ŒUVRES COMPLÈTES D'ALEXIS DE T O C Q U E V I L L E P U B L I É E S PAR MADAME DE...
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ŒUVRES COMPLÈTES
D'ALEXIS DE T O C Q U E V I L L E


P U B L I É E S


PAR MADAME DE TOCQUEVILLE




PARIS. — IMP. 8IK0N BACON KT COMP., H DE O ERFUBTH,




L'ANCIEN RÉGIME


LA REVOLUTION
P A H


ALEXIS DE T O C Q U E V I L L E


S E P T I È M E ÉDITION


A A A


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS


R U E V I V I E M N E , . ï B I S , E T B O U L E V A R D D E S I T A L I E N S , 15


A LA L I B R A I R I E NOUVELLE


1 8 6 6
Tous droits réservés






AVANT-PROPOS


Le livre que je publie en ce moment n'est point une
histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec
trop d'éclat pour que je songe à la refaire; c'est une
étude sur cette révolution.


Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort
auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper
pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par
un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là de ce qu'ils
voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes
sortes de précautions pour ne rien emporter du passé
dans leur condition nouvelle : ils se sont imposé toutes
sortes de contraintes pour se façonner autrement que
leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin pour se rendre
méconnaissables.


IV 1




ii A V A N T - P R O P O S .


J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins
réussi dans cette singulière entreprise qu'on ne l'avait
cru au dehors et qu'ils-ne l'avaient cru d'abord eux-
mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu ils avaient re-
tenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des
habitudes, des idées même à l'aide desquelles ils avaient
conduit la Révolution qui le détruisit, et que, sans le
vouloir, ils s'étaient servis de ses débris pour construire
l'édifice de la société nouvelle ; de telle sorte que, pour
bien- comprendre et la Révolution et son œuvre, il fal-
lait oublier un moment la France que nous voyons, et
aller interroger dans son tombeau la France qui n'est
plus. C'est ce que j 'ai cherché à faire ici ; mais j 'ai eu
plus de peine à y réussir que je n'aurais pu le croire.


Les premiers siècles de la monarchie, le moyen âge,
la renaissance, ont donné lieu à d'immenses travaux et
ont été l'objet de recherches très-approfondiesqui nous
ont fait connaître non pas seulement les faits qui se
sont passés alors, mais les lois, les usages, l'esprit du
gouvernement et de la nation à ces différentes époques.
Personne jusqu'à présent ne s'est encore donné la peine
de considérer le dix-huitième siècle de cette manière et
de si près. Nous croyons très-bien connaître la société
française de ce temps-là, parce que nous voyons claire-
ment ce qui brillait à sa surface, que nous possédons
jusque dans les détails l'histoire des personnages les plu*
célèbres qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses




A V A N T - P R O P O S . m


ou éloquentes ont achevé de nous rendre familières les
œuvres des grands écrivains qui l'ont illustrée. Mais
quant à la manière dont se conduisaient les affaires,
à la pratique vraie des institutions, à la position exacte
des classes vis-à-vis les unes des autres, à la condition
et aux sentiments de celles qui ne se faisaient encore ni
entendre ni voir, au fond même Mes opinions et des
mœurs, nous n'en avons que des idées confuses et sou-
vent fautives.


J'ai entrepris de pénétrer jusqu'au cœur de cet ancien
régime, si près de nous par le nombre des années, mais
que la Révolution nous cache.


Pour y parvenir, je n'ai pas seulement relu les livres
célèbres que le dix-huitième siècle a produits; j 'a i voulu
étudier beaucoup d'ouvrages moins connus et moins
clignes de l'être, mais qui, composés avec peu d'art, tra-
hissent encore mieux peut-être les vrais instincts du
temps. Je me suis appliqué à bien connaître tous les
actes publics où les Français ont pu, à l'approche de la
Révolution, montrer leurs opinions et leurs goûts. Les
procès-verbaux des assemblées d'États, et, plus tard, des
assemblées provinciales, m'ont fourni sur ce point beau-
coup cfe lumières. J'ai fait surtout un grand usage des
cahiers dressés par les trois ordres, en 1789. Ces
cahiers, dont les originaux forment une longue suite de
volumes manuscrits, resteront comme le testament de
l'ancienne société française, l'expression suprême de




iv A V A N T - P R O P O S ,


scs désirs, la manifestation authentique de ses volontés
dernières. C'est un document unique dans l'histoire.
Celui-là même ne m'a pas suffi.


Dans les pays où l'administration publique est déjà
puissante, il naît peu d'idées, de désirs, de douleurs, il
se rencontre peu d'intérêts et de passions qui ne vien-
nent tôt ou tard se montrer à nu devant elle. En visitant
scs archives, on n'acquiert pas seulement une notion
très-exacte de ses procédés, le pays tout entier s'y ré-
vèle. Un étranger auquel on livrerait aujourd'hui toutes
les correspondances confidentielles qui remplissent les
cartons du ministère de l'intérieur et des préfectures, en
saurait bientôt plus sur nous que nous-mêmes. An dix-
huitième siècle, l'administration publique était déjà,
ainsi qu'on le verra en lisant ce livre, très-cenlralisée,
très-puissante, prodigieusement active. On la voyait sans
cesse aider, empêcher, permettre. Elle avait beaucoup à
promettre, beaucoup à donner. Elle influait déjà de
mille manières, non-seulement sur la conduite générale
des affaires, mais sur le sort des familles et sur la vie.
privée de chaque homme. De plus, elle était sans publi-
cité, ce qui faisait qu'on ne craignait pas de venir ex-
poser à ses yeux jusqu'aux infirmités les plus secrètes.
J'ai passé un temps fort long à étudier ce qui nous reste
d'elle, soit à Paris, soit dans plusieurs provinces'.


1 Je me suis particulièrement servi des archives de quelques grandes
intendances, surtout cellos de Tours, qui sont très-complètes, et qui se




A V A N T - P R O P O S . v


Là, comme je m'y attendais, j 'a i trouvé l'ancien ré-
gime tout vivant, ses idées, ses passions, ses préjugés,
ses pratiques. Chaque homme y parlait librement sa lan-
gue et y laissait pénétrer ses plus intimes pensées. J'ai
ainsi achevé d'acquérir sur l'ancienne société beaucoup
de notions que les contemporains ne possédaient pas ;
car j'ayais sous-Jes yeux ce qui n'a jamais été livré à
leurs regards. " . »


A mesure que j'avançais dans cette étude, je m'éton-
nais en revoyant à tous moments dans la France de ce
temps beaucoup de traits qui frappent dans celle de nos
jours. J'y retrouvais une foule de sentiments que j'avais
cru nés de la Révolution, une foule d'idées que j'avais
pensé jusque-là ne venir que d'elle, niille habitudes
qu'elle passe pour nous avoir seule données ; j ' y rencon-
trais partout les racines de la société actuelle profondé-
ment implantées dans ce vieux sol. Plus je me rappro-
chais de 1789, plus j'apercevais distinctement l'esprit
qui a fait la Révolution se former, naître et grandir; Je
voyais peu à peu se découvrir à mes yeux toute la phy-
sionomie de celle révolution. Déjà elle annonçait son
tempérament, son génie; c'était elle-même. Là je trou-
vais non-seulement la raison de ce qu'elle allait faire


Rapportent a une généralité t rès-vaste, placée au centre de la France et
peuplée d'un million d'habitants. Je dois ici des r e L n e r c î m e n t s au j eune
et habile archiviste qui en a l e dépôt, M. Grandmaison. D'autres généra-
lités, entre autres celles de l ' I le-de-France, m'ont fait voir que les chos r s
se passaient de la même manière dans la plus grsndc partie du r o j a u m e




Ï I A V A N T - P R O P O S ,


dans son premier effort, mais plus encore peut-être
l'annonce de ce qu'elle devait fonder à la longue; car la
Révolution a eu deux phases bien distinctes : la pre-
mière pendant laquelle les Français semblent vouloir
tout abolir dans le passé ; la seconde où ils vont-y re-
prendre une partie de ce qu'ils y avaient laissé. 11 y a
un grand nombre de lois et d'habitudes politiques de
l'ancien régime qui disparaissent ainsi. tout à cbup
en 1789 et qui se remontrent quelques années après,
comme certains fleuves s'enfoncent dans la terre pour
reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux
à de nouveaux rivages.


L'objet propre de l'ouvrage que je livre au public est
de faire comprendre pourquoi cette grande révolution,
qui se préparait en même temps sur presque tout le
continent de l'Europe, a éclaté chez nous plutôt qu'ail-
leurs, pourquoi elle est sortie comme d'elle-même de la
société qu'elle allait détruire, et comment enfin l'an-
cienne monarchie a pu tomber d'une façon si complète
et si soudaine. "


Dans ma pensée, l'œuvre que j 'a i entreprise ne doit
pas en rester là. Mon intention est, si le temps et les
forces ne me manquent point, de suivre à travers les vi-
cissitudes de cette longue révolution, ces mêmes F.ran?
çais avec lesquels je viens de vivre si familièrement sous
l'ancien régime et que cet ancien régime avait formés,
de les voir se modifiant et se transformant suivant les




A V A N T - P R O P O S . vu


événements, sans changer pourtant de nature, et repa-
raissant sans cesse devant nous avec une physionomie un
peu différente, mais toujours reconnaissable.


Je parcourrai d'abord avec eux cette première époque
de 89, où l'amour de l'égalité et celui de la liberté par-
tagent leur cœur ; où ils ne veulent pas4 seulement fon-
der des institutions démocratiques, mais des institutions
libres ; non-seulement détruire des privilèges, mais re-
connaître et consacrer des droits ; temps de jeunesse,
d'enthousiasme, de fierté, de passions généreuses et
sincères, dont, malgré ses erreurs, les hommes conser-
veront éternellement la mémoire, et qui, pendant long-
temps encore, troublera le sommeil de tous ceux qui
voudront les corrompre ou les asservir.


Tout en suivant rapidement le cours de cette même
Révolution, je tâcherai de montrer par quels événe-
ments, quelles fautes, quels mécomptes, ces mêmes Fran-
çais sont arrivés à abandonner leur première visée, et,
oubliant la liberté, n'ont plus voulu que devenir les ser-
viteurs égaux du maître du monde ; comment un gou-
vernement pins fort et beaucoup plus absolu, que celui
que ]a Révolution avait renversé ressaisit alors et con-
centre tous les pouvoirs, supprime toutes ces libertés si
chèrement payées, met à leur place leurs vaines images ;
appelant souveraineté du peuple les suffrages d'électeurs
qui ne peuvent ni s'éclairer, ni se concerter, ni choisir;
vote libre de l'impôt l'assentiment d'assemblées muettes




vin A V A N T - P R O P O S .


, ou asservies; et, tout en enlevant à la nation la faculté
de se gouverner, les principales garanties du droit, la
liberté de penser, de parler et d'écrire, c'est-à-dire
ce qu'il y avait eu de plus précieux et de plus noble
dans les conquêtes de 89, se pare encore de ce grand
nom.


Je m'arrêterai au moment où la Révolution me paraî-
tra avoir à peu près accompli son œuvre et enfanté la
société nouvelle. Je considérerai alors cette société
même ; je tâcherai de discerner en quoi elle ressemble
à ce qui l'a précédée, en quoi elle en diffère, ce que nous
avons perdu dans cet immense remuement de toutes
choses, ce que nous y avons gagné, et j'essayerai entîn
d'entrevoir notre avenir.


Une partie de ce second ouvrage est ébauchée, mais
enqore indigne d'être offerte au public. Me sera-t-il
donné de l'achever? Qui peut le dire? La destinée des
individus est encore bien plus obscure que celle des
peuples.


J'espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, mais
je ne prétends pas l'avoir écrit sans passion. Il serait à
peine permis à un Français de n'en point ressentir
quand il parle de son pays et songe à son temps. J'avoue
donc qu'en étudiant notre ancienne société dans chacune
de ses parties, je n'ai jamais perdu entièrement de vue
la nouvelle. Je n'ai pas seulement voulu voir à quel mal
le malade avait succombé, mais comment il aurait pu




A V A N T - P R O P O S . ix


ne pas mourir. J'ai fait comme ces médecins qui, dans
chaque organe éteint, essayent de surprendre les lois de
la vie. Mon but a été de faire un tableau qui fût stricte-
ment exact, et qui, en même temps, pût être instructif.
Toutes les fois donc que j 'a i rencontré chez nos pères
quelques-unes de ces vertus mâles qui nous seraient le
plus nécessaires et que nous n'avons presque plus, un
véritable esprit d'indépendance, le goût des grandes
choses, la foi en nous-mêmes et dans une cause, je les
ai mis en relief, et de même, lorsque j 'ai rencontré
dans les lois, dans les idées, dans les mœurs de ce temps-
là, la trace de quelques-uns des vices qui, après avoir
dévoré l'ancienne société, nous travaillent encore, j 'a i
pris soin d'appeler sur eux la lumière, afin que, voyant
bien le mal qu'ils nous ont fait, on comprît mieux celui
qu'ils pouvaient encore nous faire.


Pour atteindre ce but, je n'ai craint, je le confesse,
de blesser personne, ni individus, ni classes, ni opi-
nions, ni souvenirs, quelque respectables qu'ils pussent
être. Je^'ai souvent fait avec regret, mais toujours sans
remords. Que ceux auxquels j 'aurais pu ainsi déplaire
me pardonnent en considération du but désintéressé et
honnête que je poursuis.


Plusieurs m'accuseront peut-être de montrer dans ce
livre un goût bien intempestif pour la liberté, dont on
m'assure que personne ne se soucie plus guère en
France.




x A V A N T - P R O P O S .


Je prierai seulement ceux qui m'adresseraient ce re-
proche de vouloir bien considérer que ce penchant est
chez moi fort ancien. Il y a plus de vingt ans que, par-
lant d'une autre société, j'écrivais presque textuellement
ce qu'on va Jire.


Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà dé-
couvrir trois vérités très-claires. La première est que
tous les hommes de nos jours sont entraînés par une
force inconnue qu'on peut espérer régler et ralentir,
mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et
tantôt les précipite vers la destruction de l'aristocratie;
la seconde, que, parmi toutes "les sociétés du monde,
celles qui auront toujours le plus de peine à échapper
pendant longtemps au gouvernement absolu seront pré-
cisément ces sociétés où l'aristocratie n'est 'plus et ne
peut plus être; la troisième enfin, que nulle part le des-
potisme ne doit produire des effets plus pernicieux que
dans ces sociétés-là ; car plus qu'aucune autre sorte de
gouvernement il y favorise le développement de tous les
vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes,
•et les pousse ainsi du côté même où, suivant une incli-
naison naturelle, elles penchaient déjà.


Les hommes - n'y étant plus rattachés les uns aux au-
tres par aucun lien de caste, de classe, de corporation,
<le famille, n'y sont que trop enclins à ne se préoccuper
que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés
à n'envisager qu'eux-mêmes et à se retirer dans un in-




A V A N T - P Ç O P O S . x[


dividualisme étroit où toute vertu publique est étouffée.
Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la
rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion
commune, tout besoin mutuel, toute nécessité de s'en-
tendre, toute occasion d'agir ensemble; il les mure,
pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à
se mettre à part : il. les isole; ils se refroidissaient les
uns pour les autres : il les glace.


Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, chacun
se sent aiguillonné sans cesse par la crainte de descen-
dre et l'ardeur de monter ; et,.comme l'argent, en môme
temps qu'il est devenu la principale marque qui classe
et distingue entre eux les hommes, y a acquis 'une mo-
bilité singulière, passant de mains en mains sans cesse,
transformant la condition des individus, élevant ou abais-
sant les familles, il n'y a presque personne qui ne soit
obligé d'y faire un effort désespéré et continu pour le
conserver ou pour l'acquérir. L'envie de s'enrichir à tout
prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recher-
che du bien-être et des jouissances matérielles, y sont
donc les passions les plus communes. Ces passions s'y
répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent
jusqu'à celles mêmes qui y avaient été jusque-là le plus
étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et à dégra-
der la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or,
il est de l'essence même du despotisme de les favoriser
et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent




M I A V A I S T - P R O P O S .


en aide; elles détournent et occupent l'imagination des
hommes loin des affaires publiques, et les font trembler
à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur four-
nir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité à l'aise
et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant
le déshonneur. Sans lui elles eussent été fortes; avec lui
elles sont régnantes.


La liberté seule, au contraire, peut combattre effica-
cement dans ces sortes de sociétés les vices qui leur sont
naturels et les retenir sur la pente où elles glissent. Il
n'y a qu'elle, en effet, qui puisse retirer les citoyens de
l'isolement dans lequel l'indépendance môme de leur
condition les fait vivre, pour les contraindre à se rap-
procher les uns des autres, qui les réchauffe et les réu-
nisse chaque jour par la nécessité de s'entendre, de se
persuader et de se complaire mutuellement dans la pra-
tique d'affaires communes. Seule elle est capable de les
arracher au culte de l'argent et aux petits tracas journa-
liers de leurs affaires particulières, pour leur faire aper-
cevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à
côté d'eux ; seule elle substitue de temps à autre à l'a-
mour du bien-être des passions plus énergiques et plus
hautes, fournit à l'ambition-des objets plus grands que
l'acquisition des richesses, et crée la Jumière, qui per-
met de voir et de juger les vices et les vertus des
hommes.


Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peu-




A V A N T - P R O P O S . xm


vent être riches, raffinées, ornées, magnifiques même,
puissantes par le poids de leur masse homogène; on
peut y rencontrer des qualités privées, de bons pères de
famille, d'honnêtes commerçants et des propriétaires
très-estimables ; on y verra même de bons chrétiens,
car la patrie de- ceux-là n'est pas de ce monde et la
gloire de leur religion est de les produire au milieu de
la plus grande corruption des mœurs et sous les plus
mauvais gouvernements : l'Empire romain, dans son
extrême décadence, en était plein; mais ce qui ne se
verra jamais, j'ose le dire, dans des sociétés semblables,
ce sont de grands citoyens et surtout un grand peuple,
et je ne crains pas d'affirmer que le niveau commun des
cœurs et des esprits ne cessera jamais de s'y abaisser
tant que l'égalité et le despotisme y seront joints.


Voilà ce que je pensais et.ee que je disais il y a vingt
ans. J'avoue que, depuis, il ne s'est rien passé dans le
monde qui m'ait porté à penser et à dire autrement.
Ayant montré la bonne opinion que j'avais de la liberté
dans un temps où elle était en faveur, on ne trouvera
pas mauvais que j 'y persiste quand on la, délaisse.


Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en ceci
même je suis moins différent de la plupart de mes con-
tradicteurs qu'ils ne le supposent peut-être eux-mêmes.
Quel est l'homme qui, de nature, aurait l'âme assez
basse pour préférer dépendre des caprices d'un de ses
semblables à suivre les lois qu'il a contribué à établir




xiv A V A N T - P R O P O S .


lui-même, si sa nation lui paraissait avoir les vertus né-
cessaires pour faire un bon usage de la liberté ? Je pense
qu'il n'y en a point. Les despotes eux-mêmes ne nient
pas que la liberté ne soit excellente; seulement ils ne la
veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous
les autres en sont tout à fait indignes. Ainsi, ce n'est pas
sur l'opinion qu'on doit avoir de la liberté qu'on dif-
fère, mais sur l'estime plus ou moins grande qu'on fait
des hommes ; et c'est ainsi qu'on peut dire d'une façon
rigoureuse que le goût qu'on montre pour le gouverne-
ment absolu est dans le rapport exact du mépris qu'on
professe pour son pays. Je demande qu'on me permette
d'attendre encore un peu avant de convertir à ce senti-
ment-là.


Je puis dire, je crois, sans trop me vanter, que le
livre que je publie en ce moment est le produit d'un
très-grand travail. 11 y a tel chapitre assez court qui m'a
coûté plus d'un an de recherches. J'aurais pu surcharger
de notes le bas de mes pages ; j 'a i mieux aimé n'insérer
ces dernières qu'en petit nombre et les placer à la fin
du volume, avec un renvoi aux pages du texte auquel
elles se rapportent.-On trouvera là des exemples et des
preuves. Je pourrais en fournir bien d'autres, si ce
livre paraissait à quelqu'un valoir la peine-de les de-
mander.




L 'ANCIEN R É G I M E
K T


, 1


L A R É V O L U T I O N


L I V R E P R E M I E R


CHAPITRE PREMIER
JUGEMENTS CONTRADICTOIRES QUI SONT P O R T É S S U R L A R É V O L U T I O N


A SA NAISSASÎCE.


Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes
et les hommes d'État à la modestie que l'histoire de
notre Révoltttkm 5 car il n'y eut jamais d'événements
plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et
moins prévus.


Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la
pressent pas. Il la touche sans la voir. Bien plus, il agit
par avance suivant son esprit; il est son précurseur et
déjà, pour ainsi dire, son agent; il ne la reconnaît point à




2 L 'ANCIEN RÉGIME


son approche; et, quand elle se montre enfin, les traits
nouveaux et extraordinaires qui •vont caractériser sa phy-
sionomie parmi la foule innombrable des révolutions
échappent d'abord aux regards.


Au dehors elle est l'objet de la curiosité universelle ;
partout elle fait naître dans l'esprit des peuples une sorte
de notion indistincte que des temps nouveaux se prépa-
rent, de vagues espérances de changements et de réfor-
mes ; mais personne ne soupçonne encore ce qu'elle doit
être. Les princes et leurs ministres manquent même de
ce pressentiment confus qurémeùt le peuple à sa vue. Ils
ne la considèrent d'abord que comme une de ces maladies


- périodiques auxquelles la constitution de tous les peuples
est sujette, et qui n'ont d'autre effet que d'ouvrir de
nouveaux champs à la politique de leurs voisins. Si, par
hasard, ils disent la vérité sur elle, c'est à leur insu. Les
principaux souverains de l'Allemagne, réunis à Pilnitz
en 1791, proclament, il est vrai, que le péril qui menace
la royauté en France est commun à tous les anciens pou-
voirs de l'Europe, et que tous sont menacés avec elle ;
mais, au fond, ils n'en croient rien. Les documents se-
crets du temps font connaître que ce n'était là à leurs
yeux que d'habiles prétextes dont ils masquaient leurs
desseins ou les coloraient aux yeux de la foule.


Quant à eux, ils savent bien que la Révolution fran-
çaise est un accident local et passager dont il s'agit seu-
lement de tirer parti. Dans celte pensée, ils conçoivent
desdesseins,font des préparatifs, contractent des alliances
secrètes; ils se disputent entre eux à la vue de cette proie




ET LA R É V O L U T I O N . 5


prochaine, se divisent, se rapprochent; il n'y a presque
rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce qui va arriver.


Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre his-
toire et la longue pratique de la liberté politique don-
nent plus de lumière et d'expérience, aperçoivent bien
comme à travers un voile épais l'image d'une grande
révolution qui s'avance; mais ils ne peuvent distinguer
sa forme, et l'action qu'elle va exercer bientôt sur les
destinées du monde et sur la leur propre leur est cachée.
Arthur Young, qui parcourt la France au moment où la
Révolution va éclater, et qui considère cette révolution
comme imminente, en ignore si bien la portée, qu'il se
demande si le résultat n'en sera point d'accroître les pri-
vilèges. « Quant à la noblesse et au clergé, dit-il, si
cette révolution leur donnait encore plus de prépondé-
rance, je pense qu'elle ferait plus de mal que de bien. »


Burke, dont l'esprit fut illuminé par la haine que la
Révolution dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même
reste quelques moments incertain à sa vue. €e qu'il en
augure d'abord, c'est que la France en sera énervée et
comme anéantie. «I l est à croire, dit-il, que pour long-
temps les facultés guerrières de la France sont éteintes;
il se pourrait même qu'elles le fussent pour toujours, et
que les hommes de la génération qui va suivre puissent
dire comme cet ancien : Gallos quoque in beflis (loruisse
mtdivimvs (Nous avons entendu dire que les Gaulois
eux-mêmes avaient jadis brillé par les armes).


On ne juge pas mieux l'événement de près que de
loin. En France, la veille du jour où la Révolution va




4 L 'ANCIEN RÉGIME


éckter, on n'a encore aucune idée précise sur ce qu'elle
va faire. Parmi la foule des cahiers, je n'en trouve que
deux où se montre une certaine appréhension du peuple.
Ce qu'on redoute, c'est la prépondérance, que doit con-
server le pouvoir royal, la cour, comme on l'appelle
encore. La faiblesse et la courte durée des états généraux
inquiètent. On a peur qu'on ne les violente. La noblesse
est particulièrement travaillée de cette crainte. « Les
troupes suisses, disent plusieurs de ces cahiers, prête-
ront le serment de ne jamais porter les armes contre les
citoyens, même en cas d'émeute ou de révolte. » Que
es états généraux soient libres, et tous les abus seront


aisément détruits ; la réforme à faire est immense, mais
elle est facile.


Cependant la Révolution suit son cours : à mesure
que l'on voit apparaître la tête du monstre, qUe sa phy-
sionomie singulière et terrible se découvre; qu'après
avoir détruit les institutions politiques elle abolit les
institutions civiles, après les lois change les mœurs, les
usages et jusqu'à la langue ; quand, après avoir ruiné la
fabrique du gouvernement, elle remue les fondements
d e l à société et semble enfin vouloir s*en prendre à Dieu
lui-même; lorsque bientôt cette même révolution dé-
borde au dehors, avec des procédés inconnus jusqu'à
elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières,
des opinions armées, comme disait Pilt, une puissance
inouïe qui abat les barrières des empires, brise les cou-
ronnes, foule les peuples, et, chose étrange ! les gagne
en même temps à sa cause; à mesure que toutes ces




ET LA R É V O L U T I O N . ' 5


choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait
d'abord semblé, aux princes de l'Europe et aux hommes
d'État, un accident ordinaire de la vie des peuples, paraît
un fait si nouveau, si contraire même à tout ce qui s'était
passé auparavant dans le monde, et cependant si géné-
ral, si monstrueux, si incompréhensible, qu'en l'aper-
cevant l'esprit humain demeure comme éperdu. Les uns
pensent que cette puissance inconnue, que rien ne sem-
ble ni nourrir, ni abattre, qu'on ne saurait arrêter, et
qui ne peut s'arrêter elle-même, va pousser des sociétés
humaines jusqu'à leur dissolution complète et finale.
Plusieurs la considèrent comme l'action visible du dé-
mon sur la terre. « La révolution française a un caractère
satanique, » dit M. de Maistre, dès 1797. D'autres, au
contraire, découvrent en elle an dessein bienfaisant de
Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face de'la
France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque
sorte une humanité nouvelle. On retrouve, chez plu-
sieurs des écrivains de ce temps-là, quelque chose de
celte épouvante religieuse qu'éprouvait Salvien à la vue
des barbares. Burke, reprenant sa pensée,s'écrie : «Pr i -
vée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gou-
vernement, il semblait que la France fût un objet d'in-
sulte et de pitié, plutôt que de devoir être le fléau et la
terreur du genre humain. Mais du tombeau de celte
monarchie assassinée est sorti un être informe, immense,
plus terrible qu'aucun de ceux qui ont accablé et sub-
jugué l'imagination des hommes. Cet être hideux et
étrange marche droit à son but, sans être effrayé du




6 L 'ANCIEN RÉGIME ET LA R É V O L U T I O N ,


péril ou arrêté par les remords; contempteur de toutes
les maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il
terrasse ceux qui ne peuvent même pas comprendre
comment il existe. »


L'événement est-il, en effet, aussi extraordinaire qu'il
a paru jadis aux contemporains? aussi inouï, aussi pro-
fondément perturbateur et 'rénovateur qu'ils le suppo-
saient? Quel fut le véritable sens, quel a été le véritable
caractère, quels sont les effets permanents de cette révo-
lution étrange et terrible? Qu'a-t-elle détruit précisé-
ment ? Qu'a-t-elle créé?


Il semble que le moment de le rechercher et de le dire
est venu, et que nous soyions placés aujourd'hui à ce
point précis d'où l'on peut le mieux apercevoir et juger
ce grand objet. Assez loin de la Révolution pour ne res-
sentir que faiblement les passions qui troublaient la vue
de ceux qui l'ont faite, nous en sommes assez proche
pour pouvoir entrer dans l'esprit qui l'a amenée et poul-
ie comprendre. Rienlôt on aura peine à le faire ; car les
grandes révolutions qui réussissent, faisant disparaîlre
les causes qui les avaient produites,, deviennent ainsi
incompréhensibles par leurs succès mêmes.




CHAPITRE II
QUE 1, 'OBJEI. FONDAMENTAL E T F I N A L D E ' LA RÉVOLUTION


N ' É T A I T P A S , COMME ON L ' A C R U , D E D É T R U I R E L E POUVOIR R E L I G I E U X


E T D ' É N E R V E R L E POUVOIR P O L I T I Q U E .


Une des premières démarches de la Révolution fran-
çaise a été de s'attaquer à l'Église, et, parmi les passions
qui sont nées de cette révolution, la première allumée
et la dernière éteinte a été la passion irréligieuse. Alors
même que l'enthousiasme de la liberté s'était évanoui,
après qu'on s'était, réduit à acheter la tranquillité au prix
de la servitude, on restait révolté contre l'autorité reli-
gieuse. Napoléon, qui avait pu vaincre le génie libéral
de la Révolution française, fit d'inutiles efforts pour
dompter son génie antichrétien, et, de notre temps
même, nous avons vu des hommes qui croyaient rache-
ter leur servilité envers les moindres agents du pouvoir
politique par leur insolence envers Dieu, et qui, tandis
qu'ils abandonnaient tout ce qu'il y avait de plus libre,




8 L'ANCIEN RÉGIME


de plus noble et de plus fier dans les doctrines de la
Révolution, se 'flattaient encore de rester fidèles à son
esprit en restant indévots.


Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre
que la guerre aux religions n'était qu'un incident de
cette grande révolution, un trait saillant et pourtant fu-
gitif de sa physionomie, un produit passager des idées,
des passions, des faits particuliers qui l'ont précédée et
préparée, et non son génie propre.


On Considère avec raison la philosophie du dix-hui-
tième siècle comme- une des causes principales de la
Révolution, et il est bien vrai que cette philosophie est
profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer en
elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes
et séparables. * ,


Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles,
ou rajeunies qui se rapportent à la condition des so-
ciétés et aux principes des lois civiles et politiques, tel-
les, par exemple, que l'égalité naturelle des hommes,
l'abolition de tous les privilèges de castes, de classes, de,
professions, qui en est une conséquence, la souveraineté
du peuple, l'omnipotence du pouvoir social, l'unifor-
mité des règles... Toutes ces doctrines ne sont pas seu-
lement les causes de la Révolution française, elles for-
ment, pour ainsi dire, sa substance; elles sont ce qu'il y
a dans ses œuvres de plus fondamental, de plus durable,
de plus vrai, quant au temps.


Bans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes
du dix-huitième siècle s'en sont pris avec une sorte de




ET LA R É V O L U T I O N . '.)


fureur à l'Église; ils ont attaqué son clergé, sa hiérar-
chie, ses institutions, ses dogmes, et, pour les' mieux
renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes
du christianisme. Mais cette portion de la philosophie
du dix-huitième siècle, ayant pris naissance dans les
faits que cette révolution même détruisait, devait peu à
peu disparaître avec eux et se trouver comme ensevelie
dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour ache-
ver de me faire comprendre, car je veux reprendre ail-
leurs ce grand sujet : c'était bien moins comme doctrine
religieuse que comme institution politique que le chris-
tianisme avait allumé ces furieuses haines, non parce
que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre
monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs,
décimateurs, administrateurs dans celui-ci; non parce
que l'Église ne pouvait prendre place dans la société **
nouvelle qu'on allait fonder, mais parce qu'elle occupait
alors la place la plus privilégiée et la plus forte dans
cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre.


Considérez comme la marche du temps a mis cette
vérité en Lumière et achève de l'y mettre tous les jours :
à jnesure que l'œuvre politique de la Révolution s'est
consolidée, son œuvre irréligieuse s'est ruinée; à me-
sure que toutes les anciennes institutions politiques
qu'elle a attaquées ont été mieux détruites, que les
pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient par-
ticulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et
que, pour dernier signe de leur défaite, les haines
mêmes qu'elles inspiraient se sont alanguies- à mesure




10 L 'ANCIEN R É G I M E


enfin que le clergé s'est mis plus à part de tout ce qui
était tombé avec lui, on a vu graduellement la puis-
sance de l'Eglise se relever dans les esprits et s'y raf-
fermir.


Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la
France; il n'y a guère d'Église chrétienne en Europe
qui ne se soit ravivée depuis la Révolution française.


Croire que les sociétés démocratiques sont naturelle-
ment hostiles à la religion est commettre une grande
erreur : rien dans le christianisme, ni même dans le
catholicisme, n'es.t absolument contraire à l'esprit de
ces sociétés, et plusieurs choses y sont très-favorables,
^expérience de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que
la racine la plus vivace de l'instinct religieux a tou-
jours été plantée dans le cœur du peuple. Toutes les
religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il
serait bien étrange que les institulions qui tendent à
faire prévaloir les idées et les passions du peuple eus-
sent pour effet nécessaire et permanent de pousser l'es-
prit humain vers l'impiété.


Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le
dirai à plus forte raison du pouvoir social.


Quand on-vit la Révolution renverser à la fois toutes
les institutions et tous les usages qui avaient jusque-là
maintenu une hiérarchie dans la société et retenu les
hommes dans la règle, on put croire que son résultat
serait de détruire non pas seulement un ordre particu-
lier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement,
mais la puissance sociale elle-même; et l'on dut juger




ET LA R É V O L U T I O N . 11


que son naturel était essentiellement anarchique. Et
pourtant, j'ose dire que ce n'était encore là qu'une ap-
parence.


Moins d'un an après que la Révolution était com-
mencée, Mirabeau écrivait secrètement au roi : « Com-
parez le nouvel état des choses avec l'ancien régime;
c'est là que naissent les consolations et les espérances.
Une partie des actes de l'Assemblée nationale, et c'est
la plus considérable, est évidemment favorable au gou-
vernement monarchique. N'est-ce donc rien que d'être
sans parlement, sans pays d'étals, sans corps de clergé,
de privilégiés, de noblesse? L'idée de ne former qu'une
seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu : cette
surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs
règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas fait
autant que cette seule année de révolution pour l'au-
torité royale. » C'était comprendre la Révolution en
homme capable de la conduire.


Comme la Révolution française n'a pas eu seulement
pour objet de changer un gouvernement ancien, mais
d'abolir la forme ancienne de la société, elle a dû s'atta-
quer à la fois à tous" les pouvoirs établis, ruiner toutes
les influences reconnues, effacer les traditions, renou-
veler les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte
l'esprit humain de toutes les idées sur lesquelles s'é-
taient fondés jusque-là le respect et l'obéissance. De là
son caractère si singulièrement anarchique.


Mais écartez ces débris : vous apercevez un pouvoir
central immense qui a attiré et englouti dans son unité




ï '2 L ' A N C I E N RÉGIME


toutes les parcelles d'autorité et d'influence qui étaient
j auparavant dispersées dans une foule de pouvoirs se-


condaires, d'ordres, de classes, de professions, de fa-
milles et d'individus, et comme éparpillées dans tout
le corps social. On n'avait pas vu dans le monde un
pouvoir semblable depuis la chute de l'Empire romain.
La Révolution a créé cette puissance nouvelle, ou plu-
tôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines
que la Révolution a faites. Les gouvernements qu'elle a
fondés sont plus fragiles, il est vrai, mais cent fois plus
puissants qu'aucun de ceux qu'elle a renversés, fra-
giles et puissants par les mêmes causes, ainsi qu'il sera


. dit ailleurs.
C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que


Mirabeau entrevoyait déjà à travers la poussière dès-
anciennes institutions à moitié démolies. L'objet, mal-
gré sa grandeur, était encore invisible alors aux yeux
de la foule; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous
les regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des
princes. Ils le considèrent avec admiration et avec en-
vie, non-seulement ceux que la Révolution a engen-
drés, mais ceux même qui lui sont le plus étrangers
et le plus ennemis; tous s'efforcent dans leurs domaines
de détruire les immunités, d'abolir les privilèges. Ils
mêlent les rangs, égalisent les conditions, substituent
des fonctionnaires à l'aristocratie, aux franchises lo-
cales l'uniformité des règles, à la diversité des pouvoirs
l'unité du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail
révolutionnaire avec une incessante industrie; et, s'ils




ET LA R É V O L U T I O N . 1 5


y rencontrent quelque obstacle, ¡1 leur arrive parfois
d'emprunter à la Révolution ses procédés et ses maximes.
On les a vus soulever au besoin \6 pauvre contre le r i -
che, le roturier contre le noble, le paysan contre son
seigneur. La Révolution française a été tout à la fois
leur fléau et leur institutrice.






CHAPITRE III
COMMENT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE A ÉTÉ UNE RÉVOLUTION


rOLITIQUE QUI A PROCÉDÉ A LA MANIÈRE .DES RÉVOLUTIONS R E L I G 1 E U S F S ,


E T POURQUOI.


Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une
patrie et s'y sont renfermées. La Révolution française
n'a pas eu de territoire propre ; bien plus, son'effet a
été d'effacer en quelque sorte de la carte toutes les an-
ciennes frontières. On l'a vue rapprocher ou diviser les
hommes én dépit des lois, des traditions, des carac-
tères, de la langue, rendant parfois ennemis des com-
patriotes, et frères des étrangers; ou plutôt elle a fornié,
au-dessus de "toutes les nationalités particulières, une
patrie intellectuelle commune dont les hommes de tcules
les nations ont pu devenir citoyens.


Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trou-
verez pas une seule révolution politique qui ait eu ce
même caractère : vous ne le retrouverez que dans cer-




16 L 'ANCIEN R É G I M E


taines révolutions religieuses. Aussi c'est à des révo-
lutions religieuses qu'il faut comparer la Révolution
française, si l'on veut se faire comprendre à l'aide de
l'analogie.


Schiller remarque avec raison, dans son Histoire de
la guerre de Trente Ans,, que la grande réforme du
seizième siècle eut pour effet de rapprocher tout à coup
les uns des autres des peuples qui se connaissaient à
peine, et de les unir étroitement par des sympathies
nouvelles. On vit, en effet, alors des Français com-
battre contre des Français, tandis que des Anglais leur
venaient en aide; des hommes nés au fond de la Balti-
que pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne pour y
protéger des Allemands dont ils n'avaient jamais en-
tendu parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères
prirent quelque chose des guerres civiles; dans toutes
les guerres civiles des étrangers parurent. Les anciens
intérêts de chaque nation furejnt oubliés pour des inté-
rêts nouveaux ; aux questions de territoire succédèrent t
<les questions de principes. Toutes les règles de la diplo-
matie se trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand
étonnement et à la grande douleur, des politiques de
ce temps-là. C'est précisément ce qui arriva en Europe
après 1789.


La Révolution française est donc une révolution po-
litique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque
•chose l'aspect d'une révolution religieuse. Voyez par
quels traits particuliers et caractéristiques elle achève
•de ressembler à ces dernières : non-seulement elle se




ET LA R É V O L U T I O N . 17
s


répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y
pénètre parla prédication et la propagande. Une révo-'
lution politique qui inspire le prosélytisme; qu'on prê-
che aussi ardemment aux étrangers qu'on l'accomplit
avec passion chez soi; considérez quel nouveau spec-
tacle! Parmi toutes les choses inconnues que la Révolu-
tion française a montrées au monde, celle-ci est assu-
rément la plus nouvelle. Mais ne nous arrêtons pas là;
tâchons de pénétrer un pen plus avant et de découvrir
si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à
•quelque ressemblance cachée-dans les causes.


Le caractère habituel des religions est de considérer
l'homme en lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois,
les coutumes et.les traditions d'un pays ont pu joindre
de particulier à ce fonds commun. Leur but principal
est de régler les rapports généraux de l'homme .avec
Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes
entre eux, indépendamment de la forme des sociétés.
Les règles de conduite qu'elles indiquent se rapportent
moins à l'homme d'un pays ou d'un temps qu'au fils,
au père, au serviteur, au maître, au prochain. Prenant
ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même,
elles peuvent être reçues également partons les hommes
et applicables partout. De là vient que les révolutions
religieuses ont eu souvent de si vastes théâtres, et se
-sont rarement renfermées, comme les révolutions politi-
ques, dans le territoire d'un seul peuple, ni même d'une
seule race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de
plus près,, on trouvera que plus les religions ont eu ce




18 L ' A N C I E N RÉGIME


caractère abstrait et général que je viens d'indiquer,
plus elles se sont étendues, en dépit de la différence des
lois, des climats et des hommes.


Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient
toutes plus ou moins liées à la constitution politique ou
à,l'état social de chaque peuple, et conservaient jusque
dans leurs dogmes une certaine physionomie nationale
et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire
dans les limites d'un territoire dont on ne les vit guère
sortir. Elles firent naître parfois l'intolérance et la per-
sécution ; mais le prosélytisme leur fut presque entière-
ment inconnu. Aussi n'y eut-il pas de grandes révolu-
tions religieuses dans notre Occident avant l'arrivée du
christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes
les barrières qui avaient arrêté les religions païennes,,
conquit en peu de temps une grande partie du genre
humain. Je crois que ce n'est pas manquer de respect
à cette sainte religion que de dire qu'elle dut, en partie,,
son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre,,
dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple r
à une forme de gouvernement, à un état social, à une
époque, à une race.


La Révolution française a opéré, par rapport à ce
monde, précisément de la même manière que les révo-
lutions religieuses agissent en vue de l'autre; elle a con-
sidéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors dé
toutes les sociétés particulières, de même que les reli-
gions considèrent l'homme en'général, indépendam-
ment du pays et du temps. Elle n'a pas recherché seule-




ET LA R É V O L U T I O N . 19


ment quel élait le droit particulier du citoyen français,
mais quels étaient les devoirs et les droits généraux des
hommes en matière politique.


C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait de
moins particulier, et, pour ainsi dire, de plus naturel
en fait d'état social et de gouvernement, qu'elle a pu se
rendre compréhensible pour tous et imitable en cent
endroits à la fois. . ' »


Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du
genre humain plus encore qu'à la réforme de la France,
elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions
politiques les" plus violentes n'avaient jamais pu pro-
duire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la
propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de
révolution religieuse qui a tant épouvanté les contempo-
rains; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de
religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans
Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins,
comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses sol-
dats, de ses apôtres et de ses martyrs.


Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés em-
ployés par elles fussent absolument sans précédents, et
que toutes les idées qu'elle a mises au jour fussent en-
tièrement nouvelles. Il y a eu dans tous les siècles, el
jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui , pour
changer des coutumes particulières, ont invoqué les lois
générales des sociétés humaines, et qui ont entrepris
d'opposer à la constitution de leur pays les droits natu-
rels de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont échoué :


iv 5




20 L ' A N C I E N R É G I M E ET LA R É V O L U T I O N ,


le même brandon qui a enflammé l'Europe au dix-hui-
tième siècle a été facilement éteint au quinzième. Pour
que des arguments de cette espèce produisent des révo-
lutions, il faut, en effet, que certains changements déjà
survenus dans les conditions, les coutumes et les
mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser
pénétrer.


uns des autres, que l'idée d'une même loi applicable à
•tous estjjour eux comme incompréhensible. Il y en a
d'autres où il suffit de leur montrer de loin et confusé-
ment l image d une telle loi pour qu ils la reconnaissent^
aussitôt et courent vers elle.


Le plus extraordinaire n'est pas que la Révolution
française ait employé les procédés qu'on lui a vu mettre
en œuvre et conçu les idées qu'elle a produites : la
grande nouveauté est que tant de peuples fussent arrivés
à ce point que de tels procédés pussent être efficacement
employés et de telles maximes facilement admises.




CHAPITRE IV
COMMENT PRESQUE TOUTE L EU RO PE A V A I T E U P R E C I S E M E N T


LES MÊMES INSTITUTIONS, E T C O M M E N T C E S I N S T I T U T I O N S T O M B A I E N T E N BtlINB


P A R T O U T . '


Les peuples qui ont renversé l'Empire romain et qui
ont fini par former les nations modernes, différaient par
les races, le pays, le langage; ils ne se ressemblaient
que par la barbarie. Établis sur le sol de l'empire, ils
s'y sont entre-choqués longtemps au milieu d'une con-
fusion immense, et, quand ils sont enfin devenus sta-
bles, ils se sont trouvés séparés les uns des autres par
les ruines mêmes qu'ils avaient faites. La civilisation
étant presque éteinte et l'ordre public détruit, les rap-
ports des hommes entre eux devinrent difficiles et péril-
leux, et la grande société européenne se fractionna en
mille petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent
chacune à part. Et pourtant, du milieu de cette masse
incohérente, on vit sortir tout à coup des lois uni-
formes.




2 2 L ' A N C I E N RÉGIME


Ces institutions ne sont point imitées de la législation
romaine ; elles y sont contraires-à ce point que c'est du
droit romain que l'on s'est servi pour les transformer et
les abolir. Leur physionomie est originale et les distingue
parmi toutes les lois que se sont données les hommes.
Elles correspondent symétriquement entre elles, et,
toutes ensemble, forment un corps composé de parties
si serrées, que les articles de nos codes modernes ne
sont pas plus étroitement unis ; lois savantes, à l'usage
d'une société à demi grossière.


Comment une pareille législation a-t-elle pu se for-
mer, se répandre, se généraliser enfin en Europe? Mon
but n'est pas de le rechercher. Ce qui est certain, c'est
qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou moins par-
tout en, Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle
règne à l'exclusion de tous les autres.


J'ai èu occasion d'étudier les institutions politiques
du moyen âge en France, en Angleterre et en Allema-
gne, et, à mesure que j'avançais dans ce travail, j'étais
rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse similitude
qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais com-
ment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux
avaient pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas
qu'elles ne varient sans cesse et presque à l'infini dans
]es détails, suivant les lieux; mais leur fond est partout
le même. Quand je découvrais dans la vieille législation
germanique une institution' politique, une règle, un
pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je trou-
verais quelque chose de tout semblable, quant à la sub-




ET LA RÉVOLUTION. 23


stance, en-France et en Angleterre, et je ne manquais
pas de l 'y retrouver en effet. Chacun de ces trois peuples
m'aidait à mieux comprendre les deux autres.


Chez tous les trois, le gouvernement est conduit d'a-
près les mêmes maximes, les assemblées politiques for-
mées des mêmes éléments et munies des mêmes pou-
voirs. La société y est divisée de la même manière, et la
même hiérarchie se montre entre les différentes classes;
les nobles y occupent une position identique; ils ont.
mêmes privilèges, même physionomie, même naturel :
ce ne sont pas des hommes différents, ce sont propre-
ment partout les mêmes hommes.


Les constitutions des villes se ressemblent; les cam-
pagnes sont gouvernées de la même manière. La condi-
tion des paysans est peu différente ; la terre est possédée,
occupée, cultivée de même, le cultivateur soumis aux
mêmes charges. Des confins de la Pologne à la mer d 'Ir-
lande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief,, la cen-
sive, les services à rendre, les droits féodaux, les corpo-
rations, tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les
mêmes, et, ce qui est plus remarquable encore, un seul
esprit anime toutes ces institutions analogues. Je crois
qu'il est permis d'avancer qu'au quatorzième siècle les
institutions sociales, politiques, administratives, j u d i -
wàxfta, fetOTYOYtvtfyaes et YvWêraàres ôe YÎAirope, avaient
plus de ressemblance entre elles qu'elles n'en ont peut-
être même de nos jours, où la civilisation semble avoir
pris soin de frayer tous les chemins et d'abaisser toutes
les barrières.




24 L 'ANCIEN R É G I M E


\


II n'entre pas dans mon sujet de raconter comment
cette ancienne constitution de l'Europe s'était peu à peu
affaiblie et délabrée ; je me borne à constater qu'au dix-
huitième siècle elle était partout à moitié ruinée. Le
dépérissement était, en général, moins marqué à l'orient
du continent, plus à l'occident; mais en tous lieux la
vieillesse et souvent la décrépitude se faisaient voir.


Cette décadence graduelle des institutions propres dû
moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que cha-
que seigneurie possédait des registres nommés terriers,
dans lesquels, de siècle en siècle, on indiquait les limites
des tiefs et des censives, les redevances dues, les services
à rendre, les usages locaux. J'ai vu des terriers du qua-
torzième siècle qui sont des chefs-d'œuvre de méthode,
de clarté, de netteté et d'intelligence. Ils deviennent
obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure
qu'ils sont plus récents, malgré le progrès général des
lumières. Il semble que la société politique tombe en
barbarie dans lé même temps que la société civile achève,
de s'éclairer.


En Allemagne même, où la vieille constitution de
l'Europe avait mieux conservé qu'en France ses traits
primitifs,, une partie des institutions qu'elle avait créées
étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins encore
en voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel
état se trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du
temps.


Les institutions municipales, qui , au treizième et au
quatorzième siècle, avaient fait des principales villes




ET LA R É V O L U T I O N . 25


allemandes de petites républiques riches et éclairées,
existent encore au dix-huitième; mais elles n'offrent
plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions pa-
raissent en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis
portent les mêmes noms et semblent faire les mêmes
choses ; mais l'activité, l'énergie, le patriotisme commu-
nal, les vertus mâles et fécondes qu'elles ont inspirées
ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme
affaissées sur elles mêmes sans se déformer.


Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore
sont atteints de la même maladie; tous font voir le même
dépérissement et la même langueur. Bien plus, tout ce
qui, sans appartenir en propre à la constitution de ce
,temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu l'empreinte un
peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dansée contact, l'aris-
tocratie contracte une débilité sénile ; la liberté politique
elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses œu-
vres, semble frappée de stérilité partout où elle conserve
les caractères particuliers que le moyen âge lui avait
donnés. Là où les assemblées provinciales ont gardé,
sans y rien changer, leur antique constitution, elles ar-
rêtent le progrès de la civilisation plutôt qu'elles n'y
aident; on dirait qu'elles sont étrangères et comme im-
pénétrables à l'esprit nouveau des temps. Aussi le cœur
du peuple leur échappe et tend vers les princes. L'anti-
quité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables;
elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieil-
lissant ; et, chose étrange, elles inspirent d'autant plus
de haine qu'étant plus en décadence elles semblent moins




26 L 'ANCIEN RÉGIME


en état de nuire. « L'étal de choses existant, dit un écri-
vain allemand, contemporain et ami de cet ancien ré-
gime, paraît être devenu généralement blessant pour
tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir
comme on juge maintenant avec défaveur tout ce qui est
vieux. Les impressions nouvelles se font jour jusqu'au
sein de nos familles et en troublent l'ordre. Il n'y a pas
jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus souffrir leurs
anciens meubles. » Cependant, en Allemagne, à la
même époque, comme en France, la société était en
grande activité et en prospérité toujours croissante.
Mais faites bien attention à ceci; ce trait complète le
tableau : tout ce qui vit, agit, produit, est d'origine
nouvelle, non-seulement nouvelle, mais contraire.


C'est la royauté, qui n'a plus rien de commun avec la
royauté du moyen âge, possède d'autres prérogatives,
tient une autre place, a un autre esprit, inspire d'autres
sentiments; c'est l'administration de l'Etat qui s'étend
de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux; c'est
la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace déplus en
plus le gouvernemeat des nobles. Tous ces nouveaux
pouvoirs agissent d'après des procédés, suivent des
maximes que les hommes du moyen âge n'ont pas con-
nus, ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à
un état de société dont ils n'avaient pas même l'idée.


En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que
l'ancienne constitution de l'Europe est encore en vi-
gueur, il en est aussi de même. Si l'on veut oublier les
vieux noms et écarter les vieilles formes, on y trouvera




ET LA R É V O L U T I O N . 27


dès le dix-seplième siècle le système féodal aboli dans
sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse
effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la
puissance, l'égalité devant la loi, l'égalité dés charges,
la liberté de la presse, la publicité des débats; tous
principes nouveaux que la société du moyen âge igno-
rait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui,
introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps,
l'ont ranimé, sans risquer de le dissoudre, et l'ont rem-
pli d'une fraîche vigueur en lui laissant des formes an-
tiques. L'Angleterre du dix-septième siècle est déjà une
nation toute moderne, qui a seulement préservé dans
son sein et comme embaumé quelques débris du moyen
âge.


Il était nécessaire de jeter un coup d'œil rapide hors
de la France pour faciliter l'intelligence de ce qui va
suivre; car quiconque n'a étudié et vu que la France, ne
comprendra jamais rien, j'ose le dire, à la Révolution
française.






CHAPITRE V
«CELLE A É T É L ' Œ U V R E P R O P R E DE LA RÉVOLUTION F R A N Ç A I S E .


Tout ce qui précède n'a éu pour but que d'éclaircir Je
sujet et de faciliter la solution de cette question que j 'a i
posée d'abord : Quel a été l'objet véritable de la Révolu-
tion? Quel est enfin son caractère propre? Pourquoi
précisément a-t-elle été faite? Qu'a-t-elle fait?


La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru,
pour détruire l'empire des croyances religieuses ; elle a
été essentiellement, malgré les apparences, une révolu-
tion sociale et politique; et, dans le cercle des institu-
tions de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer
le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à mé-
thodiser l'anarchie, comme disait un de ses principaux
adversaires, mais plutôt à accroître la puissance et les
droits de l'autorité publique. Elle ne devait pas changer
le caractère que notre civilisation avait eu jusque-là,
comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni




50 L 'ANCIEN RÉGIME


même altérer dans leur essence aucune des lois fonda-
mentales sur lesquelles reposent les sociétés humaines
dans notre Occident. Quand on la sépare de tous les ac-
cidents qui ont momentanément changé sa physionomie
à différentes époques et dans divers pays, pour ne la
considérer qu'en elle-même, on voit clairement que
celte révolution n'a eu pour effet que d'abolir ces insti-
tutions politiques qui, pendant plusieurs siècles, avaient
régné sans partage chez la plupart des peuples euro-
péens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom d'in- i
stitutions féodales, pour y substituer un ordre social et
politique plus uniforme et plus simple, qui avait l'éga-
lité des conditions pour base.


Cela suffisait pour faire une révolution immense, car,
indépendamment de ce que les institutions antiques
étaient encore mêlées et comme entrelacées à presque
toutes les lois religieuses et politiques de l'Europe, elles


•avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de senti-
ments, d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme
adhérentes. Il fallut une affreuse convulsion pour dé-
truire et extraire tout à coup du corps social une partie
qui tenait ainsi à tous ses organes. Ceci fit paraître la
Révolution encore,plus grande qu'elle n'était; elle sem-
blait tout détruire, car ce qu'elle détruisait louchait à
tout et faisait en quelque sorte corps avec tout.


Quelque radicale qu'ail été la Révolution, elle a ce-
pendant beaucoup moins innové qu'on ne le suppose
généralement : je le montrerai plus tard. Ce qu'il est
vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit




ET LA RÉVOLUTION. 51


ou est en train de détruire (car elle dure encore) tout
ce qui, dans l'ancienne société, découlait des institutions
aristocratiques et féodales, tout ce qui s'y rattachait en
quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque de-
gré que ce fût, la moindre empreinte. Elle n'a conservé
de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger
à ces institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la
Révolution a~ été moins que toute autre chose, c'est un
événement fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à
l'improviste, et cependant elle n'était que le complé-
ment du plus long travail, la terminaison soudaine et
violente d'une œuvre à laquelle dix générations d'hom-
mes avaient travaillé., Si elle n'eût pas eu lieu, le'vieil
édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici
plus tôt, là plus tard; seulement il aurait continué à
tomber,pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup.
La Révolution a achevé soudainement, par un effort con-
vulsif et douloureux, sans transition, sans précaution,
sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-
même à la longue. Telle fut son œuvre.


Il est surprenant que ce qui semble aujourd'hui si
'facile à discerner restât aussi embrouillé et aussi voilé
aux yeux des plus clairvoyants.


« Vous vouliez corriger les abus de votre gouverne-
ment, dit le même Burke aux Français ; mais pourquoi
faire du nouveau? Que ne vous rattachiez-vous à vos an-
ciennes traditions? Que ne vous borniez-vous à reprendre
vos anciennes franchises? Ou, s'il vous était impossible
de retrouver la physionomie effacée de la constitution




"52 L ' A N C I E N RÉGIME ET LA R É V O L U T I O N .


de vos pères, que ne jetiez-vous les regards de notre côté?
Là, vous auriez retrouvé l'ancienne loi commune de l'Eu-
rope. » Burke ne s'aperçoit pas que ce qu'il a sous les
yeux, c'est la révolution, qui doit précisément abolir
cette ancienne loi commune de l'Europe ; il ne discerne
point que c'est proprement de cela, qu'il s'agit, et non
d'autre chose.


Mais pourquoi cette révolution, partout préparée,
partent menaçante, a-t-elle éclaté en France plutôt
qu'ailleurs? Pourquoi a-t-elle eu chez nous certains
caractères qui ne se sont plus retrouvés nulle part ou
n'ont reparu qu'à moitié ? Celte seconde question mérite
assurément qu'on la pose ; son examen fera l'objet des
livres suivants.




LIVRE II


CHAPITRE PREMIER
rOURQUÔI LES DROITS FÉODAUX ÉTAIENT DEVENUS TLUS ODIEUX AU PEUPLE


EN FRANCE QUE PARTOUT AILLEURS.


Une chose surprend au premier abord : la Révolu-
tion, dont l'objet propre était d'abolir partout le reste
des, institutions du moyen âge, n'a pas éclaté dans les
contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient
le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais,
au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir
le moins; de telle sorte que leur joug a paru le plus in-
supportable là où il était en réalité le moins lourd.


Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la lin
du dix-huitième siècle, le servage n'était encore com-
plètement aboli r et, dans la plupart, le peuple demeu-
rait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen
âge. Presque tous les soldats qui composaient les ar-




3 i '• L ' A N C I E N RÉGIME


mées de Frédéric II ni de Marie-Thérèse ont été de véri-
tables serfs.


Dans la plupart des E|ats d'Allemagne, en 1788, le
paysan ne peut quitter la seigneurie, et, s'il la quitte,
on peut le poursuivre partout où il se trouve et l'y ra-
mener de force. Il y est soumis à la justic'e dDminicale,
qui surveille sa vie privée et punit son intempérance
et sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni
changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir
du maître. Une grande partie de son temps doit être
consacrée au service de celui-ci. Plusieurs années de
sa jeunesse doivent s'écouler dans la domesticité du
manoir. La corvée seigneuriale existe dans toute sa
force et peut s'étendre, dans certains pays, jusqu'à
trois jours par semaine. C'est le "paysan qui rebâtit et
entretient les bâtiments du seigneur,, mène ses denrées
au marché, le conduit lui-même, et est chargé de por-
ter ses messages. Le serf peut cependant devenir pro-
priétaire foncier, mais sa propriété reste toujours Irès-
imparfaite. Il est obligé de cultiver son champ d'une
certaine manière, sous l'œil du seigneur; il ne peut ni
l'aliéner ni l'hypothéquer à sa volonté. Dans certains
cas, on le force d'en vendre les produits ;, dans d'autres
on l'empêche de les vendre; pour lui, la culture est
toujours obligatoire. Sa succession même ne passe pas
tout entière à ses enfants : une partie en est d'ordinaire
retenue par la seigneurie. -


Je ne recherché pas ces dispositions dans des lois
surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé




ET LA R É V O L U T I O N . 55


par-le grand Frédéric et promulgué par son successeur,
au moment même où la Révolution française vient d'é-
clater.


Rien de semblable n'existait plus en France-depuis
longtemps : le paysan allait, venait, achetait, vendait,
traitait, travaillait à sa guise. Les derniers vestiges du
servage ne se faisaient plus voir que dans une ou deux
provinces de l'Est, provinces conquises; partout ailleurs
il avait entièrement disparu, et même son abolition re-
montait à une époque si éloignée, que la date en était
oubliée. Des recherches savantes, faites de nos jours, *
ont prouvé que, dès le treizième siècle, on-ne le ren-
contre plus en Normandie.


Mais il s'était fait dans' la condition du peuple, eh
France, une bien autre révolution encore : le paysan
Vavait pas seulement cessé d'êlre serf, il était devenu
propriétaire foncier. Ce fait est encore aujourd'hui si
mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de con-
séquences, qu'on me permettra de m'arrèter un mo-
ment ici pour le considérer.


On-a cru longtemps que la division de la propriété
foncière datait de la Révolution et n'avait été produite
que par elle; le contraire est prouvé par toutes sortes de
témoignages.


Vingt ans au moins avant cette révolution, on ren-
contre des sociétés d'agriculture qui déplorent déjà que
le sol se morcelle outre mesure. «La division des hé-
ritages, dit Turgot vers le même temps, est telle, que
celui qui suffisait pour une seule famille se partage


iv 4




56 L 'ANCIEN RÉGIME


entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles
ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la
terre. » Necker avait dit, quelques années plus tard,
qu'il y avait en France une immensité de petites pro-
priétés rurales.


Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant
peu d'années avant la Révolution i « Les successions se
subdivisent d'une manière égale et inquiétante, et,
chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces de
terre se trouvent divisées à l'infini et se subdivisent
sans cesse.» Ne croirait-on pas que ceci est écrit de
nos jours?


J'ai pris moi-même des peines infinies pour recon-
struire en quelque sorte le cadastre de l'ancien régime,
et j ' y suis quelquefois parvenu. D'après la loi de 1790,
qui a établi 'l'impôt foncier, chaque paroisse a dû dres-
ser un état des propriétés alors existantes sur son ter-
ritoire. Ces états ont disparu pour la plupart; néan-
moins je les ai retrouvés dans un certain nombre de
villages, et, en les comparant avec les rôles de nos jours,
j 'a i vu que, dans ces villages-là, le nombre des proprié-
taires fonciers s'élevait à la moitié, souvent AUX deux
tiers du nombre actuel; ce qui paraîtra bien remarqua-
ble si l'on pense que la population totale de la France
s'est accrue de plus d'un quart depuis ce temps.


Déjà, comme de nos jours, l'amour du paysan pour
la propriété foncière est extrême, et toutes les passions
qui naissent chez lui de la possession du sol sont allu-
mées.




ET LA R É V O L U T I O N . 37


« Les terres se vendent toujours au delà de leur va-
leur, dit un excellent observateur contemporain; ce qui
tient à la passion qu'ont tous les habitants pour devenir
propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes,
qui d'ailleurs sont placées sur des «particuliers et dans
les fonds publics, sont destinées en France .à l'achat
des terres. »


Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young
aperçoit chez nous, quand il nous visite pour la pre-
mière fois, il n'y en a aucune qui le frappe davantage
que la grande division du sol parmi les paysans; il af-
firme que la moitié du sol de la France leur appartient
en propre. «Je n'avais nulle idée, dit-il souvent, d'un
pareil état de choses; » et, en effet, un pareil état de
choses ne se trouvait alors nulle part ailleurs qu'en
France ou dans son voisinage le plus proche.


En Angleterre, il y avait eu des paysans propriétaires,
mais on en rencontrait déjà beaucoup moins. En Alle-
magne, on avait vu, de tout temps et partout, un cer-
tain nombre de paysans libres et qui possédaient en
toute propriété des portions du sol. Les lois particu-
lières et souvent bizarres qui régissaient la propriété
du paysan se retrouvent dans les plus vieilles coutumes
germaniques; mais celle sorte de propriété a toujours
été un fait exceptionnel, et le nombre de ces petits pro-
priétaires fonciers fort petit.


Les contrées de l'Allemagne où, à la fin du dix-hui-
tième siècle, le paysan était propriétaire et à peu près
aussi libre qu'on France, sont situées, la plupart, le long




i,8 L 'ANCIEN RÉGIME


du Rhin; c'est aussi là que les passions révolutionnaires
de la France se sont le plus tôt répandues et ont été
toujours les plus vives. Les portions de l'Allemagne qui
ont été, au contraire, le plus longtemps impénétrables
à ces passions sont celles où rien de semblable ne se
voyait encore. Remarque digne d'être faite. '


C'est donc suivre une erreur commune que de croire
que la division de la propriété foncière date en France
delà Révolution; le fait est bien plus vieux qu'elle. La
Révolution a, il est vrai, vendu toutes les terres du
clergé et une grande partie de celles des nobles, mais,
si l'on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces
ventes, comme j 'ai eu quelquefois la patience de le faire,
on verra que la plupart de ces terres ont été achetées
par des gens qui en possédaient déjà d'autres; de sorte
que, si la propriété a changé de mains, le nombre des
propriétaires s'est bien moins accru qu'on ne l'imagine.
Il y avait déjà en France une immensité de- ceux-ci,
suivant l'expression ambitieuse, mais juste, cette fois,
de M. Necker.


L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol,
mais de le libérer pour un moment. Tous ces petits pro-
priétaires étaient, en effet, fort gênés dans l'exploitation
de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes
dont il ne leur était pas permis de se délivrer.


Ces charges étaient pesantes sans doute; mais ce
qui les leur faisait paraître insupportables était précisé-
ment la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en
alléger le poids : ces mêmes paysans avaient été sous-




ET LA R É V O L U T I O N . 59


traits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gou-
vernement de leurs seigneurs; autre révolution non
moins grande que celle qui les avait rendus proprié-
taires.


Quoique l'ancien régime soit encore Lien près de
nous, puisque nous rencontrons tous les jeurs des hom-
mes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se per-
dre dans la nuit des temps. La révolution radicale qui
nous en sépare a produit l'effet des siècles : elle a obs-
curci tout ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu
de gens qui puissent répondre aujourd'hui exactement
à cette simple question : Comment s'administraient les
campagnes avant 1789? Et, en effet, on ne saurait le
dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non
pas les livres, mais les archives administratives de ce
temps-là.


J'ai souvent.entendu dire : la noblesse, qui depuis
longtemps avait cessé de prendre part au gouvernement
de l'État, avait conservé jusqu'au bout l'administration
des campagnes; le seigneur en gouvernait les paysans.
Ceci ressemble bien à une erreur.


Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la pa-
roisse étaient conduites par un certain nombre de fonc-
tionnaires qui n'étaient plus les agents de la seigneurie
et que le seigneur ne choisissait plus ; les uns étaient
nommés par l'intendant de la province, les autres élus
parles paysans eux-mêmes. C'était à ces autorités à'ré-
partir l'impôt, à réparer les églises, à bâtir íes écoles,
à rassembler et à présider l'assemblée de la paroisse.




¿0 L 'ANCIEN RÉGIME


Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient
l'usage, intentaient et soutenaient au nom de la com-
munauté les procès. Non-seulement le seigneur ne diri-
geait plus l'administration de toutes ces petites affaires
locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonction-


na i res de la paroisse étaient sous le gouvernement ou
sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le
montrerons dans le.chapitre suivant. Bien plus, on ne
voit presque plus le seigneur agir comme le représen-
tant du roi dans la paroisse, comme l'intermédiaire
entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus lui qui est
chargé d'y appliquer les lois générales de l'Etat, d'y
assembler les milices, d'y lever les taxes, d'y publier
les mandements du prince, d'en distribuer les secours.
Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent à d'au-
tres. Le seigneur n'est plus en réalité qu'un habitant
que des immunités et des privilèges séparent et isolent
de tous les autres; sa condition est différente, non son
pouvoir. Le seigneur n'est qu'un premier habitent, ont
soin de dire les intendants dans leurs lettres à leurs
subdélégués.


Si vous sortez de la paroisse et que vous eonsidériez
le canton, vous reverrez le même spectacle. Nulle part»
les nobles n'administrent ensemble, non plus qu'indi-
viduellement ; cela était particulier à la France. Partout
ailleurs le trait caractéristique de la vieille société féo-
dale s'était en partie conservé : la possession dé la terre
et le gouvernement des habitants demeuraient encore
mêlés.




ET LA R É V O L U T I O N . A\


L'Angleterre était administrée aussi bien que gouver-
née par les principaux propriétaires du sol. Dans les
portions mêmes de l'Allemagne où les princes étaient le
mieux parvenus, comme en Prusse et en Autriche, à se
soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires géné-
rales de l'État, ils leur avaient en grande partie conservé
l'administration des campagnes, et, s'ils étaient allés
dans certains endroits jusqu'à contrôler le seigneur,
nulle part ils n'avaient encore pris sa place.


A vrai dire, les nobles français ne touchaient plus
depuis longtemps à l'administration publique que par
im seul point, la justice. Les principaux d'entre eux
avaient conservé le droit d'avoir des juges qui décidaient
certains procès en leur nom, et faisaient encore de
temps en temps des règlements de police dans les limites
de la seigneurie ; mais le pouvoir royal avait graduelle-
ment écourté, limité, subordonné la justice seigneuriale,
à ce point que les seigneurs qui l'exerçaient encore la
considéraient moins comme un pouvoir que comme un
revenu.


Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la
noblesse. La partie politique avait disparu; la portion
pécuniaire seule était restée, et quelquefois s'était fort
accrue.


Je ne veux parler en ce moment que de cette portion
des privilèges utiles qui portait par excellence le nom
de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particuliè-
rement qui touchent le peuple.


Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits




42 • L 'ANCIEN RÉGIME


consistaient encore en 1789, car leur nombre avait été
immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux,
plusieurs avaient déjà disparu ou s'étaient transfor-
més; de sorte que le sens des mots qui les désignaient,
déjà confus pour les contemporains, est devenu pour
nous fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les
livres des feudistes du dix-huitième siècle et qu'on re-
cherche avec attention les «sages locaux, on s'aperçoit
que tous les droits encore existants peuvent se réduire
à un petit nombre d'espèces principales ; tous les au-
tres subsistent, il est vrai, mais ils ne sont plus que des
individus isolés.


Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent
presque partout à demi effacées. La plupart des droits
xle péage sur les chemiris sont modérés ou détruits ;
néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on n'en
rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs
prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés.
On sait que, dans la France entière, ils jouissent du
droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls
des colombiers et des pigeons; presque partout ils obli-
gent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendan-
ger à leur pressoir. Un droit universel et très-onéreux
est celui des lods et ventes ; c'est un impôt qu'on paye au
seigneur toutes les fois qu'on vend ou qu'on achète des
terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la sur-
face du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de
rentes foncières et de redevances en argent ou en nature,
qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont




ET LA R É V O L U T I O N . 17,


celui-ci ne peut se racheter. A travers toutes ces diversi-
tés, un trait commun se présente : toits ces droits se
rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits ; tous
atteignent celui qui le cultive.


On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient
des mêmes avantages; car l'Eglise, qui avait une autre
origine," une autre destination et une autre nature que
la féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intime-
ment à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais complète-
ment incorporée à celte substance étrangère, elle y avait
si profondément pénétré, qu'elle y demeurait comme
incrustée.


Des évêques, des chanoines, des abbés, possédaient
donc des fiefs ou des censives en verlu de leurs fonc-
tions ecclésiastiques. Le couvent, avait, d'ordinaire, la
seigneurie du village sur le territoire duquel il était
placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France
où il y en eût encore; il employait la corvée, levait des
droits sur les foires et marchés, avait son four, son mou-
lin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait
de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien,
du droit de dîme.


Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que,
dans toute l'Europe alors, les mêmes droits féodaux,
précisément les mêmes, se retrouvaient, et que, dans la
plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus
lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En
France, elle était rare et douce; en Allemagne, elle était
encore universelle et dure.




44 L 'ANCIEN RÉGIME


Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui
ont le plus révolté nos pères, qu'ils considéraient non-
seulement comme contraires à la justice, mais à la civi-
lisation : la dîme, les rentes foncières inaliénables, les
redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce qu'ils ap-
pelaient, dans là langue un peu emphatique du dix-hui-
tième siècle, la servitude de la terre, toutes ces choses se
retrouvaient alors, en partie, chez les Anglais; plusieurs
s'y voient encore aujourd'hui même. Elles n'empêchent
pas l'agriculture anglaise d'être la plus perfectionnée et
la plus riche du monde, et le peuple anglais s'aperçoit
à peine de leur existence.


Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité
dans le cœur du peuple en France une haine si forte,
qu'elle survit à son objet même et semble ainsi inextin-
guible? La cause de ce phénomène est, d'une part, que
le paysarï français était devenu propriétaire foncier, et
de l'autre, qu'il avait entièrement échappé au gouver-
nement de son seigneur. Il y a bien d'autres causes
encore, sans doute, mais je pense que celles-ci sont les
principales.


Si le paysan n'avait pas possédé le sol, il eût été
comme insensible à plusieurs des chargesque le système
féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu'importe
la dîme à celui qui n'est-pas fermier? Il la prélève sur
le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière
à celui qui n'est pas propriétaire du fonds? Qu'impor-
tent même les gênes de l'exploitation à celui qui exploite
pour un autre?




ET LA R É V O L U T I O N . -45


D'un autre côté, si le paysan français avait encore été
administré par son seigneur, les droits féodaux lui eus-
sent paru bien.moins insupportables, parce qu'il n'y
aurait vu qu'une conséquence naturelle de la constitu-
tion du pays.


Quand la noblesse possède non-seulement des privi-
lèges, mais des pouvoirs, quand elle gouverne et admi-
nistre, ses droits particuliers peuvent être tout à la fois
plus grands et moins aperçus. Dans les temps féodaux,
on considérait la noblesse à peu près du même œil dont
on considère aujourd'hui le gouvernement : on suppor-
tait les charges qu'elle imposait en vue des garanties
qu'elle donnait. Les nobles avaient des privilèges gê-
nants, ils possédaient des droits onéreux; mais ils assu-
raient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient
exécuter la loi, venaient au secours du faible) menaient
les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse
de faire ces choses, le poids de ses privilèges paraît
plus lourd, et leur existence même finit par ne plus se
comprendre.


Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du
dixrhuitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez,
car c'est toujours le même; sa condition a changé, mais
non son humeur. Voyez-le tel que les documents que
j ' a i cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre,
qu'il consacre à l'acheter toutes ses épargnes et l'achète
à tout prix. Pour l'acquérir, il lui faut d'abord payer
un droit, non au gouvernement, mais à d'autres pro-
priétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l'ad-




46 L 'ANCIEN RÉGIME


ministration des affaires publiques, presque aussi im-
puissants que lui. 11 la possède enfin; il y enterre son
cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appar-
tient en propre dans ce vaste univers le remplit d'orgueil
et d'indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voi-
sins qui l'arrachent à son champ et l'obligent à venir
travailler ailleurs sans salaire. Yeut-il défendre sa se-
mence contre leur gibier : les mêmes l'en empêchent ;
les mêmes l'attendent au passage de la ritière pour lui
demander un droit de péage. Il les retrouve au marché,
où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées;
et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage
le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et
par ses mains, il ne peut le faire qu'après l'avoir envoyé
moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mê-
mes hommes. C'est à leur faire des rentes que passe une
partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes
sont imprescriptibles et irrachetables.


Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin
ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner
son travail, manger ses produits; et, quand il a fini
avec ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se présentent,
qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-
vous la condition, les besoins, le caractère, les pas-
sions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez,
les trésors de haine et d'envie qui se sont amassés dans
son cœur.


La féodalité était demeurée la plus grande de .toutes
nos institutions civiles en cessant d'être une institu-'




ET LA RÉVOLUTION. il


lion politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de
haines encore, et c'est avec vérité qu'on peut dire qu'en
détruisant une partie des institutions du moyen'âge,
on avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en lais-
sait.






CHAPITRE II
QUE LA CENTRALISATION A D M I N I S T R A T I V E EST UNE I N S T I T U T I O N


№ L'ANCIEN R É G I M E , E T NON PAS L ' Œ U V R E D E LA R É V O L U T I O N E T D E


L ' E M P I R E , COMME ON L E D I T .


J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous
avions des assemblées politiques en France, qui disait,
en parlant de la centralisation administrative : « Cette
belle conquête de la Révolution, que l'Europe nous
envie. » Je veux bien que la centralisation soit unebelle
conquête, je consens à ce que l'Europe nous l'envie,
mais je soutiens que ce n'est point une conquête de la
Révolution. C'est, au contraire,' un produit de l'ancien
régime, et, j'ajouterai, la seule portion delà constitu­
tion politique de l'ancien régime qui ait survécu à la
Révolution, parce que c'était la seule qui pût s'accom­
moder de l'état social nouveau que cette révolution a
créé. Le lecteur qui aura la patience de lire attentive­
ment le présent chapitre trouvera peut­être que j 'a i su­
rabondamment prouvé ma thèse.




50 L ' A N C I E N RÉGIME


1 Voyez l'Appandice.


Je prie qu'on me permette d'abord de mettre à part
ce qu'on appelait les pays d'état, c'est-à-dire les pro-
vinces qui s'administraient, ou plulôt avaient l'air de
s'administrer encore en partie elles-mêmes.


Les pays d'état, placés aux extrémités du royaume, ne
contenaient guère que le quart de la population totale
de la France, et, parmi eux, il n'y en avait que deux
où la liberté provinciale fût réellement vivante. Je re-
viendrai plus tard aux pays d'état et je montrerai jus-
qu'à quel point le pouvoir central les avait assujettis
eux-mêmes aux règles communes'.


Je veux m'occuper principalement ici de ce qu'on
nommait dans la langue administrative du temps les
pays d'e/edtow,*t[uoiqu'il y eût là moins d'élections que
nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de toute
part; ils sctenaient tous ensemble, et formaient le cœur
et la meilleure partie du corps de la France.


Quand on jette un premier regard sur l'ancienne ad-
ministration du royaume,* tout y paraît d'abord diver-
sité de règles et d'autorité, enchevêtrement de pouvoirs.
La France est couverte de corps administratifs ou de
fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les uns des
autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu
d'un droit qu'ils ont acheté et qu'on ne peut leur re-
prendre. Souvent leurs attributions sont si entremêlées
et si conliguës, qu'ils se pressent et s'enlré-choquenl
dans le cercle des mêmes affaires.




ET LA RÉVOLUTION. 51


Des cours de justice prennent part indirectement à
la puissance législative; elles ont le droit de faire des
règlements administratifs qui obligent dans les limites
de leur ressort. Quelquefois elles tiennent tête à l'ad-
ministration proprement dite, blâment bruyamment ses
mesures et décrètent ses agents. De simples juges font
des ordonnances de police dans les villes et dans les
bourgs de leur résidence.


Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs
magistrats portent des noms différents, ou puisent leurs
pouvoirs à différentes sources : ici un maire, là des
consuls, ailleurs des syndics. Quelques-uns sont choisis
par le roi, quelques autres par l'ancien seigneur ou le
prince apanagiste ; il y en a qui sont élus pour un an
par leurs concitoyens, et d'autres qui ont acheté le droit
de gouverner ceux-ci à perpétuité.
• .Ce sont là les débris des anciens pouvoirs; mais il


s'est établi peu à peu au milieu d'eux une chose com-
parativement nouvelle ou transformée, qui me reste à
peindre.


Au centre du royaume et près du trône, s'est formé un
corps administratif d'une puissance singulière, et dans
le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d'une fa-
çon nouvelle, le conseil du roi.


