MÉMOIRES
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MÉMOIRES


COMTE BEUGNOT
ANCIEN MI NI STRE


( 1783 - 1815 )


P U B L I É S P A R


LE COMTE ALBERT BEUGNOT
SON P E T I T - F I L S


T OME S E C O N D


PA RI S
E. DENT U, L I B R A I RE É D I T E U R


PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE ü ’ORLÉANS


1866
Tous droits réservés.


0600151108






100 MÉMOIRES DU COMTE REUGNOT


députation du Sénat, le 2 avril suivant, le même prince
s’exprimait ainsi : « Il est juste, il est sage de donner à la
» France des institutions fortes et libérales en rapport avec
» des lumières actuelles : mes alliés et moi ne venons que
» pour protéger la liberté de vos décisions. » Ce ne fut
que quatre jours après, et lorsque le Sénat, par sa consti­
tution, eut rappelé au trône Louis-Xavier de France, que
les princes de cette maison furent reconnus là où ils se
trouvaient : auparavant, et quoique la France fût couverte
de deux cent mille étrangers, ils n’avaient qu’une existence
méconnue et hasardeuse. J ’étais alors assez rapproché des
conseils des princes étrangers; j ’avais eu, durant mon sé­
jour en Allemagne, l’occasion de connaître personnelle­
ment quelques-uns de leurs principaux ministres; j ’ai pu,
mieux qu’un autre, connaître à fond les dispositions des
cours, et je reste persuadé que si le Sénat eût appelé au
trône de France une famille autre que celle des Bourbons,
elle eût été acceptée de l’Europe, je ne dirai pas sans dif­
ficulté, mais avec une sorte de complaisance, tant était
répandu autour des souverains le préjugé, ou cette prédic­
tion de l ’Empereur Alexandre, que les princes delà maison
de Bourbon trouveraient de grandes difficultés à s’établir
en France. Ce qui s’était passé à Bordeaux ne dérange rien
à ce que je viens d’avancer; l’exaltation des Bordelais était
tout entière au fond de leurs futailles amoncelées, et ils au­
raient accueilli tout autre prince que le duc d’Angoulême,
qui leur aurait procuré avec la paix l’écoulement de cinq
récoltes de leurs vignobles sous lesquelles ils étaient écrasés.


La constitution provisoire délibérée par le Sénat une fois
publiée, Monsieur ne pouvait plus garder en France l’é­
tat incertain sous lequel il y avait vécu jusque-là. Le Gou~




vernement Provisoire craignait qu’il ne s’élevât autour
du prince quelque autorité rivale de la sienne, et il prit
le parti d’envoyer auprès de lui pour lui communiquer la
constitution délibérée par le Sénat, et le prier de venir lui-
même se placer à la tête du gouvernement. On délibéra sur
le titre que le prince devait prendre, et des précédents
applicables à la position indiquèrent celui de lieutenant
général du royaume.


C’est à ce premier message vers Monsieur, et à ce pre­
mier pas du prince dans les affaires du pays, qu’il faut
rapporter l’origine de sa constante opposition au gouver­
nement donné à la France par son frère.


M. le comte d’Artois avait quitté Versailles au mois de
juillet 1789, et avait dès lors déclaré à la Révolution une
guerre sur laquelle il ne s’est jamais refroidi; son exem­
ple, ses exhortations, ses appels, avaient déterminé l’émi­
gration. Il régnait sur.elle, lorsque le comte de Provence
vint le rejoindre par un incident du malheureux voyage
de Varennes. La primogéniture lui donnait des droits sur
M. le comte d’Artois, mais celui-ci était en possession du
premier rang ; il était pur de tout contact avec la Révolu­
tion. Doué de qualités brillantes, et même un peu légères,
chevalier français par les manières et par le cœur, il sym­
pathisait mieux que son frère avec les passions des émigrés.
On reprochait à celui-ci ses goûts studieux, sa philosophie,
et de ne s’être pas montré aussi adverse qu’il le fallait
aux opinions qui dominaient en France. Le comte de Pro­
vence obtint donc les témoignages de respect qu’on ne
pouvait pas dénier à son rang, mais le crédit, la confiance,
la suprématie véritable, restèrent à M. le comte d’Artois.
De là, entre les deux frères, un ferment de jalousie, qui a


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION ICU




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bientôt dégénéré en une véritable division. Les deux frères
ne voyaient pas du même oeil leurs intérêts, ni au dehors,
ni dans l’intérieur de la France, et même après que le
comte de Provence eut affecté la couronne sous le titre de
Louis XVIII, le comte d’Artois, devenu Monsieur, n’en
conserva pas moins sur la France un genre d’action dont
le Roi n’approuvait ni les principes ni les moyens. Aussi
a-t-on vu souvent des partisans de Monsieur emprisonnés,
traduits en jugement, condamnés, et rien de tel n’est arrivé
à ceux de Louis XVIII : c’est qu’ils recevaient des mis­
sions fort différentes ; il était ordonné aux uns d’agir à
tout prix et par tous moyens ; aux autres, d’observer avec
une grande circonspection. Il n’était pas difficile à l’Em­
pereur de s’emparer des premiers; à peine a-t-il soupçonne
l’existence des autres.


Au mois d’avril 1814, à l’époque de la Restauration, la
très-grande partie des émigrés étaient rentrés. Ceux aux­
quels il ne restait aucune fortune s’étaient jetés sur les
emplois d’administration que l’Empereur leur avait pré-


! sentes ; ceux qui appartenaient à des familles que la Révo-
\ lution avait ébranlées et n’avait pu détruire, vinrent s’y


replacer et vivaient retirés, mais fidèles à la religion de
l’ancienne royauté. Plusieurs même, ennuyés de ce culte
stérile, s’étaient lancés à la cour de l’Empereur ou dans
l’armée; ils y affectaient un grand dévouement; mais, ren­
trés dans l’intérieur du foyer domestique, ils se trouvaient
dans des liens de parenté et d’amitié qu’il leur était impos­
sible de rompre, et l’ancien gentilhomme, avec ses souve­
nirs, ses regrets, et jusqu’à sa langue, se reproduisait sous
l’habit du chambellan et les épaulettes de l’officier général.
L’émigration avait eu aussi ses enfants perdus, des hom-


102 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




,||.1............- ................ .


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 103


mes jeunes encore, façonnés à la vie aventureuse qu’ils
avaient longtemps menée, pour qui tout désordre est une
bonne fortune, et qui n’étaient rentrés en France que pour
en faire naître et en vivre. C’est entre ceux-ci que se recru­
taient les bandes qui ont si longtemps désolé la Bretagne
et la Basse-Normandie, et qui mettaient de véritables for­
faits sous la protection de la cause royale, pour laquelle
elles S6 disaient armées. Des guerres continuelles au de­
hors, au dedans une police redoutable, le besoin de l’ordre
généralement senti, avaient mis un terme à ces excès,
mais les instruments n’en étaient pas tous brisés. Ensuite
la gloire immense de l’Empereur, son ascendant si long­
temps irrésistible au dedans comme au dehors, avaient pu
refouler jusque dans l’intimité du secret les opinions qui
lui étaient opposées; mais toujours elles s’y conservaient,
et on en eut la preuve dès les premières infidélités que lui
fit la fortune.


Ces opinions éclatèrent au moment de la Restaura­
tion. Le parti des émigrés, et en général le parti royaliste,
vit avec chagrin que l’honneur du rappel de la maison de
Bourbon fût échu à des hommes qui, à un seul près,
avaient vieilli au service de la Révolution ou de l’Empereur.
Il n’y avait, en effet, que M. l’abbé de Montesquiou qui
fît exception, et il paraissait au milieu des autres moins
comme un véritable coopérateur, que comme un observa­
teur devouédôs l’enfance, et jusque dans ces derniers temps,
au prince qu’il s’agissait de rappeler. Je cite ici une con­
versation que j ’eus à ce sujet avec Mme la comtesse
Charles de Damas : « Vous vous souvenez, me disait-elle,
» que je soutenais, en 1794, que c’était un grand malheur
» pour nous que Robespierre eût succombé sous les coups




146 -MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


concurrence d’une police rivale qui avait la confiance
de Monsieur, et où se trouvaient employés des hommes
qui mettaient leurs mensonges sous la protection de
leur réputation de royalistes, car déjà, et malgré tout
ce que je faisais pour l’empêcher, il s’était formé deux
camps avec des noms différents ; les royalistes occupaient
l’un et rejetaient sans distinction dans l’autre les gens
de toutes les époques de la Révolution.




XVIII


Travaux de la Commission chargée de préparer la Charte de 1814. — M. de
Montesquiou. — M. Ferrand. — M. de Fontanes. — Le Préambule de la
Charte. — Ouverture des Chambres,


Quelques jours après mon arrivée au ministère de la
police, le Roi me fit appeler et me dit qu’il avait jeté les
yeux sur moi pour être l’un de ses Commissaires près
d’une Commission de membres du Sénat et du Corps
Législatif qui seraient chargés de la discussion de la Cons­
titution.


Le Roi, en me faisant part de cette grâce, y mit pour con-
ditionque je ne communiquerais rien à M. de Talleyrand
du travail de la réunion. Je suppliai le Roi de remarque!
que le secret était difficilement garde entre vingt-cinq
personnes, et queM. de Talleyrand serait indubitablement
instruit par un autre que par moi, — « Cela se peut, re-
» prit Sa Majesté, je demande seulement que ce ne soit pas
» par vous. » — Les deux autres Commissaires étaient
M. l ’abbé de Montesquiou et M. Ferrand. Nous eûmes
chez M. le Chancelier une première réunion où M. de
Montesquiou apporta un projet qui renfermait presque tous




les articles qui reparaissent dans la Charte et avec la
même division. La Constitution délibérée par le Sénat, la
Déclaration de Saint-Ouen, la Charte sont de la même
famille, parce que ces actes ne font que reproduire des
principes sur lesquels on était généralement d’accord. Les
conséquences pouvaient être plus ou moins développées ;
mais encore ici on avait depuis vingt-cinq ans épuisé la
discussion; par exemple : dès 1790, le système de deux
Chambres avait été mis en avant. On l’opposait alors au
système de la République ; on avait d’ailleurs devant soi
l’exemple trompeur peut-être, mais séduisant, de l’Angle­
terre, en sorte qu’il ne s’agissait plus en apparence que
d’écrire et de mettre en ordre. L’expérience n’a que trop
prouvé qu’il s’agissait de tout autre chose, et qu’on allait
compromettre la monarchie pour avoir employé à sa res­
tauration, et en trop forte quantité, des matériaux four­
nis par la Révolution. Malheureusement la direction des
idées nous y entraînait. Depuis 1789 jusqu’à l’arrivée de
Napoléon, les principes de l’Assemblée Constituante étaient
dans tous les esprits et servaient de base à toutes nos ins­
titutions. Napoléon ouvrit brusquement la parenthèse et
la remplit des merveilles de son règne; mais sa chute la
ferma, et de toutes parts on reprit le discours. Nous en
étions là, sans nous douter de notre aveuglement, lors­
qu’on mit la main à la Charte.


Il fut convenu que le projet de M. l’abbé de Montes-
quiou serait présenté à la délibération de la réunion, et
que les trois Commissaires du Roi le défendraient dans la
discussion. Je fus chargé aussi de tenir note de la délibé­
ration à mesure que les articles seraient arrêtés, et de la
rédaction définitive.


148 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




Cette discussion, beaucoup trop courte, ne manqua
cependant pas de dignité. Le temps, du moins, fut bien
employé : la Commission était composée, sur la désignation
que j ’avais faite, mi-partie de membres du Sénat et du
Corps Législatif. Entre les premiers figuraient MM. Bar­
thélemy, Boissy-d’Anglas, Fontanes, Barbé-Marbois,
Garnier, Pastoret, Sémonville, Vimar. Les membres du
Corps Législatif étaient MM. Laîné, Blanquart de Bail-
leuil, Chabaud-Latour, Clauzel, Dubois-Savary, Duha­
mel, de Gillevoisin, Faget de Baure, Félix Faulcon.


La séance s’ouvrit le 31 mai. A son ouverture, M. le
Chancelier a annoncé que la réunion était faite d’ordre du
Roi pour discuter l’acte constitutionnel que Sa Majesté vou­
lait accorder à la France. 11 a fait connaître qu’il avait
convenu à Sa Majesté de nommer le Chancelier de France
président de l’assemblée, et ses commissaires auprès d’elle
MM. l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur,
Ferrand et Beugnot, conseillers d’État. Il a ensuite donné
lecture de la liste des membres de l’assemblée, arrêtée par
le Roi. J ’ai, de mon côté, donné lecture de la Déclaration
du Roi datée de Saint-Ouen, le 2 avril dernier, par laquelle
Sa Majesté a posé les bases de l’acte constitutionnel qui
allait être proposé à la discussion.


Avant d’entamer la discussion sur le fond de la matière,
M. Boissy-d’Anglas relève une omission grave dans le
projet d’acte constitutionnel : on n’y déclare pas quel est le
gouvernement de la France, et rien ne s’y rencontre sur
la succession au trône, sur la régence, et d’autres points
graves et qui intéressent à un haut degré le pays et la fa­
mille régnante.


M. de Montesquiou répond qu’il sait gré à M. Boissy-


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 149




d’Anglas de l’avoir mis à portée de s’expliquer nettement,
et dès le début, sur la nature et la forme de l’acte dont on
allait s’occuper. Il faut bien se pénétrer de l’esprit dans le­
quel le Roi est rentré dans ses États et a donné la Déclara­


tion de Saint-Ouen ; il y rentre en vertu du principe fonda­
mental qui établit une monarchie héréditaire de mâle en
mâle, par ordre de primogéniture. C’est par la puissance
royale inhérente à sa personne qu’il a parlé dans la Décla­
ration de Saint-Ouen et qu’il s’expliquera plus explicitement
par l’acte qui va être discuté. Il serait inconséquent de re­
mettre en discussion le pouvoir même à qui appartient le
gouvernement et qui a réuni l’assemblée présente ; ensuite
il y aurait du danger, car, quelle que fût la forme de décla­
ration qui sortirait de la discussion, elle diminuerait plutôt
qu’elle ne fortifierait un principe qui a sa racine dans les
siècles, à l’abri duquel la France s’est élevée si haut entre
les peuples, et dont l’oubli momentané a causé tous les mal­
heurs. Il doit donc être bien entendu que c’est un prpjet
d’acte royal qui va être discuté, et il faut même que l’intitulé
de cet acte en signale à tous les yeux l’origine.—:M. Boissy-
d’Anglas réplique qu’il ne conteste rien de ce que vient d’a­
vancer M. de Montesquiou, mais qu’il ne croit pas du tout
qu’on affaiblisse un principe lorsqu’on le professe dans une
occasion solennelle, comme celle qui se présente. Le retour
de la Maison de Bourbon est un fait qui sera saillant dans
l’histoire. C’est un fait aussi que la France s’est reportée
vers cette ancienne famille pour la longue possession où
était cette famille de lui fournir des Rois; quels incon­
vénients trouve-t-on à déclarer ces faits, qui sont pour la
Maison régnante des titres confirmatifs des autres, et qui
ne peuvent que rehausser l’importance de l’acte mis on


180 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




délibération? — M. Faget de Banre appuie l’opinion de
H. de Montesquiou; il croit que tout ce qui s’est déjà
passé depuis la Restauration est la reconnaissance d’un
droit préexistant qui n’a besoin d’être écrit nulle part,
parce qu’il est dans .l’esprit comme dans le cœur de tous
les Français. D’ailleurs, on ne remonte pas impunément
à l ’origine des peuples et des Rois; car il y a là des monU"
ments sacrés que l’on ne saurait toucher. — « J ’insiste de
* toutes mes forces sur cette dernière 'vérité, dit M. de
» Fontanes : un pouvoir supérieur à celui des peuples et
» des monarques fit les sociétés, et jeta sur la face du
» monde des gouvernements divers. Il faut plutôt en diri-'
» ger la marche qu’en expliquer les principes. Plus leurs
» hases sont anciennes et plus elles sont vénérables; qui
» veut trop les chercher, s’égare ; qui les touche de trop
» près, devient imprudent et peut tout ébranler. Le sage
» les respecte et baisse la vue devant cette auguste obscu-
» rité qui doit couvrir le mystère social comme le mystère
» religieux; mais s’il est des voiles que la prudence hu-
» maine ne doit pas lever, il est pour tous les citoyens
» des droits incontestables qui se manifestent à tous les
» yeux. Discutons ces droits avec franchise, et, s’il le
» faut, avec courage; mais inclinons-nous à l’entrée d’une
» région plus élevée ; nous n’y aborderions pas sans en
» faire sortir de nouveau des tempêtes ; donnons plutôt,
» les premiers, l’exemple d’une crainte salutaire, et puisse
» cet exemple retenir les esprits que la funeste expérience
» d’une conduite contraire n’aurait pas corrigés ! Je de-
» mande que la discussion commence au premier article
» du projet dont il vient d’être fait lecture. » — La pro­
position de M, de Fontanes est adoptée,


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 151




152 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


En partant de cette première donnée, les articles qui
se trouvaient compris dans la Constitution du Sénat et
dans la Déclaration de Saint-Ouen, devaient passer sans
difficulté; c’était le plus grand nombre. Ainsi les quatre
premiers articles furent seulement lusj on fut arrêté à l’ar­
ticle 5, celui qui garantit la liberté de tous les cultes
et leurs droits égaux à la protection du gouvernement.
L’article 6, qui déclare que la religion catholique, aposto­
lique et romaine est la religion de l’État, était passé sous
le numéro 5, et précédait, comme l’exigeait l’ordre logi­
que, celui qui garantit cependant aux autres cultes la
même protection. — M. Boissy-d’Anglas s’éleva vivement
contre l’article : selon lui, établir une religion de l’État,
c’était établir une religion dominante et renvoyer les autres
cultes parmi les cultes étrangers, de ceux que le catholi­
cisme tolère tant qu’il est le plus faible, qu’il tracasse dès
qu’il en a les moyens, et qu’il proscrit s’il devient le plus
fort. L’histoire moderne n’est qu’un long exemple de ce
que l’orateur vient d’avancer. Après avoir établi en prin­
cipe que la religion catholique est religion de l’État, il
est logique de lui subordonner les cultes qui ne sont pas de
l’État, et il ne l’est pas du tout de les faire marcher sur la
même ligne. Cette inconséquence sera signalée quelque
jour, et le clergé catholique a marché à l’intolérance par
des brèches moins larges que celle-là. —


M. Boissy-d’Anglas soutint son opinion avec la cha­
leur qui lui était naturelle, et l’autorité que lui conci­
liaient ses vertus, son expérience et de glorieux antécé­
dents. — M. de Fontanes lui répondit. Il commença par
rendre justice à la manière large dont était rédigé l’ar­
ticle suivant qui garantissait la liberté des cultes. Ce n’était




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION IS3


plus de tolérance qu’il était question, mais d’une égalité
de droits, d’une position exactement parallèle, et, certes,
les communions dissidentes de l’Eglise romaine n’avaient
rien à demander de plus. Mais cela une fois accordé, ne
convenait-il pas de rappeler le fait reconnu dès 1801
par le Goncdrdat passé entre Pie VII et le Gouvernement
français, à savoir : que la religion catholique, apostoli­
que et romaine est la religion de la très-grande majorité
des Français, et puisque en cette qualité c’est à ses autels
que l’État va porter ses vœux ou ses actions de grâces,
qu’il l’a fait depuis douze siècles, et que le Roi de France
en a reçu des titres d’honneur et de prééminence entre les
Rois chrétiens, comment ne pas reconnaître à l’État comme
aux autres fidèles le droit d’avouer la religion qu’il pro­
fesse, et il n’y a pas d’expression plus propre et de moins
dangereuse dans ses conséquences, que de déclarer la reli­
gion catholique la religion de VÉtat, surtout lorsque par
l’article suivant on ferme la porte à tout ce qu’il serait pos­
sible d’en induire contre les autres cultes. — M. Cha-
baud-Latour reproduisit les moyens déjà développés par
M. Boissy-d’Anglas, mais sans se prononcer entièrement
contre l’article 5. Il demanda qu’on s’occupât avant tout d’é­
tablir l’entière liberté des cultes, parce que c’était là le prin­
cipe qui devait dominer la matière et par conséquent tout
précéder; qu’ensuite il serait temps d’examiner si quelque
chose de plus pouvait être accordé à la religion catholique.
— M. l’abbé de Montesquiou se tenait, à cause de sa robe,
pour empêché ou pour dispensé de rien dire; et M. Ferrand
me pressait de prendre la parole, parce que lui-même n’osait
se hasarder dans un débat qui était devenu assez animé. Je
le repris au point avancé où il était déjà; je m’attachai à




examiner quels abus on pouvait faire dans l’avenir de la
déclaration que la religion catholique, apostolique et ro­
maine était la religion de l’État, et je démontrai sans
peine que tous étaient prévus par l’article qui suivait. J ’ac-
cordai quelque chose aux appréhensions de M. Boissy-
d’Anglas; mais je lui demandai la permission de défendre
aussi la religion catholique et je produisis avec assez de fa­
cilité ce que j ’avais retenu des excellents discours que
M. Portalis avait prononcés, sur ce grave sujet, au conseil
d’État et devant le Corps Législatif, en 1802. Je m’aperçus
en finissant quej’avais fait impression sur la Commission etje
pressais par signe M. le Chancelier de mettre aux voix. Il
ne me comprit pas, parce qu’il était alors entièrement
étranger à cette tactique d’assemblée ; il laissa le temps aux
conversations particulières et confuses, et entre lesquelles
M. Garnier demanda la parole. Ce dernier orateur déclara
qu’il avait écouté avec attention, et cependant que personne
ne lui avait appris ce qu’il fallait entendre par ces mots :
la religion de l’Etat, et que de lui-même il n’y trouvait
aucun sens, en sorte qu’il attachait assez peu de prix à la
place qu’occuperait cette déclaration, si elle devait en ob­
tenir une; mais qu’il demandait que l’on s’occupât de l’ar­
ticle qui fondait la liberté et l’égalité des cultes. Je
commençais à répondre; M, le Chancelier fit un signe
négatif convenu, à ce qu’il m’a paru, avec j\l. l’abbé de
Montesquiou; il laissa de côté l’article 5, qui contenait la
déclaration en faveur de la religion catholique, et mit aux
voix l’article relatif à la liberté et à l ’égalité de tous les
cultes, qui fut admis à l’unanimité et devint ainsi l’article 5,
dans l’ordre des numéros. Cela fait, M. l’abbé de Montes­
quieu commençait à lire l’article 7, relatif au payement des


154 MÉMOIRES DU -COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 453


rainistres des cultes. Je fis alors l’observation que M. le
Chancelier, prévoyant sans doute le vœu de l’assemblée,
avait, sans la consulter, accordé la priorité à l’article 6
sur l’article 5, mais que puisque celui-ci n'avait point été
écarté, il restait à le mettre aux voix. M. le Chancelier de­
manda à M. Garnier s’il voulait prendre la parole : ce­
lui-ci répondit assez négligemment qu’il ne mettait plus
d’iptérêt à l’article proposé. M. Boissy-d’Anglas en de­
manda le rejet, non plus avec la même ardeur et comme
par acquit de conscience. Je voulus reprendre l'apologie de
l’article, mais je m’arrêtai parce que je m’aperçus que la
Commission commençait à se fatiguer. On le mit en déli­
bération, et il passa, à quatre voix près, à l’unanimité. Seu­
lement, l’ordre des numéros fut interverti, au regret d’un
grand nombre de membres de la Commission, et, selon moi
du moins, au mépris des règles de la logique. Le jour de
cette séance, j ’allai chez le Roi, qui déjà était prévenu de
ce qui s’était passé.


