I THEORIE GENERALE DE L'ETAT /1 3,21 e 5 ÉCONOMISTES & PUBLICISTES...
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I


THEORIE GENERALE DE L'ETAT




/1 3,21
e 5


ÉCONOMISTES & PUBLICISTES CONTEMPORAINS


THÉORIE GÉNÉRALE


DE 'ÉTAT
PA'R


M. BLUNTSCHLii
DOCTEUR EN DROIT, PROFESSEUR ORDINAIRE A L'UNIVERSITÉ D'IlE/DELBERD


CORRESPONDANT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES NIORALES ET POLITIQUES, ETC., ETC.


SAINT-DENIS. — IMPRIMERIE Cri. LAMBERT, 17, RUE DE PARIS. TRADUIT DE L'ALLEMAD ET PRÉCÉDÉ D'UNE PRÉFACE


M, ARMAND DE RIEDMATTEN
DOCTEUR EN DROIT, AVOCAT A L.t COUR Dr. Tunis.


i, \Dr


:2:91e0EDE Tee


PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET Cie'


ÉailLeoPS (lu Journal des ÉconomiStes, de la Collection des principat= Ëconomistes,
du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire du Commerce —


et de la Navigation, etc. a


RITE RIcHELIEu, 14


1877
--


79




1/*


PRÉFACE DU TRADUCTEUR


SOMMAIRE


L Observations préliminaires. — II. L'État universel. — III. L'Église. —
IV. Influence des connaissances sur les idées; l'État historique ou parti-
culier. — V. Langage technique. — VI. Divisions de l'ouvrage. Esquisse
du présent volume : Nation et peuple. 2. Distinction des classes.
3. • National et étranger. Observation. 4. National et citoyen. 5. Le pays.
6. Origine de l'État. 7. But de l'État. Observation. 7 bis. L'État de droit.
S. Formes de l'État. S bis. Formes composées. 9. Souveraineté (le l'État.
Division des pouvoirs. 10. Souveraineté du prince. 11. Fonctions publi-
ques. — VII. Conclusion.


I


La Théorie on la Science de l'État moderne est, sans contredit,
l'uvre


erg.
Elle


la pplusseimportante du célèbre professeur de Heidel-
b


trouvons
j
in
ouit


diq
en Allemagnell


au


d'une légitime autorité; et nous
l premier rang des livres que les auteurs
allemands aiment à énumérer en tête de leurs traités, sous le
nom de « littérature » de la matière '.


t Voy. Holtzend., Encycl. 3e édit., §2.—Les autres ouvrages principaux
de M. Bluntschli sont : le Droit internationat codifié (Das moderne Vaerrecht




VI PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
C'est qu'elle est, en effet, l'expression d'une raison haute,


ferme et tranquille. La passion en est absente. L'auteur jette sur
le monde un regard aussi serein que profond ; et, sans tomber
dans un optimisme exagéré, tout en admirant les grandes choses
du passé, il salue avec foi la beauté des destinées à venir.


Toute l'oeuvre est conçue à un point. de vue général, fréquent
chez nos voisins, et dont nous avons trop rarement l'habitude
en France I . Aucun de nos auteurs, depuis Montesquieu, n'a
traité dans une forme aussi large des lois publiques et de la
politique. Ce n'est ni l'Allemagne ni la Prusse que M. Bluntschli
va nous faire connaître. Ce qu'il veut étudier, c'est l'ÉTAT du
monde civilisé moderne ; ce qu'il veut indiquer aussi, c'est le
type idéal d'organisation politique auquel nous devons tendre, et
vers lequel nous marchons, consciemment ou non, volontaire-
ment ou malgré nous.


L'histoire, la philosophie, la comparaison scrupuleuse et la
savante généralisation do toutes les constitutions politiques du
globe, étaient naturellement les flambealen devaient le con-
duire dans cette étude magistrale. Mais l'auteur appelle en
outre à son secours toutes les sciences physiques ou morales
qui, de près ou de loin, se rattachent à son sujet; les poétes eux-
mêmes ne sont point oubliés. Enfin, les langues vivantes n'ont


der civitisirten Staten, etc.), traduit par M. Lardy, conseiller à la Légation
suisse à Paris, librairie G uillfflinin, 2 0


édit., 1574; le Dictionnaire allemand
de droit public (Bluntschles Del'Iches Stalstarterbucle), en collaboration avec
plusieurs jurisconsultes ; l'Histoire du droit public depuis le mu e


siècle,(Geschichte des Statsrechts, etc ); les laudes psychologiques (Psychologische
Studien, etc.) sur l'Église et l'État ; l'Histoire du droit fédéral suisse (Ges-
chichte des schweixerischen Bundesreclues, etc.) depuis les temps les plus
reculés jusqu'à la constitution de 1574, 2 vol. dont un (le sources, 2° édit.,
1575; l'Histoire de la ville et du canton de Zurich (Geschichte der Stadt, etc.);
le Code civil de Zurich, avec notes et commentaire, par lequel M. Bluntschli
est devenu le législateur de son pays natal et de plusieurs cantons suisses ;
les Idées politiques et religieuses de l'ancienne Asie (Altasiatische Golfes und
Weltideen, etc.) et leur influence sur la vie générale de l'humanité; etc.


Aucune de nos Facultés ne possède un cours de droit public général, àla manière de celui de M. Bluntschli à Heidelberg. Aucune d'elles n'a même
de chaire spéciale (le droit public et constitutionnel français. Il semble que
ces hautes questions ne soient que du ressort des journalistes! C'est une
regrettable et étonnante lacune, surtout pour Paris. Comment peut-on oublier
à ce point l'influence que de saines et grandes théories politiques pourraient
avoir sur toute la jeunesse universitaire, et ainsi sur le pays entier!


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. vu
pas de secret pour lui, et il cite dans leur texte, avec choix et
bonheur, des auteurs de tous les pays de l'Europe. On peut donc
dire qu'il marche à la lumière concentrée de toutes les connais-
sances modernes.


ll


M. Bluntschli suit une méthode à la fois philosophique .et
historique. Il ne craint pas les conceptions idéales, mais il aime
à les contrôler par des réalités vivantes. Ses principes sont tan-
tôt directement puisés dans l'âme humaine, tantôt une déduc-
tion et une synthèse des faits historiques. Mais, presque toujours,
il les soumet à la double épreuve de la raison et de l'histoire.
Par cette union féconde, le cadre s'élargit sans rien perdre de
sa fermeté. Montesquieu regarde d d'un oeil clair et tranquille »
ce qui est ou fut. Il en cherche l'esprit et la cause; mais il décrit
encore plus qu'il ne généralise. Il trace des règles au despotisme
comme au gouvernement libre. 11 ne se demande jamais ce qui
sera, oit nous marchons, quel est le type le plus élevé de l'État. .
M. Bluntschli va plus loin. L'histoire politique lui montre les
conceptions appliquées du droit, de l'État, de la religion, qui ont
fait la grandeur ou la faiblesse des nations ; l'histoire de la phi-
losophie lui apprend les notions idéales conçues par la raison. Au
milieu de leurs diversités et de leurs erreurs, la philosophie et
l'histoire lui révèlent à la fois une conception fondamentale,
haute, admirable, souvent obscurcie, mais toujours renaissante,
brillant au firmament de la vie des plus grands peuples du monde,
poursuivie par les premiers penseurs et les premiers politiques,
presque réalisée par le grand peuple-roi, et cependant échouée
jusqu'à ce jour. Cette haute idée politique, c'est l'organisation du
monde sous le gouvernement des meilleurs, le règne du droit,
de la justice et de la charité sur la terre entière, la personnifica-
tion de notre grande humanité dans l'État universel, « l'âme hu-
maine dans un Corps humain. »


Certes, nul principe idéal n'est plus en harmonie avec la raison
spéculative. Platon déjà s'était écrié que l'État est l'humanité




viii PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
parfaite ! Mais ne faudrait-il y voir qu'une idéologie ? Les tenta-
tives avortées du passé ne doivent-elles pas nous en détourner à
jamais ? Loin de là. L'homme politique et ,le philosophe se sont
rencontrés dans cette même tendance, et leur union et les résul-
tats obtenus eux-mêmes en démontrent la vérité. Salis doute,
l'homme politique n'a pas encore su dégager son action des vues
ambitieuses et intéressées, ou bien il s'est élancé vers le but' avec.
des moyens insuffisants et une hâte prématurée. De même, le
philosophe tantôt s'est perdu dans des abstractions contraires aux
réalités, tantôt a ob,scurci la notion par un défaut de justice ou
de charité. D'ailleurs, pour comprendre l'organisation de l'hu-
manité, pour en sentir, non pas seulement la lointaine et obscure
possibilité, mais la grandeur, et je dirai presque l'imminence et
la nécessité, ne fallait-il pas que le politique eùt appris à con-
naître ces forces étranges de la nature, qui permettent à la pen-
sée de s'exprimer instantanément aux extrémités du monde, à
l'homme de marcher avec la rapidité de la foudre, de supprimer
les isthmes et de combler les détroits, d'abaisser et de transpor-
ter les montagnes? Ne fallait-il pas également que le philosophe
eùt acquis conscience à la fois de l'unité de la race humaine, de
l'étroitesse de notre fragile planète, et de l'amour et de la bic-
veillante que se doivent toutes ces intelligences incorporées, dans
leur mystérieux et splendide isolement , au milieu de l'es-
pace ?


Alexandre, Rome, Charlemagne ont échoué ! Et qu'importe?
Les temps n'étaient pas mûrs, les conceptions étaient imparfaites,
les moyens souvent mauvais. Mais l'idée qui existait en germe
s'est aujourd'hui dégagée magnifiquement à la lumière du chris-
tianisme : « Paix sur la terre aux hommes de boni volonté; »
et la possibilité de la réaliser ne peut plus être mise en doute. Le
développement incessant du droit des gens, le nombre et le ca-
ractère humain des traités de toutes sortes, le mouvement per-
pétuel et pacifique des hommes et des choses sur le monde en-
tier, le commerce multiplié, l'établissement facilité, tous les pays
ouverts à tous, les chemins de fer et la navigation, les unions
générales des postes et des télégraphes, les expositions univer-
selles, et tant d'autres institutions publiques ou privées dont les
vastes bras s'étendent sur tous les peuples, qui ne s'adressent
pas au Francais, à l'Allemand ou à l'Anglais, au blanc ou au noir,
mais à l'hortime,.à l'être raisonnable quel qu'il soit, ne sont-elles


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. ix
pas les fermes et désormais inébranlables assises d'une organisa-
tion universelle. 1 ? L'homme a pris possession du globe comme
de sa demeure : un jour doit venir où il n'y sera plus nulle part


.
Cette puissante conception plane sur tout l'ouvrage de


un ée t it•ea n gp euri


M. Bluntschli. L'auteur ne se contente pas d'éclairer le passé : il
indique les voies du présent; il annonce l'avenir : « L'État, dans
sa notion idéale, est un organisme humain, une personne hu-
mai ne. L'esprit qui l'anime est celui de l'humanité ; c'est donc
l'humanité qui doit être son corps, car il faut à l'esprit un corps
correspondant. L'État parfait et l'humanité corporelle et visible
sont donc synonymes. L'État ou l'empire universel est donc
l'idéal de l'humanité » (p. 21).




III


Mais, en présence de ce vaste système politique. quel sera le
rôle, le pouvoir, l'autorité de l'Église? M. Bluntschli se contente
ici de repousser toute théocratie et de proclamer l'indépendance
de l'État, personnalité morale qui, dans ses formes élevées, se
gouverne librement, consciemment et virilement elle-même. Ce
n'est pas dans ce volume que l'auteur examinera la question dé-
licate des rapports de l'Église et de l'État. Nous n'avons donc pas
à nous y arrêter ici. Signalons seulement une expression qui
pourrait contenir tout un système : « L'État a un caractère mas-
culin : c'est l'homme (vir); l'Église a un caractère féminin : c'est
la femme » (p. 17 et 19).


L'idée est belle et vraie en un sens. La douceur, l'indulgence,
la soumission


l'Église; la
au


forge,
dogme révélé, l'idéalité, sont plutôt les attributs


l'action, la fierté, la volonté indépendante,
la raison, ceux de l'État. L'Église chrétienne ne s'appelle-t-elle


' Le décret français du 28 mars 1852 sur la propriété littéraire et artistique
rentre tout fait dans cet esprit : Art. 1". « La contrefaçon sur le territoire
français d'ouvrages publiés à l'étranger » [même par des étrangers]
« constitue un délit. » — La France protée ainsi sur son sol les auteurs
du Inonde entier.




x PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
pas elle-même l'épouse du Christ, la mère des hommes? La
compagne chaste et recueillie du foyer domestique n'est-elle pas
supérieure à l'homme qui s'agite au dehors, par la délicatesse, le
désintéressement, l'élévation de son sentiment moral ? L'Église
n'est-elle pas, comme elle, l'ange (les doux conseils, qui se pen-
che au bras de son royal époux, murmure à son oreille des pa-
roles de paix, de foi et d'amour, et modère l'ardeur ou la férocité
de son tempérament? Tout est harmonie dans la création. « C'est
lorsque le tendre se mêle au fort que le son est éclatant et pur, »
s'écrie le chantre des Cloches'. Montez donc vers le ciel, mélo-
dieux accord de l'homme et de la femme ! Les feux brillants du
soleil n'appellent-ils pas les doux rayons de l'astre pensif des
nuits?


Cependant la comparaison serait peut-être dangereuse, malgré
la place élevée que le christianisme a faite à l'épouse, et malgré la
liberté de conscience morale que celle-ci conserve nécessaire-
ment, si l'on voulait conclure de cette union mystique et idéale
de l'Église et de l'État, si désirable pour la paix et le bonheur des
nations, terme final de leur développement., que l'Église est la
subordonnée de l'État comme la femme l'est dans le mariage, et
qu'on doit lui appliquer le texte sacré : Mhtlieres subditm Sint
marie) sicut DOMINO. L'auteur lui-même repousserait sans doute
cette conséquence dans ce qu'elle pourrait avoir d'extrême, car
lui aussi conçoit l'Église, dans ses formes terrestres, comme
« une communauté universelle, l'un des corps de l'humanité, »
et proclame que la vii religieuse de l'homme est indépendante de
l'État (p. 26 et 275).


L'intelligence est d'autant plus grande qu'elle connaît davan-
tage; et toutes nos idées sont dans une telle liaison nécessaire,
que toute nouvelle connaissance acquise modifie successivement


Denn wo des Strenge mit dent Zarten,
Starkes sich und ,tildes paarten,


Da gibt es einen guten Kiang...
(Schiller, Lied der Gtocke.)


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xi
et parfait plus ou moins toutes les autres. C'est l'admirable privi-
lége de l'homme d'étre appelé, par ses efforts, à se rapprocher


plus de la vérité, et cela non-seulement dans le domainetoujours l
physiques, mais aussi dans ci-q ui des sciences mo-


idt:eilsiejus, religieuses et métaphysiques. Les religions elles-mêmes ne
peuvent pas être immobiles : elles ont un développement néces-
saire, quoiqu'elles aient une base permanente et incommutable
dans la crainte et l'amour de Dieu, comme la physique dans la
réalité de l'existence des corps. Mais, par un mystérieux enchaî-
nement, les deux grandes divisions des sciences humaines se
prêtent perpétuellement un admirable appui, et les connaissances
physiques que nous acquérons élèvent et élargissent nos concep-
tions morales.


Je voudrais un livre qui, partant de l'origine du monde, et s'en-
tourant à chaque pas de toutes les connaissances de l'époque
qu'il décrirait, pût marquer le développement successif des idées
humaines sur Dieu, le monde, la création, l'homme, l'État,
l'avenir de l'humanité. .Autres, évidemment, devaient être les
conceptions générales de l'homme qui faisait de la terre plate, ou
plutôt du bassin méditerranéen, le centre du monde, et qui l'en-
tourait d'un grand fleuve chargé de ramener, la nuit, les astres à
l'Orient; qui plaçait ses dieux de chair clans les nuages ou sur la
montagne voisine, et l'enfer au centre de la terre'; autres, celles
de l'idéaliste moderne qui, contemplant la voûte rayonnante des.
cieux comme le développement sans limite et sans fin des exis-
tences contingentes, jette ensuite un regard sur l'homme, sur
notre monde infinie, et, résumant dans son âme toutes ses con-
naissances, toutes ses impressions, toutes ses aspirations, cons-
cient de l'harmonie, de la beauté, de la grandeur de l'oeuvre,
marque la place de l'homme sociable dans l'échelle indéfinie des
i ntelligences créées, et élève son coeur vers le Père immortel et
infini des choses 2.


I L'Enfer du Dante peut lui-même nous paraître gothique.2 C'est ainsi que de Dieu l'invisible statue,
De force et de grandeur et d'amour revêtue,
Par tous ces ouvriers dont l'esprit et la main
Grandira d'âge en âge aux yeux du genre humain ;
Et que la terre, enfin, dans son divin langage,
De pensée eu pensée achèvera l'image.


LAMARTINE. La chute d'un ange, VIII.




stt PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
M. Bluntschli, dans son remarquable ouvrage, nous fait assis-


ter à ce mouvement dans le haut domaine des conceptions poli-
tiques. Il nous montre la formation d'abord inconsciente de l'État,
sa cause une et permanente dans la sociabilité humaine, sa cause
prochaine et accidentelle dans l'inégalité 'et la diversité des indi-
vidus, des lieux, des circonstances, en même temps que clans la
libre volonté- de l'homme. Il peint en traits rapides les divers
systèmes que l'histoire nous présente ; il résume les formules des
penseurs, et il donne enfin la sienne : « L'État moderne, c'est la
personne politiquement organisée de la nation dans un pays déter-
miné. » On peut le concevoir comme un gigantesque organisme
qui naît, grandit et se développe, puis meurt, parce que toute
vie organique est périssable. Cet organisme est, comme l'homme
lui-même, doué d'un corps et d'une dme. Il a un esprit, une vo-
lonté consciente d'elle-même, des organes qui l'expriment et
l'exécutent. A un point de vue plus large, l'humanité elle-même
est également un organisme, imparfait encore et dépourvu d'or-
ganes qui élaborent et formulent consciemment sa volonté; mais
elle doit un jour se parfaire et s'achever dans l'État universel. On
peut même chercher à en déterminer l'âge actuel. L'humanité a
eu son enfance dans les temps primitifs et héroïques, sa brillante
adolescence dans la période classique de la Grèce e4 de home ;
aujourd'hui, elle commence sa virilité'.


V


La langue du droit public est encore assez mal fixée. Cer-
taines expressions sont perpétuellement équivoques; d'autres,
mal faites et cause d'erreurs, quoique généralement employées.


Bluntschli améliore certainement la langue teclmique par
son exacte définition des castes, des ordres, des classes, et plus
spécialement par son importante distinction du peuple et de la
nation. Le peuple est un être de culture, un organisme imparfait.


I M. Bluntschli fait commencer l'âge moderne non pas vers, mais en 1740,
année de l'avénement du Grand Frédéric. Cette date est un peu prussienne,
et montre l'influence des milieux.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


et largemen t inconscient. La nation implique le lien politique,
elle est l'élément personnel du corps social; elle forme,
pays, un être Organique parfait. Ainsi le peuple s'oppose


àareitca nation,
l


', et. le langage gagne en précision et en rapidité'. La
nation peut comprendre plusieurs peuples, ou ne renfermer
qu'une fraction d'un peuple unique. Le peuple sent son imper-
fection, et tend naturellement à trouver des organes, à devenir
nation, surtout de nos jours, par le réveil de l'esprit national.
De là, le principe des nationalités. Faut-il le regarder comme
absolument décisif? Non; sa valeur n'est que relative. Nulle part
la correspondance n'est parfaite ; nulle part l'État n'embrasse
que le peuple et tout le peuple. Bien :mieux, « la forme la phis
liante de l'État ne s'arrête même pas aux bornes du peuple; elle
est humaine. »


C'est avec autant de raison que l'auteur critique l'expression
de pouvoir exécutif. Peu d'expressions ont été aussi fécondes en
erreurs « Le gouvernement n'est plus qu'un gendarme, » lui
qui a la haute mission de conduire politiquement la nation ; lui
qui cherche de toutes parts le bien et l'utile ; lui qui commande
comme la tête aux membres ; lui enfin qui exige les forces vives
des plus grandes intelligences ! Il s'agit bien là d'exécution!
Pourquoi ravaler ainsi le pouvoir politique? Son nom, c'est le
pouvoir de gouvernement; sa mission, c'est la haute direction de
l'ensemble dans les limites ordonnées des lois. Ses fonctions
sont donc essentiellement primaires.


Les fonctions d'exécution proprement dites sont, au contraire,
naturellement secondaires, et par suite généralement confiées à
un ordre de fonctions subordonné. Tel est le caractère de l'ar-
Aussi n'est„elle
mée; c'est elle qui est la force publique suprême d'exécution.


teti point tut pouvoir proprement dit. Elle ne se
pas librement; elle ne se dirige pas elle-même suivant ce


llaoin


qu'elle croit le mieux : elle obéit. On lui dit : « Allez, » et elle
‘: ;l


« Faites; l»eebrateslie fait.. Elle est la force sous la directionC;commandé par la tête (comp: p: 464).
Une autre notion remarqua:Me, qu'on ne peut cependant ap -


prouver sans restriction, c'est celle que l'auteur domine de l'en-
p ire, État historique aux tendances universelles, royaume des
roytctuo:cp: p. .,c0


70 note


e.nee.t faîte des États particuliers, dont le chef




À


XLV
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


s'appelle roi -des rois dans l'Orient, César (Kaiser, czar) ou
empereur dans l'Occident. La jeunesse universitaire d'Allemagne
peut puiser dans cette conception des tendances dangereuses de
pangermanisme, bien éloignées sans doute de l'esprit de l'auteur,
pour qui le type le plus élevé de l'État est appelé à embrasser
plusieurs peuples.


VI


La science peut. étudier l'État sous deux faces, dans son être
et dans sa vie. La première forme le droit public; la seconde, la
politique. L'une est comme l'anatomie de l'organisme social;
l'autre en est la physiologie.


Mais l'État réel vit ; il unit le droit et la politique; on ne peut
donc les séparer absolument. Aussi, la science générale de l'État
peut-elle, pour plus de clarté, se diviser en trois parties.


La première, sous le nom de théorie générale de l'État, consi-
dère l'État dans son ensemble, au double point de vue du droit
et de la politique. Base des deux autres, elle doit montrer la
notion de l'État, ses deux éléments essentiels (la nation et le
pays), son origine, son but, ses formes principales, la définition
et les divisions de sa souveraineté.




La seconde, ou le droit public général, ne considère plus,
l'État que sous une face, dans son repos. Elle aura naturelle-
ment pour objet de peindre l'organisation des divers pouvoirs,
de décrire la structure, les muscles et les nerfs des organes de
l'État.


La troisième, ou la politique, montre au contraire l'État dans
son action, dans son mouvement, dans sa vie (romp. p. 2 et 3).


Telles sont aussi les divisions adoptées par l'auteur.
La seconde et la troisième partie de ce vaste cadre sont encore


sous presse, ou viennent à peine . de paraître en Allemagne. La
première, ou la théorie générale, est tout entière contenue dans ce
volume. Nous avons indiqué jusqu'ici le caractère de l'ensemble
de l'oeuvre. Essayons maintenant de donner nne rapide esquisse
de sa première partie.


I. L'humanité est une ; mais elle se divise en races dont on ne •


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xv
peut marquer l'origine, et qu'on peut ainsi considérer comme
des variétés naturelles de l'homme '. Les peuples, au contraire,
et les nations également, se sont formés en grand nombre dans
les temps connus; ceux dont l'origine nous échappe, se sont
sans doute formés de même. L'on peut dire, par conséquent, que
les peuples et les nations sont les membres historiques de l'hu-
manité.


Au sommet de l'échelle des races, nous rencontrons la race
blanche et ses deux grandes familles, les Sémitiques et les
Ariens : l'une, •plus docile, hautement religieuse, et versant de
son sein les trois grandes religions («les peuples du jour » (le
judaïsme, le christianisme et le mahométisme) ; l'autre, plus
fière et plus_ indépendante, hautement politique, et la mère de
tous les États avancés.


Le peuple comprend généralement des branches et des souches
diverses, qui sont comme l'expression colorée et accentuée de
l'esprit national commun. La nation se divise en castes, en ordres
ou en classes.


Les castes sont considérées comme l'oeuvre immédiate de Dieu ;
elles se rattachent à des différences de race. Les ordres sont. les
produits organiques de l'histoire.- Les classes sont l'oeuvre de la
raison politique de l'État. Les premières sont fatalement im-
muables : ainsi dans l'Inde et dans l'Égypte ancienne. Les
ordres se forment historiquement, par la différence des profes-
sions, s'affermissent pendant quelque temps par l'hérédité, puis,
celle-ci venant à dominer exclusivement, ils se ferment et se
corrompent : tels les ordres du moyen âge. Leurs débris jon-
chent le sol de notre Europe. Les classes sont ordonnées pour
l'État et par l'État : telles les classes de Servius Tullius, et celles
l'État moderne.


2 . On peut distinguer dans l'État moderne : 1° la classe qui
gouverne ; 2° la classe aristocratique ; 3° la bourgeoisie cultivée ;
40


les grandes classes populaires.
Dans la classe qui gouverne, les princes se rattachent °encore


à l'ancien ordre de la haute noblesse. Les fonctionnaires et offi-


Ainsi comprise, l'unité de l'humanité est simplement l'affirmation que
tflus les


hommes sont des êtres similaires; il est fait abstraction du problème
' le l'unité ou de la pluralité du type primitif. C'est dans le môme sens quel'expression est prise p. vin.




zvt PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
ciers sortent, généralement., des deux classes intermédiaires, et
les dominent pendant qu'ils sont en charge.


L'aristocratie est ouverte à toutes les distinctions; ses limites
sont flottantes, et elle se rattache à la haute bourgeoisie par de
nombreuses transitions. Mais sa situation, bien assise en Angle-
terre, est encore inachevée et mal définie sur le continent. C'est
une lacune à combler.


La haute bourgeoisie se distingue par une éducation savante
ou artistique, par les professions libérales ou par une haute _•
industrie. Cette classe instruite a presque toujours, par ses études
universitaires ou techniques et. par la pratique des affaires, une
prépondérance marquée dans les Chambres et les Assemblées
modernes. Les lois feront bien d'en prévenir l'exagération.


Les grandes classes populaires sont vouées généralement à un
travail matériel qui les absorbe. Fondement nécessaire de tous
les États, mais incapables de se gouverner elles-mêmes, elles
ont besoin de chefs et de représentants. Appelées aux droits poli-
tiques par l'État moderne, elles manquent encore de toute orga-
nisatio ► arrêtée, et cette lacune est un danger pour la stabilité de
l'ordre.


3. Dans l'État antique, l'étranger était sans droits. Dans l'É tat
moderne, il a, généralement, la plénitude des droits privés ; les
droits politiques seuls lui manquent, et encore, il peut les obte-
nir par une naturalisation qui devient de plus en plus facile.


s'..›
Qu'on nous permette ici une courte observation. De nos jours,


la nationalité apporte souvent plus de charges que de droits. '
L'étranger qui veut vivre de ses rentes ou faire le commerce est
plus favorisé que l'indigène. Sans doute, il n'a . pas les droits
politiques, et les carrières publiques lui sont fermées. Mais que
lui importe? Loin de toutes les agitations de la vie publique, sa
fortune et sa tranquillité s'en augmentent, et il n'est pas tenu
non plus d'accepter certaines fonctions inférieures (jury 1 , tutelle;
offices communaux) qui s'imposent au citoyen. Bien plus, il est
en même temps dispensé de la plus lourde des charges qui
grèvent. ce dernier, du service militaire, de la dîme du sang.
Jeune homme, il trouvera une position ou un succès plus facile
dans les administrations de finance ou d'industrie, dans toute


En Angleterre, l'étranger est appelé par une loi récente à faire régu-
lièrement partie du jury.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
carrière privée que le service militaire gêne ou interrompt.
Père de famille, il sera plus tranquille sur le sort des siens ; ses
Cils n'ont pas de Rubicon à passer. Dira-t-on que l'étranger est.
tenu de servir dans son pays d'origine? Mais d'abord ce n'est
pas toujours vrai ; en second lieu, beaucoup s'en dispensent.


Les États modernes commencent à comprendre cette anomalie.
D'autre part, l'État ne craint plus aujourd'hui d'augmenter le
nombre de ses nationaux ; il voit même, une cause de force dans
cet accroissement. Enfin, il redoute la formation d'une classe de
gens sans patrie, et repousse le heimathlosat comme une plaie.
De là les lois qui, sans forcer la naturalisatiOn, tendent cepen-
dant à l'imposer on à la faire accepter. Ainsi, depuis 1851, « est
Français tout individu né en France d'un étranger qui lui-même
-y est né, à moins qu'il ne revendique son extranéité dans l'année
de sa majorité. » Depuis le 1G décembre 1874, cette revendica-
tion ne suffit même plus ; il faut « y annexer un certificat en
due forme de son gouvernement, attestant qu'on a conservé sa
nationalité d'origine. » Ainsi encore, en Autriche, l'étranger
devient national « en entrant dans un service public, ou par une
profession qui rende nécessaire son établissement permanent
dans le pays, ou par un domicile de dix ans accomplis » (Code
aut., § 29 1). La loi allemande du 1 cr juin 1870 (art. 9)est clans le
même sens. Aucune condition de séjour n'y est plus exigée.
L'étranger majeur et en état de subvenir à ses besoins peut
obtenir la nationalité allemande immédiatement, soit par
ceie,a.tion d'une fonction publique, soit par la fixation du demi-


Ces dispositions récentes ne marqueraient-elles pas la voie qui
sera de plus en plus suivie 3 ? La nationalité n'est plus seulement
un droit, elle devient un devoir pour celui qui s'établit d'une
manière permanente. Il ne peut s'agir aujourd'hui d'ôter à


' Ces dispositions ont été abrogées par une loi de 1860; voy. le Code
autrich. annoté de Ranz. Mais l'idée fondamentale reste la même.


La condition d'un séjour est également supprimée en Italie. Nombre
d'États de l'Amérique du Sud ne Pont jamais exigée. (voy. sur tous ces
Points G. Co gordan, De l'acquisition et de la perte de la qualité de Français.
thèse pour le Doctorat, Paris, 18T7.)


3 « Où que vous alliez,» dit l'Église chrétienne, « vous êtes membre de la
paroisse de votre
» Pour l'Église, le fidèle n'est nulle part nnétranger.




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


l'étranger certains droits privés. Il faut, au contraire, tout lui
donner, les charges et les honneurs, dès qu'il s'est établi défini-
tivement. Celui qui reçoit une généreuse hospitalité dans la
maison d'autrui, se doit à lui-mème et à ses hôtes de les aider à
la défendre contre toute agression injuste. C'est à la fois pour lui
un honneur et le plus naturel des devoirs. Dans les relations
privées, il y aurait lâcheté à s'en dispenser : on n'abandonne
pas son hôte quand il brûle. Nous. le sentons moins dans les
relations publiques, je veux dire au cas de guerre entre États.
Mais déjà la fuite de tous les étrangers établis, au moment d'une
déclaration de guerre, a quelque chose de choquant ; et ce sen-
timent est trop naturel pour ne pas achever de se faire jour. Ce
sont ses pénates et son foyer domestique que l'homme défend
par les armes contre l'ennemi du dehors.


On s'étonne justement. de la rareté des traités inter-européens
sur ces matières: Des conventions sages auraient prévenu nombre
de conflits; elles pourraient aussi permettre une application facile
du principe de la nationalité du domicile (animo commorandi).
A défaut, le droit des divers États se conformera lui-même, quoi-
que plus lentement, à une règle qui est dans la nature des choses,
et qui a en outre l'avantage (l'écarter la plupart des questions
de statut personnel.


Peut-on avoir plusieurs nationalités? Bluntschli répond
affirmativement, et par le conflit des lois de deux pays, le lait
peut en effet se produire souvent. Certains États admettent
même implicitement le principe d'une nationalité double ; mais
ce n'est guère que d'une manière indirecte et incomplète, en
permettant, ou du moins en laissant prendre une naturalisation
étrangère, sans que la nationalité d'origine se perde. Mais ces
États font abstraction de cette naturalisation plutôt qu'ils ne la
reconnaissent. Elle est comme non avenue pour eux ; ils ne
voient toujours qu'un national dans celui qui revêt une double
qualité. De même, l'État qui a accordé la naturalisation ne con-
sidère que celle-ci. Ainsi, l'individu a bien deux nationalités,
mais chacun des deux États le traite comme s'il n'en avait
qu'une : situation bizarre, mais assez fréquente. Ne vaudrait-il
pas mieux que chaque État envisageât l'intégralité du rapport?
Est-ce réellement possible? Faut-il distinguer ici, comme l'in-
dique M. Bluntschli, une nationalité active par le domicile actuel,
et une nationalité à l'état de ,repos? Quelle base les traités de-


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xix
vraient-ils prendre pour éviter les conflits ? Ces questions
dépendent du principe que l'on adoptera sur l'obtention de la
naturalisation, et elles se résolvent par celui que nous indiquions.
En effet, si l'établissement à titre permanent sait à donner la
nationali té , comme en Autriche et en Allemagne, si ce principe
devient général et de plus impératif, comme il l'est depuis long-
temps en Norwége et même sous quelques restrictions en Dane-
mark, on comprend que la conservation à l'état de repos de la
nationalité ancienne, ne soit plus guère qu'un mot (ou un tendre
souvenir); car il n'est guère admissible, d'une part, que l'on
exerce en mème temps des droits politiques dans plus d'un
État, ni, d'autre part, qu'après s'être établi et fait naturaliser à
l'étranger, l'on puisse exercer des droits politiques dans son pays
d'origine, autrement qu'en revenant s'y fixer.


Ces règles, de plus en plus larges, tendent à rapprocher les
peuples, à les foudre, à les assimiler, à diminuer ainsi les animo-
sités nationales et les guerres. Les Sabines enlevées par les
Romains se jetèrent entre les deux armées, et réconcilièrent
leurs époux et leurs pères.


4. Le citoyen est nécessairement un national; mais il a de
plus la plénitude des droits politiques. Le droit public moderne
n'exclut généralement de ces droits que les mineurs, les femmes,
et certaines personnes dont l'honneur est amoindri. La religion
elle-même n'est plus une cause d'exclusion : les juifs ont tous
les droits politiques, et l'État est devenu ainsi plus largement
humain. Cependant le système exclusif du suffrage universel
égal et (les majorités populaires, est également une exagération
dangereuse. L'avenir est sans doute appelé à formuler une
organisation savante, qui donne à chaque fraction des droits
proportionnels à sa valeur clans et pour le tout (représentation
des divisions organiques du pays, des minorités, des capacités :
talents, profession, situation, âge, fortune, etc.). Notre système
9nathématique paraîtra sans doute-alors d'une simplicité- un peu
barbare.


5. Le pays est le second élément nécessaire de l'État. Sa con-
figuration, son climat, sa fertilité, ses abords, exercent une
Puissante influence sur la vie de l'État. Les premiers États se
sont formés sur les bords de la mer ou des fleuves. Les pays de
montagne exercent une influence salutaire sur l'âme et le carac-
tère. Les zones tempérées sont les plus favorables à une organi-




xx PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
sation politique élevée. Une fertilité excessive n'est même pas à
désirer ; elle amène facilement la mollesse, l'incurie, puis la
misère de la plupart à côté de l'opulence de quelques-uns.


Les précédents historiques déterminent généralement l'éten,
due d'un pays. La nation et le pays tendent à se proportionner
l'un à l'autre, tantôt par une politique d'annexion et de con-
quête, par la faveur accordée à l'émigration; tantôt, au contraire,
par l'appel de colons étrangers.


. La petitesse d'un État n'empêche pas son existence juridique.
Cependant l'époque moderne tend aux grandes agglomérations ;
les États minuscules lui sont peu sympathiques. Une seigneurie,
un bourg, une ville même, ne sont plus une base suffisante pour
un État avancé. ll lui faut un pays, comme il lui faut une
nation.


6. L'origine des premiers États se perd dans la nuit des
temps. Mais combien d'Étatsn'avons-nouspas vus nature depuis !
L'histoire éclaire donc ce fait, et permet de distinguer divers
modes de formation, les uns originaires, les autres dérivés.


Mais ces formations historiques si variées, n'ont-elles pas toutes
une même cause fondamentale ? Plusieurs ont vu cette cause
unique dans nos vices et nos passions, qui seraient venus
troubler à jamais les joies et la paix de l'état de nature, véri-
table âge d'or; l'État serait ainsi une institution pénible de
nécessité et de contrainte, un mal .. devenu nécessaire. D'autres,
partant de l'idée de « l'humanité décline, » peignent au contraire
sous de sombres couleurs cet état de nature prétendu , et eu
égard à notre chute, savent au moins voir dans l'État une orga-
nisation utile et bienfaisante. Un troisième système veut que
l'État soit l'oeuvre immédiate de Dieu, et aboutit à la théocratie.
Un autre encore, qu'il soit toujours le produit de la force, que
la force ensuit le fondement; un dernier enfin, qu'il ne puise
sa légitimité que dans le contrat des individus. L'auteur réfute
rapidement ces divers systèmes. Il remet en lumière cette grande
vérité déjà formulée par Aristote, que l'homme est né sociable,
qu'il est par sa nature même voué à l'État, qu'ainsi


. l'État est
légitime parce qu'il est naturel et voulu de Dieu.


7. Les théories antiques avaient sacrifié l'individu à l'État ;
l'État était le but suprême; tous les efforts de l'homme devaient
tendre à la grandeur, à la gloire, au bonheur de l'État. Réagis-
sant contre cette tendance extrême, certains modernes veulent.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xst


au contraire, que l'État_ ne soit jamais qu'un moyen au service
des particuliers . Suivant _M. Bluntsclili, le premier système mène
à l'omnipotence de l'État; le second, à l'anarchie. Pour lui,
l'État est à la fois but et moyen, suivant le point de vue : but,
parce qu'il a lui-même son but propre et direct dans le bien




public ou bien de la nation; moyen, parce qu'i l a des devoirs en-
vers l'individu. Or, ajoute l'auteur, « le bien public ne se confond
point toujours avec la somme des intéréts privés et changeants :
les deux lignes ne sont pas toujours parallèles; elles se croisent
oit s'écartent souvent. Le salut de l'État, ou l'intérêt des généra-
tions futures, vient demander parfois de durs sacrifices à la géné-
ration présente; parfois, au contraire, c'est l'État qui se grève
pour sauver les intérêts privés du moment » (p. 9.67).


Cette théorie de l'État but et moyen, n'est pas sans quelque
obscurité. Nous nous sommes repris à plusieurs fois pour.la bien
comprendre, et encore y sommes-nous parvenus? Pour l'auteur,
à ce qu'il semble, le bien des particuliers, c'est le bien des con-
temporains, des nationaux du moment ; le bien public, c'est le
bien des générations présentes et futures, des nationaux nés et à
maitre. On pourrait, en effet, distinguer en ce sens le bien de
l'État qui persiste du bien des particuliers qui changent, le bien
plus absolu du bien plus relatif. Mais le premier, qui envisage
une somme de rapports dont le second n'a qu'une vue partielle,
ne de∎q'a-t-il pas l'emporter toujours? Et ainsi, le bien de l'État,
ou l'État lui-même, ne redevient-il pas le but suprême à la ma-
Mère des anciens? D'autre part, le bien des particuliers ne. peut-
il pas être conçu d'une manière plus générale que ne fait l'auteur,


-
comme la norme résultant de l'ensemble des rapports; et alors,
les trois formules, celle des anciens, celle de certains modernes, et
celle de l'auteur, ne sont-elles pas :également exactes? et toutes
trois n'aboutissent-elles pas au même principe, à savoir que le
bien public l'emporte sur le bien particulier, c'est-à-dire que la
totalité des rapports donne seule la règle à suivre ?


Dans ces termes, la proposition est incontestable. Mais l'au-
teur ne donne à aucune des deux expressions un _sens aussi ab-
solu : pour lui, ni le bien public ni le bien des particuliers


tcout:te. elte'emnes:i.nble des rapports, et ainsi l'on peut
très-bien les opposer l'un à l'autre, ou mieux les juxtaposer. L'un
se rétëre plus aux individus, l'autre à l'État; l'un est
le bien du corps politique, l'autre des individus. Pour mieux le




estr PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
faire comprendre, l'auteur abandonne même bientôt ces expres-
sions amphibologiques.


L'État et l'individu, dit-il (et de même la famille, le peuple ou
l'humanité), ont chacun leur but propre. Ce but, c'est leur déve-
loppement progressif dans des cercles harmonieux et concentri-
ques. Ainsi le but direct de l'État, c'est le développement de la
nation (bien public); le but direct de l'individu, c'est son propre
développement (bien des particuliers). Ces deux tendances, loin
de se combattre, se prêtent. un mutuel appui : indirectement,
l'une favorise l'autre, et peut être considérée aussi comme le
moyen de l'autre.


On le voit., le but que marque ici l'auteur, ce n'est pas le but
unique, la fin dernière de l'État ou de l'homme, qui est certaine-
ment l'ordre ou le bien suprême, Dieu, terme final de toutes
choses. Ce qu'il entend ici, ce sont les buts directs, immédiats,
donc relatifs; simples moyens au regard du bien suprême, der-
nier cercle harmonique qui embrasse tout. Peut-être l'auteur au-
rait-il dù l'indiquer davantage.


Mais sa manière n'offre-t-elle pas un danger? Dire à l'homme
ou à l'État qu'il est à lui-môme son but direct, immédiat, n'est-ce
pas les porter à sacrifier à un étroit égoïsme le but indirect, su-
périeur ou suprême ?


D'ailleurs, cette distinction des buts peut-elle réellement nous
conduire à une solution du problème des droits de l'État ? On
peut en douter.


Et d'abord, quelle a été la pensée de l'auteur? A-t-il voulu
essayer de déterminer à priori la mesure exacte du pouvoir de
l'État ? Dire, par exemple, que tout le domaine de la vie privée,
ou au moins de la vie individuelle, est soustrait au pouvoir de
l'État? Définir ce domaine individuel infranchissable, ce .qui est
toujours le même problème sous la face inverse ? Mais nous
croyons vraiment que c'est impossible Les droits de l'État va-
rient essentiellement avec les États, le lieu, le temps, les circons-
tances, les hommes. La nature et l'étendue des actes externes,


« On ne peut pas davantage déterminer à priori les rapports de l'Église
et de l'État; ces rapports dépendent essentiellement de la nature de l'Église
réelle et de l'État réel qu'il s'agit d'accorder. Dahlmann, Bluntschli, Tren-
delenburg et Hegel lui-même, en traitant cette question, se sont placés sur
le terrain du christianisme et en face de l'Église chrétienne universelle.
(Walter, Naturrecht tend Peak., 1871, no 491.)


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
qu'il peut ordonner ou défendre, n'est pas généralementassigna-
bit,. Une constim lion qui dissout la famille, à la manière de
sparte, peut elle-même se légitimer par la situation d'un petit
peuple civilisé, entouré de barbares?


Serait-ce au moins l'exacte mesure des droits de l'État civilisé
moderne que l'auteur rechercherait ici ? Mais alors, il est à re-
gretter qu'il ne le dise pas plus clairement 1 , et les résultats aux-
quels il aboutit demeurent peu nets encore. Il veut que l'État
respecte la liberté privée, la vie de l'esprit, les livres du penseur,
la vie privée dans ce qu'elle a d'essentiellement individuel, la pro-
priété. Sans doute, mais pourquoi donc, si ce n'est parce que ce
respect est en harmonie avec la norme résultant de la totalité
des rapports, bien public ou bien des particuliers, au sens su-
prême des mots ? Dans (nielle mesure, si ce n'est dans la mesure
que cette norme comporte. « L'État, » dites-vous, « ne peut com-
mander que lorsqu'il s'appuie sur un droit. » Mais d'abord,
cette formule n'est-elle pas en contradiction avec le principe de
votre État, qui a le bien public pour but et pour objet ? N'est-elle
même pas bien autrement étroite que celle de « l'État de droit, »
que vous trouvez incomplète? Mais, en outre, quand clone l'État
s'appuiera-t4l sur un droit, si ce n'est toutes les fois que le bien
public ou la norme générale légitime la mesure ordonnée? Est-ce
que l'État attend pour commander que « la nécessité de la coexis-
tence paisible » des personnes le rende indispensable ? Est-ce
qu'il n'édicte obligatoirement que « les règles nécessaires de la
vie commune ? » A cc compte, combien de dispositions ne 'fau-
drait-il pas rayer de nos codes? On peut même se demander com-
bien d'entre elles resteraient debout.


Aussi, il nous semble que ces tentatives de distinguer et d'op-
poser le but immédiat de l'individu et le but immédiat de l'État,
sont quelque peu dangereuses, parce qu'elles font perdre de vue le
but commun suprême et divisent au lieu d'unir ; et qu'elles sont
infructueuses, parce qu'elles n'aboutissent guère à une limita-
tion rationnelle des sphères réciproques. J'aime mieux dire pour
ma part, et c'est ce qui semble la théorie de Stahl et même de
Hegel, qu'à un point de vue élevé, le bien public et le bien des
particuliers ne sont qu'une même notion ; que l'État et l'homme
ont un seul et même but : l'ordre et le bien suprême; qu'ils doi-


Comp. p. 2'13 f., 274 et 270.




xxiv PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
vent toujours l'avoir immédiatement en vue ; qu'ils doivent en
pénétrer leur esprit, leur coeur, leurs actes, et se diriger tou-
jours par la règle élevée qui résulte pour eux de l'ensemble
des rapports qu'ils peuvent sentir, voir, et comprendre. Les
droits de l'État et ceux des individus, dans tel temps, tel peuple
et tel pays, en découleront naturellement. Quant à déterminer
avec quelque précision les droits d'un État abstrait, c'est une
chimère.


Mais l'État sans les individus ne se conçoit pas : c'est un néant.
Au contraire, les individus se peuvent à la rigueur concevoir
en dehors de l'État. Donc l'État existe principalement par
eux et po:tr eux ; donc il est principalement un moyen à leur
regard.


D'autre part, l'État c'est l'ordre, et l'homme est né sociable.
Donc l'État est voulu de Dieu : il entre dans. le plan divin. Peut-
être en ce sens est-il aussi, secondairement, but.


7 bis. Signalons cependant ici cette remarquable conception de
« l'État de droit, » créée par Thomasius, développée par Kant et
ses disciples, et acceptée par Humboldt. L'on voulait marquer
par cette formule que l'État n'a pas d'autre but que l'application
du droit; d'où Humboldt allait jusqu'à conclure que l'État n'a pas
le droit d'ouvrir des écoles et d'enseigner. Si cette conception
parait incomplète à M. Bluntschli, elle est justement relevée par
lui comme tbrmant le centre du but général et pl us large de l'État.
L'expression elle-même devait contraster vivement avecl'épitliète
« d'État militaire et policier, » dont on flétrissait le régime ab- ,
solu, et faire naître des aspirations nouvelles de progrès et de
liberté. Elle n'indique pas tout le but de l'État, je le veux bien.
Mais combien sommes-nous loin encore d'avoir réalisé tout ce
qu'elle implique ! Qui oserait dire que l'Europe moderne ne songe
qu'à suivre ce but. élevé, soit à l'égard des nations, soit à l'égard
des individus ? L'État chrétien prescrit à ses tribunaux de faire
respecter le droit par ses sujets ; il défend à ces derniers de se
faire à eux-mêmes justice. Et lui-même, dans ses rapports avec
ses semblables, avec ces hautes personnalités morales que nous
nommons les États, lorsque clos millions (l'existences sont enga-
gées, il se réserve, comme le plus beau joyau de sa couronne sou-
veraine-, le droit de violer le droit, de mettre l'épée de la force
dans la balance de la raison. Les États sont entre eux clans un
système embryonnaire d'organisation générale, comme l'étaient


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxv
les barbares des forêts germaines au regard de l'État mo-


Dans sa division des formes d'État, M. Bluntschli part,
comme


l D


a. Aristote et Montesquieu, du sommet de l'État, « la
(l


qualilé du chef ou du régent. » Mais il précise mieux les éléments
de cette qualité ; il montre comment elle est en relation avec les
conceptions, dans chaque État, de l'opposition des gouvernants
et des gouvernés ; et il comble une lacune, en ajoutant la théo-
cratie aux trois formes classiques. Enfin, il examine les droits
des gouvernés, et arrive ainsi à reconnaitre une division secon-


daire : suivant que les gouvernés ont ou n'ont pas un droit de
contrôle du gouvernement et une part à la confection des lois, les
formes sont libres, demi-libres, ou serviles.


La théocratie penche, en principe, vers la forme servile. Elle
appartient surtout à l'enfance du genre humain, à l'Asie et à
l'Afrique ; les prêtres y ont naturellement une influence prépon-
dérante. Les anciens États de Meroé, de l'Égypte et de l'Inde en
sont (les exemples. Elle se fonde habituellement sur un système
de castes. Cependant la plus remarquable des théocraties, celle
des Juifs, se rapprochait des formes libre.


La théocratie n'eut jamais en Europe que des échos affaiblis,
même à Rome sous les empereurs, et dans le moyen âge chré-
tien, Les États musulmans en furent davantage atteints.


Le mélange de la religion et du droit, l'autorité élevée à une
hauteur surhumaine, l'immobilité ou la fraude dans la législa-
tion, la suprématie du sacerdoce, la cruauté des peines, l'escla-
vage des sciençes, tels sont les caractères, et en même temps
les vices principaux de la théocratie.


La monarchie est de beaucoup la plus répandue de toutes les
formes. On la rencontre dans toutes les parties du monde et avec
les caractères les plus variés. Despotie clans l'Asie, patrimonia-
lité dans le moyen âge, absolutisme (absolutie) dans l'Europe des


4 C'est en partie que l'Etat n'a point encore une conscience parfaite de la
valeur absolue du droit en tout et partout, ni une connaissance suffisante
des besoins, des intérêts, des rapports des peuples et des nations. Les oppo-
sitions, les frottements, les souffrances, les luttes, se produisent, s'accu-
mulent, se condensent comme l'électricité dans une bouteille de Leyde.
Soudain, le coup éclate par la moindre excitation., comme fatalement : c'est
la guerre. Cependant le bien-vouloir fait encore plus défaut que le bien-
Pouvoir.




xxvr PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
trois derniers siècles, forme libre et tempérée dans la Rome des
rois, dans la monarchie franque, dans le système constitutionnel
moderne , empire enfin dans les liantes tentatives d'État uni-
versel.


ta monarchie constitutionnelle est née en Angleterre. La
France l'introduisit sur le continent en '1789 ; depuis, elle a rem-
placé presque tous les gouvernements absolus de l'Europe, ét elle
a passé également en Amérique {.


Son importance exigeait que l'auteur en recherchât la vraie
notion, obscurcie par nombre d'erreurs. « Le peuple veut, le roi
fait; » « le chef de l'État doit être inactif; » « le roi règne et gou-
verne, mais l'exercice de ses droits appartient exclusivement aux
ministres ; » « le roi règne et ne gouverne pas ; » « le prince doit
gouverner suivant la volonté des majorités : » autant de systèmes
divers, autant de formules qui annulent le pouvoir royal et
anéantissent la forme monarchique.


Le caractère essentiel de toute monarchie, c'est la personnifi-
cation de la souveraineté dans un individu. Le monarque consti-
tutionnel lui-même possède clone, d'une manière indépendante,
le pouvoir de gouvernement, et concentre dans sa personne la
majesté et la puissance de l'État. Sans doute, son pouvoir est ré-
glé par une constitution ; le prince est dans la constitution, il
n'est ni en dehors ni au-dessus ; il ne doit obtenir qu'une obéis-
sance conforme aux lois. Sans doute encore, en matière d'impôts
et de législation, et dans l'exercice régulier du gouvernement,
son pouvoir est limité par la nécessité du:concours des ministres
ou des chambres. Mais le prince conserve à la fois l'initiative etla sanction. Ni les représentants, ni les ministres, ni les cham-
bres n'ont le droit de contraindre sa volonté, de lui imposer une
loi ou un acte politique qu'il repousse. Les sujets sont libres et
jouissent des droits publics ; toute justice de cabinet est exclue ;
les autres organes de l'État ont également leurs droits. Mais tous .
ces organes sont subordonnéspar rapport au roi.


Le prince constitutionnel a donc un rôle considérable et élevé.
Ses qualités personnelles, loin d'être indifférentes, ont une im-
portance majeure. Rien n'est plus faux que de le comparer à une
mpuissante idole.


Une difficulté que l'on peut ici prévoir, c'est la coexistence de


La Turquie elle-même vient de se donner une constitution.


f


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxvn


cette souveraineté du prince et de la souveraineté de la nation.
L'auteur y reviendra en traitant de la division des pouvoirs.L'aristOcratie gravite dans les formes demi-libres; mais elle
peut aussi s'élever à la forme libre, comme à Rome, « aristocra-
tie publique grandiose et magnifique comme jamais autre dans
l'histoire du inonde. »


La modération est-elle réellement, comme le veut Montes-
quieu, le principe de cette forme? Non ; son vrai principe, c'est
la supériorité morale et intellectuelle, le gouvernement des meil-
leurs. Elle dégénère et ..tombe, lorsque ses gouvernants perdent
les qualités qui doivent les distinguer.


L'aristocratie aime à montrer la grandeur et la dignité de
l'État ; elle ennoblit les formes publiques Elle cultive volontiers
le droit ; elle en respecte scrupuleusement les règles; sa justice
est impartiale et sévère. Peu amie des changements brusques,
elle se ménage et se modère mieux que la démocratie ; son action
est plus suivie et plus réfléchie, sa politique plus logique et plus
grande, sa vie plus longue 2 . Mais, pour rester fidèle à son prin-
cipe, elle doit être ouverte à tous les talents et à toutes les
gloires. Sou vice principal, c'est l'exclusivisme, le refus de s'as-
similer les meilleurs éléments de la nation, sa tendance à faire de
l'hérédité le principe fondamental de l'État.


La démocratie tend aux formes libres, mais dégénère facile-
ment eh despotisme du demos. Directe dans l'antiquité, elle est
aujourd'hui presque universellement représentative. C'est de
celle-ci seulement que la vertu pourrait être dite le principe ;
et cela, parce qu'elle est une démocratie ennoblie, s'appropriant


I Une aristocratie n'aurait jamais songé à donner à des baladins et à des
artistes la place d'honneur de Paris et de la France et son plus somptueux
monument. Sa fierté ne l'eût pas supporté.


2 L'aristocratique Angleterre gouverne avec calme et grandeur 200 m 11 i uns
de sujets épars sur le monde entier, le dixième (le l'humanité ! On peut
affirmer qu'une démocratie ne garderait pas cet empire pendant vingt ans.
L'Angleterre supporte toutes les libertés. En France, pour ne citer qu'un
exemple, la loi permet librement les sociétés anonymes ou.en nom, c'est-à-
dire la création d'un être moral permanent et distinct, dans un but (le
spéculation et de commerce, et elle les défend étrangement lorsque le but
est plus élevé, religieux, littéraire, politique, ou moral. Bien mieux, l'État
va jusqu'à interdire le concours accidentel de personnes ou la réunion, si
elle a un objet politique ou religieux (loi de 1868), et il protégc par une
police savante les bastringues et les maisons de prostitution!




xxvm
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


certains éléments de la forme aristocratique. En .effet, la démo-
cratie représentative veut, comme l'aristocratie, que les meilleurs
gouvernent. Seulement, elle veut que ce soit an nom (le la
nation, et par un mandat toujours et partout donné par l'élec-
tion.


« Le principe du nombre ne doit pas avoir une valeur abso-
lue, même dans cette forme. » Mais la difficulté, c'est d'organiser
son système général d'élection de manière à faire nommer les
mieux pensants et les mieux voyants. On pourrait ajouter, ce
nous semble, que c'est missi de trouver dans son sein des liômmes
aussi sagement et grandement politiques que dans une aristo-
eratie.


Les démocraties modernes se contentent de conipter
. les têtes :


système du suffrage universel égal. C'est simple, niais déraison-
nable. Le but, c'est l'élection des meilleurs. « On ne peut doue
négliger les conditions d'éducation, de fortune, de profession, de
manière de vivre, et le mieux serait d'y avoir égard en s'ap-
puyant sur les divisions organiques de la nation. »


La démocratie représentative elle-même sauvegarde mieux la
liberté des gouvernés que l'autorité des gouvernants. Ses élee-'
lions générales répétées ébranlent l'État. Ses fonctionnaires'sont
peu stables. Ses chefs sont trop souvent les serviteurs de la foule.
Son gouvernement prend facilement « le caractère d'une simple
administration, d'un vaste économat, d'une grande commune.


»


La démocratie représentative, de même que la monarchie
constitutionnelle, est l'oeuvre du génie anglo-saxon, et l'Amé-
rique du Nord en a été le premier exemple.


8 bis. Certains États se groupent ou s'unissent quelquefois en
un nouvel État, sans perdre leur individualité ; ou bien, tout en
demeurant distincts, ils se trouvent placés d'une manière acci-
dentelle ou permanente, sous le même prince ou la même dynas-
tie. De là, les formes composées traditionnelles, confédération
(Statenbund) ou État confédéré (Bündestat), union réelle on per-
sonnelle. L'Allemagne actuelle peut même être regardée comme
une forme composée nouvelle, qu'on peut appeler l'empire con-fédéré. Ces systèmes d'États nous donnent le modèle d'une forme
possible d'organisation générale. (Comp. p. 27, 235, 419.)


9. La puissance publique, considérée dans sa majesté et sa
force suprêmes, s'appelle la souveraineté.


A qui appartient-elle? A la nation organisée, à l'ensemble avec


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxix


sa tète et ses membres, à la personne même de l'État. C'est l'État,
comme personne morale, qui a l'indépendance, la pleine puis-
sance, la suprême autorité, l'unité ; de là l'expression de souve-
raineté de l'État.


Il faut donc rejeter les théories qui attribuent la souveraineté
« au peuple ». ou à la foule non organisée ; ou encore à la majo-
rité, des citoyens distinguée des gouvernants, en dehors des
organes constitutionnels. La nation est. souveraine, c'est vrai ;
mais c'est comme organisme parfait, non comme foule désordon-
née, comme majorité arbitraire et de rencontre. Même dans le
droit public démocratique, les majorités n'ont nullement le droit
de renverser, comme il leur plait, le gouvernement et la consti-
tution.


La définition de la souveraineté conduit naturellement à l'anaff.
l yse de ses fonctions, et par suite à la distinction des pouvoirs.


L'antiquité les avait distingués par leur objet ; mais la même
personne ou la même assemblée exerçait à la fois des pouvoirs
très-différents. Montesquieu a été l'heureux promoteur de l'idée
qu'une division subjective des organes devait correspondre à la
distinction objective des .fonctions. Il la proclame comme une
garantie de la liberté et des droits des citoyens. Peut-être aurait-il
mieux fait d'y voir une raison d'organisme : « Chaque organe,
créé en vue d'une fonction spéciale, sera naturellement plus par-
fait en lui-même et dans sou,action. »


Depuis le célèbre auteur, l'on distingue ordinairement trois
pouvoirs. Mais c'est à tort qu'on les considère souvent comme
des pouvoirs égaux et séparés. Cette séparation et cette égalité
rompraient l'unité. Les pouvoirs sont à la fois unis et hiérar-
chisés.


Le premier des pouvoirs rie le rang et la puissance, c'est le
pouvoir législatif. Il faut ici l'opposer à tous les autres. 11 appar-
tient au corps entier de l'État, à toute la nation ; ainsi, dans la
monarchie constitutionnelle, au prince uni à la représention.
fait la constitution et la loi. Il ordonne les rapports permanents
de l'ensemble.


Les deux autres pouvoirs, au contraire, n'exercent leur auto-
rité que dans des directions particulières, spéciales, n'atteignant
pas la nation entière. Aussi appartiennent-ils à des organes parti-
culiers. Ce sont le pouvoir de gouvernement et le pouvoir judi-
ciaire.




xxx PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Ces trois pouvoirs sont plus particulièrement d'autorité et d


commandement. Mais l'État a également certains devoirs de pro
tection, de tutelle, d'encouragement. De là deux autres groupes
d'organes, l'un pour le progrès de tous les éléments civilisateurs,
l'autre pour l'accroissement de la richesse publique.


Ce devoir de tutelle et d'appui, que M. Bluntschli oppose aux
trois pouvoirs de commandement, se rattache à son système de
l'État but et moyen, et se montre réellement à une exacte ana-
lyse de l'action de l'État. L'État ne fait pas que commander ; il
aide, il encourage, il protége. Il est vrai aussi que c'est surtout
dans le domaine des sciences et des arts et dans celui de l'écono-
mie publique que l'État agit plutôt en tuteur qu'en maitre.
Néanmoins, la distinction de l'auteur n'est-elle pas trop absolue ?
Est-ce seulement dans ces deux domaines que l'État se borne à
encourager? N'a-t-il pas, même ici, à commander quelquefois ?


10. Le prince est souverain, et la souveraineté appartient à la
nation. Comment ces deux souverainetés ne sont-elles pas con-
tradictoires. L'auteur le montre en quelques mots. L'une est
celle du chef, de la tête; l'autre celle du corps entier, du chef et
des membres. « Dans toutes deux, il y a unité et plénitude de la
puissance ; mais le tout qui comprend le chef, sa partie la plus
élevée, est naturellement supérieur à celle-ci considérée isolé-
ment. La nation fait la loi, et dans les limites qu'elle trace, le
prince exerce librement sa puissance suprême. La souveraineté
de l'État est essentiellement celle de la loi ; la souveraineté du
prince, celle du gouvernement. »


Les derniers chapitres du volume sont consacrés au ser-
vice public et aux fonctions publiques. Nous nous bornerons à
signaler : la distinction, si bien poursuivie par les théoriciens
d'Allemagne, entre les droits privés et les droits publics résul-
tant de la fonction ; 2° la savante organisation des fonctionnaires
allemands ; le principe que les fonctions de représentation
(sénat et chambre des députés) doivent être gratuites ; 4' l'exacte
définition de l'obéissance et de la fidélité dues par les fonction-
naires ;
la critique justement adressée à un système de révo-


cation ad nutum, tel qu'il se pratique dans plusieurs pays.


PREFACE DU TRADUCTEUR. XXXI


VII


Nous venons de présenter en traits rapides la substance du
livre de M. Bluntschli.


Demandons-nous maintenant quels sont les principaux ensei-
gnements qu'on y peut puiser?


Nous pourrions d'abord signaler ici l'influence considérable
que ce genre d'études politiques doit exercer sur la jeunesse
universitaire de l'Allemagne; et l'intérèt, non-seulement théo-
rique, que nous avons à connaitre les idées et les systèmes d'État
qui ont cours chez nos voisins.


Mais peut-être est-il un point plus important encore pour nous :
c'est la conclusion actuelle et pratique qui parait se dégager de
l'ensemble.


L'ouvrage est écrit sans parti pris au profit de telle ou telle
forme de gouvernement. Mais, à la différence de nos nombreux
politiciens, M. Bluntschli signale justement l'écrasement trop
fréquent des éléments aristocratiques dans l'État moderne, et la
méconnaissance de leur haute valeur politique. Une monarchie
sans aristocratie est pour lui un État incomplet (p. 286); et la
monarchie moderne doit tendre « à une tortue organique qui
donne une juste place à chacune des parties de l'ensemble : à
la royauté, puissance et majesté; à l'aristocratie, dignité et auto
lité; au demos, paix et liberté » (p. 364). De même, si la démocra-
tie représentative l'emporte sur l'ancienne, c'est « par l'emprunt
qu'elle a fait d'un élément aristocratique, » L'ection remplaçant
le sort (p. 411); et, même chez elle, le principe du nombre ne
doit pas avoir une valeur absolue (p. 414).


Ces deux formes, ainsi mêlées et modérées par un principe
meilleur, ont leur grandeur et leur dignité, et sont en harmonie
avec les temps modernes. L'auteur ne les repousse nullement.
Elles peuvent même être les plus favorables pour un pays et une
époque donnés. M. Bluntschli est bien éloigné de l'exclusivisme
de certains auteurs, (le M. de Bonald par exemple, qui ne voit
(1-e « nation constituée, » c'est-à-dire de gouvernement raison-




xxxii PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
' table, que dans la monarchie, et encore dans la monarchie abso-
lue, et pour qui l'Égypte ancienne ou la France d'avant •789
sont le type idéal de gouvernement. (Théorie du Pouv., I, p. 308
et 166.)


Cependant, éclairé par sa haute raison et par les faits•qu'il
étudie, l'auteur marque certainement sa préférence pour la forme
aristocratique.


Il suffit, pour le démontrer, de rappeler son admiration pour
la République romaine, cette « aristocratie grandiose et magni-
fique comme aucune autre dans l'histoire du monde ; » et le
principe qu'il donne à l'aristocratie, en l'appelant « le gouverne-
ment des meilleurs. »


Nombre de passages viennent accentuer cette tendance. Ainsi,
« c'est aux Anglais, en première ligne, que nous devons le déve-
loppement du véritable État moderne » (p. 9) ; « l'hérédité poli-
tique doit aussi avoir son rôle dans l'État; la réprouver compléte-
ment, c'est bâtir sur le sable » (p.391); « le nombre des fonctions
d'honneur, c'est-à-dire gratuites, devrait être augmenté ». (p.459);
le suffrage universel égal est une manière brutale « qui place les
ouvriers au-dessus du patron, les fils au-dessus des pères, les
pieds en haut et la tête en bas. »


M. Bluntschli appartient par l'origine à l'une des démocraties
les plus avancées et les plus intelligentes d'entre les démocraties
suisses (Zurich) ; il en a écrit l'histoire ; il en a été le chef pen-
dant plusieurs années ; il lui a donné des lois. Il a depuis fait
partie clos chambres d'un grand État. Il s'est livré à des années
de méditation et d'études. Les conclusions auxquelles il aboutit
sont d'autant plus remarquables. Nous ne pouvons que l'en féli-
citer. Une aristocratie grande, ouverte, nationale et publique,
comme il la conçoit; une aristocratie qui proportionne sagement
les droits d'un chacun à sa valeur pour le tout; qui les coordonne
et les subordonne de manière à produire un être organique har-
monieux et durable où tout est à sa place, avançant sans brusques
secousses, et ainsi sans réaction: cette aristocratie, dis-je, est en
effet la forme la. plus apte à réaliser le gouvernement des mieux
pensants et des mieux voyants, principe idéal qui devrait être celui
de tous les États. Dans la monarchie, les changements de règne,
le bouillant jeune homme succédant au vieillard accablé, les
minorités et les régences, la dégénérescence lente et presque
fatale de la famille royale, parfois son extinction, amènent de


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XXXIn
subites interruptions, une accélération brusque après nu repos
honteux, des mouvements d'autant plus violents et dangereux
qu'ils ne se produisent qu'à de longs intervalles. Dans la démo
cratie, les élections générales, qui mettent à tout moment toutes
les situations en question, produisent d'incessantes commotions,
et ébranlent la santé de l'État. La ridicule comédie de l'élection
présidentielle aux États-Unis (Hayes contre Tylden) vient d'en
fournir un exemple. Un vaste corps aristocratique, ouvert à tous
les talents et à toutes les vertus, virilement constitué, et sans
cesse rajeuni en proportion de ses pertes par des éléments
nouveaux, peut, au contraire, autant qu'il est possible à un orga-
nisme humain, se développer lentement dans une vie progres-
sive indéfinie, toujours haute et toujours forte, exempte à la fois
des témérités du jeune âge et des faiblesses du vieillard. •


Ces conclusions peuvent nous taire réfléchir. L'auteur s'écrie
qu'une « aristocratie forte, indépendante, cultivée, est une né-
cessité politique de la vie d'une grande nation comme l'Alle-
magne. » Ne devons-nous pas dire qu'elle est à plus forte raison
indispensable à une grande nation comme la France? La viva-
cité, l'impressionnabilité de notre caractère, rend cet élément
plus nécessaire encore sous la république que sous la monarchie.
Celle-ci puiserait des éléments de force et de modération dans
l'hérédité du trône, dans la haute éducation du prince, clans la
concentration des pouvoirs dans sa main, dans les éléments
plus aristocratiques des chambres. Mais une vaste république
démocratique de 40,000,000 d'âmes, centralisée somme la nôtre
par sa position et par ses traditions nécessaires, est un fait inso-
lite dans l'histoire, un monstre, comme dirait Puffendorf On
n'en a point encore vu d'exemple, et l'on peut affirmer qu'on
n'en verra jamais de durable. Elle ne peut même pas aspirer à
cette vie éphémère de la démocratie pure d'Athènes, qui dura à
101001ilistlildeeétiiàneiulsot pas


e:1iitcl .C


1n


'est une expérience non faite, un danger. Trois




1


tive. Il ne constitue


essayé, au passage et comme en courant.




actuel
e que ce fut 'pour notre bonheur. Notre sys-


tème ne peut
t.tc


même pas être appelé une quatrième tenta-
s ue encore qu'un régime bâtard et de transition,


mi-monarchique, mi-démocratique, un provisoire inimaginable,


« t'Empire (romain d'Allemagne) est une sorte de monstre se balançant
cidre l 'aristocratie et ta monarchie. » V. p. 390, note 1, i.




N.XN iv PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
qui marche ouvertement à la domination des majorités popu-
laires, el qui doit nécessairement aboutir à une crise, si ce n'es
à une catastrophe.


C'est qu'en effet, le défaut d'équilibre de cette forme frappe
tous les yeux non prévenus. Elle établit, d'une part, un pouvoir
énorme, qu'elle jette tour à tour dans la main d'hommes mobiles,
changeants, sans lendemain et sans passé, tout par leur autorité
d'un jour, perclus dans la plèbe dès qu'elle les a quittés; de
l'autre, la foule immense, uniforme, une terre rasé, une mer
unie comme une glace, un même niveau passé sur toutes les
tètes, une compression générale pour que nul ne le dépasse.
L'opposition est on ne peut plus brutale. .C'est la montagne à
côté de l'abime ! Que devient alors l'indépendance du fonction -
naire, la sécurité du - citoyen ? Quelle que soit. son rang, sot I I
nom, ses talents, sa fortune, il n'est jamais dans l'État qu'un
instrument servile, une fraction infinitésimale, un atome. L'État
parle, et il est emporté, brisé comme une paille par sa large
main. Nul intermédiaire entre lui et la force suprême; ni modé-
ration ni résistance possible contre les excès du pouvoir et de sa
police : une chambre ou un sultan, et tout le reste poussière!


Et quels éléments d'anarchie dans cette même forme! Elle
crie à l'homme : Tu es tout par le pouvoir, rien sans lui, et le
noi,ibre seul peut t'en investir ! Quel champ ouvert à l'ambition •
et à l'intrigue, à la corruption des foutes, aux appétits ! Aucune
situation n'est clés lors assise; aucun mouvement n'est régulier
L'État agit par saccades. et par soubresauts, comme un homme
enfiévré, et « meurt par excès de mobilité. »


Opposera-t-on la Suisse et les États-Unis? Mais ce sont des
États confédérés, et non des États unitaires. Les gouvernements
particuliers, largement indépendants, y jouent le rôti intermé
diaire et modérateur d'une puissante 'Aristocratie. On ne déplace
pas un conseiller d' État d'un canton suisse ou un gouverneur
d'État de l'Amérique du Nord; on ne dissout pas leurs législa-
tures comme on casse un préfet, comme on dissout un consei l
général ; le pouvoir central n'y peut même, en principe, sus -
pendre ni révoquer les corps constitués des États particuliers..
Cette forme fédérale, cette large indépendance provinciale peut
convenir aux États-Unis, protégés par leur isolement contre
toute agression étrangère; à la Suisse, gardée par sa neutralité,
et qui n'a pas le rôle d'une grande puissance. En France, elle


PRÉFACE DU TRADUCTI1TR.


sxx v


est une impossibilité. Il y faut un pouvoir fort, une politique
suivie, en même temps qu'un régime libre; et cela n'est


leque par la reconnaissance et la constitution d'une aristocratie.
Je reconnais volontiers que l'ancienne noblesse n'a pas tou-


jours été fidèle à sa mission. Elle a négligé l'étude des lois, de la
politique, de l'éloquence, qui faisaient la grandeur de l'aristo-
cratie romaine. La carrière militaire (fonction d'exécution, donc
secondaire) a presque seule trouvé grâce devant ses yeux. Elle a
déserté le barreau, la magistrature, le haut enseignement, et
même les assemblées politiques. Les noms qui sont la gloire
de ces grands corps appartiennent presque tous au tiers état '.
Après s'être efforcée de morceler la souveraineté à son profit,
elle a été la courtisane des.rois absolus ; puis elle s'est retirée de
tout, mécontente et inactive, envoyant trop souvent les meil-
leurs de ses fils dévorer leurs rentes et leurs terres clans les
plaisirs des villes, pendant que l'aristocrate anglais faisait faire
aux siens le tour du monde comme de sa demeure.


Mais c'est aussi que l'État n'a jamais ouvert un champ libre à
son essor. Il a trop souvent comprimé, par un nivellement
stupide, les plantes vigoureuses de notre généreux sol, comme
Tarquin abattait les têtes des pavots trop superbes. Laissez enfin
venir le jour et donnez la liberté, et vous verrez croitre les
grands arbres, « les sapins. élancés, pressés aux flancs des
Alpes. » En France aussi, les éléments d'une réorganisation
abondent. Choisissez-les parmi toutes les gloires, parmi tous les
grands serviteurs du pays. Ouvrez-leur vos chambres par l'hon-
neur et la gratuité de la fonction et, dans une certaine meeeire,
par l'hérédité. Permettez-leur de s'affermir par des substitutions
et des partages moins entravés. Et soyez enfin persuadés que la
force des familles fait la force de l'État.


On ne peut pas plus exclure cmiiplélement l'hérédité du droit.
public qu'on ne peut l'exclure du droit. privé. Dans l'un et


doi.isiaine, on acquiert par son travail ou par succession.
La nation ne meurt pas pour renaître à chaque génération non-
velle;


mais sa vie se perpétue à travers les âges et les généra-
tions. Le méconnaitre, c'est engendrer une situation violente.


Prenez aujourd'hui les plus grands hommes de France, et for-
' Aujourd'hui encore, les noms les plus en vue du parti légitimiste sontles très


-honorables MM. Chesnelong et Lucien Brun.




XXXV1


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


autrement noble et vivante des vertus et :de la gloire de


mez-en un sénat héréditaire. On peut affirmer que leurs fils
seront des hommes politiques meilleurs que leurs glorieux
pères eux-mêmes. Peut-être auront-ils moins de talents, mais ils
auront plus de traditions.


croyez-vous clone qu'un pair héréditaire ne soit pas une image
Vous élevez des statues à toutes nos gloires nationales. Eh !


1
l'ancêtre? Notre Sénat serait-il déparé et amoindri parce que des
Sully, des Richelieu, des Turenne, des Masséna ou des Berryer
y siégeraient à titre -héréditaire? Leurs noms seuls n'y seraient-
ils pas, à chaque instant, un appel à toutes les vertus politiques,
un souvenir de tous les triomphes passés? Les fils des Bismark e*/
des Moltke, seigneurs prussiens héréditaires, seront-ils de si tôt
une cause de faiblesse pour la chambre haute de Prusse? L'in-
curie ou l'indignité d'un arrière-neveu ne laisserait-elle rien
subsister de la force politique du nom, ne fût-ce que par l'in-
dignation publique? Et d'ailleurs, les membres indignes ne pour-
raient-ils pas être écartés? Nos ambassades seraient-elles moins
considérées, parce que nous y enverrions, comme l'Angleterre,
les plus capables d'entre les aînés de la nation, résumant dans
leurs personnes et leurs familles les plus glorieuses traditions du
pays?


La moitié des sièges du Sénat, le tiers peut-être des conseils
généraux, devraient être héréditaires. Les autres siéges seraient
remplis, soit par les grands fonctionnaires sortant de charge, soit
par des membres élus. Ces grands organes auraient ainsi, à la
Ibis, un tronc et des racines permanentes, des rameaux et une
parure périodiquement renouvelée et rajeunie. Leur politique
en sera plus grande et plus suivie, sans rien perdre de sa vigueur.
Donnez dès lors à qui vous voudrez le droit d'introduire les
familles des premiers citoyens dans « ces hauteurs ensoleillées et
permanentes » de la vie politique, au chef de l'État, au peuple,
au sénat lui-même. La question est secondaire. -Vous verrez
aussitôt tous les hommes de grande race ou de grande fortune y
aspirer par leurs vertus et par leurs talents, et se consacrer avec
ardeur à la chose publique. Vous créerez autour du pouvoir une
pépinière d'hommes d'État. Vous recruterez dans leurs rangs des
esprits désintéressés et indépendants, nourris dès leur jeune âge
des premiers intérêts publics, n'aspirant qu'au bien général, et
faisant la gloire de leur pays clans les chambres et les ministères,


PRÉFACE DU


TRADUCTEUR. xxxvn


dans l'armée et dans les missions, comme ils font celle de l'An-
gleterre et même de l'Allemagne actuelle, comme ils ont fait
celle de Rome. Alors peut-être aussi nous sera-t-il donné dans
l'aveni r de voir passer dans nos rues et sur nos places la sévère
grandeur des « personnages consulaires. » Alors peut-être, un
jour, quelque étranger égaré clans les murs de nos palais, et
conduit tout à coup dans la majesté de notre assemblée" sénato-
riale, pourra-t-il laisser tomber de ses lèvres respectueuses ces
mots historiques : « J'ai cru voir une assemblée de rois. »


Paris, 1" mai 1877.


A. DE RlEDMATTEN.




PRÉFACE DE L'AUTEUR.


Cet ouvrage a paru pour la première fois en 1852, sous
le titre : « Droit public général basé sur l'histoire » (Allgemeines
Statsrecht geschichtlich begriinclet); il ne formait qu'un seul
volume. Depuis, il. a eu plusieurs éditions augmentées et
corrigées.


Une cinquième édition étant devenue nécessaire e), je nie
déterminai à compléter mon oeuvre par une étude sur la
politique, et à la diviser, avec les dernières données de la
science, en trois parties, dont chacune peut d'ailleurs être
envisagée comme un ouvrage distinct :


I. Théorie générale de l'Étal ;
II. Droit public général ;
III. Politique.


Dans ce but, l'oeuvre devait être complétement remaniée.
Les deux premiers volumes correspondent en majeure
partie aux deux volumes des dernières éditions de mon


Droit public général; » mais j'ai réuni dans le présent
Li) La quatrième édition est de 1868.




PRÉFACE DE L'AUTEUR.


volume, comme une sorte d'introduction, les principes
généraux du droit public et de la politique, sous le titre
de « Théorie générale de l'État » (Allgemeine Statslehre). Ce
volume a pris ainsi au second volume ancien la notion de
la souveraineté et les règles générales sur les fonctions
publiques; il contient de plus des pages nouvelles sur le but
de l'État. Par contre, la théorie de la législation, qui figu-
rait jusqu'à ce jour dans le premier volume, a été rejetée
dans le second.


Les deux premiers volumes de cette édition contiennent
de nombreux passages revus ou complétés; le troisième
est entièrement nouveau.


J'ai réuni dans cet ouvrage les résultats d'études mûres
et suivies, et je le considère comme l'oeuvre terminale
d'une vie déjà longue, consacrée à la science et à la
pratique. Je l'adresse à ceux qui font leurs études et à ceux
qui les ont terminées, et je serais heureux de le voir ac-
cueillir avec alitant de faveur que les précédentes éditions.


Heidelberg, l er mai 1875.
BLUNTSCHLI.


Remarques du traducteur. — 1. Les passages placés entre deux
sont nouveaux, soit entièrement, soit au moins en partie.


2. Les notes, rares d'ailleurs, indiquées par une lettre alphabé-
tique, sont du traducteur; celles indiquées par un chiffre sont de
l'auteur. Les passages entre [ I sont également des adjonctions ou
des éclaircissements du traducteur.


INTRODUCTION


I


La science de l'État.


• Nous appelons • ainsi, claies le sens propre cln mot, la science
qui a l'État pour objet, celle • qui cherche à connaître et à com-
prendre l'État dans son être, ses manifestations, son développe-
ment.


Certaines sciences que l'on range parfois parmi les sciences de
l'État ne sont donc pas comprises dans l'expression, bien qu'elles
se réfèrent à l'État et soient sans contredit des sciences auxiliaires.
Telles sont :


1° L'histoire d'un peuple ou d'une nation dans les parties qui
n 'appartiennent pas exclusivement à l'histoire de l'État, comme
la série des événements, les actions d'hommes isolés, les arts
et les sciences, la culture et les moeurs, les luttes diplomatiques
On politiques, les guerres ;


2° La statistique, lorsqu'elle ne se borne pas aux choses de
l'État, mais a plus directement trait aux rapports sociaux ou
privés;


3° L
'économie politique, dans sa recherche des règles applicables


non
-seulement à l'État, mais à tous ;




INTRODUCTION.


4° L'étude de la société, en tant que la vie de celle-ci est indé-
pendante et ne se confond pas avec la vie de l'État *.


Les Grecs donnaient le nom de politique (r.o/vrEm) à l'ensemble
de la science de l'État. Les modernes, au contraire, distinguent
la politique du droit public, et séparent en outre de celle-ci la
statistique, le droit administratif, le droit des gens, l'art de la
police, etc.


La politique et le droit public se réfèrent tous deux à l'État en
général, mais ils ne l'envisagent ni sous le même rapport ni au
même point de vue. Pour mieux comprendre l'État, la science
distingue en lui l'être et la vie : elle examine les parties pouf
mieux connaître le tout. La distinction a donné au droit public
plus de force, de mesure, de clarté; la richesse des éléments
politiques se développe plus librement dans un examen séparé.


Le droit public étudie l'État dans son existence réglée, dans
son ordre normal. Il montre l'organisme de l'État, les conditions
permanentes et. fondamentales de sa vie, les règles de son exis-
tence, la nécessité de ses rapports. L'État tel qu'il est, dans ses
rapports ordonnés, voilà le droit public.


La politique étudie l'État clans sa vie, dans son développe-
ment ; elle montre les tendances publiques, les voies qui mènent
au but, les moyens d'y atteindre; elle observe l'action du droit
sur les faits; elle cherche à éc::: les influences mauvaises, à
combler les lacunes des institutions. Livie de l'État, l'art pratique
du gouvernement, voilà la politique.


Le droit public est donc à la politique ce qu'est l'ordre à 1
liberté, la tranquille détermination des rapports à leur mouve-
ment varié; le corps, en présence de ses propres actes et des
manifestations 'multiples de l'esprit *. Le premier se demande si
ce qui est est conforme au droit; la seconde, si l'action projetée es i,
conforme au but'.


Tous deux ont un côté moral, car l'État est un être Moral,
ayant des devoirs moraux. Mais la loi morale ne les détermine ni
seule ni absolument ; comme sciences, ils ne sont. pas de simples:
divisions de la morale. Leur base est bien plutôt dans l'État;
leur but, c'est l'État, ce sont les sciences de l'État'. Or, la morale
n'est point une science de l'État ses principes n'ont pas leur


I.NTRODUCTION.


:3


fondement dans l'État ; ils ont une base plus large dans la nature
humaine, une cause plus haute clans l'ordre divin du monde et
les fins surnaturelles. de l'homme*.


Le droit public et la politique ne doivent pas non plus être
absolument séparés. L'État réel vit ; il unit le droit et la politique.
Le droit n'est pas absolument immobile, et la politique aspire au
repos. Le droit n'a pas seulement son système, niais son histoire,
et il y a une politique de la. législation. Comme dans tous les
êtres organiques, l'influence est donc réciproque; ce qui, loin de
faire disparaître la différence, la fait mieux ressortir. L'histoire
du droit public présente le développement et les progrès de l'État
enfin devenu normal et stable ; la naissance et le changement.
des institutions et des lois devenues permanentes. L'histoire de
la politique peint surtout les destins changeants de la nation, la
conduite des hommes d'État, les motifs qui les ont déterminés,
les actes et les souffrances du peuple, en un mot, les mouve-
ments si variés de la L'expression suprême et la plus pure
du droit publie, c'est la loi (la constitution); la manifestation
claire et vivante de la politique, c'est la conduite pratique de
l'État (le gouvernement). Aussi, la politique est-elle encore plus
un art qu'une science. Elle suppose le droit ; le droit est la con-
dition fondamentale, sinon unique, de sa liberté. Elle se déve-
loppe dans les ligues qu'il trace, et c'est à elle qu'incombe le
soin des nécessités changeantes de la vie. Réciproquement, le
droit a besoin de la politique pour ne pas devenir stérile et pour
marcher de pair avec les progrès de la vie. Sans le souffle vivifiant
du la politique, le corps de l'État ne serait bientôt qu'un cadavre;
tsiaoilis.


le fondement et les limites du droit, la politique se perdrait
dans un égoïsme sans frein et dans une fureur fatale de &suite-


' C'est uniquement. pour plus de clarté et de simplicité que nous
faisons précéder l'étude de ces deux sciences par la théorie géné-
rale de l'État: Dans eelleci, nous considérons l'État dans son
ensemble, sans distinguer ses deux faces; le droit et la politiquesIniatt lioionti(oti. 1 1:1 eplas), sl'État.; ses bases, ses deux éléMents essentiels (la


son origine, son but; ses formes principales;la définition et les divisions à son pouvoir forment l'objet. de




4 INTRODUCTION.


cette partie générale, base à son tour du droit public et de la
politique '.


Il


Méthodes scientifiques.


L'étude scientifique de l'État peut procéder de plusieurs points
de vue et par des méthodes diverses. Parmi celles-ci on peut
surtout en distinguer 'deux rationnelles, et deux autres corres-
pondantes, mais irrationnelles. Les premières sont la méthode
philosophique et la méthode historique; les secondes naissent de
l'excès dans les premières. Ainsi, la méthode philosophique a
produit l'idéologie abstraite; l'historique,Tempirisme exclusif, de
même que l'image engendre la caricature.


Les deux méthodes rationnelles se rattachent tant à la nature
du sujet qu'aux dispositions d'esprit des auteurs.


Le droit et la politique ont toujours un côté idéal, un élément
moral et intellectuel; niais en même temps ils reposent sur des
réalités, ils ont une. forme et une valeur concrètes. L'idéologie
abstraite l'oublie; elle imagine un type abstrait d'État et en tire
une série de conséquences logiques, sans égard à l'État réel et
aux faits. Platon lui-même mérite ce reproche dans sa « Répu-
blique, » et il arrive ainsi à des règles contraires à la nature et'
aux véritables besoins de l'homme, malgré la richesse do l'intel-
ligence, le sens parfait de la beauté de la forme, qui préservent
d'ailleurs ce grand homme' des misérables formules rebattues, si
fréquentes chez les modernes. L'État, être moral et organique,
n'est pas seulement le fruit de la froide logique; le droit public
n'est pas une simple collection de règles spéculatives.


Comme moyen de recherche Scientifique, cette méthode ne
donne guère que des résultats stériles. Appliquée, elle tend à
faire prévaloir dangereusement (les idées fixés, et à détruire le
droit existant. Ses principes abstraits acquièrent une force irré-
sistible clans les temps de révolution, lorsque les passions dédiai-


INTRODUCTION.


nées cherchent une arme pour briser le frein des lois. impuis-
sants à foncier fin nouvel organisme, ils ont alors une puissance
infernale de renversement. La Révolution- française en offre des
preuves effrayantes. Napoléon s'écriait, min sans raison : Ides
métaphysiciens, les idéologues, ont perdu la France I » L'idéologie
de l'égalité et de la liberté a couvert la France de ruines et l'a
abreuvée de sang; l'exploitation doctrinaire du principe monar-
chique a empêché la liberté politique de l'Allemagne et 'com-
primé l'essor de sa puissance ; enfin .Papplication purement
logique du principe des nationalités a menacé la paix de l'Europe.
Les idées les plus vraies et les plus fécondes deviennent dange-


, renses lorsqu'elles sont conçues à là manière des idéologues, et
réalisées par un fanatisme borné.


La méthode empirique tombe dans l'extrême opposé en s'atta-
chant uniquement à la forme externe, à la lettre de la loi, aux
circonstances de fait.. Elle n'a guère de valeur pour la science
que par ses compilations et compte, de nombreux adhérents dans
la vie publique, surtout parmi les bureaucrates. Il est rare que
l'empirisme soit un péril immédiat pour l'État, comme l'idéo-
logie; mais il s'attaque ainsi qu'une rouille. à la blanche épée
de la Justice, entrave de toutes parts le bien public, cause une
multitude de dommages partiels, énerve les forces morales et la
santé de l'État, et rend, au Moment critique, son salut difficile,
si ce -n'est impossible. L'idéologie amène les résolutions et les


tt- crises fiévreuses; l'empirisme, un mal chronique.
s La vraie méthode historique ne se prosterne pas servilement et
sa usn réflexion devant la loi actuelle ou les limits présents; elle


et du passé, le dé,oeloppement organique de la vie de la nation,
pénètre et éclaire avec intelligence les liaisons intimes du présent


l'idée morale manifestée dans son histoire. Elle part aussi du fait


(iç;trmais
ne elle s'en.rei.npare comme d'un corps plein de vie,


none


La vraie méthode philosophique, celle qui ne spécule pas un i -
eit.q)iireuieellli.tin;;I(eiiseirii tesos dlui.rnpodienst abstractions, mais sait unir l'idée et le fuit,


près à la méthode historique. Seulement, au lieu de
départ dans les événements de l'histoire,


ectement dans la connaissance de faine humaine,




n
INTRODUCTION.


et, de là, considère les manifestations de l'esprit humain révélées
dans les faits.


La plupart des auteurs se sont jetés dans l'une des deux voies ;
quelques hommes de génie ont seuls su les réunir et les com-
biner. Aristote est au premier rang de ces derniers. Bien qu'en-
fantée dans une période de jeunesse où l'État n'avait point encore
acquis des formes achevées, sa « Politique » demeure, après des
milliers d'années, l'une, des sources les plus pures de la science.
Cicéron imite dans la forme du raisonnement et dans la méthode
la manière philosophique des Grecs, plus philosophes que, lui;
mais en même temps il puise avec raison la meilleure partie de
sim oeuvre clans la politique pratique des Romains. Parmi les
modernes, Bodin, Vico et Bacon de Verulam sont, dans le temps,
les premiers représentants de la méthode philosophique-histo-
rique. Burke, dont l'éloquence entraînante rappelle Cicéron, '.
puise également les principes du droit public anglais dans l'his-
toire et dans la vie de son peuple, et les met en lumière dans une
forme philosophique remarquable. Machiavel verse dans ses.
ouvrages la riche et pénible expérience d'un profond connaisseur.
du coeur humain ; Montesquieu abonde en remarques fines, en.
observations exactes, et regarde le monde d'un oeil libre et tran-
quille; tous deux prennent tour à tour l'une ou l'autre méthode,
le premier se rapprochant davantage de la méthode philoso-
phique, le second de la méthode historique. Par contre, Rousseau,
Bentham et la plupart des Allemands suivent plutôt la manière
philosophique ; mais ils tombent bien plus souvent que Platon,
leur grand modèle, dans les erreurs de l'idéologie.


Les deux méthodes fie sont pas ennemies; elles se complètent
et se corrigent plutôt l'une l'autre. rn historien borné peut seul
s'imaginer qu'il clôt le champ de l'histoire ; un philosophe ridi-
culement vaniteux peut seul se croire le commencement et la lin
de toute vérité. Le véritable historien donne à la philosophie sa
juste valeur; le vrai philsophe prend conseil de l'histoire.


Chacune des deux méthodes a ses avantages et ses inconvé-
nients. L'une a pour elle la richesse et le caractère positif des
résultats. L'histoire offre une si grande variété de faits vivants .'
et réels, qu'auprès d'eux. les oeuvres de l'imagination la plus


INTRODUCTION. 7


fertile ne seront jamais que faibles, incertaines et mal définies.
Mais, d'autre part, il est à craindre que le nombre infini des faits
n'absorbe l'esprit, et ne lui fasse oublier et perdre le sentiment
de l'unité. L'abondance de la matière, la multitude des événe-
ments, l'étude méticuleuse du passé, attirent, enchainent, acca-
blent, et enlèvent souvent la vue nette: de la vie présente et des
destinées à venir. Ces inconvénients. ne sont pas inhérents à la
méthode, sans doute; mais combien n'avons-nous pas vu de
penseurs qui, s'étant voués avec passion à l'étude de l'histoire, se
sont égarés dans ces sentiers perclus!


La méthode philosophique a pour elle la pureté, l'harmonie,
l'unité du système, une satisfaction plus grande des efforts de
l'humanité vers la perfection, l'idéalité. Ses résultats ont. avant
tout un caractère humain, une empreinte idéale. Mais trop sou-
vent aussi le philosophe rait (le l'unité son but unique et lui
sacrifie tout. Il passe sans les voir ‘au-dessus de la variété interne
de la nature, des riches matériaux de la vie réelle. Il s'abandonne
au vol rapide de ses pensées, libre d'entraves, mais ne trouve, au
lieu de véritables lois, que des formules vides dont le jeu savant
forme toute la science. Méconnaissant le développement naturel
des choses, il cueille hàtivement des fruits mal mûrs, plante
des arbres sans racine, et tombe dans les déraisons de l'idéo-
logie. Peu d'esprits philosophiques se sont gardés complètement
de ces égarements.


Observation. Ces idées, dans leurs rapports avec la science alle-
mande, sont développées dans mes « nouvelles écoles des juristes
allemands'» « (die neueren Reehtsschulen der deutschen Iuristen, »
1841; 2e


édition, Zurich, 1862). Bacon déjà avait signalé les erreurs
de la doctrine de droit naturel et de la doctrine positive de son
temps, et avait demandé à l'union de l'histoire et de la philosophie
la réforme nécessaire de la science du droit.


I




INTRODUCTION.


III


Science générale et science particulière de l'État.


La science particulière de l'État restreint ses recherches et
son exposé à une nation et à un État déterminé, par exemple
l'ancienne République de Rome, la constitution anglaise mo-
derne, le nouvel Empire allemand.


La science générale se fonde au contraire sur la conception
universelle de l'Étal. L'État particulier repose sur la nation; l'État
en général, fondé sur la nature humaine, émane de l'humanité 1 . .


On se représente souvent cette science générale, et plus spé-
cialement le droit public général, comme le produit d'une pure


• spéculation, et l'on cherche à le faire découler par de simples
conséquences logiques d'une conception abstraite du monde. De
là, ces divers systèmes d'un prétendu droit public philosophique
ou naturel, que l'on a opposé au droit public positif et historique.


La distinction est autre à mes yeux. L'État doit être tout à la
fois conçu philosophiquement et reconnu par l'histoire; le droit
général, comme le particulier, doit être contrôlé à ce double
point de vue.


La théorie particulière de l'État suppose la théorie générale,
de même que les particularités d'un peuple supposent une nature
humaine commune.. L'une donne les principes fondamentaux,
l'autre les formes diverses qu'ils revêtent dans un État déter-
miné; l'une s'appuie sur l'histoire du inonde, l'autre sur l'histoire
étroite d'une nation. L'histoire universelle contrôle les notions


La même idée se trouve au fond chez les Romains. L. 9. 1). de Just. eVjure (cajus) : « Omnes populi qui legibus et moribus reguntur, partim
suo proprio, partim commuai omnium hominum jure utuntur. Nam quodquisque populus ipse Bibi jus constitua, id ipsius proprium civitatis est
vocaturque juc civile; quod vero natures ratio inter omnes hommes
constitua, id apud omnes peraeque custoditur, vocaturque jus entium,quasi quo jure ormes gentes utuntur. »


9INTRODUCTION. .


philosophiques par la plénitude de ses réalités positives, qui font .
'isouvent défaut clans les conceptions purement. spéculatives.
Elle nous montre les phases du développement de l'humanité;


principes et leurs formes variées; la part de chaque peuple


etudres chaque époque dans la tâche commune de la civilisation.
Les nations et les époques n'ont pas toutes la même impor-


tance pour notre science, qui se propose surtout de reconnaitre
l'État moderne, actuel. Les formes antiques ou féodales ne sont
que des degrés préliminaires; elles font mieux ressortir ce dernier
par le contraste. La part de chaque nation dans la création de
l'État moderne se mesure par son influence clans les progrès de
la civilisation politique, c'est-à-dire dans les progrès d'un être
d'ensemble (Gemeinwesen) humainement ordonné et humaine-
ment libre. L'influence des peuples ariens (indo-germaniques) a
été universellement prépondérante pour l'État; celle des peuples
sémitiques, pour la religion. Ce tut en Europe seulement que les
premiers atteignirent à une forme politique noble et. rai son née; les
Grecs et les Romains dans l'antiquité, les Germains dans le moyen
âge, marchent ici à la tète des peuples. L'État moderne repose
essentiellement sur le mélange des éléments gréco-romains et
(les éléments germaniques. Sop développement revient en pre-
mière ligne aux Anglais, chez lesquels le mélange s'accomplit le
plus énergiquement, même, dans la race ; puis aux Français, oà
les anciens éléments celtiques et romains se fondirent avec les
germaniques; " enfin aux Prussiens, qui joignent l'énergique sen-
timent du droit et l'opiniâtreté virile des Germains au respect
de l'autorité et à la souplesse des Slaves. La vie politique du
Nouveau-Monde dérivé des formes européennes; cependant, clans
le Nord surtout, elle a réalisé des progrès qui lui sont propres.


science générale de l'État doit montrer quelle est la con-
générale de l'État dans le monde civilisé moderne, et


quelles t: tzhns cisgeloé'nt les notions fondamentales et. les institutions essentiel-
éseirt. blables qui, sous des formes diverses, se retrouvent


partout. :ue.:,,e droit public général lui-même n'est pas simplement
le• il a une influence positive, mais elle est indirecte,


qu'il n'y a pas d'État qui réunisse tous les autres; aussi
elle par l'intermédiaire de chaque État particulier. Il a




10 INTRODUCTION.


une existence réelle et non pas seulement idéale, aussi vrai que
l'humanité et l'histoire du monde ne sont pas de pures abstrac-
tions, mais des vérités pleines de réalité.


Observation. L'opposition que nous trouvons clans Aristote entre le
v0V.OÇ tato; (droit particulier) et le vopi.oç xowoç (droit commun) est
autrement conçue. Par la première expression, il entend le droit
qu'un État déterminé s'est donné à lui-môme, qu'il soit écrit ou non
écrit; par la seconde, ce qui est juste par nature (pvcEi %0CYOV ?1xŒtov),
abstraction faite de tout État quelconque.


LIVRE PREMIER.


NOTION DE L'ÉTAT.


CHAPITRE PREMIER.


Notion de l'État et idée de l'État (Slittsbegriff q.ind Statsidee).
Notion générale de l'État.


' La notion de l'État détermine la nature et les caractères essen-
tiels des États réels. L'idée de l'État montre dans l'éclat d'une
perfection idéale le modèle de l'État non encore réalisé, mais à
atteindre. L'étude de l'histoire t'ait découvrir la première ; la spé-
culation philosophique, la seconde. Pour donner une notion
générale, on compare les nombreux États de l'histoire universelle,
et on en marque les caractères communs. Pour trouver l'idée
la plus haute de l'État, on pèse la sociabilité de la nature
humaine, et l'on considère comme le but de l'humanité le plus
h aut développement concevable et possible de cette sociabilité ".


Tous les États ont certains caractères communs, dont les uns


;


se révèlent aussitôt; les autres, par un examen plus attentif'.
1. Tout État renferme un certain nombre d'hommes unis entre


eux. Ce nombre petit être d'ailleurs très-différent, milliers ou
mill ionsmais au moins faut-il que le cercle de la famille soit




12 ' THÉORIE GÉNÉRALE DE LÉTAT.
dépassé et qu'il y ait union d'hommes, c'est-à-dire de famille
(hommes, femmes, enfants). Une famille, à elle seule, un
tribu (Geschlecht), celle de Jacob, par exemple , peut hie
devenir le centre autour duquel d'autres se grouperont; mai
l'État n'existera que lorsque, cette famille unique s'étant résolu
en plusieurs, la parenté agrandie sera devenue la peuplade (Vô
kerscha/t). La horde (Horde) n'est point encore une peuplade
sans peuplade, ou, dans les degrés plus élevés de la civilisation
sans nation (Volk), point d' État.


Peut-on fixer un chiffre normal absolu de la population d
l'État pris abstraitement? Non, mais il faut surtout repousser 1
chiffre infime de 10,000 hommes, proposé par Rousseau. D'ans
faibles États pouvaient au moyen âge subsister avec dignité e
sécurité. Les temps modernes poussent à de plus grandes agglo-
mérations, soit que les devoirs politiques demandent des force
nationales plus étendues ou que l'agrandissement de certain
États soit devenu une menace et un ,


danger pour l'indépendance
et la liberté des autres.


2. Le second élément commun, c'est la relation permanent
entre une nation et un territoire donnés. L'État doit avoir son
domaine; la nation exige le pays.


Quoique commandés par un chef, ou même gouvernés suivait
certains principes de droit, les peuples nomades ne forment encor
que l'une des conditions préliminaires de l'État ; l'État sera pal
le choix de demeures fixes. Moïse élève son peuple pour l'État,
mais c'est Josué seulement qui le fonde dans la Palestine
Les nations qui, lors des grandes émigrations, abandonnaien t
leurs demeures pour s'en conquérir de nouvelles, se plaçaient
momentanément clans une période dangereuse de transition.
L'État ancien n'était plus; le nouveau n'était pas encore. Le lien
personnel subsistait quelque temps; le lien avec le sol était
rompu. L'État ne fut fondé que là où le peuple réussit à s'établir
sur un nouveau territoire; ailleurs les peuples périrent. Les vais=
seaux de Thémistocle sauvèrent Athènes, parce que la ville
reprise après la victoire ; les Cimbres et les Teutons périrent,
parce qu'ayant abandonné leur sol natal, ils ne purent s'en con-
quérir un nouveau. L'État romain eût péri lui-même, si, après


NOTION DE L ' ÉTAT. 13
l'incendie de la ville, les Romains se fussent retirés à Véiès.


3. Un autre caractère de l'État, c'est l'unité, le lien commun
(/,usammengeheigkeit). Ses membres ou ses organes peuvent
être multiples et même largement indépendants à l'intérieur;
ainsi, on distinguait à Rome le populos des patriciens et la plebs;
dans l'ancien moyen âge germanique, la constitution du peuple
(Volksveriassung) et la constitution féodale. L'État peut même être
un composé d'États, un État collectif (Gesammtsial) embrassant
plusieurs États particuliers (Leinderstaten); ainsi, l'on vit les États
territoriaux (Territorialstaten) se former petit à petit dans le sein
de l'ancien empire d'Allemagne ; tels sont également la Suisse;
l'Union américaine, le nouvel Empire allemand. Mais au moins
faut-41 alors qu'il y ait un ensemble, réuni dans son organisme
interne par un lien commun, et se présentant comme un tout au
regard des,États étrangers.


4. Le quatrième caractère commun, c'est l'opposition des gou-
vernants et des gouvernés, ou de l'autorité et des sujets, suivant
l'expression ancienne, dont on a abusé, niais qui n'est point en
elle-même haïssable ou tyrannique. Les formes peuvent varier, la
distinction est nécessaire. Elle existe même là où elle semble dis-
paraître, comme dans les démocraties avancées. L'assemblée
populaire des citoyens d'Athènes formait l'autorité, et chaque
citoyen pris isolément était sujet par rapport à elle.


L'État a . cessé d'exister là où l'autorité n'appartient plus à per-
sonne, oit les gouvernés ont dénié l'obéissance politique, où
chacun fait ce qu'il veut, où règne l'anarchie. Mais, comme toute
négation, l'anarchie n'est pas capable *de durée. Un nouveau
gouvernement surgit aussitôt, grossier, despotique peut-être,
(sIliiva:t eux,force l 'obéissance et rétablit l'indispensable distinction.
En rejetant celle-ci, les communistes nient la nécessité de l'État.
maître lee pu établir nulle p art ce simple lien d'association qui,


doit remplacer l'État, et si jamais ils réussissaient à
entraîner les masses clans leurs chimères, ce serait pour les luire
retomber bientôt, par la logique des choses, sous le joug du


plus dur. L'exemple des communistes religieux du
xy l e siècle, des anabaptistes, en est la preuve.


.11 aPrès une idée ancienne des peuples slaves, l'unanimité des




14 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
voix est seule l'expression de la volonté commune, et ainsi la..
décision suprême n'appartient ni à la majorité, ni à aucune autre"!
autorité particulière. Ce principe est à peu près inapplicable,
même chez un peuple infinie dont tous les membres se rassem-
blent facilement. Il n'est point un principe d'État; l'État doi,
pouvoir vaincre la résistance inévitable de quelques-uns.


* L'État n'est pas un instrument sans vie, une machin
morte, mais un être vivant, et, par suite, organique. Cette idée n'a
pas toujours été comprise. Les peuples politiques en avaient une
notion qui se marquait consciemment dans leur langage, mais
que la science ignora pendant longtemps, et que nombre de
publicistes ignorent encore aujourd'hui. L'honneur d'avoir re-
connu la nature organique (le la nation et de l'État revient surtout
à l'école historique allemande. Elle réfutait par le fait ces sys.
tèmes qui oublient le tout pour l'individu, tels que la conceptions
de l'État mathématique et mécanique, et la méthode atomistique.
Un tableau, une statue, ne sont pas seulement une accumulation
de gouttes d'huiles colorées ou une réunion de morceaux de
marbre; l'homme n'est pas la simple somme de cellules et de
gouttes de sang; de même, la nation n'est pas seulement la somme
des citoyens, ni l'État la simple accumulation d'institutions
externes.


Sans doute l'État n'est point une production .
de la nature


(Naturgeschôpf), ni par suite un organisme naturel; il est l'oeuvre
indirecte de l'homme.. Il trouve bien dans la nature humaine dee
conditions de naissance et de formation, et sous ce rapport on
peut dire qu'il a un fondement naturel. Mais la nature a laissé à
l'homme le soin de mettre en oeuvre et de réaliser ces disposi-,
Lions ; sous te rapport, l'État est un produit de l'activité
mairie, et; dans ses manifestations, il ne fait qu'imiter les orga-.
nismes naturels:


Aussi; lorsque nous disons que l'État est un organisme, nous
fie songeons ni à l'activité par laquelle les plantes oa les ani-
main Cherchent leur nourriture, s'en emparent et se l'assik
milent;ni à leur manière de se reproduire. Nous voulons sim-
plement marquer les analogies suivantes :


1° Tout organisme est l'union d'éléments corporels-matériels et


NOTION DE L'ÉTAT. 13
de forces vitales animées, en un mot, d'une cime et d'un corps;


∎,). L'être organique forme un tout, muni de membres qui ont
leurs fonctions a leurs facultés, et satisfont aux besoins variés de
la vie du tout ;


30 Un organisme se développe du dedans au dehors, et il a une
croissance externe.


La nature organique de l'État se montré sous les trois rapports :
l e Dans tout l'État, il y a le corps et l'esprit, la volonté de


l'État et les organes actif% de l'État, nécessairement liés dans
une même vie. Cet esprit et cette volonté de l'État ne sont pas
autre chose que l'esprit un et la volonté une de la nation, diffé-
rents de la simple somme des volontés ou des intelligences des
individus. Ce corps de l'État, c'est la forme externe de la vie de
l'ensemble, la constitution, avec ses organes, qui représentent le
tout et expriment en loi la volonté de l'État; avec son chef qui
gouverne, ses fonctions qui administrent, ses tribunaux qui
rendent la justice, ses institutions tutélaires pour les intérêts
généraux de la civilisation et de l'économie, son armée, qui re-
présente, sa force. Esprit, caractère, forme, varient comme chez
les individus, et les progrès de l'humanité reposent aussi, essen-
tiellement, sur la généreuse émulation des peuples et des États.


20
La constitution de l'État présente également un agencement


de membres. Toute fonction, toute assemblée publique est un
membre ayant des attributions propres. La fonction n'est pas
sirnplem.ent la partie d'une machine ; l'action n'en est pas pure-
ment mécanique, mais a un caractère intelligent, et se plie aux
besoins de la. vie publique.' Servant à la vie, l'organe est lui-même
vivant ; et si la vie l'abandonne, si son action n'est plus qu'un
formalisme matériel, mécanique, immuable, c'est qu'il est dégé-
néré et corrompu, et que l'État, devenu machine, marche vers
sa ruine,


La fonction elle-même renferme un principe moral, une draie:
Chaque fonction a son esprit, et cet esprit exerce son influence
sur le fonctionnaire, qui se meut en elle.comme l'individu dans le
corps. Un homme même insignifiant s'élevait et grandissait par
la haute majesté, la pkine souveraineté du Consulat romain. Les
fonctions du juge sont si saintes, si admirablement consacrées à




1


16 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
la justice, qu'elles donnent souvent à un homme faible le courage
et l'indépendance. L'esprit ne transforme pas le fonctionnaire,
sans doute ; celui-ci n'en est pas pénétré au point que tous ses
actes y répondent; mais il en ressentira toujours une influence
psychologique. Une intelligence ouverte voit l'âme de la fonction;
elle sent que cette âme est entrée momentanément dans un rap-
port étroit, dans une liaison intime avec sa propre individualité,
tout en demeurant distincte, et devant survivre à sa personne.


30 Nations et États ont un développement, une croissance
propre. Les époques de leur vie se comptent par siècles et (167
passent de beaucoup celles de la vie humaine ; chacune d'elles r4
aussi son caractère particulier ; autre est celui de l'enfance de la
nation, autre celui de son âge mûr, et l'homme d'État doit y avoir
égard, pour faire ou donner chaque chose en son temps. Mais
l'histoire d'une nation ne se présente pas moins comme un tout
bien lié.


Une importante différence sépare cependant en ceci l'État et
ses institutions des êtres organiques naturels. La vie des plantes
et des animaux monte et descend suivant des degrés et des pé-
riodes régulières. La vie de l'État est plus agitée. Des circons-
tances externes, une main puissante ou violente, des passions
sauvages, troublent plus souvent la marche normale, interrom-
pent ou précipitent la vie, ou même la détruisent empiétement-.
Mais ces exceptions laissent subsister la règle. Elles sont plus
rares et moins importantes que ne le pensent ceux qui subissent
l'influence des événements contemporains; et cependant elles
démontrent qu'on aurait tort d'oublier les droits de l'action indi-
viduelle et libre, pour ne voir dans l'État qu'une croissance natu-
relle.


6. En même temps qu'elle éclaire la nature organique de
l'État, l'histoire nous montre la grande supériorité de cet orga-
nisme tout spécial, moral et intelligent, corps immense qui reçoit
les sentiments et la pensée d'une nation, les exprime en lois, les`,
réalise en faits: Elle nous apprend les qualités morales, le ca-
ractère de chaque État; elle donne à chacun une personnalité
douée d'un corps et d'une âme, ayant sa volonté propre et la ma-
nifestant.


NOTION DE L'ÉTAT. 17
La gloire et l'honneur de l'État réchauffent et grandissent le


coeur de ses enfants. Les plus nobles âmes ont exposé leur for-
tune et leur vie pour ses droits, sa liberté, son indépendance.
L'homme de bien regarde comme le plus beau des devoirs d'aug-
menter la considération, la puissance, le bonheur de l'État; il
gia nit (le ses souffrances et se réjouit de sa joie. Si l'État n'avait
pas cette haute personnalité morale, l'idée si grande et si chère
de la patrie ne se comprendrait pas.


La reconnaissance de cette personnalité est aussi importante
dans le droit public que dans le droit des gens ou dans le droit
privé


personne, dans la langue du droit, est un être doué de
volonté qui peut acquérir des droits, en créer, en avoir. L'État est
la personne publique-juridique par excellence. Toute sa constitu-
tion tend à lui permettre de développer et de réaliser sa volonté,
différente de la volonté individuelle, distincte même de la somme




des volontés individuelles. •
La personnalité de l'État n'est d'ailleurs reconnue que par les


peuples libres ; elle n'a atteint ses pleins effets que dans l'État
civilisé qui embrasse une nation ( Vollisstal). Dans l'enfance des
formations, le prince joue seul le premier rôle: lui seul est une
personne, et l'État n'est que le domaine de sâ puissance.


7. * Il en est de même du caractère masculin de l'État mo-
derne, que l'on a reconnu en l'opposant au caractère plutôt
féminin de l'Église. Une communauté religieuse peut avoir tous
les autres caractères de l'État, et cependant elle ne sera point
un État, ni ne voudra l'être, parce qu'elle ne se gouverne pas
reneo:n:eisctiiernsense:liet ‘e.oti el ingliee:txelle-même ni ne s'empare librement
des choses de la vie externe; elle ne veut que servir Dieu et


Résumant ces caractères historiques, nous pouvons for-
comme suit la notion .générale de l'État : l'État est


On ensemble d'hommes composant une personne organique
et mnorale


.


sur un territoire donné, dans la forme de gouver-
nants et de gouvernés; ou plus brièvement : L'Étal, c'est
la Personne politiquement orgaesée de la nation dans un pays


9




18 THÉORIE GÉNÉRALE DI?, L'ÉTAT.


Observations. — I. Les Grecs appelaient encore 7to)tts et l'État et la
ville, indiquant ainsi que, pour eux, la ville est la base de l'État, le
limite, le détermine. L'expression civitas se réfère également à la
bourgeoisie d'une ville, comme au' germe de l'État; mais elle per


-


sonnifie mieux ce dernier, et elle comprend plus facilement des
masses considérables d'hommes. La civilisation, dérivé du nom
donné à l'État, correspond pratiquement à la réalisation et au dé-
veloppement de l'État, et prouve la haute signification morale de
celui-ci.


L'expression res publica est encore plus élevée sous un certain
rapport, du moins lorsqu'elle ne s'applique pas simplement, à la
bourgeoisie d'une ville, mais à une nation (res populi), et qu'elle se
réfère au bien public. Pour les anciens, elle n'exclut pas la monar




chic, mais elle ne convient pas aux formes despotiques.
Le mot État (Scat, Stato, State) a prévalu dans les langues mo


-


dernes, non-seulement chez les peuples latins, mais aussi chez les
germains, Complétement insignifiant en lui-même (puisqu'il dési


-


gnait à l'origine un état, une situation quelconque, et sans doute on
le complétait alors en disant : Statua, rai publicce, lorsqu'on l'appli-
quait à l'État`, ce mot est devenu l'expression la plus générale, la
plus libre de considérations accessoires, la moins sujette à équi-
voque. Il indique avant tout le fait, ce qui est ; mais ce sens même
s'efface, et l'État est bien moins l'organisation publique ou la cons
titution existante (Tro)dr.etu) que l'être moral ;


qui survit même h une
transformation complète du gouvernement.


Les autres expressions modernes n'ont qu'un sens restreint. Le
mot superbe de Reich ne convient qu'à de grands États, organisés
monarchiquement, comprenant même plusieurs pays constitués à,
leur tour d'une manière indépendante. Il présente de l'analogie
avec l'expression romane d' imperium ou d'empire, qui se réfèrent
en môme temps au pouvoir impérial. Le mot Land (pays) est moin
large ; il désigne le territoire, mais on l'applique aussi à l'État qui.
règne sur le territoire. Il est l'opposé naturel du mot grec oiaç
il fonde l'État sur la campagne, de même que celui-ci le fait naître.
de la ville.


Le beau nom de patrie est plus étroit encore, par sa relation
l'individu; mais il est relevé, spiritualisé par l'idée des liens per-
sonnels et des liens héréditaires qui rattachent l'homme au pays.
C'est dans ce nom que se peint avec tant de sentiment et d'éclat:
l'amour et la piété du citoyen envers la grande et vivante unité de
l'État, auquel il est prêt à sacrifier sa vie


NOTION DE L'ÉTAT. 10


2. J'ai montré de plus près dans mes Études psychologiques (Zurich,
le caractère male de l'État. L'expression française : L'État,


Ic'Se4sr» l'homme, ne signifie pas seulement que l'État est l'homme
(homo. Aletsch) en général, mais aussi que l'État représente la na-
ture masculine (vir, Mann) en général, l'Église la nature féminine.


qui pourrait s'empêcher (l'aimer sa patrie? Celui qui le nie se joue des
n. lots, et son âme est où il n'est pas. » — Schiller, dans Guillaume Tett
« ATTINuna.us ED; :


Ah: ta patrie, enfant, ne la quitte jamais!
C'est ici qu'est ta force et ta joie et la pais.
C'est dans son sein béni, dans sa terre fertile,
Que les jeunes rameaux de ta tige fragile
Puiseront la santé, l'éclat et la vigueur.
Lit-bas, chez l'étranger, loin de son doux asile,
Tu seras isolé, seul, triste au fond du eonr.


Euripide, dans les Phéniciennes : « POLYNICE : Mère; quel est PlunnlriC




CHAPITRE 1I.


L'idée humaine de l'État. — L'État universel.


La notion de l'État., telle qu'elle résulte de l'histoire, donne-
t-elle pleine satisfaction à l'esprit humain? Lorsque l'école histo-
rique a enseigné que l'État est le corps de la communauté, natio-
nale, elle se tient pour satisfaite. Pour elle, l'État dérive de la
nature et des besoins du peuple; il est. restreint au peuple.


L'école philosophique ne saurait se contenter aussi facilement.
En recherchant la raison essentielle des choses, elle trouve dans
la nature. humaine le fondement et la nécessité de l'État. Aristote
exprimait déjà cette vérité féconde : « L'homme est, par nature,
un être politique (pucEt ro (,50v). » De plus, l'étude des
divers États nous fait découvrir les mêmes organes essentiels chez
les peuples les plus différents. Nous retrouvons partout un ca-
ractère commun, humain, en face duquel les formes nationales
particulières ne semblent que les variations d'un thème toujours
le même. La nation n'est point une conception par elle-même
subsistante et fermée; elle se réfère par une nécessité intrinsèque
à l'idée plus haute de l'unité de l'humanité, dont les nations sont
les membres. Comment donc fonderait-on l'État sur la nation sans
prendre en considération la communauté plus large à laquelle
elle est subordonnée? Et si l'humanité est vraiment un tout
unique, si elle est animée du même esprit général, comment ne
s'efforcerait-elle pas de réaliser corporellement son être propre,
de donner un corps à cet esprit, c'est-à-dire de se ibriner en État?


NOTION DE L'ÉTAT. 21
Aussi, les États bornés à une nation n'ont-ils qu'une valeur et


une vérité relatives. Le penseur ne saurait voir en eux la réalisa-
tion de l'idée la plus élevée de l'État. Pour lui, l'État est un orga-
nisme humain., une personne humaine. L'esprit qui l'anime est
celui de l'humanité ; c'est donc l'humanité qui doit être son
corps, car il faut à l'esprit un corps correspondant. Une âme
humaine ne saurait vivre que dans un corps humain. Le corps de
l'État doit imiter le corps de l'homme. L'Étal parfait et l'h urfuntilé
corporelle et visible sont donc sgnonimes. L'État ou l'empire uni-
versel est clone l'idéal de l'humanité.


L'homme comme individu, l'humanité comme ensemble, tels
'sont les deux pôles originels et perpétuels de la création. C'est
sur eux que repose en dernière analyse la distinction du droit.
public et du droit privé. La conscience de l'humanité est encore
en partie dans les ombres du sommeil ; elle s'égare de mille ma-
nières; elle ne s'est pas manifestée dans sa pleine clarté ; elle
n'est point encore parvenue à l'unité de la volonté. Aussi, l'hu-
manité n'a-t-elle pas encore pu développer son existence or-
ganique ; les siècles futurs verront seuls la réalisation de l'État
universel. Et cependant l'histoire du passé nous offre déjà, de loin
en loin, quelques-unes de. ces grandes tentatives d'organisation
générale de la vie des peuple. L'Europe civilisée des temps mo-
dernes regarde ce but élevé plus directement en face,.


Les tentatives faites jusqu'à ce jour ont échoué. Il ne s'ensuit
pas que le but soit irréalisable. L'Église chrétienne porte, elle
aussi, dans ses flancs l'espoir d'embrasser un jour l'humanité ;
si elle n'y est point arrivée, qui oserait dire qu'elle n'y arrivera
jamais? L'Église chrétienne ne' peut pas oublier cette espérance ;
de même, la politique humaine ne peut abandonner sa tendance
à organiser l'humanité. A l'idée de l'Église universelle correspond,
dans la politique, l'idée de l'État universel.


L'histoire même, étudiée sans parti pris, indique les voies qui
peuvent conduire au but, et prémunit contre les erreurs d'un
zèle téméraire et de réalisations hâtives.
Chaque






,


clans l'Europe d'abord, présente une tentative depuis le jour
où,l'homme a eu vraiment conscience
de l'Êtat.




THÉORIE GÉNÉRALE Die, L'ÉTAT.
Ce fut d'abord Alexandre le Grand. Il donna au monde t un


symbole de sa pensée dans les noces aux cents couples de Suce.
Il voulait marier le mâle esprit. des Hellènes à la sensualité etfé
minée des Asiatiques. L'Occident et l'Orient allaient s'unir et se.1
mêler; et de la fusion des deux races, « comme en une coupe
d'amour, » l'humanité nouvelle, enfin satisfaite, devait surgir et
se répandre dans cet immense empire, unique, divin et humain
tout à la fois. Alexandre annonçait lui-même la culture des siècles
à venir : « Les germes de la civilisation grecque vont croitre
magnifiquement dans le sol ouvert de l'Asie. » Cette première
tentative de génie ne fut pas couronnée par un succès durable •
l'édifice croula sans espoir après la mort d'Alexandre. Il ne faut
pas l'attribuer uniquement au destin malheureux qui emporta à
la fleur de l'âge le premier et hardi fondateur de l'empire du
monde. Le mélange des deux éléments contraires était. peu con-
forme à la nature des choses; l'idée dirigeante elle-même n'était
pas claire.


Le mélange égara les idées politiques. La conception de
l'État, humaine et sans préjugé, des Hellènes, ne pouvait s'unir
aux opinions religieuses des Perses


.
sur la divinité de l'empire ;


la monarchie des Grecs ne pouvait être en même temps une théo-,
cratie asiatique. Les Orientaux croyaient volontiers qu'Alexandre
était le fils du plus grand des dieux ; les Européens furent
choqués d'être forcés de rendre des honneurs divins à un maitre
humain.


Les peuples eux-mêmes furent jetés hors de leurs voies. La
science grecque délivra sans doute le monde oriental des liens
étroits et sévères de ses idées politico-religieuses. Mais elle dis-


« Rex terrarum omnium ac mundi. » Justin, xll, 16. — Laurent, Hist.
du droit des gens. 5, 262: {« Une barrière qui paraissait insurmontable
séparait les Grecs des étrangers. Alexandre s'éleva le premier au-dessus
des préjugés de sa nation. Supérieur au philosophe, son maitre, qui lui
conseillait de traiter les Hellènes comme des amis et les Barbares comme
des brutes, il conçut la pensée de les unir, en abolissant toute différence
entre les vainqueurs et les vaincus... Il épousa la tille (le Darius et maria
ses amis avec les Persanes les plus illustres : la cérémonie se fit à la ma-
nière orientale. On célébra, par une fête magnifique; les noces de tous les
Macédoniens qui avaient épousé des Asiatiques; leurs noms, inscrits sur
lès registres, se montaient à plus de dix mille. »1


NOTION DE L'ÉTAT. 23


solvit l'ancien
monde plutôt qu'elle n'en créa un nouveau. La


divinisation de l'homme diminua le respect pour les anciens
dieux, et les Grecs, s'abandonnant à la débauche, achevèrent


'


des Romains fut. mieux assise; Rome a réalisé
d éale nti eli Ot ‘r,ie en dti
l'empire universel. Elle s'était sentie appelée à répandre sur le
monde sa conception de l'État et sa domination. Son mâle carac-
tère, sa force d'airain, dompta tous les peuples, et déjà son droit
et ses institutions, aussi fermes que le roc, reposaient sur des
bases assurées dans les trois parties du globe. Le plus grand des
Romains, Jules César, a légué à la postérité l'idée de l'empire
comme un héritage ; il a mis en elle une autorité qui franchit les
bornes de la nation et embrasse le monde.


•L'oeuvre des Romains est elle-même jugée. Elle ne se fondait
pas, comme celle d'Alexandre, sur le mélange des peuples, mais


sur la nature supérieure de l'un d'entre eux qui voulait. imprimer
à tous son caractère national, le romaniser. Ce fut son vice in-
terne. Nul peuple n'est assez grand pour embrasser l'humanité
entière, et. pour étouffer tous les autres dans ses bras. Rome
vint échouer contre la résistance de la jeune nation germanique ;
après plusieurs' siècles .de luttes, elle succomba sous ses coups.


L'idée de l'État universel ne brilla plus dès lors avec autant
d'éclat sur l'horizon politique ; mais elle ne fut jamais abandon-
née. Le moyen âge tenta à son tour de la réaliser à sa manière,
dans la monarchie franque, puis dans l'empire romano-germa-


importants
p r


nique, avec. des proportions moins larges, mais non sans progrès


etn
euriigpour les principes. Il ne s'agissait plus d'ériger un


ue, tout-puissant et absolu, qui dominât de toutes
parts l'essor de la vie commune. La grande distinction de l'Église
et de l'État, si féconde en résultats heureux, avait été clans l'in-
tervalle révélée par le christianisme. L'État renonçait à régner
par ses lois jusque sur les consciences. Il trouvait, en dehors de
lui, une communauté religieuse avant un principe de vie à elle,
me. ncdoarierps visible, une existence distincte et véritablement indé-
pendante, formant, par le fait, une barrière à sa toute-puissance;
d était Contraint d'abandonner à l'Église la direction de la vie
religieuse. Sans doute, les rapports entre l'Église et l'État ne




THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
furent pas très-nettement tracés; mais la liberté . de la .foi
gieuse et les honneurs à rendre à la Divinité furent au moins:
sauvés de l'arbitraire du prince; l'autorité du christianisme ne,
dépendait pas de lui.


Aussi le grand Empire chrétien ne devait-il plus détruire les
peuples, niais offrir à tous paix et justice. L'Empereur romain
du moyen âge n'est plus le maitre absolu des nati(ins, mais le
juste protecteur de leur droit et (le leur, liberté. L'idée d'empereur
s'était purifiée ; elle enthousiasmait un homme -d'État comme
Frédéric II un penseur comme Dante 2 . L'empire du moyen âge
embrassait tin nombre considérable d'États, unis dans un ordre..
commun, soumis à l'empereur dans la forme, mais indépendants
sous tous les rapports essentiels, ayant une vie et une volonté
propres. La diversité des peuples et des races . trouva. même
faveur et protection. C'était un progrès en soi ; mais trop exclusi-
vement poursuivi, il amena la dissolution ; la séparation l'emporta
sur l'unité. La différence des nationalités, l'oppositiôn des
langues, divisa d'abord la monarchie franque en deux parts,
la France et l'Allemagne. Puis, trop faiblement constitué, l'em-
pire romain d'Allemagne ne put s'opposer à l'élévation des
princes et des seigneurs particuliers. L'autorité centrale man-
quait de base centrale; la périphérie devint plus fortc‘et l'em-
pire se disloqua. La tentative échoua de nouveau, niais en
laissant de graves enseignements.


Napoléon I" vint à son tour ressusciter la pensée de monarchie
universelle momentanément écartée. 11 évita la faute du moyen
âge ; la puissance centrale fut énergique et partout agissante.
Mais il oublia les vrais progrès de cette époque. Faisant trop peu
de cas des nationalités étrangères, il rentra dans la voie parcou-
rue par les Romains. Un vaste État international dont les divers
peuples seraient les membres; l'empire appartenant à la France


4 Frideriei Constit. Regni Seuil, 30 : « Opportet Ciesarem fore justitire
patrem et t'ilium, dominum et ministrum ; patrem et dominum in edendo
justitiam, et cditam conservando; sic et in vencrando justitiaru sit filins,
et in ipsius copiam ministrando, minister. »


2 Son ouvrage De ilonarchin glorifie l'empire, et, dans sa Divine Comédie,
il honore l'empereur comme le sommet de l'ordre divin du monde. Comp.
Wegele : rie et (Eurres de Dante. Iéna, 1852.


NOTION DE L'ÉTAT.


voc la première.- place parmi les familles européennes : tel était


on plan, " Mais vainement espérait-. il réaliser dans une vie
des siècles aux Romains. Ses projets


ovtinnl;
elen-teepagsuisn's'il c


°


douCietel échouer contre la nation allemande,
ui, désespérant de son antique puissance et mécontente de sa
ituation intérieure, se soumettait aux vOlonté5 napoléoniennes,
out en soulfrant:à. regret là uprématie française. Les deux prin-
ipanx États allanands, la Prusse grandissante et l'Autriche aux


peuples divers, furie craignant pour son existence, l'autre revêttie
elle-même de la majesté impériale, luttaient seuls -dans de . péril-
eux combats, et succombaient sous les coups du grand général
et du grand politique. Mais l'Angleterre, chez qui le sentiment
historique etna. tional se mêlait aux idées germaniques de liberté,
fut. invincible dans sa résistance; et les Russes à demi barbares
se retirèrent dans leurs steppes, vaincus, non soumis. Les dé-
sastres vinrent, et l'Europe, coalisée de nouveau, l'emporta.
L'idée * napoléonienne échoua par les mêmes causes que l'idée
romaine. Les nations n'étaient ni rassurées ni satisfaites par le
nouvel ordre des choses, et la France n'était pas assez forte pour
se les assujettir d'une manière durable.


Mais le temps continue invinciblement son oeuvre de rappro-
chement ; il réveille toujours plus la conscience universelle de la
communauté humaine, et prépare ainsi, naturellement, une or-
ganisation générale du monde. Ce n'est point par un effet du
hasard que les découvertes modernes et les nombreuses voies de
communication sont venues directement servir le but, et que la
science contemporaine suit l'impulsion. La chute des obsta.cles,
la suppression des barrières internationales, sont bien plus
l'oeuvre de l'humanité entière que celle des nations isolées. Déjà
le trouble d'un seul des États européens est ressenti par tous les
autres comme un mal propre; ce qui se passe au bout de l'Europe
excite l'intérêt général jusqu'à l'autre extrémité; enfin, l'esprit
européen porte ses regards sur le inonde entier, et la race. ariennes


aujourd'huia1
1
t e smt


e sent prédestinée à l'ordonner.


L
aptausrieténcdztpilinitse à }'oeuvre,}'oeuvre,et cependant c'est


qui fait défaut, plutôt que la.
Puissance et la volonté. La famille européenne conduit sa supé-




THÉORIE GENERAtE DE L'ÉTAT.
riorité, mais elle n'est point encore assez fixée sur elle-même
sur les relations de ses membres. On atteindra le résultat définit:;
lorsque ces rapports et les caractères essentiels de l'humanit'
seront mieux compris, et que les peuples seront prêts à
la parole lumineuse qui les expliquera.


Jusque-là, l'empire universel sera un idéal poursuivi par beau.
coup, irréalisable pour tous. Mais la science ne doit pas oublier
un idéal qui appartient à l'avenir. C'est dans l'empire universe
seulement que nous trouverons l'État type, et le respect ass
du droit des gens dans sa forme la plus haute. Les États partit
Hers sont à l'empire universel ce que les peuples sont à l'hun-
nité : membres du grand empire, ils trouveront en lui le
achèvement et leur satisfaction, comme les membres clans le
corps. L'empire universel ne veut pas opprimer, mais protéger
la paix des États et la liberté des peuples.


