L'ÉDUCATION
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DE


L ' É D U C A T I O N


T O M E P R E M I E R




Г А Ы * . — IUP* \ICTOR 60DPY, TOB GARANClÊRE, Ь




DE L'ÉDUCATION
FAR


H " DUPANLOUP, ÉVÊQUE D'ORLÉANS
OB L'ACADÉMIE FRANÇAISE


L'éducation est une œuvre d'autorité
et de respect.


PARIS
CHARLES DOUNIOL ET C i e, LIBRAIRES-ÉDITEURS


2 9 , RUE DE TOURNONj 29


4872 Tous droits résen-és.






I N T R O D U C T I O N


Il y a des temps pleins d'alarme, où les nations les
plus puissantes se troublent tout à coup et semblent, se-
lon l'expression de l'Ecriture, marcher étourdies et chan-
celantes dans leurs voies, conturbatœ sunt gentes; des
temps pleins de douleur, où les royaumes inclinent à
leur ruine, inclinata sunt régna; où les mains tombent
à tous les habitants de la terre, par l'abattement et l'ef -
froi, manus populi terrœ conturbabuntur; où, enfin, les
âmes les plus fermes, frappées du spectacle accablant des
maux publics et privés, ont peine à se défendre des plus
sinistres pressentiments !


Et cependant une voix a toujours crié à travers les
siècles qu'il ne faut jamais désespérer du genre humain
ni de son avenir, parce que le genre humain passe et se
renouvelle sans cesse, et peut chaque jour arriver à un
renouvellement heureux.


Il ne faut pas même désespérer d'une nation : quels




VI INTRODUCTION.


que soient ses malheurs, il y a toujours pour elle une
admirable ressource qui peut suffire à la régénérer, mal-
gré ses égarements et ses fautes. Que lui faut-il? Une
seule chose : qu'elle se laisse élever !


C'est par là que Dieu a fait les nations guérissables, dit
la Sagesse éternelle1 : la forte Education des généra-
tions naissantes peut toujours puissamment contribuer
à tout relever, à tout sauver.


Qui ne sait la profonde parole de Leibnitz : « J'ai tou-
jours pensé qu'on réformerait le genre humain, si on ré-
formait l'Education de la jeunesse ? »


« La bonne Education de la jeunesse, disait encore ce
grand homme, c'est le premier fondement de la félicité
humaine. »


En effet, c'est l'Education qui, par l'influence décisive
qu'elle exerce sur l'enfant et sur la famille, éléments
primitifs de toute société, fait les mœurs domestiques,
inspire les vertus sociales et prépare des miracles ines-
pérés de restauration intellectuelle, morale et religieuse.
C'est l'Education qui fait la grandeur des peuples et
maintient leur splendeur, qui prévient leur décadence,
et au besoin les relève de leur chute.


Il se rencontre là une des plus grandes lois du monde
providentiel et moral.


Aussi, quand Dieu veut châtier un peuple, que fait-il?
il lui retire ses instituteurs, et alors, les instituteurs
manquant, le peuple dépérit et tombe ; Cum prophetia
defecerit, dissipabitur populus.


Si je demandais à l'Espagne, au Portugal et à d'autres


i, Sanabiles feçit nationes orbis terrarum< (SAP.)




INTRODUCTION. VII


nations célèbres l'histoire de leurs malheurs, elles me
répondraient peut-être : Nous sommes tombées depuis
que, l'Education nous faisant défaut, les hommes chez
nous ont défailli.


Que faut-il, en effet, pour former, pour soutenir, et,
s'il en est besoin, pour régénérer une nation? Avant
tout, des hommes.


Les nations ne s'élèvent, ne grandissent et ne se con-
servent, ne rajeunissent et ne se renouvellent que par
des hommes. Quand voit-on les peuples s'affaiblir, dé-
choir de leur grandeur et se précipiter à leur ruine?
Quand les hommes leur manquent.


Or, les hommes ! sans doute c'est Dieu qui les donne :
mais,Dieule voulant ainsi, c'est l'Education qui les fait.


Des hommes ! sans doute encore, il y en a toujours :
mais ce qui contribue à la grandeur, à la prospérité mo-
rale et intellectuelle d'un pays, ce ne sont pas les hommes
tels quels : ce sont les hommes faits, les hommes ache-
vés, les hommes élevés.


Qui a sauvé autrefois la France au sortir du chaos de
nosguerres civiles, et préparé la grandeur du siècle de
Louis XIV? C'est la prodigieuse force de l'Education qui
fut donnée à la jeunesse française pendant les quarante
premières années du xvii e siècle, et la multitude d'hom-
mes éminents qu'elle fit surgir de toutes parts.


Où en sommes-nous à cet égard ?


Nous présentons depuis longtemps déjà un :spectacle
étrange.


Jamais la France ne fut couverte d'un peuple plus
nombreux, plus actif, plus agité même.




VIH INTRODUCTION.


Les économistes s'effrayent de cette population tou-
jours croissante. Les routes de la fortune, toutes les car-
rières de la vie sociale, sont encombrées. Les hommes
se pressent, se gênent, se heurtent, se fatiguent les uns
les autres.


Et cependant, de toutes parts, on entend dire : Les
hommes nous manquent 1 où sont les hommes? C'est le
cri, c'est la plainte universelle.


Diogène autrefois, sa lanterne à la main, cherchait un
homme en plein midi. Nous lui ressemblons.


Qu'est-ce à dire?
Il y a ici manifestement une sorte de mystère qu'il est


utile et profondément intéressant de pénétrer. Manifes-
tement, l'homme qu'on cherche, les hommes dont on a
besoin, sont autre chose que ceux dont nous sommes
loin de manquer et que nous voyons s'agiter et se pous-
ser de tous côtés.


Qu'est-ce donc qu'un bomme? qu'est-ce que les
hommes? et qu'entend-on par là?


La langue vulgaire cache quelquefois, sous sa simpli-
cité apparente, des profondeurs admirables, où se trou-
vent la lumière du bon sens et la sagesse de Dieu.
Étudions sur tout ceci la langue vulgaire.


Voici les hommes dont elle parle, qu'elle nomme le
plus fréquemment, et qu'elle discerne dans le genre
humain.


I l y a :


L'homme d'esprit ;
L'homme de plaisir ;




INTRODUCTION. IX


L'homme d'ambition et d'orgueil ;
L'homme du désordre ;
L'homme du crime.


Il y a aussi :


L'homme d'honneur;
L'homme de foi ;
L'homme de génie ;
L'homme de tête ;
L'homme de cœur ;
L'homme de courage ;
L'homme de bien ;
L'homme de science ;
L'homme de bon sens.


On dit encore :


L'homme d'État ;
L'homme de robe ;
L'homme d'épée ;
L'homme de lettres, etc., etc.


Parmi tous ces hommes, l'homme de bon sens,
l'homme de foi et l'homme de bien sont, sans contredit
au premier rang.


La langue vulgaire a élevé, on le voit déjà, le nom de
l'homme aune hauteur singulière. C'est ainsi, pour en
offrir encore quelques exemples, c'est ainsi qu'elle dit
d'un grand magistrat qu'il est l'homme des lois, pour si-
gnifier qu'il en est l'interprète et le vengeur ; c'est ainsi




X INTRODUCTION,


1 . JOAN., v, 7 .


qu'elle disait autrefois que le roi est l'homme despeuples,
pour faire entendre qu'il en est le protecteur et le père.


Le nom de l'homme a été élevé plus haut encore ; on
a dit : L'homme de la Providence, l'homme de Dieu. Rien
n'est plus grand ici-bas.


L'homme de génie lui-même n'est grand, n'est utile
que quand il est à la fois un homme de bien etun homme
de sens. Et alors il apparaît sur la terre comme l'homme
de laProvidence ; il devient un des plus signalés bienfaits
du ciel, et, si le caractère et la vertu s'élèvent en lui jus-
qu'àla sainteté, onlenommequelquefoisl'ftomme deDieu.


On a même entendu sur la terre quelque chose de plus
extraordinaire encore : il s'est rencontré que, dans la
plénitude des temps, les hommes ont pu dire L'HOMME-
DIEU.


Ces diverses et étonnantes acceptions d'un nom si
commun, montrent évidemment qu'il y a dans ce nom
un sens caché et digne d'être évidemment médité.


L'histoire des peuples et la révélation divine jettent sur
tout ceci unevive lumière.


Que cherchent les peuples quand ils craignent quelque
grand désastre? Ils cherchent un homme qui les en pré-
serve.


Quand les nations périssent dans les convulsions de
l'anarchie, ou tombent dans cet affaissement léthargique
qui est le sommeil précurseur de la mort; en périssant,
elles ne savent redire que la parole évangélique : Un
homme nous manque! nous n'avons pas d'homme!
HOMWEM NON HABEO 1 !




INTRODUCTION. XI


Quand elleg ont besoin d'un vengeur, du milieu même
des ruines de la patrie et de ses cendres fumantes, elles
invoquent l'homme qui les vengera, et s'écrient :


EXORIARE ÂLIQU1S NOSTRIS EX OSSIBUS ULTOR !


Un Hébreu, fatigué de l'impuissance de la loi et de la
stérilité du sacerdoce mosaïque, s'écriait autrefois ;


EXSURGAT ALICS SACERDOS* !


Presque toujours les hommes attendent un homme,
cherchent un homme, un homme devant lequel l'envie
et toutes les basses passions se taisent :


un homme qui soit pour les autres hommes l'homme de
l'espérance, l'homme du salut, l'homme de la Provi-
dence.


Au commencement de ce siècle, le Premier Consul ré-
pondit à ce vœu, à ce cri de la France.


Aujourd'hui encore, en France, que cherche-t-on?
qu'attend-on? Un homme !


Quelquefois il n'en faut qu'un, et plusieurs qui se
présenteraient seraient un malheur.


Aujourd'hui, qui ne le sent, qui ne le dit? 11 faut un
homme à la France. Malheureusement il s'en présente


Si FORTE VIRUM QUEM


CONSPEXERE, SILENT


1 . PADL, ad Heb., vn, 1 5 .




XII INTRODUCTION.


plusieurs. S'il n'y en avait qu'un, laFrance serait peut-
être déjà sauvée ! Que faire?


Prier, afin que Dieu rende possible celui qui est né-
cessaire.


Heureux les peuples desquels on peut redire la parole
de l'Évangile : Fuit HOMO missus a Deo ; il y eut un jour
pour eux un HOMME envoyé de Dieu1 !


Mais je suis élevé ici à des pensées plus hautes, et les
doctrines évangéliques éclairent admirablement ce que
je médite en ce moment.


L'homme est le grand moyen employé par Dieu pour
sauver l'homme. Une telle mission est sans contredit la
plus grande gloire que Dieu puisse donner à un homme
ici-bas.


Cette gloire est presque toujours douloureuse, san-
glante. On ne sauve les hommes qu'en se dévouant, et
quelquefois en mourant pour eux.


Le plus souvent ils ne veulent pas être sauvés : alors
il faut les sauver malgré eux, et mourir pour eux et
par eux.


C'est alors ce je ne sais quoi d'incomparable et d'a-
chevé que les grandes infortunes ajoutent aux grandes
vertus.


Dieu a trouvé cela si glorieux, qu'il en a réservé la
gloire h son Fils.


J'ai dit que Dieu sauve l'humanité par l'homme : et il
est à remarquer ici que, quand Dieu voulut lui-même tra-


R 1 . Tels furent : Judas Machabée à Jérusalem; Constantin, vainqueur
par la crois aux portes de R o m e ; saint Léon le Grand, devant Attila;
saint Pie V , à Lépante; Jean Sobieski, sous les murs de Vienne; Jeanne
Darc, à Orléans.




INTRODUCTION. XIH


Tailler à notre salut et nous sauver, il se fit homme :
HOMO FACTCS EST!


Quand le Verbe devint I'HOMME-DIEU, le monde fut
sauvé.


La date romaine abolie révéla la présence et l'ère du
Dieu fait Homme.


L'homme de l'Empire romain s'effaça, et dit, en en
montrant un autre : EGGE HOMO ! VOICI L'HOMME 1


L'homme de la loi et de l'antique prophétie s'était ef-
facé déjà en sa présence. Le Précurseur lui-même, quoi-
qu'il fût un homme envoyé de Dieu, ne parut envoyé que
pour montrer aux autres hommes I'HOMME par excellence
et tomber le premier à ses pieds. Il y en a un au milieu
de vous, disait-il aux Juifs, que vous ne connaissez pas!
Médius vestrum stetit quem vos nescitis. — II faut qu'il
croisse et que je diminue! ajoutait-il. Illum oportèt cres-
cere, me aulem minui.


Voilà les paroles qui firent de Jean-Baptiste le plus
grand des enfants des hommes. Sa gloire immortelle
est d'avoir été le Précurseur de Celui qui devait tout
sauver.


Celui qui devait tout sauver, c'était l'Homme attendu,
promis, figuré pendant quarante siècles. C'étaiU'Homme
dont Moïse, le plus grand homme des temps antiques,
s'écriait au désert : Mitte quem missurus es : Envoie,
Seigneur, Celui que tu dois envoyer !


LE SAINT QUE TU. PROMIS ET QUE NOUS ATTENDONS? di-


saient tous les anciens justes.
Les patriarches mouraient en souhaitant de le voir;


les pères apprenaient à leurs fils àl'espérer; lesprophètes
chantaient sa venue : Cieux, disaient-ils, répandez votre




XIV INTRODUCTION.


rosée! que la terre s'entr'ouvre et qu'elle germe son
Sauveur !


Ce fut Jésus-Christ! et il montra accomplie en lui-
même, aux dépens de sa propre vie, cette grande vérité:
que pour être l'Homme de Dieu et l'Homme des peuples,
que pour être un Sauveur, il faut se dévouer, souffrir,
mourir.


Le nom qui lui fut donné par les prophètes et par les
anges disait sa destinée. Les prophètes le nommèrent
V Attente et le Désiré des nations, en même temps que
l'Homme des douleurs, VIRDM DOLORUM, et les anges le
nommèrent Jésus, c'est-à-dire SAUVEUR.


Être attendu, providentiellement espéré ; être le besoin
et le vœu des peuples, et répondre à ce besoin, à ce vœu,
par un dévoûment qui va jusqu'à la mort : rien n'est
plus grand dans les destinées humaines. Et c'est un trait
incomparable de grandeur pour le christianisme, que les
chrétiens adorent un Sauveur incontestablement attendu
pendant quarante siècles, et mort sur une croix pour
racheter l'humanité.


Voilà les lumières que l'Evangile jette sur le sujet qui
nous occupe ; et, si nous descendons maintenant de ces
hauteurs, nous trouverons encore bien des vérités im-
portantes à méditer.


Il en est une que je veux remarquer d'abord : c'est
que, quand l'homme de la Providence est donné, les
hommes surgissent autour de lui.


Nous en avons eu chez nous un mémorable exemple :
quand le Premier Consul répondit au vœu universel, et




INTRODUCTION. XV


devint Yhomme de la France, ce fut un beau spectacle
de voir comment il rassembla autour de lui, éleva, mul-
tiplia les hommes pour la gronde œuvre delà régénéra-
tion sociale.


Tout fut un moment sauvé; et, s'il n'était pas devenu
l'homme de l'ambition et de l'orgueil, s'il fût demeuré
toujours l'homme du bon gens et la sagesse provi-
dentielle, la France, aujourd'hui, serait assurément plus
heureuse, plus forte, plus puissante que nous ne la
voyons.


Ces hommes de la Providence, quand ils sont fidèles
à leur glorieuse mission, dominent leur temps, font
leur siècle, impriment un mouvement à l'humanité tout
entière, et laissent la trace immortelle et bénie de leur
passage sur la terre : témoin les siècles d'un saint
Louis, d'un Gharlemagne !


Et cela sans charlatanisme, sans le mensonge des
phrases, sans l'orgueil de la tyrannie.


Saint Paul n'a pas proclamé son siècle le siècle des
lumières, et il a illuminé le monde.


Saint Vincent de Paul n'a pas proclamé son siècle le
siècle de la philanthropie, et il a été le grand consola-
teur de l'humanité souffrante.


Non-seulement ces hommes dominent leur siècle,
mais ils sauvent leur siècle; ils élèvent leur siècle ; ils
créent leur siècle.


Voilà les hommes qu'il faut demander au ciel. Notre
orgueil a beau s'agiter, s'irriter, nous ne serons sauvés
que par des hommes envoyés de Dieu pour nous sauver.


Quant à nous, quels sont les hommes que nom devons
chercher à former par l'Education et préparer, s'il se




XVI INTRODUCTION.


peut, à la mission du Ciel? — car, on le comprend, ces
hommes de la Providence, ces hommes de Dieu, dans le
sens le plus élevé du mot, l'Education ne suffit point à
les faire ; elle les prépare, et c'est Dieu seul qui les fait
et qui les envoie.


Ceux donc que nous devons chercher à former, ce sont
les hommes de bien, les hommes de sens, les hommes de
tête, les hommes de foi, les hommes d'honneur et de
courage, les hommes même de génie, s'il est possible :
en un mot, les hommes capables de devenir, au besoin,
les hommesdeDieu, les hommes de In Providence.


Je répète ma question : Où en sommes-nous à cet
égard, et où sont parmi nous les hommes?


Qu'avons-nous sur quoi nous puissions compter ?
Hélas 1 non-seulement, comme dit un prophète, tous


les cœurs sont malades de tristesse : omne cor mœrens;
mais les plus fortes têtes s'abattent et languissent. : omne
caput languidum. La prudence humaine est à bout; la
plus haute sagesse se déconcerte ; les habiles de la terre
sont manifestement en détresse ; les hommes les plus
forts proclament eux-mêmes leur faiblesse.


Tous, nous sommes condamnés à redire la doulou-
reuse plainte de l'Évêque d'Hippone : LEVONS NOS TÊTES
ET PORTONS NOS REGARDS VERS CELUI DONT LE RÈGNE NE


CHANCELLE NI NE FINIT ; CAR JE NE VOIS SUR LE CONTINENT


NI HOMME NI ASSEMBLÉE CAPABLE DE SAUVER L'EMPIRE.


Nous avons fait bien des révolutions.
La dernière, celle du 24 février, a mis en mouvement


tout un peuple. Jamais il n'y eut un plus grand pêle-
mêle d'hommes, jamais on ne vit une agitation plus
gigantesque.




INTRODUCTION. XVII


Dans les plus humbles villages, comme dans les plus
grandes cités, depuisles plus pauvres ouvriers jusqu'aux
princes, tous ont été provoqués, tous ont pu et dû appa-
raître au grand jour. Chose étrange! de tout ce mouve-
ment il n'est pas né, il n'est pas resté un homme. Plu-
sieurs même y sont morts dans le mépris, qu'on croyait
des hommes. Et la France cherche, attend toujours ceux
qui lui manquent!


Sans doute il y a des hommes qui nous retiennent au
penchant des abîmes, et nous devons en bénir Dieu !
mais ce sont les hommes des temps qui ont précédé :
hommes politiques, hommes religieux, chefs militaires,
magistrats ; on trouve en eux une haute intelligence, une
rare intrépidité, un admirable dévoùment à la chose
publique; mais ce sont ces hommes-là eux-mêmes qui se
plaignent que les hommes manquent autour d'eux, qui
comprennent l'immensité des besoins et déclarent leur
propre insuffisance. En présence, de tant d'oeuvres qu'ils
ne peuvent accomplir, de tant de maux auxquels ils ne
peuvent porter remède, nulne s'écrie plus haut qu'eux :
Les hommes manquent !


En effet, presque partout les hommes sont inférieurs à
leur position ; presque partout on voit au premier rang
des hommes de second ordre, qui seraient des hommes
distingués, très-utiles et même supérieurs dans des fonc-
tionsmoins hautes que celles où le malheur et l'indigence
des temps les condamne à agi retà n'être que médiocres;
en un mot, presque partout manque l'homme des
grandes choses, l'homme de Dieu, l'homme de l'œuvre,
l'homme de la Providence.


De tels hommes, sans aucun doute, je l'ai dit déjà,




XVI» INTRODUCTION.


c'est Dieu qui les fait et qui les donne. Eh bien! depuis
longtemps Dieu n'en donne pas, ou, s'il les fait et les
donne, l'Education les défait : l'épouvantable état de so-
ciété où nous sommes et le temps mortel où nous vivons
les corrompt ou les étouffe; et la malédiction de Dieu a
précipité, sous nos yeux, l'orgueil de ceux en qui on
espérait le plus!


Sans doute, ici nul n'est de meilleure condition que
ses frères, et tous doivent s'accuser et gémir.


Sans doute, encore, il y a aujourd'hui du zèle, de la
bonne volonté et même un ardent désir de faire de
grandes choses; on ne peut le méconnaître; mais tout
cela, il le faut avouer aussi, se révèle avec un caractère
d'orgueil, d'égoïsme et de faiblesse misérable.


Quand Dieu voulut faire le xvn e siècle et sauver la
France, il répandit un souffle de vie sur une multitude
d'hommes, laïquesetecclésiastiques, maistous chrétiens,
humbles et forts, auxquels il donna, avec la résolution
d'une sainteté décidée, un goût d'abn égation, un bon sen s
des affaires, un courage enfin et une tenue des grandes
choses, dont nous sommes singulièrement dépourvus; et
puis, pour tout dire, ils firent de grandes choses parce
qu'ils ne songèrent pas ambitieusement à les faire.


11B sentaient bien, sans doute, qu'il se préparait quel-
que chose de grand dans ce siècle ; mais ils ne le célé-
braient pas fastueusement : ils auraient craint de se
célébrer eux-mêmes.


Pas un des grands hommes du xvn" sièclen'a dit : Le
xvn c siècle ! •


Le xvn c siècle n'a été nommé qu'après eux : et nous,
nés d'hier, nous avons glorifié déjà notre xix e siècle!




- IHTROBUflTtON. XIX


Nous l'avons proclamé le siècle des progrès !!1 Sa mar-
che se précipite, il est vrai ; il a des pieds de fer et des
ailes de feu; mais la terre tremble et fuit sous ses pas,
et il achèvera peut-être sa course avant d'avoir atteint
la fermeté de l'âge mûr !


Il y a bien parmi nous ce que l'on nomme les hommes
de parti. Mais qu'est-ce à dire, et qu'en peut attendre
la France1?


Hommes de parti, c'est-à-dire hommes qui ne seraient
rien, s'ilsn'étaientauserviced'unparti : hommesdontles
passions, les inté rets duj our, vantent, exagèrent, grandis-
sent outre mesure le mérite, pour les besoins des partis.


Sans doute, il y a des partis honnêtes, des partis né-
cessaires en des temps malheureux.


Mais l'homme qui sauve son pays n'est plus un homme
départi; il s'en dégage, il les domine de toute la hau-
teur de son dévouaient, de son génie et de sa mission,
et il les rallie !


Là estla véritable force, là est la véritable gloire !
Quant aux hommes de parti, que sont-ils? que peu-


vent-ils?
Ils ont quelquefois dans le caractère ou dans l'esprit


telle qualité ou tel défaut; ou bien ils doivent au hasard
des circonstances telle position qui les fait exalter par
tous ceux dont c'est l'intérêt du moment.


Alors on exagère tout en eux ; ils ne font rien, ils ne
publient rien qui ne soit admirable ; ils sont le drapeau
du jour; bon gré mal gré, on en soutient l'honneur. Il
y a en leur faveur une sorte de gageure ; il faut aller
jusqu'au bout




XX INTRODUCTION.


Le parti le sait bien lui-même, et les habiles le disent
tout bas, en attendant l'heure de le proclamer tout haut 1


Depuis soixante années, combien n'avons-nous pas
eu de ces célébrités mensongères! de ces taux grands
hommes !


Combien d'hommes, de peu ou de rien, qui ont été
tout à un jour donné, et puis qui, le lendemain, se sont
évanouis dans leur néant! dont le souvenir s'est telle-
ment effacé, qu'onestquelquefoistoutétonnédu silence
qui s'est fait autour d'eux, et tout surpris d'entendre
même prononcer leur nom et de savoir qu'ils vivent
encore, tant on n'en entendait plus parler.


Voilà les hommes que nous avons eus !
Mais des hommes autour desquels on se rallie, des


hommes devant lesquels la jalousie tombe, des hommes
que les passions respectent;


Il n'y en a pas : ou, s'il y en a, la Providence ne les
adopte point : I'AVÉNEMENT leur manque : ou bien-ils
manquent eux-mêmes à la Providence et ne répondent
pas à son appel.


Que sais-je? il y a peut-être en eux quelque chose que
j'ignore, que le monde ne sait pas, mais que Dieu sait,
et qui fait que Dieu ne les a pas adoptés, et qu'ils ne
deviennent point les hommes de Dieu pour le salut du
monde !


Quelquefois ce ne sont que des défauts, négligés ou
flattés, qui ont ces grandes et lamentables conséquences.


Il y a peut-être parmi nous tel homme qu'un seul
défaut empêche d'être l'homme de la Providence.


Qu'il me soit permis de le dire : quand on est revêtu
d'une autorité quelconque ici-bas; quand on a reçu de




INTRODUCTION. XXI


Dieu les dons élevés de la position sociale, du carac-
tère ou du génie, on ne se respecte jamais assez soi-
même I


Ce sont les plus petits défauts qui diminuent et défont
les plus grands hommes1.


Parmi les défauts moins graves en apparence, il en est
un que Fénelon reprochait aux princes, et qui, souvent
inaperçu et par là même excusable, est cependant d'une
gravité extrême chez les hommes publics, chez les hom-
mes d'Etat, et se rencontre aujourd'hui très-fréquem-
ment, même dans les hommes de bien.


C'est d'être trop PARTICULIER : de songer trop à soi-
même.


Oui, aujourd'hui les hommes de bien sont particuliers
et songent trop à eux.


G'est une faiblesse devenue générale : elle est le grand
malheur du temps où nous vivons, et ce temps, hélas !
est lui-même l'excuse de cette faiblesse.


Il y a eu, dans notre triste pays, tant de renversements
et de désastres, que chacun effrayé se retire chez soi,
dans ses intérêts privés, s'y cantonne en quelque sorte,
et s'applique exclusivement à les sauver.


1. Fénelon écrivait pour le duc de Bourgogne : » Surtout soyez en garde
» contre votre humeur : c'est un ennemi que vous porterez partout avec
« vous jusqu'à la mort : il entrera dans vos conseils, et vous trahira, si
« vous l'écoutez. L'humeur fait perdre les occasions les plus importantes;
« elle donne des inclinations et des aversions d'enfant, au préjudice des
« plus grands intérêts ; elle fait décider les plus grandes affaires par les
« plus petites raisons ; elle obscurcit tous les talents, rabaisse le c o u -
• rage, rend un homme inégal, faible, vif et insupportable. Défiez-vous
« de cet ennemi. »


b




HtTROOUGTlOrt.


Et cependant que devient l'intérêt, le salut public?
qui y songe courageusement? qui S'y dévoue sans ré-
serve? dans son dévoûment, qui ne se cherche encore
soi-même ?


Tout demeure isolé, tout demeure PARTICULIER, et par
là tout est faible.


On le disait naguère : les méchants s'entendent pour
le mal. — On ne peut trouver deux hommes vertueux
qui s'entendent constamment pour le bien.


Gela est vrai, même parmi les plus dévoués.
On veut le bien ; on se dévoue à le faire, pourvu qu'on


y travaille seul.
Mais s'oublier soi-même, faire le bien à plusieurs, se


dévouer de concert à de grandes choses, avec l'accord
et la responsabilité mutuelle du dévoûment commun,
rien n'est plus rare \


Triste temps que celui où on ne peut trouver deux
honnêtes gens qui veuillent travailler ensemble à une
même œuvre !


1. Pourquoi, dans l'Église elle-même, dans la société spirituelle, les
prêtres, les bons prêtres, se décident ils avec tant de peine à la vie c o m -
mune, qui décuplerait les forces du clergé, etseraitle plus grand moyen
pour faire puissamment le bien dans les paroisses et dans loules les
bonnes oeuvres? pourquoi cette vie commune, malgré tous ses avan-
tages et toutes les facilités qu'elle donne, et qu'on n'a pas quand on est
seul, pourquoi est- elle si rare? C'est que, dans la vie de communauté, il
faut vivre ensemble, faire le bien ensemble, s'oublier soi-même, songer
souvent aux autres, se supporter les uns les autres! Pourquoi l'Education
de la jeunesse est-elle une œuvre si difficile? Parce qu'elle est essentielle-
ment une œuvre à plusieurs Pourquoi voit-on partout les œuvres les
plus importantes, les catéchismes, par exemple, partagés, divisés, frac-
tionnés, c'est-à-dire affaiblis, diminués, et quelquefois si misérables?
C'est qu'on aime mieux être seul et faible que d'être ayee un autre le se-
cond et fort.




INTRODUCTION. XXIII


Que celui où toutes les plus petites raisons empêchent
toutes les plus grandes choses!


Que celui où les intérêts et les hommes particuliers
dominent et absorbent lesintérêtsetles hommes publics !


Certes, je ne veux pas être injuste envers mon temps
et envers mon pays ; je le reconnais : aujourd'hui encore,
il y a beaucoup d'hommes qui ont reçu de Dieu tout ce
qu'il faut pour être utiles et rendre de grands services ;
mais chacun a son excuse, son prétexte ou sa raison.


J'irai plus loin : depuis cinquante années, il y a eu
parmi nous des hommes que les dons de la nature et une
haute Education intellectuelle avaient faits des hommes
de génie. Cela est vrai ; mais une mauvaise Education
morale en a fait des hommes pleins d'une personnalité
orgueilleuse; l'orgueil a renversé le génie : etleurruine
a été effroyable.


Et, enfin de compte, partout ce sont les hommes qui
font défaut; et voilà pourquoi presque toutes les œu-
vres religieuses ou sociales manqueut de l'homme qu'il
leur faudrait : j'en citerai un exemple.


Une loi pour l'enseignement a été obtenue : plusieurs
ont craint que la loi ne suffît pas, et ont fait même, à
cette occasion, plus de bruit qu'il ne convenait peut-
être.


D'autres ont dit : La loi suffira, mais les hommes ne
suffiront point.


Les hommes manqueront pour mettre à profit cette
loi et la liberté qu'elle donne.


Qui a bien jugé ?
L'expérience décide en ce moment. A l'heure où je


parle, s'il y avait des hommes, la France serait couverte




XXIV INTRODUCTION.


de maisons d'Education chrétienne, d'établissements li-
bres, et la jeunesse française serait sauvée ; les congré-
gations religieuses et le clergé, au lieu d'ouvrir çà et là
quelques rares collèges dont plusieurs peut-être subsis-
teront avec bien de la peine, auraient, par le bienfait de
cette loi, répondu à tous les vœux des familles catholi-
ques, et ouvert les cent collèges qui nous manquent.


Mais hélas ! il faut l'avouer, nous sommes dans un
cercle vicieux : l'Education seule pourrait former les
hommes qui nous manquent, et les hommes qui nous
manquent pourraient seuls nous donner l'Education
qu'il nous faut.


On ne sortira de ce cercle vicieux que par un prodi-
gieux effort d'intelligence, de dévoûmentetde courage!


C'est ce qu'on a fait au commencement du xvir siècle.
La situation n'était guère meilleure.


Mais qu'on y prenne garde, ce ne sont pas des hommes
médiocres qui nous ont fait ét élevé le xvn e siècle : c'est
un saint Vincent de Paul, un Richelieu, un cardinal de
Bérulle, un Olier, et tous ces grands instituteurs de la
jeunesse séculière et cléricale, dont l'intelligence, le dé-
vouaient et l'énergie passèrent de loin tout ce que notre
temps peut imaginer.


Le règne de Louis XIII fut admirable pour ceux qui
savent regarder de près : leroimanquait,;maisily avait
un homme : cet homme, dont Fénelon, malgré ses incli-
nations contraires, a dit depuis :


« Armand, cardinal de Richelieu, changeait alors la
« face de l'Europe, et, recueillant les débris de nos
« guerres civiles, posaitles vrais fondements d'une puis-
« sance supérieure à toutes les autres.




INTRODUCTION. XXV


« Né pour connaître les hommes et pour les employer
« selon leurs talents, il les attachait par le cœur à sa
« personne et à ses desseins pour l'Etat.


« Aussi le temps qui efface les autres noms fait croître
« le sien ; et, à mesure qu'il s'éloigne de nous, il est
« mieux dans son point de vue. »


Les troubles du XVIe siècle et les grandes leçons du
malheur avaient décidé le xvu e à fortement élever sa
jeunesse; Richelieu y contribua plus puissamment que
personne, et c'est par là surtout qu'il prépara la gran-
deur du règne suivant.


Si l'Eglise n'a pas sauvé l'empire romain, c'est que
l'empire n'a pas voulu se laisser élever par elle. Les
barbares sont devenus la société européenne, parce
qu'ils se sont laissé élever par l'Eglise.


On a dit en Europe : Les rois s'en vont. Je dirai : Les
nations européennes aussi, si elles négligent longtemps
encore l'Education de la jeunesse.


Sans doute, comme je le disais plus haut, il ne faut
pas désespérer des nations. Dieu lésa faites guérissables;
mais il faut qu'elles veuillent être guéries : autrement,
elles ne sont pas plus immortelles que les hommes.


Voyez toutes les petites républiques de l'Amérique
méridionale. Quelles agiLations! quelle faiblesse! quels
abaissements! quelle anarchie sociale!


Toutes ces républiques n'existent pas encore, on le
peut dire. Elles n'existerontpeut-êtrejamais. Pourquoi?
Les hommes leur manquent. Elles n'ont pas encore
trouvé un homme. Ceux dont les noms arrivent jusqu'à
nous, évidemment ne sont pas des hommes.




XXVI INTRODUCTION.


Elles vivent au jour le jour, ou plutôt elles se meurent
chaque jour, à force de révolutions.


La France, l'Europe, en viendront-elles à cette triste
fin?


N'y a-t-il aucune nation, dans le monde civilisé, dont
on ne puisse dire : C'est une nation qui s'en va!


Je l'ignore ; mais on ne peut s'empêcher de recon-
naître tout ce qu'ily a de vrai dans cette parole du chan-
celier Oxenstiern à son fils, partant pour visiter les
grandes capitales de l'Europe : » Allez voir, mon fils,
» avec quelle petite dose de sagesse le monde est gou-
» verné. »


Que pouvons-nous dire denous-mêmes?
Je n'en dirai qu'une chose incontestable :
Ce libertinage d'esprit qui s'appelle la liberté de la


presse, enlève, chaque matin, à la société française sa
force intellectuelle et morale. Ecrivains et lecteurs s'y
épuisent également.


Certes, ce ne fut pas le journalisme qui forma, qui
inspira, qui gouverna ces hommes, ces prêtres, ces reli-
gieux, ces instituteurs de la jeunesse, si grands et si
forts, au commencement du xvn e siècle !


On l'a dit encore et cela est vrai : la liberté de la presse
est l'asservissement des esprits; c'est une violence tyran-
nique exercée sur les intelligences faibles.


La société temporelle y a succombe. La société spiri-
tuelle elle-même en souffre. Elle en souffrira plus pro-
fondément encore si elle n'y prend garde.


Quoi qu'il en soit, espérons que Dieu ne donne à la
France desi fortes leçons que parce qu'il veut lui donner
la sagesse, lui apprendre à réparer par elle-même les




INTRODUCTION. XXVII


maux qu'elle a faits A U X peuples, et, à l'aidedes hommes
d'intelligence et de cœur, des hommes de conscience et
de foi que l'Education élèvera pour elle* la faire mar-
cher encore fille aînée de l'Eglise et reine du monde
civilisé!


Après toutes ces considérations, on ne trouvera pas
étonnant, je pense, qu'un Evoque dont la vie presque
entière s'est passée à élever la jeunesse, qui a consacré
à cette grande œuvre de laborieuses études et un long
dévoûment, vienne aujourd'hui entretenir ses contem-


faire les hommes.
Il m'a semblé trop triste de désespérer d'un pays dont


l'intelligence est naturellement^ belle, le cœur si haut,
les instincts si généreux, et le bon sens toujours supé-
rieur à ses légèretés. Sansdoute le peuplé français peut
se laisser éblouir, égarer ; mais il sait revenir à la raison
par ses égarements mêmes ; et une grande et forte Edu-
cation peut lui rendre encore ce sens ferme et élevé,
ce sens chrétien qui en fait le premier peuple du monde,
et qui lui fera retrouver son antique prospérité dans
ses premières vertus.


Que chacun donc, ô noble peuple! t'offre son secours
et te paye, en passant, sa dette ; pour moi, je voudrais
acquitter la mienne, en t'offrant, dans cet humble essai
les souvenirs de mon dévoûment et de mon expérience.
La génération présente est la source des générations fu-
tures : préparons-la, s'il estpossible, de manière àléguer
à l'avenir des espérances meilleures que le présent.


Ce livre, si on peut lui donner ce nom, s'est trouvé




XXYIH INTRODUCTION.


fait, je le dois avouer en finissant, sans que j'eusse songé
à le faire. La rapidité du temps, des occupations trop
multipliées, une infirmité douloureuse, ne m'auraient
laissé ni le loisir ni la force de faire un livre. Aussi ce ne
sont que de simples souvenirs, et des pensées qui m'oc-
cupèrent longtemps, quand je vivais avec la jeunesse.
Ces pensées, que je recueillais alors seulement pour
quelques-uns, on m'a pressé de les offrir aujourd'hui à
tous. J'y ai consenti trop facilement peut-être; mais la
jeunesse, après avoir été la sollicitude et l'affection de
ma vie entière, n'apas cessé dem'être chère : jesens que
mon cœur, malgré les années, ne vieillit point pour elle.
Elle est le dernier espoir de la Religion et de la Patrie :
à ce titre, elle a un attrait et un charme irrésistibles pour
quiconque aimel'une et l'autre; et j'ai cédé à l'espérance
de la servir encore, en luioffrant publiquement aujour-
d'hui des leçons et des conseils que j'aimais autrefois à
lui communiquer en famille.


Tel est le sujet de ces pages, que je dédie à la jeu-
nesse de mon pays, à tous ceux qui se consacrent à
l'œuvre de l'Education parmi nous, à mon pays lui-
même. Je ne donne, d'ailleurs, ici aucune autre raison
de cet ouvrage que son but et son titre : j'espère qu'il
s'expliquera de lui-même. Puisse-t-il être utile ! c'est
mon seul vœu, et, si ce vœu est exaucé, j'en bénirai le
Dieu AUTEUR DE TOUT BIEN.




DE


L ' É D U C A T I O N


LIVRE PREMIER


DE L 'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL


CHAPITRE PREMIER


L'Éducation est une œuvre d'autorité et de respect.


Lorsque, après de longues éludes et une laborieuse expé-
rience, j'ai recherché par une réflexion plus profonde quelles
étaient les deux choses fondamentales dans l'Éducation, j'ai
trouvé l'autorité et le respect.


Voilà pourquoi j'ai cru devoir placer avant tout ces deux
noms si graves et commencer par là !


Sans doute, ces premières pages de mon livre ne suffisent
pas à démontrer ce que j'avance ici : c'est le livre tout entier
qui fera la démonstration. J'ose le dire, il ne s'y rencontrera
peut-être pas une page où cette vérité ne se retrouve avec
sa forte et vive lumière. Je ne doute même point que, dès
l'abord, le regard pénétrant des esprits élevés et attentifs ne
découvre sans peine pourquoi les deux plus grandes, et


t., i. 1




LIV. I E R . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


saintes choses qui soient ici-bas dans l'humanité, à savoir
l'autorité et le respect, sont aussi dans l'Éducation et y ap-
paraissent comme le fond même et les grands moyens de
l'œuvre qu'il s'agit d'accomplir.


Qu'est-ce, en effet, que l'Education, quelle est son idée
tout à la fois la plus haute et la plus profonde, la plus géné-
rale et la plus simple? Le voici :


Cultiver, exercer, développer, fortifier et polir toutes les
facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses
qui constituent dans l'enfant la nature et la dignité humaine;
donner à ces facultés leur parfaite intégrité ; les établir dans
la plénitude de leur puissance et de leur action ;


Par là former l'homme et le préparer à servir sa patrie
dans les diverses fonctions sociales qu'il sera appelé un jour
à remplir, pendant sa vie sur la terre;


Et ainsi, dans une pensée plus haute, préparer l'éternelle
vie, en élevant la vie présente :


Telle est l'œuvre, tel est le but de l'Education.
Tel est le devoir d'un père, d'une mère, lorsque Dieu, les


associant à sa Providence suprême, donne par eux la vie à
de nobles créatures, et les charge de continuer et d'achever
cette tâche toute divine, en conduisant au bonheur, par la
vérité et par la vertu, «es enfants qu'il associera lui-même
un jour à sa félicité éternelle et à sa gloire.


Tel est le devoir des hommes qu'un choix honorable, une
vocation supérieure, un dévoûment généreux, associé à
l'autorité, à la sollicitude paternelle et maternelle; telle est
la sainte mission des instituteurs de la jeumesse; et cela
partout et toujours, chez les nations les plus civilisées et les
plus savantes, comme chez les peuples moins éclairés et
moins polis.


L'Education privée comme l'Education publique, l'Educa-
tion la plus vulgaire aussi bien que l'Education la plus
haute; l'Education des filles comme celle des garçons en




CH. 1 « . — OEUVRE D'AUTORITÉ ET DE RESPECT. 3


un mot, l'Education humaine n'est qu'à ces conditions et à
ce prix. Autrement, elle n'est pas. Telle est la loi de la nature
et l'ordre imposé par la divine Providence elle-même.


De quoi est-il, en effet, question? Il importe tout d'abord
de le bien comprendre. Voilà un enfant: il faut l'élever;
mais qu'est-ce à dire et quel est cet enfant? Cet enfant, c'est
le genre humain ; c'est l'humanité tout entière ; c'est l'homme:
rien de plus, rien de moins. Il a droit à la sollicitude de
toutes les autorités, à l'action et aux bienfaits de tous les
pouvoirs sur la terre. Il a droit à tous les respects et il les doit
à son tour. Toutes les autorités divines et humaines : le
Prince, le Prêtre, le Père, l'Instituteur, le Magistrat, la Fa-
mille, la Société, l'Eglise, sont institués pour lui. La Disci-
pline morale, l'Enseignement, les Lettres, les Sciences, la
Religion, tous les prix du travail et de la vertu, la Provi-
dence enfin, tout est ici-bas pour lui : parce qu'il est lui-
même ici-bas de Dieu et pour Dieu ! Voilà pourquoi tout en
ce moade doit travailler à son Education, tout doit concourir
k l'élever, tout doit faire ou favoriser cette grande œuvre.


Au reste, la belle terminologie, qui est le fond même du
langage adopté par le genre humain sur l'Education, suffit
à montrer que ce n'est pas là une haute et vaine théorie, une
magnifique spéculation sans réalité possible.


Ici, en effet, le simple énoncé des termes porte avec lui-
même une lumière de vérité certaine : et, pour atteindre la
plttshaute évidence, il suffirait de fixer le sens commun et
incootestaoie tle-chaque expression, et de constater la no-
blesse, l'élévation et la force pratique des idées générales
que révèle le langage de l'humanité sur l'Education.


Entrons dans les détails.
Et d'abord l'Education ! quelles nobles idées, quelle forte


action les ètymologies expriment ici? C'est presque tirer
du néant; presque créer; c'est au moins tirer du sommeil
et de l'engourdissement les facultés endormies; c'est don-




4 LIV. I e r . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


ner la vie, le mouvement et l'action à l'existence encore im-
parfaite.


C'est en ce sens que l'Education intellectuelle, morale et
religieuse est l'œuvre humaine la plus haute qui se puisse
faire. C'est la continuation de l'œuvre divine dans ce qu'elle
a de plus noble et de plus élevé : la création des âmes.


Et voilà pourquoi aussi c'est l'œuvre de la plus haute au-
torité.


Dans l'Education, Dieu est la source et la raison de l'auto-
rité et du respect, des droits et devoirs essentiels de tous : il
est le modèle et l'image de l'œuvre qui est à faire; il en est
l'ouvrier le plus puissant et le plus habile.


A quelque point de vue que je me place pour considérer
l'œuvre de l'Education, elle apparaît à mes yeux comme un
des reflets les plus admirables de l'action, de la bonté et de
la sagesse divine.


L'Education accepte le fond, la matière que la première
création lui confie : puis elle se charge de la former; elle y
imprime la beauté, l'élévation, la politesse, la grandeur :
c'est comme une inspiration de vie, de force, de grâce et de
lumière.


Lorsque l'immortel archevêque de Cambrai se chargea de
VÈducation du duc de Bourgogne, il s'appliqua, dit son his-
torien, et parvinl, autant qu'il le pouvait, à former, à réali-
ser dans son royal élève le beau idéal delà vertu, comme les
artistes de l'antiquité cherchaient à imprimer à leurs ou-
vrages cette beauté suprême qui donne aux formes humaines
une expression surnaturelle et céleste. Aussi a-t-on dit que
le duc de Bourgogne fut une des plus nobles créations de la
sagesse et du génie.


C'est aux Romains, c'est à leur langue si majestueuse et
si forte, que nous devons ce mot d'un sens si grave, d'une
expression si énergique.


Les Français ont enrichi le langage et exprimé l'action




CH. 1 " . — OEUVRE D'AUTORITÉ ET DE RESPECT. 5


même de l'Education par un terme dont la noblesse et l'é-
elat le disputent à la majesté et à la force du mot latin. Nous
avons dit: Elever la jeunesse. Belle parole! et, si le sens qui
lui est propre semble moins profond et exprime moins forte-
ment l'action, l'autorité créatrice de l'Education, il ajoute
à cette idée fondamentale la beauté, l'ornement, la gran-
deur; et au fond, l'action créatrice de l'Education, est-ce
autre chose?


Oui, Elever est un beau mot, bien parfaitement français :
il a delà dignité, de l'honneur : il nous va bien, nous l'avons
heureusement créé.


Aussi voyez toutes les nobles acceptions qu'il s'est réser-
vées parmi nous ; comme il entoure l'Education du cortège
naturel des belles idées qui s'y rattachent! Par la puissance
de ce mot, Elever l'âme, Elever l'esprit, Elever les senti-
ments et les pensées, Elever le caractère, sont les idées na-
turelles, les idées françaises, les devoirs et le but de l'Edu-
cation.


Le mérite de notre langue, c'est d'avoir promptement
compris tout cela, et de s'y être dignement prêtée: et la
gloire de l'esprit français, c'est de l'avoir instinctivement
adopté, trouvant que ce langage lui convenait, et qu'une
Education, exprimée et faite de cette façon, devait être à sa
hauteur.


L'Allemagne et l'Angleterre n'ont pas eu la même inspi-
ration et nous l'envient, car c'est là une de ces expressions
qui honorent une nation ; et, appliquée à l'éducation, elle
suffît, seule, pour montrer tout ce qu'un mot a quelquefois de
fécondité et de puissance, et combien il peut soulever, sur
son passage, de sens nobles et utiles qui, sans lui, fussent
demeurés obscurs et inaperçus. C'est là un de ces mots qui
non-seulement enrichissent la langue d'un peuple, mais en-
richissent et fortifient ses moeurs et élèvent une idée à sa
plus haute puissance.




6 LIV. — DE t'ÊBtrCATlON EN GÉNÉRAL.


Et, quand cette idée est l'Education même de la jeunesse,
quand cette langue a donné d'ailleurs au monde le Génie et
le Caractère, deux mots encore si français, et qui se sont trou-
vés, pour la première fois, avec la beauté du sens absolu,
dans notre dictionnaire national, n'est-ce pas assez pour me
justifier si je me permets de dire que notre langue possède,
dans sa généreuse énergie, de ces mots heureux et inspirés
de haut, qui seront à jamais la fortune de la France?


L'Education donc forme, élève, crée en quelque sorte ; et
c'est pour y parvenir qu'elle CULTIVB et qu'elle EXERCE, qu'elle
agit et fait agir; voilà pourquoi, en même temps qu'elle est
l'œuvre d'une haute autorité, elle réclame de celui qu'elle
élève la coopération d'une docilité respectueuse.


Elle cultive par les soins physiques, par l'enseignement
intellectuel, par la discipline morale, par les leçons reli-
gieuses.


Comme un jardinier intelligent, elle place la plante qui
lui est confiée dans une bonne terre ; elle l'arrose d'une eau
pure, l'entoure d'un ferment généreux, et la nourrit ainsi des
sucs qui y secondent le travail intérieur de la nature, favori-
sent une végétation active, et la font grandir pour donner,
au temps convenable, des fleurs et des fruits.


L'Education cultive donc, et c'est spécialement le travail
de l'instituteur.


Mais ce n'est pas tout; l'Education exerce et fait agir, elle
exige le concours actif, le concours docile, l'exercice per-
sonnel, spontané, généreux de l'élève.


Comme le maître d'Un jeune et noble coursier le fait voler
dans l'espace, gravir des collines* traîner des fardeaux, lut-
ter contre la fatigue, et lui donne ainsi toute la souplesse et
toute la vigueur dont il est capable, de même l'instituteur,
en proposant à son élève certaines études, certains efforts,
certains exercices, en l'y excitant avec énergie, en l'y diri-
geant avec sagesse, le fait, comme il convient, travailler et




CH. I " . — ŒUVRE D'AUTORITÉ ET DE RESPECT. 7


concourir efficacement lui-même à sa propre Education.
J'ai dit : comme il convient. J'aurais pu dire : comme il es


nécessaire ; car tel est le dessein de Dieu et la loi de sa Pro-
vidence : cet enfant est un être moral, doué de liberté et ca-
pable d'action, il faut qu'il travaille h se développer, à s'en-
noblir, à s'élever lui-même ; autrement son Education ne
s'accomplit pas.


La loi du travail est la grande loi de l'Education humaine.
Nul n'est fait ici-bas pour ne rien faire. Toute créature intel-
ligente et libre est essentiellement destinée à l'action. L'acti-
vité nourrit, exerce, fait la force et la vie. L'oisiveté, le far-
niente, c'est l'anéantissement, c'est la mort.


Aussi, je ne crains pas de l'affirmer, le talent principal
de l'instituteur consiste à faire entrer courageusement son
élève dans la voie du travail et de l'application personnelle :
travail ou exercice du corps, qui donne de la vigueur à ses
membres; travail de l'esprit, qui forme en lui le jugement,
le goût, le raisonnement, la mémoire, l'imagination; travai l
du coiur, de la volonté, de la conscience, qui forme le carac-
tère, fait naître les penchants honnêtes, les habitudes ver-
tueuses.


Œuvre du maître et travail de l'élève, l'Education est donc
tout à la fois culture et exercice, enseignement et étude : le
maître cultive, instruit, travaille au dehors, mais il faut es-
sentiellement qu'il y ait exercice, application, travail au de-
dans. Il est indispensable de le bien comprendre.


Dans l'Education, ce que fait l'instituteur par lui-même
est peu de chose, ce qu'il fait faire est tout. Quiconque n'a
pas entendu cela n'a rien compris à l'œuvre de l'Education
humaine.


L'Education, de quelque côté qu'on la considère, est donc
essentiellement une action et une action créatrice : l'institu-
teur et l'élève y ont tous deux essentiellement part : l'institu-
teur avec autorité et dévoûment, l'élève avec docilité et res-




8 LTV. I " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


pect. Au premier appartient cette action puissante et féconde
sur l'enfant, cette autorité réelle qui lui donne le droit et qui
lui impose le devoir d'agir en maître. Dans l'Education
comme ailleurs, sans autorité réelle, point d'action légitime.


Mais cette action est une action toute bienfaisante ; car
l'Education est un service essentiellement paternel ; ce maî-
tre remplace et représente un père; donc, dans l'instituteur,
dévoûment qui soit l'inspiration et le courage de son ac-
tion ; bonté, affection, tendresse, qui soient le fond et l'âme
de son dévoûment; et, dans l'élève, docilité profonde, cou-
rageux efforts, respect reconnaissant et inviolable pour une
action qui est un bienfait, pour une autorité que le dévoû-
ment et l'affection inspirent.


J'ai nommé Dieu, le père, la mère, l'instituteur, l'enfant :
je dois nommer encore le condisciple.


Le condisciple ! c'est-à-dire la société qui commence : la
vie sociale, ses devoirs et ses droits; la noble émulation, la
puissance de l'exemple; le partage des joies et des douleurs,
des travaux et des succès ; la naïve amitié, l'appui, le se-
cours mutuel, la fraternité même; carie condisciple, c'est
un frère quand l'Education est ce qu'elle doit être, la famille.


Avec le condisciple se rencontrent aussi les froissements
réciproques, et par suite l'utile enseignement du support
mutuel et de la patience, la vraie et sage égalité, le respect
d'autrui, choses si précieuses ! Non, il n'y a pas, ou, du
moins, il y a bien peu d'Education sans condisciple I


Telles sont les premières idées; tels sont les droits et les
devoirs d'un ordre supérieur que révèlent ces premiers
mots :


CULTIVER, EXERCER.


On commence à découvrir pourquoi nous avons dit que
l'Education est avant tout une œuvre d'autorité et de res-
pect.




CH. II. — ŒUVRE DE DÉVELOPPEMENT ET DE PROGRÈS. 9


CHAPITRE II


L'Éducation est une œuvre de développement et de
progrès.


L'Education est donc essentiellement active, mais elle
n'agit et ne fait agir, elle n'exerce, elle ne cultive que pour
DÉVELOPPER.


J'insisterai sur ce point : il n'a pas été nié en théorie,
mais il est chaque jour étrangement méconnu dans la pra-
tique.


L'Education consiste essentiellement dans le développe-
ment des facultés humaines.


Si les soins du maître et les efforts de l'élève n'aboutis-
saient pas à développer, à étendre, à élever, à affermir les fa-
cultés ; s'ils se bornaient, par exemple, à pourvoir l'esprit
de certaines connaissances, et, si je l'ose dire, à les y emma-
gasiner, sans ajouter à son étendue, à sa force et à son acti-
vité naturelle, l'Education ne serait pas faite; il n'y aurait
là que'de Yinstruction. Je n'y reconnaîtrais plus cette grande
et belle œuvre créatrice qui se nomme l'Education : educere..
L'enfant pourrait à toute force être instruit, il ne serait pas
élevé ! L'Education même de l'esprit serait en défaut.


11 n'y aurait là tout au plus qu'une instruction vulgaire et
en quelque sorte passive, telle qu'un être faible et incomplet
peut la recevoir.


Qu'on ne s'y trompe pas : il faut nécessairement que,
sous la forte et heureuse influence de l'Education, toutes les
facultés de l'enfant se dénouent, se développent à la fois et
prennent l'essor, l'action, l'étendue, en un mot, la vie qui
leur est propre. C'est alors seulement qu'on peut espérerd*




1 0 LIV. i«. — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


cette jeune créature la maturité au temps convenable, et un
jour, peut-être, les fruits d'un développement glorieux.


Le langage et la nature des choses sont d'ailleurs ici d'ac-
cord : une heureuse éducation et un heureux développement,
dans un jeune homme, sont des expressions synonymes :
tant il est vrai que l'Education consiste essentiellement à dé-
velopper les facultés ! tant il est vrai que tout doit y tendre
au développement, au progrès physique, intellectuel, moral
et religieux de l'enfant! autrement il n'y a pas d'Education.


Par cela môme que l'Éducation est un développement,
elle est essentiellement progressive ; mais sa marche, ses
progrès, doivent être sagement compris et prudemmentmé-
nagés.


L'Education, à bien dire, c'est le développement de la na-
ture elle-même en tout ce qu'elle a de bon : aussi, selon la
simple et profonde parole de Fénelon, elle doit suivre la
nature et Vaider: sa marche ne doit jamais être violente ni
ses progrès précipités.


Voilà pourquoi l'Education, telle que la sagesse des peu-
ples et l'expérience des siècles' l'ont conçue et instituée,
veille sur l'homme et s'applique constamment à le former, à
le développer, à l'élever pendant les vingt premières années
de sa vie environ ; comme la nature elle-même y travaille
en silence pendant à peu près le même espace de temps..


Ce n'est pas qu'à vingt ans l'Education, non plus que la
nature, aient entièrement achevé leur œuvre: non, l'homme
intelligent et moral pendant tout le cours de sa vie acquiert,
se forme et s'élève toujours jusqu'à cet âge, même avancé,
où tout changement pour lui semble n'être plus un progrès,
mais un déclin.


L'Education ne doit donc rien avoir de borné ni de res-
treint : elle embrasse l'homme toutentier et le suit jusqu'au
bout de sa carrière. La perfection, voilà le véritable but
qu'elle se propose : et elle ne doit jamais avoir la prétention




CH. I I . — OEUVRE DE DÉVELOPPEMENT ET BB PROGRÈS. 4*


d'y être parvenue. Elle essaye de donner aux facultés hu-
maines toute la culture, tout le développement dont elles
sont susceptibles : elle s'efforce de rendre l'homme aussi
parfait que possible pour le monde présent et pour le monde
futur ; mais, afin d'y parvenir, elle y travaille constamment
jusqu'à la fin.


Toutefois, il faut le redire, ce qu'on entend d'ordinaire
par Education est communément achevé à vingt ans : à cet
âge l'homme physique a acquis toute sa croissance. Il peut
encore se fortifier : il n'a guère plus à se développer, à gran-
dir; et l'homme intellectuel et moral, dontle développement
ne s'arrête pas si vite, commence alors à jouir de ses facultés
dans la puissance de leur action et dans la force de leur in-
tégrité naturelle : il peut les appliquer à tout. Mais, pour
élever l'homme jusque-là, l'Education suit et doit suivre,
comme nous l'avons dit, la marche de la nature, et non
la prévenir. Celle-ci montre d'abord l'enfant faible, débile,
sans parole et sans voix : infans ! Malgré la sublimité de
son être, malgré la grandeur de ses destinées, quoi de plus
misérable qu'un enfant à sa naissance ? Mais la nature est
patiente : elle le fait passer successivement par tous les de-
grés de l'âge : elle fortifie peu à peu toutes ses faiblesses ;
et, avec le temps, elle lui fait atteindre toute sa croissance,
tout son développement, et enfin toute sa force.


Ainsi doit procéder l'Education intellectuelle et morale de
l'homme, avec la même constance, avec la même douceur :
elle suit la nature pas à pas ; et, comme elle, fait passer
l'homme par des degrés divers où elle accommode ses en-
seignements et ses leçons, sa culture et ses exercices, au
progrès de l'âge, aux forces de l'enfant et à son développe-
ment naturel.


Elle débute dès sa naissance. L'apaisement de ses premiers
CT\S, une patiente Yfes\s\<mce k ses ptetateTs cafmces, NO\\&
le commencement de son Education. Depuis la première ca-




12 LIV. i " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


resse donnée à cet enfant par sa mère, depuis la première
parole qu'elle dépose avec un baiser sur ses lèvres, depuis
la première pensée que le son de sa voix, la tendresse et la
lumière de son regard, l'inspiration et le souffle de son âme,
vont éveiller au fond de cette intelligence, jusqu'à la der-
nière leçon donnée par un père ou par un instituteur digne
de ce nom à ce jeune homme, au momentdesôn entrée dans
le monde : tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, tout ce qui
se commande, tout ce qui se défend, sons le toit paternel
comme au collège, doit se dire et se faire, se commander ou
se défendre, dans le but de cultiver, d'exercer, de développer
en lui les dons de la nature ; dans l'espérance d'élever ses
facultés à la force de leur intégrité naturelle, et de lesétablir
dans la plénitude de leur puissance et de leur action.


Mais tous ces enseignements si multipliés, si variés, toutes
ces leçons si importantes, doivent être habilement propor-
tionnés à l'état, aux forces, à l'intelligence et au cœur même
de l'enfant.


C'est pour cela que cette Education, dont la marche doit
être essentiellement graduée et successive, a été partagée en
trois périodes diverses d'après les progrès de l'âge et le dé-
veloppement naturel des facultés humaines. 11 y a donc :


10 VEducation maternelle, qui veille plus particulièrement
sur l'homme depuis sa naissance jusqu'à l'âge de sept ou
huit ans ;


•2» VEducationvrimaire, qui le suit depuis sept ou huit ans
jusqu'à dix ou douze;


3° l'Education secondaire, qui s'étend depuis dix ou douze
jusqu'à dix-huit ou vingt.


Mais ici il y a deux observations bien importantes à faire.
L'ouvrage de l'Education ne s'avance pas toujours régu-


lièrement comme celui de la nature ; malheureusement il s'en
faut bien que les âmes croissent et se développent toujours
comme le corps : l'enfant n'est jamais un moment sanscroî-




CH. II. — OEUVRE DE DÉVELOPPEMENT ET DE PROGRÈS. 13


tre, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge et la taille de l'homme
parfait; mais que de causes déplorables interrompent sou-
vent et troublent les progrès de l'Education intellectuelle et
morale! que d'hommes sont condamnés par une Education
fausse ou corrompue à vieillir dans une longue et triste
enfance!


En revanche cependant, il est juste de dire que, si l'enfant
croît et grandit sans interruption jusqu'à sa vingtième année,
là le développement physique s'achève et s'arrête, tandis que
l'homme intellectuel et moral, qui se forme quelquefois avec
plus d'irrégularité et de lenteur, va croissant et se perfec-
tionnant toujours jusqu'aux dernières limites de la vie, s'il
en a la forte et courageuse volonté.


Après l'Education secondaire, bien ou mal faite,vientcette
Education dernière et sans terme, où, heureusement pour
l'homme, il peut, quoique au prix de grands efforts, réparer
les défauts et les vices mêmes d'une Education troublée et
interrompue dans son cours.


Après les écoles classiques, il y a encore la grande école
de la vie, où les hommes, le temps et les choses, les pas-
sions, les intérêts et les affaires, et les épreuves de toute
nature, lui réservent dans leurs courants contraires des en-
seignements et une Education tardive-sans doute, mais pro-
fondément utile.


C'est ce que je nommerais volontiers la grande etdernière
Institution de l'homme ; ou bien encore l'Education sociale,
parce qu'elle se fait dans le société et par la société elle-
même.


Elle commence pour un jeune homme à son entrée dansle
monde, et les progrès en sont heureusement sans fin.


Je la crois nécessaire à tous : sans cette dernière et forte
Education, toutes celles qui ont précédé ne sont pas à l é -
preuve : c'est elle seule qui donne une trempe décisive au
caractère, à fesprit,à l'âme tout entière; elle seule qui déter-




U LIV. i w . — DB L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


mine la force réelle de résistance et aussi la force conqué-
rante d'une nature quelconque : comme le dit simplement
et admirablement l'Ecriture : Celui gui n'a pas été éprouvé,
que sait-il? et qu'en pourra-t-on attendre? Destina-t-on
jamais à devenir le grand mât d'un navire l'arbre qui n'a
jamais été battu des vents et dont le tronc n'a pas été durci
au sein des orages ?


Mais il le faut bien reconnaître aussi, cette Education n'est
presque j amais profitable qu'à ceux qui ont été fortement pré-
parés par les Educations précédentes : elle suppose, en effet,
des facultés déjà formées, un discernement acquis, un cœur
ferme, une conscience éclairée, un esprit et un caractère ca-
pables de résistance.


Alors cette grande Education, donnée par l'humanité elle-
même, ne fait que couronner l'intelligence d'une sagesse
plus élevée, le caractère d'une force plus énergique, là con-
science de lumières plus certaines.


Alors l'innocence, sans laisser flétrir sa candeur, s'élève
pins haut encore et s'ennoblit elle-même en devenant Ja
vertu ; la vertu, virtus ! cette grande chose ; la vertu, c'est-
à-dire le combat, la résistance glorieuse, la victoire sur
soi-même et sur les antres, le triomphe sur les passions
abattues !


Dans cette grande lutte,les plus faibles, si une solide Edu-
cation leur a donné de bonnes racines, sont encore fermes,
tout au mohiscomme le roseau qui croît et se nourrit du tor-
rent qui l'agite. Les fortsy deviennent héroïques. 11 y ajene
sais quoi de plus grand, de plus noble, de plus mâle, de
plus vigoureux, qui ne se trouve bien que parmi les tempêtes ;
le chêne se fortifie toujours mieux au sommet des mon-
tagnes et au milieu de l'assaut des vents contraires.


Voilà te vrai progrès intellectuel et moral de l'homme, la
vraie perfectibilité indéfinie de l'humanité, révélée à tous par




CH. III. — OEUVRE DE FORCE.


la religion. Toute autre pensée, tout autre langage, est une
déception.


Je dis : révélée à tous par la religion : en effet, dans le
christianisme, pauvre ou riche, roi ou paysan, tous peuvent,
tous doivent tendre et arriver, chacun selon la mesure de la
grâce divine et selon la force de ses facultés naturelles, à la
sagesse, à la vertu et à la sainteté même qui en est le cou-
ronnement. Telle est la noble vocation de tous les disciples
4» TEvangile '.quelles que sotent leur condition et leur hum-
ble fortune, ils peuvent, ils doivent s'élever jusque-là.


CHAPITRE III


L'Éducation est une œuvre de force.


l'Éducation est une œuvre de force : je me sers à dessein
de cette expression. En effet, je ne sais si, parmi les œuvres
humaines, il en est une qui demande plus de force, plus de
courage, plus de patience, plus d'énergie en celui qui se
dévoue à l'accomplir. C'est ce que je démontrerai plus parti-
culièrement, lorsque je traiterai de l'instituteur et de son
dévoûment.


Sous un autre point de vue, l'Education est encore une
œtrvre de force, en ce sens qu'elle a surtout pour "but de for-
tifier celui qu'elle élève : elle, doit fortifier son esprit, son
cœur, sa volonté, sa conscience, son caractère; fortifier en
même temps son corps et ses facultés physiques.


On le comprend : développer sans fortifier et mûrir ne se-
rait qu'une éducation vaine et sans vigueur, une œuvre
trompeuse, sans consistance, sans fruit et sans vertu.


Développer sans fortifier, c'est le plus souvent anéantir. Et




16 LIV. î " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


cependant, quoi de plus commun ? Je ne sais, en vérité, si
en fait d'Education^ il y a un péril plus fréquent, un vice
plus universel.


N'est-ce pas le péril de toutes ces études si multipliées et
par là môme si superficielles, à l'aide desquelles aujourd'hui
tant d'Educations imprudentes cherchent à donner aux en-
fants un développement exagéré, dont ils ne sont capables
qu'aux dépens de l'intégrité naturelle et de la force de leurs
facultés : petits prodiges à quinze ans et vrais sots toute leur
vie, écrivait autrefois madame de Sèvigné ' ?


N'est-ce pas le défaut profond de toutes ces Educations
violemment prématurées, de toutes ces Educations de serre
chaude, qu'on me permette ce mot, qui ne sont bonnes qu'à
faire périr le fruit dans sa fleur ?


Et quand même, comme cela s'est vu quelquefois, quand
même par des moyens factices, par une chaleur forcée, par
une greffe violente, vous feriez porter à ce jeune arbuste
des fruits nombreux; si les sucs nourriciers de la terre, si
la rosée du ciel, si les rayons du soleil, n'ont pas pénétré,
fortifié le tronc, les racines et les rameaux de l'arbuste pour
y faire croître et mûrir les fruits, il pourra bien paraître un
jour chargé, accablé même de ces fruits ; mais il les portera
mal : ce seront des fruits hâtifs, sans saveur et sans honneur.
On y trouvera ce je ne sais quoi de vide et de fade qui trahit
une culture peu naturelle et déplaît au goût.


Mais n'est-ce pas surtout le vice déplorable de tant d'Edu-
cations fausses, de tant d'Educations menteuses, qui ont l'air
de se faire et ne se font point? Tout paraît y tendre au pro-
grès, au développement, et rien, absolument rien, ne s'y fait
pour former, pour élever, pour fortifier en .développant !


i. Le mot par lequel M. de Tallejrand flétrissait autrefois ces Éduca-
tions manquées paraîtra peut-être moins grave et moins sévère; au fond,
cependant, il cache un sens profond sous sa forme épigrammatique :
Oui, disait-il, ce sera toute sa vie un enfant de grande espérance.




CH. III . — OEUVRE DE FORCE. 17


Combien déjeunes gens parmi nous achèvent leurs études
sans que leur Education morale et religieuse ait été com-
mencée ! combien même ont achevé leurs classes sans avoir
réellement commencé leurs études! J'étonne ici peut-être; et
cependant ce que je dis est fort simple : faire ses classes et
faire ses études sont parmi nous deux choses parfaitement
distinctes. Combien de jeunes gens, après avoir fait toutes
leurs classes, après avoir essuyé la poussière de tous les
bancs, après avoir traversé péniblement, d'année en année,
ces salles classiques, sur la porte desquelles on lit : Troi-
sième, Quatrième, Seconde, Cinquième ou Sixième, sortent
de rhétorique sans avoir même appris les éléments les plus
vulgaires de ce triste latin, de ce triste grec, sur lesquels on
les a condamnés à pâlir les dix plus belles années de leur
vie41 A Paris, on le sait, ce n'est guère moins de quatre-
vingts ou quatre-vingt-dix sur cent.


Pauvres jeunes gens! instruits dans l'ignorance! comme
le disait autrefois un grand poëte, et condamnés souvent,
malgré la richesse et la force de leur nature, condamnés,
par une éducation menteuse et barbare, à demeurer des
êtres plus ou moins médiocres, plus ou moins misérables,


1. Un de ces étranges écoliers exprimait à son père, d'une façon vra i -
ment singulière, la joie qu'il éprouvait d'avoir enfin fait et fini ses classes.
Le pauvre garçon avait effectivement fait toutes ses classes sans en man-
quer une seule, depuis la huitième jusqu'à la rhétorique : il avait même
fait deux fois sa sixième. Malheureusement il n'avait pas songé à faire
autre chose ; et personne ne lui avait inspiré l'idée et le courage de faire
en même temps ses études. En entrant au collège, i l ; avait apporté un
pupitre que son père lui avait donné. Le malheureux pupitre l'avait fidè-
lement accompagné de classe en classe et d'année en année : dépositaire
de ses papiers et de ses livres, c'était pour lui un compagnon, un appui
inséparable, et il s'était naturellement accoutumé à le regarder comme le
représentant de_ ses études et même de ses progrès : effectivement ils
avançaient ensemble, et si bien, qu'en sortant de rhétorique pour entrer
en philosophie, le jeune homme, ravi de tant de succès, écrivait à son
père : « Mon cher papa, je Yiens te donner une bien bonne nouvelle ;
c'est que voilà enfin mon pupitre en philosophie. »


É., I . 2




18 LIV. I " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


comme ces plantes malheureuses que le défaut d'air et de
liberté, que l'absence d'une culture intelligente condamnent
à vieillir avant le temps et à mourir tristement étiolées.


Et cependant les années marchent, le pauvre enfant croît
en âge, son âme croît awssi : mais elle ne s'élève, elle ne se
fortifie point1. Son développement intellectuel, moral et re-
ligieux, est nul ou dépravé. Non, je ne sais rien qui soit
digne d'une compassion plusprofonde que ces jeunes infor-
tunés 1 et que serait-ce, s'ils étaient presque toute la jeunesse
d'une grande nation !


Heureux du moins ceux qui, instruits de la sorte, trouvent
dans les ressources d'une forte nature ou dans le grand
mouvement de l'Education sociale des secours inespérés
pour un développement plus tardif! Mais, je l'ai dit, cela
est fort rare; il y a là pour la famille, pour la patrie, pour
l'humanité tout entière, de profonds et irréparables mal-
heurs.


CHAPITRE IY


L'Éducation est une œuvre de politesse.


Développer et fortifier les facultés de l'enfant, telle est donc
la première loi de l'Education.


Cependant ce n'est pas encore l'œuvre tout entière. Si l'E-
ducation cultive et exerce, ce n'est pas seulement pour déve-
lopper et fortifier, c'est pour polir.


L'Education n'est pas seulement pour l'homme un besoin
impérieux, une condition d'existence : c'est un noble, c'est
un aimable ornement : l'Education doit adoucir, orner, em-
bellir la nature.


1 . L'Evangile, dans la simplicité et la profondeur de son langage, n'in-
dique-t-il pas la nécessité de ce double progrès pour la nature humaine,
lorsqu'il dit de l'Enfant-Dieu : Puer C K E S C E B A T E T C O N F O B T A B A T U R .




CH. IV. — OEUVRE DE POLITESSE. 49


L'instituteur doit faire comme l'habile ouvrier qui reçoit
delà nature un diamant brut, et qui, sans nuire à sa solidité
primitive, lui ajoute ce lustre, cet éclat et ces facettes res-
plendissantes qui charment, éblouissent les regards, et en
font une des parures du monde, un des dons les plus bril-
lants de la nature.


Les facultés humaines sont, en effet, plus ou moins iné-
gales, grossières, brutes, irrégalières ; l'Éducation les cul-
tive et les exerce pour faire disparaître les rudesses, tes as-
pérités naturelles. L'Education doit leur donner tout à la
fois un jeu plus facile, des mouvements plus heureux, une
action plus douce, une vie plus délicate et plus noble. Elle
polit l'esprit ; elle polit le caractère et les mœurs ; elle leur
donne quelque chose de doux et de simple, et tout à la fois
de gracieux, de brillant; elle polit la vertu même.


Si l'Education développait l'enfant sans le polir, il demeu-
rerait rude et inculte dans son développement encore gros-
sier, dans sa force encore sauvage.


La politesse a toujours été un des plus beaux caractères
de l'éducation française. C'est peut-être son trait le plus
distinctif. Le mot Education a même dans notre langue ce
sens spécial ; et, chez nous, l'on n'est pas bien élevé, si l'on
ne possède le savoir-vivre : autre mot essentiellement fran-
çais. En effet, parmi nous, manquer de politesse, c'est ne
savoir pas vivre.


La politesse des manières, le sentiment des bienséances,
le tact, le goût exquis, ce sont de ces choses qui se prati-
quent «ncore mieux en France qu'elles ne se définissent, et
que les nations rivales elles-mêmes sont convenues de nom-
mer la politesse française: noble apanage du caractère na-
tional, glorieuse distinction dont il faut nous féliciter, s'il
est vrai qu'aujourd'hui encore, au milieu du naufrage de
tant de sérieuses et antiques vertus, nous avons du moins
sauvé la politesse. Il ne faut pas croire que ce soit là une va-




20 L1V. I e : . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


nité de l'Education ou du caractère : la politesse se lie pro-
fondément à des vertus utiles, à des vertus sociales, dont
une nation peut être justement fière et heureuse.


Mais je veux que l'on entende bien que lapoWtesedontje
parle n'est pas celle dont on fait ordinairement l'exclusif
apanage des hautes classes de la société : ce que je dis ici
s'applique à l'Education de la généralité des hommes. Je ne
prétends pas, sans doute, que l'Education donne à tous de
grandes manières, qui pourraient n'être quelquefois que l'é-
légance de la corruption ; mais je crois qu'elle doit polir le
cœur de l'humble paysan et du pauvre travailleur, aussi
bien que celui du riche et du plus parfait gentilhomme ;
qu'elle doit imprimer à toute sa personne, à sa parole, à son
regard, ces habitudes honnêtes et dignes qui commandent
l'estime. L'Education chrétienne a donné en ce genre de
merveilleux exemples, jusque chez des peuples qu'on croit
à peine civilisés.


J'en ai fait des expériences dont le souvenir et l'image
rappelés à mon esprit attendrissent encore mon cœur. J'ai
vu, dans les lieux les plus agrestes de la nature et au som-
met des Alpes les plus reculées, des montagnards en qui j'ai
remarqué une dignité plus haute et une plus douce politesse
que chez les habitants des villes. Ces braves gens mon-
traient tout à la fois une aisance et une réserve pleines de
charmes, sans hardiesse déplacée, sans pénible embarras ;
ils étaient vrais, simples, bons, respectueux, obligeants,
serviables.


Il y a, dit Fénelon, une simplicité qui est un défaut, et il
y a une simplicité qui est une merveilleuse vertu. Gela est
juste : dans ces montagnes, j'ai rencontré cette vraie, cette
bonne, cette merveilleuse simplicité, qui fait, dit encore Fé-
nelon, la parfaite politesse, que le monde, tout poli qu'il est
ne connaît pas toujours.


C'est que la vraie, la parfaite politesse, n'est pas une vaine




CH. IV. — ŒUVRE DE POLITESSE.


grâce, extérieure et trompeuse. C'est le reflet d'une âme
meilleure. Un villageois d'un air grossier, ou si vous le vou-
lez, ridicule avec ses compliments importuns, s'il a le cœur
bon et l'esprit réglé, est au fond plus poli qu'un élégant
mondain, qui, sous des formes accomplies, cache un cœur
ingrat, injuste, capable de toutes sortes de dissimulations
et de bassesses.


Donnez, tant que vous voudrez, à votre élève des manières
élégantes ; de la vivacité, des tours plaisants dans la conver-
sation, de la facilité pour parler et saluer avec grâce, et tout
ce qu'on nomme gentillesse mondaine, vous ne lui aurez
pas donné la vraie politesse.


Cet enfant sera peut-être même si parfaitementpoli, que le
moindre défaut de politesse dans les autres lui paraîtra un
monstre. La plupart des gens lui sembleront fades, ridi-
cules et ennuyeux. Il sera souvent moqueur, dégoûté, dé-
daigneux de la meilleure grâce du monde ; et le monde, en
conséquence, jugera que cet enfant a tous les charmes de
la plus exquisse politesse. Fénelon, qui fut l'homme peut-
être le plus poli du siècle de Louis XIV, en a jugé bien au-
trement :


« Rien n'est estimable, dit-il, que le bon sens et la vertu:
l'un et l'autre font regarder le dégoût, non comme une déli-
catesse louable, mais comme la faiblesse d'un esprit malade.


« L'esprit qui goûte la politesse, mais qui sait s'élever au-
dessus d'elle, dans le besoin, pour aller à des choses plus
solides, est infiniment supérieur aux esprits délicats et sur-
it montés par leur dégoût1. »


Ainsi donc, pour tous, pour l'ouvrier des villes, pour le
paysan des campagnes, comme pour les enfants de la bour-


1. Fénelon allait jusqu'à dire : « Lorsqu'on doit vivre avec des esprits
« grossiers, et dans des occupations qui ne sont pas délicieuses, la rai-
• son, qui est la seule bonne délicatesse, consiste i se rendre grossiers
« avec les gens qui le sont.




22 LIV. 1 " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


geoisie et ceux des plus hautes classes, l'Education doit polir
en développant et fortifiant, à des degrés divers, bien en-
tendu ; mais la dignité et la politesse convenables n'y peu-
vent manquer, sans que l'Education soit en défaut.


Sans doute il est à regretter que depuis quelque temps la
rudesse et la vulgarité commencent à s'introduire chez nous
dans la plus haute Education elle-même, et que l'impolitesse
et la grossièreté collégiennes tendent à devenir proverbiales.
Il en est une raison profonde que je viens d'indiquer et que
je traiterai bientôt longuement. Quand le respect manque
au fond des âmes, la politesse doit manquer au dehors ; et le
respect manque toujours quand l'autorité s'affaiblit : l'auto-
rité, cette grande et sainte chose, devant laquelle Vesvrit
s'incline sans que le cœur s'abaisse*!


Et combien peu d'Educations s'accomplissent aujourd'hui
sous la loi de l'autorité et du respect! l'autorité douce et
forte, c'est-à-dire paternelle ; le respect inviolable, c'est-à-
dire religieux et filial !


Quoi qu'il en soit, il demeure certain que développer sans
polir, ce n'est pas élever; et qu'aussi le développement des
facultés doit être le fruit sérieux d'une Education sans mol-
lesse. Les Educations mondaines ne font pas cette oeuvre : on
n'en recueille le plus souvent que les goûts et les habitudes
d'une élégance frivole, qui cache tout au plus, sous des for-
mes et des dehors plus ou moins agréables, une grossièreté
réelle de mœurs, une mollesse violente au besoin, un esprit
vraiment inculte, et un caractère dontToTgueîl insociable se
trahit tôt ou tard. Il faut que l'Education soit mâle, sérieuse
et sincère ; sans dureté, mais aussi sans faiblesse : une cer-
taine austérité douce et grave lui convient bien et la fortifie.


C'est là le vœu de la nature; c'est le besoin de la société ;
c'est la richesse dé l'enfant; c'est l'ornement de sa vertu;
c'est le devoir impérieux de son instituteur.


\. M. Guizot.




CH. V. — DES DIVERSES FORMES DE L'ÉDUCATION HUMAINS. 2 3


CHAPITRE V


Des diverses formes de l'Éducation hnmaine.


L'Éducation, qui a pour but général de former l'homme,
est une œuvre immense,essentiellement variée en ses formes,
en ses moyens, en ses progrès, en ses époques. Dans l'unité
simple et profonde qui la constitue, elle subit des conditions
de temps, de lieu, de méthode. Elle prend différents carac-
tères, selon les divers âges; selon les diverses natures,
selon les divers besoins et les divers états ; en un mot, selon
les différents rapports sous lesquels celui qu'elle doit for-
mer se présente à elle.


Ces rapports sont très-nombreux. Aussi le mot Éducation
a-t-il parmi nous des acceptions très-variées, dont i (importe
de bien définir le sens.


Je dois descendre ici dans tes détails techniques, et don-
ner des notions précises dont l'utilité n'échappera pas aux
lecteurs réfléchis.


Il a été écrit sur tout cela, par des hommes de génie, quel-
ques fragments admirables, on même d'amples traités par
des écrivains de médiocre valeur; mais les définitions
exactes, les idées primordiales, ont singulièrement besoin
d'être rappelées et mises en lumière.


Je me bornerai en ce moment à fixer, d'après le sens com-
mun du langage vulgaire, la vaknr de- ces diverses déno-
minations.


Cette simple étude peut offrir an grand intérêt. Ries n'est
d'ailleurs plus nécessaire an parfait éclaircissement des
grandes questions qui B O B S occupent.


L'Education est tout à la fois un art et une scienee : on dit




24 LIV. 1 e r . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


dans ce double sens : C'est un beau traité d'Education ; c'est
un grand système d'Education; c'est une maxime fondamen-
tale de toute bonne Education.


L'Education est surtout une action, nous l'avons vu. On
dit en ce sens : Se dévouera l'œuvre de l'Éducation; travailler
à l'Education de la jeunesse. L'Education signifie aussi le
résultat de cette action. L'action, c'est l'Education donnée ;
le résultat, c'est l'Education reçue : si je puis le dire ainsi,
ce qu'on est devenu par elle.


On dit en ce sens : Bonne et mauvaise Education,—Edu-
cation soignée, Éducation négligée, Education sérieuse, Edu-
cation frivole.


L'Education se dit aussi de l'esprit qui règne en général
dans l'Education des enfants chez un peuple. On dit dans ce
sens : l'Education française, l'Education allemande, l'Edu-
cation anglaise. On dit : L'Education nationale, chez tel
peuple, est une Education industrielle et marchande ; chez
tel autre, c'est une Education toute militaire.


Toute Education doit employer, pour accomplir son œuvre,
quatre grands moyens : I 'INSTRUCTION, la DISCIPLINE, la R E L I -
GION, les SOINS HYGIÉNIQUES: de là comme quatre sortes d'Edu-
cations diverses, mais simultanées, qui ont été naturellement
appelées : l'Éducation physique, l'Education intellectuelle,
l'Education disciplinaire, l'Education religieuse.


On le voit, les moyens d'Education ont une telle impor-
tance par eux-mêmes, et chacun d'eux produit dans l'œuvre
totale des résultats partiels si considérables, que l'Educa-
tion leur a laissé prendre son nom.


J'adopte ce langage, en insistant toutefois sur cette obser-
vation essentielle : qu'il faut bien se garder de confondre ja-
maisle but avec le moyen, par exemple l'instruction aveclV-
ducationintellectuelle,oiimèmel'enseignement de la religion




CH. V . — DES DIVERSES FORMES DE L'ÉDUCATION HUMAINE. 25


avec l'Education religieuse. L'un peut servir à l'autre : mais
l'un n'est pas l'autre ; et l'expérience ne prouve que trop,
par exemple, qu'il peut y avoir un emmagasinement de con-
naissances qui ne constitue pas plus l'Education intellec-
tuelle que la casuistique la plus savante ne constitue l'Edu-
cation religieuse.


L'Education, de plus, comme je l'ai dit, accompagne
l'homme pendant les vingt premières années de sa vie.


Pendant ce temps, l'homme subit, par la marche succes-
sive de la nature, diverses phases de développement physi-
que, intellectuel et moral : l'Education doit les suivre.


11 s'ensuit que, quant au simple progrès de l'âge, elle se
partage naturellement en trois périodes, ou en trois sortes
d'Educations progressives que j'ai déjà nommées :


\ " L'Education maternelle ;
2° L'Education primaire;
3° L'Education secondaire.
Ces trois degrés, qui sont dans la nature, doivent essen-


tiellement se retrouver en toute Education, quelles que
soient les formes que l'instruction ait à subir pour préparer
plus ou moins promptement ceux qu'elle élève à une pro-
fession quelconque, ou pour s'accommoder plus ou moins
convenablement aux exigences des positions sociales.


Lorsque nous parlerons plus particulièrement de l'Edu-
cation maternelle, de l'Education primaire, de l'Education
secondaire, nous nous appliquerons surtout à indiquer com-
ment l'une doit préparer à l'autre ; comment le progrès de
l'une à l'autre, de l'une par l'autre, doit se préparer et s'ac-
complir.


Outre ces conditions de temps, l'Education doit subir des
conditions de lieu : elle laissera l'enfant isolé, ou elle l'en-
tourera de ses semblables.


Elle relèvera dans l'intérieur d'un pensionnat, ou bien,
par une sorte de système mixte, elle l'invitera seulement à




2ft t i v . i " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


venir du dehors recevoir dans des classes communes l'ins-
truction dont il a besoin.


Je distingue donc l'Education privée, qui garde l'enfant
au sein de la famille, près du foyer domestique, sous les
regards d'un père, d'une mère ;


Et l'Education publique, faite au dehors de la maison pa-
ternelle,, dans des écoles communes : laquelle peut à son
tour être l'externat ou le pensionnat.


Quant au but et au résultat qu'elle doit atteindre, l'Educa-
tion se propose sans doute de former, d'élever l'homme en
général, mais elle ne doit pas s'en tenir là. Elle doit penser
à ta destinée spéciale, à la vocation particulière de l'indi-
vidu qui lui est confié, et le préparer pour telle ou telle pro-
fession.


Le but, le résultat général ou particulier, auquel doit ten-
dre l'Education, la partage donc encore :


En Education générale et essentielle, qui forme l'homme,
l'homme avant tout; quelquefois concurremment, mais in-
dépendamment de son état, de son métier, de sa profession ;


El en Education spéciale et professionnelle, qui forme
l'homme spécial, l'architecte, le militaire, le magis-
trat, etc., etc.


L'Education, on le comprend encore, est plus ou moins
déweteppée, selon les destinées et la vocation de l'individu.


Elle doit donc accommoder ses enseignements h la posi-
tion sociale et providentielle de son élève, an rôle qu'il esl
appelé à remplir dans la société ; et ne pas donner mal à
propos, la même culture au littérateur et à l'ouvrier, au ma-
gistrat et à l'agriculteur.


A ce point de vue, elle est, tour à toor, ce qu'on nomme :
^Education populaire, pour les classes ouvrières et agri-


cales;




CH. V . — DES DIVERSES FORMES DE L'ÉDUCATION HUMAINE. 27


UEducution intermédiaire, industrielle, artistique, com-
merciale, pour les classes moyennes ,-


La haute Education littéraire, pour les classes élevées d'e
la société.
, Ces trois genres d'Education ont seuls entre eux des diffé-
rences notables, qui les constituent chacun à part. Les au-
tres distinctions, que nous avons établies, sont plutôt les
modifications nécessaires cfuHe même Education que des
genres d'Education divers : ce sont des degrés ou des for-
mes que toute Education, la plus vulgaire comme la plus
distinguée, doit successivement recevoir ou parcourir, pour
arrivera ce but unique, à ce grand but, qui est & élever
l'homme, et d'accomplir en lui, aussi parfaitement que pos-
sible, cette œuvre admirable qui se nomme l'Education.


Quelques exemples, dans lesquels je mettrai ces principes
en action, rendront ma pensée plus claire encore :


Donnez-moi l'enfant le plus obscur, destiné, à raison de
sa naissance, de ses facultés et de sa vocation, à recevoir
uneEdtreatîon vulgaire : en Men! dans cette Edueatron vul-
gaire, je dois lui offrir, comme à tout autre, l'Education gé-
nérale et essentielle .-c'est-à-dire ces enseignements fonda-
mentaux de religion et de morale ; ces enseignements pri-
mitifs et supérieurs de l'intelligence, du cœur et de la con-
science, qui en feront un homme sain et capable, et auxquels
il devra sa dignité d'homme intelligent et honnête.


Je dois lui donner de plus VEducation professionnelle,
c'est-à-dBrece* leçons spéciales auxquelles il devra l'adresse
ou FhaMfetèSHM' reta* qu'il aura eboisi,et qui en feront un
menuisier ou un maçon distingué.


Cette Educalionvulgaire devra être-font à Ta fors mreEdu-
cation physique, intellectuelle, disciplinaire et religieuse:


Elle devra passer aussi par les trois degrés d'Education
maternelle, primaire et secondaire.


On me dira peut-être : Mais il ne peut point y avoir pon?




28 LIV. 1 " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


lui d'Education secondaire ; le troisième degré lui manquera
nécessairement. — C'est une erreur, une grave erreur. L'E-
ducation secondaire ne doit manquer à personne, et, en trai-
tant spécialement de Y Education populaire, je le démontrerai.


Il est inutile d'ajouter que, pendant tout ce développe-
ment, l'Education du jeune ouvrier sera tour à tour privée
ou publique :


Privée, dans les premiers jours de son existence, lorsque
rien ne peut remplacer les soins maternels ;


Publique, de bonne heure, par les salles d'asile, par les
Ecoles chrétiennes.


Pour l'enfant destiné à une profession industrielle, com-
merciale, artistique, comme pour le précédent, il y aura tou-
jours :


L'Education essentielle, qui en fera un honnête homme,
avec plus de distinction d'esprit, et des connaissances géné-
rales plus étendues que le précédent ;


L'Education professionnelle, qui lui apprendra le dessin
et l'architecture, s'il doit être architecte ; les connaissances
commerciales, s'il doit être commerçant, etc., etc.


Son Education essentielle et professionnelle devra toujours
suivre la marche du temps, et être tour à tour :


L'Education maternelle, qui, communément, sera privée
et dans le sein de la famille ;


L'Education primaire, qui sera publique chez les Frères
ou ailleurs ;


Et enfin l'Education secondaire, qui consistera dans les
notions plus complètes d'histoire, de géographie, de littéra-
ture française; dans l'acquisition de quelque langue étran-
gère ; dans l'application aux arts ou dans l'étude des scien-
ces du commerce et de l'industrie, chez des maîtres expéri-
mentés ou dans des écoles spéciales :


Et toujours l'instruction, la disciplinera religion, les soins
hygiéniques, c'est-à-dire l'Education intellectuelle, discipli-




CH. V. — DES DIVERSES FORMES DE L'ÉDUCATION HUMAINE. 2 9


naire, religieuse et physique, devront concourir à l'accom-
plissement et à la periection de cette grande et belle œuvre.


Enfin, s'il s'agit d'un enfant appelé au bienfait de la haute
Education, il y aura toujours YEducation essentielle, qui
doit former en lui l'homme plus parfait, l'homme d'une hu-
manité supérieure;


Et l'Education professionnelle, qui en doit faire un insti-
tuteur de la jeunesse, un ministre de la religion, un magis-
trat, etc.


L'Education secondaire sera faite pour lui par les huma-
nités.


Et ce ne sera qu'après l'Education secondaire qu'il fera
son Education professionnelle, soit au séminaire, soit aux
écoles de droit, de médecine, ou toute autre école d'ensei-
gnement spécial.


L'Education doit tenir compte, on vient de le voir, du ca-
ractère et de la nature de ceux qu'elle élève ; du temps et
des lieux, de la famille et de la profession : elle doit tenir
compte aussi du siècle et de l'époque, de l'état général de la
société et de la nation au milieu desquelles l'enfant est des-
tiné à vivre; et, selon ces grands et nouveaux points de vue,
l'Education doit être nationale, européenne, sociale, dans le
sens vrai et honnête de ce mot, et universelle.


On le voit, l'Education embrasse tout : c'est une œuvre
presque sans limites*; ses diverses formes sont presque in-
nombrables ; et cependant c'est une œnvre simple, et elle
n'a qu'un but .élever l'homme, perfectionner en lui la nature
et la dignité humaines, et le mettre en état de servir sa pa •
trie et de fournir ici-bas une carrière utile ethonorable dans
les diverses conditions de la vie.


Tandis que YEducation essentielles plus commune donne
à l'enfant du peuple une aptitude générale aux fonctions les
plus modestes et aux états les plus humbles, qui sont ac-




30 1 I V . 1 " . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


cessibles à sa condition, à son intelligence et à sa fortune ;
Tandis que Y Education essentielle la plus haute rend «eux


qui la reçoivent généralement propres aux charges les plus
importantes, aux fonctions les plus élevées du régime so­
cial ;


L'Education professionnelle forme, dans toutes les bran­
ches des sciences, de l'industrie, des arts, des métiers même,
les ttommes spéciaux, avec des connaissances plus appro­
fondies, des vertus plus exercées et une pratique plas fenae.


Diriger toutes ces Educations diverses sous l'influence
d'une pensée supérieure qui les fasse toutes converger awec
harmonie vers une même fin : telle est la solution du grand
problème de l'Education publique.


CHAPITRE VI


Résumé «t conclusion du livre premier.


Donc, — car il est temps que nous résumions tout ce livre
et ces détail^,­—former l'nomme et le préparer aux diverse!
fonctions sociales qu'il sera appelé un jour à remplir sur h
terre ;


Former l'homme par cette Education générale qui seraii
convenablement .nommée l'Education humaine par excel­
lence ;


Le former фаг «ne Education spéciale à la vocation que
lui désignent Ja Providence, sa position sociale, ses talents
et ses goûts particuliers ;


Former JUiomme, c'est­à­dire cette noble créature, douée
d'intelligence, de raison et d'une volonté libre, faite poei
le bien ;




CH. VI . — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU LIVRE PREMIER. 3 '


Former l'homme intelligent, l'homme honnête, l'homme
avec ses facultés générales et ses qualités individuelles, tel
que la société et la religion le demandent ;


L'homme avant tout, intelligence puissante et pure dans
un corps vigoureux et sain, mens sana in corpore sano ;


L'homme de raison, de jugement et de goût ;
L'homme de cœur, l'homme de caractère ;
L'homme d'imagination réglée, d'élocution facile et claire ;
L'homme de volonté ferme et droite, dans le degré de


raison, d'imagination, de caractère ou de génie, qui est le
cachet de son individualité ;


L'homme de foi éclairée et de conscience affermie;
L'homme, tel que Dieu l'a créé et que Jésus-Christ l'a ré-


généré ;
L'homme tel que la marche providentielle du monde l'a


perfectionné ;
L'homme de son siècle et de son pays, dans le sens sage


et heureux de ces deux mots ;
LE CHRÉTIEN enfin ; car ce mot résume tout, et nous ne


remplirions pas notre haute mission, si nous ne savions
former des cœurs chrétiens, et élever jusqu'au christianisme,
jusqu'à l'Evangile, ceux que la société nous confie.


Telle est l'œuvre que doit accomplir l'Education, et c'est
par là qu'elle formera l'homme pour la société, sans danger
pour lui ni pour elle, et qu'elle saura produire, à tous les
degrés de la hiérarchie sociale, des hommes complets dans
la mesure et l'étendue qui convient à chacun, pour les élever
de là jusqu'à la vie éternelle !


Nous le demandons maintenant : avons-nous exagéré
quelque chose en disant que l'Education est une œuvre di-
vine, et en lui donnant une si haute et si décisive importance
pour la dignité et le bonheur des individus, des familles et
delà société tout entière ?


Je comprends qu'une telle théorie soit exposée à rencon-




32 LIV. 1 e r . — CE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


trer plus d'un étonnement et même plus d'un sourire incré-
dule, dans un siècle qui, jusqu'à ce jour, du moins, n'a guère
semblé comprendre la dignité de l'Education, et qui trou-
vera peut-être que ce que nous venons d'en dire est une
théorie vaine et une spéculation impossible à réaliser dans
la pratique.


Eh bien ! non ; qu'on me permette de dire franchement
ici toute ma pensée : non, ce n'est pas là une théorie vaine;
— car c'est par cette théorie pratiquée que l'Europe tout
entière a été élevée à la plus haute civilisation ; et, si la
France, pendant longtemps, a marché, reine de l'Europe
civilisée, à la tête des nations modernes, c'est à cette belle
et lorte Education qu'elle dut cette gloire.


Non, ce n'est pas là une théorie vaine, une spéculation
impossible à réaliser! Je dirai volontiers : Honte et malheur
aux instituteurs de la jeunesse qui le penseraient ainsi !


Il y a, en effet, et il y aura jusqu'à la fin, dans ce triste
monde, une créature digne de la hauteur de cette théorie,
et du respect qu'elle professe pour la grandeur de son être !
Et si la pratique en était impossible, il faudrait désespérer
de l'humanité, de sa patrie, de sa famille, de soi-même, de
Dieu enfin, et de la Providence.


Instituteurs de la jeunesse, qui n'avez peut-être pas en-
core compris ces choses, gardez-vous de les accueillir avec
un frivole et superbe dédain : ignorez-vous donc de qui il
est ici question, et quels intérêts vous sont confiés? C'est le
genre humain, c'est l'homme et ses fils ! ce sont les enfants
même de Dieu, qui sont remis entre vos mains.


Non, non, ce n'est pas là une spéculation impossible à
réaliser! Tant qu'il y aura sur la terre une créature de cette
race dont Dieu a dit : Faisons l'homme à notre image et à
notre ressemblance, l'Education de l'homme sera la plus
grande des œuvres,une œuvre providentielle et sacrée, une
tâche toute divine, un sacerdoce!




CH. VI . — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU LIVRE PREMIER. 33


Tant qu'il y aura ici-bas une de ces intelligences que
Dieu a faites, capables de connaissance et de sagesse, ca-
pables de vérité et de lumière, capables d'imagination et de
souvenir, capables de science et de génie, il sera beau, il
sera digne, il sera divin de travailler à l'Education, à l'élé-
vation intellectuelle d'une si noble créature !


Tant qu'il y aura sur la terre un cœur, une conscience, un
caractère, une volonté humaine, il sera beau, il sera digne,
il sera divin de les former à l'amour de ce qui est vrai et
honnête; à l'enthousiasme pour ce qui est noble, élevé, gé-
néreux; à la sainte passion de ce qui est grand et sublime!


Oui, tant qu'il y aura sur la terre un fils de l'homme, ins-
piré par ce souffle divin qui en fait le roi de la création et
l'image immortelle du Dieu vivant, il devra être élevé dans
la connaissance et l'amour de ses hautes destinées, et pour
cela établi par cette grande Education, dont la théorie vous
étonne, dans l'intégrité, dans la force, dans la plénitude et
la puissance de ses incomparables facultés !


Tant qu'il y aura sur la terre un de ceux que Dieu a faits
visiblement pour devenir, par la science et par l'amour de
toutes les choses naturelles et surnaturelles, le centre de la
création et le contemplateur des cieux, il sera beau de lui
apprendre par quels efforts, par quelles études, par quelle
élévalion intellectuelle, morale et religieuse, il doit se ren-
dre supérieur à tout ce que Dieu soumet au regard et aux
investigations de son intelligence; il sera beau de lui ap-
prendre par quelles admirables sciences, — du point im-
perceptible qu'il occupe sur la terre, — il peut atteindre à
toulj usqu'aux extrémités de son empire, étudier les plus subli-
mes mystères de la nature, mesurer avec certitude l'immen-
sité des cieux, pénétrer jusqu'aux entrailles delà terre et en
découvrir les trésors, tout contempler, depuis la fleuret les
herbes des champs qui vivent un jour, et lui révèlent humble-
ment leurs nomSjleurs familles,leurs propriétés et leurs vertus


É . , I . 3




3 4 LIV. i e r . — DE L'ÉDUCATION EN GÉNÉRAL.


avant de mourir, jusqu'au soleil qui mesure les siècles, et dont
il peut suivre de l'œil, dans les espaces immenses du firma-
ment, le chemin que cet astre lui-même parcourt en aveugle !


Tant qu'il y aura un fils de l'homme sur la terre, il sera
beau, il sera digne de lui apprendre surtout que c'est par la
noble alliance du savoir avec la vertu, des lettres avec la sa-
gesse, de la science avec la foi, des arts avec la religion,
qu'il peut faire arriver ses facultés à la plus haute puissance
du génie: à cette puissance par laquelle l'âme de l'homme,
d'une seule de ses pensées, embrasse l'univers, se place sur
ses dernières limites, et sans pâlir, regarde au delà; à cette
puissance d'une activité presque divine, qui s'élance au plus
haut des cieux et redescend avec rapidité jusqu'au fond des
abîmes, qui, par le regard puissant de l'histoire, embrasse
et domine tous les siècles, contemple et juge le siècle pré-
sent qui est la mesure de sa passagère existence, et plonge
sans effroi dans les siècles d'un avenir sans bornes !


Et tant qu'il y aura ici-bas une de ces âmes que Dieu a
faites si grandes, qu'arrivées même aux dernières bornes du
temps, elles ne désespèrent ni d'elles-mêmes, ni du temps,
ni du monde qui s'achève et se brise derrière elles, il sera
digne,il sera beau, il sera divin de lui apprendre avec quelle
foi, avec quelle espérance> elle doit s'élancer magnanime
dans l'éternité!


Et, s'il est permis enfin à un évêque de proclamer jusqu'où
doit s'élever la hauteur de l'Education chrétienne, nous di-
rons que c'est à elle de révéler même, dès leur jeune âge, à
ceux qu'elle élève, comment, déchus des cieux, les Chrétiens
peuvent en retrouver la route avec certitude, et en recon-
quérir laborieusement la gloire. C'est donc à l'Education
chrétienne à apprendre peu à peu à ses disciples que le
monde entier n'est rien, qu'ils doivent savoir mépriser la
terre, etque plus ils avanceront dans la vie, plus ils se trou-
veront mal et à l'étroit dans ces régions Inférieures qui les




CH. VI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU LIVRE PREMIER. 3 5


captivent, et que, s'ils veulent rassasier la soif de bonheur
qui est le fond de leur nature et l'immense ardeur de leur
âme, c'est au pied des autels de la grâce évangélique qu'ils
trouveront des ailes pour s'envoler loin, bien loin, de ce qui
n'est pour eux qu'un royaume déshonoré et flétri, jusque
dans les régions invisibles, où ils peuvent, avec un droit
certain, prétendre à posséder Dieu même et à s'unir à lui
dans les splendeurs et les délices de l'éternité.