« Je vous sais gré, me dit Sa Majesté, de la manière
» dont vous avez défendu l’article relatif à la religion. Je
» vois que le débat était entre catholiques et protestants,
» et que les philosophes ne s’en sont pas mêlés, quoique
» vous en ayez sûrement dans la Commission. Je trouve
» simple que M. Boissy-d'Anglas ait défendu les protes-
» tants, et singulier que M. l’abbé de Montesquiou n’ait
» rien dit pour les catholiques. Je devine l’excuse qu’il va
» m’apporter. Le mieux est que l’article soit passé ; mais il
» est fprt mal placé. — Il dépend du Roi, ai-je répondu,
» de rendre à chaque article sa véritable place, et je le
» ferai s’il daigne m’y autoriser. — Non, reprit le
» Roi : il ne faut pas, si nous pouvons, toucher aux ar-




» ticles arrêtés par la Commission, ni même à l’ordre
» qu’elle suit. »


A la séance du 1er juin, M. le Chancelier mit à la dis­
cussion l’article 8, celui qui reconnaît aux Français le
droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se
conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette
liberté. Cet article trouva des apologistes et des censeurs
animésc jII faut placer ici cette observation essentielle,


̂ qu’il n’y avait pas dans la Commission un membre qui
pensât que la liberté des journaux fût comprise dans ce
qu’on entendait alors par la liberté de la presse. On
croyait que dans celle-ci se trouvaient placés les livres de
tous les formats, les brochures et même les pamphlets de
quelque étendue; mais que les journaux quotidiens res­
taient dans le domaine de la police et ne pouvaient pas être
soustraits à son action. Si on eût proposé à la Commission
un article qui le déclarât expressément, il eût passé, sinon
à l’unanimité, du moins et certainement à une forte majo-
rité,Æ t on ne saurait s’en étonner, si on réfléchit que la
Commission était composée d’hommes de savoir et d'expé-


' rience, qui pour la plupart avaient traversé les misères ou
les horreurs de la Révolution, et qui n’avaient pas oublié
quelle part y pouvait revendiquer la licence des journaux,
inséparable de leur liberté ; et cependant, cette grande ex­
ception à part, les meilleurs esprits se trouvaient encore
divisés sur la question de la liberté illimitée. MM. de Fon-
tanes, de Pastoret, de Sémonville, Faget de Baure expri­
maient leurs appréhensions et recherchaient s’il ne serait
pas possible de poser dans la Constitution des barrières que
la loi même ne pourrait pas franchir; et je me rappelle
que M. de Fontanes, entre autres, après avoir parlé sur la


156 MÉMOlUliS DU COMTE BEÜGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 187


question avec la hauteur de pensées et la dignité d’expres­
sion qui le caractérisaient, termina ainsi : ’« Je sais ce qu’on
» a déjà dit, et prévois ce qu’on peut dire encore en faveur
» de cette liberté : je ne la tiens pas moins pour le dissolvant
» le plus actif de toute société. C’est par là que nous finirons,
» si on n’y prend garde, et dès aujourd’hui je déclare haute-
» ment que je ne me regarderai jamais comme libre, là où la
» presse le sera. » Cependant cette liberté trouva aussi
dans la Commission des défenseurs prononcés, mais sages,
et qui admettaient sans difficulté des lois restrictives, tels
que MM. Barbé-Marbois, Laîné, Boissy-d’Anglas, Félix
Faulcon. M. l’abbé de Montesquiou parla très-bien dans
le dessein de ramener les opinions à un point moyen : il
convint des dangers attachés à la liberté de la presse, et
contre lesquels on n’était pas suffisamment armé, même
avant 1789. Il dit qu’il fallait s’attendre que le pouvoir
législatif, désormais éclairé par une expérience qui avait
coûté si cher, poserait des barrières qui mettraient à l ’abri
la religion, la morale, l’honneur des individus. Il fit voir
que l’article proposé n’en assure pas seulement les moyens
à la législature, mais qu’elle lui en impose le devoir.
M. Clausel de Coussergues présenta des vues fort sages et
qu’il appliquait spécialement à la défense de la religion ; il
croyait convenable et même facile de poser dès à présent
certaines règles qui préviendraient les écarts d’une législa­
ture imprudente ou emportée. On convint généralement
de la solidité de ses réflexions, mais les Commissaires du
Roi exprimèrent, par mon organe, le regret que le temps
manquât pour descendre dans les détails, quelle que fût
leur valeur; et je fis voir, au reste, que le système adopté
par le Roi avait été de ne poser par la Constitution que des




ï


V


principes généraux dont on laisserait au temps et à l’expé­
rience le soin de déduire les conséquences; la Commission
applaudit à la prudence de ce parti.


L’article 8 fut mis aux voix et adopté en ces termes :
« Les Français ont le droit de publier et de faire impri-


; » mer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doi-
̂ » vent réprimer les abus de cette liberté. »


I)n a prétendu que dans le projet mis en discussion se
trouvaient les deux mots prévenir et réprimer ; c’est mie
erreur : je ne vois dans l’exemplaire qui m’a servi pour la
discussion que le mot de réprimer, et je ne me rappelle pas
que celui de prévenir ait été prononcé. Mais je trouve
dans mes papiers un exemplaire de la Constitution pré­
sentée par le Sénat où les mots prévenir et réprimer se
suivent en effet comme on le voit ici. Qui a fait disparaître
le premier de ces mots? par quel motif l’a-t-on fait dispa­
raître du projet mis en discussion devant la Commission?
je l’ignore ; mais, soit erreur, soit oubli, on n’a certaine­
ment pas cherché, en le supprimant, à étendre d’autant
la liberté de la presse ; on aura cru, et, dans mon opinion,
on aura été fondêji croire que le mot de réprimer suffisait
seul, et que l’économie des mots n’est jamais mieux placée
que dans la rédaction des lois. Si l’on veut, en effet, mettre
de côté je ne sais quelles subtilités, quelles arguties dé
l’école, que l’esprit de parti ou plutôt que sa mauvaise foi
ont entassées sur la question, il resté évident qu’on né
réprime les abus, quand ils se sont manifestés, que par des
lois qui les empêchent de renaître et qui les préviennent
dans l’avenir. C’est en cela que consiste la véritaBlé ré­
pression. Soutenir qüe la loi doit laisser d’abord à l’abus
toute liberté de se produire, pour tirer de cét abus même


158 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 159


le droit de le réprimer, c’est tomber dans l’absurde; car
l’abus peut être porté à un point loi qu’il devienne im­
possible de le punir; et n ’a-t-on pas vu assez promp­
tement le gouvernement, engagé dans cette fausse et
dangereuse interprétation, renoncer à poursuivre les délits
de la presse, parce que la poursuite en était plus périlleuse -
que l’impunité? Assurément le mot réprimer était suffi­
sant, car il comprenait l’action de 'prévenir; mais à en
juger par ce qui s’est passé depuis, et. qu’il était à la
vérité malaisé de deviner, il est regrettable que les deux
mots n’aient pas été employés cumulativement, dût leur
réunion produire une redondance.


De là on passa à l’article 9, qui porte que « toutes les
» propriétés sont inviolables, sans exception de celles-que
» l’bn appelle nationales, la loi ne mettant aucune diffé-
» rence entre elles. » Cet article, et essentiellement pour
les termes dans lesquels il était rédigé, fut attaqué par
MM. de Fontanes et Laîné.


« Pourquoi, disait le premier, ne s’être pas contenté de
» la disposition qui se trouve dans la Constitution du
» Sénat, et qui porte simplement que les ventes des biens
» nationaux sont maintenues? On pouvait faire suivre
» cette disposition d’une autre qui aurait montré dans
» l’avenir la justice d’une indemnité aux anciens proprié-
» taires; et si les nouveaux sont alarmés, ce dont je doute,
» ils auraient été mieux rassurés que par un article d’une
» sévérité excessive, et qui, en plaçant toute la faveur
» publique d’un côté, éveillera des ressentiments si natu-
» rels de l’autre. J ’apprécie la générosité de ces fidèles
» qui ont vieilli sous la bannière de France égarée sur la
» terre étrangère; le premier de leurs vœux est rempli,




160 .MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


» puisqu’ils nous la rapportent sans tache; mais ils sont
* hommes, et tel est le sort de notre pauvre espèce, que
» nous nous habituons avec le temps à fouler la tombe
» sous laquelle reposent nos pères, et que jamais nous ne
» passons sans irritation sous l’arbre qu’ils ont planté, et
» où nous trouvons l’usurpateur assis. J ’insiste pour une
» autre rédaction de l’article 9. »


J ’étais coupable de cette rédaction • les renseignements
qui m’arrivaient de toutes parts indiquaient de la fer­
mentation parmi les acquéreurs de biens nationaux et sur­
tout de biens d’émigrés ; en Bretagne et en Poitou, d’an­
ciens seigneurs avaient fait des tentatives imprudentes de
rentrée en possession ; ils étaient en petit nombre, et ces
tentatives n’avaient pas eu de suites. Il n’y avait certai­
nement là rien qui pùt étonner : on devait plutôt admirer
que parmi tant de propriétaires dépouillés, et dans une
classe ardente et armée, les choses n’eussent pas été pous­
sées plus loin ; mais déjà les journaux avaient abusé de
quelques faits isolés pour jeter l’alarme; chaque jour je la
voyais s’accroître, et j ’attachais un grand prix à faire placer
dans la Constitution une disposition qui rassurât complète­
ment les esprits. Je la croyais d’autant plus nécessaire, que
dans une dernière conversation avec le Roi, j ’avais cru
pouvoir défendre un homme en place taxé d’être un ac­
quéreur de biens nationaux, en convenant qu’à la vérité
il avait acheté des biens du clergé, mais que jamais il ne
serait venu dans sa pensée d’acheter des biens d’émigrés.
— « Je ne vois pas, avait répondu le Roi, quelle diffé-
» rence on y peut faire, si ce n’est que les uns étaient en-
» core plus sacrés que les autres. » Ce propos, jeté avec
une sorte d’humeur, me fit une impression assez vive pour




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 161


que le Roi. l’aperçût. Il sentit apparemment qu’avec moi
il avait été trop loin, et il ajouta d’un ton adouci : « En-
» fin, ce qui est fait est fait ; tant pis, tant mieux, pour
» ceux qui ont ces biens et pour ceux qui ne les ont plus. »
Le correctif n’effaça pas du tout de mon esprit l’inquiétude
que le propos y avait fait naître, et je croyais bien mériter
du Roi et de sa famille en les prémunissant contre les
préventions dont je les supposais animés envers les acqué­
reurs de biens nationaux ; et c’est au même dessein, plutôt
qu’à des besoins de finances, que l’on doit attribuer les
efforts qui ont été faits depuis pour obliger Louis XVIII à
aliéner lui-même de ces biens et à en faire entrer quel­
ques-uns dans ses domaines.


Quoi qu’il en soit, je défendis de toutes mes forces l’ar­
ticle 9 devant la Commission. « Je ne sais rien de pire,
» disais-je, que deux espèces de propriété dans un même
» État; il est de l’essence de la propriété qu’elle soit une ;
» qu’elle soit à tous les yeux empreinte du même carac-
» tère; que ce soit enfin une idée simple, je dirais presque
» une idée fixe. C’est à ces conditions seulement qu’elle est'
» inviolable. Il a donc été heureux de trouver une formule
» de rédaction qui confondît entièrement les propriétés an-
» cienneset les propriétés nouvelles; qui n’en fît qu’une
» seule masse sur laquelle serait également apposé le sceau
» de l'inviolabilité. Il en va résulter que les propriétaires
>» anciens seront intéressés à faire respecter les proprié-
» taires nouveaux, et je ne sais quelle plus puissante g a-
» rantie on pouvait imaginer pour ces derniers, puisque
» celle-ci leur assure, non pas seulement la protection du
» Gouvernement, mais celle de la société tout entière; et
» j ’oserai le dire : il n’y a rien là de trop, comme l’a si


n il




» bien exprimé l’illustre orateur qui a ouvert .la discus-
» sion : « Les proscriptions passent vite, les confiscations
» restent et suscitent après elles d’interminables haines,
» si on ne les prévient dès le principe. » — « M. de Fon-
» tanes aurait pu nous en fournir de mémorables exemples
» dans l’antiquité, dont l’esprit lui est aussi connu que la
» langue lui est familière. Nous sommes dans une circon-
» stance à peu près pareille à celle où l’orateur romain se
» prononça si vivement en faveur des nouveaux proprié-
» taires ; mais nous sommes plus heureux, car ici les senti-
» ments ne diffèrent pas au fond. Personne en effet n’a
» la pensée qu’on ,puisse troubler les acquéreurs des do-
» maines nationaux. Cette sagesse unanime doit être d’a -
» bord constatée et publiée très-haut. Tout le monde est
* ensuite d’accord qu’on doit s’occuper d’indemniser au-
» trement les anciens propriétaires. Ces deux points con-
» venus, il faut bien reconnaître que la forme de rédac-
» tiou qui impose le plus sûrement la sécurité d’une part,
» et la paix de l’autre, est la meilleure. »
' — «A Dieu ne plaise, répondit M. Laîné avec cet accent
» d’une belle âme, qui est le véritable caractère de son êlo-
» quence, à Dieu ne plaise que j ’applaudisse à la cruelle
» habileté qui a dicté l’article en discussion! Eh quoi! mes-
» sieurs, c’est l’ancienne propriété, dont la nature est si
» respectable, dont les titres sont si sacrés, qu’on rend
» complice d’une immense spoliation en les confondant
» l’une avec l’autre, de manière qu’elles paraissent se
* servir mutuellement d’appui! Non, vous n’y parviendrez
» pas; de quelques termes que vous vous serviez, quelle
» que soit la contexture que vous leur donniez, ils ne pré-
» vaudront pas contre les idées qui seules fondent le senti-


162 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT ■




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 163


» ment intime de la propriété, contre ces idées du juste et
» de l’injuste qui seules la peuvent maintenir. Une an-
» cienne propriété sera toujours une propriété, et un bien
» national ne sera qu’un bien national; et vous voyez
» déjà qu’en dépit de vos prescriptions, de vos lois,
» de vos menaces, la conscience publique s’obstine à en
» faire la différence. Votre article, de quelque manière
» qu’il soit rédigé, n’y changera rien ; il ne peut faire aucun
» bien, il fera beaucoup de mal. Que doit-on désirer dans
» l’intérêt de la paix et j ’ajoute de la prospérité publique?
» Que les biens des émigrés retournent sans troubles et
» sans secousses aux anciens propriétaires. Cette vpie s’est
» ouverte d’elle-même. De nombreuses transactions ont eu
» lieu jusqu’ici, et chaque jour il s’en passe ou il s’en prê-
» pare de nouvelles. Voilà ce qu’il fallait encourager dans
» l’intérêt de l’État ; et loin de là, en adoptant l’article pro-
» posé, vous y apportez autant d’obstacles qu’il est en votre
» pouvoir; et, chose singulière ! le sort des Français dé-
» possédés pour leur fidélité à la Maison de Bourbon va
» s’empirer par le retour des princes de cette Maison.
» Laissez au moins cette matière sous l’ancienne législa- •
» tion, sous celle du Directoire et de l’Empire, qui certes
» ne péchait pas par l’indulgence, et dans un moment où
» l’union des coeurs est si désirable, craignez de désespérer
» la fidélité et d’irriter la fierté compagne de l’infortune.
» Je me range à l’opinion de M. de Fontanes. »


M. Faget de Baure, qui avait été mis sur la voie par la
considération qui terminait le discours de M. Laîné, repro­
duisit dans leur ordre les dispositions de lois qui avaient
été portées dans le dessein de rassurer les acquéreurs de
biens nationaux ; il passa ensuite à la jurisprudence qui




était établie sur cette matière, et cita des décisions d’une
extrême sévérité contre les émigrés. Il demanda si, de
bonne foi, on avait encore quelque chose à désirer sur cette
matière. Il ne se dissimulait pas que la Restauration
enhardirait les prétentions des émigrés; mais il démontrait
par des raisons déduites d’une sage prévoyance, que la
sévérité de la jurisprudence ne pouvait pas diminuer sous
la Maison de Bourbon. Il terminait par dire que s’il avait
besoin d’une preuve de plus, il la trouverait dans l’ar­
ticle produit, et défendu au nom du Roi par les Commis­
saires de son Conseil.


Ma position devenait embarrassante; j ’avais à me dé­
fendre contre de rudes jouteurs, et sans avoir de secours à
espérer de mes deux collègues. M. Ferrand me conseillait
d’annoncer que nous en référerions au Roi, c’est-à-dire,
d’abandonner l’article. La conscience me le défendait, par
les motifs que j ’ai expliqués et que je ne pouvais pas
révéler à la Commission. Je repris donc la parole : je
quittai les sentiers du raisonnement où je n’aurais pas
marché d’un pas bien ferme, et je me jetai dans les faits.
J ’annonçai qu’il était de mon devoir de dire à la Commis­
sion que l’inquiétude des acquéreurs de domaines natio­
naux était générale, et qu’elle se fondait sur ce qui s’était
déjà passé en plus d’un endroit. Je déroulai alors la liste
des faits qui, depuis un mois, étaient parvenus au ministère
de la police, et entre lesquels il s’en trouvait d’assez auda­
cieux de la part des émigrés. Je m’aperçus, aux signes
d’étonnement que donnaient les membres delà Commission,
que je faisais impression, et que la majorité, suspecte de
posséder au moins des biens d’Église, ne serait pas fâchée
que l’article passât. Il ne s’agissait plus que de lui fournir


164 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 165


une excuse. Je la trouvai dans l’article qui suivait immédia­
tement celui qui était en discussion. Je lus cet article qui


•porte que l’État peut exiger le sacrifice d’une propriété
pour cause d’intérêt public légalement constaté, mais avec
une indemnité préalable, et je soutins que cet article s’ap­
pliquait au sacrifice que l’État exigeait des biens confis­
qués pour cause d’émigration, et qu’il rendait l’indemnité
infaillible. La majorité crut ou fit semblant de croire que
j ’avais raison, et l’article 9 fut adopté.


Les autres articles n ’éprouvèrent pas de difficulté ;
cependant M. Félix Faulcon proposa, à l’article 12, un
amendement. Le projet portait simplement : « La cons-
» cription est abolie. » L’amendement consistait à ajouter :
« Le mode de recrutement de l’armée de terre et de'mer
» est déterminé par une loi. *» Et, sur un court dévelop­
pement de son utilité, il fut adopté.


