DE LA FRANCE
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DU GOUVERNEMENT


DE LA FRANCE


ET DU MINISTÈRE ACTUEL.


DEPUIS LA RESTAURATION,


il





• •






DU GOUVERNEMENT


à — . A


DE LA FRANCE


CET OUVRAGE SE TROUVE


A PARIS


CNEZ BAUDOUIN frères , rue de Vaugirard, N°. 36;


IVIONGIE, boulevard Poissonnière, N°. 18 ;


BOSSANGE frères, rue Saint-André-des-Arts;


ET A LONDRES,


MAnTis BOSSANGE et compagnie, 14. Great Mari-
borough street.


DEPUIS LA RESTAURATION,


ET DU MINISTÈRE ACTUEL;


PAR F. GUIZOT.


< II y a plaisir d'are dans un vaisseau
bat tu de l'orage , lorsq tt'snit est assuré
qu'il ne p&ira


PelLSà$ de Paseal, t. 2, p. 225, édit .
de P. Didot. )


IMPRIMERIE DE FAIN , PLACE DE L'ODÉON.


PARIS,
A LA LIBRAIRIE FRANÇAISE DE LADITOCAT,


ÉDJT EUE DES FASTES DE LA GLOIRE ,
PA LAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS, 201. 197 ET 198.


M. DCCC. XX.




fg, . —


PRÉFAti
LES ministres ont cru devoir proposer au
Roi d'éloigner quelques hommes de son
conseil. J'ai partagé , avec plusieurs de
mes amis , l'effet de cette mesure. Je res-
pecte la volonté du Roi et ne mc plains
point du ministère. Ceux qui liront cet
écrit penseront peut-être qu'ayant tou-
jours professé les sentimens qui s'y ren-
.contrent, je n'ai, en effet, nul droit de me
plaindre. A Dieu ne plaise qu'une situa-
tion différente apporte quelque change-
ment dans ma conduite ou dans mes
idées ! je ne cesserai d'y veiller. Je sais la
faiblesse humaine et ne m'en crois point à
l'abri. Mais il est simple qu'ayant Mimé
assez hautement le système du ministère
pour qu'il ait voulu me séparer compléte-
ment de son administration , j'éprouve le
besoin de faire connaître toute ma pensée,
que je désire même de la faire partager.
Dire au public et au pouvoir ce qu'on
juge la vérité, c'est; clans tous les temps
un devoir de l'honnête homme ; mainte-




4-
ij


nant; c'est de plus un droit du citoyen.
Lorsque j'étais en fonctions , j'ai rempli
le devoir ; ce qui m'est arrivé le prouve
peut-être; aujourd'hui j'use du droit. Je
pourrais dire que je crois 'encore m'ac-
quitter d'un devoir. Mais je n'attache point
à ce que je puis faire mie telle importance,
et ce n'est pas de moi qu'il s'agit. .


Je n'aurais même point parlé de ce qui
me touche si je ne savais que les ministres
ou leurs amis ont h-ianifesté quelque sur-
prise de ce que je me proposais d'écrire.
_C'est trop méconnaître , ce me semble ,
la nature de notre gouvernement. Les
hommes ne s'y vouent point aux hommes.
Ils se rangent sous la bannière de certains
principes et de certains intérêts généraux
qu'ils ne doivent pas cesser de défendre,
quand ils ont une fois embrassé leur
cause. Je crois ces • principes offensés et
ces intérêts compromis par la conduite
du ministère. Il sait que je le pense. Peut-
il s'étonner que je le dise? Si , en entrant
dans les affaires , j'avais dii contracter
l'obligation de parler ou de me taire au
gré d'un ministre, j'y serais demeuré con-


iij
stamment étranger. J'ai peine à supposer
que les convenances de la retraite soient
plus sévères. En voilà assez, et peut-être
trop, à ce sujet.


Quant à l'ouvrage que je publie, je
n'ai rien à en dire. J'ai voulu être toujours
sincère, sans jamais cesser d'être juste.
Non que je me sois flatté, en cherchant
la justice, de ne pas offenser des hom-
mes, mais par respect pour la justice
même qui fait partie-de la vérité.


J'ai seulement cieux explications à don-
ner.


En disant que , depuis l'origine de
notre monarchie, la lutte de deux peuples
agite la France, et que la révolution n'a
été que le triomphe de vainqueurs nou
veaux sur les anciens maîtres du pouvoir
et du sol, je n'ai point entendu établir
une tiliatiorr historique, ni supposer que le
double fait de la conquête et de la ser-
vitude s'était perpétué, constant et iden-
tique , à travers les siècles. Une telle
assertion serait évidemment démentie
par les réalités. Dans ce long espace de
temps, les vainqueurs et les vaincus, les




TABLE


DES CHAPITRES.


p RÉFACE . ,
Pagcei


I


CHAPITRE PREMIER.


Changement de position.
CHAPITRE II.


De 1814 à 18->o
4 CHAPITRE III.


De 182o, et du ministère actuel


CHAPITRE IV.


État de la question
CHAPITRE V.


De la révolution
CHAPITRE VI.


De la contre—révolution


CHAPITRE VII.


De la légitimité
CHAPITRE VIII.


Que le ministère actuel ne saurait subsister


,4•


9


95


136


138


168


20


213


as, ,,,,,, svi ,,,,,,,,,,,,,, -es+ vt
ol Mn St,


pour alliée, et l'ancien régime pour ad-
versaire , tant que l'ancien régime con-
servera quelque espérance. C'est par
ses tendances et ses effets . , non par
son titre et ses paroles , que le gouverne-
ment de la charte se fait reconnaître.
Nul homme sensé ne peut croire que le
ministère actuel soit dans la même situa-
tion et poursuive la même route que le
ministère de 181 9. L'un marchait au
gouvernement de la charte ; l'autre se
débat sous le joug de la contre - révolu-
tion.


Enfin, ai -je besoin de prévenir que,
dans tout ce que j'ai pu dire , c'est uni-
quement des ministres que j'ai pu et
voulu parler ? Personne ne respecte plus
que moi la doctrine constitutionnelle qui
arrête sur le ministère . la critique comme
la responsabilité. C'est le gage de notre
liberté aussi -bien que de notre repos.
L'honneur et la paix de notre avenir dé-
pendent de sa rigoureuse observation.


Paris , le 28 septembre 182o.




3267J
CHAPITRE IX.


De l'état actuel de la France envers l'Europe, et de
l'Europe envers la France 241


CHAPITRE X.


De l'influence des chambres sur la chute et la forma-
tion des ministères


281


FIN DE LA TABLE.


DU GOUVERNEMENT


DE LA FRANCE
DEPUIS LA RESTAURATION,


ET DU MINISTÈRE ACTUEL


,,,,,,, SI" S•YYn •S ‘1,S,A S‘a


CHAPITRE PREMIER.


Changement de position.


EN donnant la charte à la France , le roi
adopta la révolution. Adopter la révolution,
c'était se porter l'allié de ses amis, l'adversaire
de ses ennemis.


Je me sers de ces mots parce qu'ils sont clairs
et vrais. La révolution, a été une guerre, la
vraie guerre , telle que le monde la connaît
entre peuples étrangers. Depuis plus de treize
siècles la France en contenait deux, un peuple
vainqueur et un peuple vaincu. Depuis plus de
treize siècles le peuple vaincu luttait pour se-
couer le joug du peuple vainqueur. Notre his-
toire est l'histoire de cette lutte. De nos jours




2


une bataille décisive a été livrée. Elle s'appelle
la révolution.


C'est une chose déplorable que la guerre
entre deux peuples qui portent le même nom ,
parlent la même langue, ont vécu treize siècles
sur le même sol. En dépit des causes qui les
séparent, eu dépit des combats publics ou se-
crets qu'ils se livrent incessamment, le cours
du temps les rapproche, les mêle, les unit par
d'innombrables liens , et les enveloppe dans
une destinée commune qui ne laisse voir à la
fin qu'une seule et même nation là où existent
réellement encore deux races distinctes, deux
situations sociales profondément diverses.


Francs et Gaulois , seigneurs et paysans ,
nobles et roturiers , tous , bien long-temps
avant la révolution , s'appelaient également
Français , avaient également la France pour
patrie.


Tuais le temps qui féconde toutes choses ne
détruit rien de ce qui est. Il faut que les germes
une fois déposés dans son sein portent tôt ou
tard leurs fruits. Treize siècles se sont employés
parmi nous à fondre dans une même existence
la race conquérante et la race conquise , les
vainqueurs et les vaincus. La division primitive
a traversé leur cours et résisté à leur action. La
lutte a continué dans tous les âges, sous toutes


5
les formes, avec toutes les armes; et lorsqu'en
1 789, les députés de la France entière ont été
réunis dans une seule assemblée, les deux peu-
ples se sont hâtés de reprendre leur vieille que-
relle. Le jour de la vider était enfin venu..


Ce fait domine toute notre situation. J'y re-
viendrai plus tard. Je ne le rappelle en ce mo-
ment que pour caractériser avec vérité l'oeuvre
de la charte, pour bien déterminer la position
que prit le roi en nous la donnant.


Le résultat de la révolution n'était pas dou-
teux. L'ancien peuple vaincu était devenu le
peuple vainqueur. A son tour, il avait conquis
la France. Eu 1814 il la possédait sans débat.
La charte reconnut sa possession, proclama que
ce fait était le droit, et donna au droit le gou-
vernement représentatif pour garantie.


Le roi se fit donc, par ce seul acte, le chef
des conquérans nouveaux. 11 se placa dans leurs
rangs et à leur tête , s'engageant à défendre ,
avec eux et pour eux , les conquêtes de la ré-
volution qui étaient les leurs.


La charte emportait, sans nul doute, un tel
engagement , car la guerre allait évidemment
recommencer. 1.1 était aisé de prévoir que le
peuple vaincu ne se résignerait point à sa dé-fla itec.on tiCdei noi'test pas qu'elle le réduisit à subir


qu'il avait imposée jadis. Il re-




4
trouvait le droit s'il perdait le privilége, et en
tombant de la domination il pouvait,se reposer
dans l'égalité. Mais il n'est pas • donné à de
grandes niasses d'hommes d'abdiquer ainsi la
faiblesse humaine, - et leur raison demeure tou-
jours bien loin en arrière de la ilYieessité. Tout
cc qui conservait ou rendait aux anciens pos-
sesseurs du privilége une lueur d'espérance ,
les devait porter aussitôt à tenter de le ressaisir.
La restauration ne pouvait manquer de pro-
duire cet effet : d'abord parce qu'elle était la
restauration , ensuite parce qu'elle rétablissait
la liberté.


Je n'ai pas besoin d'insister sur le premier
fait. Le privilége avait. entraîné le trône dans
sa chute ; il devait croire qu'en se relevant ,
le trône le relèverait. Comment n'en dit - il
pas eu l'espoir ? La France de la révolution en
avait la crainte.


Mais quand les événemens de r8 i4 n'auraient
pas amené la restauration, quand même la charte
nous Rit venue d'une autre source et par une
autre dynastie , le seul établissement du sys-
tème représentatif, le seul retour de la liberté,
auraient remis en lumière et rappelé au combat
l'ancien peuple , le peuple du privilége. Ce
peuple existe au milieu de nous ; il vit , parle,
circule, agit, influe d'un bout de la France à


5
l'autre. Décimé et dispersé par la Convention ,
séduit et contenu par Buonaparte , dès que la
terreur ou le despotisme cesse (et pi l'un ni
l'autre n'est durable) , il reparaît ; prend sa
place et tr,;vaille à recouvrer celle qu'il a per-
due. Ce phénomène n'est pas nouveau ni subor-
donné à la présence de telle ou telle dynastie.
L'Angleterre a chassé les Stuart et appelé sur
leur trône un prince étranger. Les Jacobites
sont restés ; ils ont continué de former un •
parti ; ils ont usé de la liberté de la presse, du
droit d'élire; ils ont siégé clans le parlement;
et pendant soixante ans , le gouvernement ,a
été occupé à s'en défendre. La même nécessité
est attachée à notre situation. Nous avons vaincu
l'ancien régime ; nous le vaincrons toujours
-mais long-temps encore nous aurons à le com-
battre. Quiconque veut en France l'ordre con-
stitutionnel , des élections, des chambres, une
tribune, la liberté de la presse, toutes les li-
bertés publiques , doit renoncer à prétendre
que , dans cette révélation continuelle et si
animée de toute la société , la contre-révolu-
tion demeure muette et inactive.


Telle fut donc, après 1814, la situation gé-
nérale des choses : les deux peuples remis en
présence; l'un, fort de son immense victoire,
de la charte qui la consacrait, du roi qui,




6
lui donnant la charte, s'était donné à lui ;
l'autre, puisant, dans la restauration, une espé-
rance secrète, dans la charte, la parole et
l'action.


De 1814 à 1820, malgré tant d'événemens,
d'oscillations , d'erreurs, de fautes , cette si-
tuation n'a pas changé. Le gouvernement ,
quelque incomplète qu'ait été sa conduite,
quelques reproches qu'il . ait pu mériter, a con-
stamment fait la guerre avec et pour la France
de la révolution , contre le parti ennemi. ne-
garde-ton aux personnes ? Plusieurs ministères
se sont succédés ; ils sont tombés sous l'accusa-
tion de ne pas faire cette 'guerre avec assez
d'habileté ou d'énergie, et on leur a cherché
des successeurs qui la sussent mieux soutenir.
Chaque ministre remplacé , chaque ministère
nouveau a été un progrès dans cette cause. Ce
fait évident suffit pour attester la direction.
S'agit-il des choses? Pas une grande mesure de
gouvernement, pas une grande loi qui n'ait
été dirigée contre le retour de l'ordre ancien
et au profit de l'ordre nouveau ; l'ordonnance
du 5 septembre 1816,• la loi des élections, la
loi du recrutement, l'ordonnance du 5 mars
1819, les lois de la presse. Enfin la constante
animosité du parti de l'ancien régime contre
l'administration , durant cette époque, en in-


7
Bique clairement la tendance. Je sais tout ce
qu'on peut dire d'autre part, et je le dirai; il
faut bien qu'on n'ait pas fait tout ce qu'il fal-
lait faire, puisqu'enfin on ne s'est pas maintenu.
Toujours est-il que, jusqu'en 18,2o , le gou-
vernement a vu ses alliés dans le peuple de la
charte, ses adversaires dans le peuple du pri-
vilége.


En 1820 s'est opéré le grand changement,
le seul changement fondamental qui ait eu lieu
depuis six années. Un ministère est tombé sous
les coups de la contre-révolution; un ministère
nouveau s'est formé par son influence et à son
profit. Le pouvoir a subitement cherché et
trouvé un autre camp , d'autres amis. Ou sait
d'où' ils viennent ; c'en est assez pour savoir
où ils vont.


Voici donc la situation comparative dans sa
nue et complète vérité. Jusqu'en 1820, dans
le conflit inévitable des deux peuples, le gou-
vernement se rangeant avec le peuple de la
révolution , a essayé de le conduire à l'affer-
missement de l'ordre constitutionnel et du
trône légitime. Aujourd'hui le gouvernement,
placé dans les rangs de la contre-révolution,
entreprend sans doute d'accomplir avec elle le
même dessein.


On voit que je n'accuse ni les intentions, ni




8
le but. Je décris la marche et raconte des faits.


Comment s'est produite une évolution si
complète? Quelles causes l'ont amenée? Quels
symptômes la révèlent? Quels en pourraient
être les effets? Quelle résistance, quels remèdes
y doivent être apportés?


Pour résoudre de telles questions, et en pres-
sentir les conséquences, je suis obligé de re-
prendre quelques faits.




9
,,,,,,, 1 •


CHAPITRE II.


De 1814. à 18.2o.


J E ne dirai rien de l'année 1814. C'est une
époque vague , molle, sans caractère. L'an-
cienne et la nouvelle France n'y sont point
venues aux mains. Étonnées de se retrouver en
présence, elles s'observaient, se tâtaient et
se séparaient peu à peu, plutôt comme étran-
gères que comme ennemies. Rien, dans leurs
premières relations, ne parut fort et sérieux,
quoique tout fût grave par ses conséquen-
ces. Des prétentions ridicules , des vanités
susceptibles , des espérances incertaines , des
méfiances puisées dans les souvenirs du
passé plutôt que dans les agressions du pré-
sent , c'est là ce qui se rencontrait , se heur-
tait , se froissait chaque jour. Il en résul-
tait de l'humeur et une sorte de déplaisance ré-
ciproque , plus que de la colère. Un ministère
incohérent , sans système , plus inquiété par
de petits débats intérieurs que par de grandes
influences publiques ; la bonne foi suspecte ,
non à raison d'actes menacans , mais par un




0


I 0


sentiment secret de l'irrésolution et de l'im-
puissance; une chambre des députés, faible,
timide, ignorant sou importance et comme
surprise de sa liberté ; un peuple stupéfait,
pour ainsi dire , d'avoir passé tout à coup du
régime le plus agité à un état si tiède , et en-
core tout ému de l'action pesante du despo-
tisme , doutant presque de la réalité d'un gou-
vernement si inaperçu ; des ambitions indivi-
duelles cherchant leur point d'appui dans d'obs-
cures intrigues ou des relations privées, plutôt
que dans les sentimens ou les intérêts généraux;
nulle action tant soit peu énergique du pouvoir
sur la société ou de la société sur le pouvoir;
un réveil lent , partiel et douteux des esprits ;
un bonheur chargé d'inquiétudcs et de périls ;
une liberté entière, mais sans confiance ; enfin
( qu'on me passe l'expression ), un rappetisse-
ment universel et subit des événemens , des
émotions , des existences , des personnes , des
choses ; tel est l'aspect que cette époque nous
a offert.


Le 20 mars éclata au milieu de cette atonie
générale. C'est un événement immense. Ihio-
naparte en est le plus petit côté ; il n'a servi
qu'à le faire. A peine consommé, le 20 mars
porta dans son sein tout autre chose que les des-
tinées de son auteur.


L'Europe ne voulait
zt




pas et ne devait pas vou-
loir de Buonaparte. La France le savait et ne
soutint que faiblement l'armée elle-même in-
certaine. La question de l'homme fut vidée en
un jour. La seconde restauration eut lieu ; alors
reparut la grande question, la lutte de l'ancien
régime et de l'ordre nouveau. L'oeuvre vérita-
ble et féconde du no mars est de l'avoir relevée.


La contre-révolution n'aura jamais une si
belle chance. Le mouvement révolutionnaire
des cent jours , tout impuissant qu'il avait été
au fond , n'avait pas laissé d'effrayer l'Europe
et la France elle-même. Ceux qui l'avaient se-
condé ou approuvé en étaient honteux, surtout
depuis le mauvais succès. Il y a de plus, clans la
nature morale de l'homme, quelque chose qui,
en dépit de tous les intérêts , réprouve la dé-
loyauté, et se refuse à croire que ce qui l'explique
la justifie. Les quinze jours qui précédèrent . le
20 mars en avaient offert de déplorables exem-
ples ; et les patriotes sincères qui admiraient le
plus, et avec raison, le courage de Waterloo,
éprouvaient un juste et pénible embarras au
souvenir de ces premières défections, qu'au-
cune tyrannie n'avait provoquées. Cela est si
vrai qu'en écrivant ceci, et en l'adressant aux
amis de la cause nationale , je ne crains pas
qu'aucun d'eux me vienne démentir. Enfin l'in-




1 2


vasion elle-même, toutes ses calamités , le
poids des tributs, étaient autant d'amies que la
contre-révolution pouvait retourner contre le
20 mars, Buonaparte et ses adhérens , réels ou
prétendus.


Cependant, après le'retour du roi , le mou-
vement .contre - révolutionnaire ne fut pas ,
comme on Sait , le premier à éclater. L'é-
tonnante facilité avec -laquelle s'était opéré
le 20 mars avait profondément décrié le gou-
vernement de 1814 , et fait ressortir la puis-
sance des intérêts nationaux. L'esprit qui s'était
manifesté pendant les cent jours , ce réveil
des sentimens et des paroles de la révolution,
avait également produit, sur beaucoup d'hom-
mes, une impression profonde.-lies royalistes
très-prononcés , M., de V.... par exemple, pen-
saient et disaient alors qu'il fallait marcher
avec la France nouvelle , la prendre pour uni-
que , et non-seulement-lui tenir toutes
les promesses de la charte , mais peut- être
lui faire encore d'importantes concessions. Par-
là furent déterminées la composition du con-
seil et ses premières mesures. L'effet immédiat
du 20 mars fut la formation d'un ministère
qui se proposait d'être libéral.


Il n'eut ni la force ni le talent d'accomplir
son dessein , et à peine le temps de le mon-


trer. L'engagement était devenu trop sérieux
pour se terminer ainsi sans contre-coup ; et
les vieillards de la révolution trop usés pour
la remettre à flot après un tel orage. Je saisis
cette première occasion de le dire; la révolu-
tion n'appartient plus âüx hommes de son
berceau ; elle les a brisés et passés. La con-
truction de l'édifice nouveau ne peut être l'oeuvre
de mains qui se sont fatiguées et souillées à
détruire. Parmi ces hommes, ceux qui ont
été habiles sont trop corrompus ; ceux qui
ont été honnêtes ne sont pas assez habiles. La
France a même , à cet égard, un certainins-
tinct qui l'avertit avec justesse ; elle_ne croit
pas assez à la bonne foi des premiers , ni au
savoir-faire des seconds , pour leur prêter
avec confiance tout son appui. Aussi, quand ils
arrivent au pouvoir , ils se sentent frappés
d'une sorte d'impuissance. Vulnérables sur tant
de points , ils sont toujours moins vivement
soutenus que poussés, et mieux attaqués par
leurs adversaires que défendus par leurs par-
tisans. -Tel fut , en 1815 , le sort de M. le
duc d'Otrante ; il se portait l'homme de-la ré-
volution ; au premier choc un peu violent
qu'elle eut à subir , il se trouva hors d'état de
la défendre. L'influence étrangère elle-même,
en coopérant à la chute de ce ministère , ne




14
fut que l'alliée et l'instrument d'une force su-
périeure qui la dominait, peut-être à son insu.


Cette force approchait. Les élections étaient
consommées ; la chambre de 1815 se réunit.
Le parti royaliste la remplissait. Un petit
nombre d'hommes de la révolution et des cent
jours y siégeaient en silence. Elle demanda un
ministère royaliste ; il fut formé. Elle désira
des lois d'exception ; on lui donna des lois
d'exception. Elle réclama •de fortes lois ré-
pressives contre les écrits , les discours , les
actes séditieux ; on lui donna la loi du 9 no-
vembre et les cours prévôtales . Elle exigea
des mesures de rigueur contre les personnes ;
on prit des mesures de rigueur. Elle aspirait
aux destitutions , aux épurations; elle les oh-
tint. Et malgré tant de concessions, et pendant
qu'elles se succédaient , la chambre de 1815
ne fut point satisfaite ; il lui fallait, je ne dirai
pas davantage , mais tout autre chose. Pour
la première fois depuis trente ans la contre-
révolution se sentait en position d'oser ; elle
se précipita sur sa force avec une ardeur nov ice,
comme sur un bien inouï , inespéré , fugitif.
A l'instant les royalistes se divisèrent ; une
portion notable d'entre-eux embrassa vivement
la défense des intérêts nationaux ; et le mi-
nistère lui-même hésitant , louvoyant, chan-


15
celant, sacrifiant maintes fois ses alliés à ses
adversaires, prêta cependant son faible secours
à la charte et à la France contre leurs ennemis.
La faction contre-révolutionnaire forma l'op-
position.


C'est un souvenir plein d'honneur que celui
de la minorité de 1815.,Ie l'ai vue paraître pour
la première fois dans cette sombre séance où la
loi du 29 octobre fut en un jour discutée et
adoptée, où M. d'Argenson n'eut pas la per-
mission de soutenir ce qu'il avait eu le
courage de dire au sujet des massacres du midi.
La chambre ne se connaissait pas encore ; les
partis n'étaient point formés , ni les hommes
classés. MM. Royer-Collard, de Serre, Pasquier,
Corbière, attaquèrent le projet de loi, et dé-
noncèrent les périls de cet arbitraire prodigué
sans discernement et sans mesure. Cinq ans se
sont écoulés , et des hommes que je viens de
nommer, M. Royer-Collard est le seul qui parle
et vote encore aujourd'hui pour la cause qu'il
choisit alors.


Le ministère n'osa embrasser franchement
cette cause , quoiqu'il ne voulût pas se donner
à l'autre. On eût dit qu'il aimait mieux se dé-
fendre timidement contre une majorité enne-
mie, que faire ce qu'il eût fallu pour rallier et
garder la majorité. A chaque grande occasion ,




effrayé de l'invasion contre-révolutionnaire,
il pressait les amis de la charte de s'engager ,
promettant de s'engager lui-même avec eux.
Le jour de la décision arrivait, et il sentait son
courage faillir; et ses promesses, faites la veille,
au pied de la tribune, pour ainsi dire , s'éva-
nouissaient devant l'impuissance de vouloir. La
discussion de la loi d'amnistie et celle du bud-
get en offrirent d'étranges exemples. C'est ainsi
que la contre-révolution, énergiquement com-
battue dans la chambre, désavouée par le gou-
vernement, faisait chaque jour un pas , redou-
blant chaque jour de confiance dans ses succès
futurs, et d'humeur contre des ministres qui ,
ne voulant pas la servir, se montraient inca-
pables de la vaincre,


La France elle-même, je le dirai sans détour,
prêtait alors peu d'appui aux hommes qui sou-
tenaient sa cause. Les crises terribles des révo-
lutions apprennent aux partis comment on se
vengé,-mais non comment on se défend. Quand
le péril est là , quand on n'a plus le pouvoir,
on ne s'oppose point ; ou se tait et on attend
son tour. Les principes de la résistance légale
n'existent pas dans les esprits , ni ses moyens
dans les lois. On sait se saisir de la tyrannie et
non revendiquer la liberté. A peine une ou deux
des voix qu'on pouvait regarder comme celles


du parti opprimé s'élevèrent-elles clans la cham-
bre en sa faveur. Tout l'effort du combat fut
supporté par des hommes naguères étran-
gers aux affaires publiques. Au dehors , le si-
lence demeura presqu'aussi universel , aussi
profond. Ce qui se passait en 1815 avait d'ail-
leurs pour ce peuple quelque chose de nouveau
et d'incompréhensible qui le frappait de stu-
peur , en même temps que de crainte. Après
plus dé vingt ans de victoires non interrom-
pues sur l'ancien régime et sur l'Europe, après
une possession si longue et si incontestée des
résultats et des triomphes de la révolution, voir
tout-à-coup la contre-révolution etl'Europe cou-
vrir notre territoire, y posséder l'empire, y par-
ler avec hauteur, y proclamer leurs desseins; ce
brusque déplacement des positions, des influen-
ces, des forces; ce passage si subit de la domina-
tion de l'ordre nouveau aux essais de résurrection
de l'ordre ancien ; ce déluge d'émigrés et d'étran-
gers, civilement et militairement maîtres de la
France; c'était là pour la plupart des Français,un
de ces événemens étranges, inexplicables, qui,
ne s'étant pas même laissés entrevoir d'avance




ô
la.pensée, la saisissent, la bouleversent et lui


tent jusqu'à la liberté de les mesurer et de les
juger. Si le gouvernement, à cette époque, au
lieu de refuser l'alliance de la contre-révolution,


2




18
s'en fût rendu le complice, il eût sans doute mis
k pied clans un abîme; mais le bouleversement
de notre état social eût fait d'immenses progrès
avant de rencontrer u ne résistance victorieuse.


La session fut close. La faction ennemie se
retira, profondément irritée contre le minis-
tère, et se promettant bien de lui porter, l'année
suivante, des coups plus sûrs. A peine la chambre
était- elle dispersée que M. de Vaublanc fut
éloigné; il s'était fait avec une violence plus
présomptueuse qu'habile , le serviteur de la
contre - révolution. Sa retraite fut l'oeuvre de
M. Decazes ; et , bien qu'au même moment
M. Dambray remplaçât M. de Marbois au mi-
nistère de la justice , ce changement dans le
conseil fut , à tout prendre , une attaque au
parti qui avait dominé dans la chambre.


Cependant l'administration ne prit pas d'a-
bord plus de caractère qu'elle n'en avait eu
durant la session. Le pays ne cessa point d'être
agité. L'esprit de 1815 continuait à faire rage
dans les départemens. Tout l'effort ou tout le
pouvoir de M. Decazes et de M. Lainé se bor-
nait à ralentir les épurations, à modérer l'em-
ploi des lois d'exception , à protéger des indi-
vidus, à contenir des violences.


L'été s'écoulait ; la session de 1816 appro-
chait, également menaçante pour la France et


pour le ministère. M.
Ica




Decazes en particulier,
le plus jeune des ministres, le moins fort de
position et d'autécédens , était devenu l'objet
de la haine de la faction. Armé des lois d'ex-
ception, il ne les lui avait pas entièrement li-
vrées, et la contrariait dans ses .vengeances.
11 était d'ailleurs un homme de notre temps ,
un enfant de la France nouvelle. Il reconnut le
danger du pays, celui du trône, le sien propre.
On assure qu'avant la clôture de la session , il
avait pressenti que la dissolution de la chambre
serait nécessaire et possible. Quoi qu'il en soit, il
la conseilla positivement au roi et à ses collè-
gues. Dans le public, les deux partis étaient si
loin de l'espérer ou de la craindre , qu'on en
parlait à peine et comme d'une chimère. La
contre- révolution était déjà si enivrée de sa
force, qu'elle ne soupçonnait pas la possibilité
d'une telle audace. La France était si abattue ,
se croyait si délaissée , qu'elle n'entrevoyait
guère ce moyen de salut. Le ministère avait
été si faible , qu'une telle résolution semblait
inabordable pour lui. C'est quelque chose dans
la vie d'un homme , que d'avoir entrepris et
exécuté ce que, la veille, nul, au dehors, ne
jugeait probable..


Où en serions-nous si l'ordonnance du 5 sep-
tembre n'eût pas été rendue? mais aussi que




20


nous serions loin d'être où nous sommes si elle
eût été réellement accomplie ! Dans la lutte que
nous soutenons depuis cinq ans , le pouvoir
semble, comme l'abeille , n'avoir qu'un coup
à porter, et condamné à laisser son aiguillon
dans la blessure qu'il a faite. C'est le propre
d'une politique ferme et sage de se montrer
constamment progressive, de s'enhardir par le
succès, de ne faire un pas que pour pousser
aussitôt plus loin. C'est déjà un grand tort que
de se reposer dans la victoire ; qu'est-ce donc
que d'en avoir peur? L'ordonnance du 5 sep-
tembre était à peine sortie des mains des mi-
nistres qu'ils la laissèrent tomber à leurs pieds,
comme saisis d'inquiétude et d'effroi. Nous
portons aujourd hui la peine de cette pusillani-
mité inhabile.


Les amis de la France ne tardèrent pas * à la
déplorer. La session de 1816 n'était pas ouverte
que déjà ils se plaignaient des incertitudes de
l'administration, faible dans ses discours, molle
dans ses actes, et laissant presque partout le
pouvoir local, le pouvoir réel, aux mains de ses
ennemis. Ceux-ci s'aperçurent bientôt que,
malgré leur échec , ils pouvaient reprendre
l'offensive. Peu de jours après l'ouverture de la
session , M. de la Bourdonnaye disait dans la


2


chambre : « Eh bien, voilà donc les ministres
qui se livrent encore ? »


Cependant une mesure importante mit de
nouveau le système constitutionnel en progrès,
et la contre-révolution en alarmes. La loi sur
les élections fut proposée. Cette loi a exercé sur
notre sort une telle influence, que je crois . de-
voir entrer dans quelques détails.


Dans son court ministère, M. de Talleyrand
sentit la nécessité d'arrêter les bases du système
électoral. Quelques hommes (j'étais du nombre)
.furent invités à s'en occuper (I). Leurs confé-
rences eurent pour résultat l'adoption de deux
principes, savoir; l'élection directe et l'appel
avec un droit égal, de tous les contribuables
payant 3oo fi'. Plusieurs projets de loi, divers
quant au mode .d'exécution frirent préparés
dans cette double vue.


La session de 1815 les fit oublier. Leurs au-
teurs eux-mêmes n'y songeaient plus et ne s'oc-
cupaient qu'à combattre les projets tout diffé-
rens que M. de 'Vaublanc avait présentés. En
1816, quand il fut de nouveau question de
régler le droit d'élire, les premiers projets fu-
rent repris et offerts aux ministres. M. Lainé


(i) M. le comte Molé, M. Royer-Collard et M. de Bavante faisaienégalement partie de cette commission.




22


hésita long-temps à en adopter les principes.
Jedois dire qu'il manifesta dès-lors plusieurs
des craintes qui ont déterminé ses dernières
opinions. Cependant l'extrême difficulté du su-
jet, les objections qui se pressaient en foule
contre tout autre système , et auxquelles
M. Lainé lui-même semblait ne pas trouver de
réponse, le décidèrent à accepter celui-ci. Il
le proposa à la chambre. La désapprobation
parut générale. Le projet de loi ne fut d'abord
compris que de ses ennemis. Leurs attaques en
mirent bientôt au grand jour les principes et la
tendance. Dès-lors l'opinion se forma. Ce qui
avait paru étrange et douteux tant qu'on n'avait
regardé qu'aux théories , devint clair et popu-
laire dès qu'on se fut tourné vers les circon-
stances La question se posa entre l'égalité et le
privilége, la classe moyenne et l'ancienne aristo-
cratie. M. Royer Collard dans la chambre des
députés, et M. le duc de Broglie dans la cliam-
des pairs , firent très-bien voir comment nous
échappions enfhi par là, et aux desseins de la
contre-révolution , et à l'anarchie révolution-
naire, et aux déceptions impériales. Seul parmi
les orateurs de la minorité de 1815 , M. de
Serre combattit le système proposé. Mais son
opposition, puisée dans des idées générales sur
l'organisation des sociétés modernes, demeura


23
isolée et sans effet. Le mouvement était donné
le gouvernement tout entier soutint le projet
avec énergie, et M. Lainé avec éloquence. 11
fut adopté.


C'était une mesure bien autrement décisive
que l'ordonnance du 5 septembre , car elle
était féconde par elle-même, que les ministres
le voulussent ou non. Les hommes qui , les pre-
miers , conçurent le plan de la loi du 5 fé-
vrier 181 7 , n'en avaient probablement pas en-
trevu d'abord toute la portée , et l'on peut
croire que l'instinct de la raison les avait guidés
plutôt qu'une prévoyance de parti. Mais la dis-
cussion les dut promptement éclairer sur la
gravité d'une telle oeuvre. C'était la nécessité
placée sur la tête du gouvernement, la néces-
sité sévère, inflexible, inexorable, telle qu'elle
se montre dès le premier jour, quand on lui
permet de parler, et qu'elle arrive tôt ou tard,
quand on est parvenu à l'éluder quelque temps.
Le véritable caractère de notre situation poli-
tique étant , comme je nie suis hâté de le dire,
la lutte de l'ancien régime et de l'ordre nou-
veau , la loi du 5 février était, aux mains de
celui-ci, une arme certaine , infaillible, qu'on
ne pouvait lui remettre sans imposer au b0-ou-
ver


nement l'obligation de le rassurer dans tous
ses intérêts, 'de le satisfaire dans tous ses be-




24
soins, de lui répondre dans tous ses sentimens.
La nécessité est dure, je le sais, très-dure, car
elle est mortelle si elle n'est acceptée. On a
beaucoup parlé depuis des défauts de la loi du
5 février; je lui en crois aussi, et d'assez gra-
ves ; je suis même de ceux qui ne regardent
pas ces défauts comme absolument étrangers
aux désordres de notre état présent. Mais n'en
eût-elle offert aucun, tant qu'elle eût conservé
ce qui la rendait une loi véridique et sincère,
tant qu'elle eût fidèlement exprimé l'opinion
des cent mille électeurs que la charte appelle ,
elle eût été fatale à tout pouvoir qui eût tenu
la contre-révolution en suspens sur la France,
et la révolution en doute sur la sécurité de son
triomphe. Il fallait bien franchir une fois ce pas
terrible, mettre la France hors de page, et en-
trer enfin sous le joug d'une situation qui ne
pût avoir pour issue qu'un gouvernement na-
tional.


Pour porter un tel joug , le ministère de
M. Lainé n'était pas suffisant, j'en conviens. Je
dis le ministère de M. Lainé , car depuis cette
époque jusqu'à la fin de i 8 i8 , M. Lainé a
été l'âme, le guide, le véritable chef du mi-
nistère. Ce fut donc le sien> Avant d'en re-
tracer les fautes, j'ai besoin de dire, avec la
franchise due à M. Lainé lui-même, ce que


25


je pense de son caractère politique et de son
influence.


J'ai entendu définir M. Lainé , « un honnête
» homme du côté gauche de l'assemblée con-
» stituante, découragé par la révolution. » Je
crois cela vrai. M. Lainé est un honnête
homme, dans'toute l'énergie de cette expres-
sion , et encore aujourd'hui, même au milieu
des rangs où il s'est jeté, un homme du côté
gauche de la France , un patriote. La liberté
lui est chère; l'honneur national le touche;
l'aspect de l'étranger le blesse profondément.
Les sentimens et les paroles qui remuent les
âmes françaises, retentissent dans la sienne. Il
se déplaît parmi les courtisans,, et ne se fera
jamais l'un d'entre eux. Il méprise leurs plai-.
sirs, dédaigne leurs ambitions , et se sent ap-
pelé, par la simplicité de ses habitudes ,, par la
gravité de ses moeurs, par la nature de son ta-
lent, à vivre citoyen d'un état libre, et non
serviteur d'une vieille aristocratie. Sa conduite
jusqu'en 1816 avait toujours été patriotique et
courageuse. Long-temps avant la chute do Buo-
naparte , M. Lainé, membre du corps législatif;
et révolté des principes de tyrannie qu'il voyait
déposer dans le code pénal, chercha vainement


ff isant pour
dans cette assemblée un nombre de signatures


demander, à ce sujet, une so-




.26
lennelle discussion. En 1813, il fut l'âme de
cette commission des cinq qui, pour la pre-
mière fois, osa élever, en faveur des intérêts
nationaux , des réclamations qu'aujourd'hui
nous trouverions singulièrement timides, et
qui alors effrayèrent assez le pouvoir pour dé-
terminer un coup d'état. Eu 1814, dans ses
relations avec le gouvernement comme prési-
dent de la chambre des députés, M. Lainé se
porta constamment l'ami des libertés publi-
ques. Pendant les cent jours, il résista aux offres
d'indulgence comme aux menaces de persécu-
tion, et adressa publiquement, au duc d'O-
trante , une lettre pleine de patriotisme autant
que de loyauté. Depuis 1818, et en sortant du
ministère, il a repris dans la chambre, sans
hésitation, sans embarras, son caractère de
simple député, donnant ainsi l'exemple des
moeurs constitutionnelles, et conservant une
attitude digne et indépendante. Il est devenu
ministre par un noble chemin; il a su cesser de
l'être; il n'a pas su l'être.


C'est que deux conditions, l'une ou l'autre
du moins, sont indispensables pour l'exercice
du pouvoir. Il y faut apporter ou cette heu-
reuse réunion de facultés bien réglées , qui
forme ce qu'on appelle le bon sens, ou cette
prédominance extraordinaire d'une faculté su-


27
périeure, la force de volonté, par exemple ,
qui suffit quelquefois à un homme pour acqué-
rir et conserver quelque temps un grand em-
pire. M. Lainé ne remplit ni l'une ni l'autre de
ces conditions. Ce n'est ni un homme com-
plet, ni un homme très-éminent en quelque
partie. Sa raison succombe à chaque pas sous
son imagination , et son imagination elle-
même , plus vive que forte , est trop mobile,
trop peu originale, pour imprimer à sa con-
duite ce caractère de puissance qui, souvent,
entraîne et subjugue les esprits, sinon con-
vaincus, du moins saisis et étonnés. Les émo-
tions les plus contradictoires , les impressions
les plus diverses arrivent à M. Lainé de toutes
parts , et il les subit tour à tour, avec une doci-
lité passionnée ; tantôt plein d'amour et d'in-
quiétude au nom seul de la liberté, tantôt tout
ébranlé , tout envahi par la seule idée de la
prérogative royale en péril ; s'attendrissant au-
jourd'hui sur les infortun'.s de l'émigration, et
demain sur les malheurs de la:Gironde. Tous
les souvenirs qui parlent, toutes les idées qui
remuent, tout ce qui possède en soi quelque
chose de séduisant ou de pathétique, trouve,
en M. Lainé , quelque fibre qui l'accueille et
s'en émeut; et ces émotions si multipliées, sont
en lui successives et exclusives; et il n'a pas la




28
force de les juger, de les classer, de les conver-
tir en Opinions raisonnables, de n'accorder à
chacune d'elles que sa légitime part d'influence.
A une telle irritabilité en face des choses, s'al-
lie nécessairement une irritabilité non moins
grande en face des personnes. La contradiction
blesse M. Lainé, comme si elle le troublait dans
son impression du moment, comme si elle
était une injure à quelqu'une de ses croyances.
La contradiction , d'ailleurs , fait voir les dif-
ficultés, et M. Lainé lui en veut de cela, comme
si elle les créait; car les difficultés l'effraient
et l'offensent à la fois ; aussi s'applique-t-il
constamment à les éluder, par cet instinct de
la faiblesse qui, se sentant inégale dans la
lutte , essaie de s'en consoler pour un jour,
en fermant les yeux ou en faisant taire.


Les séductions de l'amour-propre, les sus-
ceptibilités de la concurrence, et toutes les
petites passions qui les suivent , viennent se
joindre à tant de causes d'aveuglement et
d'erreur.


Enfin, il y a , dans le caractère de M. Lainé,
quelque chose de découragé qui redouble l'in-
tensité de ses dispositions naturelles. Sa raison
n'étant pas forte, ni ses connaissances positives
très-étendues , ses opinions n'ont pu s'enraci-
ner dans un sol ferme et profond. Tant de


29
politiques les ont, non point chan-


sgeéceosu, s s
mais livrées


il
à une agitation douloureuse ;


elles sontitqiiètes et flottantes, ne sachant
se fixer, ni si elles peuvent se fixer quelque
part. Ses sentimens sont constans et sincères;
mais peut-être en fait de principes et d'insti-
tutions , doute-t-il de tout ce qu'il aime ; et, si


j e ne me trompe, dans le cours même de son
ministère, il a désespéré souvent de la possibi-
lité de dompter la contre-révolution pour fon,-
der la liberté , comme de celle de régler la ré-
volution pour assurer le trône.


Tant d'incertitude et de mobilité dans l'es-
prit, tant de découragement à la vue des
obstacles , ne laissent que bien peu de force
pour les surmonter. Aussi l'administration de
M. Lainé, loin d'en surmonter aucun, n'a-t-elle
fait que les accroître. On l'a vu pendant plus
de deux années, craindre également l'ordre
constitutionnel qu'il aime, et l'ancien régime
qu'il n'aime pas , et reculer alternativement
devant l'un et l'autre. L'esprit de liberté récla-
na
aaiitt pdeesuprr et legrè, stisa,I diets garanties; M. Lainé eni.


L'esprit de la contre-
révolution renouvelait ses menaces, ses atta-
ques ; M. Lainé en avait peur, et cédait. Battant
ainsi toujours en retraite devant ses amis et
,devant ses ennemis, - il eu vint enfin à ne les




30
plus reconnaître , et à ne plus savoir ni où
prendre ses forces, ni où diriger ses coups.


La session de 1816 était à peine terminée que
ce résultat futur de la conduite du ministère ap-
parut avec évidence aux esprits éclairés. Deux
grandes tâches étaient à remplir avant le retour
de la chambre, la réforme de l'administration et
la préparation clos projets de loi vivement ré-
clamés par la France ; l'une fut à peine tentée ;
l'autre mal entreprise et manquée.


Le parti constitutionnel demandait à grands
cris des destitutions. 11 fallait en prononcer , et
beaucoup plus qu'on ne fit ; quelques unes dans
les rangs supérieurs de l'administration pour
faire cesser les scandales et servir d'exemples,
bien davantage dans les rangs inférieurs, car
c'est là que la direction d'en•ant ne peut guères
atteindre, et que les citoyens sont en proie à une
multitude de petites vexations qui, les envelop-
pant comme l'atmosphère, leur rendent tou-
jours pénible l'autorité toujours présente. De
mauvais maires, de mauvais percepteurs, de
mauvais gendarmes, sont la pire conséquence
d'un mauvais ministère, et le plus grand péril
d'un ministère incertain. Qu'importe que la main
qui tientle réseau soit douce si le réseau est de fer ?


L'a. niée 815 avait d'ailleurs opéré en ce, genre
avec une étendue, une rapidité inconnues des


hommes même qui avaient été ses principaux


instrumens . La contre-révolution possédait les
petites villes, les bourgs, les campagnes, pen-
dant qu'on ne cessait de la combattre au centre.
Battue au centre, il fallait bien que la nouvelle
de sa défaite fût par-tout annoncée et connue
pour que les peuples y pussent croire.


Le ministère se défendit de cette clameur pu-
blique d'abord par quelques concessions, en-
suite en insistant sur le danger des épurations,
et se prévalant de l'exemple même de 1815. Il
eût dit vrai s'il n'eût en cela, comme il arrive,
fait servir une bonne raison à l'excuse d'une
mauvaise conduite. Sans doute de nombreuses
destitutions sont un mal; elles ébranlent tout
le corps politique et atteignent ceux-là même
qu'elles ne frappent point. Sans doute on de-
mandait aux ministres beaucoup plus qu'il n'eût
été juste et prudent d'accorder. Sans doute un
nouvel esprit de réaction, de faction, de ven-
geance aspirait à se satisfaire. C'est le cours des
choses humaines. Mais à quoi donc est destiné
le pouvoir si ce n'est à démêler, en de telles
occurrences, ce qui est juste ou injuste, néces-
saire ou inopportun ? la sagesse ne consiste point
à se retrancher derrière un lieu commun pour
s'en faire un rempart contre les voeux des peu--
ples et le; plus simple bon sens disait alors que




J2


l'ordre constitutionnel si récemment échappé
d'un grand péril, ne pouvait être rétabli et main-
tenu par les mains qui le poussaient naguères
au naufrage.


Il y avait d'ailleurs un moyen sûr pour se
dispenser d'une multitude de destitutions. Les
hommes ne sont point invariables, inacces-
sibles. Ils se laissent toucher et manier par le
pouvoir. Il peut, quand il veut et sait le faire,
les refondre sans les briser. Il a pratiqué de tout
temps, et même de nos jours, cette utile science.
Nous avons vu des émigrés servir Buonaparte
avec d'autres idées, d'autres sentim eus, d'autres
desseins que ceux de Coblentz. Nous avons vu
des révolutionnaires apprendre de lui d'autres
principes que ceux de la Convention. Il fallait
après X816, se saisir fortement de l'adminis-
tration tout entière, hommes et choses, la pé-
nétrer d'un autre esprit, faire circuler un sang
nouveau dans les veines de ce vaste système ; et
la plupart des hommes qui y tenaient une place
en eussentbientôt reçu l'influence , et ils eussent
changé sans secousse visible, et peut-être à leur
propre insu; car telle est la puissance de ces
métamorphoses morales que, bien conduites,
elles s'opèrent sans que . ceux-là même qui les
subissent en demeurent embarrassés ou confus.
C'est ainsi qu'on procède quand ou prétend à la


53


fusion des partis. Vous redoutez les réactions ;
vous sentez


les t
oepzi nl ei bn es seotilne sdc'oe nmdpuliotye se Io'


iditesétlémdniTrelers-
ses; agissez•donc sur eux si vous voulez qu'ils
agissent pour vous; marquez-les de votre em-
preinte; changez leurs dispositions intérieures.
Une telle oeuvre n'était pas plus impossible
en x816 qu'en I800. Elle n'était pas moins né-
cessaire.


Par malheur, il y faut une constance de vues,
une force d'action que M. Lainé ne possédait
pas. Incertain et vacillant lui-même, hésitant
toujours à s'avancer, comment se serait-il fait
suivre? Après la session, une dissidence fonda-
mentale existait encore' dans le conseil. Lorsque
la retraite de M. le vicomte du Bouchage et de
M. le duc de Feltre , obtenue à grand'peine
par les efforts de M. Decazes, y eut introduit
un peu plus d'unité , les ministres, en cessant
de suivre des directions opposées , cheminè-
rent cependant d'un pas très-inégal. Les uns
s'appliquaient à ralentir la marche que les au-
tres reconnaissaient le besoin de presser. Dans
ce tiraillement continuel, l'administration de-
meura sans caractère, ou du moins sans cette
énergie vitale qui se communique avec autorité
et transforme tous ses agens. Les fonctionnaires
ne se sentirent ni poussés ni soutenus. Un peu


3




lm*


54
d'hypocrisie suffit aux uns ; la conscience de
l'incertitude d'en haut fit hésiter les autres. La
contre-révolution se voyant surveillée de cer-
tains côtés, se réfugia vers ceux qu'elle jugea
d'un plus difficile accès. Les négociations avec
la cour de Rome firent concevoir au parti de
hautes espérances. L'influence ecclésiastique
devint chaque jour plus envahissante ; les mis-
sions prirent leur essor, et le ministère qui pa-
rut les craindre, n'eut ni assez de force pour
supporter leur présence, ni assez de résolution
pour les réprimer. Enfin, tout était calme, et
rien n'était sûr ; tout semblait régulier , et la
règle s'affaiblissait partout ; l'absence de prin-
cipes, de but, de volonté , ouvrait partout la
porte à l'anarchie ; et des ministres qui , sans
nul doute, voulaient tous avec bonne foi l'affer-
missement de l'ordre constitutionnel au profit
du trône légitime, les laissaient ainsi, dans la
pratique j ournalière du gouvernement, exposés
l'un et l'autre aux attaques de leurs ennemis.


Le même vice éclata avec les mêmes consé-
quences lorsqu'il s'agit de la préparation des
projets de loi. Elle eut lieu sous l'empire de
cette idée fatale qu'il fallait non pas accorder
tout ce qui était nécessaire, mais retenir tout
ce qu'on ne serait pas forcé d'accorder. Ce fut
dans cet esprit que l'on s'occupa de la répres-


55
sion des délits de la presse et de la formation
des assemblées municipales. Il ne me convient
pas de parler des discussions qui s'élevèrent à
ce sujet dans le sein du conseil d'état, ni de la
dissidence qui s'y manifesta entre les ministres
et plusieurs membres du conseil. Je me garde-
rais même de les rappeler si elles n'avaient eu,
dans le temps, une sorte de publicité , et, de-
puis , des conséquences assez graves. Je suis
également fort éloigné, en reprochant aux mi-
nistres leur timide parcimonie dans la rédac-
tion des lois constitutionnelles, de leur suppo-
ser aucune arrière-pensée de despotisme , au-
cune vue contraire à l'établissement de l'ordre
constitutionnel. Ils regardaient , je n'en doute
pas, comme inopportunes et périlleuses, les
concessions qu'ils s'obstinaient à refuser. Ce ne
sont donc point leurs intentions, c'est leur es-
prit que j'accuse. Je les blâme de n'avoir
pas compris qu'il fallait fonder la liberté pour
assurer le trône, et que le triomphe plein, dé-
finitif , éclatant, d'un principe constitutionnel
était un rempart nouveau , élevé au profit de
la royauté légitime. Certes, la providence n'a
pas décrété que l'ordre public et la liberté des


jcitoyens seraient incompatibles, que ce qui estuste ne pourrait subsister avec ce qui est sûr ;
elle nous a laissé le soin laborieux de découvrir




56
le secret de cette noble alliance ; mais, en ne
le révélant pas au monde dès les premiers jours,
elle n'a pas voué le monde à l'ignorer éternel-
lement; et c'est abandonner l'oeuvre de Dieu ,
que de renoncer un seul instant à cette recher-
che sainte. Comment les ministres n'étaient-ils
pas frappés de la situation réciproque du roi et
de la France, et des nécessités qu'elle imposait
au pouvoir? Une restauration n'est pas un évé-
nement simple ; ce qui fait ses avantages fait
aussi ses difficultés et ses périls. Buonaparte, en
saisissant l'empire , était l'enfant de la révolu-
tion ; lasse d'elle-même , elle se donnait aveu-
glément à lui ; ils ne s'inspiraient l'un à l'autre
aucune de ces méfiances profondes, générales,
qui sont comme un abîme entre le prince et les
sujets. Et cependant, à peine le maître, Buona-
parte sentit le besoin urgent , impérieux, de
construire tout autour de lui -un édifice nou-
veau, celui qui convenait à ses vues. Il ne laissa
point la société languir dans l'attente , ni ré-
clamer impatiemment les diverses parties du
système. Les institutions, les mesures, d'orga-
nisation , les grandes-


lois se succédèrent dans
les premières années de son règne avec une
étonnante rapidité ; ou eût dit qu'il ne se ju-
geait pas sûr tant qu'une pièce manquait h la
machine politique au sein de laquelle il devait


37
résider ; et l'effet de son travail fut tel, que la
France se crut établie définitivement dans ces
constructions vicieuses , provisoires , mais
promptes et bien coordonnées. Tant, après les
grandes révolutions , les sociétés aspirent à
l'ordre, et sont pressées de voir s'élever pour
elles quelque demeure régulière sur les ruines
qu'elles ont faites


Ce besoin était encore plus urgent, encore
plus impérieux après la restauration; non-seule-
ment on avait à construire cette demeure consti-
tutionnelle, que tous, monarque et peuples, de-
vaient habiter; il fallait encore prouver haute-
ment, sans délai, que le roi voulait celle-là et
n'en voulait point d'autre. Les méfiances de la
révolution , quelqii'injustes qu'on les suppose ,
sont un fait, et un fait qu'il faut reconnaître,
non pour le déplorer, mais pour le détruire.
En donnant la charte aux Français, le roi a
donné à ses ministres la carrière d'où ils doi-
vent tirer les matériaux de l'édifice constitu-
tionnel, et par-là les fondemens du trône. Réa-
liser la charte était donc, pour les ministres,
une oeuvre de nécessité pressante et absolue. Le


• retard, quelque spécieuses qu'en fussent les
causes , était un mal réel , une faute grave.
Bien plus grave encore était l'hésitation dans




38
le choix des principes qui devaient présider à
ce grand travail.


Les ministres firent peu , et , dans le peu
qu'ils firent , ils se montrèrent irrésolus et ti-
mides. La session de 181 7


révéla pleinement
leur irrésolution et leur lenteur.


