DROIT CONSTITUTIONNEL
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PUBLIÉES SOUS LES AUSPICES DU CIOUVEIt' . NT ITALIEN


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DROIT CONSTITUTIONNEL
PROFESSÉ A LÀ FACULTÉ DE DROIT DE PARIS


RECLIKILLI


PAR M. A. PORÉE
l'ACCÈS>/: DUNE INTRODUCTION


PAR M. C. BON-COMPAGNI
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TOME TROISIÈME


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ŒUVRES COMPLÈTES
DE


P. ROSSI


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PARIS
LIBHAIRIE GUILLA.UMIN ET C-


Edneurt du Journal des Économistes, de la Collection des principaux Économistes,
du Dictionnaire de l'Économie po/jaque, du Dictionnaire du Commerce


et de la Xavioation, (AC.
RUE RICIUELIEU, 14


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ŒUVRES COMPLÈTES


DE P. ROSSI


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL




ŒUVRES COMPLÈTES
DE


P. ROSSI
PURI.IÉES SOUS LES AUSPICES DU GOUVERNEMENT ITALIEN


COURS
DL


DROIT CONSTITUTIONNEL
PROFESSÉ A LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS


RECUEILLI


PAR M. A. PORÉE
PRÉCÉDÉ D ' UNE mrwtooticrioni


PAR M. C. BON-COMPAGNI
DIN/SIRE PT trn t POTE/411AI , DÉPUTÉ AU PARLÉMÉDI ITATITU


TOME TROISIÈME


DEUXIÉ ME ÉDITION


PARIS
LIBEAIRIE GUILLAUMIN ET e.


Effileurs du Journal dcs Économistes, de la Collection des principaux Économistes,
du Dictionnaire de l'Economie politique, du Dictionnaire du Commerce


et de la Navigation, etc.


RUE
• RICIIELIEU, 14


1811


SAINT—DENIS. — CH. LAIIRERT, 7, RUE DE PARIi.




COURS


DE


DROIT CONSTITUTIONNEL


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON
SOMMAIRE


Liberté individuelle appliquée à la manifestation de la pensée. — Diffi-
culté (le saisir le point d'intersection entre le droit de chaque indi-
vidu sous ce rapport et le droit des autres individus et de l'État. —
Dispositions des lois romaines au sujet des injures et des libelles. —
Révolution produite par l'invention de l'imprimerie dans les moyens
de manifestation de la pensée humaine. — Ubiquité et duree données
non-seulement aux oeuvres importantes, mais même aux moindres
écrits.—Manifestation de la pensée par la voie de la presse.—Préoc-
cupation des législateurs vis-à-vis de ce puissant instrument. — Trois
sortes de moyens contre les abus de la presse : système préventif;
censure. — Système répressif ordinaire. — Système répressif spécial.
— Le système préventif a été jusqu'à ces derniers jours le système
général en Europe, quelle que fût la forme de gouvernement des
divers États. — L'Angleterre, avant 1688, n'offrait pas à cet égard un
système de législation particulier; censure préalable appuyée de la
Chambre étoilée.


MESSIEURS,


L'activité intellectuelle, l'action de la pensée de
l'homme ne se renferme pas dans l'homme intérieur;
elle aussi cherche constamment à se manifester au
dehors. Les manifestations de l'activité intellectuelle
sont encore plus nombreuses que celles de l'activité
purement physique ét matérielle. L'homme, émi-


lu.




2 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
nemment sociable, cherche constamment à se mettre
en rapport avec ses semblables, il cherche constam-
ment à s'associer à eux non-seulement par des faits
matériels, mais moralement, intellectuellement. Les
manifestations de notre liberté individuelle appli-
quée aux faits de notre pensée, de notre intelligence,
constituent une part essentielle de notre vie exté-
rieure et sociale.. Et ces manifestations, par leur
multiplicité, leur énergie, leur influence, ont tou-
jours attiré l'attention du législateur.


Si les manifestations de l'activité matérielle, cor-
porelle, rencontrent des limites dans les droits d'au-
trui et dans les droits de l'État, il en est de même
des manifestations de notre activité intellectuelle et
morale. Elles peuvent aussi blesser le droit d'autrui,
les droits des autres individus, elles peuvent aussi
être contraires à nos devoirs envers nos semblables
et envers la société. Le point d'intersection entre le
droit de la liberté individuelle appliquée à la mani-
festation de notre pensée et les droits des autres
individus et de l'État est peut-être plus difficile à
bien saisir, à poser nettement, qu'il ne l'est lorsqu'il
s'agit de faits purement matériels. La pensée, même
révélée par la parole, même révélée par les écrits,
est de sa nature moins facile à saisir nettement que
les actions physiques, que les faits essentiellement
matériels. La pensée de l'homme ne se révèle aux
autres hommes qu'à l'aide du langage, de ce signe
si caractéristique de l'excellence et de la supériorité
de sa nature sur tous les êtres qui l'environnent ;
elle se révèle, dis-je, par le langage, par des signes
divers ; mais la valeur de ces signes, la valeur du


CINQUANTE-UNIEIIE LEÇON.
3


langage lui-même est souvent difficile à saisir nette-
ment, et toujours plus difficile à saisir et à caractéri-
ser que d'autres faits complétement matériels.


Voilà une première difficulté qu'offre la législa-
tion sur cette matière importante. Et une autre dif-
ficulté résulte de la nature même de cette action
intellectuelle et morale de l'homme sur les autres
hommes. Aussi voyons-nous que les abus auxquels
on a pu se livrer en exerçant cette action intellec-
tuelle, les délits qu'on a pu commettre en abusant de
la parole, en abusant des écrits, sont, même aux
yeux de l'offensé, d'une nature particulière. Sans
doute, il y a un mal physique, un mal matériel grave
dans les violences physiques, dans les blessures cor-
porelles; mais il est clans la nature humaine d'être,
s'il est possible, plus sensible encore aux blessures
d'une autre nature. On pardonne plus difficilement
une injure qu'on n'oublie une violence matérielle.


Il est donc aisé de comprendre que, de tout temps,
les hommes investis du pouvoir aient dû fixer d'une
manière particulière leur attention sur ces faits, parce
que ces faits pouvaient les frapper, les atteindre
plus encore que les faits matériels, et que, précisé-
ment parce qu'ils étaient clans une position sociale
supérieure et investis du pouvoirs, ils devaient être
d'autant plus sensibles à ces manifestations hostiles
de l'opinion à leur égard.


Aussi trouvez-vous même dans l'antiquité, et il
serait facile d'en faire ici l'énumération, bien des
lois, bien des dispositions législatives contre certains
délits qui ne sont autre chose que l'abus de cette
manifestation de la pensée, contre ces délits quali-




4 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liés de libelles, d'injures, d'outrages, de diffama-
tions, tous mots par lesquels on a voulu désigner
plus ou moins exactement des faits .de la nature de
ceux dont nous parlons, qui rencontraient la limite
(les droits d'autrui ou des exigences de l'État. Vous
trouvez des dispositions de cette nature dans les
Douze Tables, pour ne parler que de la jurispru-
dence romaine. Lorsque l'élément populaire com-
mença à prendre une certaine consistance dans l'État
romain , lorsque l'ancien patriciat souverain se
trouva en présence de cette classe nouvelle, se dé-
veloppant et aspirant à la conquête des droits qui
lui manquaient, à la conquête de l'égalité civile, il
dut se former une sorte d'hostilité permanente entre
ces deux classes. Et cette hostilité ne devait pas
toujours se révéler par des émeutes, par des sé-
parations, par des retraites ; elle devait souvent
aussi se révéler par la satire, par l'épigramme, par
l'injure, toutes choses auxquelles le pouvoir établi
devait sé montrer sensible.


L'aristocratie romaine donc ne pouvait pas ne
pas prendre des mesures contre cette nature de
faits. Vous trouvez un édit du préteur dont le texte
est conservé même au Digeste, au titre : De injuriis
et fatnosis libellis. Et là, si vous parcourez le long
fragment d'Ulpien où se trouvent ces paroles de
l'édit du préteur, vous y verrez des dispositions qui
ont une analogie frappante avec les lois modernes.
Ainsi, le jurisconsulte distingue le convicium de la
simple injuria. Il veut que, pour qu'il y ait convicium,
il y ait une espèce de proclamation de l'injure. Cela
répond un peu à nos idées sur le fait de la publicité


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON. 5


des outrages. Ces idées, vous lestrouvez également
développées dans le quatrième titre du cinquième
livre des sentences de Paul, De


Mais il est inutile d'insister sur ces faits des temps
anciens, relatifs à la répression des délits d'injure,
d'outrage, de diffamation, de calomnie, résultant
de manifestations extérieures de la pensée et des
opinions des hommes; car, entre l'antiquité et nous,
il est intervenu un fait immense, un fait dont peut-
être encore nous ne connaissons pas toutes les con-
séquences, mais qui a, en quelque sorte, jeté un
abime entre la civilisation du monde ancien et la
nôtre, entre les moyens du monde ancien et les
moyens du monde moderne relativement à l'influence
de la pensée humaine : je veux parler de l'impri-
merie.


L'imprimerie a donné, si je puis parler ainsi, des
ailes à la pensée de l'homme ; l'imprimerie a, en
quelque sorte, supprimé les distances, les éléments
de lieu et de temps ; a, en quelque
sorte, transformé tout le monde civilisé en un seul
et vaste théâtre où l'acteur est entendu de tout l'uni-
vers, où l'acteur a tout le monde civilisé pour spec-
tateur et pour auditeur. Les distances, je le répète,
ne sont plus un obstacle, les temps éloignés ne sont
plus un obstacle, les langues diverses elles-mêmes,
ce grand obstacle à la propagation des idées du
monde ancien, ne sont plus qu'un obstacle secon-
daire.


Et voyez quels caractères l'imprimerie a donnés
aux manifestations de la pensée humaine ; durée,
ubiquité et facilité de se répandre avec une grande




6 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rapidité. La feuille imprimée se glisse partout, elle
ne s'arrête pas dans le cabinet du savant, elle pé-
nètre dans l'atelier, elle s'introduit également dans
le salon, dans le boudoir, dans la chaumière. La
pensée que vous livrez à l'impression, si elle mérite
d'être conservée, est éternelle. Nous avons perdu
une grande partie des monuments littéraires de l'an-
tiquité, nous les aurions tous si l'antiquité avait
connu l'imprimerie. Et supposez un cataclysme
comme celui du moyen âge ; il eût été impossible
qu'il détruisit une masse d'exemplaires aussi grande
que ceux que l'imprimerie multiplie. On a pu perdre
des ouvrages de l'antiquité, parce que les copies
n'en pouvaient jamais être bien nombreuses, parce
que c'était une marchandise trop difficile à produire
pour qu'elle pût être produite en grande quantité.
Il a donc pu arriver que plusieurs de ces monuments
aient été presque entièrement perdus. Mais aujour-
d'hui, on ne pourrait imaginer des événements tels
qu'ils fissent disparaître de la face du monde jus-
qu'au dernier exemplaire d'un ouvrage digne de
traverser les siècles. L'imprimerie est plus forte que
tous ces événements. Lorsque le grand poète, lorsque
Virgile, voulant personnifier la Renommée, lui don-
nait cent bouches, il faisait un grand effort d'imagi-
nation ; eh bien, aujourd'hui cet effort de l'imagi-
nation du poete appliqué à l'imprimerie serait
au-dessus de la vérité.


De ce fait, d'ailleurs, que les moyens de communi-
cation de la pensée étaient réduits à des écritures
longues à faire, chèrement vendues, il résultait une
autre conséquence importante : c'est que ce moyen


CINQUANTE-UNIÈME 1.. . 7


ne pouvait être appliqué un peu en grand qu'aux
choses qui en valaient la peine. Sans doute, on pou-
vait multiplier les écrits d'Aristote, les écrits de
Cicéron, sans doute on pouvait multiplier l'Iliade et
l'Énéide; mais il n'y avait pas moyen, il n'y avait pas
possibilité physique de multiplier par l'écriture une
quantité de productions d'une importance secon-
daire, mais cependant précieuses pour l'histoire.
Nous, au contraire, si nous péchons peut-être, c'est
par le côté opposé. La presse, chez nous, peut s'em-
parer de toutes choses, elle peut s'appliquer aux
choses minimes comme aux choses de la plus haute
importance. Elle peut élever aux honneurs de la re-
nommée, non-seulement l'histoire, mais l'anecdote,
non-seulement les grands événements, mais les acci-
dents même les plus futiles, non-seulement l'histoire
de la vie des nations et des héros, mais même Phis-


' toire de la vie d'un simple particulier. Ainsi, qui
de nous ne connaît, pour ainsi dire, jour par jour;
heure par heure, je ne dis pas la vie intime de
Louis XIV ou de tel autre grand personnage, mais,
si l'on veut bien s'en donner la peine, la vie intime
d'une quantité d'autres personnes nobles ou rotu-
rières, magistrats, prêtres, laïques, etc..? 11 suffit de
citer, non les nombreux mémoires que nous possé-
dons, la liste en serait trop longue, mais il suffit de
citer un seul livre comme type, et type qu'on n'at-
teindra pas souvent, car il est excellent ; je. veux
parler des mémoires de Saint-Simon.


Vous le voyez donc, le monde moderne, par cette
découverte, s'est emparé d'un instrument d'une
puissance immense, d'un instrument, pour ainsi




8 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dire, irrésistible. La presse porte les yeux partout,
elle pénètre dans les endroits les plus cachés, elle
franchit le seuil du palais et la clôture du couvent,
elle va s'asseoir au foyer domestique et dans la salle
du conseil. C'est donc, je le répète, un fait immense
et qui a dû de bonne heure attirer l'attention des
hommes d'État et des législateurs. Il a dû l'attirer
de bonne heure, quoique, dans les premiers temps,
la puissance de la presse ne fùt pas ce. qu'elle est
devenue aujourd'hui. Aujourd'hui, sa puissance est
incomparablement plus grande qu'elle ne l'était lors
de la première découverte. Ce n'est pas lors de la
première découverte qu'on travaillait à la vapeur,
ce n'est pas lors de la première découverte qu'on
pouvait, à cinquante, à soixante, à quatre-vingts lieues
de Londres, faire un discours de deux ou trois heures
et, en rentrant à Londres immédiatement par le che-
min de fer, trouver le discours imprimé sur sa
table.


Vous voyez donc, encore une fois, à quel degré de
puissance est parvenu cet instrument. Et, encore
une fois, il était inévitable, nécessaire même, que ce
grand fait des sociétés modernes attirât l'attention
des législateurs, car la presse est un instrument
comme cinquante autres choses, comme les armes
qu'on peut employer à la protection de son semblable
et à la défense de sa patrie, et qu'on peut aussi
tourner contre son semblable et contre le sein de sa
patrie ; la presse est un instrument comme tous les
autres faits matériels, dont on peut faire le plus noble
usage, mais dont on peut aussi faire un abus, et un
abus d'autant plus déplorable que l'instrument a


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON.


acquis le degré de puissance dont nous venons de
parler.


Or, en cherchant le point d'intersection entre la
liberté individuelle se manifestant par la révélation
de la pensée à l'aide de la presse et les droits des
individus et du corps social, trois moyens s'offraient
au législateur : les moyens préventifs, — la répres-
sion ordinaire, — la répression spéciale. Je m'ex-
plique.


Les moyens préventifs, nous l'avons déjà dit, se
distinguent des moyens répressifs en ce qu'ils tra-
cent d'avance l'usage qu'on peut faire de tel ou tel
instrument, de tel ou tel pouvoir, tandis que les
moyens répressifs laissent à chacun le libre usage
de ce moyen, le libre emploi de cette puissance,
sauf sa responsabilité pour le mal qu'il peut pro-
duire en l'employant, pour les crimes et les délits
qui peuvent être la conséquence (le cet emploi.


Voilà la distinction entre les moyens préventifs et
les moyens répressifs, répression qui s'applique
non -seulement à la matière de la presse, mais à d'au-
tres matières dont j'ai déjà parlé, et sur lesquelles
je ne m'arrêterai pas davantage.


J'ai dit qu'op pouvait opter entre les moyens pré-
ventifs et les moyens répressifs, et j'ai ajouté qu'en
rentrant dans les seconds on pouvait encore agir de
deux manières ; voici le sens de ces paroles :


La presse est un instrument comme la parole,
comme l'écriture proprement dite, comme les épées,
les clefs, les échelles, etc... ; par conséquent, on peut
par cet instrument, comme op le peut par la parole,
par le fer, par le feu, par d'autres moyens, coin-




1


10 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


mettre des crimes ou des délits très-divers, les faci-
liter, les aider, comme on peut le faire, je le répète,
avec les autres instruments qui sont à la disposition
de l'homme. Eh bien, en s'occupant de larépression
des crimes et des délits, on peut, et c'est là ce qu'on
fait le plus souvent, on peut fixer son attention sur
la nature et la gravité du délit (je prends ce mot
délit dans son sens général), sans tenir compte de
l'instrument, sans s'embarrasser du mode d'exécu-
tion. Je prends par exemple le meurtre. La loi punit
le meurtre d'une certaine peine, que le meurtre ait
été commis par un coup d'épée ou par un coup de
pistolet, de fusil, de poignard, par la strangulation
ou autrement; s'il y a meurtre, la loi ne s'embar-
rasse pas de l'instrument, elle.s'arrête à la nature et
à la gravité du crime. J'appelle cela le mode de ré-
pression ordinaire. On peut très-bien cencevoir une
législation qui ne s'embarrassera pas de l'instru-
ment presse, si ce n'est pour le considérer comme
une circonstance aggravante dans certains cas, ainsi
que la loi le fait, par exemple, du poison. Ainsi, elle
distingue l'empoisonnement des autres attentats
contre la vie de l'homme, elle distingue l'incendie
des autres moyens de destruction de la propriété
d'autrui. Eh bien, dans ce système, la législation de
la presse rentrerait tout à fait dans le code pénal.
Seulement, comme il est dit que le meurtre commis
par l'empoisonnement, que la destruction de la pro-
priété d'autrui commise par l'incendie sont des faits
d'une gravité particulière, on aurait pu dire : Lors-
que tel ou tel délit, tel ou tel crime aura été commis
ou provoqué, non par la simple parole, non par la


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON.
11


simple écriture, mais par la presse, la peine sera
élevée à tel ou tel degré. Voilà ce que j'appelle le
système de répression qui ne sort pas des règles de
la répression ordinaire. La répression ordinaire a
pour principe de considérer la nature et la gravité
d'un fait, et non l'instrument, de ne considérer l'em-
ploi de tel instrument, dans certains cas, que comme
une aggravation du fait. On aurait pu considérer la
presse sous le même point de vue.


11 y a ensuite le système de la répression spéciale.
Ce fait n'est pas particulier à la presse. Ainsi, vous
avez une législation à part sur la fausse monnaie,
vous avez une législation à part sur le faux. Or, il est
bien évident pour tout homme qui ne se paye pas de
mots que la fausse monnaie et le faux ne sont au
fond que des vols, des atteintes à la propriété. Je
parle du faux tel qu'on l'entend le plus ordinaire-
ment. Je sais bien qu'on peut faire des faux qui ne
sont pas des atteintes à la propriété, mais ce n'est
pas le cas ordinaire. La fausse monnaie, dis-je, et.
le faux sont des atteintes à la propriété, comme le
vol, comme l'escroquerie, comme l'abus de con-
fiance ; seulement., l'instrument et le moyen ont un
caractère particulier. La fausse monnaie est un moyen
qui peut jeter une grande perturbation dans les tran-
sactions commerciales, la fausse monnaie est un
moyen qui, outre le mal direct, produit une grande
insécurité. Voilà des caractères particuliers, des faits
spéciaux d'aggravation. 11Ialgré cela, vous ne par-
tagez pas certainement l'opinion des anciens juris-
consultes, qui avaient prétendu voir dans la fausse
monnaie je ne sais quel crime de lèse-majesté, comme




12 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


si celui qui fabrique de la fausse monnaie le faisait
pour usurper le pouvoir royal ; ce qu'il veut usur-
per, c'est le bien d'autrui.


Le faux est donc un moyen de s'approprier le bien
d'autrui ; cependant, nous avons une législation à
part pour le faux, une manière de procéder particu-
lière. On a pensé qu'il y avait dans la nature du
moyen, dans la nature de l'instrument, des raisons
pour une législation particulière. Le législateur n'a
pas dit : « Je ne m'embarrasse pas de savoir par quel
» moyen il est porté atteinte à la propriété d'autrui,
Dje considère l'acte en lui-même, qui est un moyen
» frauduleux de s'emparer du bien d'autrui ; voilà la
D nature, voilà la gravité du fait ». Non ; on a cru
qu'il fallait là une répression spéciale. Et même,
dans quelques pays, on a été plus loin ; on a cru que
pour le faux, pour la banqueroute, qui est aussi un
moyen d'attenter à la propriété d'autrui, les ques-
tions qui se présenteraient seraient si compliquées,
si difficiles à démêler, qu'il était convenable de les
renvoyer devant un jury spécial, de sorte que la
spécialité portait même sur la procédure et sur les
moyens d'administrer la justice.


Eh bien, c'est ce troisième système qu'on a appli-
qué à la presse. On a dit : Ici l'instrument est le point
capital, la considération du moyen. doit l'emporter
sur la considération du but auquel tend le moyen; il
faut donc une législation à part, une répression
particulière. Et il y a eu des pays où les délits de la
presse etaient renvoyés devant un jury spécial, parce
qu'on croyait que, pour l'appréciation de cette nature
de faits, il fallait une capacité autre que celle qui


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON. 13


suffisait à l'appréciation de faits criminels ordi-
naires.


Voilà donc les trois systèmes : 1 0 le système pré-
ventif, qu'on peut traduire par un mot très-énergique,
qui est la prévention à sa plus haute puissance,
la censure ; 2° le système répressif ordinaire ; 3° le
système répressif spécial.


Après ces considérations générales, il est inutile,
sans doute, d'ajouter que le premier système, le sys-
tème préventif, était le système en vigueur en Europe
jusqu'à ces derniers jours; les gouvernements comme
l'Église, l'autorité civile comme l'autorité ecclésias-
tique, les ordonnances du roi comme les canons dis-
ciplinaires du concile de Trente, s'étaient trouvés en
cette matière parfaitement d'accord, et dès que la
puissance de la presse fut entrevue, on crut néces-
saire de la soumettre au système des moyens préven-
tifs, de la soumettre à la censure. C'était là, je le
répète, un système général. Il y avait en Europe,
avant 1789, des républiques à Venise, à Gênes, à
Lucques, à Berne, dans le reste de la Suisse, en Hol-
lande, etc. ; mais il ne faut point se faire d'illusion,
le système préventif était en vigueur dans ces pays-là
comme dans les autres. Sans doute, on imprimait eu
Hollande, en Suisse, à Genève, des livres qu'on ne
pouvait pas imprimer en France, en Espagne, en
Italie, mais c'étaient des livres ou sur la monarchie
ou contre le catholicisme, c'étaient des spéculations
commerciales que ces pays autorisaient chez eux,
mais c'était toujours sous la condition sine qua 71071
qu'on ne se permettrait pas d'imprimer même des
choses, je ne dis pas contre, mais sur les seigneu-




14 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ries qui gouvernaient l'État, et le moindre écart à
cette règle aurait été aussi sévèrement puni qu'il
pouvait l'être dans les autres États. C'était donc le
système préventif qui était en vigueur partout,
c'est un fait connu et sur lequel il est inutile de
s'arrêter.


Il y a un seul pays sur lequel on pourrait concevoir
des doutes à cet égard, où l'on pourrait croire qu'un
autre système a dù être en vigueur. Ce pays est
l'Angleterre, où existait déjà le système représentatif,
ce système qui s'allie si bien avec la liberté de la
presse. Il vaut la peine d'examiner brièvement quel
était en Angleterre l'état de la législation à l'égard de
la liberté de la presse.


Il faut distinguer deux grandes périodes : la période
antérieure à la révolution de 1688, et la période
postérieure.


La période antérieure à la révolution de 1688, ne
nous faisons aucune illusion, n'offre pas un état de
législation particulier. L'Angleterre était sous le
régime des mesures préventives, régime appliqué
d'une manière aussi sévère et même presque plus
brutale qu'il ne l'était sur le continent. Je dis presque
plus brutale, et au fond la raison en est facile à com-
prendre. Sur le continent, où désormais le pouvoir
absolu s'était établi sans contraste; sur le continent,
où ce qu'il restait de républiques n'était à peu près
que des républiques d'une aristocratie étroite, ou
bien de petites démocraties de montagnards ; en
Suisse, où il n'était pas question de presse parce
qu'on n'imprimait rien du tout, sur le continent,
dis-je, la censure était un fait universellement accepté,


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON. 15


surtout si vous vous reportez à une époque pas trop
rapprochée de la révolution française . Mais en
Angleterre, où le système représentatif existait, sinon
avec tous ses développements, au moins en principe,
même avant 1688, en Angleterre, où, même avant
1688, il y avait des chambres délibérantes et un
jury, il était impossible que ces faits ne produi-
sissent pas quelque-unes de leurs conséquences.
Or, partout où vous aurez des chambres délibé-
rantes et un jury, l'établissement de la censure, d'un
système préventif complet, ne pourra jamais s'établir
sqns produire un certain frottement ; cela est dans
la nature des choses. Il devait donc y avoir ce frotte-
ment, cette espèce de résistance, et de là il résulte
que les mesures répressives en Angleterre devaient
être encore plus acerbes que sur le continent lui-
même.


L'Angleterre donc, avant 1688, avait sa censure
préalable et ses lois de police. Et la censure préa-
lable était appuyée de ce qu'ou appelle la Chambre
étoilée, en d'autres termes, des commissaires, des
jugements par commissaires, des jugements arbi
traires, avec une législation qui n'en était pas une,
comme nous le verrons, parce que la loi qui définit
les délits de la presse, au fond, n'existait guère ;
c'était donc une jurisprudence arbitraire confiée à
des commissaires qui en faisaient souvent des appli-
cations excessivement sévères : amendes énormes,
emprisonnement, fustigation, mutilation même.
Ainsi, sous Élisabeth, il avait été question d'un projet
de mariage entre la reine et le duc d'Anjou ; un écri-
vain qui avait fait une brochure pour détourner




16 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Elisabeth (le ce mariage, fut condamné pour libelle
à avoir le poing coupé, et cet homme était tellement
royaliste que, mutilé d'une main, il se servit de l'autre
pour jeter son chapeau en l'air en criant : Vive la
Reine! Vous voyez à quel degré de sévérité arrivaient
les jugements de la Chambre étoilée contre ceux qui
résistaient au système des mesures préventives et de
la censure. Et quand on portait quelque affaire devant
le jury, la garantie n'était guère meilleure, car il ne
faut pas oublier que le jury alors n'était pas ce qu'il
a été plus tard.


Si vous ouvrez les jurisconsultes anglais, qu'y
trouvez-vous sur l'époque dont nous parlons ?
Écouter une libelle, l'entendre chanter, en rire, s'en
amuser, c'était un fait (le publication. Il n'était donc.
pas nécessaire d'avoir composé un écrit, de l'avoir
imprimé, (le l'avoir publié ; l'auteur n'en était pas
seul responsable, tous ceux qui l'avaient entendu
chanter ou lire, ceux qui en avaient ri, étaient com-
plices du délit de publication de libelle.


Tel fut l'état des choses jusqu'à Charles I. Sous
Charles Pr, la Chambre étoilée Tut abolie, ainsi que
d'autres juridictions arbitraires qui existaient en
Angleterré. Mais il ne faut pas s'y tromper, c'était*
là une réaction contre Charles P r


plutôt que des ma-
nifestations d'un véritable esprit de liberté publique.
C'était un moyen de battre en brèche le pouvoir de
Charles Pr, mais on n'arriva pas à établir une législa-
tion rationnelle sur, la presse. il y a plus, le long
Parlement se mit lui-même à la place de la Chambre
étoilée, les décrets du long Parlement se fondaient,
et on ne laissait pas de le dire, sur les décrets de la


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON. 17


Chambre étoilée, et ce fut en vain qu'une voix puis-
sante, la voix de Milton, s'éleva en faveur de la liberté
de la presse pendant la révolution anglaise.


Voilà le point où en étaient les choses à l'époque
de Charles II.


Dans la prochaine leçon, nous verrons ce que fut
le régime de la presse en Angleterre jusqu'au bill
de 1792.




CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON.


SOMMAIIIE


Les mesures préventives contre la presse en vigueur avant 1618, main-
tenues pendant la Révolution et renouvelées à la Restauration. —
Statut de 1662; abrogé en 1679, remis en vigueur avec un redouble-
ment de sévérité sous Jacques Il, et maintenu six ans encore après la
révolution de 1688. — La presse libre à dater de 1694, non par une
disposition expresse, mais par l'abrogation du statut préventif qui
fait rentrer la presse dans le droit commun. — Qu'est-ce qu'un libelle
dans la législation anglaise? Singulière définition; subtilités ayant
pour but d'arriver de l'action civile à l'action pénale. — Tous les
procès de presse portés devant le jury. — Distinctions établies par
les juges anglais pour enlever au jury l'appréciation des délits de
presse; general et special issue. — Célèbre plaidoyer d'Erskine en 1773
à l'occasion de poursuites contre un écrit du doyen de Saint-Asaph.
— Bill de 1192 rendu sur la proposition de Fox et qui restitue au jury
tous ses droits en matière de délits de la presse.


MESSIEURS,


Toutes les mesures préventives qui avaient été en
vigueur, en Angleterre, avant la révolution de 1648,
et tous les décrets et actes rendus pendant la révo-
lution elle-même:contre la liberté de la presse, furent
renouvelés à la Restauration anglaise, sous Charles 11;
ils furent renouvelés par le statut de 1662. Là, il fut
posé en règle que nul ne pourrait, sans une patente,
exercer la profession d'imprimeur, que le nombre


CINQUANTE—DEUXIÈME LEÇON.
19


des imprimeurs serait déterminé et fixe. La censure
préalable fut établie de nouveau, ou pour mieux dire
confirmée dans toute son étendue. Il y avait même
une répartition assez bizarre de fonctions entre les
diverses autorités auxquelles on avait attribué le
droit de censure. Ainsi, pour imprimer des ouvrages
de droit, il fallait les soumettre à la censure préa-
lable du chancelier d'Angleterre, ou bien d'un Chie f
Justice, c'est-à-dire d'un des présidents des cours
anglaises. S'agissait-il d'ouvrages d'histoire ou de
politique, il fallait les soumettre à un secrétaire
d'État. Enfin, s'agissait-il d'imprimer des livres sur
la théologie, sur la physique ou sur la philosophie,
ou bien des nouvelles et des livres érotiques, il fal-
lait alors s'adresser à l'archevêque de Cantorbéry ou
à l'évêque de Londres. Le nombre des imprimeurs
matins (il y avait le système des jurandes et des
maitrises, comme dans toute l'Europe d'alors), le
nombre des imprimeurs maîtres était fixé à vingt.
Ils devaient fournir un cautionnement. De plus, il
était défendu d'imprimer quoi que ce fùt partout
ailleurs qu'à Londres, à York, à Cambridge et à
Oxford. Et toutes ces prohibitions, toutes ces dé-
fenses, toutes ces restrictions, toutes ces mesures
préventives, étaient accompagnées des sanctions
pénales les plus exorbitantes et les plus arbitraires
dans leurs applications. Et le grand censeur, celui
auquel les pouvoirs que nous venons de citer étaient
essentiellement délégués, car il est inutile de dire
que ce n'était pas le grand chancelier d'Angleterre
ni les évêques qui s'amusaient à examiner les livres
qui leur. étaient soumis, le grand 'censeur était un




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


certain Roger Lestrange, dont le nom a acquis ainsi
une grande célébrité, censeur d'autant plus inexo-
rable qu'il avait été lui-même pamphlétaire et libel-
liste. On poussa l'exagération jusqu'à élever des
objections contre quelques passages d'un poôme
célèbre, du Paradis perdu.


Le statut de 1662 l'ut abrogé en 1679, mais cette
abrogation ne fut que momentanée ; le statut fut
bientôt remis en vigueur et exécuté avec un redou-
blement de sévérité sous Jacques II. Bref, cette loi
préventive et d'une si excessive rigueur a gouverné
la presse anglaise jusqu'à (la date mérite quelque
attention), jusqu'à 1692, ce qui veut dire qu'elle a
gouverné l'Angleterre même après la révolution de
1688, qu'elle l'a gouvernée quatre ans après cette
révolution, et même encore deux années de plus, en
vertu d'un statut de la quatrième année de Guillaume
et Marie. On fit même des tentatives ultérieures pour
la maintenir en vigueur ; ces tentatives se renouve-
lèrent chaque année jusqu'en 1698, mais elles vin-
rent expirer devant la vigoureuse résistance du Par-
lement.


La presse donc n'a été libre en Angleterre qu'à
partir de 1694, c'est-à-dire six ans après la révolu-.
tion de 1688. Ainsi, vous le voyez, des deux grandes
révolutions qui se sont succédé en Angleterre au
xvne


siècle, l'une à la moitié, l'autre à la fin, ni l'une
ni l'autre n'a voulu renoncer aux lois préventives
contre la presse, ni l'une ni l'autre n'a voulu déposer
ces armes; il a fallu six ans d'efforts après la révo-
lution de 1688 pour qu'enfin le statut préventif ces-
sât d'être en vigueur. Dès ce jour, je le répète, la


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON. 21


presse a été libre en Angleterre, non, comme vous
pourriez peut-être le croire, en vertu d'une disposi-
tion constitutionnelle expresse, écrite quelque part,
elle a été libre par l'abrogation du statut préventif ;
on est rentré dans le droit commun à l'égard de la
presse, on est rentré sous les principes de ce que
les Anglais appellent la Colman Law. Chacun a pu
imprimer à ses périls et risques, sauf à encourir les
peines et condamnations aux dommages-intérêts.
conformément aux lois.


Il vaut maintenant la peine de se demander :
Quelle est donc cette loi commune des Anglais, quelle
est cette loi, non plus préventive, mais répressive,
contre les délits de la presse? Quels sont les périls
et risques auxquels on s'expose en se servant de la
presse, quelles sont les garanties données aux ci-
toyens pour qu'on n'abuse pas de la loi contre eux?


Les Anglais ont un mot générique, technique,
pour exprimer un délit de la presse : ils appellent
cela un libelle. Ainsi, celui qui commet un délit par
la presse tombe sous l'application de la loi sur les
libelles, loi qui n'est écrite nulle part, si ce n'est
dans les coutumes et dans les précédents. Or, qu'est-
ce donc qu'un libelle en Angleterre? Lorsqu'on pré-
sente un écrit et qu'on le dénonce comme étant un
libelle, à quels caractères reconnaît-t-on si c'est ou
non un libelle? Que doit-il renfermer pour mériter
cette qualification et pour que l'auteur en devienne
responsable ?


Un libelle, rigoureusement parlant, est, en Angle-
terre, tout ce que vous voudrez ; il y a à peu près
autant de définitions que d'auteurs et de juges ayant




22 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


énoncé leur avis. Je dis de juges, car je crois vous
avoir dit déjà que les juges opinent publiquement ;
et ils disent tout haut, en audience publique, leur avis
et les motifs de leur avis, et quelquefois ce sont des
modèles de dissertation. Lord Ellenborough, un des
grands juges d'Angleterre, disait qu'un libelle, c'est
tout ce qui choque les:sentiments de qui que ce soit,
qu'un libelle est tout ce qui fait de la peine à quel-
qu'un ; la définition est naïve, elle a pourtant un fond
de vérité quand on la rapproche de la jurisprudence
anglaise. Un autre jurisconsulte définit le libelle «une
D diffamation malicieuse faite publiquement par la
D presse, par l'écriture, par des signes ou par des
D peintures, tendant à noircir la mémoire d'un mort
» clans le but de provoquer un vivant, ou bien la
D réputation d'un vivant pour l'exposer à la haine
» publique, au mépris, au ridicule D. Et vous serez
bien étonnés d'entendre après une pareille définition
le même jurisconsulte procéder gravement à une
division des libelles, en libelles contre les individus,
contre la morale publique, contre la constitution,
contre la religion. Ailleurs nous trouvons indiqué
comme caractère punissable du libelle sa tendance
à troubler la paix du roi, la paix publique. Et pour-
quoi cela? Voici le raisonnement des jurisconsultes
anglais : c'est que, lorsque vous lancez un libelle
contre quelqu'un, la personne qui se croit offensée
en aura du ressentiment, et dans son ressentiment
pourra se porter à des voies de fait contre vous.
Dans ce cas, il en résultera telle ou telle chose qui
troublera la paix publique. Ainsi, un coup de coude
donné à son voisin est un libelle, puisqu'il peut pro-


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON. 23


voguer ce voisin à commettre un meurtre. D'où il
faut conclure encore que plus un libelle est vrai, plus
il est punissable, parce que le trouble est d'autant
plus certain. Si un homme nous disait que nous avons
escamoté la montre de notre voisin, nous lèverions
les épaules. Mais si l'on disait à un administrateur
qu'il a volé le trésor public, qu'il a commis une
grande dilapidation, plus le fait serait vrai, plus
la provocation serait violente. Et il y a une autre
conséquence : c'est que plus la personne provoquée
est méchante, plus le libelle est coupable, parce que
le ressentiment est plus certain. Aussi, disait spiri-
tuellement un écrivain, d'après les lois anglaises,
c'est un libelle que de porter de l'argent dans sa
poche la nuit, car c'est une provocation au vol et à
l'assassinat.


Maintenant, direz-vous, pourquoi toutes ces subti-
lités, pourquoi ces paralogismes et ces sophismes?
Tout ce travail a pour but d'arriver à une distinction
et de la concilier avec les principes de la jurispru-
dence anglaise. Tout ce travail, au fond, n'a pour
but que de distinguer deux actions, que nous distin-
guons aussi chez nous, l'action civile et l'action
pénale. Et voici comment : c'est que, selon les idées
anglaises, il ne peut y avoir droit à des dommages-
intérêts ni, en conséquence, action civile, si la per-
sonne qui demande des dommages-intérêts n'a pas
évidemment reçu une injure, un tort réel, un mal
injuste. Lors donc que la personne qui se plaint d'un
libelle demande des dommages-intérêts, la partie
contre laquelle elle agit est toujours admise à prou-
ver la vérité du libelle. Un homme . sera attaqué dans




24 COURS DE DROIT CONSTITUTI,ONNEL.


un écrit, dénoncé comme ayant commis un vol on
une autre action immorale, s'il demande des dom-
mages-intérêts, s'il poursuit par l'action civile, le
défendeur a droit de prouver qu'il n'y a pas dommage,
parce que le plaignant qui a été appelé voleur est
en effet un voleur. Dès lors vous concevez qu'il n'est
pas toujours commode d'intenter l'actio ►


civile en
Angleterre. On a voulu dès lors arriver à l'autre
action, à l'action pénale ; et pour arriver .à l'action
pénale, on a cherché le trait caractéristique de l'ac-
tion criminelle, le trouble apporté à la paix publique.
Une fois cette idée adoptée par la jurisprudence, on a
dit : peu importe de savoir si le fait est vrai ou faux,
parce qu'il ne s'agit pas ici de donner des dommages-
intérêts à la partie qui se prétend lésée, il s'agit (le
réprimer une atteinte à la paix publique. La fausseté
du libelle n'est plus alors qu'une circonstance aggra-
vante ; mais le libelle serait une infraction à l'ordre
public quand même il serait vrai, parce qu'il a, sans
nécessité, sans motif, diffamé un individu, une admi-
nistration, une corporation, etc... Si, en outre, il
est faux, eh bien, il y a là une circonstance aggra-
vante, c'est une infraction à l'ordre public encore
plus grave. Voilà comment, en partant d'une idée
de leur droit civil qui admet toujours la preuve de la
vérité des faits, quand on demande des dommages-
intérêts, les jurisconsultes arrivaient à des interpré-
tations très-vagues, parce qu'ils cherchaient les
moyens d'accorder des dommages-intérêts même là
où rigoureusement, selon les principes, il ne fallait
pas en accorder. Et de lit ils sont passés à une autre
idée, à l'idée de trouble à la paix publique, parce que


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON.


l'autre idée les gênait trop, et qu'ils ont voulu arriver
à poursuivre le libelle quand même le fait serait vrai
et sans qu'on pût en prouver la fausseté.


Aujourd'hui, la formule nécessaire, pour que le
libelle puisse être qualifié de crime, est cellle-ci :
« Tendant à exciter contre le roi et son administra-
tion, contre la constitution et le gouvernement, ou
simplement contre l'administration, une grande
haine et un mépris public, great and public hate and
contempt ». Voilà la formule pour les libelles politi-
ques que l'on appelle libelles publics, pour les dis-
tinguer de ceux qui sont dirigés contre de simples
particuliers. Mais vous voyez encore une fois qu'il
reste toujours dans cette partie du droit anglais une
grande latitude d'interprétation et un grand arbi-
traire.


Maintenant, plus le droit est ainsi vague et mal
déterminé, plus il est important de s'enquérir des
moyens d'exécution et des garanties qu'on a d'obte-
nir une justice équitable avec un droit si large et si
peu déterminé. La .garantie capitale qui fait qu'en
Angleterre les publicistes, tout en reconnaissant la
vérité de ce que nous venons (le dire, et en se mon-
trant disposés à plaisanter avec vous sur le vague
de leur qualification du libelle, n'éprouvent cepen-
dant aucun besoin de lois nouvelles sur cette ma-
tière, la véritable garantie, dis-je, c'est le jury.


En Angleterre, tous ces procès sont portés devant
le jury, et cela d'autant plus naturellement qu'il n'y
a pas là, dans le même sens du moins, la distinction
faite chez nous entre les crimes et les délits, qu'il
n'y a . pas là, comme chez nous, une grande masse de




26 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


faits contraires à la loi pénale soustraits à la juridic-
tion du jury, par cela seul que la peine dont ils sont
frappés n'atteint pas un certain degré de gravité.
Les procès de presse se passaient donc en Angle-
terre à peu près comme ils se passent aujourd'hui
chez nous, c'est-à-dire qu'il y avait une question po-
sée à des jurés, et puis des juges devant appli-
quer le droit. Pour arriver à un procès, il fallait
le fait de la publication, comme chez nous; mais
il régnait assez d'incertitude et d'arbitraire sur
la question de savoir quels étaient les faits par-
ticuliers qui constituaient le fait de la publication.
Ainsi les juges anglais ne se sont pas fait scrupule
de soutenir que la communication de l'écrit même
à une seule personne pouvait être regardée comme
un fait de publication, que l'envoi d'une lettre pou-
vait également constituer ce fait de publication,
toujours par cette raison qu'il provoque celui à
qui l'on fait cet envoi. Voilà donc une voie par
laquelle les juges anglais ont tenté de rendre très-
sévère la justice sur la presse; c'était en soutenant
qu'il y avait publication, quand même le fait ne
pouvait pas véritablement être appelé un fait de
publication.


Mais les juges anglais ne s'arrêtèrent pas en si
beau chemin; ils allèrent plus loin encore, et c'est
en matière de libelle qu'ils ont voulu introduire leur
fameuse distinction entre le fait et le droit. Ils avaient
arrangé en précédent et en jurisprudence cette
maxime : qu'à la vérité il appartenait au jury de
décider si un écrit avait été publié, si c'était bien
identiquement l'écrit dont on se plaignait, et si


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON.


l'auteur ou le publicateur de l'écrit était l'homme
traduit à la barre, mais que là finissaient les attri-
butions du jury ; qu'il restait une autre question,
la question de savoir si l'écrit contenait ou non les
caractères du libelle, s'il avait ou non les carac-
tères que la jurisprudence exigeait dans le libelle;
ils soutenaient que la qualification légale du fait
appartenait à la cour et non au jury.


Dès lors, quand un écrit était déféré au jury et
que cette question était posée: Est-il ou non cou-
pable? le verdict du jury, en supposant que ce fût un
verdict (le culpabilité, etait : Il est coupable d'avoir
publié un écritcommençant par ces mots et finissant
par ces autres mots ; mais la question : Cet écrit
est-il ou non un libelle ? devait appartenir aux
juges et non au jury. C'était tout simplement sous-
traire au jury l'appréciation des délits de la presse
pour la donner aux juges. Il est bien clair que la
question n'est pas de savoir qu'il y a un écrit et que
telle personne a fait cet écrit, mais de savoir si dans
cet écrit se trouvent des choses qui constituent ou
ne constituent pas un libelle. Le jury donc était ré-
duit à une espèce d'action négative. C'est comme si,
dans les procès ordinaire s, on prétendait soumettre
au jury cette question : L'accusé a-t-il ou n'a-t-il
pas été l'auteur d'un fait qui a causé la mort. de tel
individu?


Vous comprenez que c'est là une question qui peut
s'appliquer parfaitement à un assassin, à un meur-
trier, à un homicide volontaire, à un homicide par
imprudence, à un homme qui a tué en cas de légitime
défense, à tout homme enfin qui a été l'auteur d'un




28 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


fait ayant causé la mort d'un autre, tandis que la
question est de savoir non si l'accusé a été l'auteur
(l'un fait matériel ayant causé la mort, mais s'il a
été l'auteur intentionnel d'un fait qui renferme les
caractères du meurtre, de l'assassinat de l'homi-
cide par imprudence, etc.... Ainsi que je l'ai dit
plusieurs fois, l'office du juge, surtout dans une
législation aussi peu claire que l'est souvent la
législation anglaise, l'office du juge doit être d'ex-
pliquer au jury ces caractères de la loi que le jury
pourrait ne pas avoir bien saisis, et c'est là, en
effet, ce que les juges anglais font constamment,
et, je me plais à le dire, d'une admirable ma-
nière. Mais précisément parce que, dans les
autres procès, ils avaient ce soin-là, parce que,
dans les autres procès, ils reconnaissaient que si
c'était à eux d'éclairer le jury, c'était au jury de rap-
procher le fait du caractère légal, par cela même ils
déclaraient implicitement qu'ils voulaient introduire
une exception pour les affaires de la presse, par cela
même ils déclaraient qu'ils agissaient sous l'influence
de leurs préoccupations politiques. Aussi il est juste
de dire que, si les efforts des juges anglais pour en-
lever d'une manière plus ou moins indirecte la con-
naissance de ces affaires au jury, si ces efforts ont
été surtout très-grands, très-suivis, suivis avec une
sorte d'opiniâtreté , c'est surtout quand les juges
étaient amovibles. C'est que les juges, en Angle-
terre, n'ont pas toujours été inamovibles ; il n'y a
pas longtemps qu'ils sont inamovibles, c'est-à-dire
qu'on ne peut les destituer que par une accusation
portée au Parlement. Auparavant ils étaient là tant


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON. 29


que le bon plaisir de la couronne les y laissait, et
c'est surtout à cette époque que remontent leurs
efforts les plus vigoureux pour amoindrir l'interven-
tion du jury dans les délits de presse.


En d'autres termes, et je dis ceci pour ceux d'en-
tre vous qui seraient curieux de jeter les yeux sur la
jurisprudence anglaise, en d'autres termes, les juges
soutenaient qu'en matière de presse on devait arri-
ver en présence du jury à une special issue et non à
une general issue. Voici le sens de cette distinction.
Les Anglais disent qu'il y a general issue, c'est-à-dire
solution générale, lorsqu'on arrive à une solution, à
Iule décision qui emporte toutes les questions. Ainsi
vous posez au jury la question : L'accusé est-il ou
n'est-il pas coupable de libelle? C'est une general issue,
parce qu'il y a là une question de fait matériel et
d'intention. Quand, au contraire, vous posez seule-
ment une question particulière qui peut ensuite de-
mander la solution d'une autre question, alors c'est
une special issue. Ainsi : L'accusé a-t-il publié un écrit
commençant par ces mots et finissant par ces mots ? C'est
là une décision spéciale, car il faut ensuite déci-
der si ce qui a été publié est ou n'est pas un libelle.
Eh bien, en matière de presse, les juges anglais sou-
tenaient qu'on ne pouvait arriver qu'à une solution
spéciale.


Je reviens à la question capitale. On était déjà ar-
rivé, et vous voyez combien ces efforts sont récents,
on était arrivé à l'année 1773, c'est-à-dire à quinze
ou seize ans seulement avant la Révolution française,
lorsque parut un écrit du doyen de Saint-Asaph.
Cet écrit fut déféré aux tribunaux anglais comme li-




30 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


belle. Et celui qui plaida alors pour le doyen de
Saint-Asaph était l'orateur peut-être le plus brillant
du barreau anglais, le célèbre Erskine, cet homme
si éminent, mais qui a prouvé cependant qu'on n'est
pas toujours à la même hauteur d'éloquence en tous
lieux, sur tous les sujets, sous toutes les formes, car
cet homme, qui était sans contredit l'aigle du barreau
anglais, a été ensuite un assez médiocre orateur
dans le Parlement. Erskine donc plaida et il posa
la question sur ses véritables bases, il fit un des plus
beaux plaidoyers dont puisse s'honorer le bar -
reau. Ce magnifique plaidoyer ramena la question
tout entière devant les hommes qui s'occupaient
d'affaires publiques et de libertés publiques. Les
membres du Parlement s'en émurent aussi et travail-
lèrent à obtenir une déclaration conforme aux prin-
cipes soutenus par Erskine. Un homme plus célèbre
encore, l'illustre Fox, proposa le fameux bill qui a
rétabli dans leur entier les droits du jury en pareille
matière. Voilà pourquoi ce bill fameux de 1792
porte le non de Fox libels bill, du nom de son illus-
tre auteur.


Vous voyez donc qu'en réalité, la liberté de la
presse légalement établie, telle qu'elle existe aujour-
d'hui en Angleterre, ne date, on peut le aire, que de
l'année 1792. Jusqu'en 1694, on avait vécu sous le
système des mesures préventives. Encore une fois,
la révolution de 1688 se protégea pendant six ans
par la censure. Ce système tomba en 1694, mais
alors la liberté de la presse eut à lutter contre les
subtilités et l'interprétation étroite des juges, qui
parvinrent à dépouiller le jury de la plus essentielle de


ChNQIIINTE-DEU.IIÈME LEÇON. 31


ses prérogatives, surtout en matière de presse; ce
n'est qu'en 1773 que la voix puissante d'Erskine
posa de nouveau la question, la reprit dans son en-
tier et plaida encore plus les droits de la presse et
du jury que ceux de son client. Et c'est seulement
en 1792 que les efforts de Fox furent couronnés par
l'adoption d'un bill qui restitua au jury anglais la
plénitude de ses pouvoirs en matière de presse,
comme il les avait dans les autres matières.


Je ne veux pas dire qu'avant 1792 la presse fût
trop gênée en Angleterre, ce serait là une assertion
contraire aux faits. Mais, si elle n'était pas trop gênée,
c'est qu'elle trouvait dans les moeurs, dans les usages
et dans l'opinion publique la protection qu'en réalité
elle n'aurait pas trouvée dans la loi, dans la juris-
prudence établie. Les juges eux-mêmes étaient sous
l'influence de ces moeurs, de cette opinion publique,
et depuis longtemps ils ne faisaient que bien rare-
ment usage contre la presse de ce pouvoir qu'ils
avaient voulu se réserver, Mais il n'est pas moins
vrai que les droits du jury et de la presse n'ont été
reconnus et définitivement consacrés que par le bill
de 1792.




CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON


SOMMAIRE


État de la législation française relativement à la liberté de la presse à
partir de 1789. Division en cinq périodes : 1 0 la Révolution ; 20 le Con-
sulat et l'Empire; 3° la Restauration, de 1814 à 1819; 4 0 la Restaura-
tion, de 1819 à 1830; 50 la révolution de 1830. — Première période.
Principe posé dans la Constitution de 1791.— Décret du 30 juillet 1790.
— Décrets du 20 juillet 1792 et du 3 septembre suivant. — Décret du
29 niai 1793. — Constitution de 1795 et du décret du 28 germinal
an IV. — Décrets du 19 fructidor an V et du 9 fructidor an VI.


MESSIEURS,


Nous devons examiner maintenant quel est l'état
de la [législation française relativement à la liberté
des opinions, à la liberté de publier ses opinions,
soit au moyen de la presse, soit par tout autre.
moyen; nous devons nous rendre compte de cette
législation en tant qu'elle se. rapporte au principe
établi dans la Charte, à la garantie écrite dans la
constitution.


Avant la révolution de 1789, la France, comme le
reste de l'Europe, était sous le régime des mesures
préventives, sous le régime de la censure; il n'y avait
donc aucune complication dans les lois relatives à la


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON.
33


presse; le système était simple, rien n'était permis.
Mais lorsque, sortant de Pancienrégime, nous entrons
dans Père nouvelle, il s'ouvre devant nous, sous ce
rapport, un champ très-vaste où l'on rencontre à
chaque pas des difficultés, des obstacles, des varia-
tions qui en rendent la connaissance assez difficile.
A partir de 1789, il n'y a pas en France de système
politique qui n'ait voulu avoir son système à lui re-
lativement à la presse, il n'y a pas de système poli-
tique qui n'ait apporté sa législation à cet égard. On
peut même ajouter qu'il n'y a pas eu de nuance,
qu'il n'y a pas eu de modification dans un système
politique qui n'ait été la cause ou l'occasion d'une
nuance, d'une modification dans le système de légis-
lation sur la presse. En général, on ne peut se le dissi-
muler, les différents pouvoirs ont toujours regardé
la presse comme une grande puissance, et jusque-là
ils étaient dans le vrai, mais comme une grande puis-
sance qui leur était ou devait leur être complétement
dévouée ou décidément hostile. Ils sont le plus sou-
vent partis de l'une ou de l'autre de ces deux don-
nées, et ont agi sous l'influence de l'une ou de l'au-
tre. La conséquence a été que tantôt ils ont soutenu
la presse même dans sa plus grande liberté, et que
tantôt, au contraire, ils ont essayé de l'étouffer. Et
de cette action et de cette réaction assez régulière, il
est résulté pour la presse ce qui est arrivé pour
d'autres branches de notre législation : c'estque nous
avons pour la presse un véritable arsenal de lois, d'ar-
rêtés, de décrets, d'ordonnances, de mesures quel-
conques, arsenal où il se trouve sans cloute des armes
fort affilées, mais où il s'en trouve aussi de rouil-


la. 3




34 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


lées, hors de service ou qui ne peuvent plus servir
que bien rarement et dans des cas tout à fait extra-
ordinaires.


C'est en présence de cet amas de lois, d'arrêtés,
de décrets, d'ordonnances, de mesures de toute
nature, que nous nous trouvons, et il est facile de
comprendre que de tout cela il doit résulter une
jurisprudence fort compliquée, une jurisprudence
surchargée de détails et où plus d'une question n'est
pas, aujourd'hui même, complétement résolue. Vous
ne vous attendez pas à ce que je me plonge dans tous
ces détails et que je fasse ici une exposition complète
de la législation et de la jurisprudence sur la presse;
un mois, deux mois peut-être, ne suffiraient pas pour
atteindre ce but. D'ailleurs, c'est une tâche qu'il ne
nous appartient pas d'accomplir.


Quand on considère, en effet, la législation sur
la presse ', il est facile de reconnaître qu'on peut,
qu'on doit même l'envisager sous différents points
de vue ; il y a d'abord ce qu'on peut appeler propre-
ment la loi de la presse. Je prends ici le mot loi dans
un sens général, c'est-à-dire que j'entends par là cette
partie de la législation qui dit à tout le monde quelles
sont les publications permises, quelles sont celles qui
ne le sont pas, dans quels cas chacun peut librement
exprimer ses opinions sans aller se heurter contre
la loi pénale, dans quels cas une publication pourrait
appeler le publicateur devant la justice sociale.


J'emploie ici le mot « presso » comme le plus court ; j'entends
parler en général de la législation sur la publication des opinions, que
ce soit par la presse, par discours prunoilees en public, par lithogra-
phies ou autrement. J'emploie le mot le plus usuel.


CINQUANTE—TROISIÈME LEÇON. JJ


Mais on a, ainsi que nous le verrons, introduit
sous ce premier chef une distinction. On a distingué
entre tes publications éventuelles et les publications
périodiques ou quasi-périodiques. Les pouvoirs n'ont
pas tardé à reconnaître que, de tous les moyens de
publication, la presse périodique est le moyen le
plus puissant, le moyen le plus efficace, le moyen
qui a en lui un véritable principe d'organisation. Dès
lors on a introduit une distinction entre les publica-
tions en général, par la presse ou autrement, et les
publications périodiques ou quasi-périodiques. Cette
première partie du sujet se divise donc en deux
branches : — lois des publications, lois de la presse
en général, — puis, en particulier, lois de la presse
périodique, et cela clans le sens et dans les limites
que je viens d'indiquer, c'est-à-dire jusqu'au point
de savoir quelle est dans l'état de la législation la li-
mite des publications permises, quelle est la limite
où les publications cessent d'être des faits permis par
la loi positive.


Après ces deux points de vue, il s'en présente un
troisième : c'est la connaissance des moyens que le
législateur a cru devoir employer pour s'assurer que
ses prescriptions, soit sur la presse en général, soit
sur la presse périodique, seraient effectivement
exécutées. Et ici s'offre également une division qu'on
ne pourrait pas négliger sans amener une grande
confusion d'idées, je veux parler de la division des
moyens employés par le législateur en moyens pré-
ventifs et en moyens répressifs, en moyens préven-
tifs proprement dits et en moyens répressifs ou
pénaux proprement dits.




36 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Enfin, il y a un dernier point de vue, qui est la
question de savoir quelles sont les garanties données
par la loi aux citoyens dans le but de les assurer que
les mesures prescrites par le législateur ne seront
point dépassées dans la pratique, et qu'effectivement,
dans les limites tracées par la loi, chacun pourra,
sans aucun danger, publier ses opinions et employer
pour les publier les moyens qui lui paraîtront les
plus convenables. Le dernier point de vue est donc
celui des garanties. Ainsi, il y a la loi sur les
publications en général, la loi spéciale sur les
publications périodiques, les moyens choisis pars
le législateur, soit pour prévenir, soit pour répri-
mer, enfin, la question des garanties accordées
aux citoyens.


Or, de cette vue générale du sujet, il résulte évi-
demment que la connaissance des bases de la loi,
soit sur les publications en général, soit sur les pu-
blications périodiques, que la connaissance générale.
de la nature des moyens choisis par le législateur,
que la connaissance des garanties fondamentales don-
nées aux citoyens, sont choses appartenant, en effet,
au droit constitutionnel, parce que c'est par la con-
naissance de ces trois éléments que le sens de l'ar-
ticle de la Charte constitutionnelle sur la liberté des
opinions et de la presse vient à être déterminé, à
être précisé. Mais, d'un autre côté, il est également
évident que les détails des moyens préventifs, les dé-
tails des moyens de police administrative qui peuvent
être sanctionnés par le législateur, appartiennent
proprement au droit administratif. Ainsi, par exem-
ple, tout ce qui concerne les détails sur les règle-


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON.
37


ments de police relatifs à l'imprimerie, à la librairie,
aux patentes, aux formes des brevets, tout cela est
du droit administratif. De même, il est évident que
les détails quant aux moyens de répression propre-
ment dits, les détails quant à l'application des sanc-
tions pénales, appartiennent à l'enseignement du
droit criminel et non à l'enseignement dont nous
sommes chargés. 11 y a donc là un partage qui doit
simplifier notre tâche, et nous sortirions des bornes
que nous nous sommes tracées si nous entrions dans
l'examen de cette partie de la matière.


Suivre la partie répressive de la législation, même
dans ses moindres détails, même dans ses questions
les plus secondaires, est chose de la plus haute im-
portance, et je n'hésite pas à dire que, quoique maté-
riellement cette partie ne se trouve pas renfermée
dans le Code pénal, elle forme aujourd'hui une des
branches les plus importantes et les plus considé-
rables de la législation criminelle. Car la législation
sur la prese, depuis la publication du Code pénal
(code publié lorsque la liberté de la presse n'existait
pas), a pris un développement, une importance dont
les auteurs du Code pénal ne pouvaient pas se dou-
ter. Il est donc certain que, à l'heure qu'il est, la
partie pénale de la législation sur la prese forme une
des branches les plus importantes de notre Code
criminel, quoique, encore une fois, elle ne s'y trouve
pas matériellement renfermée.


Entrant donc dans les limites que le sujet nous
trace, il est également évident à mes yeux (et vous
savez que c'est le système que nous avons constam-
ment suivi), il est, dis-je, évident


• qu'on ne peut pas




38 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


se former une idée exacte des choses telles qu'elles
existent aujourd'hui, si l'on n'a pas au moins un
aperdt de l'état où elles se trouvaient. Le présent,
vous le savez, a toujours son principe et, jusqu'à un
certain point, sa cause dans le passé. Jetons donc un
coup d'oeil rapide sur l'histoire de la législation de la
presse, à partir du jour où la France a commencé à
jouir, entre autres libertés, de cette liberté si impor-
tante et si précieuse, la liberté de publier ses opi-
nions. Et à partir de 1789, si nous voulons ne pas
mêler entre eux des systèmes trop divers, si nous
voulons faire une division qui, jusqu'à un certain
point, nous donne pour chaque partie de la division
un principe dirigeant particulier, nous devons par-
tager en cinq époques distinctes la période qui part
de 1789 et s'étend jusqu'à nous.


Voici comment nous ferons le partage : 1° la Révo-
lution, qui se termine au Consulat; 2° le Consulat et
l'Empire, que nous mêlerons dans une seule et même
période ; 3° la Restauration, de 1814 jusqu'à 1819;
et vous verrez, quand nous en serons là, pourquoi se
termine à 1819 la troisième période; 4° la Restaura-
tion, de 1819 à 1830; 5" enfin, la révolution de 1830.
Et certes, en parcourant ces époques, nous traverse-:
rons, en matière de liberté de la presse, de singe=
fières périodes, et nous serons témoins de grandes
vicissitudes ; car, quoique le nombre des années ne
soit pas grand, vous passerez cependant avec le lé-
gislateur de la liberté révolutionnaire au pilon impé-
rial, vous passerez de la liberté constitutionnelle à la
censure, et vous reviendrez de la censure à la liberté
constitutionnelle. Voilà les variations indiquées par


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON. 39


leurs points extrêmes ; tout cela a eu lieu en moins
de cinquante ans.


Sans doute, un jour l'histoire en témoignera quel-
que étonnement. Elle se demandera, sans doute,
dans son impartialité, qui il faut accuser de ces va-
riations si bizarres et si brusques, et probablement
elle en accusera un peu tout le monde. Elle imputera
quelques fautes à la presse, et elle accusera en même
temps les alarmes outrées et quelquefois l'esprit ré-
trograde des gouvernants. Elle pourra se plaindre
quelquefois des erreurs des écrivains, et quelquefois
aussi de l'apathie de la nation, qui voyait , sans
s'émouvoir, sacrifier une de ses plus précieuses
libertés. Quant à nous, nous devons, avant tout,
trouver là une preuve nouvelle de cette vérité
désormais bien répandue, mais qui n'est pas moins
de la plus liante importance, surtout aux yeux du
publiciste : que les principes n'ont de garantie so-
lide que dans les moeurs, que toute autre garantie
est fragile, et qu'on ne peut jamais dire d'un prin-
cipe qu'il est bien établi tant qu'il n'a pas poussé
dans les moeurs des racines si profondes qu'il n'y
ait plus de force capable de l'arracher. Or un prin-
cipe n'a de racines profondes que le jour oui le prin-
cipe contraire est devenu impossible.


La liberté de la presse fut proclamée dès les pre-
miers jours de la Révolution. Mais, je le répète, il en
est des garanties politiques, jusqu'à un certain point,
comme de la propriété, ou, pour mieux dire, si la pro-
priété d'une chose quelconque s'acquiert de diffé-
rentes manières, la véritable et irrévocable propriété
d'une garantie politique ne s'acquiert que par un seul




qO COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


moyen, par l'usucapion, par la longue possession.
C'est là seulement ce qui transforme les garanties
politiques en une véritable propriété que nul n'a plus
la puissance de vous arracher.


Quelle conséquence devons-nous tirer de là? De-
vons-nous conclure, comme beaucoup d'hommes
l'ont fait, qu'il faut refuser à tel .


ou tel peuple telle
ou telle garantie politique, parce que ses moeurs ne
sont pas préparées? Non, Messieurs, car c'est là un
cercle vicieux dont on ne sortirait jamais; mais il faut
se dire qu'il n'y a pas à s'effrayer de quelques inter-
ruptions qui peuvent arriver dans la jouissance de
cette propriété. Il faut toujours travailler à répandre
les sains principes, car ce qu'on perd un jour on peut
le retrouver l'autre, et, à mesure,que les saines lu-
mières se répandent, les interruptions dans la jouis-
sance deviennent de plus en plus courtes, jusqu'à ce
qu'enfin il y ait possession pleine et irrévocablement
acquise.


Ainsi voyez ce qui s'est passé chez nous. La Révo-
lution nous a donné, entre autres, deux grandes ga-
ranties, la liberté de la presse et le jury. Et certes,
on peut le dire, partout où ces deux garanties
existeront, la liberté existera. Eh bien, parcourez.
rapidement (et nous allons faire ce travail pour la
presse comme nous l'avons fait pour le jury), par-
courez rapidement l'intervalle de 1789 jusqu'à nous,
que d'interruptions, que de variations, que de diffi-
cultés pour implanter la presse et le jury dans le sol
français! Nous touchons enfin à l'époque où l'on peut
dire que ces cieux garanties sont entrées dans les
moeurs. Elles y prennent pied tous les jours davan-


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON. 41


tage et, encore une fois, quand ces deux garanties
sont devenues une nécessité sociale, la liberté du
pays est assurée.


J'ai dit que, à la révolution de 1789, la France
obtint entre autres libertés celle de publier ses
opinions par tous les moyens quelconques. Vous
trouvez dans la constitution de 1791 la déclaration
suivante : « La libre communication des pensées et
D des opinions est un des droits les plus précieux
» de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire,
» imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de
» cette liberté dans les cas déterminés par la loi D.
(Art. 11 de la Déclaration des Droits de l'homme et
du citoyen). Et sous le titre r, contenant les dispo-
sitions fondamentales garanties par la constitution,
vous trouvez : « La constitution garantit... la liberté
» à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et
» publier ses pensées, sans que ses écrits puissent
» être soumis à aucune censure ni inspection avant
D leur application D. Vous voyez que le principe de
la liberté des opinions et de leur communication soit
par la parole, soit par l'écriture, soit par l'impres-
sion ou autrement, était formellement stipulée, for-
mellement garantie dans la constitution de 1791.


Est-ce à dire que l'Assemblée constituante enten-
dit par là sanctionner une liberté tout à fait illimitée ?
Non, Messieurs, puisqu'on vous dit dans l'article 11
de la Déclaration : « Sauf à répondre de l'abus (le
« cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
C'est évidemment supposer une loi, mais une loi
répressive non une loi préventive, car tout système
préventif était évidemment exclu ,par la disposition




4


1


42 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que je viens de lire, et qui dit : « Sans que les écrits
» puissent. être soumis à aucune censure ni inspec-
» tion avant leur publication p. En combinant les
deux dispositions, il est évident que l'Assemblée
constituante voulait la liberté de la presse, accom-
pagnée ou suivie d'une loi purement répressive, et. la
proscription de toute loi préventive.


L'intention de l'Assemblée s'était révélée antérieu-
rement même à la constitution de 1791. Car, en
fait, la liberté de la presse existait déjà pleine et en-
tière quand la Constitution parut. Mais vous trouvez
un décret de l'Assemblée constituante du 31 juil-
let 1790 qui enjoignait au pouvoir exécutif de faire
poursuivre, comme coupables du crime de lése-
nation, a tous auteurs, imprimeurs ou colporteurs
» d'écrits excitant le peuple à l'insurrection contre
» la loi, à l'effusion du sang et au renversement de
» la Constitution ; tous auteurs ou colporteurs
» d'écrits invitant les princes étrangers à faire des in-
» vasions sur le territoire français ». Ce n'était pas
là une mesure préventive, c'était une loi répressive,
c'était la poursuite d'actes réellement coupables ; in-
viter l'étranger à envahir son pays, pousser les ci-
toyens à la guerre civile ou au renversement de la •
Constitution, ce sont de véritables crimes. Et, vous
le voyez, l'Assemblée constituante s'était déjà crue
dans l'obligation de recourir à une haute pénalité,
puisqu'elle demandait que les coupables fussent pour-
suivis comme criminels de lèse-nation. Il y avait là
plutôt un acte de défense, un acte de guerre contre
les ennemis du nouvel ordre de choses, qu'une loi
pénale sur la presse mûrement réfléchie.


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON. 43


Faisons un pas de plus, et vous allez voir que, à
mesure que l'action et la réaction se développaient
dans le champ de la Révolution et que la lutte deve-
nait plus acharnée, les mesures législatives aussi
perdaient de plus en plus leur caractère de lois
proprement dites pour revêtir celui de moyens de
guerre.


L'Assemblée législative qui, comme vous le savez,
succéda à l'Assemblée constituante, ordonna égale-
ment., par un décret du 20 juillet 1792, de pour-
suivre les journalistes incendiaires et libellistes. Elle
en désignait même nominativement, et elle disait dans
les motifs de son décret que l'abus qui se faisait.
journellement de la liberté de la presse ne pouvait
être trop tôt réprimé. Mais dans ces temps d'agi-
tation et, de profondes commotions politiques, vous
le savez tous, l'histoire vous l'a assez dit et répété,
il ne faut jamais s'attendre hune suite régulière, à un
développement méthodique et normal d'un système
quelconque, ce sont des fait s qui succèdent à des faits.
Moins de deux mois après, par son décret du 3 sep-
tembre, l'Assemblée législative abolit• tout procès de
presse et tout jugement pour délit de presse pro-
noncé après le 14 juillet 1789.


Ainsi, sous le premier système, sous la constitu-
tion de 1791, vous voyez le système répressif con-
sacré et quelques échantillons de répression, à la
vérité très-sévère, puisque, dans le cas dont il est
question dans les décrets, les écrivains étaient dé-
clarés coupables du crime de lèse-nation, mais le
système préventif est tout à fait rejeté.


J'arrive à la Convention. Si nous consultons le pro-




1)


44 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


jet de constitution de 1793, qui, au surplus, n'a ja-
mais été en vigueur, nous y trouvons également ce
principe à l'article 122: « La Constitution garantit à
• tous les Français


la liberté de la presse ».
Telle est la disposition de la constitution de 1793.
Mais il ne faut pas aussi se dissimuler que la Conven-
tion elle-même avait. senti la nécessité de se défendre,
et elle se défendait à sa manière contre les auteurs
d'écrits tendant à renverser l'ordre de chose établi.
Le décret du 29 mars 1793 porte, article 1" :
» Quiconque aura composé ou imprimé des écrits
» qui provoquent à la dissolution de la représenta-
» tion nationale, au rétablissement de la royauté ou
» de tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté
» du peuple, sera traduit au tribunal extraordinaire
» et puni de mort ». Là encore il y avait un essai de
répression violent, fait ab irato, plutôt qu'une loi
répressive digne de faire suite à la déclaration de
l'Assemblée constituante.


J'arrive à la constitution de 1795, à celle qui,
comme vous le savez, établit le Directoire. Voici l'ar-
ticle 353: « Nul ne peut être empêché de dire,
» écrire, imprimer et publier sa pensée. — Les
» écrits ne peuvent être soumis à aucune censure
» avant leur publication. — Nul ne peut être
▪ ponsable de ce qu'il a publié ou écrit que dans les
» cas prévus par la loi » . C'est encore le même sys-
tème, liberté de la presse, liberté qui suppose une
loi répressive, purement répressive, et repousse
toute loi, toute mesure préventive.


Le Directoire travailla à la loi répressive avec plus
de détail que ne l'avaient fait les gouvernements


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON. 45


précédents. Mais, il faut le dire, cette loi répressive
se ressent elle-même des craintes que le Directoire
ne cessait d'éprouver, et des mesures violentes aux-
quelles il se croyait trop souvent obligé d'avoir re-
cours ; car voici sa loi répressive : Art. 5 de la loi
du 28 germinal an IV : « Les auteurs, imprimeurs,
D distributeurs, colporteurs, etc...., d'écrits conte-
» nant les provocations déclarées crimes par la loi
» du 27 germinal, seront poursuivis de la même
» manière qui est portée dans ladite loi D. Or, que
dit la loi du 27 germinal? Voici l'article 1" : « Sont


coupables de crime contre la sûreté intérieure de
. » la République et contre la sûreté individuelle des
D citoyens et seront punis de la peine de mort....,


tous ceux qui, par leurs discours, par leurs écrits
imprimés, soit distribués, soit affichés, provo-
quent la dissolution de l'Assemblée nationale ou


» celle du Directoire exécutif, ou le meurtre de tous
» ou aucuns des membres qui les composent, ou le


rétablissement de la royauté, ou celui de la cons-
titution de 1793, celui de la constitution de 1791
ou de tout gouvernement autre que celui établi
par la constitution de l'an III acceptée par le
peuple français, ou l'invasion des propriétés pu-


» Niques, ou le pillage ou le partage des propriétés
particulières sous le nom de loi agraire ou de


» toute autre manière ». S'il y avait des circonstan-
ces atténuantes, la peine de mort devrait être com-
muée en celle de la déportation.


Voilà la partie répressive. Mais, dans une loi du
28 du même mois de germinal an IV, commencent à
s'introduire certains moyens préventifs. Ainsi,




46 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


vous trouvez dans cette loi qu'aucun écrit périodi-
que ne pourra paraître (et cela sous des peines as-
sez sévères) sans nom d'auteur et sans indication
exacte de la demeure de l'imprimeur. Ceux qui con-
treviendraient à cette disposition devaient être ren-
voyés devant le jury. C'était là la garantie des
citoyens.


Telle est la première période de la législation di-
rectoriale. Comme vous le voyez, répression fort
dure, quelques premiers éléments de moyens pré-
ventifs. Mais, à la rigueur, on pouvait dire que jus-
que-là les dispositions de la Constitution étaient
assez respectées. Car la Constitution supposait une
loi répressive ; la trop grande rigueur de la répres-
sion était blâmable, mais non contraire à la Consti-
tution.


Mais arrive l'an V, et dans cette année la fameuse
date du 18 fructidor. Le Directoire, vous le savez,
pour peu que vous ayez étudié l'histoire de cette
grave époque, le Directoire se trouvait dans une
position que les uns ont voulu expliquer d'une ma-
nière ;


que d'autres ont voulu expliquer d'une ma-
nière différente, les uns se portant accusateurs im-
pitoyables contre le Directoire, les autres lui accor-
dant plus d'éloges qu'il n'en méritait peut-être.
Pour moi, la vérité se réduit à ceci : que désormais
le Directoire n'avait plus la force de maintenir ce
qu'on pouvait proprement appeler la Révolution, et
qu'il n'avait pas, d'un autre côté, la force d'organiser
un système normal sans se livrer lui-même pieds et
poings liés à la contre-révolution. Il était donc pla-
cé dans cette terrible alternative : maintenir la Ré-


CINQUANTE-TROISIEME LEÇON. 47
volution dépassait son pouvoir, parce que, il faut le
dire, le génie de la Révolution s'apaisait, et il n'était
pas donné au Directoire d'entretenir artificiellement
cet état de choses. De l'autre côté, il, ne pouvait or-
ganiser un système définitif, parce qu'il n'avait pas
assez de force; il sentait que la contre-révolution
l'aurait débordé à l'instant même. Dans cette ter-
rible position, il eut recours au moyen des faibles;
je dis au moyen des faibles, car les coups d'État
n'ont que les apparences de la force, ce sont au fond
des actes de faiblesse et de désespoir. Et ceux qui
ont cru que les coups d'État pouvaient être bons à
autre chose qu'à renverser sont dans une erreur
complète : les coups d'État n'ont jamais rien édifié,
et le Directoire tomba dans l'erreur commune quand
il crut qu'il pourrait se maintenir et organiser un
système quelconque avec ce moyen. Il tomba clans
l'erreur commune quand il crut pouvoir organiser
un système par un moyen opposé. à tout système,
par le coup d'État, qui est une infraction à toutes les
règles. Aussi vous connaissez le résultat du coup
d'État de fructidor. Il ne servit qu'à donner encore
au Directoire quelques jours de vie et à préparer les
voies à l'homme qui devait s'emparer de tontes
choses et les organiser à son profit.


Le coup d'État une fois exécuté, il fallait, comme
il est facile de le comprendre, une législation ad hoc,
une législation qui soutint ce qu'on venait de faire.
Le ciel me préserve donc de citer le décret du 19
fructidor an V, comme quelque chose qui ressem-
ble à une législation ré gulière et destinée à une lon-
gue existence. Le décret du 19 fructidor était lui-




48 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


même un coup d'État.. C'est le même qui ordonnait
la déportation d'un certain nombre de citoyens sans
aucun jugement. Eh bien, à l'article 35 il est dit :
« Les journaux, les autres feuilles périodiques et les


presses qui les impriment sont mis pendant un an
» sous l'inspection de la police, qui pourra les pro-
» hiber, aux termes de l'article 335 de l'acte consti-
» tutionnel », article dont voici la teneur : « Il n'y
D a ni privilége, ni maîtrise, ni jurande, ni limitation


à la liberté de la presse, du commerce et à l'exer-
» cite de l'industrie et des arts de toute espèce.
» Toute loi prohibitive en ce genre, quand les cir-
» constances la rendent nécessaire, est essentielle-
» ment provisoire et n'a d'effet que pendant un an


au plus, à moins qu'elle ne soit formellement re-
» nouvelée ». Le fameux décret devait donc sous ce
rapport cesser d'être en vigueur à la fin de l'année.
Mais il y a toujours le grand moyen des provoca-
tions. Aussi trouvez-vous à la date du 9 fructidor an
YI un décret dans lequel il est dit qu'on ne peut pas
rendre à la presse des moyens dont elle a si mani-
festement abusé, et que le temps manquant pour
établir une loi répressive, on proroge encore pour
une année les dispositions de l'article 355 de la
Constitution.


Le 9 vendémiaire an Yi (septembre 1797), on éta-
blit le timbre des journaux.


Vous le voyez, la liberté de la presse fondée en
principe dans la constitution de 1791, confirmée en
principe dans la constitution de l'an III, avait été
blessée, et, blessée à mort dans la seconde partie de
l'ère directoriale. Elle alla bientôt expirer aux pieds du


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON.
49


vainqueur d'Arcole et des Pyramides. Certes, dans
l'état où elle se trouvait, il ne fallait pas de grands
efforts pour l'étouffer, surtout quand on l'étouffait
dans les bras de la gloire. Le public., il faut le dire,
ne s'émut pas beaucoup alors de la perte d'une de
ses plus précieuses garanties. Les uns étaient las,
les autres éblouis. Ce qui avait été au-dessus des
forces du Directoire, il arriva un homme capable de
le faire, il arriva un homme assez puissant pour clore
une époque. Et d'un autre côté, on savait bien qu'en
ouvrant une époque nouvelle, ce n'était pas au pro -
fit de la contre-révolution qu'il l'ouvrait. Car cet
homme étonnant réunissait trois grands éléments de
puissance : 1° il portait en lui-même pour la nation
des garanties d'organisation; 2° la nation savait très-
bien qu'il n'organisait point au profit d'un autre; car
si quelques hommes pouvaient s'imaginer que celui
qui venait de faire les campagnes d'Italie et d'Égypte,
que celui qui, dans ces deux campagnes, avait clé-
ployé plus de génie, plus d'éclat, plus de poésie
qu'aucun conquérant n'en avait déployé avant lui,
qu'il n'en déploya lui-même dans tout le reste de sa
vie; si quelques hommes, dis-je, pouvaient s'imagi-
ner que cet être extraordinaire travaillait pour au-
trui, comme l'avait fait autrefois certain général
anglais, la France avait trop de bon sens pour par-
tager des idées aussi niaises; 3° il ouvrait de son
épée une immense carrière à des sentiments d'une
noble ambition, et ajoutons aussi à des sentiments
personnels et d'égoïsme. Il y avait donc là trois
grands éléments de succès; mais la liberté de la
Presse ne pouvait exister en pareilles circonstances.


III 4




50 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


En attendant voyez-la dans la première période. Elle
sort de la Révolution, mais elle en sort jeune, impa-
tiente, furibonde même ; bref, elle sort de la révolu-
tion révolutionnaire. Tantôt les pouvoirs tremblent
devant elle, tantôt ils s'irritent et la frappent avec
des coups d'État. C'était force contre force, violence
contre violence. C'était là le caractère de l'époque,
époque de bouleversement où il était impossible que
la presse et les pouvoirs ne se livrassent pas égale-
ment è des violences. La presse était donc telle
qu'elle devait être alors, et son histoire, dans cette
période, n'est pas autre chose qu'un reflet exact de
la période elle-même. Toute révolution sociale, au
fond, n'est autre chose qu'une génération qui s'offre
en holocauste au profit, des générations suivantes.
La presse fut désordonnée, et le pouvoir réagit sou-
vent contre elle d'une manière désordonnée; et dans
cette lutte, dans ce choc, le pouvoir et la presse
vinrent expirer devant un nouveau système, devant
un nouvel ordre de choses. L'un et l'autre dispa-
rurent sous une action que nous examinerons dans
la séance prochaine.


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON


SO M MA I RE


Seconde période : Constitution de l'an VIII; arrêté des Consuls du
27 nivôse an VIII. — Mesure préventive contre la presse. — Commis-
sion du Sénat chargée de veiller à la liberté de la presse. — Parallèle
entre Louis XIV et Napoléon. — Décret du 5 février 1810 sur la police
de l'imprimerie. — Censure. — Le livre de M'de Staël, De l'Alle-
magne, mis au pilon après avoir été soumis à la censure et imprimé
avec approbation. — Réaction en faveur de la liberté de la presse à
la chute de l'Empire. — Premières dispositions du gouvernement de
la Restauration à ce sujet.


MESSIEURS,


Dans notre dernière réunion, nous avons jeté un
coup d'oeil sur la législation relative à la liberté des
publications, et en particulier à •la liberté de la presse
pendant la Révolution; nous avons vu que le principe
de la liberté de la presse et des opinions, avec exclu-
sion de mesures préventives, avait été proclamé for-
mellement et à plusieurs reprises, qu'il était. devenu
un des principes fondamentaux des constitutions de
1791,1793 et 1795. Mais nous avons reconnu en
même temps que ce principe n'avait pu résister au
choc des événements, des passions, des vicissitudes
politiques, et qu'il avait fini par sucomber. C'était




52 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
donc un germe qui avait été déposé au sein de la na-
tion, mais qui n'avait pas encore pu fructifier, ni jeter
de profondes racines. Le germe cependant avait été
déposé, la France avait vu à trois reprises ses lé-
gislateurs consacrer le principe dans la loi constitu-,
tionnelle , et les germes qu'on dépose ainsi au sein
d'une nation ne sont presque jamais entièrement
perdus.


J'arrive à la seconde époque, à l'époque du Con-
sulat et de l'Empire. Ici le principe régulateur, le
principe dirigeant de la puissance publique en
toutes choses, pour toutes les parties du système,
change à peu près complétement, et il devait natu-
rellement subir ce changement puisque, au fond, le
passage de la première période à celle-ci n'était au-
tre chose que le passage de la république à la mo-
narchie ; car nul n'a pu se faire illusion à cet égard,
le Consulat, quoiqu'il conservât les dehors du
système précédent, quoiqu'il conservât en partie la
nomenclature du système précédent, contenait en
lui-même, et d'une manière très-visible, le germe
des institutions monarchiques que le premier consul
ne devait pas tarder à établir. Le Consulat était une
sorte d'état intermédiaire entre la république et la
monarchie. Il touchait, d'un côté, à la république
pour la refouler, il touchait, de l'autre, à la monarchie
pour l'aider à s'établir. C'était donc un état intermé-
diaire, un état transitoire, mais un état dont les prin-
cipes et les tendances étaient ceux de l'Empire plu-
tôt que ceux de la République. Seulement, par sa na-
ture d'état intermédiaire et transitoire, il exigeait une
certaine adresse, il exigeaitdes ménagements à l'égard


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.
53


des opinions qu'on voulait abandonner, à l'égard du
système auquel on voulait mettre fin. Ce sont là des
vérités qui, même dans le temps du Consulat, n'ont
pu être cachées pour personne. Les tendances du
Consulat étaient, au fond, chose notoire et connue
de tout homme qui ne voulait pas s'aveugler.


Il nous suffirait, d'ailleurs, de jeter les yeux sur
l'ensemble du système législatif du Consulat pour
reconnaître que les tendances étaient évidemment
vers le système qui ne devait pas tarder à se réaliser.
Si vous ouvrez la constitution de 1799, la constitu-
tion consulaire, et que vous la compariez avec la
constitution de 1795 ou avec celle de 1791, vous se-
rez forcés de conclure que la constitution consulaire
était, à la vérité, la charte (le l'égalité et des résul-
tats matériels de la Révolution, mais qu'elle n'était
déjà plus la charte de la liberté. Ainsi, avec quelques
ménagements et quelques déguisements d'abord et
bientôt sans ménagements, sans déguisement aucun,
le principe à la fois organisateur et monarchique de-
vint le principe dirigeant de cette seconde période.
Il devint la pensée du pouvoir, la pensée de l'homme
qui avait concentré en lui-même les destinées de la
France et tous les pouvoirs politiques. C'était un
système qui tendait évidemment à la monarchie, et à
la monarchie absolue.


Dès lors, la liberté de la presse, accablée déjà,
ainsi que nous l'avons vu, par le Directoire dans les
derniers temps de son existence, ne pouvait se ré-
tablir sous le Consulat et moins encore sous l'Empire.
11 serait facile de mettre ici sons vos yeux de nom-
breuses preuves de cette assertion. Je me contente--




54 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rai de rappeler d'abord l'arrêté des consuls du 27
nivôse an VIII (17 janvier 1800). Cet arrêté décide,
dans son article l er , que le ministre de la justice ne
laissera pendant toute la durée de la guerre impri-
mer et publier que treize journaux politiques qu'il
désigne, et les journaux s'occupant exclusivement
desciences, arts, littérature, commerce, annonces et
avis. Quant aux journaux qui s'impriment dans les
départements, ils doivent faire incessamment l'objet
d'un rapport du ministre de la police générale. Mais
alors la presse départementale était si faible de
moyens et si nulle d'influence, que ce n'était pas là ce
qui pouvait exciter les alarmes et les soupçons du
gouvernement. Enfin l'article 5 et dernier renfermaitg
cette disposition : « Seront supprimés sur-le-champ
-» tous les journaux qui inséreront des articles con-
» traires au respect dû au pacte social et à la souve-
» raineté du peuple ou à la gloire des armées, ou qui
» publieront des invectives contre les gouverne-
» ments et les nations amis ou alliés de la Républi-
» que, lors même que ces articles seraient extraits
» des feuilles périodiques étrangères ». Ainsi, par
ces dispositions, la presse périodique était renfer-
mée dans des limites très-étroites et soumise à tin
pouvoir tout à fait arbitraire.


J'arrive à un autre acte qui, rapproché de l'arrêté
que je viens de citer, ne ressemble pas mal à ces
compositions où l'on met à côté d'événements et de
sentiments tragiques des expressions et des pensées
tout à fait comiques. J'arrive au sénatus-consulte
organique de l'an XII. Vous serez sans doute éton-
nés, après ce que je viens de vous exposer, d'enten-


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.


dre parler encore de libertéde la presse. Voici pour-
tant une disposition du sénatus-consulte organique.
Article 64 : « Une commission de sept membres


nommés par le Sénat et choisis dans son sein est
chargée de veiller à la liberté de la presse. Ne sont
pas compris dans son attribution (on craignait


» d'avoir trop accordé) les ouvrages qui s'impriment
» et se distribuent par abonnement et à des époques
» périodiques. Cette commission est appelée com-
» mission sénatoriale de la liberté de . la presse ».
Maintenant, quelles étaient ses fonctions, ses pou-
voirs, les garanties qu'elle offrait? Article 65 : « Les
» auteurs, imprimeurs ou libraires qui se croient
» fondés à se plaindre d'empêchement mis à l'im-
» pression ou à la circulation d'un ouvrage, peuvent
» recourir directement et par voie de pétition à la
» commission sénatoriale de la liberté de la presse.
» — Article 66 : Lorsque la commission estime que
• les empêchements ne sont pas justifiés par l'inté-
» térôt de l'État, elle invite le ministre qui a donné
» l'ordre à le révoquer. — Article 67 : Si, après trois
» invitations consécutives, renouvelées dans l'es-
» pace d'un mois, les empêchements subsistent,
» la commission demande une assemblée du Sé-


nat, qui est convoqué par son président,. et qui
» rend, s'il y a lieu, la déclaration suivante : Il y a de
» fortes présomptions que la liberté de la presse a été
» violé. On procède ensuite conformément à la dis-
» position de l'article 112, titre XIII, de la haute
» cour impériale ». Je crois que la commission de la
lilpbi eartéionds.ela presse n'a jamais été surchargée d'oc-e




à


5(3 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Tel était l'état de la liberté de la presse dans le
temps dont nous venons de parler. Ainsi, comme
vous le voyez, le gouvernement était parfaitement
maitre de la presse périodique ou non périodique,
mais surtout de la presse périodique. Cependant cette
toute-puissance du gouvernement sur la presse ne
contentait pas encore le génie du maitre, car en cela,
comme en toute autre chose, le fait tout seul ne lui
suffisait pas ; en cela comme en toute autre chose,
obéissant à sa nature, il ne voulait pas seulement un
fait précaire et éventuel, il voulait un système, et
aspirait à le fonder non-seulement pour lui, mais
aussi pour l'avenir. C'est là, vous le savez tous, un
de ses caractères dominants, le cachet véritable de
ses oeuvres. Aussi, tout en sillonnant l'Europe des
affûts de ses canons, tout en se créant un calendrier
de batailles et de victoires, que n'a-1 -il pas organisé? '
Quel est le système législatif sur toutes choses qu'il
n'ait pas donné à cette France qui, j'oserais presque le
dire, comme une maîtresse jeune etorgueilleuse, fré-
missait d'obéissance et de plaisir sous la main de
l'homme puissant qui voulait bien lui-même la parer
de superbes atours en la faisant reine des nations ?
Oui, c'est ce génie organisateur qui s'alliait chez lui
au génie min taire qui n'a jamais cessé de transformer
son bivouac en un atelier de lois. Et vous le savez, il
reprenait toutes choses en sous-oeuvre, réorganisait
toutes choses : les lois, les tribunaux, l'administra-
tion de la justice, l'Église française, l'enseignement,
la presse.


Il voulait imprimer à tout son cachet, et ce cachet
était, il faut le dire, la force, l'égalité et le pou-


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.
57


voir absolu. De la liberté, il n'y en avait pas, car
elle était en dehors de sa nature. Des deux grands
éléments d'organisation sociale progressive, la
liberté et l'ordre, on dirait que la Providence
l'avait chargé de créer l'un, et l'avait condamné à
rester complétement étranger à l'autre. Sa mission
était de vaincre l'Europe et d'organiser la France,
et c'est l'oeuvre qu'il a continuée jusqu'à ce qu'elle
se trouvât accomplie, en tant qu'il était dans sa
nature et dans sa mission de l'accomplir.


