ESSAI
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ESSAI


sux


LES LIMITES DE L'ACTION DE L'ÉTAT




ESSAI
SUR LES


DE LICTION D6 LM
PAR


GUILLAUME DE HUMBOLDT


,;r.e difficile est de ne promulguer que les lois
nécessaires, de rester à jamais fidèle à ce principe
vraiment constitutionnel de la société, de se
mettre en garde contre la fureur de gouverner,
la plus funeste ruoladie des gouvernements mo-
dernes.


(Min.non,u L'AiNik, Sur l'elucalion publique,
p. G9.)


TRADUCTION ANNOTER ET PRECEDEE D'UNE ETUDE SUR L'AUTEUR


PAR


HENRI CHRÉTIEN
Docteur en droit


Avocat à la Cour impériale de Caen


PARIS
GERMER BAILLIÈRE, (,1BRAIRE-EDITEUR


Rue de l'École-de-Médeeine, 17. -


f e


Londres
9ipp.
215, nagent slreel.


New-York
Baillées brothers, 440. Broi.lissj.


>mima, C. BAILLY-BA/LLIÈVM, erses net. r'erscrrc ALP0:n50,16.


1867


Tons droits réservés,
Paris. — Imprimerie de E. MIRTINF:r, rue Mignon, 1.




GL JLAUME DE HUMBOLDT


ON TEMPS, SA VIE


SES ÉCRITS POLITIQUES, SON INFLUENCE


Ce livre a été composé chez un peuple aux instincts
profondément méditatifs, à une de ces époques bril-
lantes qui sont dans la vie des nations comme de lon-
gues fêtes intellectuelles ; il a été écrit par un homme
dont la personnalité magnifique attire aujourd'hui en-
core les regards enthousiastes de ses compatriotes ; il
traite d'une grande chose : la liberté. Pour l'inconnu
qui ose offrir cette oeuvre aux lecteurs français, ce
sont là sans doute de justes raisons de confiance et
d'espoir. Mais combien de motifs de crainte viennent
s'y joindre 12n homme de génie l'a dit : le livre le plus
difficile à faire est une . traduction (1). Et les difficultés
de la tache s'augmentent quand l'original que l'on


(1) Lamartine, Voyage en Orient.
UTRÉTIEN.




GUILLAUME DE 1lU11B0


tente de reproduire semble à chaque ligne défier, par
la profondeur de la pensée et la beauté fruste du style,
l'audace du copiste étranger.


Au moment où l'éclat littéraire et philosophique de
la France du dernier siècle, perdait ses plus lumineux
rayons, alors que Voltaire et Rousseau descendaient
ensemble dans la tombe et que les hommes de médi-
tation se retiraient l'un après l'autre pour laisser la place
à leurs successeurs nattirelà, les hommes de tribune et
les hommes d'action, à ce moment-là même l'Alle-


magne vo\yait s'ouvrir pour elle une période de plus de
soixante ans, qu'elle nomme « sa grande époque litté-
raire » et que l'humanité placera parmi les plus belles
et les plus fécondes. Par les talents elle peut être com-
parée au siècle de Louis XIV ; par les lumières elle est
la digne soeur de notre xvni e siècle.


S'ils vivaient encore ici-bas, est-il un seul de nos
classiques, sans en excepter les plus grands, Racine,
Corneille, Molière lui-même, qui refuserait de recon-
naître pour ses pairs Schiller et Goethe? Qu'on se donne
le bonheur de relire ces oeuvres où ils ont exprimé les
affirmations de l'esprit, noté les cris et les chants de
la sensibilité heureuse ou souffrante, et qu'on dise les-
quels ont été plus que les autres vrais et pathétiques.


SON TEMPS.


On ne trouvera pas dans Schiller un draine qui déborde
de plus de passion et de vie que Phèdre. Racine n'a pas
de pièce plus pure que Le Tasse ou l'Ip/iigénie en Tau-
ride. Le Guillaume Tell est aussi grand que le Cid.
L'exclusivisme étroit du goût et les préjugés nationaux
peuvent seuls détruire l'égalité d'admiration clans l'Aine
de celui qui contemple ces oeuvres, diverses de carac-
tère, égales en magnificence.


Mais si aucune des deux époques n'a surpassé l'autre
dans l'application des lois du beau et du vrai, pour ce
qui est de la recherche théorique de ces lois au con-
traire, la période allemande dépasse de cent coudées
le siècle du grand roi. Tandis que la critique française,
représentée pourtant par des écrivains d'un goût pur,
par des érudits aux connaissances phi lologiquesexactes,
n'était point parvenue à se dégager du pédantisme
011 de la puérilité, et s'était bornée à combiner quelques
règles de rhétorique avec le principe des trois unités,
l'Allemagne découvrait là toute une science; et se
mettait hardiment à l'oeuvre, rassemblant les maté-
riaux nécessaires pour poser les assises de cet édifice
philosophique
l'esthétique.


encore inachevé, que l'on appell
face de M. et Mee Dacier, de l'ex-


cellent Rollin, de Charles Perrault, nous voyons,




IV GUILLAUME DE HUMBOLDT.


pour ne parler que des plus grands, Lessing, les deux
Schlegel, Herder, Schiller, 'Winckelmann, et ce Jean-
Paul en qui se trouvaient réunis nn humoriste incom-
parable et un théoricien perspicace (1). Au lieu de la
Querelle des anciens et des modernes, nous pouvons lire
le Laocoon, le recueil l'Athénée et surtout l'Histoire
de l'art chez les anciens. Non-seulement la critique lit-
téraire, surtout sous la plume de Lessing, revêtit le
caractère scientifique, mais on entrevit le lien qui cer-
tainement rattache les principes esthétiques de l'art à
ceux de la littérature, et l'on s'efforça de le déterminer.
La recherche du beau se généralisa. Une science s'éleva,
là où il ne s'était élevé qu'une dispute.


Et faut-il nous étonner que sur ce point l'Allemagne
d'il y a cent ans l'ait emporté sur la France d'il y a
deux siècles? Pas plus qu'il ne nous faudrait en être
humiliés. Cette supériorité de la critique littéraire chez
nos voisins tient à l'état si différent de la philosop4ie
aux deux époques et dans les deux pays. Dans le xvue
siècle français on ne trouve pas un seul philosophe
dont l'esprit ait été vraiment libre. Non, pas un seul.


(1) Aujourd'hui nous connaissons le théoricien, grâce au travail
excellent de MM. Alexandre Biichner et Léon Dumont. Ces deux
écrivains ont publié en 1862 la traduction de la Poffique de Jean-
Paul.


SON TEMPS.


Tous sont nés et sont restés enchaînés à un poteau.
Tous ont. recherché les conséquences d'un principe
commun, accepté comme vrai ; pas un n'a recherché
le principe lui-même. Quelques-uns ont, proclamé la
souveraineté (le la raison, l'indépendance de la philo-
sophie; mais ils n'ont usé de cette souveraineté que
pour l'abdiquer bien vite et bien humblement (1). Des-
cartes, qui fut le plus libre de tous, mais qui le fut par
l'imagination plus que par le jugement, et après lui
Fénelon, n'ont conçu le doute philosophique qu'à l'état
d'hypothèse impie. Ils ne l'ont construite que pour la
renverser aussitôt. ils ont reconnu l'entrave qui empê-
chait. leur marche ; ils l'ont dépouillé un instant, puis
en ont volontairement chargé leurs membres. Quelle
servitude d'esprit n'apparait pas au fond des éloquentes
rêveries de Pascal ou des hymnes de Bossuet


Tandis qu'à cette époque les penseurs étaient forcés
de partir d'un point (le départ commun qu'ils n'eurent
le pouvoir ni de changer, ni à plus forte raison de ré-
pudier pour en choisit' un autre, les philosophes alle-
mands du dentier siècle se placèrent où ils voulurent
et tournèrent leurs regards dans la direction que


Voy. Jules Simon, loroduclion aux Oruvreg de Descartes.Charpentier, 1855 , p.




VI LE CYCLE PHILOSOPHIQUE


chacun d'eux jugea être la meilleure. Presque tous étu-
dièrent de préférence l'homme. La distinction entre
la Théodicée et la Philosophie proprement dite, posée
théoriquement par Bossuet lui-mêmes mais toujours
repoussée en pratique par ses contemporains, s'accom-
plit et dégagea l'une et l'autre science de l'ancienne
confusion.


Herder seul s'obstina et continua de les réunir.
Kant fut l'auteur d'une révolution philosophique


aussi importante que celle dont René Descartes avait
été le chef. Il définit la personnalité intime de l'homme
et mit en face d'elle les éléments étrangers qui, sans
entrer dans sa composition, exercent sur elle une in-
fluence continue et infiniment variée. Au rebours de
ce qui se produit d'ordinaire, ce grand esprit trouva le
premier un éclectisme que ses successeurs rejetèrent
pour choisir et développer des systèmes absolus.


Hegel, frappé surtout du lien qui existe entre le,
monde extérieur et le moi humain, alla jusqu'à nier
radicalement la distinction de Kant pour soutenir l'en;
tière identité des deux termes déterminés par son
devancier.


Fichte étendit l'un et nia l'autre. Il soutint, non plus
eue identité, mais l'existence exclusive du premier, le


ÀLEEMAND AU Mine SIÈCLE.
VII


néant du second. Pour lui la personnalité humaine est
universelle; elle embrasse tout. C'est en elle, et en elle
seule que tout prend l'existence et la vie. Fichte fut
dépassé dans cet idéalisme tout subjectif par Frédéric-
Henri Jacobi. Ces deux philosophes virent tout dans
l'homme, comme Malebranche avait vu tout en Dieu.


Il est impossible ici de juger et même de dépeindre
plus amplement les détails de ce cycle philoso-
phique (I). Mais on peut en voir nettement la beauté
principale. Elle est tout entière dans l'émancipation
intellectuelle de ces hommes qui, dans la recherche de
la vérité, ne se laissèrent aveugler ni par les suggestions
de l'amour-propre, ni par aucun axiome étranger à la
raison. Ils reconnurent loyalement des erreurs long-
temps défendues par eux ; ils refusèrent, dès le seuil
et dans tout le cours de leurs études, d'admettre l'in-
tervention d'aucun principe présenté d'avance comme
supérieur à l'examen ou à la discussion.


C'est surtout par cette indépendance d'esprit que la
grande époque littéraire de l'Allemagne se rapproche
de notre xviue


siècle. Les deux phalanges, également
hardies, l'une plus calme dans son attitude, l'autre plus


(1) Voy. Wilm, Histoire de la philosophie allemande.




VIII MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE


agitée, ont la même disposition. Elles ont à. leur tète
deux hommes de génie, aux facultés multiples, mais
en qui l'imagination prévaut : Voltaire et Rousseau,
Goethe et Schiller. Derrière eux une armée ou une réu-
nion d'hommes éminents tout pleins de puissance ou
de charme, des créateurs, des vulgarisateurs. D'un côté
le vieux Klopstock, Euler, 'Wieland, Jean-George Ja-
cobi, les cieux Humboldt, sans parler ici de ceux que
nous avons déjà nommés ; de l'autre côté d'Alembert,
Diderot qui fait pendant à Lessing, Helvetius, Gresset,
Buffon, Turgot, Condorcet. Dans les deux troupes
alliées, car leur mission était la même, chaque person-
nalité présentait une richesse inconnue des siècles
passés, une variété de forces telle qu'en vérité chaque
homme était une légion.


Toutefois il existe entre la France et l'Allemagne
du XVIII e siècle deux différences importantes. La pre-
mière est tout à l'avantage de nos voisins. Tandis que'
les plus grands parmi nous se détournèrent trop sou-
vent de l'oeuvre commune pour se livrer entre eux à
des luttes mesquines et honteuses, les illustres Alle-
mands ne cessèrent de présenter en exemple à la foule
le spectacle moral le plus pur. Tandis que Voltaire et
Rousseau, en échangeant les plus ridicules injures,


EN FRANCE Ur EN ALLEMAGNE. IX


déshonoraient leur apostolat philosophique à la grande
joie des ennemis de leur cause, Goethe, Schiller, Hum-
boldt, de même qu'autrefois Racine, la Fontaine, Boi-
leau, la Bruyère, ne permettaient point à leur rivalité
littéraire de porter atteinte à leur confraternité sublime.
Si les œuvres de leur génie sont belles à contempler,
elles ne contentent point l'âme plus que la lecture de
leurs lettres, monument d'abord caché, mais impéris-
sable maintenant, élevé par eux à la gloire de leur
propre caractère et de la nature humaine.


La seconde différence est à l'avantage de la France
sur l'Allemagne. Le mouvement germanique fut trop
exclusivement spéculatif. Ceux qui le dirigèrent eurent
pour les réalités et les faits une indifférence fâcheuse,
qui au premier abord semble l'avoir rendu peu profi-
table. Combien il l'eût été davantage, si ces grands
hommes, un peu moins soucieux de conserver la cor-
rection antique, de leur individualité, avaient eu en eux
quelque chose de cet ardent amour de l'humanité,
dont les philosophes français ont été pénétrés ! A la
blancheur immaculée de leur robe noblement drapée,
à la perpétuelle et vraie majesté de leur pose, il est
juste de préférer l'agitation fiévreuse des Français et
jusqu'à la poussière qui couvre leurs membres. Ne


a.




X GUILLAUME DE IIUMTV)LDT.


leur reprochons point leurs mouvements désordonnés,
c'est la mêlée où ils se jetèrent qui en est cause. Res-
pectons celte poussière, c'est celle de la bataille qu'ils
ont livrée et gagnée pour nous. L'impassibilité de
Goethe et de presque tous ses compatriotes et contem-
porains n'est pas de ce monde (1).


Ce serait une erreur de croire cependant que cette
indifférence superbe alla j usqu'à détourner entièrement
les Allemands de l'étude des sciences sociales. Suivant
l'expression du comte Stolberg, ils ressentirent « le
souffle empesté du génie du temps, dent. Gifthauch des
Genius der Zeit ». La Révolution française les détourna
de l'adoration mystique de l'idée pure. Son influence
sur eux est à cet égard fort sensible. Nous en trouvons
des preuves dans les écrits de Kant qui, après 1790,
abandonne la métaphysique transcendante pour s'oc-
cuper de questions de religion (1793), de politique


(1) On n'a pu qu'esquisser ici cette grande époque. Ceux qui dé-
sirent la connaître à fond doivent d'abord l'étudier dans les écrits
des auteurs qui en sont la gloire. Ils liront encore avec grand
profit le livre de Joseph lliilebramt, Die deutsche NationallitIeratur
seit dem itn(ange des achtzehnten Jahrhunderts, besonders seit Les-
sing, bis auf die Gegenwart.. 3 vol. 2 , édit.; 1850-1851. Hambourg
et Gotha; celui de M. Lewes, Goethe, his lite and works. En France,
depuis madame de Staël jusqu'à nos jours, d'excellents travaux ont
été publiés sur le même temps par MM. Marmier, Eichoiï, Chasles,
Blase de liure, Alexandre lliichner, et par les collaborateurs de la
Revue germanique.


SA vie.


(1795), de droit (1797) ; dans ceux de Fichte qui, en
1793, donnait son livre Sur la Révolution française, en
1796 son Traité de droit naturel, en 1798 son Système de
morale; enfin dans les oeuvres, aujourd'hui publiées en
entier, de l'auteur qui composa le livre dont nous ve-
nons d'achever la traduction, de Guillaume de Hum-
boldt.


Sa vie, racontée clans un intéressant travail dû à
M. Challemel-Lacour (1), est connue. Nous n'avons
qu'à la rappeler sommairement et à faire ressortir les
circonstances qui se rattachent à la composition (lu
livre que nous publions.


Guillaume de Humboldt naquit à Potsdam, le 22 juin
1767. Sa famille, fort riche, était depuis longtemps
influente. Étant encore tout enfant, il perdit son père.
Sa mère, douée d'une force de caractère et d'une élé-
vation d'esprit peu communes, fit donner à Guillaume
et à son autre fils Alexandre une éducation digne des
facultés éminentes des deux jeunes gens. Leur enfance
et leur jeunesse est poétiquement racontée clans les deux
premiers volumes il'un long roman biographique dont
Alexandre de Humboldt est le personnage principal, et


(1) La philosophie individualiste. Élude sur Guillaume de Hunz-boldl. Paris, 1864.




XII BIOGIIAPIIIE


M. Héribert Rau, l'auteur (1). Ils étaient à peine sortis
de l'adolescence, lorsque l'un (le leurs précepteurs,
Kunth, les présenta chez la Récamier allemande,
11 m` Herz, jeune et jolie présidente d'un
petit cénacle philosophique et secret où les frères et
les sœurs prêchaient aux initiés l'exercice de la charité,
les soins qu'il faut donner sans relâche à l'esprit et au
sentim en I. Les deux Humboldt rencontrèrent dans ce
cercle tout ce que Berlin contenait alors d'esprits dis-
tingués ou supérieurs : Ramier, Engel, Moritz, Dohni,•
Spalding, Reichardt, Schadow, Frédéric Schlegel.


De Berlin on envoya bientôt Guillaume de Humboldt
à Francfort-sur-l'Oder où il commença son droit, puis
à Goettingen on il l'acheva, tout en suivant les leçons de
Heyne, le philologue. C'est là aussi qu'il se lia avec
George Forster, le compagnon des voyages de Cook,
nature passionnée, esprit tont politique, qui s'imposa
fortement à lui.


En 1189, à vingt-deux ans, il fait, en compagnie du
vieux Campe, un autre (le ses précepteurs, le voyage
de Paris. Là, il entend Mirabeau et contemple avec un
sang-froid étonnant de perspicacité les premières scènes


(1) Alexander von Humboldt. Culturbistorisch-biographischer
Roman von Heribert Rau. Leipzig, 1861.


DE GUILLAUME DE HUMIIOLDT.


du plus grand drame historique des temps modernes.
A son retour en Allemagne, Humboldt recherche et
parvient aisément à approcher tout ce que son pays
contenait d'illustrations naissantes ou déjà accomplies.
Puis il aborde la vie pratique et débute devant la
chambre de justice de Berlin. Mais l'étroite salle d'au-
dience était insuffisante aux projets que couvait déjà
sou esprit. Il abandonna bientôt une carrière où il se
fût grandement distingué, si l'on en croit les reproches
que ceux qui le connaissaient lui adressèrent après cette
détermination.


A ce moment ses amies du salon Herz l'engagèrent à
se marier. It accueillit leurs conseils sans répugnance,
mais sans empressement ; il les pria de lui chercher
une femme. Inutile de dire que la mission fut bientôt
remplie. Elles lui proposèrent la fille d'un magistrat
d'Erfurt, M. Dacherceden. Il ne dit pas non. Le mariage
fut négocié, puis décidé par plénipotentiaires. Au com-
mencement (le 1791, Guillaume de Humboldt assista à
fsiouiIÇnianiase en 1r iketge 7c8o9n. i ime il avait assisté à la Révolution


ne s'était guère plus mêlé d'amener
l'un que l'autre. Et pourtant celle qu'il épousait était
une délicieuse enfant, un noble cœur et une grande
intelligence. Si Humboldt ne la devina point, il la




XIV BIOGRAPHIE


comprit quand il l'eut connue, et bien plus tard, vers
la fin de sa vie, il disait d'elle à un ami : Je sais,
moi, tout ce que j'ai dû à ses conseils, à son esprit,
pendant les terribles années de 1813 à 1819. »


Aussitôt après son mariage, Humboldt se retire à
Burgoerner dans le comté de Mansfeld, et là se livre
pendant deux ans à des études de philosophie politique.
Puis, sous l'influence de Wolf, qu'il avait connu chez
son beau-père, il quitte peu à peu la politique pour
étudier l'antiquité. Sa liaison avec Schiller, commencée
depuis longtemps, devient intime ; les longues lettres
se succèdent à de courts intervalles ; bientôt elles ne
suffisent, plus à leur amitié. Humboldt vient avec sa fa-
mille s'établir à Iéna, afin de vivre près de Schiller.
Varnhagen, sa femme, si connue en Allemagne, l'in-
dépendante Rahel (1) , Gentz , esprit frivole, mais
charmant, formaient le cercle accoutumé au milieu
duquel, Goethe, alors en résidence à Weimar, apparais-
sait. quelquefois.


(1) On a publié la correspondance et les journaux de cette femme,
qui, dans un Age fort mûr, ayant une figure sans beauté, une taille
sans régularité, inspira à Varnhagen, bien plus jeune qu'elle, un
amour profond. (Rohe!, eiu Buch des Andenkens für ihre Freund°.
Berlin, 1835, chez Duncker et Humblot. —Voyez aussi les curieuses
lettres du prince Louis-Ferdinand de Prusse à Pauline Wiesel, avec
des lettres d'Alex. de Humboldt, Rahel, Warnhagen, Gel-az, Marie de
Méris, publiées par M. Alexandre Biichner. Leipzig, 4865.)


DE GUILLAUME DE HUMBOLDT.


XV


Humboldt connaissait maintenant tout ce que son
pays possédait d'hommes éminents. Un rapide voyage à
Paris, fait dans un temps oû tempéte déchaînée, re-
muant les choses et les hommes 'en France, enlevait à
tous leur physionomie propre pour leur donner un
aspect extraordinaire, ne pouvait suffire à ce sentiment
de curiosité immense qui parlait au coeur de Humboldt.
D'ailleurs il voulait voir de près les orateurs, les écri-
vains, les artistes, que Sa jeunesse et son obscurité lié
lui avaient permis autrefois de ne voir que de loin.
revint donc à Paris, y passa quelques années, les der-
nières du Directoire, et partagea son temps entre ses
travaux et la savante compagnie qu'il était venu cher-
cher: Pendant les deux premières années du Consulat,
Humboldt parcourut le nord de l'Espagne, d'où il rap-
porta ses intéressantes études sur l'antique nationalité
basque. Revenu à Berlin, il sollicita et obtint l'ambas-
sade de Prusse à Rouie. Il s'y rendit, et pendant six
calmes années, il étudia, il cultiva de loin ses grandes
amitiés d


'Allemagne, il se lamenta avec les cardinaux
des coups portés pqy Bonaparte à. la Prusse et à l'Église.
De politique active, il s'en occupa fort peu, et comment
l'eût-il pu faire ?


Dans les premiers jours de 1809 Humboldt fut attaché




X% I vu; rourtotE


au ministère de l'intérieur. Altenstein, le président libé-
ral de ce cabinet, lui confia les sections du culte et de
l'enseignement. Pendant son passage au pouvoir, Hum-
boldt trouva l'occasion d'appliquer les idées qu'il avait
autrefois développées dans l'écrit que nous publions
aujourd'hui. Sut-il, voulut-il la mettre à profil? Des
esprits étroits se hâteraient de rechercher les contra-
dictions isolées qui existent entre l'action publique de
Humboldt et les principes théoriques qui furent les
siens ; puis, après en avoir relevé quelques-unes, plus
apparentes que réelles, ils entonneraient le vieux re-
frain : faiblesse et vanité des convictions humaines !
Admettons ce triste plaisir de ceux dont la destinée est
de rabaisser la grandeur et mesurons toute la petitesse
de ces misères déjà si petites en apparence.


On peut signaler deux différences entre les idées de
l'homme d'État et les idées du jeune philosophe. En
1792, Humboldt accordait aux gouvernants, quels qu'ils
fussent., une part d'initiative presque nulle; en 1809, au
contraire, il déploya une activité positive considérable.
Mais ce que l'auteur écrivait en 1792 ne devait s'appli-
quer, il a soin de le dire, qu'aux États qui se trouvent
dans une situation normale. En 1809, une oppression
affreuse pesait sur la Prusse ; l'esprit national s'était


DE GUILLAUME DE HUMBOLDT.
IVII


engourdi sous des humiliations telles qu'il paraissait à
peine possible de prolonger la vie de l'État. C'est dans
de pareilles conjonctures que Humboldt fut appelé au
pouvoir, et on lui reprocherait le soin qu'il prit de l'a-
vancement intellectuel du peuple, l'activité toujours
croissante au moyen de laquelle il parvint à remettre
de la vie là où il n'y avait plus qu'une douloureuse tor-
peur, sut fonder des institutions durables, fournit à lit
nation les conditions intérieures et extérieures d'une
existence saine, libre, susceptible de progrès !


L'autre contradiction, qui pourrait émouvoir certains
logiciens sévères, fait plus d'honneur encore à l'esprit
et au caractère de Humboldt. En 1792, il avait exprimé
une indifférence profonde pour les formes politiques.
C'était une erreur dont la responsabilité revient bien
un peu à la censure. Quoi qu'il en soit, Humboldt en
1819 écrivit quatre-vingts pages Sur Corgonisation con-
stitutionnelle de la Prusse (1). Dans les deux oeuvres,
celle du jeune homme et celle de l'homme fait, mêmes
efforts pour donner à la force morale de la nation plus
de vigueur, à la vie individuelle plus d'importance,


(1) Cet écrit est
daté de Francfort le 4 février 1819. Pertz le pu-


blia pour la première fois à Berlin en 1848, dans l'ouvrage d'un au-tre écrivain, les Den kschriften aber deutsche Vecrassungen, par leministre Vom Stein.




VIÉ POLItIQUE


pour simplifier le gouvernement, pour mettre l'activité
et l'énergie à la place de l'apathie et de la paresse.
Même sur certaines questions isolées, on trouve entre
les deuX écrits une concordance frappante. Dans l'un
et dans l'autre respire une égale haine contre cet im-
mense et tout-puissant mannequin appelé la bure«u-


ci•atie. Mais dans les pages de 1819 on voit l'importance
des formes constitutionnelles comme garanties de la
liberté, appréciées à leur vraie et incontestable valeur.
Ce changement nous est attesté non-seulement par les
écrits; niais encore par la vie et la conduite de Hum-
boldt.. Après avoir pris pendant dix ans l'habitude du
pouvoir, il l'abandonna par attachement pour ces
formes constitutionnelles que sa jeunesse avait si dé-
daigneusement traitées. Successivement ambassadeur
à Vienne, après la retraite d'Altenstein, membre du
congrès de Prague en 1813; membre du congrès de
Chatillon et signataire de la première paix de Paris en
1814, membre du congrès de Vienne en 1815; égaré
dans cette commission de Francfort, qui, chargée de
réorganiser l'Allemagne, la disloqua ; puis conseiller
d'État, ambassadeur à Londres, membre du congrès
d'Aix-la-Chapelle en 1818 ; enfin rappelé au ministère
en 1819 par Hardenberg, Humboldt y rentra pour




DE GUILLkUME bE IIUMB0'LDt.
]È}$


assister à ce travail d'étouffement conduit par la diplo-
matie européenne contre toute idée libérale. Humboldt.
n'y put tenir. Après avoir lutté Vainement il signa,
ainsi que ses collègues Beyme et Boyen, tiVec, lequel
il s'était battu naguère en (bel, une protestation indi-
gnée Contre les fameuses résolutions de Carlsbad.
C'était Bernsterff qui était le rédaCtetir Clé cet dite de
coalition frauduleuse contre toutes les libertés protiiiSeS
solennellement à l'Allemagne. Humboldt. demanda sa
mise en accusation. Étant repoussé, il sortit de ce con-
ciliabule en secouant la poussière de ses souliers sur
la tête de l'absolutisme partout triomphant.


Voilà les contradictions qui existent entre l'en&re et
la conduite de Humboldt. Que l'on prononcé mainte-
nant entre lui et ses détracteurs ; car il en a eu dans
son pays. Retiré depuis longues années hors du champ
de la lutte, revenu à ses cakes études, voyant appro-
cher là fin de Sa Vie, n'a-441 pas eu raison dé dire fiè-
renient dans un de ses beatiX Sonnets « qu'il avait
toujours laissé, avec joie et confiance, le génie de sa
jeunesse coriduire.sen coeur » (1


Depuis 1819 il demeura presque Cortstamtnent loin




(1) Fromm und 1teu der Jugend Genius sein IIerz
lusses.




XX PREMIERS ÉCRITS POLITIQUES


des villes, retiré soit à Tegel, le château de sa famille,
soit à Ottmachau, le beau domaine de Silésie, que ses
concitoyens lui donnèrent en récompense des services
qu'il leur avait rendus en des temps difficiles. Les évé-
nements de 1830 survenant, le gouvernement prussien,
par esprit de concession, rappela le vieil ami de la
liberté en réveil. On lui rendit son siége au conseil
d'État. Mais il le laissa presque toujours vide. Il avait
dépassé l'âge des revanches politiques. Ses études phi-
lologiques et littéraires, la poésie et l'amitié remplirent
son existence jusqu'au 8 avril 1835, jour de sa mort.


Après l'histoire de l'homme, l'histoire bien moins
connue du livre pourra offrir quelque intérêt. Nous ver-
rons ensuite quel est le problème capital dont l'auteur
a tenté la solution, cette solution elle-même, le carac-
tère de l'oeuvre, sous quelles influences elle est née,
quelle action elle a exercée.


Sachons d'abord comment ce livre, écrit en 1792, a
pu n'être publié qu'en 1851, plus de quinze ans après
la mort de l'auteur.


Immédiatement après son mariage, Guillaume de
Humboldt, avons-nous dit, alla se fixer au château de
Ilurgôrner qui lui venait de sa femme. Dans les heureux
loisirs qu'il y trouva, il se livra surtout à des études de


DE L'AUTEUR. xxt


' philosophie politique. Les questions qui le préoccu-
pèrent sont déjà indiquées dans sa correspondance de
Goettingen avec Forster. La Révolution française y est
jugée dans tous ses développements avec intelligence
et avec coeur. La rédaction de la première Constitution
française fournit àHumboldt l'occasion d'exposer d'une
manière générale ses idées sur les gouvernements et
sur les lois suivant lesquelles ils se développent. Il le
fit dans une lettre à un ami (1). Cette lettre, réimprimée
depuis dans ses oeuvres complètes (t. I, p. 301), fut
publiée pour la première fois par la Revue de Berlin,
dans son numéro de janvier 1792. Elle tomba par hasard
sous les yeux du coadjuteur Dalberg, qui résidait à
Erfurt, comme représentant du prince électeur de
Mayence, et qui profita de sou séjour dans cette ville
pour se mettre en rapport avec Humboldt. On n'a point
à parler ici de l'influence de ce personnage sur les let-
tres allemandes en général, mais seulement de la part
qui lui revient dans la création du livre que l'on publie
aujourd'hui en français.


En 1792, Humboldt était venu avec sa fourme passer
quelque temps à Lrfurt pour des raisons de famille.


(I) Voici le titre de cet écrit : Ideen
..taata,erfassun g durchdie nette franzsisehe Conswiltion veranlasst.




XXII
composrrum in; L'ESSAI


Dalbc:g le vit, lui parla de sa lettre, imprimée dans la
Revue de Berlin, et l'engagea à continuer ces essais.
Humboldt en parle dans une lettre à Forster, ia der-
nière que l'on possède : e A ce propos, dit-il, Dalberg
» a su que je m'occupais de travaux de ce genre. Peu
» de jours après mon arrivée ici, il me pria de mettre •
» par écrit mes idées sur les limites de l'action de
» Je sentis bien que le sujet était trop important pour
» être traité aussi vite qu'il l'eût désiré. Il ne youlut
» point que je laissasse ridée devenir


parai donc quelque chose et rue mis à Pcpuyre,
n'ayant encore que des matériaux dans la tète. bon
petit ouvrage a grandi sous ina main. Il y a plusieurs
semaines qu'il est fini. C'estmaintenant un assez lion
yOkI!TI,e. p Humboldt écrit cela le ter juin ; il a donc


eu, pour parachever pe livre, à peine trois mois. Car
c'est bien celui dont il parle à Forster. Et il n'y a pas
consacré exclusivement ce temps. Il était encore occupé
de la traduction de la secondp Plympique de Pindare,
qu'il envoyait le 3 mai à Schiller.


Aussitôt ,que l'ouvrage ,fut terminé, on le mit sous
les yeux de Dalberg, qui le lut d'abord seul, puis le
relut chapitre par chapitre avec Humboldt. Celui-ci
avait recherché la Mérité ayee indépendance et pour


SUR LES LIMITES DE L'ACTION L'ÉTAT. mati


die-même. Il s'était encore propose un but fort pra-
tique : faire voir à Dalberg, au futur régent de l'arche-
véché .de Mayence, combien est funeste la manie de
gouverner, Il n'y réussit que bien mal, ainsi qu'on le
voit dans la même lettre à Forster. Humbeldt lui écrit
que Dalberg n'a pas voulu reconnaître la justesse de ses
vues, et qu'il étend bien plus que lui la sphère des
pouvoirs et ee l'action Ac l'État


On peut voir combien Humboldt et. Dalberg restèrent
en désaccord, dans un trayait de ,quarante-cinqpages.,
petit in-8 ,?, d'une exécution typographique splendide,
publié sous ce titre : Des vraies limites de l'action de


l'h'tat dans ses rapports avec ses membres 0). Cette leo-
chure, qui parut sous l'anonyme en 1793, à la librairie
Sommer de Leipzig, n'a pas d'autre auteur que Dal-
Berg lui-même. Ce travail, dit Je docteur Caner, repro-
(luit exactement la marche de Humboldt. JI le suit pour
ainsi dire pas à pas, Toutefois ce n'est pas Jivre, pe
ne sont que des observations séparées, écrites .dans
l'ordre où la lecture du manuscrit de Humboldt 19,5A
présentées à l'esprit de l'auteur. Ajoutons que Dalberg
est resté bien loin de cette précision et de cette logique


•( I ) Von den wahren Grenzen der Wirksamiceit des Slaats
L'eziehung auf seine Alitglieder. Leipzig, 1793.




XXIV LE COADJUTEUR DALBERG.


remarquables qui font du livre de Humboldt un tout
si bien coordonné. Le principe de l'utilité est confondu
par le coadjuteur avec le principe de la nécessité, les
principes du droit naturel avec un respect timide pour
la tradition historique, les théories de Rousseau avec le
despotisme bienveillant. de Joseph If. A chaque instant
se trahit une étonnante gaucherie d'expression et de
pensée. Suivant l'écrivain auquel nous empruntons ce
jugement, on peut dire que dans cet écrit l'auteur fait
preuve de bonnes intentions, d'intelligence, d'aptitude
à comprendre et à rendre clairement les idées qui re-
muaient son temps, d'indépendance d'esprit et d'une
certaine culture philosophique. En le lisant, on juge
assez bien quel était alors le niveau commun de l'édu-
cation politique ; on peut voir surtout, en le comparant
au livre de Humboldt, à quelle hauteur celui-ci s'éleva.


Malgré ces dissidences, Humboldt résolut de publier
son travail, et dans cette intention, envoya une copie
de son manuscrit à Berlin. Mais quoique les éditeurs
ne lui eussent point manqué dans cette ville, la pensée
de s'y faire imprimer dut bientôt être abandonnée. Dès
le 12 septembre Humboldt écrit à Schiller les difficultés
que lui soulève la censure : « Un censeur vous refuse
» absolument son imprimatur ; un autre vous l'accorde


CONFIANCE DE HUMBOLDT. XXV


pouvoir toujours le retirer dans» bien, mais de façon à
» l'avenir. Bien que j'aie en horreur ces formalités in-
» terminables, je suis résolu à faire imprimer cet écrit. »
Mais les difficultés ne disparaissent point. Il recourt à
l'aide de Schiller, qui, on le voit dans cette même
lettre, avait déjà entre ses mains le manuscrit. Humboldt
le prie de demander au fameux éditeur de Leipzig,
Goesehen, « s'il voulait se charger de la publication
» pour le jour de Pàques 1793 ».


11 résulte encore de cette lettre que Humbold t avait
convié Schiller à une participation très-directe, non-
seulement pour la publication, mais pour la compo-
sition même de l'oeuvre. Il dit en effet : « Caroline. »,-
l'excellente et spirituelle belle-soeur de Schiller, plus
tard madame de Wolzogen, qui dans toute cette affaire
entre Schiller et Humboldt parait leur avoir servi d'in-
termédiaire, — « Caroline nous écrit que quelques pen-
» rées de mon Essai vous ont quelque peu intéressé et
» qu'en ce' moment vous vous occupez beaucoup de ces
» matières. Vous-même une fois me promîtes à moitié
» la communication de quelques-unes de vos idées.
» Combien je serais heureux, si vous vouliez bien les
» ajouter à mon natté, avec ou sans votre nom, sons
» forme de préface ou de supplément, enfin connue


CHRÉTIEN.




XXVI OBSTACLES EXTÉRIEURS


» vous l'aimeriez le mieux. Il va sans dire que re n'est
» qu'une idée que je mets là en avant. Mais il me sem-
» blerait fort intéressant qu'un homme de votre intel-


ligence, sans études acquises et spéciales de ces
» matières, les travaillât et les enrichit d'aperçus à lui,
» nouveaux, originaux. Le genre de VOS écrits ne vous.
» offrira d'ailleurs que difficilement l'occasion d'y'.
» placer l'expression de vos idées, si la volonté ne vous
» prend pas de les développer dans un travail parti,
»cuber. »


On ne sait point d'une manière précise comment,
cette proposition fut accueillie par Schiller ; mais il est;
plus que probable qu'il ne l'accepta point. C'est qu'en,
effet les sujets politiques qui occupaient Humboldt
avaient été mn rement médités par Schiller et formaieni
dans son esprit le plan d'un ouvrage spécial. -Cet ouvrage'
a kg _éerit. Cc sont les Lettres sur l'éducation, esthétim
de l'homme (1). Quoique ces Lettres n'aient été terminées
qu'en 1-794, dès le mois de mars 1792 elles étaleP
l'objet d'une discussion par correspondance entre
Schiller et borner, le père du poète. On peut sans
doute y relever de nombreuses différences d'exécution:


Ueber die cesthelische Erziehung des Menschen in einer
von Briefen. Édit. Colla. Stuttgart, 1860, t. p. 1.


A LA PUBLICATION DU LIVRE. XXVII


et de doctrine, notamment dans la manière dont les
sphères de la politique, de la morale et (le l'esthétique
sont mises en rapport les unes avec les autres. Cepen-


dant les Lettres de Schiller ont avec l'Essai (1) de Hum-
boldt une évidente parenté.


Schiller ne pouvait clone guère accéder à la seconde
demande de son ami; mais il se consacra tout entier à
accomplir la première, celle qui concernait les soins
extérieurs pour la publication de l'oeuvre. Contre toute
attente, Goeschen refusa de prendre un engagement im-
médiat parce qu'il était, à ce qu'il parait, surchargé
d'entreprises de librairie. Schiller, non-seulement re-
chercha un autre éditeur, mais encore il inséra dans la
Thalia un fragment du livre et exprima l'intention de
reproduire dans ce journal les parties qu'on lui com-
muniquerait. Quelques morceaux avaient aussi été
publiés clans la Revue mensuelle de Berlin, dirigée alors
par Biester. Celui-ci, qui avait possédé une copie du
manuscrit de Humboldt, en avait extrait pour son
journal les chapitres V, VI et VIII; il les avait fait. pa-
raître, au moins le sixième et le huitième, à l'insu (le


(1) C'est là le mot qui m'a paru rendre le plus exactement le titre
de l'ouvrage original. Du reste voici ce titre : Ideen zu einem rer-such die Grenzen der Wirksamkeit des Staals zu bestimmen.




XXVIII PREMIÈRES HÉSITATIONS


Humboldt, dans les trois derniers cahiers de l'année
1792. Mais ces fragments ne pouvaient remplacer la
publication de l'oeuvre entière, ils la préparaient.
plutôt.


Si la publication définitive et intégrale n'avança
point, la faute en fut à Humboldt. lui-même On avait
réussi à tourner la censure. Schiller avait enfin mis la
main sur un éditeur. Humboldt en reçut la nouvelle
Entre le 14 et le 18 juillet à Auleben, où il s'était retiré
vers le milieu de l'été après avoir quit té Erfurt. Tout
obstacle matériel avait disparu. Mais d'autres difficultés
invincibles surgirent alors. Elles venaient de la dispo-
sition personnelle et des changements qui s'opéraient
clans l'esprit de l'auteur. Il est curieux de connaître ces
modifications successives et rapides. Dans sa lettre du
I"' juin à Forster, Humboldt exprime encore la plus
ferme confiance. Il parle de la publication de son I
vail du Ion d'un homme sûr de lui-même et (le ses
convictions. Il écrit : « Vous approuviez mes idées, -alors
» que nous correspondions de Goettingen sur ces sujets.
» Depuis j'y ai beaucoup réfléchi, et bien que j'aie
» cherché maintes fois l'occasion (le les modifier, je ne
» l'ai presque jamais trouvée ; mais j'ose espérer les
» evoir rendues plus complètes, plus méthodiques, plus


DE HUMBourr. XXIX


» précises. » Cette sûreté, jointe à une certaine impa-
tience de voir son oeuvre produite au grand jour, se
révèle encore dans la lettre du 12 septembre à Schiller.
Mais c'est alors que commencent les hésitations. Le'
7 décembre certains changements paraissent encore,
ou plutôt paraissent déjà nécessaires à l'auteur. Tou-
tefois il ne cesse point de penser à une publication
prochaine, « car, dit-il, je ne sais si j'aurai beaucoup à
» changer ». Le 14 janvier 1792 les hésitations sont
devenues plus fortes. « Peut-être, écrit Humboldt. à
» Schiller, Goeschen pourrait-il prendre mon petit.
» livre dans un ou deux ans. Je désirerais qu'il attendît
» ce temps. Je ne suis nullement pressé, et. j'aurais
» ainsi le loisir de travailler à nouveau chaque cha-
» pitre ; il en est pour lesquels cela est absolument
» nécessaire. Mais comme je me livre depuis quelques
» mois à d'autres travaux, je n'ai pu en trouver le
» temps. Le sujet ne dépend d'aucune circonstance
» partioalière et extérieure. Tous y gagneraient, mes
» lecteurs et les idées mêmes, auxquelles vous parais-
» sez vous intéresser. »


Immédiatement après le départ de cette lettre, la
nouvelle arriva qu'un éditeur était trouvé, et qu'on était
prêt à commencer l'impression. Comme il fallait




XXX HUMBOLDT AJOURNE


prendre une décision définitive, fiumbeldt parait avoir
eu poilé la première fois conscience de l'abîme qui le
séparait du temps oit il avait écrit cet Essai. Voici la
lettre qu'il envoie à Schiller le 18 janvier 1793: «Ces
» jours derniers, en parcourant mon travail, j'ai trouvé
» beaucoup de passages qui ont besoin, non-seulement
» de modifications, mais d'une refonte entière. Vous-
» même, mon cher ami, étiez dans le temps de cet
» avis. Aussi penserez-vous certainement comme moi
» aujourd'hui. Plus les idées que j'ai exprimées m'in-
» téressent, plus je pense favorablement de mon ou-
» linge, moins je pourrais me pardonner la négligence
» qui m'empêcherait de leur donner ce dernier soin.
» Quant à présent, toutefois, et pendant les mois pro-
» chains, non-seulement j'aurai d'autres affaires, mais
» je ne suis pas disposé, et puis je manque des livres
» nécessaires pour me livrer'à cette révision. Sur cer-
» tain point je voudrais parler de mes idées, pour leur
» donner plus de clarté. Tout ceci m'a positivement
» décidé à remettre mon édition à un temps indéter-
» miné ; car tout délai déterminé, long ou court, m'ira-
» poserait un lien toujours désagréable en pareille ma-
» fière. — Dans la lettre de notre excellente Caroline,
» je ne vois en rien, mon cher ami, que vous ayez con-


SA PUBLICATION. XXX


» clu à cet égard une convention précise. Dites-moi


» cependant si vous n'avez encore rien conclu, si l'on
» peut reculer. Écrivez, je vous eu prie, à. l'éditeur, que
» mes intentions sont changées ; qu'il m'est impossible
» de fixer positivement l'époque de la publication ; que


je M'adresserai à lui et lui écrirai quand les modifi-
cations à faire seront terminées. lisera probablement
disposé à accueillir une seconde demande. S'il n'en
était pas ainsi, Goeschen serait dégagé, et je trouve-


» rais un autre éditeur. —Mais si vous avez arrêté une
» convention avec lui, je vous prie de vous entendre
» ensemble pour que le livre ne paraisse qu'à Pâques
» 1794, où au plus tôt à la Saint-Michel de cette année.
» Ce serait le terme le plus rapproché que je voudrais
» prendre, et l'imprimeur ne s'en trouverait que mieux
» à cause du temps qu'il pourrait donner à son édition.
» Toutefois le premier terme serait celui que je préfé-
» repais, et de beaucoup. »


Un an ne s'était pas encore écoulé, depuis que
Dalberg avait pour la première fois exhorté Humboldt
à entreprendre ce travail ; il n'y avait pas huit mois
qu'il l'avait achevé. Quatre mois plus tôt il se montrait
sûr de toutes les idées exprimées dans son livre, et
maintenant il ne peut se résoudre ni à les publier sans




XXXII PROJETS DE PUBLICATION


les modifier, ni à entreprendre son travail de révision.
D'autres études l'attirent à ce moment même. Il s'y
livre avec une ardeur dont il n'avait. pas prévu la durée.


Cependant il ne faudrait pas croire que la publication
de l'ouvrage fut retardée seulement par cette dispo-
sition paresseuse qui nous pousse trop souvent à re-
mettre au lendemain des affaires qu'il vaudrait mieux
exécuter aujourd'hui. Quoi qu'en dise Humboldt dans
une des lettres que l'on a citées, il appartenait à une
école de littérateurs qui, sans doute, se laissaient beau-
coup guider par leurs dispositions du moment, mais
qui, sous leur apparente indifférence pour les résultats,
se préoccupaient grandement des circonstances exté-
rieures dont le concours pouvait aider ou nuire au
succès de leurs oeuvres. Or précisément les idées libé-
rales qui forment le fond même du livre, tout à l'heure
encore en grande faveur auprès du public allemand.
venaient de subir un échec grave. Le jour même ou
Humboldt écrivait à Schiller sa dernière lettre à ce
sujet, la mort de Louis XVI était résolue à Paris; trois
jours après sa tête tombait. Les classes influentes de
la société en Allemagne rendirent. responsables de cet
acte violent les idées mêmes et non les circonstances.
Un revirement complet. et. brusque s'opéra, et un livre


ABANDONNÉS. XXXII(


dont chaque page respirait l'admiration pour ces idées
courait risque de n'inspirer que de la répulsion. Hum-
boldt avait plus de tact qu'il n'était nécessaire pour
jurer l'inopportunité du moment et la disposition dé-.
favorable des lecteurs. C'est. ainsi qu'on explique le
sort de ce livre, dont. la publication était si impatiem-
ment désirée par l'auteur, et qu'il jugeait avec tant de
faveur au moment même on il était sur le point de
l'abandonner pour toujours.


Quant aux circonstances qui ont fait que ce livre,
après avoir dormi plus de cinquante ans au fond d'un
portefeuille, a pu apparaître au grand jour de la publi-
cité, on aura bientôt fait de les dire. On savait par les
lettres de Humboldt qu'il existait deux exemplaires
manuscrits de l'oeuvre, et. que pendant l'été de 1792
l'un, l'original, se trouvait entre les mains de Schiller,
l'autre, la copie, entre celles de Biester. Deux lettres
de Humboldt à Schiller du 7 décembre 1792 et 18 jan-
vier 1791 nous apprennent tout ce que l'on sait aujour-
d'hui du sort de cette copie : elle revint à Humboldt
puis fut prêtée par lui. Quant à l'original, (pie Humboldt
prie Schiller de lui renvoyer dans la lettre du 11.1 jan-
vier 1793, il fut rendu à l'auteur et resta toujours en
sa possession. Il fut découvert en 1850. à Olfmachan,




XXXIV L'OUVRAGE PERDU,


ce beau domaine de Silésie donné à Humboldt à titre
de récompense nationale. C'est sur ce manuscrit qu'a
été faite la première édition du livre. Nous là devons
auX soins du docteur Édouard Cauer, qui l'enrichit
d'une notice pleine d'indépendance et de piété pour la
mémoire de Guillaume de Humboldt. Cette notice nous
a fourni la plupart des détails bibliographiques qu i
précèdent.


Cet estimable écrivain a éprouvé clans l'accomplis-
sement de sa tâche une contrariété facile à Comprendre
et à partager. Le manuscrit présente une lacune i i
n'a pu être qu'imparfaitement comblée: Tl inatique si: •
feuillets, du troisième au huitième. Ces six feuilles
contenaient les derniers mots du chapitre premier,
chapitre il tout entier et la première partie du ae
pitre m. Le chapitre n et la première partie du cha
pitre ni ayant été imprimés dans la Thalia, c'est dans
ce journal que le docteur Caner a retrouvé ces mor -
ceaux. Par malheur; quelques lignes au commencemen t
et deux pages au moins à la fin n'ont été ni imprimées
dans le journal de Schiller, ni retrouvées dans le nia
nuscrit. La première lacune est d'une étendue et d'une
importance fort restreinte : il ne nous manque ici que
quelques phrases qui donnaient au chapitre premier sa


PUIS RETROUVE ET PUBLIÉ. XNXV


conclusion; et nous n'ayons presque rien perdu de la
pc»Sée de l'auteur en cet ;endroit. La lutine .existant
entre la tin de l'imprimé et la reprise du manuscrit est
beaucoup plus longue; elle cause une interruption très-.
réelle et très-sensible dans la marche de la pensée. La
table nous indique-bien quelles étaient les idées expo-
sées, mais nous aurons à en regretter le développe-
ment, jpsqu.'à ce qu'on soit parvenu retrouver, soit la
copie envoyée à &ester et rendue par lui, soit les six
feuillets de l'original que Schiller aura égarés ou qu'il
aura négligé de renvoyer à Humboldt avec le reste de
ion manuscrit.


Dût cette espérance être trompée, l'oeuvre telle qu'elle
a été publiée par Al, Caner n'en est pas moins une ac-
quisition précieuse pour la littérature allemande et
pour la liberté.


Le problème capital posé par Humboldt, celui auquel
se rattachent. toutes les graves questions qu'il agite,
est celui-ci :


Quelle est l'étendue des devoirs de l'Etat envers les
citoyens? Quelle est par suite l'étendue légitime de son
action?


Dans son préambule, Humboldt observe que cette
question a été bien rarement examinée. Ce serait pour-




XXXVI I.E PROBLÈME,


tant une erreur de croire qu'elle a été créée par lui. Le
grand débat des droits de l'État sur l'individu et des
droits de l'individu vis-à-vis de l'État est ouvert depuis
l'antiquité (1). Platon, Aristote, Cicéron, Plutarque, y
ont dit leur mot. Ils ont fait une part bien étroite à
l'individu. Les Germains, du fond de leurs forêts, n'ont
point pris doctement sa défense, mais ils l'ont chanté;
et leurs chants sauvages, dont l'écho affaibli murmure
encore dans les vieilles épopées venues jusqu'à nous,
sont le premier document que les philosophes indivi-
dualistes, en remontant l'histoire de l'Europe, puissent
trouver, pour l'opposer aux traditions grecques et
romaines.


Au moyen âge le développement de la personnalité
humaine est simultanément favorisé et combattu;


Favorisé par la chevalerie, combattu par les institu'
lions monastiques et le servage.


Tandis que Léonidas et ses compagnons, en se por-
tant aux Thermopyles, se sacrifient volontairement
pour la République, le chevalier « en partant pour la
guerre », obéit à un sentiment tout privé, si je puis
ainsi dire « Çà, s'écrie-t-il, amenez-moi mon des-


1) Voy. nul. Phnom, La République. Aristote ; Polilique, I. VII,
chap. lx et \n, I. Viii, chap. I et I. III, chap. ri'.


SON HISTOIRE. XXXVII


trier. Ma bien-aimée m'ordonne de quitter mon pays,
et je m'éloigne, et je m'en vais chevaucher au loin,


» pour lui plaire (I). »
Mais si la chevalerie développe la personnalité de


quelques seigneurs, le monastère l'étouffe presque
partout et presque toujours. Pour un saint Bernard,
combien d'âmes, qui auraient fleuri au grand air, se
sont séchées entre les murs (lu couvent, brisées par la
règle uniforme, inflexible !


Le servage, qui courbe l'homme durant toute sa vie
sur la même motte de terre, sous les mêmes rede-
vances et les mêmes humiliations, fit longtemps des
peuples de l'Europe de vastes troupeaux.


L'histoire nous montre dans le mouvement com-
munal du Xie siècle en Italie, du xn° siècle en France,
le réveil de l'individualité, lasse de sa longue compres-
sion. A la faveur des luttes entre les dominations
d'alors, le Sacerdoce et l'Empire qui s'entr'affaiblissent
et n'ont plus le loisir de tourmenter l'homme jusqu'à
son foyer, les habitants des villes construisent pour
eux un modèle (l'organisation politique qui donne à
chacun la liberté civile et développe chez tous l'es-


.


(1)1.2. Voy. Octave d'Assailly, les Chevaliers Kees de l 'Al lemagne,p
CHRÉTIEN.




XXXVIII MOYEN AGE.


prit d'action, d'assistance réciproque, d'inspiration
créatrice (1).


Les écrivains commencent à disserter de ces choses.
Ils le font avec violence, incertitude, contradiction.
Dante, dans la Divine Comédie, exalte les tendances-
municipales, favorables à l'individu; puis dans son
traité De monarchia, il écrase l'homme entre les deux•
puissances, la temporelle et la spirituelle, entre l'em-
pereur, auquel il livre le corps, et le pape, auquel il:
livre rame.


Les guerres de religion, qui ensanglantèrent tant de
pays, sont une des formes hideuses que revêt la légitime,
revendication des droits de l'individu. Les dissidents,:
quels qu'ils soient, réclament, et les pouvoirs établis
refusent de leur accorder l'exercice de la liberté indi-'
viduelle la plus précieuse de toutes, la liberté dei
conscience.


Avec la Renaissance commença un mouvement
d'idées remarquable et bizarre, qui s'est de nouveau
produit au commencement de notre xixe
Un certain nombre d'écrivains, émus des misères
effroyables qui dévoraient l'humanité, cherchèrent I


(t) Voy. Augustin Thierry, Essai sur l'histoire du tiers é'
chap. ler.


SEIZIÈME SIÈCLE. XXXIX


moyen de les éteindre. Dans leurs écrits, ils dévelop-
pèrent des plans diversement chimériques qui cepen-
dant ont tous un caractère commun : L'État est chargé
du devoir et investi du pouvoir illimité d'agir seul
contre ces maux. L'individu est anéanti; il n'a aucun
effort à faire dans cette lutte que l'État soutiendra pour
lui; il n'a qu'à obéir d'abord, et à se trouver heureux
ensuite. C'est à ce Mouvement que se rattachent l'Utopie
de Thomas Morus, la Cité du soleil de Campanella, la
Nouvelle Atlantide de Harrington, l'Histoire des Séva-
ramées de Vaïrasse (l'A lais (I).


On ,sait comment notre 'Rabelais traita ces rêves. Lui
aussi créa sa République ; mais e pour reigle il ne lui
» donna que cette clause : Fais ce que voudras.» l l ajoute
ces paroles que les réformateurs de tous les temps
devraient méditer : « Toute leur vie (aux citoyens de
» Thélème) 61°4 employée non par lois, statutz On
» reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre....
» Parce Ce gens liberes, bien nés, bien instruicts,
» ,conversans en. compagnies honnestes ont par nature
» un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits
» vertueux, et retire de vice ; lequel ilz nommoient


(1) Voyez sur les utopistes de la Renaissance les travaux deM. Franck.




XL RENAISSANCE.


» honneur. Iceux, quand par vile subjection et con
» traincte sont déprimés et asservis, détournent la
» noble affection par laquelle à vertu franchement ten-
» doient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude.
» Car nous entreprenons tousjours choses défendues et,
» convoitons ce que nous est denié. » (Gargantua.,;;
chap. un.)


Depuis la Renaissance, les progrès énormes des pou=
voirs monarchiques absolus, leurs prétentions à régle-
menter tout depuis la foi jusqu'à la fabrication du drap,.
la soumission des peuples, le manque d'indépendance.
des écrivains, firent que le problème des droits de:
l'individu s'assoupit, sans s'éteindre toutefois entière-
ment.


Il est indiqué dans les oeuvres de Leibnitz, dans'
celles de Bossuet, dans celles de Locke. Mais pour le
retrouver dans les écrits de ces grands hommes il faut
faire acte d'érudit attentif, nulle part il n'est mis en
lumière. On l'aperçoit bien de temps en temps, mais
toujours caché derrière des questions d'un autre ordre,
qui le recouvrent pour ainsi dire et le maintiennent
dans un demi-jour plus obscur que clair.


Le m'Ill e siècle français, choseremarquable, l'a résolu
avant de le formuler.


DIX–HUITIÈME SIÈCLE. XIA


Mably, adoptent la théorie antiqueRousseau, ,
et sacrifient l'individu à l'État.


Les physiocrates réservent au premier l'indépendance
sur un point, l'agriculture ; ce qui est déjà un progrès.


Enfin l'Assemblée constituante, se séparant en ceci
de Rousseau, commence à dresser la liste des droits
humains auxquels nul gouvernement, fid-ce le plus
démocratique, ne doit jamais toucher.


Mirabeau l'inspirait. Jusqu'à sa mort, on peut dire
que la liberté individuelle fut en bonne voie. Quelques
années de calme, et elle aurait pris corps, elle serait
devenue viable. Les événements, et le gouvernement
auquel ils donnèrent le jour, l'étouffèrent. La liberté des
personnes fut soumise à la loi des suspects, la liberté
économique aux lois de maxiinum ; la liberté civile fut
réglementée par le décret du 17 nivôse an II, qui enle-
vait au père le droit de disposer par testament de la
moindre partie de son bien en faveur de l'un de ses
enfants pur préférence aux autres. Et l'on continuait
à parler de liberté, on en parlait même fort bien (I ),


(t) Il est curieux de rapprocher ces trois fragments des discours
de Robespierre (!), et surtout d'en remarquer les dates :


« Si le législateur ne se défend pas de la manie qu'on a reprochée
au gouvernement, de vouloir tout régler ; s'il veut donner à la liberté
ce qui appartient à la confiance individuelle ; s'il veut faire lui-même
les affaires des particuliers et mettre pour ainsi dire les citoyens en




XLII L'INDIVIDUALISME ET LE SOCIALISME


en disant qu'il était nécessaire de l'ajourner. 0
l'ajourna si bien, que . pendant plus de vingt ans ceux
qui pensaient à elle durent y penser en silence.


Après 4815, la question respective des droits de
l'individu et des droits de l'Étal fut reprise par des


• hommes qui se firent les héritiers des traditions de la
Constituante. A leur tête étaient Benjamin Constant,
l'auteur du Gours de politique constitutionnelle, et Daunou,
qui écrivit l'Essai sur les garanties individuelles.


Mais celte école trouva en face d'elle pour adversa
l'école des réformateurs démocrates.


curatelle; s'il veut se mettre à ma place pour choisir mon défense
et mon homme de confiance, sous le prétexte qu'il sera plus éclat
que moi sur nies propres intérêts, alors, loin d'établir la liberté p..
Mique, il anéantit la liberté individuelle, et appesantit à chaque 1:••
stant sur nos têtes le plus ridicule et le plus insupportable de te,
les jougs. » (Discours sur la suppression des offices
séance de l'Assemblée constituante du là décembre 1790.)


« Chacun sait que les lis sont faites pour assurer à l'homme I
libre développement de ses facultés, et non pour les enchaîner ;
leur pouvoir se borne à défendre à chacun de nuire aux droits d'a:•
trui sans lui interdire l'exercice des siens. » (Discours sur la libelle
de la presse. Paris, Imprimerie nationale, 1791, in-8" de 23 pag
et séance de l'Assemblée constituante du 22 août 1791.).


« Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir .tr
gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles, le droit
faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouv.
de régler elles–mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne fie
pas essentiellement à l'administration de la république ; en un me
rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturel'.
ment à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins
prise à l'ambition et à l'arbitraire !! » (Discours sur la Constiludo ►
séance de la Convention du 10 mai 1793.)


SOUS LA RESTAURATION. XLIII


La première, dont les idées se rapprochent beaucoup
des idées de Humboldt et découlent de la même source,
revendique surtout la liberté. Si l'État la donne et
l'assure, elle le tient quitte et laisse l'homme chargé
du soin de se procurer à lui-même du mieux qu'il le
pourra, mais sans violer le droit d'autrui, toutes les
choses qui constituent le bonheur terrestre, dans le
sens le plus large du mot.


La seconde école se proposait surtout d'assurer à
chaque individu une part équitable dans la masse des
biens sur lesquels la main de l'homme peut s'étendre.
Mais cette répartition égale, il était impossible, selon
eux, d'espérer la voir jamais se réaliser, si on laissait
aux passions égoïstes de chacun l'action trop large
qu'elles avaient eue jusqu'alors. Aussi, à l'imitation
de leurs devanciers du xvi° siècle, confièrent-ils à l'État
le soin de faire lui-même dette répartition. Pour cela
ils le revêtirent d'une puissance à côté de laquelle
aucune liberté, politique ou autre, ne pouvait vivre.
Celle de l'individu, ils la considéraient comme une
ennemie. Les plus modérés eurent pour elle une dé-
fiance profonde; la plupart l'étouffèrent sans remords.
Dans leurs plans conçus en dehors de toute observation
et de toute préoccupation des nécessités imposées par




XLIV LE SOCIALISME ET LA LIBERTÉ


le régime existant, l'individu garrotté était conduit de
gré ou de force par l'État vers un bonheur dont l'idéal
variait avec les goûts et le tempérament de chaque
réformateur.


Ils se mirent à refaire spéculativement la société. Il
en est plus d'un qui poussa la hardiesse jusqu'à rema-
nier l'homme moral et jusqu'à retoucher l'homme
physique. On se rappelle les noms de Fourier, de Saint-
Simon en France, de Robert Owen cri Angleterre.
L'obscurité de leurs écrits, jointe à la nature môme de •
leurs idées, a fait que ces théoriciens n'ont eu qu'une
influence fort indirecte sur la marche du siècle. Il faut
les citer seulement pour rappeler combien les démo-
crates d'il y a cinquante ans étaient opposés aux idées
libérales. Ils imposaient l'égalité, ils imposaient le
bonheur ou plutôt leur bonheur à chacun.


Après 1830 le socialisme se transforma. Il devint
plus intelligible, si je puis ainsi dire, mais son divorce
avec la liberté ne cessa point.


Le gouvernement qui venait de s'établir était libéra],
mais libéral au profit d'une classe seulement. Là étaient
son inconséquence et son vice. Le peuple souffrant,
affamé parfois, se voyant écarté, se croyant négligé ou
dédaigné, en appela souvent à la force, et tout en


SOUS LE couGOUVERNEMENTDE JUILLET. XLV


criant : Vive la Liberté ! prêta ses bras et ses efforts à
des chefs qui, s'ils étaient arrivés au pouvoir, auraient
été bien plus autoritaires que les ministres de Louis-
Philippe. Il est vrai qu'ils auraient usé de l'autorité en -
faveur et dans l'intérêt de tous. Liberté bourgeoise
dans le gouvernement, hymnes libéraux chantés par
l'insurrection, théories autoritaires guidant cette
même insurrection, tel peut être défini le combat dou-
loureux qu'eut à soutenir le gouvernement parlemen-
taire de 1830 à 1848.


Le manifeste le plus connu des idées autoritaires et
démocratiques alors en cours, se trouve dans un petit
livre que M. Louis Blanc publia en 1839 sous ce titre :
Orrjanisation du travail. L'auteur n'a pas, sans doute,
envers la liberté le mépris que professaient pour elle
les écrivains du phalanstère et du saint-simonisme;
i l fait, pour la concilier avec l'autorité démocratique
qu'il défend, les plus louables, les plus éloquents
efforts (s'oy. page 439 de la cinquième édition). Mais
ces efforts sont vains. Qu'on en juge :


Après avoir établi la nécessité d'organiser le travail,
voici, suivant l'auteur, les moyens à employer pour at-
teindre ce but. Ils sont exposés clans le dernier chapitre
de l'ouvrage, celui qui est intitulé, Conclusion (p. 102) :




XLVI LA DÉMOCRATIE AUTORITAIRE.


« Le gouvernement serait considéré comme le régu-
» lateur suprême de la production, et investi pour l'ac-
» complissement de sa tache d'une grande force. —
» Cette tâche consisterait à se servir de l'arme même


de la concurrence pour faire disparaître la concur-
rence. — Le gouvernement lèverait un emprunt


n dont le produit serait affecté à la création d'ateliers
sociaux (1), dans les branches les plus importantes
de l'industrie nationale. — Cette création exigeant
une mise de fonds considérable, le nombre des ate-
liers originaires serait rigoureusement circonscrit ;


» mais en vertu de leur organisation même, comme on
» le verra plus bas, ils seraient doués d'une force d'ex-


pansion immense. — Le gouvernement étant consi-
» déré comme le fondateur unique des ateliers natio-
•» naux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette
» rédaction, délibérée et votée par la représentation
» nationale, aurait forme et puissance de loi. »


On voit quelle part reste à l'individu et à son action.
Mais tout cela pour M. Louis Blanc est chose mati-
vaisc : « De l'individualisme, dit-il, sort la concurrence;
» de la concurrence, la mobilité des salaires, leur in-


(1) Ces mots sont soulignés dans le texte de l'auteur.


M. LOUIS BLANC. XLVII


» suffisance. n De leur insuffisance tous les malheurs,
que l'Étai fera disparaître. Une fois l'atelier social
monté par l'État, on devine ce .qui arrivera : « Dans


toute industrie capitale, celle des machines, par


exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou
celle de l'imprimerie, il y aurait un atelier social


» faisant concurrence à l'industrie privée. La lutte se-


» rait-elle bien longue? Non, parce que l'atelier social


» aurait sur tout atelier individuel l'avantage qui ré-
» suite des économies de la vie en commun, et d'un
» mode d'organisation où tous les travailleurs, sans
» exception, sont intéressés à produire vite et bien. »
(Page 1M5.)
. C'est parfaitement clair !


Et la diversité dans l'action, entraînant la variété et
par suite la beauté du caractère humain, cette grande
idée si chère aux individualistes, à Mirabeau, à Hum-
boldt? — C'est bien de cela vraiment qu'il est ques-
tion? Agir avec diversité ? L'État fera qu'on agira avec
ensemble. — Ce sera certes fort triste, mais de plus,
si cela était impossible? — « Comment, reprend
» M. Louis Blanc, faire agir avec ensemble les travail-
» leurs, serait déclaré impossible dans un pays où l'on
» voyait, il y a quelque vingt années, un homme ani-




XLVIII ESSAI DE CONCILIATION


» mer de sa volonté, faire vivre de sa vie, faire marcher
» à son pas un million d'hommes ! Il est vrai qu'il s'a-
» Bissait de détruire. Mais est-il dans la nature des
» choses, dans le destin providentiel des sociétés, que
» produire avec ensemble soit impossible, lorsqu'il est
» si aisé de détruire avec ensemble ? Au reste, les oh-
» jections tirées des difficultés de l'application ne se-
» raient pas ici sérieuses, je le répète.. On demande
» à l'État de faire, avec les ressources immenses et de
» tout genre qu'il possède, ce que nous voyons faire
» aujourd'hui à de simples particuliers. »


Ainsi, selon M. Louis Blanc, il faut donner à l'État
l'autorité qu'avait l'empereur, pour arrêter l'action
nécessairement dangereuse des tendances privées.
Cette omnipotence sera légitime à une seule condi-
tion : que l'égalité dans la répartition des travaux et
la distribution des biens soit par lui maintenue.


On peut dire que l'école socialiste suivit tout en-
tière les tendances de M. Louis Blanc ; et plusieurs de
ses membres les exagérèrent.


Toutefois il se rencontra un homme qui, fort de
son désintéressement et de son honnêteté, se fit l'in-
terprète passionné des réclamations des classes _souf-
frantes, et qui allia ou tenta d'allier avec ces réclama-


DU SOCIALISME ET DE LA LIBERTÉ. XLIX


tions la défiance la plus jalouse contre les empiétements
de l'État. Appartenant au socialisme, si on le considère
simplement comme critique, il étudia avec conscience,
dévoila avec audace les mystères et les iniquités de
l'organisation sociale de son temps. On a reconnu
Proudhon. Imbu, comme Humboldt, («lu respect le
plus profond pour la dignité intérieure de l'homme
et pour sa liberté », il se porta le défenseur de l'indi-
vidu contre tous ceux qui voulaient donner à l'État
une grande force d'initiative, fouriéristes, saint-simo-
niens, communistes, démocrates autoritaires. Nul ne
demanda plus énergiquement que lui la suppression
de « cette cinquième roue du char de l'Humanité, qui
» fait tant de bruit, et qu'on appelle, en style gourer-
« nerne,ntal, l'État » (1). C'est lui qui, clans son ardeur
décentralisatrice, disait en tête de sa grande oeuvre
de critique sociale : « Le plus parfait des gouverne-
» monts serait la négation de tous (2). » Il faut l'en-
tendre résumer, juger, bafouer les systèmes des ré-
formateurs d'alors. L'ironie occupe dans sa critique
une large place, mais cette ironie est du meilleur aloi;


(I) Système des contradictions économiques, t. I, cli. vu, p. 179.
Édition de 1850.


(2) Ibid., Prologue, t. I, p. 37.




SOCIALISME LIBÉRAL DE PROUDHOI.


.elle ne marche jamais seule, elle ne se produit jamais
qu'après que les raisons les plus sérieuses ont été sé-
rieusement développées.


Il prend d'abord la démocratie autoritaire, et voici
comme il la traite :


« Le système de M. Blanc se résume, dit-il, en trois
» points : — 1.° Créer au. pouvoir une grande force
• tiative, c'est-à-dire, en langage français, rendre
» l'arbitraire tout-puissant pour réaliser une utopie. —
» 2° Créer ou commanditer aux frais de l'État des ateliers
» publics. — 3° _Éteindre l'industrie privée sous la con-
.) currence de l'industrie nationale. — Et c'est tout. —
à M. - Blanc ne saurait en disconvenir, son système est
s dirigé contre l'industrieprivée, et chez lui le pouvoir,
» par sa force d'initiative, tend à éteindre toute ini-
J) tiative individuelle, à proscrire le travail libre.
» L'accouplement des contraires est odieux à M. Blanc;
•» aussi voyons-nous qu'après avoir sacrifié la colleur-
» rente à l'association, il lui sacrifie encore la liberté.


Je l'attends à l'abolition de la famille (1). »
Proudhon passe au communisme. Il l'étudie dans


Fourier, Saint-Simon, et dans M. Cabet, qui, dans les


(1) Système des contradictions économiques, t. I, p. 231.


SOCIALISME LIBÉRAL DE PROUDIION.
LI


dernières années du règne de Louis-Philippe, se fil
l'apôtre de cette foi mort-née. Il met en pleine lumière
les puérilités du communisme ascétique, les turpitudes
du communisme épicurien. D'autres avaient combattu
cette utopie, Proudhon l'écrasa




au dire d'un de
ses plus illustres adversaires, Frédéric Bastiat (1) :
« Le communisme
est le dégoût. du travail, l'ennui


» de la vie, la suppression de la pensée, la mort du
p moi, l'affirmation du néant. Le communisme dans
» la science, comme dans la nature, est synonyme de
» nihilisme, d'indivision, d'immobilité, de nuit, de si-
» telle° : c'est l'opposé du réel, le fond noir sur lequel
» le Créateur, Dieu de lumière, a dessiné l'uni-
» vers (2). »


Le socialisme non communiste ne lui échappe pas.
Proudhon met le doigt sur ses vices, et par. une ascen-
sion rapide, remonte jusqu'au vice primordial, jusqu'à
la solution fausse donnée, par cette école, à la grande
question examinée précisément dans le livre de Hum-
boldt : « Le socialisme, dit-il, n'a pas compris que les
» services publics, ou exécutés par l'État, content fort


(1) A propos de l'incomparable Lettre à paon ami Villegardelle,
communiste, qui forme le chap. mi des Contradictions économiques.(2) Ibid., t. II, p. 290.


I




LII SOCIALISME LIBÉRAL DE PROUDIION. SOCIALISME LIBÉRAL DE PROUDHON. LIII


» au delà de ce qu'ils valent ; que la tendance de la
» société doit être d'en diminuer incessamment le
» nombre ; et que, bien loin de subordonner la liberté indi-
» viduelle à l'État, c'est l'État, la communauté qu'il faut
» soumettre à la liberté individuelle. » (lb., t. Il, p. 283.)