Que si quelques hommes du siècle présent trouvent encore
cette spéculation trop haute, qu'ils me permettent de le leur
dire, c'est qu'ils sont trop demeurés les fils de ce dix-hui-
tième siècle, dont la légèreté impie méconnut la dignité hu-
maine au moins autant qu'elle outragea la majesté divine,
et dont les théories d'Education furent si profondément sub-
versives de tout ordre social et de tout ordre religieux, de
toute autorité et de tout respect.


Mais la génération qui s'élève a repoussé loin d'elle les
doctrines abjectes et les enseignements de cette philosophie
grossière; et, j'en ai la profonde confiance, elles ne man-
queront pas parmi nous, les intelligences généreuses, les
âmes élevées, pour lesquelles cette belle théorie ne sera pas
vaine, ni cette haute spéculation impossible à réaliser, et qui
comprendront, en un mot, ce qu'est UN ENFANT, et quel res-
pect est dû à la dignité de sa nature !




LIVRE DEUXIÈME


DE L'ENFANT ET DU RESPECT QUI EST DU
A LA DIGNITÉ DE SA NATURE


CHAPIiTRE PREMIER


L'Enfant, ses qualités, ses défauts, ses ressources.


Nous l'avons dit : cultiver, exercer, développer, fortifier et
polir toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales
et religieuses, qui constituent dam l'enfant, la nature et la
dignité humaine...


Telle est l'œuvre de l'Éducation.
Le sujet personnel de l'Education, c'est donc l'enfant.
Il importe de l'étudier à fond, et de voir de près ce qu'il


a en lui même de grandeur, ce qu'il offre de ressources,
et au nom de quelle noble nature, au nom de quelles facul-
tés supérieures, il réclame les préoccupations les plus
hautes et les plus tendres, et tous les soins d'un respect
religieux.


Si ce livre tombe aux mains de ceux que j'ai eu le bon-
heur d'élever, ils ne seront point étonnés de mon lan*
gage. Sans doute, au jour de leur Education, je leur
parlais plus souvent de ma tendresse que de mon respect.




LIV. II. — CH. I". — DE L'ENFANT, ETC. 37


Je ne craignais pas cependant de leur révéler quelquefois
à eux-mêmes le secret de mes devoirs les plus délicats
envers leurs âmes ; j'aimais à leur expliquer le mystère du
respect avec lequel les pieux instituteurs de leur jeunesse
croyaient devoir les élever. Ces chers enfants comprenaient
ces leçons ; et c'est un hommage qu'il m'est aussi doux de
leur rendre qu'il peut leur être glorieux de le recevoir •.
toujours ils se sont montrés dignes d'être élevés à l'école du
respect.


Mais qu'est-ce donc que l'enfant, pour qu'il soit digne
d'un respect religieux ?


L'enfant ! c'est l'homme lui-même avec tout son avenir
renfermé dans ses premières années ; l'enfant! c'est l'es-
pérance de la famille et de la société; c'est le genre hu-
main qui renaît, la patrie qui se perpétue, et comme le re-
nouvellement de l'humanité dans sa fleur.


L'enfant! c'est une aimable créature, dont la candeur, la
simplicité naïve, la docilité confiante, gagnent l'affec-
tion et font naître les plus heureux présages : c'est la
bénédiction de Dieu et le dépôt du ciel, une âme inno-
cente dont les passions n'ont pas encore troublé le pai-
sible sommeil, dont la droiture n'a pas encore été altérée
par les enchantements du mensonge et les illusions du
monde.


L'enfant! c'est un corps simple et pur, à qui la religion
peut se présenter avec confiance, qui n'a pas encore d'in-
térêts secrets à défendre contre elle, et qui se laisse volon-
tiers attendrir par sa voix maternelle.


C'est ce premier âge de la vie, si doux à voir, si aimable
à cultiver, le plus souvent si commode à instruire, si facile
à former aux devoirs les plus saints, et toujours si intéres-
sant à étudier de près ! Ah ! je comprends que l'enfance ait
été si chère au Dieu de l'Evangile ! Tout respire en elle l'in-
nocence et la grâce ! Il y a dans ce premier âge quelque




38 LIV. I I . — CH. l w . — DE L'BNFANT ET DU RESPECT


chose qui vient plus récemment du ciel, qui appelait
toutes les bénédictions de cette main divine, et qui nous
représente ici-bas les attraits les plus doux de la candeur
et de la vertu.


Mais, me dira*t-on peut-être : on le voit, vous prenez
plaisir à parler ici de ces enfants de bénédiction, qui sont
l'innocence, la docilité, la sagesse'mêmes; que la na-
ture et la grâce semblent avoir formés à l'envi, et qui
paraissent nés pour être l'amour du ciel et les délices de la
terre.


Non, je parle ici de tous les enfants, quels qu'ils soient,
je prends cet âge dans sa plus grande généralité, et Je dis
qu'il y a en lui une grâce, une dignité, une noblesse qui
lui est propre : c'est je ne sais quoi d'heureux qui respire
son origine céleste et qui n'est pas dans le commun des
hommes : rien encore n'a été flétri et abaissé en cet enfant,
tel que je me le représente. 11 n'a jamais fait une indignité
avec réflexion : il n'a pas encore menti avec habileté : 11 n'a
pas encore méprisé sciemment ou haï la vertu : la justice,
l'équité naturelle et la bonne fol sont toutes vives en lui.
Sans doute, il porte en lui, avec la tache originelle, le pen-
chant au mal qui est le triste apanage de notre nature :
mais c'est un germe enveloppé dans la profondeur de son
âme, qui n'a reçu encore aucun développement.


Je connais mieux qu'un autre les défauts du premier
âge : et l'on verra tout à l'heure que je n'ai aucune envie ni
aucun besoin de les dissimuler. Les longues années que
j'ai dévouées au soin des enfants ont été les plus douces,
mais aussi les plus laborieuses de ma vie, et si mes cheveux
ont blanchi avant le temps, c'est au service de l'enfance.
Qui s'est d'ailleurs occupé des enfants sans connaître, sans
rencontrer tout ce qu'il y a a réformer en eux et à corriger
par l'Education? C'est donc aussi, je le dirai sans peine,
c'est aussi dans cet âge qu'on trouve quelquefois, à côté des




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 39


inclinations les plus heureuses, les instincts les plus dépra-
vés, l'obstination, l'emportement, la jalousie, le mensonge,
je dirai même l'ingratitude; c'est surtout à cet âge que l'é-
goïsme,tout irréfléchi qu'il est, se montre passionné, capri-
cieux, ardent. Je n'ai jamais rencontré de personnalité plus
profonde que chez les enfants.


Quand leurs premières années ont été nourries dans la
mollesse, avec quelle répugnance secrète ils repoussent
toute vérité qui les blesse ! avec quel déplorable instinct ils
saisissent tout ce qui est faux ou mal, et qui les flatte !


C'est de plus un âge curieux, mobile, inquiet, avide de
jouissance, ennemi de la contrainte : c'est cet âge qui ouvre
avec un si dangereux empressement les yeux à la vie pour
en découvrir tous les charmes : cet âge qui promène avec
inquiétude ses regards avides sur la riante scène du monde
pour en voir les trompeuses beautés; cet âge, enfin, où le
cœur lui-même, quoique si jeune encore, s'éveille, et s'é-
panouissant pour la première fois à tout ce qui l'entoure,
sollicite avec ardeur l'aliment qu'il faut à ses désirs, et se
hâte de goûter les vaines joies qui peut-être flétriront bien-
tôt son innocence !


J'avoue tout cela, et pourquoi le dissimulerais-je ? C'est
précisément l'inexpérience, la faiblesse, les innombrables
périls et surtout les défauts de ce premier âge qui intéres-
saient mon cœur, alarmaient ma tendresse., et qui récla-
ment dé l'indifférence elle-même une sollicitude etdes soins
paternels.


Je le répète donc, l'enfance est légère, inappliquée, pré-
somptueuse, violente, opiniâtre : c'est l'âge de la dissipation,
des emportements et des plaisirs, l'âge de toutes les illu-
sions, et de là presque tous les écarts de cet âge et aussi tous
les soins laborieux de l'Education I mais, ajoutait Fénelon,
c'est le seul âge où l'homme peut encore tout sur lui-même
pour se corriger. Et, je le demande, qu'y a-t-il de plus at-




40 LIV. II. — CH. 1ER. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


tachant, et, je l'ajouterai, de plus digne de respect qu'un
être si jeune et qui fait des efforts pour devenir meilleur?
N'est-ce pas là un des plus glorieux et des plus attendris-
sants privilèges de l'enfance?


L'âge mûr et surtout la vieillesse sont presque sans res-
sources contre leurs défauts ; ils ne peuvent que bien dif-
ficilement se redresser sous le pli malheureux qu'ils ont
pris, et déraciner le mal qui a vieilli avec eux. Il ne leur
reste d'ordinaire qu'un naturel affaibli et gâté par l'habitude.


Quant aux enfants, s'ils ont, comme les hommes, les dé-
fauts de leurs qualités, ils n'ont pas du moins encore ces
défauts acquis que le progrès du temps, l'influence de l'ha-
bitude et la force fatale de la nature, pleinement développée
pour le mal, font appeler justement des vices.


Tout est souple encore en eux et tout est neuf : il est fa-
cile de redresser ces tendres plantes et de les élever vers le
ciel. Rien n'est usé, rien n'est invétéré dans ces jeunes et
vives créatures.


Et voilà pourquoi, au milieu même de ses défauts, il n'y
a rien de plus aimable à voir que la raison et la vertu nais-
santes d'un enfant, — lilium inter spinas, dit l'Ecriture, —
rien de plus touchant à observer que les premiers efforts
qu'il fait contre lui-même pour se corriger. .Comme il faut
l'exhorter et le soutenir alors ! avec quelle affection il faut
lui faire comprendre, lui faire sentir qu'on bénit Dieu de son
courage, qu'on en est heureux! Il faut bien se le persuader,
jamais on ne témoignera trop de tendres encouragements
à un enfant qui travaille à vaincre son humeur et à se
maîtriser, qui sent ses fautes; qui se les reproche, les
avoue de bonne foi ; qui aime ceux qui le reprennent, et
met de bonne heure la main au grand œuvre de son perfec-
tionnement.


On ne saurait donc y prendre trop garde ; car souvent on
s'y trompe : oui, trop souvent l'on s'effraye sans raison des




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 41


défauts du premier âge. Sous l'écorce la plus raboteuse, il y
a quelquefois un tronc vif et plein de séve qui donnera d'ex-
cellents fruits : 'comme aussi quelquefois une superficie
douce et polie cache un fond trompeur et des principes mal-
heureux de corruption. Il faut surtout bien se défier de ce
qu'on nomme de jolis enfants : je ne dis pas qu'on doit se
prévenir contre eux : mais il faut bien y regarder : ils don-
nent rarement ce qu'ils promettent.


Au contraire, malgré les apparences de la légèreté et un
entraînement trop vif pour le plaisir, un enfant peut être
sage, raisonnable et sensible à la vertu. J'ai rencontré par-
fois de ces jeunes êtres qui, sous l'extérieur turbulent de
leur âge, cachaient une raison déjà fort avancée, qui avaient
un esprit net, un caractère ferme et décidé au milieu même
de la mobilité de leurs impressions, et j'avoue que c'étaient
ces enfants-là qui m'intéressaient le plus, que c'était avec
eux que j'avais besoin de me mettre en garde contre les pré-
férences de mon cœur.


Je ne fais donc aucune difficulté de le reconnaître : l'en-
fant, même celui qui a reçu du ciel, en naissant, le plus
heureux caractère, est un être léger, volage, qui erre de dé-
sir en désir, à la merci de sa propre inconstance. Il semble
que rien ne le peut fixer, qu'il est incapable d'appliquer sa
raison à rien, de former une résolution, de prendre un parti
sérieux : sur toutes choses il ne parait suivre que les goûts,
les fantaisies les plus frivoles, et n'avoir rien de fixe qu'une
agitation éternelle ! Mais que les instituteurs religieux me
permettent de le dire en leur nom : c'est l'œuvre et la
gloire même de l'Education de vaincre cette légèreté et de
fixer cette inconstance ; c'est aussi l'œuvre et la gloire de la
jeunesse!


J'ai assisté à ce triomphe et j'en ai joui : j'ai vu des en-
fants, avant leur douzième année, fidèles aux heures du si-
lence, attentifs aux leçons de la science et de la vertu, em-




4 2 LIV. II . — CH. r " . — DE L'ENFANT ET DB RESPECT


pressés au travail, ardents aux combats de l'émulation, re-
cueillis dans la prière, et je me suis dit: Quelle joie pure,
quel honneur pour ceux qui élevèrent ces enfants, et qui
sont parvenus à former des esprits si mûrs, des cœurs s
fermes, des âmes si sérieuses, dans un.si jeune âge! mais
aussi comment ne pas aimer des enfants si courageux et s
aimables ! quel bonheur de mettre à les former son amour
et ses soins ! comment ne pas admirer une enfance si noble
et si pure, si généreuse et si docile !


Qu'on me pardonne mes préventions pour cet âge ! mais, je
dois l'avouer, je mets le plus grand prix à persuader ici aux
instituteurs de la jeunesse que ce sont les défauts naturels
de l'enfant, les défauts même dont on s'effraye le plus, qui
doivent inspirer leur zèle, leur affection, je dirai presque
leur respect pour l'enfance !


Qu'ils y regardent de près, et ils verront que l'enfant le
plus agité, le plus turbulent, a, au milieu de tous ses dé-
fauts, quelque chose de vrai, d'ingênu,de naturel, qui est d'un
prix infini et mérite tous les respects. Dans un âge plus
avancé, hélas! nos bonnes qualités elles-mêmes ont des raffi-
nements qui les altèrent : lui, l'enfant, il est naturellement
droit et sincère : 11 n'a encore rien d'ajusté, rien de factice
il paraît quelquefois trop sans gêne, cela est vrai,-et on s'en
plaint. Pour moi, je ne m'en plaignais qu'à moitié, parce que
je le trouvais presque toujours sans réserve affectée, sans
envie, et, malgré son égoïsme naturel, sans retour inquiet
ou savant sur lui-même, sans préoccupation intéressée.


Simple et aisé, libre dans sa course, l'enfant ne s'arrête
point pour se composer avec art ; et dans ces moments pré-
cieux où il aime quelquefois à se fixer auprès de vous, à
vous écouter avec attention, vous serez étonné de voir, ce
que j'ai vu mille fois, combien il est digne de la plus douce,
delà plus intime familiarité; combien votre culture a péné-
tré avant dans cette jeune terre; avec quelle facilité on




Qui EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 43


trouve le chemin de son cœur, pour y graver rapidement
les impressions les plus profondes.


Oui, l'enfant le plus étourdi, j'ai presque dit le plus vio-
lent, c'est celui-là même qui montre tout à coup à ceux qui
savent s'en faire aimer un goût de candeur et de vérité qui
ravit; c'est lui qui fait sentir tout à coup dans son cœur,
quand on a su l'attendrir, je ne sais quoi de doux, d'inno-
cent, de gai, de paisible, qui émeut profondément. J'Insiste
à dessein sur cette pensée : quelles que soient l'àpreté de
son caractère et la violence même de ses passions, quand
un enfant est sarts bassesse, quand il a de la droiture, du
courage, un fond de sensibilité vraie, un sentiment de reli-
gion, il ne faut jamais s'en inquiéter.


Fénelon parle quelque part d'un enfant qui lui fut confié
pendant quelque temps, et qui, fort jeune encore, avait de
l'esprit, de la hardiesse, delà facilité pour parler; mais un
naturel fort jusqu'à la dureté, des passions très-vives, des
fantaisies violentes, une humeur impétueuse, et nulle raison
encore assez ferme pour se retenir. Une fols emporté, il ne
revenait jamais de lui-même : on ne parvenait même pas à
lui faire sentir son tort. Il se raidissait de sang-froid et mé-
prisait la correction.


Mais c'étaient tous ces défauts-là mêmes qui donnaient à
Fénelon de grandes espérances pour l'avenir de cet enfant:
Ses défauts, disait-il, viennent de son tempérament et de
son âge. Il y a tout lieu de croire que la borine Education et
une ramn pivs mûre les tourneront en vrais talents. C'est
un vin dont la verdeur se change en force. C'est un naturel
très-fort; il n'est question que de V adoucir. L'âge qui fortifie
la raison, l'exemple, l'instruction, l'autorité, tempéreront
cette impétuosité enfantine.


Il faut avec lui beaucoup de douceur, de patience et de fer-
meté....


Il faut le mener avec une fermeté douce, patiente et




44 LIV. II. — CH. ï". — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


égale*. Il y a un fond de raison et de force duquel on peut
attendre beaucoup ; pourvu qu'on l'accoutume peu à peu à se
modérer, cet enfant aura des qualités très-avantageuses.


Fénelon révèle ici un des secrets sans contredit les plus
profonds de la nature humaine et de la morale chrétienne,
et le plus important aussi à bien comprendre quand on se
dévoue à l'Education de la jeunesse.


Les natures les plus vives, les plus fortes et les plus heu-
reuses ne sont pas, en effet, les natures sans défauts, sans
passions et sans combats. Qui ne sait les combats et les vic-
toires d'un saint Paul, d'un saint Augustin, d'une sainte
Thérèse, d'un saint Jérôme, d'un saint François-Xavier et
de tant d'autres?


Il n'a jamais été question d'élever des enfants sans pas-
sions et sans défauts : j'oserais presque le dire, rien ne serait
pire que ces enfants-là; rien ne serait plus problématique
que le succès de leur Education. Pour moi, je le pressentais
toujours et j'avais l'habitude de le dire : Ce sont des eaux
dormantes et trompeuses :il nous en viendra plus de mal que
de bien!


Mieux valent mille, fois les natures vives, impétueuses,
passionnées. Sans doute elles ont besoin d'être fortement


1. Fénelon aimait les enfants. A soixante-quatre ans, il s'était chargé
encore de surveiller, dans son palais a Cambrai, pendant un automne,
l'Éducation des jeunes fils du duc de Chaulnes : il n'en parlait qu'avec
tendresse.


N'oubliez pas, écrivait-il à leur père, que vous m'avez promis la chère
jeunesse pour la belle saison. J'en serai charmé.


Une autre fois : Je vous demande vos chers enfants, qui sont les miens.
Ils ne m'embarrasseront en rien; j'en serai charmé et je serai leur premier


précepteur au-dessous de M. Gallet.


Laissez-moi la petite jeunesse : ils me feront plaitir; je tâcherai de ne


pas leur être inutile.


Une autre fois il écrivait à leur mère : Pour la petite troupe, je suis
charmé de l'avoir ici; je les aime tendrement. Ils me réjouissent. Ils ne


m'embarrasseront en rien.




QUI E S T DU A L A D I G N I T É D E S A N A T U R E . 45


1. ROUSSEAU.


gouvernées ; mais aussi elles offrent de grandes ressources
pour les grandes choses.


Qu'entendent, en effet, par les passions, les maîtres de la
morale? Ils entendent ces ressorts puissants, ces mouve-
ments impétueux de l'âme qui la poussent à l'amour et à la
haine. A quoi les ont-ils comparées? A des coursiers géné-
reux qui emportent et précipitent l'âme dans le bien ou le
mal extrême, selon qu'une main ferme ou lâche s'est em-
parée des rênes.


Ainsi, que les enfants soient ardents, emportés, fougueux ;
qu'ils aient une imagination vive, un esprit quelquefois al-
tier, un caractère irritable, une sensibilité excessive : je ne
m'en effraye pas pour leur éducation; ceux-là du moins ne
languiront pas, sans défauts, sans reproches, mais aussi
sans vertu, dans la médiocrité ; je ne demande pour eux
qu'une main capable de saisir les rênes, et de diriger habi-
lement leur forte et généreuse nature.


Ces enfants, qui me donnaient tant de peines, avaient au
fond un cœur excellent, un esprit élevé, une âme noble. Je
les trouvais toujours vrais, sensibles, sincères ; c'étaient
ordinairement de tous les plus reconnaissants et au fond les
plus dociles, ceux qui s'accoutumaient le plus courageuse-
ment à l'obéissance, au travail, à l'amour des lettres et au
respect de leurs maîtres : plus prompts toujours à l'enthou-
siasme du bien qu'au ressentiment du mal ! Et, quand enfin
l'heureux naturel qui était en eux, triomphant, par la grâce
de Dieu et par leur éducation, des défauts et des faiblesses
de leur âge, s'affermissait dans la sagesse et dans la vertu,
ils devenaient en réalité ces enfants qui promettent à
vingt ans d'être les plus aimables et les plus généreux des
hommes l .




46 n v . H. — CH. II. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


CHAPITRE II


L'Enfant, mes expériences.


Il est vrai que, pour être utile aux enfants, pour ne pas se
laisser décourager par leurs défauts, pour découvrir toutes
leurs qualités, il faut les aimer ; il faut sentir le bonheur d'en
être aimé; il faut s'intéresser à eux; il faut mettre sa joie à
les voir de près; il faut les étudier avec intelligence et avec
amour - il faut prendre plaisir à causer familièrement avec
eux : leur humeur se tempère et s'adoucit dans de telles con-
versations. Toute hauteur, toute âpretê disparait alors en
eux; non-seulement ils deviennent polis, sociables, complai-
sants, sincères, enjoués, reconnaissants, tendres; mais leur
esprit s'élève* leur coeur s'ouvre * et on y découvre les
choses les plus touchantes. Leur âme s'épanouit tout en-
tière ; on aperçoit quelquefois tout à coup derrière ce petit
visage doux et riant, et dans le fond de cette mobile créature,
quelque chose de grand et de divin qui étonne d'abord et
que bientôt on vénère avec tendresse.


Lorsque Fénelon parle de cette merveilleuse grâce qui se
nomme la simplicité, il ajoute que c'est la perle évangèlique
digne d'être Cherchée dans les terres les plus lointaines !
C'est un diamant d'une eau si pare qu'elle réfléchit toutes
les plus belles clartés!


Les bords du Gange qui nous envoient les perles de l'O-
rient, ne nous ont pas envoyé la simplicité, je l'ai trouvée
dans le cœur d'un enfant.


Sans doute, la candeur de leur front, la vivacité de leurs
regards, ce coloris si pur, ce sourire si gracieux, ces paroles
si simples et si aimables, toutes les innocentes beautés et




QUI EST DU A LÀ DIGNITÉ DE SA NATURE. 47


1. Saint Matthieu, chap. x v m .


les charmes extérieurs de cet âge, ont une grande puissance ;
mais les charmes de leur cœur sont plus puissants encore.
Voyez comment cette simplicité naïve inspire àl'enfant, sans
qu'il le sache, les plus hautes vertus ! On peut dire de lui ce
que l'Apôtre dit de la charité : Il croit tout ; il espère tout ;
il recherche tout ce qui est aimable et bon ; il admire tout ce
qui est grand et noble; Une soupçonne pas le mal; il ne
s'attriste pas du bien. Il se réjouit de tout ce qui est heureux.
Vous l'aimez, il vous aime; vous paraissez vertueux, il vous
vénère. Il agit sans ambition, sans malignité, sans amer-
tume et sans aigreur. Au récit d'une action généreuse, son
cœur bat, son regard s'enflamme. A la vue du malheur, ses
larmes coulent ; il n'attend pas qu'on lui expose, il com-
prend, il devine les besoins de la misère. Son regard est
toujours le plus prompt à découvrir le pauvre qui s'attache
en tremblant à ses pas ; sa main, toujours la première à s'ou-
vrir pour le soulager. Non, je ne m'étonne pas que Jésus-
Christ , un jour que ses disciples se disputaient entre eux
pour savoir qui serait le plus grand dans le royaume des
cieux, ait appelé un jeune enfant, et après l'avoir embrassé,
le plaçant au milieu de la foule attentive, leur ait dit :
En vérité, je vous le déclare, si vous ne devenez semblables
à ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume des
deux*.


On le voit, je ne raconte point ici les rêves de mon amitié
pour l'enfance et la jeunesse ! Depuis Jésus-Christ qui vou-
lut être le précepteur et l'ami du premier âge, quel institu-
teur, digne de sa divine mission, n'a pas éprouvé ce que je
viens de dire ? Qui n'a vu quelquefois, avec un profond at-
tendrissement, dans ces jeunes cœurs, cette ardeur si belle;
cette docilité si courageuse ; cette générosité si confiante ;
ces vives et fortes inspirations ; et en tin,'quand le jour est




48 U V . II. — CH. II. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


venu, ce goût sublime, cet enthousiasme d'admiration qui
les transporte tout à coup pour la vérité et pour la vertu !
Ah ! qu'ils se trompent, ceux qui comptent pour si peu l'en-
fance et la jeunesse?


Age pur et brillant! âge noble et sincère! temps héroïques
de la vie ! âge admirable, lorsqu'une Education religieuse en
inspire les affections, en dirige les efforts, en consacre l'ar-
deur, en modère les passions, en corrige les défauts, en pré-
vient les écarts, en embellit les vertus! C'est l'âge des plus
pures pensées, des affections les plus généreuses, des ami-
tiés les plus fidèles, —je l'ai deux fois surtout éprouvé dans
ma vie, — du courage intrépide pour le bien; et, quand il le
faut, même des dévoûments magnanimes !


Voilà les heureux privilèges qui rendent la jeunesse et
l'enfance dignes des soins les plus assidus et de l'amour le
plus tendre : et ce sera toujours, avec une consolation inex-
primable et avec un doux respect qu'un religieux instituteur
reposera ses regards sur l'enfance, ou ramènera ses souve-
nirs vers ces vertus sivraieset quelquefois si fortes, si naïves
et si simples du premier âge.


Qu'on me pardonne ici des souvenirs-personnels: je leur
dois le peu d'autorité qui s'attache à mes paroles; je leur
dois ces douces émotions d'une ancienne amitié, qui n'est
pas encore éteinte en mon âme, qui ne s'éteindra probable-
ment jamais, et à laquelle on voudra bien permettre pour
un moment ces retours vers un passé qui m'est toujours
présent.


Pendant les bonnes et heureuses années de ma vie consa-
crées aux soins de l'Education, j'aimais à voir les enfants qui]
m'étaient confiés, à tourner mes regards vers eux : c'était*:
une de mes joies, aux heures de leur récréation, de des-j
cendre dans leurs cours et dans leurs jardins, de me mêlerj
à leurs amusements, de les partager quelquefois ; ils peuvent]
s'en souvenir. ,




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 49


t . Petit village a une lieue de Paris, où le Petit-Séminaire de Saint-
Nicolas avait une maison de campagne.


É. , I . 4


Ou bien, si la fatigue ne me permettait pas l'agitation sou-
vent un peu violente de leurs jeux, j'aimais à m'en rendre
le spectateur silencieux et tranquille, et à me promener pai-
siblement, au milieu d'eux, parmi la plus grande efferves-
cence de leurs divertissements; j'y trouvais une paix, une
douceur inexprimables. Que de fois, obligé par mon minis-
tère à me jeter pour quelques instants au milieu du monde
et de ses affaires, et attristé par les scènes douloureuses de
la vie, je rentrais au Petit-Séminaire avec une secrète et
profonde satisfaction! Une demi-heure passée en récréation
avec mes enfants dissipait tous les nuages; j'oubliais auprès
d'eux les embarras, les soucis épineux, les tristes mécomptes.


Quelquefois même, sansque je descendisseaumilieu d'eux,
de loin, le bruit de leurs ébats, les éclats de leur joie, leurs
naïves disputes, leurs prompts raccommodements, la vivacité
de leurs impressions, pourquoi n'ajouterais-je pas, leur joie
de me voir, quoiqu'à distance, le redoublement de leur ar-
deur, lorsqu'ils m'avaient pour témoin et pour juge de leurs
transports et de leurs succès, tout cela donnait à mon âme
un rafraîchissement dont je remerciais Dieu, en lui deman-
dani de continuer à bénir cette troupe aimable et fidèle, ce
jeune peuple naissant, ce dépôt précieux commis à mon zèle
et à mes soins, l'espérance de la religion et de la patrie.


J'ai vu des hommes du monde, mêlés avec honneur et
depuis de longues années à toutes les plus grandes affaires
de leur pays, éprouver les mêmes impressions à la vue de
nos enfants : j'en ai vu, attendris jusqu'aux larmes, lorsqu'ils
contemplaient, sous les frais ombrages de notre maison de
Gentilly », cettenombreusejeunesse répandue de toutes parts
en essaims volages, et goûtant au milieu de ses jeux inno-
cents des délices si pures.




bO LIV. II. — CH. II. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Que j'aimais aussi à me rendre témoin de leurs travaux !
Combien de fois je quittai tout à coup mes propres occupa-
tions pour aller les surprendre à l'étude! Oui, c'était un
noble aspect que celui de tous ces enfants recueillis et silen-
cieux! Ces deux cents jeunes intelligences attentives à étu-
dier, appliquées à comprendre, ardentes à pénétrer et à ad-
mirer les chefs-d'œuvre des grandes littératures humaines,
ravissaient mes yeux et mon cœur !


Mais, dans ce genre, rien n'égalait le plaisir que me don-
naient leurs examens !


Lorsque je les voyais réciter avec fermeté, expliquer avec
goût, interpréter avec fidélité, avec chaleur, avec enthou-
siasme, les plus belles pages de Virgile, d'Homère, de Cice-
rón, de Tite-Live, de Fénelon, de Bossuet, j'éprouvais une
joie profonde ! Que pouvait-il y avoir de plus consolant pour
nous que de les trouver ainsi heureusement sensibles aux
nobles plaisirs de l'esprit? Leur raison naissante s'éclairait
à la lumière de ces puissantes intelligences, s'enflammait
quelquefois au foyer de ces grands génies 1


Je trouvais admirable qu'à travers les siècles le génie d'Ho-
mère, de Virgile, de Bossuet, de saint Jean Chrysostome, vînt
faire alliance avec ces jeunes esprits, les échauffer, les fécon-
der, les élever jusqu'à eux !


Si leurs jeux, si leurs études me donnaient ces joies, que
vous dirai-je de leur piété? Cela ne peut guère se raconter.


Quelle douceur de les voir réunis dans leur pieux sanc-
tuaire I quelle foi vive! quelle ferveur dans la prière ! Aux
jours de nos fêtes, et dans ces matinées célestes, dont ils ne
perdront jamais le souvenir, l'ange du Seigneur semblait
véritablement les recueillir et les cacher sous son aile sacrée !


C'était surtout en ces jours bénis que j'aimais à me rappro-
cher d'eux, à m'entretenir avec eux, à voir leurs cœurs de
près. 11 me semblait y respirer la félicité, la paix de l'inno-
cence et tous les parfums du ciel.




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 51


Sans doute les nuages de la condition humaine venaient
en leur temps troubler ces joies de l'innocence et de la grâce !
mais ces nuages légers de l'enfance une fois écartés, on dé-
couvrait là, au fond de ces jeunes âmes, comme un ciel
d'azur, où Dieu lui-même faisait briller, dans un horizon
d'une pureté infinie, des clartés d'une splendeur divine.


C'est alors qu'une aimable, une noble pudeur, cette vertu
qui s'ignore profondément elle-même, donnait un prix nou-
veau et caché à tout ce qu'ils faisaient. Leurs moindres dis-
cours, leurs plus simples paroles, avaient alors des grâces
secrètes, ineffables, contre lesquelles on ne pouvait se dé-
fendre. Dans ces douces et intimes conversations, que de
fois j'ai recueilli sur les lèvres de l'enfance des naïvetés su-
blimes !


Ma tendresse pour eux était grande; et cependant je ne
leur exprimais jamais qu'imparfaitement les sentiments de
mon cœur, surtout pour ceux dont je voyais ainsi la grâce
transformer peu à peu, adoucir, purifier, ennoblir la nature.


Combien n'y en a-til pas d'entre eux dont je puis dire que
j'ai reconnu, que j'ai aimé en eux Dieu présent et personnifié
sous les traits les plus aimables ! Leur enfance était celle du
Sauveur: comme lui, ils croissaient en âge, en sagesse et en
grâce devant Dieu et devant les hommes.


Je me suis souvent demandé : D'où vient donc le charme
inexprimable de l'enfance et de la jeunesse ! Pourquoi ce
premier âge de la vie a-t-il je ne sais quelle grâce qui charme,
qui attendrit, qui ne lasse jamais? Un ami, que je vénère,
me répondit un jour : « Sans doute, l'enfance, c'est la simpli-
cité, c'est la candeur, c'est l'innocence ; mais ce qui ajoute
à tout cela un charme indétinissableet invincible... le voici :
l'enfant, c'est l'espérance ! Sans doute, il est la joie du pré-
sent ; mais il est surtout l'espérance de l'avenir ! »


Cette parole me frappa, et me rappela celle qui fut adressée
à Louis XV par une dame témoin de son sacre. C'était la




5 2 L1V. II. — CH. II. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


marquise de Pisieux : Ah! Sire, lui dit-elle, c'est vous qu'il
fallait voir alors vous étiez beau , beau comme l'espé-
rance !


C'était tout dire. Un enfant roi ne pouvait lui-même rece-
voir une louange plus belle et une leçon plus délicate. Mais
toujours, et quelle que soit sa condition, l'enfant, c'est la
riante, c'est la belle, c'est la douce et pure espérance !


tes divines Ecritures ont ici prodigué les plus gracieuses
images.


L'enfant, c'est un tendre rejeton, une faible plante, il est
vrai; mais qui sera peut-être un jour un grand arbre chargé
de tous les fruits de la vertu, et projetant au loin son ombre
glorieuse.


C'est une fleur prête à éclore et qui promet un riche épa-
nouissement. Si elle paraît déjà si belle à sa première heure,
que sera-ce un jour, lorsque, parée de tous les charmes et
embellie de tous les dons des cieux, elle s'élèvera pour or-
ner la terre ?


L'enfant, c'est encore un faible ruisseau, une source nais-
sante; mais il deviendra peut-être un fleuve majestueux?
L'instituteur est cet habile fontenier dont parlent les saints
Livres; sa main dirige ces eaux dociles, les incline où il lui
plaît et ne permet pas que jamais des eaux étrangères, im-
pures ou amères viennent troubler leur cours.


Oui, l'enfant c'est l'espérance, l'espérance du ciel même :
car c'est l'héritier des palmes éternelles ; l'objet des com-
plaisances de Dieu, le frère et l'ami des anges !


C'est l'espérance de la terre, dont il est déjà la richesse et
le trésor, et dont il sera un jour la force et la gloire. C'est
l'espérance de la patrie et de l'humanité tout entière, qui se
renouvellent et se rajeunissent en lui. C'est ici-bas, surtout,
l'espérance de la famille, dont il fait déjà la joie et les dé-
lices, dont il sera un jour la couronne et l'honneur.


Aimable créature ! sa première apparition dans le monde,




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. &3


son premier sourire, son premier regard est un signe de
paix, un présage de sérénité pour tous; voyez­le : il n'y a
pas un nuage sur ce front ; il ignore le passé, il sourit au
présent ; il s'élance vers l'avenir, et semble y transporter
tout le monde avec lui.


Je me suis aussi demandé quelquefois : Pourquoi fait­il
surtout la joie de ses plus vieux parents? ­ Ils ne peuvent
se lasser de le voir, de le bénir, de l'entendre, d'admirer sa
force, son agilité, sa grâce. L'éclat, la douceur de ce sourire;
la pureté, la transparence de ce front; la limpidité, la flamme
de ce regard, tout cela leur rappelle sans doute que nous
vieillissons, que nous pâlissons, que nous mourons chaque
jour; mais aussi que nous ne devions ni pâlir, ni vieillir,
ni mourir : et cet enfant est sons leurs yeux comme un
souvenir, comme un reflet de cette immortelle jeunesse qui
fut l'apanage primitif de notre nature.


Certes, plus j'y réfléchis, et je le dirai au risque de me
répéter, moins je m'étonne que le Fils de­ Dieu, dans son
passage sur la terre, ait aimé les enfants et mis sa joie à les
bénir : Jésus­Christ aimait les hommes et il les bénissait tous
en bénissant l'enfance, qui est l'espérance de la grande fa­
mille humaine. Qui ne connaît les scènes évangéliques ?
Notre­Seigneur parcourait les villes et les bourgades en
faisant le bien et guérissant les malades. Les mères, toujours
si habiles à deviner les cœurs dignes d'elles, accouraient
sur ses pas et lui amenaient leurs petits enfants, lui deman­
dant de les bénir. Les entants et les mères étaient en si grand
nombre, que les apôtres importunés s'en plaignaient et vou­
laient les éAaigaejc» Mis te dMij, m\№ ftïtemi rçi'ŒL \Wi
fît place : Laissez venir à moi les petits enfants, disait­il, le
royaume des deux est pour ceux qui leur ressemblent. Pais,
prenant ces petits enfants, il imposait ses mains sur leurs
fronts, il les bénissait avec tendresse, il les pressait contre
son cœur, et il répétait : Laissez venir à moi les petits en­




84 LIV. II. — CH. II. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


fants! le royaume des deux est pour ceux qui leur ressem-
blent.
' C'était tout dire : le prix de la vie éternelle était révélé : la


nécessité d'une régénération et d'une nouvelle innocence
était proclamée ; et désormais les portes du royaume des
cieux devaient demeurer fermées à quiconque refuserait de
descendre jusqu'à cet âge.


Quand le Fils de Dieu ne serait venu des cieux que pour
dire cette parole, elle suffirait à sa gloire et au bonheur de
l'humanité. Qui avait dit cela avant lui? qui avait pensé et
senti de celte sorte? Depuis quatre mille ans, à partquelques
froides paroles échappées à la raison d'un philosophe, l'en-
fance était sur la terre l'objet du mépris des sages et de la
cruelle insouciance des législateurs ! Mais au milieu de la
corruption universelle, elle était les plus chères et les seules
amours du ciel ; et, quand le père de famille vint rechercher
ses enfants, quand le Créateur voulut se faire connaître
des siens, ce ne fut pas par des paroles fastueuses qu'il se
déclara. Non, avant de se donner pour le maître et le docteur
du monde, il lui plut de se révéler sous un aspect plus tou-
chant et sous un nom plus doux : on y sentait bien la gran-
deur et la puissance du Roi des cieux ; mais c'était surtout un
père tendre; on y sentait avant tout son amour, et, lorsqu'il
dit : Laissez venir à moi les petits enfants, le royaume des
cieux est pour ceux qui leur ressemblent..., les pères et les
mères attendris se prosternèrent à ses pieds et l'adorèrent!


Ah ! je comprends pourquoi les prophètes ont exalté par
de si magnifiques louanges la gloire des patriarches, et le
noble orgueil de la fécondité maternelle! Volontiers, en
achevant ces lignes, jem'écrierai avec eux et redirai l'excla-
mation évangélique : Heureuses les mèresdont les entrailles
saintement fécondes ont donné à la terre et au ciel des en-
fants nombreux ! heureuses les mamelles qui les ont allaités 1
Jamais une mère ne mit de plus nobles joyaux sur son




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. S5


cœur, jamais plus belle couronne ne ceignit son front glo-
rieux !


CHAPITRE I I I


L'Enfant gâté.


L'ENFANT GÂTÉ ! J'aurais voulu ne pas traiter ce pénible
sujet; mais je ne pouvais l'éviter, surtout dans un livre où il
est question de l'autorité et du respect.


L'ennemi mortel de l'autorité et du respect, c'est l'enfant
gâté.


Et, d'autre part, gâter un enfant, c'est manquer aussi tris-
tement que possible au respect qui est dû à la dignité de
sa nature, à l'intérêt que réclament ses destinées et son
honneur.


On rit quelquefois en parlant de ces enfants gâtés : je n'en
ai jamais ri ; jamais la vue d'un enfant gâté n'a pu m'arra-
cher un sourire. Rien n'est moins plaisant. C'est pour moi
quelque chose d'effroyable, effroyable dans le présent, ef-
froyable dans l'avenir.


La justice et la vérité percent souvent jusque dans la légè-
reté même des paroles du monde : c'est un enfant terrible,
dit-on quelquefois avec une agréable insouciance, ou même
avec une certaine satisfaction de vanité. — Oui, terrible, et
plus qu'on ne le voudra quelque jour ! car c'est bien de l'en-
fant gâté qu'on peut redire la parole des saintes Écritures :
Le lionceau deviendra lion, et il apprendra un jour à dévorer
les hommes. (Ézéchiel, xix, 6.)


Que faites-vous toute la journée? disait-on à une jeune
femme. — Je m'occupe à gâter mes enfants, répondit-elle. Ce
n'était-là, dans sa pensée, qu'une saillie plus ou moins spi-




5 6 LIV. 11. — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


rituelle ; mais ce mot-là était plus sérieux qu'elle ne le pen-
sait. Elle condamnait amèrement par là tant de mères im-
prudentes qui semblent, en effet, n'avoir pas d'autre occu-
pation que de gâter leurs enfants pendant tous les premiers
temps de leur vie : elle se condamnait amèrement elle-
même. Elle le sut plus tard par une cruelle expérience.


Mais les enfants sont si jeunes! dit-on, quel mal y a-t-il
à les gâter un peu? cela est sans conséquence, c'est l'affaire
de quelques années. — Non! c'est pour la vie. La Vérité éter-
nelle en a prononcé l'oracle formel : Le jeune homme sera
dans un âge plus avancé ce qu'on l'aura fait dans son en-
fance. (Prov. xx, 6;)


Il y a bien des manières de gâter un enfant : on gâte son
esprit par l'exagération inconsidérée des louanges.


On gâte son caractère en lui laissant faire toutes ses vo-
lontés : on gâte son cœur en s'occupant de lui à l'excès, en
l'adorant, en l'idolâtrant.


Toutes ces manières de gâter les enfants, cet art si triste
de dépraver un âge qui est l'espérance de la vie entière,
peuvent se réduire au développement des deux funestes
principes, source de toute perversité humaine : la mollesse
et l'orgueil.


Rien ne peut donner l'idée de ce que deviennent les enfants
qui sont gâtés par la mollesse, qui sont gâtés parce qu'on
leur fait trop de caresses, parce qu'on leur témoigne une
tendresse trop sensible, parce qu'on accorde à leurs goûts, à
leur appétit, à leurs regards, à leur paresse, à leurs désirs
tout ce qu'ils veulent.


Ce sont quelquefois de vrais petits animaux sauvages. Ils
paraissent et sont ordinairement ce qu'on nomme dejolis
enfants, gracieux, complaisants, flatteurs. Il n'y a pas de
souplesse insinuante, de bassesses agréables, dontils n'aient
le secret pour obtenir de vous ce qu'ils désirent; vous les
trouvez charmants, si vous n'y regardez pas de près; mais,




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 57


si tout à coup vous vous apercevez de leur manège et de vo-
tre faiblesse, si vous essayez une résistance, si vous exigez
d'eux le moindre travail, l'application la plus légère, immé-
diatement l'humeur, le silence chagrin et boudeur, ou même
la grossièreté brutale et violente, vous révèlent que ces en-
fants si aimables sont des enfants trompeurs; qu'au fond et
dans le vrai, comme des animaux apprivoisés, ils ne sont
sensibles qu'à l'appât des moyens qui les apprivoisèrent,
mais qu'ils redeviennent des animaux sauvages et méchants,
qu'ils mordent et qu'ils déchirent dès qu'on refuse quelque
chose à leurs appétits.


J'exagère peut-être. — Cet âge si tendre est-il donc ca-
pable de tant de méchanceté? Voici ce qu'en pensaient Fé-
nelon et saint Augustin, et que l'on remarque qu'ils parlaient
de la première enfance : « Considérez, disait Fénelon, com-
« bien dès cet âge les enfants cherchent ceux qui les flattent
« et fuient ceux qui les contraignent; combien ils savent
« crier ou se taire pour .avoir ce qu'ils souhaitent, combien
« ils ont déjà d'artifice ou de jalousie ! »


« J'ai vu, dit saint Augustin, un enfant jaloux : il ne savait
« pas encore parler, et déjà, avec un visage pâle et des yeux
« irrités, il regardait l'enfant qui tétait avec lui. »


Certes, je n'aime pas les enfants secs, durs et hautains ;
mais les enfants tendres, insinuants, souples, caressants,
pour être plus aimables au premier abord, ne sont pas moins
redoutables à mes yeux et font courir à leur éducation de plus
grands dangers, etce qui ajoute au péril, c'est qu'on y est pris
très-facilement. Les plushabiles s'y laissent souvent tromper.


« Il faut observer, dit Fénelon, qu'il y a des naturels d'en-
« fants auxquels on se trompe beaucoup. Us paraissent d'a-
ce bord jolis, parce que les premières grâces de l'enfance ont
« un lustre qui couvre tout : on y voit je ne sais quoi de ten-
« dre et d'aimable qui empêche d'examiner de près le détail
« des traits du visage. »




58 LIV. II. — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Et puis qu'arrive-t-il? on s'en amuse, quelquefois on s'en
vante : on les flatte, on les laisse flatter par tout le monde,
par des petits esclaves, par des femmes serviles, qui cher-
chent à s'insinuer auprès d'eux par des complaisances basses
et dangereuses, suivent toutes les fantaisies et nourrissent
comme à plaisir leurs petites passions les plus dépravées.


Bientôt les grâces trompeuses de l'enfance s'effacent, la
vivacité s'éteint, la tendresse apparente du cœur se perd :
tout à coup on découvre en eux, avec effroi, une désolante
sécheresse d'âme, une dépravation profonde : et, en fin de
compte, ces jolis enfants deviennent véritablement effroya-
bles; on s'aperçoit alors, mais trop tard, qu'il n'y a pas
d'êtres plus durs, plus méchants, plus hautains, plus vio-
lents, pluségoïstes, plus ingrats, plus injustes, plus odieux,
que les enfants gâtés par la mollesse !


Qu'on me pardonne d'insister sur de si pénibles détails.
Rien n'a moins de charmes pour moi. Je ne le fais que par
compassion, par devoir, par charité, pour épargner aux pa-
rents, aux familles, aux enfants eux-mêmes, les redoutables
calamités qui sont les conséquences nécessaires du mal que
je déplore.


Les parents faibles et inconsidérés qui se jouent avec les
caprices et les passions naissantes de leurs fils et de leurs
filles, qui ne cherchent qu'à s'en divertir pendant leur en-
fance, jusqu'à leur permettre toutessortes d'excès, n'ont pas
médité ces choses, n'ont pas prévu tout ce qu'ils auront à
souffrir un jour de la licence, de l'ingratitude et des empor-
tements de ces malheureux enfants. Qu'ils y songent du
moins aujourd'hui, et qu'ils me laissent appeler toute leur
attention sur ce grave sujet.


Les païens eux-êmes en avaient compris toute l'impor-
tance : « Avant tout, disait un ancien philosophe, avant
« tout que la vie des enfants soit frugale, leurs vêtements
« simples et de même sorte que ceux de leurs condisci-




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 59


« pies1. Ne les laissez pas tomber dans la paresse et l'oisiveté.
« Ecartez-les surtout des approches de la mollesse ; rien ne
« dispose plus à la colère qu'une Education délicate et effé-


i. Rien n'est pire chez les enfants et ne les gâte plus tristement et plus
vite que la vanité des habits, Il faut leur en inspirer de bonne heure le
mépris. Pour moi , au Petit-Séminaire de Paris, j e poursuivais impitoya-
blement toutes les vaines recherches de parure. Je ne permettais jamais,
par exemple, l'ostentation des montres et des chaînes d'or. Je leur disais :
« Vous porterei une chaîne d'or quand vous le mériterez. Soyez les pre -
« miers de votre classe. Ce sera alors une juste et honorable distinction :
« celle de l'esprit, du travail et de la sagesse, »


Quant aux parfums et a ceux qui se parfumaient, je les flétrissais i m -
pitoyablement. Je leur disais, et leur redisais au besoin, la parole des
anciens : Hoc mihi suspectum est quod olet bene... non bene olet, qui
bene semper olet.


A ceux qui donnaient à leur chevelure des soins affectés, j e redisais
crûment ce mot qu'un homme de grande expérience me dit un jour : Soyez
sûr qu'un écolier qui commence a se peigner avec affectation et à soigner


sa cravate devient un mauvais écolier, et que le plus souvent ses mœurs


sont à la veille de se troubler.


Plusieurs trouveront peut-être tout ceci sévère : c'est la sévérité de
l'expérience. Me permettra-t-pn de revenir aux montres et aux chaînes
d'or, et d'ajouter que je n'ai jamais goûté la religion des parents qui pro -
mettent à leurs enfants, comme récompense, pour le jour de leur première
communion, des vanités de ce genre? Le jour de la première communion
n'a pas besoin d'autre prix que lui-même. Il se rencontre là, d'ailleurs,
un véritable péril pour la piété naissante de ces pauvres enfants. J'ai vu
quelquefois la montre plus adorée que Dieu lui-même en ce grand jour.


Les parents, même religieux et sages, se font souvent sur tout cela une
étrange illusion, lorsqu'ils s'imaginent que les choses de l'âme se traitent
avec de tels moyens.
tl Je me souviens, entre autres, d'un fort honnête homme,, à qui je croyais
devoir me plaindre de son fils. C'était un enfant très-dissipé, indocile,
turbulent, sans aucune piétié. Je crus devoir avertir le père, en présence
même de l'enfant, que s'il n'y avait pas bientôt un changement sérieux et
profond, la première communion serait impossible. Le père était fort
touché, mais l'enfant demeurait insensible. Alors cet excellent homme se
mit à pleurer, et voyant que le moment était venu de ne rien épargner,
pour attendrir son fils et le décider à faire un effort sur lui-même, il se
tourna vers lui avec une vive émotion, et lui dit : Quelle peine tu me fais !
Eh bien, écoute, si tu fais ta première communion, je te donnerai un


CHEVAL ! C'était un ancien militaire, grand chasseur. Son exhortation, on
le comprend, me fut d'un médiocre secours.




60 LIV. II . — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


« minée. L'indulgence qu'on a pour les fils uniques et lali-
« berté dont jouissent les pupilles sont des sources inévi-
« tables de corruption. Que peut devenir un enfant à qui l'on
« n'a jamais rien refusé, dont la mère inquiète a sans cesse
« essuyé les larmes, et qui a toujours eu raison vis-à-vis de
« ses maîtres?...


« Il faut écarter des enfants la flatterie; qu'ils entendent
« la vérité, qu'ils connaissent quelquefois la crainte et tou-
« jours le respect, qu'ils aient de la déférence pour leurs su-
« périeurs, qu'ils n'obtiennent rien par colère. Ce que vous
« leur avez refusé quand ils pleuraient, accordez-le-leur
« quand ils seront calmés, » ( SÉNÈQUE, t. VU, p. 162 *.)


Si j'insiste sur ces tristes observations, je le tais aussi par
compassion pour les instituteurs de la jeunesse, afin de
leur épargner tout ce qu'il y a de plus ingrat dans leur
tâche. Toutes ces observations sont des expériences et des
souvenirs :


Non ignara mali, miseris succurere disco.


Dans les laborieuses fonctions de l'Education publique,
je n'ai jamais rien trouvé de plus douloureux à voir, de plus
pénible à élever que les enfants gâtés ; et je dois avouer que
tous mes soins, tous mes efforts, y ont presque toujours
échoué. Je le dis surtout des enfants gâtés parla mollesse :
ceux-là, je les ai trouvés toujours à peu près incurables.


Les enfants gâtés par orgueil nous donnaient quelquefois


1 . Tenuisante omnia victus, et non pretiosa vestis, et similis cultus cum
œqualibus. In desidiam otiumque non resolvemus, et procul a contaclu


deliciarum retinebimus. Nihil enim magis facit iracundos quam educatio


mollis et Manda. Ideo unicis quo plus indulgetur, pupillisque quo plus


licet, corruptior animus est. Non resistet offensis, oui nihil unquam nega-


tum est, cui lacrymas sollicita semper mater dbstersit, cui de pedagogo


satisfactum est...


Longe itaque ab assentatione pneritia removenia est : audiat verum, et


timeat intérim, vereatur semper; majorifms assurgat, nihil per iracun-


diam exoret, quod flenti negatum est, quieto offeratur...




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 61


pendant de longues années les plus dures peines; mais,
grâce au concours, au dévoûment, aux lumières des maî-
tres, grâce à la forte éducation que nous nous étions propo-
sée, nous en venions souvent à bout avec le temps.


Les enfants gâtés par orgueil offrent, sans doute, un triste
spectacle, mais un spectacle moins hideux toutefois que les
enfants gâtés par mollesse. L'orgueil de l'enfant, grâce à
la naïveté de son jeune âge, n'a pu dépraver profondément
encore toutes ses belles et nobles qualités. Il reste du moins
chez ces fières natures de grandes ressources d'Education,
tandis que chez les enfants gâtés par la mollesse, il ne reste
rien quela corruption, le vice,un égoïsme sauvage et sensuel.


Dans le vrai, c'est l'anéantissement intellectuel, moral et
physique. On ne trouve plus là qu'un fond de molle lâcheté,
où tout mal, toute ignominie, toute misère morale éclôt na-
turellement du sol.


Dans ma compassion pour eux, je les comparais souvent à
de jeuûes arbustes qu'un sol perfide a nourris de sucs em-
poisonnés, à de tendres fleurs flétries par des souffles malfai-
sants, et dont le parfum naturel est devenu une odeur de
corruption et de mort.


Pour faire l'Education d'un tel enfant, il faut une création
nouvelle. Il faut, non pas seulement corriger, mais refaire la
nature : entreprise prodigieuse ! il y faut un temps, une suite,
une patience, une fermeté, une intelligence qui se ren-
contrent rarement au degré nécessaire, et qui seront toujours
insuffisants, sans une grâce de Dieu extraordinaire. L'action
surnaturelle la plus miséricordieuse et la plus puissante peut
seule accomplir le miracle d'un tel renouvellement.


Aussi, avant la première communion, j'espérais : après,
jamais.


Certes, c'était bien dans une inspiration toute divine que
le Sage prononçait autrefois ces graves maximes, que je suis
aise de mettre sous les yeux des parents :




62 LIV. II. — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


* Celui qui aime ses enfants ne se lasse pas de les corri-
« ger, espérant qu'il trouvera par là, en eux, son bonheur
« à la fin de ses jours, et qu'il ne les verra pas mendier aux
« portes. ( Ecclésiastique, xxx, 1. )


« Vous avez des enfants? donnez-leur une bonne Educa-
« tion et accoutumez-les dès la plus tendre jeunesse au joug
« de l'obéissance. ( ld., vu, 25. )


« Ce n'est point aimer son fils que de lui épargner les châ-
« timents : quand on l'aime véritablement, on s'applique à
« le corriger. (Proverbes, vin, 24.)


o Châtiez votre fils sans jamais perdre courage, de peur
« qu'il ne vous réduise à l'affreuse nécessité de souhaiter
« sa mort, [ld., xix, 18.)


« Le cheval qu'on n'accoutume point au mors devient in-
« domptable, et l'enfant abandonné à ses caprices ne con-
« naît pluâ de frein. (Ecclésiastique, xxx, 8.)


« Flattez votre fils, etil vous rendra tremblant ; jouez avec
« lui, et il vous attristera. (Jdxxx,9.)


« Ne vous familiarisez même pas trop aveclui, de peur que
« vous n'ayez bientôt sujet de vous en repentir et qu'il ne
« vous réduise enfin au désespoir. ( ld., xxx, 10 . )


« Ne le rendez pas maître de ses actions pendant sa jeu-
« nesse; surveillez jusqu'à ses pensées. (Jd.,xxx, 11.)


« Courbez sa tête et soumettez-le dans sa jeunesse : châ-
« tiez-le sévèrement pendant qu'il est enfant, de peur qu'il
« ne s'endurcisse et ne veuille plus vous obéir, et qu'alors il
« ne devienne la douleur de votre âme. ( ld., xxx, 12.)


Instruisez donc votre fils, travaillez à le former, de peur
« qu'ilne vous déshonore par une vie honteuse, [ld., xxx, 13.)


« Ne laissez pas votre fils vivre sans discipline et sans
« règle. ( Prov. xxxiu, 13. )


« Si vous l'élevez avec fermeté, vous délivrerez son âme
« de la mort. ( Prov., xxxm, 14. )


« La sottise est comme attachée et liée dans le cœur d'un




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 63


« enfant : c'est la verge de la discipline qui l'en chassera.
« Élevez bien votre fils et il rafraîchira votre cœur, et il


«. fera les délices de votre âme. » (Prov., xix, 17.)
J'ajouterai seulement à ces admirables maximes une ob-


servation que la justice réclame en faveur d'une espèce par-
ticulière d'enfants gâtés : ceux-là sont dignes d'une grande
compassion; et toutefois combien il faut y prendre garde!
Je veux parler des enfants gâtés pour cause ou sous pré-
texte de maladie, d'infirmité, de délicatesse physique.


Les soins qu'on donne aux enfants maladifs, qu'on leur
prodigue, dont ontles entoure constamment, gâtent quelque-
fois ces enfants d'une manière déplorable. Rien n'est plus
funeste à un enfant que d'être ainsi, pendant plusieurs an-
nées, le tendre et unique objet, l'objet constant de tous les
soins,detoutesles prévenances, detouteslespréoccupations
d'un père, d'unemère, etde tousles serviteurs d'une maison.


On ne sait rien lui refuser ; toutes les pensées, tous les re-
gards se tournent sans cesse vers lui : il est le centre de tou-
tes les tendresses.


Je le répète, rien de plus digne de compassion, parce que
c'est un mal presque inévitable, et cependant un grand mal ;
et que de longues années de bonne santé et de bonne Éduca-
tion seront nécessaires pour réparer un tel malheur!


Il faut du moins être averti du péril et éviter tout ce qui
peut être évité. Il faut tâcher de ne pas le servir, ce cher
petit malade, inutilement, et de ne rien accorder qu'au be-
soin réel, à la sage tendresse, à la juste sollicitude. Je n'hé-
site pas à dire que nulle Éducation au monde n'exige d'un
père et d'une mère plus de sagesse, plus de prévoyance,
plus d'habileté, plus de perspicacité que l'Education de
ces pauvres enfants.


Je dois maintenant parler des enfants gâtés par l'orgueil :
ce sont assez souvent de bonnes et riches natures ; mais quels
dangers s'y rencontrent pour leur Education !




6 4 L1V. I I . - - CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Rien ne peut dire jusqu'où va quelquefois leur indocilité,
leur impertinence, leur vanité, leur ostentation, leur dureté,
leur hauteur, leur insolence même! Si l'Education, au lieu de
corriger à temps ces dispositions vicieuses, vient aies entre-
tenir et à les fortifier, ils feront sentir un jour àleurs parents
tout le poids de cet orgueil nourri par de fatales complai-
sances.


Hélas ! il le faut avouer ici, c'est le plus souvent l'orgueil
des parents qui excite, qui développe, qui élève l'orgueil des
enfants. C'est ce que Fénelon avait observé autrefois, et il
traçait ainsi le portrait d'un enfant gâté par l'orgueil :


« Sa mère Vavait nourri dans une hauteur et dans une fier té
« gui ternissaient tout ce qu'il y avait de plus aimable enlui.
« Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant : il ne
« s'avisait guère de ce qui pouvait faire plaisir aux autres :
« il ne savait point donner avec un cœur noble et porté au
« bien; il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l'amitié,
« ni libéral, ni reconnaissant des soins qu'on prenait pour
« lui, ni attentif à distinguer le mérite; il suivait son goût
« sans réflexion. Le bonheur de le servir était,selon lui,une
« assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Une
« fallait jamais rien trouver d'impossible, quand il s'agissait
« de le contenter, et les moindres retardements irritaient
« son naturel ardent.


« 11 avait été flatté par sa mère dès le berceau, et il était
« un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans
« l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dès sa
« première jeunesse, n'avaient pu modérer cette impétuosité
« et cette hauteur. Son orgueil se relevait toujours comme la
« palme souple se relève sans cesse d'elle-même, quelque
« effort qu'on fasse pour l'abaisser. »


Je ne saurais donc assez le redire, soit aux parents, soit
aux instituteurs : Prenez-y garde, plus cet enfant que vous
devez élever est une belle et riche nature, plus vous devez




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 65


éviter que l'orgueil ne le déprave. Si cette belle nature est
une nature forte, de cet enfant qui pouvait être un homme
distingué et peut être un homme supérieur, vous ferez un
tyran, un être odieux. Il se regardera comme étant d'une
autre espèce que le reste des hommes. Les autres neluisem-
bleront mis sur la terre que pour lui plaire et le servir, pour
prévenir toutes ses volontés, adorer tous ses caprices ; et
rapporter tout à lui comme à une divinité : comme ce duc de
Bourgogne, dont le duc de Saint-Simon nous dit que « dès
« l'âge de sept ans, il était dur, colère jusqu'aux derniers
« emportements contre les choses inanimées, impétueux
« avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance,
« même des heures et des éléments, sans entrer dans des
« fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son
« corps; opiniâtre à l'excès,passionné pour tous les plaisirs,
« la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une
« sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pouvait
« supporter d'être vaincu, et où le danger avec lui était
« extrême : enfin, livré à toutes les passions ettransportô de
« tous les plaisirs; souvent farouche, naturellement porté à
« la cruauté, barbare en raillerie, saisissant les ridicules
« avec une justesse qui assommait; de la hauteur des cieux,
« il ne regardait les hommes que comme des atomes avec
« qui il n'avait aucune ressemblance, quels qu'ils fus-
« sent. »


Voilà ce qu'une première et mauvaise Education avait fait
de cet enfant, dont l'Education de l'archevêque de Cambrai
fit depuis ce prince admirable que Voltaire lui-même a loué
en disant;


Sous son règne la France eût été trop heureuse.


Si cette riche nature, malgré sa richesse, est une nature
vaine et faible, l'Education de votre orgueil en fera un sot,
un impertinent, un être vil et faux ; parlant de tout à tort et


É . , I . 5




68 L1V. II. — CH. III. — DE L'E.\rANT ET DU RESPECT


à travers, incapable d'une étude grave, d'un succès élevé;
toutauplus ce qu'on appelle un aimable cavalier, c'est-à-dire
un fat inutile à lui-même et aux autres, et qui souvent, si les
circonstances s'y prêtent, finit àvingt-cinq ans par se désho-
norer, lui et sa famille.


Fénelon, ce grand maître en Education, voulaitqu'onpré-
vînt ce malheur dès la plus tendre enfance, et afin que les
enfants ne devinssent pas ce qu'on appellerait aujourd'hui
des lions superbes, voici comme il enseignait à n'en pas faire
d'abord des impertinents et des sots. Mes lecteurs me sau-
ront gré, je n'en doute pas, de mettre sous leurs yeux des
observations si délicates et si profondes : « Souvent, disait-il,
« le plaisir qu'on veu t tirer des jolis enfants les gâte ; on les
« accoutume à hasarder tout ce qui leur vient dans l'esprit,
« et à parler des choses dontils n'ont pas encore des connais-
« sauces distinctes; il leur en reste toute leur vie l'habitude
« de juger avec précipitation, et de dire des choses dont ils
« n'ont point d'idées claires: ce qui fait un très-mauvais ca-
« ractère d'esprit.


« Ce plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un
a effet pernicieux; ils aperçoivent qu'on les regarde avec
« complaisance, qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les
« écoute avec plaisir. Par là, ils s'accoutument à croire que
« le monde sera toujours occupé d'eux.


« Pendant cet âge où l'on est applaudi et où l'on n'a point
« encore éprouvé la contradiction, on coiicoi t des espérances
« chimériques, qui préparent des mécomptes infinis pour
« toute la vie. J'ai vu des enfants qui croyaient qu'on parlait
« d'eux toutes les fois qu'on parlait en secret, parce qu'ils
« avaient remarqué qu'on l'avait fait souvent; ils s'imagi-
« naient n'avoir rien en eux que d'extraordinaire et d'admi-
« rable. 11 faut donc prendre soin des enfants, sans leur
« laisser voir qu'on pense beaucoup à eux. Montrez-leur que
« c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 67


« que vous êtes attentifs à leur conduite, et non par fadmi-
« ration de leur esprit. »


Fênelon disait encore : « Tout ce qu'on trouve d'esprit en
« eux surprend, parce qu'on n'en attend point de cet âge.
« Toutes les fautes de jugement leur sont permises et ont la
a grâce de l'ingénuité; on prend une certaine vivacité du
« corps, qui ne manque jamais de paraître dans les enfants
« pour celle de l'esprit. De là vient que l'enfance semble
« promettre tant et qu'elle donne si peu. Tel a été célèbre
« par son esprit à l'âge de cinq ans, et qui est tombé dans
« l'obscurité et dans le mépris à mesure qu'on l'a vu croî-
« tre. »


11 est une autre espèce de petits prodiges contre lesquels
il faut bien aussi se mettre en défiance : qu'on me pardonne
ce que je vais dire et qu'on ne s'en étonne pas ; c'est un point
si délicat et si important, que je ne puis taire ici ce que j'en
pense et ce que j'en sais. Je veux parler de ces petits prodi-
ges de sagesse et de vertu, de ces enfants nés corrects et
réservés, qui vous paraissent toujours sans défauts et gran-
dissent irréprochables.


Au Petit-Séminaire de Paris, j'éprouvais un effroi secret
et comme une terreur involontaire toutes les fois qu'un père,
une mère, m'amenant leur fils, me disaient : Nous n'avons
jamais eu un reproche à lui faire, c'est une vraie petite per-
fection. Je ne me permettais pas la contradiction : elle n'é-
tait guère possible alors ; mais je me disais en moi-même :
Voici une rude besogne, il faudra de la patience avec l'en-
fant et avec les parents.


J'étonne peut-être ici : l'étonnement cessera lorsque j 'a-
jouterai ce qui me reste à dire sur ce grave sujet. De toutes
les observations que vingt-cinq années d'expériences dans
FEducation m'ont fait faire, voici la plus profonde, la plus
sérieuse, la plus douloureuse même.


Non-seulement j'étais effrayé lorsque des parents, m'àme-




68 LIV. II . — CH. III. — DE L'ENFANT ET DO RESPECT


nant leur fils, me disaient : Nous n'avons jamais eu aucun
reproche à lui faire ; mais j'étais effrayé encore plus lors-
que, après plusieurs années d'Education au Petit-Séminaire,
malgré notre sollicitude et notre vigilance, nous n'avions
jamais eu nous-mêmes une réprimande à adresser à un en-
fant; lorsque nous aussi nous disions : C'est une perfection;
et que charmés d'un tel ouvrage et d'un tel succès, nous
nous laissions aller à traiter comme une perfection ce jeune
homme, cet enfant.


Qu'arrivait-il ? c'est que l'amour-propre croissait en lui,
se fortifiait en silence, et y devenait quelquefois gigantes-
que, monstrueux.


Cet enfant n'était ni mou, ni vain, ni léger, ni faible.
C'était un esprit grave, une intelligence appliquée, un cœur
ferme, un caractère sage. Souvent il avait non-seulement
le goût, mais la passion du travail. Cette nature distinguée,
attentive sur elle-même, par conscience et aussi par désir
d'éloge mêlé d'un subtil orgueil, n'avait jamais un reproche
à se faire, n'en recevait jamais un de ses maîtres, et évi-
tait toutes fautes, les plus graves comme les plus légères ;
et cependant le mal en lui poussait ses plus profondes ra-
cines.


Ceci tient à un des plus tristes secrets de la nature hu-
maine. L'habitude de la vertu et des hommages qu'elle at-
tire, la paix même qu'elle donne a son danger : c'est de gâ-
ter le cœur par une grande satisfaction de soi-même, qui
rend très-sensible à tout ce qui trouble cette satisfaction in-
térieure, qui révolte, exaspère, en présence des mécomptes,
et transforme tout à coup la douceur en colère, si la vertu
n'est solide et n'a été souvent mise à l'épreuve de la contra-
diction. Ajoutez qu'il n'y a peut-être pas de vertu qui ne
couvre quelque défaut, lequel ne grandisse et ne se fortifie
à son ombre et à son insu, comme ces plantes sauvages qui
poussent au pied d'un bel arbre, et qui apparaissent seules




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 6 9


menaçantes, hérissées d'épines, si l'arbre vient à tomber.
J'ai été plusieurs années sans comprendre le danger de


ces perfections prématurées; mais quand l'expérience m'eut
enfin éclairé, quand j'eus découvert dans ces riches natures
les profondeurs et quelquefois les abîmes d'orgueil qui s'y
cachent, il n'y eut pas d'enfant à qui je donnasse plus de
soins, plus d'attention, et cela se conçoit : c'était la ruine
de notre œuvre dans son succès le plus élevé, la ruine de
l'Education dans ses plus nobles sujets, le renversement du
plus bel édifice.


Je n'hésite pas à le dire : il manque quelque chose à une
Education quand il ne s'y est jamais rencontré ni faute ni
reproche.


Combien de fois n'ai-je pas dit, en voyant ces enfants, en
les observant : Quand pourrai-je lui faire une juste répri-
mande et percer la plaie qui se forme dans cette âme : la
plaie qui la ronge et qui au bout d'un certain nombre d'an-
nées en aurait dévoré toutes les qualités ?


Mais comme il faut que cette opération se fasse tout a la
fois avec force et avec tendresse 1 Avec force, autrement on
rencontre une résistance invincible. Réfugié dans un res-
pect apparent, l'enfant repousse intérieurement tous vos aver-
tissements et toutes vos leçons. Sa résistance se peint dans
son étonnement, dans le jeu de son visage, dans les couleurs
qui s'y succèdent, dans un certain air froid et blessé, et
jusque dans son silence, dont il fait le signe de sa dignité
offensée. C'est alors que l'orgueil révolté monte et mugit
dans son cœur comme la vague, et vous n'obtenez plus de
lui qu'un dédain insolent, qu'une révolte indomptable; c'est
alors qu'il vous faut enfin une force qui brise, ou tout est
perdu !


Mais voilà pourquoi j'aiditaussi: avec tendresse; car,aprcs
que vous avez brisé cet orgueil, si l'enfant ne sent pas que
c'est l'affection la plus tendre, la plus dévouée, une affection




70 U V . II . — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


paternelle, je dirai plus,une affection surnaturelle et divine
qui vous inspire, il se retire brisé ; mais bientôt il se relève
et vous hait; souvent c'est la haine et le mépris tout à la fois,
et tout est encore perdu !


Il reste sur ce point quelques remarques particulières im-
portantes à faire. Ces enfants se révélaient ordinairemen
et leur perfection prétendue éclatait en quelque grande faute
vers dix-sept, dix-huit ans, quelquefois même avant, et voici
le plus souvent à quelles occasions :


Si leurs succès habituels dans leurs classes venaient tout
à coup à leur manquer, lorsqu'ils montaient dansuneclasse
supérieure ; si, en changeant de professeur, ils en rencon-
traient un qui leur fût moins favorable,c'était ordinairement
alors que laplaie de leur cœur, plaga cordis, dit l'Ecriture,
se découvrait à leurs maîtres et à eux-mêmes. Ils éprou-
vaient quelquefois tout à coup une aversion étrange pour
cette nouvelle classe, un chagrin profond contre ce nouveau
professeur : ils évitaient, fuyaient sa rencontre en récréa-
tion : ils détournaient de lui leurs regards, ou bien le -re-
gardaient de loin avec des yeux pleins d'inquiétude et de
ressentiment.


D'autres fois, ce changement était dû à l'éveil d'un senti-
ment qui avait dormi dans leur cœur et s'était ignoré lui-
même, pendant les jours simples de l'enfance, et à la faveur
des occupations actives du jeune écolier ; je veux parler du
sentiment de la condition sociale. L'aspect de condisciples
d'une famille mieux placée, plus riche que la sienne, a com-
mencé un jour à faire naître en lui des comparaisons plei-
nes de regrets amers et de désirs impuissants : dans les
noirs chagrins de son orgueil révolté et de sa coupable ja-
lousie, il a éprouvé de-l'embarras avec ses parents, il a été
moins heureux à lesvoir; et,pour cacher ce trouble intérieur
a ses condisciples, pour se le cacher à lui-même, il prend de
nouvelles allures : la contrainte de son âme se peint dans




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 74


son humeur, dans son langage, sur son front ; ce détestable
sentiment l'a extérieurement changé; on ne sait à quoi attri-
buer cette étrange et mauvaise transformation : c'est que, de
tousses orgueils, le plus vil s'est emparé de lui ! Ce phéno-
mène de perversion se manifeste quelquefois de quinze à dix-
huit ans, et même,commejeraidit,dans des jeunes gens aux-
quels on peut n'avoirpas eu un seul reproche àfaire jusque-là.


©h! quelle tendTesse profonde et savante il fautalors pour
regagner ces pauvres âmes, pour triompher de celte redou-
table crise ! C'est ici l'effort le plus beau du don d'élever la
jeunesse et le plus digne aussi de celte sainte mission.


Tout moyen alors est bon, quand le cœur et le dévoûment
l'inspirent. Un des plus doux, et peut-être un des plus effi-
caces, je l'ai du moins expérimenté, c'est d'aller droit au
fait, droit au cœur de l'enfant. Il m'est souvent arrivé de les
faire venir chez moi. Je leur parlais tendrement, paternel-
lement : « Vous êtes triste, mon enfant ; cela va mal, lui di-
•saiŝ jeven posant quelquefois ma main sur son cœur. Vous
me semfrlez moins heureux ; voyons, n'êtes-vous pas devenu
un peu moins bon? Cela arrive souvent sans qu'on s'en rende
compte à soi-même. Je n'ai, quant à moi, aucun reproche à
vousfaire : 'mais vous! êtes-vous content de vous et des au-
tres? N'êles^voas pas blessé par quelqu'un, par quelque
chose? De benne'foi,'Cherchons le coupable : est-il autour de
TOUS''oui en vous-même? N'est-ce pas l'orgueil qui vous
tnouMe? Bans ce mauvais chagrin que vous ne définissez
fw,r«"est-«e pas un peu à Dieu, à sa providence, un peu à
tout le monde que vous en voulez ? 11 n'y a, ce me semble,
rien de changé autour de vous : vos parents, vos maîtres
sont toujours les mêmes pour vous ; n'est-ce pas vous qui
«eries; an peu changé pour eux? Mettez la main sur votre
-conscience, laissez un peu parler votre raison, votre cœur,
•votre religion, votre bonne nature : de sang-froid, devant
Dieu, devant votre meilleur ami : voyons? »




7 2 LIV. II. — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


J'ai vu souvent alors de pauvres enfants fondre en larmes,
me regarder avec confusion et attendrissement, se jeter
entre mes bras. Tout était sauvé ! Nous n'avions pas d'autre
explication : il y a dans l'âme des tristesses, des pudeurs
qu'il faut ménager ! les éveiller suffit I


Que de réflexions il y aurait à faire ici, non-seulement
sur les tristes infirmités de notre nature, mais aiïssi sur les
ressources qu'elle offre, lorsque la religion vient à son aide,
la touche et l'éclairé !


Il est une observation, hélas ! trop universelle et trop in-
contestable, et c'est par elle que j'achèverai ce chapitre : le
péché originel a altéré les sentiments les plus naturels, et
aussi les fonctions les plus nobles du cœur humain.


J'ai parlé des enfants gâtés et des parents qui les gâtent ;
les enfants gâtés sont souvent l'exemple de la première de
ces altérations, et les parents l'exemple de la seconde. Com-
bien voit-on d'enfants sans reconnaissance pour leurs pa-
rents, sans affection, sans respect pour ceux de qui ils reçu-
rent la vie, la nourriture et tous les soins, hélas! trop
empressés, d'une Education pleine de vanité et de mol-
lesse !


Mais, il faut le redire en finissant, si les enfants sont sou-
vent si coupables, les parents ne le sont-ils pas quelquefois
les premiers? et tout le sujet que nous venons de traiter
dans ce chapitre ne le démontre-t-il pas tristement? Ne suf-
fit-il pas de voir, pour en être convaincu, la peine qu'ont un
père et une mère à ne pas gâter leurs enfants, et les efforts
qu'il leur faut faire contre eux-mêmes pour éviter ce mal-
heur? Ne suffit-il pas de voir à quel point le bon sens et la
droiture se perdent quelquefois pour eux, et vont s'égarer
dans un aveuglement sensible et profond? La légèreté, l'ir-
réflexion des parents jeunes encore ont ici une funeste in-
fluence. En effet, il faudrait, dès ces premiers temps, avoir
réfléchi sur les principes à suivre dans l'Education de ses




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 73


enfants. Cependant combien d'alliances on été contractées ;
combien d'enfants ont grandi sans que les devoirs de l'Édu-
cation se soient un instant offerts à la pensée de leur père
et de leur mère I combien de familles où les fautes, les im-
prudences de chaque jour, ne montrent que trop de parents
qui n'ont pas la moindre idée de la tâche qu'ils ont à rem-
plir ! Que d'erreurs déplorables, de directions vicieuses, de
dangereux écarts ! Et comment pourriez-vous attendre de
tels instituteurs une marche régulière, un système d'Éduca-
tion basé sur des principes justes et modifié suivant les be-
soins qui se présentent? Et que deviendra l'enfant aban-
donné à lui-môme, faussé dans son premier développement,
ou privé d'une saine culture morale?


C'est ce que Fénelon se demandait en signalant les redou-
tables conséquences de cette négligence et de cet aveugle-
ment. « Les enfants, disait-il, qui feront dans la suite tout le
« genre humain, que deviendront-ils si les mères les gâtent
« dès les premières années? Les désordres des hommes
« viennent souvent de la mauvais Education qu'ils ont re-
« çue de leur mère... »


Que faudrait-il donc faire ? II faudrait réfléchir, prévoir,
agir fortement, avec constance, avec suite ; c'est ce qui coûte.
On va au jour le jour; on n'a guère à souffrir des enfants de
cinq ou six ans : ils sont aimables : on rit de leurs défauts
et de leurs gentillesses, on s'amuse de leurs gracieuses im-
pertinences, et on ne veut pas prévoir que ces enfants de
cinq ou six ans en auront bientôt vingt et trente, et qu'ils
feront payer cher à leurs parents le malheur de les avoir
gâtés, c'est-à-dire perdus!


« Une vraie affection et bien réglée devraitnaître et s'aug--
« menter avec la connaissance que les enfants nous donnent
« d'eux, dit Montaigne, et lors, s'ils le veulent, la propen-
« sion naturelle marchant quant et quant la raison, leschérir
« d'une amitié vraiment paternelle : il en va fort souvent au




74 LIV. u. — CH. iv. — DE L'ENFANT ET DU "RESPECT


CHAPITRE IV


L'Enfant : quelques conseils pour sa première Éducation.


Je ne veux pas rester sur ces tristes pensées. Je n'écris
point pour con trister le cœur des mères, mais pour les aider
dans la douce et difficile tâche que leur a imposée la Provi-
dence. S'il en est quelques-unes parmi ellesà qui le courage,


i, MONTAIGNE, Essais, Hv. i\, chap. vin


« contraire, et le plus communément nous nous sentonsplus
« émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles denos
« enfants, que nous ne faisons après de leurs actions toutes
« formées, [comme si nous les avions aimés pour notre
« passe-temps, ainsi que des guenons, non ainsi que des
« hommes M »


L'expression dè Montaigne est amère: elle ne manque
pas de justesse. Et pour moi, lorsque je mesïristroavècon-
damné à être le témoin de l'aveuglement et de la faiblesse
de ces parents qui ne savent que gâter leurs enfants, quand
je les voyais jouer avec ces défauts qui deviendront plus
tard des passions si terribles et quelquefois si cruelles, je
me répétais avec tristesse la parole de l'Ecriture : Le lion-
ceau deviendra lion; celui qui joue avec son enfant pleurera
quelque jour!


C'est ce qu'une mère exprimait avec une énergie peut-être
encore plus effrayante. On luiracontaitqu'unejeune femme,
parlant de l'Education de ses enfants et des sollicitudes
qa'elle entraîne, disait: C'est vingt ans de supplice! — Elle
se trompe, répondit celte mère, qu'avait éclairée une plus
longue expérience: C'EST A VINGT ANS QUE LE SUPPLICE COM-


.MENCE !




.QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA N A T U R E . 75


jea 'ose pas dire l'intelligence, manque pour accomplir sans
faiblesse de si grands devoirs, il en est un bien plus grand
nombre à qui la religion et l'amour maternel ont révélé l'art
admirable d'élever leurs enfants, selon le cœur de Dieu et
selon le vœu de la nature. C'est à ces femmes véritablement
bénies du ciel que je voudrais demander en ce moment
quelques conseils pratiques, dont je pourrais alors présenter
la iwaière et l'autorité avec plus de confiance à toutes les
mères.


On le comprend : ce n'est point un traité d'Education élé-
mentaire que je prétends leur offrir ici, mais seulement, je le
répète, quelques conseils, quelques aperçus dont leur péné-
tration et leur tact exquis sauront bien saisir la portée et
faire l'application. On a d'ailleurs écrit beaucoup déjà sur ce
sujet. Je me bornerai donc à quelques points essentiels.


L'Éducation commence à la naissance même de l'enfant.
Tous les sages, tous les hommes d'expérience, tous les
maîtres de la morale, les païens eux-mêmes, l'ont pro-
clamé : le jour où cet entant ouvre son premier, regard à la
vie et fait entendre ses premiers cris, toute une série de"
devoirs relatifs à son Education est imposée à tous ceux qui
l'entourent.


L'Education de ces premiers temps, qu'on ne s'y trompe-
pas, est le fond, la base de tout ce qui recevra plus* tard son!
développement dans l'Education la plus avancée, et son ap- '
plication mêmedanstousle cours de là vie. En toutes choses,
tout dépend des principes : c'est une vérité banale à force
d'être vraie ï mais c'est surtout en fait d'Education qu'il y
faut prendre garde et qu'on doit s'attacher aux principes
les meilleurs, les poser fortement dès l'abord et les suivre
avec persévérance.


Voici en quels termes le grand Bossuet faisait remarquer
l'importance décisive de ces commencements :


« Si de très-bonne heure on s'occupe avec soin des en-




76 LIV. I I . — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


1. De l'Êducatio du Dauphin.


« fants, alors l'action paternelle et de bons enseignements
« peuvent beaucoup. Au contraire, si on laisse de mauvaises
« et funestes maximes entrer une fois dans leur esprit, alors
« la tyrannie de l'habitude se rend invincible en eux, et il
« n'y a plus de remède qui puisse guérir le mal. Pour em-
« pêcher qu'il ne devienne incurable, il faut le prévenir l. »


Et cependant qu'arrive-t-il, et que fait-on de ce premier
âge de la vie? On Vabandonne, dit Fénelon, à des femmes
indiscrètes et déréglées. Et c'est pourtant l'âge, ajoute-t-il,
où se font les impressions les plus profondes, et gui, par
conséquent, a la plus grande influence sur tout l'avenir d'un
enfant.


La sagesse antique a parlé le même langage.
« Tu n'ignores pas, disait Platon, qu'en toutes choses la


« grande affaire est le commencement, surtout à l'égard
« d'êtres jeunes et tendres; car c'est alors qu'ils se façon-
« nent et reçoivent l'empreinte qu'on veut leur donner. Eu
« ce cas, souffrirons-nous que les enfants écoutent toutes
* sortes de fables imaginées par le premier venu, et que
« leur esprit prenne des opinions, laplupart du temps con-
« traires à celles dont nous reconnaîtrons qu'ils ont besoin
« dans l'âge mûr? (PLATON, Républ. liv. II, t. IX, p. 405-106.)
« Nous engageons donc les nourrices à ne raconter aux en-
« fants que des fables bien choisies, et à s'en servir pour
« former leurs âmes avec encore plus de soins qu'elles n'en
« mettent à former leurs corps. »


Les parents, même chrétiens, sont quelquefois, il faut
l'avouer, si ignorants de leurs devoirs, si aveugles en ce qui
touche la première Education de leurs enfants, et surtout si
imprudents, si inconsidérés dans le choix qu'ils font de ceux
et de celles qui devront donner leurs soins à ces premières
années, qu'il est malheureusement trop nécessaire d'insister




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 77


sur ce peint, et que je crois particulièrement utile de mettre
sous leurs yeux ce que disait autrefois sur ce sujet le paga-
nisme lui-même.


Plutarque, dans un traité fait exprès sur l'Education des
enfants, s'exprime avec plus de force encore que Platon :


« Il faut employer tous ses soins à bien choisir les nour-
« rices chargées de la première Education. En effet, s'il est
« nécessaire de façonner les membres des enfants, aussitôt <t après leur naissance, pour ne leur laisser contracter au-
« cun défaut naturel, on ne peut aussi former trop tôt leur
a caractère et leurs mœurs.


« L'esprit des enfants est une pâte flexible, qui reçoit sans
€ résistance toutes les formes qu'on veut lui donner; une
« fois fortifiés par l'âge, on les plie difficilement. Les sceaux
« se gravent vite sur une cire molle; de même les préceptes
« qu'on donne à ces esprits encore tendres s'y impriment
« facilement et y laissent des traces profondes.


«/C'est pour cela que le divin Platon recommande si ex-
«/pressément aux nourrices de ne point entretenir les en-
« fantsdecontesridicules qui remplissent leur esprit d'idées
« fausses et absurdes.


« On doit encore, par le même motif, choisir avec soin les
« jeunes serviteurs qu'on place auprès^ des enfants pour les
« servir oupour être élevés avec eux. Il faut particulièrement
« qu'ils aient des mœurspures ; en second lieu qu'ils sachent
« bien leur langue, et qu'ils la parlent correctement. DES SBR-
« VITEURS CORROMPUS COMMUNIQUERAIENT BIENTÔT AUX ENFANTS


« LES VICES DE LEUR LANGAGE ET DE LEURS MOEURS. »
Le sage Quintilien a consacré aussi de belles pages à ce


sujet si important. Il serait trop long de les citer.
Je l'ai dit : les soins donnés à ces premières années sont


le commencement de tout ce qui recevra plus tard son appli-
cation ou son développement. Tout y demande donc l'atten-
tion la plus sérieuse. L'Education physique, l'Education in-




7 8 LIV. I I . — CH. I V . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


tellectuelle, VEducation mora'e, YEducation religieuse,rten
ne doit donc être abandonné au hasard, rien ne peut être
fait ou essayé à l'aventure.


VEducation physique est beaucoup à cet âge, qui com-
prend, comme nous l'avons vu, à peu près les huit ou dix
premières années de la vie.


Des auteurs plus ou moins graves ont donné, à cet égard,
des conseils infinis, où se rencontraient des choses plus ou
moins sages, mêlées à d'étranges détails et à des pensées
qu'il nous est impossible d'approuver.


Nous nous bornons à désirer que cette première Education .
ne soit, ni trop molle : car on développerait ainsi outre me-
sure ce principe de mollesse et de sensualité, qui résiste
plus tard à tous les efforts de l'Education la plus sérieuse et
de la Grâce; ni trop dure : l'existence et les organes de l'en-
fant sont encore si frêles!


« Ce qu'il y a de très-important alors, dit Fénelon, c'est
« de ne pas trop presser les enfants, de laisser affermir leurs
« organes, de ménager leur santé et de ne les former que
« peu à peu, selon les occasions qui viennent naturellement. »


Et cependant, dès lors aussi, YEducation intellectuelle
doit appeler l'attention.


Dans l'enfant, le travail de l'intelligence est prodigieux.
C'estpendant ces premières années que son esprit acquiert,


non-seulement dànsle langage usuel et dans la connaissance
des objet* sensibles, mais encore dans la langue et dans la
connaissance de choses purement spirituelles, une multitude
extraordinaire *e notions. »


On sait que ce fait à excité l'admiration de tous les obser-
vateurs clairvoyants, qui ont recounu dans ce travail secret
et presque tout spontané un des plus étonnants mystères et
un des plus profonds bienfaits de la Providence.


Parmi les enfants que gâte la première Education intellec-/
tuelle, il y en a de deux sortes : /


/




Q U I . E S T DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 79


Il y a ceux, à qui on ne fait rien faire ; puis il y a ceux à
qui on fait trop faire.


La première Éducation, si elle est sage et prévoyante,
profitera sans doute des étonnantes dispositionsde l'enfance,
et de cette merveilleuse ouverture de l'esprit à toutes choses,
pour lui donner dès lors des idées simples, justes, claires,
précises.


Mais elle se défiera de la manie de créer de petits pro-
diges de six ou huit ans, qui sont des enfants médiocres à
quinze ou vingt,


Si elle est réelle et sans vanité, elle s'appliquera constam-
ment à former la parole de l'enfant et tout son langage aune
pureté convenable; mais elle attachera peut-être une faible
importance à lui apprendre deux ou trois langues étran-
gères, dont plus tard, dans le cours de son Éducation pu-
blique, il ne pourra pas conserver l'usage; et dont les
notions confuses suffisent néanmoins quelquefois pour ar-
rêter l'élan de l'espritdansles études plus sérieuses.


Le. défaut que je signale ici n'est pas médiocre. Sans doute,
il peut y avoir de grands avantages à apprendre et à parler
de bonne heure quelques langues étrangères : mais cette
étude mal faite, mal commencée, mal suivie, peut avoir
aussi les plus graves inconvénients.


Fénelon, en parlant de la manie qui régnait au temps où
il vivait, défaire apprendre aux jeunes enfants l'italien et
l'espagnol, allait jusqu'à dire qu'il y avait beaucoup plus à
perdre, qu'à gagner dajis cette étude,


« Quand mente, disait-il encore, voua pourriez avancer
« beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez
« encore craindre de le faire ; car le danger de la vanité et
« de la présomption est toujours plus grand que le fruit de
« ces Educations prématurées qui font tant de bruit : on ne
« doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des
« choses exquises. »




8 0 L I V . I I . - CH. I V . — DE L'ENFANT ET DU .RESPECT


H est manifeste que tout cela demande une grande atten-
tion et un rare discernement.


J'ai vu des enfants condamnés à ne rien faire pendant les
plus belles années de leur jeunesse, de quatorze à dix-huit
ans, parce que de six a dix ans on les avait accablés de tra-
vail et épuisés.


D'autre part, cependant, il faut bien prendre garde, sous
prétexte de ne pas fatiguer les enfants, de les laisser sans
rien faire, de les accoutumer à vivre dans l'oisiveté et sans
règle. Quand un enfantest venu à un certain âge sans s'ap-
pliquer à rien, on ne peut plus parvenir à lui inspirer ni
aucune estime pour l'étude, ni aucun goût pour les choses
solides. Tout ce qui est sérieux lui paraît triste : tout ce qui
demande une attention suivie le fatigue; la p'ente aux plai-
sirs, qui est si forte pendant la jeunesse, l'exemple des en-
fants du même âge qui sont plongés dans l'amusement, tout
sert à lui faire craindre et fuir l'application d'une vie réglée
et laborieuse.


Du reste, ces premières études doivent être extrêmement
simples ; j'oserai presque dire qu'elles ne le seront jamais
trop. Elles consisteront dans la lecture, l'écriture, les pre-
miers éléments du calcul, quelques notions d'histoire et de
géographie. Cela suffit abondamment pour ces premières
années : l'important, c'est que tout cela soit bien enseigné,
bien appris, bien su. Peu et bien : très-peu et très-bien : voilà
le grand principe.


L'histoire des premières années du duc de Bourgogne
nous montre ce que VEducation intellectuelle peut et doit
faire pour l'homme à cet âge, ce qu'elle trouve en lui de
ressources pour le former et l'améliorer.


On sait que Fénelon, pour orner l'intelligence de son
élève, en même temps que pour lui faire apercevoir ses dé-
fauts, avait composé une suite de Fables et de Dialogues :
« On voit, dit M. de Bausset, par la simplicité, la précision,




Q W E S T DU A LA DIGNITE DE SA NATURE. 81


« la clarté de quelques unes de ces fables, qu'elles s'adres-
« sent à un enfant dont il fallait éviter de fatiguer Vintelli-
« gence, et à Vesprit duquel on ne devait présenter que ce
« qu'il pouvait saisir et conserver. Ces fables prennent en-
« suite un caractère un peu plus élevé ; elles renferment
« quelques allusions à l'histoire et à la mythologie, à me^
« sure que les progrès de l'instruction mettaient le jeune
« prince à portée de les comprendre. »


En développant l'intelligence de son élève, Fénelon avait
donc grand soin de ne pas l'écraser sous le poids de con-
naissances trop fortes pour son âge; et il savait néanmoins
profiter habilement de tous les moyens pour élever les fa-
cultés de l'enfant et les préparer convenablement aux études
les plus hautes et les plus délicates de la grande instruction
littéraire.


Ce sage tempérament est bien rare de nos jours : d'une
part, on voit des enfants chargés de bonne heure d'une
lourde érudition, sur lesquels la mnèmotechnie a épuisé le
trésor de ses dates et de ses nomenclatures ; ou condamnés à
lire de ridicules petits traités moraux, tantôt d'une séche-
resse désespérante, tantôt d'une fade sensibilité, et toujours
d'un pédantismeodieux, dontils sontabsolumentincapables
de rien comprendre, de rien sentir : ce qui faisait dire spi-
rituellement à une dame de grand sens : « Que les enfants
« élevés à lire Peau-d'Ane, le Prince Tity et la Barbe-Bleue,
« ont plus d'imagination et de vraie raison que tous ces pau-
« yres enfants élevés à lire de petits traités pédants. »


D'autre part, combien d'enfants, même parmi ceux qui sont
destinés à recevoir la plus haute Éducation littéraire, res-
tent sans aucune culture intellectuelle jusqu'à l'époque où
on les livre à l'instruction primaire ! Toutes leurs facultés
sont en friche. Quelquefois il faut que plusieurs années
soient employées à les tirer de ce triste état: souvent les soins
les plus assidus n'y suffisent pas; et l'on doit s'estimer fort


Ê., i. . o




82 L1V. II . . — CH. I V . — DE L'ENFANT B T m RESPECT


heureux, si l'on parvient à les rendre capables d'apprendre
quelque chose vers quinze ou seize ans,,


Reste, enfin, l'Education morale et religieuse, qu'il appar-
tient à un père et à une mère dignes de ce nom de donner
eux-mêmes à cet enfant* dès tes premières lueurs de sa
raison et de son; intelligence. On dit souvent que cetie Édu-
cation n?est pas de cet âge, et, sous ce prétexte, qui est
une grave erreur, on néglige de donne* à l'enfant, à l'heure
précieuse où elle commence à devenir possible, la culture
qui est la plus importante et dont il est le plus capable.


Car, dès lors, son intelligence est. tout à la fois une cire
molle qui reçoit les impressions qu'on lui donne, et une fa-
culté active qui commence à saisir : dès lors les penchants
du cœur se révèlent : l'homme fait ses premiers pas et se dé-
clare; les traits de son caractère se dessinent; la volonté
s'exerce: la conscience se forme : dès lors l'enfant peut ac-
quérir les premières connaissances du bien et du mal, le
premier amour des vérités et des vertus chrétiennes.


Que telle soit la marche de la nature, c'est ce qu'on ne
conteste pas. Pourquoi donc ne sait-on pas agir en consé-
quence? Pourquoi trop souvent le travail des instituteurs
qui comprennent leur tâche consiste-t-il à combattre et à
déraciner les défauts grossiers nés et nourris à cet âge? et
le plus souvent ils n'y peuvent réussir.


Fénelon a donné de sages avertissements à cet égard :
« Dès ce jeune âge, dit-il, si peu que le naturel des enfants
« soit bon, on peut les rendre dociles, patients, fermes,
« gais et tranquilles : au lieu que, si on néglige ce premier
« âge, ils y deviennent ardents et inquiets pour toute leur
« vie ; leur sang se brûle, les habitudes se forment; le corps.
« encore tendre, et l'âme, qui n'a encore aucune pente vers
« aucun objet, se plient vers le mal ; il se fait en ewx une
« espèce de second péché originel, qui est la somee de mille
« désordres quand ils sont grands. »




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 8 3


Parmi les admirables conseils queFénelon adresse à ceux
qui sont, chargés de l'Education morale du jeune âge, il en
est encore deux plus importants que je veux indiquer ici :
le premier, c'est d'éveiller de bonne heure la. sensibilité
dans le cœur des enfants..


« Dès qu'un enfant est capable d'amitié, il n'est plus ques-
« tion que de tourner son cœur vers des persounes qui lui
« soient utiles. L'amitié le mènera presque à; toutes les
« choses qu'on voudra de-lui : on a un lien assuré pour l'at-
« tirer au bien, pourvu qu'on sache s'en servir ; il ne reste
« plus à craindre que l'excès ou le mauvais choix dans ses
« affections.


« Il faut essayer, disait encore Fénelon, de faire goûter de
« bonne heure aux enfants, avant qu'ils aient perdu cette
« première simplicité des mouvements les plus naturels, le
« plaisir d'une amitié cordiale et réciproque. Rien n'y ser-
« vira tant que de mettre d'abord auprès d'eux des gens qui
« ne leur montrent jamais, rien de dur, de faux,, de bas et
(i d'intéressé. Il vaudrait mieux souffrir, auprès d'eux, des
« gens qui auraient d'autres défauts, etqui fussent exempts
a de ceux-là. Il faut encore louer les enfants de tout ce que
« l'amitié leur fait faire, pourvu qu'elle ne soit pas déplacée
« ou trop ardente. Il faut encore que les parents leur parais-
« sentpleins d'une amitié sincère pour eux: car les enfants
« apprennent souvent de leurs parents même à n'aimer
« rien. » (FÉNELON, Êduc. des Filles.)


Un. second conseil donné par Fénelon, et qui est aussi
d'une grande importance, c'est de prévenir chez les enfants
la manie et les périls de Yimitation.


«, Il faut, dit-il, les empêcher de contrefaire les gen&ridi-
« cules, car ces manières moqueuses et comédiennes ont
« quelque chose de bas et de contraire aux sentiments hon-
« nêtes ; il est à craindre que les enfants ne les prennent,
« parce que la chaleur de leur imagination et la souplesse




84 L I V . I I . — C H . I V . — D E l / E N F A N T E T D U R E S P E C T


« de leur corps, jointes à leur enjouement, leur font aisê-
« ment prendre toutes sortes de formes pour reprèsenterce
« qu'ils voient de ridicule.


« Cette pente à imiter, qui est dans les enfants, produit-
« des maux infinis quand on les livre à des gens sans ver-tí tus, qui ne se contraignent guère devant eux. Mais Dieu a
« mis, par cette pente dans les enfants, de quoi se plier fa-
« cilement à tout ce qu'on leur montre pour le bien. »


Combien ces sages pensées de Fénelon, combien ces ob-
servations, si fines et si pénétrantes, auraient d'utile et dé-
cisive influence sur l'Education du premier âge, si elles
étaient bien méditées et bien comprises !


En effet, que les impressions de ces premières années,
que les habitudes prises à cet âge soient les plus fortes et
les plus durables, c'est une vérité que personne n'a jamais
contestée, mais dont on ne s'avise guère de tirer les consé-
quences pratiques.


De là naîtrait une loi trop sévère pour les mœurs publi-
ques, une loi de sagesse et de circonspection imposée à tous
ceux qui s'approchent de l'enfance et lui doivent des leçons
et des exemples. Dès que l'enfance commence à penser et à
sentir, son esprit et son cœur ont besoin d'un aliment qui
les nourrisse, et cet aliment quelconque se change en leur
substance.


Les idées, les images qui se présentent à l'enfant forment
peu à peu la trempe de son caractère, et, pour ainsi dire,
je fond de son âme. Tandis que ses sens et son imagination
sont pleins de ce qu'il voit et de ce qu'il entend, pour lui se
prépare, en silence la règle des jugements et le mobile des
actions. Et voilà pourquoi les préjugés de l'enfance ont une
force incroyable !


Choisir avec une sévère discrétion les objets qui, les pre-
miers, frapperont ses regards, fixeront son attention, et sur
lesquels s'exercera la sensibilité de son cœur ; voilà donc




QUI E S T DU A L A D I G N I T É D E S A N A T U R E . 85


quelle devrait être l'Education domestique, et voilà ce que
malheureusement elle n'est pas toujours parmi nous. On
s'est depuis trop longtemps exercé atout mépriser, à tout
profaner, pour qu'on respecte encore l'enfance. On le sait :
il est un degré de corruption dans les mœurs publiques, où
il devient très-difficile de conserver même la décence dans
les mœurs privées.


Hélas! combien d'enfants tie trouvent ptus de sûreté dans
la maison paternelle, où quelquefois leurs regards, leurs
oreilles, tous leurs sens, ne reçoivent pour toute nourriture
qu'un poison subtil et mortel qui pénètre les infortunés sans
qu'ils le sentent, et va détruire dans leurs cœurs le germe
même des vertus ! Ainsi s'altèrent les dons de la nature : et
souvent des âmes qu'elle fit propres aux grandes choses dé-
génèrent par l'Éducation, et ne peuvent plus s'y élever qu'a-
vec effort !


C'est surtout quand il s'agit de la pureté des mœurs que
l'Éducation du premier âge doit redoubler de zèle, et en-
tourer les enfants des précautions les plus attentives et de
la plus sévère vigilance.


Fénelon voulait qu'on évitât absolument les spectacles pu-
blics et tous les autres amusements passionnés, qui ne sont
propres qu'à donner aux enfants le goût des choses dange-
reuses, et ne peuvent manquer d'ailleurs de leur faire trou-
ver fades tous les plaisirs innocents. Il flétrissait sans pitié
la coupable imprudence de tant de parents qui accoutument
ainsi le cœur si tendre encore et l'imagination si vive et si
volage de leurs enfants, aux violents ébranlements des re-
présentations théâtrales, aux tons languissants de cette mu-
sique efféminée, qui n'est bonne qu'à énerver les forces de
l'âme, à rendre les mœurs de l'enfant molles et voluptueu-
ses, et qui ne fait tant de plaisir que parce que Vâme s'y
abandonne à l'attrait des sens jusqu'à s'y enivrer.