Trois projets de loi furent présentés; le pre-
mier sur la répression des délits de la presse , le
second sur l'exécution du concordat conclu
avec le saint siége , le troisième sur le recrute-
ment et la formation de l'armée.


Des deux premiers projets , l'un échoua dans
la chambre des pairs, l'autre ne fut pas même
discuté. Leur effet se borna donc à caractériser
et discréditer le ministère. Le projet relatif aux
délits de la presse était encore une mesure pro-
visoire qui n'avait de sérieux que de n'être rien
de plus, et de refuser le jugement par jurés. Il
devint le sujet d'une belle discussion, dans la-
quelle le principe constitutionnel de la question
fut solidement établi par M. Royer-Collard, et
la politique ministérielle vivement attaquée
par M. Camille Jordan. Ce fut de lui que le
système de M. Lainé reçut, à cette époque, le
nom de constitutionnalisnze balai' d , définition
d'une vérité parfaite et qui ne tarda pas à de-
venir populaire.


Le projet relatif au nouveau concordat était


39
plus grave. Il avait été , entre les ministres et
plusieursueendr ce. e. sl




Ce
excitai t


appda le, èpss
lesquelles


é utés, aqi l
on


sujet de longues conféœ
n'avait pu s'accor-


lalnat' iiloin une vive inquié-
cis onservé, sur tout ce qui se


rattache au clergé et à l'établissement ecclésias-
tique, une susceptibilité extraordinaire. On n'y
saurait toucher sans réveiller aussitôt une mul-
titude d'idées, de prévoyances et de craintes,
d'autant plus difficiles à manier qu'elles sont
vagues, obscures, et ne savent pas elles-mêmes
où s'arrêter'ni comment se régler : preuve cer-
taine qu'il y a là un problème encore bien éloi-
gné de sa solution. C'est une remarque devenue
vulgaire que l'irréligion n'est plus de mode en
France. Si Pascal revenait parmi nous, il


y
trouverait peu de ces hommes qui se glorifient,
comme il dit dans ce cloute malheureux , et
encore moins de ceux qui, n'y étant pas,
croient qu'il leur est glorieux de feindre tl:y
être, ayant ouï dire que les belles manières du
monde consistent à faire ainsi l'emporté. Il y a
plus; non-seulemelalt pcleusmgis,éièraeblaeuojio'guurdeilhdul'.u(iile
impiété frivole n
prosélytes ni d'admirateurs; mais les vrais be-
soins religieux ont repris de l'empire ; il n'est


pas sérieuse inquiétude,
peuétlude,élevée qui ne regarde, avec


u à ces questions déci-




• 40
sives ; et l'indifférence ,


en matière de religion,
cette étrange insensibilité que Pascal appelle
un repos brutal, un enchantement incompré-
hensible , un assoupissement surnaturel, sera
bientôt peut - être encore plus décriée que
l'incrédulité. Mais cette disposition des esprits,
pleine d'avenir et d'un puissant secours pour
qui salirait en comprendre la tendance, loin de
faciliter le retour vers des idées ou des l'ormes
jadis étroitement unies à la religion, s'y refuse
au contraire avec énergie, et le pouvoir se
tromperait gravement si , voyant l'impiété sans
crédit parmi nous, il en inférait la possibilité
de ramener l'ancien établissement ecclésiasti-
que , ses principes et ses conséquences. Je ne
pense pas, du reste, qu'en 18i G , M. de Riche-
lieu et M. Lainé eussent cherché , dans l'ob-
servation de cet état moral de la France, le
mobile et la règle de leur conduite. A leur
avénement au pouvoir, les négociations avec
le saint-siége étaient entamées; ils les avaient
suivies, non sans quelque inquiétude et pro-
bablement même en s'efforçant de leur faire
prendre un meilleur tour, mais sans système,
sans vigueur, et sans bien concevoir toute la
gravité de l'entreprise. Elle leur fut durement
révélée lors de la présentation du projet de
loi dont ils n'avaient pu , quel que fiit leur


penchant , méconnaître la nécessité.. Un cri


général il s'éleva ; tous les intérêts nouveaux pri-.
rent l'alarme ; les craintes les plus chimériques
obtinrent créance ; les résurrection s les plus
impossibles semblèrent prochaines. On eût dit
que Grégoire VII allait ressaisir•la tiare , que
les ordres monastiques remettaient la main
sur leurs propriétés , que l'inquisition posait
enfin le pied sur ce sol français, qu'elle n'a-
vait jamais osé aborder. Terreurs étranges qui,
pour être vaines, n'étaient cependant pas hy-
pocrites, et que le pouvoir soulèvera toujours,
quelque absurdes qu'il les juge, quand il es-
saiera de rétrograder vers le régime qui les
inspire. C'est un fort mauvais raisonnement,
pour rassurer un peuple, que de lui dire que
ce qu'il redoute est impossible , au moment
où on paraît le tenter. Le ministère actuel
se défend souvent ainsi de la tendance contre-
révolutionnaire qu'on lui suppose. — Laissez-
moi faire , semble-t-il dire ; ce dont vous
m'accusez , je ne le peux pas. — Et n'a-t-on
pas vu mille fois l'impossible tenté , non-
seulement malgré l'impossibilité , mais par
gens qui , ne le voulant pas eux - mêmes ,
servaient d'instrument a


' gens qui le voulaient,
peut-être aussi sans l'espérer


Les terreurs que causait le concordat de




181 7
furent si vives, et le projet de loi qui


en était né demeura si impuissant pour les
guérir , que le ministère n'osa poursuivre son
oeuvre. Elle tomba sans discussion devant cet
effroi public, créé, disait-on, par de ridicules
fantômes; et de toute l'administration de M. Lai-
né, cet acte est peut-être celui qui lui a porté le
plus rude coup , dans l'opinion des Français.


Le projet de loi sur le recrutement fit grand
bien au ministère. Toutes les fois que M. le
maréchal Gouvion St.-Cyr a paru au pouvoir,
il s'est trouvé , dans ses actes et dans ses
paroles , quelque chose qui répondait aux sen-
timens nationaux, qui faisait dire à la France
— Celui-là m'appartient et ne se donnera pas
à mes ennemis.— La loi du recrutement déro-
geait gravement aux principes constitutionnels;
elle refusait aux chambres le vote annuel de
la force armée ; et malgré cette lacune qui
ne passa point inaperçue , elle fut populaire
dès l'origine , et l'est devenue encore plus de-
puis son adoption. Elle arrêtait la contre-révo-
lution clans l'armée; cc fut-là tout son secret.


En matière d'institutions, la session de 18 1 7
ne produisit rien de plus. Mais un fait grave et
qui a influé sur les événemens postérieurs, s'y
manifesta. Ce fut l'apparition publique d'une
opposition nouvelle , celle des hommes qu'on


a appelés les doctrinaires. Il m'est permis, je
crois, de m'y arrêter un moment.


En 1665, lord Clarendon et lord Southampton
étaient ministresdu roiCharles II. L'un et l'autre,
dès l'origine des troubles civils, n'avaient cessé
de servir la cause royale. Clarendon avait suivi
le roi hors d'Angleterre ; Southampton s'était
refusé à toute relation , même à une simple
entrevue avec Cromwell. Mais l'un et l'autre ,
en se vouant à la défense du trône, et malgré
beaucoup de préjugés, de mauvais engagemens,
de fautes.même , étaient demeurés fidèles aux
droits et aux intérêts de leurs concitoyens. De-
venus ministres après la restauration de 166o ,
ils les soutinrent contre l'influence des puis-
sances étrangères et de la cour. Ces deux
hommes sont de bons protestons , et de bons
Anges , disait-on alérs ; tant qu'ils conserve-
ront le; pouvoir , nous n'avons rien à craindre.
pour notre JO i et nos libertés. En 1665, le parti
de la cour, tolérant par impiété, et qui siégeait
ausSi dans le ministère, proposa au conseil du
roi un bill absolument anti-national , et ayant
pour objet de vendre aux papistes la liberté
de conscience. Lord Clarendon et lord Sou-
thampton s'y opposèrent de tous leurs moyens,
représentant que rien n'était plus contraire aux
sentimens de la nation et plus dangereux pour




44
le trône. Malgré leur résistance le bill fui adopté
par le conseil , et officiellement proposé à la
chambre des pairs. Les deux ministres, roya-
listes et patriotes , profondément convaincus.
que le péril était immense pour leur roi et leur
pays, n'hésitèrent point à te combattre. Ils le
firent rejeter , et continuèrent , pendant deux
ans encore, de siéger dans le conseil (1).


C'est qu'il est absurde , c'est qu'il est vain ,
dans ces époques extraordinaires qui abondent
eu questions décisives pour le salut des trônes
et des peuples, et pour l'honneur des individus
eux-mêmes , de prétendre gouverner la con-
duite des hommes publics et la constitution in-
térieure des partis, par ces principes des temps
réguliers où les débats n'ont rien de fonda-
mental ; où les opinions diverses , mais noix
hostiles, se classent sans effort et combattent ,
pour ainsi dire, en paix ; où l'on peut , selon
l'occasion, parler ou se taire sans honte et sans
crainte de tout perdre, où toutes choses enfin
sont simples , convenues , avérées. En x665
chez les Anglais, comme en 1.816 et 18 r 7 parm
nous , la lutte entre le parti national et le parti
de la cour n'était point entre un ministère et
une opposition ; elle était partout , dans le


'conseil comme dans les chambres ; et partout


(1) Vo.ye7 la P .sh, I a la fin du voluni:•.


45
elle était naturelle , inévitable , légitime. Par-
tout, et avec raison , les hommes principaux
des deux partis s'appliquaient à s'introduire, à
gagner du terrain, à se repousser, à se vaincre.
En de telles circonstances, les hommes se clas-
sent par leurs principes , par leur conduite, .et
non par leurs situations. La Mêlée est trop vive
pour. que celles -ci soient toujours claires et
simples. On tend de part et d'autre , à sortir
de cette confusion, c'est-à-dire à vaincre; mais
on y demeure, et on y demeure forcément tant
que la victoire ne s'est pas décidée pour l'un
Ou l'autre parti. Ce sont ici, non des questions
de convenance , mais des questions de force.
Sans doute ce fut une défaite, pour lord Sou-
thampton et lord Clarendon, que de voir en-
trer dans le conseil les lords Ashley et ArlingtOn,
les hommes du parti de la cour , les agens , les
représentans de leurs ennemis. Ils avaient lutté
contre cette admission .; elle eut lieu malgré
leurs efforts , et ils continuèrent de lutter pour
expulser ou annuler mie influence qu'ils ren-
contraient et .combattaient partout. Et leurs
adversaires employaient , et du même droit ,
la même tactique. Et pour en revenir à ce qui
nous touche , pensé-t-on que M. Decazes eût
bien fait , en T 8 T6 , de se retirer du ministère
parce que M. de Vaublanc était ministre'? II fit




0


0


46
mieux ; il fit éloigner M. de Vaublanc, et ensuite
M. du Bouchage , et plus tard M. de Feltre ; et
la cause que défendait M. Decazes était ainsi en
progrès. On a beau faire ; on a beau invoquer
l'ordre quand le désordre existe ; il faut re-
mettre l'ordre et non prétendre le trouver où il
n'est pas. C'est un désordre , un désordre im-
mense que la lutte des partis qui agitent entre
eux des questions radicales , des questions où
deux sociétés sont aux mains, où il, s'agit de
savoir laquelle sera maîtresse ou soumise. je
me suis hâté de le dire ; c'est la guerre. 11 faut
l'accepter en la déplorant.


Ce que les lords Southampton et Clarendon
se crurent non-seulement le droit , mais le
devoir de faire en 1665, ce qu'ils jugèrent
utile au service du roi, aux intérêts de leur
pays, et indispensable à leur propre honneur,
MM. Royer-Collard, de Serre et Camille-Jor-
dan, bien moins liés par leur position, puis-
que, simples conseillers d'état, ils n'avaient
aucune part à la direction politique du minis-
tère , et à la décision des questions de gouver-
nement, le renouvelèrent en 181 7 . Royalistes
et patriotes , il leur parut que le système minis-
tériel compromettait le roi et la patrie; ils
l'avaient dit souvent aux ministres; ils le dirent
à la chambre qui avait aussi des droits sur leur


47
opinion. Les ministres s'en plaignirent amère-
ment, et cela est fort simple. Une telle conduite,
de la part de ces députés, était une déclaration
publique de ce fait, qu'ils désapprouvaient dans
son ensemble la politique du ministère; qu'ils
avaient employé leur influence intérieure pour
la réformer, mais que cette force n'était pas
suffisante pour - y réussir. Puisqu'ils le pen-
saient, ils devaient le dire. Leur silence eût
été ou une crainte honteuse de perdre leurs
emplois, ou une abdication formelle de toute
importance politique. Ni cette crainte, ni cette
abdication ne convenaient aux hommes que
j'ai nommés. Leurs intentions ne pouvaient
être douteuses ; leur loyauté était éprouvée. En
ne se démettant point eux-mêmes de leurs
fonctions, ils montraient simplement qu'ils ne
voulaient point se séparer du gouvernement
croyant pouvoir le servir encore dans leur po-
sition, mieux que dans toute autre. Ils faisaient
preuve ainsi d'attachement comme d'indépen-
dance. Ce n'était point à la cause de M. Lainé
qu'ils avaient engagé leur vie, mais à celle de
la monarchie légitime et constitutionnelle.
Cherchant . de tous côtés le drapeau de cette
cause,


• quand ils ne le trouvèrent plus auprès
des ministres, ils essayèrent de l'élever de
leurs propres mains. C'est précisément pour




48
amener de tels effets, pour dégager, si l'on
peut le dire, dans les positions diverses, les
opinions qui ont droit de se porter les organes
de l'opinion publique, que le gouvernement
représentatif a été créé. Sa vertu consiste à
surmonter les obstacles des situations , des an-
técédens , des préjugés, pour mettre en lumière
et classer, selon la vérité , les tendances et les
hommes. L'opposition des doctrinaires fut le
premier symptôme de ce grand travail. Elle
dégagea et produisit, en quelque sorte, les
patriotes de l'ancien parti royaliste, provo-
quant ainsi le royalisme dans l'ancien parti
patriote , et tendant à la manifestation du vrai
parti national , le seul où se puissent réunir •
tous les hommes qui, au fond, adoptent les
mêmes principes et forment les mêmes desseins.


Entrés clans cette voie , les doctrinaires la
suivirent sans hésiter. Ils réclamèrent haute-
ment, bien que sans succès, la liberté de la
presse, l'application du jugement parjurés aux
délits de ce genre, le vote annuel de la force ar-
mée. Ils appelèrent l'attention publique sur les
événemens survenus à Lyon en juin 1817, et de-
mandèrent que la nature et les causes en fussent
clairement constatées. Enfin , dans les derniers
jours de la session, ils réussirent à faire insé-
rer, dans la loi de finances, une disposition


49
qui imposait au gouvernement l'obligation de
présenter, annuellement et distinctement ,
aux chambres le compte rendu de l'emploi des
subsides. Cet important résultat du système
représentatif, qui a - été, pendant plus d'un
siècle, l'objet des débats du parlement bri-
tannique , fut voté sur la proposition de
M. Royer-Collard, et malgré la résistance de
M. Lainé.


Il faut bien que la conduite des doctrinaires
fût alors fondée en raison et conforme aux
besoins nationaux , car placés dans une posi-
tion ditlicile , et après avoir échoué clans plu-
sieurs de 'leurs tentatives , ils sortirent de
la session plus accrédités, plus forts que les
ministres. Quelques-uns de ceux-ci songèrent
dès-lors dit-on , à les éloigner des fonc-
tions qu'ils remplissaient ; mais cette opi-
nion, combattue dans le conseil, n'eut aucun
résultat.


Les choses demeurèrent donc dans le même
état pendant l'intervalle des deux sessions.
Seulement l'administration ,


se montra encore
plus faible , plus incertaine , plus agitée que
l'année précédente. La vive opposition qu'elle
avait eu à subir avait diminué ses forces et
redoublé ses craintes. L'humeur et le décou-
ragement semblaient chaque jour prendre ,


4




5o
sur la conduite de M. Lainé, un nouvel empire.
La division qui existait dans le conseil , entre
M. Decazes et lui , se manifestait au dehors,
et jusques dans le langage de ses entours.
L'esprit de liberté faisait des progrès qui ef-
frayaient les ministres au lieu de les éclairer ;
et comme on ne savait ni le comprendre ni
le satisfaire, il se dénaturait en se développant.
L'esprit de désordre profitait de ces fautes pour
s'accréditer aux dépens du pouvoir. Il exploi-
tait des craintes qu'on croyait guéries quand
on lei avait taxées d'absurdité , des sentimens
qu'on rendait hostiles en les proclamant tels,
des voeux qu'on déclarait factieux parce qu'on
n'osait aborder les mesures nécessaires pour
y répondre. Le ministère, jugeant sans doute
que sa conscience de sa propre sincérité suffi-
sait pour lui donner droit à la confiance
s'étonnait et s'irritait de plus en plus de son
impuissance et de son discrédit. Enfin il n'a-
vait fait , ni dans l'administration proprement
dite , ni dans la préparation des projets de
loi , aucun acte significatif , aucun progrès
réel; il flottait toujours plus agité , dans la
stérilité de ses idées et le vague de ses
craintes , lorsque les soins pour l'évacuation
de notre territoire et le congrès d'Aix -
Chapelle vinrent absorber toute son attention.


51
En signant les cruels traités du 20 novem-


bre 1815 , M. le duc de Richelieu , qui n'a
jamais accepté le pouvoir qu'à de tristes épo-
ques et par un honorable dévouement, s'était
promis, dit-on, de consacrer sa vie minis-•
térielle à presser la délivrance de son pays.
Le moment était venu d'accomplir ce voeu.
Nul homme , j'en suis convaincu , n'était plus
capable que lui de le former, et mieux placé
pour.


y réussir. M. de Richelieu jouit en Europe
d'une considération méritée. Émigré , il n'a
partagé aucune des passions , ni tous les pré-
jugés de.


l'émigration ; il a vécu étranger à
la France sans en devenir l'ennemi. La sim-
plicité de ses moeurs, la droiture et le désin-
téressement de son caractère lui ont valu ,
dans l'aristocratie gouvernante et diplomatique
de l'Europe , cette estime avouée que la cor-
ruption des cours accorde à la vertu qu'elle
ne craint pas. Des hommes qui ont trop appris
à mépriser l'homme , l'honorent assez dans
M. de Richelieu pour lui porter cette confiance
qui aplanit et simplifie des relations d'ailleurs
hérissées de piéges et de soupçons. Dans la si-
tuation où les événemens de 1815 avaient
placé la France , c'était pour elle une force
véritable et un bonheur réel que de disposer,
auprès des gouvernemens d'Europe, de la per -




J2


sonne et du crédit d'un homme de bien. je
ne crois pas, à beaucoup de ministres et de
négociateurs européens , plus de vraie probité
ni des intentions plus pures que n'en avait
Buonaparte. Cependant il est certain que la
politique ,. impériale avait laissé en Europe une
impression d'immoralité , de violence et de
mensonge, dont la France supportait le poids.
On se croyait en même temps autorisé et
obligé à exiger d'elle de plus dures garanties.
M. de Richelieu a souvent modifié cette fâ-
cheuse disposition. Ce n'est pas que l'estime
dont il jouissait eût jamais pu suffire, à mon
avis, pour déterminer les ministres étrangers
à se relâcher de leurs prétentions ennemies.
C'est auprès des souverains eux-mêmes , et
surtout de l'empereur Alexandre, que son ca-
ractère était puissant et sou influence utile.
Quand il trouvait, dans les négociateurs ha-
bituel , une résistance opiniâtre , il pouvait
porter les négociations plus haut, car il avait
personnellement crédit dans la sphère supé-
rieure où tout devait enfin se décider. 11 arriva
à •Aix-la-Chapelle avec la ferme résolution, et
presque la certitude d'obtenir la prompte li-
bération de la FI ance. Il l'obtint en effet; et
la considération dont il était investi ne fit►
pas étrangère au succès des négociations de


55
détail qui curent pour objet la quotité des
tributs, le mode et les termes du paiement.


Sans doute avec une capacité plus élevée, une
volonté plus forte , une politique intérieure plus
nationale, un autre ministre que M. le due de
Richelieu eût mieux fait encore , et beaucoup
mieux peut-être ; mais les positions et les
hommes étant donnés, il a. fait tout ce qui.
était en son pouvoir, et il a réussi. Émigré,'.il a
voulu franchement le départ de l'étranger.
Ministre, il en a avancé l'époque de deux
années. .


Mais il y avait , à Aix-la-Chapelle , quelque
chose de plus à faire que d'y négocier notre déli-
vrance. Le développement de nos institutions et
.de l'esprit de liberté ne pouvait manquer d'ef-
frayer les gouvernemens européens. En 1815 ,
la peur du bouleversement contre- réVolution-
naire les ayant saisis , ils avaient appuyé la
charte. Tant de fois vaincus par la révolution ,
nul de ces gouvernemens ne pouvait croire
qu'une poignée d'émigrés réussît à la dompter,
et ils redoutaient , avec raison , le moment de
son réveil. Assez éclairés pour savoir que la
France nouvelle ne pouvait être abolie, il


s


le furent pas assez pour comprendre qu'elle
dût vivre et poursuivre sa carrière. C'est le
propre d'une vieille politique de n'admettre




4


54
aucune vérité complète, de ne vouloir aucun
résultat décisif, de désavouer de jour en jour
ses propres oeuvres, d'invoquer aujourd'hui
comme un remède ce qu'hier elle déplorait
comme un danger , enfin, de se retourner sans
cesse dans son lit, ainsi qu'un malade, cherchant
partout le repos et ne le trouvant nulle part.
Tel est d'ailleurs l'état actuel de l'Europe que
rien ne s'y peut introduire ou établir en un
coin, qui ne retentisse aussitôt chez tous les
peuples voisins. Le congrès de Vienne avait re-
gardé le gouvernement représentatif comme
indispensable pour tenir la France en paix. Au
congrès d'Aix-la-Chapelle , le gouvernement
représentatif parut un conquérant de nouvelle
sorte qui menaçait de tout envahir. On avait
souhaité la France tranquille ; on trembla de la
revoir vivante. Toutes les terreurs des vieilles
aristocraties se ranimèrent ; et, avec leurs an-
ciennes alarmes, elles reprirent leurs ancien-
nes maximes. 11 ne fut plus question que de re-
pousser la contagion française, de contenir les
peuples, de réprimer l'esprit nouveau, de se
coaliser contre le torrent. Les excès de notre
révolution redevinrent le texte de la politi-
que européenne , comme si la seule science qui
fût sortie de ce terrible spectacle tût été celle
de la crainte.


55


C'est au sein de cette atmosphère d'alarmes,
au milieu de ces prévoyances étroites, de ces
voeux rétrogrades , de ces plans de compres-
sion , qu'alla vivre pendant six semaines M. de
Richelieu. Il y apportait lui-même les disposi-
tions qu'il devait y trouver; on s'en étonnerait à
tort. Comment un homme de bonne foi croirait-
t-il à la possibilité de régler un mouvement qui
passe ses forces et dont il comprend les périls
sans posséder le secret de les vaincre ? Les
grandes secousses sociales ont pour adversaires
inévitables, non-seulement tous ceux dont elles
attaquent lés intérêts , mais encore ceux dont
elles confondent l'intelligence et accusent la
faiblesse. Pour que M. de Richelieu pût, sinon
détruire, du moins repousser avec autorité les
craintes de la diplomatie européenne , -il aurait
fallu qu'il les jugeât au lieu de les partager.
Pour qu'il sût maintenir la France en dehors de
ce mouvementrétrograde du congrès, il aurait
fallu qu'il comprît la France , qu'il connût l'art
de la calmer , de la satisfaire, de la faire vivre
libre et confiante sous l'empire du roi et de la
éharte ; et , s'il eût su tout cela , la marche de
son ministère eût été tout autre qu'aile n'était
depuis trois ans.


Rien n'est donc plus concevable que l'in-
fluence exercée par le séjour d'Aix-la-Chapelle ,




56
sur l'esprit et les -vues de M. le duc de Riche-
lieu. Il y était allé avec un désir sincère de bien
servir son pays. Il avait réussi dans ses efforts.
Il se voyait recherché , estimé , honoré des
hommes les plus importans de l'Europe.
Il devait croire à son influence et s'applaudir
de son succès. Telle était sa situation lorsque
les nouvelles des élections de 1818 lui parvin-
rent. Elles avaient été vives. L'esprit d'opposi-
tion s'y était manifesté avec force. M. de La
Fayette et M. Manuel étaient nommés. A Pa-
ris, le candidat de M. Lainé avait complète-
ment échoué; et M. Ternaux lui-même, si re-
commandé d'ailleurs par ses opinions et son
caractère , ne l'avait emporté sur M. Benjamin
Constant que d'un petit nombre de voix. Qu'on
se représente de tels faits, de tels noms, tom-
bant au milieu des idées et des dispositions que
je viens de décrire; et malgré tout cela, M. de
Richelieu, obligé par devoir, par honneur, par
son propre patriotisme , de soutenir que la
France n'était pas révolutionnaire , et qu'on
pouvait la laisser à elle-même sans danger.
On comprendra sans peine comment il revint
d'Aix-la-Chapelle profondément irrité contre
les libéraux, contre la loi des élections, contre
la liberté de la presse, et déterminé à les atta-
quer.


57
En arrivant, il trouva une portion notable


du ministère fort disposée à seconder ses vues.
Les alarmes de M. Lainé n'étaient pas moin-
dres. Considéré, avec raison , comme le chef
de la politique ministérielle , c'était surtout
contre lui que se dirigeaient les efforts de l'op-
position. Un autre principe de dissentiment
existait dans le conseil. Les étrangers avaient
conçu une secrète terreur des travaux de M. le
maréchal Gouvion-Saint-Cyr, pour rendre à la
France une armée. La contre-révolution qui ne
pouvait pardonner à ce ministre la loi du re-
crutement, les ordonnances dont elle fut sui-
vie, et leur application journalière, l'avait atta-
qué avec acharnement. Les correspondances et
les tentatives du parti à Aix-la-Chapelle étaient
presque avouées; et la fameuse note secrète, qui
devint publique, n'était sans doute que l'un des
actes par lesquels il avait cherché au-dehors le
point d'appui qui lui manquait au-dedans. L'é-
loignement ou le maintien du maréchal devint
ainsi une des questions fondamentales sur les-
quelles on se divisa.


Je- regrette de ne pouvoir rappeler ici avec
détail les circonstances de la crise ministérielle
de 1818 , la première peut-être qui ait porté
l'empreinte et révélé l'énergie de nos institu-
tions. A peine la portion du ministère qui pré-




58
valut d'abord avait-elle annoncé ses vues en
appelant M. Rayez, au lieu de M. de Serre, à la
présidence de la chambre , que la lutte éclata
dans le sein du conseil. M. Decazes ne voulut
point consentir à abandonner le ministre de la
guerre, ni la loi des élections. Il fut reconnu
dès-lors que M. Decazes et M. le maréchal Gou-
vion d'une part , M. le duc de Richelieu et
M. Lainé de l'autre , ne pouvaient demeurer
ministres ensemble. Après quelques jours d'a-
gitation intérieure , les uns et les autres offki-
rent au roi leur démission. Ni de part ni d'au-
tre elle n'était définitive et ne devint publique.
Ce ne fut, à vrai dire, qu'une déclaration offi-
cielle de rupture. Cependant M. de Richelieu
et ses amis essayèrent de former un minis-
tère selon leurs desseins. Les deux autres mi-
nistres semblaient attendre , pour se retirer,
qu'on leur eût trouvé des successeurs. M. de
Villèle , M. Mollien , M. Siméon, M. Cuvier,
appelés tour à tour ou à la fois auprès de M. de
Richelieu, ne purent s'entendre ni entre eux ni
avec lui, sur le plan de conduite à adopter et
sur les principes de leur union. Les uns refu-
saient, les autres tâtaient le terrain et faisaient
des conditions. Mille petites négociations, mille
intrigues s'ourdissaient en quête de ministres.
Et tout cela se passait sous les yeux du public,


59
qui, instruit par la liberté de la presse de l'é-
vénement de chaque jour, de chaque heure, en
disait aussitôt son avis, associant ainsi à toutes
ces influences en débat, son influence bien au-
trement décisive. C'était un spectacle bizarre et
nouveau que le pouvoir en suspens, ne sachant
où tomber , les chambres immobiles et in-
quiètes, dans l'attente d'un gouvernement qui
leur adressât la parole, et la France incertaine
de savoir quels ministres elle aurait, si même
elle aurait des ministres. Deux fois on crut le
ministère. de M. de Richelieu formé ; deux fois
on apprit qu'il venait d'avorter. Enfin décou-
ragé de sa propre impuissance, dégoûté et des
affaires qui -lui semblaient impossibles, et des
hommes qui s'agitaient autour de lui, triste,
malade, M. de Richelieu déclara positivement
qu'il se retirait , et que c'était à M. Decazes à
former le nouveau conseil.


M. Decazes y était lui-même fort embar-
rassé. Un de ces sentimens individuels , aux-
quels le public croit rarement, et qui exercent
cependant sur les choses humaines une vérita-
ble influence , le faisait hésiter beaucoup à
rester ministre après M. de Richelieu , et à
paraître profiter de sa chute. C'était avec une
douleur sincère , avec toutes les agitations
d'une délicatesse craintive , qu'il se voyait




6o
survivre à ses anciens-collègues. Ce que je dis
là, je l'ai vu , je ne blesse aucune convenance
en le rapportant , et je dois le dire par respect
pour la vérité , dussé-je ne rencontrer que
le doute. D'ailleurs M. Decazes , tout en dé-
fendant la loi des élections , n'avait pas laissé
d'en concevoir quelque inquiétude, et semblait
penser qu'il convenait d'y apporter quelques
changemens. Il hésitait donc à s'engager sans
réserve dans le mouvement qui venait de pré-
valoir. Il s'occupa d'abord de la formation du
ministère, avec le dessein de n'y point entrer
lui-même. Le département de l'intérieur, qu'on
désignait comme devant être le sien, fut offert
à un homme qui le refusa. De leur côté, les
hommes qui furent appelés jugèrent qu'ils
ne pouvaient se passer de M. Decazes. Sa résis-
tance avait amené la dissolution du ministère
précédent. Son concours parut indispensable
au crédit du ministère nouveau. Ils le pressè-
rent donc vivement de s'associer à eux. Il ac-
cepta , et devint ministre de l'intérieur.


Une telle victoire de l'opinion nationale sur
la contre-révolution , remportée en face des
chambres, par la seule force des choses, par la
seule vertu des institutions, contre des influen-
ces qui semblaient si puissantes , en dépit des
intrigues de cour , sur la place publique , pour


ainsi dire, était un événement immense. Com-
pris et accepté dans toute son étendue , bien
dirigé dans son cours , cet événement eût pu
devenir décisif. Il n'en fut point ainsi.


Et d'abord le ministère se forma d'une façon
précipitée , étroite , sans vues larges , sans
conventions positives , sans l'adoption pré-
voyante d'un système plein d'avenir , comme
si l'on n'eût été que pressé de remplir une va-
cance. Les hommes qui y furent appelés, étaient
connus et honorés du public. Ce n'était pas
assez. Le moment était venu de comprendre
que, sous le système représentatif, la forma-
tion du ministère doit être l'organisation com-
plète et forte de l'opinion qui prévaut dans les
chambres et dans le pays. Nulle influence im-
portante qui émane de cette opinion, ou agit
sur elle, ne doit demeurer en dehors. Les prin-
cipes et les intérêts dont on veut -constituer
l'empire , ont-ils , naturellement et par eux-
mêmes, de l'unité , de l'ensemble? il faut en
absorber dans le ministère tous les principaux
interprètes , de peur qu'ils ne se divisent par
le seul effet de la différence des positions.
S'agit il , comme il arrive presque toujours ,
de rapprocher et de faire marcher en commun
des nuances d'opinions diverses, bien que ten-
dant au fond vers le même but? il faut




62
adopter toutes, n'en craindre ou n'en dé-
daigner aucune , donner enfin à la coalition
toute la base, toute la portée qu'elle peut avoir.
Ainsi se forment, dans les pays libres, les mi-
nistères qui gouvernent , qui répondent à tous
les besoins dont ils dérivent , et les font sûre-
ment prévaloir. Autrement conçus, ils ne sont
plus qu'une mince aggrégation d'individus
isolés , qui s'affaiblissent eux-mêmes en y en-
trant , au lieu de fortifier , par leur élévation ,
l'opinion où ils ont puisé la vie , qui ne met-
tent en commun qu'une influence douteuse ,
précaire , et rencontrent bientôt des adver-
saires dans leurs alliés naturels , des obstacles
là où ils devraient trouver de l'appui.


Le ministère de 1819 commit cette faute
grave de se resserrer en se formant, et d'oublier
que toutes les forces qui l'avaient appelé au
pouvoir devaient y entrer avec lut, soit par des
hommes, soit par des actes. Le parti national
ne fut point transporté dans le gouvernement
Le gouvernement ne se transporta point pour
y vivre , dans le sein du parti national. Le
conseil, au lieu de s'élargir , se renferma dans
ses anciennes limites. Les ministres se renfer-
mèrent dans le conseil.


Quelques tentatives eurent lieu pour sortir


63


de cette ornière ; mais elles manquèrent d'en-
semble et d'opiniâtreté.


Quant aux grandes mesures qu'il eût fallu
prendre, j'aurais mauvaise grâce à les indi-
quer aujourd'hui, Je n'ai point la prétention
d'avoir toujours démêlé l'avenir. Des choses
même que je puis dire , il en est sans doute
plusieurs qui m'ont été enseignées par l'expé-
rience. Ce qui est certain ; c'est que le minis-
tère de 181 9 , formé contre l'ancien régime et
au nom de la France nouvelle, devait tendre
sans cesse à constituer l'une et à dépouiller
l'autre de toute influence. La dissolution •de la
chambre des députés était peut être le seul
moyen d'y réussir. Les changemens que ré-
clame , à mon avis , notre établissement con-
stitutionnel, se fussent opérés alors non-seule-
ment sans obstacle , mais avec l'approbation
du public.


Quoi qu'il en soit, la proposition de M. le
marquis Barthélemy contre la loi des élections,
vint bientôt révéler au ministère sa propre
faiblesse. Plus ferme, il l'eût probablement
prévenue. Il la repoussa du moins avec sincé-
rité et succès. En ce moment , la position de
M. Decazes parut difficile. On savait, et il n'a-
vait point dissimulé , que certains changemens
à la loi des élections lui semblaient nécessaires.




64
La proposition de la chambre des pairs lui l•tt
imputée par beaucoup de gens ; on douta du
moins de la franchise de son concours dans la
résistance. Peut-être eût-il désiré que toute
idée (le modifications ne fût pas écartée; mais
le fait prouva qu'il ne se séparait point de ses
•eollègues. La proposition échoua à la chambre
-des députés , où plusieurs des hommes qu'on
-croyait placés sous l'influence de M. Decazes ,
entre autres M. de Saint-Cricq, la combattirent.
Il n'était alors entré dans l'idée de personne
.que le ministère, pour modifier la loi du 5 fé-
vrier, pût changer de système , de position ,
d'amis , et se rendre l'instrument de la coutre-
révolution. L'ordonnance du 5 mars 181y, en
introduisant soixante nouveaux pairs dans la
-chambre, fit échouer toutes les espérances que
la faction fondait sur ce point d'appui. C'était
une mesure fâcheuse que les hésitâtions anté-
rieures avaient rendue nécessaire. Elle fit, à la
cause du gouvernement, beaucoup plus de bien
que de mal, comme il arrivera de tous les coups
portés à la coutre-révolution.


Mais ce qui parut assurer la position du mi-
nistère , ce qui le rendit quelque temps natio-
nal , ce fut la présentation et la discussion des
projets de loi relatifs à la liberté de la presse.
Je n'ai rien à dire du mérite de ces lois ni de


65
l'effet des débats. Les amis de la liberté de la
presse les accueillirent avec joie , et j'espère
que désormais, après les six mois qui viennent
de s'écouler, les hommes qui la redoutent ne
se plaindront plus de leur impuissance contre
ses écarts. Ce qui fut grave en cette occasion ,
ce qui exerça sur les esprits une action réelle,
ce fut l'adoption franche et hardie du système
constitutionnel dont ces projets de loi étaient
la preuve. Qu'on parcoure l'histoire des gou-
vernemens , on verra les efforts d'une opposi---
tion populaire conquérir lentement, et une à
une, sur le pouvoir, les garanties de la liberté ;
il en est bien peu qui n'aient été ainsi arra-
chées à une opiniâtre résistance , et la liberté
de la presse a été plus qu'aucune autre l'objet
de ce long débat. Mais un ministère cherchant
sérieusement, sincèrement , à fonder cette li-
berté, en professant les principes , non-seule-
ment d'une manière abstraite et générale,
mais dans leur application positive et rigou-
reuse, luttant enfin, et non sans peine, contre
une partie de ses propres alliés, pour en faire
adopter les garanties, c'était là une conduite
rare, honorable, et qui devait produire une
vive impression. Elle en fit beaucoup, surtout
hors de la chambre. M. de Serre , au sortir de




C6 .
cette discussion, avait l'estime et toute la fi t


-velu du public.
Dans la chambre elle-même , bien que son


succès eût été grand , sa position n'était pas si
sûre. Quelques-uns des alliés naturels du minis-
tère ne le voyaient pas sans inquiétude entrer
si hardiment dans les voies de la liberté ; et
peut-être ne prit-on pas assez de soin pour les
rassurer et les rallier. D'autre part , une por-.
tion du côté gauche, et surtout quelques-uns
de ses orateurs habituels , soit par une fausse
vile de persistance opiniiitre dans l'opposition,
soit par une certaine jalousie de popularité,
avaient continué à attaquer le ministère, à
trouver ses concessions insuffisantes, à lui en
demander d'autres, souvent déraisonnables ou
impossibles. Le côté droit, spectateur silen-
cieux du débat, semblait attendre avec patience
l'effet de ces divisions, et comme s'il eût craint,
en se montrant, d'en- interrompre e cours.
Plus d'une Ibis en Angleterre, après la révolu-
tion de 1688 , le parti national s'est vu à deux
doigts de sa perte , pour s'être ainsi divisé en
présence de l'ennemi ; et de toutes les causes
de ces disentimens, les plus frivoles sont en
même temps les plus communes et les plus pé-
rilleuses. Des susceptibilités d'amour-propre,
des rivalités de succès, des obstinations de pré-


j ugé, une bizarre complaisance à subir le joug
de clameurs qu'on désapprouve, une hésitation
presque invincible à désavouer quelques hom-
mes et quelques désirs qu'on n'avouerait point,
ce sont là les graves motifs qui ont, plus d'une
fois, porté le trouble et la faiblesse dans les
associations politiques les plus naturelles, au
moment même du triomphe. Les relations du
côté gauche avec le ministère pendant la ses--
sion de 18L8 en ont fourni plus d'un exemple,


Le plus éclatant, le plus déplorable fut , sans
contredit, la fameuse pétition en faveur des
bannis. Je crois devoir-m'expliquer sans détour
à ce sujet.


Le rappel des bannis était une mesure que le
ministère eût dû provoquer et obtenir dès sa.
naissance. Rien n'en motivait et n'en justifiait
la prolongation. Je ne sache pas de crainte plus
puérile, surtout dans l'état actuel des sociétés,
que celle qui s'attache à quelquesnoms propres.
Tout procède aujourd'hui par masses ; isolée
des masses , nulle existence individuelle n'est
grande; et, pour la France bien gouvernée,
Buonaparte est peut-être le seul individu dont
la présence sur notre sol puisse avoir une véri-
table gravité.


j
C'était d'ailleurs un sentiment respectable et


uste que celui qui portait un grand nombre de




1


68
Français à désirer la fin de toute proscription
à demander qu'on rayât, de notre code politi-
que , toute liste d'émigrés. Les gouvernemens
se trompent fort quand ils se refusent à une
mesure parce que des hommes qu'ils croient, ou
même qui sont leurs ennemis, la sollicitent; et
cette aveugle méfiance fait souvent courir plus
de périls qu'elle n'en prévient. Ce que les en-
nemis d'un gouvernement s'attachent à lui de-
mander, ce n'est pas ce qu'ils croient directe-


.


ment utile à leur cause , mais ce dont le refus
nuira le plus au pouvoir qu'ils veulent détruire.
C'est ce refus même qu'ils espèrent et provo-.
quent , se promettant de l'exploiter ensuite à
leur profit. Ils étudient les dispositions des
masses, recherchent quels voeux elles peuvent
former, quels sentimens sont enclins à se lais-
ser saisir et exalter pour devenir une force
entre ies mains de celui qui s'en rendra l'inter-
prète; et, quand ils ont fait une telle décou-
verte , ils la font valoir avec ardeur; et le pou-
voir qui , par soupçon sur les hommes , résiste
alors sur les choses, donne lui - même dans le
piége qu'on lui tend, et se discrédite auprès des
masses qui souhaitaient ce qu'on lui demande,
sans attacher à leur voeu aucune des consé-
quences que l'esprit de faction saura tirer de
son refus.


69
La question du rappel des bannis n'a pas


eu d'abord d'autre caractère, et ce fut une faute
grave de la laisser en suspens, car elle ne pou-
vai t manquer de se dénaturer bientôt.


C'est ce qui arriva. Au rappel des bannis vint
s'accoler, bien que honteusement et avec em-
barras, le rappel des régicides.


En 1689, après l'expulsion de Jacques II ,
sous le règne de Guillaume HI , le général Lud-
low , l'un des juges de Charles I. , revint en
Angleterre et offrit ses services pour la réduc-
tion de l'Irlande, que Jacques occupait alors
avec une armée. « Il eût été certainement em-
» ployé , dit Smollett, si les Communes ne s'y
» fussent opposées. u Whigs et Torys votèrent
une adresse au roi , repoussant jusqu'à la pen-
sée d'un tel scandale, et demandant que Ludlow
fut arrêté. Il se retira en Hollande et alla mou-
rir en Suisse , après un exil de trente ans.


De tous les juges de Charles Pr ., Ludlow
était peut-être celui qui , par la sincérité et le
désintéressement de son fanatisme, par les ver-
tus de son caractère privé , méritait et obte-
nait le plus d'indulgence , j'ai presque dit le
plus d'estime.


C'est que nulle position , nul mérite, ellnu
vertu mêmed'un peut abolir, dans le jugement
i nstinctif


peuple grave et moral , le mal-





heur d'avoir participé à une iniquité solen-
nelle , à un crime unique, à un crime qui a
été le signal , et comme le coup décisif d'une
dissolution momentanée, mais terrible , de la
société. 11 est raisonnable, il est juste de déplo-
rer la fatale destinée de ces hommes qui ont été
choisis comme d'éclatans exemples de l'égare-
ment ou de la misère de notre nature, pour at-
t acher leur nom à cette ouvre sanglante ,
et abîmer ainsi lepr vie tout entière dans l'in-
exorable souvenir d'un moment. A Dieu ne
plaise que j'appelle jamais sur leur tête la Sévé-
rité de celui qui sonde les reins et les coeurs!
Mais lui. seul a droit de pardonner publique-
ment à leurs intentions ou à leur faiblesse. Ils
ont été vaincus en ce monde, vaincus an grand
jour, et pour les siècles. Pnissans ou proscrits,
adoptés ou rejetés , ils portent partout le poids
de leur condition déplorable ; partout leur ac-
tion marche devant eux et les nomme , dans
les palais où nous les avons vus en crédit ,
comme dans l'exil où ils vivent délaissés.
Brut qu'ils acceptent sur eux-mêmes le juge-
ment du monde; car le monde est contraint
d'accepter sur eux son propre jugement. Les
temps , les passions , les combinaisons si mo-
biles des choses humaines, peuvent l'en dis-
traire ; mais il y revient dès qu'aucune cause


71
extérieure ne le pousse à l'oublier. Charles JE


avait pu -faire périr déloyalement, injuste-
ment, cruellement , les juges de Charles l".
L'Angleterre put chasser le successeur de Char-
les II. Nul événement , nulle force , nulle in.
justice par eux subie ne put réintégrer les régi-
cides. Ily avait sur eux quelque chose qui résista
au pouvoir du malheur , et même de la vertu.


Voilà cc que méconnurent les hommes qui,
en 181 9 , proposèrent à la chambre des députés
de demander au roi de France, ce qu'en 1689
la chambre des communes, qui avait détrôné
Jacques II, , supplia le roi Guillaume de ne pas
accorder. Ils avaient raison de blâmerfacte par
lequel la chanih • e de 1815 bannit les régicides;
c'eut été uni spectacle beau et instructif que la
vue de ces homMes, vivant paisibles et obscurs
en France, après l 3 restauration, avec leur nom
pour tout châtiment. On le leur avait promis;
et l'esprit dé- faction , en exigeant l'oubli de
cette promesse, ne fit que donner Une preuve
de plus de son aveuglement implacable. Mais,
en 18 i 9, le destin de ces hommes était accom-
pli, leur sacrifice consommé. 11 n'appartenait
plus qu'à la bonté' du roi, et, j'ose le dire, à sa
sagesse, d'accorder à des vieillards malheureux,
comme il l'avait fait pour plusieurs, les conso-
lations de la vie privée, sur le sol de la patrie.




72
Provoquer leur résurrection officielle, leur ré-
habilitation légale, c'était méconnaître à la fois
et d'augustes convenances, et les sentimens les
plus légitimes, et cet instinct moral du monde
qui est aussi une autorité.


Je ne sais, mais il me semble que, si les mi-
nistres du roi , dans cette grave circonstance,
n'avaient porté à la tribune de la chambre nul
souvenir de parti, nul langage dur, nul senti-
ment amer; si, oubliant, pour ainsi dire, les
dates, les noms propres, les positions particu-
lières , s'élevant au-dessus des passions et des
divisions de notre âge, ils s'étaient simplement
adressés à ce qu'il y a d'immuable et d'universel
dans la nature morale des hommes, ils auraient
imposé silence à toute réclamation, et la séance
du 1 7


mai 1819 eût pris un tout autre carac-
tère. Telle qu'elle eut lieu, elle irrita une por-
tion notable et sincère du public, et répandit
des doutes sur les résolutions, ou du moins sur
le crédit du ministère. 11 avait parlé avec peu
de prudence et d'équité. Il avait paru considérer
comme des factieux tous les, citoyens qui
avaient signé les pétitions. Si les bannis eussent
été rappelés le lendemain , cette humeur eût
bientôt cédé ; mais ils ne le furent point. Le
pouvoir refusait ainsi ce dont il n'avait pas
formellement contesté la convenance et la


75
ionnpio'L.ustice libérale en conçut dej


brage , de la froideur ; et l'esprit de désordre
s'empara de cette disposition pour travailler à
détruire une popularité dont il commençait à
s'effrayer.


Un débat analogue, quoique beaucoup moins
grave , s'éleva au sujet des troubles survenus
dans l'école de droit. Si le ministère avait songé
plus tôt à donner à cette grande école une orga-
nisation et des chefs capables de contenir , en
satisfaisant à ses besoins moraux, la génération
qui s'y élève, je suis porté à croire que de tels
désordres n'y auraient point éclaté. Peut-être
aussi n'en comprit-il pas bien le véritable ca-
ractère , ni les moyens qui les pouvaient répri-
mer efficacement, et avec fruit pour l'avenir.
Le pouvoir est plus enclin à craindre qu'à pré-
voir; et des forces dont il dispose, la force
matérielle est celle qu'il emploie le plus volon-
tiers , car elle semble aller au but plus facile-
ment et plus vite. Enfin les ministres eurent
tort surtout de donner ensuite à cette affaire ,
par nn procès ridicule et mal dirigé contre
M. BaVoux, un genre de gravité qu'elle n'avait
point. Mais au moment même de l'événement,
après les scènes qui s'étaient passées, ils avaient
raison de les blâmer sérieusement du haut de
la tribune, et d'adresser franchement à la jeu-




w


r-t
nesse les mâles conseils qui forment les moeurs
des peuples libres. C'est un tort impardon-
nable, pour des amis de la liberté, que de
parler aux jeunes gens un langage plein de
mollesse et de flatterie. Quelques orateurs du
côté gauche eurent cette faiblesse, et le mi-
nistère obtint dans la chambre le triomphe le
plus complet.


La session finit. Malgré les fautes qui y
furent commises, malgré celles de la portion
du côté gauche qui n'avait pas su démêler ni
osé accepter nettement la position que lui in-
diquait la prudence, malgré la discussion mal-
habile et fâcheuse du bugdet qui avait été ,
p9er l'autorité , une cause de discrédit , le
ministère en sortait avec honneur. Il avait.
fait preuve de sincérité et de talent; il avait
loyalement servi le système constitutionnel;
il n'était tombé sous le joug d'aucune faction.
Cependant il était faible , et à un oeil un peu
exercésessuccès ne d i ssiniulaient pas sa faiblesse.


C'est que, il faut le reconnaître, quelque triste
que paraisse cette vérité, après les secousses
qui ont changé la face de l'ordre social, des
intentions franches et droites, l'amour du bien,
l'absence de toute tyrannie, ne suffisent point
à gouverner les peuples. La société bouleversée—\,
ne se laisse pas si facilement rétablir ; elle


75
aspire à l'ordre et les élémeus du désordre s'agi
tent dans son sein. Elle veut la liberté, et à peine
en joui•elle que des fermons destructeurs se ma-
nifestent, menaçant le repos de l'état qui ne pos-
sède pas encore le secret. d'une énergique et
régulière résistance. Le besoin de la stabilité,
de l'ordre légal est dans les esprits ; mais les
esprits eux-mêmes sont pleins d'agitation et
d'incertitude ; dépourvus de principes fixes,
nourris au milieu d'un spectacle de changement
et de destruction , tout leur est une source
d'anxiété et de méfiance ; tout leur semble
flottant et mal assuré parce qu'ils le sont ,
et tout le devient par la même cause. Les in-
térêts qui n'ont pris encore ni leur assiette ,
ni leur niveau , les cherchent péniblement
à travers mille obstacles et avec mille craintes;
et dans leur effort vers l'état définitif on ils
vivront en paix, ils se froissent et se heur-
tent , prolongeant ainsi l'état provisoire qui
les tourmente. Enfin , 1 ,4


société offre rima«?
de


bien, défini par ces paroles :
est pointà iapclahcoese,. et


» il n'y a pas une place pour chaque
A ce mal si douloureux il n'y à que' deux
remèdes, le génie dans le pouvoir ou l'action


sdatchetemrepcos.nnSai trein dahnosril lae ssoeciéreténcloets'trfebrcieen





7G
vivantes, et démêler l'avenir qu'elles invo-
quent, qui se donne à ces forces, les rattache à
leurs vrais principes; les rassure dans tous leurs
intérêts, les concentre ainsi dans sa main, et les
porte avec lui partout où quelque désordre se
manifeste , celui-là aura bientôt dissipé les in-
quiétudes et dompté Its résistances. Que si le
pouvoir ne comprend pas cette tâche , ou se
montre inhabile à la remplir , le temps seul ,
et un long temps, demeure chargé d'y satisfaire.


Le ministère de 1819 parut ignorer que
tel était l'état de la France. Il se renferma dans
le présent , s'appliquant à n'être ni injuste, ni
partial , ni tyrannique , laissant la liberté
marcher , et les choses suivre leur cours ,
mais n'exerçant sur le pays nulle action
puissante , ne s'emparant point des esprits ,
ne les occupant point de sa propre activité ,
incertain et froid avec ses amis , presque im-
mobile devant ses ennemis , laissant la cour
comme il l'avait trouvée, toujours sur la dé-
fensive , paraissant enfin oublier que , dans
l'inévitable conflit de la révolution et de la
contre-révolution remises en présence, il avait
tout autre chose à faire que d'empêcherqu'elles
ne se portassent de trop rudes coups. Cepen-
dant les factions se déployaient , s'attaquaient
et tenaient peu de compte du gouvernement.


77
Les prétentions ecclésiastiques éclataient en
tous sens; les missions inquiétaient les peu-
ples ; les étrangers cherchaient à ébranler le
ministère ; et il n'opposait à aucun de ces pé-
rils une attitude ferme, une action énergique.
J'ai regret de rappeler des paroles qui semblent
peut-être sévères ; mais M. Royer-Collard a
eu raison de dire : Les constitutions ne sont
» pas des tentes dressées pour le sommeil. Les
» gouvernemens sont placés sous la loi univer-
» selle de la création ; ils sont condamnés an
» travail. Comme le laboureur, ils vivent à
» la sueur de leur front. C'est surtout au
sortir des grandes crises politiques que cette
nécessité est impérieuse. Nul péril ne menace
plus les gouvernemens nouveaux que la tenta-
tion de se croire anciens et établis ; parce
qu'ils sont debout , ils rêvent qu'il ont des
racines , et s'occupent de s'arranger pour le
repos quand leur existence même n'est encore
qu'un germe faible et naissant. L'origine seule
du ministère de 1819


-
eût dû le guérir de


cette erreur. La plupart de ses membres ne
puisaient leur force ni dans leurs antécédens
personnels, ni dans une nombreuse clientelle,
ni dans l'appui d'une faction. Il était T'oeuvre
de l'opinion nationale ; et, par ce seul fait,
appelé à lutter contre une multitude d'intrigues




78
et d'ennemis. Son triomphe eiit consommé à la
fois la défaite de la contre-révolution , du
buonapartisme et des vieux débris de l'anarchie.
Presque toutes les mauvaises passions, presque
tous les intérêts illégitimes lui étaient con-
traires. Position très-difficile et qui exigeait
une fermeté de dessein , une énergie d'action,
seules capables de suppléer à ce qui lui man-
quait d'ailleurs. Les gouvernemens n'échappent
point à la condition de ce monde ; ils ont
affaire aux bonnes et aux mauvaises parties
de la nature humaine. Vainement ne vou-
draient-ils que le bien ; vainement se prévau-
draient-ils de leur innocence ; s'ils s'endorment
dans la confiance qu'ils ne nuisent point, s'ils
se reposent sur cette idée que les peuples
sauront démêler leurs vrais intérêts , et sauver
de ses ennemis le pouvoir qui ne leur porte
aucune offense , ils se verront bientôt sur-
montés et délaissés. Chef et sentinelle de l'ordre
social , le gouvernement est là pour le dé-
fendre , et se défendre lui-même de ses pro-
pres mains. S'il ne manque pas à la société,
si elle se sent vivre en lui , si elle reconnaît
chaque jour la présence et les salutaires effets
des lieus qui les unissent, la société ne lui
manquera pas non plus. Mais si ces liens de-
meurent lâches et flottans , si la main où ils


W9aboutissent paraît inactive et languissante , la
société sera sans force , et peut-être sans vo-
lonté pour soutenir un pouvoir qui, loin de
marcher à sa tête et devant elle, semble la sup-
plier de le traîner péniblement sur ses pas.


