s
}

ce,


%.4
se


•1 PUBLICISTES & ÉCONOMISTES CONTEMPORAINS


LA


POLITIQ,
l'A R


BLUNTSCHLI
DOCTEUR EN 11E01r, PROFESSEUR ORDINAIRE A CI:Nin:RAITE D'IlEIDELDERIA


CORRESPONDANT DE L'Ac.tuinite DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES, ETC., ETC.
saiNT . DENis. — cit. 1..uirrivr, 17, EUE DE rArtis.


Tauurr DE L'ALLEMAND ET PRÉCÉDÉ D'UNE PRÉFACE


P1I1


M. ARMAND DE RIEDMATTEN
DOCTEUR EN pneu, AVOCAT A LA COUR DE. PARIS


PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN E


Éditeurs du Journal des Éc.mtomistes, de la Collection des pri
du Dictionnaire de l'Économie politiqu


du Dictionnaire dis Commerce et de la NaUig


RUE RICHELIEU,. 14


1879




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


I. Observation préliminaire. — Il. Lacune. — III. La race et l'individu. —
1V. Le suffrage rniversei. — V. République ou monarchie. — VI. Les
partis politiques. — VII. Caractère de l'oeuvre. — VIII. Laurent et
l3luutschli. — IX. Évolution religieuse. — X. Zurich et Strauss. —
XI. Le christianisme traditionnel et l'esprit du temps.


Ce volume ne nous était point encore parvenu lorsee nous
publiions, en mai 1877, la Théorie générale de l'État. Il forme,
comme nous l'avons dit, la troisième partie du grand ouvrage de
M. Bluntschli sur l'État moderne. C'est pour obéir à un désir de
l'auteur que nous l'avons traduit avant le second volume ou le
Droit public général.


Son titre allemand : Politik als Wissenschafi, répond littéra-
lement à Politique comme science. Si nous l'avons rendu simple-
ment par la Politique, c'est que l'ensemble de l'oeuvre et le nom
de l'auteur indiquaient suffisamment le caractère scientifique de
cette étude. Les 408 pages de notre traduction reproduisent •n-
tégralement les G30 pages du texte allemand.


Suivant M. Paul Janet, « la science politique est cette partie de




vt PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


la science sociale qui traite des fondements de l'État et des prin-
cipes du gouvernement a) »


C'est généralement dans un sens moins étendu que les auteurs
allemands nous parlent de la politique envisagée comme science.
Voyez avec quel soin Robert von Mohl, dans son grand ouvrage (b),
distingue les sciences sociales, ou plutôt de la société (Gessell-
cita ftswissenscha [Len) (c), d'avec les sciences politiques ou de l'État
(Statswissenscha Real), pour ranger la politique (Statskunst) parmi
ces dernières, avec la théorie générale de l'État, le droit public
et le droit des gens. Dans la langue de M. Bluntschli, la poli-
tique prend de même un sens plus précis, et s'oppose à ces trois
dernières branches comme art pratique et comme science du
gouvernement. Elle n'a pas à scruter les fondements de l'État ni
à décrire ses fonctions. L'État existe, armé de ses organes ; le
droit public est connu. L'art de l'homme d'État est de les mettre
utilement en jeu ; l'objet de la politique comme science, de
montrer l'esprit des institutions, les règles à suivre dans le gou-
vernement des peuples, l'activité de la nation dans l'État.


En conséquence, l'auteur étudie d'abord la politique dans ses
rapports avec la morale, avec la légalité, avec les idées et les
intérêts (L. I). Il nous place ensuite en présence des idées poli-
tiques modernes de liberté, d'égalité, de nationalité et d'huma-
nité, qui sont les grands ressorts de toute la vie politique de nos
États contemporains (L. II). Puis il nous montre, sous un titre
peut-être trop large (L. III), l'importance des qualités indivi-
duelles et des qualités de race, du chiffre, de la densité et du
groupement de la population, l'intluence de l'esprit du temps.
Plus loin, viennent les moyens d'action du gouvernement et de
la nation (L. IV), les rapports de l'État avec la vie de l'esprit,
religion, science, art (L. V), et la politique des diverses consti-
tutions modernes (L. VI, VII, VIII et IX). Enfin le livre X est
consacré à la politique de la législation, le livre XI à celle de
l'administration, le livre XII et dernier aux partis politiques.


a) Diction. général de la politique de Block, v o Politique.
b) Molli, Geschichte und Litteratur der Statswissenschaften, 1, 102.
c) Notre expression sciences sociales e.t très-large. C'est que nous distinguons


moins nettement la société d'avec l'État, les sciences sociales proprement dites


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. vit


Ce cadre ne contient-il pas une lacune grave? Peut-être. Il
semble qu'il oublie la politique internationale, pour ne s'occuper
que de celle de l'État particulier. Cette lacune est d'autant plus
surprenante qu'on devait moins l'attendre de l'auteur. Sa Poli-
tique ne contient guère qu'une page, excellente d'ailleurs, sur la
politique étrangère ; le chapitre tv, livre II, Nationalité et hu-
manité (internationalité), est le seul qui s'en occupe. Elle méritait
davantage.


Par un progrès remarquable des relations humaines, la paix
est aujourd'hui l'état quasi-permanent des nations (a). Ne peut-on
pas se féliciter hautement quand l'on considère qu'une guerre
de la France avec l'Angleterre, l'Espagne ou l'Italie, avec presque
tous ses voisins, est une éventualité hors de prévision ? Les
guerres entre États européens sont devenues plus rares que les
dissensions intestines des Cantons suisses formant l'ancienne
Alliance perpétuelle. Les peuples de l'Europe sont unis par tant
de liens, leurs intérêts sont tellement solidaires, qu'ils forment
une véritable confédération à l'état latent, n'attendant qu'un
moment propice ou l'impulsion d'un grand homme pour se tra-
duire en acte (b).
d'avec les sciences politiques (romp. Théorie générale, ch. La société, III, 5). La
définition de M. Janet est trop étroite si elle s'applique à toute la scence politique( Statswissenschaft), trop large si elle ne vise que la politique (Statskunst) comme
science.


vingt.


Les années de guerre des divers États sont aux années de paix comme un est
à


b) On nous signale au dernier moment trois articles importants publiés par
M. Illuntschli dans la revue die Gegenwart (9 et 23 février, 2 mars 1878) sous le
titre die Organisation des europdischen Slatenrerein (un système de confédéra-
tion européenne


, un ou), et dont voici la conclusion : « J'ai la confiance qu'il une date peu
él ig éplusieurs des grands hommes d'État du continent entreprendront deréaliser une organisation de ce genre. L'oeuvre est beaucoup plus facile que la fon-
dation de l'empire allemand. » — M. le professeur Lorimer, qui apprécie ces articles
dans une lettre adressée à l'Albany Law journal (13 avril 1878), dit à ce sujet :
« Ceux qui connaissent les rapports de Biuntschli avec l'empire allemand et le grand
chancelier seront probablement d'avis qu'un problème dont il est ainsi parlé n'est
pis loin d'entrer dans la sphère des négociations diplomatiques.»




vin PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Pourquoi faut-il cependant, en présence de la vivacité de ce


sentiment général, que les gouvernements oublient la mission
civilisatrice de l'Europe et de la race aryenne? N'était-ce pas à
un maitre comme M. Bluntschli de la leur rappeler ? Leurs buts
sont mesquins, leurs ambitions égoïstes. Ils s'observent, se
jalousent, s'envient, et écrasent les peuples par leurs arme-
ments. Ils semblent incapables de coopérer à un grand but
commun, de s'émouvoir pour une grande idée. Le moyen âge
avait été plus généreux. Une question de prépondérance dynas-
tique ou militaire peut encore mettre l'Europe en feu. Mais que
les dynasties y prennent garde ! On ne méconnaît pas impuné-
ment ses grands devoirs! Les intérêts évidents de la civilisation
peuvent seuls aujourd'hui légitimer la guerre.


L'Angleterre semble être la nation qui a le mieux compris
cette grande mission. Si tous les États de l'Europe avaient aussi
bien accompli leur tâche, la barbarie aurait disparu du monde
entier. Encore aujourd'hui , aucun ministre ne sait unir au
même degré que le noble Disraéli la politique idéaliste et la
politique des intérêts, ni en exprimer les aspirations et les buts
dans un langage plus élevé.


III


Les oppositions ingénieuses des qualités de race et des qua-
lités individuelles (chap. 1, I. III), sont peut-être la partie la
plus originale de ce volume. Elles appartiennent à ce .


cercle
d'idées psychologiques appliquées aux sciences politiques, qui
a enfanté l'oeuvre un peu bizarre des Éludes psychologiques sur
l'Église et l'État (a). Mais elles évitent les écarts de celles-ci,
et mettent en relief plusieurs vérités fécondes. Ainsi, elles
montrent parfaitement l'importance des qualités de race en face


a) « Cette suprême folie d'un homme intelligent n suivant l'expression de 11. y.
mo,V, o. c. 1, 930. Cump. 11(( :o .r. génér., p. 64.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
des qualités individuelles. Les premières sont visibles, facile-
ment reconnaissables; car c'est la famille, la naissance, le rang,
la situation qui les constituent, Ou qui du moins les font pré-
sumer. Les secondes au contraire ont besoin de se révéler pour
être connues; elles sont ignorées tant que l'individu n'a pas
prouvé sa valeur personnelle clans les actes. Les qualités de race
forment donc des présomptions de capacité, dont le sage poli-
tique se gardera de méconnaître la valeur.


Mais c'est surtout clans la fondation et le maintien des États
que la volonté de race joue un rôle capital. En effet, qu'est-ce
que la volonté générale qui fonde ou garde l'État, sinon la
volonté de la race humaine, volonté innée et nécessaire, et qu'on
peut assimiler à la sociabilité en tant qu'elle force l'homme à
vivre, non pas dans tel État, mais dans l'État? De même, la
volonté générale qui fonde ou maintient l'État français ou l'État
anglais, est-elle autre chose que la volonté naturelle (non pas
nécessaire) de la race anglaise ou française? Celle-ci s'identifie en
quelque sorte avec le patriotisme. Elle se transmet naturellement
avec le sang ou par l'habitude et l'éducation ; mais elle peut
s'acquérir par toute autre voie, et se rencontrer même chez un
étranger, un naturalisé par exemple. Enfin, et d'une manière
plus large, la communauté de l'espèce n'est-elle pas la source, la
condition indispensable de toute volonté générale et de l'expression
suprême qu'elle reçoit dans l'État? Que cet élément central, ce
lien commun, vienne à disparaître, que nous soyons en face de
volontés purement individuelles et divergentes, et c'en est fait
de l'unité et de l'existence de l'État.


Mais comment reconnaître cette volonté générale? Ici le pro-
blême est plus complexe, et peut-être la solution donnée par
l'auteur n'est-elle pas entièrement satisfaisante. « Nous la recon-
naissons, dit-il, par la contradiction même qui est en nous,
toutes les fois que nous voulons égoïstement une chose qui
viole la nature commune (p. 73) ». Suffira-t-il donc que ma
volonté soit entièrement désintéressée pour constituer une vo-
lonté générale? L'absence de toute contradiction dans mon for
intérieur me sera-t-elle un sûr garant de l'excellence de mes
in tentions? Oui sans doute, s'il s'agit des principes les plus0




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
simples du droit naturel, par exemple : tu ne voleras point,
tu respecteras ton père, tu es né sociable. Ceux-là sont les mêmes
chez tous. Non, évidemment, dès que la question se complique
de circonstances accidentelles d'utilité ou d'opportunité, comme
c'est le cas pour la plupart des questions politiques. Aussi
nous est-il difficile de suivre notre auteur dans l'exemple qu'il
cite : « César, dit-il, veut régner dans Rome, et Brutus veut le
tuer. Il se peut que ces deux volontés ne soient qu'individuelles.


• Mais, si l'une est la volonté générale de Rome, c'est-à-dire de la
nation romaine, il est impossible que l'autre le soit également.
D'accord, dirons-nous; et même, ici, c'est l'esprit humain, donc
de race, qui, de déduction en déduction, formulera la conclusion.
Mais cette conclusion raisonnée peut-elle être simplement rappor-
tée «à la conscience par qui Dieu parle à l'homme, à la nature
humaine qui manifeste sa moralité? » (Voy. p. 73.) Nous en dou-
tons Fort. C'est là une question de politique pratique à résoudre
par l'étude et la réflexion, suivant les circonstances, bien plus que
par l'interrogation désintéressée de la conscience. César peut se
tromper de la meilleure foi du monde, et Brutus encore davan-
tage.


Iv


Nos grandes constitutions représentatives sont une des plus
belles conquêtes de notre histoire contemporaine. L'imagination
s'exalte quand elle considère toute la fécondité des résultats qui
découlent de leur principe. L'édifice politique peut maintenant
croitre et se développer indéfiniment sans cesser d'être un. Plus
môme il grandira, plus ses lignes seront majestueuses et harmo-
niques. Un grand Etat représentatif devient de plus en plus l'ex-
pression de la conscience humaine dans ce qu'elle a de plus
élevé, et ne peut poursuivre qu'un idéal de justice et de vé-
rité (a).


u) Une principauté minuscule comme Monaco peut seule demeurer une maison
de jeu. — Est-il un seul Etat moderne qui osàt encore fa i re de la fausse monnaie?


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


Mais ces grandes constructions ont une base commune, le suf-
frage ; et l'organisation du suffrage est ainsi redevenue de nosjours, comme elle l'était dans les républiques antiques, et même à
un plus haut degré, l'une des questions fondamentales de la
politique des constitutions.


'routes les faveurs de l'opinion sont aujourd'hui pour le suf-
frage universel ; les masses le réclament avec passion ; les
esprits réfléchis eux-mêmes ne peuvent lui refuser leur adhé-
sion.


Gardons-nous de blâmer cette tendance ! Elle est excellente, en
tant qu'elle veut associer tout le monde à la chose publique ;
qu'elle élève l'esprit politique des grandes classes populaires ;
qu'elle leur donne conscience de leur valeur et leur fait estimer
la dignité de citoyen.


Mais le suffrage universel doit-il être, en outre, égal?
Les nations modernes, jeunes encore, ont souvent ici accepté


d'enthousiasme une solution simple et radicale à la fois : tout
national mâle, âgé.de plus de 20 (ou 21) ans, vote, et n'a jamais
qu'une seule voix.


Cette égalité mathématique, cette dure assimilation des situa-
tions si variées de la vie, se justifie-t-elle au même degré ? Faut-
il donc qu'il n'y ait qu'une seule règle, une seule loi, mesure
unique pour toutes les tailles ? De bons esprits, et des plus éclai-
rés, Stuart Mill entre autres, ne l'ont pas cru, et M. Bluntschli est
de ce nombre.


En effet, quel est le but à atteindre ? Tous nous voulons que
les chambres soient l'expression de la - pensée et de la. raison na-
tionales. Mais faut-il pour cela donner la prépondérance aux
jeunes gens à peine échappés de tutelle, sans expérience, sans
situation, sans fortune ? n'est-ce pas renverser l'échelle naturelle ?
manquer le but en le dépassant? inspirer du dégout aux classes
cultivées, qui ne retrouvent pas dans le cadre politique la consi-
dération dont elles jouissent dans la société? provoquer ainsi
l 'abstention des meilleurs éléments ? Étrange procédé qui, dans
u ne question aussi délicate et aussi compliquée, ne considère
qu'un seul facteur, l'àge de 21 ans, pour annuler tout ce qui est
au


-dessous, pour assimiler tout ce qui est au-dessus. C'est simple


1




xn PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
sans doute, niais n'est-ce pas un peu brutal ? Et Servius
Tullius, il y a deux mille ans, n'était-il pas un politique plus
sage quand, par son immortelle constitution du cens, il fon-
dait la grandeur de Rome? Nos lois électorales seraient un
danger permanent si elles n'étaient un peu corrigées par la
longueur du mandat de député, qui permet à nos honorables
de trouver des accommodements avec les exigences de leurs
électeurs.


Une bonne organisation du suffrage est une science de propor-
tion, qui doit .


se baser sur la statistique , l'histoire et la nature
du pays, le but et l'esprit de sa constitution. Nous admet-
tons volontiers que chacun puisse voter, mais nous deman-
dons que chacun le puisse suivant ses mérites et:sa valeur pour
l'Etat. Telle est la seule égalité raisonnable. Or, trois grandes
considérations peuvent entrer partout dans la juste distribution
du suffrage, l'âge ou l'expérience, la profession ou l'intelligence,
la fortune ou l'importance, et l'on concevrait très-bien que cha-
cune de ces conditions donnât une voix en sus, en telle sorte que
celui qui les réunirait toutes pourrait avoir jusqu'à quatre
voix.


r- Cette proportionnalité peut-elle choquer personne? Non, ce nous
semble. L'homme du peuple, âgé de 30 ou 35 ans, généralement
établi ou père de famille, à qui l'on donnerait deux voix, pour-
rait-il se plaindre d'être placé sur la même ligne que l'avocat, le
magistrat, l'ingénieur ou le médecin de 25 à 30 ans ? Il se sen-
tira plutôt relevé dans sa dignité d'homme mûr et de père de
famille, par cette assimilation qui le tire de la foule des jeunes,
et le place au-dessus des fils de famille oisifs ou sans profes-
sion.


L'équité ne réclame pas moins énergiquement la représenta-
tion des minorités. Les moyens d'y parvenir sont nombreux, et
plusieurs d'entre eux ont déjà subi l'épreuve d'une certaine expé-
rience (voy. 1. X, ch. ni). Enfin, il est à désirer que les circons-
criptions électorales soient basées sur les divisions naturelles du
pays ou, mieux, sur les 'unions organiques, comme dit M. Blunts-
chli ; et peut-être serait-il bon que personne ne pût voter sans
avoir reçu une sorte de confirmation civique qui assurât dans une


qui
isaa boiseppalla


,


place


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. mn
certaine mesure sa capacité et lui rappelât ses devoirs envers
l'Etat(voy• 1. X, eh. t).


Nous sommes persuadé que c'est à ce système de classes, à
cette sage proportionnalité, à cette justice distributive qu'appar-
tient l'avenir. Une raison politique plus mûrie, une expérience
plus grande des ressorts du régime représentatif, nous conduiront


doute à une organisation du suffrage équitable et savante,
ses règles souples et multiples, donne à chacun sa véri-


dans l'Etat.
Nous n'en voulons pour garants que les résultats du suffrage


égal actuel. À Berlin, on lui présente Moltke, et il nomme à
une majorité écrasante un radical de bas étage. À Paris, il
semble prendre à tâche d'éliminer les ainés de la nation. •


V


Léguée par l'antiquité classique aux âmes d'élite, engendrée à
nouveau et conservée pendant des siècles par la Suisse seule,
sous l'égide de sa forteresse alpestre et en face de l'absolutisme
général, l'idée républicaine est aujourd'hui redevenue une puis-
sance. En conquérant la France, elle a décuplé ses forces. Depuis
la Rome antique, elle n'avait pas eu la fortune . de s'incarner
sous d'aussi favorables auspices dans une grande nation du
continent. Elle ose saluer sa conquête comme l'aurore de sa ré-
surrection.


L'Europe attentive considère avec intérêt cette troisième
épreuve


-mêm


dee, la république en France, décisive peut-être pour
l Qu'elle échoue, et la Suisse reprendra pour long-


temps son rôle solitaire. Qu'elle réussisse, et probablement la
seule influence de son principe transfbrmera l'Europe.


Peuples et dynasties le sentent bien, et cette situation est à là
fois pour la France un honneur et un péril. Il serait presque
dangereux de la mettre en relief, si elle n'était aussi sympa-
thique aux masses qu'elle l'est peu aux princes. La politique




PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


de la France n'en doit être que plus prudente. Si elle prétend
semer le germe fécond, qu'elle laisse aux temps le soin de le
mûrir.


M. Bluntschli cependant croit cette transformation générale peu
probable, et il en donne sobrement les raisons (1. -VIII, ch. 1v).
Mais pourquoi, dans l'étude de cette question, ne signale-t-il
même pas l'importance de la nouvelle république? Est-ce qu'il
ignore la puissante action des idéals français sur les formations
politiques de l'Europe? Est-ce qu'il ne voit pas quels ardents
rayons un foyer républicain comme la France répand forcément
autour de lui? Non certes, car il a lui-mème souvent placé la
France au premier rang des nations civilisatrices. Son silence
ne peut donc s'expliquer que par une certaine défiance contre
la stabilité de nos institutions actuelles. Aussi ne s'en occupe-t-il
que pour réserver son jugement (1. VIII, ch.