Et ailleurs : « La liberté individuelle devrait-elle
» être proscrite au nom de la liberté générale, laquelle
» se compose de la somme des libertés individuelles?
» Quel serait le motif de cette proscription? Liberté !
» charme de mon existence, sans qui le travail est
» torture et la vie une longue mort ! C'est pour toi que
» l'humanité combat dès l'origine, c'est pour ton règne
» que nous sommes en travail de cette nouvelle et
» grande évolution. Ne serais-tu donc que la mort de la
» conscience, sous le despotisme de la société ? et par
» peur de te perdre, faudra-t-il chaque jour que je
» t'immole ? » (Ibid., t. p. 276.)


Qu'on y prenne garde, ces éloquentes paroles dans
la bouche de Proudhon ne sont pas seulement un
dithyrambe sentimental. Elles renferment l'expression
enthousiaste d'idées fort arrêtées et mûrement réllé- 1


Mais, voyez l'influence envahissante de certaines
erreurs sur les esprits les plus élevés et les âmes les


plus droites. Proudhon, si plein d'ardeur dans son
respect pour la personnalité et la liberté de l'individu,
si défiant vis-à-vis de l'État, qu'il voudrait l'annihiler,
Proudhon, dans d'autres endroits du même livre, et
quand il combat d'autres adversaires, se montre dé-
liant envers la liberté individuelle, qu'il nomme avec
défaveur l'individualisme; il concède alors à l'État un
rôle positif considérable. S'il repousse rudement les
communistes , les économistes, ces libéraux en ma-
tière industrielle et commerciale, et les parlementaires,
ces libéraux en politique, n'ont guère à se louer de lui.
Ce n'est point par la citation, bien facile à faire ce-
pendant, de quelques phrases détachées (1), que je
veux faire voir les tendances contraires qui tiraillaient
ce vigoureux esprit et le faisaient incliner tantôt vers
la liberté, tantôt vers l'État. J'aime mieux faire appa-
raître ces hésitations, dont quelques-unes peuvent
s'appeler des contradictions, en reproduisant quelques
idées fondamentales de l'auteur et en faisant voir le
germe du despotisme, qu'elles contiennent.


Proudhon individualiste et libéral nous est connu.
Voyons dans quels embarras certaines de ses théories


(1) Voyez plus bas le chapitre x de Humboldt, page 152, noie 2.




Llv ANTAGONISME


vont mettre son respect de l'individu et son amour
de la liberté.


Ses commencements s'étaient signalés par une atta-
que furieuse coutre la propriété. Plus tard le langage
se tempéra, mais ses idées sur ce point restèrent bien
longtemps les mêmes. Tandis que 'es socialistes res-
pectaient la propriété et anéantissaient la liberté,
.Proudhon voulait anéantir la propriété et conserver
.la liberté. Il ne voyait pas que la première est tout à
la fois. la source et la garantie de la seconde. Le lien


.qui unit les deux droits est enfin devenu sensible à
.son intelligence. Vingt ans de méditations lui ont fait
reconnaître son ancienne erreur, qu'il a loyalement
rétractée. (Voy. Théorie de la propriété, '1865, chap. vI
et vil.)
- Cette contradiction n'est pas la seule. Ses écrits en
„ renferment. d'autres dans lesquelles il paraît avoir
persisté.


Les socialistes, frappés et indignés des misères de la
plus nombreuse partie du genre humain, avaient dit :
.« Ce qui existe, c'est l'anarchie : il faut organiser le .1
:travail et assurer au travailleur le juste payement de
son ouvrage. L'État seul peut se charger d'une entre-
prise pareille ; qu'il s'en charge donc, et qu'il n'écoute


DU SOCIALISME ET DE LA LIBERTÉ. LV


pas les vaincs réclamations des intérêts individuels.
ce que vous appelez la liberté, c'est la voie ouverte
au privilège, à l'égoïsme, à l'accaparement, à la pau-
vreté. ,; Proudhon leur a dit leur lait : Vous êtes des
despotes


. D'autre part; les économistes, depuis Adam Smith,
le créateur de la science nouvelle, jusqu'à MM. Du-
noyer, Blanqui et Michel Chevalier, ses éminents in-
terprètes, mettaient au-dessus de tout la liberté. Les
malheurs et les misères qu'elle ne pouvait empêcher ;
le faible mis dans la main du fort ; le paupérisme gran-
dissant ; la féodalité financière naissante, tous ces
maux désolaient leurs cœurs. Chacun d'eux rocher-
.chait et proposait son remède. Mais tous voulaient
conserver la liberté dans sa plénitude : Organiser le
-travail! disaient-ils aux socialistes, mais c'est intro-
duire le despotisme jusque dans l'atelier. Et puis
qu'est-ce que cela ? Le travail est tout organisé. » Et
Proudhlri, les traitant aussi durement, leur disait:
Vous êtes des anarchistes sans entrailles; les ouvriers
meurent. de faim. Le travail est livré au désordre et à


• l'iniquité. Les choses ne peuvent pas demeurer telles. »
Et voici comment il résolvait cette contradiction éco-


nomique : « Le-travail est organisé? . Non, répondait-il,




LVI IMPOSSIBILITÉ DE CONCILIER


cela est cruellement faux. Il faut organiser le travail ?
Non, ce serait le despotisme.... Mais il faut que le tra-
vail s'ORGANISE. (Contradictions économiques, t. 1, p. 49.)


Il faut que le travail s'organise! Et le philosophe
croyait avoir trouvé ainsi la formule conciliatrice qui
assurerait tout à la fois, au peuple l'équitable distri-
bution des richesses produites par lui, à l'individu la
conservation de son indépendance. Mais qui clone devra
organiser le travail? Qui donc trouvera, rédigera, pro-
mulguera cette loi d'organisation réclamée aussi haut
par Proudhon libéral que par les socialistes autoritai-
res? Qui en assurera l'exécution ? Qui la sanctionnera ?
Il faut bien que ce soit quelqu'un. Ce ne doit pas être
l'État, au dire de Proudhon ; que deviendrait l'indi-
vidu? que deviendrait la liberté ? Soit. Qui donc alors ?
L'autorité communale ? Mais ce sera toujours l'auto-
rité, cc sera toujours le despotisme. Et s'il faut que
ma liberté soit tuée, peu m'importe qu'elle le soit par
un gouvernement ou par une municipalité.


J'entends : ce sera la libre convention des individus
qui se réuniront par groupes, et arrêteront entre eux
cette loi d'organisation (1), portant non plus sur les


(1) Voy. Système des contradictions économiques, chap. VI : Du
monopole, t. I, p. 265.


LE SOCIALISME ET LA LIBERTÉ. LVII


apports, mais sur le travail des associés. Fort bien.
Mais je ne veux entrer clans aucun de ces groupes.
Ayant foi dans ma force, je préfère l'isolement. Si vous
prononcez contre moi le compelle intrare, vous de\ e-
nez des socialistes purs ; vous anéantissez ma liberté.
Si vous me laissez libre de demeurer à mes risques et,
périls en dehors de la convention, de deux choses
l'une : ou je serai vainqueur, et bouleverserai, sans sor-
tir de mon droit, votre prétendue organisation spon-
tanée du travail ou je serai vaincu ; vos vastes
associations écraseront mon industrie, et je serai con-
traint, sous peine de périr de faim, de devenir un des
vôtres, et de me soumettre, en la maudissant, à cette
loi que vous aurez rédigée sans m'entendre. Ce n'est
plus le despotisme de l'État, ce n'est plus le despotisme
de la commune; c'est le despotisme des associations,
aussi redoutable que les deux autres (1). Toujours la
même conséquence, toujours la mort de la liberté in-
dividuelle (2).


La situation singulière de cet honnête esprit oscillant


(I) Voyez le chapitre m de Humboldt.
• (2) Dix ans plus tard, Proudhon déclarait cette question formida-


ble (De la justice dans la révolution et dans l'Église, étude première,
chapitre ii). Ses admirateurs reconnaîtront qu'il ne l'a point résolue
ri goureusement par le principe de la mutualité, si bien exposé d'ail-
leurs dans la Capacité politique des classes ouvrières.




LVIIt LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE


entre la liberté qu'il aime et les misères sociales qu'il
voudrait à tout prix éteindre, représente assez bien la:
situation des différents partis politiques que la révolu:,
tion (le 1848 mit en présence.


Ce renversement bruyant, accompli au nom de la:
liberté, lit place à un gouvernement dont il serait in-
juste, ingrat et liche, de méconnaître aujourd'hui les-
in len tions excellentes.
• Mais si la démocratie et la liberté politique devaient


gagner à ce mouvement, il est certain que la libertél
individuelle fut considérablement négligée. A ce point:
de vue, les traditions de la première Assemblée con-.
stituante de •789 furent presque entièrement oubliées.'
La théorie qui tend à faire à l'État une large part de.
devoirs et (le droits prévalut.
- Le peuple reconquit des droits importants dont on'


l'avait depuis longtemps privé ; l'individu resta soumis
à la souveraineté du nombre.


Les hommes chargés du pouvoir, ayant en face d'eux,
pour ennemis plus que pour auxiliaires, les organes
de la démocratie absolutiste dont nous avons repro-
duit les doctrines, comprirent que si les privilèges.
étaient menacés, la liberté l'était aussi. Ils ne voulurent •
pas se dessaisir d'une puissance que l'agitation (lu


ET LA RÉVOLUTION DE 1848. LIX


temps rendait nécessaire pour la conservation de la
sûreté.


N'est-ce pas à cette époque que Proudhon engageait.
le gouvernement à porter aux droits privés, pour
cause d'utilité publique, un coup injustifiable ? Diviser
toutes les créances en trois parts égales, conserver la
première aux créanciers, faire cadeau de la seconde
aux débiteurs:, attribuer la troisième (). l'État I


Par cette conduite (lu grand adversaire de l'État, on
peut juger quelle (lut titre celle des réformateurs qui
ne se piquèrent jamais du même respect pour les droits.
de l'individu.


L'ardeur fort concevable des discussions jeta l'a-
larme ; et ceux qui avaient cru tout d'abord assister à
l'avénement de la démocratie libérale, n'eurent bientôt'
sous les yeux que la lutte ouverte de plusieurs dicta-
tures en compétition.


L'une d'elles l'emporta.
Après 4851, les philosophes purent réfléchir tout en


paix à la nature et au caractère de la liberté. Sa pré-
sence ne gênait plus ceux qui avaient à dire d'elle du


•bien. Elle demeura quelque temps à l'étranger.
Elle revient vers nous, à pas prudents, mais d'une


marche continue. De 1859 à 1867, nous avons compté




LX SOLUTION DONNÉE PAR HUMBOLDT


avec joie chacune de ses étapes. L'accueil que nous lui
faisons à son approche doit encourager la divinité un
peu sauvage, qu'un ponte appelait, il y a vingt ans,
cette belle inconnue. Qu'elle s'enhardisse, qu'elle ose
s'asseoir à notre foyer. Nous savons aujourd'hui que
les clameurs lui sont odieuses, qu'elle exige une hospi-
talité paisible. Celle que nous lui préparons est calme
et en tout digne d'elle. Longtemps nous l'avons aimée
en amants plus enthousiastes que sages. Les ardeurs
et les ignorances de notre passion l'ont effarouchée.
Aujourd'hui notre amour est plus profond et plus
maitre de L'heure de la possession a sonné. Nous
sommes prêts pour les épousailles indissolubles.


Telle est jusqu'en 18M l'histoire de cette grande
question de la liberté que Humboldt s'était silencieu-
sement posée à la fin du siècle dernier. Voyons com-
ment il l'avait résolue, et reconnaissons la part d'in-
fluence directe et indirecte que sa solution a exercée
depuis qu'elle est connue, sur les idées libérales en
Europe.


Voici comment elle est formulée par l'auteur :
L'État doit ne jamais se préoccuper de donner


aux citoyens le bonheur, le bien. positif, le bien-être ; il
doit leur assurer le bien négatif, la sécurité, unique


AU PROBLÈME DE LA LIBERTÉ INDIVIDUELLE. LX!


chose qu'ils ne puissent pas se procurer tout seuls.
De cette double proposition fondamentale, justifiée


dans la première partie du livre, et qui, on le voit,
est le contre-pied de toutes les théories socialistes,
découlent comme autant de conséquences les solutions
diverses contenues dans la seconde partie (chapitres x
à xiv). En les donnant, l'auteur s'est efforcé de déter-
miner et d'assurer l'application de son grand principe
libéral.


Selon la juste expression de M. Laboulaye, ce livre,
qui était vieux de soixante ans, se trouva être une nou-
veauté. Les idées qu'il contient attirèrent de toutes
parts l'attention, et Humboldt, si préoccupé pendant
sa vie de faire paraître ses ouvrages au moment pro-
pice, n'en eût pas choisi de plus favorable pour le
succès de celui-là. Ces idées ne furent pas universelle-
ment adoptées en Allemagne ; et celui même qui les
avait recueillies et publiées avec un soin si pieux, s'en
sépara avec, une digne et respectueuse indépendance.
Après avoir constaté la valeur de l'oeuvre retrouvée, et
comme document pour servir à l'histoire de la vie in-
térieure de Humboldt, et comme ornement pour la
lit térature allemande, M. Cauer continue : « Ce n'est
» pas que le niveau politique de cet écrit puisse satis-


CHRÉTIEN. d




LXII INÊLUENCE DES IDÉES DE HUMBOLDT


» faire en quoi que ce soit la sociologie actuelle. Cet
» idée, de ne considérer l'État que comme un me.
» nécessaire, que l'on doit ramener aux proportion
» les plus étroites qu'il se peut, a été remplacée dé.',?
» puis longtemps par une idée plus profonde et plu.
» vraie. Si la route scientifique que Humboldt a suivie;
» d'accord avec son époque, le conduit à lutter contr
» l'État, et à le considérer comme un ennemi, ce con'.
» fia s'est terminé par une grande victoire théorique
» Grâce à cette victoire., notre puissance à nous est sorte
» de la puissance même qui nous combattait. Noti
• idéal politique est tout autre que celui de Humbole
» Notre but n'est pas de mettre notre volonté à l'abri de
» la puissance de l'État ; notre but est de la faire passer-
» dans cette puissance. »


Ces lignes nous prouveraient, si nous ne le savion
déjà, qu'il existe encore en Allemagne des esprits fa
vorables aux dictatures. C'est la douleur causée pa
le morcellement séculaire de leur pays, c'est la haine
du particularisme égoïste et intrigant qui égare ces':
hommes bien intentionnés et les Pousse à leur insu a
delà de la voie qui conduit les peuples à l'unité et à la
liberté. Mais si l'oeuvre posthume de Humboldt n'a
point modifié les opinions autoritaires de son éditeur,


EN ALLEMAGNE ET EN HONGRIE. LXIII


il n'en est pas moins vrai qu'elle a trouvé 'des lecteurs
moins récalcitrants.


En 4854, M. Eceivoes, écrivain et politique hongrois
éminent, fit paraître à Leipzig un livre considérable •
intitulé : DER EINFLUSS DER HERRSCHENDEN 1DEEN DES XIX
JAHRHUNDERTS AUF DEN STAAT : 1 nfluence des idées régnan-
tes au xixe siècle sur l'État. Ce livre est plus étendu que
celui de Humboldt. Il embrasse trois grandes idées
sociales. Tandis que celui-ci n'en étudie qu'une seule,
la liberté, le publiciste hongrois en a approfondi, outre
celle-là, deux autres, la nationalité et l'égalité. L'au-
teur tient compte ainsi de cieux faits historiques im-
menses, dont l'un avait été entièrement, l'autre en trop
grande partie négligé par Humboldt. Mais en ce qui
concerne la vie individuelle, M. Eoet yces la défend,
contre la réglementation et les envahissements de
l'État, avec le même soin jaloux. Sur ce terrain, ces
deux esprits distingués, appartenant à deux époques
relativement éloignées l'une de l'autre, à deux nations
différentes de génie et. de tendances, se rencontrent
et adoptent avec la même solution fondamentale la


• plupart des conséquences qu'elle entraîne.
M. Max Wirth , dans l'introduction philosophi-


que d 'un ouvrage sur l'histoire nationale de l'Aile-




LX1Y INFLUENCE DES IDÉES DE HUMBOLDT


magne (1), étudie avec profondeur ce problème de la
compétence de l'État. Il recherche dans cette intro-
duction les lois qui favorisent le développement et la
civilisation des peuples. Parmi elles il met au premier
rang la fréquence des occasions offertes à l'homme de
lutter contre la nature et le climat. Quand il sait les
mettre à profit, son corps et son caractère deviennent
plus énergiques. Il crée en lui la source d'où découle
d'abord la liberté individuelle, puis la liberté politique,
qui en est la conséquence, puis la liberté économique,
qui en est un des éléments. Les travaux antérieurs de
M. Wirth sur cette dernière branche des sciences so-
ciales donnent au livre que nous avons sous les yeux,
et dont nous parlons en ce moment, une valeur pra-
tique considérable (2).


Le premier pas fait par Humboldt ressuscité, hors de
son pays, conduisit son livre en Angleterre. Un éco-
nomiste philosophe, dont l'éloge, si court qu'on le fit,
serait superflu maintenant, M. John Stuart Mill, livra
au public en 1859 un écrit délicieux de bon sens ori-


(I) Deutsche Geschichte von der iilleslen Zeit bis -zur Gegenwar4...:'


(2) M. Wirth est connu comme économiste, notamment par se4q-
... -


Frankfurt am Plein, '1862.


deux livres Grundzuge der Nationalœconomie, et Gesehichte dee,
ilandelskrisen ; comme historien publiciste par son Entwicketunes-
geschichte der deutsehen Nationaleinheit,


EN ANGLETERRE. M. MILL. LXV


oinal : On liberty. Les lecteurs français le connaissent,
grâce à un écrivain qui n'est pas seulement un traduc-
teur élégant et fidèle, et dont nous aurons à parler
bientôt, M. Dupont-White. La traduction de M. Mill
est précédée, d'une préface otit il déploie vis-à-vis de
son auteur une indépendance égale à l'indépendance
de M. Cauer vis-à-vis de Humboldt. Chacun sait que
M. Dupont-White n'est pas individualiste ; la liberté
qu'il estime, et avec grande raison, mais qu'il a tort
d'estimer seule, est la liberté politique. Quoi qu'il en
soit, il est certain que le livre de Humboldt a très-
directement inspiré M. Mill. Je n'en veux pour preuve
que l'épigraphe de son livre, si ônergiquemen [repoussée
par M. Dupont-White, et (pic l'auteur a puisée dans
l'Essai de l'écrivain allemand : «Le grand principe, le
principe dominant auquel aboutissent tous les arguments
exposés dans ces pages , est l'importance essentielle et


absolue du développement humain dons sa plus riche
diversité,» Partout, en effet, nous trouvons le même
respect pour la dignité de l'homme, pour la liberté,
pour les droits de l'individu. Mais cette liberté, ces
droits, que Humboldt défend contre les empiétements
du pouvoir constitué ou de l'État, M. Mill les défend
contre la sociélé, contre l'opinion publique, contre ce


d.




LXVI INFLUENCE DES IDÉES DE HUMBOLDT


qu'on appelle le monde. C'est là le côté par lequel le
livre anglais se distingue du livre allemand. Dans l'un
et dans l'autre, au reste, môme hauteur de talent, avec
une puissance de généralisation théorique et de déduc-
tion logique plus remarquable dans celui-ci ; un sens
pratique plus délié, un style plus attrayant et plus lim-
pide dans celui-là. Si l'Angleterre est plus que la
France et plus que l'Allemagne en possession de la
liberté individuelle, il n'en faut pas conclure qu'un
livre comme celui .


de M. Mill n'est pas un service,
signalé rendu chez nos voisins à la . cause de la dénie- '
cratie libérale. L'Angleterre a eu son Owen; aujour-
d'hui elle a ses radicaux dont la tendance ressemble
fort à celle de nos socialistes. Je la trouve constatée
et combattue dans un article récent du journal le
Standard, n° du 16 janvier 1$67, en réponse à un article


'il
du Specta.tor (1) : «Organisation I c'est l'éternel refrain


(1) « Organisation » is the euckoo cry of socialism, and the world
has been told tou often by ardent spirits that they have a plan for
makina everybody happy and rich, to be astounded at any new one.
But unfurtunately e gond many aigus have been given of late that
the opinions expressed by the Spectator are held by a large portiod
of the Radical party, by that very portion to which a sweeping
franchisement would give absolute power. Every now and then eropsi
up the statement that legisiation is responsible for all the exils off'
the country, and that legislation can cure them, and the speakers.
of the Reform League and trades-unions — those, we liteau,whoi
arc sincere advocates of Reform — althoug,h they do not furmulate.


EN ANGLETERRE.


LXVII


» du socialisme ; c'est son chant du coucou. D'ardents
» esprits ont répété au monde, assez souvent pour ne
» plus l'étonner, qu'ils avaient un plan pour rendre
» chaque homme heureux et riche. Par malheur on a
» pu reconnaître depuis longtemps, et à plus d'un signe,


their hopes so clearly as the Spectator, — evidently look upon an
extension of the franchise as the means to something like the same
ends. What they avant is not liberty for the people, but greater for-
ces of compulsion against thern. It is « cornpulsory education », com-
pulsory hygiene, compulsory providence, cornpulsory every thing.
Liberty cannot be trusted. Liberty has brought all our lus. More
government is the cry, as if the world lias not been governed enough,
and governmenl had aiways, whether of a democracy or a tyranny,
proved itself incapable of making people prosperous, happy, intelli-
gent. At a moment when Germany is throwiug off those t'inters ot
over government which she regards as the cause of lier long mino-
rity, when in every one of lier States lier ablest men are asking that
the action of the administration shah be more and more curtailed,
when all the whole intelligence of France, is struggling to throw
off what it declares to be the real gag upon the development of na-
tional prosperity, our English Radicais are clarnouring for more go-
vernment, and are ditigently pickiug up for home use. the cast off
trommels of our neighbours. Government may do something tu assist
people to rise oui of pauperism and ignorance, but it can no more
extinguish thons than it can stay the course of the forces of nature.
It may take awav the property of the rich and distribute among
the poor, but that will not extinguish but extend pauperism. How
M. Cubderis friend and admirer, Bastiat, wouid be startled, if he
could return to lire, tu find that in England, the privileged land of
commun sense, the socialism lie combated so deeply tinctured the
wliole programme of English 1.iberals, and especially possessed the
men who moere vont tu worship M. Cobden as a deity. Foreign
observer.s of our politieal lire, already declare themselves startled by
the favour which the doctrines they thought generally exploded are
obtaining in England, which, once the land of self-government,
seetns in a paroxysm of wealiness to be falling into a belicf that the
State can and ou:ght to do everything.




LXVLII INFLUENCE DES IDÉES DE HUMBOLDT


» que les opinions exprimées par le Spectotor sont
» celles d'une fraction considérable du parti radical,
» de cette fraction à laquelle l'extension anarchique
» du droit de suffrage donnerait le pouvoir absolu. A.
» chaque moment, nous voyons sortir de terre l'affir-
» mation que la législation est responsable de tous les
• maux du pays, que la législation peut les guérir; et
» les orateurs de la ligue réformiste et commerciale,
» nous parlons de ceux qui sont les défenseurs sincères
» de la réforme, sans formuler leurs espérances aussi
» clairement que le Spectalor, n'en regardent pas moins
» l'extension des franchises comme un moyen d'arriver
» au même but. Ce qu'ils désirent, ce n'est pas la
» liberté pour le peuple, c'est une augmentation de
» moyens de contrainte à son égard. C'est l'éducation
» forcée », l'hygiène forcée, la prévoyance forcée, tout
» forcé. On ne saurait se fier à la liberté. La liberté a


causé tous nos maux. Du gouvernement., plus de
gouvernement encore, voilà ce qu'on demande à


» grands cris; comme si le monde n'avait pas été assez


gouverné, comme si le gouvernement, démocratie ou
tyrannie, n'avait point partout et toujours prouvé
son impuissance à rendre le peuple prospère, heu-


» ceux, intelligent. Au moment où l'Allemagne se


EN ANGLETERRE.
LUX


» débarrasse de ces entraves gouvernementales, qu'elle
» regarde comme la cause de sa longue minorité ; au
» moment où dans chacun des États qui la composent,
» les hommes les plus distingués demandent que l'ac-
» lion de l'administration soit de plus en plus res-
» treinte; au moment où la France tourne tous les
» efforts de son intelligence à se dégager de ce qu'elle
» déclare tout haut être l'obstacle réel au développe-


ment de sa prospérité nationale, nos radicaux anglais
demandent du gouvernement, et encore du gouver-
nement. ils mettent toute leur finesse et leur dili-
gence à ramasser pour notre propre usage les liens
que nos voisins jettent hors de chez eux. Le gouver-
nement peut faire quelque chose pour aider le peuple
à sortir de la misère et de l'ignorance, mais il ne
peut point anéantir ces fléaux, pas plus qu'il ne peut
arrêter le jeu des forces de la nature. Il peut faire
main basse sur les biens des riches et les distribuer
aux pauvres; il n'éteindra pas, il étendra le paupé-
risme. Si l'admirateur et l'ami de Cobden, si Bastiat
revenait à la vie, comme il s'étonnerait en voyant
qu'en Angleterre, dans la patrie du bon sens, le
socialisme tant combattu par lui est au fond du pro-
gramme de nos libéraux, et qu'il s'est emparé de ces




_pxx INFLUENCE DES IDÉES DE NUMBOLDT


» hommes même qui honoraient M. Cobden comme
» un dieu. Les étrangers, observateurs de notre vie
» politique, se déclarent déjà étonnés de la faveur..
» accordée en Angleterre à des doctrines qu'ils consi-
» déraient comme condamnées. Il semble que le pays
» du sel f-government, dans un paroxysme de faiblesse,
» en arrive à penser que l'État peut et doit tout
» faire. »


Toutefois, si les radicaux anglais attirent sur eux
. l'étonnement des vrais amis de la liberté, ils ont une
excuse; la même qu'eurent certains socialistes français
sous la Restauration et le gouvernement de juillet. Au-
jourd'hui encore, chez nos voisins, de même que chez
nous, jusqu'en 1848, la liberté politique, sauvegarde (le
l'indépendance individuelle, est un privilége, apparte-
nant à beaucoup d'hommes, il est vrai, mais dont beau-
coup d'hommes sont exclus. Les attaques des radicaux
contre cette inégalité politique sont justes si elles ten-
dent à faire de la liberté le patrimoine de tous. Ces atta-
ques sont mauvaises, elles méritent les reproches amè-
rement exprimés par le publiciste anonyme que no
venons de citer, si elles tendent vraiment à remplacer
l'initiative individuelle par l'action (l'un pouvoir démo-.
cratique trop soigneux, c'est-à-dire étouffant. La vérité.


EN ITALIE. LXXI


est du côté de ceux qui veulent que la vieille terre bri-
tannique reste toujours, comme (lit Oxenstiern, « le
» purgatoire des partisans de la contrainte, et le. paradis


de ceux de la liberté » (1).
Quoi qu'il en soit d'ailleurs sur ce point, il est facile


de voir, par la situation intérieure de l'Angleterre, par
les écrits de ses publicistes, et spécialement par ceux
(le John Stuart Mill, le plus grand de tous, que la cause
défendue par Humboldt dans son Essai passionne
depuis dix ans les esprits de l'autre côté du détroit.


On sait si elle les a heureusement passionnés de
l'autre côté des Alpes. MM. Minghetti et Giorgini se
sont inspirés de cette grande idée (2). Mais si elle
triomphe dans les livres , combien elle triomphe
davantage dans les faits ! Les hommes d'État qui ont
préparé, accompli, consommé l'affranchissement de
leur pays, avaient bien vu que la liberté nationale et
politique ne serait jamais durable tant que la valeur
individuelle de leurs compatriotes ne se serait point
élevée, tant que l'Italien ne vaudrait pas mieux. C'est
l à ce qui fait la gloire de d'Azeglio gourmandant la


(1) Pensées, De l'Angleterre.
(2) Vey. Des rapports de l'économie politique avec le droit et la


'florale, par M. Minghelti, traduction française. — La Centralizza,
zione, par M. Giorgini.




LXXII INFLUENCE DES IDÉES DE HUMBOLDT


turbulence stérile, de Manin prêchant le respect à la
loi, de Cavour excitant par ses écrits économiquesrac-
tivité industrielle, de Lamarmora, de Garibaldi créant
la bravoure du soldat italien sous les murs de Sébas-
topol et dans les plaines de l'Uruguay. Les adversaires
de cette nation croient l'humilier en lui rappelant, de
façon fréquente, mais peu chevaleresque, les secours
qu'on lui a fournis. Elle avait deux ennemis, les sol-
dats étrangers et les vices italiens. La France l'a aidée
à chasser les premiers; l'Italie n'a pas eu d'alliés pour
vaincre les seconds, et elle les a vaincus. Le peuple
italien n'avait pas seulement à conquérir son territoire
national, il lui fallait surtout sa dignité morale. Voyez
son bon sens, son activité, sa modération, et dites s'il
ne l'a pas tout seul noblement conquise.


Le problème de la liberté individuelle, du dévelop-
pement de toutes les facultés humaines, paraît avoir
peu préoccupé l'Espagne. Je le trouve cependant net-
tement posé dans un éloquent ouvrage de polémique
religieuse dont l'auteur Jacques Balmès (1) représente


(1) Le protestantisme comparé au catholicisme, dans ses rapports
avec la civilisation européenne, traduction française, Paris, 1852.
Chapitre mi : De l'individu. Du sentiment de l'indépendance person-
nelle d'après Guizot. — Chap. mn : De quelle manière l'individu se
trouvait absorbé par la société antique.—Chap. min : Des progrès de
l'individualité sous l'influence du catholicisme.


EN FRANCE DEPUIS 1851.
LXXIII


assez bien, dans son pays, l'école catholique et libérale
de Lacordaire et de Ventura,


En France, après 1851, le premier moment de silence
une fois passé, nous avons de nous-mêmes trouvé, ou
plutôt retrouvé ce grand problème, éclairé désormais
de la lumière du suffrage universel. En 1856, Tocque-
ville publiait son livre l'Ancien régime et la Révolution.
Sa Démocratie en Amérique, dont la première édition
remonte à 1837, acquérait une jeunesse nouvelle et
attirait plus que jamais les lecteurs.


En 1857, M. Émile de Girardin publiait, sous ce titre
un peu trop général la Liberté, une polémique qu'il
venait de soutenir contre M. de Lourdoueix sur une
question large, mais spéciale : le droit de punir. En tête
de ses lettres, si paradoxales, hélas ! M. de Girardin
plaça une préface qui ne l'est guère moins, mais dont
la premièri: partie est un document pour l'histoire con-
temporaine des idées libérales : « La liberté, dit-il,
» est certainement le nom qui s'est rencontré le plus
» souvent sous ma plume. A peine un volume suffirait-il
» à la réunion de tout ce que j'ai écrit pour l'expli-
» quer, la définir, la revendiquer, la défendre, la justi-


.


" fier. Quoique je l'aie toujours sincèrement aimée,
» énergiquement défendue, je dois convenir que je ne




LIXIV SUITE. L'ÉCOLE LIBÉRALE FRANÇAISE.


» l'ai pas toujours comprise aussi clairement qu'elle
.0 m'apparaît après vingt années d'études et de con-
» troverses. Ce n'est que par une succession de transi-
» Lions opérées sur Moi-même, transitions dont On re-


» trouve facilement les traces dans ce que j'ai écrit, de
n'est que graduellement que je suis arrivé à me faire..


» de la liberté l'idée précise que j'en ai maintenant.
Par liberté, j'entends l'aplanissement immédiat ou


» graduel de tout ce qui fait Obstacle au développe-
» ment et à la plénitude de la puissance individuelle.


D Par liberté, par puissance individuelle, j'entends
» donc la restitution à l'individu de tout ce qui lui a
» été indûment pris par l'État. »


Je ne pousse pas la citation plus loin. Le faire serait
s'exposer à rencontrer des opinions très-personnelles
à l'auteur. Si l'on s'en tient aux paroles que je viens de
rapporter, on croit entendre non un homme isolé, mais
le génie même du temps présent. Cette connaissance
précise de la vraie liberté, de la liberté que je puis ap-
peler foncière, a été développée au milieu de nous par
des voix trop connues pour qu'il soit utile, trop nom;.
-breuses pour qu'il soit possible de les toutes mentionner.


Dans cette bonne oeuvre, la part de M. Laboulaye a été
considérable. Ses travaux sur les États-Unis ont eu pour •


M. SIMON. LXXV


but de nous proposer, pour résultat de nous faire bien
connaître le meilleur exemple que nous puissions suivre.


M. Jules Simon, après avoir répandu dans là société
des idées philosophiques Saines et, vivifiantes, Se déci-
dait en même temps à aborder les régions de la poli-
tique. Ses deux volumes sur la Liberté, réédités hier
sous une forme nouvelle, contiennent l'analyse, l'his-
toire, la classification de toutes les libertés. L'auteur
nous décrit leur nature, nous raconte les atteintes
qu'elles ont subies, les luttes dont, elles furent l'objet ;
il en retrouve les 'titres ; il fait apparaître à nos yeux
le lien qui les unit. Séparées, combien elles sont fai-
bles I Reliées en faisceau, comme elles Seraient indes-
tructibles ! On a courtoisement reproché à ce beau
livre de ne contenir aucune exposition de principes.
Sans doute la partie spéculative y occupe une place
restreinte. Mais si les principes n'y sont pas groupés
d'une manière scientifique, ils s'y troteent cependant,
et , pour être séparés, ils n'en sont pas moins puissam-
ment formulés. « Quand il n'y a dans un pays que
l'État d'expérimenté et (l'agissant, c'est un grand
malheur pour l'État et pour le pays » (t. II, p. 113, édit.
de 1858). Et ailleurs : « L'État est institué pour me
faire jouir de ma liberté et me protéger contre la vio-




I.XX.VI SUITE. — PROUDHON, M. VACIIEROT.


lente, et non pour opprimer ma liberté, pour faire de
moi une machine. L'Étal ne peut jamais demander à
ma liberté que le sacrifice strictement nécessaire à la
garantie de la liberté qui me reste.» Et puis, ne l'ou-
blions pas, M. Jules Simon a voulu demeurer un vul-
garisateur; il connaît bien l'esprit de ses concitoyens;
il a voulu que son ouvrage fût populaire et fécond.
Qu'il jouisse de son succès, et qu'il en soit remercié.


Dans son livre De la justice dans la l'évolution et dans
l'Église, Proudhon renforça sur certains points la cri-
tique des Contradictions économiques. Toutefois il parait
conserver toutes les perplexités qui l'obsédaient
en 1847. Dans le livre de 1858, il affirme la liberté, et
la liberté individuelle plus énergiquement que jamais,
et en même temps il appelle de tous ses voeux une
organisation de la justice, irréprochable en morale,
mais peu compatible avec la conservation des libertés
légitimes, notamment de la liberté économique (voyez
surtout Etude douzième, conclusion).


Le nom de M. Vacherot ne saurait être passé sous
silence. Son substantiel ouvrage la Démocratie est de
nature à rendre de vrais services. Malheureusement le
titre est trop exact, et l'on comprend, après avoir lu
le livre, que l'auteur n'ait pas osé l'appeler la Démo•


M. DUPONT-WHITE.
I.XXVI I


cratie libérale. M. Vacherot, sans être socialiste, fait.
trop peu de cas de la liberté individuelle; il partage la
tolérance de M. Dupont-White pour l'État, et c'est
chose curieuse de l'entendre proclamer sur ce point,
avec cet écrivain, une communauté d'opinions qu'ils
sont loin de conserver en général (1). M. Vacherot
trouve toujours des raisons pour écarter l'exemple des
États-Unis. C'est que l'histoire de ce grand peuple est
un arsenal inépuisable pour les défenseurs de la liberté ;
c'est un magasin d'instruments de gêne pour tous
les autoritaires.


C'est pendant cette féconde période de notre litté-
rature politique que l'Essai sur les limites de l'action de
l'État par Guillaume de Humboldt commence de nous
parvenir. Nous en efimes la première connaissance
par M. Dupont-White et la traduction qu'il donna du
livre de John Stuart Mill, où les idées du philosophe
a llemand sont souvent reproduites et parfois discutées.
En 1860, quatre ans avant la publication de l'Étude de


Chal lemel-Lacour, M. Laboulave donna une analyse
exacte du livre de Humboldt clans un opuscule en tête
d


uquel il inscrivit le titre adopté par notre auteur


( 1 ) Comp. la Démocratie de M. Vacherot (Paris, 1860) avec les
ouvrages de M. D upont-White : L'individu et l'Etat, et la Décentra-




tXXVIII MM. LABOULAXE, BIUDRILLART ET BATME.


L'Étai et ses limite. Depuis lors il s'est souvent inspiré
de lui ; et pouvait-il mieux faire ? Quand il rédigea le.
programme du parti libéral (1), il prit pour devise cette
pensée de Goethe ; uLe meilleur gouvernement est celui
qui apprend aux hommes a se gouverner eux-mêmes.»


Sous l'influence de ces idées, grâce à l'autorité nou-
velle qu'elles tiraient du grand nom qui les couvrait,
grâce aussi au réveil de la liberté politique, les libertés
individuelles trouvèrent de plus nombreux défenseurs
parmi les représentants des sciences sociales positives,
parmi les économistes et les jurisconsultes.


MM. Baudrillart et Batbie firent voir clans leur ensei-
gnement oral et dans leurs livres combien ces libertés
profiteraient au développement de notre richesse.


M. Bertauld écrivit sa Liberté civile (1864). Il s'ap-
pliqua, en se détachant de toute question de forme ou
de dynastie, à rechercher au milieu des théories si
diverses des écrivains libéraux, pelles qui satisfont la
logique. Cette tâche était difficile : tout d'abord la
science de la liberté, de même que le bon sens, paraît
chose très-simple et à la portée de chacun ; mais les
occasions où il faut appliquer cette science sont telle-
ment innombrables, que celui-là est difficile à trouver


(1) Le parti libéral, son programme et son avenir. Paris, Char-
pentier, 1863.


M. BERTAULD.
LXXIX


qui n'a point commis d'erreur sept fois le jour. Si déli-
cate que fût cette tâche, M. Bertauld l'a remplie avec
rectitude et sûreté. Si vous vous trouvez en désaccord
avec lui sur une conséquence, soyez sûr que la cause en
est dans le choix du principe, point dans la déduction
qu'il en a tirée; car, ses principes une fois admis, il est
impossible d'attaquer le raisonnement qu'il en fait dé-
couler. Sa critique puissante et piquante est toujours .
courtoise.., Je m'arrête et interromps ici l'appréciation
que je voudrais donner de ce livre. Ceux qui liront jus-
qu'au bout cette notice en verront la cause. J'aime mieux
rapporter le jugement d'un illustre ami de la liberté,
qui disait après l'avoir lu : « Ce livre e# mi de ceux que
le parti libéral aurait le plus d'intérêt à répandre : a


Depuis 1860, ce ne sont pas seulement les hommes
nouveaux et indépendants de tout passé politique qui
ont été atteints par le souffle des idées individualistes.
D


'anciens ministres, d'anciens chefs de parti se sont
faits les interprètes et les champions de ces droits po
prisés par eux jadis.


M. Guizot s'accuse sévèrement dans ses Mémoire;
d'avoir empêché l'exercice du droit de réunion.


M. Thiers inaugure sa rentrée dans la politique
active ,


en définissant avec netteté, en réclamant avec


1




LXXX APPRECIATION CRITIQUE


énergie tout un ensemble de libertés qu'il appelle avec
raison primordiales et nécessaires.


M. Louis Blanc lui-même, dans une lettre insérée
le 10 novembre 1866 au journal la Presse, tempère en
termes excellents l'ancienne rigueur de ses idées auto-
ritaires, et arrive à un éclectisme qui leur est déjà bien
préférable. « Toutesles fois, dit-il, que l'intervention
» de l'État est en opposition avec le libre développe-
» ment des facultés humaines, elle est un mal. Toutes
n les fois au contraire qu'elle aide à ce développement,


elle est un bien. Ainsi, par exemple, elle est un bien
quand par l'instruction gratuite, elle rend possible chez


» l'enfant (lu pauvre le développement del'âme et de
» l'intelligence, condition première de la liberté. »


Le caractère général, mais non universel de ce mou-
vement paisible auquel nous avons assisté, et que nous
avons essayé de dépeindre, est celui-ci : Indifférence
pour les formes politiques. Certains, et des meilleurs,
h l'exemple de Guillaume de Humboldt dans sa jeu-
nesse, élèvent cette indifférence à la hauteur d'un
principe. C'est là, je pense, une erreur. De calmes
esprits la repoussent aujourd'hui, et Humboldt lui-
même, devenu plus expérimenté et plus indépendant,
fut le premier à la reconnaître. Sans doute, telle ou


DE L'INDIVIDUALISME CONTEMPORAIN.
LN X X I


telle forme de gouvernement ne donne directement
aux citoyens ni la liberté individuelle, ni la liberté
politique. Elles peuvent exister l'une et l'autre sous
des gouvernements non constitutionnels, cela est in-
contestable et prouvé par l'histoire. Mais ce que l'on
oublie, et ce qui fait l'importance de ces formes, c'est
qu'elles garantissent la conservation de la liberté poli-
tique, qui elle-même garantit ce que j'ai appelé la li-
berté foncière, l'inviolabilité des droits de l'individu.
Si vous acceptez l'absence de formes, vous ne perdrez
pas par cela même la liberté politique, mais celle-ci
ne vous sera plus assurée, et votre liberté individuelle
qu'elle protége et garantit sera dans l'avenir précaire
et démantelée devant toutes les invasions. J'invoquerai
en faveur de ce dire une autorité non suspecte, celle
de Napoléon. Dans la séance du conseil d'État du
16 frimaire an X, il disait : «Les formes sont la garantie
» nécessaire de l'intérêt particulier. — Des formes ou
» l'arbitrCtire , il n'y a pas (le milieu. C'étaient des
n temps barbares que ceux où les rois assis au pied
n d'un arbre jugeaient sans formalités. Il faut que per-
» sonne ne puisse craindre qu'une loi ne vienne lui
» enlever son enfant (1). » Ces paroles de l'empereur


(t) Voy. Loué, t.
p. 469.


C.





LXXXII APPRÉCIATION CRITIQUE


tombent à plomb sur la théorie de l'indifférence, car
les formes politiques protégent l'homme contre Par-


.


bitraire de l'État, comme les formes judiciaires le
protégent contre l'arbitraire du juge.


Il est un autre côté par où le libéralisme indivi-
dualiste, tel du moins qu'il est formulé par Humboldt,
me paraît attaquable.


Suivant lui, l'État ne doit se préoccuper que de main-
tenir la sûreté, la liberté; il ne doit rien faire pour pro-
curer directement aux citoyens le bien positif, le Gien-
être, le bonheur. Et Humboldt donne à ces mots un
sens absolu, indivisible (1). Mais le bien positif se
compose de deux parties : le nécessaire et le superflu.
Quant à ces choses qui composent le superflu, qui reg-.
dent la vie luxueuse, large, aisée, l'État ne doit jamais
rien faire pour les procurer directement aux-citoyens.
Les efforts qu'il dirigerait vers ce but entraîneraient
tous les inconvénients énumérés par Humboldt (ch. w),
et sur ce point il est impossible de se séparer de ses
idées sans tomber dans le socialisme. Nais à côté du
superflu, et avant lui, est,


le nécessaire, l'indispensable,
composé de cette faible quantité de biens, sans la pos-
session desquels l'existence physique de l'homme est


(1) Vey. chapitre in.


DE L'INDIVIDUALISME CONTEMPORAIN. LXWII


impossible. Or, quand sous l'influence d'événements
de force majeure que tous subissent et•dont personne
n'est responsable, des citoyens, en trop grand nombre
pour que la charité privée puisse les secourir efficace-
ment, sont dans l'absolue impossibilité de se procurer
ce nécessaire,n'est-ce pas un devoir pour l'État de faire
tout cc qui est en lui pour donner ces biens indispensa,
bles à l'homme qui, livré à lui seul, ne peut plus se les
procurer? Ne pas le reconnaître serait forcer l'État à as-
sister d'un coeur impassible à la mort de ses membres.
Cette erreur, déjà si répugnante en elle-même, donne-
rait aux socialistes autoritaires un avantage qu'ils ne
manqueraient pas de saisir et dont ils profiteraient_ à
bon droit.


Que si l'on voulait affranchir l'État de cette • g• -
lion en lui conseillant de laisser faire la charité, la,
vertu individuelle par excellence, toujours vivace chez
les peuples libres, cette noble réponse ne saurait satis-
faire aux. terribles exigences de la réalité. Supposer
qu'il est sur terre une nation où la pitié puisse mourir
dans le cmur de l'homme serait outrager gratuitement
le genre humain et Dieu qui l'a créé. Mais si la charité
peut secourir la misère accidentelle et restreinte, quels
que soient son génie, so.n activité généreuse, son




tr


LXXXIV APPRÉCIATION


voucment, elle est impuissante à éteindre la misère
devenue maladie chronique et universelle dans une
société. La charité peut guérir la pauvreté, elle ne
peut guérir le paupérisme. Demandez à l'Angleterre
si cela n'est pas vrai.


En face de ce mal social, le pouvoir social a le devoir
rigoureux de le combattre directement et par une
action positive.


Il le doit au nom de l'humanité.
Il le doit pour conserver la sûreté, qui sans cela


serait bientôt détruite ; car, c'est Humboldt qui le dit,
la sûreté et le bonheur se rattachent étroitement l'un
à l'autre (chap. III).


Il le doit pour se conserver lui-même.
Tel est le problème, telle est la solution, telle est son


histoire et son mérite,
Que dire maintenant des qualités du livre? Je par-


lerai (l'abord de celle qu'il est le plus difficile d'appré-
cier à la seule lecture d'une traduction. Le style de
l'original est ferme, malgré la longueur fréquente des
périodes, caractère propre au génie de la langue alle-
mande. D'une vraie beauté littéraire dans les dévelop-
pements épisodiques, il devient scientifique et rigou-
reusement exact dans les déductions et les résumés.


DU LIVRE DE HUMBOLDT.


LXXXV


A l'harmonie des sons l'auteur préfère toujours la rec-
titude des expressions. Un mot répété ne l'effraye pas,
et il a conservé à dessein plusieurs aspérités qui lui
avaient été dénoncées par le crayon sévère de Schiller.
Sa gravité ne se permet jamais la raillerie, niais elle
sourit parfois et non pas sans malice. On peut derrière
le philosophe entrevoir l'écrivain qui fut « l'un des
hommes les plus spirituels en tout pays n (1).


Le lecteur verra facilement quelle logique relie entre
elles les parties de ce tout. Il sera frappé, effrayé peut-
être parfois de la profondeur philosophique de la pre-
mière partie (chap. 1 à lx); il remarquera l'esprit pra-
tique apporté par l'auteur dans la recherche des
applications à faire de ses principes (chap. x à xlv), et
la prudence extrême dont il fait preuve dans les deux
derniers chapitres, surtout dans l'exposition des pro-
cédés à suivre en toute réforme politique.


On admirera cette sérénité de pensée que les sujets
les plus trùlants ne troublent jamais. Nulle part elle
n'est plus remarquable que clans ces pages sur la reli-
gion, (f ui cependant fournirent aux censeurs berlinois
Presque tous les prétextes de leur refus. Cette impar-


(1) Madame de Staël, De l'Allemagne, 2' partie, chap. xit.




LXXXVI INFLUENCE DES IDÉES FRANÇAISES


tialité entre les idées, plus rare, plus difficile et plus
méritoire que entre les hommes, paraît.
encore plus louable, quand on songe que Humboldt
écrivit ce chapitre quatre ans seulement après l'édit
du 9 juillet 1788 sur la religion. Cet acte, dû à l'initiative
du ministre rose-croix Wcellner, était une réaction vio-
lente contre la tolérance du grand Frédéric; il établis-
sait des peines sévères contre tout ce qui s'écarterait
des doctrines et des dogmes de l'Église officielle.


Ce qu'il n'est pas inutile peut-être de déterminer,
esl la pari qu'a eue l'inspiration extérieure gr la nais,
sance de cette œuvre, dont la très- réelle originalité ne
doit pourtant pas être exagérée. Celles des idées con,
tenues dans cet Essai qui n'appartiennent pas en propre
à Humboldt ont été puisées à deux sources : les unes
viennent des philosophes allemands, les autres des pu-
blicistes


1W


français.
Humboldt ne songe nullement à dissimuler ce qu'il


doit à la France, e en particulier à Mirabeau, Ce n'est
pas seulement le choix de l'épigraphe qui le montre,
ce sont surtout les nombreux emprunts faits par l'au-
teur aux discours de l'Nlirabeau, sur l'éducation publi-
que, sur les successions, etc- Il avait aussi beaucoup lu
et beaucoup médité Rousseau. Sans tomber en aucune


SUR HUMBOLDT, MIRABEAU, ROUSSEAU. LXXXVII


façon dans ses erreurs absolutistes, sans confondre
comme lui «le pouvoir du peuple » avec « la liberté du
peuple», ces deux choses si nettement distinguées l'une
de l'autre par Montesquieu, il subit à plus d'un égard
l'influence du philosophe genevois. J'en trouve la preuve
surtout dans l'adoption faite sans réserve des mots con'-
trat social et des idées qu'ils expriment (1). Humboldt
n'a rien à dire contre cette grosse erreur aussi contraire
à la vérité philosophique et à l'histoire naturelle des
sociétés qu'elle est dangereuse pour la liberté indivi-
duelle. Une seule fois il paraît entrevoir l'inanité de
cette théorie. C'est quand il recherche la base du droit
de punir, de l'obligation pour l'infracteur de subir la
juste peine de son méfait : «Le condamne, dit Hum-
» boldt, sera obligé de souffrir la peine, en réalité
» parce que chacun doit se résigner à voir léser ses
» droits autant qu'il a injustement lésé ceux d'autrui.
» Non-seulement cette obligation a pour cause le con-
» trat social, mais elle existe encore indépendamment
» de lui. La faire découler d'un contrat synallagmati-
» que n'est pas seulement inutile, cela entraîne aussi
» des embarras. Par exemple, il serait difficile de jus-
» tifier par ce moyen la peine de mort, dans le cas


(I) yo


. chap. nt, p. 56, note.




LXXXVIII ORIGINALITÉ


» même où certaines circonstances locales la rendent
» absolument nécessaire. Dans ce système, tout cou-
» pable pourrait encore s'affranchir de la peine en
» renonçant au contrat social avant qu'elle ne l'eût
» frappé (1). n


Dans la partie spéculative de cet Essai, l'auteur s'in-
spire non plus de la France, mais des travaux de ses
compatriotes. Sa philosophie repose sur la doctrine de
Kant. Cet ouvrage fut écrit peu de temps après l'appa-
rition (le la Critique de la raison pure, qui exerça aussi
sur Schiller une si puissante influence. Dans ce livre,
Kant avait seulement fixé le système qu'il appliqua par
la suite. De tous les écrits postérieurs dans lesquels il
étendit ses principes à la vie individuelle, à la science
du droit, aux rapports politiques, à la religion, aucun
n'avait encore paru en 1792. La vigueur intellectuelle
de Humboldt., retrempée par l'étude assidue de la mé-
thode de Kant, pouvait encore agir avec indépendance
et liberté. Schiller n'avait alors publié aucun des tra-
vaux philosophiques qu'il entreprit plus tard. Le nom
de Fichte était inconnu. L'autorité de Rant était à son
apogée. Si l'on en excepte le mystique F. H. Jacobi,
tous ceux qui vivaient alors de la vie intellectuelle par-


(1) Chap. xin.


DU LIVRE DE HUMBOLDT. — KANT. LXXXIX


tageaient les idées du maître. Si l'on tient compte de
l'état des esprits, on reconnaîtra dans cet Essai le pre-
mier signe du réveil de l'originalité. Cette originalité
se manifeste en effet à un double point de vue. D'abord
les principes de Kant étaient appliqués par Humboldt
à des matières dont le premier ne s'était pas encore
occupé; et puis ces principes étaient pour la première
fois approfondis et rendus vivants.


Au premier point de vue, il est du plus haut intérêt
de se reporter aux opinions développées par Kant dans
ses écrits postérieurs (1) sur les mêmes sujets, et de
les comparer avec celles de notre auteur. Cette com-
paraison est tout à l'avantage de Humboldt. Dans l'ap-
plication des principes de Kant au droit et à la science
sociale, il a été plus heureux que l'auteur lui-même;
il l'a surpassé en finesse, en pénétration, en logique.
La justification détaillée de ceci nous entraînerait trop
loin; il lotis suffit de renvoyer aux raisonnements de




l'un
vénales


l. l'autre écrivain sur le droit d'hérédité, les lois de
l'idée de la puissance publique.


Mais Humboldt est supérieur à lui-même quand il


(1) Voy. Melaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre (1797),
puis le travail publié en 1795, Zum ewigen Frieden, et enfin Der
Sire,, der FaculIceten (1798), où l'on peut comparer les idées des
deux philosophes sur le rapport qui unit la Politique à la Religion.




XC COMPARAISON DES IDÉES


recherche non plus l'application, mais l'intelligence de
idées de Kant. 11 je fait d'une façon toute conscien-
cieuse; au travers de la plus vive admiration, on aper-
çoit chez lui la plus complète indépendance de cri-
tique. Sur les questions de la morale et de l'esthétique,
Humboldt montre toute l'originalité de son jugement.


En morale, sa théorie, consistant à faire de l'énergie
l'unique vertu de l'homme, est neuve, certes ! Mais elle
est fausse, il faut; le dire bien haut. L'énergie de la
personnalité, l'énergie de la conscience est un des élé-
ments de la vertu, sans doute; mais l'énergie de la na-
ture humaine, mal contenue, mal dirigée, peut être la
source de toute violence, de toute injustice, et qui pis
est, du triomphe de toute injustice.


Pour ce qui est de l'esthétique, Humboldt oppose
ses idées aux idées de Kant sur la nature des beaux
arts et sur leur ordre (1). L'un met au premier rang
la musique, l'autre les arts plastiques. Il serait témé-
raire à nous de prononcer entre les deux philosophes.
Nous dirons seulement qu'il nous paraît bien difficile
d'assigner d'une manière absolue un rang déterminé
à chacun des beaux-arts el d'en dresser la liste par
ordre de mérite. Est-ce que leur valeur comparative


(1) Voy. Kant, Kritik der Urtheilskrafi.


DE HUMBOLDT ET DE KANT.


xcl


peut être définie théoriquement? Est-ce que l'appré-
ciation n'est pas toute subjective, pour parler le lan-
gage de la philosophie allemande? Ne dépend-elle pas
de la nature du moi humain, et, par suite, ne peut-elle
pas être infiniment variée, sans cesser jamais d'être
juste 9 . Ce qu'il nous importe surtout de constater
pour aider le lecteur à reconnaître la vraie part d'ori- .
ginalité de Humboldt, c'est que dans ses recherches
esthétiques, il a trouvé en dehors du système de liant
une voie nouvelle. C'est cette route que Schiller a prise
après lui; c'est en la suivant de front tous les deux
qu'ils sont arrivés aux importants résultats consignés
dans leurs écrits.


Un trait qui surprendra certainement le lecteur,
c'est le grand amour de l'antiquité, si bien et si sou-
vent exprimé par Humboldt (1). Que l'artiste, dans son
admiration pour les oeuvres antiques, place au-dessus
(le tous les siècles le siècle de Phidias, cette hardiesse
de langage n'aura rien qui puisse nous étonner. Mais
que le philosophe, défenseur des droits de l'individu,
éprouve un enthousiasme aussi ardent pour ces temps


:et ces sociétés où l'État exigeait sans cesse de l'indi-
vidu le sacrifice de ses plus précieuses et plus intimes


\'oy. chap. I, chap. it, p. 1S; chap. v, p. 71; chap. VI, p. 76.




XCII ADMIRATION DE IIUMBOLDT


libertés (1), il y a là une contradiction au moins
étrange. C'est que Humboldt avait étudié l'antiquité
dans les poètes bien plus que dans les historiens. Rien
d'aussi grand et d'aussi beau que la personnalité hu-
maine dans l'Iliade, dans l'Odyssée, dans les oeuvres
des tragiques; rien de plus écrasé, de plus anéanti que
l'homme privé dans les constitutions politiques des
législateurs. L'admiration toute littéraire de Humboldt
pour l'antiquité se serait modifiée, s'il eût moins sou-
vent lu Homère, s'il eût étudié davantage les discours
des orateurs et l'organisation des États depuis la répu-.
blique communiste de Lycurgue, jusqu'au gouverne.
nient despotique du Bas-Empire.


Schiller avait su se garder de cet excès qui tourne.
souvent au paradoxe et à l'injustice envers les temps
modernes. Il dit quelque part : « La Grèce et Rome
,) nous montrent des Grecs et des Romains éminents;


(1) Je lis ceci dans un livre qu'on ne saurait taxer de partialité
contre l'antiquité : Le droit domestique était en général fort im-
parfait chez les anciens, parce qu'il violait sans cesse la liberté per-
sonnelle. Il ne faut pas s'attendre à trouver plus de libéralité dans
Platon que dans Solon ou dans Lycurgue. D'abord aucun citoyen ne
peut prendre femme en dehors de la cité ; en second lieu, tout ci-
toyen est forcé de se marier et de laisser dans l'Etat des citoyens qui
le remplacent


Au bout de dix ans de mariage, si l'on n'a pas
d'enfants, le divorce est forcé. s (Platon, Des lois — Denis, His-
toire des théories el des idées morales dans l'antiquité, ouvrage cou-
ronné par l'Institut, t. I, p, 304 et suiv. Paris, 1850.)


POUR L'ANTIQUITÉ. XCIII


» méme dans leurs plus beaux âges, elles ne nous
» montrent pas d'hommes éminents.. ... Rome avait
» le droit du citoyen; nous, nous avons la liberté de
» l'homme (1). »


Cette liberté de l'homme, en réalité inconnue de la
Grèce et de Rome, ou méconnue par elles, a été an-
noncée et apportée à. l'Europe par les deux grandes
révolutions qui ont commencé et consommé la ruine
de l'antiquité : l'établissement du christianisme, qui
soustrait à l'action de l'État la croyance de l'homme;
l'arrivée des peuples du Nord, chez qui la puissance
individuelle est d'autant plus forte que l'autorité pu-
blique est plus faible. La liberté de l'individu, tant
demandée, tant refusée, tant combattue, c est la gloire
des temps nouveaux de l'avoir, non pas revendiquée,
elle l'a toujours été, mais de l'avoir définie, limitée,
justifiée; cette gloire appartient principalement à
l'école individualiste dont Humboldt a été l'un des
premier, est resté l'un des plus glorieux adeptes.


Cette école a des adversaires. Ils l'accusent de ne


(1) « Griechenland und Rom konnten hoeclistens vortreffliche
ilcemer, vortreffliche Criechen erzeugen..... die Nation, auch in


•. illrer schiinsten Epocho, ertiob sich nie zu vortreftlichen Menschen.
— Keine


...'...von
. wi unsern


r
Staaten hal ein rémisehe Biirgerrecht auszu-


theilen
haben Mensehenfreiheit. n (Schiller, (Jeter Viilker-


Ivan:lel-any, Kreuzziiqe und Milleialler, t. 7“, p. 5, édit. Colla,
Stu ttgart, 4850.)
'




XCIV ENSEIGNEMENTS


point tenir compte des tendances collectives des grou-
pes humains, aussi réelles pourtant que les tendances
individuelles de chaque homme; de rester silencieuse
et découragée en face de redoutables problèmes so-
ciaux; de favoriser l'égoïsme en rétrécissant les pas-
sions qu'elle est impuissante à modifier. La philoso-
phie individualiste comprend toute la réalité des ten-
dances collectives des peuples, mais elle veut les voir
naître de la volonté propre des citoyens. Quand ces
tendances collectives ne se retrouvent plus dans cha-
que volonté, elle s'en défie ou les condamne, n'y voyant
plus que le résultat d'un travail artificiel conduit par
une minorité factieuse et despotique. De poignantes
questions surgissent parfois sur tel ou tel point du
globe. Les résoudre par la liberté, accusée de les avoir
fait naître, cela peut faire sourire les créateurs de sys-
tèmes. Mais qu'ils se souviennent, avant de dédaigner :
ont-ils donc une seule fois trouvé de solution meilleure?
Quand un peuple, las de souffrir, s'est confié à eux,
qu'ont-ils fait de ce grand malade? lis l'ont surmené
de soins violents, et bientôt l'ont abandonné, le laissant
non pas guéri, mais affaibli. Le grand air de la liberté


-est un remède lent; c'est encore de tous le plus sûr et
le plus sain-- Mais, du moins, en montrant à l'homme


DE L'ÉCOLE INDIVIDUALISTE. XCV


sa personnalité comme unique but de ses efforts, ne
développe-t-on pas en lui l'égoïsme? On développe en
lui l'amour et le respect de son semblable. On lui donne
de l'Être humain, de la dignité native attachée à sa
nature, Une idée qui ne l'abandon nera jamais. La vigueur
du corps, l'originalité de l'intelligence, ne viennent
qu'après la bonté désintéressée du coeur. L'homme, en
s'étudiant, en arrivant à se connaître, verra que cette
qualité est la première à conquérir. Sans elle son âme
ne serait pas entière.


Voilà ce qu'enseigne l'école individualiste; voilà te
qui ressort du livre de Humboldt. Ce bon livre nous
apprend à aimer la liberté, non-seulement pour les
biens qu'elle peut procurer, mais surtout pour la force
morale qu'elle exige et qu'elle produit tout ensemble.


Avant de déposer la plume, il me reste à remplir un
devoir rigoureux et doux à la fois. Je serais ingrat si je
ne disais quels secours j'ai trouvés clans l'accomplis-
sement de ma tâche.


Si mon amitié respectueuse pour mon maîtro
M. l3ertauld m'a imposé quelque réserve quand j'ai eu
à P arler de ses oeuvres, et m'a empoché d'exprimer tout
au long ce que j'en pense, la liberté m'est rendue quand
j 'ai à dire ce que je lui dois. Témoin, pendant plusieurs




XCVI ÉPILOGUE.


années, de son existence chargée de devoirs si nom-
breux et si bien remplis, j'ai pu mettre à profit son
exemple et ses lumières. Il a développé en moi l'amour
de la science du droit, qu'il enrichit et qu'il éclaire. 11
m'a facilité par ses conversations et ses conseils l'in-
telligence des larges idées dont il est aujourd'hui l'un
des éminents interprètes, car on peut lui appliquer
ces paroles du jurisconsulte romain :
fiducia doctrinœ, et cœteris opens sapiendce operam dedit.


Je dois encore remercier un Allemand distingué,
M. Alexandre Büchner, de l'inépuisable bonté avec 14
quelle il m'a aidé dans mon travail. Plus d'une pensée
de Humboldt m'a été expliquée, plus d'une phrase
obscure a été par lui rendue claire à mon esprit. Dans
nos conférences, que son obligeance m'a permis de
rendre si fréquentes, en écoutant mille choses justes
et peu connues, exprimées en un français si correct et
si sûr, j'ai regretté bien des fois qu'il n'eût pour l'en-
tendre qu'un seul ami. Mais cc regret de ma part
double la reconnaissance dont je lui offre ici la pu-
blique et la plus affectueuse expression.


II. CHRÉTIEN.


ESSAI
SUR


LES LIMITES DE L'ICTION DE L'ÉTAT


INTRODUCTION.


Définition de l'objet de cette étude. Il a été rarement examiné, bien
qu'il soit fort important. — Coup d'oeil historique sur les bornes
que les États eux-mêmes ont réellement posées à leur influence.
— Différence entre les Etats dans l'antiquité et dans les temps
modernes. — Quel est le but auquel tend en général le lien so-
cial? Est-ce seulement la sûreté? est-ce le bonheur de la nation?
— Controverse. — Législateurs et philosophes affirment que c'est
le bonheur. — Cependant un examen plus rigoureux de cette pro-
position est nécessaire. — Cet examen doit procéder de l'homme
considéré comme individu, et de ses plus hautes destinées.


Quand ne compare entre eux les gouvernements les
pl us dignes d'être observés, quand on en rapproche
les opinions des philosophes et des politiques les plus
au torisés, on s'étonne, non sans raison peut-être, de
.'ffl ir qu'un problème qui pourrait mériter toute leur
attention a été si incomplètement examiné et résolu
avec si peu de précision. Ce problème, le voici : Quel
doit être le but de l'organisation sociale tout entière?


CHRÉTIEN.




2 INTRODUCTION.
quelles sont les limites qu'elle doit poser à son ae .
tion? Définir les parts différentes qui reviennent à•
nation ou à quelques-uns (le ses membres dans le g( •.,
verneinent ; distinguer les diverses branches de l'.,,l-
ministration ; proposer (les moyens pour qu'une partie
des membres ne violent pas à leur profit les droits de
l'autre partie : voilà ce qui a exclusivement occupé
presque tous ceux qui ont, ou proposé des plans de
réformes politiques, ou même réformé des États. Il me
semble cependant que clans tout travail nouveau d'or-
ganisation sociale, on doit avoir sans cesse devant les
yeux deux objets; et si l'on oublie l'un des deux, on
s'expose à coup sin' à de graves inconvénients : il faut
définir d'abord les cieux parties, gouvernante et gou-
vernée, de la nation, puis la part qui revient à chacune
d'elles dans la constitution du gouvernement; il finit
ensuite déterminer les objets sur lesquels l'État., une
fois constitué, pourra ou ne pourra pas exercer son
action. Ce dernier point qui touche particulièrement à
la vie privée des citoyens, qui donne la mesure de leur.•
liberté et de l'indépendance de leur action, est en réa
lité le vrai, le principal but à se proposer; l'autre n'est
qu'un moyen nécessaire pour arriver à celui-ci (i)j
Toutefois, quand l'homme poursuit avec une attention
plus tendue cc premier but., il manifeste son activité
dans sa marche ordinaire. Tendre à un but, y parvenir
en dépensant beaucoup de force physique et morale,


(I) Cette proposition a été soutenue avec éclat et énergie Par
DI. Bertauld (voy. Philosophie politique de d'histoire de Fiance,
chap. mu).


INTRODUCTION.


3
c'est là qu'est le bonheur des hommes ayant quelque
puissance et quelque vigueur. La possession, permet-
tant à la force qui s'est exercée de sc reposer, n'agit
sur nous que par la puissance de l'imagination. A la
vérité, dans cette situation de l'homme, où la force est
toujours tendue vers l'action, où la nature qui l'en-
toure l'invite sans cesse à l'action, le repos et la jouis-
sance n'existent. qu'à l'état d'idées. Mais pour l'homme
exclusif le repos est identique avec la cessation de toute
manifestation extérieure de son existence; et pour
l'homme sans culture, un seul objet ne permet pas à
son activité extérieure de se développer suffisamment.
Par suite, ce que l'on dit de la satiété causée par la
possession, particulièrement dans la sphère des sen-
sations délicates, ne s'applique nullement à l'homme
idéal que l'imagination peut. créer ; cela s'applique en-
tièrement à l'homme sans culture, et s'applique à lui
de moins en moins, à mesure que la culture qu'il
donne b son âme le rapproche de cet idéal. De même
que, pour le conquérant, la victoire est plus douce que
la terre conquise; de même que le réformateur pré-
t'é pela périlleuse agitation de sa réforme à la paisible
junissance•des fruits qu'elle rapporte, de même pour
l
'homme en général, le commandement a plus de


Charme que la liberté, ou du moins le soin de con-
server la liberté a plus de douceur que la jouissance


. fuême de la liberté. La liberté n'est, pour ainsi dire,
q ue la possibilité d'une activité variée à force d'être
illi


mitée; la domination, le commandement, c'est
.l'activité isolée, mais réelles Le désir de la liberté ne




fitz%.rnonucrIoN.
vient trop souvent que du sentiment qu'elle nous
manque. il demeure donc incontestable que la re.
cherche du but et des limites de l'action de l'État a
une importance grande, plus grande peut-être. qu'au.
cune autre étude politique. On a déjà remarqué qu'elle
constitue l'objet définitif, pour ainsi dire, de toute la
science politique. Mais elle est encore d'une applica-
tion plus aisée et plus étendue. Les révolutions d'État
proprement dites, les changements de constitution
gouvernementale ne sont pas possibles sans le con-
cours de circonstances nombreuses et souvent for-
tuites; elles entraînent toujours diverses conséquences
pernicieuses. Au contraire, tout gouvernant, qu'il soit
dans un milieu démocratique, aristocratique ou mo-
narchique, peut toujours étendre ou resserrer les
bornes (le son action sans troubles et sans bruit; plus
il évite les innovations à grand effet, plus il atteindra
avec sûreté son but. Les meilleurs travaux de l'homme
sont ceux où il imite le plus exactement le travail (le
la nature. Le petit germe inconnu que la terre reçoit
silencieusement rapporte plus que l'éruption du vol-
can, nécessaire sans doute, mais toujours accompa-
gnée de ravages. Il n'existe point de moyens de ré-
formes qui, mieux que ceux-là, conviennent à notre
temps pour qu'il puisse à juste titre se vanter de la
supériorité de ses lumières. L'importante étude des
limites de l'action de l'État doit en effet, comme on
l'aperçoit facilement, conduire à la plus entière liberté
des facultés et à la plus grande variété des situations.
La possibilité d'existence d'une grande liberté exige


INTRODUCTION.
5


toujours un non moins grand développement de civi-
lisation. Le n'oindre besoin (l'action uniforme et unie
exige une plus grande force et une richesse plus va-
riée chez les agents individuels. Si notre temps se dis-
tingue par la possession de ces lumières, de cette
force et de cette richesse, il faut aussi lui accorder
cette liberté à. laquelle il prétend avec raison. De
"lierne les moyens par lesquels la réforme pourrait se
faire sont bien mieux appropriés à une culture pro-
gressive, pourvu que nous en admettions l'existence.
Si, dans d'autres occasions, le glaive menaçant de la
nation limite la puissance matérielle du souverain, ici
ce sont les lumières et la civilisation qui l'emportent
sur ses caprices et sa volonté; el néanmoins la trans-
formation (les choses paraît être son ouvrage plutôt
que celui (le la nation, En effet, si c'est. un beau et
noble spectacle que celui d'un peuple qui, fort de la
certitude de ses droits humains et civiques, brise ses
fers; c'en est encore un plus beau et plus noble que
celui d'un prince qui brise les liens de son peuple et
lui garantit la liberté, non par bienfaisance ou par
bonté, mais parce qu'il considère cela comme le pre-
mier et le ,plus absolu (le ses devoirs : ce qui vient du
respect et de la soumission à la loi est plus noble et.
plus beau que ce qui a pour mobile le besoin ou la
nécessité. La liberté à laquelle une nation marche en
Qbangeant sa constitution ressemble à la liberté que
peut donner un État constitué comme l'espoir ressem-
ble à la jouissance, l'ébauche à la perfection.