C'est avec une profonde conviction que j'at-
tribue surtout à cette politique pleine de mol-
lesse le résultat des élections de 1819.


es élections ont été hostiles, cela n'est pas
douteux. Je ne veux point dire par-là que la
plupart des hommes sur lesquels se portèrent
les suffrages fussent disposés à renverser l'or-
dre établi. Je suis fermement persuadé, au con-
traire, aujourd'hui comme alors, que les choix
de ce genre étaient en très-petit nombre. Mais
il est certain que, dans beaucoup de colléges
électoraux, prévalut un esprit de mécontente-
ment qui dirigea les voix sur des hommes peu
agréables au ministère, et envoyés dans le des-
sein , non de l'appuyer, non de l'abattre, mais
de faire absolument triompher les intérêts nou-
veaux, de dompter complétement le


.
parti de


l'ancien régime , de mettre l'avenir comme le
résent au-dessus de toute crainte, d'éleverp


enfin , contre les tentatives ou les espérances
de la contre-révolution, des barrières insur-
montables. Il y avait, dans cette disposition,
peu de bienveillance ou de confiance pour les




ministres , non une animosité positive et di-
recte. On cherchait à se garder soi-même, ne
se croyant pas bien gardé par eux.


En quelques lieux, ou dans certaines classes
d'électeurs, parut une hostilité plus vive et
plus menaçante contre le gouvernement tout
entier. L'élection de M. Grégoire fut une insulte
grave. Des ennemis invétérés pouvaient seuls
l'avouer. Les hommes qui, au fond , ne vou-
lant pas détruire, y donnèrent cependant les
mains, commirent une faute immense. On dit
que, sur d'autres points, quelques parties des
colléges électoraux laissèrent percer des dispo-
sitions favorables à l'anarchie. Cela n'est pas
impossible; toutes choses se rencontrent dans
de nombreuses réunions d'hommes. Cepen-
dant il est aisé de se méprendre à ce sujet ;
nous y sommes singulièrement timides, et
trop enclins à voir l'esprit de désordre là où
éclatent seulement le mouvement des masses
et l'ardeur naturelle aux partis.


L'effet de ces élections sur le gouvernement
fut prodigieux, il en conçut les plus sérieuses
alarmes. Il fallait y voir d'abord une grande
révélation : on avait beau se récrier contre les
intrigues de quelques hommes, contre l'in-
fluence d'un comité directeur : « Sous quelque
» idée de légèreté.et d'inconsidération qu'on se


8.1




plaise à nous représenter le peuple, dit Sully,
que souvent il embrasse à la vé-


»
rite certaines vues, vers lesquelles il se porte
j'ai éprouvé




avec chaleur, ou plutôt avec fureur ; mais,


que ces vues ont pourtant tou j ours pour ob-
»
j et quelque intérêt commun et d'une certaine




généralité, jamais un intérêt purement par-
ticulier , comme peuvent être les ressenti-


» mens et les passions d'un seul homme, ou
d'un petit nombre de personnes. Je hasarde




même de dire que, sur ce point, le juge
» le moins faillible est la voix de ce peu-
» ple même (1). » Les élections de 1819 di-
saient hautement que certains intérêts géné-
raux étaient en souffrance, car craindre c'est
souffrir ; que ces intérêts souffrans possédaient
une grande force; qu'il était urgent de dissi-
per leurs inquiétudes et de concilier leur force
au pouvoir. Pour tout dire en un mot, il était
clair que ce qu'on avait voulu depuis cinq ans,
et qu'on avait cherché à travers tant d'oscida-
lions, la sécurité des intérêts nouveaux, n'était
pas obtenu.


Que servait de récriminer, de trouver des
torts à des hommes , à des partis , de prouver
même que toutes les fautes, tout le mal n'é-


(I) Ale-noires de Sully, liv. i4, 3, p. 174, édit. in-8°. de 18.14,




82
taicut pas le fait du pouvoir? 11 en est toujours
ainsi; les peuples n'ont pas la sagesse de la
Providence; ils ne mesurent pas le vent à la
laine de l'agneau. S'ils étaient assez prudens
pour ne se tromper ou ne s'égarer .jamais , le
gouvernement serait à peu près superflu..


Rudement averti par les élections, le minis-
tère se trompa , en partie du moins, sur la na
turc du mal et sur celle des remèdes qu'il y
fallait apporter.


Long-temps avant les élections, M. de Serre,
frappé de la faiblesse du pouvoir et de la vanité
de ses efforts pour saisir un point d'appui qui
le mît en état de résister aux factions, avait
médité sur les causes de cette situation, tou-
jours la même malgré tous les changemens
de ministère. Il avait cru les voir dans l'insuf-
fisance de nos institutions et dans une adop-
tion incomplète, incohérente, du système re-
présentatif. La faiblesse du pouvoir accusait à
ses yeux celle de la chambre des députés elle-
même. De cette chambre , centre et résumé
des intérêts et des sentimens nationaux,
doit émaner l'administration qui convient au
pays; et il faut que cette administration ,
en posant le pied , comme Antée, sur le sol
qui l'a nourrie, y puise la force dont elle a
besoin pour soumettre les intérêts dissidens ,


83
dompter les résistances, accomplir le dessein
de sa 'formation. M. de Serre pensa que ni la
charte ni les lois constitutionnelles déjà ren-
dues ne donnaient à la chambre des députés
assez d'énergie , assez de permanence pour
créer et soutenir ainsi son propre gouver-
nement. Le petit nombre des députés, l'éléva-
tion des conditions d'âge, le renouvellement
partiel et annuel , l'absence d'une initiative
franche et directe, la mauvaise forme des déli-
bérations, tels lui paraissaient les vices prin-
cipaux de notre organisation constitutionnelle;
et il leut' . attribuait la plus grande part dans le
désordre et l'impuissance qui se manifestaient,
avec tant d'opiniâtreté, au sein de notre gou-
vernement.


Corriger ces vices , adopter sans réserve
toutes les conditions du système représentatif,
et chercher dans leur adoption cette force nou-
velle et vraiment nationale qui peut seule fon-
der, d'un seul coup, l'ordre et la liberté, telles
furent les premières vues de M. de Serre; tel
était le remède qu'il jugeait efficace et indispen-
sable dans l'état du gouvernement et du pays:


Ce n'est pas ici le lieu de discuter ces idées.
rarenentrep'l peut-être un jour. Mais quoiJe ' dr i


qu'on en puisse penser , quelque diverses
qu'aient pu être les opinions sur leur mérite ou




84
leur opportunité, elles étaient, dans l'origine,
un système et non un expédient ; il en décou-
lait une grande tentative , non un misérable
subterfuge. Elles avaient le droit pour principe,
et la liberté pour but. Elles étaient d'ailleurs,
dans la pensée de presque tous les hommes qui
les adoptèrent alors, inséparablement attachées
à la condition d'une alliance plus intime, plus
profonde avec la France nouvelle , ses institu-
tions et ses intérêts. Ce qu'on y cherchait , c'é-
tait un moyen de juger en dernier ressort le
procès dont nous étions agités , de mettre en-
fin l'ancien régime hors de cour, oit d'assu-
rer à l'ordre constitutionnel la pleine, paisible
et régulière possession de l'empire. Et non-
seulement c'était là le but, mais j'ai constam:-
ment pensé , et plusieurs de mes amis avec
moi , que c'était seulement par le secours du
parti national et de concert avec lui , qu'un
tel but devait être poursuivi , et pouvait être
atteint. Tout rapprochement avec la contre-ré-
volution nous semblait fatal aux plus utiles des.-
seins.. Si les projets de M. de Serre s'étaient
bornés aux grandes réformes que je viens d'in-
diquer, peut-être encore n'auraient-ils pas
réussi ; on peut croire que le temps n'était
pas mûr ni l'affaire bien préparée ; mais
du moins ils n'auraient pas entraîné la dé-


85


déviation qui les a suivis. J'aiplorable
besoin d'entrer à ce sujet dans quelques
détails.


Eu 1816 ; comme je l'ai rappelé , M. de
Serre avait combattu la loi des élections ; et ,
bien qu'en 1819 il l'eût défendue contre les
attaques de l'ancien régime , bien qu'il fût,
pour ainsi dire, arrivé au ministère à ce titre
et dans ce dessein , l'un des principes fonda-
mentaux de cette loi n'avait jamais été con-
forme à l'ensemble de ses idées sur la bonne
constitution de l'ordre social. L'égalité de droits
entre lesélecteeurs lui semblait dangereuse pour
la liberté comme pour le trône. 11 entrait donc
dans ses vues de la détruire, de classer les élec-
teurs.selon les fortunes et les positions socia-
les ; .et de donner à chaque classe des repré-
sentans spéciaux et directs , attribuant ainsi à
la plus élevée une influence positive , écrite
dans la loi , indépendante de son crédit réel
et de fait dans la masse du corps.électoral.


A aucune époque, en aucune situation, je
n'ai adopté cette idée. j'ai constamment désap-


dperol'uévgéaleittéreelputorescsléesteo'
lueteete tants.teliinnteefoaitsu reconnus


capables et appelés comme tels. M. de Barante
et plusieurs de mes amis partageaient, à cet


-égard, ma conviction. Je ne me propose point




S6
de discuter ici ces deux théories de l'organisa-
tion sociale, dont l'une repose sur le principe
de la classification des hommes selon les posi-
tions , et par conséquent sur le privilége ;
l'autre sur celui de l'égalité entre les hommes
qui possèdent une capacité déterminée, et par
conséquent sur le droit : elles se combattent
depuis l'origine du monde. Mais au moment
où elles se sont retrouvées en présence, il s'est
agi de bien autre chose que de la lutte de deux
théories : il s'est agi de la révolution et de la
contre-révolution. Ou.


C'est un fait avoué que, dans les' fortunes
territoriales un peu élevées, un grand nombre,
peut-être le plus grand, appartient encore à
l'ancienne aristocratie francaise. De ce seul fait
il résulte qu'on ne peut classer les électeurs,
ni attribuer à la portion la plus riche d'entre
eux, une influence légalement distincte et in-
dépendante , sans créer artificiellement une
force au profit de la contre-révolution. Cette
force voudrait-elle ramener l'ancien régime?
suffirait-elle pour y réussir ? Peu importe ; sa
présence seule, sa constitution officielle, par
voie de privilége, saisit nécessairement d'effroi
les intérêts nouveaux ; et les peuples ne se ré-
signent point à vivre en paix, dans l'attente de


la solution d'un problème d'où dépend leur
destinée.


Il était donc clair qu'à la première tentative
pour rompre l'égalité des électeurs, les classer
et mesurer entre eux, par la loi , les influences
selon les fortunes , la question sortirait du do-
maine des théories pour entrer dans celui des
circonstances. Il é tait clair qu'on ne verrait plus
alors que la révolution dessaisie de son droit,
la contre-révolution armée d'un privilége, et la
déclaration légale de cette guerre des intérêts
anciens et. des intérêts nouveaux qui, je le ré-
pète, est le fait régulateur, le fait éminent de
notre situation, la condition fatale sous laquelle
vit la France et se meut la politique.


Il y avait donc, dans l'ensemble des idées de
M. de Serre, • et même avant que les élections
fussent venues les dénaturer, un point fonda-
mental sur lequel je me trouvais, avec lui, dans
un dissentiment absolu .Toute attaque à l'égalité
des électeurs portait, à mes yeux , un cachet
de contre-révolution qui menacait de détruire
l'effet, ou du moins le crédit des améliorations
constitutionnelles que d'ailleurs je jugeais dési-
t'ables. Mais M. de Serre lui même, bien qu'as-
sez arrêté dans son dessein, ne refusait point
d'entendre les objections; il en reconnaissait
quelquefois la gravité. On pouvait espérer




88
qu'elle lui deviendrait évidente , et qu'il serait
amené à abandonner cette portion de son sys-
tème qui rendait presque inévitable l'alliance
ou l'aveu de la contre-révolution.


Après les élections, les choses prirent une
autre face. J'ai dit ce qu'elles furent et quel de-
vint leur effet. Les projets de réforme du minis-
tère devaient dès lors paraître dictés par ses
craintes. Et lorsqu'on entrevoyait dans ces pro-
jets la violation de l'égalité des électeurs, où les
intérêts nouveaux se savaient en sûreté, et la
tentative de créer un droit spécial, un privilége
en faveur de la propriété supérieure, où les in-
térêts anciens dominaient encore, l'idée d'une
marche rétrograde, d'une autre coalition, de-
venait, pour ainsi dire, un fait présent et déjà
accompli.


En ce nouvel état des affaires, le ministère
se divisa. MM. Dessoles, Gouvion-Saint-Cyr et
Louis, qui avaient d'abord, à ce qu'on assure,
approuvé les projets de réforme de M. de
Serre, dans l'intérêt du développement et de la
solidité de l'ordre établi, refusèrent de s'enga-
ger dans une route pleine de périls, et qui leur
parut. avoir pour inévitable issue une autre
cause, d'autres amis. Ils se retirèrent avec l'ap-
probation du public, et les noms de leurs suc-


.89
cesseurs donnèrent aux intérêts nouveaux.beau-
coup moins de garanties.


Dès lors , tout fut changé ; le système dispa-
rut devant la circonstance ; ce qu'il avait, selon
.moi , de vicieux devint précisément ce qu'on y
jugea plus urgent et plus capital. Les idées
tombèrent sous le joug et aux ordres des alar-
mes. On vit bientôt qu',i1 ne s'agissait plus d'a-


.


dopter compiétement le système représentatif,
de fonder définitivement l'ordre constitution-
nel , de créer, dans la chambre des députés, un
point d'appui capable de provoquer et de 'sou-
tenir un ministère national : c'étaient les inté-
rêts. nouveaux eux-mêmes, et eux seuls, qui
inspiraient les alarmes. Comment imaginer
que les projets de réforme fussent, non-seule-
ment sans relation, mais en opposition directe
avec de. tels faits? Comment persuader qu'ils
avaient pour but et devaient avoir pour résul-
tat la, défaite irrévocable de la contre-révolu-
tion , quand c'était de la révolution seule qu'on
avait peur?


Toutes les idées , tous les plans de M. de
Serre furent aussitôt perdus clans l'opinion
tionale. Elle les enveloppa indistinctement
dans une même réprobation. L'augmentation
du nombre des députés , l'abaissement des
conditions d'âge, le renouvellement intégral,




90
l'initiative directe des chambres , toutes ces
réformes qui jusque -là avaient été jugées si
désirables et sollicitées avec tant d'ardeur ,
dont M. Lafitte avait si vivement reproché aux
auteurs de l'ordonnance du 5 septembre 1816
l'ajournement indéfini , furent considérées du
même oeil que l'abolition de l'égalité des élec-
teurs et l'abandon des intérêts nouveaux. La
France, saisie d'effroi à l'aspect du pouvoir
en suspens et près d'accepter l'alliance des par-
tisans de l'ancien régime, se réfugia dans l'im-
mutabilité de la charte, comme dans le seul
asile sûr et inviolable. Ce mouvement devint
si général , si puissant, qu'il subjugua toutes
les pensées. Dans les grandes révolutions, les
événemens se déploient avec une telle rapi-
dité , une telle énergie , que les individus per-
dent l'espoir , et jusqu'à l'idée de leur résister
ou de les régler. Leurs désirs, leurs volontés,
leurs opinions même viennent s'abdiquer et
comme s'abîmer dans le cours de ce torrent.
On l'a vu tant de fois et si complétement irré-
sistible , que nul ne croit plus à la possibilité
de le détourner ou de le contenir , et nul ne
le tente. Quand nos institutions se seront affer-
mies , quand elles posséderont sans débat le
sol français , on ne lira peut-être pas sans sur-
prise , qu'un temps a été où il a fallu quelque


9.!
courage pour soutenir que la constitution peut


que le gouvernement doit éma-
iêitel:-e c nlelsocicilfilaénei , b res , que l'initiative doit y rési- •
der , que le nombre des députés ne doit pas
être trop borné, ni les conditions d'éligibilité
trop restreintes ; un temps enfin où des amis
sincères des droits et des libertés de leur pays,
pour avouer encore de telles doctrines, ont été
soupçonnés un moment d'avoir fléchi devant
la contre-révolution. Tant il est vrai que les
idées , les doctrines , les constitutions elles-
mêmes subissent le joug des circonstances, et
ne se font accueillir par les peuples que lors-
.qu'elles servent d'instrument ou de garantie à •
des intérêts pressans et généralement sentis !


Le développement de nos institutions et les
modifications de la charte, qui eussent été fa-
ciles , invoqués même , s'ils se fussent opérés
de concert avec les intérêts nouveaux et à leur
profit, devinrent ainsi suspects et impossibles,
dès qu'on les crut sollicités ou seulement con-
sentis par les intérêts anciens.


.Le ministère en fit bientôt la dure expé-
rience. Pour réussir dans ses projets , il se vit
contraint de chercher, hors de l'opinion natio-
nale , des secours et des amis. C'était tout per-
dre , ou à peu près , que changer ainsi
rain.
rue trompe;


de ter-
ipe, il y avait encore beau-


MIL




92
coup à perdre. Et d'abord, presque toutes les
parties du plan de réforme de M. de Serre ,
qui avaient pour but (le réaliser ou d'agrandir
le système représentatif , toutes celles qui
étaient évidemment favorables aux intérêts
nouveaux et aux libertés publiques, comme l'a-
baissement des conditions d'âge pour les dépu-
tés et l'initiative directe des chambres, ne con-
venaient plus à la. nouvelle position du pouvoir.
Elles furent successivement éliminées. La con-
tre-révolution consent bien quelquefois, faute
de mieux, à se servir du gouvernement repré-
sentatif comme d'un instrument ; mais au fond
elle s'en méfie et repousse tout ce qui lui don-
nerait trop d'énergie ou de consistance. Les
plans de réforme se réduisirent donc peu à peu
au renouvellement intégral et à ce qui concer-
nait la loi des élections. Leur décadence ne de-
vait pas s'arrêter là. M. Decazes réduit à accep-
ter le secours de ses anciens adversaires , n'en-
tendait pas cependant leur en payer un trop
haut prix. Il sen tait les périls d'une telle alliance,
en débattait avec inquiétude les conditions, ne
voulait livrer à la contre-révolution ni le pou-
voir, ni les élections futures, se refusait aux
sacrifice, d'hommes qu'elle prétendait lui im-
poser, maintenait en place M. de Girardin et
beaucoup d'autres , semblait enfin s'appliquer


95
à sortir d'un défilé fâcheux, se flattant sans- •
doute qu'il retrouverait à l'issue de meilleu-
res chances a un terrein plus sùr. Le parti ne
pouvait se méprendre sur cette tactique, ni se
contenter d'un aussi mince profit. La contre-
révolution savait fort bien que M. Decazes ne
lui appartiendrait jamais. Le fatal événement
du 13 février vint aplanir devant elle ce der-
nier Obstacle. Le renversement de M. Decazes
fut aussitôt l'objet de tous ses efforts. Rien n'y
fut épargné , ni les calomnies les plus odieuses,
ni les plus dégoûtans outrages, ni les menaces
les plus violentes. Les souvenirs et les-journaux.
de cette sombre semaine demeureront comme
un exemple mémorable du degré de fureur qui
peut saisir, au milieu d'une grande douleur pu-
blique, un parti long-tempsvaiiicu. L'orage était
trop fort; le secours fut trop tardif. Toutes les
haines , toutes les méfiances, toutes les fautes,
le passé tout entier vint s'accumuler sur ce
moment. M. Decazes tomba. La contre-révolu-
tion se crut au port.


Elle avait raison , comme elle peut l'avoir,
pour un jour.


J'ai retracé la marche des affaires depuis 1815.
Je ne crains pas qu'on m'accuse d'avoir traité,
avec une molle complaisance, ni les actes, ni
les hommes. Mais à travers tant d'incertitudes,




94
de fautes, d'omissions graves , malgré l'hésita-
tion du pouvoir dans les principes , malgré sa
faiblesse et sa timidité dans la conduite , les
intérêts nouveaux étaient ses alliés , nos insti-
tutions allaient se développant , la cause na-
tionale prévalait. Par le seul fait du 20 mars , la
guerre s'était ouvertement rallumée entre l'an-
cien régime et la France de la révolution ; du-
rant toute l'époque que je viens de parcourir ,
le gouvernement du roi l'a soutenue, avec et
pour la France dela révolution , contre l'ancien
régime. Quelques reproches qu'il ait pu mériter
en la faisant, il l'a faite ; et de ministère en mi-
nistère , nous nous sommes vus en progrès.
C'est en I820 que la position a complétement
changé. Par malheur , les preuves n'en sont ni
Qbscures ni rares


95
VVIA.1,1.,.......nsvg.s. ru: n•nn •...A•Ible ••n••


CHAPITRE III.


De 182o et du ministère actuel.


N quittant les affaires , M. Decazes trembla
de voir la France et le trône tomber plei-
nement dans les mains de la contre-révolution.
Il employa ce qui lui restait d'influence pour
atténuer un si rude choc. Tout indique qu'il
ne fut pas étranger à la formation du nouveau
ministère. M. de Richelieu n'a jamais recher-
ché le pouvoir. Ou assure qu'au mois de février
dernier , des sollicitations augustes , presque
les plus hautes, le déterminèrent seules à l'ac-
cepter.


Telle fut donc, dès les premiers jours , la si-
tuation de ce ministère , qu'il fut formé en
crainte de la force même à laquelle on l'accor-
dait, et pour empêcher qu'elle n'obtînt un triom-
phe plus décisif. Mais, dans l'ordre politique,
ce qui importe , ce n'est pas l'étendue de
la concession ; la vraie question est de sa-
voir qui l'a arrachée et à qui elle est faite. Les
ministères précéderas avaient été aussi des con-
cessions incomplètes et accordées avec quel-
que frayeur. Mais elles étaient l'oeuvre des


.
in-




96
térêts nouveaux ; elles attestaient- leur crédit et
assuraient leur progrès. Pour la première fois ,
en 1820 , les intérêts anciens firent un minis-
tère. Ils en voulaient un autre , j'en suis con-
vaincu ; mais ils firent celui-là, et par cela seul
il leur appartint.


J'insiste sur ce fait parce qu'il est concluant. Le
ministère,qui ne veut pas qu'on le cro i e au serv i ce
de la coutre-révolution, ne cesse de s'en défendre
avec une vive inquiétude. 11 est vrai qu'il la re-
doute , qu'il essaie de la contenir. Il n'est pas
moins vrai qu'il est son ouvrage, et par suite,
son instrument. L'astre sous lequel naît le pou-
voir règle son cours et décide de sa destinée.


La destinée du ministère actuel est triste, et
il l'a subie, dès sa naissance, avec une anxiété
visible. Mais enfin il l'a subie , il la poursuit
chaque jour. Elle était fatale.


Et d'abord , à son approche, les chambres se
sont coupées en deux partis. Plus de nation in-
termédiaire et luttant à la fois contre l'une et
l'autre faction. Des royalistes éprouvés se sont
repliés sur le côté gauche. D'autres, moins clair-
voyans et plus timides, sont rentrés dans le côté
droit. Les débats ont marché , et le tiers parti
s'est dissous chaque jour ; et chaque jour l'union
intérieure de chacune des deux portions de la
chambre s'est cimentée. A la fin de la-session ,


97


('oeuvre a paru accomplie. On ne voyait plus
que le parti du ministère et celui de l'opposi-
tion.


Le ministère , si je ne nie trompe , s'est ap-
plaudi de ce résultat. Il l'a trouvé conforme
à la vraie nature du gouvernement représen-
tatif. Je ne contesterai point. Je crois aussi
à une secrète tendance des choses , aux lois in-
térieures et puissantes des institutions. Et bien
que je sache quel prodigieux empire les cir-
constances exercent sur ces lois, et combien
de modifications imprévues elles leur font
subir ; bien que le règne de Guillaume III,
celui même de Georges l er . , aient constam-
ment offert, dans le parlement britannique,
le spectacle de la faction jacobite et de celle
des fanatiques indépendans , coalisées con-
tre le parti national, je ne nierai pas que la
scission des chambres en deux armées ne . soit
le but, et, dans les temps calmes, l'état régu-
lier du gouvernement représentatif. Au sortir
des troubles civils, à la naissance des institu-
tions, une scission pareille ne dénote, à mon
avis, qu'une grande crise, et je crois que l'his-
toire le démontre. Mais je ne m'arrêterai point
à rappeler ses preuves. Entre les deux partis ,
qui maintenant restent seuls, à coup sûr , l'un




os .


est bon, l'autre mauvais , l'un fort , l'autre fai•
ble , l'un appelé -à vaincre , l'autre à succom-
ber. Quel est celui du ministère ?


Je n'ai pas besoin de le dire. Le ministère a
constamment parlé , voté , agi avec les défen-
seurs des intérêts anciens , les apôtres de l'an-
cien régime , les amis publics ou secrets de la
con tre-révoluti on .


Mais , disent les ministres, ce n'est pas nous
qui nous sommes rendus à ces hommes ; ils
sont venus à nous. Ils votent avec nous, non
pas nous avec eux. Ils nous suivent et ne nous
guident point. Devons-nous refuser des alliés
qui se donnent ? Leur interdisez-vous l'expé-
rience et la résignation? Les périls du trône les
ont éclairés ; ils ont fait leur sacrifice ; ils veu-
lent franchement la charte ; ils acceptent la né-
cessité et respectent l'oeuvre du roi. Qu'avez-
vous de plus à leur demander ? et pourquoi
repousserions-nous l'appui de leurs talens , de
leur crédit , de leur nombre , quand nous ne
trouvons, d'autre part, qu'hostilité, opinions
anarchiques et desseins factieux.


Certes , si le fait est vrai , la réponse est
bonne , -et nous assistons à un grand miracle.
Voilà donc la contre-révolution abolie. Il n'y
a plus que deux partis, et la contre-révolution
n'en est pas. Depuis trente ans , elle parle , elle




39
lutte en France , hors- de France, dans la paix>


elle a survécu à ses revers , àsdeasn sfaluategsue rarLei x;
crimes de ses ennemis; nous


avons vu Buonaparte lui redemander la cour •
de Louis XIV , et les maximes du pouvoir ab-
solu. Depuis six ans , nous ne cessons de la
combattre ; elle nous a donné la chambre
de 1815 ; elle a soulevé toutes les méfiances, et
réveillé toutes les haines d'un grand peuple ;
elle a subi, le 5 septembre 1816 , l'arrêt d'un
roi sage, arrêt approuvé , provoqué par M. de
Richelieu lui-même.... Et parce que M. de Ri-
chelieu reparaît, la contre-révolution a disparu
Nous revoyons les mêmes hommes , nous en-
tendons le même langage; et nous sommes des
rêveurs, des malades que poursuit un vain fan-
tôme ! Tout ce qui reste de l'ancien régime ,
ses partisans, ses idées, ses souvenirs, ses in-
térêts , est derrière les ministres , marche
avec eux; et non-seulement les ministres nous
défendent de rien voir , de rien reconnaître
bien plus , à les en croire , il n'y a rien , abso-
lument rien ; tout ce qui les entoure , tout ce
qui les suit , ne les guide ni ne les pousse.; le
parti est vaincu , converti, repentait. Il sera
sage, et nous devons dormir en paix!


En vérité, le succès est immense, et l'histoire
en sera un. rare sujet d'admiration. Le monde




100


n'est pas d'hier; il a vu des révolutions, des
guerres civiles, des partis ; et jusqu'à ce jour,
il a cru les partis, et surtout les partis vaincus,
opiniâtres, incorrigibles, rebelles à toute au-
torité qui ne se dévoue pas à leur obéir, toujours
accessibles à la plus frivole espérance, soumis
seulement par le temps qui fait peser sur eux la
nécessité. Que de grands hommes ont usé leurs
forces dans le vain essai de dompter la nature
des partis, de dissiper leur aveuglement, de les
amener à la raison ! que de nobles esprits, que
de puissans caractères ont succombé dans cette
tâche impossible ! et le cardinal de Retz, cet
homme si habile à Manier les hommes, si exercé
dans l'art de conduire un savant dessein , pour-
quoi , au milieu des jeux de la Fronde:
Bien fi us sont les chefs du parti qui s'en croient
les maîtres et se flattent de le gouverner ? Que
n'a-t-il vécu de nos jours I il eût vu un parti
bien autrement profond, bien autrement mal-
traité du sort, bien autrement irrité que ceux
dont il déplorait la folie, il l'eût vu s'évanouir
comme un souffle, se civiliser comme un agi; eau,
sous des chefs qu'il ne s'était pas donnés lui-
même, qu'il n'avait reçus que par l'impuissance
d'obtenir plus !


Un prodige si inouï , si contraire à la raison
et à l'expérience, mérite bien qu'on ne l'ad-


mette pas sur parole. Voyons donc les faits. Qu'ils
nous disent si en effet la contre-révolution est
vaincue et le ministère son vainqueur.


Dans les chambres, trois grandes scènes se
présentent, le débat de la loi des élections, la
proposition de 111. Clauzel de Coussergues contre
M. Decazes, et les troubles de Paris.


Nous avons déjà vu comment les projets de
réforme de M. de Serre s'étaient successivement
dissipés sous l'influence de la nouvelle situation
du pouvoir. La loi proposée le 14 février n'en
Offrait plus que de minces débris. C'était évi-
demment, non une mesure constitutionnelle,
mais une loi de circonstance et de crainte.
Cependant une seule circonstance n'y dominait
pas, une seule crainte ne semblait pas l'avoir
dictée. La formation des colléges de dépar-
tement confiée à l'ensemble des électeurs était,
contre l'ancien régime, une précaution publique
et peut-être une garantie efficace. La loi pou-
vait paraître conçue clans l'intérêt de l'autorité ;
mais il était clair que ses auteurs n'avaient pas
voulu la livrer à la contre-révolution. Le mi-
nistre, en en exposant les motifs, s'était ap-
pliqué à faire ressortir ce caractère ; et son
discours, presque entièrement adressé aux in-
térêts nouveaux, portait
joug


.. de leurs ennemis.


peu l'empreinte du




1


102


Le projet ne réussit point dans la chambre,..
La commission résolut d'en proposer le rejet..
Le ministère a dit qu'i I se fûtvolontiers concerté
avec elle pour le modifier, niais qu'il la trouva
peu disposée à un arrangement. M. Royer-Col-
lard a répondu à cette allégation ; et en vérité,
il est permis de s'en étonner encore. Quoi ? un
gouvernement ne peut pas, quand il veut, né-
gocier avec une commission ? il ne dépend pas
de lui, et de lui seul, d'ouvrir des conférences,
de faire des propositions, de les débattre, d'é-
puiser les moyens ordinaires d'une discussion
et d'un traité ? et s'il se voit, s'il se prétend re-
fusé, ne peut-il pas porter ses propositions de,
vaut la chambre, dire du moins à la tribune ce
qu'il eût accordé, ce qu'il a offert, ce dont on
n'a pas voulu ?. Ainsi s'explique et se justifie le
mauvais succès d'une négociation. Mais la ques-
tion n'était pas 14; il s'agissait peu pour le mi-
nistère de tel ou tel projet de loi ; dans son
embarras, il en eût probablement accepté plus
d'un. Ce qui enchaînait les ministres, c'est qu'ils
n'auraient pu traiter avec la majorité de la
commission, sans changer aussitôt de position,
de système, sans se séparer de leurs nouveaux
amis, sans rompre avec la contre-révolution.
A coup sûr M. Royer-Collard, M. le général Foy,
M. Camille Jordan, M. Daunou, Courvoisie•,


1°5


eussent-ils pu d'ailleurs répondre à toutes les
craintes du ministère, n'auraient pas consenti ,
ne seraient pas venus offrir à la chambre un
projet qui eût satisfait le côté droit. Or les mi-
nistres étaient liés au côté droit et contraints de
le satisfaire. Là ils avaient pris leur place; là
ils portaient leur chaîne. En l'acceptant ils
avaient prouvé qu'ils ne seraient pas capables
de la secouer. Ils auraient fort bien pu conclure
avec la commission , recevoir même de sa main
un nouveau projet de loi. Ils n'en pouvaient
soutenir et n'en voulaient pas les conséquences..
Les négociations n'échouèrent donc pas.. Elles.
furent impossibles..


On en vit bientôt éclater de plus naturelles ,s
et qui portèrent sans peine leurs fruits. Un se-
cond projet de loi fut présenté. Il était l'oeuvre
évidente et presque avouée de la contre-révo.-,
intim : elle l'avait proposé en 181 7 . 11 lui as-
surait, dans les élections, à peu près toutes les
chances qu'elle pouvait conserver après cinq
ans de défaites. Je n'ai garde de discuter ici ce
projet; il
clairemento


a eu


contre-révolutionnaires;
sort de toi ktcs. les tentatives.


révol tionnaires ; il a fait
naufrage 'à la vue du port.,


Le ministère le soutint cependant de tout
son crdit. La discussion cheminait, brillantes
ferme, victorieuse de la part des orateurs flac




o4.
tionaux ; timide, inquiète,. tremblante , de la
part des ministres et de leurs amis. M. de
Serre arriva.


Le public ignorait ses dispositions. Ou avait
cru un moment qu'il ne s'associerait point au
ministère nouveau. Il était resté. On avait pensé
que le second projet de loi ne pouvait obtenir
son approbation. Il ne s'était point expliqué,.
Oit attendait avec impatience sa conduite et
ses paroles.


Quel homme, en prenant part aux affaires
publiques, n'a été amené plus d'une fois à con-
sidérer avec tristesse cette fluctuation des senti-
mens, des existences, des relations, des liens ha-
sardés sur cette mer orageuse? Vainement le
cours du monde nous en offre chaque jour le pé-
nible spectacle ; quand une nouvelle épreuve de
ce peu de solidité des choses les plus sérieuses
vient saisir l'âme et la pousse à se replier sur
elle-même, elle n'est plus tentée d'abord que
de s'affliger et de déplorer, avec Bossuet, ces
volontés changeantes, et cette illusion des ami-
tiés de la terre qui s'en vont avec les années et
les inféras. Cependant, lorsqu'elle échappe à
ce premier trouble et se relève de son propre
mal; lorsqu'elle reporte sa vue sur les causes
innombrables de nos erreurs et la faiblesse de
notre nature; tant de convictions opposées et


T o5
sincères, tant de conduites pures et ennemies,
tant d'hommes engagés par l'arrêt du sort, ou
sur la foi d'une idée, à s'ignorer mutuellement,
à se combattre , à se détruire; et au milieu de
ces naufrages individuels, dans cette éternelle
mobilité pleine d'une éternelle incertitude, la
droiture du coeur conservant seule, mais con-
servant toujours ses droits à l'estime ;... alors,
si elle ne se console , l'âme se rassure; elle re-
connaît notre condition, apprend la justice
sans abandonner ses croyances, et se décide à
poursuivre dans l'obéissance à ce qu'elle juge
la vérité, acceptant avec résignation tons les
mécomptes, même toutes les luttes qu'il plaît
à la Providence d'imposer à la bonne foi.


C'est avec ce sentiment, et celui-là seul,
que je puis parler de M. de Serre.


11 revenait encore ému de l'alarme des élec-
tions, profondément affecté de l'attentat. du
13 février, et tout préoccupé d'un péril dont
il méconnaissait absolument, à mon avis , la
nature et la cause. Étranger à la France pen-
dant la révolution, attaché, presque avant de
le
nos


sa arvoirois dynastier adiet
étonnédes oàbsrtatcliceise


nqnuee
encore un gouvernement qui avait non-seule-
ment promis, mais donné le premier à la
France, le système représentatif, M. de Serre




io6
jn'a jamais bien compris tous les besoins de


la France nouvelle, ni toutes les difficultés do
la restauration. II respecte trop l'homme et la
justice pour ne pas aimer et vouloir la liberté,
et il la veut pour tous, persuadé que nul ne la
possède sûrement si un seul en est injustement
privé. Or il croit que les passions qui s'asso-
cient aux intérêts nouveaux ont besoin d'op-
primer ce qui reste de l'ancienne aristocratie,
et par suite la France. Ses idées générales en po-
litique le confirment dans cette crainte , dont
peut-être elles émanent. La tendance des sociétés
modernes, cette tendance presque accomplie
parmi nous,, et dont le caractère essentiel est de
repousser toute inégalité factice et de création
humaine, pour laisser un libre cours aux inégali-
tés naturelles , qui sont de création divine, lui
paraît dangereuse, non-seulement pour toute
monarchie, mais encore pour toute société. Je
ne sais s'il admettrait, avec Montesquieu, «qu'il
» n'y a que deux qualités réelles, les richesses et
» le mérite personnel .; » mais peut-être deman-
derait-il alors que les richesses , une portion du
moins, fussent quelque part immobilisées et per-
manentes. Il ne croit qu'aux sociétés classées,
ne se fie nullement à l'aristocratie mobile de l'é-
galité, et pense que nous n'aurons jamais ni li,


107
becté, ni repos, si l'ordre social ne se rappro-
che, parmi nous, des divisions et des formes
qu'il affecte ailleurs, par exemple en Angle-
terre.


Je m'arrête sur ce point des opinions de
M. de Serre, parce que, d'accord avec quelques-
uns de ses sentimens , il influe beaucoup sur
sa conduite , et aussi parce que d'autres hom-
mes distingués partagent, à cet égard , sa
conviction. ll leur semble que , si la vieille
aristocratie française était sage , si - elle savait
oublier ses pertes , abjurer ses ressentimens ,
recueillir dans son sein toutes les grandes
existences qu'a créées la révolution, leur céder
même quelque temps la place active , elle
pourrait ressaisir son poste , recommencer
une nouvelle vie, et que la société , rentrant
dans ses anciens cadres, reprendrait une forme
analogue à celle qu'elle avait jadis.


De toutes les erreurs que les amis de l'ordre
nouveau ont à combattre, celle-là est la moins
commune et non pas peut-être la moins puis-
sante. C'était l'erreur de Buonaparte , et c'est
pour avoir rêvé de la sorte qu'il a servi la
contre-révolution , autant du moins que le lui
permettait la soif du pouvoir absolu.


En principe , j e crois cela faux et mauvais.
Nais ce qui est plus grave, c'est




est im-




i o8
possible de l'accomplir et dangereux de le
tenter.


J'ai regret de le redire si souvent. L'ancien
régime et la France d'aujourd'hui ont été et
sont encore en guerre. Les concilier est un
dessein chimérique. Les rajuster ensemble ne
le serait guère moins. Je comprends fort bien
comment les hommes de l'ancien régime , en
devenant sincèrement citoyens de la France
nouvelle, peuvent individuellement s'y placer
avec beaucoup d'avantages ; mais alors ils sor-
tiront du vieux système aristocratique pour
entrer dans le système de l'égalité. Je sais aussi
que la révolution, livrée à elle-même, libre
de crainte , sûre du triomphe , produira natu-
rellement et nécessairement sa propre aristo-
cratie qui prendra la tête de la société ; mais
cette aristocratie sera d'une autre sorte et tout
autrement constituée que celle dont nous
voyons les débris. Jamais celle-ci ne ressusci-
tera pour absorber dans son sein le nouvel or-
dre social ; jamais elle n'y ressaisira la place
qu'elle a perdue , car cette place elle-même
n'existe plus. Ce ne sont pas seulement les in-
térêts et les hommes d'une ou deux généra-
tions qui sont inconciliables ; ce sont les deux
systèmes. Il faut que celui qui a succombé cède
absolument le terrain à celui qui a vaincu. C'est


109
le seul moyen de terminer la lutte , et même
de guérir en partie les blessures individuelles
qu'elle a faites.


Voilà ce que méconnaît, selon moi ; M. de
Serre. Il comprend les besoins de la liberté ,
qui sont ceux de l'ordre politique ; il ignore les
besoins de l'égalité , qui sont ceux de l'ordre
social. Tantôt il semble considérer la charte
comme une grande concession faite aux com-
munes du royaume, en présence et de l'aveu
d'une ancienne et forte aristocratie ; tantôt on
dirait qu'il ne regarde la France que comme la
matière d'une société future, matière sans for-
mes, sans lois, et qui peut se prêter à toutes
les spéculations , ou s'accommoder à tous les
souvenirs. Il oublie constamment le fait actuel',
impérieux , qui surmonte tous les autres , le
fait de la . révolution déjà accomplie et de la
contre-révolution encore redoutée. Ses doc-
trines politiques sont indépendantes de ce
grand fait, n'en tiennent presque nul compte;
et quand , après l'avoir ainsi oublié , il s'aper-
çoit qu'elles sont impuissantes à le régler ,
quand il se voit contraint de rentrer sous le
joug des circonstances, ses antécédens , ses
préférences, ses craintes principales le repous-
sent dans les rangs de la contre-révolution.


Telle a été , telle du moins j'ai cru voir la




r


- Marche de l'esprit de M. de Serre , depuis qu'il
est intervenu dans la politique. Qu'on ajoute à
cela un caractère passionné, enclin à se laisser
envahir par un sentiment


. , ou posséder par
une idée ; la disposition . hasardeuse d'un
homme toujours prêt à se risquer lui-même


'avec tant de courage qu'il croit pouvoir risquer
toutes choses avec lui ; une raison plus forte
que sage , plus élevée que sûre ; plus de pen-
chant à spéculer qu'à observer; une rare faci-
lité à saisir les idées nouvelles, à les féconder
par la méditation , sans éprouver le besoin de
les rapporter au dehors, et de les placer au
milieu des faits pour examiner s'ils les accueil-
lent ou les repoussent ; enfin , ce singulier
mélange de préoccupation et d'oubli de soi-
même, qui rend l'homme , pour ainsi dire,
étranger au milieu des hommes , l'éblouit de
l'ardeur de sa vie intérieure , ferme ses yeux
aux lumières venues du dehors, et lui inspire
d'une part une confiance démesurée dans ses
propres forces, de l'autre, une profonde im-
prévoyance des résultats qui peuvent en ad-
venir : qu'on se représente l'empire que doi-
vent acquérir, sur un homme ainsi absorbé en
lui-môme, et qui d'ailleurs se complaît dans
la situation du pouvoir , toutes ces médiocrités
empressées qui assiégera sans cesse un ministre,


II I
lui offrant d'heure en heure leur complaisance
en échange de la vérité qu'elles écartent de
lui : qu'on réunisse, qu'on fasse agir ensemble
toutes ces dispositions , ou comprendra , si je
ne me trompe, les diverses phases de la con-
duite de M. de Serre , et le point où il est
maintenant arrivé.


En rentrant au ministère , il ne tarda pas à
se. déclarer. Toutes les suppositions qu'on
avait fondées sur son opposition probable à un
projet de loi où n'était rien de ce qu'il avait
voulu , où étaient beaucoup de choses qu'il
avait plus d'une fois et vivement combattues ,
_s'évanouirent. Il avoua de tout ses collègues ,
soutint leur projet, accepta toutes les alliances
qu'ils avaient subies ; et les ouvertures même
d'accommodement qu'il sembla faire , dans


. son premier discours à la chambre des dépu-
tés , émanèrent de ses anciennes opinions ,
non d'un projet de changer de système, et de
revenir à ses anciens amis. Si ces ouvertures
n'avaient été relevées par l'opposition, si elle
n'avait senti que , dans une telle extrémité , il
ne restait plus qu'à saisir tous les moyens de
ne pas livrer absolument à la contre-révolu-
tion les élections futures, on ne peut clouter
que M. de Serre n'eût appuyé jusqu'au bout le
projet de loi tel qu'il était. Ce qui le prouve




1 2


encore , c'est que l'adoption même de l'amen-
den-lent de M. Boira ne changea rien à la posi-
tion politique du ministère , soit dans les
chambres , soit au dehors.


Il y avait donc dans cette position, dans les
liens qu'elle avait fait contracter aux ministres,
quelque chose d'irrévocable. Ils étaient con-
quis, subjugués ; et, quelque fausse que fût
aussi la situation du côté droit devenu mi-
nistériel sans tenir en main propre le minis-
tère, quelque embarrassans que dussent être
pour ses amis les désaveux de M. de La Pour-
donnaye refusant de se dissimuler avec tant
d'humilité, il était évident que le parti de la
contre - révolution possédait les ministres et
n'accordait la réserve de ses paroles qu'à leur
concours dans ses desseins.


Ils lui en avaient donné un gage irrécusable,
un gage douloureux, dans leur silence sur l'oc-
cusation portée par M. Clauzel de Coussergues
contre M. Decazes. Le monde politique a vu
des défections inattendues, des ruptures écla-
tantes, des patrons livrés par leurs diens , d'ès
amis opprimés par leurs amis ; il n'a rien vu de
plus surprenant que six ministres qui, la veille,
siégeaient encore avec un ministre, qui tous
avaient pris part, plus ou moins long-temps ,
à ses actes, à ses projets, qui s'étaient associés


I J


à ses intentions, à sa conduite ,.... immobiles
et silencieux quand un de ses ennemis, cinq
ans le leur , vient l'accuser d'avoir trahi son
pays et son roi, non en se rendant le complice
direct d'un assassinat (M. Clauzel lui-même a
toujours désavoué une telle pensée), mais par
tout ce qu'il avait fait, entrepris, voulu , pen-
dant cinq années, par tout ce qu'ils avaient
fait et voulu avec lui ! Nous avons vu pren-
dre aux choses des faces si contraires, et
subir aux hommes des fortunes si diverses,
que de tels incidens nous trouvent peu enclins
à les saisir avec vivacité, et presque incapables
même de nous en étonner. Cependant si quelque
chose conserve encore pour nous le privilége
de la surprise , c'est un tel spectacle. Et
qui l'a donné? Sont-ce des hommes fameux ,
dans l'exercice du pouvoir, par de longues et
nombreuses perfidies, connus pour avoir en
toute occasion , et selon leur intérêt, livré
leurs amis, sacrifié leur honneur? non; cc
sont des hommes généralement estimés et qui
ont des droits à l'estime , qui n'ont jamais fait.
profession d'indifférence pour le respect des
devoirs ni pour la tidélité


. dans les attachemens.
Et ce sont ces hommes, les collègues de M. De-
cazes, que (lis-je? encore ses amis, qui non-
seulement ne l'ont point défendu contre la


8




t
plus odieuse accusation , mais qui ont engagé
leurs cliens, le parti ministériel, à se lever
pour empêcher qu'on n'insérât au procès
verbal de la chambre que son accusateur était
un calomniateur ! et ou viendra nous dire que
ces ministres ne sont pas asservis , possédés
par la contre-révolution ! Qu'ils choisissent
donc : s'ils n'étaient pas vaincus ce jour-là,
s'ils conservaient quelque usage d'eux-mêmes,
quelque liberté de vouloir, qu'ont-ils fait, et
que sont-ils?


Ils n'ont qu'à lire aujourd'hui l'ouvrage que
M. Clauzel de Coussergues vient de publier.
J'y vois pour eux quelque chose à apprendre.
Est-ce de M. Decazes seul qu'il s'agit ? non ,
c'est de toute l'administration depuis r815, et
de tout ce qui s'est fait pour réprimer la
contre-révolution. L'ordonnance (lu 2I juillet
1816 , qui a replacé les gardes nationales sous
l'autorité des préfets; l'ordonnance du 5 sep-
tembre les révocations de préfets, de
magistrats, de commandons militaires, pro-
noncées à cette époque, est-ce M. Decazes seul
qui les a voulues? M. de Richelieu était prési-
dent du conseil; M. Lainé les a contre-signées.
Est-ce M. Decazes qui a défendu les lois sur la
liberté de la presse ? M. de Serre en a eu l'hon-
neur. C'est donc M. de Richelieu , M. Lainé,


M. de Serre que M. Clauzel vient réellement
accuser. Étrange situation voilà des ministres
que la contre-révolution adopte et poursuit à
la fois; elle leur tend une main dans le pré-
sent , à condition qu'elle emploiera l'autre à
les faire déclarer traîtres dans le passé! et ce
ne sont pas quelques tours oratoires, quelques
louanges vagues, quelques pénibles réticences
qui peuvent voiler de tels faits. Que M. de Ri-
chelieu , M. Lainé , M. de Serre ne s'y trom-
pent point ; ils sont poursuivis, accusés, à
l'heure qu'il est, par la contre-révolution; elle
les tient aujourd'hui sous sa loi , mais elle
prend soin de leur montrer d'avance l'acte
d'accusation qu'elle leur prépare, si jamais elle
est forte, et qu'ils se montrent indociles. Se
croiraient-ils en sûreté parce que M. Clauzel
de Coussergues n'est pas M. de Villèle? se ré-
crieraient-ils contre l'injustice d'attribuer à tout
un parti les folies d'un homme? Pourquoi donc
ce parti, et eux-mêmes, n'ont-ils pas désavoué
cet homme? pourquoi ne l'ont-ils pas repoussé,
combattu? pourquoi n'ont-ils pas voulu qu'il
fût appelé calomniateur? Ils ont donc, pour
lés plus frénétiques de leurs nouveaux alliés,
ces ménagemens, ces complaisances qu'ils re-
prochent à leurs adversaires; eux aussi portent
donc ce joug qu'ils imputent à d'autres comme




la preuve de desseins factieux, de désirs secrets
et criminels (1). Qu'ils y regardent; ce qui
s'est passé en cette occurrence les montre li-
vrés, humiliés, et déjà bien avant dans cette
route où l'on ne s'arrête jamais et d'où Von
ne revient point.


J'aime mieux le reconnaître sur-le-champ et
sans détour. Les ministres espéraient alors ,
comme ils l'espèrent peut-être encore, que la
contre-révolution se laisserait gouverner et ne
vendrait pas trop cher son secours. Ils lui cé-
daient beaucoup, se flattant qu'elle leur accorde-
rait davantage, et essayant tic la réduire à de-
venir un instrument de stabilité. Je reviendrai
plus tard sur la vanité de ce dessein. Je suis con-
vaincu, non-seulement que la contre-révolution
est ingouvernable , mais qu'elle est condamnée
à l'être , qu'il n'est pas en son pouvoir de ne pas
l'être, et que si elle a quelque appui à prêter à


(s) On m'assure que la censure des journaux a donné tout ré-
cemment une singulière preuve de la servitude où gémit l'admi-
nistration , mème envers M. Clauzel de Coussergues. Un journal
voulant consacrer quelques lignes à l'annonce de l'écrit publié
par M. le comte d'Argout , contre celui de M. Clauzel, y disait
que le noble pair avait attaqué avec beaucoup de force , et victo-
rieusement repoussé les assertions du député. La censure a
rayé, dit-on, les mots avec beaucoup de force et victorieu-
sement. Si ce petit fait est vrai , il parle aussi haut que 1c9 faits
les plus graves.


1 7
un gouvernement, c'est seulement à celui qui
pourra s'en passer et ne le demandera pas. Je
ne relève en ce moment que l'aveuglement du
ministère qui croyait obtenir beaucoup de ses
nouveaux alliés lorsqu'il leur livrait à la fois ,
aux yeux du public , et la loi qui leur faisait
obstacle, et toute l'administration qui avait ar-
raché la France de leurs mains.


Il se présenta bientôt une nouvelle occasion
de leur faire encore de grands sacrifices. Les
troubles de Paris éclatèrent.


Je n'examinerai point quels ont été, en cette
occasion, les torts réciproques des deux partis.
La question n'est pas là. M. de Serre a constam-
ment refusé de répondre aux interpellations et
aux reproches qui lui étaient adressés, en disant
que les tribunaux étaient saisis, qu'il fallait une
enquête judiciaire, qu'elle pouvait seule éclair-
cir les faits. Singulier argument à porter à la
tribune d'une assemblée 1 Quoi ? il faut une en-
quête judiciaire pour déterminer le caractère
politique d'un événement général, public, que
Paris a vu , où les partis qui agitent l'État sont
venus aux mains? Ces partis sont-ils donc si
difficiles à reconnaître, que des témoins doivent
être appelés pour déposer de leur existence? Et
-M. de Serre lui-même qui, au récit des insultes
et des excès commis en un sens, se réfugiait dans




iI b
ces devoirs du magistrat, n'en sortait-il pas ,'au
même instant,pour insulter un parti tout entier,
lui imputer tous les désordres, et jusqu'aux plus
sinistres desseins? Non, certes, il ne fallait pas
une enquête pour démêler la grande vérité ,
la vérité politique , et les passions, si vivement
émues, ne s'appliquaient point la dissimuler.
Il était clair que, parce qu'un député avait été
reconduit en triomphe, d'autres députés avaient
été insultés , outragés , menacés , maltraités
même. Il était clair que si ces premières pro-
Vocations , ces premières voies de fait eussent
été aussitôt punies et frappées dans la source
même d'où elles émanaient , les esprits n'au-
raient pas été livrés en deux jours à l'irritation
qui a provoqué tant d'excès nouveaux. On vient
de licencier la garde nationale de Brest pour n'a-
voir pas su réprimer, (lit-on, des insultes adres-
sées à MM. Bellart etBourdeau, etje lis à cesujet
dans le Moniteur: « Deux membres de la charn--
» bre ont été insultés et menacés évidemment
» à l'occasion des opinions qu'ils ont émises
» comme députés. Un procureur général a été
» outragé dans l'exercice de ses fonctions. No-
» tre code a prévu les délits de ce genre, et les
» coupables n'échapperont probablement pas
» aux peines qu'ils ont encourues (1). » Que ne.


(3) Moniteur du a8 août 182o.


119
parlait-on, et sans délai , le même langage au
mois de juin dernier? Que ne prenait-on les
mêmes mesures, et avec la même promptitude?
N'y avait-il donc aucun membre de la chambre
insulté à raison de ses opinions (1) ? N'y avait-il
aucun licenciement à ordonner ? Et la vérité ,
la simple vérité , la justice toute la justice ,
n'auraient-elles pas été mille fois plus efficaces
que cette guerre de huit jours, où la force ma-
térielle a seule paru dans tous les hasards de son
aveuglement, où tous ont été confondus, les
innocens avec les coupables, les victimes avec
les provocateurs ?