Sans doute, la jeune République française s'est maintenant
affirmée par huit années de tranquillité relative. Elle a libéré le
territoire, et elle vient d'inaugurer avec dignité la neuvième
année de son règne en nommant sans encombre son troisième
président. La sécurité semble parfaite. Nos fonds publics n'ont
jamais été plus fermes. Rien de pareil dans l'histoire depuis
des siècles.


Et cependant les esprits réfléchis, même sympathiques à la
l'orme républicaine, n'osent encore saluer son avénement. C'est
qu'elle est en réalité bien plus menacée par l'effervescence du
dedans que par l'hostilité du dehors. Elle n'a point encore su
rallier autour d'elle un grand parti conservateur de gouverne-
ment, et le suffrage universel* égal, source unique de toutes ses
autorités, peut faire craindre tous les excès.


Reconnaissons du moins combien son rôle pourrait être beau,
si, par sa forte sagesse et sa modération, elle devenait lentement
et organiquement le gouvernement initiateur des États de l'Eu-
rope vers un idéal nouveau, fondé sur la paix.


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. X V


V I


plus intéressant que l'étude de M. Bluntschli sur les
ipal.tiiesn de plu Comme il renverse avec vigueur la savante


théorie et les habiles formules du célèbre Stahl; comme il raille
finement les enfantillages des radicaux, les manies de l'absolu-
tiste; comme il sait mettre en relief les brillantes qualités du
type libéral, la grandeur d'âme et la solide raison du type con-
servateur ! La théorie de Rohmer nous parait profondémen saine
et vraie, et tout homme politique peut en faire son profit. Elle
n'était guère connue en France que par une succincte analyse
insérée au dictionnaire politique de M. Block. Je la regarde
comme le joyau de ce livre, et je suis heureux de la reproduire,
je crois, pour la première fois en français (a).


Jetterons-nous un coup d'œil, à la lumière de ses principes,
sur nos partis politiques actuels. Trois partis sont puissants en
France : les radicaux, les absolutistes et les libéraux. A eux le
pouvoir, les organes de la presse, l'opinion. Quant au vrai parti
conservateur, à ce type sévère de raison virile et sagement pro-
gressive, de respect sans préjugé des traditions et du droit, de
grande diplomatie, tel que nous le présente le sénat romain ou
les tories anglais, je suis frappé du petit nombre de ses adhé-
rents, de la faiblesse de ses organes et de ses chefs : on dirait
une lacune. Qui n'est pas dans le camp des libéraux et des radi-
caux passe, presque sans transition, dans celui des absolutistes.


tOèûre français,
enn chercherla cause? Est-ce dans la mobilité du carac-


porté aux extrêmes ? Est-ce dans la raideur du
catholicisme, qui n'admet pas de terme moyen et pousse nos
meilleurs esprits vers le libéralisme ? Est-ce dans nos révolu-
tions, qui ont mis en présence trois dynasties rivales, et rejeté
nt
ont: Inee d'esprits sensés dans la réaction ? Ces deux dernières
causes sont les plus immédiates sans doute. On peut remarquer,


a) Lai dga inbsliloat thre-lnueetnioa illionale
ne possède pas l'ouvrage de Bobiner, ni dans le




xvr
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


d'une part, que Guizot, notre plus éminent conservateur depuis
1830, est un protestant, et que Thiers, né et mort, dit-on, catho-
lique, est le plus éminent libéral de la même époque ; de l'autre,
que d'honorables scrupules groupent encore les meilleurs élé-
ments conservateurs autour des dynasties tombées, et en font
ainsi un parti mêlé, plus dynastique que vraiment politique,
divisé contre lui-même, et impuissant à rendre au pays les ser-
vices qu'on pourrait en attendre. Il semble difficile, en France,
d'être conservateur sans se mettre à la remorque d'intérêts reli-
gieux ou dynastiques ; il est difficile, en soi, de le demeurer en
s'y mettant. Comme le dit très bien M. Bluntseldi : les partis re-
ligieux, 'dynastiques, constitutionnels, ne sont point des forma-
tions politiques pures.


En Angleterre, en Allemagne, en Suisse, ces difficultés n'exis-
tent pas, du moins au même degré. Elles semblent être l'apa-
nage des pays catholiques. Actuellement, partout dans ceux-ci
les libéraux sont au pouvoir ; ainsi de la Belgique, de l'Autri-
che, de l'Espagne, de la France, de l'Italie. Dans ces trois der-
nières, les éléments conservateurs sont en outre brisés ou para-
lysés par des querelles dynastiques. Rien de semblable en
Angleterre et en Allemagne. Ce sont les conservateurs qui y
gouvernent, et de là sans doute les succès de leur politique
étrangère. Quant à la Suisse, gouvernée depuis 184S par un libé-
ralisme modéré, les dernières élections viennent d'y renforcer
considérablement le parti de la sagesse conservatrice.


Et cependant, en France, comme dans tout pays viril, la fait
blesse des éléments conservateurs n'est qu'apparente. Ils y subsis-
tent à l'état latent, nombreux, puissants même. Ce qui leur man-
que, c'est la cohésion, l'unité, un programme défini, peut-être un
grand politique qui puisse s'en faire le chef. On les verrait aus-
sitôt devenir, comme ailleurs, le meilleur parti de gouvernement.


VII


Si nous avions à définir le caractère de l'ceuvre de M. Blunts-
chli, maintenant que nous la possédons tout entière, nous


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xvu
dirions volontiers qu'en politique, ses tendances sont conserva-


ri
; qu'en religion, elle appartient au protestantisme libéral,


Ses tendances conservatrices sont incontestables. Noua les
tàlcaelsibre pensée.


avons déjà signalées dans notre préface de la Théorie générale.
L'auteur a le respect des traditions ; il sait comprendre la valeur
des éléments aristocratiques. Dans sa Politique, nous le voyons
tour à tour montrer les limitations nécessaires de l'égalité et de
la liberté, relever l'importance des qualités de race, demander
l'alliance des idées aristocratiques et des idées démocratiques et
la réforme du suffrage égal, fonder les élections sur les classes
et les unions organiques. Enfin, sa théorie des partis politiques
assimile le conservateur à l'homme mûr dans la plénitude des
orces, et lui donne ainsi le premier rang.


Mais, en religion, la raison indépendante de l'auteur se pro-
nonce nettement contre le dogmatisme traditionnel. S'il garde
ses plus vives attaques pour le catholicisme, au fond, il ne mé-
nage pas plus l'orthodoxie protestante que l'orthodoxie catho-
lique. Il repousse le miracle, et ne conserve du christianisme que
sa doctrine morale (p.151 et suiv.). La diversité des croyances
Ini parait un bien plutôt qu'un mal, au moins dans ce
volume (p. 31). Certaines de ses formules sont même pan-
théistes (p. 154); mais sans doute elles dépassent sa pensée. Sa
théologie parait être celle de Laurent, du Dieu « immanent et
personnel, » qualités difficilement conciliables quand on les
place sur la môme ligne, et qui mènent au panthéisme ou à la
théologie chrétienne dès que l'on fait prédominer l'une d'elles.


VIII


M. Laurent et M. Bluntschli sont peut-être les publicistes con-
temporains qui ont écrit les ouvrages les plus considérables sur
le droit publie général et le droit des gens. Ces deux célèbres
amis ont plusieurs traits de ressemblance. Tous deux repous-
sent le christianisme dogmatique ; tous deux sont épris de liberté


b




xvin


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
religieuse et politique ; tous deux acclament l'essor de la société
moderne. Mais l'un est plus sobre, plus systématique, plus pro-
fond. Ses tendances et sa manière sont conservatrices, et c'est le
droit publie qui est le centre de son enseignement. L'autre est
ardent, abondant, exubérant, plein de répétitions, critique plus
hardi mais moins sûr. Il appartient à l'école libérale et démo-
cratique, et c'est de l'histoire qu'il a fait son piédestal. Aussi le
grand ouvrage de M. Laurent compte-t-il '18 volumes (a), tandis
que les études politiques de M. Bluntschli n'en ont que trois,
cinq, si l'on y ajoute son Droit des gens codifié et son Histoire du
droit public au xvi e siècle.


Les Études de Laurent sur l'histoire de l'humanité sont remar-
quables à plus d'un titre : richesse des matériaux rassemblés,
facilité et chaleur du style, hardiesse et nouveauté des points de
vue, franchise éclatante de l'allure. L'auteur s'affirme haute-
ment déiste; il admire le gouvernement de la Providence; il
combat généreusement le matérialisme. Sa bonne foi et sa con-
viction ardente se reflètent à chaque page. S'il se trompe, c'est
certainement sans s'en douter. Il semble qu'il accomplisse une
mission, qu'il ait eu sa vision dans le prodigieux travail au-
quel il s'est livré dans la nuit du passé, et qu'il en revienne,.
nouveau prophète, pour dissiper les ombres qui couvraient avant
lui la vérité. Que dire de son retentissant ouvrage Le Catholi-
cisme et la Religion de l'avenir (xvi e et xvn e vol. des Études) ? Avec
quelle puissance de bon sens et de raisonnement il s'attaque aux
vieilles traditions! avec quelle énergie il revendique les droits
de la raison! comme il signale les fautes de l'orthodoxie ! Jamais
vieux professeur de droit n'a gardé une aussi intrépide jeunesse.
On dirait que Laurent, né catholique, a longtemps souffert des
bandelettes sacrées qui comprimaient ses membres ; il ne peut
maintenant les arracher avec assez de violence ni les jeter assez
loin de lui. Sa liberté reconquise devient presque son unique
passion, et il frappe en tous sens, pour se convaincre qu'il la
possède sans entrave.


ci) Étonnante fécondité : Laurent a écrit en outre 33 volumes sur le droit
civil I


PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Mais, hélas! comme tous les démolisseurs, puissant à ruiner,


il est faible à reconstruire. Il avait lui-même prévu l'éternel
reproche : « Nous n'aurons rien fait, » s'écrie-t-il, « tant que


nous n'aurons Pas reconstruit. » Et il se met courageusement à
l'ouvre (xvii, p. 647). Mais que nous donne-t-il à la place des
solutions chrétiennes qu'il repousse? Comment comble-t-il le
vide immense? Son Dieu « personnel et immanent » ne satisfera
point les peuples. Cette formule, qui essaie de trouver un terme
moven entre le panthéisme et le vieux Dieu chrétien extérieur
aux choses, s'efforce en vain d'être claire. La personnalité de
Dieu se sauve avec peine de l'immanence qui l'engloutit, et
l'auteur n'arrive à rien qui soit un progrès sur les formules con-
nues. Qu'est-ce d'ailleurs que cette vie « progressive indéfinie, »
qu'avec Leroux et Reynaud il nous promet après la mort dans je
ne sais quelle planète et sous je ne sais quelle forme? Concep-
tions de l'imagination qui ne pourront jamais constituer une foi.
Les formules de la vie future peuvent être imposées au nom
d'une révélation divine. Adressées à la simple raison, elles ne
peuvent rien préciser sans faire naitre des sourires sceptiques,
et si elles ne précisent rien, peuvent-elles être une religion ?
M. Bluntschli a du moins compris la vanité de ces systèmes ;
il n'a garde de s'y engager, et il montre sans doute la supé-
riorité de sa raison pratique, quand il nous dit (p. 158 et 159)
« que l'État à le devoir irrécusable de veiller .à la conservation
de la religion chrétienne, qui lui assure tant d'avantages, aussi
longtemps que nulle science et nulle autre religion n'auront
raacieueist sur


aussi
les pgell'astilsdtaeisitcel.asyses populaires une autorité aussi géné-


Ces temps
,


sont encore loin de nous, s'ils arrivent jamais. Et
cepe ant que de changements depuis deux siècles! Il y a deux
siècl es, les théologiens protestants de Tubingen condamnaient,




xx PRÉFACE DU TRADUCTEUR.


au nom de la Bible, Képler et ses découvertes, et la mère de ce
grand homme, poursuivie comme sorcière, échappait à grand'-
pei ne au bûcher. Descartes s'en allait penser en Hollande. Rouie
brûlait Giordano Bruno et persécutait Galilée. Aujourd'hui,
c'est un gouvernement libre-penseur, enrichi des dépouilles de
Saint-Pierre, qui * siége à Rome ; les théologiens de Tubingen,
F.-C. Baur à leur tète, sont les chefs de l'école rationaliste de la
critique historique des Livres Saints; et M. Renan, professeur
de l'État français, breveté par la « Fille ainée de l'Église » comme
le plus apte à parler des antiquités hébraïques, nous enseigne
serai-officiellement que Jésus-Christ est un homme, que ses mi-
racles sont des hallucinations ou des légendes!


X


Les idées religieuses de M. Blunstschli ont-elles toujours été
les mêmes?


En 1838, la république de Zurich était le siège d'un événe-
ment trop peu remarqué dans l'histoire des idées. Strauss venait
de publier sa Vie de Jésus. Le gouvernement zurichois l'appela à
la chaire de théologie de son université. Aucun État sans doute ne
s'était encore montré aussi hardi. Aussi cette nomination engen-
dra-t-elle un orage. Malgré un remarquable discours de M. Blunts-
chli, les partisans de Strauss l'emportèrent dans le grand conseil.
Mais le peuple, plus chrétien que ses autorités, s'émut de leur
décision. Une révolution eut lieu, dont M. Bluntschli était l'un
des chefs. Les campagnards armés entrèrent dans la ville en
chantant des psaumes; le gouvernement radical fut renversé, et
Strauss écarté avec une pension d'indemnité (a).


M. Bluntschli pouvait être rangé à cette époque parmi les
protestants orthodoxes. Il ne peut plus l'être aujourd'hui. line


a) Baumartuer, die Schweiz l'on 1830 bis, 1830, 11, p. 315 et


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxi


évolution semblab le à celle qui s'est opérée dans le cours des
Rome et à Tubingen, s'est lentement. produite dans


s iècles
d u penseur.


XI


Nous constatons le fait, sans lui en faire de reproche. Cette
incrédulité n'est-elle pas le trait caractéristique de l'école con-
temporaine, le souffle de l'esprit des temps? Tous tant que nous
sommes, qui cherchons le vrai par l'étude, nous en ressentons
les atteintes, quelle qu'ait été la force de notre éducation chré-
tienne, de nos convictions de jeunesse, des mille liens qui nous
enchainent, de famille, de traditions, d'habitudes, de doux sou-
venirs.


Le vieux cadre du christianisme dogmatique semble partout
se briser. En vain s'efforce-t-on d'adapter la Bible aux membres
gigantesques du cosmos moderne. Le vêtement étroit craque de
toutes parts, et laisse à découvert l'infinité des temps préhisto-
riques et l'infinité des distances et des mondes.


Il semble qu'il y ait divorce entre la foi traditionnelle et la
science. Nous ne pouvons ici exposer les systèmes. Citons les
hommes; n'est-ce pas recourir au principe d'autorité? L'Univer-
sité française, dans son ensemble, parait acquise à la libre pensée.
Sans doute, elle met des ménagements dans l'expression officielle
de ses opinions. Ses chaires de théologie sont occupées par des
ecclésiastiques, qui ne peuventaller contre le dogme reçu. Du jour
où elles seraient confiées à des laïcs, l'Écriture sainte nous serait


autres


dirait q


probablement expliquée à la manière de l'école de Tubingen. Les


derament. Mais les œuvres des maitres parlent assez haut. On
chaires n'ont à s'occuper de critique religieuse qu'inci-


Philosophiques de M. A. Franck, qui parle de toutes les philoso-




xxIt PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
plies, excepté de la philosophie chrétienne (a), et qui peut être
considéré comme l'oeuvre collective de l'Université, est certai-
nement un produit du rationalisme; il essaie d'être déiste à la
façon de Cousin. La jeune école italienne, la majeure partie de
l'école belge avec Laurent, sont dans le n'élue esprit. Que dirai-
je de la science allemande? Allez à la Bibliothèque nationale,
ouvrez au mot Gottmensch (Ilomme-Dieu) la grande encyclo-
pédie d'Ersch et Gruber dédiée au roi de Saxe Frédéric-Auguste,
et qui se trouve à la disposition du public comme un ouvrage
classique. L'article se termine ainsi : u A la fin du xvur et au
commencement du xix° siècle, la divinité de Jésus-Christ ne
comptait plus parmi les théologiens allemands de défenseur qui
mérite d'être nommé n (b)! Or, la science est la plus haute expres-
sion de la raison logique.


11 semble qu'il y ait divorce entre la foi traditionnelle et les
gouvernements. Peut-être est-il moins éclatant dans les pays
protestants, qui peuvent plus facilement faire montre d'ortho-
doxie. Mais en France, en Autriche, en Italie, en Suisse, c'est
la libre pensée qui est au pouvoir. Or, qu'est-ce que le gouver-
nement dans nos grandes institutions représentatives, si ce n'est
l'expression de l'opinion dominante et la plus haute manifesta-
tion de la raison pratique?


Il semble qu'il y ait divorce entre la foi traditionnelle et la
poésie. Je ne cite que les grands noms : Musset, Lamartine, Hugo,
en France ; Goethe et Schiller, en Allemagne ; Byron, en Angle-
terre. Tout ont rompu les chaînes du traditionalisme pour s'élan-
cer vers leurs idéals ; et s'ils ont aussi chanté les anciennescrovan-
ces, c'est comme les chantaient les poètes du siècle d'Auguste,
Virgile dans l'Énéide, Ovide clans les Fastes et les Métamor-
phoses. Parlerai-je du théàtre et du roman modernes? Or, la
poésie et les lettres sont la plus haute expression du senti-
ment.


Bien plus, malgré la puissante influence que le christianisme
garde encore sur nos moeurs, il y a souvent divorce entre la foi tra-
ditionnelle et les masses. Les temples chrétiens sont désertés par


0) On y trouve le mot bouddhisme, mais le mot christianisme n'y figure pas.b) Ohne jede namhafte Vertretung. — C'est là nue exagération certaine.


PRÉFACE DU TRADUUEUR.. xxlit
les hommes, les sacrements sont délaissés. Si la foule vient
encore à certains offices, à certaines cérémonies du culte, c'est


ealfaire de convenan ce ou d'habitude, ou pour satisfaire un indes-
tructible besoin de prier et de croire. On va à la messe faute
de mieux. Ce n'est pas la foi traditionnelle qui y pousse. Or, les
masses sont l'expression suprême de l'instinct.


Nous n'avons pas chargé le tableau. Nos prédicateurs et nos
évêques nous le peignent sous des couleurs aussi sombres.


Commen t donc pourrions-nous faire un reproche à M. Bluntschli
de son évolution dès longtemps consommée? Il a respiré l'air de
son siècle; il a subi les influences de cet esprit du temps, qui,
suivant sa brillante comparaison, est le souffle puissant par
lequel Dieu conduit de loin la grande marche de l'histoire uni-
verselle et pousse incessamment le genre humain en avant.


M: Bluntschli aurait cependant pu rendre plus de justice au
catholicisme. Qu'il déteste les Jésuites et le marque à toute
occasion, nous nous y attendions, et c'est une tendance trop
commune pour que nous la relevions. Mais, étrange contradic-
tion ! Lui qui poursuit comme un but sublime l'ordre et l'unité
politique du monde dans l'État universel, comment peut-il
placer son idéal religieux dans une diversité sans lien commun,
sans ordre, sans unité (p. 31) (a)? Il faut donc que nous ayons
autant d'Églises qu'il y a d'opinions, de rêveries ou de senti-
ments, et chacune avec son christianisme, qu'elle prétendra
le seul bon ? Cette diversité ne sera-t-elle pas bientôt diver-
gence, puis désordre, hostilité, lutte armée peut-être ? La
conscience moderne ne demande-t-elle pas avec bien plus
d'énergie l'harmonie des croyances religieuses que l'organi-


que l'État
pti‘aoitèli àHème, du monde ? L'Église a-t-elle moins de droit


bien des


embrasser le genre humain ? Sachons le recon-
, au point de vue purement naturel, et malgré


scorei(it uhi:dauocAititiercedmeoepgtlma:ece drrie:les:é,slEilite,ét.,: catholicisme, avec son caractère universel,


c m me te demande la Téhl i'?otgiroliinese gepéoeniuiétmr- aeeltleeo?nd e(npile,euutr2e3prr eéu stnue2m6ceur Emituteisnial sele é.eysetuuntl ai vies, arcusi
science
'par un chapitre de son Droit public général (l. VI, eh. XII, l'Académie), pourqu


'il y ait communauté universelle, ne faudra-t-il pas substituer le dogme scien-




Txiv PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
porte encore sur son front la plus belle des devises religieuses,
et l'Église romaine, avec ses larges et puissantes assises et les
lignes magistrales de sou architecture, est encore le plus majes-
tueux des édifices religieux qu'il soit donné à l'homme de con-
templer. Essayez donc de lui en comparer aucun autre!