Son origine est antique, mais la plupart de ses fonc-
tions sont de date récente. Il est tout à la fois : cour
suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts
de tous les tribunaux ordinaires; tribunal supérieur
administratif: c'est de lui que ressortissent en dernier


iv. 5




5-2 L ' A N C I E N RÉGIME


ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil
du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plai-
sir du roi, la puissance législative, discute et propose la
plupart des lois, fixe et répartit lesimpôts. Comme con-
seil supérieur d'administration, c'est à lui d'établir les
règles générales qui doivent diriger les agents du gou-
vernement. Lui-même décide toutes les affaires impor-
tantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit
par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se
communique à tout. Cependant il n'a point de juridic-
tion propre. C'est le roi qui seul décide, alors même,
que le conseil semble prononcer. Même en ayant l'air
de rendre la justice, celui-ci n'est composé que de sim-
ples donneurs d'avis, ainsi que le dit le Parlement dans
une de ses remontrances.


Ce conseil n'est point composé de grands seigneurs,
mais de personnages de médiocre ou dë basse naissance,
d'anciens intendants et autres gens consommés dans la
pratique des affaires, tous révocables.


Il agit d'ordinaire discrètement et sans bruit, mon-
trant toujours moins de prétentions que de pouvoir.
Aussi n'a-t-il par lui-même aucun éclat; ou plutôt il se
perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si
puissant qu'il touche à tout, et en même temps si obs-
cur que c'est à peine si l'histoire le remarque.


De même que toute l'administration du pays est di-
rigée par un corps unique, presque tout le maniement
des affaires intérieures est confié aux soins d'un seul
agent, le contrôleur-général.




ET LA R É V O L U T I O N . 5 3


Si vous ouvrez un almanach de l'ancien régime, vous
y trouverez que chaque province avait son ministre par-
ticulier; mais, quand on étudie l'administration dans
les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre de la
province n'a que quelques occasions peu imporlantes
d'agir. Le train ordinaire des affaires est mené par le
contrôleur-général ; celui-ci a attiré peu a* peu à lui
toutes les affaires qui donnent lieu à des questions d'ar-
gent, c'est-à-dire l'administration publique presque tout
entière. On le voit agir successivement comme minisire
des finances, ministre de l'intérieur, ministre des tra-
vaux publics, ministre du commerce.


De même que l'administration centrale n'a, à vrai
dire, qu'un seul agent à Paris, elle n'a qu'un seul agent
dans chaque province. On trouve encore, au dix-hui-
tième siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de
gouverneurs de province. Ce sont les anciens représen-
tants, souvent héréditaires, de la royauté féodale. On
leur accorde encore dès honneurs, mais ils n'ont plus
aucun pouvoir. L'intendant possède toute la réalité du
gouvernement.


Celui-ci est un homme de naissance commune, tou-
jours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à
faire. Il n'exerce point ses pouvoirs par droit d'élec-
tion, de naissance ou d'office acheté; il est choisi par le
gouvernement parmi les membres inférieurs du con-
seil d'État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il
le représente, et c'est pour cela que, dans la langue
administrative du temps, on le nomme le commissaire




54 L ' A N C I E N RÉGIME


départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous
les pouvoirs que le conseil lui-même possède; il les
exerce tous en premier ressort. Gomme ce conseil, il
est tout à la fois administrateur et juge. L'intendant
correspond avec tous les ministres; il est l'agent uni-
que, dans la province, de toutes les volontés du gouver-
nement. •


Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans
chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le
subdélégué. L'intendant est d'ordinaire un nouvel ano-
bli; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins
il représente le gouvernement tout entier dans la petite
circonscription qui lui est assignée, comme l'intendant
dans la généralité entière. 11 est soumis à l'intendant,
comme celui-ci au ministre.


Le marquis d'Àrgenson raconte, dans ses Mémoires,
qu'un jour Law lui dit : « Jamais je n'aurais cru ce
que j 'ai vu quand j'étais contrôleur des finances. Sachez
que ce royaume de France est gouverné par trente in-
tendants. Vous n'avez ni parlement, ni étals, ni gou-
verneurs; ce sont trente maîtres des requêtes commis
aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bon-
heur de ces provinces, leur abondance ou leur stéri-
lité. »


Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclip-
sés par les restes de l'ancienne aristocratie féodale, et
comme perdus au milieu de l'éclat qu'elle jetait encore;
c'est ce qui fait que, de leur temps même, on les voyait
à peine, quoique leur main fût déjà partout. Dans la




ET LA RÉVOLUTION. 55


sociéLé, les nobles avaient sur eux l'avantage du rang,
de la richesse et de la considération qui s'attache tou-
jours aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la
noblesse entourait le prince et formait sa cour ; elle
commandait les flottes, dirigeait les armées; elle faisait,
en un mot , ce qui frappe le plus les yeux des contem-
porains et arrête trop souvent les regards de la posté-
rité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant
de le ,nommer A intendant; le plus pauvre genti lhomme
de race aurait le plus souvent dédaigné de l 'être. Les
intendants étaient à ses yeux les représentants d'un pou-
voir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouver-
nement des bourgeois et des paysans, et, au demeurant,
de fort petits compagnons. Ces hommes gouvernaient
Cependant la France, c o m m e avait dit Law et c o m m e
nous allons le voir.


Commençons d'abord par le droit d ' impôt , qui con -
tient en quelque façon en lui tous les autres.


On sait qu 'une partie des impôts était en ferme : pour
ceux-là, c'était le conseil du roi qui traitait avec les
compagnies financières, fixait les conditions du contrat
et réglait le mode de la perception. Toutes les autres
taxes, c omme la taille, la capitatiou et les vingtièmes,
étaient établies et levées directement par les agents de
l'administration centrale ou sous leur contrôle loul-
puissant.


C'était le conseil qui fixait chaque année, par une
décision secrète, le montant de la taille et de ses n o m -
breux accessoires, et aussi sa répartition entre les pro-




56 L ' A N C I E N RÉGIME


vinces. La taille avait ainsi grandi d'année en année,
sans que personne en fût averti d'avance par aucun
bruit.


Comme la taille était un vieil impôt, l'assiette et la
levée en avaient été confiées jadis à des agenls locaux,
qui tous étaient plus ou moins indépendants du gou-
vernement, puisqu'ils exerçaient leurs pouvoirs par droit
de naissance ou d'élection, ou en vertu de charges
achetées. C'étaient le seigneur, le collecteur paroissial,
les trésoriers de France, les élus. Ces autorités exis-
taient encore au dix-huitième siècle ; mais les unes
avaient cessé absolument de s'occuper de la taille, les
autres ne le faisaient plus que d'une façon très-secon-
daire et entièrement subordonnée. Là même, la puis-
sance entière était dans les mains de l'intendant et de
ses agents : lui seul, en réalité, répartissait la taille
entre les paroisses, guidait et surveillait les collecteurs,
accordait des sursis ou des décharges.


D'autres impôts, comme la capitation, étant de date
récente, le gouvernement n'y était plus gêné par les
débris des vieux pouvoirs; il y agissait seul, sans au-
cune intervention des gouvernés. Le contrôleur-géné-
ral, l'intendant et le conseil fixaient le montant de cha-
que cote.


Passons de l'argent aux hommes.
On s'étonne quelquefois que les Français aient sup-


porté si patiemment le joug de la conscription mili-
taire à l'époque de la Révolution et depuis; mais il
faut bien considérer qu'ils y étaient tous plies depuis




ET LA R É V O L U T I O N . 57


longtemps. La conscription avait été précédée .par la
milice, charge plus lourde, bien que les contingents
demandés fussent moins grands. De temps à autre, on
faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on
prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont
on formait des régiments de milice où l'on servait pen-
dant six ans. . .


Comme la milice était une institution comparative-
ment moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux ne
s'en occupait; .toute l'opération était confiée aux seuls
agents du gouvernement central. Le conseil fixait le
contingent général et la part de la province. L'intendant
réglait le nombre d'hommes à lever dans chaque pa-
roisse; son subdélégué présidait au tirage, jugeait les
cas d'exemption, désignait les miliciens qui pouvaient
résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et
livrait enfin ceux-ci à l'autorité militaire. Il n'y avait de
recours qu'à l'intendant et au conseil.


On peut dire également qu'en dehors des pays d'état
tous les travaux publics, même ceux qui avaient la des-
linalion la plus particulière, étaient décidés et conduits
par les seuls agents du pouvoir central.


Il existait bien encore des autorités locales et in-
dépendantes, qui, comme le seigneur, les bureaux de
finances, les grands voyers, pouvaient concourir à celle
partie de l'administration publique. Presque partout
ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n'agissaient plus
du tout : le plus léger examen des pièces adminislra-
livcs du temps nous le démontre. Toutes les grandes




58 L ' A N C I E N RÉGIME


roules, et même les chemins qui conduisaient d'une
ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur le
produit des contributions générales. C'était le conseil
qui arrêtait .le plan et fixait l'adjudication. L'inten-
dant dirigeait les travaux des ingénieurs, le subdé-
légué réunissait la corvée qui devait les exécuter. On
n'abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin
des chemins vicinaux, qui demeuraient dès lors impra-
ticables.


Le grand agent du gouvernement central en matière
de travaux publics était, comme de nos jours, le corps
des ponts et chaussées. Ici tout se ressemble d'une ma-
nière singulière, malgré la différence des temps. L'ad-
ministration des ponts, et chaussées a un conseil et une
école; des inspecteurs qui parcourait annuellement
toule la France; des ingénieurs qui résident sur les
lieux et sont chargés, sous les ordres de l'intendant,
d'y diriger tous les travaux. Les institutions de l'an-
cien régime, qui, en bien plus grand nombre qu'on ne
le suppose, ont été transportées dans la société nou-
velle, ont perdu d'ordinaire dans le passage leurs noms,
alors même qu'elles conservaient leurs formes; mais
celle-ci a gardé l'un et l'autre : fait rare.


Le gouvernement central se chargeait seul, à l'aide
de ses agents, de maintenir l'ordre public dans les pro-
vinces. La maréchaussée était répandue sur toute la sur-
face du royaume en petites brigades, et placée partout
sous la direction des intendants. C'est à l'aide de ces
soldats, et au besoin de l'armée, que l'intendant parait




ET L.V R É V O L U T I O N . 59


à tous les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds,
réprimait la mendicité et étouffait les émeutes que le
prix des grains faisait naître sans cesse. Jamais il n'ar-
rivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent ap-
pelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa
tâche, excepté dans les villes, où \\ existait d'ordinaire
une garde urbaine dont l'intendant choisissait les sol-
dats et nommait les officiers.


Les corps de justice avaient conservé le droit de faire
des règlements de police et en usaient souvent ; mais
ces règlements n'étaient applicables que sur une partie
du territoire, et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le
conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait sans
cesse, quand il s'agissait des juridictions inférieures.
De son côté, il faisait tous les jours des règlements gé-
néraux, applicables également à tout le royaume, soit
sur des matières différentes de celles que les tribunaux
avaient réglementées, soit sur les mêmes matières qu'ils
réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou,
comme on disait alors, de ces arrêts du conseil, est
immense, et il s'accroît sans cesse à mesure qu'on s'ap-
proche de la Révolution. Il n'y a presque aucune partie
de l'économie sociale ou de l'organisation politique qui
n'ait élé remaniée par des arrêts du conseil pendant les
quarante ans qui la précèdent.


Dans l'ancienne société féodale, si le seigneur pos-
sédait de grands droits, il avait aussi de grandes char-
ges. C'était à lui à secourir les indigents dans l'intérieur
de ses domaines. Nous trouvons une dernière trace de




60 L ' A N C I E N RÉGIME


cette vieille législation de l'Europe dans le code prus-
sien de 1795, où il est dit : « Le seigneur doit veiller à
ce que les paysans pauvres reçoivent l'éducation. Il doit,
autant que possible, procurer des moyens de vivre à
ceux de ses vassaux qui n'ont point de terre. Si quelques-
uns d'entre eux tombent dans l'indigence, il est obligé
de venir à leur secours,. »


Aucune loi semblable n'existait plus en France de-
puis longtemps. Comme on avait ôté au seigneur ses
anciens pouvoirs, il s'élait souslrait à ses anciennes
obligations. Aucune autorité locale, aucun conseil, au-
cune association provinciale ou. paroissiale n'avait pris
sa place. Nul n'était plus obligé par la loi à s'occuper
des pauvres des campagnes; le gouvernement central
avait entrepris hardiment de pourvoir seul à leurs
besoins.


Tous les ans, le conseil assignait à chaque province,
sur le produit général des taxes, certains fonds que
l'intendant distribuait en secours dans les paroisses.
Celait à lui que devait s'adresser le cultivateur néces-
siteux. Dans les temps de disette, c'était l'intendant qui
faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil
rendait annuellement des arrêls qui ordonnaient d'éta-
blir, dans certains lieux qu'il avait soin d'indiquer lui-
même, des ateliers de charité où les paysans les plus
pauvres pouvaient travailler moyennant un léger salaire.
On doit croire aisément qu'une charité faite de si loin
était souvent aveugle ou' capricieuse, et toujours très-
insuffisante.




ET LA R É V O L U T I O N . 01


Le gouvernement central ne se bornait pas à venir
au secours des paysans dans leurs misères; il préten-
dait leur enseigner l'art de s'enrichir, les y aider et les
y forcer au besoin. Dans ce but, il faisait distribuer de
temps en temps par ses intendants et ses subdélégués,
de petils écrits sur l'art agricole, fondait des sociétés
d'agriculture, promettait des primes, entretenait àgrands
frais des pépinières dont il distribuait les produits. Il
semble qu'il eût été plus efficace d'alléger le poids et
de diminuer l'inégalité des charges qui opprimaient
alors l'agriculture; mais c'est ce dont on ne voit pas
qu'il se soit avisé jamais.


Quelquefois le conseil entendait obliger les particu-
liers à prospérer, quoi qu'ils en eussent. Les arrêts qui
contraignent les artisans à se servir de certaines mé-
thodes et à fabriquer de certains produits sont innom-
brables ; et, comme les intendants ne suffisaient pas à
surveiller l'application de toutes ces règles, il existait
des inspecteurs-généraux de l'industrie qui parcouraient
les provinces pour y tenir la main.


Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines
cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu
propres. Oh en trouve où il ordonne d'arracher des vi-
gnes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le
gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à
celui de tuteur.






CHAPITRE III
COMMENT CE QD'ON APPELLE AUJOURD'HUI LA T U T E L L E A D M I N I S T R A T I V E


Ï I S T UNE INSTITUTION D E L ' A N C I E N R É G D 1 E .


En France, la liberté municipale a survécu à la féo-
dalité. Lorsque déjà les seigneurs n'administraient plus
les campagnes, les villes conservaient encore le droit de
se gouverner. On en rencontre, jusque vers la fin du
dix-septième siècle, qui continuent à former comme de
petites républiques démocratiques, où les magistrats
sont librement élus par tout le peuple et responsables
envers lui, où la vie municipale et publique est active,
où la cité se montre encore fière de ses droits et très-ja-
louse de son indépendance.


Les élections ne furent abolies généralement pour h
première fois qu'en 1692. Les fonctions municipales
furent alors mises en offices, c'est-à-dire que le roi ven-
dit, dans chaque ville, à quelques habitants, le droit de
gouverner perpétuellement tous les autres.




64 L ' A N C I E N R É G I M E


C'était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-
être; car, si la mise en offices des fonctions publiques
a eu souvent d'utiles effets quand il s'est agi des tri-
bunaux, parce que la condition première d'une bonne
justice est l'indépendance complète du juge, elle n'a
jamais manqué d'être très-funeste toutes les fois qu'il
s'est agi de l'administration proprement dite, où on a
surtout besoin de rencontrer la responsabilité, la subor-
dination et le zèle. Le gouvernement de l'ancienne mo-
narchie ne s'y trompait pas : il avait grand soin de ne
point user pour lui-même du régime qu'il imposait aux
villes, et il se gardait bien de mettre en offices les fonc-
tions de subdélégués et d'intendants.


Et, ce qui est bien digne de tous les mépris de l'his-
toire, cette grande révolution fut accomplie sans au-
cune vue politique. Louis XI avait restreint les libertés
municipales parce que leur caractère démocratique lui
faisait peur; Louis XIV les détruisit sans les craindre.
Ce qui le prouve, c'est qu'il les rendit à toutes les villes
qui purent les racheter. En réalité, il voulait moins
les abolir qu'en trafiquer, et, s'il les abolit en effet, ce
fut pour ainsi dire sans y penser, par pur expédient
de finances; et, chose étrange, le même jeu se con-
tinue pendant quatre-vingts ans. Sept fois, durant cet
espace, on vend aux villes le droit d'élire leurs magis-
trats, et, quand elles en ont de nouveau goûté la dou-
ceur, on le leur reprend pour le leur revendre. Le
motif de la mesure est toujours le même, et souvent
on l'avoue. «Les nécessités de nos finances, est-il dit




ET LA R É V O L U T I O N . 65


dans le préambule de l'édit de 1722, nous obligent à
chercher les moyens les plus sûrs de les soulager. »
Le moyen était sûr, mais ruineux pour ceux sur qui
tombait cet étrange impôt. « Je suis frappé de Ténor-
mité des finances qui ont été payées dans tous les temps
pour racheter les offices municipaux, écrit un intendant
au contrôleur-général en 1764. Le montant de cette
finance, employé en ouvrages utiles, aurait tourné au
profil de la ville, qui, au contraire, n'a senti que le
poids de l'autorité et des privilèges de ces offices. » Je
n'aperçois pas de trait plus honteux dans toute la phy-
sionomie de l'ancien régime.


Il semble difficile de dire aujourd'hui précisément
comment se gouvernaient les villes au dix-huitième
siècle; car, indépendamment de ce que l'origine des
pouvoirs municipaux change sans cesse, comme il vient
d'être dit, chaque ville conserve encore quelques lam-
beaux de son ancienne constitution et a des usages pro-
pres. Il n'y a peutrêtre pas deux villes en France où tout
se ressemble absolument; mais c'est là une diversité
trompeuse, qui cache la similitude.


En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi
générale sur l'administration des villes. Il se fit en-
voyer, par ses intendants, des Mémoires sur la ma-
nière dont les choses se passaient alors dans chacune
d'elles. J'ai retrouvé une partie de cette enquête, et
j 'a i achevé de me convaincre en la lisant que les af-
faires municipales étaient conduites de la même ma-
nière à peu près partout. Les différences ne sont plus




66 L ' A N C I E N RÉGIME


que superficielles et apparentes; le fond est partout le
même.


Le plus souvent le gouvernement des villes est confié
à deux assemblées. Toutes les grandes villes sont dans
ce cas et la plupart des petites.


La première assemblée est composée d'officiers mu-
nicipaux, plus ou moins nombreux suivant les lieux :
c'est le pouvoir exécutif de la commune, le corps de
ville, comme on disait alors. Ses membres exercent un
pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi
l'élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils
remplissent leur charge à perpétuité moyennant finance,
lorsque le roi a rétabli les offices et a réussi à les ven-
dre, ce qui n'arrive pas toujours; car cette sorte de mar-
chandise s'avilit de plus en plus, à mesure que l'auto-
rité municipale se subordonne davantage au pouvoir
central. Dans tous les cas, ces officiers municipaux ne
reçoivent pas de salaire, mais ils ont toujours des exemp-
tions d'impôts et des privilèges. Point d'ordre hiérar-
chique parmi eux; l'administration est collective. On ne
voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement et
en réponde. Le maire est le président du corps de la
ville, non l'administrateur de la cité.


La seconde assemblée, qu'on nomme rassemblée gé-
nérale, élit le corps de ville, là où l'élection a lieu en-
core, et partout elle continue à prendre part aux prin-
cipales affaires.


Au quinzième siècle, l'assemblée générale se com-
posait souvent de tout le peuple; cet usage, dit l'un




ET LA R É V O L U T I O N . . (57


des Mémoires de l'enquête, était d'accord avec le génie
populaire de nos anciens. C'est le peuple tout entier qui
élisait alors ses officiers municipaux; c'est lui qu'on
consultait quelquefois; c'est à lui qu'on rendait compte.
A la fin du dix-septième siècle, cela se rencontre encore
parfois.


Au dix-huitième siècle, ce n'est plus le peuple lui-
même agissant en corps qui forme l'assemblée géné-


- raie. Celle-ci est presque toujours représentative. Mais
ce qu'il faut bien considérer, c'est que nulle part elle
n'est plus élue par la masse du public et n'en reçoit
l'esprit. Partout elle est composée de notables, dont
quelques-uns y paraissent en vertu d'un droit qui leur
est propre; les autres y sont envoyés par des corpo-
rations eu des compagnies, et chacun y remplit un
mandat impératif que lui a donné cette petite société
particulière.


A mesure qu'on avance dans le siècle, le nombre
des notables de droit se multiplie dans Je sein de cette
assemblée; les députés des corporations industrielles y
deviennent moins nombreux ou cessent d'y paraître.
On. n'y rencontre plus que ceux des corps; c'est-à-dire
que l'assemblée contient seulement des bourgeois et
ne reçoit presque plus d'artisans. Le peuple, qui ne
se laisse pas prendre aussi aisément qu'on se l'imagine
aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout
de s'intéresser aux affaires de la commune et vit dans
l'intérieur de ses propres murs comme un étranger.
Inutilement ses magistrats essayent de temps en temps


IV. 6




68 L ' A N C I E N RÉGIME


de réveiller en lui ce patriotisme municipal qui a fait
tant de merveilles dans le moyen-âge : il reste sourd.
Les plus grands intérêts de la ville semblent ne plus le
toucher. On voudrait qu'il allât voter, là où on a cru
devoir conserver la vaine image d'une élection libre :
il s'entête à s'abstenir. Rien de plus commun qu'un


""pareil spectacle dans l'histoire. Presque tous les princes
qui ont détruk la liberté ont tenté d'abord d'en, main-
tenir les formes : cela s'est vu depuis Auguste jusqu'à
nos jours ; ils se flattaient ainsi de réunir à la force
morale que donne toujours l'assentiment public les
commodités que la puissance absolue peut seule offrir.
Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et ont
bientôt découvert qu'il était impossible de faire durer
longtemps ces menteuses apparences là où la réalité
n'était plus.


Au dix-huitième siècle, le gouvernement municipal
des villes avait donc dégénéré partout en une petite
oligarchie. Quelques familles y conduisaient toutes les
affaires dans des vues particulières, loin de l'œil du
public et sans être responsables envers lui : c'est une
maladie dont cette administration est atteinte dans la
France entière. Tous les intendants la signalent; mais le
seul remède qu'ils imaginent, c'est d'assujettir de plus
en plus les pouvoirs locaux au gouvernement central.


Il était cependant difficile de le mieux faire qu'on ne
l'avait déjà fait; indépendamment des édits qui de
temps à autre modifient l'administration de toutes les
villes, les lois particulières à chacune d'elles sont sou-




ET LA R É V O L U T I O N . 69


vent bouleversées par des règlements du conseil non
enregistrés, rendus sur les propositions des intendants,
sans enquête préalable, et quelquefois sans que les habi-
tants de la ville eux-mêmes s'en doutent.


« Cette mesure, disent les habitants d'une ville qui
avait été atteinte par un semblable arrêt, a étonné tous
les ordres de la ville, qui ne s'attendaient à rien < de
semblable. »


Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever -
une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plai-
der, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire
emploi de l'excédant de leurs recettes, sans qu'il in-
tervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l'in-
tendant. Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans
et d'après des devis que le conseil a approuvés par arrêt.
C'est devant l'intendant ou ses subdélégués qu'on les
adjuge, et c'est d'ordinaire l'ingénieur ou l'architecte
de l'Etal qui les conduit. Voilà qui surprendra bien
ceux qui pensent que tout ce qu'on voit en France est
nouveau.


Mais le gouvernement central entre bien p]us ayant
encore dansr l'administration des villes que eetle règle
même ne l'indique; son pouvoir y est bien plus étendu
que son droit.


Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu
du siècle par le contrôleur-général à tous les intendants :
« Vous donnerez une attention particulière à tout ce qui
se passe dans les assemblées municipales. Vous vous en
ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes




70 L ' A N C I E N R É G I M E


les délibérations qui y seront prises,.pour me les envoyer
sur-le-cliamp avec votre avis. »


On voit, en effet, par la correspondance de l'inten-
dant avec ses subdélégués, que le gouvernement a la
main dans toutes les affaires des villes, dans les moindres
comme dans les plus grandes. On le consulte sur tout,
et il a un avis décidé sur tout; il y règle jusqu'aux fêtes.
C'est lui qui" commande, dans certains cas, les témoi-
gnages de l'allégresse publique, qui fait allumer les
feux de joie et illuminer les maisons. Je trouve un in-
tendant qui met à l'amende de vingt livres des mem-
bres de la garde bourgeoise qui se sont absentés du
Te Deum.


Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment
convenable de leur néant.


« Nous vous prions très-humblement, monseigneur,
écrivent quelques-uns d'entre eux à l'intendant, de nous
accorder votre bienveillance et votre protection.. Nous
tâcherons de ne pas nous en rendre indignes, par notre
soumission à tous les ordres de Votre Grandeur. » —
« Nous n'avons jamais résisté à vos volontés, monsei-
gneur, » écrivent d'autres qui s'intitulent encore ma-
gnifiquement pairs de la ville.


C'est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au
gouvernement et le peuple à la liberté.


Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait
préservé leurs finances; mais il n'en est rien. On avance
que sans la centralisation les villes se ruineraient aussi-
tôt : je l'ignore; mais il est certain que, dans le dix-




ET LA R É V O L U T I O N . 71


huitième siècle, la centralisation ne les empêchait pas
de se ruiner. Toute l'histoire administrative de ce temps
est pleine du désordre de leurs affaires.


Que si nous allons des villes aux villages, nous ren-
contrerons d'autres pouvoirs, d'autres formes', même
dépendance.


Je vois bien les indices qui m'annoncent que, dans
le moyen-âge, les habitants de chaque village ont formé
une communauté distincte du seigneur. Celui-ci s'en
servait, h sufveiliait, la gouvernait; mais elle possédait
en commun certains biens dont elle avait la propriété
propre; elle élisait ses chefs, elle s'administrait elle-
même démocratiquement.


Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve
chez toutes les nations qui ont été féodales et dans tous
les pays où ces nations ont porté les débris de leurs lois.
On en voit partout la trace en Angleterre, et elle était
encore toute vivante en Allemagne il y a soixante ans,
ainsi qu'on peut s'en convaincre en lisant, le code du
grand Frédéric. EnFrance même, au dix-huitième siècle,
il en existe encore quelques vestiges.


Je me souviens que,, quand je recherchais pour la
première fois, dans les archives d'une intendance, ce
que c'était qu'une paroisse de l'ancien régime, j'étais
surpris de retrouver, dans celte communauté si pauvre
et si asservie, plusieurs des traits qui m'avaient frappé
jadis dans les communes rurales d'Amérique, et que
j'avais jugés alors à tort devoir être une singularité par-
ticulière au Nouveau-Monde. Ni l 'une ni l'autre n'ont




72 L 'ANCIEN R É G I M E


de représenla lion permanente, de corps municipal pro-
prement dit; l'une et l'autre sont administrées par des
fonctionnaires qui agissent séparément, sous la direc-
tion de la communauté tout entière. Toutes deux ont,
de temps à autre, des assemblées générales où tous les
habitants, réunis dans un seul corps,, élisent leurs ma-
gistrats et règlent les principales affaires. Elles se res-
semblent, en un mot, autant qu'un vivant peut ressem-
bler à un mort.


Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont
eu, en effet, même naissance.


Transportée d'un seul coup loin de la féodalité cl maî-
Iresse absolue d'elle-même, la paroisse rurale du moyen-
âge est devenue le township de la Nouvelle-Angleterre.
Séparée du seigneur, mais serrée dans la puissante
main de l'État, elle est devenue en France ce que nous
allons dire.


Au dix-huitième siècle, le nom et le nombre des fonc-
tionnaires de la paroisse varient suivant les provinces.
On voit par les anciens documents que ces fonctionnaires
avaient été plus nombreux quand la vie locale avait été
plus active; leur nombre a diminué à mesure qu'elle
s'est engourdie. Dans la plupart des paroisses du dix-
huitième siècle, ils sont réduits à deux : l'un se nomme
collecteur, l'autre s'appelle le plus souvent le syndic.
D'ordinaire ces officiers municipaux sont encore élus
ou sont censés l'être; mais ils sont devenus partout les
instruments de l'État plus que les représentants de la
communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres




ET LA R É V O L U T I O N . 75


directs de l'intendant. Le.syndic, placé sous la direc-
tion journalière du subdélégué de l'intendant, le re-
présente dans toutes les opérations qui ont trait à l'ordre
public ou au gouvernement. Il est son principal agent
quand il s'agit de la milice, des travaux de l'Etat, de
l'exécution de toutes les lois générales.


Le seigneur, comme nous l'avons déjà vu, reste étran-
ger à tous ces détails du gouvernement ; il ne les sur-
veille même plus; il n'y aide pas; bien plus, ces soins
par lesquels s'entretenait jadis sa puissance lui parais-
sent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-
même est mieux détruite. On blesserait aujourd'hui son
orgueil en l'invitant à s'y livrer. Il ne gouverne plus;
mais sa présence dans la paroisse et ses privilèges em-
pêchent qu'un bon gouvernement paroissial ne puisse
s'établir à la place du sien. Un particulier si différent
de tous les autres, si indépendant, si favorisé, y détruit
ou y affaiblit l'empire de toutes les règles.


Comme son contact a fait fuir successivement vers la
ville, ainsi que je le montrerai plus loin, presque tous
ceux des habitants qui possédaient de l'aisance et des
lumières, il ne reste en dehors de lui qu'un troupeau
de paysans ignorants et grossiers, hors d'état de diriger
l'administration des affaires communes. «Une paroisse,
a dit avec raison Turgot, c'est un assemblage de cabanes
et d'habitants "non moins passifs qu'elles. »


Les documents administratifs du dix-huitième siècle
sont remplis de plaintes que font naître l'impérilie,
l'inertie et l'ignorance des collecteurs et des syndics de




74 L ' A N C I E N RÉGIME


paroisses. Minisires, intendants, subdélégué?, gentils-
hommes même, tous le déplorent sans cesse; mais aucun
ne remonte aux causes.


Jusqu'à la Révolution, la paroisse rurale de France
conserve dans son gouvernement quelque chose de cet
aspect démocratique qu'on lui avait vu dans le mOyen-
âge. S'agit-il d'élire des officiers municipaux ou de dis •
enter quelque affaire commune : la cloche du village
appelle les paysans devant le porche de l'église; là, pau-
vres comme riches ont le droit de se présenter. L'assem-
blée réunie, il n 'y a. point, il est vrai, de délibération
proprement dite ni de vole; mais chacun peut exprimer
son avis, et un notaire, requis à cet effet et instrumen-
tant en plein vent, recueille les différents dires et les
consigne dans un procès-verbal.


Quand on compare ces vaines apparences de la liberté
avec l'impuissance réelle qui y était jointe, on découvre
déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu
peut se combiner avec quelques-unes des formes de la
plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à l'oppres-
sion vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir pas
l'air de la voir. Cette assemblée démocratique de la
paroisse pouvait bien exprimer des vœux, mais elle n'a-
vait pas plus le droit de faire sa volonté que le conseil
municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que
quand on lui avait ouvert la bouche; car ce n'était ja-
mais qu'après avoir sollicité la permission expresse de
l'intendant, et, comme on le disait alors, appliquant le
mot à la chose, sous son bon plaisir, qu'on pouvait la




ET LA R É V O L U T I O N . 75


réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait ni s'imposer,
ni vendre ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le
conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce
conseil pour réparer le dommage que le vent venait de
causer au toit de l'église ou relever le mur croulant du
presbytère. La paroisse rurale-la plus éloignée de Paris
était soumise à cette règle comme les plus proches. J'ai
vu des paroisses demander au conseil le droit de dé-
penser vingt-cinq livres.


Les habitants avaient retenu, d'ordinaire, il est vrai,
le droit d'élire par vote universel leurs magistrats; mais
il arrivait souvent que l'intendant désignait à ce petit
corps électoral un candidat qui ne manquait guère d'être
nommé à l'unanimité des suffrages. D'autres fois il cas-
sait l'élection spontanément faite, nommait lui-même
le collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment
toute élection nouvelle. J'en ai vu mille exemples:


On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que
celle de ces fonctionnaires communaux. Le dernier agent
du gouvernement central, le subdélégué, les faisait obéir
à ses moindres caprices. Souvent il les condamnait à
l'amende; quelquefois il les faisait emprisonner, car
les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les ci-
toyens contre l'arbitraire n'existaient plus ici. « J'ai fait
mettre en prison, dit un intendant en 1.750, quelques
principaux des communautés gui murmuraient, et j ' a i
fait payer à ces communautés la course des cavaliers de
la maréchaussée. Par ce moyen, elles ont élé facilex-
ment matées. » Aussi les fonctions paroissiales/j^ent-,




76 L ' A N C I E N RÉGIME ET LA R É V O L U T I O N ,


elles considérées moins comme des honneurs que comme
des charges auxquelles on cherchait, par toutes sortes
de subterfuges, à se dérober.


Et pourtant ces derniers débris de l'ancien gouver-
nement de la paroisse étaient encore chers aux paysans,
et aujourd'hui même, de, toutes les libertés publiques,
la seule qu'ils comprennent bien, c'est la liberté pa-
roissiale. L'unique affaire de nature publique qui les
intéresse réellement-est celle-là. Tel qui laisse volontiers
le gouvernement de toute la nation dans la main d'un
maître, regimbe à l'idée de n'avoir pas à dire son mot
dans l'administration de son village : tant il y a encore
de poids dans les formes les plus creuses !


Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il
faut l'étendre à presque tous les corps qui avaient une
existence à part et une propriété collective.


Sous l'ancien régime comme de nos jours, il n'y avait
ville, bourg, village, ni si pelit hameau en France, hô-
pital, fabrique, couvent, ni collège, qui pût avoir une
volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni
administrer à sa volonté ses propres biens. Alors, comme
aujourd'hui, l'administration tenait donc tous les Fran-
çais en tutelle; et si l'insolence du mot ne s'était pas
encore produite, on avait du moins déjà la chose.




CHAPITRE IV
QUE LA JUSTICE A D M I N I S T R A T I V E E T LA GARANTIE D E S FONCTIONNAIRES


S 1ST D E S INSTITUTIONS D E 1 , 'ANCIEN R É G M E . <


Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux
ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu'en
France ; mais il n'y en avait guère non plus où les tri-
bunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux
choses se tenaient de plus près qu'on ne se l'imagine.
Comme le roi n'y pouvait presque rien sur le sort des


•juges/, qu'il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer
de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade;
qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition, ni par la
peur, il s'était bientôt senti gêné par celte indépendance.
Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur
soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient
directement son pouvoir, et à créer, pour son usage par-
ticulier, à côté d'eux, une espèce de tribunal plus dé-




78 L ' A N C I E N RÉGIME


pendant, qui présentait à ses sujets quelque apparence
de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.


Dans les pays, comme certaines parties de l'Allema-
gne, où les tribunaux ordinaires n'avaient jamais été


- aussi indépendants du gouvernement que les tribunaux
français d'alors, pareille précaution ne fut pas prise et
la justice administrative n'exista jamais. Le prince s'y
trouvait assez maître des juges pour n'avoir pas besoin
de commissaires.


Si l'on veut bien lire les édits et déclarations du roi
publiés dans le dernier siècle de la monarchie, aussi
bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même


, temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après
avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contes-
talions auxquelles elle peut donner lieu et les procès
qui peuvent en naître seront exclusivement poilés de-
vant les intendants et devant le conseil. « Ordonne en
outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pour-
ront survenir sur l'exécution du présent arrêt, cir-
constances et dépendances, seront portées devant l'in-
tendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil.
Défendons à nos cours et tribunaux d'en prendre cen-
noissance. » C'est la formule ordinaire.


Dans les matières réglées par des lois ou des coutu-
mes anciennes, où cette précaution n'a pas été prise, le
conseil intervient sans cesse par voie d'évocation, ei lève
d'entre les mains des juges ordinaires l'affaire où l'ad-
ministration est intéressée, et l'attire à lui. Les regis-
tres du conseil sont remplis d'arrêts d'évocation de celte




ET LA nÉVOLUTICa 79


espèce. Peu à peu l'exception se généralise, le fait se
transforme en théorie. Il s'établit, non dans les lois,
mais dans l'esprit de ceux qui les appliquent, comme
maxime d'État, que tous les procès dans lesquels un
intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l'interpréta-
tion d'un acte administratif, ne sont point du ressort des
juges ordinaires, dont le seul rôle est de prononcer
entre des intérêts particuliers. En cette matière, nous
n'avons fait que trouver la formule : à l'ancien régime
appartient l'idée.


Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses
qui s'élèvent à propos de la perception de l'impôt sont
de la compétence exclusive de l'intendant et du conseil.
Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la po-
lice du roulage et des voitures publiques, à la grande
voirie, à la navigation des fleuves, etc. ; en général,
c'est devant les tribunaux administratifs que se vident
tous les procès dans lesquels l'autorité publique est
intéressée.


Les intendants veillent avec grand soin à ce que celte
juridiction exceptionnelle s'étende sans cesse; ils aver-
tissent le contrôleur-général et aiguillonnent le conseil.
La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir
une évocation mérite d'être conservée : « Le juge ordi-
naire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l'obligent
de réprimer un fait contraire à la loi ; mais le con-
seil peut toujours déroger aux règles dans un but
utile. »


D'après ce principe, on voit souvent l'intendant ou le




80 L ' A N C I E N R É G I M E


conseil attirer à eux des procès qui ne se rallachent que
par un lien presque invisible à l'administration publi-


- que, ou même qui, visiblement, ne s'y rattachent point
du tout. Un gentilhomme en querelle avec son voisin, et
mécontent des dispositions de ses juges, demande au
conseil d'évoquer l'affaire; l'intendant consulté répond :
« Quoiqu'il ne s'agisse ici que de droits particuliers,
dont la connoissance appartient aux tribunaux, Sa Ma-
jesté peut.toujours, quand elle le*veut, se réserver la
connoissance de toute espèce d'affaires, sans qu'elle puisse
être comptable de ses motifs. »


C'est d'ordinaire devant l'intendant ou le prévôt de
la maréchaussée que sont renvoyés, par suite• d'évoca-
tion, tous les gens du peuple auxquels il arrive de trou-
bler l'ordre par quelque acte de violence. La plupart
des émeutes que la cherté des grains fait si souvent
naître donnent lieu à des évocations de cette espèce.
L'intendant s'adjoint alors un certain nombre de gra-
dués, sorte de conseil de préfecture improvisé qu'il a
choisi lui-même, et juge criminellement. J'ai trouvé des
arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des
gens aux galères et même à mort. Les procès criminels
jugés par l'intendant sont encore fréquents à la fin du
dix-septième siècle.


Les légistes modernes, en fait de droit administratif,
nous assurent qu'on a fait un grand progrès depuis la
Révolution : « Auparavant les pouvoirs judiciaires et
administratifs étaient confondus, disent-ils ; on les a
démêlés depuis et on a remis chacun d'eux à sa place. »




ET LA RÉVOLUTION. ' 81


Pour bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne
faut jamais oublier que, si d'une part, le pouvoir judi-
ciaire, dans l'ancien régime, s'étendait sans cesse au
delà de la sphère naturelle de son autorité, d'une autre
part, il ne la remplissait jamais complètement. Qui voit
l'une de ces deux choses sans l'autre n'a qu 'une idée
incomplète et fausse de l'objet. Tantôt on permettait aux
tribunaux de faire des règlements d'administration pu-
blique, ce qui était manifestement hors dé leur ressort,
Tantôt on leur interdisait de juger de véritables procès,
ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous
avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère admi-
nistrative où l'ancien régime l'avait laissée s'introduire
fort indûment; mais dans le même temps, comme on le
voit, le gouvernement s'introduisait sans cesse dans la
sphère naturelle de la justice, et nous l'y avons laissé :
comme si la confusion des pouvoirs n'était pas aussi
dangereuse de ce côté que de l'autre, et même pire ;
car l'intervention de la justice dans l'administration ne
nuit qu'aux affaires, tandis que l'intervention de l'admi-
nistration dans-la justice déprave les hommes et tend à
les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.


Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies
à perpétuité en France depuis soixante ans, il s'en trouve
une dans laquelle il est dit expressément qu'aucun agent
de l'administration ne peut être poursuivi devant les
tribunaux ordinaires sans qu'au préalable la poursuite
ait été autorisée. L'article parut si bien imaginé, qu'en
détruisant la constitution dont il faisait partie, on eut




82 L 'ANCIEN R É G I M E


soin de le tirer du milieu des ruines, et que, depuis, on
l'a toujours tenu soigneusement à l'abri des révolutions.
Les administrateurs ont encore coutume d'appeler le
privilège qui leur est accordé par cet article une des
grandes conquêtes de 89; mais en cela ils se trompent
également, car, sous l'ancienne monarchie, le gouver-
nement n'avait guère moins de soin que de nos jours
d'épargner aux fonctionnaires le désagrément d'avoir à
se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La
seule différence essentielle entre les deux époques est
celle-ci : avant la Révolution, le gouvernement ne pou-
vait couvrir ses agents qu'en recourant à des mesures
inégales et arbitraires, tandis que, depuis, il a pu léga-
lement leur laisser violer les lois.


Lorsque les tribunaux de l'ancien régime voulaient
poursuivre un représentant quelconque du pouvoir cen-
tral, il intervenait d'ordinaire un arrêt du conseil qui
soustrayait l'accusé à ses juges et le renvoyait devant
des commissaires que le conseil nommait; car, comme
l'écrit un conseiller d'Etat de ce temps-là, un adminis-
trateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans
l'esprit des juges ordinaires, et l'autorité du roi eût été
compromise. Ces sortes d'évocations n'arrivaient pas seu-
lement de loin en loin, mais tous les jours; non-seule-
ment à propos des principaux agents, mais encore à
propos des moindres. Il suffisait de tenir à l'adminis-
tration -par le plus petit fil pour n'avoir rien à craindre
que d'elle. Un piqueur des ponts-el-chaussées chargé de
diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu'il a




ET LA R É V O L U T I O N . 83


7


maltraité. Le conseil évoque l'affaire, et l'ingénieur en
chef, écrivant confidentiellement à l'intendant, dit à ce
propos : « A la vérité, le piqueur est très-répréhensible,
mais ce n'est pas une raison pour laisser l'affaire suivre
son cours; car il.est de la plus grande importance pour
l'administration des ponts-et-chaussées que la justice or-
dinaire n'entende ni ne reçoive les plaintes des corvéa-
bles contre les piqueurs des travaux. Si cet exemple était
suivi, ces travaux seroient troublés par des procès conti-
nuels, que Panimosité publique qui s'attache à ces fonc-
tionnaires feroit naître. »


Dans une autre circonstance, l'intendant lui-même
mande au contrôleur-général, à propos d'un entrepre-
neur de l'État qui avait pris dans le champ du voisin les
matériaux dont il s'était servi : « Je ne puis assez vous
représenter combien il seroit préjudiciable aux intérêts
de l'administration d'abandonner ses entrepreneurs au
jugement des tribunaux ordinaires, dont les principes
ne peuvent jamais se concilier avec les siens. »


Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été
écrites, et il semble que les administrateurs qui les écri-
virent aient été nos contemporains.




• J




CHAPITRE V
COMMENT LA CENTRALISATION A V A I T PU


S'INTRODUIRE AINSI AU MILIEU DES ANCIENS P O U V O M S , ET LES SUPPLANTER


SANS LES DKTIUI1J1E.


Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons
dit dans les trois chapitres qui précèdent : un corps
unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente
l'administration publique dans tout le pays; le même
ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures;
dans chaque province, un seul agent qui en conduit
tout le détail; point de corps administratifs secondaires
ou des corps qui ne peuvent agir sans qu'on les auto-
rise d'abord à se mouvoir -, des tribunaux exeeyilioii-
nels qui jugent les affaires où l'administration est. in-
téressée et couvrent tous ses agents. Qu'est ceci, sinon
la centralisation que nous connaissons? Ses formée
sont moins marquées qu'aujouçd'hui, ses démarches
moins réglées, son existence plus troublée; mais c'est




80 , L ' A N C I E N RÉGIME


le même êlre. On n'a eu, depuis, à lui ajouter ni à lui
ôter rien d'essentiel ; il a suffi d'abattre tout ce qui s'é-
levait autour d'elle pour qu'elle apparût telle que nous
la voyons.


La plupart des institutions que je viens de décrire ont
été imitées depuis en cent endroits divers; mais elles
étaient alors particulières à la France, et nous allons
bientôt voir quelle grande influence elles-ont eue sur la
Révolution française et sur ses suites.


Mais comment ces institutions de date nouvelle avaient-
elles pu se fonder en France au milieu des débris de la
société féodale?


Ce fut une œuvre de patience, d'adresse et de lon-
gueur de temps, plus que de force et de plein pouvoir.
Au moment où la Révolution survint, On n'avait eneore
presque rien détruit du vieil édifice administratif de la
France; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en
sous-œuvre.


Rien n'indique que, pour opérer ce difficile travail,
le gouvernement de l'ancien régime ait suivi un plan
profondément médité à l'avance; il s'était seulement
abandonné à l'instinct qui porte tout gouvernement à
vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui de-
meurait toujours le même à 'travers la diversité des
agents. Il avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms
antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à peu
soustrait leur autorité. li ne les avait pas chassés, mais
éconduits de leurs domaines. Profitant de l'inertie de
celui-ci, de l'égoïsme de celui-là, pour prendre sa place;




ET LA R É V O L U T I O N . 87


s'aidant de tous leurs vices, n'essayant jamais de les
corriger, mais seulement de les supplanter, il avait fini
par les remplacer presque tous, en effet, par un agent
unique, l'intendant, dont on ne connaissait pas même
le nom quand ils étaient nés.


v Le pouvoir judiciaire seul l'avait gêné dans cette grande
entreprise; mais là même il avait fini par saisir la sub-
stance du pouvoir, n'en laissant que l'ombre à ses ad-
versaires. Il n'avait pas exclu les parlements de la sphère
administrative; il s'y était étendu lui-même graduelle-
ment de façon à la remplir presque tout entière. Dans
certains cas extraordinaires et passagers, dans les temps
de disette, par exemple, où les passions du peuple of-
fraient un point d'appui'à l'ambition des magistrats, le
gouvernement central laissait un moment les parlements
administrer et leur permettait de faire un bruit qui
souvent a retenti dans l'histoire; mais bientôt il repre-
nait en silence sa place, et remettait discrètement la
main sur tous les hommes et sur toutes les affaires.


Si l'on veut bien faire attention à la lutte des parle-
ments contre le pouvoir royal, on verra que c'est presque
toujours sur le terrain de la politique, et non sur celui
de l'administration, qu'on se rencontre. Les querelles
naissent d'ordinaire à propos d'un nouvel impôt; c'est-
à-dire que ce n'est pas la puissance administrative que
les deux adversaires se disputent, mais le pouvoir légis-
latif, dont ils avaient aussi peu de droits de s'emparer
l'un que l'autre.


Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la




88 L 'ANCIEN RÉGIME


Révolution. À mesure que les passions populaires com-
mencent à s'enflammer, le parlement se mêle davantage
à la politique; et comme, dans le même temps, le pou-
voir central et ses agents deviennent plus expérimentés
et plus habiles, ce même parlement s'occupe de moins
en moins de l'administration proprement dite; chaque
jour, moins administrateur et plus tribun.


Le temps, d'ailleurs, ouvre sans cesse au gouverne-,
ment central de nouveaux champs d'action où les tribu-
naux n'ont pas l'agilité de le suivre; car il s'agit d'af-
faires nouvelles sur lesquelles ils n'ont pas de précédents
et qui sont étrangères à leur routine. La société, qui est,
en grand progrès, fait naître à chaque instant des be-
soins nouveaux, et chacun d'eux est pour lui une source
nouvelle de pouvoir; car lui seul est en état de les satis-
faire. Tandis que la sphère administrative des tribunaux
reste fixe, la sienne est mobile et s'étend sans cesse avec
la civilisation même.


La Révolution, qui approche et commence à agiter
l'esprit de tous les Français, leur suggère mille idées
nouvelles que lui seul peut réaliser; avant de le ren-
verser, elle le développe. Lui-même se perfectionne
comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand
on étudie ses archives. Le contrôleur-général et l'inten-
dant de 1790 ne ressemblent plus à l'intendant et au
contrôleur-général de 1740; l'administration est trans-
formée. Ses agents sont les mêmes, un autre esprit les
meut. A mesure qu'elle est devenue plus détaillée, plus
étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus




ET LA RÉVOLUTION. 8U
savante. Elle s'est modérée en achevant de s'emparer de
tout; elle opprime moins, elle conduit davantage.


Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit
cette grande institution de la monarchie ; elle fut res-
taurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l'a dit tant
de fois, les principes de 1789 en matière d'administra-
tion publique qui ont triomphé à cette époque et depuis,
mais bien, au contraire, ceux de l'ancien régime qui
furent tous remis alors en vigueur et y demeurèrent..


Si l'on me demande comment cette portion de l'an-
cien régime a pu être ainsi transportée tout d'une pièce
dans la société nouvelle et s'y incorporer, je répondrai
que, si la centralisation n'a point péri dans la Révolu-
tion, c'est qu'elle était elle-même le commencement de
cette févolution et son signe; .et j'ajouterai que, quand
un peuple a détruit dans son sein l'aristocratie, il court
vers la centralisation comme de lui-même. Il faut alors
bien moins d'efforts pour le précipiter sur cette pente
que pour l'y retenir. Dans son sein tous les pouvoirs
tendent naturellement vers l 'unité, et ce n'est qu'avec
beaucoup d'art qu'on peut parvenir à les tenir divisés.


La révolution démocratique, qui a détruit tant d'in-
stitutions de l'ancien régime, devait donc consolider
celle-ci, et la centralisation trouvait si naturellement sa
place dans là société que cette révolution avait formée,
qu'on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.






CHAPITRE \I
D E S M Œ U R S A D M I N I S T R A T I V E S S O D S L ' A N C I E N R É G I M E .


On ne saurait lire la correspondance d'un intendant
de l'ancien régime avec ses supérieurs et ses subor-
donnés sans admirer comment la similitude des in-
stitutions rendait les administrateurs de ce temps-là
pareils aux noires. Ils semblent se donner la main à
travers le gouffre de la Révolution qui les sépare. J'en
dirai autant des administrés. Jamais la puissance delà
législation sur l'esprit des hommes ne s'est mieux fait
voir.


Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses
propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de
régler lui-même tout à Paris. A mesure que le temps
marche et que l'administration se perfectionne, cette
passion augmente. Vers la fin du dix-huitième siècle,
il ne s'établit pas un atelier de charité au fond d'une
province éloignée sans que le contrôleur-général veuille




02 L 'ANCIEN RÉGIME


en surveiller lui-même la dépense, en rédiger le rè-
glement et en fixer le lieu. Grée-t-on des maisons de
mendicité : il faut lui apprendre le nom des mendiants
qui s'y présentent, lui dire précisément quand ils sor-
tent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733),
M. d'Argenson écrivait ; « Les détails confiés aux mi-
nistres sont immenses. Rien ne se fait sans eux, rien
que par eux, et, si leurs connoissances ne sont pas aussi
étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de laisser
tout faire à des commis qui deviennent les véritables
maîtres. »


Un contrôleur-général ne demande pas seulement des
rapports sur les affaires, mais de petits renseignements
sur les (personnes. L'intendant s'adresse à son tour à
ses subdélégués, et ne manque guère de répéter mot
pour mot ce que ceux :ci lui disent, absolument comme
s'il le savait pertinemment par lui-même.


Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir,
il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La masse
des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de la pro-
cédure administrative si grandes, queje n'ai jamais re-
marqué qu'il s'écoulât moins d'un an avant qu'une pa-
roisse pût obtenir l'autorisation de relever son clocher
ou de réparer son presbytère; le plus souvent deux ou
trois années se passent avant que la demande soit ac-
cordée.


Le conseil îui-même remarque, dans un de ses arrêts
(29 mars 1773), «que les formalités administratives
entraînent des détails infinis dans les affaires et n'exci-




ET LA R É V O L U T I O N . 95


lent que trop souvent Jes plaintes les pïus justes; for-
mules cependant toutes,néccssaires, » ajoute-t-il.


Je croyais que le goût de la statistique était particu-
lier aux administrateurs <le nos jours; mais je me trom-
pais. Vers la fin de l'ancien régime, on envoie souvent
à l'intendant de petits tableaux tout imprimés qu'il n'a
plus qu'à faire remplir par ses subdélégués et par les
syndics des paroisses. Le contrôleur-général se fait faire
des rapports sur la nature des terres, sur leur culture,
l'espèce et la quantité des produits, le nombre des bes-
tiaux, l'industrie et tes mœurs des habitants. Les ren-
seignements ainsi obtenus ne sont guère moins-circon-
stanciés ni plus certains que ceux que fournissent en
pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le
jugement jfue les siftdélégucs portent, à cet le -occasion,
sur le caractère de leurs administrés, est en général peu
favorable. Ils reviennent souvent sur cette opinion que
« le paysan est naturellement paresseux, et ne travaille-
rait pas^s'il n'y était obligé pour vivre. »


€'est là une doctrine économique qui paraît fort ré -
pandue chez ces administrateurs.


Il n'y à pas jusqu'à la langue administrative des deux
époques qui ne se ressemble d'une manière frappante.
Des deux parts, le style est également décoloré, coulant,
vague et mou ; la physionomie particulière de chaque
écrivain s'y efface et va se perdant dans une médiocrité
commune. Qui Kt un préfet lit un intendant.


Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage
particulier de Diderot et de Rousseau a eu le temps de




04 L ' A N C I E N RÉGIME


se répandre et de se délayer dans la langue vulgaire, la
fausse sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains
gagne les administrateurs et pénètre même jusqu'aux
gens de finance. Le style administratif, dont le tissu
est ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux
et presque tendre. Un subdéléguéseplaintà l'intendant
de Paris « qu'il éprouve souvent dans l'exercice de ses
fonctions une douleur très-poignante à une âme sen-
sible. »


Le gouvernement distribuait, comme de nos jours,
aux paroisses certains secours de charité, à la condition
que les habitants devaient faire de leur côté certaines
offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est suf-
fisante, le contrôleur-général écrit en marge de l'état de
répartition : Bon,' témoigner satisfaction; mais, quand
elle est considérable, il écrit : Bon, témoigner satisfac-
tion et sensibilité.


Les fonctionnaires administratifs, presque tous bour-
geois, forment déjà une classe qui a son esprit particu-
lier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil
propre. C'est Y aristocratie de \a société nouvelle qui
est déjà formée et vivante; elle attend seulement que la
Révolution ait vidé sa place.


Ce qui caractérise déjà l'administration en France,
c'est la haine violente que lui inspirent indistinctement
tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s'occuper
d'affaires publiques en dehors d'elle. Le moindre corps


indépendant qui semble vouloir se former sans son
concours lui fait peur; la plus petite association libre,




ET LA RÉVOLUTION. 95


quel qu'en soit l'objet, l'importune; elle ne laisse sub-
sister que celles qu'elle a composées arbitrairement
et qu'elle préside. Les grandes compagnies industrielles
elles-mêmes lui agréent peu; en un mot, elle n'entend
point que les citoyens s'ingèrent d'une manière quel-
conque dans l'examen de leurs propres affaires; elle
préfère k stérilité à la concurrence. Mais, comme il
faut toujours laisser aux Français la douceur d'un peu
de licence, pour les consoler de leur servitude, le gou-
vernement permet de discuter fort librement toutes
sortes de théories générales et abstraites en matière de
religion, de philosophie, de morale et même de poli-
tique. Il souffre assez volontiers qu'on atlaque les prin-
cipes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société,
et qu'on discute jusqu'à Dieu même, pourvu qu'on ne
glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela
ne 1© regarde pas.


Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou,
comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, con-
tinssent plus de quatrains que de polémique, l'admi-
nistration voit déjà d'un œil fort jaloux cette petite puis-
sance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà
fort âpre contre les journaux; ne pouvant les supprimer
absolument, elle entreprend de les tourner à son seul
usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire
adressée à tous les intendants du royaume, où l'on an-
nonce que le roi (c'était Louis XV) a décidé que désor-
mais la Gazette de France serait composée sous les yeux
mêmes du gouvernement : « Voulant Sa Majesté, dit la




96 L 'ANCIEN RÉGIME


circulaire, rendre cette feuille intéressante et lui assu-
rer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence,
ajoute le ministre, vous voudrez bien m'adresser un
bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité de
nature à intéresser la curiosité publique, particulière-
ment ce qui se rapporte à la physique, à l'histoire na-
turelle, faits singuliers et intéressants.» À la circulaire
est joint un prospectus dans lequel on annonce que la
nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et
contenant plus de matière que le journal qu'elle rem-
place, coûtera aux abonnés beaucoup moins.


Muni de ces documents, l'intendant écrit à ses subdé-
légués et les met à l'œuvre; mais ceux-ci commencent
par répondre qu'ils ne savent rien. Survient une nou-
velle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de la
stérilité de la province. «Sa Majesté m'ordonne de vous
dire que son intention est que vous vous occupiez très-
sérieusement de cette affaire et donniez les ordres les
plus précis à vos agents. » Les subdélégués s'exécutent
alors : l'un d'eux mande qu'un contrebandier en sau-
nage (contrebande du sel) a été pendu et a montré un
grand courage; un autre, qu'une femme de son arron-
dissement est accouchée à la fois de trois filles; un troi-
sième, qu'il a éclaté un terrible orage, qui, il est vrai,
n'a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que,
malgré tous ses soins, il n'a rien découvert qui fût digne
d'être signalé, mais qu'il s'abonne lui-même à une ga-
zette si utile et va inviter tous les honnêtes gens à l'imi-
ter. Tant d'efforts semblent cependant peu efficaces:




E T LA R É V O L U T I O N . 07


car une nouvelle lettre nous apprend «que le roi, qui a
la bonté, dit le ministre, de descendre lui-même dans
tout le détail des mesures relatives au perfectionnement
de la gazette, et qui veut donner à ce journal la supé-
riorité et la célébrité qu'il mérite, a témoigné beaucoup
de mécontentement en voyant que ses vues étaient si
mal remplies. »
. On voit que l'histoire est une galerie de tableaux oû
il y a peu d'originaux et beaucoup de copies.


Il faut, du reste, reconnaître qu'en France le gou-
vernement central n'imite jamais ces gouvernements du
midi de l'Europe, qui semblent ne s'être emparés de
tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre sou-
vent une grande intelligence de sa tâche et toujours une
prodigieuse- activité. Mais son activité est souvent im-
productive et même malfaisante, parce que, parfois, il
veut faire ce qui est au-dessus de ses forces,4 ou fait ce
que personne ne contrôle.


Il n'entreprend' guère ou il abandonne bientôt les
réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, de-
mandent une énergie persévérante; mais il change
sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien
ne demeure un instant en repos dans la sphère qu'il
habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapi-
dité si singulière, que les agents, à force d'être com-
mandés, ont souvent peine à démêler comment il faut
obéir. Des officiers municipaux se plaignent au con-
trôleur-général lui-mêm& de h mobilité extrême de la
législation secondaire. «La vsviatîon des seuls règle-




98 L ' A N C I E N RÉGIME


ments de finance, disent-ils, est telle, qu'elle ne per-
met pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de
faire autre chose qu'étudier les nouveaux règlements, à
mesure qu'ils paroissent, jusqu'au point d'être obligé
de négliger ses propres affaires. »


Lors même que la loi n'était pas changée, la manière
de l'appliquer variait tous les jours. Quand on n'a pas
vu l'administration de l'ancien régime à l'œuvre, en
lisant les documents secrets qu'elle a laissés, on ne sau-
rait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, dans
l'esprit même de ceux qui l'appliquent, lorsqu'il n'y a
plus ni assemblée politique, ni journaux, pour ralentir
l'activité capricieuse et borner l'humeur arbitraire et
changeante des ministres et de leurs bureaux. ..
» On ne trouve guère d'arrêts du conseil qui ne rap-
pellent les lois antérieures, souvent de date très-récente,
qui ont été rendues, mais non exécutées. 11 n'y a pas, en
effet, dédi t , de déclaration du roi, de lettres-patentes
solennellement enregistrées qui ne souffrent mille tem-
péraments dans la pratique. On voit par les lettres des
contrôleurs-généraux et des intendants, que le gouverne-
ment permet sans cesse de faire par exception autre-
ment qu'il n'ordonne. Il brise rarement la loi, mais cha-
que jour il la fait plier doucement dans tous les sens,
suivant les cas particuliers et pour la plus grande faci-
lité des affaires.


L'intendant écrit au ministre à propos d'un droit
d'octroi auquel un adjudicataire des travaux de l'Etat
voulait se soustraire : « Il est certain qu'à prendre à




E T LA R É V O L U T I O N . 99


la rigueur les édils et les arrêts que je viens de citer,
il n'existe dans le royaume aucun exempt de ces droits;
mais ceux qui sont versés dans la connoissance des af-
faires savent qu'il en est de ces dispositions impérieuses
comme des peines qu'elles prononcent, et que, quoi-
qu'on les trouve dans presque tous les édits, déclarations
et arrêts portant établissement d'impôts, cela n'a jamais
empêché les exceptions. »


L'ancien régime est là tout entier : une règle rigide,
une pratique molle : tel est son caractère.


Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là
par le recueil de ses lois, tomberait dans les erreurs les
plus ridicules. Je trouve, à la datede 1757, une décla-
ration du roi qui condamne à mort tous ceux qui com-
poseront ou imprimeront des écrits contraires à la reli-
gion ou à l'ordre établi. Le libraire qui les vend, le
marchand qui les colporte, doit subir la même peine.
Serions-nous revenus au siècle de saint Dominique?
Non, c'est précisément le temps où régnait Voltaire.


On se plaint souvent de ce que les Français méprisent
la loi; hélas! quand aurâient-ils pu apprendre à la res-
pecter? On peut dire que, chez les hommes de l'ancien
régime, la place que la notion de la loi doit occuper
dans l'esprit humain était vacante. Chaque solliciteur
demande qu'on sorte en sa faveur de la règle établie,
avec autant d'insistance et d'autorité que s'il demandait
qu'on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en effet,
que quand on a envie de reconduire. La soumission du
peuple à l'autorité est encore complète, mais son obéis-


iv. 8




100 L ' A N C I E N R É G I M E


sance est un effet de la coutume plutôt que de la vo-
lonté; car, s'il lui arrive par hasard de s'émouvoir, la
plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu'à la vio-
lence, et presque toujours c'est aussi la violence et l'ar-
bitraire, et non la loi, qui le répriment.


Le pouvoir central en France n'a pas encore acquis
au dix-huitième siècle cette constitution saine et vigou-
reuse que nous lui avons vue depuis; néanmoins, comme
il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs inter-
médiaires, et qu'entre lui et les particuliers il n'existe
plus rien qu'un espace immense et vide, il apparaît
déjà de loin à chacun d'eux comme le seul ressort de
la machine sociale, l'agent unique et nécessaire de la
vie publique.


Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détrac-
teurs eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède
la Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore
toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société
et de gouvernement. Les buts que se proposent ces ré-
formateurs sont divers, mais leur moyen est toujours
le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir
central et l'employer à tout briser et à tout refaire sui-
vant un nouveau plan qu'ils ont conçu eux-mêmes; lui
seul leur paraît en état d'accomplir une pareille tâche.
La puissance de l'Etat doit être sans limite comme son
droit, disent-ils; il ne s'agit que de lui persuader d'en
faire un usage convenable. Mirabeau le père, ce gen-
tilhomme si entiché des droits de la noblesse, qu'il ap-
pelle crûment les intendants des intrus, et déclare que,




ET LA R É V O L U T I O N . 101


si on abandonnait au gouvernement seul le choix des
magistrats, les cours de justice ne seraient bientôt que
des bandes de commissaires, Mirabeau lui-même n'a de
confiance que dans l'action du pouvoir central pour
réaliser ses chimères.


Ces idées ne restent point dans les livres; elles des-
cendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs,
entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts,
jusque dans la pratique journalière de la vie.


Personne n'imagine pouvoir mener à bien une affaire
importante si l'État ne s'en mêle. Les agriculteurs eux-
mêmes, gens d'ordinaire fort rebelles aux préceptes,
sont portés à croire que, si l'agriculture ne se perfec-
tionne pas, la faute en est principalement au gouver-
nement, qui ne leur donne ni assez d'avis, ni assez de
Secours. L'un d'eux écrit à un intendant, d'un ton irrité
où l'on sent déjà la Révolution : « Pourquoi le gouver-
nement ne nomme-f-il pas des inspecteurs qui iraient
une fois par an dans les provinces voir l'état des cul-
tures, enseigneraient aux cultivateurs à les changer
pour le mieux, leur diraient ce qu'il faut faire des bes-
tiaux, la façon dé les mettre à l'engrais, de les élever,
de les vendre, et où il faut les mener au marché? On
devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur
qui donnerait des preuves de la meilleure culture rece-
vrait des marques d'honneur. »


Des inspecteurs et des croix ! voilà un moyen dont un
fermier du comté de Suffolk ne se serait jamais avisé !


Aux yeux du plus grand nombre, il n'y a déjà que




402 L 'ANCIEN R É G I M E


le gouvernement qui puisse assurer l 'ordre publie : le
peuple n'a peur que de la maréchaussée ; les proprié-
taires n'ont quelque confiance qu'en elle. Pour les uns
et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée n'est
pas seulement le principal défenseur de l'ordre, c'est
l'ordre lui-même. « Il n'est personne, dit l'assemblée
provinciale de Guyenne, qui n'ait remarqué combien
la vue d'un cavalier de la maréchaussée est propre à
contenir les hommes les plus ennemis de toute subordi-
nation. » Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une
escouade. Les archives d'une intendance sont remplies
de demandes de cette nature; personne ne semble soup-
çonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher
le maître.


Ce qui frappe lé plus les émigrés qui arrivent en An-
gleterre, c'est l'absence de cette milice. Cela les remplit
de surprise, et quelquefois de mépris pour les Anglais.
L'un d'eux, homme de mérite, mais que son éducation
n'avait pas préparé à ce qu'il allait voir, écrit : « Il est
exactement vrai que tel Anglais se félicite d'avoir été
volé, en se disant qu'au moins son pays n'a pas dé ma-
réchaussée. Tel qui est fâché de tout ce qui trouble la
tranquillité, se console cependant de voir rentrer dans
le sein de la société des séditieux, en pensant que le
texte de la loi est plus fort que toutes les considéra-
tions. Ces idées fausses, ajoute-t-il, ne sont pas absoliir
ment dans toutes les têtes ; il y a des^ gens sages qui en
ont de contraires, et c'est la sagesse qui doit prévaloir à
la longue. »




ET LA -REVOLUTION. 105


Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quel-
ques rapports avec leurs libertés, c'est ce qui ne lui
tombe point dans l'esprit. Il aime mieux expliquer ce
phénomène par des raisons plus scientifiques. «Dans
un pays où l'humidité du climat et le défaut de ressort
dans l'air qui circule, dit-il, impriment au tempéra-
ment une teinte sombre, le peuple est disposé à se li-
vrer de préférence aux objets graves. Le peuple anglais
est donc porté par sa nature à s'occuper de matières_de
gouvernement; le peuple français en est éloigné. »


Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Pro-
vidence, il est naturel que chacun l'invoque dans ses
nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nom-
bre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur
l'intérêt public, n'ont trait néanmoins qu'à de petits in-
térêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-
être les seuls endroits où toutes les classes qui compo-
saient la société de l'ancien régime se trouvent mêlées.


• La lecture en est mélancolique : des paysans demandent
qu'on les indemnise de Ja perte de leurs bestiaux ou de
leur maison ; "des propriétaires aisés, qu'on les aide à
faire valoir plus avantageusement leurs terres; des in-
dustriels sollicitent de l'intendant des privilèges qui les
garantissent d'une concurrence incommode.. Il est très-
fréquent de voir des manufacturiers qui confient à
l'intendant le mauvais état de leurs affaires, et le
prient d'obtenir du contrôleur-général un secours ou
un prêt. Un fonds était ouvert, à ce gu'il semble, pour


cet objet.




104 L 'ANCIEN RÉGIME


Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de
grands solliciteurs; leur condition ne se reconnaît guère
alors qu'en ce qu'ils mendient d'un ton fort haut. C'est
l'impôt du vingtième qui, pour beaucoup d'entre eux,
est le principal anneau de leur dépendance. Leur part
dans cet impôt étant fixée chaque année par le conseil
sur le rapport de l'intendant, c'est à celui-ci qu'ils s'a-
dressent d'ordinaire pour obtenir des délais et des dé-
charges. J'ai lu une foule de demandes de celte espèce
que faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent
grands seigneurs: vu, disaient-ils, l'insuffisance de leurs
revenus ou le mauvais état de leurs affaires. En généra),
les gentilshommes n'appelaient jamais l'intendant que
Monsieur, mais j ' a i remarqué que, dans ces circon-
stances, ils l'appellent toujours Monseigneur, comme
les bourgeois.


Parfois la misère et l'orgueil se mêlent dans ces pla-
cets d'une façon plaisante. L'un d'eux écrit à l'inten-
dant : « Votre cœur sensible ne consentira jamais à ce
qu'un père de mon état fût taxé à des vingtièmes stricts,
comme le serait un père du commun. »


Dans les temps de disette, si fréquents au dix-hui-
tième siècle, la population de chaque généralité se
tourne tout.entière vers l'intendant et semble n'attendre
que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que chacun
s'en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères.
Les plus inévitables sont de son fait; on lui reproche
jusqu'à l'intempérie des saisons.


Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité




ET LA R É V O L U T I O N . 105
#


merveilleuse la centralisation a été rétablie en France
au commencement, de ce siècle. Les hommes de 89
avaient renversé l'édifice ; mais ses fondements étaient
restés dans l'âme même de ses destructeurs, et sur ces
fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et
le bâtir plus solidement qu'il ne l'avait jamais été.






CHAPITRE \II
COMMENT L A F R A N C E E T A I T D E J A ,


DE TOUS L E S PAVS D E L 'EUP.OPE, C E L U I OU L A C A P I T A L E A V A I T ACQUIS


L E PLUS D E PRÉPONDÉRANCE SUR L E S P R O V I N C E S E T ABSORBAIT


. L E MIEUX TOUT L ' E M P I R E .


Ce n'esl ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse
des capitales qui causent leur prépondérance politique
sur le reste de l'empire, c'est la nature du gouverne-
ment.


Londres, qui est aussi peuplé qu'un royaume, n'a
pas exercé jusqu'à présent d'influence souveraine sur
les destinées de la Grande-Bretagne.


Aucun citoyen des États-Unis n'imagine que le peu-
ple de New-York puisse décider du sort de l'Union
américaine. Bien plus, personne, dans l'État même de
New-York, ne se figure que la volonté particulière de
cette ville puisse diriger seule les affaires. Cependant
New-York renferme aujourd'hui autant d'habitants que
Paris eu contenait au moment où la Révolution a éclaté.




108 L 'ANCIEN RÉGIME


Paris même, à l'époque des guerres de religion, était,
comparativement au reste du royaume, aussi peuplé
qu'il pouvait l'être en 1789. Néanmoins il ne put rien
décider. Du temps de la Fronde, Paris n'est encore que
la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la
France même.


Dès 1740, Montesquieu écrivait à un de ses amis :
« 11 n'y a en France que Paris et les provinces éloignées,
parce que Paris n'a pas encore eu le temps de les dé-
vorer. » En 1750, le marquis de Mirabeau, esprit chi-
mérique, mais parfois profond, dit, parlant de Paris
sans le nommer : «Les capitales sont nécessaires; mais,
si la tête devient trop grosse, Je corps devient apoplec-
tique, et tout périt. Que sera-ce donc si, en abandonnant
les provinces à une sorte de dépendance directe et en
n'en regardant les habitants que comme des régnicoles
de second ordre, pour ainsi dire, si, en n'y laissant au-
cun moyen de considération et aucune carrière à l'am-
bition, on attire tout ce qui a quelque talent dans cette
capitale ! » 11 appelle cela pne espèce de révolution gourde
qui dépeuple les provinces de leurs notables, gens d'af-
faires, et de ce que l'on nomme gens d'esprit.


Le lecteur qui a lu attentivement, les précédents cha-
pitres connaît déjà les causes de ce phénomène; ce se-
rait abuser de sa patience que de les indiquer de nou-
veau ici. '


Cette révolution n'échappait pas au gouvernement,
mais elle ne le frappait que sous sa forme la plus ma-
térielle, l'accroissement de la ville. Il voyait Paris s'é




ET LA RÉVOLUTION. 109


tendre journellement,- et il craignait qu'il ne devînt
difficile de bien administrer une si grande ville. On ren-
contre un grand nombre d'ordonnances de nos rois,
principalement dans le dix-septième et le dix-huitième
siècle, qui ont pour objet d'arrêter cette croissance. Ces
princes concentraient de plus en plus dans Paris ou à
ses portes toute la vie publique de la France, et ils
voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de
nouvelles maisons., ou l'on oblige de ne les bâtir que
de la manière la plus coûteuse et dans les lieux peu
attrayants qu'on indique à l'avance. Chacune de ces or-
donnances constate, il est vrai, que, malgré la précé-
dente, Paris n'a cessé de s'étendre. Six fois pendant son
règne, Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d'arrêter
Paris et y échoue : la ville grandit sans cesse, en dépit
des édits. Mais sa prépondérance s'augmente plus vite
encore que ses murailles; ce qui la lui assure, c'est
moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui
arrive au dehors.


Pans le même temps, en effet, on voyait partout les
libertés locales disparaître de plus en plus. Partout les
symptômes d'une vie indépendante cessaient; les traits
mêmes de la physionomie, des différentes provinces de-
venaient confus ; la dernière trace de l'ancienne vie
publique était effacée. Ce n'était pas pourtant que la
nation tombât en langueur : le mouvement y était, au
contraire, partout; seulement, le moteur n'était plus
qu'à Paris. Je ne donnerai qu'un exemple de ceci entre
mille. Je trouve dans les rapports faits au ministre sur




110 L 'ANCIEN RÉGIME


l'état de la librairie qu'au seizième siècle et au com-
mencement du dix-septième, il y avait des imprimeries
considérables dans des villes de province qui n'ont plus
d'imprimeurs ou dont les imprimeurs ne font plus rien.
On ne saurait douter pourtant qu'il ne se publiât infi-
niment plus d'écrits de toute sorte à la fin du dix-hui-
tième siècle qu'au seizième ; mais le mouvement de la
pensée ne partait plus que du centre. Paris avait achevé
de dévorer les provinces.


Au moment où la Révolution française éclate, cette
première révolution est entièrement accomplie.


Le célèbre voyageur Arthur Young quitte Paris peu
après la réunion des États-généraux et peu de jours
avant la prise de la Bastille; le contraste qu'il aperçoit
entre ce qu'il vient de voir dans la ville et ce qu'il trouve
au dehors le frappe de surprise. Dans Paris, tout était
activité et bruit ; chaque moment produisait un pam-
phlet politique : il s'en publiait jusqu'à quatre-vingt-
douze par semaine. « Jamais, dit-il, je n'ai vu un mou-
vement de publicité semblable, même à Londres. » Hors
de Paris, tout lui semblé inertie et silence; on imprime
peu de brochures et point de journaux. Les provinces,
cependant, sont émues et prêles à s'ébranler, mais im-
mobiles ; si les citoyens s'assemblent quelquefois, c'est
pour apprendre les nouvelles qu'on attend de Paris.
Dans chaque ville, Young demande aux habitants ce
qu'ils vont faire. « La réponse est partout la même,
dit-il : «Nous ne sommes qu'une ville de province; il
« faut voir ce qu'on fera à Paris. » — « Ces gens n'osent




ET LA R É V O L U T I O N . 111


pas même avoir une opinion, ajoute-t-il, jusqu'à ce
qu'ils sachent ce qu'on pense à Paris. »
* On s'élonne de la facilité surprenante avec laquelle


l'Assemblée constituante a pu détruire d'un seul coup
toutes les anciennes provinces de la France, dont plu-
sieurs étaient plus anciennes que la monarchie, et divi-
ser méthodiquement, le royaume en quatre-vingt-trois
parties distinctes, comme s'il s'élait agi du sol vierge
du Nouveau-Monde. Rien'n'a plus surpris et même épou-
vanté le reste de l'Europe, qui n'était pas préparée à un
pareil spectacle. « C'est la première fois, disait Burke,
qu'on voit des hommes mettre en morceaux leur pa-
trie d'une manière aussi barbare. » Il semblait, en effet,
qu'on déchirât des corps vivants : on ne- faisait que dé-
pecer des morts.


Dans le temps même où Paris achevait d'acquérir
ainsi au dehors la toute-puissance, on voyait s'accom-
plir dans son sein même un autre changement qui ne
mérite pas moins de fixer l'attention de l'histoire. Au
lieu de n'être qu'une ville d'échanges, d'affaires, de
consommation et de plaisir, Paris.achevait de devenir
une ville de fabriques et de manufactures : second fait
qui donnait au premier un caractère nouveau et plus
formidable.


L'événement venait de très-loin; il semble que, dès le
moyen-âge, Paris fût déjà la ville la plus industrieuse du
royaume, comme il en était la plus grande. Ceci devient
évident en approchant des temps modernes. A mesure
que toutes les affaires administratives nont attirées à




112 L ' A N C I E N R É G I M E


Paris, les affaires industrielles y accourent. Paris, de-
venant de plus en plus le modèle et l'arbitre du goût,
le centre unique de la puissance et des arts, le principal
foyer de l'activité nationale, la ville industrielle de la
nation s'y retire et s'y concentre davantage.


Quoique les-documents statistiques de l'ancien régime
méritent le plus souvent peu de créance, je crois qu'on
peut affirmer sans crainte que, pendant les soixante ans
qui ont précédé la Révolution française, le nombre des
ouvriers a plus que doublé à Paris; tandis que, dans la
même période, la population générale de la ville n'aug-
mentait guère que d'un tiers.


Indépendamment des causes générales que je viens
de dire, il y en avait de très-particulières qui, de tous
les points de la France, attiraient les ouvriers vers Paris,
et les y aggloméraient peu à peu dans certains quartiers
qu'ils finissaient par occuper presque seuls. On avait
rendu moins gênantes à Paris que partout ailleurs en
France les entraves que la législation fiscale du temps
imposait à l'industrie; nulle part on n'échappait plus
aisément au joug des maîtrises. Certains faubourgs, tels
que le faubourg Saint-Antoine et celui du Temple, jouis-
saient surtout, sous ce rapport, de très-grands privi-


l èges . Louis XVI étendit encore beaucoup ces préroga-
tives du faubourg Saint-Antoine, et travailla de son
mieux à accumuler là une immense population ou-
vrière, « voulant, dit ce malheureux prince dans un de
ses édits, donner aux ouvriers du faubourg Saint-An-
toine une nouvelle marque de notre protection et les




ET LA RÉVOLUTION. 113


délivrer des gènes qui sont préjudiciables à leurs inté-
rêts aussi bien qu'à la liberté du commerce. »


Le nombre des usines, manufactures, hauts-four-
neaux, s'était tellement accru dans Paris, aux approches
de la Révolution, que le gouvernement finit par s'en
alnrmer. La vue de ce progrès le remplissait de plu-
sieurs craintes fort imaginaires. On trouve, entre autres,
un arrêt du conseil de 1782, où il est dit que « le Roy,
appréhendant que la multiplication rapide des manufac-
tures n'amenât *une consommation de bois qui devînt
préjudiciable à l'approvisionnement de la ville, prohibe
désormais la création d'établissements de cette espèce
dans un rayon de quinze lieues autour d'elle. » Quant
an danger véritable qu'une pareille agglomération pou-
vait faire naître, personne ne l'appréhendait.