Ici se terminait le premier chapitre de la Constitution,
celui qui est intitulé Droits publics des Français. Il avait
paru dans l’ordre des idées et des convenances de com­
mencer par définir les droits des Français avant que de
s’occuper de la forme du gouvernement, parce que ces
droits en étaient indépendants. On n’a pas aperçu tout ce
qu’il y avait de sérieux et meme de libéral dans la dis­
tribution des chapitres de cet acte important ; on n’y voit
pas figurer de déclaration des droits de l’homme, parce
qu’une pareille déclaration n’était autre chose qu’un appel
à la révolte, auquel la France avait trop souvent répondu,
mais les droits des Français y sont avant tout reconnus et
déclarés. La part ainsi faite à la nation, il ne restait plus
en face que la royauté à qui il appartenait de déclarer elle-
même comment elle exercerait à l ’avenir; aussi le reste




■ Ü
; f


comprend les formes du nouveau Gouvernement du R oi,
c’est-à-dire une Chambre des Pairs, une Chambre des
Députés, pour concourir à la puissance législative; des mi-,
nistres et des tribunaux pour l’exercice de la puissance
exécutrice ; et le dernier chapitre est réservé à la reconnais­
sance de certains droits particuliers dont la paix publique
réclamait le maintien. Tout garde ici la forme d’une con­
cession, mais d’une concession combinée avec habileté et
qui ne vient qu’après la reconnaissance des droits publics
des Français. Il eût été difficile de procéder avec plus de
sagesse et d’adopter une meilleure méthode,


La Commission, parvenue au chapitre qui contient les
formes du Gouvernement du Roi, passa, sans autres diffi­
cultés que quelques observations sur la rédaction, aux ar­
ticles 13, 14, 15, 16, 17 et J.8,


L’article 14 était cependant d’une haute importance :
cet article, qui comprend dans des dispositions générales
les éléments du pouvoir exécutif, termine par réserver au
Roi la faculté do faire les règlements et ordonnances
nécessaires pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État.
A-t-on placé cet article dans le chapitre du Gouverne­
ment du Roi, dans le dessein de lui réserver une dictature
pour ces circonstances extraordinaires qui surviennent
dans le gouvernement des États et qui dépassent la pré­
voyance humaine?


Je crois pouvoir assurer que telle n’a point été l’inten­
tion de la Commission ni des rédacteurs du projet sur
lequel la Commission délibérait; ces derniers ont pris cet
article, comme quelques autres, dans des constitutions an­
térieures, où ils reposaient sans conséquence. On les
voyait repaiaître à toute occasion comme des formules con-


108 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNQT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 167


venues, et je ne sais pas si cette fois on y avait mis plus
de réflexion que dans les précédentes; mais si cliaque
membre de la Commission eût été appelé à déclarer ce
qu’il avait été entendu par ces expressions ; faire des
règlements et ordonnances nécessaires pour Yexécution
des lois et la sûreté de VËtat, il aurait commencé par
exclure de toute interprétation la faculté de faire des lois,
mais seulement des règlements d’exécution dont presque
toutes les lois ont besoin dans un pays si vaste et de con­
figuration si variée que la France. Il aurait admis ensuite
le pouvoir de porter la force publique et de la faire agir
soit à l’extérieur, soit à l’intérieur, partout enfin où la
sûreté eût été menacée, mais il n’aurait cru avoir rien
délibéré de plus ; et c’est parce que ces règlements et cette
disposition de la force publique étaient des attributs néces­
saires du pouvoir exécutif, qu’on les avait de tout temps
admis sans discussion. Il en eût été autrement dans la
Commission, s’il eût été question de discuter une dictature,
c’est-à-dire la réunion dans les mains du prince de tous
les pouvoirs de l’État dans certains cas donnés.


Cependant cette doctrine a été appliquée sous
Louis XVIII, par l’ordonnance du 24 juillet 1815, qui a
disposé du sort d’un certain nombre d’individus qui avaient
incontestablement le droit de se défendre, devant les tri­
bunaux, des reproches dont ils étaient l’objet, et par l’or­
donnance du 13 juillet de la môme année, qui a modifié
plusieurs articles de' la Charte, augmenté le nombre des
députés, diminué l’âge requis pour entrer à la Chambre,
et conféré aux préfets la faculté de faire des électeurs,
Enfin, on a persisté dans le système, et même par l’or­
donnance du 5 septembre 1816, qui a rapporté la précê-




dente; mais il s’agissait d’échapper aux restes de la crise
des Cent-Jours où l’existence même de la France avait
été compromise, et du milieu des périls de ce genre surgit
une dictature qui n’a besoin d’être écrite nulle part, et dont
le chef de l’État se trouve naturellement investi. C’est
pour lui un devoir étroit que de se placer en pareil cas
au-dessus des lois pour sauver les lois elles-mêmes, et il
ne faut pas qu’un tel pouvoir soit écrit et encore moins
défini, car il s’en affaiblirait. À Rome, on désignait le
dictateur, et à l’instant même tout pouvoir s’abaissait; le
sien seul était debout; et quand, depuis, le Sénat admit
la fameuse formule caveant comules, etc., on ne deman­
dait compte aux consuls que d’un seul fait, du salut de la
République.


Ces principes ont été solennellement proclamés à la
Chambre des pairs par le savant rapporteur de la loi de la
presse de 1828 ; on avait, dans la discussion, parlé à’un
péril imminent pour l’Etat.


« Dans un péril tel qu’on le suppose, avait répondu
» M. le comte Siméon, le Roi, et par conséquent son gou-
» vernement, peut tout ; il n’est pas besoin que la loi lui
» fasse une réserve de ce qu’il tient de son droit de chef
» suprême de l’État. S’il y a danger imminent, la dieta-
» ture lui appartient. Il importe donc assez peu qu’on ait
» ou non voulu écrire cette dictature dans l’article 14 de
» la Charte, et qu’elle s’y trouve ou ne s’y trouve pas.
» Mais on insistera, et on demandera à quels signes se
» peut reconnaître le péril ? quel sera le juge de son
» imminence? On répond qu’il y a dans ces graves cir-
» constances une série de faits patents qui ne peuvent
» échapper à personne. Ensuite le Roi est le juge néces-


m MÉMOIRES DU COMTE BEUÙNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 169


» saire de l’imminence du péril) puisqu’il est le mieux à
» portée d’en juger, et le plus intéressé à l’écarter. La
» responsabilité de ses conseillers se présente aussi pour
» garantir l’abus qu’il pourrait faire de sa position. Enfin,
» si tout cela ne suffisait, c’est qu’il y a toujours au fond
» de nos institutions quelque réduit caché où il n’est pas
» donné à l’humaine faiblesse de pénétrer. »


Dans le projet présenté par la Commission, la faculté de
faire des propositions de lois, de la part de l’une ou de
l’autre Chambre, n’existait point, de sorte qu’on y trouvait
rapprochées de fort près l’initiative exclusive et la sanc­
tion, réservées au Roi.


M. Garnier s’éleva contre le concours de ces deux dis­
positions : « Je ne saurais concevoir, disait-il, comment on
» peut placer à la fois dans la main du Roi l’initiative
» exclusive des lois et leur sanction. Si le Roi seul peut
» proposer des lois, apparemment-il n’en proposera que de
» sages, et alors de quoi sert-il de lui donner encore la
» sanction, c’est-à-dire l ’approbation de son propre ou-
» vrage ? Il y a ici sur un même point une double action
» qui paraît inutile et niême ridicule, mais voyons au fond;
» que va-t-il se passer entre ces deux termes de l’initia—
» tive et de la sanction ? que les Chambres délibéreront, et
» sur quoi? seulement sur ce qu’il plaira au Roi de leur
» présenter. Je vois bien qu’elles auront ainsi le pouvoir
» de refuser leur vote à une loi qu elles jugeront mau-
» vaise, mais il leur manquera celui d’introduire une loi
» qu’elles auront jugée bonne et même nécessaire. Ou je
» ne m’y connais pas, ou il n’y a là que moitié du système
» représentatif, oi* plutôt ce système est tout à fait manqué,
* car il ne consiste pas seulement à préserver le pays de




170 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


» mauvaises lois, mais à lui en procurer de bonnes. Je vois
* les Chambres réduites à un rôle consultatif obligé, rôle
» qui peut devenir dangereux si des Chambres mal dispo-
» sées s’obstinaient à refuser tout ce qui serait proposé par
» le Roi, et qui est impuissant pour toute espèce de bien,
» puisqu’elles ne peuvent rien proposer d’elles-mêmes. »


« — Je dois, répondit M. l’abbé de Montesquiou, sou-
» tenir le concours des articles proposés dans l’intérêt de
» la prérogative royale et dans celui du pays ; à quelque
» époque de l’histoire que l’on veuille remonter, et depuis
» les Capitulaires jusqu’à 1789, on trouve la Couronne en
» possession de pr^oser la loi, et puisque l’excellence de
» la législation française a été vantée, môme par les pre-
» miers d’entre les publicistes étrangers, il ne faut pas
» abandonner les formes qui ont contribué à sa perfection.
» Sans doute les Français sont dotés d’admirables qualités,
» mais il faut avouer qu’ils sont vifs, impatients, et qu’avec
» eux le premier moment est un séducteur dangereux;
» que si chaque membre de la Chambre a le droit de pro-
» poser une loi, il lui suffira de se ménager l’appui de
» quelques orateurs influents, et de saisir le moment pour
» emporter l’assemblée plus loin qu’elle n’aura cru et
» qu’elle n’aurait voulu aller. La délibération d’une se-
» conde Chambre, la sanction du Roi, offriront, je le sais,
» un remède et un contre-poids ; mais que l’opinion soit
» frappée par quelque proposition qui recèlera un danger
» réel sous un voile d’intérêt populaire, les esprits seront
» emportés, le dehors s’agitera, l’intrigue s’interposera
» entre la Chambre qui aura proposé^la loi et les deux
» autres branches de la puissance législative, et celles-ci
» auront besoin d’être libres. J ’en appelle à la conscience




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 171


» de ceux des membres de la Commission qui ont fait partie
» des deux premières assemblées; n’ont-ils pas vu ces as-
» semblées si violentes, qu’elles aient pu regrélter le len-
» demain le décret porté de la veille? et dé quoi a servi à
» Louis XVI ce droit de sanction qui lui avait été décerné
» avec tant de solennité, et dont le libre exercice lui avait
» été si souvent et si vainement garanti ? La royauté, dé-
» pouillée de l’initiative, est restée désarmée et a prompte-
». ment succombé sous les traits des factions; aussi le Roi,
» qui a profondément médité sur cet article fondamental de
» la monarchie, nous a-t-il déclaré que jamais il ne.se dé-
» partirait d’un droit inhérent à sa'Couronne, et qu’il tient
» pour l’une des bases essentielles de l’ordre public et la
» première condition de la tranquillité de sefe peuples.


» Je passe maintenant à la sanction : personne ne peut
» songer à séparer de la royauté cet acte qui, en quelque
» sorte, la constitue et la révèle aux peuples. Mais, dit-on,
» les Chambres ainsi resserrées entre l’initiative et la sanc-
» tion ne seront que des espèces de conseils obligés; oui,
» mais des conseils publics qui parleront au nom de la
» nation, et dont il sera presque impossible de repousser
» les avis lorsqu’ils seront sages ; mais des conseils qui
» auront le droit de rejeter ce qui ne leur conviendra pas ;
» des conseils qui auront un droit qui domine tous les
» autres, celui d’accorder l’impôt. Eh! messieurs, voilà
» du pouvoir représentatif tout autant qu’il en faut aux
» Français; songez que ce pouvoir, une fois implanté dans
» une nation, tend toujours à s’étendre. Les Chambres
» d’Angleterre n’étaient pas autre chose, dans l’origine,
» que des conseils obligés, et que les Rois trouvaient toute
» sorte de peine à réunir, et voyez ce qu’elles sont aujour-




Il
11II


» d’hui. On a tout compromis et bientôt tout perdu en 1789,
» lorsqu’on a mis la royauté à nu pour reporter tout le
» pouvoir sur une assemblée délibérante. Remercions le
» Roi de nous tenir à longue distance d’un tel excès; jamais
» nous ne devons perdre de vue qu’il s’agit ici de faire
» l ’essai d’une nouvelle forme de gouvernement. L’essai
» réussira, j ’aime à le croire, mais si nousdevions éprouver
» encore des secousses, laissons assez de 'forces pour les
» apaiser, à ce trône qui a si longtemps et si glorieuse-
» ment abrité nos pères. »


La discussion resta longtemps engagée sur ce terrain ;
MM. Barbé-Marbois, ' de Sémonville, Chabaud-Latour,
Félix Faulcon, défendaient le système que les Chambres
devaient partager l’initiative avec le R oi, en prenant _ de
sévères précautions pour qu’elles ne pussent pas abuser de
cette faculté, et chacun des opinants développait l’espèce de
précautions qu’il regardait comme préférables. M. de Pas-
toret prit la parole le dernier : il accorda dès le début, à
M. l’abbé de Montesquiou, le danger d’attribuer à une as­
semblée de Français l’initiative des lois, si on n’entourait
pas cette faculté de lenteurs , de précautions, do formes
enfin qui pussent tempérer l’impétuosité du caractère na­
tional ; mais il ajouta qu’il lui semblait bien difficile do
priver entièrement les Chambres des moyens d’exprimer le
voeu public sur la nécessité ou la haute convenance d’une
loi. Il ne serait pas exact de dire que la nation ait été an­
ciennement privée de cette faculté; sans remonter plus
haut, elle l’exerçait dans les États-Généraux sous la forme
de plaintes, de doléances, de présentation de cahiers; et
cette forme d’initiative n’était pas sans conséquence, car
c’est de la sorte qu’ont été provoqués les édits de Blois et


172 MÉMOIRES OU COMTE BEÜGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 173


de Romorantin, l’ordonnance d’Orléans, etc., etc., et les
préambules de ces lois en font foi: Lorsque, par succession
de temps, le droit des États-Généraux semblait dévolu aux
cours souveraines, l’initiative se reproduisit sous dé nou­
velles formes. Il y a donc ici une sorte de tradition en fa­
veur du pays : la plainte est naturelle à celui qui souffre,
et il faut bien que par une voie ou par une autre elle s’é­
lève vers le pouvoir dont on attend le remède. Aussi,
sous tous les gouvernements, signale-t-on une forme quel­
conque d’initiative : dans les gouvernements modérés elle
s’exerce par des moyens analogues à la nature du gouver­
nement ; sous le despotisme, par des révoltes et des in­
cendies; cependant, et dès qu’il s’agit de convenir des
formes d’un gouvernement représentatif pour la France,
il est indispensable de donner aux Chambres une portion
de l’initiative si restreinte qu’elle soit, autrement on s’ex­
pose au danger de les voir se l’approprier par des moyens
irréguliers et dont la tribune leur aura promptement ré­
vélé le secret.


Pendant la discussion, où personne n’avait appuyé le
système des Commissaires du R o i, M. le comte Vimar
m’avait fait passer un billet conçu en ces termes :


« Il sera fâcheux que vous soyez obligé de dire au Roi
» que la Commission entière a manifesté une opinion con-
» traire à celle de Sa Majesté ; ne pourrait-on pas les
» concilier en accordant à la Chambre des Députés la fa-
» culté de supplier le Roi de proposer une loi lorsqu’elle
» serait sollicitée par le vœu public? Je ne vous donne
» qu’une idée, voyez si vous en pouvez tirer parti. »


Je mis ce billet sous les yeux de mon collègue M. Fer­
rand, qui me dit qu’il partageait l’avis de M. Vimar, et




qu’il m’engageait à prendre la parole pour le soumettre à
la Commission, Je fis'observer à M. Ferrand qu’il était plus
convenable qu’il s’en chargeât lui-même, parce qu’une
telle proposition aurait dans sa bouche plus de poids que
dans la mienne, et que nous éviterions à la Commission
l’accès d’humeur que ne manquerait pas d’avoir M, l’abbé
de Montesquiou s’il me trouvait sur son chemin pour le
contrarier le moins du monde. M. Ferrand se rendit à ces
raisons et rédigea la proposition telle à peu près qu’elle
était contenue au billet de M. Yimar; il en donna lecture
à la Commission, où elle obtint, quant au fond, l’approba­
tion unanime ; mais de là sortirent plusieurs questions :


La faculté de supplier le Roi de proposer une loi sollici­
tée par le vœu public appartiendra-t-elle seulement à la
Chambre des Députés ou sera-t-elle commune aux deux
Chambres?


Le Roi ne pourra-t-il pas, si la faculté est commune aux
deux Chambres, se trouver embarrassé entre des proposi­
tions différentes émanées simultanément de l’une et de
l’autre Chambre?


La faculté des Chambres doit-elle être limitée à des
projets de loi sollicités par le vœu public? A quels signes
reconnaître et comment constater ce vœu public?


La discussion de ces propositions dans la Chambre des
Députés n’absorbera-t-elle pas son attention et l’intérêt du
public appelé à ses séances, de sorte qu’elle ne traitera
plus que négligemment les projets de lois présentés au
nom du Roi ?


Quels délais doivent être interposés entre la présenta­
tion aux Chambres d’une demande à faire au Roi, sa dis­
cussion et son envoi à Sa Majesté ?


174 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




Quelles formes doivent être introduites pour garantir de
la part des Chambres un examen réfléchi ?


Enfin, la demande à soumettre au Roi ne devant pas en­
traîner de suite nécessaire, ne doit-on pas -fixer un délai
passé lequel le silence du trône équivaudra à un refus?


La Commission renvoya au lendemain la discussion de
ces questions, parce que la séance avait été longue et fati­
gante, et qu’il ôtait nécessaire de connaître l ’intention du
Roi avant que de s’engager plus à fond dans la matière. A
l’ouverture de la séance du 24, M. le Chancelier annonça
qu’il avait rendu compte au Roi de la discussion qui avait eu
lieu dans le sein de la Commission, et lui avait demandé
ses ordres, et que Sa Majesté persistait à ne rien relâcher
du droit d’initiative qu’elle regardait comme-un fleuron de
sa couronne, mais qu’après avoir mûrement pesé la faculté
à accorder aux Chambres de supplier le Roi de proposer
une loi qui leur paraîtrait utile, le Roi y avait trouvé une
reconnaissance plutôt qu’un empiètement sur l’initiative
royale; qu’en effet, et de tout temps, cette faculté s’était
exercée en France dans une forme ou dans une autre ; que
Sa Majesté désirait seulement que la Commission prît les
précautions convenables pour que cet exercice fût préserve
dans l’avenir de tout inconvénient.


La question s’établissait nettement par la déclaration
faite au nom du Roi par M. le Chancelier ; la discussion en
devint plus facile, et il fut arrêté, d’abord, que la prière de
proposer une loi adressée au Roi pouvait s’étendre à quelque
objet que ce fût, et même indiquer ce qu’il semblerait con­
venable que la loi renfermât. I)e la sorte, la faculté s’ap­
pliquait à toutes les matières, et pouvait, au besoin, des­
cendre jusqu’aux détails de la loi désirée; c’était se


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 175




rapprocher de l’initiative autant qu’il était possible ou
permis de le faire. On sentit ensuite que ce serait donner
trop d’avantages à la Chambre des Députés, qui en avait
beaucoup., que d’accorder cette faculté à elle seule : elle
fut donc accordée aux deux Chambres, et pour que l’exer­
cice de cette faculté ne devînt pas dans la Chambre des Dé­
putés un appât offert aux ambitions de popularité, il fut dé­
cidé qu’en pareil cas la discussion aurait lieu en comité
secret. Ici, la Commission fut arrêtée par la question de
savoir si chaque Chambre pouvait présenter directement
au Roi la demande d’une loi, et à côté de l’affirmative se
trouvait cette difficulté que l’une et l’autre Chambres étant
composées d’éléments divers, et appelées à stipuler des in­
térêts qui devaient ne pas s’accorder toujours, il arriverait
cette circonstance où chaque Chambre pourrait, sur le
même sujet, présenter des projets de lois opposés. Dans ce
cas, à la vérité, le trône jouait entre les Chambres un rôle
de médiateur qui avait son côté imposant, mais qui aurait
aussi son danger dans un moment d’effervescence, et où le
Roi devrait se décider entre une Chambre à qui le mouve­
ment est naturel et celle dont le premier devoir est la con­
servation. M. Faget de Baure, après avoir bien établi la
difficulté, en indiqua la solution dans cette mesure, de
faire passer d’une Chambre à l’autre la proposition d’une
demande à soumettre au Roi, et d’y faire délibérer chaque
Chambre successivement, de môme que sur un projet de
loi. A cette forme étaient attachés des avantages de plus
d’un genre : le concert entre les deux branches du pouvoir
législatif en naissait naturellement, puisque la proposition
ne pouvait être soumise au Roi que si elle était adoptée par
l’une et l’autre Chambres, et cet assentiment une fois ob*


170 .MÉMOIRES DU COMTE REUGNOT




LUS PREMIERS TEMPS DE RA RESTAURATION 177


tenu, il faudrait des raisons bien fortes pour que la^Cou-
ronne refusât son initiative, en sorte que c’était y faire par­
ticiper les Chambres d’une façon indirecte et peut-être
préférable à toute autre. La Commission se rangea unani­
mement de cet avis.