Ainsi l'État clans sa formule la plus élevée, quoique non enco
réalisée, c'est l'humanité organisée, l'humanité clans la manifes
tion de ses éléments mâles, et non sous des formes féminin
l'État, c'est nomme (vir).


Observations. — 1. Un homme de grand sens, et l'un de ceux
ont le plus aimé l'humanité, le Vaudois (Suisse) Vinet, craint
l'État humain n'absorbe toute vie humaine, ne supprime la libe:
individuelle, n'exerce sur les consciences et sur la science une
supportable tyrannie. (Vinet, L'individualisme et le socialisme.)


Mais précisons notre pensée :
L'État n'est pas la seule communauté humaine, ni la seule forme


corporelle de l'humanité. L'Église, elle aussi, dans ses formes
rostres et visibles, est une communauté universelle, l'un des co
de l'humanité. Nous reconnaissons donc que la puissance polit.;
de l'État ne détermine pas la vie religieuse de l'homme, et que
liberté de la conscience et de la foi ne doit pas être mise en per
par l'État.


La nature humaine de l'État n'entraîne pas avec elle une puissa
absolue sur l'individu. Nous devons plutôt distinguer cieux natur'
clans chaque homme : l'une particulière, l'autre commune. L'individu
n'appartient entièrement, ni à. la communauté des hommes, ni à la
terre, ni, par conséquent, à l'État, communauté de vie terrestre,
L'État n'a pas pour base la nature humaine dans les manifestatio
diverses des millions d'individus, mais co qu'elle a, dans chacu


NOTION -DE L'ÉTAT.
commu n


n tous. L'autorité de l'État ne dépasse clone pas les exi-
de •gences des intérêts communs, de l'existence rapprochée, de la vie sociale.
Lon,;qu'il usurpe sur le libre domaine de l'individu, l'État n'a pas
même la force de faire prévaloir sa volonté, car il ne peut enchaî-
" r l'esprit ni tuer l'urne.


2 . M. LAURENT (Histoire du droit des gens, I, p. 39 et suiv.) se pro-
noce contre l'État universel il objecte :


an) Cette monarchie universelle serait incompatible avec la souve-
raineté des Étals.


b) Les individus, personnes naturelles, diffèrent grandement desÉtats, personnes artificielles. Les uns sont agités par leurs vices,
leurs passions mauvaises ; les autres sont des êtres moraux par-
faits. Aussi, pour que les premiers puissent vivre les uns auprès
des autres, il faut l'action incessante du pouvoir de l'État; il en est
autrement des seconds, ou, du moins, il n'en est de même qu'excep-
tionnellement.


c) L'individu est faible ; il faut qu'il se soumette à, l'État. Les États
sont forts; ils ne reconnaîtront pas une puissance au-dessus d'eux.


d) S'il est assez puissant pour imposer sa volonté aux États par-
ticuliers, l'État universel écrasera par son omnipotence le droit et
la liberté, car la liberté ne peut subsister là où la résistance est
impossible.


e) L'État particulier est nécessaire pour le développement des
individus, mais il remplit le but; donc, l'État universel est inutile.
Cette forme est d'ailleurs dangereuse pour le progrès des nations.


Ces raisons de mon honorable ami ne m'ont point convaincu. On
peut répondre :


a) L'État universel peut être conçu sous une forme monarchique,
mais il peut l'être aussi sous une forme républicaine, Directoire (je
fais allusion à la Pentarchie de l'Europe), Confédérdtion ou Union. Il
n'est point nécessaire de lui attribuer une puissance absolue; la
coexistence des autres États nécessite même une division des com-
pétences,


Con


dont l'une se bornera aux intérêts généraux du monde
(conservation de la paix universelle, protection du commerce des
Peuples) et, en général, à la sphère actuelle du droit des gens. L'État


fédéré
, une


ou l'Empire confédéré nous en donne le modèle : dune
t,


mesure des


un gouvernement, une jurisprudence com-
mune pour les intérêts généraux, sans que, d'autre part, la sou-
veraineté de chaque État confédéré cesse d'être reconnue dan:; la


es intérêts particuliers.


la Proie facile


b) Les nations, comme les individus, ont leurs défauts et leurs pas-
sions; et, si le droit des gens n'existait pas, les faibles deviendraient


le des forts. C'est là la raison d'être du droit (les gens,
et, en .


même temps, de l'État universel.




28 THÉORIE GÉNÉRAhE DE L'ÉTAT.
e) La force des États particuliers est la meilleure garantie coi


l'oppression de celui-ci; mais, d'autre part, aucun d'eux ne
assez fort pour entreprendre de lutter contre l'univers coalisé.
guerre ne sera possible que par le soulèvement d'un groupe d'É
ou de partis ; dans tous les autres cas, la guerre ne sera plus
l'exécution de la jurisprudence générale et du droit universel.
meilleur système de gouvernement ne nous met pas complétem
à l'abri des guerres civiles ; ne devons-nous pas désirer une or
nisation internationale plus forte qui rende les guerres plus rar
Le droit n'atteindra d'ailleurs jamais à l'idéal du bien ; il ne
qu'en approcher plus ou moins.


d) L'État universel sera toujours bien moins puissant vis-ln-vis
des États particuliers que l'État actuel ne l'est en face du cito.,,n;
et cependant l'État ne met pas en péril, mais protége la liberté de
l'individu.


e) Les besoins de l'homme ne trouvent pas tous leur pleine sati
faction dans l'État actuel. Il y a des intérêts cosmopolites, intelle
Wols ou matériels (science du monde, littérature du monde, co
merce du monde), qui ne peuvent être complétement satisfaits tg
dans l'État universel ; l'histoire de l'Europe et de l'Amérique no
montre combien peu, de nos jours encore, les droits de peuple:
entiers sont assurés.


M. Laurent fonde, avec raison, le droit des gens sur l'unité de
inanité. Cette unité n'est qu'interne pour lui. Mais la logique et
psychologie n'exigent-elles pas que la force interne ait son action
dehors ? Si l'humanité est en elle-même un seul être, elle se présew.
tera, dans son entier développement, comme une seule personne'
or, l'organisation du monde forme précisément l'État universel.


La plupart de mes contemporains disent que c'est là une réve-
rie ; je n'en dois pas moins exprimer et motiver ma conviction.
Les générations futures, peut-être après plusieurs siècles seule-




ment, trancheront la controverse.


CHAPITRE III.


Histoire du développement de l'idée de l'État.


I. — LE MONDE ANTIQUE.


A. L'idée de l'État chez les Hellènes. — La science de l'État
ne commence véritablement que chez les Hellènes. C'est en
Grèce que l'esprit humain, conscient de lui-même, se manifeste
pour la première fois dans les arts, dans la philosophie et dans
la politique.


Le territoire était petit, la puissance restreinte ; mais l'idée
grecque de l'État n'en était que plus large et plus compréhen-
sive, les formules de ses penseurs plus nobles et plus élevées.
Ils fondent l'État sur la nature humaine; ils pensent que c'est
dans l'État seulement que l'hommit peut atteindre à sa perfection
et trouver pleine satisfaction. L'État est pour eux l'ordre moral
du monde, dans lequel l'homme remplit ses destinées.


Suivant la belle expression de Platon (Rép., V) : L'État est
d'autant meilleur qu'il se rapproche davantage de l'homme par
son organisation. Si une partie quelconque du corps de l'État
souffre, le corps entier s'en ressent ; il souffre ou jouit avec la
partie affectée. » Platon n'a pas poursuivi dans ses conséquences
cette idée féconde, mais c'est un mérite que de l'avoir formulée.


• Pour lui, l'État est la plus liante révélation de la vertu de
l'homme, la représentation harmonieuse des forces de l'âme lut-


l'humanité parfaite. Notre âme se compose d'une force
intel lectuelle consciente d'elle-même (la raison), d'un courage


tau'


que


Le


eut


ga•


es?
fait




:30 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
viril, de désirs sensuels, et les deux premiers doivent dominer
les derniers ; de même, dans l'idéal platonicien de l'État, il ai).
pallient aux sages de régner, aux guerriers de protéger, aux
classes commerçantes ou exerçant des professions manuelles
d'obéir. Mais la justice doit régler tous les rapports, chacun sui-
vint sa nature.


Aristote, que nous admirons toujours davantage lorsque no
étudions ses successeurs, se laisse moins emporter par l'imagt,
nation, scrute plus profondément les réalités et reconnaît plus
exactement les besoins de l'homme. Platon rompt complètement
les liens de la famille pour les classes dirigeantes des sages et (1.es
guerriers,I elles ne doivent vivre que pour l'État ; il réclame pour
elles la communauté des femmes et des biens. Aristote conserve
intactes les grandes institutions du mariage, de la famille, de la
propriété privée*. Pour lui, l'État, c'est la communauté des fa-
milles et des lieux (nation et pays), en vue d'arriver à une vie
parfaite et satisfaisante en soi ' ; l'homme est « un être politique
par sa nature même ; » l'État est donc un produit de la nature
humaine : « Fondé d'abord pour la sécurité de la vie commune,
l'État, » dit-il, « en a eu ensuite le bien-être pour objet 2 . »


Toutes les tendances, tous les efforts communs des hellènes
dans la religion et le droit, les moeurs et la sociabilité, l'art et la
science, la propriété et l'agriculture, le commerce et l'industrie,
se rencontrent et se mêlent dans cette idée de l'État. C'est dans
l'État seulement que l'homme est un être juridique ; en dehors;
il n'a ni sécurité ni liberté. Le barbare est un ennemi naturel, et
l'ennemi vaincu devient esclave, parce qu'étant exclu de la com-
munauté de l'État, il est rejeté dans un abaissement incompatible
avec la dignité de l'homme.


L'État grec, comme l'État antique en général, est trop puissant,
parce qu'il est réputé tout-puissant. 11 est tout dans tout. Le
citoyen n'est quelque chose que parce qu'il est membre de l'État;
toute son existence dépend de l'État; est soumise à l'État. Si les


f Aristote, Pot., III, 5, 14. itet,.; Es 1 ysviftl y xect ymp.cov iconft.ivta .,;(071;
'C;r„),Et'lq aurapxouç. Camp. III, 1, 8.


2 Aristote, Pol , I, 1, 8, 9. H ro sia,-;—yivo;.tevA !,tsv oie, 'rot
avsm.v, 01,0


-;o1 .st;


NOTION DE L'ÉTAT. 31


Athéniens jouissaient de la liberté de . penser, c'était qu'Athènes
liberté, non qu'elle reconnût des droits à l'individu.


ville libre lit périr Socrate, et croyait user de son droit.Cett
L'indépendance


l


p de la famille, l'éducation paternelle, la fidélité
conjugale même, ne sont point à l'abri des empiétements de
l'État grec. La fortune des particuliers l'est encore moins. L'État
se mêle à tout. La morale ou le droit ne restreignent point sa
puissance. Il dispose des corps et même des talents des citoyens.
Il force l'acceptation des emplois, comme le service militaire.
L'individu meurt d'abord, puis ressuscite dans l'État; il- est
comme engendré à nouveau par l'État pour une vie libre et
noble. Si l'on fait abstraction de la force de la coutume, la puis-
sance absolue de l'État grec n'est guère tempérée que par la par-
ticipation des citoyens à son exercice, et par la crainte de subir à
son tour le despotisme du *mos, crainte qui fait seule éviter les
conséquences extrêmes d'un communisme public ; ou encore par
l'étroitesse des rapports d'un petit pays qui ne met au service
des passions que de faibles moyens et force . de compter avec ses
voisins. Chaque État grec n'est qu'une fraction du peuple hellène,
l'une de ses branches ou môme une fraction de celle-ci ; il ne
dépasse guère les proportions d'une commune urbaine. Les
Grecs ne donnent qu'un corps infime à leur haute conception de
Ir' iÉvtaagte..L'idée embrasse l'humanité, et elle ne se réalise que dans
les formes de l'enfimce, dans le cercle étroit d'une vallée ou d'un


Tendance extrême à la toute-puissance de l'État, impuissance
dans laréalisation formelle, tels sont les deux principaux défauts
de la notion, d'ailleurs si humaine et si élevée, de l'État chez les


13. L'idée romaine de l'État. — Les Romains ont eu plus que
tout autre peuple de l'antiquité classique le génie de l'État et du
droit,


et r


omaine


plus encore par le caractère que par l'esprit. Aussi
leur influence a-t-elle été ici bien plus considérable que celle des
Grecs.


i e se rapproche beaucoup, au premier abord, de
1 Idée grecque. Cicéro,, dans ses oeuvres politiques, a toujours




32 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
les philosophes d'Athènes devant les yeux; et les définitions
nérales du droit et de l'tat des jurisconsultes romains so
imitées des Grecs, surtout des stoïciens.


Cicéron célèbre aussi dans l'État la plus haute création de.
vertu (nirtus) de l'homme : « L'homme ne se rapproche jan


de la vertu des dieux que dans la fondation et la conserva...
tion des États 1 . » 11 compare, à l'occasion, l'État avec l'homme;
son chef, avec l'intelligence qui gouverne le corps 2.


Cependant la notion romaine diffère de la notion grecque I
des points essentiels :


1° En distinguant le droit de la morale, en précisant la forme
du premier, les Romains font ressortir avec bien plus de force
nature juridique (Rechtsnatur) de l'État; ils bornent son pouvQE
et le fortifient en


• même temps. L'État n'est plus, pour eux, 1'
semble de l'ordre moral du monde, mais avant tout l'ordre jul:
dique commun (gemeinsame liechisordnung). Les Romains laissent
un large champ à la liberté des moeurs et à la nature religieuse
de l'homme. La famille romaine est plus libre vis-à-vis de l'État.;
la fortune privée, le droit privé, sont milieux protégés, même
contre les pouvoirs publics. A Rome aussi, sans doute, le salut de
l'État est la suprême loi ; les honneurs des dieux sont déterminés
au nom même de l'État ; personne ne résiste à la volonté qu'il
exprime. Mais l'État romain s'est posé à lui-même les bornes
son pouvoir et de son action.


2° Les Romains ont l'idée de la nation, et mettent la constit
tion de l'État en rapport organique avec elle. Pour eux, l'Éta
c'est « la nation organisée, » et la volonté de celle-ci est la souri
de tout droit 3 . L'État romain n'est pas une simple commue,


' Cicéron, de Rep., I, 7 : « Neque est ulla res, in qua propius ad Deoril
malien virtus accedat liumana, quant civitates aut condere novas, aut
conservare jam conditas. »


Cicéron, de Rep., 111, 25 : « Sic regum, sic imperatorum, sic magistri-
tuum sic patruru, sic populorum imperia civibus sociisque pmesunt, ut co
poribus aninius. »


" Cicéron, de Rep., I, 25 : « Est igitur, inquit (Scipio) Africanus,
publica, res populi; populus autem non omnis hominum ccetus quo1.11
modo cong,reimtus, sed eu:tus muititudinis juris consensu et utititatis
uiunione socialus. » 1. 26 : « Civitas est eunsti. tutio » Cajus, inst
I, §. r : « Nain quod quisque populus ipse sibi jus constituit, id ipsiu
proprium civitatis est,- vocaturque jus civile. »


car


s


NOTION DE L'ÉTAT. 33


il s'élève, et comprend une nation (res publica — Volks,stat).
30 Enfin, l'État romain est destiné à embrasser le monde. Toute


l'histoire romaine est pénétrée de cette grande idée. Un droit des
gens plus humain vient se placer à côté du droit civil. La ville
éternelle (urbs) devient la capitale du inonde (orbis);l'imperittm
du magistrat romain, l'imperium mundi ; le Sénat romain, celui
de tous les peuples et de tous les rois. La majesté du peuple
romain s'incarna enfin dans la majesté de l'empire, et, suivant
la fière expression de Horus, l'histoire de Rome devint l'histoire
de l'humanité. L'État romain, par cet élan hardi, dépasse de
beaucoup les États grecs ; ils durent s'incliner devant sa grandeur.
Un empire corporel et vivant dominait le inonde ancien, et les
Germains et les Perses seuls le combattaient encore.


3




CHAPITRE IV.


II. — LE MOYEN AGI:.


Deux nouvelles puissances vinrent transformer ou détruire
l'empire universel de home : le Christianisme et les Germains.


A. Le Christianisme. — La religion chrétienne étendit son
empire sur les antes. Son fondateur n'était pas un roi de ce
monde. L'État persécuta et mit à mort le chef et les disciples.
Si les premiers chrétiens n'étaient pas directement hostiles à
l'État, ce n'était cependant ni l'ordre ni les intérêts de celui-ci
qui les inspiraient ; et, lorsque la paix fut faite entre le monde
chrétien et le monde greco-romain, la communauté religieuse,
déjà pénétrée de son caractère spirituel, sentait qu'elle n'est pas
simplement une des institutions de l'État. La vie religieuse fut
déclarée essentiellement indépendante de celui-ci, sans être abso-
lument soustraite à son influence et à ses soins. La dualité se
manifesta d'une manière grandiose et devint une véritable limi-
tation de l'État. Il était encore la Communauté du droit et de la
politique ; il n'était plus celle de la religion et du culte.


L'ancienne idée romaine d'empire universel
-se reproduisit


dans le domaine spirituel, lorsque l'Église eut acquis dans le
Pape un chef visible et indépendant, et dans Rome son centre et
sa capitale. L'Église, même au faiLs de sa puissance ?


ne parvint


NOTION DE L'ÉTAT. 35
pas saos doute à réduire à son tour l'État au rôle de l'une de
ses institutions, ni à fonder un empire romain nouveau, unique,
universel et spirituel ; mais les rayons de sa brillante apparition
éclipsèrent pendant longtemps la gloire de l'État. Elle était le
soleil; l'État «était semblable à l'astre qui éclaire les nuits d'une
lumière empruntée; l'empire des corps devait modestement
céder le premier rang à l'empire des esprits 1 . Cependant la
dualité resta reconnue,' et, par le fait, l'indépendance de l'État
fut sauvée clans son essence : « Le glaive de l'Empereur,
comme celui du Pape, vient de Dieu même, le seul et vrai maitre
du inonde »


Cependant la doctrine triomphante de l'Église lit trop souvent
oublier la valeur morale de l'État, en ramenant à sa base l'idée
religieuse de l'ancien Orient, que l'État tient son pouvoir de
Dieu. Toute vie de l'esprit dérivait de l'Église ; l'État, simple-
ment corporel, était rejeté dans une position inférieure. L'éléva-
tion de l'idée de l'État au-dessus de l'étroite nationalité ne for-
mait pas une compensation suffisante. C'était moins l'humanité
que le christianisme que l'État devait ordonner et conduire dans
le monde externe. L'empire romain fut renouvelé tant bien que
mal dans les formes féodales, mais l'Église romaine en était
l'expression la plus respectée, et éclipsait le Saint-Empire ro-
main du peuple allemand.


B. Les Germains. — Les peuplades guerrières des Germains
arrachèrent successivement ses provinces à l'empire, et Rome
succomba sous leurs coups. Pendant le moyen âge, les Germains
dominèrent sur tout l'Occident. Ils reçurent de l'Église l'éduca-
tion chrétienne et subirent l'influence des débris de la culture
romaine, tout en s'établissantsur les trônes des princes et dans
les châteaux forts. Le sceptre et le glaive étaient dans leurs
mains.


Les Germains n'ont pas pour l'État l'aptitude éminente des
! V :, pour plus (le détails, notre seconde partie.


Ilinernari, de ()reine Palcuil, 5 : « Duo sunt, piibus principaliter, ...-
11.nirulus Ide regitur : auctoritas sacra Pontiticum, et Regalis potestas. »
'SieelSens P 1, 1 :« Dieu a donne deux glaives pour le gouvernement de la
cdretiente : au pape le glaire spirituel, à l'empereur le temporel. »




36 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Romains ; c'est à contre-coeur qu'ils s'y soumettent. La cons-
cience individuelle, fière et indépendante du Germain, arrêtait 4
la marche et la puissance de la conscience générale; l'éducation
romaine leur était nécessaire. Cependant l'État leur doit de
grands progrès. lis brisèrent les premiers l'absolutisme de l'État
romain, et remplirelit les formations postérieures de l'esprit de
liberté de la personne, de l'association et des ordres. Montesquieu
voit avec raison les germes dos. constitutions parlementaires dans
les forêts de la Germanie. Nous retrouvons les commencements 1
grossiers de l'État représentatif dans les formes primitives du
pouvoir des rois germains, que Tacite peint entourés des princes
régionaux, des chefs militaires et de la grande commune des




hommes libres.
Le Germain ne fait pas dériver le droit, du moins immédiate-


ment,
de la volonté de la nation. 11 revendique pour lui-même un


droit inné, que l'État protée, qu'il ne crée pas, et que le Germain
défend contre tous, même contre l'État. Il repousse énergique-
ment l'idée antique que l'État est tout dans tout. Le rapport est
renversé ; la liberté individuelle est sa plus forte passion ; il en
fait à regret le sacrifice partiel à l'État, pour mieux en conserver
le reste.


L'État germain devait donc respecter plus franchement et plus
largement l'indépendance du droit privé, la liberté de la per-
sonne, de la famille, de l'association. Le droit public devait y
souirrir les bornes que lui marque le droit privé.


Les Germains ne reconnaissent ni ne supportent aucun pou-
voir public absolu. L'imperium romain lm est étranger ; avant
d'obéir, ils veulent délibérer et voter. Leurs ordres sont un pou-
voir politique auquel le roi doit s'unir pour faire la loi. L'idée de
la personnalité une de l'État leur est inconnue, presque inintelli-
gible. Pour eux, l'État se résout plutôt dans• les individus ou
dans les groupes de personnes ; ils le voient directement clans le
roi, dans les princes qui dirigent les cours de justice ou l'assem-
blée du peuple, dans les chefs des cantons et des dizaines,
dans la commune. Le souffle de la liberté remplit tout l'orga-
nisme. L'unité est faible relativement; l'indépendance indivi-
duelle, forte.


NOTION DE L'ÉTAT. :37
Cette modification de l'idée et les progrès qu'elle renlerme se


montraient plus dans la pratique que dans la théorie. Il n'y
avait pas (le doctrine du droit public germanique. La science du
moven âge fut d'abord dominée par l'Église, puis par les tradi-
tions de la jurisprudence romaine et de la philosophie grecque.
Des réminiscences de ces- sources se trouvent déjà dans les an:-
ciennes lois populaires. La loi des 'Visigoths, par exemple, cbm-
pare, comme la littérature classique, le corps de l'État à l'homme,
le roi à la tête, le peuple aux membres I . Mais ce n'est là qu'une
figure de langage, sans signification réfléchie, et qui ne définit
nullement l'État du moyen âge.


Sous d'autres rapports, l'idée de l'État s'était obscurcie, et
ceci indépendamment de l'Église, qui l'avait abaissée.


L'État du moyen âge n'était plus, comme à Rome, la simple
organisation du droit public. Toutes les institutions s'étaient
mêlées d'éléments de droit privé. La souveraineté était devenue
un bien de famille, une propriété héréditaire; les devoirs publics,
des sortes de servitudes réelles. Tout le droit féodal, toutes les
manifestations de l'État patrimonial souffrent de ce mélange. Le
droit public, chez les Romains, était le fondement du bien public
poursuivi; au moyen âge, le droit féodal devient lui-même le but
essentiel de l'État, et le bien public est négligé.


L'idée de la nation avait également péri, par le morcellement
du pouvoir et du territoire, le droit des fiefs, l'opposition des
ordres et des dynasties. Il ne restait de l'ancien empire romain
qu'une sorte de liaison idéale des pays chrétiens de l'Occident ;
lien de droit international plutôt que de droit public, maintenu
par l'autorité d


l'ae l'Empire.
des Papes et da clergé romain plus encore que par


En résumé, la notion romaine avait perdu beaucoup de sa
clarté et de son énergie, mais les temps avaient apporté des
semences nouvelles de liberté et de progrès.


1 Les Visigoth., II. P. 4 « Bene Deus conditor rerum disponens humani
ecrporis formam, in sublime caput crexit, atque ex illo cunctas membrorum


ntlibras
ante


exoriri decrevit. Iline est et peritorum medicorum prfecipua cura,
u cal» quam membris incipiant adhibere medelam. Sicque in Statu
et nefetiis plebitun ordinatio dirigenda, ut dum salua competens prospici-
tur Regum, fila valentibus teneatur salvatio populorum.»




3g *rflÉOR,TE, CIÉNÉRALE DEL'É.TAT.


C. Influence de la Renaissance. — LOSOuvenir du vieil Empire
ne s'éteignit jamais complétement ; Rome demeura la capitale in-
tellectuelle de l'Europe occidentale. Les Germains et les royaumes
qu'ils fondent dans les provinces conquises reçoivent de Rome
tombée leur éducation et leur religion ; ils se convertissent et
obéissent à l'Église romaine, qui devient la puissance universelledu moyen âge. L'Église emprunta beaucoup à l'ancien État.
romain : institutions, méthodes, moeurs, langue, droit; l'Empire
ancien était devenu l'empire des Papes ; l'État universel, l'Église
universelle. L'Empereur awit exercé son pouvoir par ses lieute•
nains et ses fonctionnaires, avec l'appui du droit romain, au nom
du peuple romain, au besoin par la force des légions ; le Papevénéré de Rome exerça le sien au nom de Dieu et de l'Église, par
les évêques, avec le secours du droit canon, de la discipline
ecclésiastique et de ses nombreux ordres monastiques.


On sait aujourd'hui combien l'empire romain des rois francs,
et, depuis Othon le Grand, celui des rois allemands, différaient de
l'ancien empire de Rome et de Constantinople. Au moyen àge,
on ne voyait dans les premiers que la continuation de celui-ci ;
l'empereur des Francs et l'empereur des Allemands étaient con-
sidérés comme les successeurs des Claudes, des Antonins et des
Constantins. Il est vrai, d'ailleurs, que la nouvelle dignité impé-
riale se rattachait par l'idée au monde ancien.


La découverte du Corpus furis Romani vint encore donner plus
do force aux souvenirs. On l'admira comme une révélation du
droit humain universel, et dès le xn e


siècle on l'enseignait en
Palle. Son autorité se répandit bientôt sur toute l'Europe occi-
dentale, dès le xrue


siècle en France, dès le X.Ve, et avec plus
d'effet encore en Allemagne. C'était une source de droit privé, et
peut-être de droit pénal, bien plus que de droit public; mais


on
y trouvait aussi certaines formules romaines, certaines opinions
fondamentales sur l'État, la législation, la souveraineté.


Les grands souvenirs de Rome poussaient également les bour-
geois enthousiastes des villes à fonder des municipalités


républi-
caines,


et les noms des conseillers et magistrats des villes ita-
liennes et allemandes rappellent ceux do l'ancienne République.


NOTION DE L'ÉTAT. 39
La bourgeoisie de Rome essaya par deux fois, au cours du moyen


171 ,,e, d'en ressusciter le cadavre depuis longtemps refroidi, d'abord
titixne siècle, sous la conduite 'd'Arnold de Brescia, puis au xive,


sous le tribun Cola Rienzi. Ces deux tentatives d'un enthousiasme
romantique échouèrent à cause de l'incapacité politique des Ro-
mains d'alors; mais elles montrent la force des traditions.


Le moyen âge. roman connaissait même, au moins en partie,
les théories politiques des Grecs. Nombre d'écoles monastiques
étudiaient la Politique .l' Aristote. Le plus estimé des théologiens,
Thomas d'Aquin loi-même, commenta l'oeuvre célèbre du philo-


oins s la formation du droit, et surtout l'organisation de
s o ea gri.eoci


l'État, demeurent essentiellement différentes de la manière an-
cienne. Le caractère germanique domine dans les institutions ;
les principes de l'Église et de la théologie, dans les idées.


Les souvenirs classiques ne se réveillent avec plus de vivacité
que dans la seconde moitié du xve siècle; le grand esprit des
Grecs et des Romains célèbre alors sa renaissance. Les chefs-
d'oeuvre anciens viennent orner et affranchir l'esprit des artistes
italiens, architectes, sculpteurs, peintres ou poètes. Les idées de
la science ancienne sont remises en honneur et rompent les bar-
rières de la théologie scolastique des couvents. L'éducation fon-
dée sur les langues anciennes, l' hunumis me, triomphe du mépris
de l'Église pour le monde, et les cours et les villes envisagent la
vie sous un jour plus riant. Les sOphistes avaient été deux
mille ans auparavant les maîtres des fils de famille de la Grèce ;
les humanistes le devinrent de la jeunesse intelligente de France,
d'Italie et d'Allemagne. Les esprits éclairés ne se laissent plus
effrayer par la crainte de redevenir païens. Les Papes eux-mêmes
marchent à la tète du mouvement des esprits : Nicolas V (1447-
1455), Pie II (Aencas Silvius, 1458-1464) ; Jules II (1503-1514),
Léon X (1513-1521), protégent et encouragent les tendances plus
libres de la Renaissance. Les princes de Medicis, Cosmo (1428-1464)
et Lorenzo (1427-1492) surtout, font de Florence l'Athènes de


La notion et la théorie anciennes de l'État se renouvellent éga-
lement,' et i n 11 u en t sur les rapports publics.




40 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
On le voit surtout
1° Dans la tentative reprise par de hardis penseurs de fonder


et d'expliquer humainement l'origine des États et l'essence de*
l'autorité, et de combattre les opinions théocratiques.


2° Dans une politique froidement calculatrice des voies et du
but., qui tend à régler le gouvernement et la domination des
hommes, et qui l'emporte enfin clans la pratique et dans la théo-
rie. Machiavel (1469-1527) lui donne son expression la plus claire
et la plus exacte. Ses discours sur Tite-Live, qui célèbrent la
république romaine, et son « Prince, » qui montre les voies à
l'ambition de dominer, sont remplis de l'esprit politique de la:
Renaissance.


3° Dans le rétablissement de l'irnperium et de la souveraineté':
de l'État, pouvoir unique devant lequel tout doit s'incliner. Cette
souveraineté devient dans la main des princes un absolutisme
qui rappelle celui (les empereurs romains, et qui contraste vive-
ment avec le système féodal et les barrières ordonnées du moyen
âge.


4° Dans la contradiction que soulève ce pouvoir exorbitant
qui marche vers une « tyrannie » illimitée. Le souvenir de César,
réveille celui de Brutus, et le meurtre du tyran est nommé vertu
républicaine. Catilina réenfante des conspirateurs I.


Mais ce retour des idées et des tendances antiques ne passe
pas les bornes d'un cercle relativement étroit d'esprits cultivés ;
les masses ne les comprennent, ni ne les sentent. L'influence de
la Renaissance sur l'État ne fut que partielle, et bientôt elle s'éva-
nouit. Elle aida à la dissolution du monde féodal et à la prépara-
tion de l'État moderne; elle ne fonda elle-même aucune forme
nouvelle d'État.


Burldiardt, fie Renaissance, p. 44 et suiv.


* CHAPITRE V.


Ili. — L'IDÉE MODERNE DE L'ÉTAT.


j. — Quand commence l'époque moderne ?


La conscience des peuples d'Europe et d'Amérique reconnait
unanimement que l'humanité a terminé la période de sa vie qu'on
appelle le moyen tige, et que nous sommes aujourd'hui dans une
époque générale nouvelle. Mais les opinions diffèrent sur le point
initial de celle-ci. Nous n'ignorons certes pas que l'avenir se lie
toujours au passé. Les pressentiments et les premières tendances
des âges nouveaux se font sentir longtemps à l'avance, et les pé-
riodes anciennes exercent en mille rencontres leur influence sur
celles qui suivent. Plusieurs des grands esprits du moyen àge ont
formule des pensées qui n'ont été comprises que par notre siècle,
et ce n'est pas seulement dans les couvents ou dans les châteaux
que maints débris de la culture féodale se sont conservés jusqu'à
uns jours. Ces attaches sont dans les conditions mêmes de la vie,
et c'est un acte insensé que de vouloir séparer complétemen t le
passé, du présent ; les choses se lient ici comme dans la vie natu-
relle. Néanmoins, il importe de nous prononcer sur les périodes
Voisines de la transition, qui s'enchevêtrent encore, et de distin-
guer les grandes époques de l'histoire.


1. Plusieurs font remonter l'âge moderne à la seconde moitié
du xv° siècle; la Renaissance est pour eux l'époque de transition.
*N ombre de faits viennent appuyer cette Opinion : réveil de l'esprit






42 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
philosophique après des siècles de sommeil ; retour des idét.,
des souvenirs antiques, si différents de la foi et des institutiu
du moyen âge; renaissance des arts, plus libres et moins tris
sur le modèle des chefs-d'oeuvre classiques, clans l'Italie surtou
élévation des villes qui ne craignent pas de se soustraire à l'o(
sion à la tutelle des Papes; diffusion du droit romain, préféré


ab
droit canon ; découverte de l'imprimerie, livres partout répandus
invention de la poudre et transformation des armées; hardiess
de la navigation et découverte des côtes de l'Afrique, des Ind
de l'Amérique : tout présage une époque nouvelle. Mais ce n'
point encore là la fin du moyen âge, c'en est le dernier dévelo
peinent; l'àge s'éteint, précédant et préparant les tend: ne
croissantes de l'époque nouvelle. L'esprit de la Renaissance a
caractère de maturité plutôt que d'enfance ou de jeunesse
veut moins créer du nouveau que renouveler de l'ancien;
poursuit des idées et des modèles antiques. Il réforme et ébranl
le monde féodal, c'est vrai ; mais il ne le renverse pas, il ne 1
substitue pas une création nouvelle, et le mouvement s'achèv
et meurt dans le pouvoir absolu des grands et des petits princes


•2. Plus souvent encore, on indique l'époque de la Ré for
en se référant, moins sans doute aux tentatives avortées du 'co
grès de Worms (1495) pour réformer l'empire allemand, qu'à
révolution religieuse du xvi e


siècle; et l'on fait commencer celle-ci
à l'apposition des thèses de Martin Luther sur les portes de
l'église de Wittenberg (31 octobre 1517).


Cette grande rupture avec l'ancienne autorité de l'Église fut
complète; la fondation des Églises protestantes fut une création
nouvelle dans le domaine religieux ; l'affranchissement de la
conscience religieuse donna une impulsion puissante à l'indépen-
dance plus tardive de la science, de toute autorité ecclésiastique
en général. L'idée de l'État, purifiée et élevée moralement, p,
para la formation moderne.


Néanmoins, la pensée fondamentale de la réforme allemande'
ne fut pas de créer du nouveau, mais de débarrasser l'Église
d'abus séculaires et de rétablir le christianisme dans sa pureté
première. On rompait l'autorité ancienne et historique de l'Église
et de sa tradition, pour s'attacher d'autant plus fortement, à l'au-


NOTION DE L'ÉTAT. 4:3


laité
également historique de l'Écriture Sainte. La Réforme ne


plus rétablir le christianisme primitif, que la Renais-


P
fe


aidt Pesansmitres italiens, l'art classique d'Athènes ou de Rome ;isa-cilonimes avaient changé; les idées renouvelées des anciens


-tie:svapile.ongtrpèsre.nLdreune
et




nouvelle; c'était l'Europe continuant
Église ' d l'État protestants ne sont ainsi que des


ea t mn o ;irevne 1 âge. L'idée l'État restait sensi-
toujours l'empire;c11)011)eii,)iial:oleirateitio_iltiaesii.reêds:tinretiev


l'Église demeurait la seule communauté spiri-
tuelle des saints, embrassant également les cieux.


Le caractère des deux siècles suivants (1540-1740) achève de
démontrer que la Réforme appartient plutôt au moyen âge vieil-


lissant , qu'au jeune âge moderne. Cette longue période porte l'em-
preinte marquée de la vieillesse. Une orthodoxie roide et sans
vie a repris aussitôt le dessus dans l'Église protestante Me-
ta:Me; elle étouffe toutes les tendances nouvelles, enchaîne et
écrase l'essor de la science. Dans l'Église catholique, l'ordre des
jésuites, le plus attaqué des défenseurs de la hiérarchie artifi-
ciellement conservée du moyen âge, augmente sa puissance. Les
princes s'assujettissent la noblesse et rompent le système féodal,
mais c'est un sang vieilli qui bat dans les artères de leur despo-
tisme. La monarchie absolue s'étend sur l'Europe continentale,
en s'appuyant surtout d'idées anciennes, dynastiques et romaines,
patrimoniales et théocratiques. Le st yle rococo qui remplace celui
de la Renaissance a lui-même mie empreinte vieillotte. Partout
eest la dissolution de l'âge qui se meurt, bien plus que l'enfance
de l'âge nouveau. Leibnitz, jeune encore, en était si vivement
frappé qu'il écrivait en 1669: « Nous avons lieu de croire que


3. Ceseaels: entré dans l'âge de sa vieillesse


Peint de dé .1,


constitutionnelle;
Elles ame


•nerent (les innovations et assurèrent la monarchie
pat les rèvolutious anglaises, soit de f 640, soit de 1688.


mêmes considérations nous défendent de choisir comme


mi ; mais plus on les compare avec la révolution de


' Pichler, T heolnpie
Leibnite, 1, 23.


"89 , plus elles paraissent appartenir à l'âge ancien, et celle-ci à
tse nouveau. Les révolutionnaires anglais combattaient contre




44
• THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


l'absolutisme royal pour l'ancien/le liberté populaire an;,,4,
saxonne et les droits traditionnels du Parlement.; les Franç
cherchèrent à réaliser un État nouveau sur des bases ratite
'telles, une liberté sociale nouvelle.


4. Aussi plusieurs veulent-ils que la révolution de 1789 so
premier mouvement décidé de l'âge moderne, opinion p


-i
la vanité française. Suivant nous, la Révolution est plei
l'esprit moderne; mais cet esprit avait pris antérieurement
élan. Une période plus ancienne porte le sceau irrécusab
l'âge nouveau et le mit en lumière : c'est celle de 174(1 a), a
que Thomas Duckle, le savant historien des civilisations nouvel!
et nombre d'autres l'ont fait remarquer.


Généralement, une idée nouvelle pénètre d'abord cité'
grands hommes d'une époque, puis elle descend successivem
dans les masses, de même que le soleil clore d'abord le sommet
des montagnes. Dans la seconde moitié du xviu e


siècle, l'esptii
nouveau ne s'empare pas seulement des premiers élus de
ligence, des prophètes des temps futurs, mais de tous ; il
sur tous les points de l'horizon ; le besoin du changement es!
général. Les coeurs s'échauffent à l'espoir d'une vie nouvel]
L'art et la littérature, l'État et la société se transforment. L'esprit
du monde se détourne du moyen âge, et marche vers des créa-
tions nouvelles.


Comparez les personnes, les institutions correspondantes de-
puis 1740 et dans les siècles précédents, et vous apprécierez tour
la différence. Les individus, les conditions de leur existenc


l'air dans lequel ils vivent., tout a changé. Rapprochez
déric II, le grand représentant de l'État moderne, non-seulement
de Louis XIV, le grand représentant de la monarchie absolue'
la grâce de Dieu, qui clôt le moyen âge, mais


.
de l'électeur


Frédéric-Guillaume, son grand-aïeul; ou encore les guerres d' al
-franchissement des Pays-lias contre l'Espagne de celles de l'A me`‘


nique contre l'Angleterre, la Révolution anglaise de la Révoluti
française, Rousseau de Hutten, Lessing de Luther.


L'âge nouveau se montre également dans les hésitations et


a) C'est l'année de l'avénemenL du grand Frédéric.


NOTION DE L'ÉTAT. 45
evérimentations de la théorie et de la pratique de l'État, dans les
tentatives opiniàtres de créations entièrement nouvelles, dans les
désespoirs passager's qui suivent l'insuccès, dans les fluctuations


entre la révolution et la réaction.
plus qu'aucun autre, l'âge moderne a un caractère conscient


de
virilité; mais ces traits montrent que nous ne sommes encore


que dans la première phase de son développement;
ils trahissent sa


jeunesse, quelquefois même son enfance. La loi organique et
psychologique du progrès de l'âge s'applique non-seulement à la
vie entière de l'humanité, mais à chacune des époques de cette


vie.
Ainsi, pour nous, l'âge moderne commence en 1740. On peut


citer comme des tentatives, des formes premières, ou des effets
de l'ensemble de la vie moderne : le développenient de la monar-


chie prussienne, le mouvement joséphiste en Autriche, la fondation
de l'Union américaine, les agitations de la Révolution française
et les réactions . de l'État napoléonien, la transplantation de la mo-
narchie constitutionnelle d'Angleterre sur le continent, les tenta-
tives en faveur de la démocratie représentative, la création d'Étals
nationaux, l'affranchissement du droit public de ses enveloppes
confessionnelles, la distinction ou la séparation de l'Église et de
l'État, la suppression. de tout ce qui est féodal et de tous priviléges
d'ordre, la conception plus haute de l'unité de la nation, la recon-
naissance de la société libre.


Observations. — Nous étudions habituellement l'histoire de l'hu-
manité dans ses liaisons internes et dans un ordre déterminé. Par
suite, nous distinguons eu elle différents âges, comme dans l'indi-
vidu ; nous parlons de l'enfance de l'humanité, puis de son adoles-
cence, que nous rattachons à la période classique des civilisations
de lacelle-ci et de Rome; nous séparons (le môme le moyen âge,
de d'une part, des temps modernes, plus virils et plus
niiirs, vie del'autre.


La l'individu se compte par années ou par lustres, celle de
h' humanité par millénaires. Chaque âge du monde présente a son
t,°" des phases analogues de développement, ayant également
leur caractère et leur esprit; ainsi, la première et la seconde moitié
du
I xvIlle siècle ont un type complètement différent; de même, celles
du xvr,




46 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Pour que cette vue générale soit vraie, il faut que l'hum


ne soit pas seulement unesomme d'individus, sa vie, une soini
vies individuelles, mais qu'elle forme un tout ayant son dével,
ment propre et ses âges séculaires. Ces rapports grandioses de
semble, cette marche régulièrement progressive nous frai:_
lorsque notre regard embrasse plusieurs siècles à la fois, et
en déduisons l'unité et la lin de cette humanité dont la large vie
brasse les étroites vies individuelles, qui la servent conscierm.
ou non.


S'il en est ainsi, peut-être pourrons-nous nous demander quel
actuellement l'âge de l'humanité. Il n'est pas probable que la péL
si peu connue de son enfance s'étende démesurément, alors que celle
de son adolescence et le développement commencé de sa viril'
n'occupent que quelques siècles; il doit y avoir proportion. Li
science naturelle moderne semble cependant contredire cette pré-
somption.


L'histoire sémitique de la création réduit l'âge de la terre à
quelques milliers d'années. Un examen plus approfondi nous aurai
appris à le calculer par millions, par milliards d'années peut-
Ces






mêmes recherches auraient fait remonter l'âge (le l'humaniu:
une antiquité aussi difficile à préciser que celle du globe, et hors de
proportion avec les âges connus de l'histoire ancienne. Il serait
probable, si ce n'est sûr, qu'il existe des êtres de forme humaine
depuis au moins cent mille ans. L'histoire naturelle aurait décou-
vert des crânes et des ossements antiques d'hommes qui aurai
vécu dans un âge préhistorique inconnu, avec les ours des
vernes. Elle essaie même de déterminer les rapports corporels
les transformations, qui rattacheraient le corps humain aux formes.
anciennes des animaux. Elle montre enfin que, vraisemblablement,
l'homme préhistorique se rapprochait plus du singe ou de quelque
autre bête, que l'homme moderne. Cette observation va loin; mais,.
réflexion faite, elle donne peut-être une solution de la contradie
signalée.


Quoi qu'il en soit, nous n'avons ici aucune raison pour é,tehdré
défilliment l'histoire de la civilisation ou l'histoire du monde. Ce;. • -
n'a pu commencer qu'à l'époque où une race humaine plus haute
s'est montrée capable de travailler au perfectionnement (le l'huma-
nité ; elle ne commence donc qu'avec la race blanche, les enntz-'
de la lumière, les maîtres et les porteurs de l'histoire. Et nomme
blanc n'est en aucune façon aussi ancien que le prétendu homme
singe.


Ainsi, nous ne devons pas confondre le développement organique
psychologique de l'histoire universelle avec les loi, naturelles (le le


NOTION DE L'ÉTAT. 47


formation du corps humain.
Le sentiment, l'esprit commun de l'huma-


nité, l'histoire et ses époques, les forces progressives et changeantes


dei
:nsprit et de l'âme qui se manifestent dans les oeuvres humaines,


appartiennent essentiellement.à la hante nature de l'homme, et non


itions des races humaines inférieures peuvent
avoir de l'importance comme degrés préliminaires d'une forme plus


de. Mais elles n'ont guère plus de part à l'histoire proprement


à celle aiôrtriensm
aiii)xp.arll


premières


hadite de l'humanité que les couleurs et le pinceau au tableau de


l'artiste.




NuflON DE L'ÉTAT. 49


L'ÉTAT ANTIQUE.


1. Il ne reconnaît point encore
les droits personnels de l'homme,
ni, par suite, les droits individuels
de liberté. Dans l'État antique, la
moitié au moins de la population
est esclave, la plus faible partie,
libre. L'agriculture, l'élève du bé-
tail, les métiers, les travaux do-
mestiques, le commerce lui-même,
sont principalement abandonnés
aux esclaves, et, comme consé-
quence, le travail et l'ouvrier, sont
peu estimés. L'esclave ne se rat-
tache à l'État que par son maître;
lui-même n'y a aucune part; il n'a
pas de patrie ; les droits de l'homme
lui sont refusés. Souvent sans
doute les moeurs étaient meilleures
que les lois, mais la situation plus
avantageuse do l'esclave était tou-
jours précaire, et pouvait soudain
changer. Ici et là les esclaves se
révoltèrent et furent comprimés
cruellement .


2. L'idée antique de l'État em-
brasse la rie tont entièrede l'homme,


L'ÉTAT MODERNE.


1. Il reconnaît à tous les droits&
l'homme, il a partout supprimé l'a.
clavage comme une injustice, et
même la forme plus douce du ser-
vage et de la sujétion hérédiWr,.
L'homme n'a plus la propri,''
l'homme; l'homme n'est plus
chose, ruais un être de droit
(Ilechtswesen). Le travail est libre
et estimé. Toutes les classe:,
politiquement part à l'État,
droit public de vote est eteloij
aux ouvriers et aux gens de ser-
vice. Le danger des révoltes d'es'
claves a disparu; l'État repose sur
une base plus large; ses mies.
s'étendent dans le peuple en*


2. L'État moderne a consc.
des bornes de son pouvoir et de,


dans la religion et le droit, les
'meurs et les arts, la culture et la
science. Le sacerdoce est une
[onction de l'État. La liberté de
uenser est au moins incomplète.


3. L'homme, en principe, n'a
des droits pleins, que comme
membre de rlital. Chez les Hel-
lènes. le droit privé et le droit
public sont encore confondus. Les
Romains les distinguent au fond,
mais le droit privé demeure dans
la dépendance complète de la vo-
lonté de l'État. La liberté indivi-
duelle n'existe pas au regard de
l'État.


Le pouvoir de l'État a un ca-
ractère absolu.


5. Les pouvoirs publics sont
exercés directement, par les ayants
droit. Dans la république antique,
la cité se manifeste dans de grandes
assemblées (eeclesia, co7nitia) qui
décident elles-mêmes des affaires
publiques.


6. Les États helléniques, sont
essentiellement des États urbains,
des cités (polities). Rome, d'État


lent nature;


tuerse;t .devenue empire du
monde.


7. On distingue bien les activi-
64 publiques par leur genre et


niais, en général, une
fume assemblée ou un même ma-its>its4rattiaondest fonctions diverses,


Iletil118:1,nirg iuat iinisdegielocilitli\7(sr)e.e trnioe-nlitevielt,bui?enn-
(1 enslita. irtede/3‘ors Par la résistance


suldesmeLattats .; nia, is t e'est en
, n es_ pas en


droit. Il se considère essentielle-
ment comme la communauté du
droit et de la politique. ll renonce
à dominer la religion et le culte,
et en laisse le soin aux Églises et
aux individus; le sacerdoce est
une fonction d'Église.


Il ne prétend pas non plus
être une autorité dans les arts et
dans les sciences. Il estime et
protège la liberté d'examen et
d'opinion.


B. L'homme a des droits comme
individu. Le droit privé est nette-
ment distingué du droit public.
Le premier est plutôt reconnu que
créé par l'État, protégé que do-
miné. La personne libre n'est pas
absorbée par l'État, mais s'y dé-
veloppe indépendamment, et exer-
ce son droit non pas suivant la
volonté de l'État, mais suivant sa
propre volonté.


4. Le pouvoir de l'État est reç-
treint par la constitution.


5. L'État moderne est surtout
représentatif. Au lieu de ces
masses assemblées, nous avons un
corps choisi par les citoyens, re-
présentant la nation, et bien plus
capable d'étudier les lois, de déci-
de•, de contrôler.


6. Les États modernes sont es-
sentiellement des États de nation
(Volksslaten). La ville n'est plus
qu'une commune de l'État., au lieu
d'en être le noyau.


7. Les activités différentes sont
attribuées à des organes di fférents,
et ainsi l'ancienne distinction, qui
n'était qu'objective, se développe,
ut devient une division des fonc-
tions dans les personnes mêmes.


S. L'État moderne reconnaît le
droit des gens comme une bar-
rière qui protège l'existence et la
liberté de tous les peuples; il re-


CHAPITRE VI.


— Différences essentielles entre les notions antique
ou féodale de l'État, et la notion moderne.




50 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT. Nt)TION DE L'ÉrAT. 51
vertu du droit international. Rome
poursuivait sans scrupule l'empire
du inonde, comme un privilége
naturel.


L'ÉTAT FÉODAL.


1. Le moyen âge fait dériver de
Dieu même L'État . et le pouvoir.
L'État est une Organisation voulue
et créée par Dieu.


2. Les principes théologiques for-
ment la base. de la notion de
l'État. L'islamisme, dont le carac-
tère appartient en ceci tout à fait
à l'époque, ne reconnaît qu'un
royaume divin unique, concédé par
Dieu au Sultan. Le moyen itge
chrétien avoue bien le dualisme
de l'Église et de l'État, mais il
croit que les dieux glaives ont été
concédés par Dieu, l'un au Pape,
l'autre à l'Empereur. La théologie
protestante rejeta l'idée du glaive
spirituel, pour ne reconnaître que
celui de l'État; mais, elle aussi,
s'en tenait. à l'idée religieuse, que
le pouvoir de l'État vient de Dieu.


3. L'idéal du moyen âge n'est
pas une théocratie directe à la
façon des anciens Orientaux, mais
une théocratie indirecte. Le prince
est le représentant de Dieu.


4. L'État féodal repose sur la
communauté de la croyance; il vie -
mande l'unité de la foi. Les incré-


pousse la dontinalion unqyrseiti
d'un État sur tous les autres.


L'ÉTAie MODERNE.


1. L'État moderne est fon
humainement, sur la nature h
maine. L'État est une communan
humaine de vie, créée et admii
trée par l'homme dans un b'
humain.


2. Les sciences humaines de
philosophie et de l'histoire (téter
nent les principes fondamenta
de l'État; la science moderne p
de l'étude de l'homme pour
pliquer l'État. Pour les uns, l'É
est une société d'individus, con
nue pour la protection et la site
rite de la liberté d'un chacun; p
les autres, l'incarnation de la
tion dans son unité.


La conception moderne pou
n'être pas religieuse, n'est pas ir-
réligieuse : sans rendre l'État é-
pendant de la religion, elle recto
naît que Dieu a créé la flat
humaine, et a réservé la pan
sa providence dans le gouvei
ment du monde. La science
dente avoue qu'elle ne sait
pénétrer la pensée de Dieu, ria.
elle s'efforce de comprendre
mainemeut l'État.


3. La conscience moderne ha
toute théocratie, L'État modeni
est une organisation constitutio n


-nelle hunuane; son pouvoir cs .
réglé par le droit public, sa poli-
tique cherche le bien public d'apris
les conceptions de la raison lia-
mai ne, avec des moyens humains,


4.. L'État moderne ne consid
pas hi religion comme une con
lion du droit. Le droit privé et


droit et les hérétiques n'ont aucun
droit public. On les poursuit, on
les extermine ; tout au plus les
tolère-t-on.


5. Pour le moyen âge chrétien,
l'Église est l'empire des esprits,
donc supérieur ; l'État l'empire des
corps, d'oit domination, ou, au
'moins, tutelle du sacerdoce sur le
prince. Le clergé s'élève bien au-
dessus des laïcs; il a des immu-
nités.


6. L'Église dirige l'éducation de
la jeunesse, et étend son autorité
sur la science elle-même.


. Le droit public et le droit
privé


.sont partout mêlés. La sou-
veraineté territoriale est assimilée
à une propriété privée, le pouvoir
du prince, à un bien de famille.


8. Les peuples tendent à s'orga-
niser féodalement. Le pouvoir pu-
blic est brisé, et ses débris relient
par degrés le roi à Dieu, le prince
au roi, puis les chevaliers et les
villes. La formation du droit est
particulariste.


9. La représentation est fondée
sur les ordres. Les ordres aristo-
cratiques,


clergé et noblesse, do-minent. Le droit est derent clans
chaque ordre.


10. La liberté dynastique et


droit public sont pour lui, indé-
pendants de la foi. Il protége la
liberté de croyance, et rassemble
pacifiquement des 'Églises et des
communautés religieuses diverses
il ne poursuit ni les dissidents ni
les incrédules.


5. L'État moderne se considère
comme une personne composée
d'un esprit (l'esprit national) et
d'un corps (la constitution). Il se
sent indépendant et libre même
au regard de l'Église, personne
collective qui a également son es-
prit et son corps; et il affirme,
même sur elle, son droit élevé. Il
repousse la suprématie du clergé,
les immunités et les priviléges, et
étend également sur toutes les
classes le domaine de ses lois.


6. L'Église n'a plus que l'éduca-
tion religieuse. L'École est l'École
de l'État. La science est affranchie
de l'autorité religieuse, et l'État
protége sa liberté.


7. Le droit public est distingué
du droit privé; au droit public se
lie le devoir public.


8. L'État moderne, c'est l'orga-
nisation de la nation (Volksor-
ctnung); l'unité centrale du pouvoir
est conservée. Les formations sont
nationales, et tendent aux grandes
agglomérations. Le droit est natio-
nal et humain, et règle également
la vie de tous.


9. La représentation de la nation
est une. Les grandes classes popu-
laires l'emportent ; le fondement
est démocratique, la qualité de ci-
toyen (Statsbiimerthum) appartient
à tous également.


Le droit est le droit commun du
paya, de la nation (Landesrecht,
Volksrecht).


10. La méme liberté civile com-




d'ordre des seigneurs grands et
petits est protégée au point de
rompre l'autorité de l'État. Par
contre, les paysans (Bauern) sont
tenus dans la sujétion.


11. L'État du moyen àge est sim-
pl cm en t un Étai de droit (liechtsstat) ;
mais la protection des tribunaux
est mal assurée; on se rend sou-
vent justice à soi-même.


Le gouvernement et l'adminis-
tration sont faibles et peu déve-
loppés.


12. L'État féodal a peu conscience
de lui-même. Il se dirige plutôt
par des tendances et des instincts.
Il semble qu'il croisse comme un
organisme naturel. La coutume est
la source principale de son droit.


mune appartient à. tous, et chu
doit obéissance égale à l'État.


11. Comme constitutionnel,
tat moderne est également É
de droit; mais il est de plus Ét
de culture et d'économie, et avati
tout, État politique.


Son gouvernement est puissant,
son administration savamment
veloppée en vue du bien public.


12. L'État moderne a conscie.1
de lui-même. Il se conduit d'ap
des principes. 11 raisonne plutàt
qu'il n'agit d'instinct. La loi est la
source la plus importante de. son
droit.


59 THÉORIE GENERàLE DE L'ÉTAT.


CHAPITRE VII.


Progrès et différences des théories de l'État.


La science de l' État a eu sa large part clans la transforma-
tion de l'idée de l'État ' ; la théorie moderne spécialement a
même devancé la pratique. Le plus souvent, la théorie a accom-
pagné les changements, éclairant les voies; rarement elle n'a fait


.que suivre.
On peut ici distinguer plusieurs phases.
1. RENAISSANCE. — La conception de la Renaissance, repré-


sentée surtout par Machiavel, Bodin, et en partie par Hugo de
Groot, se rattache encore à la notion antique de. 'État, tout en
commençant à la transformer.


Machiavel célèbre l'État comme la plus magnifique création de
l'esprit de l'homme, comme la plus élevée des existences contin-
gentes. Il l'aime avec passion, et lui sacrifie tout sans hésiter,
religion et vertu même. Son État n'est plus l'État de droit , l'État
constitutionnel des anciens Romains. Pour Machiavel, le droit
P ublie n'est qu'un moyen d'augmenter la prospérité et la puis-
sance de l'État. Son idéal est exclusivement rempli par l'idée
Politi que; son État n'est ni un être moral, ni un être juridique,
tuais un être politique seulement. Aussi la seule règle des actions


Pour plus de détails, voir BluntSehli, Geschichte des allgt uoineri t g -rreht und der Potitik. Munich, 1864, 2" édition, 1867.




51 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
de l'État, c'est la conformité avec le but. L'homme d'État n'a pa
à se demander si l'acte viole la loi morale ou des droits queleo
quel : il l'accomplit, s'il le croit utile à l'État; l'évite, s'il le erca
dommageable. Machiavel a le mérite d'avoir rendu la science d..
l'État empiétement indépendante de la théologie, et d'avoir
montré la différence du droit public et de la politique. Mais
flatte une politique sans scrupule et sans morale, met ses pr
dents conseils à la disposition des despotes, et contribue ainsi
corrompre . les pratiques gouvernementales des siècles derniers.


Suivant Bodin, l'État ou la République « est tin droit gouver-
nement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est. commun,
avec puissance souveraine '. » Il fonde surtout l'État sur ',a
famille, les biens




communs et la souveraineté, et blâme l'idée an-
tique d'avoir trop appuyé sur le bonheur et, le salut public..Sa
théorie de la souveraineté du prince a donné une base scientitiqu
à l'absolutisme de la royauté française.


Hugo de Groot se rattache encore aux définitions de Cicéron,
mais on trouve en lui des tendances modernes avérées. Comme
les anciens, il fonde l'État sur la nature humaine; mais c'est
moins en songant à l'humanité ou à la nation qu'à l'individu.
Son expression : hominis p


•oprium sociale, est une traduction*
peu réussie de celle d'Aristote : o ŒV0p07r0t; 6)0 ,1 roXvrtzov; mais elle
est caractéristique en ce qu'elle


.
considère d'abord l'individu, puis


l'État, renversant ainsi la manière des anciens. L'auteur hollan-
dais se distingue encore par deux autres caractères modernes :
distinction nette de la communauté religieuse et de la commu-
nauté temporelle et politique, et affirmation décidée de la libert
personnelle. Pour lui, l'État est « une société parfaite d'hommes
libres unis en vue de la jouissance du droit et de l'utilité com-
mune 2 . » Il n'ignore pas que l'État est une personne, mais ce
principe ne domine pas son système, et, en indiquant le consen-
tement des individus comme la source principale du droit
public, il pousse le premier à la théorie postérieure du contrat.


Bodin, Rép., I, 1.
.2 De J.-R., I, § 14 : « Est eivitas calais perfectus liberorum borninu


pris fruendi et communis utilitatis causa sociatus. » — J,
§ 7. Proie,.§ 16. — Comp. Léo, Weltgeschichte, IV, p. 1-19.


NOTION DE L'ÉtkT. 55


TLICORIES DE DROIT NATUREL. —Cox rrnAT ET' ASSOCIATION.
partant de cette idée, la théorie spéculative et de droit. naturel,


rompit nettemen t
avec les systèmes anciens. Ses défenseurs s'ac-


cordent rarement; mais une pensée fondamentale les inspire
tous : c'est que l'État est une société d'individus, et., par suite,


libre de la volonté individuelle. Hobbes', cet esprit


a
puissance du prince une sorte de Léviathang


,Is'accorde ici avec le radical Rousseau 2 , qui,
etintl:seb olu, :Cs; sra:i fait o(ilit


a


e


par, sa souveraineté du peuple, met à chaque instant l'ordre établi
en question. Pugendorf 3 recomtait bien que l'État est une « per-
sonne morale, » mais, pour lui encore, la -volonté de l'État n'est
que la somme des volontés individuelles, et l'association explique


l'État. John Locke défend la môme théorie contre les attaques des
faux dévots, et y voit une garantie pour la liberté politique an-
glaise. Kant lui-mène ne s'en dégage pas, mais déjà son pied
se lève pour en franchir les bornes 4 ; les premiers écrits de Fichte
sont enveloppés dans les mêmes liens.


Les philosophes anciens avaient trop oublié les droits de l'in-
dividu; les modernes tombaient dans l'excès contraire, et mécon-
naissaient à leur tour le vrai sens de l'État.


8. SYSTIbLE 1knuronrrE. La théorie de droit naturel ne
se répandit généralement, et n'amena des tentatives de réalisa-
tion que dans l'âge moderne. Une .théorie partant du sommet et
fondant l'État sur l'autorité, pouvait seule convenir au caractère


Hobbes, De Cire, p. 81 : « Civi tas ergo est persona una (?), cujus volun-
ctioisrreinuiaenrol's. )p) lenium horninurn pro voluntate habenda est ipsoiuin hominem ;
ut singulorum viribus et facultatibus uti possit ad pacem et defensionem


Rousseau,
et, Contrat social, chap. VI : « Trouver une forme d'association


qui
d6


protege de toute la force commune la personne et les biens
de chaque associé, et par laquelle, chacun s'unissant à tous, n'obéisse
pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant : tel est le pro-
blème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »
lsDite.:


fa


Jure et nature et gent., VII, 2, 13 : « Unde civitatis hsee commo-
dissima videtur definitio, quod sit persona moralis composita, cujus voluntas


plice.tidiataetiiu
facultatibus ad


m nt
pro voluntate omnium liabetur, ut sin-
pace et securitatem commune uti


(9,le:einusvarnese,s .SiTille,seph.:)9)7 : « Tous les contrats de société nous offrent l'union
ê Plusieurs Personnes dans un but commun; mais l'union, qui est à elle-
"me son but, n'existe que dans une société formant un être collectif (ein




56 THÉoRtE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
absolutiste des deux siècles qui précédèrent 1740. Au reste, on
rechercha pas de plus près la raison de ce système. Tantôt on
contentait de la croyance traditionnelle de l'Église, que fautorit
a reçu son glaive de Dieu; tantôt on s'attachait à la traditio
patrimoniale, que le prince a le domaine éminent du pays. C
pendant ces anciennes doctrines devaient souffrir une transfo
nation, le caractère public et juridique de la souveraineté s'étant
nettement accentué, et la considération du bien public s'imposant
désormais.


L'État devint l'empire du pouvoir d'en haut et fut identifié av
l'autorité : « l'autorité, c'est l'État » (« l'État, c'est moi » •
Louis XIV). Cette doctrine absolutiste, préparée par Bodin
Hobbes, l'ut développée théologiquement par l'Anglais Filmer
par Bossua, et enseignée par l'école de cent manières différentes
N'envisageant qu'un côté de l'autorité, elle devait nécessairement
être fatale au droit et à la liberté des•gonvernés. L'Église cath
ligue place dans son clergé, et au sommet dans le Pape, l'esses
de son être, et ne considère les laïcs que comme des brebis cô
chiites par les pasteurs. De même, cette doctrine ne prend en
considération que le prince ou le magistrat ; les sujets ne sui;.
qu'une masse passive, sans droit ni de contrâle, ni de concou
au gouvernement.


4. L' ÉTAT DE DROIT (Rechisstat)• — Kant et Guillaume
Huniboldt vinrent, évidemment restreindre les deux théories pr
cédentes (2 et 3) en appelant l'État : Rechisstal (État de droit),.
en lui donnant. pour mission unique d'assurer les droits d'il
chacun. Fichte brisa ces étroites limites ; il nous montre l'État
favorisant aussi l'économie publique (Wirih,schaftsiat), et même il
exagère ici ses pouvoirs. Sur la lin de ses jours, emporté par
l'enthousiasme du soulèvement national pour la liberté alle-
mande, il assigna même à l'État une mission morale plus élevée.
Hais la plupart des philosophes et des jurisconsultes allemands
de la génération suivante , s'en tinrent aux doctrines kan-
tiennes.


On comprend la fortune de celles-ci auprès de ceux qui cher-
chaient un appui contre la manie de tout- gouverner, et contre
l'arbitraire militaire et policier. Et cependant c'était mal connaitre




NOTION DE L'ÉTAT. . 57


nature do l'État, que d'opposer, comme elles, « l'État de
suit) à l'État de police » (Polizeistat), et de prescrire


dier°1'‘iii):0(cRiecci.111 1(ss (le s'en tenir exclusivement au premier. L'État
8t,le* .st, pas plus exclusivement l'un que l'autre. Dans le premier,


il
n'aurait qu'une mission, l'application du droit : 4fe pouvoir


législatif formule la règle, le pouvoir judiciaire l'applique au cas
particulier ; le gouvernement n'est plus que le serviteur des tri-
bunaux, un gendarme. C'est oublier les grands intérêts de-la
culture, de la puissance et de l'économie publiques, et rendre
toute grande politique impossible. Dans le second, on sacrifie la
sécurité et la liberté de l'individu à la considération exclusive de
ce qui peut être à l'avantage prétendu de l'ensemble, et l'on place
des hommes libres sous une insupportable tutelle.


*Si done par État de droit (Rechtsstat) l'on veut-dire :
1) Que l'État n'est destiné qu'à protéger les droits des indivi-


dus, — le droit public devient simplement l'instrument du droit
privé, le serviteur des particuliers ;


2) Ou que l'État doit ordonner les droits de la communauté en
même temps que faire recoiniaitre les droits privés, — on exprime
une idée vraie, mais insuffisante, car l'on oublie la part d'activité
la plus féconde de l'homme d'État, le bien-être matériel et l'élé-
vation intellectuelle du peuple;


3) Ou qu'il est bien clans dans la mission de l'État de favoriser
le bien public, mais que la contrainte no peut jamais se justifier
que lorsqu'elle se fonde sur un droit, — on soulèvera difficile-
ment une objection; mais l'expression n'aura indiqué qu'un côté
de l'activité de l'État, car elle ne comprend pas les intérêts géné-


soigne
l'aux de la civilisation, du commerce et de l'économie, que l'État


s
teatclownobt. éagiic:telibrement danslibrement limites du droit, sans em-


ploye


:il:sen: 1


l'arb itraire


117; a hl ,


Enfin, si l'on veut par cette expression :
4) nier le fondement religieux de l'État, et affirmer son fon-


d ses bornes humaines; ou
5)combattre le pouvoir absolu etl' État patrimonial, trop souvent


a


policier, et affirmer le droit des citoyens de
participercaractères affaires publiques, —l'on aura sans doute indiquédes


res marqués de l'État moderne, mais par une expres-




58 T'el )RIF. GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
sion mal choisie; mieux vaudrait dire : l'État constitution
(Ver fassungsstat).


L'État se présente sous deux faces : le repos et l'action, l'aryiti
et le progrès, le corps et l'esprit ; cieux branches de la scie
de l'État ollbrrespondetit à cette opposition interne organiquen»
liée, le droit public et la politique. De même, il est deux grand
principes, deux centres lumineux qui éclairent et fécondent
vie, et déterminent sa forme et son objet : la justice (justiticu
le bien public (salus publica). L'homme d'État fixe plutôt:
regards sur le second ; le jurisconsulte sur la première. L'i(1,61,
de justice détermine surtout le droit publie.; celle d'utilité. la
politique.


Le gouvernement veille au bien public dans les limites dû`
droit. Les Romains, si remarquables dans l'État, n'avaientjils
pas confié, comme le dépôt le plus sacré, le soin du salut publie
aux magistrats les plus élevés ' ? C'est l'activité des tribunaux
qui se restreint au maintien de l'ordre juridique. L'État fixe à la
fois ses regards sur le bien public et sur le droit, et aujourd'hui
il s'occupe bien plus largement qu'au moyen âge des exigen,.
du premier; le nom « d'État de droit » lui convient mode
encore.


5. ÉcoLE HISTORIQUE. — THÉORIE DE L 'ÉTAT ORGANIQUE.
L'école historique a le rare mérite d'avoir remis en honneur le
caractère organique de l'État; quelques grands hommes eu
avaient bien conservé l'idée, et Frédéric le Grand de Prusse
l'exprimait formellement dans son Anti-Machiavel (c. 9.) : « De
même que les hommes naissent, vivent pendant un certain
temps, puis meurent de maladie ou de vieillesse ; de même, lest
États se liement, fleurissent pendant quelques siècles, et pé
rissent. » Mais la science avait tellement négligé cette idée, que
l'école historique sembla faire une découverte en la rappelant.
La science marcha aussitôt dans une voie différente et plus
féconde.


Cependant l'école historique, trop portée à ne voir que l'Elat
national, oublia et même contesta le caractère humain et plus


i Cicéron, de Leg. III e. 3, parlant des consuls : « ollé Sains PoPuli
Suprema Lex Esto. » .


NOTION DE L'ÉTAT.
59


levé (le l'État. C'est ainsi que Savigny définit l'État « la forme
corporelle de la communauté intellectuelle de la nation, » ou


e
la manifestation organique de la nation 1 . » Mais le grand


Burke, combattant l'école révolutionnaire, replaça l'État histo-
rique dans le cercle lumineux de l'ordre divin du monde, par ce
passage célèbre de ses « Réflexions sur la Révolution française »
«


C'est avec tin 111111 .0 sentiment de respect que l'on doit. envi-
sager l'État ; ce genre d'association n'a pas pour objet des choses
qui ne servent qu'à l'existence animale et grossière d'une nature


fugitive. C'est une association pour toute science,
poélu'its•s:o11 1)1lte (a11, pour toute vertu, et pour toute perfection. Comme
cette association élevée ne peut atteindre son but dans l'espace'
de quelques générations, elle devient une société qui lie non-
seulement les vivants, mais les générations passées et les géné-
rations futures. Tout contrat particulier de l'État n'est qu'une
clause dans le grand contrat originel de l'ordre éternel du
monde, qui lie les êtres inférieurs aux êtres plus élevés, qui
unit le monde visible et le monde invisible dans des rapports
fixes de droit, sanctifiés par un serment inviolable qui maintient
à leur place tous les êtres, physiques ou moraux. Une loi si
sublime ne peut pas être soumise à la volonté de ceux qui sont,
par une obligation qui est au-dessus d'eux, forcés eux-mêmes à
y soumettre leur volonté 2 . »


' Savig,ny, Syst. des Kn. Rechts, I, p. 22.
2 Edm. Burke, Reflect. on the rcvot. in France. [Ce qui précède ces lignes


les fait mieux comprendre : « Oui, sans cloute, la société est un contrat ;
mais un contrat d'un ordre supérieur. Tous ceux que l'on passe dans le cours
de la vie, pour des intérêts particuliers ou pour des objets momentanés,
on peut les dissoudre à plaisir. Mais faudra-t-il considérer l'État sous
les rames rapports qu'un traité de société pour un commerce de poivre
ou de café, pour de la mousseline, du tabac, ou poui




Lotit autre objet d'unintérêt vulgaire. qui n'a que la durée d'une spéculation momentanée, et
que les parties peuvent dissoudre à leur fantaisie? » — Traduction de 2 ,P . 202 et suiv.] Comp. Leo, Weltgesehischte, Yi, p. 159, qui développe l'idée deSurke:


Shakespeare a des pensées non moins élevées dans Troylus et Cressida :
dont See


Scène
— ULYSSE : « y a dans l'âme d'un État une force mystérieuse


l
'histoire — n'a jamais osé s'occuper, et dont l'opération surhumaine


es
est inexprimable à la parole ou à la plume. » — Comparez le même,


/leur': V : Scène n. — Exnvsa : « Pendant que le bras armé combat(17 e,' lors, —la tête prudente se défend au dedans; — car tous les membresu
n Ltat, petits et grands, — chacun dans sa partie, doivent agir d'accord





GO THÉORIE GÉNÉRALE DE. L'ÉTAT.
Combien cette conception élevée n'est-elle pas éloignée de


du moyen âge, qui ne voit dans l'État, par rapport à l'Église,
le corps en présence de l'esprit !


Mais l'école historique ne songea qu'à l'État du passé. Abs°
bée par l'histoire, elle s'attacha si fortement aux temps ancien
que plusieurs de ses disciples perdirent le sens des temps pré,,
sents et le désir du progrès. Si, chez une grande partie de l'école.
de droit naturel, l'État devenait un jeu de l'arbitraire. individu°
citez l'école historique, on le liait trop étroitement aux autori
traditionnelles et aux préjugés héréditaires 1.




* NOUVELLE ÉCOLE PHILOSOPHIQUE D'ALLEMAGNE. HEGEL
STAHL.


—Quoique ne portant guère que sur le droit et la politique
de quelques États, les travaux de l'école historique furent utiles
à l'école spéculative.


Hegel lui-même eut plus d'égard aux formations historiques que
les anciens théoriciens du droit naturel. Il - ne sait pas voir dans
l'histoire le progrès logique de l'activité de la raison ; « tout ce
qui existe » (das Beslehende) lui.parait raisonnable; il clèbre


sur-
tout l'État prussien, alors encore absolu, quoique gouverné avec
le sentiment du devoir public; il défend la toute-puissance du
prince, et la liberté constitutionnelle ne lui doit rien. Mais il
comprend la haute valeur morale de l'État, et à l'encontre des
misérables conceptions qui en font un mal nécessaire, Hegel
admire en lui la réalisation la plus haute et la plus magnifique de
l'idée du droit.


Néanmoins, l'État de Hegel n'est ni un organisme vivant, ni
une personne; c'est. une abstraction logique, une pure concep-
tion 2 . Il fonde l'État, de même que le droit, uniquement sur la
—et concourir à l'harmonie générale — comme en un concert.» — CANTER-
BURY : C'est pourquoi le ciel partage — la constitution de l'homme ou
diverses fonctions—dont les ctrorts convergent par un mouvement continu
—vers un résultat et un but unique, — la subordination. n [Traduet. deF.-V. Hugo.]


La manière historique a dans de Maistre et de Haller une tendance
réactionnaire, amie du retour au moyen âge.


2 Hegel, Plut. du droit, § 257: « L'État, c'est la réalité (Wirklichkei t) del'idée morale, l'esprit moral comme volonté visible (offertbare) consciented'elle-même cl substantielle, qui se pense et se sait elle•mfne, qui accomplit
ce qu'elle sait, et dans la mesure de son savoir. » Comp. Œuvres compl.,§ 44.


tqsle:uimi ipili°
:jte;.


de l'école


NOTION DE L'ÉTAT. 61


oublian t que ce n'est pas seulement la volonté de l'en-
ruais toutes les forces humaines de l'âme et de l'esprit


Br


clans l'État.
Stahl, alors, après Hegel, le plus important représen-


philosophique à Berlin, combattit avec chaleur
et habileté la théorie de droit naturel, et celle de Hegel lui-même;
puis il essaya d'unir la méthode historique aux spéculations de
la haute imagination de Schelling


L'habile dialectique de Stahl, sa critique, ses aperçus nou-
veaux, la lumière qu'il porte dans maintes obscurités, ont fait
avancer la science. Mais Stahl manque d'une éducation historique.
suffisante, et. sa sophistique officieuse a mis des formules mo-
eternes à la disposition des fantaisies romantiques des grands et
des petits despotes. Pour Stahl, l'État est un « empire moral-intel-
« lectuel, l'union de la foule en une existence coMmune ordon-
« née, l'établissement d'une autorité et d'une puissance morale
« grande et majestueuse, ayant le dévouement des sujets. » L'idée
de Stahl est plus vivante que celle de Hegel. Il reconnaît que la
puissance de l'État « s'arrête à la sphère des intérêts communs, »
et il évite ainsi les exagérations de l'État. antique. Mais la théo-
cratie de l'Ancien Testament se montre comme un fil blanc dans
le tissu de sa doctrine, et la rend sans profit pour le monde mo-
derne. La majesté divine ou surhumaine de la puissance de l'État
ne peut s'accorder avec la liberté humaine et civile.


7. UNION DE LA MÉTHODE PHILOSOPHIQUE ET DE LA •MÉTHODE
HISTOÉIQUE. — LA THÉORIE DE L'ÉTAT NATIONAL. — La lutte entre
les deuxécoles




fin ; la paix date déjà de 1840. 11 est reconnu
pal'


a
qu'une exposition historique doit s'éclairer


des lainières des idées, et que la spéculation divague lorsqu'elle
o,ul: tlireeles conditions réelles de la vie des peuples. Au reste, rien
n 'empêche que, tout en unissant les deux méthodes, un auteur,
suivant la nature de son esprit, penche plutôt vers l'une que vers


Un autre trait de la science actuelle, c'est la sévérité de sa
Critique soit dans l'examen des faits, soit clans les conclusions et
les définitions abstraites qui en découlent; elle envisage l'État
sous les points de vue les plus divers. Citons quelques-uns des


I




02
THÉORIEGÉNÉRALE DEI,


'ÉTAT.
DOMS les plus autorisés :.Le caractère bibliographique dominedans Robert von Molli,


mais il se joint à un examen calme e tréfléchi des moyens pratiques. Alexis de Tocqueville à toujoursdevant les yeux le mouvement d'une grande politique, soit qu'il
peigne la démocratie en Amérique, l'ancien régime et la Révolu-
tion française, ou la haute situation de la noblesse anglaise. Lebaron Eôtviis se méfie des idées modernes. John Stuart
critique les institutions actuelles en partant d'une abstraction
logique radicale, tempérée cependant par sou naturel anglais:
Thomas Buchle


applique à la théorie de l'État la méthode des
sciences naturelles, et essaie d'expliquer la vie de l'État en
supputant les forces agissantes de la nature.


Chez d'autres, la manière est surtout historique : ainsi, chezGneist,
le plus grand maître de l'histoire de la constitution an-glaise; chez Édouard Laboulayc, l'amateur des institutions amé-ricaines; chez Heinrich von Treischke, qui, le premier, a misbrillamment en lumière toute l ' importance de la monarchie prus-sienne. Lorenz von Stein


s'occupe davantage des détails del'administration, et a une tendance pragmatique.
La critique de la nouvelle école de Gerber s'inspire surtout de


l'esprit du juriste ; mais les écrits de Plusieurs de ses élèv
montrent le danger de cette manière, qui, loin de favoriser 1
progrès, l'arrête par des formules abstraites.


L'école psychologique,
au contraire, cherche -à expliquer phi


profondément la vie de l'État par les formes et les forces de l'esprit
humain; un danger opposé s'y rattache, celui d'une action pole


.'


tique qui respecte trop peu le ferme terrain du droit, le traits,
forme et l'ébranle.


La méthode comparative étudie et compare les États les plusimportants. Elle répond très-bien aux tendances nouvelles, et la
plupart des écrivains que nous venons de nommer l'ont employé


,:avec succès; elle est indi
spensable dans une théorie générale de


Enfin, à une époque de formations
nationales comme la nôtre,la science devait plus que jamais appliyer sur le caractère


nationalde Welker à Fribourg, Franc Lieber à New-York, Pr. Lau-rent à Cand i Bluntschli à Zurieh et à Munich, avaient précédé


NOTION DE L'ÉTAT. 03
dans cette voie les tentatives d'unification des Italiens et des
Allemands. La fondation de l'unité de l'Italie fut célébrée, non
sans quelque passion, par la jeune école italienne, qui compte
parmi ses représentants les plus distingués Mancini et Padeletti à


Pierantoni à Naplés. Les Italiens, de même que les Alle-
mands, unissent aujourd'hui les méthodes historique et philoso-


PhltObservation. —La nature organique, ou mieux psychologique-humaine
de l'État, n'est guère comprise encore. Certains savants demeurent
perpétuellem ent étrangers aux idées organiques ou psychologiques,
de même qu'il est des hommes incapables de sentir la musique ou
de goûter la peinture. 11 ne faut pas leur en vouloir ; on ne change
pas ses dispositions naturelles. Mais l'on devrait alors, sous peine
de montrer aussitôt son défaut, s'abtenir de juger ce que l'on n'en-
tend pas.


Fr. Schmitthenner entra l'un des premiers dans la voie des consi-
dérations organiques. Pour lui, l'État est un organisme éthique,
destiné à représenter les manifestations publiques de la vie externe,
du droit, du bien-étre et de la culture '.


Volleye essaie de fonder la théorie de l'État sur la psychologie
des peuples (Erster Versuch chier wissenschaftlichen Begründung,
sowohl der allgenteinen Ethnologie..., etc. a) HI. Parties 1851 - 1853).
L'oeuvre se ilonnc pour une première tentative, et à ce titre mérite
des éloges ; mais elle n'est pas faite pour mettre la méthode psycho-
logique en honneur. L'exposition des forces de l'âme, l'appréciation
des divers tempéraments, n'y sont nullement satisfaisantes. L'esprit
critique manque, et des peintures de fantaisie vous enlèvent le sen-
timent de la réalité, malgré le nombre et la variété des matériaux
rassemblés, histoire, observations, impressions de voyage.


Ahrens, disciple du philosophe Krauss, a essayé d'écrire une « Théorie
organique de l'État. » Mais il entend moins parler de l'organisme d'un
être collectif personnel et vivant, que d'une institution organique,
sret„sulli jarte,strein
communaut.\io


Wienne 18ü0.)
Enfin,




droit. (if. Ahrens, Die organische


fin, suivant Wait: (Politik, 1862, I. T.) : « l'État n'est point une
« création arbitraire née de la convention ou de la violence; il croit
« comme un organisme, mais non d'après les lois et pour les fins de
« la vie naturelle : il a son fondement dans les dispositions morales
i.ttat )io:aplii.teém(es iile r e:esuapil)so.u: fonder scientifiquement l'ethnologie générale paril anthropologie, et la philosophie du droit et de l'État par l'ethnologie et la




64 THÉORIE GÉ,NÉRALE DE L'ÉTAT.
« supérieures des hommes, dans leurs idées morales ; l'organisme
« n'est pas naturel, mais éthique. L'État, c'est l'organisation de la
« nation. » — Mais l'État n'est pas principalement la réalisation de
la vie morale. Les dispositions et les idées morales de l'homme
déterminent aussi la vie privée, l'Église et l'Étai, la famille et la
société. Pour trouver une base qui éclaire et caractérise la notion
de l'État, il faut concevoir psychologiquement la nature humaine
d'ensemble des nations et de l'humanité. Mes « Études psychologiques
sur l'Église et l'État, » Zurich 1844, sont un premier essai pour
expliquer l'État par la psychologie de Fr. Rôhmer. Je les croyais
quelque peu connues lorsque je publiais ma « Théorie des partis. »
Je me trompais ; toute idée psychologique de l'État paraissait
étrangère ou bizarre dans les écoles modernes. Mes « Études psy-
chologiques » furent môme appelées par quelques contemporains
« une incompréhensible folie (Narrheit) d'un homme d'ailleurs intel-
ligent. » Et cependant leurs fruits, mûris dans l'ouvrage actuel, sont
généralement acceptés avec faveur. Aujourd'hui la voie ouverte ne
paraît plus si aventureuse, et bientôt on la suivra volontiers; e':
jugera mieux alors de la valeur de ces Études •. En attendant,
trouve une compensation à bien des critiques et des malentendus
dans le fait que les deux plus grands hommes d'État de l'Allemagne,
Frédéric le Grand et le prince Bismark, ont montré par des paroles
et des actes leur intelligence de la vie psychologique des nations et
des États'.


DEUXIÈME.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT
DANS LA NATURE DE L'HOMME


ET DE LA. NATION.


CHAPITRE PREMIER.


I. — L'humanité, les races d'hommes et les familles
de peuples.


a


L'humanité n'a point encore d'organisation commune. L'his-
toire ne présente guère que des États isolés, rassemblant des
fractions de l'humanité. Le droit public général doit donc (l'abord
considérer ces fractions, et déterminer ce qu'est la nation par
rapport à l'État et à l'humanité.


La croyance en l'unité de la , race humaine est une condition
indispensable d'un sentiment religieux élevé. Le christianisme
nous appelle tous les enfants de Dieu. L'État civilisé fait égale-
ment un principe de cette unité, et respecte la nature humaine
commune même dans les races inférieures. La derence des
races


• 'en est pas moins importante pour le droit public. L'État,
c'est l'ordre, et l'ordre n'est pas possible sans la distinction.


La science n'a pu lever le voile qui couvre l'origine mystérieuse
5




66 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
des races. Sont-elles le résultat de créations successives? Seo'
sont-elles détachées d'une souche originelle unique, et sous
quelles influences? Nous n'en savons rien. Les différences,
physiques ou morales, des races principales se montrent dès
l'origine de l'histoire connue, et sont demeurées essentiellement
les mêmes. Aucune race, il est vrai, ne s'est conservée complé-
tement pure; des mélanges fréquents ont formé des peuples nou-
veaux. Mais les différences entre la race blanche, la noire, la
jaune et même la rouge, sont toujours reconnaissables, actives,
et cela plus encore dans l'histoire que dans les couleurs, souvent
trompeuses. La théorie a souvent nié l'inégalité de l'intelligence
des races; mais on trouverait difficilement un homme qui n'y ait
constamment égard dans la vie pratique, et l'histoire du monde
témoigne perpétuellement de cette inégalité.


1. Dans les temps primitifs,la race noire éthiopienne, les peuples
de la nuit, comme dit Caïus, couvraient probablement, outre la
terre d'Afrique, qui semble leur être spécialement destinée, les
pays de l'Asie méridionale, et même quelques terres de l'extrême
sud du continent européen. On ne peut méconnaitre la haute
antiquité de cette race, la première créée peut-être. Mais jamais
elle n'a pu atteindre par ses propres forces à un système un peu
avancé de droit et d'État. Elle n'a pas d'histoire. Elle est immé-
diatement soumise partout où elle rencontre des individus ou
des souches de race blanche. Son intelligence est bornée et sa
volonté faible, autant que ses sens sont excitables et ses fhittaisies.
déréglées. Enfant par nature, elle semble destinée à être élevée
et dominée par les races supérieures.


Dès les temps les plus anciens, les Ariens et les Sémites de
race blanche régnaient sur elle dans l'Égypte et clans les Indes.
Les dominations nègres de l'Afrique ne sont encore aujourd'hui
que d'arbitraires et capricieuses despoties; on ne saurait les appe-
ler des États. La religion et la culture mahométane leur fit faire
un grand pas, spécialement dans le nord de l'Aftique et dans la
Nigritie centrale. Mais l'imitation du système impérial français
par les noirs d'Haïti, et celle de la république des États-Unis par
les nègres de Liberia, semblent à l'Européen une sorte de comé-
die, copiant la vie des peuples policés.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 67


La race rouge des souches américaines, les Indiens, présentent
au contraire des signes de vieillesse. Ils sont également peu
propres à l'État. Avant la colonisation européenne, l'Amérique
renfermait quelques grands États dont la civilisation remarquable
était cligne de respect. Mais il semble bien que les empires théo-
cratiques du Pérou et de Mexico ont été l'oeuvre, non des races
indigènes, mais d'émigrants venus du sud et de l'ouest de l'Asie.
Les hommes blancs y étaient révérés comme les « fils des dieux; »
les Incas du Pérou sont « les blancs fils du soleil : » cela indique
certainement une origine arienne.


Là où les Indiens furent de nouveau abandonnés à eux-mèrnes
ils redevinrent bientôt sauvages, chasseurs, et se rompirent en
faibles groupes. Leurs républiques de souches n'ont aucun terri-
toire fixe, aucune institution certaine ; ce sont des associations de
chasseurs, ce ne sont pas des États. Les hommes pris individuel-
lement vivent dans une indépendance farouche; mais le lien qui
les unit est grossier et inflexible. Ils ne peuvent opposer d'obsta-
cles sérieux au progrès de la colonisation des blancs; ils sont
repoussés ou détruits.


3. La race jaune, dont l'Asie est. demeurée la patrie, a deux
branches principales, le type brun des Malais et le type plus clair
(les Finois mongoliques ; celui-ci a produit des princes, des
hommes d'État, des généraux distingués. Une fraction de la race
jaune est demeurée nomade pendant des siècles et même jusqu'à
nos jours, notamment au centre de l'Asie; l'autre a fondé de
grands États. Cette race, plus grossière à l'ouest, plus humaine
à l'orient, se rapproche davantage de la race caucasique (pie
des nègres et (les Indiens, et s'est de bonne heure mêlée aux
races blanches, surtout dans ses classes élevées. Les Chinois et
les Juponnais sont allés plus loin dans la voie de la civilisation
que les Enns ou les Turcs. Ils sont les auteurs d'une philosophie
du droit public; ils ont su, môme plus vite que les peuples
ariens, préférer la culture à la barbarie, le mérite personnel au
rang de la naissance ; ils out fait beaucoup pour l'agriculture; les
métiers, les arts et la police. Mais ils n'ont pas su dégager le droit
des préceptes moraux. *des considérations de la vie de famille et
de la. tutelle des incapables. Leur gouvernement a un.caractère




68 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
bienveillant, mais souvent despotique. Le sentiment de l'honneur
y est nul, et la liberté du peuple à l'état d'enfance.


4. Au-dessus de tontes ces races, s'élève la race blanche des
peuples caucasiques ou iraniens, les peuples du jour, comme dit
Carus, par opposition aux peuples de la nuit et aux peuples du
crépuscule (du soir et du matin) : les enfants du soleil et du ciel,
comme disait l'antiquité. Ce sont, avant tout, les peuples de
l'histoire; ils font les destins du monde. Toutes les religions
élevées ont été révélées par des hommes de cette race; presque
toute la philosophie est son oeuvre. Dans sa rencontre avec les
autres races, elle sort toujours victorieuse et maîtresse. Toute
forme élevée d'État est née sous son impulsion. C'est à son intel-
ligence et à son énergie que nous devons après Dieu la civilisation
la plus noble, le développement le plus élevé de l'esprit humain.


Les peuples du joui' se divisent en deux grandes familles : les
sémitiques et les ariens (indo-germaniques). Les premiers se
distinguent par leur mission religieuse; nous leur devons la reli-
gion juive, le christianisme et l'islamisme. Ils sont moins bien
doués pour l'État. La famille arienne, dont. la langue est égale-
ment la plus riche pour la t'orme et pour la pensée, s'empare
d'emblée du premier rang dans l'histoire politique et la culture
du droit. Elle a fait (le l'Europe sa véritable patrie; elle y à formé
et mûri son mâle esprit public; ses hautes qualités l'appellent à
conduire politiquement les nations, et à consommer l'organisation
de l'humanité.


Ainsi, nous envisageons la différence des races humaines
comme l'oeuvre, non de l'histoire, mais de la nature créatrice,
comme des variétés naturelles de l'humanité. Il en est autrement
des peuples a) qui partagent une même race,


• ou qui se sont
formés par le mélange des races. Les peuples sont les membres
historiques de l'humanité et de ses races. Certains peuples pri-
mitifs se montrent, il est vrai, dès les origines de l'histoire; leur
naissance se perd dans la nuit de l'antiquité. Mais il en est
aussi, et en grand nombre, dont l'origine est connue, et nous


a) L'auteur se sert dans tout cet alinéa du mot Volk; nous avons traduit
« peuple,» parce qu'il s'agit plutôt ici d'un raprort de culture ou d'origine.Comp. infra., ch. u.


CONDITIONS FONDAMENTAL ES D1 L'ÉTAT. 60


sommes autorisés à conclure que les autres se sont formés
d'une manière analogue. L'histoire mêle et sépare, développe et.
métamorphose; elle a divisé les races et créé les peuples; les
traits essentiels de ceux-ci se montrent souvent moins dans la
conformation physique que dans l'esprit et le caractère, la langue


et le droit.


Observations.-1, Prichard;«L'hUtoire naturelle du genre humain»
traduit en allemand par B. Wagner, Leipzig, 1840. 4. parties) s'est
occupé surtout des différences des races principales au point de
vue de la langue et de la physiologie.... de Gobineau, dans son
« Essai sur l'inégalité des races humaines » (Paris, 1852-1855), re-
cherche plutôt les oppositions politiques. Si intéressantes que soient
ces études, il reste beaucoup à faire dans les deux sens. L'ouvragé
le plus nouveau et le plus complet est celui de M. Th. Mite
« Anthropologie der Naturvaher. »


2. L'importance des races au point de vue du droit et de l'État a
été pendant longtemps oubliée ou peu appréciée. Gobineau cherche
à combler cette lacune, mais souvent, par un excès contraire, il
veut tout expliquer par elles. Eu outre, il donne une importance
trop exclusive à l'origine, à l'influence du sang. Il n'y a pas seule-
ment une race innée, — quoique l'origine soit sans contredit la con-
dition primitive et naturelle de la race, — il y a aussi une race formée
par l'éducation : nous la reconnaissons clairement dans les familles
et dans les peuples ; et, bien que secondaire et plus dépendante de
la liberté humaine, elle a une grande influence sur la formation du
droit; il suffit de songer au clergé catholique dans l'Europe moderne
pour se rendre compte de la puissance de l'éducation. De plus, il
faut distinguer de la race l'individu, et peser l'influence individuelle ;
elle a peut-être été plus grande que celle des races dans l'histoire
générale. Les éclaircissements que Fr. Renner donne sur ce point,
dans sa « Théorie des partis politiques » (Zurich, 1844), n'ont pas
encore été estimés à leur juste valeur.




* Le langage ordinaire confond ces deux expressions ; la
science doit les distinguer soigneusement. Mais la langue
technique est elle-même quelquefois troublée, le même mot ayant
pris un sens différent chez les différents peuples civilisés.


En allemand, de même que dans le latin de l'ancienne Rome,
le mot. Nation (nationalità des Italiens) indique un rapport d'esprit,de culture, qui est plutôt rendu chez les Français et chez les An-
glais par les expressions peuple ou people. Au contraire, comme
notion d'État, les Allemands se servent du mot Volk (populus),les pays occidentaux plutôt du mot nation. L'étymologie donne
raison à l'usage allemand; nation (de nasci) se refère en effet à la
naissance et à la race, et peuple et populus (de r oidç, res publica),
plutôt à l'existence collective publique a).


a) Les expressions peuple et nation ne sont peut-être pas, dans la langue
française, aussi nettement distinguées que le pense l'auteur. Voici les défi-nitions de Littré. Vo. Peuple : « Multitude d'hommes d'un méme pays etvivant sous les mêmes lois...; 30 multitude d'hommes qui, bien que n'habitantpas le même pays, ont une même religion ou une même origine; exemple :le peuple juif; 5 0


peuple se dit par rapport au gouvernement d'un roi, d'unévêque, etc ; 60
habitants d'une même ville, d'un même village. »— Et V 0 -Nation : « ± 0


Réunion d'hommes habitant un même territoire,
soumis ounon à un même gouvernement, ayant depuis longtemps des intérêts assezcommuns pour qu'on les regarde comme appartenant à, la nidifie race. » PuisLittré ajoute : « Dans le sens étymologique,


notion marque un rapportcommun de naissance, d'origine, et peuple un rapport de nombre et d'en-semble. De là résulte que l'usage considère surtout nation comme représen-


II. — Nation et peuple. — Définitions.


CHAPITRE IL


coNDmoNs FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 1
Ainsi, au moyen âge, les Allemands étaient à la fois un peuple


et une nation ; dans les siècles derniers, ils étaient bien encore


un peuple (Nation) divisé en un grand nombre d'États et de ter-
ritoires; mais il n'y avait plus de nation (Volk) allemande. Au-
jourd'hui la nation allemande s'est reformée, tout en laissant
hors de son sein quelques fractions du peuple (Nation) allemand.
Quoique le sentiment national soit plus fort, de nos jours, qu'à
aucune autre époque., les deux mots, peuple et nation, ne sont


encore nulle part absolument synonymes.
Les nations et les peuples sont des formations de l'histoise; un


peuple se forme lentement, par une sorte de développement
psychologique, qui amène petit à petit dans une masse d'hommes
un caractère propre et une communauté de vie s'affermissant
par l'hérédité. Une foule arbitrairemen t rassemblée ne forme
point un peuple ; la convention des parties ou l'association ne


le font pas davantage. Pour créer un' peuple, il faut le lent
travail des générations; le peuple n'existe définitivement. que
lorsque son caractère propre est devenu héréditaire par la per-


pétuation des familles et la transmission de sa culture de père


en fils.
Une nation nouvelle suppose un développemen t politique, une


tant le corps des habitants d'un même pays,
et peuple comme représentant ce.


munie corps dans ses rapports politiques. Mais l'usage
confond souvent ces


deux mots, et sous la constitution de 091 on avait adopté la formule : La
nation, la loi, le roi. » La formule de distinction donnée par Littré n'est


pas très-nette ; on comprend assez difficilement que u le corps
des habitants


d'un'nténie pays » ne soit pas lié dans « ses rapports politiques. »—
On voit


d'ailleurs que Littré donne plutôt aux deux termes le même sens que la
langue allemande, et par suite les mots :


national, nationalité, droits natio-


naux, se référeraient plutôt à l'origine, à la race, à la culture. M. Block.,
« Dictionnaire général de la politique, » est aussi dans ce sens. M. Bluntschli
s'est inspiré sans doute ici de l'Encyclopédie du xvine siècle. Au reste, le


sens de tous ces mots est très-malheureusement peu fixé. Le mot national,
entre autres, pris substantivemen t, s'oppose à l'étranger et se réfère au
lien politique. — Pour nous conformer à l'idée de l'auteur, nous avons
généralement traduit Vo/k, par nation, Nation par peuple. Mais, d'autre
part, lorsque nous parlons des droits nationaux, des


formations na:ionale•,
des nationalités (ch. tu et liv. In, nous visons surtout les rapports d'ori-
g ine ou de culture. Nous ne pouvons nous servir en ce sens des mots


droits


publies, qui se réfèrent manifestemen t à l'État. Enfin, le national par oppo-
sition à l'étranger (elf. xxi, 111), c'est le membre de l'État; la nationalité
est aussi quelquefois le lien qui rattache à l'État, et le peuple, opposé aux
classes élevées, c'est la foule, la plèbe.




THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
formation d'État ; elle peut par conséquent se produire


rapide-ment par une organisation subite ; mais celle-ci ne sera jamaismieux assurée que lorsqu'elle reposera sur Mt peuple.
Les peuples se forment par l'action concurrente de plusieurs


forces, de plusieurs facteurs, propres à pénétrer les masses d'un
esprit commun, d'intérêts semblables, d'habitudes analogues, et
à les séparer des autres hommes.


Les plus i mportantes de ces forces sont
a) La religion. Dans l'ancienne Asie, et. aussi pendant le


moyenâge, l'action de la foi religieuse était parfois si puissante sur la
manière de vivre et de penser, que les dissidents étaient rejetés
parmi les étrangers. C'est probablement la foi religieuse qui sé-
para les Perses ariens des Indiens également ariens, et c'est elleinc


ontestablement qui fit que les Brahmanes et les Bouddhistes,malgré la c
ommunauté de la langue, des demeures et de l'ori-gine, se c


ombattirent comme des peuples ennemis. C'est la reli-
gion qui fit des Juifs un peuple à part,


non-seulement dans la
Palestine, leur patrie, mais dans la captivité de Babylone, à Rome
et à Alexandrie, et jusque dans leur dispersion générale.


La religion n'a plus aujourd'hui une influence aussi grande;
notre époque estime plus la liberté religieuse que l'unité de
la foi ; la force des autres éléments nationaux l'emporte. Les
Allemands ont conscience de l'unité de leur peuple, bien qu'il
comprenne des protestants, des catholiques, des juifs, des pan-
théistes, et se séparent des peuples étrangers, même coreligion-
naires.


b) L'influence de la langue est encore plus puissante. Lesmasses séparées par le territoire continuent à développer leurlangue, lentement et d'une manière indépendantevient
unmoment oit elles ne c


omprennent plus leurs voisins, qui cepen-
dant parlaient d'abord comme elles. Dès lors, le peuple considère
comme siens ceux qui parlent son idiome, et les autres, commedes étrangers.


Expression de l'esprit. commun, instrument du
commerce in-


tellectuel, la langue se perpétue dans la famille; on l'hérite, et
elle conserve toujours vivante la conscience de la nationalité
Xlangue maternelle).


Un peuple étranger qui accepte héréditai-


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 73
relent une langue nouvelle se transforme petit à petit intellec-
tuellement, et prend la nationalité du peuple dont il parle la
langue. C'est ainsi que les Ostrogoths et les Lombards germains
sont devenus des Italiens; les Celtes, les Francs et les Bur-
,ondes, des Français ; les Slaves et les Vandales prussiens, des


°eSinilialncdosnscience de la nationalité est aujourd'hui plus forte et
plus active que jamais, c'est aux oeuvres de la langue, à la litté-
rature, et surtout à la presse périodique, qu'on le doit. Le mou-
vement national a reçu son impulsion de la littérature nationale,
qui a créé la communauté de la pensée et du sentiment et agrandi
le domaine intellectuel commun.


Et cependant les idées de peuple et de communauté hériditaire
de la langue ne se confondent pas complètement. Les Bretons et
les Basques se considèrent comme des Français, et ne parlent ni
ne comprennent le français; leur caractère français s'est formé
par l'union politique, les intérêts et les destinées communes, la
même civilisation. Les Anglais et les Américains du Nord,
quoique parlant la même langue, se regardent comme des peuples
distincts ; la distance des pays, la mer qui les sépare, le genre
de vie différent, les oppositions historiques, sociales et politiques,
out fait deux peuples d'un seul.


Ainsi, la communauté a) des demeures et du pays, b) de la
?nattière de vivre, des occupations, des moeurs, c) de l'union poli-
tique, ont également de l'influence sur la formation nouvelle des
peuples. Ajoutons-y le mélange, qui peut engendrer un type et
un caractère nouveau, par suite un peuple nouveau ; l'histoire
générale en contient maints exemples.


Le peuple est un étre de culture; son union interne et sa sépa-
ration d'avec les autres peuples viennent essentiellement de sa
culture, et exercent leur influence principale sur les rapports de
Iculture.lalipipl e


l'appeler


r L'esprit, le caractère commun qui l'anime, forme son
essence; il tâta donc le comprendre psychologiquement. On peut


un organisme, car il a sa manière d'être dans les ressem-
ces physiques de ses membres et dans les manifestations


externes de la langue et des moeurs. Mais il n'est pas un être
organique au sens élevé du mot ; il n'est pas une personne,




74 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
comme la nation. Il y a en lui communion vivante, disposition
pour l'unité, mais non unité de la volonté et de l'action :
peuple n'a donc pas de personnalité juridique, tant qu'il n'est
pas devenu nation clans l'État.


La volonté et l'activité humaines ont sans doute leur part dans
la formation des peuples ; cependant celle-ci s'accomplit. presque
toujours inconsciemment, comme par une nécessité naturelle. Ces
formations engendrent l'émulation, la variété des oeuvres Int_
mailles, et permettent à l'homme de manifester les ressources
si diverses de sa nature, d'accomplir plus largement ses fins. La
croissance et le développement des peuples est le plus puissant
levier de l'histoire universelle, et appartient sûrement aux grandes
lignes du plan divin du monde.


On peut définir le, peuple : la communauté de l'esprit, du sen-
timent, de la race, devenue héréditaire dans une masse d'hommes
de professions et de classes différentes; communauté qui, abs-
traction faite d'un lien politique, se sent unie par la culture et
l'origine, spécialement par la langue et les moeurs, et étrangère
aux autres communautés de ce genre.


La grandeur d'un peuple est mobile et changeante. Il peut
croître indéfiniment en étendant sa langue, ses mœurs, sa cul-
ture, à d'autres niasses qu'il s'assimile. Il-peut descendre, et se
réduire à rien lorsqu'il est envahi par une culture étrangère qui
s'enrichit à ses dépens. La civilisation plus avancée d'un grand
peuple dévore souvent ainsi de petites nationalités encore gros-
sières, dont elle vient cultiver les moeurs.


La nation (Volé) est une communauté d'hommes -unis et orga-
nisés en État. Elle existe dès que l'État. se forme, et s'élève au-
dessus du peuple par la conscience de l'appartenance et de
l'unité politiques communes. Une nation qui abandonne son pays
peut ne pas cesser aussitôt d'être ; mais son existence n'est que
transitoire tant qu'elle ne s'est pas acquis de nouvelles de-
meures. Il se peut même que la nation précède l'État ; la nation
juive, sous Moïse, précéda l'État juif : mais alors la nation se sent
fortement poussée vers l'État, et possède une organisation pré a-
lable q u i va le fonder-. Donc l'idée de nation se réfère toujours
à l'État : sans État, poila de nation.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 75


vous
ne donnons pas le nom de nation à la foule assujettie,


purement passive et sans droits ; on ne saurait donc dire inver-
sement : Point d'État sans nation. La despotie ne connaît que des •


La nation implique naturellement la communauté de l'esprit,
du caractère, de la langue, des moeurs, lorsqu'elle repose, dans


le:semble, sur un peuple. Là, au contraire, où elle est la


esréesnlinlet'ante de plusieurs peuples nu de débris de peuples, la com-
munauté y est moins parfaite que clans le peuple lui-même.


Ce qui distingue surtout la nation, c'est la communauté plus
complète du droit, la participation au gouvernement, la faculté


d'exprimer la volonté de l'ensemble et (le l'affirmer en actes, les
organes constitutionnels qu'elle possède, en un mot, la person-
nalité publique et juridique.


L'esprit et la volonté de la nation ne se confondent nullement
avec là simple somme des volontés individuelles ; ils sont, par
leur objet et par leurs organes, l'esprit et la volonté une de l'en-
semble de l'État *.


Les nations, êtres organiques, sont soumises comme telles aux
lois naturelles de la vie. Leur histoire offre les mêmes âges que
la vie des individus. Les forces naturelles, les facultés, l'imagi-
nation, les besoins d'une nation sont autres dans son enfance,
autres dans sa vieillesse. Pour la nation comme pour l'individu,
le milieu de la vie est généralement le plus haut période
de l'esprit et de la force. L'immortalité semble bien n'appartenir
à aucun des deux.


Observations. — ' 1. Savigny a eu le mérite de relever de nouveau
Cette idée, et de montrer l'influence de l'âge de la nation sur la
formation du droit en Allemagne'.


2. Les liens de famille, à eux seuls, ne peuvent engendrer ni
Peuple ni nation, et Schleiermacher est doublement contredit par
l' histoire, quand il affirme qu'il y a « unité de la nation dés qu'un
C ertain nombre de familles sont unies entre elles par le connubium, à


n'existait
formaient


point entre
la nation


les deux
romaine. Chez


classes; et lescependant,
nations



germaniques
à elles deux,


elles


l'exclusion des autres. » Les patriciens romains étaient unis entre


'


eu x par le connubium, les plébéiens de même ; dans l'origine, celui-ci


le mariage n'était permis qu'entre personnes appartenant au m




THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
ordre. Enfin, dans l'État moderne, le droit au mariage entre natio.
naux et étrangers est reconnu partout, et ne crée point un nouveau
peuple.


3. Mancini (Della nazionalità corne fondamento del divitto delle genti,
Napoli. p. 37.) dit également que « le peuple (nazionalita) est une
communauté naturelle d'hommes unis dans une vie commune par
l'unité des demeures (du pays), l'origine, les moeurs, la langue, et
ayant conscience de cette communauté. » Mais, s'il voit avec raison
dans le peuple la condition naturelle de la formation de l'État, Une
distingue pas assez nettement entre le peuple et là nation, et il est,
tenté de considérer le peuple comme une personne juridique, ce
qu'il n'est pas, ce qu'il peut seulement 'devenir en s'organisant enÉtat ".


CHAPITRE III.


Droits nationaux.


On parle souvent aujourd'hui des droits nationaux;
ou de-


mande qu'ils soient respectés : c'est là un progrès de la civilisa-
tion. Fractions de l'humanité, produit (le cette grande marche
de développement qui embrasse l'histoire du inonde, les peuples


ont droit au respect et à la protection de leur existence. Exister


est le premier des droits de l'homme.
Mais a-t-il pour l'homme


un droit naturel plus certain que la communauté du génie na-
tional? Cette communauté n'est-elle pas la base de l'existence
individuelle, et la condition du progrès de l'humanité?


Cependant il est difficile de trouver une Ibrmule juridique qui
corresponde au précepte moral. Le principe des nationalités


n'a


encore d'importance capitale que dans la politique, non dans le
droit public.


Sont susceptibles d'être invoqués :
1. Le droit à la langue nationale.
La langue est le bien le plus essentiellemen t propre du peuple,


la manifestation la plus nette de son caractère, le lien le plus
fort de la culture commune.


Aussi l'État n'a-t-il pas le droit d'arracher à un peuple son
idiome, ni d'en interdire le progrès et la littérature. Il doit n'en -
pas contrarier la culture, et même l'encourager avec bienveil-




78
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


lance, en tant que les intérêts généraux de la civilisation le per
-


mettent '. Les Romains abusèrent largement de leur pouvoir en
prohibant les langues indigènes des provinces; la défense sous
peine de mort de se servir de la langue populaire des Vendes,dans les domaines de l'ordre teutonique, fut un acte de barbarie.Ce n'est pas que l'État ne puisse avoir sa langue oflicielP


.L'unité peut être ici dans l'intérêt de tous. On ne peut parler Hi
en irlandais ni en gallois dans le Parlement anglais ; l 'autorité
centrale française ne se sert que du fiançais. La Suisse cepen-
dant respecte ses nationalités avec plus de sollicitude, par l'em-
ploi simultané du français et de l'allemand, et. même, en certains
cas, de l'italien.


L'État peut aussi prescrire que la langue la plus cultivée sera
seule enseignée dans les écoles publiques, et donner ainsi aux
enfants d'un peuple encore grossier une part clans les conquête
et l'héritage d'une littérature plus noble. Mais proscrire de
et de l'école la langue d'une nation civilisée serait une amèr
injustice.


2. Le peuple a le droit d'observer ses coutumes nationales lors-qu'elles ne sont contraires Hi aux grands principes meraux
l'humanité, ni aux droits de l'État. Les Anglais peuvent défendr
le suicide des femmes indiennes aux funérailles de leurs époux


_


la défense de jeux populaires innocents ne se justifierait pas.
3. Les droits d'un peuple sont moins importants dans le dôn


naine des institutions Juridiques proprement dites. L'unité e.
l'harmonie de l'État, les intérêts du peuple plus cultivé exercent
ici une influence relativement plus grande. Un État avancé


con-sidère
comme une nécessité une législation qui embrasse l'en-semble, et qui puisse abroger ou modifier les lois particulières


d'une fraction : on ne peut reprocher aux Romains
.
leur tentative


d'introduire partout leur droit. L'excès peut cependant exister.
Le Parlement anglais a suscité les plus vifs griefs en imposant,
en 1773, au Bengale encore trop peu préparé, les formes de la


Cobstit. autrichienne de f849, §. 5 : « Chacun des peuples (le la monat'-
- chie a le droit égal (?) et inv:olablc de conserver et de cultii


,er sa langue etsa nationalité. » [La loi fondamentale du 2i décembre 1867 est dans lemémo sens.]


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 79


j ob
qice et du droit anglais. Dans les États allemands, on con-


serva anxieusement un véritable chaos de statuts locaux tradi-
tionnels, et d'antre part on travailla hardiment et sans mesure à
l'introduction d'in droit commun étranger.


Dans le domaine du droit, la nation l'emporte sur le peuple;
les différences particulières plient devant l'unité de la loi et de lajurisprudence; l'égalité des citoyens devant la loi est préférée à
la diversité des coutumes locales. Les Romains imposèrent plus
facilement leur droit que leur langue; nous ne Manions ni les
Français donnant leur code civil à l'Alsace allemande et à l'an-
cienne Bretagne galloise, ni les Anglais appliquant leur législation
à l'Irlande et au pays de Galles. Et cependant, il est bon de
rappeler que Rome, en voulant soumettre à sa jurisprudence
les Germains encore barbares, alluma les grandes guerres de
l'indépendance germanique, et que, pendant plusieurs siècles,
ces derniers observèrent comme un principe écrit dans leur
conscience, qu'il faut laisser à chaque peuple son droit propre et
protéger l'individu selon son droit d'origine, c'est-à-dire national.
Appliquée sans mesure, l'ancienne maxime romaine eût détruit
toute liberté nationale en détruisant tout droit national; seul
poursuivi, le système germanique eût empêché toute culture
élevée de droit et d'État. La rencontre ennemie des Romains et
des Germains, la lutte des deux principes, leur impuissance à
s'exclure complètement l'un l'autre, fut un bonheur pour la
liberté des peuples et les progrès de la civilisation.


4. Une nationalité attaquée par l'État dans son existence mo-
rale et intellectuelle est naturellement poussée à une résistance
énergique : c'est la plus juste cause de révolte entre la tyrannie'.
La légalité, peut en souffrir; le droit n'est pas violé.


Niebuhr (Le 'droit de la Prusse contre la cour de Saxe) : « La nationalité
commune est plus haute que l'union politique qui lie ou sépare les hommes.
• Ile fait naître entre eux, par la grammaire, la langue, les moeurs, la tradi-
tion, la littérature, une confraternité qui les sépare des souches étrangères
et leur rend odieux le lien qui les attache à un peuple qui n'est pas le leur. »




CHAPJTRJ IV.


La formation nationale de l'État et le principe
des nationalités.


*La nationalité a toujours exercé une grande influence sur les
États et sur leur politique. Le sentiment de la parenté nationale
et des moeurs communes enflamma les Grecs dans leurs luttes
contre les Perses; les , Germains combattirent, pour leur liberté
nationale, contre les Romains; ce furent des oppositions natio-
nale qui divisèrent Fempire universel de Rome en empire latit!
et empire grec; la différence des langues romane et germanique
eut une grande part à la rupture de la monarchie franque et à la•
séparation do la France et de l'Allemagne ; ces influences se
montrent quelquefois pendant le moyen âge lui-même. Cepen-
dant, c'est de nos jours seulement que


le principe des nationalitésa été soutenu comme un principe décisif de droit public.
Les formations clu moyen âge se fondaient soit sur les d y n77.soit sur les ordres; elles étaient plus territoriales que nationales.


Les peuples de l'Europe grandirent dans les siècles derniers,
sans quo l'État prit encore un fondement ou une expression na-
tionale; c'était plutôt l'État


autoritaire du prince et des fonctionsqui s'était développé.


La théorie du droit naturel elle-même ne fondait pas son type
d'État sur la c


ommunauté nationale, mais sur la nature humaine,
sur ses besoins, et sur la libre volonté de l'individu. Pour Rous-


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 81


;eau, c'est la société, et non pas le peuple, qui forme le fondement
de l'État. Le « peuple » (Folk) auquel il attribue la « souve-
raineté » ce n'est pas le peuple (Nation) organisé et unifié, niais
l'universal ité , ou, relativement, la majorité des citoyens arbi-
trairement réunis en État ; pou importe à Rousseau que son
« peuple » soit composé de nationalités différentes, ou ne soit
qu'une fraction d'une nationalité. La constitution française de
1791 à 1193 (art 25 à 28) et celle de 1795 (art. 17) s'inspiraient
des mêmes principes. On employait indifféremment les expres-
sions peuple et nation, mais c'était simplement pour désigner
gg l'universalité des citoyens. » On ne faisait que déplacer l'as-
siette du pouvoir, du centre clans la périphérie, du roi clans le


Napoléon Fr essayant de reconstituer l'empire de Charlemagne,
demos.


et de créer une monarchie européenne avec le peuple (Notion)
français pour fondement, échoua, malgré tout son génie, contre
des résistances nationales qu'il ne sut pas comprendre. Cependant
la conscience de la nationalité sommeillait encore; le sentiment
national inspirait et enflammait les ,coeurs et les courages des
masses inconscientes, dont. l'esprit national n'était point encore
réveillé. L'Angleterre elle-même ne combattait pas pour sauver
la liberté des peuples, mais par haine de la révolution, et pour
ses intérêts. commerciaux menacés. La mâle fierté, le sentiment
du droit propre à la race anglo-saxonne, élève sans doute la


t
conscience politique des Anglais; néanmoins le principe des na-
io inspire toujours quelque méfiance. Ils savent que


leur royaume insulaire renferme plusieurs peuples, et que les
Irlandais celtiques s'agitent encore sous l'action du sentiment
national; leur leur imme se empire d'outre-mer s mble enco e plus
atteint. Les Espagnols . , clans leurs luttes héroïques contre Napo-
léon , sentaient bien leur unité nationale et la haine de l'étranger ;
et cependant, dans leurs pensées, ils combattaient moins pour
leur nationalité que pour le roi légitime et la religion menacée
par l'infernale Révolution. Les Allemands avaient perdu depuis
es siècles le sentiment de leur nationalité, par suite des divi-


sions confessionnelles et du morcellement de l' Empire ;les discours
enthousiastes de Fâche et les écrits d'Arndt ne trouvèrent d'abord




82 THÉORIE!: GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
d'écho que clans quelques rares esprits. C'était pour leur empe-
reur et leur orthodoxie, et sans songer à leurs droits nationaux,
que les Russes allaient au combat et à la mort contre les impies
de l'Occident..


La Révolution avait proclamé le principe, peu net d'ailleurs,
que les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. La
Restauration ne s'inquiéta nullement des droits nationaux; le
Congrès de Vienne partagea les peuples entre les dynasties res-
taurées, sans en prendre nul souci, sans scrupule et sans pudeur.
L'Italie et l' Allemagne furent brisées-en un grand nombre d'États
souverains, à peu près comme on avait partagé la Pologne ; la
Belgique et la Hollande furent soudées en un seul État, malgré les
oppositions nationales.


Le principe des nationalités, dont la Révolution elle-même
n'avait point fait un principe d'État,. ne se manifeste que plus
vivement aujourd'hui. La science l'avait déjà proclamé et en
avait montré les conséquences politiques, lorsqu'il commença,
vers 1840 environ, à être accepté par les gouvernements. Dès
lors les tendances nationales s'agitent commue jamais, et deman-
dent énergiquement satisfaction ; les peuples veulent être des
nations; l'on recherche de toutes parts son autonomie ; tout le
système dynastique est menacé; tous les empires, ébranlés. L'Au-
triche souffrit de la diversité de ses peuples. Mais l'idée national
enfanta le royaume (l'Italie et le nouvel Empire allemand. La,
puissance du principe n'est plus contestable aujourd'hui : on ne,
peut discuter que sur l'étendue de ses conséquences.


L'État est dans une relation bien plus étroite avec la nationa."
lité que l'Église, dont le caractère est plus facilement universel;
L'État, c'est la nation organisée, et la nation emprunte surtout
son caractère du peuple qui vit dans l'État. Il y a donc liaison
naturelle, influence réciproque, permanente, entre la nation et le
peuple. -


En lui-même, le peuple n'est qu'une communauté de culture,
non une communauté d'État; mais, en acquérant conscience de':
cette première communauté, il acquiert facilement la pensée eti,
le désir de lui donner une volonté, une action, une personnalité:
c'est-à-dire de se former en État.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE [..ÉTAT. 83


C'est là la base du principe politique actuel des 'nationalités. La
protection de la langue, des moeurs, de la culture nationale, ne
suffit plus aux prétentions modernes ; l'État lui-même doit
être national, ou, en d'autres termes : « Tout peuple est appelé à
former un État, a le droit de se former en État. L'humanité se
divise en peuples; le monde doit se partager en États correspon-
dants. Tout peuple est un .Élat ; tout État, une personne nationale. »


Est-ce bien-là l'expression de la vérité? Jetons d'abord un
regard de comparaison sur la grandeur et les limites du peuple
et sur celles de l'État.


1. Lorsque le territoire de l'État est plus petit que le peuple
fc'est-à-dire lorsque l'État n'embrasse pas tout le peuple, deux
courants contraires peuvent se manifester :


1° Si les citoyens ont une conscience de l'État vive et forte,
l'État tendra à développer, à former un peuple nouveau. C'est
ainsi que les Athéniens et les Spartiates antiques sont devenus
relativement des peuples; de même, au moyen âge, les Vénitiens
et les Génois, plus tard, les Hollandais; et aussi, dans une cer-
taine mesure, les Suisses. .La séparation nationale des Améri-
cains du Nord d'avec les Anglais est l'exemple le plus grandiose
de cette formation d'un peuple nouveau par la force de l'esprit
politique, appuyé d'ailleurs ici par la différence des pays.


e Si, au contraire, les tendances nationales ne se sentent pas
satisfaites dans le territoire trop étroit de l'État, elles tendront à
franchir ses bornes, et à s'unir aux nations congénères (l'autres
États pour former un État national et plus grand. Cette tendance
a depuis longtemps formé l'État français; elle a créé de nos
jours l'Allemagne et l'Italie.


1 1. Mais lorsque le territoire de l'État est plus étendu que le
ile tiple,- .. c'est-à-dire lorsque l'État renferme deux ou plusieurs
peuples ou fractions de peuples, il faut distinguer :


A. Si ces peuples ou ces fractions sont groupées par niasses
dans le territoire. On voit alors :


1 ° L'État, s'appuyant sur la culture plus avancée de l'une des
nationalités, tendre à lui assimiler les autres éléments; et à faire
un seul peuple de la nation entière. Ainsi l'un des empires po-
ulains latinisa l'Occident, l'autre hellénisa l'Orient; aujourd'hui




4


I


84 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
la Belgique, appuyée sur les Vallons et sur la culture de sa capi-
tale, s'efforce de franciser les hautes classes de sa population
flamande; la Russie, de russifier les Polonais.


Pour que cette nationalisation réussisse, il fitut que le peuple
dominant l'emporte décidément sur les autres par son esprit, sa
puissance, sa culture. N'avons-nous pas vu la politique nationa-
lisante de Rome et de Constantinople échouer elle-même contre
la résistance des Germains et des Perses ?


Ou bien :
20 Les différentes nationalités tendront à divise?' l'État et à se


séparer politiquement. Exemples : les mouvements séparatistes
des Irlandais, les luttes constitutionnelles de l'Autriche, la perte
de la Lombardie et de la Vénétie, le dualisme renouvelé dans
son sein, les querelles des Magyares et des Slaves, des Alle-
mands et des Tschèques.


Ou enfin :
3° L'État essaye de retenir ses peuples dans l'union, sans les


transformer au profit de l'un d'eux. L'État renonce alors à deve-
nir vraiment national ; il devient neutre ou commun sous ce rap-
port. Il laisse, à l'intérieur, à chacun des peuples, la liberté
de protéger les intérêts de sa culture, et ne cherche point à favo-
riser plus spécialement l'un d'entre eux. La politique de l'État évite
l'exclusivisme national, et se dirige suivant les intérêts communs.


C'est ainsi que la Suisse est parvenue à résoudre le difficile
problème de l'existence rapprochée. de nationalités diverses,
satisfaites, sans que l'unité de l'État soit rompue. De petites
républiques, fractions de trois grands peuples, se sont ainsi for-
mées en un corps collectif', autour de ce noeud central des Alpes
qui sépare la France, l'Italie et l'Allemagne. Chaque canton
suisse forme d'ailleurs nn État national, ayant tantôt une seule
nationalité, comme dans le nord et dans l'est, dans le Tessin et
dans les cantons français de l'ouest ; tantôt une nationalité déci-
dément prépondérante, comme dans Berne et dan§ les Grisons
les allemands, dans Fribourg et dans le Valais les français.


L'Autriche essaya d'arriver au môme but, mais par une
méthode tout autre, peu longtemps suivie de succès. Joseph II
avait d'abord voulu la germaniser; il échoua, et l'on eut dès lors


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. S5


pour principe politique de forcer l'obéissance de chaque nationa-
lit é par les forces réunies des autres'. Ce mécanisme d'unifica-
tion violente ne donnait qu'un tout artificiel, prêt à se rompre
sitôt qu'il ne serait plus maintenu par une main de fer, et cela
avec d'autant plus de violence que la compression aurait été
plus douloureuse. L'Autriche l'a éprouvé depuis 1848.


8.. Les diverses nationalités ne sont pas groupées, mais mêlées.
L'unité de l'État ne court alors aucun danger; on peut craindre
plutôt que les nationalités plus faibles ne soient étouffées par les
phis fortes. La nationalité qui l'emporte par l'esprit politique
finit ordinairement par dominer, et s'assimile successivement les.
autres. Les Germains se romanisèrent dans les provinces romaines
qu'ils conquirent ; les Irlandais, les Allemands et les Français
des États-Unis d'Amérique sont, après une couple de généra-
tions, transformés par le type anglo-saxon des Américains du
Nord.


En somme, il y a influence rée:proque entre les deux principes,
celui des nationalités et celui de l'État ; mais il est faux que la
nation et le peuple doivent nécessairement ne former qu'un
tout.


Le principe des nationalités n'a donc qu'une valeur relative,
et l'on peut formuler ici les règles suivantes :


1. Un peuple politiquement capable de fonder un État et de le
conserver, peut seul demander à devenir une nation..Les mi-
neurs ont besoin de la conduite des majeurs; les faibles sont
obligés de s'unir entre eux, ou de se mettre sous la protection
des forts. L'Europe celtique a servi de matière aux formations
d'États des Romains et des Germains. Les nationalités du sud de
l'Europe orientale se groupent entre elles pour former des États.
La légitimité de la domination anglaise dans les Indes se fonde
sur le besoin d'une direction supérieure.


De Parien, Polit., p. 304, rapporte Cette parole de François II au minis-
tre de France à Vienne : «Mes peuples sont étrangers les uns aux autres,
et c'est tant mieux. Ils ne prennent pas les mêmes maladies en même
temps. En France, quand la lièvre vient, elle vous prend tous le même jour.
J e mets des Hongrois en Italie, et des Italiens en Hongrie. Chacun garde
son voisin ; ils ne se comprennent pas, et se détestent. De leurs antipathies
naî t l'ordre, et de leur haine réciproque, la paix générale. »




86 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Les peuples chez lesquels dominent les qualités


viriks del'âme (la raison et le courage) ont seuls, rigoureusement par-
. lant, cette force d'esprit et de caractère qui fonde et conserve
un État national ; ceux dont la nature est plutôt féminine sonttoujours gouvernés par les autres.


2. Le peuple peut avoir conscience de la communauté de sa force
et de sa culture, tout. en demeurant divisé sur le terrain des idéespolitiques : les uns, par exemple, seront monarchistes; les autres
républicains; et tous s'efforceront de réaliser leur idéal de l'État.
II se peut alors que ce peuple adopte plusieurs formations diffé-
rentes, et ne trouve satisfaction que dans cette variété. Politi-
quement, cette division est souvent une cause de faiblesse. Le
morcellement du peuple hellène en fit la proie de la Macédoine,
puis de Rome; l'Italie et l'Allemagne souffrirent du même mal,
et ne se défendirent qu'imparfaitement contre l'étranger. Mais
cette variété peut être également l'effet des riches dispositions
naturelles d'un peuple, un signe de la vigueur de sa vie, comme
le prouve cette couple de frères anglos-saxons, l'aristocratique
monarchie anglaise et la démocratie républicaine des États-Unis.
L'existence d'une Autriche allemande et d'une Suisse allemande
en dehors de l'Empire, est également. une preuve de la richesse
du peuple allemand.


3. Un peuple qui a conscience de lui même et qui se sent une
vocation politique, a le besoin naturel de trouver dans un État
la manifestation active de son être. S'il est assez fort pour satis-
fitire cette tendance, il a le droit naturel de former un État. Les
droits du prince ou des membres isolés de la nation, n'ont qu'une
importance subordonnée, devant le droit suprême du peuple
entier, d'exister et de se développer. Pour que l'humanité accom-
plisse ses destinées, il faut que les peuples qui la composent
puissent accomplir les leurs ; pour que les peuples vivent, il faut,
suivant l'expression du prince Eismark, qu'ils puissent respirer
et remuer leurs membres. De hï le droit sacré des peuples de se
donner des organes de leur vie et de leur action : droit saint
entre tous les autres, un seul excepté, qui les embrasse et les
fonde tous, celui de l'humanité.


4. Un État peut ne pas embrasser tout un peuple et cependant


CONDITIONS FONDAMENTA LES DE L'ÉTAT. 87


être national; il suffit pour cela que la fraction comprise


soit assez grande et assez forte pour pouvoir développer pleine-
ment son caractère et son génie. On exagère donc le principe en
exigeant que l'État national s'étende aussi loin que la langue
nationale ; c'est rendre les frontières de l'État aussi mobiles que
celles de la langue, chose incompatible avec la fixité de la
personne de l'État et la sécurité de tous. La France, l'Italie,
l'Empire allemand, sont certainement des États nationaux*.


Un peuple devenu nation, ou en voie de le devenir, a certai-
nement le droit d'attirer à lui les fractions nationales indispen-


sables à son corps; mais il ne peut pas arracher violemment et
contre leur gré. celles dont il peut se passer, ni celles qui trouvent •


satisfaction clans les liens d'un autre État.
5. * La plus haute forme de l'État ne s'arrête pas aux bornes de


la nationalité. Le développement de l'humanité n'exige pas seu-
lement la libre manifestation et la noble émulation des peuples,
mais leur union clans une plus haute unité. Le droit repose bien
plus sur la nature humaine que sur les particularités natio-
nales ; le droit avancé des peuples civilisés s'inspire plus des
besoins de tous que des moeurs nationales ; leurs institutions
fondamentales sont les mêmes; l'idée la plus haute de l'État est
humaine.


Par suite, l'État qui s'étend à la nation (Volksstat) a) peut com-
prendre des peuples divers. Les États dont le caractère national
est le plus tranché reçoivent souvent ainsi un complément utile
qui comble leurs défauts, et maintient de vivants rapports de
culture entre les peuples. Ce mélange produit quelquefois des


tt:i


sri ellta.. ts si féconds, qu'on peut le comparer à l'alliage du cuivre,
qui rend les métaux précieux propres à la • circulation moné-


6. Néanmoins, il est bon que l'État ait ses assises dans un
peuple principal et que des éléments nationaux différents ne-se
présentent qu'en faible proportion, comme par exemple les
allemands en France et en "Russie, les slaves en Prusse, les
Juifs en Allemagne, les français dans l'Amérique du Nord.


a ) Par opposition it l'Etat communal. Comp. p. 98, n o G.




88
TIT•OREE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


L'unité politique de la nation est difficile lorsque des
nationalhésrivalisent dans son sein de force et d'importance. L'Angleterre


a vaincu la difficulté en fondant ensemble Saxons et Normandsd'abord, puis Anglais et Écossais, enfin Anglais et Irlandais;l'Autriche se débat encore dans les dangers de cette
situation .7. L'État qui renferme plusieurs nationalités formant ensemble


une nation, ne doit pas répartir les droits publics par
n ationa-lité, mais maintenir entre toutes la communauté politique et


l'égalité des droits 1.
8. Le droit des gens, encore imparfait, n'a point établi de tri-


bunal humain pour juger si un peuple est ou non capable de
devenir une nation ; le tribunal de Dieu prononce seul, et ses
arrêts sont clans l'histoire du monde. Le peuple ne prouve ordi-
nairement son droit que par des actes, des souffrances, des
combats.


Puisque l'État est le corps de la nation, ses institutions et ses lois
doivent répondre aux besoins, aux qualités, au génie de celle-ci,


- sous peine de former un
corps impropre et contre nature; de tom-


ber avec la cause accidentelle qui les aura produites, crise popu-
laire ou force étrangère ; et d'ébranler, par leur chute, la santé
du peuple.


Tout grand peuple, apte à devenir nation, a sa conception
de la vie politique et sa mission publique. Le peuple donne àl'État l'empreinte de son être;


c'est le droit naturel du peuple à
une constitution nationale. La différence des nations répond ainsi
à la différence (les peuples, et la variété des formes d'État, montre
la variété naturelle des peuples.