On a établi quelquefois, nous l'avons essayé nous-
même il y a des années, et d'autres l'ont fait avec
infiniment plus de talent, on a, dis-je, essayé d'établir
une sorte de parallèle, paradoxal au premier aperçu,
entre Louis XIV et le premier Consul. Je dis para-
doxal au premier aperçu, et en outre je m'empresse
d'ajouter qu'il serait faux si on le poussait trop loin.
Mais il est vrai qu'il y a certains rapports entre la
nature et la position de ces deux hommes. Et d'abord,
ils ont eu l'un et l'autre une mission assez analogue;
l'un et l'autre ont employé pour accomplir cette
mission un moyen identique, le pouvoir absolu.
Au.fond, le pouvoir absolu était, pour l'un et pour
l'autre, non un but, mais un moyen. On peut dire qu'ils
avaient le malheur de n'en pas connaître d'autre; niais
il faut reconnaître que pour l'un et pour l'autre le pou-
voir absolu n'était pas un but, mais un moyen. L'un
reçut la France des mains faibles et désordonnées de
la Fronde, l'autre la reçut des mains, qui n'étaient
guère plus fortes, du Directoire. Tous deux com-
mencent par la brusquer, on peut presque dire par
l 'insulter, l'un avec la fouet et les éperons, l'autre




58 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


avec la baïonnette. Mais l'un et l'autre étaient ido-
lâtres de cette France qu'ils voulaient dominer, l'un
et l'autre voulaient le pouvoir absolu comme le moyen
qu'ils croyaient le seul bon de travailler aux intérêts
du pays. L'un et l'autre ont voulu la guerre et l'agran-
dissement au dehors, une organisation puissante et
complète au dedans. Et l'un et l'autre ont eu en hor-
reur tout ce qui pouvait ressembler au désordre et à
l'avilissement de la France ou de leur personne.


Là, je crois, doit s'arrêter le parallèle, et là, je
crois, commencent de profondes différences. Diffé-
rence de position, car l'un exploitait une royauté
qu'il avait reçue, l'autre une royauté qu'il avait créée.
Aussi l'un pouvait-il siéger sur le trône en y appor-
tant les convictions et la confiance du descendant des
premiers gentilshommes du royaume, tandis que
l'autre ne pouvait pas ne pas y apporter les tâtonne-
ments, les soupçons de l'homme nouveau. Malgré ses
petites prétentions de petite noblesse, il neepouvait
pas ne pas porter sur le trône les iras cibilités du plé-
béien qui s'était fait roi. Différence personnelle très-
grande aussi. L'histoire reconnaîtra, je crois, que le
roi moderne avait bien plus de hauteur dans le génie
que Louis XIV, et elle reconnaîtra avec la même jus-
tice que Louis XIV avait, au fond, plus de noblesse
dans le caractère. Le roi moderne savait tout ce qu'il
faisait, le bien comme le mal, l'autre obéissait sou-
vent de bonne foi aux préjugés de sa naissance et de
son éducation.


Les résultats, avec ces différences de personnes
et de position, devaient aussi être différents. Ainsi,
pour Louis XIV il pouvait toujours y avoir un temps


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON. 59


d'arrêt ; Louis XIV pouvait en tout temps transiger
avec ses ennemis, signer le traité d'Utrecht comme
celui d'Aix-la-Chapelle. Napoléon ne pouvait signer
la paix ni à Dresde, ni à Châlons, ni à Paris, il ne
pouvait la signer qu'à Berlin où à Vienne, il devait
parler en vainqueur ou succomber.


Telles sont les différences qu'il faut faire ressortir ;
mais en tenant compte de ces profondes différences,
il n'est pas moins vrai qu'il y a entre ces deux
hommes des analogies frappantes de conduite et de
système. Les plus frappantes sont que l'un et l'autre
voulaient le pouvoir absolu, qu'ils étaient tous deux
amis de la guerre et de la conquête, et pourtant puis-
sants organisateurs à l'intérieur.


Pour revenir à notre sujet, dont cette digression
nous a un peu éloignés, la presse ne pouvait échapper
à cette puissance organisatrice de Napoléon, et quand
il avait organisé toutes choses, l'Église et l'État, l'ad-
ministration et la justice, le civil et le militaire, il ne
pouvait pas ne pas organiser aussi la presse ; mais
en même temps il devait l'organiser conformément
à sa nature, sous l'action de son principe dirigeant,
la puissance, la force gouvernementale, le pouvoir
absolu.


Eh bien, c'est cette idée qui a été réalisée par le
fameux décret du 5 février 1810. Ici nous ne sommes
plus même sous le Consulat, ici plus d'adresse, plus
de déguisements, plus de ménagements. C'est le
pouvoir absolu qui parle. Le système est à découvert,
le principe organisateur se montre à nu. Quelle est,
en effet, la loi de la presse dans le système du décret
du 5 février 1810? Ouvrez la loi à l'article 40, section




60 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


' e du titre III, vous y trouverez : « Il est défendu de
a rien imprimer ou faire imprimer qui puisse porter
« atteinte aux devoirs des sujets envers le souverain
« et à l'intérêt de l'État ». Voilà en deux mots tout
le système de la loi de la presse dans le décret de
1810. « Les contrevenants seront traduits devant
« nos tribunaux et punis conformément au Code
« pénal, sans préjudice du droit qu'aura notre


ministre de l'intérieur, sur le rapport du direc-
teur général, de retirer le brevet à tout imprimeur


« qui aura été pris en contravention ».
Tel est le principe de la loi. En renvoyant au Code


pénal, le législateur n'accordait rien ; il entrait seu-
lement dans l'un des systèmes que j'ai indiqués dans
une autre séance, système qui est vrai peut-être en
lui-même, quoiqu'on puisse en abuser comme de
toutes choses : c'était de regarder la presse comme
un moyen avec lequel on peut commettre le bien
comme le mal, et de renvoyer au Code pénal pour
faire déclarer auteurs ou complices de crimes ou de
délits ceux qui auraient contribué à ces crimes ou à
ces délits par le moyen de la presse. Qu'importe au
gouvernement de savoir quelle est la législation de
la presse, lorsqu'il défend d'imprimer et lorsque,
averti par un moyen quelconque qu'on publie quel-
que chose qui lui déplaît, il peut faire saisir et dé-
truire. tout ?


En effet, pour passer maintenant aux moyens,
quel est le système du décret du 5 février 1810? Il
est curieux; avant tout, il limite le nombre des im-
primeurs, et ceci n'est pas seulement de l'histoire,
car plusieurs dispositions du décret du 5 février 1810


CINQUANTE—QUATRIÈME LEÇON.
61


sont encore aujourd'hui en vigueur. 11 limite, dis-je,
le nombre des imprimeurs (articles 3, 4, 5, et 7). 11
exige des imprimeurs, avant qu'un brevet leur soit
accordé, qu'ils justifient, non-seulement de leur ca-
pacité et de leurs bonnes vie et moeurs, mais aussi
de leur attachement à la patrie et au souverain. Ils
peuvent alors obtenir un brevet et doivent prêter
serment. Ainsi limite du nombre, serment et brevet,
voilà pour les imprimeurs. Quel est le principe régu-
lateur de la police de l'imprimerie? C'est la censure.
Vous n'aurez qu'à consulter les articles 11 et sui-
vants du même décret, qui forment la section Ire du
titre III intitulé : De la, garantie de l'administra-
tion : « Chaque imprimeur est tenu d'avoir un re-
» Bistre coté et paraphé par le préfet du départe-
» ment, où il inscrira, par ordre de date, le titre de
» chaque ouvrage qu'il voudra imprimer et le nom
» de l'auteur, s'il lui est connu. Cc livre sera repré-
» senté à toute réquisition et visé, s'il est jugé con-
» venable, par tout officier de police (article 11).


L'imprimeur remettra ou adressera sur-le-champ
• au directeur général de l'imprimerie et. de la li-
» brairie et, en outre, aux préfets copie de la trans-
• cription faite sur son livre et la déclaration qu'il a
» l'intention d'imprimer l'ouvrage (article 12).. Le
» directeur général pourra ordonner, si bon lui sem-
• ble, la communication et l'examen de l'ouvrage,
» et surseoir à l'impression (article 13) ». Vous le
voyez, le mot censure n'est pas dans l'article, niais
la censure est établie en réalité.


Puis il arrive une section I1 110 intitulée : De la garan-
tie des auteurs et imprimeurs. En quoi consiste cette




441.


62 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


garantie? Elle consiste à se soumettre spontanément
à la censure et à ne pas attendre qu'on vous demande
le manuscrit. « Tout auteur ou imprimeur, dit Parti-
» cle 21, pourra, avant l'impression, soumettre à
» l'examen l'ouvrage qu'il veut imprimer ou faire
» imprimer


». On évite ainsi de s'exposer à une
mauvaise affaire.


L'ouvrage est examiné par les censeurs. Si l'au-
teur n'est pas content de la première censure, il peut
en demander une seconde. Quand tout cela s'est ac-
compli, lorsque l'auteur s'est soumis de bonne grâCe
à la censure, qu'il a fait toutes les suppressions que
l'autorité lui a demandées, il obtient un procès-ver-
bal d'approbation (article 24). Voilà donc l'auteur
et l'imprimeur tranquilles. Ils ont un procès-verbal
constatant qu'on n'a rien trouvé de répréhensible
clans l'ouvrage, ils ont une copie de l'autorisation
qui leur a été accordée. Qui ne croirait qu'enfin les
consciences de tout le monde doivent être parfaite-
ment tranquilles et que l'auteur et l'imprimeur peu-
vent se livrer à leur commerce avec pleine sécurité?
Eh bien, ce serait une erreur. On ajoutait à la fin de
la loi, dans l'article 27, que « la vente et circulation
» de tout ouvrage dont l'auteur, éditeur ou impri-
» meur pourra représenter le procès-verbal dont il 4
» est parlé à l'article 24, ne pourront être arrêtées
» et l'ouvrage provisoirement mis sous séquestre
» que par l'ordre du ministre de la police. Dans le


cas où un ouvrage sera ainsi saisi, le ministre de
» la police transmettra à la commission du conten-
» Lieux du conseil d'État, dans les vingt-quatre heu-
» res, un exemplaire de l'ouvrage avec l'exposé des


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON. 63


Dmotifs qui en ont fait ordonner la suspension; le
» rapport et l'avis de la commission du contentieux


seront envoyés au conseil d'État, qui statuera dé-
» fmitivement ».


Voilà le complément du système, et il y a là cer-
tes une preuve des plus.frappantes de ce que je vous
disais ; organisation complète, organisation pré-
voyante, mais toujours, comme principe dirigeant,
la force gouvernementale et le pouvoir absolu ; de
liberté, pas la moindre trace. Et vous savez peut-être
que c'est en vertu de cet article 27 du décret du
'à février 1810 qu'un ouvrage célèbre, après avoir été
imprimé avec le procès-verbal d'approbation et
après les suppressions que la censure avait exigées,
fut mis au pilon, en sorte que le tout fut transformé
en un carton parfaitement blanc dont la valeur,
montant à une vingtaine de louis, fut la seule com-
pensation qu'obtint le libraire. Je veux parler de
l'ouvrage intitulé : De l'Allemagne, par M m ° de Staël.


Vous le voyez donc, par le décret de 1810, la li-
berté de la presse était en réalité anéantie; le droit
de publication n'était pas garanti même après l'ap-
probation de la censure.


Ce décret fut complété par le décret du 3 août sui-
vant, portant qu'il n'y aura dans chaque départe-
ment, celui de la Seine excepté, qu'un seul journal
placé sous l'autorité du préfet et ne pouvant paraître
que sous son approbation.


Puis vient le décret du 18 novembre 1810, qui
prend une nouvelle précaution. (c Considérant, dit ce
» décret, que la réduction et la fixation du nombre
)) des imprimeurs laisseront nécessairement des




64 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


presses, fontes, caractères ou autres ustensiles
• d'imprimerie en la possession de plusieurs indi-
» vidus non brevetés, ou feront passer ces objets en
• d'autres mains, et qu'il importe d'en connaître les
• détenteurs et l'usage qu'ils se proposent d'en
• faire


Art. t er . A dater du l er janvier '1811,
» ceux de nos sujets qui cesseront d'exercer la pro-
» fession d'imprimeur et généralement tous ceux


qui, n'exerçant pas ladite profession, se trouve-
ront propriétaires, possesseurs ou détenteurs de
presses, fontes, caractères ou autres ustensiles
d'imprimerie, devront, dans le délai d'un mois,
faire la déclaration desdits objets, clans le dépar-
tement de la Seine au préfet de police, 'et dans les
autres départements aux préfets




Art. 5. Les
contraventions au présent décret seront punies
d'un emprisonnement de six jours à deux mois ».


On s'assurait ainsi les moyens de suivre ces objets
matériels en quelques mains qu'ils pussent passer.


Pour compléter le système, nous trouvons encore
un décret du 2 février 1811 relatif aux brevets à dé-
livrer aux imprimeurs, et enfin un décret du 11 juil-
let 1812 qui déclare communes aux libraires les dis-
positions de celui du 2 février 1811 relatives aux
brevets des imprimeurs.


Voilà quel était le système de l'Empire relative-
ment à la liberté de la presse. Comme vous le voyez,
cette liberté n'existait pas. Le germe qu'avaient dé-
posé les premières constitutions existait toujours,
mais tellement couvert qu'il ne paraissait plus exis-
ter aux yeux des observateurs superficiels. Je dis
aux yeux des observateurs superficiels, car, au fond,


CINQUANTE—QUATRIÈME LEÇON.
65


la France n'avait jamais oublié que ses trois pre-
mières constitutions lui avaient garanti la liberté de
la presse.


Aussi, lorsque le déclin du géant se lit sentir, lors-
que le bras puissant qui comprimait le ressort cessa
de déployer son pouvoir, la demande de la liberté
de la presse fut une de celles qui se firent entendre
tout d'abord. L'auteur de la Charte de 1814 reconnut
le principe et renoua la chaîne des traditions de
1789. L'article 8 de la Charte était ainsi conçu : « Les
» Français ont le droit de publier et de faire impri-


mer leurs opinions en se conformant aux lois qui
» doivent réprimer l'abus de cette liberté ». Tel
était le texte de la Charte de 1814, et j'attire votre
attention sur cet article, parce que nous verrons
plus tard les modifications que le texte a subies dans
la Charte de '1830.


L'article 8, que je viens de vous lire, interprété
de bonne foi, supposait une loi répressive, car il di-
sait : « en se conformant aux lois qui doivent répri-
» mer les abus de cette liberté ». Le 10 juin 1814,
parut une ordonnance royale dont les considérants
s'exprimaient ainsi : « L'article 8 de la Charte cons-'
» titutiormelle obligeant ceux qui publieront et fe-
» ront imprimer leurs opinions à se conformer aux


lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté,
4141 f nous nous sommes fait rendre compte des lois


pénales actuellement existantes contre les délits
» qui se peuvent commettre par la voie de la presse,
» et nous avons reconnu qu'elles sont à la fois insuf-


fisantes et trop rigoureuses ». Et l'assertion était
vraie ; elles étaient insuffisantes, parce que sous


Ott. s




66 COUaS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'Empire il était inutile de s'occuper des détails ; elles
étaient trop rigoureuses, parce que quelquefois, en
renvoyant aux dispositions du Code pénal en général,
on pouvait rendre les complices passibles de peines
énormes. « Un de nos premiers soins, continue l'au-
» tour de la Charte, va être de concerter avec les


deux Chambres, durant la présente session, une
• loi nouvelle qui concilie les intérêts d'une sage
• liberté, dont nous nous plaisons à reconnaître


l'importance et la nécessité, avec le maintien de


l'ordre public et le respect dû aux institutions éta-
» blies. Jusqu'à ce que cette loi soit portée, il est


indispensable de continuer à maintenir les règle-


ments par lesquels il a été pourvu jusqu'à ce jour
» à la répression des abus de la presse. —A ces cau-


ses, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Les lois, décrets et règlements relatifs à l'usage -
de la presse et aux délits qui se peuvent commettre
par cette voie, notamment les titres III, V, et VII
du décret du 5 février 1810, contenant règlement
sur la librairie et l'imprimerie, seront provisoire-
ment exécutés selon leur forme et teneur jusqu'à
ce qu'il en ait été autrement ordonné ».
Voilà donc, au 10 juin 1814, le décret du 5 février


•810 provisoirement maintenu ; mais l'ordonnance
de 1814 déclare que c'est en attendant une loi répres-
sive, évidemment supposée par l'article 8 de la
Charte. Il n'y avait donc là rien qui ne fût vrai, et si
l'on pouvait regretter que, même momentanément,
le décret de 1810 fût maintenu, on énonçait que les
lois pénales actuellement existantes étaient à la fois
insuffisantes et trop rigoureuses, ce qui était encore


CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.
67


vrai. Par cette ordonnance, on ne sortait pas des ter-
nies où la Charte avait placé les garanties constitu-
tionnelles de la liberté de la presse.


Cependant nous avons divisé la période de la Res-
tauration en deux parties, la première se terminant
à 1819, et l'autre commençant à cette année 1819.
C'est qu'en effet il y eut là deux systèmes relative-
ment à la liberté de la presse. Dans le premier, nous
verrons que, en dépit de l'article 8 de la Charte, la
censure fut rétablie non comme moyen exceptionnel,
mais comme moyen ordinaire, et, en quelque sorte
compatible avec la Charte elle-même. En 1819, le
système fut radicalement modifié, et les lois pré-
sentées alors aux Chambres par M. de Serre repla-
cèrent la question sur son véritable terrain.


I




Il




CINQUANTE-CINQU lEME LEÇON.


SOMMAIRE


La liberté de la presse reconnue comme un droit public dans la Charte
de 1814. — Loi du 21 octobre 1814; désaccord entre les dispositions
de cette loi et le principe posé dans la Charte ; système préventif
substitué au système répressif; censure pour les écrits de moins de
vingt feuilles d'impression.— Rétablissement de la liberté de la presse
pendant les Cent-Jours. — Ordonnance royale du 20 juillet 1815; la
censure supprimée pour les écrits eu général, mais maintenue pour
les journaux. — Distinction entre les mesures répressives et les me-
sures préventives; deux catégories de mesures préventives, les unes
paralysant l'exercice d'une faculté, les autres ayant seulement pour
effet de rendre la répression plus sûre ou plus sévère. — Lois du
17 mai, du 26 mai et du 9 juin 1819. Examen de ces trois lois, qui
paraissent avoir posé les vrais principes sur la matière.


MESSIEURS,


Nous avons vu à la fin de la dernière séance que
l'article 8 de la Charte de 1848 posait en principe la
liberté de la presse. «Les Français, disait cet article,
« ont le droit de publier et de faire imprimer leurs
« opinions, en se conformant aux lois qui doivent ré-
(( primer l'abus de cette liberté ». Certes, si l'on veut
entendre l'article selon le sens naturel des expres-
sions, il est incontestable que le principe est exprimé
comme il devait l'être dans une charte constitution-


CINQUANTE—CINQUIblE LEÇON.
69


1-telle. Et cette disposition se trouve placée sous la
rubrique de Droit public des Français, ce qui veut dire
que le législateur considérait la presse comme un
droit public, d'après la notion que nous avons expo-
sée dans notre Introduction. Vous vous rappelez


• que nous avons distingué les droits en trois classes :
les droits civils proprement dits, les droits publics
et les droits politiques, distinction essentielle,
avons-nous dit, fondée sur la nature même des
choses, les deux premières classes étant le but, et la
troisième le moyen ; l'organisation sociale étant des-
tinée précisément, ainsi que l'organisation politique,
à faire jouir chacun de ses droits civils et publics, à
en garantir à chacun la jouissance dans les limites
de l'ordre général.


Ainsi il se présentait au législateur une double
voie. Il aurait pu, à la rigueur, envisager la liberté
de la presse uniquement comme une institution poli-
tique, comme le système électoral, comme la loi sur
l'éligibilité, comme telle autre institution politique,
qui est un moyen de maintenir l'ordre et les libertés
publiques. Et en partant de là, en partant de cette
manière d'envisager la question, on arrivait à de tout
autres résultats. Car si vous envisagez la liberté de la
presse comme une institution politique, comme un
moyen, et non comme un des buts essentiels qui doi-
vent être atteints, vous arriverez par exemple à cette
conséquence que le législateur pourrait se donner
sur la matière la plus grande latitude. Or le législa-
teur ne l'a pas considérée sous ce point de vue étroit,
il l'a envisagée sous sa véritable face, c'est-à-dire
Comme une liberté naturelle et légit hile, qui doit être




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


garantie et dont les abus seuls doivent être •
répri-


mes, quand ils sont à la fois coupables en eux-mêmes
et dangereux pour la société. Il l'a considérée comme
un droit, public, et non simplement comme un ressort
du système représentatif.


C'était donc là le véritable point de vue, et jusque-
là la disposition (le la Charte était irréprochable,
même aux yeux du publiciste théoricien, du publi-
ciste spéculatif. La liberté dè la presse était reconnue
comme une faculté -naturelle et légitime, garantie
comme un droit public des Français. Ainsi, je le ré-
pète, si l'on voulait prendre l'article 8 dela Charte de
1814 dans son sens vrai, naturel, rien n'y manquait,
si ce n'est,la loi répressive. Cette loi parut le 21 octo-
bre • 814. Mais, il faut le dire, elle n'était nullement
en harmonie avec le principe de la Charte; car, en-
core une fois, le principe de la Charte était la liberté
de la presse avec une loi répressive des excès qu'on
peut commettre par l'abus de cette faculté naturelle,
comme par l'abus de toute autre faculté naturelle.
Tel n'est pas le système de la loi du 21 octobre 1814.
Quel est en effet l'esprit, quelle est l'économie de
cette loi? Les voici : D'abord, point de liberté pour
toute publication n'ayant pas plus de vingt feuilles
d'impression. On distinguait les publications ayant
plus de vingt feuilles de celles qui n'avaient que
vingt feuilles ou moins. Vous comprenez le motirde
'cette distinction, qui, au premier abord , pourrait
paraître un peu bizarre. Les écrits d'un petit volume
sont facilement imprimés, circulent aisément, sont
lus par un grand nombre de personnes, tandis que
les ouvrages plus considérables et vingt feuilles


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. 71


d'impression forment déjà un assez gros volume,
ne peuvent être aussi aisément imprimés à un grand
nombre d'exemplaires et trouvent beaucoup moins
d'acheteurs et de lecteurs, à moins qu'ils n'attirent
l'attention d'une manière spéciale.


Eh bien, tout écrit de plus de vingt feuilles pou-
vait être publié librement sans examen ou censure
préalable, ce qui veut dire que tous ceux qui en con-
tenaient moins étaient sous le régime de la censure.
A l'égard de ces derniers, le directeur général de la
librairie et les préfets pouvaient ordonner qu'on les
leur représentât, pour qu'ils les fissent examiner avant
l'impression. Le premier principe de la loi était donc
la censure pour tous les écrits quin'atteignaient pas
un certain nombre de feuilles d'impression.


Un second principe, posé à l'article 9, était que
les journaux ou écrits périodiques ne pouvaient pa-
raître qu'avec l'autorisation du roi. Voilà donc
deux moyens préventifs établis dans la loi : la cen-
isititgrue eest. l'autorisation préalable pour les écrits pério-


Le troisième élément de la loi de 1814, c'est la
police de la presse, qui forme le titre II et dont le
principe fondamental est celui-ci : « Nul ne sera
» imprimeur ou libraire s'il n'est breveté par le roi
» et assermenté D. 11 est vrai que cette disposition
n'est pas accompagnée d'une sanction pénale. Cela a
donné lieu a une discussion judiciaire dont probable-
ment chacun de vous a eu connaissance, même tout
récemment, par les journaux. Des personnes qui
n'étaient ni assermentées ni brevetées ayant vendu des
livres et étant traduites devant les tribunaux, on se




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


demandait quelle peine on leur appliquerait. El, en
droit pénal, la réponse n'était pas douteuse : aucune
peine, puisque la loi n'en porte aucune. Mais des es-
prits très-inventifs découvrirent alors un règlement
de 1723 dans lequel ils prirent une seule disposition
et même la moitié seulement d'une disposition, parce
que l'autre partie prononçait la confiscation et une
peine arbitraire. La moitié qu'ils prirent prononçait
une amende de 500 francs, et par une opération qu'on
a spirituellement appelée du galvanisme politique, ils
rapprochèrent de la loi de 1814 ce lambeau de règle-
ment et firent ainsi une sanction pénale. 11 se trouva
quelques tribunaux qui adoptèrent ce singulier
système, d'autres le rejetèrent, et tout récemment il
vient d'être avec raison condamné par la cour su-
prême. Entre autres raisons, il était de toute évidence
que le règlement de 1723 était complétement abrogé,
car il organisait la jurande des libraires. Or, en1789,
une loi abolit toutes les jurandes et les maîtrises, et
par conséquent fit disparaître le règlement de 1723.


Je reviens au système de la loi de 1814. Il fallait-
donc pour tout imprimeur ou libraire brevet et ser-
ment. L'imprimeur devait déclarer d'avance ce qu'il
se proposait d'imprimer, et il ne pouvait mettre un
écrit en vente ou le publier, de quelque manière que
ce fût, avant d'avoir déposé le nombre prescrit
d'exemplaires, à Paris, au secrétariat de la direction
générale et, dans les départements, au secrétariat de
la préfecture. L'infraction à ces dernières mesures
de police était punie de différentes peines.


Voilà le système général de la loi de 1814. Cette
loi, vous le voyez, était essentiellement préventive :


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. 73


préventive dans la première partie, la censure ; pré-
ventive dans la seconde partie, l'autorisation préa-
la ble ; préventive enfin dans la troisième partie, car
les mesures qu'on appelle police de la presse sont
aussi des mesures préventives. Elle effaçait donc
presque complétement l'article 8 de la Charte, ar-
ticle qui ne pouvait offrir d'autre idée que celle du
principe de la liberté de la presse avec une loi répres-
sive des abus de cette liberté. Et l'on doitajouter que
le législateur lui-même, malgré tous les arguments
qu'on avait produits pour prouver que la loi du
21 octobre 1814 était conforme à la Charte, avait
la conscience du contraire, car il déclare à l'article 22
Glue les dispositions du titre l er , c'est-à-dire celles
qui rétablissent la censure et la nécessité d'une auto-
risation pour les journaux, cesseront d'avoir leur
effet à la fin de la session de 1816, à moins qu'elles
ne soient renouvelées. Vous voyez donc que, tout en
ayant l'air d'établir le système préventif comme s'il
se fût trouvé implicitement compris dans le mot
réprimer, comme si réprimer était un mot équivalent
à prévenir en ayant l'air d'admettre que les moyens
préventifs de la loi de 1814 n'étaient point en
contradiction avec la Charte, le législateur fait ce
qu'il n'aurait pas fait s'il eût sactionné une loi ré-
pressive, c'est—à-dire une loi de droit commun ; il
n'aurait pas ajouté que la loi n'était que temporaire.


Avant qu'une année se fût passée, de grands évé-
i Cela est vrai dans un sens assez général. Nous avons dit nous


-même que l'un des effets de la répression était de prévenir. Mais cela
n'est pas vrai dans le sens particulier qu'on lui donnait ici, dans le sens
de Paralyser l'exercice d'une faculté, l'exercice d'un droit, pour empê-
cher, pour prévenir les dangers de cet exercice.




74 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
.


nements vinrent changer la face des choses, et lem.
24 mars 1815 parut un décret impérial qui suppri-
mait le directeur général de la librairie et la cen-
sure. La liberté de la presse fut donc pour un
momentrétablie, et ceux d'entre vous qui ne sont pas
trop jeunes, peuvent se rappeler les écrits remar-
quables qui parurent alors contre le régime même
qui s'était établi ou rétabli dans les Cent-Jours.


Après les Cent-Jours, la Restauration reprit son
travail sur la presse, et le 20 juillet 1815, c'est-à-
dire peu de jours après sa rentrée aux Tuileries, le
roi rendit une ordonnance qui, après avoir reconnu
dans son considérant que les restrictions apportées à
la liberté de la presse par la censure établie dans la
loi de 1814, présentaient plus d'inconvénients que
d'avantages (je cite textuellement), statua que le di-
recteur général et les préfets n'useraient plus de la
faculté qui leur était laissée par les articles 3, 4 et
5 de cette loi. Ainsi la loi de 1814 avait établi lar
censure, l'ordonnance royale du 20 juillet 1815
connut que cette restriction à la liberté de la pressé.
présentait plus d'inconvénients que d'avantages,
et, en conséquence, ordonna aux préfets et au direc-
teur général de la librairie de ne point faire usage de
la faculté qui leur était laissée. Vous comprenez
facilement la raison de cette manière d'agir. La cen-
sure avait été établie par une loi. C'était une ordon-
nance qu'on rendait en 1815. En conséquence on
ne rapporta pas la loi. Mais cette loi disait que le di-
recteur général de la librairie et les préfets pour-
raient se faire soumettre les manuscrits, elle ne leur
en imposait pas l'obligation, et l'on se servit de cette


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. 75


circonstance pour suspendre par une ordonnance


avait mie autre raison pour procéder
e ola lao.
biais


eati s d e
on


vi a


ainsi ; on voulait, en effet, soustraire les ouvrages
à la censure, mais on ne voulait pas émanciper la
presse périodique. L'ordonnance se borne donc à
dire qu'on ne ferait pas usage de la faculté accordée
par les articles 3, 4 et 5 de la loi de 1814, ce qui ne
voulait pas dire que l'article 9 cesserait d'être en vi-
gueur. L'ordonnance ne fit donc que supprimer
l'exercice de la censure pour les écrits en général qui
n'étaient pas de plus de vingt feuilles, elle laissa les
journaux soumis aux restrictions qui leur avaient été
imposées. Aussi, dès le mois suivant, le 8 août, parut
une autre ordonnance qui révoquait en masse toutes
les autorisations obtenues jusque-là par les journaux,
et obligeait les propriétaires à se pourvoir d'auto-
risations nouvelles, dans 48 heures à Paris, et dans
20 jours dans les départements.


Enfin la loi du 28 février 1817 imposa de nou-


veaéale.
alabux journaux l'obligation de l'autorisation


préalabl
Telles furent les premières attaques dirigées contre


la liberté de la presse, en présence de l'article 8 de
la Charte. Il faut en convenir, il y avait là une sorte
de tâtonnement bizarre. D'un côté, on réclamait la li-
berté de la presse, on la réclamait pleine et entière ;
on demandait peut-être plus que le pouvoir n'avait
la force d'accorder dans ce moment-là. D'un autre
côté, le pouvoir se méfiait étrangement de la presse
et méconnaissait le principe posé dans la Charte. Ce
serait une question historique, que nous ne voulons




76 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
pas aborder, que de savoir si, dans les circonstanc
données, après les grands événements qui venaie
de se passer en France, il était possible d'exécut
pleinement la disposition de la Charte constitutio
nelle ; c'est là, dis-je, une question de politique hi
torique que nous ne voulons pas aborder. Mais c
qui est vrai, c'est que, si l'on avait l'opinion contrair
si l'on pensait que cette pleine et entière exécution d
la Charte était impossible, il fallait faire alors ce qu
le ministère anglais a fait lorsque, très-rarement,
est vrai, il a cru devoir demander la suspension d
l'habeas corpus, il fallait faire un aveu franc et si
lennel des circonstances où l'on se trouvait et de
raisons qu'on avait pour sortir des règles constitu
tionnelles. Dans ces cas-là, il vaut mieux être fra i
jusqu'à la brutalité, si je puis parler ainsi, que d.
chercher des arguments, des détours, des arguties
pour donner aux textes un sens qu'ils ne sauraien
avoir.


Quoi qu'il en soit, nous attribuons en grande parti
ce tâtonnement à ce que l'intelligence des principè
sur cette matière n'était pas encore généralemen
répandue à l'époque dont nous parlons. Le pays avait
alors son éducation à faire sur ce grand principe
de la liberté de la presse. Le principe général, on le
lui avait offert dès le commencement de la révolution
de 1789, mais les questions d'application étaient des
questions complexes très-difficiles, des questions qui
n'avaient pas encore été mûrement débattues, qui
n'avaient pas encore fait leur chemin dans tous les
esprits. Il y avait donc un grand travail à faire,
il ne faut pas s'imaginer que ces premières années de


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. 77


luttes entre le principe posé dans la Charte et les lois
et ordonnances qui l'éludaient, il ne faut pas s'ima-
,riner que ce fut là un temps absolument perdu pour
le. principe lui-même, pour cette précieuse liberté.
Su contraire, il y eut là un travail d'élaboration, car
la lutte même qui s'établit et la discussion dont elle
fut la cause contribuèrent puissamment à placer les
principes dans leur véritable jour et à les répandre
dans l'universalité du pays. Il y avait beaucoup de
vérités à apprendre. Il fallait qu'il devînt connu de
tout le monde que le moyen de publier ses opinions,
même par la presse, n'est qu'un moyen et un moyen
qui, de sa nature, considéré isolément, en soi, n'est
ni bon ni mauvais, que c'est un moyen neutre comme
le maniement d'un instrument quelconque. Il fallait,
en partant de ce principe fondamental, arriver à cette
conséquence, qui paraît essentielle dans la matière,
que l'exercice de la liberté de la presse, par sa na-
ture même de pur moyen, rentre dans le droit com-
mun, je veux dire que c'est un moyen qui doit être
traité d'une manière analogue à ce qu'on fait relati-
vement aux autres moyens dont l'homme fait usage,
dont il peut profiter et faire profiter les autres, et
dont il peut abuser contre les autres et contre lui-
même .


En d'autres termes, c'est dire que, par sa
nature même, cette matière rentre dans le domaine
du droit commun proprement dit, toutes les fois que
remploi de cet instrument particulier réunit les deux
caractères nécessaires pour qu'il y ait crime ou dé-
lit , je veux dire la criminalité du fait en lui-même, et
le mal social, la culpabilité et le danger pour la so-
ciété, et les individus. 11 fallait ensuite comprendre




78 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que si, dans la presse, il y a un moyen plus énet
gigue, plus actif, plus puissant et, passez-moi l'ex
pression, plus diffusif que dans tout autre instru
ment, cette plus grande énergie pouvait sans doutem
influer sur la gravité du crime ou du délit dont cet
publication aurait été le moyen, et influer en consé-
quence sur le taux de la pénalité; il fallait com
prendre que c'était là le vrai point de vue sous
lequel ou devait envisager ce moyen plus énergique
que tout autre.


Enfin il y avait une autre vérité qui devait aussi
être mise au jour et sur laquelle il était plus difficile
d'arriver à des idées parfaitement claires, parfaite-
ment nettes. Il y avait peu d'hommes, même par
ceux qui réclamaient la liberté de la presse, qui n
fussent convaincus qu'on ne pouvait pourtant pa s
s'interdire toute espèce de mesures préventives •
l'égard de la presse périodique. Et je ne tarderai pas
à vous donner une preuve irrécusable de cette obser
vation historique. Or, que d'abus de mots, que de
faux arguments, par cela seul qu'en parlant de me-
sures préventives on a souvent négligé une distin
tion essentielle que je ferai ici !


Il y a des mesures préventives qui paralysent
l'exercice de la faculté à laquelle elles s'appliquent.
Ainsi c'est une mesure préventive de cette espèce que
la défense de vendre (les poisons quand on n'est pas
pharmacien. C'est là une mesure préventive qui para-
lyse l'exercice de la faculté dont il s'agit. Voilà un
exemple matériel. La censure rentre dans cette pre-
mière catégorie de mesures préventives.


Mais il y a une seconde catégorie. Ainsi, pour re-


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. 79


prendre l'exemple des poisons, il est permis aux
pharmaciens d'en vendre, mais ils sont obligés, dans
la vente qu'ils en font, de se conformer à certaines
règles. Ils sont obligés d'avoir un registre et d'y ins-
crire le nom des personnes à qui ils ont vendu des
poisons, ils ne peuventvendre des poisons que sur une
ordonnance de médecin, et dans beaucoup de pays
ils sont obligés de conserver ces ordonnances afin
de pouvoir les représenter au besoin. Ce sont là en-
core des mesures préventives, mais elles ne paraly-
sent par l'exercice de la faculté; elles ont seulement
pour but, si un crime est commis, de faciliter la re-
cherche du coupable.


Les unes et les autres de ces mesures, il faut dire
les choses telles qu'elles sont, se placent en dehors
du droit commun proprement dit, c'est-à-dire du
droit répressif, mais avec cette différence que les
premières se placent en dehors du droit commun,
en le brisant, pour ainsi dire, en se mettant à sa place,
et que les autres se placent bien aussi en dehors du
droit commun, mais se placent à côté de ce droit
commun pour le renforcer et le rendre d'une appli-
cation ou plus facile, ou plus prompte, ou plus sévère.
C'est là une distinction capitale.


Venons à la liberté de la presse et appliquons cette
d istinction. La censure est une mesure préventive de
la première catégorie, l'autorisation préalable des
journaux l'est de même. Mais la mesure préventive qui
consiste à dire : « Vous aurez un éditeur responsa-
ble », est une mesure préventive de la seconde
espèce. Elle est en dehors du droit commun parce-
qu'elle crée, a priori, un coupable ; car, dans le droit




80 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


commun, n'est coupable que celui à qui l'on prouve.
qu'il a commis un crime ou un délit, et qu'il l'a com-
mis avec intention. Mais quand le législateur dit à.,
l'avance : « Si tel fait arrive, vous en répondrez, que
vous l'ayez commis ou que vous ne l'ayez pas com-,
mis, que vous le connaissiez ou que vous ne le con-
naissiez pas, par cela seul qu'il existera tel fait maté-
riel, par cela seul que vous aurez mis votre signature;
par exemple », il établit préventivement un moye
en dehors des règles ordinaires du droit. Dans le sys,
tème ordinaire, on ferait venir un homme, on lui
prouverait qu'il a fait telle chose, qu'il l'a faite avec
une intention criminelle. Mais ce seraient des preu.,
ves a posteriori.


Ces deux natures de mesures se trouvent donc en
dehors du droit commun ; mais tandis que l'une le
remplace, l'autre ne fait que se mettre à côté de lui
pour le renforcer, pour en rendre l'application plus
facile, plus prompte ou plus sévère. C'est là une dis-
tinction que je crois très-importante.


Je reprends toutes ces notions que je viens de don-
ner sur la presse. Pour l'envisager sous son véritable,
point de vue, il faut la regarder comme un moyen,
qui, de sa nature, rentre dans le droit commun, qui,.
en tant que moyen plus énergique que les autres,
peut appeler une aggravation dans la peine, mais;,
n'appelle que le droit commun. Cela était nécessaire
pour arriver à une bonne législation sur la presse. Or,
ces idées n'étaient pas dans l'esprit de tout le. -
monde, elles n'étaient pas devenues populaires dans.
les premiers temps qui suivirent la publication de la,
Charte. 11 y eut donc alors un travail qui a été utile,.


CINQUANTE—CINQUIÈME LEÇON.
81


une lutte qui a porté ses &nits, une élaboration qui
était nécessaire sur cette matière importante.


Aussi, lorsqu'une nouvelle ère parut s'ouvrir pour
la France, lorsqu'un moment les résultats de la révo-
lution de 1789 et de la Restauration parurent vouloir
se réunir sur le terrain de la Charte, en 1819, le
gouvernement, par l'organe d'un homme illustre,
d'un beau talent, qui se mit alors avec tant d'éclat et
tant de grandeur au service des libertés publiques, le
gouvernement, par l'organe de M. de Serres, présenta
un système complet sur la législation de lapresse.


Ici la scène change complétement, ici nous ren-
trons dans les principes, ici nous rentrons clans l'in-
telligence vraie, sincère, franche de l'article 8 de la
Charte. Ici les notions générales, que j'ai fait précé-
céder d'une manière très-abrégée, trouvent une ap-
plication franche et quelquefois lumineuse. Je ne
veux pas dire que toutes les dispositions des trois
lois de 1819 fussent à l'abri de tout reproche ; mais il
n'est pas moins vrai que le système de ces trois lois
prises dans leur ensemble est un beau monument
législatif sur cette matière, un monument d'autant
plus remarquable que, pour la première fois, depuis
trente ans qu'on promettait à la France la liberté de
la presse, c'est alors qu'on se trouva théoriquement
et pratiquement sur le vrai terrain des principes.


Or, qu'était le système de 1819? Trois lois furent
Présentées. La première, celle du 17 mai, était la
v éritable loi répressive proprement dite. Là, vous
trouverez implicitement admises les vérités que nous
avons énoncées. La presse est un moyen par lequel
on peut faire du bien et du mal. L'ceuvre du législa-


In.




82 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


teur consiste donc à déterminer quels sont les faits.
de la presse qui méritent d'être placés dans la caté-
gorie des crimes et délits. C'est là le système de la loi
du 17 mai 1819. Le premier chapitre a pour titre :
De la provocation publique aux crimes et délits, ce qui
nous amène à l'idée de complicité, de complicité du
moins quant à la provocation. Le second chapitre
contient les outrages à la morale publique et religieuse
et aux bonnes moeurs. — Puis viennent, dans les cha-
pitres III et 1V, les offenses publiques envers la personne 1
du roi, les membres de la famille royale, les chambres,
les souverains et les chefs des gouvernements étrangers
et, dans le chapitreV, la diffamation et l'injure publiques.
—Voilà la nomenclature générale des crimes et délits
prévus par la première loi de •819.


La seconde loi, celle du 26 mai, était bien autre.,r
-ment remarquable encore; elle était relative à 1


poursuite et au jugement des crimes et délits commis paf
la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication.
Et c'est dans cette loi que vous trouvez (article 13);
les crimes et délits commis par la voie de la press
ou tout autre moyen de publication renvoyés, par:
la chambre des mises en accusation de la cour'
royale, devant la cour d'assises, c'est-à-dire devant
le jury. Seulement, l'article suivant renvoyait au_
tribunaux de police correctionnelle les délits de›.
diffamation verbale ou d'injure verbale contre toute
personne, et ceux de diffamation ou d'injure par une
voie de publication quelconque contre les particu-
liers. Lue nouvelle garantie donnée aux écrivains se
trouve dans l'article 28 : « Toute personne inculpée
» d'un délit commis par la voie de la presse on par ,


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON.
83


»tout autre moyen de publication, contre laquelle il
» aura été décerné un mandat de dépôt ou d'arrêt,
»obtiendra sa mise en liberté provisoire moyennant
» caution. La caution à exiger de l'inculpé ne pourra
Dêtre supérieure au double du maximum de l'amende
Dprononcée par la loi contre le délit qui lui est im-


puté ». Vous savez que, d'après le Code pénal, la
mise en liberté sous caution dans les cas analogues
est purement facultative de la part des magistrats.
Ici, la mise en liberté est obligatoire.


La troisième loi, celle du 9 juin, est une loi pré-
ventive; elle est relative aux journaux ou écrits pé-
riodiques. Elle ne rétablissait point la censure, ni
l'autorisation préalable pour les journaux, mais elle
soumettait les propriétaires ou éditeurs de tout
journal ou écrit périodique, consacré en tout ou en
partie aux nouvelles ou matières politiques, et pa-
raissant soit à jour fixe, soit, irrégulièrement, mais
plus d'une fois par mois, à faire une déclaration in-
diquant le nom au moins d'un propriétaire ou éditeur
responsable, sa demeure, et l'imprimerie, dûment
autorisée, dans laquelle le journal ou l'écrit pério-
dique devait être imprimé. Elle exigeait, en second
lieu, un cautionnement dont le montant variait en
raison des départements où les journaux se pu-
bliaient, et des termes plus ou moins rapprochés des
Publications. Voilà les deux mesures fondamentales
Prescrites par la loi du 9 juin 1819, mesures qui sont
évidemment de l'ordre préventif, mais appartiennent
à la seconde catégorie des mesures préventives dont
J 'a i parlé, tandis que la censure et l'autorisation
Préalable appartiennent à la première catégorie.




84 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Le reste de la loi du 9 juin 1819 est essentielle-
ment réglementaire pour l'exécution de ces deux
mesures et contient, en outre, les sanctions pénales.


Tel est l'ensemble du système présenté en 1819
par M. de Serres et adopté par le pouvoir législatif.
La route était désormais tracée. Lorsque trois lois
de cette espèce prennent place dans une législation,
on peut conclure que le travail d'élaboration dont je
parlais il y a un instant est en grande partie accompli....
La France savait déjà alors ce que c'est que la liberté ♦.
de la presse, elle connaissait les véritables principes..
dirigeants dans cette matière importante. Nous rc›.
trouverons sans doute des aberrations, nous retrot›
verons des lois différentes de celles que nous venons''
de voir; mais il n'est. pas moins vrai que les principes
fondamentaux ont été posés parla législation de1819,
et quand on est revenu aux saines idées sur la ma-
tiè,re, on s'est rapproché des principes posés en 1819..
Je dis des principes, je ne m'occupe pas des détails.
On comprend qu'il peut y avoir là des modifications,
des changements qui tiennent à l'état, aux circon-
stances extérieures du pays. Il est tel fait que le lé-
gislateur n'a pas besoin de réprimer sévèrement
aujourd'hui et qui pouvait avoir besoin de l'être alors.
Ce sont là, je le répète, des détails ; mais il n'est pas
moins vrai que vous trouvez les grands principes
posés définitivement en 1819, je veux dire le système
répressif et non préventif, le renvoi des crimes et
délits de la presse au «jury, et toujours la liberté
provisoire sous caution accordée pour les .délits
de presse.


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Obstacles au maintien de la législation de 1819 provenant soit des gou-
vernements, soit de la presse elle-même. — Assassinat du duc de
Berry; rétablissement du système préventif coutre la presse par la loi
du 30 mars 1820, prorogée et étendue par celle du 26 juillet 1821. -
- Loi du 17 mars 1822: nécessité de l'autorisation préalable pour
les journaux ; droit d'établir la censure par ordonnance dans l'inter-
valle des sessions législatives; droit de poursuivre, de suspendre et
de supprimer les journaux pour cause de tendance; monstruosité de
ce systeme. — Loi du 15 mars 1822; connaissance des délits de presse
enlevée au jury. — Retour aux principes de 1819 par la loi du 18 juil-
let 1828.


MESSIEURS,


En jetant un coup d'oeil sur le système adopté en
1819, relativement à la liberté de la presse, nous
avons reconnu qu'on était revenu au système de la
répression, qu'on avait renoncé aux mesures pré-
ventives qui paralysent l'action, en adoptant seule-
ment quelques mesures préventives de la nature de
celles qui peuvent se concilier à la rigueur avec le
système répressif, n'ayant d'autre effet que d'assurer
la répression, de la rendre plus certaine ou plus sé-
vère. Nous avons vu aussi que l'autre caractère
dominant de la législation de 1819 était l'attribution




si


1


813 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au jury de la connaissance des délits de la presse.
C'étaient là les bases du système ;- et certes, si ces
principes fondamentaux avaient pu prendre racine
dans le pays, s'ils avaient pu devenir un fait paisi-
blement accepté, accepté à la fois par le pouvoir et
par le pays, la liberté de la presse aurait bien pu,
encore occuper le législateur, pour reviser, pour
adoucir, pour modifier telles ou telles dispositions,;
ou pour en augmenter en quelques cas le dispositif'
pénal, mais les bases auraient toujours été les mêmes.
Encore une fois, on était évidemment entré dans les
vrais principes de la matière.


C'eût été pourtant bien mal connaître l'histoire. des
choses humaines et des institutions sociales, et,
ajoutons-le, des passions de l'homme, que de croire
sérieusement, en 1819, qu'en effet ce grand travail
était désormais une oeuvre accomplie et irrévocable.
Ce n'est pas ainsi que les choses se passent ici-bas ;
encore une fois, avant qu'une institution nouvelle
quelconque parvienne à être un fait irrévocablement
accepté, avant qu'elle parvienne à l'état de vérité
axiomatique, comme le sont parmi nous le droit de
propriété, l'existence d'une justice sociale, le ma-
riage, les rapports de filiation et de paternité ou
telles autres vérités légales et juridiques, avant,
dis-je, qu'une institution nouvelle arrive à cet état,
il s'écoule toujours un temps considérable, et les
débats se renouvellent sans cesse.


Et il n'y a pas trop de quoi se formaliser. Le pou-
voir, composé d'hommes habitués au calme et au
silence de la censure, devait souvent s'alarmer, s'in-
quiéter


d'un bruit quelquefois un peu désordonné.


CINQUANTE—SIXIÈME LEÇON. 87


La presse, de son côté, sortant tout d'un coup de la
honte, de la colère, de l'asservissement, pour passer
aux


joies de la liberté, avait peine à ne pas se laisser
aller parfois à un peu de licence. Il y avait donc de
part et d'autre, indépendamment de toute autre ar-
rière-pensée, de toutes autres circonstances , une
cause assez réelle de crainte et d'alarme d'un côté,
de violence et d'emportement de l'autre. Il faut bien
du temps pour que les pouvoirs de l'État arrivent à
se regarder, en quelque sorte, comme des êtres de
raison, comme des abstractions. Or, si les pouvoirs
de l'État se regardaient en tout. et pour tout comme
des individus, si, en tant que pouvoirs de l'État,
ils voulaient céder à tous les sentiments de l'homme
privé, la liberté de la presse serait impossible. Il
faut en convenir, l'homme privé ne supporterait ja-
mais, dans sa susceptibilité d'homme privé, ce que
les pouvoirs de l'État peuvent parfaitement suppor-
ter sans péril pour la chose publique et sans dom-
mage réel pour les personnes, en tant qu'hommes
privés. Et, Messieurs, prenons un exemple clans un
autre pays, pour éviter toute application ; que n'a..-
t-on pas dit, que n'a-t-on pas écrit en Angleterre
contre les hommes les plus éminents du pays, soit
parmi les morts, soit même parmi les vivants ? Je
pourrais citer ici des hommes qui sont l'objet d'une
véritable vénération pour tous, et qui ont été traités
par la presse comme des misérables. Eh bien, cela
a-t-il fait quelque tort réel à leur qualité d'hommes
privés? Pas le moins du monde, parce qu'il était,
pour ainsi dire, sous-entendu entre le pays qui lisait
et la presse qui écrivait que c'était là un moyen de




CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
89


• rnaux et autres écrits périodiques s'occupant dejournau
et. de matières politiques. On exigeait de


nouveau l'autorisation préalable pour les journaux,
c'est-à-dire qu'on obligeait ceux qui voulaient fonder
un journal à obtenir une autorisation du gouverne-
ment. On établissait, en second lieu, la censure pour
les journaux et autres écrits périodiques s'occupant
de politique. Ce n'était pas tout encore. En cas de
poursuite pour délit de la presse, un journal pouvait
être suspendu pendant un certain temps. Enfin, en
cas de récidive, le journal était condamné à mort,
c'est-à-dire qu'il ne pouvait plus paraître.


Tel était le système cle la loi du 31 mars 1820.
Comme vous le voyez, le système de 1819 disparut
coniplétement. Il ne s'agissait plus de système ré-
pressif, il s'agissait ouvertement de système préventif.
Cette loi de 1820 fut prorogée par la loi du 26 juillet
1821. Elle ne fut pas seulementprorogée, elle fut éten-
due ; car tandis quela loi de 1 810ne s'appliquait. qu'aux
écrits périodiques qui s'occupaient des nouvelles
et des matières politiques, la loi du 26 juillet 1821
étendit les mêmes dispositions à tous les écrits pério-
diques indistinctement. Tous devaient obtenir l'au-
torisation préalable, tous devaient se soumettre à la
censure.


Cependant, cette loi de 1821 paraissait. l'effet d'une
ci rconstance spéciale et laissait supposer qu'on re-
viendrait, relativement à la presse, à un système dé-
finitif et à un système plus conforme aux véritables
Pri ncipes sur la matière. Mais cette espérance ne pou-
vait être que vainc si elle devait se réaliser à une
époque trop rapprochée de 1820 à 1821. Tous ceux


88 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


guerre purement politique. Ainsi, lord Mansfield, qui
était le plus grand jurisconsulte de son temps et en
même temps l'homme le plus respectable , lord
Mansfield fut attaqué de la manière la plus violente;
et certainement il n'y avait pas un Anglais, pas même
un de ceux qui l'attaquaient, qui ne se fût cru honoré
par une visite de lord Mansfield. C'était donc comme
homme. politique qu'on l'attaquait. Mais il faut que
les hommes politiques, je le répète, arrivent à se
regarder en quelque sorte comme des abstractions.
Or, ce n'est pas là l'oeuvre d'un instant.


De son côté, la presse aussi a besoin de temps,
de réflexion, d'expérience et d'habitude pour recon-
naître où git sa véritable force, pour apprendre
quels sont les meilleurs moyens de marcher d'un pas
ferme et sûr à la conquête de la vérité et du droit.
Elle a besoin d'expérience et de temps pour recon-
naître que le légionnaire romain, qui combattait de
pied ferme en se soumettant aux lois de la discipline,
qui combattait de sa courte épée en se couvrant de
son bouclier, marchait à la conquête du monde d'un*,
pas plus sûr que le Scythe avec son impétuosité dans
l'attaque. Or, ces expériences, ces habitudes ne se
forment pas en un jour. C'était donc une opinion
respectable, c'était un rêve; mais c'était un rêve que
de croire, en 1819, que désormais la liberté de la
presse était établie d'une manière irrévocable.


Aussi ces illusions ne tardèrent-elles pas à dispa-
. li.


raitre. Le système préventif, qui paraissait écarté à
tout jamais, repartit à l'occasion d'un grand crime,
à la suite de l'assassinat du duc de Berry. La loi du -,,, 1
31 mars 1820 rétablit le système préventif pour les




MIL


90 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qui ont quelque souvenir des événements politiques
de cette époque, soit en France, soit ailleurs, com-
prennent bien qu'on ne pouvait guère espérer que le:
pouvoir revînt aux vrais principes de la matière dans
cette période. Ce ne fut donc pas une entreprise fa-,
vorable à la liberté de la presse que la législation de:
1822, qui devait embrasser toute la matière et rem-
placer le système de 1819 ; c'était, au contraire, une
législation faite dans le but d'écarter complétement
les principes de 1810, et de fonder la législation de
la presse sur des bases tout à fait différentes.


Ainsi, vous le voyez, et il n'est pas mal de se donner
l'habitude de récapituler ainsi les faits qui se rappor-
tent l'une ou à l'autre des grandes institutions na-
tionales, ainsi, à la révolution de 89, on proclame le
principe de la liberté de la presse. Il est bientôt après
oublié par les pouvoirs révolutionnaires eux-mômes,
oublié par le Directoire, complétement oublié sous*
le consulat et sous l'empire. 11 ressuscite en 1814,
mais seulement comme principe, et ne peut passer
l'état de réalité. Il n'y arrive qu'en 1819, et c'est
pour disparaître à peu près de nouveau en 1820,
1821 et 1822. Je dis disparaître à peu près de nou-
veau en 1820, 1821 et 1822, et je fais allusion ici au
système des lois du 17 et du 25 mars 1822.
La première de ces lois, celle du 17 mars 1822, est
relative à la police des journaux et écrits pério-
digues. Quel est le système de cette loi ? Elle établit
premièrement, elle aussi, l'autorisation préalable
pour tous les journaux ; secondement, la censure,
non plus comme moyen ordinaire, mais comme"
moyen facultatif, c'est-à-dire qu'elle donne au-


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
91


vernement le droit d'établir, par une ordonnance
contre-signée de trois ministres, la censure dans l'in-
tervalle d'une session à l'autre. Cette censure établie
ainsi par ordonnance devait cesser de plein droit un
mois après l'ouverture de la session, si, pendant ce
délai, l'ordonnance n'était pas convertie en loi ; elle
devait encore cesser de plein droit le jour où une
ordonnance dissoudrait. la Chambre des députés,
c'est-à-dire, en d'autres termes, que la censure devait
disparaître lorsque le pays se préparait à une élection
générale.


Ce n'est pas ici le moment de faire remarquer ce
qu'il y avait de singulier dans cette disposition. Je
dis de singulier, car elle tournait au détriment du
gouvernement lui-même. Comment a-t-on pu s'ima-
giner qu'il pût être dans l'intérêt du pouvoir de bles-
ser d'abord le pays par l'établissement de la censure,
et puis de prononcer la dissolution de la Chambre, la
censure disparaissant alors ! Évidemment ceux qui
conseillèrent cette disposition n'avaient pas suffisam-
ment réfléchi, car ils auraient reconnu qu'elle était
nuisible au pouvoir lui-même, dont l'intérêt était
leur seul guide.


La troisième base du système de 1822, relative-
ment aux journaux, était la disposition qui autorisait
la poursuite contre les journaux pour cause de ten-
dance. C'est là la disposition de l'article 3 de la loi
du 17 mars : a Dans le cas, dit cet article, où l'es-
» prit d'un journal ou écrit périodique, résultant
" d'une succession d'articles, serait. de nature à
• porter atteinte à la paix publique, au respect del
• à la religion de l'État et aux autres religions léga-




92 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» 'entent reconnues en France, à l'autorité du Roi,
à la stabilité des institutions constitutionnelles, à


» l'inviolabilité des ventes des domaines nationaux
• et à la tranquille possesion de ces biens, les cours
• royales clans le ressort desquelles ils seront éta-.
» blis pourront, en audience solennelle de deux
» chambres, et après avoir entendu le procureur -
» général et les parties, prononcer la suspension du
» journal ou écrit périodique pendant un temps qui
» ne pourra excéder un mois pour la première fois
» et trois mois pour la seconde. Après ces deux


suspensions et en cas de nouvelle récidive, la sup-
» pression définitive pourra être ordonnée ». Ainsi
il était permis (l'incriminer l'esprit d'un journal,
l'esprit résultant d'une succession d'articles. On
pouvait donc. déférer un journal à la cour royale,
non en articulant contre lui tel ou tel fait de publi-
cation, non en lui reprochant directement et positilili
vement tel ou tel article comme contenant un
outrage, une diffamation, une injure, une provocation
suivie ou non d'effet, mais en disant que de la lecture
de 10, 20, 30, 50, 100, 200 numéros, il résultait
que l'esprit du journal était contraire à la religion de
l'État, à la constitution du royaume, etc. C'était
donc ce qu'on appelle clans un autre pays un délit
constructif. On construisait un délit, une imputation
pénale avec une masse de matériaux dont chacun,.:
pris isolément, ne donnait point prise à l'actiod
pénale. C'était un délit par induction. C'était une
prétention excessivement orgueilleuse, car c'était'
l'homme voulant imiter la justice morale, la justice
éternelle. C'était autoriser l'application du principe


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.


93


qui permet d'aller de l'intention au fait, tandis que
la justice humaine doit aller du fait à l'intention.
C'est là, Messieurs, la grande ligne de démarcation.
Toutes les fois (lue la justice humaine voudra aller
de l'intention au fait, au lieu de se borner au rôle qui
lui est permis, de remonter du fait à l'intention, elle
agira sans règle, elle agira en aveugle. Les intentions
de l'homme ne se révèlent à l'homme que par les
faits extérieurs. Ainsi, toutes les fois que l'homme
commence par établir, par supposer une intention et
qu'il veut de là conclure que celui qui a eu cette
intention a commis le fait, il renverse l'ordre de la
justice et il bâtit sur le sable ce qu'il y a de plus
difficile à construire, un jugement pénal. C'est une
orgueilleuse imitation de la justice éternelle. La jus-
tice éternelle connaît les intentions. Telle ou telle
action qui, aux yeux des hommes, est parfaitement
innocente, parfaitement justifiable, peut bien ne pas
l'être pour la justice éternelle, parce que la justice
éternelle voit non-seulement les actes, mais les
coeurs, et qu'elle peut partir de l'intention pour qua-
lifier le fait. Mais l'homme ne le peut pas ; l'homme
doit prendre avant tout les faits, les étudier, puis, à
l'aide de son intelligence, de sa raison, avec toute la
prudence, avec toute le scrupule que doit avoir
l'homme exerçant les fonctions les plus terribles,
celles de la justice pénale, il doit remonter, au-
tant qu'il lui est donné de le faire, à l'intention de
l'agent.


C'est seulement ainsi qu'il a le droit d'agir; et
bien heureux encore lorsque, en agissant de la sorte,
en faisant continuellement appel à une conscience




94 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


éclairée et pure, il peut s'acquitter de ses augustes
fonctions sans se donner des remords.


Or, le principe de l'article était tout à fait con-le
traire à celui que je viens d'énoncer. Il voulait au-
toriser la justice humaine, la justice faillible, à passer
de l'intention au fait par ce qu'on a appelé délit
constructif. Ces procès devaient être déférés aux
cours royales en audiences solennelles, comme si la o
solennité de l'audience pouvait changer la nature du
principe. Le pouvoir qui leur était attribué était
celui de suspendre le journal; après récidive, il y
avait confiscation. Et au fond, même indépendam- 4
ment des hautes considérations auxquelles nous ve-
nons de nous livrer, qu'était le pouvoir ainsi confié
aux grands pouvoirs judiciaires? C'était évidemment
un pouvoir extrajudiciaire, c'était évidemment un
pouvoir politique et administratif. On comprend un
pouvoir de ce genre ; c'est une sorte de censure, une
censure sous une forme différente de l'autre. Mais,
encore une fois, le confier avec les formes exté-
rieures de la justice aux cours royales, c'était confier
à ces cours un pouvoir extrajudiciaire, un pouvoir
politique. C'était donc, de la part du pouvoir exécu-
tif, une haute inconséquence. Il associait à lui-même
le pouvoir judiciaire, il en faisait une branche du
pouvoir exécutif; et, en effet, que devenait le pou-
voir exécutif le jour où la cour royale décidait que
les 0, 20, 30, 50,100, 200 numéros du journal incri-;
miné ne contenaient rien de répréhensible? Le jour
où elle décidait qu'il n'y avait là rien à reprendre, le
jour où elle refusait au pouvoir exécutif l'applica-
tion de ce pouvoir censorial qui lui était confié, il est


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON. 95


évident qu'elle se constituait juge des événements
politiques . C'était donc là une disposition contraire
non-seuleme nt aux principes de la justice sociale,
niais aussi aux saines notions des pouvoirs poli-


Telle était la loi du 17 mars 1822. Ce système fut
tiques.


complété par la loi du 25 du même mois. Celle-là
s'occupait de la répression et de la poursuite des dé-
lits commis par la voie de la presse ou par tout autre
mode de publicité. Les caractères se réduisent essen-
tiellement à deux : répression plus étendue et plus
sévère que dans la loi de 1819 ; connaissance' des
délits de la presse enlevée au jury et attribuée dans
certains cas spéciaux aux Chambres ; dans tous les
autres, aux tribunaux de police correctionnelle. C'est
cc que vous pouvez vérifier en lisant les articles 15,
16 et 17 de la loi dont nous parlons. Elle attribuait
aux Chambres la connaissance des délits de la presse
dans le cas d'offenses envers les Chambres ou l'une
d'elles (art. '15) et dans le cas d'infidélité dans le
compte rendu de leurs séances (art. 16, § 1"). Le
2 ' paragraphe de l'article 16 donnait également aux
cours et tribunaux la connaissance du délit d'infidé-
lité dans le compte rendu de leurs audiences. Enfin,
l'article 17 attribuait aux tribunaux de police cor-
rectionnelle les autres délits de presse. Tels étaient
les deux caractères généraux de la loi du 25 mars
1822.


Ainsi, en résumé, dans le système de 1822, la
presse périodique était soumise au système préventif,
et la presse non périodique était soumise à un sys-
tème répressif plus sévère qu'en 1819. Enfin la




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


presse périodique et la presse non périodique étaient
renvoyées, en cas de délit, devant le tribunal de
police correctionnelle et non devant le jury (sauf
les cas spéciaux où les chambres ou le tribunaux
connaissaient des délits dans lesquels ils étaient in-
téressés). Vous le voyez donc, on avait fait un pas
rétrograde immense à partir de 1819.


La loi du 17 mars 1822, je viens de vous le dire,
donnait au gouvernement le droit d'établir la cen
sure entre deux sessions, par une simple ordonnance
contre-signée de trois ministres. On usa de cette fa'
culte au mois d'août 1824. Par une ordonnance du
15 août 1824, la censure fut établie. Mais, dès le
mois suivant, à l'avénement du nouveau roi, parut
une ordonnance déclarant que cette mesure n'était
pas utile, que la presse ne méritait. pas d'être sou-
mise à la censure. L'ordonnance du 15 août fut
donc rapportée, et depuis lors, jusqu'en 1827, le
gouvernement n'exerça pas la faculté que lui donnait
la loi du 17 juin 1822. Mais le 24 juin 1827 la cen-
sure fut remise en vigueur par une ordonnance
royale. C'était donc, comme vous voyez, une épée
constamment suspendue sur la tète de la presse pé-
riodique. Elle jouit d'une demi-liberté pendant trois
ans, mais elle était toujours menacée de la censure,
et la menace se réalisa le 24 juin 1827.


Le mois de novembre arriva et, vous le savez, l . 1
mois de novembre 1827 est une date qui doit occe-- -
cuper une grande place dans l'histoire du pays ; car,
au fond, c'est de là que date une nouvelle succession
d'événements. La chambre de 1827 fut dissoute, et i•
dès lors la censure disparut de plein droit, conformé1 1


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
97


tuent aux dispositions de la loi de 1822. On aurait
donc pu ne pas faire d'ordonnance à cet égard ;
cependant , on rapporta explicitement clans l'ordon-
nance du 5 novembre celle qui avait rétabli la cen-
sure.


La France fut dotée d'une chambre nouvelle, et
l'année 1828 s'ouvrit. par de nouvelles espérances.
On entrevoyait l'époque de '1819 comme si elle allait
renaître en particulier pour la législation sur la
presse. Et il faut être vrai et juste, des hommes
loyaux, modérés, gouvernaient le pays, et certes,
s'il eût été possible, ils auraient épargné de nou-
velles secousses à la France. Cependant ils ne purent
pas faire rapporter en entier les lois de 1822; mais
on eut toutefois une loi sur la presse, une loi qui
mérite de vous être citée, parce que, aujourd'hui en-
core, elle fait partie, pour une portion au moins, de
notre législation sur la presse : je veux parler de la
loi du '18 juillet 1828. Cette loi ne renfermait pas une
législation générale sur la presse, elle n'avait rapport
qu'aux écrits périodiques, à la presse périodique; la
presse non périodique restait donc soumise à la loi
de 1822. Malgré cela, il est encore vrai que les au-
teurs de la loi du 18 juillet 1828 rendirent un grand
service au pays, il est vrai encore qu'ils ouvrirent
une route nouvelle par laquelle la France devait mar-
cher peu à peu à la conquête de toutes les consé-
quences de la Charte.


La loi de 1828,je commence par la dernière de ses
dispositions, parce que c'est la plus importante, la
10i de 1828 disait, article 18 : « La loi du 17 mars
)) 1822, relative à la police 'des journaux et écrits


• 7




98 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» périodiques, est abrogée ». Il n'y a là ni restrie-
tion ni exception aucune. Cette fameuse loi de 18'22
sur la presse périodique fut complétement abrogée.
Or, quel était le sens de ces paroles ? Vous le con.
naissez maintenant que j'ai brièvement exposé quel
était le système de cette loi de 1822 ; dire qu'ffl
l'abrogeait c'était revenir, pour la presse périodique
aux principes de 1819. C'était revenir au système ré.'
pressif, sans autres mesures préventives que celles
dont j'ai essayé d'expliquer la nature, pour les dis-
tinguer des mesures préventives qui paralysent
l'exercice de la faculté. La loi de 1828 se réduit à
ceci pour les journaux : déclaration des propriétaires
et gérants responsables, cautionnement, dépôt, et
ensuite poursuite contre les propriétaires et géra*
responsables pour tous les articles renferma
dans la feuille qu'ils ont signée. Et je rappelle
ici ce que j'ai dit déjà, c'est la disposition la
plus frappante du système, c'est là la mesure pré-
ventive la plus digne d'attention, parce qu'elle a pour
résultat de s'écarter des règles de la justice ordi-
naire en ceci, qu'elle se donne un coupable par pré-
somption, car il serait possible qu'à la rigueur le
gérant responsable n'eût pas connaissance du fait
incriminé. Mais elle justifie cette manière de procé-
der en taxant de négligence et d'imprudence l'homme
qui signerait une feuille en blanc ou sans s'assurer
de son contenu.


Voilà donc le système de 1819 reproduit par la
loi de 1828. « Tout Français majeur jouissant des
» droits civils pourra, sans autorisation préalable,
D publier un journal ôu écrit périodique eu se con-


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
90


» formant aux dispositions de la présente loi ».
C'est l'r. Ensuite arrive l'obligation de la
déclaration du gérant responsable et du cautionne-
ment. La loi de 1828 diffère de celle de 1819 par
quelques dispositions de détail dans lesquelles nous
ne devons pas entrer, d'autant plus que les dernières
dispositions elles-mêmes ont subi plus tard des mo-
difications.


Ainsi, en 1828, on était rentré dans la véritable
route. 11 pouvait y avoir des différences d'opinion
sur la question de savoir si ces mesures étaient bien
adaptées aux circonstances, s'il y avait du trop ou
du trop peu dans le système adopté, toutes ques-
tions faciles à résoudre plus tôt ou plus tard. Mais il
n'y avait plus d'infraction aux principes. La loi de
1828 faisait désirer et espérer une seconde loi qui
aurait abrogé celle du 25 mai 1822 comme elle avait
abrogé elle-même celle du 17 mars 1822, de manière
qu'on serait rentré complétement dans l'esprit,
sinon dans les dispositions de 1819. Vous savez tous
que ces espérances furent trompées et que la presse
eut à subir de nouvelles attaques. Il ne nous appar-
tient pas de raconter les résultats de ces attaques,
mais on a pu cependant comprendre, mais com-
prendre trop tard, tout ce que le principe de la li-
berté de la presse avait fait de chemin depuis le jour
où il était arrivé à l'état de réalité, c'est-à-dire en1819.
Et quoique cet état n'eût duré que peu de temps,
cependant, comme c'était la réalisation d'un prin-
cipe déjà entré dans les idées du pays, cette courte
réalisation fut suffisante pour que le principe poussât
de profondes racines dans un sol déjà préparé. Aussi




100 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


je n'hésite pas à dire, sous ce point de vue particu-
lier, que les législateurs de 1819 et de 1828 ont
rendu un véritable service à leur pays, un service que
la France ne doit pas oublier. J'irai même jusqu'à
dire que ceux qui, par des lois écrites dans un esprit
opposé, ont voulu resserrer, comprimer la liberté
de la presse, ont fait une oeuvre que je me garderai
bien de vouloir justifier, mais dont le résultat n'a pas
été funeste au pays. Il en est de la presse, de cette
puissance si difficile à saisir, comme d'une grande.
rivière. Essayez de la renfermer dans des digues très.:N
étroites et très-solides à la fois, elle se creusera un
lit beaucoup plus profond, elle prendra un cours
beaucoup plus fort, un cours violent même, et ces
digues trop étroites n'auront servi qu'à en redou-
bler la puissance. Et alors ce ne sont pas les obstae;,;,
des qu'on essayera d'opposer au torrent qui pour-
ront l'arrêter. Il emportera les ouvrages et les ou-
vriers. Ainsi, pour la presse, la lutte qu'elle a eu à
soutenir lui a été plutôt utile que nuisible, car par
cette lutte elle est entrée plus profondément dans
les entrailles du pays; par cette lutte, elle a acquis
peu à peu les forces qui devaient la rendre enfin
maîtresse du champ de bataille.


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Dispositions de la Charte de 1830 sur la liberté de la presse comparées
avec celles de la Charte de 1814. — Difficulté d'établir une législation
sur la presse qui ne tienne aucun compte des circonstances au milieu
desquelles elle est faite. — Il est à regretter que dans cette branche
de législation, comme dans beaucoup d'autres, au lieu d'accumuler
des lois se référant les unes aux autres, on ne fasse pas une loi
unique comprenant toutes les dispositions sur la matière.


Examen de la législation actuelle. — Dispositions sur les crieurs, affi-
cheurs, vendeurs et distributeurs d'écrits, dessins, etc. — Dispositions
préventives relatives à la presse périodique : déclaration préalable,
gérants responsables, cautionnement, portion du cautionnement que
doivent posséder les gérants, timbre et transport des journaux. —
Dispositions répressives.


MESSIEURS ,


L'article 7 de la Charte de 1830 s'exprime en ces
termes : « Les Français ont le droit de publier et de
D faire imprimer leurs opinions, en se conformant


aux lois. La censure ne pourra jamais être ré-
tablie ».
Cet article, comparé à celui de la Charte de 1814,


révèle une suppression et une addition. On a sup-
primé, après les mots « en se conformant aux lois »,
ceux-ci:« qui doivent réprimer les abus de cette liberté ».
Et l'en a ajouté : « La censure ne pourra jamais être




102 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» rétablie ».Telles sont les différences de rédaction qui
se trouvent entre l'article 7 de la Charte de • 830 et.
l'article 8 de celle de 1814.


La portion de phrase qui parlait de répression a
été supprimée, et l'a été, dit le rapporteur de la
Charte de 1830, à cause de l'abus qu'on avait fait du
mot réprimer, lorsqu'on voulait y voir l'équivalent
du mot prévenir. Enfin, comme on avait essentielle-
ment en vue la censure comme le fait gouvernemental
dont on avait eu le plus à se plaindre, pour trancher
la question et ne plus laisser de prise à une mauvaise
interprétation, on a ajouté la dernière partie de l'ar-
ticle.


Tel a été le but de ces amendements. On aurait pu
élever quelques doutes sur la convenance du premier.
Car si l'on avait voulu abuser du mot réprimer, il n'est
pas moins vrai que ce mot, entendu clans sa signifi-
cation naturelle et ordinaire, exprime une idée pn".-
cisément contraire à celle des mesures préventives.
Dès lors ce mot, ou d'autres analogues, placés clans
la Charte, auraient exprimé une idée de la plus haute
importance, car ils auraient. dû être entendus dans le
sens d'exclusion des mesures préventives, tandis
que, le mot réprimer n'étant plus dans la Charte, on
pourrait, par interprétation, soutenir ou vouloir sou-
tenir que la censure seule, en tant que mesure pré-
ventive, est formellement interdite.


Quoi qu'il en soit, tel est. le texte de la Charte sous
l'empire de laquelle nous vivons aujourd'hui.


Une seconde disposition relative à la matière que
nous examinons, disposition de la plus haute impoli'.
tance, se trouve à l'article 69 : « Il sera pourvu s'


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.


103


cessivement par des lois séparées, et dans le plus
court délai possible, aux objets qui suivent :


» .1 ° l'application du jury aux délits de la presse et
aux délits politiques


».


Telles étaient les deux dispositions de la Charte
relativement à la législation sur la presse ; mais, ainsi
qu'il est dans la nature des lois constitutionnelles,
les deux articles en question n'avaient fait que poser
les principes généraux dirigeants qui, naturellement,
appelaient des lois organiques réalisant ces principes
et les appliquant à toutes les espèces qui pouvaient
se présenter. Aussi, au premier moment, la position
était celle-ci. La Charte avait été revisée, les deux
dispositions fondamentales dont je viens de parler
avaient été posées, et les lois organiques qui se trou-
vaient cependant en vigueur au moment de la publi-
cation de la nouvelle Charte remontaient à •828,
à 1822, à 1819, même à 1814, même à l'Empire,
même au Directoire; car, entre autres, la loi du 5 ni-
vôse an V sur les crieurs publics était toujours en
vigueur. 11 se trouvait donc. ainsi que les dispositions
introduites dans la Charte à la révolution de 1830
étaient momentanément associées et, pour ainsi dire,
amalgamées avec des dispositions dérivant de tous
autres systèmes, de tous autres régimes et remontant
à des époques fort éloignées de l'événement qui avait
modifié la Charte. Dans cet état de choses, les esprits
spéculatifs auraient pu concevoir un désir, former un
voeu. Ils auraient pu désirer qu'une loi complète sur
la matière, embrassant à la fois la police, la répres-
sion, la poursuite et le jugement, vint mettre tout cela
en harmonie avec les deux principes de la Charte et




104


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


faire disparaitre, en grande partie chi moins, les clic=
ficultés d'application. On aurait pu désirer voir,
au moyen d'une loi complète, disparaître enfin tous
ces éternels renvois à une loi, et à une seconde, et à
une troisième, de différents systèmes comme de dif-
férentes dates ; on aurait voulu voir disparaître cette
mosaïque composée de matières si diverses réunies
ensemble tant bien que mal et plutôt mal que bien.
Mais, il faut en convenir, t'eût été là un désir
presque téméraire, un voeu d'utopiste, surtout en
matière de presse. Et la raison m'en paraît tout à
fait simple. Les lois de la presse auront toujours, par
la nature même des choses, un caractère politique.,.:-
La presse est dans l'État un instrument trop puissant:-
un instrument qui touche à trop d'intérêts, pour que
la législation sur cette matière puisse jamais dé-
pouiller le caractère de législation politique. Dès lors
les lois de la presse, quoi qu'on fasse, seront toujours
plus ou moins des lois de circonstance, dans ce sen
qu'elles seront toujours plus ou moins des lois qui s
présenteront comme des moyens urgents , ou bie
comme des mesures imprévues sollicitées par telle,
ou telle circonstance, par tel ou tel événement poli-
tique. Lorsque tout est calme, lorsque tout est dans
l'état régulier et normal, nul ne pense à des lois sur
la presse, parce que, en effet, personne alors n'en
éprouve le besoin. Presque toutes les lois sur la
presse ont été bien ou mal, à tort ou à raison, solli-
citées par une circonstance, par un événement po-
litique; elles ont été sollicitées alors comme des


jmesures urgentes et auxquelles on ne . pensait gtièri:
quelque temps auparavant. Cela étant., il serait pe


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
105


raisonnable de demander pour la presse un de ces
travaux réguliers, complets, qui viennent de temps
en temps prendre la place de ce qui existait, et ré-
gulariser telle ou telle branche de législation.


Je dis telle ou telle branche de législation, et je le
dis avec intention, car je ne voudrais pas que mes
paroles fussent entendues comme une apologie sans
restriction du système de codification. Tout en re-
connaissant que la grande codification peut être,
dans certains moments, après certaines • crises so-
ciales, un moyen nécessaire et essentiellement utile
pour fonder une organisation nouvelle, je ne crois
pas qu'en thèse générale et appliqué à toutes choses,
le système des grandes codifications soit le meilleur
pour arriver à établir des lois fortement élaborées et
préparées avec tout le soin convenable. Mais autre
chose est le système des grandes codifications, autre
chose la régularisation successive de telle ou telle
branche de législation, travaux dont les bornes sont
aisément assignables et dont l'esprit peut saisir à la
fois l'ensemble et les détails.


Quoi qu'il en soit, si l'on peut espérer voir réali-
ser sur telle ou telle matière ce voeu légitime en lui-
même, je persiste à croire que cela sera bien difficile
pour la législation sur la presse. Aussi qu'arriva-t-il
après la Charte de 1830? Nous avons à l'heure qu'il
est huit lois, ou, pour en omettre une, qui n'est que la
rectification d'une erreur matérielle, nous avons sept
lois sur la presse depuis 1830; ce sont celles du
8 octobre, du 29 novembre, du 10 et du 14 décem-
bre 1830, du 8 avril 1831, du 24 février 1834 et du
9 Septembre 1835. Et ces lois se modifient plus ou




106 COURS DE DROIT CONSTITCTIONNEL.


moins les unes les autres. Elles se réfèrent même
souvent aux lois antérieures à 1830, elles abrogent
une partie de ces mêmes lois et en conservent
une autre partie. Vous voyez donc. que, même
dans ce moment, la législation sur la presse est loin
d'être une chose simple, facile à saisir et à coordon-
ner. C'est, au contraire, une matière fort compli-
quée, et qui exige de votre part des études attentives
et sérieuses lorsque, non contents d'en saisir et d'en
posséder les bases, vous voudrez descendre aux dé-
tails de cette partie de nos lois pénales et de police.


Au surplus, cette espèce de mélange, cette espèce
de confusion de lois diverses et de débris de sys-
I différents pour former un seul tout, n'est pas
chose particulière à la législation sur la presse. Il
n'est pas un de vous qui ne sache que nous sommes
exactement dans le même cas pour un grand nombre
de matières législatives, au point qu'il faut bien
croire que, si cette méthode se perpétuait, si elle
durait longtemps, si sur une foule d'objets on conti-
nuait ainsi à accumuler lois sur lois, sans jamais
arriver à ce que les Anglais appellent une consolida-
tion des lois, il est à craindre que nos descendants
ne puissent, comme cela a été fait en Angleterre,
porter un toast à la sainte et bienheureuse obscu-
rité des lois.


Pour nous faire une idée à la fois générale, mais
exacte, du système adopté, de la mise en vigueur des
deux principes constitutionnels posés dans la Charte,
nous parcourrons rapidement trois points. Ce_ sont
les mêmes que nous avons déjà signalés à votre at-
tention. Nous examinerons brièvement, en premier g,


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
107


lieu, quelles sont les mesures préventives admises
clans la législation actuelle en fait de presse et de
publication; nous verrons ensuite quels sont les prin-
cipes de répression posés dans cette même législa-
tion. Nous examinerons enfin quels sont les principes
qui règlent la poursuite et le jugement des délits de
la presse. Mesures préventives, répression, pour-
suite, c'est là ce qui forme l'ensemble du système.


Et d'abord, quant aux mesures préventives, il s'en
présente plusieurs; nous trouvons d'abord l'autori-
sation préalable du gouvernement, ou de la police,
ou de l'autorité municipale, l'autorisation d'un pou-
voir quelconque enfin, pour qu'il soit libre à un indi-
vidu ou à une société de faire telle ou telle chose, de
publier telle ou telle chose. C'est là une mesure qui
appartient à la classe des mesures préventives. Or,
l'autorisation préalable est nécessaire : 1° à ceux qui
font le métier d'afficheur ou de crieur public. La loi
du 5 nivôse an V (22 décembre 1796) se bornait à
défendre de crier dans les rues les écrits périodiques,
les journaux ou les actes de l'autorité, autrement que
par le titre général et l'intitulé de ces journaux et de
Ces écrits, et si c'étaient des actes de l'autorité, par
l'intitulé de l'acte et le nom de l'autorité dont il
émane. Voilà en quoi consistait la loi du 5 nivôse
an V, composée de trois articles, dont le dernier
formait la sanction pénale.


Cette législation fut modifiée par l'article 290 du
Code pénal de 1810, qui, par une disposition particu-
lière, établit que : Q Tout individu qui, sans y avoir


été autorisé par la police, fera le métier de crieur
» ou afficheur d'écrits, imprimés, dessins ou gra-




»


408 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Dvures, même munis des noms d'auteur, imprimeur,
» dessinateur ou graveur, sera puni d'un emprison_
» nement de six jours à deux mois ». Le principe de
l'autorisation préalable n'était donc pas posé dans
la loi de nivôse, il l'a été dans le Code pénal.


Cette .disposition du Code pénal fut abolie par la
loi du 10 décembre 1830.sur les afficheurs et crieurs
publics. L'article t" est ainsi conçu : « Aucun écrit,
Dsoit à la main, soit. imprimé, gravé ou lithographié,
Dcontenant des nouvelles politiques ou traitant




.1


Djets politiques, ne pourra être affiché ou placardé
» dans les rues, places et autres lieux publics : sont
» exceptés de la présente disposition les actes de
Dl'autorité publique ». L'article 2 porte que : « qui-
» conque voudra exercer, même temporairement„..
» la profession d'afficheur ou crieur, de vendeur on •


distributeur sur la voie publique, d'écrits impri-
» més, lithographiés, gravés ou à la main, sera tenu
» d'en faire préalablement la déclaration devant
» l'autorité municipale et d'indiquer son domicile.
• Le crieur ou afficheur devra renouveler cette dé-
» claration chaque fois qu'il changera de domicile ».
L'article 3 reproduit la disposition de la loi du 5 ni-
vôse an V : « Les journaux, feuilles quotidiennes ou


périodiques, les jugements et autres actes d'une
» autorité constituée, ne pourront être annoncés
» dans les rues, places et autres lieux publics, au-
» trement que par leur titre. Aucun autre écrit
» imprimé, lithographié, gravé ou à la main, ne pourra
» être crié sur la voie publique qu'après que le
Dcrieur ou distributeur aura fait connaître à l'auto-
» rité municipale le titre sous lequel il vient l'annon-


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON. 109




cer, et qu'après avoir remis à cette autorité un
Pexemplaire de cet écrit D.


La loi de 1830 avait donc abrogé l'article 299 du
Code pénal, et elle abrogeait aussi la loi du 5 nivôse
an V, dans ce sens qu'elle la remplaçait par des
dispositions analogues. Aussi le dernier article dit-
il : « La loi du 3 nivôse an V, relative aux crieurs
» publics et l'article 290 du Code pénal sont abro-


gés ». Nais la disposition de l'article 290 du Code
pénal ne tarde pas à être remplacée par une loi nou-
velle, par la loi du 46 février 4834, dont voici
l'article 4-: « Nul ne pourra exercer, même temporai-
» rement, la profession de crieur, de vendeur, ou de
Ddistributeur sur la voie publique d'écrits, dessins
Dou emblèmes imprimés, lithographiés, autogra-
»pliés, moulés, gravés ou à la main, sans autori-
» sation préalable de l'autorité municipale. Cette
»autorisation pourra être retirée. Les dispositions
»ci-dessus sont applicables aux chanteurs sur la
» voie publique ». La disposition pénale est un em-
prisonnement de six jours à deux mois pour la pre-
mière fois, et de deux mois à un an en cas de réci-
dive. L'article 290 du Code pénal ne parlait pas de
la récidive. Il y a donc sous ce rapport aggravation.


Ainsi la première mesure préventive est la décla-
ration préalable, exigée des crieurs, vendeurs ou
distributeurs d'écrits, dessins, emblèmes, etc. Une
seconde mesure préventive (le la même espèce se
trouve à l'article 20 de la loi du 9 septembre 1835.
« Aucun dessin, aucunes gravures, lithographies,
" médailles et estampes, aucun emblème, de quelque
• nature et espèce qu'ils soient, ne pourront être


,.(Feift"




110 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» publiés, exposés ou mis en vente sans l'autorisa-
» tion préalable du ministre de l'intérieur à Paris,
» et des préfets dans les départements. En cas de
» contravention , les dessins , gravures , lithogra_
» phies, médailles, estampes ou emblèmes, pour-
» ront être confisqués, et le publicateur sera con-
» damné par les tribunaux correctionnels à un
» emprisonnement d'un mois à un an, et à une
» amende de cent francs à mille francs, sans pré-
» judice des poursuites auxquelles pourraient don-
» ner lieu la publication, l'exposition et la mise en
» vente desdits objets ». C'est un article qui repro-
duit en les aggravant', les dispositions de l'article 1.2
de la loi du 25 mars 1822.


Enfin, le troisième cas où l'autorisation préalable
du gouvernement. est nécessaire se trouve à l'article
21 de la même loi du 9 septembre 1835 : « Il ne
D pourra être établi soit àParis, soit, dans les dépar-
» tements, aucun théâtre ni spectacle, de quelqu.
» nature qu'ils soient, sans l'autorisation préalabl
• du ministre de l'intérieur à Paris et des préfels
» dans les départements. La même autorisation seri,
D exigée pour les pièces qui y seront représentées.'
• Toute contravention au présent article sera pull:,


par les tribunaux correctionnels d'un emprisonne
» ment d'un mois à un an, et d'une amende de min.
D francs à cinq mille francs, sans préjudice confr
» les contrevenants des poursuites auxquelles pouf,.
» ront donner lieu les pièces représentées D.


I Dans l'article 12 de là loi du 25 mars 1822, l'einprisonm ment et
seulement de trois jours à six mois, el, l'amende de dix francs à cinq
cents francs.


CINQUANTE—SEPTIÈME LEÇON. 211


Une seconde espèce de mesures préventives se
trouve dans la déclaration préalable à laquelle sont
assujettis les journaux et dans la constitution des
gérants responsables. Nous avons déjà eu occasion
de parler de ces deux mesures en parlant des lois
antérieures à 1830, et vous vous souvenez qu'elles
furent également adoptées et organisées, régulari-
sées par la loi de juillet 1828 dans ses articles '1, 5,
6, 7 et 8. La déclaration préalable devait contenir :
1° le titre du journal ou écrit périodique et les
époques auxquelles il devait paraître ; le nom de
tous les propriétaires autres que les commanditaires,
leur demeure, leur part dans l'entreprise ; 3° le nom
et la demeure des gérants responsables ;4° l'affirma-
tion que ces propriétaires et gérants réunissaient les
conditions de capacité prescrites par la loi; 5° l'indi-
cation de l'imprimerie dans laquelle le journal ou
écrit périodique devait être imprimé (art. 6). Il de-
vait y avoir un, deux ou trois gérants ayant chacun
individuellement la signature (art. 4).


« Les gérants responsables ou l'un ou cieux d'entre
» eux, dit l'article 5, surveilleront et dirigeront par


eux-mêmes la rédaction du journal ou écrit pério-
dique. — Chacun des gérants responsables devra
avoir les qualités requises par l'article 980 du
Code civil, être propriétaire d'une part au moins
dans l'entreprise et posséder, en son propre et
mpreirviét


»


nom
.


, un quart au moins du cautionne-


Vous trouvez dans cet article, pour le dire en pas-
sant , un exemple frappant de l'économie très-em-
barrassante de paroles que font quelquefois les




112 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


législateurs. Était-il bien nécessaire d'aller pêcher
dans le Code civil, au titre des donations entre-vifs
et des testaments, l'article 980 pour dire que qui-
conque voudrait être gérant d'un journal devrait
être « mâle, majeur, sujet du roi, jouissant des
droits civils ? » N'aurait-il pas été beaucoup plus
simple d'écrire ces quatre conditions dans la loi
elle-même? Cette manière de procéder dans la com-
position d'une loi, quand même elle n'aurait pas
d'autres inconvénients, a celui de faire perdre beau-
coup de temps pour qu'on sache ce que le législateur
a voulu dire. Car je cloute que, parmi les personnes
qui ont occasion de lire l'article . 5 de la loi de 1828,
il y en ait beaucoup qui sachent tout d'abord quelles
sont les qualités requises par l'article 980 du Code
civil.


La troisième des mesures préventives de la se-
conde espèce est d'un caractère plus sérieux. C'est
le cautionnement. Les principes à cet égard avaient
été posés déjà dans les lois antérieures à 1830 et, en
particulier, dans la loi du 18 juillet 1828. Cette loi
(art. 2) imposait un cautionnement de 6,000 francs
de rentes aux journaux paraissant plus de deux fois
par semaine dans les départements de la Seine, de
Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. C'était là le
maximum.


