titre d'étudiant ecclé-




SUIS-JE FRANQAIS? '1


siastique, j'aí depuis lors payé fidelement
ma cote personnelle. Électeur, j'ai eu dans
plus d'une rencontre le désagréable hon-
neur d'en exercer les droits. Professeur,
j'ai enseigné quinze ans a Vaugirard et a
Poitiers dan s deux établissements d'ins-
truction publique en regle avec la loi
franc;aise. Pretre, j'exerce le ministere
dans le diocese de Poitiers avec l'agrément
et sous la responsabilité de Monseigneur
l'Éveque. Voila pourquoi je me suis long-
temps cru Franc;ais.


Il est vrai d'ailleurs, que depuis vingt-
deux ans, je me crois jésuite, tout comme
le Pere de Ravignan, disait-on, se croyait
tel en 1845, et précisément par les memes
raisons. «Je suis jésuite, :b écrivait alors
réminent religieux, et, venant de lui, ces
troia mota furent un événement. - e le




'8 SUIS-JE FRANQAIS!


suis jésuite » écrirai-je a mon tour, non
que j' estime cette révélation intéressante
pour ame qui vive, mais símplement paree
que la chose est ainsi. Je suis jésuite. Si
dans quel.ques mois ou dans quelques
semaines le pouvoir m'interrogeait officiel-
lement sur ce point, je luí répondrais d'une
fa<¡on respectueuse mais péremptoire : « De
quoi vous m€llez-vous?)]> - Et supposé
que le pouvoir se crút encore obligé a.
quelques formes, ce silence légal le ti en
drait fort empeché. Mais aujourd'hui qu'il
ne me demande ríen, il me plalt de tout
dire. Maitre du secret de ma conscienee,
j' en puis faire confidence a tout le monde, et
j'use de ce droit. Il est done vrai : je me suis
non pas « affilié » - c'est trop peu et trop
mal dit - mais incorporé librement par des
vceux irrévoeables a la Compagnie de J ésus.




SUIS-JE FRANQAIS 1


Or, voici qu'un document officiel (1) me la
dénonce comme un ordre « essentiellement
étranger. » C'est ce qui fait mon scrupule.


Je snis jésuite. Suis-je encore Franc;ais?
Puis-je l'etre ?


Pourquoi pas ?


l. Projel de lo; relatir'" Z'enuignement supérieur, prd-
.enl.! par M . .Tulea Fe,.,.!!. - EXpOS6 des motifa, p. 11.




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« Essentiellem'ent étranger.»


1


Je dois confesserune circonstance aggra-
vante. Huit ans avant de m' « affilier» en
personne, j'étais allé, comme beaucoup
d'autres, chercher a l'étranger l'enseigne-
ment des jésuites. Mes premiers maltres
furent non pas des Belges mais des jésuites
franliais, volontairement exilés en Bel-




12 SUIS-JE FRANQAIS?


gique. (J'était a Brugelette. Quelques
années plus tOt, j'aura:is eu l'avantage d'y
rencontrer Monsieur le ministre actuel de
l'intérieur et des cultes.


Allons jusqu'au bout dans l'aveu. Bru-
gelette était naturellement suspect allX
partisans convaincus ou politiques du mo-
nopole. Un collége franc;ais hors frontieres,
hanté exclusivement ou a peu pres par des
fugitifs de l' enseignement officiel imposé
en France, ne pouvait étre, a leurs yeux,
une école de patriotisme.


Dire et prouver sont deux choses. A des
affirmations sans preuve, portées méme a
la tribune en 1846, plus de six cents
Fran<;ais qui honoraient alors toutes les
carrieres opposerent un simple et grave
témoignage. lIs montraient la foí catho-
lique dominant toutes les le<;ons de leurs
maitres. lls ajoutaient :


« Nous apprenions ainsi :
« Qu'a Dieu et a la religion établie par




SUIS-JE FRANQAIS' 13


Luí, il appartient d'éclairer la raison, de
lui commander parfois et de régler la
conscience ;


« Que tous les hommes sont égaux de ...
vant Dieu, et doiventl'etre, par conséquent,
devant la loi qui en est l'image ;


« Que les pouvoirs publics sont pour les
peuples et non les peuples pour les pouvoirs
publics;


« Que toute noblesse, touta dignité,
tout emploi, la simple qualité da citoyen
obligent a se dévouer par tous las sacrificas,
calui méma de la fortune et du sang, au
bien de la patria ;


« Qua les trahisons et les tyrannies sont
des crimes contre Dieu, des attentats contra
la société. :.


Les témoins disaient encore, non sans
raison ni couraga:


« Mais que ron ne s'y trompe pas, ces
calomnies qui semblent nous atteindre
seuls, frappent bien réellemant, dans l'in-




14 SUIS-JE FRANQAIS?


tention de leurs auteurs, toute éducation
vraiment catholique.


« Telle est notre conviction : les déné-
gations, les clameurs nel'affaibliront point;
tout homme sérieux et sincere pense
comme nous, et en protestant, comme
anciens éleves des jésuites, nous sommes
bien réellement les représentants de tout
homme formé a l' école de la foi, les repré-
sentants de l' éducation croyante en France.


« Nous avons voulu faire comprendre
a cette chere France, que sur son sol tout
genou ne fléchit point, que toute bouche
ne se tait point encore devant les hardiesses
de la rouerie ;


« Que la calomnie lache et facile ne doit
point, a ses yeux, prévaloir contre la
vérité.


« Nous avons voulu qu'elle sút que cette
éducation calomniée est profondément et
uiliqueri:Ient catholique, et qu'en apprenant
ainsi a unir la foí catholíque a la foi pa-




SUIS-JE FRANQAIS? 15


triotique, nous ne pouvons en etre que
meilleurs citoyens et plus vrais amis de
nos vraies libertés. ,.


Quatre ans plus tard les professeurs de
Brugelette rentraient en Franee. Pour
moi, resté leur éleve, mais des lors a Paris
meme, j'atteste que leur enseignement ne
changea point. Qui done avait ehangé? Les
intérets, les circonstances, tout l'appareil
mouvant des choses humaines et poli-
tiques, j'oserais dire toute cette France de
surfaee et de parti qui n'est pas la France
véritable, celle a laquelle nos maítres
nous avaient si tendrement et si fortement
attachés. Ainsi les jésuites resterent eux-
memes et cependant on ne les accusa plus.
Pour devenir inoffensif et patriotique, leur .. ~.
enseignement, parait-il, n'avait eu'qu'a.
passer la frontiere, et, dan s ce laborieux
passage, le dénonciateur de 1846 leur
avait sagement tendu la main.


Non vraimept, ce n'est pas ma qualité




16 SUIS-JE FRANQAIS?


d'ancien éIeve de Brugelette qui peut nuire'
ama qualité de Franc;ais. Légalement j'ai
bien eu le droit d'habiter quatre ans la
Belgique. Et si, dans un examen comme
celui que j'entreprends, il faut descendre
jusqu'aux sentiments intimes, certes je
n'ai point appris durant ces quatre années
a moins aimer le pays natal. Telle n'était
point l'intention du pere qui m'exilait par
un douloureux et méritoire exercice de sa
liberté de conscience. Tel ne fuí point pour
moi le résultat de ce précoce exil. Au con-'
traire, il m'en souvient, c'est alors et par
la meme, que s'éveilla l'idée de la patrie.
Quel éleve de Brugelette oubliera jamais
les émotions du retour apres l'année sco-
~ laire terminé e ? Il Y avait la bien autre
cho~ qu'une joie d' écoliers en vacances ;
il Y avait l'amour du pays dans toute la
force et la fraicheur des impressions pre-
mieres et avec cette ardeur qu'une longue
privation donne au désir. e'est alors, c'est




SUIS-JE FltNQAIS? 17


dans une de ces heures si simples et pour-
tant íneffaqables que, pour la premÍ(lre fois,
nous nous sommes sentís Franqaís.




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Mais je m'attarde a ces chers souYeni~-s,
Le crime n'est PQint la. du reste. On ne
parle pas encore, au moins dans les ré ..
gions officielles, de dégrader ciyilement
tous les éleyes des jésuites, eussent-il~J
comme Monsieur le ministre de l'intérieur
et moi, commencé leurs études hors de
France. Pour cette fois et par opportu-
nisme sans doute, on s'en tient aux maitres.




SUlS-JE FRANQAIS?


Pourquoi ne suis-je plus eapable d'ensei~
gner dans mon pays? C'est que l'opinion,
la modeste opinion locale qui veut bien
me connaitre, me tient pour jésuite ; c'est
que moi-méme je m'avoue tel; c'est que
je le suis, pour parler franc et franCiais.
Voila le point : je me suis frappé d'une
incapacité universelle; je me suis mis
hors du droit commun ; je me suis banni
de la cité franCiaise en m,' affiliant a un
ordre essentiellement étranger.


Si l'accusation est fondée, si, pour me
faire ce que je suis, j'ai dli renoneer a la
France, je proteste d'avoir agi sans maliee
et par ignorance pure ; j'ai été dupe ou
téméraire ; un élément majeur a manqué a
la décision. Mais la chose est-elle vraie ?
Le ministre qui l'affirme et qui trouble
ainsi ma eonseience, ne la trouble-t-il pas
arbitrairement.


C'est le point a examiner.




SUIS-JE FRANQAIS? 21


Deux considérations m'y attachent et
font que j'y insiste.


D'abord tout se réduit lit dans l'exposé
de motifs quí accompagne la loi de pros-
cription. En vérité que vaut le reste?


Louis XV a livré les jésuites aux ran-
cunes jansénistes et philosophiques, paree
que Madame de Pompadour ne les trou-
vait pas assez eomplaisants. Done, faisons
taire aujourd'hui ces professeul's de morale
relachée. - Est-ce bien logique ?


La com:Míssion de 1828, - pardon ! la
minorité de cette commission, cal' les
scribes du ministere ont lu ou copié trop
vite - a pensé que les jésuites sont et
demeurent proscrits en 'France. Done les
Chambres républicaines de 1879 doivent
penser de meme. - Est-ce bien con-
cluant!


Monsieul' le comte Portalis, en bon
gallican parlementaire, goutait médioGre-
ment les jésuites. Donc il faut mettre hol's




SUIS-JE FRANQAIS?


la loi les maitres qui ont élevé son petit-
fils. - Est-ce bien rigoureux ?


Charles X s'est laissé prendre a l'une
des scenes les plus odieusement grotesques
de lacomédie de quinze ans. Donc la troi-
BIeille république doit confisquer les
libertés reconnues par la seconde. -
N'est-ce point légerement tiré?


Bref, p~oscrire est facile ; di re pourquoi
ne l' est pas autant. Les précédents histo-
riques ei juridiques invoqués par Monsieur
le Ministre ne prouvent pas autre chose.