Ainsi Paris était devenu le maître de la France, et
déjà-s'assemblait l'armée qui devait se rendre maîtresse
de Paris,


On tombe assez d'accord aujourd'hui, ce me semble,
que la centralisation administrative et l'omnipotence de
Paris sont pour beaucoup dans la chuté de tous les gou-
vernements que nous avons vus se succéder depuis qua-
rante ans. Je ferai voir sans peine qu'il faut attribuer
au même fait une grande part dans la ruine soudaine
et violente de l'ancienne monarchie, et qu'on doit le
ranger parmi les principales causes de cette révolution
première qui a enfanté toutes les autres.






CHAPITRE VIII
QUE L A F R A N C E É T A I T LE PAYS OU L E S HOMMES É T A I E N T D E V E N U S


L E PLUS SEMBLABLES ENTRE E U X .


Celui qui considère attentivement la France de l'an-
cien régime rencontre deux vues bien contraires.


Il semble que tous les hommes qui y vivent, particu-
lièrement ceux qui y occupent les régions moyennes et
hautes de la société, les seuls qui se fassent voir, soient
tous exactement semblables les uns aux autres.


Cependant, au milieu de celte foule uniforme s'élè-
vent encore une multitude prodigieuse de petites bar-
rières qui la divisent en un grand nombre de parties, et
dans chacune de ces petites enceintes apparaît comme
une société particulière qui ne s'occupe que de ses inté-
rêts propres, sans prendre part à la vie de tous.


.Te songe à cette division presque infinie, et je com-
prends que, nulle part les citoyens n'étant moins pré-
parés à agir en commun et à se prêter un mutuel appui
en temps de crise, une grande révolution a pu boule-


iv. 9




116 L ' A N C I E N R É G I M E


verser de fond en comble une pareille société en un
moment. J'imagine toutes ces petites barrières renver-
sées par ce grand ébranlement lui-même; j'aperçois
aussitôt un corps social plus compacte et plus homogène
qu'aucun de ceux qu'on avait peut-être jamais vus dans
le monde.


J'ai dit comment, dans presque tout le royaume, la
vie particulière des provinces était depuis longtemps
éteinte; cela avait beaucoup contribué à rendre tous
les Français fort semblables entre eux. A travers les
diversités qui existent encore, l'unité de la nation est
déjà transparente; l'uniformité de la législation la dé-
couvre. A mesure qu'on descend le cours du dix-hui-
tième siècle, on voit s'accroître le nombre des édits,
déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent
les mêmes règles, de la môme manière, dans toutes les
parties de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gou-
vernants, mais les gouvernés, qui conçoivent l'idée
d'une législation si générale et si uniforme, partout la
même, la même pour tous ; cette idée se montre' dans
tous les projets de réforme qui se succèdent pendant
trente ans avant que la Révolution éclate. Deux siècles
auparavant, la matière même de pareilles idées, si l'on,
peut parler ainsi, eût manqué.


Non-seulement les provinces se ressemblent de plus
en plus, mais dans chaque province les hommes des
différentes classes, du moins tous ceux qui sont placés
cil deliors du peuple, deviennent de plus en plus sem-
blables, en dépit, des particularités de la condition.




ET LA RÉVOLUTION. ' 117


Il n'y a rien qui metle ceci plus en lumière que la
lecture des cahiers présentés par les différents ordres
en 1789. On voit que ceux qui les rédigent diffèrent'
profondément par les intérêts, mais que, dans tout le
reste, ils se montrent pareils.


Si vous étudiez comment les choses se passaient aux
premiers États-généraux, vous aurez un spectacle tout
contraire : le bourgeois et le noble ont alors plus d'in-
térêts communs, plus d'affaires communes; ils font voir
bien moins d'animosité réciproque ; mais ils semblent
encore appartenir à deux races distinctes.


Le temps, qui avait maintenu, et soùs beaucoup de
rapports aggravé les privilèges qui séparaient ces deux
hommes, avait singulièrement travaillé à les rendre en
tout le reste pareils.


Depuis plusieurs siècles, les nobles français n'avaient
cessé de s'appauvrir. «Malgré ses privilèges, la noblesse
se ruine et s'anéantit tous les jours, et le tiers-état s'em-
pare des fortunes, » écrit tristement un gentilhomme
en 1755. Les lois qui protégeaient la propriété des -
nobles étaient pourtant toujours les mêmes ; rien dans
leur condition économique ne paraissait changé. Néan-
moins ils s'appauvrissaient partout dans la proportion
exacte où ils perdaient leur pouvoir.


On dirait que, dans les institutions humaines comme
dans l'homme même, indépendamment des organes que
l'on voit remplir les diverses fonctions de l'existenee,
se trouve une force centrale et invisible qui est le prin-
cipe même de la vie. En vain les organes semblent agir




118 L ' A N C I E N RÉGIME


comme auparavant, tout languit à la fois et meurt quand
cette flamme vivifiante vient à s'éteindre. Les nobles
français avaient encore les substitutions; Burke remar-
que même que les substitutions étaient, de son temps,
plus fréquentes et plus obligatoires en France qu'en An-
gleterre, le droit d'aînesse, les redevances foncières et
perpétuelles, et tout ce qu'on nommait les droits utiles;
on les avait soustraits à l'obligation si onéreuse de faire
la guerre à leurs dépens, et pourtant on leur avait con-
servé, en l'augmentant beaucoup, l'immunité d'impôt,
c'est-à-dire qu'ils gardaient l'indemnité en perdant la
charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs autres
avantages pécuniaires que leurs pères n'avaient jamais
eus; cependant ils s'appauvrissaient graduellement à
mesure que l'usage et l'esprit du gouvernement leur
manquaient. C'est même à cet appauvrissement graduel
qu'il faut attribuer, en partie, cette grande division de
la propriété foncière que nous avons remarquée précé-
demment. Le gentilhomme avait cédé morceau par mor-
ceau sa terre aux paysans, ne se réservant que les rentes
seigneuriales, qui lui conservaient l'apparence plutôt
que la réalité de son ancien état. Plusieurs provinces de
France, comme celle du Limousin, dont parle Turgot,
n'étaient remplies que par une petite noblesse pauvre,
qui ne possédait presque plus de terres et ne vivait guère
que de droits seigneuriaux et de rentes foncières.


« Dans cette généralité, dit un intendant, dès le com-
mencement du siècle, le nombre des familles nobles
s'élève encore à plusieurs milliers, mais it n'y en a pas




ET LA REVOLUTION. i l O


quinze qui aienl, vingt mille livres de rente. » Je lis dans
une sorte d'instruction qu'un autre intendant (celui de
Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750 :
« La noblesse de ce pays est assez bonne, mais fort
pauvre, et elle est autant fièrc qu'elle est pauvre. Elle
est très-humiliée en proportion de ce qu'elle était autre-
fois. La politique n'est pas mauvaise, de l'entretenir
dans cet étal de pauvreté, pour la mettre dans la né-
cessité de servir et d'avoir besoin de nous. Elle forme,
ajoute-t-il, une confrérie où l'on n'admet que les per-
sonnes qui peuvent faire preuve de quatre quartiers.
Cette confrérie n'est point patentée, mais seulement
tolérée, et elle ne s'assemble tous les ans qu'une fois,
et en présence de l'intendant. Après avoir dîné et en-
tendu la messe ensemble, ces nobles s'en retournent
chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les au-
tres à pied. Vous verrez le comique de celte assemblée. »


Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait
plus ou moins, non-seulement en France, mais dans
toutes les parties du continent, où le système féodal
achevait, comme en France, de disparaître, sans être
remplacé par une nouvelle forme de l'aristpcratie. Chez
les peuples allemands qui bordent le Rhin, cette déca-
dence était surtout visible et très-remarquée. Le con-
traire ne se rencontrait que chez les Anglais. Là, les
anciennes familles nobles qui existaient encore avaient
non-seulement conservé, mais aussi fort accru leur for-
tune; elles étaient restées les premières en richesses aussi
bien qu'en pouvoir. Les familles nouvelles qui s'étaient




120 L ' A N C I E N RÉGIME


élevées à côté (Pelles n'avaient fait qu'imiter leur opu-
lence sans la surpasser.


En France, les roturiers seuls semblaient hériter de
tout le bien que la noblesse perdait; on eût dit qu'ils ne
s'accroissaient que de sa substance. Aucune loi cepen-
dant n'empêchait le bourgeois de se ruiner ni ne l'aidait
à s'enrichir; il s'enrichissait néanmoins sans cesse; dans
bien des cas, il était devenu- aussi riche et quelquefois
plus riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse
était souvent de la même espèce : quoiqu'il vécût d'ordi-
naire à la ville, il était souvent propriétaire aux champs;
quelquefois même il acquérait des seigneuries.
- L'éducation et la manière de vivre avaient déjà mis
entre ces deux hommes mille autres ressemblances. Le
bourgeois avait autant de lumières que le noble, et ce
qu'il faut bien remarquer, ses lumières avaient été pui-
sées précisément au même foyer. Tous deux étaient
éclairés par le même jour. Pour l'un comme pour l'autre,
l'éducation avait été également théorique et littéraire.
Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur de la
France, achevait de donner à tous les esprits une même
forme et une allure commune.


A la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore
apercevoir, sans doute, entre les manières de la no-
blesse et celles de la bourgeoisie, une différence; car
il n'y a rien qui s'égalise plus lentement que cette su-
perficie de mœurs qu'on nomme les manières ; mais,
au fond, tous les hommes placés au-dessus du peuple se
ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes




ET LA RÉVOLUTION. 121


habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux
mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le
même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par
les droits.


Je doute que cela se vît alors au même degré nulle
part ailleurs, pas même en Angleterre, où les diffé-
rentes classes, quoique attachées solidement les unes
aux autres par des intérêts communs, différaient encore
souvent par l'esprit et les mœurs ; car la liberté poli-
tique que possède cette admirable puissance, de créer
entre tous les citoyens des rapports nécessaires et des
liens mutels de dépendance, ne l'es rend pas toujours
pour cela pareils; c'est le gouvernement d'un seul qui,
à la longue, a toujours pour effet inévitable dp rendre
les hommes semblables entre eux et mutuellement in-
différents à leur sort..






CHAPITRE IX
COMMENT CES HOMMES SI SEMBLABLES


É T A I E N T PLUS SÉPARÉS Q U I L S N E L ' A V A I E N T JAMAIS ÉTÉ E N PETITS GROUPES


É T R A N G E R S E T I N D I F F É R E N T S LES UNS AUX A U T R E S .


Considérons maintenant l'autre côté du tableau, et
voyons comment ces mêmes Français, qui avaient entre
eux tant de traits de ressemblance, étaient cependant
plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait peut-
être nulle part ailleurs, et que cela même ne s'était ja-
mais vu en France auparavant.


Il y a bien de l'apparence qu'à l'époque où le-sys-
tème féodal s'établit en Europe, ce qu'on .a appelé
depuis la noblesse ne forma point sur-le-champ une
caste, mais se composa, dans l'origine, de tous les
principaux d'entre la nation, et ne fut ainsi, d'abord,
qu'une aristocratie. C'est là une question que je n'ai
point envie de discuter ici; il me suffit de remarque
que, dès le moyen-âge, la noblesse est devenue une




121 L ' A N C I E N RÉGIME


caste, c'esl-à-dire que sa marque distincte est la nais-
sance.


Elle conserve bien ce caractère propre à l'aristocratie,
d'être un corps de citoyens qui gouvernent; mais c'est
la naissance seulement qui décide de ceux qui seront à
la tête de ce corps. Tout ce qui n'est point né noble est
en dehors de cette classe particulière et fermée, et n'oc-
cupe qu'une situation plus ou moins élevée, mais tou-
jours subordonnée, dans l'État.


Partout où le système féodal s'est établi sur le con-
tinent de l'Europe, il a abouti à la caste; en Angleterre
seulement, il est retourné à l'aristocratie.


Je me suis toujours étonné qu'un fait qui singula-
rise à ce point l'Angleterre au milieu de toutes les na-
tions modernes, et qui seul peut faire comprendre les
particularités de ses lois, de son esprit et de son his-
toire, n'ait pas fixé plus encore qu'il ne .l'a fait l'atten-
tion des philosophes et des hommes d'État, et que
l'habitude ait fini par le rendre comme invisible aux
Anglais eux-mêmes. On l'a souvent à demi aperçu, à
demi décrit; jamais, ce me semble, on n'en a eu la vue
complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-
Bretagne en 1739, écrit bien : «Je suis ici dans un
pays qui ne ressemble guère au reste de l'Europe ; »
mais il n'ajoute rien.


C'était bien moins son Parlement, sa liberté, sa
publicité, son jury, qui rendaient dès lors, en effet,
l'Angleterre si dissemblable du reste de l'Europe, que
quelque chose de plus particulier encore et de plus




ET LA RÉVOLUTION. Î25


efficace. L'Angleterre était le seul pays où l'on eût,
non pas altéré, mais effectivement détruit le système
de la caste. Les nobles et les roturiers y suivaient en-
semble les mêmes affaires, y embrassaient les mêmes
professions, et, ce qui est bien plus significatif, s'y
mariaient entre eux. La fille du plus grand seigneur
y pouvait déjà épouser sans honte un homme nou-
veau.


Voulez-vous .savoir si la caste, les idées, les habi-
tudes, les barrières qu'elle avait créées chez un peuple
y sont définitivement anéanties : considérez-y les ma-
riages. Là seulement, vous trouverez le trait décisif qui
vous manque. Même de nos jours, en France, après
soixante ans de démocratie, vous l'y chercheriez sou-
vent en vain. Les familles anciennes et les nouvelles,
qui semblent confondues en toutes choses, y évitent
encore le plus .qu'elles le peuvent de se mêler par le
mariage.


On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait
été plus prudente, plus habile, plus ouverte que nulle
autre. Ce qu'il fallait dire, c'est que depuis longtemps
il n'existe plus en Angleterre, à proprement parler, de
noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et cir-
conscrit qu'il avait conservé partout ailleurs.


temps, mais il en reste encore un témoin vivant : c'est
l'idiome. Depuis plusieurs siècles, le mot de gentil-
homme a entièrement changé de sens en Angleterre, et
le mot de roturier n'existe plus. Il eût déjà été impos-




m L 'ANCIEN RÉGIME


sible de traduire littéralement en anglais ce vers de
Tartuffe, quand Molière l'écrivait en 1664 :


Et tel que l'on le vj i t , il est bon gent i lhomme.


Youlcfrvous faire une autre application encore de la >
science des langues à la science de l'histoire : suivez à
travers le temps et l'espace la destinée de ce mot de
gentleman, dont notre mot de gentilhomme était-le père;
vous verrez sa signification s'étendre en Angleterre à
mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent.
A chaque siècle, on l'applique à des hommes placés un
peu plus bas dans l'échelle sociale. 11 passe enfin en
Amérique avec les Anglais. Là, on s'en sert pour dési-
gner indistinctement tous les citoyens. Son histoire est
celle même de la démocratie.


En France, le mot de gentilhomme est toujours resté
étroitement resserré dans son sens primitif; depuis la
Révolution, il est à peu près sorti de l'usage, mais il
ne s'est jamais altéré. On avait conservé intact le mot
qui servait à désigner les membres de la caste, parce
qu'on avait conservé la caste elle-même, aussi séparée
de toutes les autres qu'elle l'avait jamais été.


Mais je vais bien plus loin, et j'avance qu'elle l'était
devenue beaucoup plus qu'au moment où le mot avait
pris naissance, et qu'il s'était fait parmi nous un mou-
vement en sens, inverse de celui qu'on avait vu chez les
Anglais.


Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables,
ils s'étaient en même temps de plus en plus isolée




ET LA R É V O L U T I O N . 127


l 'un de l'autre : deux choses qu'on doit si peu con-
fondre, que l'une, au lieu d'atténuer L'autre, l'aggrave
souvent.
. Dans le moyen-âge et tant que la féodalité conserva


son empire, tous ceux qui tenaient des terres du sei-
gneur (ceux que la langue féodale nommait propre-
ment des vassaux), et beaucoup d'entre eux n'étaient
pas nobles, étaient constamment associés à celui-ci
pour le gouvernement de la seigneurie; c'était même
la principale condition de leurs tenures. Non-seule-
ment ils devaient suivre le seigneur à la guerre, mais
ils devaient, en vertu de leur concession, passer un cer-
tain temps de l'année à sa cour, c'est-à-dire l'aider à
rendre la justice et à administrer les habitants. La cour
du seigneur était le grand rouage du gouvernement
féodal; on la voit paraître dans toutes les vieilles lois
de l'Europe, et j 'en ai retrouvé encore de nos jours
des vestiges très-visibles dans plusieurs parties de
l'Allemagne. Le savant feudiste Edme de Frêminville,
qui, trente ans avant la Révolution française, s'avisa
d'écrire un gros livre sur les droits "féodaux et sur la
rénovation des terriers, nous apprend qu'il a vu dans
les «titres de nombre de seigneuries, que les vassaux
étaient obligés de se rendre tous les quinze jours à la
cour du seigneur, où, étant assemblés, ils jugeaient,
conjointement avec le seigneur ou son juge ordinaire,
les assises et différends qui étaient survenus entre les
habitants. » Il ajoute, « qu'il a trouvé quelquefois
quatre-vingts, cent cinquante, et jusqu'à deux cents




128 ' L ' A N C I E N R É G I M E


de ces vassaux dans une seigneurie. Un grand nombre
d'entre eux étaient roturiers. » J'ai cité ceci, non comme
une preuve, il y en a mille autres, mais comme un
exemple de la manière dont, à l'origine et pendant
longtemps, la classe des campagnes se rapprochait des
gentilshommes et se mêlait chaque, jour avec eux dans
la conduite des mêmes affaires. Ce que la cour du sei-
gneur faisait pour les petits propriétaires .ruraux, les
États provinciaux, et, plus tard, les États-généraux, le
firent pour les bourgeois des villes.


On ne saurait étudier ce qui nous reste des États-gé-
néraux du quatorzième siècle, et surtout des États pro-
vinciaux du même temps, sans s'étonner de la place
que le tiers-état occupait dans ces assemblées et de la
puissance qu'il y exerçait.


Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle
est sans doute fort inférieur au bourgeois du dix-hui-
tième; mais la bourgeoisie en corps occupe dans la
société politique alors un rang mieux assuré et plus
haut. Son droit de prendre part au gouvernement est
incontesté; le rôle qu'elle joue dans les assemblées po-
litiques-est toujours considérable, souvent prépondé-
rant. Les autres classes sentent chaque jour le besoin de
compter avec elle.


Mais ce qui frappe surtout, c'est de voir comme la
noblesse et le tiers-état trouvent alors plus de facilités
pour administrer les affaires ensemble ou pour résister
en commun, qu'ils n'en ont eu depuis. Cela ne se re-
marque pas seulement dans les Étals-généra-rx du qua-




ET LA R É V O L U T I O N . 129


torzicme siècle, dont plusieurs ont eu nn caractère irré-
gulier et révolutionnaire que les malheurs du temps
leur donnèrent, mais dans les États particuliers du
même temps, où rien n'indique que les affaires ne sui-
vissent pas la marche régulière et habituelle. C'est
ainsi qu'on voit, en Auvergne, les trois ordres prendre
en commun les plus importantes mesures et en sur-
veiller l'exécution par des commissaires choisis égale-
ment dans tous les trois. Lè même spectacle se retrouve
à la même époque en Champagne. Tout le monde con-
naît cet acte célèbre par lequel les nobles et les bour-
geois d'un grand nombre de villes s'associèrent, au
commencement du même siècle, pour défendre les fran-
chises de là nation et les privilèges de leurs provinces
contre les atteintes du pouvoir royal. On rencontre à
ce moment-là, dans notre histoire, plusieurs de ces
épisodes qui semblent tirés de l'histoire d'Angleterre. De
pareils spectacles ne se revoient plus dans les siècles
suivants.


A mesure, en effet, que le gouvernement de la sei-
gneurie se désorganise, que les États-généraux devien-
nent plus rares ou cessent, et que les libertés générales '
achèvent de succomber, entraînant .les libertés locales
dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n'ont
plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus
jamais le besoin de se rapprocher l'un de l'autre et de
s'entendre; ils sont chaque jour plus indépendants l'un
de l'autre, mais aussi plus étrangers l'un à l'autre. Au
dix-huitième siècle, cette révolution est accomplie : ces




130 L 'ANCIEN RÉGIME


deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard
dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seule-
ment rivales, elles sont ennemies.


Et ce qui semble bien particulier à la France, dans
le même temps que l'ordre de la noblesse perd ainsi
ses pouvoirs politiques, le gentilhomme acquiert indi-
viduellement plusieurs privilèges qu'il n'avait jamais
possédés ou accroît ceux qu'il possédait déjà. On dirait
que les membres s'enrichissent des dépouilles du corps.
La noblesse a de moins en moins le droit de comman-
der, mais les nobles ont de plus en plus la prérogative
exclusive d'être les premiers serviteurs du maître; il
était plus facile à un roturier de* devenir officier sous
Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent
en Prusse, quand le fait était presque sans exemple en
France. Chacun de ces privilèges, une fois obtenu,
adhère au sang; il en est inséparable. Plus cette noblesse
cesse d'être une aristocratie, plus elle semble devenir
une caste.


Prenons* le plus odieux de tous ces privilèges, celui
de l'exemption d'impôt : il est facile de voir que, de-
puis le quinzième siècle jusqu'à la Révolution française,
celui-ci n'a cessé de croître. 11 croissait par le progrès
rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait
que 1,200,000 livres de taille sous Charles VII, le pri-
vilège d'en être exempt était petit; quand on en préle-
vait 80 millions sous Louis XVI, c'était beaucoup. Lors-
que la taille était le seul impôt de roture, l'exemption
du noble était peu visible; mais, quand les impôts de




ET LA R É V O L U T I O N . 151


cette espèce se furent multipliés sous mille noms et sous
mille formes, qu'à la taille eurent été assimilées quatre
autres taxes; que des charges inconnues au moyen-àge,
telles que la corvée royale appliquée à tous les travaux
ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées
à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement im-
posées, l'exemption du gentilhomme parut immense.
L'inégalité, quoique grande, était, il est vrai, plus ap-
parente encore que réelle; car le noble était souvent
atteint dans son fermier par l'impôt auquel il échappait
lui-même ; mais en cette matière l'inégalité qu'on voit
nuit plus que calle qu'on ressent.


Louis XIV, pressé par les nécessités linancières qui
l'accablèrent à la fin de son règne, avait établi deux
taxes communes, la capkation et les vingtièmes. Mais,
comme si l'exemption d'impôts avait été en soi un pri-
vilège si respectable qu'il fallût le consacrer dans le fait
même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la
perception différente là où la taxe était commune. Pour
les uns, elle resta dégradante et dure; pour les autres,
indulgente et honorable.


Quoique l'inégalité, en fait d'impôts, se fût élablic
sur tout le continent de l'Europe, il y avait très-peu de
pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constam-
ment sentie qu'en France. Dans une grande partie de
F Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans
l'impôt direct lui-même, le privilège du gentilhomme
consistait souvent dans une participation moins grande
à une charge commune. 11 y avait, de plus, certaines


IV. " 10




132 L ' A N C I E N RÉGIME


taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui étaient
destinées à tenir la place du service militaire gratuit
qu'on n'exigeait plus.


Or, de toutes les manières de distinguer les hommes
et de marquer les classes, l'inégalité d'impôt est la plus
pernicieuse et la plus propre à ajouter l'isolement à
l'inégalité, et à rendre en quelque sorte l'un et l'autre
ineurables. Car, voyez ses effets : quand le bourgeois et
le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même
taxe, chaque année l'assiette et la levée de l'impôt tra-
cent à nouveau entre eux, d'un trait net et précis, la
limite des classes. Tous les ans, chacun' des privilégiés
ressent un intérêt actuel et pressant à ne point se laisser
confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour
se ranger à l'écart.


Comme il n'y a presque pas d'affaires publiques qui
ne naissent d'une taxe ou qui n'aboutissent à une taxe,
du moment où les deux classes ne sont pas également
assujetties à l'impôt, elles n'ont presque plus de rai-
sons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes
pour ressentir des besoins et des sentiments communs;
on n a plus affaire de les tenir séparées : on leur a
ôté en quelque sorte l'occasion et l'envie d'agir en-
semble.


Burke, dans le portrait flatté qu'il trace de l'ancienne
constitution de la France, fait valoir, en faveur de l'in-
stitution de notre noblesse, la facilité que les bourgeois
avaient d'obtenir l'anoblissement en se procurant quel-
que office : cela lui paraît avoir de l'analogie avec l'a-




ET LA R É V O L U T I O N . 135


nslocratie ouverte de l'Angleterre. Louis XI avait, en
effet, multiplié les anoblissements : c'était un moyen
d'abaisser la noblesse; ses successeurs les prodiguèrent
pour avoir de l'argent. Necker nous apprend que, de
son temps, le nombre des offices qui procuraient la
noblesse s'élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se
voyait nulle part en Europe; mais l'analogie-que voulait
établir Burke entre la France et l'Angleterre n'en était
que plus fausse.


Si les classes moyennes d'Angleterre, loin de faire la
guerre à l'aristocratie, lui sont restées si inlimemenl
unies, cela n'est pas, venu surtout de ce que celte aris-
tocratie était ouverte, mais plutôt, comme on l'a dit, de
ce que saiorme était, indistincte et sa limite inconnue;
moins de ce qu'on pouvait y entrer que de ce qu'on ne
savait jamais quand on y était; de telle sorte que tout
ce qui l'approchait pouvait croire en faire partie, s'as-
socier à son gouvernement et tirer quelque éclat ou quel-
que profit de sa puissance.


Mais la barrière qui séparait la noblesse de France
des autres classes, quoique très-facilement franchissa-
ble, était toujours fixe et visible, toujours reconnais-
sable à des signes éclatants et odieux à qui restait
dehors. Une fois qu'en l'avait franchie, on était sé-
paré de tous ceux du milieu desquels on venait de sor-
tir par des privilèges qui leur étaient onéreux et humi-
liants.


Le système des anoblissements, loin de diminuer' la
haine du roturier contre le gentilhomme, l'accroissait




154 L ' A N C I E N R É G I M E


donc, au contraire, sans mesure; elle s'aigrissait de toute
l'envie que le nouveau noble inspirait à ses anciens
égaux. C'est ce qui fait que le tiers-état dans ses doléances
montre toujours plus d'irritation contre les anoblis que
contre les nobles, et que, loin de demander qu'on élar-
gisse la porte qui peut le conduire hors de la roture, il
demande sans cesse qu'elle soit rétrécie.


A aucune époque de notre histoire la noblesse n'avait
été aussi facilement acquise qu'en 89, et jamais le bour-
geois et le gentilhomme n'avaient été aussi séparés l'un
de l'autre. Non-seulement les nobles ne veulent souffrir
dans leurs collèges électoraux rien qui sente la bour-
geoisie, mais les bourgeois écartent avec le même soin
tous ceux qui peuvent avoir l'apparence de gentilhomme.
Dans certaines provinces, les nouveaux anoblis sont re-
poussés d'un côté parce qu'on ne les juge pas assez no-
bles, et de l'autre parce qu'on trouve qu'ils le sont déjà
trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier.


Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons
maintenant celle bourgeoisie, nous allons voir un spec-
tacle tout semblable l et le bourgeois presque aussi à
part du peuple que le gentilhomme était à part du
bourgeois.


La presque totalité d e l à classe moyenne dans l'an-
cien régime habitait les villes. Deux causes avaient sur-
tout produit cet effet : les privilèges des gentilshommes
et la taille. Le seigneur qui résidait dans ses terres mon-
trait d'ordinaire une certaine bonhomie familière envers
les paysans; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois




ET LA R É V O L U T I O N . 135


ses voisins, était presque infinie. Elle n'avait cessé de
croître à mesure que son pouvoir politique avait dimi-
nué, et par celte raison même; car, d'une part, cessant
de gouverner, il n'avait plus d'intérêt à ménager ceux
qui pouvaient l'aider dans cette lâche, et, de l'autre,
comme on l'a remarqué souvent, il aimait à se consoler,
par l'usage immodéré de ses droits apparents, de la perle
de sa puissance réelle. Son absence même de ses terres,
au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur gène.
L'absentéisme ne servait pas même à cela; car des pri-
vilèges exercés par procureur n'en étaient que plus in-
supportables à endurer.


Je ne sais .néanmoins si la taille, et tous les impôts
qu'on avait assimilés à celui-là, ne furent pas des causes
plus efficaces.


Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de
mots, pourquoi la taille et ses accessoires pesaient beau-
coup plus lourdement sur les campagnes que sur les
villes; mais cela paraîtra peut-être inutile au lecteur. II
me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans
les villes avaient mille moyens d'atténuer le poids de la
taille, et souvent de s'y soustraire entièrement, qu'aucun
d'eux n'eût eus isolément, s'il était resté sur son do-
maine. Us échappaient surtout de cette manière à l'obli- ;
gation de lever la taille, ce qu'ils craignaient bien plus
encore que l'obligation de la payer, et avec raison ; car
il n'y eut jamais, dans l'ancien, régime, ni même, je
pense, dans aucun régime, de pire condition que celle
du collecteur paroissial de la taille. J'aurai occasion de




150 L ' A N C I E N R É G I M E


le montrer-plus loin. Personne cependant dans le vil-
lage, excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper
à celte charge : plutôt que de s'y soumettre, le roturier
riche louait son bien et se retirait à la ville prochaine.
Turgot est d'accord avec tous les documents secrets que
j 'a i eu l'occasion de consulter, quand il nous dit «que
la collecte de la taille change en bourgeois des villes
presque tous les propriétaires roturiers des campagnes.»
Ceci est, pour le dire en passant, l'une des raisons qui
firent que la France était plus remplie de villes, et sur-
tout de petites villes, que la plupart des autres pays
d'Europe.


Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche
perdait bientôt les goûts et l'esprit des champs; il de-
venait entièrement étranger aux travaux et aux af-
faires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa vie
n'avait plus, pour ainsi dire, qu'un seul but : il aspi-
rait à devenir dans sa ville adoptive un fonctionnaire
public. .


C'est une très-grande erreur de croire que la passion
de presque tous les Français de nos jours, et en parti-
culier de ceux des classes moyennes, pour les places,
soit née depuis la Révolution; elle a pris naissance plu-
sieurs siècles auparavant, et elle n'a cessé, depuis ce
temps, de s'accroître, grâce à mille aliments nouveaux
qu'on a eu soin de lui donner.


Les places, sous l'ancien régime, ne ressemblaient
pas toujours aux nôtres, mais il y en avait encore plus,
je pense ; le nombre des petites n'avait presque pas de




ET LA R É V O L U T I O N . 137


fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu'il en fut
créé quarante mille, presque toutes à la portée des
moindres bourgeois. J'ai compté en 1750, dans une
ville de province de médiocre étendue, jusqu'à cent neuf
personnes occupées à rendre la justice, et cent vingt-six
chargées de faire exécuter les arrêts des premières, tous
gens de la ville. L'ardeur des bourgeois à remplir ces
places était réellement sans égale. Dès que l'un d'eux
se sentait possesseur d'un petit capital, au lieu de l'em-
ployer dans le négoce, il s'en servait aussitôt pour ache-
ter une place. Cette misérable ambition a plus nui aux
progrès de l'agriculture et du commerce en France que
les maîtrises et la taille même. Quand les places ve-
naient à manquer, l'imagination des solliciteurs, sè
mettant à l'œuvre, en avait bientôt inventé de nou-
velles. Un sieur Lamberville publie un Mémoire pour
prouver qu'il est tout à fait conforme à l'intérêt public
de créer des inspecteurs pour une certaine industrie,
et il termine en s'offrant lui-même pour l'emploi.
Qui de nous n'a connu ce Lamberville? Un homme
pourvu de quelques lettres et d'un peu d'aisance ne ju-
geait pas enfin qu'il fût séant de mourir sans avoir
été fonctionnaire public. « Chacun, suivant son état,
dit un contemporain, veut être quelque chose de par le
roi. »


La plus grande différence qui se voie en cette ma-
tière entre' les temps dont je parle ici et les nôtres,
c'est qu'alors le gouvernement vendait les places, tandis
qu'aujourd'hui il les donne; pour les acquérir, on ne




158 L ' A N C I E N R É G I M E


fournit plus son argent; on fait mieux, on se livre soi-
même.


Séparé des paysans par la différence des lieux et
plus encore du genre de vie, le bourgeois l'était le plus
souvent aussi par l'intérêt. On se plaint avec beaucoup
de justice du privilège des nobles en matière d'impôt;
mais que dire de ceux des bourgeois? On compte par
milliers les offices qui les exemptent de tout ou partie
des charges publiques : celui-ci de la milice, cet autre
de la corvée, ce dernier de la taille. Quelle est la pa-
roisse, dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte
dans son sein, indépendamment des gentilshommes et
des ecclésiastiques, plusieurs habitants qui se sont pro-
curé, à l'aide de charges au de commission, quelque
exemption d'impôt?'L'une des raisons qui font de temps
à autre abolir un certain nombre d'offices destinés aux
bourgeois, c'est la diminution de recette qu'amène un
si grand nombre d'individus soustraits à la taille. Je ne
doute point que le nombre des exempts ne fût aussi
grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie que
dans la noblesse.


Ces misérables prérogatives remplissaient d'envie ceux
qui en élaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux
qui les possédaient. Il n'y a rien de plus visible, pen-
dant tout le dix-huitième siècle, que l'hostilité des bour-
geois des villes contre les paysans de leur banlieue, et
la jalousie de la banlieue contre la ville, a Chacune des
villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier,
est disposée à y sacrifier les campagnes et les villages




ET LA R É V O L U T I O N . 139


de son arrondissement. » — «Vous avez souvent été
obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués, de
réprimer la tendance constamment usurpatrice et en-
vahissante qui caractérise la conduite des villes à l'égard
des campagnes et des villages de leur arrondissement.»


Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans l'en-
ceinte de leur ville leur devient'étranger, presque en-
nemi. La plupart des charges locales qu'ils établissent
sont tournées de façon à porter particulièrement sur
les basses classes. J'ai eu plus d'une fois occasion de
vérifier ce que dit le même Turgot dans un autre endroit
de ses ouvrages, que les bourgeois des villes avaient
trouvé le moyen de régler les octrois de manière qu'ils
ne passassent pas sur eux,.


Mais ce qu'on aperçoit surtout dans tous les actes de
cette bourgeoisie, c'est la crainte de se voir confondue
avec le peuple, et le désir passionné d'échapper par tous
les moyens au contrôle de celui-ci.


«S'il plaisait au roi, disent les bourgeois de la ville
dans un Mémoire au contrôleur-général, que la place
de maire redevînt élective, il conviendroit d'obliger les
électeurs à ne choisir que parmi les principaux nota-
bles, et même dans le présidial. »


JVous avons vu comment il avait été dans la politique
de nos rois d'enlever successivement au peuple des villes
l'usage de ses droits politiques. De Louis*XI à Louis XV,
toute leur législation révèle cette pensée. Souvent les
bourgeois de la ville s'y associent, quelquefois ils la sug-
gèrent.




140 L 'ANCIEN BÉGLME


Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant
consulte les officiers municipaux d'une petite ville sur
la question de savoir s'il faut conserver aux artisans et
autre menu peuple le droit d'éíire les magistrats. Ces
officiers répondent qu'à la vérité « le peuple n'a jamais
abusé de ce droit, et qu'il serait doux sans doute de lui
conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le
commander, mais qu'il vaut mieux encore, pour le
maintien du bon ordre et de la tranquillité publique,
se reposerde ce fait sur l'assemblée des notables. » Le
subdélégué mande de son côté qu'il a réuni chez lui,
en conférence secrète, les « six meilleurs citoyens de la
ville.» Ces six meilleurs citoyens sont tombés unani-
mement d'accord que le mieux serait de confier l'élec-
tion, non pas même à l'assemblée des notables, comme *
le proposaient les officiers municipaux, mais à un cer-
tain nombre de députés choisis dans les différents corps
"dont cette assemblée se compose. Le subdélégué, plus
favorable aux libertés du peuple que ces bourgeois
mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute
« qu'il est cependant bien dur à des artisans de payer,
sans pouvoir en contrôler l'emploi, des sommes qu'ont
imposées ceux de leurs concitoyens qui sont peut-être,
à cause de leurs privilèges d'impôts, le moins intéressés
dans la question. »


Mais achevons le tableau; considérons maintenant la
bourgeoisie en elle-même, ,à part du peuple, comme
nous avons considéré la noblesse à part des bourgeois.
Nous remarquons dans celle petite portion de la nation,




ET LA R É V O L U T I O N . • 141


mise à l'écart du reste, des divisions infinies. Il semble
que le peuple français soit comme ces prétendus corps
élémentaires dans lesquels la chimie moderne rencontre
de nouvelles particules séparables à mesure qu'elle les
regarde de plus près. Je n'ai pas trouvé moins de trente-
six corps différents parmi les notables d'une petite ville.
Ces différents corps, quoique fort menus, travaillent
sans cesse à s'amincir encore; ils vont tous les jours se
purgeant des parties hétérogènes qu'ils peuvent conte-
nir, afin de se réduire aux éléments simples. Il y en a
que ce beau travail a réduits à trois ou quatre membres.
Leur personnalité n'en est que plus vive et leur hu-
meur plus querelleuse. Tous sont séparés les uns des
autres par quelques petits privilèges, les moins hon-
nêtes étant encore signes d'honneur. Entre eux, ce sont
des luttes éternelles de préséance. L'intendant et les
tribunaux sont étourdis du bruit de leurs querelles.
« On vient enfin de décider que l'eau bénite sera donnée
au présidial avant de l'être" au corps de ville. Le Par-
lement hésitait; mais le roi a évoqué l'affaire en son
•onseil, et a décidé lui-même. Il était temps; cette
affaire faisait fermenter toute la ville. » Si l'on accorde
à l'un des corps le pas sur l'autre dans l'assemblée gé-
nérale des notables, celui-ci cesse d'y paraître; il re-
nonce aux affaires publiques plutôt que de voir,, dit-il,
sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers de la ville
de La Flèche décide « qu'il témoignera de cette manière
la juste douleur que lui cause la préséance accordée aux
boulangers. » Une partie des notables d'une ville refu-




U 2 ' L 'ANCIEN RÉGIME


senl obstinément de remplir leur office, « parce que,
dit l'intendant, il s'est introduit dans l'assemblée quel-
ques artisans auxquels les principaux bourgeois se trou-
vent humiliés d'être associés. » — «Si la place d'éche-
vin, dit l'intendant d'une autre province, est donnée à
un notaire, cela dégoûtera les autres notables, les no-
taires étant ici des gens sans naissance, qui ne sont pas
de familles de notables et ont tous été clercs. » Les six
meilleurs citoyens dont j 'ai déjà parlé, et qui décident
si aisément que le peuple doit être privé de ses droits
politiques, se trouvent dans une étrange» perplexité
quand il s'agit d'examiner quels seront les notables et
quel ordre de préséance il convient d'établir entre eux.
En pareille matière, ils n'expriment plus modestement
que des doutes; ils craignent, disent-ils, « de faire à
quelques-uns de leurs concitoyens une douleur trop
sensible. •»


La vanité naturelle aux Français se fortifie et s'aiguise
dans le frottement incessant de l'amour-propre de ces
petits corps, et le légitime orgueil du citoyen s'y oublie.
Au seizième siècle, la plupart des corporations dont je
viens de parler existent déjà; mais leurs membres, après
avoir réglé entre eux les affaires de leur association
particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres
habitants pour s'occuper ensemble des intérêts géné-
raux de la cité. Au dix-huitième, ils sont presque entiè-
rement repliés sur eux-mêmes, car les actes de la vie
municipale sont devenus rares, et ils s'exécutent tous
par mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit




ET LA R É V O L U T I O N . m


donc que pour soi, ne s'occupe que de soi, n'a d'affaires
que celles qui la touchent.


Nos pères n'avaient pas le mot d'individualisme, que
nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur
temps, il n'y avait pas, en effet, d'individu qui n'appar-
tînt à un groupe et qui pût se considérer absolument,
seul; mais chacun des mille petits groupes dont la so-
ciété française se composait ne songeait qu'à lui-même.
C'était, si je puis m'exprimer ainsi, une sorte d'indivi-
dualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable
individualisme que nous connaissons.


Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que tous ces
hommes qui se tenaient si à l'écart les uns des autres
étaient devenus tellement semblables entre eux, qu'il
eût suffi de les faire'changer de place pour ne pouvoir
plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur
esprit eût découvert que ces petites barrières qui divi-
saient des gens si pareils leur paraissaient à eux-mêmes
aussi contraires à l'intérêt public qu'au bon sens, et
qu'en théorie ils adoraient déjà l'unité. Chacun d'eux ne
tenait à sa condition particulière que parce que d'autres
se particularisaient par la • condition ; mais ils étaient
tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu
que personne n'eût rien à part et n'y dépassât le niveau
commun.






CHAPITRE X
COMMENT L A DESTRUCTION DE LA L I B E R T É POLITIQUE


ET LA S É P A R A T I O N DES CLASSES ONT CAUSÉ PRESQUE TOUTES L E S MALADIES


DONT L 'ANCIEN R É G I M E EST M O R T .


De toutes les maladies qui attaquaient la constitution
de l'ancien régime et le condamnaient à périr, je viens
de peindre la plus mortelle. Je veux revenir encore
sur la source d'un mal si dangereux et si étrange,
et montrer combien d'autres maux en sont sortis avec
lui.


Si les Anglais, à partir du moyen-âge, avaient en-
tièrement perdu comme nous la liberté politique et
toutes les franchises locales qui ne peuvent exister
longtemps sans elle, il est très-probable que les dif-
férentes classes dont leur aristocratie se compose se
fussent mises chacune à part, ainsi que cela, a eu lieu
en France, et, plus ou moins, sur le reste du conti-
nent, et que toutes ensemble se fussent séparées du
peuple. Mais la liberté les força de se tenir toujours à




146 L 'ANCIEN RÉGIME '


portée les unes des autres afin de pouvoir s'entendre au
besoin.


Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise,
poussée par son ambition même, a su, quand cela Jui
paraissait nécessaire, se mêler familièrement à ses -in-
férieurs et feindre de les considérer comme ses égaux.
Arthur Young, que j 'ai déjà cité, et dont le livre est
un des ouvrages les plus instructifs qui existent sur
l'ancienne France, raconte que, se trouvant un jour
à la campagne chez le duc de Liancourt, il témoigna
le désir dlinterroger quelques-uns des plus habiles et
des plus riches cultivateurs des environs. Le duc char-
gea son intendant de les lui amener. Sur quoi, l'An-
glais fait cette remarque : « Chez un seigneur anglais,
on aurait fait venir trois ou quatre cultivateurs (far-
mers), qui auraient dîné avec la famille, et parmi des
dames du premier rang. J'ai vu cela au moins cent
fois dans nos îles. C'est une chose que l'on chercherait
vainement en France depuis Calais jusqu'à Bayonne. »


Assurément, l'aristocratie d'Angleterre était de na-
ture plus allière que celle de France, et moins disposée
à se familiariser avec tout ce qui vivait au-dessous
d'elle ; mais les nécessités de sa condition l'y rédui-
saient-. Elle était prête à tout pour commander. On ne
voit plus, depuis des siècles, chez les Anglais, d'autres
inégalités d'impôts que celles qui furent successive-
ment introduites en faveur des classes nécessiteuses.
Considérez, je vous prie, où des principes politiques
différents peuvent conduire des peuples si proches ! Au




ET LA R É V O L U T I O N . m


dix-huitième siècle, c'est le pauvre qui jouit, en An-
gleterre,-du privilège d'impôt; en France, c'est le
riche. Là, l'aristocratie a pris pour elle les charges
publiques les plus lourdes, afin qu'on lui permît de
gouverner; ici, elle a retenu jusqu'à la fin l'immu-
nité d'impôt pour se consoler d'avoir perdu le gouver-
nement. . _ .


Au quatozième siècle, la maxime : N'impose qui ne
veut, paraît aussi solidement établie en France qu'en
Angleterre même. On la rappelle souvent : y contre-
venir semble toujours acte de tyrannie ; s'y conformer,
rentrer dans le droit. A cette époque, on rencontre,
ainsi'que je l'ai dit, une foule d'analogies entre nos
institutions politiques et celles des Anglais ; mais alors
les destinées des deux peuples se séparent et vont tou-
jours devenant plus dissemblables à mesure que le temps
marche. Elles ressemblent à deux lignes qui, parlant de
points voisins, mais dans une inclinaison un peu diffé-
rente, s'écartent ensuite indéfiniment à mesure qu'elles
s'allongent.


J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des
longs désordres qui avaient accompagné la captivité du
roi Jean et la démence de Charles VI, permit aux rois
d'établir un impôt général sans son concours, et où la
noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers-état
pourvu qu'on l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut
semé le germe de presque tous les vices et de presque
tous les abus qui ont travaillé l'ancien régime pendant
le reste de sa vie et ont fini par causer violemment


,v. ' 11




148 L 'ANCIEN RÉGIME


sa mort; et j 'admire la singulière sagacité de Comines
quand il dit : « Charles VII, qui gagna ce point d'im-
poser la taille à son plaisir, sans le consentement des
Etats, chargea fort son âme et celle de ses successeurs,
et fit à son royaume une plaie qui longtemps sai-
gnera. »


Considérez comment la plaie s'est élargie, en effet,
avec le cours des ans; suivez pas à pas le fait dans ses
conséquences.


Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes Re-
cherches sur les finances de la France, que, dans le
moyen-âge, les rois vivaient généralement des revenus
de leurs domaines ; « et, comme les besoins extraordi-
naires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions
extraordinaires, elles portaient également sur lé clergé,
la noblesse et le peuple. »


La plupart des impôts généraux votes par les trois
ordres, durant le quatorzième siècle, ont, en effet, ce
caractère. Presque toutes les taxes établies à cette époque
sont indirectes, c'est-à-dire qu'elles sont acquittées par
tous les consommateurs indistinctement. Parfois l'im-
pôt est direct; il porte alors, non sur la propriété, mais
sur le revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bour-
geois sont tenus d'abandonner au roi, durant une année,
le dixième, par exemple, de tous leurs revenus. Ce que
je dis là des impôts volés par les Etats-généraux, doit
s'entendre également de ceux qu'établissaient, à la même
époque, les différents États provinciaux sur leurs terri-
toires.




ET LA R É V O L U T I O N . 149


Il esl vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu
sous le nom de taille, ne pesait jamais sur le gentil-
homme. L'obligation du service militaire gratuit en dis-
pensait celui-ci ; mais la taille, comme impôt général,
était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à la
seigneurie qu'au royaume.


Quand le roi entreprit pour la première fois de lever
des taxes de sa propre autorité, il comprit qu'il fallait
d'abord en choisir une qui ne parût pas frapper direc-
tement sur les nobles; car ceux-ci, qui formaient alors
pour la royauté la classe rivale et dangereuse, n'eussent
jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si préju-
diciable; il fit donc choix d'un impôt dont ils étaient
exempts; il prit la taille.


À toutes les inégalités particulières qui existaient
déjà, s'enjoignit ainsi une plus générale, qui aggrava
et maintint toutes les autres. À partir de là, à mesure
que les besoins du trésor public croissent avec les attri-
butions du pouvoir central, la taille s'étend et se diver-
sifie; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles
taxes deviennent des tailles. Chaque année l'inégalité
d'impôt sépare donc les classes et isole les hommes plus
profondément qu'ils n'avaient été isolés jusque-là. Du
moment que l'impôt avait pour objet, non d'atteindre
les plus capables de le payer, mais les plus incapables
de s'en défendre, on devait être amené à cette consé-
quence monstrueuse de l'épargner au riche et d'en
charger le pauvre. On assure que Mazarin, manquant
d'argent, imagina d'établir une taxe sur les principales




150 L ' A N C I E N RÉGIME


maisons de Paris, mais qu'ayant rencontré dans les in-
téressés quelque résistance, il se borna à ajouter les
cinq millions dont il avait besoin au brevet général de
la taille. Il voulait imposer les citoyens les plus opulents;
il se trouva avoir imposé les plus misérables; mais le
trésor n'y perdit rien.


Le produit de taxes si mal réparties avait des limites,
et les besoins des princes n'en avaient plus. Cependant
ils ne voulaient ni convoquer les Etats pour en obtenir
des subsides, ni provoquer la noblesse, en l'imposant, à
réclamer la convocation de ces assemblées.


De là vint celte prodigieuse et malfaisante fécondité
de l'esprit financier, qui caractérise si singulièrement
l'administration des deniers publics durant les trois der-
niers siècles de la monarchie.


Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative
et financière de l'ancien régime, pour comprendre à
quelles pratiques violentes ou déshonnêtes le besoin
d'argent peut réduire un gouvernement doux, mais
sans publicité et sans contrôle, une fois que le temps a
consacré son pouvoir et l'a délivré de la peur des révo-
lutions, cette dernière sauvegarde des peuples.


On rencontre à chaque pas, dans ces annales, des
biens royaux vendus, puis ressaisis comme invendables; -
des contrats violés, des droits acquis méconnus, le créan-
cier de l'État sacrifié à chaque crise, la foi publique sans
cesse faussée. ,


Des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuel-
lement repris. Si l'on pouvait compatir aux déplaisirs




ET LA R É V O L U T I O N . 151


qu'une solte vanité cause, on plaindrait le sort de ces
malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours des
dix-septième et dix-huitième siècles, on fait racheter
de temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes pri-
vilèges qu'ils ont déjà payés plusieurs fois. C'est ainsi
que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis
depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart
avaient été donnés par lui-même; on ne pouvait les con-
server qu'en- fournissant une nouvelle finance, tous ces
titres ayant été obtenus par surprise, dit l'édit. Exemple
que ne manque point d'imiter Louis XV, quatre-vingts
ans plus tard.


On défend au milicien de se faire remplacer, de peur,
est-il dit, de faire renchérir pour l'Etat le prix des re-
crues.


Des villes, des communautés, des hôpitaux, sont con-
traints de manquer à leurs engagements, afin qu'ils
soient en état de prêter au roi. On empêche des paroisses
d'entreprendre des travaux utiles, de peur que, divisant
ainsi leurs ressources, elles ne payent moins exactement
la taille.


On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l'un con-
trôleur-général et l'autre directeur-général des pon(s-et-
chaussées, avaient conçu le projet de remplacer la cor-
vée des chemins par une prestation en argent que de-
vaient fournir les habitants de chaque canton pour la
réparation de leurs routes. La raison qui fit renoncer
ces habiles administrateurs à leur dessein est instruc-
tive : ils craignirent, est-il dit, que, les fonds étant ainsi




132 L ' A N C I E N R É G I M E


faits, on ne pût empêcher le trésor public de les dé-
tourner pour les appliquer à son usage, de façon que
bientôt les contribuables eussent à supporter tout à la
fois et l'imposition nouvelle et les corvées. Je ne crains
pas de dire qu'il n'y a pas un particulier qui eût pu
échapper aux arrêts de la justice,, s'il avait conduit sa
propre fortune comme le grand roi, dans toute sa gloire,
menait la fortune publique.


Si vous rencontrez quelque ancien établissement du
moyen-âge qui se soit maintenu en aggravant ses vices
au rebours de l'esprit du temps, ou quelque nouveauté
pernicieuse, creusez jusqu'à la racine du mal : vous y
trouverez un expédient financier qui s'est tourné en
institution. Pour payer des dettes d'un jour, vous ver-
rez fonder de nouveaux pouvoirs qui vont durer des
siècles.


Un impôt particulier, appelé le droit de franc fief,
avait été établi à une époque très-reculée sur les rotu-
riers qui possédaient des biens nobles. Ce droit créait
entre les terres la même division qui existait entre les
hommes et accroissait sans cesse l'une par l'autre. Je
ne sais si le droit de franc fief n'a pas plus servi que
tout le reste à tenir séparé le roturier du gentilhomme,
parce qu'il les empêchait de se confondre dans la chose
qui assimile le plus vite et le mieux les hommes les uns
aux autres, la propriété foncière. Un abîme était ainsi,
de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et
le propriétaire roturier son voisin. Rien, au contraire,
n'a plus hâté la cohésion de ces deux classes en Angle-




ET LA RÉVOLUTION. 155


terre (jue l'abolition, dès le dix-septième siècle, de tous
les signes qui y distinguaient, le fief de la terre tenue en
roture.


Au quatorzième siècle, le droit féodal de franc fief est
léger et ne se prélève que de loin en loin; mais au dix-
huitième, lorsque la féodalité est presque détruite, on
l'exige à la rigueur tous les vingt ans, et il représente
une année entière du revenu. Le fils le paye en succé-
dant au père. « Ce droit, dit la Société d'agriculture de
Tours en 1761, nuit infiniment au progrès de l'art agri-
cole. De toutes les impositions des sujets du roi, il n'en
est point, sans contredit, dont la vexation soit aussi
onéreuse dans les campagnes. » — « Cette finance, dit
un autre contemporain, qu'on n'imposait d'abord qu'une
fois dans la vie, est devenue successivement depuis un


, impôt très-cruel. » La noblesse elle-même aurait voulu
qu'on l'abolît, car il empêchait les roturiers d'acheter
ses terres; mais les besoins du fisc demandaient qu'on
le maintînt et qu'on l'accrût.


On charge à tort le moyen-àge de tous les maux
qu'ont pu produire les corporations industrielles. Tout
annonce qu'à l'origine les maîtrises et les jurandes ne
furent que des moyens de lier entre eux les membres
d'une même profession, et d'établir au sein de chaque
industrie un petit gouvernement libre, dont la mis-
sion était tout à la fois d'assister les ouvriers et de les
contenir. Il ne paraît pas que saint Louis ait voulu da-
vantage.


Ce ne fut qu'au commencement du seizième siècle,




154 L 'ANCIEN RÉGIME


en pleine. Renaissance, qu'on s'imagina, pour la pre-
mière fois, de considérer le droit de travailler comme


• un privilège que le roi pouvait vendre. Alors seulement
chaque corps d'état devint une petite aristocratie fer-
mée, et l'on vit s'établir enfin ces monopoles si préju-
diciables aux progrès des arts, et qui ont tant révolté
nos pères. Depuis Henri III, qui généralisa le mal, s'il
ne le fit pas naître, jusqu'à Louis XVI, qui l'extirpa, on
peut dire que les abus du système des jurandes ne ces-
sèrent jamais un moment de s'accroître et de s'étendre,
dans le temps même où les progrés de la société les ren-
daient plus insupportables, et où la raison publique
les signalait mieux. Chaque année de nouvelles profes-
sions cessèrent d'être libres ; chaque année les privi-
lèges des anciennes furent accrus. Jamais lé mal ne fut
poussé plus loin que dans ce qu'on a coutume d'appe-
ler les belles années du règne du Louis XIV, parce que
jamais les besoins d'argent n'avaient été plus grands,
ni la résolution de ne point s'adresser à la nation mieux
arrêtée.


Letronne disait avec raison en 1775 : « L'État n'a
établi les communautés industrielles que pour y trouver
des ressources, tantôt par des brevets qu'il vend, tantôt
par de nouveaux offices qu'il crée et que les commu-
nautés sont forcées de racheter. L'édit de 1675 vint tirer
les dernières conséquences des principes de Henri III,
en obligeant toutes les communautés à prendre des let-
tres de confirmation moyennant finance; et l'on força
tous les artisans qui n'étaient pas encore en commu




ET LA R É V O L U T I O N . 155


nauté de s'y réunir. Celte misérable affaire produisit
trois cent mille livres. »


Nous avons vu comment on bouleversa toute la consti-
tution des villes, non par vue politique, mais dans l'es-
poir de procurer quelques ressources au trésor.


C'est à ce même besoin d'argent, joint à l'envie de
n'en point demander aux États, que la vénalité des char-
ges dut sa naissance, et devint peu à pou quelque chose
de si étrange, qu'on n'avait jamais rien vu de pareil dans
le monde. Grâce à cette institution que l'esprit de fisca-
lité avait fait naître, la vanité du tiers-état fut tenue
pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée
vers l'acquisition des fonctions publiques, et l'on fit
pénétrer jusqu'aux entrailles de la nation cette passion
universelle des places, qui devint la source commune
des révolutions et de la servitude.


A mesure que les embarras financiers s'accroissaient,
on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par
des exemptions d'impôts ou des privilèges; et, comme
c'étaient les besoins du trésor, et non ceux de l'admi-
nistration, qui en décidaient, on arriva de cette manière
à instituer un nombre presque incroyable de fonctions
entièrement inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de
l'enquête faite par Colbcrt, il se trouva que le capital
engagé dans cette misérable propriété s'élevait à près de
cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on,
cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d'au-
tres noms. Pour un peu d'argent, on s'ôta le droit de
diriger, de contrôler et de contraindre ses propres agents.




156 L ' A N C I E N RÉGIME


Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine ad-
ministrative si vaste, si compliquée, si embarrassée et si
improductive, qu'il fallut la laisser en quelque façon
marcher à vide, et construire en dehors d'elle un in-
strument de gouvernement qui fût plus simple et mieux
à la main, au moyen duquel on fît en réalité ce que tous
ces fonctionnaires avaient l'air de faire.


On peut affirmer qu'aucune de ces institutions détes-
tables n'aurait pu subsister vingt ans, s'il avait été per-
mis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou aggravée
si on avait consulté les Etats, ou si on avait écouté leurs
plaintes quand par hasard on les réunissait encore. Les
rares Etats-généraux des derniers siècles ne cessèrent de
réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises ces
assemblées indiquer comme l'origine de tous les abus le
pouvoir que s'est arrogé le roi de lever arbitrairement
des taxes, ou, pour reproduire les expressions mêmes
dont se servait la langue énergique du quinzième siècle,
« le droit de s'enrichir de la substance du peuple sans
le consentement et délibération des trois États.» Ils ne
s'occupent pas seulement de leurs propres droits ; ils
demandent avec force et souvent ils obtiennent qu'on
respecte ceux des provinces et des villes. A chaque ses-
sion nouvelle, il y a des voix qui s'élèvent dans leur sein
contre l'inégalité des charges. Les États demandent à
plusieurs reprises l'abandon du système des jurandes;
ils attaquent de siècle en.siècle avec une vivacité crois-
sante la vénalité des offices. «Qui vend office vend jus-
tice, ce qui est chose infâme, » disent-ils.




ET LA RÉVOLUTION. 157


Quand la vénalité des charges est établie, ils conti-
nuent à se plaindre.de l'abus qu'on fait des offices. Us
s'élèvent contre tant de places inutiles et de privilèges
dangereux, mais toujours en vain. Ces institutions étaient
précisément établies entre eux; elles naissaient du désir
de ne point les assembler et du besoin de travestir, aux
yeux des Français, l'impôt qu'on n'osait leur montrer
sous ses traits véritables.


, Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces
pratiques comme les pires. C'est Louis XII qui achève
de fonder la vénalité des offices ; c'est Henri IV qui en
vend l'hérédité : tant les vices du système sont plus forts
•que la vertu des hommes qui le pratiquent !


Ce même désir d'échapper à la tutelle des États fit
confier aux Parlements la plupart de leurs attributions
politiques, ce qui enchevêtra le pouvoir judiciaire dans
le gouvernement d'une façon très-préjudiciable au bon
ordre des affaires. Il fallait avoir l'air de fournir quel-
ques garanties nouvelles à la place de celles qu'on enle-
vait; car les Français, qui supportent assez patiemment
le pouvoir absolu, tant qu'il n'est pas oppressif, n'en
aiment jamais la vue, et il est toujours sage d'élever de-
vant lui quelque apparence de barrières qui, 'sans pou-
voir l'arrêter, le cachent du moins un peu.


Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la nation, à
laquelle on demandait son argent, ne redemandât sa
liberté, qui fil veiller sans cesse à ce que les classes res-
tassent à part les unes des autres, afin qu'elles ne pus-
sent ni se rapprocher ni s'entendre dans une résistance




158 L ' A N C I E N RÉGIME


commune, et que le gouvernement ne se trouvât jamais
avoir affaire à la fois qu'à un très.-petit nombre d'hom-
mes séparés de tous les autres. Pendant tout le cours
de cette longue histoire, où l'on voit successivement
paraître tant de princes remarquables, plusieurs par
l'esprit, quelques-uns par le génie, presque tous par le
courage, on n'en rencontre pas un seul qui fasse effort
pour rapprocher les classes et les unir autrement qu'en
les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me
trompe : un seul l'a voulu et s'y est même appliqué de
tout son cœur; et celui-là, qui pourrait sonder les juge-
ments de Dieu ! ce fut Louis XVI.


La division des classes fut le crime de l'ancienne
royauté, et devint plus tard son excuse; car, quand
tous ceux qui composent la partie riche et éclairée de
la nation ne peuvent plus s'entendre et s'entr'aider dans
le gouvernement, l'administration du pays par lui-
même est comme impossible, et il faut qu'un maître
intervienne.


« La nation, dit Turgot avec tristesse dans un rap-
port secret au roi, est une société composée de diffé-
rents ordres mal unis et d'un peuple dont lès membres
n'ont entre eux que très-peu de liens, et où, par consé-
quent, personne n'est occupé que de son intérêt parti-
culier. Nulle part il n'y a d'intérêt commun visible: Les
villages, les villes, n'ont pas plus de rapports mutuels
que les arrondissements auxquels ils sont attribués. Us
ne peuvent même s'entendre entre eux pour mener les
travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette




ET LA R É V O L U T I O N . 159


guerre perpétuelle de prétentions et d'entreprises, Votre
Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou
par ses mandataires. On atlend vos ordres spéciaux
pour contribuer au bien public, pour respecter les
droits d'autrui, quelquefois pour exercer les siens pro-
pres. »


Ce n'est pas une petite entreprise que de rapprocher
des concitoyens qui ont ainsi vécu pendant des siècles
en étrangers ou en ennemis, et de leur enseigner à con-
duire en Commun leurs propres affaires. Il a été bien
plus facile de les diviser qu'il ne l'est alors de les réunir.
Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple.
Quand les différentes classes qui partageaient la société
de l'ancienne France rentrèrent en contact, il y a
soixante ans, après avoir été isolées si longtemps par
tant de barrières, elles ne se touchèrent d'abord que
par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent
que pour s'entre-déchirer. Même de nos jours, leurs
jalousies et leurs haines leur survivent.






CHAPITRE XI
D E L 'ESPÈCE D E LIBERTE QUI S E RENCONTRAIT SOUS L ' A N C I E N R É G I M E


E T D E SON INFLUENCE SUP. LA R É V O L U T I O N .


Si l'on s'arrêtait ici dans la lecture de ce livre, on
n'aurait qu'une image très-imparfaite du gouvernement
de l'ancien régime, et l'on comprendrait mal la société
qui a fait la Révolution.


En voyant des citoyens si divisés et si contractés en
eux-mêmes, un pouvoir royal si étendu et si puissant,
on pourrait croire que l'esprit d'indépendance avait dis-
paru avec les libertés publiques, et que tous les Fran-
çais étaient également plies à la sujétion. Mais il n'en
était rien; le gouvernement conduisait déjà seul et ab-
solument toutes les affaires communes, qu'il était en-
core loin d'être le maître de tous les individus.


Au milieu de beaucoup d'institutions déjà préparées
pour le pouvoir absolu, la liberté vivait; mais c'était
une sorte de liberté singulière, dont il est difficile au-
jourd'hui de se faire une idée, et qu'il faut examiner




162 L ' A N C I E N R É G I M E


de très-près pour pouvoir comprendre le bien et le mal
qu'elle nous a pu faire.


Tandis que le gouvernement central se substituait à
tous les pouvoirs locaux et remplissait de plus en plus
toute la sphère de l'autorité-publique, des institutions
qu'il avait laissées vivre ou qu'il avait créées lui-même,
de vieux usages, d'anciennes mœurs, des abus même
gênaient ses mouvements, entretenaient encore au fond
de Pâme d'un grand nombre d'individus l'esprit de ré-
sistance, et conservaient à beaucoup de caractères leur
consistance et leur relief.


La centralisation avait déjà le même naturel, les
mêmes procédés, les mêmes visées que de nos jours,
mais non encore le même pouvoir. Le gouvernement,
dans son désir de faire de l'argent de tout, ayant mis en
vente la plupart des fonctions publiques, s'était ôté
ainsi à lui-même la faculté de les donner et de les re-
tirer à son arbitraire. L'une de ses passions avait ainsi
grandement nui au succès de l'autre : son avidité avait
fait contre-poids à son ambition. Il en était donc réduit
sans cesse, pour agir, à employer des instruments qu'il
n'avait pas façonnés lui-même et qu'il ne pouvait bri-
ser. Il lui arrivait souvent de voir ainsi ses volontés les
plus absolues s'énerver dans l'exécution. Cette consti-
tution bizarre et vicieuse des fonctions publiques tenait
lieu d'une sorte de garantie politique contre l'omnipo-
tence du pouvoir central. C'était comme une sorte de
digue irrégulière et mal construite qui divisait sa force
et ralentissait son choc.




E T LA R É V O L U T I O N . 163


Le gouvernement ne disposait pas encore non plus de
cette multitude infinie de faveurs, de secours, d'hon-
neurs et d'argent qu'il peut distribuer aujourd'hui ; il
avait donc bien moins de moyens de séduire aussi bien
que de contraindre.


Lui-même, d'ailleurs, connaissait mal les bornes
exactes de son pouvoir Aucun de ses droits n'était ré-
gulièrement reconnu ni solidement établi ; sa sphère
d'action était déjà immense, mais il y marchait encore
d'un pas incertain, comme dans un lieu obscur et in-
connu. Ces ténèbres redoutables, qui cachaient alors
les limites de tous les pouvoirs et régnaient autour de
tous les droits, favorables aux entreprises des princes
contre la liberté des sujets, l'étaient souvent à sa dé-
fense.


L'administration, se sentant de date récente et de
petite naissance, était toujours timide dans ses démar-
ches, pour peu qu'elle rencontrât un obstacle sur son
chemin. C'est un spectacle qui frappe, quand on lit la
correspondance des ministres et des intendants du dix-
huitième siècle, de voir comme ce gouvernement, si
envahissant et si absolu tant que l'obéissance n'est pas
contestée, demeure interdit à la vue de la moindre ré-
sistance, comme la plus légère critique le trouble,
comme le plus petit bruit l'effarouche, et comme alors
il s'arrête, il hésite, parlemente, prend des tempéra-
ments et demeure souvent bien en deçà des limites
naturelles de sa puissance. Le mol égoïsme de Louis XV
et la bonté de son successeur s'y prêtaient. Ces princes,


iv. 12




1 6 4 L 'ANCIEN RÉGIME


d'ailleurs, n'imaginaient jamais qu'on songeât à les
détrôner. Ils n'avaient rien de ce naturel inquiet et dur
que la .peur a souvent donné, depuis, à ceux qui gou-
vernent. Ils ne foulaient aux pieds que les gens qu'ils
ne voyaient pas.


Plusieurs' des privilèges, des préjugés, des idées
fausses qui s'opposaient le plus à l'établissement d'une
liberté régulière et bienfaisante, maintenaient chez un
grand nombre de sujets l'esprit d'indépendance, et
disposaient ceux-là à se roidjr contre les abus de l'au-
torité.


Les nobles méprisaient fort l'administration propre-
ment dite, quoiqu'ils s'adressassent de temps en temps
à elle. Ils gardaient jusque dans l'abandon de leur
ancien pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs
pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. Ils
ne se préoccupaient guère de la liberté générale des
citoyens, et souffraient volontiers que la main du pou-
voir s'appesantît tout autour d'eux; mais ils n'enten-
daient pas qu'elle pesât sur eux-mêmes, et, pour l'ob-
tenir, ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands
hasards. Au moment où la Révolution commence, cette
noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-
vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infini-
ment plus haute et un langage plus libre que le tiers-
état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes
les garanties contre les abus du pouvoir que nous avons
possédées durant les trente-sept ans du régime repré-
sentatif sont hautement revendiquées par elle. On sent,




ET LA R É V O L U T I O N . 105


en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de
ses travers, l'esprit et quelques-unes des grandes qua-
lités de l'aristocratie. 11 faudra regretter toujours qu'au
lieu de plier cette noblesse sous l'empire des lois, on
l'ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à
la nation une portion nécessaire de sa substance et fait
à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une
classe qui a marché pendant des siècles la première, a
contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur,
une certaine fierté de cœur, une confiance naturelle en
ses forces, une habitude d'être regardée qui fait d'elle
le point le plus résistant du corps social. Elle n'a pas
seulement des moeurs viriles; elle augmente, par son
exemple, la virilité des autres classes. En l'extirpant, on
énerve jusqu'à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la
remplacer complètement; elle-même ne saurait jamais
renaître; elle peut retrouver les litres et les biens, mais
non l'âme de ses pères.


Les prêtres, qu'on a vus souvent depuis si servilement
soumis dans les choses civiles au souverain temporel,
cnjel qu'il fût, et ses plus audacieux flatteurs, pour peu
qu'|l fît mine de favoriser l'Église, formaient alors l'un
des corps les plus indépendants de la nation, et le seul
dont on eût été obligé de respecter les libertés particu-
lières.


Les provinces avaient perdu leurs franchises, les
villes n'en possédaient plus que l'ombre. Dix nobles ne
pouvaient se réunir pour délibérer ensemble sur une
affaire quelconque sans une permission expresse du roi.




166 L ' A N C I E N RÉGIME


L'Église de France conservait jusqu'au bout ses assem-
blées périodiques. Dans son sein, le pouvoir ecclésias-
tique lui-même avait des limites respectées. Le bas
clergé y possédait des garanties sérieuses contre la ty-
rannie de ses supérieurs, et n'était pas préparé par
l'arbitraire illimité de l'évêque à l'obéissance passive
vis-à-vis du prince. Je n'entreprends point de juger
cette ancienne constitution de l'Église; je dis seulement
qu'elle ne préparait point l'âme des prêtres à la servilité
politique.


Beaucoup d'ecclésiastiques, d'ailleurs, étaient gentils-
hommes de sang, et transportaient dans l'Église la fierté
et l'indocilité des gens de leur condition. Tous, de plus,
avaient un rang élevé dans l'État et y possédaient des
privilèges. L'usage de ces mêmes droits féodaux, si fatal
à la puissance -morale de l'Église, donnait à ses mem-
bres individuellement un esprit d'indépendance vis-à-vis
du pouvoir civil.


Mais ce qui contribuait surtout à donner aux prêtres
les idées, les besoins, les sentiments, souvent les pas-
sions du citoyen, c'était la propriété foncière. J'ai eu
la patience de lire la plupart des rapports et des débats
que nous ont laissés les anciens États provinciaux, et
particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était
plus mêlé encore qu'ailleurs aux détails de l'adminis-
tration publique, ainsi que les procès-verbaux des assem-
blées provinciales qui furent réunies en 1779 et 1787;
et, apportant dans cette lecture les idées de mon temps,
je m'élonnais de voir des évêques et des abbés, parmi




ET LA R É V O L U T I O N . 167


lesquels plusieurs ont été aussi éminents par leur sain-
teté que par leur savoir, faire des rapports sur l'éta-
blissement d'un chemin ou d'un canal, y traiter la ma-
tière'en profonde connaissance de cause, discuter avec
infiniment de science et d'art quels étaient les meil-
leurs moyens d'accroître les produits de l 'agriculture,
d'assurer le bien-être des habitants et de faire prospé-
rer l'industrie, toujours égaux et souvent supérieurs à
tous les laïques qui s'occupaient avec eux des mêmes
affaires.


J'ose penser, contrairement à une opinion bien gé-
nérale et fort solidement établie, que les peuples qui
ôtcnt au clergé catholique toute participation quelcon-
que à la propriété foncière et transforment tous ses
revenus en salaires, ne servent que les intérêts du sainl-
siége et ceux des princes temporels, et se privent eux-
mêmes d'un très-grand élément de liberté.


Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-
même, est soumis à une autorité étrangère, et qui dans
le pays qu'il habite ne peut avoir de famille, n'est, pour
ainsi dire, retenu au sol que par un seul lien solide, la
propriété foncière. Tranchez ce lien, il n'appartient
plus en particulier à aucun lieu. Dans celui où le ha-
sard l'a fait naître, il vit en étranger au milieu d'une
société civile dont presque aucun des intérêts ne peu-
vent le toucher directement. Pour sa conscience, il ne
dépend que du pape; pour sa subsistance, que du
prince. Sa seule patrie est l'Église. Dans chaque évé-
nement politique, il n'aperçoit guère que ce qui sert




1 6 8 L'ANCIEN RÉGIME


à. celle-ci ou lui peut nuire. Pourvu qu'elle soit libre
et prospère, qu'importe le reste? Sa condition la plus
naturelle en politique est l'indifférence : excellent mem-
bre de la cité chrétienne, médiocre citoyen partout
ailleurs. De pareils sentiments et de semblables idées,
dans un corps qui est le directenr de l'enfance et le guide
des mœurs, ne peuvent manquer d'énerver l'âme de la
nation tout entière en ce qui touche à la vie publique.


Si l'on veut se faire une idée juste des révolutions que
peut subir l'esprit des hommes par suite des change-
ments survenus dans leur condition, il faut relire les
cahiers de l'ordre du clergé en 1789.


Le 'clergé s'y montre souvent intolérant et parfois-
opiniâtrement attaché à plusieurs de ses anciens pri-
vilèges; mais, du reste, aussi ennemi du despotisme,
aussi favorable à la liberté civile, et aussi amoureux
de la liberté politique que le tiers-état ou la noblesse,
il proclame que la liberté individuelle doit être garantie,
non point par des promesses, mais par une procédure
analogue à celle de Yhabeas corpus. 11 demande la des-
truction des prisons d'État, l'abolition des tribunaux
exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les
débals, l'inamovibilité de tous les juges, l'admissibilité
de tous les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être
ouverts qu'au seul mérite; un recrutement militaire
moins oppressif et moins humiliant pour le peuple, et
dont personne ne sera exempt; le rachat des droits sei-
gneuriaux, qui, sortis du régime féodal, dit-il, sont
contraires à la liberté; la liberté illimitée du travail, la




ET LA R É V O L U T I O N . 169


destruction des douanes intérieures; la multiplication
des écoles privées : il en faut une, suivant lui, dans
chaque paroisse, et qu'elle soit gratuite; des établisse-
ments laïques de bienfaisance dans toutes les campa-
gnes, tels que des bureaux et des ateliers de charité;
toutes sortes d'encouragements pour l'agriculture.


Dans la politique proprement dite, il proclame, plus
haut que personne, que la nation a le droit imprescrip-
tible et inaliénable de s'assembler pour faire des lois
et voter librement l'impôt. Nul Français, assure-t-il, ne
peut être forcé à payer une taxe qu'il n'a pas votée lui-
même ou par représentant. Le clergé demande encore
que les États-généraux, librement élus, soient réunis
tous les ans; qu'ils discutent en présence de la nation
toutes les grandes affaires; qu'ils fassent des lois géné-
rales auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou
privilège particulier; qu'ils dressent le budget et con-
trôlent jusqu'à la maison du roi, que leurs déçulés.
soient inviolables et que les ministres leur demeurent
toujours responsables. Il veut aussi que des assemblées
d'États soient créées dans toutes les provinces et des mu-
nicipalités dans toutes les villes. Du droit divin, pas le
moindre mot.


Je ne sais si, à tout prendre, et malgré les vices
éclatants de quelques-uns de ses membres, il y eut ja-
mais dans Le m a X L d & i ^ ^ W % 4 ^ W b ' t « ^ « s v ^ i i á s J i e v y a e V ;
clergé catholique de France au moment où la Révo-
lution l'a surpris, plus éclairé, plus national, moins
retranché dans les seules vertus privées, mieux pourvu




170 L ' A N C I E N RÉGIME


de vertus publiques et en même temps de plus de foi :
la persécution l'a bien montré. J'ai commencé l'étude
de l'ancienne société, plein de préjugés contre lui; je
l'ai finie, plein de respect. Il n'avait, à vrai dire, que
les défauts qui sont inhérents à toutes les corporations,
les politiques aussi bien que les religieuses, quand elles
sont fortement liées et bien constituées, à savoir la ten-
dance à envahir, l'humeur peu tolérante, et l'attache-
ment instinctif et parfois aveugle aux droits particuliers
du corps.


La bourgeoisie 'de l'ancien régime était également
bien mieux préparée que celle d'aujourd'hui à montrer
un esprit d'indépendance. Plusieurs des vices mêmes
de sa conformation y aidaient. Nous avons vu que les
places qu'elle occupait étaient plus nombreuses encore
dans ce temps-là que de nos jours, et que les classes
moyennes montraient autant d'ardeur pour les acqué-
rir. Mais voyez la différence des temps. La plupart de
ces places, n'étant ni données ni ôtées par le gouverne-
ment, augmentaient Y importance du titulaire sans le
mettre à la merci du pouvoir, c'est-à-dire que ce qui
aujourd'hui consomme la sujétion de tant de gens était
précisément ce qui leur servait le plus puissamment alors
à se faire respecter.


Les immunités de toutes sortes qui séparaient si mal-
heureusement la bourgeoisie du peuple en faisaient,
d'ailleurs, une fausse aristocratie qui montrait souvent
l'orgueil et l'esprit de résistance de la véritable. Dans
chacune de ces petites associations particulières qui la




ET LA RÉVOLUTION. 171
divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers le
bien général, mais on était sans cesse préoccupé de l 'in-
térêt et des droits du corps. On y avait une dignité
commune, des privilèges communs à défendre. Nul ne
pouvait jamais s'y perdre dans la foule et y aller cacher
de lâches complaisances. Chaque homme s'y trouvait sur
un théâtre fort petit, il est vrai, mais très^éclairé, et y
avait un public toujours le même et toujours prêt à l 'ap-
plaudir ou à le siffler.


L'art d'étouffer le bruit de toutes les résistances était
alors bien moins perfectionné qu'aujourd'hui. La France
n'était pas encore devenue le lieu sourd où nous vivons;
elle était, au contraire, fort retentissante, bien que la
liberté politique ne s'y montrât pas, et il suffisait d'y
élever la voix poUr être entendu au loin.


Ce qui assurait surtout dans ce. temps-là aux oppri-
més un moyen de se faire entendre, était la constitution
de la justice.