Si Von jette un coup d'œil sur l'histoire des consti-




6 INTRODUCTION.
tutions, on voit qu'il serait difficile de limiter avec
précision l'étendue qu'elles ont réservée à leur action ;
aucune d'elles n'a suivi en cela un plan réfléchi, repo-
sant sur des principes simples. Toujours on a restreint
la liberté des citoyens en se plaçant à deux points de
vue : ou à cause de la nécessité d'organiser, d'assurer
le gouvernement, ou à cause de l'utilité qu'on trouve
à prendre soin de l'état physique et moral de la nation.
Suivant que le Pouvoir, en possession d'une force in-
trinsèque, a plus ou moins besoin d'autres appuis, ou
suivant que les législateurs ont étendu plus ou moins
loin leurs regards, on s'est arrêté tantôt à l'un, tantôt
à l'autre de ces points de vue. Souvent aussi on a agi
en vertu des deux considérations à la fois. Dans les an-
ciens États, presque toutes les dispositions qui tou-
chent à la vie privée des citoyens sont politiques, dans
le vrai sens du mot. En effet, comme le gouvernement
avait peu d'autorité réelle sur eux, sa durée dépendant.
essentiellement de la volonté nationale, il devait son-
ger à trouver une foule de moyens pour faire concorder
son caractère avec cette volonté. Il en est encore de
môme aujourd'hui dans les petites républiques; et, en:
considérant les choses de ce seul point de vue, on pe . ., ij
dire sans se tromper que la liberté de la vie prie'
grandit à mesure que décroît la liberté publique, tan-
dis que la sûreté suit toujours la même progression
que cette dernière. Les anciens législateurs se sent
souvent, et les anciens philosophes se sont toujours
préoccupés de l'homme, dans le sens le plus strict du.
mol ; et dans l'homme cc fut toujours la dignité mo-


INTRODUCTION.
7


rale qui leur parut la chose capitale. C'est ainsi que
la République de :Platon, suivant la remarque fort juste
de Rousseau (1), est un traité d'éducation bien plus
qu'un traité de politique. Si l'on passe aux Etats mo-
dernes, il est impossible de ne pas apercevoir l'in-
tention de travailler pour les citoyens eux-mêmes el.
pour leur bien, dans celte multitude de lois et d'insti-
tutions qui, souvent, donnent à la vie privée une forme
si définie. La constitution intérieure plus forte de nos
gouvernements, leur indépendance complète du ca-
ractère des nations; l'influence plus énergique des
théoriciens, qui, suivant leur nature, sont en état de
prendre les choses de plus haut et de plus loin; une
foule d'inventions qui apprennent à mieux tirer parti
des objets communs sur lesquels s'exerce l'activité'
île la nation ; enfin et surtout certaines notions reli-
gieuses qui rendent le souverain responsable de la
moralité et du bonheur futur des citoyens, se sont
réunies pour empêcher ce changement. Si l'on par-
court seulement l'histoire de certaines lois et ordon-
nances de police, on voit qu'elles naissent souvent du
besoin tantôt réel, tantôt feint, qu'a le Pouvoir de
lever des impôts sur ses sujets; et l'on retrouve la res-
semblance avec les anciens États, en ce point que ces
d ispositions ont également pour but le maintien de la
constitution. Mais quant aux restrictions qui ne con-


( 1 ) « Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique, lisez,
héPubliqué de Platon. Ce n'est point un ouvrage de politique comme


n, pensent ceux qui ne jugent les livres que par leurs titres ; c'est le
Plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. » liv,




INTRODUCTION, 111!


cernent pas tant l'État que les individus qui le compo•
sent, il existe toujours une profonde différence entre
les anciens et les modernes États. Les anciens se préoc-
cupaient de la force et du développement (le l'homme
comme homme; les nouveaux se préoccupent de son
bien-être, de sa fortune, de ses moyens de gagner.
Les anciens recherchaient la vertu, les nouveaux re*
cherchent le bonheur. Aussi les restrictions à la liberté
dans les anciens États étaient-elles d'un côté plus pe-
santes et plus dangereuses, car elles s'attaquaient à
l'élément vraiment constitutif de l'homme, à son moi
intérieur. Aussi les peuples de l'antiquité présentent-
ils tous un caractère d'exclusivisme qui, sans parler
de leur civilisation toute rudimentaire et de l'absence
de toute communication générale, fut en grande partie
causé et alimenté par l'éducation publique introduite
partout, et par la vie commune dos citoyens organisée
d'après un plan préconçu. D'un autre côté, chez les
anciens, toutes ces lois (le l'État maintenaient et aug-
mentaient la force active de l'homme. Et précisément
ce point. de vue, le désir (le former des citoyens éner-
giques et contents de peu, donna pourtant plus de
ressort à l'esprit et au caractère. Chez nous au con-
traire, l'homme est directement moins gêné, mais les
choses qui l'entourent le compriment; et c'est. pour-
quoi il paraît possible (le commencer à diriger ses
forces intérieures contre ces liens extérieurs. Aujour-
d'hui, comme le désir (le nos États est de toucher
plutôt à ce que l'homme possède qu'à cc qui est.
l'homme lui-même; comme ils ne tendent nullement


INTRODUCTION.


9
à exercer ses forces physiques, intellectuelles et mora-
les, ainsi que le faisaient les anciens, bien que d'une ma-
nière exclusive, mais à imposer comme des lois leurs
idées et rien que leurs idées, la nature des restrictions
apportées par eux à la liberté supprime l'énergie, cette
source de toute vertu active, cette condition nécessaire
de tout développement large et complet. Chez les an-
ciens, l'augmentation de la force compensait l'exclusi-
visme; chez les modernes, le mal qui résulte de l'amoin-
drissement de la force est augmenté par l'exclusi-
visme. Partout cette différence entre les anciens et les
modernes est évidente. Dans les derniers siècles, ce qui
attire surtout notre attention, c'est la rapidité des pas
faits en avant, la foule et la vulgarisation des inventions
industrielles, la grandeur des oeuvres t'ondées. Ce qui
nous attire surtout dans l'antiquité, c'est la grandeur
qui s'attache à toutes les actions de la vie d'un homme
et qui disparaît avec lui; c'est l'épanouissement de
l 'imagination, la profondeur de l'esprit, la force de la
volonté, l'unité de l'existence entière, qui seule donne
à l'homme sa véritable valeur (I). L'homme, et spécia-
lement sa force, son développement, voilà ce qui exci-
tait toute l'activité; chez nous, on ne s'occupe trop
souvent que d'un ensemble abstrait dans lequel on pa-
rait presque oublier les individus; ou, du moins, on
ne songe nullement à leur moi intérieur, mais à leur


' tranquillité, à leur bien-être, à leur bonheur. Les an-


(I ) Vo yez, sur ces préférences pour l'antiquité, ce qui est dit vers
la fin de la notice du traducteur.


1.4




10 INTRODUCTION.
ciens cherchaient le bonheur dans la vertu; les mo.,
(ternes se sont appliqués trop longtemps à développer
la vertu par le bonheur (1), et celui même qui vit et
exposa la morale dans sa plus haute pureté (2), croit
devoir, par une série de déductions artificielles, don-
ner le bonheur à son homme idéal, non pas comme un
bien propre, niais comme une récompense étrangère.
Je ne veux plus insister sur cette différence, et je finis
par une citation de l'Éthique d'Aristote : « Ce qui est
propre à chacun, suivant sa stature, est la chose la
meilleure et la plus douce. Aussi plus l'homme vivra
selon la raison, mais sans s'en écarter jamais, plus il
sera heureux (3). »


Les auteurs qui ont écrit sur le droit public ont. déjà
(1) Cette différence n'est jamais plus frappante que dans les juge-


ments portés sur les philosophes anciens par les modernes. J'extrais
comme exemple un fragment de Tiedernann sur l'un des plus beaux
morceaux do la République de Platon : « Quanquam auteur per se
» sit justitia grata rubis; tannin si exercitium ejus nullam ornuino
» atferret utilitatern, si justo ea ()Ruda essent patienda, gine fratres
» commemnrant, injustitia justitiae foret prieferenda ; qtne enim ad
» felicitate i n maxime faciunt nostram, sont absque dubio aliis przepa-
» nenda. :rani corporis cruciatus, omnium reniai inopia, rames, infa-
» (nia, quatine alla evenire justo fratres dixerunt, anisai Riant e jus-
» titis manantem voluptatem dubio proc.ul longe superant, essetque
» adeo injustitia justifia; antehabenda et in virtultun numero collo-
» candit. » (Tiedemann, In argumentis Dialogorum Platonis, lib. II,
de liepub!ica.) (Note de l'auteur.)


(2) Kant, Du plus grand bien dans les éléments de la métaphy-
sique des moeurs (plus exactement : Principes fondamentaux de la
métaphysique des moeurs, Riga, 1785), et dans la Critique de la raison
pratique.
(Note de l'auteur.)(3) 'ru C.ME:OV _.10-Ce 7A yuan, Zp7.7c17G .,




ut .4,9t.77....,v E go , ;.,41:0:(:)
xxr -:(;) i(v0i.cer9 é >ce<7.a vtuv p(c .;, strz. ? ce.90?0-
» oç, cors ; Y.Y.t (1.1& g.t!mv p7,7q.-ro4. (Aristotelis liStmov,
I, X, e. 7, in rue.) (Note de l'auteur.)


INTRODUCTION.


plus
d'une fois discuté la question de savoir si l'État


doit avoir en vue seulement la sûreté, ou le bien général,
matériel et moral, de la nation. La préoccupation de la
liberté de la vie privée a conduit à la première de ces
deux assertions, tandis que l'idée naturelle que l'État
peut donner autre chose encore que la sûreté, jointe à
une restriction abusive, possible mais non nécessair e
de la liberté, a fait admettre la seconde (1). Celle-ci est
incontestablement la plus répandue clans la théorie
comme dans l'application. On le voit dans les princi-
paux systèmes de droit public, dans les codes moder-
nes, faits d'après les théories philosophiques, et dans
l'histoire des ordonnances de la plupart des États.
Agriculture, métiers, industrie de tout genre, com-
merce, arts, sciences même, tout tire sa vie et sa direc-
tion de l'État. Ces principes ont fait que l'étude des
sciences politiques a changé de forme, comme le prou-
vent les sciences de l'économie politique et de la police,
d'où sont nées des branches d'administration entière-
ment neuves, telles que des chambres de commerce,
d'économie politique et de finances. Si général que
soit ce principe, il me semble qu'il mérite d'être plus


I
(1) L'histoire nous montre cette dernière théorie existant non-


seulement dans les livres des philosophes ou dans les lois des Etats,
mais encore dans le sentiment public. Dans l'ancienne Franeci Par
exemple ,


les circonstances firent « qu'on voulut la royauté; qu'on la
voulut forte pour qu'elle contint les grands, et capable d'opprimer les
Petits, Min qu'elle eùl le moyen de les protéger. » Ce point a été jus-
teillent signalé par un écrivain éminent, dont le caractère et la posi-
tion considérable conservent aujourd'hui, dans le midi de la Pi ance,
les traditions d'un large libéralisme, professé par lui alors qu'il était
au pouvoir. (Voy. M. de Rémusat, Politique libérale, p. 30.)




12 INTRODUCTION.
rigoureusement étudié, et cette étude (1)... [on doit lui
donner pour base l'homme considéré comme individu
et ses plus hautes destinées]. 4


(1) C'est ici que commence, dans le manuscrit original, la lacune
dont il est parlé dans l'introduction du traducteur. II


tTUDE DE L'HOMME CONSIDÉRÉ COMME INDIVIDU, ET DES
FINS DERNIÈRES LES PLUS ÉLEVÉES DE SON EXISTENCE.


La dernière et la plus haute fin de chaque homme est le développe-
ment le plus élevé et le mieux proportionné de ses forces dans leur
individualité propre et particulière. — Les conditions nécessaires
pour qu'elle soit atteinte sont la liberté d'action et la variété des
situations. — Application immédiate de ces principes à la vie in-
térieure de l'homme. — Leur justification par l'histoire. — Prin-
cipe fondamental pour cette étude tout entière auquel conduisent
ces considérations.


Le vrai but de l'homme, non pas celui que le pen-
chant mobile de chacun, mais celui que la raison éter-
nelle et immuable lui assigne, c'est le développement
le plus large et le mieux proportionné de ses forces
dans leur ensemble. Toutefois l'extension des forces
humaines exige encore une autre condition qui se relie
étroiten,)ent à la liberté, la diversité des situations.
L 'homme, même le plus libre, le plus indépendant,
quand il est placé dans un milieu uniforme, progresse
mo ins (1). Cette diversité est d'abord une conséquence


(1) Cette condition, exigée par Humboldt, l'a été rarement chez
nous. Beaucoup, et des meilleurs, paraissent même la repousser.
M. de Rémusat n'est pas de ce nombre. Il dépeint et combat la ten-dance de ceux pour qui la formation d'une matière sociale similaire
et m alléable clans toutes ses parties a été, en France, la véritable




ÉTUDE DE L'HOMME


de la liberté, et puis c'est une répression qui, loin
d'enchaîner l'homme, donne aux objets qui l'entou-
rent une forme quelconque; de sorte que ces deux
choses n'en sont pour ainsi dire qu'une seule. Il est
bon cependant, pour la clarté des idées, de les bien
séparer et. de les distinguer ]'une de l'autre. Chaque
homme ne peut agir en une fois qu'avec une seule et
même force ou plutôt son être ne se livre tout entier
qu'une seule fois à une action donnée. Aussi l'homme
parait-il créé pour la spécialité exclusive, puisque son
énergie s'affaiblit dès qu'elle s'étend à plusieurs objets,.
Mais il échappe à ce spécialisme étroit quand il tra.;
vaille à réunir ses forces isolées, souvent exercées iso
lément, à faire agir, dans chaque période de sa vie,.
celles qui sont près de s'éteindre en même temps quê
celles qui commencent à briller, et à multiplier ces
forces au lieu de multiplier les objets sur lesquels il
agit.. Ce que produit ainsi l'union du passé et de l'ave-
nir avec le présent résulte encore, dans la société, de


œuvre nationale du Pouvoir (voy. Politique libérale, p. 59 et suiv.).
— D'autres sont tombés clans une méprise différente. Ceux-ci ont
reconnu l'importance de la diversité comme élément de la liberté;
puis, frappés du caractère uniforme de nos lois actuelles cl du carac-
tère tout opposé des lois de l'ancienne France, ils ont affirmé que
celles-ci étaient plus favorables au libre développement des forces
Humaines. C'est ce que l'on trouve dans le livre de M. Raudot La '
France avant la Révolution, 1sa7. L'erreur est manifeste, et Tozque-
ville a bien su s'en garder (voy. l'Ancien régime et la Révolution),
Dans l'ancienne France cette diversité n'était que la diversité dans
le pouvoir, sinon dans le despotisme. Ce n'est certes pas celle-la
que Humboldt réclame et que les amis de la liberté doivent désirer.:
— Notre auteur revient plus loin sur cette idée pour la mettre JIMA
vivement en lumière. (Voyez le chapitre suivant, § 1.)


CONSIDÉRÉ COMME INDIVIDU.
15


l'union avec nos semblables. Pans toutes les périodes
de la vie, chaque homme n'atteint cependant que l'une
des perfections qui forment pour ainsi dire le caractère
de tout le genre humain. Par les rapports qui naissent
des qualités essentielles des êtres, les uns doivent né-
cessairement s'approprier les richesses des autres. Un
tel lien, favorable au progrès du caractère, que l'expé-
rience nous montre existant chez tous les peuples,
c'est, par exemple, l'union des deux sexes. Mais si, dans
ce cas, la diversité aussi bien que le désir de l'union se
manifestent d'une façon moins énergique, ni la pre-
mière ni le second ne sont moins forts; ils sont seule-
ment moins apparents, quoiqu'ils agissent plus puis-
samment, même quand cette diversité disparaît, et
entre personnes du même sexe. Ces idées, mieux étu-
diées et plus exactement développées, conduiraient
peut-être à une plus juste explication d'un phénomène
utilisé dans l'antiquité, surtout chez les Grecs, par le
l égislateur lui-même : je veux parler de ces liaisons
que l'on a souvent et toujours à tort appelées, soit
amnnr ordinaire, soit simplement amitié. L'utilité de
Pareilles liaisons pour le progrès de l'homme se. recon-
ria it au dtgré d'indépendance que garde chacune des
Parties, dans l'intimité qui les unit. Car sans cette
in timité, l'un ne peut pas suffisamment comprendre
l'antre; mais, d'un autre côté, l'indépendance est né-
cessaire pour faire que celui qui comprend puisse s'ap-
Pr°Prier ce qu'il a compris. Toutefois ces deux condi-
hons exigent la force des individus et une différence


• Pas trop grande , afin que l'on puisse comprendre




Q fi ÉTUDE DE L'HOMME


l'antre; et pas trop petite, afin que l'un puisse admirer
et désirer pour soi-môme ce que l'autre possède. Cette
énergie et cette différence variée s'unissent dans l'ori-
ginalité (le la force et de l'éducation, d'où dépend en
dernière analyse toute la grandeur (le l'homme, vers
laquelle l'individu doit toujours tendre, et que celui
qui veut agir sur les hommes ne doit jamais oublier.
De même que cette propriété, que ce caractère propre
est le produit de la liberté de l'action et de la diversité
des agents, de môme elle les crée à son tour. La nature
inanimée elle-môme, dont la marche est toujours régu-
lière et soumise à des lois immuables, paraît cepen-
dant avoir plus (l'originalité aux yeux de l'homme qui
s'est formé lui-môme. 11 se fond en elle pour ainsi
parler, et il est vrai de dire, dans le sens le plus élevé,
que chacun aperçoit l'abondance et la beauté qui l'en-
tourent, suivant qu'il la garde l'une et l'autre dans son
sein (1). Mais combien l'influence de cette cause ne
s'exerce-t-elle pas davantage quand l'homme ne se
borne plus à sentir et à percevoir des impressions ex-
térieures, mais quand il devient lui-môme actif?


Cherche-t-on à déterm iner ces idées avec pl us d 'exac•
titude, en les appliquant plus immédiatement à l'indi-
vidu, tout se réduit ici à la Forme et à la Matière. La
forme la plus pure, avec la plus délicate enveloppe,
nous la nommons idée ; la matière la moins pourvue
de forme, nous la nommons perception sensible. Le


(1) Système de l'identité du subjectif et de l'objectif. Comp. chap.
et les notes,


CONSIDÉRÉ COMME INDIVIDU.


'1 7


forme naît de la combinaison des matières. Plus 'a
matière est abondante et variée, plus la forme est su-
blime. Un enfant divin ne peut etre le fruit que de
parents immortels. La forme redevient pour ainsi dire
la matière (l'une forme plus belle encore. Ainsi la fleur
se change en fruit, et ce fruit lui-même fournit la se-
mence d'une nouvelle tige qui se couvrira de fleurs.
Plus la variété augmente avec la délicatesse de la ma-
tière, plus grande est la force, car plus intime est la
liaison. La forme parait pour ainsi dire se fondre dans
la matière et la matière dans la l'orme; ou bien, pour
parler sans figure, plus les sentiments de l'homme
contiennent d'idées et plus ses idées contiennent de
sentiments, plus sa supériorité devient inaccessible.
De cet accouplement éternel de la forme et de la ma-
tière, de la diversité et de l'unité dépend la fusion de
l'homme dans l'homme, des deux natures réunies, et
de cette fusion dépend sa grandeur. Mais la force de
cette union dépend de la force de ceux qui s'unissent.
Le plus beau moment dans la vie de l'homme est le mo-
ment de la fleur (1). Le fruit de la forme la moins gra-
cieuse, la plus simple, fait deviner la beauté (le la fleur
qui sortiea de lui pour s'épanouir. Tout se précipite
vers la floraison. L'objet qui naît. immédiatement est
bien éloigné (le la forme charmante à laquelle il arrivera
plus tard. La tige grosse et lourde, les feuilles larges,
pendant chacune de leur côté, ont besoin d'une forme


(1) De la fleur, de la maturité (Nouveau Muséum allemand.1791,
' 22, 23 juin).


(Note de l'auteur.)




18 ÉTUDE DE L'HOMME


plus achevée. Elle apparaît graduellement aux yeux,
quand on considère la tige ; des feuilles plus tendres
se montrent comme pour s'unir; elles se resserrent
plus étroitement, jusqu'à ce que le calice paraisse
donner satisfaction au désir de la plante (1). Cepen-
dant le règne végétal n'est pas favorisé du sort. La
fleur tombe et le fruit reproduit immédiatement la tige,
qui, d'abord informe, se parfait aussitôt. Quand la fleur
se flétrit chez l'homme, elle fait place au fruit qui est
plus beau; et l'infini éternellement insondable voile à
nos yeux le charme du fruit le plus magnifique. Or, ce
que l'homme revoit du dehors n'est que la semence. Si
belle qu'elle soit en clic-même, c'est l'énergie de son
activité qui doit la rendre féconde. Mais sa bienfaisante
influence sur l'homme existe toujours en proportion
de ce qu'elle est elle-même originale et vigoureuse.'
Pour moi, l'idéal le plus élevé de la société des êtres
humains serait l'État où chacun se développerait par
lui-même et suivant sa propre volonté. La nature pli
sique et morale rapproche ces hommes les uns clef
autres, et, de même que les luttes de la guerre sont
plus glorieuses que celles du cirque, de même que les
combats des citoyens irrités sont plus honorables que
ceux des mercenaires qu'on pousse, de même les luttes
entre les forces de tels hommes prouveraient et pro-
duiraient en même temps la suprême énergie.


N'est•ce pas là ce qui nous attache si vivement à l'an-
tiquité grecque et romaine? Et non-seulement nous,


(1) Ocelle, Dos métamorphoses des plantes. (Note de l'auteur.)


CONSIDÉRÉ, COMME INDIVIDU.


19
mais tous les âges, si éloignée, si reculée que soit pour
eux cette époque`? N'est-ce pas parce que les hommes
dans ces temps eurent à soutenir de si rudes combats
contre le sort et contre leurs semblables ? Chacun d'eux
v puisa de la force, agrandit ses qualités originelles ;
Chacun y trouva pour soi-même une forme nouvelle et
admirable. Chaque âge qui suit doit être au-dessous
de ceux qui l'ont précédé; — et avec quelle rapidité
cette décadence ne s'augmentera-t-elle pas dans l'ave-
nir! — Il est. au-dessous pour la variété : variété de la
nature, les immenses forêts sont défrichées, les marais
desséchés, etc.; variété de l'homme, elle se détruit par
le progrès de communication et d'union dans les œuvres
humaines ; et cela par les deux raisons indiquées plus
haut (1). C'est là une des principales causes qui ren-
dent si rare l'idée du beau, de l'insolite, de l'étonnant.
La stupéfaction, la couardise, la découverte de res-
sources nouvelles et inconnues rendent aussi moins
souvent nécessaires les résolutions subites, imprévues


Émile.
Cette observation a été faite une seule fois par Rousseau dans


(Note de l'auteur.) —Voici en quels termes : Il faut avouer
qu e les caraétères originaux des peuples, s'effaçant de jour en jour,
deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les
races se muent et que les peuples se confondent, on voit peu à peu
disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier
Coup d'oeil. Autrefois chaque nation restait plus renfermée en elle-


; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins
d'intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et
civiles de peupler peuple, point du tout de ces tracasseries royales


• a lqullees négociations, point d'ambassadeurs ordinaires ou résidant
conti nuellement ; les grandes navigations étaient rares; il y avait peude commerce éloigné, et le peu qu'il y en avait était frit, ou par le
prince meure, qui s' y servait d'étrangers, ou par des gens méprisésqui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les na-




20 ÉTUDE DE L'HOMME
et pressantes. Car d'abord la pression des faits exté-
rieurs sur l'homme est moins considérable parce que
l'homme est muni de plus d'instruments pour y obvier;
ensuite, il n'est plus guère possible de leur résister
avec les seules forces que la nature a données à chacun
et. que chacun n'a qu'à employer. Enfin la science plus
perfectionnée rend l'invention moins nécessaire, et
l'enseignement qu'on reçoit vient encore émousser la
faculté que nous avons d'apprendre (1). Mais il est
incontestable que quand la variété physique s'amoin-
drit, une variété morale et intellectuelle plus riche et
plus consolante vient prendre sa place ; des nuances,
des différences frappent notre esprit plus raffiné; elles
pénètrent notre caractère moins fortement accusé,
mais plus délicatement cultivé, et influent sur la vie
pratique. Si ces nuances eussent existé, sans doute l'An•
tiquité, ou du moins les penseurs de ce temps ne les
eussent pas laissées passer inaperçues. Il en a été du
genre humain tout entier comme de l'individu. Ce qu'il


lions. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l'Europe
et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espagne : l'Europe
seule. était plus éparse que la terre entière ne l'est aujourd'hui




Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de
l'air et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les
tempéraments, les figures, les mœurs, les caractères, que tout cela
ne peut se marquer de nos jours, oit l'inconstance européenne ne
laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où
les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément,
quoique plus mal cultivée, ne laissent plus, même au physique, la
même différence de peuple à peuple et de pays à pays. »


(Émile, lib. Y, Des Voyages.)
(1) Voyez plus loin (chapitre V) une application de ceci faite à l'art


militaire,


CONSIDÉRÉ COMME INDIVIDU. 21
avait de grossier a disparu; ce qu'il y avait de délicat


est resté. Sans doute cela serait heureux si le genre
humain était un homme, ou si la force d'une époque,
de même que ses livres et ses découvertes, passait aux
ilees suivants. Mais il n'en est pas ainsi. Il est. vrai que
notre civilisation a aussi son genre de force; et c'est
peut-être par la mesure de sa délicatesse qu'elle sur-
passe la force de l'antiquité ; mais reste à savoir si tout
ne doit pas commencer par une civilisation primitive,
tille de la barbarie. Partout la sensibilité est le pre-
mier germe et la plus vive expression de toute idée.
Ce n'est pas ici le lieu, ne fût-ce que de tenter cette
recherche. De ce qui précède, il résulte que nous de-
vons veiller sur notre force, sur notre originalité, et
sur tous les moyens de les entretenir.


Je considère donc comme acquis que la vraie raison
ne peut désirer pour homme d'autre état que celui ois
non-seulement il jouit de la plus entière liberté de déve-
lopper en lui-même et autour de lui sa personnalité propre ;
mais encore ni', la nature ne reçoit des mains de l'homme
d'autre forme que celle que lui donne librement chaque
individu, dans la mesure de ses besoins et de ses penchants
bornée seulement par les limites de sa force et de son droit.


thon sens, la raison doit maintenir ce principe dans
son intégrité, sauf ce qui concerne la conservation de
l 'homme. Cela doit toujours servir de base dans toute
étude, politique, et spécialement pour la solution de
notre question.




Il'
TRANSITION A NOTRE VÉRITABLE ÉTUDE. — DIVISION.


SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN POSITIF, Er EN
PARTICULIER POUR LE BIEN - ÊTRE PHYSIQUE DES
CITOYENS.


Étendue de cette — Le soin de l'Etat pour le bien matériel
des citoyens est mauvais : — il produit l'uniformité ; — il diminue
la force ; — il trouble et empêche l'influence des actes extérieurs
et purement corporels, et celle des rapports extérieurs, sur l'esprit
et le caractère des hommes; — il s'exerce nécessairement sur une
foule hétérogène ; — il compromet ainsi l'individu par des règles
générales, qui ne pèsent sur chacun que par suite d'erreurs consi-
dérables; — il empêche le développement de l'individualité et
de l'originalité personnelle de l'homme; — il rend plus difficile
l'administration même de l'État, multiplie les charges nécessaires
pour y arriver, et devient la source d'inconvénients de toute sorte;
— enfin il déplace les points de vue justes et naturels de l'homme
dans les plus graves matières. — Justification contre la prétendue
exagération des inconvénients signalés. — Avantages du système
opposé au système que l'on combat. — Principe fondamental tiré
de ce chapitre. — Moyens employés par l'Etat dans sa préoccu-
pation pour le bien positif des citoyens. — Différence du cas où
une chose est faite par l'État, comme Etat, et celui où elle est faite
par les citoyens isolés. — Examen d'une objection : Le soin de
l'Etat pour le bien positif des citoyens n'est-il pas nécessaire? Sans
lui, ne serait-il pas impossible d'arriver au même but, d'obtenir
les mêmes résultats nécessaires? Preuve de cette possibilité, surtout
grâce à l'action spontanée et commune des citoyens. — Supériorité
de cette action sur l'action de l'Elat.


En se servant d'une formule tout à fait générale, on
pourrait déterminer comme suit la véritable étendue
de l'action de l'État : tout ce qu'il pourrait faire pour


TRANSITION A NOTRE VÉRITABLE ÉTUDE. 23


le bien de la société sans porter atteinte au principe
établi plus haut (1). Et l'on peut. dès maintenant donner
celle définition : l'État s'ingère à tort dans les affaires
privées des citoyens, toutes les fois qu'elles n'ont pas
un l'apport immédiat avec une atteinte portée au droit
de l'un par les autres. Toutefois, pour épuiser entiè-
rement la question proposée, il est. nécessaire de passer
en revue les divers aspects de l'influence ordinaire ou
possible de l'État.


Son but peut être double. Il recherche le bonheur,
ou bien il se borne à empêcher le mal ; et, dans ce
dernier cas, à empêcher le mal venant de la nature ou
le mal causé par les hommes. S'il ne s'attaque qu'au
second de ces maux, c'est la sûreté seule qu'il cherche;
et c'est cette sûreté que j'opposerai à tous les autres
buts possibles compris sous le nom de bien positif. La
différence des moyens employés par l'État donne à son
action une. étendue diverse. En effet, ou bien il cherche
à réaliser immédiatement son vmu, soit par la con-
trai nte, par les lois prohibitives et impératives, par les
peines ; ou bien, de quelque manière que ce soit, il
donne à la situation des citoyens la forme favorable à
la réalisaltion de ses vues, et les empêche d'agir dans
un autre sens; ou enfin il tend à mettre leurs inclina-
t ions en harmonie avec sa volonté, à agir sur leurs
Pensées et sur leurs sentiments. Dans le premier cas il


( I ) A savoir, que le vrai but de l'homme est le développement le
Plus la rge et le mieux proportionné de ses forces dans leur ensemble,


• etquela liberté et la variété des situations sont indispensables pour
atteindre ce but. (Relire les premières lignes du chapitre précédent.)




2L, TRANSITION A NOTRE VÉRITABLE ÊTum.
ne restreint que des actes isolés ; clans le second, il
détermine déjà davantage leur façon d'agir en général;
dans le troisième, enfin, il détermine leur caractère et
leur manière de penser. Aussi, dans le premier cas
l'influence de la délimitation est-elle fort petite, dans
le second plus grande ; énorme dans le troisième, en
partie parce que l'on agit sur la source d'où découlent
plus d'actions, en partie parce que la possibilité de
l'action mème exige plus de dispositions. 4


Toutefois, autant les branches de l'influence de.
l'État paraissent différentes, autant il est difficile de
trouver une disposition de l'État qui ne touche pas à
plusieurs choses à la fois : c'est ainsi, par exemple,
que la sûreté et le bonheur dépendent étroitement l'un
de l'autre. Ce qui ne restreint que des actions isolées
agit d'une manière générale sur le caractère, lorsque
la fréquence de l'emploi qu'on en fait devient une
habitude. Il serait fort difficile de trouver une distri-
bution de tout ceci convenable pour la marche de notre
étude. Le mieux est avant tout de rechercher si l'État
doit se proposer pour but le bien-être positif de la
nation, ou -seulement sa sûreté, d'examiner dans toutes
ses prescriptions ce qu'elles ont surtout pour objet et
pour conséquences, et (l'étudier les moyens que l'État
essaye pour atteindre chacun (le ces deux buts.


Je parle ici de tout travail de l'État pour augmentera
le bien-être positif de la nation, de tout soin pour la"
population du pays, pour l'entretien des habitants, soit
direct, par l'établissement de maisons de charité, soi,
indirect, par l'encouragement de l'agriculture, de Fia


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LE RIEN POSITIF,
dustrie et du commerce ; je parle de toutes les opé-
rations financières et monétaires, de toutes les pro-
hibitions d'importer ou d'exporter (en tant qu'elles sont
établies pour cette fin); en un mot, de toutes les dispo-
sitions prises pour éviter ou réparer les dommages
causés par la nature ; enfin, de toute disposition de
l'État, ayant pour but de maintenir ou de créer le bien
matériel de la nation. Quant au bien moral, en effet,
ce n'est pas précisément pour lui-même, mais pour le
maintien de la sécurité qu'on le recherche. C'est là le
premier des points que j'aborderai par la suite.


Toutes ces dispositions ont, suivant moi, des consé-
quences fâcheuses ; elles ne sont pas conformes à la
vraie politique, celle qui procède de points de vue
élevés, mais toujours humains.


l o
L'esprit du gouvernement domine dans chacune


de ces dispositions; et, quelque sage, quelque salutaire
que soit cet esprit, il impose à la nation l'uniformité ;
h lui impose une manière d'agir étrangère à elle-même.
Les hommes alors obtiennent des biens au grand pré-
j udice de leurs facultés, au lieu d'entrer dans l'état
social pour y augmenter leurs forces, fût-ce au prix de
quel ques-tins de leurs avantages ou de leurs jouissances
naturels. C'est précisément la diversité naissant de
t 'union de plusieurs individus qui constitue le plus
grand bien que puisse donner la société ; et cette diver-
sit6 croit à mesure que décroît l'ingérante de l'État.
Les membres d'une nation où la vie est en commun
n 'ont plus de caractère propre ; ce sont des sujets
séparés, mis en rapport avec l'État, c'est-à-dire avec


CH RÉTIEN.


2




26 DU SOIN DE L'ÉTAT


l'esprit qui domine clans le gouvernement ; et ce ni!).
port est tel que la puissance supérieure de l'État en,
fra ye bientôt le libre jeu des forces. Semblables causes,
semblables effets. Plus l'État concourt à l'action, plus
la ressemblance grandit, non-seulement entre les
agents, mais encore entre les actes. C'est là précisé-
ment le désir des États. Ils veulent le bien-être et la
tranquillité. On obtient toujours facilement l'un et
l'autre à un degré tel que les intérêts individuels lut.
tent moins vivement entre eux. Mais ce que l'homme
considère, ce qu'il doit considérer, est tout autre chose,
c'est la variété et l'activité. Elles seules forment les




caractères riches et puissants; et • certes il n'est pas•,
d'homme, si abaissé qu'il soit, qui préfère pour lui le
bien-être et le bonheur à la grandeur. Mais quand on
raisonne ainsi pour les autres, on se fait tout naturel-•Î
lement soupçonner de méconnaître l'humanité et de
vouloir transformer les hommes en machines.


2 0 Le second mal causé par ces dispositions de l'État
est qu'elles énervent la force de la nation. De même
que la forme qui naît d'une matière douée d'une acti•
vité consciente d'elle-même donne à la matière plus
de plénitude et de beauté; — car le beau est-il autre
chose que l'alliance d'éléments qui d'abord se corn'
battaient? alliance à laquelle l'indication de nouveaux
points de jonction, et, par suite, un grand nombre de
découvertes nouvelles, est toujours nécessaire; alliance
qui grandit toujours en même temps que la diversité qui
existait avant elle ;— de même la matière est anéantie
par la forme qu'on veut lui donner en la prenant hors


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


27


d'elle-même . En effet, le Néant supprime l'Être. Tout
dans l'homme est organisation. Tout ce qui doit croître
en lui doit être semé en lui. Toute force suppose l'en-
thousiasme ; et peu de choses l'alimentent autant que
l'idée que ce qui l'inspire est une propriété présente
ou à venir (I).


L'homme considère comme à lui, non pas tant ce
qu'il possède que ce qu'il fait, et l'ouvrier qui cultive
un jardin en est peut-être plus exactement le proprié-
taire que l'homme oisif et désoeuvré qui en jouit (2).
Peut•être ce raisonnement ne paraît-il permettre aucune
application à la réalité des faits. Peut-être même parait-
il que l'extension de beaucoup de sciences, attribuée
surtout par nous à ces dispositions de l'État, lequel ne
peut faire que des essais en gros, est plus utile au déve-


(I) La propriété est considérée ici comme cause productive de
l
'enthousiasme, niais non comme cause unique. Il est certain en effet
(Pl l'enthousiasme, et le plus violent peut-être, provient souvent de
la foi, sociale, politique, religieuse, philosophique, artistique, tillé-trearhr.e: £110,05 qui ne touchent que hien peu ou point du tout au sen-
liment ou à l'espérance de la propriété. Cette réserve faite, l'aperçu
de Humboldt reste profondément vrai. Michelet l'a merveilleusementdévelOppé dans son livre le Peuple, à propos de la propriété de la


( 2 ) Ceci est une manière de parler. Qui dit propriété dit travail,
M ais d it aussi jouissance absolue et exclusive, faculté d'user et dedi


sposer de l'objet du droit. Or, le jardinier n'a que le premier lot, le
rémunéré par un salaire, point par une portion quelconque dud


roit de jouissance ou de disposition. Ce qu'on pourrait dire, c'est que
sé,otrteaetàarpqt iilluedpea rélgeall)e


ro


,
pl rei ét traainr'aeil Ls t uriesiina sernnte,aufisi s i (/)eiellai


fait par un


propriété, y manquera, mais il pourra être remplacé par le senti-
ment du devoir qui lui aussi sait, grâce à Dieu, créer l'enthousiasme.


dn,i et


n


her


sn


ce passage d'un autre passage de ce chapitre, vers la




28 DU SOIN DE L'ÉTAT
loppement des facultés intellectuelles, de la civilisation
et surtout du caractère. Mais toute acquisition nou-
velle de connaissances ne conduit pas immédiatement
à un perfectionnement même des seules facultés intel-
lectuelles, et quand ce perfectionnement se produit en
réalité, il profite non pas à la nation tout entière, niais
à une partie seulement, à la partie qui tient en mainte
gouvernement. En général, l'intelligence de l'homme
et toutes ses autres forces ne progressent que par son
activité propre, son industrie propre, ou par l'usage
qu'il tire lui-même des découvertes étrangères. Les
dispositions de l'État sont toujours plus ou moins ac-
compagnées de contrainte, et même lorsqu'il n'en est
point ainsi, elles habituent l'homme à compter sur un
enseignement étranger, sur une direction étrangère,
sur un secours étranger, plutôt qu'à chercher lui-
môme des ressources. La façon presque unique dont
l'État peut instruire les citoyens n'est pas autre que
celle-ci : ce qu'il croit le meilleur, c'est-à-dire ce qu'il
a trouvé, il le pose; puis il y conduit les citoyens, soit
directement par une loi, soit indirectement par que l


-que institution toujours obligatoire pour eux, ou par
son crédit, par la proposition de récompenses, par
quelque autre moyen d'encouragement; ou bien enfin
il se borne à le recommander par le seul raisonnement.
Mais quelle que soit celle de ces méthodes qu'il prenne,
il s'éloigne toujours beaucoup du meilleur procéd é à
suivre. Celui-là. consiste sans nul doute à présenter
toutes les solutions possibles du problème, afin de
préparer l'homme à choisit' lui-même la plus heureuse'




POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.
29


ou mieux encore afin de le préparer à trouver cette
solution, en se bornant à la dégager des obstacles qui
l'entourent. L'État ne peut suivre cette méthode d'en-
seignement envers des citoyens formés, d'une manière


que par la liberté qui, tout en laissant naître
lneérotbisy te'o tacles, en confie l'enlèvement à leur force et à
leur habileté; d'une manière positive, en se formant
lui-même tout d'abord par une éducation vraiment
nationale. On examinera plus amplement par la suite
l'objection qui se présente ici. Elle consiste à dire que
le soin des affaires dont nous parlons a pour effet
l'accomplissement de la chose plutôt que l'enseigne-
ment de celui qui l'exécute ; il fait que le champ soit
bien cultivé, mais il fait moins que celui qui le laboure
devienne un habile agriculteur.


Les soins trop étendus de l'État font souffrir encore
davantage l'énergie active et le caractère moral. Ceci
n'exige guère plus de développement. Celui qui est
fortement et souvent mené en arrive à sacrifier presque
vol ontairement ce qui lui reste d'activité propre. ll se
croit dispensé du soin qu'il voit dans des mains étran-
gères; il croit assez faire en attendant leur direction
et en la suivant. Les notions du mérite et de la faute
se déplacent en lui. L'idée du mérite ne l'enflamme
P lus; le sentiment importun de la faute ne se l'ait sentir
en lui que plus rarement et d'une manière moins
efficace (1); il la met sur le compte de sa situation et




",1 ) Ceci a été admirablement développé par Proudhon
Com-


ment sous celte loi qui ne procéderait plus de son individualité pure,
p o urrait-il être encore vertueux ou lâche, coupable ou re-


2,




30 DU SOIN DE L'ÉTAT
de ceux qui la lui ont faite. S'il en vient à penser que
les intentions de l'État ne sont pas entièrement justes
s'il croit voir que l'État ne cherche pas seulement son
avantage et qu'il a encore un autre but secondaire
quelque peu étranger à celui-là, ce n'est plus seulement
l'énergie, c'est la pureté de sa volonté morale qui est
atteinte. Non-seulement il se considère comme affran-
chi de tout devoir qui ne lui est pas expressément im-
posé par l'État, mais les améliorations même qu'on
tenterait d'apporter à sa situation itti sont suspectes ;
il craint qu'il n'y ait là quelque occasion pour l'État
d'en tirer profit. Il cherche à transgresser autant qu'il
le peut les lois de l'État lui-même. Chaque violation
à ses yeux est un gain. Quand on songe qu'une partie
notable de la nation ne conçoit pas de morale au delà
des lois et des ordonnances de l'État, n'est-ce pas un
décourageant spectacle de voir les plus saints devoirs
et les ordres les plus arbitraires formulés par la même
bouche, ayant souvent pour sanction la même peine ?
Cette influence pernicieuse n'agit pas moins sûrement
sur les rapports des citoyens les uns avec les autres.


pontant? Comment serait-il moral? On conçoit très-bien le remords
procédant du péché centre soi-même : que sera-t-il né de la déso-
béissance à une loi factice, adventice, étrangère ..... ? Qui s'arrogera
le droit de punir, même en alléguant le bien du coupable, le soin de
son âme, le salut de sa dignité? Quel accord possible entre la société
et le moi? Et si l'accord est impossible, si la société doit toujours,
nécessairement, même sans compensation, prévaloir, que devient
l'individualité, obligée de s'effacer, d'abdiquer?... Que vont devenir
la liberté, l'audace, le génie entreprenant, toutes nos manifestationS
les plus généreuses, sans lesquelles notre existence n'est plus rien? I,
(De la justice dans la Révolution et dans l'Eglise, étude première,
chap. it.)


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


31
Comme chacun se confie soi-même à la sollicitude de
l'Éta t, chacun se repose bien mieux encore sur elle du


t de ses concitoyens. La conscience qu'ils ont desoit
l'intervention de l'État affaiblit l'intérêt qu'ils devraient
se porter les uns aux autres et les pousse à l'indifférence
réciproque. Au contraire, l'aide donnée en commun est
d'autant plus active que chaque homme sent plus vi-
vement. que tout dépend de lui-même; et, l'expérience
nous l'apprend, c'est clans les classes opprimées,
abandonnées du gouvernement, que le sentiment de
l'union redouble d'énergie. Mais quand le citoyen n'a
qu'indifférence pour son concitoyen, il en est de même
de l'époux pour son époux, du père pour sa famille.


Abandonné en tout au mouvement et à l'action, .
privé de tout secours étranger qu'il ne se serait. pas
procuré lui-même, l'homme sans cloute, par sa faute
on sans sa faute, serait souvent en butte à l'embarras
et au malheur. Mais le bonheur réservé à l'homme n'est
autre que celui qu'il se procure à lui-même par sa
P ropre force ; et c'est là ce qui aiguise l'intelligence et
forme le caractère. Quand l'État entrave l'activité in-
d ividuelle par une intervention trop spéciale, combien
de maux ne surgissent-ils pas? Ils surgissent et aban-
donnent à un sort bien plus désespéré l'homme qui a
pris une fois l'habitude de se confier à une force étran-
gère. Autant, en effet, la lutte et le travail actif allé-
gent e malheur, autant, et dix fois davantage, l'attente
san s espoir, déçue peut-être, le rend plus amer. Dans
les cas même les plus heureux, les États dont je parle
ressemblent trop souvent à ces médecins qui attirent




I
32 DU SOIN DE L'ÉTAT
la maladie et éloignent la mort. Avant qu'il existât des
médecins, on ne connaissait que la santé ou la mort Ci).


3° Tout ce qui occupe l'homme., qu'il tende direc-
tement ou indirectement à satisfaire ses besoins phy-
siques; qu'il marche vers un but extérieur quelconque,
tout cela se relie intimement à ses sentiments intérieurs,
Quelquefois aussi le but extérieur est accompagné d'un
autre but intérieur; et parfois c'est celui-ci qu'on se
propose surtout d'atteindre. Quant à l'autre, on ne fait
que l'y rattacher nécessairement ou accidentellement.
Plus l'homme a d'unité, plus l'objet extérieur qu'il
choisit jaillit librement de son être intérieur ; et Fun
se relie à l'autre d'une manière d'autant plus étroite et
fréquente qu'il n'a pas été choisi librement. C'est ainsi
que l'homme digne d'intérêt est cligne d'intérêt dans
toutes ses situations et dans tous ses actes ; c'est ainsi
qu'il fleurit et arrive à une beauté sublime, dans une
existence qui concorde avec son caractère.


C'est ainsi peut-être que tous, paysans et ouvriers,
deviendraient des artistes, c'est-à-dire des hommes
qui aimeraient leur industrie pour elle-même, qui l'a-
mélioreraient par une direction et un génie à eux pro-
pres, qui, par là même, cultiveraient leurs forces
intellectuelles, anobliraient leur caractère, élèveraient
leurs jouissances. C'est ainsi que l'humanité serait
anoblie par ces choses, qui, quoique belles en elles-
mêmes, ne servent souvent qu'à la déshonorer. Plus


(1) On reconnaît ici l'influence de la lecture de Platon. (Voy.
Mique, liv. III.)


PUB LE BIEN POSITIF DES CITOYENS. 33


l'hom me est habitué à vivre dans le monde des idées
et des sentiments, plus son intelligence et sa moralité
sont vigoureuses et délicates, plus il recherche les
situations extérieures qui enrichissent son moi inté-
rieur, ou chu moins les côtés qui présentent cet avantage
clans toutes celles que le destin lui attribue. On ne
saurait dire combien l'homme gagne en grandeur et en
beauté quand il s'applique sans relâche à donner tou-
jours la première place à son être intérieur, quand il
le considère comme la cause première et le but final
de tout son labeur, quand le corps n'est pour lui qu'une
enveloppe, les objets extérieurs que des outils.


Pour choisir un exemple, combien le caractère dé-
veloppé dans un peuple par l'agriculture laissée
libre (1) ne se montre-t-il pas nettement dans l'his-
toire ? Le travail qu'il consacre au sol et la récolte qui
l'en dédommage rapprochent tendrement l'homme de
son champ et de son foyer. La participation à la fatigue
bénie, la jouissance en commun de ce qu'on a gagné,
établissent dans chaque famille une douce liaison,
dont n'est pas exclu l'animal lui-même, compagnon du
travail. Les fruits qu'il faut semer et récolter, mais qui
poussent chaque année et ne trompent que rarement
l 'espérance, rendent l'homme patient, confiant, éco-
rioaninie. Le don toujours reçu directement des mains de
la nature ; le sentiment toujours vivant que, si c'est la


de l'homme qui répand ]a semence, ce n'est pas


(t) C'est la gloire des économistes physiocrates d'avoir les premiers
rMamé cette liberté.




34 DU SOIN DE L'ÉTAT
elle qui la fait germer et croître; la continuelle dépen-
dance de la saison favorable ou défavorable donne aux
coeurs la pensée tantôt terrible, tantôt douce (l'êtres
supérieurs ; elle inspire tour à tour la crainte et l'es-
poir; elle pousse à la prière et à la reconnaissance.
L'image vivante de la grandeur simple, de l'ordre in-
destructible, de l'immense bonté, donne aux aines la
grandeur, la simplicité, la douceur, la soumission
libre et heureuse aux lois et à la morale. Toujours
habituée à produire, jamais à détruire, l'agriculture
est pacifique ; elle est ennemie de la cruauté et de la
violence ; mais, remplie du sentiment que toute agres-
sion non provoquée est injuste, elle est. animée d'une
haine insurmontable contre tout destructeur de sa
paix.


Toutefois la liberté est la condition absolument né-
cessaire, sans laquelle les actes qui portent le plus
nettement le cachet de l'ôme ne peuvent entraîner
aucune de ces conséquences salutaires. Ce que l'homme
ne choisit pas lui-même, ce en quoi il est gêné ou vers
quoi il est mené, ne s'identifie jamais avec son être et
lui reste toujours étranger. Pour l'accomplir, il emploie,
non ses forces d'homme, mais une adresse (le méca-
nique. Les anciens, les Grecs surtout, considéraient
comme mauvaise et déshonorante toute occupation
ayant- pour objet, non le développement du moi, mais
seulement celui des forces corporelles ou l'acquisition
de biens extérieurs. Leurs philosophes les phis philan-
thropes approuvaient à cause de cela l'esclavage. Pour
eux, c'était un moyen, injuste et barbare sans doute.


POUR LE RIEN POSITIF DES CITOYENS.


35
d'assurer le développement de la force et de la beauté


partie du genre humain par le sacrifice ded'une
l'autre partie. Mais le jugement et l'expérience font
aisément voir l'erreur qui sert de base à ce raisonne-
ment. Tout travail peut anoblir l'homme, lui donner
une forme bien définie et digne de son être. Ce résultat
ne dépend que de la manière dont l'homme se livre à
ce travail ; et l'on peut considérer comme règle gêné-
rale qu'il produit de salutaires effets tant que lui-même
et l'énergie qui s'y rattache remplissent principalement
l'aine de l'homme (1); qu'au contraire, ses effets sont
moins bons, qu'ils sont même souvent pernicieux
quand l'homme voit surtout le résultat auquel il con-
duit, et quand il ne considère plus le travail que
comme un moyen. Car tout ce qui est attrayant en soi
excite l'estime et l'amour; ce qui ne représente qu'un
moyen utilitaire n'éveille que les intérêts ; et, autant
l'homme est anobli par l'estime et l'amour, autant il
est exposé à être ravalé par les intérêts. Si donc l'État
prend des soins positifs de la nature de ceux dont je
parle, il ne peut se placer qu'au point de vue des
résldiais, et que fixer les règles dont l'observation est
la plus utile pour leur bon accomplissement.


Ce point de vue étroit n'est jamais plus pernicieux


01 L 'espoir que nous éprouvons de triompher des obstacles qui nous
separem de tel ou tel résultat, et de nous prouver ainsi à nous-mêmes


force, est plus excitant que l'espoir d'obtenir ce résultat. C'est


R.hat
'5 l'explication de ce que l'on appelle la curiosité. L'archevêque


ely l'a fort bien dit : « Man are nover se ready to study the
inierier of a subject. as When there is soinething of a oeil thrown


" over the exterior.
Thoughts and Apophthegens. London, 18564




36 DU SOIN DE L'ÉTAT
que quand le véritable but de l'homme est purement
intellectuel ou moral ; ou lorsque l'objet lui-même,
indépendamment de ses conséquences, et ces consé-
quences elles-mêmes, ne font que s'y rattacher fatale-
ment ou accidentellement. Il en est ainsi des études
scientifiques, des opinions religieuses, de tous les liens
qui unissent les hommes les uns aux autres, et du
lien le plus naturel dc tous, de celui qui, pour les in-
dividus comme pour l'État, est le plus important,
du mariage.


Une union de personnes de sexe différent, fondée
principalement sur cette différence de sexe, suivant la
définition la plus exacte peut-être qu'on puisse donner
au mariage, peut se comprendre d'autant de manières
diverses qu'il -y a de manières diverses de comprendre
cette différence, et, par suite, qu'il existe de penchants
de coeur, de buts proposés par la raison. Pour tout
homme, c'est une occasion d'éprouver avec sûreté son
caractère moral tout entier, et principalement la force
et la nature de sa sensibilité. L'homme se propose-t-il
surtout d'atteindre un but extérieur, ou au contraire
donne-t-il la prééminence à son moi intérieur? Est-ce
l'intelligence qui en lui est la plus active, ou bien est-ce
le sentiment ? A-t-il l'entreprise prompte et l'abandon
facile? ou bien est-cc le contraire ? Les liens qu'il se
donne sont-ils éphémères ou solides ? Jusqu'à quel
point conserve-t-il son activité personnelle et spontanée
clans l'union la plus intime? Tous ces points, et d'autres
encore en nombre infini, modifient de manière oti
d'autre ses rapports dans la vie conjugale. Mais de


POUR LE BIE,N POSITIF DES CITOYENS.
31


quelque manière qu'ils soient déterminés, leur action
sur la personnalité, sur le bonheur (le l'homme, est
évidente. L'effort qu'il fait pour réaliser son idéal
réussit bien ou réussit mal ; mais de là dépend en
grande partie l'élévation ou l'affaissement de son être.
Cette influence est grande surtout sur la partie la plus
intéressante de l'humanité, sur ceux dont l'organisation
morale est tendre et délicate, dont la sensibilité est
profonde. Dans cette classe il faut ranger les femmes
plutôt que les hommes ; et le caractère de celles-là
dépend de la nature qu'ont les rapports dc famille dans
une nation. Dispensées d'un grand nombre d'occupa-
tions extérieures ; livrées principalement à celles qui
laissent le moi intérieur presque à l'abri de tout
trouble ; plus fortes par ce qu'elles peuvent être que
par ce qu'elles peuvent faire, plus expressives dans le
silence que clans la description de leurs sentiments,
plus r ichement clouées de la faculté d'exprimer direc-
tement et sans le secours des signes, possédant une


Ij m.oigasation physique plus délicate, un oeil, plus mo-
bile, une voix plus saisissante; destinées dans leurs
l
'apports avec autrui à attendre et à recevoir plutôt
qu'à aller au-devant ; plus faibles par e ll es-mômes, mais
s
'attachant plus profondément par l'admiration de la


grandeur et de la force d'autrui ; aspirant sans cesse,
dans l 'union, à en crecevoir teje t'être auquel elles sont
unies, d former n qu'elles ont reçu, et à le
rendre tout formé; plus animées du courage qu'inspire
la préoccupation del'amour et le sentiment de la force
qui


ne brave pas l'adversité, niais qui ne succombe pas
3




DU SOIN DE L'ÉTAT
à la douleur, les femmes approchent plus que l'homme
de l'idéal de l'humanité ; et, s'il est vrai qu'elles Pat_
teignent plus rarement, c'est uniquement parce qu'il
est toujours plus difficile de suivre le sentier direct
que de prendre le détour. Mais aussi, n'est-il pas be-
soin &rappeler combien un être qui a en soi tant de
charme et d'unité, en qui, par conséquent, tout est
influence, et dont chaque influence sur nous est non
point partielle mais universelle, combien un tel être:
est. profondément troublé par les froissements exté-
rieurs. Toutefois, on ne saurait énumérer tout ce qui,
dans la société, dépend du développement du carac-
tère de la femme. Si je ne me trompe, et si je puis
ainsi parler, toute qualité éminente apparaît dans une
certaine classe d'êtres : le caractère de la femme est de
sauvegarder le trésor des moeurs,


L'homme veut la liberté, la femme la pureté (I).


et, suivant ce mot profond et vrai du poète, si l'homme
s'efforce de reculer les barrières extérieures qui font
obstacle -à sa croissance, la main soigneuse de la femme
pose les bienfaisantes limites intérieures sans lesquelles
la Force ne saurait fleurir .jusqu'à la plénitude ; elle
établit ces limites avec d'autant plus de délicatesse
qu'elle connaît plus profondément l'existence inté-
rieure de l'homme, et qu'elle pénètre mieux ses raP
ports multiples; en effet, sa faculté de perception n'est
jamais entravée et la dispense d'employer ces rais ►


(I) Goethe, Torquato 'lasso, acte 11, scène


POUR LE BEFIN POSITIF DES CITOYENS.
ag


liements subtils qui obscurcissent si souvent la vérité.
Si cela était nécessaire, l'histoire pourrait. prêter son


appui à cette proposition, et montrer combien la mo-
ralité des nations se relie étroitement à la considéra-
tion dont jouissent les femmes. De ce qui précède, il
résulte que les effets du mariage sont aussi divers que
les caractères des individus, et que les conséquences
les plus factieuses peuvent se produire si l'État cherche
à définir par les lois un lien aussi étroitement uni à la
nature personnelle des individus, ou à le rendre, par
ses décrets, dépendant d'autres choses que rie la seule
volonté. Il en sera de même s'il peut, ne fût-ce que
se préoccuper des conséquences du mariage, de la
population, de l'éducation des enfants (I), etc. A la
vérité, il est facile de prouver jusqu'à l'évidence que
ces choses conduisent aux mêmes résultats, quand
elles sont accompagnées de beaucoup de soin pour
la beauté de l'existence intérieure. Des études con-
sciencieuses ont fait voir que l'union indissoluble et
perpétuelle de l'homme et de la femme est la plus
favorable à la population, et qu'évidemment aucune
autre ne saurait découler de l'amour vrai , naturel
et libre (2). Cet amour-là ne conduit pas à d'autres
rapports que ceux que les moeurs et la loi établis-
sent parmi nous , tels que l'éducation physique des


(.1 ) L
'auteur n'entend parler ici que d'un mode particulier d'édu-cabot)


que l'Etat prétendrait imposer directement ou indirectement.
(Voyez plus loin les chapitres vt et xtv.)( 2) Il est, je pense, inutile de dire que sous ce dernier mot il faut
(H.1;Itrendre l'amour qui'n'cst point troublé par les dispositions arbi-


traires de l'État : anverstimmte Liebe, dit le texte.




/10 DU SOIN DE L'ÉTAT
enfants, l'enseignement privé, l'association de la vie,
la communauté des biens, la direction des affaires ex-
térieures par l'homme, le gouvernement de la maison
par la femme. Le mal consiste selon moi en ce que la
loi commande, alors que de tels rapports ne peuvent
naître que de la volonté, point de prescriptions étran-
gères; et, lorsque la contrainte ou la direction imposée
contrarient la volonté, celle-ci nous ramène d'autant
moins au droit chemin. Aussi pensé-je que l'État, non-
seulement devrait rendre les liens plus libres et plus
larges, mais, — s'il m'est permis de me prononcer ici,
seulement d'après les considérations présentées plus
haut, alors qu'il est question , non du mariage en
général, mais d'un inconvénient spécial, saisissant, qui
provient des prescriptions restrictives de l'État, — je
pense encore qu'il devrait s'abstenir de toute action
sur le mariage, l'abandonner avec les divers contrats
qui en découlent en général, et dans leurs modifica-
tions, au libre arbitre des individus. La crainte de bou-
leverser par ce procédé tous les rapports de famille, ou
peut-être d'en empêcher la formation, -- quelque fon-
dée qu'elle soit, à cause de telles ou telles circonstances
locales, — ne m'effraye point, en tant que je considère
exclusivement la nature des hommes et des États en
général. Car l'expérience nous fait voir souvent que les
moeurs défendent ce que la loi permet; l'idée de con-
trainte extérieure est entièrement étrangère à ces rap-
ports qui, comme le mariage, reposent uniquement
sur le penchant et le devoir intérieur. D'ailleurs, les
conséquences des institutions coercitives ne répondent


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


en rien au but que l'on se propose en les édictant (1).
it o [Le soin pour le bien positif des citoyens a de plus


grands inconvénients encore, .car il s'applique à une
foule composée d'éléments divers ; les individus se
trouvent froissés par des règles générales qui ne s'ap-
pliquent à chacun d'eux qu'avec des erreurs considé-
rables.


5 •) Il empêche le développement de l'individualité et
du caractère propre de l'homme...] Dans la vie morale
et, en général, dans la vie pratique, l'homme, pourvu
qu'il observe à peu près les règles qui n'ont peut-être
d'autres limites que les principes du droit, a sans cesse
devant les yeux le point de vue élevé de son propre
développement original et de celui d'autrui; et surtout
il fait librement plier tout autre intérêt devant celui-là,
sans y être en rien poussé par le motif grossier d'une
loi positive et expresse. Mais tous les côtés que l'homme
Peut cultiver en lui sont fort étroitement unis; si cette
liaison dans l'ordre des choses intellectuelles , sans
être plus profonde, est déjà plus importante et plus
remarquable qu'elle ne l'est dans l'ordre des choses
Physiques, elle l'est encore bien davantage dans le
monde moral. Les hommes doivent donc s'unir les uns
aux autres pour faire disparaître, non leur personnalité
originale, mais leur état d'isolement exclusif. L'union
ne d oit pas fondre un être dans un autre, mais ouvrir


( 1 ) Voyez sur ce grave sujet, traité ici d'une manière quelque peuParadoxale, ce qui en.
est dit au chapitre xi de l'ouvrage. — C'est là


que s e l ertnine le morceau inséré par Schiller dans la T halia, et quese t ro
uve cette malheureuse lacune dont il est parlé dans la notice du


traducteur.




42 DU SOIN DE L'ÉTAT
les voies (le l'un à l'autre, si l'on peut ainsi parler;
chacun doit comparer ce qu'il possède de son propre
fonds avec ce qu'il reçoit d'autrui ; il doit modifier,
mais non laisser étouffer l'un par l'autre. De même, en
effet, que dans l'ordre intellectuel pour la vérité, de
même dans le domaine de la morale, la vraie dignité
de l'homme n'est jamais en conflit avec elle-même, et,
par conséquent, les liens étroits et variés qui unissent
entre eux les caractères originaux sont aussi néces-
saires pour anéantir ce qui ne peut subsister entre eux,
et ce. qui, par suite, ne peut donner à chacun ni gran-
deur ni beauté, que pour conserver, alimenter, renou-
veler et faire renaître plus belle la partie de nous-mêmes
qui reste intacte dans nos rapports les uns avec les
autres. De là un effort et un désir continu de bien
comprendre le caractère le plus profondément per-
sonnel d'autrui, de l'utiliser et d'agir sur lui, tout en
conservant le plus grand respect pour ce caractère qui
est la prIpriété «un être libre. Pour cette action, con-
tenue par le respect dont nous parlons, un seul moyen
sera permis : se montrer soi-même à découvert et se
livrer aux yeux d'autrui comme objet de comparaison
C'est là le principe le plus élevé de l'art des relations,
celui de tous peut-être qui a été le plus négligé jusqu'au-
jourd'hui. Pour tenter d'excuser cette négligence, si
l'on (lisait que les relations doivent être un délasse


-ment, non un travail fatigant, et que malheureusement
bien des gens ont à peine en eux un côté intéressant
et original dont on puisse tirer profit, il s'ensuivrait
que chacun aurait trop de respect envers soi-même


POUR LE MEN POSITIF DES CITOYENS. 43
pour rechercher d'autres délassements que l'échange
d'un travail intéressé, ne rechercherait que ceux qui
laissent inactives les plus nobles facultés; et que chacun
aurait trop de respect envers l'humanité pour déclarer
un seul de ses membres entièrement incapable (l'être
utilisé ou modifié par l'influence d'un autre. Mais du
moins cette règle doit toujours être présente à l'esprit
de ceux qui font profession de manier et de gouverner
les hommes. Par suite, quand l'État prend un soin
positif, ne fût-ce que de ce bien extérieur et physique
qui se relie intimement à l'être intérieur, il ne peut
s'empêcher de devenir un obstacle au développement
de la personnalité. C'est là une nouvelle raison de ne
jamais prendre un tel soin hors des cas (le nécessité
absolue.


Telles sont à peu près les conséquences les plus
làcheuses qu'entraînent les soins positifs pris par l'État
pour le bien-être des citoyens; elles se rattachent, il est
vrai, aux divers modes dont on peut appliquer ces
soins dans la pratique ; mais on ne saurait, à mon avis,
les en séparer d'une manière générale. Jusqu'ici, je
n'ai voulu parler que du soin pour le bien physique;
je suis toujours parti de ce point de vue, et j'ai laissé
de côté tout ce qui concerne exclusivement le bien
moral. Mais je rappelais, en commençant, que ce sujet
ne permet aucune distinction. Les développements
que j'ai fournis peuvent donc presque toujours servir
à d écider les questions qui s'élèvent; ils s'appliquent,
la Plupart du temps, au soin positif, quel que soit
l 'Objet auquel il s'applique. Toutefois, supposé




44 IW SOIN bE L'ÉTAT
jusqu'ici que les institutions de l'État dont nous par-
lons étaient déjà formulées et existantes ; je dois main-
tenant m'occuper de certaines difficultés qui se pro-
duisent dans leur établissement même.


G o
Évidemment, il serait tout à fait nécessaire, lors


de cet établissement, de peser les avantages que l'on
trouve dans ces mesures, contre les inconvénients et
surtout les restrictions à la liberté qui s'y rattachent
toujours. Mais une telle comparaison ne se ferait que
difficilement; peut-être serait-il impossible de l'établir
d'une manière exacte et complète. Car toute disposi-
tion restrictive est en lutte avec la manifestation libre
et naturelle des facultés; elle crée jusqu'à l'infini de
nouveaux rapports, et il est impossible de prévoir tous
ceux qu'elle traîne après elle, même en supposant la
plus grande régularité dans la marche des événements,
eL en faisant abstraction de toutes les conjonctures
graves et imprévues qui ne manquent cependant
jamais de se produire. Tout.homme qui a l'occasion de
mettre la main au gouvernement supérieur de l'État
reconnaît par expérience, et à ne point s'y tromper,
combien les règles générales sont rarement de néces-
sité immédiate et absolue, combien (l'entre elles, au
contraire, n'ont qu'une nécessité purement relative,
médiate, dépendante d'autres rapports qui les précè-
dent et les dominent. Aussi une quantité bien plus
considérable de moyens devient nécessaire, et ces
moyens eux-mêmes nous éloignent du but à atteindre.
Non-seulement un tel État a besoin de plus d'argent,
mais il exige une organisation plus compliquée pour


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS. 45
le maintien de la véritable sûreté politique. Moins les
par ties ont de cohésion entre elles, plus le soin de
l'État doit être actif. De là. naît la question difficile et
malheureusement trop négligée de savoir si les forces
naturelles de l'État sont suffisantes à produire tous les
moyens forcément nécessaires dans ce système? Si ce
calcul est inexactement fait, il en résulte un véritable
chaos ; des dispositions nouvelles et, compliquées
viennent donner aux ressorts de l'État une tension
exagérée. C'est là. un mal dont souffrent., et pour bien
d'autres raisons encore, un grand nombre d'États
modernes.


Il ne faut surtout point oublier un inconvénient qui
se produit ici, car il touche de très-près à l'homme et
à son développement. Ce mal vient de ce que l'admi-
nistration proprement (lite des affaires d'État est telle-
ment enchevêtrée que, pour ne pas devenir une vraie
confusion, elle rend nécessaire une foule de disposi-
tions de détail et occupe un grand nombre de per-
sonnes qui, pour la plupart, n'ont qu'à noircir du pa-
pier et à remplir des formulaires. Non-seulement un
grand nombre et d'excellents esprits peut-être sont
empêchés (le penser, beaucoup de mains qui pour-
raient s'occuper plus utilement sont détournées du
vrai travail (1); mais de plus, les forces intellectuelles
el les-mêmes souffrent de cette occupation ou vaine, ou
tro p spéciale. De là vient communément 1111 résultat.
n ouveau : c'est que le soin des affaires d'État rend les


(I) Union entre la liberté individuelle et l'économie politique.
3.




46 DU SOIN DE L'ÉTAT
serviteurs de l'État aussi complètement dépendants de
la partie gouvernante, qui les paye, que de la nation (1).
Et combien d'autres maux encore l'expérience ne nous
montre-t-elle pas d'une manière incontestable : l'at-
tente du secours de l'État, le manque d'initiative per-
sonnelle, la fausse présomption, la paresse et l'insuffi-
sance. Le vice d'où naissent ces maux est ensuite
engendré par eux. Ceux qui traitent ainsi les affaires
d'État tendent de plus en plus à négliger les choses
elles-mêmes pour n'en considérer que la forme; ils
apportent à celle-ci des améliorations peut-être réelles;
mais, comme ils n'accordent pas à la chose principale
une attention suffisante, ces améliorations lui sont
souvent funestes. De là naissent des .formes nouvelles,
de nouvelles complications , souvent de nouvelles
prescriptions restrictives, qui tout naturellement don-
nent lieu à un nouveau renfort de fonctionnaires. De là
tous les dix ans, clans la plupart des États, une exten-
sion du personnel des employés, un agrandissement
de la bureaucratie, une restriction à la liberté des su-
jets (2). Dans une pareille administration, tout dépend
de la surveillance la plus stricte, de l'activité ponc-
tuelle et consciencieuse, car les occasions de manquer
à cette surveillance et à cette activité sont d'autant
plus nombreuses. Aussi s'efforce-t-on alors, et avec
une sorte de raison, de faire tout passer par le plus de


(1) Union entre la liberté individuelle et la liberté politique.
(2) Ces opinions se retrouvent dans le mémoire écrit par Humboldt


vingt-sept ans plus tard, en 1819, sur l'Organisation constitutionnelle
de la Prusse. (Voyez l'Introduction.)


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


47
mains qu'il se peut afin d'empêcher jusqu'à la possi-
bilité d'une erreur ou d'une malversation. Mais aussi
un tel système est cause que les affaires se font méca-
niquement et que les hommes deviennent des ma-
chines; la véritable habileté, la probité, disparaissent
de plus en plus, et avec elles la confiance. Enfin ces
occupations, dont je parle, prennent aux yeux de cha-
cun une importance énorme, de telle sorte que forcé-
ment le point de vue de l'importance et du peu d'im-
portance des choses, de l'honneur et de la honte, du
but principal et du but accessoire en est entièrement
bouleversé. Et comme la nécessité d'occupations de
cette nature a des conséquences salutaires qui sautent
aux yeux et qui dédommagent de leurs inconvénients,
je m'arrête ici et je passe à la dernière considération,
à laquelle tous les développements qui précèdent
n'étaient qu'une préparation nécessaire, pour réfuter
les raisons générales invoquées en laveur du soin po-
sitif de l'État.


7" Rattachons celte partie de notre étude à une con-
sidération générale qui découle des points de vue les
plus élevés. On néglige les hommes pour s'occuper
des choses, et les facultés pour ne voir que les résul-
tats. D'après ce système, un État ressemble à un amas
d'instruments, morts ou vifs, d'influence et de jouis-
sance, plutôt qu'à une réunion de forces capables d'agir
et de jouir. En négligeant la spontanéité personnelle
des êtres actifs, il semble qu'on ne travaille qu'à leur
bonheur et à leur jouissance.Mais, en supposant même
qu'il en soit vraiment ainsi, car après tout c'est la sen-




48 DU SOIN DE L'ÉTAT
sibilité (le l'être qui jouit qui est le seul juge de sa
félicité et de sa jouissance, cela serait toujours con-
traire à la dignité humaine. S'il en était autrement, on
no pourrait pas s'étonner de ce que ce système, qui
n'a d'autre visée que le calme, renonce à la plus élevée
des jouissances humaines, par crainte, pour ainsi dire,
de ce qui lui est contraire. L'homme jouit surtout
dans les moments où il se sent. en pleine possession
de sa force et de son unité. Sans doute, l'homme alors
est bien près d'être aussi malheureux qu'il peut l'être.
Car l'instant de la tension est forcément suivi d'une
tension pareille ; mais c'est l'insurmontable destin qui
nous lance vers le bonheur ou vers la souffrance. Tou-
tefois, du moment où le sentiment (le ce qu'il y a de
plus élevé dans l'homme mérite seul le nom de' bon-
heur, la douleur et la souffrance prennent une forme
nouvelle. Le moi intérieur de l'homme devient le siège
du bonheur ou du malheur, il ne varie pas suivant les
agitations du courant qui l'emporte. Ce système con-.
duit, suivant moi, à de terribles efforts faits pour
échapper à la douleur. Celui qui se connaît vraiment
en bonheur supporte la douleur, qui sait bien joindre
ceux qui la fuient, et se réjouit incessamment de la
marche inflexible de la destinée (1). Quo les choses
naissent ou disparaissent., la vue de la grandeur est
pour lui douce el attachante. L'homme en arrive ainsi


(1) Cette philosophie est bonne en présence de faits qui échappent
à nos forces et à notre activité; c'est alors de la résignation ration-
nelle; elle est mauvaise dans les autres cas; ce n'est plus qu'un pa-
resseux fatalisme digne de Turcs.


POUR LE RIEN POSITIF DES CITOYENS.


49
à sentir que le moment de sa propre destruction
est pour lui un de ces moments de délices réservés
quelquefois, mais bien rarement, aux imaginations


ex'Pdet téet-sê. tre m'accusera-t-on d'avoir exagéré les incon-
vénients qu'on vient d'énumérer. Mais je devais dé-
peindre en entier l'influence exercée par l'immixtion
de l'État, dont il est question ici. On comprend sans
peine que tous ces inconvénients sont très-différents
selon le mode et le degré d'énergie de cette ingérance.
Je supplie que pour tout ce que ces pages contiennent
de général, on veuille bien ne faire aucun rapproche-
ment ni comparaison avec les faits. Dans la réalité on
trouve bien rarement un cas simple et complet; ce qui
fait que l'on ne voit pas distinctement l'action parti-
culière de chaque chose séparée. Il ne faut pas oublier
non plus, qu'étant donnée une fois l'existence d'in-
fluences mauvaises, le mal fait de bien rapides pro-
grès. De même qu'une grande force unie à une grande
force en produit une deux fois plus grande, de même
la faiblesse unie à la faiblesse produit une faiblesse
infime. Quelle pensée oserait déterminer la rapidité de
ne mouvement? Toutefois, en admettant même que
les inconvénients soient moins considérables, il me
semble que la théorie ci-dessus développée est plus
qu'amplement justifiée par les avantages incalculables
qu'en présenterait l'application, en supposant, ce qui
peut faire doute, que cette application soit de tout
point possible. En effet, par la nature même des choses,
la force toujours active, jamais oisive, combat toute




50 DU SOIN DE L'ÉTAT
institution qui lui est contraire, provoque toute insti-
tution qui lui est salutaire; de telle sorte qu'on peut
dire en toute vérité que l'agitation la plus ardente pro-
duit nécessairement et toujours plus de bien qu'elle ne
peut produire de mal.