Ce qui reste, ce qui est grave, c'est
l'allégation finale : la Compagnie de Jésus
est un ordre essentiellement étranger.


D'ailleurs - et voici mon second motif
d'insistance, - l'allégation m'atteint, me
blesse, me trouble. Comme jésuite, je puis
et je dois subir bien des choses ; pourquoi
ne dirais-je pas militairement : c'est le
métier qui veut cela? - Au risque d'éton-
ner ceux qui m'écoutent faire ainsi tout




SUIS-JE FRANQAIS?


haut roon examen da eonseianea, je rappal~
lerai runa des questions posées d'offiee a
qui sollieite l'entrée de la Compagnie de
Jésus : «Désirez-vous souffrir les humi-
liations injustes pour l' amour de J ésus-
Christ qui les a volontairement souffertes ?
Du moins, si vous n'en étes point la, sou-
haitez-vous d'y arriver, Dieu aidant?»
A qui répondrait « non, ». l'on dirait :
« Vous n' etes point des nótres. » Cela
est vrai. Mais si le jésuite doit par état
pousser a ce point la réaction victorieuse
contre l'amour-propre, il n'a pas le droit
de se laisser diffamer jusqu'a se rendre
inutile. Pour lui, pour le ministere qu'il
exerce, pour la cause dont il est solidaire,
il est des injures que sa conscience lui
défend d'accepter. Quand, par exemple,
Monsieur le Ministre de l'instruction
publique me dit en face : « Vous n'etes
pas FranQais, vous ne pouvez pas l'etre, ».
il n'a plus devant lui un religieux quí




24 SUIS-JE FRANQAIS 1


baisse la tete, mais un citoyen qui lui
demande raison.


Pourquoi done ne suis-je pas Fran<;ais,
Monsieur le Ministre?




III


C'est, dites-vous, que j'appartiens a un
ordre essentiellement étr'anger'.


En toute franehise et sans aueun artifice
de parole, je proteste que je ne eomprends
paso


Si Monsieur le Ministre a bien entendu
l'adverbe sonore dont il chargeait sa
phrase, il a voulu prononeer ex cathedr'a
que la Compagnie de Jésus est et sera




26 SUIS-JE FRANQAIS 7


étrangere a tout jamais, en toute hypothese,
quoi qu'il advienne, sans retour ni modi-_
fication possible. Et la chose ne tient point
aux lois et arrets positifs de Charles X et
de Louis XV; elle résulte d'un vice intrin-
seque, inhérent a l' ordre, inséparable de
1'ordre, essentiel en un moto Tant que
l'Église dira ce qu'a dit, non leur
général, mais le Pape Clément XIII :
« Sint ut sunt, aut non sint, » rien
n'y fera; les Jésuites resteront étran-
gers. Si jamais une loi les déclarait
congrégation, autorisée, la loi serait
nul1e par erreur sur la substance meme.
La loi, qui ne changa pas la nature des
choses, ne pourrait détruire le vice Qri-
ginel de l'ordre, Frangais par accident,
les jésuites resteraient étrangers par
essence. Voila ce que renferme 1'adverbe
officiel.


Faut-il m'excuser de cette scolastique ?
Il est vrai que nous faisons, nous autres,




8UI8-JE FRANQA1S?


quelque peu .de philosophie, et que nous
cherchons volontiers ce que les mots veu-
lant dire. Avons-nous tort de nous esti-
m~r FranGais par ce cóté ?


Ce n'est pas tout. Si la France ne differe
pas absolument du reste des peuples, un
ordre essentiellement étranger pour elle
a chance de ne l'etre pas moins ailleurs.
Deja la logique le donne a entendre, et les
développements de la pensée ministérielle
ne permettront guére d'en douter. Voila
pourtant qui est grave. A ce compte, nous
serions repousses par toutes les nationa-
lites ensemble, et éondamnes par tous les'
patriotismes. Ainsi partout, suivant une
phrase célebre, on ne nous devrait que
l'expulsion. Ainsi serions-nous mis a la
fois hors de toutes les frontieres, hOl'S de
Ce monde tout simplement·.


J e ne sache que Monsieur le prince de
Bismarck a pousser l'intolérance j usque-la.
Le chancelier du nouvel empire a, lui




SUIS-JE FRANQAIS?


aussi, déclaré aux jésuites qu'ayant fait
le Syllabus - qui en doute? - ils n'ont
plus rien de commun avec la patrie alle-
mande. C'est comme qui dirait: «Vous
etes essentiellement étrangers. »


Essentiellement étrangers I Monsieur
Gladstone, il y a quelques années, essayait
d'infliger eette note, a qui? aux jésuites ?
- Non; a tous les eatholiques anglais.
Au fond et sans y prendre garde, Monsieur
J. Ferry, en France, ne dirait-il pas la
meme ehose? Il faudra le voir.


En attendant, ni l'Espagne ni meme
l'Italie unifiée ne déclarent les jésuites
essentiellement ineapables d' etre Espagnols
ou Italjens. A plus forte raison ni la libre
Amérique, ni la libre Belgique, ni la libre
Hollande, ni la libre Angleterre n'ont
mis en avant eette ineompatibilité d'un


. nouveau genre. Voilá pour me rassurer
un peu.


Et la France meme? Elle s'est done bien




SUIS-JE FRANQAIS?


longtemps et bien gravement trompée! Il
s'entendait done bien mal au fait du pa-
"triotisme ce brave et spirituel Henri IV,
le plus franliais des rois! De son temps on
disait, non pas: « les jésuites sont étran-
gers », ce qui est vague; on disait: «Les
jésuites son t Espagnols»; imputation plus
précise et aussi plus vraisemblable, car on
sortait de la Ligue. Et Henri IV répondait:
«Si l'Espagnol s'en est servi, pourquoi ne
s'en servirait le Franliais? Sommes-nous
de pire condition que les autres? L'Espagne
est-elle plus aimable que la France? et si
elle l'est aux siens, pourquoi ne le sera la
France aux miens? (1)


Comment des lors Sainte-Beuve, par
exemple, a-t-il pu dire que depuis trois
siecles en France tous les braves esprits
ont été hostiles' aux jésuites? Quoidonc!


1. Réponse aux l'émontrances du parlement, du 24 dé.
cembre 1603.




:;lUIS-JE FRANQAIS?


sans compter Henri IV, n'y avait-il"pas de
braves esprits parmi nos éleves, entre nos
amis, dans nos rangs meme? N'est-ce pas
étre un peu sévere a Bossuet, a Condé, a
Corneille, a Fénelon, a Bourdaloue! Et
pour qui réserve-t-on l' épithete? Pour les
gallicans parlementaires, demi-huguenots
au XVI" siecle, jansénistes au XVII" et au
XVllI', en tout temps légistes, absolutistes,
cesariena. magistrats estimables a beaucoup
d'égards, mais que tous les libéraux con-
séquents devraient condamner comme ayant
aidé a transformer la monarchie féodale
en monarchie absolue, comme ayant été
de fait les plus actifs ouvriers de l'ancien
régime. Voila les ennemis des jesuites,
voila ceux qui ne nous jugeaient pas faits
pour la France; d'ailleurs gens trop
serieux et de trop han style pour écrira
jamais que nous sommes« essentiellement
étrangers. »


J'entends Sainte-Beuve. A ses yeux,




8UIS-lE FRANQAIS? 31


tome oravoure d' esprit suppose une ré-
volte au moins commencée contre 1'Église.
Quant a MonsieurJ. Ferry, je ne 1'entends
pas encore. A-t-il voulu dire que pour
n'étre pas étranger il est essentiel de n'étre
point catholique ou de l' étre le moins pos-
sible? Il se peut que la suite de l'examen
nous conduise la.


Quoiqu'il en soit, dussé-je paraítre naIf,
je trouve le ministre un peu leste a 1'en-
droit de l'Église catholique. En approuva,nt
la Compagnie de Jésus pour l'Univers
entier, l'Église 1'a dé cIaré e essentiellement
apte a vivre dans toute nation chrétienne,
en France comme ailleurs. - Point du
tout, décide l'auteur du projet de loi ; -la
Compagnie de Jésus est essentiellement
étrangere. Ipse dixit. Que M. J. Ferry
soit, de sa personne, en possession de ne
croire point a l'Église, je le déplore, mais
c'est son affaire. Ce qui m'étonne c'est
qu'un homme d'Etat, c'est que le ministre




32 SUIS-JE FRANQAIS?


d'un pays légalement et officiellement ca-
tholique, donne ce démenti formel a l'au-
torité catholique, sans meme avoir l'air de
s'en apercevoir. J'aurais cruquepar simple
raison de politique ou de politesse, illui
en devait un mot de compliment.-Passons.




IV


L'ordre dont je suis membre est essen-
tiellement étranger par le caractere de
ses doctrines. Ainsi me l' apprend le docu-
ment officiel.


J'en conclus tout d'abord que les doc-
trines de la Compagnie de Jésus sonttoutes
et essentiellement l'erreur pureo Le moyen
sans cela de les concevoir « étrangeres » ?
Le vrai est partout chez lui.


3




SUIS-JE FRANQAIS!


Et de quel droit, au nom de quels prin-
cipes, avec quelle compétence, l'État va-t-il
se faire juge des doctrines, tranchons le
mot, inquisiteur? Comment l'inquisition
faite, osera-t-il inquiéter les jésuites pour
leurs opinions meme religieuses?D' ailleurs,
avant l'odieux de la condamnation, l'en-
quete seule pourrait le couvrir d'un léger
ridicule. Qu'arrivera-t-íl, par exemple,
s'íl faut constater que, sur tous les points
graves et intéressants pour la société civile,
le caractere propre de nos doctrines con-
siste a ne point avoir de caractere propre ;
que nos doctrines sont tout simplement
celles de l'Église catholique, c'est-a-dire,
entre croyants, celles de tout le monde?


Incriminerez-vous comme étrangeres les
opinions libres soutenues de préférence en
matiere de dogme par les théologiens
jésuites? Avec les parlementaires de l'an-
cien régime, déclarerez-vous nos opinions
«injurieuses aux saints Peres, aux Apo-




8UI8-JE FRANQAI81 35


tres, a Abraham, aux Prophetes, a saint
Jean-Baptiste, etc., etc. (l))? Est-ce le
molinisme qui vous semble anti-frangais?
Laissez-donc ! e' est la entre docteurs catho-
liques une querelle de familIe ou vous n'en-
tendez rien.