Après 1830, on s'occupa de cette question et, dans.
la loi du 14 décembre, le cautionnement fut abaissé':
Le maximum fut fixé à 2,400 francs de rentes po
les journaux paraissant plus de deux fois Aar
semaine dans les départements de la Seine -et de
Seine-et-Oise. Mais une loi postérieure, celle du


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
113


9 septembre 1835, a changé et la limitation et-la
nature du cautionnement. D'après l'article 13 de
cette loi, le cautionnement doit se faire non plus en
rentes, mais en numéraire. Il doit être versé au


qui en paye l'intérêt au taux réglé pour lesTrésor


les journal urno'n ou écrit périodique paraît plus de deux
cautionnements. Le taux en est fixé comme il suit :
S
Ibis par semaine, soit à jour fixe, soit par livraison et
irrégulièrement, le cautionnement sera de 100,000
francs. Ensuite ce cautionnement va en diminuant en
raison des termes de la publication et de la popula-
tion de la ville où elle se fait.


Mais il ne suffisait pas d'exiger un cautionnement,
le législateur a été plus loin. 11 y avait une question
grave a résoudre, celle de la propriété des caution-
nements. Or vous sentez qu'on peut. faire également
une mesure préventive d'une assez grande efficacité,
selon qu'on statue sur la propriété du cautionnement
d'une manière ou d'une autre. La loi de 1828 exi-
geait que le gérant responsable fùt propriétaire du
quart au moins du cautionnement. La loi du 14 dé-
cembre1830 avait, comme nous l'avons vu, diminué
de beaucoup le cautionnement, puisqu'elle en avait
réduit le maximum de 6,000 francs à 2,400 francs
de rentes. Mais elle avait ajouté que le gérant res-
ponsable devrait posséder en son propre et privé
nom la totalité du cautionnement et que, s'il y avait
P lusieurs gérants responsables, ils devraient possé-
der, en leur propre et privé nom et par portions
égales, la totalité du cautionnement. La loi de 1835,
Sous ce rapport, n'a suivi exactement ni la loi de
1830 ni celle de 1828, mais elle s'est plutôt rappro-


io.




114 COU: IIS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


chée de la première que de la seconde. Elle exige
que chaque gérant possède en son propre et privé
nom le tiers du cautionnement.


Ainsi donc, dans l'état actuel, au nombre des me-
sures préventives relatives aux journaux, il y a, outre
la déclaration préalable et les gérants responsables,
le cautionnement, dont le maximum est de cent mille
francs, et dont chaque gérant responsable doit pos-
séder le tiers.
441


Une quatrième mesure préventive, qui est la con-
séquence des autres, c'est la signature du journal
sur minute. Vous pouvez voir à cet égard l'article 8
de la loi du 18 juillet 1828 et l'article 16 de la loi du
9 septembre 1835. Je me contente de vous renvoyer
à ces lois.


Enfin une dernière mesure, qu'on peut jusqu'à un
certain point placer parmi les mesures préventives,
quoiqu'on puisse aussi ne l'envisager que comme
une mesure de finance, c'est le timbre et le port des
journaux, timbre et port qui sont réglés par les ar-
ticles 2, 3 et 4 de la loi du 14 décembre 1830.


Tel est l'ensemble des mesures préventives exis-
tant aujourd'hui. L'infraction à ces règles, à ces
mesures, constitue ce qu'on appelle une contraven-
tion. Mais j'aurai bientôt une observation à faire sur
Ce mot, car autrement il pourrait induire en erreur
beaucoup d'entre vous, ceux surtout qui ne con-
naissent d'autre définition de ce mot que celle qui est
écrite en tête du Code pénal.


Je passe à la seconde partie de notre travail, à
l'examen des principes de répression posés -dans la
législation actuelle en fait de presse et de publicationl


À


CINQUANTE- SEPTIÈME LEÇON.
115


Nous avons eu déjà occasion d'exposer à cet égard
quelques idées générales et de mettre sous vos yeux
un aperçu du système de la loi de 1819. Ce système
mérite d'être rappelé ; la loi de 1819 posait en prin-
cipe une règle générale et, il faut le dire, une règle
de droit commun. Elle disait : « Quiconque


aura
» provoqué l'auteur ou les auteurs de toute action
» qualifiée crime ou délit à le commettre, sera ré-
D pillé complice et puni comme tel n. C'était là un
principe de droit commun sur la complicité. On est
complice lorsqu'on excite, lorsqu'on provoque. C'est
la règle posée par notre Code pénal, qui punit les
complices comme les auteurs mêmes (art. 59 et sui-
vants). Là-dessus notre législation s'écarte en grande
partie des théories les mieux établies, à mon sens,
et qui nous amènera'ent à reconnaître des différences
assez sensibles entre les diverses espèces de com-
plicité. Ainsi, pour prendre comme exemple la loi
de 1819, il se peut très-bien que le provocateur soit
coupable, dans certains cas, dans certaines circons-
tances, à l'égal de l'auteur matériel du crime ; on
conçoit que dans certains cas il soit plus coupable,
et le contraire aussi peut très-bien se concevoir.
Mais, tant qu'on ne mettra pas dans la loi de distinc-
tion entre les coauteurs et les complices, on n'arrivera
jamais à une exactitude suffisante sur la matière;
tanqu'on ne distinguera pas ceux qui véritablement
De font qu'un par la pensée, par le projet, par l'exé-
cution du crime, qui ne sont qu'autant d'instruments
attachés à l'exécution de la même pensée criminelle,
tant qu'on ne distinguera pas ces codélinquants de
ceux qui n'ont été qu'auxiliaires, et à qui je réser-




116
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


verai le nom de complices, il sera très-difficile d'ar-
river à des distinctions bien nettes sur cette matière
et de mettre l'application dans un rapport aussi
prochain que cela est possible à l'homme avec les
principes.


Quoi qu'il eu soit, il n'est pas moins vrai que le
principe de 1819 était un principe de droit commun,
ou du moins conforme aux règles de notre législa-
tion pénale. Mais cet article 1" de la loi de 1819
s'occupait de la provocation considérée comme com-
plicité, lorsqu'il y avait eu un effet, un résultat. 11 y
avait complicité lorsqu'il y avait un fait principal.
Ainsi j'instigue, je provoque à commettre le crime
de fausse monnaie. Le crime de fausse monnaie est
réellement commis, je suis complice. Nous ne nous
occupons pas maintenant du degré de complicité,
nous disons seulement que, dans l'exemple que je
viens de donner, le provocateur est complice. Mais
quand le crime ou le délit n'a pas été commis, il n'y
a pas de complicité possible. Ou ne peut pas être
complice d'un fait qui n'a pas eu lieu. Restait donc
alors la question : Qu'est-ce que ce fait de provoca-
tion, lorsqu'on ne peut plus le considérer comme un
fait de complicité, le crime n'ayant pas eu lieu? Le
législateur a été conduit alors à distinguer la provo-
cation suivie d'effet de celle qui n'en a pas été suivie.
Quant à la provocation suivie d'effet, il s'est borné à
eu renvoyer les auteurs au Code pénal. Mais conune
cela n'était pas possible pour la provocation non
suivie d'effet, on en a fait un délit sui generis, à pou
près comme on a fait au Code pénal pour la Mena%
quand elle est accompagnée de certaines circule"


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
117


La menace, par elle-même, n'est pas mêmetances.
un commencement de crime, ce n'est point un acte
préparatoi re à l'exécution d'un crime, et ceux qui
uni voulu la considérer ainsi ont commis un contre-
sens. Si je vous dis : « A moins que vous ne fassiez


telle ou telle chose pour moi, je me porterai contre
» vous à tel ou tel acte », on ne peut pas dire qu'il y
a commencement du crime que je déclare vouloir
commettre, car le meilleur moyen pour exécuter un
crime, ce n'est pas d'avertir ceux contre lesquels il
est préparé. La menace a donc été avec raison con-
sidérée comme un délit sui generis et non autrement.
Eh bien, d'après les mêmes règles et sous le même
point de vue, la loi de 4 819 faisait de la provocation
non suivie d'effet un délit particulier, spécial. La lé-
gislation de 1822 adopta au fond un système ana-
logue: seulement la pénalité fut plus forte, et ensuite
le législateur attacha de l'importance à effacer de la
lei le mot de provocation, qui avait été employé par
la loi de 1819 comme mot technique. Il effaça le mot
provocation, parce qu'au Palais on avait souvent ar-
gumenté de ce mot pour dire que, dans le fait pour-
suivi, il pouvait y avoir offense, mais qu'il n'y avait
pas provocation. On avait essayé plusieurs fois
d'échapper ainsi à la loi, et c'est pour cela que le légis-
lateur effaça ce mot dans la loi de 1822. Vous ne l'y
trouvez donc pas, et les articles sont conçus d'une
manière plus brève et plus directe. Ainsi, l'article 2
dit seulement : « Toute attaque, par l'un des mêmes
» moyens, contre la dignité roule... sera punie, etc... D,
tand is que, dans la loi de 1819, on avait dit : Sera
réputée provocation au crime et punie toute




1 I S COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


attaque formelle, etc. (art. 4). Alors on disait : Oui,
y a eu attaque, niais elle n'apas été faite de manière à
provoquer. Le législateur effaça donc le mot provo-
cation. Le reste du système est le même qu'en 1819,
mais la pénalité est plus forte.


En 1830, on se borna d'abord à une loi en deux
articles (29 novembre), qui avait pour but d'abroger
l'article 2 de la loi du '25 mars 1822, pour mettre à la
place un article en harmonie avec le nouvel état de
choses. Voici cette loi tout entière : « Article 1":
» Toute attaque par l'un des moyens énoncés en
» l'article ter de la loi du 17 mai 1819 contre la
» dignité royale, l'ordre (le successibilité au trône,
» les droits que le roi tient du voeu de la nation fran-
» çaise, exprimé dans la déclaration du 7 août 1830
» et de la Charte constitutionnelle par lui acceptée
» et jurée dans la séance du 9 août de la même année,
» son autorité constitutionnelle, l'inviolabilité de sa
» personne, les droits et l'autorité des Chambres,
» sera punie d'un emprisonnement de trois mois à


cinq ans et d'une amende de trois cents francs
» às ix m francs. — Article 2. L'artièle 2 de la loi
» du 25 mars 1822 est et demeure abrogé ».


Tel était donc l'état des choses au 29 novembre
1830. Lorsqu'il y avait complicité réelle, renvoi au
Code pénal ; lorsque la provocation n'avait pas été
suivie d'effet, délit sui generis, mais pénalité renfer-
mée dans les limites du délit, c'est-à-dire l'empri-
sonnemen t.


Cet ordre d'idées a été modifié par la loi du 9 sep-
tembre 1835 en ce sens : Les provocations, sans
distinguer désormais si elles sont nu non suivief;


a


CINQUANTE—SEPTIEME LEÇON. I19


d'effet, sont considérées comme des crimes sui gene-
ris. « Toute provocation par l'un des moyens énon-
» cés en l'article 1" de la loi du 17 mai 1819, aux
» crimes prévus par les articles 86 et 87 du Code


pénal, soit qu'elle ait été ou non suivie d'effet, est
I. un attentat à la sûreté de l'Etat ». Vous connaissez
sans doute les dispositions des articles 86 et 87 du
Cod: , pénal : « L'attentat contre la vie ou contre la
» personne du roi, dit l'article 86, est puni de la
» peine du parricide. — L'attentat contre le roi ou


contre la personne des membres de la famille
D royale est puni de la peine de mort. — Toute
» offense commise publiquement envers la personne
» du roi sera punie d'un emprisonnement de six
» mois à cinq ans et d'une amende de 500 francs à
» 10,000 francs. Le coupable pourra en outre être
» interdit de tout ou partie des droits mentionnés


en l'article 42, pendant un temps égal à celui de
D l'emprisonnement auquel il aura été condamné.


Ce temps courra à compter du jour où le cou-
» pable aura subi sa peine ». -« L'attentat, dit l'ar-
o ticle 87, dont le but sera soit de détruire, soit de
» changer le gouvernement ou l'ordre de successi-
» bilité au trône, soit d'exciter les citoyens ou habi-


tants à s'armer contre l'autorité royale, sera puni
» de mort ».


Ainsi les deux provocations, suivies ou non suivies
d 'effet, sont placées sur la meule ligne quant à la
qu alification. L'une et l'antre sont qualifiées attentat
à la sûreté de l'État. La différence ne se retrouve que
dans la pénalité. « Si elle a été suivie d'effet, elle sera
» Punie conformément à l'article ter de la loi du




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» fi mai 1819 D. C'est-à-dire que le coupable sera
réputé complice et puni comme tel. C'est. là l'appliea..
tion du droit commun. « Si elle n'a pas été suivie


d'effet, elle sera punie de la détention et d'une
D amende de 10,000. à 50,000 fr ». Les articles 2 et :1
sont une extension donnée aux art icles 86 et 87 di,
Code pénal dont nous venons de donner le texte.
Outre les cas prévus par les articles 86 et 87 du
Code pénal, sont encore considérées comme attentat
à la sûreté de l'État,d'après l'article 2 : « L'offense an
D roi commise par les mêmes moyens (ceux de
D l'art. 1 lorsqu'elle a pour but d'exciter à la haine


ou au mépris de sa personne, ou de son autorité
constitutionnelle » ; d'après l'article 5 : « L'attaque


D contre le principe ou la forme du gouvernement
D établi par la Charte de 1830, tels qu'ils sont définis


par la loi du 28 novembre 1830, lorsqu'elle a pour
but d'exciter à la destruction ou au changement


• du gouvernement n. Dans les c-as de ces deux ar-
ticles, le coupable doit être jugé et puni conformé-
ment aux deux derniers paragraphes de l'article 4':
juridiction de la Chambre des pairs, détention et
amende de 10,000 à 50,000 francs.


Vous voyez donc que la loi de 1835 a effacé, quant.
à la qualification, la distinction posée en 1819 entre
la provocation suivie et la provocation non suivie
d'effet. Toutes deux sont aujourd'hui des attentats
à la sûreté de l'État. La différence ne se retrouve que
quant à la pénalité. Les autres dispositions de la loi
de 1822 restent les mêmes. Il n'y a eu que quelques
modifications et quelques additions dans la


-
mène


loi du 9 septembre 1835, modifications et addition.'


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON. 121


pour lesquelles je suis obligé de vous renvoyer aux
deux lois elles-mêmes.


Voilà donc les bases du système répressif. De ma-
nière qu'aujourd'hui, et cette observation est très-
importante pour ce qu'il nous reste à dire, car elle
règle la question de juridiction, car elle règle la
question de la compétence, car elle sert de commen-
taire au paragraphe 1" de l'article 69 de la Charte,
de manière, dis-je, qu'aujourd'hui il y a — attentats
à la sûreté de l'État — délits contre les autorités
constituées, chambres et tribunaux, — délits de la
presse proprement dits, et enfin ce qu'on appelle
contravention. Il importe de se faire une idée
nette de ces distinctions introduites dans le droit
positif; il importe de s'en faire une idée nette,
car c'est de là que découle la question de la juridic-
tion. Cela étant, vous me permettrez, au commence-
ment de la séance prochaine, de vous remettre sous
les yeux le cadre des quatre éléments de répression
établis clans la législation actuelle, pour qu'en termi-
nant nous puissions vous exposer quel est l'état de la
législation relativement à la poursuite et au juge-
ment, et comment le législateur a appliqué l'article 69
de la Charte.




s


s


CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Classement des délits de la presse : l o Attentats contre la sûreté de
l'État, avec ou sans complicité; 2° crimes rentrant dans le droit com-
mun; 3° délits punissables de peines correctionnelles; 4° contraven-
tions. — Observations sur la théorie du Code pénal, qui partage les
faits punissables en crimes, délits et contraventions, non d'après la
nature du fait, mais d'après la peine appliquée. — La connaissance
de tous les délits de la presse attribuée au jury, sauf les cas de diffa-
mation, d'injure contre les Chambres et d'infidélités dans le compte
rendu des séances des Chambres et des audiences des tribunaux. —
Résumé et conclusion.


MESSIEURS,


Ainsi que nous l'avons vu dans notre dernière
réunion, le système répressif en ce qui concerne les;
délits de la presse, tel qu'il est. établi clans la légis-
lation aujourd'hui en vigueur, classe les délits (nous
prenons ce mot dans un sens général), classe les
délits de la presse sous diverses catégories : 1° les
attentats à la sûreté de l'État, soit que ces attentats
soient l'effet d'une complicité, soit qu'il n'y ait point
eu de fait commis et, par conséquent, point de com-
plicité : tel est le sens des articles 1, 2 et 5 de la loi
du 9 septembre 1835; 2° les autres crimes dont la
presse peut se rendre coupable par complicité. C'est


CINQUANTE—HUITIÈME LEÇON. 123


là un renvoi au droit commun, que nous avons vu
établi par l'article .ter de la loi du 17 mai 1819, ar-
ticle qu'il faut combiner avec l'article 7 de la même


disJeJ avec l'article 7 de la même loi, car l'ar-loi.
ticle er ne frappe que les provocations proprement
dites, faites par le moyen de la publicité. Aussi pou-
vez-vous remarquer que tous les mots employés par
cet article l er emportent l'idée de publicité. Ainsi,
par exemple, on dit : e Par des discours, des cris
» ou menaces proférés dans des lieux ou réunions
» publics, par des écrits, des imprimés, des des-


sins, des gravures, des peintures ou emblèmes
» vendus ou distribués, mis en vente ou exposés
Ddans les lieux ou réunions publics, par des pla-
» cards ou affiches exposés aux regards du public ».
11 y a toujours l'élément de la publicité. L'article 7
de la même loi vous dit : « Il n'est point dérogé aux


lois qui punissent la provocation et la publicité
résultant de tous actes autres que les faits de publi-
cation prévus par la présente loi ». C'est, en d'au-
tres termes, un renvoi au droit commun, c'est-à-


dire à l'article 69 du Code pénal où se trouve la
définition de complicité.


faits


Prement dits, c'est-à-dire les faits punissables de
Dans la troisième sont. les délits de la presse pro-


peines correctionnelles (emprisonnement et amende),


Voilà donc les deux premi ères classes de faits.


prévus par les lois de 1819, 1822, 29 novembre
et 10 décembre 1830, et 9 septembre 1835. Cepen-
dant cette catégorie n'est pas aussi générale qu'elle
le parait au premier abord, et je suis o1:,:1gé d'entrer
Jus ce détail pour l'examen des principes relatifs




124 COUIIS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au jugement et à la poursuite. Cette catégorie, dis-
je, admet elle-même quelques limitations. Il y a des
délits prévus par les lois en vigueur, qu'il faut sortir
de cette catégorie pour en faire une classe à part.
Ce sont les délits d'offense envers les Chambres pré-
vus par la loi du 25 mars 1822, article 15. Cet ar-
ticle se rapporte proprement à la poursuite ; les dis-
positions pénales se trouvent aux articles 6 et 7,
qu'il faut combiner avec l'article 1" de la loi du
29 novembre 1830. Dans cette classe spéciale ren-
trent aussi l'infidélité et la mauvaise foi dans le
compte rendu des séances des Chambres et des au-
diences des cours et tribunaux (art. 7 de la loi du
25 mars 1822). Ces délits constituent une classe à
part, parce que, ainsi que nous le verrons, on en a
soumis la connaissance et le jugement à une juridic-
tion autre que celle qui punit les autres délits de la
presse.


Enfin, reste une dernière catégorie qui est aussi
d'une grande importance : je veux parler des coi: tra-


• ventions, ou infractions à la loi en matière de presse.
Qu'est-ce qu'une contravention? Si je pose la ques
tion en ces termes, il n'y a pas un de vous dont la
pensée ne coure aussitôt à l'article 1" ainsi qu'aux
articles 464, 465, 466 et. 470 du Code pénal. L'ar-
ticle l er du Code pénal, en effet., appelle contraven-
tion : « l'infraction que les lois punissent des peines
» de police », comme il appelle délit : « l'infra&
» fion que les lois punissent de peines correction-
» nelles 5), comme il appelle crime : « l'infraction
» que les lois punissent d'une peine afflictive no
» infamante ». Quelles sont. les peines de police et


CINQUANTE—HUT1E111E LEÇON. 125


punissent la contravention? Le Code vous le dit aux
articles 464 et suivants : c'est l'emprisonnement,
t'amende et la confiscation de certains objets saisis.
Tel est le système du Code pénal, et il faut bien le
lire, de la législation générale du pays. Telle est la
nomenclature adoptée, et c'est plus qu'une nomen-
clature, c'est une qualification, c'est la qualification
des faits tirée, non de la nature de ces faits, non de
leur moralité ou de la moralité de leur auteur, du
moins d'une manière directe, mais d'un fait exté-
rieur, de la peine, du taux, de la qualité ou de la
nature de la peine. La division établie dans le Code
pénal ne tient, je le répète, aucun compte direct ni
de la nature et de la moralité du fait, ni, en consé-
quence, de la mission du juge dans l'appréciation
de ce fait, car la mission du juge n'est pas la même,
quelle que soit la nature du fait qui iui est déféré.
Ainsi, quand on défère à un tribunal un roulier,
parce que les jantes de ses roues n'ont pas la lar-
geur voulue, le tribunal n'a rien à voir; si réellement
les roues ne sont pas aussi larges qu'elles doivent
l'être, il n'a qu'à condamner le roulier. Mais quand
on défère à un tribunal un fait qualifié meurtre, par
exemple, le tribunal, quel qu'il soit, a de bien autres
questions à examiner, même dans les limites que la
loi positive lui prescrit. Admettons que la loi posi-
tive définisse le fait de manière que la qualification
soit incontestable, resterait toujours la question de
la moralité de l'agent ; car, selon la moralité de l'a-
gent , en d'autres termes, selon la nature du mobile
411i aura agi chez lui, intention directe, volonté, ou
bien imprudence, négligence, non-seulement le taux


beent`i;\




126 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de la peine diffère, mais la nature du fait aussi est
différente. Nul ne compare, par exemple, l'homicide
commis par imprudence avec l'homicide volontaire,
c'est-à-dire avec le meurtre.


Ainsi donc, le Code pénal n'a été évidemment
qu'un instrument. On voulait, au fond, répartir la
besogne judiciaire entre plusieurs juridictions, et la
répartir de manière à laisser au jury le moins de ma-
tières possibles et à ne renvoyer en même temps à
la simple police aucune matière de quelque impor-
tance. C'est là le but qu'on voulait atteindre. On
voulait donc un instrument facile à manier, au moyen
duquel on pût faire la répartition telle qu'on la dési-
rait. De là les trois prétendues définitions qui se
trouvent en tète du Code pénal. De là aussi peut-
être cette habitude d'envisager la peine, non clans
ses rapports intimes, indissolubles avec la moralité
du fait et de l'agent, car ce lien nécessaire existe
entre la nature intime du fait punissable et la nature
de la peine, de là, dis-je, l'habitude de ne plus envi-
sager la peine dans ses rapports fondamentaux,
mais uniquement comme mesure. Et si l'on pouvait
employer une comparaison triviale, nous dirions
qu'on envisage la peine comme l'aune du boutiquier,
qu'on applique à l'étoffe la plus commune comme à
la plus riche.


C'est d'après ces idées que des faits d'une nature
fort analogue se trouvent placés sous des juridictions
différentes. Ainsi le faux, même en écriture privée,
pourra être envoyé devant la cour d'assises. L'abus
de confiance, l'action de l'homme qui prend na
blanc-seing et y écrit une obligation en sa faveur, ne


CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.
127


seront pas renvoyés devant la Cour d'assises, parce
qu'ils ne sont punissables que d'une peine correc-
tionnelle ; ils seront renvoyés devant le tribunal
correctionnel. Or, entre ces deux faits, l'analogie est
très-grande. Dans tous les vols, le fait fondamental
est le même, c'est la soustraction intentionnelle du
bien d'autrui, dans le but d'en profiter. C'est là le
t'ait fondamental. ll est le même pour le filou, pour
le domestique qui vole son maitre, pour le malheu-
reux qui est parvenu à se procurer une fausse clef,
pour celui qui s'est servi d'une échelle, pour celui
qui a employé la menace. Eh bien, dans le système
du Code pénal, pour savoir si ces actions sont des
crimes ou des délits, il faut examiner si elles réunis-
sent telles ou telles circonstances qui feront pronon-
cer telles ou. telles peines, et c'est la peine appliquée
à chaque fait qui décidera s'il est crime ou s'il n'est
que délit.


Ce système, quels que soient ses avantages ou,
pour mieux dire, quelle que soit la commodité dont
il peut être en pratique, commodité que je ne veux
pas révoquer en doute, ne pouvait pas ne pas offrir
de temps à autre des résultats singuliers, mais de
Pareils résultats durent se présenter surtout lorsque
la France commença à jouir de la liberté de la
presse. Car alors on eut, pour ainsi dire, une nou-
velle classe de délits qui pouvaient exister aupara-
vant, que le Code avait, en quelque sorte prévus,
mais qui devaient être très-rares; car, là où existe la
censure, il ne peut y avoir beaucoup de délits de
Presse. On entra donc dans l'appréciation d'un fait
(enn pouvait regarder comme nouveau, les délits de




128 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la presse. Or, quoique nous ayons dit, ce qui nous
semble vrai, que la presse n'est au fond qu'un instru-
ment, il n'est pas moins vrai que, par la nature de
cet instrument, l'appréciation des délits de la press.
offrait quelque chose de tout à fait particulier. Elle
offrait quelque chose de tout à fait particulier quant
à l'appréciation de la moralité du fait et de la mora-
lité de l'agent. Elle offrait quelque chose de plus par-
ticulier encore, parce que le plus souvent le délit de
la presse revêt la nature d'un délit politique. Ainsi
s'offrait cette singulière anomalie que, le taux des
peines n'excédant pas la mesure des délits propre-
ment dits, la mesure des peines correctionnelles,
tous les délits de la presse se trouvaient renvoyés
devant les tribunaux correctionnels.


Si l'on n'avait pu appliquer aux faits de la presse que
les peines de simple police, la singularité du système
aurait frappé tous les yeux, car tous ces faits auraient
dû être renvoyés aux juges de paix ou aux maires. Mais
on y fit moins d'attention, parce que c'étaient les tri-
bunaux correctionnels qui avaient à prononcer.


Les observations relatives à la distinction entre les
crimes et les délits s'appliquent avec plus de raison
encore entre les délits et les contraventions propre-
ment dites. La contravention se distingue du délit en
ce que, quelle qu'en soit la peine, la contravention
n'est autre chose qu'une infraction à une loi de police,
à une loi, pour ainsi dire, de temps el, de lieu. La con-
travention n'est autre chose au fond qu'un délit de cir-
constance. Je m'empresse d'expliquer ces expres-
sions; il n'y a là rien qui tende à dépouiller le fait de
sa moralité. J'ai déjà eu occasion de vous présenter


CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.
129


cette observation dans une autre séance; il y a des faits
qui sont des faits immoraux de leur propre nature, des
faits immoraux en tout lieu, en tout temps, et ces
faits immoraux de leur nature en tout lieu et en tout
temps sont aussi en tout lieu et en tout temps plus ou
moins nuisibles à l'ordre social. Quand il est en pré-
sence d'un de ces faits, le législateur n'a plus qu'une
question à examiner, celle de savoir si le dommage,
la nuisance, comme disent les Anglais, le damnum,
comme disaient. les Latins, dépasse ou ne dépasse pas
les inconvénients et les dangers dela justice sociale. Si
malgré l'immoralité du fait, malgré le dommage quel-
conque que ce fait apporte à l'ordre social, les dan-
gers et les inconvénients de la justice étaient encore
plus grands, le législateur fermerait les yeux, car le
législateur n'est pas chargé de la répression des dé-
sordres moraux. Vous en avez des exemples dans
tous les pays ; vous savez bien qu'aucune législation
da puni tous les faits immoraux indistinctement,
qu'elles ont même négligé souvent des faits nuisibles
à un degré assez élevé. Vous savez tous les questions
qu'on peut élever sur le duel et sur l'avortement. Je
n'en dis


i pas davantage pour le moment. J'ai voulu
seulement montrer que des faits peuvent être nuisi-
bles et immoraux sans mériter cependant que le légis-


eu les punisse.
Il y a donc, je le répète, des faits immoraux de


leur nature et nuisibles à l'ordre social en tout lieu
et en tout temps. Ainsi, le meurtre, l'assassinat, les


11


attentats à la pudeur et autres faits de même nature.
Y en a d'autres dont l'immoralité et le daninum


existent que dans certains lieux et dans certaines
111




130 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


circonstances. Je m'explique par un exemple•: L'ac,
tion de porter des armes sur soi, abstraction faite des
circonstances de lieu et de temps, est un fait aussi
innocent que de porter un bâton, un chapeau ou telle
autre chose. Il y a même des circonstances où por-
ter des armes est une action louable, utile, néces-
saire. Le port d'armes en lui-même n'est donc point
un délit. Supposons maintenant des circonstances
données ; ainsi, chez un peuple violent, adonné à
l'ivresse, l'expérience a démontré que porter des
armes sur soi, c'est s'exposer à commettre des cri-
mes. Eh bien, dans ce cas-là, le port d'armes est
un mal, et non-seulement un mal matériel, niais un
mal moral ; l'homme, à l'aide de sa raison, doit dé-
couvrir que porter des armes alors est un mal. De
même, mettre sur sa fenêtre un corps mobile, dont
la chute peut écraser les passants, est un mal qui
réunit les deux conditions. Mais c'est un mal qui tient
aux circonstances. Supprimez ces circonstances et le
mal disparaît, le mal moral comme le mal matériel.


Vous voyez donc qu'il y a une distinction réelle à
faire entre ces deux ordres de faits. Ainsi il se peut
que le législateur ait eu besoin de frapper de sanc-
tions pénales quelques-uns de ces faits du second
ordre, et alors -il y a devoir impérieux pour lui de
manifester clairement les raisons qui l'y déterminent,
parce que l'immoralité de ces faits est moins évidente
que dans les autres cas. Tout le travail du législateur
consiste à découvrir si vraiment il y a les rappore-
dont nous parlons entre le fait et les circonstances de
lieu et de temps. C'est sans doute là une oeuvre dif fi


-cile, c'est un des travaux législatifs où l'erreur eSt


CINQUANTE•HUITIÈME LEÇON.
131


le plus aisée. Le législateur peut s'alarmer outre me-
sure et frapper des faits sans qu'il y ait urgence.
C'est dans des cas semblables que les gouvernements
absolus ont le plus abusé de leur pouvoir. Mais
l'abus d'un principe ne rend pas ce principe mau-
vais. C'est donc, je le répète, l'oeuvre du législateur
de découvrir les circonstances de lieu et de temps
qui doivent le déterminer à frapper de sanctions
pénales tel ou tel acte qui, en soi, n'a rien de répré-
hensible.


Arrive alors le travail du juge, et ceci mérite un
instant d'attention. Dans les cas dont nous parlons,
le législateur fait ordinairement une loi de police
impérative ou prohibitive. Ainsi, il pourra dire dans
une loi de police : « Je défends qu'on porte des


armes sur soi. Je ne m'embarrasse pas de savoir
e si le porteur d'armes a de bonnes ou de mauvaises
» intentions. Je dis que les hommes qui ont de
» bonnes intentions doivent ne pas porter d'armes,
» parce qu'il y a des hommes disposés à abuser de
» cette faculté et que je ne puis les distinguer des
Dautres ». Il peut aussi faire une loi préventive, et il
y a de ces lois partout, même en Angleterre. Il peut
dire : « Vous ne vendrez des poisons qu'en remplis-
n sant certaines conditions, en ayant telle ou telle
Dqualité, en prenant telles ou telles précautions ».


Voilà l'oeuvre du législateur. Qu'a maintenant à
faire le juge ? On lui défère, par exemple, un homme
qui a vendu des poisons, sans s'être conformé au
règlement de police. Le juge, à coup sûr, ferait un
étrange abus de ses pouvoirs si, par cela seul que
rfiomm e qu'on lui défère ne s'est pas conformé au




132 COURS DE bIlOIT CONSTITUTIONNEL.


règlement de police, il tirait la conclusion que cet
homme a voulu commettre des empoisonnements.
La seule conséquence à tirer contre lui, c'est qu'il a
violé un règlement de la police ; mais cette conclu-
sion, le juge doit la faire sans s'embarrasser de l'in-
tention du contrevenant. Il dira : « Vous ne deviez
D pas ignorer que, pour vendre des poisons, il fallait
» remplir telles formalités. Vous ne les avez pas
» remplies ; je vous applique la loi D. S'il a à faire
appréciation de la moralité de l'agent, il rie le fera
que dans l'application du maximum ou du minimum
de la peine. S'il s'agit d'un homme auquel on n'a
rien à reprocher ordinairement, il appliquera le mi-
nimum ; dans le cas contraire, il pourra appliquer le
maximum. Mais toujours il appliquera la peine. Il su
trouvera toujours dans le cas de ce qu'on a appelé
le dol présumé, ce qui veut dire que, la loi étant
connue ou réputée connue, on n'est pas tenu de
prouver à l'infracteur qu'il a voulu violer la loi, mais
seulement qu'il l'a violée.


Telle est la nature des infractions à la loi de police.
Ce sont presque toujours des faits auxquels on ne


peut appliquer l'adage Res ipsa in se Muni habet,
du moins en les comparant au vol, à l'assassinat;
aussi la peine est-elle plutôt un moyen d'avertisse-
ment qu'une véritable punition. Or, cela étant, il y a
donc une classe de faits qui sortent des crimes et
des délits proprement dits. Ce sont là vraiment les
contraventions. Eh bien, toutes les contraventions
sont-elles passibles uniquement de l'emprisonnement


quinze :muesde un à cinq jours et de l'amende de un à j
f


que nous trouvons aux articles 465 et 466 du Code


CINQUANTE—HUITIÈME LEÇON.
133


9 Il y a plus : vous trouverez au Code pénal
pénal •des délits qui ne sont que de véritables contraven-
tions, nouvelle preuve que la division des matières
de ce Code n'est pas conforme à la nature des idées.
Dès lors il est arrivé que les lois spéciales dont nous
sommes encombrés sur toutes les matières, aussi
bien que sur les matières de presse, renferment
une grande quantité de dispositions relatives à des
contraventions toutes punissables de peines supé-
rieures à celles du Code pénal.


Venons maintenant aux lois de la presse. Il y a
aussi en cette matière des contraventions qui échap-
pent complétement à la théorie du Code pénal, parce
qu'elles entraînent des peines supérieures à celles
des articles 465 et 466, mais qui ne sont pourtant
que des infractions, des infractions aux lois de police
sur la presse. Vous les trouverez dans les lois du
10 décembre 1830. du 16 février 1834 et du 9 sep-
tembre 1835. Ainsi, pour en donner un exemple, le
gérant d'un journal doit le signer en minute. Eh
bien, l'infraction à cette disposition est une contra-
vention que la loi punit d'une amende de 500 à
3,000 francs. Ce sera jtouours une infraction à une
loi de police, le taux de la peine ne peut ôter à l'acte
sa nature.


Nous avons reconnu différentes catégories de faits
Punissables par les lois en vigueur. Vous compren-
drez parfaitement les différences, vous comprendrez
que l'article 69 de la Charte ne peut être entendu
et ne l'a pas été d'une manière absolue. Car nous
avons des attentats, des crimes, des délits et des
contraventions. Les attentats et les crimes sont ren-




134 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


voyés par la législation ordinaire devant les cours
d'assises, sauf les cas où ils sont déférés à la cour
des pairs. Les délits appartiennent au jury, non par
la jurisprudence ordinaire, mais en vertu de l'article
69 de la Charte, article dont le principe a été dév&-
loppé par la loi du 8 octobre 1830. L'article 1 de'
cette loi est ainsi conçu : Q La connaissance de tous
» les délits commis soit par la voie de la presse, soit
» par tous les autres moyens de publication énoncés.


en l'article l er de la loi du 17 mai 1819, est attri-
buée aux cours d'assises ».
L'article 2 fait une exception pour les cas prévus


par l'article 14 de la loi du 26 mai 1819, c'est-à-dire
pour les délits de diffamation ou d'injure verbale :
la connaissance de ce délit est conservée aux tribu-
naux correctionnels.


L'article 3 fait une seconde exception pour cer-
tains délits dont j'ai fait une classe à part, c'est-à-
dire les délits d'injure contre les Chambres, ou de
mauvaise foi dans le compte rendu de leurs séances
et dans le compte rendu des audiences des cours et
tribunaux. Ces délits peuvent. être jugés par les
Chambres elles-mêmes et par les cours et tribunaux
qui ont à se plaindre d'infidélité et de mauvaise foi
dans le compte rendu de leurs audiences.


Enfin, il y a les contraventions dans le sens que
nous venons d'expliquer, non plus les contraventions
(lu Code pénal, mais les infractions aux lois de police
sur la presse. La connaissance en a été conservée
aux tribunaux correctionnels. Vous avez, en effet,
plusieurs dispositions de cette nature, entre- autres
dans la loi du 10 décembre 1830. Celte loi nous es-


CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON. 135


o
igne l'intention du législateur, car elle est posté-


rieure à celle qui renvoie au jury les délits de la
presse. Vous avez aussi la loi du 16 février 1834 qui
renvoie, pour des faits analogues, devant la police
correctionn elle. Enfin, vous en trouvez de nouveaux
exemples dans les articles 10, 11, 16, 18, 20 et 21
de la loi du 9 septembre 1830.


Ainsi donc la poursuite des faits imputés à la
presse se trouve ainsi répartie aujourd'hui : les atten-
tats, ou pour mieux dire les crimes qualifiés atten-
tats, les crimes non qualifiés attentats, et les délits
en général sont renvoyés devant la cour d'assises,
sauf les cas déjà énoncés, où la Cour des pairs, les
chambres et les . tribunaux jugeant sans jury sont
compétents. Enfin, les contraventions, infractions
aux lois et règlements de police sur la presse, lors-
qu'elles dépassent la pénalité des articles 464 et 465
du Code pénal, ont été conservées aux tribunaux
correctionnels.


Tel est, en résumé, notre système actuel sur la
législation
a


de la presse. Telles sont les limites que la
iposées à l'exercice de cette précieuse liberté,


garantie par l'article 7 de la Charte. Vous le voyez,
les mesures préventives au premier chef, les mesures
qui paralysent l'action, sont exclues par l'article
même de la Charte. Les autres mesures préventives
ont été employées au moyen du cautionnement, du
gérant responsable et de quelques autres encore.
Quant à la répression, vous avez vu quelles sont les
catégories de faits punissables. Enfin, quant au
troisième point, qui à mes yeux est le point capital,
quant à la poursuite et au jugement, vous avez;vii




136 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qu'il faut distinguer les attentats, les crimes, les
délits et les contraventions, pour se faire une idée
nette du droit de poursuite et de la juridiction. Tel
est, après un laps de presque un demi-siècle, tel est,
depuis 89, le résultat auquel nous sommes arrivés;
nous avons obtenu la liberté de la presse et l'apte
cation du jury à la plus grande partie des cas. C'est
un résultat précieux. J'espère que la liberté de la
presse a désormais trouvé la plus solide des garanties,
puisqu'elle est entrée dans les moeurs du pays. La
législation de la presse pourra subir encore des mo-
difications; mais, je le répète, la liberté de la presse
a pris racine dans les moeurs du pays, et l'on ne peut
plus la lui enlever. Il y aura peut-être longtemps
encore des tiraillements entre la presse et ceux qui
pourront avoir à s'en plaindre; mais j'ai la ferme con-
viction que le jour arrivera où la presse libre et les
gouvernants vivront ensemble, sinon dans des rela-
tions tout à fait amicales, au moins en bonne intel-
ligence.


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON


SÙMMAIRE


Liberté d'enseignement. — Puissance de l'enseignement sur l'enfance et
l'adolescence. — Enseignement public et enseignement privé. — In-
convénients de l'enseignement donné exclusivement par l'État et de •
l'enseignement complétement livré aux entreprises particulières. —
Nécessité d'un système qui concilie la liberté avec des garanties pour
les familles et pour la société. — Difficultés que présentait cette ques-
tion au moment de la révolution française — Principes généraux
posés dans la Constitution de 91. — Lois de la Convention, du Direc-
toire et du Consulat. — Fondation de l'Université impériale. — Lois
et ordonnances de la Restauration. — Double principe de l'instruc-
tion publique et de la liberté de l'enseignement posé dans la Charte
de 1830. — Loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire, premier
essai de conciliation entre les deux principes posés dans la Charte.


MESSIEURS,


Nous avons dit que la liberté individuelle s'ap-
plique aux faits matériels et aux faits intellectuels et
moraux. En suivant cette distinction, nous avons
étudié d'abord quelques-unes de ses applications
aux faits de la première espèce, et nous l'avons étu-
diée ensuite dans ses applications aux faits de la
seconde espèce, ce qui nous a amené à parler entre
autres de la liberté des cultes et de la liberté de la
Presse. Il y a une autre applical ion importante de la




138 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liberté individuelle aux faits moraux dont nous de-
vons dire quelque chose, je veux parler de la liberty
d'enseignement.


Si l'on prend le mot enseignement dans sa signifi-
cation la plus générale, nous en avons parlé impli-
citement, car, en réalité, les hommes s'enseignent
continuellement, les uns les autres, et par l'exemple
et par la parole, et par les écrits, principalement au
moyen de la presse ; mais j'entends ici parler de
l'enseignement proprement dit, c'est-à-dire de l'ins-
truction méthodique et régulière donnée à la jeunesse,
et plus particulièrement encore à l'enfance et à
l'adolescence.


11 n'est personne qui, ayant réfléchi tant soit peu
à la mission de l'homme qui enseigne, puisse s'éton-
ner d'entendre qualifier de sacerdoce l'enseigne-
ment, surtout celui de l'enfance et de l'adolescence.
Je dis surtout celui de l'enfance et de l'adolescence,
c'est-à-dire celui où non-seulement la parole, mais
l'exemple, mais la personnalité tout entière de
l'homme qui enseigne s'adressent essentiellement à
l'âge de la mémoire , de l'imagination et sur-
tout de l'imitation. Ce sont là, vous le savez, les
caractères dominants du jeune âge, de cet âge si
.ouvert à toutes les impressions, quelle qu'en soit
la nature, lorsque les impressions sont constantes
ou du moins très-souvent répétées , lorsqu'elles
sont accompagnées de l'autorité de l'homme qui
enseigne.


J'ai dit non-seulement la parole, mais l'exemple,
mais la personnalité tout entière du maitre ; ca l' il
n'est pas de personne ayant même superficiellement


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.
139


l'enfance, qui ne sache que l'enfant qu'on
instruit te pas seulement les paroles du maître :


enseignement direct est souvent celui auquelcet
l'enfant prête le moins d'attention. Mais il étudie, il
observe son maitre, quel qu'il soit d'ailleurs, que ce
soit un maître proprement dit, que ce soit son père
ou son tuteur; il observe, il étudie la personne qui
le dirige et, sans s'en douter, l'imite constamment.
Là se trouve cette puissance énorme et redoutable
de l'homme sur le jeune âge, par le moyen de l'ins-
truction et de l'éducation. Il n'y a, je le répète, per-
sonne ayant observé le jeune âge qui ne connaisse
ces faits, qui ne les ait mille fois remarqués, qui, après
quelque temps, n'ait été frappé de voir se réfléchir
avec une surprenante exactitude l'homme enseignant
dans l'enfant enseigné.


On comprend dès lors combien cette puissance a
dei attirer l'attention : car, encore une fois, elle est
si grande que les parents qui consentent à déléguer
d'une manière à peu près complète à autrui l'instruc-
tion et l'éducation .de leurs enfants, qui consentent
à ce que leurs enfants reçoivent cette instruction,
cette éducation, sous un autre toit que le toit. pa-
ternel, consentent en définitive à soumettre, en
quelque sorte,.leurs enfants à une autre paternité,
consentent, en quelque. sorte, à les jeter dans un
autre moule que le moule de la famille dans laquelle
lis sont nés. Et il se peut que ce changement soit
utile dans un grand nombre de cas ; mais, utile ou
nuisible, il n'est pas moins vrai que l'influence dont
.le parle existe et que l'enfance et l'adolescence se
gent essentiellement aux idées, aux sentiments,




140 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


même aux formes des personnes chargées de leur
instruction et de leur éducation.


De ces considérations générales, et qu'il serait si
facile d'étendre, sur la puissance de l'enseignement,
surtout lorsqu'on prend ce mot dans un sens complet,
lorsqu'on entend parler à la fois de l'instruction
proprement dite et de l'éducation, de ces considéra-
tions générales, dis-je, il résulte des conséquences
de la plus haute importance.


Et d'abord, plus les personnes à qui l'enseigne-
ment s'adresse sont jeunes, plus il devient directe-
ment influent, plus il s'approche du sacerdoce, car
alors il agit plus par voie d'autorité que par voie de
raisonnement. Il s'adresse à des intelligences qu'il
doit commencer à développer et à former, il s'adresse
à des intelligences encore hors d'état de juger.
Aussi la question (le l'enseignement a-t-elle dans
tous les temps, dans le monde ancien comme dans
le monde moderne, préoccupé souvent les penseurs
et, en particulier, les philosophes, les publicistes et
les hommes d'État.


Vous le savez, dans le monde ancien, les esprits
étaient tellement préoccupés de ces idées, ils étaient
tellement frappés de cette influence de l'enseigne-
ment sur l'avenir des sociétés civiles, de la part que
peut prendre cette puissance dans la question de
l'assiette sociale, qu'on était arrivé à cette consé-
quence extrême qu'aucun particulier, sans excepter
le père de famille, ne méritait la confiance que sup-
pose le rôle d'instituteur. On pensait que l'instru c


-tion et l'éducation de la jeunesse devaient être
l'affaire de la société elle-même. De là les systèmes,


CINQUANTE-NEUVIEME LEÇON.
141


de là les projets, de là les utopies qui tendaient à
faire de la société une espèce de couvent, d'institu-


Certes, nul de nous n'est tenté de pousser à un tel
tion monastique.


d'exagération les conséquences résultant dedegré d
la haute importance de l'enseignement dans la so-
ciété; mais, certes aussi, chacun de nous voit surgir
là une question grave, une question difficile à ré-
soudre, précisément par rapport à la matière qui
nous occeupe, par rapport à la liberté individuelle
appliquée aux faits moraux. La question s'élève entre
l'action purement individuelle et libre et l'interven-
tion du pouvoir, du gouvernement, dans l'enseigne-
ment.


Si la liberté individuelle, à cet égard, n'a pas de
limites, si en outre le gouvernement n'intervient en
aucune façon, l'instruction est livrée complétemcnt
aux entreprises particulières. Mais il ne manque pas
d'hommes persuadés que l'enseignement est chose
trop grave pour que la société ne s'en charge pas
directement. Or, qu'arrive-t-il dans le cas où l'ensei-
gnement appartient entièrement et exclusivement au
pouvoir, dans ce sens du moins que nul ne peut
s'établir instituteur sans l'autorisation du pouvoir
lui-même? On arrive alors à un résultat qui peut être
double. Il se peut, en effet, qu'un gouvernement,
voulant accomplir sa tâche en entier, répande d'une
manière uniforme l'instruction dans toutes les parties
de l'État; et quand je dis l'instruction, je songe avant
teut, comme vous le faites sans doute, à l'instruction
élémentaire, à l'instruction populaire, je songe avant
to t à l'instruction distribuée à ceux qui en ont le




142 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


plus besoin et manquent le plus des moyens de se la
procurer. Il se peut donc, je le répète, qu'un gou-
vernement, voulant accomplir entièrement sa tâche,
répande l'instruction d'une manière uniforme dans
toutes les parties de l'État. Ainsi, il y aurait calomnie
à ne pas reconnaître que dans les États autrichiens
l'instruction élémentaire est généralement répandue
par le gouvernement lui-même. Il y a même des
mesures pour contraindre les parents à faire en sorte
que leurs enfants reçoivent la dose d'instruction que
le gouvernement veut bien leur accorder. Mais où
sont, dans ces systèmes politiques, les garanties que
l'instruction sera effectivement et généralement ré-
pandue? Si l'on peut citer un cas où cela existe, on en
peut citer dix où cela n'existe pas, on en peut citer
où le gouvernement, distributeur unique de Pins-
! ruction, la distribue avec une telle parcimonie que
la plus grande partie de la population en est abso-
lu ment privée.


Mais en acceptant même l'hypothèse la plus favo-
rable, que résulte-t-il de cette instruction officielle?
Rappelons-nous ce que nous venons de dire sur l'in-
fluence de l'enseignement, et reconnaissons que c'est
là un des moyens les plus puissants de stéréotype!'
la société civile, un des moyens les plus puissants de
l'immobilisa'. Il est à peu près certain , en outre,
qu'avec ce système il faut renoncer à toute espèce de
progrès dans l'enseignement et dans le choix des mé-
thodes. Car lorsqu'il y a une méthode officiellement
et généralement établie, il se forme une routine
générale, un état de choses qui devient ,séculaire•
Ainsi, sous le rapport politique et sous le rapport


C1NQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.
143


intellectuel, les inconvénients de ce système sont
évidents.


Si vous adoptez le système contraire, le système
de l'enseignement livré complétement aux individus,
aux entreprises particulères, le gouvernement n'y
intervenant d'aucune manière, l'enseignement, en un
mot, traité comme on traite aux États-Unis l'établis-
sement des cultes, vous aurez alors bien certaine-
ment la variété des formes, la variété des méthodes,
la concurrence et tous les autres avantages qui en
résultent et qui sont réels ; mais, à côté de ces avan-
tages, vous aurez l'insuffisance d'abord; vous aurez
sans doute l'enseignement riche de moyens, de mé-
thodes, de variété, là où l'accumulation des hommes
et des richesses offrira aux entreprises un état suffi-
sant, mais qu'aurez-vous pour l'humble chaumière
du pauvre, qu'aurez-vous dans ces modestes localités
où il y a quinze ou vingt petits enfants qui ont besoin
d'instruction, qu'aurez-vous dans ces localités où il
n'y a pas peut-être un seul parent qui soit dans un
état qu'on puisse appeler un état d'aisance , qui
puisse rétribuer d'une manière tant soit peu satis-
faisante le maitre qui voudrait vouer sa vie à l'ensei-
gnement? Vous n'aurez pas d'instruction précisément
là où elle serait le plus nécessaire. Elle abonderait
dans les grandes villes, dans les grands foyers, là où


y aurait à la fois honneur et profit à recueillir ;
mais là où il n'y aurait qu'un devoir sacré à remplir,
que des sacrifices à faire, là où l'on ne pourrait avoir
en vue ni carrière brillante, ni récompense telle que
tô t ou tard elle puisse vous mettre en état d'aban-
donner cette pénible profession, là vous ne trouveriez




144 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pas de maîtres, ou vous n'en trouveriez pas, du moins,
autant qu'il en faudrait. Il y aurait donc insuffisance,
et bientôt la concurrence ne serait qu'une concur-
rence purement. de gain ; tandis que la concurrence,
pour être bonne en pareille matière, doit être une
concurrence d'efforts, d'honneur, de succès, de
gloire, s'il le faut, pour le haut enseignement.


Ainsi, d'un côté, l'instruction purement officielle
immobilise la société, et d'ailleurs est incompatible
avec un système politique de publicité et de discus-
sion. De l'autre côté, l'action purement individuelle
serait évidemment insuffisante pour les localités qui
en auraient le plus besoin, et tandis qu'elle pourrait
réaliser ce qu'on a vu dans plus d'un pays, c'est-à-
dire de brillants succès pour le haut enseignement,
elle n'accomplirait pas les voies humbles et modestes
qui sont nécessaires pour l'instruction du pauvre.
Elle serait donc aussi funeste sous, le rapport poli-
tique. Car, encore une fois, un système politique de
discussion, de publicité, a certes besoin de l'univer-
salité de l'instruction. C'est un système qui doit
avant tout faire appel aux lumières du pays. En
conséquence, l'instruction générale, l'universalité de
l'instruction, est une condition indispensable de ce
système.


Il a donc été reconnu avec raison, je crois, que les
deux systèmes employés séparément ne satisferaient
ni l'un ni l'autre aux besoins des populations en fait
d'enseignement. Il ne faut pas, encore une fois, se
laisser séduire par de trompeuses apparences.
Croyez-vous que, dans les pays où la population
pauvre envoie le moins d'enfants à l'école, dans les


CINQUANTE—NEUVIÈME LEÇON.
145


,s où l'on trouve une proportion énorme d'hommes
Pa)
ne sachan t ni lire ni écrire, il n'y ait pas eu de grands
savants, de grands poêles, d'habiles historiens, des


gues de première force? On a trouvé de tousarchéolog
hommes dans les pays dont je parle. Mais de


quelle population étaient-ils entourés? D'une popu-
lation dont la majorité n'avait aucune espèce d'ins-
truction. Ils pouvaient donc s'y trouver, mais ils
étaient cari nantes in gurgite vasto. On les trouvait
dans oes pays, comme on trouve des palmiers dans
le désert. Or, il est de la gloire d'un pays d'avoir des
hommes éminents dans toutes les parties du savoir;
mais il est essentiellement de l'intérêt et, disons-le
franchement, du devoir de la société d'avoir une
population qui puisse, tout entière, puiser aux
sources de l'instruction universelle et élémentaire.
Il est de son intérêt et de son devoir, à la fois, de
faire en sorte que l'instruction ne soit pas le privilége
d'un petit nombre d'élus, car ce singulier état de
choses ne pourrait trouver une compensation dans
un certain nombre de grands savants au milieu de ce
peuple élevé presque tout entier dans les ténèbres
de "ignorance.


Ce que je dis là n'est pas une exagération. Certes,
depuis quelques années, le système d'instruction
P opulaire a fait de grands progrès en Europe. Certes,
Si l'on pouvait avoir une statistique exacte de l'en-
seignement il y a seulement un quart de siècle, on
serait étonné du grand nombre, je ne dis pas seule-
ment d'hommes portant des habits de toile ou dedrap grossier, mais d'hommes couverts de soie etde Velours qui ne savaient pas lire. Aujourd'hui le


10




146 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tableau serait moins affligeant pour le philanthrope.
Mais consultez les statistiques publiées récemment,
et vous verrez que, môme dans les pays qui jouent le
plus grand rôle, la proportion de la population illet-
trée est encore effrayante. Or, je le pense, et je ne
ferai à aucun de vous l'injure d'en douter, vous n'êtes
pas de ceux qui veulent se persuader que l'ignorance
est le passe-port de la vertu et que les lumières sont.
la clef de tous les vices. Vous ne le croyez pas, et si
l'on vous citait tel ou tel scélérat qui n'était pas un
homme illettré, vous répondriez par une longue liste
de grands scélérats qui étaient entièrement dé-
pourvus de toute instruction et que ce manque d'ins-
truction a poussés au crime. Il a été fait à cet égard
des observations concluantes clans le pays que j'ai
longtemps habité.


Si cela est vrai, je le répète, en fait d'instruction
nationale, il faut, sans doute, porter ses regards sur
toutes choses; il faut, sans doute, ne rien négliger; il
faut que le haut enseignement ne cesse pas d'être na
moyen de gloire pour une nation; mais par la même
raison que, dans la conduite d'une famille, quand on
le peut, on ne néglige pas les moyens de luxe, mais
en songeant avant tout au nécessaire, de môme, dans
l'administration de l'instruction publique, c'est sur-
tout à l'universalité de l'enseignement qu'il faut
songer.


Ce problème ne pouvait pas ne point se présenter
lorsque la France, en 1789, proclama son affranch is-
sement. Mais dans la première période de la révolu


-tion (nous prenons la division que nous avons faite
déjà), il était à peu près impossible de faire celle


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON. 147


durable en matière d'enseignement; car si l'ensei-
gnement peut se rattacher à quelques grands prin-
cipes, il n'y a pas d'oeuvre qui, dans la pratique, soit
plus surchargée de détails, de difficultés d'exécution,
de difficultés de toute nature. Vous devez lutter avec
tous les préjugés, vous devez lutter même avec une
foule d'aversions. Il en est de l'enseignement relati-
vement aux individus comme de la médecine. On ne
choisit pas, on ne peut pas choisir son médecin
avec connaissance de cause, car les quatre-vingt-dix-
centièmes des malades sont hors d'état d'avoir une
opinion quelconque à cet égard. Il en est de même
du maitre. Il faut donc lutter avec toutes sortes de
préventions. il faut vaincre les répugnances d'une
partie de la population et les séductions, le charla-
tanisme d'une autre partie. Ce grand travail, soyons
justes, était à peu près impossible pendant les orages
de la révolution.


L'Assemblée constituante jeta en avant un prin-
cipe général très-honorable. Vous trouvez dans les
dispositions fondamentales de la constitution de 91 :
« Il sera créé et organisé une instruction publique
» commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard
)) des parties d'enseignement indispensables pour
• tous les hommes, et dont les établissements
» seront distribués graduellement dans un rapport
e combiné avec la division du royaume ». C'était là,
Cornu-le vous le voyez, un principe tout à fait géné-
ral. Rien n'était défini, et lorsqu'on parlait d'un ensei-
gnementabsolument gratuit pour tous les citoyens,
c
'était prendre une charge dont l'étendue n'avait pas


eté calculée.




148 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


La Convention s'occupa plus d'une fois de la régu.
larisation de l'instruction publique. Elle s'en occupa
en 93, lorsqu'elle décréta l'établissement des écoles
primaires, par la loi du 30 mai, loi qu'il faut combi-
ner avec celle du 21 octobre de la même année. Elle
s'en occupa aussi par une autre loi du 28 octobre
(le la même année, et c'est à cette dernière loi que
remonte l'idée de la formation des comités d'examen
et de surveillance, des comités par districts, des
comités par arrondissements pour les instituteurs
primaires. « Le comité, disait la loi, examinera, pour
» tous ceux qui voudront se vouer à l'instruction
» primaire, leurs connaissances, leurs mœurs . et
» leur patriotisme D. L'idée de ces comités de sur-
veillance et d'examen remonte, comme vous le voyez,
à la loi du 28 octobre 1793. Ce ne fut que le 29 fri-
maire an II (19 décembre 1793) , que la Convention
rendit un décret sur l'organisation générale de l'ins-
truction publique ; ce fut dans ce même décret
qu'elle proclama la liberté de l'enseignement. « L'en-
» seignement est libre », dit. l'article I" ; « il est fait
» publiquement » (art. 2). Cependant on ajoutait
clans l'article 3: ΠLes citoyens qui voudront se
• vouer à l'éducation nationale devront : I° faire
» une déclaration préalable, déclarer leurs noms,
» l'engagement qu'ils voudront prendre, la branche


de l'enseignement à laquelle ils voudront se vouer.
Ils devront, en outre, produire un certificat de


» civisme et de bonnes moeurs D. Dans une autre
section, tous les instituteurs primaires étaient sourds
à la surveillance de l'autorité municipale, laquelle
avait le droit de dénoncer ceux qui ne remplissaient


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.
149


leurs devoirs et de leur faire appliquer unepas .
peine. J'ajoute que tous les enfants devaient se


, ,
rendre à l'ecoie.


Telle était la base du système de la Convention.
Vous y trouvez la liberté de l'enseignement, mais en
terne temps des garanties demandées aux ensei-
gnants, un certificat de civisme et de bonnes moeurs.
Vous y trouvez, en troisième lieu, la surveillance,
la dénonciation de l'autorité surveillante et la puni-
tion par l'autorité compétente.


Le décret du 27 brumaire an III (17 novembre
1794) régla de nouveau tout ce qui concernait les
écoles primaires, en conservant à peu près les bases
dont je viens de parler. Seulement il établissait des
salaires uniformes pour les instituteurs officiels.
C'était une chose désirable, mais difficile à réaliser.
Le minimum était de 1,200 francs pour les institu-
teurs et de 1,000 francs pour les institutrices. Je
vous laisse à comprendre à combien se serait élevée
cette charge pour la France. Aussi cette disposition
ne fut-elle jamais exécutée.


Maintenant, si vous suivez l'histoire du principe
que nous examinons, vous entrez dans un autre
ordre d'idées. En 1795, le 25 octobre, parait une
nouvelle loi sur l'instruction publique, et ici le mi-
nimum du salaire pour les instituteurs et les institu-
trices n'est plus de 1,200 et de 1,000 francs. Tout le
salaire qu'on leur accorde se réduit à un logement
gratuit. Tout le reste devait leur être fourni par les
rétributions des élèves, rétributions fixées pour
chaque localité par les administrations départemen-
tales. ,•L instruction populaire aussi, très-étendue




130
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dans les systèmes précédents, est restreinte ici, car
elle doit se borner à la lecture, à l'écriture et à la
morale civique.


J'arrive au Consulat, et vous trouvez encore ici
un autre principe qui vient immédiatement se glis-
ser dans la législation pour la mettre en harmonie
avec le système en vigueur, ou plutôt avec celui
qu'on prépare. La loi de 94 étendait les limites de
l'instruction populaire, promettait des salaires assez
considérables aux instituteurs. La loi rendue sous le
Directoire retranche les salaires et resserre les bor-
nes de l'enseignement. La loi du 11 floréal an X
(mai 1802) retranche même le logement qu'accor-
dait le Directoire, et, tandis que la législation direc-
toriale obligeait les instituteurs à recevoir gratuite-
ment un quart de leurs élèves, la nouvelle législation
ne les oblige plus à en recevoir ainsi qu'un cinquième.
La population pauvre perd donc une partie de la
faveur qui lui était accordée. Ensuite, point d'écoles
secondaires sans l'autorisation préalable du gouver-
nement. Ainsi, la liberté d'enseignement disparaît,
au moins pour une partie.


Mais on ne pouvait s'en tenir là. Comme du Con-
sulat on passa à l'Empire, ainsi de la loi de 1802 on
passa à la loi de 1806. Cette loi établit que « il sera
• formé sous le nom d'Université impériale un corps
» chargé exclusivement de l'enseignement et de l'édu-
» cation publique dans tout l'Empire ». A la fin de
cette loi de 1806, il était dit que l'organisation
du corps enseignant serait présentée en forme
de loi au Corps législatif à la session de 1810.
Mais le Corps législatif ne fut jamais consulté, et


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON. 151


un décret impérial, du 17 mars •808, organisa l'Uni-
versité.


un des principes de ce décret était qu'aucune
école, aucun établissement quelconque d'instruction,
ne pourrait se former en dehors de l'Université impé-
riale et sans l'autorisation de son chef. Ainsi, le
grand principe de l'Université impériale était l'en-
seignement officiel. La liberté d'enseignement était
complétement exclue, ce qui ne veut pas dire qu'il
n'y avait pas d'enseignement privé. Mais cela ne
pouvait avoir lieu qu'avec l'autorisation de l'Univer-
sité, en se conformant à la loi universitaire et en
payant certaine rétribution.


La législation impériale s'était occupée, en outre,
de l'enseignement secondaire et supérieur. Et certes
il est loin de ma pensée de ne pas reconnaître tout le
bien qu'elle a fait à cet égard. L'instruction secon-
daire, en effet, avait été presque abandonnée sous
les régimes précédents.


Le système impérial ne fut pas repoussé par la
Restauration. Il y eut cependant différentes lois, sur-
tout sur l'instruction primaire et sur le degré de
surveillance à donner à telle ou telle autorité. La loi
du 29 février 1816 attribuait cette surveillance aux
autorités civiles; sans exclure la part légitime de
l'autorité ecclésiastique. Ce principe fut modifié plus
tard par l'ordonnance du 8 avril 1824, qui faisait de
l'autorité ecclésiastique l'autorité essentielle en fait
d 'instruction. Ainsi, pour les écoles dotées soit par
les communes, soit par des associations, et recevant
Cinquante élèves gratuits, l'autorisation d'exercer les
fonctions d'instituteur devait être délivrée par un




152 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


comité présidé par l'évêque diocésain et composé
de quatre notables moitié laïcs, moitié ecclésiasti.„
ques. Pour les écoles de moindre importance,
l'évêque donnait seul l'autorisation, avait la surveil-
lance de l'école et pouvait. révoquer l'instituteur.
L'ordonnance du 8 avril 1824 fut abrogée, du reste,
par une autre ordonnance du 21 avril 1828.


Cette loi et ces deux ordonnances vous indiquent
à elle seules les trois nuances politiques sous les.
quelles on avait passé.


A la Révolution de juillet, on inscrivit dans la
Charte, article 69, parmi les objets auxquels il de-
vait être pourvu par des lois séparées et dans le plus
court délai possible : « L'instruction publique et la
» liberté d'enseignement ». Ainsi la législation de la
Charte de 1830, en exigeant à cet égard une loi spé-
ciale, a établi le principe de la conciliation entre l'in-
tervention du gouvernement dans l'enseignement
et la liberté de l'enseignement. Sans exclure l'ensei-
gnement officiel, il a consacré le principe de la liberté
d'enseignement. Telle est la disposition textuelle de
la Charte, sa lettre et son esprit.


Ainsi, en fait de liberté d'enseignement comme de
plusieurs autres libertés, après un long détour, on en
est revenu aux principes qui avaient été abandon-
nés. Seulement on est revenu à ces principes clans
un temps où la réalisation, où l'application de ces
principes est chose possible.


Le principe donc est posé dans la Charte. La
France doit jouir de la liberté de l'enseignementik.
cette liberté d'enseignement ne doit pas exclure l'ins-•
truction publique proprement dite, l'enseignement


CINQUANTE—NEUVIÈME LEÇON. 153


officiel. Il s'agissait donc de les coordonner, de les
concilier, de laisser au libre enseignement son dé-
veloppement, mais de le mettre en présence de l'en-
seignement officiel, d'établir une concurrence de plus
sans paralyser la concurrence de l'industrie privée ;
il s'agit de l'obligation qu'a le gouvernement de suf-
fire partout où l'industrie privée n'arriverait pas, il
s'agit de venir au secours de ceux qui n'auraient pas
le moyen d'établir l'enseignement libre ; il s'agit
d'éviter le double inconvénient dont nous parlions il y
a un instant : l'immobilité de l'enseignement officiel
et l'insuffisance de l'enseignement libre. Tous les
modes imaginables pourront être essayés, et l'on évi-
tera ainsi l'inconvénient d'une routine éternelle qui
s'attache presque toujours au système officiel lors-
qu'il est exclusif ; et en même temps, l'instruction
libre, qui ne suffirait pas pour tous et partout, n'en-
traînera pas d'inconvénients, parce que l'instruction
officielle pénétrera là où l'instruction libre n'arri-
verait pas.


Tel est, dis-je, le principe posé par la Charte.
Reste l'application ; et certes l'application n'est pas
chose facile. Elle n'a été faite jusqu'ici que dans la
branche la plus importante de l'enseignement, je
veux dire dans l'instruction primaire ou élémentaire.
L'application du principe a été faite par la loi du
28 juin 1838 sur l'instruction primaire.


L'économie de cette loi consiste en ceci : elle
détermine premièrement ce qu'on doit entendre par
in struction primaire et quel est son objet : « L'ins-
u truction primaire, dit l'article l er , est élémentaire


Ou supérieure. L'instruction primaire élémentaire




154 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» comprend nécessairement l'instruction morale et
» religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de
D la langue française et du calcul, le système légal
» des poids et mesures. — L'instruction primaire
» supérieure comprend nécessairement, en outre, les
» éléments de la géométrie et ses applications
» usuelles, spécialement le dessin linéaire et l'arpen.


tape, des notions des sciences physiques et de
» l'histoire naturelle applicables aux usages de la
» vie, le chant, les éléments de l'histoire et de la géo-
» graphie, et surtout de l'histoire et de la géographie
» de la France. — Selon les besoins et les ressources
» des localités, l'instruction primaire pourra rece-
» voir les développements qui seront jugés couve-


nables D.
Elle pose ensuite le principe de la Charte en disant,


article 4 : « L'instruction primaire est privée ou
« publique D. Elle commence même par s'occuper
de tout ce qui concerne les écoles privées.


Or, comment la législateur a-t-il concilié la liberté
de l'enseignement. avec les garanties que demande
l'exercice de ce droit, de ce véritable sacerdoce, lors-
qu'il s'agit de l'instruction de l'enfance, de cette
instruction qui se donne par autorité plus que par
raisonnement? Il ne pouvait pas ne point s'offrir aux
esprits une comparaison entre l'instituteur et l'avo-
cat et le médecin. Chacun de nous est libre, lorsque
son corps est malade, d'appeler tel médecin que bon
lui semble; chacun est libre, s'il a le malheur d'avoir
un procès, de s'adresser à l'avocat de son choix.
Voilà la liberté. Mais, ainsi que nous l'avons dit, sur.
mille Français, il n'y a pas deux cents individus


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON. 155
capables de discerner un médecin d'un charlatan, un
avocat d'un propagateur de chicane. La société vient
au secours des individus, les protége contre leurs
ropres err eurs, autant qu'il lui est donné de le faire,


comme elle les protége en plaçant des barrières sur
une route bordée de précipices. Elle défend l'exer-
cice de la médecine à tout homme qui n'a pas subi
les épreuves de capacité. Cela ne veut pas dire que
la médecine ne soit, pas libre, mais cela veut dire
qu'il n'y aura pas de charlatans qui puissent se don-
ner pour médecins.


Ce qu'on dit du médecin, on le dit de l'avocat, de
l'avoué, du notaire; la société ne défend à personne
d'exercer ces professions, mais elle soumet ceux qui
veulent les exercer à des garanties de capacité.


Eh bien, pour les maladies de l'âme, autant que
ces maladies sont : dans le ressort du pouvoir social,
d en est de même. :La société ne défend à personne
de se livrer à cette carrière, non brillante mais hono-
rable, de l'instruction et de l'éducation de l'enfance;
mais, avant de confier un dépôt aussi précieux que
l'avenir de la société elle-même aux mains de l'insti-
tuteur, la loi lui demande : « Qui es-tu? D'où viens-
» tu? Qu'as-tu fait? Que sais-tu? » Elle lui demande
des épreuves de capacité et de moralité : voilà le
Principe de la loi. « Article 4. Tout individu âgé de


18 ans accomplis pourra exercer la profession
• d'instituteur primaire, et diriger tout établisse-
» ment quelconque d'instruction primaire, sans au-


tres conditions que de présenter préalablement au
maire de la commune où il voudra tenir école :D
— 1° un brevet de capacité obtenu, après examen,




D


D


15(3 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» selon le degré de l'école qu'il veut établir;
» 2° un certificat constatant que l'impétrant est digne
» par sa moralité de se livrer à l'enseignement. Ce
D certificat sera délivré, sur l'attestation de trois
» conseillers municipaux, par le maire de la corn-


mune ou de chacune des communes où il aura
D résidé depuis trois ans D.


Telle est la conciliation imaginée, dans la loi du
28 juin 1833, entre le principe de la liberté de l'en-
seignement et les garanties que l'instituteur doit
offrir à la société. Mais quelles sont en revanche les
garanties pour l'instituteur qu'on accuserait d'incon-
duite, d'immoralité? Voilà où l'instituteur peut de-
mander à son tour quelle est sa garantie contre les
calomnies, contre les préjugés ; car l'instituteur, sur-
tout dans les petites localités, se trouve souvent dans
une position difficile. On sait quels sont quelque-
fois les animosités, les préjugés des petites localités;
il est peu d'hommes aussi à plaindre que celui qui
est victime de ces animosités et de ces préjugés. Si
l'on ne fait que lui rendre la vie difficile, il peut se
transporter ailleurs; mais si l'on arrive à des attaques
contre sa moralité, contre sa vie privée, alors arrive
la question : quelle est la garantie pour lui, quelle
est la garantie pour la société? Ici le problème de-
venait plus difficile encore à résoudre : vous con-
naissez tous par les exemples du droit pénal combien
la solution était difficile. Quels sont les principes •
fondamentaux du droit pénal ? Une loi définit d'une
manière quelconque le crime ou le délit et détermina
la peine. Maintenant, comment fera-t-on une loi pé-
nale sur l'immoralité et l'inconduite de l'instituteur?


CINQUA.NTE—NEUVIEME LEÇON. 137


Quelle est la législation qui viendra définir les crimes
an délits proprement dits? La loi pénale n'atteint
dans chaque espèce que les faits pour ainsi dire les
plus


gros et les plus faciles à saisir avec la main.
Mais comment peut-elle définir l'immoralité du maître
vis-à-vis des enfants qu'il est chargé d'instruire, son
inconduite dans son école? Ce ne sont pas là matières
de droit pénal proprement dit; dès lors on risque de
tomber dans un arbitraire complet. Le soumettrez-
vous à l'autorité administrative, ou bien le traduirez-
vous en justice? Lui ferez-vous subir un débat public?
Et alors fera-t-on venir ses élèves et leurs parents
pour rendre le public témoin d'un débat déplorable?
Que l'instituteur soit innocent ou coupable, le débat
sera déplorable pour lui, pour les enfants, pour la
localité. Le problème était extrêmement difficile ;
voici comment le législateur de 1833 en a cherché la
solution :


Il n'y a plus de décision arbitraire du pouvoir
administratif : c'est à l'administration de la justice,
c'est au corps judiciaire inamovible qu'on a recours ;
mais on n'emploie pas les formalités rigoureuses du
Code d'instruction criminelle. Voici l'article 7 de la
loi •« Tout instituteur privé, sur la demande du co-


mité mentionné dans l'article 19 de la présente loi
ou sur la poursuite d'office du ministère public,
pourra être traduit, pour cause d'inconduite ou
d'immoralité, devant le tribunal civil de l'arron-
dissement et être interdit de l'exercice de sa pro-


e fession à temps ou à toujours. — Le tribunal
)) entendra les parties et statuera sommairement en
e chambre du conseil. Il en serade même sur l'appel,




158 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» qui devra être interjeté dans le délai de dix jours,
» à compter du jour de la notification du jugement,
» et qui, en aucun cas, ne sera suspensif. — Le tout
» sans préjudice des poursuites qui pourraient avoir
» lieu pour crimes, délits ou contraventions prévus
» par les lois ».


Ainsi, vous le voyez, c'est l'autorité judiciaire qui
statue; mais le tribunal n'est point le tribunal cri-
minel, c'est le tribunal civil, et il statue en chambre
du conseil, il n'y a donc point de publicité. La peine
ne dépasse pas l'interdiction à temps ou à toujours.
Il y a la garantie de l'appel, le tribunal d'appel juge
dans les mêmes formes que celui de première ins-
tance.


Ainsi, en résumé, la solution du problème a été
cherchée dans cette double combinaison : exclusion
de l'autorité administrative et garantie de l'autorité
judiciaire ; exclusion des règles positives et rigou-
reuses du droit pénal, pour y substituer les formes
paternelles du tribunal civil, pénalité qui ne doit pas
dépasser l'interdiction à temps ou à toujours de
l'exercice de la profession.


Tel est le premier essai de conciliation entre le
principe de la liberté de l'enseignement posé par la
Charte, avec les garanties pour la société et les ga-
ranties pour les individus, et l'enseignement officiel.
Un deuxième essai pour l'instruction supérieure
n'étant encore qu'un projet soumis aux Chambres;
il ne nous appartient pas d'en parler. Nous atten-
drons que les lois soient adoptées pour en faire le
sujet de notre cours.


SOIXANTIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Droit (le pétition. — Il doit être placé au nombre des droits publics,
quoique la Charte n'en parle que pour en régler l'exercice vis-à-vis
des deux Chambres. — Il est posé en principe dans les constitutions
de 91, de 93, de l'an III et de l'an VIII, ainsi que dans les Chartes de
1814 et de 1830. — Embarras et dangers que peut présenter l'exercice
de ce droit s'il n'est sagement réglé. — Disposition du statut (le
Charles II en Angleterre. — Nombreux décrets de l'Assemblée cons-
tituante et de l'Assemblée lé gislative. — Disposition de la constitution
de l'an III.


MESSIEURS,


Nous avons examiné les diverses formes de mani-
festation de la pensée dans leurs rappôrts avec le
droit public et la loi constitutionnelle. 11 en est une
dont nous n'avons point encore parlé, et qui pour-
tant est d'une assez haute importance et joue un assez
grand rôle dans l'ensemble de nos institutions pour
que nous lui accordions quelques instants d'atten-
tion, je veux parler du droit de pétition.


Le droit de pétition, considéré dans toute son
étendue, d'une manière générale, est la faculté qui
appartient à toute personne de s'adresser aux pou-
voirs sociaux, aux autorités constitutionnelles, pour




160 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


leur faire connaître tel et tel fait, tel et tel état de
choses, et pour réclamer leur intervention. C'est là
l'idée générale. Aussi, envisagé de ce point de vue,
le droit de pétition s'applique-t-il tous les jours à
toutes choses, dans les rapports des individus avec
le pouvoir.


11 est, vous le savez tous, des objets et des bran-
ches du pouvoir à l'égard desquels ce droit de péti-
tion a été réglé d'une manière précise, à l'égard des-
quels la loi trace avec le plus grand détail les formes
à suivre, les règles à observer pour porter à la con-
naissance de l'autorité les demandes qu'on estime
devoir faire, et pour obtenir l'intervention du pou-
voir et de la force sociale eu faveur du droit qu'on
réclame. Que sont, en effet, toutes nos lois de pro-
cédure, soit de procédure judiciaire, soit de procé-
dure que nous appellerons contentieuse ou adminis-
trative? Les lois évidemment ne sont pas autre chose
qu'un résumé des demandes, des pétitions que cha-
cun estime avoir droit d'adresser au pouvoir social
pour qu'il intervienne, pour qu'il reconnaisse le
droit qu'on réclame et pour que, ce droit une fois re-
connu par lui, il nous prête force et appui. Mais il
n'en: est pas de toutes choses comme des matières à
l'égard desquelles la marche à suivre a été exacte-
ment réglée. 11 est d'autres objets, il est d'autres
autorités à l'égard desquels ces règlements stricts,
cette procédure détaillée n'existent pas, à l'égard
desquels l'exercice du droit et la forme de cet exer-
cice ont conservé plus de liberté, et en conséquence
plus de variété.


C'est à ces matières que s'applique proprement ce


SOIXANTIÈME LEÇON.


161


qu • 0' n a appelé le droit de pétition; c'est à ces
rs


re-


coufaits à l'une ou à l'autre des autorités consti-
en dehors des formes et des règles des


eudiciaires ou quasi judiciaires. Et parmi




lit'etelstci:allnuritisoeiriautorités constitutionnelles auxquelles on a cou-
tume de s'adresser en pareils cas, se trouvent l'une
et l'autre Chambre, ces deux branches du pouvoir
législatif, la Chambre des pairs et la Chambre des
députés. Il y a donc, encore une fois, exercice du
droit de pétition, même en l'envisageant sous ce
point de vue moins étendu, il y a, dis-je, exercice
du droit de pétition toutes les fois qu'on s'adresse à
une autorité constituée, dans le but ou de lui pré-
senter une plainte pour obtenir un redressement, ou
de lui présenter toute autre réclamation dans un in-
térêt individuel, ou de lui faire une demande gra-
cieuse, ou lorsqu'on s'adresse à l'un des pouvoirs
dans le but de provoquer une mesure d'intérêt gé-
néral, ou encore dans le but de lui donner un aver-
tissement, de lui fournir un renseignement qui puisse
rendre plus facile la tâche dont il est chargé. Bref,
le droit de pétition s'exerce soit dans l'intérêt parti-
culier des pétitionnaires, lorsqu'ils demandent le
redressement d'un tort ou le rétablissement d'un
droit individuel, soit dans l'intérêt général, par le
moyen de représentations, de renseignements four-
uteils,Odu tel


fait
ocemefsauresspira.ol voquées d'après l'observation de


Dès lors, il est aisé de comprendre pourquoi nous
traiton s




en ce moment du droit de pétition. C'est
dire en l'( autres termes que nous plaçons le droit de
pétition


au nombre des droits publics, car tout le




w. 11




162 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


monde sait que ce ne sont pas seulement les p
sonnes jouissant de l'exercice des droits politiques
qui peuvent exercer le droit de pétition. Ce droit
peut être exercé par une femme, par un prolétaire;
il peut l'être même par un homme qu'un jugement
privé de ses droits civils et, tua proposition dùt-elle
paraître étrange aux logiciens, je vais plus loin en-
core : je dis que l'exercice du droit de pétition ap-
partient même à un individu mort civilement; car, je
vous le demande, l'homme qui n'est mort que civile-
ment ne conserve-t-il pas quelques droits, ou, en
d'autres termes, n'a-t-on pas à son égard quelques
obligations? Oui, sans doute ; on a au moins celle de
respecter sa vie. Ainsi l'homme qui n'a encouru que
la mort civile n'a-t-il pas le droit de n'être point
mis matériellement à mort ? Peut-on le tuer si l'on
veut? Ce serait là un meurtre, un assassinat. Les
autres ont donc des obligations vis-à-vis de lui, et
lui un droit vis-à-vis des autres.


Je prends ce cas extrême pour prouver qu'en dépit
du législateur, vous n'enlèverez pas au condamné Sa
qualité d'homme, et non-seulement d'homme phy-
sique, mais d'homme moral. Cela admis, imagin©z
que tous ceux qui devraient le protéger dans cette
sphère aussi étroite que vous pourrez le concevoir,
imaginez que toutes les autorités chargées de le pro-
téger oubliassent ce devoir : n'y aurait-il donc pour
cet homme aucune espèce de ressource ? Ne pourra-
t-il pas se plaindre, ne pourra-t-il pas user du droit
de pétition, ou, s'il en use, lui répondra-t-on
ment :« Attendu que tu es mort, tu ne peux pas
» ceux qui sont chargés de te protéger ne le font 1)"1 •


SOIXANTIÈME LEÇON.
103


tuais nous ne pouvons pas écouter tes plaintes ? D
Gela répugne au bon sens, cela répugne à l'humanité,
cela répugne même à la bonne et saine logique, qui
dit qu'avant tout les vivants ne sont pas morts. et
que tant qu'un homme vit, nul ne peut le dépouiller
de sa qualité d'homme, et non-seulement d'homme
physique, mais d'homme moral. On peut soumettre
les coupables à des pénalités plus ou moins fortes, et
les réduire à un état plus ou moins fâcheux pour eux;
mais on ne peut pas dire qu'il ne leur reste absolu-
ment aucun droit et qu'on ne devra pas les écouter,
si la protection à laquelle ils pourront toujours pré-
tendre vient à leur manquer.


Ainsi donc, puisque le droit de pétition est un
droit dont l'exercice appartient à tout Français, quel
que soit d'ailleurs son état, quelle que soit sa con-
dition, c'est évidemment un droit public, d'après la
notion que nous avons donnée de ces droits dans
notre Introduction. Au surplus, je ne suis point l'au-
teur de cette opinion. Un écrivain anglais connu de
tout le monde et qui n'est pas suspect d'exagération,
Blackstone, envisageait le droit de pétition sous le
même point de vue. Aussi en parle-t-il au premier
chapitre de son livre, chapitre dont la rubrique est


: « Des droits absolus des individus ».
.Encore une fois, le droit de pétition appartient à


tous ceux qui ont quelque chose à défendre et à qui
la protection du gouvernement est nécessaire. Dès
lofs,


si les autorités inférieures chargées de les pro-
t6S'er ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire, il y
a le droit de pétition qui appartient à tous, qui est
un des droits publics des citoyens.




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t91




-1,


SOIXANTIÈME LEÇON. 167


protectrice des formes. De là il résulte toujours
qu'une assemblée ne peut être au niveau avec l'im-
patience des hommes du dehors. C'est ce qui est
-


arrivé en Angleterre et en France. Dès lors, le droit
de pétition prend un développement tel qu'il est dé-
naturé, car sous le nom de droit de pétition se cache,
ou plutôt ne se cache pas une influence immédiate
et violente du dehors sur l'assemblée délibérante.
On ne veut de l'assemblée que les décrets qu'on lui
dicte. C'est ce qui est arrivé eu Angleterre lors du
fameux Parlement de 1640; c'est ce qui arriva en
France lorsque le droit de pétition , après avoir été
exercé d'abord par quelques individus, le fut ensuite
par un grand nombre d'hommes qui allaient pétition-
ner en corps à la barre de l'Assemblée nationale.


Les législateurs ne tardèrent donc pas à sentir qu'il
en est de ce droit comme de tous les autres ; ils sen-
tirent qu'il fallait le régler, en modérer l'exercice ,
en régulariser l'application. En Angleterre , cela a
été fait dans un temps peu favorable aux libertés
publiques ; cela a été fait sous Charles H, et voici
quelle a été la diposition du statut de la 43e année
du règne de ce prince : Aucune pétition ne pourra


être présentée soit au Roi, soit au Parlement, pour
demander un changement dans l'Église ou dans
l'État (vous reconnaissez bien là le langage anglais),
si elle est signée par plus de vingt personnes ,
moins que le contenu n'en ait été approuvé par trois
.luges de paix ou par la majorité du grand jury,
clans la province, et à Londres par le lord-maire ,


» les aldermen et le conseil de la commune ; et au-
» curie pétition ne pourra être présentée par plus de


166 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


règle seulement l'exercice vis-à-vis de l'une et de
l'autre Chambre.


Nous avons donc établi ce premier point, que le
droit de pétition est un des droits publics des Fran.
çais, et, comme tel, a été reconnu et garanti par les
différentes constitutions proclamées en France. Mais
il est vrai qu'il en est de ce droit comme de tous les
autres. On peut abuser et on a abusé du droit de
pétition, comme il est arrivé de toutes choses.
Dans les temps de profonde agitation, dans les temps
de révolutions sociales surtout, l'observation a dé-
montré que les assemblées délibérantes se défendent
avec peine contre les influences du dehors; et par
influences du dehors , je n'entends par la simple
manifestation, manifestation légitime, de l'opinion
publique, j'entends l'action immédiate et violente,
en quelque sorte, du dehors sur les assemblées elles-
mêmes. Dans ces temps de profonde agitation so-
ciale, tels que l'histoire nous en a offert deux grands
exemples, l'un en Angleterre en 1640, et l'autre en
France à la suite de 89, dans ces temps de profonde
agitation sociale, d is-je , les hommes de parti, et ils
sont nombreux alors, ne trouvent jamais les assem-
blées délibérantes au niveau de leur propre situation
d'esprit, au niveau de leur propre excitation. Et le
raison en est simple. Les hommes du dehors ne sont
aux prises, dans leurs projets, qu'avec les idées spé-
culatives, qui sont devenues pour eux une espèce de
croyance religieuse. Les hommes des -assemblées
délibérantes , au contraire , quelque ardents qu'ils
soient eux-mêmes, se trouvent nécessairement aux
prises avec les obtacles de la légalité, avec la lenteur




1


168 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» dix personnes à la fois ». Voilà donc la première
restriction , et maintenant vous pouvez comprendre
aisément pourquoi en Angleterre, lorsqu'il s'agit de
présenter des pétitions (on présente au Parlement
des pétitions monstres), vous lisez que ces pétitions
sont présentées précisément par des juges de paix,
ou par des hommes dont l'assistance puisse les
soustraire à l'application de la loi. Le juge (le paix
en Angleterre, vous le savez, est un particulier,
un notable du comté , de sorte que , si c'est le
parti de l'opposition qui présente la pétition, il
trouvera toujours trois juges de paix pour l'ap-
puyer.


Le statut de la première année de Guillaume et
Marie porte que, en se conformant à ces règles, tout
Anglais a droit de pétitionner, et il ajoute, c'est l'his-
toire qui nous donne le sens de cette addition , il
ajoute qui tout emprisonnement , mandat d'amener,
ou poursuite pour des pétitions faites ainsi , en se
conformant au statut de Charles II, sont déclarés actes
illégaux.


Voilà le système anglais.
En France, les mêmes excès, ainsi que je l'ai dit,


avaient eu lieu, et les assemblées elles-mômes tâchè-
rent d'y apporter quelque remède. Ainsi, en 1789,
l'usage s'était établi de présenter des pétitions à la
barre de l'Assemblée, et le décret du 29 juillet 1789
dit, en propres termes, que la barre de l'Assemblée
est réservée pour les personnes qui auraient-une péti-
tion à présenter, et auxquelles l'Assemblée aurait
accordé les honneurs de la séance. Voilà donc les
pétitionnaires à la barre. Mais le règlement est de


SOIXANTI E LEÇON. 160


juillet, et déjà le 1" août vous trouvez un décret qui
essaye d'en restreindre l'application, et on renvoie les
pétitionna ires à ce qu'on appelait le comité des rap-
ports, chargé ensuite d'en référer à l'Assemblée. En
effet , indépendamment de toute autre pensée, vous
voyez ce qui arrivait déjà dans ce temps oit le système
des assemblées était tout nouveau , lorsque chacun
pouvait se. donner le plaisir d'aller se poser en ora-
teur à la barre de la première assemblée délibérante
du monde, d'aller lutter avec les plus grands orateurs
et de se faire écouter comme eux ; on aurait inventé
des pétitions à moins. Mais le temps de l'Assem-
blée était complétement absorbé ; c'est le besoin
d'éviter la perte de temps , et non la crainte inspirée
par les pétitionnaires, qui a dicté ces premières
dispositions.


Le 16 octobre de la même année, nouveau dé-
cret, toujours pour contenir l'exercice du droit de
pétition. En mars 1790, l'Assemblée est obligée de
déclarer qu'elle n'entendra aucune pétition, si ce n'est
dans les séances du soir. Enfin, je ne veux pas vous
fatiguer par trop de citations ; mais au mois d'octo-
bre 1791 vous trouvez un nouveau règlement, tou-
jours dans le même but, et vous le savez, la meilleure
preuve d'un désordre est la multiplicité des règle-
ments faits pour le réprimer.


Arriva enfin l'abus dont je vous ai parlé ; les péti-
tionnaires envahissaient l'Assemblée ; ils venaient en
foule , en multitude, et enfin en multitudes armées,
voulant défiler au milieu de l'Assemblée elle-môme.
Le décret rendu par l'Assemblée, en . juin 1792, pour
réprimer ces abus , ceux du 21 septembre et du




170 COUDS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


11 novembre de la même année , n'eurent aucune
efficacité.


Ces faits donnèrent, lieu à la disposition de la Cons-
titution de 1795 que j'ai déjà citée, disposition qui ne
doit point vous étonner et qui, comme toutes les lois,
était le résultat de l'expérience : « Tous les citoyens
» sont libres d'adresser aux autorités publiques des
» pétitions, mais elles doivent être individuelles ;
» nulle association ne peut en présenter de colle&
» tives, si ce n'est lés autorités constituées, et seule-
» ment pour des objets propres à leurs attribu-
» fions D. Évidemment cette disposition n'est autre
chose que la traduction en formule législative du be-
soin qui s'était fait sentir d'empêcher le renouvelle-
ment de ces pétitions tumultueuses, comme les ap-
pellent les Anglais. C'est pour cela que la Constitution
de 1795 a exigé qu'elles fussent individuelles, et
qu'elle a interdit aux associations d'en présenter de
collectives.


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Droit de pétition (suite). État actuel de la législation : toutes pétitions
aux Chambres doivent être présentées par écrit; elles doivent être
individuelles; elles peuvent toutefois être présentées collectivement
par les autoritées constituées, par les gérants d'une société ou les
chefs d'une corporation légalement reconnue, pour des objets con-
cernant leurs intérêts propres.