Je pourrais ici présenter comme contraste l'heureux
tableau d'un peuple vivant au milieu de la liberté la
plus complète et la plus illimitée, vivant pour lui-
même au milieu de la plus grande variété de rapports
existant en lui et autour de lui; je pourrais montrer
combien l'originalité, la diversité (les forces y paraî-
trait plus belle, plus grande, plus admirable que clans
cette antiquité superbe où le caractère propre d'un
peuple moins cultivé est toujours plus rude et plus
grossier, où les forces et la richesse même du carac-
tère grandissent avec la délicatesse, où l'union presque
infinie de toutes les nations et de toutes les parties du
monde donnent une bien plus grande richesse d'élé-
ments; je pourrais montrer quelle vigueur se dévelop-
perait nécessairement si chacun s'arrangeait soi-même,
si chacun, entouré sans cesse de forces excellentes,
s'assimilait ces forces avec une activité spontanée sans
limites et toujours excitée par la liberté; je pourrais
faire voir combien l'existence intérieure de l'homme
deviendrait tendre et délicate, combien ses occup a


-tions se multiplieraient, combien tout ce qui est phy-
sique et extérieur pénétrerait l'être intérieur, moral
et intellectuel, combien le lien qui unit les deux na-
tures de l'homme gagnerait de force durable, si rien
ne venait plus troubler la libre réaction des travaux


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


54.


humains sur l'esprit et le caractère; je pourrais faire
voir comment personne ne serait sacrifié à. autrui,
comment chacun conserverait pour soi la force qui lui
a été départie, et serait par suite plus noblement dis-
posé à lui imprimer une direction salutaire à ses sem-
blables; combien, si chacun grandissait dans son ori-
ginalité propre, le caractère humain gagnerait de
nuances variées, délicates et belles; combien l'aptitude
exclusive deviendrait rare, car elle n'est en général que
la conséquence (le la petitesse et de la débilité ;comme
quoi chacun n'ayant plus rien qui le contraindrait à se
faire semblable aux autres, serait. plus fortement poussé
à se modifier d'après eux par la nécessité toujours
croissante de l'union avec autrui; comment, chez un
tel peuple, toutes les facultés et toutes les mains tra-
vailleraient à l'élévation et au bonheur de la vie hu-
maine; je pourrais montrer enfin comment chacun
n'aurait (l'autre mobile que celui-là, et serait détourné
de tout. autre but faux ou moins digne de l'humanité.
Je pourrais terminer en faisant remarquer combien
les effets salutaires d'une telle constitution, répandus
chez un peuple, quel qu'il soit, enlèveraient à ses mi-
sères, qu'il est impossible, hélas! de taire entièrement
disparaître, aux ravages de la nature, à l'action mau-
vaise (les passions hostiles, aux excès des penchants
assouvis, une immense part de leur horreur. Mais il
me suffit d'en avoir esquissé le contraste ; je me con-
tente de crayonner des idées et de les offrir à un
examen plus approfondi.


Si j'essaye de tirer la conclusion de tout ceci, je




52 DU SOIN DE L'ÉTAT
trouve que le premier principe fondamental de cette
partie de mon étude est celui-ci :


Que l'État se dispense de tout soin pour le bien po..
sitif des citoyens; qu'il n'agisse jamais plus qu'il n'est
nécessaire pour leur procurer la sécurité entre eux et
vis-à-vis des ennemis extérieurs; qu'il ne restreigne
jamais leur liberté en faveur d'un autre but.


Je devrais maintenant m'occuper des moyens sui-
vant lesquels un tel soin peut être exercé activement;
mais comme mes principes me conduisent à le désap-
prouver en lui-même, je puis garder le silence sur ces
moyens et me contenter de remarquer en général que
les moyens par lesquels on restreint la liberté dans
l'intérêt du bien•être peuvent être de nature fort di-
verse. Ils peuvent être directs, tels que les lois, les
encouragements, les primes; ou indirects, tels que la
situation faite au souverain, lequel est le propriétaire
le plus important, les concessions qu'il fait à des ci-
toyens isolés de priviléges, de monopoles, etc. Tous,
suivant le degré et le mode dont on les emploie, en-
traînent des maux divers. A supposer même qu'on ne
soulève aucune objection contre ma critique, il parait
étrange de vouloir interdire à l'État ce que chacun
peut faire : établir des récompenses, distribuer des
secours, être propriétaire. S'il était possible en pra-
tique, comme il est concevable en théorie, que l'État
jouât ainsi un double rôle, il n'y aurait rien à dire là
contre. Ce serait là exactement ce qui a lieu lors-
qu'un particulier acquiert une grande influence. Mais,
sans tenir compte de la profonde différence qui existe


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.
53


cire la théorie et la pratique, l'action d'un particulier
peut être arrêtée par la concurrence des autres ci-


la dépense de ses biens, par la mort, et
par 'autres


par l
causes encore qui n'existent plus quand il


s'agit de l'État (1). Reste donc toujours ce principe que
l'État ne doit se mêler en rien de ce qui ne concerne
pas exclusivement la sûreté; ce devoir d'abstention
est d'autant plus certain que ce principe ne repose pas
seulement sur des motifs tirés exclusivement de la
nature de la contrainte. Les actions des particuliers
ont d'autres mobiles que celles de l'État. Qu'un citoyen
par exemple propose des récompenses : en admettant
qu'elles aient la même influence que celles proposées
par l'État, ce qui n'a jamais lieu, ce citoyen agit ainsi
un peu clans son propre intérêt. Mais son intérêt, à
lui qui est en commerce permanent avec le reste des
citoyens et qui se trouve dans la même condition
qu'eux, est en rapport intime avec l'intérêt ou le pré-
judice des autres citoyens et par suite avec leur situa-
tion. Le résultat qu'il veut obtenir est préparé d'une
manière déterminée dans le présent, et, par suite, son
i nfluence est salutaire. Tout au rebours, les mobiles
de l'État se composent d'idées ou de principes sur
l esquels le jugement, même le plus sain, se trompe
souvent; il existe même de ces mobiles qui naissent
de la situation privée de l'État, laquelle, de sa nature,
n'est que trop souvent opposée au bien-être et à la
sûreté des citoyens, et n'est d'ailleurs jamais la même


cl) voyez luus .bavsu, pune, importante application de ceci, en matière




54 DIT SOIN DE L'ÉTAT
que celle de ces derniers. Si cette similitude existait,
ce ne serait plus par le fait l'État qui agirait, et la
nature de ce raisonnement fait qu'on ne peut l'invo-
quer (I).


En ceci et dans tout ce qui précède, on s'est placé à
ces points de vue d'où l'on ne considère que la force
de l'homme, comme homme, et son perfectionnement
intérieur. Le reproche d'exclusivisme pourrait nous
être adressé, si l'on négligeait absolument les résultats
dont l'existence est si nécessaire, et sans lesquels cette
force ne peut agir. Aussi se présente maintenant la
question de savoir si ces choses, du soin desquelles
l'État doit s'abstenir, peuvent prospérer toutes seules et
sans lui. Ce serait le moment d'examiner séparément
les divers modes de l'industrie, de l'agriculture, du
commerce, de toutes ces choses dont je m'occupe en
bloc, et de dire, en connaissance de cause, quels sont
pour chacune d'elles les avantages et les inconvénients
de la liberté et de l'activité livrée à elle-même. Le
manque de connaissances techniques m'empêche d'en-
treprendre cet examen. Je considère d'ailleurs qu'il
n'est pas nécessaire à mon sujet. Toutefois, s'il était
bien fait, surtout au point de vue historique, il pour-
rait être fort utile (2); il recommanderait davantage ces


(1) lin effet c'est une pétition de principe. La majeure du raison-
nement repose sur ce fait que l'Etal, en agissant comme être privé,
peut dépouiller l'influence excessive et malgré lui despotique qu'il
possède; ce qui est démontré faux suivant l'auteur.


(2) Ce travail est fort avancé aujourd'hui, grâce aux travaux des
économistes français el anglais dont les idées ont triomphé en 1859;
grâce aux écrits (le M. Laboulaye sur l'histoire des Etats-Unis.


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.
55


idées, il démontrerait la possibilité de leur application
largement modifiée, car dans l'ordre de choses exis-
tant, on n'oserait la permettre d'une manière absolu-
ment libre clans aucun État peut-être. Je me contente
de quelques observations générales. Toute chose, quelle
qu'elle soit, est mieux faite quand on agit plutôt pour
elle-même que pas' amour pour ce qui peut en résulter.
Cela est tellement dans la nature de l'homme que bien
souvent une chose entreprise pour sa seule utilité finit
par présenter du charme. Cela vient de ce que l'action
est plus douce que la possession, pourvu que cette
action soit libre et spontanée. Car l'homme le plus
vigoureux et le plus actif préférerait le désoeuvrement
au travail forcé. De plus, l'idée de la propriété ne s'é-
veille qu'avec l'idée de la liberté, et nous devons
surtout à l'idée de la propriété l'énergie de notre
activité (1 ). L'unité dans l'organisation est nécessaire
à l'obtention de tout grand résultat. Cela est certain.
Elle est nécessaire encore pour empêches' ou détourner
les grands fléaux : la famine, les inondations, etc. Mais
on peut arriver à cette unité au moyen de dispositions
prises par la nation, et non pas seulement au moyen
de dispositions édictées par l'État. Pour cela il ne faut.
qu'une chose: donner aux diverses parties de la nation
et it la nation tout entière elle-même la liberté de con-
t racter des Obligations. Il existe toujours évidemment
une différence profonde entre les dispositions prises
Pat' la nation et les prescriptions de l'État. Les pre-


( 1 ) Voyez plus haut, même chapitre, § 2, note, p. 27.




56 DU SOIN DE L'ÉTAT
mières ont un pouvoir médiat, les secondes un pouvoir
immédiat. Les premières, par suite, laissent plus de
liberté pour former, dissoudre ou modifier l'obliga-
tion. A l'origine, tous les engagements contractés par
les États n'étaient probablement que des alliances
entre les nations. Mais l'expérience nous montre ici les
conséquences funestes qui se produisent quand le désir
de conserver la siireté se relie à d'autres buts encore.
Il faut que celui qui doit mettre la main à ces choses
possède, en ce qui concerne la sûreté, un pouvoir
absolu. Mais il l'étend et en use pour tout le reste ; et
plus l'institution s'éloigne île son origine, plus le pou-
voir grandit et plus le souvenir du pacte fondamental
s'efface (1). Or, une mesure ne peut avoir de force dans
l'État qu'autant qu'elle maintient l'existence et l'auto-
rité de ce pacte. Cette raison seule pourra bien déjà
paraître suffisante. Mais alors même que le pacte fon-
damental serait entièrement respecté, que le contrat
passé par l'État serait, dans le sens le plus strict du
mot, un contrat national , la volonté des individus
séparés ne pourrait encore s'exprimer que par la re-
présentation; et il est tout à fait impossible que le
représentant de plusieurs personnes soit un organe
absolument fidèle de l'intérêt de ses représentés pris
isolément. Or, tout ce qui vient d'être dit suppose la
nécessité de l'adhésion de chaque individu. Cela exclut
la décision à la majorité des voix, et pourtant on n'en


(1) Adoption de la théorie de Rousseau, du Contrat social. Hum-
boldt ne voit pas que cette théorie favorable au pouvoir du peuple,
est meurtrière pour la liberté individuelle.


POUR LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.


57
peut concevoir une autre pour les obligations de l'État
avant un objet qui se rattache au bien positif des
citoyen s. Il ne reste donc aux dissidents qu'à sortir de
la société pour se soustraire à sa compétence, et pour
rendre nulles à leur égard les décisions prises par la
majorité (1.). Mais ceci est rendu difficile jusqu'à l'im-
possibilité, si sortir de cette société c'est sortir de
l'État. D'ailleurs, il vaut mieux contracter des obliga-
tions déterminées pour des raisons déterminées, que
d'en contracter de générales pour les besoins indéter-
minés de l'avenir. Enfin, les associations d'hommes
libres clans une nation se forment très-difficilement.
En admettant d'un côté que les obstacles qui s'y oppo-
sent nuisent à l'obtention des résultats, il ne faut pas
oublier que ce qui se forme difficilement a plus de
durée et de solidité, les forces longtemps éprouvées se
réunissant avec une cohésion plus énergique. Mais en
admettant tout cela, il n'en reste pas moins certain
que toute association vaste est peu salutaire. Plus
l'homme agit pour lui-même, plus il se développe.
Dans une grande association, il devient trop aisément
un outil. Souvent encore, ces associations sont cause
que le signe prend la place de la chose même, ce qui
est un obstacle à tout progrès (2). Les hiéroglyphes


(1) Lire sur ces questions surtout politiques le Gouvernement re-
pr6enfatif de John Stuart Mill, et la Liberté politique de M. Dupont-
White.


(2) Ceci a déjà été dit des Etats qui ne savent pas limiter leur ac-
bull. L même vice affecte les vastes associations, parce que celles-cite


ndent le plus souvent à imiter les façons de faire de l'Etat. (Voyez
I Introduction.)




58 DU SOIN DE L'ÉTAT
morts ne peuvent nous enthousiasmer comme la na-
ture vivante. Pour tout exemple, je rappellerai ici les
maisons de charité. Est-Il une chose qui tue plus corn_
piétement, toute compassion vraie, qui arrête toute de-
mande pleine d'espoir et de douceur, toute confiance
de l'homme dans l'homme? Qui clone ne mépriserait
le mendiant qui aimerait mieux être tranquillement
nourri à l'année dans un hôpital que d'être assisté dans
ses souffrances, non par une main distraite, niais par un
coeur compatissant 11)? Je concède volontiers que sans
ces vastes groupes, en qui, si je puis ainsi parler,
l'humanité a agi pendant ces derniers siècles, nous
n'aurions pas fait tous nos progrès rapides, mais seule-
ment rapides. Les fruits seraient venus plus lentement
mais ils auraient mûri; et ne seraient-ils pas devenus
plus doux? Je crois clone devoir écarter cette objection.
Il en reste deux autres qui seront examinées par la
suite. L'une consiste à demander si, avec l'insou-
ciance de l'État, telle qu'on L'a dépeinte, la conserva-


(1) Que j'aime bien mieux les idées de M. Jules Simon sur le même
sujet : « Quand l'Etat élève des asiles pour l'enfance, pour la vieillesse
et pour les malades, il obéit simplement à l'une de ses obligations les
plus étroites Cet enfant, sur le seuil de la vie, est abandonné par
ses parents? A l'Etat de punir les coupables s'il y en a, et d'élever
leur victime. Ce vieillard impotent n'a plus la force de gagner sa vie?
C'est un ouvrier qui a servi à son heure et qui, maintenant, a le droit
de se reposer. S'il reste à ses enfants MI morceau de pain, qu'ils le
partagent avec lui. S'il meurt le dernier des siens, c'est une épave de
l'État : l'Etat n'est tenu qu'au nécessaire ; cela seul est de justice, le
reste est de générosité.. ... Encore doit-il meure une sage messire
dans sa munificence et ne pas rendre l'abandon et l'isolement désira"
bles en faisant d'un hospice un palais. .1Iéene en matière d'assistance 11
ne doit passe substituer à la famille, i, ne doit que la remplacer quasi
elle fait défaut. » (La Libert é, 2° édit., t. P r, p. 370-330.)


POLS LE BIEN POSITIF DES CITOYENS.
59


l ion de la sécurité est possible ; l'autre à demander
ci du moins la création des moyens jugés nécessaires
pour que l'action de l'État puisse s'exercer mul-
tiplie filialement les atteintes portées aux rapports
tics citoyens par les rouages de la machine gouverne-
mentale.




IV


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF DES CITOYENS,
POUR LEUR SURETÉ.


Ge soin est nécessaire ; — il constitue le véritable but de l'État. —
Grand principe tiré de ce chapitre. — Sa justification par l'his-
toire.


Aucun accord entre les États ne serait nécessaire si
le mal, qui pousse les désirs de l'homme à empiéter
sans cesse sur le domaine d'autrui en violant les justes
limites à eux opposées (1,), et qui excite la discorde fille


(1) Ce que je définis ainsi, les Grecs l'expriment par le seul mot
7-..kz.z,veZ:a., dont je ne trouve l'équivalent exact dans aucune autre lan-
gue. Peut•étre pourrait•on le traduire en allemand par ces mots : Be-
gwrde nachmehr (désir du plus); mais encore ils n'expriment pas l'idée
d'illégitimité qui se trouve dans le mot grec, sinon par sou étymologie
du moins (autant que j'en puis juger), par l'acception où le prennent
les auteurs. On pourrait le traduire pour


e
l'usa «e, avec une exactitude


non pas absolue mais plus grande, par le motCebervortheilung, pré-
tention injuste. (Note de l'auteur.) — La 17),EGVE., parfaitement dé-
finie par le texte, est le désir d'accaparer plus que sa part d'avan-
tages (voy. John Stuart Mill, On. Liberty, chap. iv ; et p. 235 de la
traduction de M. Dupont-White, 2e édit.).— On se rappelle les vers
de la Fontaine :


Fureur il'aredinuiler, meustre de qui les yeux
Regmleut soutins un peint tous les bienfaits des dieux




4-
Fables, VIII, 27.—On peut dire que le désir d'organiser la résistance
contre la 7:),tcygi.%


a fait naitre tous les systèmes socialistes.


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF.. 61
de cette violation, ressemblait aux maux physiques de
la nature ou aux maux moraux qui s'en rapprochent
sur ce qui aboutissent aux ravages, soit par
l'excès lci)coillli


point
ejottlissance ou des privations, soi t par d'au-


tres faits qui ne concordent point avec les conditions
nécessaires à la conservation. Aux premiers maux
s'oppose rait le courage, la bravoure, la prudence des
hommes ; aux seconds, on opposerait leur sagesse
éclairée par l'expérience et, dans les deux cas, il fau-
drait toujours en finir par un combat. Il n'existe donc
nécessairement aucun pouvoir suprème et inviolable
qui détermine nettement l'idée de l'État. Il en est tout
autrement des discussions des hommes; elles appel-
lent toujours et fatalement une puissance de cette
nature. Car dans la discorde, les luttes naissent des
luttes. L'offense provoque la vengeance et la vengeance
est une nouvelle offense. Il faut donc en arriver à une
vengeance qui ne permette aucune nouvelle vengeance,
— c'est-à-dire à la peine infligée par l'État (I), — ou
à une décision qui force les parties à rentrer dans le
calme, à la décision du juge. Aussi le commandement
obligatoire et l'obéissance absolue ne sont-ils jamais
aussi nécessaires que clans les entreprises des hommes


!
0./ Ces lignes contiennent la réfutation, — d'ailleurs


• facile, — de
a théorie de Droit pénal appartenant à M. de Girardin, et consistant
aremplacer toute peine légale par une inévitable et universelle publi-
cité g io»née aux méfaits. Que le lecteur se reporte à la polémique
Sde MM. de Girardin et de Lourdoueix, aujourd'hui réunie en un vo-ie sous ce titre : Ga Liberté, il y trouvera la discussion de cette
lidée plus hardie quo justifiable; il y verra surtout le modèle de l'ur-
banité el na lipleruiENse


n


quise, conservée de part et d'autre dans un débat
Prolongé.




62 nu SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF.
contre les hommes, qu'il s'agisse de repousser l'en_
nemi étranger, qu'il s'agisse de maintenir la tranquil-
lité dans l'État. Sans la sûreté, l'homme ne peut ni
développer ses facultés, ni jouir de leurs fruits; car
sans sûreté il n'est point de liberté. C'est là un bien
que, seul, l'homme ne peut pas se procurer à lui-
même. Cette vérité est établie par les raisons que nous
n'avons fait qu'indiquer plutôt. que nous ne les avons
approfondies; elle l'est encore par l'expérience. Nos
États, que tant de traités et d'obligations lient les uns
aux autres, où la crainte empêche si souvent l'explosion
des violences, sont dans une situation bien plus favo-
rable qu'il n'est nécessaire pour pouvoir songer à
l'homme clans son état naturel; et cependant ils n'ont
pas la sûreté dont jouissent les plus humbles citoyens,
même sous la constitution politique la pl us défectueuse.
Si j'ai repoussé précédemment sur bien des points
l'intervention de l'État, par le motif qu'aussi bien que
lui la nation peut se procurer toutes ces choses sans
qu'elles soient accompagnées de tous les inconvénients
qu'entraîne l'action de l'État; par la même raison, je
dirige cette action vers la sûreté comme vers la seule
chose que l'homme isolé, livré à ses seules forces, ne
puisse pas se procurer à lui-même (1). Je crois donc
pouvoir poser ici ce premier principe positif, sauf, par
la suite, à le définir plus nettement et à le limiter; à
savoir que la conservation de la sûreté, soit contre les


(1) La sûreté et la liberté personnelle sont les seules choses qu'an
être isolé ne puisse s'assurer par lui-môme. (Mirabeau, sur l'Edueatie»
publique, p. 119.)
(Note de rouleur.)


DII SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF.
63


ennemis du dehors, soit contre les troubles intérieurs,
est le but que doit se proposer l'État, et l'objet sur
lequel il doit exercer son action. Jusqu'ici, j'avais essayé
d'établir ce principe négativement, en disant que l'État
ne doit point étendre davantage les bornes de son
influence.


Celte proposition est justifiée par l'Histoire. Nou
voyons, en effet, qu'à l'origine les rois n'ont été chez
toutes les nations que des chefs pendant la guerre, ou
des juges pendant la paix. Je dis les rois; car, qu'on
me permette cette digression, l'histoire, chose remar-
quable, ne nous montre que des rois ou des monar-
chies précisément à l'époque où le sentiment de sa
liberté est le plus cher à l'Homme qui, n'ayant encore
que fort peu de propriété, ne connaît, ne prise que la
force personnelle, et place sa plus grande jouissance
dans la possibilité de l'accroître sans entraves. Telle
fut la forme politique adoptée par les États de l'Asie,
de l'ancienne Grèce, de l'Italie, et par les tribus ger-
maniques, de toutes les plus jalouses de leur liberté (1).


(I) u Reges (men in terris nomen imperii id primum fuit), etc., »
Sallust. in Catilina, c. n. — Kot'r.',:pzz; cize.acc s>tatketn7.t.
Pion Vs. Ralicarn., Hist. R .:2n., 1. V (à l'origine toutes les villes grec-
ques étaient gouvernées par des rois). (Note de l'auteur.) — 11 fau-
drait écrire plus que quelques lignes pour contrôler la justesse de
cet aperçu historique. Est-ce que la liberté eut d'aussi fervents ado-
rateurs en Asie qu'en Grèce? dans les troupeaux humains que Xercès


. lan çait à coups de fouet, que dans les armées de Thémistocle et d'Épa-
minondas? L'individualité s'épanouit-elle aussi puissante et aussi
originale sous les successeurs de Romulus qu'à côté des rois ger-
mains?..... Humboldt paraît être tombé ici dans une de ces embû-
ches que tendent si souvent les mots ; et même, la traduction qu'il
don ne


du passage de Denys d'Halicarnasse n'est pas irréprochable.


4e,




64 DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF.
Si l'on réfléchit sur la cause de ce fait, on est saisi de
cette vérité que le choix d'une monarchie est la preuve
de la grande liberté de ceux qui choisissent. L'idée
d'un maître, qui commande, ne vient, comme on l'a
déjà dit, que du sentiment qu'un chef ou un arbitre
est nécessaire. Un homme qui dirige ou qui juge, voilà
évidemment cc qu'on veut avoir (1). L'homme vraiment
libre ne sait même pas qu'un chef ou qu'un arbitre
puisse devenir un maître; il n'en soupçonne pas la
possibilité ; il ne donne à aucun homme le pouvoir de
subjuguer sa liberté, et n'attribue à aucun homme libre
la volonté de devenir son maît re. En réalité, même
l'ambitieux qui ne peut comprendre tout ce que la
liberté a de beau, n'aime l'esclavage que parce qu'il
ne veut pas, lui, être esclave; il en est ainsi de la mo-


1, rale vis-à-vis du vice, de la théologie vis-à-vis de l'hé-
résie, de la politique vis-à-vis de la servitude. Seule-
ment, il est certain que nos monarques ne parlent pas
une langue aussi douce que le miel, comme les rois
ci'Ilomère ou d'Hésiode (2).


(1) C'était précisément ce que les grenouilles, lasses de l'état dé-
mocratique, demandèrent si haut à Jupiter. On sait comment le dieu
les contenta.


OV7tVI. 7:p.recuat Atc; zoupv. !).a0,cto
TE.:91;.LEV -:GV 'EGte


r


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Et plus loin.
TGuvz y./. Txp (3%Cfl),ZE. ; EZE:?pr+VE; C.UVEXCC ).:CG:;
B>M779.1.£11Gt4 eycp .r(9( p.27:17:C.771 erin.
Pa con, p.xXxx,cy; .zy.py.cyzp.evct EITE£GaVi.


(Hesiodus in Théogonie, v. 81 et suiv. , 88 et suiv.)


(2)


tir


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LE BIEN NÉGATIF.


65
Celui d'entre les rois issus des (lieux, que les tilles
Du grand Jupiter honorent, celui sur la naissance de qui leur regard
pont elles humectent la langue d'une rosée favorable, [brille,]
celui-là laisse tomber de ses lèvres un langage doux comme le miel...,


Les rois éclairés dominent parce qu'ils ramènent les peuples"
Troublés par la discorde, de la confusion à l'union,
En les apaisant par de douces paroles.


(Note de rouleu•.)


4.




V


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ coxTRE LES ENNEMIS
EXTÉRIEURS.


Du point de vue que l'on a choisi dans cette étude. — Influence géné-
rale de la guerre sur l'esprit et sur le caractère de la nation. —
Comparaison de cette situation elle-méme et de toutes les insti-•iii
turions qui s'y rapportent chez nous. — Inconvénients divers de
l'état de guerre par rapport au développement intérieur de l'homme.
— Grand principe qui ressort de cette comparaison.


Revenons à notre sujet. En ce qui concerne la sûreté
contre les ennemis extérieurs, j'aurais à peine besoin
de dire un mot, si l'application de l'idée générale laite
successivement à tous les objets ne lui donnait plus
de clarté. Et ce travail sera d'autant moins inutile que
je me bornerai à examiner l'influence de la guerre sur
le caractère de la nation, et qu'ainsi je ne quitterai pas
le point de vue choisi par moi comme étant le point
de vue dominant dans cette étude tout entière. Les
choses ainsi considérées, la guerre me paraît être l'un
des phénomènes les plus salutaires au progrès du genre
humain, et c'est avec peine que je la vois disparaître
de plus en plus (le la scène du monde (1). Sans doute,


(1) Humboldt a eu le temps de se consoler de 1792 à 1815.


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ.


67
c'est l'extrémité redoutable qui fait que toute âme ac-
tive s'éprouve, se retrempe en luttant contre le dan-
ger, le labeur, la peine, qu'elle se modifie par suite
'en une foule de nuances à travers la vie humaine, et
qu'elle donne à la personnalité entière la force et la
variété, sans laquelle la légèreté n'est que la faiblesse,
l'unité que le vide.


On me répondra qu'à côté de la guerre il existe des
moyens analogues de développement; qu'il est des
dangers physiques dans beaucoup de professions; qu'il
est, si je puis ainsi parler, des dangers moraux de toute
nature, qui peuvent atteindre le grave et ferme politi-
que dans son cabinet, comme le libre philosophe dans
sa cellule solitaire. Mais il m'est impossible d'abandon-
ner l'idée que dans ce cas-ci, comme toujours, toute
entité purement intellectuelle n'est que la fleur d'une
entité physique (1). Sans doute le tronc sur lequel cette
fleur peut naître vit dans le passé. Mais la pensée du
passé s'éloigne sans cesse; les hommes sur lesquels
elle agit deviennent de plus en plus rares dans le peu-


(I) Ces mots renferment l'application d'une théorie qui jouit quel-
que temps d'une grande vogue dans l'école romantique allemande.
On peut lui donner en français le nom de Philosophie de l'identité
(ldeniitiltsphilosophie). Elle établit, entre l'ordre physique et l'ordre
intellectuel, un parallélisme bien plus rigoureux que ne le fit l'école
sen sualiste de Condillac. Suivant ses adeptes, toute pensée, tout sen-
timent repose sur un fait, ou plus exactement, sur un objet matériel
correspondant. Par conséquent, suivant Humboldt, le danger pure-
ment moral qui assiége les résolutions du politique, ou les spéculations
du Penseur, dans leur cabinet d'étude, manque de base, de réalité et
Par suite d'efficacité. Pour que le danger puisse agir efficacement surle deve luppement humain, il faut que ce danger presse tout à la foisI intelligence et le corps, l'âme et la vie; or, la guerre seule réunit




68 DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ
ple; et sur Ceux-là même sou action devient de jour
en jour plus faible. Les autres travaux, bien que dan-
gereux, tels que la navigation, l'exploitation des mi-
nes, etc., sont plus ou moins dépourvus de cette idée
de grandeur et de gloire qui se rattache étroitement à
la guerre. Et, en réalité, cette idée n'est pas chiméri-
que. Elle repose sur la conception de la puissance su-
périeure. On s'efforce d'échapper à l'action des élé-
ments, de la subir avec résignation plutôt que de la
vaincre :


Aucun homme
Ne doit se mesurer
Avec les dieux (4).


Le sauvetage n'est pas la victoire. Ce que le sort fa-
vorable nous envoie, et dont tirent parti le courage
ou la sensibilité de l'homme, n'est ni le fruit ni la
preuve de la puissance suprême. Ajoutons que dans la
guerre chacun croit avoir le droit de son côté; chacun
croit venger une offense. Et l'homme simple, sous l'em-
pire d'un sentiment que, de son côté, l'homme le plus


à un haut degré cette double condition. —Telle est, en quelques mots,
l'idée métaphysique et l'application qu'en fait Humboldt dans ce pas-
sage. Contentons-nous d'observer que, pour le plus grand nombre,
la guerre ne présente qu'un danger purement physique? Quand deus
de ces armées comme notre temps sait les organiser se trouvent en
présence, est-ce que le simple soldat a à faire vraiment oeuvre (fin.
telligence? Evidemment non. Et quant à l'enthousiasme, en le lui re-
présente souvent comme mauvais. Par suite la guerre, telle qu'elle
existe aujourd'hui, ne peut aider que bien rarement le développement
de l'homme. Il n'en peut être ainsi que quand chaque soldat sait e
veut ce pour quoi il se bat. Voyez du reste ce qui est (lit un peu plus
loin.


(l) Goethe, Poésies, Des limites de l'humanité.


CONTRE LES ENNEMIS EXTÉRIEURS.
69


civilisé ne saurait nier, songe bien plus à laver son
honneur qu'à prendre ce dont il a besoin pour vivre.


Personne ne voudra me concéder que la mort du
(marier qui tombe en combattant soit plus belle que
la mort héroïque d'un Pline, ou, pour citer des hom-
mes que peut-être on n'admire pas assez, que la mort
d'un Robert ou d'un Pilâtre de Rozier. Mais ces exem-
ples sont rares ; et qui sait si, outre ceux-là, on en
pourrait découvrir d'autres? Aussi n'ai-je choisi pour
la guerre aucun cas particulièrement favorable. Qu'on
prenne les Spartiates aux Thermopyles. Je demande à
tout venant quelle est l'influence d'un tel exemple sur
une nation? Je sais bien que l'on peut montrer, que
l'on montre en effet, le même courage dans toutes les
situations de la vie. Mais ira-t-on blâmer l'homme sensé
qui se laisse entraîner par ce qui est la plus vivante
manifestation de ces sentiments? Peut-on nier qu'une
telle manifestation agit du moins sur la foule en gé-
néral? Et, malgré tout ce que j'ai entendu dire de
maux qui seraient plus terribles que la mort, je n'ai
encore vu aucun homme qui jouît de la plénitude
de la vie, et qui, à moins d'être un fanatique, méprisât
la mort. Il est vrai qu'il existait de tels hommes dans
l
'antiquité; en ces temps où l'on estimait encore la


chose plus que le nom, le présent plus que l'avenir.
Ce que je dis ici des guerriers ne s'applique qu'à ceux
q ui, moins éclairés que ceux de la République de
Platon, prennent les choses, la vie et la mort, pour ce
qu'elles sont, qu'à ces guerriers qui ont devant leurs
yeux la grandeur et «qui prennent la grandeur pour en-




70 DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ
jeu. Toutes les situations où les extrêmes se touchent,
pour ainsi parler, sont les plus intéressantes et les plus
fertiles en enseignements. Mais, où voyons-nous qu'il
en soit ainsi en dehors de la guerre, dans laquelle le
penchant et le devoir, le devoir de l'homme et celui
du citoyen paraissent être en lutte continuelle, et où,
cependant, toutes ces collisions trouvent la plus com-
plète solution, pourvu que ce soit la légitime défense
qui ait fait prendre les armes?


Le point de vue où je me place, et qui me fait consi-
dérer la guerre comme salutaire et nécessaire, fait déjà
voir suffisamment de quelle manière je pense qu'il
faille en user dans l'État. L'esprit qui la soulève doit
pouvoir avec certitude se manifester librement dans
tous les membres de la nation (1). Ceci combat tout
d'abord l'institution des armées permanentes. Ces ar-
mées et tous les procédés modernes de faire la guerre •
sont bien loin de l'idéal qui serait si nécessaire au pro•
grès de l'Homme. S'il faut déjà que le guerrier fasse
d'une manière générale le sacrifice de sa liberté et qu'il
devienne une machine, il en est ainsi à un bien plus
haut degré dans nos guerres contemporaines, où la
part de la force, de la bravoure, de l'habileté indivi-
duelles, est si restreinte. Combien de maux arriveront
fatalement si des parties considérables de la nation
sont retenues dans cette vie mécanique pendant la
paix, et seulement en vue d'une guerre


(1) Ce correctif plein de sens doit être rapproché de ce qui est dit
au commencement de ce chapitre.


CONTRE LES ENNEMIS EXTÉRIEURS.
71


pas durant quelques années, mais souvent pendant leur
• existence entière !


Peut-être est-ce ici plus que partout ailleurs le
cas de dire qu'avec le développement de la théorie
des entreprises humaines, celles-ci perdent de leur
utilité pour ceux qui y prennent part (t). Il est incon-
testable que l'art de la guerre a fait chez les mo-
dernes d'immenses progrès; mais il est aussi incontes-
table que la noblesse du caractère des guerriers est
devenue plus rare; on ne le rencontre dans toute sa
beauté que dans l'histoire de l'antiquité (2), ou du
moins, —à supposer que l'on voie ici une exagération,
— chez nous trop souvent l'esprit guerrier n'entraîne
que des conséquences fâcheuses pour les nations, tan-
dis que dans l'antiquité nous le voyons bien souvent en
produire de fort salutaires. Mais nos armées perma-
nentes apportent la guerre jusqu'au sein de la paix, si
je puis ainsi parler. Le courage et la discipline militai-
res ne sont honorables que quand ils s'allient, celui-là.
aux plus belles vertus de la paix, celle-ci au profond
sentiment de la liberté. S'ils s'en séparent, — et com-
bien cette séparation n'est-elle pas favorisée par le sol-
dat armé en temps de paix ! — la discipline dégénère


(i) La multiplicité croissante des règles formulées, l'habitude bien
vite acquise de les suivre aveuglément, fait que l'esprit (le ressourcedisparaît, que l'imprévu dans les résolutions devient plus rare. La
gloire des capitaines éminents, des généraux de la république fran-
çaise, par exemple, est d'avoir substitué aux principes reçus de l'an-
cienne tactique des procédés nouveaux qui leur appartenaient en
Propre. (Voyez plus haut chap.


p. 20.)
(2 ) Dans Homère, oui, mais non dans l'histoire. (Voyez l'Introduc,lion, vers la fin.)


possible, non




72 nu SOIN nE L'ÉTAT POUR LA su unit,
facilement en esclavage, l'esprit militaire en licence et
en brutalité.


A côté de cette critique des armées permanentes,
qu'il me soit permis de rappeler que je n'en parle ici
qu'autant que mon point de vue l'exige. Loin de moi
la pensée de méconnaître leur grande et incontestable
utilité ; c'est cette utilité qui les fait résister aux causes
de dissolution provenant des vices qui leur sont inhé-
rents et qui les entraîneraient, comme toutes les choses
humaines, à une perte irrésistible. Elles sont une
partie de l'ensemble construit, non par les vaines
conceptions de la raison humaine, niais par l'infaillible
main de la destinée. Ce serait la tâche d'un historien
futur qui entreprendrait de nous comparer d'une ma-
nière impartiale et complète avec une époque plus
reculée, ce serait. sa tâche de dépeindre l'influence des
armées permanentes sur tous les faits propres à notre
temps, et leur part de mérite et de responsabilité dans
le bien et le mal qui peut nous distinguer.


Mais il faudrait que j'eusse été bien malheureux
clans l'exposition de mes idées, si l'on pouvait en con-
clure que, suivant moi, l'i%tat doit de temps en temps
faire la guerre. Qu'il donne la liberté, et que l'État
voisin jouisse de la même liberté. En tout temps les
hommes sont hommes et ne perdent point leurs pas-
sions originelles. La guerre liai ira d'elle-même ; et,
si elle ne naît point, on sera certain que la paix n'est
ni imposée par la force, ni produite par une paralysie
artificielle. De celle manière la paix des nations sera
un bien aussi supérieur en bienfaisance que l'image


CONTRE. LES ENNEMIS ExiEnittÉs.
du laboureur paisible est plus douce que cella du
guerrier couvert de sang. Et, si l'on songe aux progrès
de l'humanité entière faits par chaque génération, il
est sûr que les temps à venir deviendront de jour en
jour plus pacifiques. Quand la paix proviendra des fa-
cultés intérieures des êtres, les hommes, et surtout les
hommes libres seront devenus pacifiques. Aujourd'hui
_l'histoire de l'Europe pendant une année le prouve—
nous jouissons des fruits de la paix, mais non de ceux du
calme. Les forces humaines tendant toujours et indé-
finiment à l'action, du moment qu'elles se rencontrent.,
s'unissent ou se combattent. Quelle forme prendra le
combat? Sera-ce la guerre, ou la concurrence, ou telle
autre nuance quelconque ? Cela dépendra surtout du
degré de perfectionnement des facultés humaines.


Je dois maintenant tirer de ces prémisses un principe
servant à mon but final.


L'État ne doit en aucune manière provoquer la
guerre ; il doit aussi peu l'empêcher violemment,
quand les faits la rendent nécessaire ; il doit laisser
son influence sur l'esprit et le caractère s'exercer li-
b
rement sur toute la nation ; il doit surtout s'abstenir


de toutes prescriptions positives pour former la nation
a la guerre; ou, du moins, quand elles sont absolument
indispensables, comme le sont les exercices militaires
de s


ci toyens, il doit leur donner une direction telle
qu


'elles ne se bornent pas à produire la bravoure,
l'ha bileté, la subordination du soldat, mais l'esprit du
vrai guerrier; ou plutôt qu'elles suscitent (le nobles
Citoyens toujours prêts à combattre pour leur patrie.


CHIIETIL ∎ .




DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ DES CITOYENS LES UNS
VIS-A-VIS DES AUTRES. — MOYENS D'ATTEINDRE CE eu.


— DISPOSITIONS CONCERNANT LE PERFECTIONNEMENT
DE L'ESPRIT ET DU CARACTÈRE DES crroveNs. — .DE
L'ÉDUCATION PUBLIQUE.


Étendue possible dos moyens de favoriser cette sdreté. — Moyens
moraux. — Education publique. Eile est pernieiepse, surtout
parce qu'elle empêche la variété du développement; — inutile,
parce que dans mie nation jouissant d'une liberté convenable, une
bonne éducation privée ne manquera pas de se trouver; —elle
va trop loin, parce que le soin de la sdreté ne rend pas nécessaire
le complet perfectionnement des moeurs. — Elle est donc en dehors
des limites de l'action de !'Flat.


J'arrive au soin de l'État pour la sûreté intérieure
des citoyens les uns vis-à-vis des autres. lin examen
plus étendu et plus approfondi devient nécessaire ; car
il ne suffirait pas, ce. me semble, de dire d'une manière
générale que l'État a pour devoir de maintenir cette
sûreté. Selon moi il faut absolument poser les bordes
que l'État sur ce point ne doit pas franchir ; ou dtl
moins si cela devenait tout à fait impossible, il faudrait
exposer les Causes de Cette impossibilité, et indiquer
les caractères distinctifs par leSqltels on peut dans des
cas donnés les reconnaître, Nous savons déjà, par utie


DU SOIN DE L'ÉTAT ilotrii LA SURETÉ INTÉRIEURE. 75
expérience blets défectueuse, que ce soin peut s'étendre
plus ou moins loin pour atteindre son but. Il peut se
contenter de réparer ou de punir les désordres commis.
il peut chercher a les prévenir d'une manière géné-
rale; il peut enfin s'efforcer d'imprimer aux Citoyens,
a leur caractère, à leur esprit, une direction qui con-
(luise vers ce but. Cette extension peul encore existera
des degrés divers. On peut. se borner à rechercher
et à punir les offenses faites aux droits des citoyens
ou au droit direct de l'État ; ou bien, en considérant
le citoyen comme un être responsable envers l'État de
l'accroissement de ses facultés, qui, par suite commet,
en les détruisant ou en les affaiblissant, un vol envers
l'État, on peut avoir l'ceil toujours ouvert sur les actes
dont les conséquences n'atteignent que l'agent lui-
même. Je rassemble ici tout cela, et par suite je parle
en général de toutes les prescriptions de l'État, édic-
tées dans l'intention d'obtenir la sûreté publique. Ici
se placent ensemble toutes celles qui, ne tendant en
rien, ou ne tendant pas exclusivement à la sûreté, con-
cernent le hien moral des citoyens ; car, ainsi que je
l'ai remarqué plus haut, la nature des choses défend
ici toute distinction, et ces prescriptions concernent
ordinairement au premier chef le repos et la sûreté de
nId. En celte matière, je continuerai de suivre la
marche que j'ai choisie jusqu'ici. J'ai admis tout d'a-
bord la plus Large influence possible de l'État, puis je
Ine suis appliqué à déterminer successivement tout ce
qui doit en être détaché. Maintenant il ne me reste
P l us qu'à m'occuper du soin pour la sûreté. A ce sujet




76 le SOIN DE L'ÉTAL
je procéderai comme je l'ai déjà fait ; je commencerai
par le considérer dans sa plus grande extension, puis
j'arriverai par une série de restrictions aux principes
qui me paraissent être les vrais. Peut-être trouvera-
t-on cette marche longue et diffuse ; je reconnais vo-
lontiers qu'une exposition dogmatique exigerait une
marche précisément opposée. Mais dans une simple re-
cherche comme celle-ci, on est sûr du moins d'avoir
parcouru le sujet dans toute son étendue, sans avoir
rien négligé, et d'avoir exposé les principes dans
l'ordre où ils découlent logiquement les uns des autres.


On a beaucoup insisté , surtout depuis quelque
temps, en faveur de l'empêchement préventif des actes
illégaux (1) et en faveur de l'emploi de moyens moraux
dans l'État. Toutes les fois que j'entends parler de
semblables demandes, je me réjouis, je l'avoue, de ce
que de pareilles restrictions à la liberté diminuent de
plus en plus chez nous et deviennent de moins eu
moins possibles dans la situation où se trouvent la
plupart des États.


On invoque l'exemple de la Grèce et de Rome. Mais
une connaissance plus exacte de leurs institutions
montrerait bientôt combien ces comparaisons sont in-
concluantes. Ces États étaient des républiques. Chez
eux les mesures de cette sorte servaient d'appui à leur
libre organisation, laquelle remplissait les citoyens
d'un enthousiasme qui faisait qu'on ressentait moins
l'influence mauvaise des restrictions à la liberté privée


(1) Voy. Jules Simon, La Liberté, 2 e édit., t. Il, p. 135.


POUR LA SERETÉ
ERIEURE.
77


et rendait moins dangereuse l'énergie du caractère.
D'ailleurs ils jouissaient aussi d'une plus grande liberté
que nous ; et ce qu'ils en sacrifiaient, ils le sacrifiaient
pour agir encore, pour participer au gouvernement.
Dans nos États, presque tous monarchiques, il en est
tout autrement. Ce que les anciens pouvaient employer
de moyens moraux, éducation nationale, religion, lois
morales, tout cela chez nous donnerait moins de fruits
et plus d'inconvénients. Ce qu'on prend aujourd'hui
pour l'effet de la prudence du législateur n'est ie plus
souvent que la coutume nationale qui, existant encore
mais chancelant déjà, a appelé à son secours la sanc-
tion de la loi expresse. La concordance des institutions
de Lycurgue avec le mode de vie de la plupart des
nations barbares a été magistralement établie par Fer-
guson (1), et quand la civilisation vint policer le peuple,
il ne resta rien que le fantôme de ces institutions.
Enfin il me semble que le genre humain est arrivé
aujourd'hui à un degré de culture tel qu'il ne peut dé-
sormais le porter plus haut que par l'amélioration des
in dividus ; il s'ensuit que toutes les institutions qui
em pêchent celte amélioration, et qui réunissent davan-
tage les hommes en vastes groupes, sont maintenant
plus que jamais pernicieuses (2).


(I) An Essay on the hislory of civil socicly, chapitre intitulé :
rude nations prior Io the establishment of properlj.


(2) Que les hommes ne soient pas réunis en grandes masses sui-
Vain le bon plaisir d'une diplomatie à expédients, au mépris des dif-
férences naturelles et morales de langue, de race, d'aspirations, de
taractere,


rien de mieux. Mais aussi que la liberté soit laissée aux
divers tronçons d'un peuple morcelé de se réunir. ce n'est point
cette réunion qui en soi est mauvaise. Selon nous elle est excellente




7$


Où SOIN DG L'ÉTAT
Ces quelques observations, pour parler d'abord de


ce seul moyen moral dont l'influence s'étend si loin,
font déjà voir que l'éducation publique, c'est-à-dire
organisée ou dirigée pur l'État, est sous bien dés rap
ports dangereuse. D'après ce qui précède tout aboutit
au progrès dé l'homme duits la plus grande variété;
niais l'éducation publique favorise fléCéSelirtgnent une
forme déterminée, même quand elle veut éviter cet
inconvénient et se berner ii créer et à entretenir des
maîtres. De là vient qu'elle renfermé tous les maux
que j'ai suffisamtnent exposés dâns la première partie
de cette étude (1). Je dois seulement ajouter que toute
limitation est pl tiS pernicieuse quand elle porte sur
l'homme moral ; et s'il est une chose au monde qui
puisse exiger que l'action s'exerce sur l'individu pris
séparément, c'est l'édUcalkni, dont le but est précisé-
ment de former l'individu. Il est incontestable que
cela donne lieu à des conséquences fort salutaires; par
eXemple que l'homme, lel que sa Situation et les °W.:
constances rôtit fait, devient actif par lui-même dans
l'État; que, Si je puis ainsi parler, le conflit entre la
situation qui est imposée par l'État et celle qu'il
s'est en partie Choisie ltii-tnerne lui donne une nouvelle
forme, et que l'organisation de l'État même subit cer-


quand elle est librement consentie. L'arbitraire seul est pernicietlXi
qu'il ourdisse un lien contre nature, qu'il sépare et déchire un peuple
en lambeaux ; qu'il attache la Pologne it la Russie, qu'il empêché
Denise d'être italienne. Eu ce qui concerne l'Allemagne, les év6118-
ments contemporains fout voir que la question est plus compliOee•
Nous l'étudierons peut-être quelque jour.


(t) Ghapitre


POUR LA SURETÉ INTÉRIEURE.
79


tains changements qui, tout. imperceptibles qu'ils soient
tout d'abord, apparaissent nettement si l'on considère
les modifications apportées au caractère national. Mais
ces effets s'effacent toujours plus ou moins, suivant
que l'individu dès son enfance a plus ou moins reçu
l'éducation qui forme le citoyen. Évidemment il est bon
que les rapports de l'homme et du citoyen concordent
autant que possible ; tenterais il en est ainsi seulement
quand le litre de citoyen exige assez peu de qualités.
spéciales pour que la forme naturelle de l'homme puisse
se conserver sans rien sacrifier d'elle même. C'est là le.
but unique où tondent toutes les idées que j'ai entre-
pris de développer dans cette étude. Mais toutes les
conséquences salutaires de ce système s'évanouissent
quand l'homme est sacrifié au citoyen. Dans ce cas,
en effet, bien que les conséquences mauvaises dti.
manque d'harmonie ne se produisent point, l'homme
perd les avantages qu'il s'était efforcé de S'assurer par
situ union avec l'Étal. Il faudrait donc, selon moi, que
l 'éducation la plus libre et le moins possible dirigée
en vue des rapports civiques, se répandît partout.
L'homme ainsi formé devrait entrer dans l'État, et
l 'organisation dé l'État devrait, pour ainsi dire, s'é-
prouver sur lui. Ce ne serait que dans une telle lutte
que j'espérerais avec confiance et certitude l'amélio-
ration vraie de l'organisation sociale par la nation, et
flue je ne craindrais pas l'influence de l'organisation
civ ile sur l'homme. En supposant même que celle-ci
l'Ut fort défeetueUse, on peut penser combien gagnerait
t'énergie de l'homme résistant à Ses liens, ou se main-




n
80 nu SOIN 1)E L'ÉTAT


tenant en dépit d'eux, dans sa grandeur. Mais il n'en
pourrait être ainsi qu'autant qu'elle se serait développée
dans toute sa liberté. Car, quelle force aurait-il encore
à augmenter ou à conserver si ces liens l'avaient en-
serré dès sa première jeunesse? Toute éducation pu-
blique, en qui domine toujours l'esprit du gouver-
nement, donne à l'homme. une certaine forme civique.


Quand cette forme est bien déterminée en soi, quand
elle est belle, quoique spéciale et exclusive, comme
elle l'était dans les anciens États, et comme nous la
trouvons peut-être encore aujourd'hui dans quelques
républiques, non-seulement la réalisation en est plus
facile, mais aussi elle renferme en elle-même moins
d'inconvénients. Avec nos constitutions monarchiques,
il n'existe, fort heureusement pour le progrès de
l'homme, aucune forme ainsi déterminée. Parmi leurs
avantages, accompagnés pourtant rie quelques défauts,
se trouve évidemment celui-ci le lien social n'étant
jamais considéré que comme un moyen, il n'est pas
besoin, autant que dans les républiques, d'employer
les forces individuelles an profit de ce moyen. Tant
que le sujet obéit aux lois, tant qu'il se maintient lui
et les siens dans le bien-être et dans une activité inno-
cente, l'État ne se soucie pas de son mode d'existence.
Il suit de là que l'éducation publique ne se proposerait
pas pour but une vertu ou une manière d'être déter-
minée ; par elle-même, en effet, bien qu'on ne l'ait pas
remarqué, elle considère, non pas l'homme, comme
le. fait l'éducation privée, mais le sujet et le citoyen.
Il en résulte au contraire qu'elle rechercherait avant


POUR LA SCRETÉ INTÉRIEURE.


81
tout cet équilibre de toutes choses qui, mieux que tout
le reste, produit et maintient la tranquillité ; la tran-
quillité, pour qui ces États réservent la plus large part
de leur estime et de leur zèle. Une pareille tendance,
ainsi que j'ai taché de l'établir dans une autre occa-
sion, ou ne produit aucun progrès, ou conduit au
manque d'énergie ; au contraire, la séparation des
routes suivies, propre à l'éducation privée, produit dans
la vie cet équilibre entre les divers liens et rapports,
avec plus de sùreté et sans rien sacrifier de l'énergie.


Que si l'on veut interdire à l'État d'exiger tel ou tel
mode d'éducation publique; si l'on veut lui faire un
devoir de se borner à favoriser le développement ori-
ginal des forces, on arrive à une chose impraticable
en soi : où l'unité d'organisation existe, se produit
toujours une certaine uniformité dans les effets. Par
suite nous n'avons pas à examiner dans cette suppo-
sition l'utilité d'une éducation publique, car le seul
but est d'empêcher que les enfants ne restent entière-
ment privés d'éducation ; il est mieux ou c'est un
moindre de mal de donner des tuteurs aux parents
négligents et d'aider les indigents (1). Du reste l'édu-
cation publique n'atteint pas le but qu'elle se propose,


(1) Fort bien, niais ceci ne répond point à la question de savoir si
l'Etal est obligé de procurer l'éducation, si l'enfant a droit à cette
éd ucation, et s'il peut l'exiger de rant, quand son père ne peut pas
ou ne veut pas la lui donner. L'affirmative, vers laquelle nous pen-
chons, semble bien résulter de ce qui est dit au chapitre xiv. Mais,
it vrai dire, Humboldt n'a pas mesuré toute l'étendue de ce grave
Problème, que M. aertauld a étudié et résolu en cc sens que l'éducation
Qst pour l'État un droit, et un simple devoir imparfait. D'après ce


5.




82 htf SOIN bE L'ETAT
c'est-itdire lu formation des moeurs suivant le modèle
que l'État considère comme le plus convenable pour
lui. Si grave, si pleine d'aetion que puisse être sur la
vie entière l'influence de l'éducation, les eirconStanceS
qui entourent l'hotinne durant Imité 8à, vie sent, bien
plus importantes encore. Aussi quand l'harmonie
manque cette éducation ne peut se faire jour. En général
l'éducation doit seulement cultiver lés hommes, sans
s'occuper des formes civiques à leur donner; te der-
nier point ne regarde point l'État. Chez des Jumbos
libres tolites les affaires progressent, tous les arts fleu-
rissent de plus en plus, toutes les sciences s'étendent.
Chez eux tous les liens de famille sont plus étroits;
les parents sont appliqués avec plus de zèle à soigner
leurs enfants, et, ayant plus d'aisance, ils sont plus à
portée de suivre en ce point leurs désirs. Chez les
hommes libres, l'émulation naît, et il se forme de
bien meilleurs professeurs là ou leur sort dépend du
succès de leurs travaux que là où il dépend des charges
qu'ils ont à attendre de l'État. Aussi ne manquera-t-on
ni d'une éducation domestique éclairée, ni d'établisse-
ments pour l'éducation en commun si utile et si néces-
saire (I). Mais si l'éducation publique doit donner à


publiciste; l'enfant n'aurait jamais le droit d'en exiger l'accomplis se
-nient. Nous pensons que l'intérêt individuel du mineur, et aussi l'in-


D'ira social, la sauvegarde de la sûreté imposent à l'Etat
lion, le devoir parfait de procurer l'éducation. Comparer le da'
pitre xtv de ce livre et le chapitre xt du livre de M. Bertauld, La
liberté civile.


(1) « Dans une société bien ordonnée, au contraire; tout invite les
hommes à cultiver les moyens naturels : sans qu'on s'en mélo
cation sera bonne; elle sera même d'autant meilleure qu'on aura


POUR LA SHRETE INTÊMEURE. 83
nomme une forme déterminée, ne pourrait-on pas
dire qu'elle vaut mieux que tout le reste pour em-
pêcher la transgression des lois et pour consolider la
sûreté. Car la vertu et le vice ne dépendent pas de
telle ou telle manière d'être de l'homme ; ils ne sont
pas liés nécessairement à tel on tel côté du caractère.
ils se rattachent bien plutôt à l'harmonie ou à la dis-
cordance des différents traits du caractère, au rapport
de la force avec la somme des penchants, etc. Chaque
motte déterminé d'éducation pour le caractère est par
là susceptible d'écarts qui lui sont propres et dans les-
quels elle s'abàtardit. Aussi quand une nation entière
n'a conservé exclusivement qu'un seul mode d'éduca-,
fion, elle manque de toute force pour résister à cette
décadence et de tout équilibre. Là se trouve peut-être
la raison (les modifications fréquentes de l'organisation
des anciens États. Chaque constitution agissait de telle
sorte sur le caractère national, que celui-ci, formé
d'une manière déterminée, dégénérait et produisait
nue constitution nouvelle. Enfin l'éducation publique,
si on lui concède l'entier accomplissement de ses vues,
a une action excessive. Pour maintenir la sûreté néces-
saire dans un État, le perfectionnement des moeurs
lui-même n'est pas nécessaire. Mais j'exposerai plus


plus laissé à faire à l'industrie des maîtres et à l'émulation des élèves.»
(Mirabeau, sur l'Edueation publique. Note de l'auteur.) Ces idées de


' Humboldt et de Mirabeau, la dernière surtout, n'est pas en faveur an•
jourd'hui auprès des libéraux universitaires. (Voyez les discours de
M. Jules Simon au Corps législatif.) Les économistes sont divisés
depuis longtemps sur cette question. M. Michel Chevalier demande,
M. Dunoyer repoussait l'intervention de l'Etat dans l'éducation.




8!I
DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA S•RET• INTÉRIEURE.


loin les raisons qui viennent à l'appui de cette propo-
sition (1), car elles se relient à l'effort tout entier fait
par l'État pour agir sur les moeurs, et il me reste
encore à parler de deux moyens particuliers qui s'y
l'attachent plus spécialement. L'éducation publique
me paraît clone être entièrement en dehors des limites
dans lesquelles l'État doit renfermer son action (2). VII


(1) Chapitre vil:.
(2) a Ainsi, c'est peut-être un problème de savoir si les législateurs


français doivent s'occuper de l'éducation publique autrement que
pour en protéger les progrès, et si la constitution la plus favorable au
développement du suai humain, et les lois les plus propres à mettre
chacun à sa place, ne sont pas la seule éducation que le peuple doive
attendre d'eux


(Loc. cil., p. 11.) D'après cela les principes ri-
goureux sembleraient exiger que l'Assemblée nationale ne s'occupât
de l'éducation que pour l'enlever à des pouvoirs ou à des corps qui
peuvent en dépraver l'influence




o (Loc. cil., p. 12.)
(Vole de l'auteur.)


DE LA RELIGION.


Coup d'œil historique sur la manière dont les Etats se sont servis de
la — Toute ingérante de l'Etat dans la religion entraîne
la protection de certaines opinions, l'exclusion de certaines autres,
et par suite, la gouvernementation des citoyens à un degré ou à un
autre. — De l'influence de la religion sur l'esprit et le caractère
des hommes ; — considérations générales. — La religion et la
morale ne sont pas indissolublement liées l'une à l'autre : car, —
la. source originelle de toutes les religions est entièrement subjec-
tive; — l'existence ou l'absence du sentiment religieux peuvent
l'une et l'autre produire des effets favorables à la moralité. —
Les principes de la morale sont entièrement indépendants de la
religion, — et l'influence de toute religion, quelle qu'elle soit, n'est
fondée que sur la nature individuelle de l'homme, — (le sorte que
tout ce qui agit uniquement sur la moralité n'est pas du domaine
exclusif du système religieux ; — ce n'est que la forme qui re-
couvre ses éléments intrinsèques. — Application de ces considé-
rations à la présente étude; — examen de la question de savoir si
l'Etat doit se servir de la religion comme moyen d'action. — Tout
encouragement donné par l'Etat à la religion a surtout pour effet
de produire des actions conformes à la loi. — Mais ce résultat ne
doit point suffire à l'Etat qui doit former des citoyens soumis aux
lois et ne pas seulement faire que leurs actes s'accordent avec
elles. — De plus ce résultat en soi est incertain, invraisemblable ;
— on peut l'obtenir par d'autres moyens plus sûrement que par


-- Ce moyen entraîne avec lui des inconvénients tels
qu'ils en proscrivent absolument l'usage. — Réponse en passant à
une objection que l'on pourrait faire ici et que l'on tirerait de
manque de lumières de plusieurs classes du peuple. — Enfin ce
q ui tranche la question au point de vue le plus élevé et le plus
général, l'accès à la forme intérieure de la religion, c'est-à-dire à




86 DE LA RELIGION.
ce qui agit vraiment sur la moralité, est absolument fermé à l'Etat.
— Donc tout ce qui est du domaine de la religion est en dehors
des bornes de l'action de l'Etat.


Outre l'éducation proprement dite de la jeunesse, il est
encore un autre moyen d'agir sur le caractère et les
mœurs de la nation; en usant. de ce moyen,l'État se saisit
de l'homme parvenu à son développement et à sa matu-
rité; il dirige sa vie entière en dirigeant sa manière
d'agir et sa façon de penser; il cherche à lui imprimer
telle ou telle marche, ou, du moins, à lui épargner
tels ou tels égarements. Je veux parler de la religion.
L'histoire nous fait voir que tous les États se sont ser-
vis de ce moyen dans des mesures différentes et pour
arriver à diverses fins. Chez lés anciens, la religion
était intimement liée à la constitution de l'État; c'était
l'un de ses appuis et l'un de ses ressorts politiques, et
toutes les observations que j'ai faites précédemnient
sur les institutions antiques sont applicables ici. Lors-
que la religion chrétienne, à la place des divinités par-
ticulières à chaque nation, vint enseigner l'existence
d'une divinité universelle et comintine à tous les hom-
mes, on vit s'écrouler une des plus funestes murailles
qui séparaient les unes des autres les diverses races
humaines ; elle posa ainsi la vraie base de toute vraie
vertu, de tout vrai progrès, de tonte vraie union dans
l'humanité, biens sans lesquels la civilisation, la lu-
mière, les sciences même seraient demeurées bien plus
longtemps, sinon toujours, le partage exclusif d'un
petit nombre d'hommes. A ce montent lé lien tantra la'
constitution de l'État et la religion se relâcha. Mais


DE LA RELIGIO N. 87_
plus tard, lorsque l'irruption des peuples barbares vint
épouvanter la civilisation, cette re ligion , niai comprise,
fit naître Un aveugla et intolérant prosélytisme; la
forme des États fut modifiée d e telle sorte qu ' on ne


d es sujets, et fi etrouva plus, ah lieu de citoyens, (lite
sujets appartenant moins à l'État qu'au prince: Les
rois s'imaginant que le soin de la religion leur était
confié par Dieu même, s'appliquè rent sel'oPtilettseinént
à la maintenir et à l'étendre. flans les temps moder_
nes, il est vrai, ce préjugé est devenu plus rare; mais,
au nom de la sécurité intérieure et de la moralité, on
a réclamé aussi haut, comme la meilleure garantie à
leur donner, l'encouragement de la religion par les lois
et les institutions de l'État. 11 nié semble qu 'on Peut
présenter ainsi à grands traits la division de l'histoire
religieuse des États; je ne veux pas nier cependant que
partout toutes les considérations que j 'ai rapportées,
et surtout la dernière, aient pli exercer Concurrem


-


ment leur inlItience, quoique l'u ne d'elles ait dominé.
Dans les efforts faits pour agie sur les Moeurs au 11.1() Yeu-(l is idées religieuses, il faut distinguer la protection
donnée -à une religion déterminé e , de la proteetioti
donnée aux sentiments religieux t_ire
mière est, sans aucun doute,




en général. La
plus oppressive et pitc,


que la seconde. En effet, /lient que l'Étatmudu
dère la religiosité et la moralité comme inséparables,
etcomme tient pour légitime et permis de s'en servir


de moyens d'action, il est à peine P ossible
q u'en présen ce de la concordance inégale des diverses
oliMions religieuses avec les idées craies ou eménue.4




88 DE LA RELIGION.
sur la moralité telle qu'il se la représente, il ne prenne
pas l'une d'elles sous sa protection de préférence aux
autres. Supposons même qu'il se garde entièrement
d'agir ainsi, qu'il se pose seulement comme protecteur
et défenseur de tous les partis religieux ; comme il ne
peut juger que sur des actes extérieurs, il est obligé de
favoriser les opinions de ces partis, en opprimant les opi-
nions dissidentes des individus, et, dans tous les cas du
moins, il s'intéresse à une opinion en tant qu'il cher-
che à faire dominer en général la croyance en Dieu,
comme croyance agissant sur notre vie. Avec tout cela
on en arrive à dire qu'avec l'équivoque de toutes les
expressions, avec la foule des idées qui, trop souvent,
sont contenues dans un mot, l'État devrait nécessaire-
ment donner aux mots sentiment religieux une signifi-
cation déterminée, du moment qu'il voudrait s'en ser-
vir comme d'une règle et d'une boussole. Suivant
moi donc il ne peut. exister aucune immixtion de
l'État dans les matières religieuses, qui ne se laisse
aller plus ou moins à favoriser certaines opinions dé-
terminées et qui ne soulève contre elle les objections
que l'on oppose à une semblable protection. Aussi ma
pensée est-elle que toute immixtion de cette nature,
quel qu'en soit le mode, entraîne toujours avec elle
jusqu'à un certain point la direction, l'enchaînement
de la liberté individuelle (I). En effet, la contrainte
proprement dite, la simple exhortation, la recherche


(1) Ceci est notable. Humboldt ne veut pas que l'on enehaine ; bien
plus, il ne veut pas que l'on dirige la liberté individuelle.


DE LA RELIGION.
89


des Occasions qui permettent de s'occuper des idées
religieuses, ont une influence très-naturelle, quoique
diverse; dans ce dernier cas même, comme on s'est
efforcé précédemment de le démontrer avec plus de
détail, à propos de plusieurs institutions semblables, il
existe toujours au profit de la manière de voir de
l'État une certaine prépondérance qui amoindrit la
liberté (1). J'ai cru devoir présenter d'avance ces ob-
servations pour aller au-devant du reproche qu'on
pourrait faire à l'étude qui va suivre, de ne pas s'occu-
per du soin pour l'encouragement de la religion en
général, mais seulement de ses diverses manifestations
séparées, et pour n'avoir pas besoin de trop la morce-
ler par un examen embarrassé des divers cas qui peu-
vent se présenter.


Je veux parler ici de la religion en tant qu'elle se
relie à la moralité et à la félicité et que, par suite, elle
s'e s t. transformée en un sentiment ; je n'en parle ni en


' tant que la raison reconnaît ou croit reconnaître une
vérité religieuse, car l'aperception de la vérité est in-
dépendante de toutes les influences de la volonté ou de
l'instinct; ni en tant que la révélation affirme une re-
lig ion, car il ne faut pas que la foi historique soit as-
sujettie à ces influences. Cela bien entendu, je pense
que la religion repose sur un besoin de rame. Nous
espérons, nous pressentons parce que nous désirons.
Là où l'excitation, venant de la culture intellectuelle,
fait entièrement défaut, le besoin vient uniquement


(t) Chapitre nt, p. 53.




90 DE LA RELIGION.
de la sensibilité. La crainte et l'espérance, au milieu
de phénomènes naturels que l'imagination transforme
en êtres conscients et actifs, eernposent toute la reli-
gion. Quand la culture intellectuelle commence à naî-
tre, cela De suffit plus. L'arne s'élance vers le spectacle
d'une perfection, dont une étincelle brille en elle,
mais dont elle pressent en dehors d'elle une mesure
bien supérieure. Cette contemplation devient de l'ad-
miration; et quand l'homme se croit en rapport avec
l'Être parfait, elle devient de l'amour, d'où naît le dé-
sir de se faire semblable et de s'unir à lui. Cela se
rencontre même chez les peuples qui n'en sont encore
qu'aux premiers éléments de la civilisation. La cause
en est que, chez les nations les plus barbares, les per-
sonnages principaux s'imaginent descendre des dieux
et croient qu'ils retourneront parmi eus. L'idée de la
Divinité varie seulement suivant que se modifie l'idée
de la perfection qui domine, et qui change. à chaque
époque et dans chaque peuple. Les dieux des anciens
Grecs et des anciens Romains, ceux de tins premiers
ancêtres n'étaient que (les idéalisations de la puissance
et de la force corporelles ('1). Quand l'idée du beau


(1) La faculté d'idéaliser suppose chez l'hotntée un degré de ett1.
turc relativement avancé. Le travail de l'idéalisation ne peut s'ac-
complir que dans un cerveau qui a observé et comparé". Il est la
synthèse, élevée, vigoureuse, poétique de pensées, de sentiments, de
sensations. L'homme primitif n'y pouvait parvenir directement. L'idée
de la Divinité a germé pour la première fois dans le cmur humant
sous l'empire d'un sentiment de reconnaissance et de (erreur. (VOS.
Bernardin de Saint-Pierre, De la nature de la morale.) — Mais ce
qui suit est-il aussi vrai? L'homme a-t-il idéalisé, d'abord le beau
matériel, puis le beau intellectuel et moral? N'est-ce pds l'outre


DE LA IIELIGION,
91


matériel naquit et se raffina, on éleva la beauté maté-
rielle personnifiée sur le trône de la divinité, et l'on
vit surgir cette religion qu'on pourrait appeler la reli.
,ion de l'art. Quand l'homme monta de la matière à
l'esprit pur, du beau au bien et au vrai, l'idée de toute
perfection intellectuelle et morale devint l'objet de
l'adoration; la religion commença d'appartenir à là
philosophie. Peut-être pourrait-on se servir de cette
balance pour peser et comparer la valeur des différen-
tes religions, si les religions variaient suivant les na-
tions et les sectes, point suivant les individus séparés.
Mais la religion est si entièrement subjective, qu'elle
repose seulement sur l'intelligence propre et person-
nelle de chaque homme.


Quand l'idée de la Divinité est le fruit d'une vraie


inverse qui a été le plus souvent suivi? Certaines races aussi, et en
grand nombre, ne sont-elles point passées directement de l'idée d'une
Divinité terrible ou favorable, à l'idéalisation du beau moral, sans
arriver jamais à l'idéalisation du beau matériel? Prenons des exerti
Pies. En Egypte le caractère même des divinités principales indique
assez qu'elles sont nées du sentiment de la crainte ou de la recon-
naissance; plus tard notis trouvons une religion Savante 00 certaines
vertus morales sont personnifiées. Quant au beau matériel, les Egyp-.
tiens ne paraissent jamais l'avoir compris, et pourtant les modèles ne
leur manquaient pas, témoin Cléopâtre. — On en pourrait dire au-
tan t des peuples de l'Asie orientale. — Enfin dans !es religions des
Hommes rouges de l'Amérique, on a trouvé des idéalisations mo-
rales trés-vivantes et très-élevées; on n' y


a point aperçu trace des
ti ntions esthétiques même les plus simples. — C'est qu'en effet le
senti ment, et par suite l'idéalisation du beau plastique suppose, ou
u ne organisation exceptionnellement délicate comme celle des Grecs
et des anciens Hindous, ou bien nue civilisation très•a yancée, et la
connaissance de lois si obscures que la critique moderne n'est pas
encore parvenue à les démêler. Aujourd'hui encore la psychologie et
la morale sont bien mieux tünfittei3 que l'esthétique.




111
92 DE LA RELIGION.
culture intellectuelle, elle réagit sur la perfection inté-
rieure d'une manière salutaire et bienfaisante. Toutes
les choses nous apparaissent sous une forme différente,
suivant que nous les considérons comme les créations
d'une volonté intelligente et prévoyante, ou comme le
produit du hasard aveugle. Les idées de sagesse, d'or-
dre, d'intention, qui nous sont si nécessaires pour nos
actions et même pour le progrès de nos facultés intel-
lectuelles, poussent dans notre âme des racines bien
plus profondes quand nous les apercevons partout au-
tour de nous. Le fini devient pour ainsi dire infini, ce
qui est fragile devient stable, ce qui est changeant de-
vient immuable, ce qui est compliqué devient simple,
quand notre esprit place une cause ordonnatrice au
sommet des choses et attribue une durée sans terme
aux substances intellectuelles. Nos efforts pour trouver
la vérité, pour arriver à la perfection, gagnent en éner-
gie et en sûreté quand il existe pour nous un être qui
est la source de toute vérité, le foyer de toute perfec-
tion. Les adversités deviennent moins dures à l'âme,
car l'espoir et la confiance se relient à elles. Le senti-
ment que tout ce que nous avons nous le recevons de
la main de l'Amour suprême, élève notre félicité et no-
tre bonté morale. Par la reconnaissance pour le bon-
heur dont elle jouit, par la confiance en celui qu'elle
désire vivement, l'âme sort d'elle-même, elle cesse
d'être renfermée en elle-même et de couver ses propres
affections, projets, besoins, espérances. Si elle n'a pas
le sentiment sublime de se devoir tout à elle seule,
elle sent avec délices qu'elle vit dans l'amour d'un


DE LA RELIGION.
93


autre être, et, grâce à cette idée, sa propre perfec-
tion s'unit avec la perfection de cet être. Elle de-
vient pour les autres ce que les autres sont pour elle;
elle ne veut pas que d'autres doivent tout tirer d'elle
quand elle ne reçoit rien des autres. Dans cette revue
historique rapide, je n'ai fait qu'effleurer les principales
époques. Après l'étude magistrale et approfondie de
Garve (1), pénétrer plus avant dans ce sujet, serait une
inutile témérité.