En reviendrez-vous a la morale relachée ?
Nous redonnerez-vous la comédie des Pro-
vinciales, cette comedie si piquante par
endroits, mais si fastidieuse le plus sou-
vent ? - Que celui qui a tout lu me con-
tredise! - Il Y a longtemps, hélas ! que
Pascal a, comme parlait Lacordaire,
« brisé au tombeau sa plum e géométrique. »
Pascal est bien mort, et s'íl était encore au
monde íl ne recommencerait pas. Pascal
serait ave e les jésuites contre le radica-
lisme athée. Pascal enseignerait les hautes
sciences dans une de nos universités catho-


1. Arret du parlement da Paris en 1762.




36 SUIS-JE FRANQAIS 1


liq ues et pétitionnerait contre l' ensemble
de la loi Ferry ..


OU donc trouverez-vous' ces doctrines
propres a la Compagnie de Jésus, ces doc-
trines au caractere essentiellementétran-
ger, ces doctrines qui font leurs tenants
bannissables de la république frangaise, de
toute nation civilisée peut-etre ?


Je lisais dernierement dans un journal
de province la réponse d'un député centre-
gauche aux observations d'un pere de
famille. Il y était parlé d'ultramontanisme
et de théocr-atie. Apparemment c'est cela.


Théocratie! le répondant eút été fort
empeché de définir le mot et la chose.
J'imagine que dans la penséede plusieurs, le
mot résume les doctrines sociales dll Sylla-
bus. Maisd'unepart, on l'a centfois démon-
tré, le Syllabus n'est une menace quelpour
le despotisme d'État sons tontes les formes
possibles et imaginables. D'aillenrs le
Syllabus est un acte de 1'antorité catho-




SUIS-JE FRANQAIS? 37


lique; les jésuites ne l'ont ni fait ni inspiré,
quoi qu'en ait ditla police prussienne ; les
jésuites ne sont pas seuls a s'y tenir'; tout
catholique le regoit, le vénere et s'y sou- .
meto Pourquoi donc nous en feriez-vous
seuls responsables? N otez-le bien: nous
protestons ici contre l'honneur autant et
plus que contre l'injustice. Si vous nous
persécutez a raison des actes pontificaux,
s'il vous plait de nous faire payer pour
l'Église tout entiere, nous aurons besóin de
modestie au moins autant que de courage.


Et l'ultramontanisme? Est-ce une
doctrine a nous spéciale? Disons mieux:
l'ultramontanisme, - j'entends la croyance
a l'infaillibilité pontificale, - existe-t-il
alljourd'hui quelque part entre catholiques
a l'état de doctrine particuliere, admise par
cellx-ci, rejetée par ceux-la? Un franc-
magon a écrit que l'Église une fois dé-
trllite - et nous y touchons apparemment
- la franc-magonnerie disparaitra faute




3S SUIS-JE FRAN~AIS ?


de raison d'etre. De meme, bien qu'inver-
sement, si le gallicanisme théologique est
mort, l'ultramontanisme qui en est l'an-
tithese, n'a plus de raison d'etre et dis
parait. Il n'y a plus d'ultramontanisme
paree que tout catholique est ultramontain,
et tout catholique est ultramontain paree
que, depuis les définitions conciliaires, il na
lui est plus permis d'etre gallican. Le gal-
licanisme, opinion théologique fausse -
que Bossuet pardonne au Saint-Esprit ! -
mais toléree jusque-la par la longanimité
de l'Église, le gallicanisme est mort sous
l'anathéme. Pour moi croyant, le droit est
fixé, la verite definie. J'étais ultramontain
par conviction et avec l'immense majo-
rite des catholiques; je le suis des lors
avec tous les catholiques et par le plus
rigoureux devoir de conscience. Que l'in-
croyant hausse les épaules, soit; mais, s'íl
conteste le droit, qu'il reconnaisse le fait et
qu'il en tienne compte! Le fait, c'est que




SUIS-JE FRANQAIS? 39


l'Église tout entiere est aujourd'hui ultra-
montaine. Le fait, c'est que la doctrine
dite ultramontaine, que les jesuites ont
toujours tenue, non pas seuls, mais avec
la grande masse des fideles, est desormais
la doctrine de tous les fideles sans eXCeP-
tiou. Le fait, c'est que, ou bien la doctrine
des jesuites en ce point est partout rece-
vable, ou la doctrine catholique est ban-
nissable de partout, partout essentielle-
ment étrangere. Ayez donc le courage de
le dire tout haut.


Ce fait ou j'insiste et qui me rassure, je
l'aurais appris au besoin des adversaíres
de la Compagnie de J esus. Cette uníon de-
sormais consommee de tous les catholiques
dans la doctrine díte ultramontaine, Mon-
sieur Gambetta ne l'a-t-il pas bruyamment
déplol'ee a la tribune 1 Ne s'est-íl pas ecrie :
«011 est Monseigneur Darboy 1» - Poul'.
moi, qui regl'ette la mort de Monseigneur
Dal'boy, dans unautre sentiment, je l'avoue,




40 SUIS-JE FRANQAIS?


mais avec autant de sincérité peut-étre,
moi qui souffre de voir exploiter de la sorte
un nom de martyr, je n'ai pas oublié non
plus que l'illustre otage avait adhéré,
comme tout bon catholique, a la définition
par lui combattue, qu'il avait done passé a
l'ult~amontanisme, a la doctrine essentiel--
lement étrangere. Cela me suffit.


Est-ce une comédie du reste? L'ultramon-
tanisme, c'est a dire, en somme, l'infail-
libilité pontificale ! Qu' est-ce que cela peut
faire a ces mes,ieurs? Que l'Église soit
infaillible de cette fayon ou de cette autre,
dans la personne de celui-ci ou par l' organe
de celui-la; qu'importe a qui rejette l'Église
et Jésus-Christ meme? En 1870, pendant
le concile du Vatican, on demandait l'ex-
pulsion des jésuites coupables de fahriquer
le dogme en litige. Quelqu'un répondait
~lors :


« Ce sont eux qui sont chargés de peser
::¡ur le Concile et d' emporter le dogme




SUIS-JE FRANQAIS? 41


de l'infaillibilité du Pape. Qu'ils l' emportent
si bon leur semble,! Voila un dogme qui
nous est bien indifferent, par exemple! Le
Pape est declaré infaíllible; et puís apres?


« En quoi y sommes-nous ínteressés?
Est-ce que nous n'en restons pas moins
seuls maitres chez nous ?


« Si toute leur infiuence ne va qu'a pro-
clamer l'infaillibilité du Pape, laissons-Ies
faire. II n'y aura dans le monde qu'un
dogme de plus; ceux a qui iI conviendra
d'y croire sont parfaitement libres, et je
ne vois pas pourquoi nous leur óterions ce
petit plaisir qui ne nous cou.te rien. »


O retour des choses humaines! Quel
libre-penseur montrait alors cette logique
et cette tolérance? M. Francisque Sarcey.


Pour moi, me voila tranquilIe. A la
nouvelle que la Compagnie de Jésus est
« un ordre essentiellement étranger par
le caractere de ses doctrines », jem'étais
remis en mémoire ce quej'avais OU} conter




SUIS-JE FRANQAIS f


a l'un de nos eompagnons de novieiat. Des
qu'il avait parlé de se faire j ésuite, sa mere
s'était éeriée avec épouvante : « Veux-tu
done ehanger de religion? » Voyant M. le
Ministre de l'instruetion publique entendre
les ehoses a peu pres comme la bonne
paysanne angevine, je m'étais demandé
tout a la fois: «Suis-je encore Frangais
et suis-je encore catholique? Aí-je abjuré
du meme eoup le patriotisme et la foi? ,.
Désormais ce que je sais ~des doctrines de
l'Église et des nótres me rassure pleine-
ment sur la question d'orthodoxie. Jésuite,
je suis et reste catholique, ni plus ni moins.
Peut-etre est-ce par la que je ne suis plus
Frangais?


N' omettons rien, ear la ehose en vaut la
peine. L'ordre ou j'ai choisi de vivre est
«essentiellement étranger.... par la
nature et le but de ses statuts. »


En vérité, je erains de fatiguer eeux qui
m'écoutent et de faire tort devant eux a




SUlS-JE FRANQAIS? 4.3


man intelligence, mais l'honneteté m' oblige
j_~ ~-V~1'.


a le dire : cette fois encore je ne com-
prends paso
. De quelle natU're sont done les statuts


de la Compagnie? Comme ceux de tous
les ordres ils s'appliquent d'une fa¡;on
spéciale, et avec une certaine originalité
qui fait précisément le jésuite, le triple
conseil évangélique de pauvreté, de chas-
teté, d'obéissance, fond essentiel de l'état
religieux: en cela, qnoi d'exotique ? Peut-
étre la fa¡;on particuliere d'appliquer la
loi commune de perfection. Voyons done.
Voltaire définit le jésuite un homme qui
se leve a quatre heures et qui dit le soir
les litanies des Saints. C'est exa-ct, mais
nn peu superficiel. P.Ius complet, Voltaire,
eut dit: Le jésuite est un religieux qui
unit la vie contemplative a la víe apos-
tolique sous toutes les formes; Tel est
pour lui le caractere propre, le signe
de race ; telle est la nature de son insti-




44 SUIS-JE FRANQAIS 1


tut. - Quoi d' essentiellement étranger?
Il est vrai que les Jansénistes du Parle ..


ment de Paris déclaraient, en 1762, notre
Institut «inadmissible par sa nature dans
tout état policé, comme contraire au droit
naturel, attentatoire a toute autorité spiri-
tuelleettemporelle, etc. (1)>> Mais enmeme
temps Pombal ne nous persécutait que
pour nous en etre écartés, disait-il. A qui
entendre ? - Mais ce meme institut,
Richelieu l'avait en haute estime. Mais
Henri IV conviait les jésuites a s'y
tenir (2). Mais le Concile de Trente
l'avait déclaré pieux, ce qui est bien
quelque chose.


Voila'pour sa nature. Quant a son but,
Monsieur le ministre aurait eu bonne


1. Arr~t du 6 a011t 1762.
2. « Et je. ne ¡es estime pas moins en ce que vous dites


'Iu'ils sont grands observateurs de leur institut, c'est ce
qui les maintiendra; aussi u'ai-je voulu changer en rien
leurs regles, ainsi les y veux maintenir. » Réponse au
Parlement, 24 Déc. 1603.




SUIS-JE FRANQAIS? 45


grace a le préciser. J'imagine qu'il n'en
aurait dEJ"mandé l'idée exacte ni au Juif-
Errant, ni aux A(onita secreta, ni a
l'Extrait des assel,tions, etc. Pour moi,
voici ce que j'entends lire ehaque mois,
depuis bientót vingt-deux ans, dans un
document un peu plus authentique :


« La fin de cette Compagnie est non-
seulement de s'appliquer a son propre salut
et a sa perfection avee le secours de la
gráce divine, mais de s'employer aussi de
toutes ses forees au salut et a la perfection
du prochaín. » (1)


D'honneur, c'est l'uníque but que jo
eonnaisse aux Statuts de l'ordre. Prouvez-
moí, prouvez aux jésuítes frangais, prouvez
a tous les jésuites du monde que ce but en
masque un autre, et, a l'instant, nous nous
séeularisons de nous-memes. Sans avoir
consulté personne, j' en réponds a eoup sur.