Cette digression se rattache-t-elle à notre sujet ? Nous le
pensons. La question religieuse est aujourd'hui la question brû-
lante de la politique elle-même. « Sommes-nous encore chré-
tiens? » se demande le célèbre Strauss dans sa Confession der-
nière. Non, répond-il avec son esprit ardent de négation. Il se
trompe, sans doute. Les principes du christianisme gardent sur
notre vie entière une influence dont M. Bluntschli lui-même
reconnaît la puissance et les bienfaits. Mais resterons-nous les
chrétiens de la foi traditionnelle ? Le symbole de Nicée est-il le
suprême et dernier concept de l'humanité? Une réforme teinda-
mentale ne s'impose-t-elle pas avec urgence ? Se fera-t-elle par
l'Église elle-mème, ou l'État sera-t-il obligé d'intervenir? Notre
époque n'a pas de plus grave question à résoudre. Ce sera son
honneur de l'avoir posée hardiment, et, au milieu de contro-
verses ardentes, d'avoir aussi su l'examiner avec calme et:
science.


Quant à nous cependant, si, en rompant bien des liens aimés.
nous avons eu quelque désir de poursuivre le vrai, c'est avr,
sérénité que nous voulons envisager ce grand mouvement des
esprits, ces fouilles, ces travaux, ces efforts palpitants, qui certes-
ont leurs racines premières bien loin dans le passé, —les contes-
tations sont aussi anciennes que les affirmations, — mais qui sem-
blent avoir atteint leur apogée de nos jours. Nous ne sommes
point de ceux qui crient au péril social, à la ruine de la religion, à
l'abomination des temps présents. Malgré ses fautes, notre époque
est plus intelligente, plus heureuse, meilleure même qu'aucune
autre antérieure. Jamais le bien-être, la sécurité, la liberté indivi-
duelle n'ont été plus grands. Nous saluons avec respect ce grand
siècle des découvertes scientifiques, du commerce des hommes,
de la critique profonde, (le la pensée hardie, du travail obstiné,
de la liberté constitutionnelle, de la raison virile. Les efforts de
l'humanité moderne sont nobles, généreux, sincères, et ne


PRÉFACE DU TRADUCTEUR. xxv
peuvent tourner qu'au triomphe de la vérité. Nous ne regrettons
n i le moyen âge gothique, ni les siècles vantés de la foi primi-
t ive. L'âge d'or, s'il existe, n'est pas derrière Mus, mais devant
nous.


A. DE IIFEDM TTEN.


Paris, 2.0 février 1879.


OBSERVATION . — Les notes indiquées par une lettre alphabétique
sont du traducteur, celles indiquées par un chiffre sont de l'auteur.
Les passages entre [ j sont également des adjonctions ou des
éclaircissements du traducteur.


I




à


I


PRÉFACE DE L'AUTEUR. '


Ce n'est pas sans quelque appréhension que je public ce
livre, fruit le plus mûri d'une longue vie consacrée à la
science et à la pratique de la politique. Quelques-uns de ses
chapitres ont déjà paru dans le Dictionnaire allemand de droit
public (Deutsches Statsda rterbuch) et ailleurs. Mais ils se
présentent eux-mêmes ici sous un nouveau jour par leur
liaison avec l'ensemble.


Cette étude m'appartient davantage et révèle mieux ma
pensée intime que les cieux premières parties, depuis long-
temps connues, de la Science de l'État-moderne. Sans doute,
et malgré mes efforts pour être clair, elle ne sera pas à
l'abri des malentendus, des interprétations fausses ; je
m'attends même à rencontrer les contradictions de plusieurs
de mes amis. Et cependant j'ose espérer qu'elle paraîtra
l
'expression d'un caractère viril et d'accord avec lui-même,
d'un esprit qui aime à confesser le vrai ; et je me plais à
penser qu'elle ne sera pas inutile à. la culture politique,
spéci


alement du peuple allemand.
Le monde scientifique a bien voulu accueillir avec une




PRÉFACE DE L'AUTEUR.


faveur croissante mes précédents ouvrages sur l'État. Des
traductions en plusieurs langues, voire clans une langue
de l'Asie orientale, les ont répandus à l'étranger. Mais
n'est-ce pas leurs plus jeunes enfitnts, leurs petits-fils, que
les parents vieillissant ou les grands-pères aiment avec le
plus de tendresse? Que l'on ne m'en veuille donc pas si je
recommande au bon accueil du public ce dernier-né de n on
activité d'écrivain.


BLUNTSCHLL


Heidelberg, 3 aoitt 1876.




LIVRE PREMIER.


NATURE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE


CHAPITRE PREMIER•


La politique art. et la politique science.


La politique, c'est la vie consciente de l'État, la conduite des
affaires publiques, l'ap i pratique du gouvernement. Les hommes
politiques sont ceux qui, par fonction ou vocation, exercent une
action éminente sur la vie publique, comme les ministres, cer-
tains hauts fonctionnaires, les députés, les journalistes. Nous
réservons le beau nom d'hommes d'Étal aux rares personnages
qui se distinguent entre les politiques.


Mais la politique est de plus la science du gouvernement, et elle
a ici pour représentants les sages ou les théoriciens de l'État.


La politique pratique et la politique théorique influent natu-
r
ellement l'une sur l'autre. Dans l'enfance des États, la première


règne presque seule, et la seconde suit d'un pas lent et timide.
Mais celle-ci grandit en importance à mesure que l'esprit public
devient plus conscient et bientôt elle ira côte à côte avec l'autre ;
parfois même on la verra dépasser sa compagne, ouvrir des
voies inexplorées, précéder avec son flambeau.




LA POLITIQUE.
Aristote ne " parut qu'après les beaux jours des républiques


grecques, mais il fut le maitre du grand Alexandre. Les ouvrages
politiques de Cicéron sont de la fin de la République, mais ils
précédèrent César et Auguste.


Machiavel avait devant les yeux les princes italiens
• de la Re-


naissance postérieur à Louis XI, il instruisit Louis XIV et Na-
poléon HI.


Itousseceu est le prophète de la Révolution française ; Frédéric
le Grand et Hamilton fondent en même temps une théorie et une
pratique nouvelles. Montesquieu • vient après la Révolution an-
glaise et la première monarchie constitutionnelle ; il recommande
cette forme à l'Europe continentale, et enseigne les Américains
du Nord et la Restauration française.


Ainsi, la politique a deux sens bien distincts :
1) Comme art, elle poursuit, suivant les besoins du moment,


certains buts externes, une création nouvelle, l'amélioration des
institutions publiques, une victoire sur l'ennemi. L'art de gou-
verner se manifeste dans les actes, s'estime par l'effet produit.,
La fécondité des résultats fait la gloire de l'homme d'État; l'in-
succès continu, presque sa honte.


Comme science, au contraire, la politique reste presque in-
différente au résultat externe. Elle n'a qu'un but : connaître le
vrai. Sa gloire, c'est de détruire l'erreur, de découvrir une loi,
de montrer une règle permanente de conduite.


2) Les moyens diffèrent également. L'homme d'État ne s
contente pas de penser juste; il veut réaliser sa pensée, et lapitis-
sauce lui est indispensable. Pour vaincre l'obstacle, il s'appuiera
de l'autorité de l'État, il fera appel à l'opinion ; il demandera des
troupes, de l'argent.


La science peut se passer de ces moyens matériels. Elle n'in-
voque pas la force, mais la logique. L'observation exacte et la
pensée juste sont les garants de ses progrès. Tous les trésors ou
toutes les armées ne peuvent transformer l'erreur en vérité.


3) La politique pratique ne marche qu'en luttant extérieure-
ment. L'homme d'État pèse les sympathies et les passions enne-
mies; il est forcé d'être d'un parti ; il ne peut guère échapper
aux excitations de la lutte ; il lui faut le courage et le sang-froid


NATURE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE. 3
dans le danger, la volonté dans l'action; un male caractère.


Le théoricien, au contraire, scrute paisiblement son sujet, l'en-
visage aux divers points de vue, sans parti pris, loin du bruit des
combattants. La paix de la réflexion scientifique lui dicte d'im-


Pa4rt)iall,easenc)ai:lcieli-•lesid7s.raisonner est elle-même différente. Le besoin
du moulent tourmente l'homme d'État. S'il invoque des princi-
pes, c'est pour en faire une application immédiate ; il faut qu'il
transige pour atteindre son but : le résultat do,nine.sa pensée.


Le théoricien ne cherche que la formule la plus pure du prin-
cipe, et rien ne l'empêche d'aller jusqu'au bout de ses conclu-
sions logiques.


Psychologiquement, il faut au politique une intelligence
prompte et sûre des hommes et des closes ; au savant, une con-
naissance approfondie des lois générales de la nature humaine.


Les grandes qualités de l'homme d'État et du théoricien sont
rarement réunies. Aristote et Platon n'avaient que peu de goût
pour la politique pratique ; nombre de diplomates, de capitaines
on de ministres célèbres n'ont rien fait pour la science. Cepen-
dant les plus grands politiques ont été également des penseurs
de premier ordre: ainsi Périclès, Alexandre, Jules César, Char-
lemagne, Frédéric II, Washington, Hamilton, Napoléon Pr.


Mais un homme d'État ne pourrait plus, de nos jours, se dis-
penser d'une étude théorique réfléchie des idées et des principes
qui éclairent et agitent les nations. Et de même, la science qui
aspire à se rendre utile, doit s'efforcer de comprendre les condi-
tions de la vie réelle des États.


Sans doute, certaines aptitudes pratiques se développent par
l'exercice, sans le secours de la science, et la guerre a formé
maints généraux. Mais une éducation théorique donne de si
gepiso•ta


li


n(ticile( sivteia:vt.a: ntages
indispensable.


d'État, qu'on peut affirmer qu'elle


éviter les


La science purifie et ennoblit l'action


j science
d'une
une spéculation puérile.


Chaque


la ipiatique aiguise le regard du savant, et lui fait


e a sa méthode d'investigation; et s'empare plus


Corne, de Paria, Principes de la science pot.; Paris, 1870, p. ve.




ïj


4 LA POLITIQUE.
spécialement de l'une ou de l'autre de nos facultés. Les sciences
naturelles observent les phénomènes sensibles, et vont de l'effet
à la cause, procédant par voie d'induction et d'analogie. La
philosophie spéculative part de la conscience humaine, s'élance
à l'idée de l'infini ou de l'absolu, et redescend de ces hauteurs
par la voie des déductions logiques. Le jurisconsulte se demande
le plus souvent quelle est la règle générale qu'il appliquera à tel
fait particulier; il place l'espèce sous le principe applicable (sub-
sumplio), puis en tire logiquement la conséquence, peine ou res-
titution.


Le théoricien politique étudie surtout les différences organi-
ques, estime les forces, calcule les moyens, observe psycholo-
giquement, agit sur les esprits, et montre les progrès naturels des
relations humaines.


CHAPITRE II.


La politique et la morale.


Machiavel est le premier qui ait séparé la politique de la mo-
rale pour l'en déclarer complétement indépendante, et faire du
succès la règle unique de l'homme d'État. Peu lui importe que
le moyen soit immoral, s'il est efficace; la grandeur d'âme est
coupable lorsqu'elle nuit ; souvent l'apparence de la vertu est
plus utile au prince que la vertu, et dès lors préférable. Aussi
Machiavel a-t-il donné son nom à cette politique prudente et
utilitaire qui ne confiait aucun frein moral.


Frédéric le Grand était encore prince héritier quand il com-
battit ce système dans son Anti-Machiavell. Devenu roi, il sut
aussi distinguer la politique de la morale, et lit du bien public
la règle suprême de ses actes. Mais il demeura toujours con-
vaincu qu'elles ont d'intimes liaisons, et qu'il est dangereux de
les séparer complétement.


réel progrès, et permet seule à la politique de devenir elle-même
unle..asediiesitl ienecti l7ncele la politique et de la morale constitue un


part de l'État, l'autre de l'ordre moral, du
Principe, « du bien et du
»


Mais M
achiavel va plus loin. Il les sépare sans scrupule et ab-rsoalutlitinietinott,) ésbarnasnlbaonrtneasin(si l les droitsit du bien, ouvrant la voie à


corrompant la politique pra-




G LA POLITIQUE.
tique..La politique n'a qu'une indépendance relative : elle ne
peut ni ne doit se mettre en contradiction avec la loi morale.


Au reste, nous ne parlons pas ici de la morale révélée, qui ne
commande qu'au fidèle, mais de la morale naturelle, reconnue
par la raison comme l'ordre véritable (le toute vie humaine.


Dès lors, comment la politique serait-elle absolument indépen-
dante des règles générales qui s'imposent à tout homme (le bien ?


Comment tracerait-elle avec quelque assurance les devoirs de
la nation ou de la société, si elle faisait abstraction des devoirs et
des fins de l'homme, qui sont esssentiellement du domaine . de la
morale? On comprendrait plus facilement que l'économie politi-
que oubliât les lois physiques.


Les considérations morales jouent leur rôle soit dans la
détermination des buts, soit clans le choix des moyens de la
politique :


I. Buts. — Les buts politiques peuvent être moralement indif-
férents; ils ne doivent pas être immoraux.


Les réformes politiques peuvent s'inspirer de raisons pure-
ment juridiques, économiques, militaires. C'est le goût de l'art
et du beau qui crée parfois de grandes institutions. Un nouveau
code de procédure, une nouvelle organisation de l'armée, une
transformation du système douanier, n'empruntent guère à 1.
morale pratique.


Mais l'homme d'État ne peut pas s'affranchir des devoirs gén
raux qui s'imposent:à tous. A-t-il clone cessé d'être homme, qu'il
puisse poursuivre un but immoral?


L'antiquité elle-même reconnaissait cette vérité. Indiens,
Juifs et Chinois leproclament et la sanctionnent de l'autorité du
ciel. Mais la pratique répondait mal au précepte. Rarement les
principes moraux venaient-ils mettre un frein aux désirs insa-
tiables de domination ou de richesse.


La politique des siècles plus récents mérite elle-même les
plus graves reproches. Qui donc avait permis à l'homme de
traiter son sembable comme un objet d'exploitation, de jou is


-sance ou de plaisir?
Mais l'opinion publique devient peu à peu le miroir de la


conscience publique, et exprime enfin plus clairement sols


NATURE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE. 7
bhime et ses éloges. L'affranchissement d'un peuple gémissant
sous le joug, le respect de la paix, les progrès de la civilisation,
l'éducation virile des citoyens, sont autant de devoirs politiques
et moraux que les nations modernes savent justement mettre en
lionn


'dnorlis-nous cependant des sophismes. L'égoïsme et la
passion se revêtent souvent encore du manteau de la morale,
pour nommer la tyrannie ordre, l'invasion civilisation, la ré-


voltle. 1,1ifbueyretné.s. — Il est plus difficile de concilier les moyens de
la politique avec les exigences de la morale.


Le moraliste aime à leur appliquer les mêmes règles qu'aux
buts. Il permet les moyens moralement indifférents, mais re-
pousse tout moyen impur ; et le sentiment et la raison semblent
à la fois l'approuver.


Mais l'histoire, et. la vie présente elle-même, nous montrent à
chaque pas les difficultés de ce principe, l'impossibilité même. de
le respecter. Le salut apporté par l'énergique ambitieux ne vaut-
il pas mieux que les hésitations périlleuses d'un prince trop
scrupuleux ? et l'orgueil qui agit et crée, n'est-il pas souvent
préférable à la paresseuse humilité?


Donc « la tin justifie les moyens, » se sont écriés à leur tour
maints politiques : « réprouvable dans la morale privée, ce pré-
cepte est indispensable dans la politique. »


Mais les dangers de cette maxime jésuitique se pressent égale-
ment de toutes parts. Si l'État ne craint pas l'immoralité du
moyen, pourquoi donc le particulier la craindrait-il ? Faut- il
p
ermettre à chacun (l'excuser ses crimes en vantant son but ?


en


l'harmonie?
alin7iertes les passions, énerver la loi morale,


le,001pLitieon iii),oirnio ,dlèame est. en effet difficile. Il semble impossible de se


:Essayons '
u sophiste.


exigences du moraliste, et désastreux de suivre


dure monde.
de




approcher de la solution en scrutant mieux la na-tu


l) L'État se c


l'État,
mal dans ses rapports avec l'ordre général


compose d'hommes, il participe de leur nature :




8 LA POLITIQUE.
donc il est aussi un être ?floral, et il ne peut répudier ses devoirs
moraux envers l'humanité, les peuples, les sujets, les alliés.


Ces devoirs s'imposent aux détenteurs du pouvoir, comme aux
gouvernés et aux partis. La vie publique a aussi ses vertus :
l'amour de la patrie, la fidélité, la justice, le courage, l'accom-
plissement des fonctions. La civilisation en développe le senti-
ment, en augmente chaque jour les exigences.


Donc, la loi morale ne s'arrête pas aux buts politiques. Elle
s'impose à la vie entière, à tous les acfrs de l'État.


2) Mais l'État est l'organisation de la vie commune externe.
Par suite, les règles morales qui s'imposent à la politique dif-
fèrent, par la mesure et par l'objet, de celles que la religion trace
à l'individu. Celles-ci s'occupent de la vie intime de rame;
là de la conduite externe de la communauté publique. Il se peut
que le saint arrive à la perfection en sou/fiant; mais l'homme
d'État a pour.


devoi r d'agir. L'un peut se retirer du monde, s'isoler,
se replier sur lui-même ; l'autre demeure au centre de la vie so-
ciale, agissant sur les hommes et par les hommes. L'Église peut
exiger une perfection idéale, élever ses-espérances jusqu'au ciel.
L'État doit proportionner ses ordres aux aptitudes du grand
nombre, et ne peut. user de contrainte qu'autant que le comporte




la nature moyenne des majorités. Le prêtre dit au fidèle ce
qu'il doit être; l'homme d'État envisage les hommes tels qu'ils
sont.


Aussi les exigences de la morale n'ont-elles, dans l'apprécia-
tion des actes politiques, qu'une valeur relative, proportionnée
au degré de la culture moyenne d'un peuple ou d'une société.
C'est en se reportant au temps et au lieu que l'on juge le bon
citoyen ou le fonctionnaire fidèle; et nos scrupules peuvent dimi-
nuer quand nous considérons que les exigences de la morale
vont en augmentant, d'époque en époque, et que la mesure mo-
rale des actions politiques elles-mêmes devient toujours plus
délicate.


Grecs et Romains se croyaient tout permis contre l'ennemi
déclaré. Ils tuaient le vaincu désarmé, vendaient les captifs.
connue eclaves, pillaient les villes, brûlaient les villages. Gu'
chef d'armée qui se conduirait aujourd'hui comme le firent les.


SATURE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE. 9
meilleurs d'entre les grands généraux de l'antiquité, serait traité


ie ou l'incrédulité semblaient légitimer
deAbuain-idloitveolui àdgeefuli:hieéurx.és


toutes les violences. Le pape romain, révéré comme la plus haute
autorité morale de la chrétienté, osait répéter cette détestable
maxime, qu'il n'y a ni promesse ni traité qui oblige envers l'in-
fidèle : la sainteté du serment s'en allait en fumée 1 . Le monde
moderne n'a qu'une voix pour flétrir ces erreurs.