Mais autant il est vrai, (l'un côté, que les idées religieu-
ses concourent à la perfection morale, autant d'un autre
côté il est faux qu'elles soient liées à elles indissoluble-
ment (2). La seule idée dela perfection spirituelle est assez
grande, assez nourrissante, assez sublime pour n'avoir
pas besoin d'une enveloppe ou d'une forme étrangères.
Et cependant il y a au fond de toute religion une per-
sonnification, une sorte de matérialisation, un anthro-
pomorphisme plus ou moins accusé. Cette idée de la
perfection sera toujours présente à l'esprit de celui qui
n'est pas habitué à condenser la somme de tout le bien
moral dans un être idéal, et à se considérer comme
en l'apport avec cet être; elle lui sera une excitation à


(1) Garve, né à Breslau le 7 janvier 1742, succéda à Gellert
en 1769 comme professeur de philosophie à Leipzig. La faiblesse de
sa santé le força, en 4772, d'abandonner sa chaire. Il mourut le
1" décembre 1789. Parmi ses nombreux écrits, les plus connus sont :
Geber die Verbindung der Moral und der Poila* (1788) . Celer den
Charakter der Bauern und ihr Verktiltniss gegen den Gulsherrn
und die liegierung (1786). Geber Gesellschaft und Einsainkeit (1797-
1 800;, etc., etc.


(2) Remarquons cette justification si mesurée de l'indépendance de
la morale.




911 f,,t n4146 (ON,
l'activité, élément de tout bonheur. Quand l'expé-
rience lui aura bien fait voir qu'il lui est possible de
faire progresser son esprit en énergie morale, il avan-
ocra avec courage vers le but qu'il se propose. La Pen-
sée de l'anéantissement (10 son existence ne l'effrayera
pas, pourvu que son imagination trompeuse ne vienne
pas à sentir le néant dans le néant. Sa dépendance né-,
cessaire de destinées extérieures ne l'impressionnera
pas. Indifférent à la jouissance ou à l'indigence maté-
rielle, il ne verra plus que ce qui est purement intel-
lectuel ou moral, et le sort, quel qu'il soit, ne pourra
rien sur son âme même. Son esprit se suffisant à lui-
même se sentira indépendant; la plénitude de ses idées,
la conscience de sa force intime l'élèveront au-dessus
du changement des choses. Quand il fera retour sur
son passé, il recherchera pas à pas comment, tantôt
d'une manière, tantôt d'une autre; il mira utilisé cha-
que événement ; comment peu à peu il est devenu ce
qu'il est maintenant; quand il verra tout réuni en lui,
la cause et l'effet, le but et le moyen, alors, plein du
plus noble orgueil que puissent ressentir les êtres finis,
il s'écriera :


N'as-tu pas accompli tout toi-même,
faur bridant d'une flamme sacrée (I)?


Comment doivent s'éteindre dans l'homme toutes les
idées d'isolement, d'abandon, de manque de protec-
tion, de consolation et d'appui, que l'on suppose sou-
vent là oh est absente l'idée d'une cause personnelle,


(I) Goethe, Prométhée,


l LA, itemion.
organisatrice, prévoyante, de l'enchainement des cho-
ses finies? Ce sentiment de sa valeur proprç, (le son
existence en soi et par soi ne le rendra pas dur et in-
sensible envers les autres êtres; il ne, rendra pas son
cœur inaccessible à l'amour compatissant et à tout mou-
vement bienveillant. Celte idée de la perfection qui,
certes, n'est pas seulement une froide perception de
l'entendement, mais qui peut être aussi un chaud sen-
tintent du coeur ; cette idée, à laquelle se rattache toute
l'activité de l'homme fait pénétrer son existence à lui
dans l'existence de ses semblables. Il existe en eux une
aptitude égale à une plus grande perfection, et l'homme
peut produire et augmenter cette perfection. Il n'est
pas encore pénétré du plus haut idéal de la moralité
tant qu'il peut se considérer comme séparé des autres
hommes, tant que tous les êtres intellectuels ne se con-
fondent pas dans son esprit avec la somme de toute la
Perfection qui se trouve disséminée en eux. Peut-être
Son union avec le reste des êtres semblables à lui de-
vie ndra-t-elle encore plus profonde, sa compassion
pour leur sort plus vive, à mesure que son esprit verra
Plus clairement que leur sort et le sien dépend seule-
ment de lui et d'eux.


Il se peut faire que l'on reproche, et avec raison, à
ce tableau (l'exiger pour rester vrai une force d'esprit
et de caractère non pas seulement ordinaire, mais tout
à fait exceptionnelle. Toutefois il ne faut pas oublier
que tout ceci a lieu également là où les sentiments re-
ligieux doivent produire une existence vraiment belle,
également éloignée de la froideur et du fanatisme, Ce




96 DE LA RELIGION.
reproche serait encore fondé si j'avais (lit que l'on dùt
encourager la disposition générale que je viens de
dépeindre. Mais mon dessein tend exclusivement à
montrer que la moralité, même pour la logique la plus
sévère, n'est point du tout dépendante de la religion;
qu'en général la morale n'est pas liée nécessairement
à la religion. Mon désir est de contribuer pour ma
part à encourager ce respect dont l'homme devrait
être toujours rempli pour la manière de penser et de
sentir des autres hommes.— Afin de justifier mieux en-
core cette doctrine je pourrais maintenant présenter
comme contraste la peinture de l'influence mauvaise
dont est susceptible la disposition la plus religieuse
comme celle qui l'est le moins. Mais il n'est point
agréable de s'arrêter longtemps devant des tableaux
aussi odieux; et d'ailleurs l'histoire est là pour établir
suffisamment la vérité de mon dire. Peut-être aussi ar-
rivera-t-on à une plus complète évidence en jetant un
regard rapide sur la nature de la morale elle-même et
sur le lien étroit qui existe non-seulement entre la
religiosité, mais encore entre les systèmes religieux
des hommes et leurs manières de sentir.


Ni cc que la morale prescrit comme devoir, ni ce
qui donne à ses lois leur sanction et les fait accepter
par intérêt ne dépend des idées religieuses. Je ne vais
pas jusqu'à dire qu'une dépendance de cette nature
corromprait la pureté de la volonté morale. Peut-être
pourrait-on soutenir que ce principe n'a pas une valeur
suffisante dans une déduction qui, comme celle-ci.
est tirée en dehors des faits, et en même temps s'al)"


DE LA RELIGION.


97


puie sur les faits. Mais les qualités essentielles d'une
;tenon, qui font d'elle un devoir, naissent en partie
de la nature de l'âme humaine, en partie de l'applica-
tion plus directe d'une règle morale aux rapports des


nveunsleshommes ers les autres; et en supposantom
certain que les hommes soient saisis par le sentiment
religieux plus vivement que par tout autre, il n'est pas
moins vrai que ce moyen n'est pas le seul, et surtout
qu'il n'est.point applicable à tous les caractères. Il est
bien plus vrai de (lire que l'influence de la religion
repose sur l'essence individuelle des hommes ; elle est
subjective dans le sens le plus strict du mot. L'homme
froid, purement raisonneur, chez qui la connaissance
des choses ne se transforme jamais en sentiment,
auquel il suffit de voir le rapport des choses et des
actions pour déterminer sa volonté, n'a besoin d'aucun
principe religieux pour agir vertueusement, et pour
être vertueux autant que cela est possible à son carac-
tère. Il en est tout autrement au contraire quand la
faculté sensible est très-forte, quand chaque pensée
devient aisément un sentiment. Mais dans ce cas
même, les nuances sont infiniment diverses. Là oit
pl 'éàimiéet;et rune forte tendance à sortir d'elle-même pour


en autrui, à se joindre à autrui, les idées reli-
gieu ses seront des ressorts efficaces. Au contraire, ii
existe des caractères en qui domine une logique étroite
entre les idées et les sensations, qui possèdent une si


:t


raren,dIeli pirtolifopnedremuert ddeesavoir et de sentiment, qu'il naît,
de là une force et une indépendance qui n'exige d'un


canÉnEN.


se livrer entièrement à un autre
6




98 DE LA RELIGION.
être, et de se fier à une force étrangère; choses par
lesquelles se développe si fort l'influence de la religion.
Les situations même qui sont nécessaires pour faire
revenir l'homme aux idées religieuses ont une diver-site
semblable à la diversité des caractères. Pour vela, il
suffit chez l'un de n'importe quelle émotion forte, de
joie ou de douleur, chez l'autre tin suave sentiment de
la reconnaissance naissant du bonheur. Ces derniers
caractères peul-etre ne sont pas ceux qu'il faut priser
le moins. D'un côté, ils sont assez forts pour ne pas
chercher dans le malheur des secours étrangers, et,
d'un autre côté, ils ont trop l'intelligence du senti-
ment de l'amour dont ils sont l'objet, pour ne pas
rattacher aisément à l'idée du bonheur l'idée d'en
dispensateur plein d'amour. Souvent aussi, la forte
tendance vers les idées religieuses a encore une source
plus noble, plus pure, et, si je puis ainsi parler, plus
intellectuelle. L'homme ne peut saisir ce qu'il voit
autour de lui qu'au moyen de ses organes; nulle part
la pure essence des choses ne se révèle immédiate-
ment à lui. C'est précisément ce qui excite davantage
son amour, ce qui saisit le plus irrésistiblement lotit
son titre, enveloppé d'un voile épais; toute sa vie est
dans les efforts de son activité pour pénétrer ce voile;
ses délices sont dans la divination de la vérité à travers
l'énigme du signe, dans l'espoir d'une intuition imm é


-diate clans d'autres périodes de son existence. Quand'
au milieu d'une belle et admirable harmonie, l'esprit
cherche sans relâche la vue immédiate de l'Être vér i


-table, quand le coeur l'appelle avec ardeur, quand lit


DE LA RELIGION. 99


profonde ur de l'intelligence ne suffit point à la soif de
l'idée, et quand la chaleur du sentiment ne suffit pas
au rêve des sens et de alors la foi suit
irrésistiblement là vraie tendance qu'a la raison d'é-
largir chaque idée jusqu'au renversement de toutes
limites,.jusqu' à l'idéal; elle s'attache étroitement à un
Ètre qui comprend tous les autres êtres, qui existe,
apparaît, crée, absolument et sans moyens ititeriné-
("haires ( .1). Mais, souvent, une timidité discrète limite
la voie dans le domaine de l'expérience; souvent aussi
le sentiment se contente volontiers de l'idéal purement
rationnel; mais il trouve un charme mille fois plus
doux, enfermé qu'il est dans le monde accessible à ses
impressions, à combiner étreitetnent la nature maté-


sens plus
et la nature iffiniatérielle, à donner au signe nu


fécond, à. la vérité un signe plus clair et plus
fertile en idées. Ainsi l'homme est souvent dédom-
magé de l'absence de cet enthousiasme enivrant, fils de
l 'attente et de l'espoir, quand il défend à ses regards
de s'enfoncer dans les espaces infinis, par la conscience
du succès de ses efforts qui l'accompagne sans cesse.
Pour lui, la marche la Mies hardie est donc la plus
sûre; comme il s'attache au ben sens, ses idées, moins
riches, sont plus claires; la perception par les sens,


( I ) n Deus summus est ens Aiternum, infinfium, absolute
tu ai.....


Corpore onmi et figura corporea pronsus destiluitur, ideo-
que videri non potest, nec attdiri, nec tangi, nec sus specic rei
nficiriers co rporece col( dcbc1.,,,. Hune cognoscimns solumrnodo


» Per r.ruprietates ejus et attributa, et per sapientissimas et optimas
rerum structuras et Causas finales, et adiniramtir oh perfeetiones,
renerarnur autem et eamns oh doininum.» (Newton, Philosophie


daturalis p rincipia malhemalica. Amsterdam, 1743.)




q
100 DE LA RELIGION.


moins fidèle peut-être, il est vrai, lui parait devoir être
plus nécessairement reliée à l'expérience. L'esprit de
l'homme n'admire rien aussi volontiers et. avec plus
d'adhésion de sentiment, que l'ordre plein de sagesse
régnant dans une foule innombrable d'individus divers
et peut-être en antagonisme les uns vis-à-vis des antres.
Toutefois, celle admiration est, à un bien plus haut
degré, le propre de certains hommes, et ceux-ci adop-
tent, de préférence à tout, l'idée d'un être qui a créé
et ordonné le monde, et qui le conserve avec une
sagesse pleine de sollicitude. A d'antres, c'est la force
de l'individu qui parait par-dessus tout sacrée; elle les
captive plus que l'ordonnance générale des choses : aussi
est-ce, si j'ose ainsi dire, la route opposée qui se présente
à eux plus souvent et plus naturellement; cette route
par laquelle les individus tont en développant en eux-
mêmes leur moi, et en le modifiant par les influences
réciproques, arrivent à cette harmonie qui seule peut
donner le repos à l'esprit comme au coeur de l'homme.
Je suis loin de me faire illusion, en croyant avoir
épuisé dans une courte esquisse cette matière com-
plexe, dont la richesse s'oppose h toute classification.
Je l'ai présentée à titre d'exemple, pour faire voir que
le vrai sentiment religieux, comme tout vrai système
de religion, découle, dans le sens le plus élevé des
Triols, de sa connexité profonde avec la sensibilit é de
l'homme. Est, à la vérité, indépendant de la sensibilité
et de la différence de caractère ce qui, parmi les idées
religieuses, est purement intellectuel. Telles sont les
conceptions de prévoyance, d'ordre, de convenance'


DE LA RELIGION.


de perfection. Mais il n'est pas tant question de ces
idées considérées en elles-mêmes que de leur in-
fluence sur les hommes, laquelle n'est pas absolument
indépendante d'autres considérations qui viennent.
s'y mêler. Elles ne sont pas, à proprement parler,
exclusivement propres à la religion. L'idée de perfec-
tion est née tout d'abord de la nature animée; elle a
été transportée à la nature inanimée; puis elle a été
successivement étendue en dehors de toutes les limites
jusqu'à l'Étre infiniment parfait. Cependant la nature
animée et la nature inanimée restent les mêmes. Ne
serait-il donc pas possible de faire les premiers pas,
puis de s'arrêter là sans faire le dernier? Si tout senti-
ment religieux repose en entier sur les diverses modi-
fications du caractère et surtout du sentiment, son
influence sur la moralité rie peut nullement. dépendre
de la substance, ou, pour ainsi parler, du contenu des
principes admis, mais bien de la forme sous laquelle
on les adopte, de la conviction, (le la foi. Il me semble
que j'ai suffisamment justifié dès maintenant cette
observation qui me sera par la suite d'une grande
u tilité. Peut-être cependant nie reprochera-t-on, dans
tout ce que j'ai dit, d'avoir toujours eu devant les yeux
l
'homme très-favorisé de la nature et des circonstances,
l'homme intéressant, et par suite l'homme rare. Mais
la suite montrera, je l'espère, que je ne néglige pas le
grand nombre. Il me paraît honteux de ne pas se placer
aux points de vue les plus élevés tontes les fois que
c 'est l'homme qui forme l'objet de l'étude à laquellen iv


6.




:9 %le
se 14




402 DE LA RELIGION.
Après avoir jeté ce coup d'oeil général sur la religion


et son influence sur la vie, je reviens à la question de
savoir si l'État doit ou ne doit pas agir par la religion
sur les moeurs des citoyens. tl est bien évident que les
moyens employés par le législateur, poti • le dévelop-
pement du progrès moral, ont toujours une utilité cf
une convenance proportionnée an degré dans lequel
elles favorisent le développement intérieur des facultés
et des penchants. Car tout progrès a sa source unique-
ment dans le fond de l'âme. Les mesures extérieures
peuvent bien lui donner l'occasion de se montrer, elles
ne peuvent jamais la créer. Maintenant que la religion
qui repose entièrement sur des idées, des sensations
et sur la conviction intérieure, soit un de ces moyens,
cela est incontestable. Nous formons l'artiste lorsque
nous mettons devant ses yeux les chefs-d'oeuvre de
l'art, lorsque nous mettons son imagination en rapport
avec les formes admirables des créations de l'anti-
quité. De même, l'homme moral doit se former par la
contemplation d'une perfection morale supérieure, par
les rapports avec ses semblables, par l'étude intelli-
gente de l'histoire, enfin, par le spectacle de la per-
fection la plus complète, de la perfection idéale, dans
l'image de la Divinité. Mais, ainsi que je crois l'avoir
démontré plus haut, ce spectacle n'est pas fait pour
tous les yeux, ou, pour parler sans figure, cette m a


-nière de penser n'est pas propre à tous les caractères.
Et quand elle le serait, elle est efficace seulement lors-
qu'elle naît de l'union de toutes les idées et de telle
ies sensations, lorsqu'elle se produit d'elle-même dao


DE LA RELIGION.


403
le fond de l'âme, bien plus que quand elle y est mise
du dehors. Enlever les obstacles qui arrêtent la con-
fiance aux idées religieuses, favoriser le libre esprit
d'examen, ce sont là les seuls moyens dont le législa-
teur puisse se servir. S'il Va plus loin, s'il Cherche à
patroner directement le sentiment religieux ou à le
diriger, S'il prend en quoi que ce soit sous sa protec-
tion certaines idées déterminées, an lien de là vraie
conviction il produit la foi basée sur l'autorité ; il


• arrête ainsi l'essor de l'esprit et le développement des
facultés de l'âme. Ce qu'il gagne du cÔté de l'imagina-
tion, des émotions momentanées, peut bien produire,
de la part des citoyens, une Manière d'agir conforme
aux lois, mais jamais la vraie vertu. Car la vraie vertu
est indépendante de toute religion, et incompatible
avec une religion imposée et basée sur l'autorité.


Mais si certains principes religieux produisent une
manière d'agir seulement conforme à la loi, n'est-ce
pas assez pour autoriser l'État à les propager, même
au détriment de la liberté générale de penser. Le but
de l'État sera atteint si ses lois sont observées stricte-
nient; et le législateur a suffisamment fait son devoir
s ' i l a édicté des lois sages, èt s'il sait conserver pour
ell es l'obéissance de ses concitoyens. D'ailleurs l'idée
de l a vertu, telle qu'on l'a exposée, n'est le partage
que du petit nombre des menibres d'un État, de ceux
qui, par leur situation, peuvent consacrer une grande
partie de leur temps et de leurs facultés à l'affaire de
leur développement intérieur. Le soin de l'État devra
fereentent s'exercer sur le grand nombre, et la foule




104 DE LA RELIGION.
n'est pas susceptible de ce haut degré de moralité.


Je ne reviens pas ici sur les propositions que j'ai
essayé de développer au commencement (le cet écrit ;
elles abattent. par le pied ces objections; elles affirment
Glue l'organisation de l'État n'est pas elle-même le but
mais seulement un moyen pour le progrès de l'homme,
et que, par suite, il ne peut suffire au législateur de
donner de l'autorité à ses décisions; il faut encore que
les moyens employés pour établir cette autorité soient
bons, ou du moins qu'ils ne soient pas en eux-mêmes
mauvais. 1)e plus, il n'est pas juste que l'État n'ait à
considérer que les actions des citoyens et leur confor-
mité à la loi. Un État est une machine tellement com-
plexe et compliquée que les lois qui sont toujours et
nécessairement simples, générales et peu nombreuses,
n'y peuvent jamais suffire. La plus grande pari à faire
reste confiée aux efforts volontaires et unis des citoyens.
11 ne faut que comparer le bien-être des nations civili-
sées et éclairées avec la misère des peuples barbares
et sauvages, pour être convaincu de la vérité (le cette
proposition. Aussi le travail de tous ceux qui se sont
occupés des institutions sociales a-t-il toujours tendu
à faire le bien de l'État dans l'intérêt propre du citoyen,
et à changer l'État en une machine qui tilt maintenue
en mouvement par la force intérieure de ses ressorts,
et n'ent pas un besoin absolu de nouvelles influences
venant du dehors. S'il est un avantage dont les États
modernes puissent se prévaloir vis-à-vis des anciens,
c'est surtout de ce qu'ils ont plus qu'eux réalisé ce
principe. Je trouve une preuve (le ceci en ce fait


DE LA RELIGION.
105


se servent de la religion comme d'un moyen de pro-
grès. Et pourtant, à supposer, précisément comme
nous le faisons, que la religion seule puisse produire
de bonnes actions au moyen de certains principes
déterminés, ou agir sur les moeurs en général au
moyen d'une direction positive , la religion est un
moyen (l'action dont le point (l'appui est extérieur.
Aussi le voeu suprême du législateur doit-il être tou-
jours d'élever les lumières des citoyens assez haut pour
qu'ils puisent la force d'atteindre le but de l'État dans
la seule idée de l'avantage que celui-ci leur garantit
pour la réalisation de leurs vues individuelles; mais le
législateur ne saurait accomplir ce voeu nécessaire
qu'en laissant aux citoyens la plus grande liberté ;
c'est ce que la connaissance de l'homme lui apprendra
bientÔt. D'ailleurs, pour comprendre ces choses, il
faut chez eux un degré d'intelligence et de culture
auquel on ne peut arriver quand la liberté de l'esprit
d'examen est entravée par les lois.


On n'accorde aucune créance à ces considérations,
uniquement parce qu'on est convaincu que, sauf des
dogmes religieux délimités et acceptés par la foi, ou
du moins que sans la surveillance (le l'État sur la
religion, le calme et la moralité, sans lesquelles le
pouvoir civil serait impuissant à maintenir l'observa-
tion des lois, ne peuvent exister. Toutefois, il faudrait
prouver et établir avec plus d'exactitude et de rigueur
l 'influence que l'on attribue aux dogmes religieux ainsi
acceptés, et en général à toute espèce (le religiosité
protégée par les institutions de l'État. Dans les parties




106 DE LA RELIGION.
incultes (lu peuple, de toutes les vérités religieuses,
celles qu'on place au premier rang sont les idées do
peines et de récompenses à venir. Elles ne diminuent
point la tendance aux actes mauvais, elles ne favo-
risent pas le penchant au bien, elles n'améliorent 08
le caractère, elles agissent uniquement sur l'imagina-
tion; elles ont, par suite, comme tout, ce qui vient de
cette faculté, une influence sur la manière d'agir; mais
aussi leur influence est diminuée et anéantie par tout.
ce qui vient affaiblir la vivacité de l'imagination. Ajoutez
à cela que l'attente est si longue, et, dans l'esprit même
des croyants, si incertaine; que les idées de repentir
prochain, (l'amendement à venir, de pardon espéré, qui
sont tant favorisées par certaines religions, leur etilè,
vent de nouveau une grande partie de leur efficacité.
De telle sorte qu'il est impossible de concevoir dt)M-
ment ces idées pourraient avoir plus d'influence. que
l'idée des pénalités légales qui, elles, ne sont pas
éloignées, qui, avec de bonnes institutions de policé,
sont presque certaines, et ne sont écartées ni par le
repentir, ni par l'amendement survenu depuis la faute,
pourvu qu'on ail enseigné, dès l'enfance, aux citoyens,'
toutes les conséquences des actes moraux et des actes
immoraux. Il est incontestable que des idées religieuses
encore moins éclairées ont une influence meilleure
sur une grande partie du peuple. La pensée qu'on est
l'objet. des soins d'un être infiniment sage et parfait,
donne à ceux qui la nourrissent plus de dignité; la
perspective d'une existence éternelle élève leurs vues,
elle donne à leurs actes un but et un plan dont ils etit,


DE LA RELIGION.


107


mieux conscience; le sentiment de. la bonté pleine
d'amour de la Divinité donne à leur aime une disposi-
tion qui répond à ce sentiment ; en un mot, la religion
leur enseigne à sentir la beauté de la vertu. Mais pour
que la religion puisse avoir une pareille influence, il
faut qu'elle soit tout d'abord en harmonie parfaite avec
les idées et les sentiments ; or, cela est bien difficile
quand la liberté de l'esprit d'examen est entravée, et
quand tout est ramené à la foi (1); il faut aussi que
l'intelligence des beaux sentiments existe d'avance. La
religion naît surtout d'une tendance non encore déve-
loppée vers la moralité, sur laquelle elle ne l'ait à son
tour que réagir. Aussi personne ne songe à nier abso-
lument l'influence de la religion sur la moralité; toute
la question est seulement de savoir si elle dépend de
certains dogmes religieux déterminés, et s'il faut con-
sidérer, par suite, que la moralité et la religion soient.
unies l'une à l'autre d'une manière aussi indivisible ?
Ces deux questions doivent, à mon avis, être résolues
par la négative. La vertu concorde si bien avec les
penchants originels de l'homme (2); les sentiments


C'est là une vérité trop rarement admise. Un membre très-
savant et très•libéral do l'Egliso anglicane a dit, et dans un sens
très-précis : « }land in band and close hy Ille aide of Failli stands ber
» sinter fiarm ony


; when Faill i
dcparts,Chaos sono talas lier place.


(The coniinuity of Me schemcs of nature and revelation, a sermon
preachod by Rev. C. Pritchard, president of the royal astronomical
Society. London, Bell and Daldy, 181i6.)


(2) Lorsque Dieu fit les entrailles de l'homme, il y mit premié
cernent la bonté. » (Bossuet.) (Voy. dans Proudhon la critique de
cette théorie de la bonté native, Système des contradictions écono-
miques, chap. vin.)




1 08 DE LA RELLGION.
d'amour, de douceur, de justice, ont quelque chose
de si suave, les idées d'activité désintéressée, de dé-
vouement pour autrui, quelque chose de si sublime;
les rapports qui en découlent dans la vie domestique
et dans la vie sociale apportent tant de bonheur, qu'il
est beaucoup moins nécessaire de chercher de nou-
veaux ressorts à produire des actions vertueuses, que
de procurer à ceux qui se trouvent naturellement dans
le fond de l'âme une action sans entraves.


Si l'on voulait aller plus loin, si l'on voulait ajouter
de nouveaux [noyons (l'encouragement, encore fau-
drait-il ne jamais oublier de comparer leur utilité et
leurs inconvénients. Or, on l'a déjà (lit et on le
répète, il est inutile de démontrer plus amplement
combien de maux entraîne la limitation de la liberté
de penser. Le commencement de èe chapitre contient
tout ce que j'ai jugé nécessaire de dire sur le vice de
tout encouragement positif du sentiment religieux par
l'Étal,. Quand le mal qu'il produit ne s'étendrait qu'aux
résultats de nos études, quand il ne ferait que rendre
incomplètes et fautives nos connaissances scientifiques,
cela pourrait bien être de quelque poids dans l'appr é


-ciation qu'on ferait du caractère de l'utilité qu'on en
attend. Mais l'inconvénient est bien plus considérable.
L'utilité de la libre recherche s'étend à notre être tout
entier, elle enveloppe non-seulement notre pensée,.
mais encore nos actions. Chez l'homme habitué à
juger et à entendre juger la vérité et l'erreur, sans
examiner les rapports extérieurs qui le touchent, lui
et ses semblables, tout principe d'action se déduit plus


DE LA. RELIGION,
1 09


infirment, plus logiquement, il est puisé à une source
plus élevée que chez l'homme dont les études sont
entiè,renient dirigées par des circonstances non inhé-
rentes à l'étude elle-même. La recherche et la convic-
tion qui naît de la recherche, voilà l'activité spontanée;
la foi, c'est. la confiance en une force étrangère, en
une perfection, intellectuelle ou morale, étrangère. De
là vient que chez le penseur qui cherche, il y a plus
(l'activité spontanée, plus d'énergie; chez le croyant
plein de foi, plus de faiblesse, plus de paresse. Il est
vrai que la foi, quand elle domine sans partage, quand
elle chasse entièrement le doute, enfante un courage
plus invincible, une force plus durable encore. L'his-
toire de tous les enthousiastes nous l'apprend. Mais
cette force-là n'est. désirable que quand on a en vue
un résultat extérieur déterminé, pour lequel il n'est
besoin que d'un acte purement mécanique; elle ne
l'est pas quand on veut voir des résolutions originales,
ou des actes réfléchis basés sur les principes de la
raison, ou quand on désire la perfection intérieure.
Car cette force des enthousiastes a pour unique base
l'anéantissement absolu de l'activité rationnelle. Les
doutes ne sont possibles qu'à celui qui croit, jamais à
celui qui n'a foi qu'en sa propre recherche. En général,
les résultats ont bien moins d'importance pour le
second que pour le premier de ces deux hommes.
Pendant. sa recherche, celui-là a conscience de l'acti-
vité, de la force de son âme; il sent que sa vraie
Perfection, que son honneur repose vraiment sur cette
force ; les doutes, naissant sur les points qu'il a jus-


crutÊncs.




440 DE LA RELIGION.


qu'alors tenus pour vrais, bien loin de l'affliger, le
remplissent de joie; ils lui font voir que sa pensée a
gagné en vigueur, puisqu'il aperçoit maintenant des
erreurs qui lui avaient été cachées jusque-là. Au
contraire, la foi ne peut s'intéresser qu'au résultat;
pour elle il n'y a rien de plus dans la vérité connue.
Les doutes qui secouent la raison affligent le croyant.
Ce ne sont pas, comme pour le cerveau qui pense par
lui-même, de nouveaux moyens d'arriver a la vérité;
ils ne font que lui enlever la certitude, sans lui indi-
quer le moyen de la reconquérir d'une autre manière.
Eu élargissant ces considérations, nous sommes con-
duit à observer qu'en général il n'est pas bon d'attri-
buer aux résultats isolés une importance assez grande
pour croire, ou que beaucoup d'autres vérités, ou que
beaucoup de conséquences utiles, intérieures et exté-
rieures, en dépendent. Cela entrave avec trop de faci-
lité et de fréquence la marche de l'étude. C'est ainsi
que les aperçus les plus libres et les plus lumineux
vont parfois précisément contre le principe sans lequel
ils n'auraient jamais pu se produire. Plus la liberté de
penser est importante, plus on voit que toute limi-
tation à cette liberté est pernicieuse. D'un autre côté,
l'État ne manque pas de moyens pour l'aire que les
lois restent debout, et pour empêcher qu'on lesne
brise. Que l'on tarisse autant que possible la source des
actes immoraux, qui se trouve dans l'organisation
même de l'État; que l'on rende l'ceil de la police Phis
perçant pour apercevoir les violations de la loi; eu
les punisse comme il convient, et. l'on ne manquera


DE LA RELIGION.


pas d'atteindre le but qu'on se propose. Et, oublie-t-on
donc que la liberté de penser elle-même, et la lumière
qui ne peut se répandre que sons ses auspices, est le
plus efficace de tous les moyens d'obtenir la sûreté ?
Tandis que les autres moyens n'empêchent que les
troubles et les explosions sociales, la liberté agit, elle,
sur les penchants et les inspirations; tandis qu'ils ne
peuvent produire qu'un certain calme dans les actes
extérieurs, elle produit l'harmonie intime de la volonté
et de l'effort. Quand done cessera-t-on enfin de prêter
aux conséquences extérieures des actions plus d'atten-
tion qu'à l'état intérieur de l'esprit d'où elles décou-
lent? Quand clone naîtra cet homme qui sera, pour la
législation, ce que Rousseau a été pour l'éducation, et
qui, cessant de se placer au point de vue des résultats
extérieurs et matériels, se mettra à celui du dévelop-
pement intime de l'homme?


Qu'on ne croie pas non plus que cette liberté de
Penser, que ces lumières ne soient que pour le petit
niue:bre; qu'elles restent inutiles ou qu'elles deviennent
même nuisibles à la plus grande partie du peuple, à
Celle dont l'activité est absorbée par le soin que récla-
nt les besoins physiques de la vie; et qu'on ne
Puisse agir sur elle qu'en propageant des dogmes
ar


rêtés ou en limitant la liberté de penser. Il y a déjà
quelqu e chose de dégradant pour l'humanité dans la
Pensée de refuser en quoi que ce soit à un homme le
droit d'être un homme. Il n'eu est pas d'assez barbare
Pou r être incapable d'arriver à une culture quelcon-que; e t, s'il était vrai que les idées religieuses et phi-




1 12 DE LA ni.:MION.
losophiques les plus élevées ne peuvent pas arriver-
immédiatement au plus grand nombre des citoyens
on devrait, pour se plier aux idées de cette classe
d'hommes, présenter la vérité sous un vêtement autre
que celui que l'on choisirait, si l'on était dans la né-
cessité de parler à leur imagination et à leur coeur plus
qu'à leur froide raison. Et pourtant, de même que
cette propagation, qui conserve toutes les connais-
sances scientifiques par la liberté et la lumière, descend
jusqu'à cette classe d'hommes, de même les consé-
quences salutaires de l'étude libre et sans entraves sur
l'esprit et le caractère de toute la nation, s'étendent
jusqu'aux plus humbles individualités qui en l'ont
partie (•).


Ce raisonnement s'applique d'une manière spéciale
au cas où l'État tend à propager certains dogmes reli-
gieux déterminés. Mais je veux le généraliser davan-
tage. Pour le faire je dois rappeler le principe déve-
loppé plus haut : à savoir que toute influence de la
religion sur la moralité, si elle ne dépend pas exclu-
sivement, dépend à coup sûr bien plus de la forme sous
laquelle la religion existe dans l'homme, que du con-
tenu des dogmes qui la lui rendent sacrée. Mais, ainsi
que je me suis efforcé de l'établir plus haut, tonte
institution de l'État n'agit que plus ou moins sur Ce
contenu, tandis que l'accès à cette forme, si je puis
désormais me servir de cette expression, lui est entiè-


(1) M. Renan aurait dû méditer ces paroles avant de dire que
science n'est pas faite pour tous », et avant de développer l'ange
critique théorie qui dépare ses Études d'histoire religieuse.


DE LA RELIGION.


II 3renient fermé. Comment la religion naît-elle sponta-
nément dans un homme ? Comment la reçoit-il? Cela
dépend entièrement de toute sa façon d'être, de
penser, de sentir. En admettant que l'État fût en
situation de la modeler et de lui donner une forme
concordante à ses vues — et l'impossibilité de ceci est
incontestable, — j'aurais été bien malheureux dans la
justification (le toutes les idées exposées jusqu'ici, si
je devais maintenant ressasser toutes les raisons qui
défendent à l'État de se servir arbitrairement (le
nomme pour l'accomplissement de ses desseins, sans
vouloir considérer ses fins individuelles. Qu'il n'existe
ici aucune nécessité absolue, de celles qui seules
pourraient justifier une exception, c'est ce que prouve
l'indépendance de la moralité et de la religion ; indé-
pendance que j'ai essayé d'établir. Ces principes seront
encore mieux mis en lumière quand je démontrerai,
ce qui ne tardera pas, que le maintien de la sûreté in-
térieure dans un État n'exige nullement qu'on impose
aux moeurs en général une réglementation déterminée.
Mais s'il est quelque chose qui puisse préparer dans
l'Aille des citoyens un terrain fertile à la religion, si
quelque chose peut donner à la religion déjà reçue et
passée dans le système intellectuel et sensible du
Peu ple une influence salutaire sur la moralité, c'est la
li berté, laquelle, si peu que ce soit, souffre toujours
ti lt soi n positif de l'État. En effet, plus l'homme se
forme d'une manière variée et originale, plus ses sen-
timents s'élèvent, et plus aisément il dirige son regard
hors du cercle étroit et changeant qui l'entoure pour




114 DE LA. RELIGION.
l'élever vers Celui dont l'infini et l'unité renfernnent le
principe de ces limites et de cette mutabi lité, qu'il
croie d'ailleurs trouver ou ne pas trouver -un tel Être.
Plus l'homme est libre, plus sa personnalité se fortifie
en lui, plus sa bienveillance envers les autres grandit.
Et rien ne conduit à la Divinité autant que l'amour
bienveillant ; et rien ne rend l'absence de Divinité aussi
peu nuisible à la moralité que l'originalité, la force qui
se suffit à elle-même et se limite en elle-même. Enfin
plus le sentiment de la force est élevé chez l'homme,
plus la manifestation en est libre, plus l'homme cherche
un fil intérieur qui le conduise et le dirige. Il reste
ainsi favorable à la morale, que ce fil soit pour lui la
vénération et l'amour de la Divinité, ou la récompense
tirée du pur sentiment de sa dignité. La diff&rence que
j'y aperçois est celle-ci : le citoyen laissé eratiàrement
libre en matière religieuse aura ou n'aura pas dans son
âme de sentiments religieux, suivant son caractère
personnel; mais dans tous les cas ses idées deviendront
plus logiques, sa sensibilité plus profonde ; il y aura
dans son être plus d'unité ; il deviendra p lus admi-
rable de moralité et d'obéissance aux lois. Au contraire,
celui qui est entravé par des prescriptions de toute
sorte admettra, en dépit d'elles, des croyances reli-
gieuses diverses, ou bien il n'en admettra point;


; mais,
dans tous les cas, il aura moins de logique dans les
idées, moins de profondeur de sentiment, lues
d'unité en lui ; et, par suite, il honorera mollis la
morale, il voudra plus souvent esquiver la loi.


Sans ajouter d'autres raisons, je crois pouvoir poe4


DE LA RELIGION.
115


maintenant ce principe, qui n'est pas nouveau, à savoir,
que tout ce qui se rapporte à la religion est en dehors
des bornes de l'action de l'État ; que la prédication et
tout le culte en général doit échapper aux vues parti-
culières de l'État et être entièrement abandonné à
l'administration (les communes.




VII I


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.


Moyens possibles pour atteindre ce but. — L'amélioration des moeurs
se réduit principalement à limiter la sensualité. — De l'influence
de la sensualité sur l'homme; — considérations générales. — In-
fluence des sensations considérées en elles seules et comme telles;
variété de cette influence suivant leur nature diverse; — spécia-
lement: différence entre l'influence des sensations qui agissent
énergiquement, et celle de toutes les autres. — Liaison du sensuel
et du non-sensuel par le beau et le sublime. — Influence de la
sensualité sur les facultés inquisitives ou intellectuelles, — créa-
trices ou morales de l'homme. — Maux et dangers de la sensua-
lité. — Application de ces considérations à la présente recherche,
et examen de la question de savoir si l'Etat doit s'efforcer d'agir
positivement sur les moeurs. — Toute tentative de celte nature
n'agit que sur les actes extérieurs; — elle produit divers maux
graves. — La corruption même des moeurs, contre laquelle elle
est dirigée, n'est pas dépourvue de toute conséquence salutaire (1),
— et ne rend point nécessaire l'emploi d'un moyen radical de
réformation. — Un tel moyen est en dehors des bornes de l'action
de l'Etat. — Grand principe déduit de ce chapitre et des deux pré-
cédents.


Les lois et les prescriptions détachées sont le dernier
moyen dont se servent d'ordinaire les États pour


(1) On supplie le lecteur de ne pas froncer le sourcil en présen c‘
de cette hardiesse de langage. Qu'il ne rejette pas le livre, et qu
veuille bien lire ce chapitre ; il verra que la pensée est aussi just e el
aussi honete que l'expression est malsonnante.


DE. L'AMÉLIORATION DES MOEURS. 91 7
donner aux moeurs une certaine conformité avec leur
but final ; qui est d'obtenir la sécurité. Mais c'est là un
moyen par lequel la moralité et la vertu ne peuvent.
être produites directement Ces prescriptions séparées
se bornent nécessairement à défendre ou à déterminer
les actions séparées, ou qui sont immorales en elles-
mêmes, sans toutefois porter atteinte aux droits d'au-
trui, ou qui conduisent trop facilement à l'immoralité.


C'est à cette classe qu'appartiennent surtout toutes
les lois qui arrêtent le luxe. En effet, il n'est à coup
sûr rien qui soit une source aussi abondante et aussi
commune d'actes contraires à la morale et même à la
loi que l'excès de sensualité dans l'âme (1), ou que
l'absence de rapport entre les penchants, les désirs en
général, et les moyens de satisfaction offerts par la si-
tuation extérieure. Quand la tempérance et la modé-
ration font que l'homme se contente du domaine dans
lequel il lui a été donné de se mouvoir, l'homme
cherche moins à les abandonner ou au préjudice des
droits d'autrui, ou au détriment de son propre bon-
heur et de sa félicité. Par suite, il semble que le vrai
but de l'État soit de maintenir dans les limites conve-
nables cette sensualité, d'où naissent toutes les colli-
sions entre les hommes, taudis que l'harmonie générale
peut subsister quand les sentiments intellectuels do-
minent; il semble que l'État doive désirer d'étouffer,
autant qu'il est possible, cette sensualité, car c'est là le


.( 1 ) C'est là qu'est le vice radical, le principe de l'impuissance deslois somptuaires : bien loin d'apaiser le désir des jouissances maté-
rielles, elles ne font que l'accroitre.(Voy. plus loin p. 128, note.)


7.




118 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
moyen qui paraît le plus simple pour obtenir le résultat
qu'on vient de (lire.


Toutefois, pour rester fidèle aux principes exposés
jusqu'ici, et suivant lesquels il faut toujours examiner
au point de vue des véritables intérêts de l'homme les
moyens dont l'État doit user, il sera nécessaire de re-
chercher, autant que cela pourra servir à notre dessein,
l'influence de la sensualité sur la vie, l'éducation, l'ac-
tivité et le bonheur de l'homme. Cette recherche, tout
en tendant à dépeindre en général le moi intérieur de
l'homme actif et heureux, montrera néanmoins avec
plus d'évidence comment, presque toujours, la régle-
mentation lui est nuisible et la liberté salutaire. Cela
fait, il nous faudra juger, clans sa généralité la plus
étendue, le besoin qu'a l'État d'exercer une action po-
sitive sur les moeurs des citoyens. C'est à la solution
de ce problème que nous consacrerons cette partie de
notre travail.


Les impressions sensitives, les penchants et les pas-
sions, voilà ce qui apparaît et se manifeste tout d'abord
chez l'homme avec le plus de vivacité. Quand elles se
taisent, avant que la culture ne les ait embellies, ou
n'ait donné à l'énergie de l'âme une autre direction,
c'est que toute force est éteinte ; et alors rien de bon
ou de grand ne pourra naître jamais. Ce sont les im-
pressions sensitives et les passions qui, les premières
du moins, donnent à l'âme la chaleur et la vie, ce sont
elles qui l'excitent et la poussent à la vraie activité.
Elles mettent dans l'âme ses ressorts vigoureux ;
elles ne sont pas satisfaites, elles la rendent active,


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
119


ingénieuse à concevoir des plans, courageuse pour les
exécuter; si elles sont satisfaites, elles rendent le jeu
des idées plus facile et plus libre. En général elles
donnent à toutes les conceptions plus de mouvement
et de variété, elles ouvrent de nouveaux horizons, elles
conduisent l'homme clans (les régions jusque-là incon-
nues ou négligées ; sans compter que les différentes
manières de satisfaire les passions réagissent sur le
corps et l'organisation, de même que celle-ci à son
tour réagit sur l'âme d'une manière qui, à la vérité, ne
devient sensible pour nous que par les résultats
qu'elle produit.


Toutefois l'influence des passions est variable et clans
son intensité et dans son mode d'action. Cela dépend
en partie de leur force ou de leur faiblesse, en partie
encore de leur parenté avec le monde spirituel, si je
puis ainsi parler, de la faculté plus on moins grande
qu'elles ont de s'élever de la volupté animale aux joies
humaines. C'est ainsi que l'oeil rend la forme (les objets
matériels qu'il perçoit, et que l'oreille rend la série
harmonique des sons si féconde pour nous en idées
et en jouissances. On pourrait peut-être (lire beaucoup
de choses belles et nouvelles sur la nature diverse de
ces sensations et sur leur mode d'action. Mais ce n'en
est point ici le lieu. Bornons-nous à une observation
sur leur utilité diverse pour le progrès de l'âme.


L'oeil, si j'ose ainsi parler, livre à l'entendement une
matière mieux préparée. Le moi humain nous est pour
ainsi dire déterminé avec sa forme, et avec ]a forme de
toutes les choses que notre imagination rattache toue




1 20 Dr L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
jours à lui il nous est. présenté clans un état donné.
L'ouïe considérée uniquement comme sens, et en tant
qu'elle ne perçoit pas de mots, a un rôle beaucoup
moins important (t). Aussi Kant. donne-t-il aux arts
plastiques la prééminence sur la musique (2). Seule-
ment. il observe avec beaucoup de justesse que la pré-
férence dont il parle, suppose chez l'homme cette
culture que les arts donnent à l'âme ; et je voudrais
ajouter la culture qu'ils lui donnent directement.


On se demande toutefois si c'est là la vraie propor-
tion. Suivant moi l'énergie est la première et l'uniqUe
vertu de l'homme (3). Ce qui augmente son énergie
est plus précieux que ce qui ne fait que lui fournir


(1) Sur l'importance relative des sens de la vue et de l'ouïe, voyez
Buffon, Histoire naturelle de l'homme, chap. Des sens, et les notes de
M. Flourens. — Suivant les idées philosophiques qui dominaient en
France au xvin* siècle, l'ouïe l'emporterait de beaucoup sur la vue.
Qu'on relise à ce sujet la théorie de Condillac. — Humboldt ne s'est pas
trouvé dans ce courant. A propos de l'ouïe il distingue nettement les
deux phénomènes qu'elle renferme, la sensation et la perception ; la
première se fait dans l'oreille, la seconde dans le cerveau. La même
distinction relativement à la vue existe en réalité, mais dans notre
auteur elle est un peu vague. La vision, elle aussi, renferme les deux
phénomènes, sensible et intellectuel, le premier appartenant au ride
de l'udt, le second rentrant dans celui du cerveau.


(2) Critique du jugement, 2 € édition (Berlin, 1793), p. 220 et
suiv.


(3) Cette formule est. fausse en soi et contraire à la vraie morale.
Schiller a été mieux inspiré quand il a rapproché, sans les confondre,
la force et la vertu : s On peut (lire que chaque homme a en lui une
certaine mesure de force. et de vertu, sur laquelle il se règle dans
l'appréciation des actions morales. » «Jecter Menscl , kaon man
n annehmen, bat ein gewisses Kraft- und rugendmass in sich, wornach
» er sich hei der CrOssenschâlzung moralischer Handlungen richtet.»
(considérations détachées sur divers sujets d'esthétique, Stuttgart,


860. t. II, p. 4117.)
,


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
921


matière à exercer cette énergie. Mais comme l'homme
ne ressent qu'une chose à la fois, ce qui agit le plus
fortement sur lui est ce qui n'offre qu'un objet unique
à ses facultés sensitives ; de méme dans une suite
d'impressions qui se succèdent les unes aux autres et
on chacune puise de la force dans celles qui la précè-
dent et en donne à celles qui ]a suivent, la similitude
des rapports existant entre les éléments séparés est ce
qui agit le plus énergiquement. Or tout ceci est vrai
de la musique. De plus cette succession est entièrement
propre à la musique; c'est seulement en elle qu'elle se
trouve nettement accusée (1). La série qu'elle présente
n'impose pas, à vrai dire, une impression déterminée.
C'est comme un thème sous lequel on peut mettre un
nombre infini de textes. Les choses que l'auditeur met
de lui-même sous la musique, pourvu qu'il ne s'écarte
pas du genre et du caractère général de l'oeuvre,
naissent librement et sans entraves de la plénitude de
son âme ; aussi saisit-elle certainement avec plus de
vivacité ces choses que celles qu'on lui donne du
dehors et dont la perception le préoccupe plus que la
sensation. Je néglige les autres caractères et les autres
avantages de la musique, par exemple celui qui fait
que quand elle tire des sons harmonieux des objets
naturels, elle reste bien plus près de la nature que la
Peinture, la plastique ou la poésie. Je n'ai pas à exa-
mi ner ici la musique en elle-même, je ne veux m'en


(1) Sans doute, mais c'est précisément pour cela qu'il est impos-
sible d'établir aile comparaison exacte entre la musique et les arts
Plastiques.




422 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
servir que comme d'exemple pour mieux mettre en
lumière la nature diverse des impressions des sens.


Le mode d'action qu'on vient de dépeindre n'est pas
propre à la musique seule. Kant (I) observe qu'elle peut
se rencontrer dans la combinaison des couleurs; elle
se trouve bien davantage encore dans ce que nous res-
sentons par le tact. Dans le goût même il est impossible
de ne pas reconnaître cette action. Il y a aussi dans le
goût une augmentation du plaisir tendant vers la salis-
faction, et qui, une fois satisfaite, se dissipe successi-
vement dans des vibrations de plus en plus faibles.
La même chose se rencontre aussi mais fort obscuré-
ment dans l'odorat. De même que, dans l'homme sen-
sible, la marche de l'impression, son degré, son
élévation et son abaissement alternatifs, sa pure et
pleine harmonie, si j'ose m'exprimer ainsi, est ce qu'il
y a de plus attrayant, et est plus attrayant que cc qui
en fait l'objet même, en tant bien entendu que l'on
oublie que la nature de l'objet détermine principa-
lement le degré, et plus encore l'harmonie de cette
marche ; et de . même que l'homme sensible, pareil au
printemps dont la sève fait éclore les fleurs, est préci


-sément le spectacle le plus intéressant ; de même
l'homme cherche, pour ainsi dire, l'image de son
pression par-dessus tout clans les beaux-arts. C'est
ainsi que la peinture et la plastique même s'approprient
cette impression. L'oeil de la madone de Guido Reni
ne se renferme pas, pour ainsi dire, dans les limites


(1) Critique du jugement, p. 211 et suiv.


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
123


d'un instant fugitif. Les muscles tendus du Gladiateur
de Borghèse annoncent le coup qu'il est prêt à porter.
La poésie possède encore à un plus haut degré cet
avantage. Sans vouloir parler ici spécialement du rang
des beaux-arts, qu'il me soit permis d'ajouter quelques
mots pour mieux exposer mes idées. Les beaux-arts
produisent une double action que l'on réunit. toujours
Clans chaque art, mais que dans chacun d'eux on ren-
contre combinée d'une manière diverse. Les beaux-
arts fournissent directement les idées, ou bien ils
excitent la sensibilité ; ils donnent le ton à l'âme, ou,
si l'expression ne paraît pas trop recherchée, ils enri-
chissent et élèvent davantage sa force. Plus l'une de
ces influences tire secours de l'autre, plus elle affaiblit
sa propre impression. C'est la poésie qui le mieux et.
le plus complètement les réunit l'une et l'autre. Aussi
est-elle d'un côté le plus parfait, mais de l'autre côté
le plus faible des beaux-arts. Tandis qu'elle représente
les objets moins vivement que la peinture et la plas-
tique, elle parle à la sensibilité moins vivement que le
chant et la musique. Mais on oublie facilement ce dé-
faut; car, sans compter la multiplicité de ses faces,
elle touche de plus près l'âme de quiconque est vrai-
ment homme; elle couvre la pensée comme le senti-
ment du plus magnifique manteau.


Les sensations qui agissent énergiquement, — car
L'est uniquement pour les expliquer que je parle ici
des beaux-arts, — agissent encore diversement, en
Partie suivant que leur marche est plus harmonique,
eu partie suivant que leurs éléments, comme leur ma-




9 !i DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
fière, saisissent plus fortement Filme. C'est ainsi que la
voix humaine, quand elle est juste et belle, agit avec
plus d'énergie qu'un instrument inanimé. Mais rien ne
nous touche de plus près que la sensation corporelle.
L'action qu'elle exerce sur l'homme est de .toutes la
plus vive. Toutefois, comme la force non pondérée de
la matière détruit toujours la délicatesse de la forme, il
s'établit souvent et il doit toujours exister entre elles
deux un juste rapport. Elles peuvent se balancer iné-
galement, soit par une augmentation de force d'un
côté, soit par un affaiblissement de l'autre côté. Mais
il est toujours mauvais de procéder par l'affaiblisse-
ment (4), à moins que la force soit artificielle, point
naturelle. Qu'elle se brise plutôt que de dépérir lente-
ment. — C'en est assez sur ce sujet. J'espère avoir
suffisamment expliqué mes idées, tout en avouant vo-
lontiers l'embarras où je me trouve clans cette étude.
Car, d'une part l'intérêt du sujet, et l'impossibilité
d'emprunter seulement les résultats nécessaires à
d'autres livres, — je n'en connais aucun qui parte de
mon point de vue, — m'ont. engagé à m'étendre davan-
tage ; et, d'un autre côté, la considération que ces
idées ne s'y rattachent que comme accessoires et non
par elles-mêmes, m'a toujours ramené dans les limites
de mon sujet. ll me faut prier le lecteur de se rappeler
cette excuse en lisant ce qui va suivre.


(1) Ex. gr. : Quand un orateur, un écrivain sent que l'imagination
domine à l'excès ses facultés et laisse au raisonnement une part
d'action insuffisante, il doit s'appliquer non à refréner la première,
mais à fortifier le second.


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
Bien qu'il soit toujours impossible d'introduire en


ces matières des distinctions absolument exclusives,
je me suis efforcé jusqu'ici de ne parler de l'impression
des sens que comme impression des sens. Mais un
lien mystérieux unit la matérialité à l'immatérialité ;
et s'il n'est pas donné à nos yeux de voir ce lien, notre
âme le devine. C'est à cette double nature du monde
visible et du monde invisible, c'est au désir profond
et natif qui nous pousse vers le second et au sentiment
du doux et impérieux besoin que nous avons du pre-
mier que nous devons tous les systèmes philosophi-
ques logiques, ceux qui reposent réellement sur l'es-
sence de notre nature. C'est de là aussi que naissent les
rêveries les plus folles. Le travail continu tendant à
unir ces deux aspirations, de telle sorte que chacune
d'elles fasse aussi peu que possible tort à l'autre, m'a
toujours paru être le vrai but de la sagesse humaine.
Il est impossible de méconnaître cet universel senti-
ment esthétique qui fait, que pour nous le mOnde phy-
sique est le vêtement du monde spirituel, et que le
monde spirituel est le principe vivant du monde phy-
sique. L'étude non interrompue de cette science de
la physionomie de la nature distingue l'homme vrai-
ment cligne de ce nom. Car il n'est rien qui ait une
influence aussi étendue Sur le caractère entier, que
l 'expression de l'immatériel dans le matériel, du su-
blime, du simple, du beau, dans toutes les oeuvres de
la nature et dans toutes les productions artistiques qui
nous entourent. Et ici encore apparaît la différence
qui existe entre les impressions qui agissent énergi-




126 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
quement et toutes les autres impressions physiques.
Comme le suprême effort de tout le labeur humain,
en nous et en autrui, tend à découvrir, à rapprocher,
à posséder l'Être unique et vraiment existant, quoique
dans sa forme originelle il soit éternellement invisible;
comme c'est lui seul dont le pressentiment rend cha-
cun de ses symboles si cher et si sacré pour nous, nous
faisons un pas vers lui, quand nous apercevons l'image
de son énergie éternellement active. Nous lui parlons,
pour ainsi dire, clans une langue obscure et souvent
inintelligible, mais aussi, souvent surprenante par le
pressentiment certain de la vérité, bien que la forme,
et, si j'ose employer cette expression, l'image de cette
énergie soit plus éloignée de la vérité.


C'est, sinon uniquement, du moins principalement
sur ce fond que fleurit le beau, que s'élève le su-
blime (1), qui transporte les hommes encore plus près
de la Divinité. La nécessité pour l'homme de trouver
dans un objet un plaisir pur et sans aucun intérêt,
sans même qu'il s'en rende compte, lui prouve qu'il
tire son origine de l'Être invisible, et qu'il se rattache
à lui par un lien de parenté ; et le sentiment de Sa.
disproportion avec l'Être suprême relie, de la manière
la plus humainement divine, la grandeur infinie à la
faiblesse confiante. Sans le beau, l'amour des choses
pour elles-mêmes manque à l'homme; sans le sublime,
l'obéissance disparaît, cette obéissance qui dédaigne


(1) Voyez Schiller, Zerstreule Belrachtungen liber verschiedene
itsthesische Gegenstande. (Considérations dé juchées sur différentes
matières d'Esthétique. Stutlgart, 1860, t. Xl, 1133 et suiv.)


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
127


la récompense et ne connaît pas la crainte vile. L'étude
du beau donne le goût ; l'étude du sublime donne la
egrandeur bien proportionnée ; à supposer toutefois•
qu'une telle étude existe, et que le sentiment et l'ex-
pression du sublime ne soient pas seulement le fruit du
génie. Mais le goût seul, qui doit toujours avoir pour
base la grandeur, — car la grandeur n'a besoin que de
proportion, et la forme n'a besoin que de conserva-
tion, — le goût seul unit tous les tons de l'être com-
posé en une harmonie charmante. Il donne à tous nos
penchants et à toutes nos impressions, même purement
spirituelles, quelque chose de mesuré, de soutenu, de
dirigé vers un point. Là oû le goût n'existe pas, les
appétits sensuels sont sauvages et effrénés, les études
scientifiques peuvent être subtiles et profondes, mais
elles n'ont ni délicatesse, ni poli, ni fécondité dans
l'application. Sans le goût, la profondeur de l'esprit
comme l'abondance du savoir, est frappée de mort et
de stérilité; sans lui la noblesse et l'énergie de la vo-
lonté morale elle-même est âpre et dépourvue de force
persuasive et réchauffante.


"Rechercher et produire, c'est là que tendent ou du
moins c'est à cela que se rapportent, plus ou moins
directement, toutes les occupations des hommes. La
recherche pour atteindre les raisons des choses ou les
dernières limites de la raison suppose, outre la pro-
fondeur, une variété de richesse et une chaleur d'es-
Prit intérieure, une tension des facultés humaines
réunies. Le philosophe purement analytique atteindra
Peut être son but par les simples opérations, non-sen-




1 28 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
lement de la calme, mais de la froide raison. Mais
pour découvrir le lien qui relie des propositions syn-
thétiques, il faut une vraie profondeur, il faut un esprit
qui ait appris à donner des forces à toutes ses facultés.
Ainsi on peut dire que la merveilleuse profondeur de
Kant peut souvent, dans sa morale et son esthétique,
Mie accusée d'extravagance. S'il m'est permis de l'a-
vouer, quelques rares passages me paraissent étre dans
ce cas. Je citerai comme exemple la signification des
couleurs de l'arc-en-ciel , dans la Critique du juge-
ment (1) ; la faute en est certainement au peu de pro,
fondeur de mes facultés intellectuelles. — Si je pou-
vais ici poursuivre plus loin ces idées, je me heurterais
certainement à la difficile mais intéressante question
de savoir quelle différence existe entre le perfection-
nement intellectuel du métaphysicien et du poète. Et
si un examen complet et multiplié ne renversait pas


(1) Critique du jugement (Berlin, 1793, 2' édition, p. 172).
Kant dit en effet, dans ce morceau, que les modifications de la lu-
mière dans la production des couleurs est une langue que la nature
nous offre et qui lui parait avoir le sens le plus élevé : « Ainsi,
dit-il, la couleur blanche du lis conduit notre esprit vers les idées
d'innocence, et, suivant l'ordre des sept couleurs depuis le rouge
jusqu'au violet, vers l'idée : 1" de grandeur; 2° de hardiesse; 3° de
loyauté ; 5° de sympathie ; 5" de modestie ; 6° de constance ; de
tendresse. » Guillaume de Humboldt avoue ne pas comprendre ces
choses. De son côté Kant, après avoir lu les deux écrits de not re au-
teur : De la différence sexuelle et de son influence sur la nature
organique et De la forme male et de la forme femelle, déclare que
ces travaux sont pour lui des énigmes. Nobles et profonds penseurs,
n'ayez pas de paroles dédaigneuses pour cette France qui, vousneen
comprenant qu'il demi, n'est pas toujours coupable, elle non plus,
d'inintelligence philosophique ou de légèreté ! — Rousseau n'ignorait
pas ce jeu d'esprit qui tend à faire de la combinaison des couleurs


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS. 12
sur ce point les conséquences de la théorie qui a été
jusqu'ici la mienne, je dirais que cette différence con-
siste en ceci seulement que le philosophe ne s'occupe
que des perceptions, le poète que des sensations ; tous
deux d'ailleurs doivent avoir des facultés intellectuelles
aussi abondantes et aussi cultivées.


Mais cela nie détournerait trop de mon but actuel,
et j'ose espérer d'avoir suffisamment montré, par les
quelques raisons exprimées plus haut, que pour for-
mer même le plus calme des penseurs, les jouissances
des sens et de l'imagination doivent avoir caressé son
âme. Mais si nous passons des études transcendantales
aux études psychologiques, si l'homme tel qu'il se pré-
sente devient l'objet de notre étude, alors celui qui,
par ses propres impressions, possède le plus grand
nombre de notions artistiques, dépeindra l'humanité,
cette espèce si riche en formes variées, avec le plus
de vie et de vérité.


un mode d'exprimer les harmonies et les idées. Il le traite rudement.
« Il n'y a, dit-il, sortes d'absurdités auxquelles les observations phy-
siques n'aient donné lieu dans les combinaisons des beaux-arts. On
a trouvé dans l'anal yse du son les mêmes rapports que dans celle
de la lumière. Aussitôt on a saisi vivement cette analogie, sans s'em-
barrasser de l'expérience et de la raison. L'esprit de système a tout
confondu, et faute de savoir peindre aux oreilles, on s'est avisé de
chanter aux yeux. J'ai vu ce fameux clavecin sur lequel on préten
dan faire de la musique avec des couleurs; c'était bien . nal connait•e
les opérations de la. nature de ne pas voir que l'effet des couleurs est
dans leur permanence el celui des sons dans leur succession.» (Essai
sur l'origine des langues, chap. xvi.) Rapprocher ces derniers mots
de ce qui est dit dans les premières lignes du précédent chapitre.
Le clavecin oculaire, dont parle Rousseau, avait été inventé et con-
struit par le P. Castel. Lire clans Voltaire le chapitre xiv, 2° partie
de ses Eldments de la philosophie de Newton.




t-;


430 DE L'AMÉLIORATION DÉS MOEURS
11 suit de là que l'homme ainsi formé apparaît, dans


sa plus grande beauté, quand il entre dans la vie pra-
tique, quand il rend fertile en oeuvres extérieures nou-
velles tout ce qu'il a amassé en lui. L'analogie qui
existe entre les lois de la nature plastique et celles de
la création intellectuelle a déjà été observée par l'oeil
d'un homme de génie (1); elle a été prouvée par des
observations pleines de justesse. Cependant une dé-
duction encore plus intéressante eût petit-être été
possible; au lieu de se lancer à la poursuite des lois
impénétrables du développement du germe, la psycho-
logie eût été peut-être plus féconde et plus instructive,
si elle eût représenté la création intellectuelle comme
la fine fleur de la production corporelle.


Parlons d'abord de ce qui paraît être dans la vie mo-
rale l'oeuvre exclusive de la froide raison. Seule l'idée
du sublime fait qu'il est possible (l'obéir à la prohibi-
tion absolue et générale, d'une manière humaine, par
l'intermédiaire du sentiment, et pourtant d'une ma-
nière divinement désintéressée par l'absence de con-
sidération de la félicité ou du malheur. Le sentiment
de la disproportion des forces humaines avec la loi
morale, la conviction profonde que le plus vertueux •
n'est que celui qui sent le mieux en lui combien cette
loi est inaccessible, tant elle est haut placée, produi-


ra F. de Deerg, Organisation et invention. (Noie de l'auteur.)
— Ce livre a eu en effet un grand succès on Allemagne. Il n'a pas
été réédité moins de dix fois. Mais cela n'empêche pas que le brevet
(l'homme do génie, généreusement délivré par Humboldt à Dal-
berg, ne doive ici être considéré que comme une bienveillante hy-
perbole.


DÉ L'AMÉLIORATION DÉS MOEURS.


131
sent le respect ; et cette impression ne paraît enve-
loppée du vêtement matériel que juste ce qu'il faut
pour que nos yeux ne soient pas aveuglés par l'éclat de
la pure lumière. Si la loi morale nous oblige à voir
que tout homme a un but en lui-même, à elle s'unit
le sentiment du beau, qui donne si aisément à toute
poussière la vie et la joie de se sentir en possession
d'une existence propre ; qui saisit et enveloppe l'homme
d'une manière d'autant plus belle et complète que,
indépendant de l'idée, ce sentiment du beau n'est pas
limité pu la petitesse du nombre des signes que l'idée
peut seule comprendre, et encore isolément et sépa-
rément,


L'intervention du sentiment (lu beau paraît nuire à
la pureté de la volonté morale; cela pourrait être, et
cela serait en effet, si ce sentiment devait être le véri-
table mobile de l'homme vers la vertu. Mais le devoir
doit seulement consister dans la découverte pour la
loi morale d'applications plus variées, qui auraient
échappé à la raison froide et par cela même grossière;
l e droit doit servir à procurer les plus doux sentiments
à l'homme ; en effet, il est défendu à celui-ci, non de
recevoir la félicité qui se relie étroitement à la vertu,
mais d'agir vertueusemént, seulement en vue de cette
In ci té. Plus je réfléchis sur ce sujet, moins la diffé-
rence que j'observe ici me paraît être une pure subti-
lité ou une rêverie. L'homme aspire à la jouissance;
l'hom me croit très-fermement, et au milieu même des
circonstances les plus défavorables, que pour lui la
vertu est éternellement liée à la félicité. Mais pourtant




1:i2 nE L'AMÉLIORATIO:n DES MOEURS.
son âme est capable de comprendre la grandeur de la
loi morale. Son âme ne peut pas échapper à la force
par laquelle cette grandeur l'oblige à agir, et, con-
trainte par ce seul sentiment, elle agit sans se préoc-
cuper de la jouissance, parce qu'elle ne perd jamais
l'entière conscience que l'idée de tous les maux possi-
bles n'obtiendrait point d'elle une autre manière
d'agir.


Seulement il est certain que l'âme n'arrive à cette
force que par une seule voie, par celle dont je parle
plus haut; par une puissante contrainte intérieure, et
par une lutte extérieure pleine de diversité. Toute
force, — comme la matière, — vient (les sens ; et, °
quoique très-éloignée de sa source, elle ne cesse
jamais, de s'y rattacher, si je puis ainsi parler. Donc,
celui qui s'efforce d'élever et de grandir ses facultés,
de les rajeunir par une jouissance fréquente; celui qui
use souvent de la force de son caractère pour rester
indépendant de la sensualité ; celui qui s'efforce d'unir
celte indépendance à la plus haute sensibilité; celui
dont la raison cherche sans cesse directement et pro-
fondément la vérité; celui en qui un juste et délicat
sentiment du beau ne laisse passer inaperçue aucune
forme charmante; celui que son ardeur pousse à faire
entrer en soi les impressions du dehors et à les utiliser.
pour (le nouvelles productions, à fondre toute beauté
dans son individualité, et, en unissant son être avec
tout ce qui est beau, à engendrer une beauté nouvelle;
celui-là peut nourrir la douce croyance qu'il est dans
le droit chemin, et qu'il se rapproche de l'idéal merle


DE CAME 1.10R ITION DES MOEURS.


que l'imagination humaine la plus hardie ose se re-
tracer.


Par ce tableau assez étranger aux études politiques,
mais nécessaire pour la déduction de mes idées, j'ai
essayé de montrer comment la sensualité pénètre de
ses influences salutaires toutes les occupations de
l'homme. Acquérir par elle la liberté et le respect, tel
a été mon but. Mais je ne veux pas oublier que la sen-
sualité est aussi la source d'une foule de maux physi-
ques et moraux. Lors même qu'elle est honnête, et par
suite salutaire, lors même qu'elle est dans un juste
rapport avec l'exercice des facultés intellectuelles, elle
prend très-aisément un ascendant pernicieux. Alors la
joie humaine se change en jouissance bestiale; le goût
s'oblitère ou prend des directions contre nature. A
propos de cette dernière expression, je ne puis m'em-
pêcher, surtout par rapport à certaines critiques ex-.
clusives, de remarquer encore que ces mots ne dési-
gnent point ce qui n'atteint pas directement tel ou tel
but (le la nature, mais ce qui rend vain, d'une manière
générale, le but que la nature donne à l'homme. Ce
but est, pour lui, (le faire sans relâche avancer son être
vers une perfection plus élevée, et, par suite, d'unir
indissolublement les unes aux autres ses facultés sensi-
bles et ses facultés pensantes, en leur donnant à toutes
Un e juste mesure d'énergie. D'ailleurs il peut naître un
manque (l'harmonie entre la manière dont l'homme
cultive et, en général, met eu action ses facultés, et
en tre les moyens (l'action et de jouissance que sa situa-
lie lui .n lm offre. Cette disproportion est une nouvelle


CH RÉTIEN.
8




1311 llE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
source de maux. Suivant les principes développés
précédemment., il n'est pas permis à l'État d'agir sur
la situation des citoyens, en vue de certains desseins
positifs. Cette situation n'a pas de forme déterminée
et nécessaire ; plus grande est sa liberté , plus elle
diminue ce manque d'harmonie. C'est de cette liberté
même qu'elle tire surtout la force par laquelle elle
gouverne la manière de penser et d'agir des citoyens.
Et pourtant le danger, qui subsiste toujours et qui
n'est pas sans importance, pourrait réveiller l'idée de
la nécessité de combattre la corruption des moeurs
par des lois et des institutions politiques.


Mais, en supposant que ces lois et ces institutions
fussent vraiment efficaces, leur influence n'égalerait
jamais leurs inconvénients. Un État dans lequel on
userait de pareils procédés pour forcer ou pousser les
citoyens à suivre les meilleures lois, pourrait être tran-
quille, paisible, prospère; mais ce ne serait jamais,
mes yeux, qu'un troupeau d'esclaves entretenus; ce ne
serait point une réunion d'hommes libres, qui ne sont
enchaînés que quand ils outre-passent les bornes du
droit. Sans doute, il existe bien des moyens de pro-
duire exclusivement certaines actions ou certaines
idées. Mais aucun ne conduit à la vraie perfection
morale. L'impulsion matérielle donnée pour arriver
à certains actes, ou la nécessité imposée de s'en abs-
tenir, produisent l'habitude. Par l'habitude, le Plaisir'
qui d'abord était attaché à l'acte lui-même, on le pe n


-chant qui d'abord ne se taisait que devant la nécessité,
sont entièrement détruits. Ainsi l'homme est conduit


DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.


135
des actes vertueux et, dans une certaine limite, à des
idées vertueuses. Mais la force de son âme ne sera pas
augmentée; ses idées sur ses fins et sa dignité ne se
conserveront et ne s'éclaireront point; sa volonté de
vaincre le penchant qui le domine ne se fortifiera
point : par suite, il ne gagne rien du côté de la vraie
et réelle perfection. Qui voudra instruire l'homme à ne
pas tendre à des buts extérieurs ne se servira jamais
de ces moyens. Car, sans compter que la contrainte et
la direction ne produisent jamais la vertu, elles dirai •
nuent toujours la force. Et, que sont les moeurs sans
la force morale et sans la vertu? Si grand que puisse
être le mal de la corruption des moeurs, il n'est même
pas dépourvu de conséquences salutaires. C'est par les
extrêmes que l'homme arrive forcément au sentier
moyen de la sagesse ét (le la vertu (1). Les extrêmes,
comme les vastes corps qui brillent dans les profon-
deurs de l'espace, agissent au loin. Pour fournir du
sang aux plus petites veines du corps, il faut qu'il y en
ait en abondance dans les grosses. Vouloir bouleverser
en cela l'ordre de la nature, c'est appeler le mal moral
pour prévenir le mal physique.


( I ) En un mot, le spectacle de ses propres désordres le ramène
souvent à l'observation des lois du juste et de l'honnête. C'est quand
il est tombé bien bas et qu'il considère la profondeur (le sa chute,
qu'ilse dit : « Décidément il faut sortir de ce bourbier, et rentrer


l'air pur. » — Nous ne faisons ici que traduire, eu la dévelup-
Pant, la pensée de Humboldt. Elle est vraie, mais à une condition,


est
,


t que l'excès de la corruption n'ait pas entièrement éteint chez
'," In tlie la faculté de désirer son retour au bien. S'il en était ainsi,


nécessité parlerait: il faudrait combattre le mal par des lois uu des
institutions émanant de l'État.