Cependant M. de Sêmonville voulut encore que l’on
prévît le cas, assez rare à la vérité, où. l’une et l’autre
Chambre s’entendraient pour porter coup sur coup, au
Roi, des demandes de lois à proposer. Il rappela la dan­
gereuse précipitation des décrets de l’Assemblée Consti­
tuante, et celle plus dangereuse encore des décrets d’ur­
gence de l’Assemblée Législative; il proposa d’y pourvoir
par cette disposition que la demande d’une proposition
de loi qui aurait pris naissance dans une Chambre et
y aurait été adoptée, ne serait envoyée par elle à l’autre
Chambre qu’après un délai de dix jours. Cette disposition
passa aussi à l’unanimité. M. Blanquart de Baiileul fit
observer qu’il fallait encore prévoir le cas où l’une des
deux Chambres qui aurait adressé A l’autre une proposition
de loi que celle-ci aurait rejetée, reviendrait à la charge
plusieurs fois de suite et à de courts intervalles, ce qui
établirait une sorte de lutte qui ne serait pas sans danger
ou du moins sans scandale, et il fut décidé que lors­
qu’une proposition adoptée par une Chambre aurait
été rejetée .par l’autre, elle ne pourrait pas être repro­
duite dans la même session. Enfin la Commission s’arrêta
un instant sur le point de savoir s’il était utile d’insé­
rer dans la Constitution que les demandes portées au
Roi n’auraient pas de suites nécessaires, et que le seul
silence de la Couronne pendant un délai donné suffirait
pour en faire supposer le rejet. Mais on remarqua que


U 12




178 MÉMOIRES DU COMTE BEÜÜNOT


cette disposition était de droit, puisque les Chambres ne
procédaient à l’égard du Roi que par voie de supplication,
et que toute disposition qui laisserait soupçonner que la
liberté du Roi eût été le moins du monde altérée, même
celle qui prendrait en pareil cas son silence pour un rejet,
serait une atteinte à la prérogative que la Commission vou­
lait et devait réserver fout entière.


La rédaction de toutes les décisions prises me fut ren­
voyée avec la prière de la rendre aussi claire et aussi courte
qu’il se pourrait; j’y rencontrai quelque peine : les formes
imposées à la proposition de loi s’étaient accumulées durant
la discussion sans qu’qn s’en aperçût, et il n ’ôt'ait pas facile
de les faire jouer d’une Chambre à l’autre, et des deux
Chambres au Roi. Je fus obligé d’y dépenser trois articles
que je retournai en dix manières différentes avant que de
trouver l’ordre dans lequel ils sont rédigés sous les numéros
19,20 et 21 de la Charte. La Commission adppta ma rédac­
tion, mais je n’en suis pas encore satisfait. Je trouve que
M. Benjamin Constant a été plus heureux lorsqu’il a eu à
exprimer la môme disposition par les articles 24 et 25 de
l ’Acte Additionnel de 1815. Il est vrai, comme il en est
convenu avec moi, qu’il n’aurait pas été plus clair que moi,
si je ne m’étais pas donné tant de peine pour l’être moi-
même. Ce publiciste, dont nul ne contestera l’habileté, m’a
fait l’éloge de cette espèce d’initiative indirecte dont l’in­
vention appartient à la Commission de la Charte, et a été
édifié de la discussion que cette matière avait subie dans
son sein. Il blâma seulement la condition du comité
secret; mais cette disposition à part, et si nous avions
la moindre intelligence de nos propres affaires, il y
aurait peu de différence entre l’initiative indirecte accor-




dée aux Chambres et l’initiative directe réservée au Roi.
L’article 22 reconnut au Roi le droit exclusif de


sanction et de promulgation des lois.
L’article 23, celui relatif à la Liste Civile, ne figurait


pas au projet présenté par les Commissaires du Roi. Il fut
proposé par M. Clausel de Coussergues. « Sans peine on
* conçoit, dit l ’orateur, comment le Roi, tout entier à ces
» hautes pensées qui doivent fonder la liberté et le bonheur
» de ses peuples, n’ait pu en descendre à des considéra-
» fions d’intérêt personnel. Aussi, dans le projet qui vous
* est présenté, ne se trouve-t-il rien qui fasse mention de
» la Liste Civile. Noble et touchant oubli dans cette famille
> héritière d’un patrimoine immense et qui recouvrirait
» aujourd’hui upa partie de la France, si elle ne l’eût suc-
» çessivement consacré à la défense et à la prospérité de
?» l’État! mais s’il a été de la dignité de Louis XVIII de
» l’oublier, il est de notre devoir de nous le rappeler. Je
» propose donc d’ajouter au chapitre en discussion un ar-
» ticle conçu en ces termes : « La Liste Civile est fixée
v pour toute la durée du règne, par la première législa-
» ture assemblée depuis l’avénement du Roi. » J ’admets
» la Liste Civile comme préétablie, parce qu’elle n’est,
» je le répète, qu’une faible indemnité de l’abandon que
» depuis le commencement de la troisième race nos Rois
» ont fait à l’État des domaines immenses qu’ils ont suc-
» çessivement recueillis par héritage, mais je mets à la
>* Liste Civile cette condition qu’elle sera fixée pour toute
» la durée du règne par la première législature assemblée
» depuis l ’avénement du Roi; outre le droit qui résulte
» pour le Roi des considérations que je viens de faire
» valoir, vous trouverez, Messieurs, de hautes convenances


LUS PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 179




180 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


» qui ne permettent pas de remettre tous les ans la Liste
» Civile en question, dans le sein des Chambres. Je ne mets
» certes pas sur la môme ligne Faccession du Roi Guil-
» laume au trône de la Grande-Bretagne et le retour de
» Louis XVIII sur le sien; mais rappelons-nous l’aigreur
» qui régna entre Guillaume et la Chambre des Com-
» munes, par l’obstination de celle-ci à ne voter la Liste
» Civile que pour un an, et que lui-même n’hésitait pas à
» déclarer qu’il ne se croirait véritablement Roi que lors-
» que sa Liste Civile aurait été fixée pour sa vie; et telle
» fut en effet sa continuelle dépendance des Communes
» que l’Europe a dit de lui « qu’il était Roi de Hollande,
» mais qu’il n’était que Stathouder en Angleterre. » Loin
» de moi de soupçonner que Louis XVIII ait rien de tel à
» craindre de ses sujets : outre la vive et naturelle affection
» qui nous attache au sang de nos Rois, trop de respect,
» trop de reconnaissance nous pressent autour de celui que
» nous avons retrouvé. Mais ce qui distingue surtout les
» Français est un sentiment délicat des convenances, une
» générosité élevée, et qui ne supporte pas certain genre
» d’investigation et de contrôle ; or, ne serait-ce pas bles-
» ser ce sentiment que de soumettre chaque année, aux
» délibérations publiques des Chambres, les dépenses per-
» sonnelles au monarque? L’Opposition s’en ferait peut-
» être une arme; et ne* perdons pas de vue que la royauté
» ressemble à une fleur délicate qui se flétrit dès qu’on
» la touche de certain côté. »


M. le Chancelier dit qu’il ne pouvait qu’applaudir à l’in­
tention dont était animé M. Clausel de Coussergues et à
la manière dont il venait de la développer ; mais que le
projet sur lequel la Commission était appelée h délibérer




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 181


ne contenant rien de relatif à la Liste Civile, il ne pouvait
pas mettre la proposition’à la discussion avant que d’a­
voir pris les ordres du Roi.


La Commission passa au chapitre troisième de la Con-f
stitution, intitulé « de la Chambre des Pairs. » Ce cha­
pitre passa sans discussion, depuis l’article 24 jusqu’à
l’article 31. Ces articles constituent la Pairie. Les esprits,
dès longtemps, étaient préparés à cette institution. Des
hommes éclairés étaient arrivés aux États-Généraux avec
l’espoir d’en doter la France; la matière alors était admi­
rablement disposée. Nous avions en réserve ces anciennes
pairies ecclésiastiques, compagnes de la seconde race de
nos Rois, et qui ne s’ôtaient pas éteintes avec elle/ Les
princes de la Maison de France, dotés de riches apa­
nages, pouvaient reprendre et porter dignement les titres
de Bourgogne, de Normandie, d’Aquitaine, de Flandres
et de Toulouse. La nouvelle pairie, celle qui date du
seizième siècle, n’était pas sans éclat : elle gardait un
rang distingué à la Cour et avait conservé le droit de
séance au Parlement. Les familles qui la possédaient y
joignaient les plus grandes terres de France. La noblesse
de Cour, celle qui marchait après la pairie, était riche et
accréditée, et quand la fortune allait manquer dans quel­
qu’une de ces familles, elle avait toujours sous la main
un moyen de la reconquérir par des alliances avec les
plus opulents d’entre les plébéiens. Enfin, le clergé était
possesseur de propriétés immenses et d’un grand crédit,
et offrait dans ses premières classes des hommes savants,
diserts et éminemment propres aux affaires. 11 y avait
là tout ce qu’il fallait pour constituer une Chambre des
Pairs rivale de celle d’Angleterre, aux souvenirs près.




Trois obstacles s'y Opposèrent : d’abord la Cour. Il n’était dès
longtemps reçu à Versailles, que nulle comparaison n’é­
tait à faire pour la grandeur et la puissance, entre un Roi
d’Angleterre et un Roi de France. Il y avait de la vérité
dans cette opinion qu’avait affermie le rapprochement de
ce qui s’était passé dans les deux pays durant le cours du
dix-septième siècle ; c’était donc déplaire souverainement
au Roi et à la famille royale que de chercher à mettre en
regard la Constitution de la France et celle de l’Ailgle-
terre, et les moindrés pas sur cette route étaient taxés de
lêse-majesté; M. Necker, par exemple, était suspect de
pencher vërs la Constitution anglaise, dont il avait à là
vérité fait publiquement l’éloge, ei ce motif tenait la pre­
mière place entré ceux qui l’avâient rendu personnelle­
ment désagréable à Louis XVI. Mais les événements qui
Sé succédèrent après la réünioh des Éiafs-Générâux aver­
tirent la Cour qu’elle était en face d’une révolution ei
adoucirent ses répugnances. Ce fut alors que quelques
bons esprits dans les trois ordres essayèrent de faire adop­
ter une Chambré haute. On signalait â leur tête l’évêqUë
de Langres, La Luzerne ; l’archevêque dé Bordeaux, de
Cicé; MM. de Clermont-Toüüerre, Lalîy-Tollendal, MdU-
nier, Malouet ; mais ils rencontrèrent deux sortes d’obs­
tacles au sein . des Etats-Généraux devenus Assemblée
Nationale : les nobles de province y étaient ëii grand
nombre, et cette classe de la noblesse ne pardonnait pas â
celle de Cour la supériorité qüé celle-ci affectait; tel
pauvre gentilhomme toisait, au fond de son castel, la gé­
néalogie d’un seigneur de la Cour avec la sienne, com­
parait ses ancêtres à ceux d’un duc et en fait d’ancienneté
s’adjugeait, et souvent à bon droit, la préférence. Il était


182 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 183


reçu entre eux que tous nobles étaient égaux pour le rang,
et que le prince le plus voisin du trône n’était que le pre­
mier gentilhomme du royaume : cette prétention, ou plu­
tôt cette opinion, trouvait son fondement dans l’ancienne
Constitution de l’État. Les nobles n’avaient jamais paru aux
États-Généraux de leur droit; les ducs et les princes
mêmes n’y avaient pas de place marquée. Les membres
de l’ordre de la Noblesse, comme ceux dé l’ordre du
Tiers-État, y 'arrivaient par l’élection de leurs égaux ou de
leurs pairs. Delà ce vieux et indomptable sentiment d’égalité
contre lequel n’avaient pu prévaloir ni les certificats de
Chérin, ni l’ascension dans les carrosses, ni les cordons
bleus ou rouges. Et qui voudrait y regarder.de près "trou­
verait que ce que nous taxons de préjugés, ce que nous
accablons aujourd’hui de notre superbe, prend le plus
souvent sa source dans les moeurs de nos pères et les mo­
numents de leur sagesse. Quoi qu’il en soit, le projet d’une
Chambre haute trouva dans l’ordre" de la noblesse aux
États-Généraux autant d’ennemis prononcés qu’il s’y trou­
vait de nobles qui n’avaient pas l’espoir de faire partie de
cette Chambre, et qui ne voulaient à aucun prix voir s’éle­
ver en France une noblesse supérieure à la leur. Pareil
obstacle, et plus grand s’il se peut, se rencontrait dans l’or­
dre du Tiers-État.


Là s’exaltait chaque jour la passion de l ’égalité dont
l’abbé Sieyès avait .été le premier apôtre ; on y démolissait
la noblesse pièce à pièce et avec une singulière émulation,
en attendant le moment où, sur la motion d’un Montmo­
rency, on essayerait d’en détruire jusqu’aux titres. Il fallut
donc renoncer à un projet de toutes parts combattu ; on avait
eu quelque temps l’espoir de le reprendre, ou tout au




184 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNÛT


moins de diviser le Corps Législatif en deux Chambres,
lors de la révision de la Constitution de 1791. Mais le
malheureux voyage de Varennes avait tellement accru la
force du parti contraire, que tout ce qu'on put faire fut
de lui arracher la personne du Roi, en sacrifiant la royauté.
Survint l ’Assemblée Législative, et alors se manifesta, et
d’une terrible manière, le danger d’une assemblée unique.
On y cherchait de toutes parts le remède ; on ne le voyait
que dans une révision nouvelle de la Constitution avec une
division du Corps Législatif en deux Chambres. Des minis­
tres de cette époque, d’anciens membres de l’Assemblée
Constituante, et quelques membres de l’Assemblée Législa­
tive se réunissaient secrètement dans ce dessein. Louis XVI
ne l’avouait pas et semblait se retrancher, quelque chose
qu’il pût lui en coûter, dans l’exécution sévère de la Cons­
titution; mais la Reine plus prévoyante, et qui cherchait
le salut partout ailleurs que dans l’émigration, ne restait
pas étrangère à ce projet. Il fut déconcerté par la publicité :
ou donna à la réunion qui l’avait fourni le nom de comité
autrichien, et on poursuivit ses membres avec un acharne­
ment tel qu’aucun de ceux que l’on put saisir, tels que
MM. de Lessart, Dutertre, Duport, Delaporte, Barnave,
Chapelier, n’échappèrent à la mort. Enfin les horreurs de
la Convention trouvèrent un terme; on demandait à grands
cris à celte assemblée fameuse de finir par une Constitu­
tion; elle s’en occupa avec plus de succès qu’ou n’osait
l’espérer de ses antécédents. La Constitution de l’an III
divisa le Corps Législatif en deux sections, et quoi qu’il n’y
eût entre le Conseil des Cmq-Ceuts et celui des Anciens
que la différence de l’âge et la condition d’homme marié
pour ce dernier Conseil, on s’aperçut assez promptement




LES PREMIERS TEMPS ÜE LA RESTAURATION 185


du bon effet de la division. Les lois, soumises à une double
discussion et à une double délibération, retrouvèrent leur
véritable caractère; quelques-unes figurent - encore avec
honneur dans nos Godes, et si des orages survinrent encore
sous cette Constitution, il le faut attribuer moins à la ma­
nière dont le pouvoir législatif y était organisé qu’à l’im­
perfection du pouvoir exécutif, et surtout à l’espèce d’hommes
que l’on avait cru nécessaire d’y appeler. L’abbé Sieyès,
dans la Constitution de l’an VIII, changea tout, brouilla
tout, lit un art à sa mode. C’eût été chose plaisante, si la
plaisanterie ôtait permise en semblable matière,,que de
contempler ce métaphysicien sauvage expliquant son sys­
tème de Constitution à l’aide des lignes qui sillonnaient la
paume de sa main; puis le jeu des différents pouvoirs par
l’extension ouïe déploiement de ses doigts; que si on lui
demandait une division par chapitres, par articles, quelque
chose de plus substantiel enfin que les signes d’un prestidi­
gitateur, le grand homme de sourire de pitié et de hausser
les épaules. Ces tours de passe-passe furent pourtant inter­
prétés par la patience et la rare habileté de Daunou, en
tribuns qui devaient toujours parler, en députés qui devaient
toujours se taire, en grand électeur qui devait tout élire, et
en sénat qui devait tout conserver. Heureusement un homme
était là, qui d’abord combattit ce qui lui parut absurde; il
sentit bientôt qu’il était plus avisé de l’accepter parce qu’il
lui serait plus facile de s’en débarrasser. On eut l’air d’essayer
de cette Constitution, mais Napoléon la démolit pièce par
pièce, et ne laissa aux corps politiques qu’il daigna conser­
ver, que leurs costumes, leurs traitements et le privilège de
lui faire de temps en temps de très-humbles salutations. Le
temps de ce maître magnifique ne compte pas dans l’histoire




de nos institutions, mais seulement dans celle de nos vic­
toires. Dès que la France put respirer du fracas de son règne
et espérer de la liberté, les anciennes idées reparurent,
fortes de tout le poids que leur conciliait la triste expérience
des idées contraires ; tous les esprits s’accordèrent à cher­
cher la garantie d’un bon gouvernement dans la division
du Corps Législatif en deux Chambres. On la trouvait dans
la Constitution présentée par le Sénat. On ne faisait que
changer le nom de Sénat en celui de Chambre des Pairs,
et cette seconde expression se raccordait mieux avec notre
histoire et avec, sinon les droits, au moins les prétentions
des familles qui se représentaient avec les titres des ancien­
nes pairies.


J ’ai ici un peu étendu mes observations, pour faire com­
prendre comment fut délibéré sans contradiction un cha­
pitre aussi important que celui qui constitue la Pairie. Un
membre de la Commission, M. Félix Faulcon, exprima
des doutes sur la facilité de rencontrer en France, dans
l’état oü elle se trouvait alors, un nombre suffisant de fa­
milles dotées de tout ce qu’il fallait pour soutenir digne­
ment une pairie héréditaire. Je répondis que l’on pou­
vait prévoir que le Roi nommerait d’abord les Pairs à vie
et ne conférerait l’hérédité qu’avec mesure, et lorsque
Sa Majesté se serait assurée que la famille qu’elle rappro­
chait ainsi du trône possédait les conditions nécessaires
pour recevoir et transmettre dignement ce dépôt d’une por­
tion de la souveraineté. M. de Sémonville demanda alors
la parole pour proposer un article additionnel conçu en ces
termes : « Les princes ne peuvent prendre séance à la
» Chambre que de l’ordre du Roi, exprimé pour chaque
» session par un message, à peine de nullité de tout ce


188 MÉMOIRES DU COMTE DEUGNOT




» qui aurait été fait en leur présence. » — « Le gouverne-
» ment, dont le Roi a permis que nous discutions les
» bases, dit M. de Sémonville, admettra nécessairement
» des partis ; mais pour que ces partis ne puissent jamais
» se changer en factions, il faut mettre dans la main du
» Roi des moyens de l’empêcher. Notre histoire nous
» apprend que, depuis le quatorzième siècle jusqu’à la fin
» du dix-huitième, la présence des princes du sang aux
» affaires a été, dans les temps de troubles ou de mino-
» rite, de l’influence la plus dangereuse, et qu’elle a mis
» plus d’une fois l’État à deux doigts de sa perte. La
» France se trouve, par ses précédents, dans des condi-
» tions telles que ce n’est qu’avec précaution qu’il faut
» approcher les princes du sang du gouvernement repré-
» séntàtif, et lé meilleur moyen consiste à rendre le Roi
» l’arbitre de la part qu’ils y devront prendre. Il la leur
» laissera entière lorsque, l’État marchant librement sur
» ce sol nouveau, les Chambres ne seront occupées qu’à
» fonder dans le calme les sources de la prospérité publi-
» que. Alors les princes du sang viendront peser sur nos
» délibérations de tout le poids de leur position élevée;
» mais si de nouveaux orages nous attendaient dans l’a-
» venir, il faut que le Roi puisse en mettre les princes à
» l’écart, dans l’intérêt de l’État et dans leur propre inté-
» rêt. Difficilement, en effet, pourrait-on citer un prince
» français à qui ait réussi l’esprit de faction et de révolte;
» ët cependant, ici comme ailleurs, l ’exemple a peu con-
» verti, puisque le vertueux Louis Xll lui-même eut à se
» faire pardonner les fautes du duc d’Orléans. C’est un vé-
» ritable service à rendre à ces princes que de les placer
» dans une position où ils soient l’espoir perpétuel du


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 187




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188 MÉMOIRES DU COMTE DEUGNOT


» trône, et ne puissent jamais devenir pour lui des sujets
» d’inquiétude ou de danger. »


M. le Chancelier a dit que l’article proposé par M. de
Sémonville étant une addition au projet approuvé par le
Roi, il ne pouvait en permettre la discussion qu’après avoir
pris les ordres de Sa Majesté, et d’autant mieux que le
sujet de l’article intéressait la famille royale en parti­
culier.


Au début de la troisième séance, M. le Chancelier a an­
noncé à la Commission qu’il avait mis sous les yeux du
Roi les deux articles additionnels proposés, l’un par
M. Clausel de Coussergues, relatif à la Liste Civile; et
l’autre par M. de Sémonville, sur la présence des princes à
la Chambre des Pairs, et que Sa Majesté permettait que
ces deux articles fussent mis en délibération, M. Clausel
de Coussergues relut l’article sur la Liste Civile, qui fut
adopté à l’unanimité. Il n’en fut pas tout à fait de même de
celui proposé par M. de Sémonville.