Mais le caractère propre d'une nation ne se marque pas une
fois pour toutes dans l'État. La nation passe par des phases
diverses de développement ; elle demeure la même dans son
essence, mais ses besoins et ses vues se modifient avec son âge.
L'État national et conforme au génie du peuple


suit: le développe-ment ; sou organisme se modifie et se transforme aussi, sans quel'État cesse d'ailleurs d'être lui-même. Combien l'État romain
n'est-il pas tour à tour différent dans sa manifestation externe,


g E6tv6s; Die Nationatilittsfrage. Vienne, 1865.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 89


et cependant le caractère national romain ne demeure-t-il pas


toujours visible? La royauté, la république, l'empire, marquent
ses âges ; mais l'empreinte spécifique romaine ne le quitte pas.
La monarchie anglaise des Tudors se distingue de celle de la
maison (le Hanovre, comme le peuple anglais du xtne de celui
du xve siècle. La nation a donc le droit naturel de modifier


opportunément sa constitution.
Résumons-nous : La forme naturelle de l'État est celle qui


correspond aux qualités propres et à la période de développement


de la nation qui vit dans l'État.


Observations : l e . Caton, cité par Cicéron, De Republica. II, 21 :
« Nec temporis unies nec hominis est constitutio reipublicae. »


2. Frédéric le Grand de Prusse, dans
l'Anti-Machiavel, 12 : « Tout


est varié dans l'univers : les tempéraments des hommes sont
différents, et la nature établit la même variété, si j'ose m'exprimer
ainsi, clans le tempérament des États. J'entends en général par le
tempérament d'un État sa situation, son étendue, le nombre et le.
génie de ses peuples, son commerce, ses coutumes, ses lois, son
fort, son faible, ses richesses et ses ressources. »


3. De Maistre, Considérations sur la France
(1796), p. 88 : « [Y


a-t-il une seule contrée de l'univers où l'on ne puisse trouver un
Conseil des Cinq-Cents, un Conseil des Anciens et cinq Directeurs?
Cette constitution peut être présentée a toutes les associations


humaines, depuis la Chine jusqu'à Genésel. Mais une constitution
qui est faite pour toutes les nations, n'est faite pour aucune ; c'est
une pure abstraction, une oeuvre scolastique faite pour exercer
l'esprit d'après .une hypothèse idéale, et qu'il faut adresser à
l 'homme , dans les espaces imaginaires où il habite. »


4. Napoléon aux Suisses (1803) : » Une forme de gouvernement
qui n'est pas le résultat d'une longue suite d'événements, de
malheurs, d'efforts


racine.
»d'entreprises de la part d'un peuple, ne


5. Sismondi, Études sur la Constitution des peuples libres : La Con-
stitution comprend toutes les habitudes d'une nation, ses affections,
ses souvenirs, les besoins de son imagination, tout aussi bien que
ses lois. [Ce n'est jamais que la moindre partie d'une Constitution qui
luiented étudee diéacprpitreo.foOnnnee la trouve tout entière que quand on jointà,


de l'histoire nationale une étude, non moins


scrupuleuse de l'esprit national, des habitudes domestiques, du
pays, du climat, de tout ce qui influe enfin sur le caractère (l'un




90
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


peuple]. Aussi rien n'indique un esprit plus superficiel et plus faux
en même temps que l'entreprise de transplanter la Consti tution :d'un pays dans un autre, ou celle de donner une constitution no


n,
relie à un peuple, non d'après son propre génie on sa pro),,„
histoire, mais d'après quelques règles générales qu'on a décor,
du nom de principes. Le dernier demi-siècle, qui a vu naître tantde ces Constitutions banales, , tant de ces Constitutions d'emprunt


,peut aussi rendre témoignage qu'il n'y en a pas une seule qui ait
répondu ou aux vues de l'auteur, ou aux espérances de ceux qui
l'acceptèrent. » [Introduction, p. 38.1


6. L. Ranh (Zeitscher, I. 91) : « Chaque peuple a sa politique
.Quest-ce donc que cette indépendance nationale dont toutes les


Ornes sont jalouses ? Est-ce à dire simplement qu'aucun gouverneur
étranger ne s'établira dans nos villes, qu'aucune troupe étrangère
ne traversera notre pays? N'est-ce pas plutôt le pouvoir de donnerlibrement à


nos qualités toute la perfection dont elles sont suscep,tibles? »


CHAPITRE V.


III. — La Société.


• Depuis Rousseau, la théorie française est assez portée à con-
sidérer l'État comme une société, et à confondre les trois expres-
sions peuple, nation, société. Cette confusion a été nuisible,. et
dans la science et dans la pratique.


La théorie allemande distingue ici plus soigneusement, éclaire
ainsi les différences, prévient des erreurs, assure mieux la base
et l'action de l'État, et en même temps la liberté de la société
contre la tyrannie du pouvoir.


La nation est un tout nécessairement uni ; la société, une union
accidentelle d'individus. La première est organisée de pied en
cap dans l'État; la seconde n'a pas d'organisation à elle. L'une


estrai
une personne juridique ; l'autre n'a point de personnalité d'en-


semble. Celle-là a l'unité de la volonté et le pouvoir public de la
réaliser ; celle-ci n'a ni volonté une ni pouvoir public propre ;
elle ne peut ni légiférer, ni gouverner, ni rendre la justice ; elle
ne crée que l'opinion publique, et n'a ainsi, dans l'État, qu'une
influence indirecte, variant avec les vues, les intérêts, les désirs
des individus. La nation est une conception de droit public ; la


société n'est qu'une liaison changeante de personnes privées, dans


les limites de l'État.
La nation et la société, étant composées des mêmes hommes,




92 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
ont sans doute des relations étroites et nombreuses. C'est aussi
pour la société que l'État fixe le droit ; il protége la société, e
favorise les intérêts. La société à son tour appuie l'État soi
économiquement, soit moralement. Une société souffrante 03i
malade est pour l'État une souffrance et un danger ; une sociéte
saine et cultivée, une force et une condition de bien-être.


Mais il n'y . a pas toujours harmonie parfaite entre l'État et la
société ; celle-ci, aveuglée par l'intérêt privé, ou par les courants
mobiles de l'opinion, demande quelquefois des choses injustes
ou dangereuses ; ou bien c'est l'État qui exige de la société des
sacrifices que celle-ci supporte impatiemment. Les intérêts per-
manents de l'État peuvent se trouver en conflit avec certains
intérêts passagers de la société. Tantôt la société souffre d'un mal
qui ne peut être guéri que par le secours de l'État ; tantôt la
constitution ou l'administration ont des vices que la société s'ef-
force d'arracher. Il appartient au droit public et à la politique
de trancher justement et d'aplanir utilement la difficulté.


Les mots peuple et société se rapprochent davantage, mais ne
se confondent pas non plus. La société, en présence du peuple
héréditaire, se montre comme une réunion changeante d'indivi-
dus. Le peuple s'est créé dans sa langue une expression orga-
nique de sa communauté d'esprit ; la société se sert de cette
langue, et n'a pas de langue à elle. Le peuple peut être divisé
entre un ou plusieurs États ; la société se restreint à un État
déterminé, ou, si nous parlons de la société européenne, c'est
pour comprendre les habitants de l'Europe civilisée, bien
qu'ils forment différents peuples. La société d'un État déter-
miné embrasse de même l'ensemble de ses peuples, sans égard
à leurs différentes nationalités. On peut reconnaître dans le
peuple un organisme naturel, au moins sous le rapport physique;
la société n'est qu'une somme d'individus.


Gneist fait ressortir nettement ces différences. Mais l'expres-
sion « société d'acquisition » (Erwerbsgessellschaft), qu'il emploie
pour désigner la société moderne, est évidemment trop étroite.
L'acquisition des biens est sans cloute l'un des intérêts les plus
considérables et les plus généraux de la société ; mais elle n'est
pas le seul, ni peut-être le plus important. La société aime aussi


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT.
93


Ui
en jouir qu'acquérir ; elle aime la vie de famille, abstraction


faite de toute q
librement pour de fortune ; elle estime la civilité, la cul-


bure de l'esprit, la littératre, l'art. L'expression de Gneist fait la
sociéé plus égoïste et plus matérielle qu'elle n'est. Il suffit pour


l
e prouver de rappeler ces nombreux établissements qu'elle
fonde, or les pauvres, les malades, les sciences, les


lettres.




CHAPITRE VI.


— Les souches (Stamme) e).


Les races se partagent en peuples ; ceux-ci, en souches. Un
observateur attentif peut sans doute retrouver la parenté de cer-
tains peuples dans la langue, les moeurs, le droit ; mais les
peuples, même ceux qui appartiennent aux mêmes races, ne se
comprennent plus et sont devenus étrangers l'un à l'autre. Aucontraire, les souches d'un même peuple se sentent unies par la
communauté de l'existence, de la langue et des moeurs. Certainesparticularités


viennent sans doute lutter contre cette conscienced'une appartenance commune. Mais la langue nationale, en
ouvrant l'oreille de tous, réveille continuellement le sentiment
de la parenté et de l'unité. Les dialectes sont à la fois le signe dâla c


ommunion nationale et de la différence des souches. Ils sont
à la langue ce que le droit particulier de chaque souche est au
droit commun du peuple:


Les souches sont, comme les peuples, un produit de l'histoire,
qui aime à développer et à montrer en grand les oppositions in-


eliimme signifie li ttéralement souche, et cependant j'ai l ongtemps hésitéentre ce mot et le mot branche. Branche et souche sont sans doute des rela-tions : la branche est elle-même une souche par rapport aux rameaux ;
mais on dit plus volontiers en français : tes branches d'un même peuple, etles peuples d'une même souche. — Littré, v o . Sotiche : 40 Celui de qui sortune génération, qui est reconnu en être le chef.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 95


ternes cachées. Fractions du peuple, elles n'ont pas de type natio-
nal propre, et ne sont qu'une expression colorée et accentuée de
l'esprit national commun. Elles se perpétuent ainsi, conservant
leurs particularités et leurs caractères, augmentant la variété et
la richesse de la vie nationale, faisant souvent obstacle à l'unité
de l'État. Home est devenue forte et puissante par les luttes
civiles de ses partis, qui se rattachaient originairement à des
souches différentes ; les Ilellènes, chez qui les oppositions furent
trop vives, ne purent fonder un État commun durable. La diffé-
rence des souches a également exercé une grande influence dans
la formation des États modernes. Favorable au particularisme
du moyen âge, elle se dresse comme un obstacle contre les ten-
dances d'unification. L'Italie et l'Allemagne l'éprouvèrent. Les
souches anciennes furent brisées de bonne heure, dans l'une
par l'indépendance des villes, dans la seconde par la politique
des rois et la formation des États territoriaux. Mais leur influence
se continua dans le caractère propre de'chaque ville d'Italie ; et
malgré la fusion qui s'opéra dans les nouveaux États allemands
qui succédèrent aux anciens duchés de souches (Stammesherzog-
thiiiner), elles eurent une large part à la chute de l'empire
d'Allemagne. Les adversaires de l'unité allemande excitent encore
aujourd'hui leurs préjugés, pour retarder le développement na-
tional qu'ils ne peuvent plus empêcher.


Il y a dans la souche une prédisposition pour une formation
nouvelle. Une souche qui s'isole peut, avec le temps, devenir
une nation. Elle deviendra plus difficilement un peuple. Il fau-
drait pour ceci qu'elle se mêlât, se fusionnât avec d'autres peu-
ples, et, par suite, qu'elle changeât de langue, comme les sou-
ches germaniques (les Lombards en ; ou, au moins,
qu'elle élevât son dialecte au rang de langue nouvelle, comme
les Hollandais.




CHAPITRE VII.


V. — Les castes. — Les ordres. — Les classes.


A. — LES CASTES.


Les peuples et les souches sont presque toujours groupés
dans des pays ou des territoires distincts. Mais nous rencontrons
d'autre part clans la nation, réunis ou mêlés quant aux lieux,
certains étages fixes de l'édifice social, ou certaines directions•
ou tendances différentes de la vie commune, ou enfin des degrés
divers d'importance et d'éducation politiques : ce sont les castes,les États ou les ordres et les classes.


Les castes fleurirent en Égypte et en Perse ; mais elles
n'eurent nulle part autant d'importance que dans les Indes.
Leur système appartient surtout à l'ancien élément asiatique-
arien, et ne put jamais s'acclimater en Europe; la différence des
races lui fournit une application noti


•elle en Amérique. Les
ordres se rencontrent chez un grand nombre de nations ancien-
nes ou nouvelles, et atteignent leur plus riche épanouissement
chez les peuples germaniques du moyen àge. Les classes suppo-
sent un État raisonné, comme la Chine dans l'Asie, Athènes,
Rome, ou mainte nation moderne.


Les castes sont considérées comme l'oeuvre de la nature, la
création immuable de Dieu ; les ordres sont un produit naturel


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 97


de l'histoire et des professions sociales ; les classes sont une insti-
de l'État. L'autorité de la foi se montre clans les castes :


la puissancepui sance de la vie sociale, de la culture et des moeurs;
dans les ordres ; la politique organisatrice de l'État, dans les
classes . Les castes sont nécessairement héréditaires et immua-


bles, semblables aux couches superposées des rochers de la
montagne . Les ordres croissent comme les plantes et se dévelop-
pent organiquement comme les peuples et les États. Le prin-
cipe héréditaire y est tempéré ou repoussé par le libre choix de
la profession. Les ordres les plus anciens se rapprochent des
castes par l'hérédité ; ceux d'une civilisation plus avancée se
rapprochent des classes par la liberté des professions. Les clas-
ses, créations de l'art, changent avec le but que se propose
l'État.


L'organisation des castes indiennes peut être regardée comme
le type du genre. Les lois de Manou les présentent comme une
création de Brahrna, et cette croyance, qué Platon désirait im-
. planter artificiellement clans sa république idéale, a donné dans
les Indes tous les effets dont elle est susceptible.


D'après le mythe indien, c'est de la bouche même de Dieu que
sortit la caste supérieure des Brahmanes, dans laquelle le sang
arien, bien qu'un peu mêlé, s'est conservé le plus pur. Aussi
sont-ils, comme le Verbe vivant de Dieu, l'expression la plus pure
et la plus complète de l'Être divin. La culture de la science et
de la religion et l'étude du droit sont leurs attributs. Le plus infime
des Brahmanes a, comme tel, une valeur plus haute que le roi
lui-même. Leur nature est divine, et, s'il ne leur est pas interdit
de s'occuper des fonctions terrestres et de se mêler des affaires
du monde, du moins leur abstention ne fait-elle qu'élever leur
pureté 1 . Frapper un Brahmane, fût-ce avec un roseau, c'est
mériter les peines de la damnation.


•La seconde caste est celle des Kshatriyas. Le roi en fait partie;
elle est sortie du bras de Dieu. La force et la puissance externes
sont incarnées en elle. C'est la caste héréditaire des guerriers et


I Lois de Manou, II, 1.62 (publiées par Loiseleur de Longchamps. Paris,
Un brahmane évitera les honneurs du monde comme un poison, et


recherchera 10 mépris des hommes comme l'ambroisie. »




98 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
de la noblesse. Le commerce ne leur est pas interdit, mais il est'
peu digne d'eux.


La troisième, la caste des Visas ou Visaysas, est sortie de la
cuisse de 'Dieu. Les professions civiles les plus nobles sont leur
partage. Ils sont appelés à l'agriculture, à l'élève du bétail, au
commerce.


Enfin, la quatrième classe et la plus obscure, les Sudras, sont
nés des pieds de _Dieu : c'est la population servante ; consacrée
aux besoins de la vie matérielle, elle n'est pas digne de lire les
livres saints.


Le mariage parfait suppose l'égalité de caste entre les conjoints;
.cependant l'homme peut épouser une femme d'une caste infé-
rieure. Dans le cours des siècles, les mésalliances ont engendré
des situations bâtardes dangereuses, origine de castes hérédi-
taires réprouvées. Le passage d'une caste à une autre plus élevée
est extrêmement rare ; la séparation absolue est la règle perma-
nente, et l'ordre des castes conserve son influence jusque par delà
la tombe. Il domine la vie à venir et la vie présente, et c'est à
peine si, après des efforts de plusieurs mille ans, un Ksbatriyas
lui-même peut, par une exception extraordinaire, s'élever dans
la sphère divine des Brahmanes. Au contraire, tout manquement
précipite facilement dans l'abîme, qu'il est alors presque impos-
sible de remonter.


La croyance des Indiens repose sur une erreur évidente, et
nous savons aujourd'hui que la formation de leurs castes est en
majeure partie l'oeuvre de l'histoire. On conserve encore dans les
Védas le souvenir d'une période ancienne où il n'existait point
encore de castes, mais des ordres ariens. La différence entre les
Sudras et les castes supérieures, toutes trois nommées ariennes,
se rattache sans doute à une opposition originaire de race. Les
Ariens de race blanche, vainqueurs, se seront emparés du pays
des Sudras de couleur ; ils s'y seront établis en maitres, de même
(pie plus- tard les colonies européennes au milieu des peuples
rouges de l'Amérique.


L'ancien nom des castes, Varna, » signifie couleur, et indique
l'opposition primitive. Plus la caste est élevée, plus la race blan-
che est pure ; plus on descend, plus la race est mêlée du sang de


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 99
la race originaire noire'. Les deux premières castes s'élèvent au-
dessus de la troisième, comme l'aristocratie sur le demos chez
presque tous les peuples ariens. Enfin, l'élévation des Brahmanes
au-dessus de la caste de la noblesse et des chevaliers, et même
au-dessus du roi, ne s'explique, à mon avis, que par l'introduc-
tion de la nouvelle religion panthéiste de Brahma, plus intelligente
que l'ancienne religion des nombreux dieux de la nature ; par le
sentiment 1)105 élevé de la Divinité chez les prêtres, les sages et
les saints Brahmanes ; par leur énergie et leur dévouement à leur
mission divine, et par leur abandon volontaire de la souveraineté
temporelle 2.


Ces castes prirent donc naissance dans les événements et les
combats de l'histoire. Leur organisation fut dès lors réputée né-
cessaire, immuable et sainte. Cette idée fut inspirée avec tant de
soin dans l'éducation de la jeunesse, dans la détermination ri-
goureuse des devoirs religieux, et par toutes les institutions de
la vie publique et de la vie privée, que personne désormais ne
put croire à la possibilité d'un. changement; et cet ordre rigide
passa à travers les siècles, de génération en génération.


L'organisation des castes n'est pas une institution de l'État,
une partie de la constitution. L'Etat est plutôt encastré dans les
castes ; il leur est subordonné, elles forment l'organisation générale
du monde, dominant tous les rapports et pour toujours. Cet assu-
jettissement empêche toute forme élevée d'État, tout dévelop-
pement libre. Comment l'idée politique pourrait-elle briser ces
niasses rigides, immuables, séparées et enchaînées par une loi
supérieure? Que signifie l'autorité de l'État, et que vaudront ses
moyens de coercition contre des gouvernés profondément con-
vaincus que leur obéissance attirerait sur eux des millions
d'années de malheur et de souffrance?


Sans doute, c'est à juste titre que le principe de l'hérédité occupe
une grande place dans l'État ; il maintient une liaison intime


' Cornp. sur les castes indiennes : Lassen, lndische Alterthumskunde. I,
9.801 et suiv.; Gobineau, De l'inégalité des races humaines, Il, p.1:35; Bentey,
dans le Dictionnaire de Guttrie et Grey, art. Indes; Duncker, Geschichte des
AltPrnnons, ll, p. 12 et suiv.


2 J'ai motivé plus empiétement cette opinion dans mas u Altasintische
galles und Wettideen, » p. 29 et Suiv.




103 THÉORIE GÉNÉRALE DE I2ÉTAT.
entre le passé et l'avenir ; il affermit le corps de l'État, qui doit
survivre à l'individu. Mais, s'il domine exclusivement dans le
droit public, il enchaîne et paralyse les meilleures forces ; il fait
de l'État une momie qui cherche artificiellement à conserver
les traits d'une vie disparue, et ne peut cacher l'empreinte de la
mort.


Les castes augmentent et renforcent les oppositions naturelles
des couches sociales. Les unes, richement dotées de privi-
léges héréditaires, peuvent y trouver satisffiction ; mais les cou-
ches inférieures et intermédiaires sont d'autant plus durement
opprimées. Leur abaissement est marqué du fer rouge du mépris,
et l'individu n'a aucun espoir de briser ses chaires. L'autorité
excessive des castes supérieures tue la liberté des autres.
Ce système peut permettre une perfection relative dans les di-
verses carrières, et même une remarquable activité d'esprit des
classes élevées ; mais, en plaçant son principe suprême dans la
transmission du sang et les traditions de race, il aboutit à la
négation de la liberté individuelle. Il a produit de religieux ana-
chorètes, de grands philosophes, des poètes remarquables, des
héros vaillants et magnanimes, des pères et des fils excellents,
des ouvriers habiles, mais jamais de grands hommes d'État
ni (les peuples libres.


Tout y est calculé pour le maintien de l'ordre, rien pour le
progrès de la vie. Le repos en est l'idéal ; le mouvement, la crainte
et le danger. La vie n'y est qu'une répétition ; jamais rien de
nouveau ; une roue tournant toujours également. à la même
place, autour du même axe. Quelle valeur peut avoir une
vie semblable? Aussi cette insipide uniformité a-t-elle poussé de
nombreux enfants de Bouddha à en chercher la fin dans la doc-
trine de la dissolution, clans le néant par le suicide. La civilisation
indienne est la fleur et le fruit du système des castes ; et cepen-
dant les germes d'une décadence interne s'y montrèrent à la lon-
gue, et les Indiens ne purent résister à la conquête de l'étranger.


L'Inde actuelle ne conserve plus les débris de ses castes que
comme un mal héréditaire ; elle ne voit plus en elles le véritable
système du monde, et, poussée par l'esprit anglais, elle donne
un autre fondement à ses institutions.


CHAPITRE VIII.


B. — LES ÉTATS OU LES ORDRES (Stand e).


L'Europe nous présente, au lieu de castes, des ordres ou des
Mats. Ils sont également les membres ordonnés et organiques de
la nation, mais ils s'abandonnent à l'action du temps, et ont
ainsi leur développement, leur histoire, leur transformation.


Leur plus ancienne forme rappelle encore les castes : hérédi-


taires dans la règle, ils offrent des rapports remarquables avec
le système indien ; les représentations mythiques de leur ori-
gine sont parfaitement semblables. D'après l'Edda, le dieu Rigr,
dans le cours de ses pérégrinations, engendra d'abord Thral, qui
fut la souche de la population servile; puis, dans un séjour meil-
leur, le libre Karl, souche des paysans libres ; enfin le noble Jarl,
auquel il apprit à lancer un dard, à manier la lance, et auquel il
confia le mystère sacré des Runes. Les ordres se distinguaient
par la couleur et par la forme : les nobles, éclatants de blan-
cheur, avaient les cheveux blonds et les joues enflammées ; les
serfs, d'un visage repoussant, avaient des membres grossière-
ment osseux.




4. L'ordre gaulois des Druides rappelle la caste des Brah-
manes ; il a également le sacerdoce, la science, la connaissance
du droit Mais les Druides, et surtout les prêtres germains


Cesar, De Bell. Gall., VI, i3 : « rebus intcrsunt, sacrificia
Pubhm ac privata procurant, religiones interprctantur . Ad hos magnum




102 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
d'avant le christianisme, — leur nom : Godi, dérive du mot.
Dieu (Colt), de même que celui des Brahmanes de Brahma, —
sont dans une relation plus étroite avec la noblesse nationale
héréditaire. Le clergé chrétien du moyen âge, du moins par la
position élevée qu'il occupe, se rapproche davantage de, la pre-
mière caste indienne.


2. L'ancienne noblesse de l'histoire primitive de l'Europe est
toujours héréditaire, et réunit ordinairement les fonctions les
plus importantes des deux castes supérieures de l'Inde. Les noms
eux-mêmes prouvent cette hérédité. Les Eupatrides grecs et les
Patriciens romains sont les descendants de pères nobles ; les
Adelinge germains.


doivent leur nom à la famille (Mal), dont ils
sont issus'. Les Lucumons de l'Étrurie et les Chevaliers gaulois
forment également une noblesse héréditaire. L'ancienne légende
aimait à faire descendre immédiatement des dieux ou des héros
les premières d'entre les familles nobles, les familles princières,
et à les révérer comme issues d'un sang divin. C'est à cette noblesse
primitive qu'appartiennent ordinairement le sacerdoce, la science
des choses divines, la connaissance et la culture du droit, les plus
hautes fonctions publiques. Elle a toujours le premier rang dans
l'organisation militaire ; mais la plupart des professions civiles
lui sont fermées. Les nobles ont ordinairement à leur service ou
sous leur protection des clients ou des gens dévoués (hiirige Lente),
et leurs seigneuries les distinguent jusque dans la sphère du droit
privé. Ils placent volontiers leurs habitations sur des hauteurs,
même dans les villes.


Ces traits caractéristiques se montrent de nouveau, quoique
un peu modifiées, au commencement du moyen âge. hais plus
nous remontons dans le passé, plus cette institution politico-
religieu se est semblable partout.


3. Les hommes libres (Genteinfreien) forment chez les Grecs,
les Romains et les Germains le véritable noyau du Demos et de
la nation. Ils ont la plénitude des droits généraux ; ils sont la


aclolescentium numerus disciplinœ causa concurrit, magnoque ii sunt apud
eos honore Nam fere de omnibus controversiis publicis privatisque consti-tuant »


' Voy., sur ce point, Sclunitthenner, Stalsrecht. p. 31 et 103.


CONDITIONS FONDAMENT ALES DE L'ÉTAT. 103


force de l'État. La noblesse s'élève au-dessus d'eux, non pas à la
manière de la caste indienne, comme distincte par essence, mais
comme un ordre éminent et distingué, uni au leur, ayant ses
racines dans le même droit national.


Aux époques reculées, les hommes libres sont ordinairement
propriétaires fonciers et agriculteurs ; ainsi nous trouvons les
Geomores dans la constitution d'Athènes aux temps de Thésée,


les Spartiates ordinaires, les Plébéiens romains, les
Libres (Freien),


de toutes les souches germaniques. Le droit respecte la naissance
libre et la franchise des terres. Ces hommes libres s'occupent
aussi de commerce, mais peu. Leur manière de vivre peut être
comparée à celle des Visas ; mais ils portent les armes, forment,
les masses de l'infanterie, et ont plus facilement part aux hon-
neurs publics. Ils ont de plus dans la commune, des droits
politiques qui varient avec la constitution de celle-ci..


quoique sujets au regard de l'autorité, ils ne sont point dans
la dépendance d'un maître particulier. Ils n'ont pas, dans le
principe, le droit de protection ou de patronage, mais ils peu-
vent 'avoir des esclaves ou des gens en propre (Eigene). Générale-
ment leur liberté s'acquiert par la naissance (ingenuus), et. leur
ordre est héréditaire.


4. Enfin, nous trouvons des traces nombreuses d'un ordre qui
se dissolvait déjà visiblement aux premières époques connues,
et qui, par cela même, est un peu énigmatique : ce sont, sous
une expression générale, les gens d'un patron (hi.rige Lente);
comme les Sudras indiens, ils ont en partage les fonctions infé-
rieures de la vie. Cet ordre comprend quelquefois des agricul-
teurs assujettis, appartenant absolument à la même race que les
vainqueurs; ailleurs, des gens misérables qu'une oppression
lente ou le défaut d'économie ont placés dans la dépendance. Tels
sont les Pélates et les Piètes des Grecs, les Clients des Romains,
des Gaulois, (les Bretons, les Lites des Germains. Leur maitre est
leur tuteur et leur protecteur (J'und und Schutzherr) : chez les
Grecs, il se nomme Prostrates, chez les Romains Paironus. Ils font
partie de la nation, et ne doivent pas être confondus avec les
esclaves; mais leur liberté, leurs droits, leur valeur, sont infé-
rieurs à ceux de l'homme libre. Ils exercent de préférence les




104
• THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


professions manuelles; la plupart des affranchis montent dans
cette classe.


L'histoire de ces ordres est étroitement liée à celle des États.La tr
ansformation des constitutions n'est souvent que l'effet des


m
odifications internes, peu remarquées d'abord, des ordres.


Toute la formation du droit prit au cours du moyen âge
l'empreinte et l


'expression de ces derniers. Chaque ordre, en
même temps que sa profession, avait. son droit. et ses juridic-
tions. Le clergé vivait suivant le droit canon ; le prince, suivant
le droit des seigneurs (Herrenrecht); les chevaliers; suivant ledroit des fiefs (Lehensrecht). Les gens de service (ifinisteriales,Diensaeute), avaient leur droit spécial (Dienstrecht); on appli-quait aux bourgeois le droit de leur ville, et aux paysans les
coutumes et le droit de cour (11ofrecht, le droit de la cour du
seigneur.) Tous ces ordres brisaient le lien politique général,
et c'est par eux qu'on faisait. partie de l'État.


Petit à petit leur caractère changea ; d'héréditaires, ils devien-nent de plus en plus professionnels. Dans les derniers siècles, ondistinguait surtout : le clergé, 2) la noblesse, 3) les bourgeois oule tiers étal, 4) les paysans. Les deux ordres aristocratiques occu-
paient une situation politique éminente ; le troisième avait sauvé
sa liberté civile ; le dernier était sans pouvoir, dominé par les
autres.


Toute cette grande institution tombe en ruine sur la fin du
moyen âge; il n'en demeure que des débris, semblables aux
vieilles murailles d'un château fort démoli. Mais l'intelligence du
système féodal est nécessaire pour celle de l'État moderne. *


CHAPITRE IX.


1. — Le. Clergé.


Il formait le, premier des ordres du moyen âge. Cependant,
rigoureusement, et d'après la doctrine de l'Église, le clergé n'est
point un ordre de la nation ; c'est un ordo ecclesiasticus, non un
ordo civilisa l'État n'est qu'une organisation de laïques; le clergé,
consacré à Dieu, est au-dessus d'elle. Les prêtres chrétiens ne pro-
clament pas, comme les Brahmanes, leur descendance céleste,
car leur ordre ne se perpétue pas par le mariage ; mais ils invo-
quent une institution divine. L'Esprit-Saint les remplit ; ils sont
sanctifiés par la consécration de l'Église. La grandeur du sacer-
doce élève le prêtre le plus infime, et même le plus corrompu,
au-dessus du plus noble et du plus vertueux des laïques, comme
l'or est supérieur à l'argent, l'esprit au corps.


Malgré ces conceptions idéales, qui rappellent un peu la pre-
mière caste indienne, le clergé du moyen âge ne renonçait pas à
dominer l'État, et conformait à regret sa conduite aux lois civiles.
L'Église d'alors enseignait que les lois (le l'État ne sont point
obligatoires pour le clergé ; que. le clergé a le droit de les exa-
miner, de les juger, et de déterminer dans quelle mesure il
voudra bien s' y soumettre. Les privilèges ou les intérêts de
l'Église semblaient-ils menacés, les clercs refusaient l'obéis-
nixe , en se fondant. sur leur grandeur morale et sur le texte de




106 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
l'Écriture : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. »
contre, ils exigeaient du pouvoir civil une prompte


soumission
aux lois de l'Église, et son appui pour les appliquer.


Le clergé chrétien parvint aussi à se soustraire à la juri-diction laïque,
civile ou criminelle : ses prétentions ne suppor-


taient pas la suprématie des juges laïcs, des brebis sur les pas-teurs. D
se fit exempter du service militaire, parce que les


armes de fer » sont i ncompatibles avec sa vocation ; mais, de
plus, il s'était affranchi des impôts. Dans toute occasion, il


invo-quait ses i
mmunités pour éviter les charges publiques. Ses mem-


bres n'étaient pas les citoyens d'un peuple ou d'un gays ; ils ne
reconnaissaient que le lien universel de la chrétienté avec Rome,
la capitale du monde, le siége des Papes. Le droit canon réglaitleur vie. L'Église, avec ses douces censures, les jugeait.


Cependant le clergé ne s'affranchit jamais complètement des
liens de l'État. Une indépendance absolue eût peut-être été con-
traire à ses propres intérêts, et d'ailleurs des souvenirs historiques
l'empêchaient.


Hi
storiquement, l'Église chrétienne était née dans l'empire


romain,
maître du monde. C'est là qu'elle avait grandi, et les


autorités romaines ne renoncèrent pas à leurs pouvoirs. Tous
devaient se soumettre aux lois, au gouvernement, aux tribunaux
de l'empereur. Celui-ci n'accorda au clergé que de rares privi-
léges ; la sujétion était alors certaine.


La monarchie franque conserva le même principe, bien que
l'indépendance de l'Église eût déjà grandi. Les immunités du
clergé ne s'établirent que très-lentement sous les princes germa-
niques, et bien plus, à l'origine, par la grâce et la volonté des
rois qu'en vertu de la force obligatoire du droit canon, qui
commençait cependant à invoquer avec audace et fierté sa propre
autorité. Les droits de l'Église ne furent reconnus que pas à pas,
non sans c


ontestation, ni partout avec la même étendue.
Les intérêts du clergé le liaient également à l'ordre laïque et àl'État. Le Pape romain devint le souverain temporel, le roi da


Patrimoine de Pierre, né de la concession royale, de donations
princières, et même de la conquête d'un territoire gouverné par
des clercs. La plus haute autorité spirituelle se trouvait donc


CONDITIONS FONDAMENTALES- DE L'ÉTAT. 101


un ie
à la souveraineté temporelle. Le pape, évêque des évêques,


lie
représentait pas seulement l'Église ; comme le premier d'entre


d'Italie, il était aussi profondément mêlé aux intérêts
les Princes
de la politique italienne, suivant Machiavel, pour le


malheur de
cc pays. Trop faible pour unifier, il était assez fort pour entretenir
les divisions. Impuissant à protéger l'Italie, il était toujours prêt
à appeler l'étranger pour les besoins de sa politique. Les papes
replacèrent Rome au premier rang des villes de la chrétienté ;
ils l'embellirent par les églises, les monuments et les œuvres
d'art; niais, sous leur gouvernement, les Romains, malgré leurs
dispositions politiques naturelles, restèrent inférieurs en vertus
et en progrès civiques aux citoyens des républiques italiennes. .
L'État de l'Église était plutôt une contrefaçon des États civilisés.
Le monde moderne a enfin compris les défauts nécessaires d'un
gouvernement de prêtres, et les Romains attendent de la sécula-
sation le relèvement de leur situation politique.


Après l'Italie, ce fut l'Allemagne qui éleva surtout la puissance
politique des princes ecclésiastiques. Déjà, dans la monarchie
franque, on voit les évêques jouir d'une haute situation, prendre
place clans les Reichstage des Francs à côté des grands laïcs,
spécialement des comtes, former avec eux l'Assemblée des Majores
ou•eniores, se réunir en assemblées distinctes.


Mais le mélange ne fut nulle part plus complet que dans la
constitution dé l'Empire allemand. Les archevêques de Mayence,
de Cologne et de Trêves occupent le premier rang dans le collège
des sept Princes Électeurs ; l'archevêque de Mayence, comme archi-
chancelier d'Allemagne, a la première voix* ; tous trois sont
princes l'Empire, et bientôt leur indépendance est presqueo


acquis des droits souverains (Landeshoheit) sur certains terri-
toiNreusu:bre d'archevêques , d'évêques et d'abbés ont également


its
et siégent dans les Beichstage ou assemblées de l'Empire,


les uns avec une voix entière (Virilstimme), comme véritables
princes de l'Empire (les archevêques de Wiirzbourg, d'Augs-
bourg, de Bâle, etc.), les autres, sur les bancs des prélats qui
ic.éjl(emettdiavieet(ictratsbtairi ie)ncs des s comtes, avec une part clans une voix


Leurs armes occupent dans le blason




108


THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
le premier rang après celles du roi ; celles des princes laïquesleurs égaux cependant d'après la constitution, ne viennent qu'en:
suite, car ceux-ci pourraient sans i nconvénient être les vassauxdes princes de l'Églis%nais le contraire ne paraîtrait pas cou-
venable. En vain proposa-t-on à ces derniers, lors de la qu erelledes investitures,. de renoncer au pouvoir temporel et de


con-sacrer toute leur vie à leurs devoirs spirituels ; ils repoussèren tavec humeur cette suggestion du Pape lui-même. Fonctions
spirituelles et fonctions politiques se trouvèrent donc souvent
unies,


et par suite le clergé ne pouvait pas se mettre com-
plétement en dehors de l'État.


Même système dans les constitutions (les États particuliers.
Les prélats (évêques, abbés, prieurs, maîtres des ordres reli-
gieux) y forment un ordre ayant sa place au Landtag, et siégeantsoit comme groupe à part, soit en commun avec la noblesse
(les seigneurs et les chevaliers). Ils ont dans leurs domaines
une juridiction plus ou moins étendue, et leurs seigneuries
foncières font généralement la base de leurs droits dans les
ordres de l'État. Les immunités du service de guerre et des
impôts n'appartiennent d'ailleurs ni à leurs gens ni à leurs
serviteurs, toujours laïques.


L'aristocratie ecclésiastique avait l'avantage de n'être pas héré-
ditaire; elle reposait sur le choix et la valeur personnelle. Le
fils d'un artisan devenait archevêque ou même pape ,.


Cette haute prépondérance du clergé fin à son tour ébranlée.
La réforme allemande du xvi c


lui porta un coup fatal ; elle
sécularisa les principautés ecclésiastiques, rejeta les évêques, sup-
prima les couvents et les ordres religieux. Avant la Réforme on
comptait au Reichstage trois princes de l'Église électeurs, trois
autres archevêques et trente et un évêques. Depuis la paix de
Westphalie, il n'y eut phis que les trois électeurs, un archevêque
(Salzbourg) et vingt évêques ; le banc des prélats au Landtag ne
subsista que dans les pays du Rhin et dans la Souabe ; le Nord et


Le pape Grégoire VII, (Us lui même d'un charpentier, dit que « Rome
est devenue grande parmi les pmens et parmi les chrétiens : Quod non tamg
eneris aut patriœ nobibtatem, quam animi et corporis virtutcs perpen-


dendas adjudicaverit » Comp. Laurent, Éludes sur
VII, p 335.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT.
une bonne partie du Sud s'étaient affranchis de la puissance


P°Lliatigsléle dulaeisiscaletirocis.in'avait été que retardée dans les pays catho-


liques ; un second choc l'amena. La révolution de 1789 emportales princes électeurs de la rive gauche du Rhin, et leurs terri-
toires furent incorporés à la France. Les autres domaines ecclé-
siastiques servirent à dédommager les princes laïques. La chute
de l'empire amena celle des ordres, et les prélats ne conservèrent
plus qu'une position 'incertaine dans quelques rares États parti-
culiers. La dignité épiscopale redevint ainsi purement spirituelle.
La chute des juridictions seigneuriales du clergé suivit de près
celle des souverainetés ecclésiastiques.


Déchu de son pouvoir temporel, le clergé pouvait moins que
jamais réaliser son idéal du moyen âge. La fierté de l'État
moderneeepoussait la suprématie des clercs, et exigeait de tous
soumission aux lois et aux autorités constitutionnelles. L'époque
des immunités et des privilèges de l'Église était passée. Le même
droit national et les mêmes juridictions s'étendirent sur tous.


En France et en Angleterre, le sentiment de l'État laïque,
demeuré plus fort, ne permit jamais au clergé de prendre une
situation politique aussi considérable qu'en Allemagne. Cependant
ce dernier eut sa place dans les ordres : en Angleterre, les évêques
•siégeaient avec les lords dans la chambre haute ; en France, le
clergé formait un ordre à part, le premier de l'État. L'influence,
ici de la Révolution, là de la Réformation, fut décisive; les im-
munités tombèrent devant le principe du devoir égal de tous.
En 1789, lorsque les États généraux se réunirent à Paris, le
clergé abandonna volontairement ses privilèges. Il devança même
la noblesse dans l'Assemblée nationale, qui désormais ne repré-
sentait plus les ordres, mais l'ensemble des citoyens libres.


Aujourd'hui, l'ordre féodal du clergé est partout dissous ; la
grande distinction des clercs et des laïques a perdu ses anciens
edteres éstesc;elleci laesit. igé n'est plus une des institutions de l'État. La masse


ecclésiastiques a passé dans les grandes classes moyennes ; les
rares dignitaires de l'Église se mêlent à l'aristocratie laïque,




CHAPITRE X.


— La Noblesse.


A. — LA NOBLESSE FRANÇAISE.


* L'ancienne Rome avait eu, dans le Patricial, son aristocratie
héréditaire ; mais de bonne heure les luttes des partis avaient
transformé celle-ci en une aristocratie politique ne reposant plus
sur le droit de naissance, mais sur la libre volonté de la nation
nommant aux emplois publics *.


Dans les derniers siècles de la république et sous l'empire,.
cette haute aristocratie politique se composait essentiellement des
familles sénatoriales. Les anciennes familles patriciennes, réduites
à cinquante à l'époque d'Auguste, et dont les rangs n'augmen-
taient plus guère, — la famille de l'empereur devenait patricienne
de droit, — en étaient encore le noyau, non en droit, mais en fait.-
L'ancienne splendeur du nom, l'habitude des affaires publiques,
de grandes relations personnelles, souvent une grande fortune,
leur ouvraient généralement les portes du Sénat. Mais cette vieille
aristocratie fut sans cesse renouvelée et vivifiée par l'admission
des hommes les plus distingués dans la guerre, la politique, l'élo-
quence ou le droit. Le mérite politique et la gloire nationale


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. Il I
formèrent ainsi le principe de la noblesse romaine, et celle-ci,
même dans les jours de sa décadence, conserva quelques débris
de son indépendance et de sa grandeur passées.


Le célèbre discours de Mécène sur le Principat est une belle
expression de la pensée des hommes d'État romains sous Auguste.
L'ami du prince conseille de purger le Sénat des hommes inca-
pables que les troubles des guerres civiles y ont fait entrer, et
de le compléter avec soin par des choix nouveaux. Il recommande
de n'exclure aucun sénateur à cause de sa pauvreté, mais de
doter plutôt les hommes distingués et sans fortune ; de ne pas
nommer que des Italiens, mais de choisir aussi parmi les alliés •
et dans les provinces, et de rassembler ainsi, pour les taire par-
ticiper au gouvernement du monde, les premiers de toutes les na-
tions, les vrais conducteurs du peuple par leur famille, leur
vertu ou leurs richesses : « Plus nous aurons réuni d'hommes
remarquables dans le Sénat, mieux nous Irons assuré les
intérêts de l'État et la fidélité des provinces. »


Mécène n'oublie pas l'aristocratie des chevaliers, distinguée
surtout par ses richesses. 11 voudrait la voir formée, sur les mêmes
bases, des hommes considérés du second rang; il demande enfin
que les fils des sénateurs reçoivent dans la science et dans la
guerre une éducation digne de leur rang 1.


L'histoire de la noblesse française est très-mouvementée. On


praecuttèrye(p
lirsotipnrgeuer les périodes suivantes, ayant chacune son ca-


I. Cette noblesse appartient par son origine à l'époque des
Mérovingiens (/81-752); les vestiges d'une noblesse franque héré-
ditaire et plus anciene ne sont qu'incertains. Il se forma alors
une noblesse personnelle de foi, née des rapports entre le roi et ses
gens. Peut-être se recruta-t-elle :surtout parmi les anciennes fa-
milles nobles. Mais on admit certainement aussi au nombre des
antrustions du roi de simples Francs ou Germains libres. Des
liornains furent mis sur la même ligne comme « convives du roi »
(convivie regis) ; et il y a même des exemples fréquents de per-
sonnes de basse extraction, anciens esclaves ou anciens serfs,


I Di on. Cass., 52.




TTIÉORIE GÉNÉRALE DE L'FTAT.
appelées aux plus hautes dignités du royaume, et ainsi parmi lés
nobles.


Les éléments de cette noblesse étaient donc fort
.
mêlés.


Schtiffner ' démontre qu'elle n'était point, en majorité du moins,
héréditaire, mais personnelle et de serve, et liée au roi par lui
serment de fidélité. La composition (Wergeld) plus élevée (itii
la protégeait était un signe et une conséquence de la valeur plus
haute de ses membres. Elle avait peu d'avantages de droit privé;
mais elle se distinguait politiquement, soit par la qualité d'an-
trustion jointe à une haute fonction dans l'État, dans la cour ou
dans l'Église, soit par une part dans le conseil du roi, et par la
place qu'elle occupait dans les assemblées nationales et les
Reichstage. C'était, dans les personnes et dans les choses, un
mélange d'éléments germains et d'éléments romains.


Cependant les premiers dominaient, et ils s'affirmèrent de plus
en plus. C'est à tux qu'appartient ce lien personnel de foi envers
le roi (trustis dorninica) qui se perpétua dans les moeurs et les
familles, et se ramifia dans les vassaux des seigneurs, et le sys-
tème des concessions de bénefices, de terres surtout, faites aux
grands par le roi. L'organisation féodale y prendra surtout ses
racines.


2. L'avénement des Carlovingiens (752-981) fut l'oeuvre d'une
révolution aristocratique. Les maires du palais surent se placer,
comme ducs et représentants du roi, à la tête de la noblesse
puissante et guerrière de l'époque. lis favorisèrent la tendance
des nobles à se fortifier dans leurs domaines ; puis, avec leur aide,
ils chassèrent le fantôme d'un prince dégénéré.


Le Nord surtout appuyai° mouvement ; la Neustrie suivit l'im-
pulsion 2 . Les Germains dominaient dans l'Austrasie, qu'on
nommait « France allemande » (Francia l'eu'


tonica), par opposition
à la « France romane » du Sud. L'aristocratie française prit ainsi
mi caractère germanique tranché.


Dès lors la noblesse des fonctions et des services se transforme
petit à petit en noblesse féodale des barons, des seigneurs et des
vassaux. L'ancienne hiérarchie des fonctionnaires royaux fait place


Gcsch. der Rechtsverfq s. Frank
•eichs, I, 1) 2t et suiv.2 Guizot, Essais sur t'hist. de France, p. 32 et suiv.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 113


la dominatiOn des seigneurs, et chacun d'eux se rend bientôt
'indépendant dans sa sphère. Ce mouvement s'opéra sous les Car-
ioringiens ; et la noblesse redevint héréditaire par ses liens in-
finies avec l'hérédité reconnue des bénéfices.


3. Cette aristocratie nouvelle arrive à l'apogée de sa puissance


sous les Capétiens (de 987 jusqu'à saint Louis, 1226).
Charlemagne avait su conserver l'unité de l'État, et même


renforcer le pouvoir royal. Sous ses descendants, la monarchie
universelle des Francs se divise, et l'indépendance des fonctions
et des fiefs va grandissant. Charles le Chauve ' est forcé de re-
connaitre l'hérédité des comtes et celle des fiefs de l'Empire au profit
des fils des vassaux du roi, et même d'étendre ce principe aux
fiefs inférieurs ; bientôt les collatéraux obtiennent le même droit.


La noblesse individuelle, attachée itla fonction, ne se conserva
que dans l'Église; dans l'État elle se transforma en noblesse féo-
dale héréditaire. La domination des seigneurs s'étendit ainsi sur
toute la France. Les uns, quasi-souverains dans leurs domaines,
ne reconnaissaient que l'autorité suzeraine très-restreinte du roi,
et formaient la haute noblesse des ducs, des comtes, des vicomtes,
des barons. Ils étaient vassaux directs de la couronne, à l'excep-
tion de quelques-uns, qui l'étaient des ducs ou des comtes, ou
qui, plus rares encore, étaient demeurés propriétaires allodiaux.
Ils avaient la haute juridiction ; ils étaient les chefs de l'armée,
'et celle-ci, dépouillée de son caractère populaire, était devenue
un service de fief et de chevalerie, fixé et déterminé avec la plus
grande précision. Le roi ne pouvait faire de loi ni lever d'impôt
sans leur consentement. Ils édictaient dans la môme forme que
lni des ordonnances pour leurs domaines, et levaient aussi des
impôts avec le consentement de leurs vassaux. Pour demeurer
sur leurs terres, il fallait leur jurer fidélité (/ides). Le vassal leur
jurait « foi et hommage ; » il était leur sujet. Le pouvoir poli-
trIll:t sé eet mêlait. au droit privé ; il était brisé, rompu. La haute
noblesse n'est plus la classe la plus distinguée de la nation; la


services qu'elle doit au roi ne Sent même pas son
caractère essentiel. Ce qui la caractérise, c'est le rang de petit


Caroli V, a, STi. P. 111, 512, c. 3.




114 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
prince et de haut seigneur que prend chacun de ses mem-
bres; elle est devenue souveraine '.


La petite noblesse se transforma semblablement. Elle avait ci
son origine à la profession de chevalier et aux offices de cour;
la profession avait honoré ceux qui s'y consacraient et.ifyi s'atta-
chaient au seigneur par un lien de foi, comme chevaliers ou
comme gens de service (ministeriales). Les chevaliers étaient
presque toujours de naissance libre; les autres, souvent d'origine
serve.


Cette noblesse devint également féodale et héréditaire. Les
chevaliers acquirent des fiefs immobiliers, les gens de service
des fiefs de cour ; ils les transmirent dans leurs familles. Leurs
richesses (riches oms) les distinguaient de la roture ; vassaux,
ils se rapprochaient de leurs seigneurs. Ceux-0 étaient tradition.
nellement les « convives du roi ; » les chevaliers devinrent
les convives du seigneur 2 . Leurs services de guerre et de
cour étaient attachés aux biens qu'ils possédaient, comme les
droits de souveraineté des seigneurs l'étaient à leurs domaines.
Ils avaient aussi une seigneurie territoriale restreinte, et ils
étaient ordinairement. les bas justiciers des sujets de leurs suze-
rains, qui se rattachaient à ces derniers par leur intermédiaire.
La classe des chevaliers se forma ; ce ne fut plus la profession
seule, mais tout à la fois la naissance .et l'éducation conformes,
qui en devinrent la condition régulière. Ces nouveaux nobles
furent appelés « gentilshommes. » L'origine seule ne suffisait pas
sans doute 3 ; mais il fallait, dans la règle, descendre d'un père
chevalier (peu importait la condition de la mère) pour pouvoir le
devenir. Le roi seul pouvait anoblir 4 ; et cependant noblesse
et possession d'un fief étaient choses si étroitement liées à


langage ancien l'appelle ainsi. Beaumanoir, XXXIV, 41 : « Çascuns
barons est souverains en sa baronnie. Voirs est que li rois est souverains
par desor tous.»


2 Loysel, Inst. coutum., I, 1, 14 : « Nul ne doit seoir à la table du baron
s'il n'est chevalier. »


3 Voyez dans Loysel, lnst. cout., I, 1, le proverbe français : « Nul ne naît
chevalier. »


Loysel, 1051. cout., 1, 1, 12 : « Nul ne peut anoblir que le roY »
13 : « Le moyen d'être anobli sans lettres est d'être fait chevalier. »


clan


fi


cl,ee
qui, par


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 115
l 'origine, que le roturier qui achetait un fief et y vivait deve-
nait un « franc-homme, » et que son petit-fils lui succédant


e


fief était un parfait « gentilhomme. » Il se forma
i à côté des gentilshommes, une chevalerie libre, sans


naissance, éducation, profession, participait aux


avait également ses degrés. En partant des
h °Litait epuertsitdee sn ochevaliers.btise av


vavasseurs ou bas sires, on remontait aux viguiers (vicarii),
nombreux surtout clans le Sud, et possédant la juridiction
moyenne ; aux chdtelains, dont plusieurs se rapprochaient beau-
coup des barons, et aux vicomtes, dont quelques-uns avaient le
même rang que les barons, tandis que les autres occupaient une
position inférieure au service d'un comte.


La variété des rangs et des droits est si grande, que l'on
s'égare dans les détails ; mais le caractère essentiel est partout
féodal.


Ii. La noblesse, après avoir longtemps disputé le pouvoir au roi
lui-même, se transforme encore une fois depuis saint Louis
(1226) jusqu'à la Révolution (1789).


Les rois deviennent les représentants des idées renaissantes de
l'État et de l'unité nationale. Les légistes, défenseurs du droit
romain, les appuient, et trouvent dans la cour royale de justice,
le Parlement, un organe puissant de leurs doctrines. Le peuple,
celui des villes surtout, les soutient indirectement.


Un système nouveau de fonctionnaires royaux, dégagé de tout
lien féodal, se forme petit à petit. Le roi a des troupes sol-
dées à son service sans restriction ni réserve. Les grands duchés
et comtés sont successivement réunis à la couronne, par succes-
sion, par contrat, par force ou conquête ; les droits épars
de la souveraineté sont de nouveau concentrés. La domination
indépendante de la noblesse était brisée ; Louis XI (144'1-1493)
acheva la victoire de l'autorité royale.


La noblesse ne conserve dès lors que des débris de sa puissance
passée. Les grands cessent d'être seigneurs territoriaux, et ne
Peuvent se maintenir que comme gouverneurs de certaines pro-
vinces. La noblesse n'est plus qu'un ordre privilégié de sujets.
Les di stinctions dont elle jouit deviennent de plus en plus des




dto1 6 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAI'.
avantages qui heurtent les idées et les tendances nouvelles


, et
semblent odieux'. Les luttes .entre le roi et la noblesse prennent
un autre caractère : ce ne sont plus que des combats entre des
partis politiques et religieux, ayant ordinairement des nobles
à leur tète, souvent entre des partis de cour seulemet.
fluente et le pouvoir ne s'acquièrent plus qu'au service du roi.
Les états généraux n'avaient pas une forme assez déterminée pour
que la noblesse pût y jouer un grand rôle. Elle se transforma
petit à petit en noblesse de cour, se distinguant plus par les hon-
neurs et le rang extérieur que par les droits politiques. Henri IV
lui avait ordonné de vivre dans ses terres ; Louis XIV l'attira à
la cour, pour la rendre servile en l'éblouissant 2.


Au premier rang brillaient les pairs de France, d'abord au
nombre de douze seulement, six grands vassaux laïcs de la cou-
ronne, et six seigneurs ecclésiastiques; on donna ensuite le môme
rang aux princes du sang et à d'autres grands seigneurs laïcs.
La pairie était héréditaire ; elle donnait libre accès atiprès du roi
et dans le Parlement de Paris; cette cour pouvait seule traduire un
pair en justice. Les pairs portaient les insignes de la puissance
royale lors du couronnement des rois.


Après eux venaient les ducs, les marquis, les comtes, les
barons, les vicomtes, les chéitelains : leurs titres et leurs armes
marquaient leur rang, puis, la noblesse inférieure des écuyers
et celle des simples gentilshommes.


La noblesse s'était acquise surtont par la naissance ; niais la
possession d'une seigneurie foncière avait eu aussi son influence.
Bientôt il se forma à cité de cette noblesse ancienne une
noblesse nouvelle, dérivée de la concession royale. La noblesse
que conférait l'élévation aux grandes dignités civiles et mili-


I Tocqueville (t'Ancien Régime) a montré que la suppression des droits
politiques de la noblesse d'une part, et de l'autre le maintien de ses privi-
lèges économiques, contribuèrent beaucoup à exciter les haines. Aussi lon-
temps que les seigneurs eurent la justice et le soin (les intérêts publies,
l'on comprit l'affranchissement de l'impôt et les charges réelles et person-
nelles établies à leur profit. Ces droits économiques parurent d'injustes
priviléges depuis que le gouvernement royal se fut emparé de toutes les
juridictions, et que la noblesse eut été contrainte d'obéir comme le bourgeois
et le paysan.


2 De Parieu, Pol., 100 et suiv.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 117
!a ires, et particulièrement la noblesse de robe, en forma le prin-
cipal noyau. Ces fonctions n'étant plus ni héréditaires, ni liées
au erritoire comme dans la constitution féodale, cette noblesse
reçut continuellement de nouveaux affluents. La noblesse des
docteurs en droit (milites litterati, leudes) s'y rattachait ; c'était la
seule qui reposât sur les distinctions de la science, et non sur


Mais . la concession fréquente des lettres de noblesse à prix
la faveur royale.


d'argen t„ ou même comme récompense de services peu avoua-
bles, y introduisit un élément plus équivoque '.


5. La violente Révolution de 1789.détrnisit tonte l'institution.
Elle fondit d'abord dans l'Assemblée nationale les ordres, jusque -
là séparés , puis elle supprima la noblesse, comme une distinc-
tion contraire au principe démocratique de l'égalité 2 ; enfin, la
guillotine égalitaire essaya d'achever l'oeuvre.


6. Les passions révolutionnaires se rassasièrent dans le sang
de tout ce qui était élevé ; mais le glaive de l'égalité &émoussa
contre la résistance des choses. L'on fit alors diverses ten-
tatives pour relever la noblesse clans une forme nouvelle, sur
l'arène chargée de ses ruines. Aucune n'aboutit à rien de stable.


Napoléon Pr sut reconnaitre que l'aristocratie est à la fois, dans
la monarchie, une barrière et un indispensable appui. Son ordre
de la Légion d'honneur institua une sorte de noblesse moderne de
chevaliers, accessible à quiconque méritait de l'État, et cepen-
dant par essence purement honorifique et individuelle. Napo-
léon voulait créer en outre une haute aristocratie héréditaire, qui
réunit les familles de l'ancienne noblesse et les descendants des
nouveaux maréchaux, ministres et autres grands dignitaires, et
combinât les institutions des commencements de l'empire


I Comp. Schiiffner
'


o. c., vol. IF.
•L. du 25 juin 1790, art. I : « La noblesse héréditaire est pour toujours


abolie ; en conséquence, les titres de prince, de due, de comte, etc., ne seront
pris par qui que ce soit, ni donnés à personne. » Const. de sept. JIN : « La
constitution garantit comme droits naturels et civils : 1) que tous les citoyens
sont a dmissibles aux places et emplois : 2) que toutes les contributions
seront réparties entre tous les citoyens égal( ment eu proportion de leursfacultés. »


Const. (le 1795, art 3 : « L'égalité n'admet aucune distinction de nais-
sance, aucune hérédité de pouvoirs. »




118 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
romain avec les traditions de l'histoire, de France. Les assises
de cette rénovation étaient à peine posées par le statut du
1" mars 1808, lorsque la chute de l'empereur vint en arrêter le
développement '.


Louis XVIII imita davantage les institutions anglaises, sans
parvenir mieux à bien asseoir sa noblesse politique de? pairs,
L'ancienne pairie avait été complétement renversée par la Révo-
lution, et l'esprit national était si prévenu en faveur de l'égalité
des droits et de la libre circulation des biens, que toute rénova-
tion de la noblesse semblait une usurpation sur les droits du
peuple. Une partie de la noblesse avait porté les armes contre,
la France, et ses prétentions s'appuyaient sur la défaite de la
patrie 2 . L'ancienne haine trouva toujours de nouveaux aliments,
et l'aristocratie ne sut pas, par ses services, réconcilier le peuple
avec sa nouvelle élévation politique.


Napoléon,
.11érn. de Sainte-Hélène. — Las-Casas, V, p. 4 : [e Je le répète


de nouveau, j'ai fait trop ou trop peu : j'aurais dû m'attacher l'émigration
à sa rentrée ; l'aristocratie m'eût facilement adoré ; aussi bien il m'en fal-
lait une]; c'est le vrai, le seul soutien d'une monarchie, son modérateur,
son levier, son point résistant ; l'Etat, sans elle, est un vaisseau sans gou-
vernail (?), un vrai ballon dans les airs. Or, le bon de l'aristocratie, sa
magie, est dans son ancienneté, dans le temps; et c'étaient les seules choses
que je ne pusse pas créer ; [niais je manquais d'intermédiaires. M. (le Bre-
teuil s'était insinué auprès de moi, et m'y portait. M. de T..., au contraire,
qui n'en était pas aimé sans doute, m'en éloignait de tous ses moyens]. La
démocratie raisonnable se borne à ménager à tous l'égalité pour prétendre
et pour obtenir. La vraie marche eût été d'employer les débris de l'aristo-
cratie avec les formes et l'intention de la démocratie. Il fallait surtout
recueillir les noms anciens, ceux de notre histoire; [c'est le seul moven de
vieillir aussitôt les institutions les plus modernes.] — J'avais dans mon
portefeuille un projet qui m'eût rallié beaucoup de tout ce monde-là, et qui,
après tout, n 'eût été que juste: C'est que tout descendant d'ancien maréchal
ou ministre, etc., etc., eût été apte, dans tous les temps, à se faire déclarer
Glue, en présentant la dotation requise. Tout fils de général, de gouverneur
de province, etc., etc., eût pu en tout temps se faire reconnaître comte, et
ainsi de suite. Ce qui eût avancé les uns, maintenu les espérances des
autres, excité l'émulation de tous, et n'eût blessé l'orgueil de personne;
[grands hochets tout à fait innocents, du reste, dans ma marche et mes
combinaisons]. »
Comp. aussi V, p. 1(il, et Thiers, Hist. du Consul ,p. 110. Benjamin Constant, De l'esprit de complète, part. H, chap. n : « L'hé-


rédité s'introduit dans des siècles de simplicité et de conquête, mais on ne
l'institue pas au milieu des siècles de civilisation. Elle peut alors se conser-
ver, mais non s'établir. » Comp. de Parieu, Pol., 108.2 Aussi un décret des Cent-Jours porte : « La noblesse est abolie. Les
titres féodaux sont supprimés. » (13 mars 1815.)


CONDITIONS FONDÀMEN l'ALES DE L'ÉTAT. 119


1830 abolit la pairie héréditaire et les majorats ; 1848 emporta
également la pairie à vie et personnelle. La République se pro-


de nouveau contre les titres et les droits nobiliaires '. La


1 '1:::aréorganisation de la noblesse française a donc échoué. On pou-
vait en voir des germes dans la nouvelle dignité sénatoriale, mais


ils périren t dans le naufrage de l'Empire.
Aujourd'hui, la noblesse française n'a d'existence légale que


par l'autorisation de porter ses titres et la prohibition des usur-


pations 2 . * Les tendances égalitaires et démocratiques des masses
ne permettent pas aux nombreux éléments aristocratiques que
contient la nation de grandir et de se former. Leurs débris
ne forment plus qu'une noblesse nominale ou titrée; sans droits'
propres, ils se maintiennent moins par les institutions publiques
que par la vanité des familles 3.


Const. de 1848, art. 10 : « Sont abolis à toujours tout titre nobiliaire,
toute distinction de naissance, de classe et de caste. »


2 Décret du 24 janv. 1852. L. du 28 tuai 1858, et décret du 8 janv. 1859, qui
institue le Conseil du sceau des titres [appelé à donner son avis : I 0 sur lesdemandes de titres nouveaux et les vérifications de titres anciens; 2 0 sur
les changements et additions de noms, lorsque le renvoi est ordonné par le
conseil d'Etat, à cause du caractère héraldique de l'affaire.]


3 De Paricu, Pot., p. 112 et suiv.




CILIPITHE XI.


B. — LA NODLESSI: ANGLAISE.


L'Angleterre est. peut-être le seul pays de l'Europe où la
noblesse se soit conservée comtne une institution grande et
assurée. Plusieurs causes ont concouru à ce résultat.


1. La noblesse anglaise du moyen âge renfermait aussi deux
éléments nationaux différents, l'un


anglo-saxon, l'autre nor-mand;
mais les rapports ne filma pas les mêmes qu'en France.


La supériorité de fait que les Normands affirmèrent après la
conquête (1066) ne dura 'pas. Les Saxons se rapprochaient da-
vantage des Normands 'que les Gallo-Romains des Francs. LesEorls, leur noblesse ancienne et nationale, se distinguaient des
simples Saxons libres ou Ceorls, et avaient la même éducation,
la même manière de vivre, les mêmes sentiments que les
nobles normands. Ils défendirent leurs droits traditionnels même
contre la nouvelle dynastie, et celle-ci les reconnut. Éloignés
d'abord, en fait, du gouvernement, leur goût d'indépendance
en augmenta, et ils s'attachèrent à ces droits avec d'autant
plus de force. Le corps entier de la noblesse s'imprégna ainsi
de cet esprit de liberté politique qui lit la grandeur de l'Angle-terre.


2. La conquête eut un autre effet important. La puissance royale,


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L ' ÉTAT. l


fondement (le l'unité, ne fut pas, comme en France, éclipsée
par celle de l'aristocratie; la souveraineté ne fut point brisée


au
Lperortéitg.


grands
\s-a'éstsaalt: xlii en Angleterre, comme il s'établit


partout, mais il se forma autrement. De nouvelles recherches
montrent qu'il ne fut pas importé par les Normands. La plupart
des anciens Thunes saxons possédaient des fiefs, et étaient tenus,
en raison même de ces derniers, à la foi et au servie militaire
envers leur roi. Mais la conquête normande donna à \tout l'État
un caractère . e • des formes féodales beaucoup plus larges. La


'féodalité était alors plus développée en France qu'en Angleterre,
et les vainquenrs apportèrent leurs institutions dans le pays •


conquis.
tig e lo i de Guillaume . ier .Vint aussitôt poser en principe que


toutes les propriétés, même privées, seraient réputées fiefs et
soumises au domaine émiiient du roi. L'étendue de cette innova-
tion ne fut généralement comprise que plus tard, lorsqu'il s'agit
d'en déduire les conséquences. Les alleux . eux-mêmes furent
ainsi enlacés dans les liens féodaux, et les bénéfices, qui n'étaient
encore concédés qu'à vie, devinrent héréditaires. Tous les
hommes libres du royaume prêtèrent au roi serment de fidélité,
et s'obligèrent au service militaire Ce serment l'emportait
sur celui que les habitants libres prêtaient à leur seigneur


.immédiat. Plus de 60,000 fiefs de chevaliers se rattachaient ainsi
directement ou, plus souvent, indirectement au roi, comme au
premier d'entre les seigneurs et au chef de l'armée: Le roi prit
lui-même les rênes de la puissance féodale, et cela avec plus de


St•t. With., c. 52 : « Statuimus ut ()entes liberi homines fcedere et sacra-
mente affirment, quod infra et extra regnum Wilhelmo suo domino
fideles esse velint, terras et honores illius fidelitate ubique servare cum eo,
et contra inimicos et alieni nzenas defendere. » c. 58 : « Statuimus etiam
ut omnes barones et milites et service tes, et universi liberi hommes toLius
regni nostri habeant et tencant se semper bene in arrois et in
equis, ut decet et opportet; et poil sint semper prompti et bene parati ad
seetr:i,eitlitut tinuisis tsurtantuiirnitle:rum nobis explendum et peragendum, c.um semper
opus fuerit, sccundum quod nobis de feodis debent et tenementis de jure facere,per commune consilium toLius regni prndicti, et illis
dedintus et coneessintus in feodo,jure hereditario. Comp. Recrûs, !Henry of
the English Law, I, p. 34 et suiv.; Philipps, Engl. , Iteicits-und Rechtsgeschichte,
II, 1) . 42; Gneist, Des keutige mg. Ver fassungs- und Vertoallungsrech t , 1 et 111.




122


THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
vigueur que le roi de France, qui n'avait, eu, sur le duc de Nor_
mandie, son vassal, qu'une suzeraineté presque


nom inale. Lnnoblesse, normande ou saxonne
., fut donc Hi-liement soumise au


roi, bien qu'elle eût et exerçât, suivant la coutume d'alors
,
lajuridiction et la police de ses domaines ; l'unité de l'État ne lufut point sacrifiée.


Mais ses droits politiques nationaux
n'étaient :que plus impor-


tants, et fondèrent sa grandeur et son influence. Ils
s'exerçaientdans les grandes assemblées du royaume, auxquelles on donna


de bonne heure le nom modeste de Parlement, et qui faisaientrevivre, sous une forme plus noble, l'ancienne Witenagemotsaxonne. Les mêmes intérêts et les mêmes destins y fondirentbientôt les deux races. Ces assemblées qui, à l'origine, n'avaient
eu le plus souvent pour objet que de rehausser l'éclat et la majesté
du trône aux grandes fêtes de Pâques, de la Pentecôte et de
Noël, acquirent bientôt une haute importance politique. On y
délibéra des plus graves intérêts de l'État, d'abord, sans doute,
sans règle fixe ni distinction délicate des compétences ; mais
au xrno


siècle déjà, l'assemblée prend une forme plus régu-lière. La Magna Charte de 1215, imposée à Jean sans Terre parl
'aristocratie armée pour ses droits et victorieuse, statue qu'à


l'avenir, les invitations de se rendre au Parlement (communeconsilium regni)
seront adressées personnellement et par lettres


royales (singillatim et per lutteras nostras)
aux archevêques,


évêques et abbés, comtes et grands barons ; collectivement et
par les officiers du roi (in gencrali per vice cornues et bal livos
nostros)


aux autres vassaux immédiats. Elle veut, en outre, que
des impôts nouveaux ne puissent plus être levés sans l'assenti-
ment du Parlement.


Le droit de siéger clans cette assemblée du royaume apparte-
nait d'abord aux deux classes.. Les premiers, qui dirigeaient ou
adtninistraient les affaires publiques comme conseils-nés du roi,
et étaient revêtus des plus hautes fonctions de la cour et du
royaume, conservèrent leurs sièges, et farinèrent la Chambrehaute. Au contraire, le droit des seconds se transforma, par la
suite, en un droit. de représentation nationale, exercé en commun
avec les chevaliers vassaux des grands et les habitants tics


villes


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 123
et dos bourgs; ils entrèrent ainsi, pour une part, clans la com-
position de la Chambre basse. Les premiers continuèrent à former


la haute noblesse, les lords; et la riche bourgeoisie prit place à côté


de la noblesse inférieure, de la gentry.
Le Parlement acheva de se former de 1250 à 1350 ; la noblesse


eut ainsi sa place naturelle dans l'État. Au temps d'Henri III,
les barons, conduits par le comte- Leicester, menacèrent un instant
l'existence de la monarchie. Mais l'usurpation fut passagère.
L'on recom tut de nouveau que l'aristocratie doit avoir une influence
déterminée sur les intérêts politiques de la nation, et spécialement


sa part dans la législation; mais qu'elle ne doit être ni souveraine


ni gouvernante. Ses pouvoirs reçurent une autre limitation par la •
représentation des villes et des bourgs, qui compléta le Parle-
ment, et par l'élection des chevaliers par tous les libres tenan-
ciers (libere tenentes); ils n'étaient nommés :sur le :continent que
par les membres de leur ordre.


La vraie nobility ne comprenait que les lords. Elle ne devint
pas, comme en France et en Allemagne, une noblesse dynastique
et souveraine ; elle demeura simplement le premier des ordres du
royaume, exerçant ses droits élevés dans l'armée et dans la jus-
tice, sous l'autorité du roi et de la loi.


Les chevaliers, c'est-à-dire la classe des hommes libres posses-
seurs de biens nobles tenus en fiefs des grands ou du roi,
prirent également de l'importance. Ils formaient la première
classe de la milice du comté, se mêlaient ainsi aux autres classes,
et se familiarisaient, spécialement.dans les fonctions de la justice
de paix, avec les pouvoirs de police et l'art d'appliquer les lois.
C'est. dans leur sein qu'on choisissait les députés des comtés.
Leurs alliances avec les hautes classes bourgeoises, leur réunion


comme celle


même chambre avec les députés des villes, les « honora-
» produisirent, au lieu d'une petite noblesse exclusive,


lle du continent, cette remarquable notion de la gentry
qui appartient bien plus aux temps modernes qu'au moyen âge,
eclta qui s


inférieures.


é i t , sous' le nom de gentlemen, toits ceux que la nais-
sance, les fonctions, l'éducation ou la fortune distinguent des


La gentry n'est pas, comme la classe des « gen-
tilshommes, » un ordre de noblesse fermé ; c'est une aristocratie




CONDITIONS FONDAMENTALES DE L' ÉTAT. 125


qui prend la sève de l'arbre, et en diminue la vigueur et le
produit'


5 . L'hérédité est devenue pour les lords une règle de droit
public, mais dans une forme moins absolue et moins exclusive
que jadis sur le continent.


L'hérédité et la pairie étaient, à-.l'origine, étroitement liées à la
possession du sol ou aux fonctions. La pairie eut même d'abord
un caractère territorial. Plus tard, ce lien se rompit, et la pairie
se transmit , héréditairement comme une dignité personnelle. Mais
un principe important se conserva : un seul des fils du lord,
l'aine, prend sa place au Parlement ; les cadets n'occupent qu'un
rang inférieur ; ils ne. sont, devant la loi, que de simples esquires.
L'ainé lui-même, du vivant de son père, n'est appelé lord que par
politesse. La gloire et la fortune d'une grande famille se con-
servent ainsi perpétuellement sur une seule tète, et il se produit
sans cesse des situations qui sont une transition entre les classes,
et qui tempèrent la différence du sang 2.


fi. Les liens de famille et le mariage peuvent exister même entre
lords et non nobles. La femme bourgeoise qui épouse un lord
devient lady sans conteste. Ce respect du droit naturel, loin de
diminuer la considération de la haute noblesse, la protégea bien
mieux que le principe de l'égalité de naissance, si anxieuse-
sentent défendu par la haute aristocratie allemande.


7. Enfin, l'ordre des lords fut de temps en temps renouvelé et
vivifié par des nominations. Elles furent réservées au roi, comme
« à la source de tous les honneurs politiques 3 ; lui seul put créer
des nobles, donner les titres de duc, marquis, comte (cari), vicomte
ou baron. Pas la nature des choses, cette haute dignité nationale
el politique ne devait être conférée qu'à des hommes distingués


Comp. Gneist, Op. cit., et Tocqueville, Œuvres, VIII.
2 Macaulay, Hist. of England, 1, p. : « L'aristocratie anglaise n'eutj amais le caractère haïssable d'une caste. E lle puisa continuellement (leséléments nouveaux dans la nation, et sans cesse également, quelques-uns de


ses membres revenaient se fondre dans celle-ci. Une dignité à laquelle ses
nfants Pouvaient être appelés, n'excitait pas la jalousie de l'homme libre;


une classe dans laquelle ses enfants devaient rentrer, ne pouvait être mépri-
sée par le grand seigneur. »


BlaekStO/le, Comment. on the Latos or England, I, 12.


124
THÉORIE GENERALE DE I:ÉTAT.


flottante qui chaque jour reçoit de nouveaux affluents et rejette
de son sein les membres indignes '.


4. 11 est un autre trait caractéristique de la noblesse anglaise,
qui la distingue, à sa gloire, de l'aristocratie française et


d'unepartie de l'aristocratie allemande. A l'époque où les barons
for_filaient encore la seule puissance politique de l'État, ils ne


s'oc-cupèrent pas exclusivement d'eux-mêmes et de leurs Cas p; o


ril-
ilsse sentirent un ordre national avant aussi pour mission detéger ,


dans l'intéra général, les droits et la liberté du
peuple.La Magna Charta


contient d'importantes dispositions en ce
sens;la liberté, politique


des Anglais est pour une large part l'oeuvre deson aristocratie. Cette liberté assurée, la haute aristocratie
devintune digue contre les flots montants chi torrent


démocratique.Après avoir fondé la liberté du peuple, elle prit en main la
causemoins pop] taire mais non moins utile du trône et de l'ordre public.Placée entre le roi et la foule, trop faible pour dominer


seuleassez indépendante clans sou existence pour n'avoir à suivre ni
tous les courants d'en bas, ni tous les caprices d'en haut, elle
conserva la liberté et les droits des deux parts. La noblesse
anglaise s'est toujours activement occupée des


a 'Mires du pays;les devoirs publics la trouvent toujours au premier rang. Son
éducation est pénétrée do l'esprit. de liberté politique et de l'indé-
pendance personnelle. Les luttes des partis, les fonctions de la
justice de paix qu'elle revêt le plus souvent, sa part clans le


juryet dans l 'a
dministration des comtés, son action dans les élections,


l'usage où elle est de se présenter en corps dans toutes les entre-
•prises d'utilité générale, les impôts volontaires dont elle se grève


à cet effet, et qui s'ajoutent aux charges communes qu'elle sup-
porte, tout maintient l


'aristocratie en union avec la vie du peuple,et l'exerce aux devoirs du self-gouvernement et d'une patriotique
activité. Personne ne peut lui reprocher d'être une plante parasite


Blackstone cite et approuve un passage de Tlioln. Smith, qui déclaregentlemen tous ceux qui oit fait des études universitaires, ou qui suiventune carrière libérale, ou qui n'ont pas de profession manuelle et peuventvivre et se conduire en gentlemen.
Comment., 1, 12. — Comp. Gneist,Gesell. des engl. Verfassungs und Vertcaluengsrecht4 III, p. 331 et suiv.Tocqueville, Œuvres, VIII, p. 3.23.




126
TFIÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


par leurs services, généraux ou hommes d'État, et ayant
fortune qui pût satisfaire aux exigences du


rang.L'aristocratieanglaise reçut ainsi un affluent continuel de forces
aristocratiques


,
qui la préservèrent de la stagnation et de la corruption. Les


pluséminents parmi le peuple pouvaient avoir l'espérance


.cquérir,par leurs services, pour eux et leurs familles, l'investitee perma-
nente de ces hauteurs ensoleillées de la vie politique. De 1700 à
1800, les rois créèrent ainsi 34 ducs, 29 marquis, 109 comtes, 85 vi-
comtes, 248 barons. Le nombre des baronnets créés dans la


mêmepériode dépasse 500. Tous les jours, de riches bourgeois
achètentde grands biens dans la campagne et passent dans la gentry du


pays; avec ou sans titre de noblesse '.
En réfléchissant aux remarquables caractères de cette


aristo-
cratie, on ne s'étonne plus qu'elle ait seule conservé jusqu'à nos
jours une existence assurée, une place brillante et féconde, tandis
que la noblesse du continent n'a plus qu'une vie tourmentée


etcontestée, là même où elle n'a pas péri complétement.


Gneist, III, 383. — Tocqueville, VIII, 319.


CHAPITRE XII.


C. — LA NOBLESSE ALLEMANDE.


L — Noblesse des seigneurs. — Haute noblesse. — Seigneurs
d'ordre (Ilerrenadel. — Hoher — Stanclesitereen),


Nous trouvons chez tous les anciens peuples germaniques un
certain nombre de familles distinguées qui, par la gloire mili-
taire, la richesse, la conduite du peuple, s'élèvent au-dessus des
hommes libres et prennent une -situation princière a.); cette an-
tique noblesse, composée souvent de quelques familles seule-
ment, est devenue la source de la noblesse dynastique et sei-


a) Savigny, Hist. du dr. rom., I, p.160 :« Il est incontestable qu'il existait
à l'origine un véritable ordre de noblesse, et non pas simplement une aristo-
cratie non définie des plus riches et des plus considérés. Formait-il un ordre
rel igieux de patriciens? se composait-il simplement des familles de comtes
héréditaires ? faut-il même eu rechercher l'origine ailleurs? Je n'ose le déci-
der. Mais je regarde comme certain que, s'il avait des distinctions person-
nelles > i l n'avait aucune prépondérance spéciale ni dans la constitution ni
dans les tribunaux; les libres paraissent toujours y dominer seuls; les
nobles n'y viennent que comme libres. La dignité royale n'était point géné-
rale à l'origine; mais elle se lie déjà à toutes les fondations sur le sol
romain. Les fonctions de duc (Fferzog) n'étaient pas non plus permanentes
alors; c'était une mission pour la durée (le la guerre : le duc était legénéral; les comtes (die Gra fen), en quelque sorte, les colonels de ses régi-
ments. »




128 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
gneuriale de l'Allemagne féodale. Certaines catégories d'une
noblesse inférieure de chevaliers s'élevèrent (au même rang;
mais ce fut au cours du moyen âge seulement.


La constitution de cet ordre élevé se rattache alors à celle de
l'Empire. Les familles dont les chefs étaient parves à une
indépendance et à une souveraineté presque complees étaient
appelées, dans la langue de l'époque, hochfrei, semperfrei,
sendbarlrei (libres par excellence). Jusque vers la fin du xin°
siècle, elles comptaient seules dans la véritable noblesse de
l'Empire (nobiles); et leurs chefs en possession actuelle de prin-
cipautés, de comtés ou de seigneuries indépendantes, étaient
seuls réputés seigneurs (Herren) dans le vrai sens du mot. Chez
les autres membres de la ce titre était en quelque sorte
à l'état latent ; ils étaient les compagnons (Genossen) des princes
et des seigneurs, sans être princes ni seigneurs.


Ce premier ordre de l'Empire se fondait :
1° Sur les Jonctions princières (Piirstenamt), c'est-à-dire, dans


l'origine, sur la puissance militaire ducale, qui était conférée par
la remise du drapeau (Palme). Puis, les princes ecclésiastiques de
l'Empire, munis du sceptre, prirent place à côté et même au-
dessus de ces princes laïcs (ducs, marquis, comtes palatins). Le
principat laïc devint héréditaire, et ne :fut plus guère octroyé
qu'aux descendants de la haute noblesse. Le principat ecclésias-
tique demeura, au contraire, accessible à tous, et l'on voit sou-
vent des chevaliers, des savants même de la bourgeoisie, quel-
quefois aussi des fils de paysans monter au trône épiscopal.


2.
Sur les fonctions de comte, qui devinrent également une


dignité et une seigneurie territoriale et héréditaire. La chute des
anciens ducs de souche (Stammesherzoge) et le partage de leurs
domaines augmentèrent la puissance des comtes. Leurs pouvoirs
se fondaient, clans la forme, sur la concession du ban royal (Kii gs-
bann).


3° Nous rencontrons en outre nombre de grandes seigneuries
allodiales dont. les maîtres acquirent, par immunités et conces-
sions, un pouvoir et une juridiction semblables à ceux des
comtes on les appela Freie Herren (barons, littéralement :
seigneurs libres).


parurent




igleili d alIsCON DITIONS rONDAMENTALES DE L'ÉTAT. let)
Les familles qui n'acquirent aucune de ces dignités, ne se


Maintinrent pas dans les rangs de la haute noblesse ; elles dis-
lentement dans les autres ordres, particulièrement clans


la noblesse des chevaliers.
La haute noblesse se .distingue dans ses chefs : 1° par une


q uasi-souve raineté territoriale (Landeshoheit); 2 0 par le droit de
l'assemblée des états de l'Empire (Reichsstandschafi).


Elle forme donc, dans le sens le plus élevé, un ordre doritinant,
maitre dans ses terres, corégnant clans l'Empire.


La passion de dominer qui la caractérise fut fatale à l'en-
semble. Les familles les plus justement considérées livrèrent
trop souvent la majesté de l'Empire aux prétentions de la
Papauté, minèrent la monarchie, rompirent l'unité nationale et
mirent des terres allemandes sous le joug de l'étranger. L'éclat
des cours et des résidences 'princières, la protection et l'encou-
ragement des oeuvres civilisatrices dans les États particuliers,
n'effacent pas ces fautes.


Ces :États s'efforçaient de transformer leur Landeshoheit en
une véritable souveraineté ; mais cette souveraineté ne pouvait
être qu'apparente, sans force interne, sans sécurité pour l'avenir.
Les plus grandes principautés étaient seules capables d'une
noble existence politique, toujours relative d'ailleurs ; chez les
antres, l'esprit ou le territoire étaient trop étroits. Le droit de
siéger aux assemblées de l'Empire (Reichsstandschaft) servit
mobis souvent au progrès des institutions et des intérêts publics
qu'à l'extension de l'autonomie. particulière (Landesherrschaft),
et au refus des devoirs nationaux.


Une autre tendance de la haute noblesse, c'était les unions de
familles. L'égalité de naissance était sévèrement exigée, la mésal-
liance (Hiszheirath), frappée de réprobation, et tous les enfants
naissaient avec un droit égal de noblesse. Un mariage était réputé
blâmable lorsque les deux conjoints n'appartenaient pas tous
duenuexs, imlepar pèreet par mère, au même rang élevé; contracté avec


noble (Jfitte/freie), il était, aux yeux de beaucoup,
110e mésalliance compromettant l'égalité de naissance des en-
fants et les droits princiers des fils. Le roi pouvait cepen-
dant faire cesser ce défaut par une élévation personnelle de


9


à




130 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
la femme au rang du mari, et certaines familles, fortes de
leur autonomie a), affirmèrent exceptionnellement des principes
plus libres. Aucune [instille ne put même se conserver compiéte_
ment pure devant le principe rigoureux. Tantôt on convenait
(l'avance des effets de sa mésalliance; le mariage étaib>lors dit
morganatique 1)), et l'on stipulait expressément que les enfants
ne suivraient pas la condition du père. Tantôt une mésalliance
manifeste produisait cet effet de plein droit, surtout .lorsque la
femme était de basse extraction ; et le roi lui-même, d'après les
capitulations électorales postérieures, ne put plus en effacer la
tache. A l'époque des Miroirs, on ne donnait encore les titres
de prince, de comte ou (le baron, qu'à ceux qui en exerçaient
réellement les ;fonctions, ou qui possédaient une baronie '. Plus
tard, les fils des princes ou des comtes les prirent également, et
les transmirent à leurs héritiers, sans égard à la réalité. Cette
multiplication de titres vides, glorieuse en apparence, déprécia
les titres pleins, en même temps que le principe de l'égalité dans
les unions fermait les affluents d'une vie nouvelle, et ôtait 'à la
liante aristocratie les sympathies du peuple.


Depuis la guerre de Trente ans, elle entra dans une période
de décadence. Notre siècle la détruisit, surtout par les actes
suivants :


a) « On cite ordinairement l'autonomie comme une source de droit spé-
ciale à l'Allemagne; la notion en est d'ailleurs très-contestée. Dans le Sens
étymologique, elle est l'équivalent de souVeraineté ; c'est le (mit de l'État
de ne vivre que d'après ses propres lois. Aujourd'hui, cependant, on
entend par autonomie la faculté de certaines autorités, de certaines corpo-
rations, •ou même de certaines personnes physiques, de créer des règles
objectives de droit, des statuts (droit écrit) et observances (droit non écrit). On
attribue cette faculté, spécialement : I) à la haute noblesse, en tant qu'elle ale droit de faire des règles obligatoires sur ses rapports de famille et sur sesbiens; 2) à certaines autorités (corps judiciaires ou administratifs), quant
aux formes de détail de leur action et de leur procédure ; 3) à certaines
corporations, par exemple aux communes, aux sociétés par actions,
aux universités, quant à leurs affaires intérieures. — Au moyen âge, par
suite de l'imperfection de l'État, le droit s'est développé dans une large
mesure par des règles autonomes de ce genre.



Aujourd'hui, il faut sui-


vant nous, refuser tout effet réel à cette notion de l'autonomie. » (Holtzen-dorff, Encyclop., I, p. 45(1.)
b) Le mariage morganatique ou de la main gauche est donc une espèce


de la mésalliance, une mésalliance dont les conditions sont prévues con-
ventionnellement (l'avance. (Holtzendortf, Op. c., p. 478.)


Sachsensp, 58, § 2. — I, 3, § 2, Schumbensp, 5.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 131


10 Par la sécularisation des princes ecclésiastiques, préparée dans
les traités de paix de Campo-Formio (1197) et de Lunéville (1801),
confirmée et accomplie dans la Diète extraordinaire de février 1803.
Les principautés ecclésiastiques indemnisèrent les princes laïcs
de la rive gauche du Rhin de leurs ahandonnements au profit
de la France; elles devaient même servir à dédommager des
princes italiens. Des trois archevêques électeurs, celui de
Mayence demeura seul prince temporel, et fut transporté, avec le
titre de prince primat, d'abord à Regensburg, puis à Aschaffen-
burg. On donna au grand duc de Toscane l'archevêché de Salz-
bourg et le prieuré de Berchtesgaden. Le palatinat de Bavière
s'agrandit des évêchés de Würzbourg, Bamberg, Freising, Augs-
bourg, Passau, etc.; la Prusse acquit les évêchés (le Hildesheim
et de Paderborn ; Baden, une partie de ceux de Constance, Stras-
bourg, Speyer et Baie, etc.


La sécularisation brisait le droit historique de l'Empire; mais
elle se justifiait par l'esprit public nouveau, qui repoussait
toute principauté ecclésiastique, et par les intérêts des peuples,
qui exigeaient un pouvoir laïc.


2° Par la médiatisation d'un grand nombre de princes et
seigneurs laïcs, parfaite dans l'Acte de la Confédération du Rhin.
(12 juillet 1806). Elle fut surtout rceuvre de Napoléon I et des
idées de la Révolution; mais elle indiquait aussi un progrès


- dans le développement politique de l'Allemagne, entravé par
la foule des mitres. Les 72 princes et seigneurs médiatisés
perdirent leurs principautés, et devinrent eux-mêmes les sujets
des grands États particuliers, tout en conservant une certaine
juridiction moyenne et basse et plusieurs priviléges :13 des sei-
gneuries lurent attribuées à la Bavière, 26 au Wurtemberg, 9 à
Baden, '7 à la Hesse, 7 à Nassau, et 12 au grand-duché de Berg..


On médiatisa plus tard d'autres principautés encore, telles
que Jsenbourg et Aremberg; quelques-unes furent
même sacrifiées par la Restauration comme partisanes de
Napoléon.


La dissolution de l'Empire (6 août 1806) amena en outre, pour
les médiatisés, la perte définitive dit droit (le siéger dans les
diètes générales (Reichsstandschaft).




132 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
3° L'Acte Federal du 8 juin 1815 se contente de rappeler le


souvenir des familles dépouillées, en reconnaissant l'égalité
de naissance entre elles et les maisons allemandes souveraines,
et en leur garantissant certains priviléges et certains droits
honorifiques, entre autres un siège dans les premières cbmbres
des États particuliers . (Landstandschaft). La matriculehTédérale
contient 49 maisons princières de ce genre, 49 maisons comtales,.
et une avec le titre de baron. Depuis, quelques-unes se sont
éteintes, d'autres ruinées.


Les progrès du droit constitutionnel ne furent pas favorables
aux priviléges de ces hautes maisons. Leur juridiction et leurs
droits de police tombèrent devant les lois qui établirent l'égalité
des droits et une organisation de fonctionnaires forte et centra-
lisée. Le maintien en devenait impossible, depuis '1848 surtout.
Les intéressés y renoncèrent eux-mômes.


4° Le nombres des maisons princières demeurées souveraines,
que l'acte fédéral de 1815 avait fixé à 34, diminua égale-
ment par extinction, abandon ou dépossession. Les princes de
Hohenzollern-Hechingen et de Hohenzollern-Sigmaringen cédèrent
volontairement leurs droits à la Prusse (7 décembre 1849). Les
maisons de Hanovre, de liesse et de Nassau furent contraintes
d'abandonner les leurs, ensuite de la guerre de '1866 et de la
fondation de l'Allemagne du Nord.


Le nombre des maisons souveraines de l'Empire actuel est
de 22.


Malgré la chute définitive de l'antique institution de la haute
noblesse, l'Allemagne renferme encore aujourd'hui une haute
aristocratie de familles distinguées, dont les maisons ancienne-
ment souveraines forment le noyau. De nouvelles familles sont
venues s'y ajouter, soit par la distinction et les services poli-
tiques de leurs chefs (celles du prince Bismark et du comte
Moltke, p. ex.), soit par la faveur royale.


Cette haute aristocratie, malgré ses tendances conservatrices,
se distingue par des vues larges et sans préjugés. Loin de
s'inspirer d'un particularisme étroit et mesquin, elle a souvent
su montrer ses sympathies pour le développement national et la
grandeur de l'Empire


CIIA.PITIZE XIII.


II. — Noblesse des chevaliers.


Nous rencontrons, entre l'ancienne noblesse dynastique et
l'ordre des simples hommes libres, une situation intermédiaire
issue de ce dernier, celle des « Mitielfreie » (libres du milieu) :
c'est l'expression du Miroir de Saxe. On en retrouve des traces
dans le midi de l'Allemagne, dès le temps de la monarchie fran-
que. L'usage de les appeler nobles (Edelleute) ne s'établit qu'au
xive siècle ; et cet usage, en les rapprochant de la haute noblesse,
les distingua plus exactement des simples libres.


Cet ordre comprenait :
1° Les schieenbar Fraie a) ou les libres qui avaient continué


e) Iloltzendorfi' les appelle « les débris de l'ancienne liberté commune. »
(Encyclopédie, I. p. 116.) — Le mot Sclviffen a été souvent pris comme syno-
nyme d'échevin, et, par suite, on a considéré les Schieen comme de véri-
tables magistrats. (Guizot, entre autres, qui cite Savigny, Essais sur l'hist.,
p. 204, 233, 2:34.) Ce n'est pas absolument conforme au langage des auteurs
allemands. On verra notamment, liv. VII, chap. vu, que M. Bluntséhli les
oppose toujours aux 'magistrats (Richter) comme des personnes privées char-
gées de trouver la sentence (lirtheilfinder).11oltzendortr est dans le même sens
(I. c., p. 11"0). Savignv (Hist. du dr.rom. au moy. dge, I, p. 155 et suiv., p. 195 et
suiv.) dit simplement en résumé : « A l'origine, l'ensemble des hommes
!Ihres formait la nation, de qui dérivait toute puissance et tout droit.Toute la constitution politique reposait sur la division du pays en can-
tons (Gauen); chaque canton éta it une sorte d'union politique plus étroite.
ayant à sa tête un comte (Graf) qui conduisait les hommes libres du
canton dans la guerre nationale, et qui présidait le tribunat. Mais le comte
ou son représentant n'avait ici que la présidenée; il n'avait aucunement la




134 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
à remplir les fonctions (l'assesseurs et de juges (Schè'ffenamt),
comme les plus riches et les plus considérés d'entre les libres.
Ils étaient à l'origine munis de grands biens (trois manses
(l'abc) au moins) qu'ils avaient su conserver affranchis de
toutes charges plus longtemps que la masse des paysanlibres.
Leurs fonctions deviennent, comme toutes les autres, héréditaires
au cours du moyen âge. lls entrent successivement ensuite dans
l'ordre des chevaliers et des seigneurs fonciers.


2° Les vassaux de la noblesse, et, depuis que la chevalerie eut
pris naissance, les chevaliers munis de fiefs 2.


3° A ceux-ci s'ajoutèrent ensuite nombre de chevaliers sansfiefs, la plupart descendant des vassaux et ayant reçu l'éducation
des chevaliers; et plus tard des simples hommes d'armes, nom-
inés chevaliers par l'empereur on ses représentants.


4 0
Les gens de service et écuyers (Dienstleute, Edel-


knechte), encore rigoureusement distingués au xin e
siècle (les


descendants des chevaliers. Ils sortaient la plupart de la classe
des lites et des demi-libres (Hilrige, Ilalbfreie), et s'étaient élevés


décision. Celle-ci appartenait à tous les hommes libres du canton ; tantôt
tous en commun, tantôt quelques-uns d'entre eux arbitrairement désignésà cet effet, disaient le droit et jugeaient en fait. Ceci changea sous Char-
lemagne : quelques-uns, parmi les libres, furent désignés pour juger ainsi
et formèrent par suite un ordre (Stand) à part ; mais les autres libres ne
perdirent pas pour cela leur droit de siéger au tribunal, et ils conti-
nuèrent accidentellement à dire le droit. Je donne à ces juges, sans distinc-
tion du temps et de la profession, le nom de Scheen; par suite, on peut
distinguer des Schiiffen libres [non élus] et des Schôffen élus (par le »lime
avec le concours du comte et du peuple), et ces derniers sont appelés scabini
dans les lois et dans les sources... Le mot scahini ne se rencontre pas avant
Charlemagne et ne désigne jamais que des Schiiffen élus. »— On voit que les
auteurs au moins emploient volontiers le mot Sclueen dans un sens géné-
rique. — Savigny ajoute (p. 214) : « Les Schiiffen n'étaient pas que les
conseils du comte ou du magistral président; celui-ci ne participait pas
môme au jugement. Il avait pour mission de convoquer les Schiiffen, de
conduire l'affaire, de faire exécuter la décision rendue ; ceux-ci disaient le
droit et l'appliquaient au fait. Cette manière est donc absolument différente
de celle du juge romain en face du préteur. » — Je ne sache pas que Sari-
gny aille jusqu'à dire que les Schiiffen élus fussent de véritables magistrats.
— V. de plus, infra, p. 139, note a).


I Sachsenspiegel,
81, § 1. I, 2. [Le mansus est de douze arpents suivantDucange. Comp. Guizot, Essais, p. 88.]2 Sachsenspiegel, 1, 3, § 2 : « Les scepenbare (ride (les gens du ran g


desSchiiffen) et les hommes libres des barons ont aussi le bouclier de guerre [c'est•à-dire des armes nobles]. » Schteabensp, 5.


CONDITIONS FONDAMENTAL ES DE L'ÉTAT. 135
par des offices et des services de cour. par les terres qu'ils acqui-
rent, et par leur manière de vivre noble. A l'origine ils n'avaient
pas le droit de posséder des fiefs; ils montèrent petit à petit au
rang des chevaliers, dans lesquels ils finirent par se fondre.


5° Dans plusieurs villes impériales, plus rarement dans les
villes provinciales, certaines familles nobles ou patriciennes


(Gesehlechter, Patrizier),
qui descendaient de schenbare Freie


ou de chevaliers, et que distinguait leur participation à l'autorité
municipale


Dans ces classes également , le principe envahisseur de
l'hérédité personnelle écarta de plus en plus l'importance de la
propriété foncière, du genre de vie, des services de cour, et pro
duisit un nombre considérable de nobles n'ayant de la noblesse
que l'arbre généalogique. L'ordre se ferma toujours plus rigou-
reusement, et cela à l'époque même Où les différences intrin-
sèques s'effaçaient. Par une liaison naturelle, on rechercha les
titres distinctifs, et l'on fut largement satisfait. La concession ou
l'usurpation firent sortir de cet ordre une foule de barons, et
même de comtes ou de princes, sans baronnie, sans principauté,
sans réalité.


La noblesse des offices militaires et civils ne se développa
pas en Allemagne au même degré qu'en France ; la noblesse
individuelle et savante des Doctores juris était à peu près la
seule exception au principe de l'hérédité. Mais la concession
des lettres de noblesse n'en fut que plus large, et multiplia une
noblesse nominale déjà trop nombreuse.


A l'exception des chevaliers de l'Empire (Reichsritterschaft), qui
obtinrent de bonne heure dans leurs domaines épars une indé-
pendance analogue à la Landeshoheit, cette petite noblesse n'avait
ni celle-ci ni la Reichsstandschaft. Mais elle participait au droit
des fiefs, avait souvent certains priviléges sur les fondations
et les bénéfices, et possédait quelquefois, avec la juridiction qui
en découlait., des droits héréditaires de bailliage et de seigneurie
foncière (Voglei und Grundherrschaft), toujours attachés cepen-
dant à des domaines déterminés. Enfin elle avait séance dans


les assemblées provinciales (Landsstandsche, et formait ordinai-
rement la noblesse de cour des hauts seigneurs.




CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 137


[natio sont, en fait, généralement remplis par eux. La noblesse
qui n'est que titrée s'est mêlée, dans la société et clans la politique,
aux hautes classes bourgeoises, par les mariages et les profes-


si°11s.1.a noblesse allemande des chevaliers fut également inférieure
à l'aristocratie patriotique et nationale de l'Angleterre. Une
partie de la noblesse terrienne se montra longtemps hostile aux
idées et aux réformes nouvelles ; elle s'enthousiasmait romanti-
quement pour les institutions féodales, et servait plus volontiers
l'absolutisme des princes que la liberté des peuples. Aussi la
noblesse allemande n'est-elle pas populaire comme celle d'An-
gleterre; les masses la regardent souvent avec méfiance et anti-
pathie, comme elles font en France pour celle des légitimistes.
Cependant elle a fourni à toutes les époques des hommes distin-
gués et de vrais patriotes. L'armée lui doit ses meilleurs géné-
raux ; et, dans les grandes périodes de notre développement
national, c'est surtout de son sein que nous avons vu surgir les
premiers combattants et les guides du mouvement.


La réforme de la noblesse allemande a été souvent discutée de
nos jours. Le moment favorable (de 1852 à 4860) a passé sans
qu'on en ait profité. Quelques tentatives avortées prouvent la
faible autorité qu'ont auprès des, leurs les nobles, partisans de la
réforme, et la mauvaise volonté de la majorité. La fondation de
l'Empire est enfin venue donner un moyen légal de créer dans
une forme nouvelle une aristocratie nationale, qui, tout en
recevant les éléments sains, nombreux encore, de l'ancienne
noblesse, embrasse en même temps les formations aristocratiques
modernes, et écarte sans pitié tous les éléments véreux. Une
aristocratie forte, indépendante, cultivée, est une nécessité poli-
tique de la vie d'une grande nation comme l'Allemagne. De nos
jours surtout, et devant l'importance que prennent les masses
démocratiques, il devient indispensable de balancer le poids
exeessif.cle la quantité par l'éminence de la qualité.


Cette aristocratie nationale no sera plus exclusivement hérédi-
ta ire ; l'hérédité, là où elle sera admise, ne sera même plus abso-
l ue, car il est une noblesse personnelle à côté de la noblesse de race,
et la race noble elle-même peut perdre sa noblesse.


136


THÉORIE GÉNÉRALE. DE L'ÉTAT.
* Sa puissance grandit au mu e


siècle, et se maintint jusqu'au
xvi e


. Depuis lors elle fut lentement attaquée clans ses racines,
et ne put résister à la transformation qui s'opéra dans l 'organi-
sation des diverses fonctions, militaires, civiles ou économiques


.La guerre de Trente ans lui fut également fatale *.
Aujourd'hui, l'ordre de la petite noblesse est si possi e encore


plus profondément ébranlé que celui de la haute no esse. Ses
assises ont été détruites par la dissolution des liens personnels
et du système féodal, la forme nouvelle des armées et des fonc-
tions, les progrès de la constitution représentative et l 'élévationde la bourgeoisie. Elle a perdu ses droits, tantôt


successivement,
tantôt d'un seul coup. Le tiers état ne voulut plus rien savoir de ses
priviléges, et l'attaqua dans son existence même ; ses distinctions,
attribuées à tous les descendants, étaient en contradiction avec
leur véritable raison d'être ; la disproportion, surtout par rap-
port à la haute bourgeoisie, s'en augmenta, et la confusion fut au
comble.


La cupidité des princes fédéraux, lors de la Confédération du
Rhin, s'attaqua surtout aux chevaliers de l


'Empire. On incorpora
leurs domaines aux principautés, on détruisit leurs cantons.
L'acte de 1815 conserva cependant à leurs familles une situa-
tion privilégiée, l'autonomie;


le droit de séance (Landsslandschaft),
une certaine juridiction territoriale, des droits de patronage, la
police de leurs forêts (Forsthoheit). C'était essayer de rendre la
vie à un cadavre en l


'embaumant. Le droit et l'État modernes
supportaient aussi peu les tribunaux d'exception que les immu-
nités d'impôts.


A
ujourd'hui, la petite noblesse allemande n'a plus, en général,


de situation légale particulière ; elle n'est plus une institution de
l'État. Les droits rares qui lui restent ici et là, en dehors de son
nom et de ses armes, par exemple certains droits de représentation
spéciale à la Chambre haute ou ses fidéicommis nobles, ont l'air
d'antiquailles. Néanmoins, les


nobles qui vivent dans leurs terres(G
rundadel), et une partie de ceux qui vivent à la cour (Ho/artel),occupent encore une situation importante, et exercent indirecte-


ment, dans les fonctions et la politique, une influence qui a son
prix ; les offices supérieurs de l'armée, de la cour et de la diplo-




F
138 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Observation. — Riehl (Die bürgerliche Gesellschaft, 1854) a montré
sous de vives couleurs l'importance de l'aristocratie allemande clans
la société. La noblesse n'a plus aujourd'hui qu'une importance sociale,qui a sa valeur, mais qui, faute d'organisation politique, est insufil_
sante et ne durera pas. Les ordres, en tant que simple division de la
société, ne sont que le fondement des classes, et celles-ci doivent
être organiques pour être réellement politiques.


2. Dans un article du Deutsches Statetctirterbuch, I, p. Set leo fonde(les projets de réforme et j'insiste sur la différence entre_ la noblesse
latente (passive) et la noblesse réelle (active). La première, donnée
par la naissance, est seulement en puissance de devenir réelle et
n'engendre aucun privilège ; la seconde suppose aussi la distinction
personnelle, qui est la réalisation de cette possibilité. J'ai fait de-puis la découverte peu consolante que Justus Miiser avait exprimé
cette idée il y a deux siècles (Patriot. Phantasien,W, 248), et qu'elle
est demeurée ignorée dans tout l'intervalle. (Bluntschli, Geschichteder Statswissenschaft p. 423.)


CHAPITRE XIV.


3. — L'ordre des bourgeois.


' Quoique précédée dans le temps par l'ordre des chevaliers,
la bourgeoisie se montre, avec ses droits politiques, au cours du
moyeu âge déjà. Il faut en voir les germes dans l'ancien ordre
héréditaire des simples hommes libres (Gemeinfreien), véritable
souche primitive des diverses peuplades germaniques a). Mais
l'ordre dès bourgeois ne se développa largement que dans les
villes, et sous la protection du droit municipal.




En général, le moyen âge ne fut guère favorable la liberté


a) Savigny (Hist. du dr. rom.): « Mais quel est le caractère de cet ordre?
Ce n'est point ce que nous appelons la liberté personnelle, l'indépendance,
par Opposition à l'esclavage, partant une notion négative. C'est, au contraire,
quelque chose do positif, comme la capacité juridique, parfaitement exprimé
clans .1/ôser par le mot honneur (Ehre). Tous les libres ont l'honneur commun;
l h onneur de la noblesse est simplement plus élevé. Cet honneur réi:ond
au caput de la constitution romaine ; le libre, au avis optimo jure. — La
qualité de libre se rattache de très-près à celle de Scliiiiten ; elles sont la
condition .l'une de l'autre. On peut affirmer que personne [avant Charle-
magne] n'est scheenbar, c'est-à-dire ne peut juger ou rendre témoignage,
s ln'appartient aux libres. Tous les libres sont-ils également sehiiffenbar?»
, aviglly étudie la question et conclut affirmativement : « Chez les Loni-
"'mis, ces anciens libres prennent le nom de Arimanni; chez les Francs,
celui do Rachimburgi ou de boni homines. C'est à tort que l'on considère



e_lquefois ces derniers comme un ordre particulier de Scheen élus ; à_


, 11glue , il n'existait certainement aucun ordre semblable ; tous les librestrouvaient
u vaient et disaient le droit. » Comp. p. 133.




140 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
commune ; il aimait les classes hiérarchiques, dynastiques, aris..
tocratiques. ' Les libres propriétaires fonciers tombèrent presque
partout sous la domination envahissante de la noblesse féodale
et des baillis. Les lois et la main puissante de Charlemagne


em_
pêchèrent, les oppressions les plus lourdes, mais n'arrêtèrent pas
les progrès du mal. « Une grande partie de la population agricole,
qui par sa naissance libre appartenait aux races germDiqties
pures, tomba dans le servage de cour (Hofheigkeit) e)joit en
s'établissant sur les domaines du roi, de l'Église ou de la noblesse,
soit en transmettant ses biens aux églises et aux couvents, par de
pieux motifs ou par besoin, et pour ne les reprendre qu'à charge
de cens. Elle se rapprocha ainsi des serfs personnels (persimlich-
hurige), et perdit en grande partie sa liberté politique. Plus
tard, les petites propriétés qui étaient demeurées entre les
mains de cultivateurs libres, ne purent pas non plus se sous-
traire à la juridiction des bailliages, et aux charges dont l'aris-
tocratie dominante les grevait. L'armée se transforma ; elle fut
d'abord féodalement organisée, puis soldée, et les paysans, ces-
sant d'en faire partie, perdirent leur valeur guerrière et l'hon-
neur de combattre. On les chargea d'impôts sous les formes et les
prétextes les plus divers, souvent arbitrairement ; ils perdirent
la part que l'ancienne constitution germanique leur attribuait
dans les tribunaux et dans les corporations politiques du pays.
Les propriétaires libres eux-mêmes furent petit à petit placés,
comme gens du bailliage (Irogleileute), sur la même ligne que les
corvéables de toutes sortes (hiirige [Muera), et. les deux fractions
se mélèrent sous le nom commun de paysans (Bauerschaft),
presque sans égard à l'origine libre, ni même à la fortune. Cet
ordre héréditaire devint ainsi un ordre de profession, ayant des
droits fort restreints. Quelques-uns des agriculteurs libres, les
plus grands propriétaires, s'élèvent seuls dans l'ordre des che-
valiers.


Cependant de rares communes d'hommes libres réussirent
aussi, sous l'influence de circonstances favorables, à conserver
à travers les écueils du moyen âge, et jusque dans les temps


a) Corvéables réels ou en raison du fonds.


CONDITIONS 'FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 141


niodernes, leurs francs-alleux et leurs droits politiques. L'asso-
ciation frontière des Schwitzois , qui fut plus tard. le berceau de
la liberté suisse, en est un exemple remarquable.


Mais en môme lemps que la liberté ancienne s'en allait dans les
campagnes , elle se prit à renaitre sous une forme nouvelle dans


les villes. La liberté civique est intimement liée à l'histoire de
celles-ci. La qualité de bourgeois (Biirger) a) se rattacha aux


villes ayant de se rattacher à l'État. La liberté urbaine fut conquise
par des siècles de luttes, et de nouveaux siècles s'écoulèrent jus-
qu'à ce que, la notion s'étant élargie, le bourgeois de la ville l'Ut de-


venu le citoyen de l'État.
Les villes sont le vrai tableau de cette vie variée du moyen


âge, avec ses ordres multiples, de source à la fois romaine et,
surtout, germanique. C'est, à l'origine, une véritable bigarrure
dans les villes populeuses. On y voit sous les mêmes murs :


1° Des princes ecclésiastiques, avec leurs cours et leurs droits de
souveraineté, des évêques, des abbés ;


'2° Un clergé inférieur, avec ses divisions et ses degrés ;
3° Des laïcs de la haute noblesse, comtes royaux ou barons


(dans l'Italie, capitanei); ceux qui n'avaient pas de château fort
dans la ville n'y vivaient ordinairement qu'en passant, et avaient
leur demeure héréditaire à la campagne ;


4° Des familles de chevaliers, possédant souvent aussi des fiefs
à la campagne ;


3° Des gens de service (ministeriales) de seigneurs ecclésiasti-
ques ou laïcs;


6° Des Mittelfreie (libres du milieu). Dans les villes romanes
de France et d'Italie, ils descendaient souvent de familles ro-
maines de décurions, qui possédaient une propriété foncière
urbaine; ou bien, c'étaient des Germains libres, établis dans la
ville sur leurs propres domaines, et distingués par leur fortune
et leur situation politique;


1° Des simples libres (cinfache Getneinfreie), possesseurs d'un
domaine urbain ;


8° Des libres quant à la personne (perenliche Freie), vivant


a) Diir9cr signifie à la fois bourgeois et citoyen.




142 THÉORIE GÉNÉRALE. DE L'ÉTAT.
sur les biens d'un seigneur et soumis au droit de cour (lIofrecht),
par exemple au profit d'une abbaye;


9° «Une foule de gens dans les degrés de dépendance person_
p elle les plus variés (hiirige Leute), les uns vivant plus librement,
comme artisans;


10° Les autres, des les familles, comme domestiques, corn_
pognons, etc.


Le rapprochement de ces éléments devait produire à elongue
un mélange nouveau, une vie, des intérêts, un sort commun.
Souvent aussi les luttes des partis atténuèrent certaines diffé-
rences, et en produisirent d'autres ayant leur source ailleurs que
dans la naissance. La ville se constitua ; de nouvelles associa-
tions et de nouveaux conseils se formèrent, et les ordres divers
se fondirent dans une nouvelle unité.


La marche de la transformation fut en général partout la
même, malgré l'influence, très-appréciable d'ailleurs, (les natio-
nalités, des temps, des circonstances locales. On rencontre sur-
tout les périodes suivantes


1. Le véritable noyau de l'ancienne bourgeoisie des villes se
composa d'abord des familles distinguées des chevaliers, des
gens de service et des Mittelfreie. Leurs membres, ordinairement
consuls, luttaient pour leur indépendance dans les conseils de la
ville; et restreignaient la puissance des anciens seigneurs. Puis
le cercle s'élargit; les simples libres y entrèrent, et de nouvelles
oppositions se manifestèrent entre les anciens seigneurs et les
jeunes associations des bourgeois libres. Ainsi, nous rencon-
trons à Milan, dès le milieu du xi° siècle, la Motta ou association
des docteurs en droit, médecins, banquiers, grands négociants,
auxquels se sont joints plusieurs descendants de chevaliers ou
de gentilshommes qui avaient abandonné la manière de vivre de
leur ordre ; et, un peu plus tard, le po polo grosso ou les popularu,
qui entrent en lutte avec les nobles, vavasseurs et capitand
(barons et chevaliers), et prennent place à leur côté dans 10
grand conseil (consilium generale), pour former le conseil com-
mun de la ville 1.


I Saviey, Ceschichte des rihnischen Itechts iin :Vitte/alter, vol. p. (OS


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 143


La création d'une autorité urbaine dans les consuls fut le pre-
mier pas décisif vers la fusion des hautes classes de la ville ; la
formation des grands conseils et le nom de commune ne vinrent
qu'ensuite généralement; puis les corps de métier se formèrent,
ét le cercle de la bourgeoisie s'élargit de plus en plus, embras-
sant à chaque pas des éléments nouveaux.


Ce développement apparaît d'abord en Lombardie, où les ten-
dances germaniques d'association et d'indépendance se rencon-
trèrent avec les anciens souvenirs romans. De là le mouvement
gagna les villes du sud de la France, les unes dès le xu e siècle,


ailleurs dès le mu e . Il trouva un point de départ et d'appui dans .
les débris, d'ailleurs plus oubliés en France qu'en Italie, de
l'ancienne bourgeoisie municipale libre, qui s'était gouvernée par
des prud'hommes élus.


2. Les communes du nord de la France, avec leurs bourgeois unis
par serment et leurs luttes souvent sanglantes contre leurs sei-
gneurs urbains, offrent un caractère démocratique tranché et la
forme d'une corporation. On y voit paraître de nouveaux élé-
ments, tels surtout que la réception dans l'association de la Ghilde
(gildonia, conjuratio, fraternitas)', dont on s'engageait par ser-
ment à observer les statuts, et qui seule rendait bourgeois de la
commune. La liberté bourgeoise et le droit de bourgeoisie se
dégagèrent ainsi soit de la naissance libre, soit de la propriété
eancière, pour s'asseoir sur l'union corporative. On brisait
le principe féodal et le principe des ordres pour un principe
nouveau, personnel.


La formation des communes favorisa également l'affranchisse-
ment des couches inférieures de la population urbaine. La foule
des artisans qui s'étaient dégagés des liens du servage trouva
bon accueil dans l'association. On posa même en principe que
le serf devient libre, lorsqu'il est demeuré dans la ville pendant
l'an et jour, sans être réclamé par son maitre. Les statuts d'une


et suiv. — Leo, Geschichte von Italien, I, p. 399. — Hegel, etiidleverjass.
Italien.


Cornp. Thierry, Lettre gin' sur l'histoire de Erarce, et Seliiifiler,
Itechtsgeseltichte, II, p 5.54 et suiv.




144 TITÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
multitude de cités prouvent l'axiome que l 'ah' de la ville rendlibre


Les excès, les débordements de la démocratie, amenèrent
sans doute (les réactions fréquentes dont les rois profitèrent pour
dominer à leur tour. Nombre de villes lombardes perdirent ainsi
leur indépendance au commencement du civ e


siècle, ensuite desluttes du mil e
entre leur plèbe (la nouvelle bourgeoisie du ppoie)


et la noblesse urbaine, et du triomphe de celle-là et de ses chefs
démocratiques, les Capitani.


Les villes de France qui demeurèrent sans constitution consu-
laire ou communale, et dans la dépendance des seigneurs,
étaient souvent arbitrairement gouvernées par des prévôts (villes
prévôtales). Mais, même dans ces villes, le servage fut supprimé
ou très-adouci, et la bourgeoisie s'y forma petit à petit comme
ordre libre, dont on devenait participant par l'établissement dans
la ville, ou par la.concession royale 2.


3. Les sens divers du mot allemand Bürger (bourgeois.
citoyen) marquent diverses phases de développement pour les
villes d'Allemagne.


On y distinguait encore au mu e
siècle, comme on avait fait


auparavant eu France et en Italie, les chevaliers et les bourgeois(milites et burgenses), et parmi ceux-ci, les hommes libres qui,
sans vivre comme des chevaliers, appartenaient cependant à
l'association urbaine et avaient voix à son conseil. Les proprié-
taires de maisons formaient la base de cette subdivision, et
remplissaient ordinairement les fonctions de juges (Sciai ffen)
et de conseillers, concurremment avec les familles de cheva-
liers. Puis ces propriétaires se fondirent avec la classe des che-
valiers; les ministeriales leur furent assimilés; et ces divers élé-
ments formèrent lesplcins bourgeois, les familles (die Gcschlechter),
par opposition aux artisans et autres résidentaires (Einsassen).


Depuis le milieu du xiii' siècle, les marchands personnelle-
ment libres, même sans propriété foncière, paraissent égale-
nient avoir été rangés dans la pleine bourgeoisie des villes


I Pour l'Allemagne, voy. de nombreux documents dans les ouvrages deGaupp et Gengler,.Deutsche Stadtrechte des Mittetaliers.
2 Scliener, Op. c., p. !')00.


CONDITIONS FONDAMENTALE S DE L'ÉTAT. 145
allemandes, et avoir obtenu un droit de représentation clans leurs
conseil s. Le droit de bourgeoisie fut ainsi dégagé de ses attaches
avec le sol, et l'on donna plus d'importance à la profession et au


lieCnePtteertsc%.1cillaeiliCe s'affirma lorsque, dans le milieu du xiv e siècle,


les artisans avec purs maîtrises vinrent former une nouvelle
portion de la bourgeoisie. Le mot Bürger devint plus com-
préhensif; il désigna tous les membres de la vie et des corpora-
tions urbaines. La sujétion personnelle (lleigkeil) disparut de la
commune ; les différences résultant de la naissance furent essen-
tiellement modifiées et adoucies .; le droit municipal commun
repoussa le droit féodal; un lien étroit unit immédiatement tous
les bourgeois à leur ville.


'foutes les villes acquirent ainsi à leurs membres une bourgeoi-
sie urbaine avec liberté personnelle. Mais leurs pouvoirs s'arrê-
taient toujours à la sphère (les intérêts de la cité. Dans le détail
ils variaient à l'infini, comme l'importance et l'histoire de cha-
cune d'elles.


Les unes reconnaissaient l'autorité ( Landesherrschaft) des
princes particuliers, et on les appelait villes provinciales (Land-
selle). Les autres acquirent elles-mêmes des droits royaux, et
devinrent les hauts seigneurs (Landcsherrn) des villages envi-
ronnants et des fiefs qu'elles acquirent; on les appela villes impé-
ries (Reichsshidte), parce qu'elles ne relevaient que de l'empire.


Les villes allemandes demeurèrent jusqu'au xvic siècle riches,
florissantes, cultivées; leurs monuments jouissent encore de la
gloire que leur annonçait Machiavel. La guerre de Trente ans
changea les choses. Elles tombèrent en décadence, et ne se rele-


. vèrent qu'après un siècle de soucis et de souffrances. Les villes
provinciales perdirent leur indépendance, les villes impériales
n'en conservèrent que l'ombre. 12n esprit étroit et mesquin
s'empara de leurs conseils, et, appauvries et opprimées, elles
s'isolèrent anxieusement de l'ensemble du pays.


4. "Voici les caractères distinctifs de la bourgeoisie du moyen
ge
1° Elle l'urine, non pas un ordre privilégié 'comme le clergé


et la noblesse, mais un ordre populaire et normal.
10




146 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Le lien qui l'unit à la ville, sa culture, sa liberté, son droit


urbain, la distinguent des paysans.
2° Les nombreuses sources dans lesquelles elle puise histo-


riquement son origine, et les diverses professions qu'elle exerce,
ne l'empêchent pas de se sentir un ordre homogène et un, con-
servateur de la liberté civile, aimant l'égalité devant la loi ; une
commmunauté urbaine ayant un droit municipal, ordonant
librement sa constitution. Les bourgeois sont les fils de là ville
et participent de sa vie; les honneurs y sont étroitement liés à
la culture citadine.


3° La bourgeoisie acquiert au cours du moyen âge une véri-
table importance 'nationale. Franchissant les. bornes de la ban-
lieue des villes, elle finit par embrasser dans un ordre com-
mun les bourgeois des nombreuses cités des provinces et du
royaume'.


Ces formations nouvelles eurent bientôt leur expression dans
le système général des ordres. Dès le milieu du xne siècle,
les bourgeois des villes anglaises obtenaient dans le Parlement
une représentation d'abord distincte de celle des elevaliet•s,
puis commune avec eux. En France, les représentants de la
bourgeoisie formaient le tiers état du royaume, qui , réuni
isolément de temps à autre dès avant le m ye siècle, fut depuis
lors appelé à siéger aux assemblées des états généraux. Dès
les temps de l'empereur Rodolphe de Habsbourg, les bancs
des villes aux diètes de l'Empire furent, au moins en partie,
occupés par les représentants des bourgeois ; et les villes
obtinrent également, comme formant une sorte d'ordre commun,
voix et siée dans les assemblées provinciales à côté de la noblesse
et du clergé allemands.


40
Enfin, la notion commune de la bourgeoisie urbaine (Siadt-


biirgerihuni) fut transportée dans le cercle plus grand de l'État,
et enfanta la large notion du citoyen moderne (Stalsbiirgerthum).


CHAPITRE XV.


4. — L'ordre des Paysans (Baiternstand).


Le moyen àge fut fatal à l'ancienne liberté commune, mais il
favorisa l'élévation et l'affranchissement des classes dépendantes
(lliirige). En opprimant les libres, il éleva ces dernières, et les
deux ordres se rapprochèrent et se mêlèrent dans un même
niveau.


Une faible partie de celles-ci, les gens de service, furent même,
nous l'avons .vu, poussés jusque dans les rangs de la petite
noblesse.. Leurs services de cour, en les approchant personnel-
lement des dynasties, avaient poli leur éducation et leurs moeurs ;
ils reçurent- de riches .concessions de terre, et montèrent avec
le temps au rang des chevaliers vassaux.


Une autre fraction, bien plus considérable, s'établit dans les
villes et y parvint par des métiers urbains, d'abord à la fortune,
puis à la liberté personnelle et politique. Les villes italiennes
affranchirent les premières leurs serfs. Dès • 256, Bologne, tou-
jours en lutte pour saliberté, prenait, sur la proposition d'Accurse
rie Sorrecina, son podestat, la décision généreuse de racheter
Ou d'affranchir tous les serfs de sou territoire, pour qu'il ne
contint plus à l'avenir que des hommes libres


Les métiers, peu estimés d'abord dans l'Empire germanique et
abandonnés aux classes dépendantes, se relevèrent bientôt par


1 Laurent, op. e , `'II, 5, 663. Florence suivit bientôt ce bel exemple (1288).




148 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
les progrès de la vie urbaine. Les corporations (Innungen), for-
mées sous le nom de scholx en Italie, imitées en France par les
9nestiers et les oheudcs sous l'influence des tendances germa-
niques, puis transportées en Allemagne, vinrent augmenter les
droits des compagnons et l'honneur des maîtres. Une éducation
plus soignée, un progrès graduel , une habileté perfection-
née, des richesses plus grandes, enfin le droit nouveau
porter les armes au service de la ville sous le drapeau de sa
corporation, et l'union constante avec les intérêts et le bien-
être de la cité, tout contribua à, réveiller l'amour-propre et les
prétentions naturelles des artisans ; ceux qui étaient d'origine
serve acquirent bientôt la liberté par achat ou par révolte, et le
droit de bourgeoisie ne put plus leur être refusé.


La difficulté était plus grande dans les campagnes. Plusieurs
contrées suivaient même un principe diamétralement contraire
au principe des villes : « l'ai •


rend serf » Les paysans
d'origine serve n'atteignirent qu'exceptionnellement à une pleine
liberté civile et politique; mais ils arrivèrent au moins, len-
tement et généralement, à une certaine liberté simplement
personnelle, fermement protégée par le droit, et qui s'élargit
toujours plus, tout en demeurant grevée de charges nombreuses
et inférieure politiquement.


Les phases de ce développement sont nombreuses, les causes
qui les amenèrent variées ; les détails changent à chaque pas.
La suppression de l'esclavage était. due en grande partie à l'in-
fluence (le l'Église. C'est elle aussi qui favorisa principalement
l'élévation des classes serves. Les églises et les couvents don-
nèrent presque toujours l'exemple de l'affranchissement; les gens
des « maisons de Dieu » furent ainsi les premiers qui se rappro-
chèrent des paysans libres. Les rois marchèrent dans la même
voie. Les Carolingiens donnèrent la liberté aux employés du lise;
et saint Louis déclara, en affranchissant les serfs de' ses do-
maines, qu'il remplissait ainsi sa vocation de roi des Francs
(1315) '.


4 Ordonn., T, 583:1 Comme, selon le droit de nature, chacun doit naistro
frm.c., et par aucuns usages — moult de personnes de rostre commun
p„uple soient encheiles en lieu de servitudes : — Nous, considérant que


CONDITIONS ro».\.mENTÀLEs DE L'ÉTAT.
Le même esprit féodal qui avait transformé en fiefs héréditaires


et lié au sol les droits des hauts barons, et qui avait assuré défi-
nitivement les bénéfices entre les mains des vassaux, affermit
aussi les droits des agriculteurs non libres sur les biens qu'ils
cultivaient, et engendra les héritages corvéables (soumis au droit
de cour, hof •echtliche Erbe), et, spécialement en Allemagne, un
système particulier de juridiction patrimoniale que les corvéables
contribuaient à former, sous la direction de leurs maires ou meyer


majores). En France, la situation des serfs et des vilains,
qui correspondent aux corvéables allemands (Hofleule, Grund-
holden), était. sans doute inférieure quoique semblable, et les
noms eux-mêmes l'indiquent. Mais le progrès s'y produisit plus
vite et, de plus, on y distinguait des classes élevées de paysans
qui se rapprochaient beaucoup des hommes libres ; c'étaient les
coutumiers et les roturiers, et parmi eux les osies (bospites)*
Au contraire, les corvéables anglais n'acquirent, après la grande
peste de 1348-49, que la liberté personnelle sans propriété foncière,
et ne formèrent ainsi qu'un ordre de travailleurs ou d'ouvriers
libres* '.


La demi-liberté personnelle à laquelle serfs et corvéables
parvinrent généralement, ne se rapportait d'ailleurs communé-
ment qu'au droit privé, à la constitution de la commune et au
tribunal local.,11s finirent par se fondre, dans un ordre unique et
professionnel (Bauernstand), avec les paysans d'origine libre qui
étaient tombés sous la domination perpétuelle des baillis, et
d- lnets.les biens avaient été grevés de nombreuses charges féo-


Les paysans ne devinrent un ordre politique qu'exception-
nellement, comme dans le Nord scandinave, où ils purent dé-
fendre avec succès l'ancienne liberté commune et l'ancienne


Nostre Ro yaume est dit et nomméle Royaume des Francs, et voullant
que la chose en vérité soit accordant au nom, — ordeuons que génerale-
ment par tout nostre royaume de tant comme il peut appartenir à nous —
telles servitudes soient ramenées à franchises — à bonnes et convenables
conditions — de tant comme il peut toucher nous. » Com. SchâtIner.
Franz. R. G.. I, 523. Le duc de Valois, père du roi Philippe le Beau, avait:
plutôt encore, atiranchi les serfs de ses domaines au nom de la liberté
naturelle de l'homme. (Laurent, ouvrage cité, VI, 662.)


I Seebohm, De ta réforme du droit des gens, 1813, p. 63 et


0




CHAPITRE XVI.


5. — L'esclavage et sa suppression.


A l'origine, l'esclave se présente comme un étranger dans la
famille et dans la nation. Si répandu qu'il ait été dans l'antiquité,
l'esclavage n'a jamais été considéré comme un ordre national, ce
qui témoigne déjà qu'il ne se fonde pas sur une nécessité
naturelle.


Aristote (Pol., I, u) essaye cependant:de démontrer que, par
nature, les uns sont maîtres, les autres, esclaves; mais il ne
prouve que l'incontestable nécessité des classes serrantes. I 'lionne
intelligent, qui veut remplir ses destinées, a besoin, comme dit
Aristote, d'instruments animés qui le servent. Sans doute encore, il
est des hommes que la nature elle-même semble avoir principa-
lement destinés aux travaux du corps, et qui ont besoin du
commandement et de la direction d'un maître pour acçomplir
leurs fins. Il s'ensuit simplement que maîtres et, domestiques,
patrons et compagnons, fermiers et valets, fabricants et ouvriers,
ont besoin les uns des autres, et nullement que les rapports de
dépendance puissent être comparés aux droits d'un propriétaire
sur ses animaux domestiques, ni que les travailleurs doivent
renoncer à la liberté individuelle, à la personnalité humaine,
Pour devenir les simples instruments du maitre, des choses.
L'homme est une personne par sa nature même : il ne peut
donc pas être une chose, c'est-à-dire un esclave.




150
TifÉonitE, GÉNÉRALE DE12.ÉTAT.


constitution du pays; dans le Tyrol, où les princes particuliers les
appelèrent aux Landtage; en Suisse, où ils fondèrent de libres
républiques. Ailleurs, ils étaient généralement


assujettis, sansdroits politiques, surtout sans droits de représentation, et desti-
nés par nature à supporter les charges publiques; ordre


éco-nomique, plutôt que de culture, comme la bourgeoisie des villes.
Les paysans allemands tentèrent en vain de briser le joug, clans


la grande guerre du xvi e
siècle qui porte leur nom. Les doit


articles si connus qu'ils réclamaient, parurent des prétentions
inouïes et soulevèrent l'indignation des hautes classes. Ne peut-
on pas se réjouir du progrès des temps, en considérant qu'au-
jourd'hui, partout, les paysans ont reçu, sans combat, plus de
droits qu'ils n'avaient osé en demander alors ?


Les esprits comprirent lentement que les agriculteurs ne sont
pas seulement une masse infime bonne à fournir des soldats et
des impôts. La constitution anglaise, qui donnait aux yeomen (auxprobi et legales homines) le droit de prendre part aux élections clé
la Chambre Basse, lorsqu'ils possédaient des biens d'un revenu
déterminé et peu élevé, se signala encore ici par son respect de
la liberté..


Les temps modernes vinrent enfin accorder à toutes les classes
pleine liberté personnelle et capacité politique. La philosophie
du xv.ine


siècle poussa les intelligences dans cette noble voie,
en combattant pour le respect des droits naturels.


Ce fut Frédéric T er de Prusse qui donna l'exemple à l'Alle-
magne, en supprimant le servage dans les domaines royaux
(1702). Frédéric II favorisa l


'affranchissement des autres serfs.
Joseph II suivit le mouvement clans l'Autriche allemande (1782),
et Ch


arles-Frédéric dans le duché de Bade (1783). Les autres
Etats allemands demeuraient stationnaires ; mais la déclaration
enthousiaste du 4 août 1789 et la proclamation des droits de
l'homme entraînèrent les plus retardés. L'affranchissement parut
un devoir, une exigence irrésistible des temps nouveaux. Il fut
achevé pendant la première moitié de ce siècle dans l'Europe
occidentale,. tout récemment dans l'Europe orientale ; en même
temps, ou à peu près, on accordait également aux paysans et
aux citadins les droits de


citoyen de l'Et«, (Stalsbiirgerrecht).