Nous étions devenus un pays de gouvernement ab-
solu par nos institutions politiques et administratives,
mais nous étions restés un peuple libre par nos insti-
tutions judiciaires. La justice de l'ancien régime était
compliquée, embarrassée, lente et coûteuse; c'étaient
de grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait
jamais chez elle la servilité vis-à-vis du pouvoir, qui
n'est qu'une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice
capital, qui non-seulement corrompt le juge, mais in-
fecte bientôt tout le corps du peuple, lui était entière-
ment étranger. Le magistrat était inamovible et ne cher-




172 ' L 'ANCIEN R É G I M E


chait pas à avancer, deux choses aussi nécessaires l'une
que l'autre à son indépendance; car qu'importe qu'on
ne puisse pas le contraindre si on a mille moyens de le
gagner?


Il est vrai que le pouvoir royal avait réussi à dérober
aux tribunaux ordinaires la connaissance de presque
toutes les affaires où l'autorité publique était intéressée;
mais il les redoutait encore en les dépouillant. S'il les
empêchait de juger, il n'osait pas toujours les empê-
iher de recevoir les plaintes et de dire leur avis; et,
comme la langue judiciaire conservait alors les allures
du vieux français, qui aime à donner le nom propre
aux choses, il arrivait souvent aux. magistrats d'appeler
crûment actes despotiques et arbitraires, les procédés
du gouvernement. L'intervention irrégulière des cours
dans le gouvernement, qui troublait souvent la bonne
administration des affaires, servait ainsi parfois de sau-
vegarde à la liberté des hommes : c'était un grand mal
qui en limitait un plus grand.


Au sein de ces corps judiciaires, et tout autour d'eux,
la vigueur des anciennes mœurs se-conservait au milieu
des idées nouvelles. Les Parlements étaient sans doute
plus préoccupés d'eux-mêmes que de la chose publique;
mais il faut reconnaître que, dans la défense de leur
propre indépendance et de leur honneur, ils se mon-
traient toujours intrépides, et qu'ils communiquaient
leur âme à tout ce qui les approchait.


Lorsque, en 1770, le Parlement de Paris fut cassé,
les magistrats qui en faisaient partie subirent la perte




ET LA R É V O L U T I O N . 175


de leur état et de leur pouvoir sans qu'on en vît un seul
céder individuellement devant Ja volonté royale. Bien
plus, des cours d'une espèce différente, comme la cour
des aidés, qui n'étaient ni atteintes ni menacées, s'expo-
sèrent volontairement aux mêmes rigueurs, alors que
ces rigueurs étaient devenues certaines. Mais voici
mieux encore : les principaux avocats qui plaidaient
devant le Parlement s'associèrent de leur plein gré à
sa fortune ; ils renoncèrent à ce qui faisait leur gloire
et leur richesse, et se condamnèrent au silence plutôt
que de paraître devant des magistrats déshonorés. Je
ne connais rien de plus grand dans l'histoire des peu-
ples libres que ce qui arriva à celte occasion, et pour-
tant cela se passait au dix-huitième siècle, à côté de la
cour de Louis XV.


Les habitudes judiciaires étaient devenues, sur bien
des points, des habitudes nationales. On avait généra-
lement pris aux tribunaux l'idée que toute affaire est
sujette à débat et toute décision à appel, l'usage de la
publicité, le goût des formes, choses ennemies de la
servitude : c'est la seule partie de l'éducation d'un peu-
ple libre que l'ancien régime nous ait donnée, L'admi-
nistration elle-même avait beaucoup emprunté au lan-
gage et aux usages de la justice. Le roi se croyait obligé
de motiver toujours ses cdils et d'exposer ses raisons
avant de conclure; le conseil rendait des arrêts précédés
de longs préambules; l'intendant signifiait par huissier
ses ordonnances. Dans le sein de tous les corps admi-
nistratifs d'origine ancienne, tels, par exemple, que le




174 L 'A CIEN RÉGIME


corps des trésoriers de France ou des élus, les affaires
se discutaient publiquement et se décidaient après plai-
doiries. Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient
autant de barrières à l'arbitraire du prince.


Le peuple seul, surtout celui des campagnes, se trou-
vait presque toujours hors d'état de résister à l'oppres-
sion autrement que par la violence.


La plupart des moyens de défense que je viens,d'indi-
quer étaient, en effet, hors de sa portée; pour s'en aider,
il fallait avoir dans la société une place d'où l'on pût
être vu et une voix en état de se faire entendre. Mais, en
dehors du peuple, il n'y avait point d'homme en France
qui, s'il en avait le cœur, ne pût chicaner son obéissance
et résister encore en pliant.


Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu'en maître.
« Nous nous faisons gloire, dit Louis XVI, au commen-
cement de son règne, dans le préambule d'un édit,
de commander à une nation libre et généreuse. » Un
de ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans un
plus vieux langage, lorsque, remerciant les États-gé-
néraux de la hardiesse de leurs remontrances, il avait
dit : ce Nous aimons mieux parler à des francs qu'à des
serfs. »


Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient
guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme
la mère de la servitude, passion molle, et pourtant te-
nace et inaltérable, qui se mêle volontiers et, pour ainsi
dire, s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour
de la famille, à la régularité des mœurs, au respect des




E T LA R É V O L U T I O N . 175


croyances religieuses, et même à la pratique tiède et as-
sidue du culte établi, qui permet l'honnêteté et défend
l'héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de
lâches citoyens. Us étaient meilleurs et pires.


Les Français d'alors aimaient la joie et adoraient le
plaisir; ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs ha-
bitudes et plus désordonnés dans leurs passions et dans
leurs idées que ceux d'aujourd'hui!; mais ils ignoraient
ce sensualisme tempéré et décent que nous voyons.
Dans les hautes classes, on s'occupait Jnen plus à orner
sa vie qu'à la rendre commode, à s'illustrer qu'à s'en-
richir. Dans les moyennes même, on ne se laissait ja-
mais absorber tout entier dans là recherche du bien-
être; souvent on en abandonnait la poursuite pour cou-
rir après des jouissances plus délicates et plus hautes;
partout on plaçait, en dehors de l'argent, quelque autre
bien. « J e connais ma nation, écrivait en style bizarre,
mais qui ne manque pas de fierté, un contemporain ;
habile à fondre et à dissiper les métaux, elle n'est
point faite pour les honorer d'un culte habituel, et elle
se trouverait toute prête à retourner vers ses antiques
idoles, la valeur, la gloire, et j 'ose dire la magnani-
mité. »


Il fSut bien se garder, d'ailleurs, d'évaluer la bas-
sesse des hommes par le degré de leur soumission en-
vers le souverain pouvoir : ce serait se servir d'une
fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes
de l'ancien régime aux volontés du roi, il y avait une
sorte d'obéissance qui leur était inconnue : ils ne sa-




176 L 'ANCIEN R É G I M E


vaient pas ce que c'était que se plier sous un pouvoir
illégitime ou contesté, qu'on honore peu, que souvent
on méprise, mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert
ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude
leur fut toujours étrangère. Le roi leur inspirait des


'sentiments' qu'aucun des princes les plus absolus qui
ont paru depuis dans le monde n'a pu faire naître, et
qui sont même devenus pour nous presque incompré-
hensibles, tant la liévolution en a extirpé de nos cœurs
jusqu'à la racine. Ils avaient pour lui tout à la fois la
tendresse qu'on a pour un père et le respect qu'on ne
doit qu'à Dieu. En se soumettant à ses commandements


-les plus arbitraires, ils cédaient moins encore à la con-
trainte qu'à l'amour, et il leur arrivait souvent ainsi de
conserver leur âme très-libre jusque dans la plus
extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal de
l'obéissance était la contrainte; pour nous, c'est le
moindre. Le pire est dans le sentiment servile qui fait
obéir. Ne méprisons pas nos pères, nous n'en avons
pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions retrouver,
avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur
grandeur !


On aurait donc bien tort de croire que. l'ancien ré-
gime fut un temps de servilité et de dépendance. Il y
régnait beaucoup plus de liberté que de nos jours; mais
c'était une espèce de liberté irrégulière et intermit-
tente, toujours contractée dans la limite des classes,
toujours liée à l'idée d'exception et de privilège, qui
permettait presque autant de braver la loi que l'arbi-




ET LA. R É V O L U T I O N . 177


traire, et n'allait presque jamais jusqu'à fournir à tous
les citoyens les garanties les plus naturelles et les plus
nécessaires. Ainsi réduite et déformée, la liberté était
encore féconde. C'est elle qui, dans le temps même où
la centralisation travaillait de plus en plus à égaliser, à
assouplir et à ternir tous les caractères, conserva dans
un grand nombre de particuliers leur originalité na-
tive, leur coloris et leur relief, nourrit dans leur cœur
l'orgueil de soi, et y fit souvent prédominer sur tous
les goûts le goût de la gloire. Par elle se formèrent ces
âmes vigoureuses, ces génies fiers et audacieux que
nous allons voir paraître, et qui feront de la Révolution
française l'objet tout à la fois de l'admiration et de la
terreur* des générations qui la suivent. Il serait bien
étrange que des vertus si mâles eussent pu croître sur
un sol où la liberté n'était plus.


Mais, si cette sorte de liberté déréglée et malsaine
préparait les Français à renverser le despotisme, elle
les rendait moins propres qu'aucun autre peuple, peut-
être, à fonder à sa place l'empire paisible et libre des
lois.






CHAPITRE XII
COMMENT, MALGRÉ LES PROGRÈS D E LA C I V I L I S A T I O N , LA CONDITION


ML PAYSAN FRANÇAIS É T A I T QUELQUEFOIS P I R E , A U D I X — H U I T I È M E S I È C L E ,


Q U ' E L L E N E L ' A V A I T É T É AU T R E I Z I È M E .


Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pou-
vait plus être la proie de petits despotes fécdaux ; il
n'était que rarement en butte à des violences de la part
du gouvernement; il jouissait de la liberté civile et
possédait une partie du sol ; mais tous les hommes des
autres classes s'étaient écartés de lui, et il vivait plus
seul que cela ne s'était vu nulle part peut-être dans le
monde. Sorte d'oppression nouvelle et singulière, dont
les effets méritent d'être considérés très-attentivement à
part.


Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV
se plaignait, suivant Péréfixe, que les nobles abandon-
nassent les campagnes. Au milieu du dix-huitième,
cette désertion est devenue presque générale; tous les


iv. 13




180 L ' A N C I E N RÉGIME


documents du temps la signalent et la déplorent, les
économistes dans leurs livres, les intendants dans leurs
correspondances, les sociétés d'agriculture dans leurs
Mémoires. On en trouve la preuve authentique dans
les registres de la capitation. La capitation se percevait
au lieu du domicile réel : la perception de toute la
grande noblesse et d'une partie de la moyenne est levée
à Paris.


11 ne restait guère dans les campagnes que le gentil-
homme que la médiocrité de sa fortune empêchait d'en
sortir. Celui-là s'y trouvait vis-à-vis des paysans ses voi-
sins, dans une position où jamais propriétaire riche
ne s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef, il n'avait
plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à
les aider, à les conduire; et, d'une autre part, n'étant
pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques
qu'eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour
leur misère, qu'il ne partageait pas, ni s'associer à leurs
griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient
plus ses sujets, il n'était pas encore leur concitoyen :
fait unique dans l'histoire.


Ceci amenait une sorte d'absentéisme de cœur, si je
puis m'exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus
efficace que l'absentéisme proprement dit. De là vint
que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait
souvent les vues et les sentiments qu'aurait eus en son
absence son intendant; comme celui-ci, il ne voyait plus
dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux
à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d'après la




liT LA R É V O L U T I O N . 181


loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception
de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu'au
temps de la féodalité même.


Souvent obéré et toujours besoigneux, il vivait d'or-
dinaire fort chichement dans son château, ne songeant
qu'à y amasser l'argent qu'il allait dépenser l'hiver à
la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent droit à
l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du
moins gros des oiseaux de proie : il l'avait nommé le
hobereau.


On peut m'opposer sans doute des individus; je parle
des classes, elles seul es doivent occuper l'histoire. Qu'i
y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches
qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun,
s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie? Mais
ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur con-
dition nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait
vers l'indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la
haine.


On a souvent attribué cet abandon des campagnes par
la noblesse à l'influence particulière de certains minis-
tres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres
à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque tou-
jours suivie par les princes, durant les trois derniers
siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes
du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois.
Cela se voit surtout au dix-septième siècle, où la noblesse
était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi
les questions adressées aux intendants se trouve encore




182 L 'ANCIEN RÉGIME


celle-ci : « Les gentilshommes de votre province aiment-
ils à rester chez eux ou à en sortir? »


On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet;
il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province
se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de remplir
leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la
province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou; ce fut
depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient,
dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui
aient défendu, les armes à la main, la monarchie en
France et qui soient morts en combattant pour elle; et ils
n'ont dû celle glorieuse distinction qu'à ce qu'ils avaient
su retenir autour d'eux ces paysans, parmi lesquels on
leur reprochait d'aimer à vivre.


11 faut néanmoins se garder d'attribuer à l'influence
directe de quelques-uns de nos rois l'abandon des cam-
pagnes par la classe qui formait alors la tète de la na-
tion. La cause principale et permanente de ce fait ne
fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans
l'action lente et incessante des institutions ; et ce qui
le prouve, c'est que, quand, au dix-huilième siècle, le
gouvernement veut combattre le mal, il ne peut pas
même en suspendre le progrès. A mesure que la no-
blesse achève de perdre ses droits politiques sans en
acquérir d'autres, et que les libertés locales disparais-
sent, cette émigration des nobles s'accroît : on n'a plus
besoin de les attirer hors de chez eux; ils n'ont plus
envie d'y rester : la vie des champs leur est devenue
insipide.




ET LA R É V O L U T I O N . 183


Ce que je dis ici des nobles doit s'entendre, en tout
pays, des propriétaires riches: pays de centralisation,
campagnes vides d'habitants riches et éclairés; je pour-
rais ajouter : pays de centralisation, pays de culture im-
parfaite et routinière, et commenter le mot si profond
de Montesquieu, en en déterminant le sens : « Les terres
produisent moins en raison de leur fertilité que de la
liberté des habitants. » Mais je ne veux pas sortir de
mon sujet.


Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quit-
tant de leur côté les campagnes, cherchaient de toutes
parts un asile dans les villes. Il n'y a pas un point sur
lequel tous les documents de l'ancien régime soient
mieux d'accord. On ne voit presque jamais dans les
campagnes, disent-ils, qu'une génération de paysans
riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à
acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter
à son fils la charrue, l'envoie à la ville et lui achète un
petit office. C'est de cette époque que date celte sorte
d'horreur singulière que manifeste souvent, même de
nos jours, l'agriculteur français pour la profession qui
l'a enrichi. L'effet a survécu à la cause.


À vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme
disent les Anglais, le seul gentleman qui résidât d'une
manière permanente au milieu des paysans et restât
en contact incessant avec eux, était le curé; aussi le
curé fût-il devenu le maître des populations rurales,
en dépit de Voltaire, s'il n'avait été rattaché lui-même
d'une façon si étroite et si visible à la hiérarchie po-




184 L ' A N C I E N RÉGIME


litique; en possédant plusieurs des privilèges de celle-ci,
il avait inspiré en partie la haine qu'elle faisait naître.


Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des
classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de
ses pareils qui auraient pu l'aider et le conduire. A me-
sure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l'aisance,
ils le fuient; il demeure comme trié au milieu de toute
la nation et mis à part.


Cela ne se voyait au même degré chez aucun des
grands peuples civilisés de l'Europe, et en France même
le fait était récent. Le paysan du quatorzième siècle était
tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L'aristocratie
le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait ja-
mais.


Au dix-huitième siècle, un village est une commu-.
nauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants
et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi
méprisés qu'elle ; son syndic ne sait pas lire ; son col-
lecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont
dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre.
Non-seulement son ancien seigneur n'a plus le droit de
le gouverner, mais il est arrivé à considérer comme
une sorte de dégradation de se mêler de son gouver-
nement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les
corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus
que le pouvoir central qui s'occupe d'elle, et, comme il
est placé fort loin et n'a encore rien à craindre de ceux
qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour en
tirer profit.




ET LA RÉVOLUTION. 1 8 5


Venez voir maintenant ce que devient une classe dé-
laissée, que personne n'a envie de tyranniser, mais que
nul ne cherche à éclairer et à servir.


Les plus lourdes charges que le système féodal fai-
sait peser sur l'habitant des campagnes sont retirées ou
allégées, sans doute; mais ce qu'on ne sait point assez,
c'est qu'à celles-là il s'en était substitué d'autres, plus
pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les
maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait
beaucoup de misères que ses pères n'avaient jamais con-
nues.


On sait que c'est presque uniquement aux dépens des
paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles.
Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait
sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se
fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand
les hommes les plus éclairés de la nation n'ont point
d'intérêt personnel à les changer.


Je trouve dans une lettre confidentielle que le con-
trôleur-général lui-même écrit, en 1772, aux inten-
dants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-
d'œuvre d'exactitude et de brièveté : « La taille, dit ce
ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans
sa perception, personnelle, et non réelle dans la plus
grande partie de la France, est sujette à des variations
continuelles par suite de tous les changements qui arri-
vent chaque année dans la fortune des contribuables. »
Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire avec
plus d'art le mal dont on profite.




186 L 'ANCIEN R É G I M E


La somme totale que devait la paroisse était fixée tous
les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre,
de façon qu'aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an
d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après. Dans l'in-
térieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard
chaque année, et nommé le collecteur, qui devait divi-
ser la charge de l'impôt sur tous les autres.


J'ai promis que je dirais quelle était la condition de
ce collecteur. Laissons parler l'assemblée provinciale
du Rerry en 1779; elle n'est pas suspecte : elle est
composée tout entière de privilégiés qui ne payent point
la taille et. qui sont choisis par le roi. « Comme tout le
monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle
en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. La
levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nou-
veau collecteur, sans égard à la capacité ou à l'hon-
nêteté; aussi la confection de chaque rôle se ressent du
caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime
ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d'ail-
leurs, y réussirait-il bien? Il agit dans les ténèbres; car
qui sait au juste la richesse de son voisin et la propor-
tion de cette richesse avec celle d'un autre? Cependant
l'opinion du collecteur seule doit former la décision,
et il est responsable sur tous ses biens, et même par
corps, de la recette. D'ordinaire, il lui faut perdre pen-
dant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les
contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés
d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les sup-
plée. »




ET LA R É V O L U T I O N . 187


Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu
auparavant : « Cet emploi cause le désespoir et presque
toujours la ruine de ceux qu'on en charge ; on réduit
ainsi successivement à la misère toutes les .familles ai-
sées d'un village. »


Ce malheureux était armé pourtant d'un arbitraire
immense; il était presque autant tyran que martyr.
Pendant cet exercice, où il se ruinait lui-même, il
tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. « La
préférence pour ses parents, — c'est encore l'assemblée
provinciale qui parle, — pour ses amis et ses voisins, la
haine, la vengeance contre ses ennemis, le besoin d'un
protecteur, la crainte de déplaire à un citoyen aisé qui
donne de l'ouvrage, combattent dans son cœur les sen-
timents de la justice. » La terreur rend souvent le collec-
teur impitoyable; il y a des paroisses où le collecteur ne
marche jamais qu'accompagné de garnisaires et d'huis-
siers. « Lorsqu'il marche sans huissiers, dit un inten-
dant au ministre en 1764, les taillables ne veulent pas
payer.» — « Dans la. seule élection de Villefranche,
nous dit encore l'assemblée provinciale de la Guyenne,
on compte cent six porteurs de contraintes et autres
recors toujours en chemin. »


Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire,
le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit
comme le juif du moyen-âge: il se montre misérable en
apparenee, quand par hasard il ne l'est pas en réalité ;
son aisance lui fait peur avec raison : j ' en trouve une
preuve bien sensible dans un document que je ne




188 L ' A N C I E N RÉGIME


prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La
Société d'agriculture du Maine annonce, dans son rap-
port de 1761 , qu'elle avait eu l'idée de distribuer des
bestiaux en prix et en encouragements. « Elle a été
arrêtée, dit-elle, parles suites dangereuses qu'une basse
jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient
ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire
des impositions, leur occasionnerait une vexation dans
les années suivantes. »


Dans ce système d'impôt, chaque contribuable avait,
en effet, un intérêt direct et permanent à épier ses voi-
sins et à dénoncer au collecteur les progrès de leur
richesse; on les y dressait tous, à l'envi, à la délation
et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se passent
dans les domaines d'un rajah de l'Hindostan?


Il y avait pourtant dans le même temps, en France,
des pays où l'impôt était levé avec régularité et avec
douceur : c'étaient certains pays d'Etats. Il est vrai qu'on
avait laissé à ceux-là le droit de le lever eux-mêmes.
En Languedoc, par exemple, la taille n'est établie que
sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l'ai-
sance d u propriétaire ; elle a pour base fixe et visible
un cadastre fait avec soin et renouvelé tous les trente
ans, et dans lequel les terres sont divisées en trois
classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable sait
d'avance exactement ce que représente la part d'impôt
qu'il doit payer. S'il ne paye point, lui seul, ou plutôt
son champ seul, en est responsable. Se croit-il lésé dans
la répartition : il a toujours le droit d'exiger que l'on




ET LA R É V O L U T I O N . 180


compare sa cote avec celle d'un autre habitant de la
paroisse qu'il choisit lui-même. C'est ce que nous
nommons aujourd'hui l'appel à l'égalité proportion-
nelle.


On voit que toutes ces règles sont précisément celles
que nous suivons maintenant ; on ne les a guère amé-
liorées depuis, on n'a fait que les généraliser ; car il
est digne de remarque que, bien que nous ayons pris
au gouvernement de l'ancien régime la forme même de
notre administration publique, nous nous sommes
gardés de l'imiter en tout le reste. C'est aux assemblées
provinciales, et non à lui, que nous avons emprunté
nos meilleures méthodes administratives. En adoptant
la machine, nous avons rejeté le produit.


La pauvreté habituelle du peuple des campagnes
avait donné naissance à des maximes qui n'étaient pas
propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l'aise,
avait écrit Richelieu dans son Testament politique, diffi-
cilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-hui-
tième siècle, on ne va plus si loin, mais on croit encore
que le paysan ne travaillerait point s'il n'était constam-
ment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la
seule garantie contre la paresse. C'est précisément la
théorie que j 'ai entendu quelquefois professer à l'occa-
sion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si ré-
pandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les
économistes se croient obligés de la combattre en forme.


On sait que l'objet primitif de la taille avait été de
permettre au roi d'acheter des soldats qui dispensassent




190 L'ANCIEN RÉGIME


les nobles et leurs vassaux du service militaire; mais,
au dix-septième siècle, l'obligation du service mili-
taire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu,
sous le nom de milice, et, cette fois, elle ne pesa plus
que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le
paysan.


Il suffit de considérer la multitude des procès-ver-
baux de maréchaussée qui remplissent les cartons d'une
intendance, et qui tous se rapportent à la poursuite de
miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que la
milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne paraît pas,
en effet, qu'il y eût de charge publique qui fût plus in-
supportable aux paysans que celle-là; pour s'y sous-
traire, ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait
les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on
songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé
s'opère aujourd'hui.


Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans
de l'ancien régime pour la milice moins au principe
même de la loi qu'à la manière dont elle était exécutée ;
on doit s'en prendre surtout à la longue incertitude
où elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait être
appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se ma-
riât) ; à l'arbitraire de la révision, qui rendait presque
inutile l'avantage d'un bon numéro ; à la défense de se
faire remplacer; au dégoût d'un métier dur et périlleux,
où toute espérance d'avancement était interdite ; mais
surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que
sur eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux,




ET LA R É V O L U T I O N . 191


l'ignominie de la condition rendant ses rigueurs plus
amères.


J'ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux
de tirage, dressés en l'année 1769, dans un grand
nombre de paroisses ; on y voit figurer les exempts de
chacune d'elles : celui-ci est domestique chez un gen-
tilhomme ; celui-là garde d'une abbaye ; un troisième
n'est que le valet d'un bourgeois, il est vrai, mais ce
bourgeois vit noblement. L'aisance seule exempte;
quand un cultivateur figure annuellement parmi les
plus haut imposés, ses fils ont le privilège d'être
exempts de la milice : c'est ce qu'on appelle encou-
rager l'agriculture. Les économistes, grands amateurs
d'égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce
privilège; ils demandent seulement qu'on l'étende
à d'autres cas, c'est-à-dire que la charge des paysans
les plus pauvres et les moins patronés devienne plus
lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l'un
d'eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri,
son entière dépendance, rendraient trop cruel de
prendre un autre homme qu'un homme du bas peu-
ple. »


Jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, les grands
chemins ne furent point entretenus, ou le furent aux
frais de tous ceux qui s'en servaient, c'est-à-dire de
l'État ou de tous les propriétaires riverains; mais, vers
ce temps-là, on commença à les réparer à l'aide de la
seule corvée, c'est-à-dire aux dépens des seuls paysans.
Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer




192 L ' A N C I E N RÉGIME


parut si heureusement imaginé, qu'en 1737, une circu-
laire du Contrôleur-général Orry l'appliqua à toute la
France. Les intendants furent armés du droit d'empri-
sonner à volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des
garnisaires.


A partir de là, toutes les fois que le commerce s'ac-
croît, que le besoin et le goût des bonnes routes se ré-
pandent, la corvée s'étend à de nouveaux chemins et
sa charge augmente. On trouve dans le rapport fait
en 1779 à l'assemblée provinciale du Berry, que les
travaux exécutés par la corvée dans cette pauvre pro-
vince doivent être évalués par année à 700,000 livres.
On les évaluait en 1787, en basse Normandie, à la
même somme à peu près. Rien ne saurait mieux mon-
trer le triste sort du peuple des campagnes : les pro-
grès de la société, qui enrichissent toutes les autres
classes, le désespèrent; la civilisation tourne contre
lui seul.


Je lis, vers la même époque, dans les correspon-
dances des intendants, qu'il convient de refuser aux
paysans de faire emploi de la corvée sur les routes
particulières de leurs villages, attendu qu'elle doit être
réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on di-
sait alors, aux chemins du roi. L'idée étrange qu'il
convient de faire payer le prix des routes aux plus
pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir voya-
ger, cette idée, bien que nouvelle, s'enracine si natu-
rellement dans l'esprit de ceux qui en profitent, que
bientôt ils n'imaginent plus ue la chose puisse avoir




ET LA R É V O L U T I O N . 193


lieu autrement, En l'année 1776, on essaye de trans-
former la corvée en une taxe locale; l'inégalité 'se
transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel
impôt.


De seigneuriale qu'elle était, la corvée, en devenant
royale, -s'était étendue peu à peu à tous les travaux
publics. Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des
casernes ! Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs
ouvriers, dit l'ordonnance, et tous les autres travaux
doivent céder devant celui-ci. La corvée transporte les
forçats dans les bagnes et les mendiants dans les dé-
pôts de charité; elle charroie les effets militaires toutes
les fois que les troupes changent de place : charge fort
onéreuse dans un temps où chaque régiment menait
à sa suite un lourd bagage; il fallait rassembler de
très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs
pour le traîner. Cette sorte de corvée, qui avait peu
d'importance dans l'origine, devint l'une des plus pe-
santes quand les armées permanentes devinrent elles-
mêmes nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de
l'État qui demandent à grands cris qu'on leur livre la
corvée pour transporter les bois de construction depuis
les forêts jusqu'aux arsenaux maritimes. Ces corvéables
recevaient d'ordinaire un salaire, mais toujours arbi-
trairement fixé et bas. Le poids d'une charge si mal
posée devient parfois si lourd, que le receveur des
tailles s'en inquiète. « Les frais exigés des paysans pour
le rétablissement des chemins, écrit l 'un d'eux en 1751,
les mettront bientôt hors d'état de payer leur taille. »




m • L 'ANCIEN RÉGIME


Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu
S'établir s'il s'était rencontré à côté du paysan, des
hommes riches et éclairés, qui eussent eu le goût et
le pouvoir, sinon de le défendre, du moins d'intercé-
der pour lui auprès de ce commun maître qui tenait
déjà dans ses mains la fortune du pauvre et celle du
riche?


J'ai lu la lettre qu'un grand propriétaire écrivait,
en \ 774, à l'intendant de sa province, pour l'engager à
faire ouvrir un chemin. Ce chemin, suivant lui, devait
faire la prospérité "du village, et il en donnait les rai-
sons, puis il passait à l'établissement d'une foire qui
doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon ci-
toyen ajoutait que, aidé d'un faible secours, on pourrait
établir une école qui procurerait au roi des sujets plus
industrieux. Il n'avait point songé jusque-là à ces amé-
liorations nécessaires ; il ne s'en était avisé que depuis
deux ans qu'une lettre de cachet le retenait dans son
château. « Mon exil depuis deux ans dans mes terres,
dit-il ingénument, m'a convaincu de l'extrême utilité de
toutes ces choses. »


Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on
s'aperçoit que les liens de patronage et de dépendance
qui reliaient autrefois le grand propriétaire rural aux
paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces moments
de crise, le gouvernement central s'effraye de son iso-
lement et de sa faiblesse ; il voudrait faire renaître
pour l'occasion les influences individuelles ou les asso-
ciations politiques qu'il a détruites; il les appelle à




ET LA R É V O L U T I O N . 195


son aide : personne ne vient, et il s'étonne d'ordinaire en
trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la vie.


En cette extrémité, il y a des intendants, dans les
provinces les plus pauvres, qui, comme Turgot, par
exemple, prennent illégalement des ordonnances pour
obliger les propriétaires riches à nourrir leurs mé-
tayers jusqu'à la récolte prochaine. J'ai trouvé, à la
date de 1770, les lettres de plusieurs curés qui propo-
sent à l'intendant de taxer les grands propriétaires de
leurs paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, « les-
quels y possèdent, disent-ils, de vastes propriétés qu'ils
n'habitent point, et dont ils touchent de gros revenus
qu'ils vont manger ailleurs. »


Même en temps ordinaire, les villages sont infestés
de mendiants; car, comme dit Letronne, les pauvres
sont assistés dans les villes; mais à la campagne, pen-
dant l'hiver, la mendicité est de nécessité absolue.


De temps à autre, on procédait contre ces malheu-
reux d'une façon très-violente. En 1767, le duc de
Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en
France. On peut voir dans la correspondance des in-
tendants avec quelle rigueur il s'y prit. La maré-
chaussée eut ordre d'arrêter à la fois tous les mendiants
qui se trouvaient dans le royaume; on assure que plus
de cinquante mille furent ainsi, saisis. Les vagabonds
valides devaient être envoyés aux galères ; quant aux
autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante
dépôts de mendicité : il eût mieux valu rouvrir le cœur
des riches.


IV. u




196 L ' A N C I E N RÉGIME


Ce gouvernement de l'ancien régime, qui était, ainsi
que je l'ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des
formes, de la lenteur et des égards, quand il s'agis-
sait des hommes placés au-dessus du peuple, est sou-
vent rude et toujours prompt quand il procède contre
les basses classes, surtout contré les paysans. Parmi les
pièces qui m'ont passé sous les yeux, je n'en ai pas
vu une seule qui fît connaître l'arrestation de bour-
geois par l'ordre d'un intendant; mais les paysans sont
arrêtés sans cesse, à l'occasion de la corvée, de la mi-
lice, de la mendicité, de la police, et dans mille autres
circonstances. Pour les uns, des tribunaux indépen-
dants, de longs débats, une publicité tutélaire; pour
les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans
appel.


« La distance immense qui existe entre le peuple et
toutes les autres classes, écrit Necker en 1785, aide à
détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut
manier l'autorité vis-à-vis de tous les gens perdus dans
la foule. Sans la douceur et l'humanité qui caractéri-
sent les Français et l'esprit du siècle, ce serait un sujet
continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au
joug dont ils sont exempts. »


Mais c'est moins encore au mal qu'on faisait à ces
malheureux qu'au bien qu'on les empêchait de se faire
à eux-mêmes que l'oppression se montrait. Ils étaient
libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi
ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs
aïeux. Us demeuraient sans industrie au milieu des pro-




ET LA R É V O L U T I O N . 197


diges des arts, et incivilisés dans un monde tout bril-
lant de lumière. En conservant l'intelligence et la pers-
picacité particulières à leur race, ils n'avaient pas appris
à s'en servir; ils ne pouvaient même réussir dans la
culture des terres, qui était leur seule affaire. « Je vois
sous mes yeux l'agriculture du dixième siècle, » dit un
célèbre agronome anglais. Ils n'excellaient que dans le
métier des armes; là, du moins, ils avaient un contact
naturel et nécessaire avec les autres classes.


C'est dans cet abîme d'isolement et de misère que
le paysan vivait; il s'y tenait comme fermé et impé-
nétrable. J'ai été surpris, et presque effrayé, en aperce-
vant que, moins de vingt ans avant que le culte catho-
lique fût aboli sans résistance et que les églises fussent
profanées, la méthode quelquefois suivie par l'admi-
nistration pour connaître la population d'un canton était
celle-ci : les curés indiquaient le nombre de ceux qui
s'étaient présentés à Pâques à la sainte table; on y ajou-
tait le nombre présumé des enfants en bas âge et des
malades : le tout formait le total des habitants. Cepen-
dant les idées du temps pénétraient déjà de toutes
parts ces esprits grossiers; elles y entraient par des
voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces
lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néan-
moins rien ne paraissait encore changé au dehors. Les
mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances, sem-
blaient toujours les mêmes; il était soumis, il était
même joyeux.


Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le




198 . - L ' A N C I E N RÉ G I ME


Français dans ses plus grands maux; elle prouve seu-
lement que, croyant sa mauvaise fortune inévitable, il
cherche à s'en distraire en n'y pensant point, et non
qu'il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui
puisse le conduire hors de cette misère dont il semble
si peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant
de violence, qu'il vous passera sur le corps sans vous
voir, si vous êtes sur son chemin.


Nous apercevons clairement ces choses du point où


u uus sommes; mais les contemporains ne les voyaient
«as. Ce n'est jamais qu 'à grand'peine que les hommes


des classes élevées parviennent à discerner nettement ce
qui se passe dans l'âme du peuple, et en particulier dans
celle des paysans. L'éducation et le genre de vie ouvrent,
à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur sont
propres et qui demeurent fermés à tous les autres. Mais,
quand le pauvre et le riche n'ont presque plus d'intérêts
communs, de communs griefs, ni d'affaires communes,
cette obscurité qui cache l'esprit de l'un à l'esprit de
l'autre devient insondable, et ces deux hommes pour-
raient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer
jamais. Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange
vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs
et moyens de l'édifice social au moment même où la
Révolution commençait, et de les entendre discourant
ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur
sa doi-.ceur, son dévouement, ses innocents plaisirs,
quanti d é j à 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule
et terrible!




ET LA R É V O L U T I O N . 199


Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considé-
rons un moment, à travers tous ces petits faits que je
viens de décrire, l'une des plus grandes lois de Dieu
dans la conduite des sociétés.


La noblesse française s'obstine à demeurer à part des
autres classes; les gentilshommes finissent par se laisser
exempter de la plupart des charges publiques qui pè-
sent sur elles; ils se figurent qu'ils conserveront leur
grandeur en se soustrayant à ces charges, et il paraît
d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne
et invisible semble s'être attachée à leur condition, qui
se réduit peu à peu sans que personne les touche; ils
s'appauvrissent à mesure que leurs immunités s'ac-
croissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant
craint de se confondre, s'enrichit au contraire et s'é-
claire, à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'a-
vaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni
comme concitoyens ; ils vont trouver en eux des rivaux,
bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir
étranger les a déchargés du soin de conduire, de pro-
téger, d'assister leurs vassaux; mais, comme en même
temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs
privilèges honorifiques, ils estiment n'avoir rien perdu;
comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient
qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à
avoir autour d'eux des hommes que, dans les actes no-
tariés, ils appellent leurs sujets; d'autres se nomment
leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réa-
lité, personne ne les suit; ils sont seuls, et, quand on va




200 L 'ANCIEN RÉGIME


se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera
qu'à fuir.


Quoique la destinée de la noblesse et celle de la
bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles
se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par
vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-
même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui
le contact de leurs misères ; au lieu de s'unir étroite-
ment à eux pour lutter en commun contre l'inégalité
commune, il n'avait cherché qu'à créer de nouvelles
injustices à son usage : on l'avait vu aussi ardent à se
procurer des exceptions que le gentilhomme à main-
tenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui
étaient devenus non-seulement étrangers, mais, pour
ainsi dire, inconnus, et ce n'est qu'après qu'il leur eut
mis les armes à la main qu'il s'aperçut qu'il avait excité
des passions dont il n'avait pas même d'idée, qu'il était
aussi impuissant à contenir qu'à conduire, et dont il al-
lait devenir la victime, après en avoir été le promoteur.


On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines
de cette grande maison de France qui avait paru de-
voir s'étendre sur toute l'Europe; mais ceux qui liront
attentivement son histoire comprendront sans peine sa
chute. Presque tous les vices, presque toutes les er-
reurs, presque tous les préjugés funestes que je viens
de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur
durée, soit leur développement, à l'art qu'ont eu la plu-
part de nos rois de diviser les hommes, afin de les gou-
verner plus absolument.




ET LA R É V O L U T I O N . 201


Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du
gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bour-
geois; lorsque, un travail analogue se continuant au
sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur de
chacune d'elles de petites agrégations particulières,
presque aussi isolées les unes des autres que les classes
l'étaient entre elles, il se trouva que le tout, ne com-
posait plus qu'une masse homogène, mais dont les
parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé
pour, gêner le gouvernement; rien, non plus, pour
l'aider. De telle sorte que l'édifice entier de la gran-
deur de ces princes put s'écrouler tout ensemble et en
un moment, dès que la société qui lui servait de base
s'agita.


Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit
des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s'il a
échappé, en effet, à leur empire, il n'a pu se soustraire
au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des
mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé
prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un
esclave jusque dans l'usage même de sa liberté, aussi
incapable de se conduire lui-même qu'il s'était montré
dur pour ses précepteurs.






LIVRE III


CHAPITRE PREMIER
C O M M E N T , V E R S L E MILIEU DU D I X — H U I T I È M E S I È C L E ,


LES HOMMES D E L E T T R E S D E V I N R E N T LES PRINCIPAUX HOMMES POLITIQUES


DU P A Ï S , E T DES E F F E T S QUI EN R É S U L T È R E N T .


Je perds maintenant de vue les faits anciens et géné-
raux qui ont préparé la grande révolution que je veux
peindre. J'arrive aux faits particuliers et plus récents
qui ont achevé de déterminer sa place, sa naissance et
son caractère.


La France était depuis longtemps, parmi toutes les
nations de l'Europe, la plus littéraire ; néanmoins les
gens de lettres n'y avaient jamais montré l'esprit qu'ils
y firent voir vers le milieu du dix-huitième siècle, ni
occupé la place qu'ils y prirent alors. Cela ne s'était
jamais vu parmi nous, ni, je pense, nulle part ailleurs.


Us n'étaient point mêlés journellement aux affaires,




204 L 'ANCIEN RÉGIME


comme en Angleterre ; jamais, au contraire, ils n'avaient
vécu plus loin d'elles; ils n'étaient revêtus d'aucune au-
torité quelconque, et ne remplissaient aucune fonction
publique dans une société déjà toute remplie de fonc-
tionnaires.


Cependant ils ne demeuraient pas, comme la plupart
de leurs pareils en Allemagne, entièrement étrangers
à la politique, et retirés dans le domaine de la philoso-
phie pure et des belles-lettres. Ils s'occupaient sans
cesse des matières qui ont trait au gouvernement ; c'é-
tait là même, à vrai dire, leur occupation propre. On
les entendait tous les jours discourir sur l'origine des
sociétés et sur leurs formes primitives, sur les droits
primordiaux des citoyens et sur ceux de l'autorité, sur
les rapports naturels et artificiels des hommes entre
eux, sur l'erreur ou la légitimité de la coutume, et sur
les principes mêmes des lois. Pénétrant ainsi chaque
jour jusqu'aux bases de la constitution de leur temps,
ils en examinaient curieusement la structure et en
critiquaient le plan général. Tous ne faisaient pas, il
est vrai, de ces grands problèmes, l'objet d'une étude
particulière et approfondie; la plupart même ne les
touchaient qu'en passant et comme en se jouant; mais
tous les rencontraient. Celte sorte de politique abstraite
et littéraire était répandue, à doses inégales, dans toutes
les œuvres de ce temps-là, et il n'y en a aucune, depuis
le lourd traité jusqu'à la chanson, qui n'en contienne
un peu.


Quant aux systèmes politiques de ces écrivains, ils




ET LA R É V O L U T I O N . 205


variaient tellement entre eux, que celui qui voudrait
les concilier et en former une seule théorie de gouver-
nement ne viendrait jamais à bout d'un pareil travail.


Néanmoins, quand on écarte les détails pour arriver
aux idées-mères, on découvre aisément que les au-
teurs de ces systèmes différents s'accordent au moins
sur une notion très-générale que chacun d'eux paraît
avoir également conçue, qui semble préexister dans
son esprit à toutes les idées particulières et en être
la source commune. Quelque séparés qu'ils soient
dans le reste de leur course, ils se tiennent tous à ce
point de départ : tous pensent qu'il convient de sub-
stituer des règles simples et élémentaires, puisées dans
la raison et dans la loi naturelle, aux coutumes compli-
quées et traditionnelles qui régissent la société de leur
temps.


En y regardant bien, l'on verra que ce qu'on pour-
rait appeler la philosophie politique du dix-huitième
siècle consiste à proprement parler dans cette seule no-
tion-là.


Une pareille pensée n'était point nouvelle : elle pas-
sait et repassait sans cesse depuis trois mille ans à tra-
vers l'imagination des hommes sans pouvoir s'y fixer.
Comment parvint-elle à s'emparer cette fois de l'esprit
de tous les écrivains? Pourquoi, au lieu de s'arrêter,
ainsi qu'elle l'avait déjà fait souvent, dans la tête de
quelques philosophes, était-elle descendue jusqu'à la
foule, et y avait-elle pris la consistance et la chaleur
d'une passion politique, de telle façon qu'on put voir des




20fr L ' A N C I E N R É G I M E


théories générales et abstraites sur la nature des socié-
tés devenir le sujet des entretiens journaliers des oisifs
et enflammer jusqu'à l'imagination des femmes et des
paysans? Comment des hommes de lettres qui ne possé-
daient ni rangs, ni honneurs, ni richesses, ni responsa-
bilité, ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les principaux
hommes politiques du temps, et même les seuls, puis-
que, tandis que d'autres exerçaient le gouvernement,
eux seuls tenaient l'autorité? Je voudrais l'indiquer en
peu de mots, et faire voir quelle influence extraordinaire
et terrible ces faits, qui ne semblent appartenir qu'à
L'histoire de notre littérature, ont eue sur la Révolution
et jusqu'à nos jours.


Ce n'est pas par hasard que les philosophes du dix-
huitième siècle avaient généralement conçu des notions
si opposées à celles qui servaient encore de base à la
société de leur temps; ces idées leur avaient été natu-
rellement suggérées par la vue de cette société même
qu'ils avaient tous sous les yeux. Le spectacle de tant
de privilèges abusifs ou ridicules, dont on sentait de
plus en plus le poids et dont on apercevait de moins en
moins la cause, poussait, ou plutôt précipitait simulta-
nément l'esprit de chacun d'eux vers l'idée de l'égalité
naturelle des conditions. En voyant tant d'institutions
irrégulières et bizarres, filles d'autres temps, que per-
sonne n'avait essayé de faire concorder entre elles ni
d'accommoder aux besoins nouveaux, et qui semblaient
devoir éterniser leur existence après avoir perdu leur
vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses an •




ET LA R É V O L U T I O N . 207


cienneset la tradition, et ils étaient naturellement con-
duits à vouloir rebâtir la société de leur temps d'après
un plan entièrement nouveau, que chacun d'eux traçait
à la seule lumière de sa raison.


La condition même de ces écrivains les préparait à
goûter les théories générales et abstraites en matière de
gouvernement et à s'y confier aveuglément. Dans l'éloi-
gnement presque infini cù ils vivaient de la pratique,
aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de
leur naturel; rien ne les avertissait des obstacles que
les faits existants pouvaient apporter aux réformes
même les plus désirables ; ils n'avaient nulle idée des
périls qui accompagnent toujours les révolutions les
plus nécessaires. Us ne les pressentaient même point;
car l'absence complète de toute liberté politique faisait
que le monde des affaires ne leur était pas seulement
mal connu, mais invisible. Ils n'y faisaient rien et ne
pouvaient même voir ce que d'autres y faisaient. Us
manquaient donc de cette instruction superficielle que
la vue d'une société libre et le bruit de tout ce qui
s'y dit, donnent à ceux-mèmes qui s'y mêlent l e moins
du gouvernement. Us devinrent ainsi beaucoup plus
hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d'idées
générales et de systèmes, plus contempteurs de-la
sagesse antique et plus confiants encore dans leur rai-
son individuelle que cela ne se voit communément
chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la


• politique.


]A même ignorance leur livrait l'oreille et le cœur




208 L ' A N C I E N RÉGIME


de la foule. Si les Français avaient encore pris part,
comme autrefois, au gouvernement dans les Etats-géné-
raux, si même ils avaient continué à s'occuper journel-
lement de l'administration du pays dans les assemblées
de leurs provinces, on peut affirmer qu'ils ne se seraient
jamais laissé enflammer, comme ils le firent alors, par
les idées des écrivains; ils eussent retenu un certain
usage des affaires qui les eût prévenus contre la théorie
pure.


Si, comme les Anglais, ils avaient pu, sans détruire
leurs anciennes institutions, en changer graduellement
l'esprit par la pratique, peut-être n'en auraient-ils pas
imaginé si volontiers de toutes nouvelles. Mais chacun
d'eux se sentait tous les jours gêné dans sa fortune,
dans sa personne, dans son bien-être ou dans son or-
gueil par quelque vieille loi, quelque ancien usage po-
litique, quelques débris des anciens pouvoirs, et il n'a-
percevait à sa portée aucun remède qu'il pût appliquer
lui-même à ce mal particulier. Il semblait qu'il fallût
tout supporter ou tout détruire dans la constitution du
pays.


Nous avions pourtant conservé une liberté dans la
ruine de toutes les autres : nous pouvions philosopher
presque sans contrainte sur l'origine des sociétés, sur la
nature essentielle des gouvernements et sur les droits
primordiaux du genre humain.


Tous ceux que la pratique journalière de la législa-
tion gênait s'éprirent bientôt de cette politique litté-
raire. Le goût en pénétra jusqu'à ceux que la nature ou




ET LA R É V O L U T I O N . 209


la condition éloignait naturellement le plus des spécula-
tions abstraites. Il n'y eut pas de contribuable lésé par
l'inégale répartition des tailles qui ne s'échauffât à l'idée
que tous les hommes doivent être égaux ; pas de petit
propriétaire dévasté par les lapins-du gentilhomme son
voisin qui ne se plût à entendre dire que tous les privi-
lèges indistinctement étaient condamnés par la raison.
Chaque passion publique se déguisa ainsi en philoso-
phie; la vie politique fut violemment refoulée dans la
littérature, et les écrivains, prenant en main la direction
de l'opinion, se trouvèrent un moment tenir la place
que les chefs de parti occupent d'ordinaire dans les pays
libres.


Personne n'était plus en état de leur disputer ce rôle.
Une arislocralie dans sa vigueur ne mène pas seule-


ment les affaires; elle dirige encore les opinions, donne
le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-
huitième siècle, la noblesse française avait entièrement
perdu cette partie de son empire; son crédit avait suivi
la fortune de son pouvoir : la place qu'elle avait occupée
dans le gouvernement des esprits était vide, et les écri-
vains pouvaient s'y étendre à leur aise et la remplir seuls.


Bien plus, cette aristocratie elle-même, dont ils pre-
naient la place, favorisait leur entreprise; elle avait si
bien oublié comment des théories générales, une fois
admises, arrivent inévitablement à se transformer en
passions politiques et en actes, que les doctrines les plus
opposées à ses droits particuliers et même à son exis-
tence, lui paraissaient des jeux fort ingénieux de l'es-




210 L ' A N C I E N RÉGIME


prit; elle s'y mêlait elle-même volontiers pour passer le
temps, et jouissait paisiblement de ses immunités et de
ses privilèges, en dissertant avec sérénité sur l'absurdité
de toutes les coutumes établies.


On s'est étonné souvent en voyant l'étrange aveugle-
ment avec lequel les hautes classes de l'ancien régime
ont aidé ainsi elles-mêmes à leur ruine; mais où au-
raient-elles pris leurs lumières? Les institutions libres
ne sont pas moins nécessaires aux principaux citoyens,
pour leur apprendre leurs périls, qu'aux moindres,
pour assurer leurs droits. Depuis plus d'un siècle que
les dernières traces de la vie publique avaient disparu
parmi nous, les gens les plus directement intéressés au
maintien de l'ancienne constitution n'avaient été avertis
par aucun choc ni par aucun bruit de la décadence de
cet antique édifice. Comme rien n'avait extérieurement
changé, ils se figuraient que tout était resté précisé-
ment de même. Leur esprit était donc arrêté au point
de vue où avait été placé celui de leurs pères. La no-
blesse se montre aussi préoccupée des empiétements du
pouvoir royal dans les cahiers de 1789, qu'elle eût pu
l'être dans ceux du quinzième siècle. De son côté, l'in-
fortuné Louis XVI, un moment avant de périr dans le
débordement de la démocratie, Burke le remarque avec
raison, continuait à voir dans l'aristocratie la principale
rivale du pouvoir royal ; il s'en défiait comme si l'on eût
été encore au temps de la Fronde. La bourgeoisie et le
peuple lui paraissaient, au contraire, comme à ses aïeux,
l'appui le plus sûr du trône.




ET LA R É V O L U T I O N . 211


Mais ce qui nous paraîtra plus étrange, à nous qui
avons sous les yeux les débris de tant de révolutions,
c'est que la notion même d'une révolution violente était
absente de l'esprit de nos pères. On ne la discutait pas,
on ne l'avait pas conçue. Les petits ébranlements que
la liberté publique imprime sans cesse aux sociétés les
mieux assises rappellent tous les jours la possibilité des
renversements et tiennent la prudence publique en éveil;
mais dans cette société française du dix-huitième siècle,
qui allait tomber dans l'abîme, rien n'avait encore averti
qu'on penchât.


Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les
(rois ordres avant de se réunir en 1789; je dis les trois
ordres, ceux de la noblesse et du clergé aussi bien que
celui du tiers. Je vois qu'ici on demande le change-
ment d'une loi, là d'un usage, et j 'en tiens note. Je
continue ainsi jusqu'au bout cet immense travail, et,
quand je viens à réunir ensemble tous ces vœux parti-
culiers, je m'aperçois avec une sorte de terreur que ce
qu'on réclame est l'abolition simultanée et systéma-
tique de toutes les lois et de tous les usages ayant cours
dans le pays; je vois sur-le-champ qu'il va s'agir d'une
des plus vastes et des plus dangereuses révolutions qui
aient jamais paru dans le monde. Ceux qui en seront
demain les victimes n'en savent rien ; ils croient que la
transformation totale et soudaine d'une société si com-
pliquée et si vieille peut s'opérer sans secousse, à l'aide
de la raison, et par sa seule efficace. Les malheureux !
ils ont oublié jusqu'à cette maxime que leurs pères


iv. 15




212 L 'ANCIEN RÉGIME


avaient ainsi exprimée, quatre cents ans auparavant,
dans le français naïf et énergique de ce temps-là : Par
requierre de trop grande franchise et libertés chet-on
en trop grand servaige.


Il n'est pas surprenant que la noblesse et la bour-
geoisie, exclues depuis si longtemps de toute vie pu-
blique, montrassent cette singulière inexpérience; mais
ce qui étonne davantage, c'est que ceux mêmes qui con-
duisaient les affaires, les ministres, les magistrats, les
intendants, ne font guère voir plus de prévoyance. Plu-
sieurs étaient cependant de très-habiles gens dans leur
métier; ils possédaient à fond tous les détails de l'ad-
ministration publique de leur temps; mais, quant à
cette grande science du gouvernement, qui apprend
à comprendre le mouvement général de la société, à
juger ce qui se passe dans l'esprit des masses et à pré-
voir ce qui va en résulter, ils y étaient tout aussi neufs
que le peuple lui-même. Il n'y a, en effet, que le jeu
des institutions libres qui puisse enseigner complète-
ment aux hommes d'État cette partie principale de leur
art.


Cela se voit bien dans le Mémoire que Turgot adres-
sait au roi en 1775, où il lui conseillait, entre autres
choses, de faire librement élire par toute la nation et
de réunir chaque année autour de sa personne, pen-
dant six semaines, une assemblée représentative, mais
de ne lui accorder aucune puissance effective. Elle ne
s'occuperait que d'administration et jamais de gouver-
nement, aurait plutôt des avis à donner que des volontés




ET LA R É V O L U T I O N . 213


à exprimer, el, à vrai dire, ne sérail chargée que de
discourir sur les lois sans les faire. «De cette façon, le
pouvoir royal serait éclairé et non gêné, disait-il, et
l'opinion publique satisfaite sans péril. Car ces assem-
blées n'auraient nulle autorité pour s'opposer aux opé-
rations indispensables, et si, par impossible, elles ne
s'y portaient pas, Sa Majesté resterait toujours la maî-
tresse. » On ne pouvait méconnaître davantage la portée
d'une mesure et l'esprit de son temps. Il est souvent ar-
rivé, il est vrai, vers la fin des révolutions, qu'on a pu
faire impunément ce que Turgot proposait, et, sans ac-
corder de libertés réelles, en donner l'ombre. Auguste
l'a tenté avec^uccès. Une nation fatiguée de longs dé-
bats consent volontiers qu'on la dupe, pourvu qu'on la
repose, et l'histoire nous apprend qu'il suffit alors, pour
la contenter, de ramasser dans tout le pays un certain
nombre d'hommes obscurs ou dépendants, et de leur
faire jouer devant elle le rôle d'une assemblée politique,
moyennant salaire. Il y a eu de cela plusieurs exem-
ples. Mais, au début d'une révolution, ces entreprises
échouent toujours et ne font jamais qu'enflammer le
peuple sans le contenter. Le moindre citoyen d'un pays
libre sait cela; Turgot, tout grand administrateur qu'il
était, l'ignorait.


Si l'on songe maintenant que cette même nation fran-
çaise, si étrangère à ses propres affaires et si dépourvue
d'expérience, si gênée par ses institutions et si impuis-
sante à les amender, était en même temps alors, de toutes
les nations de la terre, la plus lettrée et la plus amou-




2 ! i L 'ANCIEN RÉGIME


reuse du bel esprit, on comprendra sans peine comment
les écrivains y devinrent une puissance politique et fini-
rent par y être la première.


Tandis qu'en Angleterre ceux qui écrivaient sur le
gouvernement et ceux qui gouvernaient étaient mêlés,
les uns introduisant les idées nouvelles dans la prati-
que, les autres redressant et circonscrivant les théories
à l'aide des faits, en France, le monde politique resta
comme divisé en deux'provinces séparées et sans com-
merce entre elles. Dans la.première, on administrait;
dans la seconde, on établissait les principes abstraits
sur lesquels toute administration eût dû se fonder. Ici,
on prenait des mesures particulières que la routine
indiquait; là, on proclamait des lois générales, sans
jamais songer aux moyens de les appliquer : aux uns,
la conduite des affaires ; aux autres, la direction des
intelligences.


Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était
encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois
demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tran-
chés, les conditions fixes et les charges inégales, il se
bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans
laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme,
équitable et conforme à la raison.


Graduellement l'imagination de la foule déserta la
pi entière pour se retirer dans la seconde. On se désin-
téressa de ce qui était, pour songer à ce qui pouvait
être, et l'on vécut enfin par l'esprit dans cette cité idéale
qu'avaient construite les écrivains.




ET LA R É V O L U T I O N . 215


On a souvent attribué notre révolution à celle d'Amé-
rique : celle-ci eut, en effet, beaucoup d'influence sur la
Révolution française, mais elle la dut moins à ce qu'on
fît alors aux Etats-Unis qu'à ce qu'on pensait au même
moment en France. Tandis que dans le reste de l'Eu-
rope la révolution d'Amérique n'était encore qu'un fait
nouveau et singulier, chez nous elle rendait seulement
plus sensible et plus frappant ce qu'on croyait con-
naître déjà. Là, elle étonnait ; ici, elle achevait de con-
vaincre. Les Américains semblaient ne faire qu'exécuter
ce que nos écrivains avaient conçu : ils donnaient la
substance de la réalité à ce que nous étions en train de
rêver. C'est comme si Fénelon se fût trouvé tout à coup
dans Salente.


Cette circonstance, si nouvelle dans l'histoire, de
toute l'éducation politique d'un grand peuple entière-
ment faite par des gens de lettres, fut ce qui contribua
le plus peut-être à donner à la Révolution française son
génie propre et à faire sortir d'elle ce que nous voyons.


Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées
au peuple qui la fit; ils lui donnèrent leur tempéra-
ment et leur humeur. Sous leur longue discipline, en
l'absence de tous autres conducteurs, au milieu de l'igno-
rance profonde où l'on vivait de la pratique, toute la
nation, en les lisant, finit par contracter les instincts,
le tour d'esprit, les goûts et jusqu'aux travers naturels
à ceux qui écrivent; de telle sorte que, quand elle eut
enfin à agir, elle transporta dans la politique toutes les
habitudes de la littérature.




216 L ' A N C I E N RÉGIME


Quand on étudie l'histoire de noire révolution, on
voit qu'elle a été menée précisément dans le même es-
prit qui a fait écrire tant de livres abstraits sur le gou-
vernement. Même attrait pour les théories générales,
les systèmes complets de législation et l'exacte symé-
trie dans les lois; même mépris des faits existants;
même confiance dans la théorie; même goût de l'ori-
ginal, de l'ingénieux et du nouveau dans les institu-
tions; même envie de refaire à la fois la constitu-
tion tout entière suivant les règles de la logique et
d'après un plan unique, au lieu de chercher à l'amen-
der dans ses parties. Effrayant spectacle! car ce qui
est qualité dans l'écrivain est parfois vice dans l'homme
d'État, et les mêmes choses qui souvent ont fait faire
de beaux livres peuvent mener à de grandes révolu-
tions.


La langue de la politique elle-même prit alors quel-
que chose de celle que parlaient les auteurs; elle se
remplit d'expressions générales, de termes abstraits,
de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce style,
aidé par les passions politiques qui l'employaient, pé-
nétra dans toutes les classes et descendit avec une sin-
gulière facilité jusqu'aux dernières. Bien avant la Ré-
volution, les édils du roi Louis XVI parlent souvent
de là loi naturelle et des droits de l'homme. Je trouve
des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs
voisins des concitoyens ; l'intendant, un respectable ma-
gistrat; le curé de la paroisse, le ministre des autels, et
le bon Dieu, l'Être suprême, et auxquels il ne manque




ET LA R É V O L U T I O N . 217


guère, pour devenir d'assez méchants écrivains, que de
savoir l'orthographe.


Ces qualités nouvelles se sont si bien incorporées à
l'ancien fonds du caractère français, que souvent on a
attribue à notre naturel ce qui ne provenait que de cette
éducation singulière. J'ai entendu affirmer que le goût
ou plutôt la passion que nous avons montrée depuis
soixante ans pour les idées générales, les systèmes et les
grands mots en matière politique, tenait à je ne sais
quel attribut particulier à notre race, à ce qu'on appe-
lait un peu emphatiquement l'esprit français : comme
si ce prétendu attribut eût pu apparaître tout à coup vers
la fin du siècle dernier, après s'être caché pendant tout
le reste de notre histoire.


Ce qui est singulier, c'est que nous avons gardé les
habitudes que nous avions prises à la littérature en per-
dant presque complètement notre ancien amour des
lettres. Je me suis souvent étonné, dans le cours de
ma vie publique, en voyant des gens qui ne lisaient
guère les livres du dix-huitième siècle, non plus que
ceux d'aucun autre, et qui méprisaient fort les auteurs,
retenir si fidèlement quelques-uns des principaux dé-
fauts qu'avait fait voir, avant leur naissance, l'esprit
littéraire,






CHAPITRE II
COMMENT L Ì R R É L I G I O N A V A I T PD D E V E N I R U N E PASSION


GÉNÉRALE ET DOMINANTE CHEZ LES F R A N Ç A I S DU D I X - H U I T I È M E S I È C L E ,


E T QUELLE SORTE D ' iNFLUENCE C E L A E U T SUR L E C A R A C T È R E


DE L A R É V O L U T I O N .


Depuis la grande révolution du seizième siècle, où
l'esprit d'examen avait entrepris de démêler entre les
diverses traditions chrétiennes quelles étaient les fausses
et les véritables, il n'avait jamais cessé de se produire
des génies plus curieux ou plus hardis qui les avaient
contestées ou rejetées toutes. Le même esprit qui, au
temps de Luther, avait fait sortir à la fois du catho-
licisme plusieurs millions de catholiques, poussait iso-
lément chaque année quelques chrétiens hors du chris-
tianisme lui-même : à l'hérésie avait succédé l'incré-
dulité.


On peut dire d'une manière générale qu'au dix-hui-
tième siècle le christianisme avait perdu sur tout le
continent de l'Europe une grande partie de sa puis-




220 L 'ANCIEN RÉGIME


sance : mais, dans la plupart des pays, il était plutôt
délaissé que violemment combattu; ceux mêmes qui
l'abandonnaient le quittaient comme à regret. L'irré-
ligion était répandue parmi les princes et les beaux-es-
prits; elle ne pénétrait guère encore dans le sein des
classes moyennes et du peuple; elle restait le caprice
de certains esprits, non une opinion commune. « C'est
un préjugé répandu généralement en Allemagne, dit
Mirabeau en 1787, que les provinces prussiennes sont
remplies d'athées. La vérité est que, s'il s'y rencontre
quelques libres penseurs, le peuple y est aussi attaché
à la religion que dans les contrées les plus dévotes, et
qu'on y compte même un grand nombre de fanatiques. »
Il ajoute qu'il est bien à regretter que Frédéric II n'au-
torise point le mariage des prêtres catholiques, et sur-
tout refuse de laisser à ceux qui se marient les revenus
de leur bénéfice ecclésiastique, « mesure, dit-il, que
nous oserions croire digne de ce grand homme. » Nulle
part l'irréligion n'était encore devenue une passion gé-
nérale, ardente, intolérante ni oppressive, si ce n'est en
France.


Là, il se passait une chose qui ne s'était pas encore
rencontrée. On avait attaqué avec violence en d'autres
temps des religions établies; mais l'ardeur qu'on mon-
trait contre elles avait toujours pris naissance dans le
zèle que des religions nouvelles inspiraient. Les reli
gions fausses et détestables de l'antiquité n'avaient eu
elles-mêmes d'adversaires nombreux et passionnés que
quand le christianisme s'était présenté pour les sup-




ET LA RÉVOLUTION. 221
planter; jusque-là, elles s'éteignaient doucement et sans
bruit dans le [doute et l'indifférence : c'est la mort
sénile des religions. En France, on attaqua avec une
sorte de fureur la religion chrétienne, sans essayer
mêmejde mettre une autre religion à sa place. On tra-
vailla ardemment et continûment à ôter des âmes la
foi qui les avait remplies, et on les laissa vides. Une
multitude d'hommes s'enflammèrent dans cette ingrate
entreprise. L'incrédulité absolue en matière de religion,
qui est si contraire aux instincts naturels de l'homme
et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut
attrayante à la foule. Ce qui n'avait produit jusque-là
qu'une sorte de langueur maladive engendra cette fois
le fanatisme et l'esprit de propagande.


La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés
à nier les vérités de la religion chrétienne ne paraît pas
suffisante pour rendre raison d'un événement si ex-
traordinaire; car pourquoi tous ces écrivains, tous, ont-
ils porté leur esprit de ce côté plutôt que d'un autre?
Pourquoi parmi eux n'en a-t-on vu aucun qui se soit
imaginé de choisir la thèse contraire? El enfin, pour-
quoi ont-ils trouvé, plus que tous leurs prédécesseurs,
l'oreille de la foule tout ouverte pour les entendre et
son esprit si enclin à les croire? 11 n'y a que des causes
très-particulières au temps et au pays de ces écrivains
qui puissent expliquer et leur entreprise et surtout son
succès. L'esprit de Voltaire était depuis longtemps dans
le monde; mais Voltaire lui-même ne pouvait guère,
en effet, régner qu'au dix-huitième siècle et en France.




222 L ' A N C I E N RÉGIME


Reconnaissons d'abord que l'Église n'avait rien de
plus attaquable chez nous qu'ailleurs ; les vices et les
abus qu'on y avait mêlés étaient, au contraire, moindres
que dans la plupart des pays catholiques ; elle était in-
finiment plus tolérante qu'elle ne l'avait été jusque-là
et qu'elle ne l'était encore chez d'autres peuples. Aussi
est-ce bien moins dans l'état de la religion que dans
celui de la société qu'il faut chercher les causes parti-
culières du phénomène.


Pour le comprendre, il ne faut jamais perdre de vue
ce que j 'ai dit au chapitre précédent, à savoir : que tout
l'esprit d'opposition politique que faisaient naître les
vices du gouvernement, ne pouvant se produire dans
les affaires, s'était réfugié dans la littérature, et que les
écrivains étaient devenus les véritables chefs du grand
parti qui tendait à renverser toutes les institutions so-
ciales et politiques du pays.


Ceci bien saisi, la question change d'objet. Il ne s'agit
plus de savoir en quoi l'Église de ce temps-là pouvait
pécher comme institution religieuse, mais en quoi elle
faisait obstacle à la révolution politique qui se préparait,
et devait être particulièrement gênante aux écrivains
qui en étaient les principaux promoteurs.


L'Église faisait obstacle, par les principes mêmes de
son gouvernement, à ceux qu'ils voulaient faire préva-
loir dans le gouvernement civil. Elle s'appuyait princi-
palement sur la tradition : ils professaient un grand
mépris pour toutes les institutions qui se fondent sur
le respect du passé; elle reconnaissait une autorité su-




ET LA R É V O L U T I O N . 2 2 3


périeure à la raison individuelle : ils n'en appelaient
qu'à celle même raison; elle se fondait sur une hiérar-
chie : ils tendaient à la confusion des rangs. Pour pou-
voir s'entendre avec elle, il eût fallu que de part et
d'autre on eût reconnu que la société polilique et la so-
ciété religieuse, étant par nature essentiellement diffé-
rentes, ne peuvent se régler par des principes sembla-
bles; mais on était bien loin de là alors, et il semblait
que, pour arriver à attaquer les institutions de l'État, il
fût nécessaire de détruire celles de l'Église, qui leur ser-
vaient de fondement et de modèle.


L'Église, d'ailleurs, était elle-même alors le premier
des pouvoirs politiques, et le plus détesté de tous, quoi-
qu'il n'en fût pas le plus oppressif, car elle était venue
se mêler à eux sans y être appelée par sa vocation et par
sa nature, consacrait souvent chez eux des vices qu'elle
blâmait ailleurs, les couvrait de son inviolabilité sacrée,
et semblait vouloir les rendre immortels comme elle-
même. En l'attaquant, on était sûr d'entrer tout d'abord
dans la passion du public.


Mais, outre ces raisons générales, les écrivains en
avaient de plus particulières, et pour ainsi dire de per-
sonnelles, pour s'en prendre d'abord à elle. L'Église re-
présentait précisément cette partie du gouvernement qui
leur était la plus proche et la plus directement opposée.
Les autres pouvoirs ne se faisaient sentir à eux que de
temps en temps; mais celui-là, étant spécialement chargé
de surveiller les démarches de la pensée et de censurer
les écrits, les incommodait tous les jours. En défendant




224 L 'ANCIEN RÉGIME


contre elle les libertés générales de l'esprit humain, ils
combattaient dans leur cause propre et commençaient
par briser l'entrave qui les serrait eux-mêmes le plus
étroitement.


L'Église, de plus, leur paraissait être, de tout le vaste
édifice qu'ils attaquaient, et était, en effet, le côté le
plus ouvert et le moins défendu. Sa puissance s'était
affaiblie en même temps que le pouvoir des princes tem-
porels s'affermissait. Après avoir été leur supérieure,
puis leur égale, elle s'était réduite à devenir leur cliente;
entre eux et elle, il s'était établi une sorte d'échange :
ils lui prêtaient leur force matérielle, elle leur prêtait
son autorité morale; ils faisaient obéir à ses préceptes,
elle faisait respecter leur volonté. Commerce dangereux,
quand les temps de révolution approchent, et toujours
désavantageux à une puissance qui ne se fonde pas sur
la contrainte, mais sur la croyance.


Quoique nos rois s'appelassent encore les fils aînés de
l'Église, ils s'acquittaient fort négligemment de leurs
obligations envers elle; ils montraient bien moins d'ar-
deur à la protéger qu'ils n'en mettaient à défendre leur
propre gouvernement. Ils ne permettaient pas, il est
vrai, qu'on portât la main sur elle; mais ils souffraient
qu'on la perçât de loin de mille traits.


Cette demi-contrainte qu'on imposait alors aux en-
nemis de l'Église, au lieu de diminuer leur pouvoir,
l'augmentait. Il y a des moments où l'oppression des
écrivains parvient à arrêter le mouvement de la pen-
sée, dans d'autres elle le précipite; mais il n'est jamais




ET LA R É V O L U T I O N . 225


arrivé qu'une sorte de police semblable à celle qu'on
exerçait alors sur la presse n'ait pas centuplé son pou-
voir.


Les auteurs n'étaient persécutés que dans la me-
sure qui fait plaindre, et non dans celle qui fait trem-
bler; ils souffraient cette espèce de gêne qui anime à
la lutte, et non ce joug pesant qui accable. Les pour-
suites dont ils étaient l'objet, presque toujours lentes,
bruyantes et vaines, semblaient avoir pour but moins
de les détourner d'écrire que de les y exciter. Une com-
plète liberté de la presse eût été moins dommageable à
l'Église.


« Vous croyez notre intolérance, écrivait Diderot à
David Hume en 1768, plus favorable au progrès de l'es-
prit que votre liberté illimitée; d'Holbach, Helvétius,
Morellet et Suard ne sont pas de votre avis. » C'était
pourtant l'Écossais qui avait raison. Habitant d'un pays
libre, il en possédait l'expérience; Diderot jugeait la
chose en homme de lettres, Hume la jugeait en poli-
tique.


J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit
dans son pays, soit ailleurs, et je lui demande s'il croit
la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre
de la société; il me répond sans hésiter qu'une société
civilisée, mais surtout une société libre, ne peut sub-
sister sans religion. Le respect de la religion y est, à
ses yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l'État
et de la sûreté des particuliers. Les moins versés dans la
science du gouvernement savent au moins cela. Cepen-




226 L 'ANCIEN RÉGIME


dant il n'y a pas de pays au monde où les doctrines les
plus hardies des philosophes du dix-huitième siècle, en
matière de politique, soient plus appliquées qu'en Amé-
rique; leurs seules doctrines anti-religieuses n'ont ja-
mais pu s'y faire jour, même à la faveur de la liberté
illimitée de la presse.


J'en dirai autant des Anglais. Notre philosophie irré-
ligieuse leur fut prêchée avant même que la plupart de
nos philosophes vinssent au monde : ce fut Bolingbroke
qui acheva de dresser Voltaire. Pendant tout le cours
du dix-huitième siècle, l'incrédulité eut des représen-
tants célèbres en Angleterre. D'habiles écrivains, de
profonds penseurs, prirent en main sa cause; ils ne pu-
rent jamais la faire triompher comme en France, parce
que tous ceux qui avaient quelque chose à craindre
dans les révolutions se hâtèrent de venir au secours des
croyances établies. Ceux mêmes d'entre eux qui étaient
les plus mêlés à la société française de ce temps-là, et
qui ne jugeaient pas les doctrines de nos philosophes
fausses, les repoussèrent comme dangereuses. De grands
partis politiques, ainsi que cela arrive toujours chez
les peuples libres, trouvèrent intérêt à lier leur cause à
celle de l'Église; on vit Bolingbroke lui-même devenir
l'allié des évêques. Le clergé, animé par ces exemples et
ne se sentant jamais seul, combattit lui-même énergi-
quement pour sa propre cause. L'Église d'Angleterre,
malgré le vice de sa constitution et les abus de toute
sorte qui fourmillaient dans son sein, soutint victorieu-
sement le choc; des écrivains, des orateurs, sortirent




ET LA R É V O L U T I O N . 227


de ses rangs et se portèrent avec ardeur à la défense du
christianisme. Les théories qui étaient hostiles à celui-ci,
après avoir été discutées et réfutées, furent enfin reje-
tées par l'effort de la société elle-même, sans que le gou-
vernement s'en mêlât.


Mais pourquoi chercher des exemples ailleurs qu'en
France? Quel Français s'aviserait aujourd'hui d'écrire
les livres de Diderot ou d'Helvétius? Qui voudrait les
lire? Je dirai presque, qui en sait les titres? L'expérience
incomplète que nous avons acquise depuis soixante ans
dans la vie publique, a suffi pour nous dégoûter de cette-
littérature dangereuse. Voyez comme le respect de la
religion a repris graduellement son empire dans les
différentes classes de la nation, à mesure que chacune
d'elles acquérait cette expérience, à la dure école des
révolutions. L'ancienne noblesse qui était la classe la
plus irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après
93; la première atteinte, elle se convertit la première.
Lorsque la bourgeoisie se sentit frappée elle-même dans
son triomphe, on la vit se rapprocher à son tour des
croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra
partout où les hommes avaient quelque chose à perdre
dans le désordre populaire, et l'incrédulité disparut, ou
du moins se cacha, à mesure que la peur des révolu-
lions se faisait voir.


Il n'en était pas ainsi à la fin de l'ancien régime. Nous
avions si complètement perdu la pratique des grandes
affaires humaines, et nous ignorions si bien la part que
prend la religion dans le gouvernement des empires,


iv. 10




228 L 'ANCIEN R É G I M E


que l'incrédulité s'établit d'abord dans l'esprit de ceux-
là mêmes qui avaient l'intérêt le plus personnel et le
plus pressant à retenir l'État dans l'ordre et le peuple
dans l'obéissance. Non-seulement ils l'accueillirent, mais
dans leur aveuglement ils la répandirent au-dessous
d'eux; ils firent de l'impiété une sorte de passe-temps de
leur vie oisive.


L'Église de France, jusque-là si fertile en grands
orateurs, se sentant ainsi désertée de tous ceux qu'un
intérêt commun devait rattacher à sa cause, devint
muette. On put croire un moment que, pourvu qu'on
lui conservât ses richesses et son sang, elle était prête
à passer condamnation sur sa croyance.


Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et
ceux qui croyaient encore faisant silence, il arriva ce
qui s'est vu si souvent depuis parmi nous, non-seule-
ment en fait de religion, mais en toute autre matière:
les Irommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent
d'être les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus
l'isolement que l'erreur, ils se joignirent à la foule
sans penser comme elle. Ce qui n'était encore que le
sentiment d'une partie de la nation parut ainsi l'opi-
nion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux
mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse appa-
rence.


Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes
les croyances religieuses à Ja fin du siècle dernier, a
exercé sans aucun doute la plus grande influence sur
toute notre révolution; il en a marqué le caractère. Rien




ET LA R É V O L U T I O N . 229


n'a plus contribué à donner à sa physionomie cetle ex-
pression terrible qu'on lui a vue.


Quand je cherche à démêler les différents effets que
l'irréligion produisit alors en France, je trouve que ce
fut bien plus en déréglant les esprits qu'en dégradant
les cœurs, ou même en corrompant les mœurs, qu'elle
disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des
extrémités si singulières.


Lorsque la religion déserta les âmes, elle ne les laissa
pas, ainsi'que cela arrive souvent, vides et débilitées;
elles se trouvèrent momentanément remplies par des
sentiments et des idées qui tinrent pour un temps sa
place et ne leur permirent pas d'abord de s'affaisser.


Si les Français qui firent la Révolution étaient plus
incrédules que nous en fait de religion, il leur restait
du moins une croyance admirable qui nous manque :
ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne doutaient pas de la
perfectibilité, de la puissance de l'homme; ils se pas-
sionnaient volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans
sa vertu. Ils mettaient dans leurs propres forces cette
confiance orgueilleuse qui mène souvent à l'erreur,
mais sans laquelle un peuple n'est capable que de ser-
vir; ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à
transformer la société et à régénérer notre espèce. Ces
sentiments et ces passions étaient devenus pour eux
comme une sorte de religion nouvelle qui, produisant
quelques-uns des grands effets qu'on a vu les religions
produire, les arrachait à l'égoïsme individuel, les pous
sait jusqu'à l'héroïsme et au dévouement, et les rendait




2 50 L ' A N C I E N RÉGIME


souvent comme insensibles à tous ces petits biens qui
nous possèdent.


J'ai beaucoup étudié l'histoire, et j'ose affirmer que
je n'y ai jamais rencontré de révolution où l'on ait pu
voir au début, dans un aussi grand nombre d'hommes,
un patriotisme plus sincère, plus de désintéressement,
plus de vraie grandeur. La nation y montra le principal
défaut, mais aussi la principale qualité qu'a la jeunesse,
l'inexpérience et la générosité.


Et pourtant l'irréligion produisit alors un mal public
immense.


Dans la plupart des grandes révolutions politiques
qui avaient paru jusque-là dans le monde, ceux qui at-
taquaient les lois établies avaient respecté les croyances,
et, dans la plupart des révolutions religieuses, ceux qui
attaquaient la religion n'avaient pas entrepris du même
coup de changer la nature et l'ordre de tous les pou-
voirs et d'abolir de fond en comble l'ancienne constitu-
tion du gouvernement. 11 y avait donc toujours eu dans
les plus grands ébranlements des sociétés un point qui
restait solide.


Mais, dans la Révolution française, les lois reli-
gieuses ayant été abolies en même temps que les lois
civiles étaient renversées, l'esprit humain perdit entiè-
rement son assiette; il ne sut plus à quoi se retenir ni
où s'arrêter, et l'on vit apparaître des révolutionnaires
d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace j u s -
qu'à la folie, qu'aucune nouveau Lé ne put surprendre,
aucun scrupule ralentir, et qui n'hésitèrent jamais




ET LA R É V O L U T I O N . 251


devant l'exécution d'aucun dessein. Et il ne faut pas
croire que ces êtres nouveaux aient été la création isolée
et éphémère d'un moment, destinée à passer avec lui;
ils ont formé depuis une race qui s'est perpétuée et
répandue dans toutes les parties civilisées de la terre,
qui partout a conservé la même physionomie, les
mêmes passions, le même caractère. Nous l'avons trou-
vée dans le inonde en naissant; elle est encore sous nos
yeux.






CHAPITRE III
COMMENT LES FRANÇAIS ONT VOULU DES RÉFORMES AVANT Dg VOULOia


DES LIBERTÉS.