« Cet article, dit M. Boissy-d’Anglas, est d’une haute
» importance; si on l’accepte comme il est présenté, il
» rend le sort des princes du sang moindre que celui des
» simples Pairs; car, je le demande, qui demanderait à
» être Pair, qui consentirait même à le devenir à la condi-
» tion de ne paraître à la Chambre que si la Couronne le
» voulait bien et autant de temps qu’elle le voudrait bien?
» Une pareille condition écarterait d’un Pair toute idée
» d’indépendance, et rendrait sa présence à la Chambre
» inutile à la chose publique et insupportable à lui-même.
» Cependant, l’intention du projet qui nous est présenté
» n’est pas de ravaler à ce degré les princes du sang ; elle
» est au contraire et manifestement de les élever, puis-




» qu’elle les déclare Pairs par le seul droit de leur nais-
» sauce, et les fait siéger à la Chambre à la tête de tous
» les autres ; et les raisons de cette préférence ressortent
» de tous nos documents historiques. A l’origine de la
» troisième race, des princes seuls étaient les Pairs laïques
» du royaume : à mesure que leurs principautés vinrent
» se confondre dans les domaines de la Couronne, ils
» furent remplacés à la Pairie par des princes du sang, et
» il faut descendre jusqu’au seizième siècle pour trouver
» un Pair créé hors de la Maison Royale. Ces souvenirs,
» j ’en conviens, ne sont pas des droits; cependant ils ne
» sont point à dédaigner s’ils peuvent jeter quelque lumière
» sur le sujet de la délibération, et il ne faut pas non plus
» les contrarier quand il s’agit d’une institution qui, comme
» la Pairie, demande son appui au temps. Oui, des princes
» du sang se sont montrés souvent turbulents et quelque-
» fois même factieux ; n’est-il pas juste de faire sa part
» à chaque époque? Dans les temps anciens, rien n’était
» fixe dans la constitution de l’État; durant certains inter-
» valles, les lois étaient sans frein, tout ordre avait dis—
» paru, et la force était le seul moyen d’obtenir le re-
* dressement de griefs plausibles ou fondés; il n’est pas
» étonnant que des princes de la Maison Royale se soient
» trouvés, par la hauteur de leur position, les représen-
» tants du mécontentement public et se soient égarés dans
» ces voies; rien de tel n’est à redouter dans l’avenir,
» et puisque c’est dans les Chambres que viendront désor-
» mais et régulièrement aboutir les grands intérêts de
» l’État, je ne vois pas quelle défiance pourrait inspirer
» la présence des princes du sang dans la Chambre des
» Pairs, où ils n’auront d’autre influence à exercer que


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 189




» celle où réside aujourd’hui la véritable force, c’est-
» à-dire celle des talents et des vertus. »


L’opinion de M. Boissy-d’Ànglas avait fait impression
sur la Commission ; deux membres l’avaient successivement
appuyée (MM. Duhamel et de Chabaud Latour), et, en
ajoutant de nouveaux développements à ceux qui venaient


'd ’être donnés, il avait été remontré que l’article n’avait
pas été dans le principe adopté par le Roi, qui était cepen­
dant le meilleur juge de la part que devaient prendre dans
la Constitution les membres de sa famille; que si Sa Ma­
jesté avait bien voulu en permettre la discussion? c’était de
sa part un nouveau témoignage de confiance que la Com­
mission ne pouvait mieux reconnaître qu’en s’abstenant de
délibérer sur l’article et en le soumettant entièrement à la
sagesse de Sa Majesté. M. de Sémonville reprit la parole
pour défendre sa proposition, « Je conviens, disait-il, que
» le gouvernement représentatif promet à la France plus
» de stabilité et des temps plus calmes que ceux où les
» princes du sang jouèrent des rôles si dangereux à l’État;
» mais nous serons, et pour quelque temps encore, à l’essai
» de ce gouvernement. S’établira-t-il dans la paix et avec
» facilité? Nous avons beaucoup de peine à le croire; à vrai


{» dire, ces raisons ne sont encore que des espérances, et
» jusqu’à ce qu’elles soient pleinement réalisées, la dis—
» tance sera courte, et la pente facile du parti à la faction.
» La Commission a rendu justice au sentiment des conve-
» nances qui m’a empêché de chercher des exemples plus
» près de nous ; elle sent qu’il m’eût été facile de prouver
» que le gouvernement représentatif, lorsqu’il n’est qu’à
» son essai, est loin d’être un préservatif des dangers que
» je redoute. C’est toujours au passé qu’en de telles ma-


190 MÉMOIRES DU COMTE BEÜGNOÏ




» tières je demande des leçons. La guerre de la Fronde
» n’eût jamais été portée jusqu’au combat de Saint-An-.
» tome, si les princes du sang n’avaient pas exalté la résis-
» tance par leur présence au Parlement. Dans le siècle
» suivant, leur présence et l’ascendant d’éloquence de l’un
» d’eux contribuèrent à faire aboutir ce qui n’était, dans.
» l’origine, qu’une question de compétence, à une cata-
» strophe qui ruina le Parlement même et ébranla la
» monarchie. Je me renferme dans le même silence sur
» des époques plus modernes. La Commission l’entendra et
» ne sera pas étonnée si, encore tout ému de mes souve-
» nirs, je persiste fortement dans ma proposition. » ‘


La Commission fut partagée en allant aux voix; mais
la majorité vota pour la proposition, qui devint l’article 31
de la Constitution, et on passa au chapitre suivant, intitulé :
De la Chambre des Députés.


Le premier article, qui porte que la Chambre des Dé­
putés sera composée des députés élus par les colleges élec­
toraux, dont l’organisation sera déterminée par les lois,
donna lieu à quelque discussion. M. l’abbé de Montesquiou
développa un S3rstôme d’élection un peu éloigné de celui
que présentait le projet du Gouvernement ; il pria la Com­
mission d’examiner s’il ne serait pas préférable d’attribuer
la nomination des députés au Roi, qui l’exercerait à peu
près dans les mêmes formes que le Sénat le fait aujour­
d’hui.


« Le Roi, dit-il, est, sans nul doute, le plus intéressé
> à une bonne composition de la Chambre des Députés.
» On peut donc se rassurer sur son intérêt de la bonté
» des choix. Craindra-Lon qu’ils ne tombent sur des cour-
» tisans ou, des ennemis des libertés publiques? Le Roi ne


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 191




» le pourrait pas alors même qu’il le voudrait. Trafiquer
» de sa conscience n’est pas en France chose aussi com-
» mune qu’on le voudrait dire, et l’opinion publique ne
» cessera pas d’en imposer également au monarque et aux
» sujets. Rappelez-vous l’Assemblée des Notables : à en lire
» la liste, on jugeait que le Roi avait borné ses choix à
» des courtisans intimes, à des administrateurs qui lui
» devaient leur état, à des magistrats qu’il avait élevés
« dans leur ordre aux premiers degrés de la puissance et
» du crédit ; et cependant on vit se former dans cette réu-
» nion, qui n’avait d’autre titre que la confiance royale,
» une opposition qui culbuta le ministère qui lui avait
» donné naissance et alla contre le but qu’on s’était pro-
» posé. Et certes, la différence est grande entre une as-
» semblée, en quelque sorte confidentielle, et une Chambre
» des Députés qui aura des droits reconnus, et discutant les
» intérêts de l’Etat, sous la double influence de la publicité
» des séances et de la liberté de la presse. Rassurons-nous,
» Messieurs, dès qu’il y aura dix Français réunis pour
» s’occuper d’affaires publiques, nous ne manquerons pas
» d’opposition. »


M. Boissy-d’Anglas combat la proposition. Il ne croit
pas qu’elle résiste au plus simple examen. « Le Roi,
» dans le système nouveau, nomme, a-t-il dit, la Chambre
» des Pairs. Ce droit éminent ne peut en effet se rattacher
» qu’à la Couronne. S’il nomme encore la Chambre des
» Députés, nous ne sommes plus dans un système repré-
» sentatif, mais dans un système de commissions royales.
» Je ne vois plus ici que l’autorité d’un seul, enveloppée de
» formes et de mots destinés à en imposer, et dont, au
» bout du compte, il vaudrait mieux faire l’économie.


102 MÉMOIRES MI COMTE REUGNOT




» L’Assemblée des Notables ne peut en rien faire autorité,
» et s’élèverait plutôt contre la proposition de M. de Mon*
» tesquiou. Cette Assemblée n’a été autre chose qu’un foyer
» d’intrigues aristocratiques. Elle a fait, comme on devait
» s’y attendre, renvoyer le ministre qui l’avait convo-
» quée, parce que celui-ci ne trouvait plus de ressources
» que dans l’assujettissement des corps privilégiés à la con-
» tribution territoriale ; et une fois débarrassée de ce mi-
» nistre, qui eut souvent tort, mais qui avait raison cette
» fois-là, l’Assemblée des Notables s’opposa à des amé-
» liorations utiles et augmenta l’embarras qu’elle devait
» faire cesser. Il pourrait bien, sauf les grands ehange-
» ments survenus depuis en France, en être ,de même
» d’une Chambre des Députés nommée par le Roi. »


M. de Pastoret combat également la proposition : il nie
l’identité qu’on voudrait établir entre l’Assemblée des No­
tables nommée directement par le Roi sur la proposition de
son ministre, et la nomination des membres de la Chambre
des Députés que le Roi, substitué au Sénat, ne devrait faire
qu’entre des candidats nommés par des assemblées de canton
ou d’arrondissement; mais il pense que même avec cette
précaution, l ’intervention royale ne serait pas ici sans
danger. Ce serait, à vrai dire, un système tout nouveau
qu’il s’agirait de discuter, et auquel, s’il était adopté, il
faudrait raccorder les diverses dispositions qui ont déjà été
délibérées; il croit que le système qui se présente le plus
naturellement, consiste à admettre une première assem­
blée ou une assemblée d’arrondissement, laquelle pré­
senterait des candidats à une seconde assemblée, ou
une assemblée de département qui nommerait les dépu­
tés ; il ne s’agirait plus que de convenir des titres qui


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 193




194 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


donneraient accès dans Tune et dans l’autre assemblée.
M. Clausel de Goussergues croit qu’il serait facile de


prendre dès à présent un parti à ce sujet; il propose de
composer la première assemblée des trois cents plus fort
imposés de l’arrondissement, et la seconde des trois cents plus
fort imposés du département; il prétend que la nomination
des membres de la Chambre desDéputés est l’affaire de la pro­
priété; il développe toutes les garanties qu’on y peut puiser,
et soutient que vainement on en chercherait ailleurs.


M. Barbé-Marbois dit qu’on pourrait arriver au même
but par un moyen plus simple encore, celui d’attribuer aux
assemblées de canton la confection d’une liste de candi­
dats entre lesquels l ’assemblée de département nommera
les députés.


M. Garnier reprend la proposition de M. de Pastoret
comme la plus facile, et celle qui se rapproche davantage
des formes d’élection admises jusqu'à présent en France;
il dit que les formes d’élection sont toutes plus ou moins
périlleuses ; que c’est seulement en les pratiquant qu’on en
peut apprécier le mérite, et que s’il se trouve des précé­
dents qui éclairent la question, il. faut s’y attacher dans la
crainte d’imaginer plus mal.


M. Blanquart de Bailleul croit qu’il résulte de la dis­
cussion, l’évidente nécessité de faire entrer dans l’acte
constitutionnel les bases principales du système électoral.
Je répondis que ces bases étaient préparées par la fixation
de l’âge des électeurs et des éligibles, et de la somme des
contributions que les uns et les autres devraient payer, mais
que les Commissaires du Roi ne refusaient pas d’examiner
s’il ne conviendrait pas de supplier Sa Majesté de déter­
miner avec plus de détails les formes principales d’élection ;




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 193


et en sortant de la séance, mes collègues me chargèrent de
l’examen de ce qu’il y avait à faire.


Le reste du chapitre éprouva dans la discussion peu de
difficultés sérieuses, parce qu’il ne faisait que sanctionner
ce qui existait; ainsi l ’article 30 passa sans"discussion ;
elle commença à l’article 37, qui porte : « que les dé-
» pûtes seront élus pour cinq ans, et de manière que la
» Chambre soit renouvelée chaque année par cinquième. »
M. Garnier fit remarquer que ce renouvellement par
cinquième était une nouveauté qui pouvait se concilier avec
le système qui venait de disparaître, mais dont il* n’aper­
cevait pas clairement les rapports avec le système nouveau.
La durée totale des fonctions est fort limitée; si d ’ici-à la
première révolution de cinq ans elle n’est, pour les trois
cinquièmes delà Chambre, que d’un, de deux ou de trois
ans, il est difficile que, dans d’aussi courts intervalles, les
députés prennent une véritable connaissance des affaires,
surtout en ce qui touche les recettes et les dépenses de
l’État. Les ministres eux-mêmes ne pourront pas adopter
une marche constante, parce qu’ils auraient besoin, pour
cela, d’une majorité dans la Chambre qui, une fois faite,
ne les abandonnât plus tant qu’ils persévéreraient dans
leur système ; mais ils perdent tonte assurance et toute vue


. d’avenir, si cette majorité peut se morceler tous les ans et
introduire dans la Chambre assez de députés nouveaux
pour contrarier le système suivi, et pas assez pour lui en
substituer un autre. On ne trouve dans une pareille com­
binaison, qu’une occasion d’incertitude, de faiblesse et de
tiraillements pour le ministère, et pour la Chambre elle-
même ; il n’y a donc là aucun avantage, et par consé­
quent aucune compensation à l’inconvénient gravé d’a-




giter tous les ans la France par des élections. Le moment
de ces élections est toujours un moment de crise dans un
gouvernement représentatif ; s’il a ses avantages il a aussi
ses dangers, et il faut se garder d’en faire l’état habituel
de la France. Dans l'opinion de l’orateur, le renouvelle­
ment devrait être fait en totalité après cinq ans ; il répète
même que cette durée d’une Chambre lui semble trop
limitée, et qu’elle devrait être portée jusqu’à sept ans.


« Je ne crois pas, répondit M. Laîné, que le renouvel-
» lement par cinquième, et chaque année, soit aussi dé-
» pourvu d’avantages qu’il le paraît au préopinant. Je con-
» viens avec lui que, dans l’espèce de gouvernement dont
» nous discutons les bases, le moment des élections est un
» moment de crise, et que l’intensité de cette crise se me-
» sure sur le caractère d’un peuple ou les passions ac~
» tuelles qui l ’agitent. On m’accordera aussi qu’il y a au
» fond du caractère français une vivacité généreuse qui
» le porte aux grandes choses, mais peut aussi l’égarer, et
» c’est pour lui qu’il faudrait l’imaginer, s’il ne l’était pas,
» ce mode de renouvellement partiel qui prévient la corn-
» motion des élections générales. Ces élections partielles
» rappellent il est vrai, chaque année, quelque agitation
» dans le corps social; mais c’est une agitation douce qui
» l’avertit de son existence et ne peut pas le troubler. Je
» ne sais pas si nous arriverons, et même si nous pou-
» vous arriver à cette combinaison, dès longtemps éprou-
» vée dans un pays voisin, d’un ministère avec une majo-
» rité dans les Chambres, et où le gouvernement reçoit
» toute son action de cette combinaison ; il faut peut-être,
» et au début, nous contenter de former ce vœu que le
» gouvernement rende à l’opinion [publique l’hommage


m MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 197


» qui lui appartient, et tende toujours à marcher d’accord
» avec elle. Par l’élection, telle qu’elle nous est proposée,
» l’opinion a un moyen légal de se manifester chaque
» année. Si malgré ce qu’elle a de réel, ce qu’elle a de
» juste, elle ne prévaut pas une première fois, elle ajoute
» l’année suivante un second témoignage au premier, et
» elle finit par triompher, mais par des moyens successifs
» et doux, bien préférables, dans mon opinion, à ces com-*
» motions violentes qui peuvent atteindre plus prompte-
» ment au but, mais courent toujours le risque de le
» dépasser ; et s’il était permis de faire succéder des con-
» sidérations momentanées à celles qui dominent tous les
» temps, j ’oserais ajouter que la France est intéressée à
» conserver la Chambre existante, et à perpétuer l’excel-
» lent esprit qui l ’anime, dans les cinq séries qui seront
» successivement appelées pour la remplacer. Cette Cham-
» bre n’a pas cessé de cultiver sous des temps difficiles
» l’amour de la patrie et les nobles sentiments qu’il inspire;
» sa voix n’a pas manqué à la France dès qu’elle a ren-
» contré une issue pour se faire entendre, et par ce qu’elle
» a souffert et osé sous d’autres temps, elle a mérité de
» montrer tout ce dont elle est capable sous l’empire des
» lois et de la liberté. »


L’opinion de M. Laîné entraîna la délibération, et l’ar­
ticle a été adopté. La Commission a passé aux articles 38
et 39, qui soumettent l’éligibilité à la Chambre à un cens
de mille francs de contribution foncière, et le suffrage des
électeurs à un cens de trois cents francs. Ces deux articles
ont été attaqués dans leur disposition générale par M. Félix
Faulcon : « Jamais, a-t-il dit, dans les diverses Constitu-
» tions qui se sont succédé depuis 1789, on ne conçut l’idée




193 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNÛT


» d’un cens aussi élevé. A-t-on bien réfléchi au nombre et
» à l’espèce d’hommes que l’on va éloigner de la Chambre
» des Députés, qui est cependant le plus noble sujet d’ému-
» lation qu’on puisse offrir aux Français? Vous venez de
» délibérer sur une Chambre des Pairs, destinée à recevoir
» les notabilités de la France en services, en naissance, en
» fortune si vous exigez ; encore cette dernière condition
» pour la Chambre des Députés, vous allez fonder un gou-
» vernement aristocratique, dont vont se trouver exclus
» une foule d’hommes de bien, d’honnêtes fonctionnaires
» qui, depuis trente ans, ont donné tout leur temps à la
» chose publique, sans poursuivre d’autre salaire que le
» sentiment du bien qu’ils ont fait et la reconnaissance de
» leurs concitoyens; et moi-même je ne crains pas de me
» produire en exemple. Membre de l’Assemblée Consti-
» tuante, je n’ai pas cessé, depuis lors, de donner mon
» temps à mon pays, tant que j ’ai pu le faire avec honneur.
» Je me trouve président du Corps Législatif, et parce que
» quelques souvenirs honorables et une pauvreté noble sont
» tout ce qui me reste, je ne suis plus éligible. Je juge,
» parla douleur que je ressens, de celle que vont éprouver
» ceux qui me ressemblent, »


Personne ne prenait la parole pour réfuter M. Félix
Faulcon, parce que tout en concevant ses regrets personne
ne partageait son opinion; c’était donc à moi que'revenait
le devoir de le consoler plutôt que de le réfuter : il ne me
fut pas malaisé d’établir, ce dont la Commission était bien
convaincue, que le maintien de la propriété était le but
essentiel de la société, d’où naissait la nécessité de n’appe­
ler que les propriétaires pour en régler les premiers inté­
rêts. Il ne restait qu’à examiner quelle était la propriété




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 199


• suffisante pour garantir la capacité et l’intérêt de ceux qui
seraient appelés. J ’essayai de prouver que dans la position
sociale de la France, la condition de payer trois cents francs
de contributions pour obtenir la qualité d’électeur et mille
francs pour obtenir celle d’éligible, m’avait rien d’exorbi­
tant. On pouvait soutenir avec plus d’avantage qu'elle est
insuffisante dans le moment présent, et doit chaque jour
diminuer dans l’avenir par l’accroissement des capitaux,
la multiplication des signes représentatifs des valeurs,
et la diminution relative du prix des métaux d’or et d’ar­
gent; pourquoi il eût peut-être été préférable de réduire la
condition en une quantité déterminée d’une denrée, telle
que le blé, à l’exprimer en une somme d’àrgent. Sans
doute, cette condition pouvait écarter de la Chambre des
Députés un homme qui l'eût éclairée de son génie ou ho­
norée par ses vertus, mais telle est l’imperfection néces­
saire des lois générales, qu’il est rare qu'en stipulant l’in­
térêt du plus grand nombre, elles ne blessent pas quelques
intérêts particuliers, et quelle que soit l’utilité dont serait
un homme de génie dans la Chambre des Députés elle ne
saurait balancer, généralement parlant, le danger d’en
ouvrir la porte à d’autres qu’à des propriétaires qui offrent
la garantie imposée par la loi. Mais enfin, si la carrière
de la Chambre des Députés est, sans nulle comparaison, la
plus glorieuse qu’un citoyen puisse courir dans l’ordre
civil, elle n’est pas la seule; il y reste encore des fonc­
tions honorables qui ne sont point au-dessous d’un mérite
reconnu, et qui peuvent servir d’aliment à de nobles
vertus. Le Gouvernement a trop d’intérêt à s’entourer de
sujets expérimentés pour qu’il ne donne pas la préférence
à ceux qui, depuis 1789, se sont dévoués à la chose publi-




200 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


que pendant tout le temps qu’on a pu le faire avec hon­
neur, et leur défaut de fortune sera, sans contredit, un titre
de plus à ses jeux. — M. Félix Faulcon n’a plus insisté
sur ses observations, mais on put s’apercevoir un instant
après qu’elles n’avaient pas été sans produire quelque effet.