Droit d'association. — Placé dans le droit commun par le décret du
13 novembre 1790 et par la constitution de 1791. — Réglementé par la
loi du 22 juillet 1791. — Constitution de 1793. — Dispositions du dé-
cret du 27 juillet 1793 pour protéger les embs. — Constitution de
l'an III : dispositions contre les sociétés populaires. — Loi du 7 ther-
midor an V. — Loi du 19 fructidor. — Code pénal de 1810. Disposi-
tions des articles 291 et suivants sur les associaticins, corroborées et
rendues plus sévères par la loi du 10 avril 1834.


MESSIEURS ,


La Charte constitutionnelle de 1830, dans son ar-
ticle 45, qui reproduit textuellement l'article 53 de
la Charte de 1814, a consacré le principe du droit
de pétition par une disposition ainsi conçue : a Toute
Dpétition à l'une ou à l'autre des chambres ne peut
Dêtre faite et présentée que par écrit : la loi interdit
e d'en apporter en personne et à la barre D.


Et avant tout, vous remarquerez que cette dispo-




172 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sition concerne les pétitions adressées à l'une ou
à l'autre Chambre, et non celles qui peuvent être
adressées aux autres pouvoirs constitués. Quant aux
pétitions adressées à l'une ou à l'autre Chambre, la
restriction essentielle consiste en ce qu'elles ne peu-
vent être présentées que par écrit. La disposition
était suffisamment claire par elle-même ; cependant,
pour mieux expliquer sa pensée, le législateur a cru
devoir ajouter : a La loi interdit d'en apporter en
» personne à la barre ». Cette dernière phrase de
l'article 45 n'est que le commentaire de la règle po-
sée déjà dans l'article même : « Toute pétition.... ne
» peut être faite et présentée que par écrit ». Ainsi,
la loi n'admet d'autres pétitions que celles qui sont
envoyées au secrétariat de l'une ou de l'autre Cham-
bre, et présentées par un des membres de la Chambre
elle-même. Cette disposition se trouve en harmonie
avec l'article 98 du règlement intérieur de la Cham-
bre des députés , lequel article porte : « Nul étran-


ger ne peut, sous aucun prétexte, s'introduire
» dans l'enceinte où siégent les membres (le la
» Chambre ».


Quant aux règles suivies dans l'une ou l'autre
chambre pour s'occuper de ces pétitions et délibérer
sur leur contenu, ce n'est pas ici le moment d'en
parler ; nous aurons l'occasion d'en .dire quelques
mots en traitant de l'organisation politique, et en
particulier de l'Organisation des assemblées délibé-
rantes dans la législation con stitutionnelle-en vigueur.


Les pétitions doivent donc être faites et présen-
tées par écrit, nul ne peut en présenter en personne,
ni à la barre, c'est là le texte. Dès lors on peut se de-


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON.
173


mander : Les pétitions collectives sont-elles permises
par la loi constitutionnelle ? Vous avez vu, dans les
constitutions qui ont précédé l'interdiction des péti-
tions collectives, que cette interdiction n'est pas litté-
ralement exprimée dans l'article 45 de la Charte ; mais
elle paraît cependant résulter de la rédaction de ce
même article, car il est dit que toute pétition doit
être faite et présentée par écrit, ce qui donne à en-
tendre que toute pétition doit être signée par le pé-
titionnaire; dès lors la pétition devient, par la nature
des choses, individuelle. Mais la question peut être
généralisée dans ces termes-ci : Les personnes mo-
rales, les corporations, les vniversitates, comme on
disait dans un autre droit, peuvent-elles présenter
des pétitions à l'une ou l'autre Chambre? Ces péti-
tions peuvent-elles être présentées par le gérant, par
le chef de ces liniversitales, au nom de ces mêmes
corporations, ou bien, dans ce cas, les pétitions
doivent-elles être également signées par chacun des
membres qui entendent faire usage du droit de péti-
tion, et doivent-elles être regardées comme les péti-
tions que ferait tel ou tel individu, en d'autres ternies,
sans tenir compte de la majorité ou de la minorité
du corps moral qui aurait présenté la pétition?


tPiroé: judiciaire,


On trouve dans les précédents de la Chambre des
députés un fait qui rentre jusqu'à un certain point
dans les questions que nous venons de poser. 11 fut


iultéi,:ae, lnli'roccaisieon du projet de loi sur l'organisa-
pétition du tribunal d'Argentan,


dans le but de demander une répartition plus conve-
nable des magistrats entre les divers tribunaux et
entes du royaume. Il y avait ici une double question ;




174 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


on pouvait regarder la . pétition comme une pétition
du tribunal, en considérant le tribunal comme une
universitas, comme un corps constitué; puis il y avait
une seconde question : c'était la question de savoir si
le droit de pétition appartenait à un pouvoir cons-
titué, à une des autorités de l'État, à une branche
de l'un des pouvoirs publics ; si, en d'autres termes,
on devait admettre que le pouvoir judiciaire, le pou-
voir administratif, que telle ou telle corporation
appartenant à l'un ou à l'autre, pût s'adresser aux
Chambres par voie de pétition.


La discussion, il faut le dire, porta plutôt sur cette
deuxième question que sur la première. On n'insista
pas sur la qualité du corps moral ; je crois qu'on ne
le pouvait guère, parce que la pétition était signée
par tous les membres du tribunal, de sorte qu'elle
pouvait être regardée comme une pétition indivi-
duelle. Mais on insista beaucoup sur la circonstance
que c'était la pétition d'une autorité qui s'adressait
à une autre autorité, sous cette forme qui, selon
l'opinion de plusieurs membres de la Chambre,
n'appartenait qu'aux particuliers et non aux corps
constitués, qui avaient d'autres règles à suivre. Ce-
pendant, après un débat assez vif, et il faut ajouter
après une double épreuve, l'ordre du jour proposé
sur la pétition fut écarté, c'est-à-dire que la pétition
t'ut accueillie et renvoyée à la commission de la
Chambre chargée d'examiner le projet dé loi sur l'or-.
ganisation judiciaire, projet. auquel avait rapport la
pétition.


Il parait donc, par cc précédent, que la Chambre
a admis la règle de la Constitution de l'an III. Vous


SOIXANTE—UNIÈME LEÇON.
175


savez que la Constitution dont je parle disait : « Nulle
, association ne peut présenter des pétitions collec-


tives, si ce n'est les autorités constituées, et seule-
, ment pour les objets propres à leurs attributions».
;gais, indépendamment de ce fait, si l'on veutenvisager
la question en général, sous le rapport du pouvoir,
de l'état des autorités constituées, on peut donc ad-
mettre, d'après le précédent que nous venons d'exa-
miner, que, conformément au principe admis dans
la Constitution de l'an III, rida n'empêchait une au-
torité constituée de. présenter une pétition par écrit
à l'une ou à l'autre Chambre.


Cela s'appliquerait-il aux corps militaires? Non
certainement, car il leur est expressément défendu
de délibérer.


L'Assemblée constituante avait rendu, le 48 mai
1791, un décret qui était bien autrement précis, bien
autrement sévère sur la matière; le décret de 1791
voulait absolument que le droit de pétition ne fût
qu'individuel, qu'il ne pût jamais être délégué, et il
ne voulait pas qu'il pût être exercé en nom collectif,
ni par les corps électifs, ni par les corps judiciaires
ou administratifs, ni par les corps municipaux. Ainsi,
quand ces corps présentaient une pétition, on ne
l 'envisageait que comme la pétition de chacun des
membres qui l'avaient signée. Dans le même décret,


-on ajoutait qu'une assemblée de commune ne pouvait
être convoquée que pour des faits d'administration
municipale, et que toute autre délibération serait
mille et inconstitutionnelle.


Voilà pour ce qui concerne les corps constitués,
les autorités. Maintenant, les associations, les cor-




176 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


porations, les personnes morales, qui ne sont pas
des corps constitués, peuvent-elles présenter des
pétitions, et, si elles en présentent., ces pétitions
doivent-elles être envisagées comme des pétitions du
corps moral ou comme des pétitions de chacun des
individus qui ont apposé leur signature sur la pé-
tition ?


Et d'abord, il paraît évident qu'il faut ici, entre les
corporations, les associations, les universitates, dis-
tinguer celles que la loi reconnaît et celles qu'elles ne
reconnaît pas. Il est évident que celles que la loi ne
reconnaît pas, les corporations illicites, ne pourraient
pas présenter de pétitions ; ces pétitions ne seraient_
jamais que les pétitions des individus qui les auraient
signées; la question n'est pas douteuse à cet égard.
Quant aux corporations licites, on peut les concevoir
sous deux points de vue. Il y a, ou il peut y avoir des
corporations qui ont une existence formellement re-
connue par la loi, que la loi elle-même reconnaît
comme des personnes morales ; elles ont tout ou
partie des capacités mêmes civiles de la personne
individuelle. Ainsi, je prends un exemple dans le
commerce : Vous avez une société commerciale, cette
société se présente devant les tribunaux et a droit
d'ester en justice comme société commerciale ; bref,
elle a une vie légale aussi reconnue que celle d'un in-
dividu. Si une de ces sociétés, pour un objet relatif
à ses intérêts, rédigeait une pétition, je ne vois pas
pourquoi cette pétition ne pourrait pas être présentée
par les gérants de la société, par ses administrateurs
ordinaires ou par une décision prise à la majorité
clans une assemblée générale de


-
la société, de la


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON.
177


même manière que cette majorité peut autoriser à
introduire une action en justice. Qu'est-ce, au fond,
que la pétition bornée aux intérêts propres, la péti-
tion tendant à obtenir le redressement d'un tort ou
la reconnaissance d'un droit d'intérêt privé? C'est
une manière de demander justice qui, au fond, a toute
analogie avec les demandes qu'on fait à l'autorité
judiciaire ou administrative, lorsqu'on invoque l'ap-
pui des pouvoirs sociaux pour obtenir soit la répa-
ration d'un tort qu'on croit avoir souffert, soit le
maintien d'un droit. Ainsi, dans ces cas-là, il me
paraît qu'on ne pourrait pas repousser une pétition,
par cela seul qu'elle ne porterait pas la signature de
tous les membres de la société dans l'intérêt de
laquelle elle serait présentée. Ainsi, une société ano-
nyme pourrait être représentée par ses gérants, par
ses administrateurs ; les sociétés en nom collectif
peuvent être composées non-seulement de deux ou
trois personnes, mais d'un grand nombre qui peuvent
avoir donné mandat général pour défendre l'intérêt
de la société à tel ou tel membre, et il n'y a pas de
raison pour qu'une pétition semblable ne puisse être
reçue.


Quand il s'agira d'une corporation, d'une société
que la loi ne reconnaît pas formellement comme
Personne civile, comme ayant l'exercice des droits
Civil s, comme ayant une personnalité individuelle,
quoique d'ailleurs la loi la tolère ou l'approuve, pour
j'es cas-là, et pour tous les cas où la pétition serait
une Pure pétition d'intérêt général, je crois qu'il est
conforme au voeu de la loi constitutionnelle qu'elle


ri signée par tous ceux qui veulent y prendre part,
12




178 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


et qu'elle soit regardée comme la pétition de ceux
qui l'ont signée, sans qu'.on fasse attention à la ma-
jorité ou à la minorité. Vous concevez, en effet, que,
si nous nous réunissons en société littéraire, en nous
conformant à la loi, et que, dans une assemblée com-
posée de cent personnes, il y ait des personnes qui
opinent en faveur d'une pétition aux Chambres, il n'y
a aucune raison pour que la majorité soit censée re-
présenter les opinions de la minorité; ce ne serait
donc que la pétition de chacun des signataires de la
pétition elle-même.


Ce que nous venons de dire suffit, je crois, sur
la question des pétitions. Mais nous avons distingué,
entre les associations, les corporations licites ou
illicites, approuvées ou non approuvées, reconnues
ou non reconnues ; ceci nous conduit à parler d'un
autre des points qui se rapportent à la matière que
nous traitons : cela nous conduit à parler de la
législation existante sur les associations.


Le fait des associations particulières, spéciales,
faites dans tel ou tel but, religieuses, politiques,
littéraires, commerciales, industrielles ou autres,
ce fait a toujours été regardé comme un fait de la
plus haute importance dans l'arrangement social, et
c'était, en effet, une manière rationnelle de l'envi-
sager, car certes personne n'a jamais révoqué en
doute la puissance de ce fait. Ceux qui en Ont
demandé, comme ceux qui en ont combattu le libre
exercice, partaient les uns et les autres de cette
vérité incontestable, que c'était là un fait puissant,
qu'il y avait dans l'association, comme dans
presse, un levier puissant pour le bien suivan t les


SOIXÀNTE-UNIÈME LEÇON.
179


pour le mal suivant les autres, mais enfin un
instrument d'une haute puissance.


L'histoire des associations est à coup sûr une des
plus curieuses au point de vue du développement
des facultés humaines dans l'ordre social. 11 n'y
a pas un de vous à l'esprit duquel ne se présentent
immédiatement les noms de vastes et puissantes
associations, dont les unes ont laissé des souvenirs
très-honorables, les autres des souvenirs fâcheux et
funestes. Dans les pays mêmes où la liberté indivi-
duelle est le plus ménagée, le plus respectée, le fait
des associations a souvent préoccupé l'esprit du
législateur. Aujourd'hui même encore, au moment
même où nous parlons, ceux de vous qui parcourent.
les journaux ont pu voir l'étendue, à ce qu'il pare
effrayante pour certaines questions d'intérêt public
et général, qu'avaient prise dans un Etat voisin les
associations, je veux parler des loges orangistes eu
Angleterre. Et vous avez vu que la Chambre des
communes a, dans une Adresse présentée au roi,
demandé que le pouvoir exécutif prît l'initiative
pour réprimer ces loges, c'est-à-dire ces associations
ennemies de la réforme parlementaire et religieuse
en Angleterre, et particulièrement en Irlande.


Pour les associations, comme pour la presse,
nous nous trouvons en présence de cette éternelle
question, qui se reproduit toujours lorsqu'il s'agit
le régler l'une ou l'autre des facultés humaines,


, •
s aolt de régler les limites de la liberté


procédera-t-on par voie de simple
l'epression, ou procédera-t-on par voie préventive ?
Et si l'on procède par voie préventive, arrive alors




180 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
la seconde question : Procédera-t-on par voie de
prévention prohibitive ou par voie de prévention
que nous appelons réglementaire ?


En parlant de la presse, nous avons donné comme
exemple de la première espèce de mesures préven-
tives la censure, comme exemple de mesures pré-
ventives de la seconde espèce les règlements de la
librairie, les mesures prescrites à l'égard des jour-
naux; ce sont donc, je le répète, toujours les.mêmes
questions, questions vitales, questions du plus haut
intérêt, qui se reproduisent toutes les fois qu'il
s'agit de trouver le point d'intersection entre la
liberté individuelle et les exigences sociales. Toutes
les fois que cette grande question se présentera,
quel que soit le fait auquel elle s'applique, toujours
vous retrouverez la même question cachée sous un
langage ou sous un autre.


Au fond, nul ne contestera la convenance, la
nécessité même de certaines mesures, parce que
la liberté individuelle, sans mesure aucune, ne serait
pas même la liberté, puisqu'elle serait incompatible
avec la liberté générale. Mais le partage des opi-
nions arrivera toujours sur cette première ques


-tion : Est-ce par le système préventif ou par le
système répressif qu'on doit procéder ? Et si l'on
se prononce pour le système préventif, on arrivera
à l'autre question, non moins vitale : Est-ce la pr é


-vention prohibitive ou la prévention réglementaire
qu'on adoptera?


J'ai mis du prix à vous faire remarquer sur d'au-
tres graves questions la marche suivie, les princes
adoptés à diverses époques, à partir 'de la Révolu"


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON.
181


fion de 4789. Nous procéderons de la même manière
en ce qui concerne les associations.


La première époque a été une époque de liberté
d'association . Le décret de l'Assemblée constituante
du 13 novembre 1790 portait : « Les citoyens ont


le droit de s'assembler paisiblement et de former
Ddes sociétés libres, en se conformant aux lois qui
D régissent tous les. citoyens ». On plaçait donc
l'association sous le droit commun ; elle pouvait
être réprimée, non prévenue; c'était là le système.
Je dis : c'était là le système, car il y a eu, bien peu
de temps après, une exception mise par la loi du
22 juillet 1791, loi qui a échappé à quelques auteurs,
parce que, en effet, on ne s'est pas avisé d'aller
chercher une disposition sur cette matière dans une
loi qui ne paraissait pas du tout s'y rapporter. Cette
loi traite de la police municipale, et en traitant de la
police municipale elle dit, à l'article 14 : « Ceux qui
Dvoudront former des sociétés on clubs seront
Dtenus, à peine de 200 livres d'amende, de faire
Dpréalablement, au greffe de la municipalité, la
• déclaration des lieux et jours de leurs réunions ;
» en cas de récidive , ils seront condamnés à


500 livres d'amende. L'amende sera poursuivie
Dcontre les présidents, secrétaires ou commissaires
• de ces clubs ou sociétés ». C'était donc une
disposition préventive réglementaire.


La Constitution de 91, aux dispositions fonda-
mentales, garantissait comme droits naturels et
civils«..... la liberté aux citoyens de s'assembler
• P aisiblement et sans armes en satisfaisant aux


l ois (le police D. Je viens de vous dire quelle était




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la loi de police municipale à laquelle il fallait. se
conformer et qui sert de commentaire à la Consti-
tution de 91.


Cependant, dès le 9 octobre suivant, parut un
décret répressif sur les associations. 11 fut signifié
défense aux sociétés populaires de faire des péti-
tions « en nom collectif, des députations au nom
» de la société, et généralement tous actes où
» elles paraîtraient sous les formes de l'existence
» politique D.


C'était évidemment un décret sur les actes de
quelques-unes de ces sociétés qui paraissaient aspi-
rer à faire acte de gouvernement.


La Constitution de 93 consacra le principe de
la liberté de l'association : « Le droit de manifester
» sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la
» presse, soit de toute autre manière, le droit de
» s'assembler paisiblement, le libre exercice des
» cultes ne peuvent être interdits ». (Article 7 de
la Déclaration des droits). 'Le décret de la Con-
vention du 25 juillet 1793, par ses articles 3 et 4,
menaçait de la peine de cinq ans de détention, s'ils
étaient porteurs d'une réquisition écrite, et de dix
ans de fers, s'ils avaient agi sans réquisition; les
commandants de la force publique qui agiraient ou
donneraient des ordres pour agir à l'effet d'empê


-cher la réunion, ou pour défendre les comités pote'
'aires. Les particuliers coupables des mêmes faits et
ceux qui auraient enlevé ou donné l'ordre d'enlever
les registres ou documents des sociétés , populaires
devaient être punis de cinq ans de fers. On Ile
saurait citer ce décret sans se rappeler les circolls"


`;'01NANTE—UNIEME LEÇON. 183


taures du temps et les faits historiques qui l'ont
rea',dé et accompagné. C'était dans le temps où


venait d'avoir lieu la chute des Girondins, oit déjà
le décret d'arrestation contre vingt-neuf chefs de la
Gironde avait été rendu. C'était dans le temps où
déjà Danton lui-même commençait à être accusé
de tiédeur ; c'était dans le temps où les dangers
extérieurs de l'État venaient augmenter l'exaltation
des esprits; c'est au milieu de cette époque terrible
que fut rendu ce décret; il n'était autre chose, au
fond, que la prétention d'un pouvoir qui, désormais,
se trouvait en dehors de l'assemblée elle-même,
et qui ne faisait usage de l'assemblée que pour
sanctionner des décisions rendues au dehors.


J'arrive à la deuxième période, et nous trouvons
la Constitution de l'an III, comme fait historique ;
c'est un des plus curieux. Qu'était-il arrivé aupara-
vant? 11 était arrivé que la puissance était sortie de
l'enceinte du pouvoir constitutionnel et s'était cam-
pée, posée , organisée au sein des sociétés popu-
laires. Que voulait-on en faisant la Constitution
de l'an 1H? On n'était plus en 93, on n'était plus
même en 94; on voulait faire rentrer le pouvoir dans
ses voies naturelles, on voulait le ramener dans
l
'enceinte de l'assemblée, constituer les pouvoirs


reconnus par la constitution de l'État. C'était clone
un retour aux idées régulières de l'organisation
Politique de l'État. Et bien, lisez maintenant la
Constitution de l'an III, et toutes ses dispositions,
qu i, sans ces observations, pourraient paraître
singulières, deviendront parfaitement claires. Ainsi,
yens trouvez dans la déclaration qui la précède cet




184 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


article : « Nul individu, nulle réunion partielle do
citoyens ne peut s'attribuer la souveraineté
(Article 18.) Voyez maintenant les articles


3363 : « Il ne peut être formé de corporations àrtni..i
D d'associations contraires à l'ordre public ». A
cle 360). — « Aucune assemblée de citoyens ne peut
» se qualifier société populaire ». (Article 361.) —
« Aucune société particulière s'occupant de ques_


tions politiques ne peut correspondre avec aucune
» autre, ni s'affilier à elle, ni tenir des séances
D publiques composées de sociétaires et d'assis-
» tants distingués les uns des autres, ni imposer
D des conditions d'admission et d'éligibilité, ni
» s'arroger des droits d'exclusion, ni faire porter à
» ses membres aucun signe extérieur de leur asso-
• ciation ». (Article 362.) — « Les citoyens ne
» peuvent exercer leurs droits politiques que dans
D les assemblées primaires et communales ».
(Article 363.) Toutes ces dispositions ne seraient
pas venues dans l'esprit d'un législateur a priori.
Quel est le législateur chargé de faire une constitu-
tion a priori qui mettra tous ces détails ? Mais ces
détails se comprennent bien quand on a vu l'histoire :
c'est que tout ce qui est défendu dans la constitution
avait été pratiqué. Toutes ces dispositions, qu'aucun
de nous ne trouverait a priori, sont un résumé
historique.


Voilà donc les principes de la Constitution de l'an
III. Où en sommes-nous là ? Aux mesures préven-
tives réglementaires. On ne dit pas que, pour se
constituer en société, il faudra l'autorisation, mais
on dit qu'en se constituant. en société dn ne pourra


SOIXANTE—UNIÈME LEÇON.
185


faire ni tel acte, ni tel autre ; ce sont donc des
mesures préventives réglementaires.


J'arrive à la troisième période, et nous trouvons
un autre système, la prévention prohibitive, le
système des mesures préventives prohibitives. Voici
ce que porte la loi du 7 thermidor an V : — « Arti-
) cle 1". Toute société particulière s'occupant de


questions politiques est provisoirement défendue.


— Article 2. Les individus qui se réuniraient dans
D


de pareilles sociétés, seront traduits aux tribu-
Dnaux de police correctionnelle pour y être punis
» comme coupables d'attroupement. — Article 3.


Les propriétaires ou principaux locataires des
» lieux où s'assembleraient lesdites sociétés, seront
D condamnés par les mêmes tribunaux à une amende
» de mille francs et à trois mois d'emprisonne-
» ment ».


Bientôt arrive le coup d'État de fructidor, ce
fameux coup d'État dont nous avons eu occasion de
parler déjà. Vous vous souvenez que le coup d'État
de fructidor fut suivi d'une terrible loi qui était une
loi de circonstance. Or, cette loi tout exceptionnelle
du 19 fructidor an V porte : Article 36. La loi du
» 7 thermidor dernier, relative aux sociétés particu-
» lières s'occupant de questions politiques, est rap-
i) portée. — Article 37. Toute société particulière,
Ds'occupant de questions politiques, dans laquelle


il serait professé des principes contraires à la
D constitution de l'an III, acceptée par le peuple
b français, sera fermée, et ceux de ses membres qui
» auront professé ces principes seront poursuivis
• et punis conformément à la loi du 27 germinal




18G COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» an IV ». Cette loi punissait les crimes d'État d'une
seule peine, la mort.


Vous le voyez, c'est là une de ces lois promulguées
ab irato, un de ces décrets que le Directoire fit rendre
lorsqu'il se croyait dans un état de défense désespé-
rée, et qu'on ne peut regarder que comme des lois
transitoires de leur nature.


Le système permanent arrive avec le Consulat et
l'Empire. L'Empire publia le Code pénal, et vous
connaissez tous les dispositions qui se trouvent aux
articles 291 et suivants de ce code. On est revenu au
système de la prévention prohibitive, c'est-à-dire au
système qui n'admet que les associations autorisées
par le gouvernement : « Nulle association de plus de
» vingt personnes, dont le but sera de se réunir


tous les jours ou à certains jours marqués pour
• s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques
• ou autres, ne pourra se former qu'avec l'agré-
a ment du gouvernement et sous les conditions qu'il
âplaira à l'autorité publique d'imposer à la so-
• ciété ». Voilà donc le principe régularisé, prin-
cipe, je le répète, de prévention prohibitive. Il n'y a
pas défense absolue, mais nulle association ne peut se
constituer qu'avec l'agrément du gouvernement et
sous les conditions qu'il impose. L'art.icle,292 pres-
crit la dissolution de la société en cas de contra-
vention et punit les contrevenants d'une amende
de 16 francs à 200 francs. L'article 293 prévoit le
cas où, indépendamment du fait de l'association, on
aurait commis quelque crime ou quelque, délit, et
renvoie aux dispositions du Code pénal relative s à
ces crimes et délits. L'article 294 s'applique au pro-


sOINSINTE—UNIÈME LEÇON.


pr iét aire de la maison où se sera tenue l'association.
« Tout individu qui, sans la permission de l'autorité


municipale, aura accordé ou consenti l'usage de
sa maison ou de son appartement, en tout ou en


» partie, pour la réunion des membres d'une asso-
D


ciation même autorisée, ou pour l'exercice d'un
» culte, sera puni d'une amende de 16 francs à
» .200 francs. »


Ainsi donc le système du Code pénal est la préven-
tion prohibitive régularisée, non absolue, mais exi-
geant l'autorisation du gouvernement ; donnant au
gouvernement le droit de prescrire des conditions ;
prononçant une peine contre l'infraction aux condi-
tions prescrites, indépendamment des peines qu'on
aurait pu mériter pour délits ou crimes commis dans
les réunions ; portant enfin une peine contre ceux
qui, sans permission de l'autorité, auraient reçu chez
eux l'association.


Les dispositions du Code pénal régissent encore
en principe le droit d'association. Je dis en principe,
car la disposition fondamentale de l'article 291 se
trouve corroborée et rendue plus sévère par la loi du
10 avril 1834. Cette loi a adopté le même système
de la prévention prohibitive; mais, clans le Code
pénal, il y avait deux limitations : l'une, celle du
nombre de vingt personnes; l'autre, la réunion de la
société tous les jours ou à jours fixes. Telles étaient
les deux restrictions qui limitaient la disposition
pénale de l'article 291, de sorte que, lorsque l'asso-
ciation n'était que de dix-neuf personnes, ou lors-
qu'elle ne se réunissait pas tous les jours ou à jours
fixes, elle ne pouvait pas être atteinte. La • loi du


I




188 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


10 avril 1834 déclare, dans son article l er, que « les
dispositions de l'article 291 du Code pénal sont
applicables aux associations de plus de vingt per_
sonnes, alors même que ces associations seraient
partagées en sections d'un nombre moindre, et


» qu'elles ne se réuniraient pas tous les jours ou à
» des jours marqués »


Ainsi donc l'association est illégale quand elle n'a
pas été autorisée par le gouvernement, et le gouver-
nement peut toujours retirer l'autorisation accordée,
(Art. 1 er, § 2.)


Dans l'application, on peut élever une question.
On peut se demander : Qu'est-ce qu'une association?
Quand est-ce que le fait d'une réunion de personnes
porte ou ne porte pas le caractère d'une association?
Cette question fut élevée même dans la discussion
du projet de loi de 1833, et un député, magistrat
aujourd'\hui, distingua entre l'association et la réu-
nion : « Se réunir, dit-il, c'est vouloir s'éclairer et
» penser ensemble ; s'associer, c'est vouloir se cons-
» tituer, se compter et agir ». Je ne sais si ces ca-
ractères sont suffisamment précis pour distinguer
l'association de la réunion. Que nous dit le bon sens?
L'association parait impliquer une double idée : l'idée
d'un but fixe, déterminé, connu, qu'on veut attein-
dre; secondement , l'idée d'une organisation de
cette agrégation de personnes faite en vue d'at-
teindre le but qu'on s'est proposé. Il paraît que
ce sont là les cieux caractères essentiels de l'as-
sociation. C'est une agrégation de personnes, mai3
c'est l'agrégation qui a un but déterminé et qui
s'est donné une organisation propre ou qu'elle


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON. 189


croit propre à atteindre le but qu'elle s'est pro-
posé.


Ainsi, prenez vos exemples dans une branche
parfaitement hors de toute discussion. Prenez vos
exemples dans les associations industrielles, dans les
associatio ns commerciales. Vous avez, je suppose,
une société anonyme; elle a un but, elle veut faire,
par exemple, un chemin de fer, exploiter une mine.
Elle s'organise de la manière qui lui paraît la plus
propre à lui faire atteindre son but. Ainsi, pour faire
un chemin de fer, elle formera un comité dans lequel
elle mettra des hommes experts. C'est donc l'agréga-
tion qui est, si je puis ainsi parler, cimentée par une
organisation qu'on juge appropriée à un certain but;
alors il y a véritablement association. J'en conviens,
au reste, ou, pour mieux dire, je n'en disconviens
pas, la ligne de démarcation entre l'association et la
réunion est souvent fort difficile à tracer ; c'est le cas
d'une foule de dispositions pénales. La ligne de
démarcation entre le vol et ce qui n'est pas tout à
fait le vol, la ligne de démarcation entre tel fait pénal
et tel autre fait, n'est pas facile à établir. Au fond ce
sont des faits d'intention, des faits dont l'apprécia-
tion appartient à l'autorité judiciaire. Mais, pour
poser quelques bases d'appréciation, je crois encore
une fois que, lorsqu'on voit un but déterminé et une
organisation faite avec l'idée qu'elle servira à at-
teindre ce but, on ne peut douter qu'il n'y ait asso-
ciation, tandis qu'il y a quelque chose de trop vague
à dire que se réunir c'est vouloir penser ensemble,
que s'associer c'est vouloir se constituer, se compter
et agir. Mais, encore une fois, la discussion de ces




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


questions appartient à l'autorité devant laquelle le
cas est porté, c'est-à-dire à l'autorité judiciaire, au
jury.


Telle est la première disposition ; c'est celle qui
nous regarde, nous qui voulons seulement expliquer
quelle est la limite que la loi a posée au droit d'asso-
ciation. Il y a ensuite les détails sur la pénalité, qui
est augmentée dans la loi de 1834; il y a enfin ce qui
concerne la poursuite, selon que le fait reproché à
l'association est un attentat, un délit politique ou une
simple infraction à la loi. Il en est ici comme des faits
reprochés à la presse. Le fait peut être déféré à la
cour des Pairs s'il est question d'attentat ou de
crime; s'il est question de délit politique, l'affaire
est portée devant le jury. L'infraction pure et simple
contre l'article 1'' de la loi est renvoyée à la con-
naissance des tribunaux correctionnels. Il y a donc
là les trois juridictions,. comme nous avons vu que la
législation positive les a introduites en matière de
presse.


Voilà le système législatif relativement à l'associa-
tion, voilà les différentes phases par lesquelles cette
matière constitutionnelle et législative a passé à par-
tir de 1789. Nous en sommes revenus au principe de
la prévention prohibitive régularisée, principe qui a
été posé dans le Code pénal, et qui a été corroboré
et rendu plus sévère par la loi de 1834.


f C
•"e Lel° TECA


ee- C: LA (e. •
e/.4, • te.t


SOIXANTE-DEUXIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Droit de propriété. — Propriété dans les temps anciens et dans le
moyen âge : la terre base de la richesse et source de la puissance
politique. — La propriété mobilière, nouvel élément de richesse
introduit dans les sociétés modernes par l'industrie et le commerce,
est un fait dont le législateur n'a pas encore complétement apprécié
l'importance et l'étendue. — Principe de la propriété et de son invio-
labilité proclamé par toutes nos constitutions et consacré même dans
les lois qui confisquaient les biens des émigrés. — Restitution aux
émigrés des biens non vendus ; milliard d'indemnité accordé en 1825
à ceux dont les biens avaient été aliénés. — Notre législation con-
sacre l'inviolabilité de toutes les propriétés sans distinction, propriété
foncière, propriété mobilière, propriété intellectuelle. Lois et décrets
sur la propriété littéraire.


MESSIEURS ,


Nous avons considéré la liberté individuelle clans
ses applications principales, soit aux actes extérieurs
et matériels, soit aux actes moraux. Il nous reste à
la considérer dans ses applications aux choses; c'est-
à-dire, pop é. ren rdi'éatutres termes, qu'il nous reste à parler
(l


Nul de vous n'ignore ce qu'on entend par pro-
priété. Vos études de droit civil me dispensent de
tous détails, de toute explication à cet égard. Consi-
dérée sous le point (le vue économique, la propriété




192 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
n'est autre chose, si je puis parler ainsi, que l'incor-
poration de l'activité humaine, de l'activité indivi-
duelle, du travail personnel, aux choses. C'est par
cette incorporation que l'homme s'approprie, non-
seulement matériellement, niais moralement, les
choses. L'activité de l'un le distingue de la non- acti-
vité de l'autre. L'un se prépare un avenir facile pour
lui et les siens, tandis que l'autre demeure dans un
état moins favorable. L'histoire nous montre qu'il
n'y a jamais eu de société développée, progressive,
civilisée, qui n'ait eu pourbase la propriété ; l'histoire
nous montre que partout où la propriété était vacil-
lante, incertaine, la société civile n'a pas dépassé
dans ses progrès l'état des peuples nomades. Sans
doute, ce fait général que la sûreté de la propriété, et
les libertés publiques, et la civilisation de ces peuples
ont marché ensemble, forme à lui seul un puissant
argument; il montre du moins qu'un autre système
serait une marche vers une chose inconnue, une
marche dans laquelle on ne serait point guidé par
l'expérience.


Aussi, si de l'histoire générale nous portons nos
regards sur l'histoire particulière de la France et sur
la dernière et grande époque de son histoire, nous
verrons, chose fort remarquable, nous verrons que,
dans les grandes phases de la Révolution, la propriété
a pu recevoir des atteintes plus ou moins graves; que
la propriété, comme les autres choses, a pu être
exposée aux actions et réactions politiques, mais que
le principe de la propriété et de son inviolabilité n'a
jamais été sérieusement ni généralement Contesté.
Il a pu être révoqué en doute par quelques. individus,


SOIXINTE-DEUXIEME LEÇON. 193


ro-ais il n'a, je le répète, jamais été généralement ni
sérieusement contesté. Ainsi cette première as-
semblée, qui marchait d'un pas si hardi dans la car-
rière des innovations sociales, qui, par ses décrets,
a changé la face de l'empire et l'organisation sociale
de la France, l'Assemblée constituante a proclamé le
principe de la propriété et de l'inviolabilité de la
propriété. J'ajoute, et nous le verrons dans peu avec
détails, que la Convention elle-même a proclamé ce
principe. Bref, dans ces nombreuses constitutions
qui se sont succédé en France depuis bientôt un demi-
siècle, dans ces constitutions qui ont été tour à tour
l'expression de situations politiques très-différentes,
dans ces constitutions si différentes de principe et
de but, le principe de la propriété et de l'inviolabi-
lité de la propriété n'a jamais été méconnu.


Il ne faudrait pas en tirer la conséquence que la
propriété, en tous temps et en tous lieux, a joué
exactement le même rôle dans l'organisation sociale
et politique des nations. Ce serait là meconnaitre les
faits et ne tirer aucun profit de l'histoire. Le prin-
cipe, dis-je, a toujours été le même ; mais ses appli-
cations, son étendue, son influence, ont singulière-
ment varié, et entre les sociétés anciennes et la nôtre,
entre les temps anciens et le nôtre, il existe des diffé-
rences profondes sous le rapport de la propriété, des
di fférences profondes quant au fait, quant à sanature,
Pile à son étendue, quant à son importance, diffé-
rences qui ne peuvent pas ne pas réagir tôt ou tard
sur la législation publique et privée. Je n'en donne-
rai qu'un exemple. Dans les temps anciens, lorsque
le travail n'était autre chose que le travail servile,


' U. 13




194 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qu'était l'industrie que nous appelons manufactu_
rière, qu'était celle que nous appelons commerciale?
Vous le savez, dans les temps anciens, l'industrie.
manufacturière , pour ce que nous appelons les
objets de luxe, pour ce que nous avons appelé en
économie politique la troisième classe de produits,
c'est-à-dire pour les produits non nécessairés, cette
industrie manufacturière et le commerce , dis-je,
étaient le privilége de quelques nations. Si Tyr, si
Carthage, si quelques autres pays faisaient un assez
grand commerce , il y avait bien d'autres régions,
bien d'autres États, même maritimes, pour qui ces
deux branches de l'industrie humaine étaient à peu
près choses inconnues. On ne connaissait, dans ces
contrées, que l'industrie agricole et les producteurs
de la deuxième classe, c'est-à-dire ceux qui produi-
sent et fabriquent les choses nécessaires à la vie autres
que les comestibles, comme les vêtements, les habi-
tations, etc.... Et même ces classes de producteurs
appartenaient, je le répète, presque exclusivement à
la classe des esclaves et non à la classe des hommes
libres.


Cet état de choses étant donné (et il faut bien se le
représenter ainsi, si l'on veut comprendre l'histoire de
l'antiquité), il est facile de concevoir que ce que nous
appelons richesse mobilière ne pouvait pas jouer un
grand rôle dans les pays organisés de la sorte. La
plus grande somme de richesses mobilières dans ces
pays consistait précisément en ce qui n'est pas P°11 ►.
nous une marchandise, elle consistait dans les bol-
mes, dans les esclaves ; mais ces esclaves'eux-mees
étaient en quelque sorte (pardonnez-moi la brutalité


SOIXANTE-DEUXIÈME LEÇON.
195


de l'expression, mais il faut dire l'histoire comme
elle est), ces esclaves eux-mêmes étaient en quelque
sorte le bétail des domaines ; c'était le bétail attaché
aux terres ; il faisait. partie des terres, comme chez
Trous le bétail employé à l'agriculture. La richesse
mobilière proprement dite ne pouvait donc pas jouer
un grand rôle dans le monde ancien. Elle ne le pou-
vait pas non plus dans le moyen âge, temps assez
analogue. En fait de richesse, la terre était l'élément
dominant, la terre était la base de la richesse natio-
nale, la terre était à la fois la source de la richesse et
de la puissance politique. C'était la terre qui était la
base de cette influence, de cette puissance, précisé-
ment, je le répète, parce que la richesse mobilière
n'était alors qu'un faible accessoire , et qu'on ne
concevait la grande richesse que sous forme de terre.
Le sytème de l'esclavage d'ailleurs étant donné, la
terre était la véritable base de la seigneurie, c'est-à-
dire de la domination de l'homme sur l'homme.
Le travail était servile, et celui qui possédait le plus
de terres possédait le plus d'esclaves, comme chez
nous celui qui possède le plus de terres possède le
plus de charrues et d'attelages.


Lorsque la civilisation commença à faire de grands
progrès, lorsque, grâce à un profond changement
non


-seulement dans le développement matériel, mais
aussi dans le développement moral des peuples, il se
fit one des plus belles conquêtes de l'humanité , la
conquête du travail libre, l'industrie, vous le savez ,
ne tarda pas à devenir générale ; sans doute elle ne
Se développa pas partout au même degré, car elle
trouvait dans certains pays des obstacles , des diffi-




196 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


cuités qu'elle ne rencontrait pas dans d'autres; mais
tous les pays firent des efforts pour s'y distin-
guer, tous aspirèrent au commerce , tous aspirè-
rent au développement de la richesse nationale sous
ces formes nouvelles. Les capitaux ne tardèrent pas
à augmenter, ils ne tardèrent pas à s'accumuler, Li
de cette accumulation des capitaux, première con-
séquence du développement de la puissance pro-
ductive , il résulta une seconde conséquence , car il
y a toujours là action et réaction. Les progrès de
l'industrie et du commerce augmentent les capitaux,
et les capitaux augmentant sont une source de pro-
grès nouveaux pour l'industrie et le commerce. Cette
action et cette réaction ne sont pas infinies, car il n'y
a rien d'infini en ce monde, mais elles sont au moins
indéfinies ; on ne saurait prévoir où elles s'arrê-
teront.


Dès lors la propriété mobilière parut dans les go-
ciétés modernes comme un élément puissant, comme
un élément qui demandait à partager avec la pro-
priété foncière et territoriale les influences sociales
appartenant à la propriété. Ily avait sans doute là, et
il y a encore, car nous sommes dans cette phase, il y
avait, dis-je , et il y a là un travail de droit, un tra-
vail législatif. Car ce fait social demande à être mis
en harmonie avec les différentes parties du système.
Sans doute toutes nos lois n'ont pas encore apprébe
ce fait autant qu'il méritait de l'être, car les faits
sociaux se développent d'abord, se développent peu
à peu, se développent progressivement , s'emparent
des esprits, des habitudes, des moeurs de la société.
Ce n'est que plus tard que le législateur s'emparo


SOINANTE-DEUXIÈME LEÇON.
197


_in tour du fait nouveau, examine les coutumes que
ce fait nouveau a produites, les précédents auxquels
il a donné naissance, et la loi arrive enfin pour le
régler et le mettre en harmonie avec l'organisation
politique. C'est là un travail qui a toujous été lent, et
il ue faut guère se plaindre de cette lenteur dans
l'intervention de la loi écrite et positive. Plus le fait
social est compliqué, plus les conséquences en sont
variées et difficiles à bien saisir et à bien définir, plus
il est utile que la loi positive attende patiemment les
lumières du temps, les résultats de l'expérience et
même les tâtonnements de la routine. Il en a tou-
jours été et il en sera toujours ainsi. Quand nous
voulons dresser une tente provisoire, nous pouvons
la dresser à la hâte et partout ; mais lorsque, au lieu
d'une lente provisoire, nous voulons élever un édifice
de longue durée, il importe de reconnaître aupara-
vant le sol sur lequel nous voulons bâtir, d'en véri-
fier la profondeur et la solidité. 11 en est ainsi de la
régularisation des faits nouveaux par la loi positive.
Elle arrive lentement , mais le fait social marche en
attendant, il marche de lui-même, par ses propres
forces, s'empare des esprits, des opinions, des pré-
'cédeufs judiciaires. La loi positive arrive ensuite, en
étudie les résultats, en reconnaît les conséquences,
en mesure l'étendue, et c'est alors avec une par
faite connaissance de cause qu'elle peut établir l'ac-
cord du fait nouveau avec. la législation générale.


j e suis convaincu que ce nouvel élément de la ri-
chesse, son importance, son étendue, n'ont point
encore été empiétement appréciés par le législa-
teur - Je suis convaincu qu'il serait facile de trouver




198 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dans un grand nombre de codes plus d'une disposi_
Lion qui évidemment a été conçue et rédigée sous la
préoccupation de la haute importance, de l 'impor-
tance presque exclusive de la propriété foncière. Et
cela devait être ; on le comprend quand on remonte
à l'origine de la loi. Mais, je le répète, l'étude du
fait nouveau se fera peu à peu, et je crois qu'il ne
faut pas témoigner trop d'impatience si la loi posi_
t ive ne se met pas trop vite en harmonie avec les faits
extérieurs.


Quoi qu'il en soit de ces observations générales,
il est irrécusable, je le répète, que le principe de la
propriété et de son inviolabilité a été de tout temps
en France, même pendant la Révolution, un principe
fondamental incontesté. La Constitution de 1791
s'exprimait ainsi à ce sujet : « La Constitution ga-
» rantit l'inviolabilité de toutes les propriétés, ou la
Djuste et préalable indemnité de celles dont la né-
D cessité publique, légalement constatée, exigerait


le sacrifice ».
La Constitution de 1793 n'est• pas moins explicite.


« Le droit de propriété, dit l'article 16 de la décla-
D ration des droits, est celui qui appartient à tout


citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses
D biens et de ses revenus, du fruit de son travail et


de son industrie ». « Nul ne peut, dit l'article 19,
être privé de la moindre portion de sa propriété,


» sans son consentement, si ce n'est lorsque la né-
» cessité publique, légalement constatée l'exige, et
• sous la condition d'une juste et préalable indeni-
» nité D.


La Constitution de 1795 consacra les mêmes pri n-


SOIXANTE-DEUXIÈME LEÇON.
199


ripes. Article 1". . « Les droits de l'homme en société


sont la liberté, l'égalité, la sûreté, la propriété ».
Article 5. « La propriété est le droit de jouir et


„ (le disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit
>,


de son travail et de son industrie ». — Article 15.
»


Tout homme peut engager son temps et ses ser-


vices ; mais il ne peut se vendre ni être vendu ;
sa personne n'est pas une propriété aliénable ».
Article 358. « La Constitution garantit l'inviola-


bilité de toutes les propriétés ou la juste indem-
Dnité de celles dont la nécessité publique, légalement


constatée, exigerait le sacrifice D.
Mais ici se présentait un fait de la Révolution, je


veux parler des séquestrations et des confiscations
des biens de ce qu'on appelait alors les émigrés, les
déportés, les condamnés pour cause politique. Vous
rencontrez déjà dans la Constitution de 1795 une
disposition à cet égard. « Les biens des émigrés,
D(lit l'article 373, § 2, sont irrévocablement acquis
» au profit de la République. — La nation française,
D(lit l'article 374, proclame pareillement, comme
» garantie de la foi publique, qu'après une adjudi-
» cation légalement consommée de biens nationaux,
, quelle qu'en soit l'origine, l'acquéreur légitime
" ne peut en être dépossédé, sauf aux tiers récla-
» niants à être, s'il y a lieu, indemnisés par le Tre-
» sor national ». Ainsi, vous le voyez, il y avait eu
là un fait de la Révolution, la confiscation de toutes
les propriétés appartenant à des émigrés, déportés,
cornoidtacmoné_sisti,pit our cause politique. C fait fut, dès 1 795,s
ramené, eutpiounisnerrler ainsi, dans l'enceinte du
d




D


200 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


La Constitution de 1799 contenait la même (lisp°_
sition relativement aux biens confisqués. « Les biens
» des émigrés, dit l'article 93, g 2, sont irrévoea..
» blement acquis au profit de la République D.
• La nation française, dit l'article 94, déclare qu'a_
• près une vente légalement consommée de biens
D nationaux, quelle qu'en soit l'origine, l'acquéreur


légitime ne peut en être dépossédé, sauf aux tiers
réclamants à être, s'il y a lieu, indemnisés par le
Trésor public ».
Le principe de la propriété et de son inviolabilité


a donc été, vous le voyez, consacré par toutes les
constitutions. S'il y a eu le fait des confiscations dont
je viens de parler, une fois cc fait accompli, on ne
voulut. plus remonter à l'origine de ce fait, mais on
s'empressa de le placer sous l'égide de l'inviolabilité
de la propriété. Quelque opinion qu'on ait sur ce fait
lui-même, il n'est pas moins vrai qu'en le plaçant
ainsi sous l'égide du droit constitutionnel et en
déclarant ces propriétés inviolables, on vint à recon-
naître de nouveau l'inviolabilité du principe en lui-
même.


L'article 93 de la Constitution de 1799 disait dans
son premier paragraphe : « La nation française-dé-
» clare qu'en aucun cas elle ne souffrira le retour
» des Français qui, ayant abandonné leur patrie


depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris
» dans les exceptions portées aux lois rendues con-
D tre les émigrés ; elle interdit toute exception nou-
» velte sur ce point D. Mais vous savez que déjà, sous
le Consulat et sous l'Empire, les portes de la France,
furent rouvertes à un grand nombre d'émigrés. Vous


SOIXANTE-DEUXIÈME LEÇON.


201


savez aussi qu'à l'époque. de la Restauration. l'émi-
gration cessa tout à fait. Il y eut même dans la
Charte constitutionnelle un article ainsi conçu. Ar-
ticle 11 : « Toutes recherches des opinions et des


votes émis jusqu'à la Restauration sont interdites.
D Le même oubli est commandé aux tribunaux et


aux citoyens D.
Cette disposition de la Charte avait pour but d'ef-


facer les traces des guerres d'opinions, des guerres
de votes qui avaient nécessairement accompagné une
si longue révolution. Ce n'était pas là, sans doute,
une véritable disposition constitutionnelle, si ce
n'est dans la partie qui ordonnait aux tribunaux de
ne pas s'informer de ces recherches ; le reste n'était
qu'un voeu; c'était le vœu de voir les opinions diver-
ses, en guerre jusque-là, se tendre la main sur le
terrain de la Charte. Hélas ! les passions humaines,
dans leur implacable intolérance en tous temps et en
tous lieux, n'ont jamais cessé de protester contre un
pareilvœu. Nous pardonnons encore plus difficilement
les torts que nous avons eus que ceux que nous
avons reçus. Certes il eût. été bon, il eùt été éminem-
ment utile pour le progrès de la société, pour la force
-et l'unité nationale, que ce vœu eût été accompli,
que cet oubli commandé par la Charte eùt été chose
possible. Cela eût été bien et, ajoutons•le, cela au-
rait été juste. Car, dans la tourmente des guerres
civiles, au milieu des orages des révolutions, il n'y
a personne ou, du moins, il n'y a aucun parti qui
puisse, la main sur la conscience, se dire complete-
ment exempt de reproches. 11 n'y en avait aucun qui
eùt le droit. de prendre la pierre pour ta jeter à ses




2()2 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


adversaires. Il était donc, je le répète, éminemment
utile, éminemment moral et en même temps émi_
nemment juste que le voeu de l'auteur de la Charte
pût se réaliser. Mais les passions humaines ont tou-
jours été plus fortes que les lois, et le voeu de la
Charte n'a pu devenir une réalité que par l'interven_
tion de deux puissances inexorables, le temps et la
mort.


Je reviens à la question. La loi du 20 décembre
1814, tout en reconnaissant clans son article premier
l'irrévocabilité des droits acquis avant la publication
de la Charte et qui étaient. fondés sur les lois et actes
du gouvernement relatifs à l'émigration, ordonnait
dans les articles 2 et suivants la restitution en nature
des biens confisqués qui n'avaient pas été vendus.
Enfin, vous savez tous qu'indépendamment de cette
restitution, la loi du 27 avril 1825 accorda un mil-
liard d'indemnité à ceux dont les biens-fonds avaient
été confisqués et aliénés en exécution des lois sur les
émigrés, les déportés et les condamnés politiques de
la révolution.


Voilà donc des témoignages successifs, irrécusa-
bles, qui établissent que le droit de propriété et
l'inviolabilité de cette propriété ont été reconnus
clans toutes les constitutions qui se sont succédé en
France.


Est-ce à dire que le principe de l'inviolabilité, de
la liberté des propriétés, doive être un principe tout
à fait absolu, n'admettant aucune exception ? Non,
Messieurs, vous avez vu les autres applications de.la
liberté individuelle. La liberté individuelle, appliquée
aux faits matériels et aux faits moraux, doit se coor-


SOIXANTE-DEUXIÈME LEÇON. 203


donner avec la liberté des autres individus et avec le
droit de la société. Ce qui est vrai des autres appli-
cations est vrai de celle-ci. Le droit de propriété aussi
trouve ses limites dans le droit d'autrui et dans le
droit. du corps socia l .


En ce qui regarde la première limitation, le rè-
glement du droit de propriété appartient plus spé-
cialement au droit civil ; quant à l'autre limitation,
le règlement du droit de propriété appartient plus
particulièrement au droit public et au droit admi-
nistratif. Cependant, même clans la législation civile
proprement dite, vous rencontrez des dispositions
sur la propriété qui sont des dispositions d'ordre
public et d'intérêt général direct, la ligne de dé-
marcation exacte entre les deux droits ne pouvant
jamais se tirer d'une manière absolue. Ainsi, vous
rencontrez dans le Code civil l'article 545, où il est
dit que : a Nul ne peut être contraint de céder sa


propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique
» et moyennant une juste et préalable indemnité ».
Vous trouvez encore les articles 638, 645, 651 et
antres, qui sont en même temps des dispositions
d'ordre public et d'intérêt général direct. D'ailleurs,
qui ne sait pas qu'une grande partie de la loi civile


propriété part, comme d'un principe dirigeant,
du principe de l'organisation sociale a politique ?
ll suffit de mentionner le droit de succession et la


Rient pr


des tester. Le règlement du droit de succes-
sion, le règlement de la faculté de tester, sont évidem-


parties de la loi civile qui sont et doivent
être en harmonie avec les bases de l'organisation
sociale et. politique. Ainsi, chez nous, vous le savez




.11H.'


tous, le principe dominant de la succession est, à de
faibles exceptions près, celui du partage égal. Che,
nous, point de privilége du sexe masculin sur le sexe
féminin, en matière de succession. Chez nous, ie
faculté de tester, pour le père ayant des enfants
vivants, est restreinte à des limites assez étroites. Il
est facile d'imaginer une organisation sociale et po-
litique où, ainsi que les faits ne nous l'ont que trop
montré, des mesures toutes différentes seraient
adoptées, où l'on trouverait la faculté de tester illi-
mitée, où l'on trouverait l'inégalité de partages, le
droit d'aînesse, etc. Ce ne sont pas là de simples
conjectures. La plus grande partie de l'Europe a été
soumise à de pareilles législations.


Revenons à la propriété dans ses rapports directs
avec le droit politique et administratif. La propriété,
disons-nous, est inviolable. La Charte dit à l'article 8:
(1 Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune
» exception de celles qu'on appelle nationales, la
» loi ne mettant aucune différence entre elles ».
(Vous savez maintenant ce qu'on entend ici par pro-
priétés nationales.) Toutes les propriétés sont invio-
lables. Ainsi, remarquons-le, point de distinction
entre les propriétés, foncières ou non foncières,.
meubles ou immeubles, quelle qu'en soit la nature.
11 y a plus : même les propriétés intellectuelles
doivent être comprises, et le sont en effet, dans la
Charte. Toutes les propriétés : ainsi, quevous soyez pro-
priétaires d'un bien-fonds, d'une industrie, d'oc
manufacture, des résultats de votre travail manuel,
c'est une propriété, elle est inviolable. Que vous sor e


-propriétaires d'un bien-fonds ou d'un manuscrit qui


SOIXANTE—DEUXIEME LEÇON. 205


renferme vos pensées, personne n'a le droit de tou-
cher à votre propriété.


La garantie de la propriété littéraire a été assurée
pal. la loi du 19-24 juillet 1793, loi qui garantit aux
auteurs le droit exclusif de vendre leurs ouvrages
pendant leur vie, et transmet ce droit à leurs héri-
tiers pour qu'ils puissent en jouir l'espace de dix ans,
à partir de la mort de leur auteur. Vous pouvez
rapprocher cette loi du décret du 5 février 1810.
Quant aux ouvrages dramatiques, le droit des auteurs
a été garanti par la loi du 13-19 janvier 1791'.


Ainsi, toutes les propriétés sans exception sont
inviolables, et leur inviolabilité est placée sous l'égide
de la Charte. 11 nous reste à examiner maintenant
s'il n'y a pas des circonstances dans lesquelles la pro-
priété puisse être enlevée en tout ou en partie, des
circonstances dans lesquelles elle puisse être, sinon
enlevée complétement , au moins démembrée, des
circonstances enfin dans lesquelles elle puisse être
restreinte quant à l'exercice et quant à la jouissance,
c'est-à-dire quant à la perception des revenus résul-
tant de la propriété. L'examen de ces trois points
fera l'objet de notre prochaine séance.


204


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.




SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON


SOMMAInE


Limitations au droit de propriété. — La propriété peut être enlevée en
tout ou en partie par raison de pénalité ou par raison prépondérante
d'utilité publique. — Confiscation générale; réprouvée par la raison;
par l'humanité, par l'intérêt général; au défaut d'être une peine iné-
gale et qui réagit sur des innocents, elle joint celui de pousser aux
abus de pouvoir; les deux qualités qu'on veut lui attribuer, relies.
cité et l'exemplarité, sont paralysées par l'horreur qu'elle inspire.
— Confiscation spéciale; elle n'a aucun des inconvénients de la con.
tiscation générale — Amendes pécuniaires ; avantages et inconvé-
nients de cette peine. — Nécessité de l'expropriation pour cause
d'utilité publique moyennant indemnité. — Principes posés à cet égard
dans les anciennes ordonnances et dans les diverses constitutions qui
out suivi la révolution de 1789. — Code civil. — Lui du 16 septembre
1807. — Loi du 8 mars 1810.


MESSIEURS,


La propriété, dont le principe et l'inviolabilité sont
formellement reconnus dans la loi constitutionnelle,
peut cependant être soumise à des restrictions, à des
limitations de plus d'une espèce. La propriété peut
être enlevée en tout ou en partie à son possesseur}
elle peut être soumise à des charges, elle peut être
démembrée, elle peut être enfin restreinte qua nt a
son exercice el à la jouissance des revenus qu'elle
procure.


SOIXANTE–TROISIÈME LEÇON.
207


C'est de la premiere limitation que nous devons
nous occuper aujourd'hui. Le principe de la pro-
priété et de son inviolabilité admis, il est évident que
le droit de propriété ne peut être enlevé que par
raison de pénalité ou par une raison prépondérante
d'utilité publique et générale. Dans le premier cas,
c'est une peine que le possesseur subit ; dans le
second cas, c'est l'intérêt particulier qui cède à l'in-
térêt général, tout en obtenant les compensations et
les indemnités que la justice exige.


J'ai dit que la propriété peut être enlevée en tout
ou en partie, premièrement comme peine infligée au
possesseur ; et en prononçant ces paroles, j'ai sans
doute réveillé dans votre esprit l'idée de la confisca-
tion générale, celle des confiscations spéciales, enfin
celle des amendes pécuniaires. Ce sont là les trois
formes principales que la pénalité a revêtues lors-
qu'elle s'est appliquée aux biens, aux choses, aux
richesses possédées parle condamné. La confiscation
générale est l'enlèvement de tous les biens, sans ex-
ception, possédés par le condamné, et la dévolution
de ces biens au fisc. Les confiscations spéciales con-
sistent à enlever au criminel, au délinquant, soit le
corps du délit, lorsqu'il en est lui-même le proprié-
taire, soit les choses produites par le délit, soit les
choses qui ont servi ou doivent servir à le commettre.
Vous pouvez trouver cette énumération dans le Code
pénal lui-même (art. 1 .1). Ce sont là les confiscations
spéciales , qu'il ne faudrait pas confondre avec la
confiscation générale. Enfin viennent les amendes
Pécuniaires. 11 n'est pas un de vous qui ne sache ce
que c'est que les amendes pécuniaires qu'on inflige




208 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au coupable de tel ou tel délit, de telle ou telle in_
fraction ou contravention.


Cc sont là les trois formes principales des peinese
privatives des biens du condamné. Personne n'e
jamais pu sérieusement révoquer en doute la légiti-
mité en principe des peines privatives de la pro-
priété des biens. En thèse générale, tous les biens
que l'homme possède peuvent être matière de
pénalité, tant qu'on ne considère la pénalité que
d'une manière abstraite, sans tenir compte des
dangers, des difficultés qui accompagnent l'appli-
cation de telle ou telle peine ; considérés, dis-je.
d'une manière générale et abstraite, les richesses,
la fortune, les biens, peuvent être matière de pénalité,
comme la liberté personnelle, comme la vie de
l'homme elle-même. Mais lorsque, en partant de ce
principe tout à fait général et que nul ne conteste,
on en vient aux questions d'application, lorsqu'on
veut résoudre le problème pénal consistant à appli-
quer les peines dans une certaine mesure, dans une
certaine proportion, et de manière qu'elles puissent
atteindre le but que la pénalité doit atteindre, alors
les difficultés se présentent, alors les problèmes
deviennent extrêmement difficiles à résoudre, et les
peinés qui atteignent les biens, la propriété du
condamné, ne sont certes pas parmi celles qu'il est
facile d'appliquer avec équité.


Et d'abord, vous le savez tous, la peine de le
confiscation générale est désormais regardée par
tous les publicistes, par tous les criminalistes
comme une peine que la raison, que l'humanité, que
l'intérêt général même réprouvent sans exception'


SODUNTE-TROISIEME LEÇON.
209


C'est là aujourd'hui une de ces vérités presque
devenues axiomatiques dans la science du droit
pénal. La confiscation générale est universellement
réprouvée, parce que c'est une des peines les plus
inégales que l'homme ait pu imaginer; nulle ou à
peu près nulle pour les uns, énorme, excessive pour
les autres. Elle a été aussi réprouvée généralement
par sa réaction sur la famille tout entière du con-
damné, par sa réaction sur les innocents.


Il ne faut pas exagérer ; quand on a dit que c'était
là un vice tout à fait particulier à la confiscation
générale, on a dit une chose qui n'est pas conforme
à l'exacte vérité. ll y a peu de peines qui ne réagis-
sent d'une certaine façon, dans une certaine mesure,
sur les personnes ayant un rapport plus ou moins
intime avec le condamné. Et lorsque, aujourd'hui,
nous condamnons à la prison pendant un an, deux
ans, trois ans, cinq ans, pour ne pas sortir des
peines purement correctionnelles, un ouvrier, un
travailleur dont les enfants en bas âge n'ont peut-
être absolument d'autre moyen de vivre que le pain
gagné journellement par leur père, nous appliquons
une peine qui a des effets singulièrement analogues à
ceux de la confiscation générale. C'est donc une cri-
tique qui, si elle était poussée à ses derniers termes,
exclurait à peu près l'application de toutes les
peines.


Il en est de même de la considération de l'inégalité
du résultat pénal. Dans la pratique des choses hu-
maines, sans doute il nous est et il nous sera toujours
Impossible d'atteindre ce degré de perfection auquel
l
'esprit humain peut s'élever par des considérations


14




210 COURS DE DROIT CONzTITUTIONNEL.


purement théoriques et spéculatives. Atteindre ee
degré, je le répète, est hors des possibilités humaines
et sociales.


Mais l'obligation stricte consiste cependant à
s'approcher de ce degré le plus qu'il est possible, et
à éviter tous les moyens dont la nature propre est
de s'en écarter. Or, la confiscation générale est
dans ce cas-là, c'est-à-dire qu'en tout temps, en
tout lieu, dans tout état social, quel que soit k
condamné, quel que soit le crime, ce sera toujours
une peine énorme réagissant d'une manière violente
sur tous les membres de la famille du condamné.
Elle est. donc, par sa nature propre, une des peines
qui s'écartent le plus de ces principes absolus, de
ces vérités spéculatives auxquelles, je le répète.
nous n'arrivons jamais, mais dont nous devons nous
rapprocher le plus possible.


Indépendamment de ces deux reproches, l'inéga-
lité dans la peine et sa réaction sur la famille inno-
cente du condamné, la confiscation générale en
mérité un autre qui suffit pour la faire proscrire.
C'est la tentation qu'elle renferme en elle-même.
Elle sollicite, par sa propre nature, l'abus (lu
pouvoir législatif et du pouvoir pénal. Elle sollicite
cet abus par les richesses qu'elle peut faire couler
dans le domaine du fisc, dans le trésor du ponoir
qui fait et qui applique la loi. Et l'histoire n'est que
trop riche d'exemples les plus frappants, les Ple''
funestes, d'actes anciens et modernes, d'acte s dont
les traces existent encore aujourd'hui et existeront
longtemps encore. Je ne veux en citer qu'un exemple'
celui de l'Irlande : la confiscation a été un illoYen


SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON.
211


Puissant pour établir dans ce pays deux populations
ennemies, pour creuser entre ce pays et l'île voisine
on abîme qu'il a été, qu'il est encore, au moment où
je parle, difficile de combler.


Et qui de vous, ayant parcouru l'histoire de Rome
ancienne et celle de l'Angleterre, et celle de la France,
et celle du monde entier, n'a pas trouvé des traces
des abus causés par ce principe?


On a voulu défendre la confiscation générale,
comme une peine réunissant deux des qualités frap-
pantes des borines peines : celle d'être exemplaire et
celle d'être efficace.


Comment la confiscation générale est-elle efficace ?
Précisément, a-t-on dit, parce qu'elle s'applique à
ceux qui ne sont pas coupables, efficace précisément
parce qu'elle frappe les personnes les plus chères
au coupable, efficace parce qu'elle frappe la femme
et les enfants du condamné.


Il ne faut jamais, Messieurs, non-seulement en
logique, mais surtout en humanité, il ne faut jamais
trop prouver. Car, s'il est efficace de menacer le
coupable de la misère pour sa femme et pour ses
enfants, il serait encore bien plus efficace de le
menacer de livrer sa femme au déshonneur, de
torturer ses enfants et de les mettre en pièces sous
ses yeux. Faudrait-il donc admettre ces moyens
comme moyens de pénalité dans la législation crimi-
nelle , parce qu'ils seraient peut-être efficaces? L'effi-
cacité des peines, ne nous y trompons pas, l'efficacité
des peines est sans doute nécessaire, parce que des
P eines inutiles seraient un mal en pure perte ; mais
l 'efficacité des peines doit être considérée d'abord




212 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


d'une manière conforme à l'humanité. Il n'est pas
vrai d'ailleurs de dire que plus les peines sont
atroces, plus elles sont répressives. Elles seraient
d'autant moins efficaces, et elles seraient subversives
de la société elle-même.


Mais, a-t-on dit, la confiscation est une peine
exemplaire, parce qu'il est frappant de voir un
homme riche aujourd'hui -placé demain dans la
misère ; de voir un homme, de voir une famille qui
brillaient hier de tout l'éclat de la fortune tendre
aujourd'hui la main du mendiant, et porter sur leur
figure les traces des privations eL de la souffrance.
Cela est vrai, la confiscation est une peine exemplaire;
mais aux yeux du peuple et devant le sentiment
moral des sociétés civiles, elle est encore plus
odieuse qu'exemplaire. La conscience publique ne
l'a jamais couverte de son égide, et lorsque la
conscience publique ne couvre pas une peine de son
égide, l'exemplarité n'est pas profitable à l'ordre
public. Il faut que l'exemplarité existe, mais il ne
faut pas qu'elle excite l'horreur, qu'elle révolte les
âmes et soulève toutes les consciences contre la loi.
L'exemplarité alors, au lieu d'être un bien, devient
un mal; elle se change, si je puis parler ainsi, en un
poison social; elle devient alors non-seulement
tile, mais préjudiciable. Non, Messieurs, la société
civile avec sa conscience ne dira jamais du fils d'un
condamné ce qu'un empereur romain disait, clans
un délire de terreur et de despotisme, des fils cl'
l'homme coupable du crime de lèse-majesté : Sint
perpetuo egentes et paupercs


infamia cos paterna
comitetur... Sint postrento talcs ut, his perpetua egestale


SOIXANTE-TROTIblE LEÇON.
213


sordentibus, sit et mors solatium et vita suppliciunz.
(Cod. ad kg. Juliam majestatis.) Non, Messieurs, la
conscience humaine ne répétera jamais ces paroles ;
elle ne dira jamais des enfants innocents : « Nous
voulons qu'ils soient à jamais placés dans les hor-
reurs de la misère, de manière que la vie soit pour
eux un supplice, et qu'ils ne trouvent de soulage-
ment que dans la mort. ».


Dès lors, vous le voyez, les seules qualités pénales
de la confiscation générale, l'exemplarité et l'effica-
cité, sont entièrement paralysées, détruites, par les
mauvais effets de la peine, et par la contradiction
permanente qui se trouve entre l'application de cette
mesure et la conscience sociale.


Aussi cette peine qui, disons-le, était une tache à
l'article 7 du Code pénal, a disparu L'article 57 de
la Charte de 1830, qui n'est que la reproduction de
l'article 66 de la. Charte de 1814, est ainsi conçu : « La
« peine de la confiscation des biens est abolie, et ne
» pourra pas être rétablie D. Le moyen d'enlever la
propriété totale à . titre de peine est donc proscrit
chez nous, proscrit formellement par la loi consti-
tu tionnelle, et la propriété a trouvé ainsi une nou-
velle garantie.


La confiscation spéciale est admise, ainsi que nous
l
'avons vu, par l'article 11 du Code pénal, qui range


an nombre des peines communes aux matières
cri


minelles et correctionnelles «
la confiscation


spéci ale, soit du corps du délit, quand la propriété
en a ppartient au condamné, soit des choses pro-


' Elle se trouvait à l'article 7 du Code pénal avec la marque, peine
euesi mauvaise, qui a également disparu (P. Rossi).




214


» duites par le délit, soit de celles qui ont servi eu
» qui ont été destinées à le commettre D.


Cette confiscation spéciale n'offre aucun (les incon..
vénients de la confiscation générale; elle est conforme
à la bonne administration de la justice criminelle.
Confisquer le corps du délit quand il appartient au
coupable, confisquer les choses produites par le
délit ou les instruments du délit, il n'y a rien là qui
ressemble à la confiscation générale et qui offre les
mêmes inconvénients.


Je passe aux amendes pécuniaires. L'amende est
une privation partielle de la propriété. Elle peut être'
aussi purement et simplement une diminution du
revenu. Mais, et c'est là une première difficulté, il
s'agit de savoir si l'amende frappe le capital ou le
revenu. C'est une question qui n'admet pas de solu-
tion générale, qui dépend, par conséquent, (le l'état
de fortune du condamné.


Vous savez que la peine de l'amende pécuniaire
est admise dans notre législation, et il ne faut pas
dissimuler que le taux de la peine peut, dans certains
cas, s'élever assez haut. La peine de l'amende alors
devient aussi susceptible d'observations diverses,
et il ;y a longtemps qu'on a reconnu que les peines
pécuniaires offrent des difficultés peut-être insur-
montables d'application, si l'on vise à une application
parfaitement rationnelle. Quand vous prononcez dans
la loi pénale une amende de 500 à 2,000 francs, de
1,000 francs à 6,000 francs, vous pouvez rencon-
trer d'abord un premier obstacle dans l'inégalité de
la fortune chez les condamnés. Ainsi il est évident
que pour l'homme qui a 100,000 francs, de r ente e


SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON. 215


que vous condamnez à 6,000 francs d'amende, le
/nal, le préjudice, n'est pas considérable ; c'est un
pen plus du vingtième de son revenu que vous lui
prenez. Mais s'il n'a pour vivre que son travail, qui
lui donne, je suppose, un revenu de t,500 francs,
votre amende de 6,000 francs sera pour lui une peine
énorme.


Une autre difficulté, c'est que l'amende pécuniaire
n'est pas toujours égale à elle-même. Vous connais-
sez tous les grandes oscillations dont les valeurs sont
susceptibles ; or, comme les amendes ne sont pas
perçues en nature, mais qu'elles sont perçues en ar-
gent, il se peut que la même amende qui aujourd'hui
produit pour le condamné un certain préjudice, lui
produise dans un an un préjudice beaucoup moindre
ou beaucoup plus fort. Je laisse de côté, dans ces
oscillations des valeurs, les variations qui peuvent
arriver même dans les monnaies.


Ces difficultés ont frappé depuis longtemps les
criminalistes ; ils ont imaginé des remèdes, des
moyens de rétablir l'égalité dans l'application des
peines pécuniaires. Le remède 'qu'ils ont trouvé, et
qu'ils ont proposé avec une assurance qui a lieu de
nous étonner, c'est le système (les amendes propor-
tionnelles, des amendes consistant, non dans des
sommes déterminées, mais .dans des parties aliquotes
de la fortune (lu condamné. Vous pouvez le voir
dans plus d'un écrivain, et pour en citer un célèbre,
dans Filangieri. L'amende fixée à un taux déterminé,
disent ces écrivains, est une grande injustice; l'a-
mende proportionnelle exclut toute plainte. Au lieu
de condamner un homme à 10,000 francs d'amende,


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.




21ti COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL


condamnez-le à perdre un dixième, un quart de sa
fortune; l'amende est ainsi la même pour tout le
monde, et vous évitez des injustices.


Je me permets d'abord de nier le principe. Re-
prenons l'homme qui a 100,000 francs de rente et
l'homme qui n'a absolument, pour se soutenir lui et
sa famille, que les 1,500 francs, produit de son tra-
vail. On dira: Condamnez l'un et l'autre à perdre le
tiers de sa fortune. Mais quand le premier aura
perdu le tiers de sa fortune, il aura encore 67,000 fr.
de reste. Il ne sera pas content, sans doute ; les be-
soins factices, les besoins d'ostentation qu'il satis-
faisait avec les 100,000 francs de rente, il ne pourra
plus les satisfaire aussi bien, mais le chagrin qu'il
éprouvera de ne pouvoir plus faire autant de dé-
penses de pure fantaisie peut-il être mis en compa-
raison avec celui de l'homme qui, en perdant le tiers
de ses 1,500 francs, n'aura plus de quoi donner du
pain à sa famille ? On ne peut dire que la peine sera
la même pour l'homme qui, après avoir payé son
amende, restera encore un grand seigneur, et pour
l'autre qui passera d'une petite aisance à la pau-
vreté.


Il y aurait donc une autre 'échelle à faire, si elle
était possible ; il faudrait faire une distinction entre
l'indigence, l'aisance, la richesse et la grande for-
tune. Dès lors, tant que chacun reste dans une des
sphères où il était placé, on pourrait dire que la
peine est appliquée également ; mais dès que vous
faites que l'un reste dans sa sphère et que l'autre
descend dans une sphère inférieure, vous n'atteignez
pas le but que vous prétendez atteindre.


SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON. 217


Ce sont là, d'ailleurs, des idées faciles à exposer
• dans un livre. Mais il faut songer à la pratique. Com-
ment établira-t-on ces parties aliquotes? Il faudra
donc connaître exactement la fortune de chacun? Or,
aujourd'hui que les fortunes mobilières tiennent une
si grande place dans la société, vous représentez-
vous ce système judiciaire qui consisterait à remon-
ter à l'inventaire de la fortune de chacun pour appli-
quer une amende de 50 francs?


Ce sont donc des systèmes inapplicables. On ne
peut pas dire, de l'amende en elle-même, qu'elle soit
une peine absolument mauvaise. Elle a le grand
avantage de pouvoir se fractionner facilement, elle a
l'avantage de donner un avertissement plus ou moins
sévère sans porter atteinte aux biens les plus pré-
cieux de l'homme, entre autres à la liberté indivi-
duelle. Et sous ces rapports l'amende pécuniaire est
une peine dont la législation ne peut se passer. Les
difficultés d'application sont réelles, mais je crois,
quant à moi, qu'il est impossible de les éviter toutes
d'une manière directe et positive. Je crois que tout
ce que le législateur peut faire en pareille matière,
c'est, premièrement, de ne pas abuser des peines
pécuniaires, de crainte de tomber dans les inconvé-
nients de la confiscation générale; en second lieu,
de n'employer cette peine que dans la répression de
cmeurtna


de


délits; en troisième lieu, de laisser une
assez grande latitude entre le maximum et le mini-


la peine, c'est-à-dire d'abaisser le minimum
plus qu'il ne le ferait dans les autres peines, de sorte
que la peine pécuniaire ne soit pas onéreuse pour
ceux dont la fortune est peu considérable. Ce sont




218 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


là des correctifs indirects, mais les autres je ne les
connais pas encore, et il a pas, à mon avis, de
criminaliste qui en ait signalé un seul qui soit pra-
ticable.


Je passe maintenant à la deuxième cause pour
laquelle on peut encore enlever la propriété à un
citoyen, je veux dire la cause d'utilité générale,
d'utilité publique.


Dans les moments d'un besoin urgent, lorsque le
citoyen doit tout sacrifier pour sauver son pays, pour
maintenir son indépendance, lorsque le citoyen doit
risquer sa vie même pour la défense de son pays, on
conçoit qu'une portion du capital privé puisse être
demandée comme un sacrifice dû au salut et à l'indé-
pendance du pays. Mais ce sont là des cas tout à fait
extraordinaires. En général, l'impôt frappe et doit
frapper seulement le revenu et non le capital. Ce
n'est donc pas d'impôts que nous parlons ici. Mais,
indépendamment de l'impôt, l'État peut avoir besoin
de la propriété d'un individu, de la propriété d'un
citoyen, pour raison d'utilité publique. C'est là la
première nécessité qui se fait sentir clans toutes les
sociétés qui entrent clans la carrière de la civilisation.
Sans l'expropriation pour cause d'utilité publique,
la civilisation matérielle et par suite la civilisation mo-
rale deviendraient impossibles. Sans l'expropriation
pour cause d'utilité publique, vous n'auriez ni routes,
ni canaux, ni ports, ni monuments. Nous serions
dans l'État où se trouvent aujourd'hui encore,
Europe même, des pays où la nature a inutile-
ment prodigué ses trésors. Ils manquent de


SOINANTE-TROISIÈME LEÇON. 219


moyens d'exploiter ces trésors, de les mettre en
rapport avec le monde commercial, avec l'Europe


simple
Riais il se présente alors une grave difficulté. Com-


ment. un particulier sera-t-il appelé à faire ce
sacrific e à l'intérêt général ? Payera-t-il pour tous,
donnera-t-i l son bien pour tous? Ou bien obtiendra-
t-il de tous une récompense, une compensation de
ce qu'il doit perdre? Et comment sera-t-il protégé
dans cette sorte de lutte? Quelles garanties lui don-
nera-t-on pour qu'il ne devienne pas victime de ceux
qui sont chargés de faire jouer ce levier si puissant
de l'intérêt général?


La plus ancienne ordonnance qu'on rencontre dans
le droit français relativement à l'expropriation pour
cause d'utilité publique est une ordonnance qui re-
monte à l'année 1303, à Philippe le Bel. Ensuite,
personne n'ignore combien cela a été appliqué, sur-
tout sous le règne de Louis XIV et d'autres rois qui
ont élevé de grands monuments en France. En gé-
néral, c'était le pouvoir exécutif qui était chargé de
faire l'expropriation ; le pouvoir judiciaire n'inter-
venait que dans certains cas, et assez rarement.


Lors de la révolution de 1789, j'ai eu déjà occasion
de le faire remarquer, le droit de propriété fut établi
en termes sévères pour la société, favorables à l'in-
térêt particulier. La Constitution de 1791 disait dans
l 'article 17 de la Déclaration des droits : « La pro-
» priété étant un droit inviolable et sacré, nul ne


peut en être privé si ce n'est lorsque la nécessité
publique légalement constatée l'exige évidemment,


1) et sous la condition d'une juste et préalable in-




220 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


• demnité ». Et elle disait de nouveau dans son
titre I" : « La Constitution garantit l'inviolabilité de
» toutes les propriétés, ou la juste et préalable in-
» demnité de celles dont la nécessité publique,
» légalement constatée, exigerait le sacrifice D.


La Constitution de 1793 dit, dans l'article 19 de la
Déclaration des droits : « Nul ne peut être privé de
» la moindre portion de sa propriété sans son con-


sentement, si ce n'est lorsque la nécessité pu-
blique l'exige, et sous la condition d'une juste et
préalable indemnité D.
L'article 358 de la Constitution de 1795 est la re-


production de la disposition du titre l" de la Cons-.
titution de 1791.


Dans la Constitution de l'an VIII, vous ne trouvez
pas de disposition de cette espèce. Mais l'article 545
du Code civil est venu suppléer au silence de la
Constitution. « Nul ne peut être contraint de céder
» sa propriété, dit cet article, si ce n'est pour cause
» d'utilité publique, et moyennant une juste et préa-
u lable indemnité D. Remarquez le mot utilité subs-
titué au mot nécessité qui se trouvait dans les consti-
tutions de 1791, 93 et 95. On aurait dit que cette
modification préludait aux grands travaux de l'Em-
pire, qui ne voulait pas se borner à la pure et stricte
nécessité, mais voulait doter la France de notables
améliorations et même de grands embellissements.


Quand on passe du principe général à l'exécution,
quand on passe d'un aphorisme politique facile u
écrire à un système d'application, nous rencontrons
sur notre route trois systèmes différents dignes
d'attirer notre attention.


SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON. 221


Sous l'Empire, la matière était réglée par le prin-
cipe général posé dans le Code civil. Quels étaient
les moyens d'exécution? Vous reconnaîtrez la vérité
des observations que je viens de vous présenter.
La loi d'exécution est la loi du 16 septembre 1807.
A qui attribuait-elle le droit de déclarer l'utilité pu-
blique et, qui plus est, de fixer l'indemnité juste et
préalable? Cc droit, ce pouvoir est attribué à l'admi-
nistration qui se trouve, vous le voyez, juge et partie.
C'est l'administration qui demande l'expropriation,
c'est l'administration qui déclare la nécessité d'ex-
proprier, et c'est elle qui fixe l'indemnité, car elle
s'est réservé le droit de nommer deux experts sur
trois. Dès lors, il faut en convenir, les grands tra-
vaux étaient possibles, faciles même. Aussi ce fut
l'époque des grands travaux entrepris directement
par l'État. Mais il était impossible que ce système ne
soulevât pas des plaintes nombreuses. Il en souleva,
en effet, de très-nombreuses, de très-fréquentes, de
très-vives, au point que ce même législateur, dont
la volonté, certes, ne manquait pas de force et d'é-
nergie, reconnut. cependant qu'il fallait les prendre
en considération.


De là la loi du 8 mars 1810, de là le deuxième
système : l'intervention des tribunaux. Ce n'est
plus l'administration, ce sont les tribunaux qui
Jugent, qui prononcent sur l'indemnité juste et
préalable.


Quels ont été les résultats de ce système? On ne
Peut pas le dissimuler, des magistrats eux-mêmes
Pont reconnu, le juge est arrivé à pousser le respect
de la propriété jusqu'à une sorte de superstition.




222 COURS DE DROIT CONSTITUTIONN


Ce n'est pas un reproche que je veux lui faire, mais
il en est arrivé là.


Le juge, en outre, n'agit pas seul, il n'agit que
par l'intervention d'autres hommes. De là des len-
teurs interminables, (les chicanes sans fin et des in-
demnités hors de toute proportion avec la valeur des
choses expropriées. Lors de la discussion de la der_
nière loi, un orateur digne de toute confiance fit con-
naître que, dans la Gironde, on avait payé 10,000 fr.
quelques morceaux de terre qui n'en valaient pas 500.
Mais voici un autre fait bien plus démonstratif : lors
de la construction d'un canal, des terrains qui étaient
imposés 3,261 francs ont été payés 2 millions
400,000 francs.


Il n'est donc pas étonnant qu'entre ces deux sys-
tèmes, Fun accordant toute puissance à l'administra-
tion au préjudice des particuliers, l'autre paralysant
l'action publique par toute ses lenteurs et ses exa-
gérations, il n'est pas étonnant qu'on ait senti la né-
cessité d'un troisième système : c'est celui de la der-
nière loi, dont j'aurai l'honneur de vous entretenir
dans la séance prochaine.


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON.


SOMMAIRE.


Expropriation pour cause d'utilité publique (suite). Loi du? juillet I533:
quatre opérations dans l'expropriation. — Déclaration d'utilité pu-
blique, qui appartient au pouvoir législatif ou au pouvoir exécutif,
par délégation, dans certains cas. — Désignation des biens à expro-
prier, qui appartient à l'administration. — Jugement d'expropriation
prononcé par les tribunaux ordinaires, après vérification des formas.
— Règlement des indemnités, appartenant au jury.


MESSIEURS,


Si, avant la loi de 1810, des plaintes nombreuses
et amères s'étaient fait entendre contre le système
qui attribuait un pouvoir exorbitant à l'administra-
tion, depuis cette loi, en revanche, des plaintes
réitérées s'étaient fait entendre de la part de l'admi-
nistration elle-même et de la part de personnes qui,
voulant exécuter de grands travaux d'utilité pub I i


-que, d'intérêt général, se trouvaient arrêtées dans
leurs projets par les entraves de la loi de 1810. Ce


. n'était donc pas une pure idée spéculative, ce n'était
Pas un besoin théorique qui amenait le législateur
de 1833 à s'occuper de nouveau de cette matière
aussi importante que difficile. D'un côté, les intérêts




224 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


privés s'alarment avec une grande facilité, lorsqu'ils
sont menacés de se trouver en présence de l'intérêt
général ; de l'autre, en 1833, de nos jours, il est
plus que jamais constaté, par les besoins généraux
de la société et par l'impulsion que le mouvement
industriel des sociétés européennes vient de rece-
voir, il est plus que jamais reconnu qu'une l égisla-
tion qui, tout en accordant des garanties au droit
des particuliers, ne rend pas impossible l'exécution
des grands travaux d'intérêt général, est une légis-
lation éminemment appropriée à l'état des esprits
et répondant à un besoin général.


Nous allons donc examiner la loi nouvelle, la loi
du 7 juillet 1833; nous allons voir quelles en sont les
bases fondamentales, les principes dirigeants, quel
est le système, quelle est l'économie générale de la
loi. Ce sont là des recherches qui rentrent dans
notre enseignement. Ensuite l'application de cette
loi repose sur un grand nombre d'opérations de
détail, de précautions, de formalités, dont l'exacte
connaissance appartient plus au droit administratif
qu'au droit constitutionnel. Nous allons donc, je le
répète, essayer de bien saisir le principe dirigeant,
la base fondamentale de la législation nouvelle,
l'économie générale de la loi.


Mais, pour bien saisir le système de cette loi, il
importe, avant tout, d'analyser l'opération corn
que le législateur s'est proposée ; il importe, avant
tout, de bien démêler quels sont les éléments divers


plexe


dont se composait le problème que le législateur se
proposait de résoudre. Et je m'empresse de faire
observer que cette analyse ne peut être faite qu'à


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON.
225


r aide de quelques notions générales qui empiéte-
ront, il est vrai, sur la deuxième partie de notre
cours, niais qui sont cependant nécessaires ici pour
taire comprendre l'économie générale de la loi. Au
surplus, il n'est pas un de vous, il n'est pas d'homme
tant soit peu familiarisé avec l'étude du droit qui ne
sache que, quelque mode qu'on prenne, il est à peu
près impossible d'éviter l'emploi de quelques
notions générales qui se rapportent à quelque autre
partie de l'enseignement.


Or vous savez tous que le système gouvernemen-
tal de la France se compose de trois pouvoirs, qu'on
appelle pouvoir législatif, pouvoir exécutif et admi-
nistratif, et pouvoir judiciaire. Le mot gouvernement
dont on fait constamment usage est un mot assez
amphibologique. Le mot gouvernement s'applique
aux trois pouvoirs ; quand on dit: les formes du
gouvernement sont telles, on entend alors parle mot
gouvernement tous les pouvoirs de l'État. Le mot
gouvernement s'applique plus particulièrement au
pouvoir législatif et au pouvoir exécutif pris ensem-
ble, lorsqu'on parle de ces deux pouvoirs par oppo-
sition au pouvoir judiciaire. Ainsi l'on dit que le pou-
voir judiciaire ne doit pas s'immiscer dans les actes
(le gouvernement; on entend par là les deux premiers
Pouvoirs. Enfin, le mot gouvernement s'applique
plus particulièrement encore à un seul des trois
Pouvoirs, au pouvoir exécutif, à l'administration.
e1insi vous entendez dire tous les jours, dans le
lan gage ordinaire, que le gouvernement a pris telle
mesure, que le gouvernement a fait tel ou tel acte;
°I1 entend ici le pouvoir exécutif.


15




226 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Les trois pouvoirs : le pouvoir législatif, qui est le
pouvoir de l'initiative, de la pensée, de la résolution;
le pouvoir exécutif, qui, comme son nom l'indique,
est le pouvoir de l'exécution, de l'action; le pouvoir
judiciaire, qui est le pouvoir chargé de juger les
contestations spéciales qui peuvent s'élever sur
l'exécution de la loi, ces trois pouvoirs, dis-je, sont
ce qu'on appelle séparés. En quoi consiste propre.
ment la séparation des pouvoirs ? Quels eu sont les
véritables caractères? Comment cette séparation des
pouvoirs se fait-elle, sans que toutefois aucun pou-
voir soit complétement détaché, pour ainsi dire, et
isolé des autres ? Car trois roues qu'on ne ferait
que placer à côté l'une de l'autre sans les engrener
ensemble ne constitueraient pas une machine. Toutes
ces questions se retrouveront dans la deuxième
partie de notre cours. En attendant, je me borne
à rappeler que chacun des trois pouvoirs a une
certaine sphère d'attributions qui lui est propre, et
que les autres pouvoirs ne peuvent., sans porter le
trouble dans l'État, sans altérer l'organisation poli-
tique et constitutionnelle du pays, empiéter sur cette
sphère d'attributions, qui est propre à l'un ou à
l'autre pouvoir.


Ainsi, vous le savez tous, il y aurait dérangement
complet si le pouvoir législatif s'avisait de réformer
une décision judiciaire, de jouer le rôle de tribunal
d'appel; il y aurait perturbation non moins profonde,
si le pouvoir judiciaire prétendait décider une ques-
tion d'une manière réglementaire; enfin, il y aurait
perturbation et altération profonde, si le pouvoir
exécutif, si l'administration s'avisait de prendre une


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON.
2")7


décision législative proprement dite, ou de rendre
one décision qui appartient au pouvoir judiciaire.
Ce sont là des notions élémentaires que tout le


Cela étant, quels sont les éléments dont se com-
inonde possède.


os le problème que le législateur devait résoudre?
?


1) -Expropriation pour cause d'utilité publique, expro-
priation conformément à l'article de la Charte qui
dit que Q l'État peut exiger le sacrifice d'une propriété
» pour cause d'intérêt public légalement constaté,
» mais avec une indemnité préalable ». Les condi-
tions du problème sont ainsi posées rigoureusement
dans la Charte; là se trouvent les éléments. Quels
sont-ils ?


Le premier, évidemment, c'est une déclaration
d'utilité publique. La Charte exige évidemment
cette déclaration d'utilité publique, lorsqu'elle dit :
« pour cause d'intérêt public légalement . constaté ».
Voilà donc le premier élément de la question : la
déclaration d'utilité publique.


Le deuxième élément, c'est évidemment encore
la désignation des propriétés particulières qui pour-
ront etre frappées par la déclaration d'intérêt public,
et en conséquence expropriées. Qu'importe qu'il
soit légalement déclaré qu'il est d'intérêt public
(l 'ouvrir un chemin de fer de Paris à Versailles, de
Paris à Saint-Germain? On peut aller de Paris à
Versailles ou à Saint-Germain par une ligne qui
sera mathématiquement la plus courte ; mais per-
sonn


roanvnaeu


n'ignore que cette application de la ligne la
Plus courte est rarement possible clans les grands


de cette espèce ; il peut être utile, il peut y




228 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


avoir des raisons plus ou moins plausibles de panser
par telle ou telle direction pour aller de Paris à,
Saint-Germain ou à Versailles. Reste à savoir quelle
sera la route choisie, et ensuite, la ligne étant dési_
gnée, quelles sont les propriétés, les parcelles de
propriétés, les bâtiments, les cours, les jardins qui
seront spécialement atteints par la ligne. Il y a doue
là, je le répète, deux éléments : la déclaration d'uti-
lité publique, la désignation des propriétés qui
devront être expropriées. Mais jusque-là nous soin-.
mes en présence d'une résolution et d'un projet,
d'une résolution portant qu'il y aura tels travaux,
tels ouvrages, que le projet suivra telle ligne, frap-
pera telles propriétés, occupera tels biens; mais les
possesseurs, les propriétaires de ces biens en sont
encore les maîtres ; il ne leur a encore été rien pris,
rien enlevé. Il faut donc le troisième élément : l'expro-
priation ; il faut que l'expropriation soit prononcée,
il faut qu'un titre légal se trouve entre les mains de
l'État ou des concessionnaires de l'État, qui les mette
aux lieu et place des propriétaires, et les déclare
maîtres de disposer de la chose. C'est donc là le
troisième élément : le prononcé de l'expropriation.