Notre juste fierté s'indigne quand nous lisons que les ambas-
sadeurs des puissances chrétiennes se jetaient dans la poussière
en se présentant devant le sultan ; et nous condamnons égale-
ment l'adulation qui entoura Louis XIV, et dont les plus célèbres
écrivains d'alors ne sont pas exempts:


Au siècle dernier, la corruption était encore si habituelle et si
répandue dans le parlement anglais, qu'un ministre ne pouvait
garder la majorité qu'eu gagnant un certain nombre de membres
par de l'argent ou des faveurs. Pitt, lui-même acheta par la
corruption la dissolution du parlement particulier et l'union
de l'Irlande. Un ministre qui agirait ainsi de nos jours, se per-
drait dans l'opinion publique.


Les ambiguïtés et les équivoques trompeuses étaient autrefois
tellement eu usage dans les relations diplomatiques, que l'hon-
nête homme était lui-même forcé de prendre le masque, comme un
marchand ayant affaire à des coquins. Aujourd'hui du moins, la
sincérité et la bonne foi peuvent tenter de se montrer ouvertement.


3) On ne peut reprocher à l'homme politique de mesurer ses


I Voyez des exemples dans Laurent, Études sur l'histoire de l'humanité, IX,
142 ; X, 338. [Laurent, IX, 143, parle de. Pie V, qui condamna la paix d'Orléans
et la paix de Saint-Germain, conclues entre le roi et les huguenots : « Avant que
celle-c i


se Ut, il écrivit lettres sur lettres à la reine mère, au roi, pour rempé-
cher, disant : « Comme il ne peut N. avoir Lie communion entre Satan et les fils dela Lumière, l'on doit se tenir pour assuré qu'il ne peut y avoir aucune composition
entre les catholiques et les hérétiques, sinon pleine de fraude et de feintice. u
Après qu 'elle fut conclue.... sans en tenir compte, il excita les cardinaux de
Bourbon et de Lorraine à faire une guerre implacable aux hérétiques, une guerre
qui ne devait !Mir que par leur extermination. » X, 313, il s'agit de Léon X, qui
fit saisir et d écapiter l'oglioni, tyran de Pérouse, venu è Rome sur la foi d'un sauf-
cunduil - — Ces deux exemples suffisent-de à justifier la proposition générale dutexte?]




10 LI POLITIQUE.
actes à l'intelligence et aux aptitudes moyennes de son peuple;
mais au moins faut-il qu'il ne reste pas en arrière de celles-ci.
Son rôle est de conduire en précédant. Il est le chef ; le peuple le
regarde; on peut lui demander davantage.


L'humanité a le devoir de marcher vers ses fins. En dévelop.
part harMonieusement ses facultés, elle progresse moralement.
Les nations et les princes sont responsables de la mission qui
leur revient dans ce grand mouvement.


4) Il peut- être permis à l'homme d'État de profiter du fait
coupable d'autrui, quand il le rencontre simplement comme un
accident. Mais s'il l'encourage, il en devient le complice. Philippe II
d'Espagne, suscitant des assassins à la reine Élisabeth d'Angle-
terre, commettait un crime que ni le bien public de l'Espagne,
ni l'approbation du pape Pie V ne pouvait excuser Les incer-
titudes du sentiment moral de cette époque se montrent jusque
dans les louanges données au chevalier Bayard, pour avoir re-
poussé sans hésiter la propositiondu duc de Ferrare, d'assassiner,
le pape, qui avait conspiré contre leur vie 2.


Une tolérance équivoque de la part de l'autorité qui a mission
d'empêcher et de punir, est également coupable moralement.
Il suffit souvent d'un voeu de l'homme puissant pour qu'on le
débarrasse d'un adversaire dangereux.


Mais un général peut licitement écouter un traître qui lui ré-
vèle la situation de l'ennemi, et l'on ne saurait blâmer le prince
qui profite d'un crime auquel il est absolument étranger, de
l'assassinat d'un concurrent, par exemple.


5) La morale privée et la morale de l'État ont toutes deux la
même base générale ; ce sont deux branches d'une même souche.
Et cependant l'instinct des peuples a su dès longtemps les dis-
tinguer. Un même acte parait bien différent suivant qu'il est
l'oeuvre du patriotisme ou d'une basse cupidité. Machiavel outre
une pensée vraie en disant que « le bien public excuse tous les


Lancent, o. c. IX, 190 et X, 171. [Laurent, X, 110 : u Des documents authen-
tiques constatent que le Saint-Père et le roi Catholique prêtèrent la main à un pro-
jet d'assassinat. » Ces documents ne sont guère précisés par l'auteur en ce qui
concerne le pape. — Comp. infrà.. I. V, ch. 111].


2 Laurent, X, 390. [Laurent laisse entendre plutôt qu'il ne dit que le pape
« avait conspiré contre leur vie »].


NATI;RE ET CARACTÈRE LA. POLITIQUE. •


de l'homme d'État » La raison (die n'est point un
crame


vain
mot, et le jugement de l'histoire approuve souvent son in-


fl uenee sur la moralité des actes. Pourquoi cette différence?faut ici bien déterminer ce qu'est le mal clans l'ordre moral


du L
ine omnadles.


e montre sous un jour très-différent, suivant qu'on le
considère au regard de l'individu qui le commet, ou par rapport


à
la vie générale de l'humanité. Ce qui est mal relativement au


coupable, se présente toujours comme une condition nécessaire
du bien, et ainsi comme bien clans sa liaison avec le


tout. Mé-


phisto exprime une idée profondément vraie quand il se définit :


«
Une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait tou-


jours le bien » (a). :N'est-ce pas la lutte contre les passions mau-
vaises qui mène à la suprême vertu? Tout progrès dans le bien


n'est-il pas une victoire remportée sur le mal? De même que
l'erreur possible permet la recherche du vrai, de même le mal
dans le monde est la condition première de tout perfectionne-
ment moral.


Le mal n'a pas d'ailleurs d'existence assurée. Toujours com-
battu, il finit toujours par succomber ; et, vaincu, il cesse d'être
le mal, pour n'être plus que la condition du bien. Donc ce qui
importe à l'ensemble, c'est que le mal serve au bien, qu'il soit
vaincu :et devienne la folie du bien; et l'on peut ainsi dis-
tinguer entre le but approuvable et le moyen blâmable, pourvu
que n'occupe dans le l'apport qu'une place subordonnée,
qu'ilsoit dominé par le bien, transformé en bien.


Ce que nous disons de l'ordre moral général, est également
acapeypecieluicliaepbiallsereaàti l bn' ifi:tial soti.L. 'État est un tout, un monde à soi. Ici aussi,


isolément peut devenir bien dans ses rapports


,


e, quand le mal a été vaincu et rendu favorable au
tout,


« Les princes, » disait le président français Jeannin, cité par Laurent, X, 344,
« font bien quelquefois des choses honteuses, qu'on ne peut lamer quand elles
sont utiles à leurs Etats, car, la honte étant couverte par le profit, on la nommesagesse. »


a ) Ein Theil von jener Kraft. Die stets das Eiise


und stets das Gute
sehafft»(Fnust,




1'2LA POLITIQUE.
Les passions humaines sont aussi indispensables aux progrès


de l'État qu'au gouvernement divin du monde. En arrachant de
nos coeurs tout égoïsme, toute vanité, toute ambition, tout esprit
de contradiction, on détruirait du même coup des forces impul-
sives énormes, et le bien diminuerait. La vertu virile du patrio-
tisme se mêle toujours à quelqu'une de ces passions ; et ce
mélange est aussi nécessaire dans la politique pratique que l'al-
liage pour la monnaie.


On ne peut exiger de l'homme d'État qu'il repousse ces appuis
relativement impurs. Faut-il blâmer le prince qui, pressé par les
circonstances, prend un ministre peu estimable peut-être, niais
capable de rendre les plus grands services à l'État? ou le mi,,
nistre qui exploite la faiblesse du prince ou l'aveuglement. d'uni i
parti pour fonder le bien?


Mais le mal ne doit jamais dominer dans le rapport; il ne peut
que servir ; il faut bien prendre garde qu'il ne vienne à l'en
porter. Il n'est l'aiguillon du bien que quand sa place est sûre-
ment subordonnée; et même ainsi limité, ce principe n'est pas
sans danger et prête au sophisme.


lin moyen disproportionné ou qui fait plus de mal que de bien„
est toujours condamnable. Ainsi la conscience publique blâme
sévèrement toute violation ouverte de la foi jurée : par exemple,
un vainqueur qui viole les conditions d'une capitulation. C'e
que le respect de la parole donnée est la clef de voûte de l'ordreIgénéral. Le bien spécial que l'État peut tirer d'une violatioà;
serait largement dépassé par le niai général d'un aussi désastreux-
exemple. Par contre, l'opinion regarde avec assez d'indifférence
l'inexécution d'un traité préjudiciable à l'État. Elle distingue
très-nettement entre la violation de la foi promise et une exécu-
tion insuffisante ou pénible. Peut-être même est-elle trop portée
à permettre de surprendre ou de donner le change. Elle ne blâme
sévèrement que lorsqu'il y a mensonge ou tromperie ouverte.


Frédéric le Grand disait qu'il tiendrait toujours sa parole
comme homme privé, mais qu'il sacrifierait au besoin, comme
prince, son honneur personnel au salut de l'État.


Nul crime n'est plus odieux que l'assassinat. La conscience
publique refuse de l'absoudre, même quand il se couvre du bien


:1.TUlt11; Er CARACTÈRE DE LA POLITIQUE. 13
d l'État. C'est en vain que l'on invoque l'autorité de Grégoire XIV
redonnant un jubilé, général en l'honneur des noces sanglantes de


°


Ia Saint-Barthélemy, ou que l'on tente de justifier les massacres
au nom des dangers de la patrie et de la


:pl ir)ei c( 3al iln9es).
mausietdangereuxsi


vdliaebiesSreqtélit'ie'il ne peut jamais servir de moyen '
assassinat parait -


Mais ce principe est-il sans exception possible? L'histoire nous
montre certains assassinats politiques que la conscience des
penseurs n'ose elle-même condamner, que parfois elle approuve.
Il est des hommes graves qui pensent comme Brutus du meurtre
de César, et qui excusent comme une nécessité politique celui
de Paul I" de Russie. Judith tuant Holopherne et Charlotte
Corday frappant Marat ne s'attirent guère que des louanges. Les
Athéniens glorifient dans leurs chants le meurtre d'Hipparque;
et le noble Schiller a célébré Guillaume Tell dans un drame qui
fait l'admiration du monde entier. Et cependant, tous blâment
sans hésiter le meurtre d'Henri IV et celui du président Lincoln.


Le jugement de l'histoire fait. donc une distinction. Sans ad-
mettre en principe que la fin justifie les moyens, elle reconnait
une exception possible. Elle absout quand le meurtre affranchit
un pays d'une tyrannie contre laquelle il n'était pas d'autre re-
mède, et dont la continuation est un mal plus grand que le
meurtre lui-même du tyran; quand l'on peut dire avec Spinoza :


C'est un chien enragé; tuez-le ! »
Sans doute cette exception, faite en raison de la subordina-


tion évidente de l'action mauvaise au bien général, n'est pas
sans danger. Un fanatique pourra se croire un sauveur alors que
la conscience publique l'appelle un odieux assassin. Le meurtre
même de César a plus ébranlé le monde romain qu'il n'a sauvé
la République.


Mais c'est que la bonne foi du meurtrier, la conviction pro-


inco
ntestable ne suffisent pas pour le justifier. Il faut de plus que


au progrès du bien.


(*cincle qu 'il agit pour le bien de tous, son désintéressement.


l'acte ait été objectivement nécessaire, qu'il ait évidemment servi


Laurent, Il,
sassinat est toujours un Crime. »


;;g:
« Si les l'évolutions sont un droit et parfois:un devoir, l'as—




14 IJ Pol.rrtQuE.
L'énergique sentiment et la conscience éclairée du devoir gin


remplissent aujourd'hui la nation, et enseignent à chacun de
mettre sa vie au service de l'ensemble,.sont en harmonie avec
notre civilisation avancée. Les Allemands surtout aiment à con-
sidérer les droits publics comme des devoirs publics, à. ennoblir
la politique par le respect des droits de l'humanité, des peuples,
des individus. Le prince aussi sert l'État, et doit être prêt à lai
sacrifier son sang. L'esprit du devoir va plus loin que les pres-
criptions légales ou le pouvoir de contrainte. Il tend les forces,
trempe les caractères, élève les coeurs, et féconde toute chose.


CHAPITRE III.


r.


La politique et la légalité.


L'ordre juridique est l'ensemble des règles sanctionnées par
une contrainte ph ysique. 11 détermine les organes qui expriment
la volonté de l'État, et les formes dans lesquelles la vie commune
se meut. La constitution et la loi en sont l'expression la plus
haute, la plus générale, la plus permanente.


Par suite, la politique doit être constitutionnelle et légale; elle ne
doit jamais lire illégale ou inconstitutionnelle.


La violation de cette règle mettrait l'État en contradiction avec
lui-même. Une politique contraire à la constitution s'attaquerait
aux fondements de l'État ; une politique illégale ébranlerait le
droit et la confiance dans l'autorité. Toutes deux anéantiraient
cette civilisation progressive qui s'efforce de dompter par un
frein salutaire la force brutale et les ardentes passions.


Au contraire, lorsque la politique s'avance sur le ferme terrain


facilementie


du droit, elle se revêt de la sainte autorité de celui-ci, s'assure
ainsi contre les attaques, s'attire l'assentiment, et arrive plus


àt ses fins. Aussi la conscience moderne repousse-t-
elle décidément la maxime utilitaire de Machiavel.Cependant


n dan


ces: principes n'ont qu'une valeur relative. Les iné-
ables l


acunes, les défauts nécessaires de l'occire juridique ht.t.main, s
'opposent à leur application absolue :




16 LÀ POLITIQUE.
1) œuvres de l'histoire, la loi et la constitution subissent ton.


jours son action. Le droit, pour être fixe, n'est. point immortel. Il
peut devenir inutile ou nuisible par le changement des circons.
tances. Les immunités du clergé et l'exemption d'impôt des che-
valiers n'auraient aujourd'hui aucun sens.


Il serait donc peu raisonnable d'exiger que la politique eût
autant de respect pour le droit vieilli que pour le droit en har-
monie avec les temps -nouveaux, car la politique conduit la vie
progressive de la nation.


2) La constitution écrite n'est jamais qu'une expression inco
piète de l'État et de la nation, dont les forces latentes se déve-
loppent sans cesse en face de l'immobilité des textes. Aussi
le droit non écrit se forme-t-il perpétuellement à côté d'elle; et
la politique doit s'efforcer de protéger le droit qui se crée, qui est
encore latent. Elle ne peut donc pas se laisser toujours enchainer
par la lettre de la loi.


L'histoire des anciens ordres, et la comparaison des actes du
parlement anglais avéc, la politique pratique du prince et des
ministres, nous offrent maintes preuves en ce sens.


:3) Le droit a nécessairement une forme sensible; de là. danger
que la forme (jus) ne réponde pas complétement à l'esprit (alui-
tas), et conflit possible.


La politique doit s'efforcer de rétablir l'harmonie; s'en tenir
exclusivement au droit formel, serait parfois la ruine de l'État.
Dans le doute, elle suivra plutôt l'esprit que la lettre. On ne sau-
rait même toujours la blâmer quand elle a tourné la lettre pour
sauver l'esprit. Les circonstances peuvent même autoriser 441#,
évidente violation.


La constitution allemande de •815 donnait, dans la forme. la
prépondérance aux nombreux petits États; au fond, elle plaçait
toute l'Allemagne sous la conduite de l'Autriche et de la Prusse.
Aussi les États secondaires essayèrent-ils en vain de devenir
les chefs de la majorité; et le premier conflit qui surgit entre les
cieux grandes puissances, amena la rupture et la dissolution.


La monarchie constitutionnelle elle-même ne pourrait sulv
sister, si le prince voulait user de tout son droit sur l'armé e, le
chambre de tout son droit sur le budget. Ici encore, il faut (le


NA.Tuas ET CARACTLUI DE LA POLITIQUE. 17


la Politique vienne arrondir les angles, et sache compromettre


et t4)aIlislifigne,r.tout le droit public a sa base et sa fin dans l'État; il
n'est que pour et par l'État. line institution préjudiciable, une
loi qui s'oppose au bien public, est une contradiction. Peut-on
demander à l'homme d'État de la traiter avec le même respect,
la même déférence que les meilleures des lois? Ne doit-il pas au
contraire la restreindre autant que possible, peut-être même la
combattre on la suspendre ?


Ces conflits entre le droit vieilli et les germes d'une formation
nouvelle, la loi écrite et le droit latent, la lettre et l'esprit, le
droit utile et le droit nuisible, sont un défaut naturel de l'ordre
légal lui-même. Il faut un remède, et c'est à la politique de l'ap-


poCrte qu'il faut alors généralement, c'est un développement, un
changement ou une transformation du droit formel, qui donne
jour et lumière aux forces cachées, et l'établisse l'harmonie entre
l'équité et la loi.


La tache du politique est grandement facilitée lorsque la cons-
titution elle-même prévoit ces modifications possibles et les
moyens de les réaliser. La réforme peut alors intervenir légale-
ment même dans la forme, et c'est un avantage considérable, si
lente et chargée d'obstacles qu'elle soit. Les Romains et les
Anglais l'ont bien compris. Si le travail réformateur s'accom-
iciilnisessaidtalnesntleemse timelelenzt petilibxl,ici.




Mai s




il




1 prenait profondément ses ra-


peut arriver aussi que cette voie tranquille de réforme
soit fermée. Tantôt la loi constitutionnelle n'aura pas prévu de
révisio




possible, ntantôt ot elle t Ira artificiellement entravé, ou même
la faut


mési ntelligence


,, trou ver
tout changement à venir. Au premier cas,il


les Stuarts


pas en avant
et la est I une voie de révision. Aux deux autres,tout


q le des


impossible sans une illégalité; exemples :1 id




ence invincible survenue depuis Jacques 11 entre1


ues nouvelles
nation anglaise; les formations et les idéespoliti ues


la constitution
s es colonies de l'Amérique du Nord en


de '17...i,
anglaise ; la Confédération germanique


15 Tut exigeait l'unanimité des États là où elle était




1S LÀ POLITIQUE.
impossible, c'est-à-dire pour une transformation de la consti-
tution.


Le sage politique accepte une innovation même en violant le
droit formel, dès qu'elle est indispensable à l'existence ou à la.
marche progressive de l'État. Il y est contraint, car la force agis-
sante des choses est plus forte que l'autorité d'un article cons-
titutionnel quelconque. Il le doit, car son devoir de protéger la
vie de la nation, l'emporte sur le devoir de respecter une formule
légale. Supporter le mal, souffrir sans murmurer, se sacrifier
enfin, peut être dans la religion la suprême perfection. Mais la
politique a les yeux tournés vers l'action, le résultat, le progrès.
Un doctrinaire qui l'oublie par des scrupules de légalité, est
'aussi coupable que le révolutionnaire novateur qui se met arbi-
trairement au-dessus des lois.


Le véritable homme d'État reconnaît donc la valeur de l'ex cep-
t ion qui complète la règle, et qu'on peut formuler ainsi : L'auto-
rité du droit formel perd de sa force en proportion des dangers de
plus en plus marqués qu'il présente, soit pour l'existence de l'État,
soit même pour son développement et ses progrès naturels.


On ne saurait d'ailleurs recommander ici trop de prudence.
C'est seulement quand l'application de la règle serait désastreuse
qu'on doit invoquer l'exception.


La mesure illégale qui émane du pouvoir est, suivant les cas,
célébrée comme un acte sauteur ou flétrie du nom équivoque
de coup d' État; celle qui vient du peuple prend le nom de révo-


. lution quand elle triomphe, de rébellion ou d'émeute quand elle
échoue. Le prince invoque le salut du gouvernement ; le peuple,
le salut des gouvernés ; tous deux, les droits de la nature et de
la raison, supérieurs au droit légal. L'histoire universelle décide
ensuite, en consacrant l'acte nécessaire, en frappant de stérilité
l'acte inutile.