à




DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS. 137
son unité des intérêts divers et contradictoires, cau-
sent des collisions de cette nature. Ces collisions amè-
nent un manque d'harmonie entre les désirs et le pou-
voir îles hommes; de là des délits. Plus l'État est oisif,
si je puis ainsi parler, moins le nombre en est grand.
S'il était possible, dans certains cas donnés, de compter
exactement les maux qu'occasionnent les ordonnances
de police, et ceux qu'elles empêchent, on trouverait
toujours que le nombre des premiers surpasse celui
des seconds.


5" Jamais encore on n'a étudié, au point de vue pra-
tique et d'une manière suffisante, la puissance énorme
qu'aurait la poursuite sévère de toutes les infractions
réellement commises, la justice , la bonne mesure,
l'irrémissibilité de la peine et, par suite, la rareté de


Je crois maintenant avoir suffisamment démontré
pour mon dessein combien est dangereux tout effort
(le l'État tendant à combattre ou seulement à prévenir
la corruption des moeurs, pourvu qu'elle ne porte pas
directement atteinte au droit d'autrui ; combien peu
on doit en attendre de conséquences salutaires sur la
moralité, et combien une pareille action, exercée sur
le ca ractère du peuple, est peu nécessaire, môme pour
J e seul maintien de la sécurité. Si l'on réunit les ni-
sons développées au commencement de ce chapitre
Pour combattre toute action de l'État dirigée vers cer-
tain s buts positifs, et qui sont d'autant plus fortes ici
que l'homme moral ressent plus profondément les
entraves qu'on lui impose ; si l'on n'oublie pas que


136 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
Mais, de plus, il n'est pas vrai que le danger de la


corruption soit si grand et si menaçant ; tout ce qu'on
a dit déjà pour justifier cette proposition nous permet
de nous servir des observations suivantes pour l'établir
plus amplement.


1° L'homme tend de lui-même vers la bienfaisance
plus que vers l'égoïsme (i). C'est ce que démontre
l'histoire des sauvages. Les vertus domestiques ont
quelque chose de si sympathique; les vertus publiques
du citoyen ont quelque chose de si grand et de si en-
traînant, que l'homme tout à fait primitif lutte rare-
ment contre le charme qui est en elles.


2° La liberté augmente la force et entraîne toujours
à sa suite, comme tout accroissement de force, une
sorte de disposition libérale. La contrainte énerve la
force et conduit à tous les désirs égoïstes, à tous les
vils artifices de la faiblesse. La contrainte empêche
peut-être quelques fautes, mais elle enlève leur beauté
même aux nobles actions. La liberté occasionne peut-
'tre quelques fautes, mais elle donne au vice lui-même
une apparence moins ignoble.


3° L'homme laissé à lui-même arrive plus difficile-
ment aux vrais principes; mais ces principes se mani-
festent d'une manière indestructible dans ses actions*
Celui qu'on dirige suivant un système préconçu les
reçoit plus aisément; mais ils s'affaiblissent en lu i à
cause de la diminution de son énergie.


4" Toutes les prescriptions de l'État, en créant dans


(1) Voyez plus haut chapitre précédent, page 107, note 2.




138 DE L'AMÉLIORATION DES MOEURS.
toute espèce de progrès, et précisément le progrès du
caractère et. des moeurs, doit tout ce qu'il renferme de
beau à la liberté, on ne pourra plus douter de la vérité
du principe suivant, à savoir : que l'État doit s'abstenir
entièrement de tout travail tendant à agir directement
ou indirectement sur les moeurs et le caractère de la
nation, si ce n'est lorsque ce travail se relie fatalement,
comme conséquence naturelle et allant de soi, à ses,
autres prescriptions absolument nécessaires; et que
tout ce qui peut favoriser ces desseins, principalement
toute surveillance exercée sur l'éducation, l'organisa-
tion religieuse, les lois somptuaires, etc., est tout à fait
en dehors des bornes de son action.


IX


DÉTERMINATION PLUS NETTE ET POSITIVE DU SOIN DE L'ÉTAT
POUR LA sunETÉ. — DÉVELOPPEMENT DE L'IDÉE DE LA
SURETÉ.


Coup d'oeil rétrospectif sur le cours de cette étude tout entière. —
Enumération des lacunes qui restent à combler. — Détermination
de l'idée de la sûreté. — Définition des droits qu'on doit s'efforcer
de garantir. — Droits des citoyens pris individuellement. — Droits
de l'Etat. — Actes qui troublent la sûreté.— Division de la der-
nière partie de cette étude.


J'ai terminé les parties les plus importantes et les
plus difficiles de ce travail. Comme j'approche de la
solution complète du problème proposé, il est néces-
saire de jeter un coup d'oeil rétrospectif sur tous les
développements présentés. D'abord on a écarté le soin
de l'État de tous les objets qui ne touchent pas à la
sûreté, tant extérieure qu'intérieure, des citoyens ; en-
suite on a présenté cette sûreté comme l'objet propre
de l'action tic l'État ; enfin on a posé et justifié le prin-
cipe que, pour l'obtenir et la conserver, il n'est besoin
de s'efforcer, ni d'agir sur les moeurs et le caractère
de la nation même, ni de lui donner, ni de lui ravir une
direction déterminée. On pourrait donc, dans une cer-
taine mesure, croire qu'il a été complétement répondu




VIO DÉTERMINATION PLUS NETTE ET POSITIVE
à notre question de savoir quelles bornes l'État doit
donner à son action ? En effet, cette action a été limi-
tée au maintien de la sécurité. Quant aux moyens
d'arriver à ce résultat, on n'a permis à l'État, d'une
manière plus nette encore, de n'employer que ceux
qui ne tendent ni à modeler la nation suivant les vues
de l'État, ni surtout à l'amener à ces vues. Si cette dé-
finition est, pour ainsi dire, entièrement négative, ce
qui reste encore après l'élimination se montre cepen-
dant assez clairement.. Ainsi l'État se bornera à toucher
aux actes qui empiètent immédiatement et directement
sur le droit d'autrui, à décider le droit litigieux, à ré-
tablir le droit violé et à punir le violateur. Mais l'idée
de la sûreté, dont on s'est jusqu'ici borné à dire qu'on a
entendu parler de la sûreté contre les ennemis exté-
rieurs et relativement aux griefs des concitoyens les
uns envers les autres, cette idée est trop large et trop
complexe pour ne pas exiger une exposition plus
exacte. Autant, en effet, sont diverses les nuances qui
séparent le conseil simplement persuasif de l'ordre
impératif, et l'ordre impératif de la contrainte despo-
tique, autant sont divers et nombreux les degrés de
l'injustice et de l'illégitimité, depuis l'acte accompli
dans les limites du droit rigoureux, niais pouvant nuire
à autrui, jusqu'à l'acte qui, sans outre-passer davantage
ces limites, peut aisément troubler, ou trouble toujours
autrui dans la jouissance de sa propriété, et depuis cet
acte jusqu'à la véritable usurpation de la propriété
d'autrui, autant est. diverse l'étendue de l'idée de sû-
reté, puisqu'on peut y comprendre tel on tel degré de


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ.


contrainte, ou lel ou tel acte attaquant le droit de près.
ou de loin. Mais cette étendue est d'une importance
capitale ; si elle est exagérée, ou si elle est trop res-
treinte, alors, de quelques mots que l'on se serve,
toutes les limites sont confondues. Sans une détermi- -
nation exacte de cette étendue, on ne saurait songer à
poser justement ces bornes. Ensuite il faudra néces-
sairement exposer eL examiner en détail les moyens
dont l'État doit ou ne doit pas se servir. Car, si le tra-
vail de l'État tendant à la réformation des mœurs ne
parait pas bon, ainsi qu'on l'a soutenu ; cela une fois
admis, il reste encore au jeu de l'action de l'État un
champ beaucoup trop indéterminé ; par exemple, ce
n'est point par ces seules paroles qu'on aura éclairci
les questions de savoir combien les lois restrictives
dictées par 11.:',tat s'écartent de l'acte qui porte direc-
tement atteinte au droit d'autrui, dans quelle mesure
l'État doit empêcher les véritables infractions, en en
coupant les sources, non dans le caractère des citoyens,
mais dans les occasions que fournissent les faits. Tou-
tefois on peut sur ce point aller beaucoup trop loin, et
en ceci l'exagération fait naître de grands inconvé-
nients;


aussi est il certain que de bons esprits ont dé-
siré rendre l'État responsable en tout du bien-être des
citoyens, précisément par préoccupation et en faveur
de la liberté ; c'est qu'ils ont pensé que ce point de vue
Plus général protégerait l'activité non entravée des
forces (1). Ces considérations m'obligent (l'avouer que


(1) Cette théorie est celle de la fraction modérée de l'école socia-
lise ou autoritaire. (Voy. sur la manière dont le problnie se pose




142 DÉTERMINATION PLUS NETTE ET POSITIVE
jusqu'ici je n'ai signalé que les matières capitales, celles
qui sont certainement en dehors des limites de l'action
de l'État, plutôt que je n'ai déterminé ces limites quand
il y a place pour le doute ou ja contestation. Voilà ce
qui me reste à faire et quand même. je devrais ne pas y
réussir entièrement, je crois devoir essayer au moins
de faire connaître, de la manière la plus nette et la plus
complète qu'il sera possible, les raisons de cet insuccès.
Mais dans tous les cas, j'espère pouvoir être bref, car
tous les principes dont j'aurai besoin pour remplir cette
tâche, je les ai déjà examinés et établis dans ce qui pré-
cède, autant du moins que mes forces m'ont, permis de
ie faire.


Je dis que les citoyens jouissent de la sûreté dans
l'État, quand ils ne sont pas troublés par des usurpa-
tions étrangères dans l'exercice des droits qui leur
appartiennent, que ces droits aient trait à leurs per-
sonnes ou à leurs propriétés. Par conséquent la sûreté,
c'est l'assurance de la liberté légitime, si l'on peut parler
ainsi sans être taxé d'un excès de concision et par suite
d'obscurité. Cette sûreté ne sera donc pas troublée par
toutes ces actions qui empêchent l'homme de faire agir
ses facultés ou (le jouir de son bien, mais seulement par
celles qui l'en empêchent illégitimement (1). Cette dé


aujourd'hui, l'Introduction placée par le traducteur au commen ce
-ment de ce volume.)


(1) Ce point de vue capital est négligé dans la définition de la
liberté formulée dans l'article IY de la Déclaration des droits de
l'homme : « La liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas a
autrui.» Du reste l'omission n'est que dans les termes, elle n'existait
point dans la pensée des rédacteurs : la preuve de ceci se trouve


Du SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ.


143


finition, comme celle que j'ai donnée plus haut, n'a
pas été choisie et formulée arbitrairement par moi.
Elles découlent toutes deux directement des considé-
rations développées ci-dessus. Ce n'est qu'en donnant
au mot sûreté cette signification qu'on peut arriver à
l'expliquer. Car il n'y a que les véritables violations du
droit qui appellent l'intervention d'une puissance autre
que celle de l'individu. Seul, l'empêchement de ces
violations profite réellement au vrai progrès humain,
et tout autre travail de l'État met des obstacles sur sa
route ; seul, il découle du principe infaillible de la né-
cessité, car tout autre empêchement ne se fonde que
sur le principe incertain d'une utilité calculée d'après
des vraisemblances trompeuses.


Ceux dont la sûreté doit être maintenue, ce sont d'un
côté tous les citoyens, et cela avec une parfaite égalité ;
d'un autre côté, c'est l'État lui-même. La sûreté de
l'État a un objet d'une étendue plus vaste ou plus
étroite suivant qu'on élargit ou qu'on resserre ses
droits; et par suite leur délimitation dépend de la ma-
nière dont on détermine le but de la sûreté. :D'après ce
que j'ai dit jusqu'ici, l'État ne devrait protéger la sûreté
que pour conserver le pouvoir qui lui est concédé et
les biens qui lui appartiennent. Mais il ne pourrait pas,


dans la Constitution du 3 septembre 1791 qui reproduit avec plus
d'exactitude le mème principe « ..... comme la liberté ne consiste
q u'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits d'autrui, ni à la
sarclé publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui,
a ttaquant ou la sûreté publique ou les droits d'autrui, seraient nui-
sibles à la société. » (Voy. La liberté civile de M. Bertauld, chap. v,
Droits naturels des individus.)




I!! !!


flÇJERMINATLON PLUS NETTE ET POSTI1VE


clans l'intérêt de la sûreté, entraver les actions par les-
quelles un citoyen lui soustrait sa personne et sa pro-
priété, cela sans porter atteinte au droit proprement
dit, et en supposant par suite qu'il ne se trouve pas avec
11;:tat dans un rapport personnel et temporaire, comme
par exemple en temps de guerre. Car l'union de l'État
n'est qu'un moyen subordonné auquel il ne faut pas
sacrifier le véritable but qui est l'homme; autrement
on en arriverait à cette contradiction que la foule aurait
le droit de sacrifier l'individu, alors que celui-ci ne
serait pas obligé de s'offrir en sacrifice. Enfin d'après
les principes qui ont été exposés, l'État ne doit pas
s'occuper du bien-être, du bonheur des citoyens; pour
la conservation de leur bonheur, rien ne peut être né-
cessaire de ce qui détruit la liberté, et par suite la
sûreté.


La sûreté est troublée ou par des actions qui en elles-
mêmes portent atteinte au droit d'autrui, ou par des
actions dont les conséquences seulement sont inquié-
tantes. L'État doit s'efforcer d'empêcher ces deux es-
pèces d'actes, mais avec des différences quivont devenir
l'objet de notre étude ; si ces actes sont une fois com-
mis, il doit chercher à les rendre autant que possible
non préjudiciables, en ordonnant la juste compensation
du dommage causé, et à les rendre plus rares dans
l'avenir, en les punissant. C'est de là que naissent les
lois de police, les lois civiles et les lois criminelles,
pour me servir de la terminologie en usage. Mais il se
présente ici un autre objet, qui, à cause de sa nature
propre, mérite d'être traité d'une manière tout à fait


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURElt
1A5


spéciale. Il existe une classe de citoyens auxquels ne
s'appliquent qu'avec de nombreuses modifications les
principes ci-dessus exposés, car ces principes supposent
toujours l'homme dans la plénitude de ses facultés; je
veux parler de ceux qui n'ont pas encore atteint la ma-
turité de l'âge, et de ceux que la démence ou l'imbé-
cillité prive de l'usage de leurs facultés humaines. L'État
doit prendre soin de leur sûreté; et leur situation, dès
qu'on peut la reconnaître, exige évidemment une
attention spéciale. Il nous faudra donc étudier le rap-
port suivant lequel l'État a, comme on dit d'habitude,
la tutelle supérieure de tous ceux qui n'ont pas de
tuteur parmi les citoyens. Je crois avoir tracé la ligne
de démarcation qui entoure


. tous les objets vers les-
quels l'État doit tourner son attention. Quant à la
sûreté contre les ennemis extérieurs, après ce qui a été
dit, je crois inutile d'ajouter quoi que ce soit. Bien
loin de vouloir pénétrer profondément clans toutes les
matières vastes et compliquées ci-après nommées, je
me contenterai pour chacune d'elles de développer
aussi brièvement que possible les principes qui la do-
m inent, en tant qu'ils se rattachent à notre étude. Cela
fait, nous pourrons dire que nous aurons fini ce travail
qui tend à résoudre entièrement la question proposée
et à i mposer, de tous les côtés, à l'action de l'État les
bornes qu'elle doit avoir.


CHRÉTIEN.




X


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ, RELATIVEMENT A LA
DÉTERMINATION DES ACTES DES CITOYENS QUI N'ONT
TRAIT D'UNE MANIÈRE IMMÉDIATE ET DIRECTE QU'AUX
AGENTS EUX-MÉMES (LOIS DE POLICE).


De l'expression : lois de police. — Le seul motif qui justifie ici l'ac-
tion restrictive de l'Etat est que les conséquences de ces actes por-
tent atteinte aux droits d'autrui. — Caractère des conséquences
qui renferment une atteinte de cette nature. — Explication de
ceci par l'exemple d'actes qui causent du scandale. — Précautions
que doit prendre l'Etat dans le cas où il se produit de ces actes
dont les conséquences pourraient devenir dangereuses pour les
droits d'autrui. — II faut beaucoup de jugement et d'intelligence
pour écarter le danger. — Quelle étroitesse doit avoir le lien qui
rattache ces conséquences à l'acte lui-même pour donner ben
à des dispositions restrictives? — Grand principe déduit de ce qui
précède. — Exceptions qu'il reçoit. — Avantages qu'auraient les
citoyens à faire librement, par des conventions, ce que l'Etat est
obligé de faire par des lois. — Examen de la question (le savoir si
l'Etat peut contraindre les citoyens à accomplir des actes positifs?
— Adoption de la négative parce que — cette contrainte est hou'
teuse — et qu'elle n'est pas nécessaire au maintien de la sûreté.
— Exceptions qui naissent de la nécessité. — Actes accomplis sur
la propriété commune, ou qui s'y rattachent.


11 nous faut maintenant suivre l'homme dans tous
les rapports si variés que renferme la vie. Pour le faire
il sera bon de commencer par le plus simple de tous,
c'est-à-dire par le cas où l'homme, tout en vivant Uni


DES LOIS DE POLICE.
11i


avec ses semblables, se maintient tout à fait en deçà
des limites de son domaine propre, et n'entreprend
rien sur ce qui concerne directement et immédiatement
autrui. C'est de ce cas que s'occupent la plupart de ces
lois qu'on appelle lois de police. Cette expression n'est
pas bien déterminée. Sa signification la plus impor-
tante et la plus commune est que ces lois, sans se rap-
porter aux actes mêmes par lesquels atteinte est portée
au droit d'autrui, ne parlent que des moyens (le pré-
venir ces atteintes; elles s'opposent soit à ces actes
dont les conséquences mêmes peuvent facilement
devenir un danger pour le droit d'autrui, soit à ceux
qui conduisent communément à des transgressions de
la loi ; ou bien enfin elles peuvent clé terminer ce qui est
nécessaire à la conservation ou à l'exercice du pouvoir
de l'État lui-même. Il existe des prescriptions qui, bien
qu'elles aient pour but, non la sûreté mais le bien des
citoyens, portent nécessairement le même nom ; je ne
!n'en occupe pas ici ; ce serait sans utilité pour mon
plan. D'après les principes établis précédemment, dans
ce rapport simple de l'homme, l'État ne doit empêcher
rien autre chose que ce qui fait grief à ses propres
droits ou aux droits des citoyens. Et, au point de vue
de l'État, il faut en rapprocher ce qu'on a dit en général
du sens de cette expression. Donc, quand l'avantage ou
le P réjudice du propriétaire est seul en question, l'État
ne doit jamais se permettre de restrictions à la liberté
tU moyen de lois prohibitives. Pour justifier de sem-
blable
fasse -s restrictions, il ne suffit même pas qu'un acteasse simplement tort à autrui; il faut encore qu'il




148 DES LOIS DE POLICE.


restreigne son droit. Ce second point exige quelques
explications. La restriction d'un droit existe dans tous
les cas où l'on dérobe à quelqu'un, sans ou contre sa
volonté, une partie de sa propriété ou de sa liberté
personnelle. Au contraire, quand une pareille usurpa-
tion ne se produit pas, quand l'homme n'empiète point
sur le cercle du droit d'un autre homme, quel que
soit le dommage qui puisse en résulter pour ce dernier,
il n'y a point restriction de ses droits. Il n'en existe
pas davantage, quand le préjudice ne se manifeste
point avant que celui qui en souffre agisse de son côté,
relève l'action, si je puis m'exprimer ainsi, ou du
moins n'en combatte pas l'effet comme il le pourrait.


L'application de ceci est claire et va de soi. Je me
borne à mentionner ici deux exemples dignes de re-
marque. D'après ces principes, il faut mettre entière-
ment de côté ce que l'on dit spécialement des actes
qui causent du scandale au point de vue de la religion
et. des moeurs. Celui qui fait des choses ou qui entre-
prend des actions offensant la conscience et la mora-
lité d'autrui, peut bien, au point de vue absolu, faire
mal ; mais tarit qu'il ne se permet aucune attaque im-
portune, il ne blesse aucun droit. Les autres n'ont
qu'à s'éloigner de lui, ou, si les circonstances les en
empêchent, ils auront à supporter l'inévitable incom-
modité d'une union avec (les caractères différents du
leur. Chacun doit toujours penser que les autres sont
peut-être choqués par la vue des traits qui lui sorti
propres; car la question de savoir de quel côté est le
droit, n'est jamais importante que là où il existe r éel-


DES LOIS DE POLICE.
149


lement un droit qui permet de décider. Le cas bien
plus déplorable où le spectacle de telle ou telle ac-
tion, où l'audition de tel ou tel raisonnement, égare
la vertu, la raison ou le bon sens, ne permettrait même
en aucune manière de restreindre la liberté. Celui qui
a ainsi agi ou ainsi parlé, n'a en cela attaqué le droit
de personne; les autres sont libres de combattre en
eux-mêmes la mauvaise impression par la force de
leur volonté ou par les motifs tirés de leur raison. Il
résulte encore, de ceci que, si grand que soit d'ordi-
naire le mal provenant de ces causes, d'un autre côté,
il se produit toujours un heureux effet : dans le second
cas, la force du caractère, dans le premier, la tolé-
rance, l'intelligence sont mises à l'épreuve et grandis-
sent. Je n'ai pas besoin de rappeler que je ne m'oc-
cupe ici de ces faits qu'au point de vue du trouble
causé à la sûreté (les citoyens. Car j'ai déjà cherché
précédemment (1) à exposer leur rapport avec la mo-
ralité de la nation et à montrer ce qui, à ce point de
vue, est permis à l'État.


Toutefois il est beaucoup de choses dont l'apprécia-
tion exige des connaissances techniques qui ne sont
pas le partage . de tous, et par où la sfrreté pourrait
«re troublée. Quand un homme exploite à son avan-
tage l'ignorance d'autrui, soit avec intention, soit de
bonne foi, alors les citoyens doivent avoir la liberté de
demander pour ainsi dire conseil à l'État. Les méde-
cin s et les jurisconsultes qui se mettent à la disposi-


('I) Chapitre VIII.




150 DES LOIS DE POLICE.
tion des particuliers, me fournissent surtout un exem-
ple, tant à cause de la fréquence du besoin qu'on a
d'eux, que pour la difficulté de l'appréciation de leur
mérite, et que pour la grandeur du danger qui se pré-
sente. Dans ces cas-là, pour satisfaire au désir de la
nation, il n'est pas seulement bon, il est nécessaire que
l'État examine ceux qui se destinent à ces travaux,
pourvu qu'ils veuillent bien se soumettre à un examen.
Si le résultat en est satisfaisant, qu'il donne à leur
aptitude un signe distinctif et fasse ainsi connaître aux
citoyens qu'ils ne peuvent accorder en entier leur con-
fiance qu'a ceux qui, de cette manière, en ont été
trouvés dignes. Mais l'État ne devrait jamais aller plus
loin ; il ne devrait jamais arrêter ceux ou qui ne se sont
pas soumis à l'examen, ou qui y ont échoué; il ne de-
vrait jamais interdire, à eux, l'exercice de leur profes-
sion, à la nation, l'emploi de leur secours. Il ne devrait
appliquer de semblables prescriptions qu'à ces prati-
ques par lesquelles on agit, non pas sur l'être intérieur,
mais sur les actes extérieurs de l'homme, où, par suite,
l'homme n'agit pas lui-même, on il n'a qu'à resterpatient
et passif, pour se laisser conduire ainsi au résultat vrai ou
faux. L'État devrait encore intervenir dans les cas où l'aP'
préciation suppose des connaissances ayant un domaine
distinct, qu'on ne peut acquérir par l'exercice de la
raison ou par le jugement pratique, et dont la rareté
fait qu'il est plus difficile de se renseigner. Si l'État
agit contrairement à ce qui vient d'être dit, il court
risque de rendre la nation indolente, paresseus e , too"
jours prête à se confier à la science et à la volonté


DES LOIS DE POLICE.
151


étrangères; en effet, l'absence de secours assurés et
déterminés nous pousse à développer notre expérience
et notre science propres; elle unit plus étroitement et
plus diversement les citoyens entre eux, quoiqu'ils
soient plus indépendants les uns les autres de leurs
conseils réciproques. Si l'État ne reste pas fidèle au
premier précepte, outre le mal qu'on vient de si-
gnaler, surgissent tous les maux qu'on a dépeints au
commencement de cet écrit (1). — Pour prendre ici
un autre exemple frappant, je dirai qu'une pareille
institution ne devrait jamais exister en ce qui touche
les théologiens. En effet, qu'est-ce que l'État examine-
rait en eux? des dogmes déterminés `?... Mais, on -l'a
démontré plus haut, ce n'est pas de cela que dépend la
religion
la mesure de leurs facultés intellectuelles


(I) Inutile de dire que sur ces deux points, notre législation s'est
montrée plus prévoyante que libérale. — Par son décret des 2 et
il septembre 1790, l'Assemblée constituante abolit l'ordre des avo-
cats. Mais cet ordre fut rétabli par la loi du 22 ventôse an xn,
organisé par le décret du 14 décembre 1810, et modifié plus d'une
Ibis depuis sous l'influence des événements politiques. Il faut con-
venir que le régime de liberté absolue, qui donna naissance aux dé-
fenseurs officieux, fut peu satisfaisant dans ses résultats. — En ce
qui concerne la médecine, les Etats modernes se sont montrés, et
av ec raison, plus sévères encore. Ils sont allés en général jusqu'à
défendre l'exercice de la médecine à quiconque n'était pas muni
d'un diplôme. (Voyez les lettres patentes adressées par Charles VI au
Prévôt de Paris, le 20 août 1390 ; l'arrêt du parlement du 12 sep-
let 1598 ; les déclarations royales des 3 mai 109It et 19 juil-
let 1696, l'édit du mois de mars 1707.) Le décret du 18 août 1792
établit un état de choses oè l'exercice de la médecine et de la chi-
rurgie était entièrement libre. La loi du 19 ventôse an xi rétablit le
système restrictif. (Voyez dans l'Exposé des motifs, présenté par Four-
croy, le 7 germinal an xi, les motifs de fait et de droit qui ont amené
le législateur à édicter cette loi.)





152 DES LOIS DE POLICE.
en général? Mais, chez le théologien, destiné à ex-
poser des idées si intimement unies à la personnalité
de ses auditeurs, il n'est presque qu'une seule chose
en jeu, le rapport de son intelligence avec la leur, et
ainsi l'appréciation devient impossible ;... l'autorité et
le caractère? Mais ce serait examiner tout simplement
la situation eL les antécédents de l'homme, et l'État est
clans de bien mauvaises conditions pour se livrer à cette
recherche. — Enfin, même dans les cas que j'ai trou-
vés légitimes, on ne devrait, en général, promulguer
une disposition restrictive que quand les voeux do la
nation la réclameraient d'une manière non équivoque.
Car en elle-même, entre des hommes libres formés par
la liberté, elle n'est nullement nécessaire (1), et pour-
rait toujours donner lieu à beaucoup d'abus. Comme
je n'ai pas ici à rechercher des applications particu-
lières, mais seulement à déterminer des principes, je ne.
veux qu'indiquer brièvement le point de vue où je me
place pour mentionner une telle institution. L'État ne
doit en rien s'occuper du bien positif des citoyens;
par suite, il ne doit pas s'occuper de leur vie et de leur
santé, à moins qu'elles ne soient mises en danger paf
les actions d'autrui (2); il ne doit s'occuper que de la


(t) C'est ainsi que dans l'antiquité l'exercice de la médecin e Pa-
rait avoir été absolument libre : en Grèce il existait bien des écoles,
mais on ne connaît aucun règlement restrictif de l'exercice de cet
art. « A Rome, dit Montesquieu, s'ingérait de la médecine qui voulait.»
Esprit des lois, liv. XXIX, ch air.


(2) C'est là une conséquence logique qui reste hardie même avec
le correctif plein de bon sens qui l'accompagne ; elle a effrayé nos
individualistes les plus audacieux et les mieux disposés à rétré clv .le_
rc,l d " rEt a l . n'est Proudhon qui a écrit les limes suivantes, aPre


DES LOIS DE POLICE.


153
sûreté. Une pareille surveillance ne pourrait rentrer
dans le domaine de l'action de l'État, qu'en tant que la
sûreté aurait à souffrir, car la fourberie exploite l'igno-
rance. Mais clans une tromperie de ce genre, il faut
toujours qu'on en ait positivement fait accroire à la
dupe; ici la délicatesse des différentes nuances fait
qu'il est presque impossible de formuler une règle gé-
nérale. Ajoutons que la liberté, laissant à la fraude la
possibilité de se montrer, inspire à l'homme plus de
prudence et de discernement; aussi, en théorie, et sans
faire d'applications déterminées, je considère comme
meilleur et plus conforme aux principes de n'étendre
les lois prohibitives qu'aux seuls cas où l'on a agi sans
ou contre la volonté d'autrui. Le raisonnement qui
précède servira toujours à montrer comment, dans d'au-
tres cas encore, si la nécessité l'exigeait, il faudrait se
prononcer pour-rester fidèle aux principes exposés (1).


Jusqu'ici l'on a analysé les conséquences des faits


une éloquente invective contre les parlementaires d'alors : « Pour
nous qui concevons sous un point de vue tout autre la mission du
Pouvoir ; nous qui voulons que l'anwre spéciale du gouvernement
soit précisément d'explorer l'avenir, de chercher le progrès, de pro-
curer




à tous liberté, égalité, SANTÉ et RICHESSE, continuons avec cou-
rage notre couvre de critique, bien sûrs quand nous aurons mis à nu
la cause du niai de la société, le principe de ses fièvres, la cause
de ses agitations, que la force ne nous manquera pas pour appliquer
le remède. » Pour un an-archiste c'est donner là au pouvoir e.pxy,
un rôle un peu bien étendu. Décidément il est difficile, même aux
cœurs les mieux intentionnés, d'allier ensemble le socialisme et la
ti,berlé • (Pour la citation, voyez Contradictions économiques, t. I.
Chap.
, (1) Comme les cas indiqués ici appartiennent moins au présent


chapitre


qu'au suivant, on pourrait croire qu'ils ont trait à des actes
conteruant directement autrui. Mais je n'ai point parlé ici du cas où


J.




154 DES LOIS DE POLICE.
que leur nature soumet à la surveillance de l'État.
Maintenant on se demande s'il faut empêcher tout
acte dans lequel on pourrait prévoir d'avance la possi-
bilité d'une pareille conséquence, ou seulement ceux
auxquels une sembable conséquence est nécessairement
liée. Dans le premier cas, c'est la liberté; dans le se-
cond, c'est la sûreté qui est mise en danger. On devine
facilement qu'alors il faudra trouver un moyen terme.
Mais je tiens pour impossible de le déterminer d'une
manière précise et générale. Sans doute, si l'on avait
à délibérer sur un cas de cette nature, on devrait-se
laisser guider par la considération du dommage, de sa
vraisemblance plus ou moins manifeste, de la restric-
tion qu'éprouverait. la liberté si une loi était promul-
guée (1). Mais, à vrai dire, rien de tout cela ne permet
d'établir une règle générale; tout calcul de probabili-
tés est trompeur. Par suite, la théorie ne peut qu'indi-
quer les caractères qui appellent la réflexion sur un
fait. Dans la pratique, il me semble qu'on devrait con-
sidérer seulement la situation spéciale, non la nature
générale des cas, et n'introduire une restriction que
quand l'expérience du passé et l'étude du présent la
démontrent nécessaire. Le droit naturel appliqué à la
vie en commun de plusieurs hommes trace nettement


un médecin traite un certain malade, où un jurisconsulte dirige un
procès donné, mais du cas où un homme fait de ces actes sa PO-.
fession habituelle et ses moyens d'existence. Je me suie demand é St
l'Etat devrait limiter ce choix, et je pense que ce choix, en lm-
même, ne se rapporte encore directement à personne.


(Noie de l'auteur.)
(1) Voyez sur ce point les nombreuses applications étudiée s par


John Stuart Mill. On Liberty, chap. V.


DES LOIS DE POLICE.


155
la ligne frontière. Il réprouve toutes les actions parles-
quelles un homme empiète, pas' sa faute, sur le do-
maine d'autrui, toutes celles, par conséquent, où le
dommage naît d'une véritable infraction; il défend en-
core celles qui entraînent toujours un préjudice, ou
qui doivent l'entraîner, suivant un degré de vraisem-
blance tel, que l'agent en a conscience et ne peut Oint
n'en pas tenir compte, sans que sa négligence lui soit
imputable. Toutes les fois que le dommage arrive d'une
autre manière, c'est un cas fortuit qui ne peut engager
la responsabilité de l'agent. une exlension plus large
ne se déduit que du contrat tacite de ceux qui vivent
en commun, ou de quelque convention positive. Mais
rester inactif pourrait à bon droit paraître dangereux,
surtout quand on considère l'importance du mal dont
il s'agit, et la possibilité, en la restreignant, de ne por-
ter qu'une bien légère atteinte à la liberté des citoyens.
Sur ce point, le droit de l'État est incontestable, car il
doit s'occuper de la sûreté, non pas seulement en tant
qu'il force à la réparation des préjudices causés, mais
encore en tant qu'il les prévient et les arrête à l'avance.
De plus, un tiers qui doit prononcer une sentence ne
peut décider que sur des indices extérieurs. Il n'est
donc pas possible à l'État d'attendre pour voir si les
citoyens manqueront de la prudence convenable en
face (l'actes dangereux; il ne doit pas davantage comp-
ter qu'ils prévoiront la vraisemblance du dommage ;
il doit bien plutôt, quand les circonstances rendent
son intervention urgente, empêcher des actions inno-
centes en elles-mêmes.




156 DES LOIS DE POLICE.
Cela dit, on peut, je pense, poser le principe sui-


vant:
Dans le soin qu'il prend de la sûreté des citoyens,


l'État, parmi les actes qui ne se rapportent immédia-
tement qu'à leurs auteurs, ne doit limiter ou défendre
que ceux dont les conséquences portent atteinte aux
droits des autres hommes, attaquent leur liberté et
leur propriété, sans ou contre leur volonté, ou bien
encore les actes qui doivent vraisemblablement amener
ce résultat; c'est. là une vraisemblance dans l'apprécia-
tion de laquelle il faut tenir compte de la grandeur du
mal à combattre, et de la gravité de la restriction que
l'on imposera à la liberté par une loi prohibitive. Mais
toute autre limitation à la liberté privée, ou plus éten-
due ou tirée d'autres points de vue, est en dehors des
bornes de l'action de l'État.


D'après les considérations que j'ai développées,
comme la sauvegarde du droit d'autrui est la seule
raison qui puisse justifier de semblables restrictions, lb
celles-ci doivent disparaître sitôt que cette hase fait
défaut; elles doivent disparaître dans un cas qui, préci-
sément, est celui de presque toutes les ordonnances de
police : le danger ne concerne que la commune, le vil-
lage, la ville, et la commune, le village ou la ville
demandent expressément el, unanimement l'abrogation
(le la loi restrictive. L'État alors devrait s'effacer et s e de
contenter (le punir les actes nuisibles consommés, qui
renfermeraient une violation coupable et intentionnelle
des droits d'autrui. Empêcher la discorde entre les ci
toyens, c'est là le propre et. véritable intérêt de l'État;


DES LOIS DE POLICE,
157


la volonté individuelle ne doit jamais l'empêcher d'y
donner satisfaction, fut-ce même la volonté de ceux
qui souffrent. Si l'on suppose des hommes éclairés,
instruits (le leurs véritables intérêts, intimement unis
dans une pensée de bienfaisance réciproque, il se for-
mera librement entre eux des conventions ayant pour
but leur sûreté, des conventions portant, par exemple,
que telle ou telle profession dangereuse, ou ne devra
s'exercer qu'en certains lieux et dans certains mo-
ments, ou sera entièrement prohibée (1). Des conven-
tions de cette nature sont bien préférables aux pres-
criptions de l'État. En effet, comme ceux qui les
contractent sont précisément ceux qui ressentent da-
vantage le préjudice causé et le besoin d'y parer, il
est certain tout d'abord qu'elles ne se formeront jamais
que lorsqu'elles seront vraiment nécessaires; étant
librement conclues, elles seront mieux et plus stricte-
ment observées ; produits de l'activité spontanée, elles
nuiront moins au caractère de la nation, même quand
elles restreindront davantage la liberté (2); au con-
traire, comme elles ne naîtront qu'à un certain niveau
d'intelligence et de volonté bienfaisante, elles contri-
bueront à augmenter l'une et l'autre. Le véritable
effort de l'État doit donc tendre à conduire par la
liberté les hommes à former plus facilement des asso-


( I ) Matière entièrement réservée chez nous à la décision de l'Etat.
(Vo Y. décret du 15 octobre 4810.)


( 2 ) Prenons garde de tomber dans le despotisme municipal, local,
taquin, mesquin, passionné, d'autant plus intolérable qu'il s'exerce
de près,




158 DES LOIS DE POLICE.
cialions dont l'action puisse, dans ces cas-là et dans
mille autres semblables, remplacer celle de l'État (1).


Je n'ai mentionné ici aucune de ces lois, comme
nous en avons tant, qui font aux citoyens un devoir
positif de sacrifier telle ou telle chose, de faire ceci ou
cela, soit pour l'État, soit pour leurs concitoyens.
Mais , abstraction faite de l'emploi des forces que
chaque homme doit à l'État quand il en est requis,—
et j'aurai par la suite l'occasion de revenir sur ce
point, — je considère comme mauvais que l'État con-
traigne un citoyen de l'aire quoi que ce soit contre sa
volonté, pour le bien d'un autre, alors même qu'il
pourrait en être entièrement dédommagé (2). En effet,
la variété infinie des penchants et des caprices humains
attribue à chaque chose et à chaque acte une utilité
infiniment variable. Cette utilité peut paraître à des
degrés divers, ou désirable, ou importante, ou indis-
pensable. Aussi la solution de la question de savoir
quand le bien de fun doit être sacrifié au bien de
l'autre est-elle d'une difficulté terrible; si l'on n'en
était pas effrayé, on ne pourrait s'empêcher de recon-


(1) Un des exemples les plus frappants de ces associations privées,
ayant pour but de prévenir les infractions sociales, en même temps
que les fautes morales, nous est offert par ces Sociétés de tempérance,
si répandues en Angleterre.


(2) Ce principe est formellement contredit par l'article 649 fin.
Code Napoléon, ans ternies duquel « les servitudes établies par la loi
ont pour objet l'utilité publique on communale, ou l'utilité des parti


-culiers », et par la loi du 3 mai 184 1 sur l'expropriation pour calte
d'utilité publique. La consti intim' du 3 septembre 1791 avait dit ce-
pendant : « La constitution garantit l'inviolabilité des propriétés, ne
la juste et préalable indemnité de celles dont la nécessité publique,
légalement constatée, exigerait le sacrifice. »


DES LOTS DE POLICE.
459


nailre qu'elle entraîne toujours à sa suite beaucoup
de dureté et une usurpation sur la sensibilité et la
personnalité d'autrui. Cette raison fait que, la valeur
donnée à l'un devant être identique avec celle dont il a
été privé, le dédommagement est souvent impossible,
et ne peut presque jamais être déterminé d'un e ma-
nière générale (1). A ces inconvénients des meilleures
lois de cette nature, se joint l'abus qu'on en peut bien
aisément faire. D'un autre . côté, la sûreté — qui seule
a le droit de tracer à l'État les limites en deçà des-
quelles il doit retenir son action—ne rend pas ces
prescriptions nécessaires en général ; car tous les cas
où elles le deviennent sont nécessairement des excep-
tions (2). Ajoutons que plus les hommes deviennent
bienveillants les uns pour les autres, plus ils sont prêts
à se secourir mutuellement, moins leur amour-propre
et leur sentiment, d'indépendance se sentira blessé par
le véritable droit de contrainte d'autrui ; et, quand


(I) Ce qui fait qu'en droit civil les servitudes légales établies
moyennant indemnité, sont illégitimement imposées hors les cas
de nécessité, tels que l'enclave (Code Napoléon, art. 682).


(2) Cette dernière objection contre le droit de contrainte positive
de l'Etat disparaît si l'on admet la distinction introduite ici par
M. Bertauld (Liberté civile, p. 204). Suivant lui, pour résoudre la
question de savoir si l'individu peut être astreint par la société à
faire le bien d'autrui, il faut distinguer entre l'intérêt individuel et
l 'intérêt « L'intérêt individuel, en tant qu'intérêt individuel,
n'a aucun titre au sacrifice d'un autre intérêt individuel. Et ce titre,
la Société ne saurait sans usurpation le créer ...... . Mais l'Etat peut
astreindre l'individu non-seulement à des abstentions, niais à des
services actifs au profil de l'intérêt collectif. » J'admets cette distinc-
tion pleine de justesse, niais je souligne ces deux derniers mots
Parce qu'ils laissent subsister une partie de la difficulté.


Qu 'e ntendez-vous, dirais-je à M. Bertauld, par l'intérêt collectif de




160 DES LOIS DE POLICE.


même le caprice ou la bizarrerie tout à fait déraison-
nable d'un homme empêcherait une bonne entreprise,
ce phénomène ne serait pas de ceux on la puissance
de l'État doit s'interposer. Dans l'ordre physique, cette
puissance enlève-t-elle donc toutes les pierres que le
voyageur trouve sur son chemin? Les obstacles réveil-
lent l'énergie et excitent l'intelligence; seuls, ceux qui
viennent de l'injustice des hommes apportent l'entrave
sans apporter l'utilité; mais, ceux que soulève la bizar-
rerie ne doivent pas être rangés parmi ceux-là; elle
peut être vaincue dans un cas particulier par la loi,
mais elle ne peut être convertie que par la liberté.
Ces principes résumés brièvement ici me paraissent
assez forts pour ne plier que devant la loi d'airain de
la nécessité. L'État doit donc se contenter de protéger
les droits qu'ont les hommes, en dehors de toute con-
vention positive, de sacrifier à leur propre conservation
la liberté ou la propriété d'autrui.


l'État? Est-ce sa sûreté ? et je crois que c'est bien là l'idée de l'au-
tett




. Alors point de doute, les impôts, la conscription, l'inscription
maritime que vous citez comme exemples sont choses parfaitement
légitimes, parce qu'elles sont les moyens de procurer la sûreté inté-
rieure et extérieure. Mais si par ces mots intérêt collectif, vous en-
tendez le bien positif de la société entière, les motifs et les exemples
invoqués ne suffiraient point pour légitimer la contrainte exercée par
l'État sur l'individu. L'opposition lumineuse que Humboldt établit
entre le bien positif et la sarclé est d'une très-grande utilité pour
l'examen de cette question de principe et pour l'étude de tontes les
questions de résultance qui en découlent, pour celle-ci par exemple.
L'État a-t-il le droit, pour le plus grand bien positif du commerce
national en général, d'empêcher un individu d'importer ou d'exporter
des marchandises, alors que la sûreté ne serait en rien menacée par
ces opérations? Il est facile de voir que la négative est imposé e Par
les prémisses contenues au commencement de ce livre.


DES LOIS DE POLICE.
161


Enfin, une quantité considérable de lois de police
naissent de ces actions que l'on entreprend en restant
dans les limites du droit, mais du droit public, non du
droit individuel. Là, les restrictions à la liberté sont
bien moins dangereuses, car dans la propriété com-
mune chaque copropriétaire a un droit à réclamer. Ces
propriétés communes sont, par exemple, les routes,
les fleuves, soumis à la possession de plusieurs; les
places, les rues dès villes, etc.




DES LOIS CIVILES.


163
quand les personnes morales sont considérées comme la réunion
des membres qui les composent actuellement, — Grands principes
tirés de ce chapitre.


XI


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ AU 'MOYEN DE LA
DÉTERMINATION DES ACTES INDIVIDUELS QUI TOUCHENT
AUTRUI D'UNE N'ANTÈRE IMMÉDIATE ET DIRECTE (LOTS
CIVILES).


Actes qui blessent les droits d'autrui. — Devoir de l'État — d'aider
l'offensé à obtenir réparation, — et de protéger l'offenseur contre
la vengeance de celui-ci. — Actes synallagmatiques. — Déclara-
tions de volonté. — Double devoir de l'État sur ce point : — il
doit premièrement maintenir celles qui sont valables ; — en se-
cond lieu il doit refuser la protection des lois à celles qui sont
antijuridiques et faire que les hommes ne se lient point par des
engagements trop lourds, quoique valables en soi. — Efficacité
des déclarations de volonté. — De la résolution des contrats va-
lablement formés, comme conséquence du second des devoirs de
l'État mentionnés plus haut, — seulement des contrats qui ont
trait à la personne des contractants ; — modifications diverses
suivant la nature propre des contrats. — Dispositions à cause de
mort. — Leur efficacité d'après les principes généraux du droit. —
Leurs inconvénients. — Dangers des hérédités purement ab in-
testat, et avantages des dispositions privées. — Moyen tendant
à conserver ces avantages tout en éloignant ces incon vénients. —
De l'hérédité ab intelat. — Détermination de la réserve. — Dans
quelle mesure les obligations actives et passives résultant de
contrats entre-vifs doivent-elles passer aux héritiers? — En tant
seulement que le patrimoine laissé a été modifié par elles. — Pré-
cautions que doit prendre l'État pour empêcher les rapports qui
portent atteinte à la liberté. — Des personnes morales. — Leurs
inconvénients. — Causes de ces inconvénients. — Ils disparaissent


Les actes qui se rapportent d'une manière directe
et immédiate à autrui sont plus compliqués, mais
l'étude en est moins difficile que celle des faits qu'on
a examinés plus haut. En effet, lorsqu'ils violent un
droit., l'État doit naturellement les empêcher, et forcer
leurs auteurs à réparer le dommage causé. Mais, on
l'a dit et prouvé (1), ils violent le droit seulement
quand ils dérobent à autrui quelque chose de sa liberté
ou de son bien, sans ou contre sa volonté. Si un homme
a été lésé par un autre, il a droit à réparation; mais,
clans l'état social, comme il a transféré au .pouvoir sa
vengeance privée, son droit ne va pas plus loin. L'of-.•
fenseur est donc obligé, envers l'offensé, seulement à
restituer ce qu'il a pris; ou, quand cela n'est pas pos-
sible, à le dédommager. 11 doit y consacrer ses biens
et ses forces, en tant que l'emploi qu'il en fait peut le
mettre à même d'acquérir. La privation de la liberté,
par exemple, qui existe chez nous contre le débiteur
insolvable, ne peut être appliquée que comme un
moyen subordonné, sous peine d'exposer le créancier
à perdre, avec la personne de l'obligé, ses acquisitions
futures. A la vérité, l'État ne doit refuser à l'offensé
aucun moyen pour arriver à se faire dédommager;
mais il doit encore empêcher que des sentiments de
vengeance contre . l'offenseur ne se couvrent de ce


(1) Chapitre X, p. 156.




164 DES LOIS CIVILES.
prétexte. Il le doit d'autant plus que dans l'état extra-
social, la vindicte elle-même arrêterait l'offensé qui
voudrait dépasser les bornes du droit. Dans l'état
social, au contraire, la force invincible du pouvoir
l'atteint ; il le doit d'autant plus encore que des dispo-
sitions générales, toujours nécessaires quand un tiers
doit décider, favorisent sans cesse de pareils prétextes.
La garantie par l'emprisonnement de la personne des
débiteurs, par exemple, pourrait bien exiger plus
d'exceptions que n'en établissent sur ce point la plu-
part des lois (1).


Les actions entreprises en vertu d'une volonté réci-
proque sont entièrement semblables à celles qu'un
homme accomplit pour lui-même, sans aucun rapport
immédiat avec autrui. Quant à ces actions, je pourrais
donc me borner à rappeler ici ce que j'en ai dit plus
haut. Toutefois, il en est parmi elles une classe qu'il
faut déterminer rigoureusement : ce sont celles qui ne
s'accomplissent pas en une seule fois, mais qui se pro-
longent dans l'avenir. A cette catégorie appartiennent
les déclarations de volonté d'où découlent des devoirs
parfaits pour ceux qui les ont énoncées, qu'elles soient
unilatérales ou synallagmatiques. Elles transfèrent une


(1) Cette courte critique de la contrainte par corps et des voies
d'exécution serait probablement plus radicale si l'auteur Mit écrit de
nos jours. Ses idées, si l'on eût voulu en tirer parti pour la réforme
de notre législation, n'auraient pas pu nous conduire bien loin ; tout
au plus pourrait-on les invoquer pour demander l'adjonction de que l


-ques nouveaux cas d'insaisissabilité à ceux énumérés par l'art. 592
du Code de procédure civile. De nos jours, en France, l'opinion pu-
blique demandait davantage, et il y a lieu d'applaudir à la satisfac


-tion qu'elle vient de recevoir.


DES LOIS CIVILES. 165
portion de la propriété appartenant à un homme sur
la tète d'un autre homme; et la sûreté est détruite si
le cédant, par l'inaccomplissement de sa promesse,
cherche à reprendre la chose cédée. Sanctionner les
déclarations de volonté, c'est donc là un des plus
graves devoirs de l'Étal. Toutefois, la contrainte qui
maintient toute déclaration de volonté n'est juste et
salutaire que clans deux cas : d'abord quand elle tombe
sur celui-là seul qui l'a exprimée; ensuite quand
celui-ci l'a adoptée librement, avec une capacité de
réflexion suffisante, considérée tant en général qu'au
moment précis où la volonté a été formulée. Partout
où ces conditions n'existent point, la contrainte est
aussi injuste que pernicieuse. Ajoutons que la pré-
voyance de l'avenir n'est que très-imparfaitement
possible; et, d'un autre côté, il est beaucoup d'obli-
gations qui enchaînent la liberté jusqu'à devenir un
obstacle au développement de l'homme. Nous ren-
controns ainsi le second devoir de PÉ,tat qui est de
refuser l'appui des lois aux déclarations de volonté
antijuridiques, et de n'avoir recours qu'à des mesures
compatibles avec la sûreté de la propriété, afin
d'empêcher que l'irréflexion d'un moment n'engage
l'homme dans des liens qui entraveraient ou étouf-
feraient son développement. On trouvera dans les
théories juridiques l'exposition suffisante des éléments
essentiels à la validité d'un contrat ou d'une déclara-.
lion de volonté. Au point de- vue de l'objet sur lequel
elles portent, je dois encore rappeler que l'État, d'après
les principes ci-dessus développés, devant s'occuper




166 DES LOIS CIVILES.


exclusivement du maintien de la sûreté, ne peut
prohiber que les seuls objets qui contrarient les idées
générales du droit, où dont la prohibition est justifiée
par le soin pour la sûreté. Sur ce point, voici les seuls
cas qui se présentent bien nettement : 1" quand le
promettant ne peut donner aucune garantie sans
s'abaisser lui-même jusqu'à devenir un moyen aux
projets d'un autre, comme serait un contrat aboutis-
sant à l'esclavage; 2° quand la nature de la chose pro-
mise est telle que sa prestation échappe à la force du
promettant, comme par exemple en matière de sen=
timent et de foi; 3° quand la promesse en soi ou par
ses conséquences est, ou tout à fait contraire, ou dan-
gereuse aux droits d'autrui. A ces cas, en effet, s'ap-
pliquent tous les principes développés plus haut à
l'occasion des actes des hommes considérés isolément.
Mais il existe une différence entre ces trois exemples :
dans le premier et le second cas, l'État doit seulement
refuser la sanction des lois; du reste, il ne doit empê-
cher ni les déclarations de volonté de cette nature, ni
leur exécution, en tant que celle-ci se produit du
commun consentement des parties; dans le dernier
cas, au contraire, il peut et doit. interdire la simple
déclaration de volonté elle-même.


Mais supposons que la légitimité d'un contrat OU
d'une déclaration de volonté soit incontestable; afin
de relâcher le lien dont sa libre volonté charge
l'homme vis-à-vis d'autrui, l'État pourra cependant, en
rendant moins difficile la dissolution du lien formé
par le contrat, empêcher que la convention conclue


DES LOIS CIVILES.


161


pour un certain temps n'enchaîne la libre volonté pen-
dant une trop grande partie de la vie. Quand un contrat
ne porte que sur la translation des choses, sans autre
rapport personnel, je pense qu'une telle disposition
n'est pas opportune. Il arrive rarement, en effet, que
les choses aient une nature telle qu'elles influent d'une
manière durable sur la situation des contractants; la
réglementation prohibitive sur ce point attaque d'une
façon très-fâcheuse la sûreté des affaires. Enfin, à
beaucoup de points de vue, surtout pour développer le
jugement et pour favoriser la fermeté du caractère, il
est bon que la parole, une fois donnée, lie irrévoca-
blement. On ne doit donc jamais relâcher ce lien, en
l'absence d'une absolue nécessité. Or, cette nécessité
ne se produit point dans la translation des choses, qui
peut bien gêner telle ou telle manifestation de l'activité
humaine, mais ne peut affaiblir que bien peu l'énergie.
Au contraire, dans les contrats qui imposent des
prestations personnelles, ou produisent des rapports
purement personnels, il en est tout autrement; le
lien alors est préjudiciable aux plus nobles facultés de
l'homme; et, comme le succès des entreprises mêmes
qui en découlent ne dépend que plus ou moins de la
persistance de la volonté des parties, une restriction
de11,:ce genre est moins dommageable en pareille ma-
tière. Ainsi lorsque le contrat fait naître un rapport
personnel qui non-seulement impose des actes isolés,


encore porte sur la personne et la vie entière,
dans le sens le plus strict du mot; quand ce que l'on
Promet, ou ce à quoi l'on renonce se rattache étroite-




168 DES LOIS CIVILES.
ment aux sentiments intimes, la dissolution doit en
être permise en tout temps, et sans qu'il soit besoin
d'en donner de motifs. Il en est ainsi pour le ma-
riage (1). Sans doute si le rapport était moins étroit,
bien que la liberté personnelle fût très-fort diminuée,
l'État devrait, suivant moi, fixer un délai dont la durée
se déterminerait, d'un côté, suivant l'importance de la
restriction, d'un autre côté suivant la nature de l'af-
faire; pendant ce délai, aucune des deux parties ne
pourrait seule rompre le contrat; mais après qu'il
serait expiré, le contrat, s'il n'était renouvelé, ne
pourrait entrainer aucune sanction, quand même les
parties, en contractant, auraient renoncé à invoquer
cette loi (2). En effet, si l'on venait à penser qu'une
pareille disposition n'est qu'un pur bienfait de la loi,
et que, pas plus que n'importe quel autre bienfait, on
ne doit l'imposer à personne; il faudrait se rappeler
qu'on n'enlèvera à qui que ce soit la faculté de s'en-
gager dans des rapports devant durer autant que la
vie; seulement on retirera à l'une des parties le droit
d'y contraindre l'autre quand cette contrainte serait


(1) Rapprocher ceci de ce qui est dit au chapitre p. 35 et 36,
sur le mariage. — Comme l'a fort bien dit John Stuart Mill (ta, Li-
berté, a. V, p. 281 de la traduction) : « Si la concision et la généra-
lité de la dissertation de Humboldt ne l'avaient pas obligé sur ce sujet
à se contenter d'énoncer sa conclusion sans discuter les prémisses,
il murait reconnu sans aucun doute que la question ne peut pas être,
décidée d'après des raisons aussi simples que celles qu'il se horne.a
donner. » Lire l'excellente réfutation qui suit ces mots, et les chalm-
tres III et *VIII de La liberté civile de M. Bertauld.


(2) Applications de ce principe. Code Napoléon, art. 686 ; 815 ;
1780 ; 1844 et 1869 ; 530, 1911.


DES LOIS CIVILES.
169


un obstacle à l'accomplissement de destinées supé-
rieures. Mais c'est si peu un pur bienfait que les
exemples présentés, surtout celui du mariage (quand
le rapport qu'il crée n'est plus accompagné de la libre
volonté), diffèrent seulement du plus au moins des cas
où un homme se réduit lui-même, et mieux encore
des cas où un homme est contraint par autrui à n'être
qu'un moyen pour la satisfaction des vues d'un autre
homme. Le droit de fixer la ligne de démarcation entre
la sanction qui découle légitimement , et celle qui
découle illégitimement du contrat, ne peut être con-
testé à l'État, c'est-à-dire à la volonté générale de la
société (1); car la question de savoir si le lien né d'un
contrat de la part de celui qui a aliéné sa libre volonté,
le réduit à n'être qu'un moyen aux mains d'autrui, ne
peut être décidée avec une exactitude rigoureuse, que
si l'on considère séparément chaque cas spécial. Enfin
on ne peut pas dire que c'est imposer un bienfait que
de conserver à chacun dans l'avenir le droit d'y re-
noncer.


Les principes élémentaires du droit enseignent, et
on a déjà dit expressément que personne ne peut vala-
blement faire porter son contrat sur la chose d'autrui.
L'homme ne peut en général déclarer sa volonté que
sur ce qui constitue sa propriété, ses actes, sa possession.


est encore certain que la part la plus importante du
soin de l'État-pour la sûreté des citoyens, en tant que


(t) Ces deux mots su pposent admis le principe démocratique de la
souveraineté du peuple, pour lequel Humboldt, au début de cet ou-
vrage, cellxRpÉçi inEle:Ï. une indifférence plus diplomatique que logique.


10




170 DES LOIS CIVILES.
les contrats ou les déclarations de volonté ont sur elle
de l'influence, consiste à veiller sur l'observation de
ce principe. Cependant il existe plusieurs -


classes d'ac-
tes, pour lesquels on oublie entièrement de. l'appli-
quer. Il en est ainsi dans toutes les dispositions, à
cause de mort, de quelque manière qu'elles se pro-
duisent, soit directement ou indirectement, soit sen.
lement à l'occasion d'un contrat, soit dans un contrat,
soit dans un testament, ou (huis tout autre acte de
quelque nature qu'il soit. Un droit ne peut jamais se
rattacher directement qu'à la personne ; dans son rap-
port avec les choses, on ne peut le concevoir qu'autant
que ces choses se relient à la personne au moyen des
actions. Lorsque la personne cesse d'exister, ce droit
s'éteint du même coup. A la vérité, l'homme doit pou-
voir pendant sa vie faire ce qu'il entend des choses
qui lui appartiennent, les aliéner en tout ou en partie,
en aliéner la substance, la jouissance ou la possession ;
il doit encore pouvoir limiter à son gré pour l'avenir,
ses actions, la faculté de disposer de ces biens; mais
il n'a nullement le droit de décider d'une manière
obligatoire pour autrui, comment on devra après sa
mort disposer de son bien, ou comment le possesseur
futur devra agir ou ne pas agir. On a développé assez
d'arguments en sens divers, à propos de la fameuse
question de la validité des testaments, suivant le droit
naturel ; en général, le point de vue juridique n'a ici
qu'une importance secondaire, car on ne peut conte s


-ter à la société entière le droit d'accorder expresse'
ment aux déclarations de dernière volonté la validité


DES LOIS CIVILES.
171


qui leur manque. Mais si on les considère avec l'ex-
tension que leur donnent la plupart de nos législa-
tions (1), qui, en cela, ont suivi le système de notre
droit commun où la subtilité des jurisconsultes ro-
mains s'unit à l'ambition féodale, destructive de toute
société, on voit que les dispositions de dernière volonté
entravent la liberté nécessaire au développement de
l'homme, et combattent tous les principes exposés
dans ce chapitre. C'est surtout au moyen de ces dispo-
sitions qu'une génération prescrit des lois à une autre
génération. C'est par là que des abus et des préjugés,
dont les causes disparaîtraient aisément, renaissent,
subsistent inévitablement et se transmettent de siècles
en siècles ; c'est par là enfin qu'au lieu de donner aux
choses leur forme, les hommes sont soumis au joug
des choses (2). Ce sont encore ces actes qui détournent
le plus les vues de l'homme de son énergie et de son
progrès, et les dirigent du côté (le la possession des
objets extérieurs, des biens, qui seuls en effet, peuvent
même après la mort, assurer à la volonté du mourant
une obéissance forcée. Enfin la liberté des dispositions


(1) Inutile de faire observer que ceci s'applique uniquement à la
législation qui régissait l'Allemagne au moment où Humboldt écrivait
ce livre.


(2) Ce morceau contient une excellente justification des lois qui
prohibent les substitutions fiLicommissaires. La philosophie, le droit,
l
'économie politique, par leurs représentants les plus autorisés, sont


riniourd'hui d'accord sur ce point. Voy. M. Bertauld, Philosophie po-
litigtae


22 ; Questions2
de l'histoire de France, p. 189 et suiv. ; La liberté civile
P.pratiques et doctrinales sur le Code Napoléon,
D. 800 et suiv. ; M. Demolomhe, Traité des donations entre-vifs et des
testaments, t. l ei , n° 86.




172 DES LOIS CIVILES.
de dernière volonté sert le plus souvent et surtout fa-
vorise directement les passions basses de l'homme,
l'orgueil, l'ambition, la vanité, etc. ; ce sont toujours
les hommes les moins sages et les moins justes qui y
recourent; le sage se garde bien de disposer pour un
temps dont les circonstances particulières échappent
à sa courte vue; l'homme juste, au lieu de rechercher
avec soin les occasions d'entraver la volonté d'autrui,
aime au contraire à les fuir. Le secret et la certitude
de n'être pas jugé par des contemporains favorise sou-
vent des dispositions que la honte eût refoulées. Ces
raisons démontrent suffisamment, il me semble, la né-
cessité d'une garantie au moins contre le danger que
les dispositions testamentaires font courir à la liberté
des citoyerrs.


Mais si l'État conserve en entier la faculté de pren-
dre des dispositions se rattachant à la mort, comme
la rigueur des principes l'exige, que devra-t-on mettre
à leur place ? Puisque le calme et l'ordre font qu'il est
impossible de permettre à tout venant de prendre
possession des biens des défunts, on n'aura évidem-
ment qu'une succession ab intestat établie par l'État.
D'un autre côté, plusieurs des principes ci-dessus dé-
veloppés, défendent de concéder à l'État une action
positive aussi puissante que celle qui lui serait attri-
buée par cette succession légale et par l'anéantissement
des déclarations de volonté particulières du défunt. On
a déjà observé plus d'une fois la liaison étroite qui
existe entre les lois successorales et l'organisation po-
litique des États. Il psi certain qu'on peut user de ce


DES LOIS CIVILES.


173
moyen pour arriver à d'autres buts. En général et, en
tout, la volonté diverse et mobile des individus est pré-
férable à la volonté uniforme et immuable de l'État.
Aussi, quelques inconvénients que l'on puisse repro-
cher aux dispositions testamentaires, il paraît dur ce-
pendant d'arracher à l'homme la joie de penser qu'il
sera bienfaisant même après sa mort, en disposant de
son bien au profit de tel ou tel. Si en accordant une
grande faveur à cette idée, on attribue trop d'impor-
tance au soin pour les biens, la négliger entièrement
pourrait conduire au mal opposé. De la liberté qu'ont
les hommes de disposer de leur bien comme ils l'en-
tendent, naît en eux un lien dont, à la vérité, on peut
parfois abuser, mais qu'on peut souvent aussi utiliser
d'une façon salutaire. Le but où tendent les idées que
j'ai exprimées, on peut bien le dire, c'est de briser
toutes les entraves qui gênent la société, et, en même
temps, d'unir les hommes entre eux par des liens aussi
nombreux que possible. L'homme isolé ne peut pas
progresser plus que l'homme enchaîné. Enfin il y a
bien peu de différence entre donner son bien au mo-
ment de la mort ou le léguer par testament, et le pre-
mier de ces actes est pour l'homme un droit évident.


inviolable.
La contradiction dans laquelle paraissent tomber les


raisons en sens divers qu'on vient d'exposer, disparaît.
à mon sens, si l'on considère que tout acte de dernière
volonté peut contenir deux dispositions distinctes : il
peut décider : 1° qui devra être le premier et immé-
diat possesseur du bien laissé ; 2° comment celui-c.




711


DES LOIS CIVILES.


devra en disposer, à qui il devra à son tour le laisser,
comment par la suite ce bien devra être conservé; et
si l'on songe que tous les inconvénients énumérés ne
s'appliquent qu'à la seconde, et tous les avantages à la
première de ces dispositions. En effet, les lois, en dé-
terminant une réserve convenable, sont uniquement,
animées d'un désir qui doit toujours les inspirer, à
savoir, qu'aucun auteur ne puisse commettre une in-
justice ou une iniquité. Aussi suis-je convaincu que la
pure volonté bienfaisante de donner à quelqu'un après
la mort ne peut faire craindre aucun danger particu-
lier. Un temps viendra où les principes qui guident
les hommes en cette matière arriveront à l'unité ; la
fréquence ou la rareté des testaments indiquera alors
au législateur que les lois successorales établies par
lui seront ou ne seront pas convenables. Ne serait-il
pas opportun par suite de s'inspirer de la double na-
ture de cet objet et de diviser en deux classes les rè-
gles générales que l'État devrait suivre ? D'un côté, ne
faudrait-il pas obliger chaque homme à dire qui devra
après sa mort, posséder son bien, sauf la restriction
relative à la réserve? Et, d'un autre côté, ne faudrait-il
pas lui refuser le droit de décider, en quelque ma-
nière que ce soit, comment cet héritier devra disposer
de ce bien et l'administrer? A la vérité, on pourrait
facilement s'emparer de ce que l'État permettrait pour
en abuser, s'en servir comme d'un moyen et faire cc
qu'il interdirait. Mais ce serait au législateur à empê-
cher ces fraudes par l'exactitude et la précision des
termes de la loi. Je citerai, à titre d'exemple seule-


DES LOIS CIVILES.
1 75


ment, car ce n'est pas ici le lieu de développer cette
matière, les dispositions légales en vertu desquelles
l'héritier n'a à recevoir aucune condition, qu'il devrait,
accomplir après la mort de son auteur, pour être
réellement héritier ; celles qui portent que l'auteur ne
peut nommer que le premier possesseur de son bien,
jamais un possesseur plus éloigné, ce qui lui permet-
trait d'entraver la liberté du premier; qu'il peut bien
instituer plusieurs héritiers, niais qu'il doit le faire
directement ; qu'il peut partager une chose quant à
son étendue, jamais quant aux droits qui peuvent la
frapper, par exemple, quant à la nue propriété et à la
jouissance, etc. (I). En effet, divers embarras et res-
trictions à la liberté découlent de ces combinaisons
et aussi de cette idée qui s'y rattache, à savoir, que
l'héritier est aux lieu et place de son auteur ; idée
qui, comme beaucoup d'autres devenues pour nous
d'une importance exorbitante, se base, si je ne me
trompe, sur une formalité romaine et sur la défec-
tueuse organisation judiciaire d'un peuple qui co ► -
mencait à se former. Il sera toujours possible de
faire face à ces inconvénients, si l'on n'oublie jamais
la règle qu'une seule chose doit être permise à l'au-
teur, nommer souverainement son héritier ; que
l'Etat, quand cette désignation a été faite valable-
ment, doit protéger valablement la possession de cet
héritier; niais qu'il doit refuser son appui è toute dé-


(t) Voy. M. Bertauld, La liberté civile, chapitre XVIII! ; La sou-
veraineté individuelle en face d'elle-mena, p. 423.




ium


176 DES LOIS CIVILES.


claration de volonté de l'auteur, si elle va plus loin.
L'État doit organiser une succession ab intestat pour


le cas où il n'existera aucune désignation d'héritier de
la part de l'auteur. Mais l'application des principes
qui doivent servir de base à cette loi, comme à la dé-
termination de la réserve, ne rentre pas dans mon
plan. Je puis me contenter d'observer que l'Etat ne
doit avoir non plus en ceci aucun but positif, comme
par exemple la conservation de la richesse et (le la
splendeur des familles ; il ne doit pas tomber dans
l'extrême contraire en favorisant la répartition de
biens entre un très-grand nombre de personnes qui y
prendraient part ou en proportionnant les parts suc-
cessorales aux besoins de chaque héritier ; il n'a uni-
quement qu'à suivre les idées (lu droit, qui se limitent
par la seule idée de copropriété antérieure, pendant
la vie du de cajus, et admettre d'abord le droit (le la
famille, puis le droit de la commune, etc. (1).


La question de savoir dans quelle mesure les con-
ventions entre-vifs doivent passer aux héritiers se
rattache étroitement à la matière des hérédités. On
doit chercher la réponse dans le principe qu'on a éta-


(I) Dans tout ceci j'ai fait beaucoup d'emprunts au discours de
Mirabeau sur ce sujet ; j'aurais pu en tirer plus de profit encore si
Mirabeau ne s'était pas placé à un point de vue entièrement étran-
ger à mon plan, au point de vue politique. Voy. Collection complète.
des travaux de :V. Mirabeau l'aîné a l'Assemblée nationale. (Note
de l'auteur.) Le Code Napoléon, art. 767, 768, ne reconnaît à la
commune aucun droit successoral ; après le conjoint survivant du
de cujiv vient. immédiatement l'État. Ceci dit assez combien, chez
nous, l'existence et la vie de la commune sont rudimentaires. —
est remarquable que Humboldt hase l'institution de la réserve sur 00


DES LOIS CIVILES.


177
bli précédemment, à savoir, que l'homme peut comme
il l'entend limiter ses actions ou aliéner sou bien pen-
dant sa vie ; mais que pour le temps qui suivra sa
mort, il ne peut ni limiter les actions de celui qui
alors possédera son bien, ni lui imposer aucune pres-
cription se rattachant à ce point ; car on ne peut auto-
riser que la simple désignation d'héritier. En consé-
quence : passent à l'héritier et peuvent être poursuivies
contre lui toutes les obligations qui contiennent en
elles-mêmes la translation d'une partie de la propriété,
et qui par suite ont diminué ou augmenté le bien du
de cujus. Il en sera à l'inverse de toutes celles qui n'ont
(l'autre objet qu'un fait (lu de Cujus, ou qui se rappor-
tent exclusivement à sa personne. Mais, même avec
ces restrictions, il est encore possible, et trop aisé-
ment possible, (l'envelopper sa postérité dans des
rapports obligatoires au moyen (le contrats formés
pendant la vie. En effet, on peut aliéner aussi bien des
droits que des portions de sa fortune ; une pareille
obligation doit nécessairement être obligatoire pour


droit de copropriété des enfants sur les biens laissés, du vivant
même du de cujus. Cette idée n'est point généralement acceptée au-
jourd'hui. M. Jules Simon, La Liberté, t. I, p. 336, voit dans la ré-
serve une simple institution politique, et c'est ce caractère que Hum-
boldt s'efforce de chasser. M. Bertauld y voit une institution natu-
relle, par laquelle l'Etat proclame, mais ne crée point le droit. de
l 'héritier? Quelle en est la base, est-ce un véritable droit de copro-
Priété, est-ce l'acquittement d'un officiant pietatis de la part du
défunt ? M. Bertauld (la Liberté civile, p. 218) résout la première de
nos questions, mais ne touche pas à la seconde. Du reste, les théories
sont fort diverses. M. Dernolombe considère la réserve comme la
sanction d'un devoir naturel. (Traité des donations entre-rifs et des
tes tameAs, t, n 5


2."




178 DES LOIS CIVILES.
les héritiers qui ne peuvent acquérir une situation
autre que celle de leur auteur ; la possession partagée
entraîne avec elle une pluralité de droits sur une même
chose, et par suite des rapports personnels obligatoi-
res. Aussi serait-il sinon nécessaire, à tout le moins
très-opportun, que l'État ou interdît de former de sem,
blables contrats pour plus longtemps que la durée de
la vie, ou au moins facilitât les moyens de diviser
réellement la propriété lorsqu'un semblable rapport
serait formé. Ce n'est pas ici le lieu de développer ce
point, d'autant plus que, suivant moi, il faudrait pro-
céder non en formulant des principes généraux, mais
en statuant séparément sur des contrats déterminés,


Moins l'homme est contraint de faire autre chose
que ce que sa volonté désire ou ce que sa force lui
permet, plus sa situation dans l'État est favorable. Si,
en vue de cette vérité, à laquelle tendent toutes les
idées contenues dans ce travail, je parcours le champ
de notre jurisprudence civile; parmi d'autres objets
moins importants, j'en rencontre un bien plus consi-
dérable. Je veux parler des associations que, pal'
opposition à la personne physique de l'homme, on
appelle des personnes morales. Comme elles renfer-
ment toujours une unité indépendante du nombre des
membres qui les composent, et que celte unité se
maintient. pendant une longue suite d'années sans mo-
difications importantes, elles produisent au moins les
inconvénients signalés plus haut comme conséquences
des dispositions (le dernière volonté, si elles n'en
produisent pas d'autres encore. F,n effet, comme leur


DES LOIS CIVILES.