Mais la Charte pose un autre élément, qui avait
été déjà posé par le Code civil. Il y a l'indemnité
préalable. Donc, ni l'État, ni les concessionnaires d .
l'État ne peuvent être envoyés en possession,
l'indemnité n'est pas préalablement acquittée, Car Li
y aurait autrement violation de l'article de la Charte.
Donc, outre le prononcé de l'expropriation, qu i , ne
fond, veut dire, il est vrai : si l'indemnité est acquit-
tée, ces biens passeront dans la propriété de l'État


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 229


on
des concessionnaires de l'État, il faut le règle-


ment de l'indemnité qui doit précéder l'envoi en


les quatre éléments du problème.
porr:fseaelissnstsi ni ta.nt , à qui appartient,à qui doit appartenir
en principe chacune de ces quatre opérations ? Si


que nous avons brièvement rappelésles principes
sont présents à votre esprit, la solution, vous la con-
naissez déjà, elle est une conséquence nécessaire de
ces mêmes principes.


Qu'est-ce que la déclaration de l'utilité publique,
de l'intérêt général ? qu'est-ce que cette résolution
en vertu de laquelle on décide qu'il est de l'intérêt
de la société, ou de son industrie, ou de son com-
merce, ou de sa défense, que tel ouvrage soit fait,
tel travail entrepris ? C'est évidemment une mesure
législative, c'est un fait d'initiative, c'est une décla-
ration avant laquelle il n'y avait rien. Ici, on part ab
ovo ; on dit : Il y a utilité que tel travail soit fait,
comme on dit : 11 est utile que telle loi soit rendue
sur telle matière. C'est donc un acte législatif.


Ainsi la première question, par sa nature même,
est empiétement étrangère au pouvoir judiciaire.
Ce n'est pas seulement par des raisons de conve-
nance, c'est par la nature même des pouvoirs que le
Pouvoir judiciaire est complétement étranger à la
déclaration d'utilité générale, c'est qu'il y a initia-ti ,


ve car le pouvoir judiciaire n'est chargé que
L'examiner


les contestations particulières qui peu-
vent s'élever au sujet d'une décision déjà prise. La
déclaration d'utilité publique appartient donc, de sa


au pouvoir législatif.




D


230


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Je dis qu'elle appartient de sa nature au pouvoir
législatif. Si, dans certains cas, c'est le pouvoir exé.
cutif qui fait la déclaration, il la fait par une déléga-
tion du pouvoir législatif, qui l ni laisse une action
quasi-législative dans la question.


Voilà le résultat des principes ; c'est exactement
le sens de la loi écrite. L'article 3 de la loi de 1833
est ainsi conçu : « Tous grands travaux publics,
» routes royales, canaux, chemins de fer, canalisa-
D tion de rivières, bassins et docks, entrepris par
» l'État ou par compagnies particulières, avec ou


sans péage, avec ou sans subside du Trésor, avec
ou sans aliénation du domaine public, ne pour-


» ront être exécutés qu'en vertu d'une loi. — Une
» ordonnance royale suffira pour autoriser l'exécu-
» Lion des routes, des canaux et de chemins de fer
D d'embranchement de moins de vingt mille mètres
D de longueur, des ponts et de tous autres travaux
» de moindre importance ».


Voilà la loi, voilà le législateur qui dit au pouvoir
exécutif : Pour les grands travaux il faut une loi;
pour les travaux de moindre importance, il est inu-
tile qu'on suive toute la filière que doit suivre une
loi proprement dite; une ordonnance pourra suffire.
Je dois faire remarquer d'ailleurs que, s'il s'agissait
d'un ouvrage de la deuxième catégorie, mais pour
lequel l'État fournirait des fonds ou pour lequel il y
aurait aliénation du domaine public, il faudrait une
loi et non plus seulement une ordonnance. Cela
résulte non de la loi de 1833, mais des principes du
droit public auxquels la loi ne déroge pas : que
toute aliénation du domaine de l'État, que toute dé"


SOINANTE-QUATRIÈME LEÇON. 231


nse à la charge du Trésor doivent être décrétées
Pe'par une loi.


vous voyez donc que, sur la première question,
les principes et la loi sont d'accord.


Quelle est la garantie de cette disposition, quelle
garantie le législateur a-t-il voulu donner que ces
déclarations ne seront pas prises à la légère ? C'est
une enquête préalable. La loi en vertu de laquelle
seront exécutés les grands travaux, l'ordonnance qui
suffira pour les travaux de moindre importance, de-
vront être précédées d'enquêtes administratives
dont les formes ont été déterminées par un règle-
ment d'administration publique du 18 février •834.


Je passe à. la deuxième opération. Qu'est-ce que
c'est que la désignation des propriétés dont on a be-
soin pour exécuter le travail d'utilité publique ? Ce
n'est au fond qu'une qualification de la première
déclaration. Que serait en effet la première déclara-
tion toute seule ? Une pure et vaine abstraction. Si,
après que le pouvoir législatif aura dit qu'il est utile
de faire un chemin de fer de Paris à Versailles ou à
Saint-Germain, le droit de déterminer par où passera
ce chemin de fer était laissé à un autre pouvoir, au
pouvoir judiciaire, par exemple, c'est ce dernier
pouvoir qui serait le véritable maître de la question.
La deuxième déclaration n'est donc qu'une qualifi-
cation de la première, et doit appartenir également à
la loi ou à l'ordonnance royale, dans les cas où l'or-


.dounance suffit pour autoriser les travaux.
Mais on peut encore analyser davantage la


deuxième déclaration. Elle est double. On peut
désigner la ligne. Cette désignation fait tellement




232
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


partie de la première que le législateur peut la
faire. Ainsi rien n'empêche qu'en traitant la ques-
tion de savoir si l'on fera un chemin de fer de Parisau Havre, la loi rendue sur cette matière ne dise
Il y aura un chemin de fer de Paris au Havre
passant par tel ou tel point. La loi peut faire cela,
et elle le fera toujours quand il s'agira d'exécuter
des ouvrages d'une grande étendue et de concilier
les intérêts de différents pays.


Mais quand on a déterminé la ligne que doivent
suivre les travaux, on ne sait pas encore quelles
sont les propriétés particulières que la ligue at-
teindra. On ne connaît pas encore exactement les
endroits par où la route devra passer, ni la quantité
de terrain qu'elle devra prendre sur la propriété
de tel ou tel. Il y a donc une deuxième désignation
beaucoup plus spéciale, c'est l'application parti-
culière de la ligne aux terrains et bâtiments ; car
la loi dont nous parlons ne s'applique qu'aux pro-
priétés immobilières , ainsi que nous pouvons le
voir par les articles 4 et 13 de la loi elle-même :
» Art. 4. Les ingénieurs ou autres gens de l'art
» chargés de l'exécution des travaux lèvent, pour
» la partie qui s'étend sur chaque commune, le plan
• parcellaire des terrains ou des édifices dont la
• cession leur paraît nécessaire D. — « Art. 13.
» A défaut des conventions amiables avec les pro-
» priétaires des terrains ou bâtiments dont la ces-
» sion est reconnue nécessaire, etc... »


De ces principes, il résulte que la désignation
générale peut être faite même par la loi ou f or


-dormance .royale, dans le cas où l'ordonnance est


SOIXANTE—QUATRIÈME LEÇON. 233


peri—
nise • si elle n'est pas faite par la loi ou par


l'ordonnance, la désignation des parcelles doit tou-
jours être faite par le pouvoir administratif. Tel
est le sens de la loi. Les formes de l'expropriation
consistent, suivant l'article 2 : « 1° clans la loi ou
Dl'ordonnance royale qui autorise l'exécution des
Dtravaux pour lesquels l'expropriation est requise;


2° dans l'acte du préfet qui désigne les localités
» ou territoires sur lesquels les travaux doivent


avoir lieu, lorsque cette désignation ne résulte
, pas de la loi ou de l'ordonnance royale; 3° dans
D


l'arrêt ultérieur par lequel le préfet détermine
les propriétés particulières auxquelles l'expro-
priation est applicable D.
Vous voyez donc qu'il faut deux désignations.


Si la loi n'en fait aucune, le préfet en doit faire
deux : la désignation générale, puis la désignation
particulière des propriétés ou parcelles de pro-


Ici nous touchons de plus près à l'intérêt particu-
lier. C'est déjà un grand préjugé que la désigna-
tion particulière de telle parcelle de propriété, de
telle maison, faite par le préfet. L'expropriation
s'ensuivra, si le préfet s'est conformé à toutes les
formes prescrites par la loi. Dès lors l'intérêt par-
ticulier devait trouver des garanties pour faire
valoir ses réclamations, pour faire décider cette
Importante question. Ces garanties sont indiquées


les


les
au titre II de la loi. Je ne fais que les résumer. Tous


Plans doivent être déposés pendant huit jours,
au moins, à la mairie de la commune où sont situées


Propriétés qu'on veut exproprier , et chacun




234 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


peut en aller prendre connaissance. Les parties in
-


téressées doivent être averties de plusieurs ma-
fières. L'avertissement se donne collectivement; il
est publié à son de trompe ou de. caisse dans la
commune, et affiché à la principale porte de l'église
et à celle de la mairie; il est enfin inséré dans l'un
des journaux des chefs-lieux d'arrondissement et
de département. Il est ensuite formé une commis-
sion présidée par le sous-préfet, et composée de
quatre membres du conseil général du département
ou du conseil d'arrondissement désignés par le pré-
fet, du maire de la commune où les propriétés sont
situées, et d'un des ingénieurs chargés de l'exécu-
tion des travaux. Cette commission reçoit les obser-
vations des propriétaires, elle les appelle toutes les
fois qu'elle le juge convenable, elle reçoit leurs
moyens respectifs et donne son avis. Le procès-
verbal des opérations doit être déposé au secré-
tariat de la préfecture pendant huit jours, et toutes
les parties intéressées ont droit d'en prendre con-
naissance. Enfin, sur le vu (le ce procès-verbal et
des documents y annexés, le préfet détermine par
un arrêté motivé les propriétés qui doivent être
cédées, et indique l'époque à laquelle il sera néces-
saire d'en prendre possession. S'il élève certains
doutes, certaines objections que la loi prévoit, il y
aura recours à l'autorité supérieure.


Telles sont les dispositions tracées en détail dans le
titre II de la loi, voilà où se termine l'action gou ver


-nementale proprement dite. Le gouvernement a dit
Il est d'intérêt général que cette opération soit faite.
l'intérêt général demande le sacrifice de telles el


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 233


tel les propriétés. Le gouvernement a décidé qu'il
de l'intérêt général que telle propriété puisseest


être expropriée, son rôle direct est déterminé.
D'après les principes que nous avons exposés, le
gouvernement ne peut pas exproprier lui-même, il
je peut pas fixer l'indemnité.


Mais, d'un autre côté, quant aux deux premiers
éléments de la question, nul n'a le droit de reviser
ni de réformer les actes émanés du gouvernement.
Le pouvoir judiciaire ne peut pas dire au législateur :
« Votre loi n'est pas bonne ». Il ne peut pas dire au
pouvoir exécutif : « Votre ordonnance est fondée sur
une erreur ». Il ne peut pas dire aux préfets : « Vos
actes sont de nature à ne pas mériter notre sanc-
tion ». S'il disait pareille chose, le pouvoir judiciaire
administrerait. 11 ne peut donc paralyser aucune de
ces dispositions, il ne peut pas retarder leur exécu-
tion. Que peut-il donc ? Il ne peut pas révoquer ces
décisions, empêcher l'exécution de ces actes. Non,
sans doute, s'ils sont réellement des actes légaux,
faits conformément à la loi, si les citoyens ont réel-
lement obtenu les garanties que la loi leur donne.
Hors de là, ces actes ne sont pas des actes légaux.
Si, au lieu de se conformer à la loi, le préfet avait
agi capricieusement; si, au lieu de réunir la com-
mission et de la composer comme la loi le prescrit,
il ne l'avait pas réunie ou l'avait composée d'autres


. personnes que celles qu'indique la loi, etc., tous ces
-actes devraient être regardés comme s'ils n'exis-
taient pas. Il y a donc une vérification à. faire, non
(lu fond des actes, mais de leur forme. Et les for-
mes , Montesquieu l'a dit, d'autres l'ont dit égale-




236 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ment, et, malgré toutes les plaisanteries faites à ce
sujet, c'est une chose qu'il ne faut jamais oublier,
les formes sont nos garanties. Il y a donc une vérifi..
cation à faire, mais vérification des formes, des
conditions prescrites par la loi, pour qu'on puisse
arriver à l'expropriation. Les tribunaux, donc, ne
peuvent juger ni de l'utilité de l'opération, ni du
tracé que suivront les travaux, ni de la désignation
des propriétés à exproprier; mais ils jugent de
l'observation des formes voulues par la loi, ils sont
là sur leur véritable terrain.


Ils se fait donc une troisième opération, la véri-
fication dont je parle, et ensuite le prononcé du
jugement d'expropriation. Ici deux voies s'offraient
au législateur, celle du conseil d'État et celle des
tribunaux. Il a choisi les tribunaux et il a eu raison;
les questions de propriété, d'expropriation, sont des
questions sur lesquelles le pouvoir judiciaire seul
doit prononcer.


Voici les dispositions de la loi : « Article 13.
» A défaut de convention amiable avec les pro-


priétaires des terrains ou bâtiments dont la ces-
» sion est reconnue nécessaire, le préfet transmet


au procureur du roi dans le ressort duquel les
• biens sont situés la loi ou l'ordonnance qui au-


torise l'exécution des travaux , et l'arrêté du
préfet mentionné en l'article 11. — Article 14.
Dans les trois jours, et sur la production des




» pièces constatant que les formalités prescrites
par l'article 2 du tire Pr et par le titre Il de la
présente loi ont été remplies, le procureur du roi
requiert et le tribunal prononce l'expropriation


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 237


,


pour cause d'utilité publique des terrains ou
bâtiments indiqués dans l'arrêté du préfet.... »


Vous voyez de quoi les tribunaux sont chargés.
On a demandé cc qui arriverait si, pour un des


ouvrages prévus à l'article 3, et pour lesquels le
législateur a exigé une loi déclarative de l'utilité
publique , il n'y avait qu'une ordonnance, si le pré-
fet n'envoyait au tribunal qu'une ordonnance pres-
crivant ou autorisant un des travaux dont nous
parlons. Je crois que cela ne peut pas faire diffi-
culté; le tribunal ne prononcerait pas l'expropria-
tion. De quoi est chargé le tribunal? Il est chargé
par l'article 14 de prononcer sur la production des
pièces constatant que les formalités prescrites ont
été remplies ? Or, quelle est la formalité essentielle,
fondamentale. C'est que, pour les ouvrages dont il
s'agit, il faut une loi; toutes les fois donc qu'il n'y
aura pas eu de loi pour ces ouvrages, l'expropria-
tion ne sera pas prononcée.


11 n'est pas vrai de dire que, dans l'espèce, le tri-
. bunal empiéterait sur les attributions du pouvoir
législatif ou du pouvoir exécutif en se constituant
juge de l'inconstitutionnalité de l'ordonnance. Le
tribunal ne se constituerait juge de rien que d'un
fait particulier : c'est (pie, la parcelle de terrain
appartenant à tel ou tel individu étant demandée, il
est. chargé de vérifier si toutes les formes sont
accomplies. Une forme manque; le tribunal, sans
s'embarrasser d'autre chose, déclare que l'expro-
priation ne peut pas être prononcée, comme il le
l'eeoti.alfiotrsmi


e àon lluai lpori.ésentait un arrêté chu préfet non




23S COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Si le tribunal reconnaît qu'en effet toutes les for-
mes et garanties requises par la loi ont été aceom.
plies, que rien n'y manque, il prononce l'expropria_
tion.


Mais ici commence la quatrième et la plus délicate
opération. Prononcer l'expropriation, ce n'est pas
envoyer le gouvernement ou le concessionnaire eu
possession des biens à exproprier. 11 faut aupara-
vant, et c'est la Charte qui le dit, que les indemnités
soient réglées et acquittées. Mais on peut rencontrer
ici la plus grande complication. Il est possible
s'agisse d'une propriété démembrée, c'est-à-dire
dont la nue propriété appartiendra à une personne
et l'usufruit à une autre ; il se peut qu'il y ait des
créances, des hypothèques inscrites ou non inscrites,
des hypothèques légales, etc. Il fallait pour tout cela
des garanties.


Aussi une des mesures préparatoires de l'envoi en
possession a-t-elle été le mode de purger le fonds à
exproprier des hypothèques qui pourraient le gre-
ver. Le mode est resté tel que l'ont tracé le Code
civil et les autres lois sur la matière, mais les arti-
cles 46 et 17 de la loi l'ont simplifié. « Article 16.


Le jugement sera immédiatement transcrit au
» bureau de la conservation des hypothèque de l'ar-
» rondissemeni, conformément à l'article 2181 du
» Code civil. — Article 17. Dans la quinzaine (le la
» transcription, les priviléges et les hypothèques.
» conventionnelles, judiciaires ou légales, antérieurs
• au jugement, seront inscrits. — A défaut d'inscrir-


tion dans ce délai, l'immeuble exproprié sera
affranchi de tout privilége et de toute hyputhi'


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 239




que, (le quelque nature qu'ils soient, sans préju-
» lice du recours contre les maris, tuteurs ou autres
» administrateurs qui auraient dei requérir les
» inscriptions. — Les créanciers inscrits n'auront,
»


dans aucun cas, la faculté de surenchérir, mais
»


ils pourront • exiger que l'indemnité soit fixée con-
» formément au titre IV. x• Ainsi les termes sont
abrégés.


Le législateur ensuite, pour simplifier beaucoup
de questions, a mis le prix à la place , (le la chose :
e —


Article •18. Les actions en résolution, en reven-
» dication et toutes autres actions réelles ne pour-


ront arrêter l'expropriation, ni en empêcher
» l'effet. Le droit des réclamants sera transporté
» sur le prix, et l'immeuble en demeurera affran-
9 chi. » Ainsi vous avez une action en revendication
sur l'immeuble, vous l'exercerez sur le prix ; vous
avez un droit d'usufruit, vous avez une servitude sur
l'immeuble, vous vous présenterez pour réclamer
une portion (le l'indemnité qui représentera le prix


. de l'immeuble. Mais, cela étant, vous usufruitier,
vous créancier, vous êtes intéressé à ce que l'indem-
nité soit fixée au taux le plus élevé possible, pour
que votre usufruit soit plus fort ou votre créance
mieux assurée ; vous avez donc le droit d'intervenir
a la fixation de l'indemnité, soit pour déclarer si le
Prix offert vous parait acceptable, soit pour le débat-
tre. Tels sont, en abrégé, les droits des tiers ; la loi


•a pris beaucoup de précautions à cet égard.
Maintenant, tous ces tiers, créanciers ou autres,


ont refusé le prix amiablement offert ; il s'agit donc
de débattre le prix devant une autorité compétente,




240 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de fixer l'indemnité et de la payer ou de la déposer
à la caisse des dépôts et consignations. C'est ici le
dernier acte, et c'est ici que la loi, ainsi que je l'ai
dit à la dernière séance, offre un fait remarquable,
un système nouveau dans la législation française.


La question du règlement de l'indemnité est ren-
voyée à un jury spécial, et nous avons là un premier
exemple de l'application du jury en matière civile.
Vous avez entendu parler de quelques efforts qui
furent faits dans l'Assemblée constituante pour que,
à l'imitation de ce qui se passe en Angleterre, le
jury fùt appliqué non-seulement au criminel, niais
aussi au civil. C'était, il faut en convenir, un désir
tout à fait prématuré. L'application du jury au civil
suppose un tout autre système de procédure que
celui que nous avons. Si vous voulez appliquer le
jury en matière civile, vous devez d'abord avoir un
système de procédure qui ramène les questions à
une pure condamnation pécuniaire, à des dommages-
intérêts ; il faut que vous puissiez arriver à proposer
au jury une question bien simple, comme en Angle-
terre. « Pour le demandeur, ou pour le défendeur ?
» Vous prononcez-vous pour l'un ou pour l'autre ? »
Le jury répond, je suppose : « Pour le défendeur DI
et fixe le quantum des dommages-intérêts. Tout cela
se fait avec une grande rapidité, avec la même rapi-
dité que les verdicts en matière criminelle. Mais si


le
procès est compliqué, s'il y a àdébattre des questions.
de donations entre-vifs, de testaments, etc., les avo-
cats venant aider encore à compliquer les questions,
il est difficile que le jury sache quelle décision pren


-dre. En pareilles matières, ce ne sont plus des jurYs


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 241


improvisés qu'il faut, mais des gens du métier. Les
anglais eux-mêmes commencent à s'éloigner un peu
de principe et à livrer au jury des questions trop
compliquées ; s'ils allaient un peu plus loin dans
cette voie, ils pourraient bien finir par compro-
mettre l'institution même du jury en matière ci-
vile.


Quoi qu'il en soit, vous voyez ici une application
du système anglais : c'est le jury qui est chargé de
rendre la quatrième décision. Comment se forme ce
jury ? 11 se prend sur la liste générale du jury ; seu-
lement le sort n'y est pour rien, c'est le conseil géné-
ral du département qui forme une liste annuelle
pour chaque arrondissement, liste qui ne peut être.
de moins de trente-six personnes et de plus de
soixante-douze (art. 29). Je laisse de côté Paris, qui
est une exception. Voilà la liste annuelle, liste qui
n'est pas formée par le sort, mais par le conseil
général du département.


C'est la cour royale, là, où il y en a une, et dans
les autres départements, c'est le tribunal du chef-
lieu judiciaire du département qui, sur la liste an-
nuelle, désigne seize personnes pour former le jury
spécial, plus quatre jurés supplémentaires. Les
récusations se bornent à quatre, mais sont péremp-
toires, c'est-à-dire qu'on n'a pas à alléguer de
motifs ; deux appartiennent à l'administration, deux
aux parties intéressées (art. 34). Le jury n'est
Constitué que lorsque douze jurés sont présents
lari• 35). Mais voici une autre exception aux règles
"rdinaires : les jurés ne peuvent délibérer valable-
Trient qu'au nombre de neuf au moins (même article) ;


16




242 COURS DE DROIT CONSTLTUTIONNEL.


de sorte que le jury est de douze, mais (lue, si un
cieux, trois manquaient, la délibération pourrai;
avoir lieu, pourvu qu'il restât au moins neuf jurés


Quant à la délibération, elle n'a rien de bien spé:
cial. Voyez les articles 36, 37 et 38.


Enfin, dans un titre particulier, la loi trace cer-
taines règles pour l'appréciation équitable de cer-
taines indemnités.


La décision du jury est remise par le président,
qui est un des jurés, au magistrat directeur du jury,
qui est un membre du tribunal ; et alors, quand la
décision du jury est rendue, le magistrat directeur
du jury déclare cette décision ex.écutoir# ; il statue
sur les dépens d'après les règles de la loi et envoie
l'administration en possession de la propriété, k la
charge de se conformer aux dispositions des articles
53, 54 et suivants, c'est-à-dire de payer préalable-
ment les indemnités fixées par le jury entré les mains
des ayants droit ou de faire des offres réelles et de
consigner le prix.


Telle est l'économie générale de la loi. Certes, Si
l'on en excepte peu t-être quelques lenteurs, quelques
longueurs dans certains détails, on ne peut mécon-
naître que c'est une des lois spéciales dont l'écono


-mie est le plus rationnelle et le plus facile à saisir.
Ainsi quatre opérations très-distinctes. Décla ra


-tion initiale qui, par sa nature, appartient au pou
-voir législatif ou au pouvoir exécutif, par délégation.


dans certains cas ; — désignation des biens à ePrOE.
prier, qui appartient à l'administration ; —jugeme,n.t
d'expropriation prononcé par les tribunaux ore
mires après vérification des formes ; — règle


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON. 243


des indemnités, appartenant au jury. Et c'est sur la
déclaration du jury que l'administration ou les
concessionnaires sont envoyés en possession, à la
charge du payement préalable ou du dépôt à la
caisse des dépôts et consignations de l'indemnité
prescrite par la Charte constitutionnelle.




SOIXANTE-CINQUIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Expropriation des choses mobilières; réquisitions en nature en temps
de guerre; inconvénients de ce moyen de pourvoir auxdesoins des
troupes; difficulté d'établir à cet égard des règles précises.


Législation sur le desséchement (les marais; loi du 16 septembre 1807;
examen des principales dispositions de cette loi.


MESSIEURS,


Nous avons examiné les principes fondamentaux
et l'économie générale de la loi sur l'expropriation
pour cause d'utilité publique. Cette loi ne s'applique
pas indistinctement et sans exception à tous les cas
où la propriété particulière pourrait se trouver en
conflit avecnn intérêt général, avec l'utilité publique.
Évidemment, ainsi que cela,-résulte notamment de
l'article 4 de ladite loi, le législateur n'a eu en vue
que l'expropriation des terrains ou des édifices dont
la cession parait nécessaire pour l'exécution de ce r


-tains travaux d'utilité publique. Elle ne pourrait dune
pas s'appliquer aux meubles, aux choses mobilières,.
si ce n'est à ceux des meubles qui, comme nous
l'avons dit déjà, se trouveraient faire, en quelque
sorte, partie de l'immeuble, que le propriétai re Y


SOIXANTE—CINQUIÈME LEÇON.
245


aurait laissés et dont il devrait être indemnisé. Mais
quant aux choses mobilières proprement dites, la loi
rie s'en occupe pas. On peut bien cependant se repré-
senter l'État ayant besoin de certaines choses mobi-
lières, mais il est vrai qu'en règle générale, l'État.
pourrait facilement les obtenir par les voies ordinai-
res, et sans avoir recours à l'expropriation pour
cause d'utilité publique. Si l'État a besoin de blé, de
chevaux, de drap ou de toile, il ne se trouve pas, vis-
à-vis des détenteurs de ces objets, clans laposition où
il serait vis-à-vis de propriétaires d'immeubles placés
sur le tracé d'un chemin de fer, et qui, par leur refus
de céder ces immeubles, rendraient absolument im-
possible l'exécution du travail. Pour des chevaux,
du blé, du drap ou de la toile, si l'un ne veut pas
en donner, d'autres s'empresseront d'en offrir.


Ainsi, en règle générale, il est vrai que, par le
moyen des achats qu'il peut faire comme un simple
particulier, l'État suffit à ses besoins pour ce qui
concerne les choses mobilières, et. il est difficile, en
temps ordinaire, de se représenter l'État ayant
besoin d'une chose mobilière, dont il ne pourrait ac-
quérir la propriété que par expropriation forcée.


Mais ce qui est vrai dans les cas ordinaires peut,
il faut en convenir, cesser d'être vrai dans des cir-
constances extraordinaires, et il n'est pas un de
nous qui soit assez jeune pour ne pas se rappeler
quelqu'une de ces circonstances extraordinaires, ou,
du moins, pour ne pas en avoir entendu parler.
Ainsi , en temps de guerre, sans doute les gouverne-
ments font leurs efforts pour suffire aux besoins de
111 guerre au moyen des fournitures et des contrats


à




24G COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


réguliers. Mais ces moyens ne sont pas: toujours sof_
lisants à la défense du pays, au salut de l'armée, et
nous avons vu qu'on recourt alors à un autre moyen.,
au moyen des réquisitions en nature, moyen, il
faut le dire, fâcheux, très-fâcheux, non-seulement
pour les populations qui s'y trouvent soumises,
mais pour les armées et pour l'État lui-même ; pour
les populations qu'elles vexent et qu'elles ruinent ;
pour les armées auxquelles elles ne fournissent que
des ressources irrégulières et insuffisantes, en même
temps qu'elles y favorisent l'indiscipline et excitent
contre elles les plus violentes antipathes ; pour
l'État enfin qui, tôt ou tard, paye, et paye souvent
plus qu'il n'a reçu, car les abus de ces réquisitions
en nature sont très-grands. On a souvent la main
bien facile quand il s'agit de délivrer des bons aux-
quels on attache dans le moment peu d'importance,
et tôt ou tard on arrive à surcharger le Trésor d'un
poids beaucoup plus lourd que celui des fournitures
ordinaires. Mais tout en reconnaissant, et nul ne les
conteste, les inconvénients graves du système des
réquisitions, pour se promettre qu'on n'y aura jainai
recours, il faudrait pouvoir affirmer qu'on sera tou-
jours maître des circonstances, et que des cas im-
prévus ne viendront jamais frapper le pays.


Sur cette matière, précisément parce qu'il y a
toujours là quelque chose d'exceptionnel, quelque
chose qu'on n'imagine que dans des cas extraordi


-naires, la législation n'offre que peu ou point de
règles. 11 y a un décret du 19 brumaire an III qui
cherche à régulariser les réquisitions en nature par
l'intervention de l'autorité municipale ; un autre, du


SOIXANTE—CINQUIÈME LEÇON.
247


i5 décembre 18 .13, qui cherche également à régler
ces réquisitions par l'intervention des préfets ; mais,
encore une fois, de ces dispositions, les unes sont
incomplètes, les autres ne seraient nullement rassu-
rantes, s'il s'agissait d'une expropriation en temps
ordinaire et pouvant être soumise aux règles du
droit commun. En général, on ne peut pas se le dis-
simuler, le pays, ou du moins la portion du pays
qui se trouve placée sous ce régime, est soumise à
l'arbitraire. Elle doit en prendre son parti lorsque le
fait lui-même tourne au profit de la défense du pays
et de la sûreté générale. Si, au contraire, l'expro-
priation d'un meuble devait se faire dans des cir-
constances ordinaires, nul doute que le propriétaire
d'une chose mobilière n'eût droit à la garantie de la
Charte comme le propriétaire d'un immeuble. Quand
la Charte a dit que toute propriété était inviolable,
quand elle a ajouté que l'État pouvait exiger le
sacrifice d'une propriété, mais que cela ne pouvait
avoir lieu que pour cause d'utilité publique légale-
ment constatée, la Charte n'a pas distingué entre le
meuble et l'immeuble ; la même garantie doit donc
être accordée à l'un et à l'autre, et si la loi de 1833
ne s'en occupe pas, c'est à cause de la rareté du cas.


Je passe à un point plus important et d'une appli-
cation plus fréquente et plus utile. Parmi les immeu-
bles, il en est qui ne sont pas dans l'état normal,
qui ne sont pas dans l'état de propriétés territo-
riales , qui n'ont qu'une portion de la valeur dont
Ils seraient susceptibles. Je veux parler des marais.


Vous savez qu'il se forme des marais là où les
eaux n'ont pas d'écoulement 'naturel. L'histoire




248 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


nous apprend que, dans les temps anciens, la plus
grande partie de l'Europe était couverte de bois et
de marais; et l'on comprend que, dans un pays aussi
accidenté que l'Europe, traversé par de grandes
chaînes de montagnes dont la marche n'est pas ton'_
jours régulière, qui se ramifient à de très-grandes
distances, les énormes masses d'eaux qui descen-
dent des montagnes ne trouvent pas toujours le pas-
sage nécessaire pour s'écouler, et de là des marais.
Sans doute, cet état de choses a été, par la main
d'une civilisation puissante, singulièrement amélioré,
et nous ne nous doutons pas, quand nous traversons
des prairies magnifiques, qu'il y avait lardes marais
à peine abordables. Quelques-unes de ces grandes
métamorphoses cependant ne remontent pas à des
temps fort reculés. Le voyageur qui traverse la
superbe vallée de la Chiana, en Toscane, peut se
rappeler que, il y a quelques années, il y avait là un
marais pestilentiel, et qu'on a créé le sol où l'on
voit aujourd'hui ces belles cultures, en forçant les
eaux qui descendent des pentes fertiles des Apen-
nins à s'arrêter dans des cases de terrains et à y
déposer le limon dont elles sont surchargées. C'est
ainsi que le sol s'est élevé, et qu'à la place d'un
marais pestilentiel on a aujourd'hui une vallée fertile
qui donne les plus riches moissons.


Malgré cela, je le répète, même dans les pays les
plus civilisés, et en France, et en Allemagne, et en
Italie, vous rencontrez souvent d'assez grandes éten-
dues de terrain formant de véritables marais; un de
ces marais est célèbre par tout ce qu'en ont raconté
les innombrables voyageurs qui le traversent, je


SOIXANTE-CINQUIÈME LEÇON. :M9


veux parler du grand marais de Terracine, de ce
qu'on appelle les marais Pontins, marais qui remon-
tent à un âge fort reculé et sur lesquels le génie de
nomme avait commencé à s'exercer avec succès
lorsqu e les vicissitudes politiques sont venues ren-
dre ses essais complétement inutiles. Eh bien, que
voit d'abord l'homme qui traverse cette immense
étendue? Un ciel superbe, un soleil magnifique, une
atmosphère qui paraît d'une pureté admirable, une
végétation riche et puissante. Au milieu sle toutes
ces richesses d'une nature qui paraît, en quelque
sorte, se moquer de l'homme, quelques centaines
de cadavres se promènent dévorés par la fièvre,
pâles, tremblants, ne venant en ce monde que pour
descendre rapidement dans la tombe. Tel est l'effet
du marais. Et malheur au voyageur qui, attiré par
la douceur apparente du climat, par ce qu'il y a de
doux dans l'atmosphère, croirait pouvoir se livrer
au sommeil au milieu de cette nature qui paraît si
belle !


Ce qui est vrai des marais Pontins est vrai d'au-
tres marais, c'est une source de miasmes pestilen-
tiels. Les marais sont donc non–seulement une
propriété presque inutile entres les mains du pro-
priétaire lui-même, mais une propriété nuisible à
tout ce qui les entoure. Ce n'est plus le cas d'une
propriété ordinaire. Celui qui ne défriche pas sou
terrain nuit avant tout à lui-même; si l'on peut
dire qu'il nuit jusqu'à un certain point à la chose
publique, ce n'est là qu'un mal indirect. Mais celui
Pi conserve sa propriété dans l'état de propriété
pestilentielle, celui qui en fait un immense dépôt de




250 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


poisons, celui-là se trouve dans une position 'parti
culière. Or, il est prouvé que, lors même que les
terrains marécageux ne sont pas pestilentiels comme
ceux dont je viens de parler, ils sont, cependant tou-
jours nuisibles à la santé publique; car si les habi-
tants de ces localités ne meurent pas tout, à fait
aussi rapidement que dans celles dont nous venons
de parler, ils traînent une vie misérable toujours
abrégée par la maladie. Le moindre inconvénient
de ces pays-là, c'est donc de rendre la vie difficile
et de paralyser la puissance du travail.


Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que les gouver-
nements aient cru pouvoir recourir en pareil cas à
une législation spéciale et apporter un soin tout par-
ticulier au desséchement des marais, à ce puissant
moyen de salubrité et de prospérité.


Si chaque marais était d'une faible étendue et
n'appartenait qu'à un seul propriétaire, le problème
aurait été assez facile à résoudre. On aurait, si je
puis parler ainsi, mis le marché à la main à ce pro-
priétaire, et on lui aurait dit : « Desséchez votre ma-
rais ou abandonnez-le », et l'indemnité aurait été
facilement déterminée. Mais ce n'est pas ainsi que
les choses se passent en général. Un marais appar-
tient ordinairement à un grand nombre de pro-
priétaires, les uns riches, les autres à peine dans
l'aisance. Dès lors il est très-difficile d'arriver au
desséchement par l'action même des propriétaires,
parce qu'il est très-difficile, parce qu'il est même à
peu près impossible d'obtenir que des personnes si
nombreuses, ayant des intérêts si peu homogènes,
puissent s'entendre pour dessécher le marais ou


SOIXANTE-CINQUIÈME LEÇON. 251


pour le laisser dessécher. Vous savez tous que le
desséchement d'un marais est une opération longue
et difficile. Il y a des siècles qu'on étudie pour trou-
ver le moyen de dessécher les•marais Pontins. On y
a dépensé de grosses sommes ; le gouvernement
français lui-même y a envoyé les plus habiles ingé-
nieurs. Ajoutez enfin que ces desséchements deman-
dent souvent des avances très-considérables, dé-
penses dont la rentrée et le profit ne peuvent être
attendus qu'à des époques fort éloignées.


Enfin, une dernière considération, c'est que dans
certains cas le desséchement ne doit être fait que
conformément à certaines mesures sanitaires, sans
lesquelles la mauvaise influence du marais augmen-
terait encore. Vous savez tous qu'il y a des mois de
l'année où les marais sont beaucoup plus pestilen-
tiels qu'à l'ordinaire, parce qu'alors l'eau diminue.
Quand l'eau est élevée, les marais sont moins nuisi-
bles à la santé que lorsqu'elle baisse sans qu'il y
ait desséchement.


Toutes ces considérations justifient l'intervention
plus directe du législateur dans la question des ma-
rais.


La loi qui régit cette matière est la loi du 16 sep-
tembre 1807. L'État a le droit d'ordonner le dessé-
chement; il peut l'exécuter lui-même ou bien, et
c'est sans doute le meilleur parti à prendre, il peut
le confier à des soumissionnaires, à des conces-
sionnaires; en troisième lieu, il est naturel que, si
les propriétaires eux-mêmes s'entendent pour ob-
tenir la concession, pour opérer le desséchement,
le gouvernement les préfère à des étrangers. On


k.




9.7)2 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


doit se conformer aux règles et aux plans que donne
l'autorité pour opérer le desséchement sans nuire
à la santé publique. Voilà les bases de cette légis.
lation spéciale; ce que je viens de vous dire, vous
le trouverez dans les articles 1 à 6 (le la loi.


Mais que devient le droit du propriétaire ? quel
sera le droit du concessionnaire? Quand de grands
capitaux auront été versés sur ce sol marécageux,
que deviendront le droit du premier propriétaire et
celui du capitaliste ? La loi a adopté le principe que
voici : Qu'ont fait ces capitaux? Ont-ils été employés
au rebours du bon sens , n'ont-ils rien produit
(l'utile ni pour le propriétaire, ni pour l'État, que
les capitalistes qui ont obtenu la concession s'im-
putent à eux-mêmes leur faute, leur tort. Mais si,
au contraire, l'emploi de ces capitaux a augmenté
la valeur du fonds, s'il y a réellement une plus-value,
ils est évident que les capitalistes qui ont opéré le
desséchement ont un droit sur la plus-value; ils ne
sauraient prétendre à la plus-value tout entière,
puisqu'elle est le résultat combiné du sol et de l'in-
dustrie, ils ont donc droit à une partie de la plus- ,
value. Comment peut-on évaluer cette plus-value?
Le bon sens le dit : par une estimation de la valeur
des marais avant et après l'exécution des travaux.


Les propriétaires doivent donc aux 'concession-
naires une portion de la plus-value que les fonds ont
acquise. Maintenant il n'est pas facile de payer, car-
si le propriétaire du fonds n'a pas d'autre fortune,
comment remboursera-t-il les concessionnaires ? La
loi lui offre trois moyens. Libre à lui de rembourser
les concessionnaires en argent , ou bien de leur


SOIXANTE-CINQUIÈME LEÇON. 9.53


céder une portion des terrains desséchés, ou bien
de constituer à leur profit une rente de 4 p. 100; et
de même que l'entrepreneur, que l'architecte a pri-
•ilége sur la maison où il a fait ses travaux, ainsi
ces capitalistes ont privilége sur la plus-value des
terrains desséchés.


Si aucun de ces moyens n'était possible, c'est-à-
dire si les propriétaires mettaient tellement de mau-
vaise volonté que le desséchement par concession
devînt impossible, alors la loi aurait recours au
moyen extrême, elle ordonnerait l'expropriation du
marais pour cause d'utilité publique. Mors , non
plus seulement le droit de dessécher, mais la ces-
sion même du sol seraient ordonnés par un règle-
ment d'administration publique, et l'indemnité serait
réglée par une commission qu'on appelle commis-
sion de desséchement.


Je termine par une question qui s'est élevée à ce
sujet et qui mérite votre attention. Voilà l'indemnité
réglée dans la loi de •807 par la commission de des-
séchemeut. Or, cette disposition est-elle toujours
en vigueur ? Si l'on procédait aujourd'hui à l'expro-
priation d'un marais, est-ce à la commission (lu
desséchement qu'il appartiendrait de fixer l'indem-
nité? Je ne le crois nullement. L'article 67 de la loi
de 1833 dit : « La loi du 8 mars 1810 est abrogée.
" Les dispositions de la présente loi seront appli-


quées dans tous les cas où les lois se réfèrent à
), celle du 8 mars 1810 ». Je pars de là ; la loi de
181 0 est abrogée. Maintenant cette partie de la loi
de 1807 qui renvoyait à la commission de dessé-
chement, puis un appel au conseil d'État, en d'au-




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


t.res termes, à l'administration, cette loi est-elle cri
vigueur ? Quant à moi, je ne le pense pas, et je aie
fonde sur la loi du 8 mars 1810 qui se termine par
cette conclusion : Article 27. u Les dispositions de
» la loi du 16 septembre 1807 et de toute autre
• loi qui se trouverait contraire aux présentes sont
» abrogées ». Or, qu'est-ce que la loi de 1810? C'est
la loi qui substitue le pouvoir judiciaire au pouvoir
administratif pour la fixation de l'indemnité. Donc
la loi de 1807 a été abrogée par la loi (le 1810, mais
celle-ci a été, à son tour, abrogée par la loi de 1833.
Donc, aujourd'hui , c'est le jury qui doit fixer l'in-
demnité, même dans le cas d'expropriation d'un
marais. Telle nie paraît être la juste et droite inter-
prétation de ces diverses parties de la législation.
Et je vous le demande, quelle raison y aurait-il
d'accorder la garantie du jury au propriétaire d'un
champ, d'un pré, d'une maison, et de la refuser au
propriétaire (l'un marais? Aucune, évidemment. Or,
quand on se trouve en présence d'une exception
claire et patente, il faut se conformer à la loi écrite,
quelque opinion qu'on ait d'ailleurs; niais quand il
faut faire effort d'interprétation, l'effort doit être fait
pour ramener les cas particuliers au cas général et
traiter de même ceux qui se trouvent dans des cas
semblables.


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON


SOMMAIRE


lion sur l'exploitation des mines, minières et carrières. Loi du
2l avril 1810. Examen des principes dirigeants en t'ait de mines. La
propriété de la mine peut être séparée de la propriété de la surface;
droits attribués en ce cas au propriétaire de la surface.


Expropriation pour les travaux militaires et pour les travaux de la
marine en temps ordinaire et en cas d'urgence. Dispositions de la loi
de 1833 pour le premier cas et, pour le second, formes plus rapides
Ile la loi du 30 mars 1831. — Dispositions de la même loi au sujet de
l'occupation temporaire des propriétés bâties ou non bâties.


MESSIEURS,


Les restrictions au droit de propriété par l'exploi-
tation des ruines, minières et carrières, sont aussi
réglées par une législation spéciale. C'est la loi du
21 avril 1810 qui règle, en ce qui concerne l'exploi-
tation des mines, les droits des propriétaires du sol
et ceux des exploitants des mines, minières et car-
rières. C'est cette loi qui pose les principes de la
matière ; ici, comme pour tous les autres restric-
tions au droit de propriété que nous avons exami-
nées, nous nous bornerons à signaler quelques prin-
cipes dirigeants.


Le législateur, avant tout, a distingué ces exploi-


Tr


25-1




256


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tations en mines, minières et. carrières ; distinction
qui a quelque importance, parce qu'elle a influé sur
les dispositions de la loi et sur les règlements de
police qui l'accompagnent. Il a appelé mines « coi_
» les connues pour contenir en filons, en couches ou
» en amas, de l'or, de l'argent, du platine, du mer-
» cure, du plomb, du fer en filons ou couches, du
» cuivre, de l'étain, du zinc, de la calamine, du


bismuth, du cobalt, de l'arsenic, du manganèse,
de l'antimoine, du molybdène, de la plombagine
ou autres matières métalliques, du soufre, du
charbon de terre ou de pierre, du bois fossile,
des bitumes, de l'alun et des sulfates à la base
métallique ». Celles qui contiennent « les minerais
de fer dits d'alluvion, les terres pyriteuses propres
à être converties en sulfates de fer, alumineuses,
et, les tourbes », ne sont pas qualifiées mines; on


les a appelées minières. Enfin le mot carrière désigne,
dans le langage de la loi, ce qu'il désigne même dans
le langage ordinaire : « Les carrières renferment les
• ardoises, les grès, pierres à bâtir et autres, les
» marbres, granits, pierres à chaux, pierres à plâ-
• tre, les pouzzolanes, le trass, les basaltes, les •
» laves, les marnes, craies, sables, pierres à fusil,
» argiles, kaolin, terres à foulon, terres à poterie,
» les substances terreuses et les cailloux de toute
» nature, les terres pyriteuses regardées comme
» engrais, le tout exploité à ciel ouvert ou avec des.
» galeries souterraines ».


Telle est la distinction fondamentale de la loi.
Elle se trouve . aux articles 2, 3 et 4. Cela entendu,
nous allons examiner quels sont les principes d iri-


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON.
257


.,eants de la matière en fait de mines proprement
dites ; les autres dispositions de détail, en ce qui
concerne l'exploitation (les minières et carrières,
étant moins importantes, ne feront pas le sujet de
nos recherches.


La mine, dans le système de la loi, constitue ou
peut constituer une propriété distincte de la pro-
priété du sol, ou, pour parler comme parle la loi,
de la propriété de la surface ; ainsi, l'article 7 de la
loi dit en propres termes : « L'acte de concession
» (concession faite par un règlement délibéré en con-
» scil d'État) donne la propriété perpétuelle de la
D mine, laquelle est dès lors disponible et transmis-
» sible comme tous autres biens, et dont on ne peut
D être exproprié que dans les cas et selon les for-
D mes prescrites pour les autres propriétés ». Or,
comme la concession peut être faite à d'autres qu'au
propriétaire de la surface, il résulte, comme consé-
quence nécessaire, que la mine constitue une pro-
priété distincte, qui peut bien se trouver réunie avec
lêatrpersoéppariéré.riété dela surface, mais qui peut aussi en


Voilà le premier principe dirigeant. Ainsi, il y a
eu évidemment une considération d'intérêt général
qui a dominé dans la pensée du législateur. C'est évi-
demment une exception, une restriction au principe
général en matière de propriété, principe rappelé
dans l'article 53'2, § P', du Code civil : « la pro-
» priété du dessus et du dessous ». Ici, ce principe
n'est pas appliqué ; le gouvernement concède la
mine ; l'acte de concession donne la propriété per-
pétuelle de la mine concédée, que le propriétaire


17


D


D


I




258 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


soit en même temps propriétaire de la surface, on
que les deux propriétés se trouventdans des mains
différentes.


Mais cette concession, tout en donnant la propriété
perpétuelle de la mine, ne donne pas cependant au
concessionnaire une propriété pleine, entière, abso-
lue, sans charges ni restrictions ; car l'exploitation
de la mine ne peut être faite d'abord qu'en vertu de
l'acte de concession, et à la condition de se confor-
mer aux règles tracées dans cet acte ; ce n'est donc
pas une propriété dont on puisse user et abuser,
dont on puisse disposer complétement à son gré.


La concession, ai-je dit, peut être faite à toute per-
sonne quelconque. Sans doute, le propriétaire du
sol, de la surface, peut demander la concession
comme tout autre ; mais toute personne quelconque
est admise aussi à la demander, si elle découvre
l'existence de cette mine et que personne ne l'ex-
ploite encore. En effet, le législateur dit, à l'article 13 :
« Tout Français, ou tout étranger, naturalisé ou non
» en France » (tant il voulait étendre le droit, tant il
voulait être certain qu'une mine étant donnée, il se
trouverait quelqu'un qui se chargeât de l'exploiter
et en demandât la concession !), « tout Français, ou.
» tout étranger, naturalisé ou non en France, agis-
» sant isolément ou en société, a le droit de deman-
» der et peut obtenir, s'il y a lieu, une concession
D de mines D. Seulement « l'individu ou la soci
» doit justifier des facultés nécessaires pour enti --
D prendre et conduire les travaux, et des moyens de
• satisfaire aux redevances et indemnités qu i lui
» seront imposées par l'acte de concessio n e•


SOIXANTE—SIXIÈME LEÇON.
259


(Art. 14.) Cette disposition vous révèle la pensée
du législateur. Pourquoi a-t-il apporté une restric-
tion si grave au droit de propriété dont. il s'em-
presse, en toute autre circonstance, de proclamer
l'inviolabilité ? Serait-ce pour s'assurer quelques
redevances, une petite participation au produit des
mines ? Non, certes. Car, comme il impose les exploi-
tations agricoles au profit de l'État, comme il impose
d'autres exploitations industrielles, il pouvait, sans
dévier du principe général, imposer aussi les exploi-
tations des mines ; il pouvait dire aux concession-
naires de mines, comme il dit aux autres entrepre-
neurs d'industrie : « Vous me payerez un impôt, un
revenu de tant pour cent sur vos produits, et je
prendrai telles et telles mesures pour que l'État ne
soit point fraudé D. Il n'y avait donc là aucune
raison d'exception ; mais, je le répète, la pensée du
législateur est révélée dans l'article dont je viens de
vous donner connaissance. L'individu ou la société
qui demande la concession d'une mine doit justifier
des- facultés nécessaires pour entreprendre et con-
duire les travaux, et des moyens de satisfaire aux
redevances et indemnités qui lui seront imposées
par l'acte de concession. A tort ou à raison, le légis-
lateur a imaginé qu'il se pouvait que des mines ou
des minières considérables se trouvant sous le sol
de propriétaires, ou apathiques, ou indolents, ou
Peu éclairés, ou dépourvus de moyens suffisants
P our les exploiter ou les faire exploiter, ces richesses
souterraines fussent perdues pour le pays. J'ai dit à
tort ou à raison, car c'est là une appréciation de
l'activité de l'intérêt particulier. Certes, un proprié-




260 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


taire qui a sous son sol une mine ou une minière,
est intéressé autant que personne à l'exploiter diree_
tement ou à se procurer, par l'association ou par le
crédit, des moyens de l'exploiter ou de la faire
exploiter. Si l'on avait placé assez de confiance dans
l'activité de l'intérêt particulier pour s'en rapporter
à lui du soin d'exploiter les mines, tout, se serait
borné à des règlements de police pour la sûreté pu-
blique et à un impôt semblable à ceux qui pèsent
sur les autres industries. C'est clone parce que la
chose a paru d'un intéret assez grand et assez géné-
ral pour n'être pas abandonnée complétement à
l'action de l'intérêt individuel, que le législateur a
adopté les principes que je viens d'exposer.


Il y a peut-être d'autres raisons traditionnelles et
historiques. Car jadis ces propriétés, ces exploita-
tions, étaient regardées comme une sorte de droit
régalien dont les gouvernements se croyaient. seuls
investis. Dès lors, le principe du Code civil était
énoncé d'une manière exorbitante, et la loi de 1810
l'a modifié selon les idées dont je viens de parler, et
qui remontent jusqu'au moyen âge, jusqu'aux temps,
de la féodalité.


Quoi qu'il en soit, voilà les principes dirigeants
aujourd'hui. L'acte de concession détache réelle-
ment la propriété de la mine de la propriété de la
surface. Il est possible, je le répète, que la même
personne soit propriétaire de l'une et de l'autre,
mais ce sont, au fond, deux propriétés indépendantes
l'une de l'autre.


Supposons maintenant que le propriétaire de la
mine ne soit pas propriétaire de la surface, en ré-


SOIXANTE-S XIÈME LEÇON.
261


sulte-t-il que le propriétaire de la surface sera effec-
tivement privé de toute espèce de participation
quelconque aux produits de cette richesse minérale
qui git sous la surface de sa propriété ? La loi
l'a-t-elle déshéritéà ce point ? S'est-elle contentée de
dire qu'on l'indemniserait des dégâts qu'on ferait à
la surface de sa propriété? Vous concevez, en effet,
que les intérêts du propriétaire de la surface se pré-
sentent sous un double point de vue : 1 ° \-t-il quel-
que droit relativement à la mine elle-même? 2° Quand
même il n'aurait aucun droit relativement à la mine
elle-même, pourra-t-on impunément traverser son
champ, sillonner son terrain, renverser ses travaux
et ses récoltes, faire des galeries souterraines, l'em-
pêcher pendant un temps assez long de veiller à ses
travaux agricoles?


Quant à la première question, si le propriétaire
de la surface du sol n'est pas concessionnaire, la loi,
cependant, lui reconnaît un certain droit sur les pro-
duits de la mine, c'est-à-dire que l'acte de conces-
sion « règle les droits des propriétaires de la surface
du sol sur les produits des mines concédées D. Ce
sont les termes mêmes de l'article 6 de la loi. De
même à l'article 18 : « La valeur des droits résul-
tant en faveur du propriétaire de la surface, en vertu
de l'article 6 de la présente loi, « demeurera réunie
» à la valeur de ladite surface, et sera affectée avec
» elle aux hypothèques prises par les créanciers du
° propriétaire D. Ce n'est donc plus une simple
créance. Le propriétaire de la surface, pour le quan-
tu m que la concession lui accorde, n'est pas un sim-
Ple créancier du concessionnaire de l'exploitation




D


D


D


D


269 COURS- DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de la mine. Il y a là plus qu'un droit personnel.
c'était un droit personnel, une simple obligation,
elle ne pourrait pas se réunir à la valeur de la sur-
face et, être affectée aux hypothèques. Il y a donc
pour le propriétaire de la surface un droit réel sur
la mine. C'est une sorte d'usufruit. Seulement, il est
perpétuel. Alors on peut dire, en effet, que ce dé.-
membrement du droit de propriété se réunit à la
valeur de la surface du sol et peut être affecté aux
hypothèques. C'est un droit sur l'immeuble, un
droit sur la chose. Ce n'est donc pas une simple
obligation personnelle du concessionnaire. Aussi, le
concessionnaire aura-t-il beau aliéner la mine, ce
sera parfaitement indifférent ; le droit du proprié-
taire ne sera pas moins valable contre quelque
détenteur que ce soit, parce que c'est un droit sur
la chose.


Vous voyez donc que, quand j'ai dit que la pro-
priété de la mine se détachait de la propriété du
sol, j'ai dit vrai, si l'on prend le mot propriété dans
son sens absolu et complet. Mais, rigoureusement
parlant, il faut dire que la propriété de la mine se'
démembre. La propriété proprement dite, le droit
d'exploiter la mine, d'en disposer, de la transmettre,
appartient en entier au concessionnaire. Il lui appar-
tient aussi d'en jouir dans une certaine mesure. Mais
le surplus de la jouissance appartient an proprié-.
taire de la surface. Il y a donc là un certain démem-
brement du droit de propriété.


Enfin, sous le second point de vue : Aura-t-on le
droit de ravager le sol d'autrui pour l'exploitation
d'une mine, il va sans dire que le propriétaire a


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON. 263


droit à des indemnités. Elles sont réglées aux articles
4,3 et 44 de la même loi : « Les propriétaires des


mines sont tenus (le payer les indemnités dues


au propriétaire de la surface sur le terrain duquel
» ils établiront leurs travaux. Si les travaux entre-
» pris par les explorateurs ou par les propriétaires
D


de mines ne sont que passagers, et si le sol où ils
ont été faits peut être mis en culture au bout
d'un an, comme il l'était auparavant, l'indemnité


» sera réglée au double de ce qu'aurait produit net
» le terrain endommagé ». (Art. 43.) — « Lorsque
D l'occupation du terrain pour la recherche ou les
D travaux des mines prive les propriétaires du sol


de la jouissance du revenu au delà du temps d'une
année, ou lorsque, après les travaux, les terrains
ne sont plus propres à la culture, on peut exiger
des propriétaires des mines l'acquisition des ter-
rains à l'usage d'exploitation. Si le propriétaire
de la surface le requiert, les pièces de terre trop
endommagées, ou dégradées sur une trop grande


» partie de leur surface, devront être achetées en
totalité par le propriétaire de la mine. — L'éva-


» luation du prix sera faite, quant au mode, suivant
les règles établies par la loi du 16 septembre 1807
sur le desséchement des marais, etc., titre XI ;




mais le terrain à acquérir sera toujours estimé au
» double de la valeur qu'il avait avant l'exploitation
» de la mine D. (Art. 4•.)


Voilà les principes généraux de la législation qui
concerne les . mines. Comme vous le voyez, on ne
Peut pas dire qu'on soit là dans les termes de l'ex-
propriation forcée. Car, au fond, la loi ne reconnaît




264 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
pas le droit entier du propriétaire du sol sur la'


mine


elle reconnaît plutôt cela comme une espèce de droit
régalien en faveur de l'État.


Il y a aussi un autre fait qui échappe à la loi de
1833, et qui constitue peut-être dans la législation
une lacune qu'il serait utile de combler. Je veux par-
ler du droit de fouiller dans les terrains d'autrui
pour se procurer des matériaux de construction.
Les lois qui avaient réglé cette matière étaient celles
des 27 pluviôse an VIII et 15' septembre 1807. Mais
il n'y avait point d'indemnité préalable. On n'était
donc point dans les termes de la Charte. On com-
prend parfaitement que, pour ces matières, il pour-
rait y avoir des formes beaucoup plus simples que
pour l'expropriation d'un domaine, d'une maison.
Mais cependant il faudrait quelques garanties. On
peut donc regarder cela, je le répète, comme une
lacune dans la législation.


Je passe à une autre exception beaucoup plus
importante. Je veux parler des terrains, construc-
tions, bâtiments, dont l'État pourrait avoir besoin
pour les travaux militaires, pour les travaux de dé-
fense du pays. L'État peut se trouver obligé d'ex-
proprier pour les travaux militaires, et, sous le
nom de travaux militaires, je comprends les travaux
qui dépendent du ministère de la marine, comme
ceux qui dépendent du ministère de la guerre, les
fortifications d'un port militaire, comme celles d'une '
place de guerre.


Pour se faire, sur cette matière importante, une
idée passablement nette du système législatif exis-
tant, il faut, avant tout, distinguer les cas et les cir--


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON. 465


constances ordinaires des cas et des circonstances
extraordinaires , c'est-à-dire distinguer les travaux
que le gouvernement peut entreprendre lorsqu'au-
cune circonstance extraordinaire ne menace le pays,
de ceux qu'il est obligé de faire lorsqu'il y a guerre
déclarée , lorsqu'il y a menace ou crainte d'invasion
ou d'une atteinte quelconque aux frontières de l'État.
Dans le premier cas, on a tout le temps nécessaire,
les opérations se font successivement et n'ont aucun
caractère d'urgence. Dans le second, au contraire,
on est dans des circonstances extraordinaires. 11 se
pourrait que la défense du pays exigeât des mesures
urgentes, incompatibles avec la marche ordinaire
des choses.


Lorsqu'on se trouve dans le premier cas, lorsqu'on
est dans les circonstances ordinaires, qu'aucun motif
d'urgence n'existe, il est facile de comprendre que,
s'il est nécessaire de procéder à une expropriation
pour cause d'utilité publique, et ici pour cause de
défense militaire, il n'y a aucune raison pour s'écar-
ter des règles communes déjà fixées en matière d'ex-
propriation pour cause d'utilité publique. La loi de
1833 dit, à l'article 65 : a Les formalités prescrites
» par les titres I et II de la présente loi ne sont appli-


cables ni aux travaux militaires, ni aux travaux
» de la marine royale. Pour ces travaux, une ordon-


nance royale détermine les terrains qui sont soumis
° à l'expropriation ». Or, quoique l'article de la loi
soit conçu d'une manière négative, c'est vous dire,
d'après les règles les plus simples de l'interprétation:
" La présente loi, loi qui contient les formes et les
" garanties de l'expropriation, est applicable aux




266 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» travaux militaires et aux travaux de la marine
» royale, moins les titres I et H ».


Or, que sont les dispositions du titre I et du titre II?
Nous les avons expliquées déjà. Dans le titre
on statue essentiellement sur le mode de déclarer
l'utilité publique, et vous savez que, selon la nature
des travaux, l'autorisation appartient à la législature
ou à l'administration. Le titre II contient les mesures
d'administration relatives à l'expropriation, c'est-à-
dire l'enquête administrative, puis l'arrêté de l'auto-
rité administrative désignant la ligne que les travaux
doivent suivre et les propriétés particulières qui
devront être cédées. Cc sont là les deux actes appar-
tenant au gouvernement, soit à la législature, soit
au pouvoir exécutif. Voilà les deux titres qui ne sont
pas applicables, parce que, en fait de travaux mili-
taires et de la marine royale, c'est une ordonnance
royale qui détermine les terrains soumis à l'expro-
priation.


C'est dans cette forme unique que consiste la diffé-
rence. C'est une ,ordonnance royale qui remplit les
deux premières fonctions désignées dans les titres
I et II de laloi. Sans doute, quand il s'agit d'élever des
fortifications, de construire une place de guerre, ce
sont là des travaux qui demandent une grande dé-
pense et des sacrifices considérables en argent.
Dès lors l'intervention de la législature â lieu, -car des
fonds doivent être alloués aux ministres de la guerre
et de la marine pour l'exécution de cès travaux . 11
y a donc intervention indirecte du pouvoir législatif;
mais c'est là, pour ainsi dire, une affaire qui se passe
entre le législateur et l'administration. Vis-à-vis de


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON.
267


propriétaire à exproprier, -vis-à-vis des tribunaux
qui doivent prononcer l'expropriation, la question
et tout de suite résolue. Lorsqu'on leur présente
l'ordonnance royale, ils ne peuvent plus s'informer
si c'est une loi ou une ordonnance, puisque l'article
65 dit que, pour ces travaux, une ordonnance royale
déterminera les terrains qui seront soumis à l'expro-
priation.


Voilà donc la différence. Mais, une fois qu'on arrive
au titre III, toute différence cesse. Au lieu d'une loi
ou d'une ordonnance royale et d'un arrêté du préfet,
on a l'ordonnance royale pour point de départ ; mais
on rentre tout de suite alors dans la procédure de la
loi de 1833, et les citoyens ont toutes les mêmes ga-
ranties qu'ils auraient dans le cas d'expropriation
pour cause de travaux civils entrepris dans un but
d'utilité générale ; en conséquence , c'est le jury
spécial qui fixe les indemnités.


Quant aux cas extraordinaires, lorsqu'il y a ur-
gence, lorsque toutes les garanties et les délais fixés
par la loi commune sont icompatibles avec la défense
nationale, les règles doivent subir une modification,
et il faut alors recourir à la loi du 30 mars 1831, car
voici comment s'exprime le paragraphe 1 0, de l'arti-
cle 66 de la loi de 1833, qui est la loi fondamentale
en cette matière : « L'expropriation ou l'occupation
i) temporaire, en cas d'urgence, des propriétés pri-
• vées qui seront jugées nécessaires pour les tra-
» vaux de fortification, continueront d'avoir lieu
» conformément aux dispositions prescrites par la
• loi du 30 mars 1831 ». Quel est donc le système
de la loi de 1831 ? Elle établit des formes plus rapides,




:?6S COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


en cherchant à concilier cette rapidité de formes
avec les droits et les garanties des propriétaires des
fonds dont il s'agit.Pour cela, elle demande une sorte
de descente sur les lieux de toutes les parties inté-
ressées, accompagnées d'experts. On fait alors sur
le terrain même une sorte d'enquête. Chacun dit ses
raisons, débat son droit, et cette descente sur les
lieux et ce débat remplacent les longues formalités,
les longs délais dont nous avons parlé en expliquant
la loi de 1833. C'est en conséquence de cette des-
cente sur les lieux qu'on arrive à faire une offre au
propriétaire. Si l'offre est acceptée, tout est fini ; si
elle ne l'est pas, alors on procède conformément à
l'article 10 que voici. Je le lis en entier, parce qu'il
donne lieu à une question grave : « Dans le cas con-


traire, sur le vu de la minute du procès-verbal
dressé par l'expert, et de celui (lu juge-commis-
saire qui aura assisté à toutes les opérations, le
tribunal, dans une audience tenue aussitôt après
le retour de ce magistrat, déterminera, en procé-
dant comme en matière sommaire, sans retard et
sans frais : — l u


l'indemnité de déménagement à
payer aux détenteurs avant l'occupation ; l'in-
demni té approximative et provisionnelle de dépos-
session, qui devra être consignée, sauf règlement
ultérieur et définitif, préalablement à la prise de
possession. — Le même jugement a'utorisera


D préfet à se mettre en possession, à la charge
D I» De payer, sans délai, l'indemnité de


. déménage-
» ment, soit au propriétaire, soit au locataire ; 2' d .
• signifier avec le jugement l'acte de consignation
» de l'indemnité provisionnelle de dépossession.


SOINANTE-SIXIÈME LEÇON. 260


Ledit jugement déterminera le délai dans lequel,
»


à compter de l'accomplissement de ces formalités,
les détenteurs seront tenus d'abandonner les lieux.
— Ce délai ne pourra excéder cinq jours pour les


,, propriétés non bâties, et dix jours pour les Iwo-
, priétés bâties. Le jugement sera exécutoire no-
» nobstant appel ou opposition ».


Voilà l'expédient du législateur. Après ce débat
dont j'ai parlé, on arrive à faire une offre. Si elle est
acceptée, tout est terminé; si elle ne l'est pas, le lé-
gislateur ne veut pas entrer dans tous les délais de
la loi ordinaire. Les parties sont donc renvoyées im-
médiatement devant le tribunal, qui dit : « D'après
tous les faits qui m'ont été exposés, d'après le rap-
port des experts, je fixe provisoirement et par ap-
proximation l'indemnité à telle somme D. Le gou-
vernement dépose cette somme, et puis on débat pour
savoir si c'est elle qui doit être admise. On conçoit
c ,geuu' rilyncae.là des garanties suffisantes pour les casd


Mais voici une question qui s'élève. Il est dit au
2° paragraphe de l'article 66 (le la loi de 1833:
Q Toutefois, lorsque les propriétaires ou autres in-
» téressés n'auront pas accepté les offres de l'ad-
• ministration, le règlement définitif des indemnités


aura lieu conformément aux dispositions du titre 1V
» ci-dessus D. Or, vous le savez, ce titre IV renvoie
le règlement des indemnités au jury. Il n'y a donc
Pas de doute que le règlement de l'indemnité défini-
tive appartient aujourd'hui eu jury. Mais la question
es t de savoir si la fixation de l'indemnité provisoire,
eu, pour mieux dire, la fixation provisoire de l'in-


D


D


D




270 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


demnité appartient encore aujourd'hui au tribunal
ou bien si l'on doit prendre pour indemnité proviL
soire l'offre de l'administration.


Je ne sais si j'ai nettement posé la question. D'a,_
près la loi de 1831, à la suite de la descente sur les
lieux, l'administration faisait une offre ; si elle était
acceptée, tout était fini; si elle ne l'était pas, le tri-
bunal fixait provisoirement l'indemnité. Cette indem-
nité donnait au gouvernement le droit d'entrer en
possession, et puis on débattait plus tard, dans la
forme ordinaire, si l'indemnité devait ou non être
augmentée. Aujourd'hui, dit-on, le tribunal ne déter-
mine plus l'indemnité, c'est le jury. Mais la fixation
provisoire, par qui sera-t-elle faite? Le sera-t-elle
toujours par le tribunal, ou bien (le jury ne pouvant
pas la faire) sera-t-elle faite par l'administration
elle-même? L'administration dira-t-elle : « 'Voilà
mon offre? » Et si on la refuse, ajoutera-t-elle :
« Eh ! bien, je dépose la somme offerte à la caisse
des dépôts et consignations, et puis je m'empare
du terrain, sauf à nous débattre ensuite devant le
jury ! »


C'est une opinion qui a été soutenue, mais je ne
saurais l'accepter. L'article 66 de la loi de 1833
maintient la loi de 1831. Seulement, il ajoute une dis-
position : c'est que le règlement définitif (le mot est
dans l'article) sera fait conformément à la loi de 4833;
c'est-à-dire qu'il applique le jury, et cela, je le ré=:
pète, est aussi convenable que juste. Mais l'article 66
ne tranche pas la question sur la fixation de l'in-
demnité provisoire.11 dit bien : « quand les offres de
l'administration n'auront point été acceptées.-


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON. 271


;dais nous venons de dire qu'il y a trois choses dans
le système. L'administration fait des offres; si on les
accepte, tout est terminé; si on ne les accepte pas,
il y a la fixation provisoire par le tribunal. Et puis, il
y a la fixation définitive. Que dit donc la loi de 1833?
Elle dit que, si les offres de l'administration ne sont
pas acceptées, le débat sera fait devant le jury ; mais
elle ne dit rien sur la fixation de l'indemnité provi-
soire. Donc, à mon avis, il appartient toujours au
tribunal de fixer provisoirement l'indemnité. La loi
de 1833 n'a voulu enlever aucune garantie ; elle a
voulu, au contraire, en donner davantage, puisqu'elle
a attribué, à un jury le règlement définitif de l'indem-
nité. Or, si l'on interprétait la loi comme on veut le
faire, ce serait enlever une garantie. L'administration
joue ici le rôle d'un simple particulier. Or, concevriez-
vous que deux particuliers étant en présence, et l'un
devant. payer une indemnité à l'autre, cette indem-
nité fùt réglée précisément par celui qui doit la payer?
Il n'y aurait là aucune espèce de garantie. Je trouve
donc tout simple que le tribunal continue à faire ce
qu'il faisait autrefois, c'est-à-dire qu'il règle provi-
soirement l'indemnité, le jury devant plus tard
régler cette indemnité définitivement. Alors, il y a
garantie pour tout le monde, garantie qui disparaît si
l'on substitue l'administration au tribunal. Pourquoi
commet-on le tribunal? C'est pour ne pas laisser la
Partie adverse régler elle-même l'indemnité. Or, la
10 i de 1833 n'a pas voulu diminuer les garanties; ii
me semble donc que le rôle du tribunal reste le
même.


Mais l'État n'a pas toujours besoin d'exproprier




272 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pour défendre le pays. Il lui suffit souvent d'occuper
temporairement une propriété .A nsi, su pposez qu'une
frontière soit menacée. On veut établir une armée,
un camp retranché, et pour cela on occupe tempe
rairement une propriété. Quand le danger est éloigné,
quand la paix est signée, le camp retranché est aban-
donné, tout rentre dans l'ordre ordinaire. La pro-
priété reste libre et vacante au profit du propriétaire.
Il fallait donc une loi qui garantît les propriétaires
dans le cas d'occupation temporaire. C'est aussi ce
que veut la loi de 1831 ; c'est, la même procédure
que pour l'expropriation. 11 y a là aussi un règlement
provisoire d'indemnité qui appartient, à mon avis,
au tribunal, et il y a un règlement définitif qui appar-
tient au jury.


Enfin, la loi décide que l'occupation temporaire
ne pourra avoir lieu que pour des propriétés non bâ-
ties. Vous concevez, en effet, que l'occupation d'une
propriété bâtie est un fait trop grave, relativement
au propriétaire, pour que l'État ne soit pas obligé
d'acheter cette propriété. On peut être privé momen-
tanément d'un champ, d'une terre, mais point d'ale
maison. Le dérangement est trop considérable pour
que l'État ne fasse pas l'achat de la propriété. Enfin,
selon le premier paragraphe de l'article 14 de la loi
de 1831 : « Si, dans le cours de la troisième année
» d'occupation provisoire, le propriétaire ou son
» ayant droit n'est pas remis en possession, ce pro-
• priétaire pourra exiger et l'État sera tenu de paye;


l'indemnité pour la cession de l'immeuble, qui
deviendra dès lors propriété publique ».
Enfin, et nous terminerons par là, on se demande


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON.
273


Mais, quelque rapides que soient les formes tracées
par la loi de 1831, cette loi peut-elle suffire à. tous
les cas, je ne dis pas seulement à tous les cas de
guerre, mais à tous les cas de grands désastres ?
Àinsi, qu'une rivière déborde, et qu'il faille, pour en
arrêter le cours, faire des travaux instantanés, la
loi de 1831 n'est plus applicable. On se trouve ici
dans la position d'un général qui, menacé d'être sur-
pris, a besoin de se retrancher, de bouleverser du
terrain. Invoquera-t-il la loi de 1831? Quelque rapides
que soient les formes de cette loi, il serait surpris,
je ne dis pas avant que la prise de possession lui fùt
accordée, mais avant même que les travaux prépa-
ratoires fussent commencés. La loi ne parle pas de
ces cas tout à faits exceptionnels, et elle ne pouvait
pas en parler. Ce sont des faits de force majeure que
chacun doit prendre sous sa responsabilité. Et quand
je dis que la loi n'en parle pas, qu'elle ne peut pas
en parler, je me trompe; elle en parle d'une manière
indirecte, quand elle trace les règles de la responsa-
bilité de chacun. C'est la loi sur la responsabilité de
ceux qui mettent la main aux affaires publiques, ci-
viles ou militaires, qui doit donner aux citoyens les
garanties nécessaires pour ces cas qu'il serait im-
possible de réglementer. Alors, il y aurait bien de la
lâcheté chez l'homme qui n'oserait pas prendre sous
sa responsabilité personnelle de pareils faits. Mais,
eu même temps, il faut que des principes bien éta-
bli s de responsabilité mettent le pays à l'abri des
abus dont il pourrait être victime.


18




1


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON


S O MMA I RE


Charges et servitudes imposées à la propriété particulière au profit de
la chose publique. — Sei




vitudes militaires. Lois du 10 juillet 1791 et
du 17 juillet 1819 et ordonnance du l er août 1821 ; zones de défense:
travaux permis et travaux interdits dans chacune des trois zones. —
Charges imposées à la propriété forestière et gênes apportées dans
son intérêt aux droits des propriétaires riverains des forêts. — Lois
sur la chasse. — Restrictions à la liberté d'industrie; anciennes
jurandes et Amitrises. — Conditions de capacité exigées pour cer-
taines professions. — Offices publics ; cautionnement. — Nécessité
d'une autorisation préalable pour certaines entreprises industrielles.
— Monopoles exercés par le gouvernement. — Double but des lois de
douane; système protecteur.


MESSIEURS,


Pour terminer ce qui concerne le droit de pro-
priété, il nous reste à parcourir rapidement deux
autres chefs. 11 ne s'agit plus maintenant de l'enlève-
ment de la propriété, il ne s'agit plus de l'expropr ia


-tion, il s'agit des charges, des servitudes imposées
à la propriété particulière au profit de la chose pu


-blique.
Les charges et les servitudes sur la propriété p ar


-ticulière (et je prends ici le mot propriété dans sa
signification la plus large, je ne parle pas seulement
de la propriété du riche, je parle aussi de la K a-


SOIXANTE—SEPTIÈME LEÇON.
275


priété du pauvre; sa propriété, à lui, ce sont ses bras,
c'est sa puissance de travail, c'est son droit de tra-
vailler), les servitudes, les charges, les limitations,
comme on voudra les appeler, imposées dans l'inté-
rètgénéral à la propriété particulière, sont très-nom-
breuses, très–variées. J'ai à vous entretenir de
quelques-unes des principales. Pour les autres, je me
bornerai uniquement à vous les indiquer.


Dans notre dernière réunion, nous parlions des
sacrifices que l'État peut exiger de la propriété par-
ticulière dans l'intérêt de la défense nationale. Les
sacrifices que nous avons indiqués alors ne sont pas
les seuls que l'État puisse exiger ; il y en a d'autres,
et ils sont grands. Je veux parler des servitudes
qu'on appelle servitudes militaires. Les servitudes
militaires ne sont qu'un démembrement de la pro-
priété particulière imposé aux fonds des citoyens
dans l'intérêt, pour l'avantage d'une place de guerre
ou d'un poste militaire ; c'est une servitude imposée
aux propriétés particulières comprises dans ce qu'on
appelle, eu termes de l'art, le rayon de défense. 11
n'est pas besoin, en effet, d'être officier du génie
pour concevoir qu'une place de guerre étant donnée,
il est certaines conditions hors desquelles la défense
deviendrait à peu près impossible.


Ainsi, dans l'intérieur de la place, s'il était permis
à la propriété particulière de s'approcher librement
des ouvrages de défense, si les maisons, par exem-
ple, pouvaient venir s'adosser au corps même de la
Place, faire un tout compacte avec les remparts, il
n'est pas besoin d'être officier du génie pour com-
prendre que la défense de la place deviendrait exces-




276
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sivement difficile. Les troupes ne pourraient Circuler
librement dans l'intérieur de la place et accourir où
les besoins de la défense pourraient les appeler. Ilfaut donc un espace libre entre les propriétés parti-
culières et les remparts, entre les propriétés par-
ticulières et les ouvrages défensifs. C'est ce qu'on
appelle la rue du rempart.


De même, à l'extérieur,la défense deviendrait à peu
près impossible, ou serait du moins singulièrement
gênée et difficile, s'il était libre à chacun d'opérer
dans un certain rayon des mouvements de terrain,
d'ouvrir des tranchées, de creuser des fossés, d'éle-
ver des bâtiments, de faire, en un mot, des travaux
qui pussent paralyser les moyens de défense, proté-
ger les ennemis, les mettre à l'abri du feu de la place
et faciliter leurs moyens d'attaque. Aussi, n'est-il pas
un de vous qui n'ait entendu dire ou qui n'ait lu dans
les nombreux récits d'affaires militaires auxquels
nous avons été si accoutumés, il n'est pas un de vous
qui n'ait vu qu'on avait rasé l'extérieur d'une place
de guerre, et qui n'ait entendu adresser des repro-
ches sanglants à des officiers parce qu'ils avaient fait
abattre des constructions qui se trouvaient dans un
certain rayon. Sans doute, ce sont de terribles néces-
sités, lorsque des constructions très-coûteuses out
été élevées, lorsqu'on a longtemps séjourné dans une
habitation et qu'elle forme le fondement du bien-être
de la famille, il est terrible de voir détruire tout
cela. Mais il y a aussi une épouvantable nécessité
pour le chef militaire sous la responsabilité duquel
sont placés la vie de l'armée, la défense de la pro-
vince et peut-être môme le salut de la patrie; ca r, el'


SOIXANTE—SEPTIÈME LEÇON. 277


arrêtant quelque temps l'ennemi, il peut l'arrêter
pour toujours ; c'est une épouvantable nécessité pour
le chef militaire qui a une mission si importante à
remplir et qui voit ses moyens paralysés, le courage
de ses troupes rendu inutile par les obstacles que
présentent une propriété particulière et des intérêts
individuels. On comprend donc la nécessité où l'on
est d'établir les servitudes dont je parle, à moins
qu'on ne renonce au système des places militaires.


Cette matière a été réglée par plusieurs lois, dé-
crets, ordonnances ; elle se trouve notamment réglée
par les lois du 10 juillet 1791 et du 17 juillet 1819,
ainsi que par l'ordonnance du 1 e' août 1821.


J'ai dit qu'à l'intérieur, il devait avoir un espace
libre, la rue du rempart. Elle est fixée à une largeur
de 4 à 5 toises (8 à 10 mètres); mais la rue du rem-
part esfun-véritable terrain militaire, elle appartient,
en général, au domaine de l'État. A l'extérieur, il
faut encore ce qu'on appelle un terrain militaire, qui
est fixé à la largeur de 20 toises (40 mètres) à partir
de la crête du parapet du chemin couvert; et là où la
place n'est pas assez importante pour qu'il y ait un
chemin couvert, la largeur est déterminée à 15 ou
30 toises (30 ou 60 mètres) du parement.


Encore une fois, ces deux terrains sont les terrains
militaires, ils doivent appartenir à l'État ; il n'est pas
question ici de servitudes. S'il s'agissait de construire
une place de guerre, l'État devrait acheter le terrain
nécessaire, non-seulement pour construire la place,
mais pour avoir aussi le terrain militaire intérieur et
extérieur. On appliquera là les règles que nous avons
expliquées pour l'expropriation.


à




278
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Mais ce n'est pas tout. Les 40 mètres, à partir de
la crête du parapet du chemin couvert, constituent
avec les autres parties la place de guerre ; la
place de guerre commence véritablement où com-
mente le terrain militaire. Mais cela ne suffit pas
pour obvier aux inconvénients que j'ai signalés.
Quand même on aurait Jes 40 mètres, on ne serait
pas à l'abri des dangers que la place peut courir par
les fossés, retranchements, etc., que l'intérêt parti-
culier pourrait construire immédiatement après le
terrain militaire. Nul n'ignore, en effet, que la portée
de l'artillerie va bien au delà de 40 mètres, et que,
si l'ennemi pouvait venir s'établir à 40 mètres, la
place ne tarderait pas à être prise. Il faut donc une
garantie plus grande. Cette garantie est donnée par
ce qu'on appelle le rayon de défense. Sans entrer
clans de trop grands détails, prenons une place de
guerre au complet ; négligeons les places de guerre
de deuxième classe. Eh bien, la place de guerre
aura un rayon de défense qui sera subdivisé en trois
zones, c'est-à-dire qu'à partir de la même crête du
parapet, quand vous sortirez du terrain militaire, qui.
n'est que de 40 mètres, les propriétés particulières
qui se trouvent au delà seront divisées en trois
zones, dont la place de guerre est le centre. La pre-
mière zone ira jusqu'à 250 mètres, la seconde ira
jusqu'à 487 mètres (250 toises), la troisième et der-
nière ira jusqu'à 974 mètres (500 toises) ; ainsi, la.
première, 250 mètres, la seconde 500 mètres, peur
prendre un chiffre rond, et la troisième le
mètres.


Quel est l'effet de cette division pour l'intérêt par-


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON. 279


tituber? Le voici : celui qui a une propriété dans la
,einière zone ne peut y faire aucune construction ;


I" tout ce qu'il peut y établir, ce sont des clôtures en
baies sèches ou en planches à claire-voie, sans pans
de bois ni maçonnerie. Telles sont les dispositions
des articles 31 et 32 de la première loi.


La deuxième zone, par la raison qu'elle est déjà
plus t::loignée de la place, n'est sujette qu'à une ser-
vitude plus restreinte, moins rigoureuse. Là on peut
faire des constructions, là on peut faire des clôtures,
mais on ne peut les faire qu'en terre et en bois, on
ne peut faire que de ces constructions légères et sur-
tout peu coûteuses. Et la prévision du législateur
est sage, car ces constructions sont soumises à la
clause que, si la place est déclarée en état de guerre,
elles devront disparaître à la première réquisition
de l'autorité militaire.


La troisième zone est à une grande distance, puis-
qu'elle commence à 500 mètres. On peut y établir
telles constructions qu'on voudra. Seulement, on ne
peut y pratiquer des chemins, ni y faire des levées
ou chaussées, ni creuser des fossés sans que leur
alignement et leur position aient été concertés avec
les officiers du génie; de même, on ne peut y faire
des dépôts de matériaux.


Telles sont les règles générales. Je m'empresse
d'ajouter que le législateur y a apporté plus d'un
adoucissement, surtout clans l'intérêt des particuliers
qui avaient déjà des constructions au moment où ces
lois et ordonnances ont été rendues. Il y a, à cet
égard, des adoucissements que l'État a consenti à
faire, pour ne pas soumettre ces particuliers à des




280 COURS 11E DROIT CONSTITUTIONNEL.


pertes trop graves. Ces détails ne nous appartiennent
pas.


Vous pouvez m'adresser une question ; vous pou-
vez me dire : a Mais c'est là une servitude, une
charge, une limitation au droit de propriété, Cela
diminue singulièrement le droit de propriété, cela
ôte une grande partie de sa valeur à la propriété.»
C'est irrécusable. A mes yeux, c'est un véritable dé-
membrement de la propriété, dont une portion reste
aux particuliers et l'autre passe à l'État, puisque
l'État a le droit d'empêcher qu'on ne dispose de la
propriété de telle ou telle façon.


On peut se demander dès lors : Ne faut-il pas
accorder une indemnité an propriétaire de ces ter-
rains ? N'est-il pas dans le même cas qu'un particu-
lier à qui l'on prendrait une partie de sa propriété?
Je possède un terrain de cent hectares. Qu'on m'en
prenne un tiers pour cause d'utilité publique, ou
bien qu'on m'impose une servitude qui ôte au do-
maine un tiers de sa valeur, c'est exactement la
môme chose. Qu'on me laisse seulement 66 hectares
deux tiers, ou qu'on me laisse


• 00 hectares
nués d'un tiers de leur valeur, c'est la môme
chose. Eh bien, c'est un fait qu'il n'y a pas de loi
qui reconnaisse, du moins d'une manière explicite
et textuelle, le droit à une indemnité dans ce cas. Et
dans la discussion qui eut lieu à la Chambre des
députés, en 1831, lors de la présentation dont nouS
avons parlé dans la dernière séance, il a été que s


-tion de l'indemnité dans le cas dont nous parlons ;
et il a été répondu que cela devait faire l'objet
d'une proposition spéciale.


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON. 281


ll paraît donc reconnu qu'il n'existe aucune loi
sur la matière, du moins de loi explicite. Mais je
comprends, et il est aisé de comprendre que la ques-
tion puisse rester telle qu'elle est en fait. Ainsi,
relativement aux anciennes places de guerre, si
aujourd'hui on proposait d'accorder une indemnité
aux propriétaires qui se trouvent dans le rayon de dé-
fense, il arriverait très-probablement que la plupart
du temps on ferait un présent aux propriétaires de
ces terrains, et. qu'on ne rendrait justice à personne.
Il arriverait ce qui arrive lorsqu'on diminue l'impôt
foncier après qu'il a été établi à un certain taux
depuis un grand nombre d'années. Qu'arrive-t-il
quand l'impôt territorial établi depuis longtemps
est diminué tout à coup d'une moitié, d'un tiers,
d'un quart ? Les propriétaires actuels ne sont plus
ceux qui possédaient le terrain quand l'impôt a été
établi ; dans le plus grand nombre de cas, le pro-
priétaire a changé, et l'acheteur, en achetant la pro-
priété chargée de l'impôt, a tenu compte de cet impôt
et n'a payé qu'en conséquence ; au lieu de déduire 4,
il a déduit 6 ; et si, cinquante ans, cent ans après,
le législateur, trouvant l'impôt. trop élevé, le réduit
à 4, ce ne sont pas les anciens propriétaires qui profi-
tent de la diminution de l'impôt, ce sont les ache-
teurs, et, en conséquence, la diminution d'impôt,
dans beaucoup de cas, est un pur cadeau fait aux
propriétaires actuels.


11 arriverait la môme chose pour les . anciennes
Places de guerre. Celui qui achète aujourd'hui un
terrain situé dans un rayon de défense l'achète en
considérant les servitudes auxquelles il est assujetti,




282 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


et il n'en donne pas le prix qu'il donnerait d'un ter_
rain libre. Si, après qu'il a ainsi acheté et payé en
raison des servitudes imposées au terrain, l'État
venait accorder une indemnité au possesseur, l'ind
nité irait non pas à celui qui a souffert une perte lors
de l'établissement de la place, niais au possesseur
actuel.


Mais s'il s'agissait d'établir aujourd'hui une nou-
velle place de guerre, s'il s'agissait d'assujettir aux
servitudes militaires des terrains libres aujourd'hui,
je crois que les possesseurs auraient pour eux l'article
de la Charte, car il y a véritablement expropriation
d'une partie de la propriété, lorsqu'on établit la ser-
vitude ; on démembre la propriété, on ôte au pro-
priétaire la libre disposition d'une partie de sa
chose ; je crois donc que le propriétaire serait fondé
à invoquer l'article de la Charte, et je crois, en
conséquence, qu'il y a une lacune dans la législation
pour dire comment, dans ce cas, L'article de la
Charte sera mis à exécution.


Indépendamment des servitudes militaires, il y a
un grand nombre de charges et de restrictions intro-
duites également par des considérations d'utilité
publique et d'administration civile. 11 y en a, entre
autres, plusieurs dans le Code forestier.


Les bois et forêts sont une des propriétés sur les-
quelles les gouvernements ont le plus porté loin'
attention, soit qu'ils craignissent que les bois de
construction et de combustible ne disparussent trot'
rapidement sous l'action irréfléchie de' l'intérêt pa r


-ticulier, crainte sur laquelle peut-être on pourrait s
rassurer, soit que, possédant une marine militaire'


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON.
283


ils jugeassent nécessaire de s'assurer les bois que le
service de la marine pouvait exiger, car les bois de
construction maritime n'abondent pas ; ces bois
exigent de telles qualités d'espèce et de forme que
c'est là une denrée qui n'abonde nullement. C'est,
d'ailleurs, une marchandise d'un transport très-
difficile. Sans doute, les Anglais vont chercher leurs
bois eu grande partie au Canada, mais ce n'est pas
un moyen économique.


Par ces considérations, dont, je le répète, les unes
peuvent être contestables, mais dont les autres sont
d'un grand poids, le législateur s'est toujours vive-
nient préoccupé de l'industrie forestière. Vous avez
tous, sans doute, entendu parler de la célèbre ordon-
nance de Louis XIV. D'autres lois sont venues ensuite
modifier les dispositions de cette ordonnance, et
aujourd'hui on vit sous le régime de ce qu'on appelle
le Code forestier de isn. Mais ici nous ne considé-
rons les forêts et la législation forestière que sous un
seul point de vue : les charges qu'elle impose à la
propriété particulière.


Or, les forêts et les bois se divisent en deux
grandes classes : 1° les forêts et les bois de l'État,
de la couronne, des communes, des établissements
publics et même ceux des particuliers sur lesquels
l'État, la couronne, les communes et les établisse-
ments publics ont un droit indivis ; 2° les bois des
Particuliers. C'est proprement à la première classe
que s'appliquent les règlements forestiers, ainsi que
vous pouvez le voir à l'article I du Code forestier :


Sont soumis au régime forestier et seront admi-
nistrés conformément aux dispositions de la pré-


r




D


9.84 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» sente loi
1° les bois et forêts qui font partie


D du domaine de l'État ; 2° ceux qui font partie du
» domaine de la couronne ; 3° ceux qui sont possé_
» dés à titre d'apanage et de majorats réversibles à
» l'État ; 4° les bois et forêts des communes et sec-
» tions de communes ; 5° ceux des établissements
» publics ; 6° les bois et forêts clans lesquels l'État,
» la couronne, les communes ou les établissements
» publics ont des droits de propriété indivis avec
D des particuliers D. Quant à la seconde classe,
voici ce que dit l'article 2 : « Les particuliers exer-
» cent sur leurs bois tous les droits résultant de la
» propriété, sauf les restrictions qui seront spécifiées
» clans la présente loi ».