Les articles 38 et 39, en dénommant la contribution qui
devait constituer l’électeur ou l’éligible, avaient employé
le mot contribution foncière; on en demanda l’explication,
encore qu’il fût fort clair. M. Ferrand répondit qu’il
fallait entendre la contribution payée pour la propriété
d’un immeuble réel et comprise à ce titre au rôle réservé
à la contribution foncière, La Commission parut d’abord
satisfaite de l’explication : l’article allait passer, quand
M. Chabaud Latour demanda s’il n’était pas convenable
d’ajouter à la contribution foncière, la contribution per­
sonnelle et mobilière ; rien ne serait si facile à exprimer ;
il s’agirait’ seulement de substituer au mot foncière celui
directe. Je fis alors observer que la substitution serait plus
grave qu’il ne paraissait, parce qu’on devait entendre par
directe toute contribution qui passait «directement de la
main d’un citoyen imposé en celle du percepteur. Or, je
craignais qu’il ne se rencontrât dans les contributions
actuellement existantes, autres que celles foncière, per­
sonnelle et mobilière, quelques branches des recettes pu­
bliques auxquelles la définition que je venais de donner
paraîtrait applicable; je citai la portion de l’impôt sur les
boissons acquittée par le propriétaire. — #1. Garnier me
réfuta et me fit voir que l’impôt sur les boissons était,
comme celui des douanes, un impôt à la consomma­
tion, rangé avec toute raison entre les contributions in­
directes, et qu’il fallait même en dire autant du droit




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 201


d’enregistrement et de celui de succession, parce que tous
ces impôts n’étaient payés qu’accidentellement, qu’indi-
rectement, pour ainsi dire, puisqu’ils n’étaient point assis
sur des rôles périodiques et renouvelés à des époques fixes;
il appuya, au reste, la proposition d’ajouter la contribu­
tion personnelle et mobilière à la contribution foncière pour
composer le cens d’éligibilité. — Je répondis que c’était
affaiblir considérablement la portée du principe, et qu’il
était prudent d’en prévoir toutes les conséquences. M. Du­
hamel reprit : « Que le principe ne serait pas à beaucoup
» près modifié autant que je le redoutais. La contribution
» personnelle et mobilière ne s’élevait, pour toute la
» France, qu’au sixième de la contribution foncière. La
» majeure partie en était payée, dans les grandes villes, par -
» des propriétaires, et dans les campagnes par des chefs de
» manufactures, déjà imposés pour sommes plus fortes aux
» rôles de l’impôt foncier; ce qui en restait et pesait sur le
» reste des contribuables était peu sensible, et n’ajouterait
? qu’un faible supplément à la contribution foncière. On
» peut donc adopter l’addition sans craindre de prendre ail-
» leurs que dans la contribution foncière la garantie de-
» mandée, avec tant de raison, à ceux qui doivent élire ou
» être élus pour la Chambre des Députés. » — M. Félix
Faulcon appuya ces observations, et le changement du mot
foncière en celui de directe fut adopté; mais, chose singu­
lière ! l’idée de l’impôt des patentes ne se présenta à la pen
sée de personne; le mot même n’en fut pas prononcé, et j ’ai
lieu de croire que s’il en eût été question, si on eût pu pré­
voir que cet impôt dût être rangé entre les contributions
directes, celte dernière dénomination n’eût pas été adoptée,
et qu’on s’en serait tenu à celle primitive do foncière. Ce


*




n’est pas que je fusse sans souci du changement, mais
M. l’abbé de Montesquiou et M. le Chancelier gardaient le
silence et semblaient par là se ranger à l’opinion domi­
nante dans la Commission, et M. Ferrand n’en était pas
lui-même éloigné. J ’eus le tort, dont je me suis bien re­
penti depuis, de n’avoir pas insisté fortement sur mon opi­
nion et demandé que du moins le changement fût soumis
au Roi; certes, il en valait bien la peine : mais notre pré­
voyance à tous était si courte ! nous pétrissions à loisir
des matières inflammables, et nous placions à côté, sans
nous en douter, un fojmr d’étincelles.


Le reste du chapitre fournit peu de matière à la discus­
sion. On fut quelque temps arrêté sur l’article 44, relatif
à la publicité des séances de la Chambre des Députés. La
Constitution préparée par le Sénat portait que les séances
de la Chambre élective étaient publiques, sauf les cas où
elle jugeait à propos de se former en comité secret. La
disposition portée en ces termes rendait indispensable une
délibération de la Chambre pour se former en comité
secret, et on savait par expérience qu’il était difficile
d’amener la majorité à punir les tribunes en les congédiant,
ou à leur témoigner publiquement sa défiance. Cependant
le souvenir des excès dont les spectateurs s’étaient rendus
coupables envers nos diverses Assemblées était encore
vivant, et la Commission était toute disposée à préparer un
frein sévère à ces excès : on voulait que la demande de
trois ou môme de deux membres sùftît pour faire vider les
tribunes, et à ce sujet on cita l’exemple de l’Angleterre où
alors la réclamation d’un seul membre était suffisante. Mais
on répondit, avec raison, qu’en Angleterre le secret des
délibérations était de droit dans les deux Chambres, tandis


«03 MÉMOIRES DU COMTE BËUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 203


qu’en France c’était la publicité, et qu’il fallait prendre
plus de précautions lorsqu’il s'agissait de suspendre l’exé­
cution d’une loi que lorsqu’il s’agissait de la réclamer, et le
nombre des députés nécessaire pour obliger la Chambre à se
former en comité secret resta fixé à cinq. Des explications
furent aussi demandées sur le partage de la Chambre en bu­
reaux pour discuter lesprojets de lois qui seraient présentés
delapartdu Roi. M. l’abbé deMontesquiou expliqua les avan­
tages de ce partage qui appelait chacun des membres de la
Chambre à se pénétrer de l’esprit et de l’étendue d’une loi,
avant de passer à la discussion publique réservée à quelques
orateurs seulement. On s’étaitbien trouvé de cette forme dans
les premiers temps de l’Assemblée Constituante^ et peut-­
être ses travaux eussent-ils été moins imparfaits si on l’eût
conservée. On lui substitua des comités à chacun desquels
on assigna une matière qui lui était propre, et il en est
résulté que chaque comité a exercé sur cette matière un
empire absolu contre lequel luttait vainement l’Assemblée
générale. Ce système de comités tend si puissamment à y
concentrer l’autorité de l’Assemblée entière, qu’on a yu
ceux de salut public et de sûreté générale de la Conven­
tion faire trembler jusqu’à celte terrible assemblée. C’est
pour écarter à tout jamais le danger d’une semblable dis­
tribution, qu’il a paru nécessaire de concilier l'autorité
d’une disposition constitutionnelle avec celle qui prescrit le
partage de la Chambre des Députés en bureaux pour dis­
cuter les projets qui doivent lui être présentés.


On a passé ensuite à la discussion de l’article 46, qui
porte qu’aucun amendement ne peut être fait à une loi,
s’il n’a été proposé ou consenti par le Roi, et s’il n’a été
renvoyé et discuté dans les bureaux.




20 i MÉMOIRES OU COMTE BEUGNOT


M. Ferrand a fait remarquer à la Commission que cet
article était le complément nécessaire ou plutôt une sorte
de répétition de l’article 16 de la Constitution, qui porte que
Je Roi propose la loi. L’initiative que le Roi entend se
réserver entière, ne serait pas moins blessée par des chan­
gements apportés à une loi proposée que par la proposition
d’une loi nouvelle. On peut en effet, à la faveur d’amen­
dements, corrompre l’esprit d’une loi, la dénaturer et la
l'endre méconnaissable; c’est ce que l’article proposé a pour
but de prévenir dans tous les cas. 11 en est un en particulier
sur lequel l’exemple d’un pays voisin doit nous tenir aver­
tis; c’est celui qu’a longtemps donné la Chambre des Com­
munes d’Angleterre qui ne manquait pas de joindre au bill
des subsides quelques dispositions législatives qu’elles
n’eussent point obtenues de la Chambre des Pairs ou du
Roi, si elles les eussent présentées à part. Pour ce cas,
comme pour tout autre, il doit être entendu que si le Roi
propose un amendement à une loi déjà présentée de sa part,
c’est un acte nouveau de l’initiative qui sera renvoyé et
discuté dans les bureaux avant que la Chambre s’en occupe
en assemblée générale, et que, si c’est dans la Chambre que
l ’amendement prend naissance, il doit être reporté au Roi
pour qu’il le consente ; que ce consentement n’est toujours
qu’un acte de l’initiative qui exige, pour que la Chambre
prononce, d’être de nouveau discuté dans les bureaux.


— M. Garnier faitobserver que ces allées et venues seront
longues et fatigantes dans plusieurs cas, quand il ne s’a­
gira, par exemple, que de relever une faute de rédaction,
de réparer une omission, d’éclaircir quelques passages qui
laisseraient des doutes, et qu’il faudrait pour ces cas cher­
cher à établir des rapports plus prompts entre le Conseil du




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 205


RoietlaChambre. — Je lui réponds qu’il sérail trop difficile
de distinguer la matière et les circonstances où un amen­
dement aurait de la gravité de celles où il cesserait d’en
avoir, pour les régler par des législations différentes, et que
le plus sûr est de se confier dans une dispositipn générale
qui perdra dans la pratique ce qu’elle offre d’embarrassant
en théorie. Si des amendements tendent à perfectionner
une loi, ils deviendront entre la Chambre et les ministres
le sujet de communications officieuses, et ceux-ci ne refu­
seront pas de demander au Roi de les revêtir de l’initiative.
Peut-être la Commission trouvera-t-elle qu’il vaut mieux
se confier à cette intelligence, que de se retrancher
sur des dispositions dont il faut entrevoir l’importance
dans l’avenir. — L’article 46 reçut un assentiment gé­
néral. Les articles 47, 48 et 49 passèrent sans difficulté,
parce qu’ils sont l ’expression de ce vieux droit des Fran­
çais de ne payer d’impôts que ceux qu’ils ont librement
consentis; et à ce sujet, je veux remarquer qu’en dépit de
ce qu’on a dit du caractère français et de son entraînement
aux nouveautés, celles que nous avons voulu introduire ont
toute sorte de peine à s’implanter, tandis que Roi, peuple,
magistrats, s’entendent à l’instant sur des points de notre
ancien droit public et sur nos bonnes vieilles maximes.
Pour quoi il sera éternellement regrettable que l’Assemblée
Constituante n’ait pas bâti dessus son édifice au lieu de
nous livrer pieds et poings liés à des essais sur l ’espèce
humaine qui n’ont encore produit que des crimes ou des
ruines.


— M. de Sémonville proposa un article additionne] à ce
chapitre, qui était conçu en ces termes : « Toute pétition
» à l’une ou à l’autre des Chambres ne peut être faite et




» présentée que par écrit; la loi interdit d’en apporter en
» personne et à la barre. » — « Je respecte, dit M. de Sé-
» monville, le droit de pétition, maison en a fait en France
» un abus effroyable et qui avait pendant un temps passé
» en habitude. Il n’est pas besoin de vous peindre ces ra-
» mas périodiques de brigands, qui, sous le prétexte d'ap-
» porter des pétitions à la Chambre, venaient la menacer
» de leurs fureurs et même en exercer des actes dans son
» sein. Nous en avons tous été effrayés. Je me trompe :
» un membre de cette Commission ne le fut pas lorsqu’on
» le somma d’un acte de faiblesse par la tête de l’un de
» ses collègues que l’on agitait sanglante sous ses yeux ;
» mais comme les grands courages sont rares, il serait
» peu sûr de se confier sur eux du soin de conjurer les
» dangers; il vaut mieux les prévenir, et tel est l’objet de
» l’article additionnel que je propose. »


—M. Boissy-d’Àngias, à l’intrépidité de qui M. de Sémon-
ville venait de faire une allusion généralement applaudie,
se chargea de lui répondre. Il ne contestait pas les dan­
gers qui s’étaient, pendant un temps, attachés à l’exercice
du droit de pétition; mais suflîsaient-ils pour annuler un
droit tenu ju3que-là pour sacré, et sans le libre exercice
duquel il manquerait un ressort essentiel au gouvernement
représentatif? Cependant, à quoi endroit sera-t-il l’éduit,
si on adopte l’article proposé par M. de Sémonville? à l’en­
voi d’un paquet écrit ; mais ce paquet sera-t-il fidèlement
transmis et conservé? Deviendra-t-il le sujet d’un examen
désintéressé? Cet examen se fera-t-il en son temps, sans
acception de personnes ou do partis? Ici l’abus peut se
glisser partout, car on ne voit plus do publicité nulle part.
Cependant, et si le droit de pétition est surtout d’un grand


206 MÉMOIRES DU COMTE BEUUNÛT




intérêt public, c’est lorsque par son exercice on peut jete.
inopinément la lumière sur les abus du pouvoir, sur les in­
trigues des partis, sur leurs secrètes injustices, lorsque
l’homme pauvre, malheureux et de partout délaissé, vient
à la face du ciel demander justice des puissants d$la terre.
Obtiendra-t-on de tels résultats par le simple envoi d’une «
feuille de papier si aisée à faire disparaître? Gela est fort
douteux. Plutôt que d’adopter l’article proposé, il vaudrait
mieux rechercher par quelles formes la présentation des
pétitions serait renfermée dans le respect de l’ordre public
et de l’autorité à laquelle elle s’adresse, ou plutôt se confier
dans les règlements de police intérieure que les Chambres
auront à se donner et où cet article trouvera naturellement


t
sa place.


Quelques membres de la Commission, tout en rendant
justice à ce que l’opinion de M. Boissy-d’Anglas avait de
noblement désintéressé, appuient la proposition. M. le
Chancelier allait la mettre aux voix, lorsque je fais obser­
ver que l’article est additionnel, et qu’il a besoin d’être
préalablement, soumis à l’approbation, et la Commission
passe au cinquième chapitre, à celui qui est intitulé : Des
Ministres.


Les articles 54 et 55 passèrent sans observations. Il en
fut fait sur l’article 56 qui porte que « les ministres ne
» peuvent être accusés que pour fait de trahison ou de con-
» cussion. » On aurait désiré quelque chose de plus expli­
cite : si par concussion ii fallait entendre seulement une
levée d’impôt ou une contribution non établie par la loi, le
délit sera bien rare dans l’avenir, parce qu’il s’y rencon­
trera trop de difficultés; et quant à la trahison, l’accep­
tion à donner à ce mot est susceptible d’être fort restreinte,


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 207




208 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNÛT


comme d’être fort étendue. Il serait donc à désirer que l’on
fixât les idées d’une manière plus précise sur ce qui établi­
rait contre un ministre le crime de trahison.


— M. l’abbé de Montesquiou a répondu que si les défini­
tions et les détails insérés dans les lois ont en général des
dangers, on le peut dire avec bien plus de raison d’un acte
constitutionnel qui ne fait que poser des principes généraux
et tracer à la législature la voie où elle devra marcher; que
c’est là ce qu’on s’est essentiellement proposé par l’acte en
discussion, et qu’il ne faut pas être surpris si l’article qui
prévoit l ’accusation des ministres est conçu en des termes
aussi généraux que les autres. Il est cependant aisé de con­
cevoir qu’au mot de trahison viennent se rattacher tous les
actes où l’intérêt de l’État serait sacrifié sciemment à des
intérêts particuliers ou étrangers; et la concussion s’entend
de toutes sommes de deniers dont un ministre ferait par
lui-même, autoriserait ou tolérerait la perception au delà
des limites fixées par les lois. Dût l'article rester tel qu’il
est, la Cour des Pairs ne serait pas ejnbarrassëe pour en
faire l ’application ; mais il va plus loin : il porte que des
ois particulières spécifieront la nature des délits de trahi­


son ou de concussion, et en détermineront la poursuite.
Voilà ce qui complétera la législation en cette grave ma­
tière, et il semble qu’on ne pouvait guère rédiger l’article
d’une manière plus rationnelle, puisqu’il pourvoit à la ri­
gueur aux besoins du présent, et promet pour l’avenir une
législation plus explicite, mais qui ne pouvait pas trouver
dans un acte constitutionnel toute la place qu’elle reven­
dique. Personne ne contesta ces vérités, et l’article fut
adopté.


A l’ouverture de la séance suivante M le Chancelier


X




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 209


dit qu’il avait mis sous les yeux du Roi l’article proposé
parM. de Sémonville sur la forme de présentation des péti­
tions, et que Sa Majesté permettait qu’il devînt le sujet
d’une délibération de la Commission. Personne ne demanda
plus la parole sur l’article, qui fut adopté à une asspz forte
majorité, et la Commission passa au chapitre vi, intitulé : »
de VOrdre Judiciaire.


Ce chapitre, sauf l’article 61, passa sans difficulté; il ne
changeait en rien les principes de notre ancien ordre ju ­
diciaire ni l’organisation subsistante dont on était généra­
lement satisfait. Les bases de notre ordre judiciaire sont
que le Roi nomme les juges, que les juges nommés par lui
sont inamovibles, et que de cette immense délégation, la
Couronne ne tient en réserve que le beau droit de faire
grâce. Rien de plus simple et cependant rien de meilleur;
toutefois, pour arriver là, il a fallu lutter depuis saint
Louis jusqu’à François Ier, et on ne sait ce qui serait ad­
venu, si la vénalité introduite par ce dernier n’eût con­
firmé à jamais le principe de l’inamovibilité; mais chez
nous ce principe est d’airain, et deux fois Richelieu lui-
même, furieux de ne pouvoir détruire des magistrats, avait
été réduit à ne détruire que leurs offices. La distribution des
tribunaux ne diffère guère de ce qu’elle était avant la Ré­
volution. L’Assemblée Constituante, que l’ombre des Par­
lements 'ne cessait d’effrayer, avait disséminé sur le sol de
la France une nuée de tribunaux sans consistance, et pour
mettre le comble à l’absurde, les avait constitués juges
d’appel les uns des autres. La Convention, mieux conseillée,
avait considérablement réduit le nombre des tribunaux et
leur avait donné une organisation plus forte et dans un
système qu’on a trop légèrement abandonné; mais, encore


u n




210 MÉMOIRES OU COMTE BEüOîîQT


préoccupée par le même préjugé que l’Assemblée Consti­
tuante, elle continua de rendre ces tribunaux réciproque­
ment juges d’appel entre eux. Enfin Napoléon, plus libre
et plus hardi, en ce point comme en tant d’autres, distribua
les tribunaux en deux grandes sections : les uns destinés à
juger les procès en première instance, et les autres en ap­
pel. C’était, quant au civil, rétablir l’ancien ordre judi­
ciaire, moins la partie du pouvoir législatif que les Parle­
ments avaient usurpée sur la nation, et celle du pouvoir
exécutif qu’ils avaient conquise sur la Couronne ; c’est-à-
dire moins l’enregistrement et les arrêts de règlements. Il
conserva, non sans regret, l’institution des jurés, qui n’est
pas, comme on le veut bien dire, une institution de l’As­
semblée Constituante, mais le retour à la vieille manière
dont nos pères vidaient les procès criminels; si ce n’est
qu’aux formes naïves, et qui caractérisaient un peuple ad­
mirable dans sa simplicité-, nous avons substitué celles que
la métaphysique s’est chargée de pétrir pour un peuple
corrompu. Enfin, au-dessus de l’édifice, Napoléon avait
conservé la Cour de Cassation, tribunal suprême, destiné à
retenir tous les autres dans la meilleure manière d’entendre
et d’appliquer les lois. C’est bien à l’Assemblée Consti­
tuante qu’on doit cette excellente institution, qui ne trouve
d’analogue dans aucun État de l’Europe, et dont ce qui
s’appelait jadis en France le Conseil des parties, était bien
loin d’égaler le mérite. Le Roi approuva l’ordre judiciaire
tel qu’il le trouvait établi et voulut le conserver. Sans
doute, on l’eût amélioré en supprimant quelques cours
d'appel et bon nombre de tribunaux dé première instance ;
mais c’est à la législature qu’il fallait se confier de telles
dispositions; elles y ont été proposées et toujours sans sue-




LES RREMIERS TEMPS) DE LA RESTAURATION 2Ii


cès, parce qu’on a constamment rencontré les intérêts de
localité coalisés pour y faire obstacle.