Fénelon allait jusqu'à vouloir qu'on inspirât aux enfants




86 LIV. II. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


I 'HORREUR, — c'est l'expression dont il se sert, — I'HORREUR
de tous ces divertisssements empoisonnés, et « des autres
« vanités corruptrices, des nudités de gorge_et de toutes les
« autres immodesties, » qu'on se permet si souvent devant
les enfants, ou qu'on leur permet à eux-mêmes. « Rien ne
« peut justifier en ces parents1, disait-il, ni devant Dieu ni
« devant les hommes, une conduite si téméraire, si scanda-
« leuse et si contagieuse pour leurs enfants. »


Dans l'état de nos mœurs, Userait à souhaiter pourTen-
fance, puisqu'on ne'la laisse pas croître dans l'ignorance du
vice, qu'on pût faire avec ses facultés naissantes un pacte
qui suspendît leurs progrès et les retînt oisives aussi long-
temps qu'elles ne pourraient se développer sans danger.
Des âmes toutes neuves, non exercées et vides de tout, se-
raient bien moins éloignées de la sagesse que celles qui ont
recueilli et portent avec elles des semences perfides. Alors,
du moins,la seconde Education ne se consumerait pas pres-
que entière à combattre et à détruire les vicieuses impres-
sions de la première, et l'on ne serait pas réduit à s'applau-
dir comme d'un succès complet lorsqu'on est parvenu à
guérir le mal déjà fait !


Toutefois, il le faut dire, et j'en ai été le témoin : souvent
aussi chez nous, dans Tes familles chrétiennes,cette pre-
mière Education est très-bien faite, admirablement suivie et
conduite.


©ieu, en elfet, a donné aux commencements deTBonnne
un instituteurTiaraTel, et que nul ne saurait remplacer:
combien de fois une bonne mère, une mère pieuse ri'a-t-elle
pas trouvé dans son cœur et dans les inspirations delà piété


1 . Voici ce que m'écrivait, il y a peu de temps, un homme de grande
vertu et de grande expérience : Je suis chaque jour, comme méllecin, à
portée de voir que, 8ès<l'âge de un ù doux ans, la •plupart Ses enfants
contractent de détestables habitudes, funestes j>lus tard àleur twMeenoe


et à leur santé. Les observations faites, à cet égard, aux parents,.même


chrétiens, sont presque toujours accueillies avec mépris.




QTjI EST B U . A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 87


des secrets d'Education mille fois plus efficaces que toutes
les théories pédagogiques ? Je me donnerai à moi-même la
consolation d'en parler avec détail, lorsque je traiterai des
droits et des devoirs de l'autorité maternelle. En ce moment,
je me bornerai à dire : non-seulement pour les deux ou trois
premières années de la vie, ces soins d'une mère sont né-
cessaires à l'enfant, mais encore bien au delà.


Je ne saurai surtout jamais approuver qu'on livre à l'E-
ducation publique des enfants de quatre ou cinq ans, auprès
desquels rien ne saurait remplacer la sollicitude mater-
nelle *.


C'est à la mère à éveiller dans son enfant les premières
lueurs de l'intelligence et le premier amour du bien ; à met-
tre sur ses lèvres les premières paroles de la foi et de la
vertu ; à tourner ses premiers regards vers le ciel ; c'est à
sa mère, en un mot, à le doter d'une âme chrétienne, comme
elle lui a donné un corps humain ; et, si rien n'est hideux
comme l'exemple, heureusement bien rare! d'une mère
soufflant l'irréligion au cœur de son fils, rien aussi n'est at-
tendrissont et beau à voir comme le spectacle d'une mère
chrétieuue donnant à un'enfant béni de Dieu les premiers
enseignements de la foi, lui racontant les touchantes his-
toires de la Religion, lui apprenant à joindre ses petites
mains pour la prière, et faisant bégayer à sa bouche enfan-
tine les noms les plus sacrés.
. Telle doit être la première Education : je l'appellerais


plus volontiers l'Education maternelle. Elle doit se passer
au foyer domestique : sealement, que la maison paternelle
soiit toujours, pour cet enfant qui commence à apprendre à
vivre, une Ecole de pureté, dé justice, de bonté, de vertu,
de sagesse, de douceur ! que rien n'y vienne gâter son cœur
ou son intelligence, pendant ces temps heureux où se for-


1 . On comprend sans peine que je ne prétends point condamner ici les
Salles d'asile., ni mime les Crèches.




88 L I V . I I . — C H . V . — D E L ' E N F A N T E T D U R E S P E C T


CHAPITRE V


Le respect qui est dû à la dignité de l'enfance est
un respect religieux.


CONCLUSION DU SECOND LIVRE


Si l'enfant, aux yeux de la Philosophie éclairée par la Foi,
parai) un objet digne d'un religieux respect, c'est qu'au-des-
sus des grâces et des prérogatives naturelles à cet âge, il se
trouve quelque chose de plus haut et de plus divin qui doit
inspirer ce respect, et l'élever jusqu'à Dieu lui-même.


En effet, le créateur, le père, le modèle de cet enfant, c'est
Dieu. Toutes ces grâces naïves, sur lesquelles nous avons


ment primitivement en lui la pensée, la raison, la parole, la
conscience, où se préparent les premiers éléments de toute
sa vie intellectuelle et morale!


Je ne veux pas achever ce chapitre sans engager mes lec-
teurs à lire sur tout ceci le Traité de l'Éducation des Filles,
de Fénelon. C'est un livre incomparable : j'avais voulu en
donner des extraits, et puis je me suis aperçu que je citais
l'ouvrage entier.


Fénelon y fait l'Education des enfants, et surtout des
instituteurs, des institutrices et des mères Les pasteurs et les
catéchistes eux-mêmes y trouveront les enseignements les
plus importants, les plus élevés, les plus féconds, particu-
lièrement dans les chapitres vi e, vne, et vm e, sur Vusage des
histoires pour faire entrer dans l'esprit des enfants les pre-
miers principes de la Religion.




QUI EST DU A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 8 9


reposé nos regards avec tant de complaisance, sont les re-
flets de la nature divine elle-même; et, si son Education doit
remonter si haut et se faire avec un soin si religieux, c'est
que, créature sublime, il porte dans le fond de sa nature,
dans l'élévation, dans la puissance et l'harmonie de ses fa-
cultés, la ressemblance même de Dieu.


Cet humble enfant est destiné à un double royaume. S'il
porte dignement sa couronne sur la terre, le royaume des
cieux lui sera ouvert quelque jour ; et si, quoique abaissé
au-dessous des anges ici-bas, on lui en donne quelquefois
le nom, c'est que Dieu lui prodigua, comme à l'ange, la vie,
l'intelligence et l'amour, et avec cette riche nature, toutes
les riches facultés, tous les dons, tous les attributs merveil-
leux qui en découlent.


Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance :
ces admirables paroles, dit Bossuet, nous révèlent que Dieu,
en créant l'homme, ne s'est pas proposé d'autre modèle que
lui-même, et qu'il a voulu faire reluire magnifiquement
dans la créature humaine les traits de sa perfection et de
sa gloire.


Je ne veux pas m'étendre plus qu'il ne convient sur ce
mystérieux sujet : toutefois je ne puis m'empêcher de faire
remarquer ici quelle trinité surprenante se rencontre dans
l'unité d'une nature créée et imparfaite, et y laisse entrevoir
une image si vive et une si étonnante ressemblance du Dieu
très-haut.


Dieu est la vie, l'intelligence, l'amour sans bornes ;
Dieu est la vérité, la beauté, la bonté suprêmes.
Eh bien! il a plu à Ce Dieu que ces perfections constitutives


de sa propre essence fussent le fond même de l'être en ce
faible enfant. Dieu a voulu que les puissances les plus hautes
de sa divine nature fussent réfléchies dans les facultés nais-
santes de cet être si humble,


Cetenfant,il vit donc, il pense, il aime, comme Dieu aime,




9 0 L I V . H . — C H . V . — D E L ' E N F A N T E T DU R E S P E C T


pense et vit ! Le Vrai, le Beau, le Bien, seront l'objet essen-
tiel et unique de l'enseignement intellectuel et moral dans
son Education!


El c'est dans l'accord parfait des grandes facultés hu-
maines avec le vrai, le beau et le bien, avec la vérité, la
beauté et la bonté suprêmes que se trouvera le principe de
l'harmonie, du repos, de la plénitude et de la force de ces
facultés : l'œuvre de l'Education n'est pas autre chose?


Cette sublime théorie des facultés de l'homme, que jeme
borne à indiquer en ce moment, et que j'exposerai plus tard,
n'est que le principe et le fondement de la théorie de l'Edu-
cation elle-même. Cette théorie domine le développementet
l'exercice des facultés humaines ; seule, elle en révèle le jeu,
la nature et l'action dans l'homme fait comme dans l'enfant.
Et, en même temps, c'est elle seule qui éclaire les sciences,
les langues et les littératures, la poésie et les arts qu'on lui
enseigne. En toutes ces choses, Dieu tout d'abord apparaît,:
son nom, *a splendeur, éclatent de toutes jparts et font res-
plendir comme dans un jour divin toutes les beautés de la
nature humaine et toutes les richesses que Dieu lui a don-
nées. La perfection divine, à l'image de laquelle cet enfant
fut créé, est donc le but, la forme, l'image, le type essentiel
de l'Éducation qu'il recevra : Faisons l'homme à notre image
et à notre ressemblance : la parole de Dieu ne pouvait être
plus formelle. C'est ainsi que Dieu deviendra tout à la fois,
pour cet enfant, la perfection de son être, la nourriture im-
mortelle de son intelligence, l'inspiration de son amour, et
la vie de son âme tout entière.


On comprend maintenant pourquoi-j'ai dit que l'Educa-
tion était une œuvre divine ; pourquoi j'ai dit que le respect
dû à la nature et à la dignité de cet enfant était un respect
religieux et devait s'élever jusqu'à Dieu.


Mais ce qu'il faut aussi comprendre ici, c'est que cette
belle et grande nature, c'est que tous ces dons du Créateur




Q U I EST T/U A 'LA DIGNITÉ D E SA N A T U R E . 91


demanaent à germer et à croître, et sollicitent d'eux­mêmes
le développement et la culture de ce religieux respect.


Vie, intelligence et amour; esprit, talent, génie; bon sens,
bon goût; volonté, caractère, conscience ; lettres, sciences,
arts, industrie même ; religion, morale, vérité, vertu : toutes
ces grandes et divines choses de l'humanité sont sans lu­
mière et sans nom dans un enfant, et demeureront enfouies
dans les profondeurs de sa­ntftwre, si on n'a pris soin de les
éta&erwec respect et de les cultiver religieusement.


C'est là la belle œuvre de l'Education : mais, encore un
coup, une Education respectueuse peut seule satisfaire de
si nobles exigences et répondre à ces instincts sublimes. Un
dévoûmen t, u n respect véritabl ement, sincèrement religieux,
peuvent seuls cultiver convenablement les dons admirables
du Créateur lui­même, élever ces belles facultés à la, force
de leur intégrité naturelle, les établir dans ,la puissance et la
plénitude de leur action, les orner de leur plus bel accrois­
sement, les couronner »enfhi «des fleurs et des fruits de la
science.et<de ta vertu 1


Et voilà pourquoi l'Education, telle qu'elle m'est apparue,
n'est pas autre 'chose que le plus profond témoignage du
respect dont la nature humaine est digne. Si haute que
puisse paraître cette théorie, elle est le foM même вит 'le­
quel repose et doit s'élever l'édifice de l'Education tout
entière.


Afc! «ans doute, cette œuvre n'est pas facile : elle a de
vastes proportions, et, dans son apparente simplicité, «Не
offre des aspects nombreux, ­et imposants : et'le respect y
manfae profondément toutes les fois qu'on ne slappliqx№
pas à la comprendre, à l'embrasser set à .la faire ­dans toute
sa grandeur,


©ui, toutes ûes (fois qu'on ne se dévoue pas religieusement
à cultiver, à élever dans t'entent la nature et la 'dignité hu­
maines; toutes les fois qu'on néglige de former en M




92 L I V . 11. — C H . V . — D E L ' E N F A N T E T DU R E S P E C T


l'homme tel que Dieu l'a conçu, l'homme tel que Dieu l'a
créé, l'homme tel que Dieu veut qu'on le forme et qu'on l'a-
chève ; toutes les fois qu'on ne fait pas ces choses, on trahit,
on viole le respect qui est dû à cet enfant et à sa grandeur
originelle, et, je dois l'ajouter, ce malheur n'est pas rare.


Ce que les instituteurs delà jeunesse ne doivent donc ja-
mais oublier, c'est que l'enfant, c'est l'homme lui-même, dé-
positaire de tous les dons de Dieu, de toutes les espérances
de l'humanité ; et, tout jeune qu'il est, revêtu déjà de toute
la grâce, de toute la dignité que Dieu a communiquées à la
nature humaine. Ce souvenir suffira à soutenir le courage
des instituteurs et les empêchera de défaillir jamais dans
la noble et laborieuse tâche à laquelle ils se sont dé-
voués.


Certes, quand le Créateur lui-même voulut faire l'homme,
il travailla à ce grand ouvrage sans négligence et sans dé-
dain : ce ne fut pas un jeu pour lui, comme l'avait été la
création du monde matériel. Il est remarquable que Dieu ne
se servit plus de cette parole impérieuse et brève, avec la-
quelle il avait fait sortir des entrailles éternellement stériles
du néant la multitude des créatures vulgaires qui charment
nos regards, y compris la lumière et le soleil ; non, il se re-
cueillit en lui-même, prononça une parole de conseil, et, si
je le puis dire, de respect; cette grande et immortelle pa-
role : Faisons l'homme à notre image et à notre ressem-
blance. Puis il agit avec la gravité digne d'une œuvre si
solennelle.


La création de l'homme fut donc avant tout le résultat
d'une délibération suprême, puis une action toute divine, et
enfin un souffle, une inspiration de l'éternelle vie : spiracu-
lum vitœ.


Telle fut la grandeur de la création de l'homme: telle doit
être l'œuvre, la gravité et la grandeur de son Education ; tel
le respect qui lui est dû.




QUI E S T DU A L A D I G N I T É DE SA N A T U R E . 93


1 . PLATON, Républ., l iv. I I , ch. i x .


Voilà ce qu'il est capital de bien entendre, quand on
touche à cette œuvre.


J'entrerai maintenant dans quelques détails pratiques.
L'Education a pour but de former l'homme ; mais qu'est-ce


à dire et quelle est donc la tâche réelle de l'instituteur? Le
voici :


L'homme est tout à la fois corps et âme : intelligence, vo-
lonté, cœur et conscience : Dieu l'a fait ainsi.


Donc former l'homme, c'est faire atteindre à l'enfant tout
le développement, toute l'élévation, toute la force, toute la
beauté dont ses facultés physiques et intellectuelles, morales
et religieuses sont susceptibles ;


C'est donner à son corps la vigueur, la souplesse, l'agilité
nécessaire au bon service de l'âme; mais cela, on le com-
prend, c'est peu de chose encore : les païens eux-mêmes
trouvaient que l'homme n'est un beau spectable que quand la
beauté et la force de l'âme sont en harmonie avec la beauté
et la force du corps1.


Gratior et putchro veniens in corpore virtus.
(VIRGILE.)


Mens sana in corpore sano. .
( J U V É N A L . )


Donc former l'homme, c'est encore, c'est surtout donner
à son esprit toutes les belles connaissances, lui révéler
toutes les nobles doctrines qui seront l'ornement et la lu-
mière de sa.vie; c'est lui faire acquérir toute sa force et
toute son étendue par des exercices convenables, par des
travaux intelligents; c'est développer en lui le jugement, le
raisonnement, le goût, la pénétration, la mémoire, l'imagi-




9à L I V . II.. — C H . V. — D E L'ENFANT E.T D U RESPECT


nation, ta facilité d'élocution ; en un mot, la pensée et la
parole, ces deux grandes prérogatives de l'humanité.


Former rhomme, tel que Dieu le demande, c'est en même
temps fortifier son caractère, affermir sa volonté, éclairer
sa conscience., et inspirer à son cœur une sensibilité géné-
reuse.


C'est placer et nourrir dans son âme tous les penchants
vertueux qai le porteront à accomplir la loi des devoirs
envers son Créateur, envers lui-même, envers la société et
tous ses semblables.


Tout cela est beaucoup sans doute : ce n'est pas tout
encore : si on se bornait là, l'œuvre serait imparfaite, ou
plutôt elle ne tarderait pas à être entièrement ruinée.


Nous l'avons vu : l'homme a de déplorables, de nombreux
défauts : heureux quand il n'a que les défauts de ses quali-
tés! c'est une belle fortune.


Dans une bonne Education, les qualités se fortifient par
le&défauts eax-mêmes, qu'elles absorbent, dont elles triom-
phent peu à peu ; et c'est ainsi qu'à la longue, et grâce à la
lutte, elles deviennent des VERTUS. Dans une mauvaise Edu-
cation, au contraire, les défauts l'emportant, écrasent les
qualités et deviennent des VICES.


Qnel est donc le grand et souvent le plus pénible travail
de l'instituteur? Le voici :


S'il veut, comme il doit le vouloir, établir cet enfant dans
la possession légitime et entière des facultés de sa nature,
s'if veut par là en faire un homme, et un homme véritable-
ment digne de ce nom, il ne se bornera pas à flaire croître au
fond du cœur de l'enfant tontes les inclinations au devoir
et à développer ses qualités; il s'appliquera diligemment
à étudier ses défauts, à déraciner ses penchants dangereux,
à réformer ses mauvaises habitudes, à corriger ses vices,
s'il y en a malheureusement déjà en cette jeune créature ;
il s'appliquera à prévenir, s'il se peut, l'éveil des passions




QUI E S T D U A L A D I G N I T É D E S A N A T U R E . 9 5


ou du moins de les diriger avec force et sagesse au temps
convenable". C'est à ce prix seulement que l'œuvre peut
's'accomplir, et voilà pourquoi j'ai dit que l'Education est
essentiellement une œuvre de respect. Je ne sache rien qui
demande un dévoûment plus respectueux que ce pénible
travail. Sans la pensée de Dieu, sans un respect religieux
pour la dignité de la nature humaine, jamais on ne travail-
lera sincèrement et courageusement à la corriger, à la
réformer, à l'élever.


Je résume tout ceci : l'Education doit former l'homme,
fake de l'enfant un homme, c'est-à-dire lui donner un corps
sain et fort, un esprit pénétrant et exercé, une raison droite
et ferme, une imagination féconde, un cœur sensible et pur,
et tout cela dans le plus haut degré dont l'enfant qui lui est
confié est susceptible.


Telle est son œuvre; tels sont ses bienfaits; telle est la
haute et vaste pensée qui doit présider à tous les degrés
par lesquels passe l'Education humaine : Education ma-
ter nette. Education primaire, Education secondaire. L'Edu-
cation ne quitte l'homme qu'en l'instituant dans la
vie, et qu'en l'y instituant homme fait. C'est alors que,
conformément à la belle expression latine dont se
sont servis Quintiiien et Bossuet, il est permis de nom-
mer l'Education, à ce haut point de vue, l'Institution de
l'homme.


Cest alors qu'est accomplie l'œuvre du religieux respect
qui est dû à la noble créature de Dieu.


Mais, me dira-ton, est-ce qu'il faudra toujours s'élever
si haut? est-ce qu?il n'est pas permis de moins faire? où
sont alors les instituteurs dignes de ce nom ?


Je ne suis point chargé de résoudre cette dernière ques-
tion; mais je réponds sans hésiter :Non, il n'est pas permis
de moins faire.


L'Education, sous peine d'être incomplète, de laisser




96 L I V . I I . — C H . V . — DE L ' E N F A N T E T DU R E S P E C T


l'homme inachevé, et par conséquent de manquer profon-
dément à la dignité de cette belle nature, doit faire de l'en-
fant un homme dans toute son intégrité.


Elle doit le mettre pleinement en possession de lui-même;
elle doit, par conséquent, développer, polir, élever, toutes
ses nobles facultés, aussi complètement qu'il est possible de
le faire : elle ne peut en négliger aucune.


Autrement c'est un travail imparfait, c'est une mauvaise
Education : c'est une œuvre misérable; et, quand on songe
que cette œuvre est l'homme même, dont Dieu a dit : Fai-
sons-le à notre image et à notre ressemblance, on est'tenté
de demander à ces instituteurs indignes de quel droit ils
sont venus porter une main téméraire sur l'œuvre et sur
l'image de Dieu pour la défigurer; sur de si belles et si
pures espérances, pour les flétrir ; sur de si hautes facultés,
pour les ruiner! On s'étonne avec raison de ces négli-
gences coupables, de ces superbes dédains dont souffre si
souvent l'Education. On s'irrite enfin profondément de ces
mépris sacrilèges, et, je dirai tout, de ces soins merce-
naires, hypocrites, dont l'enfance est si souvent l'objet et
la victime.


Ce mal, j'aime à le penser, vient le plus ordinairement du
défaut d'intelligence et de réflexion; on ne sait pas, et,
avouons-le, on ne tient point assez à savoir quelle est cette
grande œuvre de l'Education. On n'en conteste pas, il
est vrai, la nécessité radicale pour tous, ni l'immense
influence sur l'individu, sur la famille, sur la société tout
entière; on ne se refuse même pas à reconnaître que son
but est de former, d'élever l'homme et de le perfectionner;
mais ce qu'on paraît ignorer, ou ne savoir qu'à moitié, c'est
que pour atteindre ce but, le caractère propre, essentiel de
l'Education, c'est de cultiver religieusement, de déve-
lopper et de fortifier toutes les facultés de l'homme, sans
aucune indigne exception.




QUI E S T D U A LA DIGNITÉ DE SA NATURE. 97


7


On ne comprend pas que l'Education humaine doit être
comme l'homme lui-même qu'elle cherche à former : sim-
ple, une, constante, entière. L'homme, en effet, n'a rien reçu
de Dieu que l'Education puisse négliger : c'est un être digne
d'être élevé sous tous les rapports. L'intégrité de son Edu-
cation est la loi providentielle de sa vie et de son avenir.
On ne peut l'en frustrer sciemment ou par négligence, sans
le trahir delà manière la plus coupable; et cependant pres-
que jamais on ne s'enquiert ni des instruments, ni des
moyens dont l'Education peut et doit se servir pourexercer
cette grande action et accomplir son œuvre tout entière
avec respect. De là tant d'Educations déplorables, qui
sont tout à la fois le malheur des élèves et la honte des
instituteurs.


Mais ici se présentent à examiner et à résoudre des ques-
tions si importantes, que je crois devoir leur consacrer un
examen spécial et détaillé, et un livre entier.




LITRE TROISIÈME


DES MOYENS D'ÉDUCATION


CHAPITRE PREMIER


Il y a quatre moyens nécessaires d'Éducation : la religion,
l'instruction, la discipline, les soins physiques.


L'Education doit former l'homme dans l'enfant : faire de
l'enfant un homme ; l'instituer dans la vie homme fait.


Mais quels sont les instruments dont l'Education peut user
pour exercer cette grande action et accomplir cette belle œu-
vre dans son intégrité?


Quels moyens doit-elle employer pour développer à la
fois et fortifier sûrement toutes les facultés humaines?


La sagesse antique s'était posé cette question; Platon
disait :


Nous cherchons sans cesse à découvrir les études et les
•exercices qui conviennent le mieux pour l'Education de la
jeunesse, et auxqtiels les jeunes gens doivent se livrer pour
devenir des hommes distingués. ( P L A T O N , Lâchés, t. V.)


Cette question est, en effet, au point où nous en som-
mes arrivés, la question la plus grave et la plus décisive :
car c'est surtout par une triste ignorance des moyens d'É-
ducation et par une malheureuse confusion dans l'emploi
de ces moyens; c'est par l'importance exclusivement accor-
dée aux uns et l'indigne sacrifice des autres, que l'Education




CH. Ie*. — NÉCESSITÉ DES MOYENS D'ÉDUCATION. 99


est plus souvent ruinée parmi nous, plus encore que par
l'oubli de sa haute nécessité, ou par l'aveuglement qui
méconnaît son but et sa nature.


On me permettra donc de descendre ici dans tous les dé-
tails, d'aller jusqu'au fond de chaque chose, d'analyser
chaque principe, d'en indiquer la pratique et par là de
mettre, si je puis m'exprimer ainsi, mon sujet même en ac-
tion sous les yeux de mes lecteurs.


11 y a un moment qui m'a paru toujours d'une solennité
extrême dans le cours des fonctions que j'ai remplies pen-
dant vingt-trois années, comme instituteur de la jeunesse,
soit dans les catéchismes de l'Assomption, soit surtout au
Petit-Séminaire de Paris: c'est le moment où un père, où
une mère confiaient à mes soins leur fils, et après l'avoir
remis entre mes mains, après l'avoir embrassé une dernière
fois, se retiraient et me laissaient seul avec cet enfant.


J'éprouvais toujours une émotion indéfinissable à la vue
de cette jeune créature qui, sentant s'éloigner d'elle ceux à
qui elle devait la vie, tournait vers moi avec inquiétude des
yeux souvent baignés de pleurs, et semblait attendre de mon
regard, de ma parole, le bonheur ou le malheur de cette vie
nouvelle et la décision de sa destinée.


Quelquefois cet enfant était riche et avait été jusque-là
nourri dans l'opulence. Souvent aussi il était pauvre et né
dans les classes populaires. Mais, quel qu'il fût, toujours
alors une tendresse profonde saisissait mon cœur; je la lui
témoignais involontairement, quoique avec quelque embar-
ras. Mais, je l'avoue, le sentiment qui s'emparait de moi
avec une puissance plus irrésistible encore était le senti-
ment d'un respect religieux. Je ne pouvais, sans quelque
frayeur, songer à cette grande œuvre, à cette œuvré sacrée,
qui m'apparaissait toujours alors dans toute sa sainteté,
dans toute sà délicatesse et dans toute sa grandeur.




iOO LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Tout instituteur donc qui se respecte lui-même et respecte
aussi l'œuvre à laquelle il se dévoue, lorsque des parents lui
confient leur fils à élever, doit se recueillir religieusement
devant Dieu et se dire en son âme et conscience :


Voilà un enfant, j'en suis désormais chargé, que dois-je
en faire?


Il faut que j'en fasse un homme : c'est-à-dire que je cul-
tive, que je développe, élève et fortifie toutes ses facultés;
autrement je trahis son âme, sa famille, ma conscience et
Dieu lui-même.


Pour atteindre ce but, quels moyens prendrai-je ?
. Quelles études, quels exercices pourront me servir?
Sera-ce seulement des exercices physiques? mais alors je


ne développerai ni son esprit ni son cœur.
Sera-ce seulement des leçons et des pratiques de vertu?


mais alors je ne développerai ni son corps ni son esprit.
Sera-ce uniquemeni des études d'intelligence? mais alors


je ne développerai ni son cœur ni sa conscience.
Je choisirai donc tout à la fois, et des exercices physiques


pour développer son corps, et des leçons et des pratiques de
vertu pour développer son cœur, affermir son caractère et
sa volonté, et enfin des études d'intelligencepour développer
son esprit.


Je présenterai à son intelligence des lumières et des con-
naissances convenables, afin que son esprit puisse s'y appli-
quer, les comprendre, les acquérir, se développer etgrandir
par cette application studieuse.


Je présenterai à sa volonté, sous l'empire de la Discipline
ot de la Religion, des vertus à pratiquer, des lois à observer,.


Ces impressions étaient si profondes et si vives, qu'elles
ne sont point encore effacées de mon âme; et je les trouve
en écrivant ces lignes.




CH. 1 " . — NÉCESSITÉ DES MOYENS D'ÉDUCATION. i0\


afin que son cœur puisse s'y attacher, les aimer, se dévelop-
per et s'ennoblir par ce saint exercice.


Je donnerai en même temps à son corps des jeux, des ré-
créations, et quelquefois de rudes fatigues, afin qu'en s'y
exerçant il devienne adroit, souple et vigoureux.


On le voit, quatre grands moyens doivent toujours concou-
rir au parfait et religieux accomplissement de cette œuvre :
I'INSTRUCTION (primaire, secondaire, supérieure, profession-
nelle); la DISCIPLINE morale, la RELIGION, les SOINS de ce qui
se nomme I'HYGIÈNE et la GYMNASTIQUE.


Et voilà pourquoi quatre beaux caractères, quatre condi-
tions nécessaires, et, si je puis le dire, quatre Éducations
diverses, mais simultanées, font la force et la richesse, la
variété et l'unité qui constituent essentiellement l'Education
aussi bien que la nature de l'homme.


Il y a et il doit y avoir toujours l'Education physique,
VEducation intellectuelle, YEducation disciplinaire et l'Edu-
cation religieuse. Si l'une vient à manquer, l'œuvre est in-
complète*, la nature et la dignité humaines sont tristement
blessées. C'est ici qu'il n'y a pas de négligence possible,
sans une trahison profonde de ce respect religieux auquel
l'enfant a un droit sacré.


Cet enfant, ilfaut le dire, tout lui est dû dans cette grande
œuvre de l'Education : la religion avec ses enseignements
les plus sublimes etles plus purs, l'instruction la plus haute,
la discipline la plus noble, les soins physiques les plus déli-
cats et les plus attentifs. Tous les moyens d'Education, tous
les respects, toutes les autorités, sont à son service. Comme
je l'ai proclamé déjà, c'est par lui que Dieu, le père, la mère,
l'instituteur, sont sur la terre : c'est de lui qu'on peut dire
avec saint Paul : Omnia propter vos. (II Cor., 4,45.) Vos au-
tem Christi, Christus autem Dei. (I Cor.,3,23.)


Et, encore un coup, cela se conçoit: l'enfant, c'est l'homme
à venir, c'est l'humanité tout entière ! Il est de Dieu et pour




102 LIV. I I I . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Dieu, par Jésus-Christ! tout est pour lui, Dieu lui-même!
N'est-il pas évident d'ailleurs que toutes ces grandes res-


sources, tous ces puissants moyens d'Education, répondent
admirablement à tous les grands desseins de la divine Pro-
vidence, aux nobles privilèges de la nature humaine, à ces
facultés sublimes, qui constituent la dignité de l'homme et
relèvent si fort au-dessus de tous les êtres Bensibles de la
création?


Que vois-je en cet enfant qui vous est confié? J'aperçois
d'abord les facultés intellectuelles, le mens, le vo'oç ! TESPRIT
actif, destiné, dans les vues de Dieu, à en faire un homme
intelligent : ces vives facultés qui l'aident à penser, à com-
prendre, à saisir la vérité, à raisonner, à retenir, à parler :
c'est la mémoire, l'entendement, l'imagination, le juge-
ment, etc.


Puis je découvre la volonté libre; et ce discernement du
juste et de l'honnête, de la loi et de la rectitude suprême,
qu'on nomme la Conscience; et cette douce sensibilité, qui
est le lien de la fraternité humaine en même temps qu'un des
liens de la terre avec le ciel; et cet amour du beau, duvrai,
du bien éternel et immuable, qui est le fond divin du cœur
de l'homme. En un mot, je découvre en lui toutes ces belles
facultés morales et religieuses, qui lui feront aimer la vérité
connue, désirer, vouloir, pratiquer le beau et le bien.


Rien n'est plus noble en cet enfant : ce sont les saintes
ressources qu'il a reçues de Dieu pour devenir l'homme de
la vertu, l'homme de Dieu.


Enfin, je trouve en lui les facultés physiques et corpo-
relles et le précieux trésor de la santé.


Voilà ce que l'étude attentive du plus simple, du plus
humble enfant révèle au premier regard de l'observateur ré-
fléchi: mais de là aussi la nécessité des divers moyens qui
doivent servir à élever cet enfant; de là les diverses sortes
d'Educations nécessaires qu'il réclame de ses instituteurs:




CH. 1 E R . — NÉCESSITÉ DES MOYENS D'ÉDUCATION. 4 0 3


De là YE'ducation intellectuelle, qui consiste à développer
en lui toutes les forces, toutes les puissances de l'intelligence;


De là l'Education disciplinaire, qui doit développer et
affermir en lui les habitudes de l'ordre et de l'obéissance à
la règle ;


De là l'Education religieuse, qui s'appliquera surtout à
inspirer, à développer les inclinations pieuses et toutes les
vertus chrétiennes ;


.Delà, enfin, Y Education physique, qui consiste particu-
lièrement à développer, à fortifier les facultés corporelles.


Dans le premier cas, YEducation s'adresse spécialement à
l'esprit, qu'elle éclaire par Yinstruction ;


Dans le second cas,!1Education s'adresse plus spécialement
à la volonté et au caractère, qu'elle affermit par la discipline ;


Dans le troisième cas, YEducation s'adresse spécialement
au cœur et à la conscience, qu'elle forme parla connaissance
et la pratique des saintes vérités de la Religion ;


Dans le quatrième cas, c'est le corps que l'Education a
pour hut de rendre sain et fort par les soins physiques et
gymnastiques.


Mais, en tout cas, tout est ici nécessaire et doit être em-
ployé simultanément. C'est l'homme tout entier qu'il est
question d'élever, de former, d'instituer ici-bas. Ce qu'il ne
fout doue jamais, QuaUev, c'est que chacun, de. ces moyens
est indispensable, chacune de ces Educations est un besoin
impérieux pour l'enfant et un devoir sacré pour vous que
la.Providence a fait son instituteur.


Vous faites l'Education intellectuelle, vous donnez les
enseignements de l'esprit ; mais vous refusez l'Education
morale, vous négligez les leçons et les pratiques de la vertu.
Et qui êtes-vous pour mutiler aussi grossièreme» cette
noble nature, et lui ravir précisément ce qui lui était le plus
nécessaire, ce qu'elle aurait eu peut-être de plus brillant et
de plus aimable ?




104 L I V . M . — DES M O Y E N S D ' É D U C A T I O N .


Vous faites l'Education morale; mais vous tenez peu
compte de l'Education physique : vous êtes coupable ! Et de
quel droit négligeriez-vous cette importante, cette belle
économie physique, hygiénique et domestique, par laquelle
une sage Education donne au corps les soins auxquels il a
droit, le conserve, le développe, le fortifie, ou répare en lui
le bien si souvent irréparable de la santé perdue ?


Ou bien encore, ce qui se rencontre plus fréquemment,
vous soignez le corps aux dépens de l'âme : vous prodiguez
à cet enfant tous les soins, toutes les molles délicatesses
d'une Education lâche et efféminée; et vous laissez son
esprit et son cœur sans exercice et sans culture ! Que
deviendra-t-il, et quels amers reproches n'auratil pas à
vous adresser un jour, si cette détestable Education lui a
laissé assez d'intelligence et de caractère pour comprendre
et sentir jamais tout le mal que vous lui aurez fait!


On le voit, chacun de ces moyens a dans l'Education une
îtt/Zttencespécîateetnécessaire;chacund'euxdèveloppeetfor-
tifie plus spécialement telles ou telles facultés : voilà, en pre-
mier lieu,pourquoic'est un grand mal que d'en négligeraucun.


Mais, en second lieu, et il importe de le faire remarquer
dès ce moment, à côté de cette influence spéciale, chacun de
ces moyens a aussi sur l'Education tout entière une influence
générale, par laquelle tous concourent au même but, à la
formation de l'homme ; ils s'aident et se fortifient les uns
les autres, de telle sorte que si d'abord, en raison même de
son influence spéciale, aucun d'eux ne saurait être impuné-
ment négligé dans l'Education, de plus, aucun d'eux, en
raison de leur influence commune, ne saurait être pris pour
moyen unique sans se trouver singulièrement affaibli lui-
même et sans perdre quelquefois sa plus heureuse effica-
cité ; et alors l'éducation tout entière est en souffrance.


Je le sais, toutefois, et l'avouerai sans peine ; car je ne
dois rien exagérer ici.




CH. l , r . — NÉCESSITÉ DES MOYENS D'ÉDUCATION. 105


Si, en Rappliquant à la culture d'une faculté particulière,
on s'attache cependant à la développer, à l'élever, à la faire
grandir, c'est encore de ['Education. Je l'ai déjà indiqué au
cinquième chapitre du premier livre. Ainsi le simple et vul-
gaire développement des qualités physiques, dont nous
parlions tout à l'heure: la vigueur, la souplesse, la grâce ; ce
que les anciens, et même les modernes, ont recherché sous
le nom de gymnastique, peut être en ce sens appelé Educa-
tion. Ce n'est, il est vrai, qu'une Education partielle, l'Edu-
cation du corps. Mais le danger peut autoriser, dans ce cas
même, l'emploi du mot Education. En économie rurale, on
dit, pour quelquechose d'analogue, YEducation des animaux.


On peut de même, et à plus forte raison, appeler le déve-
loppementdes facultés intellectuelles YEducation de l'esprit;
et la culture des facultés morales peut se nommer aussi
YEducation morale. En un mot, le progrès, le développe-
ment plus ou moins utile, qui résulte de ces divers genres
de culture, peut leur obtenir le grand nom d'Education ;
mais, hâtons-nous de le dire, si ces diverses Educations sont
séparées les unes des autres, ce ne sont plus que des Edu-
cations incomplètes, des Educations tronquées, et par là
même des Educations indignes.


Aucune d'elles n'est l'Education intellectuelle ; la forte, la
belle Education humaine, telle que la Providence, la nature
et la religion demandent qu'elle soit faite.


Le grana bn\ de YMiacatiOTi, te àfesfe\oppftYù'&v»\ àfc
les facultés physiques, intellectuelles, morales et religieuses
qui constituent dans l'enfant l'unité et la richesse, la sim-
plicité et la force de l'humanité, ce grand but est manqué,
cette belle œuvre est trahie !


Hélas I il le faut avouer avec confusion et douleur, rien
n'est plus fréquent !


Les uns négligent, pour les soins physiques, l'instruction
et la discipline;




106 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Les autres négligent, pour l'instruction, les soins phy-
siques et la religion ;


Quelques-uns, plus rare?, négligent, pour l'Education
morale et religieuse, les soins physiques et l'instruction.


Et cependant il n'en demeure pas moins, que rien dans
l'Education humaine ne peut être impunément négligé ; que
l'Education est une, parce que l'homme est un.


Que, s'il y a dans l'homme quatre ordres de facultés, et
de là, quatre sortes d'Educations diverses et quatre grands
moyens d'Education : Yhygiène, Y instruction, la discipline,
la religion.


Ces quatre sortes d'Education sont inséparables l'une de
l'autre, et l'œuvre totale de l'Education ne se fait que si ces
quatre moyens sont employés simultanément.


Toute négligence, même la plus légère en apparence, a
les conséquences les plus graves. J'en donnerai quelques
exemples :


Si l'instruction littéraire ou scientifique se trouve seule,
On fera un savant, mais un homme inhabile, ignorant ses


devoirs, et sans vertus pratiques;
Si l'instruction littéraire n'est accompagnée que de l'ins-


truction morale,
On fera encore un savant inhabile, peut-être un disserta-


teur de vertu, mais rien au delà;
Si l'instruction littéraire n'est accompagnée que de l'Edu-


cation intellectuelle sans instruction morale et religieuse,
On fera un savant, un homme habile, intelligent, mais un


homme sans conscience et sans religion;
Si l'instruction morale se trouve absolument seule,
On fera un casuiste et rien de plus;
Si l'instruction morale n'est accompagnée que de l'Educa-


tion intellectuelle,
On fera un docteur et un homme intelligent, mais tout le


reste manquera.




CH. II . — LA RELIGION. <07


Je pourrais continuer le triste détail de ces Educations
indignement mutilées, et multiplier ces déplorables exemples
d'hommes mal faits, d'hommes mal élevés, d'hommes mal-
heureux qui pourront toujours reprocher à leurs instituteurs,
coupables ou malhabiles, d'avoir méconnu en eux les dons
de la nature, violé les droits de la dignité humaine et désho-
noré l'œuvre du Créateur.


lnfelix operis summa, quiaponere totum
Nesciet! (HORACE.)


J'aime mieux traiter àfond des MOYENS d'Education, redire
ce que doit être cette œuvre, quand elle est bien comprise,
et ce que doivent faire pour elle la RELIGION, la DISCIPLINE,
L'INSTRUCTION et les SOINS PHYSIQUES.


CHAPITRE II


La religion.


La RELIGION ! ce Lien sacré qui rapporte, qui rattache la
créature à son Créateur, l'homme à Dieu, la terre au ciei^e
temps à l'éternité, et qui, par conséquent, élève dans l'en-
fant la vie prêssnte jusqu'à la vie éternelle !


RELIGION 1 cette sainte et auguste J«8É&M<we,quitévèIe
au plus jeune âge les enseignements les plus élevés et les
plus purs : le BIENFAIT DE LA CRÉATION et la souveraineté du
Créateur, dont la volonté féconde et toute-puissante nous a
tirés du néant ; le BIBNFAIT DE LA RÉDEMPTION : le dévoûment
et la charité du Sauveur, qui, sans rien perdre de sa gloire
et de son bonheur inaltérable, s'est fait homme semblable à
nous, est venu ici-bas chercher sa créature égarée et nous




108 LIV. III . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


a rachetés par son sacrifice et par sa mort sur la croix, nous
donnant par cet admirable abaissement et par ses souf-
frances une merveilleuse démonstration de son amour !


La RELIGION ! cette Autorité sublime, qui ordonne à tout
être capable de connaissance et d'amour de connaître et
d'aimer ce Dieu infiniment grand, infiniment aimable, infi-
niment parfait ; de l'aimer comme il doit l'être, c'est-à-dire
souverainement, plus que soi-même, par dessus toutes
choses; et, selon les paroles si simples et si énergiques des
saintes Écritures, de tout son cœur, de toute son âme, de tout
son esprit, de toutes ses pensées, de toutes ses forces ;


Qui ordonne de l'adorer, de le prier avec cette foi vive,
avec cette humble conscience, avec cet anéantissement de
soi-même qui attire les regards de ce Dieu très-bon,
touchent son cœur et font descendre sa miséricorde sur ceux
qui l'invoquent.


La RELIGION l cette Inspiratrice mystérieuse, qui donne la
Grâce pour faire le bien, et fortifie même les plus tendres
courages pour accomplir les devoirs les plus pénibles ; qui
fait germer, éclore et fleurir dans tous les cœurs fidèles à ses
lois, les plus aimables, les plus touchantes, quelquefois les
plus héroïques vertus : la douce et ferme piété, la foi,la vive
espérance; la résignation, la patience ; la noble pudeur, l'in-
nocence, la chasteté courageuse ; la sobriété, la tempérance;
l'amitié, la compassion, l'équité ; en même temps qu'elle
éloigne du mal, et qu'elle donne l'horreur de l'ingratitude,
de l'injustice, de la dissimulation, du mensonge et de toute
bassesse.


La RELIGION ! cette Puissance secourahle qui soutient l'en-
fance et console la vieillesse dans les voies quelquefois si
rudes et si âpres de la vie, qui prévient nos chutes, ou les
relève ; qui nous inspire les pieux regrets, les saints re-
mords, et cette seconde innocence que donne le repentir,
qui nous enseigne la crainte de Dieu : cette crainte filiale




<2H. I I . — LA RELIGION. 1 0 »


que Bossuet nomme le plus ferme appui de la vertu et le
fondement même de la vie humaine, et que j'appellerais
volontiers la plus belle des craintes, puisqu'elle exclut toutes
les autres !


La RELIGION, enfin, cette unique et immortelle Conciliatrice
des sociétés humaines, qui rapproche tous les enfants de
Dieu, qui n'en fait qu'une seule famille de frères et leur
apprend à ne se refuser jamais les uns aux autres ni la vérité,
ni la charité, ni la justice; qui réunit toutes leurs pensées,
toutes leurs affections en une seule et même affection, en
une seule et même pensée, la pensée et l'amour du Père
commun ; qui les rassemble dans les fêtes religieuses pour
n'être tous de concert qu'un seul cœur, une seule âme, une
seule voix, et chanter unanimement les louanges du Créa-
teur, apprendre à l'aimer ensemble et à s'aimer les uns les
autres pour l'amour de lui !


La RELIGION l « qui se sert, comme le dit éloquemment
« Fênelon, de l'encens îeplus exquis, des cérémonies les plus
« majestueuses, des temples les plus augustes, des assem-
« blées les plus solennelles, des hymnes les plus sublimes,
« de la mélodie la plus touchante, des ornements les plus
« précieux, de l'extérieur le plus grave et le plus modeste
« des ministres des autels, » pour nourrir dans le fond des
âmes toutes les vertus que la piété et l'amour de Dieu inspi-
rent, pour lui présenter l'auguste sacrifice de l'autel, et
rendre ainsi plus sensibles l'adoration, la reconnaissance
et la soumission sans bornes qui sont dues à son souverain
domaine sur la créature !


Telle est la RELIGION !
Eh bien ! maintenant, je dois ajouter que la Religion, ce


lien si sacré, cette puissance si auguste, cette autorité si su-
blime, cette grâce céleste, ce secours divin,


C'EST UN MOYEN D'EDUCATION !


Et qu'on ne pense pas que, par là, je fasse descendre la




H O LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Religion de ses hauteurs et l'abaisse ! non : l'Education
humaine est une si grande chose, que rien n'est trop grand
pour elle.


Sans doute, partout et toujours, la religion est le rapport
essentiel de l'homme avec Dieu; la fin unique de la création
divine et de la vie humaine; dans l'Education, comme
ailleurs, la Religion est le BUT suprême, le commencement
et la fin, l'alpha et l'oméga de tout ce qui se fait.


Mais elle y est aussi, elle y est en même temps un MOVBN !
moyen essentiel, moyen infaillible, moyen tout-puissant,


Nqui influe en toute chose, mais qui a aussi son influence
spéciale, comme Vinstruction,comme la discipline, comme
les soins physiques.


Je l'avoue: je ne sais rien qui fasse mieux comprendre la
grandeur et la noblesse de cette œuvre extraordinaire qui se
nomme l'Education humaine. Elle est manifestement la plus
noble, la plus grande œuvre qui soit au monde ; car elle
embrasse tout le monde, l'homme tout entier, tel que Dieu
l'a conçu, tel que Dieu l'a créé ; et elle continue cette œuvre
divine dans ce qui s'y rencontre de plus haut, qui est la
création, la paternité des âmes !


Et c'est pour cela même que la religion, qui doit présider
à tout dans celte œuvre admirable, y est cependant considé-
rée comme un moyen spécial et particulier.


C'est elle, en effet, qui est appelée spécialement à former
le cœar et la conscience de l'homme : comment le fait-elle?
Voilà ce qu'il importe de bien entendre. J'essayerai de
l'expliquer succinctement.


L'Education forme l'intelligence de l'homme par l'instruc-
tion; elle dirige, contient ou redresse sa volonté par la
discipline ; et ce serait là toute l'Education, au moins toute
l'Education de l'âme, si l'homme n'avait encore un plus
magnifique privilège, une bien plus sublime destination, qui
l'élevant au-dessus des choses sensibles et de l'ordre passa-




C H . II . — L A R E L I G I O N . 1 M


ger du monde, le met en rapport avec les choses éternelles
et divines; lui découvre l'idée du bien et du vrai, l'idée de
la droiture, de la rectitude suprême, de la perfection morale
et religieuse, et la lui fait aimer.


C'est là un autre ordre de rapports, un état supérieur de
son intelligence et de sa volonté, plutôt qu'une faculté c'est
ce qui, dans la conscience de l'homme, tient la première
place ; c'est l'intelligence et la volonté du devoir : c'est là ce
qui fait invinciblement connaître à l'homme le beau, le
juste, l'honnête, et lui ordonne de l'aimer et de le pratiquer
ici-bas.


Eh bien ! pour cet ordre supérieur, c'est spécialement la
Religion qui forme, élève, éclaire, fortifie l'âme, et voici
comment : la Religion, qui est lumière comme l'instruction,
révèle à l'homme par la foi cette destination suprême, sur-
naturelle, qui est le but, le but ultérieur, final de sa vie.


La Religion, qui est aussi loi, règle, autorité, comme la
discipline, ordonne à l'homme tout ce qu'il faut faire et pra-
tiquer pour s'élever jusqu'à cette fin sublime et éternelle; et
c'est par là qu'elle forme sa conscience, en lui révélant avec
certitude la connaissance du bien et du mal, et lui inspirant
l'amour de l'un et la haine de l'autre.


Par là même, elle forme aussi le cœur de l'homme et nour-
rit en lui cette sensibilité noble et pure, qui est la source
des affections vertueuses. — Elle forme en même temps son
caractère, en l'exerçant à la pratique ferme et patiente de
tous les devoirs.


Enfin la Religion, qui est de plus charité, grâce, assistance
divine, donne tous les secours pour arriver à ce but dernier
et magnifique de la vie humaine !


Voilà pourquoi elle est le moyen le plus puissant de
l'Education de l'homme.


Donc, pour ennoblir tout ceci : ennoblir les sentiments de
l'homme, éclairer son intelligence, en ajoutant les lumières




JM2 L1V. Hl. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


i. M. GUIZOT.


de la foi à celle de la raison ; diriger, purifier sa volonté,
tormer sa conscience, affermir aussi son caractère et son
cœur, et élever en lui la vie présente jusqu'à la vie éternelle :
tel est le devoir de l'Education morale et religieuse.


m


Telle est la tâche particulière, l'influence spéciale de la
Religion dans l'Education.


Mais en même temps, on le voit, dans cette œuvre divine
la Religion ne demeure et ne doit demeurer étrangère à
rien. Si elle n'y était qu'une pratique spéciale sans fin ulté-
rieure, un moyen particulier sans influence générale, elle
n'y accomplirait pas sa mission tout entière ; elle n'y dé-
ploierait pas toute l'efficacité dont elle est douée. Quand la
Religion est dans l'Education tout ce qu'elle doit être, elle
ne se borne pas à corriger les fautes, elle atteint les défauts :
en purifiant la conscience, elle réforme la nature ; en don-
nant la foi, elle fortifie la raison ; en touchant le cœur, elle
forme et ennoblit le caractère.


La Religion, dans l'Education, est donc un moyen qui
pénètre, qui soutient, qui éclaire, qui anime tous les autres
moyens. Tout s'égare et s'affaiblt sans elle. Sans elle, tout
est faible, tout est vrai, tout est faux, tout est pervers, tout
est méprisable.


C'est la Religion seule qui fait de l'Education tout entière
une école de respect. Sans contredit, ce fut une observation
attentive et profonde qui arracha, malgré les préjugés du
temps, au protestantisme philosophique, cette belle parole :
Le Catholicisme est la plus grande, la plus sainte école de
respect qu'ait jamais vue le monde ' !


Mais, en même temps que la Religion fait de l'Education
tout entière une école de respect, elle en fait une école de
vérité et de vertu, une école de bonheur.


Et je ne sais pas s'il se rencontre dans la vie des jours plus




CH. II. — LA RELIGION.


sereins, des fêtes plus heureuses, des souvenirs plus doux et
plus purs que ceux d'une enfance vertueuse, élevée dans
une maison d'Education chrétienne, sous les auspices de la
Religion, sous le charmant empire des vertus et des joies
qu'elle inspire. Là tout est vrai, tout est noble, tout est
simple, tout est riant, tout est paisible, tout est aimable,
tout est l'ouvrage et l'inspiration d'une sagesse céleste ;
tout marque une autorité qui est au-dessus de l'homme; tout
fait sentir je ne sais quelle influence bienheureuse et sainte
qui ennoblit, qui élève, qui embellit toutes choses.


Je me souviens d'un jour de ma vie où je fus très-vive-
ment frappé de cette pensée : me permettra-t-on de le rap-
peler ici? C'était au matin d'une grande promenade qui de-
vait conduire nos enfants à un pieux et lointain pèlerinage,
à Notre-Dame des Anges, dans la forêt de Bondy. Cette fête
leur avait été donnée pendant le mois de Marie, après de
grands travaux littéraires, où ils avaient montré une appli-
cation extraordinaire et obtenu tous des succès étonnants
pour leur âge'. Nous étions partis dès quatre heures du
matin, et, avant le lever du jour, nous cheminions déjà à
travers la campagne.


Tous étaient transportés de cette fête que le travail et la
Religion leur avaient préparée de loin, et marchaient avec
allégresse, en rangs pressés, trois à trois, chantant le can-
tique du départ. Les oiseaux chantaient aussi de tous côtés.
Je bénissais Dieu en voyant cette nombreuse jeunesse, si


1. L'un d'eux avait récité avec intelligence et sans une seule faute
le Têlémaque tout entier.


Un autre avait présenté à l'examen, en dehors des devoirs de sa classe,
six mille vers grecs , prêt à les expliquer a livre ouvert.


Un troisième avait écrit, en deh'ors aussi des devoirs de sa classe, un
mot a mot et une analyse grammaticale, qui renfermaient près de soixante
mille mots grecs et français.


En un mot, chacun avait fait de son mieux, et je n'avais pas trouvé au
Petit-Séminaire de Paris un seul enfant a qui j 'eusse un reproche à faire.


É . , I. 8




1 4 4 L I V . I I I . — D E S M O Y E N S D ' É D U C A T I O N .


1. ROUSSEAU, liv. I, ode 2 ' .


innocente et si joyeuse, si fervente et si pure. Tout à coup
le soleil apparut à l'horizon, et son disque resplendissant fit
briller sur nous les feux du plus beau jour. Toute la troupe
alors poussa un cri de joie. Le soleil! le soleil! et ils se
mirent à chanter les beaux vers de notre grand lyrique;


Dans une éclatante voûte,
11 a placé de ses mains
Ce soleil qui, dans sa route,
Éclaire tous les humains.
Environné de lumière,
Cet astre ouvre sa carrière
Comme un époux glorieux
Qui, dès l'aube matinale,
De sa couche nuptiale,
Sort brillant et radieux.
L'Univers, à sa présence,
Semble sortir du néant :
Il prend sa course, il s'avance
Comme un superbe géant.
Oh ! que tes œuvres sont belles,
Grand Dieu ! quels sont tes bienfaits I
Que ceux qui te sont fidèles
Sous ton joug trouvent d'attraits (
Ta crainte inspire la joie ;
Elle assure notre voie ;
Elle nous rend triomphants ;
Elle éclaire la jeunesse,
Et fait briller la sagesse
Dans les plus faibles enfants 4 .


Cette scène, si simple et si grande, ne s'effacera jamais de
mon souvenir : je me sentis jeté dans une douce et profonde
méditation. Ce beau ciel, cette campagne verdoyante, ces




CH. II . — LA RELIGION. 118


flots de lumière, cet astre rayonnant, ce religieux cantique,
Dieu si présent, ces enfants si joyeux sous ses regards: tout
cela m'apparut comme la vive et magnifique image de ce que
la religion était pour ces chers enfants ; et tandis qu'aux
rayons de ce beau soleil ils marchaient et chantaient tou-
jours, je me pris à dire à deux de leurs maîtres qui étaient
auprès de moi :


« Messieurs, croyez-vous qu'il y ait en ce moment, sur la
« terre, des enfants plus heureux? Croyez-vous qu'il y en
« ait beaucoup de meilleurs et qui soient plus bénis du ciel?
« Ne vous semble-t-il pas que la Religion, dans leurÉduca-
« tion, soit comme ce beau soleil dans la nature? »


Oui, elle illumine, elle vivifie, elle élève, elle anime et
adoucit tout; tout se conserve et s'embellit par elle; tout
s'obscurcit, se déprave et périt loin d'elle.


C'est la fraîcheur et le pur éclat du matin dans l'âme des
plus jeunes enfants !


C'est la force et la splendeur du midi dans les heures plus
avancées de la *vive jeunesse 1


Son absence fait les ténèbres de la nuit, l'engourdissement
du sommeil ou de la mort.


Je le sens: je me suis laissé trop entraîner au charme de
mes souvenirs; qu'on me le pardonne. Quoi qu'il en soit de
mes récits, dans le vrai des choses, ce que je dis ici de la
profonde et immense influence de la Religion dans l'Educa-
tion, n'est-il pas évident aux yeux de la raison comme de la
fbi? Tout cela n'est-il pas manifeste et sensible?


La Religion, n'est-elle pas en harmonie profonde avec
toutes les nobles puissances, avec toutes les grandes facul-
tés de la nature humaine ?


Lumière d'intelligence pour l'esprit, flamme de vie pour
le cœur, puissance encourageante et redoutable pour la con-
science, loi immuable pour les mœurs, autorité douce et
ferme pour le caractère, grâce et secours pour la vertu : qui




U 6 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


ne comprend tout ce qu'elle peut sur le développement des
facultés intellectuelles, sur la Discipline et l'affermissement
des facultés morales, sur les soins physiques et la conserva-
tion de la santé et des mœurs, et par conséquent sur l'Édu-
cation tout entière?


Aussi, lorsque Rousseau vint, au dix-huitième siècle, offrir
à une nation depuis longtemps déjà égarée loin des voies de
la sagesse, un plan d'Education d'où il bannissait le nom de
Dieu et le nom de l'âme, comme noms et choses inutiles à
savoir pour le premier âge, et la Religion comme un vain
secours dont on peut se passer-pour former des hommes ;
quand il osa bien chercher dans l'amour de soi, dans l'é-
goïsme de l'intérêt personnel, cultivé selon certaines règles,
des moyens d'Education ; quand, avec la prétention de faire
des âmes saines et fortes, il osa dédaigner les ressources de
la foi et de la piété ; quand il descendit jusqu'à demander
aux passions naissantes de la jeunesse les secrets et les ins-
pirations de la vertu, il fit le rêve odieux d'un sophiste sans
intelligence et sans cœur, c'est-à-dire un rêve plus absurde
peut-être encore qu'il n'était impie !


Quoi ! repousser la Religion loin du jeune âge ! mais c'est
un délire I


Comme si la racine de la Religion n'était pas profonde
dans les entrailles de l'humanité! Comme si ses rapports
n'étaient pas les premiers dans l'ordre des choses et les plus
nécessaires, et par conséquent ceux que notre esprit com-
prend plus tôt et plus aisément que tous les autres ! Comme
si ses inspirations n'étaient pas les plus naturelles au cœur
de l'homme et de l'enfant! Comme si le nom du bon Dieu
n'était pas, sur les lèvres de cet enfant, le premier témoi-
gnage d'une âme naturellement religieuse et chrétienne !
Comme si l'Évangile du Sauveur, qui le premier sur la terre
a béni les enfants, ne devait pas être la première loi de leur
cœur et le premier livre de leur intelligence à son réveil !




CH. II. — LA RELIGION. 117


Comme si le but de l'Education, qui est de faire de l'enfant
un homme, n'était pas aussi, providentiellement, d'en faire
un chrétien, puisque le Christianisme est manifestement la
perfection intellectuelle et morale de l'humanité! Comme si
une première communion bien faite n'était pas incompara-
blement plus puissante que tous les discours et toutes les
phrases philosophiques pour la bénédiction de cette dou-
zième année, qui est la grande et solennelle année des bé-
nédictions de l'enfance chrétienne : factus annorum duode-
cim, dit l'Evangile ! Comme si cette sainte action n'était pas
l'action la plus douce et la plus forte pour le perfectionne-
ment intellectuel et moral de l'enfant 1 comme si elle n'avait
pas l'influence la plus heureuse et la plus profonde ; une
influence ineffable sur tout son avenir, sur son esprit, sur
son cœur, sur sa conscience, sur son caractère, sur les
destinées de sa vie tout entière ! Comme si, enfin, l'Educa-
tion humaine ne devait pas être essentiellement religieuse
et chrétienne, sous peine pour le genre humain de manquer
son but suprême, de marcher à l'aventure hors des voies
providentielles de Dieu sur lui, de rétrograder de dix-huit
siècles !


Et voilà l'odieux système qu'on a bien eu le courage de
préconiser parmi nous comme une œuvre de génie!


Certes, je ne veux pas être injuste envers cet homme; si
je sais le mal qu'il a fait dans son pays et à son siècle, je sais
aussi le mal que son pays et son siècle lui ont fait ; et c'est
ce qui m'inspire pitié pour lui. Je ne puis taire, toutefois,
ce que je pense de l'effroyable roman d'Education qu'il a
bien osé présenter à la France. J'ai lu récemment et j'ai dû
lire cet Emile si vanté.


J'ai compris, en lisant, que ce malheureux homme
n'aima jamais rien sur la terre, excepté lui, et surtout qu'il
n'aima jamais les enfants, ni les siens ni ceux des autres !
On sent qu'il n'avait de cœur et d'entrailles que ce que l'im-




H 8 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


pitoyable orgueil en laisse à un sophiste, pour le décider,
malgré les vœux et le cri de la nature, à abandonner son
père, et à jeter, sans pitié, ses enfants aux Enfants-
Trouvés !


Du reste, je ne crois pas avoir jamais rencontré sur ma
route un livre plus misérable, une raison plus faible et plus
vaine dans l'ostentation de sa force, un éclat plus trompeur,
des lumières plus fausses, des raisonnements plus vides de
sens, avec des images plus véhémentes, un style plus en-
flammé et des principes d'égarement plus redoutables pour
les imaginations fascinables, pour les jeunes gens et pour
les femmes, et au fond une impiété plus grossière, quel-
quefois môme une niaiserie plus étrange et une corruption
plus hypocrite.


Dans ce livre, Rousseau est nu-dessous de lui-même et au-
dessous de tout. Je ne dirai pas au-dessous de Bossuet
et Fénelon ; rien ne pourrait me décider à faire à ces grands
et saints personnages une si gratuite et si cruelle injure. Que
peut-il y avoir de commun entre lui et ces hommes. On l'a
dit, il est vrai : en fait d'Education, Rousseau n'a été que
la ridicule et odieuse caricature de Fénelon ; et, quant au
nom de Bossuet, il n'ose guère le prononcer.


Comme sagesse et vérité morale, Rousseau, dans ce livre,
est au-dessous des païens eux-mêmes. Le paganisme aurait
flétri ses indignes théories et banni leur auteur.


Ce livre rétrograde non-seulement au delà de dix,-huit
siècles, il rétrograde au delà de l'humanité ; car, chez toutes
les nations et dans tous les siècles, l'Education, c'est la
vertu; et la vertu, c'est la Religion !


Si j'insiste sur ces choses, c'est qu'elles importent; et sur
cet homme, c'est que l'influence de son génie malfaisant a
été grande parmi nous et l'est encore. Quoique l'Education
de la jeunesse se fasse trop souvent avec Voltaire, il y a une
pudeur qui ne permet pas de citer le nom et l'autorité de




CH. 11. — LA RELIGION. 449


Voltaire, en fait d'Education : ce serait pousser trop loin la
dérision et l'impudence ; mais on ose bien citer encore quel-
quefois le nom et l'autorité de Rousseau.


Eh bien f pour en finir, je le dirai sans crainte: à mes yeux,
en fait d'Education, son nom est un nom infâme, et son au-
torité une effroyable déception. L'homme qui repoussa loin
de lui ses propres enfants, qui ne leur dit jamais le nom ni
de leur mère ni de leur père, et qui décida philosophique-
ment tant d'autres pères et, tant d'autres mères, dans une so-
ciété chrétienne, à ne pas faire baptiser leurs fils ni leurs
filles, et même à ne pas prononcer le nom de Dieu et le
nom de leur âme avant leur vingtième année, celui-là est
un ennemi de Dieu et des hommes.


J'aimerais presque mieux Voltaire : son immoralité fut
aussi méprisable, mais moins haïssable peut-être. — Je ne
décide pas.


Heureusement, et grâces immortelles en soient rendues à
la divine Providence, en dépit de ces lâches et odieux cor-
rupteurs de la jeunesse,en dépit de la dépravation publi-
que, qui, parmi nous, est leur ouvrage, l'Education morale
et religieuse gardera toujours seule le grand nom d'Educa-
tion. Toujours il sera vrai que l'Education de la jeunesse,
c'est surtout la religion et la vertu I


Le paganisme lui-même a parlé cette langue ; et je ne tar-
derai pas à en citer les graves et beaux témoignages, à la
honte éternelle de ceux que l'impiétéafait descendre parmi
nous bien au-dessous des païens eux mêmes.


Mais où en sommes-nous aujourd'hui dans la pratique à
cet égard ! Il est temps de nous le demander. Quelle place la
Religion occupe-t-elle réellement dans l'Education de la
jeunesse française? Hélas 1 j'entends de toutes parts éclater
des regrets, des plaintes amères !


Je ne viens point ici, qu'on veuille bien le croire, entre-
prendre une controverse pénible : le temps des discussions




1 2 0 LIV. III . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


et desreproches estheureusementpassé.Jeviensseulement,
et dans l'intérêt de tous, constater des faits. Mes autorités
seront, du reste, irrécusables.


Il y a, parmi nous, trois manières de concevoiret défaire
l'Education de la jeunesse :


Il y a la spéculation, l'administration et l'apostolat.
La spéculation, qui veut et cherche la fortune ;
L'administration, qui veut et fait l'ordre disciplinaire et


matériel ;
L'apostalat, qui cherche et veut les âmes, selon le grand


mot des saints livres : Da mihi animas, cœtera toile tibi.
L'apostolat seul, laïque ou ecclésiastique, donne à la re-


ligion, dans l'Education, la place qu'elle doit avoir.
L'apostolat seul fait que la Religion inspire l'Éducation


tout entière.
Quant à la spéculation, voici ce que disait un rapport offi-


ciel fait au roi en 1838, parle ministre de l'instruction pu-
blique : Chez les uns, les études ne sont plus qu'une profes-
sion : le désir de s'enrichir voue l'enseignement à une froide
routine.


Quanta Y administration: En France, disait expressément
M. Saint-Marc Girardin, la science de l'Êducatien est unobjet
d'administration... Nous n'élevons pas.


Quant à l'apostolat, où est-il? et qui n'a gémi de ce que
l'Instruction et la Discipline sont si souvent séparées de la
Religion; de ce que la plupart des jeunes gens arrivent au
terme de leur Education sans aucune foi religieuse positive ?
Le pur et simple déisme.leur manque, aussi bien que le ca-
tholicisme le plus fervent.


« L'Education religieuse, s'écriait à la tribune française
« M. de Gasparin, elle n'existe réellement pas dans les col-
« léges. Le jeune homme qui arrive à Paris ponr se livrer à
« des éludes sérieuses est forcément repoussé vers le scepti-
« cisme. »




CH. II . — LA RELIGION.


a Vers je ne sais quelle déplorable indifférence de l'ave-
« nir moral des hommes et de leur destinée, » disait encore
à la tribune nationale un des membres du Conseil royal de
l'nstruction publique.


D'où viennent ces pénibles aveux et ces gémissements
étranges ? J e vois cependant un aumônier dans chaque grande
maison d'Education ; il s'y rencontre même souvent des pro-
fesseurs qui sont des hommes très-honorables, personnelle-
ment religieux et quelquefois fort bons chrétiens.


11 est vrai ; mais à quoi tout cela importe-il, si la Religion
est d'ailleurs comme officiellement bannie de l'Education ;
si une main fatale et invisible la repousse impitoyablement
loin, bien loin des regards de la jeunesse ; si, comme le pro-
clamait encore M. de Gasparin, « la religion est reléguée à
« son heure, le plus souvent comme la dernière des leçons ;
« si l'Evangile est renvoyé à une place tellement infime,
« qu'il ne peut presque plus contrebalancer l'influence de
« ces détestables doctrines si' bien adaptées à nos penchants
« naturels? »


M. de Gasparin ajoutait ces graves eteffrayantes paroles,
que je n'ai jamais pu lire sans une singulière émotion : « Je
« me souviens, AVEC TERREUR, de ce quej'étais au sortir de
« cette Education nationale : je me souviens de ce qu'étaient
« tous ceux de mes camarades avec lesquels j'avais des re-
« lations : NOUS N'AVIONS PAS MÊME LES PLUS FAIBLES COM-
« MEliCEMENTS DE LA FOI ET DE LA VIS EVANGELIQUE ! »


Je cite, on le voit, des autorités qui ne sont pas suspectes :
à ce titre, je citerai encore M. Ghambolle, qui disait dans la
séance du 18 juin 1 8 4 3 :


« Il est des vérités morales qu'il est nécessaire de répan-
« dre dans les collèges. Qui est-ce qui en est chargé? Je vois
« bien le texte de la loi, mais un texte stérile. Vous connais-
« sez tous les élèves de nos collèges ; vous les avez interro-
« gés, je les ai interrogés aussi. Eh bienl quand on leur




422 L I V . I I I . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


«adresse, certaines questions, ILS SAVENT A PEINE CE QU'ON
« VEUT LEUR DIRE 1


« Quand je me demande qui est chargé de cet enseigne-
« ment moral et religieux dans ces collèges, je m'inquiète
« encore, car je ne sais pas qui en est chargé, excepté Vau-
« manier qui y fait de temps en temps une apparition ; » et
M. Chambolle attrait pu ajouter : A qui on ne permet guère
de faire autre chose.


« Ne nous y trompons pas, disait encore M. de Kératry, ce
« n'est point la présence dans les écoles, à jour fixe, d'un
« ecclésiastique, quelque respectable qu'on le suppose, qui
« inculquera aux enfants un esprit religieux de quelque du-
« rèe. Cet esprit ne s'acquiert que par la continuité d'un en-
« seignementoù la loi divine se trouve comme infusée. Les
« études, fussent-elles purement littéraires, doivent s'en res-
« sentir. Que serait-ce si le dogme devenait jamais un objet
« de doute? Il faut à la jeunesse des vérités incontestées en
« matière de religion ; pour elle, toute foi controversée est
« bientôt une foi morte. »


Voilà, certes, le mal éloquemnienl et justement déploré!
Qui ne l'a senti, en effet ? Evidemment, il ne suffit pas que
la religion soit affichée à la porte ou sur le frontispice d'un
collège! il ne suffit même pas que la Religion ait une part
quelconque dans l'Education, et y fasse de temps en temps
une apparition... Tout cela n'est rien, si elle ne pénètre pas,
si elle n'inspire pa&, si elle ne soutient pas tout de sa di-
vine influence, si elle n'est pas l'âme de l'Education tout en-
tière !


Il est manifeste que, pour être puissante et efficace, il faut
que la Religion ait une action forte et suivie ; il faut qu'elle
anime tout de son esprit ; il faut qu'elle prête son langage et
le secret de ses remèdes à Y Instruction et à la Discipline?il
faut qu'elle accompagne, inspire partout ces deux maîtresses
presque exclusives de la vie des enfants : autrement, les




CH. II . — I A RELIGION. t23


rares solennités où il lui est permis de faire entendre sa
voix ne suffisent en rien au succès de son action.


De bonne foi, que peuvent ces froides et pénibles entre-
vues? que peut faire la Religion, le plus souvent éloignée
des regards, des études, des succès, des jeux, des repas, du
sommeil, des conversations, des plaisirs etdes peines, et de
tous les intérêts de ceux qu'elle nomme en vain ses enfants!
condamnée à l'indifférence apparente pour tout ce qui oc-
cupe leur vie et intéresse leur esprit ou leur cœur! appa-
raissant de temps en temps à la limite du territoire, comme
une triste exilée, pour leur parler une langue inconnue?


Qui ne sait, qui n'a senti, en y entrant, que la chapelle
d'un collège est comme le terrain neutre sur lequel se ren-
contrent parfois la Discipline, l'Instruction et la Religion,
les professeurs, les proviseur et cenceur, et l'aumônier, sous
la protection des maîtres d'études?


Hélas ! on peut le dire aussi : la Religion est là encore
comme une mère êplorèe, à qui un père, tristement ombra-
geux, ne permet plus de voir librement ses enfants. Elle
les attire sur son sein, dans le secret du foyer domestique,
et là leur prodigue, avec inquiétude, dans des heures rapides
et comptées, ses leçons et ses conseils; leur livre à la hâte
les trésors lesplus chers de sa sagesse et de son cœur! Mais
vainement, hélas ! ces pauvres enfants ne savent plus la
reconnaître! les moins jeunes ont même appris des gens de
la maison, k rire de ses cheveux blancs! les meilleurs ne
comprennent pas ses accents et ne la regardent plus que
comme une pauvre et malheureuse étrangère !


Je le dis sans amertume, mais non sans tristesse, et avec
vérité : parmi toutes les fonctions plus ou moins laborieuses
du sacerdoce évangélique, je ne connais rien de plus péni-
ble,- de plus douloureux au cœur, que le ministère de nos
pauvres aumôniers dans la plupart des collèges.


On en gémit, nous l'avons vu, on s'en étonne ; on a tort.




<24 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Pourquoi s'étonner? Tout cela est simple, tout cela est la
conséquence naturelle de ce qu'on a prétendu.


Qu'a-t-on prétendu? Tout le monde le sait : on ne s'en
est pas caché; on a prétendu SÉCULARISER l'Education de
la jeunesse.


La sécularisation de l'Education a été un des trois ou
quatre grands mots d'ordre depuis cinquante ans.


Et on en est venu à bout.
Le SIÈCLE, YEtat laïque, comme on l'a dit encore, s'est fait


le distributeur de l'instruction et le maître de la discipline
dans les collèges.


Puis on y a attaché, d'une manière accessoire et postiche,
un représentant de la morale et de la religion qu'on a appelé
l'aumônier, auquel on a affecté un certain traitement, un
certain logement, un certain enseignement. Il a son jour, son
heure de classe, comme le maître de danse, d'escrime et
d'anglais.


Mais, de là, toutes les conséquences dont on gémit au-
jourd'hui.


C'est le siècle, au lieu de l'Evangile, qui fait l'éducation
de la jeunesse. On se plaint : c'est injuste. Le siècle ne pou-
vait donner en ce genre que ce qu'il a : une discipline ma-
térielle telle quelle, et une sèche instruction.


Le siècle s'adresse naturellement à la partie inférieure de
l'homme. Il ne peut pas atteindre l'autre; il n'y prétend pas,
du reste; il ne s'en vante même point. Et c'est un hommage
à lui rendre, que son affiche n'est pas trompeuse.


En sécularisant l'Education, on l'a donc supprimée, et on
l'a bien senti. Aussi le nom même d'Education est un nom
effacé de la langue officielle. On ne s'en sert plus : c'est l'in-
struction, l'enseignement tout au plus, dont il est question.
Nul ministre, pas même M. de Falloux, n'a osé, jusqu'à ce
jour, se nommer le ministre del'Education publique. Le mot
n'était pas plus possible que la chose.




CH. H. — LA RELIGION. 125


Vainement un honorable législateur a-t-il proposé d'insti-
tuer dans tous les collèges de l'Etat des professeurs de mo-
rale. L'Assemblée législative à laquelle fut faite cette pro-
position, se prit à rire. Qu'était-ce à dire? de quoi riait-on?
de la morale ou des professeurs? Non, sans doute, mais de
la proposition. La morale vraie et les vrais professeurs de
morale ne sont pas si plaisants : La proposition seule était
ridicule ; on aurait pu même la trouver pire encore. Mais,
faite innocemment, on ne la trouva que plaisante; et le rire
de l'Assemblée suffit à rappeler que des hommes sérieux et
de bonne foi n'admettent pas de morale sans dogmes, parce
que se serait une justice sans tribunaux;


Pas de dogmes sans religion, parce que ce serait une phi-
losophie sans âme ;


Pas de religion sans sacerdoce, parce que ce serait un
culte en l'air.


Malgré la profonde sagesse de cet éclat de rire, la ques-
tiou n'avança point.


Aujourd'hui encore on discute; on ne se rencontre pas.
Tous s'accordent bien à dire : Il faut une Education reli-


gieuse et morale.
Et pour maîtres de morale, on a toujours les maîtres d'é-


tudes !


Je n'ai fait qu'effleurer cette grande question. Je ne tarde-
rai pas à y revenir; et, du reste, je la traiterai constamment.
Toutes les autres questions s'y rattachent et en dépendent.




LIV. III . — №S MOYENS D'ÉDUCATION.


CHAPITRE III


La Discipline.


On n'a pas toujours de la DISCIPLINE, dans l'Education,
l'estime qu'il en faut avoir ; on ne comprend pas assez sa
dignité, sa haute importance, tous les fruits qu'elle opère.


Et cependant Platon disait avec raison : Toute la force de
l'Education est dans une discipline bien entendue. (Lois, A"1.)


J'essayerai dans ce chapitre de mettre en tout son jour
cette remarquable parole, Je serai obligé, mes lecteursvou­
dront.bien le permettre, d'entrer ici dans un grand nombre
dedétailspratiques,sanslesquels toutcetimportant sujet de­
meurerait dans le vague et l'obscurité. Ces détails seront
d'ailleurs, je n'en puis douter, pleins d'intérêt pour tous
ceux qui se sont occupés ou s'occupent encore d'Éducation.


Les étymologies révèlent ici un grand sens et une belle
origine : Discipline vient de discere. Ce mot n'indique pas
seulement l'idée de la discipline extérieure ; il y a de plus
l'enseignement intérieur et la vertu.


C'est en ce sens qu'on disait autrefois : Vous êtes élevé
sous une bonne, sous une haute, sous une sainte Discipline.
On dit encore aujourd'hui en ce sens : la Disciple reli­
gieuse.


La Discipline est si essentielle à l'Education, que, sans
elle, il n'y a pas d'Education possible.


Cela est facile à comprendre. Une maison d'Education ne
vit, ne subsiste que par la loi, par le règlement : parce que
la loi, le règlement, c'est l'ordre, et, dans l'Education comme
ailleurs, l'ordre, c'est la force et la vie.




CH. III. — LA DISCIPLINE. 4 27


Or, c'est la Discipline qui est chargée de conserver dans
toute sa vigueur le règlement d'une maison.


Elle y parvient: 1° En maintenant l'observation constante
du règlement par la ferme exactitude de sa direction ;


2° En prévenant l'infraction du règlemeut par le zèle de sa
vigilance;


3 ° En réprimant la transgression du règlement par la
ponctualité de sa justice, pour corriger le désordre dès
qu'il se présente.


La Discipline a donc trois fonctions principales: mainte-
nir, prévenir, réprimer.


Le soin de ne laisser rien de coupable sans correction est
le devoir de la Discipline répressive;


Le soin d'écarter les occasions dangereuses est l'œuvre
de la Discipline préventive;


Le soin de montrer en tout temps et en tout lieu la route
à suivre est l'office de la Discipline directive.


On comprend sans peine qu'il vaut incomparablement
mieux prévenir que réprimer. Or c'est l'exactitude à main-
tenir le bien et la vigilance à empêcher le mal, qui rendent
moins pressante la nécessité de réprimer. De là l'impor-
tance supérieure de la Discipline directive qui maintient le
bien; l'importance secondaire de la Discipline préventive
qui empêche le mal ; l'importance très-inférieure, quoique
nécessaire, de la Discipline répressive qui le châtie.


J'ai dit que les détails étaient ici indispensables. J'aurai
donné tous ceux que réclame mon sujet, lorsque j'aurai
montré comment la Discipline est la protectrice de la piété
et de la foi des enfants; la gardienne des mœurs; la ga-
rantie des fortes études ; l'inspiratrice du bon esprit ; la con-
servatrice de la docilité, du respect et de l'affection même; la
maîtresse, la dispensatrice et la trésorière du temps ; le nerf
de tout le règlement, et, quand il le faut, la vengeresse des
infractions.




<28 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


<° La Discipline est la protectrice de la foi et de la piété
des enfants.


Elle veille à l'accomplissement des devoirs religieux : elle
en détermine le lieu, le temps, la durée, l'exactitude et le
bon ordre. Sentinelle vigilante, elle fait régner autour du
temple, pendant les heures de la prière, le silence et la paix ;
et jusque dans le temple elle entretient et protège un saint
recueillement; elle dispose même les voies à l'enseignement
des vérités chrétiennes en exigeant partout une régularité
inviolable, et en conservant ferme et élevée l'attention des
élèves, pour ainsi dire à leur insu. Elle seule prévient la dis-
sipation qui s'attache quelquefois à la piété même, en main-
tenant aux jours de fêles religieuses les habitudes salutaires
du règlement, dont elle fait en ces jours de sainte liberté
dominer encore l'empire : elle conserve ainsi aux exercices
pieux l'esprit dont ils doivent être animés; elle inspire aux
jeunes gens les vertus du christianisme et le courage du sa-
lut, en leur faisant aimer toutes les graves et saintes habi-
tudes de l'ordre par un sage tempérament de force qui les
y retient, et de douceur, qui les y attire.


2° La Discipline conserve et fait fleurir les bonnes mœurs,
et par là même fait prospérer et fleurir la Religion dans les
âmes.


Une âme qui jouit de la sérénité d'une conscience pure
conserve toute sa bonté, toute sa sensiblité, toute sa fraî-
cheur; elle a, en toutes choses, des idées plus nettes, des
vues plus hautes, des sentiments plus nobles. Elle est sem-
blable à une eau limpide qui réfléchit fidèlement l'image et
la clarté des cieux : toutes les grâces, toutes les vertus cé-
lestes brillent en elle. Les saintes pratiques de la Religion
lui offrent les plus doux attraits ; Dieu lui prodigue ses bé-
nédictions; car il est le Dieu de toute pureté, et prend plai-
sir à demeurer dans une âme innocente et à la combler de
ses biens, comme, au contraire, il se retire loin d'uu cœur




CH. III. — LA DISCIPLINE. 129


soumis à la tyrannie des sens et à l'esclavage des passions.
Or c'est la Discipline qui, comme un bras armé d'une égide


puissante et invisible aux regards, écarte silencieusement
tous les dangers qui menaceraient de troubler cette heu-
reuse innocence; c'est elle qui veille autour des lieux du
repos, et jusque sur le sommeil même; c'est elle qui con-
serve à la pudeur toutes ses précautions, toutes ses délica-
tesses, dans les inévitables occasions du péril ; c'est elle qui
prévient les communications coupables, qui réprimande sé-
vèrement les propos légers, qui interrompt les conversations
dangereuses. Comme une mère pleine de sollicitude, elle
cherche d'un œil inquiet l'enfant qu'elle ne voit plus à ses
côtés. Elle empêche tout mauvais contact, scrute d'un regard
pénétrant les lectures suspectes, maintient le travail et
l'étude dans les voies de l'honnête et du beau, éloigne des
lieux où le monde étale ses folles vanités, fait éviter enfin
tout ce qui pourrait agiter le calme de l'âme et troubler cette
pureté du cœur, si précieuse à l'enfant et si agréable au re-
gard de Dieu.


La Discipline obtient tous ces résultats heureux en préve-
nant le mal ou en l'arrêtant dès le principe. Elle veille, en
quelque sorte, jusqu'au dehors et à la porte d'une maison
d'Éducation ; elle défend d'y admettre aveuglémenttousceux
qui s'y présentent, et n'en permet l'entrée et la demeure à qui
que ce soit qu'après avoir sérieusement examiné les témoi-
gnages qui peuvent la rassurer. Gardienne fidèle, elle ne s'en-
dort jamais ; et, dans la crainte que l'homme ennemi n'enlève
à ses enfants si chers le trésor de l'innocence, la Discipline
les suit en tout temps et en tout lieu. Liaisons trop particu-
lières, entretiens trop prolongés, mollesse au jeu ou excès
d'emportement, tentation d'intempérance, elle voit tout; rien
ne lui échappe, et elle signale tous ces pièges quelquefois
aussi séduisants que funestes, oùla jeunesse perdrait tout en-
semble son temps, son esprit et ses mœurs.


É., i. 9




4 MO LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


Censeur clairvoyant, c'est surtout l'ennemi des bonnes
mœurs ou de la subordination que la Discipline découvre
bientôt et suit sans relâche : elle le combat d'abord quelque
temps parles armes de la douceur et de la fermeté, jusqu'à ce
qu'enfin, pour conserver le corps sain et pur, elle se hâte de
retrancher le membre pervers qui répandait autour de lui la
dépravation et l'esprit-de révolte.


3 ° La Discipline, en conservant aux mœurs leur pureté et à
la Religion son empire, contribue aussi puissamment aux suc-
cès dans les lettres.


Car les mœurs pures communiquent au corps une vigueur
et une force admirables, qui le rendent plus propre à soute-
nir le poids d'un travail assidu. Grâce à la pureté desmœurs,
l'esprit est plus vif, le jugement plus actif et plus sûr, la mé-
moire plus fidèle, l'imagination plus riante. L'expérience
journalière fait voir jusqu'à l'évidence combien le jeune
homme qui a de bonnes mœurs est en même temps le plus
exact à ses devoirs d'écolier, aussi bien qu'à ses devoirs de
chrétien; au contraire, comme le dit admirablement Quinti-
lien: « Il n'y a rien de si troublé, de si agité, de si partagé,
« de si déchiré par mille affections différentes qu'un cœur
« vicieux. Au milieu de ce trouble et de cette désolation inté-
« rieure, quelle place reste t-il pour l'étude des lettres et pour
« lesoccupationshonnêtes? celle qui reste au bon grain dans
« une terre couverte de ronces et d'épines. » (Instit. orat.,
1. XII, c i . )


Et ce n'est point seulement par son influencesur lesmœurs
que la Discipline est un gage des fortes études, c'est elle
aussi qui commande et impose le silence. Or le silence est
lui-même une leçon salutaire, de toutes la plus importante
peut-être, celle au moins qui assure le succès de toutes les
autres. Enmaintenant lesilence en classe,laDiscipline arrête
l'élan d'une curiosité ou d'une ardeur indiscrète, ménage à
la réponse le temps de parvenir à la maturité convenable, et




CH. 111. — LA. DISCIPLINE.


ne tolère ainsi, dans le sanctuaire de la science, quedes pa-
roles dignes et graves ou empreintes d'une douce aménité.


C'est elle encore qui aiguillonne la paresse et ne souffre.
point qu'elle se dérobe au travailcommun ; c'est elle qui de-
mande compte des devoirs imposés et proscrit toute étude
étrangère, quand même cette étude seraitutile en elle-même,
si elle est d'ailleurs hors de propos.


Instruire la jeunesse sans flétrir son innocence, apprendre
aux jeunes gens à exprimer leurs sentiments et leurs pensées
avec grâce, avec dignité et avec force, et les préserver en
même temps des dangers de la mollesse ou de l'orgueil de
l'esprit; nourrirleur imagination de tout ce que la littérature
ancienne etmoderne peut offrir de plus intéressant et de plus
beau, sans jamais ternir par la moindre tache la pureté du
cœur: c'est un problème dont les temps où nous vivons ren-
dent la solution difficile.


La discipline peut seule aider à les résoudre : elle ne laisse
jamais entre les mains des élèves aucun auteur, aucun mo-
dèle, aucune page capable d'égarer leur cœur ou de fausser
leur jugement, quand même il s'y trouverait d'ailleurs, pour
l'imagination, les plus attrayantes beautés. Dans les modèles
classiques eux-mêmes, là où la raison humaine, privée des
lumières de la foi, se couvred'ombres, elle relèveles préjugés
et dissipe les erreurs. Là où le cœur égaré dans ses affections
se nourrit de passions misérables, elle jette avec soin un
voile pudique sur les tableaux dangereux1.


La Discipline préside enfin si intimement à tous les travaux
des études, que par elle on peut .juger infailliblement des
progrès ou de la décadence d'une classe. Une classe bien
tenue est toujours une classe studieuse : aussi la Discipline
tient la main à la plus ferme observation des lois qui règlent


1 . Major adhibenda tum cura est, ut et teneriores annos ab injuria
sanctitas docentis custodiat, et ferociores a licentia gravitas deterreat.
<QOINTIL. , H , 2.)




<32 L I V . I I I . — D E S M O Y E N S D ' É D U C A T I O N .


et maintiennenltoutei'économïe classique, lui impriment un
mouvement uniforme et produisent ce bel ordre qui fait l'or-
nement, la prospérité et la gloire d'une maison d'Éducation.


4° La Discipline est la dispensatrice du temps.
Elle en sait tout le prix; elle en prévoit sagement, elle en


règle, elle en protège constamment l'emploi; elle réprime la
légèreté qui le dissipe, le caprice qui en abuse, la paresse
qui le consume, la frivolité qui le perd.


Laissez tomber la Discipline, rompez cette enceinte impé-
nétrable aux abus et aux désordres : les heures se perdent,
les études fléchissent, les esprits se troublent, les mœurs se
corrompent, les cœurs se pervertissent, le torrent impé-
tueux des passions se déborde avec l'oisiveté, les murs du
collège ne peuvent le contenir, et bientôt il répand partout le
ravage et la destruction


5° La Discipline conserve le bon esprit, la docilité, Vafftc-
tion et le respect.


En conservant la piété, l'innocence des mœurs et l'amour
du travail, la discipline conserve le bon esprit qui leur est
nécessairement associé: une Discipline sage, uniforme, in-
variable, commande impérieusement le respect, entraîne les
volontés et bannit tout esprit de critique et de censure. On s'y
soumet avec plaisir, on l'apprécie, on l'aime; parce que toute
nature qui n'a pas été dépravée a un goût sain et estime le
véritable beau, qui est, dans les choses intellectuelles, la vé-
rité, et, dans les choses morales, l'ordre ou la vertu *. Mais il
faut que les instituteurs de la jeunesse l'entendent bien :
rien de plus subversif de ce bel ordre et d'une bonne Disci-
pline que la variation, l'inégalité, la divergence dans l'appli-
cation des règles disciplinaires. La Discipline devient alors
comme un corps élastique, quechacun étend ou resserre à sa


1. Omnium homstarum re.ru.rn semina animi gérant, quœ admonitione
excitantur : non aliter quam scintilla flatu levi adjuta ignem suum explv-
cat. (SENEC , E p i s t . 9 4 . )




CH. I I I . — L A D I S C I P L I N E . 433


guise : elle n'est plus par conséquent l'expression de la vérité
et de l'ordre, qui est un, simple et constant. Plus d'unité de
principes, plus d'unité d'action. L'arbitraire, la sévérité exa-
gérée ou hors de propos, la faiblesse ou la crainte de l'impo-
pularité1, prennent la place d'un zèle assidu, d'une fermeté
sage et paternelle.


Il suffit d'un seul maître ainsi disposé pour faire un grand
mal dans une maison d'Education : s'il s'en rencontrait plu-
sieurs, bientôt tout y tomberait en ruines.


6° La Discipline est le nerf du règlement.
Les meilleures institutions, les meilleures lois, tombent en


désuétude et bientôt dans un oubli complet, si elles ne sont
maintenues par une constante et infatigable application.
Comment le règlement d'une communauté d'enfants échap-
perait-il à ce triste sort, si une Discipline sage et attentive ne
veillait avec le plus grand soin à sa conservation ?


C'est elle qui doit en rappeler toujours et partout la lettre
et l'esprit; en toutes les occasions convenables, elle expose
son importance, son mérite, sa nécessité : elle décerne de
justes éloges à ceux qui y sont fidèles; elle presse avec zèle
ceux qui seraient portés à se relâcher; mais elle ne tolère
jamais lesinfracteurs; elle reprend, elle prie, elle excite, elle
menace doucement, elle exige fortement, elle réprime avec
fermeté1 : et avec la règle, l'ordre, le bien, la religion, les


1. La crainte de l'impopularité est toujours inconciliable avec le devoir :
un triste mépris en est souvent le seul fruit réel. J'en ai toujours fait
l 'observation, et le sage Quintilien l'avait observé avanl moi : Non auste-
ritas ejus tristis, non dissoluta sit comitas, ne inde odium, hinc contemp-
tuS OriatUT. (QlTINTIL , I I , 2 , )


2 . Illis aut hebetibus et obtusis, aut mala consuetudine obsessis, diu
rubigo animarum effricanda est. ( S E N E C , Epist. 9 5 . )


Inest interim animis voluntas Iona ; sed torpet, modo deliciis, modo
ofjtcii inscientia. (Ibid.)


Sunt quidam nisi institeris, remissi : quidam imperia indignantur :
quosdam continet motus, quosdam débilitât. (QOINTIL , , I , 3.)




1 3 4 LIV. m. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


mœurs fit les lettres prospèrent, et toutes les œuvres entre-
prises sont couronnées de succès.


Cette vie toujours active, toujours nouvelle que la Disci-
pline, par son infatigable vigilance, procure au règlement,
est sans contredit le plus grand, le plus précieux des avan-
tages; car par là on prévient, autant qu'il est possible, les
rigueurs dé la justice, en prévenant les infractions elles-
mêmes; l'inflexible sévérité devient moins nécessaire à la
correction, parce que la Discipline ne laisse guère possibles
que des fautes de fragilité, pour lesquelles on peut admettre
les ménagements d'une indulgence éclairée. Ceci aide en-
core à entendre comment c'est l'exactitude, la vigilance,
l'uniformité constante, plus que la sévérité, qui constituent
une bonne Discipline.


7° Enfin, la Discipline est, quand il le faut, la vengeresse
des infractions,


Je me bornerai à rappeler ici que c'est le soin de ne lais-
ser jamais rien de coupable passer sans une répression con-
venable, qui fait dn la Discipline le nerf du règlement et le
vengeur respecté do ses infractions. Non-seulement cette
exactitude à ne rien laisser dévier sans le redresser est le
devoir de la Discipline répressive,mais elle en fait toute la
vigueur et l'honneur. C'est par là, en effet, que la répression
a toujours un noble caractère; elle n'apparaît jamais comme
un caprice de mauvaise humeur, ni comme une boutade de
sévérité, mais toujours comme la protection de l'ordre et de
la règle. C'est par là aussi que la répression est vraiment
efficace; car c'est surtout l'exacte répression qui enlève au
coupable, ou à ceux qui seratent tentés de devenir ses imi-
tateurs, tout espoir d'impunité.


C'est l'exactitude et la constance de la répression qui
fait de la Discipline une œuvre intelligente et non une
œuvre matérielle et violente, une œuvre de conscience et
non une œuvre de fantaisie et de hasard, une œuvre de




CH. 111. — LA DISCIPLINE. 135


zèle et non une œuvre de négligence et de laisser-aller.
Mais que doit être la répression, la correction?
Ici se présente la grave question des châtiments dans une


maison d'Education : question que je traiterai à part et avec
les développements convenables, lorsque j'examinerai quel
système pénitentiaire peut admettre la haute Éducation in-
tellectuelle, et aussi quelle doit être la fermeté de l'insti-
tuteur.


J'en ai dit assez pour mettre en son jour le plus évident
la grande importance de la discipline dans l'Éducation. On
le voit : si la Discipline n'est pas l'Éducation elle-même, elle
en est un moyen indispensable, un soutien absolument né-
cessaire.


Je résumerai volontiers tous les avantages de la Discipline
sous une image simple, dont la justesse fera excuser la fa-
miliarité.


La Discipline est à l'Éducation ce que l'êcorce est à l'arbre
qu'elle entoure : c'est l'êcorce qui retient la séve, qui la
garde, qui la dirige, qui la force de monter au cœur de
l'arbre, de se répandre dans ses fibres et dans ses rameaux,
pour les nourrir des sucs les plus purs de la terre.


De la séve ainsi contenue et dirigée, se forme un tronc so-
lide et ferme, dont les branches portent en leur temps des
feuilles, des fleurs et des fruits : enlevez l'êcorce à une de
ces branches, cette branche sera bientôt desséchée : ôtez
l'êcorce du tronc lui-même, et l'arbre périra.


L'êcorce ne paraît qu'une enveloppe grossière, mais elle
conserve à l'arbre et à tontes ses parties leur force et leur
vigueur : de même, la Discipline paraît quelquefois pour
l'Éducation une écorce un peu âpre et rude, mais c'est elle
qui conserve, qui élève, qui fortifie tout.




436 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


CHAPITRE IY


L'Instruction.


QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER L'ÉDUCATION A L'INSTRUCTION


Mon dessein, dans ce livre, on le voit, est d'exposer l'in-
fluence spéciale que chacun des quatre grands moyens
d'Éducation exerce sur l'Éducation tout entière, et l'union
étroite qui les fait tous quatre concourir au but élevé qu'il
s'agit d'atteindre.


Par là, je parviendrai peut-être à fixer le vrai rôle, la vraie
place qu'ils doivent conserver dans l'Éducation ; car c'est là
ce qu'il faut bien comprendre, et ce qui généralement est
mal compris.


Combien d'instituteurs donnent à certains moyens l'im-
portance qu'ils n'ont pas, ou bien font le but de ce qui n'est
que le moyen, et pas toujours le moyen le plus important!
— Cela est vrai surtout pour l'Instruction. Ce n'est pas seu-
lement un moyen d'Éducation auquel on a donné une im-
portance excessive ; c'est un moyen dans lequel on a fait
consister l'œuvre tout entière.


Qu'on ne croie point toutefois queje ne veuille pas donner
à l'Instruction la place qui lui appartient. Rien n'est plus
loin de ma pensée. J'estime à un si haut prix l'Instruction,
sa valeur est si grande, son action si forte, ses détails si im-
portants, que j'ai cru devoir y consacrer un volume entier,
dans lequel j'essaye dédire comment elle est et doit être le
moyen de l'Éducation intellectuelle, et dans lequel aussi je




CH. IV . — L'INSTRUCTION. 137


déplore les tristes abaissements que l'Instruction subit en
France depuis cinquante années.


Tel n'est pas, sans doute, mon dessein en ce moment : ce
livre n'y suffirait pas. Ici, je viens traiter un autre côté de la
question. Je veux examiner comment instruction parmi
nous est devenue un moyen auquel souvent on sacrifie tout,
l'Education morale et religieuse, et l'Education intellectuelle
elle-même. Je veux examiner comment et pourquoi on a mis
l'Instruction au-dessus de tout et avant tout.


Chose étrange ! c'est l'Instruction seule qui a pris, depuis
un demi-siècle, chez un grand, peuple, le nom et la place
de I 'ÉDUCATION!


Il importe donc ici de bien s'expliquer, de bien s'entendre
et de tout dire. La matière est délicate, je le sais : aussi je
remonterai aux vrais principes et ne dirai rien que d'incon-
testable.


VEducation et VInstruction sont deux choses profondé-
ment distinctes.


L'Education développe les facultés.
L'Instruction donne des connaissances.
L'Education élève l'âme : l'Instruction pourvoit l'esprit.
L'Education fait les hommes : l'Instruction fait les savonts.
L'Education est le but : VInstruction n'est qu'un des


moyens.
L'Education est donc singulièrement plus haute, plus pro-


fonde et plus étendue que l'Instruction.
L'Education embrasse l'homme tout entier : l'Instruction,


non.
Et cependant, parmi nous, depuis cinquante ans l'Instruc-


tion est tout : l'Education n'est rien !
Pour l'Instruction, premièrement : l'Education morale et


religieuse est entièrement négligée !
Secondement : bien plus, l'Education intellectuelle elle-


même est le plus souvent manquée. — Ce que j'avance ici




1 3 8 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


étonnera peut-être : la démonstration toutefois en est facile
à faire, je commence par là.


Dans l'Instruction même, qu'on le remarque bien, il y a
deux choses très-distinctes :


Les connaissances;
Et le développement d'esprit, qui peut et doit s'acquérir


par l'étude, par l'exercice des facultés intellectuelles, par
les connaissances elles-mêmes.


L'Instruction, si elle est mal donnée, mal reçue, peut
souvent ne transmettre que les connaissances, sans déve-
lopper l'esprit, sans élever, sans fortifier les facultés à cette
occasion.


VInstruction peut placer, déposer, entasser les connais-
sances dans l'entendement comme dans un magasin, en
garnir la mémoire comme de provisions : sans doute avec
un certain développement passif que ces connaissances
amoncelées entraînent naturellement avec elles, mais aussi
sans donner à l'esprit la vigueur, l'action, la vivacité, dont
il a besoin. En un mot, les connaissances ne constituent pas
toujours le développement généreux, la force active, la sou-
plesse énergique des facultés. On peut être instruit, très-
savant même, sans avoir la vigueur, la fécondité, l'élévation
de l'intelligence.


Il faut qu'à l'Instruction scientifique et littéraire l'institu-
teur intelligent ajoute la culture, l'exercice ; et par là le
développement, l'Education des facultés intellectuelles !


Sans doute', c'est par le moyen des connaissances litté-
raires et scientifiques que les facultés intellectuelles se déve-
loppent , c'est-à-dire à l'aide de l'instruction que se fait
l'Education de l'intelligence ; mais l'Instruction littéraire et
scientifique réduite à elle-même pourrait se borner à ins-
truire l'esprit sans l'élever, à le charger de connaissances
sans le rendre fort.


C'est l'Education intellectuelle qui lui fait recevoir et di-




CH. IV . — L'INSTRUCTION. 139


gérer les connaissances de manière qu'elles le nourrissent,
relèvent, le fortifient ;


C'est VEdtication intellectuelle seule qui le cultive avec
soin, l'exerce avec sagesse, le développe, le forme et l'élève
encore plus qu'elle ne le remplit ;


C'est Y Education intellectuelle qui fait pour lui del'Instruc-
tion comme un aliment substantiel, dont il lire et recueille
les sucs qui, se tra»sformant en lui, le font croître et gran-
dir, deviennent sa nourriture et son sang.


C'est alors que l'Instruction est vraiment l'Education
intellectuelle, c'est alors qu'elle élève, EDUCAT ; c'est alors
qu'elle devient esprit et vie.


Jusque-là elle n'est que l'Instruction proprement dite : elle
munit, elle pourvoit, elle instruit, INSTRUIT, rien de plus.


Quoique ce soit principalement à l'aide de l'Instruction
proprement dite que se fasse l'Education de l'esprit, le lan-
gage, cependant, qu'on veuille bien de nouveau le remar-
quer, ne confond pas ces deux choses, et qui dit instruire ne
ait pas élever.


Il y a des gens très-instruits et qu'on trouve, avec raison,
très-mal élevés, à ne parler môme que de l'Education de l'es-
prit.


Un savant, par exemple, qui sait une multitude de choses,
mais qui est d'alleurs sans jugement, sans goût, sans
aisance pour s'exprimer, sans facilité pour se faire com-
prendre aux autres, et quelquefois pour se bien comprendre
lui-même, sans tact pour se conduire, est un homme très-
instruit et fort mal élevé; même intellectuellement par-
lant '.


C'est ce qui faisait dire à Platon : « L'ignorance absolue
« n'est pas le plus grand des maux, ni le plus à redouter;


1. Le célèbre P. Hardouin, qui a fait une précieuse collection des Con-
ciles, mais qui prétendait, entre autres choses, que tous les ouvrages que




440 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


« BEAUCOUP DE CONNAISSANCES MAL DIGÉRÉES est quelque chose
« de bien pis. » ( P L A T O N , Lois, 1. VII, p. 75.)


Bossuet disait dans la même pensée : « Notre soin prin-
ce cipal a été qu'on lui donnât à propos et chaque chose en
« son temps, afin qu'il le dirigeât plus aisément et qu'elles
« se tournassent en nourriture. » ( De l'Education du Dau-
phin.)