La lutte grandit surtout quand le trône ou le pouvoir supre
est en jeu. Ce sont alors des puissances qui se combattent, qut
invoquent leur souveraineté, qui méprisent chacune la loi faite
par l'autre. C'est ici que l'on voit surtout les inconvénients d'in)
légitimisme étroit , contre-pied de la politique révolutionnaire
Le légitimisme, proclamé après '1815 comme principe exclu"


NATURE ET CARACTÈRE DE LÀ POLITIQUE.
IO


sif s'est montré partout impraticable ou désastreux. Il est en
conflit permanent avec les besoins nouveaux , le progrès , le
développement national. Il use ses forces à poursuivre un but
qui s'évanouit quand il croit l'avoir atteint 2,


On put le voir depuis 1830. Les Bourbons aînés tombèrent en
France, et la réinstallation artificielle de l'absolutisme en Es-
pagne et en Italie n'assura point les trônes restaurés. La com-
motion de 1848, les guerres d'affranchissement de l'Italie, et la
formation nationale de l'Allemagne, achevèrent de ruiner cette
politique. Les puissances légitimistes furent partout et toujours
battues. Si l'histoire est le jugement de Dieu, le légitimisme est
aujourd'hui jugé. Les formes vieillies sont tombées en poussière.
Les États du mouvement national sont partout vainqueurs. Les
politiques qui ont su se débarrasser des rêves romantiques, ont
seuls obtenu des succès importants et durables; les modernes
Don Quichotte n'ont trouvé que des défaites.


I Circulaire du prince Metternich du 1'2 mai 1821: « Conserver ce qui est lé,ya-
lement établi, tel a dü être le principe invariable de leur politique (des souverain:
alliés), le point de départ et l'objet lit/al de toutes leurs résolutions. »


2 Comp. vol. 1l (Droit public général), I. 1, eh. viii.




111101"--


CHAPITRE IV.


La politique réaliste et la politique idéaliste.


La politique doit être réaliste ; la politique doit être idéaliste : deux
principes vrais lorsqu'il se complètent l'un l'autre, faux sé-
parés.


La politique réaliste part des besoins existants, apprécie ju s
terrent les forces et les moyens, les appuis et les obstacles, ne
poursuit que des buts réalisables ; elle donne seule le succès.
En ce sens, les grands hommes d'État sont des politiques réa-
listes.


La politique idéaliste se conduit d'après des principes, s'efforce
de perfectionner et d'améliorer, de réaliser les conceptions
idéales en rapport avec les temps et les lieux. En ce sens, les
grands hommes d'État sont des politiques idéalistes.


Mais, séparés, les deux principes ne valent rien.
La politique purement réaliste est brutale. La force grossière


ou l'argent corrupteur en sont les moyens favoris. L'idée élevée
lui manque ; elle est sans âme. N'estimant que les intérêts maté-
riels, elle ne s'inspire que de son égoïsme. Elle est basse, immo-
rale, inhumaine. Telle est souvent la politique dite machiav é


-lique. Cependant Machiavel' lui-même avait un but idéal,
l'affranchissement de 'Italie.


L'ancienne politique coloniale des métropoles eurepéenne s ne


INATuRE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE. 21
ifiérue que trop d'être appelée réaliste. Ne songeant qu'à exploi-
ter, elle perdit justement ses conquêtes.


Le réalisme peut produire des résultats, assurer le pouvoir,
accumuler des trésors, faire jouir les gouvernants, donner quel-
quefois aux gouvernés eux-mêmes une vie oisive et tranquille;
mais il étouffe la noblesse des sentiments, les progrès de l'esprit,
la liberté. Il s'adresse au côté animal de l'homme, il oublie son
aime




politique des intérêts ne se confond avec la politique réa-
liste qu'autant qn'elle subordonne tout aux intérêts matériels ; à
un étroit égoïsme.


Mais la politique purement idéaliste est plus fausse encore, car
elle n'aboutit à rien. Ignorante du terrain qui la porte et des
forces en lutte, elle butte et tombe à chaque pas, et se fait battre
partout. Elle poursuit les yeux en l'air des rêves inaccessibles,
et se jette dans un-puits.


Telle est la politique d'imagination, qui se nourrit d'idées
enthousiastes d'avenir. Telle est encore la politique roman-
tique, qui ne songe qu'à ressusciter le moyen âge, les ordres,
le clergé, les chevaliers, les châteaux forts et les couvents.
L'Allemagne a connu plus d'une sorte de romantisme. Elle a eu
ses rois romantiques, qui s'enthousiasmaient pour l'empire théo-
cratique et féodal, et ses étudiants romantiques, qui rêvaient
joyeusement noir, rouge et or. Quelques hommes d'État don-
nèrent eux-mêmes clans des travers de ce genre. L'imagination
eut sans doute une forte part dans l'expédition de Napoléon 1"


enEoz
gtne,e


et
à set surtout




escapades de son prudent neveuà


Sans doute l'homme d'État peut aussi agir sur les imagina-
tdioérieisn.dIel forces nationales en faisant briller aux yeux
rdéecsifisn:ages de grandeur, de puissance, de liberté. Mais qu'il s'en


d'État raison,


sous peine de se briser soudain contre les


Telle est enfin la,


s'


la terreur, rgees
rs


, e tout


politique
de sentiment. Il faut à l'homme


ou
viril. L'amour ou la haine, la ven-geance


sentiment passionné l'égare facile-
ment.




2? LA POLITIQUE.
La politique qui enfanta les Croisades était-elle plus d'imagi_


nation que de sentiment? Dans tous les cas, elle était malheu-
reusement idéaliste. Mais les guerres de religion sont l'oeuvre
irrécusable de la politique de sentiment, et c'est encore elle (pli
produit ces absurdes et honteuses haines de race, même entre
des peuples semblables.


Une saine politique unira donc le réel et l'idéal. L'un est la
base, l'autre le flambeau ; le premier indique le moyen, le se-
cond montre le but.


Pour être artiste, il faut rester dans la nature et s'inspirer de,
l'idée du beau. Raphaël et JI ichel- A nge étaient à la fois réalistes et
idéalistes; et si Shakespeare est le plus grand des poètes,
n'est-ce pas par la parfaite et indissoluble harmonie de son ima-
gination et de la vérité? La parfaite union (les deux politiques ne
se rencontre également que chez les grands hommes d'État,
chez Périclès et Alexandre, César et Charlemagne, Henri P r d'Alle-
magne et Frédéric le Grand, Washington, lord Chatham et Pie,
Napoléon l er , le baron Stein. et Cavour.


La politique anglaise aime à relever le côté réaliste, à s'inspi-
rer des intérêts. Mais elle est loin d'ètre sans génie. La puissante
influence que les idées anglaises de droit public et de liberté po-
litique ont exercée sur le monde, suffirait â. le démontrer. La po-
litique française s'enthousiasme volontiers polir une idée, qu'elle
proclame le but lumineux de sa poursuite : Le Français seul se
bat pour une idée, » disait Napoléon 111. Mais elle a aussi son
côté réaliste marqué. Les Français ne dédaignent point de tirer
des avantages très-réels de leur génie enthousiaste ; et l'Eu-
rope l'a éprouvé de tous leurs gouvernements, rois légitimes,
dictateurs révolutionnaires, présidents de république, ou Na-
poléons.


L'harmonie et l'équilibre manquèrent davantage à la politique
du peuple allemand. Elle passait tour à tour de l'absolutisme
réaliste aux rêves d'un vague idéalisme. La politique prussienne
est enfin venue réunir les forces nationales, élever les coeurs, et
montrer des devoirs plus hauts. C'est au prince Bismark surtout
que nous devons l'unité de l'Allemagne et l'Empire allemand. On
aime à l'appeler un politique réaliste par excellence, et il est


7SATURE ET CARACTÈRE DE LA POLI'T'IQUE. 23


vrai qu'il a su mieux que personne apprécier et supputer les
forces Cil e . Mais le génie du Chancelier est également riche en
hautes conceptions; et il s'est, en général, conformé aux idées
de liberté politique et nationale qui répondent au caractère et à
la mission des Allemands.




LIVRE DEUXIÈME.


IDÉES POLITIQUES MODERNES.


CHAPITRE PREMIER..


Liberté.


C'est à ceux qui ont combattu pour la liberté que l'histoire r
serve ses plus belles couronnes. Aucune idée n'est plus puis
sante sur les hommes, et surtout sur les grands peupi
politiques. Être libre, n'est-ce pas la plus noble des jouissance
le but suprême?


D'où vient, se demande Tocqueville, cet amour, cet enthou
siasme des nations pour la liberté ? « Je vois bien, » répond
il, « que les peuples mal conduits conçoivent volontiers le déni
de se gouverner eux-mêmes; mais cette sorte d'amour de l'ind'
pendance, qui ne prend naissance que clans certains maux parti
culiers et passagers que le despotisme amène, n'est jamais du
rable : il passe avec l'accident qui l'avait fait naître ; on sem.
blait aimer la liberté, il se trouve qu'on ne faisait que haïr 1
maitre. Ce que haïssent les peuples faits pour être libres, c'est
mal même de la dépendance. — Je ne crois pas non plus que I


4 Ancien régime, p. 247.


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 25
véritable amour de la liberté soit jamais né de la seule vue des


procure ; car cette vue vient souvent à


s


biens
ileilses(rllbien vrai qu'à la longue, la liberté amène Mu-


jours, ' ér x qui savent la retenir, l'aisance, le bien-être, et sou-
n


ett


mais il y a des temps où elle trouble momenta-


Ilérnn
pareils biens ; il y en a d'autres où le


l


l e°bts r recilec


r


l.hesse;
ceu


despotisme
l'usag


ssaetell peut u t en donner la jouissance 'passagère. Les
hommes qui ne prisent que ces biens-là en elle, ne l'ont jamais
conservée longtemps. — Ce qui, dans tous les temps, lui a atta
ché si longtemps le coeur de certains hommes, ce sont ses attraits
mêmes, son charme propre, indépendants de ses bienfaits; c'est
le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous
le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la li-
berté autre chose qu'elle-même, est fait pour servir. »


Mais n'y aurait-il pas une cause profonde ? N'est-ce pas par la li-
berté surtout que l'homme se sent fait à l'image de Dieu? La liberté,
c'est la vie consciente et autonome, la vie par excellence. C'est par
elle que l'homme montre son activité féconde, qu'il se révèle
dans la parole, l'oeuvre, l'action. Dieu a montré sa liberté infinie
en créant l'univers; l'homme remplit sa fin en perfectionnant
librement ses aptitudes, et en se manifestant ainsi au monde ex-
térieur.


C'est en vain que nombre de théologiens se sont. efforcés de re-
fuser à l'homme cette noble faculté,


lpelste asest


ou d'en condamner l'usage
comme un péché. C'est en vain également que plusieurs philoso-


p
eséchulatit's et plieurs naturalistes n'ont voulu voir clans


humains qu'une
force fatale.


vive conscience de la liberté coule toujours avec abondanceI .• •


'•


des sources
dernière


profondes
origine.


coeur humain, qui ont en Dieu mêmeleur


t àstupidement.
rigme. Que des peuples féminins l'oublient, et se


soumettent


leur liberté


Prêtres, c'est


a la domination des despotes ou des


t


des
possible. Mais les peuples virils en gardent mé-


nécessité
contreet la tout agresseur.La


moire,
haut,et le front 1 M


pos
substance et la


me fière, l'oeil étincelant, ils défendent


et le mouvement,
ne sont pas plus identiques que le re-


mit, l'aptitude et l'action, la cause et l'effet, la
a qualité. Ce n'est pas à dire qu'elles se combattent


1




26 LA POLITIQUE.
toujours l'une l'autre. Au contraire, elles s'unissent en ne,
comme les deux côtés d'un même être. Notre nature même , voilà,
la nécessité ; nos actes, voilà l'expression de notre liberté. Ra_
phaël pouvait à sa volonté choisir telle ou telle couleur, dnnuer ,
à ses personnages telle ou telle attitude ; mais son oeuvre était
nécessairement raphaélesque, ou conforme à sa nature. César
passa le Rubicon, puis refusa la couronne volontairement. Mais
ses grandes actions portent l'empreinte de sa grande na.
turc, et ainsi de la nécessité qui était en lui. La nécessité est la
condition de la liberté, l'aptitude que la volonté va développe1.
librement. L'une est la concentration, la force dans sa totalité
l'autre l'extension, la manifestation de la force dans les espèce


La plus haute liberté concevable, c'est celle de Dieu, par:
qu'elle a pour fondement nécessaire la toute-puissance,
que son développement est infini. La plus haute liberté humaine,
c'est celle de l'homme d'État, qui dispose des forces d'une nation 'r
puissante et virile pour organiser le monde.


Mais c'est à tort aussi que l'école radicale de la révolution '
et l'école (le droit naturel sont venues proclamer une liberté
humaine illimitée, confondant ainsi la liberté de l'homme avec
celle de Dieu. Comment la liberté serait-elle sans bornes, quand
la puissance est étroite et restreinte? Notre liberté est essentielle-
ment relative et limitée, puisque notre nature est finie et dé-
rivée.


Les Romains tombaient dans l'excès contraire en déniant à
l'esclave toute personnalité, et ainsi toute liberté. L'esclavage de
l'homme ne peut pas être absolu plus que sa liberté. L'intelligence
et la volonté personnelles y répugnent ; et Dieu les a mises si pro-
fondément en nous, qu'aussi longtemps que battent nos artères,
la tyrannie peut entraver et corrompre, non détruire.


Il est des degrés et des différences dans la liberté comme d
les forces.


Les plantes elles-mêmes laissent entrevoir comme un preffile
germe de liberté active. Leurs racines cherchent dans le sol ses
plus favorables éléments ; les rameaux s'enlacent autour des a p


-puis; les bourgeons se tournent vers le soleil. Mais ici, encore'
aucune conscience, aucune locomotion.


IDÉES POLITIQUES MODERNES.
27


Le règne animal s'élève d'un degré. La bête se meut, change
ri ture au loin, avec une liberté relative.


développe. Elle emploie, comme un chas-


Seur.




place, cherche sa nour ture


Son inritlesleliete. npcaetieSe


i


nce, audace et dextérité, pour saisir sa proie.
des sexes réveille des forces latentes. Les femelles


il'papielilffleé/1;telceit
différencee de


les mâles, habiles à les suivre ; les oiseaux
font leurs nids: les parents nourrissent et défendent leurs petits.


expliquer tout cela sans une liberté relative? Comment
nier qu'il epyx al iit( aussi quelque choix dans l'instinct des ani:-
maux


Mas la liberté pleine, créatrice, quasi-divine, n'appartient.
qu'à l'homme, à l'être éminemment conscient et intelligent.
L'homme sait sa responsabilité devant Dieu et devant l'humanité;
il se rend compte de ses actes; il montre sa vertu créatrice dans la
pensée et les oeuvres. La liberté humaine suppose la personnalité,
et elle en est la manifestation et la preuve.


Cependant il y a entre les hommes eux-mêmes, peuples ou in-
dividus, des degrés divers d'aptitude on d'éducation, et leur
liberté se proportionne en conséquence. Les nations viriles la
conquièrent et la gardent avec fierté; les peuples mous et ti-
morés la perdent. Que peuvent valoir de solennelles déclarations
de principes? Une haute liberté politique ne sera jamais assurée
que là où elle est défendue par de 9ndles caractères. L'éducation
élève ici un rôle considérable. Il faut donc qu'une nation libre




fréquente d' -


et qu'elle protége sa jeunesse
contre


sessense


compréhensive ment. de l'esprit et du caractère, conséquence
trop


liberté,


une éducation jésuitique.
La


,.


comme idée politique moderne, est plus haute et plus


dans l'État


de son e que la notion juridique de la liberté I , qu'elle
éclaire


l'asservissement pour
liberté,


fl ambeau, et clans laquelle elle a pris enfin une
existence


assurée. Elle s'étend à toute activité qui se manifeste






ses nsttutions
La liberté


latentes
et mérite l'attention de l'État, et embrasse ainsi desforces


que le droit ne réalise ou ne protége point encoredans se,.
ii


politique et la liberté privée forment ici une opposition
I Con


vol. Il., I. IX, c. I.




LA POLITIQUE.
analogue à celle que nous avons trouvée dans le droit publie
néral:


La première n'existe que dans un État indépendant de tout
maitre étranger, où la nation formule sa volonté dans sa légiàa•
tion, contrôle et restreint le gouvernement, exprime librement
son opinion et ses voeux.


La domination de l'étranger l'exclut. Les États allemands dela
Confédération du Rhin (1806) n'étaient pas libres politiquement,
car leur politique étrangère dépendait de la volonté de leur puis,
sant Protecteur. L'Italie l'est seulement depuis que l'Autriche et
la France ne sont plus tour à tour ses maîtres.


Mais l'origine étrangère d'une dynastie laisse subsister la liberté
politique, quand c'est la nation elle-même qui l'a appelée libre-
ment, comme firent les Anglais pour Guillaume d'Orange, les
Belges pour le prince de Cobourg, les Grecs successivement pour
un prince bavarois et un prince danois, les Espagnols pour un
Italien, les Roumains pour un Hohenzollern, etc.. ; — ou encore
quand la dynastie nouvelle, s'étant assimilée à la. nation et acai-
matée au pays, cesse ainsi d'être étrangère.


La lutte contre la domination de l'étranger a donc toujoursfe
caractère d'une guerre d'affranchissement.


Ce côté négatif de la liberté politique se montre également
clans la lutte contre la domination d'une autorité non. politique
(unstallich). L'idéal du moyen âge, des Jésuites modernes et de
Pie IX, menace la I iberté de tous les États, en plaçant les nations
et les rois sous la suprématie universelle du pape romain, repré-
sentant de Dieu et maître du monde a). Une nation virile re-
poussera toujours avec mépris cette hiérarchie cléricale, qu i a
ses racines en dehors de l'État.


La participation des citoyens à la législation et aux affaire s , la
libre expression de l'opinion, le blâme possible de tout abus de
pouvoir, l'exercice des droits garantis par la constitution, et
l'accomplisement patriotique des devoirs publics, forme nt ce
qu'on peut appeler le côté positif de la liberté politique. E n ce
sens, celle-ci n'est possible que par les vertus publiques, rée


a) Comp., I. V, eh. y ., note.


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 29


générale, -


a


de' a le patriotisme, le travail. Elle n'est pas simple
jouissance de facultés abstraites, mais activité et détermination


t à considérer la liberté politique commeprop r
es


cation


ilda
a sn aiment


et à placer au frontispice de leurs consti-


tnuntido7i.iosi des
l'homme
déclarationsti s expresses et générales des droits publics


fondamentaux. Les Anglais la regardent surtout comme le résul-
tat de l'histoire, et la vénèrent comme un patrimoine héréditaire
que chaque génération doit garder et grandir. Les Allemands
comprennent mieux ses étroites relations avec le degré des apti-
tude et de l'éducation 1.


L'éducation politique est en effet la base indispensable de la
liberté vraie. Une nation grossière est incapable de se consti-
tuer et de se gouverner consciemment elle-même ; on l'égare .
facilement ; elle devient bientôt la proie des fausses autorités.
Sans doute, la culture ne met point à l'abri de toute faute ; si
elle n'était qu'intellectuelle, elle serait même insuffisante ; il est
plus important encore de former les caractères, et d'inspirer le
sentiment des devoirs publics. Mais en général, plus l'éducation
sera bonne, plus la nation sera puissante et libre.


On la donnera surtout
toiar)e;Par


de bonnes écoles populaires et l'instruction obliga-


b) Par l'instruction scientifique libre et élevée des fonctions
professionnelles,


fonctions d'honneur
;e, quoique dans une moindre mesure,


d
inIci))0Pséarill


su&
t dPar l


'té


'oha


dutsic;


d)


ation guerrière de l'armée, et le service militaire


u e (les devoirs civiques : participation aux élec-fieon) ,Enaux
développant


assemblées communales, au jury, etc. ;


p rtlu


la


l t l'intelligence des intérêts publics;


: o


Parla


rq a e
inspiré à


des débats législatifs et judiciaires ; toujours
et partout,


guerre déclarée à l'égoïsme, le dévouement


droit de
«En Angleterre, la libert(! n'est un


que la liberté ais un privilége particulier de l'Anglais. L'Allemand, lui, dit




30 L. POLITIQUE.
H. L'État doit également favoriser la liberté privée, et supp,


mer les entraves qui en gênent l'exercice. Cette tache incombe
surtout à la politique, de même que la protection de la liberté
privée contre toute violation, appartient plus spécialement


. et
droit.