1. Sommaire des constitutions, no 25.




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v


M'arreterai-je a la troisieme et derniere
note d'incivisme que m'inflige Monsieur
le ministre? Craindrai-je d' étre «essen-
tiellement étranger .... par la résidence
et l' autorité de mes chefs ?»


A vrai dire, ces derniers m()ts produi-
sent un effet tout contraire. On me met
en. si nombreuse et si noble compagnie que
j'ai peine a me défendre de quelque fierté.




48 SUIS-JE FRANQAIS?


Par ailleurs je m'étonne. Comment ne
s'est-il pas trouvé aupres de Monsieur le
ministre un homme habile, un homme
attentif seulement ? Comment personne ne
luí a-t-il dit : «Prenez garde, relisez-vous,
na livrez pas notre pensée, n'employez
pas contre les jésuites un argument qui
passe évidemment par dessus leur tete et
frappe déja tous les catholiques ensemble.
Pas si vite; chaque chose a son heure;
nous sommes 1'opportunisme, souvenez-
vous en. »


Personne ne l'a dit avant le doeument
paru; tout le monde l'a dit apreso Je veux
cependant le redi~e pour m<?i-meme et
pour les autres, car voila qui éclaire et
domine la question tout entiere.


Vous l' avouez done, Monsieur le ministre,
tout catholique est aussi essentiellement
étranger que moi, et a considérer la rési-
dence et l'autorité de mes chefs, je puis
atre, moi, précisément au~si bon Frangais




SUIS-JE FRANQAIS? 4.9


que tout catholique. Celui que vous sup-
posez mon premier chef résidant, non pas
aRome d'ou on l'a chassé, mais dans un
coin de 1'Italie, ou on le tolere, il s' en suit
que je na suis pas Fran<¡ais. Mais ou done
réside Léon XIII, ,d'ou son autorité luí
yient-elle? Voici que la majorité des Fran-
<lais devient essentiellement étrangere.
Cela va loin, plus loin que la révocation de
1'éd,it de Nantes, mais cette'fois au rebours.


Et je n'ái point maliu, j'entends bien les
móts; je ne fais ni confusion, ni sophisme.
Dira-t-on que l'Église n'est point ici en
cause, que par le Concordat, la France
accepte et naturalise,parmi nous l'autorité
pontifieale étrangere de soi? - A mer-
veille! Mais alors, pourquoi repousser la
Compagnie de J ésus? L'est-elle dayantage?
L'est-elleplusessentiellement ?-Quipeut
mefaire plus étranger ayos yeux, moi
jésuite? Ce ne ,sont pas, j'imagine, mes sym-
pathies possibles pour l' Autriche ou l'Amé-


4.




SUIS-JE FRANQAIS?


Tique; e' est mon attachement plus étroit pour
la papauté.- Quand vous me jugez mauvais
FranQais, ce n'est point queje sois de creur
et d'affeetion Anglais, Espagnol ou Russe.;
vous me tenez plus Romain qu'un autre:
vgila le grief. Mais si la papauté n'est
point parmi nous essentiellement étran-
gere, si vous voulez bien admettre encore
qu'un FranQais puisse appartenir a l'Églis.e
eatholique, apostolique et romaine, pour-
quoi ne pourrait-il etre J ésuite, e' est-a-(iire
spécialement dévoué a une autorité spiri-
iuelle que vous-meme ne repoussez pas ?
- Trop dévoué, pensez-vous peut-etre.-
J'-accepte le mot, mais la foi, mais le bon
sens meme traduiront immédiatement:
trop catholique. Ce m'est beaueoup d'hon-
:neur.


Et prenez-y garde. Que faites-vous d.u
Concordat lui-meme? Quel bUme -quant
au passé ! quelle mena ce pour l'avenir! C~
iraité qui a prétendu naturaliser dans la




SUI8-JE FRANQAlS f 51


France moderna la religion catholique, ce
traité est illogique et anti-fran¡¡ais. N'a~t-il
pas introduit l'étranger dans le pays, 1'en-
nemi dans la place ?~N'a-t-il pas essayé
l'iropossible, la fusion de deux éléroents
essentiellement étrangers 1'un a1'autre? Le
patriotisme et le bon sens défendaient éga~
leroent de le conclure, le patriotisme et le
bon sens prescrivent de le dénoncer.La
lal est encore a faire, mais les .considérants
existent; Hs sont dans l'exposé des rootifs
de M. J. Ferry. Vienna un ministra assez
hardi et assez franc pour tenter l'aventure;
il n'aura besoin que de copier.


«L'Église catholique, dira-t~il, est essen~
t1ellement étrangere. »


Et proclamant doctrine essentiellement
fran¡¡aise les quatre articles de 1682,
rapoussés mema alors par l'immense roa ....
jorité du clergé de France, il en conclura
qua, dapuis laConcile au moins, l'Église
est en guerre ouverte eoutre la tradition




52 SUIS-JE FRANQAIS?


nationale. Voila pour les modérés et les
timides. Aux intransigeants il 9.ira: «Le
génie franQais repousse désormais tout
régime théologique, et l'Église s'obstine a
maintenir l'idée de Dieu! - L'Église catho-
lique est essentiellement étrangere par le
caractere de sa doctrine. »


« Société cosmopolite par l' extension,
ajoutera le ministre - un franc-maQon
peut-étre - société qui d'ailleurs s'avoue
romaine par le centre; société dont l'au-
teur a dit: « Mon royaume n'est pas de ce
monde. » Société fondée sur un intéret qui
n'est point nationál, n'étant pas meme ter-
restre. Napoléon disait: « Aux yeux des
pretres, cette vie n'est qu'une diligence
faite pour conduire dans 1'autre. » Vous
l'entendez, Messieurs, 1'Église est essen-
tiellement étrangére par la nature et le
but de son institution. »


Quant a la résidence et a l'auLorité de
ses chefs, c'est ou triomphera le ministre




SUIS-JE FRANQAIS? 53


anticoncordataire. Comment lui prouver
que le Papen'estpointl'évequedeRome,ou
que ce meme Pape régit I'Eglise universelle
comme délégué du gouvernement frangais ?


Et le tour serajoué, le concordat déchiré,
une autre constitution civile du clergé
décrétée avec toutes ses conséquences; la
France deviendra légalement schi:;matique
en attendant mieux. Si l'équité proteste, si
laJoicrie, si la France en meurt, la logi-
que du moins n'aura rien a dire, une fois
admis les principes de M: J. Ferry.






VI


Qua l'on s'étonne apres cela du concert
des catholiques. L'épiscopat proteste. On
peut s'oublier jusqu'a parler aux. Éveques
des « avantages budgétaires » qui devaient
les retenir. Jugeait-on le clergé de Franca
eapable de se laisser dire: « Nous vous
payons pour vous taire, taisez-vous?» Il
faut bien voir que l'on se trompe. La pro-
tesiation continue; ella estmodérée, légale,




SUlS-JE FRANQAIS 7


unanime. Les congrégations, que ron
espérait diviser, ne font qu'un pour la
défense. Les croyants pétitionnent en foule
et avec eux ceux des incroyants qui pren-
nent au sérieux la liberté. Si ce mouve-
ment gene lp, despotisme, aquí s'en pren-
dre? A sa gaucherie. Pourquoi parler trop
vite? Pourquoi montrer brusquement les
abimes ou il nous conduit, la guerre a
1'Église et l'écrasement de la liberté?


Pour moi, jésuite, j'ai commencé mon
examen dans le trouble et je 1'acheve dans
une paix qui facilement deviendrait fiere.
A mon patriotisme, a ma qualité de Fran-
Ciais, on n'oppose rien qui ne se retourne
contre l'Église catholique. Mes doctrines?
- Elles sont les ~íennes. Les statuts quí
me régissent? - Approuvés par elle, ils ne
sont qu'une forme organique et plus stricte
de ses propres lois. Mon chef résidant a.
l' étranger? - Le sien ne ráside pas en
France ; ou plutot mon premier chef, a moi,




SUIS-JE FRANQAIS? 57


jésuite et comme jésuite, on ne peut pas
l'ignorer, c'est le sien.


Quant a mes sentiments, je les connais.
Que ceux qui m'accusent soient patriotes
a ]eur maniere, cela peut étre; qu'ils le
soient plus, a eux de le prouver.




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VII


Mais voici un nouveau scrupule. A la
bonne heure, medit-on, soyez FranQais, ou
capable de l' etre. Du moins votre France a
vous, n'est pasla nótre ; il ya deux Frances
et c'est votre faute. Ce dualisme doit ces-
ser. Vous etes l'obstacle a l'unité natio-
nale; l'unité nationale commande votre
excommunication civile, votre mise hors
du droit commun ; elle exige que vous ne




60 SUIS-JE FRANQAIS 1


travailliez plus contre elle en formant a
cóté de notre France a nous une autre
France rivale.


Quand vous vous attaquez a l' exposé des
motifs, vous donnez le change, vous dépla-
cez la question. Que la piece ne soit pas
irréprochable; passe! On est si pressé dans.
les ministeres! Le grand motif, le vrai
motif qui vous condamne, vous venez de
l' entendre: il y a deux Frances et il n' en
faut qu'une. Tout est la.




VIII


« Daux Francas.»


Il me semble que, si j' étais moins Fran-
<;¡ais par le cceur, la question me toucherait
peu. Se résigner aux divisions du pays,
les -aigrir au besoin pour en vivre, les
exploiter au profit d'une fortune politique
ou financiere, individuelle ou collective,
est-ce chose nouvelle sous le soleil? Je
vois dans l'histoire quantité d'habiles gens
accepter ce róle et le porter sans qu'illeur




62 SUIS-JE FRANQAIS ?


pese. Il faut m'avouer a moi-meme que je
ne suis pas du nombre. On m'accuse de faire
obstacle a l'unité morale de la France, d'y
entretenir la dissension, d'y preparer la
guerre civile des esprits. Je suis, pense-
t-on, dans la grande famille nationale,
peut-etre un faux frere, du moins un frere
incommode, quinteux, discole, au point de
rendre toute vie commune impossible : il
faut m' éloigner ou m'interdire; nulle paix
jusque-la. Eh bien 1 Voilit qui m'inquiete
et m'attriste. Ma vie, notre vie a tous, n'a
pas été absolument oisive : est-ce donc a
déchirer la France que nous avons tra-
vaillé? De bonne foí nous avions CrU tout 16
contraíre. L'illusion était complete : elle
nous excuse peut-etre, mais elle ne nous
console :paso .