152
'THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


La théorie des jurisconsultes romains applique aux esclaves la
notion absolue de la propriété, avec une dureté remarquable
l'esclave n'a aucun droit; c'est une chose. Et cependant ils ont
conscience que l'esclavage est contre nature, et n'a été introduitque par l'usage. commun des peuples 1 ; pour eux aussi, Poitrail-(lissement est un retour au droit naturel 2. La jurisprudence
romaine le savait bien, malgré l'inflexible logique avec laqtyille
elle suivit pendant mille ans son dur principe. Les ordouniees
impériales qui défendaient aux maîtres de sévir sans mesure et
sans cause contre leurs esclaves 3, les protégeaient à peu près
comme certaines lois modernes protègent les animaux : la notion
fondamentale ne changea pas; l'esclave demeura dépouillé, non-
seulement du droit de posséder, mais même du droit de mariage
et de parenté.


On tenait également pour certain, dans le droit
allemand, que,


suivant l'énergique expression du Sachsenspiegel, toute servitude
(Eigenschaft)


a sa source «clans la violence, la capture, une con-
trainte injuste, et que l'on a donné plus tard pour un droit, ce
qui n'était qu'une habitude ancienne et illégitime 4 . -» Aussi lespeuples germaniques reconnurent-ils toujours à leurs Eigene(esclaves) certains droits, d'ailleurs incomplets et mal protégés,
puisque le maitre les violait impunément à l'origine. La source
de l'affranchissement était moins troublée qu'à Rome ; la person-
nalité de PEigene ne s'évanouit jamais complètement, et Pamélio-ration fut ainsi toujours possible 5.


4 Florentines,
4, § 1, de Statu homin. : Servitus est constitutio jurisgentium, qua quis domino alieno contra naturam subjicitur. » § 2. J. dejure pers.


2 L. 4, de Just et Jure : (Manumissio) a jure gentium originemsumsit, utpote quum jure naturali
omnes liberi nascerentur, nec esset nota


manumissio, quum servitus esset incognita ; sed posteaquam jure gentium
servitus invasif, secutum est licneficium manumissionis. »




3 Gajus. L. 1, § 2, De his qui sui ve;
: « Sed hoc tempore mathshominibus, qui sub imperio romano suit, licol supra modum et sine causalegibus cognita in servos sues
»4 Sachsenspiegel, III, § 3 et § 6 : « La vérité vraie, c'est que la servitude(egenscap) a commencé par contrainte, capture, etc. »


5 L'assimilation des Eigene
aux animaux domestiques, que l'on trouve


accidentellement dans les sources allemandes, n'indique nullement l'essence
du rapport, et le clairvoyant Tacite l'a comparé au


colonat plutôt qu'ô. laservitude romaine.


CONDITiONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 153


L'esclavage disparaît presque complètement de l'Europe occi-
dentale dans le cours du moyen âge ; il passe dans la forme plus
douce du servage et de la corvée (Heigkeit), qui en demeurent


comme
les derniers vestiges jusqu'à la fin du xvui e siècle et la


première moitié du 'axe
Cet affranchissement successif et les mesures plus générales


des temps modernes sont, pour une large part, le fruit mnri du
christianisme. Sans briser violemment l'esclavage, il en triompha
lentem ent dans les intelligences. La propriété de l'homme sur
l'homme était incompatible avec la croyance que tous les hommes
sont frères et enfants de Dieu. Mais le sentiment du droit. et de la
liberté des peuples germains, et l'esprit progressif de l'huma-
nité, y ont une part plus grande encore.


L'histoire russe offre ici quelques particularités. Il y avait sans
doute en Russie, dès les temps les plus anciens, une sorte de
servage personnel ; mais la masse (les paysans y était encore
libre au xvi e siècle. Les seigneurs terriens, qui manquaient d'ou-
vriers pour leurs vastes domaines, les paysans libres préférant
leur vie nomade à la culture du sol, essayèrent alors de retenir
ces derniers sur leurs fonds par des avantages divers, et ils y
réussirent. Mais le servage des paysans ne commenta réellement
que lorsque l'État, par des motifs de guerre et do finance, eut
attaché de plus en. plus tbrtement ces cultivateurs à la glèbe, et
les eut livrés à l'arbitraire des grands. Nulle part le xvii 6 siècle
ne fut aussi fatal à la liberté des classes agricoles qu'en Russie.
Serfs et paysans furent placés dans une même servitude; le maitre
eut la disposition presque absolue de leurs personnes et de
leurs biens. Les temps nouveaux ont amené des tempéraments,
Puis l'affranchissement. L'oeuvre d'émancipation réalisée par
Alexandre II malgré les réclamations de beaucoup de nobles
(L. du 19 février 1861), a ouvert pour la Russie une nouvelle ère
de liberté civile 2.


L'Europe se purgeait lentement du fléau de la servitude, lorsque
celle-cl trouva clans le Nouveau-Monde une terre nouvelle. La


I V° sup., p. 150.
2 Comp. l'article de Tscliitschérin, Vo Leibeigenschaft, dans le Deutsches


Matsw6rterbuch.




151 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
guerre civile d'Amérique (1861-1866) a vengé ce crime de lèse.
humanité.


La différence des races et l'infériorité de celle qui sert, rendent
l'esclavage des nègres moins odieux ; mais elles augmentent l'or-
gueil hautain, passionné, des maîtres. Les blancs oublièrent la
communauté de la race humaine, et les cruautés dépassèrent
celles de l'antiquité même. Montesquieu s'attaque à des réalités
lorsqu'il flagelle l'orgueilleux mépris des blancs par cesearoles
amères : « On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est
un être très-sage, ait mis une âme, surtout une âme d'homme,
dans un corps tout noir. » (Esprit des lois, xv, 5.)


L'esclavage nouveau fut donc plus dur en Amérique qu'il ne
l'avait jamais été. Si le maitre blanc ménageait quelquefois son
esclave, c'était comme un agriculteur prudent ménage ses bêtes
de somme. On en fit une :classe d'animaux domestiques par
l'abaissement moral et juridique, la négation de toute dignité hu-
maine, le mépris du mariage et de la famille, l'absence de toute
éducation morale et religieuse, le refus de toute protection par le
droit, le commerce illimité, et souvent par une cruauté révol-
tante. On violait à la fois l'ordre divin et l'ordre humain.


Jefferson avait proposé d'ajouter à la déclaration d'indépen-
dance du 4 juillet


• 770, qui proclamait la liberté inaliénable de
l'homme, les observations des gouvernements monarchiques
contre la tolérance et. même la faveur accordée à l'esclavage des
nègres. Sa proposition fut malheureusement rejetée. La cupidité
des propriétaires d'esclaves l'emporta sur l'intention première
d'en diminuer petit à petit le nombre. Les États de l'Union qui
repoussaient l'esclavage, purent àpeine contre-balancer l'influence
de ceux qui en étaient. infestés. Dans l'espace d'un siècle, le
nombre des esclaves monta de quelque cent mille à plusieurs
millions, poussé surtout par le développement rapide de la cul-
ture du coton et de la canne à sucre.


Cependant le grand principe de l'affranchissement passait
d'Europe en Amérique. L'Angleterre avait donné l'exemple, et
par de grands moyens. Des motifs intéressés ont peut-être inspiré
son action, comme presque toujours les choses humaines; niais le
but n'en était pas moins juste et saint, et l'homme qui y consacra


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'É CAT. 155


toute l'énergie de sa vie, William Wilberforce, était pénétré de sa
(n'Odeur. Malgré toutes les critiques de détail, la suppression de
j'esclavage dans les colonies anglaises, les indemnités données
au


. propriétaires d'esclaves, les traités internationaux pour
l'abolition de la traite des nègres, demeurent de grands services
rendus à l'humanité.


l,a victoire de l'Union a supprimé l'esclavage dans l'Amérique
du Nord. (Loi constitutionnelle du l er février 1805, proclamée
le 18 décembre. ) L'Amérique méridionale ne pourra pas se
soustraire longtemps à l'influence du même principe; le Brésil
vient même de le consacrer (L. 28 septembre 1871).


Quelle va donc être la situation politique des nègres? On ne
lem a accordé jusqu'à présent que la liberté personnelle et les
droits privés. 11 paraît difficile d'aller plus loin, malgré les ten-
dances qui règnent aux Étals-Unis. Les 'droits politiques suppo-
sent la capacité politique. La démocratie représentative n'a
réussi, jusqu'à ce jour, que citez les peuples les plus avancés.
Peut-on penser qu'elle puisse convenir à ces masses de noirs
encore stupides? Peut-on espérer d'eux ce mâle empire sur soi-
même, cette initiative et cette activité, indispensables dans les
gouvernements libres et démocratiques? Quiconque a réfléchi
slinri:nleannature de l'homme et, sur l'histoire n'osera guère l'ai


Qi. oiqu'islueinvasnotiets, le principe humain de l'État conduit aux con-
séquences


.


1° L'État a le droit et le devoir de faire disparaître de son
territoire jusqu'aux derniers vestiges de l'esclavage personnel. 11
effacera ainsi une antique iniquité.


2° L'État ne doit pas souffrir le rétablissement de l'esclavage,
même par l'effet de la libre volonté des parties.


3° L'État refuse avec raison sa protection au maitre étranger
qui veut poursuivre un esclave sur son territoire '.


Pour l'Angleterre, cornp. Blackstone, Comment. I, 14 ; Arrêt de la
eoua' do Westminster-Hall de 1711 (Wheaton, Histoire du droit des gens,


', °.4). La loi anglaise du 28 aoiit 1533 régularise l'affranchissement dansl
colonies anglaises, et déclare libre tout esclave qui, avec l'assentiment


4e SOn maitre, vient en Angleterre ou en Irlande. En France, ou lisait défia




CII A PITRE XVII.


G. — Les classes modernes.


I. — Le principe.


Les ordres du moyen àge achèvent de se dissoudre. Le clergé,
qui occupait le premier rang et s'attribuait un caractère presque
divin, a cessé d'être un ordre politique. La constitution moderne
place les prélats clans l'aristocratie, les autres ecclésiastiques clans
la haute bourgeoisie. Nous avons dit la décadence actuelle de
la haute et de la petite noblesse, et leur impuissance à s'em-
parer d'une position politique élevée et indépendante. L'an-
cienne bourgeoisie elle-même ne forme plus un ordre ; les classes
cultivées ont une bien autre importance dans notre État repré-
sentatif. Enfin, l'ordre le plus calme, le plus attaché aux moeurs
et opinions coutumières, celui des paysans, a senti l'action des
temps et les progrès de la culture ; l'industrie s'est transportée
jusque dans les campagnes, et a brisé. l'élément agricole pur.


Les efforts pour rétablir les ordres et en faire la base de
lÉtai ont échoué jusqu'à ce jour. L'instinct des peuples se méfie
de ces tentatives ; ils ont grandi, et se sentent dégagés des en-
traves anciennes ; ils ne veulent à aucun prix en voir le rétablis-
se


ntent, même revisé ou réformé.
Et Cependant la simple fusion de tous les ordres n'est pas meil-


153
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


4° Les esclaves qui mettent le pied sur un sol libre, deviennent
libres ipso facto, et peuvent invoquer la protection des tribunaux,


dans les Inst. Cota. de Los sel (xvt° siècle) : « Toutes personnes sont franchesen ce Roïamne : et si-tost qu'un esclave a atteint les marches d ' ice ieltuin, is:efaisant baptiser, est affranchi. » — Loi française du 28 sept. 1791. Consm_
tution de 1818, 6 : « L'escla'age


ne peut subsister sur aucune terre fran-çaise. » Art. addit. au traité de Paris, 1814 : « Sa Majesté Très-Chr
et Sa Majesté Britannique s'engagent


pour faire prononcer
pariputes lespuissances de la chrétienté l'abolition de la traite des noirs. »




158
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


leure. Les oppositions nombreuses et indéniables que l'on reii.
contre clans la nation gardent une haute importance politique. Ii
faut les ordonner d'une manière qui réponde aux institutions
actuelles et, dans ce but, substituer la division des


classes à celledes ordres ; les ordres modernes rie sont autre chose que des
classes.


Les classes sont ordonnées par l'État et pour l'État; Ig ordres
au contraire, ont leur fondement immédiat


en dehors de l 'État:Les premières supposent l'unité de la nation, les seconds igno-
rent cette unité. Les unes sont une institution


nationale et dedroit public, en Vue d'intérêts politiques ; les autres sont plutôt
un groupement particulier et de droit privé, dont le but n'est ni
exclusivement, ni principalement politique : le clergé vit d'abord
pour l'Église, la noblesse pour ses droits, le bourgeois pour son
métier, l'agriculteur pour la culture de ses terres. On voit dans
les ordres les unions naturelles d'une vie et d'une culture sem-
blables ; les différents cercles de profession se séparent les uns
des autres : la considération de l'État n'entre directement pour
rien clans leur lente formation. Les classes, au contraire, sont un
produit rationnel de la sagesse de l'État. Les ordres croissent
naturellement ; les classes sont une


manifestation de la civilisa-
tion. Aussi ne trouve-t-on celles-ci que chez des peuples avan-
cés ayant une conscience nette du droit public, comme chez
les Hellènes, et notamment à Athènes d'après la constitution de
Solon ; chez les Romains, d'après la constitution de Servius Tul-
lius, qui créa le mot ;


-dans les États modernes.


On peut sans doute, dans la division des classes, avoir égard
aux ordres existants ; mais il n'est ni nécessaire, ni même dési-
rable ,que la correspondance soit rigoureuse. La rendre parfaite,
ce serait élever l'organisation des ordres au rang d'organisation
de l'État lui-même, comme au moyen âge dans une certaine
mesure ; ce serait conserver l'exclusivisme des ordres, diviser
l'État, renforcer les intérêts et les préjugés particuliers au dé-
triment des intérêts généraux. Au contraire, lorsque les classes-
viennent rompre les ordres et en réunir les fractions clans leur
sein, la communauté nationale s'affermit, et l'union politique
est vivifié.


CONDITIONS FONDAMENTALES Dit L'ÉTAT. 159
L'importance de la fortune a souvent servi de base à la divi-


sion des classes (constitution du cens). La fortune devient ainsi
le principal facteur politique et, contrairement à la vérité ordi-
naire, la valeur des citoyens au regard de l'État est mesurée au
notobre de leurs écus. Celte division appartient davantage à l'ad-
ministration et au droit privé qu'au droit public et à la politique;
aussi faut-il lui préférer un système organique, qui ait principa-
lement égard à la capacité, à l'aptitude pour l'État. Mais comment
reconnaître et déterminer cette capacité? C'est le point difficile.


En général, on peut distinguer dans les États modernes:
1° La classe qui gouverne , les princes et les fonctionnaires


revêtus de l'autorité publique. Leur position domine les autres
par la puissance publique qui est entre leurs mains. Ils sont à la
tète de l'État.


2° La classe aristocratique, qui ne gouverne plus comme telle,
niais qui n'occupe pas moins une situation distinguée et indépen-
dante entre la classe qui gouverne ales classes populaires.


3° Ce qu'on appelle le tiers état, c'est-à-dire la classe de la bour-
geoisie libre et cultivée, sans égard à la province ou à la ville
qu'elle habite : c'est la véritable classe moyenne.


4° Les grandes classes populaires, que l'on réunit aussi sous le
nom de quatrième ordre, et qui embrassent dans leur cercle
étendu les petits bourgeois des ;villes, les agriculteurs, et les
grandies masses des travailleurs non compris clans les classes
précédentes.


La première classe est la couronne, la dernière le tronc et la
racine de l'arbre. Les classes populaires sont la base ; la classe
qui gouverne, la tête de l'État. L'énergie et la force de l'État
résultent principalement des saines relations de ces deux classes.
Les classes


sous


intermédiaires, tantôt sous une forme aristocratique,
t ntôt une forme représentative démocratique, complètent,
contrôlent et limitent l'activité de la première classe. Leur haute
Culture, leur position sociale indépendante, les rendent très-aptes
a veiller au bien général ; leur sentiment élevé du droit et de la
liberté les y pousse naturellement. Ce sont les patrons, les
représentants, les guides naturels de la grande et dernière
classe.




CHAPITRE XVIII.


II. — Les diverses classes.


1. • La classe gouvernante actuelle se rattache encore histo-
riquement, clans ses chefs, les princes, à l'institution de la haute
noblesse, et domine aujourd'hui par sa situation souveraine de
droit public. Ses autres membres, fonctionnaires ou officiers,
et dans la république les premiers magistrats eux-mêmes,
sortent, pour la plupart, des deux classes intermédiaires, aux-
quelles, ils demeurent socialement liés. S'ils appartiennent excep-
tionnellement aux grandes classes inférieures par leurs parents,
ils entrent presque toujours dans* les hautes classes par leur
éducation ou. leur profession, et restent dans celles-ci en ces-
sant leurs fonctions. Pendant qu'ils les exercent, il les domi-
nent même par l'autorité et le pouvoir. Les degrés intérieurs des
emplois subalternes se recrutent aussi dans la quatrième classe
des masses moins cultivées.


2. L'aristocratie actuelle n'est plus un ordre fixe, fermé, pri-
vilégié; elle ne forme avec les classes inférieures qu'une seule
et même communauté juridique, par la qualité commune de
citoyen (StatsbUrgerrecla)), et par l'égalité devant la loi, publique
ou privée. Les hommes distingués des autres classes montent de
temps en temps avec leurs familles dans son haut rang social,
et viennent en augmenter les membres. Plus souvent encore,
quelques rejetons de l'aristocratie perdent les qualités qui la


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 161


distinguent et., dépouillés de leurs rayons, tombent clans les
classes inférieures. On ne peut aujourd'hui ni devenir, ni s'affir-
mer aristocrate, si l'on n'a ni fortune, ni profession libérale, ni
éducation cultivée. Aussi les limites de l'aristocratie sont-elles
flottantes quant aux personnes ; elles changent continuellement
par des affluents et des pertes, et cette classe se rattache ainsi,
par des transitions nombreuses, à la haute bourgeoisie. L'aris-
tocratie ne peut donc plus être séparée des autres classes par le


1) iruen7i.ière transformation de la noblesse féodale en aristo-
coiln,ian


cratie moderne, s'est accomplie dans l'aristocratique Angleterre
elle-même. Sur le continent au contraire, la noblesse féodale
est devenue une ruine qui obstrue accidentellement les voies
de la vie publique, et l'aristocratie nouvelle n'a encore




qu'une situation mal définie et une existence contestée. On voit
bien sans doute que l'aristocratie a sa valeur dans la société,
dans les usages des cours, dans les nominations aux premiers
emplois ; mais elle n'a point encore de place légale reconnue
dans les conceptions politiques des peuples du continent..


L'Empire allemand doit combler cette lacune par une réforme
qui réponde à nos temps, et qui s'appuie d'ailleurs dans ses
principes sur les données de l'histoire universelle.


L'aristocratie ne doit être ni régnante, ni ordre fermé, mais
classe et situation intermédiaire ennoblissant les rapports pu-
ldeis n ecs, Itaestsnrs.i .érament contre l'autorité, barrière contre les passions


s
3. La bourgeoisie cultivée (tiers état.)
L'histoire de la Révolution française jette une vive lumière sur


• la nature de cette classe. On sait d'ailleurs que l'expression
« tiers état » désignait, clans l'ancienne France, l'ordre des
bourgeois, qui occupait aux états généraux une place modeste,
presque humble, à côté du clergé et de la noblesse*.


Dans un opuscule célèbre, trait de lumière et torche d'in-
cendie pour la Révolution, l'abbé Sieyès s'est écrié : « Qu'est-ce
que le tiers état? Tout! Qu'a-t-il été jusqu'à ce jour? Rien! » La
première réponse est aussi outrée que la seconde. Elle supprime
le tiers état en élevant sans mesure ses prétentions. Si le tiers


Il




mig
162 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
état est tout, il n'y a plus d'état ; il est lui-même la nation.


Aussi le tiers état d'alors réclama-t-il aussitôt la réunion des
trois ordres dans une seule assemblée nationale l ; puis il absorba
les deux autres, se regarda comme formant seul l'État, et
anéantit toute l'organisation ancienne. Mais, malgré les doctrines
égalitaires de l'époque, les oppositions naturelles réagirent aussi-
tôt. La théorie avait englobé dans le tiers état le clerget la
noblesse; ce fut sans profit pour eux. Sous les notns (le
« calotins » et « d'aristocrates, » ils n'en furent pas moins les
victimes des plus sanglantes violences; et jusque dans la masse
infime qui s'empara du pouvoir, l'on vit se produire aussitôt
des oppositions de classe, auparavant inaperçues. Bientôt le
quatrième ordre frappa les grands coups, et l'éclat du troisième
périt avec la Gironde, sous la brutale domination de la Conven-
tion et de ses chefs enfiévrés.


La Révolution prouvait l'insuffisance et la fausseté des pro-
positions de Sieyès 2 , au moment oit elle croyait en montrer la.
vérité. Le tiers état des classes cultivées s'était d'abord considéré
comme le seul représentant de la nation ; il s'était identifié avec
elle. Il apprit à ses dépens qu'il y avait, en dehors de lui, de
grandes masses populaires que cette fusion générale sous sa
direction, n'avaient pas satisfaites.


• Les mêmes oppositions entre la bourgeoisie et les couches
inférieures se sont également montrées dans la révolution fran-
çaise de 1848, et dans la restauration napoléonienne de 1850.


Commune de
• 871 vient de les reproduire sous une forme


effrayante. Napoléon III s'était appuyé sur les niasses pour
renverser l'assemblée nationale, composée en grande majorité
de membres du tiers état; il fut à son tour, après Sedan, détrôné
par les masses et le tiers état réunis (4 septembre 1870) ; niais


f Les élections aux iltats Généraux de 1789 avaient déjà étendu pratique-
mit la notion du tiers état. Au moyen âge, il ne comprenait que les bour-geoisies des villes; en 1789, les paysans votèrent également (Tocqueville,
Œuvres, VIII, p. 139).


2 Robespierre personnifie à la fois l'adorat i on stupide du soi-disant
peuple » et la haine envieuse contre tont ordre supérieur. Sa Déclara-


tion des droits contient cc principe : n Toute institution qui ne , suppose kas
le peuple bon et le magistrat corruptible, m,SteL.Comp.»vicieuse.est
Ceschichle der sociaten Bewegung in Frankreich, I, p. 145.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L ' h:A.T. 163


bientôt la quatrième classe déborda, s'empara du pouvoir dans
paris, et fonda la sauvage Commune.


L'Allemagne s'est péniblement ressentie des mêmes opposi-
t ions au temps de la Guerre des Paysans. Aujourd'hui, elles ne
s'y montrent heureusement ni aussi vives, ni aussi haineuses que
dans la capitale de la France. Mais leur action souterraine est par-
faitement sensible, soit dans les villes, soit dans les campagnes :
ici, spécialement dans les questions religieuses et dans les rap-
ports des ruasses incultes avec l'autorité ecclésiastique; là, plutôt
sur le terrain économique et social.


La bourgeoisie cultivée, quoique se rattachant historiquement
au tiers état, ne peut plus aujourd'hui recevoir ce dernier nom ;
elle aussi ne forme plus un ordre fixe et fermé, ayant ses droits
propres, mais une grande classe aux limites élastiques, recevant
ou perdant à chaque instant quelques membres.


La bourgeoisie cultivée se distingue d'ailleurs toujours, soit de
l'aristocratie, soit des grandes classes populaires, par des points
essentiels qui ont leur influence dans la constitution, et surtout
dans la politique et l'administration. Elle diffère de l'aristocratie
en ce qu'elle ne réclame point une place distinguée clans les
pouvoirs de l'État, ni, par suite, des priviléges soit de titre ou de
rang, soit de représentation clans nue chambre haute ; son édu-
cation est plus civile que politique ; sa place dans la société et
dans l'État repose davantage sur la communauté nationale et le
droit commun; sa représentation fait naturellement partie de
selle du peuple.


Elle diffère des classes inférieures par une éducation savante,
artistique, ou au moins fine et polie; par les professions libérales,
ou du moins par un travail qui est . plus de tète que de main ;


elmatérielslese\o
u e; I ad


davantage ta aux oeuvres de l'esprit qu'aux besoins
' d(


Première des classes populaires, elle est aussi, comme l'aristo-
cratie, une classe intermédiaire. Mais elle touche à la'quatrième
classe, qui afflue continuellement vers elle. La classe anglaise des
gentlemen est du même genre , quoique plus étroite et plus
distinguée que la haute bourgeoisie de France, d'Italie et d'Aile-
magne




161
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Nous rangeons dans cette division :
1) Les fonctionnaires de l'État qui ne


portion de l'autorité publique (sinon
classe gouvernante), à l'exclusion des
de service.


sont pas détenteurs d'une
ils appartiendraient à la


simples copistes et gens


2) Les ecclésiastiques et, en général, les professeurs ;
3) Les docteurs, les notaires, les avocats, les médecins


maciens, les savants, les hommes (le lettres ;


ij)
4) Les artistes, les ingénieurs, les hautes professions techniques;


Les grands négociants et les grands fabricants ;
ft) Les métiers élevés (artistiques);
7) Les capitalistes (rentiers);
S) Les grands propriétaires fonciers qui n'appartiennent pas à


l'aristocratie.
Une éducation, une culture plus élevée forme le caractère


essentiel de cette classe; une position indépendante qui permette
des loisirs pour les affaires publiques, en est le caractère ordi-
naire,.


Les études universitaires ou techniques étant. généralement
nécessaires dans les tbnctions publiques, cette classe instruite a
presque toujours, par les capacités de ses membres, lorsque des
lois particulières n'en ont pas prévenu l'effet, une prépondérance
marquée dans les Chambres el les assemblées, et généralement
dans la vie politique moderne. Elle marche en tête du progrès ;
dans le cours régulier des choses, son opinion forme l'opinion
publique. On peut la comparer assez justement à l'ordre pri-
mitif des Germains pleinement libres ( Vollfraien), ou à l'ordre
des libres intermédiaires (<Jfiltelfreien) du moyen âgé [comp. p. 133],.
quoique l'éducation, la fortune, la profession en soient aujour-
d'hui les traits essentiels, et que la naissance ne soit plus exigée.


• De même que ces ordres formaient, dans l'État ancien, le fond
du peuple jouissant des droits politiques; de même, la classe
instruite joue le principal rôle dans l'organisation moderne, et
occupe, en fait, la plupart des fonctions publiques '.


4. Les grandes classes populaires (improprement : le quatrième
ordre) et le prolétariat.


Nous comprenons dans la quatrième classe les grandes
. masses


CONDITIONS FONDA -MENTALES DE L'ÉTAT. 103


qui
ne


rentrent pas dans les trois classes précédentes, le peuple


Elle renferme les professions les plus diverses, la vie la plus


variée,
et demeure d'ailleurs unie aux autres par la patrie


dans le sens étroit du mot.


la nationalité, et avant tout par les droits de citoyen*.



'sefaut y rangles larges groupes suivants :


paysans et cultivateurs travaillant eux-mêmes, avec ou
sans domestique, aux champs , aux prés, aux vignes, aux soins
du bétail ; groupe nombreux et vigoureux entre tous, grand col-
lecteur des forces du peuple, oà les diverses classes viennent


I° Les


puiser comme dans une source vive et féconde;
2° On peut ranger dans ce même groupe les pasteurs et bergers,


les pêcheurs, les chasseurs, les marins, les mineurs, et en général
tous les travailleurs que leur vocation place toujours en face de
la nature externe;


3° La petite bourgeoisie de la ville ou de la campagne, les petits


marchands ou maîtres de métiers, les groupes inférieurs des pro-
fessions industrielles, travaillant soit à domicile, soit comme ou-
vriers dans les fabriques ;


4° Les employés et lés serviteurs inférieurs de l'État et des liantes
professions libérales, ainsi, dans Farinée, les sous-officiers; dans
les bureaux, les scribes et les copistes; etc;


5° Ce qu'on nomme improprement le prolétariat- des commis-
sionnaires, journaliers, hommes de peine, etc.


Tous ces groupes sont voués à un travail matériel qui les ab-
sorbe ; c'est là lèur caractère commun. On ne peut, sans doute,
séparer absolument le travail de tête et le travail de main; ordi-


' nairement la tête a besoin du bras; et réciproquement. Mais la
différence n'en existe pas moins, et tous les peuples l'ont tou-
jours comprise. Une culture plus complète de l'esprit devient
indispensable, lorsque l'activité de l'intelligence, la spéculation
l'emporte; la profession, la manière de vivre s'élèvent. La môme
culture n'est pas nécessaire là où domine le travail du corps ; la
vie s'y meut dans des formes plus régulières et plus simples.


Bien qu'elle soit le fondement nécessaire de tous les États, cette
grande chsse n'est pas capable de les gouverner; elle a besoin de
chefs et (le représentants. Elle est dans la règle le côté passif et




"1


166


_THÉORIE GENERALE DE L'ii.:TAT.
obéissant de la vie publique. Parfois cependant elle se lève 1.0;


ità coup, passionnée et surexcitée; elle brise alors avec une forceinvincible les barrières de l'ordre externe, impose violemment
sa volonté, renverse les trônes, et met la force dans la main
d'hommes ou tic dynasties nouvelles. Mais elle est i ncapable de
gouverner elle-même, et si elle l'essaie, l'État ressemble à unhomme qui a la tête en bas et les pieds en l'air.-


Jamais elle n'a été aussi puissante que dans l'État
moderne.


C'est la première fois que les classes servantes elles-mêmes, dans
le sens étroit du mot, ont été élevées au rang d'hommes libres.
Les couches les plus inférieures se sentent intéressées au bien
publie, et réclament les droits politiques. Ceci doit attirer toute
l'attention de l'homme d'État. Il ne suffit plus de peser l'opinion
des classes cultivées. Les masses, avec leurs instincts, leurs désirs
et leurs passions, sont bien autrement influentes que dans le
passé. L'État moderne, — nous parlons principalement de l'Eu-
rope, et par conséquent (le la race arienne, — est devenu ici
encore plus généralement humain.


Cette grande classe réunit les ordres professionnels les
nombreux. Les éléments les plus sains et les plus mauvais s',•
pressent. Sans elle, l'État ne peut être ni sauvé ni conservé, et elle.
en menace perpétuellement l'existence. Sa portion la meilleure
est celle des campagnes, et cependant elle aussi a besoin d'un
nouveau souffle de vie intellectuelle et morale, pour demeurer la
base assurée de l'ordre public menacé. A côté de celle-ci se place
la petite bourgeoisie. Toutes deux ont encore une certaine orga-
nisation dans les communes. Mais quant aux ruasses entassées
dans les grandes villes, l'organisation communale ne suffit pas ;




et cependant les liens des corporations sont détruits, les rapports
organiques entre maitres et compagnons sont partout rompus, ce
que la nature rapproche est dispersé. ' Le système des ordres
anciens est anéanti, et. des groupes entiers, les ouvriers des
fabriques par exemple, manquent de toute organisation. Quelques
associations volontaires et les unions ouvrières n'en sont encoreque les seuls germes.


La société entière ..otifire de cette lacune'. La communauté de
l'éducation, des intérêts, de l'esprit entre personnes de la même


COrpITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 1"17


classe
professionnelle, n'a pas complètement disparu ; mais elle


est
agitée, elle fermente, et la guerre sans limite et sans but de


tous contre tous est déclarée. La police intervient, niais ne peut
que rarement empêcher le mal ; souvent elle l'empire en blessant


et en maltraitant, là où il faudrait soins et remèdes. Comment
s'étonner dès lors que la semence des doctrines athées et des
maximes conununistes trouve une terre fertile dans les couches
inférieure s de la quatrième classe , et que, clans les grandes villes


et
dans une partie des Campagnes, l'ivraie ait. poussé avec tant


de force, qu'elle menace d'étouffer les nobles plantes du passé?
Le prolétariat proprement dit peut être considéré comme le


dernier groupe de cette dernière classe. Cependant il ne faut ni
le placer sur le même rang que les autres groupes, ni l'organiser
comme tel, ou comme une classe à part. L'homme d'État doit
au contraire s'efforcer de le détruire en le fondant dans les pre-
miers groupes. Le prolétariat ne se compose en effet que de leurs




débris, fractions isolées et sans fortune, qui par elles-mêmes se
dérobent au système ordonné des classes.


Diviser rigoureusement les hommes en ceux qui possèdent et


ceux qui ne possèdent pas, et ranger les derniers parmi les prolé-
taires pour les opposer aux premiers, c'est partir d'un système
faux et dangereux, dont le triomphe ramènerait. à la barbarie.
Dieu merci, la grande masse de ceux qui ne possèdent. pas, se


rattache encore organiquement aux autres, et se sent satisfaite de
ces liens. L'enfant, n'a rien, et n'est pas un prolétaire, parce
qu'il trouve, chez ses parents, soins, éducation, entretien ; il
partage lèur situation ; la commune complète ou remplace la
famille pour les orphelins eux-mêmes. Les garçons de ferme et
gens de service des campagnes, pour ne posséder rien,ne le sont pas
davantage ; ils ne sont pas isolés dans la société ; ils partagent la
vie et la demeure de l'agriculteur et de sa famille. Lorsque les
métiers étaient organisés, les compagnons formaient une famille
autour de leurs maitres; aujourd'hui encore, il y a parfois quelque
chose de semblable qui élève l'ouvrier au-dessus du proléta-
riat. Les domestiques eux-mêmes trouvent une existence assurée
dans les lieus de la soumission. Enfin, l'enrôlement donne aux
soldats honneur et entretien. Ce qui manque le plus, c'est l'orga-




CHAPITRE XIX.
-


L'État et la Famille.


1. — Tribu (Gesehleehterstat). — Patriarcat. — Mariage.


Anciens et modernes ont souvent répété que la famille est le
type de l'État; que l'État est une famille agrandie 1 ; que le chef
de l'État est le père, le peuple les enfants.


Cette comparaison n'est vraie que dans un sens restreint.
Elle convient à l'État patriarcal, non à la forme plus élevée de
l'État national et humain. Aussi est-il nécessaire de préciser les
différences principales.


'1) La famille repose sur le mariage et la procréation d'enfants
légitimes; les membres en sont unis comme époux, ou par la
communauté du sang. Le droit public ne se fonde pas sur les
mêmes principes. Les membres d'un État ne sont liés comme
tels, ni par le mariage ni par le sang. Tous les gouvernés n'ont
même pas toujours le connubium entre eux, et moins encore une


et:(iCuaicseirsoeurn, « Prima societas in ipso conjugio est, proxima in
deinde una domus, communia ornnia. autem est principium urbis


» — Rousseau lui-même s'exprim e ainsi
(Contr. soc.) : « La famille est la première image de la société politique,» —
ce qui ue répond d'ailleurs nullement à ses principes sur l'État.


168


THÉORIE GÉNÉRALE DEL'ETAT.1
nisation des ouvriers des fabriques : c'est là que le


prolétariat
se recrute ; c'est là qu'il prend ses grandes et menaçantes pro_
portions.


Le grand art de l'homme d'État doit être d'empêcher que les
débris des groupes organisés, ne tombent dans les masses néces..
sairement inorganiques et atomiques du prolétariat. Il doit s'effor-
cer de faire remonter ces débris dans les classes, où ils troeent
au moins un entretien assuré. Ainsi diminué, le prolétarie n'a
pas besoin d'une organisation


.


propre dont il n'est pas snscep-tible, mais d'un patronage qui s'enquière de ses intérêts, parle et
agisse pour lui.


.Les groupes élevés de la quatrième classe; sans êti'e capablesd'occuper les fonctions publiques Proprement 'dites, peuventcependant remplir les offices municipaux, et ne dOivelit pas, par
conséquent, en être exclus.


Enfin cette classe doit avoir une part dans la
représentation.


Mais l'État fera bien d'y veiller, car il est à craindre que le tiers
•étà, avec sa culture et ses .loisirs, ne la lui entée en fait;


au reste, il est bon qu'elle puisse choisir ses
représentants


même hors de son sein. Elle doit avoir un droit de vote ;propor-
tionné à sa grande importance ; mais il serait injuste de donner
des droits égaux à tous ses membres, si divers de capacité et de
valeur sociale.


Le prolétariat a plus besoin de patrons et de protecteurs quede r
eprésentants, qu'il ne saurait trouver dans son sein; et plus


le rang des patrons sera élevé et considéré, mieux ses intérêts
seront protégés.





170 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
origine nécessairement commune. Aussi les droits essentielsde la famille sont-ils indépendants de l'État '.


2) L'État, c'est l'organisation de la nation clans un pays donné.Cette notion n'appartient aucunement au droit familial. La
nation se compose encore plus d'individus, d'ordres, ou de
classes, que de familles; la famille n'est qu'exceptionnellement
un intermédiaire entre eux et l'État, et il faut pour cela p'un
intérêt spécial le réclame, comme clans la tutelle par exemple.
Enfin la famille n'a pas de relation nécessaire avec le sol.


3) Le genre et le caractère de l'organisme diffèrent égalernent.Le père
est le chef de la famille; sa puissance s'exerce sur sa


chair et sur son sang; homme mûr, il règne sur des incapables ;
son gouvernement est essentiellement une tutelle. Le prince,
chef du peuple, gouverne des hommes qui ne sont ni ses
parents, ni des mineurs, ni des incapables ; son gouvernement
est essentiellement politique.


La famille n'est donc pas le type de l'État; elle est, au
plus, celui d'une forme exceptionnelle d'État, du patriarcat. 2.
Aussi le droit de famille appartient-il au droit privé, non au drnit
public.


Les premières formations d'États, même chez les peuples
ariens, se rattachèrent .cependant à la famille; elle fut le fonde-
ment de l'autorité des premiers chefs, juges ou magistrats. L'Étal
ne s'en dégagea que lentement, pour marcher vers une orga-
nisation politique.


La formation des tribus fut comme un pont jeté entre la famille
et l'État; celui-ci, affermi, enleva le pont et en écarta les débris.
A l'origine de la plupart des peuples, on trouve en effet des
tribus ayant une signification politique, et qui plus tard dispa-
raissent; ainsi, entre autres, dans la constitution de Moïse, dans
les anciennes constitutions des Grecs et des Romains. Les tribus
des anciennes races arabes honoraient leurs chefs comme des


Pomponius, L. S, de Reg.
: « Jura sanguinis nullo jure civili dirimipossunt. »


Sui vant Gobineau, Wu. des races hum , p. 270, les peuples ariens
n'ont jamais admis qu'avec d'importantes restrictions l'idée patriarcale quifait de la puissance paternelle le type du pouvoir politique; les Chinois,
chez lesquels la race jaune domine, l'acceptent au contraire sans scrupule.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTÀT. 17 1
pè,res; les clans des anciens Écossais présentent des rapports sem-
blables. Les noms des villages germaniques rappellent l'établis-
sement et le lien communal de la tribu ; l'ancienne commune
agricole des Slaves a également un caractère familial.


'
La tribu est plus étendue que la famille ; elle comprend plu-


sieurs familles et plusieurs parentés; niais elle modèle son orga-
nisation sur celle de la famille. Les chefs des tribus sont presque
toujours désignés par leur haute position privée; le besoin
d'unité force de considérer un chef de famille comme le chef
de la tribu. Mais souvent l'hérédité est remplacée ou complétée
par le choix, ou plutôt par l'élection.


Le véritable État familial, c'est le patriarcat. L'empire chinois-
« du Milieu » (c'est-à-dhie de la perfection) s'attache depuis des
siècles, avec mie indomptable ténacité, à la fiction qui fait du
chef de l'État le père du peuple. Gobineau a montré que ses
premiers fondateurs étaient probablement de race arienne, et il
leur attribue l'idée de ce patriarcat. Mais l'énorme population
qui se rassembla petit à petit en une famille dans ce vaste empire
est de race malaise; les caractères de la race jaune y dominent,
bien qu'un peu teints de sang nègre. Portée par la nature à la
tranquille jouissance de la vie matérielle, cette race mêlée se
soumet volontiers à l'absolutisme paternel de ses maîtres, et
respecte une civilisation divine dans sa forme politique tradi-
tionnelle. L'opiniâtre esprit d'indépendance qui tourmente les peu-
ples ariens ne l'agite nullement; elle n'a pas d'aspirations
plus élevées. L'autorité de l'empereur, absolue théoriquement,
est d'ailleurs restreinte en fait par l'esprit calme de toutes les
classes du peuple, par l'instruction cultivée des savants Man-
darins, et surtout par la force des coutumes anciennes et fami-
liales : « Le Fils du ciel peut tout, mais à condition de ne vou-
loir que ce qui est connu et traditionnel » (Gobineau). Ce. système
d'État rend tout développement politique viril impossible. Les
hommes et l'empire y demeurent clans un état d'enfance
Perpétuelle.


Est-ce à dire que la vie de famille soit sans influence sur l'État?
Non certes : cette intluence presque toujours indirecte, mais
profbnde., ne • saurait être trop appréciée ; l'État a le plus faut




172
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


intérêt à en sauvegarder l'intégrité. Son pouvoir est ici peu
étendu; son action n'est le plus souvent qu'indirecte; la famille
n'est pas instituée par l'État. Mais, sous quelques rapports au
moins, l'État peut et doit mettre des bornes à l'arbitraire indi-
viduel. Ainsi, spécialement, quant au mariage:


1. Tous les peuples politiquement. avancés attachent une im-
portance capitale à la monogamie. Plusieurs maris mettely,


la
confusion jusque dans la race, plusieurs femmes, la divirion
clans la famille. La pleine unité du mariage ne se conçoit que
dans l'union d'un seul homme et d'une seule femme ; la dualité
des sexes devient. unité par le mariage monogame. La pluralité
des conjoints ne répond donc ni à la nature, ni à l'idée morale ;
l'État ne doit pas-la souffrir. Les évêques gaulois défendaient un
principe à la fois chrétien et de droit public, en luttant sans fin
ni trêve contre les doubles mariages des rois


mérovingiens, et
contre l'ancien privilége des rois francs de posséder plusieurs
femmes.


2. Les droits respectifs des époux doivent être sainement conçus.
Le droit romain est ici moins avancé que l'idée romaine du


mariage. Pour les Rainants, le mariage
.
est une intime commu-


nion de l'homme et de la femme, embrassant tous les rapports
de la vie 1 . Et cependant, dans l'ancien droit, la femme est la
fille de famille de son mari, qui a 'pleine puissance sur elle,
comme un père sur son enfant, un maitre sur son esclave; dans
le droit plus récent, les deux époux vivent côte à côte comme
deux personnes indépendantes. Ce mariage libre s'étend avec
la corruption (les moeurs, et prépare la chute de la République.


Le droit allemand au contraire, — soit dans la forme ancienne,
où la communion et l'unité trouvent leur expression dans la
Melle qui appartient au mari, chacun des époux conservant
d'ailleurs sa fortune ; soit dans la forme nouvelle de la commu-
nauté des biens, — s'accorde complètement avec, l'idée si gran-
dement exprimée dans les antiques larmilles des livres sacrés des:


Modestinus, L. 1, De rite neptiarum :
« Nuptim sunt conjunctio maris


et l'embue, et consortium munis vitro, divini et humani juris communicatio:»'
— et Justin. Inst., I, 9, ,§ t : « Nuptim sive matrimonium est vin et mulie-ris conjunctio, individuam titm consuetudinem continens. » -


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 173


Juifs : « L'homme et la femme ne sont qu'un corps I ; l'homme
est le chef du mariage 2. »


3. La forme de la célébration n'est même point indifférente.
Une forme qui représente la communion et la sainteté du. ma-
riage et en pénètre les conjoints, est bien préférable à celle qui
semble le traiter comme le produit d'une rencontre fortuite.
L'ancien principe romain : « Consensus facit nuptias, » mène à
l'idée dangereuse que le mariage est une simple convention. L'on
ne saurait blâmer les États qui exigent une cérémonie religieuse,
id l'importance que l'usage des peuples chrétiens y attache. La
sii,reté des droits de famille est une considération plus importante
encore; la clandestinité des mariages la détruit; il faut une forme


publique, prouvée p,a • des actes. Le mariage civil garantit pleine-
ment cet intérêt ; mais on eût mieux fait encore en se contentant
de la forme religieuse, si le clergé n'en avait pas abusé pour en-
traver la liberté des mariages reconnue par l'État, et pour rendre
la législation civile trop dépendante des vues de l'Église.




Aujourd'hui nous avons généralement une double forme :
1) le contrat civil indispensable pour les effets civils du mariage;


le mariage religieux subséquent et volontaire, devant un prêtre
qui le consacre et le bénit'.


4. On commit les grandes tentatives d'Auguste pour favoriser,
dans l'intérêt de l'État, les mariages et les naissances. Des efforts
semblables trahisent toujours une situation anormale, où la ten-
dance naturelle de l'union tics sexes est entravée ou dévoyée.
Ce mal est surtout propre à la vie des grandes villes. Les nom-


Moïse, I, 2, 24, et Paul aux Éphésiens, y . 31 : « C'est pourquoi l'homme
quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme, et ils seront
deux dans une seule chair. » Tacite dit des femmes germaines (Cern., 19):
« Sic mutin accipiunt mariturn quo modo unum corpus, unamque vitam. »
Schwab.mspiegel (Rack , 6): « Lorsqu'un homme et une femme sont réelle-
ment mariés, ils ne sont plus deux, mais un corps.»


2 Moïse, I, 31,16 : « Il dit à la femme : Vous serez sous la puissance de
votre mari, et il vous dominera. » Paul aux Éphésiens, v, 22 : « Que les
femmes soient soumises à leur mari. » Sachsenspiegel, 1, 45, J. « Alors
ineme que le mari est d'une naissance inférieure à celle de sa femme, il est
son tuteur (oormiiade) et elle sa cohmagne (genotinne), et elle entre dans
son droit. » Code Aapoléon, 213 : « Le mari doit protection à sa femme, la
!munie obéissance à son mari. » Code autrichien, art. 91 : « 1.e mari est le
chef de la famille. » Code zurichois, p. 127 : « Le mari est le chef du mariage.»




174 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
breuses occasions d'y satisfaire les exigences de la chair, en
dehors même du mariage, augmentent les penchants pour une
vie dissolue ou mal réglée, et la difficulté de contenter les pré-
tentions élevées d'une famille citadine aux jouissances de la
vie, y forme un grave obstacle au mariage, surtout dans les
hautes classes de la société. A Rome, la liberté de tester con-
tribuait encore à éloigner du mariage; le riche célibatairefitait
soigné avec une obséquiosité servile par lés amis et les proches,
avides de son héritage. Auguste s'écriait : « La ville ne se com-
pose pas de maisons,' de portiques et de marchés vides, mais
d'hommes; et si la manie du célibat s'étend encore, Rome appar-
tiendra bientôt aux Grecs et même aux Barbares. »


' On rencontre aussi, dans les campagnes, certaines restric-
tions dans l'intérêt de la conservation des immeubles ruraux, ou
pour éviter les division des héritages. Plusieurs provinces sui-
vent le système des deux enfants » seuls héritiers ;


un
seul fils hérite, les autres deviennent ses serviteurs, ou émi-
grent'.


L'action de l'État contre ce mal est limitée, et difficilement
efficace; les lois d'Auguste l'ont prouvé. Une contrainte directe
n'est pas possible, car le mariage suppose par essence le goût et
la libre volonté. Cela est si vrai, que les intérêts de l'État doi-
vent s'incliner même lorsqu'ils réclament impérieusement le
mariage du prince régnant : la jeune reine Élisabeth d'Angleterre
a affirmé victorieusement, et malgré les considérations d'intérêt
public les plus pressantes, cette liberté personnelle du monarque,
dont la vie est cependant bien plus que toute autre liée au sort
de l'État.


L'État ne dispose clone que de moyens indirects. Il pourra
par exemple attacher des faveurs au mariage, des désavantages
au célibat et au défaut d'enfants , pourvu toutefois que ces
peines ne soient pas assimilables à celles des délits. Ce fut. le
systèine suivi par la loi romaine.


5. Nous trouvons plus fréquemment dans les États modernes
des restrictions légales apportées au mariage par des raisons d'in-
térêt public. Ces restrictions supposent également une situation
anormale, et notamment le mal social de classes dénuées de for-


CONDITIONS FOND.UFENTÀLES DE L'ÉTAT. 175


tune et .de moyens d'existence. Les intérêts de la communauté
peuvent alors faire exiger de ceux qui veulent fonder une famille
1 1 justification des moyens de la nourrir et de l'entretenir sans
charge pour la commune ou l'État. Une restriction plus étendue,
et spécialemen t la condition d'un acquiescement arbitraire des
communes, serait unensurpation injustifiable sur le droit naturel


de* 1D'il'-'a(ili dl*l itni.s, ces restrictions elles-mêmes peuvent-elles empê-
cher, n'augmenteront-elles pas plutôt les naissances d'enfants
naturels, classe sans famille, mal nourrie et plus niai élevée? La
fondation d'une famille, l'assistance d'une épouse,-exercent une in-
fluence moralisante sur l'homme, et améliorent souvent sa
position économique elle-même. Aussi, la règle à recommander,
c'est la pleine liberté du droit au mariage. La loi, qui prend soin
de tous, doit permettre également au pauvre de se donner une
compagne de ses misères, de se choisir une épouse qui sera la
mère honorable et légitime de ses enfants ".


6. L'État s'abstient avec raison d'édicter des prescription! sur
les rapports sexuels des époux'; ces rapports sont. essentielle-
ment du domaine des moeurs et de la vie individuelles; Mais il
peut et doit punir les violations de la foi conjugale, lorsque l'époux
offensé se plaint, et les actes d'immoralité flagrante dont l'effet
passe le cercle étroit de la famille. Les lois protégeront ainsi la
sainteté du mariage et les bonnes moeurs.


La communauté des femmes, que Platon propose pour sa
république idéale, dégrade le mariage et détruit la famille. Livrer
les femmes aux premiers venus, comme les Spartiates l'ont fait
quelquefois, est un acte de sauvagerie. L'émancipation de la chair,
prêchée par la nouvelle école radicale socialiste, comme le droit
de disposer de son corps à son gré, et réclamée pour les époux


Les lois de Manou (III, 46) contiennent sur ce point les dispositions sui-
vantes : « Le temps naturel des femmes arrive 16 jours et 16 nuits après
l'apparition des règles. Le mari ne doit s'approcher de sa femme ni dans
les quatre premières nuits, ni dans la onzième et la treizième. Les dix
autres lui sont permises, et parmi celles-ci - les nuitsPaires sont
f avorables à la conception des garçons, les nuits impaires à celles des
tilles. » La législation juive et le droit canon réglementent aussi ces
n




176 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
eux-mômes, abaisse la liberté morale de l'homme au rang de la
liberté sensuelle du chien.


7. Enfin l'État doit veiller à la stabilité des mariages, et empê-
cher les séparations inconsidérées.


Le divorce, même avant l'époque chrétienne, n'était point
abandonné partout à l'arbitraire des époux. Plusieurs peuples
permettaient bien au mari de répudier sa femme, mais réci-
proque n'était pas admise. La répudiation par le mari était
môme souvent liée à des causes graves et déterminées ; ou, faite
sans motif, elle entraînait, chez les Germains entre autres, des
désavantages pécuniaires importants. L'usage corroborait ces
dispositions, et l'État respectait ainsi le principe que le mariage
est une communauté contractée pour la vie. Ce fut par une déro-
gation aux anciennes moeurs que le droit romain plus récent,
adoptant le principe régnant à Athènes, vint donner à chacun
des époux unis par le mariage libre le droit d'une libre répu-
diation. Cette règle, amenée par la corruption des moeurs, l'aug-
menta.


Le christianisme apporta un droit nouveau et plus parfait. Les
paroles sévères du Christ 1 , différentes de la loi de Moïse, ne
changèrent pas directement le droit existant, et n'eurent d'abord
qu'une action morale; mais elles devaient nécessairement exercer
une influence sur le droit des États chrétiens. L'Église catholi-
que en déduisit son système rigoureux. Malgré le texte (lui re-
connaît l'adultère comme, cause exceptionelle de rupture, elle
réussit à proscrire le divorce de partout ; elle n'accorda plus
qu'une séparation externe (a loro et mensa), et encore pour des
causes graves et peu nombreuses. L'Église lit si bien prévaloir
sa doctrine au cours du moyen âge, qu'elle parvint môme à
placer toutes les questions de mariage sous la juridiction eccli-
siastique.


L'État a repris avec raison cette portion du droit sous
son empire, et l'Église protestante est venue proclamer que le
divorce est permis pour cause d'adultère, et même pour d'autres
causes d'une imprtance égale.


Matth., 5, 22. 19, 8. Marc, 10. 11 et 12. Lue, 10, 18.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 11'7


* Les législations actuelles, s'inspirant soit de certaines théories
wodernes de droit naturel, soit (les intérêts de la liberté indi-
viduelle, l'ont même facilité . davantage


Au reste, on reconnaît généralement : a) que le divorce ne
peut pas être abandonné à la volonté de chacun des époux, ni


même à leur consentement mutuel, mais qu'il doit être pro-
noncé en justice ; qu'il ne doit être prononcé que pour des
motifs graves. — L'Église, dans son action morale et spiri-
tuelle, l'Église, s'adressant aux consciences, peut bien mieux que
l'État représenter l'indissolubilité que la notion du mariage
implique. L'État, qui a la contrainte extérieure, est forcé de
prendre en considération les difficultés de fait qui empêchent
d'appliquer la notion dans toute sa pureté, et, lorsque la rup-
ture est interne, de permettre aussi la rupture externe. Mais
il fera toujours sagement de maintenir le principe de l'in-
dissolubilité aussi intact que les moeurs, la vie du peuple,
la cahute des individus le permettront, et de soumettre les causes
de divorce à un sévère contrôle.


12




CHAPITRE XX.


-- Les Femmes.


"fout le monde a cru jusqu'à nos jours que les femmes, tout
en appartenant comme leurs maris et leurs pères au peuple et à
la nation , na se rattachent à l'État qu'indirectement, comme des
nationaux qui n'ont pas la plénitude des droits. Cependant un
sentiment différent s'est manifesté depuis peu. On se souvient de
cette pétition de femmes qui, déjà sous la Révolution de 1789,
demandait à Louis XVI les droits de citoyen (le vote et l'éligi-
bilité). La recommandation de Condorcet n'empêcha pas l'As-
semblée nationale de repousser la requête avec ironie et sar-
casme. Mais cette même cause trouve aujourd'hui de zélés
défenseurs. Stuart Mill s'en est fait le premier l'avocat clans le
Parlement anglais, sans succès, on le comprend, puis dans ses
oeuvres 1 . En France, Laboulaye s'est prononcé dans le même
sens 2 . En ou deux États d'Amérique ont même essayé de prati-
quer ce nouveau principe.


Voici, en somme, les raisons de Stuart Mill :
1 0 « Le but de la représentation, c'est un bon gouvernement ;


or les femmes ont, comme les hommes, le droit d'être bien gou-
vernées. » — Mais les enfants eux-mêmes n'ont-ils pas ce même


Dans cc Li gouvernement représentatif. »
2 Histoire de l'Amérique, vol III.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 179


droit naturel, et faut-il clone les appeler à voter? Le droit d'être
bien gouverné n'engendre point celui de prendre part au gou-
vernement, ou même de le contrôler. Pour gouverner, il faut
être personnellement capable ; pour être gouverné, il suffit d'être


• 92 « Il y a constraste manifeste entre les progrès du droit
privé et ceux du droit public. A l'origine, la femme est réputée
iclia-ssisl iett..nent incapable et placée sous tutelle. Plus tard on recon-
naît qu'elle sait, aussi bien que l'homme, gérer un patrimoine ;
la tutelle tombe, et la femme est mise clans le droit privé sur
la même ligne que l'homme. »


« Pourquoi la différence subsisterait-elle dans le droit public?
On veut que les femmes paient l'impôt., et on leur refuse le droit
qu'ont les hommes de le consentir et d'en contrôler la dépense !
Il est injuste de refuser aux femmes, dans le droit public, l'égalité
qu'on leur reconnaît dans le droit privé, et dont on ne peut nier
les résultats utiles. »


3° « IN'est-ce pas la plus étrange des inconséquences que les
peuples refusent tous droits politiques aux femmes, et qu'en
même temps ils se reconnaissent les sujets d'une reine, d'une
femme investie du droit politique le plus élevé, du gouverne-
ment ! »


Grecs et Romains ont ignoré cette dernière exception. Hélio-
gabale, en introduisant sa mère dans le Sénat, blessa si vivement
les moeurs et lus sentiments de Rome, qu'un sénatus-consulte
voua aux dieux infernaux quiconque à l'avenir tenterait d'ac-
corder cet honneur à une femme. La plupart des peuplades


• germaniques ne voulaient obéir qu'à des hommes *.
Cependant, déjà dans Aristote (Pol., nt, 6, 16) nous voyons


plusieurs États gouvernés par des reines. Tacite mentionne le
même fait comme une particularité des Bretons (Agricola, 16).
Les Lombards suivaient une règle semblable ; nombre d'États
plus récents l'ont adoptée, et le siècle dernier a vu des femmes
régner en Angleterre, en Autriche, en Russie, en Espagne,
\enernPeolinteuignal et ailleurs, dans des systèmes très-divers de gou-


D'où vient cette singulière exception? Comment les femmes,




180- THÉORIE G ÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
dépourvues en principe (les droits politiques, peuvent-elles
appelées au pouvoir politique le plus élevé? Ne serait-il pas plus
naturel de voir une femme .


dans -une fonction subalterne ou
dans les conseils? L'anomalie s'explique, historiquement ; l'on a
considéré le pouvoir et la majesté suprême comme le patrimoine
politique de la famille, et l'on a accordé à la femme les mènes
droits de succession au trône qu'aux héritages paternels. 1g. pays
a été traité comme un domaine (alleu ou fief), et le principe (lu
droit privé a passé dans le droit public. Cette exception avait déjà
ce fondement dans l'antiquité ; elle s'est étendue de nos jours, et
plusieurs États modernes, qui distinguent d'ailleurs parfaitement
le ,droit public et le droit privé, et qui se sont empiétement
dégagés des idées féodales ou patrimoniales, ont cependant
conservé ce débris des notions anciennes, et donnent ainsi plus
d'importance au lien du sang, qu'à la nature de l'État et à la
vocation de la femme '.


4° « Les femmes, vivant pour la plupart dans leur intérieur,
suivraient naturellement l'avis du chef de famille : les épouses
voteraient comme leurs maris, les filles, comme leurs pères. Le
pouvoir politique le plus conservateur de l'État, celui du père de
famille, en serait augmenté au regard des éléments qui vivent en
dehors de la famille. »


« On ne peut empêcher que les femmes n'aient une influence
sur la politique, lorsqu'elles en ont tant dans la société, dans les
salons, dans leur foyer domestique. Aujourd'hui cette influence
est désordonnée, cachée, et les femmes l'exercent souvent sans
avoir conscience de leur responsabilité. Ne vaut-il pas mieux lui
ouvrir une voie normale, protégée contre les écarts, et faire sentir




aux femmes qu'elles sont responsables, en les appelant aux droits
politiques? »


Ces arguments, dont le quatrième est le plus grave, ne me
paraissent pas déterminants. On peut répondre par :


1° L'usage universel des peuples civilisés. Si cette raison n'est


Comp. Laboulaye: Recherches sur la condition civile et politique des femmes.
Paris. 18-13. — Cependant, nombre de règnes de femmes ont été heureux;
c'est en partie qu'elles se laissent, plus facilement que los princes, diriger
et conduire par d'habiles ministres.


CONDI rIoNs Fr)m).‘31vNTSLES DE L'ÉTAI% 1E1
pas décisive, elle prévient au moins contre une innovation con-
traire au sentiment pratique de l'humanité et aux faits.


(2° La nature des femmes. Elles sont avant tout créées pour la
famille ; les luttes et les travaux politiques les rendraient étran-
gères à leur vocation naturelle. Les douces vertus de l'épouse et
do la mère, les soins du foyer domestique, la délicatesse de sen-
timent et la grâce de la femme en souffriraient, sans qu'elle-même
acquit d'ailleurs les vertus et les forces qu'exige la vie publique.


3° La nature virile de l'État.
Une nation se gouvernant elle-


même ne peut se passer de la mâle énergie, de l'esprit et du ca-
ractère de l'homme ; la faiblesse et la sensibilité de la femme
corrompraient. l'État.


4° Le danger de voir les partis politiques se passionner encore
davantage et franchir toutes les bornes. On augmenterait, au dé-
triment de l'État, les forces morales passives, on affaiblirait les


actives,
car la femme est bien autrement impressionnable que


l'homme.
L'État peut sans doute supporter une exception singulière,


comme le droit des femmes de succéder au trône ; des circons-
tances favorables et une haute civilisation peuvent môme la
rendre inoffensive. Une admission générale le ruinerait.


Mais, si les femmes sont sans action directe sur l'État, leur in-
fluence indirecte est loin d'être à dédaigner. Facilement dan-
gereuse lorsqu'elle s'inspire de vues politiques, cette influence
n'est guère salutaire et pure que lorsqu'elle est déterminée par
ta morale ou la religion.


Les femmes politiques célèbres ont
presque toujours été nuisibles à l'État ou à leurs partis. La pru-
dence et la ruse féminines se changent en intrigue dans le domaine
politique ; la haine, la vengeance, l'ambition passionnées s'en-
flamment dans le coeur des femmes, et se communiquent aux
hommes. Ceci s'applique non-seulement aux maîtresses des
princes, mais aux épouses, aux mères de famille qui se sont fait
un nom dans l'histoire. L'histoire de Rome en fournit plusieurs
exemples, et la révolution de MO ne le montre pas moins que la
cour des rois de France.


Mais la femme agissant dans sa sphère de tranquille influence,
presque toujours ignorée de l'histoire, a été bien souvent une




182
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


bénédiction pour l'homme d'État. Combien de fois n'a-t-il pas
trouvé, dans la paix et le bonheur du cercle de la famille, le
dédommagement des.luttes et des tourments de la vie politique,
et des forces nouvelles pour accomplir ses devoirs ! Combien de
fois la femme n'a-t-elle pas adouci sa dureté, même sa cruauté.!
Combien d'excès déplorables ne lui a-t-elle pas évités ! Sa prit_.
dente prévoyance sait môme lui épargner bien des fautes.
bien de fois .ne l'a-t-elle pas retenu par son vif sentiment e la
morale et de la justice, ou même sauvé dans le péril !


L'influence de la femme se montre surtout bienfaisante dans
les souffrances du corps entier de l'État, dans ses malheurs et ses
dangers. Plus forte que l'homme dans la douleur, elle lui apprend
à supporter sans s'abattre un mal inévitable. Son esprit de sa-
crifice, toujours vivant, réveille en lui le dévouement volontaire
à la patrie, et l'estime qu'elle fait du courage porte l'homme
aux actes virils.


Aussi le droit public, celui des Germains surtout, a-t-il, par
une noble tendance, associé la femme aux honneurs et à la di-
gnité de son époux. C'est là un juste hommage à l'influence vé-
ritable de la femme, et une digne compensation des droits poli-
tiques refusés.


Observation. — Riehl, dans son étude sociale-politique sur les
femmes ( « Die Frauen, » dans la Deutsche VierteUjahrsseh. 1852,) et
plus encore dans son ouvrage « Die Fami lie, » attire l'attention, au
milieu d'une foule d'observations fines, sur les rapports des époux
dans les diverses conditions. La paysanne est plus près et se rai-.
proche davantage do son mari, par les mœurs et la manière de vivre,
que la citadine cultivée de la haute bourgeoisie, mais elle est soumise


.à un régime domestique plus sévère ; celle-ci se meut dans sa sphère
avec plus de liberté et d'indépendance. Riehl pense aussi que la
femme est naturellement du parti conservateur, qu'elle est une aristo-
crate par nature. Je crois, pour ma part, que tous les partis politiques
appartiennent à la vie de l'homme, aucun à celle de la femme, si ce
n'est indirectement, et que les femmes sont mêlées à tous les partis. Si
l'on veut distinguer avec Fr. Ramer dans sa théorie des partis poli-
tiques, irréfutable en ce point, ceux qui sont plutôt masculins de
ceux qui sont non masculins (féminins par relation), on voit claire-
ment que le parti libéral et le parti conservateur sont du premier
genre, le radical et l'absolutiste du second.


CHAPITRE XXI.


L'État et les individus.


1. — Nationaux et étrangers.


Les individus ne sont pas seulement en relation avec l'État
comme membres des familles, des ordres ou des classes, ils le
sont encore directement. Cette relation directe est surtout impor-
tante, quelquefois même trop exclusive, dans l'État moderne, où
les rapports intermédiaires de famille et d'ordre sont générale-
ment peu considérés.


Nous rencontrons ici les deux oppositions suivantes :
1) Les nationaux (sujets de l'État, indigènes) et les


étrangers ;


2) Les citoyens et les autres nationaux. Nous étudierons plus
loin cette seconde opposition.


La première repose principalement sur le sang et la race; elle
est avant tout personnelle ; la considération du lieu de naissance


ou du domicile (Ileintat) ne vient qu'après. Le lien qui unit l'in-
dividu à la nation est décisif; le lien qui l'unit au pays, secon-
daire.


L'étranger, dans l'opinion des peuples anciens, est sans droit,
au moins relativement', tant qu'il ne s'est pas placé sous une


Cette opinion, telle que nous la trouvons à Rome, n'assimile pas


m-




18 TUI;l0RIEGÉNÉRALE' DE L'ÉTAT.
protection particulière


.
de l'État. Affirmée par les Grecs et les


Romains, cette règle barbare dépare la culture antique. Le prin-
cipe germanique était plus humain : « Chacun est régi par son
droit national d'origine. » Le droit nouveau reconnaît également
un être juridique dans l'étranger, et lui accorde protection.


1. Qui est indigène ou national? Les lois répondent diverse-
ment. Les considérations du sang et du lieu permettent plueurs
combinaisons.


a) Le système du lieu de naissance. Quiconque nuit dans le pars
est indigène. Ce principe, qui répond surtout aux conceptions de
la dernière époque du moyen âge, forme encore la règle en An-
gleterre : on y distingue les natural-born subjects et les aliens
naît d'ailleurs en Angleterre quiconque naît sur un vaisseau an-
glais, ou dans la demeure d'un ministre anglais à l'étranger.
Depuis peu, les enfants nés à l'étranger de parents Anglais sont
également réputés Anglais, et la naturalisation est notablement
facilitée 1.


L'Amérique eu Nord suit les mêmes principes 2.
b). Le système du


•domicile. C'est une seconde forme du premicr ;
elle répond mieux aux idées modernes, eu donnant. moins d'im-
portance au hasard du lieu de naissance qu'à la longue habitation
des parents, au domicile du nouveau-né lui-môme. La concession
plus ou moins facile du droit d'établissement peut d'ailleurs
engendrer des différences importantes. Ce système est en partie
celui de l'Autriche et (le plusieurs États allemands 3 . Mais
l'influence du domicile se complète ici également, dans la forme,
par une concession personnelle de l'indigénat.


l'étranger à ]'esclave, mais lui refuse toute protection de ses droits dans
l'État romain. Comp. Ihering, Geist des riimischen liechts,


p. 219 et suiv.;hostis signifie originairement l'hôte, puis l'étranger et l'ennemi.
Blackstone, COMM., I, 10; art. 7 et 8, Victoria, c. 55.2 La naissance sur le territoire de l'Union rend indigène; la naissance àl


'étranger, de parents indigènes a aujourd'hui le même effet. L'établissement
clans les Etats de l'Union est la condition nécessaire de la naturalisation,
qui est très-fréquente. Comp. Story sur la Const. féd., I, 8, et Riittimann,Nordomerdcanisches Bundesstatsrecht, I, p. 89.3 Code civ. autrichien, § 29 : L'étranger acquiert la nationalité autri-
chienne en entrant dans un service public, par une profession qui rende
nécessaire son établissement habituel dans le pays, ou


• par un domicile noninterrompu de dix ans accomplis. »


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 185


e) En Suisse, tout bourgeois d'une commune
est citoyen du


Canton, et tout citoyen d'un Canton est
citoyen suisse. C'est un


système intermédiaire particulier. Pour être bourgeois d'une
commune, il suffit, mais il faut descendre (le parents bourgeois.


L'établissement dans une autre commune ne fait pas perdre cette
qualité '. Ce système rappelle l'ancien droit municipal romain,


également fondé sur l'origo.
d) Le système du lien national personnel


est aujourd'hui le
plus généralemen t admis, et son influence se fait sentir même
dans les autres systèmes. Il se fonde avant tout sur la naissance


*parents •nationaux ou sur la réception personnelle,
et se complète


par une certaine influence accordée au lieu de naissance et au


Le droit français 2 et le droit prussien 3 le suivent en général.
Il répond mieux aux conceptions modernes, qui voient dans le
lien national personnelle germe vivant de la notion de l'État.


Au reste, les systèmes tendent aujourd'hui à se rapprocher;
chacun d'eux comble ses lacunes par les règles des autres. Filia-
tion et lieu (le naissance, domicile et naturalisation, mariage et
légitimation s'unissent, et lorsque l'une de ces causes ne confère
pas la nationalité de piano, elle a au moins toujours une grande
influence.


Ainsi , clans le droit moderne , la nationalité s'acquiert
surtout :


1) Par la naissance : filiation légitime d'un père indigène, ou
filiation illégitime d'une mère indigène. C'est la cause la plus gé-


Bluntschli, Schweiz. Bundesrecht, I, p. 529, et spécialement
Stats und


Rechtsverf. Zürich, If, p. 14 et suiv.; Cherbuliez , De ta, démocratie en
Suisse; Ffiumer,.Bundesstatsrecht, 1, p. 249 et suiv. [L'article 43. Const. féd. de
1874, maintient l'ancien principe : « Tout citoyen d'un canton est citoyen
suisse.


2 Code civil, 10 : « Tout enfant né d'un Français en pays étranger est
Français ,


Ceint. cims „taire (le 1799. art. 3 : « Un étranger devient citoyen
français lorsqu'après avoir atteint l'âge de 21 ans accomplis et avoir déclaré
l'intention de se fixer en France, il y a résidé pendant dix années consécu-
tives. » [Ce délai est réduit à trois ans depuis la loi de juillet L867; coutp.
aussi 1. 22, 29 janvier et 7, 12 février 187)1.]


L. du 31 déc. 1842 : «La nationalité prussienne s'acquiert d'abord par
la filiation ; tout enfant légitime d'un prussien CSI, Prussien, même s'il est
né à l'étranger. Le domicile est la condition principale de la naturalisation.»


Renne, Stat


r., I, § 27.




180
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


nérale de beaucoup. Les enfants trouvés font forcément excep-
tion, et appartiennent au pays où ils sont trouvés.


2) Par le mariage : la femme prend la natif s alité de sonmari.
3) Par la naturalisation, c'est-à-dire par la concession de la


nationalité à un étranger qui la demande. Dans certains pays,
l'établissement qui engendre un domicile permanent


,' donne Vui
seul la nationalité, tantôt de plein droit, tantôt moyennant une
simple déclaration ; ailleurs, il faut un acte formel de concession
par le gouvernement, quelquefois par le corps législatif. Souvent
aussi, la nationalité est accordée à quiconque entre dans un ser-
vice public. Quelques États exigent que l'étranger se dégage
préalablement des liens de son ancienne patrie, ou du moins
qu'il y renonce ; d'autres n'imposent rien de semblable.


2. La nationalité se perd :
1) Par la mort; la plupart des hommes conservent toute leur


vie la nationalité qu'ils ont de naissance.
2) Par le mariage ; la femme, en prenant la nationalité de son


mari, perd la sienne.
3) Par le congé de l'État auquel on appartient. La nationalité,


étant aujourd'hui surtout personnelle, ne se perd pas aussitôt par
le séjour ni même par l'établissement à l'étranger. La forme la
plus naturelle de sa dissolution, c'est plutôt la renonciation, del'individu jointe au congé, de l'État ; le lien personnel se trouve
ainsi mutuellement résolu. Mais la plupart des États modernes
pensent qu'il n'est pas de leur dignité (le retenir de force celui
qui veut renoncer, et reconnaissent le droit de le faire librement.
Souvent la renonciation se déduit des circonstances, môme en
l'absence de toute déclaration formelle, de l'émigration par
exemple'.


I Code civil, 17 : « La qualité de Français se perdra par tout établisse-
ment fait en pays étranger, sans -esprit de retour. Les établissements do
commerce ne pourront jamais être considérés comme faits sans esprit de
retour. » Bavière, édit de 1818, § 6 : « L'indigénat se perd par l'émigra-tion. » Const. autrichienne de 1849, § 25 : « La liberté de l'émigration n'estlimitée, de la part de l'État, que par l'obligation du service


» Demême en Prusse, Const. de 1850, § 11; le Londrecht prussien était plussévère (II, 17, § 127 et suiv.).


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 187


Le droit public anglais, qui le premier peut-être chez les mo-
dernes a reconnu le droit d'émigrer, semble avoir seul conservé
le principe féodal que le sujet ne peut se dégager de sa foi envers
le prince sans l'assenti ment de celui-ci ; ?émigration, entre autres,
ne détruit point la nationalité anglaiser.


Le droit français considère comme une émigration toute natu-
ralisation en pays étranger, ainsi que l'acceptation de fonctions
publiques dans un autre pays, sans l'agrément du gouvernement 2.


C'est faire perdre davantage que ce à quoi l'on renonce. Il se
peut en effet qu'on entre dans les liens d'un autre État, tout en
désirant conserver son ancienne nationalité. Au reste, le droit
français rend le recouvrement de celle-ci facile à celui qui revient
s'établir en France 3.


Il se peut aussi qu'une personne appartienne à deux ou plu-
sieurs États ', et la civilisation moderne en donne plus souvent
l'occasion: Si un conflit de devoirs vient à en résulter, ce n'est
pas toujours alors la première nationalité qui l'emportera, surtout
si elle est plutôt à l'état de repos et que la nouvelle soit active,
par l'établissement du domicile par exemple. C'est ici alors
que le service militaire est dû 5 . Aussi l'État qui accorde la


I Magna Charte de 1215 « Liceat unicuique exirc de regno nostro et
redire salvo et secure per terram et per aquam salve fide nostra, nisi tem


,


-


pore cpzieqir iolb.reve temple, propter communem utilita.tem regni.»


2 Code civil,
3 Code civil, 18 : « Le Français qui aura perdu sa qualité de Français,


pourra toujours la recouvrer en rentrant en France avec l'autorisation du roi,
etitatirne àdélcalalorai nfitalz'ailisNe'eu»t s'y fixer et qu'il renonce à toute distinction con-


Il arrive même qu'une personne est à la fois membre de la représenta-
tion de deux pays. Nombre de grands, seigneurs allemands font partie des
chambres hautes de doux ou de trois Etats. dans lesquels ils ont des terres,
et auxquels ils ont prêté serment de fidélité. Pourquoi s'en étonnerait-on,
puisque l'on peut même concevoir qu'une personne ait deux domiciles, l'un
à la ville, l'autre à la campagne, ou l'un comme commerçant, l'autre comme
particulier. Bar (das internationale Privat-und Stratsrecht, p. 85) conteste
ces dualités ; mais les rapports réels sont plus variés qu'une théorie étroite
ne le voudrait. La liberté de l'émigration n'est pas restreinte pour autant ;


riter
fédérale


on peut acquérir une nouvelle patrie sans perdre l'ancienne. [La loi
suisse de 1876, qui est sans doute la plus récente sur la natura-


lsa. lion , reconnaît implicitement qu'il peut en être ainsi.]
Blackstone, 1. c. — Je sais. par ma propre expérience, qu'en ces choses,


c'est le domicile actuel qui décide.




188 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT. 1
naturalisation, ou qui con gère une fonction publique à un étran-:
ger, peut-il, à son choix, permettre la conservation ou exiger la
dissolution des liens de l'ancienne nationalité '.


3. * La différence des Lois peut aussi faire, naitre un conflit
entre deux États qui revendiquent tous deux un individu comme
leur national, et veulent lui en imposer les devoirs, ou qui, tous
deux, le repoussent et refusent de le recevoir.


Le traité intervenu à l'instigation de Bancroft, entre les
États-Unis et la Confédération du Nord (22 février 1868), essaie
de parer à cette éventualité : « Quiconque aura joui tranquil-
lement de sa nationalité nouvelle pendant cinq ans, sera reconnu
comme dégagé de toute obligation envers son ancien État. »
L'Angleterre a depuis traité dans le même sens avec l'Union, et.
ce principe est généralement approuvé. *


4. Les effets de la nationalité appartiennent les uns au droit
privé, les autres au droit public. Dans le droit ancien, les pre-•
miers étaient eux-mêmes fort importants. Les modernes séparent
les deux domaines ; la nationalité est aujourd'hui presque sans
influence sur le premier ; elle est avant tout un lien politique ;
les étrangers ont la pleine jouissance des droits privés 3.


Anciennement, les étrangers ne pouvaient acquérir d'im-
meubles ; ce principe ne subsiste plus guère 3 . Certaines disposi-
tions restreignent encore pour eux l'exercice indépendant de
certains métiers 4 ; mais le droit d'aubaine (jus albinagii), qui


1 Édit de Bavière, § 6. En sens contraire, Const. par. suisse da 1848. 43
« Les étrangers -ne peuvent être naturalisés qu'autant qu'ils seront affran-
chis de tout lien envers l'E Lat auquel ils appartiennent. » [La Const. fédér.
de 1874 ne reproduit pas cette disposition, et se contente de renvoyer la
matière des naturalisations à une loi spéciale qui vient d'être rendue.]


2 Droit civil prussien, Introd., § 38 : « Les sujets étrangers établis dans
le pays, ou qui y font des affaires, seront également jugés d'après` les régies
qui précèdent. » Code autrichien, § 33 : « Les étrangers ont les mêmes
droits et les mêmes obligations que les nationaux, lorsque cette dernière
qualité n'est pas expressément exigée pour la jouissance du droit. » Code
civil, 13.


3 Pour l'Angleterre, V. Blackstone,
10. La défense existe encore dans


un ou cieux cantons de la Suisse. Il
4 .On comprend ces restrictions là où les corporations se sont maintenues.


Mais elles existent même dans certains pays où celles-ci ont disparu. La
Const française de 1848, art. 13 « garantit aux citoyens la liberté, du travail
et de l'industrie. » Cependant la pratique française accorde volontiers cette
même liberté aux étrangers.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 189


attribuait au prince la succession des étrangers, et le droit de
détraction. (gabella hereditaria), qui frappait d'une retenue les suc-
cessions qui leur advenaient, ont disparu de partout. Le principe
du libre établissement est devenu général'.


La différence conserve tous ses effets dans le droit public. Les
nationaux ont seuls de plein droit :


a) Le droit de séjour permanent
et de domicile 2 , d'où suit


qu'ils ne peuvent être extradés, ni, sans motif grave,
bannis.


b) Le droit d'invoquer la protection
de leur pays, même lors-


qu'ils séjournent à l'étranger.
La qualité de national est en outre :
c) La condition des droits politiques de vote,


et de la qualité de


citoyen propremen t dit 3.
d) La condition de la capacité d'occuper une fonction pu-


blique'.


e) Et même, parfois, la condition de l'exercice de
certains


droits politiques généraux, par exemple le droit d'association,


de pétition, la liberté de, la presse.
Ce n'est pas que l'étranger ne puisse absolument pas


prendre
part aux réunions politiques, aux pétitions, à l'action de la
presse; la tolérance de l'État lui permet très-souvent de le faire
aujourd'hui.


' Constit. féd. suisse, § 63 : « La traite foraine
à l'égard des étrangers


est abolie sous réserve de réciprocité. » Acte fédéral allemand de 1815, 18.
Décret fédéral allemand de 1817. — La loi du t er


nov. 1867 de la Conf. all.


du Nord est venue la première accorder, d'une manière générale,
it tous les


ffe,mands, le droit de s'établir librement dans toute l'Allemagne; eu fait,
les étrangers jouissent du même droit.


2 Const. féd. suisse, § 70 : « La confédération ale droit de renvoyer de son
territoire les étrangers qui compromettent la sûreté intérieure ou exté-
rieure de la Suisse. » [Les art. 63 et 70 de la Const. de 1874 sont reproduits
textuellement de la Const. de 1848.]


3 Bavière, édit de 1818. § 7 : « L'indigénat est la condition nécessaire dela capacité d'arriver aux hautes fonctions de la couronne, aux emplois
publics et civils, aux grades militaires élevés, aux fonctions ecclésiastiques
et aux bénéfices, et de la capacité d'exercer les droits de citoyen. » Const.
franç. de 1848 : « Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois
publies. » Comp. Const. autrich. de 1810, § 27 et 28 : Const. pruss. de 1850,


, 4 Const. franç. de 1848, art 8 : « Les citoyens
ont le droit de s'associer, de


s assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs
pensées par la voie de la presse ou autrement. »La Const. prussienne de 1850,
art 27, 29, 30, 32, accorde ces droits «a sous les Prussiens.»




9


CHAPITRE XXII.


2. — Les citoyens proprement dits
(Statsbiirger




irn enfle ren Sinne).


Les citoyens forment un degré plus élevé dans la masse ci,:s
nationaux; ils jouissent, en leur seule qualité, des droits poli-
tiques, et spécialement, dans la Constitution représentative, du
droit de vote. La qualité de citoyen suppose nécessairement
la nationalité, mais, de plus, elle implique la plénitude des droits
politiques; elle est la pleine expression des rapports politiques
entre l'individu et l'État.


Cette qualité se rattachait, dans la Grèce et dans la nome
antiques, au droit de cité de la ville gouvernante, et au com-
mencement du moyen âge, à l'ancienne liberté commune. Plus
tard elle se lia au droit des ordres et à la propriété foncière. Elle
a aujourd'hui un sens plus étendu, et dans nombre de pays
elle se rapproche de l'indigénat.


Le droit public moderne n'exclut généralement que :
1. Les femmes. La politique est l'affaire de l'homme. (Suprit,


eh. xx.)
2. Les mineurs. L'exercice des droits politiques demande une


certaine maturité d'esprit.
Quelques États distinguent entre la majorité potitique et la


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 191
majorité civile. Celle-ci pourrait précéder, car il est plus fhcile de
se conduire dans les affaires d'intérêt privé que dans celles d'in-
térêt public, même lorsqu'il ne s'agit que de juger des hommes,
comme dans les élections par exemple. En France, en Angle-
terre, clans l'Amérique du Nord, les deux majorités coïncident
(21 ans accomplis) 1 ; de même dans quelques États allemands,
en Bavière, par exemple 2 . Au contraire, en Prusse, dans l'Em-
pire allemand, en Espagne et en Italie 3- 6 , on ne vote qu'à
25 ans accomplis; en Autriche, à 26 ans 6 . En Suisse, la
majorité politique commence généralement à vingt ans accom-
plis, et précède dans quelques cantons la majorité civile 7.


3. Les personnes dont l'honneur est amoindri ou ruiné, par
exemple les condamnés, les prodigues interdits, les faillis,
ceux qui tombent à la charge publique.


Plusieurs États exigent en outre :
4. Une certaine indépendance de la vie externe. Le criterium


de cette indépendance a beaucoup varié.
Dans l'esprit de l'ancien droit germanique, elle se fondait


surtout sur la propriété foncière, ou sur le fait « d'avoir un feu
à soi. » Dans le droit germanique plus récent, on la place dans
l'exercice d'une profession pour son propre compte, joint à la
réception parmi les bourgeois actifs de la commune. Le premier
système s'est en partie maintenu jusqu'à nos jours en Angleterre 8,
et dans quelques États de l'Amérique du Nord. Le second a passé
dans les constitutions nouvelles des États allemands e . Ainsi,


Const. franç de i84S, art. 15 — Illaekstone, Corn., I, 17.
2 Droit civil bavarois, I, , 36. Édit sur l'indigénat, § 8.
3 Const. pruss. de 1850, art. 70. — Loi allemande du 31 mai 1869 pour les


élections au Reichstag, § 1cr : « Est électeur tout Allemand (du Nord) qui
a accompli sa vingt-cinquième année.


Const. espagn. de 1812 et 1868.
L. italienne du 27 décembre 1860, art. ter.


G Code autrichien, § 21. Const. de 1849, § 43.
Const. féd , § 74 : «A droit de prendre part aux élections et aux vota-


tions tout Suisse âgé de 20 ans révolus... » La Const. de Zurich (1869) fixe
la majorité politique à 20 ans; sou Code civil, la majorité civile à 24 ans.[E Valais, celle-ci est fixée à 23 ans. Mais elle s'acquiert (le plein droit
1:)Lr l 'obtention de certains diplômes (avocat, docteur en droit ou en méde-
cine, etc.).]


8 L'acte de réforme de 1867 repose encore, dans les villes, sur le household
suffrage et la taxe des pauvres.


La constitution bavaroise de 1818 demande, outre l'indigénat, « l'éta-




192 THÉORIE GÉNÉRAL E
DE L'ÉTAT.


sont exclus : les serviteurs, domestiques ou valets; souvent aussi
les ouvriers des fabriques, au moins les plus inférieurs ; et le
plus grand nombre des compagnons de métiers.




-.)
D'autres États au contraire, suivant la vogue dd suffrage


universel, ont complètement abandonné ou considérablement
élargi cette quatrième condition. Telles sont les nouvelles con-
stitutions suisses depuis 1830, ia constitution française de848,
cellede 1852, la constitution de l'Allemagne du Nord :1867),
devenue celle de l'Empire allemand (1871), et la constitution
espagnole de 1868. Les•Étais-Unis font également des efforts vers.
ce but, qui répond aux tendances démocratiques du siècle.


5. ou la possession d'une certaine fortune.
La fortune peut être considérée comme un facteur important


clans la distribution du droit de vote. Mais c'est se mettre en
contradiction avec la saine idée de l'État, que de refuser à un
homme les droits de'citoyen, par cela seul qu'il ne possède, pas
une fortune donnée, s'il mène d'ailleurs une existence indé-
pendante ,et s'il est capable, par ses moeurs et son intelligence,
de prendre part aux affaires publiques. L'exigence d'un cens,
établi non pas seulement sur la propriété foncière ou le capital,
mais aussi sur les revenus du travail, et représentant un chiffre
indispensable à l'existence modeste de l'individu, se justifie d'ail-
leurs parfaitement. Mais cette condition se confond alors avec
la quatrième, et la fortune n'est plus que le criterium de l'indé-
pendance exigée. C'est dans cet esprit que plusieurs constitutions
font dépendre les droits de vote du paiement d'impôts directs :
ainsi celle de l'Union américaine, de la Bavière (1848), et, jusqu'à
un certain point, de l'Autriche et de la Prusse.


G. Les États chrétiens excluaient encore récemment les adeptes
d'une religion, même tolérée, autre que la chrétienne : juifs ou
mahométans par exemple. La religion et le droit, l'Église et
l'État, intimement unis au moyeu âge, réagissaient l'un sur l'autre.
Exclu de la communauté religieuse; on l'était également de la
communauté politique. Le mécréant pouvait à peine espérer
plissement dans le royaume, soit par la possession de fonds, de rentes ou,
de droits imposés, soit par l'exercice d'unes industrie patentée, soit par
l'entrée dans une fonction publique. »


const. autrichienne de 1845,
et la const. prussienne, art. IO, envisa gent surtout le lien communal.


CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT. 103
tolérance; comment aurait-il pu songer à l'égalité politique?


Après le schisme, on s'attacha même à la différence des
confessions chrétiennes : ici, les droits sont refusés au catholiques,
là, aux protestants. La paix de Westphalie elle-même ne garantit
en :'illemagne que l'égalité des droits privés des catholiques et
des protestants i; et l'acte fédéral de 1815 met le premier sur
un pied complet. d'égalité les Allemands des confessions chré-
tiennes reconnues (catholiques, luthériens et réformés), tout en
laissant la question douteuse pour les autres sectes 2.


Le droit moderne tend ouvertement à dégager les droits poli-
tiques de ces liens. Ce n'est point là un fruit d'indifférentisme,
quoique celui-ci y ait sa part aujourd'hui. La constitution amé-
ricaine de 1791 vint la première défendre « de faire une loi qui
déclarât une religion dominante; » et certes ses auteurs étaient
loin de vouloir se montrer indifférents en matière religieuse, oit
de vouloir défendre à l'État de protéger et d'encourager les
institutions chrétiennes 3.


Les Américains s'inspirèrent plutôt de l'idée que la foi reli-
gieuse, étant essentiellement du domaine de la conscience, doit
être soustraite à toute contrainte de la part de l'État. Ils aimaient
à distinguer les deux domaines, et à laisser l'Église et l'État
chacun libre dans sa sphère. C'est en ce sens qu'ils accordaient
les droits politiques à quiconque, même non chrétien, paraissait
capable de les exercer.


Mais, . lorsque la Révolution française vint proclamer les
mêmes principes, ce ne fut plus le seul souci de la liberté de
conscience qui l'inspira. L'esprit de négation et de haine sau-
vage contre le christianisme, né de l'esprit frivole du passé,


4 Instrurn. Pac. Osa., V, g. 35 : « Sive aident Catholici, sive Augustanal
confessionis fuerint, ob religionem despicatui habeantur, nec
a mereatoruni, opificum aut tribuum communione, h ierelitatibus, legatis,


leprosoriis, elemosynis, aliisve .juribus aut commerciis, mua°
minus publicis coemitcriis; lionorevc sepulturzt arceantur, — sel in his et
sanilibus pari cum conci vibus jure habeantur, œquafi justitia protectionequctntj,




2 /Acte fédéra?, art. 16 : « La
'


jouissance des droits civils et politiques est
indépendante, dans toute la confédération, de la secte chrétienne profes-
see. » Comp. Kliiber, Actes du Congrès d Vienne, II, p. 439.


Comp. Store, o. c., III, p. 44.
13




194 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
y eut sa large part ; les persécutions religieuses d'alors le
prouvent '.


En Allemagne, le principe n'a été nettement posé m ; depuis
1848. Les droits fondamentaux de 1849 en Autriche (§ 1), la
constitution de 1850 en Prusse, s'accordent avec le projet de
Constitution impériale de Francfort et de


-Berlin, pour dire « que
la jouissance des droits civils et politiques est indépendante de
la confession religieuse, sans qu'on puisse cependant se 'sous-
traire aux devoirs civiques sous prétexte de religion. »


' Enfin la loi du 3 juillet 1869, qui régit aujourd'hui l'Empire
allemand, porte : « Toute différence, toute restriction dans les
droits civils et politiques, fondée sur les différences de reli-
gion, est et demeure supprimée. Spécialement, la capacité de
prendre part à la représentation communale ou nationale, ne
peut dépendre de la foi religieuse »


La situation des juifs allemands s'est ainsi transformée ; exclus
d'abord completement, ils sont aujourd'hui sur un pied de par-
faite égalité.


Ce principe n'est pas encore reconnu partout. La Papauté le
condamne comme une erreur. Certains États catholiques, do-
minés par le clergé, le repoussent ou ne l'appliquent qu'impar-
faitement. Mais ils ne sont pas les seuls ; la Norwége et la Russie
font de même. En Prusse, c'est la loi constitutionnelle de 1866
qui est venue la première le proclamer au profit des non chré-
tiens; et en Angleterre même, il n'existe encore qu'avec des
restrictions nombreuses et une autorité contestée, quoique
l'exclusion des dissidents et des catholiques y ait cessé.


L'État moderne, avec son fondement humain et national, tend
certainement à réunir les adhérents des diverses religions sous
des institutions communes, et à faire disparaître petit à petit ce
mélange, oeuvre du moyen âge, entre le droit public et certaines
conditions de religion ou certains préceptes (le l'Église.


Le principe nouveau était déjà dans l'article In :
de la Déclaration des


droits (1791): « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. »
Aucune des constitutions françaises qui ont suivi, n'a fait dépendre la qua-
lité de citoyen de la foi religieuse.


LIVRE TROISIÈME.


LES BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE
EXTERNE. — LE PAYS.


CHAPITRE PREMIER.


I. — Le Climat.


L'homme, à la différence de l'animal, peut vivre et habiter sur
toute la surface du globe. Sa nature résiste mieux qu'aucune
autre aux influences climatériques, et il dispose de moyens re-
marquables pour protéger sa vie microscopique contre leur haute
action.


Le climat exerce cependant une grande influence sur son corps
et son esprit. Suivant qu'il habite au pôle ou à l'équateur, les
conditions de sa vie changent. Le voyageur qui va du Nord au
Sud et s'arrête sous des latitudes diverses, demeure sensible-
ment le même. Mais un peuple qui vient s'établit' sous un ciel
nouveau, se transforme lentement au physique, et peut-être
plus au moral.


Les Romains s'amollirent -en Orient ; les Germains qui s'éta-
blirent sur les côtes de l'Afrique, perdirent leur énergique
volonté ; les Anglais eux-mêmes deviennent paresseux et volupr
tueur dans les Indes. Bodin (liv. V), Montesquieu (liv. XIV),




19G THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Filangieri (I. 14. 15.), et récemment Buckie (Histoire de 1a
civilisai. I. ch. ont examiné ces influences au point de vue
de la vie publique, et essayé d'en marquer les règles. )


Une observation ancienne montre que les climats extrêmes
des tropiques (jusqu'au 23°,28') ou des pôles (depuis le 660,23')
sont moins favorables à la formation et au développement des
États que les climats tempérés. La zone tempérée emipasse
plus de la moitié du globe solide, et l'hémisphère nord, siége
des peuples cultivés, a lui-même presque autant de terres
(2,117,000 milles carrés) que de mers (2,231,000 milles carrés);.
la proportion des mers est bien plus forte au Sud. Dans les
pays froids, la vie commune est rendue difficile par l'éloigne-
ment des subsistances et des combustibles; les familles éparses
ont trop à faire à lutter contre la nature pour pouvoir s'occuper
des choses de la civilisation. Dans les pays chauds, les masses
sont paresseuses ; l'homme y développe peu ses forces actives;
il y est surtout passif, et ses passions éclatent parfois avec une
étrange violence. Or, l'État demande l'empire de soi-même et de
sa liberté, une vertu active et virile. Les habitants des pays
froids ont l'indépendance personnelle, mais ils arrivent pénible-
ment à l'unité et à la communauté de l'État; ceux des pays
chauds savent moins affirmer leurs droits et se donner un État
libre, que souffrir facilement le despotisme. Bodin déjà l'expri-
mait (V. p. 671) : « Les peuples des régions moyennes ont plus
(.1:t force que ceux du Midi et moins de ruses, et plus d'esprit
que ceux du Septentrion et moins de force. Ils sont plus propres
à commander et gouverner les républiques et plus justes en
leurs actions. »


Outre le climat mathématique (solaire), qui ne dépend que du
degré de latitude, la science naturelle moderne étudie le climat
physique; elle compare les degrés de chaleur des différents lieux,
et trace des lignes et des cercles isothermes qui ne concordent
pas absolument avec les lignes des latitudes, par suite de certains
facteurs, comme l'élévation au-dessus du niveau de la mer,
le voisinage de celle-ci, les vents et les cours d'eau. Cette mé-
thode qui a augmenté le nombre et l'exactitude des distinctions,
n'a fait que confirmer l'avantage des zones tempérées.


BASES DE L'ÉTAT DANS LA. NATURE EXTERNE. 191


Le fait est remarquable : presque tous les États qui ont une
importance historique, ont leurs siéges principaux et leurs capi-
tales dans des zones dont la chaleur moyenne varie entre 6° et
16° centig. Tels sont la plupart des États européens, une grande
partie des États de l'Asie (les courbes isothermes s'inclinent
ici notablement vers le Strd), et les États de l'Amérique du Nord.
Ainsi, Rome a une chaleur moyenne de 15 0 ,4, Madrid 14°,2,
Paris 10°,8, Londres 9°,8, Vienne 10°,5, Constantinople 13°,7,
Berlin 9°,1, Hambourg 8°,9, Copenhague 8°,2, Zurich 8°,8,
la Haye 10°,5, Dresde 8°,3, Munich 9°,1, Boston 9°,6, Washing-
ton 14°,5, Philadelphie 11°,9, Richmond 13 .8, enfin Pé-
king 11°,3. En Europe, les villes russes de Moscou (3°,6) et de
Saint-Pétersbourg (3 0 ,1), et les villes scandinaves de Chris-
tiana (5°,3) et de Stockholm (5 0 ,6) sont à peu près les seules qui
appartiennent à une zone plus froide, et même, dans ces villes, la
chaleur du gros de l'été s'élève jusqu'à 15° ou 16° ; à Montréal
(dans le Canada), qui a une moyenne de 6°,4, le thermomètre
monte parfois à 20°,5. Les villes méridionales de Naples (16°,4),
Lisbonne (16°,4), Mexico (16°,6), Buenos-Ayres (16°,9), Pa-
lerme (17°M, Sidney (18 0 ,1), Nangasaki (18°,3), s'éloignent peu
du maximum indiqué. Les chiffres s'élèvent pour Canton (21°,6),
le Caire (22°,4), Rio de Janeiro (23°,1), Calcutta (25°,8), Singa-
pore (26°,5); mais rappelons que le gouvernement chinois siége
à Pékin, et que les Indes ont reçu leur civilisation du pays plus
doux des cinq fleuves et des hautes rives du Canges.


La différence des saisons se marque surtout dans les zones tem-
pérées; elles changent les tableaux de la nature, varientles devoir,
et paraissent aussi exciter heureusement l'esprit de l'homme.


Mais une même contrée renferme souvent elle-même des
oppositions très-sensibles. Ainsi, dans un même pays et chez
un même peuple, nous trouvons dans les parties froides plus
de calme prudence, plus de vigueur musculaire, plus d'opi-
niâtreté dans le courage ; dans les parties chaudes, plus
d'adresse, une imagination plus vive, un tempérament ardent,
des nerfs irritables. Comparez les Italiens du Nord avec ceux
du Sud ; faites la même comparaison pour les Français, les
Allemands, les Russes : les différences sautent aux yeux, au




198
THÉORIE, GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


moins dans les masses. Bodin va trop loin lorsqu'il affirme qu„
les hommes du Nord l'emportent ordinairement dans les,Jetailles,
ceux du Sud dans la diplomatie; mais on peut au


con-
seiller à l'homme d'État d'avoir égard aux caractères saillants
qui les distinguent.


La politique ne peut guère combattre complétement les
influences, quelquefois néfastes, du climat, l'action lente (.
pétuelle de la nature. Mais elle peut, et c'est là son Principal
devoir, utiliser tous les avantages que le climat présente, et
protéger autant que possible contre ses influences mauvaises.


L'éducation et la loi peuvent ici quelque chose. L'homme du
Nord est plutôt porté à l'ivresse; l'homme du Sud, à la luxure.
L'attention et les soins se porteront, suivant les lieux, sur l'un ou
l'autre de ces vices, sans oublier cependant que les climats
froids exigent des aliments plus abondants et une boisson plus
forte, dangereuse dans les climats chauds. La défense de boire
du vin avait quelque sens pour les Arabes; elle n'en aurait
aucun pour des Européens.


Dans les zones moyennes froides, on laissera plutôt le travail
libre; dans les zones plus chaudes, on pourrait y pousser et l'en-
courager. L'homme est au fond toujours le même, et par suite
les influences du climat peuvent être partiellement combattues-.
elles ont peu de prise sur les individualités énergiques et bien
constituées.


La prévoyance, politique est surtout importante dans le cas,
tout spécial, où un peuple peut choisir librement sa capitale. Qu'il
se garde alors d'oublier la puissance du climat. L'empereur
Otton III commettait une erreur politique énorme, en voulant
transporter à Rome le siége de l'Empire allemand. Les Anglais
ont été bien inspirés en plaçant à Calcutta le gouvernement des
Indes. Le choix de Berlin comme capitale de la Prusse, peut
soulever de nombreuses critiques; mais il était bien préférable
à celui de Koenigsberg. Au point de vue climatérique, Florence
fut sagement choisie pour capitale transitoire du nouveau
royaume d'Italie; son climat, plus doux que celui de Turin,
moins amollissant que celui de Naples, tenait un juste milieu
i/vorable au sain équilibre de la nation.


CHAPITRE II.


Il. — Configuration du pays — phénomènes naturels.


Depuis Carl Ritter, les géographes aiment à étudier de plus
près les rapports entre la configuration du sol et la civilisation
des habitants. L'observation elle-même était ancienne; les Hellè-
nes déjà l'avaient faite.


Les premiers grands États se sont formés sur les rives des
fleuves. Il suffit de rappeler le pays des cinq fleuves et du Gange
supérieur dans l'Inde, le Nil pour l'Égypte, le Tigre et l'Eu-
phrate dans les empires asiatiques de l'Ouest, et le Pei-ho pour
la Chine. Les rivages sont donc particulièrement favorables aux


Premiers développement des facultés et de la conscience humai-
nes. L'homme, en se rendant maitre des eaux, en construisant
des barques et des canaux, augmente son domaine et prend. con-
fiance en lui-môme ; il se laisse emporter par le courant du
fleuve, et son goût pour le commerce et les aventures en
grandit.


Les rivages des mers et les îles présentent les mêmes avantages.
Citons simplement la Grèce et l'Italie classiques, les découver-
tes d'outre-mer par l'Espagne et par le Portugal, les premiers
gouvernements libres de la Hollande et de l'Angleterre. Il faut à
l'homme plus de temps et plus d'efforts pour se rendre maitre
de la mer; mais aussi, elle est un facteur plus puissant de
développement.




200
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Les pays de montagnes exercent une action remarquable sur


l'âme et le caractère. La vue seule de cette nature al e istre si
magnifique et si variée élève et affermit le coeur de l'hodme, au
moins autant que l'aspect des mers immenses et violentes. Le
montagnard exerce, excite tous les jours ses forces ; elles en
augmentent ; il apprend à se tirer lui-même du péril ; il s'é ;•ve
virilement.. Les divisions naturelles des grandes vallées, put les
vallons et les coteaux, favorisent la naissance de nombreuses
petites communes contentes de leurs usages, toujours prêtes
à les défendre. Perses, Israélites et Arabes, Hellènes et peuples
du Caucase, Samnites et Suisses le prouvent. L'esprit d'indé-
pendance des montagnards n'a pas le même caractère que celui
des peuples riverains ; il est plus calme, plus rude, plus opi-
niâtre ; le second est plus agité, plus mobile ; celui-ci rappelle
la mer, l'autre la montagne. Les Romains eurent à la fois les
avantages des cieux.


Les pays de l'intérieur, ceux de la plaine surtout, se dévelop-
pent plus lentement ; l'action de la nature y est moins vive, par
suite, la civilisation plus lente. L'Italie a précédé la France;
l'Angleterre, l'Allemagne.


Les grands pays plats sans rivages et sans fleuves, avec leurs
vastes steppes ou même leurs déserts, sont évidemment les plus
défavorables. Comparez l'Europe avec. l'Afrique, le centre de
l'Asie avec ses côtes, l'Europe orientale avec celle d'Occident.
Le despotisme a toujours trouvé une. obéissance stupide dans
ces uniformes contrées.


Si l'homme ne peut pas changer la configuration du sol, il a
cependant plus d'action contre elle que contre le climat. La poli-
tique ne peut pas transporter les montagnes ou les mers ; mais
elle peut rendre les fleuves navigables, construire des canaux,•
des routes, des chemins de fer, un réseau de télégraphes ; ani-
mer l'uniformité par le commerce; rattacher l'intérieur des terres
aux grandes mers. Elle a ici de grands devoirs ; elle peut les
accomplir, et la civilisation croissante réunira un jour, clans un
ensemble béni, toutes les parties de la terre habitable.


Certains phénomènes variables de la nature ont également une
certaine influence que Thomas Buriele a récemment signalée.


BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE EXTERNE. 201


Les grandes scènes des pays de montagne et des rivages de la
nier, font sur l'âme une impression grave et élevée. On voit
par contre, sous les tropiques surtout, la nature externe imprimer
dans l'homme l'idée de son irrésistible puissance, et lui ôter
toute espérance d'en triompher par la lutte : l'homme alors
renonce à tout effort, son imagination se remplit des images
gigantesques,,des forces naturelles, son coeur est plein de crain-
tes et de superstitions. Les chutes prolongées de neige, l'avance-
ment des glaces, les avalanches, les longues pluies et les gran-
des inondations, les tempêtes des pays chauds, une succession
rapide de riche et abondante végétation et d'aride stérilité, les
nuées d'insectes, la rage des bêtes fauves, et nombre d'autres
phénomènes dévastateurs et tout-puissants, accablent bien plus
qu'ils n'encouragent. Les climats tempérés sont mieux en rap-
port avec les forces limitées de l'homme ; les phénomènes exces-
sifs le choquent, et nuisent au développement de sa raison.
L'uniformité complète l'endort; l'excès des forces naturelles
l'effraie; des phénomèmes variés, mais modérés, animent ses
pensées,. le poussent an travail. L'imagination désordonnée des
peuples des tropiques les porte aux plus ridicules grima.ces;
l'homme des pays tempérés ordonne bien plus facilement son
esprit et ses actes.


Il ne faut d'ailleurs rien exagérer. L'éducation morale et
intellectuelle que l'homme donne à l'homme, exerce une influence
plus haute encore. La raison peut se développer, l'imagination
se régler par le sentiment du beau, même sous un ciel brûlant;
et un ciel doux a vu quelquefois la superstition maîtresse, et
la pensée sans force. La nature ne règne pas sur l'homme
ertilialmaiitsree.sse absolue; l'homme doit se placer indépendant en
lace d'elle, en utiliser les avantages, en combattre l'action




CHAPITRE III.


— Fertilité du sol.


On se nourrit facilement sur un sol fertile ; plus la terre est
féconde et généreuse, plus les familles et la population se
multiplient rapidement. Il semblerait donc aussi que les condi-
tions naturelles du développement. de la société politique, sont
d'autant meilleures que le sol est plus fertile ; et, de là, cette
idée enfantine qui fait du paradis un jardin de délices, prodiguant
à l'homme tous les fruits, sans travail. Jouir sans travailler est
encore l'idéal du bonheur pour l'enfant et le paresseux. L'homme
actif et mûr estime médiocrement une vie sans vrais devoirs,
sans progrès, sans perfectionnement.


Un sol absolument infertile rend la vie commune très-difficile;
l'homme est forcé de chercher au loin sa nourriture et de la
demander au commerce. On peut y fonder des villes commer-
çantes : Venise ne sort-elle pas de la mer? Mais un grand peu-
ple n'avancera jamais que péniblement, misérablement, sur un
sol improductif. Forcément éparpillé, sa croissance sera chétive ;
il aura diffieilethent des demeures fixes; ses hordes mèneront
une -vie nomade. Buckle le fait remarquer : Tartares et Mongols
n'ont jamais fait dans leurs steppes que de faibles progrès ; c'est
dans les champs de la Chine et de l'Inde seulement qu'ils se sont


BASES DE L'ÉTÀT DANS LA NATURE EXTERNE. 2O3
civilisés. Les Arabes mahométans ne sont arrivés à une forme
élevée di,:tat que dans les terres fertiles de la Perse et sur les
côtes' de la Méditerranée, loin de la pierreuse Arabie.


Un climat froid est peu favorable au développement de l'État,
moins peut-être parce qu'il est difficile de s'y chauffer et qu'il
faut y lutter péniblement contre la nature que parce qu'il est
infertile. Certains pays chauds et fertiles sont quelquefois égale-
ment défavorables par les accidents continuels qui ruinent les
récoltes (nuées d'insectes, inondations, etc.). Ne pas avoir de
fruits ou ne pas pouvoir les récolter, le résultat est le même, et
rompt la permanence de la vie commune.


Une terre éminemment fertile, qui nourrit son peuple presque
sans être travaillée, est sans doute préférable à une terre absolu-
ment ingrate; mais elle est loin d'être la plus favorable à l'État,
car :


I) Le souci de sa subsistance est l'un des grands mobiles de
l'activité humaine. Si la richesse du sol en dispense, l'homme
ne travaillera guère ; son oisiveté le livrera aux plaisirs sensuels;
ses forces . ne se développeront qu'incomplètement; sa riche
nature demeurera un trésor caché et enfoui. Aussi voyons-nous,
dans plusieurs îles tropicales, les satisfactions de la vie des sens
accompagner une civilisation retardée. Naples fit un grand pas
en faisant des travailleurs de ses oisifs lazzaroni.


`2) Le travail n'a de prix que là où il est utile, et l'estime
du travail fait l'estime de l'ouvrier. Là où le travail est sans
valeur, la vie humaine en a généralement peu. Nulle part elle
n'est sacrifiée avec autant de légèreté et de cruauté que dans ces
despoties nègres de l'Afrique, où l'industrie et l'activité sont nulles,
où le sol prodigue ses fruits.


La très-grande fertilité du sol engendre souvent une mauvaise
répartition des fortunes : quelques riches vivent dans l'opulence,
la classe moyenne manque, ou peu s'en faut; la foule est dans la
misère et clans la servitude.


En effet, par sa fertilité, le sol encourage à la reproduction de
l'espèce; la population s'y accroit rapidement, et la foule vit
sa lis souci du lendemain. Survienne une année de disette ou une
guerre, et la voilà dans la misère. Ceux qui ont épargné sont




204 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
alors tout-puissants. Pour se nourrir, la multitude leur vend ses
biens ; des chefs guerriers l'assujettissent en la protégeant


,; les
prêtres agrandissent leurs terres sous prétexte de prier le. ',dieux
et de les réconcilier. Il se ferme ainsi, lentement, une classe de
riches et de princes, de nobles et de prêtres, auxquels le pays
entier finit par appartenir. Ces classes aristocratiques se déve-
loppent alors quelquefois ; elles atteignent même à une dute
culture, jointe à toutes les jouissances de la vie. Elles forcent
les classes inférieures au travail, mais sans l'estimer, parce que
les ouvriers abondent et que l'homme en lui-même a peu de
valeur. Les masses s'appauvrissent, sont méprisées, puis asservies,
et ne mènent plus qu'une vie grossière et stupide au service des
maitres.


Buckle, qui a le premier insisté sur ces inconvénients (l'une
fertilité excessive et les a démontrés par l'histoire, va cepen-
dant trop loin lorsqu'il explique par là l'antique civilisation de
l'Inde et son système de castes, et lorsqu'il affirme qu'une haute
culture personnelle suppose le superflu. C'est donner, suivant
l'usage des Anglais, trop de force aux rapports économiques. Les
Brahmanes et les Bouddhistes les plus vénérés préféraient une
pauvreté volontaire aux jouissances de la fortune ; les Kshatryas
aimaient le pouvoir et le courage plus que les richesses ; les
Visajas, qui n'appartenaient pas à l'aristocratie, mettaient seuls
toute leur activité à s'enrichir ; quant aux Sudras, ils étaient
asservis, non à cause de leur pauvreté, mais à cause de l'infé-
riorité de leur race. Au reste, il est vrai que les riches plantations
de riz alimentent facilement une population nombreuse, que les
grands des Indes devinrent successivement les maitres de pres-
que tout le territoire, et qu'on y vit ainsi pendant des siècles,
qu'on y voit même encore, un petit nombre de riches cultivés
et jouissant, en face d'une multitude de pauvres méprisés et
opprimés.


L'Égypte présente quelque chose d'analogue. Ses dattiers don-
nent, presque sans culture, des récoltes abondantes. Les gigan-
tesques travaux de ses rois montrent comment on y prodiguait les
forces et les vies humaines ; les rapports des Juifs prouvent la
misérable condition de ses travailleurs. Le conseil de Joseph,


BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE EXTERNE. 205
utile pour le trésor de Pharaon fut nuisible aux classes pau-
vres.


La fertilité, les faveurs abondantes du sol, produisirent les
mêmes effets au lliexique et au Pérou : masses exploitées par
quelques riches et quelques puissants ; luxe, art, puissance en
liant, misère et servitude en bas ; faiblesse contre l'étranger;
monuments énormes, et huttes misérables.


Une politique qui a conscience de ses devoirs élevés peut ici
beaucoup. Elle protégera les classes inférieures contre l'exploita-
tion excessive des riches ; elle favorisera une meilleure distribu-
tion des fortunes ; elle formera les indispensables classes moyen-
mes ; elle s'efforcera de faire des hommes libres et cultivés.


Le sol le plus favorable au développement de la vie commune,
est évidemment celui dont la fertilité moyenne nourrit les habi-
tants, pourvu qu'ils travaillent sérieusement et constamment. Fer-
tilité et travail, telle est la vraie formule. L'ouvrier est alors jus-
tement estimé, sans être surchargé ; il n'y a pas un ordre de
misérables. Les forces humaines se développent ; les conditions
s'améliorent; les familles acquièrent une existence assurée, et
petit à petit, l'aisance; les 10141111es se divisent, et la classe
moyenne devient nombreuse. Le passage plus fréquent d'une
classe à une autre y rapproche les hommes, fait naître chez
eux le sentiment de la communauté nationale et augmente la
variété des professions. L'esclavage et la constitution de castes
privilégiées deviennent à la fois plus difficiles.


La fertilité moyenne 'du sol n'engendre pas nécessairement une
juste répartition des fortunes et une heureuse condition du
peuple, sans doute ; ce n'est pas le seul facteur à considérer.
Mais les avantages s'en montrent à l'évidence, non-seulement
par la comparaison de l'Europe avec l'Asie *occidentale et méri-
dionale, ou de l'Amérique du Nord avec l'Amérique du Centre et
du Sud, mais encore par celle de la Suisse ou de la Lombardie
avec l'Italie méridionale, de l'Espagne avec la France et la
Belgique.


La politique doit ici garder, Contre l'homme lui-même, les
heureuses dispositions de la nature et le juste équilibre des
forces, Ses lois et son économie protégeront la fertilité du sol




206 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
contre l'épuisement, réagiront contre les accumulations trop con-
sidérables d'immeubles dans les mêmes mains, surtout dans les
mainmortes, favoriseront la juste répartition des fortes p ; ou
même, suivant les cas, l'État desséchera dès marais, cre.ika des
routes et (les canaux d'irrigation, et transformera petit à petit
des parties incultes en terres fertiles *.


9


CHAPITRE IV.


IV. — Le pays (des Land).


1. La nation est l'élément personnel; le pays, l'élément réel de
l'État. Pour que l'État existe, il faut un pays à la nation, il faut
un territoire de l'État.


Le pays est donc une fraction de la surface du globe occupée .
par une nation, dominée par un État. Les précédents historiques
déterminent son étendue.


' L'existence juridique de l'État ne dépend point de sa gran-
deur. Les petits États eux-mêmes ont à toutes les époques af-
firmé leur personnalité, et joui d'une certaine égalité avec les
plus grands. Comment pourrait-on d'ailleurs fixer à l'État en
général une étendue normale qu'il devrait toujours etteindre,
jamais dépasser? Des États de toutes grandeurs ont été florissants.
Les États urbains des Grecs sont bien petits comparés à l'Empire
romain, et cependant Athènes prend à côté de Rome une grande
place dans l'histoire.


Néanmoins, l'étendue de l'État n'est pas sans influer grandement
Sur sa forme et son importance; un grand pays a nombre de
devoirs politiques particuliers, et de premier rang.


Les deux éléments nécessaires de l'État, la nation et le pays,
réagissent naturellement l'un sur l'autre. Le pays peut devenir




20S THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
trop étroit soit quant aux subsistances, soit par rapport aux
autres besoins intellectuels ou matériels du peuple. La croissance
de la population amènera dès lors des colonisations;. ou bien,
l'État sentant. sa force et les nécessités de sa civilisation, ',fenian-
dera des agrandissements, et suivra une politique d'annexion ou
de conquête. C'est alors une question délicate que de concilier le
droit naturel de grandir et de se développer avec les droits des
autres nations et. les faits de l'histoire.


Parfois encore, un État devient trop petit à cause de l'agran-
dissement dangereux des autres ; dès lors sa politique cherchera
des alliances, une protection, une fusion même dans un plus
grand État.


Le pays peut aussi être trop grand. Si la population en est
rare, clair-semée, on attirera les colons, on encouragera l' immi-
gration. Si l'esprit des habitants y est particulariste, le tout
tendra à se. rompre, les fractions à se rendre indépendantes.


La tendance moderne est ici directement contraire à celle du
moyen âge ; peu amie des petits Étals, elle pousse aux grands
empires. Qui ne se rappelle combien la France, l'Espagne,
l'Italie, étaient autrefois morcelées ? L'unité de l'Allemagne
n'était-elle pas simplement nominale? La formation des grands
États commence en Angleterre, elle se continue sur le conti-
nent depuis le milieu du xv e


siècle, et le mouvement n'est pas
terminé.


Le nombre des États du moyen âge nous échappe. Des sei-
gneuries, des villages eux-mêmes atteignaient alors à une quasi-
existence d'État. Il n'en reste aujourd'hui que quelques rares
exemples, encore n'ont-ils plus qu'une vie précaire. Cette disso-
lution et ce morcellement de l'ancienne et vaste communauté
romaine, s'expliquaient par l'absence des routes et des postes, les
difficultés de la circulation, le particularisme du droit, l'enfance
de la police ; par la constitution féodale avec ses obligations étroites
de service et ses faibles moyens de guerre ; par la petite circulation
de la monnaie, la séparation des ordres, les conceptions dynas-
tiques et de droit privé, la conscience nationale obscurcie, les
tendances germaniques d'indépendance particulière et de divi-
sions corporatives.


BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE EXTERNE. 209
Do nos jours au contraire, tout pousse aux grandes forma-


tions : routes multipliées et commodes, chemins de fer, postes,
bateaux à vapeur et télégraphes, élan plein de vie du commerce
et de l'industrie, puissants moyens de finance -et de guerre, en-
semble de la culture, conscience réveillée chez tous de l'État et
de la nationalité, législation rationnelle.


Une base territoriale qui ne passe pas l'étendue d'une com-
mune ou d'un arrondissement judiciaire, ne suffit plus à l'État
moderne. Villes, bourgs et seigneuries doivent se fondre dans
le cercle plus large du pays, de même que les ordres et les
souches se sont fondus dans le peuple et dans la nation. Un
pays peut seul renfermer une nation, ou au moins une peuplade ;
une ville ou une seigneurie ne contiennent qu'une bourgeoisie
étroite, ou une communauté de participants. Il fitut à l'État
moderne un pays, comme il lui faut une nation. Sans le pays,
l'État, vieux débris du moyen âge, n'a plus d'existence assurée
et efficace. Il se maintient peut-être comme une singularité, mais
il ne participe pas à la vie moderne, et par suite, il devient facile-
ment peu sympathique, ridicule; c'est le fait de tous les États
minuscules (Kleinstaterei).


On comprend notre pensée ; nous n'indiquons pas un chiffre
minimum de lieues carrées, nous posons un principe : l'État ne
doit pas être trop petit. On peut dire de même qu'il ne doit
pas être si grand qu'il ne puisse être gouverné depuis un
centre commun. Cette limite est très-élastique, sans doute.
Depuis la vapeur et les télégraphes, est-il une terre si éloignée
qu'elle ne puisse être reliée au centre? On ne peut plus nier
aujourd'hui la possibilité d'ordonner et d'unir politiquement le
monde entier. Le droit des gens ne s'étend-il pas sur la plus
grande partie du globe habité? ne se fonde-t-il pas sur l'unité de
l'humanité embrassant les divers États? La terre solide de notre
globe contient environ 2,448,347 milles carrés ; l'Angleterre
règne sur 382,164 d'entre eux; la Russie sur 376,463 ; la Chine
sur environ 180,000; les États-Unis sur 169,510. Ces empires
sont énormes ; leurs possessions sont souvent à l'autre extrémité
du monde, et cependant un même esprit public les anime. La
Puissance (l'un État ne se mesure pas par lieues carrées, sans


14




210 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
doute. L'Empire allemand ne contient que 9,818 milles carrés, •
et il est aujourd'hui le plus puissant de l'Europe. La France
n'a que 9,599 milles carrés de terres européennes, et el l)est au
moins aussi puissante que la Russie, dix fois plus grande. Les
lies Britanniques n'ont que 5,719 milles carrés, et elles règnent
sur des possessions immenses. Le chiffre de la population est
bien plus important que le chiffre des surfaces ; mais celuiei
aussi sa valeur a).


Plus un empire s'étend, plus il devient difficile de le parcourir,
et, par suite, de le gouverner. Il ne peut plus rassembler que
lentement ses forces dispersées ; la direction de ses provinces
lointaines devient facilement imparfaite. Nos remarquables
moyens de communication diminuent la difficulté sans la faire
disparaitre. La parole ailée voie comme l'éclair aux extrémités
du monde, mais elle n'a pas l'autorité que donne la puissance
présente, elle peut être mal comprise, et si le subordonné ne
veut pas de l'ordre, il peut trop facilement 'l'éluder. Les chemins
de fer ne peuvent être établis partout, et, même avec eux, les
transports des masses, des subsistances, du matériel ne s'elfec-
tuent que lentement. Les routes ordinaires manquent elles-
mêmes quelquefois.


Aussi, l'agrandissement du territoire ne grandit pas toujours
la puissance. Une conquête peut affaiblir un État qui gouvernait
auparavant avec facilité son domaine plus petit.


Un État énorme est plus facile à tourmenter, à surprendre sur
un point particulier, qu'à attaquer à fond et avec suite. L'en-
nemi traversera de vastes contrées, mais il s'y maintiendra
difficilement. Pour vaincre, il faut qu'il puisse prendre à corps
les forces concentrées de la vaste machine. On le voit par lés
guerres de Russie et de l'Amérique du Nord.


Mais, si ces vastes États manquent d'initiative et de dextérité,
ils n'en sont pas moins formidables par leur masse. Ils disposent
de moyens énormes qui ne s'épuisent que lentement. Ils peuvent
supporter de longues crises et attendre. des jours meilleurs.
Aussi est-il presque impossible de les abattre d'un seul coup.


a) L'auteur parle sans doute en milles carres de Prusse, = 7503 111 sur
7500, soit un peu plus d'un derni•myriain. e. — V. aussi p. 196.


BASES DE L'ÉTAT DANS LÀ NATURE EXTERNE. 211
L'étendue du territoire n'est pas sans influence sur la constitu-


t ion. La démocratie directe n'est possible que dans un pays
assez étroit pour permettre les réunions fréquentes du peuple
entier ; la monarchie constitutionnelle, avec son savant organisme
représentatif, demande une assiette plus large. L'agrandissement
gigantesque de la république romaine fut une des causes princi-
pales de la concentration de tous les pouvoirs dans l'empereur
unique et absolu. L'énorme étendue de la Russie est également
une cause de l'autocratie du czar ; et les Anglais eux-mêmes ne
songent pas à donner une constitution parlementaire à leurs
possessions d'Asie. La politique de la constitution doit donc
être en harmonie avec le pays, c'est-à-dire avec sa nature et son
étendue • .


2. Aucun pays ne conserve toujours les mûmes et immuables
frontières. Le territoire augmente ou diminue généralement
avec les forces de la nation. Cependant, il est moins Mobile que
le chiffre de la population, et ne varie guère que de loin en loin,
par (le grands événements.


Les frontières séparent un État, soit d'un autre État, soit d'un
territoire non encore occupé. Dans le premier cas, elles sont
une ligne fixe qui l'on indique au besoin par des bornes, des
poteaux, des pierres, des fossés, des remblais ; dans le second,
elles ne sont point aussi précises, et peuvent même, suivant les
cas, être arbitrairement avancées ou reculées.


Appartiennent aux premières :
a) Les fleuves et les rivières, moins fixes cependant que les bornes


terrestres. On placela frontière tantôt au milieu du fleuve, tantôt
dans le thalweg, c'est-à-dire à la ligne du courant le plus rapide
(les eaux ; mais, comme la navigation passe surtout au centre,
l'usage du fleuve est réputé commun sous ce « rapport. Le milieu
du fleuve et le thalweg changent assez souvent par les alluvions,
le travail des eaux, les courants.


1)) Les montagnes. Les chaises de montagnes séparent ordi-
flairement des races et des cultures diverses. Elles rendent les
conununicatiOns plus difficiles, plus rares. On considère le plus
(sloutilNszatrceoamuisnsei


les
oleiatitxèi re. naturelle la ligne de l'arête suprême,






212 THÉORIE GÉNÉTULÉ Dr. L'ÉTAT.
Appartiennent à la seconde classe :
a) Les mers et, plus rarement, les grands lacs. Leur na ure les


soustrait à une domination exclusive, et les ouvre à Vu. ge libre
et commun de tous.


b) Les déserts, les steppes, quelquefois des foréts ou des monta-
gnes sauvages. La culture toujours avançante et l'appropriation
successive rendent ce genre de frontière plus rare.


La détermination plus complète des rapports de frontières
appartient au droit des gens.


3.
• On voit quelquefois plusieurs pays s'unir pour former un en-


semble, un tout nouveau, un empire. Cette union peut avoir lieu :
a) Sur un pied d'égalité et avec le maintien relatif des États qui


s'unissent : l'Union américaine, l'Empire allemand.
b) Avec le maintien des États particuliers, mais sans égalité,


l'un devenant métropole, l'autre possession, dépendance : l'Angle-
brra et ses colonies, la France et l'Algérie.


c) Par la transformation des anciens États en provin Ys du nou-
veau tout : les conquêtes de la Russie *.


4. Ce n'est pas la nation, mais l'humanité, qui 1-Orme le
v:'!ritable fondement personnel de l'État partitif-. C'est donc
aussi la terre entière, et non le pays, qui *est le territoire
parfait de l'État ; c'est elle qui, donnant à chaque pays sa
juste place, les réunit. dans un tout harmonique, et reproduit
leurs différences non comme des défauts, mais comme des
compléments et des richesses. On peut en déduire théorique-
ment pour l'État actuel, encore si éloigné du but idéal, la règle
pratique suivante, que l'histoire démontre d'ailleurs : le pays
le plus favorable à l'État, c'est un territoire varié, avec des
montagnes et des vallées, des fleuves, des lacs, des côtes mari-
times, des plaines. Ce n'est pas que le sol en soit plus fertile ;
les élévations et les pentes rendent une partie des terres im-
propres à la culture ; mais cette variété réveille les aptitudes
diverses, augmente les forces des individus. Les grandes steppes
incultes du centre des continents produisent Un effet tout con-
traire. Aussi sont-elles les terres classiques de ces peuples no-
mades qui, incapables de fonder un État, promènent encore
aujourd'hui leur vie errante.


* CHAPITRE V.


— De la souveraineté territoriale (GebietAoheil),
ou, improprement, du domaine de l'État (Sratseigeniltuni).


On donne souvent le nom de domaine de l'État au droit suprême
de commandement qui appartient à l'État sur son territoire.
L'expression, relativement vraie pour Je moyen âge et les États
absolus de l'ancienne Asie, n'est plus en harmonie avec la notion
moderne de l'État a).


Le « domaine » (Eigenthum) n'est pas une notion de politique,
mais de droit privé. Le mélange de la propriété privée et de la
souveraineté territoriale, pouvait anciennement justifier l'expres-
sion. L'État ou son chef, Dieu chez les Juifs, les Pharaons
chez les Égyptiens, étaient considérés comme les seuls Pro-
priétaires du sol, les particuliers n'en ayant que la jouissance
passagère; les conquêtes de Rome demeuraient dans la pro-
priété formelle du peuple romain, et plus tard de l'empereur,
Par opposition à l'in bonis des individus. Au moyen âge, et spé-
cialement en Angleterre après la conquete normande, le roi
était réputé le propriétaire éminent et le seigneur suzerain du


a) Stalseigenthnin correspond plus littéralement à « propriété de l'Ètat; »
Geb ietshubeit à « droit suprême de commandement. » Mais gebiet, qui est, à
Pr.opretnent parler, ordre, domination, se prend aussi pour rejet de la do-
Mmation, et ici, pour le territoire lui-mime; d'où gebietshoinat est assez
bien l'équivalent de « souveraineté territoriale. »




214 TIIÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
pays entier; les particuliers ne possédaient qu'un domaine féodal
dérivé. Mais l'expression n'est plus admissible, depuis que le
choit public s'est nettement. séparé du droit privé.


Uimperium de l'État , le droit de commander dais toute
l'étendue du territoire, doit donc être soigneusement distingué
du domaine (dontinium) de l'État. L'un est un droit privé, même
quand il appartient à l'État ; l'autre est essentiellement polit:pie,
et ne peut, par nature, appartenir qu'à lui I.


L'imperium a d'abord un côté positif : pleine puissance de I' Êtat
sur son territoire, droit d'y faire reconnaître ses lois, d'y exécuter
ses décrets, d'y exercer sa juridiction. L'État n'a pas seulement
pouvoir sur les personnes, mais sur le pays et sur les choses.


*Mais ce pouvoir est de droit public.; la domination économi-
que de la chose, la propriété, est au contraire de droit privé,
et chacun peut l'acquérir *.


L'imperium a aussi un côté négatif : l'État peut empêcher
toute puissance étrangère de faire chez lui acte de maître public,
par suite, d'exercer sur son territoire police ou juridiction.


Le caractère public do la souveraineté dans les. idées mo-
dernes, s'oppose également à l'aliénation, fréquente au moyen
âge, de tout. ou partie du territoire dans les formes et les prin-
cipes du droit privé, vente, échange, partage 2 . Aujourd'hui le
territoire est réputé inaliénable et indivisible 3 ; il ne peut être a I iéné
qu'exceptionnellement et dans les formes du droit public, en vertu
d'une loi, ou par un traité 'international, de paix par exemple 4.


Hugo Grotius, se fondant sur le droit naturel, exige, outre le
consentement de l'État qui aliène, celui des habitants de la partie


Les anciens avaient déjà reconnu la distinction. Eue Grotius, De jure
ben.. oc pac., 11, 3, cite un Passage de Sénèque, De benef., VII, 4 : « Ad regel
potestus omnium pertinet, ad singulos proprietas; » et de Dion C]irisost.,
Oral. : Le pays appartient à l'État (Si 7. c7)pc• "FiÇ r.4.1iste); mais les par-
ticuliers n'en sont pas moins pleins propriétaires de leurs biens. »


2 L'antiquité offre quelque chose de semblable dans les Etats dont le
prince est absolu. Voir des exemples dans Grotius, I, 3, 42.


3 Const. franc. de 1791, II, p. 11 : « Le royaume est un et indivisible . »
Consultez Zacharil, Deutsches Sials und Bunilesr., I, p. 83, quant aux Etats
particuliers d'A llemagne.


Const. pruss. de 1850, art. 2: « Les limites du territoire ne pourront être
changées que par une loi. »


13:1SF.S DE L'ÉTAT DANS LA. NATURE EXTERNE. 215
(aimée. L'existence même de celle-ci est en jeu, et au moment
où le législateur dissout l'union, il ne réprésente plus suffi-
samment la partie qu'il sépare. Mais la force des circonstances
l'emportera souvent sur ce principe


La souveraineté territoriale peut être restreinte par des servi-
tudes. Elles rappellent celles du droit privé; mais, pour que l'État
les reconnaisse, il faut qu'elles aient leur source et leur
objet. dans le droit public, ex. : un traité qui accorde à un
État voisin l'usage d'une route militaire ; une ville déclarée
port libre ; la régale des postes -abandonnée à une adminis-
tration postale étrangère. Si la franchise des fonds se présume,
à plus forte raison celle du territoire. Des restrictions persis-
tantes troublent ici bien plus facilement l'harmonie et l'unité
de l'organisme, et le libre développement des institutions 2.


Observation. — I. Le titre de « roi des Français, » remplaçant celui
de « roi de France, » après la révolution de 1830, fut une protestation
contre la notion ancienne de l'État patrimoine du roi; et sous ce rap-
port, il indique un progrès de l'esprit public. Mais, la souveraineté
territoriale une fois bien comprise, il est assez indifférent de se
servir de l'une ou de l'autre expression. Stahl va trop loin lorsqu'i l
traite la première cic barbare (Statslehre, p, 38). Les empereurs
romains et les empereurs allemands l'avaient prise ; étaient-ils pour
cela des barbares? Le nom de la nation est même plus noble, car la
nation est au-dessus du pays.