La liberté privée comprend :
4) La libre disposition pour chacun de sa personne : ainsi,


choix libre des vêtements de la nourriture, de la demeure, d
mouvements.


Stuart Mill observe assez justement, que notre goût exagéré
d'égalité mène souvent à l'oppression de l'individu par la ty.
rannie des modes et. des usages, et par suite à une monotone et
uniforme médiocrité, à l'absence de figures originales 1 . Nos
moeurs sont en effet, sous ce rapport, moins libres que nos lois;
et il n'est point hors de propos de rappeler au sentiment et au
respect de cette liberté.


Sans doute, chaque peuple tend avec quelque raison à uni-
formiser dans son sein les costumes et les moeurs. Toute
société a besoin d'harmonie, et écarte naturellement ce qui est
disparate. L'originalité peut devenir mauvais goût, inconve-
nance, caricature. Mais il y a une grande marge entre les ex-
trêmes; et il est assez curieux de voir que les femmes ont su
garder dans leurs toilettes une variété originale très-habile et
très-libre, pendant que les hommes se soumettaient tous à une
sorte d'uniforme de rigueur, comme des fonctionnaires ou des
soldats.


2) La liberté du travail et de l'industrie.
Les temps modernes ont affranchi le travail et l'industrie de


ses anciennes entraves et de la tutelle inquiète de l'État. Mais
ils ont donné du même coup libre carrière aux passions égoïstes,
à la concurrence effrénée. L'équilibre entre le salaire et la pres-
tation, le capital et le travail, est encore plus menacé. S'il n'Y a
pas lieu de revenir sur le principe de liberté, qui est une base
de progrès, il pourrait être bon de le mieux préciser dans ses mur
ports avec la société, et de le développer avec plus d'harmonie.


3) La liberté de la pensée scientifique et religieuse, grande et
f Mill, la Liberté, eh. m.


le
es


IDÉES POLITIQUES MODERNES.


d liberté entre toutes, source inépuisable de toutes lesfécon de -
autres.La liberté religieuse, en détruisant une unité de croyance


fausse
et contre nature, multiplie les confessions, et les rend


plus sincères, phis vraies, plus agréables à Dieu, que la pratique
hypocrite ou inconsciente, et souvent paresseuse, d'un culte


uniforme. Elle ne fut cependant reconnue que lentement et pé-
niblement dans notre Europe chrétienne. La réforme allemande


du xvie siècle montra les droits de la conscience individuelle,
et délivra l'Europe du despotisme de Rome. Le xvine siècle
renversa nombre de préjugés dans les pays catholiques et pro-
testants, et fit douter des dogmes de l'Église. Le peuple lui-même
se convainquit que la magie et l'astrologie sont de vieilles lé-
gendes, et que la sorcellerie n'est point un délit punissable.
Enfin, la Révolution française, et avec plus d'effet encore l'Union
américaine, sont venues proclamer la pleine liberté des cultes
et des confessions.


L'Église avait également mis la science sous sa tutelle, et son
autorité en avait trop souvent gêné l'essor. La science est la
recherche et la découverte de la vérité par les voies de la droite
raison. Elle ne peut donc subir que les lois de celle-ci. La vérité
de la foi est elle-même soumise à son examen ; donc la science
ne peut se laisser dominer par la foi. Dans un examen scienti-
fique, la vraie foi elle-même serait une autorité incompétente, et
par conséquent fausse.


Ce furent les Italiens de la Renaissance qui surent les premiers
comprendre cette liberté et en user. Mais la réaction cléricale de
la seconde moitié du xvie siècle, conduite par les Jésuites et le
protestantisme orthodoxe vint bientôt éteindre ce flambeau nais-
sant. C'est au peuple allemand qu'appartient la gloire de l'avoir
rallumé, de


li


bre voir depuis opiniàtrément et victorieusement dé-fendu,
-I


e s'enen être servi comme aucun autre. Les Anglais et les
Américains


dont sont eux-mêmes sous ce rapport en arrière des Alle-
mands - La foi religieuse traditionnelle vient encore mettre chezeux de graves obstacles à la recherche scientifique et à l'ex-


de la vérité reconnue. La loi y protége le natu-
les systèmes contredisent la Genèse de Moïse ; elle




ODJJ
LA POLITIQUE.


tolère la critique historique de la Bible ; elle rie punit pas le phi_
losophe qui discute et combat les dogmes. Mais l'autorité ecclé-
siastique y garde une grande puissance sur les travaux de la
science ; l'opinion publique s'y montre ouvertement hos tile


à
tout système peu conforme aux traditions de la foi reçue; et la
société y traite le libre penseur d'impie ou même d'athée, et
l'évite comme un proscrit.


C'est donc en Allemagne seulement, et dans l'Allemagne pro.
testante surtout, que la liberté de la science a atteint son entière
expression ; et les savants allemands la considèrent justement
comme le trésor le plus précieux, et le plus sùr garant des pro-
grès de l'humanité.


En vain objecte-t-on que la vérité (objective) a seule le droit
d'être répandue, et que l'erreur est sans droit. Est-ce que l'expé-
rience de tous les siècles ne nous apprend pas que le faux est le
plus souvent l'inévitable précurseur du vrai ? Si le penseur ne
peut errer, comment trouvera-t-il? N'est-ce pas par la lutte que
la vérité triomphe? L'erreur possible contrôle le vrai, le purifie
et le corrobore.


L'âme croyante peut vénérer dans le prêtre ou dans l'Église
l'infaillible porteur des vérités religieuses. Le penseur ne saurait
accorder à personne le droit de trancher d'autorité ses doutes.
La raison qui cherche veut une démonstration scientifique;
elle se réserve d'en contrôler l'exactitude. C'est en vain que
le pape romain se prétend une autorité infaillible pour la
science elle-même en matière de foi et de moeurs. L'autorité
scientifique appartient encore moins à l'Église qu'a. l'État. En
présence d'un problème de science, chacun se sent libre à
l'égard de tous, et personne n'est à l'abri de l'erreur.


La carrière librement ouverte à la vérité et à l'erreur, ne peut
aboutir qu'au triomphe final de la vérité. Cette conviction a sa
base dans le sentiment profond de notre origine divine, dans la
conscience que Dieu a marqué nos fins.


Ce n'est point à dire que la liberté de penser assurera en tout
temps le triomphe du vrai, même contre un préjugé enraciné,
parfois appuya par l'État 1 . L'erreur peut malheureusement


IDÉES POLITIQUES MODERNES.
demeurer triomphante pendant des siècles. Est-ce sans des sa-
crifices pénibles


que la science s'est débarrassée de tant de vieux
errements? Aujourd'hui même, elle lutte encore pour son exis-
tence et sa liberté.


L'État ne peut donc pas se contenter de protéger par ses lois
la liberté de penser. Il doit en favoriser l'essor, en honorer les
représentants. La politique contribuera ainsi puissamment à
l'heureux développement de l'esprit du peuple et de l'huma-
nité.


Liberty,




CHAPITRE H.


Égalité.


L'idée politique de l'égalité a, dans notre inonde moderne, une
puissance qu'ignorait le moyen âge, si ami des différences or-
données. C'est la littérature française (Rousseau) surtout qui lui
donna son grand élan. On la célébra comme l'idéal de l'avenir;
on flétrit toute distinction comme une héréditaire iniquité; la
révolution de 1'189 en fit la loi fondamentale de l'humanité. Les
Français s'enthousiasmaient encore plus pour l'égalité que pour
la liberté.


Ce que l'on entendait alors par égalité, c'était surtout l'aboli-
tion des privilèges et l'élévation des nombreuses classes bour-
geoises au même rang que la noblesse etle clergé. L'égalité devait
régner partout, dans la société comme clans le droit civil. Ou la
revendiquait au nom de la justice ; on l'identifiait avec elle. On
voulait faire abstraction de toute différence de naissance, de race,
de profession, d'éducation.


L'égalité bien comprise est un grand principe humain, une
idée politique féconde. La seule égalité devant la loi n'en est
même qu'une expression incomplète. Elle doit avoir aussi son
influence dans les moeurs et le commerce deshommes.


Mais l'égalité fausse et exclusive renverse tout ordre,


IDÉES POLITIQUES MODERNES.


en poussière le riche organisme de l'État, et devient une écla-


staititLiaeti‘io'léinjr'silt.satObicliel ien sent la violation comme une injustice, même
é.galité repose sur l'identité ou la similitude des


là où tout recours judiciaire est impossible. Mais l'oubli des diffé-
rences réelles a beau se prévaloir d'une formule égalitaire : il
demeure un défaut de convenance ou de justice.


Les hommes sont égaux par l'espèce, la structure corporelle,
les organes de l'âme, le développement graduel, les conditions
et les limites de la vie ; en un mot, comme hommes, et surtout
comme personnes.


Les nationaux sont égaux par le lien commun qui les unit, par
la protection qu'ils reçoivent de l'État, par les devoirs publics
généraux, par l'intérêt qu'ils ont tous au bien de l'État.


Mais la politique fausserait le principe, si elle traitait égale-
ment des situations manifestement différentes.


Ainsi :
4) L'esclavage fut aboli au nom de l'égalité et de la liberté


véritables. Faut-il en conséquence nier toute différence entre
l'easnetoaritties?éet le sujet, les gouvernants et les gouvernés, les juges et


2) Si l'État, au nom d'une sage égalité, protége et ordonne
biens
ég algalement les


roturiers fau
t-il ci n'admet plus ni fiefs privilégiés ni
t-il lui demander aussi le partage égal desbiens? L


'inégalité des fortunes n'a-t-elle pas son fondement né-
c ir


us ssa.
ses? La fausse égalité conduirait finalement à la misère égale de


ire dans les différences individuelles, naturelles ou acqui-


morales?
Peut-il o


ublier les différences d'âge, de qualités physiques ou


aLic:::tat moderne impose le service militaire à tous. Mais


co4n)ciLu'rÉetagtuemlold:rpiùi et a établi l'égalité devant l'impôt. Faut-il en


751:)? pe.est
sol. p


, sh.oéitgpa.lieum-ini iitxp,pacalhed. une


êtr


sne
application


égal




36 L. POLITIQUE.


publiques? L'égalité véritable peut-elle ne tenir aucun compte du
sexe, de l'âge, de l'éducation, des forces et des intérêts, qui


cipe que l'on veut donner à tous un droit égal de vote, et fonder
sur le nombre seulement le concours de la nation aux affaires


out
pour l'État une importance majeure?


6) Ouvrir à chacun l'accès des charges publiques est égale_
ment un progrès. Mais il serait absurde de nommer par le sort
aux fonctions qui exigent, même à un degré très-inférieur, des
connaissances ou une éducation spéciales.


7) Notre époque montre souvent une aversion passionnée pour
toute distinction héréditaire d'ordre, et condamne au nom de
l'égalité toute l'institution de la noblesse féodale. L'Union amé-
ricaine va même plus loin depuis la guerre civile (1861-1865):
elle repousse toute inégalité juridique entre les blancs et le4
hommes de couleur.


On pourrait approuver ces tendances égalitaires, si elles se
bornaient à demander pour chacun le même droit de développer
librement ses aptitudes, ses talents naturels. La voie du progrès
ne doit être fermée à personne, pas même au nègre. Tous doivent
pouvoir lutter, avec les plus nobles et les plus intelligents,
d'amour et d'efforts pour le bien public et pour l'humanité.


Mais il faut se garder de dépasser le but. Les politiques aveu-,
glés par la fausse égalité ont beau les oublier : les différences
réelles gardent leur haute importance. L'homme d'État ne peut
méconnaître le fait psychologique de la transmission héréditaire
de, certaines qualités, bonnes ou mauvaises, et ainsi, l'influence
de la race sur les aptitudes.


L'hérédité du trône n'est-elle pas un privilège légitime de la
famille régnante? Faut-il toujours blâmer la cour et la diplon•
tie, quand elles voient dans une haute naissance des garanties
sentiments plus nobles et de moeurs plus fines? L'égalité ! .et-
time n'est violée que si le fils du petit bourgeois se trouvele
tématiquement exclu, malgré la distinction de ses talents.


Le régime représentatif exige à son sommet éducatioui101:
sirs, fortune. Ces qualités ne se rencontrent que dans une tell
minorité, naturellement issue des meilleures familles du Pa).
Les grandes classes populaires et leurs descendants seron t el,


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 37
jours,'dans leur immense majorité, placés un degré plus bas, ga-ga-
gnantt leur vie par la force des bras,




e


force


nidésirlenin'ayant'et
ce de s'élever aux sphères supérieures. La véritable égalité


donnera à tous le droit de monter; elle ne fermera la porte à
e. Mais c'est une fausse égalité qui met la puissance auxpersosm:


mains de la foule incapable et ignorante.
Des


instruits.
Hommes


Certains
de couleur


noirs se
p


sont
euvent


même
devenir


conduits
juges
en généraux


capables


ha
et


grands politiques. L'Union américaine fi un progrès vé-biles, en
ei.len permettant aux nègres eux-mêmes de monter au Capi-


tole. Mais l'on tombe aussi dans une désastreuse erreur, en
s'imaginant qu'une république libre et représentative peut se.
fonder aussi bien sur une majorité de noirs que site la race virile
des Anglo-Saxons. Une politique prévoyante devra prendre garde
que le centre de gravité ne se déplace, et ne passe des blancs aux
noirs. Ce serait la perte de la république.


Le meilleur remède contre la fausse égalité et le plus sfir
moyen de conserver la véritable, c'est, comme Gneist l'indique,
l'union du droit et du devoir publics, leur juste équivalence. Qui-
conque a droit ou puissance dans l'État, a en même temps devoir;
et la grandeur du devoir augmente avec celle du droit. De même,
quiconque remplit un devoir envers l'État doit avoir un droit cor-
respondant, et


-perd
• ustem(nit ses droits publics, quand il né-


glige ses devoirs publics.
Le grand tort, toujoursc'est


l'égalité '
choses. Les démocrates menacent la liberté en ne vo yant que


d dese n'envisager qu'un côté


te , et poursuivent de leur haine toute distinction. Les
a
ristocrates méprisent l'égalité légitime elle-même, et veulent


fa ire de l'inégalité




En 1
'




i
ou du privilège de la qualité le principe


unique
réalité,


de l'État.
et la


liberté, l


les deux principes s'unissent étroitement. Ils se
complètent


diversité


de
l'État réagissent Fun sur l'autre, et deviennent ainsi la


base juste et libre. Ils sont entre eux comme la nécessité
est


lea ds2esltoainwcemet la qualité. L'égalité est la base, la


Stars u. Gesellch


ent.


inG. P roudhon, Justice, traduit par Prau.
q lisrecht der franesischen Revol , Ber-




CHAPITRE III.


Civilisation.


L'idée de civilisation, comme celles de liberté, d'égalité et de.
culture, appartient à l'humanité. L'expression naquit en Italie,
dans le royaume des Goths de Théodoric, en présence de l'antique
civilisation romaine ' .


La civilisation à trois caractères distinctifs :
1) Elle ennoblit en la cultivant la heture encore grossière ;
2) et. elle fait. dominer l'esprit sur la matière,
3) non-seulement dans les individus isolés, mais dans la société


et dans l'État lui-même.
Aussi la civilisation n'est-elle jamais conquise que par l'effort


et le travail. La nature donne le goût. et l'aptitude ; à l'homme de
faire le reste.


laine nation est civilisée ou inculte, suivant qu'elle présente,
dans son ensemble, travail, développement, progrès, ou des
forces latentes seulement.


On dit. aussi d'une nation qu'elle est barbare ou civilisée, sauvage


Les anciens Romains opposaient le mot
.eivilitas à crudelitas, et nommaient


plutôt luumanitas ce que nous appelons civilisation. Civilisation se réfêre naturel-
lement à l'État : eivis, civitas; ci


•ilis, civilitas. Comp. Dahu, 1(ônige der Germanen,
vol. 11, p. 137.


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 39


ou cultivée,
Mais ces oppositions ne doivent pas être confondues


arec la première. Tous les peuples sont incultes à l'origine ; tous


e.
,ont point pour cela des barbares ou des sauvages. Les


tribus vraiment sauvages ne sont jamais arrrivées par elles-
m


êmes à la civilisation. Elles la reçoivent ; elles ne Fe la
donnent pas. Abandonnées à elles-mêmes, elles restent dans leur
grossier état de nature, et même y retombent après en être


o


grâce au secours d'autrui. Rome et la Grèce, en traitant
les autres peuples de barbares, méconnaissaient orgueilleu-


stemirttsieelnes'
t leurs voisins. Ce nom n'appartient qu'aux peuples chez


lesquels les éléments brutaux sont prépondérants ; il ne saurait
être appliqué là où l'esprit domino, fût-ce inconsciemment.
Incultes au temps de Tacite, les Germains ne méritaient point.
cette épithète ; et le grand historien qui peignit leurs moeurs et
leurs vertus, montrait aux Romains les germes d'une haute civi-
lisation à venir. C'est donc à tort que les auteurs, romans sur-
tout, nous parlent souvent des Francs ou des Germains encore
barbares, les assimilant en quelque sorte à des sauvages a). Leur
religion, leur langue, leur droit, leurs moeurs, révèlent l'étroite
parenté qui les unit aux autres peuples ariens, aux Romains et
aux Grecs eux-mêmes.


Au reste, ces distinctions sont un peu vagues. La civilisation
remplace la grossièreté primitive, et multiplie ses forces en
luttant contre elle. Mais les mauvais instincts peuvent tou-
jours se réveiller chez l'individu, et il en est de même chez les
rneattoiounrss,.ePéi;i


généralement passagers,
les histoires nous présentent certains


nable cruauté.
te,r let dit


rs, de brutale passion ou d'abouti-


pfiexr aeelci:0, ill!oseatlieon est le triomphe de l'esprit sur la matière. L'État
, crée des organes d'instruction et d'éducation,


nev ies:ntetul nennds


français


ant
progrès


no. a)>snm:le,i sar(iei lst ba. 'sliooea) Et


rai son


maucexidmea jelsilami jadxgee , s (e(d


Les


psia:spo udele:ii7:110:11


par
rie , manque


de
o .rèts. , en une c


o


ndition inférieure à celle des barbares. Borba-
Roma; e ci vilisation; Barbares : étrangers, par rapport aux Grecs et aux
des deux idées, e , mionnaire.) Mais M. Bluntschli précise mieux la différence




IDÉES POLITIQUES MODERNES.


4
d'abord, puis dans les faits. Telle est la fin dernière de lapensée


lisation (finis utilis civilitatis humani generis). »
CIV1


LA. POLITIQUE.


La religion et la civilisation se proposent le même but,
perfection de l'homme; mais leurs voies et leurs moyens diffèrent.
La religion unit l'homme à Dieu ; la civilisation unit les hommes
entre eux. L'une s'adresse à l'âme croyante, purifie et sanctifie
le coeur. L'autre parle surtout à la raison, et se manifeste exté-
rieurement dans les oeuvres_ La première est enseignée par
l'Église ; la seconde est surtout protégée et encouragée par
l'État.


La religion et la civilisation suivent normalement deux voies
parallèles, en s'appuyant l'une l'autre. Parfois cependant on les
voit se séparer, même se combattre. Le christianisme, qui nous
fait tous enfants de Dieu, est dans une étroite liaison avec la plus
haute civilisation, qui n'est elle-même que la manifestation la plus
parfaite de l'humanité. Horne donna aux Germains la religion
chrétienne et la civilisation gréco-romaine, et les rois francs
répandirent ces deux sources fécondes. Les progrès des missions
chrétiennes accompagnent et affermissent les conquête pacifiques
des nations modernes sur les barbares des antres parties du
monde.


Toutefois une nation peut être à la fois peu religieuse et très-
civilisée : telle était Athènes au temps d'Alexandre, ou Rome
elle-même au temps d'Auguste. De même, un peuple très-religieux
n'est pas toujours très-civilisé : ainsi les mahométans des pre-
miers siècles et les Germains du moyen âge. Les saints, les
moines et les missionnaires de l'Église ont été parfois jusqu'à
haïr la civilisation. Les maîtres et les héros de la civilisation se
sont souvent tenus éloignés de l'Église, ou se sont bien plus
préoccupés des intérêts de la science que des dogmes. Le chris-
tianisme se répandit d'abord en combattant l'antique culture
romaine. Les moines qui luttaient à Alexandrie contre les écoles
philosophiques, étaient presque des barbares.