(1) M. Benjamin Constant et M. de Kératry ont relevé, dans le
Courrier français, la bizarre contradiction de ces deux conduites.
Le Mot/item- leur a répondu qu'au mois de juin dernier le minis-
tère avait recherché, pour les punir, les auteurs des insultes com-
mises le samedi envers des députés, mais qu'il n'avait rien décou-
vert, et que M. Benjamin Constant lui-même avait refusé de
donner desyenseignemens positifs. M. Constant a repoussé cette
assertion , et la censure a mutilé sa réponse. Mais encore une fois,
ce n'est point d'un procès qu'il s'agit ; ce n'est point dans tel ou
tel- fait particulier, c'est dans la conduite générale qu'il faut
chercher le caractère (le la politique des ministres. Or, il sullit ,
pour le reconnaître, de rapprocher l'article publié le 5 juin dans


, au sujet des désordres du samedi précédent, etle Moniteur
celui du 28 août sur les désordres de Brest. dieux, quatre,
six,


députés avaient été bien autrement insultés dans la première
occasion, et le Moniteur ne daigna seulement. pas en parler. Et
l'on ne craint pas de récriminer encore ! Je fais réimprimer lei,
deux articles à la suite de ce volume.




S ao


Mais 1a . vérité était interdite, la justice était
impossible à des ministres engagés dans les liens
d'une faction. Nulle mesure tant soit peu signi-
ficative ne fut adoptée contre les perturbateurs
de la journée du samedi 3 juin ; nulle impro-
bation publique et tant soit peu franche ne fut
même manifestée à leur égard. A la tribune de
la chambre, M. de Serre laissant à peine tom-
ber sur eux quelques paroles obscures d'un
blâme arraché, semblait amasser toute sa ri-
gueur contre les rassemblemens et les torts de
'l'autre parti. Le ministre n'employa l'autorité
de sa position et de son caractère qu'à dissimu-
ler une grande part de la vérité, et le député
ne put trouver quelques sentimens convena-
bles, ni quelques expressions sévères sur les in-
sultes qu'avaient subies ses collègues. Et le mi-
nistère était si bien l'instrument docile de la
faction. , que les orateurs accoutumés de celle-
ci se taisaient , laissant aux ministres seuls le
soin de les couvrir de leur corps , dans u ne
occasion dont ils étaient eux-mêmes fort em-
barrassés.


Quant à la nature et à la gravité réelles des
troubles, je n'en puis parler avec certitude. Les
ministres se sont vantés , dit-on , d'avoir pré-
venu un ro août. 11 faut qu'ils le crussent , car
les mesures qu'ils prirent n'annonçaient rien


121


de moins. Cet immense déploiement militaire,
la sévérité de ses mouvemens, l'autorité civile
ne se montrant point, et comme absente, tout
semblait annoncer une de ces époques sinistres
qui appartiennent à la violence, et où la force
seule peut réprimer la force. M. de Serre dé-
clara même à la tribune que le gouvernement
avait le secret de la conspiration , et ne tarde-
rait pas à le révéler. Cependant plus de trois
mois se sont écoulés; l'enquête judiciaire a sans
doute eu lieu, et rien n'a encore paru ; et nous
ignorons encore quelles machinations avaient
amené ces désordres , de quel profond abîme
nous avons été retirés. -Pour dire toute ma
pensée , telle qu'elle est sortie des faits exté-
rieurs. etpublics , je ne crois pas que les événe-
mens du mois de juin aient eu ce caractère de
conspiration et de bouleversement que leur ont
attribué les: ministres. Sans doute c'est un
tort grave que la résistance à la loi, et qui doit
être puni. Sans cloute des agitateurs secrets ,
conduits par des vues criminelles, ont _pu s'as-
socier aux mouvemens d'une population irritée,
et essayer de lés exploiter. Sans doute il ne &I-


_ lait pas souffrir la prolongation de tels désor-
dres. Mais , dans l'aspect général des ras-


:
semblemens et des cris de cette semaine ,
j'ai cru voir plus de spontanéité que de prémé-




1 2 2


ditation , plus d'oubli de la loi que de dessein
de troubler l'État , plus d'irritation contre une
faction ennemie que de complot contre le
trône. Si je m'abuse , si en effet c'est un w
août qui a été préparé et étouffé, certes les mi-
nistres ont un tort immense de n'avoir pas en-
core mis ce fait au grand jour. Il valait bien la
peine d'être prouvé. Après la nécessité de dé-
jouer une conspiration , la plus pressante est
celle de la démontrer à tous ; et le plus léger
doute, dans l'esprit d'un homme sincère, ac-
cuse le pouvoir d'avoir fait trop ou trop peu.


Ce qui est certain , c'est que le ministère,
après avoir déployé, dans cette occasion, la
plus injuste, la plus imprudente partialité, n'a
rien fait encore , je ne dis pas pour la justifier
(elle ne saurait être justifiée ) , mais seulement
pour en indiquer les causes. Elle ne s'explique
donc que par la simple, l'éternelle explication
que nous rencontrons à chaque pas. Les minis-
tres étaient sous la loi de la .contre-révolution (i).


On eût pu croire, le ministère lui-même


(i) J'omets, comme on voit, en rappelant les débats de la cham-
bre, une multitude de circonstances qui auraient pu me fournir
de nouvelles preuves de ce grand fait. La courageuse pétition de
M. Madier de Montjau, et la discussion qu'elle éleva , est une des
plus remarquables. L'embarras du ministère y fut visible. Il ne
,avait oit prendre sa place dans une question si nettement posée.


123
-avait paru dire, .qu'après la session, quand il se
verrait-maît re d'une loi d'élections moins me-
nacante , il essaierait d'échapper à la servitude.


Je ne .doute pas qu'il ne l'ait tenté, qu'il.ne le
"tente souvent encore; mais la servitude, une
fois acceptée, ne se laisse pas ainsi refuser, et
les factions ont des secrets infinis pour retenir
captif le pouvoir qui leur a tendu la main.


L'administration ne s'était pas mise, en
commençant, sur la voie de la résistance.
M. de Latour-Maubourg avait fait, aux nouveaux
alliés du ministère, quelques-unes de ces con-


- cessions qui engagent presque sans retour. J'ai
entendu des amis de M. -de Richelieu déplorer,
comme une faute-grave, l'ordonnance qui dé-
signa les officiers-généraux en activité, et dé-
termina leur placement. On assure même que,
dans le conseil, quelques regrets en furent té-
moignés; mais les regrets de la faiblesse sont


, sans fruit et le joug des factions est plus fort


• Le langage clair et ferme de M. de Saint-Aulaire lui était insup-
portable. Il crut échapper Zi la nécessité qui le pressait en éludant
de répondre, en refusant terrain. Mais toute cette petite ma-
noeuvre, en montrant combien la situation des ministres était
fausse, prouvait. aussi qu'elle était invincible, et qu'ils s'y en fon-
caient alors même que , dans un moment l'adieux , ils essayaient
de l'esquiver. West peu de séances qui n'aient offert quelque exem-
ple de ce genre; mais je crois en avoir dit assez pour ne laisser
aucun doute sur le fait général, et c'est ce dont je m'occupe.




ha


124
que ceux qui le portent. De nouvelles ,


épura-
tions,


, de nouveaux choix, résultat du même
système, ont prouvé que M. de Laterir-Mau-
bourg, en devançant ses collègues, n'avait pas
pris un autre chemin que le leur.


J'ai été compris, avec plusieurs de mes amis,
dans une de ces mesures. Je n'hésite cependant
pas à en parler; je parlerai même surtout de
celle qui nous a atteints. En de telles circon-
stances , les individus ne sont rien par eux-
mêmes; ils ne deviennent quelque chose que
par les principes ou les intérêts auxquels. ils se
rattachent, et dont la situation ou la destinée
se réfléchit dans la leur. Ce n'est donc point de
quelques hommes que je m'occupe, mais de la
cause qui se débat entre la France et le ministère.
j'observe simplement un nouveau symptôme
de l'empire que possède la contre-révolution.


Parmi les conseillers d'état naguère écartés
du conseil , il n'en est pas un qui n'ait donné
au trône des gages certains d'attachement et de
fidélité ; il en est même dont les services re-
montent bien plus loin que ceux d'aucun mi-
nistre, et qui, dans la longue pratique d'un dé-lon
vouemerit toujours uni à un patriotisme sin-
cère, se sont refusés, durant près de vingt
années, à tous autres engagemens que ceux de
la loyauté et du péril. Ce n'est donc certes pas


comme douteux dans leur affection , ou incer-
tains dans leur conduite, qu'ils ont pu être éloi-
gnés. Aucun ministre, je l'affirme, n'en a
conçu un moment la pensée.


Mais ces hommes, et ceux-là précisément, se
sont opposés, dans la chambre, aux desseins
du ministère ; ils ont combattu ses projets de
loi. M. de Serre, aussi conseiller d'état, l'a fait
long-temps. Mais peu importe; c'est de M. de
Serre ministre qu'il s'agit. Il l'était en 18 r ; et,
à cette époque, dans la discussion des lois de
la presse, des fonctionnaires du même or-
dre, M. Eellart et M. Jacquinot-Pampelune,
ont vivement repoussé, de leur vote et de leurs
discours, les propositions du ministère. M. de
Serre n'a pas demandé leur révocation. Il y a.
plus : dans la session qui vient de finir, lors-
qu'on a proposé que tout député appelé à des
fonctions publiques fût considéré comme dé-
missionnaire et obligé de courir les chances de
la réélection, M. de Serre, pour écarter la
proposition, s'est prévalu de l'indépendance'
dont plusieurs fonctionnaires publics faisaient
preuve dans la chambre. Il ne la considérait
donc pas comme incompatible avec leurs fonc-
tions.


Je ne veux point entrer dans le fond de la
question , ni rechercher jusqu'à quel point des




126
fonctionnaires publics, et lesquels, peuvent ou
non se séparer du ministère; je ne la crois sus-
ceptible d'aucune solution générale et positive.
C'est, à mon avis, et dans tous les temps, et
pour les ministres comme pour les amis des
ministres, une question de position , de pru-
dence, de convenance. En 16 7 $, sous Char-
les If , le ministère dit la Cabale faillit être ac-
cusé par la chambre des communes pour avoir
ainsi usé de la prérogative de la couronne


Si des membres sont destitués de leurs em-
» plois en raison de leurs -votes dans cette


chambre, disait sir Thomas Meres, toutes
» les franchises et les libertés nationales sont


perdues. — « Si quelque fonctionnaire a été
» destitué ou menacé de destitution poti• avoir


voté ici selon sa conscience, disait M. Wil-
• liam Harbord, cela est un grand crime; » et.
l'opinion publique était si forte contre ce
moyen de gouvernement, que le ministère qui
l'employait n'osait l'avouer (r). A -coup sûr;
c'était là un temps de corruption et de servi-
tude; pour assurer parmi nous la liberté des
opinions, nous ne sommes pas obligés, grâce
à Dieu, de lui chercher de telles garanties. Je


(t) Voyez Parlianzentary history, , t. 4, tag. 9p3, foot. Lon-
dres, 180a


127
ne cite ces faits que pour prouver à quel point
les circonstances dominent ces prétendues
théories du système représentatif; et montrer
qu'en Angleterre le principe même qu'on al-
lègue a été long-temps considéré comme une
violation de tous les principes, comme une ty-
rannie.


Peu m'importe également d'examiner si les
ministres ont eu tort ou raison , dans l'intérêt
ministériel, dans une vue de force et de durée,
de prendre la mesure qui m'occupe. Le droit
est évident ; la convenance peut paraître in-
certaine; l'utilité peut être discutée. Mais ce
n'est point de cela qu'il s'agit. je le répète , je
ne m'inquiète en rien du fait lui-même. C'est
comme symptôme que je l'observe. J'en veux
savoir les conséquences.


Or, il est clair qu'une seule cause a déter-
miné l'épuration du conseil d'état; et cette causer
c'est l'alliance du ministère avec la contre-révo-
lution. Entrés dans cette voie , les ministres ont
été amenés à penser que certains hommes leur
étaient et leur seraient toujours un embarras, un
obstacle ; ils ont reconnu qu'il ne s'agissait plus
de concessions, de dissentimens passagers, de
chemins divers suivis pour arriver au même
but, et qui, tôt ou tard , se doivent rejoindre.
Ils ont senti qu'ils avaient passé dans un camp




128
nouveau et que ces anciens alliés ne consen-
tiraient jamais à les y suivre. Tant que les
divers ministères et MM. Royer - Couard ,
Camille Jordan et autres , avaient combattu
au fond pour la .


même cause , nulle rupture
n'avait dû , n'avait pu même éclater. 11
fallait une autre rupture , bien autrement
grave, bien autrement profonde pour amen i'
celle-là. Elle a eu lieu ; le ministère a déserté
le parti national ; et aussitôt les mêmes actes,
la même conduite qui , jusque-là, n'avaient
paru exiger aucune séparation, ont fait regarder
la séparation comme inévitable, comme im-
posée par les circonstances; et elle s'est opérée,
car les circonstances avaient en effet comple-
tement changé. On avait été au service du
trône légitime terminant et consolidant la
révolution. On ne voulait pas être au service
de la contre-révolution compromettant le trône
légitime. La question était là. Elle a été jugée
comme on pouvait le prévoir.


Presque toutes les destitutions provoquées
par les ministres ont eu la même origine, la
même tendance. Presque toutes ont porté sur
des hommes d'un royalisme éprouvé , mais
qu'on savait inébranlables dans leur attache-
ment aux intérêts nationaux. C'est ainsi que
M. de Saint-Aignan a été éloigné du départ e-


/29


nient des Côtes-du-nord . M. Feutrier a quitté


le département de Saône-et-Loire, pour avoir
interdit les cérémonies extérieures d'une mis-
sion. M. Pepin de Bellisle , administrateur
d'une impartialité rare, ne convenait pas aux
contre-révolutionnaires de la Sarthe , dont il
ne se rendait pas l'instrument ; il a fallu le
placer ailleurs. La plupart des choix ont été
marqués de la même empreinte que les desti-
tutions. On a rappelé aux affaires des hommes
que l'exagération de leurs opinions ou l'impru-
dence de leur conduite en avait fait écarter.
J'ajouterai même qu'on n'a pas choisi les plus
modérés ni les plus capables.


Et que de combats ont livrés les ministres,
que d'attaques ils ont soutenues, que de re-
proches ils essuient pour n'avoir pas fait davan-
tage ! Déjà le parti les taxe publiquement de
mollesse et de lenteur ; nous entendrions bien
d'autres plaintes si nous assistions aux entre-
tiens secrets, aux sollicitations quotidiennes,
aux représentations baiares ou amicales , à tout
ce murmure intérieur qui remplit la vie minis-
térielle. Mais qu'importe qu'ils n'aient fait que
cela , si ce qu'ils ont fait suffit pour constater
leur servitude et mettre la contre-révolution
en progrès ? On peut les plaindre dans leurs
angoisses; on peut reconnaître 1 eurs velléités


9




139
de résistance. Mais ce qu'ils souffrent, ce qu'ils
empêchent même, n'arrête pas le cours du
torrent.


Ils s'y sont abandonnés sans réserve dans la
censure des journaux. Quand cette loi d'excep-
tion fut rendue , quelqu'un dit que le Conser-
vateur censurerait la Mine' ve. On a fait mieux
la Minerve a péri , et le Conservateur s'est per-
pétué dans le Dé nseur qui le surpasse peut-
être en violence. En 181 7, en accordant aux
ministres, pour une année encore, la suspen-
sion de la liberté des journaux , quelques-uns
de leurs amis prirent soin de faire observer
qu'ils s'y déterminaient dans la conviction que
le ministère ne mettrait son pouvoir aux ordres
d'aucun parti et n'en userait que pour les ré-
primer tons. C'est en effet à cette condition
seule que l'arbitraire peut être momentanément
consenti, car ainsi seulement il peut rendre à
la société quelque service. Mais l'arbitraire au
profit d'une faction , l'arbitraire inégalement
dispensé , permettant aux uns l'attaque, inter-
disant aux autres la défense , faisant de la vio-
lence une faveur , et de la calomnie un pri-
vilège, c'est . ce qui s'appelle l'anarchie dans la
tyrannie ; c'est le pire état où la liberté de la
presse puisse être réduite , le plus triste abais-
sement où puisse tomber l'autorité. Certains


131


journaux ont commis en 181
9
de coupables


excès; ils ont surtout offert une physionomie
plus licencieuse que séditieuse , plus indigne
d'un peuple libre que menaçante pour un gou-
verneraient; et certes, ce mal n'est pas moindre.
Mais les lois partiales qu'ils subissent aujour-
d'hui ne sont nullement propres à leur rendre
un jour, et à nous-mêmes, leur liberté


« Rien ne met plus près de la condition
» des bêtes, dit Montesquieu , que de voir


toujours des hommes libres, et de ne l'être
» pas. » Et ce n'est pas l'ignorance et l'aveu-
glement seuls que produit une telle situation;
elle .enfante encore l'irritation , les souvenirs
de haine et le besoin d'opprimer à son tour..
011 peut tenir pour assuré que le régime actuel
des journaux prépare à la liberté de la presse ,
et surtout à celle du parti qui maintenant
triomphe, le retour le plus difficile et- le plus
orageux (1).


(I) Je regrette de ne pouvoir consigner ici ces mille et un pe-
tits faits, où se révèle, avec une singulière naïveté, le caractère
de la censure actuelle. Le ridicule de ses protections égale seul
celui de ses craintes. Si l'on imprimait en regard, d'un end tout
ce qu'elle a permis à la Gazette dé France, à la Quotidienne ,
tuti
Drapeau blanc; de l'autre „tont ce qu'elle a interdit au Comti-


onnel et au Courrier français,
ce simple relevé en dirait plus


que tous les livres. Du reste, le lecteur peut en trouver un échan-




1 32
C'est ainsi que, dans l'administration, dans


les chambres, dans l'exercice des lois com-
munes, dans l'usage des lois d'exception, le
ministère s'est montré et se montre l'instrument
malheureux, le serviteur rénitent mais vaincu,
du parti anti-national. Plus il dira qu'il a lutté,
qu'il a empêché , plus le fatal empire de sa si-
tuation paraîtra évident et irrésistible ; car il
est certain que , dans cette lutte , la contre-
révolution a plus gagné que lui , et qu'il l'a
plus servie que réprimée. Après lui avoir cédé
beaucoup pour obtenir une loi d'élections, il
a fallu lui céder toujours , il faudra lui céder
encore pour essayer d'obtenir les élections
mêmes. Une nécessité ne manquera jamais de-
vant les pas des ministres pour les attirer plus
avant. La contre-révolution a la main sur eux ;
elle ne lâchera point prise ; elle les remorquera
avec plus ou moins d'efforts, mais elle les traîne
à sa suite. Les factions sont bien plus habiles ,


tillon dans l'intéressante brochure que vient de publier M. (le Ké-
ratry. N'est-ce pas pitié de voir un homme aussi loyal , aussi sage,
incessamment harcelé , mutilé par celte petite junte d'inquisition
qui n'ignore pas la droiture des intentions de M. de Kératry , et
la modération (le ses idées ? Il y a donc , dans la censure , une
certaine vertu héréditaire qui fait penser aux censeurs de tous les
temps, ce que disait, eu 18r2 , un censeur impérial : Lisez ce
passage ; vous n'y voyez point d'allusions; le public n'y en verra
point. Eh bien, ily en a, et je vais les dies.


133
bien plus actives, bien plus vivaces que les
ministères ; elles ne servent que celui qui les
sert ; elles le brisent quand il ne les sert plus.
M. de Richelieu et M. de Serre, en acceptant le
parti de l'ancien régime , se sont condamnés
le rendre sage, résigné , prudent, national. Il
faut qu'ils le gouvernent, et qu'ils nous gou-
vernent bien par lui, car ils ne peuvent le
vaincre. Je ne pense pas qu'ils aient mission
pour un tel miracle.


J'allais finir sur les actes et la situation du
ministère. Une conspiration vient d'éclater.
Je n'en sais que ce que le ministère lui-même
en veut dire, et les bruits qui en circulent. Mais
certes, si les faits m'avaient manqué à l'appui de
mon opinion , celui-là en vaudrait bien d'au-
tres. Nous voilà donc rentrés dans l'atmosphère
des -complots, à la porte de l'état de guerre.
Est-ce donc par hasard que quelques malheureux
insensés choisissent toujours, pour tenter leurs
desseins , le moment où la contre-révolution
nous menace , où le pouvoir semble son com-
plice? Serait-ce qu'en effet ils redoutent sur-


jugent la contre - révolta'
plus facile à renverser le g ouvernement auquel


ion , ou


elle s'allie ? L'une ou l'autre de ces deux hypo-
thèses est la vraie, et sans contredit la dernière
est la plus probable. Il suffit clone d'un minis,




111F 135
nal. Je poursuivrai donc la tâche que j'ai en-.
treprise. La conspiration n'est qu'une preuve de
plus de la fatale situation du ministère. J'ai
essayé de bien définir , de bien démontre


r cette


situation. Recherchons-en les conséquences.


A.


X34
tère avoué par la contre-révolution pour qu'il
entre dans l'esprit de quelques officiers, de
quelques sergens, je ne dis pas le désir, mais
l'espoir de saisir les destinées de la France, de
lui ravir et de lui donner son souverain et ses
lois ! Il suffit d'une situation comme celle où
nous sommes pour que ces criminelles folies
prennent consiAance dans un certain nombre
de tètes et arrivent à la veille de leur explosion !
Et ni les habitudes de l'obéissance, ni les périls
de l'entreprise , ni les craintes de la guerre
civile, ni la prévoyance de tous les maux qu'at-
tirerait sur notre pays un grand désordre in-
térieur, rien n'est plus capable de contenir les
mauvaises passions, de faire peur à des ima-
ginations échauffées! tout disparaît devant l'idée
que le mécontentement public offre quelque
chance de succès! Certes ce n'est pas sur l'état
seul de la France que de tels événemens con-
tiennent de graves révélations. Le gouverne.
ment y peut beaucoup apprendre sur lui-même.
A Dieu ne plaise qu'en cette occasion , et si les
faits 'sont tels qu'on les dit, la force manque au
pouvoir ; nous n'en sommes point réduits à
laisser jouer ainsi , dans un chaos sanglant , les
destinées de la patrie. Mais ce n'est pas la force
d'un jour qui sauve les états ; ou plutôt nul
gouvernement n'est fort s'il n'est sage et natio-




136


,,,,,,,


............. ....... • ,,,,,,,,,,,,, ..... n••1 ......


CHAPITRE


État de la question.


CE qui s'est passé depuis 18 x 5 nous fait voir
pour la France, comme l'indiquait la plus
simple réflexion, deux systèmes de gouverne-
ment. Gouverner de concert avec les intérêts
nouveaux et à leur profit; gouverner de con-
cert avec les intérêts anciens et sous leur in-
fluence.


Je suppose et je dois supposer que, des deux
parts , le but est le même , qu'il s'agit égale-
ment de fonder l'ordre constitutionnel et de
maintenir le trône légitime. La question se
pose donc en ces termes : Pour atteindre à ce
double but, quel instrument est le meilleur,
la révolution ou la contre-révolution? Ou en-
core, si l'on vent; quelle entreprise est la plus
facile, faire accepter à la révolution la légiti-
mité, ou la charte à la contre-révolution? Je
dirai même, pour annoncer toute nia pensée;
de ces deux entreprises, laquelle est seule pos-
sible?


137
Il est évident d'une part, qu'avant 182o,


tous les ministères ont tenté de fonder la
charte et le trône en prenant la France nou-
velle pour alliée et pour point d'appui ; d'autre
part que le ministère actuel cherche, dans
l'ancien régime, son point d'appui et ses alliés.


Est-il vrai que la révolution soit ingouver-
nable au profit du trône? que la contre-révo-
lution soit gouvernable au profit de la charte?
c'est bien là que gît le débat entre les ministres
et les hommes qui partagent mon opinion.


Examinons, pour répondre, ce que sont
réellement, mises en contact et dans leurs rap-
ports, la révolution, la contre-révolution, la
légitimité.




138


• •• 1.1.1•••
• •• • n


••• ,,,,,,,
••••n••101.,..S.W• ,,,,,,,,,


CHAPITRE V.


De la révolution.


JE l'ai dit en commençant. La révolution a
été une guerre; cette guerre a amené une cou-
quête; cette conquête a été celle de l'égalité
sur le privilége , du tiers état sur la noblesse
et le clergé qui avaient long-temps possédé la
France et le tiers état lui-même.


Les théoriciens de la révolution se trom-
paient ou mentaient quand ils alléguaient la
souveraineté du peuple. Au fond ce n'était
point de la souveraineté du peuple qu'il s'agis-
sait , quoique tout le monde en parlât et même
y crût ; c'était de la victoire d'une portion (lu
peuple sur une autre portion, d'un peùple sur
un autre peuple.


Et comme la supériorité numérique était
immense en faveur du peuple nouveau , la
souveraineté du peuple fut invoquée comme
doctrine et comme force; car il faut toujours
une doctrine à la force , même supérieure,
tant les hommes ont besoin de croire et de
faire croire qu'ils ont raison.


139


La résolution avait raison, en effet, dans
son principe et dans sa tendance. Considérée
sous ce point de vue , elle se proposait d'in-
troduire la justice , c'est-à-dire l'empire de la
loi morale , dans les relations des citoyens
entre eux, dans celles du gouvernement-avec
les citoyens. C'est même là ce qui la rend in-
vincible.


Considérée dans ses actes, et comme un
événement renfermé entre deux dates , qui a
commencé tel jour, qui doit s'accomplir irré-
vocablement à tel autre jour, la révolution a
été une revanche, le triomphe et la vengeance
d'une majorité long-temps opprimée sur une
minorité long-temps maîtresse.


Quiconque ne voit pas la révolution sous ces
deux aspects ne la connaît point. Par-là seule-
ment s'expliquent, ses espérances et ses mé-
comptes, ses vérités et . ses erreurs, ses vertus
et ses crimes , ses succès et ses revers , l'en-
thousiasme et l'effroi qu'elle a inspirés, ce
qu'elle a eu de sublime , ce qu'elle a offert de
hideux.


Pour comprendre la révolution , pour être
en état, je ne dis pas de la régler, mais seule-
ment de lui parler, il faut donc bien savoir,
d'une part, qu'elle a voulu la justice et la veut


tee




encore; de l'autre, qu'elle a fait la guerre et
veut assurer sa victoire.


La justice est pour tous, mais la guerre est
contre quelques-uns. Cela est inévitable.


La révolution ne se reposera donc qu'entre
les mains qui garantiront aux vainqueurs leur
conquête, c'est sa nécessité ; à l'avenir la jus-
tice, c'est son but.


Le sait-elle déjà ? est- elle arrivée à bien
comprendre ses besoins et sa vraie nature ? S'il
en est ainsi, elle est gouvernable; elle est même
dans la disposition la plus propre à procurer et
soutenir un bon gouvernement.


Pour poser ainsi la question, j'ai dû dire ce
que la révolution a été. Pour la résoudre,
voyons ce qu'elle est aujourd'hui.


Parlons d'abord de la France en général , de
cette grande masse de citoyens qui n'aspirent
point à gouverner, qui se vouent à des af-
fections ou à des intérêts privés , qui veulent
seulement que l'atmosphère où ils vivent soit
telle qu'ils y puissent respirer à l'aise et pro-
spérer.


Quel est l'éloge que tous les partis, et le gou-
vernement lui-même , font chaque jour de la
charte? Ils disent qu'elle a réalisé tous les voeux
de la France, qu'elle a donné tout ce qu'on
cherchait en 7 59. Il faut bien que cela soit


17/
vrai, car on le répète de toutes parts. Les libé-
raux le disent quand ils demandent toute la
charte. Leurs adversaires le disent quand ils
demandent rien que la charte. C'est le cri du
peuple quand il se croit menacé, le refuge du
gouvernement quand il se juge en péril. Qu'on
attaque, qu'on se défende, qu'on;redoute, qu'on
espère, c'est la charte qu'on invoque. La France
ne veut que la charte, s'écrient tour à tour et
le pouvoir et les partis; nous voulons la charte,
leur répond à tous la France.


Mais la charte est là, elle nous a été donnée,
nous la possédons. Voilà un peuple bien intrai-
table qui ne demande que ce qu'il a, ce qu'on
lui a promis, accordé pour toujours et à tout
jamais. De quoi donc s'agit-il ? De gouverner
par la charte, selon la charte. Apparemment
cela suffit, car tout le monde en paraît d'ac-
cord. Pourquoi donc cela ne suffit-il pas? est-
ce que, par hasard, le ministère ne gouver-
nerait pas selon la charte, et tout le mal vien-
drait-il de ce qu'il ne sait pas comment on s'y
prend?


La charte est un mot vague , dira-t-on ; la
révolution n'est point un événement simple et
homogène ; la France est éparse et dissoute.
Or, il y a dans la révolution certaines forces,
dans la France certaines classes qui poussent à




9


142
l'anarchie, au renversement de l'ordre établi ;
et c'est de là que vient le péril.


On m'accordera qu'il ne peut être question
d'aucun des intérêts nouveaux que la charte a
garantis et reconnus légitimes. Mettons donc
de côté l'égalité des droits, la liberté des cul:-
tes , les biens nationaux , les opinions et les
votes émis dans le cours de nôs discordes. Si
ces intérêts là sont inquiets, s'ils aspirent à la
chute du régime actuel, ce n'est pas la charte
qui gouverne; ils ne sauraient être ingouver-
nables pour elle ; car elle proclame leur triom-
phe et leur promet sécurité; or , ce n'est point
par fantaisie ni pour se donner le plaisir de
courir de nouvelles chances, que des intérêts
positifs sollicitent un changement toujours dou-
loureux. « Les révolutions qui arrivent dans les
» grands états, dit Sully, ne sont point un effet
» du hasard ni du caprice des peuples. » Je le
répète ; si quelque intérêt constitutionnel se
sent mal à l'aise, le gouvernement constitu-
tionnel n'existe pas ; et les mirais -es ne contes-
tent point qu'il nous est dû.


Cherchons donc , hors de cette enceinte sa-
crée, quels sont les intérêts ennemis, les forces
anarcltilues que la révolution oppose encore à
l'établissement d'un gouvernement régulier.


Ou i, il y a de tels intérêts , il y a des forces


143
de ce genre; je n'en disconviens point. Nul
ministère n'a . rêvé sans doute qu'un pays arra-
ché de ses vieux foademens et cherchant ceux
où il peut se rasseoir, les trouverait sans effort
et à lui seul, et se remettrait dans ses mains,
calme, bien ordonné, ne laissant au pouvoir
que le soin de moissonner où il n'a pas semé ,
de s'arranger sous un toit qui n'est pas son ou-
vrage. La révolution n'a.pas labouré la France
et ébranlé l'Europe pour venir se reposer dans
le giron d'un ministère endormi. Sans cloute
sou héritage n'est pas exempt de charges; sans
doute elle a laissé au pouvoir le plus habile,.
au gouvernement le plus national , des obsta-
cles à surmonter et des ennemis à vaincre. Je
crains seulement que nos ministres ne les voient
où ils ne sont pas , et ne s'y prennent fort mal
pour les attaquer là où ils sont. -


Ils ont peur de bien des choses. Je n'essaierai
pas d'énumérer tous leurs sujets de crainte. Je
ne toucherai qu'aux plus appareils.


Les patentés, les petits électênrs , les jeunes
gens, là sont, je crois, da.ns 'la France nou-
velle , les dispositions et les influences qu'on
redoute le plus.


L'ancien régime s'est beaucoup récrié contre
l'influence excessive du commerce


.et de la ri-
chesse mobilière. Je n'aborderai point la grande




144
question d'ordre social qui se cache sous cette
humeur. Dans l'Europe moderne, les pays coin-
merçans, les républiques italiennes, la ligue an-
séatique , la Hollande, l'Angleterre, ont été les
premiers pays libres. Partout c'est le commerce
qui, réfugié dans les villes, a conquis ou acheté
les libertés des communes. On a d'ailleurs quel.
que peine à comprendre comment , dans un
grand état qui vit surtout des produits de son
sol, l'influence du commerce pourrait jamais
devenir exclusive, ou seulement dominante.
Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Les craintes
du ministère dérivent peu de raisons si géné-
rales.


Je n'ai plus sous les yeux le tableau de la part
qu'ont eue les patentés dans les colléges élec-
toraux des trois séries auxquels la loi du 5 fé-
vrier s'est appliquée, soit en vertu de la patente
seule, soit par son addition à la contribution
foncière. Mais, autant qu'il m'en souvient, cette
part a été fort petite et nullement faite pour
légitimer les réclamations qui se sont élevées
contre cette nature d'influence. Je suis con-
vaincu que, dans les cent mille électeurs, le
commerce figure tout au plus pour un dou-
zième. Il est vrai que , dans quelques grandes
villes comme Paris et Rouen, son pouvoir est
plus considérable. Mais on ne prétend pas ap-


145
paremment que toutes les élections de la France
ressemblent à celles des Hautes-Alpes, de l'Ar-
dèche ou de l'Ariége , et qu'aucune diversité ne
se manifeste dans les résultats. Dans tous les
pays libres, les grandies villes sont le foyer des
élections animées et populaires. Je ne crois pas
non plus que celles de la Sarthe et de la Vendée
aient été l'oeuvre des patentés. On n'a donc nul
droit d'accuser le trop grand nombre de négo-
ciais électeurs , ni leur prédominance exa-
gérée. Sont-ce leurs dispositions en général
qui semblent hostiles et turbulentes ?


Il est vraisemblable que la brusque cessation
du blocus continental a froissé les intérêts de
beaucoup de manufacturiers , et les a rendus
moins bienveillans pour le régime actuel. Je
neserais donc pas étonné que, dans les districts
où dominent les manufactures, quelques re-
grets, quelque hostilité même vinssent à se
manifester dans les élections. Mais ces cir-
constances sont locales et temporaires ; c'est
le commerce en général , sa situation , son
esprit qu'il. faut considérer. Or il a surtout
besoin de paix et de liberté. Un gouvernement
qui lui ouvre le monde et le sauve des chances
terribles de la guerre, lui convient mieux, à
coup sûr, que celui qui le renferme dans une
sphère étroite et toujours menacée. Il est im-


1 0




146
possible que le commerce préfère le régime
compressif et militaire de Buonaparte à un ré-
gime constitutionnel et pacifique. Que si on
regarde aux relations directes du commerce
avec le gouvernement , on sera conduit aux
mêmes résultats. L'établissement des finances
sur un système de crédit offre aux banquiers,
aux capitalistes, à un grand nombre de for-
tunes particulières , beaucoup plus de chances
d'avantages , et les lie bien plus étroitement
aux intérêts du pouvoir. Je conviens que ces
professions acquièrent alors plus d'importance;
mais serait-ce donc de leur propre impor-
tance qu'elles se plaindraient ? et devien-
draient-elles plus hostiles pour se voir plus in-
fluentes et plus recherchées ? Que l'ancien ré-
gime s'en afflige et s'en irrite, je le conçois ;
mais que le gouvernement constitutionnel par-
tage ses douleurs ou ses méfiances , c'est ce
qui ne se peut expliquer.


Seraient-ce des -vanités inquiètes ou blessées
qui feraient peur? qu'on y prenne garde ; la
question devient générale , et ce n'est plus du
commerce seul qu'il s'agit. Si les classes à la
fois aisées et laborieuses doivent se sentir hu-
miliées, si elles vivent dans une sorte de dé-
pression morale , et toujours en face d'une
insolence qui se targue de la faveur du pou-


147
voir, en effet cela est fort dangereux et pour
le repos public et pour le pouvoir lui-même.
Dans la révolution d'Angleterre , l'aristocratie
se divisa ; les -Whigs comptaient parmi eux
autant de noms illustres, autant de grandes
existences que les Torys ; et ce fut l'aristocratie
qui fournit toujours au parti national ses prin-
cipaux chefs. On ne vit donc point s'élever,
dans le sein de la nation , cette guerre des va-
nités , cette méfiance des supériorités ancien--


• nes qui existent parmi nous. Ce fait est grave,
mais il est certain et indestructible. Si le gou-
vernement ne sait pas s'y accommoder , si ,
en adoptant les intérêts nouveaux , il n'adopte
pas aussi les nouveaux amours-propres ; si , en
ce 'qui le touche , il ne considère pas comme
appartenant aussi à la surface supérieure de la
société , les classes qui possèdent maintenant
la réalité du crédit ; s'il se laisse dominer, en




ce point, par de vieilles habitudes et de vieilles
préférences , loin de guérir ce mal réel qui
nous importune , il l'entretiendra , l'excitera ,
et pourra bien s'étonner un jour de se voir
fort discrédité par cette seule cause.


S'il sait échapper à ce péril et comprendre
la constitution actuelle de l'ordre social , il n'a
pas plus à craindre la vanité des négocians
que celle des propriétaires roturiers.




))


148
Les petits électeurs , les paysans enrichis


lui sont encore un sujet d'alarme ; je n'en con-
'este pas la réalité. J'ai eu occasion de le dire
ailleurs ; les situations sociales ne se déplacent
jamais complètement, ni tout à coup ; et les
lumières , l'indépendance d'esprit , qui est la
plus sûre , ne s'acquièrent pas aussi vite que
les richesses. On ne saurait nier que , parmi les
habitans des campagnes à qui une fortune nou-
velle procure une véritable importance politi-
que , il en est qui n'ont pas eu le temps de s'é-
lever au-dessus de leur ancien état, qui conser-
vent des préjugés opiniâtres , des méfiances
aveugles, sont e n quelque sorte possédés par des
idées fixes, admettent sans examen les suppo-
sitions les plus absurdes , les terreurs les plus
chimériques , vivent sous le joug du présent,
prévoient peu les conséquences de leurs pro-
pres actes , et tombent ainsi aisément entre
les mains de factieux avisés qui , en flattant
leurs passions ou leurs craintes , s'en empa-
rent, et les font servir d'instrument à leurs
desseins. Cela est un grand mal , un de ces
maux que le temps seul peut dissiper, et qu'il
faut savoir supporter en travaillant à les guérir.
En 1658, dix marchands quakers et anabaptis-
tes de Londres , qui avaient soutenu le parti
presbytérien contre Charles i , fatigués des


149
Violences du long parlement et de la tyrannie
de Cromwel l , écrivirent à Charles ll , alors à
Bruges, pour lui faire des propositions , et lui
offrir leurs services dans l'oeuvre de la restau-
ration. On lit dans la lettre de leur mandataire
au roi : « Quant à la qualité des personnes , je


ne puis dire qu'elles soient d'une grande


naissance , ni qu'elles possèdent de grands
biens territoriaux. Cependant je m'assure que,
soit par leur propre mérite, soit par le mal-


» heur des temps ( je ne déciderai pas laquelle


des deux causes est la vraie ), elles peuvent
• rendre aujourd'hui à Votre Majesté plus de


services que les hommes dont les noms sont
précédés de titres illustres. Je n'entrepren-


» drai pas de rien prouver à Votre Majesté ,
• ignorant par quelles maximes sont gouver-


nés ses conseils. Je me permettrai cependant
de lui dire qu'au jeu des échecs, après la
perte de toute la noblesse , j'ai souvent vu
gagner une partie désespérée, seulement eu
j ouant bien les pions. Je me persuade que


• les signataires de cette lettre , bien


b
diriciés


peuvent être aussi fort utiles à Votre Majesté,
surtout dans un temps comme le nôtre où il
ne reste plus guère que des pions sur la ta-
ble. » Les pions sont aujourd'hui en France


(t) Clarendon's histarr, T. i t , p. 2;6, édit. de Bfde, 1,;b8.




150
beaucoup plus importans qu'ils n'étaient en An-
gleterre , car ils occupent bien plus compléte-
ment le terrain. Il faut donc y regarder à deux
fois avant de prononcer, sur quelque. portion
d'entre eux , des paroles méfiantes et dures.
Pour mon compte , je suis persuadé que les
préventions , les alarmes , les soupçons des
campagnes céderaient presque partout et gra-
duellement à l'influence d'un gouvernement
constitutionnel , et surtout à celle d'une admi-
nistration locale , clairement dévouée aux in-
térêts nouveaux. Les paysans , quelque peu
éclairés qu'on les suppose , n'ont plus ni châ-
teaux à brûler, ni droits féodaux à secouer , ni
biens nationaux à acquérir; ce n'est pas leur am-
bition qu'il s'agit de calmer, ce sont leurs crain-
tes ; ils n'aspirent point à envahir, niais à gar-
der; ils demandent la sécurité de ce qu'ils possè-
dent , et non la conquête de ce qu'ils n'ont pas.
C'est là, il faut le redire sans cesse, le vrai carac-
tère de notre situation ; et ce caractère seul
prouve que la France est gouvernable pour
l'autorité qui a donné la charte , c'est-à-dire
promis sécurité aux intérêts nouveaux. Encore
une fois , penserait - on que , parce que le roi
a donné la. charte , les ministres sont dispensés
du talent de la mettre en vigueur?


Je passe aux jeunes gens. C'est une grande


151.
source d'effroi que l'ardeur avec laquelle la
génération qui s'avance embrasse la cause de
la charte , accueille tout ce qui semble la
servir , et ouvre ses poumons à l'air de la
liberté. La fougue de l'âge , l'inexpérience ,
l'étourderie, • tout est , selon certains esprits,
sédition , complot , projet de bouleversement.
On dit que peu de jours après son arrivée
en Angleterre, dans un moment de grande
indécision des événemens , et lorsque Jac-
ques II revenait à Londres , le prince d'Orange
voyant passer sous ses fenêtres une foule de
peuple qui criait vive le roi Jacques 1 se frot-
tait les mains en disant : laissez-les faire ; il
faut que tout cela s'évapore. J'ignore si le fait
est avéré , et je ne demande point aux mi-
nistres de se frotter les mains et de ne rien
faire quand l'école de droit s'agite, ou quand
des jeunes gens se rassemblent, en tumulte
dans les rues. Je crois même qu'ils auraient
grand tort , et que toute atteinte à l'ordre
public doit être réprimée. Elles ne convien-
nent point à nos moeurs, ne sont point in-
hérentes à la liberté , et nous sommes trop
voisins des temps où elles amenaient de sinis-
tres excès. Ce que je demande, c'est qu'on ne se
méprenne point sur le caractère des ardeurs on
des écarts de la jeunesse, qu'on ne la juge pas in,




I
.)2


gouvernable parce qu'elle n'est pas toujours me-
surée, et qu'on adopte, pour la rendre digne de
son pays et de son avenir, les seuls moyens qui
puissent être efficaces. Ce sont aussi les seuls
qui puissent assurer notre repos.


Il y a un grand malheur pour la généra-
tion qui va paraître. Elle n'hérite des temps
qui l'ont précédée que des besoins et des in-
stincts. Elle n'est pas simplement appelée à con-
tinuer la société ; il faut qu'elle la reconstruise;
elle assiste maintenant aux premiers travaux.
Nuls principes fixes, nulles nécessités reconnues,
nulles habitudes réglées ne lui ont été trans-
mises. Le passé qui est derrière elle ne lui a
rien légué, rien du moins qui soit déjà clair,
puissant , capable de la satisfaire et de la con-
tenir à la fois. Lois , opinions , sentimens ,
situations mêmes , tout a été obscur ou in-
certain autour de sou berceau. Elle ne peut
vivre sur un fonds venu de ses pères ; elle
cherche sa nourriture morale; elle a reçu un e
impulsion, et voilà tout.


C'est là son mal , mais non sa faute. Com-
ment se ferait-il qu'en un tel état il n'y eût rien
de vague et d'agité dans ses idées et dans sa con-
duite ? Comment prendrait-elle d'elle-même et
tout à coup une assiette ferme, une marche sûre?
Elle tâtonne, elle flotte, elle s'égare, elle deman d e


155
partout ce qu'elle cherche, et croit l'obtenir
de quiconque le lui fait entrevoir. De quel
droit nous en étonnerions-nous ? Tout a été
détruit; ce qui a été semé commence seulement
à poindre.


Qu'on examine les fautes qu'a commises de-
puis cinq ans la jeunesse et qu'on a le plus sé-
vèrement accusées; On trouvera qu'elles déri-
vent presque toutes de cette inquiétude de
quelque besoin moral qui, dépourvu d'al i ment
depuis l'enfance, aspire à se satisfaire, et sefilt
réglé s'il s'était vu satisfait. Des troubles ont eu
lieu dans l'école de droit au sujet des leçons de
M. Bavoux. Je n'ai point entendu ces leçons,
et suis porté à croire qu'elles n'étaient pas
bonnes. Mais il est simple que la jeunesse dé-
sire l'enseignement des lois constitutionnelles,


soit avide de recueillir, dans les paroles
de ses maîtres , ces principes et ces sentimens
de la liberté qui résonnent tout autour d'elle
dans le monde. Si vous ne les lui donnez pas,
elle ira au premier qui voudra les lui offrir.
Où manquent les médecins, les charlatans sont
en crédit. Est-ce pour s'affranchir du travail,
pour se livrer à la licence, pour des spectacles,
des fêtes, des rixes, des jeux, que cette (Yéné-


ion s'échauffe et see remue ? Aperçoit on ,rat
même dans ses écarts, l'empreinte de ces goûts




154
désordonnés , de ces désirs à la fois ardens et
frivoles , qui ; du même coup, perdent l'ado-
lescence et corrompent d'avance l'âge mûr ?
Certaines gens , je le sais, aimeraient mieux
la voir se passionner pour des histrions que
pour des professeurs ; mais j'ai peine à croire
que cette politique osât s'avouer elle-même.
Les besoins de notre jeunesse sont sérieux, et
ses agitations ont le même caractère que ses
besoins. Or , tout ce qui est sérieux attend la
règle et peut la recevoir. Sachez satisfaire ce
qui est légitime , vous aurez un point d'appui
très-fort pour réprimer ce qui sera déréglé.


Je me hâte de reconnaître que tout n'est pas
propre à fournir à ces jeunes esprits la nourri-
ture morale qu'ils demandent. Il y a certains
systèmes d'idées, certaines tendances qui non
seulement ne leur agréent point , mais leur
sont antipathiques. En même temps que leur
impulsion est forte, sa direction est détermi-
née , et elle se manifeste en toute occasion de
la manière la plus positive. En 181 9 , pendant
la discussion des lois de la presse , j'ai entendu
des jeunes gens qui attendaient sur le perron
de la chambre des députés, se dire les uns aux
autres, après avoir vu passer M. de Serre qui
se rendait à la chambre , « nous pouvons nous
» en aller, nous avons vu M. le garde-des-


1 55
» sceaux »; tant à cette époque les principes
et les paroles de M. le garde-des-sceaux répon-
daient aux besoins moraux de la génération
nouvelle! Ce sont ces besoins qu'il faut étudier,
dont il faut sonder la nature, après avoir re-
connu qu'ils sont la vraie, la principale cause
des agitations qu'on attribue tantôt au seul es-
prit de désordre, tantôt même à de coupables
desseins.


Ou avoue généralement que la jeunesse n'est
ni légère.nie corrompue ; on lui accorde des
penchans sérieux , le goût de l'étude , le désir
de s'avancer par le travail : mais ceux qui
lu i accordent tout cela , songent-ils bien aux
conséquences qui en découlent? Ont-ils réfléchi
que l'aveu seul de tels faits est en même temps
l'aveu de la direction où s'élancent les esprits ,
l'indication claire de l'aliment qui leur con-
vient , une reconnaissance formelle du seul
système d'idées qui les puisse contenter? Le
monde flotte aujourd'hui et nous flottons nous-
mêmes entre deux routes, l'une qui conduit en
avant, vers un avenir plein d'espérances ; l'an-
tre qui se replie en arrière et nous refoule
dans le passé. A coup sûr, ce n'est pas pour


adopter lpour ochoisir celle-ci, le système sta-
tionnaire ou rétrograde, que la jeunesse aime
l'étude, le travail, se montre laborieuse et ap-




/56
pliquée. C'est de l'avenir qu'il faut aux pen-
d'ans sérieux , aux dispositions actives. Inspi-
rez aux jeunes gens le respect du passé, mais
ne prétendez pas qu'ils s'y enferment. C'est
donc dans les vrais principes de l'ordre nou-
veau qu'il faut les instruire ; là seulement ils
trouveront de quoi occuper leur force, et vous
de quoi la régler. Au lieu d'écarter de la jeu-
nesse les études, les idées, les sentimens qui
doivent naître de nos institutions et de l'état
actuel de l'esprit humain , prenez soin vous-
mêmes de l'y conduire. Je suis loin de vouloir
qu'elle se croie ce qu'elle n'est pas encore,
mais je demande qu'elle soit formée pour ce
qu'elle doit être. Je blâme autant que tout au-
tre l'adulation qu'on lui prodigue quelquefois ;
mais je pense que rien d'utile , de sérieux, ne
lui doit être interdit , qu'en toutes choses elle
a droit à la vérité , à la recherche de la vérité ,
et qu'il y a dans la vérité de quoi la contenir
dans ses ardeurs aussi bien que de quoi la satis-
faire dans ses ambitions légitimes. Après cela
il y aura encore des désordres , des tumultes
dans les écoles; il y en a eu de tout temps ;
mais ne craignez. rien , vous les réprimerez et
vous ne direz plus que la jeunesse est révolu-
tionnaire.


J'ai parcouru les diverses classes de la so-


157
ciété , les diverses influences que le ministère
paraît surtout redouter dans la France nou-
velle, et qui lui font, regarder la révolution
comme un allié ingouvernable. J'ai démontré,
du moins selon ma ferme conviction , que ces
terreurs sont vaines, et que les forces qui les
inspirent ne les légitiment point. Je ne veux
rien éluder. Le ministère craint autre chose
encore que les dispositions générales dont j'ai
parlé ; il craint des partis, des factions positi-
ves , qui ont un nom connu , un but déter-
miné ; il croit le trône mis en péril par les ja-
cobins et les buonapartistes. Je ne refuserai
pas ce nouveau terrein.


Je dois dire d'abord que je ne conteste point
le péril. Je pense qu'il y en a beaucoup pour


yi trône comme pour la France , dans la situa-
tion actuelle. Seulement , à mon avis , c'est le
système des ministres qui le rend immense ;
c'est par la contre-révolution que la révolution
est empoisonnée.


Quant aux jacobins , je ne suis pas de ceux
qui les nient. A les compter individuellement,
je doute qu'il y en ait beaucoup ; je crois ce-
pendant qu'il y en a. Ce serait merveille que
la révolution en eût tant fait pour n'en laisser
aucun. Buonaparte ne les a pas tous déportés.
Il est impossible qu'à cinq ou six ans de li-




t 58
cence effrénée et de passions furieuses, à tant
de tyrannies locales , à tant de petites domina-
tions violentes, n'ait pas survécu un certain
nombre des hommes qui y ont fait rage. Ces
hommes sont très - probablement ennemis dé-
clarés de l'ordre établi, et ardens à le détruire.
Ils sèment la haine , entretiennent la méfiance,
ne croient point à leur propre repos, ou dési-
rent en sortir. Ils ont régné par l'anarchie ; l'a-
narchie seule a quelque chance et quelque at-
trait pour eux.


Je ne pense pas cependant que cc soit leur
nombre qui inquiète; c'est leur crédit. A coup
sûr, les jacobins ne sont pas en état de se réu-
nir , de se soulever, • et de devenir dangereux
par eux-mêmes. La plupart sont vieux , usés,
décriés. Tous ceux de leurs anciens alliés ckui
ont pris position dans les rangs supérieurs de
la société, ont abandonné leurs maximes et
rompu avec eux presque toute relation. D'où
viendrait donc leur crédit ? Nous avons vu un
temps où ils n'en avaient guère ; on les a re-
poussés, conspués, traités même quelquefois.
avec inj ustice, sans que person ne réclamàt pour
eux , ni parût s'inquiéter de leur sort. Les jaco-
bins, on en conviendra, soit qu'ils aient abju-
ré , soit qu'ils aient résisté , ont opposé" peu
d'obstacles à l'établissement du despotisme im-


159
périal , et obtenu contre lui peu de succès.
Pourquoi en obtiendraient-ils aujourd'hui da-
vantage? Pourquoi trouveraient-ils plus de
créance? Serait-ce que la France a repris goût
à l'anarchie, ou que, redoutant la contre-révo-
lution , elle accueille tous ses ennemis?


Si on allégue cette dernière cause , je ne puis
que redire ce que j'ai déjà dit plus d'une fois.
La charte ayant pour objet d'empêcher la con-
tre-révolution , il serait bizarre que le gouver-
nement de la charte fût celui qui la fit craindre.
Si ou la craint , c'est que la charte ne gouverne
pas, à moins qu'on ne prétende que 29 mil-
lions d'hommes sont aveugles , insensés, et se
croient eu 1 7 88, quand ils sont bien évidem-
ment et bien certainement en 182o. Si la charte
gouverne , si le ministère est réellement un
ministère constitutionnel , la situation des ja-
cobins n'est pas meilleure ; ils ne peuvent avoir
aucun vrai crédit.


La France elle-même serait-elle changée? le
vertige de 1 793 l'aurait-il de nouveau saisie? On
l'affirme et on le nie à la fois. Le ministère
veut-il nous effrayer sur le péril ? L'anarchie
est à la porte ; les théories démocratiques bou-
leversent les esprits ; toutes les passions désor-
données se soulèvent. A-t-il besoin de nous
donner une haute idée de sa force ? La France




asb


tio
entière veut l'ordre et le repos ; elle repousse
avec effroi , avec indignation , toute tentative
révolutionnaire ; elle se rit des utopies de quel-
ques rêveurs chimériques. Qui faut-il croire
du ministère en épouvante, ou du ministère
eu présomption ? Quand voit-il bien ? Est-ce
quand il tremble ou quand il se vante ?


A mon avis, il ne voit bien ni dans l'un ni
dans l'autre cas. La France n'est ni anarchique,
ni résignée à tout subir de peur de l'anarchie.
Elle n'a point foi aux utopies, mais elle a aver-
sion de l'ancien régime. Elle n'invoque point
la république, mais elle repousse la contre-ré-
volution. Le secret de ses dispositions vérita-
bles est tout entier dans sa profonde méfiance
des tentatives contre-révolutionnaires. C'est là
le levain qui la fait fermenter en dépit d'elle-
même et contre sou voeu. Otez-lui ce sujet
d'effroi , et si quelqu'un peut craindre encore ,
ce sont les amis seuls de la liberté.