Une chose digne de remarque, c'est que, parmi toutes
les idées cl tous les sentiments qui ont préparé la Ré-
volution, l'idée et le goût de la liberté publique propre-
ment dite se soient présentés les derniers, comme ils
ont été les premiers à disparaître.


Depuis longtemps on avait commencé à ébranler le
vieil édifice du gouvernement; il chancelait déjà, et il
n'était pas encore question d'elle. Voltaire y songeait à
peine : trois ans de séjour en Angleterre la lui avaient
fait voir sans la lui faire àîmer. La philosophie scepti-
que qu'on prêche librement chez les Anglais le ravit;
leurs lois politiques le touchent peu : il en remarque
les vices plus que les vertus. Dans ses lettres sur l'An-
gleterre, qui sont un de ses chefs-d'œuvre, le Parle-




25-4 L'ANCIEN RÉGIME


ment est ce dont il parle le moins ; en réalité, il envie
surtout aux Anglais leur liberté littéraire, mais ne se
soucie guère de leur liberté politique, comme si la
première pouvait jamais exister longtemps sans la se-
conde.


Vers le milieu du siècle, on voit paraître un ceitain
nombre d'écrivains qui traitent spécialement des ques-
tions d'administration publique, et auxquels plusieurs
principes semblables ont fait donner le nom commun
(Véconomistes ou de physiocrates. Les économistes ont
eu moins d'éclat dans l'histoire que les philosophes;
moins qu'eux ils ont contribué peut-être à l'avènement
de la Révolution; je crois pourtant que c'est surtout
dans leurs écrits qu'on peut le mieux étudier son vrai
naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des idées
très-générales et très-abstraites en matière de gouver
nement; les économistes, sans se séparer des théories,
sont cependant descendus plus près des faits. Les uns
ont dit ce qu'on pouvait imaginer, les autres ont indi-
qué parfois ce qu'il y avait à faire. Toutes les institu-
tions que la Révolution devait abolir sans retour ont
été l'objet particulier de leurs attaques; aucune n'a
trouvé grâce à leurs yeux. Toutes celles, au con-
traire, qui peuvent passer pour son œuvre propre, ont
été annoncées par eux a l'avance et préconisées avec
ardeur; on en citerait à peine une seule dont le germe
n'ait été déposé dans quelques-uns de leurs écrits; on
trouve en eux tout ce qu'il y a de plus substantiel en
slle.




ET LA R É V O L U T I O N . 255


Bien plus, on reconnaît déjà dans leurs livres ce tem-
pérament révolutionnaire et démocratique que nous
connaissons si bien; ils n'ont pas seulement la liaine de
certains privilèges, la diversité même leur est odieuse :
ils adoreraient l'égalité jusque dans la servitude. Ce
qui les gêne dans leurs desseins n'est bon qu'à briser.
Les contrats leur inspirent peu de respect; les droits
privés, nuls égards; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs
yeux, à bien parler, de droits privés, mais seulement
une utilité publique. Ce sont pourtant, en général,
des hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens
de bien, d'honnêtes magistrats, d'habiles administra-
teurs; mais le génie particulier à leur œuvre les en-
traîne.


Le passé est pour les économistes l'objet d'un mé-
pris sans bornes. « La nation est gouvernée depuis des
siècles par de faux principes; tout semble y avoir été
fait au hasard, » dit Letronne. Partant de cette idée,
ils se mettent à l'œuvre; il n'y a pas d'institution si
vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire,
dont ils ne demandent l'abolition; pour peu qu'elle les
incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L'un
d'eux propose d'effacer à la fois toutes les anciennes
divisions territoriales et de changer tous les noms des
provinces, quarante ans avant que l'Assemblée consti-
tuante l'exécute.


Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes
sociales et administratives que la Révolution a faites,
avant que l'idée des institutions libres ait commencé à




230 L 'ANCIEN RÉGIME


se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très-
favorables au libre échange des denrées, au laisser-faire
ou au laisser-passer dans le commerce et dans l'in-
dustrie ; mais, quant aux libertés politiques propre-
ment dites, ils n'y songent point, et même, quand elles
se présentent par hasard à leur imagination, ils les
repoussent d'abord. La plupart commencent par se
montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des
pouvoirs locaux et secondaires, et, en général, de tous
ces contre-poids qui ont été établis, dans différents
temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la
puissance centrale. « Le système des contre-forces, dit
Quesnay, dans un gouvernement, est une idée funeste. »
— « Les spéculations d'après lesquelles on a imaginé
le système des contre-poids sont chimériques, » dit un
ami de Quesnay.


La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du
pouvoir, c'est l'éducation publique; car, comme dit en-
core Quesnay, « le despotisme est impossible si la na-
tion est éclairée. » — « Frappés des maux qu'entraînent
les abus de l'autorité,'dit un autre de ses disciples, les
hommes ont inventé mille moyens totalement inutiles,
et ont négligé le seul véritablement efficace, qui est
l'enseignement public général, continuel, de la justice
par essence et de l'ordre naturel. » C'est à l'aide de ce
petit galimatias littéraire qu'ils entendent suppléer à
toutes les garanties politiques.


Letronne, qui déplore si amèrement l'abandon dans
lequel le gouvernement laisse les campagnes, qui nous




ET LA R É V O L U T I O N . 257


les montre sans chemins, sans industrie, sans lumières,
n'imagine point que leurs affaires pourraient bien être
mieux faites, si on chargeait les habitants eux-mêmes de
les faire.


Turgot lui-même, que la grandeur de son âme et les
rares qualités de son génie doivent faire mettre à part
de tous les autres, n'a pas beaucoup plus qu'eux le goût
des libertés politiques, ou du moins le goût ne lui en
vient que tard et lorsque le sentiment public le lui
suggère. Pour lui, comme pour la plupart des écono-
mistes, la première garantie politique est une certaine
instruction publique donnée par l'Etat, d'après certains
procédés et dans un certain esprit. La confiance qu'il
montre en cette sorte de médication intellectuelle, ou,
comme le dit un de ses contemporains, dans le méca-
nisme d'une éducation conforme aux principes, est
sans bornes. « J'ose vous répondre, sire, dit-il dans un
Mémoire où il propose au roi un plan de cette espèce,
que dans dix ans votre nation ne sera plus reconnais-
sable, et que, par les lumières, les bonnes moeurs,
par le zèle éclairé pour votre service et pour celui de
la patrie, elle sera infiniment au-dessus de tous les au •
très peuples. Les enfants qui ont maintenant dix ans
se trouveront alors des hommes préparés pour l'État,
affectionnés à leur pays, soumis, non par crainte, mais
par raison, à l'autorité, sccourables envers leurs con-
citoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la jus-
tice. »


Il y avait si longtemps que la liberté politique était




258 L ' A N C I E N RÉGIME


détruite en France, qu'on y avait presque entièrement
oublié quelles étaient ses conditions et ses effets. Bien
plus, les débris informes qui en restaient encore, et les
institutions qui semblaient avoir été faites pour la sup-
pléer, la rendaient suspecte et donnaient souvent des
préjugés contre elle. La plupart des assemblées d'États
qui existaient encore gardaient, avec les formes suran-
nées, l'esprit du moyen-âge, et gênaient le progrès de
la société loin d'y aider; les parlements, chargés seuls
de tenir lieu de corps politiques, ne pouvaient empêcher
le mal que le gouvernement faisait, et souvent empê-
chaient le bien qu'il voulait faire.


L'idée d'accomplir la révolution qu'ils imaginaient
à l'aide de tous ces vieux instruments, paraît aux éco-
nomistes impraticable; la pensée de confier l'exécu-
tion de leurs plans à la nation devenue sa maîtresse
leur agrée même fort peu; car comment faire adopter
et suivre par tout un peuple un système de réforme si
vaste et si étroitement lié dans ses parties? 11 leur sem-
ble plus facile et plus opportun de faire servir à leurs
desseins l'administration royale elle-même.


Ce pouvoir nouveau n'est pas sorti des institutions


du moyen-âge ; il n'en porte point l'empreinte ; au mi-
lieu de ses erreurs, ils démêlent en lui certains bons
penchants. Comme eux, il a un goût naturel pour l'é-
galité des conditions et pour l'uniformité des règles;
autant qu'eux-mêmes, il hait au fond du cœur tous les
anciens pouvoirs qui sont nés de la féodalité ou qui
tendent vers l'aristocratie. On chercherait en vain dans




ET LA R É V O L U T I O N . 239


le reste de l'Europe une machine de gouvernement aussi
bien montée, aussi grande et aussi forte; la rencontre
d'un tel gouvernement parmi nous leur semble une
circonstance singulièrement heureuse : ils l'auraient
appelée providentielle, s'il avait été de mode, alors
comme aujourd'hui, de faire intervenir la Providence à
tout propos. « La situation de la France, dit Letronne,
est infiniment meilleure que celle de l'Angleterre; car
ici on peut accomplir des réformes qui changent tout
l'état du pays en un moment, tandis que chez les An-
glais de telles réformes peuvent toujours être entravées
par les partis. »


11 ne s'agit donc pas de détruire ce pouvoir absolu,
mais de le convertir. « Il faut que l'État gouverne sui-
vant les règles de l'ordre essentiel, dit Mercier de la
Rivière, et, quand il en est ainsi, il faut qu'il soit tout-
puissant. » — « Que l'État comprenne bien son devoir,
dit un autre, et alors qu'on le laisse libre. » Allez de
Quesnay à l'abbé Bodeau, vous les trouverez tous de la
même humeur.


Ils ne comptent pas seulement sur l'administration
royale pour réformer la société de leur temps; ils lui
empruntent, en partie, l'idée du gouvernement futur
qu'ils veulent fonder. C'est en regardant l'un qu'ils se
sont fait une image de l'autre.


L'État, suivant les économistes, n'a pas uniquement
à commander à la nation, mais à'là façonner d'une cer-
taine manière : c'est à lui de former l'esprit des citoyens
suivant un certain modèle qu'il s'est proposé à l'avance;




240 L ' A N C I E N R É G I M E


son devoir est de le remplir de certaines idées et de four-
nir à leur cœur certains sentiments qu'il juge néces-
saires. En réalité, il n'y a pas de limites à ses droits ni
de bornes à ce qu'il peut faire; il ne réforme pas seule-
ment les -hommes, il les transforme; il ne tiendrait
peut-être qu'à lui d'en faire d'autres\ «L'État fait des
hommes tout ce qu'il veut, » dit Bodeau. Ce mot résume
toutes leurs théories.


Cet immense pouvoir social que les économistes ima-
ginent n'est pas seulement plus grand qu'aucun de ceux
qu'ils ont sous les yeux; il en diffère encore par l'origine
et le caractère. Il ne découle pas directement de Dieu; il
ne se rattache point à la tradition; il est impersonnel : il
ne s'appelle plus le roi, mais l'État; il n'est pas l'héri-
tage d'une famille; il est le produit et le représentant
de tous, et doit faire plier le droit de chacun sous la vo-
lonté de tous.


Cette forme particulière de la tyrannie qu'on nomme
le despotisme démocratique, dont le moyen-âge n'avait
pas eu l'idée, leur est déjà familière. Plus de hiérar-
chie dans la société, plus de classes marquées, plus de
rangs fixes ; un peuple composé d'individus presque
semblables et entièrement égaux, cette masse confuse
reconnue pour le seul souverain légitime, mais soi-
gneusement privée de toutes les facultés qui pourraient
lui permettre de diriger et même de surveiller elle-
même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un man-
dataire unique, chargé de tout faire en son nom sans
la consulter. Pour contrôler celui-ci, une raison publi-




ET LA R É V O L U T I O N . 241


que sans organes; pour l'arrêter, des révolutions et
non des lois : en droit, un agent subordonné; en fait,
un maître.


Ne trouvant encore autour d'eus rien qui leur pa-
raisse conforme à cet idéal, ils vont le chercher au fond
de l'Asie. Je n'exagère pas en affirmant qu'il n'y en a
pas un qui n'ait fait dans quelque partie de ses écrits
l'éloge emphatique de la Chine. On est sûr en lisant
leurs livres d'y rencontrer au moins cela; et, comme la
Chine est encore très-mal connue, il n'est sorte de bille-
vesées dont ils ne nous entretiennent à propos d'elle.
Ce gouvernement imbécile et barbare, qu'une poignée
d'Européens maîtrise à son gré, leur semble le modèle
le plus parfait que puissent copier toutes les nations
du monde. 11 est pour eux ce que devinrent plus tard
l'Angleterre et enfin l'Amérique pour tous les Fran-
çais. Us se sentent émus et comme ravis à la vue d'un
pays dont le souverain absolu, mais exempt de préju-
gés, laboure une fois l'an la terre de ses propres mains
pour honorer les arts utiles ; où toutes les places sont
obtenues dans des concours littéraires; qui n'a pour reli-
gion qu'une philosophie, et pour aristocratie que des
Jetlrés.


On croit que les théories destructives qui sont dési-
gnées de nos jours sous le nom de socialisme sont d'ori-
gine récente; c'est une erreur : ces théories sont con-
temporaines des premiers économistes. Tandis que ceux-ci
employaient le gouvernement tout-puissant qu'ils rêvaient
à changer les formes de la société, les autres s'empa-




242 L 'ANCIEN RÉGIME


raient en imagination du même pouvoir pour en ruiner
les bases.


Lisez le Code de la Nature par Morelly, vous y trou-
verez, avec toutes les doctrines des économistes sur la
toute-puissance de l'Etat et sur ses droits illimités, plu-
sieurs des théories politiques qui ont le plus effrayé la
France dans ces derniers temps, et que nous nous figu-
rions avoir vues naître : la communauté de biens, le droit
au travail, l'égalité absolue, l'uniformité en toutes
choses, la régularité mécanique dans tous les mouve-
ments des individus, la tyrannie réglementaire et l'ab-
sorption complète de la personnalité des citoyens dans
le corps social.


« Rien dans la société n'appartiendra singulièrement
ni en propriété à personne, » dit l'article 1 e r de ce Code.
« La propriété est détestable, et celui qui tentera de la
rétablir sera renfermé pour toute sa vie, comme un fou
furieux et ennemi de l'humanité. Chaque citoyen sera
sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public, »
dit l'article 2 . « Toutes les productions seront amassées
dans des magasins publics, pour être distribuées à tous
les citoyens et servir aux besoins de leur vie. Les villes
seront bâties sur le même plan; tous les édifices à
l'usage des particuliers seront semblables. A cinq ans,
tous les enfants seront enlevés à la famille et élevés en
commun, aux frais de l'État, d'une façon uniforme. »
Ce livre vous paraît écrit d'hier : il date de cent ans; il
paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay
fondait son école : tant il est vrai que la centralisation




ET LA RÉVOLUTION' . 243


et le socialisme sont des produits du même sol; ils sont,
relativement l'un à l'autre, ce que le fruit cultivé est au
sauvageon.


De tous les hommes de leur temps, ce sont les écono-
mistes qui paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre ;
leur passion pour l'égalité est si décidée et leur goût de
la liberté si incertain, qu'ils ont un faux air de contem-
porains. Quand je lis les discours et les écrits des hom-
mes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup
transporté dans un lieu et au milieu d'une société que je
ne connais pas; mais, quand je parcours les livres des
économistes, il me semble que j ' a i vécu avec ces gens-là
et que je viens de discourir avec eux.


Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas mon-
trée plus exigeante en fait de liberté politique que les
économistes eux-mêmes ; elle en avait perdu le goût et
jusqu'à l'idée, en en perdant l'usage. Elle souhaitait des
réformes plus que des droits, et, s'il se fût trouvé alors
sur le trône un prince de la taille et de l'humeur du
grand Frédéric, je ne doute point qu'il n'eût accompli
dans la société et dans le gouvernement plusieurs des
plus grands changements que la Révolution y a faits,
non-seulement sans perdre sa couronné, mais en aug-
mentant beaucoup son pouvoir. On assure que l'un des
plus habiles ministres qu'ait eus Louis XV, M. de Ma-
çhault, entrevit cette idée et 1 indiqua à son maître ; mais
de telles entreprises ne se conseillent point : on n'est propre
aies accomplir que quand on a été capable de les concevoir.


Vingt ans après, il n'en était plus de même : l'image
i v . .17




Mi L ' A N C I E N RÉGIME


de la liberté politique s'était offerte à l'esprit des Fran-
çais et leur devenait chaque jour de plus en plus at-
trayante. On s'en aperçoit à bien des signes. Les pro-
vinces commencent à concevoir le désir de s'administrer
de nouveau elles-mêmes. L'idée que le peuple tout en-
tier a le droit de prendre part à son gouvernement pé-*
nètre dans les esprits et s'en empare. Lç souvenir des
anciens États-généraux se ravive. La nation, qui déteste
sa propre histoire, n'en rappelle avec plaisir que cette
partie. Le nouveau courant entraîne les économistes
eux-mêmes, et les force d'embarrasser leur système uni-
taire de quelques institutions libres.


Lorsqu'en 1771 les Parlements sont détruits, le même
public qui avait eu si souvent à souffrir de,' leurs pré-
jugés s'émeut profondément en voyant leur, chute. Il
semblait qu'avec eux tombât la dernière barrière qui
pouvait contenir encore l'arbitraire royal.


Cette opposition étonne et indigne Voltaire. «Presque
tout le royaume est dans l'effervescence et la consterna-
tion , écrit-il à ses amis ; la fermentation est aussi forte dans
les provinces qu'à Paris même. L'édit me semble pour-
tant rempli de réformes utiles. Détruire la vénalité des
charges, rendre la justice gratuite, empêcher les plai-
deurs de venir à Paris des extrémités du royaume pour
s'y ruine, charger le roi de payer les frais de justices
seigneuriales, ne sont-ce pas là de grands services ren-
dus^ à la nation ? Ces Parlements, d'ailleurs, n'ont-ils
pas été souvent persécuteurs et barbares? En vérité,
j 'admire les Welcbes de prendre le parti de ces bour-




ET LA R É V O L U T I O N . 245


geois insolents et indociles. Pour moi, je crois que le
roi a raison, et, puisqu'il faut servir, je pense que mieux
vaut le faire sous un lion de bonne maison, et qui est né
beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de
mon espèce. » Et il ajoute en matière d'excuse : « Son-
gez que je dois apprécier infiniment la grâce qu'a faite
le roi à tous les seigneurs de terres de payer les frais de
leurs justices. »


Voltaire, absent de Paris depuis longtemps, croyait
que l'esprit public en était encore resté au point où il
l'avait laissé. Il n'en était rien. Les Français ne se bor-
naient plus à désirer que leurs affaires fussent mieux
faites ; ils commençaient à vouloir les faire eux-mêmes,
et il était visible que la grande révolution que tout pré-
parait allait avoir lieu, non-seulement avec l'assentiment
du peuple, mais par ses mains.


Je pense qu'à partir de ce moment-là cette révolution
radicale, qui devait confondre dans une même ruine ce
que l'ancien régime contenait de plus mauvais et ce qu'il
renfermait de meilleur, était désormais inévitable. Un
peuple si mal préparé à agir par lui-même ne pouvait
entreprendre d& tout réformer ; à la fois sans tout dé-
truire. Un prince absolu eût été un novateur moins
dangereux. Pour moi, quand je considère que cette
même révolution, qui a détruit tant d'institutions, d'i-
dées, d'habitudes contraires à la-liberté, en a, d'autre
part, aboli tant d'autres dont celle-ci peut à peine se
passer, j'incline à croire qu'accomplie par un despote
elle nous eût peut-être laissés moins impropres à deve-




246 L ' A N C I E N R É G I M E


nir un jour une nation libre que faite au nom de la sou-
veraineté du peuple et par lui.


Il ne faut jamais perdre de vue ce qui précède, si
l'on veut comprendre l'histoire de notre révolution.


Quand l'amour des Français pour la liberté politique
se réveilla, ils avaient déjà conçu en matière de gouver-
nement un certain nombre de notions qui, non-seule-
ment ne s'accordaient pas facilement avec l'existence
d'institutions libres, mais y étaient presque contraires.


Ils avaient admis comme idéal d'une société un peuple
sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires pu-
blics, une .administration unique et toute-puissante,
directrice de l'État, tutrice des particuliers. En voulant
être libres, ils n'entendirent point se_départir de .cette
notion première ; ils essayèrent seulement de la conci-
lier avec celle de la liberté.


Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centra-
lisation administrative sans bornes et un corps législatif
prépondérant : l'administration de la bureaucratie et le
gouvernement des électeurs. La nation en corps eut tous
les droits de la souveraineté, chaque citoyen en particu-
lier fut resserré dans la plus étroite dépendance : à l'une
on demanda l'expérience et les vertus d'un peuple libre;
à l'autre les qualités d'un bon serviteur.


C'est ce désir d'introduire la liberté politique au mi-
lieu d'institutions et d'idées qui lui étaient étrangères
ou contraires, mais dont nous avions déjà contracté
l'habitude ou conçu par avance le goût, qui, depuis
soixante ans, a produit tant de vains essais de gouver•




ET LA R É V O L U T I O N . 2-47


nement libre, suivis de si funestes révolutions, jusqu'à
ce qu'enfin, fatigués de tant d'efforts, rebutés par un
travail si laborieux et si stérile, abandonnant leur seconde
visée pour revenir à la première, beaucoup de Français
se réduisirent à penser que vivre égaux sous un maître
avait encore, après tout, une certaine douceur. C'est
ainsi que nous nous trouvons ressembler infiniment plus
aujourd'hui aux économistes de 1750 qu'à nos pères
de 1789.


Je me suis souvent demandé où est la source de cette
passion de la liberté politique qui, dans tous les temps,
a fait faire aux hommes les plus grandes choses que
l'humanité ait accomplies, dans qUels sentiments elle
s'enracine et se nourrit.


Je vois bien que, quand les peuples sont mal con-
duits, ils conçoivent volontiers le désir de se gouverner
eux-mêmes; mais cette sorte d'amour de l'indépen-
dance, qui ne prend naissance que dans certains maux
particuliers et passagers qaeh despotisme cmèae, rfest
jamais durable : elle passe avec l'accident qui l'avait fait
naître; on semblait aimer la liberté, il se trouve qu'on
ne faisait que haïr le maître. Ce que haïssent les peu-
ples faits pour être libres, c'est le mal même de la
dépendance. "


Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la
liberté soit jamais né de la seule vue des biens matériels
qu'elle procure ; car cette vue vient souvent à s'obscur-
cir. Il est bien vrai qu'à la longue la liberté amène tou-
jours à ceux qui savent la retenir l'aisance, le bien-être,




248 L 'ANCIEN RÉGIME- E T LA R É V O L U T I O N .


et souvent la richesse; mais il y a des temps où elle
trouble momentanément l'usage de pareils biens ; il y
en a d'autres où le despotisme seul peut en donner la
jouissance passagère. Les hommes qui ne prisent que
ces biens-là en elle ne l'ont jamais conservée longtemps.


Ce qui, dans tous les temps, lui à attaché si fortement
le cœur de certains hommes, ce sont ses attraits mê-
mes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ;
c'est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans
contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des
lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu'elle-
même est fait pour servir.


Certains peuples la poursuivent obstinément à travers
toutes sortes de périls et de misères. Ce ne sont pas les
biens matériels qu'elle leur donne que ceux-ci aiment
alors en elle; ils la considèrent elle-même comme un
bien si précieux et si nécessaire, qu'aucun autre ne pour-
rait les consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout
en la goûtant. D'autres se fatiguent d'elle au milieu de
leurs prospérités ; ils se la laissent arracher des mains
sans,résistance, de peur de compromettre par un effort
ce même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il à
ceux-là pour rester libres ? Quoi? Le goût même de l'être.
Ne me demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut
l'éprouver. Il entre de lui-même dans lés grands cœurs
que Dieu a préparés pour le recevoir; il les remplit, il
les enflamme.


On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes
médiocres qui ne l'ont jamais ressenti.




-2b0 L 'ANCIEN RÉGIME


sanie, est aujourd'hui sans industrie, » dit l'autre. Ce-
lui-ci : « 11 y a eu des manufactures dans la province, mais
elles sont aujourd'hui abandonnées. » Celui-là : « Les
habitants tiraient autrefois beaucoup plus de leur sol
qu'à présent; l'agriculture y était infiniment plus floris-
sante il y a vingt ans. » — « La population et la produc-
tion ont diminué d'un cinquième depuis environ trente
ans, » disait un intendant d'Orléans dans le même
temps. On devrait conseiller la lecture de ces Mémoires
aux particuliers qui prisent le gouvernement absolu et
aux princes qui aiment la guerre.


Comme ces misères avaient principalement leur
source dans les vices de la constitution, la mort de
Louis XIV et la paix même ne firent pas renaître la
prospérité publique. C'est une opinion commune à tous
ceux qui écrivent sur l'administration ou sur l'économie
sociale, dans la première moitié du dix-huitième siècle,
que les provinces ne se rétablissent point; beaucoup
pensent même qu'elles continuent à se ruiner. Paris
seul, disent-ils, s'enrichit el s'accroît. Des intendants,
d'anciens ministres, des hommes d'affaires, sont d'ac-
cord sur ce point avec des gens de lettres.


Pour moi, j'avoue que je ne crois point à cette déca-
dence continue de la France durant la première moitié
du dix-huitième siècle; mais une opinion si générale,
que partagent des gens si bien informés, prouve du
moins qu'on ne faisait alors aucun progrès visible. Tous
les documents administratifs qui se rapportent à cette
époque de notre histoire, et qui me sont tombés sous les




CHAPITRE IV
QUE L E RÈGNE D E LOUIS XVI A É T É L 'ÉPOQUE L A PLUS P R O S P È R E


DE L 'ANCIENNE M O N A R C H I E , ET COMMENT C E T T E PROSPÉRITÉ MÊME H A T A


L A RÉVOLUTION •


On ne saurait douter que l'épuisement du royaume
sous Louis XIV n'ait commencé dans le temps même où
ce prince triomphait encore de toute l'Europe. On en
rencontre les premiers indices dans es années les plus
glorieuses du règne. La France était ruinée bien avant
qu'elle eût cessé de -vaincre. Qui n a i u cet «frayant
essai de statistique administrative que Vauban nous a
laissé? Les intendants, dans les Mémoires qu'ils adres-
sent au duc de Bourgogne à la fin du dix-septième siècle
et avant même que la guerre malheureuse de la Succes-
sion soit commencée, font tous allusion à celte décadence
croissante de la nation et n'en parlent point comme d'un
fait très-récent. « La population a fort diminué dans
cette généralité depuis un certain nombre d'années, »
dit l'un. « Cette ville, qui était autrefois riche et floris-




ET LA R É V O L U T I O N . 2h l


yeux, dénotent, en effet, dans la société, une sorte de
léthargie. Le gouvernement ne fait guère que tourner
dans le cercle des vieilles routines, sans rien créer de
nouveau; les villes ne font presque aucun effort pour
rendre la condition de leurs habitants plus commode et
plus saine; les particuliers même ne se livrent à aucune
entreprise considérable.


Environ trente ou quarante ans avant que la Révolu-
tion éclate, le spectacle commence à changer; on croit
discerner alors dans toutes les pariies du corps social
une sorte de tressaillement intérieur qu'on n'avait point
remarqué jusque-là. Il n'y a qu'un examen très-attentif
qui puisse d'abord le faire reconnaître; mais peu à peu
il devient plus caractéristique et plus distinct. Chaque
année, ce mouvement s'étend^et s'accélère; la nation se
remue enfin tout entière et semble renaître. Prenez-y
garde ! ce n'est pas son ancienne vie qui se ranime ;
l'esprit qui meut ce grand corps est un esprit nouveau ;
il ne le ravive un moment que pour le dissoudre.


Chacun s'inquiète et s'agite dans sa condition et fait
effort pour en changer : la recherche du mieux est uni-
verselle; mais c'est une recherche impatiente et cha-
grine, qui fait maudire le passé et imaginer un état de
choses tout contraire à celui qu'on a sous les yeux.


Bientôt cet esprit pénètre jusqu'au sein du gouverne-
ment lui-même; il le transforme au dedans sans rien
altérer au dehors : on ne change pas les lois, mais on les
pratique autrement.


J'ai dit ailleurs que le contrôleur-général et Tinten-




252 L 'ANCIEN RÉGIME


dant de 1740 ne ressemblaient point à l'intendant et au
contrôleur-général de 1780. l a correspondance admi-
nistrative montre cette vérité dans les détails. L'inten-
dant de 1780 a cependant les mêmes pouvoirs, les mê-
mes agents, le même arbitraire que son prédécesseur,
mais non les mêmes visées : l'un ne s'occupait guère
que de maintenir sa province dans l'obéissance, d'y
lever la milice, et surtout d'y percevoir la taille; l'autre
a bien d'autres soins : sa tête est remplie de mille projets
qui tendent à accroître la richesse publique. Les routes,
les canaux, les manufactures, le commerce, sont les
principaux objets de sa pensée; l'agriculture surtout
attire ses regards. Sully devient alors à la mode parmi
les administrateurs.


C'est dans ce temps qu'ils commencent à former les
sociétés d'agriculture dont j 'a i déjà parlé, qu'ils établis-
sent des concours, qu'ils distribuent des primes. Il y
•a des circulaires du contrôleur-général qui ressemblent
moins à des lettres d'affaires qu'à des traités sur l'art
agricole.


C'est principalement dans la perception de tous les
impôts, qu'on peut mieux voir le changement qui s'est
opéré dans l'esprit de ceux qui gouvernent. La législa-
tion est toujours aussi inégale, aussi arbitraire et aussi
dure que par le passé, mais tous ses vices se tempèrent
dans l'exécution.


« Lorsque je commençai à étudier les lois fiscales,
dit M. Mollien dans ses Mémoires, je fus effrayé de ce
que j 'y trouvai : des amendes, des emprisonnements,




ET LA R É V O L U T I O N . 253


des punitions corporelles mises à la disposition de tribu-
naux spéciaux pour de simples omissions ; des commis
des fermes qui tenaient presque toutes les propriétés et
les personnes à la discrétion de leurs serments, etc.
Heureusement, je ne me bornai pas à la simple lecture
de ce code, et j 'eus bientôt lieu de reconnaître qu'il y
avait entre le texte et son application la même diffé-
rence qu'entre les mœurs des anciens financiers et celles
des nouveaux. Les jurisconsultes étaient toujours portés
à l'atténuation des délits et à la modération des peines. »


« A combien d'abus et de vexations la perception des
impôts peut-elle donner lieu ! dit l'assemblée provin-
ciale de basse Normandie en 1787 ; nous devons cepen-
dant rendre justice à la douceur et aux ménagements
dont on a usé depuis quelques années. »


L'examen des documents justifie pleinement cette
assertion. Le respect de la liberté et la vie des hommes
s'y fait souvent voir. On y aperçoit surtout une préoccu-
pation véritable des maux des pauvres : on l'y eût en
vain cherchée jusque-là. Les violences du fisc envers les
misérables sont rares, les remises d'impôts plus fré-
quentes, les secours plus nombreux. Le roi augmente
tous les fonds destinés à créer des ateliers de charité
dans les campagnes ou à venir en aide aux indigents,
et souvent il en établit de nouveaux. Je trouve plus de
80,000 livres distribuées par l'État de cette manière
dans la seule généralité de la haute Guyenne en 1779 ;
40 ,000, en 1784, dans celle de Tours; 48,000 dans
celle de Normandie en 1787. Louis XVI ne voulait pas




-254 L 'ANCIEN R É G I M E


abandonner à ses seuls minisires cette partie du gou-
vernement; il s'en chargeait parfois lui-même. Lors-
qu'en 1776 un arrêt du conseil vint fixer les indemnités
qui seraient dues aux paysans dont le gibier du roi
dévastait les champs aux environs des capitaineries, et
indiqua des moyens simples et sûrs de se la faire payer,
le roi rédigea lui-même les considérants. Turgot nous
raconte que ce bon et malheureux prince les lui remit
écrits de sa main, en disant : « Vous voyez que je tra-
vaille aussi de mon côté. » Si l'on peignait l'ancien
régime tel qu'il était dans les dernières années de son
existence, on en ferait un portrait très-flatté et peu res-
semblant.


A mesure que ces changements s'opèrent dans l'es-
prit des gouvernés et des gouvernants, la prospérité
publique se développe avec une rapidité jusque-là sans
exemple. Tous les signes l'annoncent : la population
augmente; les richesses s'accroissent plus vite-encore.
La guerre d'Amérique ne ralentit pas cet essor ; l'État
s'y obère, mais les particuliers continuent à s'enrichir;
ils deviennent plus industrieux, plus entreprenants,
plus inventifs.


« Depuis 1774, dit un administrateur du temps, les
divers genres d'industrie, en se développant, avaient
agrandi la matière de toutes les taxes de consomma-
tion. » Quand on compare, en effet, les uns aux autres
les traités faits, aux différentes époques du règne de
Louis XVI, entre l'État et les compagnies financières
chargées de la levée des impôts, on voit que le prix des




E T LA R É V O L U T I O N * 255


fermages ne cesse de s'élever, à chaque renouvellement,
avec une rapidité croissante. Le bail de 1786 donne
14 millions de plus que celui de 1780. « On peut comp-
ter que le produit de tous les droits des consommations
augmente de 2 millions par an, » dit Necker dans le
compte-rendu de 1781 . -


Arthur Young assure qu'en 1788 Bordeaux faisait
plus de commerce que Liverpool; et il ajoute : « Dans
ces derniers temps, les progrès du commerce maritime
ont été plus rapides en France qu'en Angleterre même;
ce commerce y a doublé depuis vingt ans. »


Si l'on veut faire attention à la différence des temps,
on se convaincra qu'à aucune des époques qui ont suivi
la Révolution, la prospérité publique ne s'est développée
plus rapidement que pendant les vingt années qui la
précédèrent. Les trente-sept ans de monarchie constitu-
tionnelle, qui furent pour nous des temps de paix et de
progrès rapides, peuvent seuls se comparer, sous ce
rapport, au règne de Louis XYI.


La vue de cette prospérité déjà si grande et si crois-
sante a lieu d'étonner, si l'on songe à tous les vices que
renfermait encore le gouvernement et à toutes les gênes
que rencontrait encore l'industrie ; il se peut même que
beaucoup de politiques nient le fait parce qu'ils ne peu-
vent l'expliquer, jugeant, comme le médecin de Molière,
qu'un malade ne saurait guérir contre les règles. Com-
ment croire, en effet, que la France pût prospérer et
s'enrichir avec l'inégalité des charges, la diversité des
coutumes, les douanes intérieures, les droits féodaux,




256 L 'ANCIEN RÉGIME


les jurandes, les offices, etc. ? En dépit de tout cela, elle
commençait pourtant à s'enrichir et à se développer de
toutes parts, parce qu'en dehors de tous ces rouages
mal construits et mal engrenés, qui semblaient destinés
à ralentir la machine sociale plus qu'à la pousser, se
cachaient deux ressorts très-simples et très-forts, qui
suffisaient déjà pour tenir tout ensemble et faire tout
marcher vers le but de la prospérité publique : un gou-
vernement resté très-puissant en cessant d'être despoti-
que, qui maintenait l'ordre partout; une nation qui,
dans ses classes supérieures, était déjà la plus éclairée
et la plus libre du continent, et au sein de laquelle cha-
cun pouvait s'enrichir à sa guise et garder sa fortune
une fois acquise.


Le roi continuait à parler en maître, mais il obéis-
sait lui-même en réalité à une opinion publique qui
l'inspirait ou l'entraînait tous les jours, qu'il consul-
tait, craignait, flattait sans cesse; absolu par la lettre
des lois, limité par leur pratique. Dès 1784, ISiecker
disait dans un document public, comme un fait in-
contesté : «La plupart des étrangers ont peine à se
faire une idée de l'autorité qu'exerce en France aujour-
d'hui l'opinion publique : ils comprennent difficile-
ment ce que c'est que cette puissance invisible qui com-
mande jusque dans le palais du roi. Il en est pourtant
ainsi. »


Rien n'est plus superficiel que d'attribuer la gran-
deur et la jmissjmce d'un peuple au seul mécanisme de
ses lois ; car, en cette matière, c'est moins la perfec-




ET LA R É V O L U T I O N . 257


don de l'instrument que la force des moteurs qui fait
lVproduit. Voyez l'Angleterre : combien, aujourd'hui
encojFê^ "ses lois administratives paraissent-elles plus
compliquées, plus diverses, plus irrégulières que les
nôtres ! Y a-t-il pourtant un seul pays en Europe où la
fortune publique soit plus grande, la propriété parti-
culière plus étendue, plus sûre et plus variée, la société
plus solide et plus riche? Cela ne vient pas de la bonté
de telles lois en particulier, mais de l'esprit qui anime
la législation anglaise tout entière. L'imperfection de
certains organes n'empêche rien, parce que la vie est
puissante.


A mesure que se développe en France la prospérité
que je viens de décrire, l«s esprits paraissent cependant
plus mal assis et plus inquiets ; le mécontentement pu-
blic s'aigrit; la haine contre toutes les institutions-an-
ciennes va croissant. La nation marche visiblement vers
une révolution.


Bien plus, les parties de la France qui devaient être
le principal foyer de cette révolution sont précisément
celles où les progrès se font le mieux voir. Si on étudie
ce qui reste des archives de l'ancienne généralité de
l'Ile-de-France, on s'assurera aisément que c'est dans
les contrées qui a voisinent Paris que l'ancien régime
s'était le plus tôt et le plus profondément réformé. Là,
la liberté et la fortune des paysans sont déjà mieux
garanties que dans aucun autre pays d'élection. La cor-
vée personnelle a disparu longtemps avant 1789. La
levée de la taille est devenue plus régulière, plus mo-




25« L ' A N C I E N RÉGIME


dérée, plus égale que dans le reste de la France. Il faut
lire le règlement qui l'améliore, en 1772, si l'on veut
comprendre ce que pouvait alors un intendant pour le
bien-être comme pour la misère de toute une province.
Vu dans ce règlement, l'impôt a déjà un tout autre as-
pect. Des commissaires du gouvernement se rendent
tous les ans dans chaque paroisse; la communauté s'as-
semble en leur présence ; la valeur des biens est publi-
quement établie, les facultés de chacun contradictoire-
ment reconnues; la taille s'asseoit enfin avec le concours
de tous ceux qui doivent la payer. Plus d'arbitraire du
syndic, plus de violences inutiles. La taille conserve
sans doute les vices qui lui sont inhérents, quel que soit
le système de la perception ; elle ne pèse que sur une
classe de contribuables, et y frappe l'industrie comme
la propriété ; mais sur tout le reste elle diffère profon-
dément de ce qui porte encore son nom dans les généra-
lités voisines.
, Nulle part, au contraire, l'ancien régime ne s'était
mieux conservé que le long de la Loire, vers son em-
bouchure, dans les marécages du Poitou et dans les
landes de la Bretagne. C'est précisément là que s'alluma
et se nourrit le feu de la guerre civile, et qu'on résista
le plus violemment et le plus longtemps à la Révolution;
de telle sorte qu'on dirait que les Français ont trouvé
leur position d'autant plus insupportable qu'elle deve-
nait meilleure.


Une telle vue étonne; l'histoire est toute remplie de
pareils spectacles.




ET LA RÉVOLUTION. 259


Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on
tombe en révolution. 11 arrive le plus souvent qu'un
peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme
s'il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les
rejette violemment dès que le poids s'en allège. Le ré-
gime qu'une révolution détruit vaut presque toujours
mieux que celui qui l'avait immédiatement précédé, et
l'expérience apprend que le moment le plus dangereux
pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire celui où
il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie
qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager
ses sujets après une oppression longue. Le mal qu'on
souffrait patiemment comme inévitable semble insup-
portable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout
ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce
qui en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le
mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité
est plus vive. La féodalité dans toute sa puissance n'a-
vait pas inspiré aux Français autant de haine qu'au
moment où elle allait disparaître. Les plus petits couns
de l'arbitraire de Louis XVI paraissaient plus difficiles à
supporter que tout le despotisme de Louis XIY. Le
court emprisonnement de Beaumarchais produisit plus
d'émotion dans Paris que les dragonnades.


Personne ne prétend plus, en 1780, que la France
est en décadence; on dirait, au contraire, qu'il n'y a en
ce moment plus de bornes à ses progrès. C'est alors que
la théorie de la perfectibilité continue et indéfinie de
l'homme prend naissance. Vingt ans auparavant, on


i v . 18




260 L ' A N C I E N RÉGIME


n'espérait rien de l'avenir; maintenant, on n'en redoute
rien. L'imagination, s'emparant d'avance de cette félicité
prochaine et inouïe, rend insensible aux biens qu'on a
déjà et précipite vers les choses nouvelles.


Indépendamment,de ces raisons générales, il y en a
d'autres plus particulières et non moins puissantes du
phénomène. Quoique l'administration des finances se fût
perfectionnée comme tout le reste, elle gardait les vices
qui tiennent au gouvernement absolu lui-même. Gomme
elle était secrète et sans garantie, on y suivait encore
quelques-unes des plus mauvaises pratiques qui avaient
eu cours sous Louis XIT et sous Louis XV. L'effort même
que faisait le gouvernement pour développer la prospé-
rité publique, les secours et les encouragements qu'il
distribuait, les travaux publics qu'il faisait exécuter,
augmentaient chaque jour les dépenses sans accroître
dans la même proportion les recettes; cela jetait chaque
jour le roi dans des embarras encore plus grands que
ceux de ses devanciers. Comme ceux-ci, il laissait sans
cesse ses créanciers en souffrance; il empruntait comme
eux de toutes mains, sans publicité et sans concurrence,
et ses créanciers n'étaient jamais sûrs de toucher leurs
rentes; leur capital même était toujours à la merci de la
seule bonne foi du prince.


Un témoin digne de confiance, car il avait vu de ses
propres yeux et était mieux qu'un autre en état de bien
voir, dit à cette occasion : « Les Français ne trouvaient
alors que hasards dans leurs rapports avec leur propre
gouvernement. Plaçaient-ils leurs capitaux dans ses em-




ET LA RÉVOLUTION. 261


prunls : ils ne pouvaient jamais compter sur une époque
fixe pour le payement des intérêts; construisaient-ils ses
vaisseaux, réparaient-ils ses routes, vêtissaient-ils ses
soldats : ils restaient sans garanties de leurs avances,
sans échéance pour le remboursement, réduits à calculer
les chances d'un contrat avec les ministres comme celles
d'un prêt fait à la grosse aventure. » Et il ajoute avec
beaucoup de sens : « Dans ce temps où l'industrie, pre-
nant plus d'essor, avait développé dans un plus grand
nombre d'hommes l'amour de la propriété, le goût et
le besoin de l'aisance, ceux qui avaient confié une partie
de leur propriété à l'État souffraient avec plus d'impa-
tience la violation de la loi des contrats par celui de tous
les débiteurs qui devait le plus la respecter. »


Les abus reprochés ici à l'administration française
n'étaient point, en effet, nouveaux; ce qui l'était, c'était
l'impression qu'ils faisaient naître. Les vices du système
financier avaient même été bien plus criants dans les
temps antérieurs; mais il s'était fait depuis, dans le gou-
vernement et dansla société, des changements qui y ren-
daient infiniment plus sensible qu'autrefois.


Le gouvernement, depuis vingt ans qu'il était devenu
plus actif et qu'il se livrait à toute sorte d'entreprises
auxquelles il n'avait pas songé jusque-là, avait achevé
de devenir le plus grand consommateur des produits
de l'industrie et le plus grand entrepreneur de travaux
qu'il y eût dans le royaume. Le nombre de ceux qui
avaient avec lui des relations d'argent, qui étaient in-
téressés dans ses emprunts, vivaient de ses salaires et




262 L 'ANCIEN RÉGIME


spéculaient dans ses marchés, s'était prodigieusement
accru. Jamais la fortune de l'État et la fortune parti-
culière n'avaient été autant entremêlées: La mauvaise
gestion des finances, qui n'avait été longtemps qu'un
mal public, devint alors, pour une multitude de fa-
milles, une calamité privée. En 1789, l'État devait
ainsi près de 600 millions à des créanciers presque
tous débiteurs eux-mêmes, et qui, comme l'a dit un
financier du temps, associaient à leurs griefs contre le
gouvernement tous ceux que son inexactitude associait
à leur souffrance. Et remarquez qu'à mesure que les
mécontents de cette espèce devenaient plus nombreux,
ils devenaient aussi plus irrités; car l'envie de spéculer,
l'ardeur de s'enrichir, le goût du bien-être, se répan-
dant et s'accroissant avec les affaires, faisaient paraître
de pareils maux insupportables à ceux mêmes qui, trente
ans auparavant, les auraient peut-être endurés sans se
plaindre.


De là vint que les rentiers, les commerçants, les in-
dustriels et autres gens de négoce ou hommes d'argent,
qui forment d'ordinaire la classe la plus ennemie des
nouveautés politiques, la plus amie du gouvernement
existant, quel qu'il soit, et la mieux soumise aux lois
mêmes qu'elle méprise ou qu'elle déteste, se montra
cette fois la plus impatiente et la plus résolue en fait de
réformes. Elle appelait surtout à grands cris une révolu-
tion complète dans tout le système des finances, sans
penser qu'en remuant profondément cette partie du
gouvernement, on allait faire tomber tout le reste.




ET LA R É V O L U T I O N . £03


Comment aurait-on pu échapper à une catastrophe?
D'un côté, une nation dans le sein de laquelle le désir
de faire fortune va se répandant tous les jours; de l'au-
tre, un gouvernement qui excite sans cesse cette pas-
sion nouvelle et la trouble sans cesse, l'enflamme et la
désespère, poussant ainsi des deux parts vers sa propre
ruine.






CHAPITRE V
COMMENT ON SOULEVA L E PEUPLE E N VOULANT LE SOULAGEF..


Comme le peuple n'avait pas paru un seul instant,
depuis cent quarante ans, sur la scène des affaires pu-
bliques, on avait absolument cessé de croire qu'il pût
jamais s'y montrer; en le voyant si insensible, on le
jugeait sourd; de sorte que, lorsqu'on commença à s'in-
téresser à son sort, on se mit à parler devant lui de lui-
même comme s'il n'avait pas été là. Il semblait qu'on
ne dût être entendu que de ceux qui étaient placés au-
dessus de lui, et que le seul danger qu'il y eût à craindre
était de ne pas se faire bien comprendre d'eux.


Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère s'en-
tretenaient à haute voix en sa présence des injustices
cruelles dont il avait toujours été victime ; ils se mon-
traient les uns aux autres les vices monstrueux que ren-
fermaient les institutions qui lui étaient le plus pesantes;




260 L 'ANCIEN RÉGIME


ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et
son travail mal récompensés : ils le remplissaient de
fureur en s'efforçant ainsi de le soulager. Je n'entends
point parler des écrivains, mais du gouvernement, de
ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes.


Quand le roi, treize ans avant la Révolution, essaye
d'abolir la corvée, il dit dans son préambule : « À l'ex-
ception d'un petit nombre de provinces (les pays d'États)',
presque tous les chemins du royaume ont été faits gra-
tuitement par la partie la plus pauvre de nos sujets.
Tout le poids en est donc retombé sur ceux qui n'ont
que leurs bras et ne sont intéressés que très-secondaire-
ment aux chemins ; les véritables intéressés sont les pro-
priétaires, presque tous privilégiés, dont les biens aug-
mentent de valeur par l'établissement des routes. En
forçant le pauvre à entretenir seul celles-ci, en l'obli-
geant à donner son temps et son travail sans salaire, on
lui enlève l'unique ressource qu'il ait contre la misère et
la faim, pour le faire travailler au profit des riches. »


Quand on entreprend, dans le même temps, de faire
disparaître les gênes que le système des corporations
industrielles imposait aux ouvriers, on proclame, au
nom du roi, « que le droit de travailler est la plus sacrée
de toutes les propriétés; que toute loi qui lui porte
atteinte viole le droit naturel et doit être considérée
comme nulle de soi; que les corporations existantes
sont, en outre, des institutions bizarres et tyranniques,
produit de l'égoïsme, de la cupidité et de la violence. »
De semblables paroles étaient périlleuses. Ce qui l'était




ET LA R É V O L U T I O N . 267


plus encore était de les prononcer en vain. Quelques
mois plus tard, on rétablissait les corporations .et la
corvée.


C'était Turgot, dit-on, qui metlait.un pareil langage
dans la bouche du roi. La plupart de ses successeurs ne
le font point parler autrement. Lorsque, en 1780, le
roi annonce à ses sujets que les accroissements de la
taille seront désormais soumis à la publicité de l'enre-
gistrement, il a soin d'ajouter en forme de glose : « Les
taillables, déjà tourmentés par les vexations de la per-
ception des tailles, étaient encore exposés, jusqu'à pré-
sent, à des augmentations inattendues, de telle sorte
que le tribut de la partie la plus pauvre de nos sujets
s'est accru dans une proportion bien supérieure à celle
de tous les autres. » Quand le roi, n'osant point encore
rendre toutes les charges égales, entreprend du moins
d'établir l'égalité de perception dans celles qui sont déjà
communes, il dit : «Sa Majesté espère que les personnes
riches ne se trouveront pas lésées, lorsque, remises au
niveau commun, elles ne feront qu'acquitter la charge
qu'elles auraient dû depuis longtemps partager plus
également. »


Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on
semble avoir en vue d'enflammer les passions du peuple
plus encore que de pourvoir à ses besoins. Un inten-
dant, pour stimuler la charité des riches, parle alors
« de l'injustice et de l'insensibilité de ces propriétaires
qui doivent aux travaux du pauvre tout ce qu'ils possè-
dent, et qui le laissent mourir de faim au moment où




'2(38 L"A-\'ClliN RÉGIME


celui-ci s'épuise pour mettre leurs biens en valeur. »
Le roi dit, de son côté, dans une occasion analogue :
« Sa Majesté veut défendre le peuple contre les manœu-
vres qui l'exposent à manquer de l'aliment de première
nécessité, en le forçant de livrer son travail à tel salaire
qu'il plaît aux riches de lui donner. Le roi ne souffrira
pas qu'une partie des hommes soit livrée à l'avidité de
l'autre. »


Jusqu'à la tin de la monarchie, la lutte qui existait
entre les différents pouvoirs administratifs donnait lieu
à toutes sortes de manifestations de cette espèce : les
deuxcontendants s'accusaient volontiers l'un l'autre des
misères du peuple. Cela se voit bien, notamment dans
la querelle qui s'émut en 1772 entre le Parlement de
Toulouse et le roi, à propos de la circulation des grains.
« Le gouvernement, par ses fausses mesures, risque de
faire mourir le pauvre de faim, » dit ce Parlement.
« L'ambition du Parlement et l'avidité des riches cau-
sent la détresse publique, » repart le roi. Des deux
côtés, on travaille ainsi à introduire dans l'esprit du
peuple l'idée que c'est aux supérieurs qu'il doit toujours
s'en prendre de ses maux.


Ces choses ne se trouvent pas dans des correspon-
dances secrètes, mais dans des documents publics, que
le gouvernement et le Parlement ont soin de faire im-
primer et publier eux-mêmes à milliers. Chemin faisant,
le roi adresse à ses prédécesseurs et à lui-même des
vérités fort dures. « Le trésor de l'Etat, dit-il un jour,
a été grevé par les profusions de plusieurs règnes. Beau-




E T LA R Ë V O L T I O N . m


coup de nos domaines inaliénables onl été concédés à
vil prix. » — « Les corporations industrielles, lui fait-
on dire une autre fois avec plus de raison que de pru-
dence, sont surtout le produit de l'avidité fiscale des
rois. » — « S'il est arrivé souvent de faire des dépenses
inutiles et si la taille s'est accrue outre mesure, remar-
que-t-il plus loin, cela est venu de ce que l'administra-
tion des finances, trouvant l'augmentation de la taille, à
cause de sa clandestinité, la ressource la plus facile, y
avait recours, quoique plusieurs autres eussent été
moins onéreuses à nos peuples. » "


Tout cela était adressé à la partie éclairée de la nation,
pour la convaincre de l'utilité de certaines mesures que
des intérêts particuliers faisaient blâmer. Quant au peu-
ple, il était bien entendu qu'il écoutait sans comprendre.


Il faut reconnaître qu'il restait, jusque dans cette
bienveillance, un grand fonds de mépris pour ces misé-
rables dont on voulait si sincèrement soulager les maux,
et que ceci rappelle un peu le sentiment de madame
du Ghâtelet, qui ne faisait pas difficulté, nous dit le se-
crétaire de Voltaire, de se déshabiller devant ses gens,
ne tenant pas pour bien prouvé que des valets fussent
des hommes.


Et qu'on ne croie point que ce fussent Louis XVI seul
ou ses ministres qui tinssent le langage dangereux que
je viens de reproduire ; ces privilégiés qui sont l'objet
le plus prochain de la colère du peuple ne s'expriment
pas devant lui d'une autre manière. On doit reconnaître
qu'en France les classes supérieures de la société com-




'270 L ' A N C I E N RÉGIME


mencèrcnl à se préoccuper du sort du pauvre avant que
celui-ci se fît craindre d'elles ; elles s'intéressèrent à lui
dans un temps où elles ne croyaient pas encore que de
ses maux pût sortir leur ruine. Cela devient surtout
visible pendant les dix années qui précèdent 89 : on
plaint souvent alors les paysans; on parle d'eux sans
cesse; on recherche par quels procédés on pourrait les
soulager; on met en lumière les principaux abus dont
ils souffrent, et l'on censure les lois fiscales qui leur
nuisent particulièrement; mais on est d'ordinaire aussi
imprévoyant dans l'expression de cette sympathie nou-
velle qu'on l'avait été longtemps dans l'insensibilité.


Lisez les procès-verbaux des assemblées provinciales
qui furent réunies dans quelques parties de la France
en 1779, et, plus tard, dans tout le royaume; étudiez
les autres documents publics qui nous restent d'elles,
vous serez touché des bons sentiments qu'on y rencon-
tre, et surpris de la singulière imprudence du langage
qu'on y tient.


« On a vu trop souvent, dit l'assemblée provinciale
de basse Normandie en 1787, l'argent que le roi con-
sacre aux routes ne servir qu'à l'aisance du riche sans
être utile au peuple. On l'a fréquemment employé à
rendre plus agréable l'accession d'un château, au lieu
de s'en servir pour faciliter l'entrée d'un bourg ou d'un
village. » Dans cette même assemblée, l'ordre de la
noblesse et celui du clergé, après avoir décrit les vices
de la corvée, offrent spontanément de consacrer seuls
50,000 livres à l'amélioration des chemins, afin, disent-




ET LA R É V O L U T I O N . 271


ils, que les roules de la province deviennent praticables
sans qu'il en coûte rien de plus au peuple. 11 eût peut-
être été moins onéreux pour ces privilégiés de substituer
à la corvée une taxe générale et d'en payer leur part ;
mais, en cédant volontiers le bénéfice de l'inégalité
d'impôt, ils aimaient à en conserver l'apparence. Aban-
donnant la part utile de leur droit, ils en retenaient soi-
gneusement la part odieuse.


D'autres assemblées, composées tout entières de pro-
priétaires exempts de la taille, lesquels entendaient bien
continuer à l'être, n'en peignaient pas moins des cou-
leurs les plus noires les maux que cette taille infligeait
aux pauvres. Ils composaient de tous ses abus un tableau
effroyable, dont ils avaient soin de multiplier à l'infini
les copies. Et, ce qu'il y a de bien particulier, c'est qu'à
ces témoignages éclatants de l'intérêt que le peuple leur
inspirait, ils joignaient de temps en temps des expres-
sions publiques de mépris. Il était déjà devenu l'objet
de leur sympathie sans cesser encore de l'être de leur
dédain.


L'assemblée provinciale de la haute Guyenne, par-
lant de ces paysans dont elle plaide chaudement la
cause, les nomme des êtres ignorants et grossiers, des
êtres turbulents et des caractères rudes et indociles. Tur-
got, qui a tant fait pour le peuple, ne parle guère autre-
ment.


Ces dures expressions se rencontrent dans des actes
destinés à la plus grande publicité, et faits pour passer
sous les yeux des paysans eux-mêmes. Il semblait qu'on




272 L ' A N C I E N RÉGIME


vécût dans ces contrées de l'Europe, telles que la Galli-
cie, où les hautes classes parlant un autre langage que
les classes inférieures, ne peuvent en être entendues.
Les feudistes du dix-huitième siècle, qui montrent sou-
vent, à l'égard des censitaires et autres débiteurs de
droits féodaux, un esprit de douceur, de modération et
de justice peu connu de leurs devanciers, parlent encore
en certains endroits des vils paysans. Il paraît que ces
injures étaient de style, comme disent les notaires.


A mesure qu'on approche de 1789, cette sympathie
pour les misères du peuple devient plus vive et plus im-
prudente. J'ai tenu dans mes mains des circulaires que
plusieurs assemblées provinciales adressaient, dans les
premiers jours de 1788, aux habitants des différentes
paroisses, afin d'apprendre d'eux-mêmes, dans le détail,
tous les griefs dont ils pouvaient avoir à se plaindre.


L'une de ces circulaires est signée par un abbé, un
grand seigneur, trois gentilshommes et un bourgeois,
tous membres de l'assemblée et agissant en son nom.
Celte commission ordonne au syndic de chaque paroisse
de rassembler tous les paysans et de leur demander ce
qu'ils ont à dire contre la manière dont sont assis et
perçus les différents impôts qu'ils payent. « Nous sa-
vons, dit-elle, d'une manière générale, que la plupart
des impôts, spécialement la gabelle et la taille, ont des
conséquences désastreuses pour le cultivateur ; mais nous
tenons, en outre, à connaître en particulier chaque
abus. » La curiosité de l'assemblée provinciale ne s'ar-
rête pas là; elle veut savoir le nombre de gens qui jouis-




ET LA R É V O L U T I O N . -273


sent de quelque privilège d'impôts dans la paroisse,
nobles, ecclésiastiques ou roturiers, et quels sont préci-
sément ces privilèges; quelle est la valeur des propriétés
de ces exempts ; s'ils résident ou non sur leurs terres ;
s'il se trouve beaucoup de biens d'Église, ou, comme on
disait alors, de fonds de main-morte, qui soient hors du
commerce, et leur valeur. Tout cela ne suffit pas encore
pour la satisfaire; il faut lui dire à quelle somme on
peut évaluer la part d'impôts, taille, accessoires, capita-
tion, corvée, que devraient supporter les privilégiés, si
l'égalité d'impôts existait.


C'était enflammer chaque homme en particulier par
le récit de ses misères, lui en désigner du doigt les au-
teurs, l'enhardir par la vue de leur petit nombre, et
pénétrer jusqu'au fond de son cœur pour y allumer la
cupidité, l'envie et la haine. Il semblait qu'on eût en-
tièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize,
et qu'on ignorât que les Français, qui sont le peuple le
plus doux et même le plus bienveillant de la terre tant
qu'il demeure tranquille dans son naturel, en devient
le plus barbare dès que de violentes passions l'en font
sortir.


Je n'ai pu, malheureusement, me procurer tous les
Mémoires qui furent envoyés par les payants en réponse
à ces questions meurtrières ; mais j 'en ai retrouvé quel-
ques-uns, et cela suffit pour connaître l'esprit général
qui les a dictés.


Dans ces factums, le nom de chaque privilégié, noble
ou bourgeois, est soigneusement indiqué; sa manière




m L 'ANCIEN R É G I M E '


de vivre est parfois dépeinte et toujours critiquée. On y
recherche curieusement la valeur de son bien ; on s'y
étend sur le nombre et la nature de ses privilèges, et
surtout sur le tort qu'ils font à tous les autres habitants
du village. On énumère les boisseaux de blé qu'il faut
lui donner en redevance; on suppute ses revenus avec
envie, revenus dont personne ne profite, dit-on. Le ca-
suel du curé, son salaire, comme on l'appelle déjà, est
excessif; on remarque avec amertume que tout se paye
à l'église, et que le pauvre ne saurait même se faire
enterrer gratis. Quant aux impôts, ils sont tous mal
assis et oppressifs; on n'en rencontre pas un seul qui
trouve grâce à leurs yeux, et ils parlent de tous dans
un langage emporté qui sent la fureur.


« Les impôts indirects sont odieux, disent-ils ; il n'y
a point de ménage dans lequel le commis des fermes ne
vienne fouiller ; rien n'est sacré pour ses yeux ni pour
ses mains. Les droits d'enregistrement sont écrasants.
Le receveur des tailles est un tyran dont la cupidité se
sert de tous les moyens pour vexer les pauvres gens. Les
huissiers ne valent pas mieux que lui ; il n'y a pas d'hon-
nête cultivateur qui soit à l'abri de leur férocité. Les
collecteurs sont obligés de ruiner leurs voisins pour ne
pas s'exposer eux-mêmes à la voracité de ces despotes. »


La Révolution n'annonce pas seulement son approche
dans cette enquête; elle y est présente, elle y parle déjà
sa langue et y montre en plein sa face.


Parmi toutes les différences qui se rencontrent entre
la révolution religieuse du seizième siècle et la révolu-




E T LA R É V O L U T I O N . 275


19


tion française, il y en a une qui frappe : au seizième
siècle, la plupart des grands se jetèrent dans le chan-
gement de religion par calcul d'ambition ou par cupi-
dité; le peuple l'embrassa, au contraire, par conviction
et sans attendre aucun profit. Au dix-huitième siècle, il
n'en est pas de même; ce furent des croyances désinté-
ressées et des sympathies généreuses qui émurent alors
les classes éclairées et les mirent en révolution, tandis
que le sentiment amer de ses griefs et l'ardeur de chan-
ger sa position agitaient le peuple. L'enthousiasme des
premières acheva d'allumer et d'armer les colères et les
convoitises du second.






CHAPITRE YI
D E QUELQUES P R A T I Q U E S A L ' A I D E DESQUELLES L E GOUVERNEMENT ACHEVA


L 'ÉDUCATION RÉVOLUTIONNAIRE DU P E U P L E .


Il y avait déjà longtemps que le gouvernement lui-
même travaillait à faire entrer et à fixer dans l'espril
du peuple plusieurs des idées qu'on a nommées depuis
révolutionnaires, idées hostiles à l'individu, contraires
aux droits particuliers et amies de la violence. -


Le roi fut le premier à montrer avec quel mépris on
pouvait traiter les institutions les plus anciennes et en
apparence les mieux établies. Louis XV a autant ébranlé
la monarchie et hâté la Révolution par ses nouveautés
que par ses vices, par son énergie que par sa mollesse.
Lorsque le peuple vit tomber et disparaître ce Parlement
presque contemporain de la royauté, et qui avait paru
jusque-là aussi inébranlable qu'elle, il comprit vague-
ment qu'on approchait de ces temps de violence et de
hasard où tout devient possible, où il n'y a guère de




278 L ' A N C I E N R É G I M E


choses si anciennes qui soient respectables, ni de si
nouvelles qu'elles ne se puissent essayer.


Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit
que parler de réformes à faire. H y a peu d'institutions
dont il n'ait fait prévoir la ruine prochaine, avant que
la Révolution vînt les ruiner toutes en effet. Après avoir
ôté de la législation plusieurs des plus mauvaises, il les
y replaça bientôt : on eût dit qu'il n'avait voulu que les
déraciner, laissant à d'autres le soin de les abattre.


Parmi les réformes qu'il avait faites lui-même, quel-
ques-unes changèrent brusquement et sans préparations
suffisantes des habitudes anciennes et respectées, et vio-
lentèrent parfois des droits acquis. Elles préparèrent
ainsi la Révolution bien moins encore en abattant ce qui
lui faisait obstacle qu'en montrant au peuple comment
on pouvait s'y prendre pour la faire. Ce qui accrut le
mal fut précisément l'intention pure et dlSinteressée qui
faisait agir le roi et ses minisires; car il n'y a pas déplus
dangereux exemple que celui de la violence exercée pour
le bien e tpa r les gens de bien.


Longtemps auparavant, Louis XIV avait enseigné pu-
bliquement dans ses édits cette théorie, que toutes les
terres du royaume avaient été originairement concé-
dées sous condition par l'État, qui devenait ainsi le seul
propriétaire véritable, tandis que tous les autres n'é-
taient que des possesseurs dont le titre restait contes-
table et le droit imparfait. Cette doctrine avait pris sa
source dans la législation féodale ; mais elle ne fut
professée en France que dans le temps où la féodalité




ET LA RÉVOLUTION. 279


mourait, et jamais les cours de justice ne l'admirent.
C'est l'idée-mère du socialisme moderne. Il est curieux
de lui voir prendre d'abord racine dans le despotisme
royal.


Durant les règnes qui suivirent celui de ce prince,
l'administration apprit chaque jour au peuple, d'une
manière plus pratique et mieux à sa portée, le mépris
qu'il convient d'avoir pour la propriété privée. Lorsque,
dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le goût
des travaux publics, et en particulier des routes, com-
mença à se répandre, le gouvernement ne fit pas diffi-
culté de s'emparer de toutes les terres dont il avait be-
soin pour ses entreprises et de renverser les maisons qui
l'y gênaient. La direction des ponts et chaussées était dès
lors aussi éprise des beautés géométriques de la ligne
droite qu'on l'a vu depuis; elle évitait avec grand soin
de suivre les chemins existants, pour peu qu'ils lui pa-
russent un peu courbes, et, plutôt que de faire un léger
détour, elle coupait à travers mille héritages. Les pro-
priétés ainsi dévastées ou détruites étaient toujours arbi-
trairement et tardivement payées, et souvent ne l'étaient
point du tout.


Lorsque l'assemblée provinciale de la basse Normandie
prit l'administration des mains de l'intendant, elle con-
stata que le prix de toutes les terres saisies d'autorité
depuis vingt ans, en matière de chemins, était encore
dû. La dette contractée ainsi, et non encore acquittée
par l'État dans ce petit coin de la France, s'élevait à
250,000 livres. Le nombre des grands propriétaires




286 L ' A N C I E N RÉGIME
atteints de cette manière était restreint; mais le nom-
bre des petits propriétaires lésés était grand, car déjà
la terre était très-divisée. Chacun de ceux-là avait ap-
pris par sa propre expérience le peu d'égards que mé-
rite le droit de l'individu quand l'intérêt public de-
mande qu'on le violente, doctrine qu'il n'eut garde
d'oublier quand il s'agit de l'appliquer à d'autres à son
profit.


Il avait existé autrefois, dans un très-grand nombre
de paroisses, des fondations charitables qui, dans l'in-
tention de leurs auteurs, avaient eu pour objet de venir
au secours des habitants dans de certains cas et d'une
certaine manière que le testament indiquait. La plupart
de ces fondations furent détruites dans les derniers
temps de la monarchie ou détournées de leur objet pri-
mitif par de simples arrêts du conseil, c'est-à-dire par
le pur arbitraire du gouvernement. D'ordinaire, on en-
leva les fonds ainsi donnés aux villages pour en faire
profiter les hôpitaux voisins. A son tour, la propriété
de ces hôpitaux fut, vers la même époque, transformée
dans des vues que le fondateur n'avait pas eues et qu'il
n'eût point adoptées sans doute. Un édit de 1780 au-
torisa tous ces établissements à vendre les biens qu'on
leur avait laissés dans différents temps, à la condition
d'en jouir à perpétuité, et leur permit d'en remettre
le prix à l'Etat, qui devait en servir la rente. C'était,
disait-on, faire de la charité des aïeux un meilleur
usage qu'ils n'en avaient fait eux-mêmes. On oubliait
que le meilleur moyen d'apprendre aux hommes à violer




ET LA R É V O L U T I O N . 281


les droits individuels des vivants est de ne tenir aucun /
compte de la volonté des morts. Le mépris que témoi-
gnait l'administration de l'ancien régime à ceux-ci n'a
été surpassé par aucun des pouvoirs qui lui ont suc-
cédé. Jamais surtout elle n'a rien fait voir de ce scru-
pule un peu méticuleux qui porte les Anglais à prêter
à chaque citoyen toute la force du corps social pour
l'aider à maintenir l'effet de ses dispositions dernières,
et qui leur fait témoigner plus de respect encore à sa
mémoire qu'à lui-même.


Les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le
maximum, sont des mesures de gouvernement qui ont
eu des précédents sous l'ancien régime. J'ai vu, dans
des temps de disette, des administrateurs fixer d'avance
le prix des denrées que les paysans apportaient au mar-
ché, et, comme ceux-ci, craignant d'être contraints, ne
s'y présentaient pas, rendre des ordonnances pour les
y obliger sous peine d'amende.


Mais rien ne fut d'un enseignement plus pernicieux
que certaines formes que suivait la justice criminelle
quand il s'agissait du peuple. Le pauvre était déjàbeau-
coup mieux garanti qu'on ne l'imagine contre les at-
teintes d'un citoyen plus riche ou plus puissant que lui;
mais avait-il affaire à l'État, il ne trouvait plus, comme
je l'ai indiqué ailleurs, que des tribunaux exceptionnels,
des juges prévenus, une procédure rapide ou illusoire,
un arrêt exécutoire par provision et sans appel. «Com
met le prévôt de la maréchaussée et son lieutenant poui
connoître des émotions et attroupements qui pourraient




282 L 'ANCIEN RÉGIME


survenir à l'occasion des grains; ordonne que par eux le
procès sera fait et parfait, juge prévôtalement et en der-
nier ressort; interdit Sa Majesté à toutes cours de jus-
tice d'en prendre connoissance. » Cet arrêt du conseil
fait jurisprudence pendant tout le dix-huitième siècle.
On voit par les procès-verbaux de la maréchaussée que,
dans ces circonstances, on cernait de nuit les villages
suspects, on entrait avant le jour dans les maisons, et
on y arrêtait les paysans qui étaient désignés, sans qu'il
soit autrement question du mandat. L'homme ainsi ar-
rêté restait souvent longtemps en prison avant de pouvoir
parler à son juge; les édits ordonnaient pourtant que
tout accusé fût interrogé dans les vingt-quatre heures.
Cette disposition n'était ni moins formelle, ni plus res-
pectée que de nos jours.


C'est ainsi qu'un gouvernement doux et bien assis
enseignait chaque jour au peuple le code d'instruction
criminelle le mieux approprié aux temps de révolution
et le plus commode à la tyrannie. Il en tenait école tou-
jours ouverte. L'ancien régime donna jusqu'au bout aux
basses classes cette éducation dangereuse. 11 n'y a pas
jusqu'à Turgot qui, sur ce point, n'imitât fidèlement ses
prédécesseurs. Lorsque, en 1775, sa nouvelle législa-
tion sur les grains fit naître des résistances dans le Par-
lement et des émeutes dans les campagnes, il obtint du
roi une ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux,
livrait les mutins à la juridiction prévôtale, « laquelle
est principalement destinée, est-il dit, à réprimer les
émotions populaires, quand il est utile que des exem-




E T L A R É V O L U ! I O N . 2 8 5


pies soient donnés avec célérité. » Bien plus, tous les
paysans qui s'éloignaient de leur p a r o i s s e sans être m u -
nis d'une attestation signée par le curé et parle syndic,
devaient être poursuivis, arrêtés et jugés prévôtalement
comme vagabonds.


Il est vrai que, dans cette monarchie du dix-huitième
siècle, si les formes étaient effrayantes, la peine était
presque toujours tempérée. On aimait mieux faire peur
que faire mal ; ou plutôt on était arbitraire et violent
par habitude et par indifférence, et doux par tempéra-
ment. Mais le goût de cette justice sommaire ne s'en
prenait que mieux. Plus la peine était légère, plus on
oubliait aisément la façon dont elle était prononcée. La
douceur de l'arrêt cachait l'horreur de la procédure.


J'oserai dire, parce que je tiens les faits dans ma
main, qu'un grand nombre de procédés employés par
le gouvernement révolutionnaire ont eu des précédents
et des exemples dans les mesures prises à l'égard du
bas peuple pendant les deux derniers siècles de la mo-
narchie. L'ancien régime a fourni à la Révolution plu-
sieurs de ses formes ; celle-ci n'y a joint que l'atrocité
de son génie.






CHAPITRE VII
COMMENT UNE G R A N D E RÉVOLUTION ADMINISTRATIVE


A V A I T P R É C É D É LA RÉVOLUTION P O L I T I Q U E , ET DES CONSÉQUENCES


QUE C E L A E U T .


Rien n'avait encore été changé à la forme du gouver-
nement, que déjà la plupart des lois secondaires qui
règlent la condition des personnes et l'administration
des affaires étaient abolies ou modifiées.


La destruction des jurandes et leur rétablissement
partiel et incomplet avaient profondément altéré tous
les anciens rapports de l'ouvrier et du maître. Ces rap-
ports étaient devenus non-seulement différents, mais
incertains et contraints, La police dominicale était rui-
née ; la tutelle de l'État était encore mal assise, et l'ar-
tisan, placé dans une position gênée et indécise, entre
le gouvernement et le patron, ne savait trop lequel des
deux pouvait le protéger ou devait le contenir. Cet état
de malaise et d'anarchie, dans lequel on avait mis d'un




28G L ' A N C I E N R É G I M E


seul coup loule la basse classe des villes, eut de grandes
conséquences, dès que le peuple commença à reparaître
sur la scène politique.


Un an avant la Révolulion, un édit du roi avait bou-
leversé dans toutes ses parties l'ordre de la justice; plu-
sieurs juridictions nouvelles avaient été créées, une mul-
titude d'autres abolies, toutes les règles delà compétence
changées. Or, en France, ainsi que je l'ai déjà fait re-
marquer ailleurs, le nombre de ceux, qui s'occupaient,
soit à juger, soit à exécuter les arrêts des juges, était
immense. A vrai dire, toute la bourgeoisie tenait de près
ou de loin aux tribunaux. L'effet de la loi fut donc de
troubler tout à coup des milliers de familles dans leur
état et dans leurs biens, et de leur donner une assiette
nouvelle et précaire. L'édit n'avait guère moins incom-
modé les plaideurs, qui, au milieu de cette révolution
judiciaire, avaient peine à retrouver la loi qui leur était
applicable et le tribunal qui devait les juger.


Mais ce fut surtout la réforme radicale que l'adminis-
tration proprement dite eut à subir en 1787 qui, après
avoir porté le désordre dans les affaires publiques, vint
émouvoir chaque citoyen jusque dans sa vie privée.


J'ai dit que dans les pays d'élection, c'est-à-dire
dans près des trois quarts de la France, toute l'adminis-
tration de la généralité était livrée à un seul homme,
l'intendant, lequel agissait non-seulement sans contrôle,
mais sans conseil.


En 1787, on plaça à côté de cet intendant une assem-
blée provinciale qui devint le véritable administrateur




ET LA R É V O L U T I O N . 287


du pays. Dans chaque village, un corps municipal élu
prit également la place des anciennes assemblées de
paroisse, et, dans la plupart des cas, du syndic.


Une législation si contraire à celle qui l'avait précédée,
et qui changeait si complètement, non-seulement l'ordre
des affaires, mais la position relative des hommes, dut
être appliquée partout à la fois, et partout à peu près de
la même manière, sans aucun égard aux usages anté-
rieurs ni- à la situation particulière des provinces ; tant
le génie unitaire de la Révolution possédait déjà ce vieux
gouvernement que la Révolution allait abattre.


On vit bien alors la part que prend l'habitude dans le
jeu des institutions politiques, et comment les hommes
se tirent plus aisément d'affaire avec des lois obscures
et compliquées, dont ils ont depuis longtemps la pra-
tique, qu'avec une législation plus simple qui leur est
nouvelle.


Il y avait en France, sous l'ancien régime, toutes
sortes de pouvoirs qui variaient à l'infini, suivant les
provinces, et dont aucun n'avait de limites fixes et bien
connues, de telle sorte que le champ d'action de chacun
d'eux était toujours commun à plusieurs autres. Cepen-
dant on avait fini par établir un ordre régulier et assez
facile dans les affaires; tandis que les nouveaux pou-
voirs, qui étaient en plus petit nombre, soigneusement
limités et semblables entre eux, se rencontrèrent et s'en-
chevêtrèrent aussitôt les uns dans les autres au milieu
de la plus grande confusion, et souvent se réduisirent
mutuellement à l'impuissance.




288 L 'ANCIEN RÉGIME


La loi nouvelle renfermait, d'ailleurs, un grand vice,
qui seul eût suffi, surtout au début, pour en rendre
l'exécution difficile : tous les pouvoirs qu'elle créait
étaient collectifs.


Sous l'ancienne monarchie, on n'avait jamais connu
que deux façons d'administrer : dans les lieux où l'ad-
ministration était confiée à un seul homme, celui-ci
agissait sans le concours d'aucune assemblée ; là où il
existait des assemblées, comme dans les pays d'Étals ou
dans les villes, la puissance executive n'était confiée à
personne en particulier ; l'assemblée non-seulement gou-
vernait et surveillait l'administration, mais administrait
par elle-même ou par des commissions temporaires
qu'elle nommait. *


Comme on ne connaissait que ces deux manières
d'agir, dès qu'on abandonna l'une, on adopta l'autre. Il
est assez étrange que, dans le sein d'une société si éclai-
rée, et où l'administration publique jouait déjà depuis
longtemps un si grand rôle,, on ne se fût jamais avisé de
réunir les deux systèmes, et de distinguer, sans les dis-
joindre, le pouvoir qui doit exécuter de celui qui doit
surveiller et prescrire. Cette idée, qui paraît si simple,
ne vint point; elle n'a été trouvée que dans ce siècle.
C'est, pour ainsi dire, la seule grande découverte en
matière d'administration publique qui nous' soit propre.
Nous verrons la suite qu'eut la pratique contraire,
quand, transportant dans la politique les habitudes ad-
ministratives et obéissant à la tradition de l'ancien
régime tout en détestant celui-ci, on appliqua dans la




ET LA R É V O L U T I O N . . 289


Convention nationale le système que les États provin-
ciaux et íes petites municipalités des villes avaient suivi,
et comment, de ce qui n'avait été jusque-là qu'une
cause d'embarras dans les affaires, on fit sortir tout à
coup la Terreur.


Les assemblées provinciales de 1787 reçurent donc
le droit d'administrer elles-mêmes, dans la plupart des
circonstances où, jusque-là, l'intendant avait seul agi;
elles furent chargées, sous l'autorité du gouvernement
central, d'asseoir la taille et d'en surveiller la percep-
tion, d'arrêter quels devaient être les travaux publics à
entreprendre et de les faire exécuter. Elles eurent sous
leurs ordres immédiats tous les agents des ponts-et-
chaussées, depuis l'inspecteur jusqu'au piqueur des tra-
vaux. Elles durent leur prescrire ce qu'elles jugeaient
convenable, rendre compte du service de ces agents au
ministre, et proposer à celui-ci les gratifications qu'ils
méritaient. La tutelle des communes fut presque entiè-
rement remise à ces assemblées ; elles durent juger en
premier ressort la plus grande partie des affaires con-
tentieuses, qui étaient portées jusque-là devant l'inten-
dant, etc. : fonctions dont plusieurs convenaient mal à
un pouvoir collectif et irresponsable, et qui, d'ailleurs,
allaient être exercées par des gens qui administraient
pour la première fois.