Les diverses civilisations portent tontes plus ou moins un
cachet national, et c'est leur influence bienfaisante sur l'hume
nifé qui détermine principalement leur rang et leur importance.
Dante dit admirablement dans sa Mona •chia « La tâche esse'


êtretiellement propre du genre humain, considéré com me
,


collectif, c'est d'exprimer toutes les forces de: l'esprit, P ar la


Toute civilisation a une double face : perfection de la vie


pub lique, et perfection générale de la vie privée. Guizot, dans son
Histoire de la civilisation en Europe, s'arrête trop aux individua-
lités. Ce nom n'appartient pas à la culture, frit-cc la plus
achevée, d'un ou de plusieurs personnages: toute civilisation est


un bien commun. Une découverte ou une invention n'a d'action
civilisatrice que du jour où elle contribue au progrès général.


L'éducation et la civilisation ne doivent pas être non plus
confondues. La civilisation chinoise repose plus qu'aucune autre
sur l'éducation traditionnelle, soignée, méticuleuse ; et cepen-
dant elle reste médiocre. Ne trouve-t-on pas des moeurs barbares
chez maint savant?


La civilisation moderne, que l'Europe et sa fille l'Amérique
répandent aujourd'hui sur le monde, a puisé à une triple source :


I) Dans l'antique civilisation gréco-romaine. L'influence des
Grecs se montre surtout dans la philosophie, la poésie, l'archi-
tecture, la sculpture ; celle des Romains, dans le droit privé,
la politique, l'histoire, et aussi l'architecture.


2) Dans le christianisme, qui vivifia l'amour du prochain, prit
pitié de tous ceux qui souffrent, et fonda d'innombrables insti-
tutions de charité.. La constitution de l'Église et l'extension de
son autorité eurent aussi une influence indirecte. Cependant, si
nous sommes moins croyants et moins soumis au dogme que les
sont devenues plus la charité chrétienne et la bienfaisancepeuples du moyen âge,


sources précédentes, spécialement par leur amour de la liberté,
leurs bon


3) Les Germains développèrent et transformèrent les deux
générales et plus fécondes que jamais.


bonnes moeurs et leur respect de la dignité humaine.
Mais, si riches qu'elles soient, ces trois sources sont loin d'être


les seules. Les nations modernes ont elles-mêmes apporté à la
civ ilisation l


héritiers,


autres
Les
:


Italiens1)
eut. contingent de travail et de progrès. Ainsi, entre


les
plus directs de la civilisation ancienne,


créè nt
premiers une langue et une littérature nationale et


moderne, embellirent magnifiquement leurs villes, étendirent.




IDÉES POLITIQUES MODERNES. 43
é la forme haute et consciente de l'État représentatif; ils


eré:leilsit dé
veloppé




,;Anales, à leurs intérêts publics, qu'ils songeaient surtout.
n


parlements, le principe dans la monarchie constitutionnelle,


les
a


m i s '
la république. Sans doute, c'était à leurs libertés-


42 LÀ POLITIQUE.
leur commerce, formulèrent le premier droit commercial . La
renaissance des arts orna l'Italie d'oeuvres immortelles d'areli.
tecture, de peinture et de sculpture, et vainquit le sombre moyeu
âge.
- 2) La civilisation doit beaucoup moins aux Espagnols et am
Portugais. S'ils ont rejeté les mahométans hors d'Europe, ce fut
avec l'emportement du fanatisme, et en écrasant la civilisation
florissante des Mores. Leur principal mérite est dans lems
découvertes d'outre-mer, et dans les progrès qu'ils firent faire
la navigation. Leur littérature à également une grande période.
Mais l'absolutisme du prince et. du clergé étouffèrent bientôt
ce brillant essor, remarquable encore à la fin du xy l° siècle s


Dès
lors leur sol fut envahi par cet ordre fatal des Jésuites, qui
tourne contre la civilisation elle-même les forces qu'elle lui
prête.


3) Entre les peuples romans, c'est aux Français que la civili-
sation doit le plus. Ce grand peuple se sent appelé plus qu'aucun
autre à agir au dehors dans un esprit civilisateur. Son bon sens,
son jugement prime-sautier, son amour des idées nouvelles, son
habileté à les exprimer clairement pour tous, son bon goût, son
tact délicat, sa langue facile et cultivée, tout contribua à le placer
pendant des siècles à la tète de la société européenne. L'unité
d'un puissant État national et une capitale brillante entre toutes,
venaient encore augmenter son influence. La société française
donna le ton à toute la société cultivée ; et la littérature du siècle
classique de Louis XIV et du xvme siècle, les idées de la Révo-
lution et le génie de Napoléon, assurèrent pendant longtemps à
la France une sorte d'hégémonie de l'Europe. On peut reprocher
aux Français plusieurs défauts sérieux : l'esprit superficie l , la
vanité, un tempérament porté aux extrêmes, la manie des inno-
vations et du changement, et ces défauts finirent même par
compromettre leur haute situation. Mais ce qu'ils ont produit
mérite la reconnaissance du monde.


4) Le peuple anglais, heureux mélange d'éléments germains
et romans, comme le peuple français, mais dans un rapport
inverse, et sa jeune sœur d'Amérique, se sont surtout signala
dans ]e domaine politique proprement dit. Ils ont les premier*


ii fais ils demeurent les premiers modèles du monde politique
moderne. C'est à eux que la liberté doit ses armes légales et ses
garanties juridiques


atigfilei s.beaucoup pour la liberté de conscience et la
distinction


L'Amérique a
et de l'État. Los Anglais sont bien supé-


rieurs aux Français par le sens et le respect de la tradition ; ils
ont construit leur éd i lice politique sur des fondements historiques
assurés, pendant que les Français ne songeaient guère qu'à tout
renverser pour tout reconstruire à neuf. C'est à l'Angleterre et à
l'Amérique également que les arts techniques, la fabrication, la
navigation et le commerce du monde doivent le plus. Nul peuple
n'a autant de raison pratique ; cette qualité dégénère parfois en
égoïsme froidement calculateur. La science leur doit nombre de
ses progrès; et, quoiqu'ils soient moins bien doués pour les beaux-
arts, c'est à l'Angleterre qu'appartient le plus grand poète du
monde.


5) Le peuple allemand se distingue surtout par les services
qu'il a rendus à la liberté politique, religieuse, intellectuelle. Il
brise d'abord l'empire despotique de Rome, et donne aux na-
Itnioetymelnitéàs auou se former. Il empèche ensuitege space et soleil pr . ens i ,
Ali xY


te
siècle,


ie triomphe de la domination universelle des papes.


esprits par ses Églises et sa culture nouvelles. Enfin, ses perpé-
sciences, sa raison


• '


proclame la liberté de conscience., et éclaire les


tuels efforts ' il


un nombre codri:°


d
as


la recherche du vrai, son zèle infatigable dans les


tiques et techniques,
n


, independante et virile, les tendances morales
de son âme


ti .mt,'êems(isilti‘ei
humanité.


nit...abl°
•dtet
qui


sd'ceuvres
appartiennent


scientifiques, littéraires, artis-
a à l'


ruent politique no -


isame du beau et du bien, ont produit


le


semblaient rendre


:Input::
croire un instant qu'absorbé par ces travaux,


en •


peuple allemand


ndre


.
nouveau. L'empire romain d'Allemagne tombait


d ivisions de race, de dynastie et de confession


oubliait de prendre sa place dans le mouve-


toute unité impossible, et devoir perpétuer




44 LA POLITIQUE.
la prépondérance de l'étranger. L'Allemagne ne se mon trait
l'égale de ses voisins que dans le champ des idées, de la pensée
son gouvernement politique était très-inférieur. La nature peli
sociable, volontaire et opiniâtre de l'Allemand, et la fidélit é
ardente de plusieurs tribus envers leurs princes, s'opposaient
toute concentration forte.


Mais la Prusse sut enfin comprendre les aptitudes politique;
et guerrières de notre peuple ; et l'Empire allemand s'est redressé
plein de vigueur et d'énergie au milieu des puissances de 1'4
rope. Il tourne aujourd'hui tous ses regards vers la civilisation,
11 ne songe point à conquérir et dominer. Ce qu'il veut, c'est
liberté des nations par le respect de chacune poser le droit dei
autres, et l'affranchissement des esprits de l'éducation abêtis-
sante des Jésuites et de l'idolâtrie du pape infaillible.


6) Les peuples slaves ont été jusqu'à ce jour plutôt passif
qu'actifs, moins créateurs que propagateurs de la civilisation,
La Russie s'efforce d'arracher à la barbarie l'Orient et le %rade
l'Europe, et de les féconder par notre civilisation chrétienne.
L'idée plus particulièrement slave de la fraternité est peut•étre
appelée à marquer un jour une nouvelle étape de progrès.


Le monde est encore éloigné de son but élevé. Notre culture
si avancée recèle encore beaucoup de barbarie. Le triomphede
la civilisation est bien incomplet, alors que le droit et la pais
peuvent être à chaque instant violés par l'usurpation brutale«
la révolution sanglante ; alors que les nations les plus avancée
tranchent leurs différends par la force des armes; et que de
classes entières ne peuvent avoir qu'une existence dégradante,
ou sont, en fait, exclues de toutes les jouissances de l'he
civilisé.


Mieux vaut pour une nation, disent plusieurs, demeu rer 1
demi barbare que d'arriver à l'apogée de sa civilisati on , e
dès lors elle descend fatalement. Mais n'est-il pas plus honorable
de mourir après avoir rempli ses fins, que de vivre sa ns. le'
atteindre? Une nation civilisée laisse un riche héritage à lie
manité reconnaissante ; une nation barbare périt tout entière


CHAPITRE IV.


Nationalité et humanité (Internationalité).


Le principe des nationalités n'a jamais été aussi puissant que
de nos jours I . Toute la politique moderne a un caractère
national marqué.


Presque tous les États de notre Europe sont nationaux. Un
peuple homogène y forme la fraction principale de la nation, et
remplit l'État de son esprit, de son caractère, de ses sentiments.
Nulle part la nationalité n'est unique, sans doute. La France,
l'État le plus national de l'Europe après l'Italie, renferme elle-
même des éléments hétérogènes, les Bretons et les Basques. L'Em-
Terairèemaestl.en;aiis,d a des Polonais, des Vendes, des Danois et des
Français. La Grande-Bretagne et la Russie sont encore plus


même ici, c'est dans l'une la race anglo-saxonne
relevée par l'élément normand qui donne à l'État son empreinte,
et qui s'est subordonné les éléments moins vigoureux, anciens


grand


Bretons, Édceobsesaiuseoet Irlandais ; et dans l'autre, la nationalité
e
-rus


s
e, formée du mélange des Slaves et des Finnois, qui


petits-russes, polonailfestutrall'etas


vol. 1, ch.


réelsé.


Coup.


ments
.




finnois purs, allemands,




46 LA POLITIQUE.
Ainsi, aucun peuple considérable n'est compris tout entier dans


un même État. On compte des Français en Suisse et en Belgique
depuis des siècles. L'Allemagne laisse hors de son sein un
nombre plus considérable encore d'Allemands. La nationalité
anglaise a même fondé un double empire. Les Russes enfin
ont dans les Ruthènes autrichiens de proches parents qui ne
font point partie de leur vaste État.


L'Italie, l'Espagne, le Portugal, les Pays-Bas, le Danemark,
la Suède, ont également un caractère national décidé, malgré
des mélanges secondaires. En Suisse et en Belgique, par contre,
les proportions sont telles qu'on ne saurait dire qu'une natio-
nalité y domine. La Belgique a presque autant de Flamands que
de Français. La Suisse comprend trois groupes, des Allemands,
des Français et des Italiens, et elle a su les unir dans une sorte
de pacifique internationalité.


L'Autriche-Hongrie et les États européens du Grand-Turc sont
dans une situation plus difficile. Les nationalités s'y mèlent beau-
coup plus que dans le reste de l'Europe ; mais elles sont en lutte
sourde et constante.


Où sont les temps où saint Étienne de Hongrie disait à sont
fils : « Unius linguœ, uniusque moris regnum imbecille et fra-
gile est? » Cet axiome pouvait être vrai avant le réveil de l'esprit
national, et alors que le latin, seule langue publique de l'État,
atténuait les oppositions multiples des éléments si mêlés du
royaume hongrois. Aujourd'hui les choses ont bien changé.
L'aristocratie des Magyars contient difficilement son ambition,
et se montre peu juste pour les autres nationalités de la Hongrie.
Celles-ci repoussent énergiquement une langue et une culture
plutôt inférieures à la leur. La Hongrie ne peut guère adopter
qu'une sorte de politique internationale analogue à celle de la
Suisse, avec plus d'unité cependant, en raison du rôle plus actif
qui appartient au grand empire austro-hongrois.


Mêmes difficultés dans les pays cisleitlzaniens. Ici, du moins
politiquement, ce sont les Allemands qui dominent; mais ils sont
également trop peu forts, soit pour s'assimiler, soit pour con- *1'
Buire et satisfaire les nombreuses nationalités slaves. Cette
polynationalité fait qu'il est très-difficile d'être équitable, envers


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 47
chaque race sans rompre l'unité de l'empire. Une solution
heureuse et harmonique donnerait sans doute de féconds
résultats, en raison même de la riche variété des éléments
rassemblés. Mais on s'en est tenu pendant si longtemps à un
déplorable système de compression par le pouvoir absolu, le
fonctionnarisme et l'armée, que la difficulté est aujourd'hui
presque insurmontable, et que les hommes d'État les mieux
intentionnés n'inspirent plus qu'une confiance médiocre à des
populations trop souvent trompées.


L'existence de l'empire turc est encore plus menacée depuis le
réveil des nationalités. La Grâce s'est séparée, et elle attire à elle
les autres provinces grecques de l'empire. La Roumanie est de-
venue une principauté quasi-indépendante, reconnaissant la
suzeraineté du sultan, mais placée sous la protection des puis-
sances européennes, ayant sa constitution, son gouvernement,
sa législation, ses tribunaux. La Serbie et le Montenegro sont
presque des États souverains. Le mouvement séparatiste et na-
tional gagne la Bosnie, l'Herzégovine et la Roumélie. Il semble
que le peuple turc soit incapable de transformer sa violente con-
quête en une civilisation pacifique, qui calme les souffrances et
triomphe des antipathies nationales.


Ces peuples divers sont sans doute trop faibles pour pouvoir
constituer autant d'États distincts, au milieu de nos grandes
formations modernes. Leur éducation est encore incomplète ; ils
n'ont pas suffisamment fait leurs preuves. Il faudrait qu'ils
s'appuyassent l'un l'autre, et s'unissent entre eux pour le déve-
leospt dpeiiii.ti c iiii et et la protection de leurs nationalités. Le problème


et la forme d'une confédération internationale sous
la protection bienveillante et influente de l'Europe, peut sembler
la meilleure solution a).


(e) On sait le système de transaction que le traité européen de Berlin (13 juil-
let Iti78) vient de faire accepter à la Russie victorieuse, et à la Turquie vaincue
ensuite d'une lutte qui n'a pas été sans gloire : ;a Bulgarie du nord, du Danube
a ux Balkans, constituée en principauté autonome et tributaire, sous la suzeraineté(nominale) du sultan, avec un gouvernement chrétien, un prince (à rie probable–
'Hem, art. 3) élu par la.population, et confirme par la Porte, sous l'assentiment
des pu issances, un régime sans doute représentatif (art. 4), et une milice nationale;
la Bulgarie


du sud, constituée sous le nom de Itoumétie orientale, placée sous l'auto-




48 LA. POLITIQUE.
La politique nationale ne tend pas seulement à former de


nouveaux États ; elle a également sa mission dans les affaires
intérieures de l'État, et dans ses rapports avec l'étranger. A
l'intérieur, elle maintiendra l'unité nationale contre les tenta-
tives particularistes ; à l'extérieur, elle évitera le cosmopolitisme
sentimental et romanesque, pour affirmer son caractère national
et protéger ses intérêts nationaux.


Cette politique trouve toujours un appui considérable dans le
peuple. On le comprend, quand on résume les causes qui ont
donné tant de force au principe des nationalités, savoir :


1) Le sentiment d'une même appartenance, de la communauté
du caractère et de l'esprit ;


2) Le développement et l'influence grandissante de la littéra-
ture et des arts nationaux, et l'action quotidienne de la presse ;


3) Le vote politique accordé à toute la population mâle, et
l'action publique et prépondérante de la représentation na-
tionale ;


4) line certaine complaisance de chaque peuple pour lui-même,
qui lui fait comparer ses qualités avec les défauts des autres, et
augmente l'émulation. La roideur distinguée des Anglais, la
vanité des Français, l'orgueil des Allemands, l'astuce des Italiens
et la bigoterie des Espagnols luttent de zèle à se glorifier.


Mais, malgré la juste importance que l'on donne aujourd'hui
à une politique nationale, il faut se mettre en garde contre ses
faiblesses et ses exagérations.


Une politique exclusivement nationale serait facilement injuste,
et menacerait la paix générale. Chaque État s'isolerait et s'en-
rité politique et militaire directe du sultan, mais avec un oourerneur général
chrétien, nommé pour cinq ans par le sultan, sous l'assentiment des puissances
(art. 1, 3, 13, 17); le Monténégro, la Serbie et la Roumanie proclamés indépen-
dants (art. 26, 34, 43); l'égalité de toutes les confessions religieuses devant
la loi et la liberté des cultes assurées dans toutes ces provinces ou États, et
mente dans tout l'empire ottoman (art. 5, 20, 27, 35, 44, 62); le règlement orga-
nique semi-autonome de Crête de 1868 adapté et appliqué suivant les besoins
locaux, sauf en ce qui concerne les exemptions d'impôts, aux autres provinces du la
Turquie d'Europe (art. 23). On sait aussi que l'Angleterre vient d'assumer la tutelle
et le protectorat de la Turquie en se faisant céder l'île de Chypre (traité anglo-turc
du 30 mai 1878), et se charge ainsi, devant l'Europe, de faire marcher cet empire
disloqué dans les voies de la civilisation.


IIJEES POLITIQUES MODERNES. 49
fermerait chez lui. L'unité et la communauté du genre humain
seraien t méconnues. ne


tue politique nationale n'est donc parfaite que si elle est en
même temps internationale ou, mieux, humaine. Les deux termes
ne sont nullement contradictoires, car la même nature humaine
unit tous les peuples dans cette grande humanité dont ils sont
les couleurs brillantes et variées.


La politique internationale peut être considérée comme un
premier degré qui mène à la politique humaine. L'une regarde
surtout les peuples, et s'efforce de les unir par un commerce
pacifique et des institutions communes; l'autre s'inspire avant
tout de la communauté universelle des hommes, et veut • con-
duire l'humanité à ses fins. Quoique plus complète que la poli-
tique nationale, la première n'est point encore assez consciente
de l'unité du genre humain.


Elle a cependant produit de nos jours d'admirables résultats.
La diffusion du droit des gens sur les continents d'Europe et
d'Amérique et jusque dans l'Asie orientale, les unions interna-
tionales des postes et des télégraphes, l'unification des poids et
mesures et des monnaies, la navigation toujours plus étendue et
plus multipliée, les nombreux chemins de fer internationaux,


• enfin les progrès immenses du commerce du monde, démontrent
que les peuples, loin de vouloir s'isoler, comprennent toujours
mieux la communauté de leurs intérêts.


Nous n'avons point, il est vrai, de langue internationale,
comme le latin l'était au moyen âge. Nous n'avons que des
langues nationales, dont quelques-unes, comme le français et
l 'anglais surtout, en tiennent lieu dans une certaine mesure.
Mais tous les peuples civilisés aiment l'humanité et. l'expriment
dans leurs multiples langages. L'organisation générale du monde,
sous la forme d'une confédération, ou d'un empire universel,
n'apparaît encore qu'à de rares esprits comme l'idéal de l'ave-
nir. La plupart l'appellent un rêve. Et cependant le droit des
gens actuel peut être déjà considéré comme une forme et une
assise v isibles, quoique imparfaites, d'un ordonnancement gé-
néral.