2. Les simples rectifications de frontière ne sont pas des aliénations;
elles no font que mieux préciser les limites du pays. Il n'y a pas
simple rectification, lorsqu'il y a échange ou séparation d'un terri-
toire habité qui appartenait jusqu'alors indubitablement it


II. Grotius, 11, 6, .§ 4 et ss. Comp. actes finals de Vienne de 1828, art. G:
« La renonciation volontaire aux droits de souveraineté sur une province
de la Confédération ne peut avoir lieu, sans le consentement de celle•ci,
qu'au profit d'un autre Etat confédéré. » Pour plus de détails, voir
13Iu ntschli, Modernes V5Ilterrecht, § 28G.


Schmittlienner, Stal$recht, p. 409 : « Les droits souverains de l'État
clans lequel un autre Etat possède une propriété purement privée, ne sont
nullement atteints. 55




CHAPITRE VI.


VI. — Divisions du pays.


Le territoire d'un État est le plus souvent si étendu, qu'il est
nécessaire de le diviser pour le gouverner politiquement. On peut
distinguer quatre sortes de divisions :


'I. Les provinces.
Les provinces de l'empire romain étaient d'anciens États


soumis par la conquête. Les provinces plus récentes s'expliquent
fréquemment aussi, par la séparation primitive de pays réunis
depuis en un seul tout.; cependant elles sont parfois une création
de l'État auquel elles appartiennent, et ce sont elles qui (comme
dans l'Allemagne les duchés) viennent donner [naissance à
de nouveaux États.


La province a pour trait caractéristique une indépendance rela-
tive qui la rend un peu semblable it uk État. Elle a un gouverne-
ment it elle, subordonné sans doute au gouvernement central,
mais 'revêtu de pouvoirs étendus et largement autonomes; de
plus, elle a souvent, dans les États représentatifs, sa législation
et ses ordres, le tout restreint d'ailleurs aux intérêts pro-
vinciaux.


L'État moderne aime trop l'unité pour être favorable à cette
forme. La France, l'Espagne, l'Angleterre, et plus récemment
la Prusse, l'ont abandonnée. Eu Autriche, elle subsiste dans les
pays de la couronne, mais seulement pour les intérêts éconotn i-


13.1SES DE L'ÉT.1.T l'UNS "NATURE • EX.TERNE. 217


t
ries et de culture. La disparition des provinces ne laisse pas
cependant de détruire des caractères originaux et des goûts
naturels ; une trop grande uniformité détruit souvent une part
saine et féconde de la vie d'un peuple. Les nations germaniques
sentent plus vivement que les romanes le besoin des libertés


pro:l illiciest.lecse.rcles (districts).
Les cercles ne sont que de grandes circonscriptions territo-


riales, sans prétention aucune de former, comme les provinces,
(les pays distincts. Les duchés et les principautés de l'ancienne
constitution franque formaient des provinces, les cantons (Gante),
des cercles. C'est également dans les cercles qu'il faut ranger les


condés de l'Angleterre et de l'Amérique du Nord, les
départe-


ments français, les cercles allemands, les
districts administratifs


(Regierungsbez,irke) prussiens.
Cette division ne s'appuie pas sur un caractère ou des intérêts


locaux particuliers, mais sur la nécessité politique, pour l'admi-
nistration générale, d'ordonner son activité. Le cercle est donc
principalement une création de l'État; les liens historiques ou
les relations naturelles de commerce ne le déterminent qu'en
seconde ligne. Les provinces sont les dépendances d'un même
château; les cercles, les étages d'une même maison.


Le cercle concentre ordinairement une certaine part d'admi-
nistration et de haute juridiction. Dans l'État moderne, il tend
en outre à prendre soin des intérêts communs de ses habitants,


à


les ordonner, et à créer des institutions d'utilité publique dépar-


tementale ou régionale (routes, magasins, hospices, écoles, assis-
tance publique, maisons de correction). C'est là le champ fertile
de son sel f-gouvernemen t '.


3. Les districts (cercles) sont ordinairement une subdivision de
cercle, et ont alors une administration subordonnée et une


juri-


diction moyenne. Ils peuvent aussi être reconnus comme corps
moraux et posséder une fortune et des établissements à eux 2.


Comp. Vivien, Etud. adrn.,
2 Vivien, op. cit., If, ch. m. Les canions français ont principalement de


l'importance dans les campagnes; ils unissent plusieurs communes et les
renforcent. Dans les villes, la commune et le canton se confondent. Les




218
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Les anciennes centaines (huntari) de la constitution germaine,les présidiaux et les bailliages supérieurs (Landgerichte, Oberon-teien) en Allemagne, les cantons en France, et les cercles (Kreise)
en Prusse, appartiennent à cette catégorie. Il en est tu Émeutt
des simples circonscriptions électorales. Elles n'ont qu'un but
politique transitoire; elles ne sont pas des membres organiques
du corps de l'État, car elles n'ont pas d'institutions commues
durables; par suite, elles sont peu à recommander.


4. Les communes urbaines ou rurales, et leur banlieue.
Cette dernière subdivision est si vivante, qu'elle présente une


certaine analogie avec l'État lui-même. La commune personnelle
(la corporation) est à son territoire ce que la nation est au pays;
elle le remplit de, sa vie. Seulement, cette vie n'est pas haute-
ment politique; elle est vouée aux intérêts communs de culture
et d'économie. Les grandes villes forment en même temps des
districts (des cantons); les grandes capitales, des cercles (dépar-
tements), voire même des provinces (Berlin).


Les divisions politiques d'un pays ne peuvent être
changéesque par une loi. Elles doivent respecter l'harmonie de l'ensem-


ble et les intérêts des parties. Plus la division est étendue, plus
les intérêts publics ont de puissance ; donc, plus la main de
l'État doit être libre. La dernière subdivision, la commune, est
au contraire en relation si étroite et si multiple avec la corpora-
tion personnelle, que la volonté de celle-ci doit y être prin-
cipalement déterminante. En divisant le territoire, il faut peser
surtout : a) le but politique à atteindre ; b) les rapports et lesOppositions naturelles,


- par exemple le bassin d'un fleuve, une
vallée ; c) les antécédents historiques; d) les intérêts du com-
merce, par exemple avec une ville comme point central. Les con-
sidérations de chiffre, comme la somme des habitants et l'éten-
due des divisions, ne viennent qu'en seconde ligne.


arrondissements renferment plusieurs cantons, et n'ont jamais atteint une
veritablc signification.


CHAPITRE VIL


VIL — L'État et la propriété privée.


La propriété privée, ou la domination de l'homme sur la
chose,


est aussi ancienne que le monde. Les premiers hommes agis-
saient en mitres et s'appropriaient les choses, lorsqu'ils cueil-
laient les fruits des arbres pour se nourrir, se choisissaient une
caverne pour demeure, ou se couvraient de peaux de bêtes et de
branchages.


La propriété n'est donc pas née de l'État. Dans sa forme pre-
mière, imparfaite sans doute et mal assurée, elle est l'oeuvre de


la vie individuelle, et pour ainsi dire l'extension de l'existence


corporelle des individus. L'individu occupe la chose, l'utilise, se
l'approprie. Du jour où il a conscience de la légitimité de sa
domination, la propriété est parfaite dans son essence. Le
nomade lui-même est propriétaire de ses vêtements, de ses
armes, de ses troupeaux, de ses instruments, et cependant il
n'appartient 'à auce État. Robinson, dans son île déserte,
augmentait et étendait ses propriétés.


Le communisme nie la légitimité de la propriété individuelle,
et l'appelle un « vol » à l'égard de tous' '. Il se met ainsi en con-
tradiction avec la nature humaine telle que Dieu l'a faite, car
Dieu a donné « à l'homme puissance sur les poissons de la mer


1 Proudhon : « La propriété, c'est le vol. »




9 20 TFIÉORIE GÉNÉRALE DE L ' E VAT.
« et les oiseaux du ciel, sur les animaux terrestres et sur toute
« la terre » (Moïse, I, I. 26). Mais c'est là en même temps lutte!.
contre toute l'histoire de l'humanité : la propriété indly,kiitelh.
été toujours et partout reconnue, et le progrès des temp.:ha rend


•toujours plus achevée. La supprimer serait anéantir la liberté
individuelle, dissoudre la famille, détruire toute civilisation, en
un mot, nous ramener à une barbarie inconnue aux époques,les
plus grossières 1.


La doctrine des socialistes, plus humaine et plus modérée en
apparence, est moins logique encore. Elle a son vrai représen-
tant dans Fred. Pour lui, la propriété n'est « qu'un fief conféré
« par la société, » et le droit de l'individu n'est « que la consé-
« quence d'une volonté générale (Gesammtwille), reconnue par
« plusieurs personnes formant entre elles une sociéte solive-
« raine 2 . »


- Mais n'est-ce pas méconliaitre également l'individualité et
la liberté de l'homme ? N'est-ce pas proposer une caricature de
la propriété féodale des temps passés, en compensation du libre
domaine qu'une civilisation plus avancée a heureusement con-
quis? Cette doctrine ne diffère que par son enveloppe de for-
mules démocratiques de celle qu'une basse flatterie avait ensei-
gnée à d'arbitraires despotes.


L'État n'a nullement la disposition absolue de la propriété
privée. En elle-même, celle-ci est plutôt en dehors de la sphère
du droit public : l'État ne la crée ni ne la conserve ; il ne peut
donc l'enlever. Il la protége comme tous les autres droits de
l'individu, et il exerce. sur elle sa puissance publique, comme il
l'exerce sur , tous ceux qui habitent son territoire. Ainsi, en prin-
cipe :


1. L'État garantit la liberté et la sécurité.de la propriété 3;
romp. Thiers, De le proprit!té, liv. II. Il critique parfaitement les deus


systemes, le communiste et le socialiste; mais il est moins heureux dans
le fondement philosophique qu'il donne à la propriété (le travail).2 Frübel, Sociale
H, 392 et 100.


3 Plusieurs constitutions le disent expressément. La grande charte deHenri IIi d'Angleterre (1225) contient déjà plusieurs dispositions en ce sens.
La constitution républicaine de 1848 (art. 11) et la charte de 1814 'art. S)proclament que « toutes les propriétés sont inviolables. » Le Même principe
est dans la constitution prussienne de l&0, art. 9.


DASES DE L'ÉTAT DANS LA. NATURE EXTERNE.
2. 11 n'en a point la libre disposition;
a. Il a le droit de l'imposer dans un but public.
Mais ces règles ne marquent point encore tous les rapports de


la propriété et de l'État. Sous certaines conditions, on voit 1;1
lilrrté de l'une diminuer, les droits de l'autre augmenter.


1. 11 est des choses qui, par leur nature même, sont soustraites
à la. propriété privée et vouées à un usage public ; on les appelle
chose,s publiques (res publieai) : tels sont. les fleuves, les ports, les
rivages de la mer etc. I..




On peut y ajouter certaines surfaces naturellement improduc-
tives, comme les glaciers, les gorges inaccessibles, les marais,
Cependant cette improductivité n'est jamais que relative ; on a
exploité des glaciers et construit des hôtels sur des sommets
inabordables. Daus ce cas, la propriété privée prend générale-
ment sa source dans le droit de l'État.


Enfin, à côté des choses publiques par nature, se placent
celles que la culture publique a mises hors du commerce, en les
affectant au service de tous ou au service de l'État (routes,
canaux, places etc.). Toutes ces choses rentrent dans le domaine
public (res publicx); l'État lui-même n'en a pas la propriété pri-
vée, bien que son droit sur elles soit quelquefois ainsi nommé


2. Certaines choses, parfaitement susceptibles de propriété
privée, y sont cependant soustraites dans le droit moderne, soit
à cause de leur relation plus directe avec le bien général, soit
parce qu'elles ne peuvent être exploitées que par une adminis-
tration puissante. Telles sont les mines, les salines, et les autres
régales.


3. On peut distinguer des choses publiques proprement dites,


Marcianus, Loi IV, § 1, De div. rer.: « Flumina mue omnia et portus
Irublica surit. » ITlpianus, f, § 3, eod : « Publicum Ilumen esse, Cassius
definit, quod perenne sit. » Le Code Nap., art. 538, donne, une définition
plus otroite: « Les chemins, routes et rues à la charge de l'Etat, les fleuves
et rMères navigables ou pliables, les rivages, lais et relais de la mer, les
ports, les havres, les rades, et généralement toutes les portions du terri-
toire français qui ne sont pas susceptibles d'une propriété privée, sont con-
sidérés comme des dépend ances du domaine public. » Le Sachsenspiegel
paraît également ne considérer comme publics que les fleuves un peu consi-
dérables, II, § 28, 4. Le droit civil prussien, II, 15, § 38, 41, restreint même
la notion aux fleuves navigables, et reconnaît des fleuves flottables privés.
Dans le même sens, Code 'auirich., 40.


221




229
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


les choses qui, tout en appartenant à. l'Étal, sont spécialement
affectées à quelqu'un de ses services, comme les monuments
publics, les résidences, les fortifications, les casernes.11u pre-
mier aspect, il semble bien que l'État en soit simplement le
propriétaire. Mais, par sa destination publique, cette propriété
s'élève au-dessus de celle du simple particulier ; et pour assurer
le but, la chose est soustraite au commerce. C'est là un domine
public relatif.


4. Nombre de pays attribuent à l'État les immeubles qui
deviennent vacants et sans maitre, et cela par une sorte de retour,
fondé sur le fait historique que la plus grande partie de la pro-
priété immobilière dérive du partage des terres, par l'État, entre
les guerriers et les familles. Il est encore aujourd'hui de prin-
cipe, en Angleterre et aux États-Unis, que les terres vacantes où
se fondent les colonies nouvelles appartiennent à l'État, et que
les colons doivent les acheter de lui.


L'État dispose ici de choses qui ne sont pas, ou ne sont plus
la propriété des particuliers. Son droit se justifie donc, il me
semble, par sa souveraineté territoriale (Landherrschaft), qui iui
permet de régler la propriété privée elle-même, et d'administrer
librement là où elle manque.


Les successions vacantes font également retour à l'État, surtout
parce que le droit du premier occupant engendrerait de nom-
breux abus.


Mais il ne faut nullement conclure de ces règles que l'État soit
le propriétaire naturel des choses sans malin, qu'il ait seul le
droit d'occupation, ni même que ce droit n'appartienne qu'aux
citoyens, non aux étrangers *.


Le droit romain s'est gardé de cette erreur ; l'État n'y avait pas
plus de droit que le simple particulier sur la véritable res nullius;
le citoyen, pas plus que le pérégrin ; elle appartenait à l'occu-
pant 1 . L'idée de la suzeraineté féodale et de l'État patrimonial


Gajus, Loi III, pr., De adquir rer. dorninio : « Quod enim nullius est, id
ralione naturali occupanti conceditur. » Comp. Loi I, pr. cod. — Klüber,
ôffentl. Recht des deutschen Bandes, § 337, soutient que les adespota, ou
choses qui n'appartiennent à personne, ne peuvent pas être occupées par
l'étranger: Mais pourquoi donc l'oiseau qui entre dans la chambre d'un


13.1.SES DE L'ÉTAt .DANS LA NATURE EXTERNE. 22:3
poussait à une autre conception, et les effets s'en sont en partie
conservés chez plusieurs nations modernes. Ainsi :


a) Le droit civil prussien donne à l'État un droit d'occupation
privilégiée; il faut son autorisation pour s'emparer efficacement
de certaines classes de choses, spécialement des immeubles, des


des animaux domestiques ruraux '.


6)Lte
sc‘roit anglais conserve plus rigoureusement la concep-


htilli léféodale, et attribue au roi la propriété des res nullius 2 . Il
reconnaît cependant l'occupation de certaines choses mobilières
isolées 3.


c) Le droit français se rapproche de ce système, et dit de la
manière la plus générale « que les choses qui n'ont pas de maitre
appartiennent à l'État ; . »


d) La loi autrichienne au contraire reconnaît la libre « appro-
priation » des biens vacants (freistehende Suchen), et suit ainsi
le droit romain 5.


S. L'État puise dans sa haute souveraineté territoriale, et dans
sa mission de protéger l'existence rapprochée et successive des
hommes et des générations, le droit de lever des impôts et de
mettre à la propriété certaines restrictions de bonne police.


G. On soutient assez généralement que les Romains n'ont pas
connu l'expropriation; à Rome, la propriété privée aurait été
protégée sans condition, même contre les exigences de l'utilité
publique. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que les Romains
n'avaient pas formulé de principe général. Leurs grands canaux
et leurs routes militaires tracés en ligne droite, leurs aqueducs
et leurs travaux de fortification seraient inexplicables, si l'État
n'avait pas eu le pouvoir de forcer la volonté des particuliers. Les
Romains procédaient probablement comme l'Angleterre : ils


iétiri iginianger, et qui est appréhendé lui, lui appartiendrait-il moins qu'à un


Proues. Landr., XIV, § I et ss•
.,iu.uIII,Ine, 18:11, )6>n cite


,


te un passage e Bracton : « Hase (pue nullius in bonis
sunt et vinai :on.ventoris de jure naturaii, jam efficiuntur principis
de jure genti


ceitt›.;:. rt. 713. — Comp., art 539, 723, '708.s Code




24 THÉORIE GÉNÉRALE •10E L'ÉTAT.
faisaient une loi pour chaque cas particulier. Aujourd'hui encore
il faut ici un acte du Parlement


Les États modernes ont, de nos jours, reconnu et rée -'ementé
ce droit élevé, en proclamant dans leurs constitutions « que
l'État peut exproprier pour cause d'utilité publique, et moyen-
nant une pleine indemnité 2.


Ce principe se justifie complètement : les droits publicéné-
raux, en conflit avec les droits privés individuels, doivent l'em-
porter dans la mesure exigée pour la solution du conflit. L'intérêt
public est sauvé par le droit d'exproprier; l'intérêt privé, par le
droit d'être indemnisé.


L'appréciation de l'utilité publique, dans chaque cas particulier,
appartient par sa nature aux , pouvoirs publics. Aussi n'est-elle pas
du ressort des tribunaux civils, mais du législateur, comme en
Angleterre, ou des autorités administratives, comme en Allema-
gne généralement. Ce système-ci est préférable ; c'est au gouver-
nement qu'il appartient d'apprécier, dans chaque espèce, les exi-
gences du bien général, et c'est lui qui le fera le mieux, pourvu
que les formes de procéder garantissent contre l'arbitraire et le
caprice 3.


Le droit d'exproprier n'appartient qu'à Étal; il lui appartient
même pour le cercle étroit des intérêts communaux, mais jamais
au profit des personnes privées. Exceptionnellement, l'État peut
le donner aux particuliers à l'initiative desquels il abandonne
certaines entreprises d'utilité générale : système souvent suivi, par


Comp. Blackstone, I, 1, et une série de lois nouvelles sur les chemins de
fer et les canaux. Voyez des exemples dans le Neuesler Expropriations
codex, Niirnberg, 1837.


2 Landrecht bavarois de 1874, IV, 3, 2.— Landrecht prussien. 1, 2, § 4, '7.
— Code Napoléon, art. 545 : e Nul ne peut être contraint de céder sa pro-
priété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant. une juste et
préalable indemnité. » — Code autrichien, § 365, dans le même sens. —
const. franc. de 1848, art. 11, et charte de 1814. § 9. dans les mêmes
termes que le C. N. — Const. belge, 1831, art. 11; de Naples, 1818, art. 24;
d'Autriche, 1849, § 29, dans le même sens. — Const. pruss. de 1850, art. i :
« La propriété est inviolable. Elle ne peut être enlevée ou restreinte que
pour cause d'utilité publique et dans les formes légales, moyennan t une
indemnité préalable, qui, dans les cas urgents, sera fixée provisoirement.,


3 Loi bavaroise de 1837. — Comp. Treichler, sur l'expropriation forcée
dans la Zeitschrift file deutsches Recht, de Beseler. Reyscher et Wilde,
vol. X1I, H. 1.


BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE EXTERNE. 225
rsugleterre et l'Amérique notamment, en faveur des sociétés de


chCeleriritialsindees fer.législations restreignent le droit d'exproprier, soit
aux immeubles, soit à certains buts déterminés. Le principe put»
ne comporte pas ces limitations.


La fixation de l'indemnité appartient au droit privé; si donc
les parties ne s'entendent pas, elle sera faite dans les formes du
procès civil. L'État doit indemniser empiétement; on ne doit pas
dépouiller un particulier au profit des autres. L'indemnité com-
prendra donc non-seulement la valeur vénale, mais aussi la plus-
value spéciale de la chose pour l'exproprié, le dommage indirect.
Le simple pria; d'affection n'entre pas en considération.


Plusieurs législations permettent de déduire, non du dommage
direct, mais au moins du dommage indirect; les avantages indi-
rects que l'exproprié tire du travail public entrepris' ; d'autres
n'autorisent aucune compensation semblable 2 . Restreint à la
formule de la loi de Zurich, le premier système répond mieux
aux vrais rapports de dommages et de valeur.


L. française de 1841, art. 51. —I. de Zurich de 1838, § 7 «On prendra
en équitable considération, lors du calcul du dommage indirect causé au
reste de la fortune de l'exproprié, l'avantage qui pourrait résulter pour ce
dernier de l'entreprise. » Ex. : Un jardin est coupé par une route. Chaque
partie restante perd de sa valeur comme jardin, mais elle gagne, et bien
au delà, comme place à bàtir; il serait injuste (le faire supporter à l'État
cette moins value si bien compensée.


2 L. bavaroise de 1837, 6.


15




LIVRE QUATRIÈME.


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT.


CHAPI`ÉRE PREMIER.


Introduction.


* On peut étudier l'origine des États à deux points de vue : ou
en recherchant dans l'histoire les conditions et les circonstances
qui ont entouré leur naissance ; ou en poursuivant par la spécu-
lation la cause fondamentale et commune qui forme tous les
États, la base juridique de l'État. L'histoire donne des résultats
variés, et distingue par suite plusieurs causes créatrices; la spé-
culation part de l'unité de la notion de l'État, et veut trouver un
fondement un.


Instruisons-nous par l'expérience avant d'essayer du raisonne-
ment philosophique.


L'origine des premiersÉtats échappe à nos connaissances his-
toriques ; ils existaient au montent où l'histoire commence à
devenir quelque peu certaine *. Les antiques livres des Juifs cuis--
mêmes, en nous montrant la naissance de l'État juif, supposent
l'existence d'un État plus ancien, celui d'Égypte, et ne nous disent


NAISSANCE ET 'MORT DE L'ÉTAT. 227
rien de son origine. Peut-être même ce dernier avait-il pris modèle
de l'État indien, dont la première origine reste également obscure
dans les livres sacrés des Brahmanes.


Mais combien d'États n'avons-nous pas vus mitre et mourir
depuis ! L'histoire semble donc éclairer ces deux actes bien
mieux que la seule spéculation. Les États de l'Europe ancienne
out péri depuis des siècles ; ceux de l'ancienne Asie ont eu géné-
ralement le même sort; la naissance de presque tous les États
actuels appartient aux temps historiques ; quelques-uns sont
même encore bien jeunes; toutes les circonstances qui ont
amené et entouré leur formation sont connues. Et cependant ici
encore, comme dans toute création physique ou morale, la force
créatrice demeure cachée, par une sorte de mystère divin.


Les causes qui ont produit un État, n'ont pas seulement un
intérêt psychologique et historique, elles exercent une influence
constante sur sa vie, et déterminent souvent son rang et ses rap-
ports '


Aussi, les modes divers de la naissance des États présentent-ils
peut-être plus d'intérêt pour le droit public que les modes d'ac-
quérir la propriété pour le droit privé ; c'est bien à tort que les
modernes les négligent et ne s'occupent que des seconds '. Ou
peut en distinguer trois groupes :


1) Les modes originaires : la formation est entièrement nou-
velle ; elle naît directement de la nation et du pays, sans dériver
(l'aucun antre État.


2) Les modes secondaires : la formation se produit également
de l'intérieur; elle émane de la nation, niais en se rattachant à
l'existence de plusieurs États qui s'unissent pour former un tout,
ou d'un État qui se rompt pour en former plusieurs.


:3) Les modes dérivés : la formation se produit du dehors, de
l 'extérieur *.


La formation nouvelle ne doit pas être confondue avec les sim-
ples changements de constitution. Bodin déjà marquait ]a


Tocqueville, Dém. en Ani., I, p. 45: « Les peuples se ressentent tort-
Jours de leur origine. Les circonstances qui ont accompagné leur naissance
et servi à leur développement, influent sur tout le reste de leur carrière. o




228 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT. -
pence '. Rome, monarchie ou république, demeure le même
Etat ; ses changements ne sont que les périodes diverses de la vie
d'un même être.


I Bad., de Rep., 1V, c. 1. Il appelle les seconds « conversiones : » « Con
versionein civitatis appello, cum stafus ipsius convertitur ac onmino mu.
tatar ; id autem fit curn imperium populare ad unum, out paticoIum
potestas ad omnes cives defertur, cou traque. »


CHAPITRE II.


A. — Formations historiques.


I. — MODES ORIGINAIRES.


1. La fondation de Rome, telle que la tradition la rapporte,
est l'exemple par excellence du mode originaire. Ici tout est nou-
veau: la nation, qui nuit de l'union sous un chef commun des
débris de souches diverses venus de toutes parts; le pays inculte
et sans maitre, dont elle prend en même temps possession, où
elle fixe l'emplacement de la Ville Éternelle. La pensée de la
légende est de présenter une création nouvelle jusque clans ses
fondements. L'organisation de la !bille ne précède pas d'un
instant l'établissement sur le territoire et la fondation de la
ville. Les deux faits coïncident, et la cité nouvelle est aussitôt
consacrée par la prière, et affermie parla loi fondamentale que le
roi donne au peuple, que le peuple approuve. Le génie créateur
du roi et la volonté politique de la nation, se rencontrent ici dans
un acte Unique de constitution', et l'État semble l'œiivre libre
de la volonté consciente de la nation.


' Leo, Weltgeschichte, I, 393, dit que le « contrat » fut l'élément carne-
t. ristique de la fondation (le Rome, et, en réalité, l'ancienne forme de légi-
ferer rappelle celle de la stipulation. Cependant, en considérant la loi
romaine dans son essence, on voit qu'elle n'est nullement la convention de
deux personnes indépendantes, mais l'acte un de la nation.




280
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Cet acte vraiment créateur de l'État a-t-il réellement eu lieu?
On peut en douter. Mais nul ne répond mieux à l'idée de l'État,
qui surgit ainsi complet et achevé, comme Minerve du .-veau
(le Jupiter.
• Le pays est dès longtemps habité, mais ses habitants n'arri-


vent que plus tard à la conscience d'une appartenance politique
commune. Ici, ce qui crée l'État, c'est simplement l'organisen
de la nation. La légende antique nous en offre également un
exemple. Les Allumions passaient pour les fils du pays attique
(a utocliffiones), qu'ils cultivèrent pendant des siècles avant de se
former en État. Peu importe ici qu'Athènes doive sa naissance à
Cécrops, — qui aurait appris aux habitants grossiers encore le
culte des dieux, un droit de famille, moral, la plantation de l'oli-
vier, les aurait divisés par souches semblables à des castes, et
aurait institué un gouvernement et des juges; ou a Thésée, —
qui aurait réuni en un être collectif les communes dispersées
dans le pays, et en aurait donné le gouvernement à Athènes t :
dans les deux cas, c'est la nation à qui appartient le pays qui
réalise l'État en s'organisant.


La fondation de la république islandaise (930) est un autre
exemple du même genre et mieux connu 2 . Il n'y eut d'abord en
Islande que des établissements isolés de chefs nombreux (Godes),
des seigneuries sans lien entre elles, ayant leurs temples et leurs
demeures propres. Puis, sur la proposition d' Ulljot et avec l'as-
sentiment des Godes, on créa un Alding commun, organe de légis-
lation et de jurisprudence pour l'île entière : la nation était cons-
tituée.


La même chose s'est passée de nos jours en Californie. La soif
de l'or y avait attiré du monde entier une foule incohérente d'in-
dividus de toutes sortes. Le 1" septembre 1849, ils nomment
une assemblée constituante et, dès le 13 octobre, ils votent le
projet de constitution qu'elle leur présente. Il est difficile de


Les Athéniens appelaient cette concentration des communes : i.evotzta.
Comp. la savante étude de W. Vischer : Ueber die Bildung von Staten und
Biinden int alten Griechenland, Basa, 1819.


2 Camp. 3-Murer, Beitrâge zur Reclitsg. des
.
germ. Norden, 1852,


cahier 1.


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 231


trouver un exemple où la libre volonté des individus paraisse
davantage la cause efficiente de l'État; et cependant, même ici,
l'on voit, par un examen plus attentif, que ce fut non pas la
COltientiOn, mais la volonté de la majorité et l'unité préalable-
ment supposée de la communauté qui créèrent l'État. La consti-
tution fut l'oeuvre de la volonté générale (Gesammtwille), non
des volontés individuelles (Einzelwille) 1.


Les tOrmations qui se produisent de nos jours dans le sein de
l'union américaine, ont entièrement le même caractère. On mesure
un territoire et on l'ouvre aux colons. Ce n'est d'abord qu'une
province de l'Union, administrée par le gouvernement central.
Puis les habitants se multiplient ; ils forment une peuplade. On •
complète l'organisation ; on lui donne une constitution, et le Con-


grès reconnaît en elle un nouvel État fédéré.t, •
3. Plus souvent, l'organisation de la, nation précède, et la prise


de possession, du pays suit et fonde l'État, ordinairement par l'in-
vasion ou la conquête d'un pays occupé : la formation de l'État
juif, une grande partie des États grecs, et tous les peuples germa-
niques qui vinrent s'établir dans les provinces romaines, en sont
(les exemples. La guerre détruit, mais elle porte aussi dans ses
flancs mie force créatrice. Elle accroît les dispositions de subor-
dination et d'autorité virile, et le peuple vainqueur est ainsi par-
ticulièrement propre, à fonder un nouvel État dans le pays
vaincu.


Ces formations ont à leurs débuts de grandes difficultés à
surmonter. Si la lutte armée ne recommence pas, il y a au moins
toujours, tant que l'unité nationale n'est pas devenue parfaite,
lutte interne, lutte perpétuelle de génie et de culture, entre le
peuple envahisseur et l'envahi. Pour sauver son peuple de ce
danger, Moïse fit détruire par le for et par le feu les habitants
de la Terre promise. Souvent, les vainqueurs de la lutte armée
succombent ensuite dans cette lutte des esprits, à cause de la
civilisation plus avancée des vaincus.


Bien qu'elle se produise sous la forme de la force, la conquête


Robert r. Ifohl (dans la Zeitschr. de Hittermeier, XX .VII, 5, 394) étudie
de plus près cet exemple, au point de vue du contrat social.




23 2 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
a toujours été considérée comme une source du droit public.
« Le vainqueur fait la loi, le vaincu doit la subir, ), disait
Alexandre, et le mot est toujours vrai


Lorsque la force fonde et détruit ainsi, la situation j Uridique
est imparfaite sans doute. Mais, si rude que soit la conquête, elle
a dans ses fondements un contenu moral, qui en explique l'im-
portance pour le droit. Pour les peuples anciens, pour lyer-
mains surtout, la guerre était le grand procès des peuples, et la
victoire, le jugement des dieux 2 . La conquête n'était pas seule-
ment l'effet de la supériorité physique, mais aussi la preuve de
la supériorité morale qui légitime la domination. Les modernes,
tout en comprenant l'État humainement, peuvent se rattacher à
cette idée. Ils ne diront pas, sans doute, que toute victoire
démontre le droit, toute défaite, l'injustice ; mais il pourront con-
sidérer comme une solution naturelle et opportune du grand pro-
cès des nations les résultats des grands événements qui ramènent
de temps en temps au repos les forces contondantes des États,
et donner à ces résultats, puisque les éléments moraux et créa-
teurs du droit n'y sont point étrangers, le sens et la portée d'un
jugement rendu par l'histoire, tribunal du monde. La reconnais-
sance subséquente, par la population, de la nécessité du nouvel
ordre des choses (traité de paix ou soumission volontaire), purge
les vices originaires de l'invasion 3.


La prise de possession est plus paisible lorsque l'association
politique vient fonder un État dans un pays peu habité, comme
firent nombre de colonies européennes. Le mode sera dérivé si
la mère patrie dirige elle-même la colonisation (chap. vr, ;
niais il est certainement originaire, si les colons, formés en corpo-


Curtius Rufus, Vita Alex , 1. IV. — Comp. Grotius, De jure, b. ae.
P e. 8, § 1„ qui cite une parole du roi germanique Arioviste à César:
« Les vainqueurs, de par le droit de la guerre, commandent arbitraire-
ment aux vaincus. (César, De Bello gall., 1, 36.)


2 Bluntschli, Studien, p. 202 : La guerre est la forme grossière encore
employée pour faire respecter le droit des gens. Cependant on commence à
sentir qu'elle n'est que le prélude d'un mode de procéder qui sera plus juste
et plus humain. »


3 Blunischli, Mod. Whou., § 701 : « La conquête ne fonde une nouvelle
situation paisible et juridique qu'ensuite de la soumission ou du traité de
paix. »


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 233


ration, comme les pèlerins de la Nouvelle-Angleterre, fondent sur
un sol nouveau un nouvel être général, avec leurs propres forces
et à leurs risques. Au reste, si les barbares habitants primitifs
du pays demeurent sur le territoire de la nouvelle colonie, les
difficultés pour ordonner les rapports des deux peuples seront
presque aussi grandes que dans un pays conquis; mais le peuple
civilisé finira toujours par dominer.




9


CHAPITRE


— MODES SECONDAIRES.


* A. Deux ou plusieurs États qui se sentent isolément trop
faibles, ou qui cherchent l'unité de leur communauté nationale,
s'unissent quelquefois pour former un État plus grand, fédéral
(Band). Ce nouvel État ne Hait pas du contrat des individus;
c'est le contrat des États qui le fonde ou le prépare. Au reste, la
constitution fédérale seule en fera un véritable État général
(aesammtstat).


Ce genre de formation est ancien ; on en peut citer d'assez
nombreux exemples : confédérations grecques des Béotiens, ten-
tative avortée d'Épaminondas pour unir les Arcadiens, hégémonie
de Sparte, ligues des Étoliens, des Achéens, puis des Samnites
en Italie; plus tard et sur la fin du moyen âge, les villes Hanséa-
tiques, les Suisses, les Pays-Bas.


L'État ainsi créé est complexe; il ne supprime pas les anciens,
mais les unit dans une association nouvelle. Originairement
fondé sur le contrat plutôt que sur la loi, il transmet comme un
héritage, aux générations suivantes, sa division en États indé-
pendants sous certains rapports essentiels , dépendants sous
d'antres non moins essentiels ; et, avec elle, une action récipro-


NAISSANCE ET MORT DE TUTAT. 235


que perpétuelle, souvent une lutte entre l'esprit général et l'es-
prit particulier.


Lorsqu e le sentiment de l'unité s'est affermi et l'organisation
commun e développée, la forme du contrat public cesse, pour
faire place à celle do la loi constitutionnelle. De là, deux genres
principaux de l'État composé : lâ confédération (Statenband) et
l'État confédéré (Bundesstat). Elles se distinguent des simples
alliances, en ce que celles-ci ne fondent pas un nouvel État. La
confédération conserve un caractère contractuel; l'État confédéré




fait un pas de plus, et forme un être général parfait, une union.
1. La confédération est une association d'États qui, tout en se


présentant à l'extérieur comme un État général, comme une
personne morale publique et internationale, n'a cependant pas
d'organisation centrale distincte et séparée. Le gouvernement
de l'ensemble y est confié, soit à l'un des États particuliers
revêtu de l'hégémonie (Vorort), comme dans les confédérations
grecques placées sous l'autorité de Sparte et d'Athènes; soit à
une assemblée de députés ou de représentants des Étals particuliers,
comme dans la Confédération suisse jusqu'en 1848, et dans la
Confédération germanique de 1815.


2. L'État confédéré ou la fédération est au contraire un État
général, central, indépendant et complet, ayant ses organes propres,
nationaux, qui n'appartiennent qu'à l'ensemble. Telle était la
ligue achéenne, avec ses assemblées populaires communes,
comme corps législatif; ses stratéges, chefs de l'association ; son
conseil et son tribunal fédéral. L'Amérique du Nord, surtout
depuis l'acte d'union de 4787, en est le premier exemple mo-
derne, imité par la Suisse, en 1848.a). Le pacte proprement dit
n'est plus la base de ces constitutions; elles reposent, au con-
traire, l'idée d'une nation une (Gesammtvolk), d'un Élut
général (Gesammtstat), dont la volonté unique crée la loi et
s'impose à la minorité, ainsi, même aux États pris isolément. La
confédération est devenue l'union '.


a ) La Suisse n'en conserve pas moins le titre peu exact de Confédération.
V. Const. de 1848 et de 1874.


1 Comp. sur ce point le « Fédératif » de Hamilton et Madison, et Story,




236 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
3. Les deux formes précédentes conviennent mieux à la répu_


Nique qu'à la monarchie ; on peut s'en convaincre, en Comparant
l'histoire de la Suisse et de l'Amérique avec celle de confédé_
ration allemande.


La constitution de l'Allemagne du Nord (1867), et celle de l'Enz_
pire (1871), unissent sans dette, en fait et. en droit, les forces
politiques de l'Allemagne dans une action nationale coenure.
Mais, au point de vue des principes, elles rappellent l'oiseau qui
n'a pas encore brisé complétement sa coquille. Dans la forme,
elles se basent sur le contrat; dans le fond, elles sont l'oeuvre de
la volonté dirigeante du gouvernement prussien et des travaux
d'un Reichstag unique. Le contrat et la loi s'unissent ici Comme
rarement. La représentation des États au Conseil Fédéral (8undes-
rath), rappelle encore complètement la Diète de l'ancienne confé-
dération. Il en était de même du titre primitif de Bundespr,ïst-
diunz (présidence fédérale) attribué à la couronne de Prusse.
Mais, dès 1867, lorsque l'on considérait la puissance réelle et les
droits constitutionnels de ce Président, spécialement comme
généralissime des armées, l'on voyait apparaître les coniours
marqués du chef de l'empire, et la majesté enfin reconnue de
l'Empereur d'Allemagne. Le Reichstag fut mème conçu et établi,
dès l'abord, dans des vues plus unitaires que l'Assemblée fédérale
suisse et le Congrès américain eux-mêmes.


L'Empire allemand se distingue aujourd'hui des fédératiôns
républicaines.


a) Par l'union, tantôt de droit, tantôt de fait seulement, de
plusieurs des organes dirigeants de l'empire avec les organes des
Étals particuliers. Ainsi, l'Empereur est en même temps roi de
Prusse ; les membres du Conseil Fédéral représentent les gouver-
nements particuliers ; le Chancelier de l'empire, et la majeure
partie des hauts fonctionnaires de la chancellerie, sont en même
temps ministres prussiens. Les deux organismes sont séparés
fondamentalement clans les républiques modernes.


b) Chacun des États particuliers de celles-ci est faible vis-à-vis


Comm. ; Muntschii, Gesell.
schweiz. 131.mclosr., I, p. 352; Waic,1862.


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 237
de l'ensemble , et, par suite, ils sont entre eux dans une sorte
(l 'égalité, très-relative d'ailleurs. Au contraire, la Prusse est à
elle seule beaucoup plus forte que tous les autres États réunis de
l'empire• Elle est la tête et lé pouvoir ; la puissance de l'empire
repose sur elle ; c'est autour d'elle que les États particuliers se


gr°0111Leant.constitution de l'empire et celles de presque tous les États
particuliers sont monarchiques.


Ces différences considérables permettent de regarder l'Alle-
magne comme une forme composée nouvelle, que l'on peut appe-
ler empire confédéré (Bundesreich).


B. Deux ou plusieurs États, unis sous un chef commun, ou qui
viennent à former un nouvel État unique, se rapprochent. de la
forme fédérale, et prennent, dans nn sens plus étroit, le nom
d'union. On peut aussi distinguer ici plusieurs degrés. L'union
est toujours imparfaite,


4. Lorsqu'elle est simplement personnelle. Elle est alors pure-
ment transitoire, si mie même personne est appelée accidentelle-
ment à régner sur deux États: l'union cessera avec la mort du
prince commun. L'Allemagne et l'Espagne sous Charles-Quint,
la Pologne et la Saxe sous Auguste, l'Angleterre et le Hanovre
sous le roi Georges IV, le Schleswig-Holstein et le Danemark
après le traité de 1690, étaient pus ce genre. C'est l'union la
plus lâche. Elle ne crée pas un nouvel État ; elle se borne à placer
deux États indépendants dans une relation purement externe
vis-à-vis du même prince, leur chef.


L'union personnelle est permanente, lorsque la couronne de
deux États appartient à la même dynastie, et qu'elle est dévolue
d'après les mêmes lois de succession. Nous en avons des exem-
ples dans la pragmatique sanction de 1713, pour les États réunis
:AtliO st lesceptre de l'Autriche, auxquels vint s'ajouter en 1729 le


de Hongrie ; dans l'acquisition de la principauté de
Neuchâtel par la couronne de Prusse, en 1707; dans l'union de la
Norwege et de la Suède depuis 1814 ; dans le compromis entre
l'Autriche


le et la Hongrie depuis 1867.
dette union dynastique peut fonder un nouvel État; mais


en sera toujours impartaite, à moins que le prince ne soit




238 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
absolu. Dans tout autre cas, l'opposition interne de deux États
ayant des intérêts, des tendances divergentes, se fera bientôt
sentir, et l'un sera favorisé au détriment de l'autre. cette
l'orme peut-elle difficilement se concilier avec une conkitution
représentative.


5. L'union réelle (Realunion) est. plus complète ; elle n'existe
pas seulement dans la personne du prince, mais dans la deection
de l'État, dans la législation et le gouvernement'. Elle peut-s'allier
avec une indépendance relative des États réunis, gardant dans
une certaine mesure une législation et un gouvernement parti-
culiers; mais l'État central n'en est pas moins organisé unitaire-
ment, et les grands intérêts communs sont concentrés dans la
même main. Exemple : la Norwége et le Danemark par la loi
de 't ; la Castille et l'Aragon, si ce n'est dès l'origine, au moins
sous les princes autrichiens, et surtout l'Autriche de 1849 et
1861.


• La nouvelle constitution de l'Autriche-Hongrie (1867), se rap-
proche de l'union personnelle par son dualisme ; mais elle a des
éléments d'union réelle dans les ministères de l'extérieur, de la
guerre et des finances, et dans la délégation commune des corps
représentatifs de l'Autriche et de la Hongrie. L'union de ces deux
pays était purement personnelle à l'origine *.


6; La pleine union absorbe les États particuliers ; l'État n'est
plus composé, mais simple.


L'union (le l'Angleterre et de l'Écosse, d'abord personnelle, est
devenue complète à partir de 1707 ; celle de l'Irlande l'est égale-
ment depuis 1800: Les Parlements particuliers ont disparu;
un Parlement unique et commun gouverne tout le royaume.
Citons encore l'incorporation des principautés de Hohenzollern
à la Prusse en 1849, l'annexion des duchés italiens et du royaume
de Naples au Piémont pour former le nouveau royaume
(1860 et 1861), et surtout, la réduction en provinces prussiennes


f Pdxl (Deutsches Stalswiirterbuch, art. Union) comprend autrement la di f-
férence : pour lui, l'union personnelle est la réunion accidentelle, l'union
réelle, la réunion constitutionnelle du pouvoir suprême de deux ou plusieurs
Etats sur la même tête. D'après lui, l'union de la Suède et de la Norwége
est réelle.


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 239


du Hanovre, de la Hesse électorale, de Nassau, du Schleswig-
Holstein et de la ville libre de Francfort.


Le droit public ancien aimait à ne considérer les unions qu'au
point de vue dynastique, et comme une sorte d'acquisition de
plusieurs immeubles par une même personne. Aussi recon-
naissait-il sans hésiter qu'elles peuvent se faire et se défaire
dans la forme des aliénations du droit privé (testament, traité
successoral). Mais une nation n'est point une valeur vénale dont
un homme puisse disposer à son gré. Plus sage, le droit moderne
proclame que ces transformations touchent à la constitution même
du peuple, et ne peuvent avoir lieu qu'avec l'assentiment de la
représentation nationale.


6. On peut opposer aux formes précédentes la division d'un
État en deux ou plusieurs autres.


7. Division nationale. Elle se produit surtout lorsque deux
peuples différents, séparés par le territoire peut-être, ont été
réunis en un seul État et ne se sont point encore mêlés. Si la
force concentrique qui les unit cesse ou diminue, les oppositions
naturelles réagissent aussitôt, et la grandie lutte de iséparation
commence. La monarchie universelle, créée un instant par le
génie d'Alexandre, se dissolvit après lui ; la grande monarchie
franque du lx° siècle se démembra suivant les nationalités, et par
l'action concurrente des oppositions dynastiques ; la chute du
premier empire napoléonien, la séparation de la Belgique et de
la Hollande en 1830, s'expliquent de même.


8. Division successorale. Au moyen âge , l'on partageait vo-
lontiers l'État entre les héritiers du prince décédé, comme on
ferait d'une succession. Le principe politique de l'indivisibilité de
rÉtat a fini par triompher, en Europe, d'un système inconciliable
avec les droits d'une nation homogène.


d'analogue
En


L'acte


.


par lequel une fraction de l'Etat se déclare indépen-
dante et se constitue en État nouveau, présente quelque chose
1


principe; la partie n'a pas le droit de se révolter contre le
tout et de s'en séparer violemment. L'exemple de plusieurs tert
tatives séparatistes injustifiées et malheureuses, invite ici à une
prudence extrême. 11 est cependant des séparations dont la




240 THÉORIE GÉNÉRALE DÉ L'ÉTAT.
timité ne saurait être douteuse. Rappelons l'indépendance de
Pays-Bas, celle des États libres de l'Amérique du Nord (1776), la
délivrance de la Grèce du joug des Turcs. Le princip2 souffre
donc une restriction qu'on pourrait formuler ainsi : la tartie se:
sépare légitimement, lorsque ses intérêts majeurs et permanents
ne sont ni protégés Di satisfaits, et qu'elle est capable d'une vie
indépendante. La nécessité, la souffrance insupportable, pwent
donc seules légitimer la division ; et la force morale qui s'Arme
dans la lutte pour l'indépendance, et triomphe (le tous les obs-
tacles, donne seule le droit à la partie d'être reconnue comme
un État nouveau. La séparation est alors approuvée par le grand
tribunal de l'histoire 1.


1 La Déclaration d'indépendance de l'Amérique du Nord, 1776 feule estdans Laboulaye,. Hist. des États-Unis, Il, p. 320], traite le principe plus légè-
rement et s'inspire des théories de droit naturel de l'époque : « Nous regar-
dons comme incontestable et évident que tous les hommes ont été créés
égaux; qu'ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables;
que parmi ces droits on doit placer au premier rang la vie, la liberté et la
recherche du bonheur ; — que, pour s'assurer la jouissance de ces droits,
les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité
émane du consentement des gouvernés ; — que toutes les fois qu'une forme
de gouvernement quelconque devient destructrice de ces fins, pour lesquelles
elle a été établie, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir, et d'ins-
tituer un nouveau gouvernement en établissant ses fondements sur les
principes, et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui paraîtra la
plus propre à lui procurer la sûreté ou le bonheur. A la vérité, la prudence
dira que, pour des motifs légers et des causes passagères, l'on ne doit pas
changer des gouvernements établis depuis longtemps; et aussi l'expérience
de tous les temps a montré que les hommes sont plus disposés à souffrir,
tant que les maux sont supportables, qu'à se faire droit à eux-mêmes on
détruisant les formes auxquelles ils sont accoutumés. Mais lorsqu'une
longue suite d'abus et d'usurpations tendant invariablement au même but,
montrent évidemment le dessein de réduire un peuple sous le joug d'un
despotisme absolu, CC peuple a le droit, et il est de son devoir, de renverser
un pareil gouvernement, et de pourvoir, par de nouvelles garanties, à sa
sûreté pour l'avenir. »


CHAPITRE IV.


III. — MODES DÉRIVÉS.


1. Colonisation. La colonisation dès Hellènes couvrant de villes
et de ports les côtes de la Méditerranée, dans l'Asie Mineure,
l'Italie, les îles de l'Archipel et la Sicile, était en réalité une
création consciente d'États nouveaux. Quoique attachée à l'an-
cienne patrie par l'origine, les moeurs, le droit et la religion, la
ville nouvelle, aussitôt indépendante, se fondait à peu près
comme la famille nouvelle du fils qui quitte la maison paternelle.
La jeune cité emportait avec elle le feu sacré du Prytanée et les
dieux de la ville mère'. Les Hellènes ne fondèrent pas un vaste
empire;


;
2.


mais leurs colonies, partout dispersées, hellénisèrent
l


Les colonies de home sont d'un autre genre. "Destinées à
assurer au loin sa domination, elles demeuraient dans une étroite
dépendance


État.
de la capitale ; elles n'étaient que l'extension d'un


même
Autre encore est la colonisation moderne. Considérée dans ses


tan
des Phéniciens


ensuite
ne c efut


caractère.


Comp. Ilernnann, Griechische Statsallerthiiiner, chap. 1y. La colonisa-
io le début, une création d'États nouveaux,


is
2 Comp. Laurent, II, p. 310.


10




242 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
débuts, surtout dans le Nouveau-Monde, elle n'a pas directement
pour but de foncier de nouveaux Etats, mais plutôt d'étm-ire la
puissance et la culture de la patrie européenne, de trouva une
nouvelle existence économique, ou de fuir les persécutions. La
dépendance demeura plus étroite dans l'Amérique du Sud; dans
celle du Nord, les goûts d'association et. de liberté conduisirent
bientôt à une indépendance relative.


Mais une fois fortifiées, toutes ces colonies se dégagent succes-
sivement de la domination de la métropole, et s'érigent en États.
On peut les comparer à l'enfant qui augmente en naissant la fa-
mille paternelle, et qui, grandi au moral et au physique, se sé-
pare pour fonder à son tour une famille.


2. La concession des droits de souveraineté, fréquente au moyen
âge. — Une série d'États, en Allemagne surtout, (les principautés,
des duchés, des villes impériales, se formèrent et devinrent indé-
pendants, en obtenant d'abord du roi quelques droits régaliens,
puis davantage, et au point de rendre souvent l'autorité de celui-
ci nominale. La concession s'acquérait souvent dans les formes
du droit privé, l'achat ou l'engagement, et, sous ce rapport, .elle
est incompatible avec les idées modernes. Mais ce mode n'est pas
essentiel, et l'on peut très-bien concevoir qu'un État, encore au-
jourd'hui, érige volontairement une fraction de son territoire en
pays pleinement indépendant. L'Angleterre l'a fait pour le Canada
et pour quelques autres pays secondaires.


3. Enfin l'État nouveau peut titre Vceuvre d'unmaltre étranger,
et spécialement d'un conquérant. La volonté omnipotente de
Napoléon Ier fit naître ainsi un grand nombre d'États, créations
arbitraires d'une force excessive et instable, tombées presque en
naissant. Cette formation est la . plus imparfaite, et présente peu
de garantie de durée. [Comp. sup. -ch. Ir, 3.]


CHAPITRE V.


IV. — MORT DES ÉTATS.


Les États ne sont pas immortels ; la terre est couverte de leurs
ruines. Les circonstances, les formes de leur chute varient comme
celles de la mort des individus ; mais, puisque tous les États pé-
rissent, il faut qu'il y ait en eux une cause fondamentale commune
de mortalité. Est-ce la corruption des moeurs? Non ; elle n'accom-
pagne ni nécessairement ni partout l'extinction des États, et cer-
taines nations démoralisées ont vécu pendant des siècles, de
même qu'un homme sans moeurs meurt quelquefois de vieillesse.
Est-ce le mauvais gouvernement? Nombre d'États ont supporté
sans périr des générations de mauvais princes. Est-ce, comme le
veut Gobineau, le mélange et, par suite, l'abâtardissement des.
races ? Mais ce mélange a fait la grandeur de plusieurs : Rome,
l'Angleterre, l'Amérique du Nord. La vraie cause, c'est la grande
loi de toute vie organique ici-bas : le temps la développe, et le temps
la dévore. La vie des nations et des États grandit, remplit ses
destinées en manifestant successivement les forces qu'elle ren-
ferme ; puis elle meurt, atteinte et dépassée par le temps, qu'elle
ne peut plus suivre.


L'humanité progressive ne trouve pas sa pleine satisfaction
dans les. États particuliers, et elle les consume. Si l'État universel




244 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
se fonde un jour sur la large base de l'humanité entière, ou peut
espérer qu'il durera aussi longtemps que l'humanité elle-nlme.


Les modes d'extinction correspondent assez bien aux modes de
formation ; et souvent l'État nouveau tne en naissant l'État an-
cien, ou se rattache immédiatement à sa mort.


1. L'organisation du peuple ( Voile) a pour opposé sa désorgy-
lion, sa dissolution, et spécialement l'anarchie. Le mépris de
toute supériorité, le refus de toute subordination, l'autorité mé-
connue, les caprices, seules règles de chacun, nul souci (le l'en-
semble, nul amour du bien commun, tout, dans l'anarchie, cons-
titue la négation de l'État ; la nation n'est plus qu'une masse
informe, un chaos. Complète et permanente, l'anarchie amène
toujours la mort ; mais elle n'est, le plus souvent, que transitoire,
crise de fièvre qui menace l'existence de l'État, et prépare simple-
ment mie constitution nouvelle. C'est surtout alors que se mani-
feste la nature essentiellement politique (les peuples ariens. De
haineuses passions renversent l'ordre établi, et aussitôt elles se
soumettent aux l'ormes nécessaires de l'État. Les peuples trou-
blés, affolés, poussent à l'anarchie, et en même temps ils obéis-
sent aveuglément aux chefs les plus durs, les plus sauvages. La
figure froide, les traits d'airain du dictateur, se montrent immé-
diatement derrière le cortége triomphant des masses déchaînées,
ivres de liberté ; et, sur les ruines de Mordre public, le peuple se
reconstruit aussitôt un nouvel édifice, plus mauvais souvent que
l'ancien. Les nations de la grande famille arienne ne sont pas
immortelles ; mais, tant qu'elles vivent, elles peuvent aussi peu
se passer de l'État que le poisson de l'eau, l'oiseau de l'air. Ja-
mais aucune d'entre elles n'a pu s'arracher aux liens sociaux, pour
retourner à la vie nomade. Les anabaptistes du xvi e siècle avaient
repoussé l'idée de l'État, comme le font, de nos jours, les com-
munistes ; mais leur tentative de communauté sans État, fut en
réalité une caricature de l'État.


2. L'État périt encore par l'émigration du peuple entier, comme
celle des Helvètes au temps de César ; ou par l'expulsion du ter-
ritoire, assez fréquente aux époques des invasions barbares. Le
peuple émigrant ou expulsé ne parvient pas toujours à fonder un
nouvel État.


NAISSANCE ET MORT DE L ' ÉTAT. 245
3. La conquête et l'assujétissement détruisent souvent un État


sans en créer un nouveau ; l'État vainqueur ne fait que s'agran-
dir. Rome dévora ainsi une multitude d'États. La soumission




d' tut peuple (deditio), parfois volontaire en apparence, n'est même
alors, le plus souvent, qu'un acte nécessaire, et se confond
ordinairement avec l'assujétissement forcé.


4. La pleine union entraîne également l'extinction (les États
particuliers. Mais elle crée, en même temps, un État général




plus considérable, et sera ainsi plus facilement une extinction
volontaire.


h. La division d'un État en plusieurs, et le partage entre plu-
sieurs, forment l'apposé de cette absorption de petits États dans
un grand. La division peut se produire sans violence et organi-
quement, comme lorsque les fractions d'un même État affirment
(le plus en plus leur particularisme, et finissent par se séparer. Le
partage est ordinairement le résultat d'une violence externe. Les
deux partages de la Pologne (1772 et 1'793), à une époque vaine
de ses lumières et de son humanité, en sont des exemples mons-
trueux.


6. La concession des droits de souveraineté petit fonder un
nouvel État ; le retrait de ces droits ou la renonciation Peut
l'éteindre. L'histoire d'Allemagne offre surtout des exemples de
ce'mode de formation ; celle de France, de ce mole d'extinction.
La centralisation de la l"rance depuis Louis XI, a fait disparaitre
petit à petit une foule (le seigneuries indépendantes. L'Allema-
gne est entrée dans une voie semblable par ses médiatisations.




CHA PITRE VI.


B. — Théories spéculatives.


I. — DL L'ÉTAT DE NATURE.


La spéculation philosophique aime à imaginer une époque pri-
mitive sans gouvernement, et de là elle cherche comment l'hu-
manité en est arrivée à l'État. L'imagination populaire s'est plu


. à animer ces origines des images riantes de l'innocence, du
bonheur, des jouissances simples et naturelles ; elle a rêvé un âge
d'or, exempt de mal et d'injustice, oà tous, libres, contents, se
félicitaient de leur paisible existence. La propriété privée n'exis-
tait point encore ; la nature féconde comblait les désirs naïfs et
purs de chacun ; nulle distinction d'ordre ou de profession ; éga-
lité parfaite: ni autorité, ni sujets, ni fonctionnaires, ni juges, ni
armée, ni impôt 1 !


I Shakespeare (La Tempéte) peint avec une brillante ironie cet état sup-posé : « Gonzalve : Si j'avais la colonisation de cette île, monseigneur, et sij'en étais roi, savez-vous ce que je ferais? Dans ma république, je ferais au
rebours toute chose : aucune espèce de trafic ne serait permise par moi.
Nul nom de magistrat, nulle connaissance (les lettres, ni richesse, pau-ni
vreté. nul usage de service nul contrat, nulle succession; pas de bornes,
pas d'enclos, pas de champ labouré, pas de vignobles. Nul usage de métal,
de blé, de vin ni d'huile. Nulle occupation : tous les hommes seraient fai-
néants, tous! Et les femmes aussi! Mais elles, innocentes et pures ! Point
de souveraineté!... Tout en commun ! la nature produirait sans sueur ni


-NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 247
Devant cet idéal, l'état politique semblait une chute et une dé-


générescence. Une force et une puissance qui punit les méchants,
('t assurât le bonheur de tous, inutile d'abord, serait devenue
nécessaire par la survenance de maux inconnus à l'origine, par
les passions réveillées amenant des dangers nouveaux, par la
faute venant troubler la paix des âmes. L'État serait donc, sinon
un mal nécessaire, au moins une institution pénible de nécessité et
de contrainte, qui prévient des maux plus grands.


Mais d'autres au contraire, et parmi eux certains philosophes
chagrins, ont représenté l'état de nature sous des couleurs som-
bres, qui contrastent avec ces idées douces et naïves de paradis
terrestre. Leur imagination inquiète peint d'incessantes violences
et la lutte de tous contre tous, au lieu de cette paix divine ; et,
si l'État lui-mème leur semble un mal, du moins ce mal est-il plus
supportable qu'une vie semblable à celle des bêtes fauves. Ces
conceptions trouvent un appui dans la spéculation théologique,
qui définit l'organisation, non du paradis terrestre, mais
de « l'humanité déchue.


Les deux systèmes oublient la nature essentiellement politique
de l'homme. Ils ignorent cette vérité., si admirablement ex-
primée par Aristoste, que nomme est sociable par nature. Si beau
qu'on imagine cet état primitif, il ne pouvait suffire aux besoins
élevés de l'homme 2 . La manifestation de la sociabilité, l'État,
fut un pas immense pour l'humanité.


effort. Je n'aurais. ni trahison, ni félonie; ni épée, ni pique, ni couteau, ni
mousquet, ni besoin d'aucun engin. Mais ce serait la nature qui produi-
rait, Par sa propre fécondité, tout à foison, tout en abondance pour nourrir
mon peuple innocent. — Sébastien à Antonio : Pas de mariage parmi ses
sujets ? — Antonio : Non, mon cher. Un peuple de flâneurs ! Des putains et
des chenapans. u [Traduction de F.-V. Hugo. Ce dernier fait observer(note 24) que Shakespeare avait probablement sous les yeux le chapitre
des Cannibales, oit Montaigne vante l'état de nature.]


I Rousseau entre autres (Disc. sur l'inégalité etc.) : « L'homme, dans
l'état de nature, répugne à la société. » Mais Mirabeaului répondait parfai-
tement : « Non•seulement l'homme semble fait pour la société, mais on
peut dire qu'il n'est vraiment homme, c'est•à dire un être refléchissant et
capable de vertu, que lorsqu'elle commence à s'organiser. Les hommes
gnaon.atnit: ienr vcoiupiluo,qun ei sdûesacritier en se réunissant en société; ils ont voulu
et :111)i étendre leurs jouissances et l'usage de la liberté, par les secours et la


de l'homme isolé eIt1,du34b9e,sofiaU tqué'gilaalendleenlat
sdcécriiiteer. l'État de l'impuissance




CHAPITRE VII.


II. — L'ÉTAT INSTITUTION DIVINE.


Quoique bien plus vive et plus répandue dans l'antiquité et au
moyen âge, la croyance à l'institution divine de l'État était, déjà
alors, diversement comprise :


1. Dans une première théorie, l'État est rceuvre immédiate de
Dieu, une manifestation directe de sa puissance sur le monde.


Tel était le fondement de la théocratie des Juifs. Logiquement,
ce principe conduit toujours à la théocratie. et ne convient qu'à
elle. Si Dieu a fondé immédiatement l'État, il est naturel qu'il le
conserve et le dirige immédiatement.


2. Dans un autre système, l'État n'est l'oeuvre de Dieu et n'est
conduit par lui qu'indirectement 1.


C'était aussi l'idée des Grecs et des Romains. Leurs États
n'étaient nullement théocratiques; le caractère en était humain
d'outre en outre; mais les prières et les sacrifices y précédaient
toutes les affaires importantes. Les auspices de Rome, interroga-
teurs de la volonté des dieux, occupaient une grande place dans


Niebuhr (Gesell. d. Zeit der Revol., I, 214) dit en ce sens : e L'Etat est une
institution établie par Dieu et appartenant à la nature de l'homme, comme
le mariage et la puissance paternelle. Mais cette institution ne peut devenir
parfaite en ce monde. L'Etat, tel que nous le voyons, n'est qu'un reflet del'idéal divin de
»


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 219


Sots droit public. Conscients de la liberté et de la volonté hu-
maines, les Romains croyaient, en même, temps, à une direction
divine des choses de ce monde, à la puissance (les dieux sur le
sort des individus, et sur les destins de ces grandes communautés
morales et vivantes que nous nommons les États 1 . Auraient-ils
eu tort?


Le christianisme ne pouvait pas placer l'État en dehors de
l'ordre divin du inonde. Paul, s'adressant aux chrétiens de Rome,
aux temps des persécutions de Néron, prononçait cette parole
célèbre, qui caractérise la conception chrétienne : « Que toute
personne soit soumise aux puissances, car il n'y a point de puis-
sance qui ne vienne de Dieu, et c'est lui qui a établi toutes celles
qui sont sur la terre » (Lettre aux Romains, 13, 1). Aussi, tous
les États chrétiens du moyen âge dérivaient-ils leurs pouvoirs (le
Dieu lui-même, l'empereur, même directement 2,


Si respectable que soit une opinion qui rattache la naissance et
les destins de l'État à la puissance souveraine de Dieu, si haut
qu'on puisse en estimer la portée morale, il ne faut pas•oublier
qu'elle est essentiellement religieuse, et qu'elle amène facilement
'des erreurs, lorsqu'on en fait un principe politique et une règle de
droit public. Ainsi :


1. Dieu a sans doute créé nomme sociable ; mais, en même
• temps, il lui a laissé la liberté de réaliser son idée innée de l'État


par sa propre activité, et surtout suivant son libre arbitre. C'est


De baller cite un beau passage de Plutarque ((testeur., I, p. 427) : « On
fonderait plus facilement. une ville sans territoire qu'un Etat sans Dieu. »
Washington (Discours d'inauguration au congrès de 1'780) : « Je n'ai garde
d'oublier, dans cet acte officiel, d'adresser de toute mon tune ma prière à
l'Etre suprême qui règle tout par sa volonté, qui dirige les conseils des
nations et soutient les faibles. Que sa bénédiction règne sur ce gouverne-
ruent que les Etats ont établi pour leur bonheur. Jamais aucun peuple n'a
reçu de la Providence des faveurs plus nombreuses et. plus manifestes. Sa
main divine a sans cessebéni les efforts qui ont fondé notre indépendance. »


2 C'est là le sens de la Constitutio Ludovicillava •ici de 1338: « Declaramus
quod imperialis dignitas et potestas est immediate a solo Deo (c'est-à-dire
lion pas médiatement par l'intermédiaire du pape), — statim ex cola electione
(par les princes électeurs) est rex verus et imperator Romanorum cen-
sendus. » La Confession d'Augsbourg de 1530 enseigne, article 14, « que
toute autorité, gouvernement, loi, bon ordre, ont été créés et établis par
Dieu même. » Elle fait aussi découler de la volonté de Dieu l'ensemble de
l
'ordre juridique.




250
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


déjà une erreur profonde que de repousser certaines formes
d'État et, par exemple, la république, par la raison que Dieu
gouverne le monde en monarque.


2. L'autorité vient sans doute do Dieu, dans son princi
. 1 et sa


manifestation. Mais cela ne signifie nullement que Dieu ait élevé
certains hommes privilégiés au-dessus de l'humaine nature,
qu'il en ait fait des sortes de demi-dieux, ni qu'il ait établi les
souverains, dans la mesure de leur autorité, comme ses epré_
sentants personnels, identiques à lui-même, ou qu'il les ail revêtus
de sa puissance et de son autorité même Ces notions théocra-
tiques sont en contradition avec l'humaine nature des gouver-
nants. L'orgueilleux discours de Louis XIV : « Nous, princes,
nous sommes les images vivantes de celui qui est très-saint et
tout-puissant 2 , » ressemble à un blasphème, et témoigne d'un
superbe mépris pour ses sujets, hommes comme lui.


3. Plusieurs considèrent l'autorité en elle-même, distincte des
personnes qui l'exercent, comme une chose politique-divine et
surhumaine. Suivant Stahl entre autres : « L'autorité (le l'État
vient de Dieu, non-seulement parce que tous les droits, la pro-
priété, le mariage, la puissance paternelle, viennent de Died,
mais parce que c'est l'oeuvre de Dieu même que l'État accomplit.
Le souverain ne règne pas seulement parce que Dieu lui en a
donné le droit, comme au père sur ses enfants; il règne au nom -
de Dieu lui-même. C'est pour cela que l'État est revêtu de
majesté 3 . »


Pratiquement, cette théocratie objective ouvre également la
porte à la représentation personnelle de Dieu (cependant repous-
sée par Stahl), et à toutes les prétentions qui en découlent. Le


4 Comp. Stahl, Statslehre, II, p. 48: « D'après la conception théocratiquedu moyen âge, les chefs de la chrétienté sont les représentants de Dieu
même. En cette qualité, les princes souverains (pape, empereur, rois) ont laplénitude de la majesté. »


2 Œuvres de Louis XIV, II, p. 317; on y trouve encore le passage suivant :
« Celui qui a donné des rois au monde a voulu qu'ils fussent honorés
comme ses représentants, en se réservant, à lui seul, le droit de juger
leurs actions. Celui qui est né sujet doit obéir sans murmurer : telle est sa
volonté. »


3 Statslehre, Ii, p. 43. Par contre gacau/ay, passage cité inftà, liv. IV,chap. xxii.


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 251
Christ lui-même, par sa grande parole : « Rendez à Dieu »...
indique expressément la. nature humaine de l'État, et repousse
toute identification de la puissance de l'État avec la puissance


divine. La science du droit public considère donc, avec raison,
les institutions de l'État à un point de vue humain, et les accepte


1.1114111.itDillueprnrZt.ipe que l'autorité vient de Dieu, on a souvent con-
clu l'immutabilité des constitutions humaines, et spécialement
celle du prince ou de sa dynastie. Mais l'histoire démontre que
l'immutabilité des formes externes et des rapports de personnes,
n'est nullement un des caractères nécessaires de l'ordre et du
gouvernement divin du monde. Paul reconnait aussi, indi-
rectement, la mutabilité de l'ordre social et des gouvernements,
lorsqu'il recommande d'obéir à l'autorité existante. Ce texte fit


mitre, au xvit e siècle, (les doutes graves chez nombre de pieux
Anglais : pouvaient-ils légitimement résister aux ordres tyranni-
ques de Jacques II, prononcer sa déchéance forcée? Mais, après
la proclamation de Guillaume d'Orange par la nation et par le
parlement, le tory le plus scrupuleux put respecter en lui,
sans hésitation, « l'autorité ordonnée par Dieu même. »


5. Il en est de même pour la question de responsabilité. Il
suit bien du principe que les princes et les chefs d'État sont
responsables devant Dieu de leurs actions et omissions. Mais le
sont-ils également devant un:juge humain, et dans quelle mesure?
La solution ne peut en être déduite. Ce n'est pas parce que l'au-
torité suprême de l'État est spécifiquement divine, mais parce
qu'elle est suprême, que l'on doit soutenir son irresponsabilité
devant des juges humains.


L'homme d'État pourrait-il donc décliner toute responsabilité,
en disant que c'est Dieu qui règle, et conduit les destins des peu-
ples et des empires? Évidemment, il ne cesse d'être responsable
que lorsqu'il a rempli consciencieusemen t , et clans la mesure de
ses Ibrces, les devoirs qui lui incombent'.


Lamartine, Révolution de 1848, I, 47, dit très-bien de lui-même : «
Il


tentait Dieu et le peuple. Lamartine se reprocha depuis sévèrement cette
faute. C'est un tort grave de renvoyer à Dieu ce que Dieu a laissé à l'homme
G Etat, la responsabilité; il y avait là un défi à la Providence. »




NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 253
lest-b,-dire absolu, à la différence de tous les autres droits
humains, de la propriété, do la famille, des parlements. On l'élevait
an-dessus de la sphère des droits humains. Les ordres de France
refuseèrent de sanctionner cette prétendue divinité, et le Parlement
d'Angleterre la contredit plus vivement encore. La révolution de
1688 dans l'une, celle de 1789 dans l'autre, tirent tomber définitive-
ment ces tendances théocratiques.


e) Les adversaires les plus décidés de cette doctrine, furent les
deux savants allemands Pufendorf et Thomasius et, avant tous
autres, Frédéric le Grand, qui y voyait la faute capitale du système
politique de l'Europe.


l Stahl a vainement essayé depuis de la faire entrer dans le
droit public, sous la forme nouvelle d'un droit de l'autorité objec-
tivement divin. Cette production d'une imagination maladive ne
peut plus séduire le monde moderne ".


252 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


* Observation. — Le sens des mots : « roi par la grâce de Dieue»
n'a pas toujours été le môme ; leur histoire est assez intéressante


e) C'est au moyen âge qu'ils deviennent surtout en usage
.
Les


rois francs s'étaient encore servis indifféremment des explSsions
« Gratin Dei, » « Divinâ ordinante providentiâ, » « Divinâ favente.
gratin, » « Divinâ favente clementiâ, » « Per Dei m isericor-
diam ; » formules qui, à l'origine, n'exprimaient que l'humble
respect, la pieuse reconnaissance du prince envers Dieu, j4ncitiei
il attribuait ainsi son élévation, qu'il fût électif ou héretaire.
Pepin, qui dut le trône à une révolution, les employait sans
scrupule,


Dans la période franque, elles n'exprimaient point encore un
pouvoir souverain. Évéques et abbés, quoique électifs ou nommés
par le roi, et comtes laïcs, quoique simples fonctionnaires, s'en ser-
vaient également.


é) Ces expressions passèrent dans l'empire romain d'Allemagne ;
rois électifs, ducs et comtes fonctionnaires du roi, écéques et abbés,
continuèrent à s'en servir dans le même sens.


Cependant, les grands laïcs y ajoutaient volontiers le nom de
l'empereur, les grands ecclésiastiques, le nom du pape ; « Dei et
apostolicae Sedis gratin,» « Dei et imperiali gratiâ. » Petit à petit,
l'absence de cette adjonction indiqua l'immédiateté de l'autorité, le
pouvoir qui ne reconnait pas de suzerain sur la terre. Elle répondait
aux idées d'alors, qui aimaient à. faire dériver de Dieu toute
autorité.


e) Après,la Réforme, les théologiens luthériens annoncèrent comme
un dogme les paroles de Paul : « Toute puissance vient de Dieu,
et firent des porteurs de l'autorité les oints et les représentants
du Seigneur. Luther avait été moins absolu ; on se souvient qu'il
écrivait à Henri VIII : « Je, Martin Luther, ecclésiastique (eccle-
siestes) par la grâce de Dieu, à Henri, roi d'Angleterre, par la
disgrâce (contre la grâce) (le Dieu. » Les théologiens de la lettre
oubliaient que Paul adressait ces paroles célèbres aux juifs chré-
tiens, imbus d'idées théocratiques et méprisant l'empereur do
Rome ; qu'il parlait de Néron, et que celui-ci, d'après le droit public
d'alors, tenait son pouvoir de la nation. Ils oubliaient que Paul avait
dit clans le même sens : « Obéissez aux puissances humaines ; » et
ils se faisaient gloire d'être les défenseurs-nés, du droit divin des
princes temporels.


d) Louis XIV et Jacques III '(d'Angleterre) tentèrent encore plus
déterminément de faire de « la grâce de Dieu » des rois un nouveau
dogme politique, et de donner ainsi la plus haute sanction à leur
pouvoir despotique. Le droit du roi devenait spécifiquement divin,




9


CHA PITRE VIII.


III. — LA TaÉoRIE DE LA FORCE.


« L'État est l'oeuvre de la domination violente ; il a pour fon-
dement le droit du plus fort, » disent certains philosophes, et
plus souvent, les despotes '.


Le principe est utile à ces derniers; il légitime tout acte de vio-
lence, mais il sert aussi, indirectement, la révolution assez forte
pour triompher. Il est ordinairement invoqué par la force bru-
tale qui viole le droit. C'est un sophisme, séduisant pour le puis-
sant seulement, qui trompe moins le faible qu'il ne l'écrase.


L'histoire, dit-on, en montre la vérité. Il est vrai que la force a
créé plus d'États que le traité ; mais il est extrêmement rare
qu'elle ait alors agi seule et avec l'arbitraire qui lui est propre.
Seule, elle n'a jamais fondé rien de grand ni de durable. Lorsque
des circonstances violentes, et spécialement la guerre, ont fondé
des États, la force n'a été le plus souvent que la servante cludroit.
Elle brisait simplement l'obstacle qui s'opposait aux flots de la
source ; elle ne créait pas le droit, mais l'appuyait et forçait de le


1 Plutarque (Vie de Camille, 17) fait dire à Brennus : « Le plus fort est le
maître des biens du plus faible; telle est la plus ancienne des lois, et elle
s'étend depuis les dieux jusqu'aux bêtes. »


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 255
reconnaître. Là où la force apparaît seule dans l'histoire, elle
crée bien rarement ; elle détruit et tue.


La théorie de la force est d'ailleurs en contradiction flagrante
avec la liberté personnelle; elle ne connaît que des maîtres et des
esclaves, à peine admet-elle des affranchis (liberlini). Elle con-
tredit aussi directement l'idée du droit, dont la nature est évi-
demment intellectuelle et morale, et place sur le trône un pouvoir
physique brutal. La force est appelée à servir le droit ; lors-
qu'elle veut être elle-même le droit, elle est une révolte contre le
droit


Cependant il y a un fond de vérité jusque dans ces erreurs.
Elles relèvent un des éléments indispensables de l'État, la puis-
sance (Macla), et ont ainsi un certain avantage sur les doctrines
qui, fondant la société sur l'arbitraire des individus, conduisent
logiquement à l'impuissance. Elles s'appuient sur des réalités, sur
des faits, et ne tombent pas dans les songes d'une spéculation
pure, auxquels les circonstances naturelles résistent.


La puissance est nécessaire au dedans et au dehors ; aucun
État ne peut naître ni s'affirmer sans elle. Là où les rapports de
puissance sont affermis, la force a cherché à s'unir au droit, et,
généralement, elle y est parvenue ; elle s'est fait reconnaître,
purifier, sanctifier par le droit. Sans le droit, la force est bestiale ;
c'est le loup qui dévore l'agneau ; unie au droit, elle devient digne
de la nature morale de l'homme.


' Smitthenner, I,
p. 13, cite une belle parole de Rousseau (Cont. soc. ch. I. 3):


« Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maitre, s'il ne
transfo: me sa force en droit et l'obéissance en devoir. »




CHAPITRE IX.


IV. — LA THÉORIE DU CONTRAT.


« L'État est l'oeuvre libre du contrat, de la convention de ses
citoyens, » doctrine populaire, depuis Rousseau surtout. Elle
flatte l'amour-propre des individus ; chacun devient fondateur
d'État. Elle satisfait les convoitises, en paraissant permettre de
convenir des principes que l'on veut. Son autorité devint ef-
frayante lors de la révolution française ; elle fut le levier qui ren-
versa la monarchie, la base des efforts qui voulaient fonder sur
un monceau de ruines un État nouveau répondant aux désirs
de tous. Cependant., souvent aussi, elle a servi à défendre la légi-
timité du pouvoir absolu.


Elle est l'opposé de la théorie de la force. L'une favorise une
domination despotique et brutale, et couvre exceptionnellement
les actes violents d'une révolte ; l'autre pousse surtout à l'anar-
chie, mais appuie aussi quelquefois l'oppression des minorités
par les majorités, ou la tyrannie du vainqueur sur ceux qui se


• sont rendus à discrétion.
La théorie du contrat prétend à une application univers le


la formation des États, et, sous un certain rapport, leur durée
elle-même, reposeraient sur la convention. Mais l'histoire, qui a vu
naître tant d'États, ne connaît aucun exemple de formation sem-


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 257
d'État « contracté » par les individus. On a vu quelquefois


deux plusieurs États se réunir conventionnellement pour en
fonder un nouveau, des princes ou des chefs s'allier à des ordres
ou à des classes, pour aboutir à des formations nouvelles ; mais
aucun État n'a jamais été fondé par la convention de citoyens
égaux, comme l'on crée une société de commerce ou une « caisse
d'assurance contre l'incendie. » L'histoire n'appuie pas davantage
l'opinion qui fonde la durée de l'État sur le renouvellement
perpétuel d'une convention. Partout elle nous montre que l'in-
dividu, avant même qu'il puisse exprimer une volonté propre,
Tait membre de l'État, est élevé comme tel, et reçoit par sa con-
ception, sa naissance et son éducation, l'empreinte déterminée de
la nation et du pays auxquels il appartient.


Ces théories sont donc directement contredites par les faits ;
même au temps de leur plus grand succès, elles . échouèrent
contre la nature des choses, qui leur est contraire. On put bien
dissoudre le peuple en citoyens « libres et égaux ; » mais, même
dans les assemblées premières, originaires, les minorités ne
« contractèrent » point avec les majorités ; celles-ci firent pré-
valoir leur opinion comme supérieure et seule valable. L'As-
semblée constituante fut, il est vrai, considérée comme la repré-
sentation abrégée - de tous les citoyens ; on lui donna pour mis-
sion de convenir d'une constitution. Mais, chez elle aussi, la
forme unitaire de la délibération l'emporta continuellement sur
la forme divise du contrat. On feignait un contrat là où il n'y en
avait aucun, et l'on se trompait soi-même et les autres, en voyant
un libre consentement des individus là où la majorité, organe
de l'ensemble, dominait seule, souvent tyranniquement t.


Le contrat social ne soutient pas davantage la critique de la
droite raison. Il part de la liberté et de l'égalité des individus qui
contractent. Mais la liberté qu'il suppose, c'est la liberté poli-
tique, et celle-ci ne peut exister que dans l'État. L'homme y est
naturellement apte, de même qu'il est sociable, qu'il a besoin de
l'État ; mais elle ne peut réellement se manifester que clans la
tio1,111. ousseau lui-même (Ch. \r) feint une unanimité originaire qui crée la
loi subséquente des majorités; mais la fiction n'empêche pas la contradic-


17




258 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
communauté organique de l'État. Aucun État ne pourrait d'ail-
leurs naitre jamais, si les hommes n'étaient qu'égaux, car l'État
suppose nécessairement l'inégalité (politique); sans elle, d \gon_
venants, ni gouvernés '.


Bien plus : l'erreur fondamentale de cette conception, c'est de
faire contracter des individus. Les contrats des individus peuvent
bien créer le droit privé, jamais le droit publie. Ce qui apparteent
à l'individu, c'est sa fortune, sa propriété ; il peut en disposer,
en faire l'objet de son contrat. Mais les contrats ne peuvent avoir
un objet politique que s'il existe déjà une communauté supé-
rieure à l'individu ; car un objet politique n'est pas la propriété
des individus, mais le bien public de la communauté.


Le contrat des individus ne fonde donc ni nation ni État. La
somme de toutes les volontés particulières ne formera jamais la
volonté une de l'ensemble; la renonciation, même complète, de
l'individu à ses droits privés n'engendre point le droit public.


La doctrine du contrat est d'ailleurs dangereuse. En faisant
de l'État un produit arbitraire, en le rendant mobile comme les
volontés du moment, elle supprime la notion du droit public,
livre la société à l'instabilité et au trouble. Elle est plutôt une
théorie d'anarchie que de droit public.


La part de vérité qu'elle contient la rend captieuse. A la diffé-
rence du système qui ne voit dans l'État qu'un produit naturel,
elle fait ressortir le principe vrai, que la volonté humaine peut et
doit exercer une action sur la forme de l'État ; et, contrairement
à un empirisme inintelligent, elle revendique les droits de la
liberté, avec la conscience que l'État doit être rationnel.


Observations. 1. Aristote (Pol., I, 11), en disant que l'État
existe avant les citoyens, comme le tout avant la partie, réfute
déjà la doctrine du contrat. L'individu politique, le citoyen, le
membre de l'État, n'existe comme tel que dans l'État.


2. L'erreur qui fonde l'État sur la volonté des individus, se lie
à. celle qui voit essentiellement dans le droit le produit de la libre
volonté. Cette seconde erreur est plus répandue ; plusieurs la


Aristote, Polit., IL:, 4: « Ob y4 yivvren net; 6!/.0tfAV lrçov
çt.,!,.g.aztx (confédération) xxi roll; (Etat). »


NAISSANCE ET MORT DE L ' ÉTAT. 259


partagent, qui méprisent la première. Sans doute, sous nombre de
rapports, la volonté de l'homme crée, change, transforme le
droit; mais, dans sa plus large part,le droit est parfaitement
indépendant de la volonté, et nous est donné par la nature de
l'homme et des choses. Cette part n'est pas imaginée, mais
t rouvée et reconnue ; elle est puisée, non créée ; et le vous devez
a sur la formation du droit une influence bien autrement
décisive que le nous voulons. Hegel, qui repousse le système
du contrat, méconnait néanmoins la vraie nature du droit,
lorsqu'il le fait découler, non « de la volonté particulière des
individus, » mais de « la volonté vraie, existant par et pour elle-
môme » (« aus den wahren, an und für sich seienden ».
Comp. Rechtsph., § 259.


3. La doctrine clb contrat dut surtout son succès aux armes bril-
lantes de la dialectique de Rousseau, le citoyen de Genève. Un
autre Suisse, Louis de Haller, patricien bernois, attaqua énergique-
ment les systèmes de droit naturel de son époque, et réfuta la
théorie du contrat dans une argumentation fondamentale. Il est
moins heureux dans la partie positive de son système, qu'il appelle
Restauration. C'est à tort que l'on identifie sa théorie avec celle de
la force, et qu'on le représente comme un défenseur du despotisme.
Mais il est le maitre de la réaction, comme Rousseau de la révolu-
tion.


Haller fonde l'État sur la « loi naturelle du règne du plus
puissant » (des .3Richtigeren) ; il trouve, dans la supériorité (Uberle-
genheit) de l'un et le besoin de t'autre le fondement de toute domi-
nation et de toute dépendance; il appelle cette loi, « éternelle,
immuable, divine. » Ces attributs montrent déjà que, pour lui,
puissance et force ne sont pas synonymes. Il appuie sur l'opposi-
tion : « La puissance est limitée, par le devoir (1) ['liche), loi
morale inscrite par Dieu dans le cœur de •'homme, visible déjà
dans la conscience de l'enfant, révélée toujours et partout,
nous dit : « Évite le mal et fais le bien ; » « N'offense personne et
rends à chacun le sien. » La loi de la justice et celle de la charité
empêchent que la puissance (potentia) ne dégénère en force (vis).
Dieu même a mis ces lois dans nos cours; elles sont innées,
générales, nécessaires, éternelles et immuables ; tous les entendent;
Ce sont les lois suprêmes, dont personne ne peut se dispenser. Mais
elles sont en même temps les plus douces et les plus aimables :
« Leur joug est doux, et leur poids léger. » Le devoir n'a pas son
fondement dans la volonté générale, ni dans le bien public ou dans
la crainte des violences de l'homme, mais dans la volonté divine
seu le ; il s'impose clone aussi au puissant. Toute violation de la loi




260 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
du devoir est un abus de la force, qu'elle émane du père de famille
ou du plus grand potentat ; c'est une injustice ou un défaut de
charité. Le fart comme le faible doivent être justes ; or, peut
attendre amour et bienveillance de la meilleure partie du Coeur
humain. Mais aucune institution humaine ne peut mettre à l'abri
de l'abus de l'autorité suprême ; il n'est pas de juge humain sur
elle ; il n'e3t, de recours qu'en Dieu. « La foi en un Dieu, » dit
Plutarque, « est le lien, le ciment de toute société humaine, e le
fondement de la justice. » « La religion peut seule renfermer la
puissance dans Tes bornes, et fortifier la faiblesse. »


Tel est, dans ses termes mêmes, le système de Haller; on s'étonne
justement qu'il fonde le droit et l'État sur la puissance et non sur
la justice, et qu'il ne conçoive celle-ci que comme la barrière de
l'autre. Selon Haller, c'est « la puissance, » et la puissance seule,
qui donne le droit ; plus la puissance est grande, plus grand est le
droit. Et cependant, dans la vérité des choses, la paissance n'est en
elle-même qu'un rapport de fait, non de droit. Cette idée pénètre
néanmoins tout son système. Son respect de la puissance réelle,
telle qu'elle se manifeste au dehors, telle que l'histoire l'a faite,
lui Ôte souvent la vue de l'origine et de la nature morales
du droit. Pour assurer l'autorité, il va parfois jusqu'au mépris
et à la haine des droits des sujets contre les abus de la force :
comme si c'était un crime d'empêcher, par des institutions
humaines, les violations humaines de la loi divine du devoir ! Aussi
Haller est-il un adversaire déclaré du système constitutionnel, et
développe-t-il, sans ménagement, l'idée féodale que la souveraineté
est une propriété.


CHAPITRE X.


V. — LA SOCIABILITÉ NATURELLE DE L'HOMME (der
organische Stalstrieb),* ET DE LA CONSCIENCE DE L'ÉTAT
(Statsbewusztsein; *.


La réfutation des théories spéculatives courantes, ne fait pas
encore connaitre la cause unique de la naissance des États, sous
les formes variées qu'ils revêtent.


Considérons la nature humaine. Malgré toutes les différences
•individuelles, elle est une et commune dans ses fondements.
Cette base se développe: le peuple acquiert conscience de cette
unité et de cette communauté internes ; il se sent une nation; il
cherche une forme correspondante, et alors la tendance intime
de l'homme, sa sociabilité (Statstrieb), amène une organisation
externe de l'ensemble dans la forme d'un gouvernement viril de
soi-même, dans l'État.


• La sociabilité agit d'abord dans l'homme sans qu'il en ait
conscience. La foule regarde, avec une confiance mêlée de
crainte, un chef, un capitaine, dont le courage et le génie lui
imposent ; elle le vénère comme l'expression suprême et le
conducteur de sa communauté; elle se range autour de lui et
obéit à ses ordres.


Puis, l'idée se développe; l'expérience naît ; la tendance
obscure s'éclaire ; l'homme acquiert conscience de lStat; l'État,




262 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
une volonté. Ceci se marque d'abord dans les chefs. Chez eux, la,
tendance devient conscience active de l'État, volonté ordonnante et
agissante, pendant que les gouvernés n'ont encore qu'un f


-'çon-
science passive.


Petit a petit, celle-ci s'élève à son tour, d'abord dans les hautes
classes, puis dans les couches inférieures; enfin, elle se montre
partout active et. efficace.


Cette tendance naturelle de l'homme, inconsciente, puis Con-
sciente d'elle-même, loin d'être en contradiction avec les forma-
tions historiques, les explique


Chez les puissants, elle s'emporte jusqu'à la passion de domi-
ner; c,hez.les faibles, elle va jusqu'à la soumission servile; chez
l'homme libre, elle est éclairée par sa raison et par sa conscience
morale, en harmonie avec celles de tous. L'État libre est seul
vraiment un État, car c'est en lui seulement que la tendance est
générale et partout efficace.


Cette conception, que les anciens avaient exprimée' sans la
- déparer par les erreurs de la spéculation moderne, résume tout
ce que celle-ci contient de vrai. L'État est indirectement divin,
car c'est Dieu qui a mis en nous la sociabilité (Statstrieb), et
qui par conséquent a voulu l'État; mais il est immédiatement
l'oeuvre, et le devoir de l'homme, et un sain esprit religieux ne
saurait s'en offenser. La pleine puissance réelle nécessaire à l'État
y trouve également son expression vraie; car ce qui constitue
essentiellement la puissance, c'est cette énergique sociabilité
naturelle qui est dans la nation, et qui tend à créer ou à main-
tenir l'État. Enfin, les droits de la volonté ne sont point mé-
connus; mais au lieu de volontés individuelles brisées et isolées,
nous avons ici la volonté de la nation ou de l'État , générale et
une de sa nature.


Cette volonté une de l'ensemble existe en germe dans les
peuples, aussi naturellement que. la tendance à l'union et à l'or-
ganisation politique, que nous appelons sociabilité (Statstrieb).
En se manifestant, elle devient volonté de l'État., au lieu que la


V. plus liant p. 258. Comp. aussi Cicéron, Delteil. I, 25: « Ejus (populi)prima causa coëundi est non tam quam naturalis quœdamhominun quasi congregatio. »


NAISSANCE ET MORT DE L'ÉTAT. 263
volonté d'individus qui contractent demeure toujours indivi-
duelle. Son expression-véritable, c'est non point le contrat, mais la
loi pour les prescriptions permanentes et générales, le comman-


dement pour la police, le jugement pour la justice. Et l'État
renferme des organes qui permettent à sa volonté de se recueillir,
d'avoir conscience d'elle-môme, de s'exprimer.


L'État n'est donc pas seulement un organisme destiné à
réfréner les passions mauvaises; il n'est point un mal nécessaire,
niais un bien nécessaire. Les nations et l'humanité , prises
collectivement, ne peuvent sans lui, ni manifester leur commu-
nion et leur unité interne, ni jouir de leur libre arbitre. L'État,
c'est le tout organisé, l'ordre pour la perfection de la vie corn-
mune dans toutes les choses publiques.


Ainsi conçu, l'État est avant tout une formation humaine et
terrestre. Mais rien n'empêche de placer à côté de l'idéal religieux
d'une Église invisible, communauté des esprits réunis par la
religion, l'idéal politique d'un État invisible, communauté des
esprits politiquement. unis. Les théologiens nous parlent d'une
Église plus parfaite dans le ciel ; de même, l'homme d'État peut
ne considérer l'État terrestre que comme le portique de l'État
céleste.


Mais l'État réel est celui dans lequel nous vivons et agissons;
la science du droit public ne s'occupe que de lui ; et la nature
de l'homme en donne pleinement la notion et l'explication.


r-




LIVRE CINQUIÈME.


BUT DE L'ÉTAT (Stalsztveck).


CHAPITRE PREMIER.


L'État est-il but ou moyen? — Dans quelle mesure
l'un et l'autre ?


1. La première de ces deux questions, souvent formulée dans
ces mêmes termes a), demande si l'État a son but en lui-même
(Selbstzwek), s'il doit ainsi être poursuivi pour lui-même, ou
s'il n'est qu'un moyen au service des lins individuelles.


Les théories antiques, celles des Hellènes surtout, regardaient
l'État comme le but le plus élevé de l'homme, comme l'humanité
parfaite. Elles ne voyaient guère que l'État ; les individus
n'étaient devant lui que des fractions sans droits propres. A eux
donc.de servir l'État, et non à l'État de les servir, car les parties
se doivent au tout, les membres au corps. L'individu est sacrifié
sans hésitation au bien public; il en reçoit toute sa valeur, n'a
des droits que pour lui. Sa liberté n'est qu'une portion de la
liberté publique, sans protection ni faveur, dès qu'elle entre


a) Ces termes la rendent inexactement, car l'État est à la fois but et
moyen : telle est la pensée de l'auteur.


285BUT DE L'ETAT.


dans une voie indépendante, individuelle, distincte des ten-
dances générales de l'État.


Des écrivains d'Angleterre et d'Amérique sont venus les pre-
miers opposer à cette omnipotence de l'État un système diamé-
trail)(onini renetuexo,nit;atiarte'


n'a aucun but à lui; il n'est qu'un moyen au
service de l'individu. Macaulay reproche, comme une faute
capitale, à la politique des anciens et à celle de Machiavel, d'avoir
méconnu spic les sociétés et les lois ne subsistent que pour
augmenter la somme du bonheur privé. » Cette école moderne ne
voit dans l'État qu'une institution, une sorte de mécanisme qui
assure l'existence, la fortune, la liberté privées ; ou encore tin
système , ingénieux qui élève le bonheur et le bien-être des indi-
vidus, au moins de la plupart d'entre eux.


Depuis Bacon, nombre de politiques et de savants ont ardem-
ment défendu ces idées; et elles s'imposent à qui ne voit dans
l'État qu'une société d'individus. Macaulay va juqu'à leur faire
l'honneur des principaux progrès du droit public moderne, et
Robert y . Motel trouve étrange que l'on puisse mettre en balance
et des hommes, et une institution qui n'est faite que pour eux.


Cette conception, de même que la conception ancienne, con-
tient une part de vérité; mais toutes deux s'égarent, croyons-
nous, pour n'envisager qu'un côté de la question.


Posée dans ces termes but ou moyen ; celle-ci mène elle-
même à l'erreur. Une chose peut, suivant le point de vue, être
un moyen pour certaines fins étrangères, et avoir cependant en
elle-même sa raison d'être. Un tableau peut être à la fois, pour
l'artiste, un moyen de vivre et le but suprême de ses efforts,
l'expression ardente de ses sentiments, la représentation corpo-
relle de son idéal; il a donc son but en lui-même. Le mariage
est pour les époux un moyen de satisfaire certaines exigences
de la vie, d'adoucir leur sort; mais il est en même temps l'union
des sexes, séparés dans la nature, et la fondation de la famille,
unité d'ensemble plus haute; supérieure à chacun de ses mem-
bres. Chaque époux sacrifie donc volontairement un peu de
son


mariage età
ueillaanicaemeiltle. de son égoïsme au but élevé inhérent au




266 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
De même pour l'État : suivant le point de vue, il est moyen au


service des individus, ou but servi et obéi par eux.
Le système ancien oubliait l'individu, menaçait sa libe son


bien-être, menait à la toute-puissance de l'État, et par suite à la
tyrannie.


Le système moderne méconnaît la majesté de l'État, dissout
logiquement son unité, n'y voit qu'une foule désordonnée (Fedi-
vidus, et mène à l'anarchie. Les arbres l'empêchent de voir la
forêt.


La pratique moderne comprend très-bien, sans doute, que
l'État doit protéger la liberté privée et seconder le bien-être du
grand nombre.. Une politique qui se ferait un jeu des intérêts
individuels serait aujourd'hui haïe et réprouvée. Tout en régnant
sur l'individu, la loi et la fonction sont, sous certains rapports
essentiels, au service de l'individu; et cette idée, qui a enfanté
tant d'institutions de bienfaisance et d'utilité publique, explique
également les progrès de la liberté privée, et surtout de la liberté
de penser. Elle a sa source dans le christianisme, pour la vie
religieuse; dans le sentiment germanique du droit, pour toute la
vie juridique de la personne.


Mais il n'en est pas moins faux, logiquement et politiquement,
de soutenir que l'État et l'administration publique n'existent que
pour l'avantage des particuliers, pour le bien privé de tous.
C'est là détruire l'État dans son essence, et faire du droit public
le simple frontispice du droit privé. Lorsque tes plus nobles
citoyens des nations viriles se dévouent volontairement, eux,
leur fortune, leur repos et leur vie, pour sauver l'État, n'est-ce
pas qu'ils préférant la haute idée du bien public à leurs intérêts
mercenaires? N'est-ce pas à elle qu'il se sacrifient? Si l'État n'est
qu'un moyen pour l'individu, si la vie de la nation n'est pas plus
précieuse que celle d'un grand nombre, ces actes héroïques ne
sont plus que vaines folies. Dans les grandes crises, l'homme
sent bien que l'État est autre chose qu'une « société d'assurance
mutuelle. » L'égoïsme individuel fond alors au feu de l'amour
de la patrie, et les devoirs envers l'État pénètrent et élèvent les
masses.


La nation n'est pas simplement une somme d'individus; de


BUT DE L'ETÀT. 2(37


même, le bien public ne se confond point avec la somme des inté-


rêts privés et changeants. Il y a, sans doute, influence récipro-
que, relation, une certaine dépendance entre le bien de l'État et


le bien des particuliers; quand les intérêts
de la foule souffrent,


ceux de l'État sont rarement sains. Mais les deux lignes ne
sont pas toujours parallèles ; elles se croisent ou s'écartent sou-
vent. Le salut de l'État ou l'intérêt des générations futures vient
demander parfois de durs sacrifices à la génération présente ;
parfois, au contraire, c'est l'État qui se grève pour sauver les
intérêts privés du moment.


D faut donc se demander quand l'État est moyen, et quand et
dans quelle mesure il est but, et peut ainsi exiger subordina-
tion des individus.




CHAPITRE II.


Fausses conceptions du but de l'État.


1. La théorie, et plus encore la pratique, ont souvent affirmé
que le véritable but de l'État, c'est le règne de l'autorité, spécia-
lement, des princes.


11 s'ensuivrait logiquement que le type idéal de l'État serait
le règne le plus absolu et le plus universel possible de l'autorité,
et par conséquent , la monarchie universelle et &hsolue , on
mieux, la despolie universelle. Cette conception est donc incom-
patible avec la liberté des nations et le progrès de l'homme.


Elle ne prend pas ses racines clans la nature humaine, ou
dans la sociabilité naturelle de tous, mais dans l'ambition et
l'orgueil usurpateur des chefs.


Aristote déjà la condamnait (Pol., III, 5) : (é Une constitution
qui n'a pour but que l'intérèt du régent, est une oeuvre malsaine
et dégénérée. » Elle oublie en effet qu'une nation vit dans l'État;
que les gouvernés sont des personnes, comme les gouvernants;
qu'ils ont essentiellement les mêmes aptitudes, les mêmes sen-.
sations, les mêmes forces ; qu'il est donc révoltant d'en faire les
simples objets du pouvoir, des choses. Toutes les raisons qui
militent contre l'esclavage, s'élèvent également contre cette
erreur.


BUT DE L'ETÀT. 269
Le pouvoir est un attribut de l'État, il n'en est pas le but.


C'est un moyen d'atteindre au but ; un devoir envers la nation,
bien plus qu'une jouissance pour le régent.


Aussi le pouvoir doit-il être limité et déterminé par la consti-
tution. Ce n'est pas la domination absolue, mais le pouvoir cons-
titutionnel, c'est-à-dire relatif, qui répond à l'idéal d'un État
aussi parfait que possible. Une forme peut avoir été inspirée par
un excellent esprit, et cependant le temps peut la vieillir et la
rendre incompatible avec le développement national. Dès lors,
une saine politique ne salirait se croire obligée de la conserver
par respect des ancêtres; elle devra, au contraire, l'amender, et
la mettre en harmonie avec les rapports nouveaux.


2. Pour les auteurs théocratiques, le but de l'État, c'est la réa-
lisation du royaume de Dieu sur la terre. « La vocation de l'État, »
s'écrie Stahl (Bechisphilosophie, If, e.), « c'est le service de Dieu ;
l'État doit faire observer dans la vie collective les commande-
ments de Dieu : justice, obéissance, moeurs ; établir le règne de
Dieu. , » Les modernes ne contestent pas la haute portée religieuse
(le cette conception, commune aux chrétiens et aux mahométans
du moyen àge ; pour une âme pieuse, le monde entier s'éclaire
de l'action de la Providence ; mais ce qu'ils rejettent énergique
ment, c'est l'application mauvaise qui est faite du principe.


Dire, avec la théocratie, que « le prince règne sur la nation
comme Dieu règne sur le monde, » c'est faire une assimilation
grossièrement fausse. Le règne de Dieu est celui de l'Étre absolu
sur l'être relatif, du Créateur sur la créature ; nous ne pouvons le
sonder ni dans ses causes, ni dans ses moyens. Le règne du
prince est celui de l'homme sur l'homme, son semblable ; la vie
du prince est relative, ses aptitudes restreintes comme celles de
ses sujets, humainement capables de juger sa conduite.


Rien n'est plus propre à exagérer l'orgueil et le pouvoir du
prince. Le but de l'État doit être humainement reconnu, déter-
miné, et, dans la mesure du possible, atteint.


3. On se trompe également en plaçant le but de l'État en de-
hors du pays et de la nation, et en faisant ainsi de l'État un
moyen d'aboutir à un résultat externe ou étranger.


En pl:içant le but du pouvoir temporel du pape dans l'indé-




270
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


pendante et l'autorité de l'Église, le parti clérical se condamne
lui-même sans s'en douter. 11 nie l'indépendance de l'État papal,
et par suite son caractère même d'État; car l'État ne pc it pas
être le serviteur sans droit et sans volonté d'une puissance ex-
terne, fût-ce de l'Église catholique romaine. 11 se met de plus en
contradiction avec la nature religieuse de l'Église et le caractère
politique de la nation, en présumant que les Romains conseent
à accepter une sorte d'ilotisme public, dans l'intérêt d'une com-
munauté de croyance qui ne peut pas être constituée en État.


L'histoire a jugé cette énormité : Rome appartient aujourd'hui
aux Romains, ou, plus exactement, à la nation dont ils sont les.
membres.


On voit encore quelques exemples de la même erreur. Ainsi,
la principauté de Lichtenstein n'a évidemment été maintenue que
dans un but étranger, qui est de donner du relief, en cour de
Vienne, à la dynastie princière de cet État minuscule et sans si-
gnification propre.


CHAPITRE III.


Conceptions incomplètes ou exagérées.


1. « Le but de l'État, c'est la sûreté du droit : » cette opinion
régna quelque temps en Allemagne après Kant et Fichte ; elle vi-
sait surtout, ou même exclusivement, le droit privé.


« Ce n'est pas, » suivant Kant (Rechtslehre, § 47 à 49), « le bien
Ou le bonheur des citoyens, mais l'accord de la constitution avec
les principes du droit qui fait le salut (le but) de l'État. » Pour
Fichte (Naturrecht, III, 152), « la volonté générale, la volonté de
l'État, ne veut qu'une chose, la sûreté des droits de tous. » Par-
tant de là, Withelm von Humboldt restreint étroitement « l'action
et le but de l'État au maintien de la sécurité intérieure et exté-
rieure. » De nos jours encore, Eôtvôs (Moderne ldeen, II, § 91)
affirme que « l'État n'a pas d'autre but que la sûreté des indi-
vidus. »


Cette conception naquit, dans la seconde moitié du xvm € siècle,
des efforts contre la manie d'alors, bienveillante peut-ètre mais
insupportable, de tout gouverner, système que l'on justifiait par
l'idée du bien et de l'intérêt général. Il sembla qu'on trouvait une
formule victorieuse en restreignant le but de l'État à la sûreté du
droit, et l'on décora l'État ainsi compris du nom de liechtstat




272 THÉORIE GÉNÉRALE DE 1:ÉTAT.
(État de droit), par opposition à la forme. détestée du Polizeistot
(État policier).


Cette étroite limitation ne pouvait satisfaire les modem . La
sûreté du droit est sans doute un devoir principal de l'État ; niais
jamais aucun gouvernement ne restreindra son activité à cette
seule mission. Les partisans du système furent eux-mêmes
obligés de l'élargir. Fichte avait d'abord prétendu que « la yro-
tection de la propriété est le but principal de l'État ; » Mais,
emporté dans sa lutte contre la monarchie universelle de Napo-
léon, qui cependant protégeait la propriété, il s'élança à la haute
idée de l'État national, organe de l'esprit d'une nation. Humboldt,
devenu ministre de Prusse, éleva le niveau intellectuel par les
écoles publiques qu'il avait repoussées dans ses théories, et
s'efforça de grandir la puissance de la Prusse, très-suffisante
déjà pour la simple application du droit civil et du droit pénal.


En réalité, la formule est insuffisante, surtout pour les États
civilisés du monde moderne ; elle peut, au plus, convenir au
système mêlé de droit privé de l'Europe féodale.


Le sentiment du droit n'est point le seul actif dans la nation.
Elle a également des besoins économiques, qui n'ont rien à faire
avec la sûreté du droit : routes, canaux, chemins de fer, postes et
télégraphes. L'État peut seul les satisfaire, et il n'oserait, s'il
n'était («m'État de droit. » Les grands intérêts civilisateurs,
écoles populaires, scientifiques, artistiques, techniques, • ne
peuvent pas davantage se passer des soins de l'État, ni être aban-
donnés à l'arbitraire privé ou à l'autorité calculée et dominatrice
de l'Église. La négligence de ces intérêts par l'État du moyen âge
vient même, en partie, de cette conception étroite de « l'État de
droit.


Enfin, la nation est un être politique appelé à affirmer son ca-
ractère, à manifester son génie, non-seulement dans sa législation
et sa jurisprudence pour la sûreté des droits privés, mais aussi
dans le développement plus élevé de son gouvernement poli-
tique et de sa liberté.


L'insuffisance de la conception amènerait pratiquement :
a) La négligence des intérêts politiques de l'ensemble ;
b) La négligence des intérêts communs de culture;


BUT DE L'ÉTAT. 273
e) La paralysie et la mort de l'esprit politique des citoyens,


par suite, l'affaiblissement de la puissance publique ;
d) L'encouragement d'un système étroit, égoïste et mesquin, de


droit et de jurisprudence, un esprit de chicane fatal à l'autorité


de 1


.


La
l'État
2. théorie de la « félicité universelle » tombe dans l'excès


contraire. Le bonheur des hommes est, pour la plus large part,
indépendant de l'État. Les biens matériels eux-mêmes: nourri-
ture, vêtements, habitations, fortune, s'acquièrent par le travail
et par l'économie privée. A plus forte raison en est-il ainsi des
biens de l'esprit. Ce n'est pas l'État qui donne les aptitudes et
les talents ; ils sont individuels et non communs. Crée-t-il davan-
tage les joies de l'amitié et de l'amour, le charme de l'étude, des
arts, de l'éducation? Est-ce lui qui donne les consolations de la
religion, la pureté et la sanctification de l'âme unie à Dieu?


L'homme n'est pas seulement citoyen; il a son originale indi-
vidualité, ses aptitudes propres, ses devoirs particuliers. L'État,
qui repose non sur les différences des individus, mais sur la
communauté de la nation, ne peut donc pas s'emparer des buts
de la vie privée.


Cette conception trop large a également. ses dangers :
a) Elle conduit aux empiétements de l'État, à tyranniser quand


il ne faudrait que protéger ;
b) Malgré sa bonne volonté de rendre tout le monde heureux;


l'État, par une action.fnalencontreuse et usurpée, compromettra
plutôt le progrès naturel des choses et le bonheur de tous ;


e) 11 épuisera ses forces dans des voies étrangères, se détour-
necracodmesi7 véritable but, et sera d'autant moins capable de
l'accomplir.


l


Cette conception a lourdement pesé sur les États de l'antiquité ;
la des lumières du siècle passé s'est également égarée
dans ses voies. Le but public de l'État moderne doit être mieux
i


18




I


CHAPITRE IV.


Le véritable but de l'État.


1. La notion de l'État est une, malgré les formes- si variées
qu'il revêt suivant les temps ou les lieux ; clone, logiquement, ie
but de l'État doit être également un, malgré les tendances si
diverses que l'histoire nous montre chez les diverses nations.
L'unité du but commun permet les différences de détail, mais
elle les relie et les harmonise. Robert von Molli (Encyclop., p. 63)
dit avec raison que chaque nation a sa mission propre, variant
suivant ses aptitudes ; mais il oublie de rechercher la notion une
et synthétique. Holtzendorlf, qui étudie de très-près cette matière,
appelle « harmonie des buts de l'Étal » ce que nous appelons
« unité du but. »


2. Mais comment formuler ce but unique et suprême? Dirons-
nous avec plusieurs : « C'est la justice, c'est l'accomplissement du
droit, et non-seulement du droit privé ( comp. ch. in), mais
même du droit public et du droit des gens ? » Ce serait encore
trop étroit. Le droit est bien plus une condition de la politique
que son but : « Justitia fundamentum regni. » La vie des nations
n'est pas seulement vie juridique, mais vie économique, vie de
culture, vie nationale (le puissance. Les judicieux Romains n'ont
jamais considéré le jus comme le but suprême de l'État.


BUT DE L'ÉTAT. 275
Su ivant Hegel, et Platon s'était exprimé dans le même sens, ce


but suprême, c'est la» morale» (die Sittlichkeit), la réalisation de
la loi morale. Mais les deux puissances qui déterminent la vie
morale, Veen de Dieu et l'esprit individuel de l'homme, ne sont
point sous le pouvoir de l'État. Le domaine de la morale est bien
plus étendu que celui de l'État; en voulant le régir, l'État em-
piète et nuit à la morale.


3. Pour les Romains, la véritable mission de l'État, c'est .le
bien public, exprimé dans ces deux formules semblables : lies
publica, Salus publica, qui ont entre elles une liaison logique,
comme la substance et la qualité, le principe et son dévelop-.
peinent.


.On les a souvent mal comprises ; on a surtout oublié l'être
général, la chose publique, pour ne songer qu'à la foule des indi-
vidus ou au caprice des maîtres. On en a abusé pour justifier
l'arbitraire des princes et des majorités populaires. Les crimes du
Comité de Salut Public de Paris (093) ont jeté sur elles le dis-
crédit.


Et cependant elles ne peuvent être critiquées, si d'ailleurs
l'État garde ses bornes naturelles, et spécialement celle de l'ordre
juridique, sans usurper sur des domaines étrangers, comme la
liberté de la vie privée et la vie religieuse commune. Le bien de la
nation est le premier but de l'homme d'État ; le coeur du patriote
s'enflamme pour le salut de la patrie. Ainsi entendue, la mission de
l'État comprend le progrès et le perfectionnement du droit, en
Même temps que sa tranquille application ; l'amélioration de
toutes les relations et conditions . communes de la vie, en même
temps que la conservation de la société, par l'éloignement et la
punition des torts nuisibles à tous. Loin d'être trop étroit, le
Pri ncipe public de Rome : Salus populi suprenia lex esto, pousse
plutôt à l'exagération de la puissance de l'État:


4. Cependant, l'expression est elle-même quelquefois insuffi-
saute, l'on sort de la politique ordinaire et normale. Les
nations, comme les individus, ont parfois des devoirs extraor-
d inaires qui réclament le sacrifice de leur existence et, par suite,


public. Perdre une vie qui ne saurait' être continuée sans
déshonneur, peut devenir un devoir sacré. Se soumettre à un




THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
ennemi manifestement. plus fort présenterait de nombreux avan-
tages externes: une paix assurée, des impôts moindres, une'. mi-
nistration meilleure peut-être. Au seul point de vue du ien


1


public, la soumission s'impose ; la résistance impliqiie plutôt mi-
sères et souffrances, probablement ruine de l'État. Il se peut
cependant qu'il y ait devoir (le mourir au champ d'honnee,
plutôt que de supporter le joug étranger. L'héroïsme d'une ltWe
à mort peut amener une résurrection future. Les Athéniens, sous •
Thé.mistocle, en ont donné un magnifique exemple.


Quelquefois la mort, ainsi acceptée, est la fin nécessaire et
digne d'une vie devenue impossible.. On peut plaindre la fin ba-


n.


gigue de Carthage et de Jérusalem, mais elles étaient
-
inévi-


tables.
Ailleurs encore, l'extinction de l'État s'ippose, parce que son


petit peuple, devenu incapable d'une existence indépendante
élevée, est appelé à se fondre dans une communauté nationale
plus haute. L'Allemand ou l'Italien sans préjugés, peut-il se
plaindre de la fusion dans les grandes unités nationales de ces
nombreux petits États devenus ineptes, impossibles? Ici éga-
lement la formule du bien public est insuffisante, si on ne l'ap-
plique qu'à l'existence actuelle.


Pour échapper à ces objections, nous dirons : Le but véritable
et direct de l'État, c'est le développement des facultés de la nation,
le perfectionnement de sa vie, son achèvement, par une marche
progressive qui ne se mette pas en contradiction avec les des-
tinées de l'humanité, devoir moral et politique sous-entendu.


Cette formule comprend tout le .
but, rien que le but de l'État ;


elle respecte les caractères et les besoins particuliers des nations,
la variété de leur développement, tout en assurant l'unité. du but.


Le premier devoir dc l'individu n'est-il pas dans le développe-
ment de ses facultés, dans la manifestation de son être? De'
même, la personne de l'État a pour mission de développer les
forces latentes de la nation, de manifester ses qualités, ce qui
implique en deux mots la conservation et le progrès, l'une gar-
dant les conquêtes du passé, l'autre cherchant celles de l'avenir.


5. Cc but général renferme souvent certaineS tendances parti-
culières, qui répondent au caractère spécial d'une nation donnée,




1313T DE L'ÉTAT. 271
mais qui, poursuivies seules, sont toujours dangereuses pour
l'ensemble de l'État. Mentionnons :


4) Le développement de la puissance. L'État doit. être puissant,
pour maintenir son indépendance et pour faire exécuter ses
ordres ; la plénitude de la puissance est nécessaire à sa vie.
Cependant qu'y a-t-il de plus divers dans le genre et dans le
degré que la puissance relative des États?


On peut en effet distinguer :
a) Les puissances du inonde (Weltrnitclue), on les empires dont


l'importance et l'action s'étendent bien au delà de leurs frontières,
gut prennent une part déterminante dans la grande politive de
deux ou plusieurs continents au moins , et qui ont ainsi, en
première ligne, le soin de. la paix et de l'ordre universels (droit
des gens).


b) Les grandes puissances. La puissance du monde est néces-
sairement puissance maritime. Comment pourrait-elle influer
sur le sort du monde sans se rattacher à la mer? La grande
puissance peut n'être que continentale. La Prusse, avant la
fondation de l'Empire, n'était qu'une grande puissance; l'Autriche
a plutôt ce même caractère encore aujourd'hui. L'action politi-
que d'une grande puissance se fait également sentir au loin; elle
ne peut pas se désintéresser des changements qui s'opèrent sur
le continent qu'elle habite; sa voix doit peser dans les conseils
des nations.


L'État qui abuse de ses forces, se heurte contre la résistance
légitime des autres. Le génie de Napoléon lui-même ne put faire
de la France la maîtresse de l'Europe ; Russie dut renoncer à
s'emparer de la Turquie; l'Autriche devait perdre l'empire de
l'Italie ; la puissante marine anglaise est forcée de supporter la
concurrence des autres nations.


c) Les puissances moyennes et les puissances pacifiques (États
neutres) qui, trop faibles pour faire de la grande politique exté-
rieure, s'occupent surtout de leur vie intérieure. La politique de
ces États, pour être plus modeste, n'en est pas moins hautement
utile, .soit à leurs habitants, soit comme limite et tempérament
des courants de la grande politique.


d) Les petits États proprement dits, n'ont plus qu'une existence




278
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


précaire et incertaine, dans notre époque de grandes aggl
Lions. Ils ne se maintiennent guère qu'en s'attachant à un grand
État, ou par la protection commune des puissances. La tendance
était toute contraire au moyen âge, surtout en Allemagne et en
J talle.


L'État a deux moyens pour grandir sa puissance extérieure :
la diplomatie et l'armée (de terre et mer). L'État militaire songe
avant tout à augmenter la force de ses soldats, les aptitudes
guerrières de ses habitants, son matériel de guerre (Sparte, la
Prusse avant l'Empire). Cette tension extraordinaire s'impose à
une nation menacée, ou en voie d'accomplir son indispensable
croissance. Mais l'État qui a atteint son plein développement,
ne doit pas oublier que la force armée n'est qu'un moyen, jamais
un but, et que l'exagérer, c'est nuire au but véritable de l'État.


2) Certaines tendances économiques. C'est ainsi que nous con-
naissons l'État pastoral, l'État agricole, l'État industriel, l'État
commercial.


Ces tendances, davantage d'intérêt privé, conduisent facilement
à la négligence des grands devoirs. L'égoïsme, le sentiment étroit
de l'intérêt privé corrompt l'esprit politique de la nation, et en
empêche la maturité. L'État pastoral demeure pauvre et ignorant.
L'État agricole a des moeurs grossières, est méfiant et jaloux en-
vers toute éducation fine et cultivée. L'État industriel est exposé
aux agitations ouvrières, et forcé d'exclure les produits fabriqués
de l'étranger. Un mesquin esprit marchand corrompt et égare
volontiers l'État commercial.


3) La poursuite des intérêts civilisateurs engendre l'État civilisé(Culturstat). La civilisation d'Athènes, sous Périclès, brillant en
face de l'État militaire de Sparte, a laissé à la postérité des oeuvres
immortelles d'art et de science. Venise, Florence


.
et Anvers


eurent certaines époques vouées tout entières au goût de la
civilisation. L'empire chinois a encore aujourd'hui ce caractère,
plutôt traditionnel d'ailleurs qu'actif. Zurich et Genève s'illus-
trent par leurs écoles publiques.


Et cependant, une sage politique évitera de s'engager trop avant
dans cette voie, si noble qu'elle'soit.


4) Une autre tendance, qui forme plus qu'aucune autre le


BUT DE L'ÉTAT. 279


centre du but général, considère la garantie juridique des libertés
publiques et privées comme la mission principale de l'État. Elle
engendre les libres États de droit (liechtsslate; : tels sont surtout
l'Union américaine et les Cantons suisses.


5) Enfin, nous appelons État national (NationalstaI), celui dont
la vie s'emplit avec force des sentiments d'un peuple conscient
de son unité, et qui se fait un devoir fonda. de la mani-


festation de celte unité. Telle était la France ; tels sont aujourd'hui
l'Italie et l'Allemagne.


6) A côté du but principal et direct de l'État, qui se réfère
nécessairement à la nation, se placent tous les devoirs indi-


rects relatifs aux intérêts privés des personnes.
C'est ici surtout qu'il importe de fixer exactement les limites


de l'action de l'État.
L'homme doit développer son individualité, ses facultés, son


caractère, dans le cercle harmonique des devoirs de la famille,
du peuple, de l'humanité. Pour accomplir ce devoir, la liberté


privée lui est indispensable. L'État doit donc la protéger contre
toute attaque injuste; il lui est interdit de l'opprimer. Il faut ici
que l'État se rende clairement compte des bornes de sa nature
même :


1) Organisation externe de la vie commune, il n'a d'organes
que pour les choses extérieures ; il n'en a pas pour la vie interne
de l'esprit, tant qu'elle ne s'est pas manifestée par des paroles ou
par des actes. Il est impossible que l'État s'étende à toutes les fins
de la vie individuelle, par cela déjà que plusieurs d'entre elles
sont cachées à ses yeux, soustraites à sa puissance. Ce n'est pas
l'État qui distribue les aptitudes; il ne peut ni guérir le fou, le
poltron ou l'aveugle, ni suivre la pensée du savant ou réfuter les
vieux préjugés. Le domaine de la vie individuelle, surtout celle
de l'esprit, est donc naturellement hors de son pouvoir.


2 ) L'État repose entièrement sur la nature commune des
hommes, et spécialement de ses habitants. Son pouvoir ne s'étend
donc pas à la vie privée dans ce qu'elle a d'essentiellement indi-
viduel, mais seulement dans ce qui est déterminé par la nature
commune de tous, et dans la mesure des besoins communs.
Ainsi, l'État peut protéger également la propriété de chacun,




280 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
mais c'est à l'individu qu'il appartient de disposer de sa chose.à.
sa manière. Il y a dans la propriété un côté délicat qu,


- ;st pure-
ment individuel, et dont l'État n'a point à s'occuper. La propriété
de Paganini sur son violon, de Litz sur son piano, de Kaulbach
sur son crayon, a un sens tout différent de celle qui appartien-
drait au premier venu sur des instruments semblables. De même,
l'État peut bien marquer en traits généraux et grossiers les n-
ditions du mariage et les droits des époux ; il le doit même our
le maintien des familles et des moeurs. Mais sa puissance ne va
point jusqu'à en régler la consommation, ou jusqu'à déterminer
la forme délicatement individuelle de la vie de famille. Humboldt
allait trop loin en soustrayant toute l'institution du mariage au
pouvoir de l'État, pour l'abandonner complétement à la liberté
privée. Le droit canon tombe dans l'excès contraire, en régle-
mentant des choses qui appartiennent à celle-ci. L'État qui
punissait l'hérésie comme un crime, franchissait les bornes natu-
relles de son pouvoir.


3) L'État ne peut commander que l'orsqu'il s'appuie sur un
droit; car toute contrainte légitime a un fondement juridique.
Inversement, le droit des individus est limité :


a) Par les nécessités de la coexistence paisible et rapprochée des
personnes, c'est-à-dire par les règles reconnues des conditions néces-
saires de la vie commune (droit privé et droit pénal) ;


b) Par l'existence et le développement de la nation, supérieurs
au droit privé dans la mesure des exigences du bien public
(impôts, service , droit constitutionnel, droit admi-
nistratit).


L'État est l'autorité suprême en matière de droit ; la loi et
l'application du droit sont essentiellement choses de l'État.


4) Lorsque l'action de l'État cesse de s'appuyer sur un. droit et
sort ainsi des bornes de l'ordre juridique, elle perd essentielle-
ment la forme de la contrainte ; elle n'est plus qu'aide, tutelle,
encouragement (économie générale, soins de l'État pour les progrès
de la civilisation). Le bien public s'étend ici au bien de la société,
à cause de l'appui dont celle-ci a besoin*.


LIVRE SIXIÈME.


LES FORMES D'ÉTAT.


CHAPITRE PREMIER.


La division d'Aristote.


Formulée il y a deux mille ans, et la plus suivie encore au-
jourd'hui, cette division part de l'autorité, ou mieux du pouvoir
suprême de gouvernemen t : il y a, dans tout État, un organe élevé
et dominant où se concentre la puissance dirigeante suprême,
et auquel tous les autres organes sont subordonnés ; sa manière
d'être détermine celle de l'État ; il est donc naturel qu'elle
soit la base de la division.


Aristote appelle normales les formes qui ont pour objet le bien
de la communauté ; anormales (-xpEz.5xestç), celles qui n'ont en


vue que l'avantage des gouvernants 2 .
Partant de là, il trouve


trois formes fondamentales régulières, auxquelles correspondent
trois formes anormales : « Le pouvoir suprême appartient néces-
sairement à un seul, à quelques-uns (une minorité), ou à la
majorité. » D'où, formes normales :


Arist., Pot., 111, 4, 1.
2 Arist., Pot., 111, 4, 1.




282
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


•. La royauté (.3accle.isc), comme disait Aristote, la retonarchir,
suivant,notre langage, ou le gouvernement d'un seul ;-1


2. L'aristocratie, ou le gouvernement d'une minorité distinguée;
3. Le gouvernement de la majorité, de la foule. Aristote l'ap..


pelle poptie', réservant le mot démocratie pour la forme anormale,
à cause de la corruption des démocraties grecques d'alors ; mais
cette dernière expression est redevenue usuelle, et nous suh,,Tons
l'usage.


Et formes anormales :
I. La tyrannie ou la despotie, domination d'un seul, établie


principalement clans l'avantage du maitrc ;
2. L'oligarchie, ou la domination des riches à leur profit ;
3. La démocratie 2 , suivant le mot (l'Aristote; l'ochloratie, sui-


vant les modernes, ou la domination arbitraire de la foule pauvre
(on peut ajouter : et grossière).


Il semble, au premier abord, que la division d'Aristote donne
une importance exclusive au nombre des personnes qui forment
le pouvoir suprême, à peu près. comme le système de Linné dé-
termine le genre des plantes par le nombre des étamines. Est-ce
clone qu'Aristote abandonne aussitôt le principe qu'il a posé?
Sa division ne se base-t-elle plus sur la qualité, mais sur la quan-
tité? Aristote a compris l'objection 3 ;


aussi nous rend-il attentifs
que la différence clans le nombre est en relation naturelle avec la
différence clans la qualité, et- qu'en définitive, c'est celle-ci qui
doit l'emporter. Cependant, il n'exprime pas avec assez de pré-
cision les éléments de la qualité.


De plus, sa division doit être complétée. Ses trois formes sup-
posent toujours que l'autorité suprême appartient à des hommes.


Po/. , §5, 1, 2.
2 Pol., 1,5,4,5. Cicéron exprime ainsi la pensée d'Aristote : « Quum panes


unum est omnium aumma rerum, regem ilium unum vocamus, et regnum
ejus reipublicte statum. Quum autem est penes delecios, tum illa civitas
optimatium arbitrio regi dicitur. Illa autem est civitas popularis


'


in qua
in populo sunt omnia. » Les trois formes deviennent anormales lorsque
« ex regs domines (fit); ex optimatibus factio, ex populo turba et confusio. »(de Rep. I. 21 et 45.)


3 Ali st. Pol., I,5, '7. Les cri tiques de plusieurs modernes m'avaient d'abord
trompé, et dans mes « Studien » j'avais fait au grand maître un injuste
reproche. Sparte était une monarchie, malgré ses deux rois ; Venise, une
république, malgré son doge unique.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 283
oc, il est des États qui considèrent comme leur chef unique,
véritable et suprême, soit Dieu lui-même, soit une divinité quel-
conque, un esprit surhumain ou une idée; les hommes qui les
gouvernent n'y sont réputés que les serviteurs et les gérants


maitre invisible et souverain, exempt des faiblesses hu-


quatrième forme peut être appelée idéocratie (théocratie),
1 1(11C• sile(lftettse'elle se propose le bien des gouvernés ; idolocratie, lors-
qu'elle est dégénérée.


Observation. — Schleiermacher prétend que les formes antiques de
la monarchie, de l'aristocratie et de la démocratie « se pénètrent
continuellement l'une l'autre, » et qu'ainsi, dans la démocratie
elle-même, les chefs se présentent comme une aristocratie, et quel-
ques-uns, Périclès par exemple, comme des monarques On
pourrait en dire autant des monarchies, et Mirabeau disait avec
raison : « Dans un certain sens, les républiques sont. des monar-
chies, et clans un certain sens, les monarchies sont des répu-
bliques 2. » Cependant, la distinction n'est pas oiseuse : il demeure
vrai que la forme du pouvoir suprême donne à toute la constitu-
tion un caractère spécifique, et que les principes politiques les
plus importants s'y rattachent intimement.


Abhandlungen der Berl. Akademie der Wissenschaft, 1814: « ifeher die
Beyriffe der versehiednen Statsformen. »


2 Discours de 1790, dans ses Œuvres, VIII, 139.




9


CHAPITRE II.


De l'État dit mixte.


L'antiquité essaya d'ajouter aux trois formes d'Aristote ture
quatrième forme, qu'elle appela mixte. Cicéron, entre autres, voit
dans la constitution romaine une forme mêlée de monarchie,
d'aristocratie et de démocratie, et préfère ce système aux formes
simples '.


Si l'on entend par État mixte une modération ou une limita-
tion de la monarchie, de l'aristocratie ou de la démocratie, par
d'autres facteurs politiques, par exemple, une monarchie modérée
par un sénat aristocratique ou chambre haute, et. par une assem-
blée démocratique ou représentation du peuple, il devient évi-
dent qu'un aussi savant organisme est préférable à la forme abso-
lument simple. Mais ce n'est pas là une nouvelle forme, car la
puissance suprême y sera toujours concentrée dans les mains, soit
du monarque, soit de l'aristocratie, soit du peuple.


Entend-on au contraire par État mixte une division du pou-
' Cicéron,


de Rep., I, 29: « Quartum quoddam genus reipublicie maxime
probandum esse censeo, quod est ex his, (pue prima dixi, moderatum et
permixtum tribus; » et 1. 45 : « Placet enim esse quoddam, in republica
mestans et regale, esse aliud auctoritati principum partitum ac tributum,
esse quasdam res servalas judicio, voluntatique multitudinis.


LES FORMES DE L'Ét1T. 5.285
voir suprême, la coexistence de deux ou plusieurs autorités in-
dépendantes , souveraines chacune dans un cercle déterminé ? On
peut répondre avec Tacite qu'un semblable État n'a jamais existé,
et ne saurait durer


Quelques modernes ont cependant cru en trouver un exemple
dans la constitution anglaise ; le pouvoir y serait divisé entre trois
autorités suprêmes, le roi, la chambre haute et la chambre des
communes, et cette division ferait la perfection de cette constitu-
tton, idéal de la forme mixte. C'est une erreur. La constitution
anglaise n'est point née de la division du pouvoir. Elle eut, dès
l'origine, un caractère spécifiquement monarchique, qui, petit à
petil, fut modéré par une aristocratie puissante et par des élé-
ments démocratiques. La forme externe de l'État est demeurée
monarchique, et le droit public anglais attribue au roi, non-seu-
lement toute la puissance suprême de gouvernement, mais
encore la première place dans le corps composé du Parlement
législatif 2 . .


On oublie d'ailleurs généralement quela division d'Aristote ne
repose pas sur la nature et la composition du pouvoir législatif,
qui, dans un système avancé, est ordinairement la représentation
de tous les éléments essentiels de l'État. Sa division a pour base
l'opposition des gouvernants et des gouvernés ; elle se de-
mande à qui appartient le pouvoir suprétue de gouvernement? Or,
une division de ce pouvoir n'est pas possible. Le diviser entre le
roi et les ministres, par exemple, serait établir une diarchie ou
une triarchie contraire à l'essenCe, de l'État., organisme vivant
exigeant l'unité. Les forces et les organes des êtres vivants va-
rient à ; mais l'unité y est-elle jamais sacrifiée? Les organes -
peuvent être relativement supérieurs ou subordonnés, mais il en
est toujours un suprême, dans lequel se concentre la direction. La


-.tète et le corps ne vivent pas séparés et chacun pour soi ; ils ne
sont pas égaux. l)e même, un organe suprême est la condition


Tacite, Annales, IV. 33: « Cunctas nationes et urbes populus aut primo-
reg aut singuti regunt delecta ex bis et consociata reipublicoe forma lau-
dari facilius quam evenire ; vel si evcnit, hatid diuturna esse potest. »


2 L'esprit politique de la constitution anglaise n'est-il pas plutôt aristo-
cratique que monarchique? C'estune autre question. Comp. Blackstone, 1,2.




286 THÉORIE GÉNÉRALE DE. LÉTAT.
essentielle de la vie de l'État : on ne peut le diviser manT\kliviser
l'État.


11 n'y a donc pas de quatrième forme qu'on puisse appeler
mixte. En traitant des formes simples, nous parlerons suffisam-
ment des mélanges possibles.