Ce qui acheva de tout brouiller, fut qu'en réduisant
ainsi l'intendant à l'impuissance, on le laissa néanmoins
subsister. Après lui avoir ôté le droit absolu de tout
faire, on lui imposa le devoir d'aider et de surveiller




290 L 'ANCIEN R É G I M E


ce que l'assemblée ferait; comme si un fonctionnaire
déchu pouvait jamais entrer dans l'esprit de la législa-
tion qui le dépossède et en faciliter la pratique !


Ce qu'on avait fait pour l'intendant, on le fit pour son
subdélégué. À côté de lui, et à la place qu'il venait d'oc-
cuper, on plaça une assemblée d'arrondissement qui
dut agir sous la direction de l'assemblée provinciale et
d'après des principes analogues.


Tout ce qu'on connaît des actes des assemblées pro-
vinciales créées en 1787, et leurs procès-verbaux mê-
mes, apprennent qu'aussitôt après leur naissance elles
entrèrent en guerre sourde et souvent ouverte avec les
intendants, ceux-ci n'employant l'expérience supérieure
qu'ils avaient acquise qu'à gêner les mouvements de
leurs successeurs. Ici, c'est une assemblée qui se plaint
de ne pouvoir arracher qu'avec effort des mains de l'in-
tendant les pièces qui lui sont le plus nécessaires. Ail-
leurs, c'est l'intendant qui accuse les membres de l'as-
semblée de vouloir usurper des attributions que les
édils, dit-il, lui ont laissées. Il en appelle au ministre,
qui souvent ne répond, rien ou doute; car la matière
lui est aussi nouvelle et aussi obscure qu'à tous les au-
tres. Parfois l'assemblée délibère que l'intendant n'a pas
bien administré, que les chemins qu'il a fait construire
sont mal tracés ou mal entretenus ; il a laissé ruiner des
communautés dont il était le tuteur. Souvent ces assem-
blées hésitent au milieu des obscurités d'une législation
si peu connue; elles s'envoient au loin consulter les unes
les autres et se font parvenir sans cesse des avis. L'in-




ET LA RÉVOLUTION. 291


tendant d'Auch prétend qu'il peut s'opposer à la volonté
de l'assemblée provinciale, qui avait autorisé une com-
mune à s'imposer; l'assemblée aff irme qu'en cette m a -
tière l'intendant n'a plus désormais que des avis, et
non des ordres à donner, et elle demande à l'assemblée
provinciale de l'Ile-de-France ce qu'elle en pense.


Au milieu de ces récriminations et de ces consulta-
tions, la marche de l'administration se ralentit souvent
et quelquefois s'arrête : la vie publique est alors comme
suspendue. « La stagnation des affaires est complète, dit
l'assemblée provinciale de Lorraine, qui n'est en cela
que l'écho de plusieurs autres; tous les bons citoyens
s'en affligent. »


D'autres fois, c'est par excès d'activité et de confiance
en elles-mêmes que pèchent ces nouvelles administra-
tions; elles sont toutes remplies d'un zèle inquiet et
perturbateur qui les porte à vouloir changer tout à coup
les anciennes méthodes et corriger à la hâte les plus
vieux abus. Sous prétexte que désormais c'est à elles
à exercer la tutelle des villes, elles entreprennent de
gérer elles-mêmes les affaires communes; en un mot,
elles achèvent de tout confondre en voulant tout amé-'
liorer.


Si l'on veut bien considérer maintenant la place im-
mense qu'occupait déjà depuis longtemps, en France,
l'administration publique, la multitude des intérêts aux-
quels elle touchait chaque jour, tout ce qui dépendait
d'elle ou avait besoin de son concours; si l'on songe que
c'était déjà sur elle plus que sur eux-mêmes que les par-


iv. 20




2 L ' A N C I E N R É G I M E


ticuliers comptaient pour faire réussir leurs propres
affaires, favoriser leur industrie,, assurer leurs subsis-
tances, tracer et entretenir leurs chemins, préserver
leur tranquillité et garantir leur bien-être, on aura une
idée du nombre infini de gens qui durent se trouver
personnellement atteints du mal dont elle souffrait.


Mais ce fut surtout dans les villages que les vices de la
nouvelle organisation se firent sentir ; là, elle ne troubla
pas seulement l'ordre des pouvoirs, elle changea tout à
coup la position relative des hommes et mit en présence
et en conflit toutes les classes.


Lorsque Turgot, en 1775, proposa au roi de réformer
l'administration des campagnes, le plus grand embarras
qu'il rencontra, c'est lui-même qui nous l'apprend, vint
de l'inégale répartition des impôts; car comment faire
agir en commun et délibérer ensemble sur les affaires
de la paroisse, dont les principales sont l'assiette, la le-
vée et l'emploi des taxes, des gens qui ne sont pas tous
assujettis à les payer de la même manière, et dont quel-
ques-uns sont entièrement soustraits à leurs charges?
Chaque paroisse contenait des gentilshommes et des
ecclésiastiques qui ne payaient point la taille, des paysans
qui en étaient en partie ou en totalité exempts, et d'au-
tres qui l'acquittaient tout entière. C'était comme trois
paroisses distinctes, dont chacune eût demandé une ad-
ministration à part. La difficulté était insoluble.


Nulle part, en effet, la distinction d'impôts n'était
plus visible que dans les campagnes ; nulle part la po-
pulation n'y était mieux divisée en groupes différents




ET LA RÉVOLUTION. ' 293


el souvent ennemis les uns des autres. Pour arriver à
donner aux villages une administration collective et un
petit gouvernement libre, il eût fallu d'abord y assu-
jettir tout le monde aux mêmes impôts, et y diminuer la
distance qui séparait les classes.


Ce n'est point ainsi qu'on s'y prit lorsqu'on entreprit
enfin cette réforme en 1787. Dans l'intérieur de la pa-
roisse, on maintint l'ancienne séparation des ordres et
l'inégalité en fait d'impôts, qui en était le principal si-
gne, et néanmoins on y livra toute l'administration à
des corps électifs. Cela conduisit sur-le-champ aux con-
séquences les plus singulières.


S'agit-il de l'assemblée électorale qui devait choisir
les officiers municipaux : le curé et le seigneur ne pu-
rent y paraître; ils appartenaient, disait-on, à l'ordre
de la noblesse et à celui du clergé: or, c'était ici prin-
cipalement le tiers-état qui avait à élire ses représen-
tants.


Le conseil municipal une fois élu, le curé et le sei-
gneur en étaient, au contraire, membres de droit, car
il n'eût pas semblé séant de rendre entièrement étran-
gers au gouvernement de la paroisse deux habitants si
notables. Le seigneur présidait même ses conseillers
municipaux qu'il n'avait pas contribué à élire, mais il
ne fallait pas qu'il s'ingérât dans la plupart de leurs
actes. Quand on procédait à l'assiette et à la répartition
de la taille, par exemple, le curé et le seigneur ne pou-
vaient pas voter. N'étaient-ils pas tous deux exempls de
cet impôt? De son côté, le conseil municipal n'avait rien




2 0 4 L ' A N C I E N R É G I M E


à voir à leur capitation; elle conllnuait à être réglée par
l'intendant, d'après des formes particulières.


De peur que ce président, ainsi isolé du corps qu'il
était censé diriger, n'y exerçât encore indirectement
une influence contraire à l'intérêt de l'ordre dont il ne
faisait pas partie, on demanda que les voix de ses fer-
miers n'y comptassent pas; et les assemblées provin-
vicales, consultées sur ce point, trouvèrent cette récla-
mation fort juste et tout à fait conforme aux principes.
Les autres gentilshommes qui habitaient la paroisse ne
pouvaient entrer dans ce même corps municipal rotu-
rier, à moins qu'ils ne fussent élus par les paysans,
et alors, comme le règlement a soin de le faire remar-
quer, ils n'avaient plus le droit d'y représenter que le
tiers-état.


Le seigneur ne paraissait donc là que pour y être
entièrement soiîmis a ses anciens sujets, devenus tout
à coup ses maîtres ; il y était leur prisonnier plutôt que
leur chef. En rassemblant ces hommes de cette ma-
nière, il semblait qu'on eût eu pour but moins de les
rapprocher que de leur faire voir, plus distinctement en
quoi ils différaient et combien leurs intérêts étaient con-
traires.


Le syndic était-il encore ce fonctionnaire discrédité
dont on n'exerçait les fonctions que par contrainte, ou
bien sa condition s'était-elle relevée avec la commu-
nauté dont il restait le principal agent? Nul ne le savait
précisément. Je trouve, en 1788, la lettre d'un certain
huissier de village qui s'indigne qu'on l'ail élu pour




ET LA R É V O L U T I O N . 235


remplir les fondions de syndic. «Cela, dil-il, est con-
traire à tous les privilèges de sa charge. » Le contrôleur-
général répond qu'il faut rectifier les idées de ce par-
ticulier, « et lui faire comprendre qu'il devrait tenir à
honneur d'être choisi par ses concitoyens, et que, d'ail-
leurs, les nouveaux syndics ne ressembleront point aux
fonctionnaires qui portaient jusque-là le même nom, et
qu'ils doivent compter sur plus d'égards de la part du
gouvernement. »


D'autre part, on voit des habitants considérables de
la paroisse, et même des gentilshommes, qui se rap-
prochent tout à coup des paysans, quand ceux-ci de-
viennent une puissance. Le seigneur haut justicier d'un
village des environs de Paris, se plaint de ce que l'édit
l'empêche de prendre part, même comme simple habi-
tant, aux opérations de l'assemblée paroissiale. D'autres
consentent, disent-ils, « par dévouement pour le bien
public, à remplir même les fonctions de syndic. »


C'était trop tard. A mesure que les hommes des
classes riches s'avancent ainsi vers le peuple des cam-
pagnes et s'efforcent de se mêler avec lui, celui-ci se
relire dans l'isolement qu'on lui avait fait et s'y défend.
On rencontre des assemblées municipales de paroisses
qui se refusent à recevoir dans leur sein le seigneur;
d'autres font toute sorte de chicanes avant d'admettre
les roturiers, même quand ils sont riches.. « Nous
sommes instruits, dit l'assemblée provinciale de basse
Normandie, que plusieurs assemblées municipales ont
refusé d'admettre dans leur sein les propriétaires rolu




2 % L 'ANCIEN R É G I M E


riers de la paroisse qui- n'y sont pas domiciliés, bien
qu'il ne soit pas douteux que ceux-ci ont droit d'en faire
partie. D'autres assemblées ont même refusé d'admettre
les fermiers qui n'avaient pas de propriétés sur leur ter-
ritoire. »


Ainsi donc, tout était déjà nouveauté, obscurité, con-
flit dans les lois secondaires, avant même qu'on eût en-
core touché aux lois principales qui réglaient le gouver-
nement de l'État. Ce qui en restait debout était ébranlé,
et il n'existait, pour ainsi dire, plus un seul règlement
dont le pouvoir central lui-même n'eût annoncé l'aboli-
tion ou la modification prochaine.


Cette rénovation soudaine et immense de toutes les
règles et de toutes les habitudes administratives qui
précéda chez nous la révolution politique, et dont on
parle aujourd'hui à peine, était déjà pourtant l'une des
plus grandes perturbations qui se fussent jamais ren-
contrées dans l'histoire d'un grand peuple. Cette pre-
mière révolution exerça une influence prodigieuse sur
la seconde, et fit de celle-ci un événement différent de
tous ceux de la même espèce qui avaient eu lieu jus-
que-là dans le monde, ou de ceux qui y ont eu lieu de-
puis.


La première révolution d'Angleterre qui bouleversa
toute la constitution politique de ce pays et y abolit jus-
qu'à la royauté, ne toucha que fort superficiellement aux
lois secondaires et ne changea presque rien aux coutumes
et aux usages. La justice et l'administration gardèrent
leurs formes et suivirent les mêmes errements que par




ET LA RÉVOLUTION. 29?


le passé. Au plus fort'de la guerre civile, les douze juges
d'Angleterre continuèrent, dit-on, à faire deux fois l'an
la tournée des assises. Tout ne fut donc pas agité à la
fois. La révolution se trouva circonscrite dans ses effets,
et la société anglaise quoique remuée à son sommet, resta
ferme dans son assiette.


Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89,
plusieurs révolutions qui ont changé de fond en com-
ble toute la structure du gouvernement. La plupart ont
été très-soudaines et se sont accomplies par la force,
en violation ouverte des lois existantes. Néanmoins, le
désordre qu'elles ont fait naître n'a jamais été ni long
ni général ; à peine ont-elles été ressenties par la plus
grande partie de la nation, quelquefois à peine aper-
çues.


C'est que, depuis 89, la constitution administrative
est toujours restée debout au milieu des ruines des con-
stitutions politiques. On changeait la personne du prince
ou les formes du pouvoir central ; mais le cours jour-
nalier des affaires n'était ni interrompu ni troublé; cha-
cun continuait à rester soumis, dans les petites affaires
qui l'intéressaient particulièrement, aux règles et aux
usages qu'il connaissait; il dépendait des pouvoirs se-
condaires auxquels il avait toujours eu l'habitude de
s'adresser, et, d'ordinaire, il avait affaire aux mêmes
agents; car, si à chaque révolution l'administration était
décapitée, son corps restait intact et vivant; les'mêmes
fonctions étaient exercées par les mêmes fonctionnaires;
ceux-ci transportaient à travers la diversité des lois po-




298 • L 'ANCIEN R É G I M E


litiques leur esprit et leur pratique. Ils jugeaient et ils
administraient au nom du roi, ensuite au nom de la
république, enfin au nom de l'empereur. Puis, la for-
tune faisant refaire à sa roue le même tour, ils recom-
mençaient à administrer et à juger pour le roi, pour la
république et pour l'empereur, toujours les mêmes et
de même; car que leur importait le nom du maître?
Leur affaire était moins d'être citoyens que bons admi-
nistrateurs et bons juges. Dès que la première secousse
était passée, il semblait donc que rien n'eût bougé dans
le pays.


Au moment où la Révolution éclata, cette partie du
gouvernement qui, quoique subordonnée, se fait sentir
tous les jours à chaque citoyen et influe de la manière
la plus continue et la plus efficace sur son bien-être,
venait d'être entièrement bouleversée : l'administration
publique avait changé tout à coup tous ses agents et
renouvelé toutes* ses maximes. L'Etat n'avait pas paru
d'abord recevoir de cette immense réforme un grand
choc; mais tous les Français en avaient ressenti une
petite commotion particulière. Chacun s'était trouvé
ébranlé dans sa condition, troublé dans ses habitudes
ou gêné dans son industrie. Un certain ordre régulier
continuait à régner dans les affaires les plus importantes
et les plus générales, que personne ne savait déjà plus
ni à qui obéir, ni à qui s'adresser, ni comment se con-
duire dans les moindres et les particulières qui forment
le train journalier de la vie sociale.


La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de




ET LA RÉVOLUTION. 299


ses parties, un dernier coup put donc la mettre tout


entière en branle et produire l e plus vaste boulever-


sement et la plus effroyable confusion qui furent ja -


mais.






CHAPITRE VIII
COMMENT LA RÉVOLUTION EST SORTIE D ' E L L E - M Ê M E D E C E QUI P R É C È D E .


Je veux, en finissant, rassembler quelques-uns des
traits que j 'a i déjà peints à part, et, de cet ancien régime
dont je viens de faire le portrait, voir la Révolution sortir
comme d'elle-même.


Si l'on considère que c'était parmi nous que le sys-
tème féodal, sans changer ce qui, en lui, pouvait nuire
ou irriter, avait le mieux perdu tout ce qui pouvait
protéger ou servir, on sera moins surpris que la révo-
lution qui devait abolir violemment cette vieille con-
stitution de l'Europe ait éclaté en France plutôt qu'ail-
leurs.


Si l'on fait attention que la noblesse, après avoir
perdu ses anciens droits politiques, et cessé, plus que
cela ne s'était vu en aucun autre pays de l'Europe féo-
dale, d'administrer et de conduire les habitants, avait




302 L ' A N C I E N RÉGIME


néanmoins, non-seulement conservé, mais beaucoup
accru ses immunités pécuniaires et les avantages dont
jouissaient individuellement ses membres ; qu'en deve-
nant une classe subordonnée, elle était restée une classe
privilégiée et fermée : de moins en moins, comme je
l'ai dit ailleurs,.une aristocratie, de plus en plus une
caste : on ne s'étonnera plus que ses privilèges aient paru
si inexplicables et si détestables aux Français, et qu'à
sa vue l'envie démocratique se soit enflammée dans leur
cœur à ce point qu'elle y brûle encore.


Si l'on songe enfin que cette noblesse, séparée des
classes moyennes, qu'elle avait repoussées de son sein,
et du peuple, dont elle avait laissé échapper le cœur,
était entièrement isolée au milieu de la nation, en appa-
rence la tête d'une armée, en réalité un corps d'officiers
sans soldats, on comprendra comment, après avoir été
mille ans debout, elle ait pu être renversée dans l'espace
d'une nuit.


J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du
roi, ayant aboli les libertés provinciales et s'élant sub-
stitué, dans les trois quarts de la France, à tous les pou-
voirs locaux, avait attiré à lui toutes les affaires, les
plus petites aussi bien que les plus grandes; j 'ai montré,
d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire,
Paris s'était rendu le maître du pays dont il n'avait été
jusque-là que la capitale, ou plutôt était devenu alors
lui-même le pays tout entier. Ces deux faits, qui étaient
particuliers à la France, suffiraient seuls au besoin pour
expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond




E T LA R É V O L U T I O N . 505


en comble une monarchie qui avait supporté pendant
tant de siècles de si violents chocs, et qui, la veille de
sa chute, paraissait encore inébranlable à ceux mêmes
qui allaient la renverser.


La France étant l'un des pays de l'Europe où toute
vie politique était depuis le plus longtemps et le plus
complètement éteinte, où les particuliers avaient le mieux
perdu l'usage des affaires, l'habitude de lire dans les
faits, l'expérience des mouvements populaires et presque
la notion du peuple, il est facile d'imaginer comment
tous les Français ont pu tomber à la fois dans une révo-
lution terrible sans la voir, les plus menacés par elle
marchant les premiers et se chargeant d'ouvrir et
d'élargir le chemin qui y conduisait.


Comme il n'existait plus d'institutions libres, par con-
séquent plus de classes politiques, plus de corps politi-
ques vivants, plus de partis organisés et conduits, et
qu'en l'absence de toutes ces forces régulières, la direc-
tion de l'opinion publique, quand l'opinion publique
vint à renaître, échut uniquement à des philosophes, on
dut s'attendre à voir la Révolution conduite moins en
vue de certains faits particuliers que d'après des prin-
cipes abstraits et des théories très-généraies ; on put
augurer qu'au lieu d'attaquer séparément les mauvaises
lois, on s'en prendrait à toutes les lois, et qu'on voudrait
substituer à l'ancienne constitution de la France un
système de gouvernement tout nouveau, que ces écri-
vains avaient conçu.


L'Église se trouvant naturellement mêlée à toutes les




m L ' A N C I E N RÉGIME :


vieilles institutions qu'il s'agissait de détruire, on ne
pouvait douter que cette révolution ne dût ébranler la
religion en même temps qu'elle renverserait le pouvoir
civil ; dès lors il était impossible de dire à quelles témé-
rités inouïes pouvait s'emporter l'esprit des novateurs,
délivrés à la fois de toutes les gênesque la religion,
les coutumes et les lois imposent à l'imagination des
hommes.


Et celui qui eût bien étudié l'état du pays eût aisé-
ment prévu qu'il n'y avait pas de témérité si inouïe qui
ne pût y être tentée, ni de violence qui ne dût y être
soufferte.


« Eh quoi ! s'écrie Burke dans un de ses éloquents
pamphlets, on n'aperçoit pas un homme qui puisse ré-
pondre pour le plus petit district ; bien plus, on n'en
voit pas un qui puisse répondre d'un autre. Chacun est
arrêté dans sa maison sans résistance, qu'il s'agisse de
royalisme, de modérantisme ou de toute autre chose. »
Burke savait mal dans quelles conditions cette monar-
chie qu'il regrettait nous avait laissés à nos nouveaux
maîtres. L'administration de l'ancien régime avait d'a-
vance ôté aux Français la possibilité et l'envie de s'en-
tr'aider. Quand la Révolution survint, on aurait vaine-
ment cherché dans la plus grande partie de la France
dix hommes qui eussent l'habitude d'agir en commun
d'une manière régulière et de veiller eux-mêmes à leur
propre défense ; le pouvoir central seul devait s'en char-
ger, de telle sorte que ce pouvoir central, étant tombé
des mains de l'administration royale dans celles d'une




ET LA RÉVOLUTION 305


assemblée irresponsable et souveraine, et de débonnaire
devenue terrible, ne trouva rien devant lui qui pût l'ar-
rêter, ni même le retarder un moment. La même cause
qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait
rendu tout possible après sa chute.


Jamais la tolérance en fait de religion, la douceur
dans le commandement, l'humanité et même la bien-
veillance, n'avaient été plus prêchées et, il semblait,
mieux admises qu'au dix-huitième siècle; le droit de
guerre, qui est comme le dernier asile de la violence,
s'était lui-même resserré et adouci. Du sein de mœurs
si douces allait cependant sortir la révolution la plus
inhumaine! Et pourtant, tout cet adoucissement des
mœurs n'était pas un faux semblant ; car, dès que la
fureur de la Révolution se fut amortie, on vit cette même
douceur se répandre aussitôt dans toutes les lois et péné-
trer dans toutes les habitudes politiques.


Le contraste entre la bénignité des théories et la vio-
lence des actes, qui a été l'un des caractères les plus
étranges de la révolution française, ne surprendra per-
sonne si l'on fait attention que celte révolution a été pré-
parée par les classes les plus civilisées de la nation, et
exécutée par les plus incultes et les plus rudes. Les
hommes des premières n'ayant aucun lien préexistant
entre eux, nul usage de s'entendre, aucune prise sur le
peuple, celui-ci devint presque aussitôt le pouvoir diri-
geant dès que les anciens pouvoirs furent détruits. Là
où il ne gouverna pas par lui-même, il donna du moins
son esprit au gouvernement; et si, d'un autre côté, on




3 0 6 L 'ANCIEN RÉGIME


songe à la manière dont ce peuple avait vécu sous l'an-
cien régime, on n'aura pas de peine à imaginer ce qu'il
allait être.


Les particularités mêmes de sa condition lui avaient
donné plusieurs vertus rares. Affranchi de bonne heure
et depuis longtemps propriétaire d'une partie du sol,
isolé plutôt que dépendant, il se montrait tempérant et
fier : il était rompu à la peine, indifférent aux délica-
tesses de la vie, résigné dans les plus grands maux,
ferme au péril : race simple et virile qui va remplir
ces puissantes armées sous l'effort desquelles l'Europe
ploiera. Mais la même cause en faisait un dangereux
maître. Comme il avait porté presque seul depuis des
siècles tout le faix des abus, qu'il avait vécu à l'écart, se
nourrissant en silence de ses préjugés, de ses jalousies
et de ses haines, il s'était endurci par ces rigueurs de sa
destinée, et il était devenu capable à la fois de tout endu-
rer et de tout faire souffrir.


C'est dans cet état que, mettant la main sur le gouver-
nement, il entreprit d'achever lui-même l'œuvre de la
Révolution. Les livres avaient fourni la théorie; il se
chargea de la pratique, et il ajusta les idées des écrivains
à ses propres fureurs.


Ceux qui ont étudié attentivement, enlisant ce livre,
la France au dix-huitième siècle, ont pu voir naître et se
développer dans son sein deux passions principales, qui
n'ont point été contemporaines et n'ont pas toujours
tendu au même but.


L'une, plus profonde et venant de plus loin, est la




ET LA R É V O L U T I O N . 307


haine violente et inextinguible de l'inégalité. Celle-ci
était née et s'était nourrie de la vue de cette inégalité
même, et elle poussait depuis longtemps les Français,
avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire
jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des
institutions du moyen-âge, et, le terrain vidé, à y bâtir
une société où les hommes fussent aussi semblables
et les conditions aussi égales que l'humanité le corn-
porte.


L'autre, plus récente et moins enracinée, les portait
à vouloir vivre non-seulement égaux, mais libres.


Vers la fin de l'ancien régime, ces deux passions sont
aussi sincères et paraissent aussi vives l'une que l'autre.
A l'entrée de la Révolution, elles se rencontrent; elles
se mêlent alors et se confondent un moment, s'échauf-
fent l'une l'autre dans le contact, et enflamment enfin à
la fois tout le cœur de la France. C'est 89, temps d'inex-
périence sans doute, mais de générosité, d'enthou-
siasme, de virilité et de grandeur : temps d'immortelle
mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration et
avec respect les regards des hommes, quand ceux qui
l'ont vu et nous-mêmes auront disparu depuis long-
temps. Alors les Français furent assez fiers de leur
cause et d'eux-mêmes pour croire qu'ils pouvaient être
égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démo-
cratiques, ils placèrent donc partout des institutions
libres. Non-seulement ils réduisirent en poussière celte
législation surannée qui divisait les hommes en castes,
en corporations, en classes, et rendaient leurs droits


- 21




308 L'ANCIEN RÉGIME


plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisè-
rent d'un seul coup ces autres lois, œuvres plus récentes
du pouvoir royal, qui avaient ôté à la nation la libre
jouissance d'elle-même, et avaient placé à côté de chaque
Français le gouvernement, pour être son précepteur, son
tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le gouverne-
ment absolu, la centralisation tomba.


Mais, quand cette génération vigoureuse, qui avait
commencé la Révolution, eut été détruite ou énervée,
ainsi que cela arrive d'ordinaire à toute génération qui
entame de telles entreprises; lorsque, suivant le cours
naturel des événements de cette espèce, l'amour de la
liberté se fut découragé et alangui au milieu de l'anar-
chie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue
commença à chercher comme à tâtons son maître, le
gouvernement absolu trouva pour renaître et se fonder
des facilités prodigieuses, que découvrit sans peine le
génie de celui qui allait être tout à la fois le continua-
teur de la Révolution et son destructeur.


L'ancien régime avait contenu, en effet, tout un en-
semble d'institutions de date moderne, qui , n'étant
point hostiles à l'égalité, pouvaient facilement prendre
place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient
au despotisme des facilités singulières. On les rechercha
au milieu des débris de toutes les autres, et on les re-
trouva . Ces institutions avaient fait naître jadis des habi-
tudes, des passions, des idées qui tendaient à tenir les
hommes divisés et obéissants; on raviva celles-ci et on
s'en aida. On ressaisit la centralisation dans ses ruines




ET LA RÉVOLUTION. 309


et on la restaura; et comme, en même temps qu'elle se
relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter restait
détruit, des entrailles mêmes d'une nation qui venait de
renverser la'royauté, on vit sortir tout à coup un pou-
voir plus étendu, plus détaillé, plus absolu que celui qui
avait été exercé par aucun de nos rois. L'entreprise pa-
rut d'une témérité extraordinaire et son succès inouï,
parce qu'on ne pensait qu'à ce qu'on voyait, et qu'on
oubliait ce qu'on avait vu. Le dominateur tomba, mais
ce qu'il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta
debout; son gouvernement mort, son administration
continua de vivre, et, toutes les fois qu'on a voulu de-
puis abattre le pouvoir absolu, on s'est borné à placer la
tête de la Liberté sur un corps servile.


À plusieurs reprises, depuis que la Révolution a com-
mencé jusqu'à nos jours, on voit la passion de la liberté
s'éteindre, puis renaître, puis s'éteindre encore, et puis
encore renaître; ainsi fera-t-elle longtemps, toujours
inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager, à ef-
frayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant
ce même temps, la passion pour l'égalité occupe tou-
jours le fond .des cœurs dont elle s'est emparée la pre-
mière; elle s'y relient aux sentiments qui nous sont le
plus chers ; tandis que l'une change sans cesse d'aspect,
diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les évé-
nements, l'autre est toujours la "même, toujours attachée
au même but avec la même ardeur obstinée et souvent
aveugle, prête à tout sacrifier à ceux qui lui permettent
de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui veut la




310 L ' A N C I E N RÉGIME


favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois
dont le despotisme a besoin pour régner.


La Révolution française ne sera que ténèbres pour
ceux qui ne voudront regarder qu'elle; c'est dans les
temps qui la précèdent qu'il faut chercher la seule lu-
mière qui puisse l'éclairer. Sans une vue nette de l'an-
cienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés,
de ses misères, de sa grandeur, on ne comprendra ja-
mais ce qu'ont fait les Français pendant le cours des
soixante années qui ont suivi sa chute; mais cette vue
ne suffirait pas encore si l'on ne pénétrait jusqu'au natu-
rel même de notre nation.


Quand je considère cette nation en elle-même, je la
trouve plus extraordinaire qu'aucun des événements de
son histoire. En a-t-il jamais paru sur la terre une seule
qui fût si remplie de contrastes et si extrême dans cha-
cun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins
par des principes; faisant ainsi toujours plus mal ou
mieux qu'on ne s'y attendait, tantôt au-dessous du ni-
veau commun de l'humanité, tantôt fort au-dessus; un
peuple tellement inaltérable dans ses principaux in-
stincts, qu'on le reconnaît encore dans des portraits qui
ont été faits de lui il y a deux ou trois mille ans, et, en
même temps, tellement mobile dans ses pensées journa-
lières et dans ses goûts, qu'il finit par se devenir un
spectacle inattendu à lui-même, et demeure souvent
aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu'il vient
de faire; le plus casanier et le plus routinier de tous
quand on l'abandonne à lui-même, et, lorsqu'une fois




E T LA R É V O L U T I O N . 5 | -


Oli ïa arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes,
prêt à pousser jusqu'au bout du monde et à tout oser;
indocile par tempérament, et s'accommodant mieux
toutefois de l'empire arbitraire et même violent d'un
prince que du gouvernement régulier et libre des prin-
cipaux citoyens ; aujourd'hui l'ennemi déclaré de toute
obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion
que les nations les mieux douées pour la servitude ne
peuvent atteindre; conduit par un fil tant que personne
ne résiste, ingouvernable dès que l'exemple de la résis-
tance est donné quelque part; trompant toujours ainsi
ses maîtres, qui le craignent ou trop ou trop peu ; ja-
mais si libre qu'il faille désespérer de l'asservir, ni si
asservi qu'il ne puisse encore briser le joug ; apte à tout,
mais n'excellant que dans la guerre; adorateur du ha-
sard, de la force, du succès, de l'éclat et du bruit, plus
que de la vraie gloire ; plus capable d'héroïsme que de
vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir
d'immenses desseins plutôt qu'à parachever de grandes
entreprises ; la plus brillante et la plus dangereuse des
nations de l'Europe, et la mieux faite pour y devenir
tour à tour un objet d'admiration, de haine, de pitié, de
terreur, mais jamais d'indifférence?


Elle seule pouvait donner naissance à une révolution
si soudaine, si radicale, si impétueuse dans son cours,
et pourtant si pleine de retours, de faits contradictoires
et d'exemples contraires. Sans les raisons que j 'ai ditçs,
les Français ne l'eussent jamais faite • mais il faut recc
naître que tontes ces raisons ensemble n'auraient pas




312 L ' A N C I E N RÉGIME ET LA R É V O L U T I O N . -


réussi pour expliquer une révolution pareille ailleurs
••m'en France.


Me voici parvenu jusqu'au seuil de cette révolution
mémorable; cette fois, je n'y entrerai point : bientôt
peut-être pourrai-je le faire. Je ne la considérerai plus
alors dans ses causes, je l'examinerai en elle-même, et
j 'oserai enfin juger la société qui en est sortie.




A P P E N D I C E


DES P A Ï S D ' É T A T S , E T E S P A R T I C U L I E R DU L A N G U E D O C .


Mon intention n'est point de rechercher ici avec dé-
tail comment les choses se passaient dans chacun des
pays d'Etals qui existaient encore à l'époque de la Révo-
lution.


Je veux seulement en indiquer le nombre, faire
connaître ceux dans lesquels la vie locale était encore
active, montrer dans quels rapports ils vivaient avec
l'administration royale, de quel côté ils sortaient des
règles communes que j 'ai précédemment exposées, par
où ils y rentraient, et enfin faire voir, par l'exemple
de l'un d'entre eux, ce qu'ils auraient pu aisément de-
venir tous.


Il avait existé des États dans l a plupart des provinces
de France, c'est-à-dire que chacune d'elles avait été




314 L ' A N C I E N R É G I M E


administrée sous le gouvernement du roi par les gens
des trois États, comme on disait alors : ce qui doit s'en-
tendre d'une assemblée composée de représenlants du
clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie. Celte consti-
tution provinciale, comme les autres institutions poli-
tiques du moyen-âge, se retrouvait avec les mêmes
traits dans presque toutes les parties civilisées de l'Eu-
rope, dans toutes celles du moins où les mœurs et les
idées germaniques avaient pénétré. Il y a beaucoup de
provinces d'Allemagne où les Etats ont subsisté jusqu'à
la Révolution française ; là où ils étaient détruils, ils
n'avaient disparu que dans le cours des dix-septième et
dix-huitième siècles. Partout, depuis deux siècles, les
princes leur avaient fait une guerre tantôt sourde, tan-
tôt ouverte, mais non interrompue. Nulle part ils n'a-
vaient cherché à améliorer l'institution suivant les pro-
grès du temps, mais seulement à la détruire ou à la
déformer quand l'occasion s'en était offerte et qu'ils n'a-
vaient pu faire pis.


t En France, en 1789, il ne se rencontrait plus d'États
que dans cinq provinces d'une certaine étendue et dans
quelques petits districts insignifiants. La liberté pro-
vinciale n'existait plus, à vrai dire, que dans deux, la
Bretagne et le Languedoc; partout ailleurs, l'institution
avait entièrement perdu sa virilité et n'était qu'une vaine
apparence.


Je mettrai à'paît le Languedoc et j 'en ferai ici l'objet
d'un examen particulier.


Le Languedoc était le plus vaste el le plus peuplé de




E T L A R É V O L U T I O N . 5 1 5


lous les pays d'Élats; il contenait plus do deux mille
communes, ou, comme on disait alors, de communautés,
et comptait près de deux millions d'habitants. Il était,
de plus, le mieux ordonné et le plus prospère de tous
ces pays, comme le plus grand. Le Languedoc est donc
bien choisi pour faire voir ce que pouvait être la liberté
provinciale sous l'ancien régime, et à q u e l point, d a n s
les contrées mêmes où elle paraissait la plus forte, on
l'avait subordonnée au pouvoir royal.


En Languedoc, les Etats ne pouvaient s'assembler que
sur un ordre exprès du roi et après une lettre de con-
vocation adressée par lui individuellement chaque année
à tous les membres qui devaient les composer; ce qui
fit dire à un frondeur du temps : « Des trois corps qui
composent nos États, l 'un, le clergé, est à la nomination
du roi, puisque celui-ci nomme aux évêchés et aux bé-
néfices, et les deux autres sont censés y être, puisqu'un
ordre de la cour peut empêcher tel membre qu'il lui
plaît d'y assister, sans que pour cela on ait besoin de
l'exiler ou de lui faire son procès. Il suffit de ne point le
convoquer. »


Les États devaient non-seulement se réunir, mais se
séparer à certains jours indiqués par le roi. La durée
ordinaire de leur session avait été fixée à quarante jours
par un arrêt du conseil. Le roi était représenté dans
l'assemblée par des commissaires qui y avaient toujours
entrée quand ils le demandaient, et qui étaient chargés
d'y exposer les volontés du gouvernement. Us étaient,
de plus, étroitement tenus en tutelle. Ils ne pouvaient




316 L ' A N C I E N RÉGIME


prendre une résolution de quelque, importance, arrêter
une mesure financière quelconque, sans que leur déli-
bération fût approuvée par un arrêt du conseil ; pour un
impôt, un emprunt, un procès, ils avaient besoin de la
permission expresse du roi. Tous leurs règlements gé-
néraux, jusqu'à celui qui concernait la tenue de leurs
séances, devaient être autorisés avant d'être mis en vi-
gueur. L'ensemble de leurs receltes et de leurs dépenses,
leur budget, comme on l'appellerait aujourd'hui, était
soumis chaque année au même contrôle.


Le pouvoir central exerçait, d'ailleurs, dans le Lan-
guedoc, les mêmes droits politiques qui lui étaient re-
connus partout ailleurs; les lois qu'il lui convenait de
promulguer, les règlements généraux qu'il faisait sans
cesse, les mesures générales qu'il prenait, étaient appli-
cables là comme dans les pays d'élection. Il y exerçait
de même toutes les fonctions naturelles du gouverne-
ment; il y avait la même police et les mêmes agents; il
y créait de temps en temps, comme partout, une multi-
tude de nouveaux fonctionnaires dont la province avait
été obligée de racheter chèrement les offices.


Le Languedoc était gouverné, comme les autres pro-
vinces, par un intendant. Cet intendant avait, dans
chaque district, des subdélégués qui correspondaient
avec les chefs des communautés et les dirigeaient. L'in-
tendant y exerçait la tutelle administrative, absolument
comme dans les pays d'élection. Le moindre village
perdu dans les gorges des Cévennes ne pouvait faire la
plus petite dépense sans y avoir été autorisé de Paris




ET LA R É V O L U T I O N . 317


par un arrêt du conseil du roi. Celte partie de la jus-
tice qu'on nomme aujourd'hui le contentieux adminis-
tratif, n'y était pas moins étendue que dans le reste de
la France; elle l'y était même davantage. L'intendant dé-
cidait en premier ressort toutes les questions de voirie;
jl jugeait tous les procès en matière de chemins, et, en
général, il prononçait sur toutes les affaires dans les-
quelles le gouvernement était ou se croyait intéressé.
Celui-ci n'y couvrait pas moins qu'ailleurs tous ses agents
contre les poursuites indiscrètes des citoyens vexés par
eux.


Qu'avait donc le Languedoc de particulier qui le dis-
tinguât des autres provinces et qui en fit pour celles-ci
un sujet d'envie? Trois choses qui suffisaient pour le
rendre entièrement différent du reste de la France :


l° t lne assemblée composée d'hommes considérables,
accréditée dans la population, respectée par le pouvoir
royal, dont aucun fonctionnaire du gouvernement cen-
tral, ou, suivant la langue d'alors, aucun officier du roi
ne pouvait faire partie, et où l'on discutait chaque année
librement et sérieusement les intérêts particuliers de la
province. Il suffisait que l'administration royale se trou-
vât placée à côté de ce foyer de lumières pour qu'elle
exerçât ses privilèges tout autrement, et que, avec les
mêmes agents et les mêmes intérêts, elle ne ressemblât
point à ce qu'elle était partout ailleurs.


2° Il y avait dans le Languedoc beaucoup de travaux
publics qui étaient exécutés aux dépens du roi et par
ses'agents ; il y en avait d'autres où le gouvernement




518 L 'ANCIEN RÉGIME


central fournissait une portion des fonds et dont il diri-
geait en grande partie l'exécution; mais le plus grand
nombre étaient exécutés aux seuls frais de la province.
Une fois que le roi avait approuvé le dessein et autorisé
la dépense de ceux-là, ils étaient exécutés par des fonc-
tionnaires que les États avaient choisis, et sous l'inspec-
tion de commissaires pris dans leur sein.


5° Enfin la province avait le droit de lever elle-même,
et suivant la méthode qu'elle préférait, une partie des
impôts royaux et tous ceux qu'on lui permettait d'éta-
blir pour subvenir à ses propres besoins.


Nous allons voir le parti que le Languedoc a su tirer
de ces privilèges. Cela mérite la peine d'être regardé de
près.


Ce qui frappe le plus dans les pays d'élection, c'est
l'absence presque absolue de charges locales; les im-
pôts généraux sont souvent oppressifs, mais la pro-
vince ne dépense presque rien pour elle-même. Dans
le Languedoc, au contraire, la somme que coûtent
annuellement à la province les travaux publics est
énorme: en 1780, elle dépassait 2 millions de livres
chaque année.


Le gouvernement central s'émeut parfois à la vue
d'une si grande dépense; il craint que la province,
épuisée par un tel effort, ne puisse acquitter la part
d'impôts qui lui revenait à lui-même; il reproche aux
Etats de ne point se modérer. J'ai lu un Mémoire dans
lequel l'assemblée répondait à ces critiques. Ce que je
vais en extraire textuellement peindra mieux que tout :




ET LA R É V O L U T I O N . 319


ce que je pourrais dire l'espril dont ce petit gouverne-
ment était animé.


On reconnaît dans ce Mémoire qu'en effet la province
a entrepris et continue d'immenses travaux ; mais, loin
de s'en excuser, on annonce que, si le roi ne s'y oppose
pas, elle entrera de plus en plus dans cette voie. Elle a
déjà amélioré ou redressé le cours des principales ri-
vières qui traversent son territoire, et s'occupe d'ajou-
ter au canal de Languedoc, creusé sous Louis XIV ét
qui est insuffisant, des prolongements qui, à travers le
bas Langupdoc, doivent conduire, par Cette et Agde,
jusqu'au Rhône. Elle a rendu praticable au commerce
le port de Cette et l'entretient à grands frais. Toutes
ces dépenses, fait-011 remarquer, ont un caractère plus
national que provincial ; néanmoins, la province, qui
en profite plus qu'aucune autre, s'en est chargée. Elle
est également en train de dessécher et de rendre à l'agri-
culture les marais d'Âigues-Mortes. Mais c'est surtout
des chemins qu'elle a voulu s'occuper : elle a ouvert
ou mis en bon état tous ceux qui la traversent pour con-
duire dans le reste du royaume; ceux mêmes qui ne
font communiquer entre elles que les villes et les bourgs
du Languedoc, ont été réparés. Tous ces différents che-
mins sont excellents, même en hiver, et font un parfait
contraste avec les chemins durs, raboteux et mal en-
tretenus, qu'on trouve dans la plupart des provinces
voisines, le Dauphiné, le Quercy, la généralité de Bor-
deaux (pays d'élection, est-il remarqué). Elle s'en rap-
porte sur ce point à l'opinion du commerce et des




320 L ' A N C I E N R É G I M E


voyageurs; et elle n'a pas tort, car Arthur Young, par-
courant le pays dix ans après, met sur ses notes : « Lan-
guedoc, pays d'Étals; bonnes routes, faites sans cor-
vées. »


Si le roi veut bien le permettre, continue le Mémoire,
les États n'en resteront pas là ; ils entreprendront d'a-
méliorer les chemins des communautés (chemins vici-
naux), qui ne sont pas moins intéressants que les au-
tres. «Car, si les denrées, remarque-t-on, ne peuvent
sortir des greniers du propriétaire pour aller au mar-


c h é , qu'importe qu'elles puissent être transportées au
J o i n ? — « L a doctrine des États en matière de travaux
publics, a toujours été, ajoute-t-on encore, que ce n'est
pas à la grandeur des travaux, mais à leur utilité, qu'on
doit regarder.» Des rivières, des canaux, des chemins
qui donnent à tous les produits du sol et de l'industrie
de la valeur, en permettant de les transporter, en tout
temps et à peu de frais, partout où il en est besoin, et
au moyen desquels le commerce peut percer toutes les
-parties de la province, enrichissent le pays, quoi qu'ils
lui coûtent. De plus, de paveils travaux entrepris à la
fois avec mesure dans différentes parties du territoire,
d'une façon à peu près égale, soutiennent partout le
prix des salaires et viennent au secours des pauvres.
« Le roi n'a pas besoin d'établir à ses frais dans le Lan-
guedoc des ateliers de charité, comme il l'a fait dans
le reste de la France, dit en terminant la province avec
quelque orgueil. Nous ne réclamons point cette faveur;
les travaux d'utilité que nous entreprenons nous-mêmes




ET LA R É V O L U T I O N . 321
chaque année en tiennent lieu, etdonnent à tout le monde
un travail productif. »


Plus j'étudie les règlements généraux établis avec la
permission du roi, mais d'ordinaire sans son initiative,
par les Étals du Languedoc, dans cette portion de l'admi-
nistration publique qu'on leur laissait, plus j 'admire la
sagesse, l'équité et la douceur qui s'y montrent; plus
les procédés du gouvernement local me semblent supé-
rieurs à tout ce que je viens de voir dans les pays que le
roi administrait seul.


La province est divisée en communautés (villes ou vil-
lages), en districts administratifs qui se nomment dio-
cèses, enfin, en trois grands départements qui s'appellent
sénéchaussées. Chacune de ces parties a une représenta-
tion distincte et un petit gouvernement à part, qui se
meut sous la direction, soit des États, soit du roi. S'agit-
il de travaux publics qui aient pour objet l'intérêt d'un
de ces petits corps politiques : ce n'est que sur la de-
mande de celui-ci qu'ils sont entrepris. Si le travail
d'une communauté peut avoir de l'utilité pour le diocèse,
celui-ci doit concourir dans une certaine mesure à la
dépense. Si la sénéchaussée est intéressée, elle doit à
son tour fournir un secours. Le diocèse, la sénéchaus-
sée, la province, doivent enfin venir en aide à la com-
munauté, quand même il ne s'agit que de l'intérêt parti-
culier de celle-ci, pourvu que le travail lui soit nécessaire
et excède ses forces; car, disent sans cesse les États,
« le principe fondamental de notre constitution, c'est
que toutes les parties du Languedoc sont entièrement




¿22 L 'ANCIEN R É G I M E
solidaires les unes des autres et doivent toutes successi-
vement s'enlr'aider. »


Les travaux qu'exécute la province doivent être pré-
parés de longue main et soumis d'abord à l'examen de
tous les corps secondaires qui doivent y concourir; ils
ne peuvent être exécutés qu'à prix d'argent : la corvée
est inconnue. J'ai dit que, dans les pays d'élection, les
terrains pris aux propriétaires pour services publics
étaient toujours mal ou tardivement payés, et que sou-
vent ils ne l'étaient point. C'est une des grandes plaintes
qu'élevèrent les assemblées provinciales lorsqu'on les
réunit en 1787. J'en ai vu qui faisaient remarquer qu'on
leur avait même ôté la faculté d'acquitter les dettes con-
tractées de celte manière, parce qu'on avait détruit ou
dénaturé l'objet à acquérir avant qu'on l'estimât. En
Languedoc, chaque parcelle de terrain prise au proprié-
taire doit être soigneusement évaluée avant le commen-
cement des travaux et payée dans la première année de
l'exécutwn.


Le règlement des États relatif aux différents travaux
publics, dont j'extrais ces détails, parut si bien fait au
gouvernement central, que, sans l'imiter, il l'admira.
Le conseil du roi, après avoir autorisé sa mise en vi-
gueur, le fit reproduire à l'imprimerie royale, et or-
donna qu'on le transmît comme pièce à consulter à tous
les intendants.


Ce que j 'a i dit des travaux publics est à plus forte rai-
son applicable à cette autre portion, non moins impor-
tante, de l'administration provinciale qui se rapportait à




E T L A R É V O L U T I O N ' . 5 : 3


la levée des laxes. C'est là surtout qu'après avoir passé
du royaume à la province, on a peine à croire qu'on soit
encore dans le même empire.


J'ai eu occasion de dire ailleurs comment les procédés
qu'on suivait en Languedoc, pour asseoir et percevoir les
tailles, étaient en parlie ceux que nous suivons nous-mê-
mes aujourd'hui pour la levée des impôts. Je n'y revien-
drai pas ici ; j'ajouterai seulement que la province goûtait
si bien en celle matière la supériorité de ses méthodes,
que, toutes les fois que le roi créa de nouvelles taxes,
les États n'hésilèrent jamais à acheter très-cher le droit
de les lever à leur manière et par leurs seuls agents.


Malgré toutes les dépenses que j ' a i successivement
énumérées, les affaires du Languedoc étaient néanmoins
en si bon ordre, et son crédit si bien établi, que le gou-
vernement central y avait souvent recours et empruntait,
au nom de la province, un argent qu'on ne lui aurait
pas prêté à de si bonnes conditions à lui-même. Je
trouve que le Languedoc a emprunté, sous sa propre
garantie, mais pour le compte du roi, dans les derniers
temps, 73 millions 200,000 livres.


Le gouvernement et ses ministres voyaient cependant
d'un fort mauvais œil ces libertés particulières. Riche-
lieu les mutila d'abord, puis les abolit. Le mou et fai-
néani Louis XIII, qui n'aimait rien, les détestait; il avait
dans une telle horreur tous les privilèges de provinces,
ditBoulainvilliers, que sa colère s'allumait rien que d'en
entendre prononcer le nom. On ne sait jamais toute
l'énergie qu'ont les âmes faibles pour haïr ce qui les


iv. 22




324. L'ANCIEN RÉGIME


oblige à faire un effort. Tout ce qui leur reste de virilité
est employé là, et elles se montrent presque toujours
fortes en cet endroit, fussent-elles débiles dans tous les
autres. Le bonheur voulut que l'ancienne constitution du
Languedoc fût rétablie durant l'enfance de Louis XIV.
Celui-ci, la regardant comme son ouvrage, la respecta.
Louis XV en suspendit l'application pendant deux ans,
mais ensuite il la laissa renaître.


La création des offices municipaux lui fit courir des
périls moins directs, mais non moins grands; celte dé-
testable institution n'avait pas seulement pour effet de dé-
truirela constitution des villes,elle tendait encore à déna-
turer celle des provinces. Je ne sais si les députés du tiers-
état dans les assemblées provinciales avaient jamais été
élus pour l'occasion, mais depuis longtemps ils ne l'étaient
plus ; les officiers municipaux des villes y étaient de droit
les seuls représentants de la bourgeoisie et du peuple.


Cette absence d'un mandat spécial et donné en vue
des intérêts du moment se fit peu remarquer tant que
les villes élurent elles-mêmes librement, par vote uni-
versel et le plus souvent pour un temps très-court, leurs
magistrats. Le maire, le consul ou le syndic représen-
tait aussi fidèlement alors dans le sein des États les volon-
tés de la population au nom de laquelle il parlait que s'il
avait été choisi tout exprès par elle. On comprend qu'il
n'en était pas de même de celui qui avait acquis par son
argent le droit d'administrer ses concitoyens. Celui-ci
ne représentait rien que lui-même, ou tout au plus les
petits intérêts ou les petites passions de sa coterie. Ce-




ET LA R É V O L U T I O N . 3 2 5


pendant on maintint à ce magistrat adjudicataire de ses
pouvoirs le profit qu'avaient possédé les magistrats élus.
€ela changea sur-le-champ tout le caractère de l'institu-
tion. La noblesse et le clergé, au lieu d'avoir à côté d'eux
et en face d'eux dans l'assemblée provinciale les repré-
sentants du peuple, n'y trouvèrent que quelques bour-
geois isolés, timides et impuissants, et le tiers-état devint
de plus en plus subordonné dans le gouvernement au
moment même où il devenait chaque jour plus riche et
plus fort dans la société. Il n'en fut pas ainsi pour le
Languedoc, la province ayant toujours pris soin de rache-
ter au roi les offices à mesure que celui-ci les établissait.
L'emprunt contracté par elle pour cet objet dans la seule
année de 1773 s'éleva à plus de 4 millions de livres.


D'autres causes plus puissantes avaient contribué à
faire pénétrer l'esprit nouveau dans ces vieilles institu-
tions et donnaient aux États du Languedoc une supério-
rité incontestée sur tous les autres.


Dans cette province, comme dans une grande partie
du Midi, la taille était réelle et non personnelle, c'est-à-
dire qu'elle se réglait sur la valeur de la propriété et
non sur la condition du propriétaire. Il y avait, il est
vraî, certaines terres qui jouissaient du privilège de ne
point la payer. Ces terres avaient été autrefois celles de
la noblesse ; mais, par le progrès du temps et de l'in-
dustrie, il était arrivé qu'une partie de ces biens était
tombée dans les mains des roturiers ; d'une autre part,
les nobles étaient devenus propriétaires de beaucoup de
biens sujets à la taille. Le privilège, transporté ainsi des




523 L ' A N C I E N REGIME


personnes aux choses était plus absurde sans doute, mais
il était bien moins senti, parce que, gênant encore, il
n'humiliait plus. N'étant plus lié d'une manière indisso-
luble à l'idée de classes, ne créant pour aucune d'elles
d'intérêts absolument étrangers ou contraires à ceux des
autres, il ne s'opposait plus à ce que toutes s'occupassent
ensemble du gouvernement. Plus que partout ailleurs,
en Languedoc, elles s'y mêlaient en effet et s'y trou-
vaient sur le pied de la plus parfaite égalité.


En Bretagne, les gentilshommes avaient le droit de
paraître tous individuellement aux Etats, ce qui souvent
lit de ces derniers des espèces de diètes polonaises. En
Languedoc, les nobles ne figuraient aux États que par
représentants; vingt-trois d'entre eux y tenaient la place
de tous les autres. Le clergé y paraissait dans la personne
des vingt-trois évêques de la province, et, ce qu'on doit
surtout remarquer, les villes y avaient autant de voix
que les deux premiers ordres.


Comme l'assemblée était unique et qu'on n'y délibé-
rait pas par ordre, mais par tête, le tiers-état y acquit
naturellement une grande importance; peu à peu il fit
pénétrer son esprit particulier dans tout le corps. Bien
plus, les trois magistrats qui, sous le nom de syndics
généraux, étaient chargés, au nom des États, de la con-
duite ordinaire des affaires, étaient toujours des hom-
mes de loi, c'est-à-dire des roturiers. La noblesse, assez
forte pour maintenir son rang, ne l'était plus assez pour
régner seule. De son côté, le clergé, quoique composé
en grande partie de gentilshommes, y vécut en parfaite




ET LA. R É V O L U T I O N . 527


F I N D E L ' A N C I E N n É - G l H E E T LA Fi É V O L U T I O N


intelligence avec le tiers; il s'associa avec ardeur à la
plupart de ses projets, travailla de concert avec lui à ac-
croître la prospérité matérielle de tous les citoyens et à
favoriser leur commerce et leur industrie, mettant ainsi
souvent à son service sa grande connaissance des hommes
et sa rare dextérité dans le maniement des affaires. C'é-
tait presque toujours un ecclésiastique qu'on choisissait
pouraller débattre à Versailles, avec les ministres, les ques-
tions litigieuses qui mettaient en conflit l'autorité royale
et les États. On peut dire que, pendant tout le dernier
siècle, le Languedoc a été administré par des bourgeois,
que contrôlaient des nobles et qu'aidaient des évoques.


Grâce à celte constitution particulière du Languedoc,
l'esprit des temps nouveaux put pénétrer paisiblement
dans cette vieille institution et y tout modifier sans y rien
détruire. 4


Il eût pu en être ainsi partout ailleurs. Une partie de
la persévérance et de l'effort que les princes ont mis à
abolir ou à déformer les États provinciaux aurait suffi
pour les perfectionner de cette façon et pour les adapter
tous aux nécessités de la civilisation moderne, si ces prin-
ces avaient jamais voulu autre chose que devenir et
rester les maîtres.






NOTES


Page 22 , ligne i.


Puissance du droit romain en Allemagne. — Manière dont il avait
remplacé le droit germanique.


A la fin du moyen-âge, le droit romain devint la prin-
cipale et presque la seule étude des légistes allemands ; la
plupart d'entre eux, à cette époque, faisaient même leur
éducation hors d'Allemagne, dans les universités d'Italie.
Ces légistes, qui n'étaient pas les maîtres de la société poli-
tique, mais qui étaient chargés d'expliquer et d'appliquer
ses lois, s'ils ne purent abolir le droit germanique, le défor-
mèrent du moins de manière à le faire entrer de force dans
le cadre du droit romain. Ils appliquèrent les lois romaines
à tout ce qui semblait, dans les institutions germaniques,
avoir quelque analogie éloignée avec la législation de Jus-
tinien; ils introduisirent ainsi un nouvel esprit, de nou-
veaux usages dans la législation nationale; elle fut peu à




550 - N O T E S .


peu transformée de telle façon qu'elle devint méconnais-
sable, et qu'au dis-septième siècle, par exemple, on ne la
connaissait pour ainsi dire plus. Elle était remplacée par
un je ne sais quoi qui était encore germanique par le nom
et romain par le fait.


J'ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beau-
coup des conditions de l'ancienne société germanique s'em-
pirèrent, notamment celle des paysans ; plusieurs de ceux
qui étaient parvenus à garder jusque-là tout ou partie de
leurs libertés ou de leurs possessions les perdirent alors par
des assimilations savantes à la condition des esclaves ou des
emphytéotes romains.


Cette transformation graduelle du droit national, et les
efforts inutiles qui furent faits pour s'y opposer, se voient
bien dans l'histoire du Wurtemberg.


Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jus-
qu'à la création du duché,-en 1495, la législation est en-
tièrement indigène ; elle se compose de coutumes, de lois
locales faites par les villes ou par les cours des seigneurs,
de statuts promulgués par les États; les choses ecclésias-
tiques seules sont réglées par un droit étranger, le droit
canonique.


A partir de 1495, le caractère de la législation change :
le droit romain commence à pénétrer; les docteurs, comme
on les appelait, ceux qui avaient étudié le droit dans les
écoles étrangères, entrent dans le gouvernement et s'em-
parent de la direction des hautes cours. Pendant tout le
commencement du quinzième siècle et jusqu'au milieu, on
voit la société politique soutenir contre eux la même lutte
qui avait lieu à cette même époque en Angleterre, mais
avec un tout autre succès. Dans la diète de Tubingue, en
1514, et dans celles qui lui succèdent, les représentants
de la féodalité et les députés de villes font toutes sortes de
représentations contre ce qui se passe ; ils attaquent les




N O T E S . 551


légistes, qui font irruption dans toutes les cours et changent
l'esprit ou la lettre de toutes les coutumes et de toutes
les lois. L'avantage paraît d'abord être de leur côte ; ils
obtiennent du gouvernement la promesse qu'on placera
désormais dans les hautes cours des personnes honorables
et éclairées, prises dans la noblesse et dans les États du
duché, et pas de docteurs, et qu'une commission, com-
posée d'agents du gouvernement et de représentants des
Etats, dressera le projet d'un code qui puisse servir de règle
dans tout le pays. Efforts inutiles ! Le droit romain finit
bientôt par chasser entièrement le droit national d'une
grande partie de la législation, et par planter ses racines
jusque sur le terrain même où il laisse cette législation
subsister.


Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est
attribué par plusieurs historiens allemands à deux causes :
1° au mouvement qui entraînait alors tous les esprits vers
les langues et les littératures de l'antiquité, ainsi qu'au
mépris que cela faisait concevoir pour les produits intel-
lectuels du génie national ; 2° à l'idée, qui avait toujours
préoccupé tout le moyen-âge allemand et qui se fait jour
même dans la législation de ce temps, que le saint-empire
est la continuation de l'empire romain, et que la législation
de celui-ci est un héritage de celui-là.


Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre
que ce même droit se soit, à la même époque, introduit
sur tout le continent de l'Europe à la fois. Je crois que
cela vint de ce que, dans le même temps, le pouvoir absolu
des princes s'établissait solidement partout sur les ruines
des vieilles libertés de l'Europe, et de ce que le droit ro-
main, droit de servitude, entrait merveilleusement dans
leurs vues.


Le droit romain, qui a perfectionné partout la société ci-
vile, partout a tendu à dégrader la société politique, parce




352 NOTES.


qu'il a été principalement l'œuvre d'un peuple très-civilisé
et trcs-asservi. Les rois l'adoptèrent donc avec ardeur, et
l'établirent partout où ils furent les maîtres. Les interprètes
de ce droit devinrent dans toute l'Europe leurs ministres
ou leurs principaux agents. Les légistes leur fournirent au
besoin l'appui du droit contre le droit même. Ainsi ont-ils
souvent fait depuis. A côté d'un prince qui violait les lois,
il est très-rare qu'il n'ait pas paru un légiste qui venait
assurer que rien n'était plus légitime, et qui prouvait
savamment que la \iolence était juste et que l'opprimé
avait tort.


Page 24 , ligne 4 .


Passage de la monarchie féodale & la monarchie démocratique.


Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la
même époque, il n'y a guère d'apparence que ce change-
ment de constitution tînt à quelque circonstance particu-
lière qui se rencontra par hasard au même moment dans
chaque État, et l'on doit croire que tous ces événements
semblables et contemporains ont dû être produits par une
cause générale qui s'est trouvée agir également partout à
la fois. .


Cette cause générale était le passage d'un état social à
un autre, de l'inégalité féodale à l'égalité démocratique.
Les nobles étaient déjà abattus et le peuple ne s'était pas
encore élevé, les uns trop bas et l'autre pas assez haut
pour gêner les mouvements du pouvoir. Il y a eu là
cent cinquante ans, qui ont été comme l'âge d'or des
princes, pendant lesquels ils eurent en même temps la
stabilité et la toute-puissance, choses qui d'ordinaire s'ex-




NOTES. 335


Paye 24, ligne 28.


Décadence des villes libres en Allemagne. — Villes impériales.


(Reiehsstœdten.]


D'après les historiens allemands, le plus grand éclat de
ces villes fut aux quatorzième et quinzième siècles. Elles
étaient alors l'asile de la richesse, des arts, des connais-
sances, les maîtres du commerce de l'Europe, les plus
puissants centres de la civilisation. Elles finirent, surtout
dans le nord et le sud de l'Allemagne, par former avec
les nobles qui les environnaient des confédérations indé-
pendantes, comme en Suisse les villes avaient fait avec les
paysans.


Au seizième siècle, elles conservaient encore leur prospé-
rité; mais l'époque de la décadence était venue. La guerre
de Trente Ans acheva de précipiter leur ruine ; il n'y en a
presque pas une qui n'ait été détruite ou ruinée dans cette
période.


Cependant le traité de Westphalie les nomme positive-
ment et leur maintient la qualité d'États immédiats, c'est-
à-dire qui ne dépendent que de l'Empereur; mais les sou-
verains qui les avoisinent d'une part, de l'autre l'empereur
lui-même, dont le pouvoir, depuis la guerre de Trente Ans,
ne pouvait guère s'exercer que sur ces petits vassaux de
l'empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans
des limites très-étroites. Au dix-huitième siècle, on les voit
encore au nombre de cinquante et une ; elles occupent deux
bancs dans la diète et y possèdent une voix distincte ; mais,


cluent : aussi sacres que les chefs héréditaires d'une mo-
narchie féodale, et aussi absolus que le maître d'une société
démocratique.




334 N O T E S .


en fait, elles ne peuvent plus rien sur la direction des af-
faires générales.


Au dedans, elles sont toutes surchargées de dettes ; cel-
les-ci viennent en partie de ce qu'on continue à les taxer
pour les impôts de l'empire suivant leur ancienne splen-
deur, en partie de ce qu'elles sont très-mal administrées.
Et ce qui est bien remarquable, c!est que cette mauvaise
administration semble dépendre d'une maladie secrète qui
est commune à toutes, quelle que soit la forme de leur
constitution ; que celle-ci soit aristocratique ou démocra-
tique, elle donne lieu à des plaintes, sinon semblables, au
moins aussi vives : aristocratique, le gouvernement est,
dit-on, devenu la coterie d'un petit nombre de familles : la
faveur, les intérêts particuliers font tout ; démocratique,
la brigue, la vénalité y apparaissent de toutes parts. Dans
les deux cas, on se plaint du défaut d'honnêteté et de désin-
téressement de la part des gouvernements. Sans cesse
l'empereur est obligé d'intervenir dans leurs affaires pour
tâcher d'y rétablir l'ordre. Elles se dépeuplent, elles tom-
bent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la civi-
lisation germanique ; les arts.les quittent pour aller briller
dans les villes nouvelles, créations des souverains, et qui
représentent le monde nouveau. Le commerce s'écarte
d'elles ; leur ancienne énergie, leur vigueur patriotique
disparaissent ; Hambourg, à peu près seul, reste un grand
centre de richesses et de lumières, mais par suite de causes
qui lui sont particulières.




N O T E S . 3 5 5


Page 5 3 , ligne 9.


Date de l'abolition du servage en Allemagne.


On verra, par le tableau qui suit, que l'abolition du ser-
vage dans la plupart des contrées de l'Allemagne est très-
récente. Le servage n'a été aboli :


1° Dans le pays de Bade, qu'en 1783 ;
2° Dans Hohenzollern, en 1789;
5° Schleswig ctHolstein, en 1804;
4° Nassau, en 1808 ;
5° Prusse. Frédéric-Guillaume 1 e r avait détruit, dès 1717,


le servage dans ses domaines. Le code particulier du grand
Frédéric, comme nous l'avons vu, prétendit l'abolir dans
tout le royaume ; mais, en réalité, il ne fit disparaître que
sa forme la plus dure, Leibeigenschaft ; il le conserva sous sa
l'orme adoucie, erbunterthsmigkeit. Ce ne fut qu'en 1809
qu'il cessa entièrement;


6° En Bavière, le servage disparut en 1808;
7° Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808 ,


l'abolit dans le grand-duché de Berg et dans divers autres
petits territoires, tels qu'Erfurth, Baireuth, etc. ;


8° Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date
de 1808 et 1809;


9° Dans la principauté de Lippe-Detmold, de 1809 ;
10° Dans Schauenburg-Lippe, de 1810 ;
11° Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également;
12° Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811 ;
13° Dans le Wurtemberg, de 1817 ;
14° Dans le Mecklembourg, de 1820;
15° Dans l'Oldenbourg, de 1814 ;




336 N O T E S .


Page 3 5 , ligne 1.


Code du grand Frédéric.


Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue,
même dans son pays, et la moins éclatante, est le code rédigé
par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais
néanmoins s'il en est aucune qui jette plus de lumières sur
l'homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l'in-
fluence réciproque de l'un sur l'autre.


Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu'on
attribue à ce mot ; il n'a pas seulement pour but de régler
les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rap-
ports des citoyens et de l'Etat : c'est tout à la fois un code
civil, un code criminel et une charte.


Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre
de principes généraux exprimés dans une forme très-phi-


16° En Saxe, pour la Lusace, de 1832 ;
17° DansIIohenzollern-Sigraaringen, de 1833 seulement;
18° En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait


détruit le leibeigenschaft; mais le servage sous sa forme
adoucie, erbunterthsMÛgkeÂt, a duré jusqu'en 1811.


Page 5 5 , ligne 9.


Il y a une portion des pays aujourd'hui allemands, telle
que le Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était
originairement peuplée de Slaves, et qui a été conquise et
en partie occupée par des Allemands. Dans ces pays-là,
l'aspect du servage a toujours été beaucoup plus rude encore
qu'en Allemagne, et il y laissait des traces encore plus mar-
quées à la fin du dix-huitième siècle.




NOTES. 337


losophiquc et très-abstraite, et qui ressemblent sous beau-
coup de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des
droits de l'homme dans la constitution de 1791.


On y proclame que le bien de l'État et de ses habitants
y est le but de la société et la limite de la loi ; que les lois
ne peuvent borner la liberté et les droits des citojens que
dans le but de l'utilité commune; que chaque membre de
l'État doit travailler au bien général dans le rapport de sa
position et de sa fortune; que les droits des individus doi-
vent céder devant le bien général.


Nulle part il n'est question du droit héréditaire du
prince, de sa famille, ni même d'un droit particulier, qui
serait distinct du droit de l'État. Le nom de l'État est déjà
le seul dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.


Par contre, on y parle du droit général des hommes :
les droits généraux des hommes se fondent sur la liberté
naturelle de faire son propre bien sans nuire au droit d'au-
trui. Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la
loi naturelle ou par une loi positive de l'Etat sont permises.
Chaque habitant de l'État peut exiger de celui-ci la défense
de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se dé-
fendre lui-même par la force, si l'État ne vient à son aide.


Après avoir exposé ces grands principes, le législateur,
au lieu d'en tirer, comme dans la constitution de 1791, le
dogme de la souveraineté du peuple et l'organisation d'un
gouvernement populaire dans une société libre, tourne
court et va à une autre conséquence également démocra-
tique, mais non libérale; il considérele prince comme le
seul représentant de l'État, et lui donne tous les droits
qu'on vient de reconnaître à la société. Le souverain n'est
plus dans ce code le représentant de Dieu, il n'est que le
représentant de la société, son agent, son serviteur, comme
l'a imprimé en toutes lettres Frédéric dans ses œuvres;
mais il la représente seul, il en exerce seul tous les pou-




voirs. Le chef de lÉtat, est-il dit dans l'introduction, à qui
appartient le devoir de produire le bien général, seul but
de la société, est autorisé à diriger et à régler tous les
actes des individus vers ce but.


Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant
de la société, je trouve ceux-ci : maintenir la paix et la sé-
curité publiques au dedans, et y garantir chacun contre la
violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la
guerre ; lui seul doit donner des lois et faire des règlements
généraux de police ; il possède seul le droit de faire grâce
et d'annuler les poursuites criminelles.


Toutes les associations qui existent dans l'Etat, tous les
établissements publics sont sous son inspection et sa direc-
tion, dans l'intérêt de la paix et de la sécurité générales.
Pour que le chef de l'État puisse remplir ces obligations, il
faut qu'il ait de certains revenus et des droits utiles; il a
donc le pouvoir d'établir des impôts sur les fortunes pri-
vées, sur les personnes, leur profession, leur commerce,
leur produit ou leur consommation. Les ordres des fonc-
tionnaires publics qui agissent en son nom doivent être
suivis comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé
dans les limites de leurs fonctions.


Sous cette tête, toute moderne, nous allons maintenant
voir apparaître un corps tout gothique ; Frédéric n'a fait
que lui ôter ce qui pouvait gêner l'action de son propre
pouvoir, et le tout va former un être monstrueux qui sem-
ble une transition d'une création à une autre. Dans celte
production étrange, Frédéric montre autant de mépris
pour la logique que de soin de sa puissance et d'envie de
ne pas se créer des difficultés inutiles en attaquant ce qui
était encore de force à se défendre.


Les habitants des campagnes, à l'exception de quelques
districts et de quelques localités, sont placés dans une ser-
vitude héréditaire qui ne-se borne pas seulement aux corvées




N O T E S . 359


et services qui sont inhérents à la possession de certaines
terres, mais s'étendent, ainsi que nous l'avons vu, jusqu'à
la personne du possesseur.


La plupart des privilèges des propriétaires de sol sont
de nouveau consacrés par le code; on peut même dire
qu'ils le sont contre le code; puisqu'il est dit que, dans
les cas où la coutume locale et la nouvelle législation dif-
féreraient, la première doit être suivie. On déclare for-
mellement que l'Etat ne peut détruire aucun de ces pri-
vilèges qu'en les rachetant et en suivant les formes de la
justice.


Le code assure, il est vrai, que le servage proprement
dit (leibeigenschaft), en tant qu'il établit la servitude -per-
sonnelle, est aboli ; mais la subjection héréditaire qui le
remplace (erbunterthsenigkeit) est encore une sorte de ser-
vitude, comme on a pu le juger en lisant le texte.


Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement
séparé du paysan ; entre la bourgeoisie et la noblesse, on
y reconnaît une sorte de classe intermédiaire : elle se com-
pose de hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des
ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, gym-
nases et universités.


Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bour-
geois n'étaient pas, du reste, confondus avec les nobles ; ils
restaient, au contraire, dans un état d'infériorité vis-à-vis
de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des
biens équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans
le service civil. Ils n'étaient pas non plus hoffähig, c'est-
à-dire qu'ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon
dans des cas rares, et jamais avec leur famille. Comme
en France, cette infériorité blessait d'autant plus que
chaque jour cette classe devenait plus éclairée et plus in-
fluente, et que les fonctionnaires bourgeois de l'Etat, s'ils
n'occupaient pas les postes les plus brillants, remplissaient




340 N O T E S .


déjà ceux où il y avait le plus de choses et les choses les
plus utiles à faire. L'irritation contre les privilèges de la
noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révo-
lution, préparait en Allemagne l'approbation avec laquelle
celle-ci fut d'abord reçue. Le principal rédacteur du code
était pourtant un bourgeois ; mais il suivait sans doute les
ordres de son maître.


La vieille constitution de l'Europe n'est pas assez ruinée
dans cette partie de l'Allemagne pour que Frédéric croie,
malgré le mépris qu'elle lui inspire, qu'il soit encore temps
d'en faire disparaître les débris. En général, il se borne à
enlever aux nobles le droit de s'assembler et d'administrer
en corps, et laisse à chacun d'eux individuellement ses
privilèges ; il ne fait qu'en limiter et en régler l'usage. Il
arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d'un élève
de nos philosophes, et appliqué après que la révolution
française a éclaté, est le document législatif le plus authen-
tique et le plus récent qui donne un fondement légal à ces
mêmes inégalités féodales que la Révolution allait abolir
dans toute l'Europe.


La noblesse y est déclarée le principal corps de l'État ;
les gentilshommes doivent être nommés de préférence, y
est-il dit, à tous les postes d'honneur, quand ils sont capa-
bles de les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens
nobles, créer des substitutions, jouir des droits de chasse et
de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits
de patronage sur les églises; seuls ils peuvent prendre le
nom de la terre qu'ils possèdent. Les bourgeois, autorisés
par exception expresse à posséder des biens nobles, ne peu -
vent jouir que dans les limites exactes de cette permission
des droits et honneurs attachés à la possession de pareils
biens. Le bourgeois, fùt-il possesseur d'un bien noble, ne
peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet hé-
ritier est du premier degré. Dans le cas où il n'y aurait pas




N O T E S . 341


de tels héritiers ou d'autres héritiers nobles, le bien devait
être licite.


Une des portions les plus caractéristiques du code de
Frédéric est le droit pénal en matière politique qui y est
joint.


Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II,
qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législa-
tion dont je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir
dans cette œuvre de son oncle des tendances révolution-
naires, et qui en fit suspendre la publication jusqu'en 1794,
ne se rassurait, dit-on, qu'en pensant aux excellentes dis-
positions pénales à l'aide desquelles ce code corrigeait les
mauvais principes qu'il contenait. Jamais, en effet, on ne
vit, même depuis, en ce genre, rien de plus complet ; non-
seulement les révoltes et les conspirations sont punies avec
la plus grande sévérité ; mais les critiques irrespectueuses
des actes du gouvernement sont également réprimées très-
sévèrement. On défend avec soin l'achat et la distribution
d'écrits dangereux : l'imprimeur, l'éditeur et le distribu-
teur sont responsables du fait de l'auteur. Les redoutes, les
mascarades et autres amusements sont déclarés réunions
publiques ; elles doivent être autorisées par la police. Il en
doit être ainsi même des repas dans les lieux publics. La li-
berté de la presse et de la parole sont étroitement soumises
à une surveillance arbitraire. Le port des armes à feu est
défendu.


Tout au travers de cette œuvre à moitié empruntée au
moyen-âge apparaissent enfin des dispositions dont l'extrême
esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est dé-
claré que c'est à l'État qu'il incombe de veiller à la nourri-
ture, à l'emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent
s'entretenir eux-mêmes et qui n'ont droit ni aux secours du
seigneur ni aux secours de la commune : on doit assurer à
ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur




542 NOTES.


capacité. L'État doit former des établissements par lesquels
la pauvreté des citoyens soit secourue. L'État est autorisé,
de plus, à détruire les fondations qui tendent à encourager
la paresse, et distribuer lui-même aux pauvres l'argent dont
ces établissements disposaient.


Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la
timidité dans la pratique, qui font le caractère de cette
œuvre du grand Frédéric, s'y retrouvent partout. D'une
part, on proclame le grand principe de la société moderne,
que tout le monde doit être également sujet à l'impôt ; de
l'autre, on laisse subsister les lois provinciales qui con-
tiennent des exemptions à cette règle. On affirme que tout
procès entre un sujet et le souverain sera jugé dans les
formes et suivant les prescriptions indiquées pour tous les
autres litiges ; en fait, cette règle ne fut jamais suivie quand
les intérêts ou les passions du roi s'y opposèrent. On mon-
tra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l'on fit
plier sans éclat la justice dans plusieurs autres circon-
stances.


Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en
apparence, innova peu en réalité, et ce qui le rend, par
conséquent, si curieux à étudier pour bien connaître l'état
vrai de la société dans cette partie de l'Allemagne à la fin
du dix-huitième siècle, c'est que la nation prussienne parut
à peine s'apercevoir de sa publication. Les légistes seuls #
l'étudièrent, et de nos jours il y a un grand nombre de
gens éclairés qui ne font jamais lu.




KOTES. 545


Page 37, ligne 17 .


Bien des paysans en Allemagne.


On rencontrait fréquemment parmi les paysans des fa-
milles qui non-seulement étaient libres et propriétaires,
mais dont les biens formaient une espèce de majorât per-
pétuel. La terre possédée par ceux-là était indivisible : un
fils en héritait seul : c'était d'ordinaire le fils le plus jeune,
comme dans certaines coutumes d'Angleterre. Celui-là de-
vait seulement payer une dot à ses frères et sœurs.


Les erbgüter des paysans étaient plus ou moins répandus
dans toute l'Allemagne ; car nulle part on n'y voyait toute
la terre englobée dans le système féodal. En Silésie, où la
noblesse a conservé jusqu'à nos jours des domaines immen-
ses dont la plupart des villages faisaient partie, il se ren-
contrait cependant des villages qui étaient possédés entière-
ment par les habitants et entièrement libres. Dans certaines
parties de l'Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la
Frise, le fait dominant était que les paysans possédaient la
terre par erbgüter.


Mais, dans la grande majorité des contrées de l'Allema-
gne, ce genre de propriété n'était qu'une exception plus-
ou moins fréquente. Dans les villages où elle se rencontrait,
les petits propriétaires de cette espèce formaient une sorte
d'aristocratie parmi les paysans.


Page 3 7 , ligne 29 .


Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin.


De renseignements pris sur les lieux et auprès de per
sonnes qui ont vécu sous l'ancien régime, il résulte que»




344 N O T E S .


Page 3 8 , ligne iQ.


Comment la loi sur le prêt à intérêt avait bâté la division du sol.


La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l'in-
térêt, était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle.
Turgot nous apprend même qu'en 1769 elle était ob-
servée en beaucoup d'endroits. Ces lois subsistent, dit-il,


dans l'électorat de Cologne, par exemple, il y avait un
grand nombre de villages sans seigneurs et administrés par
les agents du prince ; que, dans les lieux où la noblesse
existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés ;
que sa position était plutôt brillante que puissante (au
moins individuellement) ; qu'elle avait beaucoup d'hon-
neurs, entrait dans les charges du prince, mais n'exerçait
pas de pouvoir réel et direct sur le peuple. Je me suis as-
suré d'autre part que, dans ce même électorat, la propriété
était très-clivisée, et qu'un très-grand nombre de paysans
étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement
à l'état de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient de-
puis longtemps déjà une grande partie des familles nobles,
gêne qui leur faisait aliéner sans cesse quelques petites
parties de leurs terres que les paysans acquéraient, soit
moyennant rente, soit pour argent comptant. J'ai eu dans
les mains un relevé de la population de l'évêché de Cologne,
au commencement du dix-huitième siècle, où se trouve
l'état des terres à cette époque; j 'y ai vu que dès ce temps
le tiers du sol appartenait aux paysans. De ce fait naissait
un ensemble de sentiments et d'idées qui mettaient ces po-
pulations-là bien plus près des révolutions que celles qui
habitaient d'autres parties de l'Allemagne où ces particula-
rités ne se voyaient pas encore.