Qu'on ne parle donc pas des jacobins quand
on fait soi-même toute leur puissance. Qu'on ne
nous menace pas de leur apparition, quand on
semble prendre à tâche de les ressusciter. Sans
doute ils ne sont pas tous morts ; sans doute
toutes les mauvaises passions ne sont pas étein-
tes, ni tous les esprits guéris de toutes leurs
maladies. La France n'a pas vécu assez long-


r


temps sous un régime libre et légal, pour se
dépouiller de tous les préjugés anarchiques, de
toutes les habitudes du désordre, pour être sans
cesse en état de les reconnaitre et de les re-
pousser. Il en est encore parmi nous, et qui abu-
sent et qui entraînent encore. Mais ce qui fait la
vraie disposition d'un pays, ce sont les resultats
naturels de sa situation, ses instincts, ses ten-
dances, et c'est là aussi qu'un gouvernement doit
puiser ses forces. Or, nos instincts, nos ten-
dances ne nous poussent plus que vers l'ordre,
la légalité, la liberté constitutionnelle. C'est là
ce que nous avons cherché à travers tant de cri-
mes et de maux, ce que nous demandons en-
core. C'est aussi là ce qu'on nous a promis.


Les buonapartistes sont, à mon sens , beau-
coup plus redoutables que les jacobins. C'est un
parti plus jeune et qui sait mieux ce qu'il
veut. Le sachant mieux, il l'indique plus clai-
rement aux masses populaires, et trouve plus
de facilité à les entraîner. Le temps n'est plus
où l'agitation leur convenait par elle-même,
quelque vague qu'elle pût être ; il leur 'faut
un but précis et déterminé. Enfin, tandis que
les jacobins ont perdu toute foi à leurs ancien-
nes doctrines, et subi une longue humiliation,
les buonapartistes croient encore à Buonaparte ;
il est tombé pour eux au milieu de sa gloire; ils


II




4(


162


attribuent sa chute à des hasards, à des trahi-
sons ; ils respectent encore l'homme, le sys-
tème. Ils ont vu sous sa main l'ordre rétabli,
la France triomphante. Le mal immense qu'il
nous a fait , est un mal intérieur et profond qui
échappe à beaucoup d'esprits, ou dont ils ne
s'inquiètent point. Il a occupé les imaginations
ardentes, absorbé les existences actives. Il a
exercé les hommes en les corrompant; c'est le
plus puissant moyen pour les séduire. Aussi
vit-il encore; aussi son nom agit-il encore sur
la multitude. Il y a là une religion, une légi-
timité, une source de préjugés, de sentimens ,
de regrets , de désirs , qui n'est point tarie. Les
intérêts matériels de la révolution ont vécu
tranquilles sous ce pouvoir. Les vanités ne s'y
sentaient point offensées. Il est impossible qu'il
ne remplisse pas encore la pensée d'un certain
nombre d'individus, qu'il n'exerce pas, sur cer-
taines classes du peuple, un empire très-réel.


Qu'on déplore ce mal, je le conçois. Qu'on s'en
défende, il le faut. -Mais il n'a rien qui doive sur-
prendre, ni qui puisse faire désespérer de la pa-
trie.Un gouvernement qui a duré ne périt pas en
un jour. Les jacobites ont long- temps fatigué
l'Angleterre de conspirations, de guerres civiles.
Le parti national a lutté et vaincu. A coup sûr le
buonapartisme n'est point, parmi nous, le parti


165
national. Il prend tous les masques , je le sais.
A ceux qui déplorent la faiblesse actuelle du
pouvoir, il rappelle la force du régime impé-
rial ; à ceux qui s'alarment pour les intérêts
nouveaux, il promet de rendre une sécurité
non contestée. Que l'autorité soit ferme et ras-
surante, que la charte règne, le buonapartisme
n'aura plus rien à promettre. Comme l'esprit
d'anarchie, c'est dans les terreurs (le la contre-
révolution qu'il puise son crédit. C'est par les
intérêts nouveaux eux - mêmes qu'il faut le
combattre ; c'est avec l'aide du parti national
qu'on peut le vaincre. Deux choses font seules,
encore aujourd'hui, la force du système impé-
rial. Il tranquillisait des intérêts, et animait
des existences. Cherchez dans le système consti-
tutionnel d'autres moyens de sécurité , d'autres
principes de vie. Ils y sont et ils ne sont que
là. Dans tous les temps , et surtout dans le
nôtre, les peuples ont besoin à la fois de repos
et d'activité , de confiance et d'espérance. Une
paix inquiète et oisive ne leur suint point ; ils
invoquent également des garanties qui les ras-
surent et un mouvement qui les anime. Ouvrez
des carrières nouvelles à ces existences, à ces
esprits qui cherchent une matière à leur ardeur.
La guerre n'est pas le seul foyer qui puisse
échauffer l'imagination des hommes et absorber




164
leurs forces. Mais l'inaction et l'ennui sont dan-
gereux après les enivremens de la guerre. Les
principes et les intérêts de la liberté ont seuls
désormais de quoi faire oublier les plaisirs de
ces jeux terribles. Vous déplorez avec raison
l'esprit d'aventure qui nous agite ; mais pour
s'en défendre , c'est peu de le réprimer; il faut
le détourner et lui donner le change. Tant que
la France nouvelle sera d'une part méfiante et
de l'autre désoeuvrée , le buonapartisme aura
prise sur elle ; mais à coup sin' il n'est pas de
l'essence du régime constitutionnel d'être in-
quiétant et ennuyeux. Cessez donc de répéter
que la révolution est ingouvernable quand vous
avez dans le gouvernement qui , dites - vous,
est le vôtre, tous les moyens de la gouverner.


La révolution n'est point ingouvernable, cela
est évident ; mais elle n'est gouvernable qu'à
certaines conditions, et là gît toute la difficulté.
Ce sont ces conditions qu'on méconnaît ou
qu'on ne sait pas remplir. Quand on aura soi-
gneusement recueilli dans l'examen de notre
France, toutes les semences d'anarchie, toutes
les causes de désordre, toutes les difficultés que
peut rencontrer le pouvoir, on n'aura rien ex-
pliqué ni rien fait. 11 sera facile de drtruire ce
travail de la peur. On pourra, sans grand effort
d'esprit, tantôt réfuter ses allégations, tantôt


165
lui montrer à côté de ce qui l'excite, ce qui doit
la rassurer . Partout les moyens de gouver-
nement sont placés derrière les fantômes dont
on s'épouvante, les ressources auprès des ob-
stacles, les remèdes à quelques pas des maux.
Par quel renversement de toutes les lois de la
raison, par quel démenti à l'expérience de tous
les siècles, se ferait-il donc qu'un pays, qui,
dans un âge de développement et de force, non
à une époque d'avilissement et de décadence,
a connu tous les désordres, subi toutes les ty-
rannies, et fait l'épreuve de toutes leurs dou-
leurs, se montrât intraitable sous la main d'un
pouvoir qui lui rendrait la liberté avec la paix?
de telles choses ue se sont point vues. Les peu-
ples qui ont traversé de semblables crises, sont
toujours venus se reposer dans le sein du gou-
vernement qu'ils avaient cherché d'abord. Et
quand une fois ils l'ont possédé, ils ont su vivre
sous son empire et le défendre contre ses en-


►eniis. Nous ne sommes point réservés à de
plus cruelles destinées. Nous n'avons pas déjà
parcouru une longue et glorieuse carrière pour
venir à la fin , par un exemple aussi fatal qu'i-
nouï, dégoûter à jamais le monde de la re-
cherche de la liberté, et sécher, jusque dans
leur source, les plus nobles espérances du genre
humain.




X66
La question demeure donc. toute entière ; la


France nouvelle peut être getivernée , et c'est
uniquement des conditions de son gouver-
nement qu'il s'agit. Et bien oui, la révolution
a été faite pour que la France ne pût être gou-
vernée qu'à condition ; la charte a été donnée
pour que la France ne pût être gouvernée qu'à
condition ; la charte est elle-même la condition
du gouvernement, condition nécessaire, ab-
solue. Tout pouvoir qui, volontairement ou
involontairement; à mauvaise intention ou
par malhabileté, n'acceptant pas ou ne compre-
nant pas la charte, refusera ou ignorera les
moyens d'action , d'influence , de stabilité,
qu'elle lui fournit, sera incapable de gouverner
la France. La France en portera peut-être la
peine , mais elle en repoussera le Mame. Elle
n'ignore pas que de mauvais principes existent
dans son propre sein ; elle les déteste alors
même que, dans son angoisse, elle semble les
accueillir. Elle les verrait avec joie combattus
et vaincus par l'autorité qui aurait su gagner sa
confiance, qui lui aurait persuadé qu'elle lui
appartient et ne l'abandonnera jamais. Mais
lorsqu'elle est inquiète et inquiétée, lorsqu'elle
vit dans l'incertitude et le péril , lorsque les
ministres qui répondent de ses destinées, s'a-
vouant hors d'état de gouverner par elle et avec


167
elle, désertent son alliance pour se ranger à
celle du parti qu'elle redoute le plus, alors en
effet elle se retire d'eux, elle devient ingou-
vernable pour eux ; et, je le répète, son roi lui
a donné la charte pour que cela fût ainsi.


La contre-révolution fournira-t-elle aux mi-
nistres des armes plus maniables et un meilleur
instrument pour atteindre le but que nous pour-
suivons tous ?




168


CHAPITRE VI.


De la contre—révolution.


J 'ABORDE ce sujet avec tristesse. Je n'aime pas à
parler des vaincus. Leur triomphe momentané
ne m'enhardit point. Je le crains pour eux,
encore plus que pour nous.


Si quelque chose se rencontrait dans mes pa-
roles qui fût inutile à la vérité, ou parût plus
dur qu'une nécessité que je regarde comme ir-
révocable, je le désavoue d'avance, et m'en
excuse auprès de ceux qui auraient droit de s'en
offenser.


Ni en 1 7 89
, ni à aucune époque depuis 1789,


l'ancienne aristocratie française n'a accepté la
révolution. Pour l'y amener sans combat, il
eût fallu que la Providence fit en sa faveur un
miracle, qu'elle lui révélât tout d'un coup ,
avec cette autorité d'en haut qui dompte les es-
prits et soumet les volontés, l'injustice et la
faiblesse de sa cause. Mais la Providence n'ac-
corde point de telles grâces, et fait payer cher
ses lecons. L'ancien régime méconnut égale-


169
ment ses droits, ses forces, ses périls.. Il ne sut
repousser l'iniquité qu'en refusant la justice.
Il ne chercha dans les erreurs de ses adversai-
res que des armes pour défendre ses propres er-
reurs. Je comprends fort bien qu'il ait voulu
garder tout ce qu'il possédait. Mais, posée ainsi,
la question n'était qu'une question de force. IL
faut être le maître pour retenir le privilége et
l'empire. L'ancien régime ne l'était plus. Ou
lui enleva même le droit. Ne lui eût-on fait
perdre que ce qu'il était juste de lui ôter, il
n'eût pas cédé davantage. L'infirmité des cho-
ses humaines est si profonde, que le niai y de-
vient une nécessité.


La défaite de l'ancien régime n'a point amené
sa résignation. « Telle est, dit Smith, l'insolence
» naturelle à l'homme qu'il ne consent à em-
» ployer les bons moyens que lorsqu'il a épuisé


les mauvais. » A toutes les époques, par tou-
tes les voies, l'aristocratie vaincue a persisté
dans la lutte ; tout lui a paru bon pour la ren-
gager. Ce n'était pas en 1814 qu'elle pouvait
enfin devenir sage et accepter son sort. Cela est
évident.


Que veut la contre-révolution ? Où s'arrête-
rait-elle ? Que serait-elle? Nul ne k sait, et la
contre-révolution elle-mime pas plus que
nous. Son besoin, son travail aujourd'hui ,.




170
c'est de détruire. 11 faut, avant tout et à tout
prix, qu'elle démolisse la révolution. On dit
souvent que celle-ci n'a fait autre chose qu'une
table rase, qu'elle a tout détruit, sans rien met-
tre à la place. Orgueilleuse et chimérique pré-
tention de ce qui n'est plus ! des intérêts ne
succombent que sous des intérêts; des idées
ne s'évanouissent que devant des idées; des
forces ne cèdent qu'à des forces. Un système
entier d'opinions , d'institutions, d'habitudes,
ne tombe pas sous les coups d'un système qui
ne récèle dans son sein rien de puissant ni de
réel. Le sol français est-il demeuré en friche
parce qu'il a changé de possesseurs? Avons-nous
manqué d'armées quant il n'a plus fallu être
gentilhomme pour devenir officier ? En l'ab-
sence des ordres monastiques, la population a-
t-elle dépéri ? Les familles se sont-elles éteintes
depuis que les substitutions sont abolies? La ri-
chesse nationale a-t-elle décru sous l'empire de
l'égalité des impôts ? Là suppression des maî-
trises et des jurandes a-t-elle tué l'industrie ?
Le code civil a-t-il multiplié les procès ? L'in-
struction est-elle moins générale, les esprits
sont-ils moins actifs, les sciences moins floris-
santes, qu'en 1 788 ? La vie sociale enfin s'est..
elle arrêtée, et le temps a-t-il été frappé de
stérilité dans son cours? Si rien de tout cela ne


7 r
s'est vu, et on peut hardimentl'affirmer ; si le
mouvement des, existences, des àmes, de la so-
ciété tout entière, s'est accéléré au lieu de se ra-
lentir, à coup sûr la révolution est féconde;
elle a fait autre chose que détruire, et possède
aussi de quoi réédifier.


La contre-révolution le sait bien , quoi-
qu'elle dise le contraire. Aussi, dans ses efforts
de destruction , c'est surtout à ce que l'ordre
nouveau contient de fécond qu'elle s'attaque.
Elle en veut bien davantage aux idées et aux
forces qui peuvent le constituer et lui assurer
l'avenir , qu'a celles dont il s'est servi pour
renverser le passé. La liberté des cultes lui est
bien plus odieuse que l'impiété; la souveraineté
du droit l'irrite bien plus que ce qu'on appelle
la souveraineté du peuple. L'égalité des parta-
ges dans les successions lui déplaît tout autre-
ment que la loi agraire. Enfin , toutes les fois
que les idées nouvelles chercheront leur appui
dans la morale, seul gage de durée , aussi sou-
vent que les principes de la liberté se- réalise-
ront en lois régulières , la contre-révolution
redoublera d'inquiétude et de travail pour em-
pêcher que l'ordre nouveau n'élève ainsi des
constructions solides sur les ruines dont elle se
prévaut pour l'accuser.


A de tels symptômes , qui ne reconnaîtrait




172
que le caractère essentiel de la contre-révo-
lution est la passion de détruire ? c'est en même
temps sa nécessité. Il faut bien qu'elle renverse
ce qui s'élève, qu'elle arrache les germes nais-
sans , pour se saisir du terrain et tenter d'y
rétablir son édifice. La même loi du sort qui a
poussé la révolution à bouleverser tout ce qui
était , pousse aujourd'hui la contre-révolution
à bouleverser tout ce qui est. La situation est
analogue et la nécessité également fatale.


Or , le monde a assez vécu pour savoir que ,
s'il y a des forces ingouvernables, ce sont celles
qui ont besoin de détruire. La révolution elle-
même vient de le prouver. Tant que le terrain
a été occupé devant elle , tant qu'elle a eu
quelqu'un à déposséder et quelque chose à
abattre , elle a secoué toutes les lois, refusé
tous les freins, méconnu toutes les façons ré-
gulières de procéder. Elle ne s'est assujettie à
aucun joug, ni rangée sous un ordre quelcon-
que, avant le jour où l'oeuvre de la destruction
a paru consommée. Alors seulement elle a pu
s'asseoir et voulu se régler.


La contre-révolution , dans la même ten-
tative , est. condamnée au même destin. L'ag-
gression , la violence , le mépris des droits ,
l'indifférence sur les moyens, l'esprit de désor-
dre, sont maintenant son partage. Elle aura


1,5i
beau promettre , se débattre , trembler même
de sa faiblesse , elle ne peut surmonter sa na-
ture ni échapper à l'arrêt de sa condition.


Et cet arrêt est d'autant plus puissant , d'au-
tant plus irrévocable que la destruction dont la
contre-révolution a besoin est elle-même im-
possible. Dans les secousses sociales, un sys-
tème qui possédait la société et le pouvoir
n'est pas renversé et battu trente ans pour finir
par triompher ! Les systèmes nouveaux seuls
résistent aux défaites et attendent le jour du
succès. L'ancien régime a régné , régné long--
temps ; il a péri, parce qu'il était vieux et usé.
Sa chute ne l'a rendu ni plus jeune ni plus
fort. La contre-révolution a donc cet immense
désavantage qu'elle applique sa faiblesse à dé-
truire la force qui l'a vaincue. Tout est contre
elle dans ce dessein, le temps , la patience ,
même les succès. La révolution a plus exécuté-
qu'elle n'avait entrepris. La contre-révolution
entreprend plus qu'elle ne peut exécuter. Et
plus ce qu'elle entreprend est impossible , plus
elle. _ . est réduite à ne refuser aucun secours, à
ne repousser aucun moyen. L'iniquité , le
mensonge , la violence, le désordre lui sont
d'autant plus nécessaires, qu'elle a moins de
chances en sa faveur e t


moins d'énergie réelle1-)
contre les obstacles. On peut croire que la force




1^//1-
qui veut détruire est ingouvernable ; mais , à
coup sûr, la faiblesse qui le tente, l'est en-
core plus.


Que serait-ce donc si ce parti , que sa des-
tinée appelle à la destruction, et à une destruc-
tion qu'il ne peut accomplir , était in-
voqué pour conserver, que dis-je? pour ter-
miner , pour conduire à bien quoi "'
l'oeuvre même qu'il a besoin de détruire ? C'est
cependant ce qu'ont fait les ministres , en s'al-
liant à la contre-révolution pour fonder la mo-
narchie constitutionnelle.


En vérité , j'éprouve quelque embarras à
insister sur la vanité d'un tel espoir. La raison-
n'a-t-elle plus de clartés pour des esprits enga-
gés dans les liens d'une situation malheureuse ?
Voilà donc l'ancien régime qui, après avoir,
pendant trente ans , contesté la charte à la
France, et perdu le trône par ce débat , est de-
venu tout d'un coup seul capable de maintenir
le trône et la charte ! le voilà déclaré le seul
instrument possible du gouvernement qu'il ne
voulait pas , à l'exclusion de la France nou-
velle qui le voulait et l'avait obtenu I


Résignons-nous à entrer dans le détail des
faits , et à rechercher si l'alliance de la contre-
révolution peut être réellement de quelque
secours, offre quelque chance de succès pour


175
le dessein qui l'a fait accepter , le seul , dit-on,
auquel on l'emploie.


En décomposant la société , on peut réduire
à quatre les élémens qui militent encore en
faveur de l'ancien régime, dont l'action com-
mune fait sa force , et dont la réunion , dans
sesmeilleurs jours, constitue son .parti. Ces élé-
mens sont : la cour , la noblesse des départe-
mens , l'influence ecclésiastique, enfin , les
honnêtes gens timides que les excès (le la ré-
volution rejettent , à raison ou à tort, loin de
tout ce qui les rappelle. y a-t-il là de quoi con-
sommer , ou seulement de quoi servir l'affer-
missement simultané de l'ordre constitutionnel
et du trône légitime?


La cour est l'objet de beaucoup de décla-
mations : je ne les redirai point. Elles ont du
vrai , comme tout ce qui obtient quelque cré-
dit parmi les hommes. Mais l'envie et l'injure
s'y joignent quelquefois d'une façon si déplo-
rable, que je ne veux pas en approcher, même
de loin. Cependant l'influence de la cour est
réelle et d'une nature très-déterminée. Il faut
donc y regarder.


Louis XIV, en héritant des travaux du car-
dinal de Richelieu, en consommant la ruine des
libertés et des droits de la noblesse du royaume,
lui donna la cour pour dédommagement. Ce




corps , si souvent l'effroi du trône, en devint
la parure et s'en porta l'appui. La faveur s'ap-
pliqua à le consoler de la perte du pouvoir.
Mais la faveur est essentiellement corruptrice;
il est presqu'aussi dangereux de l'obtenir que
de la rechercher ; elle isole ceux qu'elle
élève, énerve ceux qu'elle subjugue, et c'est
là tout. La noblesse perdit, dans sa situation
nouvelle , toute indépendance et toute vraie
force. En s'éloignant du peuple , elle vit s'é-
vanouir son ancienne influence ; en se rap-
prochant du trône , elle abjura son ancien
esprit de liberté. Et comme il fallait bien
que quelque chose compensât des pertes si
grandes , elle s'appliqua à poursuivre avec ar-
deur d'une part , les divertissemens , les plai-
sirs , tous les passe- temps d'un monde fri-
vole ; de l'autre les grâces , les dons , les
emplois , les priviléges. Des ambitions, jadis
si hautes , s'abaissèrent à devenir des préten-
tions; des existences , jadis si fières, se ré-
duisirent à l'intrigue : et plus on avait abdiqué,
plus on avait besoin d'accaparer. A mesure
que la noblesse se déracinait, elle devenait
à la fois plus' exclusive et plus avide , plus
servile et plus insolente. Toutes choses lui sem-
blaient dévolues alors même qu'elle portait
dans toutes choses moins de sérieux , de pa-


1-77
triolisme et de capacité. Une profonde cor


-ruption morale , traînant à sa suite la mollesse
et l'imprévoyance , ne pouvait manquer (le s'é-
tablir dans ce foyer de petite activité, de ja-
lousie , d'avidité , de désordre. La cour de
Louis XV décria ce que la cour de Louis X[V
avait asservi.


La vertueuse influence de Louis XVI n'avait
pas la force de guérir un mal si profond, et
n'eut pas même le temps d'y travailler. La révo-
lution surprit la noblesse, et surtout la cour,
dans cet état de faiblesse et de discrédit. Aussi
abandonnèrent- t - elles bientôt la partie. La
première émigration, cet acte 4 la fois plein
d'égoïsme et de légèreté , de présomption et
d'impuissance, est un des phénomènes les plus
singuliers , et aussi les plus significatifs de
l'histoire. On avait vu des prétentions intrai-
tables , des guerres civiles opiniâtres , sou-
tenues dans l'intérêt du privilége ; mais ces
mêmes prétentions proclamées en s'éloignant,
ce même privilége abandonnant en tonte hâte
leég sol , sur lequel il ne cessait pas de vouloir
rc'était là quelque chose de si arrogant
et de si frivole , qu'il sera à jamais impossible
de ne pas s'en étonner.


D
'atroces iniquités, de dégoûtantes insultes


rendirent à la noblesse tout l'intérêt des gens
12




178
de bien. Elle retrouva de la dignité et même
de la force dans le malheur. Beaucoup d'é-
migrés, beaucoup de proscrits le supportèrent
avec un admirable courage. Tant l'adversité et
la mort ont de puissance pour remuer au fond
des âmes ces sentimens désintéressés, et cette
énergie intérieure dont le germe ne périt pres-
que jamais !


Mais ce déploiement inattendu de fermeté
et de résignation qui s'opère en des indi-
vidus isolés, ne change point l'état moral
ni les dispositions d'un parti. L'orage passé ,•
l'émigration a reparu avec tous ses préjugés ,
toutes ses prétentions, toute son imprévoyance;
et, sauf la dépravation des moeurs domestiques
qui avait cédé, on a pu dire , avec le général
Dumouriez , que ces gens-là n'avaient rien
oublié ni rien appris.


La restauration et l'établissement du régime
constitutionnel , en remettant toutes choses
en évidence , nous ont fait retrouver , dans
la noblesse de cour et la cour elle-même, le
caractère de l'ancien régime, tel que l'avaient
fait et laissé les deux derniers siècles.


Qu'une aristocratie riche et puissante , qui
possède les affaires et se lie à toute la société,
qui a de nombreux cliens , une influence
étendue , qui sait, dans l'occasion, prendre


179
en main les intérêts nationaux et faire ainsi
tolérer ses avantages ; qu'une telle aristocratie
forme une cour en même-temps qu'elle siége
dans les chambres , et se rende d'une part
l'ornement du trône, tandis que , de l'autre,
elle exerce son pouvoir ; cela se conçoit. C'est
l'état de l'aristocratie anglaise. Qu'un souverain
absolu qui absorbe tout dans sa personne et
règle tout par sa volonté , convoque auprès
de lui toutes les existences considérables du
pays , se les attache par la faveur, leur pro-
cure tous les plaisirs d'une prééminence bril-
lante , et cherche de la force dans leur éclat,
cela se conçoit encore. La cour de Louis XIV
et celle de Buonaparte ont eu cette origine.
Dans l'un et l'autre cas, la cour est une
conséquence naturelle de l'état social , et de-
vient aussi un moyen de gouvernement.
. .Mais qu'est maintenant la cour parmi nous,
et que peut-elle être? elle n'est point le siége
d'une aristocratie nationale , le centre d'un
patronage étendu. Ce ne sont point ses cliens,
ses pareras, ses protégés qui peuplent la cham-
dre des députés et y règlent nos destinées :
elle ne possède point les affaires; sur une ving-
taine de ministres que nous avons eus depuis
1813 à peine en a-t-on vu deux ou trois qui
dussent être appelés des hommes de cour,




8o
et ce n'est point à ce titre qu'ils sont arrivéq
au pouvoir. La cour n'est pas non plus le
cortége d'un despote ; nos institutions ne le
permettent pas, et elle n'a point cette pompe,
cette régularité , cette importance reconnue
qui deviennent alors son caractère. Qu'est•elle
donc et que fait-elle ?


Elle n'est et ne peut être que la maison per-
sonnelle du monarque et de sa famille, ou un
foyer d'intrigues au profit de la contre-révolu-
tion. Sous le premier point de vue, il n'y a
rien à dire. Rien de plus naturel et de plus lé-
gitime que la cour ainsi réduite. Elle touche peu
au gouvernement et offre un asile à beaucoup
de vanités qu'elle fait servir à l'éclat du trône.
Peut-être faut-il de cela clans les vieilles so-
ciétés, même renouvelées ; et je ne demande
pas mieux que de voir ouvrir aux faiblesses in-
destructibles de la nature humaine, des dé-
bouchés innocens.


Mais, considérée dans ses rapports avec les
circonstances présentes, au mil ieu de la lutte des
anciens et des nouveaux intérêts, la cour est
quelque chose de beaucoup plus grave. Non-seu-
lement elle ne sert point l'établissement de la
monarchie légitime et constitutionnelle ; elle
est , je ne crains pas de le dire, l'un des plus
grands obstacles qui puissent y être apportés.


impossibleiest que l'ancien régime, l'émi-Il
gration , la contre-révolution toute entière ne
regardent pas la cour comme leur patrimoine ,
leur forteresse, leur point d'appui. Elle l'était
jadis ; elle n'a pas changé de nature. Là domi-
nent nécessairement les traditions, les souve-
nirs, les habitudes, les maximes, et, ce qui est
plus réel encore, tous les besoins de l'état so-
cial qui a succombé. C'est au milieu de ces
prééminences mensongères, de cet éclat fac-
tice, que s'entretiennent ou se renouvellent tous
les vains rêves de domination et de privilége.
Là s'amasse et s'appesantit cette atmosphère de
présomption et d'ignorance où la vérité ne pé-
nètre point, où l'état du pays est absolument
méconnu, où d'aveugles prétentions se repais-
sent à loisir d'absurdes espérances. C'est là que
l'esprit de l'égalité, de liberté, d'ordre, d'éco-
nomie, est traité d'insolence républicaine ou
de manie bourgeoise. C'est là enfin que se ré-
fugient et se réunissent, pour se consoler ou se
flatter réciproquement, les débris de cette aris-
tocratie invalide, qui , se sentant mal à l'aise
au sein du pays même, se figurent qu'ils pour-
ront le ressaisir, et peut-être qu'ils le dominent
encore , quand ils n'ont fait qu'achever de s'en
séparer.


Ce mal est grand, et il n'est pas le plus grand.




182
La cour actuelle en produit un autre. Le trône
légitime n'appartient à personne qu'au roi qui
l'occupe et à ses successeurs qui l'attendent.
Mais le trône, son droit, ses prérogatives sont
une force immense que tous les partis veulent
envahir pour l'employer à leur profit. Or la
cour , telle qu'elle est maintenant constituée,
donne ici à l'ancien régime tout l'avantage
de la position. En i 7 89, il se réfugia derrière
la royauté pour s'en faire nu rempart ; aujour-
d'hui il travaille à se l'approprier pour s'en faire
un instrument d'attaque. Il l'entoure, la circon-
vient, la trompe sur les peuples , trompe les
peuples sur elle, sème des deux parts l'incerti-
tude, la méfiance, la crainte, se targue auprès
du trône d'une influence qu'il n'a point, auprès
de la nation de tout le crédit qu'il voudrait
avoir, et entretient ainsi un état sans sécurité,
sans avenir , plein de périls pour tous , mais
qui peut seul lui offrir quelques chances.


Qu'on parcoure notre pays, qu'on interroge
ses agitations, ses inquiétudes, on n'en trou-
vera peut-être pas une dont on ne puisse saisir
la filiation et rapporter à la cour la principale
origine. Là se rattachent les espérances des nns
et les angoisses des autres ; de là émanent les
intrigues qui portent le trouble et les corres-
pondances qui promettent le succès. Et les ad-


183
ministrés n'en sont pas seuls atteints. L'admi-
nistration les rencontre sans cesse sur ses pas.
Elle en est inquiétée, ébranlée; elle en devient
incertaine et faible; d'hésitation en hésitation,
sa faiblesse redouble ; de jour en jour la mé-
fiance populaire se propage et s'enracine; d'au-
tres factions s'en emparent, la fomentent et ne
craignent pas à leur tour de faire remonter la
calomnie jusqu'à ce trône compromis par des
suppositions mensongères.


Telle est la cour; telle est sou influence; tel
est, dans les tentatives contre-révolutionnaires,
le rôle qu'elle joue. Y a-t-il là de quoi fournir
aux ministres quelque force utile , quelque
moyen de gouvernement, pour faire préva-
loir l'ordre constitutionnel et affermir la légi-
timité?


Sans la cour aussi, la noblesse des départe-
mens serait beaucoup moins agitée et excite-
rait beaucoup moins d'alarmes. On déplore, et
avec raison , ces clameurs grossières „ ces cris
de sinistre mémoire qui , dit-on, se sont fait
entendre en quelques lieux contre la noblesse.
J'ignore si le fait est vrai : il est possible. Je ne
crois point,i t,


soit
je le répète, que tout le mal de la


guéri. Mais le temps n'est pas
loin de nous où de tels cris avaient complé-
tem= cessé , où nulle occasion ne les faisait




u
184


renaître , où les sentimens dont ils émanent
n'auraient osé se manifester. Qui donc a rompu
le sceau sous lequel étaient enfermés ces
orages de la haine et de l'envie? Qui a rejeté la
révolution dans cet alliage impur qu'elle doit
et veut repousser ?


Je déteste les imputations générales ; elles
sont menteuses et irritantes. Je suis loin de
croire que toute l'ancienne noblesse du royaume
rêve la contre-révolution et trevaille a troubler
son pays pour recouvrer ce qu'elle a perdu.
Beaucoup de gentilshommes ont franchement
accepté leur sacrifice et vivent tranquilles sur
ce qu'ils mit sauvé du nauti•ge. Ceux-là
jouissent d'une grande considération, exercent
de l'influence et obtiennent souvent les suf-
frages de leurs concitoyens. Ils sont les alliés
naturels , et des alliés fort utiles du gouverne-
ment du roi. Mais à côté d'eux, et quelquefois
dans la même famille , beaucoup d'autres gen-
tilshommes pleins de préjugés, de sentimens
haineux, livrés à l'égoïsme de caste ou à l'amer-
tume de leurs souvenirs, affichent d'arrogantes
prétentions , un orgueil puérile , et sèment à
pleines mains la méfiance et l'irritation. Les
années 5 et 1816 ont été surtout empoi-
sonnées par ces tyrannies de petite ville, ces
insolences de village, par cette nuée de hobe-


185
reaux obscurs, suscités tout d'un coup dans la
France entière, pour la vexer, la menacer,
faire l'angoisse de leur campagne ou l'humi-
liation de leur quartier. La futilité hautaine de
leurs mépris va provoquant les haines les plus
grossières. L'absurdité de leurs espérances
égale celle des terreurs qu'elle fait naître. L'ad-
ministration municipale remise en leurs mains
est un fléau de toutes les heures, une sorte de
cauchemar importun qui pèse incessamment
sur les administrés. Ils ont comme un art sin-
gulier d'exhumer des ridicules qui ne se ren-
contraient plus, d'inventer des offenses qu'on
n'avait point prévues. Ils étalent une ardeur
de soupçon, une activité de petite police, une
manie d'autorité tracassière qui les rend insup-
portables aux citoyens les plus paisibles. Leur
présomption est pleine à la fois de confiance
et d'inquiétude. Ils affectent pour les règles lé-
gales un dédain où se révèlent ensemble la
vanité et l'ignorance. Enfin ils excitent tout
autour d'eux la moquerie avec la colère, fout
concevoir au peuple les plus fausses idées du
Gouvernement tout entier, et l'amènent à con-
fondre dans une même aversion, et toute la caste
à laquelle ils appartiennent, et jusqu'au pouvoir
supérieur dont ils se vantent d'être les seuls
in terprétas fidèles comme les seuls amis sûrs,




/86
Est-ce là, je le demande, qu'un gouvernement


sensé peut trouver des représentans dignes de
lui , ou seulement d'utiles agens ? Et cependant
dès que la contre-révolution parait en progrès,
dès que les nouvelles de Paris annoncent pour
elle quelque faveur , on voit ces hommes sur-
gir de toutes parts , comme un essaim naguè-
res dispersé. Ils accourent, se présentent, as-
siégent le pouvoir , veulent être ses yeux , ses
mains , l'être partout, l'être seuls. Et quand ils
ont obtenu sa sanction , comme ils ne possè-
dent aucune influence réelle, comme ils sont
un objet d'antipathie et de crainte , ils sont
contraints à une fureur de surveillance , à un
abus de force matérielle qui fatigue étrange-
ment les peuples , et leur inspire pour l'auto-
rité, je ne sais quel dégoût plein d'amertume,
ou tout au moins d'indifférence. A coup sûr ,
ce n'est pas avec de tels instrumens , presque
ingouvernables eux-mêmes, que le gouverne-
ment peut remettre le calme dans les esprits ,
et faire rentrer la révolution rassurée sous un
empire régulier.


Si la contre-révolution était sans crédit au
centre, si la cour, ramenée dans ses limites,
avait perdu tout espoir et n'en pouvait plus
transmettre aucun , les hommes dont je viens
de parler, au lieu de dénaturer et de discrédi-


187


ter le gouvernement , ne tarderaient pas à lui
être eux-mêmes soumis. Il ne faut, pour les an-


. nuler en effet, que ne pas s'allier à leur impuis-
sance.


J'ai dit que l'influence ecclésiastique était aussi
une des forces que l'ancien régime regarde
comme siennes; et qui viennent d'elles-mêmes
à l'appui du pouvoir qui semble adopter cette
cause. J'hésite à en parler , de peur d'être mal
compris et de ceux qui se hâteraient d'ap-
prouver mes paroles et tic ceux qui seraient
enclins à les accuser. Les choses saintes ne se
laissent pas toucher aisément, et toute fausse
interprétation nie serait odieuse , quelle qu'en
fût la tendance. Il est d'ailleurs très-difficile de
faire en ceci , soit dans les ministres de la re-
ligion , soit dans les fidèles , la part des intérêts
môndains et celle des croyances sincères.
Plus d'un prêtre sans doute , en refusant la sé-
pulture chrétienne à un mort qui avait refusé
les sacremens chrétiens , a cru remplir un de-
voir impérieux et user d'un droit légitime : plus
d'un missionnaire , en portant le trouble dans
les consciences, n'a songé qu'a y faire retentir
la voix de Dieu , telle qu'il l'entendait lui-
même. Je pense également que l'esprit de parti ,
et des intérêts condamnés se sont souvent servis
et se servent encore d'un levier si puissant. Mais




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np la uopnionaa-ffluoa 9 op aartutuu
inad onb xnrn.0 ap 1LIU1 !num




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issnu uatre tub °arum aun anol nos t aredaad na
ta-alloa anb aala-Inad la e aaooua aanp Inb uo►.
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4a 4 aatre aa na asotia ap nad asnjaa Isa,s troprtioA
-aa u7 -xrud et la aapaod `alaloos uj suup 44mod
aa ua luoreJauanyea au aaualorn uj tu plaid
-tut ,j lu onb mulaaa isa 1! pud aalttuff -saiqu4
-Dadsaa suouiquas sop pmpaat na 9 sDatreU
-am sap plupaxo na TaI saidnad sap sapp! sai


6m


srqd aaoatia aapitioal unb lUDAIDS au 40 xtiej
prannos luai.tod aanaapepu! uos 40 S,II1DAUJ 909
sdnoa sas °maux) suo!ssaatioa Sas aanalasuoa


ap al.tacei 9 e asnjaa alla aapurd ap anb oa
[land ap padsad u tuera °und) apasa alla f ‘rati


--!os peanap affanb aa eem alla aapure.10
lue,tAap alla,nb 03 ouran5au ana f assaa SOUS.
adt.uo.n. As apaolnua •asuatum! plad un ' puoj
-oad jeta un e unp auçral np la lauuopungs
-110D o‘tpao,j ap plaulassriqup,/ anod ' ej u ./ÇjI


4;urd aunca •sasotia xnap luatuaplas Fall) Of
•stol sap sure!) p spadsa sai suer) 44a(us aa 4aaoa
-Ira ols!xa !nb notsnjuoo 9 aaaoldap Op p aal
lututoaaa ap uotsuaaod sue buta sindop stoj
outil) snjd na HU` 'atib!ead uj suup SDIDUSITOD
luomantaid p sradino5 nom ploaas suakol
-ID Sap sattamaixa sapu sat ans mal op xnap
40 4 aanar.raint DIA 9 ans uo!llaa uj ap spoap
801 no anboda,j ap sau.91019 poj suoiços
snou anb ottonud a( dnoartuag suFaa Of •saip
cane suoiluiaa &moi sur!) saliaload saauatasuo0
sap saalodu sai ire e saulti sud motos OU SOOUOLOS
-Itoa sai anb opsuati 9 rom ap moi r aaturad


inuj ir,nb ao aauatumoa aapadsaa pop
no,ttb aa alaaau,s no aputif ul aanuive aud tuas
-od tub uo!pu amatir °und) sa5uupual xnap
sa asnea autam outra) spjja xnap sap
-pue p aadratiuu u059 aun,p eaaptuop tub


ggr




190
J'arrive à la dernière, et peut-être aussi la,


plus puissante des forces de l'ancien régime ,
à celle qu'il exploite incessamment, et dont
l'emprunt fait tout son crédit. Ce sont les ter-
reurs qu'inspire encore la révolution à un
grand nombre de bons Francais dont les voeux
ne repoussent point le système constitutionnel,
dont les intérêts se rattachent à l'ordre nou-
veau et se refusent à la contre - révolution ,
mais qui , l'esprit frappé des excès de l'anar-
chie, et détestant par-dessus tout l'immoralité , le
cynisme, les fureurs révolutionnaires, reculent
avec effroi devant tout ce qui les rappelle , et
se rallient à tout ce qui les combat Je crois cette
force très-considérable et très-respectable. Je
la regarde Comme un des meilleurs alliés , un
des plus fermes soutiens que puisse avoir un
bon gouvernement ; et bien qu'elle soit diffi-
cile à manier parce qu'elle est craintive , tout
ministère national qui ne saura pas l'acquérir
en lui donnant sécurité , aura manqué, à mon
agis , une grande part de sa tàche , et perdu ,
non-seulement un point d'appui, mais aussi un
moyen d'action. C'est le tort de beaucoup de
patriotes de méconnaître , dans la nation , la
présence de cette force ; et souvent ils ont fait
plus que la méconnaître , il l'ont insultée ;
en l'insultant ils l'ont aliénée ; elle a la con-


science de sa droiture ; elle sait qu'elle ne veut
l'oppression,essini ni la servitude, ni le privilége.


Elle a pu accuser plusieurs de ceux qui l'atta-
quaient d'avoir eux-mêmes pratiqué , en d'au-
tres temps, ce dont ils lui imputaient le dessein.
Elle a rencontré peu d'orateurs et peu d'écri-
vains qui se rendissent ses organes, fissent
connaître tout ce qu'elle pense, et se chargeas-
sent de prendre , en son nom , l'offensive sur
ses adversaires. Sa nature n'est pas de parler,
ni de se produire. Mais elle écoute , elle juge,
elle vote ; et, à cette heure , le ministère fonde
sur elle tout son espoir.


Si cette force formait à elle seule le parti
ministériel, si, comme sous Buonaparte , l'an-
cien régime, sans espoir et saris voix, ne se
joignait à elle que secrètement et en n'élevant
nulle autre prétention , si le besoin de l'ordre
enfin se trouvait seul eu face du besoin de la
liberté, je craindrais, je l'avoue, que la France
ne s'y méprît encore, et que les terribles sou-
venirs de la révolution n'eussent encore assez
de puissance pour déterminer les Francais à
chercher l'ordre et le repos dans quelqu'un de
ces systèmes de gouvernement qui ne le don-
nent que sans honneur et pour un jour.


Mais il n'en est point ainsi , et c'est là l'er-
reur de tant d'honnêtes citoyens qui, ne vou-




192
lant pas l'ancien régime, s'éloignent cependant-
du parti national. L'ancien régime est là qui a
repris toutes ses prétentions avec une lueur
d'espérance ; il est derrière eux , autour d'eux;
c'est lui qui leur a ouvert ses rangs; c'est lui
qui parle , qui agit , qui a des besoins pleins
d'ardeur et des perspectives où il s'élance.
Comme le ministère, ils sont tombés dans le
mouvement de la contre-révolution ; comme
le ministère, elle les abuse et les entraîne.
Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent, tout ce
qui démontre que la contre-révolution domine
les ministres , en dépit de leurs efforts, est
également applicable à ces alliés des ministres.
Le temps n'est plus où les intérêts anciens n'at-
tendaient rien et vivaient résignés, où l'on
pouvait repousser les idées libérales et obéir à
ses craintes, sans compromettre les intérêts
nouveaux. Ce qui était assoupi s'est réveillé ;
la lutte suspendue s'est rengagée. La contre-
révolution est maintenant en attaque ; et
comme c'est elle qui veut détruire, comme
c'est elle qui est ingouvernable pour la charte,
on ne Peut s'allier à elle sans subir son joug,
car elle ne s'abdiquera point par égard pour
ses nouveaux alliés. Et non-seulement elle les
trompe , elle trompe aussi sur leur compte
leurs concitoyens. Ils croient ne réclamer que


195
l'ordre, et, aux yeux de tout ce qui ne les a
pas suivis, c'est l'ancien régime qu'ils adoptent
et qu'ils servent. De toutes parts, ou leur sup-
pose des intentions qu'ils n'ont point ; et ,
quand on ne les dit pas livrés à la contre-
révolution , c'estede servilité envers les mi-
nistres qu'on les accuse. Dans le parti national,
ils sont très-propres à soutenir le gouverne-
ment, à réprimer les tentatives de l'anarchie;
alliés au parti de l'ancien régime, ils ne sont
plus que ses instrumens. Ils ne, veulent que le
repos, la justice, et ils ne paraissent que des
transfuges ; ils se compromettent pour nue
cause qui n'est pas la leur ; ils perdent, dans
cette nouvelle position, une bonne part de
leur crédit et de leur force. Des gens qui veu-
lent, comme eux, la stabilité , se séparent
d'eux; d'autres, qui ne la veulent pas , pro-
fitent de leur fausse démarche pour les calom-
nier et les insulter. Loin de porter ainsi au
pouvoir tout le secours qu'ils lui avaient prc-.
mis et dont il a besoin, ils se discréditent
avec lui; loin de l'aider à vaincre la faction
qu'ils redoutent, ils le livrent, et se livrent
eux-mêmes, à celle qu'ils out tort de ne pas
redouter. Je ne sache rien de plus douloureux
que cette dissolution des alliances naturelles,
c tt dépravation des forces utiles , cet égare-




194
ment d'intérêts conservateurs attirés et em-
portés dans le tourbillon des intérêts destruc-
teurs. Et ce n'est pas seulement dans leurs
espérances d'ordre et de repos que s'abusent
les hommes dont je parle : il en est beaucoup
parmi eux qui sont surtout dOminés par le désir
d'obtenir enfin un gouvernement religieux et
moral, ami de l'honnêteté et adversaire de la
licence. La révolution a blessé en eux ce senti-
méta, et ils espèrent mieux du parti qui l'a com-
battue. Vain espoir, trop démenti par l'expé-
rience des temps qui ont ressemblé aux nôtres !
C'est une opinion commune que les hommes
de la contre-révolution sont et seront toujours
ignorans, inhabiles, incapables d'exercer le
pouvoir avec quelque fermeté et quelque
science. On se les figure tous issus d'une race
décrépite, qui ne possède plus ni courage ni
talent. Bizarre aveuglement de l'esprit de parti!
Que la lutte qui nous agite se prolonge avec ses
incertitudes; qu'elle continue (l'évoquer toutes
les forces de l'ancien régime et de lui offrir
quelques chances , et l'on verra ce parti pro-
duire ou gagner des hommes habiles , auda-
cieux, qui voudront courir sa fortune, et ne
manqueront, pour l'exploiter, ni de résolution
ni d'adresse. La cause nationale se vantait aussi,
en Angleterre, de posséder seule tous les es-


195
prits exercés, tous les caractères fermes ; elle
était fière de ses longs triomphes et de toute
l'énergie, de tout l'art politique qu'elle y avait
montré ou acquis ; mais lorsque le parti de la
cour eut repris haleine et retrouvé quelque es-
poir, le talent ni la hardiesse ne lui manquèrent
plus. De profonds politiques, de grands ora-
teurs, des caractères entreprenans sy formè-
rent ou s'y rallièrent. Les Shaftesbury, les Lau-
derdale, les Arlington , les Danby, les Bucking-
ham n'étaient point des hommes médiocres;,
et le ministère de la Cabale, si fatal à son
pays, est peut-être un de ceux qui ont déployé
le plus d'activité, d'opiniâtreté, de ruse sa-
vante dans le maniement des affaires des peu-
ples. Et que de progrès ont déjà faits en ce
genre , parmi nous, les hommes de l'ancien
régime! Déjà ils ont donné beaucoup de preu-
ves de tactique, de prudence et de fermeté;
déjà ils ont appris à se dissimuler, à attendre,
à recruter des alliés, à voiler leur faiblesse na-
tive, à employer avec fruit leur expérience et
leur force. Je suis donc très-loin de partager en
ceci l'opinion commune; je n'ai point le bon-
heur de compter sur la mollesse éternelle .et
l'incorrigible inhabileté de nos adversaires ;
mais je ne partage pas non plus l'espoir de
ceux qui se promettent, de ce côté, une politi-




196
que plus religieuse et plus morale. Je pense, au
contraire, et les faits disent avec moi, que les par-
tis du passé, les partis voués aux systèmes rétro-
grades, qui essaient de reconquérir l'arbitraire
ou le privilége , ne peuvent enfanter et n'enfan-
tent en effet que les plus immoraux et les plus per-
vers des gouvernemens. Ou me permettra de
citer encore l'histoire d'Angleterre ; plus on y
regarde, et plus on y découvre d'importantes
révélations. Là aussi beaucoup d'honnêtes gens,
dégoûtés de la licence révolutionnaire et de la
corruption qui s'était introduite dans le long
parlement ou dans les serviteurs de Cromwell,
s'étaient flattés que le parti des Torys ramène-
rait dans le gouvernement l'ordre, la droiture,
le respect de tout ce qui est sacré. Les Torys
saisirent le pouvoir, et ils fournirent les plus
intrigans , les plus licencieux, les plus dépra-
vés des ministères. Ils persécutaient les non-
conformistes an nom de l'église nationale, et
une impiété profonde était en eux. Ils vantaient
sans cesse les anciennes moeurs, l'ancienne
gravité morale de la vieille Angleterre, et une
immoralité dégoûtante trahissait leur men-
songe. L'esprit national était contre eux, et ,
pour le surmonter, ils donnèrent à la corrup-
tion parlementaire une régularité, une étendue
j usque-là ignorées. Clarendon lui-même les en


197
accuse, et Robert 'Walpole ne fit que marcher
sur les traces du comte de Danby. C'est qu'il
est de l'essence d'un parti dont la cour et une
vieille aristocratie sont le foyer, de pousser
plus loin et plus vite que tout autre dans une
politique perverse et licencieuse. 11 profite
d'abord de tout l'avantage que lui donnent les
excès populaires ; il loue et rallie les penchans
honnêtes, les besoins réguliers; il exploite les
idées d'ordre , de religion, de morale. Mais
elles ne sont pour lui que des forces de circon-
stance, des nécessités de situation : rendu bien-
tôt à sa vraie nature, il les dédaigne, les mé-
connaît, les outrage, sans cesser de les invO-
quer,


, et offre ainsi ce mélange de dépravation
et d'hypocrisie , le plus fatal des exemples
comme le plus honteux des jougs (t).


Lorsque j'entends des hommes pieux, de ver-
tueux bourgeois, des amis sincères de tout ce
qui est honnête et pur, se promettre, de la di-
rection politique maintenant suivie , le retour


(i) Je pourrais citer mille mots, mille exemples dans lesquels
se révèle déjà parmi nous ce caractère du parti que je combats.
Je n'en rapporterai que trois. On comprendra sans peine que je
ne puis et ne dois nommer les personnes , ni Même


. les indiquer
en aucune façon. Un homme qui avait manifesté un ,.;rand zèle
pour les intérêts de la religion , était à dîner avec plusieurs ecclé-
siastiques respectables. On le louait de ses pieux efforts ; on s'op-




ICJv


des sentimens, des idées, des habitudes, des
moeurs qu'ils chérissent avec tant de raison , je
me sens saisi , je l'avoue , d'une douleur véri-
table, car rien-n'est plus triste que de rencon-
trer sur ses pas une noble attente qui sera
infailliblement trompée.


Je sais bien sur quoi elle se fonde aujour-
d'hui. Les ministres actuels sont des hommes
estimables et à qui ce que je viens


• de dire ne
saurait être imputé. Je le pense; aussi n'est-ce
point eux que j'en accuse, c'est le système qui
recèle tout cela dans son sein. S'il prévaut, s'il
a le temps de fournir sa carrière, tout cc qu'il
recèle sera mis au jour. Nous verrons d'autres
ministres puisés bien plus avant, dans la contre-
révolution ; et de même qu'ils poursuivront
plus clairement ses intérêts, de même ils feront
éclater son esprit et sa tendance. Et il en vien-
dra enfin qui professeront des croyances dont
ils se moqueront, qui étaleront des principes


plandissait pie la religion dit rencontré un tel défenseur. l'ai
quelques droits à la reconnaissance de la religion , dit-il en riant ,
car on sait bien que je n'en use pas. Un autre; sollicité de remplir
quelquefois ses devoirs de catholique, répondait : Non pas , je ne
Lats bien pour la messe, mais je n'y vas jamais. Un autre soute-
nait qu'il ne fallait, au fait, pour gouverner la France , que des
potences et des filles. Des plaisanteries importent peu par elles-
memes; niais quand elles offrent l'alliance du cynisme et de l'hy-
pocrisie, elles ont quelque chose de tris-significatif.


199
dont ils se joueront , -qui n'auront en eux
mêmes rien de sérieux, rien de sincère, qui
suppléeront à la force par l'astuce ou la vio-
lence, qui, ne pouvant compter sur les suffra-
ges , s'appliqueront à les corrompre , qui , ne
possédant pas l'opinion publique essaieront
de l'asservir ; et ils finiront, je l'espère bien,
par avoir pour adversaires tous les désirs, tous
les sentimens, toutes les volontés qui aujour-
d'hui se promettent un tout autre avenir. Mais
d'ici là, que de temps perdu ! que de mal ac-
compli !


Cette perte de temps, ce mal immense , il
faudra bien les imputer alors à la vaine tenta-
tive de gouverner la contre-révolution, et la
France par elle. J'ai examiné l'ancien régime
sous ses diverses faces; je l'ai interrogé dans ses
principaux élémens. Je lui ai demandé ce qu'il
voulait, ce qu'il pouvait faire en faveur de la
charte, du trône, de l'ordre, de la religion, de
la morale, enfin de tous nos intérêts les plus
légitimes et les plus précieux. Je ne crois pas
m'être mépris, et j'ai trouvé dans ses réponses,
sinon la ruine absolue , du moins le péril, le
péril grave de tout ce que nous respectons,
de tout ce que nous avons droit et besoin de
fonder. J'ai vu la contre-révolution condamnée


détruire précisément ce qu'on lui demande




De la légitimité.


200


d'affermir. Je l'ai vue obligée, pour démolir la
révolution, de compromettre encore le trône
que, déjà une fois, elle a perdu pour empê-
cher la révolution. J'ai recherché si la religion
gagnait quelque chose à son alliance , et la re-
ligion m'a paru n'y puiser qu'un fâcheux dis-
crédit. J'avais entendu dire que d'honnêtes gens
espéraient par-là une politique plus sincère et
plus morale ; l'avenir de la politique contre-
révolutionnaire ne s'est montré à moi que
chargé d'immoralité et de mensonge. Et cela,
j'ai cru le démêler, non-seulement dans les
conséquences qu'on peut induire du présent,
mais aussi clans les exemples que nous a
transmis le passé. En toutes choses, l'ancien
régime m'a semblé l'allié le plus funeste, l'in-
strument le moins approprié et le plus dange-
reux que puisse adopter un ministère qui rie
veut pas rétablir l'ancien régime: Comment
donc se fait-il que de tels résultats soient mé-
connus par d'autres que l'ancien régime et ses
défenseurs avoués? Il est évident que la contre-
révolution , ingouvernable en elle-même, est
surtout ingouvernable an profit de la charte.
Serait-il vrai que la révolution, gouvernable en
elle-même, ne puisse être gouvernée au profit
de la légitimité?


201


CHAPITRE VII.


JE voudrais m'abstenir de toute discussion
métaphysique. Je ne crois ni au droit divin,
ni à la souveraineté du peuple, comme on les
entend presque toujours. Je ne puis voir là
que les usurpations de la force. Je crois à la
souveraineté de la raison, de la justice, du
droit : c'est là le souverain légitime que cher-
che le monde et qu'il cherchera toujours; car
la raison, la vérité, la justice ne résident nulle
part complètes et infaillibles. Nul homme,
nulle réunion d'hommes ne les possède et ne
peut les posséder sans lacune et sans limite.
Les meilleures formes de gouvernement sont
celles qui MIS placent plus sûrement et nous
font plus rapidement avancer sous l'empire de
leur loi sainte. C'est la vertu du gouvernement
représentatif.