En un mot, on est instruit quand on sait beaucoup, quand
on possède des connaissances; on n'est élevé, s'il est ques-
tion de l'Education intellectuelle, que quand on a la raison,
le goût, l'imagination, le jugement, la pensée et la parole,
et, s'il s'agit de l'Education complète, le caractère, la cons-
cience, la sensibilité, le cœur formés.


Tant il est certain que l'Instruction n'est pas l'Education,
et que, si l'Education est le but, l'Instruction n'est que le
moyen! C'est que tous, même ceux qui agissent en sens
inverse, sentent et reconnaissent au moins instinctivement,
quand, malgré l'érudition de la science, ils disent : C'est un
homme mal élevé ; avec tout son savoir, il ne sait pas vivre.
Ou bien encore, dans un langage un peu rude : Il a beau


nous avons sous le nom des grands hommes du siècle d'Auguste avaient
été composés, ou au moins refaits, par des moines du moyen âge, était
4 e ce nombre.


Voici l'épitaphe que lui fit un de ses confrères : il est inutile de dire
qu'elle ne fut pas mise sur sa tombe :


In expectatione judicii,
Hicjacet homiwm paradoxotatos,
Natione Gallus, religione jemita,


Orbis litterati portentum.
Venerandœ antiguitatis cultor et deprœdator,


Docte febricitans,
Somnia et inaudita commenta vigilans edidit,


Scepticum pie egit,
Credulitate puer,
Audacia juvenis,
Deliriis senex.


Verbo dicam : hic jacet HARDCINCS.




CH. IV. — L'INSTRUCTION. 4 4 t


être un savant : au fond, c'est un imbécile et un pauvre
homme.


Voilà la vérité.
Et cependant que fait-on de nos jours? On ne poursuit le


plus souvent que l'Instruction proprement dite.
On prétend donner des connaissances ; puis, que les fa-


cultés se développent ou ne se développent pas à leur occa-
sion, que l'esprit s'élève ou non, on ne s'en inquiète guère :
c'est ce qu'on abandonne aux dispositions individuelles
plus ou moins heureuses, au travail ou à la paresse de
chaque enfant.


Le langage même, ce miroir où se reflètent la pensée et
l'opinion des peuples, accuse ce profond oubli du grand but
de l'Éducation intellectuelle, qui est le développement des fa-
cultés ; car, dans la lan gue française, comme nous l'avons dit,
un heureux développement chez un jeune homme et une
bonne Education sont synonymes.


Mais cette fin même qu'on se propose, YInstruction, yar-
rivera-t-on? Non, c'est impossible.


Que peut être, en effet, l'instruction à un âge où l'on ne
sait pas encore apprendre.


Pour que l'Instruction pût être vaste et solide, il faudrait
que Yesprit eût été rendu capable d'apprendre, c'est-à-dire
eût été préparé par une forte Education.


Jusque-là, YInstruction proprement dite ne peut être que
médiocre, et, si elle ne l'est pas, si on la multiplie, si on.
l'exagère, elle n'instruit pas, elle charge l'esprit ; elle n'élève
pas les facultés, elle les ruine, elle les écrase.


Enunmot, dans cette première jeunesse, les connaissances
ne peuvent être qu.'un objet d'étude, une culture, un exercice
de l'esprit, et par làim moyen de développement, et non pas
une science.


« L'erreur de beaucoup de gens, dit sur ce point un homme




142 LIV. I II . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


« de rare expérience, est de se méprendre sur les études où
« l'on a coutume d'appliquer la jeunesse. Le but prochain
« qu'on s'y propose n'est point précisémeut le savoir, mais
« l'exercice. Une s'agit pas tant de littérature, d'histoire, de ,
« philosophie, choses qui s'oublieront peut-être, que d'&f-
« i'ermir l'imagination, la mémoire, le jugement qui demeu-
« reront. » { M . OZANAM. )


A la fin de son Education, un jeune homme sera parfaite-
ment élevé, intellectuellement parlant; son Edaeation intel-
lectuelle sera excellente, non pas s'il est très-instruit, mais
S'IL EST TRÈS-CAPABLE DE S'INSTRUIRE.


Je dis plus : s'il est très-instruit, je suis tenté de le plain-
dre : il sera probablement incapable de s'instruire davan-
tage. Il n'est pas question alors de ce qu'il sait, mais de ce
qu'il peut.


Voilà uniquement à quel point de vue les études et les con-
naissances si bornées du premier âge ont une si grande im-
portance.


Les humanités vaudraient-elles les huit ou dix ans qu'on
y consacre, s'il ne fallait en retirer que les connaissances
qu'elles donnent, n'y apprendre, comme on dit, que du grec
et du latin?


Non, sans doute, et c'est parce qu'on n'a cherché que l'Ins-
truction proprement dite, le grec et le latin, dans les huma-
nités, qu'on est venu à contester leur utilité, et qu'il n'y a
plus aujourd'hui qu'un cri contre les études classiques. Et
pouvait-il en être autrement, quand les pères de famille
voyaient se réduire à cette Instruction proprement dite toute
l'Education publique.


La Religion : les maîtres de la jeunesse déclaraient expres-
sément qu'ils n'en étaient pas chargés. .


La Discipline: les professeurs,on lésait, en abandonnent
tout le soin aux maîtres d'étude, aussi la discipline morale
est-elle profondément absente.




CH. IV . — L'INSTRUCTION. 143


Le développement même des facultés intellectuelles : com-
bien de professeurs ne s'en occupent gue s'il se présente à
eux tout offert parla nature, à l'occasion de leur enseigne-
ment! autrement ils ne cherchent guère à l'exciter. On sait
ce que deviennent les faibles dans la plupart des classes.
Si on s'applique à développer réellement l'esprit des forts,
c'est une exploitation de l'intelligence, dont le gain sera,
pour les maîtres du premier ordre, la gloire du concours, et
pour les maîtres du second ordre, l'achalandage de leur
maison.


En attendant, on ne fait la plupart du temps de l'Instruc-
tion que comme instruction, et non comme moyen de haute
Education intellectuelle et morale.


On enseigne, et voilà tout. On ne fait que du grec et du la-
tin ! on ne fait pas, on'n'élève pas, on ne forme pas les esprits
et encore moins les cœurs 1


Vainement dira-t-on que les connaissances données par
l'Instructon sont de deux sortes : qu'il y a des connaissances
littéraires, scientifiques purement spéculatives, et qu'il y a
aussi des connaissances morales et pratiques; que, sous ce
rapport, on peut distinguer: l'Instruction littéraire etT'Ins-
truction morale; et que si l'instruction littéraire ne fait pas
toujours l'Education de l'âme, on peut attendre mieux de
l'instructiou morale.
, Tout cela est possible ; mais on se tromperait étrangement


si on pensait que l'Instruction morale fait seule l'Education
morale, que les connaissances moralas constituent les habi-
tudes morales : ce sont encore là deux choses très-distinctes.
A ce prix, Sénèque eût été le plus vertueux des hommes.
Non, on peut être trôs-instruiten moraleettrès-peu vertueux.
Cela est facile à comprendre. L'Instruction ne s'adresse ja-
mais directement qu'à l'esprit, et les connaissances qu'elle
donne, même en morale, ne sont après tout que des con-
naissances intellectuelles. Il faut donc, de plus, l'Education




Ui LIV. III . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


morale, qui consiste à développer les facultés, les habitudes,
les inclinations, les vertus morales.


VEducation morale a sans doute recours à Y Instruction
morale pour éclairer l'homme sur ses devoirs, mais il faut
qu'elle y joigne des exemples, des exhortations, des prati-
ques, etc. L'Education morale, bornée à elle-même, peut
enrichir l'esprit de belles maximes, mais VEducation morale
seule peut les faire aimer, pratiquer et leur obtenir l'assen-
timent du cœur; seule, elle peut ajouter a Ylnstruction mo-
rale le goût, l'amour, l'exercice, l'inclination des vertus.


En un mot, VEducationmorale s'adresse à l'esprit, au cœur
et à la conscience, et embrasse tout l'homme.


VEducation morale, sans aucun doute, ne peut se passer
de VInstruction morale; mais-il est capital de le bien enten-
dre : l'une n'estpas l'autre. Donner des connaissances, même
morales, c'est intruire en morale, mais ce n'est qu'iws-
truire, ce n'est pas élever moralement. Elever moralement,
c'est former le caractère, attendrir et fortifier le cœur ; affer-
mir la volonté ; dresser, rectifier la conscience ; purifier, en-
noblir la sensibilité; élever l'âme tout entière!


Dans l'Education publique, quand fait-on ces choses? sont-
ils bien nombreux, les maîtres, les professeurs, qui y consa-
crent leurs exhortations, leurs conseils, leurs leçons et les
exemples de leur vie? '


Dans les classes, quand s'applique-t-on à faire admirer
avec conviction les beautés religieuses de Bossuet? quand
s'applique-t-on à faire remarquer même la beauté morale de
Quintilien?


Quand reprend-on les écarts d'une jeunesse imprudente
avec la fermeté et la tendre sollicitude d'un père, et non avec
la farouche sévérité d'un pédagogue?


Quand cherche-t-on à éveiller la raison, la sensibilité, la
conscience, dans les natures ingrates, par les moyensque la
véritable Education saurait fournir?




CH. IV. — L'INSTRUCTION. U5


Vos élèves, dites-vous, apprennent et récitent Fénelon,
l'Évangile et les meilleurs ouvrages; soit!


Mais ne sentez-vous pas que, quand vous feriez éternelle-
ment réciter à ces pauvres enfanls les enseignements de la
morale, les versets même du Nouveau Testament, si vous
n'essayez rien, si vous ne dites rien pour faire pénétrer tout
cela jusque dans leur cœur, votre Education morale sera
éternellement stérile?


Et même ne comprenez-vous pas que le perpétuel silence
que vous gardez sur Dieu, sur l'âme, sur les plus sacrés de-
voirs, parle très-haut et trop signiflcativement contre toutes
ces grandes et saintes choses?


Hélas ! il le faut avouer avec confusion et douleur, voilà
où nous en sommes depuis cinquante années !


Cette Education, qui consiste dans la formation du carac-
tère; cette Education, qui fait germer au cœur de l'enfant
les inclinations vertueuses propres à assurer le repos et l'in-
nocence de la vie ; cette Education, qui éclaire la conscience
de lumières certaines, ayant pour elles l'autorité des siècles ;
cette Education, qui fortifie l'enfant et le jeune homme con-
tre le danger de sensations nouvelles et dangereuses, parla
force des impressions premières de la vertu: cette partie
même de l'Education, qui fait des connaissances un moyen
d'ètodre l'esorm d'affermir le jugement et de fortifier la
raison : en deux mots, VEducation morale, et même le haut
Développement intellectuel, sont laissés dans un déplorable
oubli. ISlnstruciion sèche, décharnée, matérielle, l'Instruc-
tion sans cœur, sans âme, sans conscience, et quelquefois
même l'Instruction sans intelligence, voilà le grand bien
qu'on poursuit et qu'on nous vante.


Un Ministre de l'Instruction publique, dans un rapport
qui fut présenté au roi et au pays, il y a peu d'années, et
qui a gardé toute l'autorité d'une apologie officielle, fait un
aveu bien remarquable, et qui suffirait seul pour convaincre


t., i. no




4 4 6 L1V. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


les plus incrédules et pour justifier aussi toutes les réclama-
tions des pères de famille.


Le Ministre déclare:


« Qu'à l'égard de l'Educaiion, dans les meilleurs collèges,
« les efforts même les plus éclairés et les plus soutenus n'ont
« qu'une puissance bornée ; que ce n'est pas le collège, mais
« la famille, qui commence l'Education, que c'est la société
« qui l'achève. »


Malgré ce qu'il a d'habile, certes, ce langage révèle un
mal profond ; car, enfin, qu'est-ce à dire : la famille com-
mence l'Education, la société l'achève? Mais cependant où
se fait-elle, et qui est-ce qui la fait?


Elle se commencedans la famille els'achève dans làsociété;
mais de huit ou neuf ans à dix-huit ou vingt, qui s'en oc-
cupe?


Hélas 1 vous l'avouez vous-même, pendant les années où
l'enfant est au collège, où toutes ses facultés morales et re-
ligieuses doivent se développer, où la grande œuvre de l'E-
ducation doit se faire; là, même dans les meilleurs collèges,
les efforts les plus éclairés et les plus soutenus n'ont qu'une
puissance bornée.


L'effroyable lacune de ces dix années est ici trop manifes-
tement découverte : il était impossible pourtant de la mieux
dissimuler sous l'enveloppe d'une phrase bien faite. On voit,
en effet, l'Education qui commence, puis VEducationqui s'a-
chève: on la croit faite, elle ne l'a pas été; elle ne pouvait
pas l'être, même dans les meilleurs collèges ! Ainsi disparaît
dans un jeu de paroles, dans une habileté de langage, ce
qu'il y a de plus important au monde, 1'EDUCA.TION !


Ainsi, chose étrange! dans un siècle et dans un pays où
l'on a voulu inaugurer pour le genre humain une ère nou-




CH. IV. - ~ L'INSTRUCTION.


velle, où l'on a voulu rendre à Y homme tous ses droits, on
n'a pas pensé à lui donner toute sa valeur! on négligeait de
développer toute sa puissance morale et intellectuelle, et on
l'accablait de connaissances positives! Depuis plus de cin-
quante ans, c'est-à-dire depuis l'origine même de la société
actuelle, voilà où nous en sommes, en fait d'Education !


C'est ce qui touchait l'âme d'un dei membres les plus ho-
norables de l'Université, lorsqu'il s'écriait avec un sentiment
de si profonde amertume :


« Nous ne faisons pas plus des citoyens que des dévots dans
« nos collèges! Que faisons-nous donc? Nous instruisons,
« nous n'élevons pas ; nous cultivons et développons l'esprit,
« mais non le cœur! » ( M . S A I N T - M A R C G I R A R D I N . )


Après de tels faits, certes, c'est avec raison que M. le Mi-
nistre auquel, dans notre gouvernement, est remise cette
charge si grave de présider à la formation des jeunes intel-
ligences, ne reçoit officiellement, comme nous l'avons déjà
remarqué, que le titre de Ministre de l'Instructionpublique.
Instruire, c'est évidemment là tout ce qu'on se propose ;
élever, on ne s'en occupe pas, on n'y pense plus, et peut-
être, pouvons-nous dire, on n'ose plus l'entreprendre. Et
pourquoi? Ah! sans doute, l'œuvre est difficile ; mais elle
vaut la peine qu'on s'y applique. Arduum sed necessarium.
Si l'on ne fait qu'instruire, si l'on n'élève pas, si Y Instruc-
tion est tout et l'Education rien, que deviendra ce malheu-
reux pays?


Ahl désormais, tous ensemble, tous de concert, nous ai-
dant les uns les autres, faisons alliance dans la paix com-
mune, pour travailler courageusement tout à la fois à 17ns-
truction et à l'Education de la jeunesse, pour ne plus jamais
les séparer l'une de l'autre, pour répondre enfin aux espé-
rances des familles, aux besoins des générations naissantes
et aux vœux de la France alarmée !




4 48 H V . III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


CHAPITRE Y


Les Soins physiques.


Les instituteurs dont la Religion inspire ie dévoûment ne
doivent pas laisser le privilège exclusif des soins matériels
et de l'Education physique aux instituteurs mondains et aux
prospectus fastueux dont certaines maisons d'Education ai-
ment à se parer.


La société humaine a fait d'incontestables progrès dans
l'ordre matériel. Sans donner à ces progrès une importance
et une place qui ne leur sont pas dues, nous ne devons pas
leur refuser celles qui leur appartiennent.


Je le dirai donc sans hésiter : les institutions chrétiennes,
les établissements ecclésiastiques, ne doivent le céder aux
autres, sous ce rapport, en rien de ce qui est nécessaire ou
convenable. J'aimerais volontiers qu'ils fussent même les
établissements les mieux tenus qu'il y ait en France.


Tel a toujours été l'esprit de la Religion et l'inclination de
l'Eglise. Sans doute l'Ame est plus que le corps: la nourri-
ture, le vêtement et tous les soins physiques sont de moin-
dre importance que la nourriture de l'intelligence et les soins
spirituels. Toutefois l'Eglise enseigne que le corps del'homme
est le plus noble ouvrage du Créateur, après son âme. Par-
mi les œuvres les plus brillantes de la création matérielle,
rien n'y est comparable: et cela se comprend. Le corps est
comme le domicile de l'âme : c'est l'organe, l'instrument, la
puissance extérieure de l'âme ; et voilà pourquoi, sans doute,
le Créateur prit soin de le façonner lui-même de ses mains ;




CH. V. — LES SOINS PHYSIQUES. 449


et cette œuvre, travaillée par des mains divines, apparut sur
la terre revêtue de la forme la plus digne et de la figure la
plus belle qui soit dans l'univers.


Il suffit de voir le sourire, le regard, le coloris, la parole
et la grâce qui brillent sur le visage d'un enfant et embel-
lissent sa physionomie : il suffit de voir quelle vie l'anime,
quelle force le soutient, quelle ardeur le transporte et l'é-
lancé, pour comprendre que la beauté, la dignité, la pureté ;
l'énergie, l'adresse, l'agilité du corps ne sont en aucune fa-
çon choses méprisables. Il est remarquable que l'Eglise a
des lois expresses pour interdire l'entrée du sanctuaire et le
ministère sacré à ceux dont le corps offrirait quelque diffor-
mité, nec déformes.


Qui ne sait la touchante histoire de saint Grégoire le
Grand? Un jour, traversant le forum romain, il aperçut des
esclaves anglais qu'on y avait mis en vente. En voyant ces
corps si bien faits et ces visages si beaux et si purs : Quel.
malheur1, s'ècria-t-il, que de tels hommes ne connaissent pas
le Dieu de VÉvangile! Et c'est à la suite de cette rencontre
qu'il envoya en Angleterre le saint moine Augustin et les
apôtres qui la firent chrétienne.


Mais, si rien n'égale la noblesse de la destinée du corps
en ce monde, où il est le compagnon et le serviteur d'une
intelligence, que dire de sa destinée dans l'autre, où Dieu
lui réserve une transformation céleste, qui sera la glorieuse
récompense de ses services et sa félicité immortelle ?


L'Education physique n'a certes pas pour but de flatter
ici bas les sens et leurs mauvaises inclinations ; mais bien
de rendre l'homme, corps et âme, aussi fort, aussi sain, aussi
indépendant que possible des accidents extérieurs. Ce seul
mot suffit pour faire comprendre l'importance et la nécessité
de cette Education. En effet, sans une constitution forte,


1. Non Angli, sed angeli, si essent christiani.




4SÔ LIV. Ht. — D E S M O Y E N S D ' É D U C A T I O N .


1. Ad tulamenlutn mentis et corporis, dit le prêtre avant ]a communion.
Perpetua mentis et corporis sanitate gnudere, dit l'Église dans d'autres


oraisons.


l'homme le plus intelligent et le plus laborieux est réduit â
l'impuissance. Triste jouet des maladies, il se trouve arrêté
à chaque pas dans la carrière. Les lettres, les sciences, les
arts, les métiers les plus humbles, comme les professions
les plus élevées, rien n'est possible sans le secours d'une
bonne santé.


L'Education physique a pour but de conserver, d'affermir
ou de réparer cette santé si précieuse : et voilà pourquoi, j'ai
déjà eu l'occasion de le dire, elle ne doit être ni trop molle
ni trop dure. Une Education molle rend délicat et énerve le
Corps loin de le fortifier; mais, d'un autre côté, une Educa-
tion physique trop dure ou négligée aurait les plus graves,
les plus funestes inconvénients.


Orandilm est ut sis fítens sana in corpore sano1'. Voilà ce
que les instituteurs dont la Religion inspire le dévoûment
doivent dire à leurs élèves.


11 ne faut pas d'ailleurs se le dissimuler*, cette Education
physique, pour être bien faite, demande des soins innom-
brables. C'est pour l'Instituteur la tâche la plus multipliée
et la plus laborieuse, pleine de détails minutieux et pénibles.
Mais cette tâche est un devoir, et la conscience ne permet
pas de la négliger. Ici, comme ailleurs, toute négligence vo-
lontaire est coupable. Le sage, le religieux instituteur s'oc-
cupe de tout; et même, en ce genre, rien, absolument rien,


• n'est aü-dessous de lui. Soyez père, lui dirai-je volontiers
avec Fêneloft ; Ce n*ëst pas assez, soyez mère. Ayez toutes
les sollicitudes, toutes les prévoyances; toutes les délica-
tesses, quelquefois même ce qu'il y a de sage, d'habile et
d'heureux dans les faiblesses d'une mère. Soyez, pour les
enfants que vous élevez, comme la providence paternelle et
maternelle de Dieu.




CH. V. - LES SOINS PHYSIQUES. 451


A planta pedis vsque ad verticem, dit quelque part l'Écri-
ture. Eh bien! oui, me disais-je à moi-même, pendant lés
années de ma vie dévouées à l'Éducation de la jeunesse,
cette parole trouve ici une application. Depuis le cordon de
la chaussure qui enveloppe leurs pieds, jusqu'à ce qu'il y a
de plus élevé dans leur âme, de plus délicat dans leur esprit,
de plus noble dans leur cœur, de plus important dans leur
deslinêe humaine, de plus grand dans leur destinée éter-
nelle : voilà ce dont je suis chargé, voilà ce qu'embrasse
leur Education !


Œuvre immense! Combien il est difficile que le dévoû-
ment de l'instituteur n'y succombe pas quelquefois! car en-
fin la Providence, dont il est l'image, s'occupe de tout et ne
s'inquiète de rien. Mais lui doit se préoccuper souvent jus-
qu'à l'inquiétude : chargé de tous ces enfants, responsable
de leur vie, il faut que rien ne leur manque jamais.


Il serait indigne de l'instituteur religieux que par sa faute
un seul de leurs besoins raisonnables ne fût pas satisfait.


Quand la Religion se charge d'élever des enfants, ils doi-
vent l'être aussi bien et mieux qu'en toutes autres mains ;
si cela ne se pouvait pas, un instituteur devrait se retirer :
mais, sous les auspices de la Religion, cela se peut plus
qu'ailleurs. Là, le dévoûment desintéressé rend tout plus
facile. Du reste, cela est et a toujours été. Telle fut toujours
l'antique réputation et l'honneur des maisons d'Education
Chrétiennes, à bien peu d'exceptions près.


Je le sais : même avec le plus noble désintéressement et
un dévoûment sans bornes, il reste la faiblesse humaine,
qui ne peut tout prévoir, tout empêcher; et des plaintes in-
solentes ou des exigences capricieuses ont plus d'une fois
attristé le cœur des instituteurs les plus dévoués.


Ils doivent se rappeler alors que les hommes se plaignent
quelquefois de la divine Providence elle-même, lorsque
Dieu, non par faiblesse, mais par sagesse, laisse aussi quel-




152 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


que chose leur manquer en ce monde : et ce souvenir doit
leur inspirer quelque résignation, quelque indulgence, au
moins avec les jeunes enfants. Je dois avouer humblement
que pour moi rien ne m'a jamais paru plus difficile que ces
vertus, en ces circonstances, la grossière ingratitude et
l'injustice de ces pauvres enfants m'a toujours trouvé intrai-
table. Peut-être avais-je tort.


Quoi qu'il en soit, sept choses contribuent puissamment à
la bonne santé :


1° Le bon air;
2° La bonne nourriture;
3 ° La vie réglée ;
4° L'exercice et les jeux ;
B° Une température convenable;
6° La propreté;
7 ° Les soins médicaux.
En tout cela, il y a des précautions que les instituteurs


doivent prendre; d'autres qu'ils doivent faire prendre à leurs
enfants; d'autres enfin que les enfants doivent prendre
d'eux-mêmes, mais sur lesquelles il faut également veiller
et rappeler leur attention.


1° Le bon Air.


Les hommes que l'art et l'expérience rendentplus habiles
n'hésitent pas à dire que le bon air est la première condition
de la bonne santé et de la vie, même avant la bonne nourri-
ture : Aerpabulumvitœ.


En effet, c'est le bon air qui fait le bon sang, qui prépare
et fait les bonnes digestions. On ne vit pas de l'air du temps,
sans doute : il est vrai cependant que le bon air nourrit et
fortifie les organes, et que le mauvais air corrompt la meil-
leure nourriture.


Il est donc d'une extrême importance qu'une maison d'E-




CH. V. — LES SOINS PHYSIQUES. 153


ducation soit bien située, tournée aune exposition favorable,
que toutes les salles communes soient vastes et bien aérées ;
il serait même à souhaiter qu'elle fût placée à la campagne,
ou du moins entourée de grandes cours, de jardins et de
préaux spacieux.


Le soin d'entretenir le bon air dans toute une maison de-
mande une vigilance constante, d'autant plus qu'à cet égard
on n'est jamais averti par les enfants. Eux, qui sont quelque-
fois si délicats, si exigeants quand il s'agitde la nourriture,
n'ont aucune exigence, aucune délicatesse, quand il s'agit
d'un air plus ou moins sain, plus ou moins grossier. On ne
doit épargner aucune précaution à cet égard. Un air vif et
pur, fréquemment et constamment renouvelé, a sur la santé,
et, je l'ajouterai même, dût-on le trouver singulier, sur le
bon esprit d'une maison, une prompte et décisive influence'.


2° La Nourriture.


Il faut qu'elle soit saine et abondante, que la qualité et la
quantité n'y manquent jamais : sans profusion toutefois et
sans vaine délicatesse.


Le Supérieur d'une maison doit chaque jour s'assurer de
ces choses, et, pour cela, tout examiner par lui-même. Si la
simplicité, la frugalité et la sobriété des repas sont nécessai-
res; s'il ne doit rien s'y trouver ni de recherché, ni d'exquis,
ni d'êpicé et de haut goût, tout doit y être excellent. Il faut
le meilleur pain, toujours bien cuit; les meilleures viandes :
jamais rien de seconde qualité. Les parties animales les plus
nobles, les plus nutritives ; les meilleurs légumes : il faut,
pour l'hiver, les faire venir en provisions des provinces où
ils ont le meilleur renom. Les fruits de la saison doivent être
toujours bien mûrs, les pâtisseries bien faites. Aux jours


1. Un homme de grande expérience m'écrivait : Le mauvais air rend
inquiet, aigre, mécontent, et inspire les goûts du vice.




*S4 L1V. l i t . — DES MOYENS D'EDUCATION.


maigres, les poissons très frais.L'huile doitêtre de première
qualité, le vinaigre choisi; enfin un vin bon et fort doitêtre
employé à préparer aux enfants une boisson convenable à
leur tempérament, légère, saine et agréable au goût.


Du reste, le régime des instituteurs et celui des élèves sera
convenablement le même, sauf les seules exceptions que
l'âge, les travaux, quelquefois les infirmités, et le bon sens,
par conséquent, indiquent comme nécessaires. Mais ce sera
toujours la même nature d'aliments, la même table, la
même préparation, le même service.


Le pain doit toujours être à discrétion. Mais il faut bien
faire comprendre aux enfants quels devoirs une telle con-
fiance leur impose, quelle honnêteté, quel respect pour soi
et pour les autres, quel respect surtout pour les pauvres :
pour Dieu, qui donne le pain, et pour les pauvres, qui en
manquent!


Ce n'est pas pour fouler le pain aux pieds, pour le jeter, le
gâter ou le salir, qu'il leur est généreusement prodigué par
la Providence. C'est pour le traiter "honorablement, comme
il convient à des enfants bien élevés, religieusement même,
comme il convient à des enfants chrétiens.


Au Petit Séminaire de Paris et dans d'autres maisons d'E-
ducation ecclésiastique, les légumes étaient aussi a discré-
tion aux deux principaux repas.


Telles sont les précautions bonnes à prendre relativement
à la nourriture.


Ces précautions empêcheront-elles que les choses ne soient
pas toujours aussi parfaites qu'on le voudrait? Non : et il faut
accoutumer les enfants à souffrir sans se plaindre les incon-
vénients qui sont inévitables, passagers, et d'ailleurs sans
conséquence pour leur santé. Il faut qu'ils sachent qu'on est
souvent fort mal servi dans les maisons les plus opulentes,
quelquefois même chez les rois. Il faut leur faire remarquer,
ce qui est vrai, que les enfants qui se plaignent, sont, en gé-




CH. i. — LES â ô m s PHYSIQUES. 155


nèrâl, 6êUX qui ont été le plus mal nourris chez eu*, ôtl
bien ceux qui y ont été trop bien traités et gâtés, et dont le
corps a été plus et mieux nourri que l'esprit.


Ceux qui ont la misérable habitude de se plaindre de la
nourriture le font en cédant à de mauvais instincts de diver-
ses sortes : les uns font les difficiles par sensualité, les au-
tres par vanité, quelques-uns enfin par sottise et faiblesse
d'entraînement au mauvais exemple.


11 peut cependant se rencontrer des enfants dont là santé
affaiblie, délabrée, demande un régime plus délicat.


Il peut se rencontrer aussi des jeunes gens qui, arrivés à
un certain âge et au moment d'une croissance excessive,
ont besoin d'une nourriture plus forte.


Ces besoins légitimes, constatés comme il convient, doi-
vent être pleinement satisfaits.


L'instituteur, comme un père, doit tenir entre tous ses en-
fants la balance d'une main équitable.


Il doit pouvoir se rendre cette justice qu'il n'y en a pas un
parmi eux dont la fortune, la naissance ou les qualités mon-
daines obtiennent de lui plus que d'autres.


L'âme, les qualités de l'esprit et du cœur, et les espérances
de science et de vertus que donne un enfant : voilà ce qui
peut incliner l'affection vers lui; quant à ce qui détermine
un sage instituteur à donner plus de soin à un tel enfant plu-
tôt qu'à tel autre, ce sont quelquefois les faiblesses, les be-
soins d'une nature moins heureuse, mais jamais ses exigen-
ces grossières ou ses capricieuses délicatesses.


Adressez-vous à moi avec simplicité, disais-je quelquefois
à mes enfants, c'est-à-dire avec confiance et avec respect ;
dites-moi tous vos besoins convenables, comme vous le di-
riez à votre père, à votre mère. Je n'épargnerai rien pour les
satisfaire aussi parfaitement que je le pourrai; mais ici, ja-
mais de plaintes ni de murmures. Si vous ayez quelque
grossièreté de ce genre à faire entendre, il faut vous retirer




156 LIV. III. — DBS MOYENS D'ÉDUCATION.


de la maison immédiatement auparavant, ou je vous prierai
de vous retirer immédiatement après l .


Du reste, pour donner à cet égard du bon sens à ceux qui
n'en avaient pas assez, je leur lisais quelquefois la manière
dont Louis XIV et Fénelon traitaient le duc de Bourgogne et
ses frères. Ces curieux détails ne seront pas sans intérêt,
j'en suis sûr, pour mes lecteurs.


« Ils vivent d'une manière très-commune, mangent autant
« qu'ils veulent à tous leurs repas ; mais on ne leur sert
« que des choses saines. Le matin, ils ne mangent que du
« pain sec, et boivent un grand verre d'eau et de vin, ou
« d'eau pure, ce qui est à leur choix.


« A dîner et à souper, ils mangent autant qu'ils veulent de
« toutes les choses qu'on leur présente, et l'on a seulement
« attention à leur faire manger beaucoup de pain et fort peu
« de fruits crus.


Il y a trois jours de la semaine qui sont des jours de ra-
« goût; c'est pour leur dîner seulement


« Les autres jours, ils ne mangent que du bœuf à dîner ?X
« leur rôti ne consiste qu'en quelques poulets, poulardes et
« perdrix.


« Pour le souper, il est toujours égal : on leur sert ou un
« gigot de mouton, ou une longe de veau, ou un aloyau, avec
« quelque gibier ou volaille, sans aucun ragoût, et, pour
« fruit, un seul massepain ou quelque écorce d'orange.


« A leur collation, ils ne mangent, non plus que le matin,
« qu'un morceau de pain sec, et tout au plus quelque biscuit,
« et boivent un verre d'eau.


1. J'ai eu du reste, en ee genre, des bonnes fortunes qui auraient pu me
rendre plus patient dans des rencontres moins heureuses. On m'a fait lire
un jour une lettre d'un des plus jeunes élèves du Petit-Séminaire de Paris,
enfant de grande famille et nourri jusque-lk dans l 'opulence, qui était si
ravi de notre régime, qu'il écrivait a sa mère : Vous ne vous figurerez ja-
mais ce que ces Messieurs dépensent pour notre nourriture. Représentez-
vous, ma chère maman, que pour les confitures seulement, cela va à plus
d'un million par an.




CH. V . — LES SOINS PHYSIQUES. 167


« Ils boivent du vin à dîner et à souper, s'ils en veulent
« (car quelquefois ils n'en veulent point) ; c'est toujours du
« vin de Bourgogne, et n'en boivent que deux coups. Jamais
» ))S Sâ boirenl ai bière, ai cidre, ai via deiiqaears, ai
« eaux rafraîchissantes d'aucune espèce, à moins que ce ne
« soit dans leurs parties de plaisir, qui arrivent rarement. »


3» La Vie réglée.


Le règlement d'une vie simple et laborieuse, uniforme et
cependant variée, est une des conditions les plus importantes
pour entretenir la bonne santé.


Cet ordre importe surtout pour les repas, pour les études,
pour le sommeil et pour les récréations. Les études, les re-
pas, le sommeil et les récréations bien ordonnés, et toujours
aux mêmes heures, donnent anx habitudes physiques, aux
organes et à leurs fonctions, à tout le corps enfin, quelque
chose de calme, de tranquille, de réglé, qui ménage les for-
ces et affermit la santé en éloignant tous les excès et en fai-
sant trouver à chaque chose un charme constant et un plai-
sir sans cesse renouvelé.


Voici ce que Fénelon écrivait au sujet du règlement des
repas.


« Qu'il mange toujours à peu près aux mêmes heures ;
« qu'il mange assez souvent, à proportion de son besoin ;
« qu'il ne mange point hors de son repas, parce que c'est
« surcharger l'estomac pendant que la digestion n'est pas fi-
« nie ; qu'il ne mange rien de haut goût qui l'excite à man-te ger au delà de son besoin, et qui le dégoûte des aliments
« plus convenables à sa santé; qu'enfin on ne lui serve pas
« trop de choses différentes, car la variété des viandes qui
« viennent l'une après l'autre soutient l'appétit après que le
« vrai besoin de manger est fini. »


Quant au sommeil, il n'en faut donner aux enfants ni trop




tf* LIV. III, — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


ni trop peu : il faut que les heures en soient parfaitement ré-
glées et toujours aussi les mêmes.


Un sommeil convenable, accompagné d'un exercice régu-
lier, repose les enfants, leur fait un sang doux, les rend, dit
Éénelon, gais et vigoureux; tandis qu'un sommeil trop pro-
longé les appesantit, ne sert qu'à les amollir, les rend déli-
cats, capricieux, de mauvaise humeur ; sans parler des in-
convénients plus graves pour la vertu, qu'il serait iacile de
signaler ici.


L'étude et le jeu, le travail et le délassement, doivent aussi
être ordonnés de manière que les occupations graves et sé-
rieuses préparent à la jouissance du repos et délassent du
travail par le plaisir.
5 Les dérangements perpétuels et souvent inévitables, quel-
quefois même les caprices, l'inconstance, le défaut de suite,
l'irrégularité en toutes choses, 6ont, on le sait, un des plus
grands inconvénients de l'Éducation privée.


J'ai vu bien souvent des enfants, dont la santé avait tou-
jours été faible et languissante chez leurs parents ; malgré
toutes les précautions et tous les soins de la maison pater-
nelle, leur visage pâle révélait leur état maladif. En peu de
temps, le régime simple et la vie réglée du Petit-Séminaire
les rendaient sains et vigoureux, frais et vermeils.


4* Les Exercices du corps et les Jeux.


Les exercices du corps sont bien nécessaires à des enfants
qui demeurent immobiles, soit à l'étude, soit en classe, et
travaillent sérieusement dix à onze heures chaque jour.


Aussi faut-il leur faire éviter avec soin, dans les récréa-
tions etdans les promenades, l'immobilité et la mollesse ; de
sages instituteurs doivent s'appliquer à y introduire une
grande variété de jeux agréables, qui animent tout os jeune




CH. V. — LIS SOINS PHYSIQUES. 4ft9


peuple d'enfants et qui exercent les corps pour les rendre
souples et adroits, sains et vigoureux.


Rien n'est pire que les maisons d'Éducation où Von ne joue
pas! Il suffit aux hommes d'expérience d'une heure passée
dans une cour de récréation pour juger, à la langueur des
jeux, à la persistance des conversations, à la lâcheté des
attitudes, où en sont les études et les mœurs.


J'irai plus loin ; il est désirable que les maîtres prennent
autant que possible leur récréation avec leurs élèves, se
mêlent amicalement à leurs conversations et à leurs jeux, et
même, comme nous le disions au Petit-Séminaire de Paris,
mettent les jeux en train. Tout le meilleur esprit d'une mai-
son d'Éducation est là. Cela demande quelquefois un assez
graud dévoûment ; mais ce dévouaient est nécessaire.


Si les enfants ne voient jamais en récréation que les
maîtres chargés de la surveillance, la surveillance et les
maîtres leur deviennent odieux. Si tous les maîtres, su-
périeurs, surveillants et autres, se mêlent à leurs jeux, alors
tout change d'aspect, les enfants sentent que leurs maîtres
sont leurs amis et leurs pères. Il n'y a plus là qu'une fa-
mille, où tous les cœurs sont à l'aise.'


Mais, me dira-t-on, avec tout cela, comment conserverez-
vous le respect ? — Ma réponse est facile : c'est tout cela "
même qui l'inspire et le conserve. Je n'ai vu nulle part les
maîtres mieux respectés que dans les maisons d'Éducation
où ils savent se mêler aux jeux de leurs élèves. Les enfants
sont heureux et fiers de voir leurs maîtres condescendre
ainsi aux besoins de leur âge et s'associer à leurs délasse-
ments : l'afïection et la reconnaissance fortifient alors l'au-
torité et ajoutent au respect.
' Au Petit-Séminaire, un de nos Messieurs était grandmaitre
des jeux ; quelques élèves nommés par leurs condisciples
l'assistaient dans cette charge. C'étaient eux surtout qui de-
vaient tout mettre en train, et acheter toutes les balles, cer-




460 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


ceaux, ballons, cordes, boules, quilles, etc., dont on avait
besoin pour les récréations et pour les promenades.


Les bâtiments et la situation du Petit-Sémiaire de Paris
à l'époque dont je parle, étaient aussi tristes que possible.
Mais les jeux y étaient si vifs, si ardents, si multipliés, que
cette maison semblait n'avoir plus aucune tristesse : tout y
était devenu gai, doux et riant. Le bonheur des jeunes ha-
bitants y adoucissait, y embellissait tout.


Partagée entre des jeux innocents, de nobles ètudesetdes
fêtes pieuses, cette vie était si douce, que chaque année aux
approches des vacances, tous les cœurs étaient émus entre
la joie et les regrets.


La gymnastique est aussi très-utile pour accoutumer la
jeunesse aux plus rudes exercices physiques. Sans y mettre
l'importance excessive qu'on y a depuis quelque temps atta-
chée, j'y attacherais néanmoins un grand prix, et je ne blâ-
merais pas les instituteurs qui établiraient des récompenses
pour exciter une vive émulation en de tels exercices.


Me permettra-t-on l'expression d'un dernier vœu ? Je vou-
drais que le instituteurs saisissent toutes les occasions fa-
vorables pour mener leurs élèves à la campagne. Il importe
plus qu'on ne pense de faire comprendre et sentir aux en-
fants les charmes d'une promenade champêtre, d'une course
dans les bois ; de leur faire goûter ce que la simple nature
a de gracieux, ce que les arbres touffus, ce que les champs,
les vergers et les frais ombrages


Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare',


comme dit La Fontaine.
Tels sont les exercices et les divertissements qui convien-


nent le mieux aux enfants, qui les délassent du travail et les
y préparent.




CH. V . — LES SOINS PHYSIQUES. 164


5° De la Propreté.


La propreté contribue singulièrement à entretenir la
bonne santé. Il faut que dans une maison d'Éducation tout
soit parfaitement propre : les salles, les classes, les cours,
les corridors, les dortoirs. Cependant il ne faut pas que la
propreté soit exagérée.


« Évitez l'excès de la propreté, dit Fénelon : la propreté,
« quand elle estmodérée, est une vertu; mais, quand on suif
« trop son goût, on la tourne en petitesse d'esprit : le bon
« goût rejette la délicatesse excessive ; il traite de petites
« choses, et n'en est pas blessé. »


L'excès de la propreté peut être à craindre dans l'Éduca-
tion privée : je n'en crois guère l'excès bien redoutable, ni
peut-être même possible, dans l'Éducation publique.


6° La Température.


Le chaud et le froid, le sec et l'humide jouent un grand
rôle dans l'économie animale. Les précautions à prendre à
cet égard sont nombreuses et doivent être bien réfléchies,
prévoyantes et constantes.


L'humidité est, sans contredit, ce que la santé des enfants
redoute davantage, bien plus que l'excès même du froid et
du chaud. C'est le brusque passage de l'un à l'autre, et sur-
tout du chaud au froid, qui est à craindre et qu'il faut éviter
à tout prix.


L'humidité des pieds est une des causes les plus fréquen-
tes des indispositions et même des maladies des enfants.


Les premiers froids, les premières pluies, sont aussi par-
ticulièrement sensibles et dangereux, et il impone grande-
ment de préserver de jeunes organisations de leurs atteintes.


Je pourrais entrer ici dans des détails infinis, et raconter
É. , i. 44




1 6 Î L1V. 11!, " DES MQYBH8 D'ÉDUCATION.


toute mon expérience. Les bornes de cet ouvrage ne mêle
permettent pas; peut-être irouverai-je une occasion utile de
le faire quelque jour.


76 Des Soins médicaux.


Nous venons de voir les précautions et les soins qui en-
tretiennent une bonne santé. Les soins médicaux contri-
buent à la réparer.


Rien n'est plus important pour une maison d'Éducation
que le choix d'un médecin. Il faut le choisir aussi habile
que possible, mais surtout très-soigneux, très-attentif, très-
prévoyant, très-dévoué ; parce que les enfants sont sans at-
tention, sans prévoyance, sans soins pour eux-mêmes.


11 faut que le médecin, le plus souvent, devine leur mal, et
par conséquent que le cœur l'inspire en même temps qu'il
sera éclairé parles lumières de son intelligence.


11 faut, autant qu'il se peut, que ce soit un médecin qui
aime l'enfance et soit accoutumé à s'occuper d'elle. On ga-
gnera souvent, a cet égard, à ce qu'il soit père de famille.


Il faut oun le médecin vienne visiter la maison tous les
jours, même quand il n'y a pas de malades.


Dès le commencement d'une maladie sérieuse, dès qu'un
enfant coucne à l'infirmerie, ses parents ou ses correspon-
dants dûivfint Atrc immédiatement avertis. Si la maladie
devient plus grave, il faut leur offrir sans délai de taire faire
une consultation de médecin a leur choix.


J'abrège ici au lieu de m'étendre, et il n'y a que ceux qui
ignorent entièrement ces matières, aux yeuxde qui je pour-
rais encourir le reproche d'en trop dire.


Eu écrivant ce chapitre et en indiquant toutes les précau-
tions qu'on viftiu ae lire, il a été assurément bien loin de ma
pensée de rua conseiller qui puisse amollir les enfants ; je




OH. V . * - L U S0IB8 P H Y S I Q U E S . 463


tiens an contraire à tout ce qui peut les fortifier, et Je redirai
volontiers avec Montaigne, aux instituteurs et aux parents :


« Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au so-
a leil et aux hazards qu'il lui faut tnespriscr ; ostez-M toute
a mollesse et délicatesse auvestir et au coucher, au manger
« et au boire; accoustumez-le a tout; que ce neBOit pas un
« beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigou-
« reux. »


Et, après avwr montré comment léneion entendait que
fassent nourris des Enfants de France, je citerai volontiers,
en finissant, les détails qui nousont été donnés sur les rudes
exercices du corps auxquels on avait cru devoir les accou-
tuiuer.


« Pour les exercices que l'on leur fait faire, ils sont tels,
« qu'aucun bourgeois de Pais ne voudrait hasarder un pa-
ie reil régime sur ses enfants, et il faut avouer qu'à moins
« qu'ils ne soient aussi sains que ceuX'Ci le sont, il né serait
« passûr de le hasarder ; jamais ils ne se Couvrent lorsqu'ils
« sont dehors, à moins qu'ils ne soient à cheval, ou qu'il
« ne pleuve ; car, quelque chaud, quelque froid, ou quelque
« vent qu'il fasse, ils ont presque toujours la tête nue, et ils
« y sont déjà tellement accoutumés, qu'il ne peuvent plus
« mettre leur chapeau et qu'ils n'en ressentent pas la moin-
« dre incommodité. Jamais on ne leur fait aucun remède,
« ils n'ont jamais été saignés ni purgés ; ils ont cependant
« eu quelquefois la fièvre, mais on leur a donné du quin-
« quina. S'ils avaient quelque autre maladie plus pressante,
« je ne doute pas qù*on né suivît en ce cas-là l'avis des
« médecins.


« Dans leurs promenades, qui arrivent régulièrement tous
« les jours, été et hiver, quelque temps qu'il fasse, Ils mar-
« client, ils courent tout autant qu'il veulent, soit à pied,
« soit à cheval, et se mettent assez souvent en sueur, sans
« qu'onleur fasse jamais changer de chemise. 11 n'y a que le




464 L I V . I I I . — D E S M O Y E N S D ' É D U C A T I O N .


CHAPITRE YI


Résumé et conclusion du troisième livre.


INFLUENCE MUTUELLE DES DIVERS MOYENS D'ÉDUCATION


DE LA DISCIPLINE MORALE, INFLUENCE SUPÉRIEURE ET PRÉDOMINANTE


DE LA RELIGION


Les questions que je viens d'examiner sont d'une telle im-
portance, que je ne puis achever ce livre sans y revenir une
dernière fois et sans les résumer. Les moyens d'Éducation
sont la partie la plus intime et la plus profonde de tout le


« seul cas de la paume qui soit excepté, parce que pour lors
« ils changent de chemise : mais on ne les frotte ni on ne les
« couche. En un mot,on les élève comme s'ils devaient être
« un jour athlètes, et M. le duc de Beauvilliers est tellement
«persuadé qu'un prince infirme n'est bon à rien, surtout
« en France, où il faut qu'ils commandent leurs armées en
« personne, que tous les accidents que l'on peut envisager
« sur cela ne l'ont jamais pu détourner de son projet ; et̂
« jusques ici, grâce à Dieu, il ne leur en est encore arrivé
« aucun, et ils sont au contraire d'une santé si parfaite et
« d'un tempérament sj robuste, qu'ils ne se plaignent ja-
« mais de la moindre incommodité. 11 arrive quelquefois
« seulement qu'ils sont enrhumés; mais ils n'en courent pas
« moins, à moins que leurs rhumes ne soient très-considè-
« rables, et l'on ne s'en embarrasse jamais. »


Tels doivent être les soins physiques dans l'Éducation de
la jeunesse et l'inflnence de ce qui se nomme l'économie
hygiénique et domestique.




CH. VI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU TROISIÈME LIVRE. 165


sujet que je traite : c'est le fond même de mon ouvrage. Que
je suis loin d'avoir tout dit à cet égard ! Je veux donc jeter
encore un coup d'œil sur ces questions, les considérer en
même temps sous tous leurs rapports divers, au risque de
me répéter; et les éclairer, autant que je le pourrai, d'une
nouvelle et plus vive lumière, qui en révèle aux regards at-
tentifs les plus intéressants aspects, l'admirable accord, la
belle et puissante harmonie.


J'ai montré dans les chapitres précédents l'action naturelle
des quatre grands moyens d'Education, le domaine, Vin-
fluence SPÉCIALE de chacun d'eux.


Mais chacun d'eux a de plus une influence générale sur
l'Education tout entière : ils peuvent et doivent se pénétrer,
se fortifier l'un l'autre, se prêter un secours mutuel, en con-
courant tous simultanément au même but qui est la forma-
tion de l'homme.


En un mot, l'éducation humaine doit être une, simple,
constante, comme l'homme lui-même ; et l'union des moyens
qu'elle emploie doit être indissoluble, puisque les facultés
que ces divers moyens développent ont entre elles une unité
radicale, qui n'en fait pas plusieurs êtres distincts, mais un
seul, qui est l'homme.


Dans la simplicité personnelle de son être, l'homme est
doué de tous les attributs divers qui font la richesse et a
force de son existence; mais, par là même, toutes les fois
qu'un de ses attributs vient à souffrir, tous les autres sout-
frent aussi, et ce n'est jamais impunément que l'Éducation
néglige dans l'homme un des dons de la nature ; l'homme
tout entier en est affaibli. Ceux qui ont perdu la vue acquiè-
rent, dit-on, peu à peu une ouïe plus fine et plus délicate. 11
n'en est pas de même des facultés intellectuelles et morales.
L'intelligence ne s'est jamais fortifiée par la faiblesse du ca-
ractère, ni ennoblieparla sécheresse du cœur: au contraire,
combien de fois n'ai-je pas donné un peu d'esprit à des en-




466 U V . III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION,


fants en développant leur cœur ! combien de fois ne leur
ai-je pas donné du cœur en leur inspirant la piété! Combien
de fois surtout n'ai-je pas affermi leur caractère en fortifiant
leur conscience! Non, ce n'est jamais au profit, mais tou-
jours au détriment des autres facultés, qu'on sacrifie ou
même qu'on néglige une d'entre eHes.


Done, séparer, diviser les moyens d'Education : négliger
les uns, faire prédominer injustement les autres, c'est d'a-
bord n'atteindre le but qu'en partie; maie, de plus, c'est
l'atteindre moins fortement dans les bornes mêmes qu'on
s'est posées; tant chacun de ces moyens, par la force et la
nature même des choses, est secourable, nécessaire à l'au-
tre ! tant ils exercent, les uns sur les autres, une salutaire
influence!


Entrons dans le détail :
Que ne doit pas, par exemple, l'Instruction a la Discipline ?


Nous l'avons vu amplement; mais je dois le redire encore
ici : jamais les instituteurs de la jeunesse ne méditeront trop
ces choses !


C'est parla Discipline que l'étude se conserve forte et at-
tentive, que les ressources de l'esprit ne sont point dissi-
pées, que la réflexion se mûrit, que sa vigueur n'est pas
émoussée.


La raison est amie de l'ordre : l'attention aime le silence;
la pensée gagne ace que la parole ne puisse interroger à
tout propos; l'activité, la promptitude, l'exercice vigoureux
deg faculté profite à ce que le temps soit exactement mesu-
ré : n'est-ce pas la Discipline qui fait toutes ces choses? Re-
tranchez la Discipline, et l'Instruction, si elle parvient à dé-
velopper l'esprit, ne formera pas le caractère : elle ne formera
pas même fortement l'esprit égaré par l'inattention, affaibli
par l'inconstance de la volonté, et jeté par l'oisivelê dans
tous les désordres de la mollesse.


Mais pourqnoi parler spécialement de l'Instruction ? N'a-




CH. VI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU TROISIÈME LIVRE. 167


vons-nous pas vu qu'aucune partie de l'Education n'est
étrangère à la Discipline? Tout ce que les règlements litté-
raires, religieux, disciplinaires, hygiéniques d'une maison
d'Education consignent et conservent par écrit : le plan, les
règles adoptées et reconnues comme les plus propres à at-
teindre le but même de l'Education, c'est la Discipline qui
le met en action et en dirige la pratique. Et de plus, c'est sa
vigilance qui prévient tout ce qui pourrait y porter atteinte :
c'est sa rigueur habilement calculée qui redresse toutes les
infraciions qui y auraient été faites.


Ainsi l'ordre adopté pour former les jeunes gens à la
vertu :


L'ordre adopté pour former les jeunes gens à la science;
L'ordre adopté pour faire concourir le plus avantageuse-


ment possible les choses matérielles, telles que la santé du
corps et le partage du temps, aux fins spirituelles de l'Edu-
cation : rien n'est étranger à la Discipline : c'est à elle de
faire fleurir les écoles, de les conserver, et, au besoin même,
de les régénérer.


Elle y prépare, y garantit, y protège tout le bien qui s'y
fait.


Elle y prévoit le mal possible : elle le prévient par sa vi-
gilance, elle l'écarté par sa fermeté, elle le punit pour
l'exemple et par des châtiments qui améliorent le coupable.


Quant à la Religion, que ne lui doivent, à leur tour,
Y Instruction ci la Discipline? L'influence de la Religion et
do la vertu sur l'Education intellectuelle est profonde ; qui
ne l'a pas éprouvé? Le cœur plus pur purifie l'esprit, le rend
plus sensible aux expressions du beau, plus docile aux en-
seignements du vrai et lui fait goûter avec vivacité le doux
et noble plaisir d'écouler la raison.


Sous les auspices de la Religion, la vérité pénètre dans
l'intelligence, non pas comme une sèche théorie qui n'en-
traîne qu'une sorte d'adhésion passive, mais comme quel-




168 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


que chose de vivant, de substantiel, qui féconde l'esprit
et l'élève, et par lui arrive à l'âme tout entière pour la vi-
vifier.


Par la Religion, l'Esprit est appuyé fortement sur un prin-
cipe de foi et ne va pas se heurter à toutes les incertitudes
humaines ; il s'élève au point de vue divin, pour voir de plus
haut et plus loin que n'ont vu les plus sages.


Retranchez la Religion, et l'Instruction n'est plus qu'une
vaine pâture donnée a la curiosité ou à l'orgueil ; elle ne
fait pas profondémentaimer le vrai ; les plus grandespensées
s'égarent dans les vues étroites ; la vérité froide et inanimée
s'arrête dans l'esprit et ne se fait pas route jusqu'au cœur.
Elle exalte outre mesure l'intelligence, je l'ai vu quelquefois,
et c'est un des plus grands périls de l'Educatiou purement
humaine ; elle exalte l'intelligence au détriment du caractère
et de la conscience, dans certaines natures avides de con-
naître; ou bien elle la laisse inerte et stérile dans d'autres,
chez lesquelles elle n'aurait pu être appelée au mouvement
et à la vie que par le cri de la conscience ou les tendres in-
sinuations de la Religion. Chez ces natures médiocres,
l'Instruction, réduite à elle-même, n'est rien, ou tout au plus
n'est qu'un dépôt confié à la garde inaclive de la mémoire,
une série de connaissances, une aride nomenclature, un
amas indigeste de science sans lumière, de faits sans liaison
et sans vie.


La Discipline, à son tour, est ennoblie par l'Instruction :
elle lui doit d'être élevée à la dignité de gardienne de l'in-
telligence; mais c'est surtout par la Religion que la Disci-
pline devient une vraie puissance morale dans l'Education.


Par la Religion, la Discipline n'est plus seulement l'œil
du maître, et la garantie de l'obéissance matérielle; c'est
l'œil de Dieu, et l'inspiration d'une noble docilité.


C'est sous les auspices de la Religion seulement que la
Discipline devient la protectrice des mœurs et la gardienne




CH. VI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU TROISIÈME LIVRE. 169


de l'innocence : le gage des fortes études; l'inspiratrice du
bon esprit; la conservatrice du respect, la maîtresse, la dis-
pensatrice et la trésorièredu temps; le nerf du règlement
intérieur, et le ressort puissant de l'Éducation tout entière.


Sans Religion, au contraire, la Discipline n'est plus qu'une
police de caserne, avilissante pour ceux qui la subissent,
plus avilissante encore pour ceux qui la font subir.


Quelque sévère qu'elle puisse être, je la défie d'atteindre
les âmes. Donc, malgré sa sévérité, plus de conscience,
plus de mœurs, plus de frein aux passions secrètes, plus de
respect.


Jamais il ne sera donné à cette Discipline toute matérielle,
toute extérieure, d'élever l'homme, à moins qu'on ne veuille
faire de la société une colonie militaire, pour laquelle l'E-
ducation serait chargée de former des conscrits !


Qu'on le sache bien, il n'y arien de commun entre le ré-
gime despotique de quelques collèges dont j'ai entendu tirer
gloire, et cette noble Discipline des âmes, qui est la véritable
Education de la jeunesse.


Dans l'Education, il ne suffit pas qu'on obéisse, il faut
qu'on aime à obéir. Et qui fait aimer l'obéissance? La Reli-
gion, la Religion seule.


Oh! sans doute, la Discipline militaire, la Discipline à
main armée, est beaucoup plus facile à exercer: il sera
toujours plus aisé de commander aux corps qu'aux âmes.
On a la force, les corps plient, mais les âmes résistent; ou,
si elles plient, c'est qu'elles ont été abruties par une obéis-
sance servile.


Qu'il en est autrement dans l'Education chrétienne! 11 faut
là un art profond ; c'est de cet art qu'on a dit: Ars arthim, re-
gimen animarum.


C'est aux âmes que s'appliquent là tous les efforts du gou-
vernement: l'ordre moral est le but qu'on se propose d'at-
teindre. L'ordre matériel a son importance sans doute; mais




<70 MV. 11!. — DOS MOYENS D'ÉDUCATION.


1. Lettres sur l'Éducation, par M . LAIREXTIE.


il s'établit naturellement, par simple voie de conséquence et
comme un reflet extérieur de l'ordre moral ; tandis que dans
ces autres écoles, où s'étalent pompeusement les rigueurs
d'une inflexible Discipline, il n'y a trop souvent au fond que
désordre et anarchie. Tout ce que l'on y veut, c'est que cette
anarchie et ce désordre n'éclatent pas au dehors. Qu'après
cela, les enfants ignorent ce que c'est que la vertu et le bon-
heur, peu importe! Qu'il n'y ait pas d'Education pour le
cœur, pour la conscience, peu importe encore!... Ah! je ne
raconte ici que ce que chacun sait, et c'est sur l'autorité de
plus d'un exemple qu'a été dite cette parole trop véritable:
La Discipline la plus formidable peu t cacher des vices affreux ' •
Malheur aux parents, qui, sur ce point, n'y regardent pas de
près; ils en pleureront un jour! Malheur au pays où l'Edu-
cation publique en est venue la : les bons citoyens y seront
rares.


Les saintes Ecritures ont dit une belle et profonde parole
lorsqu'elles ont défini la Discipline: La gardienne des lois,
Disciplina, custodia legum.


C'est bien ce qui doit être et ce que nous avons vu. Mais
comment la Discipline peut-elle accomplir dignement cette
grande et auguste mission? C'est en inspirant le respect et
l'amour de ces lois mêmes qui sont confiées à sa garde. Si
elle est toute matérielle, elle n'enseigne que le respect de la
force, c'est-à-dire la crainte servile qui flétrit les âmes sans
leur ôter le penchant à la révolte; si elle est religieuse et mo-
rale, elle enseignera à respecter le principe do l'autoiité et
la loi qui en est l'expression ; elle soumettra les âmes à l'em-
pire de ces saintes notions sur lesquelles repose l'ordre so-
cial, soit qu'il s'agisse de la grande société humaine,qui est la
patrie; soit qu'il s'agisse de cette autre société plus étroite et
plus humble, mais dépositaire des destinées de la première,




CH. VI. — RÉSUMÉ ET CONCLUSION DU TROISIÈME LIVRE. 171


du c o l l è g e ; là où se fait l 'apprentissage des vertus ou des
vices , par lesquels la paix et la prospérité pub l ique seront un
j o u r affermies on troublées.


, On me pardonnera de m'être laissé entraîner par l ' impor -
lance de cette question.


Je me borne d o n c à le red ire , il faut dans l 'Education que
la Discipline ne soit pas observée de force , mais respectée de
cœur et a imée. Autrement les âmes souffrent et l 'Education
n'est qu 'une œuvre de v io lence , quelquefois pleine d 'hor -
reur.


Mais, si rien ne peut égaler l ' influence de la religion sur
la Discipline en m ê m e temps que sur les études et le d é v e -
loppement naturel de l 'esprit ; sur le caractère et les défauts
de l'enfant et sur les destinées de sa vie entière, la Religion,
de son côté, réc lame le concours des deux autres grands
moyens d 'Education.


Sans rfnétrucfton-et sans la discipline, la Re l ig ion ne f o r -
merait pas des h o m m e s dignes d 'el le.


La Rel igion veut être éc la i rée : elle aime les caractères
fermes et dro i t s ; des esprits imbéc i les ou des caractères
abaissés et amoll is ne seraient bons qu'à la déshonorer .


Elle essayerait vainement de former leur cœur et leur i n -
tell igence.


La Discipline, qui , c o m m e on vient de le vo ir , est sans la
Religion quelque chose de si matériel et de si triste, est à son
tour pour la Rel ig ion un aide indispensable .


Par le si lence et la paix, elle entretient le recuei l lement :
elle prépare les voies aux leçons de la sagesse chrétienne ou
aux impressions do la grâce .


Contenir ou réprimer les écarts de la volonté entraînéeloin
du devoir par les passions ou par la légèreté de l 'âge ; s o u -
metire sans abattre, c o m m a n d e r sans avil ir ,relever en abais-
sant, affermir et faire avancer en arrêtant, empêcher que les
facultés ne s 'égarent et ne s'affaiblissent en se dissipant, p r o -




172 LIV. III. — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


téger, tout à la fois, la piété, les études et les mœurs : telle
est l'œuvre, tel est le devoir de l'Education disciplinaire.


Comment la Religion pourrait-elle s'en passer ?
L'Instruction, de son côté, offre à la Religion son puissant


concours.
Ouvrir et développer l'intelligence de l'enfant, éveiller sa


pensée, faire naître en lui des idées saines, former et déve-
lopper la pénétration, le bon sens, l'application d'esprit :
enrichir sa mémoire, former en lui la raison et la parole, fé-
conder son imagination, polir son goût, exercer son juge-
ment : c'est le devoir de l'Education intellectuelle et la gloire
de l'Instruction


Et ne voit-on pas tout le bien que la Religion peut en at-
tendre?


Des esprits ainsi préparés, agrandis, élevés, affermis, com-
prendront mieux les hautes vérités chrétiennes.


Le jeune homme qui a cultivé convenablement son esprit
aura, toutes choses égales d'ailleurs, un cœur plus délicat,
une âme plus généreuse, en même temps qu'une raison plus
élevée.


Dans les études classiques, il a trouvé le beau et le vrai
sous les formes littéraires; quand avec la Religion, ils lui
apparaissent dans leur plus haute splendeur, comment ne
les accueillerait-il pas avec enthousiasme?


On le voit donc: comme la Discipline et l'Instruction ne
peuvent se passer de la Religion, la Religion ne peut se
passer d'elles pour atteindre le grand but de l'Education.


Enfin, conserver la force de l'enfant, veiller sur sa vie, aider
sa constitution physique à se fortifier en se développant,
faire en sorte que ses membres soient toujours souples et vi-
goureux, qu'un sang généreux et pur circule dans ses veines,
que cette flamme céleste qui brille dans ses regards ne
s'amortisse et ne s'éteigne jamais, que cet aimable coloris,
ce charme inexprimable qui embellit le front de l'enfance




CH. V I . — R É S U M É E T C O N C L U S I O N DU T R O I S I È M E L I V R E . 473'
vertueuse, ce je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons
du ciel,ne disparaisse pas sous de tristes nuages : c'estle de-
voir de Y Education physique ; et ce devoir ne s'accomplit que
par les soins les plus attentifs, les plus délicats, les plus res-
pectueux.— Mais ne voit-on pas, sans qu'il soit besoin de le
démontrer, quelle influence ont ces soins précieux, dans une
maison d'Education, sur la Discipline, sur le bon ou mau-
vais succès des études, sur la piété même?


Et ne comprend-on pas en même temps ce que l'instruc-
tion et le travail, ce que l'Ordre et la Discipline, et surtout ce
que la Religion, peuvent en retour pour conserver la santé
etles forces, en conservant les mœurs? On l'a dit, la Religion
est l'aromate qui empêche la science de se corrompre. Nous
le dirons aussi : la vertu est le baume divin qui conserve la
vie et la fraîcheur de l'enfant. Et c'est la Discipline morale et
religieuse seule qui garde la vertu.


J'achèverai tout ceci par quelques détails qui ne seront
pas sans intérêt et sans lumière : ainsi, par exemple, c'est
YEducation physique, hygiénique, qui conserve de toutes
parts, dans une maison d'Education, avec un soin et une vi-
gilance infatigable, la propreté, que tous les maîtres de la
morale et de la vie chrétienne ont, à bon droit et dans un
sens très-vrai, nommée une vertu : et c'est la propreté qui
contribue à donner, à conserver une certaine vigueur corpo-
relle, une certaine dignité extérieure, qui entretient la dignité
et la vigueur de l'âme.


Et cependant la Religion empêche que la propreté ne de-
vienne de la fatuité et de la mollesse, et que la vertu ne cesse
où l'excès commence.


C'est encore YEducation physique qui donne une juste me-
sure de repos à Y Education intellectuelle, accorde à l'esprit
les relâches convenables, fait succéder aux heures de l'étude
les heures de la récréation ; mais, de son côté, la sage et
ferme Discipline ne permet pas qu'on en donne trop; ellen'a




0 4 H V . I I I . — DES MOYENS D'ÉDUCATION,
rien d'austère ni d'affecté; mais elle prépare le plaisir par le
travail, et elle délasse du travail par le plaisir, et sous sa
prudente direction, les délassements et les jeux se mêlent
convenablement aux occupations graves et sérieuses.


Eniin, Y administration économique d'une maison procure
à tous, maîtres et élèves, une certaine indépendance intellec-
tuelle, une noble sécurité, un heureux oubli des soins maté-
riels de la vie, dont l'exemption est favorable au recueille-
ment de la piété et des lettres.


C'est dans ce but qu'elle choisit un beau local; une mai-
son vaste, bien accommodée aux besoins de la Discipline;
des salles élevées, de grands dortoirs, des classes bien
aérées, une belle chapelle, des jardins spacieux. C'est elle
qui y établit les maîtres comme il convient, non seulement
pour la santé, mais aussi pour la décence et la dignité litté-
raire ; c'est elle qui dispose tout, comme il est nécesssaire à
l'âge des élèves, à cet âge si tendre, si vif, si ardent, et tou-
tefois si admirablement appliqué, qui peut être silencieux et
immobile, douze heures chaque jour, pendant dix années!


Et cependant la Religion, qui est le bon sens supérieur de
toutes choses, demande que cette maison soit sans luxe,
d'une noble simplicité, magnifique seulement par l'élévation,
la belle ordonnance et l'espace convenable au grand nombre
de ses jeunes habitants.


Ello en bannit sévèrement les meubles fastueux, les baga-
telles recherchées, les ornements superflus, et tout ce qui
ressent la vanité et la mollesse; elle réserve pour le sanc-
tuaire les vases d'or et d'argent, les étoffes ornées de brode -
ries, les pierres précieuses, les parfums exquis.


Je ne multiplierai pas davantage ces détails : ils suffisent
à mon dessein, mais aussi ils y étaient nécessaires. Rien
n'importait plus que de jeter ainsi quelques clartés sur l'in-
fluence que chacun des grands moyens d'Education exerce




CH. VI. — R É S U M E E T C O N C L U S I O N D U T R O I S I E M E L I V R E . 1 7 5


sur l 'Éducation toutcnt ière , et aussi de révéler l 'union étroite
qui doi t les faire concour i r au même but, si l 'on veut que ce
but soit complètement et fortement atteint, si l 'on veut que
l 'Éducation soit véritablement faite.


Donc, car il est temps de conc lure : inspirer à de j eunes
âmes le goût d'une vie sérieuse et appl iquée , qui produira
un j o u r la gravité des m œ u r s et la fidélité aux devoirs ;


Exciter l ' amour du travail, le goût intelligent des lettres,
des sc iences , des arts, de l ' industrie, de l 'agriculture et du
c o m m e r c e , suivant b s différentes spécialités de l 'Éducation,
et l 'ardeur pour toutes les belles connaissances , pour les
nobles progrès , qui depuis tant de siècles sont .devenus l ' a -
panage de notre patrie ;


Sous les auspices de la rel igion, soumettre , rég ler , dir iger
les passions dans le temps convenable , de façon qu 'e l les se
laissent maîtriser, et que , lo in d'être un obstacle au b ien ,
elles deviennent l ' instrument utile des grandes choses ;


Former à ce savo ir -v ivre , qui consiste à se contraindre
so i -même, sans contraindre les autres, et qui éblouit moins
p a r l e s belles manières qu'il ne charme par la simplicité et
n ' impose par le respec t ;


En un mot , sous la direction d 'une Discipline également
d o u c e c t ferme, par l 'ascendantd 'une autorité toujours chérie
et révérée, constituer et maintenir de fortes et brillantes é lu -
des littéraires, ou industrielles, agricoles et commerc ia les ,
en même temps que des m œ u r s pures , une docilité g é n é -
reuse, une foi éclairée et une piété profonde ;


Enfin, établir, par là m ê m e , entre les maîtres et les d i sc i -
p les , ces doux et puissants liens qui ne se brisent jamais ,
ces souvenirs de dôvoûment et de reconnaissance , d 'affec-
tion et de respect , qui demeurent la plus douce récompense
des maîtres, c o m m e ils deviennent , dans le cœur des d isc i -




476 LIV. III . — DES MOYENS D'ÉDUCATION.


pies, une de ces heureuses et ineffaçables impressions qui
survivent à tout ;


Former ainsi, par des moyens simples et puissants, ces
jeunes esprits à l'intelligence du vrai, qui est la lumière
même de Dieu ; ces jeunes cœurs à l'amour du beau, qui est
la splendeur du vrai, et leur vie entière à la pratique du bien ;
leur faire trouver par là, dans les impressions et les souve-
nirs de leur Éducation, le bonheur, la vérité et la vertu,
et en même temps la plus haute dignité de leur nature ;


Je le répète, telle est la grande œuvre ; tel est le but es-
sentiel de l'Éducation ; telle est la haute et sainte mission des
instituteurs de la jeunesse.


Voilà VEdîication générale et essentielle, à laquelle tout
homme venant en ce monde adroit.


C'est l'Éducation humaine par exellencel Mais, je le pro-
clame de nouveau, et on le comprendra maintenant mieux
que jamais : c'est là essentiellement et par-dessus tout une
œuvre de religieux respect.




LIVRE QUATRIÈME


DE L'ENFANT ET DU RESPECT QUI EST DU
A LA LIBERTÉ DE SA NATURE


CHAPIiTEE P R E M I E R


Quelques considérations générales.


Je l'ai dit au premier chapitre de cet ouvrage : l'enfant doit
travailler lui-même à la grande œuvre de son Éducation,
par un concours personnel, par une action libre, spontanée,
généreuse : c'est la loi de la nature et de la Providence.


Ce concours de l'enfant est si nécessaire, qu'aucune Édu-
cation ne peut s'en passer, et que nul secours, nulle puis-
sance étrangère, nul instituteur, si habile et si dévoué qu'il
fût, n'y suppléa jamais.


Quoi qu'on fasse, on n'élèvera jamais un enfant sans lui ou
malgré lui. Il faut lui faire vouloir son Éducation : il faut la
lui faire faire à lui-même et par lui-même. Cet entant n'est
pas un être passif et sans action, un arbuste, une plante :
non, c'est une créature intelligente et morale ; et, encore,
qu'on y prenne garde, la plante elle-même a une puissance
de végétation propre, une séve, un germe, une racine de
vie. Il n'y a que le bois mort qu'on taille et qu'on façonnne
sans le ménager, sans le consulter, sans rien attendre de
lui. L'enfant que vous élevez n'est pas un bois mort : c'est
un être sublime, capable de vérité et de vertu, de connais-


È., i. 4 2




178 L1V. IV. — CH. 1 e r . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


sance et d'amour : c'est une créature active, puissante, sou-
veraine; douée de conscience et de liberté, elle doit né-
cessairement agir, se développer elle-même.


Cette action, ce concours est essentiellement libre : il peut,
il doit être provoqué/soutenu, encouragé ; il ne doit pas être
contraint ni forcé.


Les belles et saintes doctrines du Christianisme sur la li-
berté de l'homme, sur ses nobles destinées et sur le respect
qui lui est dû, trouvent ici une sérieuse et profonde appli-
cation.


En eftet, le principe le plus actif en cet enfant, le plus
énergique et plus fécond de son Éducation, c'est la liberté
humaine ; à une condition, toutefois : c'est qu'elle sera res-
pectée.


Respectée comme il convient, gouvernée sans violence,
dirigée avec sagesse , la liberté, l'action personnelle de l'en-
fant devient, sous l'heureuse influence de la grâce divine et
de l'autorité qui préside à son Education, l'amiraMe a s -
sort, l'âme, la vie de cette Education tout entière.


En un mot, comme j'ai déjà eu occasion de le dire, dans
l'Education, ce que fait V instituteur par lui-même est peu de
chose, ce qu'il fait faire est tout : j'entends ce qu'il fait faire
librement. Quiconque, encore une fois, n'a pas compris cela,
n'a rien compris à l'œuvre de l'Education humaine.


L'Education du fils de Louis XIV par Bossuet offre de ceci
un triste et mémorable exemple.


Bossuet fit de,grandes choses, de&cho.ses admirables, paur
l'Education du Dauphin 1 : il ne lui en ât faire aucune, pas
même de médiocres ; l'Education fut nulle.


Ce n'est pas, sans doute, l'instituteur qui manqua àl'élève ;
mais l'élève à l'instituteur. Bossuet ne s'en aperçut pas as-
sez tôt. Le fils de Louis XIV avait une nature vulgaire ; il lut


l. Le Discours sur l'Histoir-e tmwerselle, entre autres ; la Politique
sacrée, etc.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA NATURE. 1 7 »


trop magnifiquementcultivé : des soins si élevées et une cut-
ture si forte l'étouffèrent. Bossuet était trop grand pour bai,
et ce grand homme fut ici trompé par son génie même : il
travaillait pour la postérité en croyant travailler pour cet en-
fant. Si Bossuet avait eu dans rame autant de flexibilité et
de patience que de force et de grandeur, il serait descendu
jusqu'à cette faible intelligence : il lui aurait fait faire*e dont
elle était capable: cela ne fut pas, et on en sait les suite*.


Agé de plus de quarante ans, fils de ce roi de France que
les empereurs d'Allemagne nommaient le Roi, et père d'un
roi d'Espagne, le Dauphin passait des journées entières
appuyé sur ses coudes, les yeux fixés sur une table nue, et se
bouchant les oreilles, disent les Mémoires du temps. Sa jeu-
nesse s'était ainsi écoulée sous les enseignements de Bossuet,
Il n'avait senti la présence de cet immense génie qu'à la
lassitude et au malaise qu'en éprouvaient ses premières
années et sa débile nature. Le t#op puissant instituteur
n'avait fait -que le fatiguer et l'abattre.


De même, plus tard, le grand siècle passait sur la vie du
Dauphin, et il ne s'en apercevait qu'à la gêne et à la con-
trainte de sa triste existence, et cette médiocrité déplorable
l'accompagna jusqu'au terme de son insignifiante carrière.


Tel fut le résultat d'une Édueation où, selon l'expression
du cardinal de Beausset, le précepteur était tout et où l'é-
lève n'était rien.


Jamais exemple ne prouva d'une manière plus décisive ce
que je disais tout à l'heure et ce que je répète: que dans
l'Education, ce que fait l'instituteur est peu de chose, ce
qu'il fait faire est tout, j'entends toujours, ce qu'il fait
faire librement.


Sans doute, il faut réprimer le mal, mais jamais forcer
ni contraindre violemment au bien: autrement ce n'est
plus le bien. Portez, inclinez, exhortez au bien; mais n'y
forcez pas. Dans l'Éducation, comme ailleurs, la contrainte




1 8 0 LIV. IV. — CH. 1 e r . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


\. M . GUIZOT.


violente nuit au développement de la nature, c'est-à-dire
à l'œuvre même qu'il s'agit de faire.


S'il y a si peu d'Éducations heureuses, c'est qu'il y en a
peu qui soient véritablement libres, spontanées, généreuses,
comme il convient qu'elles le soient.


Je ne crains pas de le dire : le grand mal de l'Éducation
en France, depuis cinquante années, c'est qu'elle manque
de liberté. La liberté de l'enfant n'est pas respectée : li-
berté intellectuelle, liberté morale, tout est contraint. La loi
de la nature, la loi de la Providence, tout est méconnu.


N'avons-nous pas entendu le siècle présent proclamer et
ériger en principe cette étrange assertion, que l'enfance,
que la jeunesse française devait être jetée dans un moule
et frappée comme une monnaie à la même effigie?


J'ai déjà eu occasion de réfuter ces tristes paroles et la fu-
neste erreur qu'elles renferment, à l'insu, sans doute, de
ceux qui les prononcent; mais, je le dirai franchement,
plus je les médite, moins je les comprends, plus elles obs-
curcissent à mes yeux tout ce qu'il y a de noble, d'élevé,
d'idéal, de délicat, de libre, de divin dans l'œuvre de l'Édu-
cation. Je trouve que notre belle langue française répugne
à la vulgarité de cette image. Et cependant n'est-ce pas là,
depuis cinquante années, ce qu'on essaye avec violence de
réaliser parmi nous? Ce n'est pas seulement la liberté des
familles, et leurs droits "primitifs et inviolables', c'est aussi,
c'est surtout la liberté de l'enfance et ses droits sacrés qui
ont été méconnus.


Pour moi, je le déclare, tant que, de loin ou de près, je
pourrai m'occuper de l'Éducation de la jeunesse, je respec-
terai la liberté humaine dans le moindre enfant, plus reli-
gieusement encore que dans un homme mûr, parce qu'au
moins celui-ci saurait contre moi la défendre ; l'enfant ne le




QUI EST DU A. LA LIBERTÉ DE SA NATURE. 481


peut pas. Non, jamais je n'outragerai l'enfance à ce point
de la considérer comme une matière que je peux jeter dans
un moule pour l'en faire sortir avec l'empreinte que lui
donnera ma volonté.


L'enfant! nous l'avons vu : c'est l'homme lui-même, dé-
positaire de tous les dons, de toutes les espérances,de toutes
les forces naissantes de l'humanité, revêtu de toute la grâce,
de toute l'activité, de toute la dignité humaine.


Voilà ce qu'il faut respecter !
Mais il est si faible ! dit-on. — C'est une grave erreur,


vous ne le connaissez pas : il est plus fort que vous. D'ail-
leurs fût-il aussi faible que vous le dites, il faudrait encore,
il faudrait surtout respecter sa faiblesse !


Mais il faut aussi respecter sa puissance! elle n'est pas
médiocre. Cet enfant, tout faible qu'il est, il peut vous vain-
cre ! vous pouvez le frapper, vous pouvez l'écraser : il n'est
pas vaincu, c'est vous qui l'êtes; sa volonté, son âme vous
résiste invinciblement. Et vous n'avez rien fait... qu'une
action stupide et barbare 1


Et lui, il vous méprise et vous hait! Et que pouvez-vous
pour l'empêcher de vous mépriser et de vous haïr? Je vous
entends.: vous me répondez que vous avez pour ressource de
le haïr et de le mépriser à votre tour. — C'est bien ; mais
qu'y gagnerez-vous ? Vous continuerez peut-être à l'élever
pour son argent : mais, quand la jeunesse d'un grand pays
aura été élevée de cette façon, qu'y gagnera le pays ?


Non, je n'ai guère jamais vu un plus grand déploiement
de force morale que celui dont les plus faibles enfants font
preuve envers ceux des maîtres de leur enfance qui ne sa-
vent que les contraindre violemment. Il y a quelquefois dans
ces jeunes âmes des profondeurs de mépris effrayantes dans
leur simplicité et leur justice. C'est, sans contredit, de
tous les mépris humains, celui que je voudrais le moins
affronter.




482 LIV. iv . — CH. i C T . — m L 'ENFANT ET DU RESPECT


Dès le début de mon sacerdoce, Ta Providence me voua h
t'eeuvre de l'Education : le premier sentiment crue -j'ai porté
alors dans l'accomplissement de mes devoirs auprès des
enfants, c'est une vive affection pour leur âge. Je les aimais
avec tendresse ;jene pouvais rencontrer un enfant de douze
ans sans éprouve* une émotion involontaire; sans penser
qm}e serais heureax si fêtai» appelé à cultiver son esprit
et son cœur, si je pouvais M apprendre a aimer Dien et la
vertu, et surtout lui faire faire sa première communion.


Aujourd'hui, après vingt-cinq années de dèvoûment â
cette œuvre, quand je me demande quel est le sentiment le
plus profond que j'en ai remporté et que je conserve, je dé-
couvre que c'est le sentiment du respect pour l'enfant». Oui,
pendant ces douées et laborieuses années, ce qne j'ai sur-
tout appris, c'est à respecter les enfants. Je dirai plus, et
eetrx d'entre eux qui liront ces pages ne s'offenseront pas
d* cette parole, quand ils l'auront bien comprise : J'ai appris
à les craindre.


Le respect que m'inspire aujourd'hui un enfant,quel qu'il
soit, — et je le sens, celte impression est désormais ineffa-
çable dans mon âme, — c'est un respect religieux, mêlé de
erainte, à la vue de ces jeunes et puissantes créatures dont
les facultés sont si libre», si fortes, si invincibles.


Ce sentiment est presque devenu chez moi une faiblesse
ctftwprit et de caractère. Mais non, j'ai tort de le dire, il n'y
a pas ici tracwde faMesee^ Je-ne puis plus voir, il est vrai,
un enfant de trois ans sans éprouver un certain effroi, sans
réfléchir profondément sur lui, sans songer que sa volonté
est indépendante delà mienne : en effet, tout jeune qu'il est,
il peut voukrirsansmoi, malgré moi, contre moi. On peutle
tuer, on ne peut le faire vouloirmalgré lui. Mais qu'est-ce â
dàre, un enfant de trois ans? et qu'importe trois ans, plus ou
moins ? c'est ma nature, c'est la vôtre, c'est l'humanité tout
entière : c'est un être supérieur, doué comme vous et moi,




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA NATURE. 183


votre semblable et le mien, nne puissance égale à la nôtre.
Ah t cet enfant vous le comptez pour rien: il vous amuse,


vous jouez avec cette volonté naissante ; vous le contraignez
sans raison, ou vous lui cédez sans prudence: eh bien ! dans
ce jeu redoutable, vous serez vaincu et vous apprendrez tôt
ou tard, à vos dépens, quelle faute c'est de traiter un enfant
avec légèreté et sans respect, ou bien avec dureté et sans
amour. Pour moi je ne confiais1 pas un plus grand désordre,
et je redis volontiers cette parole d'un ancien : Non, il n'est
pas d'être plus délicat et plus sensible, pas un dont la con-
duite demande un art plus profond, pas un qu'il faille trai-
ter avec plus de ménagement et d'égard.


Et ici les fautes, les erreurs, peuvent être nombreuses,
variées à l'infini,insensibles, inaperçues et presque toujours
irrémédiables.


J'essayerai d'en signaler quelques-unes.
îl y a d'abord- un écueil à éviter, duquel on s'approche à


mesure qwe l'on fait plm d'efforts pour atteindre le but où
l'on veut parvenir. Sans contredit,l'Edueation est une grande
œuvre, une œuvre de perfection ; sans contredit, il est un
type suprême qu'il fautchercherà réaliser dans cette œuvre ;
mais cela même est un grand péril.


Les théories les plus belles, les plans les plus parfaits, les
règles les plus sévères, celles qui renferment le plus de per-
fection absolue, ne sont pas les plus difficiles à trouver;mais
à force d'être parfaites, elles deviennent impraticables et
nuisibles. Ce qui est essentiel et ce qui est très-difficile à
saisir, c'est ce juste tempérament, cette sobriété de perfec-
tion, pour parler avec saint Paul, sans laquelle toutes les
théories, toutes les règles, manquent de sagesse.


Il est plus nécessaire encore de ménager la faiblesse de
l'enfant que de tirer de lui tons les fruits qu'il peut porter.
C'est toujours une grandefatrte que de forcer la nature : elle
résiste et se brise, ou bien elle cède et s'affaiblit. Outre que




4 8 4 LIV. IV. — CH. I E R . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


la contrainte d'une perfection excessive nuit toujours à la
force réelle et au développement du caractère,on se dégoûte
bientôt de ce qu'on a été longtemps forcé d'être malgré soi;
et souvent une heure de liberté a détruit l'ouvrage éphé-
mère de plusieurs années.


Il y adeux manières également pernicieuses de corrompre
la nature et de dépraver les enfants. On les pervertit aussi
tristement par l'oppression que par la gâterie.


Que les instituteurs de la jeunesse ne l'oublient pas : avec
les enfants, l'indulgence est toujours plus près de la justice
que la sévérité, hélas! et aussi avec les hommes; car si les
enfants sont de petits hommes, les hommes, il faut l'avouer,
sont souvent de grands enfants. Quand on se dévoue à
l'œuvre de l'Education, il faut donc un fonds inépuisable
d'indulgence. Cette indulgence est l'équité même. Chacun
doit toujours, selon l'expression ecclésiastique, être memor
conditionis suœ. N'oublions jamais non-seulement ce que
nous avons été à leur âge, mais ce que nous sommes encore
dans un âge plus avancé


Sans doute aussi, il est des principes simples et certains
qui sont le fondement de toute bonne Education, et qu'on
suivra toujours tant qu'on s'en tiendra aux leçons de l'expé-
rience et aux lumières d'une saine philosophie. Mais,
quoique ces principes soient invariables et que toute ma-
nière d'élever la jeunesse qui s'en éloigne soit nécessaire-
ment vicieuse, il n'en est pas moins vrai qu'il faut étudier
le naturel de chaque enfant, ce qu'a mis en lui la main de
la Providence, ses goûts et ses aptitudes diverses.


Il n'en est pas moins vrai qu'il faut élever chacun pourl'état
auquel ilestappelé et lui donner de bonne heure des habitu-
des qui lui en rendent un jour les devoirs faciles à remplir.


On l'a dit, et rien n'est plus certain : de même qu'en mé-
decine il n'y a pas de remède universel, applicable à toutes
les maladies, à toutes les constitutions, de même aussi la




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA NATURE. 185


pédagogique ne peut donner des règles uniformes pour
quelque caractère que ce soit.


Le grand principe qui domine tout ici et qui éclaire tout, '
c'est que VEducation doit suivre la nature et Vaider, jamais
la contraindre violemment ni la forcer : et voilà pourquoi,
bien qu'immuable dans ses principes supérieurs, l'Education
doit varier à l'infini son action, ses moyens et ses formes.


Il n'y a rien dont l'Education doive avoir plus d'éloigne-
ment, plus d'horreur, que du type commun, que du moule
où l'on jette violemment toutes les natures.


Où trouverez-vous sur la terre, dit quelque part Fénelon,
deux visages qui se ressemblent entièrement? Les âmes des
hommes ne sont pas moins différentes entre elles que leurs
visages. L'Education, qui est au service de la nature et dont
la gloire est de coopérer à l'œuvre de la Providence, ne
doit point avoir moins de variété que la nature et la Provi-
dence elle-même dans tout ce qu'elle fait ; elle doit s'accom-
moder à tous les naturels, prendre toutes les formes des
âmes, et trouver dans les trésors de son dévoûment et de sa
puissance de quoi les élever, de quoi les former chaque jour
avec des traits divers, avec des traits nouveaux.


En un mot, l'Education est une œuvre de variété infi-
nie : rien ne lui va moins que les vues restreintes et unifor-
mes, les moyens roides, les ressorts inflexibles, les mouve-
ments forcés.


Ses principes généraux, ses grandes lois sont invariables;
mais les applications varient perpétuellement, et de làmême
naît, dans une région supérieure, la perfection absolue à
laquelle l'Education doit aspirer.


Je le disais quelquefois à mes dignes collaborateurs : une
maison d'Education est une sphère d'activité intellectuelle
et morale immense. Le centre est immobile ; le fond des
principes est inaltérable; mais de là naît une action d'une
variété sans tin, qui s'étend, se restreint, se modifie, se re-




486 LIV. IV. — CH. 1e r. — DE l'ENFANT ET DU" RESPECT


nouvelle, selon les diverses natures sur lesquelles efle
s'exerce, et dont elle semble prendre toutes les formes;dans
le moment même où elle s'en empare et où elle les fait sem-
blables au type suprême.


Elle ne s'en empare même qu'à la condition de se trans-
former en elles, comme une vertu, comme une essence pré-
cieuse qui prend les diverses formes êes< vases d'or, de fer
ou d'acgile qu'elle remplit - ou plutôt counse la grâce* <fe
Dieu même, qui subit les transformations diverses, suivant
les cœurs où Dieu la fait couler.


Les vases d'argile, lagrâce divine les pénètre, les fortifie :
elle en fait quelquefois des vases é'or. Les vases de fer, elle
les adoucit, elle les polit, elle les rend aussi brillant* que
solides : de tous, elle travaille à faire des vases d'honneur*.


Quoi qu'il en soii de ces images des saintes Ecritures, il
demeure que l'Education ne peut parvenir à façonner les
âme», selon la variété.des natures et las richesses^ lîtafi»,
que. si tous ces ressorts varient continuellement de force, de
poids, de dimension, de forme, de position, de mesure et
d'action : agir autrement, c'est faire- sabir à l'enfant une
contrainte physique, intellectuelle, morale, et quelquefois
même une contrainte religieuse, qui jette une perturbation
profonde dans ses facultés, altère et aigrit sa nature, et va
souvent jusqu'à lui faire rejeter loin de lui, comme un joug
odieux, comme une insupportable tyrannie, tous les soins
d'une EdttcatàOBi violente et sans libertés.


i. Multiformis gratta DeL (SAINT PADL4
i. Vasa aurea... Vas in honorem. (Idem.)




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 187


CHAPITRE II


De l'Enfant et du respect qui est dû à la liberté
de son intelligence.


Il y a plusieurs aspects très-importants sous lesquels il
est nécessaire de considérer particulièrement l'Education
de l'enfant et le respect qui est dû à la liberté de sa nature.
J'essayerai de montrer successivement combien la con-
trainte intellectuelley la contrainte morale et même la con-
trainte physique sont funestes a l'Education.


Et qu'on ne pense pas que la contrainte intellectuelle soit
la moins funeste : j'en ai vu des conséquences désastreuses,
et je dois les signaler ici.


J'ai parlé déjà de la faiblesse coupable des parents qui ne
craignent pas de sacrifier a la mollesse et au soin physique
de leurs enfants l'instruction de l'esprit, et l'Education mo-
rale elle-même. Je dois signaler ici un tout autre défaut : je
veux parler de la dureté orgueilleuse de certains autres pa-
rents, et de l'odieuse cupidité d'un trop grand nombre d'ins-
tituteurs, qui, pour obtenir à leur nom la gloire des prix du
concours, ou l'honneur de brillants examens, condamnent
de pauvres enfants, pendant des mois entiers, tout le jour
et une partie des nuits, à un travail sans relâche, et font
succomber, sous le poids d'une fatigue ininterrompue, ces
faibles corps et ces organes que la nature n'a pas encore
affermis.


J'ai vu des jeunes gens, heureusement doués, et que ces
excès de travail, dans un.trop jeune âge, avaient réduits à
l'impuissance, à l'imbécillité intellectuelles pour toute leur
vie entière.




188 LIV. IV . — CH. II . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Plutarque écrivait autrefois, à cette occasion, ces remar-
quables paroles :


« Je connais des pères qui sont réellement les ennemis de
« leurs enfants. Ambitieux de leur voir faire les progrès les
« plus rapides, et obtenir en tout une supériorité extraordi-
« naire, il les surchargent d'un travail forcé dont le poids
« les accable. Il en résulte un découragement qui leur rend
« les sciences odieuses. Les plantes modérément arrosées
« croissent facilement, mais une eau trop abondante en
« étouffe le germe. Ainsi l'âme se nourrit et se fortifie par
« un travail bien ménagé; l'excès l'accable et éteint ses
« facultés. »


Le père de Biaise Pascal avait de tout autres pensées et
suivait une méthode bien différente dans l'Education de sa
famille. Jacqueline Pascal, sa fille, rapporte que ce sage
père, en élevant Biaise et l'appliquant à l'étude, avait pour
principe de tenir toujours Venfant au-dessus de son ouvrage.


Qu'on étudie dans les Mémoires du temps ce que fut l'Edu-
cation de Fénelon, deBossuet, du grand Condé et de M. Olier,
on y verra un admirable tempérament de vigueur au travail
et déménagement pour la faiblesse du jeune âge 1 un habile
mélange de prudence et d'ardeur, de grave condescendance
et de sage austérité!


C'est ainsi que furent élevés tous ces hommes si forts, qui
ont régénéré la France pendant la première moitié du dix-
septième siècle et préparé toutes les splendeurs du règne
de Louis XIV.


Sans doute l'Education est essentiellement progressive,
nous l'avons dit ; mais nous avons dit aussi que sa marche ne
doit jamais être violente, ni ses progrès précipités, autre-
ment l'enfantn'y résisterait pas : sa liberté en serait blessée,
et le fond même de sa nature altéré: son développement
physique, intellectuel, moral et religieux est nécessairement
une œuvre de temps et de patience. Si vous voulez de cet




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 18d


enfant faire un homme, il faut y travailler, comme la Pro-
vidence elle-même, avec respect, avec mesure et douceur.
Autrement, vous troublerez profondément cette âme ; vous
déconcerterez vous-même toute votre œuvre, et vos plus
ardents efforts ne feront que vous éloigner à jamais du but.


C'est pour y parvenir plus sûrement, et dans une pensée
de haute sagesse, que l'Education humaine a été partagée,
comme nous l'avons vu, en trois périodes diverses qui se
nomment l'Education maternelle, l'Education primaire, l'E-
ducation secondaire.


Malheureusement cette sage et progressive lenteur n'est
pas toujours observée.


Une des contraintes intellectuelles les plus fréquentes et
les plus dignes de compassion, c'est sans contredit d'appli-
quer violemment à l'étude des langues anciennes de pauvres
enfants qui n'y ont que peu de goût, une aptitude médiocre,
et auxquels on n'offre d'ailleurs aucun secours réel pour les
aider à réussir dans ce travail si difficile.


Je crois, et je proclame sans hésiter, que l'étude des trois
langues et des trois grandes littératures, française, grecque
et latine, est chez nous le moyen le plus puissant de la plus
haute Education intellectuelle; mais encore faut-il en être
capable. Or, parmi ceux qui font leurs classes, sans faire
leurs études, dans nos établissements d'instruction publique,
combien y en a-t-il qui sont absolument incapables défaire
autre chose? Combien y en a-t-il qui sont condamnés à
l'ignorance et à la stupidité, même en fait de grec et de latin,
par la déplorable incurie dont ils sont l'objet? Quand ifs
demeurent soixante, quatre-vingts et quelquefois cent élèves
entassés dans une classe, est-ce que ces malheureux ont une
possibilité quelconque d'étude et de succès? Sauf ceux qu'on
soigne pour un concours, que deviennent les autres et que
peuvent-ils devenir? Qui s'en Occupe, qui peut s'en occuper?
Le professeur le plus zélé est obligé lui-même de les laisser




1 9 0 LIV. IV. — CH. I I . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


languir dans la plus incroyable négligence de tout travail.
Il ne leur demande qu'une chose : c'est de nepas remuer, de
se taire. Une immobilité silencieuse, voilà pour eux les con-
ditions de la paix et de l'existence. Il faut qu'ils soient là
comme s'il n'y étaient pas : et cependant ils sont condam-
nés à y être. Et cela pendant dix ans 1 pendant les dix plus
ardentes années de leur vive jeunesse!


Ces infortunés passeront ainsi toutes les longues heures
de leurs tristes journées à pâlir sur des auteurs qu'ils n'en-
tendent pas et ne peuvent pas entendre ; à lire, ou du moins
à avoir forcément sous les yeux des livres qu'ils ne com-
prendront jamais : à écrire des devoirs où il n'y a aucun
sens, aucune forme de la pensée et de la parole humaine!
Et cela, à l'époque où toutes les facultés les plus actives de
l'esprit devraient se développer en eux!


Mais comment ne voit-on pas que c'est leur faire subir la
tyrannie intellectuelle la plus brutale qui tût jamais!


Pour ne parler que des études, veut-on savoir ce qu'elles
deviennent avec un pareil système ?


Voici ce que publiait, il y a peu de temps, sur le niveau
des études universitaires, le professeur de philosophie d'un
des plus importants lycées de France :


« Ce niveau est présentement si bas, que c'est une ques-
« tion de savoir s'il peut baisser encore. — Partout, même à
« Paris, où nos habitudes décentralisation expédient chaque
« année les plus brillants sujetsde la province, la moyenne
« des classes est déplorablement faible. A Paris, entre les
« cinq ou six premiers et le reste de la classe, il y a un
« abîme; il yen a un autre entre lesdixsuivants et ce qu'on
« appelle la queue de la classe. Or cette queue est intermi-
« nable, si bien qu'entre le vingtième et le soixantième, il
« n'y a pas de différence sérieuse. Le soixantième est un
« zéro, le vingtième est un infiniment petit.


« Dans les départements, c'est la même chose, si ce n'est




QUI EST DU A. LA LIBERTÉ B « SON INTELLIGENCE. 4 9 1


« que la classe est (décapitée de6 cinq on six élèves délite
« que tes lyeèes parisiens contiennent, et qui semblent ab-
« sorber à leur profit toute la séve de l'Université.


« Ces .appréciations se vérifient de la manière la plus ir-
« rêfragable et la plus triste aux épreuves du baccalauréat.
« — Les Facultés ne sont pas bien méckantes; et cependant
« la proportion des candidats refusés pour n'avoir pas su
« faire passablement une version est vraiment formidable.


K Quaot aux «$«FeHves orales, je prie Dieu de toute mon
« âme qu'il n'y amène jamais un spectateur allemand ou
« anglais, ou du moins qu'il épargne à mon amour-propre
« national la donleur et l'humiliation de m'y trouver à côté
« de lui. Jen'aipas le courage d'en dire davantage; on peut
« aller voir. »


Pourquoi s'étonnerait-on maintenant que des études ainsi
faites, qu'un pareil abaissement aient inspiré parmi nous,
à tant d'esprits distingués d'ailleurs, un souverain mépris et
une sorte d'horreur pour le grec et pour le latin'/ Je ne dis
pas assez.: chez plusieurs ce sentiment va jusqu'au mépris
et à l'horreur des livres et de toute instruction littéraire. ïe
pourrais ici multiplier mes preuves'.


i. J'ai connu, je connais encore un de nos architectes les plus habiles,
qui avait eu le malheur dans son enfance de subir cette odieuse contrainte.
Il avait fini cependant par secouer le j o u g , et ses parents se décidèrent,
malgré l'avis de ses maîtres, k lui faire interrompre le cours de ce qu'on
appelait ses études, et k l'appliquer aux arts du dessin, pour lesquels il
avait un goût et une aptitude remarquables.. C'est ce qmmi'a sauvé, me
disait-il , sans ce la , INTELLECTUELLEMENT et MORALEMENT j'étais pardu.
J'avoue mime que, sans le vouloir, j'en ai conservé longtemps pour les
livres une répugnance instinctive Sont je rougissais; mais foi eu beau
faire, il m'a fallu, pardonnet-moi ce souvenir et ce langage, me dit-il .alers
en souriant, il m'a fallu quinze ansjpour me remettre du dégoût que les
livres et les haricots du collège m'avaient inspiré : je haïssais autant les
uns que les autres, et c'est seulement l'année dernière que j'ai pu, sans ré-
pugnance, manger des haricots, et lire amec plaisir une traduction de Vir-
gile.


Combien de jeunes gens parmi nous, combien d'hommes dont c'est la
déplorable histoire !




192 LIV. IV . — CH. I I . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Je viens de parler de ceux qui n'ont ni goût ni aptitude
marquée pour le grec et le latin, et qu'un système de négli-
gence nécessaire et effroyable condamne à l'anéantissement:
je dois parler aussi de ceux dont on ne néglige pas la cul-
ture, que des instituteurs dignes de ce nom s'efforcent d'ins-
truire, mais qui, par le vice et l'ingratitude de leur esprit,
sont absolument incapables de l'instruction qu'on les con-
traint à recevoir : c'est encore un grand malheur.


Une Education dont j'ai déjà eu occasion de dire quelque
chose, celle du grand Dauphin, est demeurée en ce genre un
monument d'une triste et irrécusable célébrité.


Feu Monseigneur, écrivait madame de Maintenon1, savait
à cinq ou six ans mille mots latins, et pas un seul quand il fut
maître de lui.


La manière rude avec laquelle on le forçait d'étudier, écri-
vait madame de Gaylus % lui donna un si grand dégoût pour
les livi es, qu'il prit la résolution de n'en jamais ouvrir quand
il serait son maître : il a tenu parole.


Mais, me dira-ton, que faire de ces enfants incapables, et
en qui on ne remarque absolument aucun goût, aucune apti-
tude pour l'étude des langues et des lettres? Qu'en faisiez-
vous vous-même ; car enfin vous avez dû en rencontrer?


La réponse est bien simple ; il faut étudier leur nature,
cherchera découvrir ce dont ils sont capables et les y appli-
quer en dehors des règles communes et des systèmes géné-
raux d'instruction : c'est ce que j'ai eu plusieurs fois occa-
sion de faire oude conseiller à des parents éclairés. Bien que
les langues et les lettres soient le plus puissant moyen d'E-
ducation intellectuelle, il y en a d'autres qui ont aussi leur
valeur. C'est ce que j'expliquerai en détail, lorsque je traite-
rai de la haute Education littéraire.


En ce moment, il me suffit de dire qu'avant tout il ne faut
1. A madame de Ventadour, le 16 juin 1715.
s. Souvenirs de madame de Caylus.




QUI EST BU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 1 9 3


appliquerun enfant qu'aux études dont il est capable ; ilfaut
donner à son Éducation un fondement possible ; il faut tra-
vailler à son développement intellectuel dans un milieu qui
ne l'étouffé pas. Tout cela est du bon sens le plus vulgaire.
Toute autre conduite est révoltante : et, si ce mot paraissait
bien sévère, j'ajouterais qu'il y a là, à mes yeux, un si cri-
minel abus d'autorité, que je ne sache rien qui m'affecte plus
douloureusement. Des violences pareilles, faites àun enfant,
faites à sa liberté et à la faiblesse de sa nature, m'ont toujours
inspiré une véritable horreur.