NOTES. 345


quoique souvent violées. Les juges consulaires admettent
les intérêts stipulés sans aliénation du capital, tandis que
les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore
des débiteurs de mauvaise foi actionner au criminel leurs
créanciers pour leur avoir prêté de l'argent sans aliénation
du capital.


Indépendamment des effets que cette législation ne pou-
vait manquer d'avoir sur le commerce et en général sur les
mœurs industrielles de la nation, elle en avait une grande
sur la division des terres et sur leur tenure. Elle avait mul-
tiplié à l'infini les rentes perpétuelles, tant foncières que
non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires du
sol, au lieu d'emprunter dans leurs besoins, à vendre de
petites portions de leurs domaines moyennant un prix,
partie en capital, partie en rente perpétuelle: ce qui avait
fort contribué, d'une part, à diviser le sol, de l'autre, à
surcharger la petite propriété d'une multitude de servitudes
perpétuelles.


Page 4 3 , ligne 1 2 .


Exemple des passion* qui naissaient déjà de la dlme, dix ans avant
la Révolution.


En 177.9, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style
très-amer, et qui déjà sent la Révolution, que les cu-
rés et autres gros décimateurs vendent aux cultivateurs,
à un prix exorbitant, la paille que leur a procurée la
dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de
l'engrais.




546 KOTES.


Page 4 3 , ligne 12 .


Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple
par l'exercice de tes privilèges.


En 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de La-
val se plaignent de ce qu'on veut les assujettir au paye-
ment des droits de tarif pour les objets de consomma-
tion et pour les matériaux nécessaires à la réparation
de leurs bâtiments. .Ils prétendent que, les droits du tarif
étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes
exempts de la taille, ils ne doivent rien. Le ministre les
renvoie à se pourvoir à l'élection, avec recours à la cour
des aides.


Page 4 3 , ligne 1 5 .


Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille.


Abbaye de Cherbourg (1753) .


Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales,
payables en argent ou en denrées, dans presque toutes les
paroisses des environs de Cherbourg; une seule lui devait
trois cent six boisseaux de froment. Elle avait la baronnie de
Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin seigneurial du
Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située à dix
lieues au moins. Elle percevait, en outre, les dîmes de
douze paroisses de la presqu'île, dont plusieurs étaient situées
très-loin d'elle.




NOTES. 547


Page 48 , ligne 27 .


Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et en parti-
culier par les droits féodaux des prêtres.


Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur
à l'intendant lui-même. Elle ne fait point autorité pour
prouver l'exactitude des faits qu'elle contient; mais elle
indique parfaitement, l'état des esprits dans la classe à la-
quelle appartient celui qui l'avait écrite.


« Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays,
dit-il, il ne faut pas croire que les biens-fonds soient
moins chargés de rentes ; au contraire, presque tous les
fiefs appartiennent à la cathédrale, à l'archevêché, à la col-
légiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de Noirmoutiers,
de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les rentes
ne se prescrivent jamais, et où l'on en voit éclore sans cesse
de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la
fabrique !


» Tout ce pays est infesté de rentes. La majeure par-
tie des terres doit, par an, un septième de blé froment
par arpent, d'autres du vin ; celui-ci doit un quart des
fruits rendus à la seigneurie, celui-là le cinquième, etc.,
toujours dîme prélevée ; celui-ci le douzième, celui-là le
treizième. Tous ces droits sont si singuliers, que j'en con-
nais depuis la quatrième partie des fruits jusqu'à la quaran-
tième.


» Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de
grains, légumes, argent, volailles, corvée, bois, fruits,
chandelle? Je connais de ces singulières redevances en
pain, en cire, en œufs, en porc sans tète, chaperon de rose,




548 N O T E S .


bouquets de violette, éperons dorés, etc. 11 y a encore une
foule innombrable d'autres droits seigneuriaux. Pourquoi
n'a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extrava-
gantes redevances? Enfin, on commence à ouvrir les
yeux, et il y a tout à espérer de la sagesse du gouverne-
ment actuel ; il tendra une main secourable à ces pau-
vres victimes des exactions de l'ancien régime fiscal, appe-
lés droits seigneuriaux, qu'on ne devait jamais aliéner ni
vendre.


» Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes?
Un acquéreur s'épuise pour faire une acquisition et est
obligé de payer de gros frais d'adjudication et de contrats,
prise de possession, procès-verbaux, contrôle et insinua-
tion, centième denier, huit sous par livre, etc. ; et, par-
dessus tout cela, il faut qu'il exhibe son contrat à son sei-
gneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de
son acquisition : les uns, le douzième; d'autres, le dixième.
Ceux-ci prétendent avoir le quint; d'autres, le quint et
requint. Enfin, il y en a à tous prix, et même j'en connais
qui font payer le tiers de la somme principale. Non, les
nations les plus féroces et les plus barbares de l'univers
connu n'ont jamais inventé d'exaction semblable et en aussi
grand nombre que nos tyrans n'en ont accumulé sur la tête
de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire man-
que absolument d'orthographe.)


» Quoi ! le feu roi aurait permis le remboursement des
rentes foncières assignées sur les héritages situés dans des
villes, et il n'y aurait pas compris ceux situés dans les cam-
pagnes ? C'était par ces derniers qu'il fallait commencer.
Pourquoi ne pas permettre aux pauvres cultivateurs de
briser leurs chaînes, de rembourser, et de se libérer des
multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent
tant de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs ?
On ne devait pas distinguer pour les remboursements




N O T E S . 349


entre les villes et les campagnes, les seigneurs et les parti-
culiers.


» Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques,
à chaque mutation, pillent et mettent à contribution tous
les fermiers. Nous en avons un exemple tout récent. L'in-
tendant de notre nouvel archevêque a fait, en arrivant,
signifier le délogement à tous les fermiers de M. de Fleury,
son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu'ils avaient
contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n'ont
pas voulu doubler leurs baux et donner de gros pots-de-
vin, qu'ils avaient déjà donnés à l'intendant de M. de
Fleury. On les a ainsi privés de sept ou huit années qu'i
leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute no-
toriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de
Noël, temps le plus critique de l'année à cause de la
difficulté qu'on trouve alors à nourrir les bestiaux, sans
savoir où aller demeurer. Le roi de Prusse n'aurait pas fait
pis. »


Il paraît bien, en effet,. que, pour les biens du clergé,
les baux du titulaire précédent ne créaient pas une obli-
gation légale pour le successeur. L'auteur de la lettre,
en remarquant ci-dessus que les rentes féodales étaient
rachetables dans les villes, bien qu'elles ne le fussent
pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nou-
velle preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de
la manière dont tous ceux qui étaient placés au-dessus
de lui trouvaient, au contraire, le moyen de se tirer d'af-
faires.


Page 4 8 , ligne 2 7 .


Toute institution qui a été longtemps dominante, après
s'être établie dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et




550 NOTES.


íinit par exercer une grande influence sur la partie même
de la législation où elle ne règne pas ; la féodalité, quoi-
qu'elle appartînt avant tout au droit politique, avait trans-
formé tout le droit civil et profondément modifié la condi-
tion des biens et celle des hommes dans tout ce qui se
rapporte à la vie privée. Elle avait agi sur les successions
par l'inégalité des partages, dont le principe était descendu,
dans certaines provinces, jusqu'à la classe moyenne (té-
moin la Normandie). Elle avait enveloppé, pour ainsi dire,
toute la propriété foncière, car il n'y avait guère déterres
qui fussent placées complètement en dehors d'elle ou dont
les possesseurs ne reçussent un contre-coup de ses lois.
Elle n'affectait pas seulement la propriété des individus,
mais celle des communes. Elle réagissait sur l'industrie
par les rétributions qu'elle levait sur celle-ci. Elle réagis-
sait sur les revenus par l'inégalité des charges, et en géné-
ral sur l'intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes
leurs affaires : sur les propriétaires, par les redevances, les
rentes, la corvée ; sur le cultivateur, de mille manières,
mais, entre autres, par les banalités, les rentes foncières,
les lods et ventes, etc. ; sur les marchands, par les droits de
marché ; sur les commerçants, par les droits de péage, etc.
En achevant de l'abattre, la Révolution s'est fait apercevoir:
et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous fes points sen-
sibles de l'intérêt particulier.


Page 60 , ligne 2 7 .


Charité publique faite par l É t a t . — Favoritisme.


En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c'était une
année de grande misère et de disette, comme il y en eut
tant dans le dix-huitième siècle). L'archevêque de Tours




N O T E S . 351


Paye 6 0 , ligne 29 .


Exemple de la manière dont celte charité légale était faite.


On trouve, dans un rapport fait à l'assemblée provin-
ciale de la Haute-Guyenne, en 1780 : « Sur la somme de
585,000 livres à laquelle se portent les fonds accordés par
Sa Majesté à cette généralité depuis 1775, époque de l'éta-
blissement des travaux de charité, jusqu'en 1779 inclusi-


prétend que c'est lui qui a obtenu le secours, et que ce
secours ne doit être distribué que par lui et dans son dio-
cèse. L'intendant affirme que le secours est accordé à toute
la généralité et doit être distribué par lui à toutes les pa-
roisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi,
pour tout concilier, double la quantité de riz qu'il desti-
nait à la généralité, afin que l'archevêque et l'intendant
puissent en distribuer chacun la moitié. Tous deux sont, du
reste, d'accord que les distributions seront faites par les
curés. Il n'est question ni des seigneurs ni des syndics.
On voit, par la correspondance de l'intendant avec le con-
trôleur-général, que, suivant le premier, l'archevêque ne
voulait donner le riz qu'à ses protégés, et notamment en
faire distribuer la plus grande partie dans les paroisses
appartenant à madame la duchesse de Rochechouart. D'un
autre côté, on trouve dans cette liasse des lettres de grands
seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs pa-
roisses, et des lettres du contrôleur-général qui signalent
les paroisses de certaines personnes.


La charité légale donne Heu à des abus, quel que soit le
système; mais elle est impraticable, exercée ainsi de loin,
et sans publicité, par le gouvernement central.




352 NOTES.


Page 6 1 , ligne 14 .


Pouvoirs de l'intendant pour réglementer l'industrie*


Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui
se rapportent à cette réglementation de l'industrie.


Non-seulement l'industrie était soumise alors aux gênes
que lui imposaient les corps d'état, maîtrises, etc., mais
elle était, de plus, livrée à tous les caprices du gouverne-
ment, représenté le plus souvent dans les règlements géné-
raux par le conseil du roi, et dans les applications parti-
culières par les intendants. On voit que ceux-ci s'occupent
sans cesse de la longueur à donner aux étoffes, des tissus à
choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter dans
la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendam-
ment des subdélégués, des inspecteurs locaux d'industrie.
De ce côté, la centralisation s'étendait plus loin encore que
de nos jours ; elle y était plus capricieuse, plus arbitraire ;
elle faisait fourmiller les fonctionnaires publics, et donnait
naissance à toute sorte d'habitudes de soumission et de dé-
pendance.


Remarquez que ces habitudes étaient surtout données
aux classes bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui
allaient triompher, plus encore qu'à celles qui allaient être
vaincues. La Révolution devait donc, au lieu de les dé-
truire, les faire prédominer et les répandre.


Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par


vement, l'élection de Montauban, chef-lieu et séjour de
M. l'intendant, a eu à elle' seule plus de 240,000 livres,
somme dont la plus grande partie a été versée dans la com-
munauté même de Montauban. »




N O T E S . - 3 J 3


Page 64 , ligne 1 6 .


Esprit du gouvernement de Louis XI.


Il n'y a pas de document dans lequel on puisse mieux
apprécier l'esprit vrai du gouvernement de Louis XI que
dans les nombreuses constitutions qui ont été données par
lui aux villes. J'ai eu occasion d'étudier très-particulière-
ment celles que lui doivent la plupart des villes de l'Anjou,
du Maine et de la Touraine.


Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle


la lecture de nombreuses correspondances et pièces inti-
tulées : Manufactures et fabriques, draperie, droguerie; elles
se rencontrent dans les papiers qui restent des archives de
l'intendance de l'Ile-de-France. On trouve dans le même
endroit les rapports fréquents et détaillés qu'adressent les
inspecteurs à l'intendant sur des visites faites chez eux par
des fabricants, pour s'assurer que les règles indiquées
pour la fabrication sont suivies ; plus, différents arrêts du
conseil, rendus sur l'avis de l'intendant, pour empêcher ou
permettre la fabrication, soit dans certains endroits, soit
de certaines étoffes, soit enfin d'après certairîs procédés.


Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs,
qui traitent de très-haut le fabricant, c'est l'idée que le
devoir et le droit de l'État sont de forcer celui-ci à faire le
mieux possible, non-seulement dans l'intérêt du public,
mais dans le sien propre. En conséquence, ils se croient
tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer
avec lui dans les moindres détails de son art, le tout ac-
compagné d'un grand luxe de contraventions et d'énormes
amendes.




554 N O T E S .


Page 6 5 , ligne 1 5 .


Une administration de ville au dix-huitième siècle.


J'extrais de l'enquête qui a été faite en 1764 sur l'ad-
ministration des villes, le dossier relatif à Angers : on y
trouvera la constitution de cette ville analysée, attaquée
et défendue tour à tour par le présidial, le corps de la
ville, le subdélégué et l'intendant. Comme les mêmes faits
se reproduisent dans un grand nombre d'autres lieux, il
faut voir dans ce tableau tout autre chose qu'une image in-
dividuelle.


à peu près, et les mêmes desseins s'y révèlent avec une
parfaite évidence. On y voit apparaître une figure de
Louis XI un peu différente de celle qu'on connaît. On consi-
dère communément ce prince comme l'ennemi de la no-
blesse, mais, en même temps, comme l'ami sincère, bien
qu'un peu brutal, du peuple. Là, il fait voir une même haine
et pour les droits politiques du peuple et pour ceux de la
noblesse. Il se sert également de la bourgeoisie pour dimi-
nuer ce qui est au-dessus d'elle et pour comprimer ce qui
est au-dessous ; il est tout à la fois anti-aristocratique et an-
ti-démocratique : c'est le roi bourgeois par excellence. Il
comble les notables des villes de privilèges, voulant ainsi
augmenter leur importance ; il leur accorde à profusion la
noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps
il détruit tout le caractère populaire et démocratique de
l'administration des villes, et y resserre le gouvernement
dans un petit nombre de familles attachées à sa réforme et
liées à son pouvoir par d'immenses bienfaits.




N O T E S . 3 5 5


Mémoire du presidía! sur l'étal existant de la constitu-
tion municipale d'Angers et sur les réformes à y faire.
« Le corps de ville d'Angers, dit le présidial, ne con-
sultant presque jamais le général des habitants, même poul-
ies entreprises les plus importantes, si ce n'est dans le cas
où il s'y .trouve obligé par des ordres particuliers, cette ad-
ministration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du
corps de ville, même des échevins amovibles, qui n'en ont
qu'une notion très-superficielle.


(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises
était, en effet, de consulter le moins possible ce qu'on ap-
pelle ici le général des habitants.)


» Le corps de ville est composé, d'après un arrêt de rè-
glement du 29 mars 1681, de vingt et un officiers :


» Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions
durent quatre ans ;


» Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans ;
» Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont


perpétuels ;
» Deux procureurs de ville ;
» Un procureur en survivance ;
» Un greffier.
» Ils ont différents privilèges, entre autres ceux-ci : leur


capitation est fixe et modique ; ils jouissent de l'exemption
du logement des gens de guerre, ustensiles, fournitures et
contributions ; de la franchise des droits, de cloison double
et triple, d'ancien et nouvel octroi, et accessoire sur les
denrées de consommation, même du don gratuit, dont ils
ont cru de leur autorité privée pouvoir s'affranchir, dit le
présidial ; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et
quelques-uns des gages et des logements. »


On voit par ce détail qu'il faisait bon être échevin per-
pétuel d'Angers dans ce temps-là. Remarquez toujours et
partout ce système qui fait tomber l'exemption d'impôts


iv. -2 i




35ü NOTES.


sur les plus riches. Aussi trouve-t-on plus loin, dans ce
même Mémoire : « Ces places sont briguées par les plus
riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction
de capitation considérable, dont la surcharge retombe sur
les autres. Il y a actuellement plusieurs officiers munici-
paux, dont la capitation fixe est de 30 livres, qui devraient
être imposés à 250 ou 300 livres; il en est un, entre au-
tres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000 li-
vres de capitation au moins. » On trouve dans un autre
endroit du même Mémoire « qu'au nombre des plus riches
habitants se rencontrent plus de quarante officiers ou veu-
ves d'officiers (possesseurs d'office), dont les charges don-
nent le privilège de ne point contribuer à la capitation
considérable dont la ville est chargée ; le poids de cette
capitation retombe sur un nombre infini de pauvres ar-
tisans, lesquels, se croyant surchargés, réclament con-
tinuellement contre l'excès de leurs contributions, et
presque toujours sans fondement, parce qu'il n'y a pas
d'inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de
la ville. »


L'assemblée générale se compose de soixante-seize per-
sonnes :


Le maire,
Deux députés du chapitre,
Un syndic des clercs,
Deux députés du présidial,
Un député de l'université,
Un lieutenant-général de police,
Quatre échevins,
Douze conseillers échevins,
Un procureur du roi au présidial,
Un procureur de ville,
Deux députés des eaux et forêts,
Deux de l'élection,




N O T E S . 357


Deux du grenier à sel,
Deux des traites,
Deux de la monnaie,
Deux du corps des avocats et procureurs,


' Deux des juges consuls,
Deux des notaires,
Deux du corps des marchands;
Enfin, deux députés envoyés par chacune des seize pa-


roisses.
Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple


proprement dit, et en particulier les corporations indus-
trielles. On voit qu'on s'est arrangé pour les tenir constam-
ment en minorité.


Quand les places deviennent vacantes dans le corps de
ville, c'est l'assemb lée générale qui fait choix de trois sujets
pour chaque vacance.


La plupart des places de l'hôtel de ville ne sont pas af-
fectées à certains corps, comme je l'ai vu dans plusieurs
autres constitutions municipales, c'est-à-dire que les élec-
teurs ne sont pas obligés de choisir soit un magistrat, soit
un avocat, etc. : ce que les membres du présidial trouvent
très-mauvais.


Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus
violentes jalousies contre le corps de ville, et que je soup-
çonne fort de ne trouver mauvais dans la constitution mu-
nicipale que de n'y pas avoir assez de privilèges, « l'as-
semblée générale, trop nombreuse et composée en partie
de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée
que dans le cas d'aliénation du domaine communal, em-
prunt, établissement d'octrois et élection des officiers mu-
nicipaux. Toutes les autres affaires pourraient être délibé-
rées dans une plus petite assemblée, composée seulement
de notables. Ne pourraient être membres de cette assemblée
que le lieutenant-général de la sénéchaussée, le procureur




358 N O T E S .


du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du
clergé, de la magistrature, de la noblesse, de l'université,
du commerce, des bourgeois, et autres qui ne sont pas des-
dits corps. Le choix des notables, pour la première fois,
serait déféré à l'assemblée générale, et, dans la suite, à l'as-
semblée des notables, ou au corps dont chaque notable
doit être tiré. »


Tous ces fonctionnaires de l'Etat, qui entrent ainsi
comme possesseurs d'office ou comme notables dans les
corps municipaux de l'ancien régime, ressemblent souvent
à ceux d'aujourd'hui par le titre de la fonction qu'ils exer-
cent, et quelquefois même par la nature de cette fonction ;
mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à
quoi il faut toujours faire bien attention, si l'on ne veut
arriver à des conséquences fort erronées. Presque tous ces
fonctionnaires étaient, en effet, des notables de la cité
avant d'être revêtus dé fonctions publiques, ou avaient
ambitionné les fonctions publiques pour devenir des nota-
bles; ils n'avaient aucune idée de la quitter ni aucun
espoir de monter plus haut: ce qui suffisait pour en
faire tout autre chose que ce que nous connaissons au-
jourd'hui.


Mémoire des officiers municipaux. On y voit que le corps
de ville a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de
l'ancienne constitution démocratique de la ville, et toujours
d'après le système indiqué plus haut, c'est-à-dire resserre-
ment de la plupart des droits politiques dans la seule classe
moyenne, éloignement ou affaiblissement du populaire,
grand nombre d'officiers municipaux afin d'intéresser plus
de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée
et des privilèges de toutes sortes accordés à la partie de la
bourgeoisie qui administre.


On trouve dans ce même Mémoire des lettres-patentes
des successeurs de Louis XI, qui reconnaissaient, en y res-




ЛОТ CS. . '359


(reignant encore le pouvoir du peuple, celte nouvelle con­
stitution. On y apprend qu'en 1485 les lettres­patentes don­
nées à cet effet par Charles VIII ont été attaquées devant
le Parlement par les habitants d'Angers, absolument comme
en Angleterre on eût porté devant une cour de justice les
procès qui se seraient élevés à propos de la charte d'une
ville. En 1601, c'est encore un arrêt du Parlement qui
fixe les droits politiques naissant de la charte royale.
A partir de là, on ne voit plus paraître que le conseil
du roi.


Il résulte du même Mémoire que non­seulement pour
les places de maire, mais pour toutes les autres places du
corps de ville, l'assemblée générale présente trois candidats
entre lesquels le roi choisit, en vertu d'un arrêt du conseil
du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu'en vertu d'arrêts
du conseil de 1755 et 1741, les marchands avaient le droit
de réclamer une place d'échevin ou de conseiller (ce sont
les échevins perpétuels). Enfin, on y découvre que, dans ces
temps­là, le corps de ville était chargé de la répartition
des sommes levées pour la capitation, l'ustensile, le caser­
nement, l'entretien des pauvres, des militaires, gardes­côtes
et enfants­trouvés. ,


Suit l'énumération très­longue des peines que les officiers
municipaux doivent se donner, et qui justifient pleinement,
suivant eux, les privilèges etla perpétuité qu'on voit qu'ils
ont grand'peur de perdre. Plusieurs raisons qu'ils donnent
de leurs travaux sont curieuses, entre autres celles­ci :
« Leurs occupations les plus essentielles, disent­ils, con­
sistent dans l'examen des matières de finances, continuelle­
ment accrues par l'extension qu'on donne sans cesse aux
droits d'aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des ac­
tes, perception illicite des droits d'enregistrement et de
francs­fiefs. Les contestations que les compagnies finan­
cières suscitent sans cesse à propos de ces différentes taxes




56» ' N O T E S .


les ont forcés à soutenir, au nom de la ville, des procès de-
vant les différentes juridictions, Parlement ou conseil du
roi, afin de résister à l'oppression sous laquelle on les fait
gémir. L'expérience et l'exercice de trente ans leur appren-
nent que la vie de l'homme est à peine suffisante pour se
parer des embûches et des pièges que les commis de toutes
les parties des fermes tendent sans cesse au citoyen pour
conserver leurs commissions. »


Ce qui est curieux, c'est que toutes ces choses sont écri-
tes au contrôleur-général lui-même, et pour le rendre fa-
vorable au maintien des privilèges de ceux qui les lui di-
sent, tant l'habitude était bien prise de regarder les compa-
gnies chargées de lever l'impôt comme un adversaire sur
lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que personne le
trouvât mauvais. C'est cette habitude qui, s'étendant et se
fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc
comme un tyran odieux et de mauvaise foi, non l'agent de
tous, mais l'ennemi commun.


« La réunion de tous les offices, ajoute le même Mémoire,
a été faite une première fois au corps de ville par un arrêt
du conseil du 4 septembre 1694, moyennant une somme
de 22,000 livres, » c'est-à-dire que les offices ont été ra-
chetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt du
26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices
municipaux créés par Ledit du 24 mai 1722 ; en d'autres
termes, on a admis la ville à les racheter. Par un autre ar-
rêt du 24 mai 1723, on a permis à la ville d'emprunter
120,000 livres pour l'acquisition desdits offices. Un autre
arrêt du 26 juillet 1728 a permis d'emprunter 50,000 livres
pour le rachat des offices de greffier secrétaire de l'hôtel de
ville. « La ville, est-il dit dans le Mémoire, a payé ces
finances pour conserver la liberté de ses élections et faire
jouir ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à
vie, des différentes prérogatives attachées à leur charge. »




N O T E S . 561


Une partie des offices municipaux ayant été rétablie par
l'édit de novembre 1735, il est intervenu un arrêt du con-
seil du 11 janvier 1751, sur la requête des maire et éche-
vins, par lequel le prix de rachat a été fixé à la somme de
170,000 livres, pour le payement de laquelle la proroga-
tion des octrois a été accordée pendant quinze ans. »


Ceci est un bon échantillon de l'administration de l'an-
cien régime relativement aux villes. On leur fait contracter
des dettes, et puis on les autorise à établir des impôts ex-
traordinaires et temporaires pour se libérer. A quoi il faut
ajouter que, plus tard, on rend perpétuels ces impôts tempo-
raires, comme je l'ai vu souvent, et alors le gouvernement
en prend sa part.


Le Mémoire continue : « Les officiers municipaux n'ont
été privés des grands pouvoirs judiciaires que leur avait con-
cédés Louis XI, que par l'établissement de juridictions roya-
les. Jusqu'en 1669, ils ont eu connaissance des contestations
entre maîtres et ouvriers. Le compte des octrois est rendu
devant l'intendant, au désir de tous les arrêts de création ou
de prorogation desdits octrois. »


On voit également dans ce Mémoire, que les députés des
seize paroisses dont il a été question plus haut, et qui parais-
sent à l'assemblée générale, sont choisis par les compagnies,
corps ou communautés, et qu'ils sont strictement des man-
dataires du petit corps qui les députe. Ils ont sur chaque
affaire des instructions qui les lient.


Enfin, tout ce Mémoire démontre qu'à Angers, comme
partout ailleurs, les dépenses, de quelque nature qu'elles
fussent, devaient être autorisées par l'intendant et le conseil;
et il faut reconnaître que, quand on donne l'administration
d'une ville en toute propriété à certains hommes, et qu'on
accorde à ces hommes, au lieu de traitements fixes, des pri-
vilèges qui les mettent personnellement hors d'atteinte des
suites que leur administration peut avoir sur la fortune pri-




362 NOTES.


vée de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut
paraître une nécessité.


Tout ce Mémoire, du reste assez mal fait, décèle une
crainte extraordinaire de la part des officiers de voir changer
l'état de choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes
ou mauvaises, sont accumulées par eux dans l'intérêt du
maintien du statu quo.


Mémoire du subdélégué. L'intendant, ayant reçu ces deux
Mémoires en sens contraire, veut avoir l'avis de son subdé-
légué. Celui-ci le donne à son tour.


« Le Mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite
pas qu'on s'y arrête ; il ne tend qu'à faire valoir les privi-
lèges de ses officiers. Celui du présidial peut être utilement
consulté ; mais il n'y a pas lieu d'accorder toutes les préro-
gatives que ces magistrats réclament. »


Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitu-
tion de l'hôtel de ville avait besoin d'être améliorée. Outre
les immunités qui nous sont déjà connues et que possé-
daient les officiers municipaux d'Angers, il nous apprend
que le maire, pendant son exercice, avait un logement qui
représentait 600 francs de loyer au moins; plus, 50 francs
de gages et 100 francs de frais de poste; plus les jetons. Le
procureur-syndic était aussi logé ; le greffier de même.
Pour arriver à s'exempter des droits d'aides et d'octroi, les
officiers municipaux avaient établi pour chacun d'eux une
consommation présumée. Chacun pouvait faire entrer dans
la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin par
an, et ainsi de suite pour toutes les denrées.


Le subdélégué ne propose pas d'enlever aux conseillers
municipaux leurs immunités d'impôt ; mais il voudrait que
leur capilation, au lieu d'être fixe et très-insuffisante, fût
taxée par l'intendant chaque année. Il désire que ces mêmes
officiers soient assujettis, comme les autres, au don gratuit,
ilont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.




N O T E S . 563


Les officiers municipaux, dit encore le Mémoire, sont
chargés de la confection des rôles de capitation pour les ha-
bitants; ils s'en acquittent légèrement et arbitrairement';
aussi y a-t-il annuellement une multitude de réclamations
et de requêtes adressées à l'intendant. Il serait à désirer que
désormais cette répartition fût faite, dans l'intérêt de cha-
que compagnie ou communauté, par ses membres, d'une
manière générale et fixe ; les officiers municipaux resteraient
chargés seulement du rôle de capitation des bourgeois et
autres qui ne sont d'aucun corps, comme quelques artisans
et les domestiques de tous.les privilégiés.


Le Mémoire du subdelegué confirme ce qu'ont déjà dit
les officiers municipaux : que les charges municipales ont
été rachetées parla ville, enl755, pour la somme de 170,000
livres.


Lettre de l'intendant au'contrôleur-général. Muni de tous
ces documents, l'intendant écrit au ministre : « Il importe,
dit-il, aux habitants et au bien de la chose publique, de ré-
duire le corps de ville, dont le trop grand nombre de mem-
bres est infiniment à charge au public, à cause des privi-
lèges dont ils jouissent.


«Je suis, ajoute l'intendant, frappé de l'énormité des
finances qui ont été payées, dans tous les temps, pour ra-
cheter à Angers les offices municipaux. Le montant de cette
finance, employé à des usages utiles, aurait tourné au profil
de la ville, qui, au contraire, n'a ressenti que le poids de
l'autorité et des privilèges de ses officiers.


» Les abus intérieurs de cette administration méritent
toute l'attention du conseil, dit encore l'intendant. Indé-
pendamment des jetons et de la bougie, qui consomment le
fonds annuel de 2,127 livres (c'était la somme indiquée
pour ces sortes de dépenses par le budget normal, qui de
temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers
publics se dissipent et s'emploient, au gré de ces officiers,




364 N O T E S .


pour des usages clandestins, et le procureur du roi, en pos-
session de sa place depuis trente ou quarante ans, s'est telle-
ment rendu maître de l'administration, dont lui seul connaît
les ressorts, qu'il a été impossible aux habitants dans aucun
temps d'obtenir la moindre communication de l'emploi des
revenus communaux. » En conséquence, l'intendant demande
au ministre de réduire le corps de ville à un maire nommé
pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un
procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à
un receveur perpétuels.


Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de
ville est expressément celle que propose ailleurs le même
intendant pour Tours. D'après lui, il faut :


1° Conserver l'assemblée générale, mais seulement comme
corps électoral destiné'à élire les officiers municipaux;


2° Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura
à remplir toutes les fonctions que l'édit de 1764 semblait
donner à l'assemblée générale, conseil composé de douze
membres, dont le mandat sera de six ans, et qui seront élus,
non par l'assemblée générale, mais par les douze corps répu-
tés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne comme
corps notables :


Le présidial,
L'université,
L'élection,
Les officiers des eaux et forêts,
Du grenier à sel,
Des traites,
Des monnaies,
Les avocats et procureurs,
Les juges-consuls,
Les notaires,
Les marchands,
Les bourgeois.




NOTES. 365


Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient
des fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics
étaient des notables; d'où on peut conclure, comme dans
mille autres endroits de ces dossiers, que la classe moyenne
était aussi avide de places alors et cherchait aussi peu que
de nos jours le champ de son activité hors des fonctions
publiques. La seule différence était, comme je l'ai dit dans
le texte, qu'alors on achetait la petite importance que don-
nent les places, et qu'aujourd'hui les solliciteurs demandent
qu'on leur fasse la charité de la leur procurer gratis.


On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir
municipal est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève
de resserrer l'administration dans une très-petite coterie
bourgeoise, la seule assemblée où le peuple continuât à pa-
raître un peu, n'étant plus chargée que d'élire les officiers
municipaux et n'ayant plus d'avis à leur donner. Il faut re-
marquer encore que l'intendant est plus restrictif et antipo-
populaire que le roi, qui semblait dans son édit donner les
principales fonctions à l'assemblée générale, et qu'à son tour
l'intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que
la bourgeoisie, à en juger du moins par le Mémoire que
j'ai cité dans le texte, Mémoire dans lequel les notables
d'une autre ville sont d'avis d'exclure le peuple même de
l'élection des officiers municipaux, que le roi et l'intendant
laissent à celui-ci.


On a pu remarquer que l'intendant se sert des noms de
bourgeois et de marchands pour désigner deux catégories
distinctes de notables -, il n'est pas inutile de donner la défi-
nition exacte de ces mots pour montrer en combien de petits
fragments cette bourgeoisie était coupée et de combien de
petites vanités elle était travaillée.


Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens res-
treint : il indiquait les membres de la classe moyenne, et, en
outre, il désignait dans le sein de cette classe un certain




366 • N O T E S .


nombre d'hommes. « Les bourgeois sont ceux que leur nais-
sance et leur fortune mettent en état de vivre avec bien-
séance sans s'adonner à aucun travail lucratif, » dit l'un des
Mémoires produits à l'enquête de 1764. On voit parle reste
du Mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s'appli-
quer à ceux qui font partie, soit des compagnies, soit des
corporations industrielles; mais dire précisément à qui il
s'applique est chose plus difficile. « Car, remarque encore
le même Mémoire, parmi ceux qui s'arrogent le titre de
bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne
peut convenir que par leur seule oisiveté ; du reste, dépour-
vues de fortune et menant une vie inculte et obscure. Les
bourgeois doivent, au contraire, être toujours distingués
par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et manière
de vivre. Les artisans composant les communautés n'ont
jamais été appelés au rang de notables. »


Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde
espèce d'hommes qui n'appartenaient ni à une compagnie
ni à une corporation ; mais quelles étaient les limites de
cette petite classe? « Faut-il, dit le Mémoire, confondre les
marchands de basse naissance et de petit commerce avec les
marchands en gros ? » Pour résoudre ces difficultés, le Mé-
moire propose de faire faire tous les ans par les échevins un
tableau des marchands notables, tableau qu'on remettra à
leur chef ou syndic, pour qu'il ne convoque aux délibérations
de l'hôtel de ville que ceux qui s'y trouveraient inscrits. On
aura soin de n'indiquer sur ce tableau aucun de ceux qui au-
raient été domestiques, colporteurs, voituriers, ou dans
d'autres basses fonctions.




.NOTES. 367


Page 6 8 , ligne 2 9 .


Page 1\, ligne i.


Une administration de village au dix-huitième siècle. —- Tirée des
papiers de l'intendance de l'Ile-de-France.


L'affaire dont je vais parler est prise parmi bien d'autres
pour faire connaître par un exemple quelques-unes des for-
mes suivies par l'administration paroissiale, faire comprendre
la lenteur qui les caractérisait souvent, et enfin montrer ce
qu'était, au dix-huitième siècle, l'assemblée générale d'une"
paroisse.


Il s'agit de réparer le presbytère et le clocher d'une pa-
roisse rurale, celle d'Ivry, Ile-de-France. A qui s'aJresser


Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle,
en matière d'administration des villes, est moins encore
l'abolition de toute représentation et de toute intervention
du public dans les affaires, que l'extrême mobilité des règles
auxquelles cette administration est soumise, les droits étant
donnés, repris, rendus, accrus, diminués, modifiés de mille
manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans quel
avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce re-
muement éternel de leurs lois, auxquelles personne ne sem-
ble faire attention. Cette mobilité seule aurait suffi pour
détruire d'avance toute idée particulière, tout goût des sou-
venirs, tout patriotisme local, dans l'institution qui cepen-
dant y prête le plus. On préparait ainsi la grande destruction
du passé que la Révolution allait faire.




568 N O T E S .


pour obtenir que ces réparations soient faites? comment dé-
terminer sur qui la dépense doit porter? comment se pro-
curer la somme nécessaire ?


I o Requête du curé à l'intendant, qui expose que le clo-
cher et le presbytère ont besoin de réparations urgentes ;
que son prédécesseur, ayant fait construire audit presby-
tère des bâtiments inutiles, a complètement changé et dé-
naturé l'état des lieux, et que les habitants l'ayant souffert,
c'est à eux à supporter la dépense à faire pour remettre les
choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers du
curé précédent.


2° Ordonnance de monseigneur l'intendant (29 août
1747) qui ordonne qu'à la diligence du syndic, il sera con-
voqué une assemblée pour délibérer sur la nécessité des
réparations réclamées.


3" Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent
ne pas s'opposer aux réparations du presbytère, mais à
celles du clocher, attendu que ce clocher est bâti sur le
choeur, et que le curé, étant gros décimateur, est chargé
de réparer le chœur. « Un arrêt du conseil, de la fin du
siècle précédent (avril 1695), attribuait, en effet, la répara-
tion du chœur à celui qui était en possession de percevoir
les dîmes de la paroisse, les paroissiens n'étant tenus qu'à
entretenir la nef.)


4° Nouvelle ordonnance de l'intendant, qui, attendu la
contradiction des faits, envoie un architecte, le sieur Cor-
dier, pour procéder à la visite et description du presby-
tère et du clocher, dresser devis des travaux et faire en-
quête.


5° Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate
notamment qu'à l'enquête un certain nombre de proprié-
taires d'Ivry se sont présentés devant l'envoyé de l'intendant,
lesquelles personnes paraissent être des gentilshommes,




N O T E S . 369


bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire leur dire
pour ou contre les prétentions du curé.


6° Nouvelle ordonnance de l'intendant, portant que les
devis que l'architecte envoyé par lui a dressés, seront com-
muniqués, dans une nouvelle assemblée générale convo-'
quée à la diligence du syndic, aux propriétaires et habi-
tants.


7° Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette
ordonnance, assemblée dans laquelle les habitants déclarent
persister en leurs dires.


8° Ordonnance de monseigneur l'intendant, qui prescrit :
I o Qu'il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en
l'hôtel de celui-ci, à l'adjudication des travaux pertes au
devis, adjudication qui sera faite en présence des curé,
syndic et principaux habitants.de la paroisse; 2° Que, at-
tendu qu'il y a péril en la demeure, une imposition de toute
la somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui per-
sistent à croire que le clocher fait partie du chœur et doit
être réparé par le gros décimateur, à se pourvoir devant la
justice ordinaire.


9° Sommation faite à toutes les parties de se trouver à
l'hôtel du subdélégué, à Corbeil, où se feront les criées et
l'adjudication.


10° Requête du curé et de plusieurs habitants pour de-
mander que les frais de la procédure administrative ne
soient pas mis, comme d'ordinaire, à la charge de l'adjudi-
cataire, ces frais s'élevant très-haut et devant empêcher de
trouver un adjudicataire.


11° Ordonnance de l'intendant qui porte que les frais faits
pour parvenir à l'adjudication seront arrêtés par le subdélé-
gué, pour le montant d'iceux faire partie de ladite adjudica-
tion et imposition.


12" Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au




570 N O T E S .


sieur X. pour assister à ladite adjudication et la consentir
au désir des devis de l'architecte.


13° Certificat du syndic, portant que les affiches et publi-
cations accoutumées ont été faites.


14° Procès-verbal d'adjudication.
Montant des réparations à faire. . . 487 1.
Frais faits pour parvenir à l'adjudi-


cation. 237 1. 18 s. 6 d.


724 1. 18 s. 6 d .


15° Enfin, arrêt du conseil (23 juillet 1748) pour auto-
riser l'imposition destinée à couvrir cette somme.


On a pu remarquer qu'il était plusieurs fois question
dans cette procédure de la convocation de l'assemblée pa-
roissiale. Voici le procès-verbal de la tenue de l'une de ces
assemblées ; il fera voir au lecteur comment les choses se
passaient en général dans ces occasions-là.


Acte notarié : « Aujourd'hui, à l'issue de la messe pa-
roissiale, au lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche
sonnée, ont comparu en l'assemblée tenue par les habitants
de ladite paroisse, par-devant X..., notaire, à Corbeil, sous-
signé, et les témoins ci-après nommés, le sieur Michaud,
vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté l'or-
donnance de l'intendant qui permet l'assemblée, en a fait
faire lecture et a requis acte de ses diligences.


« Et à l'instant est comparu un habitant de ladite pa-
roisse, lequel a dit que le clocher était sur le chœur, et, par
conséquent, à la charge du curé; sont aussi comparus (sui-
vent les noms de quelques autres, qui, au contraire, con-
sentaient à admeltre la requête du curé)... Ensuite se pré-
sentent quinze paysans, manouvriers, maçons, vignerons,
qui déclarent adhérer à ce qu'ont dit les'précédents. Est
aussi comparu le sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu'il




N O T E S . 571


s'en rapporte entièrement à ce qui sera décidé par monsei-
gneur l'intendant. Est aussi comparu le sieur X., docteur
en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires et fins de la
requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont re-
quis acte. Fait et passé^audit lieu d'Ivry, au devant du cime-
tière de ladite paroisse, par-devant le soussigné; et a été
vaqué à la rédaction du présent depuis onze heures du matin
jusqu'à deux heures. »


On voit que cette assemblée de paroisse n'est qu'une en-
quête administrative, avec les formes et le coût des enquêtes
judiciaires ; qu'elle n'aboutit jamais à un vote, par consé-
quent à la manifestation de la volonté de la paroisse ; qu'elle
ne contient que des opinions individuelles, et n'enchaîne
nullement la volonté du gouvernement. Beaucoup d'autres
pièces nous apprennent en effet que l'assemblée de paroisse
était faite pour éclairer la décision de l'intendant, non pour
y faire obstacle, lors même qu'il ne s'agissait que de l'inté-
rêt de la paroisse.


On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette
affaire donne lieu à trois enquêtes : une devant le notaire,
une seconde devant l'architecte, et une troisième enfin de-
vant deux notaires, pour savoir si les habitants persistent
dans leurs précédents dires.


L'impôt de 524 livr. 10 s., ordonné par l'arrêt du 23 juil-
let 1748, porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non
privilégiés, ainsi que cela avait presque toujours lieu pour
ces sortes de dépenses ; mais la base dont on se sert pour
fixer la part des uns et des autres est différente. Les tailla-
bles sont taxés en proportion de leur taille, et les privilégiés
en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un grand
avantage aux seconds sur les premiers.


On voit enfin, dans cette même affaire, que la réparti-
tion de la somme de 524 livr. 10 s. est faite par deux col-
lecteurs, habitants du village, non élus, ni arrivant à leur


i v . 25




372 N O T E S .


tour comme cela se voit le plus souvent, mais choisis et
nommés d'office par le subdélégué et l'intendant.


Page 70 , ligne 2 7 .


Le prétexte qu'avait pris Louis XIV pour détruire la li-
berté municipale des villes avait été la mauvaise gestion de
leurs finances. Cependant le même fait, dit Turgot avec
grande raison, persista et s'aggrava depuis la réforme que
fît ce prince. « La plupart des villes sont considérablement
endettées aujourd'hui, ajoute-t-il, partie pour des fonds
qu'elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dé-
penses ou décorations que les officiers municipaux, qui dis-


, posent de l'argent d'autrui, et n'ont pas de comptes à
rendre aux habitants, ni d'instructions à en recevoir, mul-
tiplient dans la vue de s'illustrer, et quelquefois de s'en-
richir. »


Page 70, ligne 1 9 .


L'Étal était tuteur des couvents aussi bien que des communes;
exemple de cette tutelle.


Le contrôleur-général, en autorisant l'intendant à verser
15,000 livres au couvent des Carmélites, auquel on devait
des indemnités, recommande à l'intendant de s'assurer que
cet argent, qui représente un capital, sera replacé utilement.
Des faits analogues arrivent à chaque instant.




N O T E S . 373


Page 8 6 , ligne 1 8 .


Comment c'est au Canada qu'on pourrait le mieux juger la centra-
lisation administrative de l'ancien régime.


C'est dans les colonies qu'on peut le mieux juger la phy-
sionomie du gouvernement de la métropole, parce que c'est
là que d'ordinaire tous les traits qui le caractérisent gros-
sissent et deviennent plus visibles. Quand je veux juger
l'esprit de l'administration de Louis XIY et ses vices, c'est
au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité
de l'objet comme dans un microscope.


Au Canada, une foule d'obstacles que les faits antérieurs
ou l'ancien état social opposaient, soit ouvertement, soit
secrètement, au libre développement de l'esprit du gouver-
nement, n'existaient pas. La noblesse ne s'y voyait presque
point, ou du moins elle y avait perdu presque toutes ses
racines ; l'Eglise n'y avait plus sa position dominante ; les
traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies ; le pou-
voir judiciaire n'y était plus enraciné dans de vieilles in-
stitutions et de vieilles mœurs. Rien n'y empêchait le pou-
voir central de s'abandonner à tous ses penchants naturels
et de façonner toutes les lois suivant l'esprit qui l'animait
lui-même. Au Canada, donc, pas l'ombre d'institutions mu-
nicipales ou provinciales, aucune force collective autorisée,
aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant
une position bien autrement prépondérante que celle qu'a-
vaient ses pareils en France ; une administration se mêlant
encore de bien plus de choses que dans la métropole, et
voulant de même faire de tout Paris, malgré les dix-huit
cents lieues qui l'en séparent ; n'adoptant jamais les grands




5U NOTES.


principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et pros-
père, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits
procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires
pour accroître et répandre la population : culture obliga-
toire, tous les procès naissant de la concession des terres
retirés aux tribunaux et remis au jugement de l'adminis-
tration seule, nécessité de cultiver d'une certaine manière,
obligation de se fixer dans certains lieux plutôt que dans
d'autres, etc., cela se passe sous Louis XIV; ces édits sont
contre-signes Colbert. On se croirait déjà en pleine centra-
lisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet
l'image fidèle de ce qu'on a toujours vu là. Des deux côtés
on se trouve en présence de cette administration presque
aussi nombreuse que la population, prépondérante, agis-
sante, réglementante, contraignante, voulant prévoir tout,
se chargeant de tout, toujours plus au courant des inté-
rêts de l'administré qu'il ne l'est lui-même, sans cesse active
et stérile.


Aux États-Unis, le système de décentralisation des An-
glais s'outre, au contraire : les communes deviennent des
municipalités presque indépendantes, des espèces de ré-
publiques démocratiques. L'élément républicain, qui forme
comme le fond de la constitution et des mœurs anglaises, se
montre sans obstacle et se développe. L'administration pro-
prement dite fait peu de chose en Angleterre, et les parti-
culiers font beaucoup ; en Amérique, l'administration ne
se mêle plus de rien, pour ainsi dire, et les individus en
«'unissant font tout. L'absence des classes supérieures, qui
rend l'habitant du Canada encore plus soumis au gouverne-
ment que ne l'était, à la même époque, celui de France,
rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépen-
dantes du pouvoir.


Dans les deux colonies, on aboutit à l'établissement d'une
•société entièrement démocratique ; mais ici, aussi long-




temps, du moins, que le Canada reste à la France, l'é-
galité se mêle au gouvernement absolu ; là, elle se com-
bine avec la liberté. Et, quant aux conséquences maté-
rielles des deux méthodes coloniales, on sait qu'en 1763,
époque de la conquête, la population du Canada était de
60,000 âmes, et la population des provinces anglaises de
3,000,000.


Page 87 , ligne 8 .


Exemple, entre bien d'autres, des règlements généraux que le con-
seil d'État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans toute la
France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux adminis-
tratifs sont les seuls juges.


Je prends les premiers que je trouve sous ma main. Ar-
rêt du conseil, du 29 avril 1779, qui établit qu'à l'avenir,
dans tout le royaume, les laboureurs et marchands de mou-
tons auront à marquer leurs moutons d'une certaine ma-
nière, sous peine de 500 livres d'amende ; enjoint Sa Majesté
aux intendants de tenir la main à l'exécution du présent
arrêt, est-il dit; d'où résulte que c'est à l'intendant à pro-
noncer la peine de la contravention. Autre exemple : arrêt
du conseil, 21 décembre 1778, qui défend aux rouliers et
voituriers d'entreposer les marchandises dont ils sont char-
gés, à peine de 300 livres d'amende ; enjoint Sa Majesté au
lieutenant-général de police et aux intendants d'y tenir la
main.




576 N O T E S .


Page 102 , ligne 1 0 .


L'assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à
grands cris l'établissement de nouvelles brigades de maté-
chaussée, absolument comme, de nos jours, le conseil-gé-
néral de l'Aveyron ou du Lot réclame sans doute l'établisse-
ment de nouvelles brigades de gendarmerie. Toujours la
même idée : la gendarmerie, c'est l'ordre, et l'ordre ne peut
venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport
ajoute : « On se plaint tous les jours qu'il n'y a aucune po-
lice dans les campagnes (comment y en aurait-il? le noble
ne se mêle de rien, le bourgeois est en ville, et là commu-
nauté, représentée par un paysan grossier, n'a, d'ailleurs,
aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte
quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bien-
faisants se servent de l'ascendant que leur situation leur
donne sur leurs vassaux pour prévenir ces voies de fait aux-
quelles les habitants des campagnes sont naturellement por-
tés par la grossièreté de leurs mœurs et la dureté de leur
caractère, il n'existe partout ailleurs presque aucun moyen
de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés. »


Voilà la manière dont les nobles de l'assemblée provin-
ciale souffraient qu'on parlât d'eux-mêmes, et dont les
membres du tiers-état, qui formaient à eux seuls la moitié
de l'assemblée, parlaient du peuple dans des documents
publics !


Page 1 0 3 , ligne 16 .


Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l'an-
cien régime qu'à présent. Les gens les plus notables les sol-




N O T E S . 577


licitaient pour leurs créatures. J'en trouve qui sont donnés
à la recommandation de grandes dames ; il y en a qu'on
donne à la sollicitation d'archevêques.


Page 104 , ligne 2 1 .


Cette extinction de toute vie publique locale avait alors
dépassé tout ce qu'on peut croire. Un des chemins qui con-
duisaient du Maine en Normandie était impraticable. Qui
demande qu'on le répare? La généralité de Touraine, qu'il
traverse? la province de Normandie ou celle du Maine, si
intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette voie?
quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais
état de cette route? La généralité, la province, les cantons
sont sans voix. Il faut que les marchands qui suivent ce che-
min et qui s'y embourbent se chargent eux-mêmes d'attirer
de ce côté les regards du gouvernement central. Ils écrivent
à Paris au contrôleur-général, et le prient de leur venir en
aide.


Page 118, ligne 26.
Importance plu* ou moins grande des rentes ou redevances seigneu-


riales, suivant les provînoes.


Turgot dit dans ses Œuvres : « Je dois faire observer que
ces sortes de redevances sont d'une tout autre importance
dans la plupart dés provinces riches, telles que la Norman-
die, la Picardie et les environs de Paris. Dans ces dernières,
la principale richesse consiste dans le. produit même des
terres qui sont réunies en grands corps de fermes, et dont
les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes seigneu-.




378 N O T E S .


Page 128 , ligne 24 .


Influence anticaste de la discussion commune des affaires.


On voit par les travaux peu importants des sociétés
d'agriculture du dix-huitième siècle l'influence anticaste
qu'avait la discussion commune sur-des intérêts communs.
Quoique ces réunions aient lieu trente ans avant la Révolu-
tion, en plein ancien régime, et qu'il ne s'agisse que de
théories, par cela seulement qu'on y débat des questions
dans lesquelles les différentes classes se sentent intéressées
et qu'elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le rappro-
chement et le mélange des hommes, on voit les idées de
réformes raisonnables s'emparer des privilégiés comme des
autres, et cependant il ne s'agit que de conservation et d'a-
griculture.


Je suis convaincu qu'il n'y avait qu'un gouvernement ne
cherchant jamais sa force qu'en lui-même, et prenant tou-
jours les hommes à part, comme celui de l'ancien régime,
qui eût pu maintenir l'inégalité ridicule et insensée qui exis-
tait en France au moment de la Révolution; le plus léger


riales des plus grandes terres n'y forment qu'une très-mo-
dique portion du revenu, et cet article est presque regardé
comme honorifique. Dans les provinces les moins riches et
cultivées d'après des principes différents, les seigneurs et
gentilshommes ne possèdent presque point de terres à eux;
les héritages, qui sont extrêmement divisés, sont chargés de
très-grosses rentes en grains, dont tous les co-tenanciers sont
tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus
clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est
presque entièrement composé.




N O T E S . 370


contact du self-govemment l'aurait profondément modifiée
et rapidement transformée ou détruite.


Page 129 , ligne 19 .


les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps
sans que la liberté nationale existe, quand ces libertés sont
anciennes, mêlées aux habitudes, aux mœurs et aux souve-
nirs, et que le despotisme, au contraire, est nouveau ; mais il
est déraisonnable de croire qu'on puisse, à volonté, créer
des libertés locales, ou même les maintenir longtemps,
quand on supprime la liberté générale.


Page 1 3 1 , ligne 8 .


Turgot, dans un Mémoire au roi, résume de cette façon,
qui me paraît très-exacte, quelle était l'étendue vraie des
privilèges des nobles en matière d'impôt :


« 1° Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de
toute imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui
porte ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs
d'imposition.


» 2° Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien
pour les bois, prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les
terres encloses qui tiennent à leurs châteaux, de quelque
étendue qu'elles soient. Il y a des cantons dont la princi-
pale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble
qui fait régir ses terres s'exempte de toute imposition, qui
retombe à la charge du taillable ; second avantage qui est
immense. »




380 NOTES.


Page 1 3 1 , ligne 2 1 .


Privilège indirect en fait d'impôts. — Différence dans la perception,
. lors même que la taxe est commune.


Turgot fait également de ceci une peinture que j'ai lieu
de croire exacte, d'après les pièces :


« Les avantages indirects des privilégiés en matière de
capitation sont très-grands. La capitation est une imposition
arbitraire de sa nature : il est impossible de la répartir sur
la totalité des citoyens autrement qu'à l'aveugle. On a jugé
plus commode de prendre pour base les rôles de la taille,
qu'on a trouvés tout faits. On a fait un rôle particulier pour
les privilégiés; mais, comme ceux-ci se défendent et que
les taillables n'ont personne qui parle pour eux, il est ar-
rivé que la capitation des premiers s'est réduite peu à peu,
dans les provinces, à un objet excessivement modique, tan-
dis que la capitation des seconds est presque égale au prin-
cipal de la taille. »


Page 1 3 1 , ligne 2 1 .


Autre exemple de l'inégalité de perception dans une taxe
commune.


On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur
tout le monde; « lesquelles sommes, disent les arrêts du
conseil qui autorisent ces sortes de dépenses, seront levées
sur tous les justiciables, exempts ou non exempts, privilé-
giés ou non privilégiés, sans aucune exception, conjointe-
ment avec la capitation, ou au marc le franc d'icelle. »




NOTES. 381


Page 1 3 1 , ligne 2 1 .


Même sujet.


Je trouve dans un projet d'édit de 1764, qui tend à créer
l'égalité de l'impôt, toutes sortes de dispositions qui ont
pour but de conserver une position à part aux privilégiés
dans la perception ; j 'y remarque, entre autres, que toutes
les mesures dont l'objet est de déterminer, en ce qui les
concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent
être prises qu'en leur présence ou en celle de leurs fondés
de pouvoirs.


Paye 1 3 1 , ligne 2 1 .


Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés
étaient favorisés dont la perception, lors mime que la taxe «tait
commune.


« Je vois, écrit le ministre de 1766, que la partie dés
impositions dont la perception est toujours la plus difficile,
consiste dans ce qui est dû par les nobles et privilégiés, à
cause des ménagements que les percepteurs des tailles se
croient obligés d'observer à leur égard, au moyen de quoi
il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les impôts
qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-
anciens et beaucoup trop considérables. »


Remarquez que, comme la capitation du taillable, assi-
milée à la taille, s'élevait comparativement toujours plus
haut que la capitation du privilégié, l'inégalité se retrou-
vait sous la forme même qui semblait le plus l'exclure.




382 N O T E S .


Page 146, ligne 26.


On trouve, dans le Voyage d'Arthur Young en 89, un
petit tableau où cet état des deux sociétés est si agréable-
ment peint et si bien encadré, que je ne puis résister au
désir de le placer ici.


Young, traversant la France au milieu de la première
émotion que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans
un certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant
pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer
d'affaire, il imagine de leur faire ce petit discours :


« Messieurs, dit-il, on vient de dire que les impôts doi-
vent être payés comme auparavant. Les impôts doivent être
payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut
les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de
taxes que vous n'avez point ; mais le tiers-état, le peuple,
ne les paye pas ; elles ne portent que sur le riche. Chez
nous, chaque fenêtre paye ; mais celui qui n'a que six fenê-
tres à sa maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtiè-
mes et les tailles ; mais le petit propriétaire d'un jardin ne
paye rien. Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses
valets ; il paye même pour avoir la liberté de tirer ses pro-
pres perdrix; le petit propriétaire reste étranger à toutes
ces taxes. Bien plus ! nous avons en Angleterre une taxe que
paye le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s'il
faut continuer à payer des taxes, il faut les payer autrement.
La méthode anglaise vaut bien mieux.


» Comme mon mauvais français, ajoute Young, allait
assez de pair avec leur patois, ils m'entendirent très-bien ;
il n'y eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnas-
sent leur approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien
être brave homme, ce que je confirmai en criant : Vive le
tiers ! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra. »




N O T E S . 383


Page 149, ligne 2 1 .


L'église de X., élection de Chollet, tombait en ruines; il
s'agissait de la réparer suivant le mode indiqué par l'arrêt
de 1684 (16 déc) , c'est-à-dire à l'aide d'un impôt levé sur
tous les habitants. Lorsque des collecteurs veulent lever cet
impôt, le marquis de X., seigneur de la paroisse, déclare
que, comme il se charge à lui seul de réparer le chœur, il
ne veut pas participer à l'impôt ; les autres habitants répli-
quent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et
comme gros décimateur (il possédait sans doute les dîmes
inféodées), il est obligé à réparer seul le chœur; que, par
conséquent, cette réparation ne peut le soustraire à la charge
commune. Sur quoi intervient une ordonnance de l'inten-
dant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la pour-
suite des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de
ce marquis, toutes plus pressantes les unes que les autres,
demandant à grands cris que le reste de la paroisse paye à
sa place, et daignant, pour l'obtenir, traiter l'intendant de
monseigneur et même le supplier.


Page 1 5 1 , ligne 1 0 .


Exemple de la manière dont le gouvernement de l'ancien régime
respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés des
villes ou des associations.


Déclaration du roi qui « suspend en temps de guerre le
remboursement de tous les emprunts faits par les villes,
bourgs, collèges, communautés, administrations des hôpi-
taux, maisons de charité, communautés d'arts et métiers et
autres, qui s'acquittent et se remboursent par le produit




384 KOTES.


des octrois ou droits par nous concédés, est-il dit dans la
. déclaration, à l'effet desdits emprunts, les intérêts conti-


nuant à courir. »
C'est non-seulement la suspension du remboursement à


l'époque indiquée dans le contrat fait avec les créanciers,
mais encore une atteinte portée au gage donné pour répondre
delà créance. Jamais de pareilles mesures, qui fourmillent
dans l'ancien régime, n'auraient été praticables sous un
gouvernement surveillé par la publicité ou par des assem-
blées. Qu'on compare cela avec ce qui s'est toujours passé
pour ces sortes de choses en Angleterre et même en Améri-
que. Le mépris du droit est aussi flagrant ici que le mépris
pour les libertés locales.


Page 153", ligne 16 .


Le cas cité ici dans le texte est loin d'être le seul où les
privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le
paysan les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente
ans avant la Révolution, une société d'agriculture composée
tout entière de privilégiés :


« Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales,
affectées sur les fonds de terre, quand elles sont un peu con-
sidérables, deviennent si onéreuses au débiteur, qu'elles
causent sa ruine et successivement celle du fonds même. Il
est forcé de le négliger, ne pouvant trouver la ressource de
faire des emprunts sur un fonds trop chargé, ni d'acqué-
reurs, s'il veut vendre. Si ces rentes étaient amortissables,
ce rentier ruiné ne manquerait pas d'occasions d'emprunter
pour amortir, ni d'acquéreurs en état de rembourser le
fonds et la rente. On est toujours aise d'entretenir et d'amé-
liorer un bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce
serait procurer un grand encouragement à l'agriculture que




NOTES. 385


de trouver des moyens praticables pour rendre amortissa-
bles ces sortes de rentes. Beaucoup de seigneurs de fiefs,-
persuadés de cette vérité, ne se feraient pas prier pour se
prêter à ces sortes d'arrangements. Il serait donc bien inté-
ressant de trouver et d'indiquer des moyens praticables
pour parvenir à faire cet affranchissement des rentes fon-
cières. »


Page 155 , ligne 19 .


Toutes les fonctions publiques, même celles d'agent des
fermes, étaient rétribuées par des immunités d'impôts, pri-
vilèges qui leur avaient été accordés par l'ordonnance de
1681. Dans une lettre adressée au ministre de 1782 par un
intendant, il est dit : « Parmi les privilégiés, il n'y a pas de
classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles,
des traites, des domaines, des postes, des aides, et autres
régies de toute espèce. Il est peu de paroisses où il n'en
existe, et l'on en voit dans plusieurs jusqu'à deux ou trois. »


Il s'agissait de détourner le ministre de proposer au con-
seil un arrêt pour étendre l'immunité d'impôt aux employés
et domestiques de ces agents privilégiés, immunités dont les
fermiers-généraux, dit l'intendant, ne cessent de demander
l'extension, afin de se dispenser de payer ceux auxquels on
les accorde.


Page 155 , ligne 2 6 .


Les offices n'étaient pas absolument inconnus ailleurs. En
Allemagne, quelques petits princes en avaient introduit plu-
sieurs, mais en petit nombre et dans des parties peu impor-
tantes de l'administration publique. Le système n'était suivi
en grand qu'en France.




386 NOTES.


Page 162, ligne 20. 11 ne faut pas s'étonner, quoique cela paraisse fort étrange
et le soit en effet, de voir dans l'ancien régime des fonction-
naires publics, dont plusieurs appartiennent à l'administra-
tion proprement dite, plaider en Parlement pour savoir
quelle est la limite de leurs différents pouvoirs. Cela s'ex-
plique lorsque l'on pense que toutes ces questions, en même
temps qu'elles étaient des questions d'administration pu-
blique, étaient aussi des questions de propriété privée. Ce
qu'on prend ici pour un empiétement du pouvoir judiciaire
n'était qu'une conséquence de la faute que le gouvernement
avait commise en mettant les fonctions publiques en office.
Les places étant tenues en office et chaque fonctionnaire
étant rétribué en raison des actes qu'il faisait, on ne pouvait
changer la nature de la fonction sans léser un droit qui
avait été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille : le
lieutenant-général de police du Mans soutient un long pro-
cès contre le bureau de finances de cette ville, pour prouver
que, ayant la police des rues, il doit être chargé de faire tous
les actes relatifs à leur pavage et toucher le prix de ces
actes. A quoi le bureau repart que le pavage des rues lui est
attribué par le titre même de sa commission. Ce n'est pas,
cette fois, le conseil du roi qui décide; comme il s'agit prin-
cipalement de l'intérêt du capital engagé dans l'acquisition
de l'office, c'est le Parlement qui prononce. L'affaire admi-
nistrative s'est transformée en procès civil.




NOTES. 387


Page 164 , ligne 1 2 .


Analyse des cahiers de la noblesse en 1 7 8 9 .


La révolution française est, je crois, la seule au commen-
cement de laquelle les différentes classes aient pu donner
séparément un témoignage authentique des idées qu'elles
avaient conçues et faire connaître les sentiments qui les
animaient avant que cette révolution même eût dénaturé ou
modifié ces sentiments et ces idées. Ce témoignage authen-
tique fut consigné, comme chacun sait, dans les cahiers que
les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou mémoires
furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité la
plus grande, par chacun des ordres qu'ils concernaient; ils
furent longuement discutés entre les intéressés et mûre-
ment réfléchis par leurs rédacteurs ; car le gouvernement
<le ce temps-là, quand il s'adressait à la nation, ne se char-
geait pas de faire tout à la fois la demande et la réponse. A
l'époque où les cahiers furent dressés, on en réunit-les par-
ties principales en trois volumes imprimés qu'on voit dans
toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux
Archives nationales, et avec eux se trouvent les procès-ver-
baux des assemblées qui les rédigèrent, et, en partie, la
correspondance qui eut lieu, à la même époque, entre
M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées. Cette
collection forme une longue série de tomes in-folio. C'est
le document le plus précieux qui nous reste de l'ancienne
France, et celui que doivent sans cesse consulter ceux qui
veulent savoir quel était l'état d'esprit de nos pères au mo-
ment où la Révolution éclata.


Je pensais que peut-être l'extrait imprimé en trois volu-
iv . 20




588 NOTES.


mes, dont il est question plus haut, avait été l'œuvre d'un
parti et ne reproduisait pas exactement le caractère de cette
immense enquête; mais, en comparant_l'un à l'autre, j'ai
trouvé la plus grande ressemblance entre le grand tableau
et la copie réduite.


L'extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait
connaître au vrai-le sentiment de la grande majorité de cet
ordre. On y voit clairement ce que celle-ci voulait obstiné-
ment retenir des anciens privilèges, ce qu'elle était peu
éloignée d'en céder, ce qu'elle offrait elle-même d'en sacri-
fier. On y découvre surtout en plein l'esprit qui l'animait
tout entière alors à l'égard de la liberté politique. Curieux
et triste tableau !


Droits individuels. Les nobles demandent, avant tout,
qu'il soit fait une déclaration explicite des droits qui appar-
tiennent à tous les hommes, et que cette déclaration con-
state leur liberté et assure leur sûreté.


Liberté de la personne. Ils désirent qu'on abolisse la ser-
vitude de la glèbe là où elle existe encore, et qu'on cherche
les moyens de détruire la traite et l'esclavage des nègres ;
que chacun soit libre de voyager ou de fixer sa demeure où
il le veut, soit au dedans, soit au dehors du royaume, sans
qu'il puisse être arrêté arbitrairement ; qu'on réforme
l'abus des règlements de police, et que la police soit doré-
navant entre les mains des juges, même en cas d'émeute ;
que personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges
naturels; qu'en conséquence, les prisons d'État et autres
lieux de détention illégaux soient supprimés. Quelques-uns
demandent la démolition de la Bastille. La noblesse de Paris
insiste notamment sur ce point.


Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées.
— Si le danger de l'Etat rend nécessaire l'arrestation d'un
citoyen sans qu'il soit livré immédiatement aux cours ordi-
naires de justice, il faut prendre des mesures pour empêcher




NOTES. 389


les abus, soit en donnant communication de la détention au
conseil d'État, ou de toute autre manière.


La noblesse veut que toutes les commissions particulières,
tous les tribunaux d'attribution ou d'exception, tous les pri-
vilèges de committimus, arrêts de surséance, etc., soient
abolis, et que les peines les plus sévères soient portées
contre ceux qui ordonneraient ou mettraient à exécution un
ordre arbitraire; que, dans la juridiction ordinaire, la seule
qui doive être conservée, on prenne les mesures nécessaires
pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui con-
cerne le criminel ; que la justice soit rendue gratuitement
et les juridictions inutiles supprimées. « Les magistrats
sont établis pour le peuple, et non les peuples pour les ma-
gistrats, » dit-on dans un cahier. On demande même qu'il
soit établi dans chaque bailliage un conseil et des défen-
seurs gratuits pour les pauvres, que l'instruction soit publi-
que, et que la liberté soit donnée aux plaideurs de se dé-
fendre eux-mêmes ; que, dans les matières criminelles,
l'accusé soit pourvu d'un conseil, et que, dans tous les actes
de la procédure, le juge soit assisté d'un certain nombre de
citoyens de l'ordre de celui qui est accusé, lesquels seront
chargés de prononcer sur le fait du crime ou délit du pré-
venu : on renvoie à cet égard à la constitution d'Angleterre ;
que les peines soient proportionnées aux délits, et qu'elles
soient égales pour tous ; que la peine de mort soit rendue
plus rare, et tous les supplices corporels, questions, etc.,
supprimés ; qu'enfin le sort des prisonniers soit amélioré,
et surtout celui des prévenus.


Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire
respecter la liberté individuelle dans l'enrôlement des trou-
pes de terre et de mer. Il faut permettre de convertir l'obli-
gation du service militaire en prestations pécuniaires, ne
procéder au tirage qu'en présence d'une députatioa des
trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la disci-




300 N O T E S .


pline et de la subordination militaire avec les droits du ci-
toyen et de l'homme libre. Les coups de plat de sabre seront
supprimés.


Liberté et inviolabilité de la propriété. On demande que
la propriété soit inviolable et qu'il ne puisse y être porté
atteinte que pour cause d'utilité publique indispensable.
Dans ce cas, le gouvernement devra donner une indemnité
d'un prix élevé et sans délai. La confiscation doit être abolie.


Liberté du commerce, du travail et de l'industrie. La li-
berté de l'industrie et du commerce doit être assurée. En
conséquence, on supprimera les maîtrises et autres privi-
lèges accordés à certaines compagnies; on reportera les
lignes de douanes aux frontières.


Liberté de religion. La religion catholique sera la seule
dominante en France; mais il sera laissé à chacun la liberté
de conscience, et on réintégrera les non-catholiques dans
leur état civil et dans leurs propriétés.


Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste.
La liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d'a-
vance les restrictions qui peuvent y être apportées dans
l'intérêt général. On ne doit être assujetti aux censures
ecclésiastiques que pour les livres traitant du dogme ; pour


'• le reste, il suffit de prendre les précautions nécessaires afin
de connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs deman-
dent que les délits de la presse ne puissent être soumis
qu'au jugement des jurés.


Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que
l'on respecte inviolablement les secrets confiés à la poste, de
manière, dit-on, que les lettres ne puissent devenir un titre
ou un moyen d'accusation. L'ouverture des lettres, disent-
ils crûment, est le plus odieux espionnage, puisqu'il con-
siste dans la violation de la foi publique.


Enseignement, éducation. Les cahiers de la noblesse se
bornent à demander qu'on s'occupe activement de favoriser




NOTES. 391.


l'éducation, qu'on l'étende aux villes et aux campagnes, et
qu'on la dirige d'après des principes conformes à la desti-
nation présumée des enfants ; que surtout on donne à ceux-
ci une éducation nationale en leur apprenant leurs devoirs
et leurs droits de citoyen. Ils veulent m ê m e qu'on rédige
pour eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les
points principaux de la constitution. Du reste, ils n'indi-
quent pas les moyens à employer pour faciliter et pour ré-
pandre l'instruction ; ils se bornent à réclamer des établisse-
ments d'éducation pour les enfants de la noblesse indigente. .


Soins qu'il faut prendre du peuple. Un grand nombre de
cahiers insistent pour que plus d'égards soient montrés au
peuple. Plusieurs réclament contre l'abus des règlements de
police, qui, disent-ils, traînent habituellement, arbitraire-
ment et sans jugement régulier, dans les prisons, maisons
de force, etc., une foule d'artisans et de citoyens utiles,
souvent pour des fautes ou même de simples soupçons, ce
qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous le» cahiers
demandent que la corvée soit définitivement abolie. La ma-
jorité des bailliages désire qu'on permette le rachat des
droits de banalité et de péage. Un grand nombre demande
qu'on rende moins pesante la perception de plusieurs droits
féodaux et l'abolitio|n du droit de franc-fief. Le gouverne-
ment est intéressé, dit un cahier, à faciliter l'achat et la
vente des terres. Cette raison est précisément celle qu'on
va donner pour abolir d'un seul coup tous les droits sei-
gneuriaux et mettre en vente les biens de mainmorte. Beau-
coup de cahiers veulent qu'on rende le droit de colombier
moins préjudiciable à l'agriculture. Quant aux établisse-
ments destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le
nom de capitaineries, ils en demandent l'abolition immé-
diate, comme attentatoires au droit de propriété. Ils veulent
qu'on substilue aux impôts actuels des taxes d'une percep-
tion moins onéreuse au peuple.




392 NOTES.


La noblesse demande qu'on cherche à répandre l'aisance
et le bien-être dans les campagnes ; qu'on établisse des fila-
tures et tissages d'étoffes grossières dans les villages pour
occuper les gens de la campagne pendant la saison morte ;
qu'on crée dans chaque bailliage des greniers publics sous
l'inspection des administrations provinciales, pour prévenir
les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain
taux ; qu'on cherche à perfectionner l'agriculture et à amé-
liorer le sort des campagnes ; qu'on augmente les travaux
publics, et particulièrement qu'on s'occupe de dessécher les
marais et de prévenir les inondations, etc.; qu'enfin on dis-
tribue dans toutes les provinces des encouragements au com-
merce et à l'agriculture.


Les cahiers voudraient qu'on répartît les hôpitaux en petits
établissements créés dans chaque district, que l'on suppri-
mât les dépôts de mendicité et qu'on les remplaçât par des
ateliers de charité ; qu'on établît des caisses de secours sous
la direction des états provinciaux, et que des chirurgiens,
médecins et sages-femmes fussent distribués darts les arron-
dissements, aux frais des provinces, pour soigner gratuite-
ment les pauvres; que, pour le peuple, la justice fût tou-
jours gratuite ; qu'enfin on songeât à créer des établissements
pour les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.


Du reste, en toutes ces matières, l'ordre de la noblesse se
borne, en général, à exprimer ses désirs de réformes sans
entrer dans de grands détails d'exécution. On voit qu'il a
moins vécu que le bas clergé au milieu des classes inférieu-
res, et que, moins en contact avee leur misère, il a moins
réfléchi aux moyens d'y remédier.


De l'admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérar-
chie des rangs, et des privilèges honorifiques de la noblesse.
C'est surtout, ou plutôt c'est seulement en ce qui concerne
la hiérarchie des rangs et la différence des conditions que la
noblesse s'écarte de l'esprit général des réformes demandées,




N O T E S . 393


et que, tout en faisant quelques concessions importantes, •
elle se rattache aux principes de l'ancien régime. Elle sent
qu'elle combat ici pour son existence même. Ses cahiers de-
mandent donc avec instance le maintien du clergé et de la
noblesse comme ordres distinctifs. Ils désirent même qu'on
cherche les moyens de conserver dans toute sa pureté l'ordre
de la noblesse ; qu'ainsi il soit défendu d'acquérir le titre de
gentilhomme à prix d'argent, que ce titre ne soit plus attribué
à certaines places, qu'on ne l'obtienne qu'en le méritant par
de longs et utiles services rendus à l'État. Ils souhaitent que
l'on recherche et qu'on poursuive les faux nobles. Tous
les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit mainte-
nue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu'on
donne aux gentilshommes une marque distinctive qui les
fasse extérieurement reconnaître.


On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu'une
pareille demande et de plus propre à montrer la parfaite
similitude qui existait déjà entre le noble et le roturier, en
dépit de la différence des conditions. En général, dans ses
cahiers, la noblesse, qui se montre assez coulante sur plu-
sieurs de ses droits utiles, s'attache avec une ardeur inquiète
à ses privilèges honorifiques. Elle veut conserver tous ceux
qu'elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu'elle n'a
jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de
la démocratie et redoute de s'y dissoudre. Chose singulière !
elle a l'instinct de ce péril, et elle n'en a pas la perception.


Quant à la distribution des charges, les nobles deman-
dent que la vénalité des offices soit supprimée pour les places
de magistrature; que, quand il s'agit de ces sortes de pla-
ces, tous les citoyens puissent être présentés par la nation
au roi, et nommés par lui indistinctement, sauf les condi-
tions d'âge et de capacité. Pour les grades militaires, la
majorité pense que le tiers état ne doit pas en être exclu, et
que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie est en




394 N O T E S .
• droit d'arriver jusqu'aux places les plus éminentes. « L'ordre


de la noblesse n'approuve aucune des lois qui ferment l'en-
trée des emplois militaires à l'ordre du tiers état, » disent
quelques cahiers; seulement, les nobles veulent que le droit
d'entrer comme officier dans un régiment sans avoir d'a-
bord passé par les grades inférieurs soit réservé à eux seuls.
Presque tous les cahiers demandent, du reste, que l'on
établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde,
pour la distribution des grades de l'armée ; que ceux-ci ne
soient pas entièrement laissés à la faveur, et que l'on arrive
aux grades autres que ceux d'officier supérieur par droit
d'ancienneté.


Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu'on réta-
blisse l'élection dans la distribution des bénéfices, ou qu'au
moins le roi crée un comité qui puisse l'éclairer dans la
répartition de ces bénéfices.


Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être
distribuées avec plus de discernement, qu'il convient qu'elles
ne soient plus concentrées dans certaines famiiles, et que
nul citoyen ne puisse avoir plus d'une pension, ni toucher
les émoluments de plus d'une place à la fois; que les sur-
vivances soient abolies.


Église et clergé. Quand il ne s'agit plus de ses droits et
de sa constitution particulière, mais des privilèges et de
l'organisation de l'Église, la noblesse n'y regarde plus de si
près; là, elle a les yeux fort ouverts sur les abus.


Elle demande que le clergé n'ait point de privilèges d'im-
pôt et qu'il paye ses dettes sans les faire supporter à la na-
tion ; que les ordres monastiques soient profondément réfor-
més. La majorité des cahiers déclare que ces établissements
s'écartent de l'esprit de leur institution.


La majorité des bailliages veut que les dîmes soient ren-
dues moins dommageables à l'agriculture; il y en a même
un grand nombre qui réclament leur abolition. « La plus




N O T E S . 3 9 ?


forte partie des dîmes, dit un cahier, est perçue par ceux
des cures qui s'emploient le moins à procurer au peuple
des secours spirituels. On voit que le second ordre ména-
geait peu le premier dans ses remarques. Ils n'en agissent
guère plus respectueusement à l'égard de l'Église elle-même.
Plusieurs bailliages reconnaissent formellement aux États
généraux le droit de supprimer certains ordres religieux et
d'appliquer leurs biens à un autre usage. Dix-sept bailliages
déclarent que les États généraux sont compétents pour ré-
gler la discipline, flusieurs disent que les jours de fête sont
trop multipliés, nuisent à l'agriculture et favorisent l'ivro-
gnerie ; qu'en conséquence, il faut en supprimer un grand
nombre, qu'on renverra au dimanche.


Droits politiques. Quant aux droits politiques, les cahiers
reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au
gouvernement, soit directement, soit indirectement, c'est-
à-dire le droit d'élire et d'être élu, mais, en conservant la
hiérarchie des rangs ; qu'ainsi personne ne puisse nommer
et être nommé que dans son ordre. Ce principe posé, le
système tftT représentation doit être établi de manière à ga-
rantir à tous les ordres de la nation le moyen de prendre
une part sérieuse à la direction des affaires.


Quant à la manière de voter dans l'assemblée des États
généraux, les avis se partagent : la plupart veulent un vote
séparé pour chaque ordre ; les uns pensent qu'il doit être
fait exception à cette règle pour le vote de l'impôt; d'autres,
enfin, demandent que cela ait toujours lieu ainsi. « Les
voix seront comptées par tête, et non par ordre, disent
ceux-là, cette forme étant la seule raisonnable, et la seule
qui puisse écarter et anéantir l'égoïsme de corps, source
unique de tous nos maux; rapprocher les hommes et les
conduire au résultat que la nation a droit d'espérer d'une
assemblée où le patriotisme et les grandes vertus seront
iortifiés par les lumières. » Toutefois, comme cette innova-




396 N O T E S .


tion, faite trop brusquement, pourrait être dangereuse dans
l'étal actuel des esprits, plusieurs pensent qu'on ne doit
l'adopter qu'avec précaution, et qu'il faut que l'assemblée
juge s'il ne serait pas plus sage de remettre le vote par tête
aux États généraux suivants. Dans tous les cas, la noblesse
demande que chaque ordre puisse conserver la dignité qui
est due à tout Français; qu'en conséquence, on abolisse les
formes humiliantes auxquelles le tiers état était assujetti
dans l'ancien régime, par exemple, de se mettre à genoux,
« le spectacle d'un homme à genoux devant un autre blessant
la dignité humaine, et annonçant, entre des êtres égaux
par la nature, une infériorité incompatible avec leurs droits
essentiels, » dit un cahier.