Le Roi n’avait donc ajouté qu’un article entièrement
nouveau au chapitre de l’ordre judiciaire : l’article 66,
qui abolit la peine de la confiscation des biens et défend
de jamais la rétablir; disposition de loi admirable ! et sans
contredit la plus belle conquête que la sagesse des temps
modernes ait faite sur les erreurs du passé. Us vivaient de
confiscations, les plus horribles gouvernements qui aient
effrayé le monde ; à Rome, on confisquait pour acquitter
l’enchère de l’empire ou en soudoyer les satellites : et à
Paris, c’était aussi pour alimenter ses innombrables sicaires
que, de son aveu, le Comité'de salut public « battait mon­
naie sur la place cle la Révolution. » Honneur, encore une
fois, à la mémoire de Louis XVIII! Ce pri nce fit plus qu’a­
bolir la confiscation ; il en maintint avec fermeté l’abolition.
Au retour de G-and, lorsqu’il se trouva le maître d’hommes
qui ne l ’avaient pas seulement trahi, mais outragé ; que de
toutes parts retentissaient à ses oreilles des cris de ven­
geance, et que sans cesse on lui répétait que durant les
Cent-Jours les ennemis de sa dynastie n’avaient pas été
aussi généreux, la majorité de la Chambre de 1815 avait
exprimé toute son impatience de cet article de la Charte,
et lorsqu’elle.s’épuisait, à la journée, sur les moyens de
l’éluder, elle annonçait assez comment elle en eût accueilli
le rapport. Louis XVIII resta Roi et supérieur à toutes ces
Vues de vengeance et de temporéité. Un publiciste, trop
éclairé pour ne pas applaudir à ce qui se fait de bon, même
dans un parti qui n’est pas le sien, M, Benjamin Constant,
me citait un jour l’abolition de la confiscation comme la
plus belle disposition de la Charte ; et je lui faisais le re-




SU MÉMOIRES DU COMTE BEÜGNOT


proche de ne l’avoir pas fait conserver dans F Acte Addition­
nel où il avait pris tant de part. « J ’aurais voulu, reprit-
» il, vous voir à l’épreuve avec la douceur et la flexibilité
» d’esprit que je vous connais. Jusqu’à l’article de la sup-
» pression de la confiscation que la Commission avait
» proposée à l’unanimité, la discussion avec Napoléon
» s’était soutenue libre assez des deux parts, quelquefois
» avec dureté de la sienne : c’était sa manière ; mais arrivé
» à l’article de la confiscation, il combattit la suppres-
» sion avec emportement. Je la défendais démon mieux,
» et je croyais avoir apporté des raisons qui ne laissaient
» pas que de l’embarrasser ; lorsque, jetant brusquement la
» main sur la table, et me regardant des yeux que vous lui
» connaissez, il dit : * Non, je ne céderai pas; où veut-on
» me conduire? Hors de mon caractère? La France ne me
» reconnaîtrait plus, c’est son vieil Empereur qu’elle
» veut! * — Pendant cette allocution, dont je ne vous rends
» que le début, sa voix était altérée, sa main se contrac-
» tait et s’étendait par des mouvements convulsifs, et il me
» semblait voir la patte du lion qui aiguisait ses griffes.
» Personne ne fut de son avis, mais tout le monde se tut,
» et l’article fut rayé. On n’était pas là, comme vous vous
» y êtes trouvé, sous la présidence pleine de mansuétude
» de M. Dambray et les auspices fleuris de Louis XVIII ;
» que si je m’y étais trouvé, je n’aurais peut-être pas fait
» mieux que vous, mais il me semble que j ’aurais fait
» davantage ; l’occasion était admirable et ne se retrouvera
» plus. »


Je rentre dans cètte admirable position que j ’ai un ins­
tant abandonnée, entraîné par la juste admiration que
m’inspire l’article 66 du chapitre de l’ordre judiciaire. J ’ai




dit que, ce chapitre avait éprouvé peu de changement;
l’article 61 fut le seul qui arrêta un instant. Dans le projet
présenté par les Commissaires du Roi, les jùgep de paix
étaient, comme tous les autres magistrats, déclarés inamo­
vibles; on n’avait pas trouvé d’abord de motifs de les
soustraire au principe fondamental de l’inamovibilité, et og.
craignait, en le faisant, de déprécier cette magistrature
dont le mérite consiste en si grande partie dans le respect
et la confiance qu’inspirent les personnages qui en sont
revêtus. M. Clausel de Coussergues apporta à la Commis­
sion une opinion différente; il ne contesta pas sur l’impor­
tance delà justice de paix pour le bon ordre, la tranquillité
et le respect des moeurs dans les campagnes ; il fît même
remarquer que cette magistrature, par cela même qu’elle
était si rapprochée du peuple, devait prendre aisément de
l’influence sur l’opinion..« Ces juges décident seuls de
» presque toutes lo§ questions qui leur sont soumises ; on se
» rassure par le peu d’importance qu’elles ont sous le rap-
» port de l’intérêt, et on ne réfléchit pas qu’à cet intérêt,
» si mince en apparence, se rattachent le plus souvent les
» moyens d’existence d’une pauvre famille. Il faut des
» hommes éprouvés pour bien remplir ces fonctions déli—
» cates, et le temps seul apporte les moyens de les bien
» connaître. Laissons donc au Roi, qui va les nommer, le
» pouvoir de les remplacer si l’on s’aperçoit qu’ils ne ren-
» dent pas tout le bien qu’on en avait attendu. Cette dis-
» position à laquelle de réels avantages sont attachés est
» au reste exempte de tout inconvénient; il n’est pas à
» craindre que le Roi change un juge de paix justement
» honoré dans son canton, car les élections qui lui sont
» confiées ne sont pas suspectes de caprices, ou des jeux


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION Î13




114 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


» de partis qui corrompent quelquefois les élections popu-
» laires. » L’assemblée applaudit à la sagesse de ces
réflexions. Je voulais demander que le changement fût
soumis au Roi; M. Ferrand me fit observer que la propo­
sition de M. Glausel de Coussergues tendait à l’accroisse­
ment de la prérogative royale., et qu’il était bien difficile
d'y trouver d’inconvénients; je laissai donc mettre aux voix
l’article, qui fut adopté à l’unanimité.


La Commission avait tenu quatre séances, je comptais
qu’elle en aurait trois autres; la première pour la discus­
sion du chapitre intitulé : Des droits particuliers garantis
par VEtat; les deux autres, pour l ’examen de quelques
articles que j ’avais préparés sur la forme des élections, et
j ’avais obtenu du Roi de remettre au 8 juin la séance
royàle indiquée pour le 4. J ’avais préparé six articles
réglementaires de la forme des élections, qui auraient
trouvé leur place entre les articles 40 *et 41 de la Charte ;
ils étaient conçus dans le dessein de concilier l’article 40,
qui n’accorde le concours à la nomination des députés qu’à
ceux qui payent une contribution directe de trois cents
francs, avec l’élection à deux degrés, la seule dont on eût
alors l’idée en France, parce que c’était la seule qui y eût
été pratiquée depuis les États-Généraux les plus anciens, et
la seule qui semblât praticable; il s’y rencontrait cependant
des difficultés pour l’éclaircissement desquelles j ’avais
demandé des renseignements qui venaient de m’arriver du
ministère des finances.


J ’étais occupé à les comparer, loi’squ’on m’annonça le
baron de Bulow, ministre des finances de Prusse; je
le connaissais particulièrement parce qu’il avait travaillé
sous mes ordres en qualité de directeur du Trésor à Cassel,




lorsque j ’y occupais le ministère des flnancesi 11 m’apprit
qti’il tenait de dîner avec les Souverains, dont le départ


■dâùs trois jours était définitivement arrêté. Je me récriai,
pàrce que je savais qu’il avait été convenu qu’ils ne sorti­
raient pas de Paris avant que la Constitution y eût^été
publiée, et je protestai que nous ne serions pas prêts avant»
cinq jours. « Il faut, me répondit froidement Bulow, que
» vous ayez fini demain, que la Constitution soit proclamée
» le 4, comme le Roi l’a promis, et que nous partions le 5 ;
» les ordres sont donnés. — Mais vous me tenez là un
» langage napoléonien : il faut, il faut; des ordres sont
» donnés... — Cela est vrai; îîiais croyez-vous que tous
» les Souverains à la fois ne peuvent pas faire un Napor
» léon? Sérieusement pariant, arrangez-vous sur l’avis
» que je vous apporte. Je vous dirai plus, les Souverains
» ont appris du Roi de France que le travail de la Com-
» mission touchait à sa fin, et comme ils savent que je
» vous vois assez souvent, ils m’ont chargé de‘m’en assurer,
» et ën tout cas, de vous notifier le délai fatal. » — Je me le
tiens pour dit, et au départ de M. de Bulow j ’accours tout
effaré chez M. Ferrand ; je lui raconte notre mésaventure :
« Eh bien ! me répondit-il froidement, il faut tout finir
» demain; vous devez être prêt? — Non, pour ce qui
» tient aux élections; jé ne suis pas sûr de quelques articles
» qui ne sont que projetés et qui demandent encore des
» vérifications. J ’aurai ensuite à eh faire le rapport à Vous
» et à M. l’abbé de Montesquiou, pour que vous les sou-
» mettiez, si vous les adoptez, à l’approbation du Roi,
» avant qu’ils puissent être présentés à la Commission.
» De plus, il reste à discuter le chapitre intitulé : Droits
■» particuliers garantis par l'É ta t; à relire le travail en-


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 218




» tier ; enfin à composer le préambule de la Constitution,
» et vous trouverez que c’en est peut-être assez pour les
» vingt-quatre heures que les augustes Souverains dai-
» gnent nous accorder dans leur patiente bonté. — Il ne
» faut plus, reprit M. Ferrand, songer à rîen ajouter au
» chapitre des élections. Demain, à l’entrée de la séance,
» nous préviendrons M. l’abbé de Montesquiou, et nous
» nous arrangerons pour tout finir. »


En effet, le lendemain, les Commissaires du Roi eurent
une conférence avec M. le Chancelier. M. l’abbé de Mon­
tesquiou parut de son côté désireux d’arriver au terme de
nos travaux : « J ’a i, d it-il, repassé aussi dans ma tête ce
» sujet des élections ; il a ses difficultés et il ne faut pas
» le manquer pour y avoir mis de la précipitation. Au fait,
» les articles essentiels sont arrêtés ; la somme de contri-
» bution exigée pour les qualités d’électeur et d’éligible, la
*> présidence des collèges électoraux, la nécessité de nom-
» mer au moins la moitié des députés parmi les domiciliés
» du département; le reste n’est pas sans importance
» assurément, mais on peut le confier à la législature,
» et d ’autant mieux que si nous avions voulu pénétrer
» dans le détail delà forme des élections, nous aurions
» reconnu qu’un article arrêté en provoquait sur-le-champ
» un ou plusieurs autres, et nous n’en eussions pas
» fini. »


Il fut donc convenu que l’on se bornerait à discuter le
dernier chapitre de la Constitution, intitulé : Droits parti­
culiers garantis par l’État. On prévint confidentiellement
MM. les membres de la Commission de la nécessité de
borner là leur travail et de le finir dans la séance même,
et on offrit le dernier chapitre à leur délibération ; il passa


2!6 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 217


sans difficulté. J ’étais loin d’approuver cette disposition de
l’article 71 « que la noblesse ancienne reprenne ses
» titres, et que la nouvelle conserve les siens, » puisque
d’après ce qui suit, dans l’article, la noblesse n’emporte
aucune exemption des charges et des devoirs de la société
et n’est plus que l’affaire de l’opinion, et il fallait la lui
abandonner entièrement et n’en pas faire mention dans un
acte constitutionnel. On se serait épargné la distinction
e.ntre la noblesse ancienne et la nouvelle, toute au désa­
vantage de celle-ci, qui n’a pas été longtemps à s’en aper­
cevoir et à chercher à s’en venger. Les Empereurs et les
Rois peuvent bien ébaucher des nobles; le temps seul a le
pouvoir de les achever. Si en France la noblesse instituée
par Napoléon avait reçu l’indispensable sanction du temps,
elle se serait élevée au niveau de l’autre, tout en avouant
son berceau qui certes n’était pas sans gloire, et il n’eût fallu
pour cela aucune disposition de la Charte; que si, et ce
qui est plus probable, la noblesse nouvelle et la noblesse
ancienne devaient être également emportées par le torrent
qui sous nos jeux ravage les sociétés, il était encore inu­
tile d’en parler. Mais l’article se trouvait dans la Constitu­
tion du Sénat ; on devait le regarder comme le voeu de la
noblesse nouvelle, et Louis XVIII, que sa malice n’aban­
donnait jamais, même au milieu des choses les plus graves,
avait pu trouver plaisant d’accorder, sur leur demande,
un brevet constitutionnel de parvenus aux grands seigneurs
de Buonaparte.


Après avoir terminé le dernier chapitre de la Constitu­
tion, on passa aux articles transitoires qui avaient seule­
ment pour objet la conservation du Corps Législatif alors
existant et le renouvellement par cinquième. Ces articles




iW S iiM ig i


218 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


ne pouvaient pas souffrir de difficulté. Là se terminait îa
mission de la Commission.


M. le Chancelier la remercia, au nom du Roi, du zèle
qu’elle avait apporté à une mission aussi importante, et de
ses efforts pour suppléer, par l’empressement et l’assiduité
dans ses travaux, au temps trop court qui lui avait été
accordé; et il ajouta qu’il s’estimerait heureux si, en quelque
occasion que ce fût, il était auprès des membres de la Com­
mission l’organe de la haute estime de Sa Majesté, et de la
manière dont elle se plairait à récompenser leurs services.
La Commission se sépara.


Il fut convenu entre les Commissaires du Roi que j ’em­
ploierais le temps qui nous restait à revoir tout le travail
et à lui donner sa rédaction définitive; que je le ferais pré­
céder d’un préambule, et que j ’en ferais faire quatre expé­
ditions, dont l’une serait signée du Roi et revêtue des formes
de chancellerie, et les trois autres seraient remises à
M. le Chancelier et à MM. de Montesquiomet Ferrand.


Une difficulté s’était élevée quelques jours auparavant,
en présence du Roi, sur le nom que l’on donnerait à l’acte
dont s’occupait la Commission et sur la forme dans laquelle
il serait publié. M. le Chancelier était d’avis de l’appeler
Ordonnance de réformation, et de l’envoyer à l’enregistre­
ment des cours et des corps administratifs. M. Ferrand
voulait qu’on l’appelât Acte Constitutionnel, et sans décliner
l’enregistrement par les cours et les corps administratifs, il
opinait pour qu’il fût aussi envoyé à l’acceptation des
assemblées de canton. Je combattis l’une et l’autre opinion.
Je soutins d’abord qu’on ne pouvait appeler l’acte dont il
s’agissait, ni du nom à’Ordonnance de ré formation, ni de
celui d'Acte Constitutionnel ; il avait été expliqué très-posi-




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 2l9


tivement et bien entendu dans la Commission, que cet
acte descendait de l’autorité royale, préexistante dans
toute son intégrité, et qu’il ne contenait que les.conces­
sions que cette autorité avait jugé convenable de faire
proprio motu et dans sa pleine et entière liberté. On ne
peut donc pas l’appeler Acte Constitutionnel, parce qu’en,
général, et surtout en France, d’après les opinions qui y
ont prévalu depuis vingt-cinq ans, le mot Constitution sup­
pose le concours pour établir un nouvel ordre de choses,
èntre le Roi et les représentants, soit du peuple seulement
si en effet il agit seul, soit du peuple et des grands, comme
une nation voisine en a fourni des exemples ; et il est bien
évident que rien de tel ne se rencontre ici. On ne peut pas
employer davantage ce titre d* Ordonnance de réformation,
car cette expression n’est appliquée dans notre ancienne
jurisprudence qu’aux lois qui avaient en effet pour sujet
la réforme de quelques abus qui s’étaient glissés dans
l’Etat, et non pas l’introduction d’une institution nou­
velle. Si on voulait absolument se servir d’un vieux mot,
celui à'Édit serait préférable, et encore ne saurait-on dé­
tacher l’idée d’un Édit, de celle de Parlements, pour le
registrerou y faire des remontrances. Puisqu’il s’agit d’une
concession faite librement par un Roi à ses sujets, le nom
anciennement usité, celui consacré par l’histoire de plu­
sieurs peuples et par la nôtre, est celui de Charte : on
l’appellera, si l ’on veut, la Charte des droits, la Grande
Charte, comme en Angleterre, ou bien la Charte Constitu­
tionnelle. Jusque-là je réunis les suffrages, sauf celui de
M. le Chancelier} qui parut tenir au titre d’Ordonnance de
réformation.


Je poursuivis : « Maintenant, que fait le Roi d’une




p iiw iiiiW ii


2*0 MÉMOIRES DU COMTE BEUGN0T


» Charte : il peut bien en ordonner l’enregistrement où il
» lui plaît et dans la forme qui lui convient, mais ce n’est
» là qu’une forme secondaire; la première et la plus essen-
» tielle, c’est qu’il fasse publiquement le don et l’octroi de
» cette Charte à ses sujets, et jure solennellement de
» l’exécuter de son côté. Il serait désirable que ce don pût
» se faire à la France entière réunie en assemblées pri-
» maires, parce que l’acte y recevrait un plus grand ea-
» ractère d’authenticité ; que la reconnaissance et l’amour
» qu’il doit exciter pénétreraient plus à fond dans le cœur
» des Français; mais il faut des délais et des formalités
» pour convoquer les assemblées primaires, et la prompte
» publication de la Charte est commandée par l’état actuel
» du royaume. Cependant, et puisqu’on ne peut pas s’adres-
» ser à la France assemblée, il faut chercher si elle n’a
» pas des représentants qui la suppléent jusqu’à un certain
» point ; ces représentants semblent s’offrir dans le Sénat
» et le Corps Législatif. Le premier de ces deux pouvoirs
» a déjà pris, dans un cas analogue, une initiative contre
» laquelle nulle réclamation ne s’est élevée; le second
» paraît encore mieux appelé, par la nature même de ses
» fonctions, à stipuler pour le peuple. C’est donc à ces deux
» Corps que le Roi doit faire la déclaration publique de
» l’octroi de la Charte, et devant eux qu’il doit prêter le
» serment de l’exécuter, en attendant que dans la céré-
» monie de son sacre il en jure le maintien à l’égal ou
» même an avant de nos autres lois fondamentales. »


Cette seconde partie de mon opinion éprouva des diffi­
cultés. On était bien d’accord sur la publication de la
Charte en présence du Sénat et du Corps Législatif, mais
on trouvait ces deux Corps peu consistants pour recevoir




le serment royal, qui en France ne se prête qu’une fois, à
la cérémonie du sacre. L’un en effet allait disparaître,
l’autre datait d’une époque qui n’était avouée que parce
qu’on ne pouvait pas faire autrement; par les mêmes mo­
tifs, on insistait pour envoyer la Charte à l’acceptation des
assemblées de canton. M. Ferrand y insistait à ce poiqjt
que le Roi ne voulut pas décider et me demanda un rap­
port que je lui remis le soir même. Une autre difficulté
arrêtait; de quelle époque datera-t-on le commencement
du règne? On avait éludé la difficulté dans la Déclaration
de Saint-Ouen, qu’on avait simplement datée du 2 mai
1814; mais il n’y avait plus moyen de reculer : il fallait
donner à la Charte une date royale, et laquelle? Dès qu’on
avait reconnu l’ancienne royauté, il fallait bien admettre
l ’un de ses principes fondamentaux, c’est-à-dire la des­
cendance de mâle en mâle, sans interruption possible. Le
mort saisit le vif. Le Roi mort, vive le Roit II semblait
que nos pères n’eussent pas cru pouvoir employer d’expres­
sion trop brusque et trop vive pour exprimer la promptitude
de cette transmission. Notre histoire fournissait deux exem­
ples qui se rapprochaient de la circonstance actuelle :
Henri IY avait daté son règne du jour de la mort de
Henri III, quoique sa reconnaissance, abstraction faite de
la fureur des partis, fît encore une question et même une
question légale. Charles Vil en avait usé de même, à la
mort de son père, en dépit du traité de Troyes et de l ’as­
sentiment que les grands Corps de l’État, la capitale et la
majorité des provinces, y avaient donné. Et c’était en effet
un principe puissant et conservateur que d’admettre qu’aussi
longtemps qu’il restait un prince dans la ligne de sueces-
sibilité, il y avait un Roi en France ou pour la France. Un


LES PREMIERS, TEMPS DE LA RESTAURATION ââl




m .MÉMOIRES Dü COMTE REUGiNQT


hommage de plus à ce principe était une conquête pour
le salut et l’avenir du pays. Hors de là, on retombait dans
le principe de la souveraineté du peuple; il n’y avait pas
de milieu. Si Louis XVIII date ses actes du jour où il a été
rappelé au trône, il sanctionna ce rappel et reconnaît â une
autorité le droit de le rappeler. Or, quelle est cette auto­
rité, si ce n’est celle du peuple? Mais si le Roi reconnaît
un acte aussi grave, il faut qu’il reconnaisse tous les autres
qui sont émanés du même pouvoir. Donc la légalité de la
Convention et de tout ce qu’elle a fait; celle de l’Em­
pire et de tout ce qu’il a institué ; ici on ne Unirait pas de
conséquences. H vaut mieux se rattacher au vieux prin­
cipe. Le Roi a régné dès que son droit au trône a été
ouvert; maintenant, qu’il soit censé avoir été toujours pré­
sent et ratifie ce qui s’est fait pendant son absence, il im­
primera par cette fiction môme une sanction toute monar­
chique aux actes émanés d’autorités différentes. Le passé
rentre ainsi dans l’ordre, et la législation retrouve son
ancienne origine et son uniformité.