Et ici je dois signaler une autre contrainte imposée parmi
nous à la plupart des enfants, et sur laquelle on se plaît gé-
néralement à fermer les yeux. Je veux parler de Yétude si-
multanée du français et du latin, à laquelle on condamne
quelquefois l'âge le plus tendre : c'est, pour les enfants
même les mieux doués, une tyrannie intellectuelle vérita-
blement odieuse, et dont les conséquences sont souvent la-
mentables.


Et cependant quoi de plus commun? Mais comment ne
voit-on pas que l'étude simultanée de deux grammaires,
aussi diverses pour le fond et pour la forme, que la gram-
maire française et la grammaire latine, auxquelles on ajoute
quelquefois, par surabondance de zèle, la grammaire
grecque, écrase ces jeunes esprits, déconcerte leur mé-
moire, trouble et embarrasse tout leur développement intel-
lectuel?


Comment veut-on que ces petites intelligences ne se per-
dent pas dans ces conflits bizarres de déclinaisons hétéro-
gènes, de conjugaisons sans rapports, de noms et d'articles?


Comment !,vous prétendez que des syntaxes, des méthodes,
des règles si opposées entre elles, leur paraîtront simples et
intelligibles, et qu'ils assigneront la part et la place de cha-
que objet?


Mais, quand il n'y aurait que cette multitude de mots, qui
É . , I . 13




194 L1V. I V . — C H . I i . — D E L ' E N F A N T E T DU R E S P E C T
signifient la même chose et qui ne se ressemblent pas, il.n'en
faudrait pas davantage pour qu'ils ne puissent retenir ni les
uns ni les autres.


Ne sait-on pas qu'à cet âge, saisir des analogies, compren-
dre des rapports généraux et des dissemblances abstraites,
est presque impossible, parce qu'un enfant ne juge, ne com-
pare, ne déduit, ne raisonne presque pas? il lui faut des
idées simples ou des images. Et, d'ailleurs, quels seraient
ses termes de comparaison? Il ne sait du français quece qui
a été jusqu'alors au niveau et au service de ses premiers be-
soins : il ne voit guère au delà.


Le plus ordinaire bon sens ne demande-t-il pas qu'on af-
fermisse d'abord son esprit, en lui faisant entendre le plus
parfaitement possible sa langue maternelle, qu'il a parlée
déjà et qu'il comprend? du moins ce n'est pas le jeter dans
une région inconnue et barbare.


Et puis, quand il possédera convenablement cette langue,
quand il en aura bien saisi les principes généraux, la gram-
maire, la syntaxe, la méthode et l'orthographe, elle devien-
dra alors pour lui non pas un travail de plus et un embar-
ras, mais un instrument, un moyen, une puissance, pour en
étudier, pour en conquérir une autre.


C'est faute d'avoir observé et compris ces choses si simples
qu'on tourmente encore si cruellement cet âge digne cepen-
dant de quelque pitié.Kt pour aboutir à quoi? Aie dégoûter
de l'étude, quelquefois pour toujours, ou du moins à retar-
der tristement ses premiers pas dans la carrière.


A quoi servent, je le demande encore, ces classes de 8e,
de 9 e, et même de 10 e, dans lesquelles ces pauvres enfants
languissent des années.


Qui a suivi de près ces pitoyables classes, qui a vu de ses
yeux l'ennui et le dégoût des maîtres, le désespoir et le sup-
plice des élèves, partagera, sans aucun doute, mon avis à
cet égard.




Q U I E S T D U A LA L I B E R T É D E SON I N T E L L I G E N C E . 493
Pourmôi, mon expérience une fois faite, ma résolution fut


bientôt prise et immuable; et depuis, quelles que tussent
même les instances des parents, je ne consentis jamais à ad-
mettre au Petit-Séminaire de Paris des enfants qu une solide
Instruction primaire n'avait pas convenablement préparés à
recevoir l'Instruction secondaire.


Placer de force entre les mains de ces malheureux enfants
les trois grammaires française, grecque et latine, et les con»
traindre à s'y appliquer simultanément, me paraissait
odieux : c'était là encore à mes yeux un abus intolérable de
l'autorité paternelle et magistrale.


Mais que faisiez-vous alors? me dira-t-on. —• Quelque
chose de fort simple.


J'envoyais ces jeunes enfants chez les bons Frères de la
Doctrine chrétienne, à Passy, par exemple : ilsy demeuraient
deux ou trois ans, uniquement occupés à l'enseignement
primaire : et puis, après ce temps, on me les ramenait : et
alors ils entraient immédiatement, avec une facilité supé-
rieure, dans l'étude du latin et du grec : ils n'avaient plus le
dégoût de languir des années entières sur des principes de
grammaire qu'ils venaient d'étudier avec succès dans leup
langue maternelle; toutes les notions préliminaires et géné-
rales étaient sues à l'avance. Il ne restait nulle confusion
dans leur esprit: leurs facultés naissantes avaient été culti-
vées convenablement et s'étaient fortifiées par un exercice
naturel, dans un idiome qu'ils comprenaient aisément et
entendaient avec plaisir. De plus, ils savaient lire, — chose
assez rare! — et écrivaient correctement même sous la
dictée. Enfin leur esprit étaitorné déjà debeaucoupdecon-
naissances accessoires : d'histoire, de géographie, d'arithmé-
tique, et de dessin même. En un mot, c'étaient des enfants
véritablement instruits de tout ce qu'ils devaient savoir : ils
répondaient à toutes mes questionsavec assurance ; je lisais,
dans la vivacité de leurs regards, la certitude heureuse




496 LIV. IV. — CH. II . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


qu' i ls avaient de leur petite s c i ence , et leur ardeur pour en
conquér i r une nouve l le .


Et quand enfin je les avais admis à l 'étude des humanités,
quand j e leur déclarais qu' i ls en étaient d ignes et capables ,
quand la langue latine et la langue grecque leur apparais -
saient, c'était pour eux un bonheur , c'était une g lo ire et non
pas un suppl i ce , c'était c o m m e un champ nouveau ouvert
devant leurs j eunes esprits , c'était c o m m e une brillante c o n -
quête p r o p o s é e à leur ardeur .


De huit à dix o u onze ans à peu près , i ls avaient d o n c reçu
une forte instruction pr imaire . De dix ou onze à seize ou
d ix - sept , ils parcouraient l ibrement , g lor ieusement m ê m e ,
tout le cours des humanités ; d e seize à dix-huit o u dix-neuf,
leur Educat ion intellectuelle se couronnait par l 'étude des
sc iences et de la phi losophie ; et enfin, à d ix -neu f ou vingt
ans , ces j eunes gens étaient prêts à tout, et, sauf une o u
deux except ions , j e ne les ai jamais v u refuser à leurs e x a -
m e n s .


C'est ainsi que j ' a i fait, toutes les fois que la sagesse des
parents m e le permettait , et c 'est ainsi qu 'on devrait toujours
faire. Par là, on rendrait un service cons idérable à la j e u -
nesse , aux famil les , au pays : on ferait disparaître ce système
abrutissant e t t y r a n n i q u e que j 'ai s i gna lé ; et avec lu i , j u s -
qu 'au n o m de ces tristes classes de 10 e , de 9 e , et m ê m e de 8« ,
qui ne sont p o u r les enfants qu 'un temps perdu et od ieux ,
après lequel i ls ne savent ni le français , ni le lat in, ni le
g r e c ' , et dev iennent surtout, d 'ai l leurs, incapables de r ien
a p p r e n d r e , de rien savoir autre chose .


1 . Hélas ! me disait avec douleur un des professeurs les plus distingués
de l'Enseignement officiel : Ils ne les savent pas même après la rhétorique.


Les statistiques révèlent, en effet, que plus de la moitié des jeunes
gens élevés dans les établissements d'instruction publique en France, et
qui se présentent chaque année au baccalauréat, sont refusés, ne sont
pas même admis à l 'examen, a cause des contre-sens et des fautes d 'or -
thographe grossières qu'ils font dans une version latine de quelques lignes.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 1 9 7


Mais, me dira-t-on, vous voulez donc modifier profondé-
ment le système général et l'ordre universel des études?


Non, je ne veux que deux choses :
4° Qu'un professeur soit un homme sincère, honnête, com-


patissant, et ne garde pas dans sa classe cinquante, soixante
élèves dont il ne s'occupe pas et ne peut s'occuper, et qui s'y
abrutissent ;


2° Qu'on ne condamne pas de pauvres enfants à étudier,
sans goût, sans aptitude, sans préparation, des langues sa-
vantes, à\ant le temps où ils en seront capables.


De plus, je crois que l'écriture, la lecture, la grammaire
nationale, l'histoire élémentaireetuniverselle,lagéographie,
la fable, le dessin, la musique, les éléments du calcul, les
notions les plus faciles et les plus intéressantes des sciences
naturelles, pourraient et devraient occuper plus agréable-
ment et plus utilement les premières années de la jeunesse
que l'étude du grec et du latin.


Je ne voudrais rien modifier dans le système des huma-
nités : c'est simplementici une question d'ordre et de temps.
Je me bornerais à reculer d'une année, ou même de deux,
l'étude du latin. Je commencerais plus tard, mais afin de
finir plus tôt. Cette étude, venant à son heure, serait tout à
la fois plus facile, plus prompte et plus sûre : le retard se
trouverait bientôt réparé. Non-seulement on saurait plus et
mieux, mais on saurait plus vite. Et par là, sans toucher au
système général des humanités, je n'aurais fait que déra-
ciner heureusement et renverser unemauvaise routine, une
habitude barbare, que favorisent, aux dépens de cet âge si
digne de compassion, la négligence des uns et la cupidité
des autres.


L'Etude des mathématiques est aussi devenue parmi nous
une des contraintes intellectuelles les plus malheureuses : je
dois en signaler le péril.


On s'étonne quelquefois en voyant certains élèves de nos




198 L I V . I V . — CH. I I . — D E L ' E N F A N T E T DU RESPECT
Ecoles savanles,de l'Ecole polytechnique elle-même, aboutir
à une médiocrité déplorable sous tous les rapports ; je ne
m'en suis jamais étonné. Ces pauvres jeunes gens subissent
les lois de leur faible nature,et les conséquences inévitables
de l'instruction prématurée qu'ils ont violemment reçue.


On les a appliqués à l'étude des sciences exactes, avant
que leur esprit, suffisamment développé et affermi, en fût
capable : ils n'ont pu en soutenir le poids ; les mathématiques
les ont écrasés; loin d'avoir jamais été élevés, par leurEdu-
cation, ils n'ont pas même été instruits : ils ont été dessé-
chés, épuisés, ruinés pour toujours.


Pour bien comprendre ceci, il faut se souvenir que les fa-
cultés de l'homme nepeuvent éclore, ni sedêvelopper toutes
que d'après les lois d'une progression successiveet mesurée.
Il n'entre pas dans l'ordre de la Providence qu'elles par-
viennent toutes en même temps à leur force, à leur maturité,
à leur puissance naturelle.


Aussi on voit apparaître d'abord la mémoire ; puis Y ima-
gination se révèle ; puis la sensibilité movhle. Rien n'est plus
tardif chez les enfants que Vidée. Ils ont certaines idées na-
turelles ; mais ce sont presque toujours des idées d'imagina-
tion : rien n'est plus rare chez eux que Vidée savante, et les
opérations purement intellectuelles. Vidée misante, qu'elle
toil abstraite ou complexé, les déconcerte presque toujours ;
en un mot, ehez eux laréflexion est singulièrement faible» le
j<*gbment très-môdiocre,etle*ti»»MtH«tsent suivi à peu près
impossible.


Dans cet état de choses, qu'arrive-t-il ?
Les mathématiques sont souvent une étude trop forte, trop


dure pour ces jeunes élèves.
Sans aucun doute, les mathématiques perfectionnent, af-


fermissent par un exercice vîgaureuxet utile, par unelabo-
rieuse gymnastique intellectuelle, la réflexion, le jugement,
le raisonnement ; mais elles exigent absolument que ces fa-




QtH EST DU A L A L I B E R T É DE S O N I N T E L L I G E N C E . 199
cultes aient déjà une certaine vigueur, un certain développe-
ment : autrement elles les écrasent.


L'expérience à cet égard m'a toujours donné la même lu-
mière. Je l'ai toujours observé : toutes les fois qu'on accorde
aux mathématiques une prédominance lyrannique ou préma-
urée dans l'Education, il en résulte de grands malheurs : la
ensibilité, l'imagination, ces deuxnobles et brillantes facul-


tés; compagnes de la raison, s'éteignent tristement; vous
mutilez cette aimable nature, quelquefois d'une manière ef-
frayante ; vous altérez sa dignité morale en même temps que
sa force intellectuelle.


En effet, les mathématiques, ainsi étudiées avant le temps,
nuisent même à celle des facultés qu'elles exercent aux dé-
pens des deux autres; car, en étouffant celles ci, elles enlè-
vent à celle-là tous les secours qu'elle pouvait attendre de
ses deux compagnes ; et la raison elle-même se dessèche sans
pour cela se fortifier davantage.


Bien plas, comme les matbêmaiiqaes n'exercent, }& p)us
souvent, la justesse de l'esprit que sur des abstractions ma-
térielles ou géométriques, quand le sentiment des choses mo-
rales n'est pas fort dans une âme, elles le troublent et quel-
quefois même elles l'altèrent.


Non-seulement elles ravissent à cette intelligence la grâce,
l'éclat, la générosité, la chaleur que lui auraient communi-
qués l'imagination et la sensibilité ; mais elles lui enlèvent
aussi la justesse morale, c'est^à-xlire la vraie grandeur de
l'âme et toute la noblesse de l'intelligence humaine.


J'ai dit que c'étaient là de grands malheurs,et je le main-
tiens : oui, c'est un grand malheur pour un jeune homme et
pour sa famille; car, enfin, que fait-on parla?


On fait quelquefois un mathématicien de plus, mais sou-
vent aussi un homme de moins.


Et, comme je l'indiquais plus haut, on est souvent con-
damné à regretter l'absence de l'un et de Vautre.




200 LIV . IV. — CH. II . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Certes, je ne suis pas de ceux qui dédaignent les sciences
humaines et les écoles savantes. VEcolepolytechnique a rendu
des services à notre pays, et ses professeurs sont une de nos
gloires. Oui, les savants sont dignes de tous les encourage-
ments, de tous les plus nobles prix de l'intelligence et du
travail. J'ai toujours admiré avec respect ces forts et géné-
reux esprits dont les profondes investigations, dont les puis-
sants calculs s'élèvent jusqu'aux cieux et descendent jus-
qu'au fond des abîmes, dont les merveilleuses découvertes
s'étendent aux siècles les plus éloignés, pénètrent toute la
nature et lui dérobent ses secrets les plus cachés ! Volontiers
je m'écrie :


Félix qui potuit rerum cognoscere causas !


Volontiers je rends un solennel hommage aux Laplace, aux
Bertholet, aux Lavoisier, aux Cuvier, et à tant d'autres ; car
je m'arrête : en parlant des morts, je m'approche trop des
vivants, et je ne veux pas blesser leur modestie par mes
louanges.


Mais c'est précisément mon admiration pour ces grands
noms de la science et mon respect pour la science elle-même
qui me font demander qu'on ne l'avilisse pas en la livrant
à de jeunes esprits encore trop peu dignes d'elle, et incapa-
bles d'élever un regard intelligent et sensible jusqu'à sa belle
lumière.


La science, qui devrait les éclairer, les stupéfait alors et les
aveu gle ; et, après ces déplorables et impuissantes tentatives,
ces pauvres jeunes gens sont souvent condamnés à ne plus
fixer sur les lettres et les sciences humaines que des yeux
affaiblis et stupides, et le regard incertain d'une intelligence
éteinte ou égarée.


Je ne puis oublier, d'ailleurs, que les princes de la science
et les plus grands génies philosophiques ont pensé et parlé
comme moi sur ce grave sujet.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 201


On me citait récemment ces étonnantes paroles de Descar-
tes : « L'étude des mathématiques rend impropre à la phi-
« losophie. »


Et j'ai lu moi-même dans les œuvres de ce grand homme :
« Il n'y a rien de plus vide que de s'occuper de nombres et
« de figures imaginaires, comme si on voulait s'arrêter à la
« connaissance de pareilles bagatelles ; et de s'appliquer à
« ces démonstrations superficielles avec tant de soin, qu'on
« se désaccoutume, en quelque sorte, de l'usage de sa rai-
« son '. « (Lib. deDir. inc., reg. 4.)


Qui ne sait la différence que Pascal met entre Vesprit de
justesse et Vesprit de géométrie ? Tout le monde a lu dans ses


I . Voici ce que raconte de Descartes le savant auteur de sa Vie :
« Il y avait déjà longtemps que sa propre expérience l'avait convaincu


« du peu d'utilité des mathématiques, surtout lorsqu'on ne les cultive que
« pour elles-mêmes, sans les appliquer à d'autres choses. Depuis l'an 1620,
o il avait entièrement négligé les règles de l'arithmétique. Les attaches
« qu'il eut pour la géométrie subsistèrent un peu plus longtemps dans son
« cœur ; mais on peut dire qu'elles étaient déjà tombées en 1623, s'il est
« vrai qu'en 1638 il y avait déjà plus de quinze ans qu'il faisait profes-
« sion de négliger la géométrie. (P. 402 du t. III de ses Lettres.) i II ne fut pas surpris de voir que la plupart des habiles gens, même
« parmi les génies les plus solides, ne tardent point à négliger ou a r e -
« jeter ces sortes de sciences comme des amusements vains et puérils,
« dès qu'ils en font les premiers essais.


o II ne trouvait rien effectivement qui lui parût moins solide que de
« s'occuper de nombres tout simples et de figures imaginaires, comme si
« l 'on devait s'en tenir à ces bagatelles sans porter la vue au delà. Il y
« voyait même quelque chose de plus qu'inutile, et il croyait qu'il était
« dangereux de s'appliquer trop sérieusement à ces démonstrations s u -
« perficielles, que l'industrie et l 'expérience fournissent moins souvent
« que le hasard, et qui sont plutôt du ressort des yeux et de l'imagina-
« tion que de celui de l'entendement. Sa maxime était que cette applica-
« tion nous désaccoutume insensiblement de l'usage de notre raison et
« nous expose a perdre la route que sa lumière nous trace. (De Direc-
<•• tione ingenii, reg. i.)


« Voilà une partie des motifs qui le portèrent à renoncer aux mathé-
« matiques vulgaires. » (BAILLET, Hist. de Descartes, p . 111 et 112, édit
de 1691, liv. II, ch. v i , in-4".)




202 LIV. IV. — CH. 11. — DE L'ENFANT ET VU KESPECT


Penséesle fameux passage où, tout en exaltant les mérites de
la géométrie, il se moque des géomètres, qui ne sont que géo-
mètres, et les trouve ridicules, faux et insupportables, à cause
qu'ils veulent traiter géométriquement les choses fines.


Leibnitz a aussi exprimé son sentiment sur ce point, avec
toute la gravité et l'élévation ordinaire de ses vues. Après
avoir parlé de l'époque où quelques auteurs célèbres tour-
nèrent les esprits vers l'étude de la nature et des mathéma-
tiques, il ajoute :


'« Ce n'est pas ici le lieu de faire connaître en quoi ce genre
« d'étude me paraît aujourd'hui défectueux, et comment il
« arrive que les disciples de quelques-uns de ces grands
« hommes, au milieu de tant de secours, ne font pourtant
« rien de mémorable. Je me contente d'observer que, depuis
« cette époque, l'étude de l'antiquité et l'érudition solidesont
« tombées dans une espèce de mépris. » (Lettre de LEIBNITZ
à M . H U E T , èvêque d'Avranches.)


Bossuet était du même sentiment, et il l'exprimait à sa
manière dans une lettre adressée, le 21 mai 1687, à un jeune
mathématicien :


« Croyez-moi, Monsieur, pour savoir delà physique et de
« l'algèbre, et pour avoir même entendu quelques vérités
« générales de la métaphysique, il ne s'ensuit paspour cela
« qu'on soit fort capable de prendre parti en matière de
« théologie. »


Fénelon parlait encore plus ênergiquement :
« Défiez-vous, ècrivait-il, des ensorcellements et des attraits


« diaboliques de la géométrie.-» T. V, page 514, Correspon-
« dance.)


Il ne voulait pas que M. le duc de Bourgogne étudiât
trop les mathématiques, de peur qu'elles ne lui fissent perdre
un temps infini à des recherches vaines et ne le rendissent
TROP PARTICULIER. (Correspondance, IIe vol., Mémoires sur
l'Education du duc de Bourgogne.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SON INTELLIGENCE. 203


Certes, après de telles autorités et de telles raisons, on
me permettra d'ajouter en finissant:


C'est un grand malheur pour une nation lorsqu'un entraî-
nement irréfléchi fait prédominer avant le temps les mathé-
matiques dans les études de la jeunesse : si ces études réus-
sissent, on aura peut-être un grand nombre de géomètres
exacts et d'ingénieurs utiles ; mais un grand nombre aussi
d'hommes médiocres Une école spéciale passera pour la
haute école des intelligences du pays ; on oubliera qu'il y a
une justesse et une hauteur de vue profondément désirables
dans la société humaine, et qui ne sont pas seulement la
hauteur des mathématiques et la justesse de la trigonomé-
trie : toutes les ambitions, tous les efforts se tourneront de
ce côté : chaque année, plusieurs milliers de jeunes intelli-
gences de treize à dix-huit ans seront condamnés à inter-
rompre toute Education intellectuelle et morale, tout déve-
loppement de la pensée et de la parole, pour se dévouer
uniquement à l'algèbre, à la géométrie : chaque année, on les


1. La France en a déjà fait, tout au commencement de ce siècle, une
première et déplorable expérience. Voici ce que vient d'en publier M. A.
Poirson, un des membres les plus éminents du corps enseignant :


« Ce nouveau plan d'enseignement public, où prédominaient les sciences
« mathématiques, produisit les résultats les plus prompts, les plus déplo-
« rabies, et les plus faciles à constater. En six ans, l'on eut une jeunesse
« presque entière d'une honteuse ignorance. Quelques écoles particu-
€ lières entretinrent encore, par exception, quelques faibles restes de
« lumière ; mais, sur tous les autres points de la France, elles s 'éteigni-
« rent. En 1800, les examens subis par les élèves des écoles spéciales
€ du gouvernement, arrivés au delà de leur vingtième année, apprirent
« au pays épouvanté que des sujets prêts & entrer dans les fonctions
« publiques se trouvaient hors d'état, par leurs connaissances littéraires,
« de rendre leurs idées, de s'exprimer dans leur langue d'une manière
« claire et correcte, défaire un rapport intelligible et sans fautes d'ortho-
« graphe. Ce n'était plus seulement l'empire de l'intelligence qui était
« menacé dans notre pays . . . . »


{Recueil des Lois et Règlements sur l'Instruction publique, t. I " , p . 3 7 ,
3 8 , 46, il. — Exposé des motifs de la loi de 1802, par FOURCROT, t . It,
p. 62 ,— FOUBCY, Histoire de l'École polytechnique, p . 214 . )




204 LIV. IV. — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


verra se présenter à des examens impossibles presque pour
tous ; quelques centaines de candidats seront reçus à grand'
peine, et tous les autres retomberont découragés sur eux-
mêmes, sur leurs études mutilées, sur leurs facultés affai-
blies, sur leur jeunesse épuisée, sur leur avenir perdu !


Mais que faire?... faudra-t-il donc fermer toutes ces
écoles, qui préparent à tant'de services publics importants,
où se recrutent, chaque année, pour l'artillerie, la marine,
les mines, les ponts et chaussées, la grande construction
navale, etc., les hommes destinés à imprimer la direction à
tous ces grands travaux ?


Non, sans doute : mais ce qu'il faudrait, ce serait de retar-
der assez l'époque d'admission à ces écoles, pour que les
jeunes gens qui y aspirent puissent s'élever à toute la hau-
teur delà science, sans être accablés, avant le temps, par
des travaux au-dessus de leurs forces.


Voilà ce qu'il faudrait, et ce que personne, je l'affirme, ne
contestera.


Tout ira mieux alors : nous n'aurions pas moins de sa-
vants : nous aurions au contraire plus de vrais savants ; et
on ne ferait plus subir à toute une généreuse et ardente
jeunesse, à la liberté de ses goûts et de ses dégoûts les plus
légitimes, la plus odieuse contrainte intellectuelle qui ait
jamais été imaginée !


CHAPITRE I I I


De l'Enfant et du respect qui est dû à la liberté de
sa volonté.


J'ai signalé les graves dangers de la contrainte intellec-
tuelle : les dangers de la contrainte morale sont plus redou-
tables encore.




Q U I E S T DU A L A L I B E R T É D E S A V O L O N T É . 205
Certes, il ne semble guère que ce soit dans un pays et dans


un siècle comme les nôtres que la liberté morale de la jeu-
nesse puisse être sérieusement menacée. Toutefois, qu'on
ne se hâte pas de se fier aux apparences, on s'y tromperait
peut-être cruellement; il y a ici bien des erreurs possibles ;
et j'en ai vu des conséquences si désastreuses, qu'on me
permettra tout au moins de les signaler rapidement.


Je le dirai d'abord : les meilleures Educations, les plus
soignées, les mieux faites, ont toujours eu ici à se précau-
tionner contre elles-mêmes.


Que voit-on, en effet, dans la plupart des Educations, dit
Fénelon? Nulle liberté, nul enjouement, toujours leçons,
silence, posture gênée, correction et menaces. On demande
souvent aux enfants, ajouta-t-il, une exactitude et un sérieux
dont ceux qui l'exigent seraient incapables. Ceux qui gou-
vernent les enfants, disait-il encore, ne leur pardonnent
rien et se pardonnent tout à eux-mêmes.


On le comprend donc, ce n'est pas ici une dissertation
oiseuse •. rien n'est plus pratique, rien n'est plus important;
et je crois utile de rappeler, en ce moment, les principes qui
dominent la question.


Si l'Education, comme nous l'avons vu, est essentielle-
ment l'œuvre de l'autorité et du respect, c'est essentielle-
ment aussi l'œuvre de la liberté humaine ; mais c'est surtout
l'Education religieuse et morale qui n'est pas, qui ne peut
jamais être l'œuvre de la contrainte et de la violence.


Sans doute, il faut que l'autorité soit au fond toujours
grave et forte ; mais il faut aussi que son action ait toujours
quelque chose de doux et de souple, selon l'admirable
expression des saints livres ; Attingens ad finem fortiter,
suaviterque disponens omnia.


Platon parle quelque part des fils divers qui doivent en-
chaîner notre vie. Il y en a de fer, dit-il, qui sont roides et
durs, mais il y en a un qui est d'or et plein de douceur : c'est




Î06 LIV. IV . — CH. III. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


le fil de la raison. Je dirai volontiers que l'Éducation doit
avoir la souplesse et la force d'une chaîne d'or, qui laisse
à celui qu'elle retient la liberté de ses mouvements, et ne se
fasse sentir à lui qu'au moment périlleux où il pourrait
s'éloigner du bien ou se précipiter dans le mal.


Sans doute il faut que l'Education morale excite les en-
fants, mais sans leur faire violence. Il faut qu'elle les re-
tienne, mais sans les contraindre : en un mot, il faut que les
enfants soient libres, sous l'action puissante, active et vigi-
lante de l'Education. Il faut savoir décider, contenir, arrêter
ou diriger leur volonté, former leur conscience et leur cœur,
mais sans forcer, sans altérer leur nature. C'est ce que
Quintilien exprimait autrefois par cette parole : Studium
discendi, voluntate, quœ cogi non potest, constat.


L'étude, la vertu, l'éducation dépendent uniquement de la
volonté qui ne souffre pas de contrainte.


11 faut leur faire vouloir, leur faire choisir, leur faire ai-
mer librement le bien, le vrai, le juste, l'honnête, le grand :
je dis librement, car on n'aime, dit Fènelon, qu'autant qu'il
plait d'aimer. Pour cela, il faut entrer au fond du cœur de
ces enfants, il faut en avoir la clef, il faut en remuer tous
les ressorts, il faut les persuader; il faut une douce insi-
nuation et des soins paternels; il faut être un père, il faut
être une mère ; il faut, en un mot, le grand art de l'Educa-
tion des âmes, qui est de se faire aimer et de gagner la
confiance, pour parvenir à la persuasion.


Il faut comprendre que toute indignation, toute impa-
tience, toute dureté, toute rigueur est antipathique à cette
œuvre : l'autorité sèche et absolue, la discipline militaire,
la force matérielle, dont je parlais naguère, n'en viendront
jamais à bout.


Ah! sans doute, comme le disait encore Fénelon, il est
plus facile de reprendre que de persuader, il est bien plus
court de menacer que d'instruire ; il est plus commode à la




Q U I E S T DU A L A L I B E R T É D E S A V O L O N T É . 207
hauteur et à l'impatience humaines de frapper sur ceux qui
résistent, que de les plier doucement à la voix de la raison;
mais qu'arrive-t-il alors? Chacun se tait, chacun souffre,
chacun se déguise, chacun agit et paraît vouloir; mais rien
n'est vrai, rien n'est réel, rien n'est sincère. L'Éducation
morale est absente. On supporte impatiemmentla violence,
et en la supportant on la hait, et elle est effectivement haïs-
sable ; et que deviennent alors l'autorité et le respect?


Fènelon avait un si profond, un si délicat ménagement
pour les enfants, pour la liberté comme pour la dignité de
leur nature, qu'il voulait non-seulement qu'on n'agît pas
de force avec eux, mais même qu'on discutât souvent leurs
raisons, qu'on les fit parler sur les besoins de leur Éduca-
tion, pour éprouver leur discernement et pour leur faire
goûter les choses qu'on veut qu'ils fassent.


Et n'est-il pas, en effet, manifeste que ce qu'ils font sans
le goûter et sans le vouloir, que ce qu'ils lont par force ne
leur profite point, et le plus souvent leur fait mal, comme
ce qu'on les oblige à manger sans faim et qui les dégoûte.


Il n'y a que ce qu'ils acceptent avec amour, que ce qui
entre naturellement dans leur esprit et dans leur cœur, qui
nourrisse véritablement leur âme, qui se change en leur
propre substance, qui devienne, si j'ose le dire, leur esprit
et leur cœur.


Le seul vrai but de l'Éducation morale, c'est de persuader
les esprits et les cœurs, et de les élever par l'amour sincère
de la vertu. Comment peut-on espérer de parvenir à:ce but
par la force matérielle, par la crainte servile, par l'autorité
impérieuse?


Non : si on veut rendre les enfants raisonnables, il faut
leur parler raison, et ils l'entendent; si on veut les rendre
vertueux, il faut agir de confiance avec eux, et ils en sont
touchés, reconnaissants, joyeux. Fénelon allait jusqu'à
dire : / / faut que la joie et la confiance soient leurs dispasù-




208 L1V. IV. — CH. III . — DE L 1 ENFANT ET DU RESPECT


lions ordinaires. En effet, une âme menée par la crainte
est toujours une âme faible; la crainte ne fera jamais que
des Éducations gênées, et par conséquent superficielles. La
plupart des enfants qu'on a élevés de la sorte sont encore à
recommencer, quand leur Éducation semble finie. Après dix
ans, rien n'est fait.


On s'effraye quelquefois des enfants vifs et turbulents :
pour moi, ils ne m'ont jamais inspiré de crainte. J'avais bien
plus peur de ceux que je nommais des eaux dormantes.


Après les expériences dont j'ai parlé au chapitre des
Enfants gâtés, on sera peut-être moins étonné de ce que je
vais dire. La vérité est que je n'aimais pas les enfants qui
n'avaient jamais fait usage de leur liberté contre moi ; c'é-
taient ceux-là qui m'inquiétaient, c'était pour eux que je
redoutais les incertitudes de l'avenir et l'éveil des passions
encore assoupies!


Quelle faute c'est de ne pouvoir rien souffrir des enfants !
Laissez, donc jouer un enfant, disait autrefois Fénelon,


avec une certaine vivacité d'humeur, à ces parents, à ces
instituteurs impatients qui reprochent toujours à leurs élèves
de faire trop de bruit.


Mais ne comprenez-vous pas que cet âge a besoin, avant
tout, de bruit, d'espace, de soleil, de mouvement? Il suffit
de les voir pour le comprendre ; c'est leur nature, c'est leur
vie. Donnez-leur donc une vaste cour, des jardins, des pro-
menades : autrement, vous les mettez au supplice. Faites
disparaître les murailles et les barrières ; c'est à la cam-
pagne, au milieu des champs et de la verdure que devraient
être élevés les enfants.


N'est-il pas étonnant qu'ils puissent se décider, chaque
jour, à dix ou onze heures de travail et d'immobilité? Au
moins ne leur disputez pas la liberté de leurs délassements.
Regardez- les alors : ils font plaisir à voir: car c'est la liberté
même, la plus vive et la plus aimable, et aussi la plus inno-




Q U I E S T D U A L A L I B E R T É D E S A V O L O N T É . 209
cente. Ils sont contents, pourvu qu'ils changent de place ;
laissez-les faire : un volant ou une boule suffit, disait agréa-
blement Fénelon ; aujourd'hui, c'est une balle ou un cer-
ceau. Gardez-vous donc bien de les gêner dans leurs jeux;
gardez-vous de leur interdire les récréations bruyantes. Ce
qu'ils aiment le mieux, ce sont les divertissements où le corps
est en grande activité : aimez-le comme eux. Un jour leur
corps sera moins disposé à se remuer : en attendant, prenez
les comme ils sont, ou ne vous chargez pas de leur Éduca-
tion, car, que peuvent-ils faire, sinon supporter impatiem-
ment votre contrainte, et courir ardemment après leurs jeux,
dès qu'ils le pourront1 ?


Pour moi, je ne demandais à nos enfants qu'une chose,
c'était de ne pas faire entendre des cris sauvages; et encore
quand le temps semblait sombre et que leur humeur y était, je
savais les tolérer, me réservant de les avertir à cet égard quel-
ques jours seulement après, et quand ils n'y pensaient plus.


Sans doute, on peut et on doit quelquefois modérer les en-
fants dans leurs jeux. On peut, quelquefois encore, les diri-
ger, les inspirer ; mais c'est toujours fort délicat. Ce qu'il y
a de mieux, c'est de les laisser libres de jouer comme ils
l'entendent. Se mettre en peine de leurs plaisirs est presque
toujours une peine perdue : ils en inventent assez d'eux-
mêmes, il suffit de les laisser faire : on ne doit tout au plus
leur offrir que des ouvertures, mais qu'ils se sentent tou-
jours libres : c'est leur besoin, c'est leur droit. Vouloir for-
cer, décider leurs goûts là-dessus, vouloir, même par bonté,
et afin qu'ils s'amusent davantage, les faire jouer à sa guise,
c'est continuer la classe pendant la récréation; ce n'est pas
comprendre que la récréation est le délassement légitime de
la classe, que cette liberté d'un moment est le juste, le néces-
saire dédommagement d'une si longue contrainte,- c'est s'ex-


1. FÉNELON.


É . . T. ii




240 L1V. I V . — CH. I I I . — DE L'ENFANT E T DU RESPECT
poser à entendre le plus turbulent d'entre eux venir, avec
une naïveté respectueuse, dire ce que j'ai entendu une fois
et que je n'ai jamais oublié : Si vous saviez, Monsieur le su-
périeur, comme ça nous ennuie de nous amuser comme ça !
Cet aimable petit impertinent avait raison.


Ah ! que l'immortel ami de la jeunesse, dont j'aime tant à
citer ici le nom et les paroles, pensait différemment I Non-
seulement il voulait qu'on laissât les enfants jouer librement
dans leurs heures de récréations, mais il allait jusqu'à vou-
loir pour les jeunes enfants qu'on cachât Vétude sous Vappa-
rence de la liberté et du plaisir.


Mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne semontre
à eux que par intervalles et avec un visage riant : gardez-
vous de les fatiguer par mie exactitude indiscrète.


Souffrons, disait-il encore, que les enfants interrompent
quelquefois l'étude par de petites saillies de divertissement.


« Us ont besoin de ces distractions pour délasser leur
« esprit...


« Une libre curiosité excite bien plus leur esprit que la
« contrainte...


« Laissons leur vue se promener un peu ; voir, pour un
« enfant, c'est vivre. Permettons-leur même, de temps en
« temps, quelque digression ou quelque jeu, afin que leur
* esprit se mette au large: puis, ramenons-les doucement au
« but : une régularité trop exacte pour exiger d'eux des étu-
« des sans interruption leur nuit beaucoup.


« Souvent ceux quLles gouvernent affectent cette régula-
« rite, PARCE QU'ELLE LEUR EST PLUS COMMODE qu'une Sujétion
« continuelle à profiter de tous les moments. »


Un des inconvénients les plus graves et les plus fréquents
des Educations contraintes, c'est de jeter les enfants dans le
découragement, quelquefois dans le désespoir; de briser en
eux les ressorts les plus puissants de la sagesse et de la vertu.
On obscurcit leur esprit, on abat leur courage : s'ils sont




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOLONTÉ. 211


vifs, on les irrite ; s'ils sont mous, on les rend stupides *.
Sans cloute, il y a telles natures avec lesquelles la crainte est
nécessaire; mais il ne faut l'employer alors que comme on
emploie les remèdes violents dans les maladies extrêmes ;
car on court toujours le péril d'altérer le tempérament et
d'user les organes.


J'insiste sur ce point, parce que rien n'est plus difficile à
persuader, surtout au* jeunes instituteurs, aux jeunes pro-
fesseurs : et cependant, tous les hommes les plus éminents
sont unanimes à cet égard.


« C'est par la douceur et la persuasion qu'on doit porter
« les enfants à l'amour du bien, disait un ancien ; jamais par
« des punitions dures et humiliantes : ces mauvais traite-
ce ments les découragent et les rebutent. »


Quintilien a aussi admirablement exprimé les périls de la
contrainte intellectuelle ou morale dans l'Éducation :


« Rien n'abat si fort l'esprit des enfantsque d'avoir un maî-
« tre trop sévère et trop difficile à contenter ; alprs ils se cha-
« grinent, ils se désespèrent, ils prennent tout en haine ; la
« crainte, qui ne les quitte plus, les empêche de faire aucun
« effort. Imitons les vignerons qui épargnent la vigne tandis
« qu'elle est encore tendre: ils se donnent bien garde alors
« de la tailler, car ils savent qu'elle appréhende le fer et
« qu'elle ne peut souffrir la moindre blessure...


« Je ne suis pas si mal instruit de la portée et des inclina-
» tions de chaque âge, que de vouloir qu'on presse sévère-
« ment un enfant et qu'on lui demande tout d'abord la pér-
it fection de son ouvrage ; car il faut se garder surtout de lui
« faire haïr les sciences, dans un temps où il ne peut encore
« les aimer, de peur qu'il ne soit rebuté pour toujours par
« l'amertume qu'on lui aura fait une seule fois sentir2. »


1 . FÉNELON.


1 . Ne illud quidem quod admoneamus indignum est, ingénia puerorum
nimia intérim emendationis seyeritate deficere ; mm et desperant et do-




212 L I V . I V . — C H . I I I . — D E L ' E N F A N T E T DU R E S P E C T


C'était aussi la pensée de Sénèque : « Est-il juste de corn-
ée mander à des enfants avec plus de vigueur et de dureté
« qu'aux animaux dépourvus de raison ? Un habile écuyer
« n'effarouche par son cheval par des coups redoublés; il le
« rendrait ombrageux et rétif, si, de temps en temps, il ne
« lui faisait sentir une main caressante. De même, un sage
« instituteur ne menace pas sans cesse ses élèves : une crainte
« servile èmousserait leur courage, éteindrait leur ardeur '.»


Mais il y aun péril bien plus grand encore dansla contrainte
morale, c'est de faire des hypocrites. Les enfants sont natu-
rellement timides et pleins de fausse honte ; ils sont, il est
vrai, naturellement aussi simples et ouverts ; mais si peu
qu'on les gêne ou qu'on leur fasse peur, ils se contraignent
et ils ne reviennent plu s à leur première simplicité. Le moyen
de prévenir un si grand mal est de les accoutumer à dire in-
génument leurs inclinations sur toutes les choses permises:
pour cela, il faut leur laisser une grande liberté d'exprimer
ce qu'ils pensent et de découvrir le fond de leur âme ; autre-
ment on étouffe en eux cette première naïveté des mouve-
ments naturels qui est si précieuse.


Si on ne les laisse jamais libres de témoigner leur ennui, si
on les assujettit toujours, si on les force à goûter certaines
personnes maussades ou certains livres ennuyeux qui leur
déplaisent ; si on les reprend avec âpreté, dès qu'ils se mon-
trent naturellement ce qu'ils sont, tout est bientôt alors pour
eux source de dissimulations et motif de déguisement.


lent, et novissime oderunt, et quod maxime nocet, dum omnia timent,
nihil conantur. Quod etiam rusticis notum est, qui frondibus teneris non
putant adhibendam esse falcem, quia reformidare ferrum videntur, et ci~
eatricem nonium pati posse. (QUINT.IL., t. I, p . 2 4 5 . )


Nec sum adeo xtatum imprudens, ut instandum teneris protinus acerbe
putem, exigendamque plenam operam. Nam idinprimis cavere oportebit,
ne studia, qui amare nondum potest, oderit, et amaritudinem semel per-
ceptam etiam ultra rudes annos, reformidet. (QUINTIL., t. I, p. 3 4 . )


1 . SÉNÈQUE, t. X, p. 88.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOLONTÉ. 2 1 3


Ils deviennent politiques, cachés, indifférents au bien, et
secrètement inclinés au mal ; ils ont beau paraître plus do-
ciles que les autres enfants du même âge, ils n'en sont pas
meilleurs. Que dis-je ? vous leur avez appris à contraindre
extérieurement toutes leurs inclinations : qu'arrive-t-il ?
Toutes leurs mauvaises habitudes, tous leurs défauts crois-
sent et mûrissent en silence. Leur souplesse cache une vo-
lonté rebelle ; leur caractère dissimulé les dérobe à tous les
regards, vous ne les voyez jamais dans leur état naturel; ja-
mais vous ne les connaissez à fond, et enfin leur mauvaise
nature ne se déploie tout entière que quand il n'est plus
temps de la redresser.


C'est dans la crainte de toutes ces désastreuses consé-
quences que Fénelon disait autrefois :


« Ne prenez jamais sans une extrême nécessité un air
« austère et impérieux qui fait trembler les enfants. Vous
« leur fermeriez le cœur, et leur ôteriez la confiance, sans
« laquelle il n'y a nul fruit à espérer de l'Education. Faites-
« vous aimer d'eux ; qu'ils soient libres avec vous, et qu'ils
« ne craignent point de vous laisser voir leurs défauts.
« Pour y réussir, soyez indulgent à ceux qui ne se déguisent
« point devant vous. Ne paraissez ni étonné, ni irrité de
« leurs mauvaises inclinations ; au contraire, compatissez
« à leurs faiblesses. Quelquefois, il arrivera cet inconvénient
« qu'ils seront moins retenus par la crainte ; mais à tout
« prendre, la confiance et la sincérité leur sont plus utiles
« que l'autorité rigoureuse.


« D'ailleurs, l'autorité ne laissera pas de trouver sa place,
« si la confiance et la persuasion ne sont pas assez fortes ;
« mais il faut toujours commencer par une conduite ou-
« verte, gaie et familière. »


Mais, me dira-t-on, est-ce qu'il ne faut jamais user de
fermeté dans l'Éducation ? Certes, je suis très-loin de pen-
ser ni de vouloir rien de semblable.




2 H L1V. IV. — CH. III . — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


Je l'ai dit déjà : l'Éducation est une oeuvre de FERMETÉ. Je
ne sache pas une œuvre humaine qui en demande davan-
tage, et dans le deuxième volume de cet ouvrage, je traiterai
bientôt de cette grande et indispensable qualité de l'institu-
teur. Mais je le dirai dès ce moment : la fermeté n'est pas
la violence.


Je ne sais rien de plus ferme que eequi est doux, ni rien
de plus faible que ce qni est violent.


Mais c'est surtout quand il est question de la conscience
qu'il faut persuader les enfants de leur faire vouloir le bien,
de manière qu'ils le veulent librement et indépendamment
de la contrainte.


C'est surtout quand il est question dé la Foi, de la Reli-
gion, de la Piété, qu'il faut prendre garde d'user avec eux
de violence. Nulle puissance humaine, dit éloquemment Fé-
nelon, ne peut forcer le retranchement impénétrable de la
liberté d'un cœur. Et qu'on ne s'y trompe pas : un cœur de
douze ans a ici une force de résistance incroyable. La con-
trainte fera tourner infailliblement pour eux la Foi en un
langage faux, la Piété en des formalités odieuses, la Reli-
gion en un joug d'hypocrisie accablant.


On ne parviendra qu'à s'en faire mépriser, si on les oblige
à jouer un personnage mensonger là où il importe plus que
partout ailleurs à la liberté morale d'agir dans toute sa plé-
nitude.


Non, non ; il faut que les enfants touvent spontanément
la Religion belle, aimable, auguste. Vous avez beau faire :
s'ils en ont une idée triste et sombre, si la piété et la vertu
leur apparaissent sous l'image affreuse delà violence, tan-
dis que le dérèglement se présente à eux sous une figure
agréable et avec les apparences de la liberté, tout est perdu,
vous travaillez en vain.


Pourquoi l'immense majorité des enfants, au sortirdeséta-
blissements d'Instruction publique, se représentent-ils tou-




Q U I E S T DU A LA L I B E R T É DE SA V O L O N T É . 2 1 5
jours la Religion comme quelque chose de froid, de dur, de
maussade, de languissant? C'est qu'elle, n'a jamais écé pour
eux autre chose, c'est qu'on n'a jamais rien fait pour leur en
donner une autre idée ; c'est que, grâce à la contrainte offi-
cielle, ils n'ont jamais eu dans le cœur rien de libre, rien de
généreux, rien de spontané, rien de vrai pour la Piété et
pour la Foi. A.b.1 sans doute, je ne veux pas que, sous pré-
texiei.de respecter la liberté morale et religieuse de la jeu-
nesse, on la jette dans l'indifférence et dans le scepticisme :
cette, extrémité fait horreur. 11 suffit de la signaler pour la
flétrir ; mais je ne veux pas davantage que, sous prétexte de
leur donner une Education religieuse et morale, la Religion
devienne pour eux une forme extérieure, la Foi une étude
imposée, la Piété une habitude d'hypocrisie, et par là même
un horrible scandale.


Qui que vous soyez, prêtre ou laïque, instituteur ou père
de famille, quand il est .question de l'Education religieuse et
morale, des enfants, vous ne savez rien si vous ne savez que
commander, que contraindre, que faire exécuter la lettre de
la loi morale et évangélique. Vous n'avez pas même compris
les premiers éléments de l'Education des âmes ; vous n'avez
pas même la première idée de cette grande œuvre. Quand il
est question de Dieu et de la Religion, de l'homme et de sa
conscience, frapper, reprendre, corriger n'est rien : il faut
faire aimer ; mais prenez garde, pour cela il faut aimer vousr
même. Où en êtes-vous à cet égard? Permettez que je vous
le demande ?


Sans aucun doute, si vous ne voulez qu'afficher la Reli-
gion, s'il vous suffit de réduire ces pauvres enfants à accom-
plir exactement certaines actions extérieures, battez le tam-
bour ou sonnez la cloche, chacun se lève, chacun marche ;
si vous le voulez même, si vous avez du caractère et si on le
sait, chacun tremble, vous êtes obéi ; et de toutes les clas-
ses de votre établissement,]eYois s'avancer vers la chapelle,




2 1 6 L I V . I V . — CH. I I I . — D E L ' E N F A N T E T D U R E S P E C T


et arriver au pas, en rangs pressés, en escouades régulières,
tous vos élèves sous la conduite de leurs maîtres d'études.


Mais jè vous dirai, avec l'Archevêque de Cambrai : C'est
là une admirable police, et je veux une religion sincère. Où
est-elle? Qu'avez-vous fait pour elle ? Plus vous usez avec ces
enfants d'une froide et impérieuse contrainte pour leurfaire •
accomplir extérieurement leurs devoirs religieux, sans que
jamais l'inspection officielle les trouve en défaut, plus vous
les forcez à n'avoir qu'une Religion masquée et trompeuse.


Est-ce ce qu'on voudrait? Qui le pourrait dire? qui oserait
le croire? Pour moi, je ne l'ai jamais cru.


Et puis, quand cette contrainte odieuse a duré dix ans;
quand cet enfant, placé ainsi entre un aumônier qui prêche
et confesse, des professeurs qui ne croient pas, et un chef
d'établissement quifait tout marcher impérieusement, quand
cet enfant est devenu un jeune homme, — de sa quinzième
à sa vingtième année, — il se forme dans le fond de son cœur
une plaie secrète de haine et d'irréligion; il commence à se
douter qu'on luiajouêune odieuse comédie*, etilfaut quelques
fois vingt autres années pour faire revivre dans cette âme dé-
solée un rayon de foi religieuse, un souffle d'amour et de vie.


Certes, les choses que je signale ici sont d'ineffables mal-
heurs ; et cependant je n'ai pas tout dit encore.


Que si, en même temps qu'il y a contrainte au dehors
pour forcer à être religieux, il y avait contrainte au dedans,
contrainte au fond des âmes pour forcer à ne l'être pas! si
on était tout à la fois comme forcé à ne pas croire, et cepen-
dant obligé toujours à agir comme si on croyait !


S'il y avait des maisons d'Education* où les devoirs de la
Religion officielle fussent publiquement accomplis et secrè-
tement voués au mépris ; où la violence s'exerçât en faveur


1. M . DE LAMARTINE.


2 . Je me sers de ce nom : de telles maisons ne méritent pas un tel
nom ; mais je ne veux désigner rien ni personne.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOLONTÉ. 217


de l'incrédulité et du vice ; où la raillerie amère poursuivît
la vertu simple et naïve ; où l'enfance ne puisse aimer Dieu
sans êtrel'objet des plus insultantes railleries; où il lui faille
entendre chaque jour traiter la Foi de superstition, la Piété
d'hypocrisie et la Religion de fanatisme ; où elle ne puisse
prier sincèrement et se recueillir, sans s'exposer à d'indi-
gnes traitements ;


S'il y avait des maisons d'Éducation où les pauvres enfants
fussent obligés de se cacher pour recevoir leur Dieu ; où le
jour même de leur première Communion il fallût les déro-
ber aux regards et à la dérision de leurs camarades plus
âgés; si les maîtres s'étaient jamais rencontrés donnant eux-
mêmes des noms odieux aux témoignages les plus touchants
de la foi vive, aux derniers restes de la piété sincère appor-
tées aux familles;


S'il y avait des maisons d'Éducation où les mauvaises
mœurs fussent comme une nécessité et le naufrage de l'inno-
cence inévitable ; où la cause du mal ne fût pas seulement
dans les élèves, mais encore dans les domestiques et les sur-
veillants ; où les abus ne se propagent pas seulement par
l'exemple et la séduction, mais s'imposent même quelquefois
par la violence et la menace ' ;


Si tout cela était vrai, et s'il y avait, en même temps, un
pays où des parents chrétiens, où les pères et les mères de
famille se décidassent, par contrainte ou par indifférence, à
placer leurs enfants dans ces maisons, afin de les préparer
aux examens nécessaires d'une profession ou d'une carrière;


Et si dans ces même maisons, outre cette affreuse violence
d'immoralité et d'irréligion, la jeunesse était en même
temps condamnée à subir la contrainte intellectuelle, la plus


1 . On sait que c'est là ce que M. Lallemand, professeur de la Faculté
de médecine de Montpellier, et a ce titre investi de la confiance du Con-
seil de l'Instruction publique qui l'avait choisi , révélait sur ce point
«omme le résultat de ses observations les plus attentives.




218 L I V . I V . — CH. I I I . — D E L ' E N F A N T E T D U R E S P E C T
funeste qui fut jamais, sous les maîtres à qui le temps man-
que pour soigner et même pour connaître le plus grand nom-
bre de leurs élèves;


S'il était dans la destinée de beaucoup de ces pauvres en-
fants de végéter ainsi sous le poids d'un ennui désespéré,
dans la stupidité de l'esprit, dans l'abaissement continu du
caractère, dans l'anéantissement du cœur; détestant ces
lieux maudits comme on déteste une prison, et n'ayant plus
de vie et d'âme que pour soupirer après le jour de l'affran-
chissement;


Et si, au sortir de là et avant qu'ils puissent se présentera
l'entrée d'aucune carrière libérale, ces jeunes gens rencon-
traient encore devant eux un examen à subir, tel que la plu-
part d'entre eux vinssent y échouer misérablement et fus-
sent réduits ensuite à retomber sur eux-mêmes de tout le
poids de leur destinée manquée et de leur jeunesse flétrie ;


Si des générations entières étaientvouèes à ce déplorable
régime ;


Je demanderais quelle est la nation assez malheureuse
pour avoir à subir une tyrannie sociale aussi étrange; je de-
manderais quelle est cette jeunesse dévouée à un esclavage
intellectuel et moral aussi désastreux; je demanderais s'il
n'y a pas là quelque conscience opprimée et courageuse
pour jeter un cri de douleur; je demanderais ce que cette
nation a fait pour être jugée indigne de la plus noble des
libertés, qui est la liberiè. dBs.ftmes; je demanderais quel
est le nom de cette nation ; quelle est sa foi, ses croyan-
ces, sa place au soleil de la vérité et de la justice en ce
monde !


Je demanderais quelle est sa puissance cachée, mysté-
rieuse, effroyable, qui pèse sur ses destinées!


Je demanderais tout : je demanderais si cette nation a été
maudite un jour; si elle doit l'être toujours ; je demanderais
si ces pères de famille ont juré de n'être jamais pères, si




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 219


CHAPITRE IV


De l'Enfant et du respect qui est dû à la liberté de sa
vocation.


NUL N'EST ICI-BAS POIIK NE BIEN FAIRE; IL Y A UN ÉTAT,


UNE FONCTION, UN TRAVAIL POUR CHACUN


Je ne puis achever ce que je devais dire sur l'enfant et sur
îe respect qui est dû à la liberté de sa nature, sans traiter
atw question qui est ici la plus grave et la plus décisive, qui
se retrouve au fond de toutes les autres, et dont la solution
me paraît indispensable au parfait éclaircissement des diffi-
cultés que nous avons examinées jusqu'à ce moment.


Je veux parler de la grande question de la vocation et du
choix d?un état pour chacun.


On comprend que cette question intéresse au plus haut
point la liberté de l'enfant, son bonheur en ce monde et en
l'autre. Elle touche aussi à tous les plus grands intérêts de


ces mères ont oublié les droits et les devoirs sacrés de la
puissance maternelle :


Et si on me disait enfin : Mais c'est la grande, c'est la gé-
néreuse nation française; eh bien ! je me cacherais le vi-
sage dans mes mains, et je dirais avec un ancien :


JEtas parentum, pejor avis, tulil
Nos nequio.res, mox daturos
Progeniem vitiorem.




220 L i v . iv. — CH. iv. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


la famille et de l'ordre social. J'en dirai tout ce que je crois
nécessaire.


Je ne me laisserai point toutefois entraîner à des détails
qui pourraient être infinis ; mais, au moins, je poserai les
principes généraux et incontestables de la matière.


Il y a trois vérités certaines :


I " Nul n'est ici-bas pour ne rien faire : donc, il y a un tra-
vail, un ordre de fonctions quelconques, un état pour cha-
cun ;


2" Rien ici-bas ne se fait à l'aventure : la Providence y
gouverne tout, les plus petites choses, et à plus forte raison
les plus grandes : donc, il y a pour chacun et pour chaque
état une vocation de Dieu;


3° Enfin l'Éducation doit préparer chacun à son état, à sa
vocation : c'est la conséquence de ce qui précède.


4° NUL N'EST ICI-BAS POUR NE RIEN FAIRE.


Je demande à mes lecteurs de vouloir bien me suivre re-
ligieusement dans toutes les graves et profondes considé-
rations queje dois mettre sous leurs yeux. C'est ici surtout
que j'ai besoin d'invoquer leur attention la plus sérieuse et
la plus recueillie. Les choses que j'ai à dire seront parfois
très-délicates, peut-être même pénibles; je les dirai avec
ménagement, mais cependant avec la simplicité et la fran-
chise que me commandent ma conscience,les grands intérêts
que je traite et même mon respectueux dèvoûment pour
ceux dont je vais parler.


II y a diverses sortes de parents qui se décident, avec une
singulière bonne foi, à ne rien faire faire à leurs fils en ce
monde ; et qui, pour se justifier, mettent en avant des mo-
tifs ou des prétextes, des raisons ou des erreurs de diverses
natures.


J'en ai rencontré de très-vertueux, qui avaient horreur de




q u i e s t d u A LA l i b e r t é d e SA VOCATION. 22f


la société corrompue du siècle présent, et qui" disaient :
Tous les états sont périlleux. En des temps pareils, il n'y a
rien à faire que son salut. Puisque nos enfants sont con-
damnés à traverser ce triste monde, ils en éviteront du moins
le plus possible la contagion. — Cette classe de parents est,
il est vrai, peu nombreuse.


J'en ai vu d'autres qui disaient : Je ne puis rien faire faire
à mes fils par le temps qui court. Mes opinions politiques s'y
opposent : mon honneur, l'honneur de ma famille, ne me le
permet pas.


Ceux-là se rencontraient plus fréquemment, il y a quel-
ques années ; les circonstances qui leur dictaient ce langage
ont changé.


J'ai vu enfin des pères de famille en bien plus grand nom-
bre qui croyaient trouver pour leurs fils, dans leur fortune,,
une raison suffisante pour les dispenser de tout travail sé-
rieux, et les laisser ici-bas sans rien faire.


C'est à ceux-ci que je réponds d'abord.
Lorsqu'il venait à moi des parents de cette catégorie pour


me confier leurs enfants, et que je leur disais : Que fera-t-il
un jour? à quoi le destinez-vous? quelques-uns en parais-
saient offensés. Les plus bienveillants s'en étonnaient avec
bonté, et tous semblaient me dire : Vous ne nous connaissez
pas : nous ne sommes pas ce que vous pensez. Et chacun
d'eux me disait effectivement : Mais mon fils n'a besoin
de rien. Son avenir est assuré. J'ai travaillé pour lui. Il
jouira de ma fortune sans être obligé de travailler à son
tour.


A tout cela je n'avais et je n'ai encore, aujourd'hui, qu'une
parole à répondre : c'est la parole de l'antique Sagesse :
Homo nascitur ad laborem, sicut avis ad volatum (JOB, V , 7) :
l'homme est né pour travailler, comme l'oiseau pour voler ;
tellement que vivre sans travailler, ce n'est pas seulement
vivre hors des conditions delà nature humaine, c'est étein-




222 LIV. IV. - CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


dre, c'est étouffer, c'est anéantir la vie en soi : c'est ne pas
vivre.


Qu'on ne s'y trompe point : la parole de Job, en sa simpli-
cité, cache un sens très-profond, Oui, l'homme est né pour
le travail, c'est à-dire pour l'action, c'est-à-dire pour la vie!
car on ne vit, on n'est quelque chose que par ce qu'on fait !
Quiconque ne fait rien, n'est rien et ne sera jamais rien.


Qu'on veuille bien le remarquer : je ne viens point dire
ici quelles sont les douceurs du travail et quel bonheur il
donne à ceux qui l'aiment; je ne viens point dire quelle
protection le travail offre à la vertu, et comme il la garde ;
je ne dirai même point l'influence du travail sur le caractère,
et quelle force il lui communique. Je ne veux dire ici qu'une
chose : c'est que le travail est la condition nécessaire de la
vie pour tout homme venant en ce monde. C'est sa vocation
essentielle : riche ou pauvre, il doit la remplir. Les pauvres
ne le contestent guère ; mais trop souvent ils en murmurent
et font de leur mieux pour y échapper. Ceux qui ne sont
point pauvres, et qui ne croient pas avoir besoin de travail-
ler pour gagner laborieusement leur vie, ne comprennent
pas assez qu'ils en ont besoin pour conserver, pour ennoblir,
pour élever la vie qu'ils ont reçue de Dieu.


On parle beaucoup aujourd'hui de liberté : j'en ai parlé
moi-même ; mais la loi de la liberté, c'est la loi du travail.
La liberté, l'activité, la travail, sont choses étroitement liées
entre elles. Voilà pourquoi les peuples légers ou paresseux
ne sont pas faits pour la liberté.


Mais ce que je dois surtout faire ici remarquer, c'est que
le travail est la grande loi de la création. Dieu, en créant le
monde, en nous donnant la vie, a fait un noble et divin tra-
vail, et nous devons nous-mêmes travailler pour vivre, c'est-
à-dire pour conserver, pour développer, pour élever la vie
que Dieu nous a donnée.


Voyez toutes les grandes facultés de l'âme : que sont-elles ?




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 223


Des puissances actives qui demandent le travail. Les con-
damner à l'inertie, leur refuser cette généreuse activité qui
.les distingue essentiellement de la matière, c'est les avilir,
les dégrader, les anéantir. Que dis-je ? Les facultés corpo-
relles elles-mêmes ne se conservent, ne se développent que
par l'exercice, c'est-à-dire par le travail. Toutes les forces
physiques, intellectuelles et morales de l'homme, qui crois-
sent et qui grandissent à mesure que l'homme les emploie
énergiquemewt tombent et dépérissent dès qu'on les laisse
languir dans l'oisiveté: en un mot, quiconque ne fait rien
en ce monde, par cela même et par cela seul, fait le mal, il
se déprave, il se ruine lui-même ; et c'est là un des sens du
mot célèbre des saintes Écritures ! L'oisiveté enseigne tout
mal : — Omnem malitiam docuit otiositas.


Bossuet ne craignait pas de donner des fortes leçons au
fils de Louis XIV. J'ai souvent admiré avec quelle énergie ce
saint Evêque s'efforçait de fairepénétrer l'austère vérité dans
l'esprit et dans le cœur de ce jeune prince.


« Ce n'est par inutilement, lui disait-il, et pour que vous
« n'en fassiez aucun usage, que Dieu vous a donné l'intelli-
« gence et toutes ces nobles facultés qui vous éclairent, et à
« l'aide desquelles vous pouvez rappeler le passé, connaître
« le présent, prévoir l'avenir. Quiconque ne daignera pas
« mettre à profit ces dons du Ciel, c'est une nécessité qiïil ait
« Dieu et les hommes pour ennemis. Car il ne faut pas s'at-
« tendre, ou que les hommes respectent celui qui méprise ce
« qm le fait homme, ou que Dieu preMgevelmquïn'aura fait
« aucun état de ses dons les plus excellents. »


Bossuet continue en annonçant à son élève que toutes les
facultés de son intelligence seront bientôt anéanties, s'il ne
les cultive par le travail :


« Ne commencez pas par l'inapplication et la paresse une
« vie qui doit être si occupée et si agissante. De tels commen-
« céments feraient qu'étant né avec beaucoup d'esprit, vous




224 L1V. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET-DU RESPECT


1 . M . OZANAM.


« ne pourriez que vous imputer à vous-même l'extinction ou
« l'inutilité de cette lumière admirable, dont le riche présent
« vous vient de Dieu. A quoi, en effet, vous serviraient des
« armes bien faites, si vous ne les avez jamais à la main ? A
« quoi, de même, vous servira d'avoir de l'esprit, si vous
« ne l'employez pas, si vous ne vous appliquez pas? C'est au-
« tant de perdu. Et, comme si vous cessiez de danser et d'é-
« crire, vous viendriez, manque d'habitude, à oublier l'un et
« l'autre, de même, si vous n'exercezvotre esprit, ils'engour-
« dira, il tombera dans une espèce de léthargie ; et, quelques
« efforts que vous eussiez alors envie de faire pour l'en tirer,
« vous n'y serez plus à temps.


« Alors il s'élèvera en vous de honteuses passions. Alors le
« goût du plaisir et la colère vous porteront à toutes sortes
« de crimes ; et le flambeau qui seul aurait pu vous guider
« étant une fois éteint, vous vous serez mis hors d'état de
« compter sur ancun secours. »


Il est donc vrai que l'Education ne doit pas s'en tenir à ne
rien faire, et à empêcher même que rien ne soit fait.


Il est donc vrai que tous, riches ou pauvres, sont appelés à
faire ici-bas quelque chose, ont ici-bas un travail, une voca-
tion à remplir.


Il est donc vrai, quoi qu'on puisse dire de l'inclination de
l'homme à l'oisiveté, et quelle que soit la paresse naturelle de
son caractère et de son esprit, il est donc vrai que le travail
et l'activité sont pour lui une condition essentielle de sa vie
et un besoin de sa nature : « Par une admirable économie,
« toute créature se satisfait en usant de ses forces : l'âme se
« plaît au jeu de ses facultés, elle jouit de ce qu'elle peut, en
• sorte qu'elle trouve son repos véritable dans le travail
« même 1. »


Aussin'est-ce pas seulement aprèsque l'homme futdevenu




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 2 2 5


1. M. OzANAM.
É . , F. 1 5


coupable et pécheur que le travail lui fut imposé comme une
loi: dans le séjour bienheureux de l'antique Eden, l'homme
innocent dut travailler: Posuit eum in paradiso voluptatis,
utoperarélur eum (GENÈSE). Le travail fut une des conditions
de son bonheur, de sa dignité, de son existence.


Bientôt, il est vrai, le travail, qui ne devait être pour lui
que le charme et l'ornement de sa vie, devint une partie de
son châtiment; bientôt fut prononcé contre lui cet arrêt for-
midable qui le poursuit encore jusque dans sa postérité la
plus reculée : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage;
in sudore vultus tui vesceris pane (GENÈSE).


« Mais bientôt aussi une volonté miséricordieuse fait en
« sorte que le châtiment répare la faute, etdansi'humiliation
« courageusement subie, l'homme trouve une autre gran-
* deur. En fécondant la terre de ses sueurs, comme le soleil
« la fertilise de ses feux, et les nuées de leurs pluies, il ren-
« tre dans l'ordre régulier de l'univers: Dieu l'emploie, et
« par conséquent le réhabilite: dès qu'il sert, il commence à
« mériter. Voilà le dogme chrétien du travail, dont le sens
« profond n'est plus compris1. »


Certes, après de si fortes, desinobles raisons, après de si
religieux motifs, j'ai bien le droit de le dire à ceux avec qui
je m'explique en ce moment :


Vous voulez être quelque chose en ce monde, vous voulez
vivre et ne rien faire : eh bien ! toutes les lois morales et so-
ciales, toutes les lois naturelles s'y opposent !


L'oisiveté, c'est la ruine inévitable de toutes les facultés.
Ces facultés sont essentiellement actives; elles demandent
perpétuellement la culture, le développement, c'est-à-dire le
travail; sinon elles demeurent ou elles tombent en friche.
Elles ne donnent plus, dit l'Ecriture, que des ronces et des
épines, spinas ac tribulos. Des fruits amers, des fruits sau-




226 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


1. BORDERIES, évêque de Versailles.


vages : voilà les seuls fruits qu'elles puissent donner en res-
tant incultes.


Vous voulez être' quelque chose en ce monde et ne rien
faire ; mais c'est d'abord une impossibilité absolue : vous
ferez le mal!


Et, de plus, ne rien faire en ce monde, c'est vouloir vaine-
ment se dérober à la grande loi du genre humain, laquelle
est non-seulement pour l'homme la loi de sa conservation,
de son perfectionnement et de sa vie ; mais qui est, en même
temps pour lui, depuis la chute originelle, la loi miséricor-
dieuse de l'expiation, de la régénération.


Et de quel droit voulez-vous qu'elle ne s'accomplisse point
pour vous ni pour vos enfants, cette loi universelle, cette
sentence qui vous commande de remplir, par un noble et re-
ligieux travail, tous les jours qui séparent votre naissance
de votre mort?


Vous êtes riche ! cette excuse, au lieu de vous justifier,
rend votre oisiveté plus coupable. «. Si vous avez été payés
« d'avance, vous dirai-je avec un saint et éloquent Évêque
« dont le nom est demeuré cher à la jeunesse chrétienne1, si
« vous avez été payés d'avance, est-ce un titre pour ne pas
« mériter votre salaire? »


Venant à ceux qui prétendent que les temps sontmauvais
et que leurs enfants n'ont rien autre chose à y faire que leur
salut, je leur dirai que de tels subterfuges et des subtilités
si étranges ne sont dignes ni de leur raison ni de leur foi.
Sans doute, il faut que cet enfant fasse son salut, et c'est là sa
grande affaire en ce monde. Mais, s'il est vrai que, sans le
travail, il n'y ait point de salut, et que l'oisiveté ne soit rien
moins qu'une révolte contre la Providence; s'il est d'institu-
tion divine que les facultés départies à l'homme doivent être
cultivées et développées par le travail; si l'expérience dê-




QUI E S T DU A L A L I B E R T É D E S A V O C A T I O N . 227
montre, en outre, que ces facultés ne peuvent être laissées
dans l'inaction sans péril pour la vertu ; si enfin il est écrit
que Dieu doit rejeter dans les ténèbres extérieures, selon
l'expression de l'Évangile, ceux qui n'auront rien fait ici-
bas; s'il ne veut pas compter au nombre de ses serviteurs
les serviteurs inutiles, qu'aurez-vous à répondre au juge-
ment de Dieu, qui vous demandera compte de ce talent qu'il
vous avait confié, de l'âme de votre fils, de l'inutilité et de
la perte de sa vie?


D'ailleurs, je le dois ajouter, le travail n'est pas seulement
la loi naturelle, morale, religieuse de l'homme: c'est aussi la
loi sociale de l'humanité.


Nul n'est fait ici-bas pour ne rien faire; mais nul aussi
n'est fait pour être inutile à ses semblables.


L'égoïsme ne saurait être la loi ni de la société domes-
tique, qui est la famille; ni de la société temporelle, qui
est l'État; ni de la grande société spirituelle, qui se nomme
l'Église.


On se doit le travail à soi-même, mais on le doit aussi à
ses semblables ; et celui qui ensevelit sa vie dans l'oisiveté
ajoute au tort qu'il se fait celui d'une coupable inhumanité
envers ses frères. Quoi! tout est en activité autour de vous,
tout est agité, tout est ému, tout travaille; et vous seul, au
milieu de ce mouvement universel, vous demeurez oisif,
indignement inutile, dans un repos honteux! vous semblez
compter pour rien les peines et les sueurs de vos frères !
Leurs fatigues et leurs travaux ne sont pour vous qu'un
spectacle, dont vous semblez amuser vos loisirs ; ou plutôt
vous vous établissez le centre immobile de tout ce mouve-
ment, et vous en profitez sans sortir vous-même de votre
inaction, sans songer à offrir à vos frères, en échange de
leurs labeurs, quelques services à votre tour!


Le travail! mais on le doit au moins à ses parents, â ses
enfants, à sa famille, à sa patrie: c'est l'oisiveté qui laisse




228 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


échapper des mains de tant d'héritiers indignes le patri-
moine de richesse ou d'honneur qu'ils avaient reçu de leurs
pères; c'est l'oisiveté qui, comme un ver rongeur, mine
sourdement et fait enfin écrouler les fortunes établies en
apparence sur les plus solides fondements, et prépare aux
fils d'un père riche et considéré la détresse et le mépris
pour tout héritage.


Et de là, chez de grandes nations, tant de nobles familles
ruinées! tant de beaux noms tombés! De là ces races illus-
tres abaissées et quelquefois avilies, incapables de rien en-
tendre, de rien gouverner, de rien établir, de rien perpétuer,
et, au jour du péril public, de rien sauver! De là, ces an-
tiques illustrations qui s'enveloppent peu à peu d'obscurité
et disparaissent misérablement: et cela est, sans contredit,
je n'hésite pas à le proclamer, une des malédictions les plus
terribles qui puissent tomber sur une nation. Malheur aux
peuples dont les grandes races s'abaissent et s'en vont!


Je heurte ici, je le sens, plus d'un préjugé, et mon langage
peut paraître amer ; aussi veux-je donner à ma pensée quelque
développement pour i'éclaircir ; je touche à la partie la plus
délicate, et, je le crois aussi, la plus importante de mon sujet.


Je le dirai d'abord sans détour et sans aucun ménage-
ment pour les préventions du temps :


J'appelle grande famille, grande race, grand nom, ces
familles, ces races, ces noms, que de mémorables services
rendus au pays, à quelque époque que ce soit, ont fait his-
toriques, qui ont conquis leur illustration par la gloire des
armes dans les camps; par leur habileté dans les hautes
négociations et dans le maniement des affaires politiques,


. et, par l'éclat des talents et quelquefois du génie, dans les
sciences, dans les lettres; enfin, dans la magistrature ou
dans l'Église, par la sainteté des mœurs et la grandeur du
caractère.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 229


C'est la descendance de ces races qui constitue ce qui,
dans la langue française, se nomme la naissance, de laquelle
M. Royer-Collarddisait : Une naissance illustre seratoujours
une grandeur, et le respect de lu gloire passée prend sasource
dans de nobles sentiments.


L'autorité de ce grave publiciste ne saurait être ici suspecte.
J'ajouterai encore, parmi les titres incontestables et in-


contestés qui font les grandes familles, la propriété du sol
ou la richesse territoriale, à ce point où elle devient une
force sociale.


Voilà ce que j'appelle les grandes familles, les grandes
races d'un pays. Eh bien ! je l'avouerai sans détour, ces
grandes familles, je les aime, je les respecte, je les vénère,
parce que j'aime, je respecte,je venéreles grands souvenirs
et les grandes choses. Je ne sache pas une nation dont elles
ne soient la force et la gloire, et qui n'ait une inclination
naturelle à leur demander ses chefs, ses guerriers, ses mi-
nistres, ses premiers magistrats, ses administrateurs. Il y a
là peut-être un préjugé, mais il est profond; et, sauf les
temps de troubles où ce préjugé se tourne quelquefois en
haine, on y revient toujours.


Dans les Républiques comme dans les Monarchies, chez
les peuples anciens comme chez les nations modernes, les
regards du peuple, au milieu des besoins ou des désastres
publics, se tournent naturellement vers ces grandes et illus-
tres familles, et c'est chez elles qu'on espère toujours trou-
ver plus abondamment, plus sûrement, la science des
affaires humaines, la sagesse de la vie politique, l'expé-
rience, le dévoûment, la force, l'autorité, qui peuvent seuls
gouverner, défendre, sauver un pays.


Je n'hésite pas à affirmer que nulle part ce préjugé, si
c'en est un, n'a des racines plus profondes et n'exerce un
plus irrésistible pouvoir qu'en France. On se tromperait
étrangement, si on pensait que les révolutions se font par-




2 3 0 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


1 . Gtnie du Christianisme.


mi nous pour détruire les titres et les illustrations de nais-
sance: les révolutions se font bien plutôt parmi nous pour
les conquérir : chacun veut en jouir à son tour, ou du moins
les remplacer sur la scène. Aussi c'est un fait curieux à
observer: les révolutions dans notre pays n'ont su que mul-
tiplier les titres et les vanités de cette nature.


Quoi qu'on en ait, toujours une nation intelligente hono-
rera un sentiment de dignité héréditaire qui, pour engen-
drer la vanité chez quelques-uns, n'en est pas moins émi-
nemment raisonnable et utile en lui-même.


Toujours, en France, le mérite éclatant qui surgira de
l'obscurité verra son illustration nouvelle consacrée par
quelque titre nouveau ; toujours aussi, il faut bien le dire,
en dépit du progrès démocratique, la vanité ambitieuse cher-
chera à se revêtir d'un éclat d'emprunt, et la contagion en
gagne tellement qu'il n'y aura bientôt plus, dans notre pays,
un village qui n'ait couvert de son nom le nom obscur porté
jusqu'ici par une illustration inconnue.


Sans doute, ici c'est l'abus du droit; mais le droit est de
force à y survivre: il est dans la raison et dans la nature;
et, au-dessus de toutes les illustrations douteuses, au-dessus
de tous les noms équivoques, il y aura toujours de grands
noms, de grandes races, des familles illustres et toujours
aussi, le peuple instinctivement les aimera, comme l'écrivait
M . de Chateaubriand : Le peuple regrettera toujours la
tombe de quelques Messieurs de Montmorency, sur laquelle
il voulait se mettre à genoux durant la messe1.


Et M. de Chateaubriand lui-même, malgré les faiblesses de
sa vie, malgré l'étonnement et les regrets que les Mémoires
de sa tombe donnent à ses admirateurs, laissera lui aussi un
nom illustre : son tombeau aura peut-être des pèlerins; et,
si je venais dire au jeune héritier de son sang, ou à celui




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 231


d'une des renommées héroïques de l'Empire, à M. le duc
de Montebello, par exemple, que le nom qu'ils portent n'est
rien, ils ne me croiraient ni l'un ni l'autre, et ils auraient
raison ; et le peuple ne me croirait pas davantage. La sévé-
rité avec laquelle on demande de grandes vertus aux grands
noms n'est-elle pas elle-même un juste, mais irrécusable
témoignage de l'hommage naturel et instinctif que leur
rend l'opinion ?


Un grand nom, sans doute, c'est l'héritage d'une famille ;
et un homme illustre, en donnant à ses fils l'éclat delà nais-
sance, leur imposé aussi l'obligation de ses vertus: car no-
blesse oblige, suivant un axiome d'honneur tout français.
Mais un grand nom, un grand homme, c'est aussi la gloire
d'une nation, c'est la gloire de l'humanité même : par cette
raison profonde que c'est un nom, c'est un homme en qui la
Providence a fait resplendir ses dons, et que tous réclament
leur part de cet honneur fait à la nature humaine. Voilà
pourquoi l'instinct national honorera toujours les noms
glorieux et les grandes races.


Si ce préjugé est resté si puissant en France, c'est que
nulle nation ne fut peut-être plus riche en véritables grands
noms, en véritables illustrations. La vieille noblesse fran-
çaise doit son antique honneur et sa gloire impérissable au
sacrifice qu'elle a fait héroïquement de sa vie pendant qua-
torze siècles. Depuis Clovis, la race franque n'a pas cessé de
verser son sang pour la cause de Dieu, des pauvres et delà
patrie, sur tous les champs de bataille de l'Asie, de l'Afrique
et de l'Europe. La noblesse nouvelle a glorieusement aussi
conquis ses écussons et les a payés de son sang, bien
qu'elle ait encore besoin d'une tradition soutenue par de
dignes héritiers et confirmée par le temps.


Maintenant donc, redescendant de ces hautes et générales
considérations au sujet pratique que je traite, je dirai sans




332 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


hésiter aux fils des grands noms, aux héritiers des grandes
races : Chez une nation brillante, généreuse, où la gloire
sera toujours une passion, et les souvenirs historiques une
grandeur, tant que vous serez vous-mêmes dignes de vos
grands noms, vous serez au premier rang; quoiqu'on dise
d'en bas contre vous vous aurez la première place! La na-
tion elle même vous la donnera! Toujours, à mérite égal,
c'est vous qui l'emporterez ; et, si la justice individuelle
semble blessée par cette préférence, il y a une plus haute
justice, la justice nationale, qui sera satisfaite !


Oui, un grand nom, soutenu par une grande Education,
aura toujours, en France, une haute fortune; et je suis
heureux de le dire à l'honneur de notre temps : ici les nobles
modèles ne nous manquent pas, même parmi nos jeunes
contemporains.


Mais NE RIEN FAIRE au milieu de ce mouvement immense
de toutes les classes qui tendent à s'améliorer, à s'ennoblir,
à s'élever, à s'enrichir, par l'industrie, parle commerce, par
l'agriculture, par les travaux de la vie politique : NE RIEN
FAIRE c'est abdiquer, c'est s'anéantir! Ne pas comprendre
que nous vivons dans des temps où il faut se faire pardonner
sa fortune, quand on l'a reçue de ses pères ; autoriser les
nouveaux venus de la société moderne à dire que les fils des
grandes familles, au milieu du progrès universel, demeu-
rent immobiles dans leurs préjugés de race, stationnaires
dans leur fortune, rétrogrades dans leurs idées; qu'il NE
FONT RIEN ET NE VEULENT RIEN FAIRE. — C'est impossible !


Et ceux dont je parle ne voient-ils pas qu'au luxe et à l'oi-
siveté se joignent le partage des propriétés et l'égalité des
héritages, pour les diminuer, les morceler, les dévorer?
Pour plusieurs, hélas ! tout brille encore au dehors ; tout est
déjà misère et ruine au dedans. NE RIEN FAIRE mais, au
simple point de vue matériel, c'est l'anéantissement de la




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 233


seule chose par laquelle il y a encore quelque supériorité
pour eux, la propriété !


Autrefois, ils avaient le glorieux privilège du service mili-
taire ; ils étaient les premiers à guerroyer, à verser leur sang
pour leur pays. Certes, c'était là quelque chose ; ils étaient
grands par là !


Si la culture des esprits n'y gagnait point, le caractère s'y
fortifiait. La générosité, le dévoûment héroïque et toutes
les vertus guerrières qui ont fait de la nation française la
première nation de l'Europe, s'y déployaient dans toute leur
splendeur.


Aujourd'hui les choses sont changées : l'épée, la valeur,
sont toujours d'un grand prix parmi nous; mais toutes les
mains peuvent prétendre à tenir l'épée. Le commandement
des armées n'est plus un privilège ; comme la couronne de
Philippe-Auguste, il est au plus digne. Et, d'ailleurs, la
guerre s'en va: elle semble avoir obéi au mot de l'antiquité :
cédant arma togœ ; elle cède la place aujourd'hui à l'indus-
trie, au commerce, à la politique, à la science, aux arts :
autant du moins que peut le dire la courte prévoyance hu-
maine, c'est de ce côté que semble aujourd'hui l'avenir de
l'Europe.


Repousser dédaigneusement loin de soi le grand com-
merce, la grande industrie, souvent la magistrature elle-
même et la plupart des carrières publiques : est-ce préjugé
ou raison? Ne se croire bon à nul autre emploi, à nulle autre
gloire qu'à l'emploi et à la gloire des armes : est-ce justice
et sagesse ?


Gênes, Venise, Carthage et Florence, ces grandes reines
des mers, ces illustres dominatrices du commerce de l'O-
rient et de l'Occident, pensèrent autrement. La noblesse
génoise, vénitienne et florentine n'a-t-elle pas élevé ses allian-
ces aussi haut que les plus antiques maisons souveraines de
l'Europe? Cette expérience, ces exemples, ne sont-ils pas du




2 3 4 L1V. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET D U RESPECT


moins une leçon puissante, une réponse péremptoire aux
héritiers de ces grandes familles qui se condamnent parmi
nous a ne rien faire, et qui, par une suite nécessaire, se dé-
pravent, demeurent sans intelligence, sans action, sans in-
fluence? Combien de fois n'ai-je pas entendu les hommes les
plus éminents du pays gémir amèrement sur le sort de ceux
dont je plaide en ce moment la cause ; car c'est leur cause
que je plaide contre eux-mêmes ! Quel homme grave, quelle
femme honorable n'a pas déploré la vie de tant de jeunes
gens qui semblent ne vouloir qu'abdiquer la dignité de leur
naissance, et ne savent, pour me servir enfin de l'expression
trop vulgaire, hélas ! et trop connue, ne savent que battre le
pavé de Paris !


Le pavé Paris, c'est-à-dire les Jockeys-clubs, le boule-
vard des Italiens, le jeu effréné, les foyers de spectacles, les
chevaux, les chiens, les cigares, les femmes, et des avilisse-
ments qu'on ne peut dire 1


Voilà les déplorables conséquences de cette triste chose :
NE RIEN FAIRE.


Maisle funeste préjugé qu'un homme comme il faut ne doit
rien faire, ou du moins peut ne rien faire, n'est-il pas abso-
lument le même préjugé qu'autrefois, lorsque les gentils-
hommes et les seigneurs prétendaient qu'ils ne devaient rien
savoir, pas même lire et écrire; qu'ilsn'étaient faits que pour
donner de bons et grands coups d'épée, et que la science et
les lettres n'allaient bien qu'aux roturiers et aux clercs ?


Ce préjugé, qui avait au moins quelque chose d'énergique
et de fier dans sa rudesse native, s'est perpétué plus qu'on
ne pense dans les mœurs françaises, en perdant ce qu'il avait
d'énergique. De là, autrefois, et un peu encore aujour-
d'hui, cette crainte de l'Education publique ; de là, tant de
nobles enfants condamnés à l'Education particulière, c'est-
à-dire trop souvent à la mollesse du caractère et à la mé-
diocrité de l'esprit, sauf de rares et honorables exceptions.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 235


J'ai ouï dire à un homme de grand sens cette remarquable
parole :


Ufl gouvernement usurpateur et habile, qui voudrait se
délivrer des grandes races et les déraciner du pays, pour-
rait se réduire à exiger que, par respect pour elles-mêmes,
elles élevassent leurs enfants dans leur intérieur, seuls, loin
de leurs semblables, dans l'horizon rétréci de l'Éducation
particulière et du précepteur privé.


Je n'hésite pas à le penser : c 'a toujours été là le grand
péril des races royales et des Éducations princières.


Bossuet en exprimait autrefois, au fils de Louis XIV, sa
pensée en ces termes :


« Ce qui fait que les hommes de condition, s'ils n'y pren-
« nent sérieusement garde, tombent facilement dans la pa-
« resse et dans une espèce de langueur, c'est l'abondance
« où ils naissent. Le besoin éveille les autres hommes, et le
« soin de leur fortune les sollicite sans cesse au travail. Eux,
« à qui les biens nécessaires non-seulement pour la vie,
« mais pour le plaisir et pour la grandeur, se présentent
« d'eux-mêmes, ils n'ont rien à gagner par le travail. Mais
« il ne faut pas croire que la sagesse vous vienne avec la
« même facilité, et sans que vous y travailliez sérieusement.
« Il n'est pas en notre pouvoir de vous mettre dans l'esprit
« ce qui sert à cultiver la raison et la vertu, pendant que
« vous ne ferez rien. Il faut donc vous exciter vous-mêmes,
s vous appliquer et travailler, afin que la raison s'élève en
« vous. Ce doit être là toute votre occupation ; vous n'avez
« que cela à faire et à penser. Wètes-vous pas trop heureux
« que les choses soient disposées de sorte que les autres
« travaux ne vous regardent pas, et que vous ayez unique-
« ment à cultiver votre esprit, àformer votre intelligence? »


Louis XIV, qui avait connu par sa propre expérience tout
le malheur d'une Education négligée, avait voulu en épar-
gner le péril à son fils et à ses petits-fils ; et il avait tracé




2 3 0 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


1 . BOSSUET, De Inst. Delph.


lui-même, avec une admirable sévérité, la règle du travail
pour le grand Dauphin.


Voici ce que Bossuet en écrivait au pape Innocent XII :
« La loi que le Roi imposa aux études fut de ne laisser


« passer aucun jour sans étudier. Il jugea qu'il y a bien de
« la différence entre demeurer tout le jour sans travailler et
« prendre quelques divertissements pour relâcher l'esprit.
« 11 faut qu'un enfant joue et se réjouisse : cela l'excite ;
« mais il ne faut pas l'abandonner de telle sorte au jeu et au
« plaisir, qu'on ne le rappelle chaque jour à des choses plus
« sérieuses, dont l'étude serait languissante si elle était trop
« interrompue. Comme toute la vie des princes est occupée,
« et qu'aucun de leurs jours n'est exempt de grands soins,
« il est bon de les exercer dès l'enfance à ce qu'il y a de
« plus sérieux, et de les y faire appliquer chaque jour pen-
« dant quelques heures, afin que leur esprit soit déjà rom-
« pu au travail, et tout accoutumé aux choses graves, lors-
« qu'on les met dans les affaires *. »


Si javais donc des conseils à donner aux anciennes fa-
milles qui restent encore à la France, je leur dirais : Ne crai-
gnez pas ce qui est la bénédiction du Ciel ; ayez un grand
nombre d'enfants : des fils nombreux sont la richesse de
leur père, de leur nom, et de leur famille !


Mariez-les bien; donnez-leur des femmes d'une santé
ferme et d'une piété sincère ; faites des mariages dignes,
féconds, sans tache; des alliances irréprochables, des-
quelles naisse une race saine et pure.


Elevez vos fils fortement : donnez-leur à tous une solide
et brillante Education, et ouvrez-leur ensuite une carrière ;
et, quand même l'égalité des partages ne laisserait à cha-
cun d'eux qu'une fortune médiocre, ils seront grands et




QUI EST DU A. LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 237


riches par leur Éducation, par leur travail, par leur nom, par
leur nombre même. Ils se soutiendront, se fortifieront les uns
les autres dans les postes divers auxquels la Providence et
la sollicitude éclairée de leurs pères les auront appelés.


C'est une observation qui n'échappera pas aux hommes
attentifs, aux esprits qui suivent, avec un regard religieux
et chrétien, la conduite de la Providence: il y a une béné-
diction visible, bénédiction même temporelle, sur les nom-
breuses familles ; et j'ai presque toujours vu se réaliser en
leur faveur les vœux qu'elles soumettaient à Dieu avec un
noble abandon à sa bonté, et qui chez tant d'autres sont
remplacés par des calculs coupables et le plus souvent im-
puissants I


Parmi ces enfants nombreux, plusieurs au moins auront
des natures distinguées: bien élevés, ils deviendront des
hommes supérieurs; ils honoreront leurs frères; ils sou-
tiendront leur nom ; ils enrichiront leur race ; ils illustre-
ront leur famille; ils gouverneront, ils sauveront peut-être
leur pays!


Oui, Dieu les bénira. — Pourquoi voit-on si souvent de
grands noms disparaître dans l'oubli? de nobles tiges se
dessécher? C'est qu'il ne s'est plus rencontré là qu'un ou
deux enfants : un fils unique peut-être: mollemet élevé, il
a déshonoré sou sang.


J'ai parlé des enfants gâtés : il est très-rare que des en-
fants nombreux soient des enfants gâtés.


Un fils, une fille unique, sont presque toujours l'idolâtrie
d'une famille, l'objet des plus frivoles sollicitudes. Il n'y a
plus un soin sérieux, plus une haute pensée dans l'Éduca-
tion de ces enfants, dont on ne songe qu'à faire des êtres
destinés aux aises et aux jouissances de ce monde; sûrs
d'être riches sans jamais rien faire, sans jamais travailler,
sans se donner jamais la moindre peine. Comment veut-on
que la bénédiction de Dieu se rencontre dans ces Éducations




2 3 8 L1V. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


misérables, et aussi dans ces lâches calculs de fortune, dans
ces basses et impies supputations d'avenir, où la Provi-
dence est absolument comptée pour rien?


Sans doute, il faut dans la famille des chefs, autant qu'il
se peut, considérables par la fortune, et c'est ce que nos lois
modernes ont trop oublié. Mais il faut aussi des rameaux
nombreux qui se soutiennent, s'étendent et s'affermissent
les uns les autres.


Qu'il me soit permis de le redire encore à ces chefs de
grandes familles : Si vous savez donner à vos nombreux fils
une haute Éducation intellectuelle, ils seront toujours et par-
tout à la tête de leurs concitoyens: par la valeur d'abord,
quand il le faudra. Les champs de bataille vous retrouveront
encore ce que vous fûtes toujours. Votre sang ne faillira
point. Ils seront aussi des premiers par l'esprit: si vous le
voulez, vous le pouvez; vous l'avez pu toujours et fait sou-
vent. Témoin : Turenne et Condé, d'Aguesseau, le cardinal
dePolignac, la Rochefoucauld, Fènelon et tant d'autres.


Laissez l'industrie marcher: elle n'est pas destinée à la
conquête du monde; et, le fût-elle, si vous laissez les indus-
triels n'aspirer, comme ils le font, qu'à l'Education com-
mune et professionnelle; si, prenant ce qu'il faut de cette
Éducation inférieure, vous savez vous élever plus haut, vous
fortifier, vous ennoblir, vous éclairer par la grande Educa-
tion de l'intelligence, vous dominerez tout encore; vous
l'emporterez nécessairement ; vous gouvernerez, vous diri-
gerez l'industrie elle-même ; vous la sauverez de ses excès;
vous relèverez jusqu'à vous, et vous demeurerez toujours,
à votre place, ce que vous êtes : un Montmorency, un d'Har-
court, ou un autre de ces noms fameux qui régnent sur l'o-
pinion par un prestige héréditaire.


Que si ces glorieuses destinées vous étonnent, si elles
vous semblent au-dessus de notre âge, je n'accorderai pas
encore, même en y renonçant pour vous, que vous deviez ne




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 239


rien faire ici-bas. Je n'accorderai jamais que vous puissiez
être sans aucun travail en ce monde.


Non : la chasse, les romans, les chevaux et les chiens ne
suffisent à rien et à personne. Je vous dirai avec les saintes
Ecritures : Non oderis opéra . laboriosa, et rusticationcm
creatam ab Allissimo : Ne dédaignez pas le travail, pas
même le travail de la terre, et Vagriculture qui fut créée par
le Très-Haut. L'agriculture est le fondement de la vie hu-
maine.


Oui, si l'industrie et le commerce ne vous conviennent
pas, soyez de nobles, et même, si vous le pouvez, d'illustres
agriculteurs. C'est encore là une belle et glorieuse part de
travail. Soyez fidèles au sol qui a fait votre nom et votre
fortune, et le sol vous sera fidèle à son tour ; et les popula-
tions vous béniront. Si elles vous bénissent moins depuis
vingt-cinq années, c'est que vous les avez trop abandonnées.


Pourquoi, dédaignant votre véritable et solide grandeur,
iriez-vous traîner àParis, dans les cercles ruineux du jeu et
du plaisir, une vie indigne de vous? Pourquoi iriez-vous
jeter le reste de vos biens dans les abîmes du luxe et de
tous les déportements qu'entraîne l'oisiveté, plutôt que d'ha-
biter honorablement vos terres, plutôt que de pousser dans
le pays ces racines profondes que les révolutions elles-
mêmes ne sauraient arracher ; plutôt que de vous faire ai-
mer, respecter, en répandant autour de vous des bienfaits
sur des populations pauvres, qui ne demandent qu'à vous
rendre librement cette allégeance à laquelle elles étaient
tenues envers vos aïeux?


Pourquoi laisser des soins si nobles à vos hommes d'af-
faires, à vos intendants, à vos notaires, à vos avocats, qui
se font aimer et choisir au lieu de vous, qui vous succèdent
véritablement et sont aujourd'hui représentants du peuple
à votre place?


Il y a un mot de l'Ecriture dont je demande à Dieu de ne




210 LIV. IV. — CH. IV. — DE L'ENFANT ET DU RESPECT


1. AMOS.


pas laisser tomber le poids sur personne en mon pays; mais
c'est un mot terrible, s'il en fut jamais, et digne d'être mé-
dité partout le monde. Le voici : La faction des hommes de
plaisir, dit l'Esprit-Saint, sera éternellement inutile: aufe-
retur factio lascivientium'.


Concluons : chacun ici-bas a quelque chose à faire, une
route à suivre, un but à atteindre, un travail à accomplir,
une place à occuper, en un mot, des obligations graves, des
devoirs sérieux à remplir.


Le travail, qui est l'application de l'âme, est aussi sa force
et sa gloire. Sans le travail, sans l'application, nul ne peut
être rien, ni en ce monde ni dans l'autre.


Dieu et les hommes méprisent, repoussent, comme un
serviteur inutile, l'homme qui ne fait rien,qui ne sertàrien.


L'application seule fait les grands hommes, les grands
saints, les héros, les hommes de génie.


Tout cela est rare aujourd'hui, parce qu'on ne connaît
plus le travail sérieux, l'application profonde. Poètes, litté-
rateurs, historiens, philosophes, ne s'appliquent plus; on
sait ce que la plupart sont devenus depuis cinquante ans.


Que si la difficulté des temps ne vous permet pas d'as-
pirer au gouvernement des choses publiques,


Du moins sachez vous appliquer au gouvernement de
votre fortune, de votre famille, de vos serviteurs, de vos en-
fants. Ayez les connaissances agricoles, industrielles, com-
merciales même, qu'exige la nature de vos biens, de vos
revenus, et, pour nommer les choses par leur nom, que
demandent vos forges, vos moulins, vos terres, vos bes-
tiaux. Sachez de tout cela au moins ce qui est nécessaire
pour vous en faire rendre un juste compte.




QUI EST DU A LA LIBERTÉ DE SA VOCATION. 241


Gouvernez, surtout, vos enfants et leur Education :
grande œuvre à laquelle vous ne devez jamais rester
étrangers !


Gouvernez vos serviteurs si souvent délaissés. Gouvernez
les bonnes œuvres : sachez les fonder généreusement, les
propager avec zèle. Occupez-vous des villageois qui vous en-
tourent, sachez vous en faire aimer; soulagez les pauvres;
soyez dans votre commune et dans votre province un homme
utile, un conseiller charitable. Améliorez tout autour de
vous les ponts, les routes, les églises, les écoles, les mai-
sons communales.


Et surtout recueillez ce dernierrenseignement, c'est que,
quels que soient les malheurs des temps, il ne saura jamais
être permis de sacrifier la société, les mœurs, la Religion,
de se sacrifier soi-même et ses enfants, aux intérêts passa-
gers de la politique, et de se faire des révolutions un titre
de désœuvrement.


Serait-il vrai qu'il y ait jamais eu en France des hommes
d'État qui n'aient vu qu'avec une peine médiocre ce que de-
vient parmi nous la jeunesse opulente? Serait-il possible
qu'une habileté profonde ait cru que le pays se trouverait
bien, dans le présent et dans l'avenir, des courses aux clo-
chers, des dandys, des lions, et de toutes ces sociétés élé-
gantes et corrompues de jeunes gens qui s'abdiquent eux-
mêmes, et qui semblent dire à leur pays : il ne faut plus
compter sur nous!


Jenepuis le croire: ce serait un aveuglement trop étrange.
Non, non: la jeunesse oisive, la jeunesse dorée, si bril-
lante qu'elle soit, n'est pas bonne à un pays, ni dans la paix,
ni dans la guerre : ni la société, ni la politique, ni la Reli-
gion, ni la morale, ni le présent, ni l'avenir, ne peuvent en
être satisfaits !


J'en ai dit assez sur ce sujet : peut-être trop. Je n'ai voulu
qu'être utile et remplir respectueusement un devoir.


t., i. 1 0




2 4 2 LIV. I V . — CH. V . — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE ;


CHAPITRE V


Rien ici-bas ne se fait à l'aventure : donc il y a pour chacun
et pour chaque état une vocation do Dieu. '


Non : rien ici-bas ne se fait à l'aventure. Un Gheveu ne
tombe pas de notre tête sans la volonté du Ciel : à plus forte
raison l'emploi de nos plus nobles facultés et le travail de
notre vie entière ne peuvent-ils être abandonnés aux capri-
ces duhasard.


Qui que nous soyons, nous devons donc étudier attentive-
ment les desseins de Dieu sur nous : nous devons religieu-
sement chercher à savoir ce que Dieu demande que nous
fassions ici-bas, la place qu'il veut que nous occupions en
ce monde : à quoi il nous destine, à quoi il noua appelle, en
un mot.


S'appliquer à connaître cette vocation, au moins en géné-
ral, et avec une probabilité suffisante pour satisfaire un juge-
ment attentif et prudent, est un des plus grands devoirs d'un


Il y a donc pour chacun une place et des devoirs marqués
en ce monde.


Quelle est cette place, quels sont ces devoirs ! Qui décidera
du choix à faire? Sera-ce le hasard, le caprice ou la con-
trainte ? Non, ce sera la Providence ; car rien ici-bas ne se
fait à l'aventure. Rien, en pareille matière, ne peut être livré
au hasard : pour chaque personne, pour chaque état, il y a
une vocation de Dieu.


C'est ce qui nous reste à examiner, pour l'éclaircissement
de la grave question qui nous occupe.




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. 243


père et d'une mère à l'égard de leurs enfants ; c'est le fonde-
ment sur lequel reposera le choix qu'ils auront à faire du
genre d'Education qu'ils leurdonneront.il est manifeste, en
effet, que savoir ce qu'un enfant devra et pourra faire en ce
monde est la première condition requise pour décider de
quelle manière il faut l'y préparer.


Mais, me dira-t-on, comment connaître, comment étudier
même la vocation d'un enfant? Gela doit être singulièrement
difficile. — Non: il faut y mettre seulement le temps conve-
nable et une religieuse attention ; alors les signes de la Pro-
vidence ne manquent jamais.


L'Education, avons-nous dit quelque part, continue l'œuvre
de la création. La première chose donc à savoir dans l'Edu-
cation, c'est comment le Créateur veut qu'on aide au déve-
loppement de son œuvre et de ses desseins; dans quelle fin
il a placé tel enfant sur la terre; à quoi il le destine : c'est
alors qu'on pourra décider quel mode, quelle sorte d'Educa-
tion convient le mieux à la fin qu'il s'agit d'atteindre, à la
destinée qu'il est question de remplir ; et, pour tout cela, les
indices providentiels sont plus explicites qu'on ne le pense
communément: il est rare que certains signes généraux
particuliers très-faciles à discerner; certains goûts, certaines
aptitudes, certaines dispositions très-marquées, ne déter-
minent pas d'assez bonne heure la vocation probable d'un
enfant, et par conséquent l'Education qui lui convient.


Je ne parle pas ici, on le comprend, de la première Edu-
cation : elle doit être à peu près la même pour tous. Je parle
surtout de cette autre Education qui s'étend, quels que
soient sa forme et son nom, de dix à vingt ans. Et sans re-
dire ici quelle doit être sur l'enfant, de sa dixième à sa
vingtième année, l'influence des moyens dont l'Education
dispose, il me suffit de faire observer que c'est pendant cet
âge surtout que le jeune homme s'achève et que sa vocation
se décide.




244 LIV. I V . — CH. V . — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE ;


Le genre des études auxquelles il se livre, le temps qu'il
y consacre ; le goût qu'il y prend, l'application qu'il y ap-
porte, les succès qu'il y obtient; le degré et l'étendue que
son intelligence acquiert; les premiers mouvements des pas-
sions, bonnes ou mauvaises, qui se font sentir ; les traits
plus ou moins dessinés du caractère, et enfin les impres-
sions plus ou moins fortes de la Grâce, les inclinations sur-
naturelles qu'elle donne quelquefois pour certaines vocations
plus parfaites : voilà les moyens d'étudier et de connaître ce à
quoi Dieu l'appelle; ce que Dieu demande qu'il fasse ici-bas.