Aussi bien l'argument de l'unité natio-
nale a plus d'un coté redoutable. D'abord il
peut empecher de discuter le reste: fin de
non recevoiruniverselle, désesperante pour




SUIS-JE FRANQAIS'


toute apologie. On disait il y a quarante
ans : Qu'ai-je a (az're de vos vertus si
vous m' apportez la pes te '! On va diI16
a.ujourd'hui : Soyez tout OB qu'il vous
plaira, mais vous faites obstacle a
l'unité nationale.


Il y a plus; cet argument, commodea
supprimer toute discussion, se laisse a
peine discuter lui-meme : these et preij.;v"a
tout ensemble, raison de sentiment plus
.que de raison. Le patriotisme a des 4élica-
tes~es jalouses, des susceptibilités ombr;r
geuses. Avant toute réflexion, tout examen,
un mot les éveille et les irrite. On le sait et
on en use. L'unité-nationale semble etre le
mot magique et supreme, l'argument dé-
cisif, l'ultima ratio qui doit en flnir avac
la liberté des citoyens, des familles et de
l'Église. Ce mot, on le fera sonner haut
devant les chambres; on l'essaye aujour-
d'hui devant l'opinion. A l'heure 011 j'écris,
il est peut-etre tel bon FranCiais qui n'en




SUIS-JE FRANQAIS?


veut point aux jésuites, qui ne les connait
pas, qui bien volontiers les laisserait élever
les enfants de son voisin; homme excellent
par ailleurs et d'intentions libérales,' ni
despote ni persécuteur par nature, sentant
vaguement que bien des liberté s sont en
cause, mais troublé, mais hésitant.
Que voulez-vous? n ne faut pas qu'il y ait
deux Frances.


Pourle repos de cet honnete homme,
pour le mien propre, je veux regarder en
face l'argument qui nous inquiete l'un et
l'autre. Je veux l'approfondirJ je voudrais
1'épuiser, Dieu aidant.


Les résultats de l' examen seront ce qu'ils
pourront étre : on yerra du moins qui a
peur de la lumiere et de la liberté.




IX


Tout d'abord y a-t-il deux Frances?
Hélas? oui.
Politiquement, ill en a plus encore. On


compte trois Frances monarchistes; com-
bien compterait-on de Frances républi-
caines? Mais il ne s'agit point de politiqueo
Eussé-je le droit et la volonté d'en faire, la
n' est point la. question.


La question est avarit tout sociale. A na
5




66 SUIS-JE FRANQAIS?


considérer que les éléments communs de
toute civilisation, les conditions de toute so-
ciété humaine, la division entre Fraw;ais est
manífeste; il Y a deux Frances : la France
conservatrice et la France radicale. Je n'ai
pas a les peindre, et cependant quelques
traits ne seront pas inutiles : ne faut-il
point les voir telles qu'elles sont? Du reste
je ne juge point, j'expose.


L'une paralt surtout préoccupée des
libe~és sociales ou civiles, de ces libertés
qui mettent a raise l'activité de l'homme,
du pere, du citoyen, du penseur. J alouse
d'ailleurs de la liberté politique, c'est-a-
dire du gouvernement du pays par lui-
meme, elle y tient dans l'intéret de la
liberté sociale et dans la mesure de cet in-
téret. - L'autre fait grand bruit de la
liberté politique, mais semble attacher
moíns d'importance a la liberté sociale.
Voila qui ressort par exemple du projet de
loí de M. J. Ferry.




SUIS-JE FRANQAIS? 61


L'une aime et favorise tout ce qui ga-
rantit l'individu contre l'oppression pos-
sible, propriété, association et le reste. -
L'autre cherche de préférence a fortifier
l'Étn.t, a l'armer de toutes pieces contre les
résistances possibles de l'individu. On
l'avertit qu'elle marche au socialisme, et il
ne parait pas a tout le monde qu'elle s'en
défende victorieusement.


L'une professe cette opinion entre autres
que, dans l'intérét supréme du pays, l'ar
mée doit étre et demeurée franQaise, étran·
gere aux dissentiments politiques, a tout ce
qui affaiblit en divisant. - A en croire
l'autre, l'armée sera plus forte et de meil-
leur service quand on l'aura faQonnée pour
en faire un instrument de partí.


L'une trouve dans l'indépendance du ma.
gistrat la sécurité du justiciable. -L'autre
pense que le justiciable sera mieux couvert
et lajustice mieux assurée quand la magis.
trature sera tout entiere ala merci de l'État.




68 SUIS-JE FRANQAIS?


L'une - et c'est Hl. peut-etre le point
capital du conflit - l'une est diversement
et inégalement religieuse; mais elle l' est et
le demeure dans sa masse et par son fondo
Elle estime la morala indispensable a la
sociét.é, mais aussi juge-t-elle que la reli-
gion ne nuit pas a la morale. - L'autre est
persuadée au contraire que la moralité pu-
blique sera bien autrement pure, haute et
forte, q uand on l' aura courageusement isolée
de toute conception théologique, lui don-
nant n'importe quelle base, pourvu quecette
base ne s'appelle pas Dieu.


VoiEt, dans q uelques-uns de leurs traits
s aillants , les deux Frances rivales, telles
qu'elles vont se démi'llant 1'une de l'autre
et s'écartant chaquejour davantage. Devant
eette démarcation si tranchée toute autre
distinction est secondaire, si me me elle
n'en vient pas a perdre toute réalité. Qui
oserait dire, par exemple, que la querelle
est entre rancien régime et la Société




SUIS-JE FRANQAIS?


moderne? Ou sont aujourd'hui les tenants
de l' ancien régime? J e c6nnais force catho-
liques et un certain nombre de légitimistes.
Je n'en sache pas un qui le préconise.
Leurs sympathies sont ailleurs; elles ne
s'accommodent pas plus de l'ancien régime
tel que l'histoire le montre, que de la
Société moderne telle qu'on nous la fait.


Conservation, radicalisme : voilá bien
les deux extremes, voilá bien les deux
Frances. Monsieur le Ministre de l'Ins-
truction publique n'aura pas peu contribué
a les faire saillir.


Au reste, il va de soi que, divisées de
vooux et d'espérances quant á l'avenir du
pays, elles ne s' entendent pas mieux sur
notre passé historique. L'une discute, choi-
sit, élague, acceptant ou rejetant d'apres
ce qu'elle croit le vraiet le juste, d'ailleurs
habituellement large et généreuse dans sa
fagon d'apprécier. - L'autre a deux mé-
thodes fort diverses. Tantót elle estime le




SUIS-JE FRANQAIS?


(lAssé non avenu; elle le maudit ou le dé-
daigne en masse : procédé sommaire, plus
radical et plus commode. Tantót elle af.firme
avec aplomb que du passé au présent il n'y
a. ni divorce ni contradiction (1): théorie
moins vulgaire et bonne a exercer les ingé-
nieux.


En somme, sur tous les points, l'anta-
gonisme est réel, profond, manifeste; il Y
a deux Frances, impossible d'en discon-
venir.


Or, c' est au nom de cet antagonisme,
c'est pour y mettre fin que 1'on requiert
mon excommunication civile Il y a deux
Frances et il n' en faut qu'une; done je dois
.atre jeté hors du droit eommun des Fran-
.vais.


lci les questions se pressent. Effot<¡ons-
nous de les éclaircir.


1. J. Ferry. Discours aux délégués des Sociétés savantes
de province. uí avril 1379.




x


Et d'abord pourquoi suis-je le seul ou le
premier responsable? Il ya deux Frances :
pourquoi la faute en est-elle a moi?


Jésuite, je suis tout naturellement ca-
tholique. Catholique, je ne puis étre que
conservateur. Je n'appartiens donc pas a
la France radicale ; je ne suis pas avec elle,
jo suis contre elle: voila qui est clair.




72 SUIS-JE FRAN<;AIS?


Mais apres?
Encore une fois suis-je le seul ou le


premier?
Si l'on pense que les catholiques sont les


conservateurs les plu~ logiques et les plus
complets, je n'y contredis point. Si l'on
nous met, nous Jésuites, au premier rang
des catholiques, nous n'acceptons pas sans
confusion l'honneur qu'on veut bien nous
faire, un peu surpris du reste que l'on
prenne a tache de nous recommander au-
thentiquement a la sympathie de tout ce
qui n'est pas radical.


Mais enfin, me dit-on, puisque vous vous
déclarez personnellement hostile au radi-
calisme, professeur, vous avez enseigné
des principes contraires aux siens.


En politique, non; car je n'ai rien ensei-
gné du tout. En tout ce qui n'est point
politique pure, ouí, et ma conscience n'en
est point génée. Aussi bien, conscience a.
part, comment aurais-je fait? Devais-je




SUIS-JE FRANQAIS ? 73


enseigner sous le second Empire les théo-
ríes sociales du radicalisme? Le pouvoir
d'alors m'eút dit avec autant de raison
au moins qu'aujourd'hui monsieur le Mi-
nistre de l'Instruction publique : Vous
brisez l'unité"morale du pays. A quelle
date précise le radicalisme est-il devenu
l'orthodoxie sociale? A la date du 30 jan-
vier peut-etre. Ne m'accusez point jusque
la.


Soit, peut-on répliquer, mais san s doute
vous n'entendez point changer de doctrines
avec la majorité qui se déplaoe. Que l'on


"vous laisse faire et vous continuerez d'en-
seigner dans un esprit qui n'est pas le
nOtre.


- Incontestablement.
- La France qui sortira de vos mains


ne sera done point celle qu'il nous faut.
- Je le crains, ouje l'espere.
- Vous brísez done l'unité nationale.
- Ah 1 permettez ! ....






XI


Dans tout litiga, si l'une des parties dit a
l'autre ~ Vous troublez la paix, l'autre
peut lui répondre : Mais il me semble que
vous la troublez autant que moi. Le tort
.est du cóté des prétentions injustes; quant
au fait de la concorde rompue, il est des
deux cótés a la fois.


Vous brisez l'unité nationale, me dit
monsieur J ules F erry. - M ais vous aussi,




76 SUIS-JE FRANQAIS?


monsieur- le Minz'str-e, puisque nous ne
sommes pas d' accor-d, nous la br-isons
tous les deux.