Observation. — On vante souvent aujourd'hui la « •aonechie
démocratique » comme le gouvernement de l'avenir. L'expression
est bonne si l'on veut simplement indiquer que la monarchie
moderne doit s'appuyer principalement sur les masses (le demos',
et demeurer en union étroite avec elles ; et alors la forme n'est pas
mixte, mais simple. Elle conserve un sens, si l'on veut dire que la
monarchie doit être modérée par des éléments démocratiques, et
« entourée d'institutions républicaines, » par exemple comme la
monarchie de Louis-Philippe ; mais, dans ce cas, l'histoire l'ap-
prend, il y a danger de conflit entre les principes, et de renver-
sement par les flots montants de la démocratie. Enfin, l'expression
perd tout sens raisonnable, si elle signifie un mélange, une
division du pouvoir suprême de gouvernement, dev.enant ainsi
moitié monarchique, moitié démocratique : un État semblable ne
peut pas exister. La Constituante de 1789 avait cru, avec Rousseaa,
à la possibilité de cette division entre deux autorités égales, la
nation et le roi. Mais l'application du système en démontra immé-
diatement l'inconsistance et la contradiction interne. Pinheiro-
Ferrera (Principes du droit public, p. 474) appelle monarchie démo-
cratique celle qui ne tonnait aucun 'privilège ; mais il voit un
privilège dans toute reconnaissance d'une aristocratie. Pour lui,
l'expression signifie donc une monarchie qui n'a que des organes


.e démocratiques. Or c'est là, en un sens, un État incomplet, qui
oublie ou écrase les élément istocratiques qu'il renferme.
Comp. infra, I. VI, ch. xiv.


CHAPITRE III.


Nouveau développement de la théorie.


1 . Montesquieu suit la division d'Aristote, mais fait faire à la
science un progrès marqué, lorsqu'il recherche le principe de vie
intellectuel ou moral de chaque forme. L'a-t-il trouvé? C'est une
autre question: Pour lui, la vertu est le principe de la démocratie;
la modération, celui de l'aristocratie ; l'honneur, celui de la mo-


narchie, la crainte celui du despotisme. 11 ajoute cette quatrième
forme aux trois autres ; Aristoste la leur avait plus justement op-
posée comme anormale. .10


Schleiermacher fait une tentative intéressante de classe-
ment, d'après le développement plus ou moins avancé du
sentiment de l'État : l'État prend naissance lorsqu'un peuple
acquiert conscience de l'opposition nécessaire des gouvernants
et des gouvernés. D'abord, et c'est un premier degré, cette con-
science s'empare d'une faible peuplade, et alors, ordinairement,
« sa masse entière, mùre pour l'État, en est uniformément saisie. »
Puis, l'opposition se développe dans chacun ; ils se réunissent


« Ueber die &griffe der verschiedenen Siaisformen, den. Abhandlun-
gen der Berliner Àkadenie, 1811.




288 THÉORIE GÉNÉRÀLE DE L'ÉTAT.
pour être l'autorité et se séparent pour être les sujets : la dé-
mocratie ; l'esprit général et l'intérêt privé ne s'y distinguent que
faiblement. Il se peut aussi que la masse, mûre pour l'État, ait
été, dès l'abord, inégalement atteinte par le sentiment qui va le
créer ; la conscience politique ne s'est peut-être développée que
chez un seul ou plusieurs. Cette inégalité produira la monarchie
ou l'aristocratie. Dans ces périodes voisines de sa naisgnce,
l'État change facilement de forme, et les trois formes se ressem-
blent encore beaucoup. La tendance naturelle pousse à la démo-
cratie, car les retardataires rattrappent ceux qui ont eu avant eux
le sentiment de l'État.


La seconde période réunit plusieurs peuplades ; elle est inter-
médiaire, et précède celle où la conscience de l'unité du peuple
aura sa pleine expression : une peuplade plus avancée gouver-
nera les autres, et la forme sera le plus souvent aristocratique.
Elle ne saurait être démocratique, puisque plusieurs peuplade
sont assujetties à une seule qui leur est supérieure. Elle peut de-
venir extérieurement monarchique ; mais le roi appartiendra à
la peuplade dominante, et nous aurons un roi aristocrati-
que.


Enfin, à la troisième période, l'unité d'une grande nation se
manifeste dans les formes pures de l'État. La nature démocra-
tique du premier-degré, ne. pouvait ni développer complétement
l'opposition politique des gouvernants et des gouvernés, ni em-
brasser un grand peuple. Dans l'arecratie du second degré, la
peuplade dominante conservait des intérêts.particuliers, et l'unité
nationale n'était point encore le principe vivifiant de l'organisme.
Mais, dans la troisième période, le monarque représente l'unité
de l'État et du gouvernement dans leur pleine puissance, et la
vÉritable monarchie est achevée.


Schleiermacher donne ainsi une base intellectuelle aux trois
formes connues, et les rattache au développement de l'idée poli- .
tique ; la démocratie serait la forme primitive et inférieure; la
monarchie, la forme la plus élevée. Si ce s ystème ne fournit pas
un nouveau principe de division, il éclaire du moins l'esprit des
diverses formations.


Mais l'histoire ne justifie aucunement les périodes logietes de


LES FORMES DE L'ÉTAT. £89
l'auteur. * marche plus souvent en sens inverse : monarchie,
aristocratie, démocratie, et cela est plus conforme à la nature ;
la conscience active de l'État a dû s'emparer d'abord des plus
grands et des plus heureux, vivant dans un milieu particulière


-nient favorable, et se répandre ensuite dans les cercles infé-
rieurs, plus étendus '.


19




CHAPITRE IV.


Le principe des quatre formes fondamentales.


Les formes d'État se distinguent spécifiquement par leurs con-
ceptions de l'opposition des gouvernants et des gouvernés, et
surtout par la qualité (non par la quantité) du régent (Herrscher).
Aristote déjà l'avait reconnu.


I. Dans l'idéocratie et son mode le plus élevé, la théocratie, le
peuple voit son chef clans un être surhumain, supérieur sous
tous rapports et par nature : Dieu lui-même gouverne l'État.


II. La démocratie ou le gouvernement populaire en est précisé-
ment l'opposé : loin de chercher hors de son sein un maître
étranger, la nation s'y gouverne elle-même; elle est gouvernante
dans son ensemble, gouvernée clans ses individus.


III. Dans l'aristocratie, la distinction des gouvernants et des
gouvernés ne sort pas de la nation et demeure humaine ; mais
une classe ou une souche (Stamet) plus élevée y gouverne exclusi-
vement, les autres n'étant que gouvernées : pris isolément, les
membres de la première sont, également, gouvernés.


1V. Dans la monarchie, l'opposition est parfaite. Le gouverne-
ment est humain, niais concentré dans un homme qui n'est que
régent, non sujet, qui appartient ainsi complétement à l'État, et
personnifie la communauté et l'unité de la nation.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 291
Chaque forme à son type idéal dont elle réfléchit :
La théocratie représente le règne de Dieu sur le monde ; mais


elle nous montre Dieu comme agissant directement, et, jusqu'à
un certain point, d'une manière despotique et grossière.


La monarchie glorifie dans « l'homme, » comme individu,
l'unité de l'humanité; le chef de l'État représente l'ensemble ;
l'unité de la nation est personnifiée dans le monarque.


La démocratie exprime la communauté de la nation ou des in-
dividus, et nous offre la commune dans l'État.


L'aristocratie réalise la distinction des éléments nobles et des
éléments contnnws dela nation, et donne le pouvoir aux premiers.
Elle a pour type la noblesse et la manière d'être de la race la plus
élevée, comme la démocratie a pour type la commune.


On peut, sous un certain rapport, opposer la théocratie et la
monarchie à l'aristocratie et à la démocratie. Là, la plénitude du
gouvernement, sa majesté la plus haute, est concentrée dans le
régent, qui n'est point en même temps régi, qui ne représente
aucun intérêt privé, mais l'intérêt seul de l'État ; dans l'une,
l'élévation est divine, donc absolue; dans l'autre, humaine, clone
relative. Ici, au contraire, et c'estpour cela que l'aristocratie et la
démocratie peuvent être appelées des républiques, l'opposition
entre gouvernants et gouvernés n'est point aussi nette; il y a
mélange: les mêmes hommes sont tantôt autorité, tantôt sujets ;
ils ont en même temps des intérêts publics et des intérêts privés.
Dans la démocratie, ce mélange s'étend à tout le peuple; clans
l'aristocratie, il se restreint à la classe dominante: celle-ci n'est
Gl ue gouvernante à l'égard (lu reste du peuple, mais, prise en
elle-même, elle est à son tour démocratiquement organisée en
général, et ainsi maîtresse et sujette en même temps. L'aristo-
cratie se présente ainsi, comme une forme intermédiaire et
moyenne, entre la démocratie et la monarchie.


Mais l'aristocratie et la monarchie se rapprochent à un autre
point de vue, et s'opposent alors aux deux autres formes : la dis-
tinction des gouvernants et des gouvernés y est organisée
humainement; les gouvernants se sentent et se savent indépen-
dants; le peuple les considère comme tels; ils exercent le pou-
voir en leur propre nom et comme un droit indépendant, surtout




999 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
dans la monarchie. Les secondes, au contraire, ont pour ►uve-
verain Dieu ou le peuple, à qui il faut (les représentants et des
intermédiaires, prêtres ou magistrats. Ceux-ci appartiendront per-
sonnellement aux rangs des gouvernés; ils agiront au nom et
par le mandat du souverain, comme serviteurs de Dieu ou du peu-
ple. Ils ne peuvent se considérer comme les chefs ; ils admi %-
trent pour le véritable maitre, qui ne peut ou ne veut agir er-
sonnellement. Par suite, ils sont continuellement forcés de se
rattacher à une autre puissance qui les domine eux-mêmes, et
de puiser en elle leur autorité.


La distinction des formes de l'État d'après la nature du gou-
vernement, est le fondement du droit constitutionnel ; elle
appartient donc au droit public. Mais l'on peut aussi diviser les
États d'après la tendance de leur vie politique, abstraction faite
de leur forme. Certains États sont théocratiques par l'esprit (théo-
cratisants) sans l'être par la forme ; ils reconnaissent un chef
visible, humain ; ce n'est pas Dieu qui les gouverne, mais ce sera
par ex. un prince de l'Église, une aristrocratie cléricale ou une
certaine démocratie religieuse. D'autres sont aristocratiques, sans
être des aristocraties pour le droit public (ex. l'Angleterre, mo-
narchique par la forme, aristocratique par l'esprit); ou démocra-
tiques sans être des démocraties (ex. le royaume de Nonvége);
ou enfin monarchiques a), sans monarque réel (ex. la Répu-
blique française).


Observation. — F. Rôlenzer (Labre von den politischen Parleien,
§ 210 et ss.) divise les États d'après les quatre âges de la vie
humaine, en s'appuyant directement, non sur la forme, mais sur
l'esprit politique de l'État. Cette division appartient aussi à la poli-
tique plus qu'an droit public, mais elle diffère complètement de la
précédente. Elle distingue :


L'esprit public radical, clans l'idolocratie (Idolstat);
- libdral, dans l'État, individualiste (Individualstat);
- conservateur, clans l'État de race ,,Rassestat);
- absolutiste, dans l'État de forme (Formenstat).


L'esprit politiqiie d'une monarchie, par exemple, peut passer


a) Le texte allemand dit mieux : « Certains États sont théocralisants...
aristocratisants... etc.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 293
successivement par chacune de ces phases. R. Malt objecte
qu'un peuple ne peut être ni jeune ni vieux, parce qu'il contient
toujours des enfants et des vieillards (Statswissenschaft, I. 2). C'est
ignorer ce qu'il combat. Les anciens déjà savaient que les nations
elles-mêmes, êtresorganiques, passent par différents âges, analogues
à la jeunesse et à la vieillesse des individus, et Savigny a achevé
de le démontrer. De plus, chaque nation a généralement un
caractère inné. Il est des peuples jeunes et des peuples vieux par
nature, de môme qu'il est des hommes toujours essentiellement
naïfs ou puérils, d'autres vieux dès leur jeunesse. On le voit
surtout clans les grands races. Les races nègres sont des enfants
de plusieurs milliers d'années; les Indiens rouges ont, depuis des
siècles, un caractère permanent de vieillesse. En Europe, cette
patrie par excellence des peuples virils, le peuple espagnol, abstraC-
tion faite de la période oit il se trouve, représente plutôt l'esprit
de vieillesse ; les peuples germaniques, celui de jeunesse. Jeune ou
vieux, ie peuple remplit l'État de son esprit. La male forme de la
monarchie constitutionnelle serait une caricature à Haïti, parce
qu'un peuple enfant y habite.




CHAPITRE V.


Le principe des quatre formes secondaires (Neben formen).


La qualité du chef détermine sans doute la forme de l'État.
Mais, pour bien fixer le caractère de celle-ci, il faut aussi consi-
dérer les droits des gouvernés, et compléter ainsi la division d'Us-
tote.


Ce qui est ici décisif, c'est le contrôle du gouvernement et la
participation à la confection des lois par les gouvernés, par la
nation dans le sens étroit du mot, ou, si l'on veut, par le pays.


Dès lors, nous obtenons les trois formes secondaires suivantes
(quatre respectivement):


I. Les gouvernés sont une masse passive, sujette sans condition,
tenue à une obéissance sans réserve. Ils n'ont ni droit de con-
trôle, ni part à la confection des lois : c'est le gouvernement
absolu ; la forme, la nation serviles (non libres). Celles-ci n'ont pas
seulement ce caractère lorsque tout est abandonné à l'arbitraire
et au caprice d'un despote (despotie), mais aussi, au moins poli-
tiquement, lorsque le prince reconnaît un système obligatoire
de droit et respecte le droit et la liberté privés (gouvernement
absolu, absolutie.)


11. Une fraction des gouvernés, les classes les plus élevées, ont
un droit de contrôle et une part clans les affaires publiques, et


LES FORMES DE L'ÉTAT 295
restreignent ainsi le pouvoir suprême ; mais les masses, et parti-
culièrement les classes inférieures, n'ont aucun droit politique.
Ces formes sont demi-libres; ex., les États du moyen âge.


In. Toutes les classes jôuissent des droits politiques ; le pays entier
(la nation) contrôle le gouvernement et participe à la confection
des lois : c'est la forme libre, la république clans le sens le plus
large. On peut également l'appeler l'État public (Volksstat) a).


Ce contrôle et cette participation ont lieu :
A. Directement par l'assemblée des citoyens, système préféré


des anciens (républiques antiques);
B. Indirectement par des commissions et des représentants,


svstème des modernes (Étals représentants).
Si maintenant nous rapprochons ces divisions secondaires des


principales, nous obtenons les résultats suivants :
I. La théocratie penche, enprincipe, vers la firme servile. Mais


elle n'est pas nécessairement despotique ; il se peut, en effet, que
le Dieu régnant, ou plutôt la classe des prêtres inspirée par lui,
reconnaisse et respecte une loi de la communauté. Aussi peut-
elle se rapprocher des formes intermédiaires, même des formes
libres, lorsqu'une classe aristocratique ou une assemblée de la
nation participe à l'exercice du pouvoir réputé divin. En ce sens,
la théocratie juive était républicaine.


Il. L'aristocratie gravite dans les formes demi-libres; mais elle
peut aussi descendre à la forme servile, lorsque le demos est poli-
tiquement sans droit ; ou s'élever à la forme libre, lorsque, comme
à Rome, elle accorde à celui-ci une véritable représentation.


I i I. La démocratie tend aux formes libres, mais peut dégénérer
en despotie au détriment des minorités, ou en gouvernement
absolu à l'égard des individus. Elle peut aussi être demi-libre
par relation une classe assujettie (esclaves et ilotes, nègres dans


e) Volksstat est pris ailleurs par opposition à l'État communal, urbain,
patrimonial;yoy. p.:33, 49, n" 6, 170. — État public semble une expresssion
assez mal choisie; l'État peut-il n'être pas public? Mais État natione ferait
amphibologie (conip. p. 70, note, 272, 279); et État populaire serait un
con tre-sens. Vollcskijnigthum, clans le titre du ch. tx ci-après, désigne éga-
lement une royauté publique, c.-à•d. une t'orme libre.




t.1


296 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
IV. La monarchie prend et rassemble les formes le; plus


diverses. Les États despotiques de l'Orient sont manifesvimeitt
des formes serviles : le royaume et la principauté du moyen âge,
avec leurs ordres du clergé et de la noblesse, sont des formes
intermédiaires ; la monarchie romaine, d'après la constitution de
Servius Tullius ; les royaumes des Francs et de Norwége, qui
donnaient aux assemblées du peuple une certaine part aux "ires
publiques, sont des monarchies libres. Enfin, la monarchie con-
stitutionnelle moderne, avec sa liberté et sa représentation, est la
plus haute forme monarchique connue.


La division d'Aristote part avec raison du sommet ; les re-
proches qu'on lui fait tombent, lorsqu'on la complète en consi-
dérant la hase. On ne peut plus dire entre autres qu'elle manque
de précision, et qu'elle n'indique pas la parenté de la démocratie
représentative moderne avec la monarchie constitutionnelle, ni
n'explique la différence essentielle qui sépare la monarchie
absolue, de lâ monarchie limitée par les ordres.


' Observation.—C'est
l'intéressante étude de Georg Waitz sur la dif-


férence des formes d'État qui m'a poussé i Cette analyse des formes
secondaires (Politik, p. 107 et es.). Waitz appelle république l'État
gouverné par la nation, ou par les représentants de celle-ci sur son
mandat ; royauté, l'État gouverné par un chef individuel, en vertu de
son propre droit, indépendant de la nation. Cette division lui parait
principale, celle d'Aristote, secondaire. Dès lors, l'empire romain
devient république ; l'empire allemand, royauté ; l'ancien patriciat
romain, royauté ; l'empire des Napoléons, république. Mais cette
méthode embrouille plus qu'elle n'ordonne. La nôtre est plus logique
et plus claire, indispensable même pour compléter les divisions
d'Aristote. Elle explique également pourquoi la monarchie consti-
tutionnelle se rapproche davantage de la démocratie représentative
que la monarchie absolue *.


CHAPITRE VI.


I. — La théocratie (ldéocratie).


La forme théocratique appartient surtout à l'enfance du genre
humain. C'est dans l'Asie et dans l'Afrique du Nord que naissent
les premiers États connus, et leur forme est théocratique.


L'humanité, jeune encore, commençant à se répandre sur la
terre, sentait plus vivement sa dépendance des êtres divins, des
forces mystérieuses de la création. L'action de Dieu et de la
nature semblait plus directe et plus puissante. Tous les mythes,
toutes les légendes anciennes, nous représentent un ou plusieurs
dieux conversant avec les hommes, et Platon s'accorde avec la
croyance de tous les peuples, lorsqu'il raconte que Kronos. ému.


de la faiblesse et de l'incapacité des hommes, « mit à la tète des
États des démons, c'est-à-dire des êtres d'une essence supérieure
et divine. » Platon lui-même aimait ces conceptions, et, dans son
système politique, il vent que, au besoin par des artifices, l'on
rende à l'homme dégénéré la croyance que Dieu lui-même
gouverne l'État.


L'influence prépondérante des prêtres découle nécessairement
de ce système. Mortels choisis, voués au service des êtres supé-




208
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


rieurs, qui mieux qu'eux comprendrait leur langage ? Ici, ils
gouverneront directement au nom d'un seul ou de r.. f sieurs
dieux. Là, un roi sera placé à la tête de l'État, mais il agira
comme le représentant et l'organe de Dieu sur la terre, et, s'il
n'est en même temps pontife suprême, son pouvoir sera borné, et
dirigé par les prêtres. Leo appelle le premier genre clérical purfreiner Priesterstat), le second clérical mixte; celui-ci forme une
transition vers la forme monarchique.


L'État éthiopien de Meroii en était un exemple. La caste des
prêtres y occupe le premier rang; elle désigne dans son sein
quelques-uns des meilleurs, et le dieu choisit l'un d'entre eux,
dans une cérémonie solennelle. Aussitôt., le peuple plie le genoux.
devant l'élu d'en haut. Mais la puissance de ce roi est restreinte
(le toutes parts, et par les lois divines et par la révélation conti-
nuelle dont les prêtres sont les intermédiaires. Un cérémonial
sévère règle chacune (le ces démarches ; rien n'est laissé à la
libre décision de l'homme. Partout les prêtres l'accompagnent
et agissent avec lui. Sa vie même n'est pas en sûreté : s'il déplaît
au dieu, sa disgrâce est révélée aux prêtres ; ceux-ci lui font
savoir la volonté courroucée du ciel, et il ne lui reste d'autre
ressource que (l'en apaiser la colère par un suicide volontaire 2.L'Égypte était plutôt cléricale mixte. Les dieux y régnèrent
d'abord ; plus tard ce furent des hommes, fils des dieux, honorés
eux-mêmes comme des dieux, et bornés dans leurs pouvoirs
par la loi divine, une sévère étiquette et l'influence de la haute
caste des prêtres. Les préceptes divins y étaient si minutieux,
que le prince n'avait pas même le choix de ses mets ; ses frugals
repas étaient réglés d'avance et pour toujours 3. Les prêtres
n'avaient pas le droit de le juger pendant sa vie; mais, après sa
mort., ils se formaient en grand tribunal public, qui prononçait


A. H. Layard, célèbre par ses découvertes sur l'ancienne Ninive,
nous parle d'un remarquable exemple d'État Moderne démonocrate.(Ninivehund seine Ueberreste, p. 144 et suiv.): c( On trouve dans les montagnes de laMésopotamie les Zezidi, qui, sous leur chef suprême, le grand Scheikh, offrent
un cuite particulier à Satan, dans l'espoir qu'il reprendra un jour son rangélevé 7Ians la hiérarchie céleste. »2 Diodore de Sicile,
III, 5, 6. Comp. Leo, Welgeschichte, I, p. 79.3 Diod. de Sic., Hist., I, 71,72. Comp. Dunclicr, Gesch. d. Alterthums, vol. I.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 299


sur l'honneur du roi devant la postérité, sur sa réception parmi
les âmes et sur sa renaissance. Les vivants tremblaient dans
l'attente de ce grave arrêt, puissance formidable chez un peuple
qui croyait profondément à l'immortalité de l'âme, qui cherchait
avec un soin extrême à préserver ses morts de la corruption du
tombeau, et qui leur construisait des palais rappelant tous les
besoins de la vie.


L'ancien État indien est également théocratique, et se rap-
proche du précédent. Son roi, d'après l'ordre des castes, est au-
dessous du brahmane., qui croirait même s'abaisser par un inégal
mariage, en lui donnant sa fille pour épouse. Cependant, la di-
gnité royale est en même temps en si haute estime, qu'une divinité
particulière est réputée y habiter. D'après les lois de Manou, le
corps du roi est pur et saint, car il est. composé d'éléments pris
dans les huit gardiens divins du monde : « Il aveugle les yeux et
les coeurs comme le soleil, et personne ne peut regarder sou
visage. Dieu l'a créé pour la conservation de tous les êtres.
Personne ne doit le mépriser, même enfant, en se disant à lui-
même : « Ce n'est là qu'un simple mortel! » — car une force


divine réside en lui »
Les prêtres l'entourent également. Avant de monter sur le


trône, il faut qu'il soit sacré. Les sept ou huit ministres qu'il
consulte dans toutes les affaires sont, pour la plupart., des
brahmanes. Aucune décision importante n'est prise sans l'avis
préalable d'un conseil de conscience composé de brahmanes.
lin cérémonial sévère s'impose au roi, et les lois de Manou
rappellent en termes graves sa responsabilité, sans la déterminer


de plus près : « Le monarque insensé qui opprime ses
sujets , perdra bientôt la couronne et la vie, lui et toute sa
famille 2.


»


Plus arienne que les précédents, l'Inde est également . plus li-
bre, plus élevée. La dignité royale y est moins enchaînée.que dans
l es sombres États de.Meroii et de l'Égypte. Mais ils ont tous trois
un système de castes roide et absolu ; les prêtres y dominent


. 91 6%j. a vai.ID:31a.8 u_sastra.. Lois de Ilano , par Loiseleur. Paris, 1833.v
2 Le même, VII, 54 et suiv., III.




300
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


toute la vie intellectuelle, y ont des priviléges énormes, y pos-
sèdent. une large part du territoire. En Égypte, le tiersTles biens
leur appartient I . Suivant la loi indienne, « le roi, même clans
le besoin le plus extrême, ne peut demander un impôt. à un brah-
mane instruit dans les livres sacrés, et il ne doit pas permettre
qu'un brahmane souffre jamais de la faim 2..» Partout, les classes
inférieures sont opprimées ou méprisées ; nul espoir d'%ation,
même individuelle. Les paysans égyptiens ne sont que cgs serfs
cultivant les terres des prêtres, des rois, des guerriers. Pâtres et
artisans, héréditairement attachés à leur profession, n'ont aucune
part aux affaires publiques ; des corvéables de tous genres
couvrent le pays.


Ce caractère théocratique s'est conservé en Asie pendant des
siècles ; il est encore visible clans les dominations orientales.
L'indépendance des princes temporels est sans doute allée
en augmentant. Leur puissance s'était accrue pan de grandes
guerres de conquêtes, et par les armées qu 'exigeaient un
empire étendu. Ils furent à leur tour honorés comme des dieux ;
et la forme de l'État, tout en demeurant théocratique, entra dans
une phase nouvelle. A l'origine, le dieu lui-même était le sou-
verain ; prêtres et rois n'étaient que ses agents. Petit à petit, la
souveraineté parut appartenir aux prêtres, ayant à leur tête
d'abord un pontife, puis un roi guerrier ; le roi lui-même
fut vénéré comme un dieu. Ainsi naquit cette sorte de despotie
surhumaine propre à l'Orient, et dont nous trouvons des exem-
ples dans le royaume de Perse, et même dans l'empire chinois et
dans les États plus nouveaux des sultans mahométans.


Le roi d'Iran Guschtasb (1300-1350 avant J.-C.), sous lequel
parut le prophète Zarathustra (Zoroastre, Serducht), s'appelait
lui-même le « roi des prêtres, » et les livres saints des Perses
(le Send-Avesta) placent en effet le roi dans leur caste 3 . Le sys-
tème politique y est en même temps le système religieux ;
le droit et la morale s'y confondent ; je monde invisible


Diod. de Sic., I, 73.
2 Lois de Manou, VII, 133.3 Vuller, Fragmente liber die Religion des Zoroaster, Bonn, 1831, p. 33-69. —Comp. Spiegel, Avesta, Leipzig, 1852- 1863, 3 vol.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 301


( les bons et des méchants esprits s'y rattache continuellement


au
monde visible de l'humanité. Plus tard, l'on choisit aussi


les rois en dehors (les prêtres , et l'État. prit alors davantage
le caractère despotique que nous indiquions. L'influence des


grande aujourd'hui ; mais elle est faible, com-
aarres demeuràcenill (ilees anciens jours. Le roi des Perses règne tout-


paissant comme le dieu dont la grâce l'a élevé, et sa cour est
l'image de la cour céleste du bon esprit de la terre, Ahuramosda.
On lui rend des honneurs semblables aux honneurs divins. Les
ambassadeurs étrangers eux-mêmes se jettent à ses pieds dans
la poussière, comme des esclaves devant le maître, ou des sup-
pliants devant Dieu ; et le prince, assis sur un trône d'or, s'élève
vers le ciel, entouré des plus riches ornements, la tiare sur la
tète, le sceptre d'or à la main, le glaive au côté, revêtu de la
pourpre, « brillant comme le soleil dans l'éclatant firmament. »
En l'approchant on lui présente des offrandes, comme on offre
aux dieux des sacrifices ; et lorsqu'il meurt, on le porte dans le
splendide palais des morts, à Persépolis, où il continue la vie des
élus. Enfin, un cérémonial solennel l'entoure sans cesse de ses
symboles variés'. Mais, dans la réalité, toutes ces cérémonies
enveloppent le prince comme un filet d'or, enchaînent sa volonté,
et font une raillerie de sa toute-puissance.


Cette forme despotique, succédant à la forme sacerdotale, fut
cependant un progrès pour l'Orient. Elle brisa l'immutabilité
surnaturelle de l'État, et le règne absolu d'une révélation divine
manifestée aux prêtres par les astres. On vit apparaître une vo-
lonté qui, bien que despotique, était humaine et libre. Elle put
avoir égard aux transformations naturelles de la vie politique et
aux nombreux besoins nouveaux. Aussi, les castes persanes
furent-elles rompues de bonne heure.


Entre tous les États théocratiques, le plus remarquable sans
conteste est celui des Juifs d'après la législation de Moïse. Il est
fondé sur les fermes assises d'une religion pure et d'une foi vive
en un seul Dieu, créateur et conservateur du monde.


I Leo, iVeltgeschichte, I, p. 128. et suiv., fait un excellent résumé de cette
forme d'État. Duncker, Gescle. d. Alter& II, p. 606.




302
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Son roi, c'est Dieu lui-même, Jahvc ou Jeltova, le maitre éter-
nel du peuple élu mais mortel; il donne la loi, il b- àuverne la
nation. Toute la législation dite mosaïque se présente comme
une révélation : Moïse parle avec Dieu dans la solitude, au som-
met de la montagne ; il y apprend sa volonté dans la crainte et
le tremblement; il l'annonce au peuple suivant l'ordre du Sei-
gneur; les éclairs et le tonnerre montrent à tous la pigence du
Très-Haut sur le mont. Sinaï.


Ce gouvernement divin éleva le peuple entier bien au-dessus
des Égyptiens, qui les avaient d'abord méprisés comme une race
réprouvée dont le commerce souille. Israël se pénétra de la
haute pensée qu'il était la nation choisie du Dieu tout-puissant.
Tous enfants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, bien que divisés
en tribus et ayant une tribu particulière consacrée au culte (les
Lévites), les Juifs semblaient former un peuple de prêtres; ils
ignoraient les distinctions si roides des castes, et. la fraternité
régnait entre eux.


La loi de Dieu est conservée dans une arche sainte, tissée
d'or; le trône d'or de la grâce, gardé par deux chérubins, s'élève
au-dessus, vénéré comme le siége de la révélation divine. L'ar-
che et le trône sont cachés derrière le voile du saint des saints,
dans le tabernacle, résidence de la Divinité, gardé par les prêtres.
Le grand prêtre y reçoit les ordres de Jéhovah et les annonce au
peuple. De la race d'Aaron, frère de Moïse, il est l'organe natu-
rel de la volonté divine, et le représentant du peuple devant
Dieu. Au Milieu des temps troublés, Jéhovah suscite ses pro-
phètes, ses hommes inspirés, qui rétablissent l'autorité divine
méconnue, réveillent la conscience des rois et des peuples, punis-
sent l'oubli de Dieu, prêchent la conversion, révèlent les destins
futurs. Les juges placés à la tête des tribus rendent la justice au
nom de Jéhovah, « car il appartient à Dieu de juger. » Ils doivent
écouter également et le faible et le grand, et n'avoir crainte
d'aucun homme. Si une affaire leur parait difficile, ils doivent se
rendre au tabernacle et apprendre des prêtres la sentence de
Dieu, la suivre, ou mourir de mort 1.


' V. Moïse, 1, 17 et 17, 8 et ss. Comp. Duncker, o. c. I, p. 770; Bluntsclai,
Allasiat. Gotles und Wellideen, IV.


LES FORMES DE L'ÉTAT. . 303


Tout le sol de la Terre Promise est la propriété du Seigneur ;
les familles ne le possèdent que comme un fief. Aussi, le dixième
des fruits de la terre et des animaux, doit-il être porté au taber-
nacle pour l'entretien des prêtres, en reconnaissance du domaine
divin. Chaque septième année est une année de fête même pour
le sol, qui demeure en jachère, de même que le septième jour
est pour l'homme un jour de repos et de joie. Après sept fois
sept années, l'année des grandes Pètes, le partage des terres est
recommencé; les familles devenues pauvres récupèrent ainsi
leurs parts; les riches restituent celles qu'elles ont acquises.
On ne peut avoir un Juif pour esclave ; si la pauvreté forçait
quelqu'un à se vendre, il était traité comme un mercenaire ou
un fermier 2.


Lorsque les Juifs demandèrent un roi « pour être comme les
autres peuples, » Jéhovah consentit à leur demande par la bouche
-de leur grand juge, le vieux Samuel ; mais il consola ce dernier
en ajoutant : « Obéis à la voix du peuple dans tout ce qu'ils
t'ont (lit, car ce n'est pas toi, c'est moi qu'ils rejettent, cifin que
je ne règne pas sur eux I . » Dès lors, cette théocratie pure devint
une monarchie mêlée de théocratie, et caractérisée par la mis-
sion si complètement religieuse du peuple juif.


La théocratie n'a jamais trouvé en Europe que des échos fai-
bles et isolés. Caligula se montrant comme un Jupiter avec une
barbe d'or et les foudres; Héliogabale se conduisant en prêtre
sacrificateur du soleil souverain ; ou Gessler, le gouvernenr
autrichien, exigeant, suivant la tradition suisse, que les hommes
libres de la montagne se découvrissent devant le chapeau de
l'empereur, ne sont que des caricatures passagères d'une forme
d'État tombée. Cependant l'empire romain présente certains
éléments théocratiques dans l'usage d'ériger des temples et des
statues aux empereurs vivants eux-mêmes, et d'honorer les
morts comme des dieux (Divi), ainsi que dans le cérémonial
postérieur des empereurs de Byzance.


L'influence du clergé, toujours ami de cette forme, donna


' III, Moïse, e. 2.5; V. Moïse, c, 4 et 5.
2 1, Samuel, 8-7 et sui".




304 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
même, sous quelques rapports, une teinte théocratique aux
institutions des États chrétiens du moyen âge. La - 'tance est
plus marquée dans les États ecclésiastiques que dans les autres ;
mais ceux-ci n'en sont pas complètement exempts, et l'empereur
même dut être sacré par le prêtre. Cependant, si fort qu'il fût
dans les goûts ;d'alors de faire dériver de Dieu même tout droit
et toute puissance, l'on considéra toujours les souveraiWcomme
des hommes, et l'on prit grand soin de poser des bornes lutinai-
nes à leur pouvoir.


La constitution de l'Église et la hiérarchie du clergé chrétien,
obéirent seuls complètement aux tendances théocratiques. Et
néanmoins encore, l'Église elle-môme rappelait aux princes et
aux autorités temporelles leur origine humaine. Les formes poli-
tiques du moyen âge sont bien plutôt aristocratiques et monar-
chiques que théocratiques.


Les États musulmans qui naquirent alors, méritent plus juste-
ment cette dernière qualification. Les mahométans ne croient
pas, comme les anciens Juifs, à une intervention immédiate et
régulière de Dieu ; Mahomet ne rétablit pas la théocratie de
Moïse, mais il enseigna que, Dieu donnant la puissance à qui il
veut, le prince humain est son représentant et son vassal. Les
qualités de pontife suprême et de souverain temporel sont réu-
nies dans le Califat, type idéal du système politique de Mahomet.
La religion et. le droit, la théologie et la jurisprudence y sont mal
distingués ; les théologiens y sont en même temps juris-
consultes. L'Islamisme s'accorde bien mieux avec la théocratie
que le christianisme'.


Les modernes ont une répulsion manifeste pour cette forme et
tout ce qui la rappelle ; ils s'efforcent d'arriver à une organisation
humaine de l'État. La suppression de toutes les principautés
ecclésiastiques et des États de l'Église eux-mômes, est une preuve
éloquente de cette tendance 2.


Sur quelques autres États à tendances theocratiques,comp.131untsall,
u Ideocratie » dans le Dentsches Stateciirterbuch, vol. V; Y. Molli, Ency-


clopddie der Slatsw.,§ 41.
2 La constitution du .►lontenegro avait encore, il y a quelques années, dans


le Vtadika, un chef à la fois guerrier et religieux ; elle s'est depuis rappro-


LES FORMES DE L ' ÉTAT. 305
Les caractères communs des États théocratiques sont. :
1. Le mélange de la religion et du droit, des institutions et des


principes de l'Église et de l'État, la prépondérance des éléments
religieux. La vue de la vie future domine à tel point la vie ter-
restre, qu'elle en empêche le libre développement.


1 Le principe de l'autorité est élevé à une hauteur surhumaine ;
toute vie civile ou publique en dépend ; il est de sa nature absolu.
Le rapport qui lie les sujets au chef n'est pas humain ; les sujets
et le chef ne sont pas les enfants de la môme patrie, les membres
de la même famille on dit même peuple ; le chef s'élève au-dessus
d'eux à une inaccessible hauteur, et devient un maître tout-
puissant.


3. Cette autorité divine, en tant qu'elle s'est manifestée; avant
les temps dans la révélation arrétée d'une législation divine, fonde
un ordre ferme, mais immuable en tout : ainsi de la loi de Moïse
chez les Juifs, du Coran chez les Mahométans.


Faut-il édicter un commandement ou une défense sur des be-
soins changeants, nouveaux , la volonté divine ne peut être
connue que par deux voies : ou par des rites et des formes déter-
minées qui servent à l'interroger, ou par l'inspiration intime.
La première conduira toujours dans les sentiers perdus de l'er-
reur et de la fraude, soit qu'on lise dans les étoiles, comme les
Chaldéens, que l'on attende le regard enflammé du soleil levant,
comme les Juifs, que l'on observe le vol des oiseaux ou les en-
trailles des victimes, avec les Augures et les Aruspices romains,
que l'on consulte l'oracle avec les Grecs, ou que l'on jette les dés
avec les Germains. Dans la seconde, l'inspiré (et les autres avec
l ui) s'égarera d'autant plus qu'il abandonnera plus complètement
ses forces intelligentes, destinées par Dieu même à l'activité,
Pour devenir passif, et se livrer avec passion aux flots attendus
de l'inspiration divine.
rai::: organes humains, indispensables pour former la volonté de
l'État, demeurent ainsi nécessairement et souverainement i inpar-


4. La suprématie du sacerdoce, plus près de Dieu que les foule-


citée des constitutions européennes, par la séparation de la dignité sacerdo-
tale et du pouvoir (le gouvernement.


20




3)6
THÉORIE: GÉNÉRALE D1 L'ÉTAT.


liminaires laïcs. Lorsque les prêtres exercent directement le
pouvoir, la théocratie est ouvertement cléricale ; si au contlre il
existe à côté d'eux une autorité laïque, leur pouvoir prévaudra
néanmoins dans la règle, et nous aurons un État clérical latent.


Comme le caractère du sacerdoce est plutôt féminin, les élé-
ments féminins l'emporteront sur les éléments mâles, et le sen-
timent viril de soi-même et de sa liberté ne se dévelppera.
qu'imparfaitement. La mise à l'arrière-plan des laïcs et l'entrave
de leur esprit sont inséparables de cette forme.


5. La cruauté de la jurisprudence criminelle et la dureté des
peines t . La justice humaine représente la colère de Dieu ; la
libre action de l'esprit individuel devient une impiété ; le délit,
même léger, est une insulte à la majesté divine.


G. L'éducation du peuple et de la jeunesse est abandonnée aux
prêtres. L'école devient la servante du clergé. Les sciences, les
arts, l'habileté, ne sont estimés et cultivés que dans la mesure de
l'intérêt religieux ; ils sont vus avec méfiance, négligés , vite
opprimés et persécutés, s'ils paraissent un danger pour l'autorité
religieuse traditionnelle. Ce ne sont plus des créations libres de
l'esprit humain, mais des esclaves de l'Église.


V. sur ce point une excellente observation de Duncker, o. c., 11, p. 619.


CHAPITRE VII.


f . — Formes monarchiques. — Genres principaux.


La monarchie est, de toutes les formes d'État, la plus généra-
lement reconnue et pratiquée. On la trouve, aujourd'hui comme
dans l'antiquité, chez les peuples les plus divers, dans toutes les
parties inonde, en Asie et en Europe presque universellement.
Les espèces en sont si variées, qu'il est difficile de les classer avec
précision.


I. La despotie, telle surtout que l'Asie la présente, forme une
transition entre la théocratie et la monarchie humaine. Tou
droit y dépend du monarque ; nul n'a le droit assuré hors de lui
Ou contre lui ; ses sujets sont des esclaves devant lui. Peut-être
a-t-il le sentiment du devoir moral ou religieux, la conscience de
sa responsabilité devant Dieu. Mais il n'est nullement borné par
les droits (les sujets ; ceux-ci n'ont rien que par sa volonté arbi-
traire ou sa grâce.


Ce despotisme essaie de se justifier par l'exemple de la Divi-
nité; le despote veut être honoré comme le représentant de Dieu,
investi de sa puissance illimitée. Le système se rapproche en cela
de la théocratie et souffre des mêmes erreurs, quoiqu'il ne voie
qu'un homme dans le prince. C'est la tendance préférée de tous
les États mahométans du moyen âge. De nos jours, ils com-




dm


308 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
in encent à se rapprocher davantage de la monarchie européenne.


II. La despolie est. une forme barbare. Les grands peees
ariens l'ont toujours repoussée comme indigne d'eux, et ont
affirmé les droits des ordres et des individus, en dehors des droits
du prince. Ils se sont sentis libres ; ils ont toujours considéré le
despotisme comme une injustice. La monarchie civilisée reçoit
donc des bornes de l'ordre juridique commun. La situation du mo-
narque en grandit, car il est plus noble d'être le chef d'honMes
libres que d'esclaves ; de rassembler et de diriger des forces po-
litiques que de conduire une stupide obéissance. L'unité et
l'énergie de l'ensemble, jointes à la liberté du développement
individuel, font la bonne organisation de l'État ; la forme despo-
tique est impuissante à les donner.


L'esprit humain a bien longtemps cherché la juste mesure, la
forme exacte.


La royauté familiale ou le patriarcal, l'un des plus anciens
essais, honore dans le roi le chef de la famille la plus distinguée,
le plus âgé ou le père de la race. Les relations, l'esprit de famille.
dominent encore cette forme naïve, dont le Vizpati des races
indiennes et le Kuning des peuplades allemandes nous offrent
des exemples.


Le principat patrimonial du moyen âge, État féodal (Lehensstat)
on simple seigneurie territoriale ( Landesherrscha ft, dominium
terri), se lie également aux institutions du droit privé, et se
ressent encore du droit de Ehmille et des conceptione dynastiques.
Par une erreur de plus, il fait de l'État une propriété privée, et
considère la fonction comme un droit de fortune.


Le sentiment de l'État est encore peu net dans ces deux formes,
phases préliminaires.


III. Lorsque ce sentiment, s'éveillant davantage., se porte vers
un objet unique, vers un seul des attributs de la royauté, il
engendre les formes unilatérales dela principauté guerriére (duché,
gouvernement des Imperatores), ou de la principauté juridiction-
nelle (Cerichtsverfassung), la première, énergique et vivante, la
seconde, tranquille et tempérée.


1V. Quand le prince, exagérant dans sa personne même le sen-
timent de l'État, se croit le détenteur de tous les pouvoirs, nous


LES -FORMES DE L'ÉTAT. 309
avons bien une puissance centrale complète et déterminante ;
mais le peuple est sans liberté politique, et la monarchie, absolue.
Celle-ci correspond, comme forme civilisée, à la forme barbare
de la despotie. Elle s'en distingue en ce que le prince reconnait
un ordre juridique nécessaire, qu'il se fait un devoir d'observer,
dans la règle du moins. La puissance du prince absolu est plus
restreinte dans les formes modernes qu'elle n'était à Rome ; le
christianisme et lés idées féodales d'indépendance l'ont mo-
dérée.


V. Les formes de la-monarchie tempérée sont plus nobles et
mieux proportionnées. Elles reconnaissent la puissance une et
pleine d'une autorité publique centrale, et cherchent à l'unir avec
la liberté du peuple et des individus. Tels sont les États du moyen
âge, tempérés par l'aristocratie et par les ordres, et les formes
modernes de la monarchie représentative et constitutionnelle.


VI. Une opposition qui se rencontre à tous les degrés des
formes monarchiques, grossière dans le despotisme de l'an-
cienne Asie, noble dans les formes européennes, c'est celle de la
royauté et de l'empire.


L'idée de royauté se réfère à la nation; celle d'empire, à l'hu-
manité. La royauté est la magistrature la plus élevée de l'État
national, particulier; couronne de l'Étal universel.
L'empereur s'élève au-dessus des rois, comme l'humanité au-
dessus des nations. Tous les vastes empires de l'Orient célèbrent
à l'envi leurs rois des rois. César s'empara personnellement de
l'idée de la domination universelle de Rome, et l'histoire du monde
a donné son nom à cette haute conception de l'État. Au reste,
celle-ci ne pourra se réaliser pleinement qu'ensuite de progrès
plus avancés dans la voie de l'organisatton générale du monde.
Les tentatives faites jusqu'à ce jour n'ont été que restreintes
ou incomplètes t.


V. dans le deutsches Sialswiirterbuch le mot « Kaiserthum,» sur l'idée
et l'histoire de [ « Kaiser, » « Kaiserthurn » (empire, empereur)
et «czar» viennent évidemment de « César ; » mais, en français, « césarisme»
ne se prend qu'en mauvaise part.J




LES FORMES DE L'ÉTAT. 311
héros sont les fils ou les parents de dieux ; mais ils sont en Lame
temps de véritables humilies, aux yeux du peuple comme à leurs


CHAPITRE VIII.


A. — L'ANCIENNE ROYAUTÉ FAMILIALE DES HELLÈNES
ET DES GERMAINS.


Les rois primitifs des tribus et peuplades des Germains et des
Hellènes ont une similitude remarquable; niais la royauté,
intermédiaire dans le temps, de l'ancienne Rome, s'en distingue
sous des rapports essentiels.


La royauté des Hellènes et des Germains est une transition de
la forme idéocratique de l'Orient à une institution humaine-
politique. Leurs. rois se font ordinairement descendre des
dieux, chez les Hellènes de Zeus, chez les Germains de Wodan
(Odin), et le peuple y croit i; mais ils n'en sont pas moins
considérés comme des hommes , et leur puissance est res-
treinte humainement sous plusieurs rapports. Les rois et les


D'où l'expression : « Ex & .e. t'oç 62cOcieg, àuoyayai'..; àto-cpe.pz ;:ç, » dansIlornère, Iliade, II, 204 et suiv. :« Le grand nombre des chefs est funeste.
N'ayons qu'un chef, qu'un prince, auquel le prudent fils de Saturne confie et
le sceptre et les lois pour nous gouverner tous. [Traduction de Pugas Mont-bel.] — Comp. Hermann, Grieehis. Statsalterth., § 55. — Sophocle, Philae,137 : « L'art de régner brille hautement au-dessus de tous les autres, et le
prince sage et prudent tient le sceptre de Zeus. Comp., sur le prix de la
royauté, l'épopée indienne de Rama (dans Boltzmann, vers 1772):


« De même que l'oeil veille de toutes parts pour le corps, de même le
prince, fondement du droit et de la vertu, pour le royaume. La terre serait
entourée de ténèbres, désolée et perdue, si le prince rie maintenait pas l'or-
dre et ne montrait pas ce qui est juste et ce qui est injuste. » — Suivant Jor-


propres yeux.
Aussi, les honneurs qu'on leur rend sont-ils plus grands que


leur puissance réelle. Ils représentent l'ensemble du peuple devant
les dieux; ils sont les intermédiaires entre le ciel et la terre par
la prière et le sacrifice lorsque cette mission n'est pas exercée
par des prêtres spéciaux ; même après l'abolition de la royauté,
l'archonte d'Athènes conservait le nom de roi.


La personne des rois est plus estimée que celle d'aucun autre. La
composition des rois germains est triple ou quadruple de celle des
nobles eux-mêmes. Les rois brillent au-dessus de tous par leurs
richesses ; une grande partie du territoire leur appartient en
propre ; ils reçoivent la plus large part dans les conquêtes 2.
Leurs palais est plus élevé, mieux orné, plus beau 3, et ils
possèdent de riches trésors en ornements et en pierres pré-
cieuses.


Les insignes royaux marquent leur dignité. Les rois grecs por-
tent le sceptre, signe de la juridiction et de la puissance su-
prêmes ; les rois allemands, la baguette (Sial) 4. Ils s'asseient sur


nandès, c. xiv, les Amales sont de la famille des Ases. On sait par Herinist
et Horsa qu'ils descendent de Wodan. Il est certain que plusieurs des chefs
primitifs de tribus ne devinrent des rois que sur les terres européennes, et
qu'on se souvenait très-bien de leur origine (Sybel, EnIstehung des dottschen
liânigsibums). Mais c'est d'Asie que les peuples ariens ont apporté l'idée, et
même l'institution de la royauté. V., sur les progrès de celle-ci chez les Ger-
mains, Dahn, die KiMige der Germanen, VI. vol. Comp. Gierke, Deutschcs
Genossenschaftsreeht, I, 545 et suiv.


' Aristote, Pol., III, ux, 7. Cette qualité des princes germaniques se montre
surtout chez les peuples scandinaves. Cornu. Grimm, Bechtsalt, p. 243. Le
roi de Norwége Hakon, devenu chrétien, fut forcé par les paysans, encore
païens, de sacrifier suivant la tradition, d'offrir les vases consacrés et de
manger de la viande de cheval. Konrad lulaurer, die Bekehrung des norme-
gisehen Stammes sein Christenthum, p. 160.


Tacite, Germ.,14: Materia munificentiaa per imita et raptus, » c. 26 :
« Agros inter se seeundum dignationem partiuntur.» Cette grande seigneurie
princière est visible en Allemagne pendant tout le cours du moyen âge,
malgré les nombreuses aliénations.


3 Homère, Odyssée, IV, « Comme resplendit la clarté de la lune ou du
soleil, ainsi brillaient les palai s élevés du brillant Ménélas. » Comp. Odys. ,V
301. Il en était de même des demeures (Halle) des rois allemands.


4 Homère, Iliade, 11,100. « Quand les peuples sont assis dans les rangs,
Agamemnon se lève, tenant son sceptre, que Vulcain avait for gé lui-même.
V ulcain le donna jadis au puissant fils de Saturne... Thyeste enfin voulut




312 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
un siége élevé, le trône Les rois allemands sont précédés de la
bannière, marque de leur puissance guerrière ; les rois grt-s, de
hérauts 'qui annonçent leur arrivée et ordonnent le silence) Les
rois francs portent une longue chevelure flottante ; le costume
royal est brillant, distingué. Les anciens rois des Indes et
de la Chine se montrent en longue robe jaune tissée d'or, et
avec une ombrelle jaune 2.


L'ancienneté des familles royales et cette union avec leedieux
à laquelle elles prétendent, prouvent l'ancienneté de la


royauté hé-
réditaire. Cependant, le trône ne fut point d'abord dévolu d'après
des règles fixes de succession. Chez les Hellènes, on aVait aussi
égard à la capacité personnelle ; l'on excluait ordinairement les
femmes et les enfants, et, comme il fallait que le roi l'Ut reconnu
par les nobles et par la nation, on écartait parfois l'héritier nature13.
Tont en respectant mieux le droit héréditaire, les Germains le
combinaient aussi avec l'élection (Kur) par les princes, et le con-
sentement de la nation. Pourquoi ces peuplades librent'auraient-
elles pas choisi un parent moins proche, mais plus valeureux 4?


La puissance de ces rois est concentrée et cependant très-res-
treinte :


1. Il préside et dirige le conseil des princes et l'assemblée de la
nation, et y jouit d'une haute autorité 5 . Mais, comme Tacite le


qu'Agamemnon le portât pour gouverner des îles nombreuses, et tout le
royaume d'Argos. [Traduction de Dugas Montleel.]


Grimm, op. cit., p. 241.
2 Grimm, p. 329. Thierry, Mérovingiens, II, 82. Rama, traduction de Holtz-


mann, y. 782 et suiv.
Rappelons l'histoire d'Œclipe. Les Indiens combinaient aussi le droit de


succession (le droit d'aînesse) avec l'élection et l'avis des princes. Rama, deHoltzmann, y . 22 et suiv.
Tacit., Cerne., vn, « Reges ex nobilitate sumunt. » Le nom même de Chu-


ning , Kun-ing (roi), vient de chue ou chuni, famille, et indique qu'on pre-
nait en considération le lien du sang. Ilildebert Il fut nominé roi d'Austra-
sie à l'âge de cinq ans (Thierry, Mérov, II, 43). On trouve de plus nombreu-
ses exceptions au principe de l'hérédité dans l'histoire des Visigoths et des
Lombards. F. Dahu (die Kônige der Germanen, p. 32) appuie davantage surl'hérédité ; Thudichum (der altdeutsche Mat, p. 60), sur l'élection ; mais tous
deux reconnaissent que les principes se combinaient. Les anciens Indiens
combinent également l'hérédité (le droit d'aînesse) avec l'avis et le votedes grands. Rama (de Holtzmann) Y. 22 et suiv.5 Le 130 i,), des 6VŒY.T.E.g, f3a otkieg ou yépoy


-..,Eg; qui entouraient le roi chez
les Hellènes, répond au « concilium principum » dont parle Tacite, Geai.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 313
remarque, c'est plutôt une autorité morale qui recommande
qu'une autorité juridique qui ordonne


2. Il est le juge suprême, le protecteur et le conservateur du
droit, mais il ne juge pas lui-même 2 . Ici encore, sa puissance n'est
arbitraire ni dans la forme, ni dans l'objet, car il est tenu de res-
pecter la sentence prononcée.


3. Il est à la tète do l'organisation militaire, et ordinairement


le général de l'armée 3 ; son pouvoir grandit pendant la guerre 4.
Plus attachées à l'hérédité que les Hellènes, les peuplades ger-
maniques confient quelquefois à. des ducs la conduite de la
guerre pendant la minorité du roi, qui „continue néanmoins à
être considéré comme le chef suprême du ban de guerre.


4. Le pouvoir proprement dit de gouvernement, encore peu
développé, se cache en germe sous ces attributs.


5. Enfin, l'action et les droits du roi sont toujours limités
par le cercle du droit divin et du droit humain. Les Grecs font
remarquer la différence qui sépare le despotisme oriental de.
leur royauté ; ils montrent que le respect des dieux, des
lois et des usages de la patrie, forme l'essence de leur royauté 5.
Le roi est dans l'ordre juridique, non au-dessus ; il n'est pas en


Tacit., Cerne. II : « Auctoritas suadendi potins quam jubendi. »
2 Aussi Homère donne-t-il au roi le nom de « Sixexgraoug » et de


« Up.tcrroveouç. » Comp. Tacite, Germ., 1,x, 12. Le nom indien de rag (roi)
vient de juger, comme rex vient de regere. L'antique expression arienne de
roi renferme donc déjà l'idée de l'ordre juridique. Lassen, Ind. Alterne., I,
p. 808. — « Le fardeau de la justice pèse sur la royauté. » Rama, 17.


3 Aristote,Pet. , 7 « Kuetot 3'7i cire Trii ; zE xecâ ,. ^ezp.Ov n
Des ducs heureux ont fondé plus d'une dynastie royale.


4 Comp. César, de B. G., VI,23.
Denys d'Halicarnasse, V, 74: « A l'origine, toutes les villes grecques


avaient des rois, non pas des rois despotiques à la manière des barbares,
mais des rois réglés par les lois et les coutumes. » — Aristote, Pol., 111, ix, 7
et III, 10, I. Comp. Hermann, I. c.—Sophocle, le roi CEdipe, Y. 850 et ss., où le
choeur, faisant allusion au droit divin, s'écrie : « Ah : puissé-je conserver tou-
jours une pieuse crainte dans toutes mes paroles et dans tous mes actes, et
demeurer fidèle aux lois premières qui coulent du sein du Père de l'Olympe
et se balancent dans l'esprit céleste de l'éther. L'homme ne les a point inven-
tées; le temps n'a aucune prise sur elles; un Dieu tout-puissant et toujours
jeune les vivifie. » Antigone (y . 451) est encore plus énergique, lorsqu'elle
dit au roi : « Je n'ai jamais pensé que tes ordres pussent m'autoriser, moi
pauvre mortelle, à violer la loi non écrite, mais inébranlable de Dieu; et je
ne veux pas que la crainte des hommes me fasse encourir la colère des
(lieux. — Comp. (Ed. y. int.





311
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


dehors de la nation, mais à sa tète. Les droits des hommes libres
de la Germanie étaient encore plus étendus '.


Un caractère particulier de la royauté germaine vient !open-
dant singulièrement la renforcer : c'est la suite choisie qu'elle
s'attache étroitement par le serment de fidélité et de dévouement
personnel, force militaire et domestique, au service exclusif du
roi, engagée d'honneur à combattre pour son honneur et sa
puissance. Elle fut le germe de cette grande création kodale
qui, plus tard, rompit, envahit et transforma l'ancienne consti-
tution nationale.


Tacite, GCrin., 7.: « Nec regibus intinita ac libera potestas. » c. il :
« Pelles plebem arbitrium. » Ils gouvernent les peuples (sie tcalten); ilsn'en sont pas les maires (sie herrschen nicht). Selunitthenner, Stalsrecht,p. 40.


CHAPITRE IX.


B. - L'ANCIENNE ROYAUTÉ PUBLIQUE (Volkskiinigthum)
DE ROME.


1


Quoique semblable, sous quelques rapports, à celle de Hellènes
et des Germains, elle s'en distingue en somme au point de former
un genre nouveau et plus avancé. Dès l'origne, nous y rencon-
trons une double et importante différence : l'hérédité cède la pre-


mière place à l'élection, et la croyance populaire n'attribue pas
au roi une origine divine.


Les héros qui fondèrent Rome sont bien encore du sang des
dieux, et Romulus mort est placé dans leurs rangs; mais après
lui, l'action d'en haut ne se manifeste plus que dans les signes
des auspices, la détermination invisible des àmes et la puissance
irrésistible du destin ; la royauté romaine reconnaît le pouvoir
dirigeant des dieux, mais elle est comprise humainement.


L'influence de l'intelligence et de la volonté individuelles a
également grandi ; celle du sang et de la famille est reléguée au
second rang. Rome n'a pas de dynastie royale héréditaire Le
roi est choisi à vie par son prédécesseur ou par l'interrex, avec la


1 .De même, en principe, le droit de succession y est fondé sur la libre
volonté (lu de cujus, non sur les liens du sang.




316 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
participation du. Sénat et l'avis des dieux. On prend en considé.
ration son individualité plus que sa famille. Il propose _'tti-m'èrne,
la loi curiate qui doit l'investir de la puissance royaiJ et des;.
auspices L'imperium se conféra plus tard d'une manière anaSi,
logue aux magistrats de la République. Aussi, la royauté romaine,
est, dès l'origine, une magistrature individuelle.


Il y a là déjà une autre conception. Le caractère de la puis-
sance du roi de Rome forme une autre différence. Elle psemhle
bien, sous plusieurs rapports, à celle des autres princes; le roi
est pontife,, sacrificateur; il convoque et dirige le Sénat et les
comices ; il est le juge suprême, sauf certains cas d'appel au
peuple; il est à la tête de l'organisation militaire et le chef
naturel de l'armée; ses richesses sont grandes 3.


Mais sa puissance est plus concentrée et plus complète que celle
des rois grecs eu x-mêmes. L'esprit politique des Romains semontre
dès le début. Ils aiment à revêtir leurs magistrats de la plénitude
du pouvoir, et surtout à leur donner la force de sauvegarder éner-
giquement le bien public. L'imperium est spécifiquement romain,
et distingue leur royauté de toutes les autres. Les honneurs et
l'éclat qui entourent le prince, manifestent la réalité de ses
droits. Les faisceaux et les haches, portés devant lui par les
douze licteurs, ne sont pas seulement des symboles, mais les ins-
truments du supplice des coupables. L'imperium et les haches des
licteurs n'étaient pour les Romains qu'une seule et même idée 3.


Cet imperium suprême , transmis au roi ipso jure avec les
auspices, lui donne le droit (l'édicter des ordonnances et des règles
juridiques. L'Etat romain fut fondé par son roi, et la puissance
originaire du fondateur passa traditionnellement à ses succes-
seurs. L'assentiment du Sénat, et, depuis Servius Tullius 4 , le.


C'est là la les regia, que l'on renouvela sous l'empire. Ulpianus pr. L. I.
de const. princ. Cicéron, de lege agrar. II, 11.


2 Comp. Niebuhr, Kim.. Gesch., I. 35G. Rubino, Untersuch. über riiez. Vert'. •
I. chap. n. Th. Mommsen, rômisches Statsrecht, vol. II.3 Cicéron, pro Fiasco, 8: « Opifices et tabernarios atqueillam omnem l'amen
civitatum, quid est negotii concitare in cum prtesertim qui nuper sumnto
cum .imperio fuerit, summo auteur amore esse propter nomen ipsum
non potuerit. Mirandum vcro est boraines cos, quibus odio suntnostrœ secu-
roc, » etc., 34, « non imperium, non secures. » Comp. Tite-Live. XXIV, 9.


Tacite, Ann., III. 26 : « Pmciputts Servius Tullius sanctor legum fuit,


LES FORMES DE L'ÉTAT. 317


jussus populi » était sans doute nécessaire pour la loi propre-
ment dite. Mais le roi seul pouvait la proposer; aucun projet ne
pouvait être délibéré ni mis aux voix contrè sa volonté' ; et par
ses édits, il pouvait à lui seul préciser le droit qu'il appliquerait.
Ce dernier pouvoir fut peut-être rarement exercé par les rois ;
mais il n'en est pas moins la source du jus edicendi, toujours re-
connu depuis aux magistrats de la République.


Comme juge, le roi de Rome a également des pouvoirs plus
grands que le prince germain. Il préside aussi à l'administration
de la justice , souvent en personne à l'origine, mais il n'est pas
lié par l'opinion d'assesseurs. D ne dirige pas seulement la marche
du procès, mais il fixe lui-même la règle qui doit être appliquée
(jus dicit). 'l'otite la jurisprudence du droit privé et celle du droit
pénal en majeure partie, dépendaient de lui seul 2.


Dans les camps, rien ne bornait son droit absolu de vie et de
mort sur ses guerriers, depuis le soldat jusqu'au général. Même
sous la République, nous voyons des dictateurs, dont la pleine
puissance n'était autre que l'ancienne puissance royale, et même
des consuls, faire exécuter des chefs considérés, malgré les prières
de l'armée, ou décimer des divisions entières 2.


Le roi est la source des fonctions publiques ou sacerdotales.
Il nomme le tribunus celerum, qui commande la cavalerie, le pre-


reclus urbi, qui gouverne la ville en son nom. Les augures et les
pontifes reçoivent de lui la science de la divination et du droit
sacré


Enfin, il- y a dans l'imperium, comme germe intime, une puis-
sance de gouvernement qui agit et pénètre partout. Ce pouvoir,


quis etiam regel . temperarent. » Pomp., L. 2. § 1, de orig. jur. , dit de
Romulus déjà: « Loges curiatas ad populum tulit. » Comp. T.-Liv. 1,8; Den.
l lalicarn., IV.


Rubino, op. cit., p. 18 et suiv., qui, sous plusieurs rapports, a éclairé
les antiquités du droit romain, va trop loin lorsqu'il attribue originaire-
ment toutle pouvoir législatif au roi exclusivement. Sans doute, en parlant
des rois, les textes ne se servent pas de l'expression modeste rogare logeai,
mais des mots constituere, in


ciaus
stituere, dere jus. On ne peut cependant en con-


clure
,e,nIte rtSctéin.,a\t TeItI le p.euple n'eussent aucun droit.


, Cicé
r


on, de Rep. V. 2 : « Omnia conficiebantur judiciis regiis. » II, 31.


IoIp,.57cif. :1p1
1
, 1711; IeXt 2, 9186.. Brisson, de formol., p. 455 et suiv.




I
318 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
peu connu des rois grecs, inconnu des rois germains, a ici, dès
l'origine, une très-haute importance. Les Romains, aiment
la domination absolue dans la propriété et dans la famille, don-
nent aussi, à leur imperium de droit public, un caractère absolu.
Pendant la paix, leurs rois ne sont donc pas seulement des juges,
mais avant tout, comme leur nom l'indique, ils gouvernent (rex,
reyere).


On comprend ainsi que, dans la période royale, la volonté et
l'activité individuelles du roi aient déterminé toute la politique
romaine ; que toutes les institutions soient ramenées à lui ; qu'il
ait pu exécuter de gigantesques travaux d'utilité publique. Le
roi a enfin la surveillance des denrées alimentaires et de la cul-
ture du sol ; il veille sur les bonnes moeurs ; il a des pouvoirs de
police étendus. La puissance, divisée plus tard entre les consuls,
les préteurs, les censeurs, les édiles, était originairement réunie
dans une main, celle du roi En résumé, Rome est la première
monarchie qui se présente sous la forme d'une royauté 'indivi-
duelle, nationale, humaine, concentrant tous les pouvoirs publics,
ayant la plénitude, presque absolue, du gouvernement.


Rubino, p. 13G.


CHAPITRE X.


C. — L 'EMPIRE ROMAIN.


L'empire romain, préparé par César, établi par Auguste, eut
une influence considérable sur le développement du droit public.
On affirme à tort qu'il reposait sur la simple accumulation dans
l'empereur des fonctions et des dignités républicaines. Il con-
stitue, en réalité, une rénovation de l'ancien pouvoir monar-
chique, dans des rapports grandioses et en harmonie avec les
changements intervenus.


Sans doute, les empereurs se firent attribuer les pouvoirs des
magistratures républicaines : la puissance tribun tienne, pour
affermir leurs prétentions à l'inviolabilité, au droit d'intercession
et de veto, et pour se faire regarder comme les protecteurs de la
plèbe ; la puissance censoriale, pour avoir la surveillance des
moeurs et purger à leur gré les listes du Sénat ou des chevaliers ;
le pontificat suprême, et par suite les plus hautes questions du
droit sacré ; ils prirent même quelquefois le titre de consul.
Néanmoins, dans l'idée et la puissance, il n'y avait pas simple
cumul, mais fondation d'un centre unique, d'une véritable mo-
narchie. La transformation fut quelque temps cachée au peuple
Par des formes républicaines ; elle était complète sous Auguste
Béja, pour tout oeil clairvoyant. Sous Tibère, le principe mitai.-




:320 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
chique est exprimé nettement dans le Sénat même : « Il ne Peut
plus s'agir de séparer ce qui est indissolublement ; il faut
reconnaître que l'État forme un vaste corps qui doit être gouverné
par une intelligence unique '. »


Les empereurs prennent le nom modeste de princeps senatus •
mais leur puissance est si illimitée que peu d'entre eux savent
résister à ses entraînements. L'empire était électif. L'empereur
fut d'abord élu pour dix ans ; en réalité, il l'était dès lors pour la.
vie. On ne lui attribuait pas une origine divine ; il recevait le
pouvoir par une loi de la nation; il s'inclinait devant la majesté du
peuple 2. Mais, en fait, le choix ne s'écartait pas de la famille im-
périale; l'empereur recevait toujours, comme un droit personnel
et entier, une puissance aussi étendue que celle du peuple lui-
même sous la république, et dès lors, ce dernier ne pouvait plus
ni la restreindre ni l'enlever.


Outre les magistratures qui s'unissaient régulièrement à elle,
cette puissance contenait :


4. La disposition et le commandement des forces militaires et
de la garde prétorienne. Les armées permanentes, devenues
nécessaires par l'étendue de l'empire, forçaient partout l'obéis-
sance 3 . Les princes prirent en conséquence le titre d' impera-
tor, qui jusqu'alors avait signifié chef d'armée.


2. Le gouvernement absolu des provinces les plus riches et les
plus importantes. Les empereurs y puisèrent d'incommensurables
richesses et des forces de tous genres. Au reste, les provinces
gagnèrent au changement de constitution. Leurs principaux
habitants furent appelés au Sénat ou à de hauts emplois; les
antres furent moins opprimés et exploités par les légats de
l'empereur qu'ils ne l'avaient été par les proconsuls et les pro-


f Tacite, Annal., I, 12.; I. I. en parlant d'Auguste: « Cuneta discordiis
civilibus fessa nominc principis sub imperium accepit. » Comp. dans Dion
Cassius, 52, les conférences de Mécène et d'Agrippa avec Auguste.


2 Ulpion. L. 1. pr. de const. : « Quod principi placuit, legis Label
vigorem, utpote, cum lege regia, Due de impoli° ejus lata est, populos ei
et in eum mune sauna imperium et potestatem con ferat. Gaj., 1. 5. 3. de jute
net., § G.


3 Aussi Mécène recommandait-il bOalle01.115 à Auguste de former une
armée permanente (o-rptitzwyrocç axvccrouc,), et de laisser les autres citoyens
à leurs travaux. Dion Cass.; I. c.


LES FORMES • DE L'ÉTAT. 321
préteurs avides de la République. L'intérêt des princes conseillait
une administration plus réglée.


3. La politique extérieure, le droit de paix et de guerre, les
alliances et les traités I.
" 4 . Le droit d'assembler le Sénat, d'y faire des propositions,
de donner force légale à ses décisions 2 . On sait combien le Sénat
tilt soumis et bas.


5. La nomination, au moins effective, à toutes les magistra-
tures et aux plus importantes fonctions ; le Sénat et l'assemblée.
du peuple devaient respecter les choix recommandés par l'em-
pereur 3.


6. Le pouvoir illimité d'agir pour le bien et l'honneur de l'État,
germe intime qui pénétra tout 4 . Non-seulement les édits, mais
les décrets et les rescrits impériaux eux-mêmes, acquirent force
de loi, et la puissance législative fut exercée par l'empereur
seul 6.


Enfin, pour prévenir toute résistance, la loi regia décida
que l'obéissance due à l'empereur passait avant toutes lois
du peuple , plébiscites , et sénatus-consultes. L'irresponsabi-
lité de l'empereur allait de soi, et elle fut étendue à tous ses
agents 6.


La puissance impériale a le même caractère absolu que la
puissance paternelle et la propriété ; elle règne sans connaître de


Les de imp. Vespasiani : « foedusque cum quibus volet facere liceat. »
2 Lad.: « utique ei senatum habere. relationem facere, remittere senatus


consulta per relationem discessionemque facere liceat — utique eum ex
volui tate auctori ta Levé j ussu mandatuve ejus prtesentcve co senatus habebi-
ter omnium rerum jus perinde habeatur servetur ac si e lege senatus edie-
tus esset hahereturque. »


rad.: « utique quos magistratum potestatem imperium curationem
cujus rei petentes senatui populoque romano COMmendaterit, quibusque suf-
fragationrm suam dederit, promiserit, eorum comitis quibusque extra ordi-
nem ratio habeatur.»


Ead.: « utiquequmcumque ex usa reipublicse majestate divinarum, huma-
narum, publicarum privatarumque rerum esse censebit, ei agere facere jus
poteslasque sit.


Savignv, System. des Nin. Rechts, I. p. 121 et suiv..
Lez de imp. Vesp : « Si quis hujusce lo gis ergo adversus loges rogationes


Glue plebisve scita, senatusve consulta (colt fecerit, sive quod eum ex lege...
l'acore opportebit non fecerit hujusce logis ergo id ei ne fraudi esto, neve
quit ob eam rem populo dare debeto, neve rai de ea re actio nove judicatio
esta, neve guis de ea re apud... agi sinito. »


21




322 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
bornes '. Un seul homme tient dans ses mains le pouvoir univer-
sel de Rome, l'imperiurnmundi, animé par le principe iej,al, trop
peu respecté en fait, du bien et du salut public ; le droit, Si déve_
loppé dans les relations privées, est rarement invoqué clans les
affaires publiques.


L'histoire des empereurs emprunte à cette forme absolue des
proportions grandioses ; mais elle montre en même temps que
l'excès de la puissance n'est bon ni pour le chef ni pour les
sujets 2.


D'ailleurs la décadence et la corruption de tous ne semblaient-
elles pas légitimer l'empire? L'aristocratie était trop dégénérée
pour conduire encore l'incommensurable État.; elle fit quelques
efforts pour reprendre son ancienne puissance, puis elle s'aban-
donna à la force des événements. La masse du peuple, sans
désir de gouverner, désaccoutumée des armes, vouée aux tra-
vaux et aux jouissances de la paix, préférait la domination d'un
seul au gouvernement du Sénat, et oublieuse de sa propre
impuissance, se réjouissait de l'abaissement des grands 3 . Le
caractère des Romains s'était affaibli et corrompu plus vite que
leur génie, et la servitude commune devenait le châtiment de
leur insatiable passion de dominer. •


I Le premiers empereurs évitèrent le nom de dominus, qui rappelait
l'esclavage (Suétone, Octave, 53 : « Domini appellationem ut maledictum et
opprobrium semper exhorruit. » Tibère, 27. Tacite, Ànn. IV, 37, 38.) La
flatterie l'introduisit plus tard.


2 Qne l'on compare avec ses actes les paroles de Tibère, sincères peut-
être alors (Suétone, Tibère, 39) : « Dixi et nunc et stepe alias, P. C., honum
et salutarem principem, quem vos tanta et tam libera potestate extruxistis,
senatui servire debere et universis civibus sape et plerumque etiam singu- •
lis: neque id dixisse me poenitet. »


3 Cc qui se passa lors de l'avènement de l'empereur Claude, montre com-
bien l'ancienne constitution républicaine était peu populaire parmi les clas-
ses inférieures.


CHAPITRE XI.


D. - LA ROYAUTIn.i DES FRANCS.


Le vaste empire des Francs s'élève sur un sol romain, et forme
une transition entre le monde ancien et le monde du moyen
âge Le roi franc est bien plus puissant que l'ancien roi ger-
main ; mais sa puissance n'est pas absolue comme celle des
Césars. Les idées germaniques du droit et de la liberté se sont
mêlées aux idées romaines de la puissance et de la majesté de
l'État, et ont engendré une monarchie nouvelle qui atteint son
apogée sous Charlemagne.


Plusieurs causes augmentèrent la puissance des rois carolin-
giens : une remarquable série d'hommes distingués et heureux ;
l'extension croissante de l'État, qui demandait un gouvernement
politique fort et compréhensif; la nécessité d'une force militaire
toujours disponible; les victoires de celle-ci ; enfin, l'influence
des nombreux sujets romains élevés depuis des siècles dans le
système de l'ancien empire, et habitués aux conceptions et aux
institutions énergiques de Rome.


Peut-être la monarchie recula-t-elle sous 1111 certain rapport.
Elle devint héréditaire à la manière du droit privé, et fut par-
tagée entre les fils du roi défunt comme l'immeuble d'un par-


I Pour les époques de transition dos peuples germaniques qui s'établirent
dans les provinces romaines, voy. Félix Daim, die Kônige der Germanen.




324 THÉORIE GENERALE DE L'ÉTAT.
ticulier C'était méconnaitre complétement le caractère politique
et public de la succession au trône, .pour faire de l'État le
moine de l'individu et de la famille (principe patrimonial) 2.


Voici maintenant les principaux traits du changement :
1. La législation, devient plus complète et plus féconde


qu'elle ne l'avait été dans le cercle étroit. de la tribu germanique,
et le roi exerce sur elle une bien plus grande influence. Les
Germains ne pouvaient, sans doute, accepter le principe que la
volonté du prince fait loi. Mais les projets de loi, presque toujours
déterminants, se préparent dès lors dans le cabinet du roi,
par des conseillers royaux. La sanction du roi est nécessaire, et
la loi est promulguée en son nom.


Néanmoins, et ceci est très-important., la coutume et le droit
considéraient comme indispensable que la loi fût délibérée et
consentie par les grands de l'aristocratie ecclésiastique et laïque,
réunis dans les Reichstage 3 . L'approbation du reste de la nation


1 Charlemagne, cherche à parer un peu au mal par l'acte impérial de
806: e Placuit inter prndictos filios nostros statuere atque preecipere, prop-
ter pacem quam inter eos permanere desideramus, ut nullus corum fratris
sui terminos vol regni limites invadere prinsumat ; — scd adjura unusquis-
que illorum fratrem suum, ttt auxitium illi ferai contra inimicos ejus, juxta
rationem et possibilitatern, sive infra patriam sive contra exteras nationes. »
Cette loi fait encore allusion à l'élection par le peuple, c,5. Comp. Eichorn,
Deutsche Stats-und Rech


• gesch. 1. § 139 et 159. Guizot. Essais sur l'histoire
de France, p. 206 et suiv.


2 Aussi le trône était-il dévolu héréditairement d'après les mêmes règles
que la terra satica. Comp. Ziiptl, Deutsche Stats-und Rechtsgesch. § 33.
3' édit., p. 403. Waitz, Deutsche Verfassungsg, II.


3 Hincmar, De ordine palat. 29: « In quo placi to (le Reichstag de mai) gene-
ralitas universorum. majorai, tam clericorum quam laïcorum conveniebat.
Seniores, propter concilium ordinandum ; minores propter idem suscipiendum
et interdum pariter tractandum, et non ex potestato sed ex proprio mentis
intellectu vel sententia contirmanduin. » Puis, parlant du Reichstag d'au-
tomne : « Aliud plaeitum, cum senioribus tantum et prœcipuis consiliariis
habebatur, in quo jam futuri anui status « tractari incipiebatur. » Delà les
formules de plusieurs capitulaires : « per concilium sacerdotum et optima-
tutu meorum ordinavimus » (Cap. de Karloman, 742.);


—»Cura consen•u
episcoporum, sive comitum et optimatum Francorum » (Cap. de Pépin, a.
744); —« Horialu omnium fidclium nostrorum et maxime episcoperum,.a
reliquorum sacerdotum consulte» (Cap. de Charlemagne, a. 769). — Le traite
de 851, entre les fils de Louis le Débonnaire, contient expressément, c, 6:
— « Et illorum, scilicet veraciter nobis corn/moi consitio, secundum
Dei voluntatem et commune salvamentum ad restilutionem sanctse
et statum regni, et ad honorem regium atque pacein populi commissi nobis


LES FORMES DE L'ÉTAT. 323
avait d'ailleurs cessé d'être nécessaire en général, même pour
les lois organiques de l'Église ou de l'État, à moins que le
changement n'intéressât directement les masses I.


Ce concours des optimates est la première assise de cette
représentation des ordres qui acquit par la suite un si grand
développement, et qui engendra l'État représentatif.


G.?.. La grandeur de l'État, la transformation de la vie publique,
exigeaient une forme nouvelle de gouvernement. L'idée du bien
public vint s'ajouter aux anciennes idées germainnes du maintien
de la paix et du droit. Cependant, la notion de l'imperium était
trop étrangère pour être acceptée. Le nouveau gouvernement
grandit plutôt dans l'esprit du mundium. germain (mundiburdium,
ou aussi sermo, verbum Regis), tutelle royale qui est à l'imperium
ce que la tutelle germanique du père et de l'époux est à la
potestas romaine. Son pouvoir n'est point absolu ; la protection
du peuple et des sujets et le soin de leurs intérêts en sont l'âme 2;
l'idée du devoir s'y lie indissolublement à celle du droit. Cette
pensée nouvelle, sans être encore parfaitement nette, renferme
un germe sain, capable d'un véritable développement politique.


C'est dans cet esprit que le roi peut et doit commander, et son
commandement se manifeste dans le ban de guerre et le ban de
cour (Ileerba7tn (a), Gerichtsbann). Par le premier, il dispose de


pertinenti, adsensum preebin.us; in hoc ut illi — sic Sint nobis fideles et
obedientes, ac yeti adjutores atque cooperatores, sicut per rectum unus-
quisque, in suo ondine et statu sue principi, et suo seniori esse dehet. »


Capit. Caroti M., a 803, c. 19: «Ut populus interrogetun de capitulis
cluse in lege noviter addita Kant. Et postquam omnes convenerint, subscrip-
toiles et manufirmationes suas in ipsis capitulis facient. »


2 Du Cange, s. v. mundiburdis et mundiburnium. Comp. Cap. Gare 3f.,
e. 802, c. 40. Hincmar, De ordine palatii, G: « Et rex in semetipso nominis
sui dignitatem custodiro dehet. Nomen enim regis intellectualiter hoc reti-
net, ut subjectis omnibus rectoris (Oc:jun procuret.


e) Suivant Savigny, Gcsch. des rii pn. R. I, p. 160, « /Oser fait remarquer
justement que mannire et bannire ont au fond le même sens, d'où il con-
clut très-bien à l'identité de Heermannie (Arimannia) et de Heerbann; mais
il se tromperait en faisant dériver ces deux mots de Ileer (armée), ce qui
fait de Arimartn le s ynonyme de Heermann (homme de guerre), et de Heer-
bann, l'équivalent du droit d'appeler l'armée. Arimann dérive plutôt de are,
honneur, d'où l'on doit conclure que le Heerbann est plutôt l'appel des hom-
mes d'honneur, c'est-à-dire des libres. (Comp. suprà, p. 139, note e.) Le mot
français : « arrière-ban » ne serait qu'une corruption de Heerbonv, et ne
désignerait point un second han, qui n'existait pas, mais simplement le
ban. ordinaire: et cela viendrait à l'appui de son opinion.» Quoi qu'ilcn soit




326 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
de toutes la 'bre° militaire dans les limites fixées par la tradition,
et suivant certaines règles déterminées. Les princes puissants,
et Charlemagne entre autres, ne se contentèrent pas d'appeiàr
sous les armes leur suite féodale; ils levèrent, même pour
des guerres offensives, des divisions entières d'hommes libres
(ffeerbann), et frappèrent tout récalcitrant d'une amende 1.


Le roi carolingien n'exerce plus que rarement en personne le
ban de cour, auquel se rattache encore toujours l'administration
du pays ; ses comtes rendent la justice en son nom. L'ordre
public s'affe,rmit et vient limiter, au civil et au criminel, le droit
de se faire justice à soi-même et la vindicte privée. La paix du
roi s'étend partout sous la protection de son ban, et remplace
la paix commune, facilement troublée, d'auparavant.


Les revenus de la chambre et .du fisc du roi ont considérablement
augmenté, et le roi en dispose librement. Ses domaines se sont
agrandies par la Conquête de provinces romaines et la sup-
pression des anciens royaumes et duchés; il a partout des villes,
des châteaux, de vastes terres. On conserva clans les provinces
l'impôt foncier et la capitation; les droits des douanes romaines
y furent même augmentés; on imposa des tributs aux vaincus;
on éleva les amendes et les compositions 2.


3. Le pouvoir du roi se fit sentir partout par un système or-
donné de fonctionnaires royaux. Les plus élevés d'entre eux de-
meuraient, comme à Byzance, rassemblés autour de lui ; tels
étaient : le cornes palatii, juge suprême au lieu et place du roi; le
chapelain (apocrisiarius, referendarius), chef du clergé de la cour
et rapporteur dans les affaires ecclésiastiques ; le chancelier (can-
cellcirius), placé à la tête de la chancellerie et de la diplomatie ;
puis, les offices de cour proprement dits : le chambellan, chargé
des pompes et des honneurs ; le sénéchal, qui a la surveillance des


de ce sens primitif, lleerbann désigna certainement plus tard ce que nous
appelons «ban de guerre,» et c'est ainsi que noùs l'avons traduit.—«Le ban
est le droit de commander et de défendre sous une peine ; il se prend aussi
pour l'ordre lui-même, et pour la peine qui frappe l'infracteur. » Holtzend.
Encyc. I, p. 170.


Comp. Zhpfl, D. St. u. E. G., Il, § 26. Cap. 2. Caroli JI., a. 812,§ 1: «
cumque homo liber in hostem banni tus fuerit et venire contemserit, plenumheribsnnum, e. 60 solides persolvat. »


2 Comp.Ziipfl, op. cit., § 40. Waitz, Deutsche l'el. gesch.,11, p. 498 et suiv.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 327
gens de service (MiniSteriales) et de la maison du roi ; l'échan-


son,
qui perçoit les prestations en nature et veille à la table du


roi ; le maréchal, qui a le soin des écuries royales ; le maitre


d'hôtel, qui s'occupe d'assurer au roi une réception et un loge-
ment convenables, lorsqu'il transporte sa cour ambulatoire ; enfin
les quatre grands veneurs et le fauconnier 1.


Des envoyés royaux nommés et révoqués par le roi (missi
parcourent chaque année les diverses provinces. Par eux,


le regard du roi pénètre partout, ses oreilles entendent les
plaintes et les voeux, son bras impose l'obéissance et assure
l'ordre publie 2.


Les comtes des cantons (Gaugrafen) avaient la haute justice; les
'COMICS des dizains (Z entgra feu), la justice moyenne. Leur juridic-
tion dérivait du roi, directement pour les premiers, indirectement
pour les seconds. Leurs attributions militaires avaient la même
source. Au commencement de la monarchie franque, le comte
était un véritable fonctionnaire nominé par le roi. Et cependant,
par une tendance naturelle, l'hérédité jouait déjà un rôle sous
les descendants de Charlemagne.


Petit à petit, l'institution des envoyés royaux tomba en dé-
suétude ; les dignités de l'empire devinrent des droits de famille.
La puissante royauté romano•germanique tomba, et la nombreuse
aristocratie des princes et des seigneurs entra en scène.


4. Enfin, les étroites relations de la royauté franque et de l'Em-
pire d'Occident avec l'Église chrétienne et les progrès du Christia-
nisme, forment l'un des traits les plus remarquables de l'époque.


L'État était devenu chrétien, et la royauté avait été sacrée par
la main du prêtre s . Le roi se sentit obligé de soutenir et d'éten-
dre la religion chrétienne dans ses domaines ; l'empereur, de
détruire partout le paganisme et l'hérésie. Charlemagne accom-
plit cette mission avec grandeur et sévérité 4 . La chrétienté se


Comp. Hincmar, 16-24.
2 Capit. Caroli JI., a. 802, I et II. et a. 810. Guizot, Essais sur l'histoire de


)'rance, p. 191 et suiv.
3 Hincmar, 1. cit., 5: « Principes sacerdotum sacra unctione rages in


regmuu sacrabant. »
4 Avant même d'être empereur, Charlemagne s'appelait « devotus


sanctm Dei Ecciesim defensor, humiliique adjutor. »




328 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
présentait comme un corps composé d'un double organisme, l'un
sacerdotal, l'autre royal, l'Église et l' État 1 . Quoique chef ( 1


.t se-
cond seulement, le prince faisait respecter par le clergé lui-même
l'ordre chrétien reconnu. Il convoquait les synodes, surveillait
les évèques et les couvents, et rendait une série de lois et. d'or-
donnances sur des matières ecclésiastiques. Réciproquement,
l'esprit de la hiérarchie exerçait son influence sur la forme des
institutions politiques et les principes du droit public 2.


Les lois de l'empire des Francs (cap V. 319.) reproduisent les paroles
que le pape Gélase aurait adressées à l'empereur Anastase: « Dure sunt
Impératrices auguste, glatis principaliter mundus hic regitur : auctoritas
sacrata pontificum et regalis potestas. » Comp. ilincmar,1 e., G, 5.


2 Comp. Eichhorn, op. cit., j 158.


CHAPITRE XII.


E. - LA MONARCHIE FÉODALE ET LA MONARCHIE
RESTREINTE PAR LES ORDRES.


I. La monarchie Modale. Les bases organiques de la monarchie
franque étaient complètes. Elles furent le commencement d'une
formation nouvelle, de l'État moderne. Cependant il n'échut
encore qu'a de rares grands monarques de développer largement
le caractère publie de leur autorité, et le germe de haute puis-
saute qu'elle renfermait.


Les passions, les habitudes, la répugnance des Germains pour
tout pouvoir public fort, formaient des obstacles presque insur-
montables. L'impuissance des rois faibles se montrait dès leur
avènement; de toutes parts éclataient aussitôt les tendances de
limitation ou de mépris de l'autorité centrale, le particularisme in-
dépendant, la dissolution.


La faiblesse et la chute des Carolingiens accrurent les forces
des princes et des seigneurs. L'autorité royale diminua. La
royauté féodale remplace la monarchie universelle romano-ger-
manique, et vient caractériser le moyen âge.


En voici les traits principaux :
1. Jusqu'alors, toute royauté s'était assise sur une peuplade,


un peuple, ou une nation, et pouvait ainsi, en un certain sens,




339 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
être appelée nationale ou publique (volksthitmliche). La royauté
féodale, bien qu'en rapport avec une nation, repose plutôt lir le
lien étroit ét personnel de foi entre le roi, seigneur suzerain,
ses vassaux, qui tirent de lui puissance, honneur, fortune. 1.;,
Masse du peuple, non comprise dans le réseau féodal, n'est con-,
sidérée que mécliatement. La royauté n'est donc pas vrannent
nationale ; ce n'est pas la nation, c'est la suite des vassaux, les.
ordres, qui en sont la vraie base.


2. La fidélité personnelle que l'honneur récompense et affer-
mit, devient le principe politique fondamental I . Le vassal reçoit
son fief du seigneur et lui jure foi et hommage 2 . Le droit saxon-
normand d'Angleterre nous en indique les l'ormes mieux qu'aucun
autre. Le vassal direct fait à genoux, au roi son seigneur, le ser-
ment d'hommage (illannschafiseid, homagium 3), puis, debout et
la main sur l'Évangile, celui de fidélité (Treueid, fidelitas, foy,
féauté) 4 . Par exception, les évêques et les abbés ne font que ce


Tacite indique déjà cet élément comme Pâme de la suite des Germains :
« Magna et comilum acmulatio, quibus primus apud principein suum
locus ; et principum, cui plurimi et acerrimi comites. lime dignitas,
vires, me° semper electorumjuvenum globo eircurndari, in pace decus,


bello praesidium. Cum venlum in aciem, turpe principi virtute vinci,
turpe comitatui, virtutem principis non admqua


•e. Jam vero infatue in
onmem vitam se probrosum, superstitem principi suo ex acie recessisse.
Ilium defendere, tueri, sua quoque fortin facto gloriœ ejus assionare, prx-
cipuum sacramentum est. Principes pro victoria pugnant, comites pro
principe. » (c. 13 et 14.)


2 En allemand : Treuc und Hulde.
3 La formule montre que la foi est ici également le fond du serment:


« Devenio homo rester de tenemento, quod de vobis teneo, et Ment volis
portabo de vita et mcmbris et terreno honore contra omnes gentes. »
Bracton, II, 25, § 8. « Jeo deveigne vostre home — de vie et de membre,
et de terrene honor, et à vous sera foyalt et loyall, et foy à vous portera
des tènemens que jeo claime de tener de vous. n Comp. Du Cange,
s. y . homagium.


4 V. la formule dans Bracton, 1. c.: « Hoc audis, domine, quod fidem
vobis portabo de vita et membris, corpore et catallis (par mon corps. et mes
biens) et terreno honore, sic me Deus adjuvct et mec sancta Dei Evangelia.»
Gomp.Du Cange, v. fidelitas. Le droit féodal lombard et l'allemand ne distin-
guent pas aussi nettement. Lc liv. Il. Fend., tit. V. donne la formule sui-
vante : « Ego juro ad hrec sancta Dei Evangelia, quodammodo in antea cro
fidelis huic, sicut debet esse vassalus domino, nec id, quod mi hi sub nomine
ficlelitatis colnmiserit doininus, pandam alii ad ejus detrimentum,
sciente. » Au titre VI, on rappelle au vassal qui jure fidélité les six consi-
dérations suivantes : « Incolume, tutum, honestum, utile, possibile.»
Une formule allemande du droit féodal saxon, art. 3 est ainsi conçue: Dat


LES FORMES DE L'ÉTAT. 331
dernier serment. Le premier est plus étroit, plus directement lié
à la possession du fief. La fidélité est plus générale, et peut être
ex igée des autres sujets môme en dehors des liens féodaux, ce
qui eut lieu dès l'époque carolingienne, sans doute par l'in-
lluence des idées féodales I . La fidélité est réciproque; le seigneur


la doit également à son vassal; mais le vassal seul doit l'hom-


lege 2.
3. Cette tendance qui" poussait tous les habitants dans les


liens personnels de la vassalité, était aussi dans une relation
étroite avec le sol. Les premiers rois normands d'Angleterre


40 s'efforcèren t de faire reconnaitre le domaine éminent (Obereigen-
th2on) du roi sur tout le territoire, même sur les francs-alleux.
La propriété libre qui était le droit national, fit place à la
tenure et à la propriété dérivée 3 . C'est là, d'ailleurs, un trait géné-


lie hue so truwe und also holt aie, aise dureh recht die man aime herren
sole, die vile dat he sin man wesen .ville mule sin gut hebben ville. »
C'est•ii-dire: Je lui serai fidèle et attaché comme l'homme doit, par le droit,
l'être à son seigneur, c'est pourquoi je veux être son homme et défendre
soit bien. Comp. liormeyer, HI, 323.


Capit. III, Carol. N., a. 812 et 813: « Ut missi nostri populum nostrum
iterum nobis lidelitatem promittere faciant secundum consuetudinem jamdu-
dum ordinatam. » Formule (l'un copit. de Charles le Chauve a. 854, e. 13:
« Ego ill. Carolo, ab ista die inante, fidelis ero secundum meum savirum


sicut Francus homo punctum esse debet suc regi. Sic me Deus
adjuvet et istffl requin. »


2 H. Feud, 6 :« Dominos quoque in his omnibus vicem fideli suo rcddere
ilebet; quod si non fecerit, merito ccnsebit.ir n'ateliers. » De même en An-
gleterre: « Quantum homo debet domino ex homagio, tantum illi. debet
dominus ex dominio, przeter solam reverentiam.» Reeves, Hist. of Engt. laie,
I, P. 126. — Assises de Jérusalem, Haute Cour, 322. (Kausler, p. 3'72): « L'as-
sise et ta loi de Jérusalem juge et dit que, autant doit li rois de foi à son
home lige, corne l'home lige doit à luy, et ains est tenu li rois de guarantir
et de sauver et de dcsfendre des homes liges vers toutes gens qui tort leur
vorrcent faire, corne ses homes liges sont tenus à lui de guarantir le et de
sauver vers toutes gens. Et, par ce, peut il mie mettre la main sur son
home lige, sans esgart de ces pers. »


3 Guillaume 1 voulut que ses sujets lui fissent serment de fidélité, comme
des vassaux (comp. suprà, L. 6, 12). Il fit ensuite une loi qui obligeait
comtes, barons, chevaliers, écuyers et hommes libres, à être toujours prêts
ala guerre; cette obligation fut assise sur les feoda et tenementa qu'ils pos-
sédaient. Ainsi, par une fiction du système féodal, le roi était réputé le
Propriétaire originaire de tout le territoire anglais ; toute propriété déri-
vait de lui directement ou indirectement. De graves objections contre ce
système s'élevèrent par la suite. Comp. Blackstone, Comm., II, ch. 4. Reeves,


e. > P. 6 et suiv.




332 THÉORIE GÉNIiRALE DE L'ÉTAT.
ral (le la monarchie féodale ; il est simplement plus marqué dans
l'histoire du droit anglais 1.


4. La puissance royale, inféodée au roi par Dieu même, est la
source de toute autorité publique 2 . Les seigneurs tirent leur pou-
voir du roi, suzerain suprême, comme les planètes leur lumière
du soleil 3 . Mais ils ne le reçoivent pas comme de simples l'one-
timmaires ou des organes passagers de gouvernement ; il leur est
attribué comme un droit et une jouissance propres. Un mélange
de droits politiques et d'indépendance privée, une puissance publi-
que répartie héréditairement entre certaines familles et certaines
seigneuries, sont des traits caractéristiques du régime féodal. Le
roi ne peut refuser la seigneurie à l'héritier du vassal ; il ne peut
pas intervenir dans la sphère des droits originairement concédés,
les déterminer ou les restreindre. Tout cercle de pouvoir est
essentiellement fermé et indépendant.


L'unité de l'État n'existe donc que dans la forme. L'action de
l'autorité centrale rencontre d'insurmontables difficultés. La
puissance particulière s'oppose à la puissance générale et la
brise, au lieu d'en être l'intermédiaire. La vie nationale' est rom-
pue, dissoute par la multiplicité des petites souverainetés. Lés;.
volontés indépendantes des grands ont un libre cours ; les insti-
tutions et les formes varient àl'inlini ; partout la liaison manque.
L'État est enchaîné, l'aristocratie libre est forte. La royauté est
riche en honneurs, pauvre en pouvoir, et le développement, natio-
nal est de toutes parts entravé. Plus on est éloigné du centre de
la puissance, plus le poids des droits seigneuriaux s'aggrave et
devient insupportable.


Les nombreux seigneurs et vassaux se partagent le ban de
guerre et le ban de cour, ces deux éléments de l'autorité ancienne.
Le gouvernement proprement dit s'affaiblit. La constitution devient


En Francs, le principe connu: « Nulle terre sans seigneur, » régnait dés
le mue siècle. Comp. Loysel, II, 2, I. Le système ne devint pas aussi général
en Allemagne et en Italie.


2 Suivant le Sachsenspiegel, Dieu a donné à l'empereur seul le glaive du
pouvoir temporel. Cette théorie ne fut pas admise par tous. Les rois, tout
en respectant la dignité plus haute de l'empereur, prétendaient également.
tenir leur pouvoir directement de Dieu. Ancien axiome français : « Le roi
ne tient que de Dieu et de l'épée. » Loyscl, 1, 2.3 Sachsensgiegel,
58 et
§5.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 333
essentiellement aristocratique, malgré sa couronne monarchique.
Les rois capétiens ne s'élèvent guère au-dessus des hauts sei-
gneurs ; il en est à peu près de même des rois allemands. Le
pouvoir central ne resta fort que dans de rares pays, par
exemple en Angleterre, oui la conquête récente forçait la noblesse
à se serrer autour du roi, et la dynastie à plus d'énergie.


Guizot, se demandant pourquoi le régime féodal n'a jamais
été aimé, même dans sa période brillante, répond : « C'était une
confédération de petits souverains, de petits despotes, inégaux entre
eux, et ayant les uns envers les autres des devoirs et des droits,
mais investis dans leurs propres domaines, sur leurs sujets per-
sonnels et directs, d'un pouvoir arbitraire et absolu... De toutes
les tyrannies, la pire est celle qui peut ainsi compter ses sujets et
voir de son siége les limites de son empire. Les caprices de la
volonté humaine se déploient alors dans leur intolérable bizarre-
rie et avec une irrésistible promptitude. C'est alors aussi que
l'inégalité des conditions se fait le plus rudement sentir; la
richesse, la force, l'indépendance, tous les avantages et tous les
droits s'offrent à chaque instant en spectacle à la misère, à la fai-
blesse, à la servitude... Le despotisme était là comme dans les
monarchies pures, le privilège comme dans les aristocraties les
plus concentrées, et l'un et l'autre s'y produisaient sous la forme
la plus offensante, la plus crue, si je puis ainsi parler. Le despo-
tisme ne s'atténuait point par l'éloignement et, l'élévation d'un
trône; le privilège ne se voilait point sous la majesté d'un grand
corps; l'un et l'autre appartenait à un homme toujours seul, tou-
jours voisin de ses sujets, jamais appelé, en traitant de leur sort,
à s'entourer de ses égaux 2 . »


L'explication a du vrai, mais surtout pour la France. Il est
faux que le régime féodal ait été partout détesté ; l'attachement
des paysans à leur seigneur n'était point rare. 'Le régime féodal
n'a en aucune façon le caractère d'un pouvoir arbitraire et


Hugues Capet écrivait déjà à l'archeveque de Sens : u Regali potentia
in Wollo abuti volentes, omnia negotia reipublicx in consultations et sententia
Medium. nostrorum disponimus..» — Mirabeau, lessai sur le despotisme, Œu-
vres, II, p. 390.


2 Essais sur l'hist. de France, V. Du caractère pol. du rég. féod.




334 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
absolu. S'il l'a eu souvent en France et trop fréquemmee
ailleurs, c'était par la violation des lois féodales. Celles-ci
salent, du sommet à la base, des cercles de droit concentriques
et indépendants. Les serfs eux-mêmes avaient leurs droits tradi-
tionnels déterminés; on ne pouvait aggraver arbitrairement leurs.
charges, ni disposer de leur personne que selon la tradition et
les coutumes. Le droit des corvéables (11ofrecht) était aussi bien
fixé et protégé que celui des maîtres '.


Seulement, il faut le reconnaître, abstraction faite des nom-
breux empiétements, le voisinage et l'étroitesse des seigneuries, une
autorité rapprochée entravant tout mouvement libre, la quasi-impos-
sibilité de s'y soustraire, formaient sans doute ce que la féodalité
avait de plus odieux et de plus mauvais.


6. L'État féodal est surtout un État de droit (flechtsslat). Le
principe du bien public s'y est obscurci, mais les nombreux
droits politiques y sont déterminés avec précision. On en dispose
d'ailleurs comme de droits privés, par vente, échange, dona-
tion, etc. Ils sont en majeure partie protégés dans la forme du
procès civil; au besoin, l'on se fait justice à soi-même. Un ordre
juridique roide et ferme donnant la liberté aux individus, mais
non à l'ensemble, aux corporations et aux fondations isolées,
non au peuple; d'autre part, une guerre intestine continue, une
anarchie toujours renaissante : telles sont les deux manifestations
opposées de l'État féodal, semblables aux deux figures de Janus.


II. * lltonarchic limitée par les ordres. — La monarchie féodale
se transforma petit à petit en principat limité par les ordres.
forme' qui devient dominante vers 1240, et qui dure environ
trois siècles. Au xvi e


siècle, elle fait place à la monarchie ab-
solue.


Le roi ou le prince continue à dériver son pouvoir (le Dieu,
ou d'un suzerain s'il en a, et à le considérer comme la propriété
de-sa dynastie. Dans le cercle des droits royaux ou princiers, il
se conduit en maître et ne souffre aucune contradiction ; mais ce
cercle est étroitement limité. Le prince rencontre de toutes parts


Les coutumes et les anciennes sentences des juges locaux (Weisthii+Her)
le prouvent. Plusieurs d'entre elles contiennent même des sortes de bravades
à l'adresse des seigneurs fonciers.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 335
les droits des ordres, des corporations, des individus; il faut
qu'il les respecte, comme il veut qu'on respecte les siens ; sinon,
il se heurte aussitôt contre la résistance soit contentieuse, soit
môme armée, du lésé.


Le pouvoir législatif n'appartient au roi qu'avec le concours (les
ordres du royaume (Reichsstd.nde); au prince particulier (Landes-
herr), qu'avec celui des ordres provinciaux (Landstande).


Le pouvoir de gouvernement est peu développé, très-limité,
sans corps de fonctionnaires hiérarchisé et mû par une action
centrale. Les vassaux, investis de droits régaliens, les exercent
encore comme des droits à eux et indépendants. Les offices de
cour, encore héréditaires, servent le prince dans des formes tra-
ditionnelles, plus apparentes que réelles. Les usages et l'éti-
(l uette, les traditions des ordres, l'esprit de famille, l'emportent
sur le sentiment de l'État et de la loi. Les États provinciaux, où
domine l'aristocratie, fatiguent souvent le gouvernement royal
par leurs plaintes et leurs remontrances, poursuivent ses con-
seillers, réclament leur démission, même leur châtiment., et vont
parfois jusqu'à tenter de mettre le prince en tutelle et de s'asso- .
cier de force à son pouvoir.


Le roi est bien réputé le juge suprérne, et quelquefois il siége
encore en personne; mais ce sont les assesseurs et échevins
(Schiiffen) qui prononcent la sentence a), et le prince ne peut
que l'exécuter. L'ordre juridique l'enchaîne également ; il peut
être accusé s'il commet une injustice. D'après l'ancienne coutume
germanique, tout seigneur ayant juridiction, peut être poursuivi
devant son représentant lui-même. Le roi (l'Allemagne, quoique
empereur romain et premier souverain de la chrétienté, pouvait,
dans certaines conditions, être appelé devant son représentant,
le prince palatin du Rhin, et forcé de se soumettre au jugement
du conseil des princes. Le Schultheiss b) jugeait le comte.


Le pouvoir de police, toujours dans l'enfance, est ordinaire-


e)
p. 132.


« Le Schultheiss (centenarius, ricanies), fonctionnaire subordonné du
comte, remplaça l'ancien président de la centaine nommé par les hommes
li bres; il était chargé de l'exécution des jugements et du recouvrement des
droitsfiscaux; il siégeait au tribunal comme aide du comte et à ses côtés,
et pouvait même le remplacer. » (Holtzendorfi; Encyct., I, p. 170.)




336 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
ment confondu avec celui de juger; il n'y a encore ni gendarme-
rie, ni rien de l'appareil bureaucratique moderne.


Les foutoirs militaires du prince sont eux-mêmes fort as-
treints par l'influence persistante des règles féodales. Les vas-
saux aristocratiques ne devaient leurs services que dans une
mesure étroite et déterminée ; ils considéraient comme une ser-
vitude de leurs terres la suite d'hommes d'armes qu'ils devaient
fournir, et résistaient à toute organisation énergique de l'armée.


Les rois allemands n'ont que trop éprouvé combien l'or-
gueil altier de leurs ducs était difficile à mater ; combien la fidé-
lité des princes envers l'empire était peu sûre !


Rois et princes, pouvant avoir des troupes soldées, cherchèrent
dans celles-ci un instrument plus docile de force. Mais comment
les payer? Les États refusaient volontiers les crédits, nécessaires.
On puisait alors dans le trésor du prince, qui s'endettait, tombait
dans les misères d'argent, et parfois devenait odieux par ses mer-
cenaires étrangers.


Les impôts ne pouvaient être levés qu'avec le consentement
des États, peu disposés à en accorder. La plupart des rèvenus
publics s'étaient transformés en charges réelles et incommutables,
grevant surtout les biens des paysans. Ici encore, le s, .itiment
général du devoir envers l'État manquait soit aux ordres, soit
aux individus *.


CHAPITRE XIII.


F. — LA MONARCHIE ABSOLUE MODERNE.


La monarchie représentative ne naquit pas directement de l'État
féodal. Les luttes contre la féodalité engendrèrent une monarchie
absolue nàuvelle, qui se montra d'abord en France et en
Espagne où l'absolutisme pénétra plus vite et plus complète-
ment, en raison de la force moins grande des éléments germains
et de l'influence puissante des traditions romaines.


Dès le xii° siècle, à l'apogée de la féodalité, on voit les légistes
français travailler avec ensemble et audace au triomphe des prin-
cipes romains. Ils veulent un gouvernement un, indivisible,
absolu, qualités qu'ils réunissent sous le nom de puissance souve-
raine. Pour eux, les droits féodaux sont des usurpations et des
abus qu'il faut restreindre ou abolir; les rois francs sont les suc-
cesseurs des empereurs romains; la législation romaine est seule
estimable '. Il fallut des siècles pour que ces idées prévalussent
dans les faits. La lutte interne ne s'arrêta même qu'avec la chute
complète des formes variées de la féodalité, et la monarchie
absolue, née et grandie dans l'intervalle, fut emportée avec leurs
derniers débris.


Le fameux principe du droit impérial romain fut enseigné


Thierry, Temps méroving., I, p. 16.
99




338 THÉORIE GÉNÉRALE . DE L'ÉTAT.
comme une règle nécessaire de droit public' : « Qui veut le r:4;
si veut la loi, » dit un vieil axiome français. Ainsi concentrée,L.
législation permettait (l'écarter tout ce q ui s'opposait au dévelop-
pement de la puissance, de l'esprit, du bien public. Les tribu-
naux et les parlements contribuèrent largement, par leur juris-
prudence, au succès de cette tendance. L'opinion publique lui
était favorable; surtout dans les villes, imbues depuis longtemps
de la culture romaine, et moins pénétrées par les influences féo-
dales. On détestait beaucoup plus le seigneur qu'on ne craignait
le roi; l'humiliation du premier semblait devoir profiter aux pro-
fessions urbaines. Les paysans eux-mêmes y gagnaient plus
qu'ils n'y perdaient.


Louis XI (1461-1483) en France 2/ et Philippe II (15564598)
en Espagne, achevèrent le triomphe de l'autorité royale. Là, il y
eut des tentatives de réaction ; ici, l'absolutisme, mieux assis,
devint sombre et cruel. On frémit en lisant que Philippe II dé-
créta la criminalité du peuple entier des Pays-Bas. En France, le
règne de Louis XIV fut l'apogée du pouvoir royal; dès' lors,
il déclina jusqu'à la Révolution. Grandes ou petites, les
dynasties allemandes s'empressèrent d'imiter Pexer file du
grand roi 3 . On vit alors de nouveau un monarque chrétien,


Beaumanoir II, 51: « Ce qui ii plest a fere, doit estre tenu por à loi ; »
mais il ajoute: « Pourvu qu'il ne soit pas fet contre Dieu, ne contre bonnes
meurs


'


car s'il le ferait, ne le devrait pas si rougets souffrir. » Comp. Lafer-
riere, clans la Hee. Wolowski, IV, p. 125. Les glossateurs italiens ont égale-
ment une certaine répugnance pour le principe absolu (le Rome,et ils cher-
chent à le restreindre par l'idée du droit divin et du droit humain. Le pro-
fesseur de droit public Delaunay l'interprétait ainsi, même sous le plus
absolu des princes (1688), disant : « Que la loy est la volonté du roy, et
non pas que la volonté du roy soit loi. »,liais il y a toujours eu d'officieux
courtisans dévoués à l'absolutisme.


2 En 1463, il défendit au duc de Bretagne d'employer la formule : « Par
la grace de Dieu,» dont les seigneurs se servaient généralement avant Char-
les VIL SellaITner, Franzôs. llechtsg., Il, p. 272. Les victoires des Suisses, en
abattant Charles le Téméraire, firent tomber le principal représentan t de
la haute aristocratie féodale, et décidèrent ainsi du triomphe de la royauté
en France.


3 Frédéric 11 de Prusse, clans PAntimach. 10 : « Il n'y a pas jusqu'au cadet
du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine être quelque chose de
semblable à Louis XIV. Il bâtit son Versailles, il a ses maîtresses, il entre-
tient ses armées. Ils s'abîment pour l'honneur de leur maison, et ils pren


-nent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital. »


LÉS FORMES DE L'ÉTAT. 339
osant même invoquer son droit divin, condamner à mort tout
le peuple bavarois, sur lequel il n'avait d'autre droit que ses
prétentions,.


« I; État, c'est moi, » de Louis XIV, exprime avec une remar-
quable naïveté la pensée politique du nouvel absolutisme. Le
roi n'est plus la tète, c'est-à-dire l'organe le plus élevé du corps
de l'État; il identifie sa personne et l'État ; nul que lui n'a des
droits; le bonheur public, c'est son bonheur personnel; le droit
public, son droit individuel ; il est tout dans tout; hors de lui,
rien.


Cette identité, bien différente de la majesté de l'État personni-
fiée dans le monarque, était d'autant plus dangereuse, qu'elle
coïncidait avec la théorie de l'omnipotence de l'État. Au moyen
âge, le pouvoir central, brisé partout, était sans énergie. On se
poussa à l'excès contraire; aucune sphère de droit ne fut plus
à l'abri de l'État. Le droit privé lui-même fut envisagé comme
une création de l'État et livré à son bon plaisir.


Les théoriciens du droit public appuyèrent cet absolutisme de
raisons apparentes ou oublièrent de le combattre. Mais certains
théologiens de cour (jésuites ou hauts prélats, luthériens ortho-
doxes) ne furent pas moins coupables : ils dégradèrent devant l'au-
torité humaine l'idée chrétienne de Dieu, en faisant des rois ses
représentants directs et parfaits, les détenteurs du gouvernement
divin du monde sur la terre, en quelque sorte des dieux ter-
restres. Si Dieu est le maître absolu du monde, qu'il a créé, que
son esprit remplit et conserve, s'ensuit-il que les rois soient les
maîtres absolus des peuples, qu'ils n'ont pas créés, qu'ils ne
peuvent ni pleinement satisfaire ni conserver? Les rois aimèrent
de nouveau à s'identifier avec la Divinité, comme au temps des
empereurs romains. On sait avec quel plaisir Louis XIV joua le


liormayr, Lebensbilder, I, p. 256. Patente de Joseph I d'Autriche (20 déc.
1705): « Tous les Bavarois s'étant rendus coupables du crime de lèse-majesté
envers nous, le seul prince légitime de leur pays (Landesherr), établi par le
Dieu tout-puissant, ont par conséquent mérité d'être pendus. Cependant,
par notre haute clémence (!) et notre paternelle douceur (1), nous ordonnons
qu'on tire au sort, et que chaque quinzième seulement soit aussitôt pendu. »C'est à n'en pas croire ses yeux, et cette folie insigne s'écrivait au xvnt e siè-
cle, à peine avant l'époque « des lumières philosophiques ! »




340 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
rôle de Jupiter. Le jeu était sans doute plus convenable dar3
la forme païenne.


Et cependant l'impuissance réelle se montrait souvent sous
cette toute-puissance théorique. La flatterie gratifiait les princes
d'un pouvoir sans bornes, et plusieurs n'étaient que le jouet
de favoris ambitieux ou intrigants, ou de maitresses éhontées.
Tout dépendait des qualités de l'homme. Une individualité re-
marquable, Louis XIV par exemple, avant que l'âge et les plai-
sirs l'eussent affaibli, pouvait garder une apparente omnipo-
tence; et cependant ces hauteurs vertigineuses finirent par le
troubler lui-même'.


Mais que devaient-elles être pour des princes faibles comme
Charles II d'Angleterre, Ferdinand VII d'Espagne, Louis XV de
France? Le roi ne régnait plus, mais le courtisan ; les peuples
tombaient dans la misère. La situation de l'Espagne, de l'Italie
et de l'Autriche, de 1548 à 1740, montre les déplorables effets
du système 2.


Le vieux terrain de l'Europe renferma heureusement assez de
traditions contraires et d'institutions importantes, pour empêcher
ce nouvel absolutisme de devenir permanent et universel comme
en Asie. La dynastie restaurée des Stuarts perdit la cc- ,.ronne
lorsque Jacques II voulut violer les droits antiques du Parle-
ment, méconnaître ]a forme nouvelle de l'Église, imiter
Louis XIV et mépriser la constitution. Guillaume d'Orange, le
prince et l'homme d'État le plus distingué de cette époque, vint
asseoir définitivement, et d'accord avec la nation, le système
représentatif moderne.


I Lord Chatam, dans un discours au Parlement (nrougham, Hommes
d'État, 1, p. 29) : « Une puissance absolue cause la ruine de celui même qui
la possède, et là où la légalité cesse, la tyrannie commence.» Guizot, Essais.
p. 245: «C'est le vice de la monarchie pure (?) d'élever le pouvoir si haut que
la tête tourne à celui qui le possède, et que ceux qui le subissent osent à
peine le regarder. Le souverain s'y croit un dieu, le peuple y tombe clans
l'idolâtrie. On peut écrire alors les devoirs des rois et les droits des sujets,
on peut même les prêcher sans cesse ; mais les situations ont plus de force
que les paroles, et quand l'inégalité est immense, les uns oublient aisément
leurs devoirs, les autres leurs droits. »


2 Laurent, Études sur l'hist., XI, i36: « Si la Révolution avait besoin d'une
justification, elle la trouverait dans l'incompatibilité radicale de la monar-
chie absolue avec le droit, et par suite avec les intérêts de l'humanité. »


LES FORMES DE L'ÉTAT. 341
Le continent n'imita pas immédiatement l'Angleterre ; mais la


confiance était ébranlée, et la forme absolue marcha rapidement
vers sa ruine. La philosophie du xvm e


siècle en rejeta le prin-
cipe, et montée avec Frédéric II sur un trône grandissant, elle
proclama que « le roi n'est pas le propriétaire du pays, ni le
maitre du peuple, ni l'État, mais le premier serviteur de l'Étal. »
La Révolution acheva l'oeuvre. Après de nombreuses fluctua-
tions, la monarchie absolue succomba dans toute l'Europe civi-
lisée devant la consci once plus libre des peuples.


Elle ne s'est conservée qu'en_Russie ',où elle trouve un terrain
favorable dans les tendances religieuses, et dans l'utilité d'une
puissance énergique pour un pays immense et à demi civilisé:
Les plus grandes réformes, comme l'affranchissement tout mo-
derne des serfs, ne peuvent guère s'y accomplir que par la
volonté décisive de l'empereur. L'aristocratie les encouragerait
difficilement, et la Russie n'a pas de bourgeoisie libre et cultivée
qui y forme un pouvoir social ou politique. Quant aux masses
inférieures, si elles peuvent se gouverner elles-mêmes dans les
communes et les associations professionnelles, elles sont encore
incapables de prendre une part importante dans l'organisation
politique et dans la confection des lois.


Le droit public russe qualifie encore« le czar de toutes les Russies » de
e souverain absolu et régnant par lui même; » sa puissance est fondée sur
l'ordre de Dieu : « Dieu lui-même a commandé la soumission envers l'empe-
reur, et cela non-seulement par crainte du châtiment, mais comme un
devoir religieux.» Le czar a seul le pouvoir législatif, mais il prend ordi-
nairement l'avis de son conseil. (Fcellx, Revue étrangère, III, p. 706.)




CHAPITRE XIV.


G. — MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.


— Sa naissance et ses progrès.


Fruit des temps modernes, en germe déjà « clans les forêts de
la Germanie, » comme l'observe Montesquieu, cette forme dut sa
première grande réalisation à des princes germains établis sur un
sol romain, et à la rencontre des principes publics de Rome avec
les conceptions juridiques des Germains.


Puis vint la monarchie féodale, et avec elle, la riche efflores-
cence de l'aristocratie germanique. Mais, au grand détriment du
bien public, l'unité disparut, et la royauté, quoique entourée
d'éclat et d'honneur, devint impuissante. Enfin, les tendances
d'unité se réveillent ; l'État féodal germain est de nouveau
éclairé et fécondé par les grands principes de Rome ; les peuples
s'agitent ; les princes les devancent en s'emparant du sceptre de
fer du pouvoir absolu, et les ordres luttent entre eux et avec le
roi. Lorsque le moyen âge finit, la constitution moderne était
déjà proche. Elle fut le but poursuivi pendant plus de dix siècles,
et le couronnement de la vie publique romano-germaine, c'est-à-
dire de la véritable civilisation politique de l'Europe.


I. Ce fut la grande Angleterre, où la royauté avait su conserver
plus de force, mais où les droits et les libertés publiques furent


LES FORMES DE L'ÉTAT. 343
aussi défendus virilement comme nulle part, qui vit mûrir len-
tement, mais avec une sûre continuité, la première forme
achevée de monarchie constitutionnelle.


Les Anglais, sans doute, eurent aussi leurs crises. Deux révo-
lutions menacèrent l'État tout entier. L'une, cein=re de l'aristo-
cratie, tenta d'arracher au roi le pouvoir pour le mettre entre les
mains des grands (sine siècle). C'était le sens des « Provisions »
d'Oxford de 1258, imposées par Leicester à Henri III vaincu '.
L'autre commença avec la lutte de Charles I er contre le Long
Parlement. Le parti populaire fanatisé des démocrates puritains
écarta pour un temps la roya.uté, et l'aristocratie (16'19).


Heureusement les deux crises furent trop courtes pour ruiner
l'édifice et dévoyer la vie nationale. L'Angleterre reprit bientôt
ses sens ; les liens avec le passé ne furent pas détruits ; le déve-
loppement de la nation demeura organique et normal, et fit même
chaque fois des progrès décisifs. La convocation des députés des
villes (1264) date de la première révolution, et fut le germe de la
Chambre Basse; la révolution démocratique se termina par la
fondation définitive de la monarchie constitutionnelle moderne 2.


' Guizot, Essais, p. 311.
Le grand historien de l'Angleterre, Macaulay (11i,st. d'Angl., II, p. 60;),


marque ainsi celte transition : u Malheureusement l' Eglise avait longtemps
enseigné à la nation que la monarchie héréditaire, seule entre toutes nos
institutions, était divine et inviotable; que le droit de la chambre des commu-
nes à une part dans le pouvoir législatif était un droit purement humain,
niais que le droit du roi à l'obéissance de son peuple était un droit supé-
rieur; que la grande charte était un statut qui pouvait être rapporté à ceux
qui l'avaient fait,mais que la règle qui appelait au trône les princes du sang
royal, dans l'ordre de succession, était d'origine céleste, et que tous les actes
du parlement qui ne s'accordaient pas avec cette règle étaient entachés de
nullité. Il est évident que, dans une société où prévalent de telles supersti-
tions , la liberté constitutionnelle manquera toujours de sécurité. Une puis-
sance qui est regardée simplement comme d'ordonnance humaine, ne peut
etre un frein suffisant pour un pouvoir qui est regardé comme d'ordonnance
divine. Il est vain d'espérer que les lois, quelque excellentes qu'elles•soient,
retiendront perpétuellement un roi qui, dans son opinion et dans celle
d 'une grande partie de son peuple, a une autorité infiniment plus élevée que
celle qui appartient à ces lois. Priver la royauté de ces attributs mystérieux,
et établir le principe que les rois règnent en vertu du même droit, d'aprèslequel les propriétaires nomment les représentants des comtés, ou (le celui
d'après lequel les juges accordent des ordres d'habeas corpus, était absolu-
ment nécessaire à la sécurité (le nos lois. —...


Ce but fut atteint par la réso-
lution qui déclarait le trône vacant, et invitait Guillaume et Marie à y mon-




344 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
La monarchie constitutionnelle est comme la réunion de toutes


les autres formes. Elle a la variété en même temps que l'harmonie
du système. Elle offre un champ libre aux forces et au sentime.
national de l'aristocratie, et dégage de toute entrave mauvaise la
vie démocratique du peuple. Enfin, son respect des lois est un
élément idéocratique. Tout est maintenu dans une juste relation et
dans l'unité.


Le constitntionnalisme anglais présente lui-même diverses
périodes. Mais, déjà sous Guillaume d'Orange :


4) La royauté absolue est rejetée en principe comme une usur-
pation qui légitime la résistance.


2) Le droit du roi n'est plus divin mais humain, et tempéré par
l'ordre constitutionnel I , par les droits des Lords et des Com-
munes, et les libertés légales des citoyens. On rejetait ainsi les
conceptions mystiques des théologiens orthodoxes, qui consi-
déraient les droits du trône comme spécifiquement divins.


3) La déclaration des droits de 1689 formule et garantit les
droits du Parlement et les libertés nationales, et les unit indissolu-
blement. au droit et à l'ordre de succession au trône.


4) L'irresponsabilité du roi est conservée comme règle consti-
tutionnelle ; mais la chiite des Stuarts affirmait évidemment une
exception possible, pour le cas d'un conflit inconciliable entre le roi
et la nation.


Nous avons de plus, dès cette époque :
5) La responsabilité parfaite et même politique des ministres


devant les Chambres. L'accusation appartient à la Chambre basse.,
le jugement à celle des Lords.


6) La participation du Parlement à la législation.
7) Son droit de consentir les impôts et de voter le budget.
8) Son droit de contrôle du gouvernement et de l'adminis-


tration.


ter. [Traduction d'E. Montégut, II, p. 710.1 A. Zimmermann, dans sa courte
notice sur les progrès du régime parlementaire en Angleterre (Berlin 1S49),
distingue également très-bien entre les théories libérales et le radicalisme.


s Actes de i iOt : « Attendu que les lois anglaises forment le droit Mné de
la nation ; que ses princes sont tenus de gouverner conformément à ces
lois; leurs ministres et fonctionnaires, de leur obéir conformément à ces
lois, etc.


LES FORMES DE L' ÉTAT. 345
9) L'indépendance et la haute autorité du pouvoir judiciaire,


appuyées sur le jury tiré du pcuple.
10) La liberté de la presse et des réunions politiques ; la critique


et le contrôle de l'opinion publique qui en découlent.
Les nouveaux rois comprenaient-ils toute la portée de ces prin-


cipes? Non, peut-être ; mais les circonstances les forcèrent à les
accepter. Albert de Cobourg sut inspirer à sa dynastie des sen-
timents franchement constitutionnels, et la royauté ne perdit rien
en devenant vraiment publique (Volkskiinigthum).


Le roi anglais sait qu'il ne représente ni n'accomplit sa volonté
propre, mais celle de l'Étal. Ses ministres n'en gouvernent que
plus librement; et comme ils puisent leurs forces dans la con-
fiance du Parlement, dans la Chambre basse surtout, c'est la
représentation nationale qui exerce en réalité ce surcroît d'in-
tluenc,e. Sous ce rapport, la monarchie anglaise pourrait être
appelée parlementaire ou républicaine. Cependant, le respect.
qu'inspire la royauté y est peut-être plus grand que partout
ailleurs, et malgré la puissance du Parlement et de l'aristocratie,
il garde à la constitution sa forme monarchique l.


I f. La monarchie constitutionnelle fut ensuite essayée en
France. Les auteurs de la constitution de 1791 crurent faire un
chef-d'oeuvre de logique et de perfection,directement puisé dans
les principes politiques modernes. Mais la Constituante était plus
républicaine-démocratique que monarchique ; moins imbue des


4 Edmond Burke le fait remarquer ; voy. ses écrits, Munich 1850: e On se
fait communément sur le continent une très-fausse idée de la situation du
roi d'Angleterre. On le regarde à tort comme un simple fonctionnaire ; il
est véritablement roi. S'il n'a pas à s'occuper de détails, de minuties, de
conflits sans portée, qn peut cependant se demander si sa puissance n'est
pas aussi réelle, aussi forte, aussi étendue que celle du roi de France
avant la Révolution. » Robert Peel usurpait sur le cercle (le la vie intime
de la reine Victoria, lorsqu'il lui demandait, pour des raisons politiques,
d'éloigner d'elle certaines dames de la cour. Mais cette exigence montre
Précisément la haute influence de la reine et de son entourage sur la politi-
que anglaise. Néanmoins, il faut reconnaître que le gouvernement du Parle-
ment et des ministres forme le véritable centre de gravité de la constitution
anglaise. Robert Peel lui-même disait au Parlement, le 11 niai 1835 : Les
prérogatives de la couronne et l'autorité des lords, sont assez puissantes
pour arrêter les empiétements de la chambre des communes ; mais ellesne
Peuvent plus, de nos jours, être considérées comme des obstacles insur-
montables. Le gouvernement du pays doit principaiementmarcher d'accord
avec les Communes, et sous la direction immédiate de celles-ci. »




31G
THÉORIE' GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


principes anglais que des théories de Rousseau, et des doctrines
de l'Amérique, qui organisait alors sa démocratie constitutionnelle
avec ses trois pouvoirs indépendants. La constitution de 1791 fia
au fond démocratique ; la royauté n'y était plus qu'une inconsé-
quence, un reste du passé avec lequel la révolution avait d'ailleurs
rompu.


Napoléon rétablit le pouvoir monarchique et sauva la nation de
la vase où elle s'embourbait. Sa main puissante saisit et concentra
le pouvoir. Mais le besoin de la dictature et le caractère domi-
nateur du prince empêchèrent l'avènement de la forme nou-
velle. Napoléon reconnaît d'ailleurs dans la nation la source de sa
puissance ; il ouvre à tous le chemin des honneurs et des dignités ;
il essaye de reconstituer dans le Sénat une aristocratie qui « con-
serve la souveraineté, tandis que la démocratie élève à la souve-
raineté s . » Ces éléments pouvaient amener à un système
rationnel ; mais la volonté absolue du puissant empereur sup-
prima bientôt, comme une gêne incommode, les droits politiques
des autres corps de l'État. Ses institutions périrent avec lui.


La charte de Louis XVIII (4 juin 1814) fut une transaction entre
la légitimité et la révolution. Dans la forme, elle n'était qu'un
octroi du roi, une émanation de son autorité exclusive 2 . Mais il y
avait contradiction entre la forme et le fond, et ce n'était pas la
seule de cette constitution, tentative la meilleure cependant qui
eût encore été faite en France.


Elle imitait les formes anglaises, mais dans un esprit différent.
Le polvoir du roi était plus grand qu'eut Angleterre, ou plutôt,
puisque la Charte partait théoriquement du principe de la
monarchie absolue, il avait été moins restreints. Mais l'assiette
en était moins sûre, tant en raison du caractère plus mobile des


Las Cases, .1Iént., III, p. 32. Comp. sup. L. H, c. 10. Son neveu et succes-seur a donné dans ses Idées napoléoniennes (18:39) la meilleure esquisse du
vrai type de l'État napoléonien ; la réalité fut bien inférieure, on le com-prend.


2 Introduction ; « Nous avons volontairement, et par le libre exercice de
notre autorité royale, accordé et accordons, fait concession et octroi à nos
sujets — de la Charte constitutionnelle qui suit... »


Introduction: « Bien que l'autorité tout entière réside en France dans lapersonne du roi .. »


LES FORMES DE L'ÉTAT. 347
Francais, que par suite de la force des idées démocratiques et de
la ruine de l'aristocratie.


La Pairie,qui participait au pouvoir législatif et qui formait une
cour suprême pour les crimes d'État, devait être « une insti-.
tution vraiment nationale, unissant les souvenirs du passé aux
espérances de l'avenir, les temps anciens et les temps nouveaux. »
En réalité,la noblesse nouvelle fut trop mise à l'écart ; l'ancienne,
en partie dégénérée, trop généreusement gratifiée ; et la Chambre
des Pairs demeura bien inférieure à celle des lords anglais. La
Chambre des Députés devait tenir lieu des anciennes assemblées
des champs de mars et de mai, et du Tiers État. En fait, elle fut
une plutocratie exploitée au profit des fonctionnaires ! La masse
de la bourgeoisie aisée et cultivée des villes, consciente de ses
droits et du rôle important qu'elle avait joué sous la Révolution,
n'était ni électeur ni éligible. Toute la population agricole, dont
la Révolution avait fatt de pleins propriétaires et des citoyens, se
trouva également exclue. On négligea les couches inférieures ; le
dente, devenu une puissance, était sans représentation ; il ne
pouvait se rallier à la constitution.


La Révolution avait surtout renforcé deux tendances qui se
combattent en partie, la centralisation et la diffusion démocratique.
Poussées à l'extrême, l'une ramenait à la monarchie absolue,
l'autre, à l'anarchie. La Charte tenta de réfréner la démocratie
en s'emparant du mouvement centralisateur' .


La première tempête du peuple, excité par l'absolutisme de
Charles X et par la presse révolutionnaire, l'emporta. Juillet 1830
et Louis-Philippe promirent que leur Charte « serait une vérité.
La pairie héréditaire est remplacée par la pairie à vie; et les hases
de la Chambre des députés sont élargies tout en restant pluto-
cratiques.


Un nouvel orage, produit d'une force volcanique dont nul
n'avait soupçonné la violence, éclate en février 18!e8. La consti-


Tocqueville, Déni. en Amérique, I, p.158. précise bien les deux tendances:
La révolution s'est prononcée en même temps contre la royauté et contre


les institutions provinciales; — elle a été tout à la fois républicaine et cen-
tralisante : un fait dont les amis du pouvoir absolu se sont emparés avec
grand soin.




348
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


tution est renversée en un jour par une minorité insensée, en pré-
sence d'une majorité frappée de stupeur; et cependant elle était
meilleure que celle qui suivit, et permettait toutes les améliora-
tions. Le demos chercha encore une fois à gouverner en maitre.


On réinstalla la démocratie représentative; on nomma un
Président de la République avec des pouvoirs restreints; l'As-
semblée Nationale consuma ses forces en interminables débats.
Mais l'instinct du peuple en revint bientôt à la monarchie. Louis-
Napoléon devint l'héritier de la démocratie, et s'empara du pou-
voir en s'appuyant sur les masses.