Je ne veux pas, toutefois, je ne dois rien exagérer ici: le
cboix d'un état a presque toujours une assez grande latitude :
il y a des vocations diverses, plus ou moins parfaites. Les
maîtres de la vie morale reconnaissent que si parmi ces vo-
cations il y en a quelquefois de plus absolues, auxquelles on
ne peut se soustraire sans mettre tout en péril dans sa vie,
il y en a aussi déplus libres, entre lesquelles l'hésitation est
permise, convenable même.


La raison en est très-simple. Combien de professionsentre
lesquelles les différences sont si peu de chose, que la préfé-
rence de l'une à l'autre est manifestement sans importance
appréciable! Je ne prétends donc pas que la vocation soit
déterminée toujours avec une rigoureuse précision jusque
dans sa dernière spécialité ; mais ce que je soutiens, c'est
que le genre au moins de la vocation est ordinairement in-
diqué par des moyens faciles à reconnaître, et que l'erreur
alors serait pleine de périls.


Par exemple, la vie dans le monde, ou la vie hors du
monde; l'état religieux ou l'état de mariage : voilà des vo-
cations et des états entièrement distincts les uns des autres.
Et même, dans les divers états du monde, il y en a de tout à
fait disparates : la robe ou l'épée : l'agriculture ou l'indus-
trie; la marine ou l'administration; la carrière des lettres,
celle des sciences ou celle des arts.




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. 245


Ces diverses carrières exigent des aptitudes tellement dif-
férentes, que choisir au hasard, à l'aveugle, pour un jeune
homme, entre des professions qui se ressemblent si peu, ce
serait manifestement s'exposer à troubler, à paralyser toute
sa vie : ce serait l'enchaîner à un état pour lequel il n'était
peut-être point fait, et dans lequel le succès, le bonheur sera
pour lui moralement impossible.


Mais par là même que les différences entre ces genres
principaux de vocations sont fortement marquées, il est fa-
cile d'y éviter l'erreur, pour peu qu'on veuille se donner la
peine d'étudier, avec le double secours de l'attention et du
temps, les différences non moins profondes qui se trouvent
entre les dispositions physiques, intellectuelles, morales,
religieuses des divers enfants.


L'attrait surnaturel, s'il s'agit de vocations surnaturelles
et plus parfaites, et, de quelque vocation qu'il s'agisse, l'ap-
titude qui rend propre à telle ou telle profession ; le défaut
d'aptitude qui en éloigne, l'inclination et le goût qui facilitent
l'application et le succès; les qualités mauvaises, les défauts,
les passions qui trouveraient dans tel état un élément funeste
qu'il faut leur refuser; les bonnes qualités, les vertus, qui
trouveront dans tel autre un aliment heureux, fécond, qu'il
faut leur offrir; enfin, tout le reste supposé et sagement
considéré, les circonstances de naissance, de fortune, de
position sociale, les occasions favorables, les ouvertures
-qui se présentent et qui semblent être des manifestations
providentielles : tels sont les indices les plus notables par
lesquels se révélera, avec une sorte de certitude, la voca-
tion d'un jeune homme. En observant ces indices, en les
suivant avec une prudente circonspection, on se trompera
bien rarement ; si l'on se trompait quelquefois, ce ne serait
presque jamais que dans les cas où l'erreur ne serait point
grave, parce que les différences seraient peu importantes
«et la vocation moins obligatoire.




2*6 LIV. I V . — CH. V . — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE ;


U ne fautpasque les parents, que les instituteurs pressent
ici violemment les enfants. Leur liberté doit être respectée.
On peut, on doit les éclairer, les conseiller, les préparer
même de loin, les diriger ; mais les violenter et les pousser
de force dans tel ou tel état, jamais.


Quant aux vocations tout à.fait surnaturelles et plus par-
faites, j'en parlerai avec quelque détail au cinquième livre
de cet ouvrage, lorsque je traiterai de la liberté des vocations
ecclésiastiques et du respect qui leur est dû. Je me bornerai
en ce moment à dire simplement ceci :


Sans doute, chacun en ce monde peut, avec le secours de
Dieu, s'élever à une grande hauteur. L'horizon de la vérité
et de la vertu, comme celui de la bonté et de la grâce di-
vines, est immense; et il y a, dans le dessein providentiel,
pour chacun, un plan de perfection relative à laquelle il lui
est permis d'atteindre ; c'est ce qu'on pourrait appeler
avec saint Paul : Volmtas Bei hene placens et perfecta.
Mais, hélas ! peu y arrivent ; beaucoup, dégénèrent.


A ceux-ci, Dieu, dans sa miséricorde, peut réserver des
vocations moins parfaites et un avenir moins grand, mais
qui pourra toujours être bon et généreux, s'il est fidèle.
C'est encore la vie et le salut.


Mais il y en a qui descendent au-dessous de toute limite
et de toute volonté de Dieu ; ce sont ceux qui ne veulent rien
faire en ce monde, ou qui n'y font que le mal; ne tenant
aucun compte des lois de leur Créateur ; pour ceux-là, c'est
la ruine, c'est la dégradation intellectuelle et morale ; c'est
la mort éternelle :Ad nihilum redactus est in conspectu ejus
malignus.


Mais, quelle que soit la latitude laissée à chacun dans le
choix des diverses vocations possibles, il est manifeste que
ce choix, aveugle ou éclairé, heureux ou malheureux, con-
forme ou contraire à l'ordre de la Providence, aura sur
l'avenir une singulière influence, et fera le bonheur ou le




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. 247


malheur, la honte ou l'honneur de la vie, la plénitude glo-
rieuse ou le vide affreux de l'existence entière.


Voilà pourquoi les parents non-seulement ne doivent rien
donner ici à leur vanité personnelle, à leur ambition, à leurs
goûts d'amour-propre, mais doivent aussi se bien garder
d'accorder trop légèrement leur créance à des présages dont
la certitude serait médiocre ou prématurée. Il faut qu'ils
ménagent religieusement la liberté de l'enfant, laissent le
bon naturel agir et se déclarer par lui-même, la Grâce mar-
quer par ses impressions les desseins de Dieu, les aptitudes
se révéler peu à peu, le talent s'annoncer et devenir sûr : en
un mot, ils doivent étudier attentivement pour y obéir,
l'ordre de la nature et celui de la Providence.


Vérité étrangement oubliée de nos jours, où la plupart des
vocations et des carrières se décident au hasard et sans
aucun examen sérieux! où l'on voit certains enfants que les
indices providentiels les plus manifestes semblaient appeler
à gouverner un jour leur pays, ou du moins à y exercer les
emplois civils et politiques les plus importants, et qui sont
élèves, qu'on me permette de le dire, comme s'ils devaient
être uniquement un jour des peintres, des musiciens ou
même, qu'on me permette de descendre plus bas encore,
des écuyers ou des gardes-chasse.


Les plus remarquables d'entre eux dessineront, si vous le
voulez, chanteront plu6 ou moins agréablement : c'est un
homme distingué, dira-t-on. Qu'aura-t-il fait dans sa vie?
peut-être un album! Et encore la plupart ne sauront que la
danse, l'escrime et l'équitation.


Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un ohar dans fa carrière,


disait autrefois Racine. Que déjeunes gens de nos jours ont
borné là toute leur ambition !




2 4 8 LIV. I V . — CH. V. — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE ;


Et, chose bizarre'. contraste étrange! dans cemêmepays,
on voit une multitude d'autres enfants que rien ne prédes-
tinait à sortir de la foule, ni le vœu de la nature, ni l'appel
de la Providence; et qui, élevés imprudemment à un genre
de vie pour lequel Dieu ne les a pas faits, contractent, au
sein d'une fausse Éducation, des goûts, des habitudes de
luxe, des besoins immodérés, qui préparent à toute leur vie
le malaise et les tourments d'une ambition qu'il leur faudra
un jour satisfaire peut-être à tout prix.


Erreur effroyable par ses suites, qui, d'avance, creuse
devant les pas de l'homme, ou l'abîme du crime, ou celui
du désespoir, et presque toujours l'un et l'autre!


Aussi, souvent, qu'arrive-t-il? Tandis que les premiers,
citoyens sans valeur, pères de famille sans vertu, ne sont
pas même capables d'élever leurs enfants ni de gouverner
leur fortune, et commencent ou précipitent ces grandes
dégènérations par lesquelles des noms longtemps illustres
vont enfin s'éteindre dans l'obscurité et quelquefois dans
l'ignominie, les seconds nous donnent ces générations en-
vieuses, turbulentes, factieuses, pour lesquelles, malgré leur
profonde médiocrité, toute fortune, toute supériorité sociale
est un odieux spectacle, un insupportable fardeau : hommes-
malheureux qui, dans les noirs chagrins de leur orgueil
révolté, s'agitent au sein de la société en péril pour sortir
violemment de leur condition; et, tourmentés par les rêves
d'une cupidité sans mesure, ne se reposent enfin que dans
leur propre ruine, ou dans le renversement de l'ordre public.


Quels sont les plus coupables? Certes, la question importe
peu ; mais, si je devais la résoudre, je dirais que ceux pour
qui Dieu et la société avaient tant fait et qui ne veulent rien
faire, ni pour lui, ni pour eux, ni pour elle; qui ne se sou-
viennent ni de leur nom, ni de leurs pères, ni de leur gloire
passée ; qui font périr en eux les plus nobles espérances de
la patrie et tant de biens si précieux qui ne se retrouveront




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. 2 4 9


peut-être jamais; qui laissent enfin s'énerver et s'abîmer
dans la mollesse et la lâcheté de leur vie les forces les plus
élevées et les plus pures d'une grande nation, je dirai que
ceux-là m'irritent plus profondément, ceux-là me découra-
gent, ceux-là m'abattent, ceux-là me feraient désespérer de
l'avenir, s'il n'y avait pas la Providence, la force morale de
l'Eglise et la fortune de la France !


Qu'on me pardonne l'austérité et la douleur de mes pa-
roles, et qu'on me permette ici, pour les justifier, une ré-
flexion plus générale, qui, je l'espère, ne paraîtra pas trop
dure : j'affirme au moins qu'elle ne veut pas l'être: c'est une
simple observation défait, dont chacun retrouvera le sou-
venir dans son expérience, et qui éclairera d'un j our nouveau
la thèse que je soutiens en ce moment sur l'importance d'un
état, d'une vocation quelconque pour tout individu, et sur le
danger des vocations faussées ou manquées.


Quand on a êtudièla nature humaine dansl'enfant, c'est-
à-dire à son point de départ, et qu'on l'a suivie à travers les
différents âges des hommes, depuis l'adolescence jusqu'aux
dernières limites de la vie, on est frappé de cette quantité de
natures riches, intelligentes, vives, brillantes, honnêtes et
vertueuses, arrêtées dans leur essor, blessées dans leur
énergie, obscurcies dans leur éclat, ne donnant pas ce
qu'elles ont reçu, ne se faisant deviner que par des éclairs:
intelligences avortées, devenues indignes d'elles-mêmes;
cœurs paralysés, rétrécis, nobles créatures qu'une séve ap-
pauvrie et détournée de son cours à rendues médiocres, in-
complètes, stériles; a ravies aux plus belles espérances de
la Société, delà Religion, delà Famille, et fait déchoir delà
haute destinée que Dieu leur avait préparée. D'où vient ce
malheur ? Le plus souvent d'une vocation faussée, d'une vo-
cation manquée. Ce sont des gens ou qui n'ont rien voulu
faire en ce monde, ce qui est le plus profond des désordres
et le plus grand des périls; ou qui n'ont étudié ni leur na-




250 LIV. I V . — CH. V . — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE;


ture, ni les desseins de la Providence, et ont voulu faire ce
pour quoi ils n'étaient pas faits eux-mêmes.


Hélas ! je parle ici avec trop d'expérience, et ma parole,
je le crains, laisse percer malgré moi, depuis quelques mo-
ments, une émotion douloureuse qui n'est pas de l'amer-
tume, mais qui est l'accent trop excusable du dêvoûment
trahi souvent dans ses plus saintes et plus chères espé-
rances!


Que de parents irréfléchis! que de décisions téméraires et
précipitées dans la plus grave affaire de la vie !


Que de jeunes gens même n'ai-je pas vus, appelés à déci-
der sur leur propre destinée, se faire les illusions les plus
étranges, et enchaîner, par un choix aveugle, leur intelli-
gence et leur volonté à des professions pour lesquelles ils
n'étaient point préparés; donner d'eux-mêmes, et imprimer
avec une effrayante légèreté une direction à leur vie, dans
un âge d'emportement et d'inexpérience*, fixer les bornes de
leurs vertus et faire à leur Religion même sa part!


Aussi, de tous côtés, que de vocations égarées et d'exis-
tencesdéplacées ! que de désappointements etdemécomptes !
que d'esprits fourvoyés, de caractères amoindris, de vertus
compromises, de services et d'espérances perdus! Et ces
jeunes gens, tels que les voilà faits deviennent des hommes,
des vieillards; car le vieillard se fait de l'homme mûr,
l'homme mûr du jeune homme, et le jeune homme de l'en-
fant; et tous deviennent la société enfin, cette société qui a
bien des lois, mais non des remèdes contre la plupart des
maux qui la dévorent, et qui n'a ni lois ni remèdes contre de
tels maux.


Je me trompe: non-seulement la société n'a ni lois ni re-
mèdes contre de tels maux, mais, chose étrange 1 elle a des
lois pour les faire; elle a des lois pour les consacrer: elle a
des lois contre les remèdes à ces maux. Je m'explique.


Chez tel peuple, la société a des lois qui gênent toutes les




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. "254


vocations ; la société a des contraintes qui font violence aux
libertés les plus légitimes de l'homme et de la famille. La
société ades niveaux tyranniques qu'elle impose brutalement
à toutes les intelligences, à tous les goûts, à toutes les apti-
tudes, à toutes les vertus ; des lois odieuses qui compriment,
qui arrêtent, à l'entrée de chaque carrière, tout essor, tout
élan généreux et spontané, ou bien qui y précipitent violem-
ment, avant l'âge, sans discernement, sans raison, contre
toute raison.


N'est-ce pas le désordre profond qui a été signalé chez
nous par des voix éloquentes, dont l'autorité ici ne peut être
suspecte? Qu'on y prête attention : ces accusations si graves,
ce n'est pas moi qui les élève, mais il est temps enfin qu'on
les entende !


Voici en quels termes un ministre même de l'instruction
publique, M. Guizot, parlait des maux que je déplore ici, et
révélait leur désastreuse influence sur tout l'état social :


« Delà, Messieurs^ cette perturbation souvent déplorée,
« qui jette un grand nombre de jeunes gens hors de leur si-
« tuation naturelle, excite leur imagination sans nourrir
« fortementleurintelligence ; leur inspiredes goûts littéraires
« sans vraie et sérieuse connaissance des lettres; encombre
« les professions savantes de prétentions oisives et mala-
ce dives, et répand ainsi dans la société une multitude d'exis-
« tences déplacées, inquiètes, qui lui pèsent et la troublent
« sans en obtenir pour elles-mêmes la fortune ou là repúta-
te tion à laquelle elles aspirent vainement.


« Et, pendant que d'un système trop uniforme et trop
« exclusif sortent ces agitations factices et douloureuses,
« beaucoup de parents honnêtes et sensés cherchent en vain
« comment faire donner à leurs enfants une Education qui
« les préserve de telles chances, et réponde à la situation et
« aux occupations qui les attendent.


« Je n'insiste pas sur ces faits, Messieurs : ils ont souvent




282 LIV. I V . — CH. V. — RIEN ICI-BAS NE SE FAIT A L'AVENTURE;


« occupé votre pensée; ils sont directement attestés par de
« nombreuses et déjà anciennes réclamations publiques et
« privées; ils se révèlent indirectement dans les efforts ten-
« tés depuis vingt ans, pour apporter à notre système d'ins-
« truction secondaire des modifications qui satisfassent à ce
« besoin de notre état social.


« Ils ont tous été, je ne dirai pas vains, mais insuffi-
« sants. »


M. Virey parlait comme M . Guizot: il n'y avait alors
qu'une voix pour proclamer les immenses périls de l'ensei-
gnement uniforme et de l'Éducation contrainte:


« Chaque année donc continueront de sortir de nos collè-
« ges ces légions de jeunes lettrés, pour envahir tous les
« rangs, frappant à toutes les portes, encombrant l'adminis-
« tration et tous les emplois, prêts à renverser même de
« leurs prétentions ambitieuses les barrières que la société
« ouïes positions acquises leur imposent; déversant partout
« une acre polémique dans les journaux et les réunions po-
« litiques. De; là cette guerre sourde, ces combats à outrance,
« minant les entrailles mêmesde notre corps social, qui entre-
« tiennent le feu secret des mécontentements, l'ardeurfébrile
« des révoltes, et peut-être toutes les incertitudes de notre
« avenir. Ces angoisses, Messieurs, nous les créons, nous
« les fomentons nous-mêmes. De là, tant d'esprits sans car-
« rière tracée, souvent égarés par la présomption si natu-
« relie au jeune âge, et, ce qui est pis quelquefois, sans au-
« cune Education civile ou religieuse capable de lui servir
« de contre-poids.


« Travaillées par un triste scepticisme, ces masses, dé-
« pourvues de croyances religieuses, trahissent leur malaise
« secret; elles ne connaissent d'autres droits que la force,
« d'autres titres que la victoire, d'autres biens que la for-
« tune. »


M. Ternaux disait aussi, au nom de sa longue expérience:




IL Y A POUR CHAQUE ÉTAT UNE VOCATION DE DIEU. 253


« Cinquante ans d'existence commerciale et manufacturière
« m'ont mis plus d'une fois à même de réfléchir sur la mal-
« heureuse situation des jeunes gens sortant du collège, qui
« me demandaient, ou pour qui les parents sollicitaient des
« places, et dont je ne pouvais satisfaire les demandes. COM-
« BIEN N'EN AI-JE PAS VUS SE FRAPPER LE FRONT DE DÉSESPOIR ! »


Certes, il est impossible de s'exprimer sur ces graves pé-
rils en termes plus énergiques et plus effrayants.


Mais enfin, où était, où est encore la racine du mal qui
soulevait de si douloureuses plaintes et de si amers gémisse-
ments ? où faut-il voir la cause réelle, profonde, des effets
signalés avec une si éloquente vérité ? quel est le mal cer-
tain qu'on déplore? où faut-il porter le remède? qu'y a-t-il
au fond de tout cela?


Je l'ai dit en d'autres temps, je ne le dirai plus aujour-
d'hui : le temps des pénibles controverses est fini. D'ailleurs,
le mal est connu et on essaye enfin de le guérir. 11 ne s'agit
plus de discuter. Il n'est plus heureusement question que
de travailler tous ensemble et de concert au bien commun ;
d'y travailler partout à la fois, s'il est possible ; d'y tra-
vailler avec un persévérant courage. La tâche du présent
n'est pas de récriminer contre un passé malheureux : ce qu'il
faut, c'est de préparer un meilleur avenir, en offrant, dans
la liberté généreuse d'une loyale et féconde concurrence, à
la jeunesse française les secours variés dont elle a besoin :
c'est-à-dire toutes les diverses sortes de bonne Education
que réclament depuis si longtemps la diversité des car-
rières, la conscience des pères de famille, les vœux de la
Religion et les malheurs de la France !




DES


LIVRE


DIVERSES


CINQUIÈME


SORTES D'ÉDUCATION


CHAPITRE PREMIER


De l'Éducation essentielle et de l'Éducation professionnelle.


QIET.Q0ES CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


L'EDUCATION n'est que l'achèvement de l'homme selon le
plan tracé par la Providence ; nous l'avons vu. Cette œuvre
s'accomplit par le développement élevé, libre, généreux de
toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et re-
ligieuses de l'enfant ; c'est par là qu'elle devient pour lui la
préparation éloignée, mais essentielle, à tous les devoirs
qu'il aura à remplir plus tard sur la terre.


Mais, à côté de ce but général, de cette préparation éloi-
gnée, l'Education doit se proposer un autre but, un but spé-
cial : elle doit offrir à l'homme une préparation prochaine
et immédiate à sa vocation sociale.


Tout individu doit travailler d'abord à devenir un homme
honnête et intelligent, habile et vertueux : c'est sa fin com-
mune, générale, nécessaire. Mais, de plus, il a toujours une
vocation spéciale, en vertu de laquelle il est appelé à rem-




CH. i " . — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 2 5 5


plir telle ou telle fonction dans la société humaine. Outre
l'Education générale et essentielle qui forme l'homme
avant tout, qui l'initie de loin à toutes choses, qui déve-
loppe en lui et élève les facultés générales de sa nature
et en fait par là un homme digne de ce nom, il doit donc y
avoir l'Education spéciale et professionnelle qui forme aussi
le citoyen et le prépare à servir sa patrie dans telle ou telle
profession, par laquelle il devra atteindre sa fin particulière
et se rendre, en même temps, utile à ses semblables.


L'Education, envisagée quant au but, au résultat général
ou particulier qu'elle doit atteindre, se partage donc :


En Éducation générale et essentielle, qui forme l'homme,
l'homme avant tout, quelquefois concurremment avec son
état et sa profession, mais quelquefois aussi indépendam-
ment de cette profession, de cet état;


Et en Éducation spéciale et professionnelle, qui forme
l'homme social, l'architecte, le militaire, etc.


Ces deux genres-d'Education sont d'une égale importance
pour l'homme.


L'une lui donne toute la dignité, toute la force de sa na-
ture, l'élève au-dessus de tout en ce monde, le rend capable
d'atteindre sa fin la plus haute dans un monde meilleur, en
même temps qu'elle le rend plus habile et plus fort ici-bas.
L'autre le cultive en vue de sa vocation sur la terre et de sa
place dans la société, l'y prépare directement et le fait entrer
ainsi avec fermeté dans les voies providentielles que Dieu a
tracées pour lui, comme un chemin spécial vers le but su-
prême et définitif. Ces deux Educations ne sont pas oppo-
sées l'une à l'autre; bien au contraire, elles se fortifient, se
perfectionnent, s'achèvent l'une par l'autre.


Négliger l'une au profit de l'autre, ce serait les affaiblir,
ce serait souvent les ruiner toutes deux à la fois.


Et, cependant, faute d'apercevoir la force mutuelle qu'elles
se prêtent et les droits importants que chacune d'elles ré-




256 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


clame avec une égale justice, rien n'est plus commun que
de les entendre déprécier ou bien exalter exclusivement
aux dépens l'une de l'autre, comme si elles devaient se
nuire par leur alliance.


Les uns, convaincus avec raison du besoin de former des
hommes spéciaux, font bon marché de cette Education gé-
nérale qui ne mène à rien de positif, selon eux, et ne voient
d'utile que l'Education professionnelle.


Les autres, attachés à ['Education essentielle comme à
une tradition respectable du passé, et convaincus qu'il faut
avant tout former des hommes, laissent de côté et négligent
avec grand tort toute préparation spéciale à la profes-
sion.


Les uns et les autres se trompent gravement, et leurs vues
manquent ici d'intelligence et d'étendue.


Je ne me lasse pas de le redire : l'œuvre de l'Education
humaine es t une œuvre simple, mais multiple dans la féconde
puissance de son unité; essentiellement variée dans ses
formes et dans ses moyens, comme dans son but : elle doit
subir des conditions diverses de temps, de lieu, de mé-
thodes, selon les divers âges, selon les diverses natures, mais
aussi selon les divers états, selon les diverses professions r
en un mot, il doit y avoir des Educations variées, comme il
y a des natures et des vocations différentes. Ces diverses
Educations ne tendent qu'à un seul et même résultat, qui
est de rendre chaque homme apte à sa vocation, comme les
vocations elles-mêmes les plus diverses n'ont qu'un but :
c'est de mettre chaque homme à sa place en ce monde.


M. Guizot écrivait, il y a quelques années, ces tristes pa-
roles : La société offre l'image du chaos! et il en donnait la
vraie raison ; chaque chose, chaque homme, n'y est point à
sa place : et il n'y a pas une place convenable pour chaque
homme et pour chaque chose.


Qui a créé parmi nous cet épouvantable état de société?




CH. I e r . — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 257


qui a fait ce mal en France depuis cinquante années ? —
L'Éducation ! Il n'y a plus qu'une voix pour le redire.


L'Éducation, sans aucun doute, doit s'appliquer surtout
à former l'homme et cultiver toutes les facultés qui consti-
tuent dans l'enfant la nature, la dignité humaine : et voilà
d'abord ce qu'elle a trop souvent négligé. Mais évidemment
ce n'est pas tout : l'œuvre serait imparfaite si elle ne prépa
rait pas l'homme aux diverses fonctions sociales que sa
naissance, ses aptitudes ou ses goûts, sa vocation ou sa for-
tune, l'appelleront à remplir dans la société, pendant sa vie
sur la terre.


En un mot, je le répète, et j'y insiste : il doit y avoir pour
tous une Éducation générale et essentielle qui forme l'homme
avant tout, et le prépare de loin à toutes choses ; il doit y
avoir une Education spéciale et professionnelle qui forme
aussi le citoyen et le prépare à servir sa patrie dans les di-
verses fonctions sociales.


L'Education serait profondément en défaut, si elle négli-
geait une de ces deux grandes obligations, si elle sacrifiait
l'une à l'autre ; si, par exemple, elle se bornait à former
l'homme en général, sans tenir compte dé ses aptitudes
particulières et de sa vocation, sans le préparer immédiate-
ment à ce qu'il devra être un jour dans le monde.


Elle manquerait aussi gravement à l'homme, et le trahi-
rait évidemment, si elle ne tenait pas compte de sa desti-
nation spéciale, particulière, professionnelle, en même
temps que du fond de sa nature et de sa destination géné-
rale et essentielle.


Cette Education spéciale et professionnelle, envisagée
quant à la position sociale présumée de l'individu, et, par
conséquent, quant aux divers degrés d'étendue et de per-
fection qu'elle doit atteindre pour s'accommoder convena-
blement aux diverses classes, aux divers états de la société,
se subdivise à son tour en autant d'Educations diverses qu'il


É., 17




258 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


y a de professions différentes, ou au moins de spécialités
principales.


Il ne saurait encore s'agir ici des espèces particulières ;
puisque ce n'est pas de l'apprentissage ou de l'instruction
technique qu'il est question, mais de l'Education, qui. a né-
cessairement quelque chose de général.


Nous avons donc distingué avec raison :
4° L'Éducation populaire, pour les professions ouvrières


et agricoles ;
2° L'Éducation intermédiaire, pour les professions indus?


trielles et commerciales ;
3° La haute Education littéraire, pour les fonctions.supé-


rieures de la Société, et notamment pour ce qui se nomme
les professions libérales.


Malgré les préjugés du temps, je crois devoir ajouter que
les nations qui sont gouvernées par des princes ont droit
d'exiger pour eux quelque chose de plus haut encore, pour
qu'ils soient élevés convenablement à la grandeur de leurs
destinées et de leurs devoirs. Il faut, qui pourrait le nier?
que l'Éducation la plus forte et la plus grande les fasse
hommes et princes dignes de ce nom. II faut que la. plus
noble et la plus généreuse culture soit donnée aux rejetons
de ces races royales, qui ont été choisies dans un si mystér
rieux dessein de la Providence pour gouverner le monde,
et qui, malgré la violence des révolutions, semblent tenir
encore dans les destinées de l'Europe moderne une si large
place, que les supprimer ou les changer, c'est changer
toute la face des choses humaines.


Nos ancêtres l'avaient bien compris, lorsqu'ils donnèrent
au monde ce grand spectacle de l'Education d'un seul, faite
par un Bossuet, par un Fénelon !


C'est ainsi qu'on avait vu le grand Arsène élever le fils de
Thèodose, et que. plus anciennement encore, Quintilien
avait préparé pour l'empire les petits-neveux, peut-être




CH. i e r. — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 259


chrétiens, de Domitien ; et Aristote, pour la conquête du
monde, le fils du roi de Macédoine.


En parlant des diverses professions, j'ai laissé tomber de
ma plume le nom de professions libérales. Il y a donc des
professions libérales et d'autres qui ne le sont pas, ou qui
le sont moins. Cette distinction est très-ancienne, et, en
prenant ici le mot libérale dans son sens technique et simple,
je ne crois pas qu'il soit nécessaire de beaucoup de paroles
pour justifier l'emploi qu'on en a fait.


La langue populaire elle-même a distingué ici ce qui doit
l'être. Les métiers et les arts sont choses et noms divers : et
parmi les arts on appelle arts libéraux, par opposition aux
arts mécaniques, ceux qui appartiennent uniquement à
l'esprit, et aussi ceux où l'esprit a plus de part que le travail
des mains.


Je suis convaincu, d'ailleurs, qu'il y a à cette distinction
une origine plus haute et plus morale que celle qu'on lui
assigne communément. A Dieu ne plaise que je veuille dé-
précier les professions manuelles et ouvrières, industrielles
et commerciales ! On peut s'y ennoblir assurément et s'y
élever ; on peut y devenir aussi grand, aussi sublime que
dans les autres professions ; et cependant on ne peut mé-
connaître qu'il y a au fond de l'occupation agricole, indus-
trielle, commerciale, une pensée moins haute, une pensée
de profit et d'avantage personnel, qui est parfaitement juste,
honnête, consciencieuse, mais qui n'est pas une pensée pro-
prement libérale.


Voyez, au contraire, l'artiste bâtissant Saint-Pierre de
Rome, Notre-Dame de Paris, ou couvrant de ses peintures
les voûtes du Vatican ; voyez l'avocat défendant la faiblesse
ou l'innocence contre une injuste agression ; l'homme habile
dans l'art de guérir, attentif et recueilli près du lit d'un
malade, consultant la douleur et lui arrachant son secret :




260 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


1. Dictionnaire de l'Académie, 1835.


la pensée du profit et de l'avantage personnel peut bien se
rencontrer là aussi ; mais elle ne vient pas, elle ne doit pas
venir la première, elle ne vient que loin, bien loin après
l'idée du beau que le grand artiste aspire à réaliser ; après
la pensée de la justice dont l'avocat cherche le triomphe ;
après l'espérance de la vie que le médecin veut sauver ;
après les belles et pures méditations qui ont préparé leurs
nobles travaux. En un mot, d'un côté, c'est le sentiment
d'un juste profit qui l'emporte ; de l'autre, c'est d'abord
l'enthousiasme, le dévoûment, la générosité.


Il y a donc ici entre les professions libérales et celles qui
ne le sont pas, ou qui le sont moins, une distinction non
de vanité, mais de raison ! une distinction fondée sur la
nature des hommes et des choses.


J'admets donc cette distinction, quand il est question des
professions; et toutefois, je me hâte de l'ajouter, je ne crois
pas, je n'ai jamais cru devoir l'admettre, quand il est ques-
tion de l'Éducation, laquelle est, comme je l'ai déjà fait
observer, bien différente de l'apprentissage.


Je ne donne spécialement à aucune des Educations di-
verses que j'ai nommées le nom d'Education libérale.


Cette distinction, ici, aurait, à mon sens, quelque chose
d'odieux et même de faux.


Les maîtres de la langue française ont défini l'Education
libérale CELLE QUI EST PROPRE A FORMER L'ESPRIT ET LE COEUR. *.


En ce sens, toute Education humaine est essentiellement
une Education libérale.


La distinction qui restreindrait ce nom à certaines sortes
d'Éducations blesserait la dignité de l'homme et méconnaî-
trait la grandeur surnaturelle ajoutée par l'Evangile à sa
grandeur naturelle ; elle méconnaîtrait aussi le vrai but de
toute Education, et ne serait, du reste, qu'une tradition




CH. 1 e r . — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 261


profondément païenne. Le paganisme ayant partagé le
monde en maîtres et en esclaves, l'Éducation libérale vou-
lait dire l'Éducation des hommes libres. Il n'y avait pas,
d'ailleurs, de termes pour celle des autres hommes, par la
raison malheureusement bien simple qu'il n'y avait pas or-
dinairement d'Éducation pour eux.


Mais aujourd'hui l'Evangile a remplacé les maîtres et les
esclaves par un peuple immense d'hommes libres, qui sont
les commerçants, les industriels, les agriculteurs, les ou-
vriers, en même temps que les artistes, les magistrats, les
littérateurs, c'est-à-dire qui sont tout le monde, non plus
seulement la plèbe, plebs, selon la triste expression latine,
mais selon la belle formule du langage ecclésiastique, le
peuple chrétien, populus christianus ; ce peuple nouveau,
dont la dignité et la puissance sociales, qu'on ne s'y trompe
pas! surpassent de loin tout ce que fut jamais autretois le
Senatus Populusque Romanus.


Il est donc également contre la religion, contre la nature
et contre le bon sens, de cantonner l'Education intellectuelle
et morale, l'Education propre à former l'esprit et le cœur,
c'est-à-dire l'Education libérale, dans certaines fractions de
l'humanité.


Cette Education appartient à tous : elle veut seulement
être assortie aux diverses situations providentielles et so-
ciales, mais non "partagée entre les privilégiés du pouvoir
ou de la fortune.


Non, l'Evangile n'a jamais admis une société dont la tête
et les membres principaux tireraient à eux toute la séve
libérale, et dont les autres membres ne seraient que des
machines organisées ou des agents passifs sans intelligence,
sans noblesse de cœur et sans liberté.


J'affirme de nouveau qu'un tel partage de la société et
qu'une telle répartition de l'Education serait une chose loui
à la fois inhumaine et antichrétienne.




262 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Et c'est pourquoi je ne donne exclusivement le nom d'E-
ducation libérale à aucune des quatre Educations que j'ai
distinguées : je le donne à toutes. L'Education populaire doit
elle-même être faite de manière à mériter ce nom ; et, si on
laissait la religion tenir dans l'Education du peuple la place
qui lui appartient, ce que j'indique ici ne tarderait pas à
s'accomplir.


On pourrait subdiviser encore : je ne crois pas utile de le
faire. Les quatre diverses Educations, nommées plus haut,
correspondent suffisamment aux grandes divisions sociales.


De quoi se compose, en effet, la société humaine? quelles
sont les diverses classes de citoyens dans une nation civi-
lisée? J'y vois d'abord, comme je l'indiquais tout à l'heure,
les classes agricoles et ouvrières; puis les classes indus-
trielles et commerçantes; puis les classes artistiques; enfin,
— si nous étions dans un temps où l'on pût nommer les
choses par leurs noms — ce que j'appellerais les supério-
rités sociales, magistrats, administrateurs civils et politiques,
chefs militaires, corps enseignants, littérateurs, savants,
instituteurs de la jeunesse, ministres de la religion.


Les divisions de l'Education spéciale et professionnelle
que j'ai indiquées répondent évidemment aux besoins de
ces diverses classes de la société humaine. Elles sont donc
suffisantes.


Il reste une observation importante à faire, c'est que
l'Education générale et essentielle elle-même ne saurait être
semblable pour tous indistinctement. Il y a sans doute un
fonds commun d'idées, de principes et de vertus qui doit se
retrouver partout, dans tous les genres d'Education possible,
parce que l'Education a partout des hommes intelligents et
honnêtes à former. C'est, si l'on veut, l'Education la plus




CH. i e r . — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 2 6 3


générale et la plus essentielle, celle qui doit être la base et
le fond de toutes les antres.


Mais l'intégrité de l'Education n'en réclame pas le der-
nier perfectionnement : et, de même qu'il y a dans le genre
humain, dans la société, diverses classes d'hommes placés
dans des conditions sociales différentes, il doit y avoir
aussi diverses espèces d'Educations ayant certaines diffé-
rences entre elles, quoique ayant toutes aussi ce fonds com-
mun et essentiel qui, dans sa plus haute généralité, se doit
trouver en toute bonne Education.


L'Education de l'homme, en effet, doit tenir compte de sa
naissance, de sa fortune, de sa position providentielle en
ce monde. Elle doit proportionner l'étendue et la perfection
de son développement aux besoins sociaux présumés de
celui qu'elle élève, à l'importance de ses obligations, à la
mesure d'action qu'il lui sera possible d'exercer, et enfin
mettre en lui des inclinations, des lumières; des habitudes
qui puissent lui donner le goût de ses devoirs, et non les lui
rendre un jour odieux et insupportables à remplir.


C'est par là qu'elle élèvera l'homme pour la société, sans
danger ni pour lui ni pour elle.


C'est ainsi qu'à tous les degrés de la hiérarchie sociale elle
formera de bons citoyens, des hommes complets, dans la
mesure et l'étendue qui sont nécessaires à chaque individu,
à chaque profession et à chaque classe.


Parla seront riaturéllement résolues les questions les plus
importantes, au point de vue de l'utilité publique comme à
celui de la liberté particulière; ces questions, si violemment
et si aveuglément agitées aujourd'hui, et qui sont toutefois
les plus décisives pour l'ordre, le repos et la grandeur des
sociétés humaines, pour la prospère harmonie des diverses
classes qui font lapuissance des nations, en même tempsque
pour la sécurité et la dignité personnelle de l'homme et de la
famille.




264 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


En dehors des grands et vrais principes qui peuvent seuls
résoudre sagement ces graves questions, et qui ne sont, au
reste, que l'expression des lois naturelles les plus simples,
il n'y a, il ne saurait y avoir que l'anarchie ou le despo-
tisme.


Et qu'on ne se méprenne pas, d'ailleurs, sur la portée de
mes paroles : je le répète, si je me sers ici du mot de classes,
c'est dans une pensée de rapprochement, et non pas d'exclu-
sion ; je ne prétends pas établir des classes immobiles, des
professions privilégiées, des limites infranchissables entre
elles. Je le sais, et l'Evangile ne nous refuse pas ici le bien-
fait de sa lumière, la Providence se plaît souvent à exalter ce
qui paraît bas et humble. La société humaine a tout entière
de nobles destinées, et Dieu l'a faite pour s'élever toujours.
Si je me sers du mot classes, c'est dans une de ces pensées
simples et vraies dont il n'est pas donné aux passions les
plus emportées de dénaturer le sens inviolable.


Oui, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, il y aura toujours
dans une nation des classes diverses et une hiérarchie de
fonctions sociales; et, sauf les exceptions providentielles plus
ou moins nombreuses, selon les temps et selon les peuples;
sauf les grandes issues légitimes qu'il faut toujours laisser
et procurer aux élus delà Providence, divers genres d'Edu-
cation doivent correspondre à ces classes diverses.


Cette distinction des classes, sans doute, ne sera pas reçue
dans la vie éternelle. Il y aura là des démarcations plus pro-
fondes et d'un ordre supérieur, mais cette distinction est es-
sentielle à l'ordre social et passager du monde présent. Elle
en fait l'harmonie et la force, et tout honnête homme doitla
reconnaître et la respecter en passant ici-bas sous peine de
tomber dans l'état sauvage et dans la barbarie.


Oui, il serait aussi barbare de vouloir faire descendre
toutes les intelligences, toutes les natures, toutes les posi-
tions sociales, toutes les vocations à la même médiocrité,




CH. i e r . — DE L'ÉDUCATION ESSENTIELLE. 2 6 5


qu'absurde de prétendre les élever toutes à la même hau-
teur; ou plutôt vouloir les égaler toutes au même niveau, ce
serait les condamner toutes à un abaissement effroyable et
à une stérilité désolante! Malheur, trois fois malheur, à la
nation qui accueillerait un moment avec faveur ces rêves
insensés ! Si haut qu'ait jamais été son rang, si incontestée
qu'ait pu être sa primauté même dans la civilisation du
monde, elle ne tarderait pas à en déchoir misérablement.


« Bientôt, dit l'Ecriture, elle ne serait plus même une
« nation, non est gens, parce qu'elle aurait violé follement
« la loi fondamentale de la création et de la nature, quia
« mutavit jus. »


Cette puissance de dépravation sociale n'a encore été don-
née à nul effort sur la terre ; et, quoique des réformateurs
sauvages aient essayé, dans cette pensée et dans ce but,
d'établir parmi nous l'Instruction gratuite OBLIGATOIRE ET
ÉGALE POUR TOUS, la nature invincible, des hommes et des
choses a résisté et résistera jusqu'à la fin, à moins qu'une
nation généreuse, longtemps bénie de Dieu et des hommes,
n'ait mérité, peut-être par quelque crime inconnu, de périr
sous le dernier coup du mépris divin et de s'abîmer dans le
gouffre de l'anarchie intellectuelle et morale. Mais laissons
ces tristes pensées et ces douloureuses .prévoyances : Dieu
protège la France ! Qui ne le sent depuis trois années?


Du reste, je ne suis pas de ceux qui se plaignent des
bourses et de l'Education gratuite; je ne m'élève que contre
l'Education égale et obligatoire pour tous au même niveau.
Et, si je m'élève contre cette Education, c'est qu'elle est
antisociale, antihumaine.


Je ne repousserais la gratuité que si elle devait ou ruiner
l'Etat, ou violer la liberté, ou anéantir les droits sacrés du
père de famille, comme telle loi proposée sur l'instruction
primaire nous en menaça un moment ; ou enfin jeter pêle-
mêle au milieu de la société des existences abandonnées,




266 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'EDUCATION.


agitées d'une fièvre d'ambition stérile, et presque toujours
factieuse.


La gratuité de l'Education n'est pas une invention de
notre époque : le siècle de Louis XIV lui dut une partie de
sa grandeur. Qui ne sait ce qu'était alors la générosité des
écoles publiques et privées ?


C'est le christianisme qui a inventé la gratuité de l'Edu-
cation et qui le premier l'a inaugurée dais le monde.


Sans remonter à des temps plus anciens, les Jésuites à
euxseuls n'élevaient-ils pas gratuitement soixante-cinq mille
jeunes Français sous Henri IV ?


Et n'y avait-il pas, de plus, beaucoup d'autres Congréga-
tions religieuses et vingt et une Universités indépendantes
les unes des autres, où les Educations gratuites étaient
nombreuses?


Mais tous ces jeunes gens riches ou pauvres étudiaient
librement? On n'aimaitipasà leur faire ptyente sagesse; on
aurait craint de laTefuser à des pauvres à qui Dieu peut-être
la destinait. Seulement on ne l'imposait'pas avec violence à
des enfants pour plusieurs desquels elle aurait pu devenir
un présent funeste.


Ce sage et libéral système plaisait d'ailleurs au bon roi. 11
voulait la poule au pot pour chaque villageois de son beau
royaume, et l'Education à bon marché pour tous les enfants
de son cher peuple. Il disait au père Coton que -soixante-
cinq'mille ne suffisaient pas* efcqae Iwcboses ne sBwtrient
bien établies que quand leurs collèges contiendraient cent
mille élèves.


C'est ainsi que l'Education se prêtait alors à toutes les
exigences d'une grande et forte nation; c'est ainsi que toutes
les familles avaient des issues convenables pour faire monter
plus haut ceux de leurs enfants qui étaient les élus de la na-
ture et de la Providence ; c'est ainsi que la société française
s'élevait sans cesse. Le travail de l'esprit était accessible à




CH. II . — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 267


CHAPITRE II


Éducation industrielle et commerciale.
Éducation artistique.


Je ne sais si cette grande puissance de notre nature qu'on
appelle l'Industrie et l'Art a été jamais plus noblement cé-
lébrée que dans ces deux pages de l'immortel évêque de
Meaux, que mes lecteurs me sauront gré de mettre sous
leurs yeux au commencement de ce chapitre :


« Je ne suis pas de ceux, dit Bossuet, qui font grand état
« des connaissances humaines, et je confesse néanmoins que
« je ne puis contempler sans admiration ces merveilleuses
« découvertes qu'a faites la science pour pénétrer la nature,
« ni tant de belles inventions que l'art a trouvées pour
« l'accommoder à notre usage.


« L'homme a presque changé la face du monde : il a su
« dompter par l'esprit les animaux qui le surmontaient par
t la force; il a su discipliner leur humeur brutale et con-
« traindre leur liberté indocile. Il a même fléchi par adresse
« les créatures inanimées : la terre n'a-t-elle pas été forcée,
« par son industrie, à lui donner des aliments plus convo-
ie nables ; les plantes à corriger en sa faveur leur aigreur


tous ceux que la richesse de leurs facultés y appelait. On
n'avait pas imaginé alors l'inconcevable tyrannie du mono-
pole et de la contrainte intellectuelle, l'idée n'en était pas
même venue à Louis XI : Louis XIV en aurait eu horreur : et
sous les auspices de la Religion, dont la sagesse présidait à
toutes ces éducations diverses, cette généreuse libéralité
était sans péril et faisait la fortune de la France.




268 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« sauvage ; les venins mêmes à se tourner en remèdes pour
« l'amour de lui ?


« Il serait superflu de raconter comme il sait ménager les
« éléments, après tant de sortes de miracles qu'il fait faire
« tous les jours aux plus intraitables : je veux dire au leu
« et à l'eau, ces deux grands ennemis, qui s'accordent néan-
« moins à nous servir dans des opérations si utiles et si né-
« cessaires.


« Quoi plus! Il est monté jusqu'aux cieux pour marcber
« plus sûrement : il a appris aux astres aie guider dans ses
« voyages ; pour mesurer plus également sa vie, il a obligé
« le soleil à rendre compte, pour ainsi dire, de tous ses pas.
« Mais laissons à la rhétorique cette longue et scrupuleuse
« énumêration, et contentons-nous de remarquer, en théolo-
« giens, que, Dieu ayant formé l'homme, dit l'oracle del'É-
« criture, pour être le chef de l'univers, d'une si noble insti-
« tution, quoique changée par son crime, il lui a laissé un
« certain instinct de chercher ce qui lui manque dans toute
« l'étendue de la nature. C'est pourquoi, si j'ose le dire, il
« fouille partout hardiment, comme dans son bien, et il n'y a
« aucune partie de l'univers où il n'ait signalé son industrie.


« Pensez maintenant, Messieurs, comment aurait pu
« prendre un tel ascendant une créature si faible et si expo-
ce sée, selon le corps, aux insultes de toutes les autres, si
« elle n'avait en son esprit une force supérieure à toute la
« nature visible, un souffle immortel de l'esprit de Dieu, un
« rayon de sa face, un trait de sa ressemblance. Non, non ;
« il ne se peut autrement.


« Si un excellent ouvrier a fait quelque rare machine, au-
« cun ne peut s'en servir que parles lumières qu'il donne.
« Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine
« que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puis-
« sance pouvait construire.


« 0 homme ! il t'a établi pour t'en servir; il a mis, pour




CH. II. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 269


« ainsi dire, en tes mains toute la nature pour l'appliquer
« à tes usages; il t'a même permis de l'orner et de l'embellir
« par ton art; car qu'est-ce autre chose que l'art, sinon
« l'embellissement de la nature? Tu peux ajouter quelques
« couleurs pour orner cet admirable tableau ; mais comment
« pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si
« forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire
« seulement un trait convenable dans une peinture si riche,
« s'il n'y avait en toi-même, et dans quelque partie de ton
« être, quelque art dérivé de ce premier Art, quelques fé-
« condes idées tirées de ces idées originales ; en un mot,
« quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque por-
« tion de cet esprit ouvrier qui a fait le monde?


« Que s'il est ainsi, qui ne voit que toute la nature con-
« jurée ensemble n'est pas capable d'éteindre un si beau
« rayon, cette partie de nous-même, de notre être qui porte
« un caractère si noble de la puissance divine qui le sou-
« tient; et qu'ainsi notre âme supérieure au monde et à
« toutes les vertus qui le composent, n'a rien à craindre
« que de son auteur1 ? »


Voilà les nobles et "saintes pensées que la Religion nous
donne de l'Art, de l'Industrie et de la puissance l'homme!


Et même, en descendant de ces vues si générales et si su-
blimes à des considérations moins élevées et à des détails
secondaires, nous verrons que, depuis Bossuet, l'importance
de l'industrie et des arts, et, je dois l'ajouter, du commerce,
n'a fait que s'accroître dans les pays civilisés.


L''Industrie, en effet, intéresse la vie humaine à l'égal
presque de l'agriculture; car, si l'une ravit au sol la séve de
vie renfermée dans son sein et la transforme en mille biens
pour les habitants de la terre, l'autre s'empare des forces
matérielles delà nature, les assujettit, les met au service de


i. BOSSUET, t. X I I , p, 6 9 1 .




2 7 0 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


l'homme, les rend tributaires de tous ses besoins, lui.sou-
met l'eau, le fer, le feu, la vapeur ; lui fait des tissus, des
vêtements, des habitations, des voies rapides qui rappro-
chent pour lui les distances ; en un mot, l'enrichit, le défend
et le protège de toutes manières.


Le Commerce est la plus utile et la plus fréquente des re-
lations sociales. Il a été appelé le lien des nations entre
elles; et c'est bien le grand et beau dessein de la Providence
qu'il en soit ainsi. De plus, chez chaque nation prise à part,
le commerce est également un des liens de la société les
plus puissants ; il en resserre les diverses parties ; il unit
les villes et les campagnes ; rapproche et concilie les intérêts
les plus éloignés ; met en présence et en rapport les langues,
les travaux, les inventions de ces communs habitants d'une
même terre, qui souvent seraient, sans lui, étrangers les
uns aux autres. C'est ainsi que le commerce, en propageant
le besoin de se voir, de s'entr'aider, de s'enrichir mutuelle-
ment, fait d'une nation comme une grande famille; des
peuples les plus opposés entre eux par les besoins ou les
passions contraires, des amis et des alliés, et de la multi-
tude des hommes répandus sur toute la face de la terre, la
belle société du genre humain.


Le commerce donne quelquefois aux peuples que la Pro-
vidence et la nature ont fixés et font vivre sur les territoires
les moins fertiles, des avantages qui. surpassent ceux des
nations les plus riches et les plus puissantes.


C'est pour lui que l'ancien monde tend la main au nou-
veau, et que le nouveau envoie à l'ancien ses trésors.


C'est par lui que l'équité, que la bonne foi, la franchise,
la justice sévère, l'économie, le travail et toutes les vertus
fortes et secourables peuvent et doivent s'entretenir parmi
les hommes.


Que dirai-je des Arts? S'ils ne sont pas toujours une force,
ils sont au moins un ornement de la société et souvent même




CH. H. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 271


un grand enseignement public. Si les arts diffèrent des
sciences et des lettres en ce qu'ils produisent des ouvrages
sensibles et matériels, ils n'en sont pas moins dignes de la
plus haute estime sociale, soit qu'ils travaillent à l'imitation
du beau, soit qu'ils aient pour fin l'acquisition de l'utile.


Le grand génie de Bossuet n'a pas dédaigné dans le Traité
de la Connaissance de Dieu et de soi-même, de louer magni-
fiquement Y architecture, qui donne, dit il, la commodité et
la beauté aux édifices particuliers, qui orne les villes et les
fortifie, qui bâtit des palais aux rois et des temples à Dieu; et
aussi la mécanique usuelle, qui fait jouer les ressorts et assu-
jettit les éléments pour le plaisir ou pour les aises de la vie.


Quant au dessin, à la sculpture et à la peinture, qui font
revivre les belles formes et les animent de l'expression^, de
la beauté noble du sentiment, et quant à la musique elle-
même, qui, parla juste proportion des tons donne à la voix
une force secrète pour délecter et émouvoir, nul n'en con-
testera le charme et l'utilité, et la Religion n'oubliera jamais
les services! qu'ils lui ont rendus, tant qu'ils sont restés
fidèles à ses inspirations.


Les Arts, dit encore Bossuet, règlent à leur tourles métiers,
appelés arts mécaniques. Ainsi Varchitecture commande aux
maçons, aux menuisiers et aux autres : et c'est surtout l'utile
qui est l'objet de ces travaux tout matériels, mais cependant
très-dignes d'estime : car partout l'homme peut se montrer
supérieur et inventiL En pénétrant par les sciences les
œuvres de Dieu et en les ornant par les arts, il fait voir qu'il
est vraiment créé à son fanage et capable d'entrer dans ses
desseins.


Cette importance générale de l'industrie, du commerce et
des arts s'accroît encore de la prépondérance qu'ils ont ac-
quise de nos joursv


Aussi, qui ne comprend aujourd'hui la nécessité de donner




272 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


aux classes artistiques, industrielles et commerciales, une
Education spéciale qui soit à la hauteur de leur rang et de
leur influence dans la société moderne?


Pour saisir d'un coup d'œil toute la portée politique et so-
ciale de cette Education, il suffira d'observer le but qu'elle
doit se proposer, qui est de cultiver et de former les hommes
qui, dans nos villes et nos provinces, feront fleurir et pros-
pérer Yinsdustrie, le commerce et les arts.


L'Education, qui doit donner aux industriels, aux com-
merçants et aux artistes, avec une forte instruction profes-
sionnelle, le développement général et essentiel qui consti-
tue l'homme intelligent et honnête, éclairé et vertueux, est
donc capitale.


Qu'on y prenne garde : la multitude d'hommes qui sont
voués à l'industrie, au commerce et aux arts est immense;
elle forme la partie la plus considérable de cette grande
classe moyenne qui occupe une place si large dans notre
société.


Je ne dis pas que la classe moyenne soit la société tout en-
tière: non; mais, si, depuis l'apparition du suffrage univer-
sel parmi nous, la classe moyenne n'est plus aujourd'hui,
comme elle le fut longtemps, la France électorale, elle est
encore la France politique, la France influente, en forte par-
tie du moins.


La classe moyenne remplit les conseils municipaux, règne
dans nos cités comme dans nos bourgades, et y décide des
choses les plus importantes, des intérêts les plus élevés :
matériels, religieux et moraux. On la retrouve encore nom-
breuse et puissante dans les conseils généraux. Elle forme
presque toute la milice nationale, ou du moins la conduit.
En un mot, partout elle agit, elle pense, elle parle, elle veut,
elle délibère, elle commande.


Est-ce un bien ? est-ce un mal? Il ne m'appartient pas de
le décider. Je crois qu'en ceci, comme en autre chose, le




CH. II. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 273


bien peut se rencontrer; en ce moment, je ne constate qu'une
vérité : c'est que la classe moyenne est de fait à peu près
souveraine dans toutes ces petites assemblées délibérantes,
qui sont, tour à tour, la source, le principe, l'écho ou le con-
seil de nos grandes assemblées politiques. Combien n'im-
porte-t-il donc pas qu'une classe si influente et si active soit
de bonne heure entourée de tous les soins, éclairée de tou-
tes les lumières d'une Education intelligente et dévouée !


Sans doute, la haute Education littéraire lui est commu-
nément moins nécessaire; mais, je l'affirme, il faut encore
un développement solide, étendu, élevé, du jugement et de
la raison, à tout industriel et à tout commerçant: il faut du
goût, de l'imagination, et de la sensibilité à l'artiste. Que
deviendrait l'Art s'il n'avait pas d'autres enseignements que
l'école communale de dessin et de chant, ou même que
l'imitation matérielle des grands maîtres de l'École des
Beaux-Arts, sans histoire, sanspoésie, sans haute littérature,
sans inspiration religieuse?


Que deviendrait l'Industrie elle-même sans le coup d'œil
inventif, sans la force du jugement, sans la puissance de
conception que donne une Education largement conçue?


Si l'on suivait mes vœux, l'Éducation industrielle, com-
merciale et artistique devrait arriver à la haute Education
intellectuelle, pour tout industriel, commerçant ou. artiste
que la nature en montrerait capable et digne.


Dans l'état de choses établi en Europe, et spécialement en
France, par la Providence et à la suite des révolutions, com-
bien d'hommes, nés dans une condition industrielle ou com-
merciale, à qui une haute Education intellectuelle sera né-
cessaire, en vue des fonctions étrangères à leur profession
proprement dite, auxquelles ils peuvent être appelés ulté-
rieurement !


Tout le monde en France peut parvenir à tout. Est-ce un
bien ? est- ce un mal ? Encore un coup, je ne l'examine point :


É. , i. «8




274 U V . V. — DES DJVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


c'est un fait. Il est donc important, sous peine de voir les
positions les plus élevées envahies par des incapacités dé-
plorables, qu'il y ait en France une Education qui élève les
intelligences à la hauteur de leurs destinées providentielles
et sociales.


Ici, sans doute, il ne faut pas agir à l'aveugle, ou se lais-
ser imprudemment guider par la perspective de possibilités
chimériques ; mais il faut consulter les facultés naturelles
en même temps que les autres indices de la Providence :
quand ces facultés sont éminentes, on doit les favoriser,
lors même que la profession ne l'exigerait pas essentielle-
ment.


Si tel enfant, dont on veut faire un négociant, un ban-
quier, etc., a un grand esprit, le commerce ou la banque
ne lui suffiront peut-être pas; il voudra, il pourra être
homme politique, député, représentant; il lésera. Prévoyez
donc cette carrière ultérieure'; autrement il ne sera qu'un
représentant inutile et muet, ou, ce qui serait pire encore
pour son pays, un homme sans intelligence et parleur.


Sans doute, ce que je demande ici, je ne le demande pas
pour tous. Je comprends, par exemple, que la plupart igno-
rent la métaphysique, qui traite des choses les plus géné-
rales et les plus immatérielles. Je comprends qu'ils ignorent
la rhétorique, qui fait parler éloquemment; la poétique,
qui fait parler ornement et comme si on était inspiré*.
Mais je voudrais qu'ils n'ignorassent pas la grammaire gé-
nérale, qui donne une grande intelligence de la langue qu'on
parle et la parfaite correction du style ; ni une certaine lo-
gique, qui apprend les moyens de bien raisonner ; ni les no-


1 . Entre cent exemples, si M. Casimir l'érier n'avait pas reçu d'un père
intelligent une haute et forte éducation, il n'aurait pas été un ministre si
considérable et si honoré.


î. BOSSCET, De la connaissance de Dieu et de soi-même.




CH. II. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 275


tions premières de la philosophie morale, qui enseigne les
moyens de bien vivre ; ni l'histoire, qui fait saisir les leçons
de la Providence dans la vie des peuples, ni ces premiers élé-
ments de droit public, qui règlent les devoirs politiques,
civils, militaires, des citoyens d'un même pays ; ni l'écono-
mie sociale, qui organise la prospérité et la paix.


Voilà les notions générales que je voudrais voir enseigner
à ceux qui travailleront peut-être un jour à préparer les lois
de leur pays.
. On sent que je ne puis entrer dans de plus longs détails et


que je n'exclus de cette Éducation générale et préparatoire
ni les éléments de la jurisprudence, ni, dans les sphères
moins élevées, les sciences nécessaires aux divers besoins
de chaque profession, telles que la géométrie, qui démontre
l'essence et la propriété des grandeurs ; la mécanique, qui
étudie les lois du mouvement et ses forces motrices ; Y astro-
nomie, laphysique, la géologie, et Y histoire naturelle, l'arith-
métique, la tenue des livres, la physiologie et Y hygiène. Je
ne dédaigne pas, et au besoin je recommanderai avec le
même zèle et pour les mêmes raisons, l'étude des matières
premières de l'industrie, telles que coton, soies, bois de
teinture, sucres, cafés, etc.


Enfin, je voudrais que ceux dont je parle apprissent
particulièrement les langues vivantes, l'histoire et la géo-
graphie commerciales, l'économie industrielle et domes-
tique.


Est il nécessaire d'ajouter que cette Éducation intellec-
tuelle présuppose toujours aussi une forte Education reli-
gieuse et morale? Où, en effet, cette Education de l'âme et
de la conscience a-t-elle besoin d'être énergique et profonde,
si ce n'est parmi les classes dont je parle ? et même ne doit-
elle pas être d'autant plus forte, que le haut industriel, le
commerçant ou l'artiste aura plus d'influence, non-seule-
ment quelquefois dans les régions politiques, mais toujours




2 7 6 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


au moins sur les classes ouvrières, par l'exemple ou par
l'autorité, par la fortune ou par le talent?


Hélas ! il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur la déca-
dence des mœurs industrielles et commerciales, et on sen-
tira le besoin de fortifier pour elles l'Education religieuse
et morale. Que sont devenues ces anciennes familles de com-
merçants dont l'activité, la patience, la probité, la sobriété
faisaient, avec le temps, des maisons si opulentes et si so-
lides? leurs grandes richesses ne les dégoûtaient point du
travail et ne leur faisaient jamais mépriser ni l'application,
ni la simplicité, ni l'économie.


Qu'est-ce qui ruine aujourd'hui chez nous le commerce et
l'industrie ? C'est, d'une part, la mauvaise foi et la fraude,
et, de l'autre, la négligence ou le faste des commerçants et
des industriels, qui ne songent qu'à s'enrichir pour s'élever
et sortir promptement de leur condition.


Combien de commerçants parmi nous que l'avidité du
gain précipite dans la ruine, dans la banqueroute, parce
qu'ils se jettent dans des spéculations qui sont au-dessus de
leurs forces : risquant, non-seulement leur bien, mais le bien
d'autrui ; ne se rendant compte ni de leurs dépenses, ni de
leurs entreprises, ni de leurs ressources !


Qu'est-ce qui fait la prospérité commerciale et industrielle
d'un peuple? qu'est-ce qui lui attire la confiance des aut-es
peuples pour le commerce et l'industrie? C'est la bonne foi,
la franchise, la fidélité à la parole donnée, la sûreté des
contrats, la sincérité des transactions, la constance dans
les régies du commerce et de l'insdustrie.


Pourquoi certaines nations ont-elles cessé de négocier
avec nous ? C'est peut-être qu'elles n'ont plus trouvé la même
probité, la même exactitude, la même sûreté, la même
commodité, dans leurs relations avec nos commerçants et
nos industriels.


Insensiblement les négociants étrangers se sont retirés ;




CH. U . — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 277


•on ne les a plus revus dans nos ports et sur nos places de
«ommeree, parce que d'autres nations, plus sages et plus
habiles, ont su les attirer chez elles et leur faire trouver des
avantages qu'ils ne trouvaient plus chez nous.


Je laisse parler ici un homme qui a vu toutes ces choses
de plus près que moi :


« Le nombre des fraudes et celui des risques s'est consi-
« dérablement accru dans le commerce depuis que les an-
« ciennes maisons, renommées de père en fils dans une
« branche commerciale, se sont progressivement éteintes
« sans qu'il s'en reformât de nouvelles.


« La bonne foi et la probité d'une maison de commerce se
« légitimait anciennement par le temps, la confiance qu'elle
« avait inspirée faisait de sa raison commerciale, une nota-
« bilité héréditaire dont on était fier et qu'on tenait à con-
« server pure ; les traditions se transmettaient de père en
« fils* Maintenant les grandes maisons ne basent plus leurs
« opérations que sur un succès éphémère de vogue ou de
« circonstance. Les petites maisons ne spéculent plus que
« sur la falsification des denrées et des produits. Aussi, dès
« qu'un chef de maison a réalisé ses bénéfices, le voit-on, sa
« famille et lui, changer aussitôt de condition, parce qu'a-
« près lui avoir procuré la fortune, elle ne lui donne pas la
« considération sans laquelle on jouit mal de la première.


« Il peut encore se faire, dans l'état du commerçant, d'ho-
«i norables fortunes, en s'altirant par une grande bonne foi
« la confiance des consommateurs, en vendant les meilleures
« qualités, le prix juste et fixe ; en se contentant d'une com-
« mission équitable, qui sera d'autant plus productive qu'elle
« sera plus faible pour être plus souvent répétée.


« Un chef de maison qui, à la fin de sa carrière, n'aurait
« réussi qu'à fonder le crédit de sa maison et qu'à élever
« honorablement sa famille, lui laisserait encore un bon




278 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« patrimoine, et peut-être même un patrimoine plus assuré
« qu'il ne le serait en rentes ou en fonds de terre ; car un
« jeune homme sans profession sauve difficilement sa for-
« tune des écueils de la dissipation ou de l'intrigue ; ces
« dangers le menacent moins lorsqu'il a le nom de son père
« à faire respecter, qu'il a sa clientèle à conserver, et qu'il
« reste sous la tutelle de vieux amis qui le surveillent et
« l'encouragent. »


Après ces réflexions et ces exemples, on peut le répéter
avec assurance : non, la probité n'est jamais plus nécessaire
qu'au commerce et à l'industrie ;


Non, la vertu, le sentiment du beau moral n'est jamais
plus nécessaire qu'aux arts.


Sans la conscience, l'industrie et le commerce marchent à
leur ruine.


Sans la vertu, les arts n'ont plus d'inspiration et ne sont
plus qu'instrument de dépravation publiquev -


Il faut donc enter fortement le commerce, l'insdustrie et les
arts sur la probité et la vertu. La probité et la vertu ont une
sève dont la richesse et la fécondité ne tarissent jamais ;
leurs fruits en tous genres sont l'espérance et le salut de
toutes les professions sociales, en même temps que l'hon-
neur de ceux qui les exercent.


Oui, il faut qu'une justice sévère préside à toutes les tran-
sactions humaines.


11 faut que les vertus les plus fortes soient le fond de
l'Education de ceux qui se destinent à ces importantes
carrières.


Et cependant, nous devons l'avouer avec confusion etdou-
leur, nulle Education, depuis cinquante années, n'est plus
négligemment faite que l'Education des classes industrielles,
commerçantes et artistiques : au milieu des tiraillements et
des conflits les plus misérables, tandis que les uns affirmen




CH. I I . — É D U C A T I O N A R T I S T I Q U E E T C O M M E R C I A L E . 2 7 9


et que les autres nient, tou e une jeunesse, tout un peuple,
et comme toute une société nouvelle s'est élevée en France.
L'industrie, le commerce, les arts libéraux et mécaniques
l'ont créée; c'est elle, à son tour, qui les Fait fleurir parmi
nous : société nombreuse, active, laborieuse, forte, opulente
et maîtresse : j'ai dit de quel poids elle pesait dans les des-
tinées de la France ; eh bien ! voilà la société dont nous
n'avons pas tenu compte dans l'Education publique, et on a
élevé toute la jeunesse française presque comme si cette
société n'existait pas!


On marchait dans une ornière: rien n'a pu en faire sortir,
rien n'a pu faire sacrifier la routine des vieilles habitudes.
Il n'était cependant pas question de renverser les collèges
de fond en comble en faveur de cette société nouvelle, mais
seulement de faire quelque chose pour elle, pour ses be-
soins, pour ses intérêts, qui sont manifestement les besoins
et les intérêts de la France elle-même. Vainement M. Saint-
Marc Girardin, dont le nom et les lumières ne peuvent être
suspects, disait:


« Il ne s'agit pas de substituer l'Education professionnelle
« à l'Education classique, il s'agit simplement de mettre à
« côté de l'Education classique l'Éducation professionnelle,
« d'établir par conséquent différentes éludes correspon-
« dantes à la diversité des professions sociales'. »


Les amis eux-mêmes de l'instruction publique, telle
qu'elle se donnait en France, ont, depuis quinze années,
fait retentir ces plaintes aux tribunes parlementaires et par
la voix de tous les organes de la publicité.


M. Guizot s'écriait, dès 1 8 3 4 :
« Il faut des établissements d'une autre nature, où les


« classes diverses de la société puissent trouver un aliment


t. M . SAINT-MARC GIRAFDIN, Moniteur, 5 juin 1 8 3 8 .




8 8 0 L1V. V . — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


1. M. GUIZOT, Chambre des députés.


« intellectuel qui convienne à leur vie, à leur destinée1. »
M. Saint-Marc Girardin disait encore :
« Je l'avoue, comme professeur, comme ayant été long-


« temps chargé, dans les collèges, des honorables fonctions
« de l'enseignement, il y a dans nos classes beaucoup de
« jeunes gens auxquels ne convient pas l'enseignement
« littéraire. »


M. Renouard, dans un rapport fait au nom de la commis-
sion nommée par la Chambre des députés, sur le projet de
loi touchant à l'instruction primaire (session de 1833),
s'exprimait en ces termes remarquables:


a II n'existe plus pour un enfant, après qu'il a appris à
« lire, à écrire et compter, ni école, ni collège, si sa destina-
« tion sociale, sa position de famille, ses goûts lui rendent
« inutile ou impossible la connaissance du grec ou du latin.


« Qu'arrive-t-il de là?
« C'est, d'une part, que beaucoup de jeunes intelligences,


« laissées sans culture, sont abandonnées à tous les hasards
« des événements; c'est, d'autre part, qu'une multitude
« d'Educations classiques se poursuivent et s'achèvent sans
« bons résultats ; inutiles à beaucoup, parce qu'ils y assis-
« tent, durant de longues années, sans les comprendre ;
« perdues pour d'autres, parce qu'ils entrent dans des pro-
e fessions où rien ne leur en rappellera le souvenir; déce-
« vantes et funestes pour ceux qu'une demi-science jette
« hors des professions laborieuses où ils trouveraient à vivre
« utilement, et qui, ne sachant ni travailler de leurs mains*
« ni combiner fortement des idées, embarrassent la sociélé,
« la surchargent de médiocrités, et la placent dans la cruelle
« situation de ne savoir comment disposer ni d'assez d'em-
« plois ni d'assez d'argent pour satisfaire tant de préten-
« tions affamées. »




CH. II. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 281


Certes, après des aveux si formels, après des plaintes pro-
clamées si haut, je puis le dire, puisque cela est trop ma-
nifeste en effet, rien n'est encore organisé en France pour
l'Education professionnelle ; rien n'est fait pour elle,. et
cependant, comme il faut quelque chose, bon gré, mal gré,
qu'y a-t-il? Quelques écoles spéciales, où l'instruction pro-
fessionnelle est médiocre, et l'Education morale et religieuse
à peu près nulle.


Combien il est déplorable qu'on n'ait pas réfléchi plus tôt
à la gravité des intérêts qu'on négligeait si tristement!


Toutefois, et je suis heureux de le constater, quelques
essais meilleurs ont été faits depuis peu de temps.


Ainsi, la ville de Paris, le Conseil municipal de cette grande
cité a senti la nécessité et a décidé la fondation d'un collège
industriel et commercial pour la nombreuse jeunesse dont
c'est l'impérieux besoin. J'ignore l'état présent de cette
maison ; j'aime à espérer que l'Education religieuse et mo-
rale y est forte, qu'on y cultive ces jeunes gens, leur âme,
leur cœur, leur conscience, leur caractère, aussi bien que
leur esprit ; qu'on en fait des chrétiens sincères en même
temps que des commerçants habiles : s'il en était autrement,
cette maison ne serait pour le pays qu'un péril et un mal-
heur de plus.


Je dois le dire aussi : il y a en France des religieux dont
le nom est justement vénéré et chéri du peuple. Dieu leur a
donné une profonde intelligence, je le dirai presque, avec
l'expression des livres saints, Dieu leur a donné le génie de
la charité pour l'Education des classes populaires et de la
classe moyenne : eh bien ! ces bons Frères des écoles chré-
tiennes, car c'est d'eux que je parle, ont senti, eux aussi, le
mal profond que fait aux classes industrielles et commer-
ciales l'absence de toute bonne Education professionnelle;
et ils se sont décidés, en faisant un immense effort de dé-




2 8 2 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


voûment, à établir à Passy un pensionnat < où se donne une
Education intellectuelle, religieuse et morale, telle qu'il la
faut pour les enfants qui se destinent aux carrières com-
merciales, industrielles et artistiques.


A force de zèle, d'intelligence et de sacrifices, ils ont
réussi : ils ont édifié eux-mêmes la maison. A peine cette


1. Dans cette maison, l'ensemble des études se partage convenablement
en enseignement élémentaire et en enseignement supérieur.


L'enseignement élémentaire comprend :
1. La Religion;
2. La Lecture;
3. L'Écriture;


4. Le Français :


la Grammaire,
l 'Orthographe,
l'Analyse gram-


maticale ;
S. Les premières notions du Style


épistolairc;


6. L'Histoire sainte;
7. Quelques notions sur l'Histoire


de France ;
8. La Géographie;
0. L'arithmétique, jusqu'aux frac-


tions inclusivement;
10- Les premiers principes du Des-


sin linéaire, du Dessin de figure
et de la Musique vocale.


11. La Géométrie;
12. La Trigonométrie ;
13. L'Arpentage;
14. La Levée des plans;


i linéaire,


L'enseignement supérieur ajoute a l'enseignement élémentaire :


1. La Grammaire générale;
2 . La Littérature française, com-


prenant des notions de style
et de rhétorique;


3. Le Style épistoïaire;
4. Des notions de Logique;


Sainte,
Ancienne,
Romaine,
du Moyen Age,
Moderne,
de France;


5. L'Histoire


d'architecture,
académique,
d'ornements,
du paysage,
au lavis ;


La Tenue des livres, partie s im-
p l e , partie double ;
Des notion» d'Hrstoite naturelle,
de Physique, de Chimie;


18. La Musique voca le ;
19. Un cours de Législation é l é -


mentaire usuelle;


15. Le Dessin


16.


il 6. La Mythologie ;
7. La Géographie historique, pol i -


tique et commerciale;
8. Des notions d'Astronomie ;
9. L'Arithmétique;


10. L 'Algèbre;


Et, de plus, l 'Anglais, l 'Allemand, langues si importantes à toutes les
relations de l'industrie et du commerce.


Les élèves sont partagés en neuf classes, ce qui permet de donner à
tous des leçons analogues a leur âge et à leurs besoins. Deux maîtres sont
exclusivement attachés à chacune de ces classes, afin que chaque élève
reçoive l « s soins les plus particuliers.




C H . II. — ÉDUCATION ARTISTIQUE ET COMMERCIALE. 283


maison a-t-elle été ouverte, que le besoin d'une Education
industrielle et commerciale, et le bonheur d'y trouver la re-
ligion présidant à tout, y a attiré trois ou quatre cents élèves.


Les pays étrangers, jaloux de cette belle œuvre, nous
l'envient ou du moins veulent en partager avec nous les
bienfaits. Ils demandent aux bons Frères des écoles chré-
tiennes de venir fonder chez eux des pensionnats sem-
blables.


Les villes les plus considérables en France expriment le
même désir.


Du reste, la France jouissait de ces bienfaisantes insti-
tutions avant la Révolution. Rouen, Reims, Saint-Omer,
Nancy, Carcassonne, Montpellier, et beaucoup d'autres
villes, avaient des pensionnats pareils et les devaient au
zèle et au dévoûment des Frères. Il est vrai qu'alors
l'Education et l'enseignement étaient libres en France. 11
n'y avait pas de Constitution qui eût promis cette liberté,
mais il y avait un bon sens public qui en faisait jouir : ce
bon sens nous a longtemps fait défaut.


Je bénis Dieu de ce qu'enfin, après tant de débats et
d'agitations contraires, les honnêtes gens se sont entendus,
se sont expliqués une bonne fois, et ont voulu sérieusement
le triomphe du sens commun et de la justice, et la liberté
du bien.


Je fais des vœux pour que ces précieux établissements
se multiplient sur le sol de notre pays. Que la Religion les
aide, les protège, les inspire, les soutienne ! que l'Education
y soit sincèrement, fortement chrétienne ! qu'il sorte de là
des générations nouvelles qui fassent revivre la beauté des
mœurs antiques, l'honneur de l'ancienne bourgeoisie fran-
çaise et la dignité véritable de l'industrie, du commerce et
des arts !




284 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


CHAPITRE I I I


De l'Éducation populaire.


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES


L'Education populaire ! C'est aujourd'hui une grande
question parmi nous : on peut le dire, c'est une question de
vie ou de mort pour la France. La ruine ou la résurrection
de la société française dépend manifestement de la solution
qui y sera donnée.


C'est après avoir longuement étudié cette question que j'ai
compris comment un homme d'Etat avait pu être amené à
prononcer ces paroles : Toutes les destinées de notre avenir
sont entre les mains des curés de campagne et des maîtres
d'école.


En effet, si les curés de campagne demeurent sans in-
fluence sur l'Education des populations naissantes ; si les
73,000 instituteurs primaires, auxquels sont confiées toutes
les Ecoles du peuple en France ne deviennent pas dignes de
leur mission, la France est évidemment perdue.


La France, je le sais, est une forte et puissante nation ;
mais elle n'est pas de force à lutter contre le mal intérieur
dont la révélation soudaine est venue nous éclairer tout à
coup et nous faire trembler.


Nulle nation, sur la terre, ne fut jamais assez forte pour
résister à l'action incessante, universelle, radicale de ces
milliers d'instituteurs, entre les mains de qui sont des mil-
lions d'enfants, s'ils sont ou s'ils deviennent semblables à




CH. m. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 2 8 5


ceux dont la France épouvantée a vu et senti l'influence de-
puis trois ans.


L'Armée, la Magistrature et l'Eglise demeurent encore de-
bout parmi nous; ce sont trois grandes forces sociales. Nous
avons encore des chefs, des hommes politiques d'une rare
intelligence et d'un courage intrépide, qui, depuistroisans,
nous retiennent au penchant des abîmes ; mais c'est un état
violent qui ne peut se perpétuer : il y a un moment où tout
effort deviendra vain, toute résistance impuissante.


Une loi a été faite, laquelle a créé, en France, je ne dis pas
seulement pour l'ordre politique, mais pour l'ordre social
tout entier, un des périls les plus effroyables, et, qu'on me
permette le mot, les plus gigantesques qui se puissent ima-
giner. Rien de pareil n'a jamais existé chez aucun peuple.


On a vu cette loi susciter, en moins de vingt années, et
faire surgir du sol une armée singulière et jusque-là sans
exemple, une armée tout intellectuelle, une armée de
73,000 précepteurs populaires ; on a vu cette loi les choisir,
les préparer, les former, les instruire soigneusement dans
des écoles spéciales ; puis les répandre, les placer un à un
sur toute la surface d'un grand pays et au cœur même de
chaque bourg, de chaque village ; leur donner tout à la fois
la position matérielle la plus misérable et la position morale
la plus puissante, sans prévoir que la misère de leur vie et
l'orgueil de leur Education, que leur supériorité relative sur
les populations qui les entourent, que leur médiocrité sa-
vante et justement irritée, exciteraient en eux tous les plus
mauvais instincts de la nature humaine et en feraient, bon
gré, mal gré, les mécontents, les ennemis nécessaires, je
dirais presque les ennemis les plus excusables, en même
temps que les plus irréconciliables de l'ordre social !


Je ne viens point ici, on le comprend, accuser les inten-
tions des législateurs qui conçurent une telle loi ; mais ce
qu'on ne peut nier, c'est que ses fatales conséquences ont




286 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


également dépassé toutes les craintes et toutes les espé-
rances des gens de bien comme des méchants.


Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette loi fut faite
avec une grande méconnaissance de lanature humaine. Et,
pour n'en citer qu'une preuve entre mille, il suffit de lire les
instructions qui furent adressées officiellement, à l'époque
de sa promulgation, aux nouveaux instituteurs, à des jeunes
gens de dix-huit à vingt ans ; et, comme si on eût craint
qu'elles ne produisissent pas tout leur effet, que ces jeunes
gens n'eussent pas une conscience suffisante de leur haute
importance, c'était le Ministre lui-même qui, directement,
sans passer par les autorités intermédiaires de l'enseigne-
ment, leur écrivait en les invitant à lui accuser, directement
à lui-même, réception de sa lettre.


L'habileté de langage avec laquelle cette lettre est ré-
digée peut tromper ou éblouir au premier coup d'œil; on y
remarque en effet que la déférence envers le maire leur est
recommandée ; on y voit que le curé a aussi droit au res-
pect.


Mais il n'est pas difficile de comprendre que, dans telle si-
tuation donnée, il y a un sens des mots qui est tout autre que
le sens convenu : il y a le sens des choses, celui que leur
prêtent les circonstances, et ici il était déplorable.


Ce sens n'échappera à nul lecteur attentif.
Rien de plus naturel sans doute, dans le langage du monde,


que de recommander à un homme de ne pas s'humilier de-
vant un autre ; mais, dans le langage officiel, lorsque la
pente des esprits n'était que trop manifeste à la méfiance et
à l'hostilité même envers le Clergé, quel effet devaient pro-
duire sur ces jeunes instituteurs des discours où on leur di-
sait que, s'ils ne trouvaient pas dans les ministres de la re-
ligion une juste bienveillance, ils ne devraient pas s'humilier
pour la reconquérir ?


En mettant ailleurs le curé et l'instituteur sur le pied d'une




C H . M . — D E L ' É D U C A T I O N P O P U L A I R E . 2 8 7
étrange égalité, en mesurant avec le même niveau l'autorité
et le caractère dont ils sont T O U S D E U X revêtus, on abaissait
l'un et on enorgueillissait inévitablement l'autre; de même
qu'en ayant l'air de mettre les instituteurs en garde contre
l'intolérance et les préventions injustes, on semait d'avance
dans leurs cœurs la morgue et la défiance; et, au lieu de
faire la conciliation, on ne créait que de l'antagonisme et
des conflits misérables.


Qui s'étonnera que de telles recommandations et une telle
loi n'aient réussi à créer en France, selon l'expression si
énergique et si souvent répétée depuis de M. Thiers, que
4 0 , 0 0 0 anticurés, 4 0 , 0 0 0 curés de l'athéisme et du socialisme ?


Certes, en y réfléchissant, je comprends encore que le
même homme d'État ait laissé tomber de sa bouche les pa-
roles suivantes :


« Parmi les maîtres d'école, me dit-on, il y en a de bons :
« c'est possible, mais ceux-là sont un miracle, car vous avez
« tout fait pour les rendre détestables.


« Quand vous avez été prendre dans un village un petit
« paysan, quand vous l'avez amené à quinze ou seize ans
« dans une grande ville, quand vous lui avez donné un ha-
« bit noir, quand vous l'avez logé dans une belle école nor-
« maie, et quand là, pendant deux ans, vous lui avez donné
« plus d'esprit qu'il n'en pourra jamais porter, quand vous
« lui avez appris la physique, la géométrie, l'algèbre, la tri-
« gonométrie, l'histoire, et le reste ; etpuis, après cela, quand
« vous le renvoyez à dix-huit ans au fond d'un village, avec
« deux cents francs, pour y mourir d'ennui, avec de gros-
« siers petits enfants qui ne savent ni lire ni écrire, et sou-
« vent ne veulent apprendre ni l'un ni l'autre, vous en faites
« nécessairement un mécontent, un ennemi.


« Vous avez beau faire,disait encore M. Thiers, pour être
« maître d'école, il faut une humilité, une abnégation dont




288 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« un laïque est rarement capable; il y faut le prêtre, le reli-
« gieux: l'esprit, le dévoûment laïque n'y suffit pas.


« J'ai souvent habité la campagne et visité les villages
« voisins; et, selon ma coutume, je tâchais de m'y instruire
« et de faire une enquête sur toutes les choses qui pouvaient
« m'intéresser. Je tâchais de voir et d'entretenir, tour à
« tour, le curé, le maire, le maître d'école, les fermiers, les
« ouvriers. Eh bien ! je trouvais là un curé : sa position esta
« peu près la môme que celle du maître d'école, guère plus
« riche: position, c'est le moins qu'on puisse dire, très-mo-
* deste et très-abandonnée. — Eh bien ! malgré tout cela, je
« ne le trouvais pas mécontent, je le trouvais résigné, pai-
« sible; il me recevait sans tristesse et causait gaîment
« avec moi. Quant au maître d'école, toujours je l'ai trouvé
« mécontent: son visage, ses paroles, tout était triste et
« presque irrité. — Et la raison de tout cela, c'est que le
« prêtre se résigne, le laïque ne se résigne pas. Le prêtre se
« résigne; il a son ministère, sa messe,ses livres, quelques
« amis ; le maître d'école n'a rien. »


Il y a dans toutes ces paroles une finesse et une profondeur
d'observation bien dignes delarareintelligencede M.Thiers;
on y reconnaît ce bon sens supérieur et ce courage d'esprit
avec lesquels M. Thiers a défendu si résolument la société
menacée.


Quoi qu'il en soit, il est impossible de fermer les yeux sur
le péril signalé. J'ignore les destinées que Dieu réserve à
mon pays ; mais ce dont je me tiens assuré, c'est qu'il ne lui
réserve rien que des malheurs s'il faut que la France con-
tinue à entretenir, à ses frais, en chaque village, un homme
mécontent pour y répandre autour de lui, soit à l'école, soit
au cabaret ou au café, soit, à un jour donné, sur la place pu-
blique, l'esprit d'irritation et de révolte contre le Pouvoir,
contre la Société, contre Dieu lui-même.


Le peuple, en France, a beaucoup d'esprit, assurément ;




CH. i v . — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 289


mais, outre que l'esprit, qui sert à tout, ne suffit à rien, on
peut affirmer qu'il ne suffira certainement pas à un peuple
auquel les sopliismes les plus grossiers essayent d'enlever,
chaque matin, le bon sens, la probité, le véritable honneur,
la vertu et la religion.


On le voit, et il est inutile de le redire, c'est ici une question
très-grave. Je n'essayerai pas, sans doute, de la traiter dans
toute son étendue: il y faudrait un volume entier; d'autres
plus éclairés que moi le feront. Je me bornerai en ce mo-
ment à examiner particulièrement: 1°ceque peut être I N S -
T R U C T I O N dans l'Education populaire; 2° ce que la Religion
peut et doit faire pour l'Education du peuple.


Sur ces deux points, je dirai simplement ce que j'ai vu, ce
que je sais, ce que je pense: les véritables et religieux amis
du peuple verront que, malgré le malheur des temps, je de-
meure fidèle à ce que fut toujours l'esprit, l'affection et le zèle
de l'Eglise pour l'instruction des classes populaires.


CHAPITRE IV


De l'Éducation populaire.


CE QUE PEUT ÊTRE L'INSTRUCTION DANS L'ÉDUCATION DU PEUPLE


Nous l'avons vu : tous les enfants ne peuvent pas être
élevés de la même manière: il y a, il doit y avoir des Edu-
cations diverses; mais quelles en sont les lois et les li-
mites? Rien n'est plus important et quelquefoiâ plus difficile
à fixer.


È., i. 19


A




2 9 0 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


J'ai parlé, dans un chapitre précédent, de l'Education des
classes vouées à l'industrie, au commerce et aux arts; mais
quelle sera l'Education des classes populaires, ouvrières ou
agricoles?


Si leur Education diffère de l'Education industrielle et
commerciale, et de la haute Education littéraire, comment
lui conservera-t-on la dignité et le respect auxquels elle a
droit?


Je l'ai déjà dit, et je dois insister sur ce point:
L'intégrité de l'Education n'en réclame pas le dernier per-


fectionnement: tous doiventêtre intelligents et honnêtes; et,
cependant la même étendue dans l'esprit, et, je ne crains pas
de l'ajouter, la même perfection dans la vertu, ne sont pas
requises de tous.


« Si vous élevez le peuple, » dit M. Laurentie, dans un
ouvrage que je suis heureux de citer à mes lecteurs, « si
« vous élevez le peuple pour lui donner d'autres mœurs que
« ses mœurs, d'autres vertus que ses vertus, vous changez
« la nature du peuple, c'est-à-dire vous faites non une œuvre
« d'Education, mais une œuvre de révolution. »


Mais, d'un autre côté, ce qu'il n'est pas moins important
de bien comprendre, c'est que tous, sans exception, l'ou-
vrier, l'enfant du peuple, l'homme des champs, par cela
même et par cela seul qu'ils soDt hommes et chrétiens,
doivent recevoir une Education qui les fasse jouir du déve-
loppement et de l'énergie de leurs facultés dans le degré con-
venable.


La Providence ayant voulu qu'il y eût dans la société des
états tout à la fois plus laborieux et plus élevés, des services
plus nobles et plus pénibles, a ordonné par là même que,
pour ces états et ces services, il y eût une Education plus
parfaite que pour les autres. Ainsi la profession qui com-
mande le plus l'oubli de soi, celle où l'on cesse d'être fidèle
dès qu'on cesse de s'oublier soi-même et de se renoncer,




CH. IV. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 891


celle où' l'on' peut craindre que les plus saintes affections
de la nature n'affaiblissent le dévoûment au devoir, celle-là
exige évidemment une vertu plus généreuse etaussiunein-
telligence plus haute que nele demandent les professions où,
par là même qu'il est permis de travailler pour soi et pour
les siens, c'est un devoir de le faire. Pour n'en citer que deux
exemples, les Instituteurs de la jeunesse et les Prêtres, ins-
tituteurs religieux des peuples, ne doivent-Ils pas avoir un
cœur plus dévoué, une instruction plus étendue, une intel-
ligence plus éclairée, une vertu plus profonde et l'inspiration
d'un sacrifice plushéroïque? C'est une vérité aussi claireque
le jour.


Mais faut-il conclure de là que l'Education, parce qu'elle
ne tend pas toujours aussi haut, puisse jamais négliger au-
cune des facultés de l'homme? Non: quelque soit son rang
dans la société, quelle que soit sa naissance ou son humble
fortune, jamais un homme n'a trop d'intelligence ni une mo-
ralité trop élevée; jamais il n'a trop de cœur ni de caractère;
ce sont là des biens qui n'embarrassent jamais la conscience.
Quoi?me dira-t-on, vous voulez que l'homme du peuple, que
l'homme des champs puisse être intelligent comme le négo-
ciant, comme le magistrat? Eh sans doute, je le veux, si
Dieu l'a voulu et fait ainsi; et je demande que l'Education
ne fasse pas défaut à l'œuvre de Dieu; et, si cet homme,
dans sa pauvre condition, est élevé d'ailleurs à l'école de la
Religion et du respect, je n'y vois que des avantages pour
lui et pour tout le monde.


« L'instruction d'elle-même est bonne, et ce n'est pas sa
« faute si la méchanceté des hommes la vient pervertir*. »


De quel droit voudrait-on refuser à l'homme du peuple le
développement convenable de son esprit? Sans doute il ne
fera pas un jour de ses facultés le même emploi que le négo-


1. M . LAURENTIE.




298 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


ciant ou le magistrat: non, il les appliquera diversement se-
lon la diversité de ses besoins et de ses devoirs : et voilà pour-
quoi l'Education doit les exercer, les cultiver diversement
aussi: mais les négliger, jamais! L'homme du peuple s'ap-
plique à d'autres choses; il étudie d'autres choses que le
négociant et le magistrat; il en étudie, il en sait moins:
c'est dans l'ordre ; mais qu'il sache aussi bien, qu'il sache
même mieux ce qu'il doit savoir; qu'il ait autant d'esprit, et
quelquefois plus, pourquoi pas?


Sans doute, sauf les exceptions de Providence, le dévelop-
pement de ses facultés intellectuelles ne peut, ne doit pas
être aussi brillant, aussi étendu, mais je demande qu'il soit
aussi solide et aussi ferme que dans les Educations les plus
relevées.


Si ses connaissances ne sont pas aussi variées, je demande
qu'elles soient aussi exactes, aussi vraies; je demande que
son esprit soit aussi juste; je demande que le bon sens, ce
grand maître de la vie humaine, comme dit Bossuet, soit
chez lui puissant et fort: en un mot, je ne lui veux, ni dans
son instruction ni dans son esprit, rien d'imparfait et de mé-
diocre, rien de faux, rien de faible, rien de défectueux.


Je suis heureux de pouvoir reproduire encore ici les
sages maximes du religieux auteur que j'ai déjà cité:


« Pour le peuple, la morale n'est pas dans les spéculations
« de philosophie: elle est dans la vertu réelle, dans les de-
« voirs et la charité. De même de l'instruction : si l'instruc-
« tion donne au peuple plus de facilité de suivre ses voca-
« tions de travail et d'activité, elle lui est bonne, elle lui
« adoucit la vie, elle lui rend ses jours plus calmes et ses
« travaux plus légers. Si elle le nourrit de chimères, si elle
« l'éloigné de ses goûts, si elle lui remplit la tête dépensées
« folles et vides, elle lui est un fléau, elle tourmente son
« foyer, elle assombrit son existence et le frappe d'immo-
« mhté. »




CH. i v . — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 2 9 3


Ce que je redoute par-dessus tout dans l'instruction popu-
laire, c'est la médiocrité savante : ce demi-savoir insolent
est mille l'ois pire que l'ignorance, parce qu'il y ajoute l'or-
gueil et la présomption. Quand l'irréligion, quand un phi-
losophisme impur et grossier vient s'y joindre, et cela arrive
presque toujours, je ne sache rien alors de plus hideux et
de plus redoutable à l'état social : qui nè le comprend enfin?


C'est pour prévenir de pareils maux, c'est dans le senti-
ment, de son profond et immortel amour pour le peuple, et
aussi dans sa haute et prévoyante sollicitude, pour la société
tout entière, que l'Église s'est toujours dévouée, avec un
soin religieux, à l'Éducation populaire. La première, elle l'a
essayée dans le monde, et seule encore elle la fait avec suc-
cès; les instituteurs que l'Église envoie aux peuples sont les
apôtres de la vertu, les consolateurs des affligés, les pères
des pauvres, et tout à la fois les plus habiles maîtres que l'on
connaisse. C'est à eux, et à eux seuls, qu'il est encore donné,
au milieu du redoutable malaise des classes populaires, de
prêcher, avec vérité et avec fruit, à ces pauvres, la patience
et le travail ; à ces enfants, l'obéissance et le respect; à ces
jeunes ouvriers fatigués de la chaleur du jour, la résignation
et l'espérance. Mais ils ont en même temps, reçu du Ciel, je
ne sais quelle grâce merveilleuse, je ne sais quel instinct
populaire qui leur fait trouver pour ces pauvres enfants le
secret des méthodes instructives les plus puissantes et les
plus simples, les plus attrayantes et les plus fécondes.


J'ai souvent observé de près les élèves formés par l'ensei-
gnement des Écoles chrétiennes, et, je dois l'avouer, j'ai été
quelquefois jeté dans un profond attendrissement, à la vue
de ces entants et du sage et admirable développement de
leur esprit. Je ne crains pas de le dire: leur Éducation intel-
lectuelle, quoique circonscrite comme elle devait l'être, avait
quelque chose de parfait et d'achevé ; leur instruction était
si vive et si forte, qu'on ne voyait pas ses bornes, même




294 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


dans un horizon donné. Ces jeunes esprits s'élançaient tou-
jours, et après plusieurs heures d'entretien, nous les quit-
tions sans avoir rencontré les limites de leur intelligence.


Certes, je ne les plaignais pas de n'ôtre point instruits
dans ces arts frivoles qui amusent les loisirs du riche et amol-
lissent sa vie; je ne les plaignais point d'ignorer les lettres
savantes, où la médiocrité est si facile et la nullité si déplo-
rable. Mais, quand je les voyais fixer avec tant d'ardeur
leurs regards et la légèreté de leur âge sur des livres pieux
et instructifs; quand je les entendais redire avec tant d'intel-
ligence les leçons de l'histoire sainte, de la géographie, de
l'orthographe et de l'analyse grammaticale; quand je les
voyais tracer avec une écriture si ferme les préceptes de
l'Evangile et les leçons de la vertu, ou cultiver d'une main
si sûre les premiers arts du dessin linéaire; quand je les
entendais lire avec goût, chanter avec méthode, et répondre
sur toutes ces choses avec une simplicité si aimable et une
si modeste assurance, je disais en mon cœur : Enfants, soyez
bénis ! bénis, vous et vos maîtres ; bénis, vous et la Religion
qui vous élève !


Et je me souviens qu'en ce moment un des premiers ma-
gistrats de la capitale, témoin comme moi de ces simples
merveilles, me disait avec étonnement : Mais ces enfants sont
plus et mieux Instruits que la grande majorité de ceux qui
sortent de nos collèges après dix ans d'études ! — Cela était
vrai ?


Aussi, maintenant qu'il est manifestement impossible d'ac-
cuser les instituteurs religieux du peuple de vouloir lui re-
fuser l'instruction, on élève un autre reproche : on se récrie
contre la multiplicité des connaissances enseignées dans les
Écoles chrétiennes de l'enfance.


Il faut avouer que c'est une étrange accusation ! d'autant
plus étrange, qu'à une autre époque on tenait un langage
bien différent? Qui ne se souvient encore aujourd'hui du dé-




CH. IV. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 295


dain avec lequel on parlait autrefois des Écoles chrétiennes
et des Frères lgnorantins ?


Eh bien ! les Frères lgnorantins ont eu le courage héroïque
de résistera ces injustes et cruelles dérisions, ce qui ne les
a pas empêchés de se proportionner, comme ils l'ont toujours
fait, aux justes exigences de la société qu'ils devaient élever.
Us ont élargi le cercle de leur instruction, quand les besoins
du temps l'ont voulu; mais, en même temps,ils ont sagement
repoussé les exagérations. D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas :
si aujourd'hui leur enseignement méritait le reproche d'une
étendue immodérée, ce ne serait pas eux, mais l'ancienne
loi sur l'enseignement primaire, qu'il faudrait en accuser.
Mais, encore une fois, qu'on se rassure ; leur sagesse et leur
expérience ont su neutraliser les conséquences des principes
dangereux qu'une législation imprudente avait introduits.


Nous reconnaissons néanmoins qu'il y a là un grand péril
d'entraînement; mais nous avons la confiance que ces re-
ligieux instituteurs ne se laisseront pas entraîner à cette
pente funeste : nous en avons pour garant l'esprit et les
motifs qui inspirent leur dévoûment.


Ce serait peut-être ici le lieu d'examiner à quel degré l'In-
struction est bonne et utile pour le peuple.


Je ne le ferai pas : je crois, du moins, les développements
superflus; car, malgré les calomnies dont on l'a poursui-
vie, l'Église n'a jamais hésité sur ce point; et pendant que
ses ennemis élevaient leurs clameurs, elle continuait, avec
un dévoûment infatigable et silencieux, ses rudes et péni-
bles travaux en faveur de l'enseignement populaire.


L'évidence a d'ailleurs convaincu les hommes sincères; si
j'ajoute quelques mois, c'est pour éclairer d'anciens adver-
saires qui, effrayés par les révélations des statistiques cri-
minelles, ont aujourd'hui changé de rôle, et nous accuse-
raient volontiers de faire trop pour l'instruction du peuple.


Je leur répondrai par un seul fait :




290 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


S'il y a un peuple en Europe qui soit à l'abri-de tous soup-
çons pour la sincérité et la ferveur de sa foi, pour la pureté
de ses mœurs, pour la probité de son caractère, pour son
attachement à la famille, au foyer domestique et à la patrie,
c'est, sans contredit, le peuple de Savoie.


Eh bien! ce qu'on ignore trop, c'est l'état extraordinaire-
ment avancé dans lequel se trouve ce peuple, sous le rap-
port de l'instruction : je parle d'après un témoignage certain,
authentique. Dans les deux diocèses les plus montagneux et
les plus pauvres de ce pays, voici les résultats qui ont été
constatés : dans le diocèse de Tarentaise, sur cent enfants,
il y en a quatre-vingt-sept qui savent lire; dans le diocèse
de Maurienne, c'est quatre-vingt-trois sur cent*.


Voilà le fait dans toute sa simplicité, mais aussi dans
toute sa rigueur; voilà ce que l'instruction fait pour le peu-
ple, quand la Religion la donne •.


Si l'on veut savoir maintenant ce que peut l'instruction
seule, abandonnée à elle-même et séparée de la Religion,
qu'on regarde le déplorable état moral de quelques-uns de
nos départements, justement renommés d'ailleurs comme
les plus instruits.


Mais, chose touchante et merveilleuse, et qui prouve la
puissance de la Religion en même temps que la nécessité
de son action ! la Religion peut, quand il le faut, se passer
de l'instruction : ce qu'elle sait faire avec elle, elle le peut
encore sans elle !


Il y a en Europe une autre contrée, dont le nom rappelle
avec les plus grandes infortunes la plus héroïque fidélité à la
foi : c'est l'Irlande. Accablée par des lois oppressives et ty-


1. Nous avons emprunté ces chiffres à un très-remarquable Mémoire,
lu à la Société académique de Savoie par Monseigneur Billet, archevêque
de Chambérie.


2. Dans tous les diocèses de Savoie, ce sont les jeunes vicaires qui ont
l 'école, sous la direction du curé, avec le titre de vicaires régents.




C H . IV. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 297


ranniques, elle est resiée trop longtemps dans l'ignorance.
Eh bien! que sont devenues chez le peuple irlandais les
vertus sociales? Je ne crains pas d'affirmer qu'il n'y a pas
de nation où elles soient plus fidèlement pratiquées. On se
rappelle les désastres de la dernière famine qui a désolé
ce pays, les horribles tentations que ces calamités devaient
mettre dans le cœur de toutes ces malheureuses popula-
tions : voici cependant ce que je lis dans un rapport écrit
et publié, à cette époque, par la Société de Saint-Vincent
de Paul :


« L'Irlandais est courageux, patient, résigné, et surtout
« d'une charité à toute épreuve, mais aussi il est entouré
« des ministres de son culte et des objets matériels qui lui
« rappellent sans cesse et sa foi et les défenses qu'elle im-
« pose. C'est là tout le secret de la magnanimité irlandaise.
« Les Irlandais meurent par milliers, mais ils ne volent pas,
« ils ne dévastent pas, ils ne troublent pas l'ordre public.
« Leur détresse est immense, sans doute; mais il est un
« malheur qui ne leur est pas encore arrivé, et qui, avec la
« grâce de Dieu ne leur arrivera jamais, ce serait celui
« d'AVILIR LEUR INFORTUNE. »


Oui, c'est l'irréligion, c'est l'impiété qui avilit les peuples.
C'est la Religion, et la Religion seule, qui apprend aux
nations opprimées à honorer leurs malheurs, comme elle
apprend aux nations heureuses à ne pas abuser de leur
prospérité! Quand donc comprendra-t-on enfin ce que
l'Éducation religieuse doit faire et ce qu'elle fait pour
les peuples? Nous essayerons de l'indiquer dans le chapitre
suivant.




298 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


CHAPITRE Y


Dê l'Éducation populaire.


CE QUE LA RBLI8Î0K PEUT ET DOIT FÀIRS POUR L'ÉDCCATION DU MOTLe


Malgré l'importance de l'instruction considérée en elle-
même, les instituteurs religieux du peuple ne feraient qu'une
œuvre imparfaite et souvent dangereuse, s'ils ne faisaient
rien de plus.


Eh effet, l'instruction ne s'adresse qu'à l'esprit; et, s'il
faut que le peuple ait un esprit juste, solide, éclairé, il faut
aussi, il faut surtout qu'il ait du cœur, de la conscience, du
caractère, de la vertu; il faut que l'Education religieuse le
forme tout entier, et l'élève à toute sa hauteur, à toute sa
dignité morale.


C'est ici pour lui un droit sacré en même temps que le
premier de ses intérêts ! et c'est aussi l'intérêt de la société
tout entière 1


« Hors des voies de la Providence, il n'y a pour le peuple
« que l'excès du mépris ou l'excès de la flatterie, c'est-à-dire
« l'alternative des misères et des crimes : c'est tout ce que
« lui peut offrir en réalité la philanthropie humaine.