Quand un homme s'est prétendu l'image de
Dieu sur la terre et a réclamé à ce titre l'obéis-
sance passive, il a fondé la tyrannie. Quand un




202
peuple s'est compté par têtes, et a proclamé
la toute-puissance du nombre , il a fondé la
tyrannie. De ces deux usurpations, la première
est la plus insolente , la seconde est la plus
brutale.


Un double phénomène mc frappe dans l'his-
toire. Lcs gouvernemens qui ont aspiré à con-
centrer en eux-mêmes tous les droits, qui ont
établi leur despotisme sur la prétention de leur
divinité, à peine arrivés au but de leurs efforts,
sont devenus stériles et n'ont jamais tardé à
décheoir. Tel a été le sort de la monarchie de
Louis XIV. D'autre part, les gouvernemens
qui sc sont présentés au nom de la force,
qu'elle vînt du dedans ou du dehors, qui n'ont
allégué en leur faveur que d'être le gouverne-
ment de fait, ont été long-temps en proie à
une agitation profonde , à une faiblesse véri-
table. Ils se sentaient peu enracinés dans les
croyances morales, ils éprouvaient que leur
titre à la soumission était aussi plein d'inso-
lence. Le droit divin dit aux hommes : « Vous
êtes mon héritage » ; l'usurpation leur dit :
« Vous êtes ma conquête. » Les hommes ne se
résignent point à être légués ni conquis ; dans
l'un et l'antre cas, ils sont possédés, et le vrai
droit est méconnu.


Aussi les pouvoirs nouveaux, les pouvoirs


303
de fait se sont-ils toujours hâtés de recher-
cher une autre origine , de se présenter sous
un autre aspect. Ils succédaient à des pouvoirs
qui se disaient et qu'on avait crus légitimes. Il
a fallu qu'ils devinssent légitimes à leur tour
et se fissent croire tels; ils n'ont été justes et
sûrs qu'après y avoir réussi.


C'est qu'il ne suffit point à la société que le
droit se rencontre dans les citoyens ; elle a
besoin qu'il réside encore dans le gouverne-
ment. C'est peu que chaque homme possède et
revendique ses libertés comme nu droit légi-
time, si le pouvoir qui commande aux hom-
mes n'exerce aussi un droit légitime . à leurs
yeux. Si au pouvoir seul appartient le droit,
la société a disparu ; si le droit manque au
pouvoir et ne se retrouve plus que dans les in-
dividus épars et isolés, la société est dissoute.
L'idée du droit entraînant nécessairement celle
d'une relation , il faut que les droits soient ré-
ciproques pour qu'ils se fondent et se limitent
les uns par les autres. Où manquerait la réci-
procité , le droit, dans celui qui le posséderait
seul, dégénèrerait infailliblement en tyrannie.
Où existe, au contraire, la récip rocité, les
droits subsistent • ensemble et se rattachent.
bientôt au principe supérieur dont ils dérivent,


l 'idée et au sentiment du devoir. Que le droit




204
et la légitimité soient donc partout, alors seu-
lement la société est stable et le pouvoir ré-
gulier.


L'hérédité des trônes n'a d'autre objet que
de mettre le droit sur le trône afin qu'il soit
partout. A ce titre seul l'hérédité est légitime;
mais à ce titre aussi , elle devient une véritable
légitimité, et de ce caractère qui fait sa force,
découlent en même temps tous ses avantages.


11 faut bien que ces avantages soient grands,
car tous les pouvoirs et tous les partis les ont
recherchés avec ardeur. J'ignore ce que recèle
l'avenir ; il a beaucoup de secrets sans doute,
et bien impossibles à entrevoir; mais jusqu'à
présent, dans les sociétés qui ont duré long-
temps, et où la légitimité a poussé ses racines,
elle n'a pu être abolie; elle a changé (le place,
de condition, de nom propre ; elle a survécu
à tous ces changemens. Les temps qui avaient
vu sa ruine ont vu sa résurrection, les hommes
qui l'avaient renversée l'ont rétablie, les pou-
voirs qu'elle condamnait s'en sont emparés;
elle donne à la vie sociale, dans le passé et
dans l'avenir, cette étendue, cette perpétuité
qui est un des plus profonds besoins de notre
nature. Comme superstition, la légitimité a pu
et dû périr ; comme institution, elle est très-
forte et très-précieuse.


205
Mais les institutions, quelles qu'elles soient,


ne s'improvisent point. On ne fait pas plus un
roi légitime qu'un peuple libre. L'idée et le
sentiment du droit qui, dans l'un et l'autre cas,
sont le vrai principe de l'institution , et en
procurent seuls l'énergie, n'y pénètrent pas en
un jour. Toutes choses, à leur origine, sont
plus ou moins l'oeuvre de la force, et la force
les dénature alors même qu'elle les crée. Le
germe du droit se souille et s'altère sous la
main des passions et des déréglemens de la
force. Il faut 'que le temps s'en saisisse, le dé-
gage, le féconde, et fasse enfin sortir le droit,
brillant et pur, de cet alliage grossier où l'a-
vaient enveloppé l'erreur et la violence. Par-
tout, cela est certain, la légitimité a commencé
par l'usurpation, comme la liberté par l'anar-
chie. Mais aussi à leur commencement, elles
n'étaient ni la légitimité ni la liberté.


Lors donc qu'on a sous sa main une légiti-
mité véritable , que le temps a faite , qui , pour
avoir été suspendue, n'est cependant pas dé-
truite , qui a été et est propre à redevenir l'in-
stitution dont je viens de parler, il y aurait,
certes, un étrange aveuglement à ne pas l'ac-
cueillir, à ne pas tenter les plus grands efforts
pour profiter de tous ses avantages, à s'imposer
enfin la tâche de recommencer ce qui existe ,




20G
de recréer soi même, et avec mille périls, et
seulement pour l'avenir, ce qu'on peut con-
server et accommoder .au présent. Un jeune
homme qui cherche, ce me semble, dans des
études sérieuses, la nourriture d'un talent dis-
tingué, M. Thierry s'applique à découvrir dans
notre histoire, tous les débris, tous les monu-
mens, toutes les preuves de nos anciennes liber-
tés. Il croit sans doute rendre à la liberté nou-
velle un service important en la rattachant au
passé, en lui rappelant son berceau , en pro-
longeant nos institutions et nos droits jusque
dans leur première origine : il a raison. La li-
berté est forte d'avoir vécu; elle se fortifie par
ses souvenirs, et la société, pour croire à elle-
même , a besoin de n'être pas d'hier. Ce que
M. Thierry juge utile à la liberté , l'est égale-
ment à toutes les institutions , à tous les élé-
mens de l'ordre social; il leur est bon de ne
pas se voir naître; ou plutôt c'est seulement
quand elles ont duré, quand le temps leur a ap-
partenu, que les institutions sont cc qu'il faut
qu'elles soient.


Ainsi fermement persuadé que la légitimité
des trônes est une institution excellente, et que,
pour être cette institution, la légitimité doit
être ancienne, car autrement elle n'est pas, je
me demande par quel malheur la révolution


207


serait condamnée . à méconnaître ou à repous-
ser un tel bien.


Et d'abord il est évident qu'en elle même, et
considérée à part des circonstances, la légiti-
mité est une institution neutre, qui n'est point
inséparablement liée à telle ou telle forme de
gouvernement, à tel ou tel état de la société.
Elle a vécu à Constantinople avec le despo-
tisme, en France avec le régime féodal, en
Angleterre avec le système représentatif. Elle
s'accomniode aux temps, aux nécessités, aux si-
tuations. On l'a vue demander ou prêter sa
force, là, aux communes, ici , à l'aristocratie,
tantôt à l'infaillibilité du pape, tantôt à l'indé-
pendance d'une église nationale. De sa nature,
elle n'a besoin que d'être reconnue et de sub-
sister. Quelles que soient les lois politiques ou
l'état intérieur du pays, si cet état et ces lois
peuvent produire et soutenir un gouvernement
régulier, la légitimité y prend sa place sans ef-
fort, et y joue son rôle avec tous ses avantages.
Cela est si vrai qu'elle a été invoquée et adoptée
par tous les peuples d'Europe, dans les situa-
tions les plus diverses, aux époques les plus
distantes , même après des bouleversemens
elle s'était vue enveloppée , et qui avaient ap-
porté d'ailleurs dans la société les plus notables
changemens.




F208Les obstacles qu'elle peut rencontrer aujour-d'hui parmi nous, ne tiennent donc point à sa
nature. Les craintes qu'elle excite ne découlent
point de son essence. Celles qu'on ressent pour
elle ne trouvent point, dans l'état nouveau de
l'ordre social, un fondement légitime. Cepen-
dant ces obstacles sont réels ; ces craintes ne
sont point hypocrites. Je ne veux rien dissi-
muler.


Selon moi, voici le fait.
La révolution et la contre-révolution se dis-


putent maintenant la légitimité. La première
l'adopterait sans répugnance et même avec joie
si elle la sentait bien clairement, bien forte-
ment, sa propriété et sa conquête. La seconde
qui se voit mourir si la légitimité se sépare
d'elle, s'efforce de la ressaisir, de la retenir, de
l'enchaîner à sa destinée. Que la légitimité s'ou-
vre devant la révolution comme un port assuré,
et celle-ci y entrera à pleines voiles. Elle est,
pour la contre-révolution , une dernière plan-
che dans le naufrage.


Il est tout simple qu'en ce débat la révolution
se montre plus craintive, et la coutre-révolution
plus ardente. Par une fatale erreur, quand la
lutte a commencé, la légitimité n'a pas su se
séparer de l'ancien régime. Elle s'est laissé en-
gager dans une cause qui n'était pas la sienne;


209
et la révolution alors en attaque, alors appe-
lée à détruire, l'a atteinte des coups dont l'an-
cien régime s'est trouvé abattu. Ce fut un grand
mal pour la révolution comme pour la légiti-
mité. Ce mal dure encore. A la présence des
Bourbons se rattachent les souvenirs de l'ancien
régime. Les peuples le craignent. L'ancien ré-
gime s'en targue. La guerre civile, l'absence, ont
nourri les préventions réciproques. Les factions
qui ne sont point la France, mais qui ont eu sur
elle pouvoir ou crédit, s'appliquent à les exploi-
ter. Elles jouent, à l'égard de la nation, le même
rôle que la contre-révolution à l'égard de la légi-
timité. Elle s'efforcent de lui persuader qu'elles
soutiennent sa cause, et que sa cause est liée à
la leur. De là les méfiances populaires, leur cré-
dulité, leur animosité, leur obstination. De là
l'incertitude de tant de bons citoyens qui veu-
lent le bien du pays, sont étrangers aux senti-
mens haineux, ne méconnaissent point les avan-
tages de la légitimité, mais ne peuvent se don-
ner pleinement à elle s'ils ne la voient se don-
ner ainsi à la France. Et ce n'est pas tout que
d'en avoir reçu la charte, il faut pour ainsi dire
l'en recevoir sans cesse, à toute heure, par l'es-
prit du gouvernement, ses actes, sou langage. La
charte est une position que le roi a prise. C'est
la bonne position, la position nationale. Mais




210


une position, prise une fois, doit encore être
gardée, et non-seulement gardée, mais affermie,
agrandie, toujours s'étendant et gagnant du ter-
rain. La révolution et la légitimité ont aujour-
d'hui en commun ce trait fondamental , cet in-
térêt dominant que l'une et l'autre aspirent à
se conserver et à conserver ce qui est. Ni l'une
ni l'autre n'a besoin de bouleverser, de détruire;
tandis que la contre-révolution, qui a tout perdu,
veut tout ressaisir aux dépens de la révolution,
et aux risques de la légitimité. N'y eût-il que
cela, c'en serait assez pour apprendre à la légi-
timité et à la révolution que leur alliance est
naturelle, commandée, la seule profitable à
toutes les deux. Tout rapprochement avec la
contre-révolution leur nuit également à l'une
et à l'autre. La contre-révolution seule a quel-
ques chances et quelques jours à y gagner.


Quels sont donc, je le demande, les vrais
amis, les vrais défenseurs de la légitimité, de
ceux qui la revendiquent au nom et au profit
de l'ordre nouveau, ou de ceux qui la repla-
cent à la tête de l'ancien régime ? Laquelle
des deux tendances a pour soi l'expérience
comme la raison ? La position qu'avait prise le
trône pendant la révolution est - elle plus
sûre que la position constitutionnelle ? C'est
dans la position de 1 791 que les ministres


211


actuels remettent le trône. lls le ramènent
vers les alliés qui l'ont perdu, en se perdant
euxmêmes. Nous demandons, au contraire,
que le trône demeure avec les vainqueurs. Et
non-seulement c'est son intérêt comme le
nôtre, mais il l'a promis, il s'est donné à nous.
La charte est beaucoup plus qu'un traité de
paix. C'est une alliance. On n'a pu l'accorder à
la France nouvelle sans la remettre en ses
mains. Pour la garder, il faut qu'elle la possède.
Le gouvernement représentatif n'est point,
comme la légitimité, impartial et neutre de
sa nature. Il appartient à qui l'a voulu , à qui
l'a conquis. C'est un instrument de triomphe,
une place de sûreté. Si cet instrument tombe
en des mains ennemies, si la place est livrée
aux assaillans, tout est changé; ce qui était
garantie devient péril. Je le dirai avec une en-
tière franchise. J'ai été et je suis encore de ceux
qui regardent le renouvellement intégral et
quinquennal de la chambre des députés, comme
une institution très-désirable , une institution
de liberté et de stabilité à la fois. Mais si , par
l'effet d'un système électoral menteur, on réus-
sissait à extorquer de la France une chambre
contre-révolutionnaire, si alors le renouvelle-
ment intégral devait être momentanément
tourné au profit de l'ancien régime, s'il servait




CHAPITRE VIII.


Que le ministère actuel ne saurait subsister.


213212
a lui assurer, pour un temps, le pouvoir qu'il
est si près de saisir, je changerais de conduite
sans changer pour cela de principes. Je serais
de ceux qui réclameraient des élections par-
tielles et fréquentes, pour rompre une majo-
rité factice et dangereuse, pour déjouer un
mauvais système de gouvernement. Les in-
stitutions ne sont rien par elles-mêmes ; ce
n'est point pour elles-mêmes qu'on les veut; elles
ont un but déterminé, une utilité pratique; ce
sont des moyens d'attaque ou de défense; et
lorsque le pouvoir, qui est le centre et le mo-
teur de toutes les institutions, a été envahi par
des adversaires, une seule chose est urgente,
c'est de le reconquérir.


Aussi pensé-je que, les choses en étant ve-
nues où elles en sont aujourd'hui, la question
étant ainsi posée entre ceux qui revendiquent la
légitimité pour la France nouvelle, et ceux qui
la redemandent pour l'ancien régime, les pre-
miers ne doivent avoir qu'une pensée , qu'un
but, c'est le renversement du système qui pré-
vaut depuis sept mois. Les ministres disent que
cela ne se peut sans mettre en péril le trône lé-
gitime et la paix de la France. Ils doiventle dire.
Voyons s'ils ont raison.


C 'EST, de notre temps, la prétention de cha-
que ministère d'être non-seulement le seul
bon, mais le dernier possible.


Le régime représentatif a cependant pour
objet, tout le monde en convient, de prévenir
les grandes secousses politiques, en réduisant à
des questions ministérielles les divers systèmes
de gouvernement. Il enrégimente les partis,
les discipline, les cantonne, et place le trône
au-dessus de leurs combats.


Bien fous seraient les peuples qui ne senti-
raient pas cet immense avantage de telles insti-
tutions , et ne se hitteraient pas d'en profiter.
Rien n'est plus douloureux qu'un changement
de dynastie. La guerre civile, avec ses hor-
reurs, l'accompagne presque toujours; et s'o-
pérât-il d'abord sans résistance, il entraîne
i nfailliblement, et pour de longues années,
l'agitation de l'état, la discorde des citoyens,
des complots, des révoltes, l'oppression des fai-




2T4


hies, la tyrannie des forts , et toutes ces iniqui-
tés, tous ces maux que l'ordre constitutionnel
a mission de repousser. La révolution de 1688
s'est faite en Angleterre sans combat; mais pen-
dant soixante ans, elle a corrompu ses auteurs
et .persécuté ses adversaires. Les Annales bri-
tanniques de cette époque sont pleines d'injus-
tices révoltantes et de déplorables infortunes.
Toute idée de devoir à part, cela vaut la peine
d'être évi té.


Les Anglais eux-mêmes le reconnurent. Aussi
prirent-ils grand soin de renfermer leurs agi-
tations dans l'arène des ministères. Sous le rè-
gne de la reine Aune, les jacobites avaient des
chances et voulaient les faire valoir. Alors
aussi la nation redoutait le papisme et les ten-
tatives de sou parti. Les Tory-s furent ministres
et excitèrent beaucoup d'alarmes.Plusieurs d'en-
tre eux favorisaient des espérances anti-na-
tionales. La reine elle-même semblait quelque-
fois propice à leurs vues. Mais les défenseurs des
intérêts nouveaux se conduisirent avec sagesse
et habileté. Leurs • attaques ne dépassèrent
point les ministres; ils les renversèrent, et
seulement alors le système représentatif com-
mença à devenir un gouvernement régulier.


. Nous avons bien plus de raisons que les An-
glais de tenir une conduite si prudente. Et d'a-


2 Ta


bord le parti de la contre-révolution est beau-
coup moins fort chez nous que pe l'était , en
Angleterre, celui du papisme et de la cour. La
preuve en est dans la prodigieuse inégalité des
résistances. Le long parlement eut à soutenir
une guerre civile de six années, et plus d'une
fois incertaine. En France, au lieu de faire la
guerre civile, l'ancien régime a émigré. Le
règne de la révolution avait d'ailleurs été
beaucoup plus .court en Angleterre qu'en
France, et elle y était moins profondément éta-
blie. Qu'on regarde ce qui s'est passé à la fin du
règne de Charles II et sous Jacques II , et qu'on
se demande si de telles choses sont maintenant
possibles, si la contre-révolution pourrait ja-
mais exercer un tel empire. La chambre même
de 1815 n'en a pas approché. Bien donc que
ce parti soit redoutable , il l'est beaucoup moins
que ne l'était, sous les Stuart, le parti ana-
logue, et nous possédons contre lui une force
très-supérieure. Nous n'avons donc nul besoin
de courir, pour le vaincre, les chances de ces
grands bouleversemens qui coûtent toujours si
cher, même aux vainqueurs.


Ce n'est pas tout. 'Le long parlement et
Cromwell n'avaient pas légué à l'Angleterre des
factions semblables à celles qui s'agitent encore
parmi nous. Malgré les excès des.' à italiques in-




216


dépendans , ils ne ressemblaient pas aux jaco-
bins, ils n'avaient rien fait de pareil au régime
de la terreur. A Cromwell n'avait pas survécu
non plus un parti puissant, bien lié et dévoué au
régime militaire. Cromwell lui-même n'était
plus, et l'on ne voit nulle part que son fils ait ja-
mais été un point de ralliement ou seulement
d'espérance. Une secousse nouvelle n'exposait
donc point les Anglais aux périls qu'elle attire-
rait sur nous. Leur avenir, en pareil cas, n'é-
tait point comme le nôtre, couvert de ténèbres
et semé d'abimes. La société n'avait point été
bouleversée, et sa constitution était forte. Les
juges de paix, les juges, les selleras, les
grands jurys conservaient toute leur autorité
pour maintenir l'ordre dans les momens de
trouble. Le parlement ancien, accrédité, pro-
fondément enraciné dans le pays, était tou-
jours là pour mettre lin à une trop longue in-
certitude. Nous ne possédons encore aucune de
ces garanties puissantes, dont la vertu subsiste an
sein même des révolutions, et contraint bientôt
toutes choses à reprendre un cours régulier.
Nous serions en proie à Ces hasards obscurs que
ne saisit point la prévoyance humaine, et que
le plus ferme courage ne saurait dompter. Les
dangers seraient grands et les moyens (le dé-
fense faibles. Une multitude de bons citoyens


217


déjà si découragés par tant de vicissitudes, s'é-
carteraient des affaires publiques avec une tris-
tesse impuissante. Ils essaieraient de se sauver
eux-mêmes, bornant leur patriotisme à ne
point mal faire, et livrant le terrain aux brouil-
lons, aux aventuriers, à tous ces esprits désor-
donnés et inquiets qui ne savent ni supporter
ni donner les bonnes lois. Et peut-être, pour
échapper à cette dissolution sociale, le plus in-
tolérable des maux, finirions-nous par invo-
quer encore je ne sais quel despotisme plein de
honte dans le présent, et qui frapperait l'avenir
de stérilité.


Et qui sait même si ce fatal asile nous reste-
rait encore ? L'Angleterre ne craignait point
l'Europe , non-seulement parce qu'elle était
l'Angleterre, mais aussi parce que l'Europe n'é-
tait point ce qu'elle est eujourd'hui. Beaucoup
d'hommes éclairés expriment de vives alarmes
à l'aspect de ces coalitions nouvelles, qui sem-
blent se proposer de jeter sur l'Europe un grand
réseau, et de contrôler tout ce qui s'y passe.
J'examinerai tout à l'heure les, conséquences de
ce système et jusqu'où s'étend sa force. Mais
puisqu'il existe, il faut ne l'oublier jamais pour
n'avoir jamais à le craindre. S'en épouvanter, et
cependant n'en tenir nul compte, serait Une
conduite aussi peu patriotique que peu sage. Il




2 8
est vrai que les souverains se regardent mainte-
nant comme solidaires; il est vrai que nous
sommes le principal objet de leur surveillance;
il est vrai qu'aucun grand désordre intérieur ne
peut survenir chez nous qui ne provoque leur
intervention. Et en même temps, et par cela
même, il est vrai que la prudence nous est com-
mandée avec la fermeté, que l'esprit d'ordre est
avec l'esprit de liberté le plus sûr garant de
notre indépendance, que nous pouvons tout ré-
clamer, tout repousser, si rien n'est bouleversé
chez nous, que tout est hasardé au contraire si
nous nous hasardons nous-mêmes dans un ave-
nir irrégulier et incertain.


Enfin nous avons, sur l'Angleterre du dix-
septième siècle, cet avantage réel que nous
possédons déjà la plupart des institutions et
des garanties qu'elle cherchait alors. La charte
nous a donné d'un seul coup presque toutes les
armes dont nous avons besoin , et que les An-
glais n'ont obtenues que par deux ou trois ré-
volutions successives. Je ne crois point la charte
parfaite; mais certes il y a pleinement de quoi
ressaisir le pouvoir sur nos adversaires, et de
quoi le garder malgré leurs attaques. Les élec-
tions vont nous apprendre jusqu'à quel point la
sincérité de l'instrument électoral a pu être al-
térée. J'ai peine à croire qu'elle le soit assez


a19
pour que la vérité succombe. S'il n'en est rien,
si le voeu national l'emporte, rien n'est perdu ;
nous sommes encore maitres de la charte et de
tout ce qu'elle contient en faveur de notre
cause.


Nous avons donc , dans notre situation pré-
sente, d'une part toutes les raisons imaginables,
et, de l'autre, tous les moyens nécessaires pour
réduire à des questions ministérielles les débats
qui nous agitent. 11 ne s'agit donc point (le
renverser ce qui est, de porter atteinte à la lé-
gitimité. Nous voulons ce qui est, au profit de
ce qui est, et non de ce qui n'est plus. Nous
réclamons pour l'ordre nouveau , cette même
légitimité pour l'ancien régime prétend usur-
per. Ce' n'est pas nous qui la repoussons, ce
sont nos ennemis qui veulent nous l'arracher,
et qui la compromettent pour leur compte,
quand , pour le nôtre, nous aspirons à l'affer-
mir. On nous parle sans cesse de desseins fac-
tieux , de vues anarchiques. Oui sans doute, il
y a de cela, nous le savons comme vous; mais
vous vous en faites une arme contre la France,
et nous demandons que la légitimité cherche
dans la France son bouclier contre de tels pé-
rils. Vous les exploitez ; nous voulons les faire
évanouir. Vous aggravez un mal au profit d'un
autre mal ; nous pensons que ni l'un ni l'autre




220
mal ne sont incurables. Vous accusez les masses
des dispositions que vous propagez vous-mêmes
dans leur sein; nous repoussons votre accusa-
tion comme votre ouvrage. Vous nous traitez
toujours d'imprudens; souffrez que nous vous
traitions d'insuflisans. C'est une dure alterna-
tive , j'en conviens, que d'avoir à choisir en-
tre l'inhabileté de quelques hommes, et l'aveu-
glement d'un peuple. Mais permettez-nous de
désespérer de vous plutôt que de la France, et
laissez-nous croire, quand le présent est si peu
sûr avec vous, que l'avenir ne serait pas sans
ressources si vous n'en étiez plus chargés.


Quel est l'avenir de ce ministère lui-même
qui semble si persuadé qu'à lui se rattachent
nos dernières espérances? Les élections en dé-
cideront ; elles donneront la majorité à l'op-
position ou au ministère. Qu'arrivera-t-il dans
l'une ou l'autre hypothèse , et laquelle est la
plus probable ?.


La majorité ministérielle s'est formée , pen-
dant la session dernière, de l'ancien côté droit,
de cette classe de royalistes à demi-constitu-
tionnels qu'on appelle le centre droit , et des
hommes qui dépendent directement des mi-
nistres, et acceptent pleinement cette dépen-
dance. Le dernier de ces élémens d'une ma-
jorité si mince est, dit-on , peu accrédité


221


dans les colléges électoraux , ét en recevra peu
de renforts. La doctrine des ministres sur la
servitude légale des fonctionnaires publics a
été trop bien constatée pour que ceux - ci
puissent la renier d'avance. Les élections se
diviseront donc , dans le parti ministériel,
entre le centre droit et le côté droit propre-
ment dit.


C'est le centre droit que préfèrent les mi-
nistres. On assure que , dans leurs instructions
électorales , ils ont prescrit à leurs agens d'ap-
puyer surtout les candidats de cette nuance , à
défaut de ceux-là , les candidats du côté droit,
et de repousser tous les autres ; mais les élec-
teurs qui partagent les opinions du centre droit
ne sont, presque nulle part , en majorité dans
les colléges. Leur nombre est même , à peu
près partout, très-inférieur à celui des hommes
du vrai côté droit. Trois élections successives
l'ont clairement démontré. L'espérance d'ob-
tenir des députés du centre droit repose donc
uniquement sur la modération et la docilité
présumées du parti de la contre-révolution.
Dans les élections comme dans la chambre, les
ministres ne sont rien , ne peuvent rien , si la
contre-révolution n'est sage , timide , sans pas-
sion , si elle ne s'abdique elle-même au profit
du ministère.




223
propres candidats et de ne point adopter ceux
des ministres. A Rouen , on ne veut pas sacri-
fier M. de Bouville à M. Duvergier de "Lu-
ronne. A Poitiers, on refuse de renoncer à
M. le Baron Canuel. A Vannes, on s'obstinera
pour M. de la Boessière. A Nantes , on n'aban-
donnera point M. Hombert de Sesmaisons. Au
Mans , M. de Louvigny et M. Piet paraîtront




préférables à 1‘1:-de Labouillerie (r). Vainement
M. de Villèle, M. Corbières et les hommes pru-
dens de ce côté de la chambre. feront des re-
présentations, donneront des conseils ; on leur
répondra ce qu'on disait en 1815 à l'un d'entre
eux : Croyez-vous que nous venions ici pour
vous faire ministres? t 815 s'efforcera de se re-
produire tout entier avec ses hommes aussi bien
qu'avec ses prétentions et ses maximes. Et com-
ment voulez-vous que la contre -révolution
agisse autrement? Se laissera-t-elle encore une
fois prendre pour dupe? elle a ses affaires qui
ne sont point celles de M. de Richelieu , ni de
M. de Latour-Maubourg. Si les ministres ne
les font pas à son gré, il faut bien qu'elle les


(t) On vient de m'assurer que le ministère -avait obtenu, du
parti coutre-révolutionnaire de la Sarthe, qu'il renoncerait à
M. de Louvigny , et porterait M. de Labouillerie avec M. Piet
et M. de Boisclairaux. Le déplacement de M. Pepin de Bellisle,
envoyé à La Rochelle, a été , dit-on , le prix de cette concession.


2 2 2


Que la coutre-révolution fasse un tel sacri-
fice pour un moment, dans une occasion don-
née, avec l'espoir d'en obtenir un grand avan-
tage , cela se conçoit et même s'est vu ; mais
qu'elle le fasse constamment, au jour décisif,
pour le seul maintien d'un état provisoire qui n'est
rien pour elle s'il n'amène l'état définitif auquel
elle aspire , qu'elle se dévoue enfin aux minis-
tres avec tout le renoncement de l'amour pur,
en vérité ce serait bien plus merveilleux que la
contre-yévolution vaincue par le ministère ; ce
serait la contre-révolution elle-même , se dé-
truisant de plein gré et de ses propres mains.
Il n'en est point , il n'en sera point ainsi : la
contre-révolutiOn , je le répète , n'a accepté
les ministres actuels qu'en attendant, et elle
ne peut long-temps attendre. Les bonnes chan-
ces ne lui reviennent pas si souvent qu'elle
tarde tant à les saisir. Aussi déjà de toutes
parts éclate-t-elle en -plaintes contre le mi-
nistère; et ce ne sont pas seulement des jour-
naux censurés qui se révoltent; déjà, dit-on,
il a graud'peine à prévenir les attaques publi-
ques et directes de quelques-mis des principaux
chefs du parti. Celui-ci le menace d'un livre;
celui-là proclame qu'il n'en faut plus rien es-
pérer. Dans les départemens , l'ancien régime
annonce hautement l'intention de porter ses




224
fasse elle-même. Que lui importe d'avoir ren-
versé le ministère précédent et changé la loi
des élections , si elle n'atteint pas à son but ?
C'est son but qu'elle poursuit, et toutes les vic-
toires possibles , tous les ministres du monde
ne sont, pour elle, que des moyens d'y arriver.
Elle a combattu, en 1815 , M. de Richelieu qui
la combattait : elle ne votera point, en 1820,
par pure complaisance pour M. de Richelieu
qui ne la satisfait pas. Or, il ne la satisfait pas,
cela est certain. Nous nous plaignons , et avec
raison , qu'il fait beaucoup trop pour elle.
Elle se plaint qu'il ne fait pas assez , et elle a
raison aussi. C'est donc folie aux ministres que
d'espérer, dans les colléges électoraux, l'adhé-
sion du parti à leurs candidats ; il poussera les
siens partout où il se croira quelques chances,
et , presque partout, ce seront les amis des mi-
nistres qui se joindront à lui. Le plus fort ab-
sorbe le plus faible ; cela est de droit.


Et si en résultat la contre-révolution obte-
nait , dans les colléges électoraux, un triomphe
qui la mit en état de parler haut dans la cham-
bre, que deviendrait le ministère? Pense-t•on
qu'elle perdit son temps à le soutenir? Elle le
briserait sans hésiter comme elle voulut le bri-
ser en 1815 ; et il faudrait alors que les minis-
tres lui cédassent le terrain, on fissent encore,


225


devant leurs alliés d'aujourd'hui , une retraite
un peu embarrtssée.


Que si, au contraire, le parti national ob-
tient la majorité clans les élections, et par là
dans la chambre , si les ministres n'ont plus
assez de leurs propres boules pour faire passer
leurs lois, quelle chance leur reste? A part la
retraite, je n'en vois qu'une, c'est celle des
coups d'état.


Je frémis d'appeler cela une chance. Je ne
fais à aucun des ministres l'injure do supposer
qu'elle entre clans ses calculs; je les crois enga-
gés dans une détestable route; mais de l'inha-
bileté à la violation de tous les sermens, d'un
mauvais système de conduite au bouleverse-
ment du pays, de l'imprudence à la démence,
la distance est telle que je ne me permettrai
jamais, en ce genre , de regarder comme pro-
bable ce qui ne sera pas accompli. Cependant
on a parlé de coups d'état; beaucoup d'esprits
s'en montrent encore préoccupés. II finit donc
s'y arrêter comme à l'une des chances de l'a-
venir, sans que, je le répète, je soupçonne
qui que ce soit parmi les dépositaires du pou-
voir, d'en avoir, je ne dirai pas conçu la pen-
sée, mais seulement entrevu la possibilité.


Il s'est fait bien des coups d'état dans le
inonde; et, ce qui est plus grave, il y en a qui




22G
ont réussi. La force joue un si grand rôle dans
les affaires humaines, qu'elle y a, plus d'une
fois, régné presque seule, au moins pour un
temps. Mais sans discuter la légitimité possible
de tels actes, ni même leur utilité ou leur péril
en général, j'ai un fait à rappeler. Les coups
d'état sont la massue d'Hercule ; Hercule seul la
peut manier. Mais la massue d'Hercule en des
mains débiles et contre les géants, cela n'a
jamais bien tourné à qui a voulu s'y jouer. La
révolution a procédé par violences, par coups
d'état, et je le déplore ; elle en a déjà subi la
peine. Mais la révolution était forte ; elle avait
en main une puissance matérielle et morale
dont elle abusait d'une façon terrible ; mais
enfin elle l'avait. Que l'ancien régime nous
montre où il prendrait cette redoutable éner-
gie. Des jacobins sans peuple , a dit le général
Foy, quelle misère! La révolution a fait des
coups d'état contre l'ancien régime; et, par la
main de Buonaparte, elle en a fait sur elle-
même. Mais l'ancien régime faisant des coups
d'état contre la révolution , ce serait là un ri-
dicule ineffable si nous étions assez heureux
pour qu'ici bas la démence l'id impossible.


Que les ministres regardent autour d'eux,
qu'ils considèrent quels obstacles ils rencon-
trent, quels embarras ils éprouvent pour


227
verne'', avec l'alliance de l'ancien régime, un
pays qui, dans le fait, ne reçoit (le leur adminis-
tration aucun mal matériel vraiment doulou-
reux; et qu'ils se demandent s'il y a là une force
suffisante pour remettre tout en question, soule-
ver tous les esprits, agiter toutes les existences,
et marcher quelques jours d'un pas assuré au
milieu de ce bouleversement !


C'est maintenant l'avantage de notre situd-
tion que la force a fait sou oeuvre et n'aspire
plus qu'à en jouir. La paix la contente et la jus-
tice lui suait. Que la faiblesse accepte la paix ,
et ne tente pas Feeuvre de la force ; elle y pé-
rirait , sans autre fruit peut-être que de rendre
encore la force criminelle.


J'écarte donc les coups d'état de l'avenir des
ministres. S'ils ne peuvent vaincre par les voies
régulières, ils ne poursuivront point , par le
désordre, l'absurde espoir d'une victoire im-
possible. Ils ne chercheront point, dans la
cour, l'appui que les chambres leur auront re-
fusé. Ils ne demanderont point à des ordon-
nances ce qu'ils n'auront pu obtenir des lois.
Ils ne mettront point le trône en guerre avec
le pays, et la tyrannie aux prises avec la sédi-
tion. Ils ne justifieront point les imputations
qu'ils .


repoussent avec raison comme calom-
nieuses. Ils n'infligeront•pas auX bons citoyens




223
l'affreuse nécessité de l'inaction et du silence à
la vue des périls les plus graves , et peut-être
des plus funestes événemens. Ils se retireront,
et il sera démontré que l'alliance de la contre-
révolution est mortelle à qui prétend soutenir
la monarchie selon la charte.


Cette retraite des ministres actuels est le but
vers lequel il faut tendre. Obtenue , elle décide
une grande question, la question qui nous
agite depuis six ans. Elle prouve, d'une part,
l'impossibilité d'emprunter le secours de l'an-
cien régime ; de l'autre, celle d'adopter une
politique incertaine et flottante. Le terrain se
trouve ainsi déblayé , et les choses ramenées à
leur position naturelle. Une secousse fondamen-
tale , quel qu'en fût le résultat, mettrait la ré-•
volution elle-même en péril, car elle y ferait
des fautes, elle y commettrait des excès ; et
les fautes se paient toujours, les excès ont tou-
jours de tristes conséquences. Les peuples
n'ont , à cet égard, aucun privilége sur les mi-
nistres. Pas plus que le pouvoir, ils ne se trom-
pent ni ne s'égarent impunément. Contenue au
contraire dans les limites constitutionnelles, la
solution de ce débat nous assure ce dont nous
avons besoin aujourd'hui , et nous remet eu
possession de l'avenir. Elle impose au ministère
quelconque qui surviendra la loi d'être un


229
ministère national, d'accepter toute sa mis-
sion, d'obliger l'ancien régime à se perdre
dans la France nouvelle. La lutte ne sera point
terminée ; mais enfin la position qui domine
tout nous sera rendue. Nous aurons reconquis
la garde de la charte et de la légitimité.


Quels sont les moyens d'y parvenir'? Les
élections et la conduite du parti national dans
les chambres. Il me reste à les considérer sous
ce point de vue.


La chambre des députés est maintenant cou-
pée en deux partis ; cent vingt-cinq de ses
membres ont voté contre l'introduction du pri-
vilége dans notre système électoral : ce sont-là
les hommes de la France. Je suis loin de nier
que, parmi les autres, il s'en trouve qu'il est
nécessaire et possible de rallier. Les partis sont
exclusifs, je le sais; mais ils ne deviennent ca-
pables de gouverner que lorsqu'ils renoncent à
cette manie. Qui n'est pas pour moi est contre
moi, disait Pompée, et Pompée fut battu; qui
n'est pas contre moi est pour moi, disait César,
et César demeura vainqueur. Et ce ne fut pas
seulement après le succès, c'était aussi pendant
la lutte que César tenait ce langage. Il savait
qu'avec la fantaisie de s'épurer, on ne gagne
point en intensité ce qu'on perd en étendue
c'est la folie qui se concentre; la raison- se ré-




2So
pand , et fait des conquêtes. Cependant, comme
le parti national ne possède pas aujourd'hui le
pouvoir, il lui importe beaucoup, sans se mon-
trer intolérant, de ne porter à la chambre que
des hommes d'opinions sûres et d'une fermeté
connue. On cherchera à gagner le suffrage de
beaucoup d'honnêtes citoyens qui ne veulent
pas de la contre-révolution, en faveur de cer-
tains candidats dont ou fera valoir les vertus
privées, la bonne réputation, la sincérité , la
droiture. Ce sont là des titres, mais il faut quel-
que chose de plus. On rencontre en France
beaucoup d'hommes honorables, que des causes
diverses, tantôt la piété, tantôt la crainte des
agitations politiques, mettent, pour ainsi dire,
contre leur intérêt et leur voeu, à la portée du
parti de l'ancien régime, qui exploite, pour
s'en emparer, les scrupules de leurs croyances
ou la timidité de leur caractère. Dans les temps
ordinaires, ce sont de bous députés ; aujour-
d'hui, ils seraient probablement faibles et in-
certains. Nous ne sommes plus aux jours des
ménagemens et des complaisances; nous avons
besoin d'esprits arrêtés, et qui sachent bien ce
qu'ils veulent, et le veuillent avec courage. Les
électeurs qui se proposent de servir la cause
nationale doivent donc y regarder, et ne pas
croire qu'il suffit d'être un honnête homme


25
pour remplir maintenant à la chambre les de-
voirs d'un bon citoyen.


Les périls les plus opposés, comme les excès
les plus contraires, se provoquent et se corres-
pondent. A la manie de s'épurer, aux dépens
de leur intérêt, les partis joignent celle d'ac-
cepter tout ce qui s'offre à eux, au profit de
leur passion. Mélians et rigides en un sens, ils
sont aveugles et complaisans clans l'autre ; au
moment même où ils écartent des gens qui pour-
raient les servir, ils en accueillent qui doivent
leur nuire , et ne s'aperçoivent pas qu'une re-
crue fâcheuse fait sortir des rangs, à l'autre ex-
trémité de la ligne, trois on quatre hommes
très-précieux à garder. Ainsi, dans la session
dernière, l'élection de M. Grégoire a repoussé
vers le centre droit plusieurs députés dont ce
n'est point la place, et (lui siégeraient volon-
tiers ailleurs si tous leurs senthnens ou leurs in-
térêts légitimes leur semblaient en sûreté. Au-
jourd'hui de telles fautes. ne seraient pas moins
graves : c'est sur le centre droit que s'appuie le
ministère ; c'est ,


vers ce point qu'il essaiera de
ramener tous les hommes que pourront attein-
dre ses raisonnemens ou son action. Et le nom-
bre est grand de ceux qui prennent l'alarme en
voyant reparaître des noms jadis si menaçans
et qui rappellent des souvenirs encore si terri-




232
hies. cf Retranchez les ultrà, répète-t-on cha-
que jour, et vous n'aurez plus d'ultra-libéraux


redouter. » De même, on doit dire : a Lais-
sez-là les hommes décriés, les vieux jacobins,
et les ultrà obtiendront bien moins de crédit.»
Cette continuelle fluctuation d'un parti à l'au-
tre, que nous observons depuis cinq ans, ne
saurait être pleinement évitée. Il y a des gens
qui ont reconnu la nécessité de nos institutions
et se refusent à en accepter la réalité ; hors de
la charte écrite , ils savent qu'il y a péril ; niais
fa charte vivante les effraie : k temps seul peut
guérir ces terreurs, car il Iwt- que la charte
vive ; mais elles ne sont pas les seules, ni
même les plus communes. Concevrait-on que
dix-huit mois du régime de la terreur et quatre
on cinq ans (le la plus folle anarchie n'eussent
pas laissé, dans l'aille des meilleurs citoyens,
des . sentimens qu'un, nom propre soulève, et
qui, en se soulevant, rappellent toutes les
idées qu'on v attachait alors? ll faut, pour ré-
sister à cette impression et mesurer de telles
craintes, un degré de fermeté d'esprit assez
rare. Rien n'est donc plus malhabile , plus con-
traire au triomphe des intérêts nouveaux , que
de les produire sous une telle physionomie. Les
iacobins Ont fait la guerre à toute autre chose
qu'à l'ancien régime et au trône ; ils l'ont faite


233
aux honnêtes gens, à la propriété, à la liberté,
au bonheur domestique, à la morale, aux droits
et au repos de tous. Ressusciter un jacobin qui
n'a point publiquement changé de nature,
qui, depuis lors, vivait obscur et oublié, c'est
donner lieu de croire que cette guerre fatale re-
commence. Les faits s'attachent aux noms; les
temps passés vivent dans quelques syllabes. La
terreur est dans le mot . Barrère, comme la
Saint-Barthélemy dans le mot Catherine de
Médicis; et un honnête homme s'épouvante au-
jourd'hui de voir reparaître en pouvoir un ja-
cobin, comme un protestant devait s'épouvan-
ter, en 158o, de retrouver en crédit quelqu'un
des meurtriers de la ligue.


Je cherche d'ailleurs et ne découvre pas sous
quel rapport on peut se promettre quelque
avantage de la résurrection et du concours de
tels alliés. La révolution croirait-elle donner
ainsi une preuve de sa force? niais à coup sûr
elle gagne et prouve plus de force en produi-
sant de bons et honorables citoyens fermement
dévoués aux intérêts nouveaux, qu'en tirant de
l'oubli quelque membre ou quelque serviteur du
comité de salut public. Les premiers ont certai-
nement en France beaucoup plus d'hommes qui
leur sont analogues et se rallient à eux, que ces
tristes fauteurs d'oppression et d'anarchie. Les




234
amis de la révolution penseraient-ils qu'il faut
l'accepter tout entière, sans exception d'aucun
homme, d'aucun acte? J'affirme que, s'il en
est qui se croient de cet avis, il n'en est pas un
qui pût y persister jusqu'au bout et en admettre
toutes les conséquences : il y a tel nom, tel fait
qui ferait reculer d'horreur et d'effroi les plus
fougueux esprits de nos jours. Les écrivains
libéraux , en défendant la révolution, n'ont-ils
pas toujours soin de récuser ses erreurs et ses
crimes? ne protestent-ils pas sans cesse qu'elle
est enfin sortie de ces voies désordonnées et
sanglantes ? Et il faut bien qu'ils parlent ainsi,
car à ce prix est le triomphe. La révolution a
eu le sort de toutes les grandes secousses so-
ciales; en marchant au bien, elle a déchaîné
le mal sur sa route. Mais si le mal devait s'at-
tacher à ses pas, si elle avait contracté avec
lui une éternelle alliance, elle se verrait tôt
ou tard abandonnée, et n'arriverait point à
son but. Qu'elle se hâte danc de le rejeter ; ce
qui la souille la discrédite; elle s'affaiblit en
se glorifiant dans le scandale; et-certes il n'est
pas un homme sensé qui, au scandale, ne pré-
fère le succès.


C'est le succès qu'il faut chercher, le succès
complet, assuré , tel que l'avenir soit à nous.
La contre-révolution voudrait bien que le parti


23a
national se compromit par des fautes graves;
et l'écrit de M. Chopin d'Arnouville, sur l'élec,
tion de M. Grégoire, en fournit la preuve.
Elle se réjouira de toutes les démarches qui
inspireraient des craintes, de tous les écarts
qui donneraient des prétextes ; elle les provo-
quera, elle y aidera , si elle en a les moyens :
c'est l'art (les faibles d'empoisonner et de ren,
die suspecte la force qu'ils ne peuvent vain-
cre. Déjà, dit-on, on a cru reconnaître, dans
les conseils. violens et l'hostilité déclamatoire
de quelques hommes, la trace d'un ennemi
caché. Je ne crois point qu'en 1 7 891es gentils-
hommes fissent brûler leurs châteaux pour ca-
lonmier le peuple; InaiS je sais bien que les
émeutes , les folies, même les crimes de la
révolution ont été souvent, pour d'aveugles
sectateurs de l'ancien régime , un sujet de
joies et d'espérances insensées. Les malheureux
en ont été cruellement punis; mais nous l'a-
vons été nous-mêmes, et nous devons en avoir
assez appris pour éviter que des fautes analo-
gues attirent sur nous de semblables maux.


Et non-seulement des élections scandaleuses
prêteraient force à l'ancien régime et au mi-
nistère actuel, au lieu de les vaincre , mais
encore elles rendraient beaucoup plus difficile
la formation d'un ministère national. La tâche




256
de ce ministère, quel qu'il soit, sera grande
et laborieuse. Le temps des compositions, des
demi-mesures, des secours empruntés et reçus
de côtés divers, est passé; les partis et les hom
mes se classeront désormais plus nettement
plus obstinément qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici
et je doute fort qu'on voie encore les différens
articles d'une loi successivement adoptés pa r
trois ou quatre majorités différentes. Si donc
le parti national ne s'organise d'une manière
compacte et ne se conduit avec habileté, s'il
ne rallie tout ce qu'il doit rallier, et ne clés-
avoue ce qui le dénature, il se trouvera hors
d'état de soutenir le ministère qui se sera
formé en son nom et par son influence; il le
livrera et se livrera lui-même à leurs communs
ennemis. Quel est cependant, je le demande,
le véritable but de tous nos efforts, le voeu
réel de tous les bons citoyens? n'est-ce pas
que le pouvoir soit remis partout, et sûre-
ment, en des mains qui l'emploient à garantir
tons nos droits, à protéger tous nos intérêts,
à faire prévaloir, sur tous les points, la cause
de la charte? Pourquoi la France aspire-t-elle
à un ministère national? n'est-ce pas pour que
les départemens aient de bons préfets, les arron-
dissemens de bons sous-préfets, les communes
de bons maires, les contribuables de bons per-


237
cepteurs, les justiciables de bons juges; pour
que nos soldats soient commandés par des of-
ficiers français ; pour que nos affaires au-
dehors soient dirigées par des ambassadeurs
capables et dévoués à l'ordre nouveau; pour
que l'autorité enfin, partout oit elle pénètre et
s'exerce au nom du pays , agisse selon le voeu
du pays et avec l'intelligence de ses besoins?
C'est là ce que souhaite et cherche la France,
ce qui peut seul satisfaire les campagnes comme
les villes, les paysans comme les bourgeois,
et les citoyens qui touchent de plus près aux
affaires publiques , comme ceux qui s'en tien-
nent le plus éloignés. Il faut à la France con-
stitutionnelle quelque chose de plus que les
plaisirs d'une opposition populaire; il lui faut
un gouvernement qui soit le sien , qui lui in-
spire confiance et lui donne sécurité. La con-
tre-révolution qui a de la tactique, comme il
arrive aux minorités, a toujours fort bien com-
pris que, pour arriver à son but, son premier
soin devait être de saisir partout le pouvoir,
pour l'employer et le constituer ensuite selon
son intérêt. Que le parti national sache à son
tour que ce qui lui importe ce n'est pas de dé-
molir le pouvoir, mais de le posséder. Sans
doute il faut une opposition pour surveiller et
contrôler un ministère,. même le plus national;


I




258
mais quand la situation ministérielle où sont
placées les forces réelles, est envahie par l'en-
nemi, rien n'est plus urgent , je le répète, que
(le la reconquérir.


L'état du ministère actuel offre beaucoup de
(laitées de succès. Placé entre l'ancien régime
qu'il ne satisfait ni ne peut satisfaire, et le parti
national qu'il a abandonné , il ne possède
nul point d'appui solide, nuls alliés sûrs. Le
terrain manque sous ses pieds et déjà lui-
même sent qu'il chancelle. Bien qu'aucune di-
vision publique n'ait éclaté parmi les ministres,
il est impossible qu'ils soient tous également
décidés à poursuivre jusqu'au b 'iut la péril-
leuse carrière où ils sont engagés. Si quel-
ques-uns sont d'une nature confiante et té-
méraire , d'autres ont donné (les preuves
de réserve et de prudence. MM. Siméon et
Portal , par exemple , sortis des rangs de la
France nouvelle , comptent peu, j'en suis con-
vaincu , sur la force et la sagesse de leurs
nouveaux amis. Ils observent , je n'en doute
pas , avec inquiétude le mouvement qui les
emporte , et ont , plus d'une fois , regretté
peut-être de s'y être associés. Une telle coa-
lition ne saurait être ni étroite ni forte ; et
plus le péril deviendra grand , plus le mo-
ment de la crise approchera, moins elle op-


239
posera de résistance aux causes de dissolu-
tion qui la travaillent. M. de Richelieu lui-
même dont le coeur est droit et désintéressé,
qui sait fort bien qu'il connaît peu la France,
et qu'il a trop long-temps vécu loin de nous
pour bien comprendre nos besoins , nos sen-
timens , nos idées , hésiterait beaucoup, je
crois , à risquer obstinément les destinées de
la patrie d'après des opinions dont il n'est
peut-être pas sûr. Il n'est rentré au ministère
que dans l'espoir de contenir la contre-révo-
lution et de sauver le trône. Si les faits lui
démontrent que la contre-révolution n'est pas
gouvernable, et qu'en s'alliant à elle , le trône
se trouve bien plus compromis, j'ai peine
à supposer qu'il se refuse à l'évidence, et per-
sévère dans une entreprise devenue impossible
par un régime légal.


Mais si les élections achèvent d'ébranler
ce ministère déjà chancelant et réduisent la
contre-révolution aux abois, si elle est vaincue
par ses propres armes, si elle voit la France
nouvelle près de ressaisir l'empire, elle se ré-


. fugiera dans son dernier asyle ; elle fera valoir,
telle invoquera peut-être l'intervention de
tranger. Je ne veux point qualifier une telle
conduite ; je la prends comme un fait qu'en
1818 la contre-révolution n'a pas craint d'a-




240
vouer. Elle se flatte aujourd'hu i que l'état de
l'Europe lui assure de ce côté quelque espé-
rance. Il faut la suivre dans ce sinistre retran-
chement ; il faut savoir ce que la France peut
avoir à craindre de l'Europe , ce que l'Europe
pourrait redouter , en France , du triomphe
du parti national.


..... VSSn1 .... • n••n•••••• ,,,,, ,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,
N'Ve


CHAPITRE IX.


De l'état actuel de la France envers l'Europe, et de
l'Europe envers la France.


EN 1814 , l'Europe est venue chez nous. Tous
y sont venus , les gouvernemens avec les ar-
mées, les souverains avec les généraux. Et
non-seulement ilsy sont venus, mais ils ont été
appelés ày délibérer sur nos destinées. Sous quel
aspect s'est offerte à eux la France et qu'en out-
ils pensé ? La puissance des intérêts nouveaux
leur a paru telle , que de leur sécurité seule
ils ont espéré la paix. Principes , situations , in-
dividus , tout ce qui forme la France de la ré-
volution , c'est là ce qu'à leur avis on devait
absolument soigner, ménager, satisfaire. Et
cette force était si grande à leurs yeux , la né-
cessité de s'y accommoder leur semblait si impé-
rieuse qu'ils ont douté un moment que la res-
tauration ftit possible. Et il a fallu que des
généraux de la révolution , des ministres de la
révolution, des hommes de la France nouvelle,
M. de Talleyrand, M. Dessolles, M. de Pradt et


r6




2/1 2 _


plusieurs autres leur persuadassent que cela se
pouvait , que la légitimité était bonne pour
fonder la monarchie constitutionnelle , seul
moyen d'établir en France l'ordre et le repos.
Et l'Europe entière a jugé que le gouvernement
de la charte , pacte d'alliance entre la légiti-
mité et la révolution, était indispensable pour
terminer la révolution et raffermir la légiti-
mité.


En 1815 , une secousse violente a remis en
huestion ce que 1814 avait décidé. L'Europe
est revenue. Elle ne pouvait être exempte de
méfiance et d'irritation. A peine a-t-elle revu
la France, que la même force a dominé les pen-
sées des souverains et de leurs conseillers. Le
mouvement contre-révolutionnaire éclatait ;
les intérêts nouveaux étaient menacés. Ils ont
vu là un péril immense, le vrai péril. Et leur
influence s'est employée aussitôt à repousser
l'invasion de l'ancien régime , à en représenter
les dangers , à recommander le maintien de
l'ordre constitutionnel. Toutes les fois que les
chefs de l'Europe ont vu et jugé sur le terrain ,
l'alliance de la contre-révolution leur a paru fa-
tale au trône et à la paix du monde. Et il n'a
pas été au pouvoir du 20 mars d'imposer si-
lence aux faits.


Qu'est-il arrivé qui ait dit changer l'opinion


24â
de l'Europe ? que s'est - il passé qui ait pu lui
donner lieu de croire que le triomphe des inté-
rêts nouveaux menaçait tous les trônes, que le
roi de France devait s'allier à l'ancien régime,
et se mettre en lutte avec la France de la
charte?