Les forêts sont entourées d'autres propriétés ;
elles sont entourées de propriétés particulières, et
les forêts sont un grand dépôt de richesses, qui
offre de nombreuses tentations aux voleurs, soit à
ceux qui pourraient réellement y commettre des
vols proprement dits, soit à ceux qui pourraient y
commettre quelques dégâts dans le but de subvenir
aux besoins de leurs familles. Pour cela, vous le
savez, de nombreux gardes forestiers, des lois
pénales, des poursuites en justice. Mais le législateur
n'a pas été content, et il a imaginé d'autres moyens
de sûreté pour les forêts. Ainsi, à l'article 151, il est
dit : « Aucun four à chaux ou à plâtre, soit tempo-.
» raire, soit permanent, aucune briquéterie et tui-
» lerie, ne pourront être établis à l'intérieur et à
» moins d'un kilomètre des forêts sans l'autorisa-
» Lion du gouvernement, à peine d'une amende de
» 100 à 500 francs et de démolition des établiss e-


SOIXAISTE-SEPTIÈME LEÇON. 285


ments. — Art. 152. Il ne pourra être établi sans
l'autorisation du gouvernement, sous quelque
prétexte que ce soit, aucune maison sur perches,
loge, baraque ou hangar dans l'enceinte et à
moins d'un kilomètre des bois et forêts, sous
peine de 50 francs d'amende et de la démolition
clans le mois à dater du jour du jugement qui
l'aura ordonnée ». Il y a plus encore. « Art. 153.
Aucune construction de maisons ou fermes ne
pourra être affectuée, sans l'autorisation du gou-
vernement, à la distance de cinq cents mètres des
bois et forêts soumis au régime forestier, sous
peine de démolition ». Voyez, Messieurs, les nom-


breuses restrictions apportées à l'exercice du droit
de propriété particulière, pour prévenir les dégâts et
les vols dans les bois et forêts soumis au régime fores-
tier, pour qu'il ne s'établisse pas de constructions
pouvant servir d'abri aux déprédateurs : « Art.154.


Nul individu habitant les maisons ou fermes
actuellement existant dans le rayon ci-dessus
fixé, ou dont la construction y aura été autorisée
en vertu de l'article précédent, ne pourra établir
dans lesdites ;maisons ou fermes aucun atelier à
façonner le bois, aucun chantier ou magasin pour


» faire le commerce de bois, sans la permission spé-
ciale du gouvernement, sous peine de 50 francs
d'amende et de la confiscation des bois -


DArt. 155. Aucune usine à scier le bois ne pourra
être établie dans l'enceinte, et à moins de deux.


Dkilomètres de distance des bois et forêts, qu'avec
» l'autorisation du gouvernement, sous peine d'une
e amende de 100 à 500 francs et de la démolition




286 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» dans le mois, à dater du jugement qui' l'aura
» ordonnée ». Nouvelles restrictions, toujours dans
le même but. Voilà la première classe des restrictions
imposées par le Code forestier.


La marine demande ses bois aux forêts de l'État et
aux autres forêts soumises au régime forestier.
Mais l'article 124 ajoute : « Pendant dix ans,
» à partir de la promulgation de la présente loi, le
» département de la marine exercera le droit de
» choix et de martelage sur les bois des particuliers,
» futaies, arbres de réserve, avenues, lisières et
» arbres épars.... » Voilà donc un privilége accordé
à la marine, même sur les bois des particuliers. Les
dispositions suivantes règlent les rapports des par-
ticuliers avec la marine à cet égard.


Enfin, il y a encore d'autres restrictions dans le
Code forestier. Vous savez, par le Code civil, que
lorsqu'un arbre pousse ses branches sur votre pro-
priété, vous avez le droit de les faire couper, si le
propriétaire ne le fait pas lui-même ; le propriétaire
de l'arbre n'a pas le droit de prolonger ses branches
et ses feuilles sur votre terrain. Eh bien, l'article 150'
du Code forestier déroge à cette disposition : « Les
» propriétaires riverains des bois et forêts ne peu-
» vent se prévaloir de l'article 672 du Code civil,


pour l'élagage des lisières desdits bois et forêts,
» si ces arbres de lisières ont plus de trente ans. —.
» Tout élagage qui serait exécuté sans l'autorisation
» des propriétaires des bois et forêts donne lieu à
» l'application des peines portées par l'article 190 ».
C'est que, en effet, vous avez pu le remarquer en
vous promenant dans les bois, les arbres d'une taille


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON. 287


,;(7antesque se trouvent précisément sur les lisières,
p
arce qu'ils ne sont pas gênés et qu'ils ont plus d'air.


Or, ces arbres sont utiles à la construction, et l'on
pourrait, en les élaguant, les mutiler et leur faire
perdre une partie de leur valeur.


Enfin, voici l'article 219 du Code forestier : « Pen-
» dant vingt ans à dater de la promulgation de la
D


présente loi, aucun particulier ne pourra arracher,
Dni défricher ses bois qu'après en avoir fait préala-
» blement la déclaration à la sous-préfecture, au
» moins six mois d'avance, durant lesquels l'admi-


nistration pourra faire signifier au propriétaire son
D opposition au défrichement.... » Ainsi, un parti-
culier n'a pas le droit de libre défrichement de
ses forêts. Il ne peut ni défricher, ni arracher sans
avoir fait sa déclaration à l'autorité, qui peut s'op-
poser au défrichement, et le propriétaire qui se
mettrait en contravention serait condamné à une
amende de 500 fr. à 1,500 fr. par hectare défriché, et
devrait, en outre, rétablir les lieux en nature de bois,
dans le délai fixé par le jugement. (Article 220.)


Voilà les charges, les gênes principales imposées
à l'industrie agricole et forestière. Empressons-
nous cependant d'ajouter que cette industrie aurait
tort de se plaindre d'être soumise à des restrictions
onéreuses en se comparant à d'autres industries ;
car, s'il y a des restrictions onéreuses pour elle, les
autres industries aussi ont leurs restrictions et
leurs obligations. Il serait trop de les énumérer
toutes. Mais voulez-vous une industrie qui, dans
l'histoire de la civilisation, a précédé même l'in-
dustrie agricole et forestière, voulez-vous l'indus-


À




à


8s COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


trie du chasseur ? Vous savez tous que la chasse,
avant la Révolution, était regardée comme un
droit féodal ; avant la Révolution, le gibier était
regardé, si je puis parler ainsi, comme de trop
bonne compagnie pour être livré au plomb d'un rotu-
rier. On ne pouvait chasser sur ses propres terres
que lorsqu'on avait droit de fief.


Cet ordre de choses disparut à la Révolution ; il
disparut avec la féodalité. Le droit de chasse fut
rendu aux citoyens, et il n'est pas étonnant qu'après
avoir souffert des restrictions du droit de chasse et,
disons-le, des abus, des excès et souvent des inso-
lences de ceux qui avaient le droit de chasse, il n'est
pas étonnant qu'on se livrât à des joies de chasseur
excessives, et que, tandis qu'auparavant on se plai-
gnait de ne pouvoir même toucher au gibier qu'on
trouvait sur son propre terrain, on voulût alors
toucher aussi à celui qui se trouvait sur la propriété
d'autrui. L'abus de la liberté appela des restrictions,
et déjà en 1790 on posa le principe vrai du droit de
chasse, en établissant que chacun pouvait chasser,
mais sur ses biens. Non que le gibier appartienne à
personne ; le gibier, en effet, n'appartient à per-
sonne, mais ce n'est pas une raison pour qu'on entre
sur le terrain d'autrui et qu'on s'y promène à son
aise avec chiens , engins de chasse, ou autre-
ment.




On établit donc que chacun pourrait
-chasser, mais


sur son propre terrain. On introduisit d'autres res-
trictions que vous connaissez. On défendit la chasse
dans certaines saisons, pour les terrains qui ne sont
pas clos. C'est une rectriction au droit de propriété,


SOIXINTE-SEPTIÈME LEÇON.
.289


car le propriétaire lui-même ne peut pas, pendant la
saison prohibée, chasser sur ses propres terres, si
elles ne sont pas closes. Pourquoi cela ? C'est encore
une précaution contre les tentations. Ce n'est pas
pour sauver la récolte du propriétaire, car s'il est
libre de ne pas semer, il est plus libre encore de
gâter ses semailles ; mais quand il chasserait sur ses
terres non closes, il n'aurait pas l'oeil assez vigilant
pour surveiller ses chiens, et il pourrait ne pas se
surveiller assez lui-même lorsqu'une pièce de gibier
passerait sur le champ voisin. C'est donc une mesure
préventive à l'abus du droit de chasse, au profit, non
du propriétaire, mais des autres.


Il y a peut-être une raison plus probante pour les
amateurs de chasse ; c'est qu'on doit désirer qu'il
puisse y avoir toujours du gibier, et que le gibier
serait bientôt entièrement détruit si l'on pouvait
chasser toute l'année.


Mais ce n'est pas tout. Il faut, en outre, un per-
mis de port d'armes de chasse, et les propriétaires
eux-mêmes, surtout s'ils chassent sur un terrain
ouvert, doivent être porteurs d'un permis de port
d'armes.


Toutes ces dispositions se trouvent dans la loi du
22-30 avril 1790 et dans le décret du 4 mai 1812.


Il y a donc là une distinction entre les propriétés
Closes et les propriétés non closes. Dans les pre-
lnières, on peut faire ce qu'on veut, non-seulement
chasser hors de la saison permise, mais chasser
sans port d'armes. Car la loi dit : a Quiconque sera
" trouvé chassant et ne justifiant pas d'un permis de


Port d'armes de chasse.... » Or, on ne peut pas
ut. 19




w


290


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


vous trouver dans votre propriété, puisqu'on ne peut
pas y entrer.


Voilà donc une autre restriction au droit de pro_
priété, une autre restriction de l'ancien régime, qui
a disparu pour être remplacée par des lois de
police.


C'est ce qui est arrivé pour les métiers. Avant la
Révolution, tous les métiers étaient organisés en
priviléges. Les jurandes et les maîtrises existaient
pour toutes choses ; pour:exercer un métier comme
maître, il fallait payer à la corporation dans laquelle
on voulait entrer des droits fort onéreux. Pour em-
ployer les paroles de celui qui le premier a voulu
affranchir le travail de l'homme, de celui qui, riche
d'excellentes idées, aurait pu faire beaucoup de
bien, si les temps avaient été mûrs ; pour employer
les paroles de l'illustre Turgot, le 'droit de travailler
était regardé comme un droit régalien, comme un
droit royal que le prince pouvait vendre et que les
sujets pouvaient acheter. Cela se trouve dans le
préambule de l'édit de 1770, de cet édit dans lequel
l'honnête ministre posait en principe que le droit de
travailler appartient à tous les hommes.


Turgot succomba dans ses efforts. Il n'y avait pas
chez lui assez de souplesse gouvernementale, si je
puis parler ainsi, et il arrivait avec ses idées abso-
lues, dans un temps où cette manière de procéder
n'était pas encore possible. L'édit de Turgot fut sup-
primé et remplacé par un édit rétrograde qu i ra-
mena tous les priviléges qu'il avait voulu détruire.
Mais 1789 apporta à la France un de ces motive:
ments auxquels rien ne résiste. La loi de mars 1791


SOIXANTE—SEPTIÈME LEÇON.
291


fit disparaître les jurandes et les maîtrises : Il est.
» libre à toute personne, dit l'article 17 de cette loi,
» de faire tel négoce, d'exercer telle profession, tel
» métier qu'elle trouve bon, sauf à prendre une
» patente, à en acquitter le prix, et à se conformer
p aux. règlements de police ».


Tel a été le véritable et définitif affranchissement
du travail ; car depuis longtemps, à quelques excep-
tions près, le travail n'était plus servile, mais il n'était
pas encore devenu libre, il était resté privilégié ;
il y avait donc un second affranchissement à opérer,
il fallait soustraire le travail à l'action malfaisante
(malfaisante au point de vue économique) du privi-
lège. C'est le fait de la loi de 1791.


Cependant, j'ai dit que l'industrie agricole et fores-
tière ne pouvait se plaindre d'être soumise à des res-
trictions, car les autres industries, malgré la loi de
1791, ne manquent pas de restrictions et quelque-
fois d'entraves. Je ne fais que rappeler que, dans
certains cas, la loi exige des conditions de capacité.
Les positions d'avocat, de médecin, d'instituteur,
exigent des garanties. C'est le cas des imprimeurs,
des libraires, des entrepreneurs d'industrie théâ-
trale. Pour une deuxième catégorie, le législateur a
été plus loin. Il ne s'est pas contenté de ces garan-
ties générales, de ces preuves de capacité qu'il est
libre à chacun de remplir. Il a transformé certaines
Professions en offices publics. Telles sont les pro-
fessions de notaire, d'avoué, d'huissier, de commis-
saire-priseur, d'agent de change, de courtier ; il a
accordé aux personnes revêtues de ces offices un
droit exclusif, disons-le, un privilège ; cc qui ne veut




292 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pas dire qu'il y ait là décidément une loi malfaisante,
mais enfin c'est le droit de faire ce que les autres
n'ont pas le droit de faire. Enfin, ces officiers publics
ont été soumis à un cautionnement.


Dans d'autres cas, le législateur a exigé une auto-
risation préalable du gouvernement. Ainsi, ceux de
vous qui ont étudié le code de commerce savent
que toute entreprise industrielle qui ne peut se faire
que par société anonyme a besoin d'une autorisa-
tion du gouvernement, autorisation qui ne peut ètre
accordée que par une ordonnance du roi rendue en
son conseil d'État. Or, c'est par société anonyme que
s'établissent ordinairement les banques, les assuran-
ces, les tontines, etc.


Il y a des monopoles entre les mains du gouver-
nement, c'est-à-dire des industries que le gouverne-
ment exerce lui-même, directement, en excluant tous
autres de l'exercice de ces industries, en excluant
toute concurrence avec l'industrie gouvernementale.
L'industrie pricipale, sous ce rapport, est l'industrie
de la fabrication du tabac, qui constitue une des
branches des revenus publics. La fabrication du
tabac est exclusive pour le gouvernement.


Il en est de même pour la fabrication de la pou-
dre, pour la fabrication de la monnaie. La fabrica-
tion de la monnaie est une industrie qui consiste à
transformer des lingots en pièces d'or ou d'argent.
C'est là une industrie que personne-ne voudrait en-
lever au gouvernement. Le gouvernement tient rate-
lier de la monnaie, parce qu'il remplit les fonctions
de notaire certificateur pour ce fait, Quand. on vous.
présente une pièce de monnaie, vous la prenez parce


SOIX1.NTE-SEPTIÈME LEÇON.
293


que vous avez la certitude morale que toutes les
déclarations qui se trouvent dans cet acte sont
exactes. La fabrication de la monnaie est aussi une
industrie dont le gouvernement se réserve exclusi-
vement l'exercice, parce qu'il fait, en quelque sorte,
l'office de notaire pour la monnaie.


De même la poste aux chevaux et la poste aux


a d'autres industries qui ne paraissent
lettres.


Enfin,
es il y


pas avoir de rapport avec le sujet que nous traitons,
et qui cependant en ont de très-intimes, et c'est là
que le droit constitutionnel se trouve en contact avec
l'économie politique. Je veux établir un atelier de
charrues. C'est une industrie que je ne puis exercer
librement, car je ne puis aller chercher le fer là où
il coûte le moins cher. Je veux établir un café, niais
je ne puis m'approvisionner de ce café et de sucre là
où ils coûtent le moins. Les lois de douane ont
un double but. Elles ont un but fiscal (je n'emploie
pas ce mot dans une mauvaise acception ; les im-
pôts, dans une juste limite, sont la part due par la
production à l'action gouvernementale) ; elles ont,
di s-je, un but fiscal, et puis elles ont un autre but,
c'est la prohibition, c'est ce qu'on appelle, d'un
mot tant soit peu dérisoire pour la majorité des
Citoyens, le système protecteur. Eh bien, le sys-
tème protecteur ou prohibitif, quelque opinion
qu'on en ait comme économiste, il faut le mettre
au nombre des restrictions et des limitations
d la liberté de l'industrie, cela est évident. Que,
comme économiste, ou soi-disant économiste, on en
fasse l'éloge ou qu'on le blâme, il faut bien le mettre




'29-1 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au nombre des lois qui empêchent l'homme d 'exer-
cer sa profession comme il l'entend. Sans doute
cette simple qualification n'est pas une condamna:
tion du système, car je viens d'énumérer un grand
nombre d'autres restrictions à la liberté de l'indus-
trie, et si j'étais appelé à faire ces lois, je n'ose pas
dire que je les ferais telles qu'elles sont, mais elles
seraient en partie semblables. Mais je dis qu'il est
irrécusable que le système dont je viens de parler
doit aussi être mis au nombre des restrictions à la
liberté individuelle dans ses applications aux choses,
clans ses applications à l'industrie. La question de
savoir si ces restrictions, dans le cas particulier, sont
bonnes ou mauvaises, si le système prohibitif est
bon ou mauvais, s'il est utile à l'industrie, à l'État et
à la majorité des citoyens, ou s'il est un avantage
accordé aux uns au détriment des autres, c'est une
question qui ne nous appartient pas ici. Mais ces lois,
je le répète, sont des restrictions à la liberté de l'in-
dustrie. Cela étant, nous avions raison de dire que
l'industrie agricole et forestière n'avait pas plus à se
plaindre que beaucoup d'autres des restrictions qui'
lui sont imposées.


SOIXANTE-HUITIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Nécessité unanimement reconnue d'un pouvoir social. — Difficultés que
présente soit en théorie, soit en pratique le problème de l'organisa-
tion d'wi pouvoir social qui soit assez fort pour remplir sa mission,
et qui ne puisse abuser de sa force. Quelle que soit•a forme du gou-
vernement, on arrive toujours à un point où les garanties directes ne
sont plus possibles et où il faut se contenter de garanties indirectes.
— Distinction fondamentale des gouvernements en gouvernements
nationaux et gouvernements spéciaux ou de privilège. Quelle que soit
la forme des gouvernements, ceux qui ont pour principe le maintien
de l'égalité civile, la protection du droit de tous et de chacun, sont
des gouvernements nationaux; ceux qui agissent sous l'action du
principe contraire sont des gouvernements de privilége. — Les gou-
vernements anciens étaient presque tous des gouvernements de pri-
vilège. Trois causes principales de ce fait : l e l'esclavage ; 20 la sim-
plicité de l'organisation politique où un seul élément dominait la
société tout entière; 3' l'absence du système de représentation, sys-
1::me qu'il ne faut confondre ni avec le principe de l'élection ni avec
le système des gouvernements mixtes.


M ESSIEURS,


L'existence d'un pouvoir social, conservateur du
droit, distributeur de la justice humaine, administra-
teur des affaires communes et tuteur des intérêts
généraux, est une nécessité sociale. La nécessité de
ce pouvoir est une de ces croyances instinctives qui
forment la garantie la plus forte de l'ordre social et
du progrès de l'humanité. Mais l'esprit humain, en




296
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


s'appliquant à l'organisation de ce pouvoir Social
s'est trouvé constamment en présence d'un problèrn
dont la solution semble braver à la fois et les essais
de la pratique et les efforts de la science, pour tous
ceux qui ont prétendu en trouver une solution abso-
lument complète, pour tous ceux qui ont voulu arri-
ver à une organisation du pouvoir social qui ne laissât
prise à aucun inconvénient, à aucun abus, à aucune
déviation du principe.


Aussi, vous le savez tous, les questions sur la
forme des gouvernements, sur l'organisation de la
puissance publique, sont, en quelque sorte, aussi
anciennes que le monde ; car, on peut le dire, elles
sont nées, elles ont dû naître avec la société elle-
même. Je dis qu'elles sont à peu près aussi anciennes
que le monde. Vous en retrouvez des traces, ici dans
la Bible, là dans Homère ; vous en retrouvez des
traces dans les savants de l'antiquité. Les Aristote,
les Platon y ont consacré leurs vieilles et leur génie ;
Cicéron et Tacite, sans parler d'autres auteurs et
écrivains de Rome, en ont fait aussi le sujet de leurs
profondes méditations. Enfin, qui ne connaît pas, de
nom du moins, les grands écrivains des temps mo-
dernes qui se sont aussi exercés sur cette partie si
difficile des connaissances humaines, la science du
gouvernement, l'organisation politique de l'État ?
A partir de Machiavel jusqu'à Montesquieu et aux
écrivains plus modernes encore, le nombre en est
grand, et leur renommée les signale assez à l'attention
publique.


Voilà pour la science, et à côté de la sscience nous
trouvons la pratique ; car nulle société n'a existé,


SOIXÀNTE-HUITIÈME LEÇON. :297


nulle n'a pu exister sans un gouvernement. Aussi,
que d'essais, que d'expériences, que de projets,
que de bouleversements, que de révolutions, qui
ont eu pour mobile le changement de l'ordre public
existant, l'organisation de la puissance publique !


Il semble donc présenter de grandes difficultés,
ce problème à la solution duquel on travaille depuis
si longtemps sans qu'on ait pu arriver à des conclu-
sions qui fussent également satisfaisantes, égale-
ment acceptées par tout le monde ; et il en est de la
science politique comme des sciences morales,
aujourd'hui encore il reste dans ce domaine de
vastes et nombreux sujets de discussion spéculative.
Ces discussions ne nous appartiennent pas. Mais
cependant, pour nous faire une idée exacte de ce
qu'on entend par organisation politique du pays,
et pour comprendre la nature et le mouvement
des ressorts de la machine politique particulière
que nous devons étudier, il n'est pas sans quelque
utilité de se demander d'abord où gît la difficulté
capitale du sujet, de se demander préalablement
quel est l'obstacle fondamental qu'on a toujours
rencontré lorsqu'on a voulu parvenir à la meilleure
organisation possible des pouvoirs sociaux. Et ces
difficultés et ces obstacles, il ne faut pas se le dissi-
muler, sont dans la nature même des choses et dans
les passions humaines.


Je dis dans la nature même des choses ; car qui
dit pouvoir, ou ne dit rien, ou dit une force, une


qu i •force qu i do i t., sans doute, être au service du droit,
Il. ne force qui doit, sans doute, être l'auxiliaire de la
Justice et l'instrument du bien et de l'utile, mais




298 DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


une force cependant, sans cela il n'y a pas de
puissance. Et en même temps, il est dans la nature
des choses et clans les tendances éternelles des
passions humaines qu'une force, dès qu'elle existe
dès qu'elle est constituée, tende à se développer au
profit exclusif de ceux qui en sont investis.


Là sont les difficultés du problème; car que pré-,
tendaient les hommes qui aspirent en toutes choses
à ce qu'il y a de parfait et, en quelque sorte,
d'absolu? Ils voulaient, d'un côté, une puissance
sociale, régulière, mais forte, mais capable (c'est
là sa mission) de garantir le droit de chacun, de
protéger le faible contre le fort, de maintenir ce
grand principe dont nous avons parlé, l'égalité
civile ; et en même temps, ils cherchaient pour toutes
choses, pour tous les cas, des garanties positives,
directes, efficaces contre tout abus de cette force,
contre tout excès de cette puissance. En d'autres
termes, on voulait, d'un côté, avoir des dépositaires
de la force sociale au profit de la société, de l'ordre
public, du droit de chacun, et l'on voulait en
même temps, pour tous les cas possibles, trouver le
moyen de soumettre les dépositaires du pouvoir
social à une responsabilité effective, directe, à a
qu'on appelle une responsabilité légale. Eh bien,
là s'élevait l'énorme difficulté du problème, ca r le
pouvoir qui répond légalement ne peut répondre
que devant un pouvoir plus fort que lui, et alors
devant qui répond ce pouvoir devant lequel répond
le premier? En d'autres termes, qui jugera le juge?
Voilà, je crois, le véritable noeud de ces questions'
qu'on a agitées depuis tant de siècles, le but. des


SOIXANTE-HUITIÈME LEÇON.
299


efforts de tant d'hommes illustres et de tant de
sociétés civiles. C'est que, quelle que fût d'ailleurs
la forme, quel que fût le nom du gouvernement, que
le pouvoir fût confié à un seul, à plusieurs, à un


D
grand nombre d'hommes, à tous, si vous voulez,
on arrivait toujours à un dépositaire de la puissance
sociale, et que tout dépositaire de la puissance sociale
peut en abuser, parce que, quel qu'il soit, quel que
soit son nom, il peut s'écarter du bien, du droit,
il peut fouler aux pieds la justice, il peut violer le
droit du faible au profit du fort. Et alors, quel que
soit celui qui agit de la sorte, qu'il soit un seul ou
qu'ils soient plusieurs ou « un grand nombre, il y a
violation de la justice, il y a abus du pouvoir social.
Or, si l'on veut résoudre le problème de manière qu'il
y ait pour tous les cas garantie directe, responsabilité
légale, il faut que cette garantie directe se trouve
dans une force, dans un pouvoir au-dessus du pou-
voir dont il s'agit, que la garantie soit réalisée dans
une puissance plus forte. Autrement, elle serait un
vain nom, une chose qui n'aurait pas d'efficacité.
Encore une fois, avez-vous des juges ? Voulez-vous
que chaque juge réponde de tous ses jugements, des
erreurs qu'il peut commettre, de l'abus volontaire
qu'il peut. faire du pouvoir dont il est investi, que
ferez-vous? Vous le renverrez devant d'autres juges.
Et ces nouveaux juges ? Devant d'autres juges encore.
il faut pourtant vous arrêter quelque part, c'est dans
les nécessités humaines, et vous arriverez toujours à
ou point où la garantie directe, où la responsabilité
légale devient impuissante, où l'homme ne relève
Plus que de Dieu, de sa conscience et de l'opinion


1 e t




300 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


publique. Que ce pouvoir-là soit confié à un homme,
à plusieurs, à une assemblée, ce sont là des questions
de forme ; mais, clans toute organisation, vous arri_
verez toujours à un point d'arrêt où les garanties
directes vous manqueront et où vous serez obligés
de recourir aux garanties indirectes. Ici, vous cher-
chez une garantie indirecte dans l'organisation, là
dans l'opinion publique, dans la liberté de la presse ;
ailleurs, on l'a cherchée clans un système religieux,
ailleurs, on l'a cherchée dans des combinaisons
diverses. Nous ne pouvons entrer dans ces détails,
nous voulions seulement signaler ce point capital de
la difficulté du problème : c'est qu'on doit, sans doute,
organiser des garanties directes, une responsabilité
légale, jusqu'aux limites du possible, mais que, dans
tout gouvernement, quelle qu'en soit la forme, le
moment arrive où la garantie directe n'est plus pos-
sible, où il faut se contenter d'une garantie indirecte;
et là gît une énorme difficulté, car c'est là que peu-
vent s'abriter, si je puis parler ainsi, les intérêts
particuliers ou d'individus, ou de familles, ou de
castes et de classes sociales quelles qu'elles soient;
et c'est là qu'ils peuvent établir la lutte avec les
intérêts généraux, quelle que soit, je le répète, la
forme du gouvernement. Songez à la monarchie,
songez à la république qu'on a appelée aristocra-
tique, songez à la république qu'on a appelée démor.
trafique, arrêtez votre pensée sur telle ou telle
monarchie européenne, sur telle ou telle république:
allez à Venise, allez en Suisse, allez dans les petits
cantons de la Suisse, vous pourrez voir partout la
lutte s'établir entre les intérêts du pays, entre le


SOIXANTE—HUITIÈME LEÇON. 301


bien, le juste et l'utile, et l'intérêt particulier des
licornes qui délibèrent. J'ai assisté comme specta-
teur, dans un petit canton de la Suisse, à une
landsgemeinde où j'ai entendu des orateurs s'éver-
tuer à faire adopter un projet de capitulation
militaire, la formation de compagnies militaires à
envoyer au pape afin qu'il pût mettre à la raison ce
qu'on appelait les révolutionnaires. Eh bien, je suis
sorti de cette assemblée emportant la conviction
qu'on s'était beaucoup moins préoccupé de l'intérêt
du pays que de celui de quelques familles qui vou-
laient donner des officiers à ces compagnies.


Ainsi donc, quelle que soit la forme du gouverne-
ment, la difficulté est là, vous arrivez toujours à un
point où la garantie directe n'est plus possible. C'est
là-dessus que repose une distinction fondamen-
tale qui est, à nos yeux, bien autrement importante
que celle qu'on trouve dans les publicistes. Et cette
distinction, pour employer les expressions caracté-
ristiques dont s'est servi un écrivain que la France
vient de perdre est la distinction des gouverne-
ments en gouvernements nationaux et gouverne-
ments spéciaux ou de privilége.


Reportez-vous, en effet, au point que je viens de
signaler et imaginez un intérêt particulier quelcon-
que, individuel, de famille, de caste, de commerce
ou tel autre ; imaginez, dis-je, qu'un intérêt parti-
culier quelconque s'établisse dans un pays, s'em-
pare exclusivement de la puissance publique, se
constitue, s'organise exclusivement à son propre


Destutt (le Tracy, Commentaire sur l'Esprit des Lois.




302 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


avantage ; faites un système de cet état de Choses,
vous avez un gouvernement qu'on a appelé avec
raison un gouvernement spécial, un gouvernement
de privilége, car le principe dirigeant de ce gouver-
nement n'est plus l'intérêt général, le développe_
ment de la société tout entière: c'est un intérêt parti-
culier et le développement d'une classe particulière
ou d'un principe spécial. Si le contraire arrive, le
gouvernement, quelle que soit sa forme, quel que
soit son nom, a pour principe dirigeant l'intérêt gé-
néral, le respect de l'égalité civile, les moyens de
développement pour tous et pour chacun. Dès lors,
le gouvernement, quels que soient son nom et sa
forme, est un gouvernement national.


C'est là, dis-je, la distinction capitale, la distinc-
tion à laquelle, encore une fois, la forme extérieure
ne prête aucune solution. Ainsi, évidemment, la ré-
publique de Venise était un gouvernement de pri-
vilége; ainsi, évidemment, la république de Berne,
avant la dernière révolution, était un gouvernement
de privilége; ainsi, évidemment, la monarchique
Angleterre est un gouvernement de privilége; ainsi;
évidemment, les monarchies féodales étaient un gou-
vernement de privilége. Mais. en même temps, vous
pouvez trouver des républiques et des monarchies
que vous auriez dû mettre au nombre des gouver-
nements nationaux quand les principes dirigeants d .
ces pouvoirs étaient l'intérêt général et le dévelop-
pement de la société tout entière. Je suppose (lac
les Danois, lorsqu'ils ont préféré 'être gouver
par la monarchie absolue, aient réellement renconti
en fait un gouvernement qui ait répondu aux voeux


SOIXANTE-HUITIÈME LEÇON. 303


du pays, les Danois auraient eu un gouvernement
national sous les formes de la monarchie absolue.
La question à soulever 'était celle-ci : Est-il probable
qu'une monarchie absolue, même fondée sur les
principes des gouvernements nationaux, persévère
dans ces principes et ne dégénère pas bientôt en
gouvernement de privilége ? Il est clair qu'on pou-
vait dire : le gouvernement absolu est un de ceux qui
ont le plus de tendance à dégénérer en gouverne-
ment de privilége. Mais, encore une fois, l'essentiel
est de faire cette distinction ; encore une fois, vous
pouvez comprendre que cette distinction est indé-
pendante de la forme extérieure des gouvernements.
C'est une distinction qui remonte au principe diri-
geant du gouvernement, et non à sa forme exté-
rieure.


Ainsi, quelle que soit leur forme, tous les gouver-
nements qui ont pour principe de maintenir l'égalité
civile, de protéger le droit de tous et de chacun,
doivent être appelés gouvernements nationaux, et
tous les gouvernements qui, par système, agissent
sous l'action du principe contraire sont des gouver-
nements de privilége, quelle que soit leur forme. Et
de même, en adoptant ce point de départ, qui se
lie essentiellement à tout ce que nous avons dit sur
le principe fondamental de l'égalité civile, de l'éga-
lité devant la loi, pourrait-on, en quelques traits,
faire l'histoire des gouvernements qui ont régi le
Inonde. Étaient-ce des gouvernements nationaux,
étaient-ce des gouvernements de privilége ?


Eh bien, il faut le dire, comme nous l'avons dit et
comme, je crois, nous l'avons démontré en parlant




304 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de l'égalité civile, il est de fait que les gouverne,
ments de privilége ont seuls, pendant longtemps,
gouverné le monde. Ce qui ne veut pas dire, car la
science ne profite jamais de vaines d éclamations, ce
qui ne veut pas dire que tous ces gouvernements
que nous ne pouvons pas appeler nationaux aient
été des gouvernements funestes au pays. Non, Mes-
sieurs, par cela seul qu'ils maintenaient l'ordre
public, par cela seul qu'ils accordaient à tous une
protection telle quelle, par cela seul ils contri-
buaient au développement de la société, et par cela
seul ils faisaient une certaine somme de bien.


Ainsi dans l'antiquité, il y a eu des peuples dont
le développement a été brillant, l'histoire vous en
signale, et cependant ces peuples ont vécu presque
tous et presque toujours sous des gouvernements
de privilége. Ce qui ne justifie pas les gouverne-
ments de privilége, mais ce qui prouve par un fait
de plus que l'homme tire souvent, même de ce qui
n'est pas bon, une certaine somme de bien et de
bonheur.


J'ai dit que les gouvernements anciens étaient
presque tous des gouvernements de privilége. Les
causes de ce grand fait historique sont nombreuses;
mais il y en a trois en particulier que je signale à
votre attention :


La première, c'est le grand fait, le fait général du
monde ancien, l'existence de l'esclavage. Nous en
avons déjà parlé sous un autre point de vue ; l'escla-
vage était un fait à peu près général dans le monde
ancien. Qui dit esclavage à l'origine dit conqu ae, •
dit empire de la force. Quand l'esclavage est étebli'


SOIN ANTE-HUITIÈME LEÇON.
305


vous avez des esclaves de naissance, mais l'escla-
vage s'établit d'abord essentiellement par la con-
pète et par la force. Vous le savez, c'est le champ
de bataille qui donnait les esclaves ; ces champs de
bataille, qui nous donnent à nous des prisonniers
que nous ne tardons pas à échanger et que nous
traitons comme des hommes, donnaient des esclaves.
Or, ce l'ait étant non pas un fait partiel, mais un fait
permanent, un fait général, une véritable institution
sociale, quel en était le résultat nécessaire, rigou-
reux ? C'est que tous les gouvernements del'antiquité,
entre autres missions, avaient celle de maintenir
l'esclavage, car dans l'antiquité l'esclavage n'était
pas une exception, c'était un fait général, permanent,
dont personne n'a jamais entrevu la fin. Dès lors,
tous les gouvernements étaient, de leur nature, des
gouvernements spéciaux ; car, du moins vis-à-vis
de cette partie de la population, partie très-considé-
rable, ils ne protégeaient pas le droit des individus ;
ce n'étaient donc pas des gouvernements fondés sur
la protection égale des droits de tous.


En deuxième lieu, le fait que je signale à votre
attention comme une cause de l'existence presque
générale des gouvernements spéciaux dans le monde
ancien, c'est la simplicité de l'organisation politique.
Rappelez ici vos souvenirs historiques, et vous recon-
na ► trez avec moi que, dans le monde ancien, si vous
en ex ceptez quelques faits temporaires et passagers,
Presque toujours un seul élément a dominé la
société tout entière. J'exprime ma pensée par un
exemple.


Rome a d'abord été la Rome des patriciens.
Ui. 20




i0t1 COULIS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


aicti I à Rune, dans les plu anciens temps,
.


'


qui n'étaient pas patriciens? Rien, ou à peu près rien.
ils n'avaient aucune capacité politique. Il n'y avait
pas même le droit d'alliance par mariage entre
patriciens et plébéiens, car un plébéien était regardé
par les patriciens comme un être profane ; une
alliance avec lui paraissait quelque chose de mons-
trueux. Puis, les plébéiens ont établi la lutte, et le
patriciat a disparu de Rome ; il est resté des noms,
niais la chose a disparu ; les noms de la fin de la
République n'avaient rien de commun avec l'ancien
patriciat ; il ne faut pas se laisser prendre à des
apparences extérieures. L'autre principe, le principe
plébéien, ou, comme nous parlons aujourd'hui, le
principe démocratique s'était emparé seul du pays,
et le principe opposé avait disparu. L'idée • de
coexister ensemble, de s'arranger ensemble, d'avoir
chacun une part clans les affaires sociales, ne s'est
pas présentée à l'esprit des Romains.


Ce que je dis de ce cas particulier est vrai, en
général, de toute l'antiquité. Vous y trouverez
toujours la simplicité d'un principe qui s'empare de
tout. Eh bien, par cela seul on est conduit au gou-
vernement de privilége, car lorsqu'un principe s'em-
pare du pouvoir, il s'en empare pour exploiter la
chose publique à son profit exclusif. Cela était vrai
surtout chez les gouvernements de l'antiquité, qui
avaient pour principe qu'il fallait anéantir scM
ennemi. Nous portons toujours nos principes avec
nous ; le guerrier de l'antiquité tuait son ennem i Ou
en faisait un esclave. Ces manières de voir, Ces
moeurs, ces opinions, on les portait dans l'organisa"


S.01X.nNTE-1112ITIÈME LEÇON. 307


tion politique, et quand dans l'intérieur de la cité
une lut te s'établissait, le vainqueur traitait le vaincu
comme il traitait les vaincus sur le champ de bataille.
Voilà donc une deuxième cause de l'existence des
gouvernements de privilége dans le monde ancien.


La troisième se rattache en partie à la seconde.
C'est l'ignorance où était l'antiquité de ce que nous
anpolons le principe représentatif, le principe de la
représentation. Il ne faut pas confondre ce principe
avec le principe de l'élection, ni avec le mélange des
diverses formes de gouvernement fusionnées dans
un gouvernement qu'on appelle gouvernement mixte.
Vous pouvez, en effet, concevoir un gouvernement
dans lequel se trouvent les principes monarchique,
démocratique, aristocratique, sans qu'il y ait le
princip.e de la représentation ; de même vous pouvez
concevoir une forme de gouvernement où le prin-
cipe de l'élection existe sans qu'il y ait représenta-
tion. Le principe de la représentation était inconnu
à Venise, et jamais les formes de l'élection n'ont été
plus nombreuses. Il serait difficile de suivre les com-
binaisons d'élections établies à Venise pour prévenir
ce qu'on appelait l'imbroglio, c'est-à-dire l'accord
entre les électeurs et les élus.


Quand on dit le principe de la représentation, on
entend par là le concours du pays tout entier clans
la délibération des affaires publiques par des hom-
m es envoyés de toutes les parties du pays au lieu où
se fait la délibération. Mais l'essentiel est que le
droit qui est attribué à une partie de l'État appar-
tienne également à une autre partie de l'État, et qu'il
n'y ait pas une partie qui gouverne exclusivement,




308 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'autre obéissant. Or, lorsque les États dépassent
une certaine dimension, le concours de tous les
citoyens n'est possible que par la représentation.
Voilà comment la représentation est autre chose que
l'élection. A Venise, il y avait des élections très_
nombreuses, mais elles se faisaient dans la ville de
Venise parmi les classes patriciennes ; les autres
parties de l'État étaient aussi étrangères à ces
opérations électives qu'une cinquième partie du
monde.


Pour prendre un exemple plus près de nous, le
principe de la représentation, ainsi caractérisé,
était évidemment faussé en Angleterre avant le der-
nier bill de réforme, lorsque vous aviez des villes de
premier ordre qui n'avaient aucun représentant au
Parlement, tandis que tel ou tel bourg complétement
insignifiant y envoyait un, deux ou trois députés.
Quoique le principe de la représentation fût faussé,
il y avait cependant élection.


Or, qu'étaient dans le monde ancien, même dans
le monde ancien organisé en république, qu'étaient
les villes autres que la capitale, qu'étaient les pro:-
vinces ? Rien, absolument que des sujets. Les an-
ciens ne connaissaient d'autres gouvernements que
des gouvernements d'individus ou des gouverne-
ments de familles, ou des gouvernements de villes,
des gouvernements de communes, pour employer
une expression du monde moderne. Qui a fait la con-
quête du monde dans l'antiquité? Est-cc la Républi


-que romaine ? Non, c'est la ville de Rome, c'est un.
municipe qui a conquis le monde et qui s'est établ i ,
maître du monde. Mais, hors de la banlieue de Rouie,


SOIXANTE-HUITIÈME LEÇON.


309


quelle participation avait-on aux affaires publiques,
aux affaires générales ? Aucune. Quel droit avait-on
de se mêler des délibérations de ce Sénat qui sem-
blait, disait-on, un sénat de rois? Aucun. Quel droit
avait-on d'intervenir clans ces assemblées des comi-
ces? Aucun. On n'avait d'autre droit que d'obéir aux
lois de la commune de Rome.


Et disons-le, la science n'était guère plus avancée
que la pratique. On a essayé, car en lisant les au-
teurs après coup, nous sommes toujours tentés d'y
lire ce que nous y apportons, on a essayé de voir
les germes d'un gouvernement représentatif dans
Cicéron ou Tacite ; il n'en est rien. Il serait facile de
trouver que tout cela n'a de rapport qu'avec le
mélange des trois gouvernements, monarchique,
aristocratique et démocratique. De tous les auteurs
non modernes, un seul a presque touché au système
de la représentation ; c'est un écrivain peu connu
dans le monde littéraire, quoique méritant de l'être,
Donato Giannoti, qui fut après Machiavel secrétaire
(le la république florentine et qui, lui aussi, paya de
l'exil les pensées de liberté qu'il avait eues pour sa
patrie. Eh bien, Donato Giannotti a presque touché
au système de la représentation dans son plan de
l'organisation spéculative de la république floren-
tine, et cependant on ne saurait dire qu'il l'ait
trouvé.


La représentation, je le répète, était inconnue des
anciens. Or, quand la représentation n'existe pas
dans un vaste pays, quel gouvernement peut-on
obtenir? Sans doute, on peut avoir un gouvernement
P l i, en principe, s'établisse comme un gouverne-




310 COURS DE DROIT CO?iSTITUTIONNE1.,
ment national, mais il ne tardera pas à devenir un
gouvernement de privilége. Tout le monde en Con,
vient pour la monarchie absolue ; tout le monde
convient que la monarchie absolue, fût-elle même
nationale en principe, ne tarderait pas à dégénérer
en gouvernement de privilège. Eh bien, cette dégé-
nération serait la même pour tout autre gouverne-
ment où n'existerait pas la représentation. Qu'était
la ville de Rome pour l'empire romain ? C'était une
monarchie absolue, avec cette différence qu'au lieu
que cette monarchie fût confiée à un seul individu,
elle était confiée à un grand nombre d'individus.
C'était donc Rome se faisant elle seule monarque, et
monarque absolu, de l'empire romain. Or, cette
monarchie complexe, cet absolutisme d'un corps
moral, est encore plus redoutable que celui d'un
simple individu, car la voix de la conscience hu-
maine a encore moins de prise sur un corps moral
que sur un simple individu. Ainsi, Rome exerçait un
véritable despotisme sur tout le reste de l'empire.


Au surplus, nous avons vu un funeste exemple de
cette dégénération clans des temps bien plus rap-
prochés de nous. J'ai nominé la république de Ve-
nise. Elle a été pendant de longues années maîtresse
des îles Ioniennes, de la Morée. Et, il faut le dire,
c'est un problème de savoir si la domination turque
leur a été plus fatale que la domination vénitienne.


Eh ! Messieurs, ce qu'on appelle les bailliages ita«.
liens qui forment aujourd'hui le canton du Tessin,
ces bailliages, un des plus beaux pays qui soient
placés sous le soleil de l'Europe, participaient-il s


en
aucune façon au gouvernement des cantons suisses


SOIXANTE—HUITIÈME LEÇON. 311


,auxquels ils étaient attachés ? Nullement. Schwitz
et eri étaient de petits rois, comme Rome était la


itresse de l'empire romain. Et j'en appelle aux
rsla enirs des hommes qui vivent encore et aux écritsd un ami de la liberté non suspect, puisqu'il était lui-


alème citoyen des cantons qui dominaient dans le
pays. On n'a jamais vu peut-être une domination
qui s'écartât d'une manière plus terrible du prin-
cipe d'un gouvernement national : le respect du
droit de tous et de chacun. Je ne parle pas des pures
formes extérieures, de l'obligation où l'on était de
parler à genoux devant ses magistrats. Je parle des
attentats continuels à la liberté de tous, je parle de
l'effroyable corruption de la magistrature, des actes
d'oppression contre lesquels on n'a jamais pu obte-
nir aucun recours . Cela ne rappelle-t-il pas la
Sicile sous Verrès? Tant il est vrai que la distance
des lieux et des temps ne change pas la nature des
choses, et que, lorsqu'un gouvernement ne connaît
pas le principe de la représentation, il est nécessai-
rement exposé, quels que soient son nom et sa forme,
à dégénérer de son principe et à devenir un gouver-
nement de privilège.


Ainsi, voilà les trois causes principales qui ont
fait que les gouvernements du monde ancien ont
presque tous été des gouvernements spéciaux, des
gouvernements de privilège : l'esclavage, la présence
d'un seul élément dirigeant, l'absence du système
de représentation.


n




SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Aucun gouvernement fixe et nettement caractérisé n'était possible au
moyen âge pendant la période des invasions. Le pouvoir social man-
quait presque absolument de moyens matériels pour se constituer, et
il y avait encore un obstacle plus grand dans l'absence d'idées, do
sentiments communs aux diverses populations; les essais d'organi-
sation tentés par quelques grands hommes qui devançaient leur
siècle ne pouvaient donc pas réussir. — Dans la seconde période.
lorsque les invasions ont cessé, que les propriétés sont devenues plus
stables, que des rapports plus intimes s'établissent peu à peu entre
les populations, tout s'organise féodalement. Le principe féodal était
le pouvoir de l'homme sur l'homme, il ne présentait aucune ga-
rantie possible pour le développement de la volonté générale. Lego


uvernement féodal était donc essentiellement un gouvernement de
privilége.


MESSIEURS,


Après avoir établi la distinction fondamentale des
gouvernements en gouvernements nationaux et gou-
vernements de privilége, nous avons désiré nous
faire une idée des applications historiques de cette
division ; nous avons essayé de suivre rapidement
l'histoire du principe gouvernemental clans l'histoire
des peuples, avant d'arriver à l'exposition du sYs"


SOIXANTE—NEUVIÈME LEÇON. 313


tème aujourd'hui en vigueur chez nous. Et en nous
livrant à cet examen rapide, nous avons di recon-
naitre que les peuples anciens n'ont guère connu que
des gouvernements de privilége , et cela par des
raisons tirées de leur système social, de leur orga-
nisation sociale, qui n'admettait pas le principe fon-
damental de l'égalité civile, qui, en conséquence, et
par système et comme institution sociale, chargeait
les gouvernements de maintenir ces infractions au
principe de l'égalité devant la loi ; d'où il résultait
nécessairement que le gouvernement chez les peuples
anciens, chez les peuples à esclaves, n'était pas pro-
tecteur de tous, n'était pas conservateur du droit de
tous, mais était protecteur et conservateur des droits
d'une portion de la société au détriment, au préju-
dice de l'autre ; en deuxième lieu, parce que, indé-
pendamment de ce fait social et général chez les
peuples anciens, le pouvoir politique était le plus
souvent exercé exclusivement par une portion de
l'État, par une petite portion de la société, le plus
souvent par une ville qui dominait l'État tout entier,
d'où il résultait que, lors même qu'en principe le
gouvernement eût été fondé dans l'intérêt général,
Par cela seul que c'était une fraction, une portion
minime de l'État qui exerçait exclusivement le pou-
'mir social, ce gouvernement ne pouvait pas tarder
à se transformer en gouvernement de privilége. Dans
ces faits, vous avez dû trouver la confirmation histo-
rique d'une observation que nous vous présentions
au commencement du cours, lorsque nous vous
faisions remarquer que l'égalité civile, la somme de
droi ts publics garantis à une nation et l'exercice des




311 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pouvoirs politiques sont trois idées distinctes, sans
cloute, et qu'on aurait tort de confondre et plu;
encore de prendre l'une pour l'autre, mais qui,
quoique distinctes, ont cependant entre elles de
nombreux rapports, dans ce sens, par exemple, que
lorsque les pouvoirs politiques sont excessivement
concentrés, il est difficile que l'égalité civile ne tarde
pas à s'en ressentir, et qu'en revanche, lorsque
l'égalité civile n'existe pas, il est difficile que l'exer-
cice du pouvoir ne se tourne pas contre telle ou telle
partie de la société.


L'antiquité, je le répète, ne connaissait donc guère
que des gouvernements de privilége ; si des gouver-
nements nationaux s'y présentent quelquefois, ce
n'est que comme des faits passagers et qui ne tardent
pas a dégénérer de leur principe constitutif.


Maintenant, arrivez-vous au moyen âge, touiez-
vous suivre la vérification de ces mêmes principes,
l'application de cette même division aux gouver-
nements divers du moyen âge, vous serez amenés à
une conclusion presque identique, mais, cependant,
avec des caractères essentiellement différents. Le •
moyen âge, nous l'avons déjà envisagé sous un autre
point de vue sur lequel nous ne reviendrons pas-
Nous réveillons seulement vos souvenirs, et nous vous
prions de vous rappeler que cette longue période
qu'on appelle le moyen âge peut aisément se diviser, .
se divise môme par la nature des choses en deux
époques bien distinctes entre elles, l'une, qu'on Mt
appeler l'époque du bouleversement et de la com-
motion , l'autre, l'époque de la réor




isation des
soci(4és politiques en Europe.


SOINANTE-NEUYIblE LEÇON.


Je dis d'abord la période de bouleversement et de
commotion. Je ne rappelle pas ici les faits, ils sont
présents à. votre souvenir, la chute de l'Empire, les
invasions des barbares ; et c'est avec intention que
je dis les invasions des barbares, car le véritable
moyen de ne rien comprendre à l'histoire du moyen
age, ce serait d'envisager les invasions des barbares
comme un fait unique, sans succession de temps,
tandis qu'en réalité c'est un fait successif qui s'est
prolongé pendant des siècles entiers. Or, qu'était
l'état social et politique de l'Europe pendant cette
crise si extraordinaire et si épouvantable? Évidem-
ment, tous les monuments historiques en font foi, et
il est, d'ailleurs, facile de le concevoir a priori, lors-
qu'on imagine ce grand choc produit non par des
armées régulières, mais par des peuples se jetant
sur des peuples, par des peuples sortant de leurs
forêts état de barbares et se jetant sur des peuples
civilisés, mais amollis et ne pouvant repousser la
force par la force.


Ce fut une époque de profonde confusion en toutes
choses, de guerre intestine, de guerre sociale : la
civilisation de l'Empire luttant avec les barbares ; le
christianisme luttant tour à tour, ici contre la cor-
ruption profonde du Romain, là contre la violence
indomptable du Germain ; le principe monarchique,
tel que l'empire romain l'avait développé, luttant à
son tour avec le principe de l'indépendance per-
sonnelle du barbare et avec l'aristocratie du con-
quérant, aristocratie toute militaire d'abord, et
bientôt militaire et territoriale. Dans la lutte de
ces principes et de ces faits divers, il n'y avait, il ne




316 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pouvait y avoir rien de stable, de régulier, car ces
éléments divers, ces éléments que le Nord déversait
sur l'Occident el le Midi, ce n'était pas dans un siècle
qu'ils pouvaient s'incorporer, s'amalgamer et pro-
duire enfin ce tout nouveau dont nous sommes
aujourd'hui les représentants.


Mais il y a plus encore ; les modifications, les dé-
membrements, les accroissements de territoire qui,
aujourd'hui, ne sont que le résultat d'une longue
guerre, de luttes très-prolongées, de traités de paix
qui suivent les longues luttes, tous ces grands chan-
gements se faisaient alors en un clin d'oeil; l'Empire
se brisait, l'Empire se morcelait, et de ce brisement
résultaient un certain nombre d'États qui ensuite se
brisaient de nouveau, se reformaient avec des dimq-
sions différentes, aujourd'hui un royaume ici, demain
un autre là ; tout était incertain, variable, comme tout
devait l'être, dans cette lutte sans ordre possible et
sans marche régulière sur aucun point de l'Europe.
Telle est la vérité historique sur cette époque. Rien
de stable, rien d'homogène.


Et en effet, considérez-vous la population? Vous
le savez bien, il n'y avait aucune homogénéité dans
l'état des personnes. Il y avait celui qui ne relevait
que de Dieu et de son épée; c'était l'homme libre
par excellence. A côté, encore un homme libre, mais
un homme libre qui s'abritait sous le bouclier du •
premier; c'était son compagnon, son fidèle, c'était
une sorte de vassal. Et puis, la classe si nombreuse
des affranchis, et puis la classe plus nombreuse
encore des esclaves et des serfs.


Ainsi, nulle homogénéité dans la population, et


SOIXXNTE-NEUVIÈME LEÇON. 317


cette absence d'homogénéité qu'on trouvait dans la
population, on la retrouvait dans les choses. Il y
avait des propriétés foncières qui étaient, en quelque
sorte, libres comme leurs possesseurs, et des pro-
priétés foncières qu'on appelait des bénéfices, des
concessions gracieuses du plus fort au moins fort,
qui se sentaient de l'état de soumission oit se trou-
vaient leurs possesseurs. •


Ainsi, encore une fois, rien de stable,
«è


d'homo-
ne, ni dans les choses, ni dans les institutions. Dèsg ne,


lors, si vous pensez qne le fait de l'invasion n'a pas
été un fait instantané, mais a duré des siècles entiers,
se répétant par des invasions de peuples le plus sou-
vent, il est vrai, de mème origine, mais quelquefois
aussi par des peuples d'origines diverses, tels que les
Sarrasins et les Slaves, vous pouvez vous faire une
idée assez complète de cette période.


Or, jusqu'à quel temps cette période s'est-elle pu,-
longée ? Elle n'a cessé au plus tôt qu'avec Charle-
magne ; elle s'est donc prolongée pendant plusieurs
siècles, et peut-être, rigoureusement parlant, fau-
drait-il l prolonger jusqu'au commencement du
Xe quoi qu'il en soit de cette date, sur
laquelle les opinions peuvent varier du plus au moins,
puisqu'il s'agit en quelque sorte d'un fait moral,
je demande quel gouvernement était possible, quel
était l'exercice du pouvoir social possible, dans de
pareilles sociétés, là où il n'y avait rien de stable ni
d'homogène? Il n'y avait pas de gouvernemen t fixe
et nettement caractérisé qui Mt possible dans un tel
état de choses ; le pouvoir social manquait presque
absolument des moyens nécessaires pour se révéler


ee,




318
COURS DE DROIT cONS1ITUTIONNEL.


et se constituer ; il rrini:quait des moyens matériels,
parce que, ainsi que nous l'avons vu, les États se
brisaient, se reformaient, se brisaient de nouveau,
et que la population elle-même était en quelque sorte
constamment flottante, incertaine; à peine savait-on
quelle était la population au sein de laquelle le
pouvoir social devait se révéler et s'organiser.


Mais il y avait encore une raison plus intime,
c'était l'absence d'idées, de sentiments communs à
ces populations. Qu'y avait-il de commun, d'abord,
entre le Romain et le Germain ? Qu'y avait-il de
commun entre l'homme qui avait plié et plié d'une
manière presque honteuse sous le despotisme impé-
rial, mais qui cependant avait l'esprit cultivé, qui
cependant avait l'habitude de l'obéissance à la loi,
qu'y avait-il de commun entre cet homme et l'homme
qui sortait des forêts de la Germanie,. ne connaissant
à peu près d'autre loi que sa volonté, que sa puis-
sance personnelle? Qu'avait de commun l'homme
civilisé qui avait déjà adopté le christianisme, qui
avait déjà subi l'amalgame du pouvoir civil et du
pouvoir spirituel, avec le barbare pour qui il fallait
commencer par la conversion ? Quelle communauté
d'idées et de sentiments pouvait-il exister entre le
Romain qui avait ses lois si savantes, ses lois déve-
loppées depuis si longtemps, ses lois qui lui parais-
saient à juste titre le type unique d'une législation
fortement pensée et régulièrement développée, et
le barbare qui portait avec lui ses coutumes non
r.'cligées ?


Or, pour qu'un gouvernement régulier et stable
l ia s'organiser, il aurait fallu qu'il trouvât non-see.


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON. 319


'cillen t une base matérielle, mais aussi une base mo-
rale dans une communauté t'idées et de sentiments
qui n'existait pas.


On était donc, si la comparaison était permise,
on était, sous le rapport politique, dans cette pé-
riode, comme nous sommes aujourd'hui sous le
rapport littéraire. On se plaint, aujourd'hui, des ten-
tatives diverses faites dans le domaine de la littéra-
ture. On élève ici des accusations, ou entonne là des
hymnes : il y a peut-être exagération trop grande des
deux côtés. On essaye toutes choses ; pourquoi? Pré-
cisément parce qu'on ne trouve plus dans le public
des idées générales, des idées reçues de tout le
monde, une poétique adoptée indistinctement par
tons les auditoires, et que l'auteur qui se présente
n'a plus le sentiment qu'il s'adresse à un public dont
le credo littéraire soit accepté par tout le monde et
ne soit contesté par personne. Quand ou est devant
un public ainsi formé, devant un public dont la poé-
tique est fixée et inaltérable, la production littéraire
suit certaines règles constantes qui la mettent en
harmonie avec lui. Quand le public n'a pas cette
somme d'idées communes, cette somme d'opinions
reçues et qui paraissent désormais inaltérables,
quand le public est fractionné en mille opinions
diverses, il est tout naturel que la production litté-
raire frappe à toutes les portes de l'esprit humain,
et cherche l'auditoire qui parait le mieux répondre à
la pensée de son auteur.


0e, dans les temps dont nous parlons, quelle était
la forme de gouvernement acceptable pour tout le
inonde ? Aucune, parce qu'il n'y avait pas, sur le




320 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


système politique, des opinions communes, des
idées reçues qui pussent servir de base à un système
régulier. Il y a, entre l'art. et la politique, des rap-
ports qui ont été déjà signalés et qui sont irrécusa-
bles. Ainsi, nul n'ignore l'unité de l'art chez les an-
ciens et, dans la dernière séance, nous avons fait
remarquer que dans le système politique c'était un
principe exclusif qui dominait, de sorte qu'entre la
constitution des peuples anciens et la poétique
d'Aristote, il y aurait un rapport. Un exemple récent
peut être cité ; peut-être qu'entre la politique de
Louis XIV et la tragédie de Racine il y aurait le
même rapport qu'entre la poétique d'Aristote 'et la
politique ancienne.


Quoi qu'il en soit, il est certain que tout excès
dans la puissance individuelle de l'homme rend le
gouvernement impossible ; le pouvoir social ne peut
se développer là où l'individualité est telle qu'elle se
meut constamment et chez tous les hommes en con-
tradiction directe avec lui. Aussi, que faisaient les
anciens ? Ils détruisaient, en quelque sorte, l'indivi-
dualité, ils sacrifiaient l'individu à l'État. L'individu
n'était rien qu'autant qu'il était membre de l'État;
il n'était presque rien en tant qu'homme. Dans l'état
de gonfusion produit par les invasions des barbares,
c'était précisément le contraire ; l'individu paralysait
le pouvoir social. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y
eût des essais même dans ces temps si désastreux ; •
il y en aura toujours ; en toutes choses, en tout
temps, l'homme fera des essais d'organisation ; cal'
c'est là un besoin, pour ainsi dire, instinctif; l'homme
est de sa nature organisateur, il veut la loi dès que


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON. 321


la loi manque. Mais lorsqu'il est en même temps
sous l'empire des passions indomptables, comme
l'étaient les hommes arrivés du Nord, s'il veut la loi
dès qu'elle lui manque, il est également disposé à
violer la loi dès qu'elle veut enchainer son bras.


Tels étaient les barbares ; ils avaient l'instinct de
l'organisation ; mais lorsqu'il fallait se soumettre à
l'organisation sociale, reconnaitré la supériorité de
la loi, l'homme du Nord retrouvait sa barbarie, son
indépendance personnelle, et, dans ces temps de
désordre, c'était le pouvoir social qui succombait.
Les efforts d'organisation sont bien connus, grâce
aux hommes qui ont étudié à fond l'histoire du
moyen âge. Des essais d'organisation ont été faits
par Théodoric en Italie, dans la partie occupée par
les Ostrogoths; et ce fut peut-être la calamité la
plus grande pour la péninsule que l'impossibilité du
travail précoce de Théodoric et du royaume des
Ostrogoths ; car si les grandes pensées de ce temps-
là eussent pu se réaliser, la péninsule aurait pu se
reformer, et elle n'aurait pas été pendant des siècles
la victime du morcellement de cet empire.


D'autres tentatives ont été faites lorsque les bar-
bares ont voulu rédiger leurs lois. C'était une pensée
d'ordre, c'était une pensée d'organisation politique.
Ils ont fait davantage encore lorsque dans la Gaule
méridionale ils ont songé à ressusciter en tout ou en
partie, bien ou mal, la loi des vaincus, la loi ro-
maine ; de là est veau le Bréviaire d'Alaric. L'Église
a l'ail une tentative d'organisation, non parmi les
Visigoths de la Gaule méridionale, mais parmi les
Visigoths de l'Espagne. Enfin , nul n'ignore la


21




322 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tentative la plus célèbre de toutes, la tentative qui
a rendu à jamais immortel le nom du chef des bar_
bares qui voulait civiliser ses vastes possessions.
J'ai nommé Charlemagne. Quelque chose d'analogue
a été tenté par Alfred le Grand en Angleterre. Sans
doute, il est possible de devancer son siècle. Mais si
l'individu peut devancer son siècle, rceuvre ne peut
jamais le devancer d'une manière durable, par la
raison toute simple que l'oeuvre demande le con-
cours des siècles.


Ainsi, ces pensées devançaient malheureusement
le siècle ; elles ont donc manqué. Ce qui ne veut pas
dire qu'elles aient été inutiles ; elles ont laissé des
souvenirs, des réminiscences, et une sorte d'éduca-
tion chez les peuples ; mais en tant que réalisation,
qu'application immédiate des principes fondamen-
taux du pouvoir social, elles ont manqué parce que,
encore une fois, le désordre était trop grand pour
qu'elles pussent prendre racine. Il fallait, aupara-
vant, si je puis parler ainsi, il fallait que les eaux de
tous ces torrents pussent se réunir par la force du
temps et creuser un lit plus profond.


Cela est arrivé lorsque les invasions ont cessé. Et
c'est là un grand service rendu à l'Europe par Char-
lemagne. Les invasions ont cessé et, avec les inva-


tout incertain. Ces craintes ayant disparu, est
qui rendaitsions, la crainte, qui ôtait toute sécurité,


résulté un fait immense, c'est la stabilité des pro-
priétés. Les propriétés ont été le sujet d'énormes
usurpations, les plus forts s'en sont emparés en tout
ou en partie. Mais enfin, quels que fussent le principe
et la nature de ces faits, les possesseurs ont fini par


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON.
323


demeurer possesseurs paisibles et tranquilles de
ces propriétés.


Autre résultat. Les populations elles-mêmes se
sont assises, et des rapports plus intimes ont com-
mencé à s'établir entre les diverses populations qui
devaient s'amalgamer. On a commencé à se connaî-
tre de plus près. Quelle que Mt la diversité des ori-
gines, on était tous enfants du pays, nés sur le
même sol. Et il y a plus, on commençait à parler tous
également des langues nouvelles dérivées du mélange
des langues diverses. Enfin, même climat, même
domicile, même religion, même langue, cela formait
un État essentiellement différent de ceux qui avaient
précédé. Mais ces opérations ne sont jamais que le
résultat d'un temps bien long ; ces opérations, que
l'on décrit en quelques mots, sont le travail de plu-
sieurs siècles.


C'est ainsi que s'est ouverte la deuxième période
du moyen âge, celle qui touche à l'histoire moderne.
Or, qu'est-il arrivé du pouvoir dans cette deuxième
période? Vous le savez tous, il y a un mot qui dit
toutes choses, l'Europe a été soumise à la féodalité.
Vous devez vous le rappeler, nous avons déjà consi-
déré la féodalité sous un autre point de vue, et je ne
veux pas revenir sur cette matière. Je rappelle seu-
lement que la féodalité avait tout envahi, soit direc-
tement comme principe gouvernemental et social,
soit indirectement comme force. Tout s'organisait
avec les formes féodales, tous les rapports d'indivi-
dus à individus, la propriété, l'Église. Plus tard,
quand les communes ont commencé à se former,
elles ont aussi revêtu les formes féodales.




324 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Mais il y avait en même temps la féodalité appli,
quée à l'organisation sociale et politique. Or qu'était
le principe féodal et, en conséquence, qu'était le
principe de ce gouvernement qui a trouvé des pané_
gyristes de nos jours, tant il est vrai que l'homme
est essentiellement un animal paradoxal, qu'était,
dis-je, ce principe? C'était le pouvoir de l'individu
sur l'individu; voilà le principe vrai de la féodalité,
le pouvoir de l'homme sur l'homme, (le l'homme
individuel sur l'homme individuel ; et dans les idées
de la féodalité, ce rapport de puissance de l'homme
sur l'homme était-il un accident, était-il considéré
comme un fait passager, transitoire ?Non, Messieurs,
cela était regardé comme un principe, comme un
fait. stable, permanent, comme une nécessité, dans le
sens d'un droit résultant de la nature même (là
choses.


Cela étant, la féodalité n'était donc que le privi-
lége incarné. En conséquence, pour en revenir
notre application, le gouvernement féodal n'était et
ne pouvait être qu'un gouvernement spécial, un gou-
vernement de privilége, un gouvernement essen-,
tiellement antinational. En quoi, il faut bien -le re-
marquer, le pouvoir féodal se distinguait de tous les
autres pouvoirs absolus et irrationnels. Les autres
gouvernements absolus, alors même que, en fait,
s'écartaient le plus de l'intérêt général, ont toujours.
tenté de parler en son nom ; ils ont toujours essayé
de se donner comme la loi vivante, comme les re-
présentants de la loi proprement dite. Mais dans la
féodalité, cela était impossible, c'est un effort qu'un
n'a jamais fait. On a toujours dit : « Tu m'obé iras


à


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON. 325


,
moi homme, parce que tu dois m'obéir, je suis le


, plus fort et j'ai le droit de commander ». Aussi,
dans l'histoire vous trouvez des peuples infatués de
leurs gouvernements, même lorsque ces gouverne-
ments étaient despotiques ; vous trouvez des peuples
qui ont accepté, ici le despotisme royal, là le despo-
tisme sacerdotal, sous une forme ou sous une autre;
enfin, des peuples qui se sont infatués même de l'in-
quisition; mais l'histoire prouve qu'ils ne l'ont jamais
été de la féodalité ; le peuple ne s'est jamais pris de
fanatisme pour le pouvoir féodal. Il a, au contraire,
de tout temps, fait effort pour se débarrasser de ce
système. Or, pourquoi cette différence? C'est que les
autres gouvernements ne parlaient pas au nom d'un
individu, mais au nom d'un principe ; ils ne res-
pectaient pas ce principe, peu importe; ils parlaient
an nom de l'intérêt général, au nom de la société, de
la loi, tandis que le seigneur féodal parlait en son
nom à lui, individu. Il y avait donc là une diffé-
rence qui tenait profondément aux idées morales de
l'homme.. Tous les autres pouvoirs ont pu produire
des illusions, le pouvoir féodal n'en a jamais produit.
Il y avait pourtant là, il faut le reconnaître, des
côtés poétiques qui pourraient faire illusion ; mais,
malgré ces côtés poétiques, la féodalité n'a jamais
captivé l'affection d'un peuple. C'est que, encore une
fois , le château du seigneur avait beau être haut
perché, l'habitant du hameau ou du bourg l'aper-
cevait toujours distinctement ; il ne pouvait pas,
Comme d'autres pouvoirs, cacher sa tête dans les
Dues. Et là encore une différence. Le peuple ne s'y
est jamais trompé. Il a toujours vu dans le pou-




326 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


voir féodal l'exploitation de l'homme par Ph'omme
La dernière raison qui prouve que le gouverne:


ment féodal ne pouvait être qu'un gouvernement
spécial, c'est que dans le système féodal il n'y avait
pas de garanties. Il n'y avait pas de garanties, parce
que ceux-mêmes qui exploitaient ainsi l'homme
étaient les seuls possesseurs de la force matérielle.
En conséquence, point de garanties, point d'appel à
un plus fort que ceux qui abusaient de leurs forces.


Y avait-il garantie pour le développement de la
volonté générale, garantie de la loi, d'une organisa-
tion publique telle que nous la connaissons dans les
pays libres? On l'a prétendu, en rappelant les assem-
blées de seigneurs féodaux ; mais il y avait ici une
difficulté insurmontable : lorsqu'une assemblée ve-
nait de se dissoudre, quels étaient ceux qui avaient
intérêt à enfreindre ses lois? Les mémbres de l'as-
semblée. Qui avait la force ?Les membres de l'assem-
blée. La féodalité, on l'a dit, n'était qu'une fédéra-
tion monarchique, elle n'était autre chose qu'une
fédération avec un chef qui n'avait guère plus de
puissance que les autres. Les fédérations sont les-
gouvernements les plus difficiles et les plus compli-
qués, et s'il y a un problème difficile à résoudre dans
ce monde, c'est de soumettre à la loPet à la raison
publique une confédération qui ne veut pas se sou-
mettre ; c'est toujours une question de guerre et (I .
menace de dissolution. Or, si ces considérations ont
de l'importance même au xixe


siècle, où la puissance
de l'opinion publique est grande, où la presse et les
autres moyens d'influer sur l'opinion publique sont
puissants, songez à ce qu'elles devaient en avoir au


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON. 327


moven âge , lorsque les confédérés étaient des
Hommes qui n'avaient jamais écouté que leurs pas-
sions, leurs intérêts, et n'avaient aucune idée d'une
société régulièrement organisée.


Il n'y avait donc aucune garantie possible dans le
gouvernement féodal. Le pouvoir social se trouvait
lui-même brisé, impuissant. Qu'aurait-il fallu pour
arriver à une garantie, pour arriver à un gouverne-
ment national ou pour s'en approcher du moins?
Puisqu'il y avait alors une force prétorienne, la force
féodale, il aurait fallu que d'autres forces se déve-
loppassent, que d'autres forces rivales arrivassent
sur la scène politique. Alors, les divers éléments
auraient pu se maintenir les uns les autres, alors on
aurait pu les coordonner, alors aurait commencé la
possibilité d'une organisation sociale et politique
dans l'intérêt de tous; mais tant que le pouvoir
féodal était là, seul, prépondérant, ne trouvant per-
sonne qui osât lui tenir tète, cette organisation était
impossible.


En quoi cependant les peuples du moyen âge, tel
que nous venons de le décrire, se distinguent-ils des
peuples anciens? Il semble en apparence qu'ils ont
les uns et les autres un seul principe dominateur.
Mais la différence est celle-ci. Chez les peuples an-
ciens, quand divers principes étaient en présence, la
guerre s'ensuivait jusqu'à ce qu'un principe étouffât
les autres. Dans le moyen âge, le principe domina-
teur était seul, mais cependant d'autres principes
existaient, faibles, il est vrai, mais en germe. Il y
avait, sans doute, de nombreux châteaux, des villes
singulièrement affaiblies, un commerce singulière-




1


325


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ment appauvri; mais cependant il y avait des villes,
des bourgs, un commerce quelconque, des souve
nirs municipaux ; c'est là, il faut le dire, le legs de
l'empire romain pour lequel on lui doit le plus de
reconnaissance, et même, dans quelques pays, il y
avait plus que le souvenir. Et ne voyez-vous pas bien
de loin ce grand mot, la Commune, et puis une
autre puissance également en germe, faible aussi,
mais qui existait cependant, la Royauté, et enfin un
troisième élément, l'Église? Vous voyez tibunc qu'alors
même que le pouvoir féodal dominait la société, il
n'a jamais dominé complétement les autres pouvoirs,
qui se trouvaient affaiblis, il est vrai, mais qui exis-
taient, qui n'attendaient que l'occasion de se déve-
lopper, chacun, sans doute, dans son intérêt partial:-
lier, mais qui, malgré leurs vues et leurs projets
égoïstes, devaient dans leur développement servir la
cause de l'affranchissement de l'Europe. Tous y ont
contribué; c'est ce que je vous ferai remarquer dans
la prochaine séance.


E21.
0


2- C LA e--


tE t -„/


SOIXANTE-DIXI 3 gE LEÇON.


SOMMAIRE


Si l'élément féodal était l'élément dominateur de la société européenne
dans la seconde période du moyen âge, d'autres principes existaient
au moins en germe et allaient lutter contre lui. — Tentative du prin-
cipe théocratique pour se faire gouvernement et gouvernement exclu-
sif. C'était à la fois une grande conception et une grande illusion. Il
est dans la nature du christianisme de gouverner les âmes, mais non
de s'occuper du gouvernement des intérêts matériels. La tentative
théocratique devait donc échouer. malgré toutes les conditions de
succès que l'Église semblait avoir dans sa lutte contre la féodalité. —
Élément communal. U n'avait jamais disparu entièrement, même
sous l'action de la féodalité; il s'était maintenu surtout dans la Gaule
méridionale et en Italie. — Deux principes différents dans l'organisa-
tion communale : principe germain, association de familles; principe
romain, association de citoyens. — Communes libres en Italie, en
Suisse, en Flandre et sur les bords du Rhin. — Les républiques ita-
liennes et les cantons suisses étaient certainement des gouvernements
plus nationaux que ceux de la féodalité, mais ils ne l'étaient pas com-
piétement, et de là leur chute rapide, surtout pour les républiques
italiennes. Tyrannie de la bourgeoisie contre les autres classes ame-
nant la guerre civile; villes souv'eraines ayant des pays sujets qui ne
prenaient aucune part au gouvernement; absence d'unité; l'Italie n'a
pu même arriver au système fédératif de la Suisse.


MESSIEURS,


L'élément féodal était un des éléments de la
société européenne, telle que les évenements l'avaient
faite alors ; l'élément féodal se trouvant par les cir-
constances le plus fort, celui qui était le plus immé-
diatement susceptible d'une organisation, s'empara




330 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tout naturellement du pouvoir, du gouvernement de
la société ; il imposa son organisation et, ainsi que
nous l'avons fait remarquer, indépendamment du
principe de la féodalité qui régnait dans le gouverne-
ment de la société, les formes féodales avaient été,
en quelque sorte, appliquées à toutes choses dans ce
temps-là. On en venait jusqu'à donner de l'argent en
fief, au lieu de le prêter comme nous faisons aujour-
d'hui. Et la prétention de la féodalité était évidem-
ment de se constituer seule puissance sociale, de se
constituer puissance unique, exclusive.*C'est là la
première prétention de tout principe qui arrive à se
réaliser et à s'emparer du gouvernement de la société.
C'est là ce que tous les principes et tous les éléments
sociaux ont successivement tenté en Europe ; chacun
a tenté de se constituer maître de la société, du gou-
vernement, seul et à son profit, et c'est là l'expérience
longue et douloureuse que devait- faire l'Europe
dans sa carrière politique. Elle devait supporter
toutes les luttes, tous les combats dont ces préten-
tions exclusives devenaient nécessairement la cause
ou le prétexte. Ainsi, vous savez tout ce qu'on souf-
fert les peuples de l'Europe avant d'arriver enfin à un
gouvernement qu'on pût sérieusement appeler un
gouvernement national, à un système qui, sans
détruire tel ou tel principe, tel ou tel élément,
trouvât le moyen d'assigner à chacun sa place, d'ac-
corder à chaque droit sa part d'influence.


Ainsi, peu de temps après le principe féodal,-ce
fut le principe théocratique qui essaya de s'emparer
de la société, de se faire gouvernement et gouver ne


-ment exclusif. Nous vous avons parlé, dans la pre


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON.


331


mière partie de ce cours, de Grégoire VII, l'auteur prin-
cipal du système théocratique, l'homme qui voulait
soumettre à l'empire sacerdotal l'Europe entière et
tous ses gouvernements. C'était donc la Rome chré-
tienne qui voulait, sous une autre forme, ressaisir le
sceptre du monde, qui avait échappé aux mains
affaiblies de la Rome ancienne. .


C'était là une grande • conception et, en même
temps, une grande illusion ; une grande illusion, car
c'en sera toujours une que de vouloir ce qui est en
contradiction avec le principe d'où l'on part, ce qui
est en contradiction avec la base même sur laquelle
on se pose, et telle était, ce me semble, la position du
prêtre chrétien voulant se faire chef politique et
gouverneur du monde. Le christianisme, par sa
nature, par son essence, doit aspirer à éclairer les
intelligences et nullement à gouverner les choses.
C'est à l'empire des âmes et nullement à celui des
corps qu'il doit tendre. La société civile, le christia-
nisme doit la vivifier; il doit, par ses préceptes, par
ses exemples, par ses divins enseignements, lui apla-
nir les voies à l'établissement du droit humain, en
parlant aux hommes de leur origine commune, de
leur fraternité, en leur parlant d'un ordre d'idées
bien au-dessus des débats des choses mondaines.
Encore une fois, en tenant ce langage, il aplanit les
Voies à l'établissement des sociétés civiles fondées
sur les principes de justice, à l'établissement des
sociétés civiles rationnelles. Mais aplanir les voies,
c'est autre chose que de prendre soi-même les
rênes de l'État, de se faire gouverneur des intérêts
matériels, de se placer au milieu des choses humai-




332 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


nes et terrestres. Non, cela n'était pas clans la 'nature
du christinianisme. Celui qui parle au nom de la
justice divine, ne pouvait se faire justice humaine.
En d'autres termes, le sacerdoce chrétien est, de sa
nature, universel, cosmopolite ; le prêtre chrétien,
en tant que prêtre, n'a pas de nation, il n'est pas
l'apôtre des hommes de tel ou tel climat, il est le
prêtre, l'apôtre de l'humanité ; il ne doit pas res-
serrer ses désirs, ses voeux, ses efforts dans un
cercle quelconque, c'est pour l'humanité entière
qu'il doit travailler, c'est l'humanité en( iè're qu'il doit
chercher à ramener dans le giron de l'Église. Dès
lors, il y a contradiction entre le sacerdoce chrétien
et l'empire des nations terrestres, qui sont., de leur
nature, bornées, circonscrites, qui auront toujours,
par la nature même des choses, des intérêts qui ne
sont pas homogènes, qui ne sont pas même analogues
et qui sont souvent contraires. Or, tout cela est en
contradiction avec la nature même dii*christianisme,
avec la nature de l'apôtre du christianisme, et,
disons-le, il est plus que singulier d'entendre un
prêtre chrétien parler places fortes, prisons, canons.
et finances. Eh ! Messieurs, c'est un si grand empire
que celui des âmes, c'est un trône si élevé que la
chaire évangélique, que hors de là, il n'y a pour le
sacerdoce qu'abaissement et misère.


Aussi, comme nul n'est puissant contre la nature.
des choses, comme c'est là l'écueil contre lequel vont
se briser les passions humaines, la tentative théocra-
tique ne tarda pas à échouer. Et voyez encore Bue
fois la force des choses; cette tentative échoua quoi-
que soutenue par une pensée forte, pat' la scitnce, car


SOIXANTE-DIXIE« LEÇON. 333


alors les savants étaient les prêtres, quoique soutenue
par l'action compacte et unitaire de l'Église, et
paraissant ainsi réunir toutes les conditions de
succès dans sa lutte contre la féodalité ignorante,
contre la féodalité mal unie, contre la féodalité livrée
très-souvent au désordre et à toutes les conséquences
du désordre, c'est-à-dire à la faiblesse ! Elle échoua,
et échoua de bonne heure, car on peut dire que déjà
à la fin du mue siècle, l'émancipation de la société
laïque était achevée.


Mais un autre principe se trouvait latent; dans la
société féodale. 11 est vrai que l'histoire, pendant
de longues années, n'en a pas parlé, et c'est dans les
temps modernes seulement que l'historien a enfin
cherché à reconnaitre les traces de ce principe latent,
qui n'avait jamais entièrement disparu même au sein
de la société féodale, je veux parler de l'élément po-
pulaire, de l'élément démocratique, de la Commune.
Vous connaissez, et nous en avons parlé avec quel-
ques détails au commencement de ce cours, vous
connaissez le développement des communes, ce
qu'on appelle vulgairement l'affranchissement des
communes en Europe. La Commune, c'était là un
germe qui renfermait en lui la réalisation de ce grand
principe qui doit devenir le principic dirigeant des
sociétés modernes, l'égalité civile ; c'est dans ce
germe que se trouvait renfermé ce que nous appe-
lons la bourgeoisie, le travail libre, ia participation
aux- affaires publiques, les gouvernemen ts natio-
naux.


Or , j'ai dit que cet élément social n'avait jamais
entièrement disparu de la société, même sous l'ac-




334 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


fion de la féodalité, même lorsque la féodalité
comme un réseau de fer, paraissait couvrir toute la
face de l'Europe. Même alors, ce germe presque la-
tent existait cependant. Car c'est pour écrire plus
commodément, c'est pour abréger, qu'on peut dire
que du temps de la féodalité il n'y avait plus de
peuple en Europe. C'est là une de ces généralités
qui sont commodes comme tous les énoncés sim-
ples et absolus, mais ne sont pas conformes à la
vérité.


Sans doute, la masse des serfs n'était que trop
grande; sans doute, la masse des hommes rentrant
dans le système féodal était très-grande. Mais il est
vrai en même temps qu'il est toujours resté en Eu-
rope, et surtout dans quelques parties.cles villes, des
bourgs qui étaient habités par d'autres hommes
que des seigneurs et des serfs. Et cela est surtout
vrai pour les pays du midi, pour le midi de la France,
pour la Gaule méridionale, pour l'Italie en particu-
lier, car ou dirait que plus on se rapprochait du
siége antique de la puissance de Rome et plus on s'é-
loignait du nord, moins la féodalité jetait des racines'
profondes, plus elle rencontrait d'obstacles à s'em-
parer du pays. Aussi, est-ce un fait notoire que, dans
la péninsule italique, la féodalité ne s'est -étajamais
blie avec ces profondes racines qu'elle a jetées en
Allemagne et dans d'autres parties de l'Europe. Il Y.
a même eu dans la péninsule des villes qui, sans
doute, se sont trouvées dans un état de décadence,
mais cependant n'ont jamais perdu leur existence
de villes et n'ont jamais été dans la dépendance
complète d'un seigneur féodal. Cela est vrai de


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON. 335


Venise, de Ravenne, de Gênes, de Rome même, de
Pise, de Gaète et d'autres villes.


Ainsi, soit en Italie, soit ailleurs, plus ou moins,
il est vrai, cet élément autre que les seigneurs et les
serfs, cet élément peuple, cet élément bourgeois,
n'avait jamais complétement disparu. Et ce que je
dis des hommes, je le dis du principe communal ou
municipal ; il en restait toujours des débris. Il ne
s'appliquait certes plus à aucune action politique,
pas même au gouvernement de la ville, mais il s'ap-
pliquait, du moins, à des actes de la vie civile. C'est
au moyen des débris de l'ancienne organisation mu-
nicipale qu'on pouvait faire des testaments et autres
actes de la vie civile. Ainsi, le germe restait, il était
latent, il attendait que ce sol si bouleversé pût se
reposer, il attendait un rayon de soleil pour fructi-
fier (le nouveau.


Mais ici, il est important de se rappeler que le
principe de l'organisation communale était double ;
il devait l'être, car il y avait le principe de l'organi-
sation communale du Nord et celui de l'organisation
communale du Midi. Or, ces deux principes n'étaient
pas complétement identiques. Le principe de l'asso-
ciation communale germaine, vous pouvez le retrou-
ver même aujourd'hui, il en reste encore des traces
très-frappantes en Angleterre et en Suisse, et je cite
exprès ces deux pays, parce qu'il est d'autant plus
frappant que le même principe se soit plié à deux
formes gouvernementales si différentes. Ainsi, quand
vous allez dans une des petites républiques démo-
cratiques de la Suisse, dans les petits cantons, ce
sont des communes. Qu'y a-t-il là de vivace? C'est


À




336 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'organisation communale, et cette organisation
porte l'empreinte de l'organisation germaine. Quand
même ce ne sont plus des cantons démocratiques,
c'est-à-dire où il y ait des assemblées générales, eh
bien, là encore la commune est essentiellement une
association de familles. Ce sont des familles qui s'as-
socient entre elles, mettent leurs intérêts en com-
mun, se garantissent les unes les autres, se soumet-
tent à certaines règles dans le but de se garantir
réciproquement. Et sans entrer dans une discussion
politique, voyez l'application de ces principes à la
vie civile. Là, le gouvernement central vous natura-
liserait-il? C'est possible. Mais il n'y a pas de puis-
sance publique qui puisse vous faire bourgeois de
cette commune ; il faut que ce soit l'assemblée de
ces familles qui vous donne le droit de bourgeoisie,
ou plutôt qui vous le vende. Ainsi, vouslpourrez être
naturalisé citoyen actif, chef de l'État, mais non
bourgeois.


De même, on admet dans ce pays-là ce qu'on ap-
pelle la recherche de la paternité. La recherche de
la paternité a lieu dans ces pays-là, non parce qu'il
y a des théories de droit civil autres que les nôtres.
Ils n'en ont pas, mais ils veulent savoir à la charge
de qui l'enfant retombera. Ils sont garantis récipro-
quement. Eh bien, s'ils pensent qu'un enfant appar-
tient à un homme de telle commune, as veulent que
la commune le nourrisse, le soutienne.


Mais le principe romain est autre chose. Le muni-
cipe romain était une association de citoyens, une
association politique. Rome avait ensuite confisqué,
à son profit les droits politiques de ces municipes,


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON.


337


leur laissant un gouvernement absolument muni-
cipal. Mais le principe était l'association politique.
Ces villes étaient souveraines, elles se gouvernaient
elles-mêmes. Ainsi, je le répète, si Rome leur enleva
toute action politique en ne leur laissant que l'admi-
nistration communale, le principe n'avait pas moins
été l'association politique.


Il y a plus ; dans le municipe romain, on procédait
à l'élection des administrateurs de la commune, et
puis, une fois l'élection faite, on ne s'en embarras-
sait plus, parce que c'était une association de citoyens
et d'hommes, et non Une association de familles.


Vous voyez donc que les deux principes d'organi-
sation communale n'étaient pas les mêmes; il y avait
la différence qu'il y a entre la curia et la landsgenteinde.


Le germe de l'organisation communale existait
donc. Je ne pas fais ici le résumé historique des cir-
constances qui ont amené l'affranchissement des
communes, qu'on devrait appeler, avec plus du
raison, l'insurrection des communes contre la tyran-
nie ; ce qu'on a appelé l'affranchissement . des com-
munes, cc sont les transactions qui se faisaient après
le combat entre les vainqueurs et les vaincus. Mais
la création des communes n'a pas eu le même résultat
partout. Ainsi, ce grand fait social se ramifie et
trouve une triple ramification. Les unes ont été
affranchies et'sont restées ce qu'on pourrait appeler
des communes purement civiles, des communes qui
avaient la gestion des intérêts communs, mais sans
aucune espèce de participation à l'administration de
l'État. D'autres ont été des communes qui, à la vérité,
ne sont pas devenues souveraines, mais ont pourtant


ali




f


338 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


aspiré à prendre une part quelconque clans l'admi-
nistration politique de l'État. Enfin, il y a eu une
troisième classe, les communes absolument politi-
ques, les communes qui ont aspiré directement,
immédiatement, non-seulement à s'administrer, mais
à se gouverner seules, bref, les communes libres.


Les deux premières classes de communes, nous
n'en parlerons pas ici, nous les retrouverons ailleurs.
Mais pour notre question de la formation des gou-
vernements nationanx et des gouvernements de pri-
vilége, c'est de la formation des communes libres
que nous avons besoin de parler.


Après les observations que je viens de vous pré-
senter, vous m'avez prévenu en devinant, quand
même l'histoire ne vous le dirait pas, que ces com-
munes libres devaient se trouver essentiellement là
où le principe communal, où le prince populaire
était plus fort et la féodalité plus faible. C'est là une
circonstance naturelle. Ainsi, vous le savez tous, ce
fut surtout en Italie que le principe des communes
libres se développa avec une force, une activité qui
a laissé des traces brillantes dans l'histoire. Il se.
développa aussi dans le midi de la Gaule ; mais là on
touchait de plus près à la féodalité du nord, on n'en
était pas séparé par les Alpes ; la tentative fut faite,
mais elle échoua. Plus tard, des circonstances parti-
culières amenèrent les mêmes tentatàres en Suisse,.
et c'est de cette lutte qu'est résultée la confédération
suisse, qui existe encore. Enfin, la commune libre
s'établit aussi en Flandre, sur les bords du Rhin, au
sein de la ligue hanséatique. Mais dans ces pays-là,
tout en ayant une assez grande indépendance pour


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON.
339


ses affaires intérieures, elle ne joue pas un grand
rôle politique, parce que, près de ses murs, se trou-
vait la féodalité armée de toutes pièces.


Qu'était-ce donc que ces gouvernements des com-
munes libres au moyen âge qu'on appelle les répu-
bliques italiennes, ou bien la confédération suisse?
Certes, nul ne peut contester que ces gouverne-
ments ne fussent des gouvernements bien plus
nationaux que le gouvernement dont ils prenaient la
place, et surtout que le gouvernement de la féodalité.
Et je ne crois pas me livrer aux illusions de ma jeu-
nesse si je dis qu'il est impossible de lire, sans une
profonde émotion, l'histoire des républiques ita-
liennes ainsi que l'histoire des cantons suisses. Que
de courage, que de génie souvent, et quelle prodi-
gieuse activité et quels succès étonnants dans un
Winps comme celui dont il s'agit, au milieu des dif-
ficultés avec lesquelles ces hommes devaient com-
battre chaque jour, à chaque instant ! Que n'ont-ils
pas souffert! Mais ils étaient animés par un principe
qui était alors indomptable. Quand vous lisez l'his-
toire de la défense de Crème contre Barberousse,
quand vous voyez approcher les machines de guerre
sur lesquelles le cruel empereur avait fait attacher
les enfants d'un grand nombre de familles, quand
vous entendez ces enfants crier aux assiegés : « Ne
craignez pas , tirez toujours », quand vous voyez
ces cadavres tomber en morceaux au pied des mu-
railles, pourriez-vous douter qu'il n'y eût là un sen-
timent profond qui devait l'emporter sur tout? Et
Cette ville de Milan, que mius voyons aujourd'hui
matériellement si florissante, a.été détruite (le fond




340 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


en comble, elle a été rasée au pied de la lettre. Et
cependant elle est sortie de ce désastre. Les citoyens
qu'on avait déportés se sont retrouvés avec assez de
force et d'énergie non-seulement pour reconstruire
une ville, mais pour reconstruire sa puissance.