« Mais le Christianisme, qui est l'expression complète de
« l'ordre providentiel dans la conduite de l'humanité, se
« tourne avec d'autres pensées vers le peuple. Le Christia-
« nisme ne méprise point, il n'exalte point le peuple, mais il




CH. V. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 299


« l'honore et il l'aime, il touche et il bénit sa pauvreté, il
« sanctifie ses haillons, il ennoblit sa rudesse *. »


C'est ce que les bons Frères des Écoles chrétiennes ont
admirablement compris : véritables amis du peuple, ils le
respectent sincèrement, et voilà pourquoi ils sont sans mau-
vaise ambition pour lui. Ils ont bien vu que l'Éducation peut
et doit donner à l'homme divers degrés, diverses formes de
perfectionnement intellectuel, selon les divers besoins de sa
position sociale ou de sa vocation : mais ils ont vu aussi que,
s'il est permis à l'instruction d'être humble ou élevée, selon
ceux à qui on la distribue, l'Éducation proprement dite,
l'Éducation morale, doit avoir pour tous la hauteur conve-
nable : que si l'enfant du peuple ne peut, ne doit le plus sou-
vent recevoir qu'une instruction commune, 11 doit, comme
tout autre, recevoir de l'Éducation générale et essentielle
toute sa dignité d'homme intelligent et honnête, toute sa
dignité d'homme religieux *.


Cette vérité, ceux qui sont chargés parmi nous de faire
l'Éducation du peuple, l'ont-ils tous également comprise?


Où en sommes-nous à cet égard ? Depuis cinquante années,
l'Éducation populaire est-elle parmi nous ce que je viens de
dire? n'est-elle pas l'exception, la rare exception?D'un bout
de la France à l'autre, peut-on reposer avec confiance ses
regards sur la religion, sur la foi, sur la moralité du peuple?


On essayerait vainement de le dissimuler, ils ne sont plus
parmi nous, ces beaux jours de la foi chrétienne où les pau-
vres, autant et plus que les riches, environnaient la Religion


1 . M . LAURENTIE.


2. Si l'on veut comprendre le secret du succès obtenu par les Frères
des Écoles chrétiennes dans leur enseignement et l'esprit qui les anime,
il faut lire les admirables conseils donnés par le frère Agathon, en c o m -
mentant pour ses confrères les leçons du 13. de la Salle, fondateur de eur
institut, dans le livre qui a pour titre les Douze Vertus d'un bon Maître.
Ce petit ouvrage devrait être entre les mains de tous les instituteurs de
l'enfance : malheureusement il est trop peu connu.




3 0 0 LIV. V. - DES DIVERSES SORTES D'ÉDCGATION.


de vénération et d'amour ; où l'Évangile s'honorait de
compter dans les rangs les plus obscurs de nombreux dis-
ciples qui mettaient leur gloire et leur bonheur dans une
humble obéissance à ses lois, se glorifiaient de transmettre
à leurs enfants, comme le plus précieux des héritages, leur
respect et leur reconnaissance pour cette Religion sainte, et
préparaient ainsi de loin aux ministres de l'Évangile le con-
solant espoir d'une moisson facile au milieu des générations
naissantes !


Qu'elles sont devenues rares sur le sol de notre patrie, ces
familles pauvres, mais bénies, dont les pères gardaient le
dépôt sacré de la foi comme la consolation de leur indigence,
dont les mères savaient ajouter à leurs leçons l'exemple et
l'encouragement des plus solides vertus, dont les enfants en-
fin, dès le plus jeune âge, allaient dans les bras de la Reli-
gion recevoir les premiers enseignements de la sagesse et
mettre à l'abri leur innocence ?


A ces jours de piété, de vertu et de bonheur, qui ne sait
quels jours ont succédé ! De toutes parts l'impiété triom-
phante a étendu ses déplorables conquêtes ; et, si les riches,
après de terribles leçons, ont cru devoir enfin refuser leurs
hommages à cette grande maitresse de tous les crimes, à
cette mère de tous les malheurs, les pauvres, moins intéres-
sés ici-bas que ne sont les riches à répudier ses enseigne-
ments dangereux, n'y sont restés que frop dociles, et trop
souvent, encore aujourd'hui, repoussant avec brutalité loin
d'eux les lumières de la foi, se plongent et s'enfoncent obsti-
nément dans les plus épaisses ténèbres de l'irréligion.


Né au sein de cette nuit désastreuse, l'enfant de nos ate-
liers ou de nos campagnes croît dans un oubli profond du
Ciel, dans le mépris de la Religion et dans la haine pour ses
ministres.


Voyez-le errer par les rues de nos grandes villes, ou
dans les villages civilisés que traversent nos grandes routes :




CH. V . — DE L'EDUCATION POPULAIRE. 301


que respecté-t-il ! qui a l'œil plus impudent et plus effronté
que lui ? Et, je le demande, comment en pourrait-il être au-
trement ?


Le nom redoutable de Dieu, il ne l'entend proférer souvent
autour de lui qu'au milieu des blasphèmes ; et, s'il le faut,
l'enfer saura bien lui envoyer quelque grossier précepteur
d'impiété, pour lui dire que Dieu n'est qu'un vain nom, le
Ciel une chimère, la conscience un préjugé, la Religion une
tyrannie, les magistrats et les rois d'indignes oppresseurs,
lesinstituteurs et les maîtres d'imbéciles et odieux despotes,
et les ministres de l'Évangile surtout, des hommes farou-
ches, ennemis de tout bien et dont le cœur ne s'attendrit
jamais.


Je ne parle pas ici en l'air. J'ai vu, j'ai entendu ce que je
raconte. Je me suis longtemps occupé, je m'occupe plus que
jamais des enfants du peuple : eh bien ! je dois l'avouer, que
de fois, lorsqu'on me les amenait, lorsqu'on se décidait enfin
à les confier, pour quelques jours rapides, à mon ministère
attristé, que de fois, à la vue de ces jeunes fronts sitôt flétris
par le vice et de ces regards sitôt pleins d'iniquité et d'or-
gueil, je me disais à moi-même : Mais c'est donc le génie du
mal qui a épié le premier éveil de leur raison naissante
pour l'égarer, leur premier souffle pour le corrompre !


La vérité est qu'on a depuis trop longtemps accoutumé le
peuple à tout mépriser, à tout profaner, pour qu'il respecte
encore l'enfance.


Et, il faut que j'en fasse l'aveu avec confusion et douleur !
le plus souvent, tous mes efforts ont été sans succès contre
une corruption si prématurée et si profonde ! Vainement es-
sayions-nous de relever vers le Ciel ces pauvres âmes abais-
sées vers la terre :nous n'en recueillions le plus souvent que
des fruits de mort ; l'impiété, plus puissante, les avait con-
damnées malgré nous au sort de ces plantes malheureuses,
fanées en naissant, qui ne retrouvent ni beauté ni fraîcheur,




302 L I V . V. — D E S D I V E R S E S S O R T E S D ' É D U C A T I O N .


alors même qu'une terre bienfaisante leur prodigue ses sucs
et le ciel sa rosée.


Si quelque chose m'étonne, c'est que l'on puisse encore
s'aveugler sur les conséquences d'un fait aussi patentet aussi
lamentable. J'ai vu des honnêtes gens qui essayent de seper-
suader queles systèmes subversifs de l'ordre public se jouent
à la surface de la société : étrange illusion ! Ah I si c'est là un
jeu, il est effroyable. Qu'on aille se convaincre de la rapidité
menaçante avec laquelle les principes du communisme se ré-
pandent dans les villes, parmi les populations ouvrières, etla
théorie de la loi agraire dans nos campages ! J'ai causé lon-
guement avec des révolutionnaires de village, avec de petits
socialistes de quatorze ans : je n'ai jamais rencontré rien de
plus effrayant que la simplicité de leurs criminelles espé-
rances, rien de plus cruel que la naïveté de leurs vœux. On
n'en a aucune idée, quand on ne les a pas vus et entendus.


Voilà le mal, je le répète : on essayerait vainement de se
le dissimuler.


Mais qu'a-t-on fait? que fait-on pour y porter remède?
Presque rien jusqu'à ce jour.


Et le mal n'est pas ni d'aujoud'hui ni d'hier. Des obser-
vateurs attentifs etimpartiauxen ont déjà signalé, il y a plu-
sieurs années, la naissance et les progrès.


Voici en quels termes M. Lorrain, longtemps professeur de
l'Université, récemment proviseur d'un collège de Pari»,
s'exprime, dans son tableau de l'instruction primaire en
France, à la fin de 4823, ouvrage composé sur les rapports
des cent quatre-vingt-dix inspecteurs chargés de visiter cette
année-là les écoles de France :


« Des Pyrénées aux Ardenrtes, du Calvados, aux monta-
« gnes de l'Isère, sans en excepter la banlieue de la capitale,
« les inspecteurs n'ont poussé qu'un cri de détresse.


« La misère des instituteurs égale leur ignorance et le mé-
« pris public mérité souvent par leur ignominie. C'est un




CH. V. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 3 0 3


« spectacle immonde! et le cœur se soulève à la lecture de ce
« chaos de tous les métiers, de ce répertoire de tous les
« vices, de ce catalogue de toutes les infirmités humaines.
« Depuis l'instituteur qui se fait remplacer par sa femme
« pendant qu'il va chasser dans la plaine, jusqu'à l'assassin
« que l'inspecteur cherche en vain dans son école, parce
« qu'il vient d'être conduit dans les prisons voisines, com-
« bien de degrés dans le crime 1 Depuis l'usurier, condamné
« par le conseil municipal, jusqu'au forçat libéré; depuis
« l'instituteur payé par la commune pour sonner les cloches
« pendant l'orage, jusqu'à l'instituteur prêtre de l'Eglise
« française, combien de ministères différents? »


M. Lorrain rapporte ensuite quelques dialogues entre
l'inspecteur et les instituteurs primaires :


* Monsieur, dit un inspecteur en entrant dans quelques
» écoles, où en êtes-vous de l'instruction morale et reli-
o gieuse? — Réponse: 3e n'enseigne pas ces bêtises-là.


« Ailleurs (départementde la Manche),une école mutuelle
« se promène avec l'instituteur dans la ville, tambour en
« tête, et chantant la Marseillaise, qu'elle interrompt en
o passant devant le presbytère, pour crier à tue-tête : « Abas
« les jésuites! à bas les calotins! » S'il en était ainsi par
« toute la France, et qu'on vînt à nous demander: Le clergé
« français est-il favorable à l'instruction primaire? nous
« n'hésiterions pas à répondre qu'elle ne peut pas compter
« sur son appui. Et cependant, sans l'appui du clergé, il
« faut désespérer du sort de l'instruction primaire dans les
« campagnes. »


A cela on me répondra peut-être que la situation de l'ins-
truction primaire était en effet effroyable alors; mais que
tout s'est bien amélioré depuis ce temps. Je voudrais le,
croire ; mais, quand je prête l'oreille, je recueille à cet égard
des aveux étranges, et j'apprends des faits qui me semblent
signifier tout le contraire.




304 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Que ne signifie pas , en effet, ce qu 'a révélé à l 'Académie
des sciences mora les et pol i t iques , M. Fayet, savant profes-
seur de mathématiques au co l l ège de Golmar, à savoir : Que
la classe qui a reçu l'instructionprimaire commet, toutepro-


portion gardée, plus de crimes que la classe qui n'a reçu au-


cune instruction*?


Qu'a voulu dire M. Charles Dupin par ces paroles :
Nous sommes forcés d'avouer que la complète ignorance


s'allie à la moindre proportion des crimes contre les per-


sonnes, et que l'instruction supérieure l'emporte sur toutes


les autres par la multiplicité des crimes !


Que devons-nous conc lure de tout cec i ? se demandait
l 'honorable M. de Corce l les , dans un rapport présenté au
Consei l général de l 'Orne, sur l 'Instruction primaire :


C'est que l'Instruction, sans l'Education religieuse et mo-


rale, n'empêche pas... l'accroissement de plus en plus consi-


dérable des délits et des crimes !


Il y a eu , d i t - on , amélioration et progrès . Encore une
fo is , j e voudra is le cro ire , mais j e ne le puis . La révolution
de 1848 est venue malheureusement révéler la valeur de ces
améliorations prétendues , et montrer en quel sens ce p r o -
grès s'était a c compl i .


Il ne m'en coûte pas de l 'avouer : on avait fait, depuis
quinze ans, de grands efforts, on avait dép loyé un grand
zèle , on avait dépensé beaucoup d'argent pour amél iorer
l'Instruction primaire. Mais avait-on b ien compr i s c e qu ' on
voulait et surtout ce qu ' on devait faire? avait-on bien étu-
dié la valeur réel le des améliorations que l 'on poursuivait ?


Amél iorat ions dép lorab les , s'il est vrai que l 'on ait cru
pouvo ir r e m é d i e r a tout avec de l 'argent, et que l 'on n'ait pas
seulement regardé à la grande plaie d e l à foi et des mœurs .
Ce n'était pas un vide matériel , c'était un vide religieux et


1. Statistique de 1833-41, communiquée à l'Académie le 23 septembre
1843.




CH. V. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 305


moral qu'il s'agissait de combler! Quoi! vouspouviez croire
que vos instituteurs primaires faisaient défaut à la Religion
et à la moralité du peuple, parce que l'argent leur man-
quait! Quoi! il a pu vous venir en pensée que vous auriez
sauvé l'Education religieuse et morale du pauvre, si vos
instituteurs devenaient plus riches, s'ils avaient autant et
plus d'argent que le maire et que le curé du village ! Mais
cette aveugle obstination de l'honnêteté sans intelligence
finit par arrêter presque autant que le feraient les calculs
mêmes de la perversité !


Eh! sans doute, je suis d'avis qu'on améliore convenable-
ment le sort des maîtres d'école, et que leur position maté-
rielle les mette à l'abri des mauvaises tentations.


Mais est-ce que le rapport de M. Lorrain ne suffit pas
à vous apprendre que, si l'argent vous délivre, ce qui n'est
pas très-sûr d'ailleurs, des instituteurs primaires, assassins
et forçats libérés, il ne vous délivrera pas des chasseurs, des
usuriers, des libertins, des apostats et des impies ? et que fe-
rez-vouspour le peuple avec ces gens-là?


Et quand vous serez délivrés de tous les misérables, aussi
bien que des infâmes, serez-vous bien avancés? aurez-vous
résolu le problème? Pas le moins du monde. Trois questions
capitales demeureront toujours à résoudre, à savoir: la
question morale, la question religieuse et la question so-
ciale.


Il demeurera toujours certain que l'instruction sans
morale jette dans le peuple des lumières incendiaires pour
lui et pour les autres; que la morale sans religion est un
frein sans puissance; et, selon la parole déjà citée de M. Por-
talis, une justice sans tribunaux; et qu'enfin, si les vraies
lumières, si la bonne, si la sage instruction est un bienfait,
pour la classe populaire, c'est l'instruction exagérée, c'est
l'instruction faussée, c'est l'instruction irréligieuse, qui
trouble les facultés intellectuelles de ce peuple, altère son


É . , i. 20




306 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


bon sens, et, à certains jours, met ses esprits en feu et toute
la société en péril.


Qu'y a-t-il donc à faire ? que doivent souhaiter les amis de
l'ordre, les vrais amis de la lumière, les amis de leur pays?
Une seule chose, bien simple, c'est qu'on laisse enfin la Re-
ligion présider par l'enseignement de ses lois à l'Education
de ce peuple ; c'est que l'instruction primaire et son ministre
laïque ne soient plus les antagonistes déplorables des mi-
nistres de Jésus-Christ et de l'enseignement èvangèlique ;
c'est qu'on ouvre les yeux sur des périls menaçants pour
tous ; c'est qu'on ne repousse pas les remèdes à de si grands
maux!


Voyez, quand la Religion fait cette importante Education
du peuple, voyez avec quelle intelligence, avec quel zèle,
avec quel désintéressement elle s'y dévoue! voyez quel long
temps elle y emploie; comme elle se garde bien de l'aban-
donner trop tôt! elle y consacre vingt années et plus; elle ne
la délaisse jamais : elle ne croit sa tâcbe accomplie qu'au
jour où, dans le cœur de l'enfant du peuple, elle a élevé
l'honnêteté naturelle jusqu'à la piété et à la vertu, et la vie
présente jusqu'à l'éternelle vie.


« La piété du peuple, dit le savant auteur que j'ai déjà
« cité, est un admirable instinct d'Education. Elle lui donne
« le sentiment des convenances. Elle lui donne delà dignité,
« pour lui et pour les autres. Elle ennoblit son humilité;
« elle agrandit sa pauvreté; elle donne je ne sais quoi de
« vénérable à sa condition de misère et de souffrance.


« Gardez-vous d'un peuple sans religion ! Je ne parle pas
« des vices qui le rongeront et des crimes qui le souilleront,
« je parle des habitudes d'Education qui le rendront intrai-
« table et farouche.


« Un peuple sans religion sera orgueilleux et jaloux; sa
« parole sera âpre et hautaine ; son aspect sera insu.tan ; sa
« grossièreté sera méprisante.




CH. V. rr- DK L'ÉDUCATION POPULAIRE. 307


« Que l'Éducation donc s'applique surtout à faire revivre
« dans le peuple la sainteté et la simplicité des mœurs do-
« mestiques; que l'esprit de la famille soit ravivé; que l'p.u-
« torité du père soit restaurée; que l'exemple de la mère
« soit vénéré; que les enfants concourent au bien-être par
« l'obéissance et l'amour, aussi bien que parle travail ; que
« les ambitions soient retenues ; que la probité en soit la o règle; et avec ces dispositions vertueuses dans le cœur,
« le peuple sera assuré d'améliorer son sort sans se bercer
« de chimères et sans poursuivre des rêveries.


« L'amélioration du sort du peuple est souvent cherchée
« par l'instruction; moi, je la cherche par l'Education.


« L'Education du peuple sera modeste sans ôter les
« hautes pensées. Elle excitera l'émulation des beaux exem-
« pies. Elle inspirera l'aversion des turpitudes et des lâ-
« chetés. Et en cela encore elle sera chrétienne; car le
« Christianisme est l'inspiration de tout ce qui est noble et
a grand.»


L'Éducation populaire, qu'elle se fasse à la ville ou au vil-
lage, comprend d'abord les deux premières périodes de
toute Éducation, à savoir : YEducation maternelle et l Edu-
cation primaire. La Religion sait que pendant ce temps,
c'est-à-dire jusqu'à la douzième année de l'enfant à peu
près, jusqu'à l'époque de sa première communion, il n'est
pas encore réclamé par l'apprentissage de sa profession ; ou
si cela arrive, ce n'est que par un abus et une exploitation
tyrannique de l'enfance, que l'indignation publique doi
flétrir.


Les instituteurs religieux du peuple prodiguent donc à ces
douze premières années des soins d'autant plus empressés
et plus attentifs, que leur élève leur est alors confié sans
partage, que l'apprentissage le leur ravira bientôt, et qu'en
renonçant alors à l'Education proprement dite, il commen-




308 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


cera, n'étant encore qu'enfant, à vivre et à travailler péni-
blement comme un homme.


Il faut le dire avec regret, non pas peut-être au même de-
gré pour les populations agricoles de nos départements, mais
au moins pour la population ouvrière de toutes nos villes,
l'enfant du peuple ne saurait généralement rester sans péril
au foyer domestique, surtout dans ses plus jeunes années.
Il est le plus souvent abandonné, il y manque quelquefois
des soins ou des choses les plus nécessaires.


Qu'a fait la Religion? Admirez ses sollicitudes et ses in-
dustries. Non, il n'y a pas un besoin, pas une misère, pas
un péril de l'enfance pauvre qu'elle n'ait prévu et soulagé !


Dans la période de l'Education maternelle, elle entoure
cet enfant des soins les plus assidus et de l'amour le plus
tendre, soit dans les Salles d'asile, soit auprès d'une mère
laborieuse, qui sait trouver dans les inspirations de son cœur
et dans le courage que donne la piété chrétienne, le temps
de suffire à tout. Et non-seulement pour recueillir les délais-
sés, la Religion ouvre des Asiles; elle vient même d'inven-
ter des Crèches pour les abriter à leur entrée dans la vie.


Et sans parler ici de tant de maîtres charitables qu'elle en-
voie à ces enfants pour éclairer leur ignorance, sans parler
de tant d'appuis qu'elle ménage à leur faiblesse, de tant de
guides qu'elle donne à leur inexpérience, sans nommer les
amis, les jeunes économes, les trésorières de l'enfance, voyez
ce qu'est l'Education morale mise à la portée de tous et dis-
tribuée par la Religion : voyez comme elle s'y dévoue pen-
dant trois, quatre, cinq années, soit avec ces bons Frères,
dans les Ecoles chrétiennes, soit avec ses plus jeunes prêtres,
dans ces autres asiles de vérité et de vertu qui se nomment
les Catéchismes, jusqu'au jour de la première communion!


Et comment dire ce que doit être ce grand jour dans la vie
de l'enfant du peuple! à quelle dignité il l'élève1 quelles
joies pures, quel bonheur dans l'innocence il fait goûter à




CH. v. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. 309


son cœur! quels engagements solennels de fidélité il lui fait
prendre! quelle inspiration de vertu il répand sur sa jeu-
nesse tout entière!


C'est surtout au jour d'une première communion qu'on
voit avec admiration et avec attendrissement tout ce que
peuvent la Religion et la Grâce, pour transformer et ennoblir
les enfants de la nature et de la condition la plus vulgaire.
C'est alors que, tout à coup, une sagesse céleste semble
éclairer même les plus grossiers esprits. C'est alors qu'une
douce force se fait sentir à leur cœur, les aide à se vaincre
et à modérer leurs mauvaises inclinations naissantes.


J'en ai vu quelquefois auxquels il suffisait de rappeler le
souvenir et les approches de leur première communion,
pour les arrêter tout à coup dans la plus grande impétuosité
de leurs passions, et rappeler d'abord dans leur cœur tous
leurs sentiments de piété.


Ceux qui n'ont jamais vu de près les enfants du peuple
élevés par la Religion s'étonneront peut-être de ce que je dis
ici. Je ne raconte toutefois que mes expériences et mes sou-
venirs. J'ai vu chez les plus pauvres enfants, dans les Caté-
chismes et les Ecoles chrétiennes, des dispositions, des qua-
lités, des vertus véritablement merveilleuses.


J'en ai vu en qui se faisait remarquer, dès leur douzième
année, un mélange exquis de douceur et de fierté, de simpli-
cité et de noblesse naturelle.


J'en ai vu même qui, sous la vulgarité de leurs vêtements,
dans la simplicité naïve de leur démarche et l'abandon de
leurs manières, avaient je ne sais quelle aimable majesté,
surtout aux jours de nos fêtes et dans nos cérémonies reli-
gieuses.


Et à l'époque des examens solennels qu'ils devaient subir
avant d'être admis à la première communion, lorsque je les
interrogeais publiquement sur toutes les instructions qu'ils
avaient entendues dans leurs écoles, sur la lettre du caté-




310 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


chisme et sur les explications qui leur avaient été données,
en un mot, sur tous les enseignements pieux dans lesquels
leurs Catéchistes et leurs bons Frères les avaient nourris et
élevés, j'étais étonné et attendri, en voyant dans ces pauvres
enfants, malgré leur jeune âge, malgré leur peu de savoir
en toute autre matière, une science religieuse si bien pos-
sédée, un discernement si sûr, une sagesse si prématurée,
et parfois même une si vive éloquence.


Je tâchais quelquefois de les surprendre en les interro-
geant, etc'est moi qui étais souvent surpris et déconcerté de
la sagesse et de la vivacité de leurs réponses.


Le feu qui sortait de leurs yeux, la promptitude de leur
intelligence, l'assurance de leurs paroles, la douceur et la
modestie qui tempéraient leur ardeur, leur donnaient un
charme singulier.


Je ne pouvais rassasier mes yeux en les regardant : Je nè
pouvais me lasser ni de les interroger ni de les entendre, je
ne pouvais détourner d'eux ni mes regards ni mon cœur.


Je me trouvais même tout à coup jeté dans une méditation
profonde par ce doux spectacle, et je demeurais quelque
temps silencieux.


Les autres, Je regard modestement baissé ou fixé avec
l'intérêt de l'amitié et de l'émulation sur leurs condisciples
interrogés, se tenaient dans un silence modeste, jusqu'au
moment où il leur était permis de témoigner leur vive sa-
tisfaction des succès de leurs amis, et d'éclater en applau-
dissements.


Je le sens : je me laisse encore entraîner ici au delà des
bornes, par l'intérêt de ces souvenirs; j'oublie trop que ces
beaux jours de l'Éducation chrétienne ne se prolongent pas
assez pour les enfants du peuple. Bientôt il leur faut s'éloi-
gner de leurs écoles et de leurs bons maîtres, et c'est le len-
demain même du jour de la première communion que com-
mencent pour eux tous les périls de leur avenir !, Toutefois,




CH. V. — DE L'ÉDUCATION POPULAIRE. D M


ne craignez point : qu'ils ne quittent pas la Religion, et elle
ne les quittera pas non plus; c'est alors qu'elle sent redou-
bler pour eux son amour et ses soins; c'est alors que sa pré-
voyance devient plus haute, sa sollicitude plus maternelle
et plus profonde !


A douze ans, l'apprentissage du jeune ouvrier commence,
et avec cet apprentissage, son Education secondaire. Le pau-
vre enfant quitte ses bons Frères; mais ils sauront le retrou-
ver souvent encore. En même temps que, comme apprenti,
il débute dans son Education professionnelle, et va recevoir
d'une Instruction spéciale l'habileté, l'adresse ou la supé-
riorité dans l'état qu'il a choisi, la Religion continuera son
Education essentielle, et la perfectionnera par cet apprentis-
sage même, forte Education du travail, de l'économie et de
l'obéissance. Elle y emploiera déplus ses Ecoles d'adultes, où
les infatigables Frères se retrouvent. Elle y emploiera ses
catéchismes de persévérance et ses prêtres les plus dévoués.
Enfin, si on la laisse faire, elle y emploiera l'atelier lui-même,
où l'on verra des pratiques respectueuses de foi, malheureu-
sement exilées de nos fabriques, mais dont le saint usage,
aperçu encore dans quelques cantons de la Suisse, de la
Savoie, de l'Allemagne et du Tyrol, donne à l'homme, à
l'enfant du peuple, un noble et touchant caractère d'inno-
cence et de dignité chrétienne, tandis que l'oeil vigilant de la
discipline morale protège plus que jamais l'apprenti exposé
à plus de périls, et, sous le patronage de contre-maîtres irré-
prochables, devient la sauvegarde de sa jeunesse et la ga-
rantie de son avenir.


L'enfant est-il devenu jeune homme, la Religion emploie
alors pour le soutenir dans le droit chemin toutes ses res-
sources à la fois, et l'on voit éclore, sous ses auspices, ces
ceuvresadmirables, les conférences de SaintFrançois-Xavier,
où les Frères des écoles chrétiennes, les prêtres de Jésus-
Christ et l'homme du monde travaillant de concert, donnent




3 1 2 U V . Y . — D E S D I V E R S E S S O R T E S D ' É D U C A T I O N .


aux ouvriers le grand enseignement qu'ils sont tous frères,
et qu'il y a entre eux et les autres hommes une égalité su-
blime, s'ils ne se refusent jamais les uns aux autres la vé-
rité, la charité ni la justice.


Telle est la hauteur où la Religion sait élever l'Education
commune et vulgaire des enfants du peuple, quand on la
laisse faire. Education moins brillante sans doute, mais
aussi forte, aussi digne et aussi vertueuse que toute autre
Education, et dans laquelle le peuple trouve les quatre
grands biens de l'humanité, à savoir : le bon sens, le travail,
la Religion et le respect.


Le bon sens et le travail pour lui-même, la Religion pour
Dieu, et le respect pour tous : le respect qui est aussi de la
religion et du bon sens; le respect qui devient au besoin
toute vertu; le respect qui est tout à la fois la probité, la
justice, la charité, l'obéissance aux lois, la résignation dans
le malheur, l'Espérance et le regard suppliant vers le Ciel!


Oui, je l'affirme : si la Religion faisait toujours l'Education
des enfants du peuple, si on lui permettait toujours de les
élever à l'Ecole du respect, elle les ferait si grands dans leur
simplicité, si forts dans leur vertu, si nobles et si riches
dans leur travail, qu'on serait étonné de l'ordre, de la paix,
de la prospérité d'un tel peuple; et la nation dont il serait
le fond et la force immuable demeurerait opulente et tran-
quille au dedans, respectée et invincible au dehors, et serait
la première nation du monde.




C H . V I . — D E LA H A U T E É D U C A T I O N I N T E L L E C T U E L L E . 3 1 3


CHAPITRE Vil


De la haute Éducation intellectuelle.


Ici deux questions se présentent à examiner :
1° Quelle est la nature et la nécessité d'une haute Educa-


tion intellectuelle?
2° Quels sont ceux auxquels convient celte hante Edu


cation ?


I


NATURE ET NÉCESSITÉ DE LA IIACTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE


Il y a une Education populaire,xxue Education industrielle
et commerciale, une Education artistique.


Il doit y avoir aussi, dans la société humaine, une haut-
Éducation intellectuelle proprement dite. C'est l 'ordre de la
Providence ; c'est la loi de la n a t u r e ; c'est la g lo ire de l 'hu-
manité.


La haute Education intellectuelle n'est pas seulement ré-
clamée par la société, dont elle devient l'ornement et la
orce, et par l'humanité tout entière, qui, à de rares excep-


tions près, ne reçoit que d'elle la couronne du génie ; mais
elle est en outre l'apanage de certaines natures privilégiées,
qui ont reçu de Dieu le noble besoin et l'instinct invincible
de jouir de leurs facultés, dans toute la plénitude de leur
puissance et de leur action.


On le voit, et les termes mêmes l'expriment clairement,
T)WHaute Education intellectuelle]'mimas, celle qui donne
aux facultés de l 'homme le plus haut développement pos-




314 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


sible et le prépare aux plus hautes fonctions sociales ; celle
qui non-seulement fait l'homme, mais le perfectionne et
l'achève autant que le permet la nature,et pour cela non-seu-
lement l'établit dans la possession de toutes ses facultés,m&i&
encore dans toute la plénitude de leur puissance;


Education, par conséquent, qui ne se borne pas à former
en lui le bon sens et le bon goût, mais qui exerce longtemps,
et par là fortifie et élève ces dons naturels; quifèconde* en-
richit, épure l'imagination; qui ennoblit la sensibilité et lui
inspire un élan généreux, et quelquefois un divin enthou-
siasme pour tout ce qui est beau, noble et sublime; qui com-
munique au jugement ce degré d'activité, de pénétration
et de vigueur sans lequel l'homme d'esprit est toujours mé-
diocre; qui donne enfin au caractère cette forte trempe,
cette énergie courageuse et patiente sans laquelle on ne fait
rien de grand sur la terre ;


Education dans laquelle l'instruction puise aux sources
les plus abondantes et les plus pures, aux trésors les plus
riches de l'esprit humain, dans laquelle la discipline prend
un caractère plus marqué d'honneur, de délicatesse, de
loyauté, et devient une inspiration même de la tendresse et
de l'autorité paternelles; dans laquelle, enfin, la Religion
déploie ses enseignements les plus élevés, et par une foi
plus éclairée et plus forte, fait jeter à la vertu dans les cœurs
de plus profondes racines ;


Education qui prépare aux fonctions sociales les plus la-
borieuses et les plus nobles, à tous les services généraux,
civils et politiques; intellectuels et moraux, spirituels et re-
ligieux des nations ;


Education qui s'applique à former ceux aux mains des-
quels reposeront le gouvernement, les lois, les intérêts po-
litiques et internationaux, l'Education et la Religion des
peuples : c'est-à-dire tous les hommes qui, placés par leur
intelligence au faîte de l'ordre social, seront appelés à di-




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 3 1 5


riger les diverses parties de l'Etat, et à faire marcher la so-
ciété dans les voies de la prospérité et de la paix, de la vé-
rité et de la justice;


Education qui réclame au moins les vingt ou vingt-cinq
premières années delà vie ; ceux qui la reçoivent sont des-
tinés à gouverner leurs semblables : ne faut-il pas qu'on
prenne le temps de rendre tout chez eux plus parfait et plus
achevé?


Education, en un mot, qui est l'Education humaine par
excellence, parce qu'elle forme, perfectionne et achève
l'homme dans toute l'étendue de ses facultés les plus no-
bles, parce qu'elle prépare et élève la plus illustre portion
du genre humain.


On le sait : l'étude approfondie des langues et des littéra-
tures française, grecque et latine est la grande forme intel-
lectuelle de cette haute Education.


C'a ètê dë nos jours une chose étrange : ce qu'on nomme
le côté positif des choses est devenu si généralement le
point de vue du siècle ; les intérêts matériels oflt acquis
parmi nous tant de prépondérance, et ont été un moment,
du moins, si dominants et si forts, qu'il n'y avait rien de
plus commun que d'entendre contester la nécessité de cette
haute Education des âmes.


On n'apercevait même plus de quelle importance il est
pour tous que les classes élevées, que les classes dirigeantes
de la société, në soient pas uniquement pourvues dë connais-
sances spéciales et professionnelles , comme si les grandes
vertus sociales et religieuses, qui protègent et font fleurir
les mœurs, qui inspirent le dévouaient civil et le courage
politique, ne leur étaient pas nécessaires avant tout!


Comme si les connaissances générales, qui étendent et
fortifient l'esprit n'étaient pas propres, parla même, à per-
fectionner les connaissances plus matérielles et plus po-
sitives !




3 ) 0 LIV. V . — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Comme si, en substituant à la haute Education intellec-
tuelle l'enseignement tout professionnel, on ne condamnait
pas la société à n'être plus qu'un corps sans âme, à n'agir
que d'après les vues bornées d'un instinct sans lumière, à
ne plus marcher que dans les voies étroites d'un avancement
sans progrès véritables !


Comme si l'étude sérieuse et approfondie, l'étude intelli-
gente des trois langues et des trois grandes littératures
grecque, latine et française, ne plaçait pas l'école des phi-
losophes les plus profonds, des poètes les plus sublimes,des
moralistes les plus sages, des historiens les plus graves !


Comme si ces humanités* contre lesquelles on s'est tant
récrié, avec plus d'ignorance peut-être que de mauvais vou-
loir, n'étaient pas simplement le perfectionnement de la
raison et du langage, parla méditation des plus beaux mo-
numents de la pensée et delà parole humaines


Comme si, depuis trois siècles, elles n'avaient pas élevé
l'Europe, et fait, pour le bonheur et la gloire de la société
tout entière, les hommes d'une humanité supérieure!


Non : quoi qu'on en ail dit, il n'en demeure pas moins
vrai, et il le sera toujours, que la Littérature, l'Histoire,
l'Eloquence et la Philosophie sont filles des Humanités, et
reines du monde.


Il n'en demeure pas moins vrai qu'à très-peu d'exceptions
près, ce sont les littérateurs, les historiens, les orateurs et
les philosophes, qui ont exercé et exerceront toujours, dans
leur siècle et dans leur pays, une influence * directrice pro-
fonde et universelle.


1 . Bumaniores litterw.
2 . Influence bonne ou mauvaise, heureuse ou malheureuse, vivifiante ou


mortelle, selon que ces grands conducteurs des esprits demandent eux-
mêmes leur direction à la vérité, à la vertu, c 'est-à-dire à la Religion;
ou bien ne s'inspirent que de l'orgueil de leur raison et des vicieux pen-
chants de leur cœur. Mais, salutaire ou pernicieuse, cette influence sera
toujours réelle, toujours puissante.




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 3(7


Je le demande, en effet, que serait la magistrature, si
désormais toute l'Education du magistrat était faite unique-
ment dans le Code?


Que serait la diplomatie, si l'Education du diplomate était
bornée à l'étude matérielle du droit des gens?


Que serait le gouvernement des nations, qu'on me per-
mette ce singulier langage, si, pour toute préparation, il
avait le surnumêrariat des ministères?


Que serait même l'art, la haute industrie et le haut com-
merce, si toute l'Education de l'artiste, du grand industriel,
du grand commerçant, se faisait uniquement dans un atelier,
une manufacture, une usine ou un comptoir?


Les génies que l'on voit éclore sans culture sont rares; et
j'affirme, pour l'avoir observé au moins quelquefois de près,
qu'ils n'atteignent jamais le point élevé de développement
naturel que l'Education leur eût certainement donné.


Dans la littérature même l'esprit ne suffit pas : les con-
naissances littéraires et la force que donne la haute Educa-
tion sont indispensables. Si telpoëte eût fait ses humanités,
il eût peut-être étésupérieur; tandis qu'iln'estquetouchant,
léger, gracieux, quelquefois énergique, mais inégal, et ad-
miré moins à cause de son talent même que de la condition
oùilestné.


Quel serait, d'ailleurs, le terrain commun sur lequel se
rencontreraient toutes les intelligences d'élite, appelées,
d'une manière ou de l'autre, par la Providence, à servir
leur pays dans les grands emplois, et à aider leurs sem-
blables? Ne faut-il pas que .tous ces hommes puissent se
retrouver et s'entendre à une certaine hauteur?


Si le besoin d'hommes spéciaux doit faire restreindre,
pour un grand nombre, le cercle des connaissances à des
notions toutes professionnelles, ne faut-il pas, au moins, que
les classes supérieures, que les hommes placés au sommet
de la société, qui en sont comme la tête et le cœur, montent




318 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


1 . MONTESQUIEU.


plus haut, cherchent un horizon plus étendu.et respirent un
air plus pur?


Ne faut-il pas que toutes les sommités sociales, — et ici
je parle aussi bien des sommités industrielles, commerciales
et militaires, que de la magistrature et du sacerdoce, que
des instituteurs de la jeunesse et des législateurs des peuples,
— ne faut-il pas que tous aient reçu une Education assez
large, une Education assez forte, uneEducation assez haute,
pour qu'elle les rapproche tous les uns des autres dans ces
régions supérieures où ilconvient àl'honneur, et, jel'ajoute,
à la félicité du genre humain, que ceux qui sont les chefs et
les fils aînés des nations se rencontrent et s'expliquent sur
les intérêts généraux de l'humanité?


Le genre humain, que ces nobles et religieuses intelli-
gences représentent, en aura plus de force et de vie ; il verra
de plus loin; il sera placé plus haut; à leur suite, il pourra
marcher avec sécurité sur les hauteurs de la terre, et s'ap-
pliquer à la contemplation paisible des vérités surnaturelles
et divines dont le Christianisme a fait le plus noble apanage
de l'humanité,


Et, s'il faut le dire, la vie matérielle n'y perdra rien ; car
elle ne peut être oubliéela paroledu publiciste quis'écriait :
« Chose admirable ! la Religion chrétienne, qui semble
« n'avoir pour objet que la félicité de l'autre vie, fait encore
« notre bonheur dans celle-ci'. »


Et d'ailleurs, qui ne le sait? les grands siècles littéraires
ont presque toujours précédé les siècles des grandes décou-
vertes scientifiques, et les ont préparés.


Aristote et Théophraste, les premiers naturalistes de la
Grèce, le grand Hippocrate, fermèrent le siècle de Périclès,
où ils s'illustrèrent aussi à d'autres titres.


Ptolémée fut de l'Ecole d'Alexandrie.




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 319


"Varron était contemporain de Gicéron; Pline l'Ancien sui-
vit le siècle d'Auguste.


La renaissance des lettres, dans l'Europe moderne, fut
aussi l'époque des grandes découvertes.


Kepler, Pascal, Descartes, Torrieelli, Newton, furent du
dix-septième siècle.


Enfin Lavoisier, Bertholet, Cuvier et les autres n'ont paru
chez nous qu'à notre troisième ou quatrième siècle litté-
raire.


Non, non, laissez prendre à quelques intelligences tout le
développement dont l'esprit humain est capable, et tout y
gagnera, et le profit en sera pour tous.


Et, d'ailleurs, la vie des nations ne consiste-t-elle donc
que dans le bien-être et dans la force matérielle ?


La dignité des mœurs publiques ne contribue-t-elle pas
à leur bonheur ?


Les lettres ne sont-elles plus un noble ornement pour les
peuples?


La Religion n'est-elle plus leur guide, leur consolation,
leur espérance et la plus chère de leurs traditions ?


Faut-il brûler les archives où l'esprit humain a déposé ses
méditations les plus sublimes, ses élans les plus purs, et ne
plus les redire aux générations à venir ?


Faut-il attacher l'humanité tout entière à la glèbe !
Faut-il étendre sur tous les esprits le niveau des connais-


sances matérielles, et en faire les fourches caudines de l'in-
telligence humaine?


Faut-il donc enfin tailler au mètre toutes les puissances
du génie de l'homme, tous les fils les plus glorieux de l'hu-
manité, comme une forêt coupée partout à la même hauteur,
et où l'œil ne découvre plus ces grandes el nobles tiges, ces
beaux arbres protecteurs de la terre, qui sont l'honneur du
sol par la force de leur trône, par l'étendue de leurs ra-
meaux, par la richesse et la fraîcheur de leur feuillage, et




320 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


dont la superbe tête se dore et s'illumine magnifiquement
aux rayons du soleil ?


Non, pour l'honneur, et, je l'ajouterai, pour le vrai bon-
heur du genre humain, il faut relever et perpétuer dans
ceux qui sont ses chefs et ses guides naturels les traditions
de haute intelligence et de forte raison, de vertu délicate et
de religion profonde.


Que ceux-là, au moins, puisqu'ils doivent être l'âme delà
vie sociale, ne se réduisent pas au matérialisme d'une Edu-
cation purement positive, et que, par eux, ceux qui sont
comme les membres et le corps aclil de la société sentent
au moins qu'un esprit supérieur les soutient et les anime.


Oui, il importera toujours à une nation d'avoir des hommes
politiques dont la jeunesse ait été formée aux leçons de Tacite
et de Bossuet ; des orateurs qui aient connu Démosthènes et
Cicéron et les chefs-d'œuvre de l'éloquence évangélique;
des magistrats qui aient prêté l'oreille aux mille accentsdes
souffrances humaines, en même temps qu'aux leçons de la
sagesse antique sur la justice absolue ; des philosophes qui
aiment à profiter des traditions du bon sens et du génie,
et des grands enseignements de la foi ; des poètes et des
littérateurs qui soient formés à l'école du goût, delà raison
et de la vertu ; des militaires, des marins, sachant autre
chose que la manœuvre et la théorie, capables de l'enthou-
siasme de leur profession et sensibles aux inspirations de
la vraie gloire ; des industriels et des commerçants, qu'une
forte Education ait rendus capables des grandes vues et des
vastes entreprises; des hommes enfin qui aient l'intelligence
des intérêts supérieurs de l'humanité, qui mettent leur hon-
neur plutôt à en être les protecteurs que les dominateurs, et
qui trouvent plus de joie à la défendre qu'à l'opprimer,


est vrai: l'industrie, les arts, le commerce ont pris dans
vie des peuples une place plus considérable qu'ils ne l'a-


vaient jamais eue, et, loin de m'en troubler, j'en bénis la




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 321


Providence ; mais ce n'est pas une raison pour en faire le
couronnement de l'édifice social. C'estau contraire un motif
pour donner à la haute Education de l'âme une attention
plus sérieuse et des soins plus nécessaires que jamais, afin
que la vie intellectuelle et morale des peuples s'élève plus
haut encore que leur vie matérielle, et n'en soit pas écrasée
ou flétrie.


Que les amis de la vérité et de la vertu ne s'effrayent pas,
comme je les vois quelquefois le faire, des progrès matériels;
seulement, qu'ils comprennent bien que ces progrès leur
imposent le devoir de travailler désormais à élever leur es-
prit, leur cœur et leur conscience, avec d'autant plus de
constance et d'énergie, que le rôle de la matière s'agrandit
dans le monde. Dans cette haute sphère, plus qu'ailleurs,
le progrès est toujours possible, toujours glorieux ; la vertu
est plus difficile aux siècles de luxe, et sous la pourpre de
l'opulence et de l'industrie que sous la bure et l'armure de
fer des temps barbares, mais elle a peut-être aussi plus de
dignité, de noblesse et de douceur.


La Religion, d'ailleurs, et l'intelligence humaine ont des
ressources infinies qui leur permettent de mettre l'homme
intellectuel et religieux toujours au niveau et même à la
tête du progès matériel, quel qu'il soit.


Le Christianisme n'a pas essayé ses premières forces sur
un monde ignorant et barbare; et lorsqu'un tel monde lui
a ètè donné, tous ses efforts ont eu pour but de l'élever au-
dessus du monde civilisé et poli qui précédait, et il y est
parvenu ; et ce monde nouveau, c'est nous !


Et il y est parvenu, en nous faisant profiter-des antiques
enseignements profanes, ennoblis et purifiés par lui, et en
y ajoutant les leçons, les vérités ou les vertus qui n'appar-
tiennent qu'à lui-même.


Quoi qu'on ait dit et fait, il demeure aujourd'hui que le
Christianisme est encore et sera toujours la vieille et forte


É., i. 21




322 L1V. V . — DES DIVERSES SORTBS D'ÉDUCATION.


séve des sociétés modernes, sans laquelle la civilisation la
plus avancée ne produit rien de nouveau qui soit grand, qui
soit pur, qui soit beau et vraiment durable.


Les premières imprimeries florissantes furent, on le sait,
établies au Vatican.


C'a été une sage inspiration de demander à la Religion
ses vœux et ses bénédictions pour les chemins de fer et les
bateaux à vapeur. Malgré quelques préjugés sans lumière
et d'étroites rancunes qui se retrouvent encore çà et là contre
nous, on abjure enfin de trop superbes dédains, et on com-
prend que, si l'Evangile et la croix venaient tout à coup à
nous manquer, nous retomberions dans la barbarie.


Je conclus :
Que le Christianisme pénètre donc profondément l'Educa-


tion de ceux qui sont appelés aux grandes fonctions, aux
grands services de la société : quoi qu'on fasse, rien n'im-
portera jamais plus que l'Education intellectuelle et reli-
gieuse des hommes qui doivent être l'âme, la pensée et le
principe de vie du corps social.


Ne croyons pas avoir travaillé en vain, lorsque nous
aurons donné à quelques-uns des enfants de la France une
haute Education intellectuelle, sans application immédiate
à telle ou telle profession, peut-être ; si cette Education les
aide à recueillir tous les trésors de l'esprit et de la sagesse
humaine, elle en aura fait ces hommes, si bien nommés dans
la langue française, des hommes distingués, des hommes
supérieurs : lesquels, après tout, si l'Education que je ré-
clame pour eux a été vraie, forte et saine, comme elle doit
l'être, resteront toujours les guides, les bienfaiteurs et les
maitres de leur siècle et de leur pays.




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 323


II
QUELS SONT CEOX AUXQUELS CONVIENT LA HAUTE ÉDUCATION


INTELLECTUELLE


La haute Education intellectuelle convient à tous ceux
qu'une position providentielle, une natureplus riche, ou une
vocation plus haute, appellent à recevoir un développement
d'esprit, decaractère, de conscience, plusferme, plus étendu,
plus élevé, plus profond.


Elle convient à lous ceux qui devront occuper dans la so-
ciété humaine une situation importante et y exercer une cer-
taine influence générale ; qui auront besoin, par conséquent,
d'être des hommes pluscomplets, plus éclairés, plus parfaits,
plus dévoués, puisqu'ils doivent guider les autres dans les
voies de la civilisation et du progrès littéraire, scientifique,
industriel, politique, religieux et moral.


Elle convient, en un mot, à tous ceux pour qui les dons na-
turels reçus de Dieu, une position sociale acquise, ou les de-
voirs d'une vocation certaine, rendent nécessaire un déve-
loppement supérieur de toutes les puissances de la nature
humaine.


Tous ceux-là, s'ils ont une capacité vulgaire, — car il peut
arriver qu'avec une capacité vulgaire on ait une position so-
ciale, ou même une vocation qui ne le soit pas, — seront
éleyès par la haute Education au-dessus du vulgaire : et
s'ils ont de belles facultés, elle en fera des hommes éminents,
de la plus haute portée sociale ou religieuse.


La haute Education intellectuelle est donc convenable,
même nécessaire : 1° pour toutes les fonctions qui exigent
par elles-mêmes un grand développement de l'esprit, du
caractère et de la conscience, c'est-à-dire pour toutes les
fonctions d'autorité, pour tous les grands services sociaux :
pour la magistrature, la législation, le gouvernement, la




324 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


diplomatie et les affaires politiques, la haute littérature, la
philosophie,l'Education, le sacerdoce.


2° La haute Education est quelquefois nécessaire pour les
degrés élevés de certaines autres professions qui, par elles-
mêmes, ne semblent pas la requérir.


J'entrerai dans quelques détails et parlerai d'abord des
fonctions qui réclament par elles-mêmes la haute Educa-
tion ; la magistrature, par exemple.


Le magistrat a besoin, au plus haut degré, de raison, de
jugement, de perspicacité, de fermeté : il a besoin d'une
sensibilité noble et grave, d'une èlpcution claire et précise,
d'une conscience intègre et éclairée.


Toutes les facultés austères de l'homme doivent être per-
fectionnées dans celui qui est appelé à juger les hommes.


La haute Education lui est donc nécessaire: elle est pour
lui un besoin de profession.


Cette Education non-seulement forme en lui l'homme
distingué, l'homme complet, mais elle prépare aussi le ma-
gistrat.


On peut même dire qu'elle l'aide d'un côté plus positif
comme juriste.


Par une disposition delà Providence, il est arrivé que les
sources du droit humain, du droit européen, se trouvent
dans la littérature latine : le Code Justinien est un des fon-
dements du Code français. Presque tous les juristes, même
des temps modernes, ont écrit en latin. Dès lors la partie
instructive de la haute Education est devenue pour le ma-
gistrat une partie essentielle de son instruction profession-
nelle. Les humanités, pour lui concourent, tout à la fois, à
ormer Vhomme, à préparer le magistrat, et même à instruire
e juriste,


Mais supposons un momentquela haute Education intellec-
tuelle et morale lui ait fait défaut, n'ait pas préparé ses facul-
tés, comme elles avaient besoin de l'être, qu'arrivera-t-il?




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 323


S'il étudie le droit dès son enfance, il en sera écrasé ; et,
en tout cas, il nera pas autre chose qu'un praticien dont
l'intelligence est bornée à la lettre du Gode : au lieu d'être
Yhomme des lois, il sera un homme de loi, ce qui est fort dif-
férent.


La haute Éducation, au contraire, en fera un magistrat
honorable, même s'il n'est qu'un homme ordinaire ; et, s'il
est supérieur, elle en fera peut-être un Lamoignon ou un
Molé.


Cette Education est-elle moins nécessaire pour le gouver-
nement des Etats, pour les affaires politiques! oserait-on le
dire?


Qui a plus besoin d'un développement complet delà rai-
son, du jugement, du caractère, delà conscience, que celui
qui peut, qui veut un jour gouverner les hommes? A quel
manuel de connaissances spéciales pourra-t-on réduire un
art qui suppose les connaissances les plus générales, bien
plus, qui suppose presque toutes les connaissances? Où vous
formerez-vous à cet art, si ce n'est auxleçons dessagesetaux
grands enseignements de l'histoire, si ce n'est en étudiant
les monuments les plus illustres de la réflexion et de l'expé-
rience? Où puiserez-vous la force de caractère, si ce n'est en
passant au moins les vingt années de votre enfance et de
votre première jeunesse à l'école d'une discipline vigilante
et ferme? Commentconnaîtrez-vous le lien des esprits et des
cœurs, et le secret de faire fleurir les socités, si la Religion
ne vous a ouvert les trésors de sa sagesse.


La Diplomatie, qui est l'art de traiter de peuple à peuple,
et qui décide souvent les intérêts les plusgénéraux de l'hu-
manité, exige-t-elle moins la haute Education intellectuelle
et morale? Suffira-t-il pour elle de savoir l'anglais et l'alle-
mand, et d'avoir fait un cours de droit public sous un pro-
fesseur quelconque?


Qui ne sent aussi la nécessité d'une forte et vaste Educa-




3 2 6 L I V . V . — D E S D I V E R S E S S O R T E S D ' É D U C A T I O N .


tion intellectuelle, pour le littérateur, \e philosophe eiVhis-
torient


Le nombre de ceux-ci est sans doute restreint : mais leur
influence est grande. C'est sur leurs opinions que la jeu-
nesse forme les siennes. En eux l'ignorance est le moindre
des maux. Le défaut de raison, de jugement, de goût ; l'ab-
sence de foi, l'immoralitéj'instabilitè du caractère, la légè-
reté de la conscience, sont bien autrement désastreux.


Sans cette forte et haute Education, la France sera long-
temps êgaréepar des littérateurs aussi dépourvus de rai-
son que de sens moral, par des historiens systématiques et
menteurs, par des philosophes incapables de persuader une
vérité, et d'enseigner une vertu.


Enfin, pour Y Instituteur et pour lePiëtre, la haute Educa-
tion est un moyen indispensable d'action, et par là même
un devoir sacré. Ce serait une témérité criminelle d'aborder
dételles vocations, sans avoir cherché à acquérir toute la
perfection intellectuelle et morale dont on est capable. En
particulier, ceux qui sont appelés au sacerdoce ne doivent
jamais oublier que leurs fonctions seront lesplushautes,les
plus graves, les plus délicates : jamais leur Éducation ne
sera trop parfaite : le prêtre est celui quia le plus besoin
d'être Y homme complet :'û a besoin d'être tout l'homme, et
presque un homme divin, pour représenter dignement
l'homme auprès de Dieu, et Dieu auprès de l'homme, pour
devenir tout à la fois Yhomme dit peupleel Yhommede Dieu.


Voilà quelques-unes des professions qui réclament la haute
Education de toute nécessité; mais il en est d'autres, qui,
sans exiger pour leur accomplissement rigoureux les con-
naissances générales elle développementd'espritquedonne
la haute Education, en retirent néanmoins d'immenses avan-
tages; il en est un grand nombre où cette Education donnera
une incontestable supériorité; où elle rendra éminent :


VÊtat militaire, par exemple, où sans celte Education on




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 387


pourra devenir un lieutenant-colonel, quelque chose déplus
même; mais jamais, sauf les rares exceptions que la nature
fait pour le génie, jamais un grand capitaine, jamais un
Condé, avec le coup d'œil d'aigle, à vingt ans* ;


La marine, où l'on pourra être un Jean Bart, mais jamais
un Tourville;


L'administration publique, où l'on sera par une forte et
brillante Education un grand ministre, un Sully, un Colbert,
au lieu d'être un ingénieur des ponts et chaussées, ou un
chef de division.


Dans ces sortes de professions, certaines connaissances
spéciales tiennent sans doute et doivent tenir une plus large
place que dans les autres : sans doute aussi ce qu'enseigne
la haute Education est moins rigoureusement requis pour la
profession elle-même; mais est-il inutile de fortifier, par le
développement d'esprit qu'elle donne, les facultés qu'exigent
ces sortes de vocations?


Souvent, bien loin de nuire à cette vocation spéciale, les
humanités, qui peut-être vous semblent inutiles, en devien-
dront comme la base, la racine : elles en conserverontla séve
et la fortifieront; elles la nourriront de sucs généreux ap-
propriés à tout ce qui est grand et beau, et lui feront porter
ainsi des fruits plus magnifiques et plus forts.


Certes, je ne conteste pas qu'il ne soit nécessaire d'appli-
quer alors l'enfant à d'autres études. C'est ce que doivent
décider un père éclairé, un sage instituteur.


Je crois même qu'il faut sacrifier quelquefois tel genre
d'instruction, telle partie des humanités, des lettres grec-


1. Condé avait reçu chez les Jésuites, au collège de Bourges, la plus
haute, la plus forte Education intellectuelle. Dans son enfance, il ne pou-
vait obtenir aucune faveur de son père, sans lui en présenter la requfiie
dans une lettre écrite en latin.


A quinze ans, il avait achevé les lnstitutes de Juslinien; il écrivait à
son père, le 21 novembre 1635 : Ut finem hodie Institutionibus Juslinia-
nis imposuerim féliciter.




328 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


ques ou latines; mais l'Education, jamais. D'une manière
ou d'une autre, achevez toujours de développer, d'élever
l'esprit de l'enfant, de former son caractère, sa conscience
et son cœur.


Je ne dois pas quitter l'examen des choses qui nous occu-
pent en ce moment, sans répondre à une dernière question
qui se présente naturellement après celles que nous venons
de poser et de résoudre :


Que faut-il faire pour ceux à qui cette haute Education ne
convient évidemment pas, etqui sont nés cependant dans une
position qui semble la réclamer ?


Je réponds qu'il faut d'abord distinguer ici deux natures
d'enfants :


4° Ceux en qui une incapacité radicale pour l'étude des
lettres se trouve, et à qui la haute Education ne convient
pas, uniquement à cause de l'instruction qu'elle donne;


2U Ceux qui, avec des facultés très-heureuses, ont une
nature irrégulière et fortement prononcée, qui les empêche
de se plier aux formes ordinaires de la haute Education in-
tellectuelle.


Quant aux premiers, il faut observer de près leur aptitude ;
déterminer, d'après cette observation, les études qui leur
conviennent, et les y appliquer spécialement ; en faire le
fond, le pivot de leur Education intellectuelle : mais il ne
faut jamais oublier qu'il doit toujours y avoir Education :
intellectuelle, autant qu'on le pourra ; morale et religieuse,
sans restriction.


J'ai eu déjà occasion de l'indiquer en traitant de l'enfant et
du respect qui est dû à la liberté de son intelligence. Les
humanités ne sont pas le seul moyen de développer l'esprit :
il y a les arts; il y a les sciences naturelles; il y a surtout
l'histoire.


L'histoire peut devenir, pour certains enfants, le pivot




CH. VI. — DE LA HAUTE ÉDUCATION INTELLECTUELLE. 329


de l'Éducation intellectuelle ; pour d'autres, ce seront les
sciences : les sciences exactes même pourraient convenir en
certains cas : une étude approfondie de la Religion m'a plu-
sieurs fois aidé puissamment. J'étonnerais peut-être trop, si
j'indiquais pour certaines natures des études philosophiques
et morales, et pour d'autres des lectures instructives et amu-
santes dont on les obligera à rendre compte, entremêlées
d'exercices gymnastiques variés et fréquents, mais réglés.


Mais, quel que snit le genre d'étude et d'application qu'on
choisisse, il faut toujours que la loi du travail, qui est la
grande loi de l'Éducation, soit accomplie.


Quant aux seconds, je reconnais qu'il y a certaines na-
tures auxquelles les formes ordinaires de l'Éducation clas-
sique ne paraissent pas convenir, et qui semblent de bonne
heure comme irrésistiblement entraînés vers des vocations
spéciales, et en apparence incompatibles avec un système
régulier d'études littéraires.


Tels sont, par exemple, les enfants en qui se révèle de
bonne heure le goût de la marine. Je ne citerai que ceux-là:
je suis aise d'en dire ma pensée, et ce que l'expérience m'en
a appris.


La Providence semble les signaler elle-même à l'obser-
vation attentive : il y a en eux des signes de vocation, des
caractères parfaitement significatifs.


Us ont à la fois quelque chose de fort et de contenu qui les
dompte au besoin et aussi quelque chose d'ardent et d'impé-
tueux qui les entraîne : quelque chose de grave qui les porte
à réfléchir, et quelque chose d'aventureux qui précipite leurs
réflexions à travers les champs de l'espace ; il y a dans leurs
mouvements physiques un besoin d'exercice rude, de dé-
ploiement plus libre ; il leur faut de l'air, un grand horizon,
un vaste spaciement, qui puisse donner à leurs qualités et à
leurs défauts un développement légitime et sans dangers ;




3 3 0 LIV. V . — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


il leur faut des cordages à manier, des voiles à tendre, dés
mâts à dresser, des mers à parcourir, des tempêtes à braver;
il leur faut l'Océan, les grandes Indes, les grandes décou-
vertes, le Nouveau-Monde, les flots soulevés !


Les formes de l'Éducation ordinaire ne leur conviennent
pas : je l'ai vu, je l'ai éprouvé plusieurs fois, mais on ne doit
point s'en attrister.


Dieu est admirable en toutes ses œuvres, et il a donné à
ses enfants tout ce qui estnécessaire pour que sa Providence
sur eux fût justifiée.


Ils sont plus sauvages, il est vrai, mais aussi plus sérieux
et plus attentifs; ils paraissent violents, mais au fond, ils
sont doux et généreux ; et, quand il le faut, au milieu du
péril, par exemple, ils ont un courage d'esprit et un calme
extraordinaire. Quelquefois on les croit étourdis, légers, et
sans grande conscience : on se trompe. J'ai connu peu d'en-
fants plus méditatifs et plus profondément religieux.


A des natures de ce genre, sans aucun doute, on ne doit
pas imposer la marche régulière d'un collège, et les assujet-
tissements uniformes de l'Éducation classique ; mais on ne
doit pas non plus les abandonner à eux-mêmes. Prêtez-vous,
puisqu'il le faut, aux exigences de leur nature ; mais ne per-
dez jamais de vue la nécessité de développer leur intelli-
gence et leur cœur, d'éclairer et d'affermir leur foi, en même
temps que vous donnerez à leur caractère, et au besoin à
leur corps, le mouvement qu'il réclame.


Je l'ai dit : il est rare que ces esprits-là ne rachètent pas
leurs écarts par plus d'énergie et de vivacité : donnez-leur
donc toute VEducation intellectuelle dont ils sont suscep-
tibles, et surtout le développement religieux et moral, grave,
profond, généreux, dont ces âmes ardentes sont presque
toujours plus capables que d'autres.


Si ces lignes arrivent jamais sous les yeux des jeunes




CH. VII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 331


CHAPITRE YI1


Des Petits-Séminaires.


LEUR NÉCESSITÉ E T LEUR SPÉCIALITÉ


Les Petits-Séminaires sont les pépinières de l'Eglise de
France ; c'est là comme dans sa première source, qu'elle
se renouvelle ; là est le berceau de ses prêtres, l'école pre-
mière de ses docteurs, le sol originaire de ses apôtres, l'asile
de la plus religieuse Education.


Aussi, on sait les grands sacrifices que font chaque jour
NN. SS. les Evoques pour assurer l'existence etla prospérité
de leurs Petits-Séminaires. En effet, tout ce qui concerne
ces précieux établissements touche de près aux droits et
aux intérêts les plus chers et les plus sacrés de la Religion
parmi nous.


On n'a point encore oublié avec quelle unanimité de sen-
timents, avec quelle fermeté de conduite, avec quelle éléva-
tion de langage, l'Episcopat français tout entier a protesté
contre les entraves oppressives des ordonnance de 1828.


Ettoutrécemmentencore, dans la controverse mémorable
soulevée par cette grande question, nos Evoques ont fait de


marins que j'ai élevés, ils verront que leur ancien ami n'a
jamais désespéré d'eux : c'est avec un profond attendrisse-
ment que je leur envoie ce souvenir et mes vœux, à tra-
vers les orages et la vaste étendue des mers qui nous sé-
parent.




3 3 ï LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


nouveau entendre leur voix avec cette modération et cette
force dont leurs protestations ont offert constamment un si
noble et si touchant modèle.


Enfin, le Chef suprême de l'Episcopat catholique, ce Pon-
tife immortel qui préside aujourd'hui si glorieusement aux
destinées de toute l'Eglise, adressait, naguère, à tous les
Evêques du monde, ces solennelles paroles :


« Vénérables frères, continuez à déployer tous les efforts,
« toute l'énergie de votre zèle épiscopal, pour l'éducation
« des jeunes clercs; que par vos soins on leur inspire, même
« dès l'âge le plus tendre, le goût d'une piété et d'une vertu
« solides; qu'ils soient initiés sous vos yeux à l'étude des
« lettres, à la pratique des forteset saintes disciplines. Aug-
« mentez, s'il le faut, le nombre de ces institutions pieuses;
« placez-y des maîtres et des directeurs excellents et ca-o pables ; veillez sans repos, et avec le dévoûment le plus
« entier, afin que dans ces saints asiles les jeunes clercs
« soient constamment formés à la science et à la vertu, mais
« toujours conformément à l'enseignement catholique, sans
« le moindre péril de contact avec l'erreur, de quelque es-
« pèce que ce soit. »
• Certes, après de telles paroles, on le comprend : attaquer


les Petits-Séminaires, ce serait blesser au cœur l'Eglise et
son sacerdoce.


Je le sais, quelques esprits, préoccupés de vieilles ran-
cunes et cédant à des préjugés étroits, essayent encore de
révoquer en doute la nécessité et la spécialité des Petits-
Séminaires. J'ai déjà combattu ces adversaires de nos
saintes écoles ; je crois devoir les réfuter une dernière fois,
et déposer dans cet ouvrage les preuves irrécusables de leur
erreur.


Mes lecteurs, je l'espère, me continueront encore ici leur
bienveillante attention : cette question a d'ailleurs toujours
excité un juste et profond intérêt. Elle est aujourd'hui plus




CH. VU. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 333


importante que jamais. Les Petits-Séminaires viennent
d'être affranchis de la longue et douioureuse oppression
qui pesait sur eux. Les regards des familles chrétiennes se
tournent enfin librement vers ces maisons saintes. 11 est
donc utile de les bien faire connaître, d'en définir exacte-
ment la nature, le vrai but, la spécialité convenable;
et d'expliquer, par là même, quel religieux respect est dû
par tous à la liberté des vocations sacerdotales.


Les lois solennelles que l'Eglise a portées pour instituer
les Petits-Séminaires, toutes les règles qu'elle a tracées à ce
sujet, le fait même de leur existence dès les premiers siècles
du Christianisme, prouvent invinciblement qu'ils ont tou-
jours été jugés indispensables.


Je dois l'ajouter : les hommes d'Etat les plus éminents on
reconnu et proclamé la nécessité de ces maisons spéciales
non-seulement pour l'Eglise, mais pour l'Etat et pour la so-
ciété elle-même.


Cette nécessité des Petits-Séminaires est manifestement
fondée sur la nature des choses.


N'est-il pas évident qu'il importe de former de bonne
heure les jeunes gens aux habitudes ecclésiastiques ; de les
préserver, dès le premier âge, des dangers du monde et du
scandale des moeurs publiques ; d'étudier et de cultiver en
eux le germe de vocation qu'ils peuvent avoir reçu de Dieu ;
de les appliquer enfin à des études spéciales et en rapport
avec les fonctions sacrées qu'ils rempliront un jour?


L'Église, en établissant ces Écoles, en réglant tout ce qui
constitue leur existence, en les entourant de toute sa solli-
citude, n'a donc fait que céder à un impérieux besoin, qu'o-
béir au devoir qui lui est imposé de former elle-même et de
perpétuer son sacerdoce.


Et voilà pourquoi l'existence des Petits-Séminaires avait
précédé les lois elles-mêmes ; ces lois ne sont venues que




3 3 4 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


pour fortifier ou relever des institutions déjà fondées : il
est facile de s'en convaincre en consultant les annales de
l'Église.


Dès les premiers temps, des écoles cléricales florissaient
à Alexandrie, à Rome, à Hippone, et dans toutes les parties
du monde catholique : saint Léon le Grand le suppose, lors-
qu'il ordonne aux Évêques d'Afrique, que ceux-là seuls
soient promus au sacerdoce qui auront passé leur vie en-
tière, dès leurs premières années, dans les exercices de la
discipline ecclésiastique *.


Après les troubles des premiers siècles, dit le savant pape
Benoît XIV, et lorsque la tranquillité fut rétablie, on s'em-
pressa d'ériger les Séminaires épiscopaux, dans lesquels,
sous les yeux de l'Évêque, les plus jeunes clercs devaient être
élevés et instruits jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge de
recevoir les ordres sacrés; et d'après le cinquante-cinquième
canon du Concile de Nicée, il est ordonné aux chorévêques
d'élever les clercs, de les distribuer dans les églises, et de
veiller à ce qu'ils soient bien enseignés/Aux siècles suivants,
il est moins question des Séminaires épiscopaux, parce que,
dit encore BenoîtXIV, on érigea des collèges de clercs dans
l'intérieur des monastères.


On le comprend : je ne viens pas faire ici sur ce point une
dissertation savante : je me borne à quelques citations dé-
cisives ; si ce que j'avance était contesté, je m'engagerais
facilement à le prouver par tous les monuments de l'histoire
ecclésiastique. J'ai déjà cité saint Léon et Benoît XIV : les
Souverains Pontifes ne sont pas seuls à élever la voix : les
Conciles parlent à leur tour ; je me bornerai à en citer quel-
ques-uns :


« Nous ordonnons, dit le Concile de Tolède ( 5 6 3 ) , que les


( 1 ) Non promovendi sunt... nisi Mi quorum omnis œtas a puerilibus
oxordiis usque ad protections annosper disciplina: ecclesiasticœ stipendia
cucuristet.




CH. Vi l . — DES PETITS-SÉMINAIRES. 3 3 5


« enfants destinés à la cléricature soient instruits, dès leurs
« premières années, dans la maison de l'Église, sous l'œil
« de l'Évêque, et par le chef qu'il désignera. »


Le Concile de Vaison (529) allait plus loin encore, et or-
donnait que la maison de chaque prêtre devînt en quelque
sorte un Petit-Séminaire, et il attestait que c'était l'usage
universel en Italie '.


Le sixième Concile de Paris tient à peu près le même lan-
gage.


Je devais au moins rappeler quelques-uns de ces anciens
monuments, parce que plusieurs écrivains modernes ont
avancé que ce soin spécial de l'enfance cléricale était posté-
rieur au Concile de Trente : c'est là une étrange et grossière
erreur ; l'immortel Concile n'a fait, sur ce point, que con-
firmer tous les décrets des Conciles précédents ; voici ses
graves paroles :


« Il n'est pas possible que les jeunes gens, sans une pro-
« tection de Dieu très-puissante et toute particulière, se per-
te fectionnent et persévèrent dans la discipline ecclésiastique,
« s'ils n'ont été formés à la piété et à la religion dès leur
« tendre jeunesse, avant que les habitudes des vices les pos-
te sèdent entièrement; le saint Concile ordonne que toutes
« les Églises cathédrales, métropolitaines et autres supé-
« rieures à celles-ci, chacune selon la mesure de ses facul-
té tés et l'étendue de son diocèse, seront tenues et obligées de
« nourrir et élever dans la piété, et d'instruire dans la prêt-
ée fession et discipline ecclésiastique, un certain nombre
« d'enfants de leur ville et diocèse, ou de leur province. »


Au reste, je l'ai dit, nous ne sommes pas seuls à penser
ainsi sur la nécessité des Écoles spéciales au sacerdoce :


« 11 faut, disait M. Portalis, il faut que la jeunesse destinée


1. Placuit ut omnes presbyteri qui $unt in parochiis conslituti, secun-
Jum consuetudinem quam per totam Italiam satis salubriter teneri cogno-
vimus, juniores iectores secum in domo recipiant, et erudire contendant.




336 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« à la cléricature soit nourrie, dès l'âge le plus tendre, à
0 l'ombre du sanctuaire, qu'elle y croisse dans la piété,
« qu'elle y soit disposée, par la prière et de religieuses habi-
« tudes, à cette vie de sacrifice et d'abnégation qui doit être
« la sienne; qu'elle soit enseignée par les pieux exemples
« autant que par les leçons des maîtres.


« Pour cela, il faut des écoles spéciales, toutes spéciales,
« tout ecclésiastiques.


« Ces écoles, ce sont les Petits-Séminaires: lesPetits-Sé-
« minaires, qui sont la condition nécessaire de l'existence
«des Grands-Séminaires, comme les Grands-Séminaires
« sont la condition nécessaire de l'existence du sacerdoce :
« les Petits-Séminaires, qui sont la pépinière des élèves
« destinés à recruter les Grands-Séminaires, d'où sortent
« les prêtres.


« Ces Petits-Séminaires doivent exister par cela même
« que les Grands-Séminaires existent.


« Ils ont existé de tout temps en France. On les trouve
« déjà dans les canons du sixième Concile de Paris, tenu
« en 827, sous Louis le Débonnaire. »


Depuis le Concile de Trente, ils ont été l'objet de la solli-
citude de nos rois. Un grand nombre d'ordonnances en fait
foi, et notamment la déclaration de < 698, portant : « Insti-
« tution de diverses maisons d'Éducation pour les jeunes
« clercs pauvres, âgés de douze ans, et qui paraissent avoir
« de bonnes dispositions pour l'état ecclésiastique. »


Voici encore comment un ancien ministre de l'Instruction
publique, un protestant', démontrait, pour notre époque, la
spécialité des écoles ecclésiastiques :


« A d'autres époques, quand les croyances religieuses
« étaient très-générales et très-puissantes, quand les rai-
« sons mondaines d'entrer dans la carrière ecclésiastique
1 c laient puissantes aussi, quand cette carrière ouvrait la


1 . M . GUIZOT




CH. VII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 337


« voie à la fortune, aux pouvoirs, aux honneurs, je com-
« prends parfaitement que l'on n'eût aucun besoin d'écoles
« ecclésiastiques préparatoires; je comprends parfaitement
« que le clergé se recrutât naturellement, suffisamment,
« dans les écoles publiques, au milieu de l'Education com-
« mune, et qu'alors, en effet, sous de telles conditions so-
« ciales, il valût beaucoup mieux, et pour la société et pour
« le clergé lui-même, que les écoles publiques fussent les
« écoles ecclésiastiques préparatoires, et que Bossuet fût
« élevé à côté du grand Condé.


« J'entends cela à merveille, je le répète, dans un état de
« société où les croyances religieuses étaient générales et
« puissantes, où la carrière ecclésiastique était une carrière
« brillante qui attirait un grand nombre d'aspirants.


« Mais aujourd'hui, Messieurs, regardez autour de vous,
« il n'y a rien, absolument rien de semblable. D'une part,
« l'empire des croyances religieuses s'est prodigieusement
« affaibli; d'autre part, les motifs mondains, les motifs de
« fortuneetdepouvoirquiattiraientautrefoistantd'hommes
« dans la carrière ecclésiastique, ces motifs n'existent plus:
« en sorte que ni les considérations morales, ni les consi-
« dérations mondaines, qui autrefois recrutaient naturelle-
« ment et facilement le clergé, ne se rencontrent plus dans
« la société actuelle.


« Cependant, Messieurs, l'empiredes croyances religieuses
« n'est pas moins nécessaire aujourd'hui qu'à d'autres
« époques; je n'hésiterai pas même à dire qu'il est plus né-
« cessaire que jamais : nécessaire pour rétablir, non-seule-
« ment dans la société, mais dans lésâmes, l'ordre et la paix
« qui sont si profondément altérés.


« Il est donc, pour cette société-ci, du plus grand intérêt,
« et d'un intérêt plus grand que jamais, s'il est possible,
« d'entretenir avec soin, de propager l'empire des croyances
« religieuses; et, si l'établissementdes écoles secondaires


É., i. 22




338 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« ecclésiastiques préparatoires est reconnu nécessaire au
« recrutement du clergé, à la propagation des croyances et
« de l'influence religieuses, je dis que ces écoles, quand
« bien même elles auraient été à d'autres époques une ins-
« titution peu nécessaire, seraient aujourd'hui d'une néces-
« site pressante ; qu'il y à là une institution que non-seule-
« ment il faut laisser naître d'elle-même; mais à laquelle la
« société et les pouvoirs publics doivent prêter leur appui.


« Je maintiens donc en principe, comme bonne, utile,
« nécessaire à la société actuelle et d'une très-heureuse
« influence, l'existence des écoles secondaires ecclésias-
« tiques. »


Ces considérations sont la réponse la plus pôremptoire à
ceux qui ont parlé et qui parleraient encore aujourd'hui de
placer les écoles ecclésiastiques sous l'empire de ce qu'ils
appellent le droit commun!


M. Saint-Marc Girardin, en 1 8 3 7 , d'accord avec M. Guizot
sur le but qu'il fallait atteindre, ne différait avec lui que sur
le chemin à prendre.


« L'Etat, disait-il, l'Etat même ne peut se passer de ces
« écoles, car il ne peut pas se passer de prêtres: et il est
« reconnu que, pour former des prêtres, il faut des écoles
« particulières. Ces écoles sont donc une des nécessités de


la société. »
M. Thiers disait en 1844 : « On comprend que, pour une


« fonction aussi spéciale dans la société que celle du sàcer-
« doce, on accorde une Education spéciale : c'est dans ce
« but que les Petits-Séminaires Ont été institués. »


Après de telles autorités et de tels aveux, il est inutile
d'insister davantage: je me bornerai à dire à ceux qui in-
voquent contré nous le droit commun, qu'ils confondent ici
deux choses parfaitement distinctes, à savoir : le privilège
et la spécialité.


Dire que les Petits-Sémirtaires sont dans le privilège, et




CH. VII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 339


placés en dehors du droit commun, parce qu'ils sont néces-
sairement une spécialité aussi bien que les écoles de ma-
rine, que les écoles militaires, que les écoles industrielles
et commerciales, c'est vraiment ne pas se comprendre soi-
même!


Comment peut-on, de bonne foi, nous accuser de vouloir
échapper au droit commun par le privilège, nous qui ne ré-
clamons, au nom de la nécessité et de la spécialité de nos
écoles, que le droit commun à toutes les écoles spéciales de
préparer leurs sujets aux carrières diverses qui les at-
tendent?


Qui a jamais pensé à dire que les écoles spéciales sont
dans le privilège, et qu'elles demeurent en dehors du droit
commun, parce qu'elles ne dépendent pas du ministère de
l'Instruction publique?


Il y a ici une déplorable méprise: c'est le moins que je
puisse dire.


Mais la bonne foi la plus vulgaire ne suffit-elle pas à nous
défendre contre l'injustice de nos adversaires? Les écrivains
universitaires eux-mêmes n'ont-ils pas été condamnés à ren-
dre sur ce point hommage à la vérité?


On a déjà cité ce qu'écrivait, à propos des Séminaires et
des autres écoles spéciales, M. Matter, inspecteur général
de l'Université, dans un travail publié au tome XIV de YEn-
cyclopédie des gens du monde, sur l'Instruction publique :


« La plupart des écoles spècialessont complètement étran-
« gères au ministère de l'Instruction publique.


« L'école polytechnique, l'école militaire de Saint-Cyr,
« le collège militaire de la Flèche et les écoles d'anilletie
« relèvent du ministère de la guerre; — l'école navale de
« Brest relève du ministère de la marine; —l'école des
« mines, le Conservatoire des arts de Paris, les écoles des
« arts et métiers de Châlons et d'Angers, relèvent du mi-
« nistère des travaux publics; — les Grands et Petits-Sé-




340 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


« minaires relèvent du ministère de la justice et des cultes;
« —l'école forestière de Nancy relève du ministère des
« finances. »


Il aurait pu ajouter que l'école d'Alfort, où se trouvent
trois cents élèves, relève du ministère de l'agriculture et du
commerce.


N'est-il pas évident, puisque toutes les carrières spéciales
et publiques ont leurs écoles spéciales, que la spécialité à
laquelle on voudrait donner le nom odieux d'exception et
de privilège, n'est plus ici que la liberté dans l'ordre, la
spécialité des vocations et des fonctions diverses dans l'har-
monie sociale?


Le bon sens ne proclame-t-il pas que les Petits-Séminaires
n'ont jamais été placés en dehors du droit commun, parce
qu'ils ont nécessairement une spécialité, comme les écoles
de marine, comme les écoles militaires, comme les écoles
industrielles et commerciales?


Seulement, il le faut ajouter, la spécialité des Petits-Sé-
minaires est une spécialité de l'ordre le plus élevé, le plus
respectable, une spécialité inviolable et sacrée.


M. Portalis a rendu un juste et éclatant témoignage à ces
principes :


« L'égalité devant la loi n'est pas le nivellement ; l'égalité
« ne veut pas que des établissements placés dans des condi-
« lions diverses soient régis par une règle uniforme, mais
« qu'ils soient soumis indistinctement à l'autorité de la loi.
« Sous cette autorité, il est équitable que chacun vive selon
« sa constitution propre: ce serait le contrairequi blesserait
« l'égalité. C'est ainsi qu'il est des privilèges apparents qui
« ne sont que des rappels à l'égalitéproportionnelle.


« Les Petits-Séminaires doivent donc rester des écoles de
« clercs spécialement placées sous l'autorité et la surveil-
« lance des Evoques. »


C'est ce que Napoléon lui-même avait compris, lorsqu'il




CH. VII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 341


reconnaissait que les Séminaires, élant des écoles spéciales,
ils ne devaient pas être soumis aux lois générales sur l'ins-
truction publique.


Il est manifeste, d'après les principes que nous avons éta-
blis et d'après les aveux mêmes de nos adversaires, que
l'Eglise ne pourrait, sans manquer à tous ses devoirs et sans
se trahir elle-même, accepter le droit commun et la sur-
veillance de l'Etat, si ce droit commun et cette surveillance
donnaient à l'autorité laïque une action quelconque sur le
gouvernement spirituel des Petits-Séminaires et sur l'Edu-
cation ecclésiastique de nos élèves. Si nos règlements reli-
gieux, si nos règlements disciplinaires et nos exercices de
piété, si nos programmes d'examen, nos livres d'étude et
nos auteurs classiques pouvaient, sous le prétexte de ce droit
commun et de cette surveillance, nous être imposés par des
hommes étrangers à tout ce qui constitue la vie et la direc-
tion intime de l'Education ecclésiastique; si des livres et
des auteurs non approuvés par l'Eglisepouvaientêtre placés
entre les mains de nos élèves, comme ils l'ont été et comme
ils le sont encore ailleurs; si c'étaient là, de près ou de
loin, directement ou indirectement, en tout ou en partie, le
droit commun et la surveillance auxquels on voudrait sou-
mettre les Petits-Séminaires, nous les repousserions, parce
qu'en anéantissant la spécialité de ces établissements, on
porterait ainsi un coup mortel à lEducation sacerdotale,
et par suite on ruinerait infailliblement le sacerdoce en
France.


Et n'est-ce pas ce que M. Portalis lui-même exprimait
avec énergie, lorsqu'il disait : « Les Petits-Séminaires doi-
« vent demeurer en dehors du droit commun. On ne peut
« les faire rentrer dans ce qu'on appelle le droit commun,
« sans les détruire. »


Ce serait, d'ailleurs, une étrange erreur de ne voir dans
nos Petits-Séminaires que du grec et du latin : ce qu'il faut




342 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


y voir avant tout, c'est la spécialité morale, c'est l'Education
donnée à la religieuse jeunesse du sanctuaire.


Quant au grec et au latin, il y a encore ici une observation
importante à faire.


Sans doute, ces études linguistiques nous sont communes
avec les écoles du siècle; mais elles ont en même temps
pour nous une S P É C I A L I T É particulière,


Qu'on ne s'y trompe pas : si nous étudions, comme d'au-
tres, les langues et les littératures grecque et latine, ce n'est
pas seulement parce qu'elles sont les plus belles langues que
l'homme ait jamais parlées, les archives immortelles des
plus magnifiques créations de l'esprit humain ; ni parce que
chacune d'elles a été, à son tour, le lien universel des peu-
ples et le langage de la plus haute civilisation : nous les
étudions surtout parce qu'elles sont pour nous deux langues
nécessaires, D E U X L A N G U E S S A I N T E S . Ce sont les langues de
YEglise catholique, de VEglise grecque, de l'Eglise latine.


Notre liturgie, nos canons, tous nos Pères, tous nos con-
ciles, nos livres saints eux-mêmes sont écrits dans ceslangues.
L'existence de la société laïque ne tient pas à l'étude du grec
et du latin; la société spirituelle, l'Eglise, nepeut s'en passer.
La divine Providence a confié à ces langues le sacré dépôt
de nos traditions : elle a fait de l'une d'elles surtout l'organe
permanent du catholicisme : c'est dans cette langue éternelle
qu'ilprononce ses oracles, qu'il a toujours parlé et qu'il parle
encore à tous ses enfants dispersés sur la surface du globe.


Vous faites faire la philosophie en français ; vous négligez
étrangement le latin; le droit romain lui-même, vous ne
l'enseignez plus, vous ne le faites plus étudier qu'en fran-
çais, nous ne vous blâmons pas : c'est votre affaire. Mais si
la philosophie s'enseignait, chez nous comme chez vous, en
langue vulgaire; ou'si nos élèves, selon vos anciennes exi-
gences, devaient la faire dans vos maisons, nous en souf-
fririons gravement : nos jeunes gens perdraient infaillible-




CH. VII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 3 4 3


ment l'habitude de la langue ecclésiastique, qui ne serait
bientôt plus pour eux qu'un idiome étranger1. La désué-
tude et, par suite, le dégoût de la langue amèneraient né-
cessairement pour eux l'éloignement et le dégoût de leur
état : naturellement ces jeunes gens se porteraient plutôt
vers des carrières dont les études ne leur offrent pas de pa-
reilles difficultés, et ainsi se perdraient toutes les vocations
ecclésiastiques.


Il n'y aurait qu'un moyen d'éviter ces graves inconvé-
nients; mais ce serait par un inconvénient plus désastreux
encore. Il faudrait condamner la théologie à renoncer à sa
langue propre et à s'enseigner en français, à cause de la
difficulté qu'auraient les élèves à la parler et même à la
comprendre; mais, de là, les saints Pères négligés, les Con-
ciles ignorés, les décrets des Souverains Pontifes et toutes
les lois de l'Eglise à peu près inconnus; tous les plus grands
théologiens, tous les monuments les plus savants de la dis-
cipline et de l'histoire ecclésiastique laissés dans l'oubli; la
science catholique tout entière abaissée!


Voilà jusqu'où va pour nous la question du grec et du
latin. On le voit, ce n'est pas seulement à nos yeux une
question d'amour-propre ou de goût littéraire plus ou moins
respectable : c'est une question toute religieuse ; c'est une
question de conscience.


L'enseignement de ces langues est pour nous, chez nous,
dans nos écoles, un droit imprescriptible en même temps
qu'un devoir sacré; nous ne pourrions sur ce point recon-
naître à aucune puissance humaine un droit quelconque
contre nous. Si un nouveau Julien l'Apostat, monarchique
ou républicain, voulait nous interdire d'enseigner ces lan-


i. C'est ce que nous éprouvons pour le petit nombre d'aspirants qui ar-
rivent dans les Grands-Séminaires, après avoir fait leur philosophie dans
un établissement universitaire : on est très-souvent obligé de la leur faire
reprendre en latin : plusieurs reculent devant cette nécessité.




344 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


gues saintes à la jeunesse cléricale, nous y mettrions notre
vie, notre sang; et le martyre déciderait au besoin la
question.


Mais, dit-on enfin, vos Petits-Séminaires seront donc fer-
més à l'Etat? L'Etat ne sait rien.de ce qui s'y passe, l'Etat
n'y entre, n'y pénètre jamais. L'Etat n'a aucun moyen de
savoir si l'esprit qu'on y inspire à la jeunesse est un bon ou
un mauvais esprit.


La réponse est facile. Les Petits-Séminaires ne sont point
fermes à l'Etat, pas plus que les autres écoles spéciales.


Les Petits-Séminaires sont, dans chaque diocèse, sous la
surveillance immédiate et la direction spéciale de l'Ëvêque,
qui est, d'après le Concordat, choisi et nommé par le gou-
vernement, et qui demeure, aux yeux du gouvernement,
pour les écoles ecclésiastiques de son diocèse, l'autorité
responsable. Que veut-on de plus?


Tous les vicaires généraux, les chanoines, les curés des
grandes villes, c'est-à-dire tous ceux qui, dans chaque dio-
cèse, ont une influence plus ou moins prochaine sur l'Edu-
cation des Petits-Séminaires, sont tous agréés par le gou-
vernement sur le rapport du ministre des cultes. Tout cela
ne suffit-il pas?


Les Petits-Séminaires, comme les autres écoles spéciales,
comme tous les établissements et toutes les choses ecclé-
siastiques, sont donc dans toutes les formes les plus exactes
de la situation convenue entre l'Eglise et l'Etat.


Quant au fond, quant à l'affection et au dévouaient, c'est
chose que la défiance n'inspirera jamais!


M. Portalis était mieux inspiré, lorsque, répondant à nos
injustes détracteurs, il leur disait :


« Les Petits-Séminaires, les établissements ecclésiastiques
« sont-ils donc une terre étrangère? Les prêtres ne sont-ils
« pas Français et citoyens aussi bien que nous? Le chef de
« l'Eglise est, sans doute, leur chef dans l'ordre spirituel;




CH. VII. — DES PETITS-SÉMWMRES. 345


« mais n'est-il pas celui de tous les Français qui professent
« la religion catholique? N'est-il pas le Pontife suprême, le
« Pasteur commun de tous les fidèles? »


Je l'ajouterai, d'ailleurs, le but qu'on se propose ne peut
être atteint en aucune manière par les moyens qu'on
indique.


C'est de l'esprit des Petits-Séminaires que quelques
hommes se défient. Or cet esprit ne s'inspecte point; cet
esprit ne s'enseigne même point ; cet esprit ne se réglemente
point; cet esprit n'est ni dans l'instruction classique, ni dans
les règlements, ni dans les examens, cet esprit s1inspire ; il
sera, par conséquent, toujours insaisissable, et des inspec-
tions annuelles ne pourraient rien, ni pour l'améliorer s'il
était mauvais, ni même pour le saisir et le constater; elles
ne feraient qu'ajouter aux inquiétudes mutuelles, et pro-
duiraient le mal que l'on craint là où il n'existe pas.


J'ai déjà eu l'occasion de l'écrire, et crois devoir le répé-
ter : La défiance vis-à-vis du clergé est un système à la fois
sans honneur et sans habileté. Plus je réfléchis à l'objection
qui nous est faite, plus je trouve qu'elle n'est pas réelle :
c'est un prétexte, un thème, rien de plus.


C'en est assez sur tout cela. Les élèves des Petits-Sémi-
naires sont aujourd'hui l'espoir et la consolation de l'Eglise
de France. Puissent-ils un jour devenir sa force et sa gloire!
puissent-ils lui rendre ses docteurs, ses évangèlistes et ses
prophètes, et tous ces prêtres vénérables dont la science
était si profonde, les lèvres si éloquentes, la vertu si pure,
et que la mort ou le malheur des temps lui a cruellement
ravis! puissent-ils ainsi répondre dignement aux vœux de
la Religion et aux besoins des peuples!


Les peuples, assis encore dans la région des ombres de la
mort, languissants comme des troupeaux sans pasteurs,
ou égarés sur le penchant des abîmes, les attendent en si-




346 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


lence comme le secours de Dieu, et les invoquent de loin,
inspirés sans le savoir peut-être par le profond besoin de
se régénérer enfin, ou au moins par la crainte de se trop
dépraver.


Voilà ce qui a fait de tout temps, mais ce qui fait aujour-
d'hui plus que jamais de l'existence des Petits-Séminaires
le plus grand intérêt de l'Église et de la société.


Les persécuteurs de l'Église ont bien senti toujours quelle
force lui pouvait venir de l'Éducation cléricale conservée
dans toute sa pureté, et le zèle que les saints Conciles met-
taient à la perfectionner, ils l'ont mis à la détruire, usant
différemment des mêmes moyens pour arriver à des résul-
tats opposés. De tous ceux qui se. sont égarés dans leurs
pensées injustes, les plus habiles et les plus dangereux ont
été ceux qui ont choisi cette voie pour arriver à leur but,
parce qu'ils suivaient un système réfléchi, raisonné et, hu-
mainement parlant, infaillible dans ses effets.


Et, sans remonter plus haut, quand cet homme puissant
qui a tant fait pour la gloire de la France, et qui eût fait da-
vantage encore, s'il eût fait moins contre sa liberté ; quand
cet homme, qui aima l'Eglise tant que l'ambition ne troubla
point sa sagesse, voulut être seul maître dans l'Eglise,
comme il était seul maître dans l'Etat; quand il porta sur le
sanctuaire une main violente, et qu'il arracha du sein d'une
mère désolée ceux qu'elle pouvait bien appeler les enfants
de sa vieillesse et le dernier espoir de sa douleur, pour les
traîner à ses écoles, et les faire participer à cette Education
qu'if ne me convient pas de juger ici, nous vîmes, avec le
dernier abus de l'autorité, le dernier excès de nos maux, et
aussi l'espérance d'une réparation prochaine. Cet homme
extraordinaire sembla apporter en cette affaire le coup d'œil
sûr et pénétrant qui le faisait vaincre dans les batailles; et
déjà il avait fièrement porté la main sur la pierre fonda-
mentale, et il essayait en vain de la mouvoir, lorsque tout




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 347


à coup il entendit que tout s'ébranlait et s'écroulait autour
de lui, et il se sentit enlever lui-même tout vivant, du mi-
lieu des ruines, comme par une force supérieure


Non, non, il n'est pas bon de vouloir tout dominer, tout
assujettir, tout écraser sur la terre. 11 reste toujours les cons-
ciences qui gémissent, les âmes qui crient! C'est se faire à
soi-même un mal immense; c'est se jeter dans les luttes d'où
Von ne peut sortir que meurtri et blesse' *.


Je soumets avec confiance toutes ces réflexions à la loyauté
de nos adversaires, si nous en avons encore, au bon sens
public, à la sagesse et à la justice des législateurs, aux amis
sincères de la bonne et vraie liberté, et surtout à la Provi-
dence divine, dernière et sûre espérance des grandes et
saintes causes!


CHAPITRE VIII


Des Petits - Séminaires.


I>E LA LIBERTÉ DES VOCATIONS ECCLÉSIASTIQUES ET DU RESPECT


QUI LEUR EST DU


Les vocations ecclésiastiques! la Religion et la conscience
n'ont jamais rien eu de plus intime et de plus sacré. Aussi
cette question a des difficultés et des délicatesses profondes.
Voilà pourquoi je ne puis la passer sous silence.


Les gens du monde en parlent trop souvent avec une lé-
gèreté de langage, avec ce je ne sais quoi d'insouciant et de
dégagé, qui va bien mal à la gravité des choses, qui révèle
bien peu de maturité dans l'examen, bien peu de vérité dans


1. M . SATNT-MARC GIRARDIN.




348 L1V. V. — D E S D I V E R S E S S O R T E S D ' É D U C A T I O N .


les renseignements, et même, je ne puis le taire, bien peu
de sérieux dans la pensée.


On a vu même des hommes politiques traiter bien hardi-
ment, c'est le moins qu'on puisse dire, cette grave question ;
descendre quelquefois ici à d'étranges excès, interroger nos
consciences, ne respecter pas même la conscience de nos
enfants ni celle de leurs parents; décider avec une éton-
nante témérité les faits les plus délicats ; abaisser enfin aux
termes de la discussion la plus misérable une vocation
sacrée, une vocation essentiellement née de l'inspiration
divine.


Je dois l'ajouter : la langue chrétienne elle-même, sous
l'influence de la tyrannique oppression qui pesait sur nous,
semble s'être altérée à cet égard. Tout a souffert ici, les
mots, les idées et les choses.


Je dois donc à cette importante question un examen sé-
rieux, quoique rapide. Je veux au moins offrir sur ce sujet
quelques explications simples, qui suffiront, je l'espère, à
redresser les idées fausses des gens du monde et à prévenir,
désormais, des discussions malheureuses et de déplorables
malentendus avec les hommes politiques.


Il y a, je l'avouerai tout d'abord, un langage et une ques-
tion qu'on adresse souvent aux Evoques et aux supérieurs
des Petits-Séminaires, et qui m'a toujours paru singulière-
ment blessante.


Avez-vous dans votre Petit-Séminaire, leur dit- on, beau-
coup d'enfants D E S T I N É S à l'état ecclésiastique? Combien en
avez-vous qui N E S E D E S T I N E N T pas à la prêtrise?


Celle question renferme un sens étrangement faux et
profondément contraire à la liberté des vocations ecclésias-
tiques.


En effet, il faut bien comprendre ce dont il s'agit ici, et
expliquer nettement ce qu'on veut dire.




CH. VIH. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 349


Il s 'agit de Pet i ts -Séminaires et d 'enfants qui o n t , p o u r la


p lupart , huit , d i x , quatorze o u se ize a n s .


La situation ainsi d o n n é e , q u ' e n t e n d - o n par c e s enfants


D E S T I N É S à la p rê t r i s e ? Vo i là c e qu ' i l faut b i en e x p l i q u e r .


Il est vra i , et j e l'ai dit d é j à , la spéc ia l i té d e n o s Pet i ts -


Séminaires n'est pas seu lement u n e spéc ia l i té l i t téraire ,


el le est aussi , e l le est surtout u n e spécial ité r e l i g i euse et


m o r a l e : et , d e v e n a n t ainsi p lus impor tante et p l u s haute ,


e l le n ' en est q u e p lus réel le et p lus p r o f o n d e . Mais i l faut


b ien l ' entendre , et faire ici a v e c sagesse la part de c h a q u e


c h o s e .


Sans d o u t e , d 'une part , la R e l i g i o n r é c l a m e , d è s l ' âge le


p lus t e n d r e , c e u x q u i p o u r r o n t un j o u r d e v e n i r ses m i n i s -


t res , et c 'est a v e c ra ison q u e la soc ié té les lui conf ie ; m a i s ,


d 'autre part , parmi c e s enfants , il n 'en est aucun d o n t la v o -


cation ne d e m e u r e l i b re , et q u i , s on E d u c a t i o n t e r m i n é e , ne


do ive p o u v o i r entrer d a n s le m o n d e et d a n s les carr ières


p r o f a n e s , si la P r o v i d e n c e l 'y appe l l e .


Vo i là les d e u x po ints , les d e u x cô tés d e la quest ion qu ' i l


i m p o r t e é g a l e m e n t d e mettre en l u m i è r e .


Quant au p r e m i e r po int , la c h o s e est faci le :


L 'Educat ion qui p répare à un état g r a n d et s u b l i m e , et


qui do i t f o r m e r des h o m m e s p lus d é v o u é s et par c o n s é -


quent plus parfaits , n 'est -e l le pas la p lus di f f ic i le d e toutes ?


Il faut d o n c la c o m m e n c e r d e b o n n e h e u r e ; au t rement l ' œ u -


vre serait i m p o s s i b l e .


Il est un âge dans la vie auque l un anc ien attribuait l es


propr ié tés d u feu, p a r c e q u e , c o m m e cet é l ément , il n e c o n -


naît po int d e r e p o s , et qu ' i l est sans cesse en a c t i v i t é ; u n


âge o ù l ' on pense sans r è g l e , o ù l ' on réf léchit sans m a t u -


r i té , o ù l ' imaginat ion et les sens exer cent sur la ra ison e l l e -


m ê m e un redoutab le e m p i r e et s e m b l e n t a p p e l e r à eux le


dro i t de r é g l e r n o s d e s t i n é e s ; un âge o ù les incert i tudes ,


les i l lus ions , les c o m b a t s des pass ions contra i res , les a g i t a -




3 5 0 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


tions et les troubles au dedans demandent au moins qu'il y
ait la paix et la sécurité au dehors.


Dans cette lièvre de la raison, heureux l'enfant à qui on a
ménagé, par la force des goûts et des habitudes d'une Edu-
cation profondément chrétienne, un contre-poids à la force
de l'imagination et à l'illusion des sens, et qui demeure
dans le port lorsque la tempête commence à s'élever!


Oui, il faut que les premiers regards de ces enfants, ap-
pelés peut-être à de si saintes et si grandes choses, se repo-
sent au sanctuaire avant d'avoir vu le scandale des mœurs
du siècle. 11 faut que la Religion épie le premier réveil de
leur raison naissante pour l'éclairer; le premier mouvement
de leur cœur pour le purifier et l'affermir. Il faut qu'elle les
prépare de longue main à ses grandeurs, aussi aux épreu-
ves de leur avenir et aux périls de leur sacerdoce.


Cette grande transformation intellectuelle et morale, si
difficile à préparer, si délicate à suivre, si importante à con-
sommer, et qui doit avoir sur leur vie entière une influence
si profonde : voilà le grand travail, voilà l'œuvre de ces
premières et décisives années.


C'est alors que, sous les hautes inspirations de la foi, il
faut s'appliquer principalement à former l'esprit et le carac-
tère des enfants, à fixer leur volonté, à leur inspirer l'amour
religieux du travail et le goût des occupations les plus
saintes. C'est alors que la prière recueillie, les enseigne-
ments les plus graves de la Religion, la méditation des vé-
rités les plus sérieuses, des retraites régulières aux époques
les plus solennelles de l'année, et enfin la fréquentation des
sacrements, viennent nous aidera accomplir une œuvre qui,
sans ces moyens, est absolument impossible. Non, sans ces
puissants secours, on essayerait vainement de faire prendre
à ces jeunes gens les précieuses habitudes de l'ordre, de la
règle, du respect et de la docilité ; de donner à leur pensée
un pur et légitime essor ; de développer avec sagesse la vi va-




CH. Vi l i . — DES PETITS-SÉMINAIRES. 351


cité de leur imagination ; d'exciter, en les modérant, les
élans d'une vertueuse sensibilité ; mais surtout de donner à
leur âme tout entière cette forte trempe, cette énergie cou-
rageuse et patiente qui est le fond du dévoûment sacerdotal.


Cette œuvre est grande, sans doute ; elle est difficile, mais
elle n'est pas impossible à réaliser, quand on la commence
aux jours favorables.


Oui, quand on a eu le bonheur d'inspirer à ces jeunes
cœurs le goût de la vérité et de la vertu, quand une Educa-
tion pleine de sincérité et d'honneur, c'est-à-dire profondé-
ment chrétienne, après avoir dompté leurs passions nais-
santes et redressé leurs inclinations dangereuses, a ouvert
leur âme à l'amour de tout ce qui est vrai et honnête, à
l'admiration pour tout ce qui est foi généreuse ou charité
sublime : alors, cette œuvre est possible ; et nous croyons
que toutes les maisons d'Education où on laisse sincère-
ment présider la Religion peuvent l'accomplir.