Je ne sais qui lira cet écrit. Peut-être quel-
que hasard le fera-t-il tomber en des mains
puissantes. Quoi qu'il en soit , je dirai tout ce
que je pense. Les grands du monde entendent
rarement des paroles sincères, et quelle que soit
la faiblesse humaine , elle éviterait bien des
fautes si la vérité lui arrivait plus souvent.


Depuis 1815 la Frauce n'a pas été exempte
d'agitations. De grandes secousses ont ébranlé
le midi de l'Europe. L'Espagne a changé les
formes de son gouvernement. Naples a suivi
son exemple. Le Portugal secoue en ce moment
un joug étranger. On dit que le nord de l'Italie
offre des chances de trouble. Tout cela est grave.
Parlons d'abord de la France.


Si l'Europe , en jugeant que le gouvernement
constitutionnel nous était nécessaire, a cru
que , pour le fonder, c'était assez de l'écrire,
et que la promulgation tic la charte suffirait à
terminer la révolution , elle a compté , je l'a.
voue , sur un avenir trop facile , et trop pré-
sumé de la raison des peuples. L'Europe a vu




la -révolution ; et par l'inutilité de ses efforts
pour la dompter , elle a pu mesurer son éner-
gie. Une puissance si formidable, et qui a été
poussée à de tels excès , ne s'apaise ni ne se rè-
gle en un jour. Il faut, pour la rassurer , autre
chose que des promesses , et c'est peu de deux
ou trois années pour lui apprendre à vivre en
paix. L'habileté , la persévérance et le temps y
sont indispensables. Je ne l'ai point dissimulé ;
la révolution nous a légué des besoins anti-so-
ciaux, des causes d'anarchie , et le Buonapar-
tisme n'est point enfermé à Sainte-Hélène avec
sou auteur. La politique la plus simple a dû
prévoir cc résultat infaillible des faits antérieurs.
Il nous reste là des ennemis, et il faut les vain-
cre; tous les hommes sensés en sont d'accord.


Mais quand on a constaté un mal, que faut•il
faire? Chercher le remède. Et quand ou a con-
staté le remède, il faut encore savoir s'en ser-
vir, et s'en servir tant que le mal dure. Un ec-
clésiastique très - pieux et très-éclairé disait
qu'en traitant avec les consciences, ce serait
folie de prétendre à les réformer tout d'un
coup, qu'il faut sonder•la plaie morâle, y ap-
pliquer le topique qui convient , l'y maintenir
avec soin , et le laisser agir. Les gouvernemens
n'ont pas un autre secret. Lors donc que l'Eu-
rope a reconnu , dans la charte, le topique


/45
adapté à la révolution, elle a déclaré en même
temps que tout ministère qui ne -voudrait pas
ou ne saurait pas mettre en pratique le gouve1'
liement de la Charte, serait incapable de con-
duire et de guérir la France. Et ce n'est pas
seulement sur les tentatives contre-révolution;
paires que l'Europe a porté un tel arrêt, c'est
aussi sur l'inhabileté ou l'insuffisance des tenta.;
tives constitutionnelles.


Si donc l'Europe avait pensé que, de 5 à
1820, les ministres qui ont gouverné la France
avec l'appui des intérêts nouveaux, ne possé-
daient pas pleinement la science constitution
nelle, et commettaient des fautes graves , rien
de plus simple. Je concevrais qu'elle eùt re-
douté de la révolution, insuffisamment ou mal-
adroitement dirigée, quelque nouvel écart. Elle
aurait eu grand tort, je crois, d'intervenir,.
même .en ce sens, cl'une.manière positive et di-
recte; mais enfin elle .fût.-demernie• fidèle au
système de .politique adopté par elle eu 1814, et
1815 , en présence des faits, et quand elle était
dans la situation, la plus favorable pour bien
comprendre les nécessités et les événemeus.


;Mais , à en iuger, par ce qui se dit et paraît,
ce e',est point là cf.: que-fait maintenant la poli-
tique européenne. Après quatre années d'essais
constitutionnels, la France. ne lui a pas, semblé




246
toute rassurante, ni la révolution parfaitement
calme et pure. Aussitôt elle a oublié ce qu'elle
avait vu, pensé, conseillé, fait elle- même en
1814 et après le 20 mars; elle a approuvé la
marche rétrograde du ministère actuel vers
l'ancien régime, et sou alliance avec notre
vieille aristocratie. Elle ne prêche plus la néces-
sité de satifaire, mais celle de réprimer. Tout
est changé à ses yeux ; ni le danger, ni le sa-
lut, ni le mal, ni le remèdeote sont plus où elle
les avait aperçus d'abord. Enfin elle semble se
donner à elle-même le démenti le plus formel,
et j'ajoute, le moins fondé.


Je ne suppose pas que des hommes si graves
se prêtent légèrement à de telles métamor-
phoses , ni qu'à une époque antérieure ils
-manquassent de sincérité dans leurs opinions
et dans leurs conseils. Un tel changement de
vues ne peut s'expliquer que par le change-
ment des choses mêmes. Depuis 1614 , les né-.
cessités et l'état'de la France ont-ils en effet
changé ?


Quand la charte fut rendue , elle contenait,
comme elle les contient encore, l'adoption du
système représentatif, les élections, les débats
publics des chambres, la liberté de la• presse,
enfin tous nos droits et toutes les formes de
notre gouvernement..En pensant que la charte


247
c'est-à-dire, tout ce quelle Contient était bon
et nécessaire, les diplomates européens ne se
sont pas promis sans doute que tonies les élec-
tions seraient toujours ministérielles, ou même
convenables, que nulle parole violente ne re-
tentirait à notre tribune , que la liberté de I
presse ne ferait éclore nul mauvais journal,
nul méchant pamphlet. Ils n'ont point rêvé
une telle utopie. L'esprit d'opposition , les dis-
cours amers, les écrits licencieux, des élections
scandaleuses même, tout cela a dit entrer
dans leur prévoyance; et c'est malgré tout cela
qu'ils ont eu raison de croire à la nécessité de
la charte, et du gouvernement qu'elle insti-
tuait.


Qu'avons nous vu de plus ? Certes, depuis le
20 mars qui ne changea point l'opinion (le
l'Europe, rien de pareil au 2o mars n'est sur-
-venu. Des choix qu'on doit blàmer ont été faits;
de mauvais livres ont été publiés; de mauvais
sentimens se sont laissés entrevoir; des désirs
coupables n'ont pas craint de se montrer.
Qu'y avait-il là d'imprévu et qu'on ne ditt at-
tendre ?


On a ourdi des conspirations; des tentatives
séditieuses ont éclat.;. Qu'on me permette de
répéter ce qui a été dit cent fois; c'est toujours
au inomètit oit la contre-révolution a paru me-




24.8
naçante, où le pouvoir s'est laissé croire incer-
tain, que nous avons eu à déplorer ces désor-
dres. Les années les plus constitutionnelles ont
été aussi les plus régulières et les plus paisibles.
ntliG a eu ses conspirations, et en a légué une
à 18 1 7 . 182o les a vues recommencer. N'y a-t-
il donc là aucune révélation ?


Prétendrait-on que les conspirations, les es-
sais de bouleversement sont inhérens aux pays
libres ? Je pourrais dire qu'alors il ne fallait pas
approuver la charte. Mais j'aime bien mieux
nier le fait. On conspire partout et beaucoup
plus contre les mauvais gouvernemens que
contre les bons. L'Asie a vu plus de complots
et de révolutions que l'Europe, et Constantino-
ple y a été plus sujette que. Paris. La dernière
moitié du dix-septième et le dix-huitième siè-
cles sont pour nous, à cet égard, une cause de
grande erreur. Par un concours.de circonstapr
ces très-singulières, et que je ne puis exposer
ici, la France et une partie de l'Europe ont
vécu tranquilles, et même heureuses, à cette
époque, sous l'empire du pouvoir absolu.
L'exemple est unique; et quand on y regarde
de près, on voit bientôt qu'on n'en saurait
conclure ce qu'y cherchent certains esprits. La
vraie conclusion de ces deux siècles, c'est la
révolution , que ni le pouvoir des rois , ni le


249
bonheur même des peuples, n'ont pu empê-
cher; et il faut bien qu'elle en dût résulter, car
elle s'est faite. S'est-on flatté, je le demande
encore , que la révolution s'apaiserait tout
d'un coup au son de quelques promesses, ou
même à la voix d'un congrès? Il n'est donné
qu'à Dieu seul de calmer ainsi les flots par la
vertu de sa parole ; et les plus puissans rois , si
sa sagesse ne les inspire , demeurent sans force
contre les orages qu'il envoie sur eux. La con-
tre-révolution , faible et vaincue , a bien con-
spiré en Angleterre contre Guillaume III et
George Pr . En France elle a conspiré, et les
jacobins aussi , contre Buonaparte. Ni Guil-
laume III, ni George ler ., n'ont succombé ; et
tant que Buonaparte a paru satisfaire aux be-
soins nationaux , il a surmonté les complots de
l'ancien régime, comme ceux des jacobins.
Lorsqu'un système de gouvernement raisonna-
ble en soi , et conforme aux intérêts généraux
du pays, a été adopté, les conspirations, loin
d'eu détourner, ne sont qu'une raison de plus
d'y persévérer , et d'y chercher le remède con-
tre lés conspirations elles-mêmes.


J'interroge vainement ce qui s'est passé en
France depuis cinq années; je n'y vois rien
qui justifie , pour la politique européenne
comme pour la politique française, ce chan




gement de système, cette nouvelle et toute
contraire direction qu'ont prise les conseils et
les craintes. Les dangers du buonapartisme,
ou de l'esprit d'anarchie, subsistaient en 1814
comme aujourd'hui. La satisfaction et la sécuri té
des intérêts nouveaux sont encore, comme on le
jugeait alors, le vrai , l'unique moyen de salut.
Ou l'on s'est trompé en 1614 , ou l'on se
trompe maintenant.


Mais la révolution d'Espagne , la révolution
de Naples, la révolution de Portugal , les ra-
dicaux, les illuminés, les carbonari , Sand,
Thistlewood, Louvel, n'est-ce donc rien que
de tels événemens , de telles factions, de tels
borines? N'y a-t-il pas là de quoi avertir le
pouvoir, de quoi le tirer de sa léthargie? Et
faut-il donc que tous les souverains et tous les
peuples demeurent oisifs eu attendant leur
tour ?


Non certes. Les souverains , cômme les
peuples, ont, à mon avis, quelque chose et
de. très-grandes choses à faire dans l'état ac-
tuel du inonde. Il faut cependant chercher de
bang-froid quelles sont ces choses avant d'agir,
et surtout avant d'avoir -peur, car la sagesse ne
marche point derrière l'épouvante.


Avant toutes les révolutions qui éclatent ail-
touirde nous, avant toutes les sectes, tous les


251
désordres, tous les crimes dont nous sommes.
les témoins, il s'est passé un événement de
même nature et bien autrement terrible : c'est
la révolution française. Elle était faite en 1814,
quand l'Europe s'est réunie comme pour la
juger. L'Europe n'a-t-elle songé qu'à la mau-
dire? nullement: Elle a pensé , comme nous
l'avons vu, que, pour la terminer, on devait
la rassurer et la satisfaire. Elle a proclamé à
Paris , à Vienne, que d'immenses changemens
s'étaient opérés dans les sociétés modernes-, et
que les gouVernemens devaient s'adapter à
l'état nouveau des sociétés. Les bons esprits,
les amis de l'ordre et de la justice, ont éprouvé
alors une grande joie; ils ont cru entrevoir
que l'expérience de la révolution française ne
serait pas perdue ; que, si elle avait agité les
peuples, elle avait aussi instruit les souverains;
et , eu les voyant reconnaître les principes
essentiels et consacrer les résultats d'une révo-
lution qu'ils n'avaient pu empêcher, on a dit
se flatter qu'ils voudraient et sauraient désor-
mais prévenir des secousses si dotdoureusés.


La révolution ' 'française est- elle ddnc uu-
bliée? N'est-elle plus là pour parler : et -pour
instruire? Ou , après l'avoir un moment en-
tendue, aurait- on cessé de la comprendre?
Quel nuage s'est de nouveau élevé de terre




252
pour obscurcir ses leçons? Le voile fatal est-il
retombé sur les yeux du pouvoir ? N'en sait-il
pas plus aujourd'hui , ne possède-t-il pas plus
de lumières et de prudence qu'il ne faisait
en 1789?


Je ne puis assez m'étonner, je -l'avoue , qu'a-
près avoir vu , dans la révolution française , la
nécessité du gouvernement représentatif, et,
dans la restauration, le péril des espérances de
l'ancien régime, la politique européenne ait
eu besoin des révolutions d'Espagne et de Na-
ples pour être avertie sur l'état actuel des peu-
ples. Et je m'étonnerais bien davantage si, au
lieu de la confirmer dans la sagesse que l'é-
preuve de la France semblait lui avoir ensei-
gnée, ces épreuves nouvelles la replongeaient
dans l'aveuglement où elle avait vécu d'abord.


Se pourrait-il que les changemens qui écla-
tent ou s'annoncent chez nos voisins fussent si
différens de notre l'évolution qu'on n'en dût
pas porter le même jugement, ni les attribuer
aux mêmes causes, et , leur adapter les mêmes
remèdes? N'y aurait-il en effet nulle conclu-
sion à tirer de ce qui s'est passé chez nous, et
les conseils de notre expérience seraient-ils là
sans application? Cela seul pourrait expliquer
que la politique européenne changeât de vues


et de conduite. Examinons de plus près ces
événemens.


Un peuple a été soudainement envahi par
l'étranger. Cet étranger lui a enlevé , par sur-
prise, son roi , lui eu a imposé un autre, lui a
fait, pendant six ans , une guerre acharnée ;
ce peuple a résisté : ni la surprise, ni la dé-
faite , ni l'occupation, ni l'inexpérience de la
guerre, ni ses plus cruelles épreuves, ni ses
plus longues incertitudes , rien n'a dompté
son obstination ou rebuté son courage,. Sans
roi, sans lois, sans armées, sans généraux, il
s'est constamment défendu , cherchant dans le
réveil de quelques institutions de liberté une
ombre de gouvernement, et revendiquant tou-
jours son monarque avec son indépendance. Son
indépendance lui a été assurée; son monarque
a repris le trône. Qu'est devenu ce peuple ? où
est-il? a-t-il quelque part à ses affaires? est-il
de quelque chose dans ses propres destinées ?
l'écoute-t-on? est-il heureux, honoré, calme,
libre ?... Je ne veux pas rappeler ce qui est
passé. Les défenseurs de l'Espagne ne languis-
sent plus sur les bords de la Tamise; les hom-
mes qui ont sauvé l'honneur de leur pays et le
trône de leur roi ne sont plus bannis des con-
seils du roi et du pays. L'oppression ne pèse
plus sur le patriotisme; l'espérance est rendue




a ceux qui , dans le malheur, ne connurent
pas le désespoir.


Je le dirai sans détour : si jamais une révolu-
tion s'est expliquée d'elle-même , c'est celle
d'Espagne ; si jamais ou a pu prédire des dés-
ordres , des réactions des vengeances, des
folies , c'est en parlant de l'Espagne qu'on a dû
le faire. Je dirai plus : ces prédictions, l'Eu-
rope entière les a portées. On les a chuchotées
dans les conseils des rois, comme elles ont re-
tenti dans les écrits des libéraux. Personne n'a
cru à la durée de l'état de choses qui régnait
en Espagne , pas plus les diplomates prudens
que les audacieux républicains. Tout le monde
a pensé, tout le monde a ditque, têstou tard, une
secousse serait inévitable , et que cette secousse
s'opérerait au milieu du trouble, du sang, par la
démence et la fureur. Eh bien, en ceci , on s'est
trompé , jusqu'à présent du moins, et c'est déjà
quelque chose. Le roi d'Espagne règne ; les chefs
du parti patriote ne lui parlent et ne parlent de
lui que dans un langage convenable et res-
pectueux ; l'insulte est réprimée , la confiance
est prêchée. Des ministres, des députés sont
revenus de l'exil ou des galères, ne recomman-
dant que l'oubli du passé , agissant avec pru-
dence , et parlant de tout avec modération.
Des tentatives séditieuses ont été commencées;


elles avaient pour chef;, ambitieux ou égarés,
des hommes que leurs . actes récens devaient
rendre populaires : elles ont été réprimées.
les cortès ont prêté au gouvernement le plus
ferme appui. Et les décrets de cette assemblée
qui se rapportent aux souvenirs du passé, aux
afrancesados , aux perses, enfin, aux dissen-
tions civiles, tendent évidemment à les abolir
par la justice, non à les perpétuer par la ven-
geance. Je n'ai garde d'engager l'avenir. Les
entreprises les mieux entamées éprouvent quel-
quefois de rudes échecs, et se dénaturent bien
souvent avant de s'accomplir. Je ne doute pas
qu'il n'y ait en Espagne beaucoup de germes
de malheur et de trouble. Je n'ose espérer qu'ils
seront partout et toujours étouffés. Il n'en est
pas moins vrai que, jusqu'à ce jour, la seule
prédiction qui n'ait pas été trompée est celle de
la révolution elle-même; et c'est précisément
de ce qu'on a prévu qu'on affecte de s'étonner
et de s'effrayer; et on s'en effraye, bien qu'elle
n'ait encore entraîné aucune des fatales consé-
quences qu'on avait jugées inséparables de l'é-
vénement.


Qu'oppose-t-on à de tels faits? On étale, avec
complaisance, les vices de la constitution es-
pagnole; on les explique, on les démontre, on
fait des livres pour les mettre dans tout leur




jour (t). Oui, sans doute, ces vices sont réels;
ils sont grands, plus grands peut-être que ne le
soupçonnent ceux qui s'en prévalent ; mais
certes , ce n'est pas de leur part qu'un tel re-
proche devait être attendu, et ils ont eux-
mêmes, depuis long -temps , pris soin de le


(1) Rien n'est plus remarquable eu ce genre, que le petit ou-
vrage intitulé De la constitution des cortès d'Espagne (in-Se.
de to7 pages , Paris , 1820) , par M. de Haller , et que l'auteur a
traduit lui-même de l'allemand. M. de Haller triomphe dans l'é-
numération des vices de la constitution espagnole ; et, pour les
démontrer , il emprunte indifféremment ses preuves , tantôt an
droit divin , tantôt aux théories politiques modernes. Il va
même jusqu'à dire que Pceuvre (les cortes était radicalement illé-
gitime , car cette assemblée ne se composait point de repré-
sentans élus ou munis de pouvoirs par la nation , phrase qui im-
plique bien un peu la souveraineté du peuple ; tant il est vrai
que l'esprit de parti ne répudie aucune arme , et ne prend pas
même la peine de regarder quelles sont celles dont il se sert.
Mais dans l'écrit de M. de Haller , ce qui est plus grave que ses
critiques, bonnes ou mauvaises , de la constitution de 1812 c'est
sa colère contre les constitutions eu général, et le conseil positif
qu'il donne aux princes, de révoquer toutes celles qu'on a pu ou
pourra leur arracher. Voici ses paroles : « à qui avez-vous promis
» ces constitutions? qui a reçu cette promesse ? qui avait le droit
» de la recevoir au nom du peuple entier ? si elles ne sont que le


produit de votre libre volonté , vous pouvez les révoquer comme
» toute autre loi , les changer, les interpréter selon les intérêts de
» votre couronne inséparables de ceux du peuple, etc. , etc. »
( pag. 80 ). Ainsi, premier précepte du parti aux rois, : ne jurez
pas ; second précepte : si vous avez juré, parjarez-vous. Nous sa-
vions tout cela ; mais il est bon qu'on l'imprime de temps en
temps.


2J7


discréditer. Quoi ? ces hommes nous out répété
sans cesse que les constitutions écrites n'étaient
rien , ne signifiaient rien , que les moeurs des
peuples, l'habileté des gouvernemens, les sen-
timens , les habitudes faisaient seules les con-
stitutions, et que les plus mauvaises devenaient
excellentes quand l'état du pays en corrigeait
les défauts, ou quand le pouvoir savait les ma-
nier; et maintenant, parce qu'on a imprimé ,
à Madrid , sur un papier , quelques fausses dôc-
trines, ou même des dispositions vicieuses,
l'Espagne est perdue ! rien de bon ne s'y peut
faire ! rien de sage n'en peut sortir ! Depuis
quand donc les chartes écrites ont-elles pris,
aux yeux de ces hommes, cette importance ?
d'où leur est venue cette idée subite qu'elles dé-
cidaient irrévocablement du destin des peuples?
qu'ils y pensent : ils disent aussi que tous les
anciens états d'Europe ont des constitutions, et
qu'elles sont très-bonnes. Or il en est qui ont été
écrites autrefois et dont les parchemins subsis-
tent encore dans les chancelleries. Si on les
soumettait au plus léger examen, je doute
qu'elles le soutinssent à leur honneur; on y
trouverait, cela est certain, et des principes
absurdes , et des règlemens impraticables. Que
sait-on même si la souveraineté du peuple n'est
pas écrite quelque part dans les vieux papiers


7




258
oit sont rédigées quelques transactions consti-
tutionnelles? elle a été professée en Angleterre,
eu Suède , et je soupçonne que le roi de Da-
nemarck pourrait bien tenir son pouvoir absolu
de la souveraineté du peuple soulevé contre
la tyrannie des barons. On admire cependant
ces constitutions, et je pense aussi qu'elles ont
pu produire de bons effets. Pourquoi donc trai-
ter celle des cortès avec une sévérité si em-
pressée ? Quant à moi qui lui reconnais de
graves défauts, et qui n'ai pas cependant pour
les chartes écrites le même dédain que nos ad-
versaires, je me permettrai de leur emprunter
quelque chose de leurs anciennes opinions ; je
dirai , comme ils l'ont dit tant de fois et avec
tant d'orgueil , que les moeurs des peuples, l'é-
tat de la société , la bonne conduite d'un gou-
vernement peuvent corriger les vices des insti-
tutions , en atténuer les fitcheux effets . , et don-
ner le loisir d'attendre qu'on sache ou qu'on
puisse les réformer. Je souhaite de tout mon
cœur qu'il en arrive ainsi à l'Espagne ; elle a
adopté , sur des points importans ,• des doc-
trines dangereuses , des erreurs révolutionnai-
res : si elle les évite dans l'application, et s'en
détrompe un jour dans la théorie, elle dé-
j ouera les espérances de ses ennemis, et leur
prouvera qu'ils avaient raison jadis d'attacher,


259
au bon sens des peuples et au véritable esprit
de liberté , plus d'importance qu'à ce qui est
écrit dans un livre, ou même sur un parche-
min.


Je le répète ; j'ignore ce que réserve à l'Es,-
pagne l'avenir ; je la connais trop peu pour en
bien juger. Je vois encore beaucoup de raisons
de craindre , et n'afficherai point une con-
fiance follement passionnée; mais il est cer-
tain que , de tous les événemens de ce genre ,
celui-là est, jusqu'ici , le moins violent et le
moins irrégulier. La grande charte des Anglais
a coûté plus cher et entraîné plus de désordres
avant d'être obtenue du roi Jean, qu'il n'en a
fallu à l'Espagne pour poser les fondemens de
la monarchie constitutionnelle.


Je n'oserais tenir, sur la révolution de Na-
ples, un langage absolument pareil. Ce n'est
pas qu'elle se soit opérée , dans le royaume de
Naples proprement dit, avec de grands déchi-


, remens et de coupables excès. Là, comme eu
Espagne, on s'est hâté de contenir et de régula-
riser le mouvement. Il n'a point attaqué l'exi-
stence du trône ni troublé sérieusement la paix
publique; mais le caractère de ce peuple, tel
du moins qu'il nous a été connu , ses antécé-
deus , ses dispositions ne donnent pas les mêmes
garanties. Sa situation en Italie rend la secousse




26o
plus périlleuse. Les désordres de la Sicile sont
un facheux incident. Enfin l'état antérieur du
gouvernement n'a pas paru motiver et ne faisait
pas prévoir, comme pour l'Espagne , un tel
événement. Eu ce genre, ce qui est inattendu,
ce qui ne se rattache pas à des causes grandes
et claires , demeure douteux jusqu'à la con-
clusion. On dit que la révolution de Naples a
été faite , non par un parti contre un autre
parti , mais par des hommes de partis divers
qui se sont réunis dans uni but commun; cette
circonstance serait heureuse; on ajoute que l'a-
ristocratie et le peuple sont animés d'un senti-
ment plus ferme et plus sincère que beaucoup
de gens ne le supposent : je désire qu'il en soit
ainsi. La liberté. est si bonne et si belle, elle
est si évidemment aujourd'hui la seule source
possible de justice et de repos , que rien n'é-
galerait le bonheur de la voir s'établir , sans se
souiller, dans les lieux mêmes où elle semblait
moins attendue.


Quant au Portugal, bien que le résultat ne
soit pas encore atteint , sa situation est beau-
coup plus simple : il poursuit le même but que
l'Espagne , avec cet avantage qu'il n'a pas à
s'affranchir d'un autre joug que celui de l'étran-
ger. Il n'y a pas huit ans que c'était là le cri de
l'Europe. Rois et peuples, Ministres et soldats,


26r
tous réclamaient l'indépendance nationale ;
tous s'indignaient contre l'oppression des baïon-
nettes étrangères , des administrations étran-
gères ; et, mème dans la France alors victo-
rieuse, les esprits éclairés et généreux ren-
daient hommage à la justice de ce sentiment.
Les souverains ont fait d'admirables proclama-
tions pour l'échauffer dans le coeur des peuples,
et les peuples ont eux-mêmes provoqué les
souverains à revendiquer la dignité de leur
pouvoir. Nulle puissance, nulle coalition n'ont
hérité de Buonaparte ce privilége de l'injustice
dont elles l'ont dépouillé. Les Anglais ne sont
pas plus nationaux en Portugal que ne l'étaient
les Français en Prusse ; et si l'Autriche entre-
prenait de changer, par la force, le gouverne-
ment napolitain , celui-ci pourrait faire tra-
duire les déclarations sorties naguères de la
chancellerie de Vienne, contre une interven-
tion bien moins directe de l'étranger : il est
difficile de faire mieux. Je sais fort bien que la
raison et la justice ne décident pas seules de
telles questions. Cependant , il est bon de les
avoir pour soi , surtout lorsque tous , à très-
peu de distance les uns des autres, ont eu be-
soin de les réclamer. La force a beau faire ;
la vérité s'accrédite en passant rapidement de
main en main ; et la force elle-même , quand




265
gouvernement ; des concessions ont été arra-
chées par la force; c'est l'argument qu'on fait
valoir , et auquel on semble tout rapporter. Je
n'aime pas plus qu'un autre la politique des sol-
dats , et fût-elle bonne, je ne serais pas encore
pleinement rassuré. Heureux aussi les peuples
dont les souverains ont reconnu et accompli
les voeux ,• sans que la viôlence influât sur leuril décision ! C'est le plus beau spectacle et le plusgrand bienfait qui puissent être donnés au
monde. Mais le monde en a joui rarement,
dans les temps même oit il l'eût reçu avec le
plus de joie ; et là aussi il pourrait bien y avoir
quelque rêve d'une autre Utopie. Est-il un état
libre et florissant dont l'histoire n'offre l'exem-
ple de concessions ainsi obtenues , soit par la
guerre , soit par les traités qui la suivent? Ces
guerres sont douloureuses, je le sais, et quand
elles éclatent, le droit se range rarement tout
entier sous un seul drapeau. Telle est l'infir-
mité des choses humaines que la justice et la vé-
rité ne s'y rencontrent que morcelées et mises
en pièces, pour ainsi dire, par des forces enne-
mies qui s'en disputent les fragmens. Mais, en dé-
plorant cette condition de la terre , il faut sa-
voir s'y résigner , et accepter le bien , même
quand sa source n'est pas absolument pure ; car
d'où le bien découle-t-ii pur? Que de peuples


262
elle &en est servie, en demeure un peu embar-
rassée. Grâce au ciel, c'est une chose rare ,
même dans le mal, que l'audace et l'habileté
de Buonaparte.


Buonaparte seul , ou les héritiers du buona-
partisme, s'il en était, pourraient concevoir la
pensée d'employer la violence à dépouiller des
peuples étrangers de l'indépendance qui leur a
été rendue et de la liberté à laquelle ils aspirent.
Ce serait une oeuvre vraiment impériale que la
tentative d'enchaîner ainsi l'Europe sous le joug
d'un système uniforme et stationnaire. Buona-
parte a tenté cette oeuvre, et il était un homme
des temps nouveaux , et il était seul , et il a
échoué après quinze ans des plus puissans ef-
forts. Je suis loin de croire qu'un pareil dessein
entre aujourd'hui dans la tête d'aucun monar-
que ni d'aucune coalition de gouvernemens.
Tous en ont ressenti et publiquement reconnu
l'iniquité; et en même temps qu'ils ne veulent
point cc que Buonaparte voulait, ils savent
bien que ce que Buonaparte n'a pu accomplir,
ne leur serait pas moins impossible.


Quel motif les engagerait donc à abandonner
le système qu'ils avaient annoncé en 184, et
à ne plus se montrer qu'hostiles envers cet es-
prit nouveau qu'ils traitaient. alors avec plus
de douceur? Des armées sont intervenues dans le




264
n'auraient pas prodigué la rébellion si les gou-
vernemens ne leur avaient mesuré la liberté
avec une imprudente avarice ! et puisqu'on
est si frappé du péril de la force armée récla-
mant des constitutions, que ne l'est-on égale-
ment des circonstances qui viennent d'accom-
pagner des événemens ainsi provoqués ? Est-ce
un général qui s'est servi de sa troupe pour usur-
per le pouvoir ? Est-ce une troupe qui a élevé
son général pour se partager les dépouilles de
l'empire ? Ou nous parle des.prétoriens , des ja-
nissaires. Mais les prétoriens et les janissaires ont
détrôné et proclamé des empereurs et des sul-
tans. On ne les a pas vus humilier leurs armes
devant le sénat, ni s'empresser de redeman-
der les comices: 11 y a, dans ce qui se passe de
nos jours, quelque chose de bien nouveau et
qui se refuse aux plus apparentes analogies. On
dirait que les armées elles-mêmes sont sous la
main d'une puissance supérieure qui les do-
mine et s'en sert là où des instrumens plus ap-
propriés à ses desseins ne savent ni les com-
prendre , ni les accomplir. Yest-ce donc rien
encore que la rapidité, on pourrait dire la tran-
quillité avec laquelle se sont opérés des change-
mens si graves? Pourquoi si peu de résistance ?
D'où vient cette subite adhésion des peuples?
Enfin que l'on consi


265
de la raison publique qui, au milieu du trou-
ble même des premiers momens , se montre
surtout frappée de la nécessité de maintenir
l'ordre , de prévenir les réactions et les ven-
geances , qui , au lieu d'attaquer les anciennes
dynasties , loin de les repousser , de les insul-
ter , leur demande de se mettre à la tête de l'or-
dre nouveau, de le consacrer en s'y unissant, e t se
hâte ainsi de retenir la légitimité dont elle parait
comprendre tous les avantages. Il y a , dans
cette seule circonstance , et dans les idées et les
sentimens qu'elle suppose, un degré de sagesse
bien supérieur h ce qui s'est manifesté autre-
fois en de telles occasions. Je le répète, l'ave-
nir ne saurait être garanti ; mille causes funes-
tes peuvent empoisonner le présent ; mais à
coup sûr de telles révolutions ne sont ni celles
de l'Orient , ni celles du Bas-Empire


Qu'on les redoute cependant, qu'on veuille
les prévenir, je le conçois, et il n'est pas un
ami sincère de la liberté qui regrettât de les
voir s'opérer d'une façon plus calme et plus li-
bre; mais quand l'heure est venue, je ne sais
qu'un moyen de les empêcher, c'est de les ac-
complir : le pouvoir qui se refuse à la nécessité
ne sait pas tout ce qu'il risque, ni tout ce qu'il
perd. Les gouvernemens d'Europe n'en veulent-
ils qu'an jacobinisme, à l'anarchie, aux erreursdère cet immense progrès




266
et aux sentimens subversifs de l'ordre social ;
la victoire leur est facile : ce n'est pas au pou-
voir, ce n'est pas à la légitimité qu'en veulent
les peuples. Ils ont besoin d'être gouvernés avec
justice, dans l'intérêt de la majorité, et de telle
sorte que des carrières soient ouvertes à l'acti-
vité des esprits et des existences ; "et ce besoin
qu'ils ont eu toujours , maintenant ils s'en ren-
dent compte ; et non-seulement ils s'en rendent
compte, mais ils savent qu'ils ont droit à le voir
satisfait; et non-seulement ils savent qu'ils ont
ce droit, mais ils sentent qu'ils possèdent la
la force de le réclamer. Le besoin , le droit, la
force, aujourd'hui tout cela marche ensemble,
tout cela est clair, avéré pour tous ceux dont
l'imprévoyance ou un aveugle intérêt n'offus-
que pas la vue : est-ce tout cela que les gouver-
nemens d'Europe appellent révolutionnaire?
est-ce à la liberté régulière, à l'égalité de la
justice qu'ils refusent leur assentiment? est-ce
là ce qu'ils voudraient réprimer, non-seulement
chez eux, mais en France, en Espagne, dans toute
l'Europe ? S'il en est ainsi, je l'avoue, l'avenir
est très-sombre : les trônes ont beaucoup à ris-
quer, les peuples beaucoup à souffrir ; le jaco-
binisme, le despotisme, la guerre civile, la
guerre étrangère, tous ces fléaux ont des chan-


267
ces, et le monde , avant de retrouver le repos,
peut subir les plus terribles épreuves.


Je n'aime pas les prédictions menaçantes. Je
ne me prévaudrai point de tout ce qui pourrait,
dès aujourd'hui, révéler le résultat définitif de
pareils bouleversemens; c'est bien. là cepen-
dant une des raisons qui conseillent aux chefs
des peuples une conduite prudente. Il ne sait
pas (le prétendre, il faut encore pouvoir; et que
servirait même de commencer la guerre avec
avantage si elle doit finir par des revers? La
prévoyance sied surtout aux souverains, car ils
forment une race permanente qui occupe une
situation unique; ils ont besoin, plus que tous
les autres hommes, de ménager l'avenir, afin
qu'il ne les trouve pas en désaccord avec lui.
Dans sa lettre à M. de Berstett, M. de Metter-
nich pense qu'il importe par-dessus tout au pou-
voir de conserver intact tout ce qui est; seule-
ment ainsi, dit-il, on peut espérer de recou-
vrer quelque chose de ce qu'on a perdu. J'avoue
que le soin d'arranger ce qui est de manière
à demeurer en possession de ce qui sera me pa-
raîtrait d'une politique plus habile; et, si je ne
me trompe, la conquête de l'avenir a bien au-
tant de valeur que la garde du passé.


Mais c'est du présent qu'il s'agit ; c'est dans
le présent que je veux me renfermer. La sainte




268
Alliance ne s'est pas proposé sans doute d'arrê-
ter le développement du genre humain, et d'en-
cadrer pour toujours les sociétés européennes
dans les formes qu'elles avaient lorsqu'elle fut
signée. Une telle vue serait directement con-
traire aux pieux sentimens du souverain qui
s'est montré le principal auteur de ce traité so-
lennel , car elle attenterait aux droits de la
Providence elle-même. On peut considérer la
sainte Alliance et la coalition qui en résulte sous
un double aspect, l'un religieux et moral ,
l'autre appartenant à une politique plus tempo-
relle. D'une part, les rois de l'Europe, l'empe-
reur Alexandre surtout, frappés des excès et
des maux de notre révolution , effrayés du dé-
chaînement des passions violentes et de l'im-
moralité qui s'y sont associées, se sont promis
de mettre l'Europe à l'abri des conséquences de
nouveaux et semblables bouleversemens : ils se
sont coalisés dans un dessein d'ordre et de paix.
D'autre part, les anciennes aristocraties, qui
croient leurs intérêts menacés par les tendances
modernes, se sont hâtées d'entrer dans ce plan
des souverains, espérant se couvrir ainsi cle leur
égide, et se dispenser de tout sacrifice en se
portant les alliées du pouvoir. Ces deux élémens
de la sainte Alliance méritent d'être considérés
chacun à part.


269
Quant au premier, tant qu'il ne s'écartera


pas de son but, tant qu'il ne se laissera pas su-
bôrdonner à d'autres vues, il est louable et
pieux. Presque toutes les coalitions ont eu pour
objet l'iniquité et la guerre il serait .beau d'en
voir une qui ne voulût que le maintien des
bonnes règles et de la paix. Je ne suis point de
ceux qui pensent que les rois et les peuples doi-
vent vivre étrangers les uns aux autres, ou ne
s'allier que pour le combat. Ce sont là les temps
de barbarie. Mais si leur union détruisait leur
indépendance intérieure , si èlle 'enlevait aux
nations et aux trônes leur liberté et leurs droits,
ce ne serait plus un gage de paix, ce serait un
pacte de tyrannie qui , pour porter un nom
nouveau et plusieurs signatures, ne serait ni
moins intolérable, ni moins odieux. C'est beau-
coup que d'aspirer à jouer ici-bas le rôle de la
sagesse divine. Qui possède sa science et sa
vertu? Nul souverain n'a jamais montré une
telle prétention. Ils ont déclaré en même temps
qu'ils voulaient la paix et qu'ils respectaient
l'indépendance des peuples ; toutes les paroles,
tous les actes émanés du gouvernement de l'em-
pereur Alexandre ont confirmé cette déclara-
tion; il l'a renouvelée récemment encore au su-
jet de l'Espagne : rien n'indique donc qu'il pût
jamais approuver un emploi de la force que




n 7o
nulle aggression n'aurait provoqué. 1,part les
périls d'une telle entreprise, elle serait en op-
position formelle avec les seutimens qu'il n'a
cessé de professer.


Tout ce qu'on doit donc désirer, c'est que ja-
mais ces sentimens pieux, cet amour de l'ordre
et de la paix, ne deviennent, à leur insçu , les
instrumens de craintes moins respectables, de
desseins moins purs. J'ai vu lin temps où l'es-
prit de désordre se promettait quelque chose de
ce que l'empereur Alexandre avait, disait-on,
des idées libérales. Ce prince a déçu un tel es-
poir, et ne s'est point fait un aveugle artisan
de révolutions. Il ne serait pas moins déplo-
rable que l'esprit d'oppression , la Laine ,des
institutions justes et libres , se pussent flatter,
en le trompant, d'obtenir sou concours. Si l'é-
tat des divers pays de l'Europe lui était, fausse-
ment représenté, si on s'appliquait à lui faire
voir le mal où il n'est pas , et le remède où il
est moins encore, l'erreur où il pourrait être
induit serait d'autant plus affligeante , qu'elle
serait plus sincère, et entraînerait des consé-
quences plus graves. Du reste, en refusant de
se prononcer tout d'un coup sur les événemens
de Naples, et en provoquant la réunion d'un
congrès, l'empereur de Russie vient de prou-
ver qu'il voulait considérer mûrement tontes


271
choses, et ne point se décider au gré de l'im-
patiencedes partis.


Que si de la politique morale , on descend à
la politique temporelle, elle donne les mêmes
conseils. C'est maintenant, comme toujours,
l'intérêt commun des diverses puissances de
l'Europe d'empêcher qu'aucune d'elles n'ac-
quière une prépondérance excessive. Les ter-
reurs qu'ont excitées la domination de la mai-
son d'Autriche, et celle de Louis XIV, et celle
de l'Angleterre , et celle de Buonaparte , sont
très - légitimes. Le pouvoir absolu ne vaut
pas mieux dans les rapports des nations , que
dans leur régime intérieur. 11 y tue également
le repos et la liberté : or, tel est maintenant l'é-
tat du monde , que nulle grande guerre n'y
peut éclater, qui n'amène très-probablement ce
résultat justement redouté. Serait-ce l'Autriche,
la Russie , l'Angleterre qui en sortiraient avec
un excès d'influence et de force ? Je l'ignore ,
et les chances de cet avenir sont trop diverses
pour qu'on puisse les démêler. Mais quant à ce
fait général , que les avantages ne se réparti-
raient pas également et appartiendraient pres-
que tous à l'une ou à l'autre des grandes puis-
sances que je viens 'de nommer, il est indubi-
table. L'assujettissement de Naples rendrait
l'Autriche maîtresse de l'Italie. La défaite du




272
Portugal et de l'Espagne les livrerait peut-être
à l'influence anglaise. Si les peuples attaqués
résistaient avec bonheur , l'Angleterre et l'Au-
triche en souffriraient beaucoup plus que la
Russie ; il y a péril pour tous, même dans le
succès.


N'est-ce pas , au contraire , un nouvel élé-
ment d'ordre et d'équilibre que la renaissance
de l'Europe méridionale depuis long-temps
presque anéantie ? C'est quelque chose de mon-
strueux, dans la constitution européenne , que
la nullité de l'Italie et de l'Espagne. Si ces états
avaient vécu , s'ils avaient été florissans et
bres , Buonaparte n'eût pu tenter contre le
nord de l'Europe ses ambitieux desseins. De là
aussi seraient venues des résistances. Là il eût
rencontré des obstacles , et les peuples mena-
cés, des secours. C'est parce que sur ses derrières
il n'avait rien à craindre , ni à ménager , qu'il
a pu se jeter en avant avec tant d'impétuosité.
Et n'est-ce pas une circonstance analogue qui
fait en partie la force de la Russie ? contenue
du côté de l'Asie elle serait moins menaçante
pour l'Allemagne. Plus il y aura en Europe de
Puissances réelles et capables d'intervenir dans
les affaires, moins l'Europe aura à redouter la
domination exclusive d'un peuple ou d'un sot-
verai n.


273
L'intérêt des grandes aristocraties euro-


péennes serait-il autre que celui des trônes
et des peuples ? Je l'avoue , si elles ne sentent
pas la nécessité de s'accommoder aux temps ,
si elles ne reconnaissent pas qu'une nouvelle
aristocratie s'est formée qui les entoure, les
presse , leur demande place , si elles ne sa-
vent entrer en partage avec ce tiers état con-
quérant qu'ont fait surgir les siècles et le travail,
elles sont sérieusement menacées. Mais elles
ont à choisir entre deux conduites : qui les oblige
à tenir celle qui les perd ? L'aristocratie an-
glaise a su s'allier avec la nation ; le privilége
s'est fait le patron du droit , et cette aristo-
cratie a survécu aux révolutions comme aux
changemens de dynastie. Elle a été glorieuse
et forte. L'aristocratie française s'est isolée : li-
bre jadis , elle n'a pas su respecter le trône ;
asservie au trône , elle n'a pas su respecter le
peuple : elle a péri. Quel mauvais génie pous-
serait les grands seigneurs , les grands pro-
priétaires du reste de l'Europe à suivre son
exemple pour courir les chances de sou sort ?
Pourquoi se persuaderaient-ils que la cause de
notre ancien régime est maintenant la leur?
Ils n'ont pas fait les mêmes fautes, ils n'ont pas
subi les mêmes échecs: Quelle imprudence pour
eux qui vivent encore , de s'attacher à des


Ib




274
morts ! Quelle force l'alliance de la contre-ré-
volution peut-elle leur fournir ? Elle ne fait
que les signaler, les décrier d'avance, quand ils
possèdent encore , chez eux et en eux-mêmes,
de quoi prévenir le péril. C'est bien la peine
d'adopter un drapeau, non-seulement offensif,
niais vaincu ! L'Europe ne se souvient-elle
donc plus de l'émigration? N'a-t-elle pas déjà
mesuré sa présomption avec sa faiblesse , l'a-
veuglement de ses prétentions et celui de ses
espérances? Que les aristocraties européennes ne
saisissent-elles, au contraire, le moyen de salut
qui leur est offert ? Déjà l'Espagne , bien que
constituée, à ce qu'il semble , sur les bases les
plus populaires , se montre, à cet égard, pru-
dente et réservée ; on ne voit pas que l'aversion
de l'ancienne noblesse possède le peuple ni les
députés ; les discussions des cortes, et notam-
ment celle qui vient d'avoir lieu sur les majo-
rats, n'ont point ce caractère ; déjà même en
France, les partisans de l'ancien régime le re-
connaissent et y applaudissent, croyant, bien
tort sans doute , qu'il y a là pour eux quelque
sujet d'espoir (i). Mais l'aristocratie de la
Prusse, (le la Saxe, de l'Autriche, n'est point dans
la même position que l'ancienne aristocratie


(0) Voyez le journal des Débats du 25 septembre dernier.


275
française ; elle n'a pas besoin de faire une ré-
volution pour reconquérir ce qu'elle n'a pas
perdu ; il lui suffit de se conduire de façon à
prévenir les révolutions qui lui feraient tout
perdre. Que notre ancien régime s'efforce de
rattacher sa cause à toutes celles qui lui offrent
quelques points de contact, cela est simple; il
parle à toutes les aristocraties d'Europe le
même langage qu'il parlait, en 1 7 89 , au roi
de France , qu'il adresse encore à tous les rois.
A l'en croire , il n'est pas un trône , pa's une
supériorité sociale qui ne soient engagés à le
défendre , c'est-à-dire à périr avec lui. Mais à
moins du plus déplorable vertige, l'Europe aris-
tocratique doit voir qu'elle n'est pas réduite à
cette condition , et qu'il serait insensé de se
lier aux faibles, quand ou peut s'accommoder
avec les forts.


Qu'on y regarde. Pour qui sait reconnaître
et juger les faits, il n'y a, dans l'état actuel de
la France et des peuples qui ont reçu ou se
sont donné des institutions libres, nul motif
légitime , nul intérêt bien entendu, qui puis-
sent porter les souverains, ou même les aristo-
craties (le l'Europe, à entrer en guerre avec
l'ordre nouveau et à renouer, avec la con-
tre -révolution française une dangereuse al-
liance. Il n'y a point là de solidarité; une




276
conduite imprudente , aveugle , pourrait seule
la faire naître ; et si par malheur une telle
conduite était adoptée ., la solidarité , après
avoir redoublé les angoisses , ne sauverait
pas , en définitive , ce qu'elle aurait d'abord
compromis. Que serait-ce donc si je parlais
(les méfiances et des antipathies qu'exciterait
nécessairement, chez des peuples déjà ébran-
lés , la vue d'un tel système de gouvernement
et de semblables coalitions ? N'y a - t - il en
Allemagne rien qui fermente ? et ce qui fer-
mente s'apaisera-t-il si la direction de la po-
litique extérieure imprime à la politique inté-
rieure un caractère d'hostilité et de refus? Pour-
ra-t-on promettre encore des constitutions ,
même les plus imparfaites, lorsqu'au dehors on
poursuivra l'esprit constitutionnel , lorsqu'on
s'unira à ses ennemis? Les peuples cesseraient
alors de croire aux paroles et n'attendraient
plus rien des retards; l'espérance se lasserait ,
et la patience ne serait plus que l'oeuvre de la
force matérielle , c'est-à-dire du plus insuffisant
et du plus fragile de tous les moyens de gou-
vernement.


Je ne puis croire que la politique européenne
soit assez peu sage pour allumer un tel incen-
die , quand il est en son pouvoir de le pré-
venir.


277
Du reste, la situation du parti national en


France est simple, et sa conduite tracée. Il pos-
sède les garanties et les institutions dont il a
besoin, et si elles sont momentanément tom-
bées en des mains peu fermes ou peu sûres, il
a tous les moyens d'en reconquérir la jouissance
et la garde. Deux choses lui sont donc à la fois
commandées et possibles : l'une , de n'inspirer
à l'Europe aucune crainte légitime, l'autre , de
n'en rien craindre lui-même. Saris doute la
France ne doit pas être un foyer de sédition et
(l'anarchie. Le roi de France et le peuple fian-
çais y sont aussi intéressés que tous les rois et
tous les peuples. La licence , le scandale, la
révolte, ne nous valent pas mieux au dedans
qu'au dehors, et notre liberté n'y gagnerait pas
plus que notre indépendance. Nous voulons un
gouvernement régulier, le seul où les nations
soient heureuses, où les individus vivent libres.


f


• - Nous savons que la légitimité nous est bonne
_ contre les terreurs réelles ou feintes de l'étran-
ger , aussi bien que contre les divisions intesti-
nes. Il est du devoir des patriotes de ne fournir
à leurs ennemis extérieurs ou intérieurs, ni


. raisons valables, ni prétextes spécieux. Nous
, sommes assez forts pour repousser le secours


de l'imprudence et de la violence; elles nous
compromettraient au lieu de nous servir. Les


11>




278
affaires d'un pays libre ne se mènent point
comme les révolutions , par le désordre , les
essais hasardeux, l'esprit de trouble et d'aven-
ture. Il y faut de la prévoyance, du sang-t'roid,
de la suite, et cette force qui résulte d'une
organisation publique et bien entendue, non
l'ardeur aveugle qui se répand en menées sour-
des, en projets divers , en espérances tumul-
tueuses et impatientes. Si la politique euro-
péenne ne repousse que la démence et l'anar-
chie, nous sommes. d'accord avec elle; nous
savons comme elle que là ne sont ni le bonheur
ni la liberté. Nous ne courrons point après les
fautes qui nous rendraient suspects aux hommes
sages, et , s'il s'en commet , nous travaillerons
à les réparer. De fausses théories , de mauvais
sentimens , de coupables desseins peuvent se
glisser sous de beaux noms dans le parti fran-
çais : quand et où cela n'est-il pas arrivé? 11
faut les démêler , les combattre et les vaincre.
Je le répète, nous en avons besoin , fussions-
nous seuls en Europe , et à plus forte raison
quand l'Europe veille sur nous.


Avec cette conduite et à ce prix, nous de-
vons , nous pouvons ne rien craindre; on ne
viendra pas nous disputer un repos que nous
saurons maintenir, une liberté dont nous sau-
rons user; on s'accoutumera à ne pas prendre


279
pour des secousses révolutionnaires les agita-
tions naturelles du régime constitutionnel.
L'étranger, à tort ou à raison, intervient tou-
jours dans un gouvernement faible et indécis,
et son intervention aggrave toujours le mal
qui l'a attirée ; elle excite les méfiances, ouvre
aux soupçons les plus bizarres un champ illi-
mité, soulève à la fois les plus absurdes alar-
mes et les mécontentemens les plus légitimes.
L'étranger est-il sincère ? il manque alors ab-
solument son but , car il affaiblit ce qu'il veut
fortifier, il irrite ce qu'il veut calmer. Peut-
on clouter de sa bonne foi le danger devient
plus grand et le remède plus difficile. Ce serait
folie à un gouvernement de prétendre s'isoler
du reste de l'Europe; mais qu'il soit honoré et
respecté de ses peuples, il aura assez fàit pour
ne pas subir l'influence de ses voisins; et si
cette influence aspirait à devenir illégitime,
si, dans la paix ou par la guerre, elle mena-
cait les droits du trône ou ceux du peuple, on
verrait alors ce que peuvent, dans leur union,
les gouvernemens qui tiennent à leurs peuples,
les peuples qui tiennent à leur gouvernement.


Une seule et dernière conclusion me reste à
tirer. Cette sécurité que l'Europe réclame sur
le compte de la France, et cette liberté que la
France a droit de réclamer en Europe, un mi-




280


nistère national peut seul les procurer, et nul
ministère national ne peut chercher ses alliés
dans le parti qui a toujours invoqué , à l'appui
de sa faiblesse, le secours de l'étranger. Ici
donc, comme partout, ce parti ne peut rien
pour la France ni pour l'Europe ; il met en
péril et le repos qu'on nous demande et l'in-
dépendance que nous demandons. Ici, comme
partout, les intérêts du trône et du peuple, de
la légitimité et de la France nouvelle, de la
liberté et de la paix,. sont inséparables, sont
les mêmes. Et la France et l'Europe, et le peu-
ple et le trône , et le présent et l'avenir, ont
un égal besoin que ces intérêts demeurent enfin
reconnus et victorieux.


28 1


wlegi nIn 111 ,,,, ,,,, 1•1


CHAPITRE X.


De l'influence des cliambre3 sur la chute et la formation
des ministères.


JE ne me propose pas de traiter la question in-
diquée par le titre de ce chapitre ; c'est celle
du gouvernement représentatif tout entier : je
veux seulement offrir, à ce sujet, quelques ré-'
flexions qui s'appliquent aux circonstances ac-
tuelles, et me semblent nécessaires pour com-
pléter ce que je viens de dire sur notre situa-
tion.


Tout gouvernement a des ennemis et ren-
contre des obstacles : pour les surmonter, c'est
peu de s'appeler le gouvernement, il faut l'être
en effet ; et, pour l'être, il faut posséder quelque
part un point d'appui , recevoir de telle ou telle
source une force qui donne vie au pouvoir,
et lui fournisse les moyens de soutenir la lutte
avec avantage. L'autorité ne se fonde point en
l'air ; elle ne peut vivre de sa propre substance
isolée, vainement elle parait avoir en main les
revenus publics , une administration, une ar-
mée, tous les instrumens d'action ; ils s'arrê-




282
tent, se dissolvent et lui échappent si elle
ne peut faire circuler dans ces machines un
principe de vie qui ne leur est point inhérent,
et doit venir d'ailleurs.


La plus puissante de toutes les forces, le plus
solide de tous les points d'appui , ce sont sans
contredit les besoins et les intérêts nationaux,
le voeu présent et réel de la majorité des ci-
toyens. Quand le pouvoir a compris ces inté-
rêts et s'en est porté le garant, quand il a en-
tendu ce voeu et se montre habile à l'accomplir,
qu'il soit aux mains d'une assemblée, d'un mi-
nistère ou d'un homme , il est fort , et peut af-
fronter ses ennemis.


Qui a donné au cardinal de Richelieu , à
Louis XIV et à Buonaparte , la force de domp-
ter, ceux-là une grande aristocratie, celui-ci
une révolution terrible ? Ils avaient compris
que la société aspirait au repos, qu'elle repous-
sait surtout le trouble, la violence et cette mul-
titude de petites tyrannies locales sous lesquel-
les elle avait gémi; ils se chargèrent de répon-
dre à ce besoin public; ils furent les hommes
de leur temps , et le temps leur prêta ses voeux,
ses instincts, ses tendances, ses idées. Ainsi
poussés et soutenus , ils triomphèrent de toutes
les résistances.


Quand des assemblées ou des conseils ont eu


283
la même force que ces hommes, elles l'ont duc
à la même cause.


Le gouvernement représentatif est institué
pour concentrer et manifester ces nécessités,
ces tendances sociales , et en remettre la force
aux mains de ceux qui sauront les reconnaître
et les satisfaire.


C'est donc le but et le résultat de l'existence
seule des chambres, qu'elles travaillent sans
cesse à former le gouvernement qui convient
au pays, et que le gouvernement, formé par
elles, puise à son tour dans leur sein son éner-
gie et sa stabilité.