Or, il était dans la nature de ces gouvernements
qui luttaient contre la féodalité, il était dans leur
nature d'être des gouvernements bien autrement na-
tionaux que celui auquel ils succédaient. Les formes
aussi le prouvent. Il y avait là une assemblée, il y
avait là élection de magistrats qui ordinairement (le
souvenir des choses antiques plait toujours) s'appe-
laient les deux consuls, l'un chargé de la guerre,
l'autre chargé de l'administration de la justice. Et
il y avait même, dans ces républiques, un souvenir
de la centurie romaine, car au son de la grosse
cloche on se réunissait en armes quartier par quar-
tier, et chaque quartier avait son temmandant.
C'étaient les centuries romaines. Seulement, voilà les
temps modernes, on se réunissait, non autour de
l'aigle, mais autour du carruccio; c'était un char
attelé de boeufs au milieu duquel s'élevait une sorte
de mât portant en haut le drapeau de la commune,
plus bas un christ les bras étendus comme pool'
donner sa bénédiction aux combattants, et sur ce
char était un chapelain qui célébrait la messe. Ce
char était un emblème à la fois politique et m'il'
gieux. Beaucoup de nobles, de seigneurs, dans plu-
sieurs de ces villes, s'étaient établis dans la ville
même ; il y avait eu une espèce de fusion, et
les bourgeois dans quelques villes avaient inscrit
ces nobles parmi les citoyens. Il. y avait donc là


SOIN XNTE-DIXIÈME LEÇON.
341


tille tentative de gouverment dans l'intérêt de tous.
La Suisse aussi a eu des gouvernements qui, à


coup sûr, étaient des gouvernements nationaux, com-
parés à ceux de la féodalité. Les Suisses ont montré
un courage prodigieux que l'histoire n'oubliera
jamais, et il faut ajouter plus de ténacité et plus de
sens peut-être que les hommes des républiques
italiennes. L'Italien fut davantage ce que sa nature
méridionale voulait qu'il fût, il voulut à la fois la
liberté et la richesse, il sacrifia à la fois icla politique
et aux arts, à la guerre et aux sciences. Aussi, quand
on parle des illustrations de ce pays, des monuments
dont il est couvert, il ne faut pas l'oublier, toutes
ces grandes constructions, ces villes si nombreuses
doivent en grande partie leur naissance aux siècles
des républiques italiennes. La richesse était grande,
la propriété immense, le commerce des villes mari-
times était à peu près exclusif, et comme les moeurs
publiques étaient simples, le citoyen employait ses
trésors à l'embellissement de sa patrie. Et cependant
tout cela disparut et, pour les républiques italiennes,
tout cela a rapidement disparu. Les unes ont été
soumises, conquises, dépouillées de tous droits ; les
autres ont surnagé, mais elles n'étaient plus les répu-
bliques du moyen âge, elles étaient des républiques
aristocratiques, des aristocraties étroites et fermées,
les républiques de Venise, de Gênes et de Lucques.


Les cantons suisses ont été moins malheureux, ils
ont échappé à cette destruction ; mais en Suisse
au ssi un grand nombre de ces cantons se transfor-
mèrent en cantons aristocratiques et, d'ailleurs, ils
ont dû beaucoup à la simplicité de leurs moeurs, à




.31*) COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


leur courage et, ajoutons-le, à leurs montagnes, à
leur pauvreté et à la jalousie des puissances voisines.
Et cependant le Suisse même, malgré sa pauvreté,
malgré ses montagnes, a vu trois fois l'étranger fouler
son sol.


D'oit vient cette chute si rapide, surtout pour les
républiques italiennes? D'où viennent ces désastres
après tant de grandeur et. de gloire, cette faiblesse
après tant de force? On en a cherché bien des expli-
cations. Je crois qu'elles sont toutes vraies, dans ce
sens qu'elles rentrent toutes, à mon avis, dans deux
causes principales : c'est que le gouvernement dé
ces républiques, tout en étant plus national que le
gouvernement auquel il succédait, ne l'étaitpas assez,
ne l'était pas complétement. Le bourgeois, lui aussi,
a voulu plus d'une fois se faire dominateur et domi-
nateur exclusif au préjudice de ceux qu'il regardait
comme d'une classe inférieure à la sienne, ou des
hommes qui avaient appartenu à la noblesse. Il n'y
avait pas gouvernement égal, justice également pro-
tectrice pour tous, gouvernement établi véritable-
ment dans l'intérêt général. Dès lors, plus d'une de'
ces petites républiques s'est abandonnée à une véri-
table tyrannie, tyrannie aussi dure quand elle est
exercée par plusieurs que lorsqu'elle est exercée par
un seul. Et quel était le remède ? C'était l'insurrection,
la guerre clans la place publique, la guerre civile avec.
le déchaînement de toutes les passions, de véri-
tables passions méridionales. De là und cause d'insé-
curité, d'affaiblissement; les partis les plus hostiles
déchiraient le sein de ces républiques, et plus d'une
fois ces partis se mirent à la solde de l'ennemi et


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON. 343


commirent le plus grand des crimes qu'un citoyen
puisse commettre, celui d'appeler l'ennemi dans sa
patrie. L'histoire de ce temps-là est pleine de pareils
faits, et vous savez que les plus belles gloires des
républiques italiennes ont passé leur vie dans l'exil
et dans la misère, ont passé leur vie à dire comme
le Dante : « Tu ne sais pas combien est amer le pain
» d'autrui, combien il est dur de monter et des-
» cendre l'escalier d'autrui ». Voilà dans quel état
l'esprit de parti avait mis ces républiques.


Et de là une autre conséquence. Ces gouverne-
ments n'étaient pas des gouvernements généraux ;
l'antiquité ne connaissait que des gouvernements de
villes, c'était de même en Italie. Il y avait élections
mais par la ville seulement, et lorsque cette ville de
Milan si héroïque devenait maitresse de quelques
villes clans son voisinage, elle voulait les gouverner
en maîtresse. On ne savait pas ce que c'était qu'in-
corporer, on ne savait pas établir l'égalité civile par
incorporation.


Ce que je dis de Milan, je le dis des autres villes
italiennes et des cantons suisses eux-mêmes. Je l'ai
déjà dit, les cantons d'Argovie, du Tessin, de Vaud,
ont été jusqu'à nos jours des pays sujets. gouvernés
par des villes souveraines et n'étant admis à aucune
participation au gouvernement. Ce n'est que depuis
la Révolution française qu'ils ont été affranchis et
sont devenus partie intégrante de la confédération.


Ceci nous amène à la cause dernière, à la cause
qui les embrasse toutes, à l'ignorance du principe
de l'unité, à l'absence de l'unité ; c'était là le péché
originel de toutes ces républiques , c'est qu'elles




344 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


étaient des villes, des municipalités ; c'est que comme
villes, comme municipalités, elles n'ont jamais pu
s'élever à une autre constitution politique. Elles ont
eu un courage admirable, un grand génie, elles ont
fait des efforts qui auraient pu sauver dix fois un
pays, et tout cela a été inutile parce qu'elles n'étaient
que des villes, des municipalités. Non-seulement ce
n'était pas l'Italie, mais ce n'était pas même la Lom-
bardie, la Toscane, ce n'étaient que les villes de
Milan, (le Florence, de Pise. La Suisse est arrivée à
se confédérer de nouveau, à se confédérer tant bien
que mal. Griice à sa position, cette confédération,
quoique le lien fédéral fût, faible, a pu subsister.
L'Italie, plus vive, plus passionnée, ne s'est même
pas prêtée au système fédératif, qui n'aurait pas suffi
pour la protéger, car il lui fallait une bien autre
force pour se sauver qu'il n'en fallait à la Suisse.


Vous voyez là la cause de ce terrible désastre;
c'en a été un, car à la chute des républiques ita-
liennes a succédé un état de paralysie. kes arts ont
trouvé une existence précaire, mais rien n'a plus été
possible de ces conceptions grandes et élevées qui
ont honoré les belles époques de ce pays. Dieu
veuille du moins que l'exemple de la péninsule ita-
lique soit toujours devant les yeux des nations et
leur soit une preuve que le plus grand crime qu'on
puisse commettre, c'est d'affaiblir son pays ; il faut
avant tout lui conserver sa force, car sans force il
n'y a pas d'indépendance, et sans indépendance, il
n'y a ni liberté, ni même dignité humaine.


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


principe monarchique; il se présente au moyen âge sous deux formes:
la monarchie romaine établie d'abord comme une grande magistra-
ture, prenant une autre forme sous Dioclétien et finissant, après son
alliance avec le sacerdoce chrétien, par être regardée comme un
pouvoir de droit divin; la royauté barbare élective en droit et main-
tenue en fait dans certaines familles. L'une ou l'autre forme prévaut
selon les lieux, les circonstances, les antécédents du pays. — La
royauté devient féodale avec la féodalité, forte ou faible selon qu'elle
a des fiefs plus ou moins considérables, mais conservant toutefois
quelque chose de plus que son simple titre. — Circonstances favo-
rables pour elle : anciens souvenirs de l'Empire; sentiment de pré-
férence du peuple à son égard; sympathies de l'Eglise causées en
partie par sa haine contre les seigneurs féodaux ; sympathies des
juristes conduits par leurs études des monuments du droit romain à
voir dans l'Empire l'ordre et la régularité qu'ils ne trouvent pas dans
la féodalité ni dans la commune. La royauté concentrée dans un
homme et maintenue par le principe de l'hérédité était assurément
propre à profiter de ces circonstances, et elle arriva à se constituer
soit en monarchie absolue ou quasi-absolue, en absorbant les autres
formes, soit en monarchie limitée, en se les associant et en faisant une
part à chacune.


MESSIEURS,


Indépendamment de la commune dont nous avons
signalé l'existence, la marche progressive et l'affran-
chissement, indépendamment de la féodalité et de
l'Église, il y avait encore un autre principe qui aspi-
rait à s'emparer du gouvernement de la société : c'é-




:346 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tait le principe monarchique, c'était la royauté.Sous
avons vu la part qui lui revenait dans le développe_
ment social, la part qui lui revenait en particulier
dans le développement de ces deux grands faits so-
ciaux, l'égalité civile et l'unité nationale. Je ne
reviendrai pas sur ce que nous avons dit. alors, je
rappelle seulement que ce qui avait principalement,
ce qui avait, plus que toute autre chose peut-être,
contribué au succès du principe monarchique et
secondé ses efforts, c'est que ce principe, par la
nature même des choses, parce qu'il se trouvait, en
quelque sorte, concentré dans un individu, était
capable de se plier à toutes les formes, de s'adapter
plus ou moins à tous les systèmes, sans jamais ces-
ser d'être complétement lui-même.


Ainsi, que trouvez-vous au moyen âge ? Vous re-:
trouvez la royauté sous cieux formes principales, la
forme romaine ou, pour mieux dire, alors byzantine,
et la forme barbare. La forme romaine qu'on appe-
lait. l'Empire, vous le savez, l'histoire de Rome vous
l'apprend, cette forme de la monarchie s'établit
d'abord comme une grande magistrature élective, en


-


apparence du moins, car les premiers empereurs
romains se portaient uniquement comme héritiers,
en quelque sorte, de l'omnipotence des comices, de
l'autorité des préteurs, de la puissance du Sénat, de
l'inviolabilité des tribuns et de la sainteté des pon-
tifes ; ils se portaient, en quelque sorte, comme les
héritiers de toutes ces magistrature§, de toutes ces
branches du pouvoir social, et se constituaient ainsi
comme la grande et la suprême magistrature de •
l'État. Mais peu à peu cette origine, qui était un sin-


SOIXINTE-ON2IEME LEÇON. J47


calier mélange d'usurpations, commença a s'oublier
à mesure que ce fait se prolongea ; les anciens sou-
venirs s'effaçaient de plus en plus; la puissance
impériale se détachait de plus en plus de ces idées
qui l'avaient accompagnée à son avénement, et le
prince devenait de plus en plus empereur, sans être
ni consul, ni tribun, ni pontife. Ces idées de l'ancien
ordre de choses s'effaçaient, et l'idée de la puissance
impériale considérée en elle-même, par une consé-
quence naturelle, prenait tous les jours des racines
plus profondes. On peut dire à bon droit que le sys-
tème impérial romain subit une modification du
temps de Dioclétien, lorsqu'une nouvelle forme d'ad-
ministration s'empara du pays, une administration
plus régulière, mais qui n'était plus l'ancienne. Elle
contribua à effacer les anciens souvenirs de la Répu-
blique qui se rattachaient à la dignité impériale.


Bientôt une autre modification eut lieu dans la
puissance impériale romaine ou byzantine, comme
vous voudrez l'appeler. Le christianisme avait été
adopté par le pouvoir, le christianisme était. devenu,
comme nous dirions aujourd'hui, une religion offi-
cielle ; le sacerdoce s'était mis en contact intime
avec la puissance politique, et la puissance politique,
en favorisant le christianisme, en protégeant le sa-
cerdoce chrétien, lui empruntait pour elle des forces
morales. Et dès lors commencent à pénétrer clans
les esprits certaines idées auxquelles ils avaient été
jusque-là tout à fait étrangers, c'est-à-dire l'alliance
de la puissance impériale avec les idées religieuses,
et de là l'idée d'un pouvoir dérivant d'une autre
source que celle d'où pouvait dériver le pou-




348 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


voir des premiers empereurs, de là l'idée d'un pou-
voir qui descendait d'en haut, d'un pouvoir de droit
divin.


Voilà les modifications que ce principe subit sous
la forme romaine.


En même temps arrivait la royauté sous une forme
toute différente, la royauté des barbares, si nous
voulons donner ce nom à la qualité de chef de ces
tribus ; c'était là une royauté véritablement élective,
dans ce sens, du moins, que pour être élu chef d'une
de ces tribus, d'un de ces peuples, il fallait par sa
bravoure personnelle, par son habileté, être accepté
comme tel par les tribus elles-mêmes, par le peuple
que l'on conduisait à la guerre ou à la conquête. Or-
dinairement., il est vrai, l'histoire nous l'apprend,
ces peuples barbares n'acceptaient pour chefs que
des membres de la famille qui leur avait déjà donné
des chefs distingués ; c'est là un fait qui se reproduit
presque toujours dans le même état social : c'est un
fait très-naturel, les peuples s'attachent à la famille
de celui qui leur a rendu de grands services. C'est
par la même raison qu'aujourd'hui encore, dans les'
petites républiques démocratiques de la Suisse, s'il
y a dans le canton de Schwitz un Reiding qui sache
commander, il sera nommé commandant du can-
ton, parce que c'est un nom que la population affec-
tionne.


Telles étaient les deux formes de la royauté à cette
époque. Il y eut là dans ces temps de troubles, de
confusion, de désordre, il y eut. là de 'grandes oscil-
lations ; tantôt une de ces formes prévalait, tantôt
l'autre prenait le dessus, selon les circonstances,


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON. 349


les lieux, les antécédents du pays où la question se
débattait. Dès lors, il ne faut pas s'étonner de trou-
ver qu'en Angleterre, par exemple, c'était la forme
barbare qui dominait. L'heptarchie anglaise n'était
autre chose que la coexistence de sept chefs barba-
res que nous pouvons appeler des rois, si nous vou-
lons, mais dont nous venons de montrer la faiblesse.
En Italie, au contraire, chez les Ostrogoths, vous
retrouverez la forme impériale, la forme romaine.
Quand vous étudiez l'histoire de Théodoric, quoique
Germain, quand vous étudiez les écrits de Cassio-
dore, vous croyez vous retrouver au milieu des idées
et des formes de la cour de Constantinople. Ils
avaient abandonné les formes barbares pour les
Cormes impériales. C'était encore une chose toute
naturelle. Ce royaume d'assez courte durée s'établit
précisément là où les idées, les habitudes, les
moeurs de l'Empire romain étaient encore presque
dans toute leur puissance. Il s'établit là où, si l'on
voulait un conseiller qui ne fût pas venu de la Ger-
manie, on ne pouvait trouver qu'un homme ayant
les idées, les principes du système romain. Le but
des Ostrogoths était donc d'encadrer leur domina-
tion dans le cadre impérial. C'était une idée toute
naturelle en Italie et, en conséquence, quoique ce
fût le royaume des Ostrogoths, vous aviez les for-
mes impériales.


En général, vous l'avez sans doute remarqué, la
force s'impose, elle peut malheureusement s'impo-
ser; mais, en dernier résultat, ce qui s'impose de la
manière la plus durable et la plus intime, ce n'est
pas la force, c'est la civilisation. Nous avons eu occa-




350
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sion de le faire remarquer au sujet des langues ; les
langues des peuples civilisés s'imposent assez faci-
lement aux peuples non civilisés, mais le contraire
n'a presque jamais lieu. Je vous ai cité un grand
exemple, celui de la Grèce et de Rome. Les Romains
ont bien pu faire parler latin tant bien que mal aux
Gaulois, aux Espagnols, aux Italiens du nord, mais
ils n'ont pu faire parler latin aux Grecs ; c'étaient
au contraire les Romains qui parlaient grec, qui se
croyaient, en quelque sorte, barbares s'ils ne savaient
pas le grec, s'ils ne pouvaient pas s'exprimer d'une
manière satisfaisante en grec, qui quittaient le Forum
pour aller étudier le grec à Athènes. C'était la langue
du peuple civilisé qui s'imposait au vainqueur. Il en
était de même pour la forme monarchique dont nous
parlons. Le royaume des Ostrogoths venait s'établir
en Italie dans un temps où le souvenir de Ronie était
grand; eh bien, au lieu que le pays acceptât la forme
germaine, ce furent les conquérants qui acceptèrent
les formes romaines.


Mais au milieu de ces oscillations, la société cepen-
dant ne pouvait pas s'asseoir sur des bases stables et
régulières. Nous avons vu déjà que cela était à peu
près impossible à cette époque, et la force des choses,
au sortir de cette période, établit à peu près dans
toute l'Europe la féodalité. Or, dans ce grand mouve-
ment, dans ce grand morcellement de toutes choses,.
le pouvoir social, y compris la royauté, aurait pu
disparaître, et cependant, il ne disparut pas em-
piétement, grâce précisément à cette faculté dont
nous avons parlé, grâce à cette ductilité., passez-moi
l'expression, avec laquelle il put se plier à des sys-


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON. 331


telles divers. La royauté envahie par la féodalité se
plia à la forme féodale, elle mit sa couronne sur un
casque et déposa le sceptre pour prendre l'épée du
chevalier féodal. La cornus divins des empereurs de
Constantinople se transforma en un château avec ses
tourelles ; au lieu de cet appareil de grands officiers
qui entouraient la cour byzantine, on eut des hommes
d'armes et des vassaux. Si elle avait des fiefs consi-
dérables, elle était forte parce qu'elle était un sei-
gneur puissant, sinon elle était faible, très–faible.
Mais, forte ou faible, jamais elle ne se trouva en état
de pouvoir seule lutter contre la féodalité. On a fait
à cet égard des tableaux séduisants; on a dit qu'au
bout du compte, un roi féodal était le premier parmi
ses égaux, la clef de la voûte, et des imaginations
plus brillantes encore ont voulu comparer les fiefs à
la hiérarchie et à l'harmonie du système céleste. La
vérité est que la royauté, ce prétendu soleil, était
impuissant ; la vérité est qu'il n'y avait pas un de ces
prétendus satellites qui ne quittât son orbite et n'ap-
portât tous les jours de violentes perturbations dans
le système; la vérité est que la royauté était souvent
bafouée, méprisée, presque anéantie, et que ces sei-
gneurs qui devaient représenter les mouvements
réguliers des astres, passaient tout leur temps à des
guerres intestines.


Cependant, il est remarquable, et ce fait est digne
d'examen, qu'au milieu de ce désordre, la royauté a
toujours conservé quelque chose de plus que son
simple titre; en voici les raisons, qui ne sont pas dif-
ficiles à reconnaître.


C'était, avant tout, ce désordre intime, cette inca-




352 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pacité de tout pouvoir social régulier et p
. rotec..


teur de tous qui frappait la féodalité. La féodalité
n'était, au fond, qu'un grand désordre multiple
violent, irrégulier, capricieux ; l'abus de la force
individuelle, de la puissance de l'individu sur l'indi-
vidu s'y présentait sous toutes les formes. Ainsi que
nous l'avons dit, c'est là ce qui fait que les mêmes
peuples qui ont souvent accepté des gouvernements
oppressifs, n'ont jamais accepté la féodalité. Or, le
peuple se trouvant dans cet état, le peuple exposé
tous les jours à cette puissance de l'homme sur
l'homme, de l'individu sur l'individu, à cette puis-
sance violente, irrégulière, capricieuse, qui n'avait
pas même des lois générales, tournait ses regards
autour de lui et saisissait avec avidité ce qui pouvait
lui offrir quelque espérance d'aide et de protection.
Alors la royauté manquait de force, elle ne pouvait
accorder de protection, elle ne pouvait guère se pro-
téger elle-même. Mais elle rappelait des souvenirs de
force, des souvenirs de droit, elle rappelait l'Empire,
et à mesure qu'on s'éloignait du régime impérial,
les inconvénients de ce régime disparaissaient, taudis
que ses avantages brillaient d'un plus grand éclat.
On oubliait le despotisme de la cour de Constanti-
nople, et l'on se rappelait la puissance de Rome, et
les lois de Rome, et les mesures d'ordre général.


II faut ajouter que la royauté féodale, non par un.
calcul positif et direct, elle n'était pas assez éclairée
pour le faire, mais par cette connaissance instinctive
que nous avons presque tous de notre situation, trai-
tait ses vassaux, ses serfs à elle, moilis mal que les
autres seigneurs ; la comparaison lui était favorable,


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON. 353


et dès lors, les monuments historiques en font foi; il
arriva que le peuple et le roi paraissaient, en quelque
sorte, l'un et l'autre, deux opprimés de la féodalité.
Ils l'étaient en effet dans une mesure très-différente,
mais l'un était opprimé en tant que roi, c'est-
à-dire qu'il perdait à peu près tout pouvoir, l'autre
était opprimé en tant que peuple, de sorte qu'ils
se trouvaient sous le régime de la féodalité au même
titre d'opprimés par cette tyrannie sociale.


Et de là la royauté tirait un autre avantage, qui
était un sentiment de préférence de la part du
peuple.


Une troisième circonstance favorable, c'était
l'Église ; car le prêtre aussi redoutait avant tout la
féodalité. La monarchie proprement dite, le prêtre, a
toujours espéré la dominer ou s'y associer, ou,
du moins, en être puissamment favorisé et protégé ;
il se rappelait les faveurs de la cour de Byzance pour
l'Église chrétienne, il se rappelait la soumission des
rois barbares, tandis qu'il n'a jamais pu se flatter de
triompher des moeurs grossières des grands sei-
gneurs féodaux. jamais ces deux puissances n'ont pu
se concilier, jamais elles n'ont pu imaginer qu'elles
vivraient en bonne harmonie. Sans doute le prêtre
favorisait la commune; le prêtre a été Guelfe, il a
'favorisé la commune ; mais il la favorisait plus encore
comme un moyen contre la féodalité que comme
institution populaire ; cela est vrai, du moins, du
haut clergé, et cela est prouvé par la promptitude
avec laquelle le clergé s'est rattaché au principe de
la monarchie, et même de la monarchie absolue.


Ainsi l'antipathie de l'Église pour le système
32




354 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


féodal était un autre fait qui était également: favo_
rable à la royauté.


Je vous en indiquerai un dernier. Vous savez tous
quel est le développement de l'esprit humain qui a
eu lieu par les études théologiques et par les études
de jurisprudence. Aujourd'hui, le nom de savant est
réservé particulièrement à ceux qui connaissent à
fond les sciences exactes et physiques. Dans ces
temps-là, les savants étaient les théologiens et les
juristes ; c'était là la science, et dans la plus grande
partie de l'Europe, il n'y en avait pas d'autre. Or, il
faut bien le dire, la monarchie doit une grande
reconnaissance aux juristes. Les juristes étaient la
plupart opposés à tous les autres principes et favo-
rables au principe monarchique. On les a fort accu•
sés de cette tendance, on les a accusés d'avoir fait
tous leurs efforts pour établir la monarchie absolue.
Je ne veux pas les laver de tout reproche à cet égard,
mais il faut voir le fait sous son véritable point de
vue. Où le juriste de ce temps-là prenait-il son
instruction ? Dans les souvenirs de Rome, dans ce
qu'il pouvait comprendre des monuments qui res-
taient du droit romain. Pouvait-il remonter aux
temps anciens, pouvait-il remonter aux périodes
antérieures à l'Empire ? Non. Ses idées se reportaient
tout naturellement sur ce qui était le plus rapproché
de son temps, sur l'Empire, et même sur l'Empire
de Constantinople ; il ne pouvait pas faire autre
ment. Dès lors il adopta, en quelque sorte, d'une
manière toute naturelle et sans s'en douter, les idées


-cabinet, étudiait les lois de cette Rome qui avait
dans sonde l'Empire de Constantinople. Le juriste,


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON. 355


laissé une si grande renommée et puis des idées
d'ordre, de droit commun et de hiérarchie politique ;
et tournant ses regards sur le désordre de la féoda-
lité, sur les abus si fréquents de la force de l'individu
contre l'individu, il était assez naturellement conduit
à ne voir de salut que dans le système impérial.


La Commune, de son côté, n'échappait pas non
plus au désordre par les raisons que j'ai indiquées.
Le juriste ne voyait pas encore là ces idées d'ordre,
de régularité qu'il avait prises dans ses études, et il
était frappé, entre autres, de cette idée que la Com-
mune ne pouvait pas arriver à une administration
passable de la justice. Je dis à une administration
passable de la justice, car comment administrait-on
la justice alors? On en était arrivé à ce point qu'aucun
homme du pays ne pouvait administrer la justice. On
faisait venir un étranger, qu'on appelait un podestat,
à qui l'on confiait l'administration de la justice, c'est-
à-dire le droit d'emprisonner, de torturer, de muti-
ler, de mettre à mort. C'était un étranger ; c'était le
seul moyen qu'il fût impartial, qu'il pût braver les
animosités et les haines. Eh bien, placez un juriste
d'alors devant ces circonstances, et vous ne serez pas
étonné qu'il demandât de toutes ses forces le réta-
blissement du pouvoir impérial.


Sous l'influence de ces causes, il est évident que
l'idée de la royauté devait se développer peu à peu,
et les rois, par ce seul fait qu'ils étaient des individus
seuls et non des corps, étaient éminemment propres
à. tirer profit de toutes les circonstances qui favori-
saient le développement de la royauté. La royauté,
dans ce temps-là, a eu la puissance que possède un




:356 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


homme qui n'a qu'une idée. Vous savez quelle e
.
st la


puissance d'un homme qui n'a qu'une idée, qu'un
but. Or, la royauté se trouvait alors dans cette situa-
tion, et comme elle ne cessait jamais, le principe
héréditaire la maintenant, elle était éminemment
propre à profiter des faits généraux de la société.
D'ailleurs la féodalité prêtait le flanc, elle le prêtait
de bien des manières; et pour n'en citer qu'une, elle
le prêta d'une manière remarquable lorsqu'elle se
précipita en Asie. Les croisades donnent l'idée de la
féodalité mieux que toute autre chose. Cet abandon
du certain pour l'incertain, cet abandon soudain de
la sûreté pour le danger, tant de légèreté et tant de
bravoure, tant de nobles exploits et une telle absence
de toute idée de suite ne pouvaient se trouver que là
où la féodalité dominait. 11 fallait des hommes doués
d'une grande croyance et en même temps assez
hardis, assez imprudents pour tout abandonner,
pour aller se faire mutiler, décimer corps et biens,
directement ou indirectement, dans les champs de la
Palestine.


Le roi aussi allait aux croisades, mais il y avait
entre les deux situations une différence qu'il faut
remarquer. Si le roi allait à la croisade et qu'il lui
arrivât malheur, la royauté restait., elle se continuait
par l'hérédité ; si le seigneur se rendait à la croisade
et y mourait, le fief restait aussi ; mais le seigneur
avait dû faire des affranchissements pour se procurer
de l'argent, mais le fief d'ailleurs tombait souvent en
quenouille, et de cette manière, la puissance féodale
s'affaiblissait.


Les communes, vous avez vu leur côté brillant et,


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON.
357


à côté, leur défaut; elles manquaient d'une organi-
lion générale assez puissante, et il en résulta que la
commune ne put jamais s'élever assez haut pour
s'emparer de la société.


L'Europe placée entre ces deux formes diverses,
opposées, ne pouvant ni avec l'une ni avec l'autre
parvenir à une organisation forte, à une organisation
durable, l'Europe, dis-je, entre ces deux morcelle-
ments, avait besoin, avant tout, de force et d'unité.
Et dans la position où elle se trouvait à cette époque,
il ne lui restait que deux moyens d'atteindre ce but,
l'Église et la monarchie. L'Église lui servait comme
moyen d'unité morale, la monarchie comme moyen
d'unité politique et de force nationale, et c'est ainsi
que, l'histoire à la main, on voit le principe monar-
chique grandir peu à peu et devenir le droit public
de l'Europe à peu d'exceptions près. Et c'est ainsi
qu'au nom de la force nationale, de l'unité politique,
(le l'intérêt général, par opposition à la féodalité,
par opposition à cette organisation si variable
et si capricieuse, il obtint ce que la féodalité n'a
jamais pu obtenir, c'est-à-dire de se faire accep-
ter par le peuple. Mais ce principe se trouvait lui-
même en présence d'autres éléments et d'autre forces
sociales. Car, entre autres principes, la féodalité
coexistait, le principe communal coexistait, l'Église
coexistait avec le principe et l'élément monarchique.
Il fallait donc nécessairement, de deux choses l'une :
ou bien que le principe monarchique domptât toutes
les autres forces sociales et les absorbât en lui-même,
ou bien qu'il fit une part à chacune, qu'il devint leur
associé. C'est dire en d'autres termes qu'il devait




358 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


arriver de deux choses l'une : ou la monarchie
absolue, ou la monarchie limitée. Or, ces deux guu_
vernements , ces deux formes de monarchie se
réalisèrent effectivement l'une et l'autre, non pas
cependant d'une manière aussi nette, aussi par-
faitement, régulière que peut l'exprimer la généra-
lisation historique comme manifestation d'une théo-
rie reconnnue, d'une theorie acceptée. Nullement.
C'étaient des faits qui se développaient peu à peu,
comme ils pouvaient, mais en tendant vers l'une ou
l'autre de ces deux idées que je viens d'indiquer, en
se rapprochant davantage ici de la monarchie
absolue , là de monarchie limitée, voulant ici
absorber tout, se résignant là à partager.


La monarchie absolue ou quasi-absolue, un peu
plus tôt, un peu plus tard, sous une forme plus ou
moins manifeste, plus ou moins explicite , d'une
manière plus ou moins avouée, finit par se natura-
liser en France, en Espagne, en Portugal, à Naples
et ailleurs. La monarchie limitée, limitée d'une ma-
nière fort différente, ici par la féodalité, ailleurs par
l'élément communal, avec leurs mille et mille va-
riétés, se réalisa en Angleterre essentiellement, en
Allemagne, en tant qu'empire d'Allemagne; et puis,
vous avez la royauté de Pologne, la royauté élective
dont le chef n'a jamais été que le chef d'une répu-
blique fédérative. Mais pour arriver à une intelli-
gence approfondie de ces grands résultats, il fau


-drait des développements historiques assez étendus,
et il serait à la fois curieux et important de suivre
dans leur marche historique les efforts de ces prin


-cipes divers ou pour dominer tous les autres On


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON. 359


pour se coordonner entre eux, pour aboutir ainsi à
une sorte de gouvernement national. Mais ces déve-
loppements historiques nous mèneraient trop loin, etje dois me hâter d'arriver au but que nous devons
essentiellement atteindre, à l'exposition du droit
positif politique actuellement en vigueur en France.




SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON.


SOMMA IRE


Caractères essentiels de la monarchie qui gouverne la France : 1 0
Elle


est héréditaire, par ordre de primogéniture, de mâle en mâle, à l'ex-
clusion des femmes et de leurs descendants; loi salique; 2 0


elle est
représentative ou constitutionnelle. — Pouvoirs législatif, exécutif,
judiciaire. — Quand ces trois pouvoirs sont réunis dans la même
personne, il y a pouvoir absolu. — Comment doit être entendu le
principe de la séparation (les pouvoirs. — C'est dans l'élément 'monar-
chique qu'est posé le principe d'unité qui tient ensemble les trois
parties de la machine gouvernementale; la monarchie a une part
dans les trois branches du pouvoir, mais cette part est limitée, et elle
ne peut aller au delà. — L'initiative en toutes choses appartient au
pouvoir législatif, composé du roi et des deus Chambres; c'est donc
l'organisation de ce pouvoir qu'il faut étudier d'abord, et il paraît
logique de commencer par celle des trois branches de ce pouvoir qui
procède de l'élection, la Chambre des députés.


MESSIEURS,


Le gouvernement de la France n'est pas un gou-
vernement de privilége. Nous avons déjà expliqué
longuement dans la première partie de ce cours que
le principe fondamental de notre organisation sociale,
principe formellement écrit en tête de la Charte, est
le principe de l'égalité civile. Je ne reviendrai plus
sur cette matière, qui me parait épuisée.


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON. 361


Quant à la forme du gouvernement aujourd'hui
en vigueur, c'est la forme monarchique. C'est là la
forme qui, à quelques exceptions près, a été adoptée
en France, depuis que les Gaules, se détachant de
l'Empire romain, ont essayé d'avoir une organisation
politique particulière.


La monarchie française réunit les caractères
essentiels qui suivent : elle est héréditaire, par ordre
de primogéniture, de mâle en mâle, à l'exclusion des
femmes et de leurs descendants; enfin elle est repré-
sentative, limitée, constitutionnelle, comme vous
voudrez l'appeler.


Je prends chacun de ces quatre caractères de la
monarchie française.


Elle est héréditaire, c'est-à-dire qu'elle exclut for-
mellement la forme élective. La forme élective a tou-
jours été, dans l'ordre des idées monarchiques, une
forme en quelque sorte exceptionnelle, une forme
qui n'a jamais longtemps resté, dès que le peuple
chez lequel elle s'est établie s'est avancé dans la car-
rière de la civilisation, les inconvénients de la forme
élective ayant bientôt frappé les esprits.


Par ordre de primogéniture de mille en mille. Il
n'est personne qui n'ait entendu parler d'une loi qui,
dit–on, est le fondement de ce principe, l'exclusion
des femmes de la succession au trône ; il n'est per-
sonne qui n'ait entendu parler de la loi salique.
Qu'était-ce donc que cette loi salique dont tant de gens
ont parlé et que si peu de gens ont lue ? (Ce n'est pas
moi qui parle, c'est Montesquieu, Esprit des Lois,
liv. XVIII, ch. xxii). C'était la loi d'un des peuples
barbares, des Saliens, une des lois barbares dont la




36 •
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rédaction a eu lieu après que ces peuples eurent
envahi l'Occident. C'était la loi d'un de ces peuples
germains chez qui on ne pouvait dire rigoureusement
qu'il y eût une monarchie, ni même beaucoup de
terres appropriées, car ces peuples germains, tels
que Tacite les a si bien décrits, ne possédaient que des
maisons isolées entourées d'un petit terrain. Le reste
des fortunes particulières consistait en armes, en
troupeaux, en esclaves, en chevaux, en choses mobi-
lières. Il est donc singulier qu'on soit parti de cette
loi salique pour en tirer le principe de l'exclusion des
femmes du trône.


Voici comment s'exprimait cette loi. Je prends la
traduction de Montesquieu :


« 1° Si un homme meurt sans enfants, son père
» ou sa mère lui succéderont ; 2° s'il n'a ni père
» ni mère, son frère ou sa soeur lui succéderont ;
» 3° s'il n'a ni frère ni soeur, la soeur de sa mère lui
» succédera ; 4° si sa mère n'a point de soeur, la
• Soeur de son père lui succédera ;


si son père
» n'a point de soeur, le plus proche parent par mâles


lui succédera ; 6° aucune portion de la terre salique
ne passera aux femelles, mais elle appartiendra aux
milles, c'est–à-dire que les enfants mdles succéderont
à leur père ».
Ce texte dit tout simplement : Lorsqu'il s'agira de


succession d'enfants, la terre salique appartiendra
aux mâles et ils la partageront entre eux, c'est-à-dire
que les enfants mâles succéderont au père, ou pour
mieux dire, partageront. la succession. Car cette terre
salique était précisément cette terre qui entoura it la
maison. Il est bien clair qu'on devait la donner atr-1


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON. 363


mâles. Les filles se mariaient et allaient habiter la
maison et la terre de leur mari. Et d'ailleurs, dans ce
temps de violence, la terre devait être confiée à
celui qui pouvait la défendre.


Lorsque les Francs sont devenus maîtres de la
Gaule, ils sont devenus riches. Leur position a changé
comme propriétaires territoriaux, et alors on trouve
une grande quantité de documents où il est question
de la succession des femmes. On trouvait rigou-
reuse la disposition de la loi qui leur était rela-
tive.


Vous voyez donc, sans entrer dans aucune discus-
sion, que cette induction de la loi salique est une
induction forcée. C'était une application du droit
civil au droit politique et une application forcée, car
cette exclusion dans la loi salique n'était pas systé-
matique. C'est une confusion d'idées qui a fait
attribuer à la loi salique un droit féodal, puisque la
féodalité n'existait pas en Germanie. Elle ne s'est
établie qu'au x5 siècle, et c'est alors seulement que
sont nées ces idées de la conservation de l'éclat des
familles.


Cependant, il est parfaitement vrai que cette loi
doit avoir eu une certaine influence sur l'application
du principe au droit politique. Car l'exclusion des
femmes de la succession au trône se trouve admise
dans les pays soumis à la loi salique et non dans les
autres. Mais c'est là, aujourd'hui, une chose de pure
curiosité, car l'exclusion des femmes peut se motiver
sur des raisons meilleures, principalement sur celles
de nationalité, les femmes pouvant t'aire passer le
royaume à un prince étranger. •




364
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Nous avons dit en dernier lieu que la monarchie
est représentative ou constitutionnelle. Or, vous le
savez tous, on est convenu de considérer le pouvoir
social sous trois points de vue divers, selon la forme-
de l'action qu'il exerce, le pouvoir législatif, le pou.
voir. exécutif et administratif et le pouvoir judiciaire.
Le pouvoir législatif qui déclare la volonté du gou-
vernement social, le pouvoir exécu tif qui fait exécuter
cette volonté, et qui en même temps administre les
affaires générales. Et puis il peut arriver qu'il y ait
dissentiment entre celui qui doit faire exécuter la loi
et celui qui doit s'y soumettre. De là une contesta-.
tion spéciale, particulière, individuelle, sur un point
déterminé. Il peut arriver encore qu'il s'élève une
discussion sur l'application des lois entre individus.
et individus, ou bien enfin que des individus portent
atteinte aux droits de la société ou des autres indi-
vidus, en commettant des crimes, des délits. Dans
tous ces cas, il s'élève une question qui n'est plus
une question générale, mais une question parti-
culière qui doit être vidée devant le pouvoir judi-
ciaire.


C'est là que se trouve la ligne de démarcation entre
le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Le pou-
voir législatif consulte les intérêts généraux de la
société et statue sur ces intérêts généraux. Lorsque,
ensuite, s'élève la question de savoir si un individu
s'est ou non conformé à la loi, il y a là une question
qui est d'un autre ordre, qui est d'un ordre secon-
daire, dont la décision n'est plus une affaire générale,
mais une affaire particulière.


C'est là le caractère propre du pouvoir judiciaire,


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON. 365


c'est de décider des questions particulières d'après
la loi générale, mais de ne point statuer sur les inté-
rêts généraux.


En d'autres termes, il n'y a de pouvoir initial que
le pouvoir législatif. Les autres partent de là, l'un
pour faire exécuter et administrer, l'autre pour dé-
cider les questions particulières, conformément à la
loi générale.


Lorsque ces trois pouvoirs sont réunis dans la
même personne, ou dans les mêmes personnes,
lorsque le même homme qui fait la loi générale
est en même temps chargé de la faire exécuter
et de décider les contestations qu'elle peut faire
naître, il y a pouvoir absolu. Il n'y a pas là de
limites légales à tracer, car pour que ces limites
puissent être tracées, il faut un pouvoir capable
de les faire respecter. Or, tous les pouvoirs étant
concentrés dans les mêmes mains, il ne peut y
avoir rien de semblable.


Lorsque, au contraire, les pouvoirs sont séparés,
il n'y a point pouvoir absolu. _ainsi, l'un fait la loi ;
sans doute il peut la faire mauvaise ; les hommes se
trompent, quelque nombreux qu'ils soient. Mais une
fois la loi rendue, c'est une règle qu'on connaît, on
sait à quoi l'on doit se conformer. Et lorsque c'est
un autre pouvoir qui est chargé de décider si l'on s'y
est conformé ou non, celui qui l'a faite ne pourra pas,
après coup, la faire plier à sa fantaisie. Si le pouvoir
législatif veut satisfaire de mauvaises passions, il
pourra faire des lois dans ce sens ; mais ce sont des
luis qui ne pourront avoir de force que pour l'avenir
et non pour décider sur tel ou tel fait accompli. On


1/4,




36G COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


les connaîtra, et l'on pourra se mettre dans le cas de
n'en être pas atteint.


De même, si le pouvoir exécuteur ou administra-
teur abuse de son pouvoir en faveur des intérêts
individuels et qu'il soit en même temps juge, c'est un
pouvoir sans limites. Il peut changer la loi à son gré,
déclarer qu'on l'a violée lorsqu'on s'y est conformé
et la violer lui-même, puis déclarer qu'il l'a res-
pectée.


Voilà des principes désormais universellement
reçus. Cependant, quand on dit — la séparation des
pouvoirs, — peut-on entendre par là une séparation
telle qu'il n'y ait aucun point de contact entre un pou-
voir et un autre, que ce soient pour ainsi dire trois
rouages juxtaposés les uns contre les autres sans se
toucher? Évidemment il en résulterait une lutte entre
eux ou une inaction complète. Lors donc qu'on dit
séparation, on ne veut pas parler de cette séparation
matérielle ; on entend par là que les pouvoirs soient
séparés de manière que l'un ne soit pas dans la
dépendance de l'autre, de manière que chacun dans
sa sphère ait cette liberté d'action dont nous avons
parlé.


Voilà ce qu'on doit entendre par séparation des
pouvoirs. Et en effet, il n'y a pas de constitution dais
laquelle, en y regardant un peu de près, on ne trouve
quelques points (le contact entre les différents pou-
voirs. Mais la séparation existe lorsque le pouvoir
législatif est effectivement maître de statuer sans dé-
pendre du pouvoirjudiciaire, lorsque le pouvoirju dl


-ciaire ne reconnaît d'autre règle que la loi et sa con
-science, lorsque k pouvoir exécutif dans sa sphère


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON. 3G7


particulière n'est pas obligé de se soumettre aux vo-
lontés des autres pouvoirs.


Nous verrons en avançant que ces notions géné-
rales rencontrent de très-grandes difficultés dans la
pratique, parce qu'il est difficile de mettre trois
pouvoirs en contact sans qu'il y ait de conflit entre
eux.


Oit est placé l'engrenage, si je puis parler ainsi,
de ces rouages qui constituent notre organisation
politique? Où est placé le principe de l'unité, d'après
notre constitution ? Il est placé évidemment dans le
principe monarchique. En ouvrant la Charte, vous
trouverez que cet élément n'est étranger complète-
ment à aucun des trois pouvoirs dont nous avons
parlé. En effet; l'élément monarchique ou, pour par-
ler comme on le fait souvent, la couronne, a, outre
sa portion de pouvoir législatif, la nomination des
pairs, la convocation et la prorogation des Cham-
bres, la dissolution de la Chambre des Députés.
Quant au pouvoir exécutif et administratif, il lui ap-
partient à peu près exclusivement, sauf l'influence
indirecte du pouvoir législatif. Ainsi, elle a seule la
représentation du pays dans les relations exté-
rieures, le droit de paix et de guerre, la nomination
et la révocation des ministres et autres agents, le
commandement des armées, la publication des lois,
le droit de faire (les ordonnances et autres actes né-
cessaires pour l'exécution des lois, enfin l'adminis-
tration générale du royaume. Le pouvoir judiciaire
l ui-même ne lui est pas complètement étranger. Ainsi
el le a la nomination des juges, la poursuite par ses
agents, la nomination et la révocation de ces agents,




36S COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


c'est-à-dire des agents du ministère public, certains
droits de réquisition en matière civile, enfin le
droit de grâce.


Ainsi c'est évidemment dans cet élément qu'est
posé le principe d'unité qui tient ensemble les trois
parties de la machine.


Quelles sont donc toutefois les limitations du prin-
cipe monarchique? En d'autres termes, quelle est
la part que le pays prend à l'administration des
affaires générales, sous le point de vue législatif
d'abord, puis sous le point de vue administratif, enfin
sous le point de vue judiciaire ?


Nous étudierons d'abord la question du pouvoir
législatif. On appelle souvent les trois branches qui
le composent les trois pouvoirs. J'ai dit mille fois
que je n'attache aucune importance aux mots ; niais
pourtant il faut s'entendre. Eh bien, ce rie sont pas
trois pouvoirs, mais trois branches de l'un des trois
pouvoirs, du pouvoir législatif.


Nous commencerons par examiner quelle est la
part de la Chambre des Députés. Mais il faut se de-
mander avant tout d'où vient cette Chambre, com-
ment elle est formée, ce qui exige de notre part
l'examen et l'étude du système électoral aujour-
d'hui en vigueur. Ensuite viendront les mêmes ques-
tions pour la Chambre des Pairs. Une fois les deux
Chambres constituées, nous nous permettrons, pour
ainsi dire, de les convoquer pour les faire agir,
pour voir où ce qu'on appelle la loi prend s
source, et quelles sont les phases par lesquelles
elle doit passer pour être effectivement une loi.
Vous aurez alors une idée suffisante du pouvoiï


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON.
360


législatif tel qu'il se trouve établi par la loi cons-
titutionnelle.


Nous passerons ensuite au pouvoir administratif.
Car clans l'ordre des idées le pouvoir judiciaire arrive
en troisième lieu. J'ai dit une autre fois qu'il est, au
bout du compte, la clef de la voûte ; niais on pourrait
aussi, si l'on voulait se livrer à des imaginations ro-
manesques, se figurer un pays où il n'y aurait pas de
pouvoir judiciaire, c'est-à-dire où il ne s'élèverait
jamais de contestations entre les individus ou entre
les individus et le pouvoir social. Ainsi, de sa nature,
il arrive en troisième lieu pour réparer, si je puis
m'exprimer ainsi, les brèches, les dégâts particuliers
qui dans le champ des intérêts, d'es passions, peu-
vent être faits à l'édifice politique et social. L'étude
du pouvoir législatif sera clone notre premier
objet.


Mais en attendant, partons toujours de ce principe :
qu'il y a chez nous monarchie, mais monarchie limi-
tée, représentative, limitée sous le point de vue des
trois pouvoirs. Et pour le prouver, il n'est pas besoin
de sortir de la Charte. Voyez l'article •4, ainsi
conçu : « La puissance législative s'exerce collective-
» nient par le Roi, la Chambre des Pairs et la Cham-
» bre des députés ». Il n'y a donc pas de loi si elle
n'est pas faite colletivemeni par les trois branches
du pouvoir législatif.


Quant au pouvoir exécutif et administratif, nous
trouvons : Article 12. « La personne du Roi est
» inviolable et sacrée ; ses ministres sont respon-
» sables ». Nous trouvons à l'article 13 : « Le Roi...
» fait les règlements et ordonnances nécessaires


24
#63',




370 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais
» ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser
» de leur exécution. Vous trouvez de même à
l'article 47 : « La Chambre des Députés a le droit
» d'accuser les ministres et de les traduire devant la
» Chambre des Pairs, qui seule a celui de les juger».
Enfle l'article 79 : « Il sera pourvu successivement,
• par des lois séparées et dans le plus court délai


'9» possible,- aux objets qui suivent -


-
° la respon


» sabilité des ministres et des autres agents du
• pouvoir ».


Quant au pouvoir judiciaire, il ne faut pas s'arêter
à une phrase de l'article 48 que nous expliquerons
en temps et lieu, et où il est dit : « Toute justice
» émane du Roi D. La justice est rendue par des
juges inamovibles et par des jurés, et ces deux points
sont formellement consacrés par les articles 49 et, 56.
Et pour corroborer les dispositions de ces deux arti-
cles, vous trouvez en outre le principe de l'article 53 :
« Nul ne pourra être distrait de ses juges naturels ».
De sorte que, entre les justiciables et l'ordre judi-
ciaire, il y a un rapport constitutionnel, rapport que
le pouvoir exécutif et administratif ne peut pas alté-
rer. En conséquence, et c'est l'article 4 qui le dit :
« Il ne pourra être créé de commissions et de tribu-
» naux extraordinaires, à quelque titre et sous quel-
» que dénomination que ce puisse être D.


Voilà donc comment la monarchie se trouve être
une monarchie représentative, une monarchie limi-
tée. Si elle a une certaine part aux trois branches du
pouvoir, vous voyez qu'en même temps il n'Y a
aucune des branches (le ce pouvoir où elle ne l'en'


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON. 371


contre des limites, limites qu'elle ne saurait franchir
sans se mettre en dehors de la constitution.


L'exercice du pouvoir législatif est sans doute la
base de l'organisation politique. Ainsi que je l'ai dit,
c'est là le point de départ. Qui dit loi, dit commen-
cement ; qui dit loi, dit un acte qui n'est pas précédé
d'un autre fait gouvernemental. Que vous fassiez une
loi nouvelle ou que vous amendiez une loi ancienne,
qu'importe ? Toujours est-il que la confection de la
nouvelle loi ou la correction (le l'ancienne est un faii,
initial. Ainsi le mot initiative est un mot bien choisi,
c'est un mot caractéristique. Le pouvoir exécutif, en
tant que pouvoir exécutif, n'a pas d'initiative, ou s'il
l'a dans quelques cas rares, c'est parce que la loi le
lui a expressément donné. Ainsi nous avons vu, en
examinant la loi d'expropriation pour cause d'utilité
publique, . que quand il s'agit de travaux peu impor-
tants, il n'est pas besoin d'une loi, mais c'est là. une
délégation spéciale du pouvoir législatif sur un objet
déterminé. C'est une espèce de législature au petit
pied à laquelle le législateur a consenti pour simpli-
fier certaines opérations ; mais ce qu'on tient ainsi
par délégation spéciale, bornée à un objet déterminé,
n'est pas un droit propre.


L'initiative donc n'appartient en toutes choses
qu'au pouvoir législatif. Quand la couronne propose
une loi, elle agit comme branche du pouvoir législa-
tif. Sans doute, la circonstance que le gouvernement
est mieux que tout autre informé des faits sociaux,
parce qu'il a une masse de moyens pour les con-
naître, rend cette initiative plus facile. Mais cette
initiative est déjà un exercice de la puissance




d


372 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


législative. Et quand dans le système actuel, un
député, un pair de France, fait une proposition à la
Chambre, il prend l'initiative dans une affaire légis-
lative.


Ainsi donc, nous avons toutes sortes de raisons
pour commencer par étudier le pouvoir législatif, le
pouvoir initial, dans ses divers éléments. Or, ce pou-
voir se compose, encore une fois, du roi et des deux
Chambres. La Chambre des Députés est le résultat de
l'élection. L'élection est le fait des citoyens réunis-
sant certaines conditions que la loi a prescrites. Eh
bien, c'est donc là le premier anneau de l'organisa-
tion politique ; le système électoral est à son tour le
commencement du système politique.


Il me paraît donc logique d'étudier l'organisation
politique de la France, en commençant non-seule-
ment par le pouvoir législatif, mais par celle des
branches du pouvoir législatif qui est le résultat de
l'élection. Or, il n'est personne qui ne sache par ou




-dire, au moins, combien ont été nombreuses les
variations et les vicissitudes du pouvoir électoral
depuis que ce système est en vigueur. Il y a une série
de lois qu'il serait à coup sûr fort long d'examiner et
d'analyser. La loi électorale est une loi pleine de
détails, une loi qui a dû descendre nécessairement
jusqu'à la partie purement réglementaire, parce qu'il
était essentiel de bien définir les droits de ceux
qu'on a appelés à exercer une fonction aussi
importante. Nous devrons donc prêter à l'étude de
la loi électorale une grande attention, parce que ce
n'est pas là une loi qu'on puisse prendre per .2tinnal
capita.


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE.


Formes diverses d'élection des membres du corps législatif dans les
constitutions de 1791, de 1793, de l'an III et de l'an VIII. — Charte
de 1814. — Loi du 5 juin 1817. — Loi du 29 juin 1820 : — Double vote.
— Lois de 1827 et de 1828. — Charte de 1830 et loi du 19 avril 1831 :
abaissement de l'âge et du cens. — Examen des diverses dispositions
de la loi sur le montant et la nature des contributions formant le cens
électoral.


MESSIEURS,


L'élection est le fait de la réunion d'un certain
nombre de citoyens dans le but de choisir un man-
dataire qui participe à l'administration générale de
l'État comme membre du pouvoir législatif. Tout in-
dividu peut-il être électeur ? L'élection doit-elle être
directe ou indirecte? Les électeurs sont-ils tous élec-
teurs au même titre et ont-ils le même droit? Ce
sont là des recherches qui ne manqueraient pas
d'intérêt, mais qui ne font pas l'objet de notre cours
et dans lesquelles je n'ai pas l'intention d'entrer.


Les formes de l'élection ont varié en France,
comme partout ailleurs, selon les modifications
qu'éprouvait le système de gouvernemen t. Dans la
Constitution de 1791, il y avait le système de l'élec-





374
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


lion indirecte. Au titre 3, chapitre t r , section 2, il
est dit : « Article l er . Pour former l'Assemblée natio-
» nale législative, les citoyens actifs se réuniront
• tous les cieux ans en assemblées primaires dans
» les villes et dans les cantons.... » Article G. Les
» assemblées primaires nommeront des électeurs
» en proportion du nombre des citoyens actifs
» domiciliés dans la ville ou dans le canton. — Il sera
» nommé un électeur à raison de cent citoyens actifs,
» présents ou non à l'assemblée. — 11 en sera
» nommé deux depuis cent cinquante-un jusqu'à
» deux cent cinquante, et ainsi de suite ». Enfin, à
la section 3, article l er , il est dit: « Les électeurs
» nommés en chaque département se réuniront pour
» élire le nombre de représentants dont la nomina-
» Lion sera attribuée à leur département et un nombre
» de suppléants égal au tiers de celui dés représen-
» tants ». Voilà un exemple de ce qu'on appelle
l'élection indirecte, c'est-à-dire qu'il y a un inter-
médiaire entre le premier électeur et le député nom-
mé. Ce ,'n'est pas le premier electeur qui nomme
immédiatement le député, il nomme seulement des
électeurs. C'est là une forme de l'élection indirecte.
Il est évident que l'élection indirecte peut se faire
sous des formes très-différentes, et l'on en a beaucoup
d'exemples.


Les rédacteurs de la Constitution de 1793 en re-
vinrent à l'élection directe. « Article 23. Chaque
» réunion d'assemblée primaire résultant d'une po-
» pulation de trente-neuf mille à quarante-un mille
» âmes nomme i mmédiatement un député ». Ainsi
lit, comme vous voyez, l'intermédiaire était sup-


SOIXANTE—TREIZIÈME LEÇON. 375


primé, l'élection était directe. Mais dans la Consti-
tution de l'an III (22 août 1795) le système de l'élec-
tion indirecte reparut. Vous trouvez à l'article 33 :
» Chaque assemblée primaire nomme un électeur à
D


raison de deux cents citoyens présents ou absents
» ayant droit de voter dans ladite assemblée.... »
Les assemblées électorales, nommées ainsi par les
assemblées primaires, élisaient : 1° les membres
» du corps législatif, c'est-à-dire les membres du
» conseil des Anciens, et ensuite les membres du
» conseil des Cinq-Cents... » Les membres des deux
conseils n'étaient pas élus par les assemblées pri-
maires, mais par les assemblées électorales que
nommaient les assemblées primaires ; il y avait donc
là encore élection indirecte.


Si l'élection était indirecte dans la Constitution de
l'an III, elle l'était à bien plus forte raison dans celle
de l'an VIII. Voici les articles 7, 8 et 9. « Article 7.
» Les citoyens de chaque arrondissement désignent


par leurs suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient
les plus propres à gérer les affaires publiques. Il
eu résulte une liste de confiance contenant un
nombre de noms égal au dixième du nombre des


» citoyens ayant droit d'y coopérer. C'est dans cette
» première liste communale que doivent être pris
» les fonctionnaires publics de l'arrondissement. —


Article 8. Les citoyens compris dans les listes
communales d'un département désignent égale-
ment un dixième d'entre eux. Il en résulte une
seconde liste dite départementale dans laquelle


» doivent être pris les fonctionnaires publics du dé-
» partement. — Article 9. Les citoyens portés dans




376 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» la liste départementale désignent pareillement un
» dixième d'entre eux ; il en résulte une troisième
» liste qui comprend les citoyens de ce département
» éligibles aux fonctions publiques nationales ».


Comment ensuite arrivait-on à avoir un Corps lé-
gislatif? Le voici : La Constitution avait institué un
Sénat, qu'on appelait Sénat conservatenr„composé
de quatre-vingts membres inamovibles


•et à vie,
âgés de quarante ans au moins. Ce Sénat, après une
première nomination, se recrutait lui-même sur une
liste triple de candidats présentée, la première par
le Corps législatif, la seconde par le Tribunat, et la
troisième par le premier consul. C'était ce Sénat qui,
sur la liste dont nous venons de parler, sur cette
liste de candidats aux fonctions publiques nationales,
choisissait les législateurs. « Article 19. Toutes les
» listes faites dans les départements en vertu de Par-
» ticle 9 sont adressées au Sénat, elles composent la
» liste nationale. — Article 20. Il élit, dans cette
» liste, les législateurs, les tribuns, les consuls, les
» juges de cassation et les commissaires à la compta-
» bilité ».


Le pouvoir du Sénat allait même plus loin, car il
pouvait annuler tous les actes qui lui étaient déférés
comme inconstitutionnels, soit par le Tribunat, soit
par le gouvernement. Or, parmi ces actes se trou -
valent les listes d'éligibles, ainsi que cela est indiqué
clans l'article 21.


Voilà plusieurs exemples de l'élection que nous
avons appelée indirecte.


La Charte de 1814 n'admettait pas l'élection in-
directe; elle disait, article 35: « La Chambre des


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON. 377


p Députés sera composée des députés élus par les
» colléges électoraux... » Ainsi l'élection était im-
médiate et directe ; les colléges électoraux se réu-
nissaient et nommaient eux-mêmes les députés.
L'article ajoute: «... par les colléges électoraux dont
Dl'organisation sera déterminée par des lois », et
nous trouvons à. l'article 10 : « Les électeurs .qui
D concourent à la nomination des députés ne peu-
» vent avoir droit, de suffrage s'ils ne payent une
» contribution directe de 300 fr. et s'ils ont moins
» de trente ans ». Le rédacteur aurait peut-être été
bien embarrassé d'expliquer ce qu'il voulait dire par
cette tournure de phrase : Les électeurs qui concou-
rent à la nomination des députés ne peuvent avoir droit
de suffrage s'ils payent moins de 300 fr., etc... ; mais,
quoi qu'il en soit, l'élection était directe et immé-
diate.


Il s'agissait maintenant d'organiser le système
électoral sur ces deux bases ; cette organisation a
été faite à diverses reprises ; il y a eu la loi de 1817,
la loi de 1820, d'autres lois encore, et en particulier
celles de 1827 et de 1828; mais sous le point de vue
que nous considérons, ce sont surtout les lois de
1817 et 1820 qui doivent attirer un instant votre
attention.


La loi de 1817 n'était au fond qu'une application
de ces articles de la Charte que je viens de citer.
Ainsi, on prenait dans l'article 40 la désignation des
qualités requises pour être électeur ; on formait des
colléges départementaux, tous les électeurs s'y ren-
daient et procédaient à la nomination immédiate
(les députés. 'Voilà le système de la loi du 5 février




378 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


1817. Il n'y avait là rien de particulier. Mais ces
éléments se renouvelaient chaque année par cin-
quième en vertu de l'article 37 de la même Charte :
« Les députés seront élus pour cinq ans et de ma-
» nière que la Chambre soit renouvelée, chaque an-
» née, par cinquième ».


La loi de • 817, je le répète, n'a fait qu'nne orga-
nisation sur les bases posées dans l'article que je
viens de lire. Mais il n'en est pas de même de la loi
du 29 juin 1820. Par cette loi, on prétendait expli-
quer et appliquer cette fin de l'article 35 que je vous
ai fait remarquer. — « La Chambre des Députés sera
» composée des députés élus par les colléges élec-
toraux dont l'organisation sera déterminée par des lois ».
Or, par organisation, on ne devait apparemment
entendre autre chose que l'exécution des principes
posés dans la Charte. Il n'en fut pas ainsi. On ima-
gina deux catégories d'électeurs. On eut d'abord des
électeurs tels qu'ils étaient jusque-là ; ces électeurs
devaient se réunir en collége d'arrondissement,
et chaque collége d'arrondissement devait nom-
mer un député. Ainsi, ces colléges nommaient
258 députés ; le nombre des députés avait été
fixé à 430. Tous les électeurs, ne l'oublions pas,
figuraient dans les colléges d'arrondissement. Puis,
sur la masse des électeurs, dans chaque départe-
ment, on prenait un quart des électeurs d'arron-
dissement parmi les électeurs les plus imposés, et l'on
amenait ce quart au chef-lieu du département, on
les constituait en collége de département, et les
mêmes électeurs qui avaient déjà voté comme élec-
teurs d'arrondissement, votaient seuls dans le col'


SOIX.\NTE-TREIZIÈME LEÇON.
379


lége de département et nommaient 172 députés.
Voilà le système des deux espèces de colléges,
formant, comme vous le voyez, deux classes
d'électeurs ayant chacun un droit électoral parti-
culier, ou, pour mieux dire, une classe ayant un droit
électoral commun, et une autre classe ayant un droit
commun et un droit particulier ; en d'autres termes,
il y avait des électeurs qui avaient ce qu'on appelait
le double vote.


Tel fut le système introduit en 1820; ce système
était fondé sur une interprétation de cette disposi-
tion de la Charte que je viens de citer : dont l'orga-
nisation sera déterminée par des lois ; mais il faut con-
venir que c'était là une interprétation singulièrement
hardie.


Les lois de 1827 et de 1828, rendues encore sous
la Restauration, avaient essentiellement pour but de
prévenir les fraudes électorales, et l'on ne peut pas se
dissimuler que la loi de 1828 prit à cet égard d'excel-
lentes précautions, des mesures dignes d'approba-
tion, et ce sont, en effet, ces mêmes mesures qui ont
passé dans la loi actuelle.


J'arrive à la Charte de 4830. L'article 30 est resté
le même que l'article 35 de la Charte de 1814 : « La
» Chambre des députés sera composée des députés
n élus par les colléges électoraux dont l'organisation
» sera déterminée par des lois ».


L'article 34 n'est pas le même que l'article 40 de
la Charte de 1814 : Nul n'est électeur, dit cet arti-
» cle, s'il a moins de vingt-cinq ans et s'il ne réunit
» les autres conditions déterminées par la loi ».
Ainsi, entre autres changements, il y a celui-ci, que




:380


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
o


la condition de l'impôt à payer pour être électeur ne
se trouve plus dans la Charte de 1830 comme elle
se trouvait dans celle de 1814, qui exigeait la contri_
bution directe de 300 fr. Dans la Charte de 1830,
c'est une condition renvoyée à la loi. C'est donc la
loi organique qui doit attirer notre attention, c'est la
loi organique du 19 avril 1831.


La Charte ne donnait, comme vous noyez, qu'une
seule condition : « Nul n'est électeur s'il a moins
» de vingt-cinq ans ». Il en fallait une autre, c'est-à-
dire la qualité de Français. La loi de 1831, s'occupant
avant tout dans le titre I" de ce qu'elle appelle les
capacités électorales, porte la disposition suivante
comme fondement de son système : « Article r. Tout
» Français jouissant des droits civils et politiques,
» âgé de vingt-cinq ans accomplis et p ayant 200 fr.
» de contributions directes, est électeur, s'il remplit
» d'ailleurs les autres conditions fixées par la pré-
» sente loi ».


Ainsi les trois conditions sont d'être Français,
d'être âgé de vingt-cinq ans accomplis, de payer
200 francs de contributions directes. La Charte
de 1814 exigeait trente ans d'âge pour être électeur;
il y a donc là une diminution de cinq ans..


Vingt-cinq ans accomplis. Accomplis à quelle épo-
que? La loi de 1831 a déterminé cette époque et l'a
déterminée de la manière la plus favorable à l'électeur, .
car à l'article 19, elle a dit :




« Le préfet inscrira
» sur cette liste ceux des individus qui n'ayant pas
» atteint au 15 août (époque à laquelle les listes
» sont affichées) les conditions relatives à l'âge, au
• domicile et à l'inscription sur le rôle de la patente,


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON. 381


les acquerront avant le 21 octobre, époque de la
clôture de la révision annuelle ». De sorte qu'il


suffit que la vingt-cinquième année soit accomplie
lame au dernier moment.


La preuve de l'âge se fait ordinairement par la pro-
duction de l'acte de naissance. .


Payant deux cents francs de contributions directes.
C'est un abaissement de cent francs sur le cens pré-
cédemment exigé. Mais qu'est-ce qu'une contribution
directe? Vous le . savez, dans notre système d'impôts,
on appelle contribution directe celle qui est perçue
sur des rôles nominatifs, celle pour laquelle l'État
s'adresse directement à la personne, ou comme per-
sonne, ou comme possédant un certain bien ; que
cet impôt soit un impôt de quotité ou un impôt de
répartition, peu importe, pourvu que ce soit un im-
pôt direct, c'est-à-dire un impôt pour lequel l'État a
un débiteur certain, sans qu'il y ait besoin d'aucun
fait particulier, tandis que dans la contribution indi-
recte, il n'y a pas de débiteur certain ; cette contri-
bution est payée à raison d'un fait momentané, qu'on
exécute et qu'on peut ne pas exécuter.


Il faut donc une contribution directe de 200 francs.
Cependant la loi ne s'est pas contentée de cette dési-
gnation, elle a dit à l'article 4 : « Les contributions
» directes qui confèrent le droit électoral sont la
» contribution foncière, les contributions person-
» nelle et mobilière, la contribution des portes et
» fenêtres, les redevances fixes et proportionnelles
» des mines, l'impôt des patentes et les suppléments
» d'impôts de toute nature connus sous le nom de
» centimes additionnels » Voilà une énuméra-




D


382 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tion, mais cette énumération est-elle,comme disent
les juristes, limitative ? En d'autres termes, s'il y avait
un autre impôt, temporaire ou non, local ou général,
qui eût le caractère que nous venons d'assigner à la
contribution directe, pourrait-on dire au citoyen
qui veut exercer le droit électoral : A la vérité, l'im-
pôt que vous payez est direct, mais il n'est pas
compris dans de l'article 4 de la loi? Non, c:est nue
simple description, ce n'est pas une limitation. La
discussion qui a eu lieu à la Chambre des Députés à
cet égard en est une preuve, et il n'y aurait aucune
raison de s'en écarter. En conséquence, quelle que
soit la forme de la contribution directe, dès qu'elle a
cette qualité, elle doit être réunie à la cote électo-
rale, lors même qu'elle ne serait pas indiquée dans
la loi.


Telle est la condition de ce qu'on appelle le cens
électoral. Mais il faut cependant la connaître de plus
près encore. Le cens électoral peut être au-dessous
de 200 francs, dans quelques cas, rares à la vérité.
il n'est que de 100 francs : 1° pour les membres
ou correspondants, de l'Institut; 2° pour les offi-
ciers des armées de terre et de mer jouissant d'une
pension de 1,200 francs au moins et justifiant d'un
domicile réel de trois ans dans l'arrondissement
électoral. Voilà les seules exceptions que la loi ait
apportées au système du cens électoral.


Il y a un autre cas où le cens électoral peut être
inférieur, sans limites précises ; niais c'est alors une
exception qui est tout à fait indépendante des qualités
personnelles des électeurs ; c'est le cas où le nombre
des électeurs d'un arrondissement électoral ne s'élè-


SOIXILNTE—TREIZIÈME LEÇON. 383


verait pas à cent cinquante. S'il y avait un arrondis-
sement électoral où la population fût assez pauvre,
ou la propriété assez divisée et le commerce assez peu
étendu pour qu'il ne s'y trouvât pas cent cinquante
personnes payant eo francs de contributions di-
rectes, il faudrait compléter ce nombre pour le
collége électoral. Supposez donc qu'il y eût seule-
ment cent vingt personnes, il en manquerait trente
pour compléter le nombre de cent cinquante électeurs
exigé. On prendrait alors ces trente personnes sur la
liste des plus imposés en descendant jusqu'à ce
qu'on eût le nombre nécessaire. Ainsi, vous pourriez
avoir dans ce cas des électeurs payant seulement
180 francs, 160 francs, etc. Voilà donc un cas où le
cens électoral peut être inférieur à 200 francs et cela
par des circonstances indépendantes de la capacité
personnelle des aspirants à l'électorat.


Nous avons vu que, pour l'âge, le législateur a
résolu le problème d'une manière tout à fait favorable
à l'électeur. Quant à la possession, les dispositions
se trouvent à l'article 7 et à l'article 5, à la fin.


Article 7. Les contributions foncière, personnelle
et mobilière, et des portes et des fenêtres, ne sont
comptées que lorsque la propriété aura été pos-
sédée, ou la location faite antérieurement aux pre-
mières opérations de la révision annuelle des listes
électorales. Cette disposition n'est point applicable
au possesseur à titre successif ou par avancement
d'hoirie. La patente ne comptera que lorsqu'elle
aura été prise, et l'industrie exercée, un an avant
la clôture de la liste électorale ». Article 5,


e in fine Le montant de ce droit annuel (droit de




384 COURS DE DROIT CONSTITUTIONML.


diplôme) ne sera compté dans le cens électoral des
chefs d'institution et des maîtres de pension qu'au-
tant que leur diplôme aura au moins un an de date


» à l'époque de la clôture de la liste électorale D.
Vous voyez qu'ici ce n'est pas la même règle que
pour l'âge. Pour l'âge, il suffit qu'on l'ait atteint avant
la clôture de l'opération finale ; ici il faut que le fait
ait eu lieu avant les premières opérations de la révi-
sion annuelle des listes et, dans certains ,cas, une
année au moins avant la cloture de la liste. Le légis-
lateur n'a pas voulu que par des baux, ou des fer-
mages, ou autrement., on se fit électeur après le com-
mencement des opérations. La loi parle, comme vous
voyez, de propriété possédée et de location, parce
que, comme nous le verrons dans un instant, une
partie de l'impôt profite pour le droit électoral non au
propriétaire, mais au locataire. La règle générale est
donc que la propriété foncière doit avoir été possédée
ou la location faite avant les premières opérations
de la révision annuelle des listes ; il n'y a d'exception
que pour le possesseur à titre successif ou par avan-
cement d'hoirie. L'héritier prend la chose au moment
où elle lui est déférée et continue pour ainsi dire la
possession de son auteur ; il en est de même lorsqu'il
s'agit d'avancement d'hoirie. Enfin, quant à la
patente, il y a une règle particulière ; elle ne comptera
que lorsqu'elle aura été prise et l'industrie exercée
un an avant la clôture de la liste électorale. Vous
voyez qu'il y a une règle plus restrictive pour le fait
où il est plus facile de faire de la fraude. Il en est de
même pour le diplôme des chefs d'institution et des
maîtres de pension.


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON. 385


Ce n'est pas tout. Il ne suffit pas de dire : On
payera deux cents francs d'impôt direct, à telle
époque. Il se serait élevé une foule de questions sur
la manière de former cette cote électorale de deux
cents francs et de constater qu'effectivement on paye
ou non le cens électoral. Ainsi on aurait pu deman-
der en premier lieu : L'électeur qui a son domicile
réel et son domicile politique dans tel département,
peut-il faire compter les impôts qu'il paye dans
tel ou tel autre département ? Et le législateur a
répondu, à l'article G : « Pour former la masse des
Dcontributions nécessaires à la qualité d'électeur,
Don comptera à chaque Français les contribu-
D Lions directes qu'il paye dans tout le royaume D.
C'est là une question qui ne pouvait admettre deux
solutions.


Mais il y a des circonstances où un homme ne paye
pas d'impôts ou ne les paye pas directement. Il a une
femme ou des enfants ayant des biens qui payent cet
impôt, ou bien il paye pour des biens qui ne lui
appartiennent pas à lui tout seul. Ici la loi a été favo-
rable au droit électoral. Elle a dit « que l'on comptera
D au père les contributions des biens de ses enfants


mineurs dont il aura la jouissance, et au mari,
Dcelles de sa femme, même non commune en biens,


pourvu qu'il n'y ait pas séparation de corps ». Il
n'y a d'autre restriction que la séparation de corps,
et nous verrons à qui profitent les contributions de la
femme séparée de corps d'avec son mari. Sans doute
la séparation de corps ne rompt pas le mariage, et
Si l'on avait voulu procéder avec toute la rigueur
l ogique, il aurait peut-être fallu vouloir que la contri-


25




386


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


bution profitât toujours au mari; mais il y aurait eu
là quelque chose de singulier.


J'ai dit que les contributions de la femme séparée
de corps profitaient à. d'autres ; il en est de même des
contributions de la veuve et, à plus forte raison, de
la femme divorcée. Eh bien, les contributions de
toutes ces personnes seront comptées à celui de leurs
fils, petits-fils, gendres ou petits-gentlres qu'elles
désigneront. (Art. 8.) Il y a ici une femme qui fait un
électeur, elle peut faire électeur son gendre, quoi-
qu'elle ait un fils. La loi lui a laissé là une latitude
assez grande ; au lieu de déterminer d'une manière
précise à qui profiteront ses contributions, elle lui a.
donné le droit de choisir elle-même l'électeur dans
un certain cercle, et il est assez singulier que la
femme, qui ne peut exercer elle-même aucun droit
politique, puisse ainsi, par sa désignation, faire un
électeur. On s'en remet donc au jugement de la veuve,
de la femme séparée de corps ou divorcée pour juger
celui qu'elle voudra investir du droit électoral. Ce
ne sont pas là, au surplus, des dispositions d'une
grande importance ; ces-cas là ne sont pas très-fré-
quents. Une autre difficulté plus grave se présentait à
l'égard des locataires et des fermiers. A qui profite-
ront les impôts des biens dont l'un est propriétaire
et l'autre locataire ? Car si posséder une maison d'une
certaine valeur est une présomption de capacité,
pouvoir prendre cette maison à loyer est aussi une
présomption de capacité. Le législateur ne pouvait
donc pas, dans son système, trancher la question
exclusivement en faveur du propriétaire d'une terre
ou d'une maison. Eh bien, voici la solution qu'il a


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON. 387


admise : « L'impôt des portes et fenêtres des pro-
» priétés louées est compté pour la formation du
» cens électoral aux locataires ou fermiers (art. 6)» .
Qu'ils payent ou non cet impôt, c'est-à-dire que dans
le contrat ils stipulent qu'ils le payeront ou bien qu'ils
le laissent à la charge (lu propriétaire, il leur comp-
tera toujours pour former leur cens électoral,


Quant au fermier, la question a été longtemps
débattue, et enfin on est arrivé à une disposition
dont les termes ont besoin de quelques explications.
On a dit, article 9 : « Tout fermier à prix d'argent ou
» de denrées qui, par bail authentique d'une durée


de neuf ans au moins, exploite par lui-même une


ou plusieurs propriétés rurales, a droit de se pré-
» valoir du tiers des contributions payés par les-
» dites propriétés, sans que ce tiers soit retranché
» au cens électoral du propriétaire ». Ainsi le droit
du propriétaire est maintenu intégralement, et puis
on permet au fermier de se prévaloir du tiers de
ces mêmes contributions, de sorte que l'impôt que
paye le fonds profite à deux personnes. C'est là. une
extension, une latitude accordée par la loi ; elle est
fondée sur ce fait, qu'un fermier qui exploite par lui-
même une ferme possède un capital proportionné à
la grandeur de la ferme qu'il exploite, le capital
étant d'autant plus grand que la ferme est plus im-
portante. Il y a donc une proportionnalité entre
l'étendue de la terre et les capitaux du fermier. C'est
là un principe d'extension que personne ne peut
blâmer, et à plus forte raison ceux qui ne redoutent
pas l'extension de la faculté électorale.


Mais pourquoi le législateur alt-it dit : Le fermier




388 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à prix d'argent ou de denrées? II a employé cette locu-
tion, qui n'est peut-être pas conforme au langage
technique, pour exclure le colon partiaire. Ce qu'on
entend par fermier à prix d'argent, tout le monde
le sait ; par fermier à prix de denrées, le législateur
entend celui qui, en prenant une ferme, s'est engagé
à payer le fermage par telle quantité de blé ou d'au-
tres denrées. Mais le colon partiaire fait ses condi-
tions autrement ; il promet au propriétaire une por-
tion aliquote du produit. Ainsi il y a des colons par-
tiaires qui s'engagent à cultiver la terre d'autrui et à
partager par moitié ; il y en a qui demandent non-
seulement la terre, mais le capital, les instruments
aratoires, le cheptel, lebétail, etc., et n'offrent abso-
lument que leur travail. On sait que ces conditions
varient de pays à pays ; mais toutes ont pour base
une portion aliquote du produit, tandis que le fer-
mier qui s'engage à donner tant de denrées fait la
même chose que s'il s'engageait à donner de l'argent.


Il faut un bail authentique d'une durée de neuf ans
au moins.


Il reste une dernière disposition clans cet arti-
cle 9, qui serait peut-être bien obscure pour beaucoup
d'entre vous. On ajoute : « Dans les départements où
» le domaine congéable est usité, il sera procédé de
» la manière suivante pour la répartition de l'impôt
» entre le propriétaire foncier et le colon : — 1° Dans_
» les tenues composées uniquement de maisons ou
» usines, les six huitièmes de l'impôt seront comptés
» au colon et deux huitièmes au propriétaire foncier;


dans les tenues composées d'édifices et de
» terres labourables ou prairies et formant ainsi un


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON. 389


» corps d'exploitation rurale, cinq huitièmes compte-
» ront au propriétaire et trois huitièmes au colon ;
» — 3° enfin, dans les tenues sans édifices, dites
» tenues sans étage, six huitièmes seront comptés au
» propriétaire et deux huitièmes seulement au colon,
» sauf, dans tous les cas, la faculté aux parties inté-
» rossées de demander une expertise aux frais de
» celle qui la requerra D. Qu'est-ce donc que ce do-
maine congéable? Est-ce ou n'est-ce pas un bail? Ce
n'est, proprement, ni un bail, ni une emphytéose, ni
un partage de propriété; c'est quelque chose qui res-
semble un peu à tout cela, mais n'est rigoureusement
ni l'un ni l'autre. Le domaine congéable a lieu dans
certains départements où s'est établi ce fait, qu'un
propriétaire a concédé à un colon ou à des colons un
bien, à la charge de le cultiver, mais toutes les amé-
liorations, tous les objets garnissant le sol concédé
deviendront la propriété du colon; de sorte que
lorsque le propriétaire du sol, au terme convenu,
veut reprendre le domaine congéable, ce domaine se
trouve chargé d'une propriété qui n'est plus la sienne,
mais celle du colon, et il ne peut reprendre son bien
qu'en remboursant au côlon la valeur de toutes les
améliorations, de tous les objets garnissant le sol
concédé. Il y a donc là une propriété dont le fonds
reste bien toujours au propriétaire, irais sur lequel
se trouve une propriété qui ne lui appartient pas.
Cela n'est pas comparable au bail, pas même au bail
emphytéotique. C'est une de ces espèces de partages,
de modifications du droit de propriété qui ont eu lieu
ici sous le nom d'emphytéose, ici sous le nom de do-
maine congéable, ici sous le nom de superficie, mais




300 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


enfin, comme il y a en France des pays où le do-
maine congéable existe, il fallait statuer à cet égard.
Vous voyez maintenant que la loi a distingué trois
cas et a divisé l'impôt entre le propriétaire et le fer-
mier selon la nature du domaine congéable.


Voilà les bases du système électoral. Tout Fran-
çais ayant vingt-cinq ans accomplis, payant 200 fr.
de contributions directes, dans quelques cas seule-
ment 100 fr., et dans quelques cas moins peut-être
encore, est électeur, s'il n'a pas perdu ses droits
civils et politiques, et vous savez que les droits civils
et politiques peuvent se perdre non-seulement par la
perte de la qualité de Français, mais par des con-
damnations judiciaires.


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Questions relatives au cens électoral (suite). Domicile réel et domicile
politique. — Listes électorales. Avantages du système des listes per-
manentes sur le système des listes renouvelées à chaque élection. —
Révision annuelle des listes; travail préparatoire fait par les maires.
Décisions provisoires des préfets.


MESSIEURS,


Nous avons vu quelles sont les qualités requises
par la loi organique du 19 avril 1831 pour être élec-
teur. Nous avons vu que l'une de ces conditions est
le cens électoral, 200 fr. de contributions directes,
sauf des cas exceptionnels que nous avons signalés à
votre attention. Cependant, avant de passer outre,
j'ajouterai quelques observations sur la condition du
cens électoral.


Le cens électoral est exigé comme preuve de la
condition de la personne, de sa fortune, et comme
une présomption en sa faveur. Il se peut très-bien
que, dans certains cas, un individu ne paye pas le
cens tout en remplissant la condition. Je m'explique,




392
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la loi à la main : La loi d'expropriation pour cause
d'utilité publique, la loi du 7 juillet 1833, porte à
l'article 64: « Les contributions (le la portion
» meuble qu'un propriétaire aura cédée ou dont il
» aura été exproprié pour cause d'utilité publique,
» continueront à lui élre comptées pendant un an, à
» partir de la remise de la propriété, pour former
» son cens électoral ». Vous voyez l'équité de cette
disposition. Vous m'expropriez pour cause d'utilité
publique, moi qui paye un cens suffisant pour être
électeur ; ce n'est pas volontairement que je me prive
de cette propriété, laissez-moi le temps nécessaire
pour remplacer ma propriété par une autre : c'est
là le but de cette diposition équitable de la loi
de 1833.


Il y a d'autres cas. Ainsi, l'article 88 de la loi du
3 frimaire an VII dispense, pendant deux ans, de
l'impôt foncier les maisons nouvellement bâties. Le
législateur a voulu ainsi encourager la construction
des maisons; on a trouvé équitable (le ne pas frapper
d'un impôt une maison dont le revenu n'était pas
encore établi d'une manière assez certaine. Mais cette
considération particulière ne fait pas que l'on ne soit
pas propriétaire d'une maison ; on a donc cette ca-
pacité que suppose la propriété pour l'électeur.


De même, il y a des cas où un propriétaire obtient,
pour cause de malheur ou de pertes, remise ou
modération de l'impôt foncier. Cela n'ôte pas la ca-
pacité qu'on suppose être attachée à la possession
de ce bien. Il doit donc rester électeur, quand même
il a obtenu une diminution d'impôt pour les pertes
ou le dommage qu'il aurait éprouvé. « Les proprié-


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 393




taires des immeubles temporairement exemptés


d'impôts pourront les faire expertiser contradic-
» toirement, à leurs frais, pour en constater la va-
» leur, de manière à établir l'impôt qu'ils payeraient,
» impôt qui alors leur sera compté pour les faire
» jouir des droits électoraux » (Art. 4. § 2).


De même, il y a des médecins et des chirurgiens
employés dans les hôpitaux ou attachés à des éta-
blissements de charité et exerçant gratuitement leurs
fonctions, et qui sont en conséquence dispensés de
payer la patente. Mais c'est là leur accorder une lé-
gère rétribution pour les services qu'ils rendent aux
établissements de charité. Or, si les établissements
(le charité leur donnaient le montant de la patente,
ils seraient électeurs ; il ne serait pas juste que,
parce que, au lieu de leur donner une rétribution, on
les dispense de la patente, on les privât de leur droit
électoral. « La patente sera comptée à tout médecin
» ou chirurgien employé dans un hôpital ou attaché
D à un établissement de charité et exerçant gratui-
» tement ses fonctions, bien que, par suite de ces
» mêmes fonctions, il soit dispensé de la payer D
(Art. 4, § 3).


Maintenant, continuons l'examen de la loi et ne
vous effrayez pas, je vous prie, de l'idée que nous
allons entrer clans des détails minutieux. Vous verrez
que c'est une loi qui renferme des applications très-
iinportantes.


Il y a donc des hommes possédant ce qu'on ap-
pelle la capacité électorale, remplissant les condi-
tions que le législateur a cru devoir prescrire pour
l'électorat. Mais cela ne suffit pas. Il faut que cette




394 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


capacité soit constatée et reconnue avant que chaque
' électeur puisse exercer son droit. Il reste donc à
savoir où et comment il faut faire reconnaître cette
capacité.


Vous savez, par vos études de droit civil, ce qu'on
entend par domicile. Or, il est de principe aujour-
d'hui que l'électeur ne peut voter que dans un seul
collége. « Nul ne peut, dit l'article 12, exercer le
» droit d'électeur dans deux arrondissements élec-
» toraux ». Il est tout naturel d'en conclure, en
thèse générale, qu'il faut faire constater son droit
électoral dans le lieu de son domicile pour exercer
son droit. Cependant, le législateur a voulu accorder
une facilité de plus aux électeurs pour l'exercice du
droit électoral ; il a permis de séparer le domicile
réel du domicile politique. Il se peut donc qu'un ci-
toyen qui a son domicile réel à. Paris, exerce soli
droit électoral à Tours, à Sens ou à Dijon. Il se peut
qu'il paye une contribution directe clans l'un des ar-
rondissements, eh bien, il peut faire passer ses
droits d'un lieu dans un autre. « Article 10 : Le
» domicile politique de tout Français est dans Par-
» rondissement électoral où il a son domicile réel;
» néanmoins, il pourra le transférer dans tout autre
» arrondissement électoral où il paye une contribu-
» tion directe ». Comment peut se faire ce transport?
Le législateur y a mis des formes particulières ; il n'a
pas voulu que les électeurs pussent se transporter à
droite et à gauche comme des troupes volantes, il a
dit : « à la charge d'en faire, six mois d'avance,
» une déclaration expresse au greffe du tribunal ci-
» vil de l'arrondissement électoral où il aura son do-


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 395


D
micile politique actuel, et au greffe du tribunal


» civil de l'arrondissement électoral où il voudra le
Dtransférer; cette double déclaration sera soumise
» à l'enregistrement ».


Voilà donc les formes exigées : six mois d'avance,
double déclaration et formalité de l'enregistrement.
Ce sont là des garanties; sans doute, cela peut gêner,
dans tel ou tel cas particulier, tel ou tel électeur;
mais cela peut mettre aussi la sincérité des élections
d'une localité à l'abri d'une surprise. S'il était facile
à un particulier de faire ainsi ce transport, ne serait-
il pas plus facile encore au pouvoir, dans certains
cas, quand, à la veille d'une élection, il pourrait
craindre que cette élection, qui lui importe beau-
coup, périclitât, ne lui serait-il pas facile de détermi-
ner un certain nombre d'électeurs à changer leur
domicile? Eh bien, cela n'est pas possible avec les
dispositions de la loi.


Vous voyez donc que, dans cette matière, tout
est important et que tout renferme une question qui
peut avoir sa gravité dans telle circonstance
donnée.


Voilà quant au lieu. Comment maintenant la capa-
cité électorale sera-t-elle reconnue , constatée? Je
crois que, pour nous faire une idée nette de cette ma-
tière importante et délicate, nous devons diviser
toutes les opérations dont je vais vous entretenir en
trois parties; — les opérations préparatoires des
listes électorales, — la formation et la publication de
ces listes, — et les réclamations auxquelles cette for-
mation petit donner lieu, les réclamations et les rec-
tifications avant la clôture définitive. Je crois qu'ainsi




3 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


nous pourrons parvenir à nous en faire une idée hien
nette.


J'ai dit les listes électorales. Or, ici se présentent
deux systèmes qui ont été l'un et l'autre en vigueur
chez nous : le système des listes renouvelées à cha-
que élection, et le système des listes permanentes.
Avant 1828, voici comment on procédait. Une fois
les élections faites, les listes qui avaient servi à faire
ces élections n'avaient plus de valeur. Dès qu'une
nouvelle élection était annoncée, il fallait procéder
à la formation de nouvelles listes générales, de
nouvelles listes comprenant tous les électeurs du
royaume. Quel était le résultat de cette manière de
procéder? D'abord des dérangements multipliés pour
les citoyens ; il fallait de nouveau reproduire l'acte
de naissance et toutes les pièces constatant qu'on
avait la capacité électorale. Souvent on néglige
(l'exercer ses droits précisément parce que cet exer-
cice demande quelques légers sacrifices, quelques
dérangements, quelques dépenses. ll y a plus : l'au-
torité était chargée des opérations, et à chaque élec-
tion elle était surchargée de travail et, au milieu de
toutes les difficultés de ce grand travail, deux choses
devenaient faciles, l'erreur involontaire et l'erreur
volontaire. De là grand nombre de réclamations qui
s'entassaient. A peine avait-on le temps de pour-
suivre l'exercice de son droit, et l'on ne peut avoir
oublié les réclamations nombreuses qui s'élevèrent
dans le temps contre les fraudes électorales. Il y
avait donc double inconvénient, dérangement des
citoyens, facilité d'erreurs volontaires et d'erreurs
involontaires.


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 3U7


Dans le système des listes permanentes, on forme
(les listes électorales; ces listes restent, elles sont
pour ainsi dire stéréotypées. Pour qu'elles soient
exactes, il suffit de les rectifier chaque année. Pour-
quoi faire un nouveau travail pour tel ou tel citoyen
qui se trouve cette année dans la môme position que
l'année dernière ? Il n'y aurait aucune raison. Quel
est donc le travail à faire chaque année? Examen des
listes pour voir s'il y a des personnes qui aient perdu
ou acquis la qualité d'électeur. Il y a d'abord les
changements inévitables provenant de la mort des
uns et de l'arrivée à l'âge électoral de jeunes gens
qui ne l'avaient pas encore atteint, ensuite change-
ments dans la fortune, dans le chiffre des impôts
payés. Tout consiste donc à rectifier, c'est-à-dire à
retrancher ceux qui ont perdu la capacité et à ajouter
ceux qui l'ont acquise. Voilà le système. Alors tout
devient facile, tout peut être éclairci, toutes les ré-
clamations ont le temps d'être apréciées, parce
qu'elles sont peu nombreuses.


C'est le système actuel, et c'est là une grande
amélioration. « Article 13. La liste des électeurs
Ddont le droit dérive de leurs contributions et la


liste des électeurs appelés en vertu de l'article 3,


sont permanentes, sauf les radiations et inscrip-
» tion's qui peuvent avoir lieu lors de la révision an-
» nuelle ».


Comment se fait cette révision annuelle? Il y a
(l'abord les actes préparatoires, qui commencent le
1" juin et doivent ètre transmis au plus tard le 30
j uin à la préfecture. « Article 14. Du 1" au 10 juin
» de chaque année et aux jours qui seront indiqués




398 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» par les sous-préfets , les maires des communes
D composant chaque canton se réuniront à la mairie
» du chef-lieu sous la présidence du maire, et pro-
» céderont à la révision de la portion des listes
» mentionnées à l'article précédent qui comprendra
» les électeurs de leur canton appelés à faire partie
» de ces listes. Ils se feront assister du percepteur
D du canton. — Article 15. Dans les villes qui for-
» ment à elles seules un canton ou qui sont parla-
» Bées en plusieurs cantons, la révision des listes
» est faite par le maire et les trois plus anciens
» membres du conseil municipal, selon l'ordre du
» tableau. Les maires des communes qui dépen-
» draient de l'un des cantons prendront part égale-
» ment à cette révision, sous la présidence du maire
» de la ville. A Paris, les maires des douze arrondis-
» sements, assistés du percepteur, procéderont


. à la
» révision sous la présidence du doyen de réception.
»


— Article 16. Le résultat de cette opération est
D transmis au sous-préfet, qui, avant le ter juillet,
» l'adresse avec ses observations au préfet du dé-
» parlement ».