La constitution du nouvel Empire (1852) rappelait davantage
la forme romaine que la forme anglaise. Les idées napoléo-
niennes ont un caractère roman tranché, et par suite, plaisent
aux Français. On s'incline respectueusement devant la majesté
et la puissance du peuple comme devant la source de tout pouvoir
la constitution doit être votée par lui ; le Corps Législatif dépend,
de sa confiance ; la puissance impériale elle-même y trouve son
origine ' ; l'Empereur est responsable devant le peuple français;
l'égalité démocratique est consacrée sans mesure par le suffrage
universel, et la puissance impériale s'élève sur cette large base,
dans l'éclat de sa majesté. L'initiative dela direction poli-
tique, la diplomatie, l'armée, la multitude des fonctionnaires,
sont dans les mains de l'Empereur. Il peut même démettre à son
gré les membres du Conseil d'État. La constitution ne reconnait
que deux pouvoirs, la majorité du peuple et l'Empereur. Tout ce
qui est intermédiaire est dépendant, ou n'a qu'une indépendance
médiocre. Les ministres ne sont responsables que devant le chef
de l'État; 'mais quelques-uns n'ont pas de portefeuille : orateurs
du gouvernement, ils portent continuellement la parole devant les
Chambres, et acquièrent ainsi une influence extrême et dange-
reuse • 2 . La seconde Chambre participe à la confection des lois,
mais c'est plutôt négativement; elle peut empêcher une loi mau-
vaise, elle ne peut l'améliorer. Dépouillée de toute initiative, elle
ne peut modifier un projet de loi qu'en s'entendant avec le Con-


' « Napoléon,
par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur desFrançais... »


2 Comp. de Parieu, Pol.,204; il fait allusion à Roulier, sans le nommer.


LES l'ORMES DE L'ÉTAT. 349
sen d'État par l'intermédiaire de commissions. Le Sénat a bien
pour but de garantir les libertés publiques et la constitution,
eceptionnellement de prendre l'initiative des réformes ; il est bien
aristocratique de sa nature. Mais les Sénateurs sont nommés par
l'Empereur, et l'état des partis les attache à son pouvoir. Aussi,
le maintien de la bonne entente entre les masses et le prince
était-il alors le principal souci du gouvernement; l'opposition
n'avait qu'une liberté étroite, soit dans la presse, soit. dans les
Chambres'.


*Le réveil des esprits rendit bientôt cette constitution autocra-
tique impossible. Il fallut faire des concessions, et l'Empire se
rapprocha de la monarchie constitutionnelle. Un sénatus-consulte
du 8 septembre 1869 accorde l'initiative aux deux Chambres, per-
met aux ministres de faire partie de celles-ci, déclare ces derniers
responsables, et autorise le Sénat à les mettre en accusation.
Cette transformation fut soumise à un vote plébiscitaire général
qui donna 7,350,000 oui, contre 1,538,000 non.


Ces réformes ne purent sauver l'empire. Les défaites de la
politique napoléonienne et des armées françaises amenèrent
une crise nouvelle. La révolution parisienne du 4 septembre 1870
chassa les Napoléons et fit un nouvel essai de république *.


III. Pays romans. Les errements de la France depuis la Révolu-
tion, réagirent sur les pays romans. L'Italie vit naitre, sous la
protection des armes françaises, des républiques analogues à la
République française, puis, ainsi que l'Espagne, des royaumes
vassaux modelés sur l'Empire français. Paris semblait devoir
donner sa forme à l'Europe. Ces créations éphémères périrent
avec l'Empire premier.


Les constitutions proclamées en 1812, en Sicile et en Espagne,
sont plus importantes pour nous, bien qu'elles aient peu duré :


'1. La constitution de la Sicile, oeuvre de Lord Bentincle et cal-
quée sur la forme anglaise, essaya (l'utiliser les anciens ordres du
Pays et de mieux séparer les pouvoirs. Le Parlement a le pou-


' Les Récerics politiques du prince Louis-Napoléon, écrites en 1832,Contiennent un projet de constitution, qui est à la constitution de 1852 ce
qui est




jeune homme au fruit de l'âge mûr. — Décret impérial dui9




350
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


voir législatif, mais ne comprend que les deux Chambres, à
l'exclusion du roi, qui cependant doit en « confirmer » les
décisions 1 . Barons et prélats composent la Chambre haute. Les
Pairs laïques sont hérédtiaires ; mais le roi peut en créer de non-
veaux, parmi les gentilshommes ayant un revenu net d'au
moins six mille francs. La seconde Chambre est élue par le peu-
ple; un cens peu élevé est exigé des électeurs et des éligibles.


Le roi a le pouvoir exécutif; ses ministres et son conseil privé
sont responsables devant le Parlement; dans toutes les affaires
importantes, le roi doit prendre l'avis de ce conseil ; quelquefois
il lui faut même l'assentiment du Parlement, par exemple pour
faire venir des troupes en Sicile, pour conférer des fonctions
militaires à des étrangers, pour ériger de nouveaux emplois ou
accorder des pensions en raison de services publics.


La justice est « exercée au nom du roi, » mais elle n'est
rendue que « par les fonctionnaires déterminés par la loi. » Tout
Sicilien a un droit étendu de résistance contre toute contrainte
illégitime ; la censure, sauf pour les écrits théologiques, est abo-
lie ; les droits féodaux supprimés, etc.


On le voit; il y a imitation de l'Angleterre, avec un certain
mélange des théories constitutionnelles de 1791. L'élément répu-
blicain domine également, et cette contradiction est d'autant plus
vive en présence de la cour absolutiste des rois Bourbons, et des
passions toutes méridionales des cléricaux et des jacobins de
Sicile. Le roi restauré se sentit bientôt assez fort pour abolir la
charte jurée (décembre 1814) et pour rétablir le gouvernement
absolu. Ce premier essai de fusion n'en demeura pas moins un
modèle pour les constitutions qui suivirent.


2. Des théories analogues inspirent la constitution très-cool-
piète du 19 mars 1812, oeuvre de la Régence et des Cortes pen-
dant la captivité du roi, et alors qu'une grande partie de l'Es-
pagne était au pouvoir des Français. Les Anglais la reconnurent.
Les Cortès avaient pris pour modèle la constitution française de
'1791. On proclame la souveraineté du peuple; mais en même
temps l'on admet largement les droits royaux. Le pouvoir légis-


Art. 1, 3 et 14.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 351
latif appartient aux Cortès unies au roi (art. 15), qui a de plus la
surveillance de la justice (art. 171), mais qui peut être contraint
de sanctionner une loi après un vote réitéré (art. 149). Il n'y a
pas de chambre haute ; le roi est placé en face de la seule assem-
blée des Cortés, députés élus du peuple 1.


Cette constitution, peu sympathique d'abord, devint populaire
par une arbitraire abolition (4 mai 1814), par les poursuites
exercées contre les principaux députés et par l'expérience du
pouvoir absolu. On tenta plusieurs fois de la réintroduire (1820-
1S36). L'Estatuto Real de 1834, qui donna à l'Espagne une cons-
titution représentative, ne contenta plus les esprits. La reine
régente fut forcée (18M) de reconnaître la constitution de 1812,
et l'année suivante, une nouvelle charte, basée sur celle-ci,
avec quelques emprunts à celle de 1834, fut jurée solennellement
sous l'influence des progressistes. Le roi conservait le droit
absolu de sanction ; un Sénat était établi à côté de la Chambre
des députés Q.


La révision constitutionnelle de 1845, faite sous l'influence des
moderados , se rapproche encore plus de la charte française
de 1830 3.


Cependant les luttes continuaient. Le pays fut encore ballotté
entre la réaction et l'anarchie.* Le mauvais gouvernement de
l'hypocrite Isabelle amena une nouvelle révolution (1868), qui
chassa en même temps les Bourbons et les Jésuites. Les Espa-
gnols monarchistes cherchèrent un roi ; le duc d'Aoste, fils du roi
d'Italie, finit par accepter leur offre (4 décembre 1870) ; on pou-
vait enfin espérer des libertés stables. Mais les conspirations
Perpétuelles dégoûtèrent le nouveau prince, qui abdiqua volon-
tairement (4 février 1873). On se jeta par nécessité dans la répu-
b lique ; mais bientôt le parti militaire l'emporta, et prépara le
retour de la monarchie moderne et du jeune Alphonse, proclamé
roi le 1" janvier 1875. — Bans l'intervalle, Don Carlos, son pa-


*Une traduction allemande se trouve dans II, p. 283, et dans
Schubert, Vert. II, p. 44. Conan. l'excellente exposition de Baumgarten,
dans l'Histoire du xlx' siècle de Gervinus, vol. IV.


Biilau, Europ. Ver(. seit 1828, p. 221.
3 Schubert, V erf. II, p. 105 et 116.




352 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
rent, soutenu par les légitimistes et les prêtres, avait soulevé les
pays montagneux du Nord, oit il lutte encore, augmentant les
misères du pays, et sans succès a).


3. La charte portugaise de 1822 imita la constitution espagnole
de 1812; mais l'autorité en fut toujours contestée. En 1826, Don
Pedro donna au pays une charte nouvelle, plus conforme au prin-
cipe monarchique, instituant une chambre de pairs héréditaires,
et distiguant quatre pouvoirs :


1) Le pouvoir législatif, qui appartient aux Cortes sous la sanc-
tion du roi ;


2) Le pouvoir modérateur, qui appartient au roi « comme chef
suprême de la nation, pour le maintien de l'équilibre et de l'har-
monie entre les autres pouvoirs ; »


3) Le pouvoir exécutif, qui est attribué au roi uni à ses ministres;
4) Et un pouvoir judiciaire indépendant 1.
Don Miguel et son parti luttèrent en vain contre ces deux cons-


titutions. Depuis, deux autres partis se disputèrent le pouvoir
avec des chances diverses : l'un, démocratique, s'attachait à la
constitution de 1822 ; l'autre, « les chartistes, » défendait celle
de 1826. Une révision intervint en 1838 ; l'hérédité du Sénat fut
abolie, le Conseil d'État supprimé 2. La masse du peuple ne prit
qu'une faible part à ces changements ; mais grâce à la dynastie
nouvelle des Cobourgs, le développement du Portugal fut plus
heureux et plus paisible que celui de l'Espagne.


4. La monarchie constitutionnelle, transportée au Brésil par le
Portugal, y subit aussi des luttes et des fortunes diverses, mais y
lit les mêmes progrès qu'eu Europe.


5. L'Italie se dégagea plus lentement de la monarchie absolue.
Les royaumes napoléoniens d'Italie et de Naples, autocraties
limitées, firent place à l'absolutisme impatiemment supporté des
Bourbons et des Habsbourgs. Les conspirations, les révoltes, les
réactions se succédaient ; les aspirations des peuples ne pouvaient


a) T.a guerre civile a cessé dans les premiers mois de {876.
Art. 11, 13,71, 75, 118, Const. de 132G.. Les deux constitutions sont date


Pülitz, II, p. 299 et ss.; la seconde seulement est dans Schubert, Vol.,
p.. 148


2 Schubert, Verf. If, p. 173.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 353
être contenues que par les baïonnettes étrangères. En 1820,
le roi de Naples finit par donner à son peuple la constitution
espagnole de '1812 ; mais le pouvoir absolu fut rétabli par les
troupes autrichiennes. Le mouvement de 1830 n'eut pas plus
de résultat ; l'appui de l'Autriche taisait échouer toutes les ten-


Litil,'''es.p rit de réforme se manifesta plus énergiquement de 1840
à1850, en s'alliant à l'idée nationale de la délivrance de l'étranger.
Dès 1847, l'Italie était en fièvre. Le pape nouveau semblait ap-
prouver le mouvement. Ferdinand I I de Naples et Charles-Albert
(le Piémont furent forcés d'accepter un gouvernement constitu-
tionnel, avant même que la révolution eût éclaté dans Paris.
Mais le premier l'abolit sitôt qu'il le put impunément, et quoiqu'il
eût déclaré « au nom de la Sainte Trinité » qu'il l'acceptait avec
sincérité et bonne foi 1 . Aussi François II, son fils, ne trouva-t-il
plus aucune créance lorsque, pressé par les événements, il voulut
enfin, mais trop tard, devenir prince constitutionnel (1860).


Les choses allèrent mieux en Piémont. Charles Albert se dé-
clara pour le système représentatif 2 , et depuis, la maison de Savoie
sut montrer une rare fidélité à la charte du 4 mars 1848, imitée
de la charte française de 1830. Ce prince n'eut point encore la
fortune de grouper sous son sceptre le peuple italien. Les victoires
de Radetzki comprimèrent l'élan national, et sauvèrent peut-être
l'Italie des flots d'une démocratie trop peu mûrie. Mais son fils
conserva la charte malgré les triomphes de la réaction, s'attira
ainsi la confiance des Italiens, et obtint bientôt les résultats
considérables de 1859 et 1860. Un grand homme d'État, le noble
Cavour, dirigea sa politique. L'Autriche fut chassée avec le se-
cours de la France ; le nouvel État s'étendit sur toute l'Italie
centrale ; puis, grâce à la campagne hardie de ùaribaldi, sur
Naples et la Sicile. En 1866, le nouveau royaume gagna encore
Venise avec le secours de la Prusse. Enfin, Rome elle-même (1870)
fut envahie après le départ des Français, forcés de l'abandonner
par la guerre contre l'Allemagne ; et le triomphe de celle-ci fit


l Proclamation du 5 février 1848, dans le Portfolio, I, p. el.
2 Paroles de la charte, clans le Portfolio, 1, p. '<:>3 et ss.


23




354 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.




tomber le dernier État ecclésiastique de l'Europe. Aujourd'hui,
l'Italie est fermement monarchique-constitutionnelle, et le parti
républicain lui-même, à l'exemple de Garibaldi, se contente de
cette, forme pour le moment.


fi. La Belgique est comme une transition entre les États romans
et les États germains. Sa constitution (1831) est calquée sur la
Charte française (Ici '1830, avec des conceptions plus démocra-
tiques cependant , comme le prouvent la règle « que tous les
pouvoirs dérivent de la nation » (art. 25) ; mais remarquez que la
Belgique était sans dynastie, et fut obligée d'en appeler une) ; la
négation de tonte distinction (l'ordre (art. 6); le droit de vote plus
étendu, etc. Le système des deux Chambres est maintenu, mais
le Sénat n'est nominé que pour un temps, et par les mêmes élec-
teurs que les députés, sauf une certaine élévation des conditions
d'ilge et de fortune (le projet en conservait la nomination au roi).
Au reste, sagement gouverné par un prince homme d'État,
Léopold de Cobourg, ce pays n'a que peu ressenti la crise de
1848, et son bien-être s'est heureusement accru malgré les
luttes passionnées des ultramontains et des libéraux'.


IV. Les États germains en dehors de l'Allemagne.
1. Le système constitutionnel du Nord scandinave s'est déve-


loppé d'une manière indépendante.
En Suède, l'assemblée des ordres comprend, dès le xvi e


siècle,
les chevaliers et la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, les paysans ;
et chaque ordre a sa voix. Les rois cherchèrent souvent dans les
deux derniers mi appui contre la puissance des grands. Le Bei-
ehsrath, (conseil d'État et ministres), pris exclusivement dans
les rangs de ceux-ci, formait le pouvoir politique le plus impor-
tant: Cette prépondérance de l'aristocratie avait souvent menacé
l'existence du trône. Gustave III la brisa en ouvrant à tous l'accès
de toutes les fonctions, à la seule exception « des plus liantes
et des plus distinguées » (1789).


La constitution du 7 juin 1809 2
développa celle de 1772 3 . Les


V. l'Histoire de la fondation de la monarchie constitulionnelle en Belgique,
par Théodore Juste, 1850, 2 vol.


2 Schubert, Vert. II. p. 368
Eod., p. 30.


LES FORMES DE LETAT. 355


attributions du conseil d'État et des quatre secrétaires d'État y
sont traitées avec soin et étendue ; les non nobles peuvent être
appelés à ces fonctions. L'assemblée du royaume était, récemment
encore, divisée en quatre ordres ; la majorité des ordres déci-
dait; cependant il fallait l'assentiment des quatre ordres et du
roi pour les changements çonstitutionnels.


Ce système rappelle sous plusieurs rapports l'Allemagne féo-
dale. Il avait certainement ses avantages, quoique la manifesta-
tion d'une volonté nationale y Mt difficile, ce qui lui donna peu
d'autorité au dehors. En 1865, le système constitutionnel mo-
derne, avec ses deux chambres, prévalut également.


2. Là constitution de la Norwège, imposée au roi par le Stor-
thing extraordinaire de '1814, est plus démocratique. Le droit de
légiférer appartient à la nation, qui l'exerce par le Storthing
(art. 49). Le roi sanctionne, mais sa sanction est forcée après une
troisième décision de l'assemblée. Celle-ci est élue par les ci-
toyens (propriétaires fonciers pour la plupart), et se divise en
deux chambres, le « Logthing » et l' « Odelsthing. » Le roi a le
pouvoir exécutif sous la responsabilité de son conseil. Les ef-
forts faits pour fonder une aristocratie politique et pour étendre
la puissance royale, sont demeurés infructueux jusqu'à présent
devant la jalouse indépendance des agriculteurs et des bourgeois,
et la crainte du joug de la Suède 1.


3. Le Danemark, où une révolution (1660) dirigée contre la
noblesse avait amené la monarchie absolue, ne devint constitu-
tionnel que clans notre siècle, d'abord dans une forme insuffi-
sante basée sur les États provinciaux (1831), puis dans un sens
démocratique (1849). Les luttes entre les Danois et les Allemands
du Danemark venaient surtout de leur nationalité différente. Une
révision eut lieu eri juin 1866, et fut promulguée par le roi et le
Reichsralh « Landsting » et « Volksting » ).


4. La forme moderne s'établit également dans le nouveall
royaume des Pays-Bas qui remplaça le royaume de Hollande
(Coast. du 28 mars 1814, et après la réunion avec la Belgique; du


Schubert.. Vol'. 11. 404 et.


Cotap. Norteége dans le Deutche8
Stalstoôrterbuch.




356 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
24 août 1815). La nouvelle charte de 1848 fut un progrès qui
fortifia l'esprit constitutionnel.


V. États allemands.
• 1. Quoique toujours monarchique dans la forme, l'ancien


« Empire Romain du peuple allemand » n'avait plus, clans les
derniers siècles, qu'un chef sans puissance. Toute la réalité du
pouvoir avait passé aux princes particuliers (Landesherrn). L'Em-


_ pereur ne conservait quelque autorité que parce qu'il était en
même temps prince souverain d'Autriche.


Les princes particuliers avaient établi leur absolutisme sur les
débris des ordres. Leur pouvoir, né des fonctions de l'empire, de-
venues héréditaires, était, à la manière du moyen âge, mi-théocra-
tique, mi-patrimonial. Mais l'idée romane de la souveraineté l'avait
élargi ; et les princes ne reconnaissaient plus que de faibles
bornes clans le lien relâché de l'empire, et, jusqu'à un certain
point, dans la nécessité de comparaître devant sa haute cour et
son conseil aulique (Reichskamntergericht et Reichshofrath).


2. L'Autriche était déjà une grande puissance presque indé-
pendante de l'empire et rivalisant avec la France, lorsqu'un
nouvel État, allemand par l'esprit et l'origine, surgit au Nord, et
se développa avec audace et rapidité. La maison catholique de
Habsbourg s'appuyait sur le droit traditionnel, la- dignité impé-
riale romaine, le clergé, la noblesse, une armée où les nationa-
lités se mêlaient ; la maison protestante de Hohenzollern devint
le représentant et le protecteur des progrès de la liberté et de
l'esprit allemands.


Frédéric le Grand (1740-1778) est le père de la monarchie con-
stitutionnelle sur le continent. Le passage à la forme nouvelle se
fin opéré plus facilement, si les peuples avaient mieux com-
pris, si les princes avaient mieux imité ce grand roi. Nul plus
que lui n'a combattu le principe qui thit du prince le maître de
l'État; nul n'a mieux exprimé que la royauté est une fonction
publique et que le roi n'existe que pour le service de l'État. S'il
n'a ni renouvelé le système des ordres, ni remplacé le pouvoir
absolu par un régime constitutionnel, c'est que son peuple y était
encore politiquement trop peu préparé. Le prince, de beaucoup
plus éclairé que lui, l'éleva, restreignit le pouvoir royal et pré-


LES FORMES DE L'ÉTAT. 357
para la liberté réglée : 1° en observant rigoureusement le prin-
cipe que les droits du roi sont des devoirs ; 2° par ses lois
publiques (Preassisches Landrecht) ; 3° en imposant à tous les fonc-
tionnaires la stricte exécution de leurs obligations'.


La Révolution française et ses excès détournèrent plutôt de la
voie marquée par Frédéric ; ils rendirent les princes craintifs, les
peuples radicaux.


3. Les constitutions des États de la Confédération du Rhin placée
sous le protectorat de Napoléon lei , forment une sorte de tran-
sition. Elles firent disparaître les débris des anciens ordres, réu-
nirent en un seul acte les lois fondamentales, et donnèrent une
représentation, timide et peu puissante sans doute, de la pro-
priété, de l'industrie, de l'intelligence.


4. La grande guerre de la délivrance et le dévouement du
peuple brisèrent le pouvoir étranger. Le moment était propice
pour construire un édifice moderne dans un esprit national et
libre. Les rares hommes d'État de l'Allemagne, Stein, Humboldt,
Hardenberg lui-même alors, le désiraient ; Frédéric-Guillaume III
de Prusse s'y était publiquement déclaré favorable. Mais les
idées absolutistes des dynasties, des classes élevées et des fonc-
tionnaires, les méfiances, une sorte de fantaisie romantique, l'em-
portèrent encore, et le régime absolu, faiblement tempéré par le
souvenir des ordres, fut maintenu.


Une manière de gouvernement constitutionnel imité de la
charte française, mais modifié par les traditions locales des
ocires, ne s'établit que par exception. Le duché de Nassau en
donna le premier un exemple encore timide (Const., 2 septembre
1814). Le Luxembourg suivit (1815) ; puis et surtout le grand-
duché de Saxe-Weimar-Eisenach ( 5 mai 1816), dont le prince
Charles-Auguste, rare exemple, était personnellement dévoué à
un régime libre. Le mouvement est plus important dans les États
du Sud. La constitution de la Bavière et celle du grand-duché de
Bade sont de 1818 ; celle du Witrtembcrg, où il fallut d'abord
qu'un gouvernement clairvoyant triomphât des ordres, est
de 1819. Ces États secondaires sentaient qu'ils augmentaient ainsi
leurs forces contre les deux grands gouvernements, demeurés
absolus.




t


358
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


Le royaume de Hanovre (1819) et les grands-duchés de liesse
(1820) et de Saxe-Menningen (1829) suivirent bientôt la voie
tracée.


Toutes ces constitutions donnent au prince des droits im-
portants, où se marque le caractère conservateur du peuple
allemand. Le prince n'avait pas toujours la complète intelli-
gence des temps modernes ; on lui abandonna néanmoins la
direction des affaires publiques avec plus de cot diance que partout
ailleurs.


Les chambres furent imitées de l'Angleterre et de la France.
Les premières, basées sur l'aristocratie foncière, dont les idées et
les principes appartenaient à un monde tombé, et complétées par
de hauts fonctionnaires dépendant du prince, n'acquirent ni
autorité ni action suffisantes. Les secondes furent aussi pluto-
cratiques qu'en France. On se trompe en disant. que ces consti-
tutions n'étaient pas représentatives, niais fondées sur les ordres.
Que les ordres soient ou non pris en considération, ce n'est point
là le trait distinctif des deux formes. Dans l'une, la représentation,
qu'elle soit ou non en relation avec les ordres ou les classes, est
avant tout une et nationale ; clans l'autre, les assemblées repré-
sentent au contraire les fractions de la nation, les intérèts par-
ticuliers des ordres. Ainsi, la monarchie bavaroise est bien cer-
tainement représentative, puisque ses députés prêtent serment
« de n'avoir en vue que le bien et l'intérêt public du pays entier,
d'après leurs convictions, sans égard aux ordres ou au classes
particulières.


Les deux grands États continuaient cependant à montrer leur
méfiance pour les libertés nouvelles. Vainement, les réformistes
prussiens s'efforçaient-ils de les faire triompher ; ils n'obtinrent
que des états provinciaux (Provincialstande), au lieu de la repré-
sentation nationale promise. L'Autriche croyait l'absolutisme
indispensable à l'unité de son corps composite, et la Confédération
germanique semblait n'avoir qu'un souci : conserver autant que
possible le caractère absolu de ce qu'on appelait le principe mo-
narchique, et gouverner les peuples par la police.


5. La révolution française de 1830 réveilla le mouvement.
Une série d'États moyens et petits furent tbrcés d'accepter On


LES FORMES DE L'ÉTAT. 359
régime nouveau. Ainsi, la constitution du 5 janvier 1830 vint
garantir les libertés de la Hesse Électorale contre l'arbitraire royal ;
en Saxe, on imita la constitution bavaroise (1831) ; le Hanovre
eut une nouvelle loi fondamentale (1833) qui, cependant, ne fut
pas reconnue, par le roi suivant, et ne fut remise en vigueur que
modifiée (1840).


Le système moderne continuait ses progrès, souvent plus res-
pecté dans la forme qu'au fond, souvent corrompu par la bureau-
cratie, souvent exploité ou défiguré par les partis ; et cependant,
les deux grandes puissances s'y montraient toujours rebelles.


13. Frédéric-Guillaume IV promulgua enfin ses Lettres Patentes
du 3 février 1847, qui fondaient, sur la base des états provinciaux,
un Landtag commun pour la Prusse, avec voix consultative pour
la législation, voix délibérative pour les impôts nouveaux, droit
de pétition dans les affaires intérieures. C'était un grand pas, et
l'élan paraissait donné. Cette constitution avait même l'avantage
de s'attacher aux rapports existants, et de ne pas se borner à
copier les formes usuelles. Sans doute, les droits du Landtag
étaient encore peu nets et insuffisants ; mais les défauts se seraient.
corrigés petit à petit par l'éducation politique de la nation. Mal-
heureusement, le gouvernement perdit la confiance des partis
modérés eux-mêmes, en s'opposant aux voeux légitimes du
Landtag, et la commotion de 1848 fit crouler l'édifice. Le parti
démocratique, porté par la révolution, arracha alors au roi la
constitution démocratique du 5 décembre 1848 revisée déjà
quinze mois après, grâce au secours d'une loi électorale octroyée
par le roi (30 mai 1849); Depuis, des modifications essentielles
sont survenues, surtout en faveur de l'autorité. Les lacunes
demeurent graves ; cependant la vie constitutionnelle de la Prusse
a conquis une nouvelle base a).


' Le texte en est dans Zacharil, die deutsche Vert'. der Gegenwari, p. '74
et ss.


(1) Holtzendorff,Encycl.,1, p. 804, résume ainsi ces événements « La révo-
lut1on de 1848 emporta le système du Land tag. Le.21 mars, une proclamation
au peuple prussien promit « une véritable constitution, » avec des ministres
responsables et une administration libérale et vraiment nationale. » Une
assemblée nommée en vertu de la loi du S avril, dans des élections générales
indirectes, se réunit à Berlin le 2.2 mai, pour « fixer, d'accord avec la coW




360 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Ces innovations rencontrèrent des résistances nombreuses.


La Chambre des Seigneurs, composée surtout des anciens repré-
sentants de l'absolutisme et d'un romantisme chevaleresque, ne
se résigna qu'à regret ; la royauté trouvait le changement dur ;
enfin, la représentation du peuple n'avait pas encore conscience
des bornes de sa puissance, et des différences qui séparaient le
système prussien du parlementarisme anglais. Mais les luttes des
opinions donnèrent à la constitution des racines plus profondes;
le devoir envers le pays fondit les inimitiés ; les oppositions les
plus vives disparurent dans la guerre de 1866, et l'unité fut un
fait accompli a).


7. La révolution de 1848 surprit également l'Autriche. Ses
peuples divers cherchèrent à se séparer ; une jeunesse inexpéri-
mentée et turbulente fut un moment maîtresse de Vienne ; l'unité
disparut de partout, sauf de l'armée, dernier appui de la mo-
narchie. Mais les troupes victorieuses remirent bientôt l'autorité


ronne, les bases de la constitution future. » La Cour avait son projet (projet
du 20 mai); l'Assemblée présenta et vota un contre-projet comme base de ses
délibérations (26 juillet): l'accord entre la Couronne et la Chambre parut im-
possible, et celle-ci fut dissoute (5 décembre 1848). Le même jour, le roi, pressé
par les événements, octroyait une charte, basée d'aifieurs suries mêmes prin-
cipes démocratiques que le projet de l'Assemblée; la Chambre haute elle-
même devenait élective. Cette charte devait être soumise à la révision des
Chambres, et celles-ci être nommées à cet effet, conformément à la loi, éga-
lement octroyée. du G décembre 1848. Elles se réunirent le 22 février 1849;
mais le désaccord recommença; la Chambre des députés fut dissoute une
seconde fois, et le roi octroya une nouvelle loi électorale (30 mai 1849),
encore en vigueur aujourd'hui, et qui divise les électeurs eu «trois classes,»
d'après le chiffre des impôts. La 2' chambre, élue en conséquence, révisa la
constitution, qui fut jurée solennellement le 30 janvier 1830, par le roi, les
ministres et les représentants du peuple.


e) M. Holtzendorff, Encycl., I, p. 805, est plus difficile à contenter : « La
constitution de 1850, très-semblable à celle de Belgique, donnait un champ
suffisant aux libertés politiques, abstraction faite peut-être d'un très-petit
nombre de ses dispositions. Mais la réaction, redevenue puissante, en atta-
qua ouvertement les principes, les abolit, ou au moins en diminua considé-
rablement la portée. D'importants articles furent supprimés ; d'autres, inter-
prétés ou appliqués contrairement à tous les précédents; d'autres encore,
regardés comme des promesses qu'on peut renvoyer indéfiniment. Voici
les plus importantes modifications survenues depuis 1850 : abolition du jury
pour les crimes politiques les plus graves (1852); rétablissement des
fidéicommis (1852); création de la Chambre des Seigneurs, qui vint rempla-
cer l'ancienne première Chambre élue (1853 et 1854); priviléges rendus aux
médiatisés (t854), etc. En somme, le droit constitutionnel prussien est
encore hautement incomplet et insuffisant. »


LES FORMES DE L'ÉTAT. 361
dans la main des hommes d'État, qui, sous le coup de dangers
intérieurs et extérieurs, essayèrent de fonder une union nouvelle
par la- constitution octroyée du 4 mars • 849. Cette première ten-
tative d'organisation constitutionnelle ne fut jamais appliquée ;
il parut impossible de réunir dans un Reichstag unique les peuples
si divers de langue, de race et de culture, qui composent l'Au-
triche. La Hongrie se souleva, et l'on recourut à la dictature.
L'Autriche avait été jusqu'alors une union surtout dynastique ;
il sembla qu'il fallait concentrer tous les pouvoirs dans l'empe-
reur : les ministres ne sont responsables que devant lui (Patente
du 28 août 1851) ; le Reichsrath est transformé en conseil de la
couronne (décision du' môme jour); la constitution de 1849 est
supprimée (Patente du 31 décembre 1851) ; un acte du cabinet
promet en môme temps des commissions délibérantes de la no-
blesse propriétaire d'immeubles, des autres possesseurs des terres,
et des industriels. C'était en réalité le rétablissement du pouvoir
absolu. Le gouvernement l'exerça par un système mécanique de
fonctionnaires, et en s'appuyant moralement sur le clergé catho-
lique, matériellement sur sa puissante armée.


Depuis les défaites de la politique absolutiste en Prusse, en
Bavière, à Baden, dans le Wurtemberg, etc., l'Autriche apprit à
ses dépens (1859) que la bureaucratie, l'armée et le clergé sont
loin d'être tout-puissants dans les crises, et que la forme repré-
sentative s'imposait désormais. Le Diplôme impérial du 20 oc-
tobre 1860 l'annonça, et la loi fondamentale du 20 février tenta
de la réaliser.


D'après ce Diplôme, les pouvoirs de la monarchie entière doivent
être dans une juste relation « avec la conscience traditionnelle
du droit dans les divers États de l'Empire; » chacun de ceux-ci
aura son Landtag, une autonomie restreinte, une part dans le
Reichstag pour la législation et le contrôle du gouvernement; on
créera deux Reichslage, l'un pour la monarchie entière, l'autre, plus
étroit, pour les pays de l'Ouest. Cette combinaison échoua encore,
la Hongrie refusant de nommer ses députés.


Une déclaration impériale du 20 septembre 1865 suspendit le
R eichstag et fit disparaître son contrôle. La guerre malheureuse
de 1866 amena une nouvelle conversion ; la défaite de KLinigs-




362 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
g,riitz et la paix de Prague forcèrent de négocier avec les Hongrois,
qui défendaient avec énergie leurs anciens droits et ne voulaient
pas d'une charte octroyée. Il fallut leur garantir une constitution
spéciale, le maintien des lois hongroises de 1848, l'indépendance
du royaume, l'annulation des usurpations commises : c'était le
dualisme. Nous trouvons dès lors un Reichstag et un ministère
hongrois, à côté d'un Reichstag et d'un ministère autrichiens pour
les pays cisleithaniens. Une commission nominée par ces deux
assemblées, et des ministres communs pour les affaires étran-
gères et pour les finances, relient les deux fractions de l'empire.
On peut douter de l'avenir de ce compromis ; niais ce qui est
certain, c'est que Hongrois, Allemands et Bohèmes sont déter-
minés à ne plus subir de régime absolu.


8. On essaya également de donner à l'ensemble de la Confédé-
ration une forme représentative-constitutionnelle. Depuis 1848,
le peuple allemand la proclamait seule possible. La constitution
fédérale du 29 mars 1849 embrassait toute l'Allemagne saut
l'Autriche, dans un vaste Empire dont la couronne devait ap-
partenir héréditairement à la dynastie régnante de Prusse ; une
Chambre des États devait recevoir les représentants de chaque
royaume ou principauté, et une Assemblée Nationale ceux du
peuple allemand. Ces projets échouèrent. L'Autriche repoussa la
solution et se prépara à combattre ; le roi de Prusse n'accepta
pas la couronne que lui présentait l'assemblée; la Bavière refusa
son adhésion ; le peuple allemand manqua d'énergie. Malgré les
efforts de la Prusse, les éléments dynastiques et particularistes
l'emportèrent sur le sentiment national. Il fallut la guerre de 1866
pour les vaincre.


La Confédération de l'Allemagne du Nord (16 avril 1867) ne
peut être appelée une monarchie constitutionnelle que sous.
quelques réserves. Le roi de Prusse en est le Président héréditaire;
il est le Général, né de ses armées ; il dirige la politique fédérale
avec le concours du Chancelier Fédéral, qu'il nomme, qui est
responsable, qui administre par la chancellerie placée sous ses
ordres. Tout cela est constitutionnel, monarchique. Mais l'auto-
rité du Président Fédéral est limitée par le Conseil Fédéral, re-
présentation 'des gouvernements confédérés, et par le Reichsrath,


LES FORMES DE L'ÉTAT. 363


représentation de la nation allemande, qui ont ensemble tout le
potn'Oir législatif, et contrôlent également l'administration.


La constitution de l'Empire (16 avril '1871) grandit le caractère
nionarchique de l'union allemande par la majesté de la dignité
impériale. Mais l'Empereur n'y a encore qu'un veto restreint à
certaines questions de militaire et de finances ; il ne participe
pas au pouvoir législatif en général, et le Conseil Fédéral semble,
même aujourd'hui, n'être pas seulement un simple sénat légis-
latif, mais en même temps un cogouvernement, un gouvernement


collectif des princes de l'Empire, qui prend ainsi un peu le carac-
tère d'une aristocratie. Ce mélange des principes, que Pufendorf
avait appelé monstrueux dans l'ancienne forme, n'est pas com.-
piétement écarté. Néanmoins, le nouvel Empire a déjà prouvé sa
force et sa vitalité. Si l'unité et la puissance d'un gouvernement
monarchique, et la reconnaissance des droits et des libertés de la
nation, sont les caractères essentiels de la monarchie constitution-
nelle, on peut dire que l'Allemagne actuelle en est une espèce
sui generis.


Résumons-nous :
La monarchie représentative ou constitutionnelle l'emporte dé-


cidément dans l'Europe occidentale. L'État civilisé moderne re-
connaît et les droits privés des individus, et les droits politiques
de la nation et de ses classes, dont les représentants participent
au pouvoir législatif. La monarchie européenne n'est plus un pou-
voir absolu et illimité ; c'est une puissance suprême réglée par le
droit (eine oberste Rechtsmacht), limitée par les droits des sujets.


11 en est d'ailleurs plusieurs espèces :
En Angleterre, où la royauté est entourée d'une puissante aris-


tocratie, le gouvernement dépend moins de la volonté indivi-
duelle du prince que des majorités des chambres, et des minis-
nistrés responsables devant elles.


Nous ne trouvons plus d'aristocratie aussi importante sur le
Continent. L'élément démocratique s'y montre en première ligne à
côté de l'élément monarchique ; l'aristocratie n'y a plus qu'une
influence de modération et de médiation. Les luttes constitution-
nelles du continent ne sont que l'expression des efforts de ces




364
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT. •


forces, qui cherchent leur juste rapport entre elles et avec k
tout. L'on a souvent essayé de faire exclusivement dominer l'une
d'elles; mais toujours l'élément comprimé a fini par se relever
de son oppression momentanée. La monarchie constitutionnelle
tend ouvertement à une forme organique qui donne une juste
place à chacune des parties de l'ensemble : à la royauté; pléni-
tude de la puissance et de la majesté; aux éléments aristocra-
tiques, dignité et autorité ; au demos, paix et liberté. Sur le
continent., et particulièrement en France et en Allemagne, la
royauté est le pouvoir actif par excellence, non-seulement en la
forme, mais par la disposition entière du corps constitutionnel.
Son action n'est entravée par la puissance considérable, mais
généralement à l'état de repos, de l'opinion publique, que lors-
qu'elle se met en contradiction avec les instincts de la nation et
le courant de l'histoire universelle. D'accord avec l'opinion, la
royauté est bien plus forte que l'aristocratie, qui, moyennant
certains avantages, la sert volontiers, comme en Allemagne, ou
qui, comme en France, murmure dans son impuissance; elle est
même plus puissante que toute la représentation, qui ne veut
pas gouverner, mais contrôler.


* La monarchie des Bourbons restaurée s'appuyait surtout sur
la riche bourgeoisie ; celle des Napoléons, sur les masses. Dans
les États particuliers de l'Allemagne, la monarchie repose plutôt
sur les fonctionnaires, qui à leur tour 1a restreignent, et sur
l'armée ; dans l'Empire actuel, elle s'appuie snr les grandes clas-
ses populaires et sur les gouvernements particuliers ". Mais le
demos n'est encore nulle part organisé rationnellement. Tant que
cette lacune ne sera pas comblée, et tant que les :1 plasties, con-
servant leurs préjugés, repousseront l'esprit public nouveau, la
lutte séculaire continuera, et la monarchie organique, qui doit
donner la liberté de tous et l'unité derensemble, et établir l'har-
monie entre l'esprit politique des peuples romans et l'esprit de
liberté des peuples germains, n'aura qu'une existence mal
assurée.


ObServation. Gustave Zimmermann, qui eut depuis en Hanovre une
influence regrettable, s'est exprimé plus longuement sur ce thème.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 365
do, un ouvrage accueilli avec faveur dans les hauts. cercles de la
Société, mais généralement désapprouvé par les classes moyennes
instruites : «De l'excellence de la monarchie constitutionnelle pour
l'Angleterre, et de son inapplicabilité sur le continent. » Hanovre,
1852 (Die Vortrefilichlkeit der const. Monarchie, etc). Cet ouvrage est
une antithèse absolutiste d'une trop fertile littérature radicale.
L'auteur, comme celle-ci souvent, ne puise la notion de lamonarchie
moderne que dans les formes et les maximes de la constitution
anglaise. Le système anglais n'est pas applicable sur le continent,
je le veux bien ; ses contradictions et ses lacunes, adoucies et corri-
gées par la tradition et par les intérêts de l'aristocratie, augmen-
teraient si on le réalisait dans une forme démocratique. Mais la
monarchie constitutionnelle ne comprend pas que le parlementarisme
anglais; il en est la première application heureuse et grande, non
la perfection. On peut reconnaître l'inapplicabilité du système
anglais sur le continent, et soutenir cependant l'utilité de la forme
moderne, c'est-à-dire d'une royauté avouant que ses droits poli-
tiques, de même que ceux des gouvernés, sont déterminés par une
charte, et spécialement, que toutes les fractions du corps de l'État
doivent concourir à la législation. La monarchie organique est
nécessairement constitutionnelle, car cet organisme marne forme la
constitution. Zimmermann, en appelant l'autorité de l'État propriété
du prince, montre qu'il ignore les notions vivantes du droit public
actuel. Peut-être arrête-t-il un instant le courant sur une place
infime ; niais bientôt les hautes vagues l'emportent avec son fréle
édifice. (J'écrivais ce passage en 1857 ;1866 l'a confirmé.) Un principe
que notre époque proclame clairement entre tous autres, c'est que
le pouvoir de l'État est un devoir public en méme temps qu'un droit
public, c'est-à-dire qu'il appartient à l'existence et à la vie politique
générale de la nation entière, et qu'ainsi, il ne peut pas âtre la
propriété d'un individu, un droit privé.




CHAPITRE XV.


— Fausses notions de la Monarchie Constitutionnelle.


L'Europe s'est arrêtée à la monarchie constitutionnelle, comme
à une conciliation entre les courants politiques qui la divisent, et
à un juste milieu "entre l'impuissance du morcellement féodal et
la monarchie absolue. Il importe donc d'en étudier les bases.


Écartons d'abord quelques erreurs :
1. La Révolution, qui voulait réaliser la pensée de Rousseau,


distinguait dans l'État deux pouvoirs : la volonté, le pouvoir légis-
latif, et la force physique qui exécute. « Le peuple veut, le roi fait; »
telle était, suivant l'opinion française d'alors, la formule essen-
tielle de la monarchie constitutionnelle '.


I Rousseau, Contr. soc., III, 1. : « Toute action libre a deux causes qui
concourent à la produire : l'une morale, savoir la volonté qui détermine
l'acte; l'autre physique, savoir lapuissance qui l'exécute. Le corps politique
a les mêmes mobiles; on y distingue de même la force et la volonté: celle-ci,
sous le nom de puissance législative, l'autre sous le nom de puissance exécu-
tive. -- Mirabeau, Disc., septembre 1789: « Deux pouvoirs sont néces


-saires à l'exercice et aux fonctions du corps politique : celui de vouloir et
celui d'agir. Par le premier, la société établit les règles qui doivent la con-
duire au but qu'elle se propose, et qui est incontestablement le bien (le tous.
Par le second, ces règles s'exécutent, et la force publique sert à faire
triompher la société des obstacles que cette exécution pourrait rencontrer
dans l'opposition des volontés individuelles. Chez une grande nation, ces
deux pouvoirs ne peuvent être exercés par elle-même: de là, la nécessité des
représentants du peuple Pour l'exercice de la faculté de vouloir, ou de la


LES FORMES DE L'ÉTAT. 367
Opposer ainsi la nation au roi, et faire de celui-ci le àimple ser-


viteur d'une volonté étrangère formée sans son concours, c'est
supprimer la monarchie. Des abus antérieurs contribuèrent sans
doute à la chute de Louis XVI et à l'avénement de la Répu-
blique, mais ce principe lui-même devait naturellement y con-
duire. Inversément, faire du roi l'égal du pouvoir législatif au
lieu de l'en* exclure comme subordonné, c'est détruire l'unité de
l'organisme et créer un monstre à deux têtes, une diarchie qui
déchirera l'État, si elle ne fait bientôt place au principe monar-
chique ou républicain 1.


2. Sieyès veut un chef d'État inactif; c'est là pour lui le prin-
cipe du système. Napoléon P r, né monarque si jamais homme
le fut, a irrévocablement flétri cette idée : « Comment avez-vous
pu croire qu'un homme de quelque talent et ayant quelque sen-
timent 'd'honneur, se résignerait au rôle d'un porc à l'engrais de
quelques millions 2 ? »


3. « Le roi, » dit-on plus souvent, « règne et gouverne, mais
l'exercice de ce droit appartient à ses ministres. » — Cette situa-
tion s'est vue; mais en faire le principe permanent de l'État,
c'est encore abandonner la monarchie pour la république. Le
retrait constant de l'exercice du droit, n'est-il pas le retrait du
droit lui-même ? Cette vide enveloppe, ce titre nu, finira nécessaire-
tuent par aller là où est la chose. Les vassaux et tenanciers qui
acquirent l'exercice permanent du droit de propriété, furent
bientôt propriétaires utiles, puis pleins propriétaires ; les maires


puissance législative; de là .encore, la nécessité d'une outre espèce de repré-
sentants, pour l'exercice de la faculté d'agir, ou de la puissance exécutire. »
Thiers, Hist. de laRév. franç., 1, p. 97 : « La nation veut, le roi fait; » les
esprits ne sortaient pas de ces éléments simples, et ils croyaient vouloir la
monarchie, parce qu'ils laissaient un roi comme exécuteur des volontés
nationales. La monarchie réelle, telle qu'elle existe même dans les Iltats
libres, est la domination d'un seul, à laquelle on met des bornes au moyen
du concours national. Mais, dès l'instant que la nation peut ordonner tout ce
qu'elle veut, sans que le roi puisse s'y opposer par le veto, le roi n'est plus
qu'un magistrat. C'est alors la république, avec un consul au lieu de plu-
sieurs. Le gouvernement de Pologne, quoi qu'il y eût un roi, ne, futjamais(?)
nomme une monarchie. »


Le parti démocratique républicain de France le comprit, et en profita
pour abolir la royauté.


2 Las Casas, Mém. IV.





368 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
carlovingiens, rois. Attribuer tout le gouvernement réel aux
ministres, c'est l'attribuer à une autorité républicaine et faire de
la royauté une forme vaine On ne crée pas une monarchie,
mais au plus une idéocratie, en plaçant à la tête de l'État un
symbole, au lieu d'une individualité vivante et énergique.


4. Aussi, est-il absurde de dire que les qualités du prince
constitutionnel sont « indifférentes. » Cette forme tend en effet à
permettre au prince tout le bien possible et le moins de mal pos-
sible : c'est en ce sens seulement qu'elle limite ses pouvoirs.
Elle sait qu'il est homme, et qu'une puissance extrême corrompt
les meilleurs. Mais elle ne fait point de son roi un mannequin
dans la main des ministres. Elle ne veut pas, en lui déniant les
attributs de l'homme, anéantir la liberté politique dans celui qui
a le droit politique le plus élevé, la dignité humaine dans le pre-
mie.r de l'État. Comment parle-t-on de respect, de fidélité,
(l'amour envers le prince, s'il est indifférent qu'il en soit ou non
digne, ou même qu'il soit capable de les comprendre ? Logique-
ment, le plus médiocre des hommes devient ainsi le meilleur
des rois 2 ! Et ce serait là la réalisation de ces vives ten-
dances des peuples vers une organisation ordonnée, noble,
intelligente !


C'est à tort que l'on cite l'exemple de l'Angleterre; la person-
nalité du souverain n'y est rien moins qu'indifférente 3.


5. La fameuse formule de M. Thiers : « Le roi règne et ne gouverne
pas, » n'est pas plus exacte. L'habile ministre lui-même n'a pas
réussi à la mettre en pratique, et certainement Louis-Philippe.


En ce sens, le parti radical démocratique avait raison, lorsqu'en 1898
il affirmait, dans son programme de Francfort, que la « royauté constitu-
« tionnclle » est une « sinécure, » « un chapeau sans tête,» ayant pour seule
mission « de nommer un premier ministre » (qui sera ordinairement mal
vu), et d' « engendrer un successeur. »




2 Rechtsphilos., § 380, va également trop loin en disant que « le
« monarque n'a qu'à dire oui, et à mettre les points sur les » I.e roi peut
dire oui et non ; il n'a pas seulement « une décision de forme,» mais une
décision de fond; il a de plus à donner l'impulsion, à intervenir, s'il y a lieu.




J. Fichte, Beitrag zur Stalstehre : « La plus vide des cervelles
serait donc l'idéal du genre ! »


3 Si l'on en doute, qu'on lise les Hommes d'État de Brougham. On y verra
l'influence considérable du roi sur le ministre et du ministre sur le roi, et
combien l'on se trompe en croyant que la volonté de celui-ci est sans impor-
tance. Comp. sup., ch. mn, obs. 3.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 369
n'est pas tombé pour avoir aussi voulu gouverner. Napoléon, son
successeur, s'est acquis la faveur des masses, précisément en gou-
vernant lui-même.


Par régner, M. Thiers entend plutôt les droits formels
de puissance et de majesté ; par gouverner, la direction suprême
pratique et réelle de la politique de l'État. Les deux droits
doivent appartenir au prince. Lui refuser le second , le plus
important, c'est également anéantir le pouvoir royal : « Rex est
qui regit. »


Gouverner (regieren) n'est point d'ailleurs synonyme d'admi-
nistrer (verwalten). Le roi n'est pas chargé du détail des affaires ;
il n'est même pas à souhaiter qu'il s'ep occupe habituellement.


6. Quelques-uns, partant de la souveraineté du peuple, placent
le principe constitutionnel dans « l'obligation pour le prince de
gouverner selon la volonté de la majorité. » Nouveau sacrifice de
la monarchie : c'est la démocratie qui est la domination des majo-
rités populaires ; au contraire, l'un des grands avantages de la
monarchie, c'est d'avoir un prince qui protége les minorités
contre les usurpations des majorités. La monarchie n'existe
plus là oit le prince n'est que le ministre et le serviteur du nom-
bre, seul souverain par conséquent. C'est alors une démocratie
avec un fantÔme de roi; une royauté sans force interne, n'ayant
qu'une ombre de vie, destinée à périr dès que le demos le trou-
vera plus commode


1 L'Assemblée nationale de 1789 en fit l'épreuve. Thiers dit très-bien
(Rémi. franç., II, p. 198): « Elle était démocratique par ses idées, et monar-
chique par ses sentiments » Aussi, la puissante démocratie emporta bien-
tôt une royauté sans force (1793).




CHAPITRE XVI.


3. — Le principe monarchique et la notion de la monarchie
constitutionnelle.


La monarchie constitutionnelle est vraiment une monarchie.
Or, quel est le caractère essentiel de toute monarchie? C'est la


personnification de la souveraineté dans un individu. La monar-
chie se distingue donc de la théocratie : elle ne voit pas dans le
prince le représentant de la Divinité réputée souveraine ; — et de la
république, dont ]e véritable souverain est une minorité aristo-
cratique ou une majorité démocratique. Le roi n'est point subor-
donné à ces dernières, comme le sont les chefs républieins ; il
possède toujours d'une manière indépendante le pouvoir de gou-
vernement. L'autorité publique reçoit son expression la plus éle-
vée, non dans une collection d'hommes, mais dans une indivi-
dualité. Le monarque est, dans un sens éminent, la personne
même de l'Étal (Slatsperson).


On rencontre toujours clans la monarchie :
I. L'élévation personnelle du chef de l'État, représentant indi-


viduel et organe du pouvoir magistral.
II. La concentration substantielle (inhaltliche) de la souverai-


neté dans sa personne (majesté et puissance). Les deux termes
de l'activité du prince sont l'initiative et la sanction.


Xi ILES FORMES DE L'ÉTAT.
I. Le premier principe peut s'accorder :
1. Avec la limitation des pouvoirs du prince en matière de


législation, par la représentation des autres parties de la nation ;
2. Avec la nécessité du concours des ministres dans l'exercice


régulier de ses droits et de ses devoirs. La haute position des
autres membres du corps de l'État n'empêche pas le prince d'en
être le chef; en prenant des mesures pour que sa volonté indi-
viduelle soit celle de l'État, et non une volonté arbitraire et
égoïste, la_ constitution facilite les devoirs royaux et garde l'auto-
rité des méprises et des fautes.


Mais ce même principe repousse :
1. L'idée qui fait du prince une impuissante idole, une simple


forme, un être sans vie.
2. Celle qui subordonne le prince à ses ministres ou à la repré-


sentation, et leur permet de contraindre sa volonté;
S'il est souverain, comment ne serait-il pas libre, commen t


serait-il dépouillé de sa personnalité '? Sa personne n'appartient
pas à l'État entièrement et sous tous les rapports, mais spécia-
lement et plus que tout autre. Il est époux et père, membre d'une
Église, peut-être savant ou poëte. Mais dans les affaires publiques,
la volonté de l'État doit s'élaborer en lui et devenir sa volonté
personnelle. Il est absurde d'attribuer au monarque le droit le
plus élevé, et de le mettre pour cela même en tutelle. Ce ne sont
pas les chambres qui créent la loi ; c'est le prince, qui en la sanc-
tionnant librement fonde le respect public de la loi. Les ministres
ne viennent pas ajouter leur autorité aux décisions royales : c'est
lui qui les revêt de son autorité; les ministres ne sont que les
organes, indispensables d'ailleurs, de sa volonté.


Ainsi, le prince exprime librement sa volonté personnelle, et il agit
en conséquence, partout où la constitution n'a pas limité ses
pouvoirs, ou ne les a pas liés à l'assentiment ou au concours
nécessaire de quelque autre organe public.


' Guizot, Win., II, 237: « Dieu seul est souverain, et personne ici-bas n'est
Dieu, pas plus les peuples que les rois. Et la volonté des peuples ne suffit
pas à faire des rois; il faut que celui qui devient roi porte en lui-même et
apporte en dot, au pays qui l'épouse, quelques-uns des caracléres naturels
et indépendants de la royauté. »




THÉORIE GÉNÉRALE DE I:ETAT.
1:0 qui distingue la monarchie constitutionnelle, c'est que le


prince n'a à lui seul ni la législation ni, dans la règle, l'exercice
du gouvernement. Il légifère avec le concours et l'assentiment
des chambres ; il gouverne avec le concours des ministres. Mais
la monarchie constitutionnelle n'a nullement pour caractère
de placer le centre de gravité du gouvernement dans le ministère
ou dans les chambres.


Bien mieux, un système dans lequel les chambres ou les mi-
nistres détermineraient dans tous les cas, et par une nécessité
formelle, les actes du prince serait en contradiction avec le prin-
cipe monarchique , . Sans doute, le roi constitutionnel se rangera
le plus souvent aux avis si graves des chambres et des ministres ;
il saura y reconnaître la volonté élaborée de l'Étal. Mais, pour
accomplir son devoir, il doit s'en réserver l'examen suprême.


Il se meut dans ces limites, exprimant librement sa pensée,
comme tout homme de valeur doit vouloir le faire 2 . Des considé-
rations politiques pourront le retenir ; mais nul ne peut lui refuser
cette liberté, et moins encore le contraindre à déguiser 3.


Il doit voir de ses yeux, écouter de ses oreilles, s'informer
directement, observer les manifestations de la vie publique,
donner l'impulsion, activer ou modérer le mouvement dans l'in-
térêt commun, faire étudier les mesures, les lois utiles. C'est là le
vrai champ de l'activité du prince 4 . La forme constitutionnelle


l Nous reviendrons avec plus de détail, dans les livres suivants, sur le
gouvernement du parlement et des ministres.


2 Guizot. ,faim., XII, 184. « Un trône n'est pas un fauteuil vide autel on a
mis une clef pour que nul ne puisse être tenté de s'y asseoir. Une personne
intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, ses volontés,
comme tous les êtres réels et vivants, siégé dans ce fauteuil. Le devoir de
cette personne, car il y a des devoirs pour tous, également sacrés pour
tous, son devoir, dis-je, et la nécessité de sa situation, c'est de ne gouver-
ner que d'accord avec les grands pouvoirs publics institués par la Charte,
avec leur aveu, leur adhésion, leur appui. n


3 V. sur ce point les bonnes observations de Stahl, Des monarchische
Princip, p. 9. Luther, Discours de table: «Un prince n'est jamais plus aima-
ble, ni plus digne d'éloge, que lorsqu'il dit librement sa pensée, et qu'il exé-
cute, sans fausse honte, l'idée qui lui tient au coeur. » — Comment estime-
rait-il la franchise des autres, si la franchise lui est défendue ?


Frédéric le Grand, dans l'Essai sur les formes de gouvernement : « Le sou-
verain représente l'État: lui et ses peuples ne forment qu'un corps, qui ne
peut être heureux qu'aùtant que la concorde les unit. Le prince est a la
société qu'il gouverne ce que la tête est au corps: il doit voir, penser et


LES FORMES DE L'ÉTAT. 373
offre toujours ici une vaste carrière à une individualité mar-


Pall. teLIi Le monarque a tout à la fois la pleine puissance publique et
la suprême majesté (die vollkommene Statsmarlit und oberste
Staishoheit). Il suit :


4. La royauté n'est pas une agrégation de droits isolés, mais
la plénitude et l'unité (Einheit und Fille) de tous les droits sou-
verains I . La monarchie absolue outre cette pensée en déniant
les libertés légitimes des individus, et en refusant aux autres
organes politiques tout droit indépendant de l'arbitraire du prince,
toute participation à l'exercice du pouvoir royal. Elle revendique
tout droit pour la royauté, et n'accorde que grdce 2.


La monarchie constitutionnelle est limitée ; elle reconnaît les
droits des autres organes et la liberté des sujets.


2. Le monarque a une part décisive dans la législation, géné-


agir pour toute la communauté, afin de lui procurer tous les avantages
dont elle est susceptible. Si l'on veut que le gouvernement monarchique
l'emporte sur le républicain, l'arrêt du souverain est prononcé : il doit être
actif et intègre, et rassembler toutes ses forces pour fournir la carrière qui
lui est ouverte. Le souverain est attaché par des liens indissolubles au corps
de l'État; par conséquent, il ressent par répercussion tous les maux qui affli-
gent ses sujets, et la société souffre également des malheurs qui touchent
son souverain. »


L'article 57 de l'Acte Final de Vienne( I820), ex prime exactement le principe
monarchique ; mais il embrasse à la fois dans sa formule la monarchie
absolue, constitutionnelle et des ordres. Le second alinéa se montre défavo-
rable à la seconde forme : « Toute la puissance publique doit demeurer unie
dans le chef de l'État, et le souverain ne peut être lié eu concours des ordres
que dans l'exercice de certains droits. » Les progrès de la monarchie moderne
ont vieilli cette disposition.


2 Frédéric le Grand, prince assez absolu, écrivait cependant dans l'A nti-
Jlach., I: (( Le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui
sont sous sa domination, n'en est que le prem ier magistrat »; et ailleurs, le
« premier serviteur, » le « domestique de l'État. » Par contre, Mirabeau
(Essai sur le despotisme, p. 297) abandonne la monarchie, et entre dans
le système républicain de la souveraineté du peuple. lorsqu'il crie aux prin-
ces : « vous- êtes les salariés de vos sujets, et vous devez subir les condi-
ditions auxquelles vous est accordé ce salaire, sous peine de le perdre.» Le
grand Frédéric s'exprima avec encore plus de précision, dans la première
audiencequ'il donna à ses ministres (l et' juin 1741): «Je pense que l'intérêt
(lu pays est également le mien, que je n'en puis avoir qui ne soit en même
temps celui du pays. Si, par hasard, un conflit surgissait, l'intérêt du pays
devrait l'emporter. » (Ranche, Preuszische Gesell., I, p. 48.) Washington
écrivait à Lafayette, le 18 juin 1788: «Je m'étonne grandement qu'il y ait eu
un seul monarque qui n'ait pas compris combien sa gloire et son bonheur
dépendaient de la prospérité et du bonheur de son peuple. »




374 THÉORIE GÉNÉRALE DL L'ÉTAT.
néralement quant à l'objet, toujours quant à la forme. Il a l'ini-
tiative et la sanction. C'est en son nom que la loi est promulguée.


Méconnaître cette règle, c'est entamer le principe monarchique,
faire dominer l'idée républicaine, placer la souveraineté dans les
chambres, leur subordonner le prince.


Les droits de celles-ci doivent être concourants, non exclusifs.
3. Tout le pouvoir de gouvernement est concentré dans le prince,


lui appartient comme un droit indépendant, est exercé en son nom.
Les ministres ne gouvernent pas plus en leur nom que les


autres fonctionnaires ; mais le prince constitutionnel né peut agir
sans leur concours, et ne peut faire acte de gouvernement que
d'accord avec eux. La puissance des ministres n'est qu'une déri-
vation de celle du roi ; leur droit de gouverner découle de la plé-
nitude du sien. Au reste, ces droits dérivés ne leur sont point
concédés dans le sens du moyen âge pour eux-mêmes et en
propre, mais pour l'État, et sans que son unité organique en soit
atteinte. Le roi a également ici l'initiative de la sanction.. La pre-
mière appartient aussi aux ministres, qui doivent l'exercer en
leur qualité d'hommes d'État dirigeants. La seconde n'appartient
qu'au roi ; les ministres n'ont que le droit de donner librement
leur assentiment à ses ordres'.


La monarchie moderne reconnaît, avec le moyen âge, que
toute autorité vient d'en haut par degrés successifs descendants.
L'autorité passe et agit encore du centre à la périphérie, et non de
celle-ci au centre, de bas en haut ; mais elle n'est plus morcelée
en fractions indépendantes.


4. Tous les autres organes, pris isolément, sont subordoienés par
rapport au roi, non-seulement ceux qui, dans le cercle de leur
action, sont absolument dépendants de sa volonté, mais ceux
aussi dont l'assentiment lui est nécessaire pour exprimer la vo-
lonté de l'État, comme les ministres; ceux qui ont' un cercle
d'action indépendant de son influence, comme les juges ; enfin,
ceux mêmes qui concourent avec lui à la confèction des lois,


L. Stein, Vertvaltungslehre, p. 86, distingue du pouvoir de gouvernement
un pouvoir personnel d'exécution, qu'il dit être complétement indépendant
des chambres et des ministres. C'est ouvrir une porte à l'absolutisme des
princes, et menacer tout l'ordre constitutionnel.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 375
comme les chambres. Le prince occupe le premier rang dans
l'État, comme la tète dans le corps.


La monarchie constitutionnelle, relative par nature, se plie
aux besoins et aux circonstances. Le système anglais n'en est pas
le seul type. Ses espèces varient avec les pays et avec l'histoire
des nations.


Mais toujours dans cette forme :
-I) La royauté est une puissance et une dignité réglées par une


constitution. Le prince n'est ni en dehors ni au-dessus, mais dans
la constitution. L'ordre constitutionnel, d'où le nom de la forme,
fixe le droit du prince lui-même.


La constitution peut d'ailleursine pas même être écrite.
L'Angleterre, sa contrée mère, n'a que des lois constitution-


nelles isolées et des déclarations écrites des libertés reconnues.
Elle n'a point un de ces codes systématiques et complets qu'aime
l'époque actuelle, et qu'elle nomme de préférence constitution.
Ses lois organiques sont nées successivement, suivant les luttes,
les exigences, les agitations d'une longue vie politique, à la diffé-
rence de nos systèmes modernes, élaborés d'un seul coup, mé-
thodiquement, et sous l'influence d'une théorie dominante.


La monarchie constitutionnelle est possible sous les deux
formes. Mais, malgré lx valeur incontestable-du droit non écrit,
l'on attache justement une grande importance à la confirmation
authentique, à la charte écrite. Cette tendance est en harmonie avec
la vie moderne : le droit n'est plus aujourd'hui dans une liaison
aussi intime avec la coutume ; on veut que l'écriture le fixe, pour
l'éclaircir et, l'assurer '.


2) Le prince doit également respecter les lois. Il ne peut de-
mander et ne doit obtenir qu'une obéissance conforme à la con-
stitution et aux lois.


3) Le pouvoir législatif ne lui appartient que dans son union
avec les chambres (le reste de la représentation de la nation),
dont il lui faut non-seulement l'avis, mais l'assentiment.


1 11 y a sans doute des constitutions («le papier, » suivant l'expression
de Frédéric-Guillaume dans un discours du trône ; oeuvres théoriques sans
racines, emportées au premier vent. Mais ce n'est pas l'écriture qui les
rend ainsi.




376 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
4) De même, pour le budget de l'État et les impôts.
5) Le roi a besoin du concours des ministres pour gouverner et .pour administrer. Ses ordonnances, ses ordres ou décrets ne sont


juridiquement obligatoires pour les tiers que par la contre-
signature d'un ministre.


6) Les ministres et fonctionnaires sont responsables.
7) L'indépendance des juridictions et l'exclusion de toute justice


de cabinet limitent la puissance du gouvernement, et forment
l'une des plus fermes garanties des droits des citoyens.


8) Enfin, les classes et les individus n'ont pas seulement des
droits privés, mais aussi des droits publics, non moins invio-
lables que les droits du monarque.


La monarchie constitutionnelle ne se comprend que comme
la royauté publique ( Volksfürstenthum) d'une nation libre'.


Comp l'art. Monarchie, dans le Deutsch. Statstarlerb.


CHAPITRE XVII.


III. — L'Aristocratie.


A. — FORME HELLÉNIQUE — SPARTE.


Athènes était, pour les anciens, la plus haute expression de la
démocratie. De même Sparte était, chez les Grecs, la manifestation
la plus marquante de l'aristocratie. Le caractère des Hellènes les
poussait à la démocratie ; ce n'est qu'au rapport des barbares
qu'Us aimaient à se considérer comme des aristocrates de nais-
sance. Cependant la race dorienne, à laquelle appartenaient les
Spartiates, préférait les formes aristocratiques.


Le principe idéal de l'aristocratie, c'est le règne des plus nobles
éléments de la nation sur la foule subordonnée. L'appréciation
et l'élévation de cette noblesse ont lieu diversement. En Laconie:,
la race dominante des Spartiates avait conquis le pays par les
amies, et s'était assujetti les anciens habitants, les Périoïques ou
Lacédémoniens. Le pouvoir des conquérants se transmit hérédi-
tairement, et l'on naquit maitre ou sujet. L'hérédité politique,
caractère de toutes les anciennes aristocraties, avait ici une ori-
gine naturelle dans les nécessités de la conservation du pouvoir,
et elle devint le principe fondamental de l'État.


Cette domination héréditaire ne reçut aucun tempérament.
La distinction entre les Spartiates et les Métoïques demeura dure
et absolue ; en fait, c'était une différence de caste, sans connubium.


4




378 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Un Métoïque acquérait rarement la plénitude des droits de citoyen.
L'admission de familles nouvelles ne venait pas vivifier la race
dominante, et la race sujette n'avait pas le consolant espoir de
voir les meilleurs de ses fils s'élever par leur mérite parmi les
conducteurs de l'État. Cette exclusion parait d'autant plus étrange
et plus dure, que les.Spartiates ne veillaient pas de très-près à la
conservation de la pureté du sang. Les femmes spartiates dont
les maris étaient morts pendant la guerre, ne furent-elles paso
livrées aux Ilotes pour qu'elles enfantassent des fils spartiates?


Mais l'éducation, ordonnée avec d'autant plus de soin, com--
plétait le privilège de la naissance et en assurait le maintien.
L'État n'avait pas craint de dissoudre la famille, pour donner à lajeunesse une éducation politique et guerrière plus achevée. Jamais
la vie de l'individu ne fut plus sacrifiée à la vie publique ; jamais
l'omnipotence de l'État ne fut poussée plus loin. On aurait cru
que l'homme n'est dans le monde que pour l'État.


Entre eux, les Spartiates étaient égaux en droits; l'égalité dé--
mocratique régnait à un tel point dans cette aristocratie, que les
fortunes mêmes devaient être égales, trait caractéristique de la
constitution de Lycurgue. Chaque famille avait reçu un lot égal
(0,Apos) dans le terrain affecté à la jouissance privée, et il lui était
défendu de l'aliéner. L'usage de l'or et de l'argent fu t


prohibé,
pour que la fortune mobilière ne se réunît pas aux mains de
quelques-uns et ne créât pas des riches et des pauvres. Les Ilotes,
qui cultivaient les champs, étaient la propriété de l'État, comme
les biens eux-mêmes, et le cens qu'ils payaient en nature était
divisé par égales parts entre tous. Les repas mêmes étaient
communs et égaux pour tous. L'égalité de vie était donc bien plus
complète et plus assurée à Sparte, qu'à Athènes.


Mais la puissance publique ne s'y exerçait nullement dans des
formes démocratiques. Le caractère de l'État et du peuple y ré-
pugnait également. Sparte avait bien son assemblée du peuple
(èxx),y,ritc() ; mais la puissance réelle appartenait à la Gérousie qui,


L'assemblée du peuple avait les mêmes pouvoirs et le même caractère
que les antiques assemblées des Hellènes, à l'époque des poèmes d'Homère.
Comp. C. Trieber, Fors chungen der spartanischen Per fassungsgesch., Berlin,187i, p. 114.




LES FORMES DE L 'ÉTAT.. 379


dans la règle, traitait et décidait seule des affaires publiques.
L'Ecclesia n'était consultée que dans quelques cas de haute impor-


tance ; les rois, les Gérontes et les Éphores avaient seuls le droit
d'y parler ; les hommes de trente ans au moins, seuls le droit d'y


voter.
La composition du sénat, ou Gérousie, était aristocratique :
1) Par la naissance. Les neuf mille chefs des familles alloties


étaient divisées en trente obes, qu'on peut comparer aux curies
romaines. Les deux obes royales nommaient chacune un roi; les
vingt-huit autres, un Géronte. Les Gérontes étaient, jusqu'à un
certain point, les pairs des rois, les princes formaient avec
eux le sénat ; ce qui empêchait la prépondérance exclusive des
familles royales, et augmentait les droits et la dignité de tous.


2) Par l'dge. Pénétrés de respect pour la vieillesse, les Spar-
tiates honoraient en elle la condition nécessaire d'une haute
expérience ; les Gérontes, hormis les rois, devaient avoir au
moins soixante ans. Peut-être même reprocherait-on justement
à Sparte d'avoir été trop loin dans cette voie : la faiblesse est
souvent la compagne de l'âge, et l'État n'a pas seulement besoin
de l'expérience des vieillards, mais aussi et surtout de la force
productrice et de l'activité d'esprit des hommes.


3) Par l'élection, qui avait lieu clans l'assemblée du peuple et
par acclamation, les candidats posant d'avance leur candidature.
En ambitionnant la haute dignité de Géronte, les vieillards ex-
primaient leur persuasion de pouvoir rendre encore des services
à l'État, et leur volonté de lui consacrer le reste de leurs forces ;
en acclamant, l'assemblée exprimait la confiance du peuple.


4) Par la durée de la fonction. Elle était à vie, ce qui assurait
contre les variations du caprice populaire, mais présentait aussi
le danger d'une stabilité maintenue jusqu'à la faiblesse.


Cette aristocratie était d'ailleurs limitée par la royauté, repré-
sentation plus élevée de l'unité et de la majesté de l'État, et par
l 'institution démocratique des Éphores, organes changeants du
peuple, contrôlant l'activité des rois et du sénat, ayant une juri-
diction même dans les affaires publiques.


' Homère donne encore le nom de « Pustni,fi.'; » aux conseillers des rois.




380 THÉORIE CrÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
La constitution de Sparte fait l'effet d'une oeuvre d'art. Comme


la république de Platon, elle a la beauté externe et l'harmonie
des formes ; mais elle surprend par ses éléments internes con.
traires à la nature et éloigne plus qu'elle n'attire. On admire
l'architecture de l'édifice, mais on n'est.guère tenté d'y habiter.
Si les Athéniens ont préféré le gouvernement de la multitude à
un État bien ordonné, les Spartiates *ont sacrifié la liberté de
l'homme à l'organisation de l'État. Leur manière est plus distin-
guée, mais moins agréable et moins commode. Il y a, chez les
uns, un équilibre plus tranquille de la vie politique ; chez les au-
tres, plus d'éclat et plus d'ombres ; là, trop de roideur ; ici, de
mobilité.


Sparte devait durer davantage. Solon vit de ses yeux le triomphe
de la tyrannie et la chute de sa démocratie, alors encore mêlée
d'éléments aristocratiques de famille et de fortune. La démocratie
pure, introduite après le meurtre des tyrans, déclina visiblement
dans le premier siècle déjà. La constitution de Lycurgue, au con-
traire, maintint pendant cinq cents ans la grandeur de sa patrie.
Sparte ne tomba que pour l'avoir violée, spécialement par l'ac-
quisition des richesses, par la corruption qu'elles amenèrent, et
par la démagogie des Éphores 2 . Cette constitution était en con-
tradiction avec la nature des hommes et des aloses ; sa force
conservatrice est d'autant plus remarquable. Peut-être a-t-elle
une partie de son immuable solidité à la croyance idéocratique
du peuple, que son législateur était le favori de Zeus et un demi-
dieu.


Quoi qu'il en soit, on vante également la durée de la constitu-
tion analogue de la Crète, et de celle également aristocratique de
Carthage. L'histoire montre que les aristocraties, en faisant un
principe fondamental de la stabilité de l'ordre établi, assurent à
l'État une vie plus longue que les démocraties par la souverai-
neté du demos.


Les hellènes ne le sentaient pas comme nous, qui attachons tant de prix
à la liberté de la vie privée; la constitution de Sparte répondait assez à leur
idéal. Camp. Trieber, op. cit.


2 Laurent (II, 290) fait remarquer que l'immutabilité de la constitution fut
une cause de la dépopulation de Sparte.


CHAPITRE XVIII.


B. — L'ARISTOCRATIE ROMAINE.


La République romaine est une aristocratie d'un genre plus
haut. Les Romaius surent distinguer exactement les droits publics
de l'État et la liberté privée des individus. Quoique pénétrés, dès
le principe, du dévouement à la chose publique et du sentiment
élevé de la grandeur et de la majesté de l'État, ils n'entreprirent
nullement de mutiler à son profit la vie individuelle, et se gar-
dèrent d'exclure étroitement et artificiellement tout -ce qui était
étranger. Cette exclusion conserva pendant quelque temps la
vertu de Sparte, mais elle la rendit impuissante à s'affirmer
grandement au-dehors. Enfin, Rome ignora toujours la rigidité
de ces différences de caste que nous trouvons à Sparte. Les
oppositions qu'on y rencontre ne sont pas immobiles et ne se
paralysent pas l'une l'autre; au contraire, les luttes et la mobi-
lité des classes y développaient la vie politique. L'État romain
e-it une oeuvre d'art comme celui de Sparte; mais il est plus con-
forme à la nature humaine et aux conditions générales du monde,
et il s'en distingue hautement par la richesse de l'organisme et la
grandeur des rapports. Rome est, au premier chef, un être orga-
nique.


Dans les traits principaux de la République, le caractère anis-




382
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


tocratique domine partout; mais il est tempéré par des institu..
tions démocratiques et monarchiques. On le voit : 1) par la rela..
Lion des ordres ; 2) par le système des assemblées populaires ;3) par le Sénat ; 4) par les magistratures.


1) Relation des ordres. Une circonstauce de fait réagit dès l'or-
bine contre la roideur et le despotisme du patriciat. Les patriciens
ne descendaient pas d'une souche


unique, comme les Spartiates;leur origine était latine, sabine ou même étrusque, de même que
l'aristocratie anglaise est à la fois normande et saxonne. Ils eu,
rent d'abord toute la puissance politique ; mais bientôt la plèbe
s'organisa, elle eut ses magistrats ; enfin, une aristocratie non-
velte sortit de son sein. L'union et le mélange de ces deux aristo-
craties enfantèrent alors cet ordre politique nouveau , toujours
ouvert, et si important, des Optimales


L'aristocratie conserva la tradition du gouvernement et
l'habitude des affaires, tant que dura la République. Elle se dis-
tinguait par la naissance, l'éducation, la richesse, la science poli,
tique ou religieuse, la puissance. Mais elle puisa


continuellement
des forces nouvelles dans la plèbe. Elle s'éleva aux plus hauts
sommets de la vie publique ancienne, égale aux rois, même, supé-
rieure, sans cesser d'être en pleine communauté avec la nation
dont elle sortait.


L'éducation politique des Romains était soignée; mais c'était
l'affaire des familles, non de l'État, comme à Sparte.


De là la
variété et le caractère héréditaire des tendances politiques, au
lieu de l'uniformité spartiate. La plupart des grandes familles
romaines gardèrent un esprit conservateur ; ern peut cepen-
dant. citer les tendances libérales des Valériens, et des familles,
plébéiennes par l'origine,, des Publiliens et des Siciniens. Les
Claudiens, sauf de rares exceptions, peuvent être comparés aux
torys anglais.


2. Les assemblées populaires. Rome eut trois espèces de comi-
ces; les plus récents seuls, les Comices par tribu, furent organi-sés dé


mocratiquement. Le but originaire de ces derniers était
simplement de servir d'organe aux voeux des plébéiens et de


f Comp. sup., 1. IL c. x.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 383
borne à la puissance des patriciens; ils n'avaient aucune part à la
direction des affaires publiques. Petit à petit, ils s'emparèrent de
tout le pouvoir législatif. Et cependant leur influence ne fut que
rarement décisive, même dans les derniers siècles de la Répu-
blique, alors que l'aristocratie tombait en décadence et que la
monarch ie était à la porte. Les tribuns eux-mêmes ou la haute
autorité du Sénat empêchaient dans la règle le débordement de
la démocratie, et Tes comices par tribu n'étaient ordinairement
qu'un ferment et une barrière contre l'opiniâtreté et la puis-
sance extrêmes de l'aristocratie.


Les Comices par curie, puissants d'abord, ombre de pouvoir à
la fin de la République, étaient par contre complètement aristo-
cratiques. Ils formaient avant tout l'assemblée de l'ancienne
aristocratie des patriciens ; en admettant que les plébéiens y eus-
sent entrée, leur situation inférieure demeure certaine.


Par contre, les Comices par centurie, la plus importante des
trois assemblées, embrassaient toute la nation, mais en donnant
également une influence décisive aux hautes classes. La Consti-
tution du Cens se fondait :


a) Sur la fortune. La première classe, celle des plus imposés,
jointe aux dix-huit centuries des chevaliers, formait à elle seule
la majorité des voix ; les quatre autres classes, et la masse des
prolétaires et des recensés par tête, ne pouvaient former contre elle
qu'une minorité. Le même système s'appliquait successivement :
quatre personnes de la seconde classe avaient autant de voix que
six de la troisième, douze de la quatrième, vingt-quatre de la cin-
quième. Les prolétaires, nombreux déjà, et les capite censi, plus
nombreux encore, étaient accumulés dans une seule des cent-
quatre-vingt-quinze centuries, et n'avaient ainsi qu'une influence
presque nulle.


b) Sur la naissance et sur la profession. Les dix-huit centuries
de chevaliers étaient placées, comme les plus nobles, à la tête de
l'assemblée.


c) Sur l'âge. Les plus âgés avaient un droit de suffrage plus
étendu, car les centuries des seniores, d'après les lois naturelles
de la vie, étaient de moitié moins nombreuses que les centuries
des juniores.




384 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
LES FORMES DE L'ÉTAT. . 383


d) Abstraction faite des classes, l'assemblée n'avait rien de
démocratique dans sa forme externe. La consultation des anspi_
ces, l'organisation fixe et militaire, la prééminence des hauts
magistrats, qui avaient seuls le droit d'y prendre la parole, et ne
le faisaient que suivant les besoins des affaires, tout dolmait à
ces Comices l'élévation et la dignité, et l'on comprend qu'un
Romain regardât avec une certaine hauteur dédaigneuse le chaos
et la turbulence des assemblées grecques '.


La nation tout entière, réunie dans cette organisation aristo-
cratique, votait les lois proprement dites et nommait les magis-
trats suprêmes.


3. Le Sénat était également une haute institution politique par
sa composition et ses attributions. Formé d'abord des chefs des
familles patriciennes, des Princes (principes), et représentant
avant tout l'aristocratie héréditaire, il réunit ensuite tous les
hommes d'État qui avaient passé par l'épreuve des liantes fonc-
tions. L'histoire du Sénat nous montre la transformation en
noblesse de fonctions de cette noblesse patricienne, qui continua
cependant à être vénérée comme la source des auspices et la
gardienne des saintes traditions du passé. Les hauts magistrats de
Rome ressemblaient à des rois; ce Sénat qu'ils formaient après
leurs fonctions, les anciens le nommaient « une assemblée de
rois, » tant était haute la situation de cette aristocratie politique.
Les Censeurs, gardiens des moeurs, en dressaient les listes parmi
les anciens magistrats, et excluaient les membres indignes. Les
Sénateurs siégeaient et votaient dans l'ordre du rang qu'ils
avaient occupé dans les fonctions publiques, Consuls, Censeurs,
Préteurs, Édiles, Questeurs. Les délibérations avaient lieu dans la




Cicéron, pro Flacco, e. 7 : Nullam illi nostri sapientissimi et sanctissimi
viri vira concionis esse voluerunt ; quffl scisceret plebes aut quoe populus
juberet, summota coneione , dist, ibutis partibus, tributim et centuriatim
descriptis ordinibus, classibus, adatibus, auditis auctoribus, re multos dies
promulgata et cognita, juberi vetarique voluerunt. Grzecorum auteur Lote
res publieæ sedentis concionis temeritate administrantur. Raque, ut liane
Grieciam, quee jamdiu suis consiliis perculsa et afflicta est, omittam : illa
vetus, qua: quomlani opibus, imperio, gloria floruit, hffle, uno malo coneidit:
libertate immoderata ac licencia concionum. Quum in theatro, imperiti
nes, rerum omnium rudes ignarique, consederant. tom bella inutilia susei-
piebant; tum seditiosos homines rei publicœ prseficiebant, tum optima
meritos cives e civitate ejiciebant.


forme sévère qui caractérise l'autorité romaine. Elles étaient ou-
vertes par la prière et le sacrifice ; dirigées par les magistrats
0.ouvernants, qui faisaient les propositions et provoquaient le
vote ; préservées des usurpations et des digressions, par l'inter-
vention des tribuns ou des magistrats.


Toutes les affaires importantes se préparaient ou se décidaient
dans le Sénat. 11 avait principalement le soin des honneurs des
dieux, de leurs fêtes, de leurs sacrifices. Il dirigeait les négocia-
tions avec les États étrangers et leurs ambassadeurs ; toute la
grande diplomatie de Rome est son ouvrage. Il dormait ses fé-
conds avis sur les lois votées, et généralement son opinion faisait
règle. Ses décisions (les sénatus-consultes) avaient dans la
sphère administrative une autorité semblable à celle de la loi.
Les finances étaient clans ses mains ; il décrétait les impôts, en
déterminait l'emploi, fixait les dépenses. Il décidait de la levée
des troupes, et divisait l'armée entre les chefs. Les Proconsuls
et les Propréteurs recevaient de lui les pouvoirs et les instruc-
tions nécessaires pour le gouveruement des provinces ; il contrô-
lait toute leur administration. Dans les grandes crises, il donnait
aux Consuls la puissance illimitée qui semblait indispensable au
salut de la République.


A. Les magistrats. On peut se demander si le caractère des
magistratures romaines était aristocratique ou monarchique ;
niais évidemment il n'était pas démocratique. Il suffit de rappeler
la dignité de leur tenue, la pourpre de leur toge, leur haute chaise
curule, la foule des assesseurs et des amis qui les accompa-
gnaient volontairement, les licteurs qui les précédaient ; enfin,
leur union avec les dieux se manifestant dans les auspices lors
de leur nomination, et entretenue par de fréquentes consulta-
tions. La puissance intrinsèquement absolue que l'enfermait l'im-
Perium est essentiellement royale t ; le côté républicain ne se
montre que dans la courte durée de la fonction, et dans sa divi-
sion entre deux ou plusieurs magistrats du même rang. Le re-
marquable principe qui permettait à tout magistrat d'empêcher


Cicéron, de Legibus, III, 3 : « Regio , inaperio duo sunto. T.-Liv. 1V, 3.
l',01yb. §. » « Ti;jv l'j7r:mov 4oi:a.(v, Ti?,E(to; ;.e.ovcipzexeiv i?tx(vre


f:32r,t).tx‘ov. »
23




:386 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
par son veto l'acte d'un magistrat égal ou inférieur est propre
au droit public romain, et évidemment aristocratique'. Il modé-
rait la puissance de l'imperium, sans l'affaiblir là oit son plein
effet était utile ou nécessaire à l'État.


Les magistrats étaient nommés par le peuple entier ; mais les
premiers d'entre eux l'étaient clans les Comices par centuries,
dominés par l'aristocratie, dirigés par les magistrats, restreint
par les Auspices. Ils étaient presque toujours choisis dans l'aris-
tocratie nationale, et parmi ceux qui s'étaient attiré la faveur du
peuple ou une nombreuse clientèle par un nom distingué, des
jeux publics, une grande renommée nationale, de grands servi-
ces militaires, ou l'éloquence.


Les Plébéiens obtinrent le droit d'être appelés aux premières
charges ; mais, en fait, les choix portaient néanmoins sur les
membres de cette aristocratie politique et sociale.


Le République romaine, malgré ses traditions monarchiques
et ses éléments démocratiques, est* donc essentiellement une
aristocratie. Elle n'est pas une aristocratie de famille ou d'ordre,
comme les nombreuses formes du mogen âge ; mais une aristo-
cratie publique (Volksaristocratie), grandiose et magnifique comme
aucune autre dans l'histoire du monde.


De la la formule clans Cicéron, de Leg,, III, 3. : « Ni par majorve potes-
tas prohibessit, » Le même principe est formulé dans le droit privé : « No-
gauti major potestas.» Comp. Nuits attiques XIII, i5.




CHAPITRE XIX.


Observations sur l'Aristocratie.


L'aristocratie, suivant Montesquieu, a pour principe la modé-
ration. Il est vrai qu'elle a besoin de modération dans l'intérêt de
sa sûreté, et à cause de son infériorité en nombre et en force phy-
sique. La démocratie, dont la puissance est extrinsèquement illi-
mitée, est portée à en user sans mesure. L'aristocratie ne s'af-
franchit guère de la crainte du courroux des masses ; aussi évitera-
t-elle de faire sentir une domination trop oppressive. Elle sait
que la mesure est la meilleure gardienne de sa considération, et
sa politique est ordinairement conservatrice.


Mais il ne s'ensuit pas que la modération soit le principe moral
intrinsèque de l'aristocratie, Son principe, c'est bien plutôt la
supériorité morale et intellectuelle. L'aristocratie n'est une vérité
que lorsque les meilleurs (oc Ciptc•roc) gouvernement En perdant
ses hautes qualités, elle perd l'âme qui la vivifie ; elle tombe
fatalement lorsqu'elle n'a plus que faiblesse et vanité d'esprit.
Mais elle périt aussi; malgré la conservation de ses qualités,


Aristote, Polit., IV, 6, 4, est bien plus exact
ractère de l'aristocratie, c'est la vertu; celui de
Mais la réalité est souvent loin de l'idéal. De


observations sur ce sujet, dit entre autres (Polit.
toujours, en fait, désigné le gouvernement des
celui des meilleurs.»


que Montesquieu :« Le ca-
la démocratie, la liberté. »
Parieu, qui a d'excellentes
, 36) : « Uaristocratie a
plus puissants, plutôt que




1


388 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
lorsque les classes gouvernées arrivent à une égale distinction,
et que l'aristocratie héréditaire néglige ou dédaigne de com-
pléter et de grandir ses forces, el' recevant ces éléments nouveaux
dans son sein. Ce qui a fait la grandeur de l'aristocratie romaine,
ce qui a maintenu l'influence et la haute situation de l'aristocratie
anglaise, c'est qu'elles sent demeurées en union vivante avec la
nation et y ont toujours puisé une séve nouvelle.


L'exclusivisme est la liane capitale de nombre d'aristocrates.
Leurs priviléges sont fondés sur leurs qualités ; ils l'oublient dans
leur désir de les assurer paf l'hérédité. L'aristocratie est dès lors
incapable de durée en face de relations étendues. Sparte et Venise
périrent par leurs conquêtes. Les Spartiates, comme les Nobili de
Venise, n'étaient ni assez forts ni assez nombreux pour conserver
de grands territoires, et le reste du peuple, tenu dans la sujétion,
sans force et sans vie politique, n'of frait qu'une faible ressource l.
L'aristocratie bernoise périt également, moins par une degéné-
rescence interne, que pour n'avoir pas su se compléter par les
hommes distingués de la ville et du pays.


La distinction de la qualité est donc le fondement de toute
aristocratie. Mais le genre de cette qualité peut varier suivant les
temps et les lieux. Si c'est la naissance qui est déterminante,
comme dans plusieurs aristocraties du moyen âge, nous aurons
une aristocratie de famille, une noblesse (Adelsaristocratie), et le
droit de famille et celui des ordres auront une grande influence
sur la constitution. Si c'est l'instruction et l'éducation, nous
aurons facilement une aristocratie de prêtres ou (le savants; si
c'est le grand tige, une aristocratie d'aldermen et de sénateurs.
La préférence donnée à la gloire des armes engendrera l'aris-
tocratie des chevaliers. Celle des richesses fera naître, suivant que
les immeubles seuls ou les meubles aussi entreront en compte,
soit une aristocratie- territoriale, soit une aristocratie de capita-
listes, une plulocralie, le plus détestable des gouvernements,
suivant Cicéron 2 . L'aristocratie des optimales a avant tout un


1 Voyez à cet égard les sages réflexions de Machiavel sur Tite-Live, I, G.
2 Cicéron, de Rep., 1, 34 : «Nec ulla deformtor species est civitatis qua ►n


illa qua opulentissimi optimi putantur. » C'est* le régne de la « haute
finance. » Conip. Leo, Nnturlehre d. Scats, p. 89 et suiv.


LES FORMES DE L'ÉTAT. :380
eiractère de parti, car elle se forme par l'union libre d' mi certain
nombre (le thmilles et de personnes. L'aristocratie des fonctions
et des dignflés peut être considérée comme fondée sur la raison
politique, surtout lorsqu'elle est en même temps une aristocratie


élue, moins lorsque, comme au moyen âge, elle dégénère en aris- .
tocratie purement héréditaire.


On combine quelquefois différentes qualités, et cette manière
est plus sine et meilleure ; une seule qualité prise en considéra-
tion, a naturellement pouradversaires les qualités aristocratiques
méconnues.


L'aristocratie aime à taire briller ses avantages, et par suite à
montrer la grandeur et la dignité de l'État. Elle ennoblit ainsi les
formes publiques et affermit l'autorité. L'amour du peuple lui
est moins nécessaire que son estime; c'est pour cela qu'elle
recherche la pompe extérieure. Elle donne à l'État l'empreinte
de sou amour-propre et de sa fierté, avantage incontestable de
cette forme. La démocratie fait trop souvent descendre ses
autorités, et l'État lui-même, au rang vulgaire de la vie corn-
mi nie.


Le danger, c'est que les classes gouvernantes ne s'enorgueil-
lissent et n'accordent ni estime ni soins suffisants aux gouvernés.
Les aristocraties ont été souvent dures, froides, méprisantes,
quelquefois cruelles. La conduite des Spartiates envers les Ilotes,
l'oppression des débiteurs plébéiens par les Patriciens, le mauvais
traitement des fermiers irlandais, l'exploitation et l'assujettisse-
ment despotique des Hindous, dans l'Inde, des nègres, dans la
Jamaïque, par les seigneurs ou gouverneurs anglais, en sont (le
trop éloquents témoignages.


La démocratie est généralement trop mobile ; l'aristocratie
trop tenace et trop stable. Dans le sentiment de sou extrême puis-
sance, la première oublie facilement la mesure et les conditions
de sa conservation. La seconde, trop soigneuse de se garder sans
trouble, s'attache opiniâtrement au passé, et repousse toute


-innovation. En général, elle se ménage mieux que la démocratie,
et sa vie est plus longue. Elle évite les expérimentations ; elle
craint les sauts brusques, elle avance prudemment et d'un pas
mesuré, et ne montre une puissante énergie que devant un danger




390 THÉORIE: GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
publie réel; au besoin, elle imite alors passagèrement la monar-
chie. Ce sont là de grandes qualités, mais l'excès en est mortel.


Sa tendance naturelle de faire de l'hérédité le principe fonda-
mental des institutions, montre également son esprit de conser-


• vation ; cette tendance est surtout marquée dans l'histoire du
moyen âge. L'Empire, pénétré à l'origine de l'idée monarchique,
était devenu une aristocratie depuis la chute des Hohenstaufen.
Seul il restait électif, alors que l'hérédité envahissait tout. Mais
l'Empereur, élu par des princes eux-mèmes héréditaires, n'avait
plus qu'une puissance faible, quoique entourée de brillants hon-
neurs. Les Princes Électeurs concouraient à la décision de toutes les
affaires importantes ; leur collége (Kurfiirstencollegium) préparait
les lois et avait la première -voix délibérative dans le Reichstag ;
la seconde appartenait au conseil des princes et des seigneurs,
devenus quasi-souverains héréditaires (Reichsfiirstenrath) ;
enfin, lorsque cette aristocratie dirigeante s'était mise d'accord, .
on consultait également le collège des villes impériales, alors
généralement conduites par une aristocratie patricienne. Le col-
lège des Électeurs gouvernait concurremment avec l'Empereur ;


3 François Bodin l'avait déjà compris ; depuis, quelques auteurs, même
allemands, l'ont oublié. Bodin nous dit (de Rep., lib. II.) : « Et quoniam ple-
rique imperium Germanorum monarchiarn esse et sentiunt et affirmant,
eripiendus est hic error. — Nen:th-lem autem esse arbitrer, qui cum animad-
verterit trecentos cireiter Principes Germanorum ac legatos civitatum ad
conventus coire , qui ea qme diximus jura majestatis habeant , aristocra-
tiam esse dubitet. Loges enim tutu Imperatori, tuai singulis Principibus
ne civitatibus, cum etiam de belle ac pace decernendi, vectigalia ac tri-
buta imperandi, denique judices Imperialis Curim dandi jus habent. —
Sceptra guidera, regale soli= , pretiosissimœ vestes, coronœ, antecessio,
subsequentihus Christianœ regibus, imaginem regieo majestatis habent,
rem non habent. cette tanta est imperii germanici majestas, (autos
splendor, ut irnperator sue quedani modo jure, omnibus ornamentis ac
honoribus eumulari mereatur; sed ea est Aristocratiœ bene constitutn
ratio ut quo plus honoris, eo minus imperii tribuàtur ; et qui plus imperio
possunt, minus honoris adipiscantur, ut omnium optirne Veneti in repu-
blica Constituenda decreverunt. Que cum ita sint, quis dubitet, rempubli-
cam Germanorum Aristoeratiam esse?» Les plans de réforme de Philippe
Chemnitz, dans sa « Dissertatio de ratione status in imperio nostro romano
germ., » 1640, sont basées sur l'idée que l'Allemagne est une aristocratie.Camp. Perthes, des deutsche Statsleben ver der Revolution, 1845,§ 246. Puffen-dorf (Hontei'ambano) dit que l'Empire est une sorte de monstre se balan-
çant entre l'aristocratie et la monarchie; mais il y reconnaît aussi un carac-
tère plus marqué d'aristocratie.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 391
la féodalité brisait de toutes parts le pouvoir central. Fiefs,
dignités et fonctions ; juridictions à tous les degrés ; comtés,
bailliages, seigneuries, sièges terne des juges assesseurs ; che-
valerie, services de cour, patriciat dans les villes, offices de
maire ou de fiscal dans les villages, possession des serfs, etc„
tout devenait héréditaire.


L'époque moderne manifeste fréquemment sa répulsion pour le
principe de l'hérédité politique. Les deux. tendances sont exces-
sives. L'hérédité étroite et opiniâtre des relations sociales entrave
le développement de la vie et la satisfaction de besoins légitimes ;
on revendique justement les droits de l'activité individuelle ; on
repousse avec raison l'hérédité des emplois politiques, qui
exigent à la l'ois capacité personnelle et subordination. Mais on
se trompe, d'autre part, en brisant complètement les relations
qui unissent le présent au passé et que maintient l'hérédité;
en acceptant une vaine mobilité là où la stabilité est nécessaire,
dans des situations qui sont les colonnes de l'État, précisément
en raison de leur permanence, et qui conservent, pour les trans-
mettre à l'avenir, de grands intérêts, de nobles traditions, de
puissantes forces morales. Agir ainsi, c'est bâtir sur le sable;
c'est aller à l'encontre de la nature organique de l'État, dont la
vie ne change pas avec, chaque génération, mais se perpétue de
siècle en siècle'.


L'aristocratique Angleterre comprend encore aujourd'hui l'importance
de l'hérédité politique. Edmond Burke s'exprime excellemmen t sur ce point
dans ses Réflex. sur la Rév. franç.: « Vous remarquerez que, depuis l'époquede la grande Charte jusqu'à celle de la Déclaration des droits, telle a été la
politique constante de notre constitution, de réclamer et d'affirmer nos
libertés comme un héritage fidei-commis (an entailed inheritance) qui nous aété transmis par nos aïeux, et que nous devons transmettre à notre posté-
rité.... Nous avons une couronne héréditaire, une pairie héréditaire, et une
chambre des communes et un peuple qui tiennent par l'héritage d'une longue
suite d'ancêtres leurs priviléges, leurs franchises et, leur liberté—. L'esprit
d'innovation est, en général, le résultat combiné de vues intéressées et de
vues bornées. Ceux qui ne tiennent aucun compte de leurs ancêtres en tien-
dront bien peu de leur postérité. En outre, le peuple anglais sait très-bien
que l'idée de l'héritage engendre un principe sûr de cunservation, et un prin-
cipe sûr de transmission, sans exclure cependant le principe d'amélioration.
/I, laisse la liberté d'acquérir, et il assure ce qui est acquis... Notre système po-
litique est ainsi en union et en harmonie avec l'ordre du monde, et avec les
conditions d'existence des corps permanents, composés de parties mobiles
et changeantes. Par la disposition d'une sagesse merveilleuse, notre consti-


d




392 TFILORIE GENERALE DE L'ÉTAT.
L'aristocratie est la conservatrice de l'ordre externe, et elle se


conserve en même temps par lui. Aussi cultive-t-elle volontiers
le droit; elle aime à en garder soigneusement les formes. Elle
montre ordinairement plus de justice que la démocratie, soit
envers ses subordonnés, soit envers ses membres eux-mêmes,
lorsque son existence n'est pas menacée, ni ses passions excitées.
Le développement le plus admirable de la


-science du droit s'est
produit dans le peuple éminemment aristocratique de Rome. On
reconnaît également la justice impartiale, quoique sévère, des
Vénitiens, les lois sages des Bernois, l'énergique sentiment du
droit des Anglais. Dans le cours du moyen âge, la politique elle-
même prit la forme du jugement et de son exécution.


Cependant, les temps modernes sont peu favorables aux aris-
tocraties. Aucune d'elles ne s'est maintenue sur le Continent.
L'ancienne aristocratie romaine, entamée par la démocratie
grandissante, fut écrasée par l'Empire. Les aristocraties alle-
mandes et italiennes du moyen âge, après avoir été humiliées et
mutilées par les rois, ont succombé sous les coups des classes
bourgeoises.


Aujourd'hui, les classes aristocratiques ne sont plus qu'une
fraction. distinguée dela nation, ayant une situation intermédiaire,
nulle part souveraine. Partout subordonnées à la monarchie ou
à la démocratie, elles appuient ou modèrent la première, enno-
blissent ou restreignent la seconde, mais elles ne peuvent plus
prétendre de plein droit au gouvernement de l'État.


tution forme un tout qui imite cette grande et mystérieuse union du genrehumain, un ensemble qui n'est jamais ni vieux ni jeune (?), et qui, toujours
le même, avance et se développe sans cesse au milieu des changements in-
cessants, des dépérissements, des chutes, des renouvellements. En imitant
ainsi la marche de la nature dans la conduite des Etats, ndtis ne sommesjamais totalement neufs dans ce que nous acquérons; jamais totalement
vieux dans ce que nous conservons... En nous attachant à l'hérédité, nous
avons donné à notre gouvernement une ressemblance avec les rapports de
famille; nous avons étroitement uni la constitution du pays à nos liens do-
mestiques les plus chers; nous avons reçu nos lois fondamentales dans le
sanctuaire de l'amour de la famille; et nous chérissons inséparablement, et
avec toute la chaleur que réfléchissent en la -multipliant tant (l'objets
d'amour réunis, notre État, nos foyers, nos tombeaux et nos autels. » [Comp.
traduct. de 1'790,


éd., p. 62 et suiv


CHAPITRE XX.


I — Formes démocratiques.


A. — LA DÉMOCRATIE DIRECTE (ANTIQUE).


Les anciens n'entendaient pas la démocratie (tsp.oxpuzix, règne
du demos des citoyens libres) comme l'entendent les modernes.
Partant de l'État, ils avaient cherché la liberté de tous dans le
règne politiquement égal de tous. Les modernes, au contraire,


partent de la liberté individuelle, et veulent en sacrifier le moins


possible au tout, obéirle moins possible. La démocratie ancienne


était directe, tantôt absolument, tantôt dans une forme mitigée;
la démocratie moderne est presque toujours représenlalive. L'une
n'est évidemment possible que dans un État peu considérable;
l'autre l'est même chez un grand peuple.


Les Grecs et leur système de petits États trouvèrent, dans les
formes démocratiques, la satisfaction de leurs tendances poli-
tiques. Leurs anciennes monarchies et leurs aristocraties pré-
sentent elles-mêmes quelque chose de démocratique, lorsqu'on
les compare soit à la monarchie moderne, soit à l'aristocratie
romaine. Leurs plus grands philosophes, quoique peu favorables
à la démocratie absolue d'Athènes I , placent cependant leur


' Aristote, Xénophon et Platon s'accordent sur ce point.




394 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
idéal de gouvernement dans la -démocratie tempérée, qu'ils
décorent de préférence du nom de politie.


La démocratie atteignit à Athènes son expression la plus
logique. Aucun État n'en fait mieux comprendre la nature. La
nation y exerça elle-même le pouvoir comme jamais depuis.
Presque toutes les affaires de l'État étaient portées à l'assemblée
populaire (Exx),E119:); et celle-ci se réunissait si souvent, qu'il thut
se rappeler, pour le comprendre, que les travaux ordinaires ou
professionnels étaient confiés à des esclaves.


Expression visible du demos aux cent têtes, cette assemblée
comprenait tous les citoyens honorables âgés de vingt ans accom-
plis. Les Athéniens se sentaient en elleles maitres de l'État; cha-
cun, une portion du souverain. Le règne de la majorité et la par-
ticipation de tout citoyen au pouvoir, ces deux droits caractéris-
tiques de la démocratie, y avaient reçu tout le développement
possible ; tous y prenaient librement la parole. Au temps de
Solon, l'âge donnait encore quelque privilége ; cette restriction
et toutes celles qui atteignaient l'égalité démocratique furent
bientôt rejetées. L'orateur '


eut le champ le plus libre. La vio-
lence des discours entraînait, enflammait la foule sans règle.
Heureuse la république, lorsque de grands hommes d'État,
comme Périclès, pouvaient soutenir en orateurs leurs opinions !




Mais, le plus souvent, des démagogues adroits et ambitieux s'em-
paraient des esprits, et gouvernaient les masses par les passions.
Bien dans l'État moderne ne peut donner une idée de l'influence
de l'orateur. Sort discours s'emparait des auditeurs assemblés,
avec bien plus de force que la presse moderne ne fait de ses lec-
teurs dispersés ; l'action était bien autrement directe et vive. La
voix, l'éclat des yeux, les gestes pleins de vie, multipliaient le
sens et l'effet des paroles, et l'approbation de la multitude atten-
tive et consciente de ses pouvoirs, donnait à la délitération un*
irrésistible élan. Les débats de nos modernes parlements n'en
Iburnissent qu'une faible image : l'assemblée est plus petite et
plus choisie, et elle n'a qu'une puissance politique restreinte,


Les pouvoirs de l'ecclesia embrassaient toute la vie de l'État.
En vain Solon les avait-il bornés à l'élection des magistrats, au
gouvernement, à la discussion des lois avec simple avis. Le


LES FORMES DE L'ÉTAT. 395


denins, excité par ses orateurs, brisa bientôt ses limites. Les déci-


sions du peuple (1)spcp.cera) devinrent définitives, et il décida
de tout en despote absolu, même contre les lois'.


Théoriquement, la législation appartenait toujours aux Nomo-
thètes, sans doute. Mais, en fait, les votes de l'assemblée déter-
minaient presque toujours les résolutions de ceux-ci , qui
n'étaient d'ailleurs qu'une commission nombreuse tirée de son
sein pour chaque cas particulier. L'ecclesia avait par contre la
décision des plus importantes affaires (le gouvernement : elle
écoutait les ambassadeurs étrangers, nommait ceux d'Athènes,
déterminait leurs instructions; elle décidait de la paix et de la
guerre, faisait les généraux, réglait la solde et même la conduite •
des armées ; elle fixait le sort des villes et des pays conquis,
prononçait sur l'admission ou la reconnaissance de nouveaux
dieux, de fêtes religieuses, de nouveaux sacerdoces, accordait
des droits de bourgeoisie et des priviléges. A chaque Prytanée
(35 ou 3G jours), on lui rendait compte de l'état des finances,
des revenus et des dépenses. Elle votait les impôts, déterminait
la capitation à payer par les étrangers (métoeques), fixait la mon-
naie, encourageait les contributions volontaires. Elle dormait son
approbation aux constructions des temples, des routes, des mo-
numents publics, des murs, etc., et des vaisseaux; elle en
réglait môme les conditions les plus importantes. Elle votait des
fonds pour des plaisirs et des spectacles gratuits. Elle n'avait pas,
il est vrai, la juridiction criminelle ordinaire ; mais, dans les cas
extraordinaires, notamment lorsque la loi n'avait pas prévu le
crime, ou que des circonstances aggravantes semblaient auto-
toriser une mesure spéciale, l'accusation était également portée
devant elle; elle déterminait alors la peine, et même, souvent,
prononçait sur la culpabilité. La décadence qui suivit de près la
période brillante de cette démocratie extrême, augmenta les
abus de la justice populaire.


Les décisions étaient prises à la majorité des citoyens présents.
L'intelligence du peuple, jusque dans ses dernières classes, était
plus cultivée qu'elle ne t'ut nulle part depuis. La •foule savait


' Comp Aristote., Pol., IV, iv, 4 et 6.





306 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
apprécier les tragédies de Sophocle et d'Eschyle ; Démosthène
avait prononcé ses discours devant elle; elle était riche par le
commerce et la victoire, et par les salaires élevés qui récompen-
saient chaque genre de travail libre. Et cependant, à Athènes
même, les majorités furent incapables de résister aux séductions
des démagogues et d'exercer sagement le pouvoir. La minorité
des citoyens les plus nobles et les plus riches fut opprimée, et
Xénophon put dire, en songeant à sa ville natale, que, « dans les
démocraties, le sort des méchants est plus heureux que celui
des bons »


D'après la constitution de Solon, la puissance de l'assemblée
populaire était restreinte et guidée par un conseil plutôt aristo-
cratique, basé sur les quatre souches primitives; chacune de
celles-ci était divisée, d'après la fortune, en quatre.classes, dont
les premières avaient des droits et des devoirs plus étendus, de
manière à assurer dans le conseil la prédominance de la fortune
et. de l'éducation. Mais, depuis Clisthènes (51 ans av. J.-C.), la
foule s'empara complètement du pouvoir. Le conseil des Cinq-
Cents devint une petite assemblée populaire, non élue mais tirée
au sort, et divisée également par le sort en dix bureaux (Pry-
tanées) de cinquante conseillers; et tous les trente-six jours, un
nouveau bureau prenait la direction des affaires. Ce conseil, né de
la foule et s'élevant au-dessus d'elle, mobile comme l'écume du
vin de Champagne, pour se dissoudre aussitôt dans son sein, ne
Pouvait avoir d'autorité. Il facilitait simplement le soin et la divi-
sion des affaires, et rendait le self-gouvernement possible.


D'après Solon encore, les Archontes, hauts magistrats d'abord
nommés Eupatrides, devaient être choisis dans la classe des plus
riches (des Pentakosimédimnes). Lorsque la démocratie l'eut
complétement emporté, on les nomma par le sort entre tous les
citoyens , et ils ne furent bientôt que les serviteurs du demos, et
les présidents impuissants des nombreuses cours de justice.


Xénophon, sur Athènes, I, 1. Le même, Il, 19 : «Le peuple athénien sait
très-bien distinguer les bots citoyens (les mauvais; mais il préfère les mau-
vais et hait les lions, parce qu'il est persuadé que le; haute vertu de quelques-
uns n'existe pas pour le bien, mais pour le mal de la foule. Peu lui importe
que l'État soit bien gouverné, pourvu que la multitude soit libre et maî-
tresse. » (I, 8.)


LES FORMES DE L'ÉT:1T . 307


Celles-ci, organisées déMocratiquement , formaient une sorte
d'assemblée populaire comprenant six mille jurés; chaque procès,
suivant son importance, était jugé par cent ou par mille d'entre
eux.


Aristophane flagelle trop justement, dans ses Guêpes, le
honteux métier des sycophantes, et l'ambition coupable des
masses qui ne songeaient qu'à participer aux honoraires et à
l'autorité des juges. Plus préoccupés des luttes et des intérêts de
parti que de l'application impartiale du droit, ces vastes tribu-
naux se regardèrent bientôt connue les soutiens et les promoteurs
de la populace, et devinrent les arènes tumultueuses des passions.
La corruption grandit, et l'arbitraire et le despotisme de la foule
s'exercèrent dans les formes du droit'. •


I Voyez, sur la constitution d'Athènes, l'excellent ouvrage
de HCITIllann,


Griech. Statsalterthiimer.




CHANTRE XXI.


Appréciation de la démocratie directe.


L'histoire brillante et agitée d'Athènes, et les qualités remar-
quables de ses habitants, enseignent à tous les temps les avan-
tages, les inconvénients et les caractères de la démocratie directe.


La démocratie aime mieux la liberté que l'autorité. C'est l'amour
de la liberté surtout qui produisit à Athènes ce riche épanouisse-
ment d'oeuvres toujours jeunes, toujours belles et toujours
justement admirées. Mais la liberté démocratique de tous est. en
même temps la domination de la majorité. Tous les citoyens veulent
gouverner par l'assemblée populaire. Mais cette assemblée n'est
possible que clans de petits États et chez un , peuple qui a le loisir
de s'occuper régulièrement des affaires publiques , ce qui sup-
pose soit une vie très-simple et des affaires publiques peu impor-
tantes, comme par exemple dans les vallées perches des mon-
tagnes, soit une classe de personnes privées des droits de cité et
chargées du travail quotidien. Aussi la démocratie pure sera-t-elle
toujours un mensonge chez un peuple cultivé, puisqu'elle sup-
pose alors une classe serve.


D'autre part, il se produit facilement clans les grandes assem-
blées populaires un sentiment de puissance illimitée qui pousse.


LES FORMES DE L'ÉTAT.
3.aux attentats, et met l'arbitraire à la place du droit. L'esprit


les passions de la masse s'emparent de l'individu, d'ailleurs ho-
norable et sensé, pris isolément, et l'entraînent à des résolutions
qu'il eût repoussées l'instant d'avant. Lorsque les orateurs, natu-
rellement obligés d'impressionner la foule, auront une fois dé-
chainé ses passions, elle s'élancera comme un torrent ; aucune
honte ne la retiendra ; elle brisera, elle inondera tout,.


11 faudrait donc, pour la bonté de la démocratie, que la ma-
jorité fût politiquement capable et vaillante, c'est-à-dire que la
multitude eût des vues élevées et un caractère hors ligne. Athènes
est un exemple qui doit faire réfléchir. La démocratie pure dé-
clinait et périssait bientôt au sein même de ce peuple si intelligent
et si cultivé, si grand dans le malheur et le danger. AUx temps
de la plus haute efflorescence, de la plus vive splendeur de sa
démocratie, Athènes devait surtout sa gloire et sa grandeur à
l'abandon qu'elle faisait de l'autorité et du gouvernement à l'un
de ses grands hommes. Un seul gouvernait en fait, et le peuple
n'exprimait pas sa volonté. Thucydide dit de l'époque de Périclés 2:


De nom, Athènes était une démocratie. ; de tait, elle était sous
la domination de son premier citoyen. »


La vertu de la foule ne résiste pas à la liqueur enivrante du
pouvoir. La forme démocratique pourra se maintenir quelque
temps par la crainte de la justice divine, par le respect des
moeurs, des lois et de l'autorité des meilleurs ; et il faut recon-
naître qu'alors la niasse du peuple s'élève par la participation
aux affaires publiques, et se distingue par un développement
plus riche et plus conscient de ses facultés. Le citoyen jette ses
regards au-dessus du cercle étroit de sa profession, et se familia-


Edm. Burke l'exprime très-bien : là où le peuple a un pouvoir sans
bornes, il a dans sa puissance une confiance d'autant plus grande qu'elle
est plus assurée. En effet, dans les grandes mesures, le peuple est à lui"-
même son instrument, tandis que le prince ne peut rien sans le secours
d'autrui. Plus près de l'objet qu'il domine, il est aussi moins facilementres-
ponsable devant le puissant contrôle de l'opinion qui juge de la bonne ré-
putation et de l'honneur. La crainte de la honte peut retenir l'homme pu-
blic; elle est faible pour le peuple, l'indépendance de l'opinion étant en raison
inverse du nombre des personnes qui abusent du pouvoir. Une démocratie
Pure est, par conséquent, la chose du monde la moins susceptible de honte. »


2 Thucyd., 65.




400 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT. ,
riss davantage avec les grandes lois de l'histoire et l'ensemble
de la vie des peuples. Ses aptitudes politiques se développent,


-


ses forcesgrandissent., et sa supériorité se montre sous plusieurs
rapports, dans le commerce avec les classes correspondantes des
peuples autrement gouvernés. Mais bientôt la crainte et le respect
.s'effacent, le sentiment d'une puissance illimitée l'emporte, et
l'abus surgit Autant plus facilement, que les gouvernants et les
gouvernés se confondent.. L'élan des mauvaises passions ne
connait alors plus de frein ; et la portion la meilleure et la plus
noble, dont la seule existence est tut reproche pour la foule
avilie, une protestation contre son despotisme, la minorité, est
enviée, haïe, opprimée. On voit naître dans le <lems l'orgueil, le
caprice, l'excès, le désir des vaines nouveautés, l'arbitraire, la
brutalité; et moins il demeure maitre de lui-même, plus il opprime
les autres. La haine des partis est partout ; des luttes à mort
déchirent les flancs de la patrie ; l'État flotte au milieu des dan-
gers, et meurt par excès de mobilité. La grande période 1 de la
démocratie athénienne fut brillante, mais cou rte, et une longue
décadence la suivit jusqu'à la chute de l'État.


Toute démocratie a pour trait caractéristique l'amour extrême
de l'égalité. Ce principe fut à Athènes plus exclusif, plus logique-
ment observé que jamais ailleurs. La représentation par des
membres élus forme déjà un privilége et un rang; aussi ia foule
des citoyens agissait-elle par elle-môme partout. où il était hu-
mainement possible. Lorsque la nécessité forçait d'établir des
conseillers ou des fonctionnaires, on les nommait par le sort.,
préférant sa manière aveugle ati choix intelligent qui met èn lu-
mière les talents et les vertus. Les tbnctions duraient très-peu,
de crainte qu'une autorité prolongée n'élevât le fonctionnaire au-
dessus de la foule 2 . La seule existence de magistrats ayant le
droit d'être obéis, semblait déjà contraire à l'égalité ilà où elle
était indispensable, il fallait au moins l'adoucir par le sort et le
changement continuel. Mais cette égalité n'est que celle du nom-


I Elle commence avec Clisthènes (510 av. J.-C ), qui introduisit le premier
la démocratie pure, et elle finit à la mort de Périclès, an 428; elle n'a doncguère duré plus de 82 ans.


2 Camp. Aristote, Pol., VI, t, 8.


LES FORMES DE L'ÉTAT. • 401
bre. Elle n'a pas pour formule : A chacun suivant ses mérites , »
mais : « A tous la même chose »


L'ostracisme, autre conséquence de l'égalité démocratique,
était pleinement développé, même tenu en honneur chez les
:Grecs. Les démocraties modernes, sans le reconnaître formelle-
ment, l'exercent aussi quelquefois, et alors il est souvent igno-
minieux. Toute institution qui veut durer, doit. pouvoir repous-
ser les éléments incompatibles avec son existence. On ne peut
donc blâmér la démocratie pure qui bannit les citoyens dont la
supériorité personnelle devient un danger pour l'égalité com-
mune : Athènes bannissait ainsi ses plus grands hommes. Mais
il est bon de remarquer que la démocratie supporte plus facile-:
ment la mauvaise qualité des masses que la supériorité d'émi-
nents citoyens.


En résumé : la démocratie directe des États grecs, et
d'Athènes en particulier, peut convenir à des États de laible
étendue, et, plus spécialement, aux peuplades agricoles, dont la
vie est uniforme 2 . Pour des peuples plus cultivés, pour une
vie plus développée, elle peut donner momentanément une vive
impulsion ; mais elle devient bientôt insuffisante et dangereuse.
Chez les premiers, elle parait à la fois naturelle et modérée;
chez les seconds, elle est portée à l'excès et à la licence. La li-
berté qu'elle promet devient alors facilement l'oppression injuste
des meilleurs éléments, l'ambition brutale, le débordement de la
foule. L'égalité absolue est un mensonge évident, une criante
injustice, aussitôt qu'une culture plus avancée a amené avec elle


.ses distinctions et ses oppositions 3.


Aristote indique la différence : « Tô tcov rom' eyi0p2ov,
es:tu, » (Pol., VI, 7, et VI, r, G.)


2 Aristote, Pol., VI, u, 1, exprime cette mémo pensée, prouvée par l'expé-
rience de la Grèce, et plus tard, de la Suisse.


3 Ciceron dit très-vrai dans sa I, 26 : « Quum omnia per populum
eruntur, quamvis justum atque moderatum, tamen œqualetas est inique


quum habeat nullos 9raclus dignitatis. »


26





.U-ITHE XXII.


B. — LA DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE (MODERNE).
LA RÉPUBLIQUE ACTUELLE.


La démocratie directe. n'existe aujourd'hui qu'exceptionnel-
lement, dans des circonstances éminemment favorables, et sous
une forme bien tempérée et bien adoucie comparativement
à la forme athénienne. Nous la trouvons encore dans les
cantons primitifs de la Suisse, où, chaque année, la Lands-
gemeinde des hommes libres vient sanctionner, à la majorité
des mains joyeusement levées, les lois préparées parles conseils,
et nommer aux emplois et aux dignités de la petite république,
en choisissant ordinairement dans les familles les plus considé-
rées du pays. Ces démocraties simples, peu atteintes encore par
les flots de la vie européenne, sont respectables par leur âge cinq
fois séculaire, par leur histoire riche en mâles épisodes et
rarement souillée de violences, par la simplicité des moeurs, la
vie paisible et heureuse des habitants. Et cependant elles tendent
elles-mêmes aujourd'hui à passer à la forme représentative, qui
est d'ailleurs celle de tous les autres Cantons saisies et des États
de l'Union américaine a). Les partis démocratiques modernes ne
poursuivent que cette dernière forme. La France de 1793 et de
1848, si agitée par le souffle démocratique, s'y était arrêtée. On
peut la considérer comme la forme moderne de la démocratie


(i) Le percement di.I . Goiliard Mitera la transformation.


LES FORMES DE L'ÉTAT.


403
1. La monarchie constitutionnelle, est née en Angleterre ; la


démocratie représentative, ou, pour nous exprimer comme les
Américains, la République actuelle, » est née dans l'Amérique
du Nord. Ainsi, les deux formes principales de l'État moderne
sont l'oeuvre du génie anglo-saxon.


Plusieurs causes contribuèrent à engendrer cette dernière
ferme. L'étendue du pays, dont la culture demandait un long et
opiniâtre travail, n'eut en ceci qu'un rôle secondaire. Les vastes
territoires, peu favorables aux démocraties, ont été généralement
colonisés par . des monarchies, qui maintenaient les colons dans
un étroit assujettissement. Les colons de l'Amérique du Sud eux-
mêmes, ne fondèrent pendant longtemps aucune démocratie dans
les grandes contrées qu'ils mirent en culture. C'est donc clans le
caractère des habitants, non clans le sol, qu'il faut chercher la
cause fondamentale de la formation nouvelle ; niais on peut
reconnaître que le pays y aida en offrant à tous un libre et large
établissement, et en exigeant de chacun l'activité, la lutte opi-
niâtre contre la nature, une fermeté virile.


Les colons anglo-saxons apportaient avec eux l'esprit de self-
gouvernement, de liberté, de légalité. Dans ces terres nouvelles,
ils se trouvèrent en môme temps dégagés de toute institution
féodale ou aristocratique, et l'égalité régna entre eux dès le débuta
Les puritains qui colonisèrent la Nouvelle-Angleterre, apparte-
naient pour la plupart aux classes moyennes. Leur système reli-
gieux repoussait toute hiérarchie ; ils se regardaient tous comme
des frères, et prétendaient tous faire partie du sacerdoce commun
des chrétiens. Ayant passé les mers pour se mettre à l'abri des
persécutions de iSglise épiscopale et de l'État qui la protégeait,
et pour sauver leur liberté religieuse et politique , leurs idées
étaient à la fois théocratiques et démocratiques. Sans se révolter
contre la constitution royale et parlementaire de la mère patrie,
ils tâchaient de se soustraire à l'oppression de celle-ci. La pre-
mière déclaration des « . pèlerins » qui` descendirent à Plymouth
(11 nov. 1620), et que signèrent tous les planteurs, est caracté-
ristique: Nous avons entrepris ce voyage pour la gloire de Dieu, de
notre roi et de notre patrie, en vue de fonder une première colonie
dans le nord de la Virginie. Nous déclarons solennelletnent et




401 TFIEORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
mutuellement, devant la face de Dieu, que nous nous unissons
en un corps civil et politique, pour faire régner le bon ordre au
milieu de nous et atteindre le but que nous nous proposons.
Fondés sur cet acte, nous créerons justement et équitablement
les lois, les ordonnances, les résolutions, les institutions et les
fonctions que nous estimerons utiles au bien public de la colo-
nie. » Les premiers émigrants de Rhode-Islande, New-Haven,
Connecticut et Providence agirent semblablement. Ces commu-
nautés nouvelles (groupe chi Nord), dont la plus importante était
celle du Massachussets, se présentent ainsi comme l'oeuvre collec-
tive d'hommes libres.


Les choses se passèrent un peu autrement dans le groupe du
Sud, appelé d'abord la Virginie ; plus tard, ce nom devint celui
de la colonie la plus importante du groupe. L'Église épiscopale et
sa constitution aristocratique y trouvaient plus de sympathies. La
plupart des planteurs y appartenaient également aux classes
moyennes; mais ils avaient émigré, moins pour des motifs de
religion que d'intérêt ; ils comprenaient quelques membres de
l'aristocratie anglaise; enfin•, il s'y mêlait nombre d'aventuriers,
et même des criminels et des vagabonds, envoyés là-bas par la
police de Londres.


Cependant, on ne réussit pas davantage à y implanter un
régime aristocratique. En vain le philosophe Locke avait-il
rédigé, sur la demande de lord Schaftesbury, une constitution
aristocratique et moderne pour la Caroline. Les colons, qui pou-
vaient être pleins propriétaires, ne furent nullement tentés de
devenir les fermiers des seigneurs, des comtes ou des caciques
(barons), et la constitution de Locke tomba (1693). Au Sud
comme au Nord, les planteurs, trop éloignés bientôt pour se
réunir tous, érigèrent des assemblées représentativesnommées par
eux, revêtues de l'autonomie de la colonie, contrôlant l'admi-
nistration. Les germes s'en montrent dès 1619; bientôt l'institu-
tion régna dans toutes les colonies anglaises d'Amérique.


Le groupe du Centre, comprenant surtout New-York (à l'ori-
gine New-Amsterdam) et la Pennsylvanie, était plus mêlé d'élé-
ments étrangers. Néanmoins, l'influence de la race y produisit
les mômes formations.


LES FORMES DE L'ÉTAT. 405
On vit donc partout :
a) Le droit anglais comme droit commun , mais sans seigneu-


ries ni liens féodaux; la propriété foncière libré devint la base de
l'économie publique.


b) L'égalité essentielle de la personne et des droits, nulle aris-
tocratie, sans préjudice d'ailleurs des différences de race. Les
Indiens rouges lie furent pas compris dans la commune libre des
hommes blancs, et restèrent en dehors du self-gouvernement; on
leur reconnut cependant des droits spéciaux. Les noirs, importés
d'Afrique, furent plus mal traités. Ils devinrent généralement les
esclaves des blancs ; même libres, ils ne jouissaient pas des droits
politiques.


c) L'habitude de s'aider soi-même et de ne pas appeler l'État à
son secours. Les premiers colons bâtirent leurs blockhaus en s'en-
tr'aidant.


d) Des écoles publiques fondées par les communes et répandant
partout l'instruction ; dans plusieurs colonies, l'obligation de les
fréquenter.


e) Des communes se constituant librement, des comtés s'admi-
nistrant d'une manière indépendante.


f) Un petit nombre d'autorités ; ainsi, en première ligne, le
gouverneur de la colonie, nommé tantôt directement par les plan-
teurs, tantôt par leoseigneur ou la compagnie concessionnaire du
pays, tantôt par la métropole elle-même; puis, les magistrats direc-
teurs des procès. Les premiers sont toujours entourés de conseil-
lers pris parmi les planteurs ; les seconds, du jury. Le concours
des représentants du pays est donc général. Les juges de paix,
choisis en Angleterre parmi la gentry, le sont en Amérique parmi
la libres agriculteurs.


g) Des milices défensives, au lieu de troupes permanentes.
h) Pour chaque colonie, une Chambre commune de représen-


tants, nommée par les hommes libres, et qui, d'accord avec le
Sénat, fixe les statuts, consent les imes, contrôle l'administration
de la province.


i) Une courte durée des fonctions publiques et le changement
fréquent des fbnctionnaires.




-106 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
k) Enfin, le développement successif de la liberté de la presse


et des réunions.
Chaque colonie eut ainsi, même avant la séparation, son sys-


tèmes représentatif à elle. Lorsque celle-ci s'opéra (1776), les
nouvelles républiques étaient complètes.


La Constitution de l'Union (1787) ne fut qu'une application
grandiose et logique de leur organisation an grand État général
qui les embrassa.


2. La France imita la première cette forme (1793 et 1795), et
en essaya à plusieurs reprises (1848 et 1870) ; mais toujours sans
succès durable. Le Français aime et proclame les grands mots de
liberté, d'égalité, de fraternité ; mais ses souvenirs sont monar-
chiques, ses moeurs peu républicaines; il est plus disposé à invo-
quer l'État qu'à s'aider seul ; phis ami de la gloire et de la puis-
sance, que de la légalité et du modeste travail privé. Enfin, ses
tendances centralisatrices sont plus favorables à la monarchie
qu'à la république.


3. La démocratie représentative trouva par contre un terrain
propice en Suisse, où elle fut implantée par l'intermédiaire de la
France.


Les plus grands des Cantons suisses étaient autrefois gouvernés
aristocratiquement : les uns, comme Berne, Fribourg, Soleureet Lu-
cerne, par un ordre devenu héréditaire de patriciens; les autres,
comme Zurich, Bâle, Schaffouse, par les bourgeoisies fermées des




villes capitales. Néanmoins, la liberté communale
était con-


servée ; elle était regardée comme la base de l'organisation canto-
nale, et la république, idéal politique de la nation, avait jeté dans
son sein de profondes racines. La Suisse n'avait ni troupes per-
manentes, ni fonctions professionnelles assurées. Elle avait con-
quis sa liberté en combattant contre les princes et la noblesse.
L'extension de la liberté politique à toutes les classes, l'abolition
des privilèges des patriciens et des bourgeois des gilles, ne huent
chez elle qu'un développement naturel , en harmonie avec les
temps nouveaux; d'aristocratique, la république y devint repré-
sentative '.


Acte de Médiation de 1803, XX, 3: « ii n:y a plus en Suisse ni pays sujets,


LES FORMES DE L'ÉTAT. 4u7
La tentative d'unitarisme représentatif de 1798 eut, il est vrai,


peu de succès. Les traditions d'indépendance cantonale, les op-
positions internes, se révoltèrent, et la République Helvétique
tomba. Mais la forme représentative se maintint dans les Can-
tons, et en demeura le système fondamental, malgré le retour de
quelques privilèges aristocratiques, amené par la Restauration
(1814). Depuis '1830, la forme nouvelle tendit à s'en dégager ; en
1848, elle fut appliquée à la Confédération elle-même.


4. La démocratie moderne est essentiellement différente de
l'ancienne forme hellénique. D'après le Perse Otanes (dans Héro-
dote, III, 82), les caractères de la démocratie antique sont : 1)
l'égalité des droits pour tous (tcrovopm); 2) le rejet de toute puis-
sance arbitraire analogue à celle des despotes orientaux ; 3) les
emplois attribués par le sort; 4) la responsabilité des fonction-
naires ; 5) la délibération commune dans l'assemblée populaire.
L'État moderne, même monarchique, admet trois de ces prin-
cipes ; la république moderne elle- même repousse les deux
autres (le sort et l'assemblée populaire). Ainsi aucun d'eux n'est
aujourd'hui caractéristique.


La république moderne, en substituant au sort l'élection des
meilleurs, emprunte un élément aristocratique qui la grandit et
l'ennoblit. Elle donne également la souveraineté à l'ensemble des
citoyens, à la nation; mais elle en attribue l'exercice à des hommes
choisis, dont elle fait les représentants de la nation.


Les citoyens n'y participent guère directement aux affaires pu-
bliques que par :


1) Le vote des lois constitutionnelles. Il est généralement admis
en Suisse, depuis 1830, que les lois de ce genre doivent être sou-
mises à l'acceptation de la majorité des citoyens, et l'on fait avec
raison le calcul des voix , sans compter ceux qui s'abs-
tiennent de voter '. Cependant, dans plusieurs des républiques


niprivilégés de lieux, denaissance, de personnes ou de familles. » Bluntschli,
Schweizeriches Bundesrecht, I, p. 474. — Const. fiAér. de 1848 et de 1874,
art. 4: « Il n'y a, en Suisse, ni sujets, ni privilèges de lieux, de naissance,
de personnes ou de familles. »


Const. de Zurich, § 93 : « Le projet (d'un changement constitutionnel
adopté après deux délibérations par le Grand Conseil) sera soumis à l'ac-
ceptation des citoyens. » — Const. fédérale de 1848 et de 1874, art. d : « La




4'78
T FIÉUIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


de l'Union amérlcaine, le vote de ces lois est confié à une nom-
breuse assemblée de représentants, spécialement nommée à cet
effet (convention, conseil contitutionnel).


2) Quelquefois, le vote- de certaines autres lois, soit dans laforme positive de le sanction (refe
•endum) ou de l'acceptation par


la majorité des citoyens, soit dans la forme négative du veto.
Dans ce second système, les citoyens opposants sont seuls comp-
tes, et la. loi est rejetée lorsque leur nombre dépasse la moitié
des citoyens; dans le premier, on ne compte que les votants.
Tous deux sont empruntés à la démocratie pure, agitent fficile-
ment les masses et présentent des dangers pour les intérêts d'une
culture élevée. Plusieurs démocraties de la Suisse les ont
adoptées ;


• la Constitution fédérale de 1874 vient de suivre
l'exemple 1*.


3) L'élection du corps législatif. La règle mathématique du vote
égal par tête et de l'égalité des circonscriptions électorales, forme
le plus souvent la base de ces élections, trop rarement assises
sur les membres organiques de l'État, p. ex. sur les communes.
Par suite, la représentation est incomplète, trop déterminée par
les tendances de parti. Ce défaut n'est pas inhérent à la démo-
cratie représentative. Il se rencontre aussi dans la monarchie
constitutionnelle.


5. L'exercice régulier de la souveraineté est ordinairement con-
fié à de grandes assemblées, choisies comme la représentation la
plus parfaite et la plus étendue de la nation souveraine.