179
caractère nuisible chez nous, naît d'une Organisation
qui n'est pas nécessairement liée à leur nature, no-
tamment des priviléges exclusifs qui leur sont concédés
tantôt expressément par l'État., tantôt tacitement par
la coutume, et au moyen desquels elles deviennent
souvent de véritables corps politiques, elles entraînent
toujours avec elles une foule considérable d'embarras.
Ceux-ci viennent toujours et uniquement de ce que
leur organisation ou impose à tous les membres, con-
tre leur volonté,. tel ou tel emploi des moyens com-
muns, ou bien, en exigeant l'unanimité des voix dans
les décisions, permet à la volonté du plus petit nombre
d'enchaîner celle de la majorité. Du reste, bien loin
que les sociétés et associations produisent nécessaire-
ment des conséquences mauvaises, elles sont l'un des
plus sûrs et plus féconds moyens pour produire et
accélérer le progrès humain. Ce qu'on doit par-dessus
tout attendre de l'État, c'est que les personnes morales
ou sociétés ne soient considérées par lui que comme
la réunion de tous leurs membres existants, et que,
par suite, ses lois ne puissent les empêcher en rien de
décider à la majorité ce qu'ils trouvent juste de, rem-
ploi des forces et moyens communs. Seulement il faut
bien prendre garde de ne considérer comme mem-
bres que ceux sur lesquels repose vraiment la société,
Mais non pas ceux dont elle se sert à peu près comme
d 'instruments. C'est là une confusion qu'on a souvent
faite, surtout en ce qui concerne les droits du clergé.


Ce qui vient d'être dit, justifie ce me semble, les
Principes suivants :




180 DES LOIS CIVILES.
Quand l'homme ne se renferme pas dans le cercle.


de ses facultés et de sa propriété, quand il entreprend
au contraire des actes qui se rattachent directement à
autrui, le soin de la sereté impose à l'État les devoirs
suivants :


1" Dans ces actions qui sont entreprises , sans ou
contre la volonté des autres hommes, il doit empêcher
que ceux-ci ne soient troublés dans la jouissance de
leurs facultés ou dans la possession de leur propriété;
en cas d'usurpation, il doit forcer l'offenseur à réparer
le dommage causé, et empêcher l'offensé d'exercer,
sous ce prétexte ou sous un autre, une vengeance
privée.


2° Quant aux actes accomplis du libre consentement
d'autrui, il ne doit point leur imposer de limites plus
étroites que celles qui ont été indiquées précédemment
pour les actes des individus séparés (voy. chap. X, p.1/17).


3" Si, parmi les actes susdits, il s'en rencontre quel-
ques-uns desquels résultent des droits ou obligations
entre les parties (déclarations de volonté unilatérales
ou synallagmatiques, etc.), l'État doit garantir la sanc-
tion de ces droits, toutes les fois que le consentement
a été librement donné par un promettant d'une capa-
cité intellectuelle suffisante, en vue d'un objet dont il
peut disposer. Au contraire, l'État ne doit jamais four-
nir cette sanction toutes les fois ou que l'auteur de
l'acte ne se trouve pas dans ces conditions réunies, ou
qu'un tiers en serait illégitimement atteint sans OU
contre sa volonté.


4° Pour ce qui est même des contrats valables, quand


DES LOIS CIVILES.
'181


ils donnent naissance à des obligations personnelles
ou à des rapports personnels qui restreignent étroite-
ment la liberté, l'État doit en faciliter la dissolution
même contre le gré d'une des parties, dans la mesure
du préjudice causé par le lien au progrès intérieur de
l'homme. Par suite, quand l'accomplissement des
obligations nées de ce rapport est en harmonie parfaite
avec les sentiments intimes, il doit les permettre tou-
jours et d'une. manière indéterminée; quand la restric-
tion, bien qu'étroite, ne présente point cette entière
concordance avec les sentiments intérieurs, l'État doit
permettre des contrats pour une durée à déterminer
suivant l'importance de la restriction et la nature de
l'affaire.


5" Lorsque quelqu'un veut disposer de son bien pour
le cas de mort, il est, à la vérité, opportnn de lui laisser
la faculté de nommer son héritier immédiat, sans lui
permettre et en lui défendant, au contraire, de res-
treindre, par aucune condition, le pouvoir de ce der-
nier, de disposer du bien à son gré.


6° Il est nécessaire d'interdire entièrement toute
disposition de cette nature qui passerait ces bornes; il
est nécessaire encore d'établir une hérédité ai' intestat
et une réserve déterminée..


7° Lorsque des contrats passés entre-vifs doivent
Passer aux héritiers ou être réclamés contre eux parce
qu'ils modifient le patrimoine laissé, l'État ne doit
Point favoriser l'extension de cette règle. Il serait même
très-salutaire, relativement aux contrats séparés qui
P roduisent un rapport étroit et respectif entre les par-


CHRÉTIEN.




182 DES LOIS CIVILES.
tics (comme par exemple la division des droits sur une
chose entre plusieurs personnes), que l'État ne permit
de les former que pour le temps de la vie, ou en rendît
la dissolution facile à l'héritier de l'une ou de l'autre
des parties. En effet, comme ce ne sont plus les mômes
raisons que les précédentes qui règlent les rapports
personnels, le consentement des héritiers est moins
libre; et cependant la durée du rapport est d'une lon-
gueur indéterminée.


Si j'étais arrivé à exposer ces principes selon mon
désir, ils devraient servir de boussole dans tous les cas
où la législation civile doit sc préoccuper du maintien
de la sûreté. Ainsi, par exemple, je n'ai point rappelé
les principes qui régissent les personnes morales 41.1
quand une pareille association naît d'une disposition
de dernière volonté ou d'un contrat, il faut la juger
d'après les principes qui dominent l'une ou l'autre.
Mais l'abondance (les cas que renferme la jurispru•
dence civile fait que je ne puis vraiment pas me flairer
d'avoir réussi dans ce dessein.


;


XII


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ AU MOYEN DE LA
DÉCISION JURIDIQUE DES DIFFICULTÉS QUI NAISSENT
ENTRE LES CITOYENS.


Ici l'État se met simplement à la place des parties. — Premier prin-
cipe qui en découle relativement à l'organisation de la procédure. —
L'État doit protéger les droits de chaque partie contre l'autre
partie. — Second principe qui en découle relativement à l'orga-
nisation de la procédure. — Inconvénients qui viennent de l'oubli
de ces principes. — Nécessité de nouvelles lois pour rendre possi-
bles les décisions judiciaires. — La perfection de l'organisation
judiciaire est l'élément sur lequel porte surtout cette nécessité. —
Avantages et inconvénients de ces lois. — Règles de législation
qui en dérivent. — Grands principes tirés de ce chapitre.


La sûreté des citoyens dans la société repose surtout
sur la remise faite à l'État du soin de poursuivre l'ob-
servation du droit. De cette remise découlent pour lui,
d'abord le devoir de donner aux citoyens ce qu'ils ne
peuvent pas se procurer eux-mômes, ensuite le pou-
voir de décider, en cas de contestation, de quel côté
est le bon droit et de protéger, dans la possession de
cc droit, celle des parties qui est jugée l'avoir pour elle.
En ceci l'État seul prend, sans se préoccuper de son
Propre intérêt, la place (les citoyens. En effet, la sûreté
n'est réellement détruite qu'au cas où celui qui souffre




18h nEs LOIS DE PROCÉDURE.
ou prétend souffrit' dans son droit, ne veut pas subir
l'atteinte qu'il ressent. La sûreté n'est point troublée
si celui-ci souffre volontairement, ou s'il a des raisons
pour ne pas poursuivre l'observation de son droit.
Quand même l'abstention viendrait de l'ignorance ou
de l'apathie, l'État ne devrait point intervenir (1). 11 a
suffisamment rempli son devoir quand il n'a pas donné
lieu à ces erreurs par la complication, l'obscurité ou
l'insuffisante publicité des lois. Ces principes s'appli-
quent à tous les moyens dont. l'État se sert pour décou-
vrir le droit quand on le poursuit réellement. Il ne
doit jamais faire un pas au delà de ce quo réclame de
lui la volonté des parties. La première règle de toute
organisation de la procédure devrait porter qu'on ne
rechercherait jamais la vérité en elle-même, au point
de vue absolu, mais seulement dans les limites où le


(1) Il en serait ainsi quand même l'acte qui aurait porté atteinte
à un droit privé serait nul d'une nullité quelconque, relative ou ab-
solue : l'État ne devrait pas agir contre l'acquéreur de la chose
d'autrui (art. 1599, Code Napoléon), dans le cas où le véritable pro-
priétaire, sachant l'existence de son titre, ne voudrait pas la revendi-
quer. Rien de plus simple. Mais supposons que l'État connaisse cette
spoliation, et que le vrai propriétaire l'ignore, par une cause ind é


-pendante de lui-même. L'État devrait-il alors sortir de sa réserve,
l'avertir et le mettre à portée de poursuivre ses droits devant le
juge dans le cas où il le trouverait bon Oui, il le devrait faire,
d'abord comme protecteur de la sûreté : ici, en effet, un droit est violé
sans la volonté du titulaire (voy. chapitre précédent, p. 180). Ajou-
tons qu'en gardant le silence, il ne se montrerait pas impartial; loin
de là, il se ferait le complice des usurpateurs. Si ce devoir paraissait
exorbitant, on rappellerait qu'à l'occasion l'État a fort bien su faire
de la révélation des attaques qui le menaceraient un devoir positif
énergiquement sanctionné. (Voyez les articles 103 et suivants du
Code pénal de 1810.) C'est la réciproque que l'on exige de lui.


DES LOIS DE PROCÉDURE.


185
demanderait la partie qui, en général, aurait le droit
d'en obtenir la recherche (1). Mais il existe encore sur
ce point d'autres restrictions. Ainsi l'État ne doitpoint
déférer à toutes les exigences des parties, mais seule-
ment à celles qui peuvent servir à éclaircir le droit en
litige et qui tendent à demander l'emploi de moyens


(I) Cette observation et celle qui la précède peuvent s'appliquer
dans leurs termes à trois objets distincts : à la demande elle-même,
au fait qui lui sert de base, au mode de preuve. — Quant à la de-
mande elle-même, il est certain que l'État ne doit jamais faire un
pas au delà de ce que réclame de lui la volonté des parties. C'est la
régie ultra petite. (Voyez le Code de procédure civile, art. 1028, 5").
—Cela devient déjà quelque peu douteux en ce qui concerne le fait qui
sert de base à la demande. Un acheteur accuse son vendeur d'une
simple fraude et réclame de lui 1000 francs de dommages-intérêts. En
étudiant l'affaire, le juge reconnaît quo le vendeur pourrait bien être
coupable de stellionat. Pourra-t-il en l'absence de toute allégation
du demandeur, mais pour motiver plus solidement la condamnation,
rechercher si vraiment le stellionat a été commis ? Je choisis à dessein
col exemple pour ne pas compliquer ceci de l'intervention de l'ac-
tion publique. — Enfin pour ce qui est du mode de preuve, la pro-
position de Humboldt devient tout à fait contestable. Les législateurs
ne l'ont pas acceptée dans sa généralité. N'est-il pas légitime que le
juge, responsable vis-à-vis de tous et de lui-même de la sentence
qu'il va rendre, ait une certaine latitude ? Qu'il ne puisse pas ordon-
ner une enquête longue et coûteuse, alors qu'aucune des parties ne
la demande, on le comprend (comparer les articles 252, 254 et 34 du
Code de procédure civile); mais qu'il n'ait pas le pouvoir de prendre
de son propre mouvement telle autre mesure d'information qu'il juge
nécessaire, voilà ce qu'on ne saurait admettre. Je sollicite contre
mou adversaire une enquête. Après qu'elle est faite, je la trouve
suffisante ; les documents écrits me semblent clairs en ma faveur.
Mais le magistrat en juge autrement, certaines obscurités l'embar-
rassent encore. Et il n'aurait pas la liberté d'ordonner d'office, sinon
u n in terrogatoire sur faits et articles (art. 324 Code de procédure
civile), au moins la comparution personnelle des parties, et, dans
certains cas le serment La lui refuser, ce serait enchaîner sa con-
science à l'incertitude ou à l'erreur. Le législateur a évité cet excès.
(Code Napoléon. art. 1366 et suiv. Code de procédure, art. 119.)




186 DES LOIS DE PROCÉDURE.


dont, même en dehors du contrat social, l'homme peut
user contre l'homme. A la vérité, il en est ainsi dans le
cas seul où c'est un pur droit qui est en litige entre les
contestants, point clans le cas où l'un a enlevé à l'autre
quelque chose, soit d'une manière générale, soit d'une
manière positive. L'intervention de l'État n'a rien à
faire ici qu'à assurer l'emploi de ces moyens et à en
protéger l'efficacité. De là vient la différence entre la
procédure civile et la procédure criminelle : dans la
première, le moyen suprême clans la recherche de la
vérité est le serment; clans la seconde, I 'Étatjouit d'une
plus grande liberté (1). Dans l'étude du droit en litige,
le juge se trouvant, pour ainsi dire, entre les deux
parties, son devoir est de mettre obstacle à ce que l'une
d'elles soit., ou entièrement frustrée, ou retardée dans
l'obtention de sa demande par la faute de l'autre partie.
De là la seconde règle nécessaire qui commande de sur-
veiller attentivement les procédés des parties durant le
litige, et de les empêcher de s'éloigner du but commun
tandis qu'elles doivent s'en rapprocher. L'observa-
tion exacte et continue de ces deux règles produi-
rait, selon moi, la meilleure organisation de la procé-
dure. S'écarte•t-on de la seconde, aussitôt l'esprit de
chicane des parties, la négligence et les vues intéres-
sées des représentants judiciaires ont trop beau jeu;
les procès deviennent compliqués, interminables, coû-
teux; et, malgré cela, les décisions sont fausses, con-
traires et à l'intérêt et à l'intention des parties. Ces


(1) voyez, sur l'instruction criminelle, le chapitre suivant.


DES LOIS DE PROCÉDURE.


187
inconvénients ont pour effet certain d'augmenter le
nombre des difficultés judiciaires, d'alimenter l'esprit
de chicane. Néglige-t-on, au contraire, la première de
ces règles, aussitôt la procédure devient inquisitoriale;
le juge a un pouvoir excessif, il pénètre clans les plus
secrètes affaires des citoyens. On trouve dans la pra-
tique des exemples de ces deux extrêmes, et l'expé-
rience démontre que si le dernier restreint à l'excès
et illégitimement la liberté, le premier ést nuisible à
la sûreté de la propriété.


l'our la recherche et la conquête de la vérité, le juge
a besoin de ce qui sert à la faire reconnaître, de moyens
de preuve. Aussi a-t-on observé que le droit n'est vrai-
ment valable et efficace, que quand il est susceptible
d'être prouvé devant le juge, dans le cas où il viendrait
à. être contesté. C'est un nouveau point de vue que le
législateur ne doit pas négliger. De là vient la nécessité
de nouvelles lois restrictives, notamment de celles qui
commandent de donner aux actes conclus un caractère
distinctif, à l'aide duquel à l'avenir on pourra recon-
naître leur efficacité et leur volonté. La nécessité de
semblables lois diminue à mesure que 1 'organisation
judiciaire atteint un plus haut degré de perfection; elle
est d'autant plus énergique que cette organisation est
plus défectueuse et qu'il lui faut plus de signes exté-
rieurs pour l'éclairer. Aussi est-ce chez les peuples les
moins cultivés que se rencontre le plus grand nombre
de formalités. Chez les Romains, la revendication d'un
champ exige successivement la présence des parties
sur le champ lui-même, puis l'apport d'une motte de




188 DES LOIS DE PROCÉDURE,
terre devant le tribunal, puis des paroles solennelles,-
puis enfin rien de tout cela. Partout, mais principale-
ment chez les nations peu cultivées, l'organisation
judiciaire a eu, par suite, sur la législation, une in-
fluence très-forte, et il s'en faut beaucoup qu'elle ne
s'exerce que sur de simples formalités. Je rappelle ici,
à titre d'exemple, la théorie romaine des pactes et des
contrats, théorie expliquée incomplétement jusqu'au-
jourd'hui, et qu'il est difficile de considérer à un point
de vue autre que celui-ci. L'étude de cette influence
sur les législations à des époques et chez des nations
diverses serait fort utile à beaucoup d'égards, mais elle
le serait spécialement pour juger lesquelles de ces lois
sont d'une nécessité générale, lesquelles tiennent à des
rapports locaux. En effet, en admettant que cela fût
possible, je ne pense pas qu'il fût bon d'abroger toutes
les restrictions de cette nature. Si l'on diminue trop
peu la possibilité de frauder, par exemple de glisser de
faux documents, etc., alors les procès se multiplient,
ou bien, car on pourrait peut-être ne pas apercevoir
grand'mal à cela, les occasions de troubler le repos
d'autrui en soulevant de vaines difficultés, deviennent
par trop variées. C'est précisément cet esprit de chicane,
développé par les procès, qui, sans compter le tort
qu'il fait aux biens, au temps, au repos d'esprit des
citoyens, a encore sur leur caractère même la plus
funeste influence; et ces inconvénients ne sont com-
pensés par aucune conséquence utile. Au contraire,
le tort des formalités est de rendre les affaires difficiles
et de restreindre la liberté, ce qui est toujours dange-


DES LOIS DE PROCÉDURE. 189
ceux. Par suite, la loi doit prendre un moyen terme :
ne jamais établir de formalités qu'en vue d'assurer la
validité des actes, d'empêcher les fraudes ou de faci-
liter les preuves. Même clans cette intention, l'État ne
doit exiger de formalité que quand les circonstances
particulières les rendent nécessaires, quand, sans elles,
il serait plus facile de craindre les fraudes et trop dif-
ficile d'arriver à les prouver; il doit, sur ce point, ne
prescrire de règles que celles dont l'observation n'est
pas liée à trop de difficultés; il doit les écarter entière-
ment dans tous les cas où le soin des affaires devien-
drait par elles non-seulement plus difficile, mais à peu
près impossible.


Un coup d'oeil rétrospectif sur la sûreté et la liberté
nous parait donc conduire aux principes suivants :


1 . Un des principaux devoirs de l'État est d'étudier
et de décider les difficultés juridiques qui s'élèvent
entre les citoyens. En cela, l'État se met au lieu et
place des parties; et, l'objet de son intervention est,
d'une part, de les protéger contre les prétentions in-
justes, et, d'autre part, d'attribuer aux prétentions
légitimes cette énergie que les citoyens eux-mêmes ne
pourraient leur donner sans troubler la paix publique.
Il doit, par suite, pendant la recherche du droit en
litige, suivre la volonté des parties, en tant qu'elle ne
se fonde que sur le droit, mais les empêcher de se ser-
vir contre les autres de moyens illégitimes.


2° La décision du droit litigieux par le juge ne peut
être rendue que suivant des modes de preuves déter-
minés et organisés par la loi. De là vient la nécessité




190 DES LOIS DE PROCÉDURE.
d'une nouvelle espèce de lois, c'est-à-dire de celles qui
ont pour objet d'attribuer aux actes juridiques certains
caractères déterminés. Dans la rédaction de ces lois,
le législateur doit nécessairement être guidé par le
désir d'assurer convenablement l'authenticité aux
actes légitimes, et de ne pas rendre la preuve trop
difficile dans les procès; d'ailleurs, il doit toujours se
rappeler et craindre l'excès contraire, la trop grande
complication des affaires, et ne jamais avoir recours à
une prescription qui, en réalité, reviendrait à en arrêter
le mouvement.


XIII


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ PAR LA PUNITION
DES TRANSGRESSIONS AUX LOIS ÉDICTÉES PAR LUI (LOIS
PÉNALES).


Actes que l'Etat doit punir. — Des peines. — Leur mesure. Leur
mesure absolue : que leur douceur soit aussi grande que possible,
sans nuire pourtant au but à atteindre. — Dangers de la peine in-
famante. — Illégitimité des peines qui, outre le coupable, attei-
gnent d'autres personnes. — Mesure relative des peines : jusqu'à
quel point le droit d'autrui a-t-il été foulé aux pieds. — Réfu-
tation du système qui prend pour mesure de la sévérité à déployer
la fréquence ou la rareté des délits ; — illégitimité, — inconvé-
nients de ce principe. — Classification générale des infractions au
point de vue de la sévérité des peines. — Application des lois pé-
nales aux infractions réellement commises. — Conduite à tenir
envers l'infracleur durant l'instruction. — Examen de la question
de savoir dans quelle mesure l'Etat peut prévenir les infractions. —
Différence entre la solution de cette question et la détermination
qu'on a faite précédemment des actes qui n'atteignent que leur
auteur. — Esquisse des divers modes possibles de prévenir les
infractions suivant leur cause en général. — Le premier de ces
modes, remédiant au manque de moyens, ouvre la porte aux in-
fractions ; il est mauvais et inutile. — Lc second est pire encore,
et doit. de même être rejeté : il tend à écarter les causes qui
poussent à l'infraction et dont le siége est dans la caractère même
des individus. — Application de ce procédé à ceux qui sont vrai-
ment coupables. — Leur amélioration. — Comment on doit
traiter ceux qui sont absous. — Dernier mode de prévenir les
infractions : écarter les occasions de leur perpétration. — Il se
borne A prévenir seulement l'exécution des délits déjà résolus. --
Rejet de ces divers moyens de prévenir les délits. Par quoi
les remplacer ? Par la plus grande activité dans la poursuite des
infractions commises et par la rareté de l'impunité. -- Inconvé-




192 DES LOIS PÉNALES.
nients du droit de griice et d'atténuation. — Mesures pour arriver
à la découverte des infractions. — Nécessité de la publicité de
toutes les lois pénales sans distinction. — Grands principes tirés
de ce chapitre.


Le dernier moyen, le plus important peut-être, de
travailler à la sûreté des citoyens est de punir la viola-
tion des lois de l'État. Faisons donc encore à celte
matière l'application des principes développés plus
haut. La première question est celle de savoir à quels
actes l'État doit attacher une peine et donner le nom
d'infractions? Ce qui précède rend la réponse facile.•
En effet, l'État, ne. devant poursuivre d'autre but que
la sûreté des citoyens, ne doit empêcher que les actes
qui vont contre ce but. Mais ces actes méritent une
pénalité proportionnée à chacun d'eux. En effet, le
tort qu'ils causent, attaquant ce qui est le plus indis-
pensable à l'homme pour son bien-être et le dévelop-
pement de ses facultés, est trop grave pour qu'on ne
le combatte pas par tous les moyens efficaces et per-
mis. Aussi les principes les plus élémentaires du droit
commandent-ils à tout homme de souffrir que le châ-
timent pénètre dans le domaine du droit d'autrui. Au
contraire, on ne saurait punir les actes qui ne se rat-
tachent qu'à leur auteur ou qui se produisent du con-
sentement de celui qu'ils atteignent. Tous les principes
s'y opposent et défendent même qu'on les entrave. On
ne doit donc punir aucune de ces infractions appelées
fautes contre les moeurs (le viol excepté), qu'elles cau-
sent ou non du scandale; non plus que la tentative de
suicide, etc. La mort même donnée à autrui du consen-


DES LOIS PÉNALES.


193


talent de la victime devrait rester impunie, si dans
ce dernier cas le danger ne rendait nécessaire une
pénalité. Outre ces lois, qui interdisent les attaques
directes au droit d'autrui, il en est d'autres d'une na-
ture différente, dont une partie a été signalée plus
haut et dont le reste sera mentionné par la suite. Tou-
tefois, en ce qui concerne le but assigné précédem-
ment à l'État en général, ces lois contribuent d'une
manière seulement médiate à le faire atteindre ; la
pénalité sociale peut y trouver place, mais non pas en
tant que la violation de la prohibition des fidéicom-
mis entraîne la nullité de la disposition principale (1).
Cela est d'autant plus nécessaire qu'autrement l'obéis-
sance due à la loi serait privée de toute sanction.


A propos de la pénalité, je veux étudier la peine elle-
même. Je considère comme tout à fait impossible
d'en prescrire la mesure, fût-ce dans de très-larges
limites; je considère comme impossible de déterminer
le degré qu'elle ne devrait jamais dépasser d'une ma-
nière absolue et sans s'appuyer en aucune manière
sur cles considérations tirées de rapports locaux. Les
peines doivent être des maux qui effrayent l'infracteur.
Mais leurs degrés, ainsi que la sensibilité physique et
morale, varient à l'infini suivant les contrées et les
temps. Par suite, ce qui, dans un cas donné, sera jus-
tement considéré comme une cruauté, peut, dans un
autre cas, être exigé par la nécessité elle-même. Mais
il est bien certain que les peines, à influence égale fou-


(I) Code Napoléon, art. 896.




194 DES LOIS PÉNALES.
tefois, se rapprochent de la perfection en raison di-
recte de leur douceur. Ce n'est pas seulement parce
que des pénalités douces sont en elles-mêmes des maux
plus tempérés, niais c'est qu'elles détournent l'homme
du crime de la manière la plus digne de lui-même.
Moins elles sont douloureuses et terribles physique-
ment, plus elles le sont moralement. Au contraire, une
grande souffrance corporelle affaiblit chez le patient
le sentiment de la honte et chez le spectateur celui de
la désapprobation. Par suite, il arrive que des pénali-
tés douces peuvent être appliquées bien plus souvent
qu'un premier aperçu ne parait le permettre, et, d'un
autre côté, elles conservent un équilibre moral répa-
rateur. En général, l'efficacité des peines dépend en-
tièrement de l'impression qu'elles produisent sur
l'âme de l'infracteur. On pourrait presque dire que
dans une série de pénalités bien graduées, peu im-
porte l'échelon où l'on s'etétera et que l'on considé-
rera comme le sommet de l'échelle, car en réalité l'in-
fluence d'une peine ne dépend pas tant de sa nature
en soi que de la place qu'elle occupe dans la série des
peines en général; et l'on reconnaît facilement comme
la plus grave de toutes celle que l'État présente
comme telle. Je dis presque, car cette idée ne serait
entièrement exacte que si les peines édictées par l'État
étaient seules à menacer le citoyen. Comme il n'en est
pas ainsi, et comme bien souvent des maux très-réels
le poussent directement au crime, la mesure du plus
grand châtiment, celle des peines en général qui sont
destinées à combattre ces maux, se détermine sui-


DES LOIS PÉNALES.
195


vaut leur nature et leur énergie. Quand le citoyen
jouira d'une liberté aussi grande, que ce travail a pour
but de la lui assurer, l'augmentation de son bien-être
viendra s'y ajouter; son âme sera plus sereine, son
imagination plus douce, et la peine pourra perdre de
sa rigueur, sans perdre de son 'efficacité. C'est ainsi
qu'il est vrai que le bien moral et les causes du bon-
heur sont en une harmonie admirable, et qu'il suffit
d'adopter et (le pratiquer le premier pour se procurer
toutes les autres. Tout ce que, selon moi, on peut
dire avec précision en cette matière, c'est que la peine
la plus élevée doit être aussi douce que le permettent
les conditions particulières où se trouve la société.


Mais il est une classe de peines qui devrait, selon
moi, être entièrement écartée : je veux parler de la
flétrissure, de l'infamie. L'honneur d'un homme, la
bonne opinion que peuvent avoir de lui ses conci-
toyens, ne sont pas choses que l'État ait en quoi que
ce soit en son pouvoir. Dans tous les cas, cette peine se
réduit donc à ceci : que l'État peut retirer à l'infrac-
teur le signe de son estime et de sa confiance, à lui
État, et qu'il peut permettre aux autres hommes d'en
faire autant. Il est impossible de lui refuser l'exercice
de ce droit quand il le juge nécessaire ; cela peut
même être pour lui un devoir impérieux. Mais je crois
que l'État aurait tort (le déclarer d'une manière géné-
rale qu'il entend appliquer cette peine. Une telle dé-
claration suppose de la part de celui qui est puni une
certaine logique du crime qui, en fait, se rencontre au
moins très-rarement. Si souples qu'en soient les ter-




t96


DES LOIS PÉNALES.
mes, cette déclaration, même quand elle est exprimée
uniquement pour expliquer la juste défiance de l'État,
est toujours trop indéterminée pour ne pas permettre
au raisonnement même le plus sain d'y rattacher bien
plus de cas qu'il ne serait nécessaire. La confiance que
l'homme peut inspirer à l'homme est d'une nature for
diverse; elle change avec la nature des faits; elle est
tellement variable qu'entre toutes les infractions je
ne sais trop s'il en est une qui enlève à son auteur la
confiance de tons, de la même manière et au même
degré. C'est pourtant à cette uniformité que condui-
sent toujours les formules générales; et, dans ce sys-
tème , l'homme dont on se rappellerait seulement., à
l'occasion, qu'il a transgressé telle ou telle loi, porte-
rait alors partout le signe de son indignité. La dureté
de cette peine est attestée par un sentiment que tout
homme a en lui : c'est que, sans la confiance de ses
semblables, la vie même cesse d'être désirable. De
plus, l'application de cette peine soulève bien d'autres
difficultés. Le manque de confiance doit toujours, et
nécessairement, provenir de ce que la loyauté s'est
montrée insuffisante. On aperçoit. aisément à quel
nombre immense de cas cette peine s'appliquerait. Oa
ne rencontre pas moins de difficultés clans la question
de savoir quelle doit être la durée de la peine. Incon-
testablement, tout esprit, équitable ne voudra l'étendre
qu'à un temps déterminé. Mais le juge pourra-t-il faire
qu'un homme soit privé jusqu'à un certain jour de la
confiance de ses concitoyens, puis que, ce jour-là, elle
lui soit rendue ? Enfin, il est contraire à tous les pr in-


DES LOIS PÉNALES.


•97
cipes posés dans ce travail que l'État ait la volonté de
donner, de quelque manière que ce soit, une certaine
direction à l'opinion des citoyens. Suivant moi, il vau-
drait mieux que l'État se renfermât dans les limites du
devoir qui lui incombe absolument et qui l'oblige à
mettre les citoyens en seireté contre les personnes sus-
pectes partout où cela pourrait être nécessaire : il dé-
ciderait aux moyens de lois expresses, par exemple
pour la nomination aux places, pour l'autorité des
témoignages, pour la capacité d'être tuteur, etc., que
celui qui aurait commis tel ou tel crime, qui aurait
encouru telle ou telle peine, ne pourrait remplir ces
charges. Du reste, l'État devrait s'abstenir de toute
disposition générale ou plus étendue sur l'indignité ou
la perte de l'honneur. Il serait très-facile alors de déter-
miner un délai à l'expiration duquel cette incapacité
cesserait d'exister. Il n'est pas besoin de rappeler que •
l'État peut toujours agir sur le sentiment de l'hon-
neur au moyen de peines infamantes. Je n'ai pas
besoin davantage de dire qu'aucune peine qui, en
dehors de la personne du coupable, frapperait ses en-
fants ou ses parents, ne doit être établie. La justice,
l'équité, repoussent également ces peines ; et la pru-
dence avec laquelle le Code prussien, excellent à tous
égards, s'exprime à leur occasion, ne saurait parvenir
à tempérer la dureté qui s'y rattache forcément (1).


Si la mesure absolue des peines se refuse à toute clé-


(I) Partie H, titre xx, § 95. (Note de l'auteur.) Humboldt fait
all usion ici à la peine de la confiscation générale que la législation
prussienne est enfin parvenue à écarter. (Voyez le Code pénal prussien




198 DES LOFS PENALES.


termina tion générale, il est d'autant plus nécessaire d'en
fixer la mesure relative. 11 faut poser la règle d'après
laquelle ou devra déterminer l'énergie des peines éta-
blies dans les différents crimes. D'après les principes
ci-dessus développés, il me semble qu'il ne faut consi-
dérer pour cela que la gravité de la violation du droit
d'autrui contenue clans le méfait ; on jugera de cette
gravité en étudiant la nature du droit auquel l'infrac-
tion porte atteinte, car il ne s'agit pas ici de l'applica-
tion d'une loi pénale à un criminel isolé, mais bien de
la détermination de la peine en général. A la vérité, lé
mode le plus naturel d'y arriver parait être de considé-
rer le degré de facilité ou de difficulté qui existe à
empêcher le crime; de telle sorte que la gravité de la
peine devrait se régler d'après la quantité des raisons
qui poussaient l'agent au crime ou qui l'en détour-


. liaient- Mais ce principe, bien compris, ne fait qu'un
avec celui qu'on vient de poser. Dans un État bien or-
donné, où l'organisation elle-même ne renferme pas
d'éléments qui poussent à l'infraction, celle-ci ne peut
avoir d'autre cause que ce mépris du droit d'autrui à
l'usage des instincts, des penchants, des passions cri-
minels. Mais si l'on comprend autrement cette propo-
sition, si l'on pense qu'il faut toujours opposer aux
infractions des peines dont la gravité dépende directe-
ment de la fréquence de ces infractions, causée, soit
par des circonstances particulières de lieu et de temps,


promulgué le 14 avril 1851. Première partie, §19 et 20. Lisez aussi
l'introduction que M. Nypels a mise en tète de ce Code publié cl tra-
duit en français. Bruxelles, 1862.)


DES LOIS PÉNALES.
199


soit par leur nature même, qui se trouve en opposi-
tion moins ouverte avec les lois morales (comme c'est
le cas clans beaucoup de contraventions de police);.
alors cette règle de gradation est fausse et pernicieuse.
Elle est fausse; car il est aussi juste d'admettre que le
but de toutes les peines est d'empêcher à l'avenir les
violations du droit, que de dire qu'aucune peine ne devra
être établie en dehors de ce but. Le condamné sera
clone obligé de souffrir la peine, en réalité parce que
chacun doit se résigner à voir léser ses droits autant
qu'il a injustement lésé les droits d'autrui. Non-seule-
ment cette obligation a pour cause le contrat social,
mais elle existe encore indépendamment de lui (1). La
faire découler d'un contrat synallagmatique n'est pas
seulement inutile; cela entraîne aussi des embarras. Par
exemple, il serait fort difficile de justifier par ce moyen
la peine de mort, dans le cas même où certaines cir-
constances locales la rendent évidemment nécessaire.
Dans ce système, tout coupable pourrait encore s'af-
franchir de la peine en renonçant au contrat social,
avant qu'elle ne l'eût frappé. Les anciennes républi-
ques nous fournissent un exemple de ceci dans l'exil
'volontaire, lequel, toutefois, si je ne me fais illusion,
n'était toléré que pour les crimes publics, point pour
les crimes privés. Il n'est donc jamais permis à l'offen-
seur de juger l'efficacité de la peine; et certain
que l'offensé sera désormais à l'abri de tout dommage
Pareil de sa part, il devrait néanmoins reconnaître la


(1) Voyez la notice du traducteur, vers la fin.




200 DES LOIS PÉNALES.
légitimité de la peine. Mais, d'un autre côté, il suit de,
ce môme principe que l'offenseur a le droit de protes-
ter contre toute peine excédant la mesure de son in-
fraction, quand même il serait certain que cette peine
est la seule qui soit efficace et qu'aucune autre peine
plus douce ne le serait entièrement. Entre le senti-
ment intime du droit et la jouissance du bonheur ex-
terne, il existe, du moins dans l'esprit de l'homme,
une harmonie évidente; de plus, il est certainement
persuadé que le premier lui donne droit au second.
On n'a pas à soulever ici la très-difficile question de
savoir si cette attente du bonheur, que le sort lui
donne ou lui refuse, est bien ou mal fondée. Mais, quant
au désir de ce que les autres hommes peuvent libre-
nient lui donner ou lui retirer, il semble nécessaire
de. reconnaître qu'il a le droit. de le former. Or, l'opi-
nion qu'on vient d'exposer paraît bien, du moins en
fait, le lui refuser. Ajoutons que ce système est dan-
gereux pour la sûreté elle-même. Car s'il peut co*
traindre tel ou tel à obéir à la loi, il ébranle le plus
ferme appui de la sûreté dans 11 le sentiment de
la moralité, en faisant naître un contraste entre le trai-
tement infligé au coupable et le sentiment vrai de sa
faute. Procurer au droit d'autrui le respect est le seul
moyen sûr et infaillible d'arrêter les infractions; et
l'on n'y arrivera jamais tant que tout violateur du
droit d'autrui ne sera pas privé, dans une mesure
égale, de l'exercice de son propre droit, que l'inéga-
lité d'ailleurs existe au détriment ou au profit du cou- 40
pable. En effet, c'est cette inégalité seule qui établit


DES LOTS PÉNAT.ES.


201


entre le développement intime de l'homme et. le pro-
grès des institutions sociales l'harmonie sans laquelle
la législation la plus savante manquera toujours son
but. Il est inutile de faire voir plus au long combien
ce système nuirait à l'accomplissement de toutes les
autres destinées de l'homme, combien il est en oppo-
sition avec tous les principes que nous avons précé-
demment posés. L'égalité entre l'infraction et la peine,
exigée par les idées que nous avons développées, ne
peut pas se déterminer d'une manière absolue ; elle
ne peut pas se formuler d'une. manière générale. Ce
n'est que dans une série d'infractions diverses, suivant
leur gravité relative, que l'observation de cette éga-
lité peut. être prescrite; et alors les peines détermi-
minées pour ces méfaits devront être fixées suivant la
même gradation. Donc si, d'après ce qui précède, ia
détermination de la mesure absolue des peines, par
exemple de la peine la plus élevée, doit tendre à in-
fliger la quantité de mal suffisante pour empêcher
l'infraction à l'avenir, de même la mesure relative des
autres peines, quand celle-ci, ou en général une quel-
conque est établie, doit se déterminer suivant le
rapport d'infériorité ou de supériorité qui relie les
infractions auxquelles ces peines sont attachées, à
l
'infraction que cette peine originaire ou typique a


Pour mission d'empêcher. Les peines les plus dures
d evraient par conséquent s'appliquer aux infractions
qui contiennent une véritable usurpation sur le do-
maine du droit d'autrui; les peines moindres à la
transgression de ces lois qui ne sont destinées qu'à




202 DES LOIS PÉNALES.
prévenir cette usurpation, quelque importantes et né-
cessaires d'ailleurs que ces lois soient en elles-mêmes.
Par ce moyen, on écarte de l'esprit des citoyens l'idée
qu'ils subissent de la part de l'État un traitement arbi-4
traire ou insuffisamment motivé ; or, c'est là une pen-•
sée qui liait très-aisément lorsque des peines sévères
sont établies pour des actes, ou qui n'ont sur la sûreté
qu'une influence médiate ou qui ne s'y rattachent que
fort obscurément. Parmi les premières infractions, il
faut punir sévèrement celles surtout qui portent une
atteinte directe et immédiate aux droits de l'État ; car
quiconque méprise les droits de l'État, d'où dépend
la sûreté privée, ne peut pas davantage respecter les
droits de ses concitoyens.


Une fois que les infractions et les peines sont ainsi
déterminées par la loi, il reste à appliquer cette loi
pénale aux infractions isolées. En ce qui concerne cette
application, les principes du droit enseignent tout
d'abord comme un point certain que la peine ne doit
frapper l'agent que dans la mesure de l'intention cou-
pable qui a présidé à l'accomplissement de l'acte. Mais
comme le principe posé plus haut, à savoir que le mé-
pris du droit d'autrui appelle seul et toujours le châti-
ment, comme ce principe doit être exactement et en-
tièrement appliqué, il ne faut pas le négliger dans !a
répression des infractions isolées. Dans tout méfait
commis, le juge doit done s'efforcer de pénétrer aussi
exactement que possible la véritable intention de l'in-
fracteur ; et la loi doit encore lui permettre de modi-
fier la peine générale, suivant que le coupable a eu


DES LOIS PÉNALES.


203
personnellement une vue plus ou moins nette du droit
qu'il a violé (4).


La procédure à suivre contre l'infraeteur pendant
l'instruction trouve ses règles déterminées aussi bien
dans les principes généraux du droit que dans ce qui
vient d'être dit. Le juge doit employer tous les moyens
légitimes d'arriver à la vérité; il doit s'abstenir de tous
ceux qui sont en dehors des limites du droit. En con-
séquence, il doit par-dessus tout distinguer soigneuse-
ment le citoyen suspect du coupable convaincu ; il ne
doit jamais les traiter l'un comme l'autre (2). Mais, en
aucun cas, il ne doit attaquer, même le coupable con-
vaincu dans ses droits d'homme et dans ses droits
de citoyen, car il ne peut perdre les premiers qu'avec
la vie et les seconds qu'en vertu (l'une exclusion légale
et légitime qui le fait sortir (le la société. Tous les
moyens qui renferment une tromperie doivent être
défendus aussi bien que la torture. Voudrait-on les ex-
cuser en disant que le suspect ou du moins le coupable
les ont autorisés par leurs propres actions ? Mais il
n'en est pas moins certain que ces moyens sont indi -
gnes de l'État, que le juge représente. Les procédés
francs et ouverts, même contre l'accusé, ont pour le
caractère du peuple de salutaires conséquences. Nous
en trouvons la preuve, non-seulement par le raisonne-


(1.) Justification du principe des circonstances atténuantes.
(2) Pendant l'instruction, l'accusé n'est jamais un coupable con-


vaincu. Si probable, si évident que soit le crime à ses yeux, le ma-
gistrat instructeur ne doit jamais traiter l'accusé comme un con-
damné. Cette distinction introduite par Humboldt est à rejeter.




20t DES LOIS PÉNALES.
ment, mais par l'exemple des États qui, comme l'An-
gleterre, jouissent sur ce point de lois excellentes (1),


Je (lois enfin, à l'occasion du droit criminel, essayer
de résoudre une question que les efforts de la législa-
tion moderne ont rendue fort importante : la question
de savoir dans quelle mesure l'État est autorisé ou
obligé à prévenir les infractions avant qu'elles ne
soient commises. 11 n'est guère d'entreprise législative
qui soit dirigée par des vues aussi philanthropiques.
Le respect dont elle remplit tout homme de coeur fait
courir quelque danger à l'impartialité de celui qui
l'étudie. Cependant, je l'avoue, je pense que cette
étude est tout à fait indispensable. Si l'on considère
l'infinie variété des mouvements de l'âme qui peuvent
donner naissance à l'intention criminelle, il semble
non•seulement impossible d'empêcher cette intention,
niais encore dangereux pour la liberté d'en prévenir
l'exécution. Comme j'ai essayé précédemment (voyez
le chapitre X tout entier) de définir le droit qu'a l'État
de limiter les actions des individus, on pourrait croire
que j'ai par là même répondu à cette question. Mais
en posant alors comme certain que l'État doit entra-
ver les actes dont les conséquences deviennent facile-
ment dangereuses pour les droits d'autrui, les mo-
tifs que j'ai invoqués le démontrent, j'ai entend
parler de ces conséquences, qui découlent exclusi
veinent et par elles-mêmes, de l'acte, et qui au.'


(1) 11 était impossible au temps où écrivait Humboldt, et il est
difficile même aujourd'hui de parler de cette partie de la législation
sans adresser à l'Angleterre un témoignage d'envie flatteur pour elle.


DES LOIS PÉNALES.


205
raient pu être évitées si l'agent eût été plus prudent.
Au contraire, quand il est question de prévenir le
crime, on ne parle naturellement que de limiter les
actions d'oit découle aisément une autre action, c'est-
à-dire l'accomplissement du crime. L'importante dif-
férence consiste en ceci que, dans un cas, l'âme de
l'agent doit coopérer activement par une détermina-
tion nouvelle, à la production du fait de résultante,
tandis que, dans l'autre cas, au contraire, le rôle de
l'âme est ou entièrement nul ou purement négatif,
puisqu'elle s'abstient de tout fait positif. Cela suffira,
je pense, pour faire apercevoir nettement la ligne de
démarcation entre ces deux ordres de choses (1). Toute
mesure préventive des infractions doit découler des
causes de ces infractions. Si l'on voulait se servir d'une
formule tout à fait générale, on pourrait dire peut-être
que ces causes si diverses rentrent dans le sentiment
du manque d'harmonie existant entre les penchants de
l'agent et la quantité des moyens légitimes de satisfac-


(1) A des Allemands, oui ; mais le lecteur français pourrait bien
ne pas refuser un exemple si en le lui proposait. Nous sommes, nous,
si peu profonds : — J'amasse dans ma maison une quantité consi-
dérable de poudre à canon. Je m'expose à faire sauter tout mon
quartier, bien que je n'en aie nulle envie. Dans ce cas, l'État, con-
vaincu de l'innocence de mes intentions, peut et doit intervenir pour
m'empêcher de faire courir ce danger à mes voisins....... Soit main-
tenant ceci : J'ai de nombreux créanciers à qui je paye des rentes
viagères. Tous vivent obstinément. Je me présente chez un pharma-
cien, et je demande à acheter de l'arsenic. Ici l'Etat ne peut pas me
l ' i nterdire sous prétexte de prévenir l'empoisonnement de mes créan-
ci ers. Entre acheter du poison et le leur administrer, il y a place
à un fait actif de ma volonté, à une résolution. — Voyez du reste les
d ernières lignes de ce chapitre.


CHRÉTIEN. 12




206 DES LOIS PÉNALES.
fion qu'il a en son pouvoir, sentiment qui n'est pas
maintenu dans de justes limites par les inspirations de
la raison. En général, car en cette matière il est bien
difficile (le spécifier, on peut décomposer ce manque
d'harmonie et distinguer deux cas : (l'abord celui où
il provient vraiment de penchants excessifs, puis cela:
où le manque d'harmonie naît de l'absence de moyens
pour satisfaire des désirs (l'une étendue ordinaire.
Dans les deux cas, la faiblesse de la raison et du sens
moral, jointe à l'absence des causes qui empêcheraient
le manque d'harmonie doit nécessairement éclater en
actes illégaux. Tout effort de l'État pour prévenir les
infractions par la suppression de leurs causes dans la
personne même de l'infracte.ur devra donc tendre,
suivant la différence des deux cas rapportés, soit à
changer et améliorer les situations qui peuvent aisé-
ment mettre les citoyens clans la nécessité de commet-
tre des infractions, soit à refouler les penchants qui
doivent les conduire à la violation (les lois, soit enfin
à donner aux principes de la raison et au sens moral
une énergie plus efficace. Un autre moyen encore de
prévenir les infractions est de rendre plus rares, au
moyen des lois, les occasions qui en facilitent la per'
pétration, ou favorisent l'explosion des passions mau-
vaises. Examinons tous ces modes d'action sans en I1
gliger aucun.


Le premier, consistant à étudier les situations qui
conduisent au crime et à les rendre meilleures, parait
être de tous celui qui entraîne avec soi le moins d'in-
convénients. C'est une chose excellente par elle-mène


DES LOIS PÉNALES.


207
que d'augmenter l'abondance des moyens, tant (le la
force que de la jouissance; la libre action de l'homme
n'en est point directement entravée. A la vérité, il est
incontestable qu'on peut signaler ici toutes les consé-
quences indiquées au commencement. de cette étude
comme découlant du soin pour le bien physique des
citoyens. Mais si elles se produisent, c'est dans une
bien faible mesure. En effet, ce soin ne porte ici que
sur bien peu de personnes. Mais enfin, si ces consé-
quences se produisent, la lutte entre la morale inté-
rieure et la situation extérieure en sera par là même
agrandie ; son action salutaire deviendra plus forte
sur la fermeté du caractère de l'agent, sur la bien-
veillance des citoyens, toujours conservée par la réci-
procité. De plus, comme il faut que ce soin ne porte
que sur des individus isolés, il en résulte que l'État
doit nécessairement s'occuper de la situation person-
nelle des citoyens. — Inconvénients bien réels, qu'on
ne saurait oublier qu'en songeant qu'évidemment la
sûreté de l'État souffrirait. de l'absence d'une telle
préoccupation. Mais il me semble que la nécessité en
Peut, non sans raison, être révoquée en doute. Dans
un État dont l'organisation n'impose pas aux citoyens
de situations forcées, qui, au contraire, leur assure une
l iberté, 'semblable à celle que cet écrit tend à faire pré-
valoir, il est presque impossible que des situations
comme celles que l'on a dépeintes se généralisent, et
qu 'on ne trouve pas de moyens de salut, en dehors (le
boute intervention de l'État, clans la libre assistance
(les Citoyens. Le principe de ceci serait clone dans la




208 DES LOIS PÉNALES.
conduite de l'homme lui-même. Mais alors il n'est pas
bon que l'État se jette à la traverse et trouble l'ordre
de faits que l'ordre naturel des choses fait naître des
actions de l'homme. Du reste, ces situations ne se pro-
duisent jamais que si rarement, qu'en général l'inter-
vention (le l'État est inutile; ses avantages ne sauraient
l'emporter sur ces inconvénients, qu'il n'est pas be-
soin d'exposer en détail après tout ce que l'on en a
déjà. (lit.


Les motifs qui militent pour et contre le second
mode d'efforts, tendant à prévenir les infractions,
contre celui qui prétend agir sur les penchants et les
passions des hommes eux-mêmes, ces motifs sont d'un
ordre tout opposé. D'un autre côté, en effet, la néces-
sité d'une intervention paraît plus pressante lorsque, la
bride leur étant lâchée, les jouissances arrivent à (le
plus grands excès, lorsque les âmes reculent le but de
leurs désirs, et lorsque le respect du droit d'autrui, qui
croît toujours avec la vraie liberté, cesse cependant
d'avoir une influence suffisante. Mais, d'un autre côté,
on voit toujours grandir le mal clans la mesure où la
nal ure morale ressent chaque lien plus vivement que
la nature physique. J'ai essayé (l'expliquer plus haut
les raisons qui font que le travail de l'État, tendant à.
améliorer les moeurs des citoyens, n'est ni nécessaire'
ni salutaire. Ces raisons s'appliquent ici dans toute leur
étendue, avec cette seule différence qu'ici l'État
veut pas réformer les moeurs en général, qu'il veut
seulement agir sur les actes particuliers qui mettent
en (langer l'obéissance aux lois. Mais précisément cette


DES LOIS PÉNALES.


209


différence fait que la somme des inconvénients en est
augmentée; en effet, ce travail de l'État n'exerçant pas
d'action générale doit d'autant moins atteindre son
but, de telle sorte que le bien étroit qu'il se propose ne
vient pas même compenser le mal qu'il produit. Et
puis, cela ne suppose pas seulement une surveillance
(le lÉtat sur les actes privés des individus, cela
suppose aussi un pouvoir d'agir sur ces actes, qui
devient plus pernicieux encore à cause des personnes
auxquelles il faudra le commettre. JI est nécessaire, en
effet, que la surveillance sur la conduite des citoyens
et sur la situation qui en résulte soit confiée, soit à des
gens institués ad bec, soit à ceux qui ont déjà le titre
de fonctionnaires de l'État. Cette surveillance s'exer-
cerait ou sur tous les citoyens, ou seulement sur ceux
qu'on y déclarerait soumis. De là un despotisme nou-
veau et plus oppresseur qu'aucun autre, quel qu'il
puisse être. La curiosité indiscrète fait naître l'intolé-
rance exclusive, l'hypocrisie et , la dissimulation. Qu'on
ne me reproche point de ne dépeindre ici que des
abus. En ceci, l'abus est indissolublement lié à l'insti-
tution elle-même, et j'ose dire qu'alors même que ces
lois seraient aussi bien faites et aussi philanthropiques
Glue possible, quand même elles ne permettraient aux
surveillants que (les recherches suivant des moyens lé-
gaux et légitimes, quand elles n'autoriseraient que des
conseils ou des exhortations éloignés de toute con-
trainte, quand la plus stricte obéissance à ces lois se-
rait observée, une pareille institution serait toujours
i nutile et mauvaise. Tout citoyen doit pouvoir agir


12.




210 DES LOIS PÉNALES.
'1044librement comme il l'entend, tant qu'il ne transgresse


pas la loi. Chacun doit avoir le droit de dire à tout
venant, même contre toute vraisemblance au jugement
d'un tiers : Si près que je côtoie le danger de violer 0'
la loi, je n'y tomberai pas. » Gêner l'homme dans cette
liberté, c'est porter atteinte à son droit, c'est nuire au
progrès de ses facultés, au développement de son in-
dividualité. En effet, les formes qui peuvent revêtir la
la morale et la légalité sont infiniment nombreuses et
diverses; et quand un homme décide que telle ou telle
manière d'agir doit nécessairement conduire à des
actes illégitimes, il suit son opinion à lui ; elle peut
bien être très-vraie en ce qui le concerne, mais elle
n'est jamais qu'une opinion. Admettons même qu'il ne
se trompe pas, et qu'un autre homme, sous l'influence
de la contrainte à laquelle il cède ou du conseil qu'il
suit sans être persuadé intérieurement, ne viole pas
pour cette fois la loi, qu'il eût violée si la contrainte
ou le conseil n'avait pas existé. Cependant, pour l'in-
fracteur lui-même, il vaut mieux subir une fois le mal
de la peine et retenir la pure leçon de l'expérience,
que d'éviter ce mal sans que ses idées se soient en rien
rectifiées, sans que son sens moral se soit aucunement
exercé. Qu'une transgression de plus à la loi trouble le
repos, mais que la peine qui en résulte serve d'ensei'W
gnement et d'avertissement ; pour la société, cela sera
mille fois préférable au maintien accidentel du repos,
alors que les principes de tout repos et (le toute sûreté
pour les citoyens, alors que le respect du droit. d'autrui
ne sera ni agrandi, ni augmenté, ni favorisé. Mais, en


DES LOIS PÉNALES. 211


généra l , une pareille institution n'aura que bien diffi-
cilement l'influence dont on vient de parler. Comme
tous les moyens qui ne vont pas directement à la
source interne de toutes les actions, elle ne détruira
pas les idées contraires à la loi, elle leur donnera sim-
plement une autre direction et fera naître une dissi-
mulation doublement dangereuse. J'ai toujours sup-
posé ici que les personnes destinées à remplir cette
fonction de surveillant ne produisent aucune convic-
tion, mais qu'elles agissent seulement par des moyens
extérieurs. On peut penser que je ne suis pas fondé à
faire cette supposition. Qu'il soit salutaire d'avoir de
l'influence sur ses concitoyens et sur leur moralité par
l'autorité de l'exemple et par des conseils persuasifs,
c'est là une vérité tellement éclatante d'évidence qu'il
n'est pas besoin de la rebattre par de longues paroles.
Aussi, dans tous les cas où l'institution que j'étudie
produira ce dernier résultat, mon raisonnement ne
saurait être appliqué. Seulement il me semble qu'une
prescription législative ne peut être qu'un moyen, non-
seulement inefficace, mais encore contraire au but
qu'on se propose. Ce n'est pas dans les lois qu'il faut
recommander la vertu. On ne doit y écrire que des
devoirs obligatoires, sinon l'on arrive souvent à dé-
truire la vertu; car l'homme ne l'aime qu'à la condi-
tion de la pratiquer librement. Toute prière de la loi,
tout conseil donné par une autorité légale est un ordre
auquel, en théorie, les hommes ne sont pas à la vérité
Obligés d'obéir, mais auquel, en réalité, ils obéissent
t oujours. Enfin, n'est-il pas une foule de circonstances


A




212 DES TAIS PÉNALES.
qui peuvent les pousser à suivre un tel conseil, même
contrairement à toutes les inspirations de leur convic-
tion intérieure?Telle doit. être communément la nature
de l'influence possédée par l'État vis-à-vis de ceux qui
sont préposés au maniement de ses affaires, et dont il
veut se servir pour exercer son action sur les autres
citoyens. Comme ces personnes sont liées envers lui par
des conventions particulières, il est évident et incon-
testable qu'il a sur elles plus de droits que sur le reste
(les citoyens. Mais s'il respecte les principes de la plus
grande liberté légitime, il n'essayera jamais de ,letir
demander autre chose que l'accomplissement des de-
voirs civils en général et des devoirs particuliers que
leur charge nécessite. 11 exerce une action positive
manifestement exagérée toutes les fois qu'il demande
à ses fonctionnaires, en vertu de leur situation spé-
ciale, des choses qu'il lui est défendu (l'exiger des
autres citoyens. Sans qu'il y ait besoin d'aller au-devant
d'elles, les passions des hommes ne s'offrent. déjà que
trop volontiers à lui. Qu'il s'applique à combattre le
mal qui vient de cet empressement ; ce sera pour son
zèle et sa perspicacité un travail déjà considérable.


L'État trouve plus directement l'occasion (le pré-
venir les infractions par la destruction (les causes in-
hérentes au caractère des individus, dans ces hommes
qui, par leurs désobéissances aux lois, font naître des
craintes légitimes pour l'avenir. Aussi les législateurs
modernes les plus avisés se sont-ils appliqués à faire
du châtiment un moyen d'amélioration. Certes, il faut
écarter de la peine qui frappe les infracteurs, non-


DES LOIS PÉNALES. 213
seulement ce qui pourrait en quoi que ce soit nuire à
leur moralité, mais il faut encore leur laisser tous les
moyens, compatibles d'ailleurs avec le but de la peine,
de redresser leurs idées et de purifier leurs senti-
ments. Toutefois, cet enseignement ne doit pas être
imposé à l'infracleur. S'il l'était, il perdrait par là
même son utilité et son influence; une pareille con-
trainte violerait encore le droit du condamné qui n'est
obligé à subir rien autre chose que la peine légale (1).


C'est un cas tout à fait spécial que celui où l'accusé
a contre lui trop (le charges pour ne pas exciter de vifs
soupçons, mais pas assez pour être condamné (absolu-
tio ab 2nstantia). Faut-il alors lui concéder la liberté
entière que l'on accorde aux citoyens irréprochables?


(1) Suivant l'auteur, l'enseignement ne doit pas être imposé au
condamné, : 1 0 parce que l'enseignement non accepté volontairement
perdrait son influence et son utilité ; 2° parce que le condamné ne
doit rien subir au delà de la peine édictée par la loi. — Nous pen-
sons au contraire que l'Etat peut et doit imposer l'enseignement au
condamné : 1' parce que c'est là une mesure de sûreté en faveur
des autres citoyens. Si l'oisiveté est la mère du vire, l'ignorance
est la mère du crime. Le sens commun el la statistique le démon-
trent... L'enseignement non volontairement accepté restera stérile,
dit-mi. Erreur : s'il est bien dirigé, il produira tous ses effets ; et le
premier de ces effets sera que le condamné continuera de son plein
gré l'éducation qu'il avait d'abord refusée. On pourrait ajouter, sans
toutefois donner à ce point de vue plus d'importance qu'il n'est né-
cessaire, que dans bout crime il y a une incapacité, un état de nzino-
rilé morale, qui autorise l'intervention de Etat, même dans l'inté-
rêt direct de l'infracteur. 2° Quant au second motif, évidemment
le condamné ne doit rien subir au delà de la peine légale. Mais, à
supposer que l'enseignement puisse être considéré comme un surcroît
de mal dans la peine, nous pensons que ce serait toujours la loi elle-
même qui devrait l'établir et même l'organiser. Ce n'est certes
Pas à l'arbitraire de l'administration des prisons qu'il faudrait confier
le Principe et les détails de cet enseignement.




214 DES LOIS PÉNALES.
Le soin dû à la sûreté démontre que cela serait dan-
gereux; une surveillance assez longue sur sa conduite
à . venir est donc tout à fait nécessaire. Toutefois les
motifs qui font, que tout travail positif de l'État est
dangereux et qui conseillent en général de substituer
à son action, quand cela est possible, l'action privée
des individus, font qu'ici encore mi doit préférer la
surveillance des citoyens à la surveillance de l'État. On
pourrait Clone exiger que des cautions sûres se por-
tassent garantes des personnes suspectes. Cela vaudrait
mieux que de livrer celles-ci à la surveillance directe
de l'État qui, lui, ne devrait intervenir qu'a défaut de
caution. La législation anglaise fournit des exemples
de semblables cautionnements, non pas à la vérité
dans ce cas précis, mais clans des cas analogues ( '1 ) . *


11 est un dernier mode de prévenir les infractions.
C'est celui qui, sans s'occuper de leurs causes, tend
à empêcher leur accomplissement effectif. 1)e tous
c'est celui qui fait le moins de tort àla liberté, car c'est
lui qui permet le moins l'action positive sur les citoyens.


(1) On n'écrirait pas de semblables choses aujourd'hui. Quelle est
cette singulière classe de suspects ? Ce seraient les accusés assez
malheureux pour avoir été -jugés par des magistrats ou des jurés peu
clairvoyants qui n'auraient su apercevoir nettement ni la culpabilité,
ni l'innocence. Et puis, pour rappeler une considération invoquée
ailleurs par notre auteur lui-mème, quand reconnaîtra-t-on quo les
soupçons qui s'élèvent sont assez forts pour qu'on exige une cau-
tion? Comment en déterminer législativement la mesure? — Oh ! non !
l'Angleterre n'a pas de ces misérables réticences dans sa justice cri-
minelle. Dans ce pays, l'accusé dont la culpabilité, proclamée par
onze jurés, est rejetée par un seul, peut sortir de la salle d'audience
et parcourir les trois royaumes sans plus fournir caution que les mem •
bres du Parlement.


DES LOIS PÉNALES. 215
Toutefois il peut avoir des limites plus ou moins recu-
lées. Par exemple l'État peut s'en tenir à avoir l'oeil
ouvert sur tout deesein illégal, et à l'arrêter avant son
accomplissement; ou bien, allant plus loin, il peut
interdire les actions innocentes en soi, mais qui doi-
vent conduire indirectement ou directement à une
infraction. Ce dernier procédé porte atteinte à la liberté
des citoyens. L'État montre contre eux une défiance
non-seulement nuisible à leur caractère, mais encore
contraire au but qu'il se propose ; on doit l'écarter
pour les raisons mêmes qui m'ont paru repousser les
autres moyens de prévenir les infractions. Tout cc que
l'État peut faire doit done être limité, tant dans l'in-
térêt de ses propres vues que par égard pour la liberté
des citoyens. Il ne peut user que du premier de ces
procédés, de celui qui consiste à surveiller le plus
activement possible les transgressions de la loi, ou
consommées ou commencées; et, comme ceci ne peut
pas s'appeler proprement aller au-clevan t des infrac-
tions, je crois pouvoir dire qu'aller vraiment au-devant
des infractions est tout à fait. en dehors des bornes
de l'action (le l'État. Mais celui-ci. doit -d'autant plus
se montrer vigilant à ne laisser aucun crime commis
sans être découvert, à ne laisser aucun crime découvert
impuni, et à ne jamais le frapper d'une peine plus
faible que celle édictée par la loi._En effet, la convic-
tion que les citoyens tireront d'une expérience conti-
nue, qu'il ne leur est pas possible d'usurper le droit
d'autrui sans subir une lésion proportionnée de leur
propre droit, me paraît l'unique rempart de la sûreté




216 DES LOIS PÉNALES.
publique, le seul moyen de fonder le respect indestruc-
tible du droit d'autrui. Et ce moyen d'agir sur le carac-
tère de l'homme est le seul qui soit digne de lui ; car
on ne doit point le contraindre ou le pousser directe-
nient à agir de telle ou de telle manière; on doit l'y
déterminer en lui montrant les conséquences qui, par
la nature des choses, doivent nécessairement découler
de sa conduite. Je remplacerais tous les procédés plus
compliqués et plus savants en proposant simplement de
faire de bonnes lois bien réfléchies ; d'édicter des peines
proportionnées exactement, dans leur mesure absolue
aux circonstances locales, dans leur mesure relative
au degré d'immoralité des infractions; de rechercher
aussi soigneusement que possible toute violation con-
sommée de la loi; d'abolir la possibilité même d'un
adoucissement de la peine prononcée par le juge. Ce
moyen, très-simple, agira lentement, je le reconnais,
mais il agira immanquablement. line porte aucun pré-
judice à la liberté; il aura une influence salutaire sur
le caractère des citoyens. Je n'ai pas besoin de m'ar-
rêter plus longtemps aux conséquences des principes
posés ici, par exemple, à cette vérité déjà proclamée
tant de fois, que le droit de grace et même le droit de
commutation de peine concédé au souverain devrait
être entièrement aboli. Ces conséquences vont de soi.
Les mesures plus directes que doit prendre l'État pour
découvrir .les crimes consommés ou s'opposer aux
crimes résolus, dépendent entièrement des circon-
stances particulières et des situations spéciales. On
peut hasarder aucune affirmation générale, sinon que


DES LOIS PÉNALES.
217


l'Etat ici encore ne doit point excéder ses droits ni
user de moyens inconciliables avec la liberté des ci-
tovens ou avec leur sûreté domestique. Au contraire,
il peut établir des surveillants pour les lieux publics
oit les crimes se commettent très-facilement; instituer
un ministère public qui, en vertu de sa charge, agira
coutre les personnes suspectes; édicter enfin des lois
qui obligent tous les citoyens à l'aider dans ce travail.
Du reste il ne peul point poursuivre les crimes simple-
ment projetés ou non encore commis, mais seulement
les crimes consommés et ceux qui les ont commis. 11
doit toujours exiger ce dernier service comme un
devoir, et ne jamais y pousser par la proposition de
primes ou de récompenses, afin de ne pas exercer d'in-
fluence mauvaise sur le caractère des citoyens; il doit
même dispenser de ce devoir ceux qui ne pourraient
pas l'accomplir sans briser les liens les plus étroits.


Enfin, avant (le terminer ce Lie matière, je dois encore
faire observer que toutes les lois criminelles, aussi bien
celles qui fixent les peines que celles qui déterminent
la procédure à suivre, doivent être portées à la con-
naissance de tous les citoyens sans distinction. A la
vérité, ou a soutenu le contraire par différentes consi-
dérations, et l'on a mis en avant cette raison que le
citoyen ne doit pas avoir le choix d'acheter le béné-
fice résultant de l'acte illégitime au prix du mal ren-
fermé dans le chatiment. Mais admettons qu'il soit pos-
si ble de le tenir longtemps secret : quelque immorale
que fût celte considération chez celui qui la concevrait,
l'État; et


RÉTI
en général général aucun homme ne pourrait la dé-


CH




1218 DES LOIS PÉNALES.fendre à autrui. On a démontré suffisamment, je pense,
que nul ne peut infliger à titre de peine, à son sem-
blable, un mal plus grand que celui qui lui a été occa-
sionné par l'infraction. Sans une détermination légale
l'infracteur devrait donc attendre une peine à peu près
égale au prix qu'il attachait à son infraction, et comme
cette appréciation serait différente suivantlespersonnes,
il est tout naturel de déterminer par la loi une mesure
fixe et (le ne point baser l'obligation (le souffrir la
peine sur un contrat qui permettrait d'outre-passer
arbitrairement toutes limites dans l'application de•a
peine. Ce secret serait encore plus illégitime dans la
procédure à suivre pour la recherche des infractions.
Évidemment il ne pourrait servir qu'à l'aire craindre
l'emploi de ces moyens dont l'État lui-même ne croit
pas devoir user or l'État ne doit jamais avoir la volonté
d'agir par la crainte, car elle ne peut entretenir rien le
autre chose chez les citoyens que l'ignorance de leurs
droits et la peur que l'État ne respecte point ces droits.


De tout ce qui précède je tire ces grands principes
généraux qui sont la base de tout droit pénal :


l n
L'un des principaux moyens (le maintenir la


sûreté est (le punir les violateurs des lois de l'État.
L'État doit infliger une peine à tout acte qui porte
atteinte aux droits des citoyens, eL à tout acte conte-
nant violation de l'une de ces lois, en tant que le désir
de conserver la sûreté le guide dans leur rédaction.


2° La peine la plus élevée doit toujours être aussi
douce que le permettent les circonstances particulières
de temps et (le lieu. Après celle-ci, toutes les autres


DES Lots PÉNALES.


219
peines doivent être déterminées suivant la mesure où
les crimes contre lesquels elles sont dirigées, supposent
le mépris du droit d'autrui de la part de l'infracteur.
Par conséquent, la peine la plus grave doit frapper celui
qui a violé le droit le plus grave de l'État lui-même ;
une peine moins dure doit atteindre celui qui alésé
LM droit aussi important appartenant à un citoyen isolé,
et enfin une moins grave encore doit s'appliquer à celui
qui a simplement transgressé une loi dont le but. était
d'empêcher cette lésion, alors qu'elle n'était encore
qu'à l'état de possibilité.


3° Toute loi pénale ne peut être appliquée qu'à celui
qui l'a violée avec une intention coupable, et seulement
dans la mesure où il a par là témoigné de son mépris
pour le droit d'autrui.


4° Dans la recherche des crimes consommés, l'État
doit, il est vrai, employer fout moyen convenable pour
arriver à son but, mais il ne doit jamais employer ceux
qui traiteraient le citoyen simplement suspect comme
un criminel, ni ceux qui attaqueraient les droits de
l'homme et du citoyen, que l'État doit respecter même
dans la personne du criminel, ni ceux qui rendraient
l'État coupable d'un acte immoral.


à° L'État ne doit se permettre les mesures réellement
destinées à prévenir les crimes non encore commi:,
qu'autant qu'elles empêchent leur perpétration direc-
tement. Toutes les autres sont en dehors des bornes
ne l'action de l'État, qu'elles s'opposent à la cause
dét erminante des crimes, qu'elles tendent à empêcher
(les actes innocents en soi, mais pouvant aisément con-




•,20 DES LOIS PÉNALES.
duire à des infractions, Si l'on croyait apercevoir une
contradiction entre ce principe et celui qui a été posé
(p.1.(17 et suiv.) it l'occasion des actes des individus, il ran-
cirait se rappeler qu'alors il était question de ces actes
dont les conséquences peuvent par elles-mêmes l éser les
droits d'autrui, et qu'ici l'on ne parle que de ceux d'où un
autre acte doit naître tout d'abord, pour que cet effet
soit produit. Ainsi la dissimulation de la grossesse,
pour rendre ceci frappant par un exemple, ne devrait
pas être défendue afin de prévenir l'infanticide (on ne
pourrait la considérer que comme signe de l'intention),
mais elle devrait l'être, comme une action qui, en elle-
même et sans aucun rapport avec un acte postérieur,
peut être dangereuse pour la santé et la vie de l'enfant.


XIV


DU SOIN DE L'ÉTAT POUR LA SURETÉ AU POINT DE VUE
DE LA SITUATION A DONNER A CES PERSONNES QUI NE
SONT PAS EN PLEINE POSSESSION DES FORCES NATU-


RELLES DE L'HUMANITÉ (DES MINEURS ET DES INSENSÉS).
— OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR CE CHAPITRE ET LES
QUATRE PRÉCÉDENTS.


Différence entre ces personnes et les autres citoyens. -- Nécessité
de prendre soin de leur bien positif. — Des mineurs. — Devoirs
réciproques des parents et des enfants. — Devoirs de l'Elat. —
Détermination de l'Age où finit la minorité. — Coup d'oeil sur l'ac-
complissement de ces devoirs. — De la tutelle après la mort des
parents. — Devoirs de l'Etat sur ce point. — Avantages que l'on
trouve à imposer autant que possible l'accomplissement de ces de-
voirs aux communes. — Mesures à prendre pour protéger les mi-
neurs contre les atteintes à leurs droits. — Des insensés. —
Différences entre ceux-ci et les mineurs. —. Grands principes tirés
de ce chapitre. — l'oint de vue de ce chapitre et des quatre pré-
cédents. — Détermination du rapport qui existe entre le présent
travail et la théorie de la législation en général. — Indication
des points de vue principaux d'où toutes les lois doivent procé-
der. — De certains travaux préparatoires indispensables ù toute
législation.


Tous les principes que j'ai essayé d'établir jusqu'ici
supposent l'homme en pleine possession de ses facul-
tés intellectuelles. En effet, tous s'appuient sur ceci,
qu'il ne faut jamais enlever à l'homme qui pense et
qui agit par lui-même, la faculté de se déterminer libre-




222 DEVOIRS EXCEPTIONNELS DL. L'ÉTAT
ment. après un examen suffisant de tous les motifs de
décision. Ces principes ne peuvent donc s'appliquer en
rien aux personnes qui sont privées d'une partie ou de
l'intégralité de leur raison, telles que les aliénés ou les
fous, ni à celles dont l'intelligence n'a pas encore
atteint cette maturité qui dépend de la maturité du
corps lui-même. En effet, si peu déterminée, et à dire
vrai, si fausse que soit cette règle, c'est pourtant la seule
qui communément, et pour le jugement des tiers,
puisse être adoptée. Toutes ces personnes exigent, dans
le sens le plus exact du mot, qu'on prenne un soin po-
sitif de leur bien physique et moral ; pour elles le main-
tien purement négatif de la sûreté ne peut suffire (I).