A la séance de clôture de la Commission, j ’avais pro­
posé à mes deux collègues de se rendre auprès du Roi
pour le supplier de résoudre ces questions qui ne pouvaient
pas se remettre un jour de plus. M, l’abbé de Montesquiou,
qui se réfugiait dans son orgueilleuse mauvaise humeur
dès qu’il s’agissait d’entrer en lice avec moi, dit qu’on
aurait le temps d’en parler au Roi le lendemain matin,
comme s’il n ’y eût eu sur le tapis qu’une matière à conver­
sation ; et je rentrai chez moi, chargé de tout ce qui restait
à faire pour que la Charte fût publiée le lendemain. J ’y
trouvai mon ancien camarade de collège, le marquis de
Brézé, à qui cette solennité donnait encore plus de souci




LES PREMIERS TEMPS RE RA RESTAURATION 2âi


qu’à moi. Vainement avait-il fouillé les archives des Cé­
rémonies de France; il n’y avait rien trouvé qui, de près ou
de loin, eût trait à la publication d’une Charte. Cependant,
il ne voulait rien prendre sur lui, à Dieu no plaise ! et il
venait à moi comme à un ami, pour l’aider à sortir-de ce
cruel embarras. Je me défends de tout conseil en proies-*
tant de ma complète ignorance de la matière. Je lui re­
montre combien je suis pressé par le temps, et qu’il me
reste du travail par-dessus la tête; lui d’insister et de sou­
tenir qu’il est dans le même cas que moi et qu’il faut bien
que je l’écoute. Il entrait en matière et menaçait d’être
long. Je suis forcé de l’interrompre et de lui répéter que
le chapitre des Cérémonies n’était bien connu et ne pouvait
recevoir de commentaires qu’à la Cour, parce que le cercle
de son importance, quelle qu’elle fût, ne dépassait cepen­
dant pas le lieu qu’habitait le Roi; que ce serait abuser dp
sa confiance que de le laisser aller plus avant ; et je me lève
en lui disant, en toute humilité pourtant, que le service de
Sa Majesté m’interdit le plaisir de l’entretenir plus long­
temps. Il me fut aisé de m’apercevoir que la confiance de
l’ami de collège avait été promptement remplacée par l’or­
gueil blessé du grand-maître, et M. de Brêzé me quitta,
avec des signes non équivoques d’une mauvaise humeur que
longtemps il m’a conservée ; mais il me quittait et je ne lui
en demandais pas davantage.


Je m’étais défié de mes forces pour le préambule de la
Charte, etje m’étais adressé pour sa composition à l’homme
de. France que j ’y reconnaissais le plus propre par son
beau talent, à M. de Fontanes. Il m’avait promis de m’en-
YQyer son manuscrit dans la soirée, et je restais sur ce
point dans une parfaite sécurité, bien persuadé que je trou-




2Î4 MÉMOIRES DU COMTE BEÜGNÛT


verais à admirer et rien à critiquer. J ’étais encore occupé,
sur les dix heures du soir, avec M. Masson, l’un de mes
chefs de division, à la dernière révision de l’ensemble de
la Charte, lorsque je reçus le travail de M. de Fontanes.
Je le saisis avec avidité et je m’aperçus avec douleur que
l’ouvrage, fort distingué dans son genre, digne enfin de
son auteur, ne pouvait pas remplir la place à laquelle il
était destiné. M. de Fontanes avait eu peu d’occasions déliré
des préambules de lois, et ce n’était pas là généralement
que les orateurs allaient chercher des modèles. Le mor­
ceau qu’il m’avait fourni contenait sur le sujet de hautes
pensées revêtues de formes éloquentes; mais ces pensées
étaient trop générales, ces formes avaient trop d’éclat.
C’était une belle page, mais ce n’était pas un préambule.
Je le communique à M. Masson, qui en porte le même ju­
gement que moi ; cependant que faire? Il est plus de dix
heures du soir; il faut être prêt pour le lendemain, et l’ou­
vrage qui me manque inopinément n’exigerait rien moins
de ma part que deux jours de méditation et de calme, et dans
ce moment même mille autres soins m’assiègent ! J ’eus un
moment de désespoir, « Où l’embarras est-il donc si grand ?
* reprit M. Masson. Vous trouvez que les pages de M. de
» Fontanes ne peuvent pas vous servir, apparemment
» parce qu’elles ne remplissent pas les conditions que vous
» exigez dans un préambule de loi ? Eh bien ! quelles sont
» ces conditions ? Dictez-moi d’abord ce qu’à votre gré le
» morceau doit contenir. Reprenez votre sang-froid et
» cherchez l’ordre des idées. » Je dicte, en effet, et avec
une sorte de colère concentrée; mais je vais jusqu’au
bout. —• « Maintenant, me dit mon interlocuteur, vérifions
* si dans ce premier jet l’ordre des idées est exactement


»




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 22K


» suivi, car c’est de là surtout que dépend le succès. »
Nous corrigeons, nous transposons jusqu’à ce que nous


soyons tous deux également satisfaits.
« — Très-bien, poursuit-il ; on va transcrire propre-


» ment ce tracé, et votre préambule est fait, car w us
» n’aurez plus qu’à remplir, et les mots ne vous man-
» quent pas. Du courage ! nous voilà bien avancés. » —
Il rentre un quart d’heure après et me remet la mise au
net du premier travail. Je commence à dicter; je pour­
suis avec beaucoup plus de facilité que je n’aurais cru;
mon embarras était d’être court; j ’arrive à la fin; je
corrige une première fois pour là guerre aux pensées,
une seconde fois pour la guerre aux mots,,et entmoins de
deux heures le morceau était composé tel qu’il a été im­
primé. Je voulais garder le manuscrit pour y corriger en­
core :


« — Non pas, dit M. Masson; souffrez que je l’em-
» porte; je vous connais ; vous passeriez le reste de la nuit à
» le remanier de dix façons différentes, et demain il serait
» moins bien. Ne pensez plus à la Charte ni à son préam-
» hule ; allez vous coucher et dormez si vous pouvez. »


Je me jette en effet sur mon lit pour m’y reposer et
avec peu d’espoir de m’endormir. J ’y étais à peine qu’on
entre pour m’avertir que l’inspecteur de police demande à
me parler pour affaire urgente. Il paraît et me commu­
nique deux rapports parvenus de deux points différents,
et qui annoncent qu’il se fait un amas de poudre sur le
bord de la rivière, au bas du quai d’Orsay, et l’un de ces
rapports ajoute que c’est dans le dessein de faire sauter
le lendemain les Souverains, lorsqu’ils passeront à cet en­
droit du quai, en se rendant au palais du Corps Législatif


H Iti




m MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


pour la publication de la Charte. L’inspecteur ajoute
qu’il a pris des renseignements autant que l’a permis
l’heure avancée à laquelle il a reçu ces rapports, et qu’il
en résulte jusqu’ici que l’endroit indiqué est celui où l’ar­
mée russe charge ses poudres ; que le travail du char­
gement a occupé la journée d’hier et occupera encore
celle d’aujourd’hui. Quant au projet de faire sauter les
Souverains au passage, il est fort porté à croire que c’est
l’une de ces interprétations d’une chose simple par une
chose coupable, auxquelles nous sommes accoutumés;
mais qu’il a dû m’en rendre compte, par suite des ordres
qu’il a reçus de ne rien négliger de ce qui paraîtrait in­
téresser le moins du monde la sûreté des Souverains
qui se trouvent à Paris. En effet, les généraux russes
m’avaient supplié d’être sur mes gardes et d’entourer de
mon mieux l’Empereur Alexandre, parce que, si nous
avions ce malheur qu’il fût non pas assassiné, mais insulté 1
en quoi que ce soit à Paris, lui-même et ses généraux ne
seraient pas assez forts pour empêcher ses soldats, qui
l’adoraient, de mettre le feu à tous les coins de la ville; de
sorte que si son départ précipité me contrariait comme
rédacteur de la Charte, il me soulageait infiniment comme
directeur général de la police.. Je répondis à l’inspecteur
qu’il fallait donner autant de soins à vérifier le complot
de faire sauter les Souverains, que si nous y croyions l’un
et l ’autre; et, ensuite, obtenir des officiers russes qui pré­
sidaient au chargement des poudres, de suspendre leur
opération depuis dix heures du matin jusqu’à deux heu­
res de l’après-midi. Je le congédiai en lui demandant un
nouveau rapport à huit heures, parce qu’à neuf je me
rendais chez le Roi.


i




L’inspecteur revint en effet à huit heures. Je venais de
recevoir un billet du Roi, qui m’envoyait sur le complot
des poudres un rapport bien corsé, et qui, sans doute, lui
était parvenu de la police des Tuileries. Le Roi, sans y
croire, m’ordonnait cependant de vérifier ce qui pouvait
avoir donné lieu à un pareil rapport, et m’annonçait qu’il
me recevrait à dix heures pour la remise dp travail dont
j ’avais été chargé.


L’inspecteur me dit qu’il n’avait encore découvert et ne
découvrirait probablement pas de trace de complot; mais
qu’il avait fait d’inutiles démarches pour obtenir des
officiers russes de suspendre le chargement de leurs pou­
dres; qu’il ne fallait pas cependant se dissimuler que ce
travail avait son danger pour le voisinage et qu’il fallait
l’arrêter à tout prix. Je courus à l’instant chez le général
Sacken, qui, dans son gouvernement de Paris, s’était
montré attentif et bienveillant pour les habitants. On me
fit attendre, parce qu’il n’était pas encore jour chez Son
Excellence; et quand je pus lui expliquer le sujet de ma
visite avec tout ce qu’il avait de pressant, il se confondit en
regrets de ce que l’ordre de suspension que je demandais
n’était pas de sa compétence. J ’eus beau lui représenter qus
le gouverneur de Paris pour l’Empereur de Russie, était
fort compétent pour empêcher que Sa Majesté Impériale
ne fût enlevée dans l’intérieur de Paris par un baril de pou­
dre; vainement je renforçai l ’image pour l’effrayer; je
n’obtins de lui que quelques lignes de recommandation pour
le général commandant de l’artillerie russe, qui demeurait
au faubourg Saint-Germain. Il me fallut courir de nouveau
de la rue Grange-Batelière à la place du Palais-Bourbon,
et attendre aussi qu’il fît jour chez ce nouveau seigneur. Mes


LIS S PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION S 27




22S MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


minutes étaient comptées et je séchais d’impatience. Enfin
mon homme parut; il entendait et parlait mal le français
et avait de plus les manières fort raides. Je commentai de
mon mieux ce que je trouvais dans le billet du général
Sacken; il se contentait de marcher brusquement de long
en large, comme si je n’eusse rien dit, et pour lui ce
pouvait bien être la même chose. Cependant il me donne
à son tour un billet pour un colonel, qui heureusement
était logé à deux pas de l’hôtel de la police. J ’en sortis
piqué, et je regrettais de ne m’être pas adressé à l’Empe­
reur lui-même. J ’étais en doute si je n’irais pas au palais
de l'Élysée; je fus retenu par la circonstance que l’officier
à qui j ’étais renvoyé se trouvait à deux pas de chez moi.
J ’arrive chez celui-ci; la Providence me le tenait en réserve
pour me consoler. Celui-ci me reçut avec une politesse
recherchée, plaignit les démarches que je venais de faire,
et m’assura qu’il allait à l’instant même arrêter les mou­
vements de poudre qui se faisaient sur le port, Il ajouta
qu’il n’y resterait que les gardes nécessaires à la stricte
exécution de ses ordres, et que lui-même y passerait tout
le temps qui s’écoulerait entre l’aller des Souverains et
heur retour.


Je quittai ce colonel, enchanté de lui. Je pris bien
vite mon portefeuille à l’hôtel de la police, et j ’arrivai
chez le Roi à dix heures passées. Je m’excusai par les
courses que je venais de faire, pour pouvoir tranquilliser
complètement le Roi sur le rapport qu’il m’avait adressé
le matin. Sa Majesté me demanda si j'avais été sur le lieu
même, pour m’assurer que le colonel nous tenait parole. Je
ne pouvais pas répondre affirmativement et je reçus l’ordre
d’aller le vérifier. De retour dans le cabinet du Roi, et




après avoir donné cette fois-ci des assurances non équivo­
ques, j ’ouvris mon portefeuille ; je présentai au Roi trois
copies de la Charte; j ’en tenais une quatrième à la main et
je demandai à Sa Majesté si elle me permettait d’en com­
mencer la lecture. Les ministres étaient présents. Le Roi
jeta un coup d’oeil sur la pendule et dit : « Nous V en
» avons pas trop le temps.


» — Me sera-t-il permis de faire observer au Roi que
» le préambule de la Charte est nouveau et qu’il a besoin
» d’être soumis à son approbation ?


» — Oui, mais nous avons confiance en vous, et je sais
» que vous êtes passé maître en ce point. »


Je m’incline en signe de reconnaissance, et je me
borne à demander si le Roi a décidé de ' quelle année de
son règne la Charte serait datée, et à qui elle serait
adressée après qu’elle aurait été publiée dans la forme
qui allait être suivie. Le Roi répondit qu’on aurait le temps
de s’en occuper après; qu’il fallait songer à son départ
pour l’Assemblée. La bande dorée envahit bientôt le ca­
binet, et les affaires cédèrent humblement le pas à la
cohue des cérémonies.


Je regrettai peut-être un peu ce jour-là la ponctualité
de Louis XVIII : c’est qu’en effet, l’exactitude était une
des qualités les plus précieuses du Roi : s’il l ’exigeait
pour ceux qui avaient l’honneur de l’approcher, lui-
même en donnait l’exemple.


Je me rappelle que dans les premiers temps de la ren­
trée du Roi, les Conseils des ministres étaient fréquents.
Avant d’entrer dans le grand cabinet où le Roi tenait le
Conseil, les ministres avaient pour habitude de se réunir
dans la salle du trône et de s’y entretenir jusqu’au moment


LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 229




230 MÉMOIRES DU COMTE DEUGNÛT


où la pendule indiquait que le Roi ne tarderait pas à s’y
rendre. Un jour nous nous étions oubliés en écoutant
M. le Chancelier Dambray. Le Roi avait eu le temps de
passer dans le grand cabinet et de s’y asseoir. Nous ne
nous aperçûmes de notre distraction que quand l’huissier
sortit pour fermer les battants et en prendre la garde
extérieure. Chacun se précipita pour entrer, et le Roi
sourit de notre embarras. M. le Chancelier, qui était un
peu coupable de ce manquement, en ht des excuses au
nom de tous les ministres, et les termina par l’éloge de
l’exactitude du Roi :


« — Messieurs, répondit Sa Majesté, en nous adressant
» l’un de ces coups d’oeil caressants dont il avait le secret,
» l’exactitude est la politesse des Rois. »


On se souvient que des trois questions qui étaient res­
tées indécises une seule avait été résolue, savoir que l’Acte
constitutionnel porterait le nom de Charte. Aussi le Roi
et M. le Chancelier avaient-ils employé cette expression
dans leurs discours. Je croyais la question de l’envoi
encore indécise entre l’opinion de M. le Chancelier, qui
voulait que la Charte fût adressée aux tribunaux ; celle
de M. Ferrand, qui votait pour l’envoi aux assemblées de
canton, et la mienne enfin, qui réclamait pour l’envoi aux
assemblées primaires. J ’appris seulement par le discours de
M. le Chancelier qu’il avait gag-né son procès, et ensuite
qu’il l’avait plaidé seul devant le Roi. Rien de si regret­
table que la manie que les ministres, en faveur à cette
époque, avaient de traiter les affaires en tête à tête avec
le Roi, alors qu’elles eussent par leur nature exigé des
débats et une délibération. L’autorité royale naissait à
peine qu’elle était gaspillée à plaisir. Cet abus a surtout




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 231


été sensible pour la rédaction de la Charte. Des difficultés
assez graves s’y étaient rencontrées, et pas une ne donna
lieu, je ne dirai pas à une délibération du Conseil, mais
à une réunion des trois Commissaires et dé M. le Chan­
celier. Aucun procès-verbal n’a été terni des conférences
ou des résolutions. C’était M. le Chancelier, et plus souvent
M. l’abbé de Montesquiou, qui allaient parler au Roi de
ce qui s’était passé â la Commission, et ils le faisaient par
forme de conversation et à titre de nouvelles; puis ils
rapportaient de vive voix les décisions du Roi. Je récla­
mais; je disais à M. le Chancelier qu’on n’en avait pas
usé de la sorte sous Louis XIV, lors des conférences pour
les Ordonnances, durant lesquelles on.avaittenu 'registre
de tout, à un mot près, et tout réglé, jusqu’à la place que
chaque Commissaire occupait autour de la table. M. le
Chancelier me répondait toujours que nous étions trop
pressés, et que ce qui importait c’était de finir vite.


L’Assemblée avait été indiquée au Palais du Corps Légis­
latif; elle était nombreuse et belle; l’Europe y assistait
par ses Souverains et les grands personnages qui mar­
chaient à leur suite. Un trône magnifique avait été élevé
pour le Roi sur l’estrade où siège ordinairement le prési­
dent; les grands officiers de la Couronne en remplissaient
les degrés. Les banquettes de la salle étaient occupées, à
droite, par les membres du Sénat; à gauche, par ceux de
la Chambre des Députés; les ministres siégeaient au centre
dans les places qui leur sont réservées. La Famille Royale
et les Souverains étrangers ôtaient placés dans deux tri­
bunes richement décorées. Le reste de ce vaste amphi­
théâtre était comble de ce que la ville offrait de plus élé­
gant et de plus distingué, et on se rappelle que Paris




232 MÉMOIRES DU COMTE BEUGNÛT


était, dans ce moment et dans toute la vérité de l’expres­
sion, le rendez-vous de l’Europe. Jamais, et à aucune
époque de ses fastes, ni même durant le règne de Napoléon,
cette capitale célèbre n’avait rien offert de comparable à
l’auguste et magnifique spectacle de tous ces Souverains
désarmés, amis, et qui venaient unir franchement leurs
voeux à la voix du Roi de France pour le bonheur et la
liberté de cette nation, qu’on n’avait cessé de craindre que
pour recommencer à l’admirer. Combien d’idées un tel
spectacle soulevait! les Français en garderaient-ils un
long souvenir? Quel destin était promis à cette loi qui
allait être promulguée avec une solennité européenne?
Ceux qui la reçoivent aujourd’hui avec enthousiasme,
sauront-ils la garder avec sagesse et la défendre avec
intrépidité? A-t-on vraiment retrouvé le secret de cet
échange, quelque temps suspendu, d’affection et de
reconnaissance, de protection et d’amour, qui, depuis
douze siècles, confondait les Français et leurs Rois?


Le Nestor des Rois présents, Louis XVIII, remplit son
rôle avec une dignité remarquable; il prononça de vive
voix un discours bien pensé, bien écrit, et surtout appro­
prié à une circonstance qui avait aussi sa difficulté, car,
force était bien de parler des sacrifices qu’il avait fallu
faire et des conquêtes qu’on avait abandonnées. Cette par­
tie sensible fut touchée avec délicatesse. Le mérite du
discours s’accrut encore par la manière dont il fut dé­
bité : un organe admirable, le geste juste et mesuré, la
pose pleine de dignité; enfin, nous reconnûmes l ’accent
français, et même l’accent du Roi de France. Le succès
fut universel et sincère, il était mérité.


H . le Chancelier, suivant l’usage, parla pour dévelop-




LES PREMIERS TEMPS DE LA RESTAURATION 233


per ce que le Roi, par son discours, n’avait fait qu’indi­
quer. On crut remarquer qu’il s’écartait au contraire de
l’esprit dans lequel avait été conçu le discours du Roi :
il s’efforcait d’établir que la royauté n’avait rien perdu
ni pu perdre de l’autorité absolue qu’elle exerçait en
France, et il s’obstinait à appeler la Charte une 'ordon­
nance de réformation. Le discours de cet homme vertueux
était la franche expression de ses principes ; il n’eût pas
conseillé au Roi de donner la Charte : une fois donnée il
tenait sa conscience engagée à y être fidèle, et ce ma­
gistrat des vieux jours n’admettait pas les compositions ;
on ne le connaissait pas encore assez pour lui rendre cette
justice, et pour lui ce début ne fut pas heureux.


M. Ferrand, comme doyen des Commissaires du Roi,
donna lecture de la Charte; son organe, naturellement
sourd, était encore affaibli par la maladie, et en ma qua­
lité d’auteur du préambule, je souffrais plus que je ne
peux le dire de la manière dont il lisait. Cependant il me
parut qu’en général la Charte était bien reçue ; j ’aperce­
vais sur tous les bancs des signes individuels d’approbation,
et elle devint générale quand la lecture fut finie.


Les membres de l’ancien Sénat et les Députés des dé­
partements se levèrent et prêtèrent le serment de fidélité
au Roi et d’obéissance à la Charte Constitutionnelle et aux
lois du Royaume. Tons les actes de cette séance mémorable
étaient terminés, et le Roi se retira, entouré du cortège
avec lequel il était entré. Les ministres le suivirent jusque
dans son cabinet, et chacun de s’extasier sur son discours
et sur le ton dont il l’avait prononcé : pour cette fois la
flatterie, et même un peu d’extase, étaient pardonnables.
LouisXVIII était enchanté; ce prince,singulièrement ja -




m MÉMOIRES DU COMTE BEUGNOT


loux des succès de l’esprit et de la bonne grâce, aimait
surtout à les obtenir dans les circonstances d’éclat. Chaque
année, l’ouverture des Chambres était pour lui un jour de
fête, et il en revenait épris des applaudissements qu’il
avait recueillis.......




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LES COMMENCEMENTS


SECONDE RESTAURATION


1815