Du système à établir dans la forme du gouvernement, et
des principes de la constitution. Quant à la forme du gou-
vernement, la noblesse demande le maintien de la consti-
tution monarchique, la conservation dans la personne du
roi des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, mais, en
même temps, l'établissement des lois fondamentales desti-
nées à garantir les droits de la nation dans l'exercice de ses
pouvoirs.


En conséquence, les cahiers proclament tous que la na-
tion a le droit de s'assembler en États généraux, composés
d'un nombre de membres assez grand pour assurer l'indé-
pendance de l'assemblée. Ils désirent que ces États se réu-
nissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi qu'à
chaque nouvelle succession au trône, sans qu'il y ait jamais
besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages dé-
clarent même qu'il serait à souhaiter que cette assemblée
fût permanente. Si la convocation des États généraux n'avait
pas lieu dans le délai indiqué par la loi, on aurait le droit
de refuser l'impôt. Un petit nombre veut que, pendant l'in-
tervalle qui sépare une tenue d'États de l'autre, il soit établi
une commission intermédiaire chargée de surveiller l'admi-




N O T E S . 397


nistration du royaume ; mais la généralité des cahiers s'op-
pose formellement à l'établissement de cette commission, en
déclarant qu'une telle commission serait tout à fait contraire
à la constitution. La raison qu'ils en donnent est curieuse :
ils craignent qu'une si petite assemblée restée en présence
du gouvernement ne se laisse séduire par les instigations de
celui-ci.


La noblesse veut que les ministres.» aient pas le droit de
dissoudre l'assemblée, et qu'ils soient punis juridiquement
lorsqu'ils en troublent l'ordre par leurs cabales ; qu'aucun
fonctionnaire, aucune personne dépendante en quelque
chose que ce soit du gouvernement ne puisse être député;
que la personne des députés soit inviolable, et qu'ils ne
puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les opi-
nions qu'ils auraient émises : qu'enfin les séances de l'assem-
blée soient publiques, et que, pour convier davantage la
nation à ses délibérations, elles soient répandues par la voie
de l'imprimerie.


La noblesse demande unanimement que les principes qui
doivent régler le gouvernement de l'Etat soient appliqués
à l'administration des diverses parties du territoire; qu'en
conséquence, dans chaque province, dans chaque district,
dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées com-
posées de membres librement élus et pour un temps limité.


Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d'intendants
et de receveurs généraux doivent être supprimées; tous
estiment que désormais les assemblées provinciales doivent
seules être chargées de répartir l'impôt et de surveiller les
intérêts particuliers de la province. Ils entendent qu'il en
soit de même des assemblées d'arrondissement et de celles
des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que
des états provinciaux.


Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif. Quant à la
distinction des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi,




398 N O T E S .


la noblesse demande qu'aucune loi ne puisse avoir d'effet
qu'autant qu'elle aura été consentie par les États généraux
et le roi, et transcrite sur le registre des cours chargées
den maintenir l'exécution; qu'aux États généraux appar-
tienne exclusivement d'établir et de fixer la quotité de l'im-
pôt ; que les subsides qui seront consentis ne puissent l'être
que pour le temps qui s'écoulera d'une tenue d'états à
l'autre; que tous ceux qui auraient été perçus ou constitués
sans le consentement des États soient déclarés illégaux, et
que les ministres et percepteurs qui auraient ordonné et
perçu de pareils impôts soient poursuivis comme concus-
sionnaires ;


Qu'il ne puisse de même être consenti aucun emprunt
sans le consentement des États généraux; qu'il soit seule-
ment ouvert un crédit fixé par les États, et dont le gouver-
nement pourra user en cas de guerre ou de grandes calami-
tés, sauf à provoquer une convocation d'États généraux dans
le plus bref délai ;


Que toutes les caisses nationales soient mises sous la sur-
veillance des États ; que les dépenses de chaque département
soient fixées par eux, et qu'il soit pris les mesures les plus
sûres pour que les ressources votées ne puissent être excé-
dées.


La plupart des cahiers désirent qu'on sollicite la suppres-
sion des impôts vexatoires, connus sous le nom de droits
d'insinuation, centième denier, entérinements, réunis sous
la dénomination de régie des domaines du roi. « La déno-
mination de régie suffirait seule pour blesser la nation, puis-
qu'elle annonce comme appartenant au roi des objets qui
sont une partie réelle de la propriété des citoyens, » dit un
cahier; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés
soient mis sous l'administration des.états provinciaux, et
qu'aucune ordonnance, aucun édit bursal ne puisse être
rendu que du consentement des trois ordres de la nation.




K O T E S . 599


La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la
nation toute l'administration financière, soit dans le règle-
ment des emprunts et impôts, soit dans la perception de
ces impôts, par l'intermédiaire des assemblées générales et
provinciales.


Pouvoir judiciaire. De même, dans l'organisation judi-
ciaire, elle tend à faire dépendre, au moins en grande par-
tie, la puissance des juges, de la nation assemblée. C'est
ainsi que plusieurs cahiers déclarent :


« Que les magistrats seront responsables du fait de leurs
charges à la nation assemblée ; » qu'ils ne pourront être
destitués qu'avec le consentement des Etats généraux; qu'au-
cun tribunal ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit,
être troublé dans l'exercice de ses fonctions sans le consen-
tement de ces états ; que les prévarications du tribunal de
cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées par
les Etats généraux. D'après la majorité des cahiers, les juges
ne doivent être nommés par le roi que sur une présentation
faite par le peuple.


Pouvoir exécutif. Quant au pouvoir exécutif, il est exclu-
sivement réservé au roi ; mais on y met les limites néces-
saires pour prévenir les abus.


Ainsi, quant à l'administration, les cahiers demandent
que l'état des comptes des différents départements soit rendu
public par la voie de l'imprimerie, et que les ministres
soient responsables à la nation assemblée ; de même, que,
avant d'employer les troupes à la défense extérieure, le roi
fasse connaître ses intentions d'une manière précise aux
Etats généraux. À l'intérieur, ces mêmes troupes ne pour-
rontêtrè employées contre les citoyens que sur la réquisition
des États généraux. Le contingent des troupes devra être
limité, et les deux tiers seulement, en temps ordinaire, res-
teront dans le second effectif. Quant aux troupes étrangères
que le gouvernement pourra avoir à sa solde, il devra les




400 N O T E S .


écarter du centre du royaume et les envoyer sur les fron-
tières.


Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse,
mais ce qu'aucun extrait ne saurait reproduire, c'est à quel
point ces nobles sont bien de leur temps : ils en ont l'es-
prit, ils en emploient très-couramment la langue. Ils parlent
des droits inaliénables de l'homme, des principes inhérents
au pacte social. Quand il s'agit de l'individu, ils s'occupent
d'ordinaire de ces droits, et quand il s'agit de la société,
des devoirs de celle-ci. Les principes de la politique leur
semblent aussi absolus que ceux de la morale, et.les uns et
les autres ont pour base commune la raison. Veulent-ils abo-
lir les restes du servage, il s'agit d'effacer jusqtù aux derniè-
res traces de la dégradation de l'espèce humaine. Ils appellent
quelquefois Louis XVI MM roi citoyen, et parlent à plusieurs
reprises du crime de lèse-nation, qui va leur être si souvent
imputé. A leurs yeux comme aux yeux de tous les autres,
on doit tout se promettre de l'éducation publique, et c'est
l'État qui doit la diriger. Les États généraux, dit un cahier,
s'occuperont d'inspirer un caractère national par des chan-
gements dans l'éducation des enfants. Comme le reste de
leurs contemporains, ils montrent un goût vif et continu
pour l'uniformité de législation, excepté pourtant dans ce
qui touche à l'existence des ordres. Ils veulent l'uniformité
administrative, l'uniformité des mesures, etc., autant que le
Tiers état; ils indiquent toute sorte de réformes, et ils en-
tendent que ces réformes» soient radicales. Suivant eux, tous
les impôts sans exception doivent être abolis ou transformés;
tout le système de la justice changé, sauf les justices seigneu-
riales, qui ont seulement besoin d'être perfectionnées. Pour
eux comme pour tous les autres Français, la France est un
champ d'expériences, une espèce de ferme modèle en poli-
tique, où tout doit être retourné, tout essayé, si ce n'est un
petit endroit où croissent leurs privilèges particuliers; encore




N O T E S . 401


Page 166 , ligne 1 .


Exemple du gouvernement religieux d'une province ecclésiastique
au milieu du dix-huitième siècle.


1° L'archevêque;
2° Sept vicaires généraux ;
3° Deux cours ecclésiastiques nommées officialités : l'une,


appelée officialité métropolitaine, connaît des sentences des
suffragants ; l'autre, appelée officialité diocésaine, connaît :
1° des affaires personnelles entre clercs; 2° de la validité
des mariages quant au sacrement.


Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des
notaires et des procureurs qui y sont attachés.


4° Deux tribunaux fiscaux.
L'un, appelé le bureau diocésain, connaît en premier res-


sort de toutes les affaires qui se rapportent aux impositions
du clergé dans le diocèse. (On sait que le clergé s'imposait
lui-même.) Ce tribunal, présidé par l'archevêque, est com-
posé de six autres prêtres.


L'autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées
aux autres bureaux diocésains de la province ecclésiastique.
Tous ces tribunaux admettent des avocats et entendent des
plaidoiries.


faut-il dire à leur honneur que celui-là même n'est guère
épargné par eux.




402 N O T E S .


Page 166, ligne 2 4 .


Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales.


Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s'ap-
plique aussi bien aux assemblées provinciales réunies en 1779
et en 1787, notamment dans la haute G,uyenne. Les mem-
bres du clergé, dans celte assemblée.provineiale, sont parmi
les plus éclairés, les plus actifs, les plus libéraux. C'est l'é-
vèque de Rodez qui propose de rendre publics les procès-
verbaux de l'assemblée.


Page 168 , ligne 16 .


Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui
se voit en 1789, n'était pas seulement produite par l'exci-
tation du moment ; on la voit déjà paraître à une époque
fort antérieure. Elle se montre notamment dans le Berry,
dès 1779, par l'offre que fait le clergé de 68,000 livres de
dons volontaires, à la seule condilion que l'administration
provinciale sera conservée.


Page 1 7 1 , ligne 3 .


Faites bien attention que la société politique était sans
liens, mais que la société civile en avait encore. On était lié
les uns aux autres dans l'intérieur des classes; il restait
même quelque chose du lien étroit qui avait existé entre la
classe des seigneurs et le peuple. Quoique ceci se passât




N O T E S . 403


Page 172 , ligne 1 5 .


Exemple de la manière dont le* tribunaux s'exprimaient à l'occasion
de certain* acte* arbitraire*.


D'un mémoire mis sous les yeux d'un contrôleur général,
en 1781, par l'intendant de la généralité de Paris, il résulte
qu'il était dans l'usage de cette généralité que les paroisses
eussent deux syndics, l'un élu par les habitants dans uñe as-
semblée présidée par le subdélégué, l'autre choisi par l'inten-
dant, et qui était le surveillant du premier. Dans la paroisse
de Rueil, une querelle survint entre les deux syndics, le
sjndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. L'intendant
obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours à
la Force le syndic élu, lequel fut, en effet, arrêté, puis desti-
tué, et un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement,
saisi à la requête du syndic emprisonné, commence une pro-
cédure, dont je n'ai pas trouvé la suite, où il dit que l'em-
prisonnement de l'appelantet son élection cassée ne peuvent
être considérés que comme dts actes arbitraires et despoti-
ques. La justice était alors parfois mal embouchée !


27


dans la sociélé civile, la conséquence s'en faisait sentir indi-
rectement dans la société politique; les hommes ainsi liés
formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais ré-
fractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant
brisé ces liens sociaux sans établir à leur place de liens poli-
tiques, a préparé à la fois l'égalité et la servitude.




404 N O T E S .


Page 176, ligne 2 2 .


Loin que les classes éclairées et aisées, sous l'ancien ré-
gime, fussent opprimées et asservies, on peut dire que toutes,
en y comprenant la bourgeoisie, étaient souvent beaucoup
trop libres de faire ce qui leur convenait, puisque le pouvoir
royal n'osait pas empêcher leurs membres de se créer sans
cesse une position à part, au détriment du peuple, et croyait
presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour
obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vou-
loir. On peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Fran-
çais appartenant à ces classes-là avait souvent beaucoup plus
de facilité pour résister au gouvernement, et pour forcer
celui-ci de le ménager^ que n'en aurait eu un Anglais du
même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cm
parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une
marche plus timide que le gouvernement anglais ne s'y fût
cru tenu vis-à-vis d'un sujet delà même catégorie : tant on a
tort de confondre l'indépendance avec la liberté. H n'y arien
de moins indépendant qu'un citoyen libre.


Page 176 , ligne 2 5 .


Raison qui forçait souvent, dans l'ancienne société,
le gouvernement absolu a se modérer.


Il n'y a guère que l'augmentation d'anciens impôts, et
surtout que la création de nouveaux, qui puissent, dans les
temps ordinaires, créer de grands embarras au gouverne-
ment et émouvoir le peuple. Dans l'ancienne constitution




NOTES. 4 0 5


financière de l'Europe, quand un prince avait des passions
dépensières, quand il se jetait dans une f tique aventu-
reuse, quand il laissait introduire le désordre dans ses finan-
ces, ou bien encore lorsqu'il avait besoin d'argent pour se
soutenir en gagnant beaucoup de gens par de gros profits ou
par de gros salaires qu'on touchait sans les avoir gagnés, en
entretenant de nombreuses armées, en faisant faire de grands
travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts : ce
qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes,
celle surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Au-
jourd'hui, dans la même situation, on fait des emprunts don
l'effet immédiat est presque inaperçu, et dont le résulta
final ne sera senti que par la génération suivante.


Page 180 , ligne 1 1 .


Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d'autres,
que les principaux domaines situés dans l'élection de Mayenne
étaient affermés à des fermiers généraux, qui prenaient pour
sous-fermiers de petits métayers misérables, qui n'avaien
rien à eux, et à qui on fournissait jusqu'aux ustensiles les
plus nécessaires. On comprend que de pareils fermiers géné-
raux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs dë
l'ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et que,
exercée par leurs mains, la féodalité pût paraître souvent
plus dure qu'au môyeh âge. -




4 0 6 NOTES.


Page 180, ligne I I .


Autre exemple.


Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les
régisseurs du duché que possédait le prince de-Rohan, quoi-
que ces régisseurs n'exploitassent qu'en son nom. Ce prince
(quiétait sans doute fort riche) non-seulement fait cesserez
abus, comme il l'appelle, mais obtient de rentrer dans une
somme de 5,344 livres 45 sous qu'on lui avait fait indûment
payer et qui sera reportée sur les habitants.


Page 184 , Wgne 2 i


Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé lui
aliénaient le cœur de ceux que leur isolement aurait dû rappro-
cher de lui.


Le curé déboisai prétend que les habitants sont obligés
de réparer sa grange et son pressoir, et demande une im-
position locale pour cela. L'intendant répond que les habi-
tants ne sont tenus qu'à la réparation du presbytère; la
grange et le pressoir resteront à la charge de ce pasteur,
plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767).


Page 187 , ligne 17.


On trouve dans tm des mémoires envoyés en 1788 par
des paysans, en réponse à une enquête que faisait une assem-




NOTES.


bloc provinciale, mémoire écrit avec clarté et sur un ton
modéré, ceci : « Aux abus de la perception de la taille se
joint encore celui des garnisaires. Ils arrivent d'ordinaire
cinq fois pendant le recouvrement de la taille. Ce sont le
plus souvent des soldats,invalides ou des- suisses. Ils séjour-
nent à chaque voyage quatre ou cinq jours sur la paroisse et
sont taxés par le bureau de la recelte des tailles à trente-six
sous par jour. Quant à l'assiette des tailles, nous n'expose-
rons pas les abus de l'arbitraire trop connus, ni les mauvais
effets qu'ont produits les rôles faits d'office par des officiers
souvent incapables et presque toujours partiaux et vindicatifs.
Ils ont été pourtant la source de troubles et de différends.
Ils ont occasionné dos procès très-dispendieux pour les plai-
deurs et très-avantageux aux sièges des élections. »


Page 1 8 8 , ligne l t i .


Supériorité des méthodes suivies dans les pays d'états, reconnue par
les foQOtionnaîfes du gouvernement central lui-même.


Dans une letlre confidentielle écrite le 5 juin 1772 par le
directeur des impositions à l'intendant, il est dit l« Dans les
pays d'états, l'imposition étant d'un tantième i f i x e , chaque
contribuable y est assujetti et la paye réellement. On fait
dans la répartition une augmentation sur ce tantième, e n
proportion de l'augmentation demandée par le roi sur le
total qui doit être fourni (1 million, par exemple, au lieu
de 900,000livres). C'est une opération simple, au lieu que,
dans la généralité, la répartition est personnelle et. pour
ainsi dire, arbitraire ; les uns payent ce qu'ils doivent, les
autres ne payent que la moitié ; d'autres le tiers, le quart ou
rien du tout. Comment donc assujettir Ijmposition à un neu-
vième d'augmentation? »




408 ¡SOTES.


Page 1 9 1 , ligne 2 8 .


Page 1 9 2 , ligne 1 8 .


Prison arbitraire pour la corvée.


Exemple : on voit dans une lettre d'un grand prévôt,
en 1748 : « J'avais ordonné hier d'emprisonner trois hom-
mes, sur la réquisition de M. C , le sous-ingénieur, pour
n'avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi, il y eut émotion
parmi les femmes du village, qui se sont écriées : « Voyez-
» vous ! on songe aux pauvres gens quand il s'agit de la
» corvée; on ne s'en occupe point pour les faire vivre. »


Page 1 9 2 , ligne 2 5 .


Les ressources pour faire les chemins étaient de deux
sortes : 1° la plus grande était la corvée pour tous les gros
ouvrages qui n'exigeaient que du travail; 2° la plus petite


De la manière dont les privilégiés, an début, comprenaient les
progrès de la civilisation par les chemins.


Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l'intendant,
du peu d'empressement qu'on met à établir une route qui
l'avoisine. C'est, dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met
pas assez d'énergie dans ses fonctions et ne force pas les
paysans à faire leurs corvées.




NOTES. 409


était tirée d'une imposition générale dont le produit était
mis à la disposition des ponts et chaussées pour subvenir aux
ouvrages d'art. Les privilégiés^ c'est-à-dire les principaux
propriétaires, plus intéressés que tous aux chemins, ne con-
tribuaient point à la corvée, et, de plus, l'imposition des
ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme
elle, ces privilégiés en étaient encore exemptst.


Page 1 9 3 , ligne 10 .


, Exemple de corvée pour transporter des forçats.


On voit', par une lettre qu'adresse, en 1761, à l'intendant,
un commissaire préposé à la police des chaînes, que lès
paysans étaient forcés dë charrier en voiture les forçats,
qu'ils le faisaient de très-mauvaise volonté, et qu'ils étaient
souvent maltraités par les gardes-chiourmes, «. attendu, dit
le commissaire, que les gardes sont gens grossiers et bru-»
taux, et que ces paysans, qui font ce service malgré eux,
sont souvent insolents. »


Page 193, ligne 1 2 .
Turgot fait.des inconvénients et des rigueurs de la corvée


employée à transporter les effets, militaires des peintures
qui, après la lecture des dossiers, ne me semblent nas,exa •
gérées; il dit, entre autres choses, que son premier inconvé-
nient est l'extrême inégalité d'une charge très-forte en elle-
même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de
paroisses que le malheur de leur situation y expose. La dis-




410 N O T E S .


tance à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix
et quinze lieues ; il faut alors trois jours pour aller et venir.
Le payement accordé aux propriétaires n'est que le cinquième
de la charge qu'ils supportent; Le moment de cette corvéje
est presque toujours l'été, le.temps des récoltes. Les bœufs
y sont presque toujours surmenés, et souvent malades après
y avoir été employés, à ce point qu'im grand npmbre.de
propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que de
fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un
désordre inévitable ; le paysan y est sans cesse exposé à la
violence des militaires. Les officiers exigent presque tou-
jours plus qu'il ne leur est dû; quelquefois ils obligent de
force les conducteurs d'atteler des chevaux de selle à des
chaises, au risque de les estropier. Les soldats se font por-
terisur des vpîturésdéjà très-chargées ; d'autres fois, impa-
tientés de la lenteur des bccùfs;, ils les ; piquent avec leurs
épées, et, si le paysan veut faire quelques représentations, il
est fort mal venu.


! ~ Page 1 9 3 , ligne 18 .


Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout.


L'intendant de la marine de Rocbefort se plaint de la mau-
vaise volonté des paysans, obligés par corvée de charrier


'les bois de construction achetés par les fournisseurs de la
marine dans les différentes provinces. On voit par cette
correspondance qu'en effet lés paysans étaient encore te-
nus (1775) à cette corvée, dont l'intendant fixait le prix.
Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l'inten-
dant de Tours, lui dit qu'il faut faire fournir les voitures


"qui sont réclamées. L'intendant, M. Ducluzel, refuse d'auto-




NOTES. 4 1 1


riser ces sortes de corvées. Le ministre de la marine lui écrit
une lettre menaçante, où il lui annonce qu'il rendra compte'
de sa résistance au roi. L'intendant répond sur-le-champ,
44 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix ans qu'il
est intendant" à Tours, il n'a jamais voulu autoriser ces cor-
vées, à cause des abus inévitables qu'elles entraînent, abus
que le prix fixé pour les voitures n'allège pas; « car souvent,
dit il, les animaux sont estropiés par la charge de pièces
énormes qu'ils sont obligés •d'enlever par des chemins aussi
mauvais que .les saisons dans lesquelles on les commande. »
Ce qui rend l'intendant si ferme' parait être une lettré de
M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 50 juillet 1774, épo-
que de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu'il n'a ja-
mais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Duclu-
zél de ne pas le faire à Tours. <


Il résulte d'autres parties dë cette correspondance que les
fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées
sans y ètfe autorisés par les marchés passés entre eux ét
l'Etat, parce qu'ils y trouvaient au moins un tiers d'écono-
mie des frais de transport. Un exemple de ce profit est donné
par un subdélégué. « Distance pour transporter les bois du
lieu où ils sont abattus à la rivière, par des chemins dé tra-
verse presque impraticables, dit-il,1 six lieues ; temps em-
ployé pour aller et venir, deux jours. En passant aux cor-
véables, pour leur indemnité, le pied cube à raison de six
liards par lieue, ce\a îera 43 îr. 10 s.çow le voyage, ce cj&i
est à peine suffisant pour couvrir la dépense du petit pro-
priétaire, celle de son aide, et des bœufs ou chevaux dont il
faut que sa charrette soit attelée. Ses peines, son temps, le
travail de ses bestiaux, tout est perdu pour lui. » Le 17 mai
1776, l'ordre positif du roi de faire faire cette corvée est
intimé à l'intendant par le ministre; M. Ducluzel étant mort,
son successeur, M. l'Escalopier, se hâte d'obéir et de publier
une ordonnance qui porte que « le subdélégué fera la répar-




412 N O T E S .


tition de la charge entre les paroisses, à l'effet de quoi les
divers corvéables desdites paroisses seront contraints de se
rendre, au lieu et heure qui leur seront prescrits par les
syndics, à l'endroit où se trouvent les bois, et de les charrier
au prix qui sera réglé par le subdélégué. »


Page 2 0 0 , ligne 1 9 .


Exemple de la manière dont on procédait souvent à l'égard des
paysans.


1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à
la paroisse de la Chapelle-Blanche, près de Saumur. Le curé
prétend distraire une partie de cette somme pour foire con-
struire un clocher et se délivrer du bruit des cloches qui
l'incommode, dit-il, dans son'presbytère. Les habitants ré-
sistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le
curé et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des
principaux habitants.


Autre exemple : Ordre du roi pour faire rester en prison
pendant quinze jours une femme qui a insulté deux cavaliers
de la maréchaussée. Autre ordre pour faire emprisonner
pendant quinze jours un tisseur de bas qui a mal parlé de la
maréchaussée. L'intendant répond au ministre qu'il a déjà
fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l'ap-
prouve fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient
eu lieu à propos de l'arrestation violente des mendiants,
mesure qui, à ce qu'il paraît, révoltait la population. Le
subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, fait, dit-il, savoir
au public que ceux qui continueront encore à insulter la
maréchaussée seront plus sévèrement punis.


On voit par la correspondance des subdélégués et de fin-




N O T E S . 4 1 3


Page 207 , ligne 5.


On a dit que le caractère de la philosophie du dix-hui-
tième siècle était une sorte d'adoration de la nature hu-
maine, une confiance sans bornes dans sa toute-puissance
pour transformer à son gré lois, institutions et mœurs. Il
faut bien s'entendre : c'était moins encore, à vrai dire, la
raison humaine que quelques-uns de ces philosophes ado-
raient que leur propre raison. Jamais on n'a montré moins
de confiance que ceux-là dans la sagesse commune. Je pour-
rais en citer plusieurs qui méprisaient presque autant la
foule que le bon Dieu. Ils montraient un orgueil de rivaux à


tendant (1760-1770) que l'intendant leur donnait l'ordre
de faire arrêter les gens nuisibles, non pour les faire juger,
mais pour les faire détenir. Le subdélégué demande à l'in-
tendant de faire détenir à perpétuité deux mendiants dange-
reux qu'il avait fait arrêter. Un père réclame contre l'ar-
restation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu'il
voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu'on
fasse arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu
s'établir dans sa paroisse, qu'il a secouru^ mais qui se con-
duit très-mal à son égard et l'incommode. L'intendant de
Paris prie celui de Rouen de vouloir bien rendre ce service
à ce propriétaire, qui est son ami.


A quelqu'un qui veut faire mettre en liberté des men-
diants, l'intendant répond que « le dépôt des mendiants ne
doit pas être considéré comme une prison, mais seulement
comme une maison destinée à retenir, par correction admi-
nistrative, ceux qui mendient et les vagabonds. » Cette idée
a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de
l'ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées.




AU N O T E S .


Page 2 2 6 , ligne 7.


Le grand Frédéric a écrit dans ses Mémoires : « Les Fon-
tenelle et les Voltaire, les Hohbes, les Collins, les Shafstes-
bury, les Bolingbroke, ces grands hommes portèrent un
coup mortel à la religion. Les hommes commencèrent à
examiner ce qu'ils avaient stupidement adoré ; la raison ter-
rassa la superstition ; on prit un dégoût pour les fables
qu'on avait crues. Le déisme fit de nombreux sectateurs. Si
l'épicuréisme devint funeste au culte idolâtre des païens, le
déisme ne le fut pas moins de nos jours aux visions judaï-
ques adoptées par nos ancêtres. La liberté de penser qui ré-
gnait en Angleterre avait beaucoup contribué aux progrès
de la philosophie. »


On voit, par le passage ci-dessus, que le grand Frédéric,
au moment où il écrivait ces lignes, c'est-à-dire au milieu
du dix-huitième siècle, considérait encore à cette époque
l'Angleterre comme le foyer des doctrines irréligieuses. On
y voit quelque chose de plus frappant : un des souverains
les plus versés dans la science des hommes et dans celle des
affaires qui n'a pas l'air de se douter de l'utilité politique


célûi-ei et un orgueil de parvenus à celle-là. La soumission
vraie et respectueuse pour les volontés de la majorité leur
était aussi étrangère que-la soumission aux volontés divines.
Presque tous les révolutionnaires ont montré depuis ce dou-
ble caractère. Il y a bien loin de là à ce respect témoigné
parles Anglais et les Américains aux sentiments delà majo-
rité'idelèws concitoyens. Chez eux, la raison est fière et
confiante en elle-même, mais jamais insolente; aussi a-t-el!c
conduit a la liberté, tandis que la nôtre n'a guère fait qu'in-
venter de nouvelles formes de servitude.




MOTES- 415


Page 2 5 5 , ligne 1 5 .


Cet esprit de progrès, qui se faisait voir en France à la fin
du dis-huitième siècle, apparaissait à la même époque dans
toute l'Allemagne, et partout il était de même accompagné
du désir de changer les institutions. Voyez cette peinture
que fait un historien allemand de ce qui se passait alors dans
son pays :


« Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, dit-il,
le nouvel esprit du temps s'introduit graduellement dans
les territoires ecclésiastiques eux-mêmes. On y commence
des réformes. L'industrie fit lavtoléianï^y/ppnètreni partout;
l'absolutisme éclairé qui s?était déjài emparé des grands États
se fait jour de même ici. il faut lé dire, à aucune époque tin
dix-huitième siècle on n'avait vu dans ces territoires ecclé-
siastiques des princes aussi remarquables et aussi dignes
d'estime que précisément pendant les dernières dizaines
d'années qui précédèrent la Révolution française. »


H faut remarquer comme-le tableau qu'on fait lu ressem-
ble à celui que prèsentaitk; France, où le mouvement d'a-
mélioration et de progrès commence à la même époque, et
où les hommes les plus digues de gouverner paraissent au
moment où la Révolution va tout dévorer.


On doit reconnaître aussi à quel point toute cette partie
de l'Allemagne était visiblement entraînée dans le mouve-
ment de la civilisation et de la politique délaFrance.'


des religions; tant les défauts de l'esprit de ses maîtres
avaient altéré les qualités propres du sien.




416 NOTES.


Page 256 , ligne 14 .


Page 2 5 7 , ligne 12 .


Comment les lois judiciaires des Anglais prouvent que des institu-
tions peuvent avoir beaucoup de vices secondaires sans que cela
les empêche d'atteindre le but principal qu'on s'est proposé en
les établissant.


Cette faculté qu'ont les nations de prospérer malgré l'im-
perfection qui se rencontre dans les parties secondaires de
leurs institutions, lorsque les principes généraux, l'esprit
même qui anime ces institutions, sont féconds, ce phéno-
mène ne se voit jamais mieux que quand on examine la con-
stitution de la justice chez les Anglais au siècle dernier, telle
que Blackstone nous la montre.:


On y aperçoit d'abord deux grandes diversités qui frap-
pent :


1° La diversité des lois;
2° La diversité des tribunaux qui les appliquent.
I. Diversité des lois. 1° Les lois sont différentes pour


l'Angleterre proprement dite, pour l'Ecosse, pour l'Irlande,


La Révolution n'est pas arrivée à cause de cette prospé-
rité; mais l'esprit qui devait produire la Révolution, cet
esprit actif, inquiet, intelligent, novateur, ambitieux, cet
esprit démocratique des sociétés nouvelles, commençait à
animer toutes choses, et, avant de bouleverser momenta-
nément la société, suffisait déjà à la remuer et à la déve-
lopper.




N O T E S . 417


pour divers appendices européens de la Grande-Bretagne,
tels que l'île de Man, les îles normandes, etc., enfin pour
les colonies.


2° Dans l'Angleterre proprement dite, on voit quatre es-
pèces de lois : le droit coutumier, les statuts, le droit romain,
l'équité. Le droit coutumier se divise lui-même en cou-
tumes générales, adoptées dans tout le royaume; en coutu-
mes qui sont particulières à certaines seigneuries, à certaines
villes, quelquefois à certaines classes seulement, telles que
la coutume des marchands, par exemple. Ces coutumes dif-
fèrent quelquefois beaucoup les unes des autres, comme,
par exemple, celles qui, en opposition avec la tendance géné-
rale des lois anglaises, veulent le partage égal entre tous les
enfants (yavelkind), et, ce qui est plus singulier encore, don-
nent un droit de primogéniture à l'enfant le plus jeune.


II. Diversité des tribunaux. La loi, dit Blaekstone,a in-
stitué une variété prodigieuse de tribunaux différents; on
peut en juger par l'analyse très-sommaire que voici :


1° On rencontrait d'abord les tribunaux établis en dehors
de l'Angleterre proprement dite, tels que les cours d'Ecosse
et d'Irlande, qui ne relevaient pas toujours des cours supé-
rieures d'Angleterre, bien qu'elles dussent aboutir toutes,
je pense, à la cour des lords.


2° Quant à l'Angleterre proprement dite, si je n'oublie
rien, parmi lies classifications de Blaekstone, je trouve qu'il
compte :


1" Onze espèces de cours existant d'après la loi com-
mune (common lato), dont quatre, il est vrai, semblent déjà
tombées en désuétude ;


2° Trois espèces de cours dont la juridiction s'étend à tout
le pays, mais ne s'applique qu'à certaines matières ;


5° Dix espèces de cours ayant un caractère spécial; L'une
de ces espèces se compose de cours locales, créées par diffé-
rents actes du parlement ou existant, en vertu 4e la tradi-




Í 1 8 N O T E S .


tion, soit à Londres, soit dans les villes ou bourgs des pro-
vinces. Celles-ci sont si nombreuses et offrent une si grande
variété dans leur constitution et dans leurs règles, que l'au-
teur renonce à en faire l'exposition détaillée.


Ainsi, dans l'Angleterre proprement dite seule rent, si
l'on s'en rapporte au texte de Blackstone, il existait, dans
les temps où celui-ci écrivait, c'est-à-dire dans la seconde
moitié du dix-huitième siècle, vingt-quatre espèces de tri-
bunaux, dont plusieurs se subdivisaient en un grand nombre
d'individus, qui chacun avait sa physionomie particulière.
Si l'on écarte les espèces qui semblent dès lors à peu près
disparues, il en reste encore dix-huit ou vingt.


Maintenant, si Ton examine ce système judiciaire, on voit
sans peine qu'il contient toute sorte d'imperfections.


Malgré la multiplicité des tribunaux, on y manque sou-
vent de petits tribunaux de première instance placés près
des justiciables et faits pour juger sur place et à peu de
frais les petites affaires, ce qui rend la justice embarrassée
et coûteuse. Les mêmes affaires sont de la compétence de
plusieurs tribunaux, ce qui jette une incertitude fâcheuse
sur le début des instances. Presque toutes les cours d'appel
jugent dans certains cas en premier ; ressort, quelquefois
cours de droit commun, d'autres fois cours d'équité. Les
cours d'appel sont très-diverses. Le setd point central est la
chambre des lords. Le contentieux administratif n'est point
séparé du contentieux ordinaire ; ce qui paraîtrait une grande
difformité aux yeux de la plupart de nos légistes. Enfin tous
ces tribunaux vont puiser les raisons de leurs décisions dans
quatre législations différentes, dont l'une ne s'établit que
par précédents, et dont l'autre, l'équité, ne s'établit sur
rien de précis,* puisque son objet est le plus souvent d'aller
contre la coutume ou les; statuts, et de corriger par l'arbi-
traire du juge ce. que le statut ou la coutume ont de su-
ranné ou die trop dur. •




N O T E S . 419


Yoilà bien des vices, et, si l'on compare cette machine
énorme et vieille de la justice anglaise à la fabrique mo-
derne de notre système judiciaire, la simplicité, la cohé-
rence, l'enchaînement qu'on aperçoit dans celui-ci, avec la
complication, l'incohérence qui se remarquent dans celle-là,
les vices de la première paraîtront plus grands encore. Ce-
pendant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de
Blackstone, la grande fin de la justice, fût aussi complè-
tement atteinte qu'en Angleterre, c'est-à-dire où chaque
homme, quelle que fût sa condition, et qu'il plaidât contre
un particulier ou contre le prince, fût plus sûr de se faire
entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son pays de
meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa
liberté et de sa vie.


Cela ne veut pas dire que les vices du système judiciaire
anglais servissent à ce que j'appelle ici la grande fin de la
justice ; cela prouve seulement qu'il y a duns toute organi-
sation judiciaire des vices secondaires qui peuvent ne nuire
que modérément à cette fin de la justice, et d'autres princi-
paux qui non-seulement lui nuisent, mais la détruisent,
bien qu'ils soient joints à beaucoup de perfections secon-
daires. Les premiers sont les plus facilement aperçus; ce
sont ceux-là qui d'ordinaire frappent d'abord les esprits
vulgaires. Ils sautent aux yeux, comme on dit. Les autres
sont souvent plus cachés, et ce ne sont pas toujours les ju-
risconsultes et autres gens du métier qui les découvrent ou
les signalent.


Remarquez, de plus, que les mêmes qualités peuvent être
secondaires ou principales, suivant les temps et suivant
l'organisation politique de la société. Dans les époques d'a-
ristocratie, d'inégalité, tout ce qui tend à amoindrir un
privilège pour certains individus devant la justice, à y assu-
rer des garanties au justiciable faible contre le justiciable
fort, à faire prédominer l'action de l'État, naturellement


iv. 28




« O N O T E S .


impartial quand il ne s'agit que d'un débat entre deux su-
jets, tout cela devient qualité principale, mais diminue
d'importance à mjesure que l'état social et la constitution
politique tournent à la démocratie.


Si l'on étudie d'après ces principes le système judiciaire
anglais, on trouve qu'en laissant subsister tous les défauts
qui pouvaient rendre chez nos voisins la justice obscure,
embarrassée, lente, chère et incommode, on avait pris des
précautions infinies pour que le fort ne pût jamais être favo-
risé aux dépens du faible, l'Etat aux dépens du particulier ;
on voit, à mesure qu'on pénètre davantage dans le détail de
cette législation, qu'on y a fourni à chaque citoyen toute
sorte d'armes pour se défendre, et que les choses y sont
arrangées de manière à présenter à chacun le plus de garan-
ties possible contre la partialité, la vénalité proprement
dite des juges, et cette sorte de vénalité'plus ordinaire, et
surtout plus dangereuse, dans les temps de démocratie, qui
naît de la servilité des tribunaux à l'égard de la puissance
publique.


A tous ces points de vue, le système judiciaire anglais,
malgré les nombreux défauts secondaires qui s'y rencon-
trent encore, me semble supérieur au nôtre, lequel n'est
atteint, il est vrai, de presque aucun de ces vices, mais qui
n'offre pas non plus au même degré les qualités principales
qui s'y rencontrent; qui, excellent quant aux garanties qu'il
offre à chaque citoyen dans les débats qui s'élèvent entre
particuliers, faiblit par le côté qu'il faudrait toujours renfor-
cer dans une société démocratique comme la nôtre,, à sa-
voir, les garanties de l'individu contre l'Etat.




NOTES. 421


Page 258 , ligne 1 8 .


Avantages dont jouissait la généralité de Paris.


Cette généralité était aussi avantagée quant aux charités
gouvernementales qu'elle l'était pour la levée des taxes;
exemple : lettre du contrôleur général à M. l'intendant de
la généralité de l'Ile-de-Frànce, 22 mai 1787, qui informe
celui-ci que le roi a fixé, pour la généralité de Paris, la
somme qui doit être employée en travaux de charité, dans
l'année, à 172,800 livres. En outre, 100,000 livres sont
destinées à acheter des vaches qui doivent être données à
des cultivateurs. On voit par cette lettre que la somme de
172,800 livres devait être distribuée par l'intendant seul,
à la condition de se conformer aux règles générales que le
gouvernement lui a fait connaître, et de faire approuver
l'état de répartition par le contrôleur général.


Page 2 5 9 , ligne 1 2 .


L'administration de l'ancien régime se composait d'une
multitude de pouvoirs différents, créés en différents temps,
le plus souvent en vue du fisc et non de l'administration
proprement dite, et qui parfois avaient le même champ d'ac-
tion. La confusion et la lutte ne pouvaient s'éviter qu'à la
condition que chacun n'agît que peu ou point. Du moment
où ils voulurent sortir de cette langueur, ils se gênèrent et
s'enchevêtrèrent les uns dans les autres. De là vient que les
plaintes contre la complication des rouages administratifs et
la confusion des attributions sont bien plus vives dans les




NOTES.


années qui précèdent immédiatement la Révolution que
trente ou quarante ans auparavant. Les institutions politi-
ques n'étaient pas devenues plus mauvaises; au contraire,
elles s'étaient fort améliorées; mais la vie politique était
devenue plus active.


Page 267, ligne 9.


Augmentation arbitraire des taxes»


Ce que le roi dit ici de la taille, il eût pu le dire avec
autant de raison des vingtièmes, ainsi qu'on en peut juger
par la correspondance suivante. En 1772, le contrôleur
général Terray avait fait décider une augmentation considé-
rable, 100,000 livres, sur les vingtièmes de la généralité de
Tours. On voit la douleur et l'embarras que cette mesure
cause à l'intendant, M. Ducluzel, habile administrateur et
homme de bien, dans une lettre confidentielle, où il dit :
« C'est la facilité avec laquelle les 250,000 livres ont été
données (augmentation précédente) qui a probablement
encouragé la cruelle interprétation et la lettre du mois de
juin. »


Dans une lettre très-confidentielle que le directeur des
contributions écrit à l'intendant à la même occasion, il dit :
« Si les augmentations que l'on demande vous semblent
toujours aussi aggravantes, aussi révoltantes, par rapport à
la misère générale, que vous avez bien voulu me le témoi-
gner, il serait à désirer pour la province, qui ne peut trou-
ver de défenseur et de protecteur que dans votre généreuse
sensibilité, que vous pussiez au moins lui épargner les rôles
de supplément, imposition rétroactive toujours odieuse. »


On voit aussi par cette correspondance combien on man-




N O T E S . 423


quait de base, et quel arbitraire (même avec des vues hon-
nêtes) était pratiqué. L'intendant, ainsi que le ministre, font
tomber le fardeau de la surtaxe tantôt sur l'agriculture plu-
tôt que sur l'industrie, tantôt sur un genre d'agriculture
plutôt que sur uii autre (les vignes, par exemple), suivant
qu'ils jugent que l'industrie ou une branche d'agriculture
ont besoin d'être ménagées.


Page 269, ligne 2 8 .


Manière dont Turgot parle du peuple des campagnes dans le
préambule d'une déclaration du roi.


« Les communautés de campagne sont composées, dit-il,
dans la plus grande partie du royaume, de paysans pauvres,
ignorants et brutaux, incapables de s'administrer. »


Page *214, ligne 29.


Comment les idées révolutionnaires germaient tout naturellement
dans les esprits, en plein ancien régime.


En 1779, un avocat s'adresse au conseil et demande un
arrêt qui rétablisse un maximum du prix de la paille dans
tout le royaume.


Page 274; ligne 1 2 .


L'ingénieur en chef écrit en 1781 à l'intendant, à propos
d'une demande en surplus d'indemnité :' « Le réclamant ne




NOTES.


fait pas attention que les indemnités que l'on accorde sont
une faveur particulière pour la généralité de Tours, et que
l'on est fort heureux de récupérer une partie de sa perte. Si
l'on dédommageait de la manière que le réclamant indique,
quatre millions ne suffiraient pas. »


Page 287 , ligne 29 .


Lutte des différents pouvoirs administratifs en 1 7 6 7 .


Exemple de ceci : la commission intermédiaire de l'as-
semblée provinciale de l'Ile-de-France réclame l'administra-
tion du dépôt de mendicité. L'intendant veut en rester
chargé, « parce que cette maison n'est pas entretenue, dit-
il, sur les fonds de la province. » Pendant le débat, la
commission intermédiaire s'était adressée aux commissions
intermédiaires d'autres provinces pour en obtenir des avis.
On trouve, entre autres, la réponse que fait à ses questions
la commission intermédiaire de Champagne, laquelle an-
nonce à celle de PIle-de-France qu'on lui a fait la même
difficulté et. qu'elle oppose la même résistance.


Page 294 , ligne 2 4 .


Je trouve dans le procès-verbal de la première assemblée
provinciale de l'Ile-de-France cette énonciation dans la bou-
che du rapporteur d'une commission : « Jusqu'à présent,
les fonctions de syndic, beaucoup plus pénibles qu'honora-
bles, devaient en éloigner tous ceux qui joignaient de l'ai-
sance à des lumières proportionnées à leur état. »




NOTES. 4 2 5


(Noie relative à plusieurs passages de ce volume.)


Droita féodaux existant encore à l'époque de la Révolution) d'après
les feudistes du temps.


Je ne veux point faire ici un traité sur les droits féodaux,
ni surtout rechercher quelle pouvait en avoir été l'origine ;
je désire seulement indiquer quels étaient ceux qui étaient
encore exercés dans le dix-huitième siècle. Ces droits ont
joué alors un si grand rôle, et ils ont conservé depuis une si
grande place dans l'imagination de ceux mêmes qui n'en
souffrent plus, qu'il m'a paru très-intéressant de savoir ce
qu'ils étaient précisément quand la Révolution les a tous
détruits. Dans ce but, j'ai d'abord étudié un certain nombre
de terriers ou registres de seigneuries, en choisissant ceux
qui étaient de date plus récente. Cette méthode ne me me-
nait à rien ; car les droits féodaux, quoique régis par une
législation qui était la même dans toute l'Europe féodale,
variaient à l'infini, quant aux espèces, suivant la province
et même suivant les cantons. Le seul système qui m'ait paru
de nature à indiquer ce que je cherchais d'une manière ap-
proximative a donc été celui-ci. Les droits féodaux donnaient
lieu à toute sorte d'affaires contentieuses. Il s'agissait de
savoir comment ces droits s'acquéraient, comment ils se per-
daient, en quoi exactement ils consistaient, quels étaient
ceux qui ne pouvaient être perçus qu'en vertu d'une patente
royale, ceux qui ne pouvaient s'établir que sur un titre
privé," ceux, au contraire, qui n'avaient pas besoin de' titres
formels et pouvaient se percevoir aux termes des coutumes
locales ou même en vertu d'un long usage. Enfin, quand on




4.26 NOTES.


voulait les vendre, on avait besoin de savoir quelle était la
manière de les apprécier, et quel capital représentait, sui-
vant son importance, chaque espèce d'entre eux. Tous ces
points, qui touchaient à mille intérêts pécuniaires, étaient
sujets à débats, et il s'était formé tout un ordre de légistes
dont l'unique occupation était de les éclaircir. Plusieurs de
ceux-là ont écrit dans la seconde moitié du dix-huitième
siècle, quelques-uns aux approches même de la "Révolution.
Ce ne sont pas des jurisconsultes proprement dits, ce sont
des praticiens dont le seul but est d'indiquer aux gens du
métier les règles à suivre dans cette partie si spéciale et si
attrayante du droit. En étudiant attentivement ces feudistcs,
on arrive à se faire une idée assez détaillée et assez claire
d'un objet dont la masse et la confusion étonnent d'abord. Je
donne ci-dessous le résumé le plus succinct que j'ai pu faire
de mon travail. Ces notes sont principalement tirées de l'ou-
vrage d'Edme de Fréminville, qui écrivait vers 1750, et de
celui deRenauldon, écrit en 1765 et intitulé : Traité histo-
rique et pratique des Droits seigneuriaux.


Le cens (c'est-à-dire la redevance perpétuelle en nature
et en argent qui est attachée par les lois féodales à la posses-
sion de certaines (erres) modifie encore profondément au
dix-huitième siècle la condition d'un grand nombre de pro-
priétaires. Le cens continue à être indivisible, c'est-à-dire
qu'on peut s'adresser à celui des possesseurs que l'on veut
de l'immeuble donné à ce cens et lui demander le cens en-
tier. Il est toujours imprescriptible. Le propriétaire d'un im-
meuble chargé de cens ne peut le vendre sans être exposé
au retrait censuel, c'est-à-dire sans être obligé de laisser
reprendre la propriété au prix de la vente ; mais cela n'a
plus lieu que dans certaines coutumes; celle de Paris, qui est
la plus répandue, ne reconnaît pas ce droit.


Lods et ventes. C'est une règle générale, en pays coutu-
mier, que la vente de tout héritage censuel produit des lods




N O T E S . 4 2 7


et ventes : ce sont des droits de vente qui doivent être payés
aux seigneurs. Les droits sont plus ou moins considérables
suivant les coutumes, mais assez considérables partout ; ils
existent également dans les pays de droit écrit. Us y con-
sistent ordinairement dans le sixième du prix; ils s'y nom-
ment lods. Mais, en ces pays, c'est au seigneur à établir son
droit. En pays écrit comme én pays coutumier, le cens crée
pour le seigneur un privilège qui prime toutes les autres
créances.


Terrage ou champart, agrier, tasque. C'est une certaine
portion des fruits que le seigneur perçoit sur l'héritage
donné à cens : la quantité varie suivant les contrats et les
coutumes. On rencontrait encore assez souvent ce droit au
dix-huitième siècle. Je crois que le terrage, même en pays
coutumier, devait toujours résulter d'un titre. Le terrage
est seigneurial ou foncier. Les signes qui constatent ces deux
différentes espèces sont inutiles à expliquer ici ; il suffit de
dire que le terrage foncier se prescrit par trente ans, comme
les rentes foncières, tandis que le terrage seigneurial est
imprescriptible. On ne peut hypothéquer la terre sujette au
terrage sans le consentement du seigneur.


Bordelage. Droit qui n'existait qu'en Nivernais et en Bour-
bonnais, et qui consistait en une redevance annuelle en
argent, en grains et. en volailles, due par l'héritage tenu à
cens. Ce droit avait des conséquences très-rigoureuses ; le
non-payement pendant trois ans donnait lieu à la commise
ou confiscation au profit du seigneur. Le débiteur bordelier
était de plus sujet à une foule de gênes dans sa propriété ;
quelquefois le seigneur pouvait en hériter, bien qu'il y eût
des héritiers successibles. Ce contrat était le plus rigoureux
du droit féodal, et la jurisprudence avait fini par le res-
treindre aux héritages ruraux ; « car le paysan est toujours
le mulet prêt à recevoir toutes charges,» dit l'auteur.


Marciage. C'est un droit particulier perçu, dans très-peu




428 NOTES.


de lieux, sur les possesseurs d'héritages ou terres à cens, et
qui consiste dans une certaine redevance qui n'est due qu'à
la mort du seigneur de l'héritage.


Dîmes inféodées. Il y avait encore au dix-huitième siècle
un grand nombre de dîmes inféodées. Elles doivent, en
général, résulter d'un contrat, et ne sont pas exigibles par le
fait seul de la seigneurie.


Parcière. Les parcières sont des droits qui se perçoivent
sur la récolte des fruits produits par les héritages. Assez
semblables au champart ou à la dîme inféodée, elles sont
principalement en usage dans le Bourbonnais et l'Auvergne.


Carpot. Usité dans le Bourbonnais, ce droit est aux vignes
ce que le champart est aux terres labourables, c'est-à-dire
le droit de prélever une partie de la récolte. Il était le quart
de la vendange.


Servage. On appelle coutumes serves celles qui contiennent
encore quelques traces de servage ; elles sont en petit nom-
bre. Dans les provinces qui sont régies par elles, il n'y a
point ou il n'y a que très-peu de terres où ne se voient quel-
ques traces de l'ancienne servitude. (Ceci était écrit en 17-65.)
Le servage, ou, comme le nomme l'auteur, la servitïftie,
était ou personnelle ou réelle. ">'!


La servitude personnelle était inhérente à la personrie:|et
la suivait partout. Quelque part que le serf allât, en quelque
endroit qu'il transportât son pécule, le seigneur pouvait
revendiquer celle-ci par droit de suite. Les auteurs rappor-
tent plusieurs arrêts qui établissent ce droit, entre autres
un arrêt du 17 juin 1760, par lequel la Cour déboute un
seigneur du Nivernais de la succession mortaillable de Pierre
Truchet, décédé à Paris, lequel était fds d'un serf de pour-
suite de la coutume du Nivernais, qui avait épousé une
femme libre de Paris et qui y était' décédé, ainsi que son
fils. Mais l'arrêt paraît fondé sur ce que Paris était lieu
d'asile, où la suite ne pouvait avoir lieu. Si le droit d'asile




N O T E S . 429


empêchait le seigneur de se saisir du bien que les serfs pos-
sédaient dans le lieu de l'asile, il ne s'opposait pas à ce qu'il
succédât au bien laissé dans la seigneurie.


La servitude réelle était le résultat de la détention d'une
terre, et pouvait cesser en abandonnant cette terre ou l'ha-
bitation dans un certain lieu.


Corvées. Droit que le seigneur a sur ses sujets, en vertu
duquel il peut employer, à son profit, un certain nombre de
leurs journées de travail ou de celles de leurs bœufs et de
leurs chevaux. La corvée à volonté, c'est-à-dire suivant le
bon plaisir du seigneur, est tout à fait abolie ; elle a été
réduite depuis longtemps à un certain nombre de journées
par an.


La corvée pouvait être personnelle ou réelle... Les corvées
personnelles sont dues par les gens de labeur qui ont leur
domicile établi dans la terre du seigneur,, chaque homme
suivant son métier. Les corvées réelles sont attachées à la
possession de certains héritages. Les nobles, ecclésiastiques,
clercs, officiers de justice, avocats, médecins, notaires et
banquiers, notables, doivent être exempts de la corvée. L'au-
teur cite un arrêt du 13 août 1735, qui exempte un notaire
que son seigneur voulait forcer à venir, pendant trois jours,
faire pour rien les actes qu'il avait à passer dans sa seigneu-
rie, où le notaire demeurait. Autre arrêt de 1750, qui dé-
clare que, quand la corvée est due soit en personne, soit en
argent, le choix doit être laissé au débiteur. Toute corvée a
besoin d'être établie sur un titre écrit. La corvée seigneu-
riale était devenue fort rare au dix-huitième siècle.


Banalités. Les provinces de Flandre, d'Artois et de Hai-
naut étaient seules exemptes de banalités. La coutume de
Paris est très-rigoureuse pour ne laisser exercer ce droit
qu'avec titre. Tous ceux qui sont domiciliés dans l'étendue
de la banalité y sont sujets, même le plus, souvent les gentils-
hommes et les prêtres.




430 N O T E S .


Indépendamment de la banalité des moulins et des fours,
il y en a beaucoup d'autres :


1° Banalités de moulins industriels, comme moulin à
drap, à écorces, à chanvre. Plusieurs coutumes, entre autres
celles d'Anjou, du Maine, de Bretagne, établissent cette-bana-
lité.


2° Banalités de pressoir. Très-peu de coutumes en par-
tent; celle de Lorraine l'établit, ainsi que celle du Maine.


3° Taureau banal. Aucune coutume n'en parle; mais il
y a certains titres qui l'établissent. Il en est de même de la
boucherie banale.


En général, les secondes banalités dont nous venons de
parler sont plus rares et vues d'un œil encore moins favo-
rable que les autres ; elles ne peuvent s'établir que sur un
texte très-clair des coutumes, ou, à leur défaut, sur un titre
très-précis.


Ban des vendanges. Il était encore usité dans tout le
royaume au dix-huitième siècle; c'était un droit de pure
police, attaché à la haute justice. Pour l'exercer, le seigneur
haut justicier n'a besoin d'aucun titre. Le ban des vendanges
oblige tout le monde. Le: coutumes de Bourgogne donnent
au seigneur le droit de vendanger ses vins un jour avant tout
autre propriétaire de vigne.


Droit de banvin. Droit qu'ont encore quantité de sei-
gneurs, disent les auteurs, soit en vertu de coutume, soit
par titres particuliers, de vendre le vin du cru de leurs sei-
gneuries pendant un certain temps (en général, un mois ou
quarante jours) avant tous autres. Parmi les grandes cou-
tumes, il n'y a que celles de Tours, d'Anjou, du Maine, de
la Marche, qui l'établissent et le règlent. Un arrêt de la cour
des aides du 28 août 1751 autorise, par exemption, des
cabaretiers à vendre du vin durant le banvin, mais aux
étrangers seulement; encore faut-il que ce soit le vin du
seigneur, provenant de son cru. Les coutumes qui établissent




N O T E S . « 1


et règlent ce droit de banvin exigent d'ordinaire qu'il soit
fondé sur titre.


Droit de Mairie. Droit qui appartient au seigneur baut
justicier pour la permission qu'il accorde aux habitants de
faire pacager leurs bestiaux sur les terres situées dans l'éten-
due de sa justice ou bien sur les terres vaines et vagues. Ce
droit n'existe pas en pays de droit écrit, mais est fort connu
en pays de droit coutumier. On le trouve, sous différents
noms, particulièrement dans le Bourbonnais, le Nivernais,
l'Auvergne et la Bourgogne. Ce droit suppose que la pro-
priété de tout le sol était originairement au seigneur, de
telle sorte que, après en avoir distribué les meilleures par-
ties en fiefs, en censives, et en autres concessions de terres
moyennant redevances, il en est resté encore qui ne servent
qu'au pacage vague et dont il concède l'usage temporaire. La
Mairie est établie dans plusieurs coutumes; mais il n'y a
que le seigneur haut justicier qui puisse y prétendre, et il
faut l'appuyer sur un titre particulier, ou tout au moins sur
d'anciens aveux, soutenus d'une longue possession.


Des péages. Il existait dans l'origine un nombre prodigieux
de péages seigneuriaux sur les ponts, rivières, chemins,
disent les auteurs. Louis XIV en détruisit un grand nombre.
En 1724, une commission nommée pour examiner tous les
titres de péages en supprima douze cents, et on en supprime
encore tous les jours (1765). Le premier principe, dit Re-
nauldon, en cette matière, est que le péage, étant un impôt,
doit non-seulement être fondé sur titre, mais sur titre éma-
nant du souverain. Le péage est intitulé : De par le roi.
Une des conditions des péages est d'y joindre un tarif de
tous les droits que chaque marchandise doit payer. Ce tarif
a toujours besoin d'être approuvé par un arrêt du conseil.
Le titre de concession, dit l'auteur, doit être suivi d'une
possession non interrompue. Malgré ces précautions prises
par le législateur, la valeur de quelques péages s'est très-




432 NOTES.


augmentée dans les temps modernes. Je connais un péage,
ajoute-t-il, qui n'était affermé que 100 livres il y a un siècle,
et qui en rapporte aujourd'hui 1,400; un autre, affermé
39,000 livres, en rapporte 90,000. Les principales ordon-
nances ou principaux edits qui ont réglé le droit des péages
sont le titre 29 de l'ordonnance de 1669, et les édits de
1683, 1693, 1724, 1775.


Les auteurs que je cite, quoique en général assez favo-
rables aux droits féodaux, reconnaissent qu'il se commet de
grands abus dans la perception des péages.


BaCs. Le droit de bac diffère sensiblement du droit de
péage. Celui-ci ne se prélève que sur les marchandises, ce-
lui-là sur les personnes, les animaux, les voitures. Ce droit,
pour être exercé, a aussi besoin d'être autorisé par le roi, et
les droits qu'on prélève doivent être fixés dans l'arrêt du
conseil qui le fonde ou l'autorise.


Le droit de tende (on lui donne plusieurs autres noms,
suivant les lieux) est une imposition qui se prélève sur les
marchandises qu'on apporte aux foires ou marchés. Quan-
tité de seigneurs regardent ce droit comme attaché à la
haute justice et purement seigneurial, disent les feudistes
que nous citons, mais à tort; car c'est un impôt qui doit
être autorisé par le roi. En tout cas, ce droit n'appartient
qu'au seigneur haut justicier, lequel perçoitles amendes de
police auxquelles le droit donne lieu. Il paraît cependant
que, bien que, suivant la théorie, le droit de leyde ne pût
émaner que du roi, en fait il était très-souvent fondé seule-
ment sur le titre féodal et la longue jouissance.


Il est certain que les foires ne pouvaient être établies que
par autorisation royale.


Les seigneurs, pour avoir droit de régler de quels poids et
de quelles mesures leurs vassaux devaient se servir dans les
foires et marchés de la seigneurie, n'ont point besoin de
titre précis ni de concession de la part du roi. Il suffit que




N O T E S . 4 3 3


ce droit soit fondé sur la coutume et une possession con-
stante. Tous les rois qui ont successivement eu envie de
ramener l'uniformité dans les poids et mesures ont échoué,
disent les auteurs. Les choses en sont restées où elles étaient
lors de la rédaction des coutumes.


Chemins. Droits exercés parles seigneurs sur les chemins.
Les grands chemins, ce qu'on appelait les chemins du


roi, n'appartiennent, en effet, qu'aux souverains ; leur créa-
tion, leur entretien, les délits qui s'y commettent, sont
hors la compétence des seigneurs ou de leurs juges. Quant
aux chemins particuliers qui se rencontrent dans l'étendue
d'une seigneurie, ils appartiennent sans contredit aux sei-
gneurs hauts justiciers. Ceux-ci ont sur eux tous les droits
de voirie et de police, et leurs juges connaissent de tous les
délits qui s'y commettent, hors les cas royaux. Autrefois,
les seigneurs étaient chargés de l'entretien des grands che-
mins qui traversaient leur seigneurie, et, pour les couvrir
des frais à faire pour cette réparation, on leur avait accordé
sur ces chemins des droits de péage, bornage, traverse ;
mais, depuis, le roi a repris la direction générale des grands
chemins.


Eaux. Toutes les rivières navigables et flottables appar-
tiennent au roi, quoiqu'elles traversent les terres des sei-
gneurs, nonobstant tout titre contraire. (Ordonn. de 1669.)
Si les seigneurs perçoivent quelques droits sur ces rivières,
ce sont des droits de pêche, moulins, bacs, pontonages, etc.,
en vertu de concessions qui doivent leur avoir été faites par
le roi. Il y a des seigneurs qui s'arrogent encore sur ces
rivières des droits de justice et de police; mais c'est par
suite d'une usurpation manifeste ou de concessions extor-
quées.


Les petites rivières appartiennent sans contredit aux sei-
gneurs sur les terres desquels elles passent. Ils y ont les
mêmes droits de propriété, de justice et de police, que le




454 NOTES.


roi sur les rivières navigables. Tous les seigneurs hauts jus-
ticiers sont seigneurs universels des rivières non navigables
qui coulent dans leur territoire. Pour en avoir la propriété,
ils n'ont besoin d'autre titre que celui que donne la haute
justice. Quelques coutumes, telles que la coutume du Berry,
autorisent les particuliers à élever, sans la permission du
seigneur, un moulin sur une rivière seigneuriale qui passe
sur leur héritage. La coutume de Bretagne n'accordait ce
droit qu'aux particuliers nobles. Dans le droit général, il est
certain que le seigneur haut justicier a seul le droit de per-
mettre de construire un moulin dans l'étendue de sajustice.
On ne peut faire de traverses sur la rivière seigneuriale, pour
défendre son héritage, sans la permission des juges du sei-
gneur.


Des fontaines, puits, roatoirs, étangs. Les eaux pluviales
•qui coulent dans les grands chemins appartiennent aux sei-
gneurs hauts justiciers ; ceux-ci peuvent en disposer exclusi-
vement. Le seigneur haut justicier peut faire construire un
étang dans l'étendue de sa justice, même dans les héritages
des justiciables, en payant à ceux-ci le prix de leurs héri-
tages submergés. C'est la disposition précise de plusieurs
coutumes, entre autres celles de Troyes et de Nivernais.
Quant aux particuliers, ils ne peuvent en faire que sur leur
propre fonds ; encore plusieurs coutumes obligent-elles,
dans ce cas, le propriétaire à demander la permission du
seigneur. Les coutumes qui obligent à prendre l'agrément
des seigneurs exigent que, quand ils le donnent, ce soit
gratuitement.


La pêche. La pêche, dans les rivières navigables ou flot-
tables, n'appartient qu'au roi ; lui seul peut en faire conces-
sion. Ses juges ont seuls le droit déjuger les délits de pêche.
Il y a cependant bien des seigneurs qui ont droit de pêcher
dans des rivières de cette espèce; mais ils le tiennent de la
concession du roi ou l'ont usurpé. Quant aux rivières non




NOTES. 4 3 5


navigables, il n'est pas permis d'y pêcher, même à la ligne,
sans la permission du seigpeur haut justicier dans les limites
duquel elles coulent. Un arrêt du 30 avril 1749 condamne
un pêcheur dans ce cas. Du reste, les seigneurs eux-mêmes,
en péchant, doivent se soumettre aux règlements généraux
sur la pèche. Le seigneur haut justicier peut donner le droit
de pêcher dans sa rivière à fief ou à cens.


La chasse. La chasse ne peut être affermée comme la
pêche. C'est un droit personnel. On tient que c'est un droit
royal, dont les gentilshommes eux-mêmes n'usent dans l'in-
térieur de leur justice ou sur leur fief que par la permission
du roi. Celte doctrine est celle de l'ordonnance de 1669,
titre 30. Les juges du seigneur sont compétents pour tous
délits de chasse, à l'exception de la chasse aux bêtes rousses
(ce sont, je crois, les grosses bêtes : cerfs, biches), qui est
un cas royal.


Le droit de chasse est le plus interdit de tous aux rotu-
riers, le franc-alleu roturier même ne le donne pas. Le roi
ne l'accorde pas dans ses plaisirs. Un seigneur ne peut pas
même permettre de chasser, tant le principe est étroit.
Telle est la rigueur du droit. Mais tous les jours on voit des
seigneurs donner des permissions de chasser non-seulement
à des gentilshommes, mais à des roturiers. Le seigneur haut
justicier peut chasser dans toute l'étendue de sa justice,
mais seul. Il a droit de faire, dans cette étendue, tous les
règlements, défenses et prohibitions sur le fait de chasse.
Tous les seigneurs de fief, quoiqu'ils n'aient pas de justice,
peuvent chasser dans l'étendue de leur fief. Les gentilshom-
mes qui n'ont ni fiefs ni justice peuvent aussi chasser sur les
terres qui leur appartiennent aux environs de leurs mai-
sons. On a jugé qu'un roturier qui a parc dans une haute
justice doit le tenir ouvert pour les plaisirs du seigneur;
mais l'arrêt est très-ancien : il est de 1668.


Garennes. On ne peut maintenant en établir sans titre. Il
:v. 29




436 NOTES.


est permis aux roturiers comme aux nobles d'ouvrir des ga-
rennes; mais les gentilshommes seuls peuvent avoir des
furets.


Colombiers. Certaines coutumes attribuent le droit de
colombiers à pied aux seuls seigneurs justiciers ; d'autres
l'accordent à tous les possesseurs de fief. En Dauphiné, en
Bretagne, en Normandie, il est prohibé à tout roturier d'a-
voir des colombiers, fuies et volières ; il n'y a que les nobles
qui puissent avoir des pigeons. Les peines prononcées contre
ceux qui tuent les pigeons sont très-sévères ; il y échoit sou-
vent des peines afflictives.


Tels sont, d'après les auteurs cités, les principaux droits
féodaux encore perçus dans la seconde riîoitié du dix-hui-
tième siècle. Ils ajoutent : « Les droits dont il a été question
jusqu'à présent sont ceux généralement établis. Il y en a
encore une quantité d'autres, moins connus et moins éten-
dus, qui n'ont lieu que dans quelques coutumes ou même
dans quelques seigneuries, en vertu de titres particuliers. »
Ces droits rares ou restreints, dont parlent ici les auteurs,
et qu'ils nomment, s'élèvent au nombre de quatre-vingt-
dix-neuf, dont la plupart pèsent directement sur l'agricul-
ture, en donnant aux seigneurs certains droits aux récoltes,
ou en établissant des péages sur la vente des denrées, ainsi
que sur leur transport. Les auteurs disent que plusieurs de
ces droits étaient hors d'usage de leur temps ; je pense pour-
tant qu'un grand nombre devaient encore être perçus dans
quelques lieux en 1789.


Après avoir étudié, dans les feudistes du dix-huitième
siècle, quels étaient les principaux droits féodaux encore
exercés, j'ai voulu savoir quel le était aux yeux des contem-
porains leur importance, du moins au point de vue du revenu
de celui qui les percevait et de ceux qui les acquittaient.


L'un des auteurs dont je viens de parler, Renauldon, nous
l'apprend en nous faisant connaître,les règles que les gens




K O T E S . 457


de loi doivent suivre pour évaluer dans les inventaires les
différents droits féodaux qui existaient encore en 1765,
c'est-à-dire vingt-quatre ans avant la Révolution. Suivant ce
légiste, voici les règles qu'on doit suivre en cette matière :


Droits de justice. « Quelques-unes de nos coutumes, dit-il,
portent l'estimation de la justice haute, basse et moyenne,
au dixième du revenu de la terre. La justice seigneuriale
avait alors une grande importance; Edme de Fréminville
pense que, de nos jours, la justice ne doit être portée qu'au
vingtième des revenus de la terre; je crois cette évaluation
encore trop forte. »


Droits honorifiques. Quelque inestimables que soient ces
droits, assure notre auteur, homme fort positif et auquel les
apparences imposent peu, il est cependant de la prudence
des experts de les fixer à un prix fort modique.


Corvées seigneuriales. L'auteur» donne des règles pour
l'estimation de ces corvées ; ce qui prouve que ce droit se
rencontrait encore quelquefois; il évalue la journée de bœuf
à 20 sous, et celle de manœuvre à 5 sous, plus la nourriture.
Ceci indique assez bien le prix des salaires en 1765.


Péages. A l'occasion de l'évaluation de ces péages, l'au-
teur dit : « 11 n'y a pas de droits seigneuriaux qui doivent
être estimés à plus bas prix que les péages; ils sont très-
casuels; l'entretien des routes et des ponts les plus utiles au
commerce -étant maintenant à la charge du roi et des pro-
vinces, quantité de péages sont aujourd'hui inutiles, et on
en supprime tous les jours. »


Droit dépêche et de chasse. Le droit de pêche peut être
affermé et peut donner lieu à expertise; le droit de chasse
est purement personnel et ne peut s'affermer; il est donc
au rang des droits honorifiques, mais non des droits utiles,
et les experts ne peuvent le comprendre dans leurs estima-
tions.


• Z'Qt/tetir parle ensuite particulièrement des droits do bana-




•438 N O T E S .


Estimation des différents héritages existant en France
avant la Révolution.


Nous ne connaissons en France, dit l'auteur, que trois
conditions de biens :


1° Le franc-alleu. C'est un héritage libre, exempt de


lité, de banvin, de leyde, de blairie; ce qui fait voir que
ces droits étaient les plus fréquemment exercés et ceux qui
conservaient encore le plus d'importance, et il ajoute : « Il
y a une quantité d'autres droits seigneuriaux, lesquels se
rencontrent encore de temps en temps, qu'il serait trop long
et même impossible de rapporter ici ; mais, dans les exem-
ples que nous venons de donner, les experts intelligents
trouveront des règles pour ventiler les droits dont nous ne
parlons pas. »


Estimation du cens. La plupart des coutumes veulent que
le cens soit estimé au denier 30. Ce qui porte si haut l'éva-
luation du. cens, c'est que ce droit représente, outre le cens
lui-même, des casualités productives, telles que les lods et
ventes.


Dîmes inféodales, terrage. Les dîmes inféodales ne peu-
vent s'estimer à moins qu'au denier 25, cette espèce de bien
n'ayant ni soin, ni culture, ni dépense. Quand le terrage ou
le champart emporte lods et ventes, c'est-à-dire quand le
champ soumis à ces droits ne peut être vendu sans payer un
droit de mutation au seigneur, qui a la directe, cette casua-
lité doit faire porter l'évaluation au denier 30; sinon il faut
les évaluer comme la dîme.


Les rentes foncières, qui ne produisent aucuns lods et
ventes, ni droit de retenue (c'est-à-dire qui ne sont pas rente
seigneuriale), doivent être estimées au denier 20.




K O T E S . 439


toutes charges, et qui n'est sujet à aucuns devoirs ou droits
seigneuriaux, utiles ou honorifiques.


Il y a des francs-alleux nobles et des francs-alleux rotu-
riers. Le franc-alleu noble a la justice, ou des fiefs mouvant
de lui, ou des censives; il suit les lois du droit féodal quant
au partage. Le franc-alleu roturier n'a ni justice, ni fief, ni
censive, et se partage roturièrement. L'auteur ne reconnaît
comme ayant la propriété complète du sol que les proprié-
taires de francs-alleux.


Estimation.de l'héritage en franc-alleu. Celui qui doit être
porté le plus haut. Les coutumes d'Auvergne et de Bour-
gogne en portent l'estimation au denier 40. L'auteur pense
qu'au denier 30 l'évaluation serait exacte.


Il faut remarquer que les francs-alleux roturiers placés
dans les limites d'une justice seigneuriale relevaient de cette
justice. Ce n'était pas ici une sujétion vis-à-vis du seigneur,
mais une soumission à une juridiction qui tenait la place de
celle des tribunaux de l'État.


2° La seconde condition des biens est celle des héritages
tenus à fief.


3° La troisième se compose des biens tenus à cens, ou, dans
le langage du droit, des rotures.


Estimation d'unhéritagetenu à fief. L'évaluation doit être
moindre suivant que les* charges féodales qui pèsent sur lui
sont plus grandes.


1° Dans les pays de droit écrit, et dans plusieurs coutu-
mes, les fiefs ne devaient que la bouche et les mains, c'est-
à-dire l'hommage.


2° Dans d'autres coutumes, les fiefs, outre la bouche et les
mains, sont ce qu'on nomme de danger, comme en Bour-
gogne, et sont soumis à la commise, ou confiscation féodale,
dans le cas où le propriétaire en prend possession, sans
avoir prêté foi et hommage.


5° D'autres coutumes, comme celle de Paris et quantité




440 N O T E S .


d'autres, assujettissent le fief, outre la foi et l'hommage, au
rachat, au quint et requint.


4° Par d'autres enfin, comme celle de Poitou et quelques
autres, ils sont assujettis au droit de chambellage et cheval
de service, etc.


L'héritage de la première catégorie doit être estimé plus
haut que les autres.


La coutume de Paris porte l'estimation au denier 20; ce
qui paraît, dit l'auteur, assez proportionné.


Estimation des héritages en roture et en censive. Pour
arriver à cette estimation, il convient de les diviser en trois
classes :


1° Ces héritages sont tenus en simple cens;
2° Outre le cens, ils peuvent être assujettis à d'autres


genres de servitude ;
3° Ils peuvent être tenus en mainmorte, à taille réelle, en


bordelage. 1


De ces trois formes de la propriété roturière indiquées ici,
la première et la seconde étaient très-ordinaires au dix-hui-
tième siècle; la troisième était rare. Les évaluations qu'on
en fera, dit l'auteur, seront plus faibles à mesure qu'on ar-
rivera à la seconde, et surtout à la troisième classe. Les pos-
sesseurs des héritages de la troisième classe ne sont même
pas, à vrai dire, des propriétaires*, puisqu'ils ne peuvent
aliéner sans la permission du seigneur.


Le terrier. Voici les règles qu'indiquent les feudistes cités
plus haut, quant à la manière dont on rédigeait ou renouve-
lait les registres seigneuriaux nommés terriers, dont j 'ai
parlé dans plusieurs endroits du texte. Le terrier était,
comme on sait, un seul et même registre où étaient rappe-
lés tous les titres constatant les droits qui appartenaient à
la seigneurie, tant en propriétés qu'en droits honorifiques,
réels, personnels ou mixtes. On y insérait toutes les décla-
rations des censitaires, les usages de la seigneurie, les baux




NQTES. Ml


à cens, etc. Dans'la coutume de Paris, disent nos auteurs,
les seigneurs pouvaient renouveler leurs terriers tous les
trente ans aux dépens des censitaires. Us ajoutent : « On est
néanmoins fort heureux quand on en trouve un par chaque
siècle. » On ne peut renouveler son terrier (ce qui était une
opération gênante pour tous ceux qui relevaient de la sei-
gneurie) sans obtenir, soit de la grande chancellerie s'il
s'agit de seigneuries situées dans le ressort de différents
parlements, soit du Parlement dans le cas contraire, une •
autorisation qui se nomme lettres à terrier. Le notaire est
désigné par la justice. C'est devant ce notaire que tous les
vassaux, nobles et roturiers, censitaires, emphytéotes et
justiciables de la seigneurie, doivent se présenter. Un plan
de la seigneurie doit être joint au terrier.


Indépendamment du terrier, on trouvait dans la seigneu-
rie d'autres registres appelés lièves, sur lesquels les sei-
gneurs ou leurs fermiers mettaient les sommes qu'ils avaient
reçues des censitaires, avec leurs noms, la date de leur
reconnaissance.


F I N D B S N O T E S






\


T A B L E


AVANT-PROPOS i


LIVRE PREMIER


C H A P I T R E P R E M I E R


Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa
naissance 1


C H A P I T R E I I


Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme
on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d 'énerver le pou-
voir politique 7


C H A P I T R E I I I


Comment la révolution française a é té une révolution politique qui
a procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi. 15


C H A P I T R E I V


Comment presque toute 1 Europe avait eu précisément les mêmes
institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine p a r -
tout 21


C H A P I T R E V


Quelle a été l 'œuvre propre de la révolution française. . . . . . 29




AU TABLE.


LIVRE II


C H A P I T R E PREMIER


Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple
en France que partout ailleurs - . . . 55


C H A P I T R E I I


Que la centralisation administrative est une institution de l'ancien
régime, et non pas l 'œuvre de la Révolution ni' de l 'Empire,
comme on le dit A9


C l l A P I T U E I I I


Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative est
une institution de l'ancien régime (15


C H A P I T R E IV


Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires son!
des institutions de l'ancien régime 77


C H A P I T R E v


Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu des
anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire 8 5


C H A P I T R E V I


Des mœurs administratives sous l'ancien régime lit


C H A P I T R E V I I


Comment la France était déjà, de tous les pays de l 'Europe, celui
où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les pro-
vinces et absorbait le mieux tout l 'empire 107




TABLE. 445


C H A P I T R E I I I


Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus
semblables entre eux 115


C H A P I T R E I X


Comme ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne
l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents
les uns aux autres 125


C H A P I T R E X


Comment la destruction de la liberté politique et la séparation des
classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien régime
est mort 145


C H A P I T R E X I


De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l 'ancien régime et de
son influence sur la Révolution '. ICI


C H A P I T R E X I I


Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du
paysan français était quelquefois pire au dn -hu i t i ème siècle
qu'elle ne l'avait été au treizième 179


LIVRE IT1


C H A P I T R E P R E M I E R


Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de le t -
tres devinrent les jr incipaux hommes politiques du pays, et des
effets qui en résultèrent 205


C H A P I T R E I I


Comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et do-
minante chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle sorte
d'influence cela eut sur le caractère d e l à Révolution 219




m TABLE.


C H A P I T R E m


Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des
libertés 233


C H A P I T R E I V


Que le règne de Louis XVI a été l 'époque la plus prospère de l 'an-
cienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la
Révolution . 249


C H A P I T R E V


Comment on souleva le peuple en voulant le soulager 265


C H A P I T R E v j


De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva
l'éducation révolutionnaire du peuple 277


C H A P I T R E V I I


Comment une grande révolution administrative avait précédé la
révolution politique, et des conséquences que cela eut 283


C H A P I T R E V I H


Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède. 301


APPENDICE


Des.pavs d'Etats, et en particulier du Languedoc 515


NOTES 329


F I S D E L A T A B L E D U Q U A T R I È M E V O L U M E


p - l a r ' - s u t o s l a ç o à . E T c o m p . , HIE D ERFcr .n i , 1.