Reste a savoir qui a tort.
Et qui en décidera, je vous prie? - La


maj"orité? La majorité ne juge point des
doctrines. Elle donne le pouvoir; elle vous
l'a donné; soit. Mais eút-elle vraiment pro-
noneé, en eonnaissanee de cause, que vous
entendez le bien du pays eomma ille faut
\',~~~<it,:\'" 'i~'C ~\)~~ <¿\)\\.<¿~~~'L ~o. ~\:o.1).C~
comme il la faut coneevoir, que votre
Franee a vous est la véritable et la bonne;
je n'en serais pas plus convaineu. La majo-
rité est toute puissante; passa! .Est-elle
infaillible? Pour 1'oser dire, les hommes du
jour devraient oublier et la chambre in-
trouvable de 1871 et ces plébiscites napo-
léoniens qui génaient si fort le pauvre
M. Rugo:


Quant a flatter la foule, ó mon esprit, non pas! ...




8UI8-JE FRANQAI81


..... L'attelage ne peut amnistier le charo
Le droit est au-dessus de tous ..... (1)


TT


Finalement la majorité est infaillible
quand elle lui donne raison. - Poésie.


Non vraiment, la majorité ne juge pas les
doctrines. Eh bien! de quoi s'agit-il, je
vous prie? Du pouvoir? je ne vous le con-
teste pas; des personnes? aucunement.
Non; je faisprofession d'ignorer d' OU vous
venez et qui vous Mes. Des intentions ? Pas
le moins du monde. Je vous suppose le
plus sincere patriotisme. Nous cherchons
tous le bien de la France; mais nous ne
l'entendons pas de meme. Unanimité quant
au but, dissidence quant au chemin; doc-
trines ~n conflit, opinions qui se combat-
tent : voila tout.


J'y insiste, car il importe de marquer


1. V. Rugo. L'Année terrib¡~. Prologue




78 SUIS-JE FRANQAIS?


la situation vraie. Or la situation vraie, la
voici :


Vous eonstatez qu'il y a deux Frances.
J e le constate.


Vous le déplorez. Je le déplore.
Vous voulez refaire l'unité. Je le veux.
Jusqu'iei nous marehons ensemble.
Mais vous prétendez qUE'll'unité se refasse


autour de vos doctrines, et c'est logiqua
puisque vous les estimez vraies. Je souhaite
moi, que l'unité se refasse autour des
miennes; les croyant vraies, fen ai bien le
droit.


Restent donc en présence deux doctrines
ou, pour parler votre langue, deux opinions
dont chaeune ambitionne de prévaloir.


Et maintenant qu'allez-vous faire?
Vous imputerez a la mienne l'unité na-


tionále rompue?
L'unité nationale, e' est done votre doc-


trine, c'est votre opinion, c'est vous 1 En
vérité, si Louis XIV a dit s'eulement.:




SUIS-JE FRANºAIS? 79


L'État e'est moi, Louis XIV a été plus
modeste.


Quelle nouveauté d' ailleurs! N os doc-
trines catholiques brisent l'imité nationale.
Mais qui done l'a faite, cette unité? Nos
doctrines, le catholicisme, l'Eglise. J e la
crois sur la foi du protestant Gibbon et du
protestant Guizot. Par contre, qui a donné
le signal de la rupture? Certes, nous na
sommes pas l' ancien régime, mais la Franca
conservatrice, la France catholique, notre
France est bien certainement l'ainéa.
L'autre date elle-méme son avénement des


. dernieres élections générales. C'est Mon-
sieur Jules Ferry qtü me l'apprend (1).
- Mais ene ore de quelle unité s'agit-il?
Serait-ce de l'unité dans 1'apostasie? Quand
on est le nombre et la force, pourquoi
n'oser pas n?mmer les chos~s par leur nom?


On est le nombre, on est la force~t ron


1. Discours aux Sociétés savantes.




8lt SUIS-JE FRANQAIS?


en conclut : «Je suis l'unité nationale
Qui n'est pas avec mozo rompt l'unité
nationale. » Voila qui est étrange en droít
publico Ainsi désormais, toute minorité
sera fiétrie comme rompant l'unité na-
tionale! Penser autrement que le nombre
sera un crime de les e-patrie ! Le pa-
triotisme se déplacera avec la majorité!


Cal" enfin la majorité se déplace, et par
suite les arguments se retournent. Ceux
qui réprouvent l'enseignement catholique
au nom de l'unité nationale étaient la mí-
norité hier : sont-ils bien surs de ne pas
l'etre demain? Que répondre alors á qui
leur dira : « Vous, minorité, vous, oppo-
sition, VOUs rompez l'unité nationale :
au nom de l'unité nationale, taisez-
vous. »


Ils répondront que . dans la société
moderne on ne fait pas taire de force les



opinions vaincues; ils revendiqueront hau-




SUIS-JE FRANQAIS? 81


tement la liberté de parler, d'enseigner et
d'écrire.


Ce Ilu'ils disaient hier, ce qu'ils diront
demain, permettront-ils qu'on le leur dise
aujourd'hui?


6




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I
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XII


Le,despotisme, surtoutchez les parvenus
un, peu étourdis de leur fortune, a des:
. heures de sincérité faeile etde na'if aban-
don, de eharmante désinvolture. C'est alors
qu'il se déeouvre, qu'il se livre, qu'il s'éerie
par exemple : «Nous avons voulu l'unt'té
dans,·la liberté;'mais, méfions-nous des
prétendues libertés qui mettent en pérU
l'unité nationale! Méfions-nous des pré~




,86 ,SUIS.JE FRANQAIS


-ou da mutilar aumoins le libre enseigne-
ment catholiqua, da tuer una doctrine;-
-comment? par.la discussion? -non, par
r étouffement?


Est-ca logique? .est-cepolitiquebJst+ce
généreux? est-ce fier?




XIII


Non certes, ce n'est pasfier. Ont-ilsdonc
• si grand'peur de h. liberté, si peude foi
dans l' efficacité propre de leurs systemes?


Et que reprochent-ils a notre enseigne-
ment? - Ses progreso Depuis 1850, depuis
1870, les établissements catholiquespl'os-
perent, la confiance des familles se dédare;
elle les peuple ou, ils eXÍstent, elle les
crée ou ils n'existent pas.Qui a fait ce




88 SUIS-JE FRANQAIS?


mouvement d'opinion pratique, ce plébiscite
muet mais significatif? Est-ce la violence,
la sédu~tion, l'embauchage? Poussons-
nous a des raffinements inconnus le grand
art de la réclame? Nos éJeves sont-ils
recrutés a la faljon des janissaires? Fai-
sons-nous fermer les écoles rivales? Prati-
quons-nous a notre profit ce que l'on. a bien
nommé la couscription de la jeunesse?
Prouvez-le, si vous le croyez.


«Ils éJevent nos enfants ! ... » écrivait-on
en 1870, des avant la guerre. «La belle
raison! Ils n'élevent, j'imagine, que ceux
.qu· on leur confie. Vous ne voulez point
d'eux pour instituteurs, ils ne viennent
pas prendre vos fils de force.


« Ils n'agissent, apres tout, que par per-
suasion. C'est a vous de ne pas vous laisser
persuader. »


Bon sens, logique, saine politique, lar-
geur de vues : M .. Francisque Sarcey - car
c'est lui que je cite - ne trouvait alors




SUIS-JE FRANQAIS T 89


aueun ineonvenient a s'aceorder tous ees
avantages.


Hommes de la liberté, reeonnaissez-Ia
done, respeetez-Ia done dans ses manifes-
tations incontestables. Il vous déplait
qu'ellesemanifeste ainsi. Ala bonne heure,
combattez-la par ses propres armes. Nos
doctrines gagnent, notre enseignement
grandit; vous tremblez que l'opinion ne
nous revienne. Animez done la diseussion,
fortifiez la concurrence. On semble croire
que nous faisons bien: faítes mieux.


Non; le radicalisme a d'autres allures :
mort a la eoncurrence, silence a la dis-
cussíon; étouffement, ecrasement. Ce n' est
pas nouveau, mais encore une fois ce n' est
pas fiero


O radicalisme, tu te faches, done tu
as peur.


- Peur de quoi?
On montre nos éleves se heurtant a une


autre jeunesse sortie « des classes agrícoles




~o SUIS-JE FRANQAIS?


et populaires. »Quoi done 1 N'élevons-Mus
que des nobles? Mais vient a nous qui veut,
et il est tel de nos colleges ou, sur vingt
noms, on ne trouverait pas une particule.
Et quand meme?Nous reproche-t-onde
contribuer pour notre part á tirer de l' oisi..!
veté les fils de famille ? N ous reproche-t-oll
de les acheminer vers toutes les carrieres
ou ils rendentá l'égalité, á l'accessibmté
des ·emplois le pluspratique de tous rl~s
'hommages? J' ai oU1va st lá q u' on nous ren
faisait un mérite, et je cherche comment
:le patriotisme, comment la société moderne
pourrait nous en faire un crime. Si ce


:n'est pointlá travailler a l'unité moral e
de la France, je ·confesse n'y entendre plus
rien.


'On n'a pu d'aille.urs vouloir éxciter la
haine entre castes, comme s'il y avait des
castes en l'an de grace 18791 Oe que ron
redoute, e'est leconflit des opinions, le
ehoc des doctrines.Oe que ron voit avec




SUIS-J'E ,FRANQAI'S'! 91


ierreur,ce sont «·dans un prochain aV'enir,
,ces deux camps opposés l'un a l'autre dans
tous les·ordres d.e 'fonctions, dan s rarmée,
dans la magistrature, dansl'industrie, dans
.toute la vie civile.» Que,paI1le-i;-;on d'.ave-
'nir prochain? La chose n' est-elle pasdéja
.faite? Sans parodier la célebre phrase de
Tertullien sur les premiers fidél'es,je,pour-
rais dire que nos éleves sont un peu partout.
J'en vois dan s toutes les situations ou l'on
n'a besoin pour s'introduire que de travail
et de mérite. Eh bien! qui se plaint d'eux?
Qui les dénonce comma des artisans de
discorde? Vivent-ils parmi leurs colIegues
comme des barbares en pays conquis? Dieu
merci, la plupart d'entre eux restent fideles
a leurs principes, mais je ne sache pas
qu'ils les rendent intolérables.


A vrai dire, ce n'est point la ce qu'on
appréhende, e' est le contraire plutOt. Ils
pourraient, ces jeunes hommes, exercer
autour d' eux l'influence de la persuasion et




92 SUIS-JE FRANQAIS 1


de l' exemple; ils regagneraient peut-étre
quelques esprits a la cause conservatrice
et catholique, etalors, dit-on, « ce serait la
fin de la France, » et pour empécher la
France de finir, voiei des lois de proserip-
tion! •


O Jupiter, tu te faches, done tuastort.-
O radiealisme, tu proscris, done tu as
peur.