Au milieu d'une génération sans obéissance et sans res-
pect, j'ai vu la Religion former des jeunes gens graves, ré-
fléchis et modestes; remplis d'ardeur, et cependant réservés
et dociles; j'ai vu ces jeunes esprits, affranchis des fantaisies
dépravées et des folles humeurs de leur âge, sentir avec
bonheur le noble plaisir d'écouter la voix de l'autorité et de
la raison; je les ai vus obéir avec une docilité honorable à
la voix sacrée de la conscience, obéir avec vénération et
avec enthousiasme à la voix plus auguste encore et plus
chère de la Religion; et, après les jours de leur éducation,
j'ai vu les uns, courageusement fidèles à une vocation sainte,
se dévouer tout entiers à une carrière de charité et de zèle,
et attendre avec impatience le moment de se sacrifier pour
leurs frères.


J'ai vu les autres, fidèles aussi à des vocations différentes,
retourner au milieu du monde; et mon œil lésa suivis dans
cette voie qui était pour eux celle de la Providence,et je les




352 LIV- V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


ROUSSEAU.


admirais de loin, jusqu'au milieu des hasards de la guerre,
conservant cette double couronne de l'innocence et du bon-
heur que la Religion dépose sur le front de l'enfance ver-
tueuse. Je les voyais réclamer pour leur vertu une noble
indépendance, environner leur jeunesse d'une singularité
glorieuse ; et en les voyant, je les bénissais ; je les bénis en-
core, et comment ne pas le faire? On sent que cette jeunesse
est aimée de Dieu, et on l'aime ; et le monde lui-même,
charmé d'une vertu si noble et si pure, se dit en les voyant:
Oui, un jeune homme qui, par le bienfait d'une Education
chrétienne, a conservé jusqu'à vingt ans son innocence,
est, à cet âge, le plus généreux, le meilleur et le plus aimable
des hommes'.


Voilà les enfants que la Religion forme à son école. 0
monde! ô impiété! montrez-nous les vôtres.


Mais c'est ici que se rencontre ce qu'il y a de plus délicat
dans le sujet que je traite. Car enfin, peut-on m'objecter
d'après mes propres aveux et mes paroles, en même temps
que vous formez de jeunes lévites et des prêtres, vous élevez
donc aussi des jeunes gens pour le monde! cela doit-il être
ainsi?


Et puis revient alors la question et le mot que je citais na-
guère : Tous les élèves de vos Petits Séminaires ne sont donc
pas destinés à la prêtrise, au culte, —à l'état ecclésiastique?
disent ceux qui ont le meilleur langage.


Voici le second côtè,le second point du sujet que je traite;
je vais mettre dans tout son jour, je l'espère, la vérité sur ce
point si délicat et si grave ; et, afin de ne rien laisser sans
réponse, j'entrerai dans les moindres détails.


Mais, d'abord, il faut qu'on me le dise une bonne fois,
qu'entend-on par ces enfants destinés à la prêtrise? destinés
au culte? quel est ce langage? que signifie-t-il? Entend-on




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 353


par là des victimes vouées au sacrifice? seraient-ce des âmes
livrées, vendues, malgré elles, au sacerdoce? Que veut-on
dire? C'est ici le lieu de s'expliquer.


Destinés! et par qui destinés, et pourquoi? Par leurs pa-
rents et par leur pauvreté, peut-être; on ne s'en rend pas
toujours compte, mais le plus souvent on n'a pas d'autres
pensées, et ce mot ne signifie pas autre chose. Quand on dit:
Combien avez-vous d'élèves destinés à la prêtrise? c'est le
plus souvent comme si on disait dans" un langage plus vul-
gaire : Combien avez-vous d'efants pauvres, qui n'ont pas
le moyen de payer leur pension dans votre Séminaire, et
qui, pour y être reçus gratuitement, vous ont dit, eux ou
leurs parents, qu'ils se destinaient à l'état ecclésiastique?


Toutes les fois que j'ai insisté sur cette question, que j'en
ai demandé et pressé le sens, je n'ai jamais trouvé d'autre
réponse. En preuve de ce que j'avance, combien de fois
n'ai-je pas vu de gens me dire, en me parlant des élèves du
Petit-Séminaire de Paris, qui payaient leur pension: Ah!
ceux-là ne se destinent pas à l'état ecclésiastique!


Eh bien ! voilà, je le répète, la question, le langage qui
m'ont toujours singulièrement blessé, et que j'ai trouvé tou-
jours profondément injurieux pour l'Eglise; injurieux pour
nos enfants et pour leurs familles, riches ou pauvres, et sou-
verainement contraire à ce qu'il y a de plus essentiel dans
l'idée delà vocation ecclésiastique, qui est le choix suprême
de Dieu et le libre dévoûment de l'homme.


Je suis heureux du moins d'avoir l'occasion de dire fran-
chement et entièrement ma pensée sur tout cela.


Ma pensée, la voici : c'est qu'il doit y avoir également
dans les Petits-Séminaires, et sans aucune distinction, des
enfants riches et des enfants pauvres : et, si cela n'était pas,
ce serait un malheur pour les pauvres comme pour les
riches ; car les riches sont utiles aux pauvres, et les pauvres
sont utiles aux riches.


t., i. 23




3S4 L1V. V . — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Autrefois, lorsque l'Eglise était richement dotée, on voyait
les grands, les riches, destiner* aussi leurs enfants à l'état
ecclésiastique ; il y avait là de brillantes espérances, d'opu-
lents bénéfices. Aujourd'hui, tout est changé : on a dépouillé
l'Eglise. Nous ne nous en plaignons pas : désormais les
riches qui viendront à elle y viendront avec un libre et géné-
reux dévouaient. Serait-ce là le motif des efforts qu'on a si
longtemps faits pour les empêcher de se dévouer à l'Eglise
et de venir à nous ?


Quoi qu'il en soit, il y a plus pauvre aussi que l'Eglise. On
trouve ordinairement à son service à manger un pain, trop
souvent, il est vrai, détrempé de larmes et de sueurs ; mais
de là cependant naît encore un péril, et je dois le révéler.


Il y a donc malheureusement des enfants pauvres, — etil
faut avouer que les lois sous lesquelles nous vivions ne
permettaient pas qu'il y en eût beaucoup d'autres, — il y a
donc des enfants pauvres, à qui leurs parents montrent
dans l'Eglise le pain qu'ils ne peuvent leur donner, et qui,
poussés par eux, viennent frapper à la porte de nos Petits-
Séminaires '.
_ Et l'Eglise, contrainte par des lois oppressives, impuis-


sante à lire du premier abord au fond des cœurs, et empê-
chée d'ailleurs de recevoir des enfants libres, recevait ces
enfants souvent contraints, ces enfants, comme on aimait à
le dire, destinés à la prêtrise : elle essayait de les élever
jusqu'à elle: elle n'y réussissait pas toujours.


Voilà la vérité, dont on m'arrache l'aveu: voilà ces en-
fants, destinés à laprêtrise, selon l'expression trop connue :
de jeunes créatures vouées trop souvent parmi nous à l'état
ecclésiastique parla malheureuse pauvreté de leurs parents,
comme ils l'étaient autrefois par l'ambitieuse opulence de
leurs familles ; mais toujours par les inspirations de la cu-
pidité.


Eh bien, nous ne voulons pas plus de ces mercenaires-là




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 355


que des autres I J'insiste sur ce mol. Car ils seraient, dans
l'Eglise, mercenaires au même titre que ceux qui les ont pré-
cédés ! Les uns, il est vrai, étaient nobles, les autres sont
roturiers; et je souhaite que le jour du péril trouve les der-
niers aussi fidèles que leurs nobles devanciers le furent dans
les temps orageux de notre première révolution.


Quoi qu'il en soit, les directeurs des Petits-Séminaires
n'ont rien de plus important à faire que d'éloigner ceux qui
se destinent ou que l'on destine si résolument à la prêtrise.
Pour dire la vérité, au Petit-Séminaire de Paris, nous n'é-
tions jamais à l'aise qu'avec ceux qui ne se prédestinaient
pas à l'état ecclésiastique, mais qui étaient prêts à s'y dé-
vouer, si Dieu leur inspirait ce dévoûment sublime.


Et maintenant encore, quand nous recevons ces enfants,
riches ou pauvres, dans nos Petits-Séminaires, que faisons-
nous, que devons-nous faire? Quelque chose de fort simple :
nous les laissons tous libres ; nous n'en prédestinons aucun
à l'état ecclésiastique; nous respectons ces jeunes âmes.
Nous les élevons dans l'amour de Dieu et de leurs parents;
dans la piété et dans l'innocence, dans le respect de l'auto-
rité, dans l'oubli profond de toutes les agitations politiques :
puis nous leur révélons de temps à autre les grandeurs du
sacerdoce, et aussi ses périls; nous leur déclarons que, pour
porterie caractère sacerdotal, c'est à-dire pour se dévouer
tous les jours de sa vie, il faut être né grand ou le devenir.
Nous, leur répétons souvent que des cœurs vulgaires, des
caractères faibles, des esprits abattus, une Education com-
mune, n'y suffiraient pas ; qu'aujourd'hui surtoutlespeuples
demandent autre chose à leurs prêtres, et avec raison.


Nous leur déclarons que, s'il en est parmi eux dont le
cœur ne soit pas assez ferme, ils doivent s'arrêter au seuil
du sanctuaire. Nous ajoutons qu'il est d'ailleurs une gloire
réservée à tous : si tous ne sont pas appelés au dévoûment
de l'apostolat qui prêche, qui combat, qui se sacrifie, tous




356 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


sont appelés à exercer au milieu du monde le noble apos-
tolat des vertus chrétiennes et à en perpétuer dans leurs
familles la consolation et l'exemple.


Ces choses n'ont point été assez comprises par les hommes
îitiques ni par les gens du monde: et je ne m'en étonne


pas ; je regrette seulement que, sans le comprendre, on se
soit cru fondé à en parler quelquefois avec une si étonnante
assurance. Mais nous, à qui elles sont famillières, nous qui y
dévouons chaque jour tout ce que nous avons d'intelligence
et de cœur, nous concevons sans peine que ceux qui se pré-
sentent dans les Petits-Séminaires pour y recevoir cette forte
et sainte Education n'arrivent pas tous au sacerdoce; nous
concevons que les uns manquent le but par défaut de cou-
rage, et les autres parce que Dieu leur réserve des destinées
différentes. Et il n'y a rien ici qui doive surprendre.


La première Education est le temps de l'examen et de
l'épreuve: c'est alors que, sous l'influence d'une direction
profondément chrétienne, le germe de la vocation sacer-
dotale, si Dieu l'a véritablement déposé dans le cœur, peut
se développer et mûrir.


Mais cette vocation sublime, c'est Dieu, et non l'Education,
qui la donne. L'Education seulement doit étudier les vues de
la Providence, ne les prévenir jamais, et ne les aider même
qu'avec discrétion et avec respect. Si les vocations sacerdo-
tales se rencontrent plus fréquentes dans les Petits-Sémi-
naires, c'est d'abord parce que la Providence les y amène ;
c'est aussi parce que l'Education les y éclaire : mais elle
peut, mais elle doit y éclairer aussi des vocations diffé-
rentes.


Qu'avais-je donc à faire, que faisais-je donc, moi, par
exemple, supérieur du Petit-Séminaire de Paris, pour ac-
quitter ce que je devais à la confiance de Monseigneur l'Ar-
chevêque, à ces enfants, à leurs familles, et aux espérances
de l'Eglise?




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 331


Que faisais-je, lorsque les pères de famille venaient me
présenter leurs enfants?


Si c'étaient des pauvres, ma sollicitude pour eux étaitplus
vive encore et plus profonde, en les recevant au Petit-Sémi-
naire, je leur disais : « Mes enfants, soyez au large ; la Provi-
dence est grande et vous êtes libres. Ici, nulle gêne ; ne soyez
prêtres que si Dieu le veut. Vos parents ne sont peut-être pas
riches: n'en ayez pas pour vous d'inquiétude; n'étudiez que
la volonté de Dieu, et, s'il ne vous destine point à son sacer-
doce, je ne vous abandonnerai pas. »


Les enfants me comprenaient vite : leur cœur d'abord en-
tendait le mien ; les parents, pas sitôt. Us me répétaient sou-
vent encore : «Nous le destinons h l'état ecclésiastique. » Jene
les brusquais point; je souriais et je leur répondais: « Non,
c'est Dieu seul qui destine à ce grand et sublime état. En
cela, comme en toute autre chose, il n'y a que lui qui sache
l'avenir et qui en décide; pour vous, je ne vous demande
qu'une chose : si Dieu le fait, ne vous y opposez pas au jour
où il le fera ; et d'ici là, priez pour votre enfant. »


Si c'étaient des riches, Dieu me faisait aussi la grâce de
n'oublier jamais en face d'eux la délicatesse de mes devoirs:
lorsqu'un père chrétien me présentait son fils, lorsque sa
pieuse mère venait en secret me confier qu'elle avait offert
ce cher enfantau Seigneur,qu'elle seraitmillefoisheureuse
si une vocation sainte couronnait un jour le vœu qu'elle avait
formé dans son cœur, je lui disais : « Vous avez déjà prié,
priez encore ; celui-là seul qui vous a inspiré cette sainte
espérance peut la réaliser. Pour moi, je partagerai avec zèle,
vous n'en pouvez douter, mais aussi avec une profonde ré-
serve, les désirs de votre cœur ; laissons Dieu faire son
œuvre, et attendons en silence qu'il lui plaise de révéler
lui-même à votre enfant ses desseins sur lui. »


Et cependant j'étudiais avec tendresse tous ces enfants si
chers, si précieux ; je les observais avec sollicitude, j'exa-




358 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


minais de près la trempe de leur caractère, les inclinations
de leur cœur. J'observais surtout, avec les développements
successifs de l'âge, les diverses transformations morales de
leur âme : je laissais ainsi les années les plus heureuses de
leur vie s'écouler innocemment dans la paix de Dieu et sous
les douces influences d'une Education qu'il inspirait ; je ne
les pressais jamais, je les attendais.


Puis venait le jour où, de concert avec des parents chré-
tiens et des enfants vertueux, je décidais.


Quand la volonté de la Providence était manifeste, riches
ou pauvres, je leur disais : « Demandez la bénédiction de
votre père et de votre mère, et entrez au sanctuaire avec
confiance. La grâce divine qui vous appelle ne vous man-
quera pas. »


Et c'est alors que souvent j'ai béni la bonté de Dieu, qui
s'était servi des vues intéressées des parents pour décider le
bonheur et la gloire des enfants : ceux de ces enfants
pauvres qui entraient ainsi dans les Ordres le faisaient avec
pleine connaissance de cause et entière liberté, et deve-
naient d'excellents prêtres : de ces prêtres pauvres d'argent,
mais riches de cœur et de foi, divites in fi.de, de ces prêtres
évangéliques dont le dévoûment et les vertus enrichissent et
sauvent le monde.


Quand je ne reconnaissais pas à des signes suffisants la
vocation de Dieu, alors, sans hésiter, riches ou pauvresse
les éloignais, et m'employais moi-même, autant qu'il m'était
possible, à ouvrir devant leurs pas d'autres carrières ; et,
sans prétendre me faire une gloire du plus étrange des re-
proches, quand je trouvais en eux, avec la pi été magnanime
des preux, l'étincelle de la valeur, je les envoyais à l'armée
d'Afrique, où ils se battaient bravement pour leur pays. Et,
s'il y eutjamais un étonnementlégitime, c'estle nôtre, quand
nous avons vu que notre respect pour ces jeunes âmes deve-
nait un reproche pour nous auprès de certainshommes poîi-




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 359


tiques, et leur vertueuse délicatesse un péril pourleur avenir
social ; car, enfin, il y avait au moins ici un résultat commun
et nécessaire: résultat utile à tous, quels que fnssentles des-
seins de Dieu sur chacun, utile au pays, utile aux familles :
c'était de former en ceux qui ne sont pas appelés au sacer-
doce des jeunes gens sincèrement chrétiens : et n'est-il
pas manifeste que l'irréflexion et la légèreté irréligieuse
peuvent seules ne pas apprécier convenablement un tel
avantage?


Voici ce qu'en pensait un magistrat éminent, dont j'ai déjà
cité les paroles :


« La société, disait M. Portalis, n'a rien à craindre si des
» jeunes gens sortis des Petits-Séminaires entrent dans les
« carrières civiles.Pourquoine dirais-jepastoute mapensée?
« elle ne peut qu'y gagner. Les jeunes gens façonnés par
« d'autres mains que celles des instituteurs civils, élevés dans
a une autre Discipline, plus religieuse, plus grave, plus dé-
sintéressée des choses de la terre, ne seraient-ils pas dans


« le monde, dans certaines affaires, entre l'ordre ecclésias-
» tique et l'ordre civil, comme une sorte de classe iutermé-
« diaire, comme un moyen de rapprochement ? Ne man-
« quons-nous pas, quelquefois, dans les affaires, d'hommes
« suffisamment instruits des choses ecclésiastiques, et
« n'a-t-on pas souvent jugé ce genre spécial d'études utiles
« pour l'exercice de certaines fonctions?


« Ainsi se trouvera complétée la représentation de toutes
« les croyances et de tous les intérêts moraux; par ce
« moyen la société française ne se trouvera privée d'aucuu
•« des éléments sociaux. Le clergé cessera d'être isolé du
* reste des hommes par une séparation profonde; il aura
« ses analogues dans le siècle : la société apprendra à le
« connaître mieux par ces hommes sortis, pour ainsi dire,
« de son sein, et qui seront an milieu d'elle »


Et ce n'est pas d'ailleurs le simple non sens qui (Oblige à




360 / I V . V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


reconnaître que dans les Petits-Séminaires il n'y a guère et
il ne peut y avoir que des vocations encore incertaines?


M. Saint-Marc Girardin ne disait-il pas avec raison que ce
n'est point à douze ans qu'on peut décider du sortd'un enfant,
y eût-il même dans les enfants quelques signes de vocation1!
Qui sait si cette vocation aboutira? quisaitsilejeunehomme
tiendra ce que semblait promettre l'enfant.


« Une peut être question devocation à cet âge, disait encore
M. Portalis : ce n'est pas à cette époque de la vieque déjeunes
âmes peuvent mesurer la grandeur du sacrifice et la sublimité
de l'apostolat qui les attend. Et, lorsque vous refusez de re-
connaître les vœux perpétuels, formés avec connaissance de
cause par un homme en possession de tous ses droits, jouis-
sant de la plénitude de ses facultés, vous condamneriez la
vocation sacerdotale à se décider dans l'enfance! »


Non, non ! Et si les supérieurs ou directeurs de Petits-Sé-
minaires décidaient définitivement des vocations si jeunes,
cela ne pourrait arriver que par une obsession odieuse de
tous les instants, et par un de ces coupables abus d'autorité
ou d'influence que réprouvent également et la dignité de
leur caractère, et le profond respect qui est dû à la faiblesse
de l'enfance, à la liberté de l'homme et à la sainteté du sa-
cerdoce.


Pour moi, si je connaissais un jeune homme qui vînt me
dire, même à sa quinzième ou seizième année, que sa voca-
tion est définitivement décidée, je serais le premier à l'ar-
rêter et à lui répondre qu'il faut examiner encore. Autre, en
effet, est la vocation ecclésiastique, autre celle que l'on peut
avoir pour l'Ecole forestière ou l'Ecole des arts et métiers.
J'ai plusieurs fois décidé des vocations pour la marine, à
douze ou treize ans: pour le sacerdoce, jamais d'une manière
définitive avant la vingt et unième année.


Les Evêques ont jugé même qu'il faut ici se défier de la
erveur et du zèle imprudent, et qu'on ne saurait trop prendre




CH. V i l i . — DES PET1TS-SÉM1N AIRES. 361


garde, surtout en des temps comme les nôtres, de donner la
tonsure et l'habit ecclésiastique à la légère, de peur d'en
faire un souvenir et un poids pénible dans la vie, pour ceux
qui ne croiraient pas devoir s'engager irrévocablement au
service des autels, lorsque la maturité de l'âge et de la rai-
son serait venue.


C'est toujours un inconvénient d'avoir travaillé pour un
but, de s'être destiné à un état, et puis d'y renoncer pour se
tourner ailleurs et en embrasser un autre.


A tort ou à raison, cela est regardé comme un signe de
légèreté d'esprit. Après avoir étudié en médecine, se faire
avocat semble indiquer qu'on ne sait ni ce qu'on veut ni ce
qu'on fait.


La chose est plus grave quand il est question d'un état plus
parfait encore : ce n'est plus alors simplement changer, c'est
déchoir.


D'ailleurs, je ne saurais trop le redire, le sacerdoce est
essentiellement libre; tout ce qui engage avant le temps, tout
ce qui ressemble à la violence morale, à plus forte raison ce
qui est une violence matérielle, y répugne profondément. Et
voici, d'après ces principes, la règle de conduite que nous
avons à suivre.


L'habit ecclésiastique est pour nous, prêtres ou évêques,
l'habit long, la soutane : nous le portons tous.


Quant à nos enfants, ne le porte pas qui veut, et souvent
nous le refusons à leurs désirs. C'est une récompense, et la
plus haute qui se puisse accorder parmi nous. Le supérieur
ne décide jamais seul, et, avant de permettre à un enfant de
revêtir ce saint habit, il délibère en conseil. Non-seulement
il faut que l'enfant le demande lui-même ; non-seulement il
faut que ses parents y consentent; il faut de plus qu'il n'y
ait pas un reproche à lui faire, il faut que son travail, sa
piété, sa docilité, sa politesse même et la convenance de ses
manières le rendent digne de cette faveur.




362 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


On ne les autorise, d'ailleurs, à le porter qu'aux jours des
fêtes religieuses.


Maintenant me permettra-t-on de dire quelle était la con-
séquence nécessaire de toute cette législation sans lumière
sur les Petits-Séminaires, de toutes ces tristes entraves, de
toutes ces interdictions odieuses qu'une loi nouvelle vient
de faire enfin tomber?


Tout ce déplorable système allait droit à la ruine ou au
moins à l'humiliation du sacerdoce, en forçant les pères les
plus respectables, toutes les plus honnêtes familles, à écar-
ter leurs enfants des Petits-Séminaires. Où trouver, en effet,
un père qui se regarde comme assez sûr de la vocation d'un
enfant de dix à quinze ans, pour le placer entre la néces-
sité d'embrasser forcément, à dix-huit ans, l'état ecclésias-
tique, ou de recommencer ces études après qu'il les a bien
faites, ou enfin d'en perdre tout le fruit, en se voyant fermer
toutes les carrières libérales?


Et l'institution des Petits-Séminaires n'était-elle pas dès
lors frappée au cœur? et l'Eglise elle-même, réduite à ne se
recruter jamais que dans les rangs les moins élevés de la
société, n'était-elle point par là menacée parmi nous d'un
abaissement continu?


Eh bien ! je le déclare sans hésiter, non-seulement tout
cela était contraire à la liberté des vocations sacerdotales, et
par conséquent à la conscience et à la religion ; mais tout
cela était aussi une faute politique, une faute sociale im-
mense. Je ne suis pas le seul à le penser.


Voici en quels termes M. Saint-Marc Girardin appréciait le
péril qu'on fait courir à la société, en même temps qu'à
l'Eglise, lorsqu'on éloigne du sacerdoce les classes aisées,
lorsqu'on n'y attire que les classes pauvres :


« Ce seraient surtout, disait-il, les enfants des classes
« indigentes et grossières qui entreraient dans les Petits-




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 363


« Séminaires, et par suite dans l'Eglise : nouveau danger
« pour l'Eglise, qui ne doit recruter ses ministres ni trop
« haut ni trop bas. Pas trop haut, parce que les enfants éle-
« vés dans les habitudes de la richesse, s'accommodent mal
« de la simplicité de la vie sacerdotale ; point trop bas, parce
« qu'alors ils n'ont ni le ton ni les manières d'hommes bien
« élevés, et que, sans vouloir mettre la politesse au-dessus
ce de la vertu, l'Eglise, pour avoir sur le monde l'influence
ce qui lui appartient, a besoin que la vertu de ses ministres
ce ne soit ni grossière ni sauvage. »


M. Saint-Marc Girardin ajoutait : ce Depuis vingt ans, l'E-
ce glise s'est plutôt recrutée dans les classes inférieures que
ce dans la bourgeoisie, et c'a été un mal pour la bourgeoisie,
« pour l'Eglise, pour la société elle-même ! »


M. le comte Portalis tenait le même langage :
<t A la tendance peu favorable du siècle vers les vocations


« ecclésiastiques, faut-il ajouter une nouvelle défaveur, un
ce nouvel obstacle? faut-il ainsi décourager les familles aisées
ce et pieuses qui auraient le désir de vouer leurs enfants au
ce sacerdoce? convient-il de priver l'Etat et l'Eglise du bien
ee d'avoir des prêtres doués de l'avantage inappréciable
« d'une première éducation si difficile à suppléer par la se-
« conde? Non, vous ne le voudrez pas ; car vous renonceriez
ce à un bien certain et qui n'entraîne aucun inconvénient sé-
cc rieux,pour le maintien d'une règle absolue, qu'une excep-
« tion fondée en raison et en droit confirme et corrobore. »


La conclusion de tout ceci, c'est que rien n'est plus grave
et plus délicat, rien n'est plus respectable que la liberté des
vocations ecclésiastiques. Si je me suis décidé à lever ici des
voiles sacrés, à ouvrir aux regards du monde les portes du
sanctuaire, à lui révéler les secrets de la vertu qui s'y cache
et les vœux des familles chrétiennes qui Tiennent y abriter
leurs enfants, je n'en ai que plus le droit de dire au monde




364 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


et à la politique : Respectez désormais la liberté des vocations
sacerdotales; respectez des cœurs sincères; respectez des
enfants pauvres, mais désintéressés, mais généreux, mais
nobles de cœur, et qui, s'ils connaissaient les discussions
auxquelles vous nous condamnez quelquefois, craindraient
peut-être désormais de paraître suspects à nos yeux, parce
qu'ils sont pauvres.


Mais, non, il n'en sera pas ainsi, et, grâce à Dieu, ni le
monde, ni la politique n'aurait cette puissance ni sur nos
enfants ni sur nous : ces chers enfants liront toujours dans
notre cœur, dans nos regards, notre respect pour leurs âmes,
notre affection pour eux, et la confiance qu'ils nous doivent.


Et, quant aux enfants qui sont riches, il est vrai, mais
dignes aussi de respect, puisque, en se destinant au sacer-
doce, ils n'ont manifestement aujourd'hui d'autre ambition
que de servir avec humilité et courage l'Eglise de Jésus-
Christ, sachez aussi les respecter, et ne cherchez plus, par
une législation habilement oppressive, à les éloigner du
sanctuaire !


J'ai achevé ce que j'avais à dire sur ce sujet.
Tel est donc le vrai but, tels sont les moyens, telle est


l'œuvre de l'Education dans les Petits-Séminaires.
Je le demande: n'est-ce pas là rendre un noble service à


son pays, en même temps qu'à l'Eglise? n'est-ce pas tra-
vailler à résoudre le grand problème de l'Education pu-
blique? N'est-ce pas faire humblement une grande et sainte
chose ? n'est ce pas dignement acquitter sa dette envers la
Religion et envers la Patrie?


Oui, et c'est plus, c'est mieux encore : grâce à l'heureux
mouvement des esprits inclinés à des rapprochements de-
puis longtemps désirables, par le besoin de s'entendre et de
s'entr'aider, et peut-être aussi par une force supérieure et
divine, c'est renouer la noble et antique alliance indigne-




CH. VIII. — DES PETITS-SÉMINAIRES. 365


ment rompue au siècle dernier, entre la Foi et les Lettres,
entre la Religion et les Sciences, entre la Vertu et les Arts,
par conséquent entre la France et son Sacerdoce, entre
l'Eglise et le Pays.


C'est préparer pour l'avenir une génération nouvelle, une
génération forte et dévouée, intelligente et capable, qui
comprendra les besoins et la marche des agitations hu-
maines, et ne s'en montrera pas plus effrayée qu'il ne con-
vient à ceux à qui les lumières de la Foi doivent donner
quelque chose de la sagesse et de la patience de Dieu ; à
ceux qui peuvent trouver dans l'histoire de leurs pères et
dans les souvenirs du passé les secrets de la Providence et
les espérances de l'avenir.


Le Chrétien fidèle et le Prêtre de Jésus-Christ, dit saint
Cyprien, quand ils tiennent l'Evangile d'une main et la
Croix de l'autre, peuvent être tués, mais point vaincus, et
ne désespèrent jamais : Occidi potest, vinci nonpotest! Si les
Petits-Séminaires et les maisons d'Education chrétienne
répondent à la grandeur de leur vocation, il en sortira des
Chrétiens et des Prêtres qui sauraient, aux jours du péril,
se dévouer pour la société menacée, se presser autour de
l'arche chancelante, la soutenir d'une main généreuse et la
fortifier avec joie, au besoin, d'un double rang de confes-
seurs et de martyrs! Mais, dans les temps meilleurs, dont
nous.demandons à la bonté divine de nous ménager enfin
la sécurité, ils auront encore une belle mission à remplir.
Les enfants, élevés dans les écoles de la Religion, seront
l'honneur et la consolation de leurs familles, l'ornement de
la société, les apôtres de la vérité et de la vertu, les conso-
lateurs des malheureux, les protecteurs des pauvres, les
amis les plus éclairés de la paix et de l'ordre public, les
plus utiles soutiens des lois, les plus puissants, quoique les
plus doux vengeurs de la justice.


Et ceux parmi eux que Dieu honorera du sacerdoce évan-




366 L1V. V. — DBS DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


gélique auront ici-bas'la plus belle des missions et la plus
pure des gloires : car on l'a dit, il est vrai : c'est aux Prêtres
de Jésus-Christ, c'est à eux seuls qu'il appartient non-seu-
lement de prévenir et d'étouffer le crime au fond des cœurs
égarés, mais de conserver l'innocence des cœurs faibles et
de persuader le repentir aux cœurs coupables ; c'est à eux,
à eux seuls, qu'il est encore donné, au milieu des agitations
sociales, de prêcher avec vérité et avec fruit : à ceux qui
commandent, qu'ils doivent se dévouer pour les besoins et
le service de tous ; aux peuples, qu'ils doivent l'obéissance
et le respect aux chefs des nations, et à tous les hommes
enfin, qu'ils sont frères !


C'est ainsi que par la haute et profonde influence d'une
Education sainte, nos élèves trouveront à l'ombre du sanc-
tuaire qui protège leur jeunesse, le secret et le germe des
fortes vertus. Et, un jour, Prêtres du Seigneur ou simples
Chrétiens, lorsque, selon la diversité de leurs vocations et
de leurs carrières, ils se dévoueront, eux aussi, pour leur
pays et pour leurs frères, qu'ils le fassent sans doute comme
des Prêtres, comme des Chrétiens fidèles, pour obéir aux
lumières de la conscience, qui commande le devoir ; mais
aussi comme des Prêtres, comme des chrétiens généreux,
pour obéir sans effort et sans faste à cette noble et évangé-
lique passion des grands cœurs, à qui les dévoûments sont
un besoin et les sacrifices une joie !


Ce jour-là leur Education aura reçu ici-bas sa plus belle
couronne, leur famille sa consolation la plus glorieuse, et
ceux qui furent les instituteurs de leur jeunesse la plus
noble des récompenses !


Sainte et précieuse jeunesse! cher et dernier espoir de
l'Eglise et de la patrie! tribu choisie et privilégiée du Sei-
gneur, continuez à croître sous les ailes de la Religion 1
Pressez-vous dans ces asiles où se perpétuent encore les
bons exemples et les bonnes maximes ; où peuvent encore




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 3 6 7


CHAPITRE IX


Qu'il ne faut pas sacrifier l'Éducation essentielle
à l'Instruction professionnelle.


J'ai traité des diverses sortes d'Education : il me reste à
parler de l'Education nationale. Avant d'aborder cette
grande et générale question, je dois dire ma pensée sur un
sujet plus restreint en apparence, mais qui n'en a pas moins
l'importance la plus considérable. Je serai bien compris par
tous ceux qui ont étudié de près l'état de l'Education de la
jeunesse de ce pays.


Si on me demande pourquoi les hommes manquent en
France, je n'hésiterai pas à répondre que, parmi plusieurs
autres causes également funestes, il en est une plus immé-
diate, plus universelle, plus malheureusement féconde que
toutes les autres : les hommes manquent en France, parce
que, depuis longtemps déjà, des préjugés aveugles et un
entraînement déplorable portent à sacrifier YEducation es-
sentielle qui fait les hommes, la haute Education intellec-
tuelle qui fait les hommes supérieurs, à l'Instruction pro-
fessionnelle.


Certes, après tout ce que j'ai dit dans les chapitres précé-
dents en faveur de l'Instruction professionnelle, indus-
trielle, commerciale, agricole, artistique, ouvrière, je ne
puis être ici suspect.


se former des âmes grandes et vertueuses par goût, par in-
clination, par une sorte de nécessité bienheureuse, parce
que les préjugés communs, ailleurs si redoutables, là cons-
pirent tous en faveur de la vertu, et que rien n'affaiblit leur
action et ne balance leur autorité!




368 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Je ne demande pas que Y Education essentielle fasse jamais
négliger YEducation professionnelle. Je veux, au contraire,
qu'elle y prépare de loin, qu'elle y aide, qu'elle l'éclairé, la
fortifie, l'étende et l'élève; je veux qu'après avoir formé
l'honnête homme, l'homme distingué d'esprit et de cœur, on
s'applique à en faire, selon sa vocation, un jurisconsulte
savant, un médecin instruit et dévoué, un militaire exercé
et intrépide, un habile artiste, un bon ouvrier.


En un mot, je ne viens pas opposer ici le collège, qui de-
vrait être la digne et forte personnification de YEducation
essentielle, à YEcole spéciale, qui donne et qui personnifie
l'Instruction professionnelle.


Je demande seulement que l'Instruction professionnelle
ne fasse pas sacrifier Y Education essentielle, et, pour me faire
mieux entendre, que YEcole spéciale ne tue pas le collège.


Je demande enfin qu'on ne se hâte pas d'arracher le jeune
homme du collège où on le fait homme, pour le jeter, avant
le temps, à l'Ecole spéciale, à l'Ecole polytechnique, par
exemple, où on ne le fera que mathématicien.


Sans doute, l'Education doit étudier les aptitudes et les
cultiver avec zèle ; mais elle ne doit jamais, pour faire un
médecin, un avocat, un ingénieur, un militaire ou un marin,
ouhlier de former l'homme.


La vocation se manifeste : cet enfant semble appelé à tel
état. Il faut recueillir soigneusement les indices de cette
vocation naissante et lui donner au temps voulu les soins
spéciaux qu'elle réclame ; mais il faut, en attendant, s'ap-
pliquer à former l'homme qui appartient à tous les états,
l'homme raisonnable, l'homme juste, l'homme honnête,
l'homme de bien, l'homme de sage et ferme intelligence.


Il ne s'agit pas tant, dit un philosophe chrétien, déformer
des gens d'Eglise, des militaires, des magistrats, que des
hommes qui puissent devenir militaires, magistrats, gens
d'Eglise. ( M . DE BONALD.)




CH. I X . — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 369


Je dirai mieux : s'il est des professions qui exigent l'ap-
prentissage dès l'enfance, ou des natures qui se refusent à
l'enseignement des Lettres, soit: mais servez-vous alors,
pour faire leur Éducation intellectuelle, de l'Instruction
professionnelle elle-même; ouvrez-leur, dès que vous le
voudrez, les Ecoles spéciales, mais ne leur refusez pas, là
plus qu'ailleurs, l'Education religieuse et morale, dont tous
sont capables et dont tous ont besoin, et qui, elle aussi, avec
le secours des études particulières qui leur conviennent
peut-être mieux, en fera des hommes, comme l'Education
doit toujours se le proposer et pouvoir le faire.


Inplerisque manifestum est, dit Quintilien, non naturam
defecisse, sed curam : Quand l'homme vient à manquer dans
un enfant, c'est presque toujours ^ ' É D U C A T I O N , E T N O N PAS LA
N A T U R E , QUI EST E N DÉFAUT.


Chose étrange 1 dans un siècle et dans un pays où l'on a
proclamé si haut les Droits de l'homme, toute l'Education
publique, par un entraînement secret, irrésistible et fatal,
a été peu à peu constituée de manière à priver l'homme du
premier et du plus sacré de ses droits, qui est le droit d'être
un homme digne de ce nom : un homme capable, un homme
jouissant de la plénitude et de l'intégrité des nobles facultés
de sa nature.


Je dis toute l'Education publique, car je n'accuse pas seu-
lement ici les Ecoles spéciales : les collèges eux-mêmes, qui
devaient être le dernier et inviolable asile de l'Education
essentielle et de la haute Education littéraire, ont été comme
forcés! Us conservent encore leur nom, mais c'est tout.
L'Education essentielle, la haute Education intellectuelle, s'y
fait mal ou ne s'y fait plus. Ce n'est plus que du grec et du
latin, ce n'est pas même du grec et du latin. De là, cet uni-
versel discrédit dans lequel le collège tombe chaque jour;
de là, l'envahissement du collège par l'Ecole spéciale; de
là, l'abaissement du collège au-dessous même de l'Ecole


È., i. 24




370 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'EDUCATION.


spéciale : delà, trois, quatre, cinq, six classes par semaine,
et autant d'études retranchées aux Lettres et à la grande
Education littéraire; de là, ce mélange confus et bizarre de
tout ce qu'on enseigne, ou plutôt de tout ce qu'on essaye
vainement d'enseigner au collège!


De là, ces classes entremêlées de grec et de botanique, de
chimie et de latin, de français, d'allemand et d'anglais,
d'histoire ancienne et moderne et d'histoire naturelle, de
mathématiques et de rhétorique, de cosmographie et de
philosophie, de sciences exactes et de lettres légères; de là,
ces études si brillantes et si vaines, si magnifiquement mul-
tipliées et si pauvrement superficielles! de là, ces Educa-
tions intellectuelles faites à peu près, où l'on trouve de tout
un peu, si nulles et si vantées, si retentissantes et si creuses !
de là, ces innombrables enfants condamnés à tout étudier
et à ne rien savoir! de là, disait un illustre professeur, « ce
« pauvre esprit humain torturé, abaissé, parce qu'on lecon-
« damne, aux mêmes jours et presque aux mêmes heures, à
« apprendre simultanément ce que les lois élernelles de la
« nature demandent qu'il étudie successivement, sous peine
« de ne jamais rien savoir! »


De là, ce baccalauréat, dont un homme expérimenté disait
qu'il est l'extinction de tout enthousiasme pour la profession,
en même temps que la ruine de toute la haute Éducation
littéraire : encyclopédie au petit pied, science universelle et
ridicule, impossible et impuissante, contraire à la nature,
stérile et menteuse; série de connaissances qui existent à
peine sur la surface de la mémoire, sèche et aride nomen-
clature, amas indigeste de définitions sans lumières, de fails
sans liaison et sans vie, parlant de tout, n'enseignant rien,
ouvrant toutes les carrières, n'en préparant aucune; effroi
de la jeunesse, effroi des pères de famille, et niveau fatal
d'abaissement intellectuel pour la France entière1!


1. Voici ce que publiait récemment sur le baccalauréat un profeseur de




CH. IX, — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 371


Grâce au baccalauréat, la plus haute Education intellec-
tuelle n'est aujourd'hui le plus souvent qu'un emmagasine-
ment de notions mnémotechniques dont on se sert pour un
examen à jour donné, sauf à l'oublier dès le lendemain, et
à ne jamais s'en servir!


Ce n'est plus cette belle et noble Education littéraire,
destinée à répandre ses lumières sur toute la vie ; ce n'est
plus cette large et forte Education générale, telle qu'il la
faut aux hommes, aux citoyens d'une grande société intel-
ligente; c'est une petite instruction encyclopédique et spé-
ciale, immense et rétrécie, qui touche à tout et n'approfondit
rien, et qui n'enseigne pas même comme il faut les spécia-
lités qui importent le plus à une société utilitaire!


En un mot, par là on ne fait que sacrifier la grande ins-
truction, la grande Education, la grande société à la petite.


Grâce au baccalauréat, l'enseignement de l'éloquence et
de la philosophie elle-même n'a pas un but plus élevé qu'un
triste examen, et voilà pourquoi on ne les étudie plus, on ne
s'y applique plus. Bientôt les classes d'éloquence et de phi-
losophie seront tout à fait désertes.


Les préparateurs au baccalauréat suffiront à tout et rem-
placeront tous les professeurs littéraires. Le Manuel du bac-
calauréat remplacera et remplace déjà tous les livres.
l'Université. Après avoir dit que cet examen est une des causes de l'affai-
blissement des études universitaires, il ajoute : « Non que le principe
« d'un tel examen soit une chose mauvaise; mais, de la manière dont il
« est organisé, il rend impossible tout travail sérieux pendant la dernière
«: et la plus importante année des études. Plus de littérature, de philoso-
« phie, de sciences étudiées pour elles-mêmes, mais tout justement ce
« qu'il faut de ces choses pour être, sans les connaître, reçu à l'examen.
« Il faut, pendant celle année, revoir grec, latin, français, histoire,depuis
« Adam jusqu'à Pie IX, y compris les Lydiens et les Bulgares; rhétori-
« que, géographie, etc. Il faut, en outre, faire des versions, et beaucoup,
« pour ne pas en perdre l'habitude et n'être pas arrêté à la porte. Pen-
« dant le temps qui restera, on fera de la psychologie, de la logique, de
« la morale, de la théodicéc, de l'arithmétique, de l'algèbre, de la phy-


sique et de la chimie. »




3 7 2 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Où sont, en effet, les professeurs de philosophie et de litté-
rature qui forment et peuvent sérieusement former leurs
élèves à bien penser, à bien parler, à bien vivre?


Si leurs élèves sont forts, ils leur apprennent à'avoir un
prix au concours. Rien n'est épargné pour y atteindre. Si
leurs élèves sont faibles, c'est le baccalauréat qui devient le
but. En un mot, ils font des bacheliers et non des hommes.


J'ai nommé les professeurs : j'ai eu tort. Les professeurs,
les vrais et dignes professeurs, ne sont pas ici les coupables,
mais les victimes. Le grand coupable, c'est le programme,
c'est le Manuel du baccalauréat. Leprogramme a créé le Ma-
nuel; le Manuel a créé le préparateur : et tous trois sont la
ruine de tout enseignement et de toute intelligence! Le
Manuel rend inutiles toutes les études et remplace tous les
livres. Le préparateur annule et remplace tous les profes-
seurs ; c'est-à-dire que la spéculation ignorante remplace
la science elle dévoùment : la barbarie remplace les lettres !
J'ai nommé aussi YEcole polytechnique, et je dois en dire
ici toute ma pensée.


Cette École, non par elle-même, mais par les règlements
qui en décident les examens, l'entrée, la sortie et l'âge d'ad-
mission, est depuis quelques années une des causés les plus
puissantes de l'abaissement littéraire en France. Cette parole
est dure ; je l'entends cependant prononcer tout bas de tou-
tes parts; il faudra bien, enfin, que quelqu'un ait le courage
de la prononcer tout haut.


Tous ces règlements doivent être changés, ou la France en
souffrira intellectuellement plus qu'on ne peut l'exprimer.


Il y a deux manières d'étudier les mathématiques, et deux
époques pour faire cette étude avec des fruits divers.


On peut les étudier matériellement, machinalement, en
demeurant dans les faits mathématiques, dans les mots,
dans les chiffres, dans les formules d'un enseignement sans
plénitude et sans élévation. C'est ce dont Descartes disait:




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 373


11 n'y a rien de plus vide que de s'occuper de nombres et de
figures imaginaires


C'est de la sorte qu'étudient ces malheureux etnombreux
enfants dont on livre l'intelligence comme une proie aux
mathématiques, avant le temps où leurs facultés intellec-
tuelles seraient suffisamment développées et affermies, pour
subir sans péril cette rude épreuve; avant le temps où leur
esprit serait capable de s'élever aux idées supérieures et à la
véritable intelligence des sciences mathématiques.


Ou bien on peut les étudier intellectuellement, originale-
ment ; en comprenant le sens et le lien des mots, des idées
et des choses, en s'élevanl aux grandes et simples lumières
de la science, en saisissant, pénétrant, possédant réellement
la vérité.


En un mot, il y a l'école des artilleurs vulgaires, des
simples ingénieurs: et l'école des grands esprits, des
Newton, des Leibnitz, des Pascal, et autres à divers degrés.


Je dis à divers degrés : car, sans doute, je ne prétends pas
que l'École polytechnique et les écoles militaires ne nous
donnent que des Newton et des Vauban : mais je leur de-
mande, selon les divers degrés des intelligences qu'on leur
confie, de nous formerdes jeunes gensqui soient réellement
les élèves de ces grands hommes, qui soient de leur École,
de leur famille, de leur race : comme les belles et grandes
études littéraires doivent former de jeunes esprits qui soient
de l'École des Racine et des Bossuet, des Virgile et des Dé-
moslhènes, des Chrysostome et des Fénelon !


J'ai nommé les écoles militaires': je dirai aussi ce que j'en
pense.


Il y a deux manières d'être soldat: on peut être ou un
sabre grossier et brutal, ou une épée intelligente.


Si le premier Consul n'eût été qu'un sabre grossier, il n'eût
pas sauvé la France et dominé l'Europe.


Bonaparte fut l'épée de l'intelligence, et voilà pourquoi




374 L1V. V. — DE9 DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


tous les sabres de la Révolution furent à ses pieds et à ses
ordres.


Eh bien ! tous les règlements relatifs aux écoles spéciales
militaires sont institués de manière à ne préparer, à ne faire
à peu près que des sabres, (les règlements, ainsi que ceux
de l'École polytechnique, font interrompre toutes les
fortes études littéraires et intellectuelles, qui seules peu-
vent former des hommes distingués par l'intelligence et
par le caractère, pour les appliquer, A V A N T L E T E M P S , à des
études qui les épuisent, qui les écrasent, qui les ruinent
à jamais.


Qu'on jette un coup d'œil sur les programmes d'examens
scientifiques pour l'Ecole polytechnique et les autres écoles
spéciales, et qu'on dise si c'est la nourriture d'intelligence!
« Non, non, » me répondait un jour un jeune homme de
beaucoup d'esprit qui avait passé par là et qui s'en était
échappé avec effroi, quoique avec le plus brillant succès :
« non : à moins qu'on n'appelle nourriture de l'intelligence
« un amas confus, une multitude indigeste de grains de
« sable, sans liaison entre eux, divisés à l'infini comme la
« poussière, et qui passent à travers l'esprit sans y rien
« laisser que la fatigue, le dégoût, le mépris, et quelquefois
« l'horreur 1 »


Je pourrais citer bien d'autres témoignages et prononcer
des noms significatifs : la discrétion ne le permet pas. A
quoi bon d'ailleurs? n'est-ce pas là ce que nous entendons
répéter chaque jour, non-seulement aux professeurs des
lettres, mais aux professeurs des mathématiques elles-
mêmes, et à d'anciens élèves de l'École polytechnique?


Et encore, si en sacrifiant tout à l'instruction profession-
nelle, si en négligeant presque complètement l'Education
qui doit former l'homme d'intelligence, on s'appliquait au
moins à doter chacun des vertus de son état!


L'Education morale et religieuse faite dans le but général




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 378


de préparer à tout et dans le but spécial de préparer à
telle ou telle vocation serait un grand bien, et pourrait, jus-
qu'à un certain point, suppléer l'Education intellectuelle.
Mais, hélas! le plus souvent on ne pense pas plus aux vertus
particulières de chaque état qu'aux qualités de l'honnête
homme en général. Et l'Education intellectuelle elle-même,
conçue et faite non pas au point de vue étroit de telle ou telle
branche de connaissances, mais comme développement du
jugement, de la raison, du raisonnement, du bon goût, etc.,
est aussi tristement sacrifiée à l'Instruction professionnelle
que le reste!


Le plus souvent ou sacrifi e tout au besoin unique d'acquérir
les connaissances spéciales qui apprendront à monter une
bonne machine pour tel bateau à vapeur, à construire un
vaisseau à voiles, à faire un chemin de fer, une belle et forte
chaudière, etc., etc.


Il n'y a pas, même dans cet entraînement aveugle, le dis-
cernement des destinées ultérieures qui peuvent être réser-
vées à ces pauvres jeunes gens : ni même la vue bien nette
de ce qu'il serait le plus utile aux professions qu'on veut
doter d'hommes spéciaux.


Les jeunes gens de l'École polytechnique, par exemple,
qui sont appelés à tout en France, et qui ont eu, depuis trente
années, une influence quelquefois si décisive sur les des-
tinées de notre pays, ne devraient-ils pas recevoir une Edu-
cation complète? N'est-il pas manifeste que l'Education es-
sentielle qui en ferait des hommes distingués, supérieurs par
toutes les qualités intellectuelles et morales, ne leur est pas
moins nécessaire que certaines connaissances spéciales qui
en font de bons artilleurs ou des ingénieurs habiles?


Encore une fois, je tiens à le redire, afin qu'on ne se mé-
prenne pas sur ma pensée: en demandant que l'Education
morale et religieuse) et même la grande Education de l'esprit,
c'est-à-dire le développement fort et étendu des facultés in-




3 7 6 LTV. V. — D E S D I V E R S E S S O R T E S D ' É D U C A T I O N .
tellectuelles, ne soient jamais sacrifiés aux exigences de
l'Instruction professionnelle, je ne prétends pas détruire
l'importance de celle-ci ; mais, certes, je ne veux pas non
plus priver l'homme de sa haute Education essentielle, afin
de pourvoir le médecin, le militaire ou le marin d'anatomie
ou de mathématiques.


Car alors je ferais peut-être un médecin, un militaire ou
un marin, tel quel, de plus, mais j'aurais un homme de
moins.


Et combien n'y a-t-il pas de familles en France à qui ce
malheur est arrivé! combien n'y a-t-il pas de parents aveu-
gles, inexpérimentés, à qui je l'ai moi-même prédit! combien
d'enfants, avides de l'indépendance des écoles spéciales, à
qui j'ai dénoncé d'avance ce qui était à mes yeux la ruine
de leur vie intellectuelle et morale?


C'est avant seize ans qu'il faut se présenter aux écoles
navales.


C'est donc de douze à treize ans qu'il faut cesser toutes
les études littéraires, et la grande Education de l'intelli-
gence et du cœur, pour ne plus s'occuper que de mathéma-
tiques !


Chaque année, six à sept cents candidats se présentent :
c'est donc habituellement deux ou trois mille qui, toutes
études littéraires interrompues, travaillent dans ce but.


Quatre-vingts à cent tout au plus sont reçus ;
Que deviennent les autres?
Quant à l'Ecole polytechnique :
Douze cents se présentent chaque année ;
Trois ou quatre mille travaillent tous les ans pour y ar-


river :
Cent vingt ou cent trente sont reçus ;
Que deviennent les autres?
Quant à Saint-Cyr :




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 377


Dix-sept cents se présentent :
Quatre mille travaillent;
Trois cents sont reçus :
Que deviennent les autres?
Je ne parle pas des Eaux et Forêts, ni des écoles commer-


ciales industrielles; je m'en tiens aux écoles militaires et
savantes.


Tout cela fait à peu près sept ou huit mille enfants, l'élite
des familles françaises, sans en excepter les plus illustres,
qui interrompent toute instruction littéraire, toute haute
Éducation intellectuelle, et quelquefois toute Education reli-
gieuse et morale, pour se jeter dans les carrières ou plutôt
dans les études spéciales qui y préparent, et qui, pour le
plus grand nombre, n'aboutissent pas!


Et rien ne peut arrêter ce funeste entraînement!
L'Ecole polytechnique! V Ecole polytechnique! Les parents


croient avoir tout fait, tout dit, tout obtenu, quand ils peu-
vent, en parlant de leur fils, dire : Il se prépare à l'Ecole
polytechnique ! Le triomphe de l'orgueil paternel et mater-
nel est au comble lorsqu'ils peuvent dire : Il est entré à
l'Ecole polytechnique! Le jour de la sortie est souvent moins
heureux; et moi, qui prévoyais jusqu'au bout, je répondais
en silence: Hélas! hélas! de ce pauvre enfant je voulais
faire un homme, j'espérais faire un homme distingué: tout
y était, l'esprit, le cœur, l'imagination, la sensibilité, le
caractère, la volonté, la conscience : et sur les ruines de
cet homme, il n'y aura peut-être pas même un mathéma-
ticien!


Apres avoir renoncé à ses études littéraires et perdu par
conséquent les premières années de son enfance, dans deux
ou trois ans, il se dégoûtera peut-être des études mathé-
matiques et y renoncera après avoir perdu encore le reste
de sa jeunesse. Voilà ce qui se voit chaque année pour plu-
sieurs milliers de jeunes gens en France!




378 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Quand il était question d'École militaire, le langage des
pauvres parents était un peu moins fier : C'est une carrière,
disaient-ils, il ne sera pas du moins sur le pavé de Paris.
Soit ; mais est-on bien sûr que le pavé de l'Ecole spéciale est
toujours meilleur que le pavé de Paris?


Quoi qu'il en soit, voilà ce pauvre enfant : sa raison
n'est pas formée; son esprit n'est pas développé; son juge-
ment n'est pas encore affermi; sa conscience n'est pas
encore mise en garde contre les attaques des passions; son
caractère n'est pas fait 1 — N'importe, il faut qu'il soit mi-
litaire ou marin ; il sait assez de grec et de latin, et même de
Religion, passons aux mathématiques. — Mais il va tomber
de chute en chute ; sa jeunesse sera flétrie par dix années
de funestes expériences dans le désordre ; il ruinera peut-
être sa santé, sa fortuue ; il déshonorera peut-être son nom ;
ou au moins il ne sera qu'un homme médiocre; il n'attein-
dra pas le rang auquel il était destiné! — N'importe, il faut
en finir, prendre un parti et lui faire faire quelque chose.
Vous-même ne nous avez-vous pas dit que rien pour lui ne
serait pire que de ne rien faire?


Telles sont les paroles qu'un instituteur, qui a la cons-
cience de sa mission, est condamné à entendre chaque jour
de la part d'un grand nombre de parents.


J'ai entendu tout cela mille fois.
Vainement plusieurs me disaient encore : Les Ecoles spé-


ciales ont de grands avantages. Les enfants y sont traités
plus sérieusement. On y élève les jeunes gens comme des
hommes : et d'ailleurs l'Education si religieuse que mon
fils a reçue dans votre Petit-Séminaire suffira à le préserver
des périls que ce genre nouveau d'Education pourrait lui
faire courir!


A ces tristes raisons, je n'avais, je n'ai encore qu'une chose
à répondre :


Vous demandez à l'Education religieuse des miracles




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 379


absurdes et contre nature : vous voulez qu'à quatorze,
quinze ou seize ans, l'Education ait donné à l'âme une
trempe, à la raison une fermeté, au caractère une résis-
tance, à la conscience une incorruptibilité, dont vous n'êtes
vous-mêmes peut-être pas capables à quarante ans!


Et quant à cet étrange principe, qu'il faut élever les en-
fants comme des hommes, je n'ai jamais été de cet avis. I!
faut élever les enfants comme des enfants, r>i on veut qu'ils
deviennent des hommes un jour! — Il n'y a plus d'enfants,
dit-on encore, ou du moins ils ne veulent plus l'être si
longtemps qu'autrefois. 11 faut bien leur faire en cela quel-
que concession. — Je ne puis non plus partager cette opi-
nion. C'est depuis qu'il n'y a plus d'enfants parmi nous,
qu'il n'y a plus guère d'hommes aussi et qu'on les cherche
vainement pour toute chose !


Laissons donc chaque chose, chaque temps et chaque âge
à sa place!


Et voilà pourtant avec quelle légèreté de raison, avec
quelle témérité de paroles, on jette souvent ce qu'on a de
plus cher au monde, ses enfants, au milieu des plus affreux
périls! Sous prétexte de leur donner une carrière, on les
éloigne ainsi, quelquefois pour loute leur vie, de toute
carrière, de tout travail, de toute intelligence, de toute
vertu I


11 n'y a, je dois le dire, qu'une excuse à une telle con-
duite et à de telles erreurs. Ce sont les règlements officiels
de la plupart des Ecoles spéciales, qui forcent quelquefois
les parents les plus sensés à interrompre et à briser mal-
gré eux l'Education de leur (ils, s'ils veulent lui procurer
une entrée dans la carrière à laquelle il paraît véritable-
ment appelé par la Providence et par les aptitudes de sa
nature.


Hélas! à cela je n'ai qu'une chose à dire, mais ce n'est
pas aux parents que je le dis : le reproche ici monte plus




380 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


haut; et qu'on veuille bien pardonner à ma douloureuse et
immuable conviction la gravité de mes paroles :


L'histoire parle d'un tyran qui aurait voulu que le peuple
romain n'eût qu'une seule tête, afin de pouvoir l'abattre
d'un coup.


Si un tyran voulait abaisser, abattre, abrutir intellectuel-
lement toute une nation d'un coup, il lui suffirait de faire
un règlement par lequel cesserait avant la quinzième année
toute la haute Education intellectuelle, morale et reli-
gieuse de la jeunesse. En trente ans, cette œuvre de la
tyrannie, la plus abominable qui fût jamais, serait con-
sommée!


Ce n'est pas ici une supposition chimérique : cela s'est vu.
Des barbares qui avaient les lumières en horreur ont essayé
de telles choses.


Qui ne sait l'entreprise et les lois de Julien l'Apostat?
El ce qu'il y a ici de plus déplorable, c'est qu'on peut


êire un Julien ou un barbare plus facilement qu'on ne croit,
sans le vouloir même et sans y penser, par simple impru-
dence!


Louis XIV lui-même eut à cet égard de graves reproches à
se faire : lorsque, dans l'entraînement de ses passions ambi-
tieuses et guerrières, il précipita dans le tumulte et la licence
d es camps toute la jeune noblesse de son royaume ; lorsque,
après avoir attiré à sa cour tous les grands noms, toutes
les grandes races, toutes les grandes familles de France, il
les condamna, pour lui plaire, à envoyer la plupart de
leurs fils à l'armée dès l'âge de seize à dix-sept ans, quel-
quefois de quatorze à quinze, quelquefois même dès leur
douzième année ! lorsqu'il les condamna par là même à in-
terrompre toute la forte et sérieuse Education de cette jeu-
nesse qui était cependant toute l'espérance de la France, qui
aurait pu en devenir un jour la force, la vertu et la gloire, et
qui devint, on le sait, la triste société du règne suivant.




CH. IX. — QU'IL NE FAUT PAS SACRIFIER, ETC. 3 8 1


Oui, lorsque Louis XIV fit toutes ces choses, il prépara
sans le vouloir les roués de la Régence, le règne de Louis XV
et au delà.


Les grands seigneurs, une fois corrompus, corrompirent
le reste. C'est une histoise que je ne veux pas faire ici, et
qui est d'ailleurs assez connue. L'ancienne bourgeoisie
française résista longtemps: elle céda enfin. Le bon peuple
résista à son tour aux bourgeois et aux grands seigneurs :
aujourd'hui enfin il a cédé et son temps est venu. La bour-
geoisie en sait quelque chose.


Le tout est constaté par un des hommes du siècle de
Louis XIV, qui sut le mieux se dégager des préjugés de son
temps, se défendre contre l'entraînement universel, juger
sans faiblesse et avec une fermeté indépendante tout ce qui
l'entourait, et dont le regard perçant découvrit dans le
siècle suivant tous les malheurs que nous avons vus!


C'est de Fénelon que je parle.
De Cambrai, à la fin du xvne siècle*, il écrivait :
En ce temps, presque toute la jeunesse d'une condition dis-


tinguée est ruinée et abîmée dans le vice.
11 y avait trente ans que cette jeunesse n'était plus élevée


si ce n'est dans la licence des camps. Du reste, la guerre
n'en allait pas mieux.


Fénelon écrivait encore : Vous avez beaucoup d'officiers
généraux inappliqués.


Autrefois, le royaume était plein de noblesse guerrière et
affectionnée, de peuples riches, nombreux et zélés. A U J O U R -
D ' H U I , vous avez U N N O M B R E P R O D I G I E U X D E C O L O N E L S J E U N E S
et sans expérience. Tous les ressorts sont relâchés. La plu-
part des places qui nous restent sont dépourvues. Après la
perte d'une bataille, tout tomberait comme un château de
cartes.


1. 4 février 1698.




3 8 2 LIV. V. — CES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Fénelon avait lui-même un neveu de son nom qui fut
colonel à vingt ans. A force de soins paternels, il parvint à
préserver ce jeune homme des périls de sa jeunesse et de
son état.


C'est encore ce grand Évêque qui disait : Dans une
simple action, il se rencontre quelquefois une multiplication
et un enchaînement de fautes qui s'étendent à plusieurs
siècles!


Le fait est que décider, par simple ordonnance ou même
par simple règlement, les programmes d'étude des Écoles
professionnelles et l'âge après lequel on ne pourra plus y
être admis, ce n'est pas seulement un pouvoir politique,
c'est un pouvoir social immense, et qui a des conséquences
incalculables, et jusqu'à ce jour incalculées! Qu'on donne
ce pouvoir à un socialiste, à M. Sobrier, par exemple, et il
se chargera, sans peine, en quinze ans, de changer la face
de la France.


Qu'il décide qu'après douze ans, on ne sera plus reçu
dans aucune école spéciale et professionnelle, cette décision
suffira pour faire descendre du rang qu'elle occupe encore
dans la civilisation du monde, à des abaissements inexpri-
mables, la nation la plus intelligente, la plus noble, la plus
généreuse, la mieux faite pour recevoir la haute Education
intellectuelle, morale et religieuse!


J'en ai dit assez, plus peut-être qu'il ne fallait.




C H . x. — D E L ' É D U C A T I O N N A T I O N A L E . 383


CHAPITRE X


Ce l'Éducation nationale.


C'est ici un des grands aspects de la question qui nous
occupe : je ne puis le négliger.


Ce grand mot à'Education nationale a d'ailleurs été
souvent invoqué contre le clergé : à ce sujet les tristes
méfiances, les accusations malveillantes ne nous ont pas été


.épargnées.
Que n'a-t- on pas dit ? que ne dit-on pas encore ?
On craint que la liberté d'enseignement ne devienne entre


nos mains une arme redoutable.
On dit que nous ne sommes ni de notre pays ni de notre


temps; que la liberté n'est pour nous qu'un moyen de des-
potisme ; que nous sommes étrangers au véritable esprit
national; que nous luttons sourdement et incessamment
contre les progrès delà société moderne, pour la faire indi-
gnement rétrograder : etqu'au fond nous n'avons pas d'autre
pensée, pas d'autre but, quand nous réclamons notre part
dcdévoûment dans l'Education de la jeunesse française.


C'a été là, on le sait, une des sources les plus vives des
anciennes discussions ; c'est là encore une de ces préventions
qui entretiennent contre nous les haines les plus injustes et
les plus invétérées.
' On ne s'étonnera donc pas que, dans le clergé ainsi pro-
voqué, une voix s'élève pour offrir au pays, sur un sujet si
grave, des explications franches et nécessaires à la vérité,
à la justice et à la paix.


1


Tout autant que qui que ce soit, je crois à la nécessité




384 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


d'une Education nationale, qui inspire à la jeunpsse les sen-
timents dévoués d'un généreux patriotisme.


Tout autant que qui que ce soit, j'y attache une souve-
raine importance. Rien n'intéresse, en effet, à un plus haut
degré, la prospérité d'un Etat que la bonne Education des
générations nouvelles : c'est parce que j'ai foi dans sapuis-
sante efficacité que j'ai confiance aussi pour mon pays en un
meilleur avenir.


Il ne faut jamais désespérer du genre humain et de ses
destinées, je l'ai dit; parce que le genre humain passe et se
renouvelle sans cesse, et ne vit jamais plus d'un siècle; il
ne faut même pas désespérer d'une nation, parce qu'il y a
toujours un tiers de la nation qui est à l'état d'enfance, qui
vient de naître et grandit, et qu'on peut bien élever.


Toute la question est toujours là.
Une s'agit que de décider le second tiers delà nation,


qui est en général chargé de ce soin, à bien élever le
premier.


Cela devrait être facile, car c'est l'intérêt de tous.
La jeunesse, si elle a été bien élevée, attendra plus pa-


tiemment que l'âge mûr ait fini son rôle, et ne viendra pas
le chasser brusquement de la scène.


Quant aux hommes dont les années ont mûri et con-
sommé la sagesse, chez qui les passionsardenteset l'ardeur
des intérêts personnels,sont éteintes, ceux-là ont toujours
été favorables à la bonne Education de la jeunesse ; non-
seulement ils y consentent volontiers, parce qu'il leur faut
des égards et du respect, mais ces hommes graves ont ici
des vues plus profondes. Combien de fois n'ai-je pas en-
tendu des vieillards, élevés par le malheur des temps à
l'école de l'indifférence philosophique, applaudiravec bon-
heur au mouvement religieux qui entraîne leurs jeunes
fils! Sans doute ils voudraient leur épargner la triste expé-
rience de leurs erreurs : et voilà pourquoi ils nous parlent




CH. X. — DE L'EDUCATION NATIONALE. 3 » D


avec une si généreuse franchise de leurs égarements et de
leur retour, et nous avouent que leur jeunesse fut moins
heureusement élevée que la nôtre.


11 n'y a pas jusqu'à ces hommes honorables qui ont vieilli
dans nos camps pour la défense du pays, et auxquels le tu-
multe de tant de guerres avait rendu les saintes habitudes de
la Religion plus étrangères, qui ne veuillent aujourd'hui et
ne réclament pour leurs fils et pour leurs petits-fils une Edu-
cation chrétienne, et, qui, mêlant leurs souvenirs de gloire
à leurs leçons de vertu, ne se plaisent à redire que l'Empe-
reur avait de la Religion et méprisait les impies.


Oui, certes, il est digne de ceux aux mains desquels repose
le gouvernement des peuples, il est digne d'un prince sage
et prévoyant de faire de l'Education de la jeunesse l'objet
de la plus haute sollicitude.


C'est pour lui, c'est pour eux un devoir: la société et la
famille réclament celte haute sollicitude, cette intervention
tutélaire, pourvu toutefois qu'elle ne se tourne jamais en
oppression : la société et la famille en souffriraient trop.


C'est après avoir médité ces chosesque je lis sans étonne-
ment ce que les plus grands génies de l'antiquité ont écrit
sur les devoirs imposés en cette grave matière aux législa-
teurs et aux chefs des nations. Je les redirai, ces belles pa-
roles: il est utile à tous de les méditer: il n'est pas indigne
d'un Evêque de les redire à ceux qui sont appelés chaque
jour à prendre sur ces choses les décisions les plus impor-
tantes aux destinées du pays. Il faut, d'ailleurs, prouver aux
générations futures que, si l'Education périt en France, et
si la France périt quelque jour par défaut d'Education, —
Dieu, qui la protège, ne le permettra pas! — ce n'est point
parce que nous autres catholiques nous aurons méconnu la
haute importance d'une Education vraiment nationale.


« Le législateur, dit Platon, ne donnera pas à l'Education
« le dernier ni même le second rang dans sa pensée; il n'ou-


É., i. 25




386 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


1 . PLATON, Lois.


« bliera jamais que si les générations sont élevées dans la
« vertu, le vaisseau de l'Etat nechancelle pas; maisque si...
« Je m'arrête : je ne veux pas effrayer ceux qui, dans un
« Etat naissant, craindraient de sinistres présages1. »


« Le magistratquiprésideâ l'Education, continue le même
« philosophe, n'aura pas moins de cinquante àiis; l'homme
« choisi pour cette place et ceux qui le choisiront doivent
« savoir que, parmi les grandes fonctions de l'Etat, il n'y en
« a pas de plus noble et de plus sacrée. »


Voilà pourquoi Cicéron ne craint pas d'affirmer que le
plus bel emploi de la sagesse des vieillards, c'est l'Education
de la jeunesse.


Certes, après de si gravés paroles, je me crois autorisé à
le dire:


Le Ministre de l'Education chez un grand peuple est re-
vêtu de la plus haute fonction sociale: rien n'égale son im-
portance. Mais je trouverais sage la nation qui ne le condam-
nerait pas à subir les agitations de la politique. Je le place-
rais dans une région supérieure aux orages. Je le voudrais
toujours, selon la pensée de Platon, dans la force et dans la
plus grave maturité de l'âge. J'en ferais la plus haute ma-
gistrature de mon pays.


Un honorable membre d'une de nos Assemblées législa-
tives m'avait prévenu dans ces pensées, lorsqu'il disait :


« Je voudrais que, sans cesser d'être sous la haute surven-
te lance de l'Etat, le chef de cette administration île fût pas
« ce que nous appelons un personnage politique, un de ceux
« qui entrent et qui sortent, qui paraissent et qui disparais-
« sent à chaque vicissitude de cabinet. S'il y a, en effet, une
« administration dont le chef doive paraître supérieur à
« cette sphère dans laquelle s'agitent ces intrigues qui nous
« ont affligés si souvent et qui, encore il y a peu de jours,




C H . x. — D E L ' É D U C A T I O N N A T I O N A L E . 387


« bourdonnaient de toutes parts autour de nos oreilles, c'est
« surtout celle qui est chargée de la haute et noble mission
« de former l'esprit de la jeunesse française1. »


Si j'étais appelé à donner des conseils à un prince, je lui
dirais qu'il faut tolérer bien des cboses, dans l'état toujours
maladif de nos vieilles sociétés : mais la mauvaise Educa-
tion de la jeunesse, jamais !


Il faut une indulgence extrême pour toutes les opinions
politiques : il y a des époques si traversées, que cette in-
dulgence n'est pas seulement sagesse, c'est justice.


11 faut oublier le passé ; il faut pardonner beaucoup ; il faut
réconcilier. La paix au dedans, avec le règne des lois; la
paix au dehors, avec honneur : c'est le travail et l'œuvre
d'une sagesse supérieure.


La paix est meilleure que la gloire ; la paix est plus douce
que tous les fruits de la conquête: mais, dans la sécurité que
donne un glorieux repos, les gouverneurs des peuples doi-
vent, avant tout, veiller à la bonne Education de la jeunesse,
qui croît et se multiplie sur le sol de la patrie à l'ombre bien-
faisante delà paix ; car autrement, ce qui est horrible à dire,
la guerre serait préférable : la guerre qui affermit les âmes,


• qui les arrache à la mollesse, qui forme les courages, qui
enfante les généreux dévoûments, qui fait les peuples forts
et donne au moins les vertus mâles et guerrières.


En repassanties leçons de l'histoire, il y a des faits qui
frappent singulièrement le's esprits attentifs, et qui démon-
trent la haute influence, l'influence immense de l'Education
morale sur la destinée des peuples.


Chez les Romains, au temps de la république, l'instruc-
tion fut faible, il est vrai; on savait peu; l'Education morale
était forte: on apprenait à travailler et à souffrir: la répu-
blique marcha à la conquête du monde.


1. M . DE S A D E .




388 L1V. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Le monde conquis, sous l'empire l'instruction fut éten-
due, mais l'Education faible et molle : l'empire tomba.


Au moyen âge, l'instruction était rare ; mais dans les pro-
fondeurs de l'ordre social, il se rencontrait une forte Edu-
cation : il y cul de grandes choses.


Parmi nous, aujourd'hui, l'instruction paraît forte: l'Edu-
cation est faible, la France souffre et se plaint, et il y a là,
qu'on le comprenne donc enfin, tout le secret de l'effroyable
malaise qui nous travaille, et qui aujourd'hui n'est plus con-
testé par personne.


Heureusement, je le répète, il est toujours temps de régé-
nérer une nation et de sauver le genre humain: et il y a un
problème historique que je me propose déposer, d'étudier,
et, s'il plaît à Dieu, de résoudre quelque jour, savoir : si,
par une grande loi providentielle et morale, il arrive jamais
que les peuples périssent, sinon par défaut d'Education?


Et cependant que faut-il donc faire pour sauver laFrance?
Il faut donner à la jeunesse française une bonne Education ;
il faut rendre notre Éducation nationale vraiment digne de
la France. — Mais qu'est-ce à dire?


II
L'Education nationale est un mot que tout le monde s'ac-


corde à employer, mais dont le sens n'a pas encore été par-
faitement fixé.


Pour moi, je suis heureux de m'expliquer ici avec fran-
chise.


Je regarde comme un devoir sacré pour tout instituteur
d'élever les enfants dans l'amour de leur patrie, dans le
respect pour ses lois; de leur inspirer le zèle pour ses
intérêts, le dévoûment pour sa gloire. Je considérerais
comme un grand mal, je ne dis pas seulement d'étouffer,
mais d'altérer, de près ou de loin, ces nobles sentiments
dans le cœur de la jeunesse.




CH. x. — DE L'ÉDUCATION NATIONALE. 389


Voilà d'abord, à nos yeux, dans quel sens l'Education
doit être nationale, et nous croyons à cet égard n'avoir be-
soin des leçons de personne : nous ne reconnaissons à per-
sonne le droit de se proclamer, sur ce point, meilleur que
nous, et voilà dans quelle pensée nous travaillerons, se-
lon nos forces, à former pour la France une jeunesse digne
d'elle.


L'amour de la patrie sera toujours pour nous un devoir
inviolable et sacré, une seconde religion : les principes de
l'Evangile et les exemples de Notre-Seigneur Jésus-Christ
nous en imposent ici de graves obligations ; nous ne lesou-
blieronsjamais.


Ainsi, ce n'est pas seulement lorsque notre patrie nous
traite avec distinction, avec confiance, ou du moins avec
une impartiale équité, que nous devons l'honorer et la ché-
rir : que nous y soyons obscurs ou méprisés, que nous y
devenions victimes de l'injustice, nous lui devrons toujours
la reconnaissance, l'amour et le respect; car, enfin, c'est
elle qui a élevé notre enfance, soutenu notre vie ; elle qui
fournit à nos besoins et veille à notre sûreté; elle dont les
frontières nous protègent, dont le sol nous nourrit, et fus-
sions-nous même rejetés sur la terre étrangère, nous n'y
oublierions pas notre patrie, et nous y élèverions encore ses
enfants dans l'amour et le respect pour elle.


Je le répète : c'est le devoir sacré des instituteurs de la
jeunesse, partout et toujours, de l'élever dans l'amour de
la patrie, de lui inspirer le zèle pour sa gloire et le dévoû-
ment pour ses intérêts.


Voilà le premier sens dans lequel VEducation doit être
nationale.


Mais si ma conviction est fermement établie sur ce point,
il est un autre point sur lequel elle n'est pas moins ferme,
c'est que l'Education ne doit pas être politique. Un écrivain
de nos jours a dit :




390 LIV. V . — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


On ne parle politique aux enfants que lorsqu'on veut les
égarer. Laissons faire à cet égard la Religion chrétienne :
elle leur donne la seule leçon de politique qui convienne à
leur âge, quand elle leur apprend ci aimer, à respecter, à obéir.


Ces paroles sont d'un philosophe chrétien, et vraiment
dignes de la sagesse évangélique; voilà les grands prin-
cipes, voilà les sentiments, voilà les habitudes et les mœurs
sociales qu'il faut donner de bonne heure aux enfants, et
dans lesquelles l'amour éclairé de la patrie demande qu'ils
soient élevés. C'est ainsi qu'on inspirera à la jeunesse le
respect et l'obéissance aux lois et aux institutions du pays,
sans la convier au spectacle dangereux pour elle des agita-
tions de la scène politique.


Eh quoi! les pères ne s'entendent pas encore! Dans ce
domaine d'une ardente controverse, la sagesse, l'expérience
n'ont pu encore amener la lumière et concilier les intérêts
et les opinions contraires, et il y aurait des instituteurs
assez imprudents pour jeter la jeunesse dans l'arène des
disputes publiques, et exciter ainsi à plaisir dans ces jeu-
nes âmes un trouble profond qui ne s'apaisera peut-être
jamais!


Non, non, ce serait oublier tout ce qu'on doit à Dieu, à la
famille, à l'enfant, à la patrie elle-même!


11 faut donc, et sur ce point encore ma conviction est fer-
mement arrêtée, il faut, pour que l'Education de la jeunesse
soit vraiment nationale, qu'elle soit placée dans une région
littéraire, morale et religieuse, si haute, et par là même si
paisible et si pure, que le triste écho des querelles politiques
n'y puisse jamais parvenir.


La patrie, c'est la famille ; eh! qui a jamais ouï dire qu'un
enfant dût être initié aux tristes dissensions qui divisent un
père, une mère, des frères et des sœurs venus avant lui dans
la vie?.Ce serait une immoralité ; ce serait blesser à plaisir
cette jeune âme.




CH- X. — DB L'ÉDUCATION NATIONALE. 394


Non, non : il faut que les enfants de la patrie soient
élevés dans une heureuse ignorance de tout ce qui irrite
et divise. Ils n'y seront initiés que trop tôt : heureux du
moins si, quand leur tour viendra de prendre leur place
dans ce monde et d'y jouer un rôle, ils trouvent que les
haines sont éteintes, les irritations apaisées et la paix à la
veille de se faire! Us y contribueront, s'ils ont été élevés
comme ils doivent l'être. Jamais la haute Education ne fut
plus nécessaire que dans un pays troublé par de longues
révolutions: c'est l'unique moyen de créer un milieu pour
en sortir.


L'Éducation vraiment nationale est celle qui placera la
jeunesse dans une sphère si fort au-dessus des agitations
politiques, qui en fera des hommes si distingués par le
caractère, si nobles par l'esprit, si généreux par le cœur,
si indépendants par l'élévation de leurs principes, qu'à
leur apparition dans le monde, ils se montreront équita-
bles, indulgents pour tous, sans distinction de partis, et
ne refuseront jamais à personne, sous quelque prétexte
que ce soit, la vérité, la charité, la justice, la sage liberté.
11 y a longtemps déjà, parmi nous, que les hommes d'Etat
les plus célèbres ont été amenés à proclamer ces prin-
cipes.


Gardons-nous, Messieurs, disait M. Thiers en 1844, de
mêler ainsi la science à la politique, de troubler Vune par
Vautre, et d'exposer la jeunesse à se ressentir des secousses
qui nous agitent. Ne placez pas si près de ce volcan le paisi-
ble asile qui contient tout ce que vous avez de plus cher,
c'est à-dire vos enfants.


Il y a, d'ailleurs, une observation fort simple à faire ici, et
qui suffira, j'espère, à prévenir les préoccupations inquiètes
que quelques esprits moins éclairés pourraient conserver
encore à cet égard.


L'Education se fait de dix à seize, dix-huit ou dix-neuf




392 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


ans. Eh bien! cette époque de la vie et les études mêmes
qui se font alors sont naturellement étrangères à la poli-
tique. Il faudrait faire violence à l'âge et à la nature des
enfants pour essayer sur eux une influence de ce genre.
Pour quiconque a étudié la jeunesse, ce que je dis ici sera
certain: à cet âge, ce ne sont pas les opinions qui se for-
ment, ce sont les habitudes, les mœurs; les vertus ou les
vices.


Je veux rappeler sur ce sujet de belles et graves paroles
de M. de Barante; elles respirent un doux et noble parfum
de vérité et de vertu:


« Messieurs, ce n'est point à cette époque que l'esprit
« prend sa direction, que le jeune homme choisit une voie
« politique; ce qui importe pour l'enfant, ce sont les habi-
te tudes morales, les pieuses pratiques, le respect de ce qui
« doit être respecté : voilà ce qui alors doit prendre racine
« dans son âme, moins par l'enseignement que par l'in-
« fluence du milieu où il est placé. Il se forme en lui comme
« une sorte d'instinct de moralité qui s'unit avec les affec-
« tions et les souvenirs de famille. »


« Si la premièreÉducation,ditencoreM.deBarante, a été
« bonne, morale, salutaire, elle se retrouve lorsque l'âge des
« passions et des premières ardeurs d'esprit vient à s'apai-
« ser. Souvent le père de famille se reporte vers les souve-
« nirs que, jeune homme, il avait oubliés. »


Que l'Education inspire à ces enfants l'amour de leur
pays, le respect pour leurs parents, l'ardeur dans le travail,
une religion sincère; qu'elle conserve leur innocence: elle
aura fait pour la société politique tout ce que celle-ci peut
demander. Ils seront pour elle, un jour, tout ce qu'elle a le
droit d'attendre. La vérité n'est que là: tout le reste est dans
le taux.


C'était la pensée de Platon:
« Conservez la bonne Education, et elle fait d'heureux




CH. X. — DE L'ÉDUCATION NATIONALE. 393


« naturels, qui, grâce à celte Éducation, deviennent de
« meilleurs citoyens que ceux qui les ont précédés. »


En un mot, dans l'enfant, il est question précisément, non
pas de former le citoyen, mais l'homme; et l'homme accompli
prépare à la société le citoyen parfait.


Aussi Platon ajoutait :
« Quel grand bien résulte, pour un État, de la bonne Édu-


« cation de la jeunesse!... Les jeunes gens bien élevés seront
« un jour des hommes excellents, et, étant tels, iis se com-
« porteront bien en toutes rencontres...


« Tout dépend de la première impulsion. Est-elle une fois
« bonne, l'État va s'agrandissant sans cesse1... »


Non, non, les instituteurs de la jeunesse, quels qu'ils
soient, n'ont pas d'autres devoirs à remplir : et, quant au
clergé, il sera le sublime conservateur de l'ordre public en
préparant les générations nouvelles à la pratique de toutes
les vertus; car il y a moins loin qu'on ne pense des vertus
privées aux vertus publiques, et le parfait chrétien devient
aisément un grand citoyen. J'aime à redire ces belles paroles
de M. le comte Mole : c'est la pensée de Tlaton, ennoblie et
élevée encore par l'inspiration française et chrétienne.


L'Éducation doit être nationale et élever les enfants dans
l'amour de leur patrie; mais elle ne doit pas être politique,
et elle doit les tenir dans une entière ignorance, ou au
moins dans un heureux èloignement des tristes débats de
l'opinion.


Ce n'est pas tout : nationale dans le cœur, l'Éducation
doit être aussi nationale par la forme, si je puis m'exprimer
ainsi.


Chaque nation aune physionomie qui la distingue; le sou-
venir et l'image doivent s'en retrouver dans l'Education ;
et, pour rendre ma pensée avec le plus de simplicité et de


1. PLAT. , Réf., Iiy. I V , tome ix, p . 201.




394 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


clarté possible, un jeune Français ne doit pas être élevé
comme un Allemand, ou un Espagnol, ou un. Italien ; son
Education doit être toute française, et faire retrouver en lui
la physionomie noble et heureuse de sa patrie.


Voilà le seul sens dans lequel pourrait être vraie et rai-
sonnable cette parole : Il faut que la jeunesse soit moulée à
l'effigie de la nation.


Quand je dis qu'une Education nationale doit inspirer à
un enfant ou conserver en lui la physionomie noble et heu-
reuse de sa patrie, je n'entends pas qu'elle doivelui inspirer
du mépris pour le genre humain et les nations étrangères :
je n'entends pas qu'elle soit moulée servilement à l'effigie
de la nation chez laquelle il est né. J'entends encore moins
qu'elle reproduise les traits d'une époque, quelle qu'elle
puisse être, avec la triste fidélité d'une copie. Je n'y veux
rien d'exclusif et d'étroit; je veux qu'elle soit assez large,
assez haute et assez forte pour retracer tout ce qu'il y a de
vrai, de noble et de grand dans toutes les époques et chez
toutes les nations : je veux qu'elle puisse se prêter à toutes
les améliorations, à tous les progrès de l'avenir.


Rien ne serait pire qu'une Education qui, pour être na-
tionale, prétendrait ressusciter le patriotisme étroit et bar-
bare des petites républiques de l'antiquité. De nos jours, et
sous la loi du Christianisme, un homme, s'il doit être de
son temps et de son pays, doit être aussi de tous les pays et
de tous les temps.


Fénelon l'entendait comme nous, et il était aussi bon
Français que personne :


J'aime ma patrie plus que ma famille, disait-il, et plus
d'un parmi ceux qui proclament si haut l'amour de la patrie
n'en pourrait certes dire autant; et Fénelon ajoutait: J'aime
le genre humain plus que ma patrie. Par là, il est vrai, il ne
prétendait pas se donner le bonheur d'aimer les Tartares
pour se dispenser d'aimer ses voisins.




Cil, X. — DE L'ÉDUCATION NATIONALE. 39S


Qu'entendait Fénelon par ces paro les? C'est qu ' i l y a
quelquefois des dévoûments plus étendus que ceux m ê m e
du patriotisme ; que la charité cathol ique embrasse dans
son ardente expansion l 'humanité tout entière, et qu'el le
tend à faire de tous les peuples répandus sur la face de la
terre, — ce qui ne peut être, hors du Christianisme, qu 'une
utopie, — la grande famille humaine fondée sur le subl ime
et pro fond principe de la fraternité chrét ienne.


Et qu 'on ne croie pas que la patrie puisse souffrir de
l 'é loignement de ceux qui se dévouent ainsi, au gré d 'une
généreuse impuls ion , aux beso ins de l 'humanité tout e n -
tière ; n o n , la patrie n'en souffre pas : c 'est sa gloire ; et le
n o m français doit sa puissance en Orient, et ce qu'il a c o n -
servé encore de grandeur dans les solitudes de l 'Amér ique ,
à ces héroïques dévoûments de nos missionnaires et de nos
guerr iers .


Non-seulement j e ne veux pas que VEducation nationale
exclue l 'amour de l 'humanité, mais je ne veux pas qu'el le
inspire le mépris pour les nations étrangères : ce mépr is est
misérable . Chaque nation a ses qualités et ses défauts ;
n ' imitons pas les défauts des autres, sans doute : mais p o u r -
quoi ne rendrions-nous pas h o m m a g e à leurs qualités? P o u r -
quoi ne fer ions-nous pas pénétrer peu à peu , par l 'Educa -
tion, dans nos habitudes et dans nos m œ u r s , ce qu' i l y a de
b o n , d 'utile, de fort, de grand , dans le caractère, dans la
littérature, dans les mœurs des nations étrangères ?


L 'Al lemagne nous donne l ' exemple d'un travail patient,
infatigable, profond ;


L 'Angleterre , d'un caractère sérieux et ferme dans ses
desseins ;


L 'Espagne a eu ses grandeurs ; l 'Italie aura toujours les
siennes.


Encore une fois, gardons-nous de mépriser les autres, de
dédaigner ce qui nous est étranger.




396 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Ceux qui nous dédaignent et nous méprisent sont injustes
envers nous; ne le soyons envers personne, montrons-nous
plus généreux.


J'ai dit que l'Education nationale ne doit pas être faite à
l'image d'une époque rétrécie; et voici mes raisons :


Les diverses époques, les diverses phases d'un siècle sont
faillibles et du domaine de l'homme ; elles sont livrées à ses
caprices, à ses mobilités, à ses passions ; elles ont quelquefois
de la grandeur, quelquefois elles sont pleines de honte.


Ce n'est guère que par le travail du siècle tout entier que
le bon sens et la vertu survivent, et dominent à la longue,
dans une nation, les égarements et les faiblesses des épo-
que diverses.


C'est là une grande loi de la Providence dans le gouver-
nement du monde.


Les époques passagères sont sujettes à tous les égarements
de l'homme : il en fait à peu près ce qu'il veut; les siècles
sont à Dieu : il leur réserve les triomphes de la vérité et de
la justice.


Ce n'est donc pas à l'image d'une époque rétrécie que
l'Education nationale doit être faite.


Ce serait restreindre l'Education à des proportions misé-
rables; ce serait arrêter tout progrès intellectuel et moral,
empêcher tout retour, si on s'est égaré.


Ce serait poser en principe que le point où l'on est, est la
dernière borne de toute perfection possible.


Je ne voudrais pas non plus que l'Education nationale
fût une reproduction servile du génie de la nation en toute
chose.


Nous l'avons dit : chaque nation a ses qualités et ses dé-
fauts.


L'Education vraiment nationale doit tendre à corriger
dans un enfant les défauts de sa nation, et à en développer
les qualités.




CH. X. — DE L'ÉDUCATION NATIONALE. 397


Certes, on ne fit jamais à un instituteur un devoir d'inspi-
rer à l'enfant qu'il élève les défauts de son père.


L'esprit français est naturellement clair, brillant, hardi.
On lui a reproché d'être superficiel et léger. Si ce reproche


était juste, l'Education vraiment nationale devrait tendre à
le rendre plus profond, plus patient, plus sérieux.


Le caractère français est grand, noble et généreux.
On a regretté qu'il manquât quelquefois de constance. Si


ce regret était fondé, l'Education nationale devrait tendre à
fortifier le caractère, à fixer sa mobile activité, et à la tourner
au profit de la force conquérante qui est son trait le plus
brillant, par la fermeté, par la constance et l'esprit de suite.


Certes, en écrivant ces choses, je ne pense pas faire acte
de mauvais Français, et je crois que, si ces conseils étaient
suivis, l'Education de notre jeunesse ne serait pas indigne
de la France.


L'Education vraiment nationale est celle qui fera de la
France la première nation du monde, qui relèvera au-des-
sus de toutes les nations rivales, en développant ses grandes
et héroïques qualités, et en faisant tourner à leur profit jus-
qu'à ses défauts eux-mêmes, qui sont d'ailleurs si brillants
et si aimables.


Mais, pour cela, il faut sortir des bornes rétrêcies d'une
époque : il faut oublier les vieilles querelles, les rancunes de
parti, les rivalités étroites. Pour que l'Education de la jeu-
nesse française fasse revivre la physionomie si belle, si
noble, de la patrie dans ses enfants, il faut qu'elle recherche,
avec toute l'indépendance d'une sage et généreuse impartia-
lité, à toutes les époques, dans tous les siècles, à toutes les
phases de l'histoire nationale, ce que le consentement des
siècles, l'hommage des nations étrangères, et la voix de
l'histoire a proclamé vraiment français.


Voilà ce qu'il faut imprimer au cœur de notre jeunesse ;
voilà ce dont il faut faire son âme et sa vie ; voilà ce qui doit




398 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


constituer le fond immuab le et la forme brillante et pure de
son Éducation intellectuelle, mora le et religieuse.


Voi là ce qui , élevant les générations présentes sur les plus
nob les hauteurs, les fera marcher , avec toutes les forces du
génie chrétien et du caractère français, à la conquête de tout
ce que le Dieu qui protège la France nous réserve encore
dans ses desseins provident ie ls , de grandeur , de génie , de
vertus , d' influence européenne et universelle !


I I I


Je l'ai dit déjà : on peut désespérer d'un individu s'il est
mal né ou mal fait ; mais il ne faut jamais désespérer d'une
nation : elle n'est jamais mal née en masse .


Dieu ne la maudit pas, à mo ins qu'el le ne le veuille obst i -
n é m e n t ; mais cela ne se voit guère .


Que faut-il qu 'el le fasse? Une seule chose qui suffit m a l -
gré ses malheurs , ses égarements ou ses fautes; il faut qu'el le
se laisse é lever .


Toutefois il arrive souvent que les peuples s 'éloignent de
ceux qui pourraient les sauver. Il y a chez eux deux ins-
tincts contraires , l 'un par lequel ils invoquent le secours de
D i e u ; l 'autre par lequel , craignant d'être trop secourus , ils
le repoussent .


Les peuples ont trop souvent peur de se régénérer , et alors
ils redoutent et é lo ignent les régénérateurs : c'est l ' expé-
r ience de tous les âges . Une génération oit Vos uns savent
p e u , et o ù les autres savent mal , où tant de facultés sont
nulles ou dépravées , o ù tant de hautes intell igences sûnt
t ombées , o ù les plus beaux talents ont presque toujours
t rompé les premières espérances qu'i ls avaient données ;
une génération pareille se déc ide difficilement, et ne se d é -
c idera peut-être jamais à bien élever la génération qui doit
lui succéder .


Et ce la se conço i t : o n n'a plus m ê m e alors l ' intell igence




C H . x. — D E L ' É D U C A T I O N N A T I O N A L E . 399


de l'œuvre à accomplir; la langue même de l'Education
s'avilit ; les notions les plus simples s'altèrent, les idées les
plus certaines se troublent.


On ne veut pas, on redoute pour soi des enfants d'un ca-
ractère trop élevé, d'une conscience trop ferme, d'une reli-
gion trop sincère. D'autre part, on sent bien que des enfants
sans respect, sans foi, sans mœurs, ne sont pas ce que de-
mandent la société et la famille; on ne sait comment faire,
et on va de mal en pis, et voilà tout le secret de tant de dif-
ficultés inexplicables et de tant d'émotions pénibles.


C'est ainsi que tous, d'accord en théorie, nous ne le
sommes pas dans la pratique ; nous avons peur les uns des
autres.


Hommes de la science et de la politique humaine, préoc-
cupés avant tout des intérêts de la terre et du temps, vous
craignez que nous autres catholiques nous ne fassions une
natioil sans grandeur et sans savoir : vos préventions sont
injustes,car c'est nous qui avons élevé le siècle de LouisXIV.


Nous tendons, dites-vous, à la domination : cela n'est
pas. La domination, vous le savez comme nous, ne sera ja-
mais, n'est plus possible sous un régime de liberté sincère.


Nous craignons, nous, que vous ne fassiez une nation sans
caractère et sans vertu : nos craintes sont peut-être mal fon-
dées; mais enfin jusqu'à ce jour vos preuves ne sont pas
encore bien faites. Nous vous respecterons volontiers dans
vos préventions; mais rendez-nous la même justice.


Vous êtes des hommes instruits : il ne nous appartient pas
de nous célébrer sous ce rapport; mais nous sommes comme
vous des hommes d'honneur. Les uns et les autres, nous
sommes les enfants de la mère patrie. Cessons de nous faire
la guerre; au lieu de cela, faisons alliance par la liberté
commune pour l'Education de la jeunesse française ; nous
y gagnerons tous, et la grande œuvre de la pacification re-
ligieuse s'accomplira.




400 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


Les pères de famille, la Providence et la fortune de la
France décideront entre nous.


Si j'étais à votre place, j'accepterais franchement l'épreuve
nouvelle qui va se faire : l'honneur m'en ferait un devoir.
Nous travaillerions de concert à donner à la jeunesse une
Education vraiment nationale.


J'ai dit la fortune de la France ; certes, je ne connais pas
une nation qui en ait une plus belle et plus sûre. C'est d'elle
surtout qu'il ne faut jamais désespérer.


C'est une nation admirable 1
Car ses vives et fortes inspirations, ses instincts les plus


décidés, sont pour la vérité et la vertu ; dans le fond, elle
n'estime que la probité et le bon sens. Quand on ne l'égaré
pas, quand on ne la fatigue point de calomnie et de men-
songes, elle aime, elle vénère ses prêtres, elle a une mer-
veilleuse facilité à recevoir les hauts enseignements de la foi,
et je n'en voudrais d'autre preuve que l'admirable spectacle
des Conférences de Saint-Sulpice, au commencement de ce
siècle, et des Conférences de Notre-Dame, aujourd'hui.


Il ne manque, en ce moment, à la France que de com-
prendre les grandes leçons et d'accepter les grandes lois de
la Providence.


L'histoire a révélé, dans la solennelle et triste succession
des siècles, un enseignement que je veux indiquer ici.


La sagesse est plus puissante que le génie pour travailler
à l'Education de la jeunesse, et par elle à la régénération
des peuples; la probité et le bon sens valent mieux que la
science et les lettres mêmes, pour développer dans les gé-
nérations les dons de l'intelligence.


Il y a eu, dans les annales des nations, trois grands siècles
dont la splendeur domine encore et illustre le genrehumain.


Eh bien ! à ces trois grandes époques, les hommes de gé-
nie sont venus après les sages; après les hommes de génie,
les sophistes.




C H . x. — D E L ' É D U C A T I O N N A T I O N A L E . 404


La sagesse, la simplicité et la vertu ont précédé le génie
et la gloire ; puis sont venus la vanité, le bel-esprit et le
mensonge ; puis les révolutions et les désastres.


Et ici mon cœur se serre, j'éprouve une compassion pro-
fonde pour ces tristes décadences de l'humanité; je gémis
sur ces profondes, sur ces irréparables infortunes.


Ainsi, pour trois fois que le genre humain s'est élevé jus-
qu'à la splendeur du génie, jusqu'à la gloire, trois fois
il a dû succomber sous le faix !


Le poids d'une si grande fortune l'a écrasé, et, après l'avoir
porté un moment, il a fléchi de toutes parts, et donné aux
âges suivants le spectacle de ses désastres.


Un grand siècle se présente d'abord à moi. Sept sages ont
fait son Education, Périclès lui donne son nom ; et ce siècle,
d'un souvenir immortel, n'a su préparer à la Grèce, après
lui, que le sophisme et le mensonge, et le Parthénon n'est
demeuré debout jusqu'à nos jours que pour voir une suc-
cession de faiblesses et de misères inexprimables.


Auguste vient plus tard, avec le cortège des hommes de
génie qui l'entourent; mais, avanteux, on avait vu les sages ;
Lœlius, Scipion, Térence, Ennius, les Caton et tant d'autres
et on avait reçu leurs leçons de probité et de vertu.


Mais après Auguste paraît un Tibère, puis un Claude im-
bécile; et, si le pêcheur delà Galilée n'était pas venu plan-
ter sa lente au sommet du Vatican, le peuple-roi eût été li-
vré sans retour aux nations barbares, et la ville éternelle
eût disparu de la terre.


Nous avons eu aussi notre grand roi et notre grand siècle ;
mais, avant lui, Richelieu, qui fut roi sous Louis XIII, pro-
cura, à l'aide de Vincent de Paul, du cardinal de Bérulle, et
de cette multitude d'hommes éminemment saints, éminem-
meut sages, et surtout à l'aide des Jésuites, qui comptaient
alors, comme je l'ai dit, soixante-cinq mille élèves instruits
gratuitement dansleurs collèges ; Richelieu procura à lajeu-


É., i. 36




402 LIV. V. — DES DIVERSES SORTES D'ÉDUCATION.


nesse française cette forte et énergique Education, dont les
détails nous paraîtraient aujourd'hui fabuleux, s'ils n'étaient
attestés dans tous les Mémoires du temps,


Les hommes de génie en naquirent : ils remplirent de leur
gloire la France entière ; l'Europe en fut étonnée, l'univers
les admire encore ; puis, après eux, les sophistes; après
Bossuet, Pascal et Fénelon... Diderot, Voltaire, Rousseau;
puis, après les sophistes, les révolutions; et, après les révo-
lutions, la confusion des langues, le pêle-mêle des opinions
etdes pensées contraires, la sincérité du langage obscurcie,
le naufrage de toutes les antiques vertus, la ruine oul'abais-
sement de toutes les nobles vérités.


Et à peine voit-on surnager encore çà et là quelques dé-
bris épars de vérités ou de vertu, qu'on va sauver un à un]
comme ces richesses échappées au naufrage, et que les mers
ballottent dans leur furie ; car il y a toujours des âmes ma-
gnanimes, des hommes inspirés qui se dévouent, qui affron-
tent les dangers de la tempête, qui se jettent au milieu des
vagues pour sauver ce qu'elles n'ont pas englouti. Mais,
aussi, il y a sur toutes les mers des côtes inhospitalières où
les efforts des plus généreux dévoûments vont trouverpour
leur récompense le pillage et la mort.


Nous trouverons mieux, je l'espère; et, dans cette con-
fiance, nous nous dévouerons tous courageusement à l'œu-
vre si importante de l'Education nationale.




TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION • v


LIVRE PREMIER


De l'Éduoation en général.


C I IAP . I " . L'Education est une œuvre d'autorité et de respect . . . I
I I . L'Education est une œuvre de développement et de p r o -


grès 8
III. L'Education est une œuvre de force. . 1 4


IV. L'Education est une œuvre de politesse 1 7


V. Des diverses formes de l'Education humaine 21


VI. Résumé et conclusion du livre premier 27


LIVRE DEUXIÈME


De l'enfant et du respect qui est dû à la dignité de sa nature,


CHAP. I " . I.'enfnnt, ses qualités, ses défauts, ses ressources. . . . 33
II. L'enfant, mes expériences • 4 2


III. L'enfant gâté 50
IV. L'enfant, quelques conseils pour sa première Education . 67


V. Le respect qui est dû a la dignité de l'enfance est un res -


pect religieux. — Conclusion du second livre . . . . 80




404 TABLE DES MATIÈRES.


LIVRE TROISIÈME


Des moyens d'éducation.


CHAP. I " . H y a quatre moyens nécessaires d'Education : la Rel i -
gion, l'Instruction, la Discipline, les Soins physiques . 8 9


II. La Religion 91


III. La Discipline 1 2 6
IV. L'Instruction. — Qu'il ne faut pas sacrifier l'Education


à l'Instruction 136
V. Les Soins physiques 118


VI. Résumé et conclusion du troisième livre. — Influence
mutuelle des divers moyens d'Education. — De la
Discipline morale. — Influence supérieure et prédomi-
nante de la Religion 161


LIVRE QUATRIÈME


De l'enfant et du respect qni est dû à la liberté de sa nature.


GHAP. I " . Quelques considérations générales 117
II. De l'enfant, et du respect qui est dû a la liberté de son


intelligence . 187
III. De l'enfant, et du respect qui est dû a la liberté de sa


volonté 204


IV. De l'enfant, et du respect qui esl dû k la liberté de sa
vocation. — Nul n'est ici-bas pour ne rien faire ; il y a
un état, une-fonction, un travail pour chacun . . . . 219


V . Rien ici-bas ne se fait k l'aventure : donc i l y a p o u r cha-
cun et pour chaque état une vocation de Dieu . . . . 2 4 2




TABLE DES MATIÈRES. 405


LIVRE CINQUIÈME


Des diverses sertes d'Éducation


C H A P . I " . De l'Education essentielle et de l'Education profession-
nelle. — Quelques considérations générales 254


II. Education industrielle et commerciale. — Education ar-
tistique 267


III. De l'Education populaire. — Considérations générales. . 284
IV. De l'Education populaire. — C e que peut être l'Instruction


dans l'Education du peuple 289
V. De l'Education populaire. — Ce que la Religion peut et


doit faire pour l'Education du peuple 298
VI. De la haute Education intellectuelle 313


VII. Des Petits Séminaires. — L e u r nécessité et leur spécia-
lité 331


VIII. Des Petits Séminaires. — D e l à liberté des vocations
eccléciastiques et du respect qui leur est dû. . . . 317


IX. Qu'il ne faut pas sacrifier l'Education essentielle à l ' Ins-
truction professionnelle , . 367


X. De l'Education nationale 3S3


PARIS — I M P . VICTOR (IOUPY, Rt 'E G A R W . I É R E , ! i .