En pareil cas, si un homme survient qui,
par la seule supériorité de son génie , com-
prenne les besoins des peuples, et soit capable
d'y répondre par le pouvoir, que cet homme
ne s'inquiète pas des assemblées. Fausses, il les
domptera ; sincères, il en fera son instrument.


Si cet homme ne se rencontre point, s'il ne
se produit pas de lui-même et par la vertu de
sa nature , le gouvernement représentatif le
cherchera jusqu'à ce qu'il l'ait trouvé ou créé;
et ce gouvernement sera plus ou moins calme,
plus ou moins facile, selon qu'il réussira plus
ou moins complétement dans cette recherche
ou cette création.


Contester aux chambres une influence déci-




284
sive sur la formation du ministère, ou deman-
der aux ministres. d'être forts sans l'appui des
chambres, C'est refuser le gouvernement re-
présentatif.


Dans les temps ordinaires , et quand les in-
stitutions ont duré , un tel refus est impossi-
ble. De nos jours , il serait désastreux.


Je suis obligé de le rappeler encore une
lutte existe au milieu de nous. L'ancien régime
a son point d'appui et sa Force. J'en ai exposé
les.élémens. Où le parti national prendra-t-il
son point d'appui , et d'où lui viendra sa force
si les chambres n'en sont le foyer? hors de là,
tout est irrégulier et violent ; la lutte politique
se change en guerre civile.


Voulez-vous donc que la charte triomphe de
la contre-révolution, la France nouvelle de
l'ancien régime , et la légitimité de tout ce qui
la compromet? que des élections sincères vous
donnent une bonne chambre des députés; que
cette chambre soit formée et constituée de fa-
çon à provoquer et soutenir un bon ministère.
Ainsi seulement la sagesse du monarque peut
être utilement avertie et secondée avec effica-
cité. Selon ce . que vous aurez obtenu dans ces
conditions fondamentales , vous serez plus ou
moins voisins du gouvernement qui peut affer-
mir le trône et satisfaire la France.


285
En d'autres termes, et pour parler plus clai-


rement encore, voulez-vous annuler l'influence
de la cour, déjouer les tentatives contre-révo-
lutionnaires, les intrigues , les sociétés secrè-
tes , et toutes les manoeuvres de ce parti?
Voulez-vous délivrer la France de cc fantôme
qui ? et le trône de ce joug qui l'expose
à tant de périls? les chambres seules peuvent
procurer le ministère qui tentera cette oeuvre ,
et fournir à ce ministère les forces dont il aura
besoin pour l'accomplir.


Ce n'est pas une chose facile que de surmon-
ter un parti vaincu , et qui cependant n'a pas
renoncé. On ne sait pas quelle obstination et
quelle ardeur sont déposées dans une dernière
espérance. L'ancien régime a de grands avan-
tages d'habitude et de position ;.il occupe en-
core dans la société un•poste éminent; il séduit
ou intimide beaucoup de gens qui ne devraient
pas lui appartenir; il entretient en Europe de
nombreuses et puissantes relations ; partout il
obsède et les rois et les conseillers des rois,
s'adressant tantôt à la crainte, tantôt à l'or-
gueil , habile à saisir tous les prétextes et à
courir toutes les chances. Il est consommé dans
cette science des cours qu'on peut mépriser au
fond du coeur, et que cependant il faut vain-


.


cre ; il possède l'art des surprises, des terreurs


é




2&)
paniques; il sait épier un adversaire confiant,
et miner par la sappe ce qu'il ne pourrait em-
porter d'assaut. Contre de tels moyens, c'est
peu d'être au fond le plus fort; il faut encore
que la force se concentre, se régularise , se ma-
nifeste dans toute sa supériorité , et agisse avec
suite, avec opiniàtreté , avec ensemble. C'est
dans les chambres que peut s'opérer cote or-
ganisation de la puissance nationale. C'est là
que les intérêts publics viennent éclater dans
toute leur, évidence, et parler avec toute leur
autorité. Et ce n'est pas trop de leur présence
certaine, ce n'est pas trop (le leur action bien
réglée pour mettre les ministres les plus sin-
cères en état d'accomplir ce que demande le
pays.


Et comme ce que le pays demande, il doit
nécessairement l'obtenir, rien n'importe plus
que de le lui assurer par des moyens réguliers,
de peur qu'il ne le cherche par d'autres voies.
J'ai entendu déplorer plus d'une fois l'influence
des chambres, comme déjà excessive. Quoi ! les
influences constitutionnelles, légales , publi-
ques , sont-elles parmi nous si nombreuses et si
puissantes qu'on soit si pressé de s'en effrayer?
Je serais bien plus enclin à déplorer leur rareté
ou leur faiblesse, et l'autorité des chambres me
parait aujourd'hui le plus sûr instrument de du-


:287
rée et de repos. Qui oserait affirmer que, dans
les cinq ans qui se sont récemment écoulés,
sans le gouvernement représentatif, sans cette
tribune où le présent vient se soulager, et où
l'avenir se laisse entrevoir, sans l'action des
chambres sur les affaires et sur le public, nous
ne serions pas déjà tombés en proie aux plus dé-
plorables désordres ? Par où l'autorité eût-elle
été avertie , et la contre-révolution contenue ?
Quelle satisfaction eût été donnée , quelle es-
pérance se fût offerte aux alarmes et aux be-
soins des peuples? Si nos intérêts avaient par-
tout des garanties et des protecteurs, s'ils pos-
sédaient divers organes pour s'exprimer ou se
faire respecter, je concevrais, sans les par-
tager , les craintes dont je parle. Mais les
chambres sont maintenant le seul lien qui
unisse la société et le pouvoir, et les contienne
l'un par l'autre. Affaiblissez leur influence ; la
société et le pouvoir s'éloignent , s'isolent ,
ne se connaissent et ne se pénètrent plus. Est-
il un état plus périlleux , plus près de devenir
fatal? Et pourquoi donc l'ancienne société fran-
çaise s'est-elle dissoute? pourquoi la révolu-
tion l'a-t- elle brisée avec si peu d'effort ?
m'est-ce pas parce que tous les liens qui unis-
saient jadis le gouvernement et les peuples
s'étaient dissous eux-mêmes ? États généraux ,




288
états provinciaux, parlemens, libertés muni-
cipales, tout cela avait péri on n'existait plus
qu'en apparence; rien de tout cela n'influait
plus en réalité sur les destinées de la patrie.
Le trône et le pays se sont-ils bien trouvés de
cet abaissement de toutes les forces légales,
de cette disparition de toutes les influences
régulières? Nous ne regrettons point que cela
soit tombé ; nous pensons que les chambres
et le gouvernement représentatif valent beau-
coup mieux que l'ancien système ; mais on
ne contestera pas du moins qu'ils en tiennent
la place, et que cette place doit être occu-
pée.


Que les chambres l'occupent donc dans
tonte la plénitude de leurs droits ; que les ré-
sultats naturels de leur présence soient accep-
tés; on y gagnera beaucoup eu sécurité et en
crédit. C'est par les chambres que les erreurs
publiques peuvent être dissipées et les passions
publiques contenues ; c'est là que les esprits
les plus préoccupés viennent apprendre à con-
naître les difficultés des choses; c'est là que
les caractères les plus fougueux viennent subir
la contradiction et se modérer, ou se discré-
diter s'ils ne se modèrent; c'est là que les pré-
tentions de coterie , les espérances de faction ,
les confiances de parti viennent se soumettre


289
a l'épreuve de la publicité et du débat. Il n'est
pas, j'en suis convaincu , un seul député qui
ne-sorte de chaque session avec plus de lumiè-
res, de raison, (l'expérience qu'il n'y en avait
apporté; il .n'est pas une session qui n'ait fait
faire à la Frz,nce.. des progrès réels dans l'intel-
ligence de ses affaires, de sa situation et de ses
véritables intérêts, N'est-ce donc .rien que de
tels effets? Et.,. s'ils sont déjà visibles, de quel
droit redouterait-on déjà l'influence qui les a
produits?


Pour moi , je l'avouerai, loin de la redouter,
je crois très-désirable qu'elle s'étende. et-s'af-
fermisse. Elle peut seule dompter la contre,révô-
lution , et nous sauver de l'anarchie eu nous pro-
curant, par l'ordre actuel , cette sécurité.,.cette
liberté que nous avons droit et besoin d'obtenir:


Aussi tous les eff n•ts des hommes éclairés et
des bons citoyens doivent-ils • tendre , selon
moi, d'une part à maint,lir, de l'autre, à dé-
velopper ce système tutélaire. Par l'effet des
circonstances:, le gouvernement représentatif
nous a été donné tort autrement qu'il ne s'est
introduit chez les peuples qui le possèdent. En
Angleterre et en Amérique , l'arbre est sorti de
ses racines ;. l'édifice s'est élevé sur d'anciens
fondernens. Non-senlement les habitudes et les
moeurs, mais encore les institutions élémen-


1 9


ij




290
taires qui se lient-au régi me représentatif, l'ont
précédé et produit. Les cours de comtés, les
grands jurys, la police des juges de paix et des
constables, les élections de villes, de corpora-
tions, toute cette organison-.délibérante et ac-
tive • de la société a marché de: front avec, le
parlement. Les progrès du système représenta--
tif ont été successivement amenés par les inté-
rêts et les idées des peuples. Chaque besoin
nouveau a provoqué un développement des
institutions supérieures. Chaque développe-
ment est arrivé • à sen jour et à mesure qu'il
devenait néceSSair6nn possible. Il est vrai de
dire que, dans cet enfantement bien plus que
séculaire, la société a souvent lutté et beaucoup
souffert. Nous voyons aujourd'hui l'édifice:dans
sen ensemble, et.nOus: oublions tout ce: qu'il a
coûté de douleurs et d'efforts.: -Nous sommes
tentés d'attribuer à la sagesse hulrnaine cette
marche progressive qui 'a:été le fruit de la seule
nécessité. Mais enfin tel-est le fait et il faut le
reconnaître. Pour nous au contraire le ..-.,)-ouver-
tement représentatif nous est arrivé d'en haut.
Il s'est superposé sur un pays qui l'implorait et
ne l'avait pas créé. Aussi en avons nous reçu
les grands linéamens , les formes générales,
avant d'en posséder les élémens primitifs et
plus inaperçus . Se ne pense, pas qu'au fond ceci


not


soit très-fâcheux ; et peut-être quand nos insti-
tutions se seront complétées et affermies, s'a-
percevra-t-on qu'à tout prendre nous les avons
payées moins cher que nos voisins. Tel a été
d'ailleurs pour nous le cours naturel des choses.
Mais il en résulte , dans le présent ; cet incon-
vénient que nous nous jugeons plus avancés
que nous -ne sommes. L'apparition subite du
système représentatif, avec ses principaux ca-
ractères, nous abuse sur sa réalité. Il nous sem.
hie complet et fort parce qu'il est là , devant
nous, tel à peu près qu'on trouve son image
dans les livres; et nous lui demanderions volon-
tiers d'être déjà pour nous tout ce qu'il doit
être, quand nous avons encore si peu fait pour
lui. La conquête de la liberté est quelque chose
de plus laborieux , et la science n'en est pas
si simple. Chaque année nous apportera la
révélation de quelque lacune et la demande
de quelque effort. Déjà le besoin de certaines
améliorations s'est fait avouer. La session
dernière a vu augmenter le nombre des
députés et fortifier ainsi la chambre élective.
Le temps nous indiquera encore , dans
nos institutions, bien des vides à remplir, des
changements à opérer, des impossibilités à
faire disparaître. Et l'on peut assurer d'avance
que le but de ces réformes, le résultat de ces.




292
progres.seront toujours d'unir plus étroitement
le gouvernement et les chambres, de fondre
les grands pouvoirs l'un dans l'autre, et de
leur donner par-là plus d'unité, plus de consis-
tance, avec plus de nationalité. Le cours seul
des événemens amènera la société ?1 se consti-
tuer de telle sorte que, par son intervention
dans les affaires, elle produise le gouvernement
qui lui convient; et en même temps, et par les
mêmes influences, le pouvoir sera poussé à se
constituer lui-même de manière à remplir
toute sa mission et à satisfaire aux besoins de la
société. S'il est vrai que l'initiative (les lois
doive être communiquée aux chambres et
s'exercer dans leur sein, que l'action du sys-
tème représentatif soit encore entravée par
des obstacles qui la dénaturent, que les condi-
tions d'âge pour l'éligibilité soient trop éle-
vées, que le renouvellement intégral soit • pré-
férable aux élections partielles et annuelles,
ces vérités se feront faire place à mesure qu'el-
les deviendront des nécessités. Je me propose.
d'examiner un jour , sons le point de vue de
cet avenir , l'état présent de notre établisse-
ment constitutionnel , eu le considérant et
dans ses principes, et dans son application la
plus positive. Les événemens font les institu-


295
tions , et les institutions, à leur tour , exercent
,sur les événemens un empire très-réel. L'étude
des institutions elles-mêmes, des lois naturel-•
les qui leur sont inhérentes et déterminent leur
tendance , est donc d'un grand intérêt dans un
pays libre ; et, loin de demeurer étrangère aux
réalités, elle se lie intimement à la pratique
des affaires, en dévoilant clairement la con-
texture et le jeu des ressorts actifs du pou-
voir.


Plus on avancera dans cette étude , plus le
cours des choses rendra la vérité claire et
sante , plus on reconnaîtra , j'en suis con-
vaincu, que le seul moyen de fonder ensem-
ble le tre)ne et la charte , l'ordre et la liberté,
c'est d'accepter et de constituer avec régularité ,
et dans toute son étendue , l'influence des.
chambres sur le gouvernement.


Aujourd'hui , et au milieu de la lutte S i vive
de la France nouvelle et de la contre-révolu-
tion , c'est de cette lutte elle-même que nous
devons surtout nous occuper. Tout doit être
subordonné au besoin de la soutenir avec suc-
cès ; et bien que les lois n'y soient point
inutiles , les actes et la pratique journalière
du gouvernement y sont plus efficaces que
les lois. Ce fut peut-être en 181 9 l'erreur des
hommes qui provoquaient avec sincérité un




294
grand développement de nos institutions , de
croire trop tôt que l'ancien régime était hors
de combat et l'ordre nouveau en pleine pos-
session du pouvoir. Ils voulaient lui en garan-
tir la bonne et régulière jouissance; ils pen-
saient que la révolution devenue maîtresse de-
vait cesser de se conduire d'une facon révolu-
tionnaire ; et en cela ils avaient raison. iMtlis
peut-être la condition fondamentale d'un tel
progrès n'était-elle pas encore accomplie ni le
point de départ assez sûr. Peut-être fallait il
prévoir qu'on ne pouvait toucher un peu fort
à l'établissement constitutionnel . sans l'ébran-
ler, et sans courir le risque d'ouvrir quelque
porte à la contre-révolution toujours en embû-
che. Je ne pense point que les essais dont je
parle aient déterminé , en aucune manière,
les événemens qui sont survenus, Ces événe-
mens avaient des causes bien antérieures et bien
autrement puissantes , qui les provoquaient
indépendamment de toute méditation consti-
tutionnelle. L'ancien régime n'était pas assez
vaincu pour laisser échapper les élections •
de 1819, et le déplorable attentat du ? février,
sans essayer d'eu retirer quelque avantage.
Maintenant il a fait son effort. Si les élections
qui &approchent portent contre lui leur arrêt ,
sans d'otite il ne renoncera point; mais peu de


295
chances lui seront laissées , et nous en aurons
beaucoup pour ressaisir la garde de ce qui ap-
partient légitimement à la France nouvelle, le
trône et la liberté.


sm*




297


,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,


NOTE PREMIÈRE.


LE recteur trouvera probablement ici , avec intérêt , le
tableau de cette singulière situation tracée par lord Cla-
rendon lui–même dans ses Mémoires particuliers sur
sa vie , ouvrage peu connu, et qui contient beaucoup
de détails curieux.


Dans la précédente session du parlement, dit Cla-
rendon, lord Ashley, par indifférence en matière de re-
ligion, et lord Arlington par affection pour les catholi-
ques romains, avaient engagé le lord garde du sceau
privé, qui penchait vers les presbytériens , à proposer àu
roi de tolérer la liberté de conscience. Ils se fondaient
sur deux motifs : premièrement


la probabilité de la
» guerre avec la Hollande, quoiqu'elle ne Mt pas encore
» déclarée; et, dans ce cas, l'inconvénient et le danger
» qu'il y aurait à persécuter pour cause de religion. Ils
» établissaient, eu second lieu, que les non-confmlnistes
» de toutes les sortes avaient .été tellement effr:.yés du
» derhier bill contre les conventicules, et de la clh.leur
» que manifestait le parlement pour tout ce qui avait rap-
» port à l'église., qu'ils se tronveraient liPureux de pou-
» voir acheter, à un prix raisonssable , la liberté de sui-




298


» vre leur conscience. Ainsi , en supposant que le parle-


» nient consentit à donner au roi le pouvoir d'accorder,
» à ceux en qui il reconnaîtrait des dispositions pacifi-
» (lues, la permission de suivre, sans s'exposer aux pei-
» nes portées par les lois , la religion la plus conforme à
» leur cro yance, il en devait résulter pour le roi un bon


» revenu annuel , et dans le royaume s'établiraient so-
» lidement la concorde et la tranquillité. » Ils avaient


dressé un état dans lequel était calculé ce que chaque


catholique romain pourrait consentir à payer annuelle-


ment pour le libre exercice de sa religion , et ainsi des


autres sectes. D'après leur estimation , le revenu résul-


tant de cette mesure se serait en effit élevé chaque année
à des sommes considérables.


» Le projet eu les argumens dont il était appuyé plurent
fort au roi , qui désira que ses deux ministres préparas-
sent le bill ; ce qu'ils firent en effet très-promptement. ll
était court, et on n'y faisait aucune mention des avan-


tages que le roi pouvait en retirer, si ce n'est celui d'as-
» curer la paix et la tranquillité , et d'être entièrement.


• le maître de suivre son propre jugement dans IQ
» choix des permissions à accorder; » ce qui fut égale-


ment approuvé. Et, quoique jusqu'alors la chose eût été
conduite avec beaucoup de secret, pour empêcher qu'elle


ne parvînt à la connaissance du chancelier et du tréso-


rier, qu'on était bien ser de n'y pouvoir jamais faire


299
consentir, le roi résolut de la leur communiquer; et,


comme le chancelier était alors malade de la goutte, ce


fut à Worcester-flouse que s'assembla le comité ordi
paire, et l'on y appela le garde du sceau privé et lord


Ashley, qui , jusqu'alors, n'avaient pas fait partie de ces
réunions.


» Le roi informa le comité du sujet de cette confé-
rence, et fit lire le projet de bill. Ceux (lui en avaient eu
l'idée développèrent leurs motifs comme ils le jugèrent
à propos ; leur principal argument était « qu'il ne pou-


» yait y avoir aucun danger à se confier au roi, dont le


» zèle pour la religion protestante était si bien connu


» qu'il ne tomberait en l'esprit de personne qu'il pût


» vouloir user du pouvoir qui lui serait confié, autre-


» ment que pour le bien et l'avantage de l'église cl. de


» l'état. » Le chancelier et le trésorier, comme on l'avait


prévu , combattirent très-vivement le projet de bill, et
employèrent un grand nombre de raisonnemens pour


en dissuader le roi , « comme d'une chose qui n'obtien-


» drait jamais l'assentiment des deux chambres , , ni peut-
» être d'aucune des deux, mais qui les disposerait toutes


» deux, ainsi que le peuple en général, à le soupçonner


» d'affection pour les papistes; ce qui ne serait bon ni


» pour lui ni pour eux; » ajoutant « que tout le monde
» savait bien qu'il n'était pas disposé à favoriser aucune


» des autres fictions. » Mais les discours de ceux qui.




3oo
soutenaient l'opinion opposée prévalurent, et sa majesté
déclara « que le bill serait présenté à la chambre des


» pairs , comme venant d'elle-même et en sou propre
» nom; et qu'il espérait"que sa volonté ayant été si clai


» rement manifestée à toutes les personnes alors pré-
» sentes, aucun de ses serviteurs ne parlerait contre,


» mais qu'en cas de dissentiment ils s'absenteraient ou
» garderaient le silence. » A quoi les deux lords répon-


dirent « qu'il ne s'absenteraient point à dessein; et que,
» dans le cas oh ils se trouveraient présens , ils espéraient
» que sa majesté voudrait bien les excuser, s'ils ne pou-
» vaient s'empêcher de parler selon leur conscience et leur


jugement. » Ce qui parut déplaire à sa majesté, mais
fut beaucoup plus agréable à ceux qui avaient dressé le


plan que ne l'aurait été l'adhésion des deux ministres.


» Peu de jour après le chancelier étant toujours hors
d'état de sortir de sa chambre , le bill fut présentéà la


chambre par le lord garde du sceau-privé, comme par


l'ordre du roi et approuvé par lui ; en conséquence il ob-


tint






une première lecture. Lorsqu'il eut été lu le tré-


sorier parla contre , déclarant « qu'il ne pouvait être
» ni adopté, ni même pris assez en considération pour


» obtenir une seconde lecture, attendu que c'était un
» projet formé contre la religion protestante et en fa-
» veur des papistes; » ajoutant à cela des réflexions pi-
quantes coutre ceux qui avaient parlé pour la mesure.


30 X
Beaucoup d'évêques parlèrent dans le même sens , ap-


puyant le rejet d'uni o-grande quantité de solides argu-
mens. Cependant on lit observer que, « comme il était


» avoué que le bill avait l'assentiment particulier du


» roi , ce serait une chose inouïe que de lui refuser une


» seconde lecture. » Et, pour qu'il n'y eût pas de dan-


ger de surprise, ce qui pourrait arriver si on le lisait


dans une chambre peu nombreuse, il fut déclaré 0 qu'on


le lirait une seconde fois , à jour nommé , à dix heures
» du matin, ce qui satisfit tout le monde.


» Pendant cet intervalle on prit beaucoup (le peine
pour résoudre individuellement différentes personnes à


l'approuver, et quelques-uns des évêques furent vivement


repris de s'être opposés à la prérogative royale; on leur


fit même entendre « que s'ils s'obstinaient dans leur op-


» position, ils auraient lieu de s'en repentir. » Ils ré-


pondirent à cet avertissement , comme l'ordonnaient la


sag°sse et la probité, et n'en furent nullement ébranlés.


On ne'dit pas hautement, mais on insinua 0 que le bill


avait été revu ; » quelques-uns dirent, «dressé par le chan,


.» celier, » et ou affirmait qu'il ne serait pas contre. Cebruit


était propagé eu confidence, et obtenait ou non quelque


•crédit, selon quo le chancelier était plus ou moins connu
des personnes auxquelles parvenait une semblable asser-


tion ; en sorte qu'il se crut obligé de faire positivement


eonnaitre son opinion. Le jour fixé pour la seconde lecture,




502
ii alla, souffrant et avec difficulté, occuper sa place


dans la chambre. après la seconde lectine, il était


naturel qu'il proposât le renvoi du bill à un comité.


Plusieurs évêques , et d'autres , parlèrent avec violence;


contre le bill, comme tendant à saper la religion.


» Le lord trésorier , avec tout le poids qui accompagnait


d'ordinaire ses discours , en fit voir les funestes consé-


quences , démontrant « que ce n'était au fond qu'un pro-


» jet pour obtenir de l'argent- aux dépens de la reli-
» gion , projet qu'il ne croyait point partagé ni même
» connu du roi , mais appartenant seulement à ceux qui
» l'avaient formé , et sur lequel pouvaient avoir été


▪ trompées des personnes bien intentionnées. »
» Le lord garde du sceau privé , soit qu'il eûtobservé


la contenance de la chambre , soit qu'il ne voulût pas


risquer sa réputation dans une pareille entreprise, avait


abandonné la partie dès le premier jour, et ce jour-là il
n'éleva pas la voix. Mais le lord Ashlcy tint ferme; il
parla souvent, et avec une harmonie de langage et de


prononciation qui attirait l'attention: Il dit. qu'il était


» bien malheureux pour le roi qu'une chose si impor-


» tante pour lui , une 'prérogative que. peut-être on de-


» vrait regarder comme inhérente à sa couronne , in -i


» dépendamment de toute déclaration du parlement, ne
» trouvât d'appui que dans des hommes de peu de puis-


» • sance comme lui qui ne servait S. M. que de loin ,


503


» taudis que les grands officiers de la couronne jugeaient
» convenable de s'y opposer ; ce qui l'étonnait d'autant


» plus que personne ne connaissait mieux qu'eux


branlable fermeté du roi dans sa religion , et de quelles
» tentations-elle avait triomphé; en sorte qu'il ne pou-


» .vait être jugé indigne à cet égard d'une confiance
» même beaucoup plus grande que celle qu'on lui mar-
» querait par l'adoption du bill. »


» Le chancelier n'ayant pas étéprésent aux débats du
premier jour, avait d'abord jugé convenable de garder
le silence ; niais voyant que la chambre paraissait désirer


de connaître son iipinion , il se leva et dit : « que per-


sonne ne lieuvait mieux que lui , s'il était nécessaire
ou à propos de le faire en cc moment , rendre témoi-
gnage dela fermeté du roi dans sa religion , et de ses
lumières sur la-constitution et les fondemens de l'église


» d'Angleterre ,.ayant été plus que personne témoitudes


nombreux-assauts qu'il avait en à soutenir à cet égard,


» et des nombreuses victoires qu'il avait remportées ; 'et
que, par conséquent , si la question était de savoir à


point on devait se fier au roi relativement à


l'objet dont il s'agissait, il n'hésitait pas à déclarer
» qu'il lecroyait plus,digne de 'cette confiance qu'homme


du monde. Mais il n'y avait rien dans le bill qui


pût donner lieu à cette question , au moyen de la-


» quelle on avait confondu toutes les notions de religion,




504
» et créé un. chaos politique destiné à bouleverser la ro-
» ligion et le gouvernement ; il s'agissait de savoir , non


» pas si le roi méritait qu'on lui confiait un pareil dépôt,


» tuais si le dépôt était digne du roi. Ce n'était pas une


,‘ chose sans exemple que de voir les rois, pour échapper


» à la gêne et aux importunités que leur attiraient les


» droits et les pouvoirs remis entre leurs mains , se dé-


» pouiller volontairement d'une portion de leur autorité


» et la remettre à des personnes de leur choix. Il trou-


vait donc déraisonnable et illicite de confier au roi un


» pouvoir dont personne n'imaginait qu'il vouhit user
» par lui-même, et qui cependant l'exposerait chaque


» jour , à toutes les heures, à des importunités qui
» lui seraient d'autant plus fâcheuses que , doué d'un


» naturel plein de bonté et de générosité , il ne connais-t


» sait rien de plus pénible que la nécessité de refuser. »


» Quelques passages du discours de lord Ashley ayant
paru an chancelier renfermer contre lui des personna-


lités désobligeantes , celui-ci dans la chaleur du débat


laissa échapper imprudemment quelques expressions que


long-temps après on a eu soin de rappeler pour en faire


usage contre lui. S'appliquant à faire sentir combien ce


bill était étrange et illimité , il avait dit : ‘‘ que c'était


établir le skip moue), (I) dans la religion , et que , s'il


(t) Taxe sur les vaisseaux, établie et levée arbitrairement par
Charles t er . , et qui avait été l'une des causes de la guerre civile.


305


» passait , le docteur Golfe ou tout autre apostat de ré-
» glise d'Angleterre pourrait y être nommé évêque on


» archevêque puisqu'il serait dispensé de tout serment ,


» signature ou observation des statuts. » On fit un repro-


che au chancelier d'avoir choisi deux exemples aussi


odieux, et ses ennemis en prirent l'occasion de plusieurs


gloses et commentaires à sou désavantage. Il arriva que


dans ce débat le duc d'York parut très-prononcé contre


le bill , ce qui fut imputé au chancelier et contribua
à amasser sur sa tete des charbons ardens. A la fin ,


très-peu de voix s'étant élevées en faveur du bill , bien


qu'il y (nit dans la chambre , outre les lords catholiques,
un grand nombre de personnes disposées à y consentir,
ou convint qu'on ne poserait pas la question sur le ren-


voi , ce qui était la manière la plus polie de le rejeter,
et qu'on le laisserait de côté pour n'y plus revenir.


» Le roi fut excessivement troublé du mauvais succis
de CC bill ; on l'avait assuré qu'il passerait malgré l'op-
position à laquelle on s'attendait ; et il se trouvait que ,
comme on l'avait prévu bien qu'il n'eA t pas voulu le croire,


• le bill n'avait prod iti t d'au tre effet que de renouveler rani-
mosité contre les catholiques romains. Ceux qui épiaient
toutes les occasions de rendre de pareils offices eurent
alors un beau champ pour exercer leur malice contre le


chancelier et le trésorier , que leur seul orgueil avait


» portés à faire montre de leur pouvoir et de leur crédit
20




'Ff


0


3o6
» en détournant la chambre de donner au roi la satis-.


» faction qu'elle était disposée à lui accorder. » et S. M.


écouta sans marquer de mécontentement. Deux ou trois


jours après , il les fit appeler tous deux ensemble dans
son cabinet , et on crut généralement à la cour que c'é-


tait pour les dépouiller de leurs emplois ; eux-mêmes le


crurent et s'y attendaient ; cependant ils n'ont eu en-


suite aucune raison de croire que cela ait jamais été son
intention. Il leur parla d'affaires toutes différentes, sans


faire aucune mention de ce qui s'était passé; mais il les


congédia d'un air moins ouvert que celui qu'il avait


d'ordinaire avec eux , et ils ne purent douter qu'il n'eût


changé sur leur compte de façon de penser.
» Lorsque le jour suivant le chancelier alla seul chez


le roi , ayant été admis dans son cabinet , comme il re-


marqua que les regards de S. M. paraissaient exprimer


» du mécontentement contre lui; » le roi, plus en co-


lère que le chancelier ne l'avait jamais vu , lui répondit:
que ses regards étaient ce qu'ils devaient être , qu'il


)1 était très-mécontent de lui , et trouvait qu'il s'était


très-mal conduit à son égard ; que lui roi avait mérité


antre chose de sa part, et ne se serait nullement at-


tendu qu'il se comportait comme il l'avait fait à la


chambre des pairs, sachant de S. M. elle-même quelle


» était son opinion. Et qu'il semblait ainsi que cette opi-


» pion n'était pas pour lui d'une assez grande autorité ,


307
» quand elle différait de son propre jugement


., pour qu'il
» voulût s'y soumettre contre sa raison.


» Le chancelier, avec la confiance d'un honnête hom-


me, entra en discussion sur le fond du sujet, et assura
S. M. ‘n que la seule proposition de bill lui avait été très-


préjudiciable, et que les personnes affectionnées à son
service dans les deux chambres en étaient extrêmement
troublées et affligées; que , de ceux qui le lui avaient
conseillé, l'un ne connaissait nullement la constitu-


tion de l'Angleterre, et ne passait pas pour bien in-
tionné en faveur de sa religion, et que l'autre était si
bien connu de S. M. , que rien n'était plus surprenant
que de voir qu'elle l'eût regardé comme capable de lui


» donner un bon conseil.» Il reprit la matière même du


bill, exposa quelques argumens qu'on n'avait pas encore


employés , et qui parurent faire impression. Le roi


écouta avec patience tout ce que lui dit le chancelier,


mais il ne parut pas que son opinion en fût changée , et


il se contenta de répondre « qu'il n'y avait plus à en


» parler puisque la chose était faite; mais que, quand on


» aurait eu tort de présenter le bill , le chancelier devait
» se conduire autrement qu'il n'avait fait, » puis il parla


d'autre chose.


» S. M. ne retira aucunement sa confiance au chan-


celier dans ce qui concernait son ministère, et parut lui




0


8


3o8
conserver toujours 'ci lles mêmes bontés; mais dès ce mo-
ment il ne jouit plue-is


auprès d'elle du même crédit qu'il
avait eu jusqu'alors. ))‘ „


(The of EdwA,ard Earl of Clarendon etc., wri tien
by hinzself, tom. 3
p. 258— 2(16. )


309


NOTE II.


C E fut le samedi, 3 juin , qu'eurent lieu les désordres
dans lesquels MM. Leseigneur,


, Benjamin Constant ,
Casimir Périer, Kératry et plusieurs autres députés du
côté gauche furent poursuivis, insultés, menacés, mal-


traités même. Le Moniteur des 4 et 5 juin garda le si-
lence le plus absolu, et ce fut seulement le mardi 6,


lorsque des désordres en sens contraire lui eurent rendu


la parole , qu'il s'exprima comme on peut le voir dans
les articles suivans:


« Les scènes tumultueuses qui avaient eu lieu samedi


ont occupé la chambre des députés. Les ministres ont


fait connaître que toutes les mesures convenables pour


faire respecter le caractère des membres de la chambre
avaient été prises , et qu'on ne pouvait attendre que du


résultat des informations judiciaires qui avaient été or-
données , la punition des coupables. Cependant le gou-


vernement prévoyant qu'elles pourraient avoir (les suites,
avait fait les dispositions nécessaires pour empêcher


que la tranquillité publique ne fût de nouveau troublée.


Un granit' nombre d'étudians en droit et en médecine se




3 r o


sont rassemblés sur le quai d'Orsay; la gendarmerie les a
dissipés; ils se sont réunis de nouveau sur la place.
Louis xv, où ils se sont livrés à de bruyantes clameurs.
Les troupes ont dissipé ce rassemblement. Alors cette.
jeunesse turbulente s'est retirée par les boulevarts vers
le faubourg Saint-Antoine. Cette démarche indiquait. des
espérances coupables autant qu'insensées. Elle rappelait


la marche suivie dans ces jours désastreux, oh . les Nabi--
tans égarés de ce faubourg populeux servaient d'auxiliai-


res aux factions. Mais les temps sont bien changés; la


population laborieuse et active de cette intéressante par-
tie de la cité , occupée à ses travaux, attachée à ses de-,


voirs , se distingue par le meilleur esprit, par l'amour


de l'ordre et du roi. Loin de prêter le moindre appui


aux ennemis de l'ordre, elle a concouru à rendre leurs


efforts impuissans. La gendarmerie les a atteints : trente-.


cinq ont été arrêtés; les autres se sont enfuis , et le


calme a été entièrement rétabli. On s'est à peine aperçu,


dans la plus grande partie de Paris , de ce qui se passait.


La population est demeurée étrangère au mouvement


de quelques jeunes égarés. On n'a à regretter aucun ac-
cident grave. »


Ainsi nul détail , nul nom propre, nulle observation
sur les menaces adressées à des députés du côte gauche..
Voici k second article qui suivait celui-là :


Le vif intérêt qui s'attache à la discussion qui


4


311


occupe depuis si long- temps la chambre des députés a


toujours été en croissant. Depuis plusieurs jours il y a eu
constamment , au moment de la sortie des députés, un


assez grand nombre d'individus rassemblés devant le pé-


ristyle du palais Bourbon, et qui , tous attirés par le


désir de connaître k résultat de la séance , partageaient


plus ou moins l'exaltation que l'on n'a que trop cherché


à produire au dehors.


» Le 3r mai , quelques jeunes gens qui faisaient partie
de ces groupes, reconnurent parmi les députés sortans


M. de Chauvelin, que l'état de sa santé obligeait à se


faire porter dans une chaise à porteurs. Ils l'entourè-


rent, et le saluèrent par des cris de vive Chauvelin!
vive le député fichle ! auxquels ils mêlèrent le cri de
vive la Charte! Ces jeunes gens étaient en petit nombre.
Les spectateurs , que cette scène pouvait au moins éton-


ner , n'y prirent aucune part. Les journaux en rendirent
compte, et des le jour suivant le concours des curieux
fut doublé , ainsi que le nombre des jeunes gens évi-
demment venus dans l'intention (le renouveler la scène
de la veille. Aussi-tôt qu'ils aperçurent M. de Chauvelin,


ils l'accueillirent par les mêmes cris , et se rangèrent au


nombre de cent ou cent cinquante autour de sa chaise à
porteurs ; ils l'accompagnèrent ainsi jusque chez lui. Cette
espèce de cortége traversa la place Louis xv, et suivit le


boulevart et la rue Caumartin. Personne ne s'y joignit sur




J1.


la roule; et ce spectacle ne parut exciter que l'étonnement


et un sentiment bien marqué de tristesse chez ceux
auxquels il ne rappelait que trop de pénibles souvenirs.


» Jusque là l'ordre public n'avait pas été positivement


troublé; et , dans un moment surtout où l'opinion se


montre si ombrageuse contre toute mesure préventive,


l'autorité avait dû s'abstenir de toute intervention os-


tensible et se borner à une surveillance active : toute-


fois elle ne se dissimulait pas que l'éclat que venait de
recevoir la manifestation d'une opinion serait un appel à
l'opinion opposée, et que


.
le nombre des individus qui


prenaient part à ces monvemens allant toujours crois-
sant , on pourrait en craindre de graves désordres. Elle


'doubla sa surveillance. En effet , le lendemain l'affluence


autour de la chambre était plus considérable. Au mo-


ment où M. de Chauvelin sortit , quelques cris le saluè-
rent comme les jours précédens; -mais aussitôt des- grou-
pes se mirent à crier vioc le Roi' des spectateurs répon-
dirent par le cri de vivent le Roi et la Charte! d'autres
groupes composés presque exclusivement de jeunes gens
de vingt à vingt-deux ans, faisaient entendre le cri seu-
lement de vive la charte! plusieurs rixes particulières
furent prévenues par la présence des officiers de paix et


de la gendarmerie. Tout se passa, de part et d'autre, en


cris et en inculpations plus ou moins vives. Les cris de
vive le Roi couvrirent dvideintnent tous les autres. Tout


313


.se termina sans que l'on eût à déplorer le moindre acci-


dent.
» Cependant ce qui venait de se passer avait changé


les devoirs de l'autorité. Les désordres qui avaient eu
lieu, les désordres bien plus graves que l'on pouvait


craindre, lui commandaient d'employer tous les moyens


dont elle dispose pour les prévenir, ou du moins pour


en arrêter les suites.
» Plusieurs commissaires de police et un grand nombre


d'officiers de paix eurent ordre d'entourer le palais


Bourbon; de forts piquets de gendarmerie furent mis à
leur disposition pour faire respecter, s'il en était besoin,


le caractère des membres de la chambre, pour dissoudre


tous les attroupemens et .prévenir les voies de fait qui


pourraient résulter de la manifestation d'opinions oppo-
sées. L'événement ne tarda pas à justifier la nécessité de
ces mesures de prévoyance. A l'issue de la séance de sa-


medi dernier, des groupes qui s'étaient formés sur le


pont Louis xvi et à l'entrée de la place Louis xv firent


retentir les airs des cris de vive le Roi! d'autres y ré-


pondirent par des cris de vive la Charte! On assure qu'à


travers ces cris , quelques cris évidemment séditieux ont


été entendus.
» La gendarmerie avait ordre de dissiper les attrou-


pemens. Pour y réussir elle fut obligée d'arrêter quel-


ques-uns des plus obstinés. Leurs camarades voulurent




314
à plusieurs reprises les délivrer, mais la gendarmerie,
arec son sang froid et sa prudence accoutumés, parvint


à repousser toutes ces tentatives. Les nombreux specta-
teurs qui couvraient les deux terrasses des Tuileries
mêlaient leurs voix à celles de ceux qui criaient vive le
Roi! C'était sans doute un spectacle bien triste, (le voir
transformer en cri de guerre ce qui devrait être pour tous
les Français un signe de paix et de ralliement. Cepen-


dant grâce aux sages précautions prises par l'autorité
et à la prudence qui avait présidé à leur exécution , on
n'avait jusque-Pt à regretter aucun malheur, aucun ac-
cident même qui eût quelque gravité.


» Mais un événement déplorable devait suivre ces


scènes affligeantes. Ceux que la gendarmerie avait dis-
persés se retiraient par le quai et par la rue de Rivoli , et
arrivaient ainsi sur la place du Carrousel, eh les groupes


se reformèrent. Des patrouilles de la garde eurent ordre
de les disperser : tous obéirent, à l'exception d'une tren-
tained'individus, dont l'exaltation paraissaitêtre extrême,


et du milieu desquels il sortait des cris très-coupables.


Une des patrouilles ayant suivi un de- ceux qui s'y fai-


saient remarquer par la plus grande véhémence, les au-


tres parvinrent à le délivrer ; et, dans cette lutte, le


soldat aux mains de qui on venait d'arracher le prison-


nier, et qui avait été renversé à terre , blessa d'un coup


de feu en se relevant , le nommé Lallemand , étudiant


315


en droit, qui est mort quelques heures après des suites


de sa blessure.
Nous nous sommes bornés, dans cet article , au


simple récit des faits. Nous n'y ajouterons aucune
réflexion. Elles ne frapperont que trop évidemment


tous les esprits. -II n'est pas d'ami de la paix, de proprié-


taire et de père de famille qui, s'il a été témoin des


scènes d'hier, n'ait frémi des dangers auxquels la société
entière serait exposée, si l'on parvenait à transporter


dans les places publiques les discussions politiques qui
doivent être renfermées dans le sein des chambres. Nous


finirons par une remarque : c'est que la population de


Paris n'a généralement pris part à ces événemens


que pour en gémir : elle attend de la sagesse et de la fer-


meté du gouvernement qu'ils ne se renouvelleront plus. ,t


( Moniteur du 6 juin 182o. )


Le Moniteur, dans ce long article , passe encore plus


légèrement, s'il est possible , sur les excès commis le


samedi contre MM. Leseigneur, Kératry et autres. Le


cortég,e qui accompagnait M. de Chauvelin lui paraît


beaucoup plus grave que l'attraupement qui poursuivait


avec des bâtons MM. Casimir Périer et Benjamin Cons-
tant. Voyons maintenant comment il a considéré et


rapporté les désordres de Brest et les insultes commises


envers MM. Bellart et Bourdeau.


s




316
La ville de Brest a été le théâtre de quelques scènes


tumultueuses assez graves pour attirer l'attention du
gouvernement.


» Le 5 août à six heures du soir, M. Bellart était ar-
rivé dans cette ville. Des placards injurieux furent affi-
chés le soir même, et quelques jeunes gens se disposè-
rent à lui donner un charivari. A neuf heures et demie


la foule était déjà considérable ; des cris se firent enten-
dre, et bientôt cette foule passa des cris aux injures et
des injures aux menaces. Des vociférations telles que
à bas Bellart! à bas le Inzltrel à bas le côté droit!
qu'il parte à l'instant, sans quoi!.... furent proférées.
Enfin , durant quelques instans, on put craindre pour la


personne de ce magistrat. Le lendemain 6, M. Guil-


hem arriva dans la soirée, accompagné d'un cortége de


gens à pied, à cheval ou en voiture. Ce cortége le con-
duisit jusqu'à sa maison aux cris de vive Gui lhenz ! viven4
les députés du côté gauche! Une sérénade lui fut don-
née, et peu d'instans après les scènes outrageantes de la


veille se renouvelèrent vis-à-vis le logement de M. Bel-
lart. Il paraît qu'il y a lieu de reprocher aux autorités
civiles de n'avoir pas employé avec assez de fermeté les


moyens que la loi met à leur disposition pour maintenir
l'ordre public. Les forces militaires de la garnison , dont


la discipline est parfaite, ont été malheureusement lais-


sées dans l'inaction.


317
» Cette faiblesse a eu les suites qu'elle devait naturel-.


lement avoir. Les auteurs du désordre ayant appris que


M. Bourdeau , membre de la chambre des députés et


procureur général de la cour de Rennes , qui comprend


dans sen ressort la ville de Brest, devait s'y rendre, ont


poussé l'audace jusqu'à annoncer publiquement qu'il
y recevrait les mêmes outrages que son collègue. En


effet, le séjour de cc magistrat arrivé le 16 août dans
cette ville, a été marqué par les mêmes scènes et les
mêmes scandales que celui de M. Bellart. La garde na-


tionale, requise à la dernière extrémité par le maire,


n'a répondu que très-imparfaitement à cet appel , et le


petit nombre d'individus qui se sont présentés sous les


armes, a fini par méconnaître la voix de ce magistrat;


quelques-uns même se sont mêlés parmi les perturbateurs.
» Le gouvernement prendra sans doute les mesures


nécessaires pour assurer la tranquillité publique et pré-


venir le retour de pareils désordres. En attendant une


information judiciaire a été ordonnée : deux membres
de la chambre ont été insultés et menacés évidemment


à l'occasion des opinions qu'ils ont éinises comme dépu-


tés. Un procureur général a été insulté, outragé dans


l'exercice de ses fonctions. Notre code a prévu les délits


de ce genre, et les coupables n'échapperont probable-


ment pas aux peines qu'ils ont encourues. »


(Moniteur du 28 aoat t 82o. )




518
Je ne veux point commenter. Que l'on compare et


qu'on juge si c'est là l'impartialité d'un gouvernement.
Et que serait-ce si ces derniers faits n'étaient pas tous


exacts , si les reproches adressés à cette garde nationale
de Brest, licenciée avec tant de fermeté et de prompti-


tude, n'étaient pas mérités? Je ne suis point à portée
de recueillir les élémens de ce débat , et d'exprimer une


opinion positive. Mais on vient de publier, à Brest , une


brochure écrite avec une rare modération, et dans les
plus loyaux sentimens , qui contient une dénégation


formelle des imputations dont la garde nationale de


Brest a été l'objet; elle est intitulée : A mes concitoyens;
avec cette épigraphe : Frappe, mais écoute, et signée
de M. Roujoux, ancien officier d'artillerie, ex-major de
la garde nationale de Brest , et qui commandait en per-


sonne le poste de garde nationale employé ce jou•-là
à Brest, pour maintenir la paix publique. Je répète
que je ne puis garantir les faits ; mais ils sont assez
graves , et sont rapportés, par M. Roujoux, avec un ton
d'impartialité et de sincérité trop évident, pour qu'il


ne soit pas très-utile d'en répandre la connaissance.


Voici , en résumé , tont ce que ce petit écrit contient


d'important.


‘, J'avais l'honneur, dit M. Roujoux, de commander
» le détachement de la garde nationale si gravement in-


» culpé par des rapports que je m'abstiendrai de quali-


fier, laissant à tout homme impartial à les juger sur
la simple et véridique exposition des faits.


» La garde nationale n'a été requise qu'à la dernière
extrémité, dit le Moniteur.
» Il est de notoriété publique que M. le maire, pré-


voyant qu'il pourrait y avoir, dans la soirée, quelques
rassemblemens , avait requis le commandant de la


» garde nationale d'ordonner à trois compagnies de se


» réunir à six heures sur le Champ de Bataille.


» Cette mesure avait été communiquée par le maire


» dans la matinée du 1 7 , à M. Bourdeau lui-même, qui


» l'avait trouvée sage.


» La garde nationale, selon le Moniteur, n'a répondu
» que très-inzparfaitement à cet appel.


» A l'organisation de la garde nationale, en iSi6 ,


» l'effectif de chaque compagnie était de -j o hommes,
les décès , les départs de Brest , les exemptions de ser-


» vice pour plusieurs employés de diverses administra-


» fions ont beaucoup diminué cet effectif. Les absences


» momentanées , les maladies , et d'autres motifs d'ex-


» cuse, ont empêché les gardes nationaux des trois coin-


» pagines commandées , de se rendre tous sous les ar-


» mes. Avant sept heures, 70 à So hommes des trois


» compagnies commandées étaient réunis sur le Champ-


» de-Bataille. Au départ du détachement, il y avait


lob hommes ; plusieurs ont rejoint après le départ ;




320


* etTon peut dire, avec vérité, que la presque totalité


» des hommes qui font régulièrement le service, ont
» répondu à l'appel qui leur était fait.


» A sept heures, je nie rendis chez M. le lieutenant
» de roi , commandant la place , pour prendre ses or-


» dres; il me donna le mot d'ordre, et me prescrivit


» de diviser mon détachement en quatre sections, et de
» les placer dans quatre rues qui forment le carrefour,
» vis à vis l'hôtel de Provence, oii était logé M. Boer,


deau.


» Au moment de partir , le maire fit connaître
au détachement, en lui parlant à haute voix , qu'il
l'avait appelé polir maintenir la tranquillité publique,
et pour faire respecter la loi dans ses organes, et le


prince dans les personnes investies de ses pouvoirs.


» A sept. heures et demie , je fis former les quatre
sections , et le détachement partit pour se rendre au


» poste qui lui était indiqué.


» En arrivant, je trouvai le carrefour et tes rues ad-
» jacentes encombrés d'hommes , de femmes et d'en-
» fans qui nous avaient devancés, et faisaient retentir
» l'air des cris de : Five le roi! vive la charte! A ces
» cris se mêlaient ceux : 11 bas 1$ourdeau! à bas l'es-
» pion de l'opinion! à bas les mouchards !


» L'instruction de la procédure a prouvé qu'aucun
» cri séditieux n'a été proféré.


32t


» M. le maire, voyant pie le détachement ne•pouvait


» parvenir à maîtriser la foule immense qui assiégeait le


» carrefour, et que , comme il est consigné dans le pro-


» cès verbal de MM. les commissaires de police, les efforts


» de la garde nationale, réunis aux leurs, étaientimpuis-


» sans, ce magistrat m'invita à congédier le détache-


» ment : niais je lui représentai que, placé par l'ordre
» du général au poste que j'occupais , je ne pouvais l'a-
» bandonner que sur un ordre émané de


» ll n'est pas plus exact, il n'est pas plus juste de
» dire : Quelques-uns des gardes nationaux se sont
• meulés parmi les perturbateurs.


» Oit est la preuve de cette inculpation ? sur quel


» fait peut-on l'appuyer? Quelques-unes des autorités
» présentes sur les lieux, quelques-uns des agens de


» police ont-ils vu des gardes nationaux quitter leur


» rang , et se mêler parmi les perturbateurs? les ont-ils


» entendus proférer un cri? Le procès verbal de MM. les


» commissaires de police en fait-il mention? Ne décla-


» rent-ils pas au contraire que les efforts de la garde


» nationale, réunis aux leurs, ont été impuissans?


» Et cependant il n'est que trop vrai que ces rapports


» 'mensongers ont été faits aux autorités réunies sur le


» Champ-de-Bataille. Dès neuf heures le calme était


rétabli au carrefour. Ce fait est consigné dans


une lettre que m'a écrite, le 4 septembre, M. le sub-
2 1




e


322


» stitut du procureur du roi, qui , rendant hommage à
» la vérité, déclare que voulant se rendre vers les neuf


» heures du soir à l'hôtel de Provence, où était descen-
» du M. Bourdeau , il le trouva cerné par un certain
» nombre de gardes nationaux qui lui refusaient le pas-


>, sage, qu'il ne put l'obtenir qu'après m'avoir fait ap-


peler; qu'entré dans le carré de la garde nationale ,
» il le trouva entièrement dégagé de la foule, qui , assez
» grande à l'extérieur, était, ajoute-t-il, pacifique en ce
» moment; et c'était


-à dix heures, qu'on allait rappor-
» ter au Champ-de-Bataille que 12 désordre continuait


avec fureur, que la garde nationale y prenait part, et
» que les ordres du maire et son autorité étaient me-
» connus ; on ajoutait qu'une compagnie de troupes de
» ligne s'étant présentée devant le front d'une compa-


» gaie de la garde nationale, j'avais ordonné de lui
» barrer le passage, et qu'après un colloque avec Belli-
» ciel.


qui commandait cette compagnie, il s'était re-
» tiré.


» Trompés par ces rapports et par le mouvement et
» les cris de quelques individus qui, voulant traverser
» le Champ-de-Bataille, avaient été repoussés par les


» grenadiers de Lot-et-Garonne, faisant partie de la


» force armée requise par M. le sous-préfet, MM les


» généraux et M. le sous-préfet se dirigent sur-le-
champ vers le carrefour; ils trouvent le détachement


323


» tranquille au poste qui lui avait été assigné , le car-


» refour entièrement libre; le maire, un de ses adjoints
» Keros ) et le commissaire de police se promenant
» au milieu du carré de la garde nationale, dont la


» contenance était celle de citoyens qui ne redoutaient


» rien , et n'avaient rien à redouter.


» La tranquillité étant parfaitement rétablie, M. le


» lieutenant de roi me donna l'ordre de faire rentrer


» mes troupes; j'envoyai un officier en avant avec le
» mot d'ordre, et le détachement retourna sur le Champ-


» de-Bataille , oit il rompit ses rangs dans le plus pro-


» fond silence.
»Telle est l'exacte vérité sur les faits reprochés par le


illoniieur à la garde nationale de Brest. J'en appelle


» au témoignage de toutes les autorités civiles et mili-


» taires.


Quant an fond des événemens, M. .Roujoux ajoute :
Le ministère public éclairé par l'instruction de la pro-


- » cédure, a fait connaître la nature di: délit, en ne pro-
» voguant coutre les prévenus que des peines correction-


» :telles; six jours de prison contre l'un des prévenus , un
» mois contre le second , et six mois contre le toi-


» sième; tous trois étrangers à la garde nationale. »


Mais c'est avant cette instructicn que , sur des rap-


» ports dont l'inexactitude est bien constatée, et a éte


» reconnue par les autorités elles-mêmes, le Moniteur




324
» n'hésite pas à flétrir une ville qui , dans des &con-


» stances dont le souvenir sera toujours cher, a prodigué
» à un fils de France les témoignages du dévouement le
» plats sincère.


» nos regrets accompagnent dans leur retraite ces
» magistrats, frappés comme nous par la main du pou-
» voir; que la conviction intime de notre dévouement.


au roi et à la charte, que la pureté de nos intentions


tôt on tard reconnue, adoucissent la sévérité du juge-
ment porté sur notre conduite; et lors même que nous
ne sommes plus appelés à coopérer au maintien de la


t •anqui1lité put:ligue ,-demeurons unis de coeur à ceux


dont l'honorable mission est de défendre le trône, le


roi , et le dépôt sacré qu'il a confié à la fidélité el, au


courage de tous les Français. »


FIN.


ERRATA.


Page 52, ligne an : habituel ; habituels.
Page 92 , ligne 26 : sacrifice, d'hommes; lise:, sacrifices


dionimes.
Page ;fi; , ligne 7 : resultats; lisez, résultats.
Page ISt , ligne i8 : l'égalité; lisez,
Page 1 95, ligne 15 : des affaires des peuples; lisez, des affaires


et des ;,,unies.
Page 219. ligne t5: pour; lisez, que.
Page 244 , ligne 27 : nant i lisez, n'ont.