(1) Humboldt passe sous silence une troisième classe de personnes
auxquelles l'Etat doit donner ses soins positifs. Ce sont les absents.


Demolombe a placé cette considération à la première page de son
Traité de l'absence : «'!'rois sortes d'intérêts appelaient sur cette
situation difficile et importante toute la sollicitude de la loi : l'in-
térêt de la personne elle-même qui a disparu.... S'il est vrai qu'en
général chacun est tenu de veiller, à ses risques et périls, au soin de
ses affaires, la loi doit pourtant sa protection à l'incapacité de ceux
qui ne peuvent pas gouverner eux-mêmes leur fortune. C'est sur ce
principe d'ordre public qu'est fondée la tutelle des mineurs et des
interdits ; or il est naturel de présumer que la personne qui a dis-
paru, si elle existe encore, est retenue et empêchée par quelque
obstacle plus fort que sa volonté ; donc il faut dès lors la mettre au
nombre des incapables, dont la loi protège elle-même les intérêts.
Et voilà bien ce qui explique la place de ce titre dans le livre I r du
Code civil, consacré à l'état des personnes ; c'est qu'en effet, l'ab-
sence ainsi entendue, constitue une modification dans l'état même de
la personne (art. 83 P, Code de procédure civile). »


Ce point de vue avait été celui des jurisconsultes romains, et les
compilateurs du Digeste et du Code de Justinien placèrent les lois sur
cette matière près de celles qui garantissaient les intérêts des mi-
neurs. Voyez les titres Ex quibus cousis majores viginli quinque
annis in integrum restiluantur. Digeste, lib é, lit. fi, Code, lib, 2,
lit. M.


ENVERS LES INCAPABLES. 223
Pour commencer par les enfants, qui composent la
classe la plus nombreuse et la plus importante de ces
personnes, ce soin, en vertu des principes du droit,
appartient en propre à certaines personnes déterminées,
aux parents. Leur devoir est d'élever jusqu'à l'âge de
parfaite maturité les enfants auxquels ils ont donné le
jour, et de ce devoir unique naissent, comme condi-
tions nécessaires de son accomplissement, tous les
droits des parents. Les enfants sont clone en possession
de tous leurs droits originels, sur leur vie, . sur leur
santé, sur leurs biens, s'ils en possèdent; et leur liberté
même ne doit être restreinte qu'autant que les parents
le jugent nécessaire, soit pour leur éducation, soit
pour le maintien du rapport de famille nouvellement
créé, et en tant seulement que cette restriction ne
comprend que le temps exigé pour leur développe-
ment, Les enfants ne doivent jamais se laisser imposer
de force des actes dont les conséquences directes s'é-
tendent au delà de cet âge, et peut-être sur la vie
entière, comme par exemple le mariage ou le choix d'un
mode de vie déterminé. Quand arrive l'époque de la
maturité, l'autorité paternelle doit tout naturellement
disparaître. Les devoirs généraux des parents envers
leurs enfants consistent à prendre soin du bien physi-
que et moral de leur personne, à employer les moyens
nécessaires pour les mettre en état d'embrasser une
profession suivant leur libre choix, limité toutefois par
(eleur esituation particulière. D'un autre côté, le devoir


enfants est de faire tout ce qui est nécessaire pour
que les parents puissent accomplit' ce devoir. Je passe




4


224
mons EXCEPTIONNELS DE L'ÉTAT


sur tout ce qui est de détail, sur l'énumération de tout
ce que ces devoirs peuvent avoir et ont nécessairement
de déterminé. Ceci appartient à la théorie de la légis-
lation proprement dite, et ne pourrait nullement trou-
ver place ici, car tout cela dépend surtout des cir-
constances particulières de chaque situation spéciale.


Maintenant l'État doit prendre soin d'assurer à l'en-
contre des parents les droits des enfants ('1). Tout d'a-
bord il lui faut déterminer législativement l'âge de la
majorité. Cet âge doit varier non-seulement avec les
différents climats et les différentes époques, mais en-
core les situations individuelles, exigeant plus ou moins
de maturité de jugement, peuvent légitimement avoir
sur ce point de l'influence. Ensuite l'État doit empê-
cher que la puissance paternelle ne dépasse ses bornes;
il doit la surveiller le plus exactement possible. Toute-
fois cette surveillance ne doit jamais tendre à prescrire
positivement aux parents un mode déterminé d'éduca-
tion pour leurs enfants; mais elle doit avoir sans cesse
pour but négatif de maintenir mutuellement. les parents
et les enfants dans les limites qui leur sont fixées par
la loi. Par suite, il ne paraît ni juste, ni salutaire de
demander un compte détaillé aux parents, il faut s'en
fier à eux et croire qu'ils ne négligeront pas un devoir
si profondément enraciné dans leur coeur. Il n'y a que
les cas où l'oubli de ces devoirs se produit ou est près


(1) Doit-il assurer l'accomplissement du devoir qui oblige le père
à donner l'éducation intellectuelle et morale à l'enIhnt? Humboldt
paraît bien l'affirmer. Voyez d'ailleurs sur cette question, ch. VI,
p. SI, note I.


VERS LES INCAPABLES. 225
de se produire, qui puissent autoriser l'État à se mêler
de ces rapports de famille.


Après la mort des parents, les principes du droit na-
turel nous apprennent moins clairement à. qui incombe
le soin d'achever l'éducation des enfants. L'État doit
donc dire positivement lequel des parents prendra la
tutelle, ou si aucun d'eux n'est en état de le faire,
comment un autre citoyen devra être choisi pour l'exer-
cer. Il doit aussi déterminer les conditions de capacité
nécessaires aux .tuteurs. Comme les tuteurs prennent
la place des parents, ils en acquièrent Lotis les droits;
niais comme clans tous les cas ils sont dans un rapport
moins é t roi t avec leurs pupilles, ils ne peuvent pré tendre
à une confiance égale, et l'État doit redoubler de sur-
veillance à leur égard. Ils doivent être à chaque instant
soumis à une perpétuelle obligation de rendre compte.
Moins l'.État exerce directement une influence positive,
plus il reste fidèle aux principes ci-dessus développés.
Aussi doit-il rendre le choix d'un tuteur, ou par les
parents eux-mêmes avant leur décès, ou par les proches
survivants, ou par les communes auxquelles les pupilles
appartiennent, aussi facile que le permet le soin pour
la sûreté de ces derniers. En général il est excellent de
confier les détails de surveillance aux communes ; les
règles qui les dirigeront, non-seulement s'adapteront
mieux à la situation individuelle des pupilles, mais
encore elles seront plus variées, et moins uniformes;


il haute
suffisamment pourvu à la sûreté des pupilles si


h -naitéi ne.telsurveillance reste entre les mains de l'Étati


3.




226 DEVOIRS EXCEPTIONNELS DE L'UrAT
Outre ces dispositions l'État ne doit pas se conten-


ter de protéger les mineurs contre les autres citoyens,
contre les attaques extérieures; il doit aller plus loin.
On a établi plus haut que chacun peut librement con-
tracter sur ses biens et sur ses actes. Une semblable
liberté laissée aux personnes qui n'ont pas encore at-
teint Page de la maturité du jugement pourrait être dan-
gereuse à plus d'un point de vue. Le soin d'écarter ces
dangers incombe aux parents ou aux tuteurs qui ont le
droit de diriger les actions des mineurs. Mais l'État
doit venir à leur secours et au secours des mineurs
eux-mêmes, en déclarant nuls ceux de leurs actes dont
les conséquences leur seraient. nuisibles, Par suite il
doit empêcher que les vues égoïstes des autres hommes
ne les trompent ou ne surprennent leur volonté. Lors-
que cela se produit, l'État ne doit pas se contenter (le
contraindre l'auteur à réparer le dommage causé, il doit
encore lui infliger une peine. Certaines actions pour-
raient, à ce point de vue, devenir punissables, bien
qu'en général elles fussent en dehors du domaine de
l'action de la loi. Je citerai comme exemple les rela-
tions illicites que, suivant ces principes, l'État devrait
punir quand elles sont entretenues avec une personne
mineure. Niais comme les actions humaines exigent
un degré (le jugement très-divers et que la maturité
(le l'intelligence vient petit à petit, il est bon de déter-
miner, pour la validité de ces différents actes, diffé-
rentes époques et différents degrés dans la minorité.


Ce que l'on vient de dire des mineurs s'applique
encore aux aliénés et aux insensés. La seule différence


ENVERS LES INCAPABLES. 227
(l ui existe est qu'ils ont besoin, non d'éducation ou de
culture (à moins que l'on ne donne cc nom aux efforts
à tenter pour les guérir), mais seulement de soins et
de surveillance; qu'il faut empêcher le dommage qu'ils
pourraient causer à autrui, et que communément ils
sont dans un état tel qu'ils ne peuvent jouir ni de leurs
facultés, ni de leurs biens; mais il ne faut pas oublier
que, comme leur retour à la raison est toujours possible,
on peut bien leur enlever l'exercice temporaire de
leurs droits, mais non ces droits eux-mêmes. Le plan
que je me suis proposé ne me permet pas de donner
à ceci plus de développement, et je puis clore entière-
ment cette matière en formulant les principes suivants :


1° Les personnes qui ne sont. pas en général en pos-
session de leurs facultés intellectuelles, ou qui n'ont
pas encore atteint l'âge où ces facultés existent, exigent
un soin particulier pour leur bien physique, intellec-
tuel et moral. Ces personnes sont les mineurs et les
aliénés. Parlons d'abord des premiers, ensuite des se-
conds.


2° En ce qui concerne les mineurs, l'État doit fixer
la durée de la minorité. Comme, sous peine (le pro-
duire de très-réels inconvénients, elle ne doit être ni
trop courte, ni trop longue, l'État doit la déterminer
suivant les circonstances particulières où se trouve
la nation, et pour cela le développement complet du
corps peut sans danger lui servir de signe. Il est bon
d'établir plusieurs périodes, d'augmenter la liberté des
mineurs et de diminuer graduellement la surveillance
qu'on exerce sur eux.




228 DEVOIRS EXCEPTIONNELS DE L'ÉTAT
3° L'État doit veiller à ce que les parents remplissent.


exactement leurs devoirs envers leurs enfants, c'est-à-
dire qu'ils les mettent en état, autant que le leur per-
met leur situation, de choisir et d'embrasser une pro-
fession lors de leur majorité, et à ce que les enfants
remplissent aussi exactement leurs devoirs envers leurs
parents, c'est-à-dire qu'ils fassent tout ce qui est né-
cessaire pour l'accomplissement du devoir des parents.
Mais il doit faire que nul n'outre-passe les droits que
lui donne l'obligation d'accomplir ce devoir. L'État.
doit borner là sa surveillance, et tout effort de sa part
tendant à atteindre un but positif, par exemple à favo-
riser tel ou tel mode de développer les facultés des
enfants, est en dehors des limites de son action.


4° En cas de mort des parents, un tuteur est néces-
saire. Par suite, l'État doit déterminer le mode suivant
lequel il sera établi, de même que les qualités qu'il
devra nécessairement posséder. Mais il fera bien d'en
demander l'élection alitant que possible aux parents
de leur vivant, au reste de la famille, à la commune.
La conduite des tuteurs appelle une surveillance encore
plus stricte et doublement active.


5° Pour obtenir la sûreté des mineurs et pour em-
pêcher qu'on n'exploite à leur préjudice leur inexpé-
rience ou leur légèreté, l'État doit déclarer nuls les
actes accomplis dont les conséquences pourraient leur
être nuisibles, et punir ceux qui emploient ces moyens
pour favoriser leurs propres intérêts.


tin Tout ce qu'on vient de dire des mineurs s'ap-
plique aussi à ceux qui sont privés de leur intelligence,


ENVERS LES INCAPABLES. 229
sauf les différences qui ressortent de nature même
des ch oses. On ne doit jamais considérer personne
comme insensé, avant qu'il n'ait été formellement dé-
claré tel après un examen fait par des médecins sous
la surveillance du juge. Le mal doit toujours être con-
sidéré comme pouvant disparaître.


J'ai maintenant. passé en revue tous les objets sur
lesquels l'État peut étendre son action ; j'ai essayé, à
propos de chacun, de poser les principes fondamentaux.
Si l'on trouve cet essai trop défectueux, si l'on y cher-
che beaucoup d'importantes matières de législation
qui sont passées sous silence, qu'on se souvienne que
mon plan n'était pas (l'exposer une théorie de la légis-
lation, --- ce serait là un ouvrage auquel ne suffiraient
ni ma force, ni mon savoir, — mais seulement de
déterminer la mesure suivant laquelle la législation
dans ses branches diverses doit étendre ou restreindre
l'action de l'État. En effet, comme on peut classer la
législation suivant ses objets, de même on peut la divi-
ser d'après ses sources. Peut-être cette dernière clas-
sification est-elle la plus profitable, même pour le
législateur. Ces sources, ou pour m'exprimer avec plus
de propriété et de justesse, les points de vue princi-
paux d'où se démontre la nécessité des lois, se rédui-
sent, si je ne me trompe, à trois. La législation, en gé-
néral, doit définir les actes des ci toyens et leurs consé-
quences nécessaires. Le premier point de vue par suite,
est la nature même de ces actes, et celles de leurs con-
séquences qui découlent seulement des principes du
droit. Le second point de vue concerne spécialement




230 OBSERVATIONS GÉNÉRALES


SUR LA LÉGISLATION. 231
l'État ; ce sont les bornes dans lesquelles il se propose
de renfermer son action ou l'étendue du champ qu'il
veut lui donner. Le troisième point de vue enfin
s'occupe des moyens dont l'État a nécessairement
besoin pour maintenir debout l'édifice social tout
entier, pour mettre•seulement la Société à même d'at-
teindre son but. Toute loi imaginable se rattache fata-
lement à l'un de ces points de vue ; mais aucune ne
doit être édictée sans qu'ils soient réunis, et c'est pré-
cisément ce caractère exclusif de l'intention du légis-
lateur.


qui rend tant de lois défectueuses. Ce triple
dessein rend par-dessus tout nécessaires, pour toute
législation, trois sortes de travaux préparatoires :
1° une théorie du droit complète et générale; 2° une
détermination nette du but que l'État devrait se pro-
poser, ou, ce qui au fond est la même chose, une fixa-
tion exacte des limites dans lesquelles il doit renfermer
son action ; ou bien une exposition du but particulier
que se propose en réalité telle ou telle société; 3° une
théorie des moyens nécessaires à l'existence de l'État,
et comme ces moyens tendent à renforcer ou à rendre
possible l'action de l'État, une théorie de la science
politique et financière; ou bien l'exposition du système
politique et financier qu'il a choisi. Dans ce court aperçu
qui laisse de côté plusieurs subdivisions, j'observe que
seul le premier des points de vue signalés est éternel
et immuable comme la nature même de l'homme,
tandis que les autres peuvent donner prise à certaines
modifications. Toutefois si ces modifications se pro-
duisent non en vertu de raisons entièrement générales


ou admises à peu près par tout le monde, mais en
vertu d'autres circonstances fortuites, si par exemple
il existe dans l'État un système politique bien affermi,
des institutions financières inaltérables; s'il en est ainsi,
le second de ces points de vue présente de graves em-
barras et fait très-souvent que le premier en souffre.
On trouverait certainement la cause de la ruine de bien
des États dans des collisions de cette nature.


J'espère avoir assez nettement fait connaître le plan
que je me suis proposé en essayant d'exposer ces princi-
pes de législation. Mais, même dans ces limites étroites,
je suis loin de me flatter d'avoir réussi clans ce dessein.
Peut-être la justesse des principes exposés n'a-t-elle
dans son ensemble à redouter que peu d'objections, mais
certainement cette exposition n'est ni aussi complète
ni aussi nettement déterminée qu'il le faudrait. Même
pour établir les principes les plus élevés, et pour cela
précisément, il est nécessaire de descendre dans le
détail des choses. Mais mon plan ne me permettait pas
de le faire ; et si je me suis efforcé d'accomplir pour
moi seul ce travail comme préparation à ce petit livre
que je viens d'écrire, un pareil effort n'est jamais cou-
ronné du succès que l'on désirerait. Aussi reconnais-je
volontiers que j'ai tracé les divisions qui devraient être
remplies, plutôt que je n'ai développé suffisamment
l'ensemble. Toutefois ce que j'ai dit suffira, je l'espère,
à faire bien ressortir l'idée qui domine ce travail, à
savoir, que l'objet le plus important de l'État doit tou-
jours être le développement des facultés des citoyens
isolés clans leur individualité ; que par suite il doit per-




.232 OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LA LÉGISLATION.
mettre à son action de s'exercer seulement sur ce qu'ils
ne peuvent pas se procurer à eux-mêmes, c'est-à-dire
sur l'obtention de la sûreté; et que le seul moyen sûr


juste pour arriver là est'de relier par un lien solide,
durable et sympathique, deux choses qui paraissent se
combattre entre elles, le but de l'État lui-même en
bloc, et la somme (le toutes les tendances des citoyens
isolés.


X V


DU RAPPORT QUI EXISTE ENTRE LES MOYENS NÉCESSAIRES
A LA CONSERVATION DE L'ÉDIFICE SOCIAL EN GÉNÉRAL
ET LA THÉORIE CI-DESSUS DÉVELOPPÉE.


Institutions financières. — Organisation de la politique intérieure. —
Examen de la théorie ci-dessus développée au point de vue du
droit. — Point de vue principal de cette théorie tout entière. —
Dans quelle mesure l'histoire et la statistique peuvent-elles lui être
utiles Y — Distinction entre les rapports des citoyens avec l'État et
leurs rapports les uns avec les autres. — Nécessité de cette dis -
tinction.


J'ai terminé maintenant ce qui me restait à dire pour
remplir le plan esquissé plus haut. La question posée
est résolue aussi complétement et aussi exactement que
mes forces m'ont permis de le faire. Je pourrais m'ar-
rêter ici, si ce n'était pour moi une nécessité d'aborder
un sujet dont l'influence sur toutes les matières qui
précèdent peut être considérable ; je veux parler des
moyens qui non-seulement rendent possible l'action
de l'État, mais qui doivent encore lui garantir à lui-
même son existence. .


Pour atteindre son but, si restreint qu'il soit, l'État
doit a-ioir des revenus suffisants. Mon ignorance de tout
ce qu'on appelle les finances, me contraint ici d'être
bref, D'ailleurs ce point ne rentre pas nécessairement.




23.14 Du RAPPORT ENTRE LA CONSERVATION
dans le plan que je me suis tracé. J'ai fait observer en
commençant que je ne m'occupe point du cas où le but
de l'État se'inesure sur la quantité des moyens d'action,
mais -de celui où ces moyens se mesurent sur le but à
atteindre (voyez chapitre Ill, au commencement). La
liaison des idées me conduit seulement à remarquer
qu'en ce qui concerne les institutions financières, il ne
faut pas plus qu'ailleurs négliger d'étudier le vrai but
de l'homme dans la société, par suite de limiter celui
(le l'État. C'est ce que nous apprend assez le regard,
même le plus superficiel, jeté sur cette multitude de-
dispositions de police et de finances. Suivant moi il y a
pour l'État trois sortes de revenus, provenant : 1 0 des
propriétés qui lui appartenaient originairement ou de
celles qu'il a acquises ; 2° des impôts directs, 3 0 et des
impôts indirects. Tou Le propriété de l'État en traîne avec
elle des inconvénients. J'ai déjà parlé ci-dessus (ch. III,
p. 52 et suiv.) de la prépondérance qu'a toujours l'État
comme État; s'il est propriétaire, il entrera nécessai-
rement dans beaucoup de rapports privés; et par suite,
dans les cas où le besoin, pour lequel seul on désire la
constitution d'un État, n'existe pas, le pouvoir se fera
sentir néanmoins, bien qu'il n'ait été accepté qu'en vue
de ce besoin (I). Certains inconvénients se rattachent
aussi aux impôts indirects. L'expérience nous apprend
quel nombre énorme de dispositions supposent l'orga-
nisation et la perception de ces impôts. Et certes ce
n'est pas dans les développements qui précèdent qu'on


(1) Cessante imperii ratione, non cessat imperium ipsunt.


DE L'ÉDIFICE SOCIAL ET NOTRE THÉORIE.
235


eu trouvera la justification,
-Restent donc les seuls im-


pôts directs. Parmi les systèmes possibles d'impôts
directs, c'est évidemment celui des physiocrates qui
est le plus simple. Seulement on peut soulever contre
lui une objection, souvent faite d'ailleurs : ce système
ne tient pas compte d'un des produits les plus naturels,
de la force humaine, qui, dans ses effets, dans ses tra-
vaux, étant considérée par nos institutions comme une.
marchandise, doit nécessairement être soumise à l'im-
pôt. Si l'on considère que le système des impôts directs
auquel je reviens, est en réalité le plus mauvais et le
plus dur de tous les systèmes financiers, il ne faut pas
oublier toutefois que l'État, dont l'action est renfermée
dans des limites si étroites, n'a nul besoin (le gros
revenus, et que, n'ayant aucun intérêt propre et distinct
de celui des citoyens, sa sûreté la plus grande gît dans
le secours d'une nation libre et à l'aise. C'est ce que
nous enseigne l'expérience de tous les temps.


Si l'organisation des finances peut apporter des
obstacles à l'application des principes ci-dessus expo-
sés, il en est de même et plus encore peut-être de l'or-
ganisation politique intérieure. Il faut trouver moyen de
relier l'une à l'autre les parties gouvernante et gou-
vernée de la nation, d'assurer à la première la posses-
sion du pouvoir qui lui est confié, et à la seconde la
jouissance de la liberté qui lui est réservée. Dans les
différents Étals, on a diversement essayé d'atteindre ce
b ut, tantôt en augmentant la force du gouvernement,
ce qui est périlleux pour la liberté, tantôt en juxtaposant
Pl usieurs pouvoirs opposés entre eux, tantôt en répan-




236 DU RAPPORT ENTRE LA CONSERVATION
dant parmi la nation un esprit favorable à la C onsti-
tution. Cc dernier moyen, si beau qu'il apparaisse
parfois, surtout dans l'antiquité, devient très-aisément
nuisible au progrès de l'originalité personnelle des
citoyens ; il produit souvent l'uniformité ; par suite il
est mauvais, du moins dans le système que j'ai présenté.
Le mieux serait. de choisir une organisation politique
ayant sur le caractère des citoyens aussi peu que pos-
sible d'influence positive spéciale et ne produisant en
eux rien autre chose qu'un grand respect pour le droit
d'autrui, uni à l'amour enthousiaste de la vraie liberté;
Je n'essayerai pas de rechercher ici laquelle des orga-
nisations pourrait atteindre ce but. Cette recherche
appartient évidemment à une théorie exclusivement
politique. Je me contenterai de quelques courtes obser-
vations qui montreront du moins clairement la possi-
bilité d'une semblable organisation. Le système que j'ai
présenté renforce et multiplie l'intérêt privé des
citoyens ; il semble clone qu'il affaiblisse l'intérêt pu-
blic. Mais il relie si étroitement le second au premier,
que celui-ci s'appuie sur celui-là. Tous les citoyens le
reconnaîtront, pourvu qu'ils veuillent posséder la liberté
et la sûreté. Aussi ce système maintiendrait-il mieux
que tout autre chose l'amour de la Constitution, que
l'on s'efforce souvent en vain de produire par tant de
moyens artificiels. Et puis il arrive que l'Étal qui veut
moins agir a besoin de moins de puissance et, par suite,
de moins de moyens de défense. Enfin on comprend
aisément que toutes les fois qu'il faudra sacrifier aux
résultats la force et la jouissance, afin de les empêcher


DE L'ÉDIFICE SOC,IAi, ET NOTRE THÉORIE. 237
l'une et l'autre de décroître davantage, ce dernier sys-
tème devra toujours être appliqué.


Maintenant j'ai répondu complétement, clans la me-
sure des forces qui m'ont été départies, à la question
proposée ; j'ai fixé de tous côtés à l'action de l'État les
limites qui m'ont paru profitables et nécessaires. Ce-
pendant je ne me suis jamais placé qu'au point de vue
du plus grand avantage possible ; il pourrait être inté-
ressant de se mettre maintenant au point de vue du
droit. Mais quand une société politique a réellement et
librement déterininé un certain but et certaines bornes
à l'action de l'État, ce but et ces bornes sont évidem-
ment légitimes, pourvu qu'elles soient de telle nature
que leur définition rentre dans le pouvoir de ceux qui
l'ont formulée. Toutes les fois qu'une telle définition
expresse n'existe pas, l'État doit naturellement cher-
cher à refouler son action dans les limites de la théorie
pure et ne se préoccuper que des obstacles qui pro-
duiraient un plus grand inconvénient, s'ils étaient
négligés. La nation peut doue poursuivre l'application
de cette théorie dans la mesure où ces obstacles ne
rendent pas cette application impossible, mais jamais
au delà. Dans ce qui précède je n'ai point parlé de ces
obstacles; jusqu'ici je me suis borné à exposer la théorie
pure. En général je me suis efforcé de rechercher la
situation la plus avantageuse pour l'homme dans l'État.
Elle m'a semblé consister en ce que l'individualité la
plus variée, la personnalité la plus originale soit ajoutée
à l'union la plus diverse et la plus profonde de plusieurs
hommes les uns vis-à-vis des autres, problème que la




238 DO RAPPORT ENTRE LA CONSERVATION
plus grande somme de liberté pourrait seule réSODdré.
Démon! ver la possibilité d'une organisation sociale qui
entraverait l'homme aussi pou qu'on l'imagine, tel est
le but de ce travail, tel a été depuis longtemps l'objet
de toutes mes réflexions. Je m'estimerai heureux si j'ai
prouvé que ce principe doit être. l'idéal du législateur
dans toutes les dispositions qu'il édicte.


L'histoire et la statistique dirigées l'une et l'autre
vers ce but, pourraient donner beaucoup d'éclaircisse-
ment à ces idées. La statistique m'a paru souvent avoir
besoin d'une réforme générale. Au lieu de présenter sur-
le nombre des habitants, sur la grandeur de la richesse,
de l'industrie d'un •Elat, (le simples données, desquelles
il n'est jamais possible de déduire avec sûreté sa situa-
tion vraie ; elle devrait, en partant de la complexion
naturelle du sol et des habitants, essayer d'indiquer
l'étendue et le mode de leurs forces actives, passives et
jouissantes, et faire voir peu à peu les modifications
que ces forces reçoivent en partie des rapports des
citoyens entre eux, en partie de la constitution de
l'État. En effet, l'organisation sociale et l'union natio-
nale, si étroitement qu'elles se rattachent l'une à l'autre,
ne devraient jamais être confondues. Sans doute, l'or-
ganisation sociale assigne aux citoyens, soit. par la force
et la contrainte, soit par la coutume et la loi, un rap-
port déterminé; niais il en est encore un autre, libre-
ment choisi par eux, infiniment. varié et toujours chan-
geant.. Et c'est celui-ci, c'est la libre action du peuple
sur lui-mème qui donne tous les biens dont le désir
pousse les hommes à vivre en société. L'organisation


À


DE L'ÉDIFICE SOCIAL ET NOTRE THÉORIE. 239
de l'État proprement dite lui est subordonnée ; celle-ci
est le moyen, l'autre est le but; on la prendra toujours
comme un moyen nécessaire et même comme un mal
nécessaire, car elle est toujours liée à des restrictions
de la liberté. Le but secondaire de cette étude a été de
faire voir les conséquences fàeheuses que produit sur
le bonheur, sur les facultés et sur le caractère des
hommes la confusion de la libre action du peuple avec
l'organisation imposée de l'Étal.




XVI


APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE CI-DESSUS
DÉVELOPPÉE.


Du rapport des vérités théoriques en général avec —
Meessité d'un coup d'œil rétrospectif. — Dans toute réforme le
nouvel ordre de choses doit se relier à ce qui existait précédemment:
— Ce qui vaut le mieux, c'est que la reforme commence dans les
idées. — De là certains principes applicables à toutes les réformes.
— Leur application à la présente étude. — Principaux caractères
du système qu'on vient d'établir. — Dangers que peut renfermer
son application. — De là, nécessité de procéder par gradation suc-
cessive. — Grand principe à déduire de ceci. — Liaison qui rat-
tache ce principe aux principes fondamentaux de notre théorie. —
Principe de la nécessité découlant de cette combinaison. — Sa
prééminence. — Conclusion.


Tout développement de vérités ayant trait à l'homme,
et spécialement à l'homme agissant, conduit au désir
de voir amené dans le domaine de l'application ce que
la théorie démontre comme vrai. Ce désir est en har-
monie avec la nature de l'homme qui ne se contente
que bien calcinent du charme bienfaisant et calme de
l'idée pure ; il devient plus vif lors q ue noire ecour
s'intéresse au bonheur de la société. Mais, si naturel
que soit par lui- ► ême ce désir, si noble que soi t la
source d'où il découle, il lui est pourtant arrivé souvent
de produire des conséquences fâcheuses, plus fâcheuses
même que la froide indifférence ou bien — car le même


APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE. 241
effet peut sortir de cieux causes contraires que cette
ardeur de l'âme qui s'intéresse moins à la réalité et ne
se délecte que de la beauté de l'idée pure. En effet, la
vérité, quand elle enfonce profondément, ses racines,
fut-cc dans un seul homme, étend toujours à la vie
réelle ses conséquences salutaires ; seulement cette
action s'accomplit avec plus de lenteur et moins de
bruit. Au contraire, Ce que l'on transporte brusque-
ment dans le domaine de la réalité, perd souvent sa
forme primitive dans la translation même, et ne réagit
même pas sur les idées. Aussi existe-il des idées que
le sage n'essayerait même jamais de réaliser. Dans aucun
temps la réalité n'est prête à accueillir les créations de
l'esprit, même les plus belles et les mieux réfléchies.
L'idéal est fatalement destiné à flotter toujours comme
un modèle inaccessible dans l'âme de l'artiste. Il suit
de là qu'une prudence plus qu'ordinaire est indispen-
sable clans l'application de la théorie la plus sure et la
plus logique. Je veux donc, avant de terminer ce tra-
vail, rechercher aussi complètement et en même
temps aussi brièvement que mes forces nie le permet-
tront, dans quelle mesure les principes développés
précédemment peuvent être transportés dans le do-
maine de la réalité. Cette recherche pourra me garantir
contre le reproche d'avoir, par ce qui précède, voulu ou
régenter directement les faits, ou désapprouver ce qui
en eux peut être en désaccord avec ce que j'ai dit.
C'est là une présomption dont je serais encore fort
él oigné quand même je considérerais tout ce que j'ai
dit comme entièrement exact et tout à fait hors de doute.


CHRÉTIEN.


4




2112 APPLICATION AUX FAIPS DE LA 'rilÉolge
Dans toute transformation du présent, un régime


nouveau doit naître et succéder au régime ancien.
Mais chaque situation dans laquelle se trouvent les
hommes, chaque objet qui les environne reflète dans
leur être intérieur une certaine forme déterminée et
arrêtée. Cette forme ne peut pas entrer clans une con--•
:'option arbitraire, choisie d'avance par l'esprit. On
manque le but qu'on se propose en même temps que
l'on détruit la force, si l'on impose à l'homme une
forme qui ne lui soit pas convenable. Que l'on jette


• un coup d'wil sur les plus importantes révolutions de
l'histoire, on découvrira sans peine que la plupart 01
d'entre elles sont nées des révolutions périodiques


• de l'esprit humain. On est confirmé davantage encore
dans cette idée si l'on étudie les forces qui, en réalité,
causent tous les changements qui arrivent sur notre
globe, et si l'on considère que parmi elles ce sont les
forces humaines qui jouent le principal rôle; car les
forces de la nature physique, à cause de leur marche
régulière et de leur retour éternellement uniforme,
sont moins importantes, et celles des êtres sans raison
n'ont ni plus de valeur ni plus d'influence. La force
humaine, dans une période donnée, ne peut, se mani-
fester que d'une seule manière, mais ce mode de Ma"
nifeStaliOn peut se diversifier à l'infini. Considérée dans
chaque moment séparé, elle présente donc un aspect
exclusif ; considérée dans une série de périodes, elle
offre l'image d'une admirable variété. Tout état anté-
rieur ou bien produit tout seul l'état qui lui succède,
ou du moins empêche que des circonstances extérieure


Cl-DESSUS DÉVELOPPÉE.


2113
violentes ne puissent produire autre chose (1). Cet état
antérieur et la modification qu'il reçoit déterminent
aussi par suite le mode même suivant lequel le nouveau
régime doit agir sur les hommes ; et la puissance de
cette détermination est si grande, que ce régime prend
souvent par là même une forme entièrement nouvelle.
Il suit de là que tout ce qui arrive sur la terre peut être
appelé bon et salutaire (2), parce que c'est la force in-
térieure de l'homme qui soumet à elle toutes choses,
de quelque nature qu'elles soient. Cette force inté-
rieure dans toutes ses manifestations, dont chacune
d'elles, en effet, lui donne plus d'énergie ou de finesse,
ne peut agir que favorablement, mais à des degrés
divers. De là résulte encore que l'on pourrait peut-


(I) Exemple : la Révolution française a produit seule l'égalité
civile; quant à la liberté, si elle ne l'a pas créée entière, du moins
elle a rendu impossible le retour durable de l'ancien absolutisme
royal ou féodal.


(2) Je n'essa yerai pas de réfuter cet optimisme qui plaisait tant à
Jean-Jacques et qui fichait si fort Voltaire. Je veux faire remarquer
seulement que la proposition de Humboldt exagère la fameuse formule
de Hegel : « Alles bestehendc ist verntinftig. Tont ce qui existe est
rationnel. » — Cette maxime faillit faire la fortune politique de son
auteur. Quand l'illustre professeur l'exprima, vers 1820, à l'Univer•
sité de Berlin, les fonctionnaires prussiens furent charmés; ils res-
sentirent pour Hegel l'enthousiasme d'Harpagon pour Aristote : 'l'out
ce qui existe est rationnel, répétaient-ils ; notre régime existe, done
il est rationnel. Celui qui a dit cela est un grand homme, sa place est
dans nos bureaux. Aussi bien son père n'était-il pas secrétaire du
gouvernement de Wurtemberg ? — On entra en pourparlers avec
Hegel, qui tout d'abord fournit sur sa formule des explications mal-
sonnantes et finit par la retourner ainsi contre les Excellences : «'fout
c e qui existe est rationnel, vous et votre régime n'êtes pas rationnels,
donc vous n'existez, pas. Vous êtes des ombres, des fantômes ; vous
n'êtes pas un gouvernement. » Inutile de dire que Hegel n'entra pas
auministère,




• 241 APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE
être présenter l'histoire universelle du genre humain
uniquement comme la série logique et. naturelle des
révolutions de la force humaine. Ce serait là peut-être
non-seulement la manière (l'étudier l'histoire la plus
féconde. en enseignements, mais encore on apprendrait
ainsi, à tous ceux qui s'efforcent d'agir sur les hommes,
dans quelles voies ils doivent essayer de mettre et de
diriger la force humaine, dans lesquelles ils ne devraient
jamais vouloir la placer. Ainsi, de même que la force
intérieure de l'homme, par sa dignité, mérite qu'on la
respecte grandement, de même elle impose le respect
par la vigueur avec laquelle elle se soumet toutes les
autres choses.


Donc, qui voudra entreprendre le difficile travail de
combiner savamment un nouvel état de choses avec un
autre qui le précédait, devra ne jamais perdre de vue
celte force. Celui qui fera cette tentative devra tout
d'abord attendre la pleine action du présent sur les
esprits. S'il voulait trancher dans le vif, peut-être pour-
rait-il changer la forme extérieure des choses, mais non
pas la disposition intérieure de l'homme, et celle-ci
s'infiltrerait toujours dans toutes les nouveautés qu'on
lui aurait imposées (le force. lit qu'on ne croie pas que
plus on laissera de plénitude à l'action du présent, plus
l'homme aura de répugnance pour un état (le choses
nouveau. Précisément, dans l'histoire de l'homme, les
extrêmes se relient fort étroitement les uns aux autres,
et Lout état extérieur, quand on le laisse agir libre-
ment, travaille à sa propre ruine au lieu de travailler
à son affermissement. Ceci nous est démontré non-


CI-DESSUS DÉVELOPPÉE. 2liô
seulement par l'expérience (le tous les temps, mais
encore cela est conforme à la nature de l'homme,
aussi bien (le l'homme actif que (le l'homme passif; (le
l'homme actif qui ne s'arrête jamais à un objet plus
longtemps que son énergie n'y trouve de matière, et
qui passe très-aisément à une autre chose, quand il
s'est livré en toute liberté au travail qu'il va quitter;
de l'homme passif, en qui à la vérité la durée de l'op-
pression émousse la force; mais,. en même temps,
cette durée de l'oppression fait qu'on la ressent plus
vivement. Même sans porter une atteinte directe à la
forme présente des choses, il est possible d'agir sur
l'esprit et sur le caractère des hommes, et de leur don-




Der une disposition qui cesse d'être en harmonie avec
le régime actuel. C'est cette voie-là que le sage ten-
tera (le suivre. C'est là le seul moyen de réaliser le plan
de réforme, tel que la pensée l'a conçu; par toute autre
voie, ce plan sera modifié, changé, dénaturé; sans comp-
ter le mal que l'on cause toujours quand on trouble la
marche naturelle du développement humain, en jetant
tout au travers des éléments qui n'existaient précédem-
ment ni dans les faits ni dans l'esprit des hommes. Une
fois cet obstacle écarté, le régime qu'on se propose
(l'établir pourra exercer son action entière, en dépit
du régime antérieur et de la situation présente qu'il a
produite; alors, rien ne s'opposera plus à l'exécution
(le la réforme. On pourrait donc formuler peut-être
ainsi les grandes règles théoriques de toute réforme :


.1" Transporter dans la réalité les règles (le la théo-
rie pure, alors, mais seulement alors, que les laits ne


4!t.




2116 APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE
les empêchent plus de produire dans toute leur éten-
due les effets qu'elles produiraient toujours, si aucun
élément étranger ne venait s'y mêler.


2° Pour accomplir le passage de l'état présent au
régime nouveau que l'on projette, faire autant que pos-
sible que toute réforme découle des idées et de l'es-
prit des hommes.


Dans l'exposition (les principes purement théoriques
que j'ai présentés, mon point de départ, il est vrai, a
toujours été la nature de l'homme, mais j'ai toujours
eupposé une mesure commune, non une mesure ex-




tritordi,n*qde forces. Je rue suis toujours représenté
11.19mee, eee jajOrMe qui lui est nécessairement
149LPrPniePe podifié par aucune situation


gais, i nmlle, i parli uu 41 homme ne se ren-
fiteie >iPeb.QP '441 ,41,1.0,ieth4141bi kçqmpb il vit lui a déjà
4m-tg


ege fiçltre;1).Wt i y e ..p.W)o. ttatipipirel09ig liée de
seiulypgerPtrtitifamifnettAst tteil'het.4§01S/11;gfa
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«Mt g t e A4gtsiwi. egeheltiore rune): dttin
amtNigpWi lsorei•, po te Phomingliune .00casioedlexecir


CI-DESSUS DÉVELOPPÉE.


247
son activité. Déjà, au commencement. de ce travail j'ai
fait observer que l'homme a plus de penchant pour la
domination que pour la liberté : l'édifice du pouvoir
ne contente pas seulement le souverain qui l'élève et
le maintient; les sujets eux aussi sont satisfaits par la
pensée qu'ils sont les parties d'un tout qui s'élève au-
dessus des forces et s'étend au delà de la durée d'une
génération. Or, là où cette opinion est encore domi-
nante, l'énergie doit nécessairement s'évanouir; la
somnolence et l'apathie apparaissent dès que l'on veut
forcer l'homme à agir seulement en soi et pour soi,
seulement dans le cercle qu'embrassent ses forces in-


- dividuelles, seulement pour le temps qu'il a à vivre.
A la vérité, ce n'est que de cette manière qu'il agit sur
le cercle le plus illimité pour la durée la plus impéris-
sable; niais aussi son action n'est pas si immédiate ;
il répand une semence qui germe d'elle-même plutôt
qu'il n'élève des édifices qui montrent directement les
traces de sa main. Au contraire, il faut nécessairement
un plus haut degré de culture pour préférer l'activité,
qui ne fait que donner des forces, et leur confie la pro-
411CtiOn des résultats, à cette activité, qui crée direc-
temenCW3;résultats sans créer de forces. Ce degré de
eullture est lartraie maturité de la liberté. Mais cette
mteutift&nesertrquvünfulle part dans sa plénitude, et,
seivàqt no-4 sa)perfdatintrestera toujours étrangère


PhOmmeisensuet gai: -W. oubli eipi ;volontierslui-même.
Qu 'Mme rip à ;qui voudrait


eittrepTendreilin parait:eh àngeineati
e (pfiS iatideettr i ell (! fâ,à4t hew i de-Wifie •er




248 APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE
logique tracée par la situation actuelle des choses,
suivre strictement la théorie pure, à moins qu'il n'exis• '
tût dans le présent une circonstance qui, si l'on vou-
lait enter dessus la théorie, changerait ou anéanti-
rait tout ou partie de ses conséquences. En second
lieu, il devrait laisser subsister sans y toucher toutes
les restrictions à la liberté, fondées sur l'état présent
des choses, tant que les hommes ne feraient pas voir
par des signes infaillibles qu'ils les considèrent comme
(les liens oppressifs, qu'ils en ressentent le poids, et
qu'en ce point ils sont mûrs pour la liberté; mais, dans "
ce dernier cas, il faudrait sur-le-champ faire dispa-
raître ces restrictions à la liberté. Enfin, cet homme
d'État devrait employer tous les moyens (le haler la
maturité du peuple pour la liberté. C'est là incontes-
tablement la chose la plus importante et la plus sim-
ple dans ce système ; car rien ne nous apprend aussi
bien à être dignes de la liberté que la liberté elle-
même. Cette proposition ne sera pas admise, il est
vrai, par ceux qui se sont si souvent servis de ce pré-
tendu manque de maturité comme d'un prétexte pour
faire durer l'oppression. Pourtant elle est basée, je
crois, sur la nature même de l'homme. L'absence de
maturité pour la liberté ne peut venir que du manque
de forces intellectuelles et morales; on ne combattra
cette insuffisance qu'en augmentant ces forces; pour
les augmenter, il faut. qu'elles s'exercent; pour qu'elles
s'exercent, il faut l'esprit d'initiative que fait naître la
liberté. Ce n'est pas, à proprement parler, donner la
liberté que d'écarter des liens, quand celui qui les


CI-DESSUS DÉVELOPPÉE. 249


porte n'en souffre pas. Mais il n'existe aucun homme au
monde, si abandonné qu'il soit de la nature, si abais-
sée que soit sa condition, qu'on ne puisse décharger
d'une partie quelconque de ces liens. Ainsi donc,
qu'on les écarte peu à peu et successivement, à mesure
que s'éveille le sentiment de la liberté, et à chaque pas
nouveau fait dans cette voie, on accélérera la marche
du progrès. La reconnaissance et la constatation des in-
dices caractéristiques de ce réveil peuvent encore sou-
lever de grandes difficultés. Mais ces difficultés ne sont
pas tant dans la théorie que dans l'application, qui, sans
doute, ne comporte jamais de règles spéciales, mais
qui, ici comme partout, ne peut être que l'ouvre du
génie. En théorie, j'essayerais de m'expliquer, comme
il suit, ce point. d'ailleurs fort compliqué.


Le législateur devrait nécessairement avoir deux
choses devant les yeux : la théorie pure développée
avec la plus grande exactitude jusque dans les détails;
2° l'état des faits particuliers qu'il aurait à changer. Il
devrait non-seulement envisager la théorie dans toutes
ses parties de la manière la plus exacte et la plus com-
plète; mais il devrait encore avoir « présentes à l'esprit
les conséquences nécessaires de chacun des principes
clans toute leur étendue, clans leurs divers entrecroi-
sements et dans leur dépendance mutuelle les unes
des autres, si ces principes ne pouvaient pas tous être
réalisés à la fois. fi devrait encore,— et ce point serait
à coup sûr infiniment plus difficile, — prendre con-
naissance de la réalité des faits, de tous les liens que
l'Etat impose aux citoyens, de tous les liens que ceux-ci




250 APPLICATION AUX FAITS DE LA TDÉORI•.
s'imposent à eux-mêmes, avec la sanction de l'État,
contre les règles pures de la théorie, et de toutes les
conséquences qui en résultent. Le législateur devrait
alors comparer l'un avec l'autre ces deux tableaux,
l'un des principes, l'autre des faits; pour transporter
dans la réalité un précepte de la théorie, il devrait
choisir l'instant où, suivant la comparaison, il se trou-
verait que, même après cette translation, le principe
resterait le même, et de plus produirait les effets que
le premier tableau présentait aux yeux. Ou bien, si
ces conditions ne pouvaient être remplies, ce mo- -
ment serait celui oit l'on pourrait prévoir que ce dé.
faut (les conditions requises se corrigerait par un plus
étroit rapprochement entre la réalité et. la théorie.
Car c'est sur ce but suprême que doivent toujours se
fixer les regards du législateur, c'est à rapprocher en-
tièrement ces deux tableaux que doivent tendre tous:
ses efforts.


Cette proposition, pour ainsi dire figurée, peut pas
mitre étrange, et peut-être plus que cela encore. On
dira que ces tableaux ne peuvent pas même demeurer
fidèles et qu'il est impossible de les comparer avec
exactitude l'un à l'autre. Toutes ces objections sont
fondées, mais elles perdent beaucoup de leur force
quand on songe que la théorie réclame toujours la
liberté , que les laits, en tant qu'ils s'en écartent,
présentent toujours la contrainte. Si l'on ne rem-
place pas toujours la contrainte par la liberté, c'est
qu'on ne peut. pas faire autrement., et qu'ici cette im-
possibilité, d'après la nalure même des choses, ne


Cl- DESSUS DÉVELOPPÉE. 251
peut avoir qu'une des cieux raisons suivantes : 1° ou
que l'homme, ou que les faits ne sont pas encore mûrs
pour la liberté; que par suite, — ce qui peut provenir
tout à la fois et de l'homme et de la situation, — la
liberté détruirait les éléments sans lesquels il ne peut y
avoir aucune liberté, mais encore sans lesquels on n'en
peut même imaginer l'existence; 2° ou bien, — ce qui
est une conséquence propre de la première cause, —
que la liberté ne produirait pas les effets salutaires qui
l'accompagnent. toujours quand elle n'est pas artifi-
cielle. Cependant, on ne peut juger les deux états so-
ciaux qu'en se les représentant l'un et l'autre , le
régime actuel et le régime réformé, dans toute leur
étendue, et qu'en comparant soigneusement entre elles
leur forme et leurs conséquences. La difficulté s'a-
moindrit encore davantage quand on considère que
l'État lui-même n'a jamais le pouvoir ou (l'opérer une
réforme avant qu'il se produise chez les citoyens
(les signes de réclamation, ou d'écarter des liens
avant que leur vice devienne frappant ; elle disparaît
(te plus en plus, quand on songe que, par suite,
l'État n'a en général qu'à remplir le rôle do specta-
teur, et, si l'occasion se présente, de détruire une dis-
position restrictive de la liberté, qu'a en apprécier la
possibilité ou l'impossibilité, enfin qu'à se laisser gui-
der par la nécessité. En terminant, je n'ai pas besoin
de faire remarquer qu'il n'a été question ici que du
cas on, en général, une réforme non-seulement maté-
rielle, mais encore morale, est possible à l'État, où
rar suite les principes du droit ne s'y opposent point..




252 APPLICATION AUX rArrs DE LA THÉORIE
Seulement, dans ce dernier cas, il faut ne pas oublier
que le droit naturel et universel est l'unique base de
tout droit positif; qu'en conséquence il faut toujours
remonter au premier, et pour citer un axiome juri-
dique qui est comme la source de tous les autres, per-
sonne ne peut jamais, en aucune manière, avoir la
faculté de disposer des forces ou du bien d'un autre
homme sans ou contre sa volonlé.


Cela (lit, je ne crains pas de poser le principe suivant:
L'État doit, au point de vue des limites de son ac-


tion, rapprocher la situation réelle des choses de la.
juste et vraie théorie, autant que la possibilité le lui
permet et que des motifs de vraie nécessité ne l'en em-
pêchent pas. La possibilité existe quand les hornme
sont suffisamment. préparés à la liberté; et la liberté,
en théorie, peut toujours produire les salutaires effets
qui ne manquent jamais d'en découler quand aucun
obstacle ne vient les arrêter (1). Pour qu'il y eût né-
cessité à ce que l'État s'abstint de travailler à atteindre
ce but, il faudrait que la liberté accordée détruisît les
résultats dont l'absence non-seulement étoufferait tout
progrès à venir, mais compromettrait l'existence
même de la société. Pour apprécier la possibilité ou
la nécessité, on doit toujours comparer soigneuse-
ment la situation actuelle et la situation modifiée,
ainsi que leurs conséquences respectives.


(I) Ceci peut paraître une naïveté. C'est un axiome hardi. La
liberté par elle-même est nécessairement féconde en résultats heu-
reux. Si en fait elle est stérile, il faut s'en prendre non à la liberté,
mais à des circonstances étrangères qui sont avec elle en conflit.


CI–DESSUS DÉVELOPPÉE. 253
Cette règle fondamentale découle précisément de ce


qui a été dit plus haut à propos de toutes les réformes
(p. 242 et suiv., chap. xvi). En effet, aussi bien quand
il manque encore quelque chose pour que la nation
soit prête à la liberté, que quand les résultats néces-
saires dont on a parlé en souffriraient, la réalité em-
pêche les règles de la théorie pure de produire les
conséquences qu'elles produiraient toujours si aucun
élément étranger ne venait s'y mêler. Je n'ajoute donc
rien, et je ne développe pas davantage le principe que
j'ai posé. A la vérité, je pourrais classer les situa-
tions possibles que présentent les faits, et démontrer
comment la théorie s'applique à ces faits. Mais, en le
faisant, j'irais contre ce que j'ai dit moi-même. J'ai
dit, en effet, qu'une pareille application exige l'étude
(le l'ensemble et de chacune des parties qui le com-
posent dans leurs rapports les plus exacts; or, on ne
peut présenter un tel ensemble au moyen de simples
hypothèses.


Si je rattache à cette règle sur la conduite pratique
<le l'État les lois que la théorie ci-dessus développée
lui imposerait, il en résulte qu'il ne devrait jamais
permettre qu'à la nécessité de déterminer la sphère de
son activité. En effet, la théorie lui permet seulement
de prendre soin de la sûreté, parce que c'est là le seuil
but que l'homme ne puisse pas atteindre à lui seul ;
ce soin est donc le seul qui soit nécessaire. La règle
de la conduite pratique le lie étroitement à la théorie,
en tant que les circonstances actuelles ne l'obligent
pas absolument de s'en écarter. Le voilà donc ce PION


CHRÉTIEN.. 1 5




25h
APPLICATION AUX FAITS DE LA THÉORIE.


CIPE DE LA NÉCESSITÉ, auquel tendent, comme à leur
but suprême, toutes les idées exprimées dans ce tra-
vail. En théorie pure, le caractère propre de l'homme
à l'état naturel détermine seul les limites de cette né-
cessité; clans l'application, la personnalité de l'homme,
tel qu'il est en réalité, vient s'y ajouter. Ce principe de
la nécessité devrait, suivant moi, servir de règle su-
prême à tout travail ayant l'homme pour objet. Car
c'est le seul qui conduise à des résultats certains et
infaillibles. L'utilité qu'on pourrait lui opposer ne
permet aucun jugement clair et. sûr. Elle exige des
calculs de probabilité qui forcément ne peuvent point
être exempts d'erreurs, et qui, de plus, courent risque
d'être déjoués par de petites circonstances imprévues.
Au contraire, la nécessité s'impose à l'âme avec puis-
sance, et ce qu'elle commande est toujours non-seu-
lement utile, mais encore indispensable. L'utilité,
ayant un nombre infini de degrés divers, rend néces-
saires une foule d'institutions nouvelles qui se succè-
dent, taudis que, tout au rebours, quand on s'en tient
à ce que la nécessité exige, tout en laissant plus de
jeu à la force proprement dite, on diminue le besoin
que l'on en peut avoir. Enfin, la préoccupation de l'utile
conduit surtout à des dispositions positives, la préoc-
cupation du nécessaire à des dispositions négatives ; en
effet, en supposant l'homme doué de quelque force
personnelle et spontanée, la nécessité ne conduit pres-
que jamais qu'à la délivrance de tout lien qui le com-
prime. De toutes ces raisons, — qu'une analyse plus
détaillée pourrait accompagner de beaucoup d'autres


CI-DESSUS DÉVELOPPÉE. 255
— il résulte qu'il n'est point de principe aussi bien
compatible que celui-ci avec le respect dû à la per-
sonnalité d'êtres conscients et actifs, et avec le soin de
la liberté qui naît de ce respect. Enfin, le seul moyen
infaillible de donner aux lois la puissance et l'autorité
est de les faire naître exclusivement de ce principe. On
a proposé des moyens de plus d'une espèce pour ar-
river à ce but; comme moyen le plus sûr, on a voulu
persuader les citoyens de, la bonté et de l'utilité des
lois. Mais en admettant, dans un cas déterminé, cette
bonté et cette utilité, on se convainc toujours avec peine
de l'utilité d'une disposition; des avis différents entraî-
nent des partis divers, et le penchant lui-même vient
au-devant de la conviction, car l'homme qui comprend
toujours aisément l'utilité qu'il reconnaît par lui-
même se roidit contre celle qu'on lui impose. Au
contraire, chacun incline volontairement la tête sous
le joug de la nécessité. Quand on se trouve engagé
dans une situation compliquée, la vue de la nécessité
elle-même est sans cloute plus difficile à percevoir ;
mais précisément l'observation de ce principe rend
toujours la situation plus simple et en rend toujours la
vue plus facile.


J'ai parcouru la carrière que je m'étais tracée au
commencement de ce travail. Je me suis toujours senti
animé (lu respect le plus profond pour la dignité inté-
rieure de l'homme et pour la liberté, qui seule est. en
harmonie avec cette dignité. Puissent mes idées et
l'expression dont je les ai revêtues n'être pas indignes
de ce sentiment I


FIN.


ll




TABLE DES MATIÈRES


Guillaume de Humboldt, son temps, sa vie, ses écrits, etc


I. — Introduction


II. — Étude de l'homme considéré comme individu, et des fins
dernières les plus élevées de son existence 13


Ill. — Transition à notre véritable étude. — Division. — Du soin
de l'État pour le bien positif, et en particulier pour le bien-
étre physique (les citoyens




22


IV. — Du soin de l'État pour le bien négatif des citoyens, pour
leur sûreté 60


V. — Du soin de l'État pour la sûreté contre les ennemis
extérieurs 66


\ I. — Du soin de l'État pour la sûreté des citoyens les uns
vis-à-vis des autres. — Moyens d'atteindre ce but. — Dispo-
sitions concernant le perfectionnement de l'esprit et du ca-
ractére des citoyens. — De l'éducation publique


V II. — De la religion 85


VIII, -- De l'amélioration des moeurs


IX. — Détermination plus nette et positive du soin de l'État pour
la sûreté. — Développement de l'idée de la sûreté 139




258 TABLE DES MATIÈRES.
X. — Du soin de l'État pour la sûreté, relativement à la déter-


mination des actes des citoyens qui n'ont trait d'une manière
immédiate et directe qu'aux agents eux-mêmes (Lois de
police) •146


XI. — Du soin de l'État pour la sùreté, au moyen de la dé-
termination des actes individuels qui touchent autrui d'une
manière immédiate et directe (Lois civiles) 162


XII. — Du soin de l'État pour la sûreté au moyen de la décision
juridique des difficultés qui naissent entre les citoyens 183


XIII. — Du soin de l'État pour la sûreté, par la punition des
transgressions aux lois édictées par lui (Lois pénales) 491


XIV. — Du soin de l'État pour la sûreté, au point de vue de la
situation à donner à ces personnes qui ne sont pas eu pleine
possession des forces naturelles de l'humanité (des mineurs
et des insensés). Observation générale sur ce chapitre et les
quatre précédents 221


XV. — Du rapport qui existe entre les moyens nécessaires à la
conservation de l'édifice social en général et la théorie ci-
dessus développée 233


XVI. — Application aux faits de la théorie ci-dessus développée. 240


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ladie, la médecine opératoire, la matière médicale, les eaux mi-
nérales et un choix de formules thérapeutiques. 1866,1 vol. gr.
in-8 de 1600 pages à deux colonnes, avec 900 figures intercalées
dans le texte.


23 fr.
BOURDET (Eug.). Principe d'éducation positive. 1.863,1 vol.


in-18 de 358 pages. 3 fr. 50
BOURDET (Eug.). De la morale dans la philosophie posi-


tive et de l'autonomie de l'homme. 1865, -1 vol. grand in-8 de
260 pages. 3 fr.


BRIERRE DE BOISMONT. Joseph Guislain, sa vie et ses écrits•
1867. 1 vol. in-S. 5 fr.


BRIERRE DE BOISMONT. Des maladies mentales. 1867, bro-
chure in-8 extraite de la Pathologie médicale du professeur Re-
quin. 2 fr.


BRIERRE DE 801smoNT. Des hallucinations, ou Histoire
raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l'ex-
tase, du magnétisme et du somnambulisme. 1862, 3' édition
très-augmentée. 7 fr.


BRIERRE DE BOISMONT. Du fiixticide et de la folie suicide.
1865, 2 e édition , 9 vol. in-8. 7 fr.


GASPER. Traité pratique de médecine légale, rédigé d'après
des observations personnelles, par Jean-Louis Casper, professeur
de médecine légale de la Faculté de médecine de Berlin ; traduit
de l'allemand sous les yeux de l'auteur. par M. Gustave Ge1t5.mterr.
Baillière. 1862. 2 vol. in-8. fr.12


— Atlas colorié se vendant séparément.
CHAUFFARD. De la spontanéité et de la spécificité daims


les maladies. 1 vol. in-18. 3 fr.
Conférences historiques de la Faculté de médecine faites


pendant l'année 1863. (Les Chirurgiens érudits, par M. Ver-
neuil. — Guide Chauliac, par M. Follin. — Celse , par M. Broca.
— WurIzites, par M. Trélat. Rioland, par M. Le Fort. ..._
Levret, par M. Tarnier. — Harvey, par M. Béclard. — Stahl,
par M. Lasègue. — Jenner, par M. Lorain. — Jean de Vier et
les Sorciers, par M. Axeefeld. —Laennec, par M. Chauffard. —
Sylvius, par M. Gubler.— Ste, par M. Parrot.) • vol.-iu-8. 6 fr,




s—


C.OQUEREL FILS (Athanase). Pourquoi la Franee n'estncllepas protestante? Discours prononcé à Neuilly, le t er no_
vembre 1866. In-8.
1 fr.


COQUEREL Fris (Athanase). La charité sans peur, sermon eu
faveur des victimes des inondations, prêché à Paris le 1:8 no-
vembre 1866. In-8. 75 cent,


Sir G. CORNEWALL LEWIS. Histoire gouvernementale de
l'Angleterre. Voy. page 3, Bibliothèque d'histoire conlempo.
raine.


Sir G. COIINEWALL LEWIS. Quelle est la meilleure forme de
gouvernement? Ouvrage traduit de l'anglais ; précédé d'une
Étude sur la vie et les travaux de l'auteur, par M. Mervoyer,
docteur és lettres. 1867, 1 vol. in-8.


3 fr. 50
CUVIER. Discours sur les révolutions de la surface du


globe et sur les changements qu'elles ont produits sur le règne
animal. 1810, 8 ,


édition, 1 vol.. in-18, avec 7 figures. 2 fr. 50
DAMASCIIINO. Des différentes formes de la pneumonie al-


gent des enfants. 1867, I vol. in-8.
3 fr. 50


D'ARCHIAC. Leçons sur la Faune quaternaire, professées au
Muséum d'histoire naturelle. 1865, 1 vol. in-8.


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DE CANDOLLE. Organographie végétale, ou Description rai-


sonnée des organes des plantes. 1811, 2 vol. in-8, a%ce 60 pl.
représentant 122 figures.


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DELEUZE. Instruction pratique sur le magnétisme an>
I. précédée d'une Notice sur la vie de l'auteur. 1853. • vol.
in-12.
3 fr. 50


DU POTET. Traité complet de magnétisme, cours en douze
leçons. 1856, 3 e


édition, 1 vol. de (in pages.
7 fr.


DURAND (de Gros). Essais de physiologie philosophique!
suivis d'une Étude sur la théorie de la méthode en général.
1866,1 vol. in-8 de 620 pages.


8 fr.
ÉLIMAS LÉVI. Dogme et rituel de la haute magie . 1861,


2 e
édit., 2 vol. in-8, avec 21 figures. 18


rELIPHAS LÉVI. Histoire de la magie, avec une exposition clair
'et précise de ses procédés, de ses rites et de ses mystères. 1860,
1 vol. in-8, avec 90 figures. 12 fr.


ÉLIPHAS LÉVI. La science des esprits, révélation du dogme
secret des Kabbalistes, esprit occulte de l'Évangile, appréciation
des doctrines et des phénomènes spirites. 1865, 1 vol. in-8. 7 fr•


FMI. Anatomie des formes du corps humain, iÀ l'usage des
peintres et des sculpteurs. 1866,1 vol in-8 et atlas de 25 plan-
ches. 2 e


édition.
Prix, figures noires.
20 fr.


Prix, figures coloriées.


:35 fr.


— 9 —


FERRON (de). Théorie du progrès (Histoire de l'idée du pro-
grès. — Vico. — Herder. — Turgot. — Condorcet. — Saint-
Simon. — Réfutation du césarisme). 1867, 1 vol. in-18. 7 fr.


FOSSATI. Manuel pratique de phrénologie, ou Physiologie du
cerveau, d'après les doctrines de Gall, Spurzheim, etc. 1815,
1 vol. gr. in-18, avec 115 figures. 6 fr.


GAILLARD. Lettres d'un médecin de campagne MW le ma-
tériatisme contemporain. 1867, in-8. l fr. 50


GATIEN•ARNOULD. Le bien, les devoirs et les droits, cours
de déontologie fait à la Faculté des lettres de Toulouse. 1 r, par-
tie, 1867, in•8. 2 fr.


GATIEN-ARNOULD. Victor Cousin. L'école éclectique et de l'ave- .
nir de la philosophie française. 1867, in-8. 1 fr. 54


GAVARRET. Des images par réflexion et par réfraction.
1867, 1 vol. in-18 de 190 pages avec 80 figures dans le texte.


3 fr. 54
GIRAUD-TEULON. ne Toril, notions élémentaires sur la fonction


de la vue et de ses anomalies. 1867, 1 vol. in-18 avec figures.
2 fr.


HÉGEL. Voy. page 4.
IIÉRARD et CORNIL. ne In mithisie pulmonaire, étude ana-


tomo-pathologique et clinique. 1867, 1 vol. in-8, avec figures
dans le texte et planches coloriées. 10


fr.HUMBOLDT (G. de). Essai sur les limites de l'action de FE tau,
traduit de l'allemand, et précédé d'une Étude sur la vie et les
travaux de l'auteur, par M. Chrétien, docteur en droit. 1867,
in-18. 3 fr. 54


JAMAIN. manne' d'anatomie descriptive et de préparations
anatomiques. 1867, 3' édition très-augmentée, avec 223 figures


fr.intercalées clans le texte. .12
KANT. Elements métaphysiques de la doctrine du droit,


suivis d'un Essai philosophique sur la paix perpétuelle, traduits
de l'allemand par M. Jules BARN!. 1851, 1 vol. in-8. 8 fr.


KANT. Éléments métaphysiques de la doctrine de la
vertu, suivi d'un Traité de pédagogie, etc., traduit de l'allemand


101.J-ule. s BARN', avec une Introduction analytique. 1855
vol.


in
8 fr


LAFONTA1NE. Mémoires d'un magnétiseur. 1866, 2 vol.
in-8. 7 fr.


Avec le portrait de l'auteur. 8 fr.
LANGLOIS. L'ho et la Révolution. Huit études dédiées à


P. J. Proudhon. 1867. 2 vol. in-I 8, 7 fr.
LEYDIG. Traité d'histologie comparée de l'homme et des
. animaux. traduit de l'allemand par M. le docteur Lahillcme-


1 fort vol. 'in-8 avec 200 figures dans le texte. 1866. 13 fr,




-- 10 --
LIEBIG. Le développement des idées dans les ecieneem


naturelles, études philosophiques. In-8.
1. fr. 25LITTRÉ. Auguste Comte et Stuart mot, suivi de Stuart Mill


et la philosophie positive, par M. G. Wyrouboff. 1867, in-8 de
86 pages. 2 fr.


LONG ET. :nocive/nen t circulaire de la taulière dams les trois
règnes, Tableaux de physiologie, avec fig. coloriées. 1866. 7 fr.


LUBBOCK.L'Honnne avant l'histoire, étudié d'après les monu-
ments et les costumes retrouvés dans les différents pays de l'Eu-
rope, suivi d'une Description comparée des moeurs des sauvages
modernes, traduit de l'anglais par M. Ed. BARBIER, avec 156 fi-
gures intercalées dans le texte. 1867, 1 beau vol. in-80,
broché
Relié en demi-maroquin avec nerfs




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MARTIN-PASCHOUD. Le Disciple de Jésus-Christ. Revue du


christianisme libéral, publiée sous la direction de J. MARTIN-PAS-
CHOUD (29' année, 1867). Paraît le l er et le 15 de chaque mois.
— Les abonnements partent du t er janvier ou du l et' juillet.


Paris et départements. Six mois, 6 fr. Un an, 10 fr.




Étranger


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La médecine ta l'Exposition universelle de 1S67. Guide-


catalogue contenant la description des instruments de physique
et de chirurgie, les plans d'hôpitaux modèles et d'asiles d'aliénés,
et le détail de tous les objets exposés par la Société internatio-
nale des-secours aux blessés militaires des armées de terre et de
mer. Ouvrage publié par la Société médicale allemande de Paris.
1 vol. in-18.
1 fr. 50


MENIÉRE. Études médicales sur les poëlles latins. 1858,
1 vol. in-8. 6 fr.


MENIÉRE. Cicéron médecin , étude médico-littéraire. 1862,
1 vol. in-I8.
4 fr. 50


MENIÉRE. Les Consultations de madame de Sévigné, étude
médico -littéraire. 1864, I vol. in -8. 3 fr.


MERVOYER. Étude sur rassociation des idées. 1864, 1 vol.
in-8. 6 fr.


MEUNIER (Victor). La Science et les Savants.
I re année, 1864, 1 vol. in-18.


3 e
année, 1866.1 vol. in-18.




3 fffi'.r . 50




02 ,
année, 1865, 1" semestre, 1 vol. in-18.




2 e
année, 1865, 2' semestre, 1 vol. in-18.




s


MILSAND. Le Code et la liberté. Liberté du mariage, lib3erftrid5e°s
testaments. 1865, in-8.


2 fr.
MIRON. De la séparation du temporel et du spirituel.


1856, in
-8. 3 fr. 50


MORIN. Dit magnétisme et des sciences occultes. 1860,
1 vol. in-8. 2 fr.




MUNARET. Le Médecin des villes et des campagnes. 4' édi-
tion, 1862, 1 vol. grand in-18. 4 fr. 50


NIEMEYER. Éléments de pathologie interne et de théra-
peutique, traduits de l'allemand par MM. Culmann et Sengel (de
Forbach), annotés par M. Cornil, et précédés (t'une introduction
par M. le docteur Béhier. 1865-1866, 2 vol. grand in-8. 20 fr.


Notions d'autotomie et de physiologie générales.
TAULE. Notions sur la nature el les propriétés de la matière or-


ganisée. 1866. 3 fr. 50
°tonus. De la théorie dynamique de la chaleur clans les sciences


biologiques. 1866. 3 fr.
CLEMENCEAU. De la génération des éléments anatomiques, précédé


d'une introduction par . le prof. Robin. 1867, 1 vol. in-8. 5 fr.
ODIER et R. BLACHE. Quelques considérations sur les causes


de la mortalité des nouveau-nés et sur les moyens d'y re-
médier. 1867, in-8. 1 fr. 50


POUGNET. Hiérarchie et Décentralisation. 1866, 1 vol. gr.
in - 8 de 160 pages. 3 fr.


PRESSENS); (E. de). Jésus-Christ, son temps, sa vie, son
oeuvre. 1866. 3' édition, 1 vol. in-S. 7 fr. 50
Édition in -18 2 fr.


Revue des Sociétés savantes, publiée sous les auspices du
ministre de l'instruction publique (partie scientifique), paraissant
tous les mois par cahier de 4 à 5 feuilles. Prix de l'abonnement
annuel. 9 fr.


ROBIN. Journal de l'anatomie et de la physiologie nor-
males et pathologiques de l'homme et des animaux, dirigé par
M. le professeur Ch. Robin (de l'Institut), paraissant tous les
deux mois par livraison de 7 feuilles grand in-8, avec planches.


Prix de l'abonnement, pour la France. 20 fr.
pour l'étranger. 20 fi.


SIÈRE130IS. Autopsie de l'âme, sa nature, ses modes, sa per-
sonnalité, sa durée. 1866, 1 vol. in-18. 2 fr. 50


SIEREBOIS. La Morale fouillée dans ses fondements. Essai d'an-
thropodicée. 1867. 1 vol. in-8. 6 fr.


THÉVENIN. Hygiène publique, analyse du rapport général des
travaux du conseil de salubrité de la Seine, de 18149 à •858.
• 863, 1 vol in-18. 2 fr. 50


TIMM. La folie et la loi. 1867, 2" édit., 1. vol. in-8. 3 fr. 50
V IRCHOW. Pathologie des tumeurs, cours professés à l'univer-


sité de Berlin, traduit de l'allemand par le docteur Aronssohn.
1867, t. 1, 1 vol. grand in-8, avec 106 figures intercalées dans le
texte.


12 fr.
VIRCHOW. Des trichines, à l'usage des médecins et des


gens du monde, traduit de l'allemand avec l'autorisation de
l'auteur, par E. Onimus, élève des hôpitaux de Paris. 1864,
in 8 de 55 pages et planche coloriée. 2 fr.




-- 1 2 —


VULPIAN. Leçons de physiologie générale et comparée
du système nerveux, faites au Muséum d'histoire naturelle,
recueillies et rédigées par M. Ernest Bremond. 1 fort vol. iu_g.
Prix. 10 fr.


MAILLE'/. (Madame). Les médecins moralistes, code philoso-
. • phique et religieux extrait des écrits des médecins anciens et


modernes, etc. 1862, in-S. 6 fr.
ZAALBERG. La religion de Jésus et la tendance moderne, tra-


duit du hollandais, avec un avant-propos par M A. Reale.
1866, t. 1 vol. in •18. 3 fr. 50


ZIMMERMANN. ne aa solitude, des causes qui en font naître le
goût, de ses inconvénients, de ses avantages et de son influence
sur les passions, l'imagination, l'esprit et le Creur ; traduit de


..k;allemand par M. Jourdan. Nouvelle édition. 1840, in-S. 3 fr. 50


Pour paraître le 1er septembre :


-LES MÉTAMORPHOSES
LES MOEURS ET LES INSTINCTS


DES INSECTES
É.1HLE 11LANCittlin


Membre de l'Institut, professeur au Muséum d'histoire naturelle.


Un magnifique volume grand in-S, avec 200 fig., dessinées d'après
nature, intercalées dans le texte, et 40 planches hors texte.


La compétence universellement reconnue de l'auteur et consa-
crée par tant de travaux importants donne à cet ouvrage un cachet
d'exactitude, scientifique qui lui assure une place dans la bibliothè-
que de tous les savants.


Nais il a été rédigé en même temps de manière à être accessible
aux gens du monde et à leur dévoiler les détails si intéressants e' si
curieux découverts par la science moderne sur la vie


-et.
les transfor-


mations pleines d'étrangeté de la classe des animaux la plus nom-
breuse dans la nature. C'est l'histoire d'un monde à part se renou-
velant sans cesse autour de nous„ dans lequel on trouve aussi une
vie publique et privée, des luttes, des passions, des révolutions, qui
.se mêle à notre existence à tout instant, et dont le travail lent, mais
continu, produit des résultats prodigieux.


Paris • — Imprimerie de E. MARTINET, rue Mignon, 2.