Dans la Suisse du moyen âge, les Grands Conseils des Villes etles Landriéthe des autres Cantons n'étaient qu'une extension
des conseils gouvernants, des Conseils (Rathe) proprement dits.
L'autorité de la ville ou du pays se concentrait dans ces der-
niers, et pour les affaires importantes, spécialement. dans les


Confédération garantit aux cantons leurs constitutions, pourvu — c) qu'elles
aient été acceptées par le peuple, et qu'elles puissent être revisèes lorsque
la majorité absolue des citoyens le demande. »


l Art. 89 : « Les lois fédérales, les décrets et les arrêtés fédéraux ne
pent'ent être rendus qu'avec l'accord des deux conseils. Les lois fédérales
sont soumises à l'adoption ou au rejet du peuple, si la demande en est faite
par 30,000 citoyens actifs ou par huit cantons. Il en est de même des arrê-
tés fédéraux qui sont d'une portée générale, et qui n'ont pas un caractèred'urgence »


LES FORMES DE L' ÉTAT . 409


Villes, pour la législation, on leur adjoignait des commissaires
choisis parmi les bourgeois ou les habitants. Aujourd'hui, les
Grands Conseils sont séparés des gouvernants, placés au-dessus
d'eux, et réputés les porteurs commissionnés (beaufiragte rra-
ger) de la souveraineté '. L'Assemblée fédérale, avec ses deux
Conseils, occupe une position semblable vis-à-vi s du gouverne-


ment fédéral 2.
En Amérique, le Congrés national de l'Union et les Législatures


des États particuliers se composent aussi de deux Chambres, en-
core plus exactement distinguées des gouvernants.


G. Le peuple n'a plus aujourd'hui de part directe au gouverne-
ment proprement dit, même dans les rares pays où la démocratie
pure s'est conservée pour la législation. Dans toutes les démo-
craties modernes, ce sont les représentants commissionnés (beauf-
tragle Stellvertreter) de la nation, qui gouvernent en son nom.
Les unes, comme les États américains et Genève s , en ont donné
au peuple la nomination directe ; d'autres, comme, la plupart des
républiques suisses et quelques États de l'Union, l'ont attribué
aux corps législatifs, qui nomment en outre à certaines fonctions
élevées , au tribunal suprême par exemple. L'élection par le
peuple donne plus d'indépendance et plus de force au gouverne-
itient, au moins vis-à-vis du corps législatif; les gouvernants sont
également investis de la confiance directe des citoyens, même à
un plus haut degré que personne. Aussi permet-elle mieux une
limitation réciproque des deux pouvoirs.


7. La justice est rendue au nom du peuple ; mais on exige des
juges une certaine préparation scientifique. Aussi, dans la règle,


Const. de Zurich, 1831, § 38: « L'exercice du pouvoir suprême, dans les
limites de la constitution, est confié à un grand conseil. Il fait la loi, et il a
le contrôle supérieur du gouvernement. Il représente le canton à l'exté-
rieur. » Cherbuliez, De la démocratie en Suisse, II, p. 35 et suiv.


2 Condi. fédérale de 1848, art. 60: « L'autorité suprême de la Confédération
est exercée par l'assemblée fédérale, qui se compose de deus sections ou
conseils, savoir : A. Du conseil national; B. du conseil des Etats. n Const.
fédér. de 1874, art. 'a : « Sous réserve des droits du peuple et des cantons(art. 89 et 121), l'autorité suprême (le la Confédération est exercée par l'as-
semblée fédérale.»


3 Et la const. franç. de 1848, art. 43 : « Le peuple français délègue lepouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président de la Répu-
blique. » Tocqueville, De la démoc. en Am., t I.






410


THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
c'est le gouvernement (Amérique du Nord, France) ou les grands
conseils (Suisse) qui les nomment. La nation prend une part
directe à l


'administration de la justice, dans le jury, formé parle sort entre les citoyens.
8. Le régime communal


a ici une importance particulière ; il est
le fondement de l'organisme de l'État. C'est dans la commune
que le citoyen se forme à la participation des affaires publiques,
au self-g


ouvernement, à la liberté civique. Les assemblées géné-
rales des citoyens y sont encore possibles, du moins dans les
communes peu considérables, et surtout dans les communes
rurales ; les plus grandes nomment une sorte d'assemblée repré-
sentative. Les républiques suisses et américaines reposent histo-
riquement sur un régime communal libre. Une base semblable
manque à la France, et c'est une marque que la forme républi-
caine lui convient peu.


En résumé, .abstraction faite des cas rares où la
souveraineté


est exercée directement, le principe de la démocratie représenta-
tive, c'est que la nation n'est


gouvernée que par ses fonctionnaires,
et ne reçoit de lois que de ses représentants, qui contrôlent enmême temps le gouvernement. Cette forme se rapproche en cela
de celles qui distinguent nettement entre les gouvernants et les
gouvernés.


CHAPITRE XXIII.


Considérations sur la démocratie représentative.


Montesquieu, en taisant de la vertu le principe de toute démo-
cratie, oublie que la vertu, comme principe politique, suppose le
respect de la valeur morale des gouvernants, et non l'égalité de tous.
Or, ce respect manque dans la démocratie pure. Une certaine
vertu des masses est sans doute indispensable dans toute bonne
démocratie, et l'État périrait sans elle ; mais la vertu est plutôt
le principe politique de la démocratie représentative, (lui n'est pas •
seulement une démocratie tempérée, mais une démocratie ennoblie,
s'appropriant certains éléments de la forme aristocratique.


Elle a, en effet, pour principe que les meilleurs de la nation
gouvernent en son nom et par son mandat. La difficulté, c'est d'or-
ganiser les élections de manière à faire nommer les mieux pen-
sants et les mieux voyants.


L'on tend aujourd'hui à proportionner siinplement le nombre
des élus à celui des électeurs. C'est répondre aux passions mo-
dernes ; les tendances égalitaires amènent facilement à des règles
mathématiques. L'on compte les citoyens, et l'on donne au même
nombre des droits égaux. Ce système convient davantage à la
démocratie directe, qui attribue même l'exercice du pouvoir




412 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
tous les citoyens également. La démocratie représentative, an
contraire, distingue les citoyens suivant leur mérite, et confie les
affaires publiques aux meilleurs ; elle regarde la qualité des élus.
Aussi la division des circonscriptions d'après la quantité seule-
ment n'est-elle point aussi naturelle ici. Elle y est même dange-
reuse : dans la démocratie directe, l'assemblée des citoyens réunis




au même lieu, n'est pas seulement la somme des individus égaux ;
l'autorité des hommes les plus considérables y prévaut ; les ma-
gistrats, les orateurs distingués y exercent une légitime influence :
la majorité sera plus facilement l'expression vraie de l'ensemble.
Au contraire, dans la démocratie représentative, le peuple est
épars et divisé en une multitude de fractions, égales peut-être
par le nombre, bien inégales par rapport au tout, et ainsi bien
inégales portions de la nation. Peut-ou vraiment confondre et assi-
miler justement les circonscriptions de la Bretagne rurale, celles
de l'industrielle Alsace et celles de Paris, avec sa population la
plus riche et la plus cultivée du monde, d'une part, ses nom-
breuses couches de simples bourgeois (marchands et artisans),
(l'autre part, et la multitude entassée de sa plèbe inconnue dans,
le reste de la France, le tout bizarrement mêlé sans être uni ?
La différence des arrondissements réclame, logiquement, un
droit de vote différent, qui assure aux diverses fractions et aux
divers intérêts publics une représentation proportionnelle à leur
valeur par rapport au tout. Le nombre en est un facteur, mais il
n'est pas tout. Le but, c'est l'élection des meilleurs ; on ne peut
donc négliger les conditions de fortune, d'éducation, de profes-
sion, de manière de vivre ; et le mieux serait d'y avoir égard en
s'appuyant sur les divisions organiques de la nation. de poserais
donc volontiers ces deux règles :


'1. Il suffit de supputer simplement le nombre des votants,
comme dans la démocratie pure, lorsque l'acte émane de la tota-
lité des citoyens, c'est-à-dire dans les votations qrri se font par le
peuple tout entier.


2. Mais ce prindipe ne suffit plus , là oit des fractions
de l'ensemble doivent nommer les meilleurs. Les fractions
doivent être alors formées eu égard à la qualité, et de manière
à assurer le mieux une représentation juste et propor-


LES FORMES DE L'ÉTAT. 413
tionnée des éléments intellectuels, moraux et matériels de la vie
du peuple.


La démocratie représentative a pour caractère propre d'attri-
buer le pouvoir à la majorité, mais d'en confier l'exercice à une
minorité choisie par la majorité, et souvent changée, pour qu'elle
gouverne comme l'entend la majorité.


La constitution revendique le self-gouvernement comme un
droit naturel de la majorité, tout en reconnaissant que celle-ci
n'a ni le loisir ni la capacité de l'exercer elle-même. Elle présume
que la majorité est assez active, assez sage, assez désintéressée,
qu'elle a une vue assez nette des affaires publiques, pour voter et
choisir les meilleurs.


Elle demande moins des citoyens que la démocratie directe,
davantage des représentants. Elle s'appuie aussi sur l'amour-
propre de citoyens libres et égaux; mais elle les suppose assez
modestes pour élire les meilleurs d'entre eux; et pour se laisser
bénévolement conduire par les élus de la majorité.


Les élections fréquentes mettent les gouvernants dans la dé-
pendance des gouvernés, et ceux-ci n'en doivent pas moins obéir
dans l'intervalle. La liberté des gouvernés est donc mieux sauve-
gardée que l'autorité des gouvernants n'est forte. Les magistrats
suprêmes sont moins les chefs de la république que les serviteurs
de la foule. L'État ne peut être gouverné que d'en haut, non d'en
bas, suivant l'expression (le Guizot, et cependant cette démocratie
veut, au moins en apparence, être gouvernée d'en bas. Aussi, son
gouvernement prend-il facilement le caractère d'une simple admi-
nisritzt et l'État celui d'un vaste économat, d'une grandeco


C'est d'ailleurs dans le corps législatif que cette faiblesse de
l'autorité se montre le moins ; on peu/ craindre, au contraire,
qu'il ne s'identifie avec la nation, et ne s'éblouisse des illusions
de l'omnipotence. Mais le gouvernement affirme difficilement
une haute autorité. Les élections fréquentes rendent sa position
peu sire, en la faisantdépendre des dispositions changeantes des
foules. Il n'est puissant que par l'appui de la majorité ; il devient
impuissant s'il agit contre ses tendances. Il ne peut suivre un
plan de longue haleine que si ce plan a sa source dans les instincts




q
414 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
et clans les habitudes nationales, et y trouve la garantie de sa
durée. -


Les organes du gouvernement ont une apparence modeste et
bourgeoise ; de la majesté dont s'entourent la monarchie
et l'aristocratie, leur est étranger et contraire ; la diplomatie des
cours, avec son art. et ses formes, ne peut croître dans ce terrain
naturel, et l'État n'est représenté que par des chargés d'affaires.
Une grande armée permanente est incompatible avec son exis-
tence ; elle serait une menace perpétuelle pour sa sécurité et sa
liberté. Il lui faut une armée populaire, une landzvehr large et
vaillante. Cette forme donne moins la concentration des forces
que la libre détermination et le libre mouvement dés parties.


Les institutions qui servent à la foule y sont généralement
bonnes, quelquefois mêmes parfaites. On y trouve de nombreux
établissements d'utilité publique ou de bienfaisance, de bonnes
routes, de nombreuses écoles populaires, de joyenses fêtes natio-
nales; enfin, le fléau de la bureaucratie y règne moins qu'ailleurs.


L'État s'y occupe plus difficilement des intérêts supérieurs de
l'art et de la science. La raison commune les comprend moins
clairement, à moins que le peuple ne soit arrivé à un haut degré
de civilisation. Une intelligence cultivée sait seule apprécier la
valeur des choses de l'esprit pour le bien général.


Le sentiment d'une mâle liberté a dicté la constitution et y a
trouvé son expression ; il élève les nombreuses classes moyennes,
développe l'intelligence par l'exercice direct ou indi rect des affaires
publiques, et fortifie les caractères. L'amour de la patrie y trouve
une large base, et dans les crises, les citoyens se montrent- prêts à
tous les sacrifices. Mais cette forme est moins favorable au libre
développement des natures d'élite ; le peuple les voit souvent
avec méfiance et hostilité. Cependant, celles-ci mêmes s'attireront
l'estime et la confiance, si elles ne blessent pas le sentiment de
l'égalité par d'orgueilleuses prétentions, et si elles savent lutter
de zèle et de dévouement pour le bien public avec les meilleurs
des démocrates.


Observation. Le principe du nombre n'a pas, suivant nous, une
valeur absolue, même dans la démocratie représentative, D'après


LES FORMES DE L'ÉTAT. 415
Robert s. Molli, au contraire (Encyclopédie, p. 346) : « S'il est vrai,
eu général, que le droit de voter n'est pas un droit personnel de
l'individu, mais une mission et une fonction, il en est au moins au-
trement dans le gouvernement populaire représentatif. » C'est aussi


la doctrine démocratique moderne, telle qu'elle est surtout repré-
sentée par Rousseau. Mais c'est qu'elle mêle encore le droit publie
et le droit privé, et le contrat social (Gesellschaftsstat) qu'elle prône,
n'est pas autre chose que l'état patrimonial renversé. Pour qui a
conscience de l'unité de la nation par opposition à la sommé des
citoyens, l'erreur devient évidente. Ce n'est pas la nature, mais l'État
qui donne les droits d'électeur. Tout système d'élection est une
institution de l'État pour un but public.




CHAPITRE XXIV. Il


Y. — Formes composées.


Certains États en renferment eux-mêmes plusieurs; leurs frac-
tions sont elles-mêmes ordonnées en États, ou du moins sem-
blables à des États. Ces formes composées peuvent, comme les
formes simples, être des républiques ou des monarchies.


Les États particuliers qu'elles comprennent n'ont pas toujours
h même forme que le tout. La Confédération allemande de 1815
était une oligarchie de princes souverains, sans représentation du
peuple ; et la monarchie constitutionnelle s'était cependant, petit
à petit, introduite dans les États particuliers. Certains Cantons
suisses sont encore des démocraties pures, et la Confédération
est une démocratie représentative. La forme de l'Angleterre est
monarchique constitutionnelle, et ses colonies de l'Asie sont les
unes des gouvernements absolus, les autres des républiques mi-
souveraines sous son protectorat.


Ces différences peuvent se justifier par lis nationalités, les
civilisations, les conditions différentes. hors ces cas, elles sont
contraires à la nature et à l'harmonie de l'ensemble : l'Allemagne
de 1815 le prouve.


Tout État composé présente une opposition nouvelle : la pu is
-sance d'un État général ou principal, et l'existence distincte


LES FORMES DE L 'ÉLU'. 417
d'États secondaires ou particuliers. Les rapports qui les lient
varient :


I. L'État principal domine absolument, et les États secondaires
lai sont assitjettis.


Une grande partie des possessions européennes dans l'Asie et
dans l'Afrique appartiennent, à cette classe. L'État principal est
seul 'organisé librement, et, de plus, les États secondaires sont
soumis à une domination étrangère. Le contraste est on ne peut
plus marqué. On évite les conflits par l'énergie de la domina-
tion


Il. Un État est suzerain, les autres vassaux; ou bien l'un est
protecteur, les autres protégés. Eue certaine indépendance est
ici possible ; les États vassaux de.l'Empire romain d'Allemagne
au moyen âge, ceux de l'empire ottoman, de nos jours encore,
en sont des exemples. Le droit public moderne préfère le protec-
torat à la forme féodale, quoique celui-ci n'ait de sens qu'entre
États de très-inégale importance, et ne puisse jamais agréer à
une nation libre.


Le protectorat de Napoléon sur la Confédération du Rhin,
celui de l'Angleterre sur les lies Ioniennes, et celui de l'Europe
sur la Moldavie et la Valachie, appartiennent aux temps
modernes.


III. Les rapports entre la métropole et des colonies encore par-
tiellement dépendantes, quoique constituées en États, se rappro-
chent du système précédent ; mais ils sont modérés et ennoblis
par une sorte de piété filiale. La colonie a pendant longtemps
besoin de la mère patrie, surtout dans ses relations extérieures,
et même lorsque son gouvernement intérieur est devenu parfai-
tement indépendant ; elle reconnait ainsi une supériorité relative
de celle-ci.


IV. La majesté et l'indépendance des États particuliers, quoi-
que exceptionnellement limitées dans la mesure des exigences
de la vie générale, forment le principe de la confédération d'États
(Statcnbund) et de l'union personnelle 2 . Les États particuliers ont


Comp. l'excellent exposé de Mill, dans ses Considéra. sur le gouverne-
ment représent., traduit [en allemand] par Willy, Zurich, 1862.


Comp. sup. p. 235 et 236.
27




411 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
ici une organisation parfaite; l'ensemble, au contraire, n'est
qu'une communauté non développée, n'ayant de personnalité
publique que sous quelques rapports, et spécialement vis-à-vis
du dehors. C'est plutôt une agglomération d'États qu'un véri-
tabI État ; les organes nécessaires de la législation, du gou-
vernement, de la juridiction, manquent ; et elle tient à peu près
le milieu entre une alliance internationale permanente et un État
constitué. Aussi n'est-elle qu'imparfaite et de transition.


Peut-être ne renferme-t-elle qu'un seul peuple, mais la nation
n'y est pas une; la vie et la force de l'ensemble s'y développent
difficilement. Cet inconvénient est moins senti dans l'union per-
sonnelle, qui au moins a mi chef unique dans le prince commun.
Mais les deux formes sont peu propres à l'action. La Confédé-
ration allemande a été, de nos jours, une exemple frappant des
faiblesses du système.


V. Dans l'État ou l'empire confédéré (Bundesstat, Bundesreich) et
dans l'union réelle l'État général et l'État particulier ont tous
deux nue organisation complète. Mais le premier laisse à l'État
particulier son gouvernement, et lui donne ainsi plus d'indépen-
dance que l'union réelle. Le chef de celle-ci est en même temps
le prince particulier des États secondaires. par suite moins fin:He-
ment souverains.


L'État et l'empire confédérés présentent à la fois une nation
générale (Gesammtvolk) organisée, et des nations particulières
(Landvôlker) également organisées ; ainsi, Américains du Nord et
New-Yorkais ou Pensylvaniens ; Suisses et Bernois, Zurichois ;
Allemands et Prussiens, Saxons, etc. L'État commun, libre dans
ses mouvements, a des organes aussi complets qu'un État
simple. Les États particuliers ont une même indépendance dans
leur sphère Q.


Pour rendre cette coexistence possible, on détermine avec pré-
cision la compétence du tout et celle des parties on impose une
solution pacifique aux conflits ; on sépare autant que possible les


' Sup. p. 235 et 236.
.2 G. Waitz, Grundzüge der Politik, Kiel, 1862, p. 44: « L'État général et


l'Etat particulier sont tons deux souverains dans leur sphère: le second ne
dérive pas ses pouvoirs du premier, ni celui-ci de l'autre. » § 53, Wesen des
Bundestat:


LES FORMES DE L'ÉTAT. 419
autorités et les corps représentatifs de l'ensemble de ceux de
l'État particulier ; on les rend, autant que faire se peut, récipro-
quement indépendants. Cette séparation des personnes ou des
fonctions est plus complète aux États-Unis ; mais la distinction
des compétences est également réglée avec soin par la constitu-
tion fédérale suisse




Les organes fédéraux du nouvel Empire allemand sont encore
étroitement liés aux organes des gouvernements particuliers,
quoique le roi de Prusse se présente comme son chef unique,
et que le Reichstag soit distinct des chambres des États partici,-
liers. 'Les compétences réciproques ne sont pas non plus nette-
ment déterminées ; elles ont été laissées à dessein dans un
certain vague. Mais le principe général que la loi fédérale abroge
la loi contraire de l'État particulier, la représentation des États
au Conseil fédéral, et l'assentiment nécessaire de celui-ci pour
toute loi nouvelle, sauvegardent à la fois l'unité du tout et l'indé-
pendance des parties, préviennent les conflits, ou permettent de
les résoudre *.


Dans la règle, l'État général a surtout le soin des relations
extérieures ; les affaires intérieures ne lui appartiennent qu'à titre
d'exception. L'indépendance des États particuliers se manifeste
en principe dans celles-ci; à titre d'exception dans les autres.


' Comp.
Riittimann « sur les moyens (le contrainte que le pouvoir fédéral


suisse possède contre les Etats particuliers, pour l'exécution du droit fé•
déral. » Zurich ;


187)2.




LIVRE SEPTIÈME.
SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT (Statshoheit und Stalsget•alt);


SES ORGANES.
SERVICE PUBLIC ET FONCTION PUBLIQUE.


CHAPITRE .PREMiER.


Notion de la souveraineté.


* L'État est. l'incarnation et la personnification de la puis-
sance de la nation (Volksmacht). Cette puissance, considérée
dans sa majesté et dans sa force suprêmes, s'appelle souve-
raineté (Souvereineted).


L'expression est née en France ; la science française en a la
première développé l'idée, et Bodin l'a élevée au rang de notion
fondamentale du droit public. Le mot et la chise ont depuis
exercé une grande influence sur le développement des constitu-
tions et de la politique modernes.


Au moyen âge, la « souveraineté » (suprerna potestas) s'enten-
dait encore dans un sens plus large : toute autorité décidant en
dernier ressort et sans recours possible s'appelait « souveraine; »
les tribunaux suprêmes prenaient le nom de « cours souve-
raines, » et l'État fourmillait de fonctions et de corporations
ainsi qualifiées. Petit à petit, le sens du mot se dégagea, et
l'épithète cessa d'être appliquée aux autorités des diyerses


SOUVERAINETÉ DE L 421
branches de l'administration, pour ne plus l'être qu'à la puis-
sance suprème et une de l'État entier, à la plénitude de la puis-
sance publique.


Depuis le xvi» siècle, la notion fut entièrement dominée par les
tendances absolutistes des rois de France. Pour Bodin., « la souve-
raineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une république. »
Ce sens prévalut; Louis XIV et la Convention(1793) 1 se regardèrent
également comme omnipotents". Tous deux se trompaient; l'État
représentatif moderne ne connaît point de puissance semblable,
et l'indépendance absolue n'est pas de ce monde. Cette souverai-
neté illimitée, toujours condamnée par l'histoire, supprime les
droits des autres organes de l'État., et tue. toute liberté politique..
L'État lui-même, dans son ensemble, n'est pas tout-puissant: les
droits des autres États le restreignent à l'extérieur ; ceux de ses
Membres et des individus, à l'intérieur 2.


La langue allemande n'a aucune expression parfaitement cor-
respondante. Le mot Obergewalt (pouvoir supérieur), ou, comme
l'on disait dans l'ancienne Suisse , « der Itâchste und griisste
Gewalt 3 » (le pouvoir le plus grand et le plus élevé), implique l'au-
torité interne sans marquer l'indépendance externe. Stalshoheit
se refére plus à la majesté qu'à la puissance ; Statsgewall, à la
puissance qu'à la majesté. Pour comprendre à la fois les deux
idées, les Allemands sont donc forcés de joindre les deux mots,
qui ont d'ailleurs, sur l'expression française, l'avantage d'être
moins absolus. Mais, pour abréger, nous n'emploierons désor-
mais que l'un d'entre eux, suivant les cas.


La souveraineté implique :
I. L'indépendance (Unabh.eingigkeit) de tout autre État. Celle-ci


Thiers, Révol. franç., II, p. 200, dit que, dans l'opinion des Jacobins, «la
nation ne peut jamais renoncer à la faculté de faire et de vouloir, en tout
temps, tout ce qu'il lui plait; cette faculté constitue sa toute-puissance, et
celle-ci est inaliénable; donc la nation n'a pu s'obliger envers Louis. X1V. »
Cependant l'abbé Sieyès reconnaissait déjà l'erreur de cette théorie.
Dluntschli, Gesch. d Siam., p. 320.


2 Déclaration du Hanovre (1814), dans les Lebensbilder de Normayr, I,
p. 111 : « Les droits de souveraineté n'impliquent aucune idée de despo-
tisme. Le roi d'Angleterre est aussi bien souverain qu'aucun autre, et les
libertés de son peuple, loin d'ébranler sort trône, le fortifient. »


nechtsg • der schweizer. Demeratien, Il, 140, 111.




422 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
n'est d'ailleurs jamais que relative. Le droit des gens et l'ordre
juridique commun qu'il impose aux États, sont aussi peu en
contradiction avec leur souveraineté que la constitution qui
règle intérieurement l'exercice des pouvoirs publics. Aussi les
États particuliers d'un État composé peuvent-ils être réputés
souverains, quoiqu'ils soient dépendants de celui-ci sous certains
rapports essentiels, la politique étrangère et la guerre par
exemple. •


2. La dignité publique suprême ou, pour nous servir d.e l'an-
tique expression romaine, la .majesté.


3. La plénitude de la puissance publique (Statsmacht), par op-
position aux pouvoirs partiels. La souveraineté n'est pas simple-
ment la somme de droits isolés, mais un droit synthétique, notion
concentrée comme celle de la propriété dans le droit privé'.


4. La puissance la plus élevée dans l'État. Ainsi, elle ne connaît
pas de pouvoir qui lui soit surordonné dans l'organisme poli-
tique. Les seigneurs français cessèrent d'être souverains lorsqu'ils
furent contraints de se soumettre, sous les rapports essentiels,
au roi, leur suzerain. Depuis le :civ e


siècle, les Princes Électeurs
d'Allemagne purent se dire souverains, car ils exerçaient, dans
leurs domaines, le pouvoir suprême comme nu droit propre 1.


5. L'unité, condition nécessaire de tout bon organisme 2 . La
division de la souveraineté paralyse et dissout; elle est incom-
patible avec la santé de l'État.


Observations. 1. Rousseau, suivi par la Révolution française, fonde
• la souveraineté sur la volonté générale, et substitue ainsi la suprema
voluntas à la suprema potestas. Il en conclut que la souveraineté est
inaliénable (ce que l'histoire dément) ; « car, dit-il, le pouvoir
peut bien se transmettre, mais non la volonté » (font. soc., II, 1). —
C'est là faire du droit l'arbitraire produit de la volont au lieu d'y


Le projet du traité de paix de Westphalie en disant : « Tous les princes
et Estats seront maintenus dans tous les autres droits de souveraineté qui
leur appartiennent, » se servait d'une expression nouvelle (au lieu du mot :
Landeshoheit) pour l'Allemagne, avec l'intention évidente.de relâcher encore
les liens de l'Empire. Mais, en réalité, la plupart des principautés allemandes
étaient, déjà alors, au moins quasi-souveraines.


2 Imman. Herrmann Fichte va trop loin dans ses « Beitriige zut. Statslehre,»
1848, lorsqu'il définit la souveraineté «


du gouvernement. » C'est la
plénitude de la puissance et ln majesté qui forment toujours l'essence de la
souveraineté.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 423
voir aussi la condition préalable et la barrière de celle-ci; par
suite, c'est ignorer le « devoir » (das Sollen). Cette erreur fonda-
mentale fut féconde en erreurs nouvelles. La volonté est un déve-
loppement et une manifestation de l'âme et de l'esprit humain, et
non une institution du droit public, comme la souveraineté. Elle peut
animer l'exercice du droit, quelquefois changer ou créer le droit ;
mais elle n'est point en elle-même le droit. La volonté du souverain
suppose la souveraineté, et non celle-ci l'autre.


2. Il est illogique de dire que la souveraineté est la source de
l'État et de l'ordre juridique, et qu'ainsi le souverain est au-dessus
de l'État. La souveraineté, notion de droit public, suppose l'État;
elle n'est donc ni en dehors ni supérieure.


3. • Constane Franz (Vorschule d. St., p. 32) donne à la souve-
raineté, comme second attribut après la puissance, « la conscience
que l'État a de lui-même. » — Mais si la conscience est nécessaire
pour l'exercice d'un droit, pour un acte juridique, elle n'est nulle-
ment un attribut du droit ".




CHAPITRE II.


Souveraineté de l'État (de la nation) et souveraineté
du prince.


A qui appartient la souveraineté ? Les partis politiques répon-
dent diversement. Écartons d'abord certaines difficultés et
quelques préjugés.


1. Une opinion très-répandue depuis Rousseau et la Révolu-
tion répond : Au peuple (Volte.)


Mais qu'entendez vous par le peuple ? Pour les uns, c'est
simplement la somme des individus réunis dans l'État ; ils
résolvent l'État dans ses éléments atomiques, et attribuent la
puissance suprême à la foule non organisée, à la majorité
des individus. Cette opinion radicale est en contradiction avec
l'existence même de l'État, base de la souverainetéflle ne peut
s'accorder avec aucune constitution, pas même avec la démo-
cratie absolue qu'elle prétend fonder : là aussi, c'est l'assemblée
ordonnée de la nation (Landsgemeinde) qui eïerce la puissance
publique, et non la foule atomisée.


2. Pour d'autres, au contraire, le peuple ou la nation, c'est
l'ensemble des citoyens égaux, votant dans une ou plusieurs
assemblées communes ; ils se référent à la souveraineté du


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 425
demos dans la démocratie. Le principe ainsi conçu, et restreint
à cette forme de gouvernement, a quelque chose de vrai ; il a
même littéralement le même sens que le mot démocratie. Mais
dans la démocratie représentative déjà, l'action ordinaire du
pouvoir, la puissance suprême, n'est exercée par la masse des
citoyens qu'indirectement et par l'intermédiaire de représentants.
Bien mieux, ce principe est inconciliable avec toutes les autres
formes de gouvernement. Il leur prêterait la singulière pensée
que le chef de l'État. est l'égal du plus humble des citoyens, et
que les gouvernants, étant une minorité, doivent se soumettre
aux gouvernés. C'est renverser le corps de l'État; donner aux
pieds la place de la tète.


3. Quelquefois, les deux opinions précédentes ne sont pas
rigoureusement distinguées, et se pénètrent l'une l'autre. La
première est anarchique ; la seconde, absolument démocratique.


Leurs défenseurs affirment qu'elles sont toujours et partout
valables ; mais, en réalité, séparées ou confondues, elles mena-
cent tous les États, à la seule exception des démocraties directes
peut-être.


Les partis absolument opposés i qui défendent ces doctrines,
sont généralement des partis mécontents qui s'efforcent de ren-
verser l'ordre établi. Elles furent une arme terrible dans les
mains de la Révolution française. L'ilssemblée nationale, dans
sa déclaration de guerre du 20 avril • 799, proclamait officielle-
ment la théorie de Rousseau : « Sans doute la nation française a


Nous faisons ici allusion au général des Jésuites Lainez et aux Jésuites
Bellarmin et Mariana, qui prirent la souveraineté du peuple sous leur pro-
tection, pour fonder la suprématie de l'Eglise sur l'Etat, du Pape sur les
rois, en disant que l'un tient ses pouvoirs de Dieu, les autres, de la foule.
Comparez L. Ranke, Hist. polit. Zeitschr., II, p. 606 et suiv. Mais l'influence
de Rousseau fut bien autrement grande. Pour lui, « le souverain, c'est la
foule (les individus réunis par le pacte social; chacun est à la fois membre
du souverain et soumis au souverain. La souveraineté n'est que la volonté
générale, et celle . cIest inaliénable; par conséquent, les majorités peuvent


leur ,gré refuser l'obéissance aux autorités, les déposer, changer la cons-
titution; elles ne font par là qu'acte de souveraineté, et devant leur volonté,l'autorité dérivée du corps des représentants disparaît elle-même. » Enfin,
suivant Rousseau, « il ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale pour
le corps du peuple; pures manifestations de sa volonté, elles tombent dès
que sa volonté change. » — n'est pas besoin (le démontrer que l'anarchie


e


la conséquence nécessaire de ces principes.




426 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
prononcé hautement que la souveraineté n'appartient qu'an
peuple, qui, borné dans l'exercice de sa volonté suprême par les
droits de la postérité, ne peut déléguer de pouvoir irrévocable ;
sans doute elle a hautement reconnu qu'aucun usage, aucune
convention ne peuvent soumettre une société d'hommes à une
autorité qu'ils n'auraient pas le droit de reprendre. — Chaque
nation a seule le pouvoir de se donner des lois, et le droit
inaliénable de les changer. Ce droit n'appartient à aucune ou
leur appartient à toutes » a). La Convention montra les 'consé-
quences du principe.


Cependant, de nos jours encore, nous l'avons entendu proclamer
à l'Hôtel de ville de Paris (1848). Par un acte souverain de ce
genre, le peuple de Paris abolit la royauté, proclama la répu-
blique, et donna la dictature à une commission gouvernemen-
tale improvisée. Nous lisons textuellement dans une adresse
officielle rédigée par Lamartine lui-même : « Tout Français quia
atteint l'âge d'homme est citoyen ; tout citoyen est électeur.
Tout électeur est souverain. Le droit est égal pour tous, et il est
absolu. Aucun citoyen ne peut dire à l'autre : Je suis plus
souverain que toi. Considérez votre puissance„ préparez-vous à
l'exercer, et soyez dignes d'entrer en possession de votre souve-
raineté 1 . »


4. Quelques hommes d'État français, inspirés par de nobles
sentiments, et espérant ainsi mettre un frein aux excès, ont
tenté d'opposer la souveraineté de la « raison » ou de la « jus-
tice, » à cette fatale notion de la souveraineté du peuple 2 . Mais


a) Ce passage est tiré de l'exposé des motifs rédigé par Condorcet. On letrouve dans Thiers, Révol. franç ,
note W.Lamartine, Hist. de la révot. de 1818, II, 449.2 Royer-Collard entre autres, Disc. du 27 mai 1820 [dee Bayante,riepolitique de Roy.-Coll., II, p. 33] : « Il y a deux éléments nus la société :l'un matériel, qui est l'individu, sa force et sa volonté » (— Mais l'individu,


sa force et sa volonté, sont-ils donc des choses matérielles? De plus, ne re-
trouve-t-on pas ici l'ancienne erreur qui fait dériver le droit public de l'in-
dividu? —); « l'autre moral, qui est le droit résultant de intérêts légitimes.
Voulez-vous faire la société avec l'élément matériel? La majorité des indi-
vidus, la majorité des volontés, quelles qu'elles soient, est le souverain.
Voilà la souveraineté (lu peuple. Si, volontairement ou malgré elle, cette
souveraineté aveugle et violente va se déposer dans la main d'un seul ou de
plusieurs, sans changer de caractère, c'est une force plus savante et plus
modérée, mais c'est toujours la force. Voilà l'origine et la racine (lu pouvoir


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 427
us oubliaient que le droit ne peut appartenir qu'à une personne, la


.;ouveraineté politique qu'à la personne de l'État, qui doit l'exer-
cer d'ailleurs suivant les règles de la raison et de la justice. Leur
idéocratie cherche à s'opposer à l'erreur qui ne voit de légitimité
que dans la démocratie absolue ; c'est en vain; la nécessité d'une
personnalité est plus forte que toute fiction.


5. Dans une autre opinion, le souverain, c'est le peuple(Nation)
non encore ou insuffisamment organisé, mais susceptible de
l'être et conçu comme unité, avec ses instincts, sa langue, ses
sentiments, ses oppositions sociales ; et le peuple a le droit de
transformer l'État comme il lui plaît.


Nous avons reconnu que le peuple est éminemment apte àformer


la nation (Volk), c'est-à-dire l'État (1. Il, ch. tu); il est donc, in-
directement, la condition naturelle du développement de la sou-
veraineté. Mais il n'est que la source éloignée de celle-ci; il la
rend possible; il n'en est pas la réalisation.




En ce sens, la souveraineté du peuple est mie conception im-
parfaite, non développée, antérieure à la formation de l'État,
et qui doit attendre celle-ci pour se parfaire.


G. L'on peut enfin, et l'on doit même entendre par nation
(Volé) l'ensemble organisé, avec sa tête et ses membres, l'âme
vivante de la personne de l'État.


C'est l'État, comme personne, qui a l'indépendance, la pleine
puissance, la suprême autorité, l'unité, en un mot, la souverai-


neté,; et de là l'expression consacrée de souveraineté de l'État.
La souveraineté n'est point antérieure à l'État, ni en dehors, ni


au-dessus de lui; elle est la puissance et la majesté de l'État lui-
in le droit du tout, supérieur au droit de "l'un quelconque
dpeasrtmie.emembres, aussi sûrement que le tout est plus grand que la


Si les luttes des partis n'avaient pas corrompu le langage, la
souveraineté de l'État s'appellerait mieux encore « souveraineté
de la nation »(Volkssouvereinete), puisque la nation est l'ensemble


absolu et du privilège... Voulez-vous, au contraire, faire la société avec
l 'élément moral, qui est le droit? Le souverain est la justice, parce que lajustice est la règle du droit. Les constitutions libres ont pour objet de dé-
trôner la force, et de faire régner la justice. »




428 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
politiquement organisé, où la tète occupe le premier rang, 01)
chaque membre a sa place naturelle et sa fonction. Des publi-
cistes français se sont servis en ce sens de cette seconde expres-
sion 1 ; nous emploierons la première pour éviter toute amphi-
bologie.


La souveraineté de l'État se manifeste au dehors, comme exis-
tence propre et indépendante de chaque État par rapport aux
autres (ou même de l'État universel par rapport à l'Église); au
dedans, comme puissance législatrice du corps national organisé:


C'est en ce sens que les Anglais attribuent habituellement
la souveraineté à leur .Parlement, qui, ayant le roi à sa tête,
représente l'ensemble de la nation 2 . Loin d'être une particula-
rité du droit anglais, c'est là un principe fondamental des insti-
tutions représentatives modernes.


Le prince est le chef de l'État; mais, par le fait, il est membre
de la nation, et le droit le plus élevé de la souveraineté, la lé-
gislation, est confié au chef uni à la représentation, c'est-à-dire
à tout le corps de l'État. La forme patrimoniale, en faisant de
l'État la propriété du prince, et.la forme absolue, en identifiant




le prince et l'État, la souveraineté du prince et celle de l'État,
oublient toutes deux que la puissance du prince n'est que la puis-
sance réunie et concentrée de la -nation, et que l'État demeure,
comme être juridique, alors même que les princes tombent et
(lue les dynasties périssent 3.


Stiive, Sendschreiben r. 1848: « Personne ne contestera jamais la souve-
raineté de la nation, si l'on entend par nation l'ensemble dans ses formes
constitutionnelles, par conséquent, le prince et le peuple. Mais si c'est une
partie du tout qui s'arroge la souveraineté et dise: Je suis l'Etat, il importe
peu que cette partie soit le roi, le parlement ou la foule : le principe est
faux, et un principe faux a toujours des conséquences mauvaises. » Sismondi
distingue avec la même exactitude ; il admet «la souveraineté de la nation, »
et rejette celle « du peuple. » Etudes, I, p. 88.2 Henri VIII exprimait déjà cette idée dans un de ses discours au Parle-
ment : « Nos magistrats nous enseignent également quo notre dignité
royale n'est jamais plus grande que pendant les sessions du Parlement.
Uni avec ce dernier, comme la tête et les membres, en un seul corps Poli


-tique, nous ressentons, comme faite é nous-même et à tout l'ensemble du
Parlement, l'offense faite au plus intime représentant. » John Russel, Ria.de la const. anglaise, 3.


3 Ziiptl, Grundsiitze des gemeinen deut. Steitsr., § 54 et - 56, rejette cette
souveraineté de l'Etat, au moins quant à l'Allemagne; suivant lui, la mu-


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT.
7. Outre cette souveraineté de la nation entière; il en est une


429


autre dans l'État : c'est celle du, membre le plus élevé, du chef, du
régent, du roi enfin, puisque c'est dans la monarchie qu'elle se
manifeste le plus clairement. Le chef de l'État a la puissance et
le rang le plus élevé, au regard de chacun des autres organes de
l'État et de chacun des individus. Aussi le monarque est-il tou-
jours réputé souverain, et le droit public anglais lui-même l'ap-
pelle ainsi.


Ces deux souverainetés ne sont pas contradictoires. Elles n'ap-
partiennent pas à deux puissances jalouses et contraires ; il n'en
résulte. pas une division de la souveraineté. Dans toutes deux, il
y a unité et plénitude de la puissance; mais le tout, qui com-
prend le chef, sa partie la plus élevée, est naturellement supé-
rieur à celle-ci considérée isolément. La nation (l'État) fait la loi,
et dans les limites qu'elle trace, le prince exerce librement sa
puissance suprême. La souveraineté de l'État est essentiellement
celle de la loi; la souveraineté du prince, celle du gouvernement.
La seconde agit, là où la première est au repos. Un conflit sera
rare en fait ; en principe, il n'est pas possible, car ce serait un
conflit entre le prince pris isolément et le prince uni aux autres
organes, par conséquent entre la même personne.


narchie ne reconnaît que la souveraineté du prince, la république que la
souveraineté de la nation. Mais alors, comment expliquer le droit public
romain qui, même sous l'Empire, proclame la majesté du peuple romain et
conçoit toujours la loi comme la rotantes populi Romani? qui, d'autre part,
même sous la République, attribue aux Consuls un regium imperium, et au
Sénat l'administration suprême et les impôts, incontestables - portions de la
souveraineté? Comment comprendre l'Angleterre qui, sans , briser l'harmo-
nie, reconnaît à la fois la souveraineté du Parlement, de l'Etat (nation) an-
glais, et celle du roi ? Les États allemands (abstraction faite de leurs princes)
n e sont-ils pas eux-mêmes des êtres juridiques devant le droit des gens? Et
s ils sont des personnes au regard des Etats étrangers, comment ne le se-
raient-ils pas au regard de leurs propres sujets et de leurs princes? Les
lois allemandes sont également. des lois de l'Etat; les dettes, des dettes de
l'État, distinctes de celles du prince. Ainsi, malgré toutes les réminiscences
de l'absolutisme et de la patrimonialité, le droit public allemand reconnaît
enfin,, avec presque tous les peuples civilisés, que la nation est autre chose
que la masse des obéissants, qu'elle a une existence, une pleine puissance et
une majesté qui ne sont point compléternent absorbées par la souveraineté
du prince. J'accorde à Ziipfl qu'on peut ne reconnaîtreque


cela la faire nécessairement illimitée; ais l'histoirelmodeeell'iliee-eni, osnatir%5Peur



que ce principe exclusif a toujours été, en Allemagne, l'appui dangereux
d'un pouvoir excessif et du mépris des droits de la nation.




430 THÉORIE GÉNÉRALE in L'ÉTAT.
Si donc il ne saurait y avoir de véritable paix entre la souverai-


neté démocratique du peuple et la souveraineté du prince ; si l'une
doit nécessairement renverser l'autre, il existe, au contraire,
entre la souveraineté de l'État et celle du roi, la même har-
monie qu'entre l'homme entier et sa tète.


Observation. On se sert quelquefois des mots « souveraineté du
peuple» pour exprimer qu'une forme d'État, ou un mode de gouver-
nement devenu incompatible avec l'existence et le bien des majorités,
ne saurait étre maintenu, ou que la forme de l'État et le gouvernement
n'existent que pour la nation. L'idée est vraie, mais mal rendue.


Veut-on dire, de plus, que toute souveraineté dérive originairement
d'un acte volontaire de la majorité? Plusieurs constitutions démo-
cratiques, et même quelques monarchiques (par exemple l'empire
romain, l'empire de Napoléon III), se fondent sur un acte semblable ;
et c'est en ce sens que les constitutions des Cantons suisses déclarent,
non pas que le peitple ( Polk) est souverain, mais qec la souveraineté
réside dans l'ensemble de la nation et qu'elle est exercée par le grand.
conseil (par exemple Const. de Zurich, 1831). Mais ce principe lui-
même ne saurait être applicable à tous les États; et la souveraineté
exprimant un droit continu, c'est toujours improprement qu'on la fait
découler d'un acte passager.


Enfin, prétendre que le peuple, distingué des gouvernants, ou
môme une masse populaire quelconque, ait le droit de renverser
arbitrairement le gouvernement et de briser la constitution, c'est
soutenir un principe absolument faux, inconciliable même avec le
droit public démocratique,


CHAPITRE III.


I. — Analyse de la souveraineté de l'État.


1. La nation organisée a droit au respect de sa grandeur et de
sa dignité, ou, pour nous exprimer comme les Romains, de sa
majesté'. A Rome, toute atteinte grave portée à l'honneur, à la
puissance, ou simplement à l'ordre de l'État, était réputée crime
de lèse-majesté.


2. L'État souverain est indépendant de tout etat étranger 2:
Cependant toute subordination n'enlève pas cette qualité ; la


dépendance peut n'être que relative. L'État particulier d'un État
composé, bien que soumis au tout sous certains rapports, con-
serve une souveraineté relative, restreinte moins dans l'objet
que dans la mesure. C'est ainsi que l'on parle en Suisse etc
la souveraineté cantonale et de la souveraineté fédérale ; clans


Cicéron, de °rature, 11,39 : «Majestas est amplitudo ac dignitas civitatis.
Is eam minuit, qui exercitum hostibus populi romani trad id it. » Partit. ora t.,
c. 30: « Minuit is, qui per vim multitudinis rem ad scditionem vocavit. »
/lucite ad lierennium, II. 12 : « Minuit quia ea tollit ex quibus civitatis am-
plitudo constat, — qui amplitudinem civitatis detrimento adficit. o Comp.
Ileineccii Antiquit rom., 117, xviu, 3, 16.


2 Aussi les traités de paix des Romains avec les peuples qu'ils soumet-
taient, contenaient•ils ordinairement la formule suivante : « Imperium ma-
iestatenique populi romani conservanto sine dolo malo » Cicéron pro
Balbo, 1G. T.-Live, xxxvin, 11.




432 THÉORIE GENERALE DE L'ÉTAT.
l'Amérique du Nord et dans l'Empire allemand, de la souveraineté
de l'État particulier et de celle de l'ensemble.


Mais, pour demeurer souverain, l'État particulier doit être
réellement organisé en État, en posséder les organes essentiels
(corps législatif, gouvernement, etc.), avoir une vie politique à
lui ; sinon, sa souveraineté relative disparait ; il devient une prgâ
vince. Le point`de transition est quelquefois à peine perceptibl


De nos jours, la souveraineté de l'État est ordinairement. reprë.
sentée à l'extérieur par le chef ou le prince, et non par le corps
législatif. Cette règle est moins fondée sur le droit que sur la plus
grande commodité.


3. A l'intérieur, la souveraineté se manifeste en première ligne


dans le droit de l'État de déterminer librement les formes de son
existence publique, dans le pouvoir constituant '. L'on ne saurait.
accorder ce droit àune fraction, à une simple majorité, en dehors
du gouvernement; mais il appartient, sans aucun doute, à l'en-
semble organisé de la nation. L'individu doit se soumettre aux
lois du tout, même lorsqu'elles lèsent ses droits politiques. Sans
la soumission de l'individu sur le terrain du droit public, com-
ment l'État conserverait-il ordre et unité?


La constitution peut être changée par deux voies, moralement
et juridiquement, bien différentes : la réforme et la révolution.
La première suppose : 1) un acte des organes publics compétents,
par exemple, des corps représentatifs ; elle respecte le droit même
dans la l'orme ; 2) un changement en lui-même conforme à l'esprit
du droit : par exemple, le droit ancien est bien réellement vieilli',
le droit nouveau est suffisamment mûri, et amené par les nou-
velles relations de la vie.


Il y a révolution lorsque les formes constitutionnelles sont
violées, ou que le changement est en lui-même inire.


La réforme est une manifestation nécessaire de la force vitale


1 Washington, Disc. d'adieux, 1790: « Notre système politique a pour ron-
dement le droit reconnu de la nation de faire ou de modifier sa constitution.
Mais celle-ci doit être considérée comme obligatoire et sainte par tout ci-
to yen, tant qu'elle n'a pas été changée par un acte public de la volonté nu:
tionale. Ce droit de la nation implique l'idée de l'obéissance de l'individu a
la constitution établie. Toute résistance à l'exécution des lois, toute ass ocie-
tien qui a pour but d'entraver l'action du gouvernement existant, est en
contradiction avec ces principes. »


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 433
de l'État. Refuser ce droit à l'État, c'est nier le développement
progressif de la nation et préparer la révolution.


La doctrine radicale va plus loin. Pour elle, la 'révolution est
également un droit de la nation. Mais n'est-ce pas se mettre en
contradiction avec la notion même des choses ? La révolution
n'est-elle donc plus, par définition, une violation, formelle ou
réelle, des lois existantes ou du droit en lui-même? Non, la révo-
lution n'est point un acte conforme au droit, même lorsqu'elle
éclate comme une puissante commotion naturelle qui transforme
le droit public. La révolution trouble et suspend l'action du
droit ; elle le rend impuissant ; elle ne peut se régler ni se juger
par ses normes. Mais c'est à l'homme d'État, à la politique, qu'il
appartient surtout de la ramener dans les voies de la réforme et
de l'ordre. Lorsque le droit a été trop faible pour lui résister, ou
la réforme trop lente pour la prévenir, le droit et la réforme ne
parviennent plus à la régler.


La révolution n'est un droit que très-exceptionnellement ; elle ne
se justifie que par la nécessité du développement indispensable
ou du salut de la nation, lorsque les voies de la réforme sont
absolument fermées. Là où les intérêts majeurs du bien public
sont menacés, la vie du peuple entravée, l'État mis en péril de
mort, une nation vaillante et énergique puise dans la nécessité
même le droit de rompre ses chaines mortelles : a La nécessité
fait loi » (Nothrecht) 1,


4. L'État souverain a de plus le pouvoir législatif proprement
dit ; c'est même là la manifestation régulière et normale de sa sou-
veraineté.


3. Tous les pouvoirs publics en général sont une émanation de la
souveraineté; aussi, la constitution et la législation les ordonnent
et les déterminent. Mais la souveraineté de l'État, active dans les


Citons Niebuhr, homme d'État si conservateur que la révolution fran-
çaise de 1830 lui brisait le coeur: « Celui qui nie l'axiome: « Nécessité fait
loi » (Noth kennt kein Gebot), autorise toutes les horreurs. Lorsqu'un
peuple est foulé aux pieds et mutilé sans espoir d'amélioration, lorsque le
tyran méconnaît tous les droits et ne respecte pas même l'honneur des
femmes, comme les Turcs à l'égard des Grecs, il y a nécessité impérieuse,
et la révolte est aussi légitime qu'aucun autre acte. 11 faut être bien misé-
rable pour le contester. »


28




J


434 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
actes de constitution et de législation, est ici généralement au
repos. Dans la monarchie spécialement, l'activité quotidienne et
changeante dès autres pouvoirs se concentré surtout dans la sou-
veraineté du prince. La nation dans son ensemble repose, et son
chef agit partout, soit directement, soit indirectement, par les
magistrats et les fonctionnaires.


La souveraineté de l'État reprend son activité, lorsque son
organe régulier devient impuissant à l'exercer, par exemple par
une vacance du trône sans successeur désigné. L'État comble
alors la lacune.


G. L'homme n'est jamais irresponsable. Les nations elles-
mêmes ne le sont pas devant le jugement éternel de Dieu sur le
inonde ; les faits de l'histoire démentent au besoin, dès ici-bas,
cette irresponsabilité'. Mais comment établir dans l'État un tri-
bunal assez élevé pour demander compte et satisfaction à l'État
entier, à l'ensemble de la nation, ou même à la représentation
tout entière, détentrice du pouvoir suprême? Ne serait-ce pas
subordonner le corps au membre, la partie au tout, et simple-
ment reculer la difficulté, car qui jugerait ce tribunal lui-même?


Pourrait-ou davantage rendre l'État responsable de l'exercice
de sa souveraineté devant un autre État? Non, sans entamer
celle-ci.


Le développement du droit des gens et l'institution d'un haut
organe public et universel, empire commun supérieur aux États
Souverains, pourront seuls constituer une organisation juridique
de la responsabilité des États. Peut-être appartient-il à l'avenir de
la réaliser ; elle ne peut être encore que pressentie ou annoncée.


7. Les pouvoirs publics particuliers sont responsables devant
les organes de la souveraineté, qui demandent cote de leur
administration aux ministres et aux fonctionnaires supérieurs


Obser?;ation. Les assemblées constituantes des modernes, imitant


' Robespierre disait le contraire au Club des Jacobins (février 2793): « ira i
soutenu au milieu des persécutions et sans appui que le peuple n'a jamais
tort; j'ai osé affirmer cette vérité dans un temps où elle n'était point encore
reconnue; le cours de la révolution l'a développée. » Mais la France n'a que
trop éprouvé les malheureuses conséquences de ces erreurs, sévèrement
jugées par l'histoire.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 435
celle de 1789, ont ordinairement pris pour principo de leur politique
« la souveraineté du peuple » dans le sens de Rousseau. Celui-ci
allait cependant plus loin encore. Il ne reconnaît jamais la souve-
raineté d'une assemblée représentative ; à chaque instant, les masses
ont le droit de lui imposer leur volonté et d'exercer directement
leur action. Les conséquences brutales de ces doctrines ont souvent
apparu sur l'horizon politique comme des comètes enflammées, au
grand effroi de ces Corps « souverains » qui avaient eux-mêmes
allumé




SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 437


CHAPITRE IV.


II. — Souveraineté du prince.


La souveraineté du chef de i'État n'est plus reconnue au
r;our-d'hui que dans la monarchie. Le monarque seul, dans le droit


moderne, a la qualité personnelle de souverain; le président de la
république ne l'a pas, bien qu'il exerce aussi des droits souve-rains.


A Rome cependant , l'on attribuait également la «
majesté »aux consuls, qui s'étaient partagé la puissance royale, et plus tard


aussi au Sénat. Les républiques modernes, jalouses du pouvoir
exclusif de la nation souveraine, considèrent les chefs du gou-
vernement comme ses simples mandataires, et le droit de
majesté comme inhérent à la nation et intransmissible '.


On a quelquefois nié la souveraineté du prince électif. C'est
confondre l'essence de la puissance avec le mode de la déférer.
Le prince élu est personnellement souverain, comme le


iffiNtcehéréditaire. Peut-on re (User cette qualité aux empereurs
Rousseau (Cent. soc., 11, 2) rejette la souveraineté du prince, en se fon-dant, en outre, sur ce quo la volonté générale ne peut a ppartenir qu'aupeuple entier; « une portion du peuple ne peut avoir qu'une volonté


particu-lière, et, par suite, peut tout au plus faire des décrets; la première seulefait la loi.» Son erreur ici, c'est de ne voir de souveraineté que dans
la lé-gislation, de n'en pas voir dans le gouvernement.


mands du moyen àge et aux empereurs romains? Guillaume
d'Orange fut-il moins souverain que ses successeurs, pour avoir
été le premier de sa dynastie sur le trône anglais ?


On peut cependant distinguer ici une souveraineté originaire
et une souveraineté dérivée, distinction qui ne s'applique aucu-
nement à la souveraineté de l'État, toujours plutôt originaire. La
première est, par l'origine, inhérente au prince, en vertu d'un droit
inné ou dont il s'empare lui-même; c'est celle du prince héré-
ditaire, du conquérant, du monarque qui, comme Charlemagne
ou Frédéric-Guillaume I" de Prusse, s'est couronné lui-même ;
c'était même celle des empereurs allemands élus, lorsqu'ils fai-
saient dériver leur pouvoir, non des Princes Électeurs, mais de
Dieu même.


La seconde est réputée venir et dériver de la nation ou des
électeurs. Ainsi, dans le droit public de Rome, la puissance de
rempereur découlait de celle du peuple romain'. La monarchie
élective moderne est du même genre.


Nous analyserons la souveraineté du prince, après avoir exa-
miné les différentes fonctions de celle de l'État.


Supré L. VI, 10, p. 320.




SOUVERAINETÉ. DE L'ÉTAT. 439
songe ; il en fut ainsi même à Rome, dans les derniers temps de
la République. Ce système donne, en outre, une influence déme-
surée au peuple, ou plutôt à la populace de la capitale.


2. Une assemblée si nombreuse et si mêlée est un corps trop


lourd, apte au plus à faire connaître le sentiment général, à
approuver ou à désapprouver une proposition connue. Elle est
incapable de délibérer sérieusement sur un projet de loi, et de
résoudre les problèmes plus difficiles de la politique.


La législation ne peut donc être abandonnée à l'assemblée du
peuple que dans de très-petits États, et sous la condition de rela-
tioneabituelles très-simples.


CHAPITRE V.


La division des pouvoirs. — Dans l'antiquité.


L'État moderne l'emporte de beaucoup sur l'ancien, par la com-
position de sa législature. L'antiquité avait bien reconnu que la
nation entiêre doit participer à la confection des lois, et se ma-
nifester dans le corps législatif; mais elle la rassemblait comme
on ferait des bourgeois d'une ville, et la faisait agir directement.


La forme des assemblées populaires des Grecs était relative-
ment grossière : la foule confuse des citoyens se réunissait sur le
Pnyx ou dans le théâtre d'Athènes; chacun y prenait librement
la parole, et l'on votait par tète. Les Comices romains furent, au
contraire, organisés dès l'abord en corporations et en classes, et
placés sous la conduite sévère des premiers magistrats


Mais ce système avait toujours des vices essentiels. La consti-
tution représentative moderne les a évités.


1. La réunion et le vote direct des citoyens sont impossibD dans
tout État qui passe les bornes d'une ville ou d'une commune.
L'assemblée populaire d'un État plus considérable est un men-


C'est pour cela que les Romains estimaient davantage les Comices cen-
turiates que les Comices par tribus. Cicéron, de Legib., 111, 19 : « Descriptus
populus censu, ordinibus, tetatibus plus adhibel ad suffragium consilii,
quam fuse in tribus convocatus. »




CHAPITRE VI.


Ancienne distinction des fonctions de l'État.


L'unité de la souveraineté n'empêche pas l'État d'avoir des
devoirs divers. Aussi, les fonctions publiques varient-elles, dans
leur forme, suivant l'objet de leur activité ".


D'après Ariststote, il y a dans tout État trois fonctions :
4) celle qui délibère (ro fr,uXEwy.svov rspi


xord'eiv); 2) l'autorité
Trepi ceezg); 3) le juge •(,r. it .,ceov). La première a pour


objet les grandes questions de l'État, la politique générale. Elle
comprend ainsi le droit de paix et de guerre; le droit de faire
et de défaire les traités ; les lois, la peine de mort, le bannisse-
ment, la confiscation, le contrôle des finances. Ces attributions
sont mêlées, on le voit: législation et politique étrangère, juri-
diction pénale suprême et contrôle du gouvernement se trouvent
réunis; mais toutes se distinguent par leur haute importance
pour l'État entier. Aristote appelle cette première fonctioM déli-
bérante, » sans doute parce que les assemblées populaires des
Grecs n'exercèrent le pouvoir législatif que plus tard et d'une
manière indirecte seulement, tandis que leurs délibérations
avaient, depuis longtemps, une influence décisive sur les affaires
publiques les plus importantes.


L'autorité répond jusqu'à un certain point à ce que nous appc-


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 441
Ions « pouvoir exécutif; » mais l'expression d'Aristote est plus
exacte, par l'allusion qu'elle fait au droit de commander.


Le juge répond à notre pouvoir judiciaire.
Chez les Grecs, ces trois fonctions, quoique diverses par l'ob-


jet, se liaient souvent par le sujet. L'assemblée d'Athènes discu-
tait les lois, accomplissait certains actes importants de gouverne-
ment, prononçait les châtiments suprêmes; les Archontes admi-
nistraient l'État et dirigeaient les tribunaux.


Rome est plus riche en organes développés et puissants; l'ac-
tion de l'assemblée populaire sur la législation y est plus soigneu-
sement distinguée de celle du Sénat et des magistrats. Mais ses
Comices délibèrent également sur certaines questions importantes
de politique étrangère; et prononcent à l'origine sur l'appel des
condamnations capitales; le Sénat gouverne et administre, et de
plus il rend certaines ordonnances générales semblables à des
lois; les magistrats cumulent régulièrement des attributions de
gouvernement et de justice. Celui qui a l'imperium a dans la même
mesure la jurisdictio' ; il y joint même des fonctions sacerdotales;
enfin, par ses édits, il exerce une sorte de pouvoir législatif. Ce-
pendant, malgré ,ses mélanges, on reconnaît, dans l'ancien droit
de la République, un effort conscient pour attribuer à des fonc-
tionnaires divers les diverses branches de l'activité publique.


Une nouvelle distinction se produisit dans l'Empire d'Orient.
L'Empereur y réunissait sans doute tous les pouvoirs ; mais les
emplois civils du gouvernement des provinces furent soigneuse-
ment séparés des emplois militaires. L'intérêt du trône amena
cette division, que l'intérêt des sujets, opprimés par la puissance
excessive des magistrats, n'avait pu engendrer. Le progrès fut
reconnu par l'État moderne.


Les attributions les plus diverses demeurèrent étroitement
unies au moyen âge, malgré le morcellement général (le la puis-
sance publique. Le roi et le comte lui-même réunissaient à la


' Cicéron,
de Leg., III, 3 : « Omnes magistratus auspicium judiciumgue


habento. » Ulpianus in L. 2. D. de in jus ,voc : « Magistratus, qui imperiuM
habent, qui coercere aliquern possunt, et jubere in carecrem (inch » Ulpianus
L. p?). ). D., si quis jus dicenti : « Omnibus magistratibus... secundum ju


stuc mpotestatis se concessum est, jurisdictione suam defendere pœnali
d.




442
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


fois des pouvoirs civils, militaires, administratifs et judiciaires;
les tribunaux donnaient le principe général du droit, et en fai-
saient l'application au cas particulier.


* Bodin vint le premier montrer que le roi doit au moins re-
noncer à rendre la justice en personne, et laisser ce soin à des
magistrats publics, à des juges indépendants. Le célèbre auteur
reconnaît que l'ancien usage a du bon, crue la vue du roi rendant
la justice devant le peuple exerce une saine influence ; mais des
motifs plus graves veulent qu'il s'abstienne. Être à la fois législa-
teur et juge, c'est mêler la justice et la grâce, la loi et l'arbitraire,
et par suite corrompre le droit. La haute autorité du prince
éblouit les parties litigantes et leur enlève leur libre allure.
Comme juge criminel, il peut être terrible; pour peu qu'il! ait des
tendances cruelles, son tribunal nagera dans le sang, et le peuple
haïra son chef'. Ce qui serait plus inconvenant encore, ce serait
de le voir juger en sa propre cause. Ne vaut-il pas mieux qu'il se
réserve uniquement le droit de grâce, le droit de faire du bien I?


Bodin pouvait même s'appuyer sur des précédents, car cerjains
parlements français s'étaient déjà prononcés dans ce sens. La
plupart des Êtats entrèrent petit à petit dans la nouvelle voie ;
la justice fut abandonnée aux tribunaux ; le prince ne se réserva
que la confirmation des arrêts, de mort spécialement'.


Bluntschh, Gesch. da allg. Statsr., p. 42. Cornp. Puffenclort; p. 124.


CHAPITRE VII.


Le principe moderne de la division des pouvoirs.


* L'idée qu'une division subjective des organes doit correspondre
à la distinction objective des fonctions, appartient aux formes mo-
dernes.


Montesquieu, qui en a été l'heureux promoteur, la proclama
au nom de la liberté et de la sécurité des citoyens : « Lorsque,
dans la même personne ou dans le même corps de magistrature,
la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y
a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même mo-
narque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les
exécuter tyranniquement. Il n'y a point encore de liberté si la
puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et
de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le
pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire car
le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécu-
trice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur »


Un pouvoir excessif réuni dans une môme main met sans doute
la liberté personnelle en danger ; la division du pouvoir pose des
bornes réciproques. Néanmoins, Montesquieu se trompe en


Esp. d. Lois, XI, 6. — Bluntschli, Gesch. des allg. Statsr., p. 267.




444 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
fitisant de la plus grande sûreté de la liberté civile la raison déter-
minante de la division qu'il réclame. Le fondement de celle-ci est
plutôt une raison (l'organisme que de politique : chaque organe,
créé en vue d'une fonction spéciale, la seule qu'il ait à exercer,
sera naturellement. plus parfait en lui-même et dans son action.
L'homme d'État imite ici l'art admirable de la nature : l'oeil est
fait pour voir, l'oreille pour entendre, la bouche pour parler, la
main pour saisir et pour agir. Le corps de l'État doit présenter
un organisme semblable.


L'expression usuelle. : « séparation (Trennung) des pouvoirs, »
conduit à des applications fausses. La séparation complète dis-
soudrait l'unité, romprait le corps social. Les membres du corps
physique, quoique distincts, sont liés entre eux. L'État, de même,
exige division (Sonderung) et liaison des pouvoirs, il ne comporte
pas leur séparation.


• Il faut donc à la fois unité de la souveraineté, et division des
organes d'après les fonctions ; division relative et non séparation
absolue'.


Depuis Hontesquieu, l'on distingue ordinairement :
1) Le pouvoir législatif,
2) Le pouvoir exécutif,
3) Le pouvoir judiciaire.
Les théoriciens anglais ont adopté cette division, et toute une


série de constitutions modernes, précédées par l'exemple des
États-Unis d'Amérique , l'ont sanctionnée. Quelques-uns ont
ajouté :


4) Le pouvoir modérateur ou royal. L'idée en appartient à Ben-
jamin Constant. Elle a passé dans la constitution portugaise de
don Pedro.


D'autres placent à côté du pouvoir exécutif :
5) Le pouvoir administratif,
6) Le pouvoir de surveillance (potestas inspectiva),
7) Et le pouvoir représentatif.
On a souvent considéré ces divisions comme autant de pouvoirs


égaux. C'est une erreur qui va à l'encontre de la nature organique
de l'État. Les membres d'un organisme ont chacun leur valeur,
mais inégale. L'un est supérieur, l'autre subordonné ou coor-


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 445
donné, et la liaison et l'unité sont ainsi partout. De même, diviser
les pouvoirs de l'État et les placer réellement (-et non pas.
seulement par la forme et l'apparence, comme aux États-Unis-
Unis) sur un pied d'égalité parfaite, c'est rompre le corps social.
« Séparer la tête du corps et en faire son égal, c'est tuer
l'homme'. »


Une autre erreur presque puérile, c'est de ne voir, dans le pou-
voir législatif, que la détermination de la règle; dans le judiciaire,
son application (subsumptio) au cas particulier ; dans l'exécutif,
enfin, l'exécution de ce jugement, et d'envisager ainsi l'État
comme une sorte de syllogisme logique'. Mais alors, le juge ne
réunit-il pas toutes les fonctions, puisqu'il part de principes
généraux, les applique au point spécial, et formule en consé-
quence la sentence obligatoire? Le gouvernement n'est plus
guère que l'huissier ou le gendarme qui exécute celle-ci !


Il faut ici, avant tout, opposer le pouvoir législatif à tous les
autres. Ceux-ci appartiennent à des organes particuliers ; la légis-
lation, au corps entier de l'État. Le pouvoir législatif détermine
l'ordre public et juridique (Stats-und Reclasordnung) lui-même;
il en est la plus haute expression ; il embrasse la nation. Les
autres pouvoirs exercent leurs fonctions dans les limites or-
données qu'il a fixées, et sur des espèces isolées, concrètes, chan-
geantes. L'un ordonne les rapports permanents de l'ensemble;
les autres n'exercent, dans la règle, leur autorité, que dans des
directions particulières n'atteignant pas le peuple entier. La dis-
tinction des seconds ne peut être faite qu'après la détermination
des droits du premier.


Le pouvoir législatif ne fixe pas seulement les règles générales
du droit, la loi dans le sens étroit dit mot. Il lui appartient égale-
ment de fonder et de modifier les institutions de l'État, d'en dé-
Yelopper l'organisme. S'il se rapproche desrèglements économiques


' Ifeine Studien, p. 146.
Ce n'est point lis l'idée de Montesquieu, qui appelle aussi le pouvoir ju-diciaire « la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit civil, 7,


et la distingue objectivement ainsi du pouvoir exécutif proprement dit, ou
pa issance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens. » Néan-an-


tilwns
étrange
Kant, RechIslehre,


idée. V.
45, et Spittler, Vorlesiingen über tile, ont adopté


cel le




par contre Stahl, Lchre rom Star., § 57.




446 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
généraux dans ses lois d'impôt; s'il approuve quelquetois non
des principes, mais des demandes; s'il se fait rendre compte sur le
pays et le budget, c'est que ces actes, sans être des lois propre-
ment dites, se réfèrent à l'ensemble de l'État.


Suivant Rousseau, la législation estai gouvernement ce qu'est
le vouloir au pouvoir, l'une est la « volonté générale, » l'autre,
« l'action : » « la loi veut, le roi fait. » Lorenz: Stein est dans le
même sens. Mais la vue intelligente des règles à formuler et des
institutions à établir, n'est-elle pas aussi importante dans la légis-
lation que la volonté même qui proclame et fonde ? L'action
d'un gouvernement qui choisit lui-même le but et les moyens de
sa politique, n'est-elle pas essentiellement volontaire? On oppo-
serait donc mieux ici la volonté générale à la volonté particulière,
ou encore, l'ordre (Ordnung) à l'action'.


Ainsi, le corps législatif est surordonné par rapport à tous les
autres pouvoirs, comme le tout l'est au regard de la partie.


Ceux-ci peuvent se diviser, dans l'État moderne, en quatre
groupes essentiellement d Mrents. Les deux premiers, gouverne-
ment et pouvoir judiciaire, ont une empreinte plus marquée d'au-
torité.


I. L'expression usuelle de pouvoir exécutif est malheureuse;
elle produit nombre d'erreurs, et n'exprime exactement ni le
caractère essentiel du gouvernement., ni sa vraie relation avec la
législation et les tribunaux.


On exécute soit une décision que l'on prend soi-même, soit
l'ordre ou le mandat d'autrui; dans tous les cas, la décision joue
le premier rôle. Or, les fonctions du gouvernement sont, par leur
nature même, primaires : il décide, rend des arrêtés, exprime sa
volonté, ordonne ou défend, et le plus souvent ses ordres sont
respectés sans qu'il soit besoin d'une contrainte effective. Si celle-
ci est nécessaire, elle est sans doute dans les eributions du
gouvernement; mais, comme elle est secondaire, le soin en est
ordinairement confié à des autorités ou à des fonctionnaires
subordonnés.


L'expression (st même inexacte lorsque l'on veut la raP"
porter à l'exécution de la volonté d'autrui, Il n'est pas vrai que


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 447
le gouvernement n'ait qu'à exécuter, dans les espèces, ce que
le pouvoir législatif a .établi d'une manière générale. Dans la
règle, on ne peut point exécuter (vollziehen) la loi a); on ne
peut que la respecter et l'appliquer. Dira - t- on peut-être que
la promulgation de la loi en est déjà l'exécution? Les règles
que le législateur exprime et sanctionne, sont respectées par le
gouvernement commue les normes et les I i mites juridiques de ses
actes. Mais, dans le cerclé qu'elles tracent, il décide librement :
il négocie et traite avec les autres États; il donne aux fonction-
naires inférieurs mandat d'enquérir ; il prend les mesures néces-
saires pour assurer l'ordre; il provoque tout ce qui est utile au
bien public; il nomme aux fonctions ; il dispose de l'armée. L'ex-
pression est encore moins exacte si l'on veut l'appliquer aux ar-
rêts de justice. Leur exécution est essentiellement un acte du
pouvoir judiciaire lui-môme, qui a mission d'administrer la jus-
tice, de rétablir l'ordre juridique troublé, et qui n'invoque la force
supérieure du gouvernement 'Aue lorsque la sienne est insuffi-.
sante.


Les rapports entre les deux pouvoirs ne sont donc point des
rapports de simple serviteur à maitre. Ce qui caractérise le gou-
vernement, ce n'est pas l'exécution, mais le pouvoir de comman-
der dans chaque espèce le juste et l'utile, de protéger le tout contre
les attaques et les dangers, de prévenir les souffrances générales,
de représenter la nation; c'est ce que les Grecs nommaient upx:h
les Romains imperium, le moyen âge allemand Mundschaft und
Vogtei (tutelle et gouvernement). Comparé à chacun des autres
pouvoirs et abstraction faite du corps législatif, le gouverne-
ment a donc par excellence le caractère de l'autorité, le règne;
par conséquent le premier rang, comme la tête au regard des
membres. Il comprend ce qu'on appelle le pouvoir représentatif;
et, dans la conduite générale de l'État, il est gouvernement poli-
tique; dans le détail et les espèces, administration,


[I. Le pouvoir judiciaire (richterliche Gewalt) est souvent dé-
fini le pouvoir qui juge (urtheilende Gewalt). C'est une erreur


a ) L'expression .voll;ielien signifie plutôt achever, remplir, accomplir.
l Arist., Vol., IV, 12, 3 : yecp àirt.r&z.catv apzmorrsr3v 11 voit


Clans le commandement le caractère essentiel de l'autorité.




448 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
que l'expression française favorise. L'essence de ce pouvoir, ce
n'est pas de juger (urtheilen), mais de protéger et de maintenir
le droit (richten); ou, pour nous servir des expressions romaines,
il n'est pas in judicio, mais in jure. L'action de juger, c'est-à-
dire de reconnaître et de déclarer le droit dans une espèce
donnée, n'est pas nécessairement une fonction magistrale ou
l'exercice d'un pouvoir public. A Rome, cette mission était
ordinairement confiée à des personnes privées (judices); dans le
moyen âge allemand, aux Schen (assesseurs) et non aux ma-
gistrats (Richter) a); de nos jours, elle l'est souvent à des jurés.
Au contraire, la protection légale (juridique) et le maintien du
droit contre le trouble, ont toujours été des fonctions magis-
trales.


Le pouvoir judiciaire se distingue essentiellement du gouver-
nement. Il n'agit pas en maitre comme celui-ci; il protége et
applique simplement le droit reconnu ou avoué. Les fonctions du
gouvernement peuvent être comparées à celles de l'intelligence
chez l'homme; celles des tribunaux, aux opérations de sa con-
science morale. Aussi, la distinction subjective de ces deux pou-
voirs, dans l'État moderne, constitue-t-elle un progrès véritable.
Les mêmes magistrats les cumulaient toujours autrefois. Tout
a gagné au changement : la pureté du droit, la liberté des ci-
toyens, le gouvernement L'expérience l'approuve, car l'on voit
rarement les hommes d'État et les fonctionnaires devenir de
bons juges, et réciproquement.


Le juge, bien que principalement indépendant du gouverne-
nement , occupe par rapport à lui une position subordonnée, à
peu près comme le cœur à l'égard de la tête.


a) Comp. sup., p. 133.
On peut ici rappeler ce que disait Washington dans son remarquable


Discours d'adieux (1790): «I1 importe que les hommes qui parti ent aux
affaires publiques d'un pays libre, restent toujours strictement dans leur
compétence, et se gardent d'empiéter sur celle d'autrui. Cet esprit d'usur-
pation tend toujours à s'emparer de tous les pouvoirs, et mène ainsi tou-
jours au despotisme. Qu'il suffise, pour le prouver, de rappeler combien
l'amour de la domination et la tendance à en abuser sont naturels au coeur
de l'homme. De là la nécessité d'équilibrer les pouvoirs publics, en les divi-
sant et en les subdivisant entre plusieurs détenteurs, naturellement jaloux
de leurs attributions. Il est aussi nécessaire de retenir les pouvoirs dans
leurs bornes que d'établir ces bornes mimes.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 449




Les constitutions modernes se bornent en général à dis-
tinguer trois pouvoirs. Un examen plus attentif fait cependant
apercevoir deux autres groupes d'organes et de fonctions qui,
pour être dépendants du gouvernement, n'en doivent pas moins-
être distingués. L'autorité et le commandement, qui sont de
l'essence de celui-ci, n'occupent chez eux que la seconde place.
Ce sont :


III. La surveillance et le soin des éléments civilisateurs, la culture
publique (Stalscultur);


IV. L'administration et le soin des intérêts matériels, l'économie
publique (StatswirtschaR).


Les grands facteurs de la civilisation, religion, science, arts,
n'appartiennent point à l'organisme de l'État. L'État ne les déter-
mine ni ne les parfait ; il n'a point à les gouverner. Les rapports
de la puissance publique avec leurs institutions même externes,
avec l'Église et l'École, sont donc essentiellement différents des
rapports entre l'autorité et les sujets dans la sphère du gouver-
nement proprement dit. Tout rappelle à l'État que ces choses
sont essentiellement soustraites à sa puissance; qu'il n'a point
ici à faire la règle, à ordonner ou à défendre, mais à surveiller
et à prendre soin.


De même pour l'économie publique : ce n'est ni l'imperium ni
le gouvernement dans le sens étroit du mot, mais le soin intelli-
gent des intérêts matériels, qui préside à l'administration des re-
cettes et des dépenses de l'État, qui encourage et appuie le
commerce et les progrès économiques, qui dirige les travaux
publics et surveille les commiquies. Le caractère spécifique de
l'autorité disparaît ici, ou peu s'en faut ; la gestion se fonde avant
tout sur les connaissances techniques et l'expérience. Nulle part
les rapports ne se rapprochent autant de ceux de la vie privée; ce
groupe est ainsi le dernier dans l'échelle des pouvoirs, et cepen-
dant ses fonctions sont indispensables, et forment la large base
de l'État, dont le gouvernement est le sommet.


Ces deux dernières distinctions ne pénètrent que lentement
dans les esprits. On confond encore l'activité qui commande et
celle qui prend soin. On ordonne là oè il ne faudrait. qu'admi-
nistrer; on administre timidement là où il faudrait commander.


29




450 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
Mais, en somme, le progrès est grand depuis cent ans. Déjà nombre
d'institutions qui ne demandent que l'appui des pouvoirs publics,
ont été détachées du gouvernement proprement dit, et sont admi-
nistrées, sans emploi de la force, dans cet esprit bienfaisant des
soins scientifiques et techniques, respectueux de la liberté de
tous.


CHAPITRE VIII.


Service public (Statsdienst) et fonctions publiques
(Stats&m,ter).


1. On peut appeler service public, dans un sens large, tout service
exigé par l'État, ou môme rendu volontairement à l'État ; par
suite, le service des soldats, des jurés, des députés, des électeurs
à tous les degrés.


Cependant, ces personnes ne sont point des serviteurs de État
(Statsdiener). Le service public a donc un sens plus étroit, qui ne
comprend ni l'exercice des droits de représentation, ni celui d'un
devoir ou d'un droit civique général, comme le service militaire
et les droits d'électeur. En ce sens, il n'y a service public qu'en
vertu d'une mission spéciale de la puissance publique; de serviteurs


-de l'État, que ceux qui l'ont reçue.
Les fonctionnaires des communes, de l'Église ou des corpora-


tions, ne sont donc point (les serviteurs de l'État. Leur service
est public peut-être, niais il n'est pas commandé par l'État ni ne
se réfère directement à l'État 1.


La dignité du chef de l'État (du souverain) n'est pas non plus


1 Il se peut que certaines fonctions de 1' I ,:tat s'y adjoignent; mais l'acces -
aire ne peut pas changer le caractérc du principal. Comp. Welker dans le


Statstexicon, au mot Statsdiener.




I l452 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
un service public , car le prince, comme porteur de la souve-
raineté, est la source de tous les services publics. Cependant
Frédéric le Grand pouvait dire que le prince est « le premier
serviteur de l'État, » en ce sens que sa mission _repose sur la
constitution, et qu'elle est tout entière vouée à l'État.


2. Les services proprement dits de l'État ne sont pas tous des
fonctions publiques ; tous les serviteurs de l'État ne sont pas des
fonctionnaires (Statsbeamte)*.


La charge ou la fonction publique est un organe du corps de
l'État ayant sa mission publique à elle. Elle donne au fonction-
naire un pouvoir de détermination propre dans sa sphère, tout en
le subordonnant hiérarchiquement au chef de l'État ; il la remplit,
et se meut individuellement en elle. Dans un sens plus étroit
encore, la charge publique implique toujours une certaine puis-
sance d'autorité (imperium ou jtn'isdictio), l'exercice de l'un des
droits de la souveraineté, 'par opposition aux fonctions, qui se
bornent à enseigner, à prendre soin, sans avoir aucune puissant e
semblable. En ce sens, celui qui a une part d'autorité est seul
vraiment un fonctionnaire, et l'on peut donner le bon vieux
nom de curateurs publics (jffentliliche P &ger) à ceux qui rem-
plissent les autres charges, par exemple aux professeurs et
instituteurs des écoles publiques, aux directeurs et médecins dès
hôpittutx de l'État, à ses ingénieurs, à ses caissiers, aux admi-
nistrateurs de ses domaines


Les véritables fonctionnaires sont les uns de gouvernement, les
autres de justice. Les premiers commandent et gouvernent
(imperium); ils ordonnent librement, chacun dans sa sphère, ce
qu'ils estiment dans l'intérêt public. Mais ils dépendent de supé-
rieurs hiérarchiques et doivent se soumettre à leurs décisions.
Les seconds, au contraire, n'ont pas le pouvoir de choisir l'utile ;
ils doivent dire quel est le droit connu et existant, et l'appliquer
dans ses règles fixes (jurisdictio). Mais aussi, ils ne relèvent que
de leur conscience ; le gouvernement n'a pas d'ordres spéciaux à


Schmittlienner, Statsrecht, p. 503, se sert de l'expression « fonctionnaires
techniques,» par opposition aux « fonctionnaires de gouvernement; » ceux-là
comprendraient même les juges. L'expression s'appliquerait mieux à notre
seconde classe.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 453
leur donner; ils n'auraient pas à y obéir. En temps normal,
l'activité des premiers doit être plutôt libérale ; Belle des seconds,
conservatrice.


3. Les employés de l'État, les aides et commis sont aussi ses
serviteurs ; mais ils ne sont pas des fonctionnaires : ils n'ont ni
autorité ni sphère d'action propre. Ils aident ces derniers et en
dépendent. Tels sont les copistes, les surveillants, les commis
de finances, etc. Ils sont des serviteurs (le l'État, parce que leur
activité s'exerce dans la sphère organique des services publics,
et même lorsque leurs attributions n'exigent qu'un médiocre
travail d'esprit. Si ce dernier élément vient à manquer, si leur
travail devient purement mécanique ', on les appellerait mieux
les valets de l'État(Statsbediente): tels sont les laquais, les portiers,
les huissiers, les gendarmes. Aussi, la situation juridique de
ces derniers se réglera-t-elle plutôt par les principes du droit
privé en matière de louage d'ouvrage que par ceux du droit
public.


4. La distinction des fonctions en civiles et militaires, déve-
loppée pour la première fois par Constantin le Grand 2 , a également
son importance. Les officiers peuvent seuls ètre appelés servi-
teurs de l'État ; . seuls ils ont un commandement. Les autres
militaires rie font que remplir un devoir civique général, ou s'en-
gagent volontairement dans la forme d'un contrat privé. Les
offices militaires se distinguent par la sévérité de la discipline,
l'obéissance stricte. Ils n'ont qu'indirectement. des attributions
d'autorité. Leurs fonctions sont donc, par nature, secondaires,
c'est-à-dire d'exécution.


5. Les fonctions sont ou collégiales ou individuelles 3 . Les pre-
mières, composées de plusieurs personnes qui délibèrent en
commun et décident à la majorité, sont meilleures pour conseiller;
les secondes, pour agir.


Quelquefois, la délibération collégiale et la décision individuelle


Schmitthenner, Statsrecht, p. 503, fait justement remarquer cette dis-
tinction. Mais lorsqu'il appelle les employés de l'État des fonctionnaires su-
balternes, il choisit mal son expression; on dirait mieux les aides des fonc-
tionnaires (Aintsgehid fen).


2 Comp. supra, et Gibbon, Hist. de l'empire rom, chap. XVI.
3 Comp. Piizl,dans le Deutsches Statstcôrt, art. Ami.




454 THÉORIE GÉNÉRAE DE L'ÉTAT.
s'unissent ; exemple : un ministre décide après avoir pris l'avis
du conseil des ministres.


Les fonctions se distinguent encore sous le rapport hiérarchique
et par l'étendue du ressort : les unes sont centrales et suprêmes
(fonctions du pays); les autres, moyennes et subordonnées (fonc-
tions des provinces, des districts, des cercles); d'autres enfin,
inférieures et locales (communales). Les fonctions sont même
quelquefois concurrentes, plusieurs fonctionnaires revêtus des
mêmes attributions agissant isolément dans une même sphère
(magistratures de l'ancienne Rome, juges de paix anglais).


6. La fonction comprend généralement :
a) Un certain genre et une "certaine étendue de facultés et de


devoirs, appelés compétence dans les fonctions d'autorité ;
b) Un siége local, considéré comme le centre et la résidence de


son action ; les fonctionnaires ambulatoires ont eux-mêmes un
siége déterminé ;


c) Un ressort territorial ou juridiction".
7. Les rapports entre l'État et ses serviteurs sont essentiellement


de droit public. C'est à tort qu'on a essayé, autrefois surtout, de
les fonder sur un contrat de droit privé. Le service de l'État'n'est
point un mandat, moins encore un louage d'ouvrage ; les règles
de ces contrats n'expliqueraient ni la nomination, ni les attribu-
tions, ni la révocation du servitenr.


L'État nomme, par un acte (le sa volonté déterminant, dans la
forme et dans l'objet, le décret de nomination I . Quelques-uns l'ap-
pellent loi spéciale, mais improprement, car il n'émane pas du


' Günner, der Statsdienst gus dem Gesichtspunkl des Rechts, Landshut 1808.
— Zachariti, D. St. 536. Schmitthenner, Statsrecht, p. 509, tout en repoussantla conception tégistiquc (le plusieurs modernes, qui voudraient étrangement
appliquer les principes du droit privé de Rome, là même où Rome n'y avait
jamais songé, pense cependant que les services publics reposent sur un
contrat, non obligatoire d'ailleurs, niais qui serait la « causa przecedens» de
la nomination. « comme le contrat féodal précédait l'investiture dt


.Uef. »
C'est également une erreur; de semblables contrats n'interviennne que


. rarement. Il n'y a point encore contrat lorsque je réponds affirmativement
à l'État qui me demande : Accepteriez-vous cette fonction? Mais, là même
où, par exception, un contrat intervient, il n'a d'effet que quant aux droits
privés des parties; il est sans influence sur le droit public, et, par,consé-
(ment, il n'appartient point ici. L'acceptation ou le refus d'une nomination
faite sont sans doute (les actes volontaires; mais cela ne change pas le ca-
ractère magistral (lu décret.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 455
corps législatif dans la règle. Ce décret est essentiellemen un acte
unilatéral de puissance, même lorsque, par exception, des négo-
ciations et un contrat véritable ont précédé, comme par exemple
en vue d'acquérir les services d'un étranger. Un traité semblable
ne saurait jamais servir de hase à une action civile tendant à
forcer la nomination, sauf au lésé le droit privé de demander des
dommages-intérêts.


Les attributions des services sont déterminées par l'État, et
ont un caractère public et organique. La fonction n'existe que


pour l'État, nullement pour le fonctionnaire; elle ne peut donc
être concédée en propre à l'individu, ni faire l'objet de conven-
tions privées. L'État qui permet celles-ci , est encore captif
dans les liens du droit privé; il n'a pas encore pleine con-
science de son être politique. Ce système du moyen âge s'est
maintenu longtemps en France.


8. • Le traitement attaché à la fonction, a essentiellement pour
but d'assurer l'existence matérielle du fonctionnaire et de sa
famille, et appartient ainsi au droit privé. L'action dont il serait
l'objet est donc purement pécuniaire, et pourrait. très-bien être
portée devant le juge civil.


Mais cet élément accessoire n'entame nullement le caractère
de la fonction. Celle-ci peut même n'être pas rémunérée. Les
juges de paix anglais sont aussi bien des fonctionnaires que les Lan-
dreithe (préfets) prussiens salariés, officiers de police analogues'.




Cf IAPITRE IX.


Nomination des fonctionnaires.


1. L'hérédité des fonctions publiques, l'histoire du moyen àge
le prouve, transforme les charges en seigneuries et dissout
l'unité. De plus, elle ne garantit point la capacité du fonctionnaire;
bien mieux, elle ferme la voie aux hommes capables. L'État
moderne la rejette avec raison. Il voit avant tout clans la fonction


deboir public, et la dégage des liens•de famille, d'ordre ou depropriété.
Nous ne trouvons plus aujourd'hui que de rares offices héré-


ditaires; encore sont-ils le plus souvent purement honorifiques,
certains offices de cour, par exemple.


2. Les fonctions sont d'honneur ou de profession.
Les unes s'emparent de toute l'activité de l'homme et. forment


l'occupation principale de sa vie, sa vocation ; elles exigent
souvent des c


onnaissances techniques, et par suite des é tudespré-paraloires et un stage. Il est naturel qu'elles soient rétribuées.
Les autres n'imposent que des services isolés, et n'exigent


point une éducation spéciale. Le fonctionnaire peut ici vouer son
activité principale, à sa profession privée et s'entretenir paya elle:tel est le


service de juré et d'assesseur, la participation aux repré-


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 457


se,ntations. Ces charges d'honneur ne peuvent être imposées
qu'aux classes aisées ; les grandes classes populaires n'ont ni le
temps ni le loisir nécessaires.


Les fonctions professionnelles sont aujourd'hui plus impor-
tantes que les autres ; mais on ferait bien de combiner davantage
les deux genres. La constitution représentative et le self-gouver-
nement des modernes sont favorables à l'union de fonctions pro-
fessionnelles dirigeantes, et de fonctions concourantes représen-
tatives et d'honneur. Telle est, par exemple, l'union du Landrath
et du conseil de cercle en Prusse, celle du préfet de district
(Bezirkamt) et de ses conseillers à Baden, ou celle encore du
magistrat et des jurés ou des Schôffen.


3. Les États allemands ont devancé les autres nations dans la
sage organisation des charges professionnelles ; la formation d'un
corps de fonctionnaires capables et fidèles y est mieux assurée
qu'ailleurs :


a) Les fonctions sont ouvertes à tous; des bourses nombreuses
facilitent les études au talent qui est sans fortune. Mais la grande
majorité des étudiants sont, en fait, des fils de famille qui
apportent avec eux des moeurs plus fines et une culture tradi-
tionnelle, et élèvent ainsi, dès l'abord, le niveau général.


b) Les aspirants doivent avoir fait des études classiques et uni-
versitaires. Cependant, pour quelques fonctions techniques, celles
des ingénieurs et des architectes par exemple, l'éducation
classique est remplacée par les classes réales ou par l'école poly-
technique.


Un examen d'État termine ces hautes études.
L'esprit scientifique des universités allemandes s'efforce de


remonter aux principes, dédaigne d'aboutir à la simple prépara-
tion pratique d'une profession, pousse au travail et au progrès,
et évite ainsi de créer une sorte de mandarinisme chinois. La
nécessité des examens empêche les influences trop vives des par-
tis, des intrigues, des cours. Sans autre protecteur qu'une
épreuve brillante, le jeune homme assure sa voie et dépasse le
favori ignorant ou peu capable.


Il ne faudrait pas cependant que ce système dégénérât en
pédantisme, ni qu'il devint absolu. Les hommes les mieux doués





1,


458


se font souvent une carrière à part ; il serait absurde de se
THÉORIE GÉNÉRALE DR L'ÉTAT.


priverde leurs services parce qu'ils n'ont pas suivi la voie commun
e,


alors qu'ils ont prouvé leurs talents dans une voie plus difficile
.Ceci est vrai surtout pour les fonctions élevées de la politique on(le la science, les ministres, les conseillers d'État, les profes
-


seurs d'université. Ces exceptions ne compromettent
nul lementla règle.


c) Après l'examen théorique d'État, les référendaires ou sta-giaires passent par un noviciat d'exercice pratique, comme aidesdes fonctionnaires. Un second examen d'État.le termine, et assurede la capacité du candidat.
d) L'État nomme,


suivant ses besoins, parmi les jeunes hommes
qui ont rempli ces conditions.


Dès lors, le fonctionnaire avance dans la carrière d'après ses
années de service et les preuves de sa capacité; son titre, son
rang et sou traitement s'élèvent dans la règle proportionnelle-
ment : système également bon, pourvu qu'il soit bien appliqué,
qu'il ne devienne pas absolu, que les conditions mathématiques
du temps de service ne l'emportent pas complétement, qu'on
l'élargisse dans les emplois supérieurs *. Un long travail méca-
nique affaiblit souvent de fortes intelligences, qui n'arrivent
ainsi que harassées par une vie de privations et. d'efforts à la
haute situation qui leur appartient. Ce vice n'est pas essentiel
an. système; il est la conséquence d'une bureaucratie dégénérée,
et il l'entretient à son tour. De liantes fonctions politiques
exigent la force intacte de l'homme mûr ; elles ne doivent pas
devenir le privilége des vieillards.


e)
* Le traitement


assure au fonctionnaire et à sa famille une
vie conforme à son rang, le plus souvent sans doute d'une
manière stricte. L'industriel gagne davantage ; mais le fonction-
naire ne tente pas le sort, et avec un peu d'économie et quelque
fortune privée, il vit réellement dans l'aisance. La subetution
d'un certain nombre de charges d'honneur aux emplois pro-f
essionnels trop nombreux, pourrait permettre une augmentation


des traitements
f) La fonction professionnelle donne des droits prageatiques,


c'est-à-dire un droit assuré au traitement intégral, et un droit de


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 459
retraite ou de pension en cas de maladie, de limite d'âge ou de
suppression de l'emploi.


Cet ensemble de règles élève le corps des fonctionnaires alle-
mands, par le sentiment d'une position sûre et honorée. Ils
forment un véritable ordre professionnel ayant conscience de sa
solidarité. Ils ont l'importance d'une puissance politique. Le prince
et la représentation nationale doivent compter avec eux, et leur
concours, indispensable à tous deux, tantôt les limite, tantôt ,
les complète.


4. Tout autre est le système de l'Angleterre. La police, l'admi-
nistration, la juridiction de ses comtés, sont confiées à des
fonctionnaires gratuits, tirés de l'aristocratie. Ses ministres
ne sortent pas des rangs des fonctionnaires, mais des partis
politiques; et ces derniers disposent d'une multitude d'emplois,
que l'on confère sans condition d'examen, sur la recommandation
(patronage) des membres influents du Parlement.


La nécessité d'une réforme s'y est cependant fait sentir. On
exige depuis longtemps une éducation juridique pour les fonctions
judiciaires. élevées. Mais elle peut très-bien n'être pas universi-
taire : il suffit en effet de s'être fait agréger dans les corporations
(inns) des juristes de Londres, et d'avoir suivi la pratique et les
moeurs de leur profession. Depuis peu, l'on demande également
un examen pour certaines fonctions techniques. Les changements
de ministère ne mettent d'ailleurs guère plus d'une soixantaine
de places en question , les unes éminemment politiques , les
autres de cour 1.


5. Le système amércain imita d'abord le système anglais, tout
en s'inspirant d'un esprit républicain et démocratique. Depuis la
présidence de Jackson, l'habitude dangereuse des mutations est
entrée dans les moeurs. L'avènement d'un nouveau président
(tous les quatre, au plus tous les huit ans), la victoire d'un parti
politique, menace aussitôt une multitude innombrable de fonc-
tionnaires, et la chasse aux places commence sans vergogne. Le
corps des fonctionnaires, peu stable, exposé à des commotions
violentes, est facilement corrompu. Les fonctions judiciaires


P. Gneist, Enalisches Verfassungs-und Verwaltungsreelit; vol. p. '76.




460
THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.


sont seules mieux garanties, et l'habitude d'y 'appeler des avocats
éprouvés leur assure la connaissance du droit.


6. En Prince, les fonctionnaires forment un ordre assez bien
assis ; cependant leur position est moins indépendante, les garan-
ties de leur instruction préparatoire, moins fortes qu'en Alle-
magne. Le chef de l'État, en d'autres termes, ses ministres
changeants, ont une plus grande liberté de nomination et de
révocation. On exige bien des études spéciales (écoles polytech-
niqde, militaire, normale) pour nombre de fonctions techniques,
des études universitaires pour celles de la justice. Mais la règle
n'est point aussi généralisée qu'en Allemagne. Le fonctionnaire
dépend davantage du gouvernement ; on lui demande plutôt
l'esprit de parti que la fidélité à ses devoirs et à l'État*.


7. Les nominations se faisaient dans les républiques anciennes,
et elles se font encore dans les modernes (Suisse et Amérique),
pour une période déterminée, presque toujours courte, avec ou
sans défense de réélection. Ce système, bon quant aux fonctions
communales, qui n'exigent pas généralement une haute .instruc-
tion et absorbent rarement toutes les forces d'une vie humaine,
offre de grands inconvénients là où une éducation profei,sionnelle
longue est nécessaire, comme c'est souvent. le cas aujourd'hui.
Provoquant aux changements fréquents, il favorise l'ambition et
les intrigues, mine la sécurité des fonctionnaires, et par suite le
repos public, et fait obstacle à une action de l'État ferme et tran-
quille.








L'avantage de pouvoir écarter plus facilement les inca-
pables ou ceux qui ont perdu la confiance publique, ne rachète
pas ces inconvénients, plus dangereux encore dans la mobile
démocratie que dans une aristocratie. On verra souvent dans
celle-là les hommes les plus capables éloignés des fonctions
publiques, soit par le caprice du peuple, soit qu'ils préfèrent
eux-mèmes une carrière plus sûre.


S. En principe, et les États modernes le
reconvissent',


l'individu est libre d'accepter ou de refuser sa nomination. La
nature d'un service individuel intelligent ne comporte pas une
contrainte directe; une contrainte indirecte serait difficile, et


L'Amérique et la Suisse elles-mêmes. Pour celle-là, V. ery, III, 31,120. Pour l'Allemagne, V. Zaeharia, D. St., § 136.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 461
imparfaite dans ses effets. La liberté est la source normale de
toute puissante activité. D'ailleurs, pourquoi un citoyen serait-il
tenu à des sacrifices plus grands que les autres?


Les emplois communaux font exception ; leur grand nombre
et les capacités moins élevées qu'ils exigent, font que souvent
ou les impose comme un devoir civique général'.


9. Quand commence la fonction? La question a été débattue.
Mais il suffit de se rappeler que la nomination est un acte uni-
latéral de l'État, pour répondre sans hésiter : Au moment où
l'acte volontaire de l'État a achevé de s'exprimer ; donc, dès que
l'élection est faite ou la nomination inscrite et signée au protocole.
La notification du décret au fonctionnaire et l'investiture subsé-


quente, ne sont que les conséquences d'une nomination par-


faite 2.


11 peut en être ainsi également là où la ville , est devenue rÉtat (p. ex.
les villes libres d'Allemagne). et là encore où l'État n'est pas plus étendu
qu'une commune (canton d'Appenzell p. ex.).


2 Comp. sur ce point, dans Store, III, 31, § 19, la querelle entre le prési-
dent Jefferson et la Cour de justice suprême. Le premier soutenait que la no-
mination ne donne aucun droit, tant que le fonctionnaire n'a pas reçu'ilxpé-
dition en forme du décret qui le nomme; la seconde pensa que la seule
nomination produit un effet parfait. Zacharili, D. St., § 136, restreint les
effets de celle-ci aux conséquences de droit privé. Cette distinction n'est ni
nécessaire ni exacte; si la nomination a quelque effet, c'est comme acte
public, non comme contrat privé; et ai l'exercice réel des devoirs ne
commence qu'après l'investiture, il n'en est pas moins vrai que le droit
préexiste.




CHAPITRE X.


Droits et devoirs des fonctionnaires de l'État.


1. Le fonctionnaire a, en premier lieu, le droit de remplir ses
attributions. Ce droit, qui est sa compétence, est tout entier de
droit public ; il est donc en même temps un devoir donné, pour
le bien public. La compétence, sa forme ou son étendue, n'est
donc jamais pour le fonctionnaire un droit personnel et per-
manent; l'État peut la changer comme il lui plaît, l'augmenter,
la restreindre',1a subordonner ou l'élever. La fonction dépend
tout entière de l'État.


2. C'est sans doute à la personne du fonctionnaire qu'est
attaché le titre et le rang de la charge ; mais cet avantage appar-
tient également au droit public. Aussi la législation peut-elle
librement le modifier.


Souvent, le titre et le rang demeurent, quoique la fonction ait
tressé; ils prennent alors le caractère d'un droit privé.


3: Le droit d'être indemnisé des dépenses faites et d tort
souffert dans l'intérêt de l'État, appartient au droit privé; les
fonctions d'Honneur l'ont également.


4. Un traitement ou des honoraires pour les services rendus; île
sont pas dus de plein droit ; l'État est maitre de créer des emplois
non rétribués.' Le droit au traitement a un caractère privé.


SOU VEMINETÉ DE L'ÉTAT. 463
Un peut très-bien distinguer, avec plusieurs des États allemands,


deux sortes de traitements. Les uns ont pour objet de donner au
fonctionnaire un entretien conforme à son rang (Standesgehalt);
c'est le devoir et l'intérêt de l'État lorsqu'il demande toute
l'activité d'une vie professionnelle. Les autres subviennent au
train de maison et aux frais de représentation qu'exige l'exercice
réel de la fonction (Dienstgeltalt) '. La distinction a de l'intérêt au
point de vue de la retraite. Les premiers seuls y donnent droit ;
les seconds sont plus étroitement liés à la fonction ; ils appar-
tiennent moins au droit privé. Le casuel (Sporteln), les bénéfices
accidentels attachés à certaines places, ont toujours ce dernier
caractère ; l'État a donc également la main plus libre ici. La dimi-
nution de ces émoluments ne donne aucune créance d'indem-
nité.


5. Le droit à une pension ou retraite naît du caractère privé du
traitement, et le chiffre s'en proportionne au salaire d'entretien
(Standesgehalt). Si ce dernier n'a pas été distingué d'avance du
casuel ou des frais de représentation, on fera bien de le maintenir
entier, sous la déduction approximative de ces deux éléments ;
niais, pour prévenir tout arbitraire, la loi fixe habituellement
d'avance le chiffre des pensions. Un système général de pensions
est une charge lourde, mais difficile à éviter de nos jours pour
les fonctions professionnelles. La situation des fonctionnaires est
souvent hesoigneuse ou au moins modeste, en comparaison des
autres professions civiles; et cependant, l'État exige aussi de
grands sacrifices, une culture plus achevée; il doit au moins
assurer l'existence de ses vieux serviteurs. Le public en profitera
par des services meilleurs : la corruption et la crainte sont filles
du besoin.


Rigoureusement, l'État n'est pas tenu de reconnaître des droits
quelconques de pension à la veuve et aux entants; le traitement
n'a rien d'héréditaire. Cependant nombre d'États ont institué:
pour pourvoir à ces intéressantes situations, des caisses de
retraite, alimentées généralement par des retenues sur les traite-
ments.


Günner, op. c., p. 144. — Annexe à la const, bavaroise, §§ 17-19.




464 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
6. Les devoirs du fonctionnaire résultent déjà, en majeure par-


tie, de ses droits. Il doit•, de plus, obéissance à ses supérieurs, fidélité
à l'État et au prince, et, suivant les cas, secret et discrétion. Le
serment qu'on exige souvent, ne vient que corroborer ces obli-
gations ; il n'est pas la condition du devoir ni n'en modifie
l'étendue.


L'obéissance due varie avec la nature de la fonction. On sent
qu'elle est bien différente pour les fonctionnaires administratifs
et pour les judiciaires. Mais les premiers eux-mêmes ne sont pas
tenus à une obéissance aveugle .et servile l'ordre juridique
établi, les principes fondamentaux de la morale la limitent. La
question pourra d'ailleurs être quelquefois délicate dans les
espèces.


a) Le fonctionnaire a le droit (l'examiner si l'ordre est régulier
en la forme, c'est-à-dire s'il émane réellement du supérieur com-
pétent et s'il est donné dans les formes légales externes. L'inté-
rieur n'est pas tenu de déférer aux injonctions qui ne rentrent
pas dans la sphère du service, et qui ne sont peut-être que des
caprices; ni, par exemple, aux ordres qui ne sont pas signés,
lorsque cette formalité est exigée. Il est fonctionnaire public, et
non pas serviteur privé. Il faut bien. qu'il puisse juger l'oildre en
la forme, si l'on veut qu'il s'assure que l'ordre est réel et con-
forme au droit.


Si cependant la compétence est douteuse et que le supérieur
l'affirme, l'inférieur obéira. Son seul droit ici, et son devoir en
même temps, c'est de dire ses scrupules et d'attendre, au besoin,
un ordre réitéré.


b) L'obéissance due ne peut jamais forcer le fonctionnaire à
violer les principes supérieurs


• de la religion ou de la morale, ou
à se rendre complice d'un crime. Des actes coupables ne sont ja-
mais un devoir. On ne saurait exiger du fonctionnaire ce que
l'homme doit refuser de par le droit naturel ; le croyant, le par
la religion ; le citoyen, de par les lois de l'État.


c) Mais l'inférieur ne peut se refuser d'exécuter un ordre dont
l'objet lui parait simplement illégal ou injuste (ungerecht); il ne
peut encore ici que présenter des observations.


Il présumera volontiers que sou supérieur ne veut pas violer la


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 465
loi, qu'il n'a pas vu toutes les conséquences de l'ordre donné ; il
lui dira respectueusement et franchement ses doutes. Mais si le
supérieur persiste, l'obéissance est due, et ce dernier seul en porte
toute la responsabilité. Autoriser ici la résistance, ce serait rom-
pre l'unité de l'État, paralyser sa puissance, et aboutir à des ré-
sultats bien autrement dangereux que ceux d'un acte illégal isolé
d'une autorité d'ailleurs responsable a.


Il faut en dire autant, sauf texte contraire, de l'inconstitu-
tionnalité elle-même de l'acte. Permettre la résistance sous ce
prétexte, serait détruire la hiérarchie et engendrer le désordre.


7. L'esprit de fidélité va plus loin que le devoir d'obéissance.
L'un impose l'accomplissement strict de l'ordre donné , l'autre
lie et domine dans les actes libres. La fidélité ne s'entend plus
sans doute dans le sens féodal ; elle n'est plus le principe vital de
l'organisme (le l'État. C'est plutôt la législation qui détermine au-
jourd'hui les attributions. L'activité politique du fonctionnaire
reçoit moins son impulsion et sa direction des rapports de foi
entre le prince et ses subordonnés que des besoins de l'État.
Néanmoins, la fidélité y joue encore son rôle nécessaire ; el le est
encore le fondement de l'union et de l'harmonie morale des
services publics.


Sans doute, un fonctionnaire qui, sur des points même impor-
tants mais isolés, ne partage pas l'opinion des chefs et l'exprime,
ne viole pas encore le devoir de fidélité. Mais si la divergence est
permanente et essentielle; si, par exemple, dans la monarchie, il
se déclare républicain, ou réciproquement, il cesse d'être un
membre harmonique de l'organisme, il devient infidèle. Il en est
de même du fonctionnaire qui fait une opposition systématique


Plusieurs constitutions expriment formellement cette règle : « Un ordre
valable en la forme décharge l'inférieur de sa responsabilité; le supérieur
en est seul responsable. » (Hanovre, 1833, § 16I.)—« La responsabilité de tout
acte illégal pèse directement sur qui le commet; l'ordre d'un supérieur ne
couvre l'inférieur que s'il est valable en la forme et émane d'une autorité
compétente. » (Ideiningen, § 104, et Attenburg, § 37.) — Giinner. op. c:t ,
§ 79, qui fait assez peu, heureusement, du fonctionnaire « une machine, »
paraît cependant entendre dans le même sens sa « gloria obsequii ; » il admet
également le droit de remontrance, et limite l'obéissance dans la forme et
dans l'objet (p. 20S). L'expression latine qu'il emploie l'appelle trop le cou-
vent.


30




463 THÉORIE GÉNÉR,ALE DE L'ÉTAT.
soit au gouvernement, soit aux ministres; aucun État ne peut,
sans tomber dans l'anarchie, tolérer cette division, alors même
qu'elle ne çonslituerait pas une véritable désobéissance I . Un fon c-
tionnaire peut avoir des convictions absolument divergentes, sans
cesser d'être fidèle, pourvu qu'il les renferme en lui-même. S'il
croit de son devoir d'agir en leur faveur, il ne lui reste guère
d'autre parti honorable que de se démettre. Les fonctions judi-
ciaires sont plus libres sous ce rapport ; cela se comprend : elles
ne sont pas politiques, ni dépendantes de la volonté du gouver-
nement .


Enfin, un fonctionnaire fidèle ne peut pas, sans l'autorisation
du chef de l'État, accepter d'un État étranger, soit une fonction,
soit même des ordres, des pensions, ou autres distinctions de ce
g cure.


8. Le secret et la discrétion ne doivent pas être absolus ; ils ne
sont obligatoires qu'en vertu d'ordres spéciaux, ou pour les
choses que le fonctionnaire a apprises par sa position officielle,
et dont la divulgation serait dommageable soit à l'État, soit aux
individus. Deux écueils sont à éviter : une discrétion pédante et
mystérieuse, qui n'est quelquefois qu'un moyen d'exploitation, et
un bavardage indiscret.


9. L'État peut réprimander et punir les fonctionnaires qui né-
gligent ou violent leurs devoirs. On distingue ici les délits qui
ressortissent des tribunaux judiciaires des simples manquements
du ressort disciplinaire. Les uns sont jugés d'après les règles or-
dinaires de la justice commune; les autres, plus spécialement au
point de vue de l'intérêt public. Cette distinction n'est qu'une ap-
plication de l'opposition plus générale de la justice et de la police.


Washington (dans Guizot, Introduction à sa vie, I, p. 'mn): « Aussi
longtemps que j'aurai l'honneur de conduire les affaires publiques, je ne
nommerai jamais à une place importante un homme dont je saurai les
maximes politiques en contradiction avec le principe général du gouverne-
ment. Ce serait là, selon moi, un suicide politique. » La passion avec libelle
le ministre Stein s'exprime sur ce point, montre que les hommes d'Ef t al-
lemands ont vivement senti cette vérité (Leben von Stein, par Pertz , li,
p. 501) : « Nous ne vaincrons les tendances insolentes et téméraires, celles
surtout de la majeure partie des fonctionnaires publics, que par de rigou-
reuses mesures, de promptes destitutions, l'emprisonnement ou le bannis-
sement des hommes qui s'efforcent ainsi de corrompre l'opinion et de saper
l'autorité du gouvernement, »


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 467
Quant aux délits, l'intérêt de l'État a cependant fait quelquefois
admettre que la poursuite ne pourrait avoir lieu sans l'autorisa-
tion préalable du gouvernement ou d'une autorité spécialement
établie à cet effet, système emprunté au droit français a) ; ou
encore, qu'elle serait portée devant un système spécial de juridic-
tion '. Le droit anglais repousse ces deux règles exceptionnelles,
mais protége, par .d'autres voies, ses magistratures aristocra-
tiques contre toute attaque frivole 2.


Le pouvoir disciplinaire va plus loin que la juridiction de droit
commun. Il frappe même là oit le juge criminel eût trouvé la
preuve insuffisante, et acquitté. Il s'étend à toutes les fautes, à




toutes les négligences du fonctionnaire, même à sa vie privée, en
tant qu'elle peut porter atteinte à l'honneur de la fonction, à la
confiance qu'elle doit inspirer 3.


Les peines disciplinaires sont tantôt légères, comme l'avertisse-
ment, la réprimande, une amende; tantôt graves, comme la sus-
pension, la mutation, la mise d la retraite, la destitution ou la révo-
cation. Les premières rentrent dans les pouvoirs ordinaires des
supérieurs hiérarchiques, qui les exercent sans autre forme. Les
secondes sont soumises à une procédure qui prévienne l'arbi-
traire. Dans certains États, la révocation ne peut être prononcée
que par les tribunaux ordinaires, ce qui est certainement aller
trop loin. La justice ordinaire jugera la faute comme celle d'un
simple particulier. Elle voit trop l'homme, trop peu le fonction-


a) Le décret-loi du 19 septembre 1870 abroge ce système, fondé sur le
fameux article 75, const. de l'an VIII.


Edit de Bavière sur les rapports des services publics, § 16. Les ordon-
nances prussiennes du 10 et du 11 juillet 1819 distinguent entre les délits et
les simples manquements commis dans l'exercice des fonctions; elles con-
tiennent des dispositions détaillées sur la procédure disciplinaire, la pre-
mière quant aux juges, la seconde quant aux autres fonctionnaires. Comp.
Dollmann, article Amtsverbrechen und Amtsvergehen, dans le Deutsches Stats-
wôrterbuch de Bluntschli.


2 Fischel, Const. anglaise, p. 351. — Cros, Institutions de l'Angleterre, tra-
duction [allemande] de Kiihne, p. 395. L'histoire de la révolution des nègres
de la Jamaïque a montré récemment combien il est difficile, en Angleterre
même, de poursuivre l'accusation de puissants fonctionnaires, fàt-ce en
raison d'abus effrayants.


3 Ordonnance prussienne de 1849, g t er : « Le fonctionnaire doit se con-
duire, soit dans l'exercice de ses fonctions, soit en dehors, de manière à s'at-
tirer l'estime, la considération et la confiance. »




468 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
naire ; elle appréciera mal les nécessités publiques de la fonction,
les conséquences déplorables d'une conduite inconvenante. Ce
système préfère l'intérêt du fonctionnaire, qui change, à l'intérêt de
l'État et de la fonction, qui demeure, le droit privé au droit pu-
blie. On ne pourrait investir une juridiction ordinaire d'une
compétence exclusive semblable qu'autant qu'elle serait, par sa
composition même, apte à apprécier les éléments publics ici en
jeu. A défaut d'une cour de justice de ce genre, la destitution elle-
même doit être réservée à quelque haute autorité administra-
tive ' .


I Même ordonn., § 20 : Le fonctionnaire sera révoqué s'il a violé le
devoir de fidélité, s'il a manqué du courage nécessaire à l'accomplissement de
sa mission, s'il a pris hostilement parti contre le gouvernement


CHAPITRE XI.


Fin du service public.


1. La fonction n'est point faite pour le fonctionnaire; donc, si
elle vient à être supprimée, ce dernier l'est du même coup. L'in-
térêt public décide seul du genre et de la durée de la fonction.
Mais la suppression inattendue n'entraîne pas l'extinction du
droit privé au traitement ; il faut dire plutôt que le traitement
persiste aussi longtemps qu'il l'eût fait sans cet accident.


2. On peut, en général, librement se démettre des fonctions que
l'on pouvait accepter ou refuser librement. Ce n'est pas qu'il y
ait liaison absolument nécessaire entre ces deux libertés ;
mais, torque la haute nature de la fonction a fait rejeter l'ac-
ceptation forcée, il est difficile qu'elle permette une continuation
forcée '. On comprend, d'ailleurs, qu'on ne puisse se démettre,
au moins pendant un certain temps, des fonctions, généralement
inférieures, dont l'acceptation constitue un devoir civique obli-
gatoire 2.


Landrecht prussien, Il, 10, § 95: « La démission ne peut être refusée,par
l'État que s'il peut en résulter une grave atteinte au bien général. » Edit
bavarois de 1.818, § 18 : « Le fonctionnaire peut donner sa démission quand
il lui plait, et sans indication de motif. Mais il perd, dans ce cas, tout trai-
tement, ainsi que le titre et les insignes de la fonction. »


2 Ainsi, dans le droit anglais, celui qui a exercé pendant un an les fonc-
tions de schériff (seire-yerefa.), n'est plus tenu de les accepter dans les trois
années qui suivent. Blakst., Comm.., 1, 9, 1.


q




1r0 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
La démission ne rompt pas immédiatement. les devoirs ;


abandon arbitraire serait une désertion. La démission est seule-
ment un moyen de provoquer l'État à reprendre la place qu'il
avait donnée. Le fonctionnaire n'est dégagé que par l'accepta-
tion, le congé de l'État, qui peut même, suivant les nécessités
publiques, fixer le jour de la libération.


La démission acceptée fait perdre même les avantages ou
droits privés dérivant de la fonction.


3. La re traite enlève les droits politiques , mais laisse le
rang, le titre et les avantages pécuniaires. Elle n'est générale-
ment accordée qu'en raison d'une incapacité survenue, par
exemple, une maladie ; ou du grand âge (en Allemagne, 70 ans;
en Belgique, 65) et des longues années de service (30 à 40 ans)
combinés. Le chiffre dé la pension varie avec ces deux derniers
facteurs. Au reste, l'incapacité ne donne lieu, de droit, à la
retraite que si elle a été occasionnée par le service de l'État I.


4. Un fonctionnaire petit-il être congédié contre son gré sans
qu'il y ait eu manquement de sa part, et quand? Les États mo-
dernes répondent diversement. L'ancienne Allemagne, qui, sous
l'influence des juristes, avait déjà reconnu le côté privé de la fonc-
tion, considérait généralement celle-ci comme un droit condidé
pour la vie, ne pouvant être enlevé que pour un manque-
nient et par un arrêt judiciaire 2. Quelques voix protestaient sans
doute, et affirmaient qu'une démission peut être donnée par
l'État dans les termes les plus honorables. Mais l'opinion con-
traire se répandit toujours plus sur la fin du siècle dernier. Plu-
sieurs constitutions modernes d'Allemagne et de Suisse y virent
un progrès, une liberté de plus, une garantie contre l'arbitraire
administratif, et s'empressèrent de l'adopter.


L'Angleterre au contraire, gardant pleine conscience du carac-
tère principalement politique de la fonction, a toujours eu pour


Zachari â , Dent. Stud., § 152, rassemble quelques-unes des prescripgns
des Etats allemands sur ce point. Pour la Belgique, comp. L, 31 juillet 1844.2 C'est ce que la Capitulation électorale (Wahlcapitula(ion)de 1,92 exprime
formellement pour les membres du conseil aulique de l'Empire : « Ses
membres ne pourront être révoqués qu'après examen de la cause, et en
vertu d'une sentence motivée. » Voy. aussi la décision de la Députation de
l'Empire, en 1803, § 91.


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 471
principe que le prince la donne et la retire avec la plus complète
liberté. On ne fit d'exception que pour la justice, en décidant,
sous Guillaume III, que les juges de droit commun seraient
nommés à l'avenir, non plus « durante bene placito, » mais


. « quamdiu bene gesserint. » Le roi et le parlement demeurent
d'ailleurs seuls juges de cette 'bonne gestion {. L'Amérique du
Nord suit des principes semblables 2 . En France, les fonctionnai-
res administratifs sont toujours demeurés révocables ad nutum ;
mais ils jouissent en fait d'une situation assez sûre dans les
temps normaux 3 . Les juges y sont inamovibles depuis le
xvie


Le système allemand donne peut-être trop d'importance au
côté privé. Il est néanmoins préférable à l'arbitraire pratiqué
dans plusieurs États. En assurant l'intérêt privé du fonctionnaire,
il :affermit le repos de l'État contre l'avidité et les caprices des
partis.


Dans tous les ças, le principe fondamental de cette matière,
c' est que la fonction est. pour l'État, qu'ainsi l'État doit pouvoir,
dans l'intérêt public, révoquer et remplacer. Ces deux droits
appartiennent par la nature des choses à. la même personne,
donc, dans le doute, au chef de l'État 4 . Maià-s le principe doit
être reconnu partout , en tant du moins que la révocation
ne doit enlever que des droits publics. On ne peut (humer
compétence aux tribunaux que pour la question accessoire d'in-
térêt privé 5.


Ces règles souffrent deux restrictions. La première est com-
mandée par l'indépendance des juges. La plupart des États mo-
dernes reconnaissent que le juge ne peut être, contre son gré, ni
révoqué, ni déplacé, ni mis à la retraite par le gouvernement,


Statut 13 de Guai. III, ch. m. Depuis Georges III, les fonctions de juge
cessèrent également de prendre fin par la mort du roi.


2 Comp. Story, 38, § 228.
3 Vivien, Étel. admin., I, 260 et suiv.


Les Etats-Unis commirent une inconséquence en donnant au président
le droit de révoquer seul des fonctionnaires qu'il ne pouvait nommer qu'avec
le concours du Sénat. Loi de 1789, Story, § 119 — Changé depuis 1868.


e Zachariâ, § 144. Cependant quelques Etats repoussent ce principe, et
vont même jusqu'à déclarer la fonction irrévccable pendant un certain
temps, en raison de faits politiques ou publics.




472 THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.
autrement qu'avec l'intégralité de son traitement. En Angleterre,
une décision contraire ne peut émaner que du Parlement ; en
Allemagne, que d'une sentence judiciaire


La seconde restriction est dans l'intérêt du fonctionnaire. Les
causes de révocation peuvent être :


a) Un délit qui rende l'indignité évidente;
b) Une incapacité morale prouvée (négligence extrême, pusil-


lanimité, etc.), sans cependant qu'il y ait délit ;
e) Une incapacité intellectuelle qui ne permette plus au fonc-


tionnaire de remplir ses fonctions utilement pour l'État : perte
de la mémoire, folie, etc. ;


d) Des circonstances externes qui paralysent son action, ou lui
ôtent la confiance publique. Il se peut ainsi, dans les périodes
d'agitation et de trouble, qu'un fonctionnaire soit écarté quoique
irréprochable, peut-être même parce qu'il a fait son devoir. Le
ministre Stein fut renvoyé pour complaire à Napoléon Pr.


Dans tous ces cas, il faut que l'État puisse révoquer.
Mais la connaissance du délit pourra très-bien être remise aux


tribunaux ordinaires, qui jugeront d'après le droit commun.
Cette règle est généralement suivie. La révocation entraîne alors
la perte du titre, du rang et de tous droits de pension et'de
retraite.


L'incapacité morale sera mieux appréciée dans la forme disci-
plinaire et par une autorité antre . que les tribunaux. Le fonction-
naire sera toujours admis à -présenter sa défense. Suivant la gra-
vité de la faute, la révocation aura lieu avec ou sans maintien du
titre, du rang et du traitement. Le renvoi avec maintien des


Const. bavaroise, VIII, g 3: « Les juges ne peuvent être révoqués avec
perte de leur traitement que par une sentence judiciaire. » — Const. belge,§ 100: « Les juges sont nommés à vie; aucun juge ne peut être privé de sa
place ni suspendu que par un jugement. Le déplacement d'un juge ne peut
avoir lieu que par une nomination nouvelle, et de son consentement. » —
Const. espagnole, § 66; portugaise, § 120 à 123. — Const. autrichiennede 1849, § 101 « Les juges nommés définitivement par l'État ne peuvent
être, contre leur gré, révoqués, suspendus, déplacés, ou mis à la retraite,
qu'en vertu d'un jugement. Cette disposition n'est pas applicable aux cas
où la mise à la retraite intervient pour incapacité, suivant les prescriptions
de la loi, ou est nécessitée par une réorganisation des tribunaux » — Const.
pruss., § 87 : « Les juges ne peuvent être révoqués ou suspendus que par
un jugement, et pour des causes prévues par la loi. »


SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT. 473
droits peut être prononcé plus librement, car il ne porte aucune
atteinte aux intérêts privés.


Le troisième cas n'entraîne généralement qu'une mise à la
retraite; il n'y a pas destitution ; le fonctionnaire n'est pas en
faute.


Enfin, le quatrième ne peut autoriser qu'une mise à la retraite
ou un changement de place, avec conservation du rang et du
traitement.


Ces deux derniers cas sont naturellement du ressort des supé-
rieurs hiérarchiques, et, lorsque c'est le chef de l'État qui a
nommé, son assentiment ou son ordre doit être considéré comme
nécessaire pour révoquer.


Le renvoi purement arbitraire, sans motif ni défense possi-
ble, quoique pratiqué encore dans plusieurs États, n'est point en
harmonie avec un système bien ordonné.


5. La suspension peut être infligée ou comme peine, ou comme
mesure de prudence en temps de trouble. Au premier cas, elle
peut être du ressort soit des tribunaux, soit de l'autorité disci-
plinaire, et elle entraîne ordinairement une réduction propor-
tionnelle du traitement.


La loi la prononce quelquefois de plein droit, comme mesure
provisoire, par exemple, au cas de mise en accusation. Ou bien,
c'est l'autorité administrative qui suspend parfois un fonction-
naire impopulaire, pour calmer les passions du moment. La sus-
pension ne fait perdre les droits privés que lorsqu'elle est une
peine; dans les autres cas, le fonctionnaire suspendu conserve
de son traitement toute la part qui a un caractère privé, et spé-
cialement tout le traitement affecté à l'entretien (Standesgehalt).
La mise en accusation laisse elle-même subsister ces droits pro-
visoirement, sauf aux tribunaux à ordonner la retenue des de-
niers, pour garantie des condamnations possibles


Comp. Zachariti, § 195, contre Fleffter.


FIN DE LA. THÉORIE GÉNÉRALE DE L'ÉTAT.




TABLE DES MATIÈRES


Pages.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR V
PRÉFACE DE L'AUTEUR xxxix


INTRODUCTION. — I. La science de l'État
f


II. Méthodes scientifiques 4
III. Science générale et science particulière de l'État S


LIVRE PREMIER.
NOTION DE L'ÉTAT.


CHAPITRE I. — Notion de l'État et idée de l'État (Stalsbegriff und
Statsidee). — Notion générale de l'État.. . • 11


- Il. — L'idée humaine de


— L'État universel. . • 20
HI. — Histoire du développement de l'idée de l'État. . • 29


I. Le monde antique


id
- IV. — II. Le moyen âge 34
- V. — III. L'idée moderne de l'État 41


I. Quand commence l'époque moderne? . . id.
VI. — 2. Différences essentielles entre lesnotions antique


ou féodale de l'État et la notion moderne. 48
- VII. — Progrès et différences des théories de l'État. . .


LIVRE DEUXIÈME.
CONDITIONS FONDAMENTALES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE DE L'HOMME


ET DE LA NATION.


CHAPITRE I. — I. L'humanité, les races d'hommes et les familles




de peuples. 65
II. Nation et peuple. — Définitions 70




q— Droits nationaux.
77




476 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.


IV. — La formation nationale de l'État et le principe des
nationalités


80
- V. — III. La société




91
VI. — IV. Les souches (Subnnie)




94
- VII. — V. Les castes. — Les ordres. — Les classes.


96
A. Les castes id


- VIII. —
B. Les états ou les ordres (Stande).. .


100




IX. — 1. Le clergé


104
- X. — 2. La noblesse.




109
a). La noblesse française




id.
- XI — b). La noblesse anglaise




120




XII. — c). La noblesse allemande.


127
1. Noblesse des seigneurs. — Haute noblesse




— Seigneurs d'ordre (llerrenadel. — Boiter
A del.— Standesherren)
id


- XIII. — II. Noblesse des chevaliers


133
XIV. — 3. L'ordre des bourgeois.




139
XV. — 4. L'ordre des paysans (Bauernetand)• 147


XVI. — 5. L'esclavage et sa suppression


151—
— XVII. — 6. Les classes modernes.




157
a). Le principe


id.
— XVIII — b). Les diverses classes




160
- XIX.


— L'État et la famille


169
1. Tribu (Geschiechterstat). — Patriarcat. —


Mariage
id


XX. — 2. Les femmes


178
- XXI — L'État et les individus




183
1. Nationaux et étrangers


id.
- XXII. —
2. Les citoyens proprement dits. (Statsbürger


ira engeren Sinne.)


190


TABLE DES MATIÈRES. 4%?


LIVRE QUATRIÈME.
NAISSANCE 51' MORT DE L'ÉTAT.


Pages.


CHAPITRE I. — Introduction. 226


II. — A. Formations historiques 229
I. Modes originaires id


III. II. Modes secondaires 234
IV. III. Modes dérivés. 241.
V. — IV. Mort des États . 2'i3



VI. — B. Théories spéculatives. 246


I. De l'État de nature. id
— VII. — II. L'État institution divine 248.


VIII — III. La théorie de la force. 254


IX. — IV. La théorie du contrat 256


X — V. De la sociabilité naturelle de l'homme (der
orgenische Statstrieb), et (le la conscience
de l'État (Statsbewusztsein) . 261


LIVRE CINQUIÈME.
BUT DE L'ÉTAT.


CHAPITRE I. — L'État est-il but ou moyen ? — Daus quelle mesure
l'un et l'autre. 264



II. — Fausses conceptions du but de l'État. 268



111. — Conceptions incomplètes ou exagérées 271



IV. — Le véritable but de l'État. 274


CHAPITRE


LIVRE SIXIÈME.
LIVRE TROISIÈME.


LES FORMES DE L'ÉTAT.


CHAPITRE
LES BASES DE L'ÉTAT DANS LA NATURE EXTERNE. — LE PAYS.


CHAPITRE
I. — I. Le climat




195
II. —
II. Configuration du pays. — Phénomènes na-—


turels.
199


- 111. — III. Fertilité du sol.


202
IV — 'V. Le pays


207
V. De la souveraineté territoriale (Gebie1shoheit)




ou, improprement, du domaine de l'État
(Statseigenthum)


213
VI.


— VI. Divisions du pays


216
VII.


— VII. L'État et la propriété privée.


219


I. — La division d'Aristote 281.
II. — De l'État dit mixte 284
III. — Nouveau développement de la théorie. 287
IV. — Le principe des quatre formes fondamentales . . 290
V. — Le principe des quatre formes seeondaires (Neben-


fo rmen). . . . 294
VI. I. La théocratie (idéocratie) . 297


VII. — II. Formesmonarchiques —Genres principaux 307
VIII. — A. L'ancienne royauté familiale (les Ilel•




lènes et des Germains. 110
13. L'ancienne royauté publique ( Volks-




Iiiinigthunt) de Rome. 313


V. —


— IX. —




478 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.


CHAPITRE X. — C. L'empire romain
319


XI. — D. La royauté des Francs 323
XII. — E. La monarchie féodale et la monarchie


restreinte par les ordres.
329


— XIII. — F. La monarchie absolue moderne..
• • 337


— XIV. — G. La monarchie constitutionnelle. . . 342
1. Sa naissance et ses progrès. id


- XV. — 2. Fausses notions de la monarchie constitu-
tionnelle 366


- XVI. 3. Le principe monarchique et la notion de la
monarchie constitutionnelle




370
— XVII. — III. L'aristocratie




317
A. Forme hellénique. — Sparte.. . id.



XVIII. — B. L'aristocratie romaine.


381
- XIX. -- Observations sur: l'aristocratie. . . 387
- XX. — IV. Formes démocratiques.


'393
A. La démocratie directe (antique)..




id.
- XXI. — Appréciation de la démocratie directe.




398
— XXII. —
B. La démocratie représentative (mo-


derne). — La république actuelle.. . . 402
- XXIII. — Considérations sur la démocratie représentative.. 411
- XXIV. — V. Formes composées.


410


LIVRE SEPTIÈME.
SOUVERAINETÉ DE L'ÉTAT (Staishoheit und S(alsgewalt); SES POUVOIRS.


SERVICE PUBLIC ET FONCTION PUBLIQUE.


CHAPITRE
I. — Notion de la souveraineté.




420
— Souveraineté de l'État (de la nation) et souverai-


neté du prince


424
- III. — Analyse de la souveraineté de l'État.. .


431
- IV. — II. Souveraineté du prince.


436
- V. — La division des pouvoirs. — Dans


. 438
VI. — Ancienne distinction des fonctions de l'État.. .




440
- VII. — Le principe moderne de la division des pouvoirs.




443
- VIII. — Service public (Statsdienst) et fonctions publiques


(Statsiimter). 451
IX. — Nomination des fonctionnaires




456
X. — Dx;oits et devoirs des fonctionnaires de l'État..


402
- XI. — Fin du service public.




469


PIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


ERRATA


Page 148, ligne 32, au lieu de : aux employés du fisc
Lisez : aux colons ou aux serfs du fisc l•


P. 250, note 2, 1. 4. au lieu de : Celui qui... sans murmurer.
Lisez : Quiconque... sans discernement.


Page 281, ligne 1, au lieu de : Les formes d'État.
Lisez : Les formes de l'État.


Page 420. Titre, au lieu de : Ses organes
Lisez : Ses pouvoirs.


1 11 s'agit là des Fiscalini, sur lesquels voy. Du Cange, à ce mot.


SAINT-DENIS. - IMPRIMERIE CH. LAMBERT, 17. IMF: DE MIS.