XIV


Aprés cela, parler liberté, quatre-vingt-
neuf et le reste, n'est-ce pas pousser un
peu bien loin le mépris de l'intelligence
fran<;aise? J'ai regret aux vieux augures
romains, assez candides encare pour ne
pouvoir se regarder sans rire.


Les príncipes de quatre-vingt-neuf! Mais
le plus pressé ne seraít-il pas de les dé-
fendre contre ces Messieurs? La loi Ferry




9i SUIS-JE FRANQAIS


ne viole-t-elle pas diversernent les ar-
ticles 4, 5; 11 et 17 de la Déclaration des
droits de l'hornrne? Vous, les tenants de
quatre-vingt-neuf, Messieurs? Vous, la re-
volution telle que vous l'invoquez? Mais
pas le moins du monde! L'ancien régirne,
dites-vous, pesait au no~ de l'État sur la
pensée; il écartait les doctrines en défa-
veur, non par la discussion mais par la com-
pression ou la suppression. Eh bien! qu'al-
lez-vous faire autre chose? Vous etes
rancien régirne au rebours.


La liberté! Il fait beau les entendre sur
ce ehapitre. Qui done songa a y toueher?
Eileest entiére, saoree, inviolable.... La:
liberté de eonseience. est entÍElr.e.. -
Qui, maisje.ne. puis sans excommunica-:-
tion civi~e' entrer dans un Ol'dre' approuv.é,
par l'Église catholique, et l'État.. pénetre:
dlóffrce.dans ma, eonscÍence pour.savoir: si
fai, ouí ou non, commis ce. crime; de lese-,
nation.




SUlS-JE F.RANQ;\lS?· 9:>.


Laliberté des peres de famille est entüke.
- Oui, mais seule~ent a domicile. - Des,
qu'elle s'aventure dans la rue, l'État l'ap-
préhende au corps. Un FranQais délegue
ti. M. Grévy sa part de souveraineté; iI ne
peut pas me déléguer hors de chez lui son.
alltorité de pere.


La liberté de l' enseignement est entiere.
- Ouí, et. ch¡;Jse admirable! moí-méme,
jesuite •. je puis endoctriner une famille,
une seule a la fois. Je puis' continuer a dé-
chirer: la France, pourvu que ce soit a huis
dos. et a petit bruit, comme précepteur ou.
répétiteur au cachet. Ne suis-je done plus
« essentiellement étranger » « prohibé par
« toute notre histoire? » ou bien Monsieur
J. Ferry a-t-il moins souci que je ne pen-
sais de l'unite morale du pays?


Quand le despotísme veut parler raison~
ü est trop juste qu'il déraisonne. Érostrats.
serait plaisant s~il n'avait la torche en
maín.




96 SUIS-JE FRANQA.IS ?


Mais ilra par aventure, et la main lui
démange. Il veut ince,ndier la maison.
Pourq uoi? - paree qu' elle est batie sur
deux plans et en deux styles.


Voila l' équivalent pratique de ce formi-
dable argument des deux Frances. Voila ou
se traduit le beau prétexte de l'unité mo-
rale. De loin, le fantOme séduit ou inquiete,
De pres, il ne séduit plus : il épouvante,
mais dans un tout autre sens et pour un
tout autre motif.


On a comparé certains morceaux de lit-
térature malsaine a ces flaques d'eau que
ron trouve c¡a et la dans la region du Nil :
bords verdoyants, surface limpide et enga-
geante; mais n'approchez pas ; uncrocodile
est au fondo C'est bien l'argument des deux
Frances. Bonne politique, patriotisme,'
croyez-vous peut-étre. Mais voyez done!
Tout revient a cette formule simple, com-
mode, radieale : « Vous n' étes pas de mon
avis; done je vous óte la parole. »




SUIS-JE FRAN~lS r


Et roa grande raison.
C'est qM je m'appella Lion .....


au moins jusqu' aux élections prochaiuéS.
L'unité nationale ainsi entendue, o'est en


logique toute dissidenee étouffée par la
force, toute minorité réduite au silenee
touie doctrine baillonnée, toute liberté
d' opinion mise a néant; e' est le libéralisme
offioiel démenti; e'est quatre-vingt-neuf,
au moins le quatre-vingt-neuf dont on fait
gloire, rayé d'un trait de plume avec tout
ce que ron nomme principes modernes,
conquétes modernes, _soeiété moderne;
e' est rancien régime, au sens eourant,
au sens odieuxilu mot; e'est le Césarisme
tout eru, la tyrannie d'État toute pure se
produisant avee une effronterie nalve et
aeeueillie de plusieurs avec un aveugl~­
ment qui fait trembler. L'unité morale de
la Franee s'appelait en quatre-vingt-treize
l'indivisibilité de la république et menait


7




98 SUIS-JE FRANQAIS?


les gens par charretées a l'échafaud. Au-
jourd'hui tel député, tel sénateur délibere
de proscrire l'enseignement catholique de
par l'unité morale de la France. J e voudrais
étre bien sur que, dans quelque deux ou
trois allS, le meme argument ne le menera
point a N ouméa ?




xv


Rentrons en nous-meme. Je crains de
ressembler ala pénitente qui va des péchés
d'autrui se vanter a confesse .
. J'avais entrepris de m'examiner, et il me
semble que e' est un peu le prochain que
j' examine. On pourraít dire a ma décharge
que, puisque le prochain m'attaque, il fallait


. bien le regarder en face. Et n'aurais-je
poirÍt d'ailleurs la partie belle, si d'apolo-




100 SUIS-JE FRANQAIS!


giste, je me faisais accusateur ou satirique 1
Négligeons cette part de nos avantages.
Comme il y a encore quelque bon sens et
quelque générosité en France, 11 ne man-
quera pas de FranQais pour rire ou pour
s'indigner. Mon role est autre. Je m'inter-
roge, je me discute. Achevons en relevant
les résultats de la discussion.


Professeur et pretre, rai conscience
d'avoir parlé, agi, vécu dans mon humble
sphére pour reconstituer l'unité morale de
la France, la seule unité que j' estime pré-
cieuse, l'unité dans le vrai et dans le juste,
tels que me les montre l'Église catholique
dont jesuis l'illdigne instrumento


J'ai enseigné, rai preché, Don cequi
sépare. mais ce qui rapproche; non les op~­
nions de ce partí ou de cet autre, mais las
principes sociaux dl.l Christianisme. J·e u'ai
pas a. me reprochar d'avoir quitté jamais
'ces reglODs plus ha.utes que les orageset
-ou peuve:o.t S8 reucontrerpaeifiquement




(SUlS.JE FRANQAIS? Hll


IDUS les adversaires politiques, a la
seule condition d'étre chrétiens, souvent.
méme a la seule condition de n'étre pas
impl~.


J e n'ai envoyé penonne en guerre eontre
la Sóciété moderne; je n'y suis point allé
moi-méme, que je sache; a moins que l'on
ne déclare la guerre a la Société moderna
identifiée a la révolte contre la reli:gion
de la majorité des Franc;ais; s'il en était
ainsi, je n'aurais plus rien a dire pour ma
dMense, on pIutót, je n'aurais plus a me
défendre, mais a remercier Dien et a me
glorifier en lui.


Je crois que l'égolsme divise, que l'am-
bition divise, que l'inté~ét matériel divise,
que l'immoralité divise; je crois que le
seepticisme et le matérialisme divisent en
autorisant l'égolsme. Je erois que la paix


. intérieure et le patriotisme n'auront jamais
de pires ennemis. J'ai done lutté contre
tontes ces ehoses et voila pourquoi je




102 SUIS-JE FRANQAIS?


m' estime serviteur, serviteur obscur mais
Joyal, de l'unité morale du pays.


Et, ce que j'ai fait, je continuerai de le
faire tant que l'iniquité, légale ou non, ne
m'aura point garrotté ou baillonné ou
exilé. Serviteur du vrai et du juste, on
m'avertit de me dire et de me juger· un
serviteur inutile; je le sais : le vrai, le
juste, la foi, peuvent se passer de mes
pauvres services ; je ne l'oublie pas. Mais
la France ne peut point se passer de ce vraí,
de cejuste, de cette foí que j'ai cependant,
pour ma chétive part, l'insigne honneur de
représenter devant elle. Si la France veut
rassembler ses lambeaux, si elle veut
refaire son unité morale, et ces·ser d' etre
une proie a tout envahisseur du dedans
ou du dehors, qu' elle ne laisse point frapper
dans la personne du maitre catholique, le
príncipe me me de la réconciliation et de
l'unification a venir. Si elle y consentait
pour une heure, le maltre catholique se




SUIS-JE FRANQAIS? 103


tairait, il s'en irait peut-etre ; mais le cceur
lui manquerait pour secouer au départ la
poussiere de ses pieds. Tres calme et tres
fier quant a lui-meme, il n'emporterait
qu'une douleur, mais une douleur oa ses
ennemis ne sauraient rien co~prendre, la
nouleur des ames compromises et de l'unité
morale de la France plus que jamais en
péril.






XVI


Car enfin, s'imaginent-ils la refaire?
Quoi! cette mort violente de la liberté des
dodrines est un holocauste nécessaire
mais efficace a l'unité! Quoi! il Y a deU1
Frances paree que j'enseigne, et il n'y e.Il
aura plus qu'une, des qu'on m'aura fermé
la bouche! Quoi! pour peu que 1'0n m'im-
pose sUence, il n'y aura. plus de France
couservatrice ni de. France radicale ; il n'y




106 SUlS-JE FRANQAIS?


aura plus la France de M. Godelle et celle
de M. Blanqui, sans parler de tant d'autres!
Est-ce sérieux?


Voici qui l'est davantage. En m'excom-
muniant de la liberté commune, préten-
dent-ils tuer l'enseignement catholique,
oui ou non?


« Non, disait a Épinal Monsieur le Mi-
nistre de l'Istruction publique, l'ensei-
gnement catholique est libre; les Freres
de la doctrine chrétienne sont libres - et
les conseils municipaux aussi, peut-étre !-
le clergé séculier, le vrai clergé fran<¡ais
est libre ..... »


Soit; mais alors l' ceuvre est manquée;
onn'arien fait, les deuxFrances subsistent
et continuent de grandir cOte a cóte. Ont-
ils espéré que le clergé séculier, demeuré
libre, formera des Fran<¡ais selon leur
cceur? Ou prennent-ils le droit de lui faire
cette injure? Et quelle idée en ont-ils, du
reste? Naguere un ministre s'imaginait




SUIS-JE FRANQAIS? 107


réduire au silence un éveque en faisant
sonncr haut je ne sais quels avantages
budgétaires ; et voici qu'un autre ministra
semble offrir au clergé sa protection contra
notre concUJ'rence. Mieux vaut taire ici
ce que j'éprouve; aussi bien me sais-ja
compris par tout homme de foi ou seule-
ment de gotit.