Voilà la première période, la période de la prépa-
ration. Maintenant toutes les pièces sont entre les_
mains du préfet. A partir du ter juillet, le préfet, qui
est le véritable agent du gouvernement chargé de
l'opération, le préfet procède à la révision des listes
pour son département. Il a tous les matériaux devant
lui, il peut avoir aussi des renseignements particu-
liers dans sa préfecture, il procède à la révision
(Article 17).


Et ici une observation importante : commuent le


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 399


préfet exprime-t-il son avis ? Le préfet peut rencon-
trer deux natures de faits différents. On lui prouve
qu'un homme est mort, il y a là chose jugée et jugée
de la manière la plus définitive que nous connais-
sions, il n'a qu'à faire le retranchement. Ou bien
l'inscription d'un électeur qui se trouve sur la liste
a été déclarée nulle par les autorités compétentes ;
c'est encore là une chose jugée, le préfet n'a qu'à re-
trancher, il est là simple exécuteur des arrêts de la
mort ou de la justice. Mais ensuite il trouve les
noms d'autres électeurs, dont les uns lui paraissent
avoir perdu les qualités requises et les autres lui
paraissent avoir été indûment inscrits, bien que
leur inscription n'ait jamais été attaquée. Le préfet
ne peut les retrancher, car il serait juge; il ne les
retranche donc pas, il les indique, il les signale
comme devant être retranchés. 11 dit : Voilà mon
avis. .Maintenant, si cet avis ne vous plaît pas, vous
réclamez, et la question sera jugée par qui de droit.
« Article 18. Le préfet ajoutera aux listes les ci-
» toyens qu'il reconnaîtra avoir acquis les qualités
» par la loi, et ceux qui auraient été précédemment
» omis. — Il en retranchera : 1° les individus décé-
» dés ; 2° ceux dont l'inscription aura été déclarée
» nulle par les autorités compétentes. — 11 indi-
» cillera, comme devant être retranchés : 1° ceux
» qui auront perdu les qualités requises ; 2° ceux
D qu'il reconnaîtrait avoir été indûment inscrits,


quoique leur inscription n'ait point été atta-


quée. — 11 tiendra un registre de toutes ces déci-
D sions. — IL fera mention de leurs motifs et de


toutes les pièces à l'appui ».




D


400
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Le préfet a ainsi revisé les listes selon sa manière
de voir. 11 faut que cette manière de voir soit con-
nue, connue non-seulement des parties intéressées,
mais de tout le monde ; c'est une opération qui inté-
resse le public tout entier. « Article 19. Les listes
» de l'arrondissement, électoral, ainsi rectifiées par


le préfet, seront affichées le 15 août au chef-lieu
3) de chaque canton et dans les communes dont la
• population sera au moins de six cents habitants.
» Elles seront déposées : 1' au secrétariat de la
• mairie de chacune de ces communes ; 2° au se-
» crétariat de la préfecture, pour être données en
• communication à toutes les personnes qui le requer-
» ront. — La liste des contribuables électeurs con-
» tiendra, en regard du nom de chaque individu
» inscrit, la date de sa naissance et l'indication des
» arrondissements de perception où sont assises
» ses contributions propres ou déléguées, ainsi que
» la qualité et l'espèce des contributions pour cha-
» cun des arrondissements. — La liste des électeurs


désignés par l'article 3 (ceux qui ne payent que
• 100 francs) contiendra, en outre, en regard du
• nom de chaque individu, la date et l'espèce du


titre qui lui confère le droit électoral, et l'époque
de son domicile réel ». Vous vous rappelez que,


pour certaines qualités électorales, il suffit de les
avoir même un moment avant la clôture défi-
nitive.


Ainsi, « le préfet inscrira sur cette liste ceux des
» individus qui, n'ayant pas atteint, au 15 août, les
» conditions relatives à l'âge, au domicile et à l'ins-
» cription sur le rôle de la patente, les acquerront


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 401


» avant le 21 octobre, époque de la clôture de la
» révision annuelle ».


Une autre disposition de grande importance est
celle qui concerne la manière de notifier la décision
du préfet aux individus dont l'inscription ou la ra-
diation aura été ordonnée. « Article 21. La publica-


tion prescrite par les articles 19 et 20 tiendra lieu
» de notification des décisions intervenues aux indi-
» vidus dont l'inscription aura été ordonnée ». Ceux-
là n'ont pas de réclamations à faire, il leur suffit
d'être prévenus d'une manière spéciale de leur ins-
cription sur la liste. Mais il n'en est pas de même de
ceux que le préfet indique comme devant être re-
tranchés, il faut qu'ils soient avertis directement et
mis en demeure de réclamer s'ils croient qu'on a eu
tort de les rayer de la liste. « Les décisions provi-
» soires du préfet qui indiquent ceux dont le nom


devrait être retranché, comme ayant été indûment
inscrits ou comme ayant perdu les qualités requi-


» ses, seront notifiées dans les dix jours à ceux
» qu'elles concernent, ou au domicile qu'ils sont
» tenus d'élire dans le département pour l'exercice
» de leurs droits électoraux, s'ils n'y ont pas leur
» domicile réel, et, à défaut de domicile élu, à la
» mairie de leur domicile politique... »


Arrivons maintenant à la troisième période. On
peut s'être trompé dans le travail préparatoire, le


'préfet peut s'être trompé lui-même, enfin; il pour-
rait y avoir des erreurs volontaires. Jusqu'ici l'ac-
tion directe a appartenu à l'administration, et cela
était parfaitement régulier, parce que c'était une
opération administrative qu'il y avait à faire. MaisI lit. 26




402 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


maintenant des plaintes arrivent. Un homme qui n'a
pas les qualités requises a été inscrit, ou, au con-
traire, un homme qui devait être maintenu sur la
liste en a été retranché. A qui appartiendra le juge-
ment définitif sur cette question ? 11 y a plus, avant
de demander à qui confier le jugement définitif, il
faut voir à qui appartiendra le droit de réclamer.
Traiterons-nous cette matière comme matière de
droit purement civil? Le droit de réclamer n'appar-
tient qu'à la partie intéressée. Voilà donc deux
questions capitales.—Qui aura le droit de réclamer?
— Devant qui sera portée en définitive la réclama-


.


tion ?
Si le droit de réclamer était rigoureusement


individuel, il serait souvent inutile et encore plus
souvent dérisoire. En effet, il y a des hommes in-
souciants qui, ne trouvant pas leur nom sur les listes,
n'y prendraient pas garde ou ne s'en inquiéteraient
pas. Il leur serait pénible de faire des démarches ;
et le plus souvent, quand il s'agirait d'inscriptions
indûment faites, le droit de réclamation serait illu-
soire, car la personne inscrite indûment n'irait pas
réclamer. Vous voyez donc que, s'il n'y avait que les
personnes inscrites ou radiées à tort qui pussent
réclamer, la réclamation n'aurait presque jamais
lieu. Prenons les choses dans toute leur vérité, et
demandons-nous à qui doit appartenir le droit de
réclamer, en d'autres termes, qui a intérêt à ce que,
un système électoral étant donné, les listes soient
sincères. C'est le public tout entier; ce n'est pas là
une matière d'ordre privé, mais une matière d'ordre
public. Éviter les fraudes, le mensonge dans les élec-


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON. 403


tions, est sans doute dans l'intérêt de ceux qui ont
le droit électoral ; mais, en dernier résultat, c'est
dans l'intérêt de tous. Il faut donc que tous aient le
droit de réclamer.




SOIX ANTE-QUINZIÈME LEÇON


SOMMAIRE •


Révision des listes électorales (suite); réclamations, rectifications, clô-
ture des listes. — Action judiciaire; à qui est-elle donnée? — Procé-
dure rapide et sans frais. — Conditions d'éligibilité. — Incompatibi-
lités. — Les députés ne sont pas les députés de l'arrondissement
ou du département qui lu a nommés, ils sont les députés de la
France.


MESSIEURS,


En parlant des dispositions relatives à la révision
annuelle des listes électorales, nous avons. divisé ce
travail en trois périodes : la préparation, la révision
des listes et, en troisième lieu, les réclamations, les
rectifications qui peuvent en être la conséquence,
et enfin la clôture des listes électorales. Les deux
premières sections, nous les avons épuisées, du moins
dans la mesure que nous nous sommes prescrite,
laissant les détails minutieux et qui n'ont besoin
d'aucune explication. La plus importante des trois
sections est la dernière, celle des réclamations, des
rectifications qui peuvent en être la conséquence et,
enfin la clôture des listes électorales.


A cet égard, la loi recou pait trois intérêts. Il y a


SOIXANTE–QUINZIÈME LEÇON. 405


d'abord un intérêt général, commun à tous. Ainsi la
loi donne à tout le monde le droit de prendre con-
naissance des listes, afin que chacun puisse dire son
avis, donner les renseignements nécessaires ou par
la voie de la presse ou par des pétitions à la Cham-
bre. Voilà cet intérêt que nous avons appelé géné-
ral. Il y a, en deuxième lieu, l'intérêt de tous les
individus inscrits sur les listes. Quand même l'erreur
dont ils croient avoir à se plaindre ne les concerne
pas personnellement, quand même ils n'auraient pas
à réclamer contre leur inscription, mais seulement
contre l'inscription indûment faite d'une autre per-
sonne on contre sa radiation, la loi accorde à tous
les électeurs inscrits ce droit de réclamation. Enfin
il y a le droit tout à fait individuel de celui qui aura
été radié tandis qu'il croirait avoir les qualités requi-
ses pour être inscrit, ou de celui qui, se trouvant
inscrit, croirait ne pas devoir l'être.


Le législateur a distingué la réclamation de l'ac-
tion. La réclamation est le droit qu'ont des person-
nes de représenter à l'autorité administrative, de
représenter à l'auteur même de la liste, qu'il s'est
trompé, et de demander qu'il rectifie son erreur.
L'action est autre chose : l'action est le droit de pour-
suivre en justice, par les voies juridiques, l'objet de
cette même réclamation. La réclamation s'adresse à
l'autorité administrative, l'action est intentée devant
le pouvoir judiciaire. La réclamation dit à l'autorité
administrative : « Revisez vos actes, il y a là des
inexactitudes, en voici la preuve. Vous avez inscrit
un homme qui n'avait pas le droit d'être inscrit,
vous avez radié un homme qui devait être maintenu




406
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sur la liste, rectifiez vos propres actes ». Voilà le lan-
gage qu'on tient à l'autorité administrative. On tient
un autre langage en justice ; on dit en justice : « J'ai
éprouvé tel tort, j'en demande le redressement ;
on a commis à mon égard une injustice, j'en de-.
mande la réparation D ; on demande que le pouvoir
judiciaire vous fasse donner ce qu'on n'a pu obtenir
autrement.


Tel est le système de la loi de 1831, et une fois
ce système bien compris, la loi devient tout à fait
claire. Voici les articles 24 et 25 : « Article 24. Tout
» individu qui croirait avoir à se plaindre soit
» d'avoir été indûment inscrit, omis ou rayé, soit de
» toute autre erreur commise à son égard dans la
» rédaction des listes, pourra, jusqu'au 30 septem-
» bre inclusivement, présenter sa réclamation, qui
» devra être accompagnée de pièces justificatives ».
Voilà la réclamation directe de celui qui est lésé.
Maintenant voici l'article 25 : « Dans le même délai,
» tout individu inscrit sur les listes d'un arrondis-
» sement électoral pourra réclamer l'inscription de


tout citoyen qui n'y sera pas porté, quoique réu-»
» nissant les conditions nécessaires, la radiation


de tout individu qu'il prétendrait indûment ins-»
» cric, ou la rectification de toute autre erreur
» commise dans la rédaction des listes. — Ce-même
» droit appartiendra à tout citoyen inscrit sur la
» liste des jurés non électeurs de l'arrondisse-
» ment ». Voilà le droit commun à tous les élec-
ieurs. C'est là la réclamation.


Maintenant le législateur trace la marche à suivre
après que ces réclamations ont été faites. Art. 33.


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON. 407




Toute partie qui se croit fondée à contester une
» décision rendue par le préfet pourra porter son


action devant la Cour royale du ressort, et y pro-
» duire toutes pièces à l'appui. — Dans le cas on la
» décision du préfet aurait rejeté une demande
» d'inscription formée par un tiers, l'action ne
» pourra être intentée que par l'individu dont Vins-
» cription aura été réclamée... »


Vous voyez que la distinction dont je vous ai parlé
se trouve textuellement dans la loi. Ainsi donc, les
articles 24 et 25 autorisent la réclamation de la part
des personnes que nous avons désignées. Ces récla-
mations sont notifiées à la partie intéressée. « Ar-
» ticle 26. Aucune des demandes énoncées en l'ar-
» ticle précédent ne sera reçue, lorsqu'elle sera
» formée par des tiers, qu'autant que le réclamant y
» joindra la preuve qu'elle a été par lui notifiée à la
» partie intéressée, laquelle aura dix jours pour y
» répondre, à partir de celui de la notification ».
Que fait ensuite le préfet devant qui on a produit les
pièces qu'on croit justificatives ? « Article 27. Le pré-


- » fet statuera, en conseil de préfecture, sur les de-
» mandes dont il est fait mention aux articles 24 et
» 25 ci-dessus, dans les cinq jours qui suivront leur
» réception, quand elles seront formées par les par-
» tics elles-mêmes ou par leurs fondés de pouvoirs;
» et dans les cinq jours qui suivront l'expiration du
» délai fixé par l'article 26, si elles sont formées
» par des tiers. Ses décisions seront motivées ».


Une fois que le préfet a statué, qu'il a notifié sa
décision, si elle est négative, il dit : Je ne trouve pas
la réclamation fondée, je persiste à croire que ma




403 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liste est conforme à la vérité, il n'a rien à faire de
plus. Mais si, en revisant ses actes, il reconnaît qu'il
a commis une erreur, qu'il y a une rectification à
faire, alors il publie un tableau de rectification. « Ar-
» ticle 29. Il sera publié tous les quinze jours un
» tableau de rectification, conformément aux déci-
» sions rendues dans cet intervalle, et présentant
» les indications mentionnées en l'article 19..... »
Un nouveau tableau sera publié tous les quinze jours,
et vous en comprendrez aisément la raison. Si les
réclamations sont nombreuses, on ne peut statuer
sur toutes en même temps. Comme il y a d'ailleurs
un délai pour les réclamations, tout le monde ne ré-
clame pas en même temps. Eh bien, à mesure que
le préfet a statué, il publie tous les quinze jours un
nouveau tableau de rectifications jusqu'à l'expira-
tion du délai fatal. « Aux ternies de l'article 21, la
» publication de ces tableaux de rectification tien-
» dra lieu de notification aux invidus dont l'inscrip-
» tion aura été ordonnée ou rectifiée. — Les déci-
» sions portant refus d


'inscription ou prononçant
» des radiations seront notifiées, dans les cinq jours
» de leur date, aux individus dont l'inscription ou la
» radiation aura été réclamée par eux ou par des
» tiers. — Les décisions rejetant les demandes en
D radiation ou en rectification seront notifiées dans.
» le même délai, tant au réclamant qu'à l'individu
» dont l'inscription aura été contestée ».


Enfin, il doit y avoir un ternie à toutes choses : le
16 octobre le préfet doit avoir statué sur toutes les


clamations, il ne doit pas outrepasser ce délai; il
a le temps nécessaire, puisque les réclamations ne se


SOIXANTE-017INZIÈME LEÇON.
409


présentent que jusqu'au 30 septembre, et qu'il lui
reste ainsi quinze jours après le terme des réclama-
tions. Alors le préfet procède à la clôture des listes,
c'est-à-dire qu'il publie le dernier tableau de rectifi-
cation, s'il en a un à publier,• et l'arrêté qui déclare
la liste close. 'l'elles sont les dispositions de l'art. 31
de la loi. Nous voilà donc à la clôture des listes. Voilà
les listes permanentes rectifiées, revisées pour l'année
qui va commencer. Vous savez que nous sommes
dans le système des listes permanentes, veuillez ne
pas l'oublier. Voilà les listes closes dans ce sens que,
au jugement du préfet, ce sont les listes telles qu'elles
doivent être ; il les a faites d'abord, il les a rectifiées
ensuite sur la réclamation des parties, c'est son der-
nier mot.


Mais est-ce le dernier mot pour tout le monde?
Non, et voici le principe capital de la loi, voilà en
quoi elle se distingue des systèmes précédents.
L'agent du gouvernement a fait et parachevé son
oeuvre administrative, il a fait les listes, il les a revi-
sées, il a revisé ses ravisions elles-mêmes ; mais il
peut arriver que, même en rectifiant les listes, même
en les rectifiant conformément aux réclamations, il ait
porté préjudice aux droits d'un autre citoyen ; enfin,
il peut arriver qu'il maintienne une inscription qui
ne devrait pas être maintenue ou, au contraire, qu'il
refuse de faire une inscription qui devrait être faite.
La question était de savoir si ces décisions devaient
être considérées comme des jugements. Non ; ce sont
les actes d'un administrateur revisant ses propres
décisions, ce n'est pas là un acte de judicature. Dans
toutes les décisions rendues en conseil de préfecture,




41 0COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


le préfet a bien statué sur le droit d'être ou de ne pas
ê,tre inscrit sur les listes, mais au fond il a statué sur
des questions relatives à l'état des personnes et au
droit de propriété, c'est-à-dire sur une matière
essentiellement judiciaire. Donc, quand le préfet
statue en conseil de préfecture, quand l'administra-
tion revise ses actes sur les réclamations des parties,
il n'y a pas là un jugement véritable. Et certes c'était
une singulière idée que de faire décider administra-
tivement les questions électorales, tandis que des
élections doit sortir précisément la chambre des Dé-
putés, c'est-à-dire le corps de l'État qui est destiné
à exercer un haut contrôle sur l'administration elle-
même. Vous voyez donc que c'est conformément à
tous les principes que le législateur a revoyé le ju-
gement définitif de ces questions non à l'auteur
même des listes ou à ses supérieurs hiérarchiques,
mais à un autre pouvoir, au pouvoir judiciaire.


Ainsi clone, ce que nous avons appelé réclamation
cesse le 30 septembre, et toutes les rectifications
qu'elles ont pour but d'amener doivent être faites le
16 octobre. Après cc temps, il n'y a plus lieu à ré-
clamation devant l'autorité administrative, ni à recti-
fication par l'autorité administrative ; en publiant la
clôture des listes, elle est dessaisie. Alors commence
le droit d'action et le rôle du pouvoir judiciaire.


Mais ici le législateur a introduit une distinction
qui mérite d'être saisie avec attention. Le droit de
réclamation, nous l'avons dit et répété, a été attri-
bué aux personnes que nous avons désignées con-
formément aux articles 24 et 25, pour tous les cas.
Je m'explique : Vous pouvez réclamer pour une


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON.
411


inscription indûment faite, pour une radiation indû-
ment faite, pour une rectification quelconque; n'ou-
hliez pas les termes de l'article 25, vous pouvez
réclamer l'inscription, la radiation, la rectification
de toute autre erreur commise dans la rectification
des listes. L'action n'est pas accordée de même
pour tous les cas aux individus qui ne sont pas
intéressés directement dans la question. Le législa-
teur a dit : Vous demandez la radiation d'un nom,
vous soutenez qu'un nom inscrit ne doit pas l'être,
vous soutenez que c'est là un faux électeur, vous
avez le droit de réclamation, et si vous croyez qu'on
n'a pas rendu justice à votre réclamation, après la
clôture des listes, vous aurez l'action, vous pourrez
intenter une action devant le pouvoir judiciaire pour
faire radier un nom indûment inscrit. Mais vous,
tiers, vous avez réclamé l'inscription d'un électeur
omis sur la liste; votre réclamation, portée devant
le préfet, n'a pas été admise, eh bien, vous n'aurez
pas d'action vous-même, parce que la personne que
vous vouliez faire inscrire, par exemple, a été aver-
tie par votre réclamation que son inscription a été
omise à tort. Si le préfet maintient son exclusion,
c'est elle qui aura l'action, si vraiment elle se croit
fondée à l'exercer ; mais comment auriez-vous l'ac-
tion, vous, quand l'intéressé ne dit rien ? Voilà la
distinction que la loi a faite relativement à l'action.
Réclamation pour tous les cas, action judiciaire
pour les radiations refusées à tort ; mais l'action
judiciaire pour les inscriptions omises n'appartient
qu'aux personnes dont le nom a été omis sur la liste.
Tel est le sens de deux paragraphes de l'article 33 :


J




412 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» Toute partie qui se croira fondée à contester une
» décision rendue par le préfet pourra porter sou
» action devant la Cour royale du ressort et y pro-
» duire toutes pièces à l'appui. — Dans le cas où
» la décision du préfet aurait rejeté une demande
» d'inscription formée par un tiers, l'action ne
» pourra être intentée que par l'individu dont l'iris-
» cription aura été réclamée... » C'est,. comme vous
le voyez, une distinction importante.


L'action judiciaire commence dans les dix jours
après la clôture des listes : ceux qui ont une action
judiciaire à intenter doivent la notifier au préfet et
aux parties intéressées. Si c'est la personne lésée
elle-même, elle a l'action judiciaire, soit pour radia-
tion, soit pour l'inscription indûment faite ; si c'est
un tiers, il a l'action pour inscription indûment faite,
niais il ne l'a pas pour radiation faite à tort.


Nous sommes donc devant le pouvoir judiciaire ;
mais remarquez que nous sommes au 16 octobre :
il peut y avoir une élection presque immédiate, et
dès lors il est urgent que ces opérations s'accom-
plissent le plus rapidement possible. H y a même
une autre chose à considérer; il ne faut pas que ces
actions judiciaires soient coûteuses, il ne faut. pas
refroidir le zèle par la crainte des dépenses, il faut
une procédure prompte et point de frais : c'est là lé
double but que le législateur a voulu atteindre en
traçant des règles particulières pour la décision des
procès électoraux.


D'abord il n'y a pas deux instances, il n'y en a
qu'une. L'action est portée directement devant la
cour royale du ressort. On la notifie au préfet et aux


SOI:UNTE-QUINZIÈME LEÇON. 413


parties intéressées, et là il n'y a pas besoin du mi-
nistère d'un avoué ; les actes judiciaires auxquels
ces actions donnent lieu sont enregistrés gratis, la
cause est jugée sommairement et toutes affaires ces-
santes. C'est donc là une procédure dont l'issue
peut être extrêmement rapide, et le droit de l'élec-
teur se trouve ainsi réalisé à temps pour que la
réclamation ne soit pas illusoire pour cette an-
née-là.


Le préfet a formé ses listes, on réclame ; le préfet
a publié le tableau définitif, ou intente une action
devant la cour royale. Quel effet auront ces récla-
mations et cette action? Elles auront un effet sus-
pensif, c'est-à-dire que, si l'on a voulu rayer le nom
d'un citoyen inscrit et que ce citoyen intente une
action devant la cour royale, l'effet de la radiation
est suspendu.


« S'il y a pourvoi en cassation, il sera procédé


sommairement et toutes affaires cessantes, comme
» devant la cour royale, avec la même exemption
» du droit d'enregistrement, sans consignation
» d'amende (article 33 in fine) ». Le pourvoi en cas-
sation est-il également suspensif ? Non, parce que la
loi n'en parle pas ; la loi ne parle absolument que
des réclamations portées devant le préfet et des
actions portées devant la cour royale ; ainsi le pour-
voi en cassation rentre dans le droit commuta. Si
donc un 'citoyen a été condamné, il ne pourra pas
voter parce qu'il se sera pourvu en cassation.


En dernier résultat donc, vous le voyez, l'acte
important, le droit de déçider d'une manière défini-
tive qu'un citoyen est ou n'est pas électeur, qu'il a




414 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
ou non les qualités requises par la loi pour être
électeur et avoir le droit de voter dans le collbe
électoral, appartient à la cour royale du ressort, sauf
pourvoi en cassation.


Cela étant, quand on a obtenu de la cour royale
un arrêt qui est en contradiction avec la liste du pré-
fet et avec son tableau de rectification, il faut que le
préfet se soumette à la décision de la cour royale ;
et quand même la clôture des listes a été pronon-
cée, il faut qu'il rectifie l'erreur qu'il avait commise,
qu'il se, conforme à la chose jugée. « Article 35. Le
» préfet, sur la notification de l'arrêt intervenu,
» fera sur la liste la rectification qui aura été Ares-
» crite ». Si le préfet s'y refusait, s'il ne voulait pas
rectifier le tableau électoral, il se rendrait alors cou-
pable, on pourrait alors le poursuivre en vertu des
dispositions du Code pénal, comme fonctionnaire
voulant mettre arbitrairement obstacle à l'exercice
du droit d'un citoyen : voyez article 114, clans
la section du Code pénal, où il est parlé des crimes
et des délits relatifs à l'exercice ..des. droits civi-
ques.


Le citoyen d'ailleurs n'en serait pas moins élec-
teur. Nanti d'une expédition de l'arrêt de la cour
royale, il a son titre, auquel toutes les autorités doi-
vent obéir; il est électeur en vertu d'un arrêt.


Voilà les trois périodes dont nous parlions, et
vous voyez que, quoiqu'il 'agisse en grande partie
de formes, de détails quelquefois minutieux, sous
ces formes, sous ces détails se cachent des questions
de droit plus ou moins graves : et certes la question
de savoir si c'est devant le pouvoir administratif on


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON. 415


devant l'autorité judiciaire que doit se porter l'action
contre la décision du préfet a une haute gravité.


Vous avez donc ainsi des électeurs. Maintenant,
quelle est leur mission? Quelles sont en deuxième
lieu les conditions auxquelles ils doivent se confor-
mer pour exercer leur mission d'accord avec la loi ?
Troisièmement, quelles sont les formes de l'élection?
Quatrièmement, quel est le juge définitif en matière
d'élection? Car dès le moment qu'il y a des formes
à observer, si ces formes ne sont pas respectées, il
peut naître la question de savoir qui a acquis le
droit et qui ne l'a pas acquis. Il faut donc une auto-
rité qui juge ces questions.


Je dis avant tout : quelle est la mission des élec-
teurs? C'est l'élection des députés. « La chambre des
» Députés, dit l'article 30 de la Charte, sera com-
» posée des députés élus par les colléges électoraux,
» dont l'organisation sera déterminée par des lois »,
et l'article 40 de la loi dont nous parlons dit : « Les
» colléges électoraux sont convoqués par le roi. Ils
» se réunissent clans la ville de l'arrondissement


électoral ou administratif que le roi désigne. Ils
» ne peuvent s'occuper d'autres objets que de l'élec-
» fion' des• députés ; toute discussion, toute déli-
» bération leur sont interdites D. Ainsi donc la
mission des électeurs, c'est l'élection des députés.


Quelles sont les conditions requises pour faire
une élection, pour que l'élection porte sur une per-
sonne capable d'être député? En d'autres termes,
les électeurs peuvent-ils élire telle personne que bon
leur semble, ou bien, pour faire une élection valable,


elips
doivent-ils se conformer •à certaines conditions, ne




416
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


doivent-ils choisir les députés que parmi des per-
sonnes réunissant certaines qualités, en d'autres
termes, quelles sont les conditions de l'éligibilité?


« La chambre des Députés, dit l'article 38, est
» composée de quatre cent cinquante-neuf députés ».
Le nombre des députés a varié : Il a été de 259,
car l'article 36 de la Charte de 1814 disait :
» Chaque département aura le même nombre de
» députés qu'il a eu jusqu'ici », et ce nombre était
alors de 259. Mais déjà, en 1815, il avait été porté
par l'ordonnance du 13 juillet à 405 ; puis on revint
au chiffre de 258 par l'ordonnance célèbre du 5 sep-
tembre 1816. Quand on établit le double vote, il y
eut 172 députés élus par les colléges de dépar-
tement et 258 par les colléges d'arrondissement.
Enfin la loi actuelle les porte à 459, chaque collége
électoral nommant un député. Ceux qui seraient
curieux de voir comment les arrondissements élec-
toraux sont répartis sur la surface de la France
n'ont qu'à voir le tableau qui est à la suite de
la loi.


Voilà donc les colléges électoraux. Mais quelles
sont les conditions nécessaires pour qu'on puisse
être député? Pour être éligible, il faut d'abord être
Français, et si l'on n'est pas Français par naissance,
la naturalisation simple ne suffit pas pour qu'on
puisse devenir membre de la Chambre. D'après
l'ordonnance du 4 juin 1814, pour pouvoir siéger
dans la chambre des Députés ou dans la chambre
des Pairs, il faut ce qu'on appelle ordinairement de
grandes lettres de naturalisation, c'est-à-dire des
lettres qui soient vérifiées par les cieux Chambres.


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON. 417


Ainsi la naturalisation simple, qui donne les autres
droits politiques, ne donne pas le droit de siéger
dans la chambre des Députés ou dans la chambre
des Pairs.


Il faut donc aux qualités exigées pour être électeur
ajouter quelques autres conditions. Pour être élec-
teur, il suffit d'avoir vingt-cinq ans accomplis; pour
être député il faut, d'après l'article 32 de la Charte,
avoir trente ans. C'est une amélioration, car aupa-
ravant il fallait avoir quarante ans. Le cens élec-
toral, comme nous l'avons dit, est de 200 francs au
lieu de 300 francs exigés autrefois. Le cens d'éligi-
bilité, qui était de 1,000 francs, est aujourd'hui
de 500 fr. « Nul ne sera éligible à la chambre des
» Députés, dit l'article 59 de la loi électorale, si au
» jour de l'élection il n'est âgé de trente ans, et s'il
» ne paye 500 francs de contributions directes,
» sauf le cas prévu par l'article 33 de la Charte ».
L'article ajoute, et cela est important pour celui qui
pourrait aspirer à la législature : « Les dispositions
» de l'article 7 sont applicables au cens d'éligibilité» .
Nous vous avons fait remarquer, en expliquant l'ar-
ticle 7, que les contributions foncière, personnelle
et mobilière, et des portes et fenêtres, ne sont
comptées que lorsque la propriété foncière aura été
possédée ou la location faite antérieurement aux
premières opérations de la révision annuelle des
listes électorales, que la patente ne compte que lors-
qu'elle a été prise et l'industrie exercée un an avant
la clôture de la liste. Eh bien, ces mêmes restrictions
s'appliquent au cens d'éligibilité, c'est-à-dire que
celui qui n'aurait acquis ce cens que postérieurement


‘)-1,




418
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


aux époques indiquées à l'article 7 ne pourrait. se
porter candidat pour cette année.


La même faveur que la loi accorde pour le cens
électoral, quant aux délégations, elle l'accorde pour
le cens d'éligibilité. « Article 60. Les délégations et
» attributions de contributions, autorisées pour les
» droits électoraux par les articles 4, 5, 6, 8 et 9 le
» sont également pour ie droit d'éligibilité ».


11 y a plus. Vous savez que lorsque la liste électo-
rale d'un arrondissement n'atteint pas cent cinquante
noms, on prend, pour compléter ce nombre, les
plus imposés au-dessous de 200 francs. De même
en vertu, non de la loi, mais de la Charte elle-même,
article 33, si dans le département il ne se trouvait
pas cinquante personnes de trente ans payant le
cens d'éligibilité déterminé par la loi, leur nombre
serait complété par les plus imposés au-dessous du
taux de ce cens.


Enfin il y a quelques incompatibilités, et c'est aussi
une des améliorations de la loi nouvelle.


Et d'abord, il y a incompatibilité entre les fonctions
de député et les fonctions de préfet, de sous-préfet,
de receveur général, de receveur particulier des
finances et de payeur (art. 64). En d'autres termes,
il y a incompatibilité entre les fonctions de député et
celles d'agent direct de l'administration et d'agent
comptable. Les officiers généraux commandant les
divisions ou subdivisions militaires, les procureurs
généraux près les cours royales, les procureurs du
roi, les directeurs des contributions directes et indi-
rectes, des domaines et enregistrement et des
douanes dans les départements, ne pourront


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON. 419


être élus députés par le collége électoral d'un
arrondissement compris en tout ou en partie dans le
ressort de leurs fonctions (même article). Et cela
s'applique aussi aux préfets et aux autres fonction-
naires que nous avons nommés plus haut. S'ils renon-
cent à. leurs fonctions, ils pourront devenir députés,
mais non dans le département où ils remplissaient
leurs fonctions.


Supposons maintenant que tous ces fonctionnaires
donnent leur démission, quittent leur emploi pour
une Taison quelconque. Cette incapacité d'être élus
dans leur arrondissement cesse-t-elle ? Oui, elle
cesse, mais seulement après un délai de six mois
(même article) ; ils ne peuvent pas être élus immé-
diatement; de sorte que, si une élection devait avoir
lieu dans trois mois, ils ne pourraient pas préparer
leur élection et puis après donner leur démission et
se faire élire. Il faut un délai de six mois entre la
cessation de leurs fonctions et l'élection.


Remarquons, en passant, que la loi parle des
procureurs généraux près les Cours royales ; elle ne
parle pas du procureur général près la Cour de
cassation, ni du procureur général près la Cour des
comptes. Ces deux fonctionnaires peuvent donc
devenir députés.


Enfin, il y a aussi une question de légalité sur
laquelle il importe d'expliquer l'intention de la loi.
L'article 36 de la Charte dit que « la moitié au moins
» des députés sera choisie parmi les éligibles qui
» ont leur domicile politique dans le département ».
Nous avons expliqué ce que c'est que le domicile
politique ; voilà l'article de la Charte. La moitié au




4 2 0
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


moins des députés doivent être choisis parmi les
éligibles qui ont leur domicile dans le département
où se fait l'élection. Si les électeurs dépassaient ce
nombre, s'ils choisissaient parmi les éligibles qui
n'appartiennent pas au département plus de la
moitié des députés qu'ils ont à élire, la loi déter:-
mine le mode à suivre pour revenir au nombre voulu
par la Charte. Voici l'article 62 : « Lorsque des
D arrondissements électoraux ont élu des députés
• qui n'ont pas leur domicile politique clans le


département, en nombre plus grand que ne l'auto-
D rise l'article 36 de la Charte, la chambre des
» Députés tire au sort, entre ces arrondissements,
D celui ou ceux qui doivent procéder à une réélec-
D tion D. Ainsi s'il y a, je suppose, six arrondisse-
ments dans un département, on peut prendre trois
députés hors du département. Si quatre députés,
sont pris hors du département, on mettra dans une
urne les noms des quatre arrondissements, et
l'arrondissement dont le nom sortira devra recom-
mencer son élection.


Mais est-ce donc à dire que les députes sont
députés de telle ou telle localité, députés de la
Manche, de l'Ain, de la Seine ? Non


.; il n'y a pas de
députés de tel ou tel département, de tel ou tel
arrondissement, il n'y a que des députés de la.
France. Un article de la Charte de 1814 contenait
ces mots : « La puissance législative s'exerce collec-
» tivement par le Roi, la chambre des Pairs et la
» chambre des Députés des départements D; eh bien,
ces mots des départements out été effacés en 1830 et
l'article 14 de la nouvelle Charte dit simplement


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON. 421


« La puissance législative s'exerce collectivement
» par le Roi, la chambre des Pairs et la chambre


des Députés ». Cette qualification de localité a
donc été supprimée, et l'on a eu raison. C'était là une
sorte d'allusion à un système de fédéralisme, comme
en Suisse on dit les députés des cantons. Que le
système soit bon ou mauvais, l'expression est con-
forme à l'état des choses, car c'est une confédération
de petits ttats souverains, chaque député se rend à
la Diète avec les instructions de son canton ; c'est
donc là un langage conforme à l'état des choses. Mais
en France la chambre des Députés est un corps qui
exerce avec le Roi et la chambre des Pairs la puis-
sance législative pour la France, elle fait des lois
générales pour la France, elle est chargée des inté-
rêts généraux de la France ; il n'y a pas de députés
de localité. Si donc on a dit que la moitié au moins
des députés dans chaque département, doivent Lire
pris parmi les éligibles du département, on a voulu
dire seulement qu'il était inutile à la marche des


" affaires qu'il y eût dans la Chambre des hommes qui
fussent instruits des intérêts particuliers des dépar-
tements, parce que, en effet, une assemblée légis-
lative, pour procéder avec maturité, doit réunir le
plus grand nombre de faits possible et que, pour y
parvenir, il faut appeler les députés à se défendre, à
se contrôler les uns les autres. Le législateur a donc
vu une certaine utilité dans la présence des hommes
de chaque département. C'est un moyen de rendre
l'oeuvre législative plus mûre, plus conforme aux
faits. Mais on aurait tort de déduire de là que ce sont
des députations de localités. Non, vous le savez,




4:22 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


le système français est essentiellement le système
de l'égalité civile et de l'unité nationale ; ce sont là
les deux bases fondamentales, ce sont là les principes
régulateurs de l'organisation sociale et de l'organi-
sation politique. C'est là la gloire, c'est là la force
de la France, et, je le répète, il n'y a pas de députés
de localités, il n'y a que des députés de la France
chargés de statuer sur les intérêts généraux du pays.


t


cL


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Formation des collèges électoraux. — Bureaux provisoires. — Bureaux
définitifs nommés par les électeurs. — Scrutin. — Question du vote
public et du vote secret. — Décisions provisoires des bureaux sur les
difficultés qui peuvent s'élever dans le collège électoral. — Droit
définitif et absolu de la chambre des Députés dans les questions
d'élection. — Décisions diverses qui montrent que dans ces ques-
tions ou considère plus la sincérité des faits que la rigueur du droit.


MESSIEURS,


Nous avons examiné les conditions à remplir pour
être électeur et pour être éligible ; nous allons
maintenant examiner rapidement les formes à sui-
vre dans l'élection.


La Charte dit que la Chambre se compose de
députés élus par les colléges électoraux dont l'orga-
nisation sera déterminée par des lois. La loi orga-
nique des colléges électoraux est la même loi du
19 avril 1831, au titre 4.


Les électeurs se forment donc en colléges électo-
raux par arrondissement. Le royaume est divisé en
autant d'arrondissements électoraux qu'il y a de




1


424
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


députés à élire, chaque collége ne devant élire
qu'un député. Le nombre des députés étant de 459,
il y a 459 arrondissements électoraux, distribués
dans les 86 départements de la France, selon l'impor-
tance de la population et d'autres circonstances qui.
peuvent rendre nécessaire la division du départe-
ment en un plus ou moins grand nombre de colléges.
Ainsi, si vous ouvrez le tableau qui se trouve à la
fin de la loi et qui a pour titre : Tableau de la circons-
cription des arrondissements électoraux et du nombre de
députés par département, vous verrez que le départe-
ment de l'Ain, par exemple, doit élire cinq députés ;
ce département a donc cinq arrondissements élec-
toraux comprenant chacun un certain nombre de
cantons. De même, le département de l'Ariége n'a
que trois députés à élire; il a trois arrondissements
électoraux, tandis que des départements dont la po-
pulation


est plus forte, tels par exemple que le dé-
partement du Nord, qui a douze députés à élire, a
douze arrondissements électoraux. De même, le dé-
partement de la Seine a quatorze députés et qua-
torze colléges.


Les colléges électoraux se forment en vertu de la
convocation qui en est faite par ordonnance royale.
Ils se réunissent dans la ville de l'arrondissement
désignée, ville qui peut être ou ne pas être la même




que le chef-lieu de l'arrondissement administratif.
Je dis qu'elle peut être ou ne pas être le chef-lieu de
l'arrondissement administratif, parce que, d'après
la disposition de l'article 40, portant que les collé-
ges se réunissent « dans la ville de l'arrondissement
électoral ou administratif que le Roi désigne », le


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 425


gouvernement à la faculté de désigner le lieu qu'il
croit le plus propre à tenir le collége électoral.
Aussi, une question de cette nature s'étant élevée
dans la chambre à l'occasion du département des
Hautes-Pyrénées, la chambre reconnut que la trans-
lation du lieu de l'élection d'une ville dans une autre
rentrait essentiellement dans les droits de l'admi=
nistration.


Il y a donc, encore une fois, pour l'élection de
chaque député, un collége électoral qui siége clans
un lieu désigné par le gouvernement dans l'arron-
dissement électoral. Cependant le législateur a con-
sidéré une circonstance particulière. Il n'a pas voulu
qu'un trop grand nombre d'électeurs se réunissent
dans un seul et même collége ; il a cru que les opé-
rations électorales seraient plus régulières si le nom-
bre des électeurs dans un même collége n'était pas
trop grand. Mais cependant, comme il ne peut y avoir
qu'un seul collége électoral pour un député à élire,
il fallait partager le collége en sections. Il y a donc
des colléges qui se partagent en sections, par exem-
ple, les colléges de Paris. Quels sont les colléges
électoraux qui peuvent ainsi se diviser en sections?
Ce sont ceux des arrondissements où le nombre des
électeurs excède six Cents. Alors on peut les par-
tager par sections, pourvu que chaque section ait au
moins trois cents électeurs. « Article 41. Les élec-


teurs se réunissent en une seule assemblée dans
D les arrondissements électoraux où leur nombre


n'excède pas six cents. — Dans les arrondisse-
» ments de plus de six cents électeurs, le collége est
» divisé en sections; chaque section comprend trois




426 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» cents électeurs au moins, et concourt directement à
» la nomination du député que le collége doit élire ».
De sorte qu'une section ne nomme pas un député à
elle, elle ne fait que contribuer par ses suffrages à
l'élection du député ; on réunit ensuite les suffrages
de toutes les sections pour chaque collége.


Voilà pour ce qui concerne la formation des col-
léges électoraux. Assistons maintenant à l'opération,
représentons-nous l'élection d'un député telle qu'elle
doit se faire pour être faite conformément à la loi ;
et il le faut mème pour ceux qui ne se destinent pas
à la profession de jurisconsulte. Tout citoyen qui est
appelé à exercer un droit politique doit connaître
les règles à observer pour que ce droit soit exercé
conformément à la loi, et il arrive trop souvent dans
les colléges électoraux des faits qu'on ne peut s'ex-
pliquer qu'en supposant qu'on a trop négligé l'étude
de la loi électorale.


J'ai dit : Voilà comment les colléges se forment.
Mais un collége est une réunion d'un nombre plus
ou moins grand de personnes qui doivent toutes
concourir au même but, faire une opération en com-
mun. Or, qui dit réunion de personnes pour arriver
à un résultat commun, pour faire une opération en
commun, dit nécessairement organisation de cette
réunion ; pour que tous ses membres tendent au
même résultat, pour que de chaque action indivi-
duelle il résulte une opération unique et commune,
il faut une organisation. Comment donc s'organise le
collége électoral ? Ne faut-il pas quelqu'un qui com-
mence les opérations, qui les dirige, les surveille,
en constate les résultats, résolve les difficultés,


FOIRANTE-SEIZIE âIE LEÇON. 427


réponde aux objections s'il en est fait? C'est une
petite société qui a besoin de sa petite organisa-
tion.


Cette organisation s'obtient par la formation d'un
bureau, composé d'un président, de quatre scruta-
teurs et d'un secrétaire qui n'a que voix consulta-
tive. Dès que le bureau est formé, le collége est orga-
nisé. Mais comment arriver à la formation du bureau?
Il y a là, en quelque sorte, une pétition de principe,
puisque organiser un bureau, c'est déjà faire quel-
que chose en commun, et que pour faire quelque
chose en commun, il faut une organisation. On y
arrive par une organisation provisoire; voici com-
ment. Il faut donner à ce collége, qui est formé mais
point organisé, un chef, un président provisoire,
pour qu'il puisse commencer à agir. La loi lui dési-
gne un président qu'il n'a pas besoin d'élire, elle lui
désigne un président parmi les magistrats de l'ordre
judiciaire ou administratif. « Article 41 Les prési-
» dents, vice-présidents, juges et juges suppléants
» des tribunaux de première instance, dans l'ordre
» du tableau, auront la présidence provisoire des
» colléges électoraux, lorsque ces colléges s'assem-
» bleront dans une ville chef-lieu d'un tribunal.
» Lorsqu'ils s'assembleront dans une autre ville,
» comme dans le cas où, attendu le nombre des col-
» léger ou des sections, celui des juges serait insuf-
» lisant, la présidence provisoire sera, à leur défaut,


déférée au maire, à ses adjoints, et successive-
» ment aux conseillers municipaux de la ville où se
» fait l'élection, aussi dans l'ordre du tableau ». Je
vous épargne les détails relatifs à la manière dont se




428
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


réglera la présidence pour chacun de ces fonction-
naires.


Voilà donc un président provisoire. La loi désigne
encore les quatre scrutateurs provisoires : « Ce seront
» les deux électeurs les plus âgés et les deux plus




» jeunes inscrits sur la liste du collége ou de la sec-
» tion ». Le bureau choisit le secrétaire.


Voilà le bureau provisoire composé ; arrivons
maintenant à l'organisation définitive. Et ici vous
rencontrerez un grand changement opéré par la.
Charte de 1838, c'est la nomination du président par
les électeurs ; ce n'est plus le gouvernement qui
nomme le président, ce sont les électeurs eux-
mêmes. « Les présidents des colléges électoraux,
» dit l'article 35 de la Charte, sont nommés par les
• électeurs ». Ainsi, avant de procéder à la nomi-
tion des députés, le collége procède à la nomination
du bureau définitif, les premiers scrutins ont lieu
pour nommer le président. et les scrutateurs, et
puis ensuite le bureau nomme un secrétaire (arti-
cle 44).


Vous voyez donc qu'il peut arriver qu'un collége
électoral soit présidé par un homme non électeur.
Il est clair que celui qui préside le collége, s'il n'est
pas électeur, ne peut voter ; mais voici ce qui peut
arriver. Voilà un homme qui préside le collége pro-
visoirement : c'est un juge, c'est un président, c'est
un homme considéré, vénéré, aimé. Les électeurs
oublient qu'il n'est pas électeur et le nomment pré-
sident définitif, et l'élection se fait sous la présidence
d'un homme qui n'est pas électeur. C'est un cas qui
s'est présenté, et on a porté devant la Chambre la


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 420


question de savoir si toutes les opérations du col-
lége étaient nulles ou valables. Et la Chambre a
décidé que, dans ce cas, la présidence définitive
a pu être déférée au président provisoire sans que
celte irrégularité entraîne la nullité des opérations
du collége ; la Chambre l'a décidé dans sa séance du
2 avril 1835. Mais si le président avait voté, et de
plus si son vote avait décidé de l'élection, l'élection
ne serait pas valable. C'est là, d'ailleurs, un cas tout
à fait exceptionnel et qui se reproduit bien rare-
ment.


Voilà donc le collége organisé définitivement. Il
s'agit maintenant de procéder à l'élection. Mais au-
paravant je dois vous dire comment se fait et à qui
appartient la police du collége électoral. La police
de l'assemblée appartient au président élu par les
électeurs. « Nulle force armée ne peut être placée,
» sans sa réquisition, dans la salle des séances, ni
» aux abords du lieu où se tient l'assemblée. Les
» autorités civiles et les commandants militaires
» sont tenus d'obéir à ses réquisitions». (Article 45.)
II est inutile de dire les motifs de cette disposition,
tout le monde les comprend.


En outre, dans la salle des séances et pendant tout
le cours de l'opération, doit rester constamment affi-
chée la liste (les électeurs, atin qu'on puisse voir quels
sont les hommes qui ont droit de venir voter (Arti-
cle 43).


Une troisième mesure de police et de discipline,
c'est que trois membres du bureau, au moins, doi-
vent toujours être présents (article 45, § , et, en
conséquence, s'il arrivait, comme cela est arrivé,




430 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qu'il n'en restât que deux présents, il y aurait. irré-
gularité. Les opérations seraient-elles ou non va-
lidées par la Chambre : c'est une autre question ;
ordinairement la Chambre en fait une question de
bonne foi. Si elle voyait là quelque fraude, elle cas-
serait; si elle voyait qu'il n'y a eu aucune espèce de
fraude, elle pourrait couvrir l'irrégularité.


Enfin, la loi défend à tout électeur quelconque de
se présenter armé dans le collége électoral (arti-
cle 58).


Comment s'opère donc l'élection'? Pour être admis
à voter, il faut être inscrit sur la liste affichée dans
la salle. N'oubliez pas toutefois ce que je vous ai dit
déjà, que si un électeur se présente avec un arrêt de


.la Cour royale qui ait reconnu son droit à l'électorat,
il doit être admis même lorsqu'il ne serait pas sur la
liste, l'arrêt lui tient lieu d'inscription. De même, si
le nom de l'électeur avait été radié et qu'il fût en
instance pour se faire rétablir, il pourrait voter (Ar-
ticle 46).


Avant de voter pour la première fois, chaque élec-
teur doit prêter serment (article 47). Une fois le droit
électoral vérifié et le serment prêté, arrive le vote.
On appelle chaque électeur, on lui remet un bulletin
ouvert. On n'admet pas de bulletin préparé d'avance
ou apporté par l'électeur ; il doit recevoir du prési-
dent un bulletin ouvert, et c'est sur ce bulletin qu'il
doit inscrire le nom de sou candidat. 11 doit l'écrire
lui-même ou le faire écrire par un électeur de son
choix, et cela secrètement (Article 48).


Ainsi la question du vote public et du vote secret
est décidée en France pour le votre secret. Vous savez


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 431


peut-être qu'il n'en est pas ainsi en Angleterre ; en
Angleterre, les élections se font sub die, en place pu-
blique, sur les listings, chacun vote publiquement.
C'est une forme qui a mérité les éloges de plus d'un
publiciste ; c'est, en effet, une forme qui, là où elle n'a
pas d'inconvénients, honore l'homme, car si elle n'a
pas d'inconvénients, cela prouve qu'on a le courage
civil, qu'on ose dire tout haut son opinion, qu'on ose
dire à un candidat : « Ce n'est pas pour vous que je
vote, je ne vous crois pas digne d'être élu n. Mais
si les inconvénients existent, si le courage civil
n'existe pas., rien n'est plus mensonger qu'une élec-
tion par vote public. Si, lorsque le fermier vient
voter en présence de son propriétaire, il n'a pas le
courage de voter contre l'avis de son propriétaire si
sa conscience le lui dit ; si, lorsqu'on vient de faire
un acte qui doit être tout à fait indépendant, on n'a
pas le courage de s'écarter de l'opinion d'autrui,
alors rien de plus fallacieux qu'une élection publique.


C'est donc une belle question que la question du
vote public et du vote secret dans les élections. C'est
une question qui préoccupe les esprits depuis
quelques années en Angleterre. Car, il faut le dire,
i:s sont nombreux dans ce pays les amis sincères,
ardents même de la liberté qui réclament le vote se-
cret. Cette forme de l'élection anglaise, je l'avoue,
malgré son bruit étourdissant pour nous, malgré
quelques désordres, a quelque chose de beau, de
grand, car il est beau de voir cette masse de ci-
toyens qui se porte sur la place publique pour mani-
fester son opinion d'une manière qui a toutes les appa-
rences de la spontanéité, cette forme, encore une fois,




»


432 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


est séduisante, Est-il vrai que ce ne soit là qu'une
apparence, est-il vrai qu'un très-grand nombre de
ces voix ne soient que des voix serviles, que des voix
qui votent comme le grand propriétaire du comté,
comme l'homme influent, comme le chef de telle
ou telle réunion l'ont prescrit, qu'il n'y a pas là de
véritable liberté? Je ne me permettrais pas de pro-
noncer sur les faits d'un pays que je ne connais pas
assez. Je dis seulement : honneur au pays où le vote
public pourrait avoir lieu sans inconvénient ! Main-
tenant, où sont ces pays? C'est une question de fait,
ce n'est plus une question de théorie.


Quoi qu'il en soit, le vote chez nous est secret, la
loi le prescrit ainsi. « L'électeur, ajoute l'article 48,
» remet son bulletin écrit fermé au président, qui
» le dépose dans la boite destinée à cet usage ».
L'électeur ne doit pas fair parade d'un acte que la
loi ne lui demande pas, et le président du collége à
qui on présenterait un billet ouvert, doit demander
qu'il soit fermé, parce que, dès que le législateur a
opté pour le vote secret, personne ne doit avoir la
prétention de voter publiquement. C'est un acte sus-
ceptible de plus d'une interprétation, de faire voir
que son vote peut être un acte d'indépendance; niais
ce peut être aussi une manière de montrer à ceux qui
vous ont imposé tel vote que vous vous êtes soumis
à l'ordre donné.


Voici d'autres prescriptions de la loi : « Art. 49.
» La table placée devant le président et les scruta-
» teurs sera disposée detelle sorte que les électeurs
» puissent circuler autour pendant le dépouillement
» du scrutin. — Article 50. A mesure que chaque


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 433


» électeur déposera son bulletin, un des scrutateurs
» ou le secrétaire constatera ce vote en écrivant son


propre nom en regard de celui du votant sur une
liste à ce destinée, et qui contiendra les noms et


» qualifications de tous les membres du collége ou
» de la section. — Chaque scrutin reste ouvert six.
» heures au moins, et est clos à trois heures du soir
» et dépouillé séance tenante ».


Pourquoi la loi est-elle entrée dans ce détail ?
Pourquoi a-t-elle exigé six heures au moins? C'est
pour laisser aux électeurs le temps d'arriver. ll
n'est pas dit que tous les électeurs puissent arriver
à une heure précise. Si le collége est nombreux, il
peut y avoir encombrement à un moment donné. 11
faut donc, pour que les choses se passent avec le
calme nécessaire, que les électeurs aient le temps
(l'arriver ; nul n'a le droit d'abréger la durée de
l'opération, et si on le faisait l'opération serait nulle.
Je m'appuie, à cet égard, sur une décision de la
chambre des Députés. 11 était arrivé qu'un scrutin
avait été ouvert trois heures seulement, et l'opération
a été annulée.


« Article 51. Lorsque la boite du scrutin aura été
» ouverte et le nombre des bulletins vérifié, un des
» scrutateurs prendra successivement chaque bill-
» letin, le dépliera, le remettra au président, qui en
» fera lecture à haute voix et le passera à un autre
» scrutateur; le résultat de chaque scrutin est
» immédiatement rendu public ».


Nous avons vu les électeurs arriver, nous les
avons vus prêter serment et voter, leurs votes ont
élé dépouillés et le résultat du scrutin proclamé.


In.
28




434 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Avons-nous un député ? Peut-être oui, peut-être
non, car la loi a prescrit une majorité. « Article 54.
» Nul n'est. élu à l'un des cieux premiers tours de
D scrutin s'il ne réunit plus du tiers des voix de la
» totalité des membres qui composent l© collége et
» plus de la moitié des suffrages exprimés ». Ainsi
vous avez un collége composé, je suppose, de 300
électeurs, voilà tous les citoyens ayant le droit
d'électorat dans l'arrondissement. Celui qui au pre-
mier tour de scrutin à 101 voix peut être député si
le nombre des électeurs présents n'a été que de 200,
car 101 forme la moitié plus un des suffrages
exprimés, en même temps qu'il forme le tiers plus un
de la totalité des électeurs inscrits


Mais il peut arriver que, ni dans le premier, ni
dans le second scrutin, la majorité n'appartienne
à personne. Alors on prend les deux candidats .qui.
ont réuni le plus de suffrages, et il faut choisir' entre
l'un et l'autre. Le plus grand nombre de suffrages
obtenu par ces deux personnes forme pour elles une
candidature, et les électeurs ne peuvent plus opter
que pour l'une ou pour l'autre (art. 55).


Enfin la loi a supposé le cas où il y aurait égalité
de voix entre les deux personnes. La loi se prononce
en ce cas pour la plus âgée (art. 56).


Voilà comment se fait l'opération électorale. Nous
arrivons maintenant au dernier point, il est encore
plus digne d'attention que tout le reste. Nous avons
supposé les opérations allant d'elles-mêmes, sans
difficultés, sans embarras, sans réclamations. Mais
ce n'est pas là une hypothèse qui se réalise toujours.
Il s'élève souvent dans le collége des difficultés. L'un


SOIKANTE-SEIZIÈME LEÇON. 435


prétend qu'on n'a pas observé la loi, l'autre prétend
le contraire. Que fait-on alors? Le collége, vous le
savez, ne peut pas discuter, il ne peut que voter,
mais c'est le bureau qui est chargé de décider ces
questions. « Le bureau, dit l'article 45, § 3, pro-
» nonce provisoirement sur les difficultés qui s'et:-


vent touchant les opérations du collége ou de la
» section. — Toutes les réclamations sont insérées


au procès-verbal, ainsi que les décisions motivées
» du bureau » Ces procès-verbaux font foi de
tout ce qui s'est passé dans le collége. Ensuite ces
procès-verbaux sont envoyés à Paris et arrivent à la
chambre des Députés.


Maintenant, que sont ces décisions du bureau?
De pures décisions provisoires, remarquez-le bien.
» Le bureau prononce provisoirement », dit l'ar-
ticle 45. Y a-t-il un juge définitif, suprême sou-
verain de ces questions d'élections ? Il en faut un,
comme en toutes choses. Eh bien, où est ce juge
souverain, définitif, en matière d'opérations électo-
rales? Il y en a un, c'est la chambre des Députés
elle-même. C'est le corps même nommé par les
électeurs qui est le juge définitif, sans recours ni
appel, de toutes les questions électorales. « La
» chambre des Députés prononce définitivement
» sur les réclamations (Art 45, § dernier) D.


Cela n'est pas dit textuellement dans la Charte,
mais ce n'en est pas moins un principe fondamental
de droit constitutionnel. Il est fondamental, parce
qu'il est de l'essence même de la Constitution qui
nous régit. Si, en effet, la chambre des Députés
n'était pas investie de ce droit absolu et définitif sur




I
436 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


les questions d'élection, ce droit existerait ailleurs,
ce droit serait donc confié à un autre pouvoir; mais
dès lors la chambre des Députés ne serait plus un
pouvoir indépendant clans la sphère de ses attri-
butions constitutionnelles ; car, remarquez-le, celui .
qui a le pouvoir d'exclure a implicitement le droit
de faire entrer, et celui qui a le droit de faire
entrer a implicitement le pouvoir d'exclure. Sup-
posez un autre pouvoir ayant le droit de décider une
question électorale, par exemple, le pouvoir judi-
ciaire. C'est le pouvoir judiciaire qui pourrait faire
en partie la chambre des Députés, puisque c'est lui
qui prononcerait sur les questions de validité qu'on
pourrait élever ; la Chambre ne serait plus qu'un
corps subalterne si elle n'était pas juge suprême
en matière d'élection.


Les communes, en Angleterre, avaient senti déjà, •
au xvi e


siècle, qu'il y avait là pour elles une question
de vie et de mort. Lorsqu'il y eut des tentatives
de despotisme en Angleterre sous les Tudors, c'était
à la chancellerie qu'on livrait les questions électo-
rales. Mais déjà sous Élisabeth les communes récla-
mèrent le droit d'être le juge souverain dans ces
questions. La querelle se renouvela plus vive encore
sous Jacques l e" à l'occasion d'une élection. L'admi-
nistration, par une proclamation, avait dit d'une •
manière générale quelles qualités devraient avoir
ceux qu'on élirait. On fit choix d'un homme qu'on
croyait ne pas devoir être élu d'après les formes de
la proclamation. Cette élection fut contestée, la
Chambre voulant maintenir l'élection et le gou-
vernement voulant l'annuler. Après de longs débats,


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 437


dont le détail serait trop long, on en vint à une
sorte de compromis. Les Communes eurent l'air
de faiblir, mais au fond elles avaient gagné la
victoire, et depuis lors le droit ne leur fut plils
contesté.


Ainsi, vous le voyez, c'est un principe qui est de
l'essence même de la Constitution qui nous régit :
c'est un principe dont la suppression suffirait pour
altérer tout le sytème constitutionnel, c'est donc un
principe constitutionnel. Aussi, vous savez tous, et
les papiers publics suffiraient pour vous l'apprendre,
que la Chambre exerce ce droit à chaque élection,
Toutes ces questions électorales viennent, en défini-
tive, se décider devant la chambre des Députés, qui
les termine seule ; et elle les termine comme une
assemblée politique termine toujours ces questions,
comme cela se fait en Angleterre aussi bien que chez
nous, et en An gleterre d'une manière plus large encore
que chez nous; mais chez nous aussi l'Assemblée
termine ordinairement ces questions d'une manière
assez large, regardant plus à la sincérité des faits
qu'à la rigueur du droit, prenant plutôt l'esprit que
la lettre de la loi.


Je veux vous en citer quelques exemples que je
puise dans un petit recueil qui vient de paraître pour
la session de 1835, l'Annuaire parlementaire. Pour
cette seule année je trouverai des décisions qui évi-
demment sont conçues dans cet esprit. Ainsi, des
bulletins sur lesquels on a inscrit seulement le nom
da famille du candidat, peuvent lui être valablement
attribués, bien qu'il existe un frère du même nom
également- éligible, pourvu qu'il soit bien établi qu'il




438 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


était seul candidat à l'élection. Question de bonne
foi.


De même une différence entre le nombre des bul-
letins extraits de l'urne et celui des votants, cons-
tatée dans le procès-verbal, n'est pas regardée comme.
suffisant pour vicier l'élection, si des témoignages
honorables fournissent le moyen d'expliquer cette
différence et qu'en même temps la différence de voix
n'ait pas influé sur l'élection.


1)e même, la participation au scrutin d'une ou de
plusieurs personnes indûment inscrites sur la liste
électorale, n'est pas un motif d'annulation d'élection
lorsque, comme dans le cas précédent., ces quelques
voix données à l'un ou à l'autre candidat ont été sans
influence sur l'élection.


Mais, quelquefois aussi, la Chambre s'est montrée
justement sévère ; ainsi, comme je l'ai dit, si le sera-
tin est fermé avant six heures. De même, lorsque le
vote dont on a privé un électeur ou bien le vote qu'on
aurait toléré de la part d'un homme qui n'avait pas le
droit de voter, a décidé des élections. Alors l'élection
a été annulée. Voilà des exemples d'une appli-
cation juste mais sévère de la loi et d'une applica-
tion intelligente. C'est ainsi que les Chambres ont
presque toujours procédé. Ainsi en Angleterre il était
de notoriété qu'il n'y aurait pas eu d'élection si •
on avait voulu s'en tenir à la rigueur des anciens
précédents, ces précédents sont tombés en désué-
tude.


Mais la Chambre, dira-t-on, peut abuser de ce
pouvoir. C'est un pouvoir illimité comme le pouvoir du
pays est un pouvoir illimité. On peut appliquer la loi


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON. 439


à tort ; si la cour de Cassation manque elle-même à
la loi, qui réformera le jugement? Personne. Les
assemblées législatives peuvent abuser de leur omni-
potence; mais, encore une fois, l'abus qu'on pour-
rait en faire, en certains cas, ne pourrait autoriser
personne à le leur enlever. Le Parlement anglais a
sans doute quelquefois donné des exemples d'une
application démesurée de son pouvoir. Ceux qui ont
lu l'histoire d'Angleterre se rappellent la fameuse
histoire de Wilkie, de ce député que la chambre
des Communes déclara indigne de siéger dans le Par-
lement. Les électeurs renommèrent Wilkie, et à une
élection où il y avait quinze cents électeurs, Wilkie
obtint mille voix et son compétiteur deux cents voix.
On porta la cause au Parlement, et ainsi que vous
pouvez le voir dans les Lettres de Junius, voici quel
fut le résultat: les Communes dirent : Un homme que
nous avons déclaré indigne de siéger n'est plus éli-
gible; voter pour un homme qui n'est pas éligible,
c'est comme si l'on ne votait pas. Donc les mille voix
données à Wilkie sont comme si elles n'avaient. pas
été données. Donc, son compétiteur doit être consi-
déré comme élu.


FIN DU TOME TROISIÈME,


E.E120TECA
c


1):
e




TABLE DES MATIÈRES


CINQUANTE-UNIÈME LEÇON.
Liberté individuelle appliquée à la manifestation de la pensée. — Diffi-


culté de saisir le point d'intersection entre le droit de chaque indi-
vidu sous ce rapport et le droit des autres individus et de l'État. —
Dispositions des lois romaines au sujet des injures et des libelles. —
Révolution produite par l'invention de l'imprimerie dans les moyens
de manifestation de la pensée humaine. — Ubiquité et durée données
non-seulement aux oeuvres importantes, mais même aux moindres
écrits. —Manifestation de la pensée par la voie de la presse.— Préoc-
cupation des législateurs vis-à-vis de ce puissant instrument. — Trois
sortes de moyens contre les abus de la presse : système préventif;
censure. — Système répressif ordinaire. — Système répressif spécial.
— Le système préventif a été jusqu'à ces derniers jours le système
général en Europe, quelle que fùt la forme de gouvernement des
divers États. — L'Angleterre, avant 1688, n'offrait pas à cet égard un
système de législation particulier; censure préalable appuyée de la
Chambre étoilée 1


CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON.
Les mesures préventives contre la presse en vigueur avant 1648, main-


tenues pendant la Révolution et renouvelées à la Restauration. —
Statut de 1662; abrogé en 1679, remis en vigueur avec un redouble-
ment de sévérité sous Jacques II, et maintenu six ans encore après la
révolution de — La presse libre à dater de 1694, non par une
disposition expresse, mais par l'abrogation du statut préventif qui
fait rentrer la presse dans le droit commun. — Qu'est-ce qu'un libelle
dans la législation anglaise? Singulière définition; subtilités ayant
pour but (l'arriver (le l'action civile à l'action pénale. — Tous les




1442 TABLE DES MATIÈRES.procès de presse portés devant le jury. — Distinctions établies parles juges anglais pour enlever au jury l'appréciation des délits depresse; generat et special issue. — Célébre plaidoyer d'Erskine en 1773
à l'occasion de poursuites contre un écrit du doyen de Saint-Asaph.
— Bill de 1792 rendu sur la proposition de Fox et qui restitue au jury




tous ses droits en matière de délits de la presse


18


CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON.
État de la législation française relativement à la liberté de la presse à


partir de 1789. Division en cinq périodes : 1 0 la Révolution ; 20 le Con-
sulat et l'Empire; 3° la Restauration, de 1811 à 1819; 40 la Restaura-
tion, de 1819 à 1830; 50


la révolution de 1830. — Première période.
Principe posé dans la Constitution de 1791. — Décret du 30 juillet 1790.
— Décrets du 20 juillet 1792 et du 3 septembre suivant. — Décret du
29 mai 1793. — Constitution de 1795 et du décret du 28 germinal
an IV. — Décrets du 19 fructidor an V et du 9 fructidor an VI. 32


TABLE DES MATIÈRES. 443


CINQUANTE-SIXIÈME LEÇON.
Obstacles au maintien de la législation de 1819 provenant soit des gou-


vernements, soit de la presse elle-même. — Assassinat du duc de
Berry ; rétablissement du système préventif contre la presse par la loi
du 30 mars 1820, prorogée et étendue par celle du 26 juillet 1821. -
- Loi du 17 mars 1822 : nécessité de l'autorisation préalable pour
les journaux ; droit d'établir la censure par ordonnance dans l'inter.
valle des sessions législatives; droit de poursuivre, de suspendre et
de supprimer les journaux pour cause de tendance; monstruosité de
ce système. —Loi du 15 mars 1822; connaissance des délits de presse
enlevée au jury.— Retour aux principes de 1819 par la loi du 18 juil-
let 1828


85


CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.


Seconde période : Constitution de l'an VIII; arrêté des Consuls du
27 nivôse an VIII. — Mesure préventive contre la presse. — Commis-
sion du Sénat chargée de veiller à la liberté de la presse. — Parallèle
entre Louis XIV et Napoléon. — Décret du 5 février 1810 sur la police
de l'imprimerie. — Censure. — Le livre de M m° de Staël, De l'Alle-
magne, mis au pilon après avoir été soumis à la censure et imprimé
avec approbation. — Réaction en faveur de la liberté de la presse à
la chute de l'Empire. — Premières dispositions du gouvernement de
la Restauration à ce sujet




51


CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON.
La liberté de la presse reconnue comme un droit public dans la Charte


de 1814. — Loi du 21 octobre 1814; désaccord entre les dispositions
de cette loi et le principe posé dans la Charte ; système préventif
substitué au système répressif; censure pour les écrits de moins de
vingt feuilles d'impression.— Rétablissement de la liberté de la presse
pendant les Cent-Jours. — Ordonnance royale du 20 juillet 1815; la
censure supprimée pour les écrits en général, mais maintenue pour
les journaux. — Distinction entre les mesures répressives et les me-
sures préventives; deux catégories de mesures préventives, les unes
paralysant l'exercice d'une faculté, les autres ayant seulement pour
effet de rendre la répression plus sûre ou plus sévère. — Lois du
17 mai, du 26 mai et du 9 juin 1819. Examen de ces trois lois, qui
paraissent avoir posé les vrais principes sur la matière. . . • 6S


Dispositions de la Charte de 1820 sur la liberté de la presse comparées
avec celles de la Charte de 1814. — Difficulté d'établir une législation
sur la presse qui ne tienne aucun compte des circonstances au milieu
desquelles elle est faite. — Il est à regretter que dans cette branche
de législation, comme dans beaucoup d'autres, au lieu d'accumuler
des lois se référant les unes aux autres, on ne fasse pas une loi
unique comprenant toutes les dispositions sur la matière.


Examen de la législation actuelle. — Dispositions sur les crieurs, affi-
cheurs, vendeurs et distributeurs d'écrits, dessins, etc. — Dispositions
préventives relatives à la presse périodique : déclaration préalable,
gérants responsables, cautionnement, portion du cautionnement que
doivent posséder les gérants, timbre et transport des journaux. —
Dispositions répressives 101


CINQUANTE-IIUITIÈME LEÇON.


Classement des délits de la presse : 1 0 Attentats contre la sûreté de
l'État, avec ou sans complicité; 2° crimes rentrant dans le droit com-
mun; 3° délits punissables de peines correctionnelles; 4' contraven-
tions. — Observations sur la théorie du Code pénal, qui partage les
faits punissables en crimes, délits et contraventions, non d'après la
nature du fait, mais d'après la peine appliquée. — La connaissance
de tous les délits de la presse attribuée au jury, sauf les cas de diffa-
mation, d'injure contre les Chambres et d'inildélités dans le compte
rendu des séances des Chambres et des audiences des tribunaux. —
Résumé et conclusion 122




444 TABLE DES MATIÈRES. TABLE DES MATIÈRES. 445


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.
Liberté d'enseignement. — Puissance de l'enseignement sur l'enfance et


l'adolescence. — Enseignement public et enseignement privé. — In-
convénients de l'enseignement donné exclusivement par l'État et de
l'enseignement complétement livré aux entreprises particulières. —
Nécessité d'un système qui concilie la liberté avec des garanties pour
les familles et pour la société. — Difficultés que présentait cette ques-
tion au moment de la révolution française. — Principes généraux
posés dans la Constitution de 91. — Lois de la Convention, du Direc-
toire et du Consulat. — Fondation de l'Université impériale. — Lois
et ordonnances de la Restauration. — Double principe de l'instruc-
tion publique et de la liberté de l'enseignement posé dans la Charte
de 1830. — Loi du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire, premier
essai de conciliation entre les deux principes posés dans la Charte. 137


SOIXANTIÈME LEÇON.
Droit de pétition. — Il doit être placé au nombre des droits publics,


quoique la Charte n'en parle que pour en régler l'exercice vis-à-vis
des deux Chambres. — Il est posé en principe dans les constitutions
de 91, de 93, de l'an HI et de l'an VIII, ainsi que dans les Chartes de
1814 et de 1830. — Embarras et dangers que peut présenter l'exercice
de ce droit s'il n'est sagement réglé. — Disposition du statut de
Charles II en Angleterre. — Nombreux décrets de l'Assemblée cons-
tituante et de l'Assemblée législative. — Disposition de la constitution
de l'an III


• i58


SOIXANTE-UNIÈME LEÇON.
Droit do pétition (suite). État actuel de la législation : toutes pétitions


aux Chambres doivent être présentées par écrit; elles doivent être
individuelles; elles peuvent toutefois être présentées collectivement
par les autoritées constituées, par les gérants d'une société ou les
chefs d'une corporation légalement reconnue, pour des objets con-
cernant leurs intérêts propres.


Droit d'association. — Placé dans le droit commun par le décret du
13 novembre 1790 et par la constitution de 1791. — Réglementé par la
loi du 22 juillet 1.191. — Constitution de 1793. — Dispositions du dé-
cret du 27 juillet 1793 pour protéger les clubs. — Constitution de
l'an III : dispositions contre les sociétés populaires. — Loi du 7 ther-
midor an V. — Loi du 19 fructidor. — Code pénal de 1810. Disposi-
tions des articles 291 et suivants sur les associations, corroborées et
rendues plus sévères par la loi du 10 avril 1834


170


SOIXA NTE-DEUXIÈME LEÇON.


Droit de propriété. — Propriété dans les temps anciens et dans le
moyen âge : la terre base de la richesse et source de la puissance
politique. — La propriété mobilière, nouvel élément de richesse
introduit dans les sociétés modernes par l'industrie et le commerce,
est un fait dont le législateur n'a pas encore complètement apprécié
l'importance et l'étendue. — Principe de la propriété et de son invio-
labilité proclamé par toutes nos constitutions et consacré même dans
les lois qui confisquaient les biens des émigrés. — Restitution aux
émigrés des biens non vendus ; milliard d'indemnité accordé en 1825
à ceux dont les biens avaient été aliénés. — Notre législation con-
sacre l'inviolabilité de toutes les propriétés sans distinction, propriété
foncière, propriété mobilière, propriété intellectuelle. Lois et décrets
sur la propriété littéraire 191


SOIXANTE-TROISIÈME LEÇON.


Limitations au droit de propriété. — La propriété peut être enlevée en
tout ou en partie par raison de pénalité ou par raison prépondérante
(l'utilité publique. — Confiscation générale; réprouvée par la raison;
par l'humanité, par l'intérêt général; au défaut d'être une peine iné-
gale et qui réagit sur des innocents, elle joint celui de pousser aux
abus de pouvoir; les deux qualités qu'on veut lui attribuer, l'effica-
cité et l'exemplarité, sont paralysées par l'horreur qu'elle inspire.
— Confiscation spéciale; elle n'a aucun des inconvénients de la con-
fiscation générale. — Amendes pécuniaires ; avantages et inconvé-
nients de cette peine. — Nécessité de l'expropriation pour cause
d'utilité publique moyennant indemnité.— Principes posés à cet égard
dans les anciennes ordonnances et dans les diverses constitutions qui
ont suivi la révolution de i789. — Code civil. — Loi du 16 septembre
1807. — Loi du S mars 1810 206


SOIXANTE-QUATRIÈME LEÇON.
Expropriation pour cause d'utilité publique (suite). Loi du 7 juillet 1833:


quatre opérations dans l'expropriation. — Déclaration d'utilité pu-
blique, qui appartient au pouvoir législatif ou au pouvoir exécutif,
par délégation, dans certains cas. — Désignation des biens à expro-
prier, qui appartient à l'administration. — Jugement d'expropriation
prononcé par les tribunaux ordinaires, après vérification des formes.


Règlement des indemnités, appartenant un jury 223




:4


446
TABLE DES MATIÈRES.


SOIXANTE-CINQUIÈME LEÇON.
Expropriation de choses mobilières ; réquisitions en nature en temps de


guerre ; inconvénients de ce moyen de pourvoir aux besoins des
troupes; difficulté d'établir à cet égard des règles précises.


Législation sur le desséchement des marais ; loi du 16 septembre 1807;




examen des principales dispositions de cette loi


244


SOIXANTE-SIXIÈME LEÇON.
Législation sur l'exploitation des mines, minières et carrières. Loi du


21 avril 1810. Examen des principes dirigeants en fait de mines. La
propriété de la mine peut être séparée de la propriété de la surface;
droits attribués en ce cas au propriétaire de la surface.


Expropriation pour les travaux militaires et pour les travaux de la
marine en temps ordinaire et en cas d'urgence. Dispositions de la loi
de 1833 pour le premier cas et, pour le second, formes plus rapides
de la loi (lu 30 mars 1831. — Dispositions de la même loi au sujet de
l'occupation temporaire des propriétés bâties ou non bâties. . 255


SOIXANTE-SEPTIÈME LEÇON.
Charges et servitudes imposées à la propriété particulière au profit de


la chose publique. — Servitudes militaires. Lois du 10 juillet 1791 et
du 17 juillet 1819 et ordonnance du l e* août 1821 ; zones de défense :
travaux permis et travaux interdits dans chacune des trois zones. —
Charges imposées à la propriété forestière et gênes apportées dans
son intérêt aux droits des propriétaires riverains des forêts. — Lois
sur la chasse. — Restrictions à la liberté d'industrie; anciennes
jurandes et maîtrises. — Conditions de capacité exigées pour cer-
taines professions. — Offices publics; cautionnement. — Nécessité
d'une autorisation préalable pour certaines entreprises industrielles.
— Monopoles exercés par le gouvernement. — Double but des lois de
douane; système protecteur




274


S O IXANTE-HUITIEME LEÇON.
Nécessité unanimement reconnue d'un pouvoir social. — Difficultés que


présente soit en théorie, soit en pratique, le problème de l'organisa-
tion d'un pouvoir social qui soit assez fort pour remplir sa mission,
et qui ne puisse abuser de sa force. Quelle que soit la forme du gou-
vernement, on arrive toujours à un point où les garanties directes ne
sont plus possibles et où il faut se contenter de garanties indirectes.
— Distinction fondamentale des gouvernements en gouvernements


TABLE DES MATIÈRES. 147
nationaux et gouvernements spéciaux ou de privilége. Quelle que soit
la forme des gouvernements, ceux qui ont pour principe le maintien
de l'égalité civile, la protection du droit de tous et de chacun, sont
des gouvernements nationaux ; ceux qui agissent sous l'action du
principe contraire sont des gouvernements de privilége. — Les gou-
vernements anciens étaient presque tous des gouvernements de pri-
vilége. Trois causes principales de ce fait : in l'esclavage; 2 0 la sim-
plicité de l'organisation politique où un seul élément dominait la
société tout entière; 3° l'absence du système de représentation, sys-
tème qu'il ne faut confondre ni avec le principe de l'élection ni avec
le système des gouvernements mixtes 295


SOIXANTE-NEUVIÈME LEÇON.
Aucun gouvernement fixe et nettement caractérisé n'était possible au


moyen àge pendant la période des invasions. Le pouvoir social man-
quait presque absolument de moyens matériels pour se constituer, et
il y avait encore un obstacle plus grand dans l'absence d'idées, de
sentiments communs aux diverses populations; les essais d'organi-
sation tentés par quelques grands hommes qui devançaient leur
siècle ne pouvaient donc pas réussir. — Dans la seconde période,
lorsque les invasions ont cessé, que les propriétés sont devenues plus
stables, que des rapports plus intimes s'établissent peu à peu entre
les populations, tout s'organise féodalement. Le principe féodal était
le pouvoir de l'homme sur l'homme, il ne présentait aucune ga-
rantie possible pour le développement de la volonté générale. Le
gouvernement féodal était donc essentiellement un gouvernement de
privilége 312


SOIXANTE-DIXIÈME LEÇON.
Si l'élément féodal était l'élément dominateur de la société européenne


dans la seconde période du moyen âge, d'autres principes existaient
aa moins en germe et allaient lutter contre lui. — Tentative du prin-
cipe théocratique pour se faire gouvernement et gouvernement exclu-
sif. C'était à la fois une grande conception et une grande illusion. Il
est dans la nature du christianisme de gouverner les âmes, niais non
de s'occuper du gouvernement des intérêts matériels. La tentative
théocratique devait donc échouer, malgré toutes les conditions de
succès que l'Église semblait avoir dans sa lutte contre la féodalité. —
Élément communal. Il n'avait jamais disparu entièrement, même
sous l'action de la féodalité; il s'était maintenu surtout dans la Gaule
méridionale et en Italie. — Deux principes différents dans l'organisa-
tion communale : principe germain, association de familles; principe
romain, association de citoyens. — Communes libres en Italie, en
Suisse, en Flandre et sur les bords du Rhin. — Les républiques ita-


M




448 T.ABLE DES MATIÈRES.
licnnes et les cantons suisses étaient certainement des gouvernements
plus nationaux que ceux de la féodalité, mais ils ne l'étaient pas com-
plètement, et de là leur chute rapide, surtout pour les républiques
italiennes. Tyrannie de la bourgeoisie contre les autres classes ame-
nant la guerre civile; villes souveraines ayant des pays sujets qui ne
prenaient aucune part au gouvernement; absence d'unité; l'Italie n'a
pu même arriver au système fédératif de la Suisse


32')


SOIXANTE-ONZIÈME LEÇON.
Principe monarchique; il se présente au moyen âge sous deux formes:


la monarchie romaine établie d'abord comme une grande magistra-
ture, prenant une autre forme sous Dioclétien et finissant, après son
alliance avec le sacerdoce chrétien, par être regardée comme un
pouvoir de droit divin; la royauté barbare élective en droit et main-
tenue en fait dans certaines familles. L'une ou l'autre forme prévaut
selon les lieux, les circonstances, les antécédents du pays. — La
royauté devient féodale avec la féodalité, forte ou faible selon qu'elle
a des fiefs plus ou moins considérables, mais conservant toutefois
quelque chose de plus que son simple titre. — Circonstances favo-
rables pour elle : anciens souvenirs de l'Empire; sentiment de pré-
férence du peuple à son égard; sympathies de l'Église causées en
partie pm sa haine contre les seigneurs féodaux ; sympathies des
juristes conduits par leurs études des monuments du droit romain à
voir dans l'Empire l'ordre et la régularité qu'ils ne trouvent pas dans
la féodalité ni dans la commune. La royauté concentrée dans un
homme et maintenue par le principe de l'hérédité était assurément
propre à profiter de ces circonstances, et elle arriva à se constituer,
soit en monarchie absolue ou quasi-absolue, en absorbant les autres
formes, soit en monarchie limitée, en se les associant et en faisant une
part à chacune


345


SOIXANTE-DOUZIÈME LEÇON.
Caractères essentiels de la monarchie qui gouverne la France : 10 Elle


est héréditaire, par ordre de primogéniture, de mâle en mâle, à l'ex-
clusion (les femmes et de leurs descendants; loi salique; 20 elle est
représentative ou constitutionnelle. — Pouvoirs législatif, exécutif,
judiciaire. — Quand ces trois pouvoirs sont réunis dans la même
personne, il y a pouvoir absolu. — Comment doit être entendu le
principe de la séparation (les pouvoirs.— C'est dans l'élément monar-
chique qu'est posé le principe d'unité qui tient ensemble les trois
parties de la machine gouvernementale; la monarchie a une part
dans les trois branches du pouvoir, mais cette part est limitée, et elle


mie peut aller au delà. — L'initiative en toutes choses àppartient au
pouvoir législatif, composé du roi et des deux Chambres; c'est donc


TABLE DES MAT1ÈBF.S. 949
l'organisation de ce pouvoir qu'il faut étudier (l'abord, et il paraît
logique de commencer par celle des trois branches de ce pouvoir qui
procède de l'élection, la Chambre des Députés 360


SOIXANTE-TREIZIÈME LEÇON.
Formes diverses d'élection des membres du corps législatif dans les


constitutions de 1791, de 1793, de l'an In et de l'an VIII. — Charte
de 1814. — Loi du 5 juin 1817. — Loi du 29 juin 1820 : — Double vote.
— Lois de 1827 et de 1828. — Charte de 1830 et loi du 19 avril 1831 :
abaissement de l'âge et du cens. — Examen des diverses dispositions
de la loi sur le montant et la nature des contributions formant le cens
électoral. 373


SOIXANTE-QUATORZIÈME LEÇON.
Questions relatives au cens électoral (suite). Domicile réel et domicile


politique. — Listes électorales. Avantages du système des listes per-
manentes sur le système des listes renouvelées à chaque élection. —
Révision annuelle des listes; travail préparatoire fait par les maires.
Décisions provisoires (les préfets. 391


SOIXANTE-QUINZIÈME LEÇON.
Révision des listes électorales (suite); réclamations, rectifications, clô-


ture des listes. — Action judiciaire; à qui est-elle donnée? — Procé-
dure rapide et sans frais, — Conditions d'éligibilité. — Incompatibi-
lités. — Les députés ne sont pas les députés de l'arrondissement
ou du département qui les a nommés, ils sont les députés de la
France 401


SOIXANTE-SEIZIÈME LEÇON.
Formation des colléges électoraux. — Bureaux provisoires. — Bureaux


définitifs nommés par les électeurs. — Scrutin. — Question (lu vote
public et du vote secret. — Décisions provisoires des bureaux sur les
difficultés qui peuvent s'élever dans le collége électoral. — Droit
définitif et absolu de la Chambre des Députés dans les questions
d'élection. — Décisions diverses qui montrent que dans ces ques-
tions on considère plus la sincérité des faits que la rigueur du
droit 423


FIN DE LA TABLE DU TOME TROISIÈME.


29




Librairie GUILLAUMIN et Ci°, rue Richelieu, 14


JOURNAL


DES ECONOMISTES
REVUE MENSUELLE


DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE ET DE LA STATISTIQUE
FONDÉ EN 1841


Cette revue, publiée avec le concours des économistes contem-
porains sous, la direction de M. JOSEPH GARNIER, membre de l'Institut,
secrétaire perpétuel de la Société d'économie politique, contient :
Des Articles de fond sur toutes les questions à l'ordre du jour, tou-


chant l'Économie sociale, les Finances, 1' Administration, l'Agriculture,
l'Industrie, le Commerce, la Politique commerciale;


Des Études, Notices ou Mémoires historiques, biographiques, statistiques,
relatifs à ces mémos questions;


Les Principales lectures faites à l'Académie des sciences morales et
politiques •


Le Compte rendu des discussions mensuelles de la Société d'Économie
politique ;


Un Bulletin contenant des reproductions et des documents financiers,
statistiques, administratifs, etc. ;


Une Revue des publications étrangères;
Une Revue des Congrès et des Sociétés étrangères;
Des Articles rétrospectifs et historiques et des articles de Variétés scien-


tifiques ;
Des Comptes rendus donnant l'analyse des ouvrages concernant la Science


économique, publiés en France et à l'Étranger ;
Un Bulletin bibliographique des ouvrages parus en France et à


l'Étranger;
Une Chronique des faits et des événements économiques et sociaux.


Parmi les questions qui s'agitent dans le monde, on en citerait
peu qui ne soient pas du ressort de l'économie politique — ou sociale,
ou industrielle, comme on voudra l'appeler, — et pi n'attendent
d'elle une solution. Seule, en effet, elle peut fournir un point d'appui
à des opinions qui, aujourd'hui, flottent à l'aventure; seule, elle
peut composer un faisceau de ce qui est épars, et créer une force là
où il n'y a que faiblesse. L'hésitation des gouvernements, la mobi-
lité des appréciations individuelles, même dans les questions les plus
vitales pour la société, feraient bientôt place à l'unité de vues et an
concert des opinions, si l'économie politique occupait dans l'éduca-
tion publique le rang qui lui appartient.


La fondation du Journal des Economistes a été le point de dé-
part d'une nouvelle ère pour l'Économie politique. Sa création, qui
remonte à décembre 1841, a été moins une entreprise commerciale
qu'une oeuvre scientifique destinée à la défense et à la vulgarisation
de cette belle science sur laquelle les Quesnay, les Turgot, les Adam
Smith, les Malthus, les j.-13. Say, les Ricardo, les Rossi, les Mac
Culloch, les Dunoyer, les Bastiat, les Mill, etc., ont jeté un si grand
éclat, et qui importe tant au progrès de la civilisation.




.-e


Sa haute impartialité, la sévérité de ses doctrines, le mérite de
m rédaction et le nom de ses collaborateurs lui ont conquis rapide-
ment les suffrages de tout cc que l'Europe compte d'hommes émi-
lents, d'esprits judicieux et éclairés.


Il n'est donc pas de Bibliothèque, pas d'Administration, soit pu-
blique, soit particulière, où le Journal des Économistes ne doive trouver
;a place. Il n'existe pas un recueil, dans quelque langue que co soit,
lui puisse le remplacer.


Les lecteurs trouveront, parmi les collaborateurs de ce recueil,
es noms des publicistes et des hommes d'État qui se sont le plus
)ecupés de nos jours des questions économiques. Ce remarquable
,
.oncours d'écrivains éminents se rencontrant sur le terrain neutre
le la science, l'indépendance qui a toujours présidé à sa rédaction,
es soins qui ont été donnés à sa publication; ont, nous le répétons,
ion sans quelque orgueil pour la mémoire du fondateur, M. Guil-
aumin, créateur de la librairie (l'économie politique, fait du Journal
les Économistes une Revue hautement appréciée de tous les hommes
l'étude et de savoir '.


Les lecteurs de ce recueil y trouvent., dans une judicieuse propor-
tion, soit l'exposition des théories et la discussion des faits et des
pestions d'application, soit le texte et l'analyse des Lois écono-
niques, des Documents, des Publications nouvelles, des diverses
controverses économiques ou sociales.


La Revue paraît le 15 de chaque mois par livraisons de dix à douze
'euilles (160 ou 192 pages), format grand in-8, dit grand raisin,
'enfermant la matière d'un volume in-8 ordinaire.


Chaque Trimestre forme un volume et l'Année entière quatre beaux
rolumes.


Chaque volume, chaque numéro, offrent un intérêt particulier.


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francs par an et 19 francs pour six mois pour tonte la France et l'Algérie.
3 francs par an et 20 francs pour six mois pour: Allemagne, Autriche, Belgique,
Danemarch. Espagne, Grande-Bretagn e. Finlande, Grèce, Hongrie, Reille, Luxem-
bourg, Malle. Montenegro, Norrége, Pays;Bas, Portugal, y compris Madère et les
Açores, Roumanie. Russie, Serbie, Suède, Suisse, Turquie, Égypte, Tanger. Tunis.
1 francs par an et 21 francs pour six mois pour: États-Unis, Canada, Colonies
françaises (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Sénégal, lie de la Réunion, Cochin-
chine, Établissements français dans l'Inde).
I francs par an et 22 francs pour six mois pour: Chine, Con fédération argentine.
Cuba, Haiti, Indes-Orientales, Mexique, Nouvelle-Grenade, Paraguay, Uruguay,
Vénéznéla.
francs par an et 24 francs pour six mois pour : Australie, Bolivie, Brésil, Chili,Équateur, Pérou, Etats de l'Amérique du Centre : Costa-Rica, Guatemala,llonduras, Nicaragua. San-Salvador.


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M ne fait pas d'abonnement pour moins de six mois.


Chaque numéro, séparément : 3 fr. 50


'remière série, comprenant les douze années de 18U à 1853 inclus, et formant 37 volumes
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teuxième $série, comprenant les douze années de 1854 à 1865 inclus, et formant 48 3,06iem,r"•s
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