Mais enfin qu'ils l'entendent. S'ils n'ont
pas résolu de tuer l'enseignement catho-
lique, il faut qu'ils se résignent a voir
coexister deux Frances; - s'ils n'en
veulent qu'une. la leur, il faut qu'ils en
finissent, non pas avec les Jésuites seuls,
mais avec tout l'enseignement catholique.
Les Jésuites écartés, la France catholique
demeure, . mutilée peut-etre, - on nous
fait l'honneur de le croire - mais vivante,
mais forte de toute la force naturelle et
surnaturelle que la persécution donne a la
vérité. Champions de l'unité radicale, vous
n'.aurez pas tout gagné a cette affaire




lOS ~UrS-JE FRANQAIS 1


Cl'aTant-gard~. La grande arm.ée de la
France catholique reste debout. C'dst elle
qu'il s'agit d'abattre, et c'est déja bien elle
que vous visez.


ns protestent mais qui voudra les en
croire ? L' épiscopat tout entier l' affirme, le
elergé 1'affirme, le peuple cath-oliqua ds
France 1'affirme, la presse étra~gere
l' affirme ; le11rs amis l' affirment. Cela étant.
niez tant qu'il vous plaira.


e'ast done la persécution qui s'annoncs,
le culturkampf qui commence et c'est
l'unité morale de la France qui doit en
sortir!


Loi d'union, loi de concorde, sans donte !
Mais la plus vulgaire politique redoutG


les querelles religieuse comme un suprema
pkril. N'importe ; on va t6ut d'abord mettra
au vi! ce point délicat et douloureux entre
tous. Étrange conseilIere que la haine! On
veut unir et l'on va mettre contre soí pOUI'
jamais, et on va rendre irreconciliable.




SlJIS·JE FRANllAIS?


-quoi? una opinion; un partí? - Non, la
conseience du pere de familIa catholique!


La conscience du pere de familie catho-
lique! Vous ne savez pas ce que e'ast et Je
le déplofe; mais enfin l'on n'est homme
-d'Éi;at qu'a la condition d'ent~er en idéa
dans les sentiments qu'on ne partage pas
¡¡oi-meme. Avant de la désoler, cetta con-
science, avant de l' armer a. jamais contre
vous, essayez done de la comprendre.
Vous etes peres. Que diriez-vous & qui
menacarait l'héritaga ou la vie de vos en-
íants ? Eh bien! pour le pere catholique,
-vou.s menacez bien autre chose. La con-
'sciance du pere eatholíque, veut-on l'en-
~ndre parlar elle-meme r


En 1849; un pe re defamillese rencontrait
dans un cnateau de la Seine-Inférieure
avec un jeuna homme, brillant lauréat
des grands coneours, mais eompromis a la
suite de Ladru Rollin at réfugié la, en
province, ehez ~ auciell <:ompagnon d'é-




no SUIS-JE FRANQAIS?


iudes. La conversation fut longue; le réfu-
gié la résuma de la sorte : «N ous autres
Socialistes, nous n'avons qu'un seul
ennemi, et cel ennemi c'est le catholi-
cisme (1). »A quoi il ajouta pour bien pré-
ciser la pEmsée : « Quand nous irons
demander 50,000 {rancs a un bourgeois
qui en a 100,000, il les donnera pour
sauver les 50,000 autres; mais quand
nous irons demander a un pere sincere-
ment catholique de nous livrer son
,en{ant pour le {aire instruire selon nos
'Vues, alors nous aurons de la résistance
et de la résistance jusqu'au sango -
Soyez-en súr, l'épliqua l'interlocuteur I car
je suis pere et catholique, etsi vous veniez
me demander mon fils pour le {ormer a
'Votre école, ou vous me casseriez la téte
ou je vous la casserais. - Je le crois. »
fut-il répondu.


. l. Le eléricalisme, vaila l'ennemll




SUIS-JE FRANQAIS? 111


J e cite et j' en ai le droit. Le catholique
était mon propre pere et le réfugié a depuis
lors fondé la ligue d'enseígnement, il
s'appelle M. Jean Macé. S'il conteste ces
paroles, je le renverrai a l'interlocuteur
dont je transcris les souvenirs:


Quelques mois apres cette rencontre
je partais pour Brugelette. Je sais déja plus
d'un pere de famille qui a dit a son fUs :
« Si l'enseignement catholig:ue s'ex~le,
tu le suivras.»


Apaisement! concorde! unité morale de
la France!






XVII


Veulent-ils savoir ce qu'ils obtiendront
ainsi? J e le trouve dan s une page d'his-
toire bien vieille, dans une page de la Bible
mais ou M. Ranan lui-meme n'aurait rien
a reprendre, car il n'y a pas ombre de
surnaturel.


Un successeur d' Alexandre, un roi de
. la Syrie grecque, Antiochus dit l'Illustre,


était devenu suzerain de la Judée. Or,
8




114 SL'IS-JE FRANgAIS?


d'apres la chronique du temps : II écrivit
par tout son royaume QUE LE PEUPLE EUT
A SE FAIRE UN, et que chacun eut a lais-
ser la ses {r'aditions particulieres (1).


Et eomme l'édueation publique est la
elef de l'avenir, deja l'on avait eonstruit
a Jerusalem un gymnase - un college -
a lagreeque (2), a la pa'ienne, par eonse-
quent. Bientót par la force des ehoses,
d'autres innovations suivírent; le culte na-
tional fut prohibé, l'idolatrie imposée
d'offiee. Ne fallait-il pas que le peuple se
tU un?


Que pensera-t-on de ce roí d'aneien
régíme? Rabile homme, en gout de symé-
trie politique et de eentralisation adminis-
trative, qui disait en gree : « Il y a deux.


l. Et sc,.ipsi! ,.ex A'ntiochus omni ,.egno suo, ut esset
omnis populus unus ct ,.elinque,.et unu. quisque legern
suam. (1. MACHAB. l. 43.)


2. Et cedijicave,.um gymnasium in Je,.osolymis secundum
16ges nationum. (1. MACIIAB. I. 15.).




SUIS-JE FRANQAIS? mí


Syries et je n'en veux qu'une. » N'est-ce
pas bien cela?


Et qu'en advint-il? D'abord on émigra.
Jérusalem devint un repaire d'étrangers,
étrangere elle-meme a ses propres fils (1).


Apres l'émigration on eut le martyre;
apres le martyre la guerre civile. En fin de
compte, A':ltiochus l'Illustre y perdit la
Judée; ce fut tout.


De quand date cette histoire? D'hier?
d'aujourd'hui? de demain ?


Voila l'unité morale par la contrainte,
l'unité nationale par l'écrasement de la
liberté religieuse. Voila l'argument des
deux Frances, tel que le radicalisme l'en
tend et veut l'appliquer.


Dira-t-on que je menace, que j'ex~te a
la haine, que je souffie a la guerre civile ?
Je ne ne menace pas, j'avertis ; je n'excite


1. Et (t<-ge,.t<-nt habita/o"es Jert<-sakm p"opte,. eos, et
(acta est habitatio exte,.o,.um, el (acta est exle,.a semini
SUD, et nati ejus ,-eliquerunt eam. (1. MACHAB. I 40.)




116 SUIS-JE FRANQAIS?


pas a la haine, je me défends ; je défends le
le pays contre elle; - je ne souffle pas la
guerre civile; je la prévois et je la prédis ;
on veut poser la cause, j'annonce l'effet,
je le lis tout haut dans l'histoire,


Aussi bien ce n'est pas moi qui la ferai,
ni mes éIElVes, ni les catholiques, cette
guerre civile que 1'on ose bien donner
comme le résultat de notre enseignement.
Si ron nous croyait gens a la faire, on
serait moins hardi peut-étre.


Non, cette guerre civile, nos éleves ne
la commenceront ni ne la provoqueront,
vous le savez bien; et quant a nous, leurs
maitres, la France n'a pas oublié ce que
nous faisons en guerre civile et ce qu'on
fait de nons.


Non, cette guerre civile dont nons
n'avons point parlé les premiers, les pro-
scripteurs de 1'enseignement catholique se
la feront entre eux, forcément, fatalement,
prochainement, si Dieu ne les arréte. Le




SUIS-JE FRANQAIS 111


radicalisme la porte dans ses flanes; elle
éclora quand il aura tué les dernieres
force s conservatrices. S'il l'ignore, il
ignore tout.


Et la persécution religieuse, la persécu-
tion complete, radicale, atteignant, non
plus les Congrégations dites « prohibées »,
mais le clergé séculier, le« véritable clergé
frangais (1) » proscrivant non plus le libre
enseignement catholique mais tout le ca-
tholicisme ensemble; déchirant le Concordat
et mettant toute conscience frangaise entre
la légaJité et l'apostasie, cette persécution,
vous n'y croyez pas ? vous ne la ferez pas?
vous ne la voulez pas ?


Eh bien! ou vous en viendrez a la vou-
loir ou vous la décreterez malgré votre
volonté meme, ou vos successeurs la déc:,e-
teront en invoquant vos principes et en se
réclamant de vous. Est-ce que la logique


1. Discours de M. J. Ferrya Épinal.




118 SUIS-JE FRANQAIS?


s'arrete? Est-ce que la passion s'arrete?
Dans son exposé des motifs, monsieur le
Ministre de l'Instruction publique a écrit,
- sans le savoir peut-étre, - les consi-
dérants de la future constitution civile du
clergé. Quand il parle d'unité morale du
pays, quand il exploite l'argument des deux
Frances, il pose - sans le savoir peut-étre
....:.. le principe de la future persécution.


Vous aurez deux Frances tant que vous
n'aurez pas mis a neant la France conser-
vatrice, tant que vous n'aurez pas tué le
catholicisme. 1mpossible de ne pas essayer.


Mirabeau disait : 1L FAUT DÉCATHOLISER
LA FRANCE. Monsieur Blanqui veut, dit-on,
la déchristianiser. Monsieur le Ministre
de l'1nstruction publique parle de refaire á
sa fagon l'unité nationale. - C'est la meme
pensee avec la logique ou la hardiesse en
moins,




SUIS-JE FRANQAIS ? 119


Un dernier moto
J e voudrais reconstítuer en France l'una-


nimité chrétienne, en persuadant ceux. de
mes compatriotes qui ont le malheur de
n'étre plus chrétiens.


Monsieur J. Ferry veut consommer en
France l'uniformité radicale en me faisant
taire de force.


Qui de nous deux. est le meilleur Fran-
<¡ais?


G. LONGHAYE
PRETRE DE LA COMPAGNIE DE JÉsus.


École libJ'e de Saint-Joseph, Poitiers.


Paris. - J. Mersch. impr,o 33, boul. d'Enfer.