Les plus grandes guerres de l'histoire, celles qui combattirent
4




50 LA. POLITIQUE.
une despotie universellement menaçante, qui affranchirent
l'Océan, qui ouvrirent les mers et les ports aux vaisseaux de tous
les peuples, qui protégèrent les étrangers et assurèrent la liberté
de conscience, sont essentiellement humaines.


L'humanité, haute expression de l'âme, de la raison, de la
charité humaines, est le but élevé des nations les plus vaillantes
et des plus grands hommes d'État.


CHAPITRE V.


Selfgouvernement et selfadministration.


1. Les Anglais et les Américains du Nord sont fiers de leur
selfgovernment. » Les Anglais se vantent de l'avoir les premiers


compris et appliqué ; les Américains (le l'avoir développé ration-
nellement. Le selfgovernment des premiers a un caractère aristo-
cratique : la gentry y joue le rôle principal. Celui des seconds est
plutôt démocratique ; il est exercé par les citoyens en.général.


Le mot et la notion nous viennent directement des peuples
anglo-saxons. La langue allemande n'a point d'expression exac-
tement correspondante a): «Selbstregierung» et «Selbsterwaltung »
sont plus étroits et moins précis, et nos publicistes s'en servent
dans des sens très-divers.


Pour les Anglais et les Américains, le selfgovernment, loin de
s 'opposer nécessairement. au gouvernement par l'État, signifie le
plus souvent un mode ou un genre déterminé de gouvernement
et d 'administration de l' État ; la constitution elle-même peut


• mériter cette qualification, quand elle admet l'aristocratie ou
les citoyens à concourir au gouvernement. Ainsi, le parlement


(e ) La langue française encore moins. Il nous a paru indispensable de nous ser-
vir des expressions setfgourernement et selfachninistration, qui correspondentlitté ralement à Selbstregierung et Selbstrerwallnug, Comp. p. 52 et 56.




5,2 LA POLITIQUE.
anglais et le congrès américain sont tous deux des institutions
de selfgovernment ; les ministres anglais, émanation de la majorité
du parlement, et le président élu de l'Union, en sont également des
organes ; il en est de môme du jury et de l'administration de la
police par les juges de paix. L'expression s'applique également
aux associations, aux sociétés, aux corporations de tous genres,
lorsque leurs membres les réglementent et les administrent libre-
ment.


Ce qu'ils opposent au selfgovernment, c'est une organisation et
une administration imposées d'en haut, du dehors ; un système
dans lequel l'autorité magistrale des fonctionnaires de profession
décide seule, et sans le concours de fonctions civiles d'honneur
ou d'une représentation. Ainsi l'armée de l'Angleterre, et de
l'Amérique elle-môme, ne sont point organisées dans la forme
du selfgovernment ; ce serait dangereux pour l'unité du pouvoir
militaire et la discipline. L'Église a bien sen selfgovernment là
où ses membres l'ordonnent et l'administrent eux-mômes. Mais
l'Église catholique romaine n'est pas dans ce cas, puisque l'auto-
rité du pape y est absolue, et que prêtres et laïques ne peuvent
qu'obéir; il en est de môme des couvents ou des ordres religieux.
Au contraire, les communes, les associations d'utilité publique,
les établissements de charité, ou môme les sociétés de chemin
de fer ou de finance et les associations civiles, peuvent fort bien
avoir leur selfgovernment.


Mais toute activité quelconque des citoyens n'est pas un
selfgovernment. Les journaux, les livres, les prédications, l'opi-
nion publique elle-môme, n'en sont nullement des organes,
malgré leur action sur la société, leur indépendance et leur
liberté. Le selfgovernment suppose une organisation, une commu-
nauté ordonnée de membres. Or, nous ne trouvons ici, directe-
ment, que l'expression de sentiments et de volontés individuelles.


Ainsi comprise, cette formule renferme certainement une
tendance à s'aider soi-mime, républicaine dans le sens antique du
mot. Les citoyens ne veulent point se laisser traiter comme des
choses. Ils veulent concourir à la gestion des affaires, prendre
leur part au travail et à la responsabilité, dans les droits et dans
les devoirs.


IDÉES POLITIQUES MODERNES.
53


Au fond, l'idée est la même en Angleterre et aux États-Unis.
La réalisation seule diffère : le concours est exercé, là, par les
classes distinguées, ici, par les grandes classes populaires.


Les institutions anglaises ou américaines ne peuvent guère
être transportées telles quelles surie continent. Nous n'avons ni
une aristocratie comparable à la gentry anglaise, ni l'initiative
hardie des Américains. Mais l'idée essentielle du selfgovernment
y est certainement applicable aussi; car ce qui la constitue, c'est
dans l'État, d'ailleurs harmoniquement organisé, la participation
et le concours actif des citoyens à toutes les affaires communes,
publiques ou corporatives, par opposition à la tutelle autoritaire
et bureaucratique des fonctions et des magistrats.


Les remarquables progrès du système représentatif ont rempli
nos États européens de cet esprit. L'État public libre est en réalité
un selfgovernment, par les attributions qu'il donne aux représen-
tants de la nation.


2. L'expression allemande u Selbstverwaltung » est habituelle-
ment prise dans un sens plus étroit. Elle s'oppose à « Selbstre-
gierung, ,) qui comprend la législation, le gouvernement, la
justice; et ne se réfère qu'à l'administration proprement dite des
divisions de l'État, communes, cercles, districts, associations
organiques de l'État.


Mais ici encore les publicistes allemands s'accordent peu :
Gneist, qui a étudié le régime administratif anglais


mieux que personne, définit le selfgovernment: l'union organique
de l'État et de la société'. Il le confine dans un étroit domaine,
entre le gouvernement général et l'administration privée ou les
institutions toutes locales, communes et associations. En d'autres
termes, les unions de comtés et les fonctions des juges de paix sont
pcmr lui l'expression la plus claire du selfgovernment anglais.
Toutefois, l'auteur finit par ranger sous le même nom la selfad-
ministration des communes, en tant 'qu'elle est réglée par le
droit public et par la loi. Comtés, cercles, villes et villages, de-
viennent ainsi les centres, grands et petits, du selfgovernment.


Gneist fait ressortir très-vivement que cette selfadministration


' gr ifsjorernment
England, Berlin. 1871, 3 7 ci 147.




54 LÀ POLITIQUE.
anglaise, et eu général toute selfadministration bien organisée,
doit son origine et son caractère à l'État, et non aux volontés
arbitraires de la société. En un mot, le sel fgovernment est suivant
lui « l'administration du pays dans les cercles et dans les com-
munes (die innere Landesverwaltung der Kreise und Ortsge-
minden), conformément aux lois, et par des fonctions personnelles
d'honneur, l'impôt communal foncier faisant face aux dépenses.
Le sel fgovernment est toujours une création de la loi positive, non
du droit coutumier. n L'auteur va même d'abord jusqu'à trouver
un signe caractéristique de selfgovernment dans la nomination
des juges de paix par le roi '. Au reste, il reconnait que cette
selfadministration se rattache intimement a la constitution parle-
mentaire du royaume; il soutient avec force qu'elle en est le
fondement le plus sûr, et qu'une selfadministration de ce genre
peut seule rendre la nation capable de concouri r au gouvernement
par ses chambres.


Gneist distingue très-nettement cette selfadministration publi-
que de celle .


qui peut appartenir aux associations privées de
toutes sortes. Enfin, il déplore que l'habitude de ces dernières,
de faire gérer et contrôler leurs intérêts par des administrateurs
élus, ait fini par exercer une funeste influence sur l'Étai lui-
même, qui aurait à leur exemple institué nombre de commis-
saires et d'administrateurs électifs, affaiblissant ainsi l'ancien
édifice du selfgovernment, et mettant l'incertitude et le trouble
jusque dans l'administration de la police.


Sans doute, il est très-utile de distinguer, comme le fait Gneist,
la selfadministration proprement dite du selfgouvernement d'une
part, et de la pure administration privée de l'autre, pourvu
d'ailleurs que l'on se garde d'oublier les liens intimes qui ram-


i Gneist,
die heutige englische Communalterfassung und Comnutnalverwal-


tung, oder dus System des Selfgovernment. Berlin, 1860, g 129: « Le principe de
la nomination royale s'est conservé sans interruption depuis le moyen âge, pour les
scheriffs, les juges de paix, les officiers de la milice, ainsi que pour tousles officiers
ayant un caractère judiciaire, pour les autorités civiles et militaires. Il domine dans
tout l'ancien selfgosernment. Le jury, lui–même repose au fond sur la nomination
faite par un fonctionnaire royal. Les chartes des villes sont bien diverses, et cepen-
dant aucune d'elles ne confie la nomination du jury aux électeurs de la commune,
ni même à un fonctionnaire communal électif, »


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 55
chent ce domaine intermédiaire à ses deux voisins. En disant
que la selfadministration repose sur l'union et les relations cons-
tantes de l'État et de la société, Gneist exprime une idée très-fé-
conde. C'est à elle, en effet, qu'il appartient d'organiser les in-
térêts communs de manière à assurer à la fois le règne de la
justice, de l'ordre, des responsabilités, des devoirs publics, et le
libre développement de l'intelligence, du patriotisme, des vertus
des citoyens. On ne considère souvent ici que l'élément privé,
l'association : Gneist attire justement l'attention sur l'élément
public


3s, entraîné par son système, le célèbre auteur laisse dans
l'ombre ce qui est principal : l'activité des citoyens. Comment
peut-il fonder en principe le selfgovernment sur la nomination
par le roi? Les juges de paix américains, nommés par le peuple,
lui appartiendraient donc moins que les juges de paix anglais ?
Mais, en Angleterre même, la nomination royale n'est ici qu'une
forme d'autorisation honorable et distinguée. Au fond, ce sont
les riches possesseurs de fiefs de l'aristocratique gentry qui se
désignent eux-mémes, en se consacrant aux affaires publiques, en
les gérant à leurs frais, par gont personnel et suivant les tradi-
tions de leur rang. L'investiture royale qu'ils reçoivent est un
débris de l'ancienne féodalité, bien plus qu'une application du
sel fgovernment ; seulement l'aristocratie anglaise est assez pru-
dente. pour se faire consacrer par elle.


D'ailleurs, le juge de paix anglais a un pouvoir étendu de po-
lice, et le pouvoir de police appartient essentiellement à l'État.
La part faite à l'élection ou à la nomination d'en haut dépend
donc des constitutions, des attributions, des moeurs, de l'édu-
cation politique et sociale. La selfadministration ne sera pas
entièrement la même sous la république et sous la monarchie.


b) Suivant Lorenz von. Stein la selfadministration n'est point
un principe, mais un organisme, « l'organisme permanent du
pouvoir exécutif; » (l'autre part, sort caractère est surtout local :
« la participation des citoyens ê l'administration locale, organisme
i ndépendant, ayant son objet, sa fonction, son droit propres, »


t Verwaltungslehre, vol. p. 360 et suiv.




56 LA POLITIQUE.
voilà ce qui la constitue. C'est la restreindre et la livrer à l'Étatil
encore plus que Gneist.


Sans doute, Stein a raison de relever le concours actif des
citoyens libres de la commune locale, comme la double base de
la selfadministration. En Allemagne et en Suisse du moins, c'est
surtout dans la commune qu'elle s'est traditionnellement con-
servée, qu'elle a été constamment pratiquée, tandis que la cen-
taine, le bailliage et les divisions un peu étendues avaient pris de
plus en plus un caractère d'administration autoritaire ou de
juridiction.


Mais Stein est lui-même forcé d'abandonner ce caractère local,
évidemment trop étroit; et il ouvre une porte dangereuse en
livrant, comme il le fait, la selfadministration au pouvoir exé-
cutif. L'autorité publique acquiert ainsi sur les relations sociales
une puissance qui ne lui appartient pas, et qui menace l'indé-
pendance de l'initiative et des mouvements individuels.


c) Hermann Rider' passe à l'extrême contraire. Il fonde la
• selfadministration sur la société humaine, et la soustrait autant
que possible à la police de l'État. il veut bien qu'elle ait univer-
salité et unité, ou qu'elle s'étende harmoniquement sur tous les
cercles sociaux, et soit contrôlée par les organes centraux de
l'État. Il ne veut pas d'une administration empiétement séparée
de l'État : ce serait rompre l'ensemble, aller à l'anarchie. Mais
il revendique ainsi l'indépendance de l'administration sociale :
« Celle-ci, dans sa sphère, doit se donner elle-même la loi, sans
subir aucune action étrangère ; spécialement, elle ne doit point
être subordonnée aux volontés arbitraires et supérieures des
détenteurs du pouvoir public. » Suivant IlOsler, la responsabilité de
l'administration, soit devant les supérieurs hiérarchiques, soit
devant les juridictions centrales (conseil d'État, cour des comptes,
cour administrative suprême), et un système ordonné d'attribu-
tions et de compétence, sont les qualités essentielles de toute
administration. Mais la selfadministration « est l'exercice légi-
time (die rechtm ,ïssige Durchfiihrung) de la liberté sociale dans
tous les rapports de la vie (le culture ; elle donne aux individus


1 Das sociale Verwaltungererh! , I vol., Er!angn,
10 et ss.


IDÉES POLITIQUES MODERNES.


une certaine sphère d'activité, indépendante à l'encontre des
organes de l'administration (?), et spécialement à l'encontre de
l'État, et une influence déterminante sur la composition et
l'action des organes administratifs eux-mêmes. »


On le voit : Rôder met en relief les forces virtuelles de la
société. Mais aussi il oppose plutôt qu'il ne rattache la selfadmi-
nistration à l'État. Gneist et Stein la subordonnent à l'excès;


lui donne une indépendance menaçante.
Nous dirions volontiers pour conclure :
1) La selfadministration peut sans doute être distinguée du


selfgouvern ement , dans le sens de la distinction plus générale de
l'administration et du gouvernement. Mais elle est en intime
connexion avec un régime public libre; elle n'est possible que dans
un État libre ; et réciproquement, c'est en s'administrant elle-
même qu'une nation se rend capable de se gouverner elle-même.


2) La selfadministration ne se confond point avec la simple
administration privée laissée à l'arbitraire individuel. Elle est
ordonnée par l'État, réglée nnil'ormément par le droit adminis-
tratif. En Angleterre, la loi elle-même entre dans les plus grands
détails. Mais ce n'est point là un caractère nécessaire. En Alle-
magne, les détails sont plutôt fixés par des ordonnances royales
et par des statuts autonomes. Ce qui est indispensable, c'est l'or-
ganisation générale par 'État et le contrdle de l'Étal.


3) L'essence de la selfadministration, c'est l'activité spontanée
(Sebstil iatigheit) a le concours ordonnés des citoyens clans le sys-
tème ordonné de l'État. Elle est donc l'union de la société et de
l'État, de la liberté civique et du devoir public.


4) Sans doute, c'est dans les subdivisions locales qu'elle est
surtout. active. C'est aux intérêts de sa commune que le citoyen
peut le mieux prendre part, puis à ceux de son canton ou de son
cercle. Quand le cadre s'élargit, qu'il s'agit d'un comté, d'un
département, voire d'une province, la chose devient plus difficile.
Cependant elle demeure possible même pour un pays entier, là
où des intérêts communs appellent le concours actif des hommes
les plus compétents, et les rassemblent de toutes les provinces.


3. La selfadministration se présente dans trois formes d'orga-
ulsation publique et d'exercice légal :




58 LA POLITIQUE.
a) La dation ou l'abandon de certains pouvoirs publics à des


fonctions civiles d'honneur, au lieu de la nomination d'autorité de
fonctionnaires professionnels rémunérés. Exemples : les fonc-
tions de justice et de police des juges de paix anglais ou amé-
ricains; celles des Landrathe prussiens, dans leur principe du
moins ; la juridiction conciliatrice des juges de paix français ou
suisses.


b) L'union de fonctions professionnelles d'autorité et de [onctions
d'honneur représentatives, en un mot l'administration représenta-
tive : Ainsi, en France, le conseil de préfecture qui entoure le
préfet a); en Prusse, la commission de cercle (Kreisausschuss)
avec le Landrath; à Bade, le conseil de district (Bezirksrath) avec
le chef du district (Bezirksammann); dans les grandes villes
d'Allemagne, les conseils avec leurs bourgmestres ; ainsi encore,
les commissions de recrutement composées de simples citoyens
et d'officiers, etc.


c) L'élection libre exclusivement faite par les citoyens intéressés,
sans intervention de l'autorité, sans mélange de fonctionnaires


a) Cet exemple est-il bien choisi? On peut en douter. En France, les conseillers
de préfecture ne sont point des fonctionnaires représentatifs et d'honneur. Ils sont
nommés par l'État, reçoivent un traitement fixe, et leurs attributions sont sur-
tout contentieuses : « Nul ne peut étre nommé conseiller de préfecture s'il n'est âgé
de vingt-cinq ans accomplis et licencié en droit, on s'il n'a exercé pendant dix ans
des fonctions administratives ou judiciaires. » « Un conseiller de préfecture ne peut
exercer aucune autre profession » (L. de juin 1865). Mieux eût valu indiquer les
commissions départementales (loi de 1871). Le Kreisauschuss prussien ne res-
semble guère à notre conseil de préfecture; c'est une commission de six membres
nommés par la diète du cercle (Kreistag), qui est elle-même élective. Ses attribu-
tions sont très-diverses : 1 0


11 prépare et exécute les décisions •de 20 il
administre les affaires du cercle;... 3° il nomme les employés du cercle;... 4° il
donne son avis sur toutes les affaires qui lui sont renvoyées par les autorités de
l'État, etc. (art. 134. I. 13, déc. 1872). Il a, de plus, de nombreuses attributions
contentieuses de police (art. 31, 1. 26 juillet 1878). Dans la pensée du législateur,
la loi précitée de 187




doit former la base organique d'un remaniement complet et
général du régime administratif prussien, dans un sens décentralisateur, avec
adjonction de fonctions d'honneur. Quant au Landrath, il représente à la fois les
intérêts de l'État et les intérêts communs et permanents du cercle, dont il est le
premier fonctionnaire. Nominé autrefois par les chevaliers dans leur propre sein,
il est aujourd'hui nommé par le roi sur la présentation de la diète du cercle. (V° I.
pruss. de 1872 et 1876, dans l'Annuaire de tég. étrang., années 1873 et 1870;
romp. 1Ioltzendorff, Encyctop., p. 861.)


IDÉES POLITIQUES MODERNES. 59
nommés par elle. Telles sont, dans leur grande majorité, les
fonctions communales.


Ces trois formes s'opposent justement à l'administration pure-
ment autoritaire par des fonctions de profession.


Mais la selfadministration n'est pas bonne en toutes choses.
C'était même l'une des fautes du moyen âge que de l'avoir
admise sans mesure. On peut difficilement, même aujourd'hui,
féliciter les Anglais et les Américains de lui abandonner toute la
police et la plus grande partie de la basse justice; les systèmes
de la France et de l'Allemagne, qui les confient surtout à des
magistrats de profession d'une éducation achevée, sont préfé-
rables en bien des points.


Au moins faut-il dans toute selfadministration :
a) Que les citoyens qui administrent soient personnellement


capables ; qu'ils aient par conséquent une éducation qui réponde
à leur mission ;


ti; Qu'ils soient moralement capables, par un vrai sentiment de
leurs devoirs, le dévouement à la chose publique, les vertus du
citoyen;


c) Que leur position privée leur laisse des loisirs.
Or, ces qualités ne sont dans aucun pays le partage du grand


nombre ; elles n'appartiennent partout qu'aux minorités. Aussi
la selfadministration est-elle bien moins une institution démo-
cratique qu'une institution aristocratique. Les affaires très-
simples, qui n'exigent ni éducation, ni loisir, ni vertu civique
marquée, peuvent seules être confiées aux classes nombreuses.


Enfin, la selfadministration devient insuffisante elle-même
pour les affaires qui demandent une éducation professionnelle
Scientifique ou technique, et qui absorbent constamment les
forces d'un homme. Il faut ici des fonctions de profession.


selfadministration n'a donc , en résumé, qu'une valeur
relative et une sphère restreinte. Elle peut être plus ou moins


des fortunes et les conditions économiques. Mais elle est haute-
étendue


, suivant_ la culture,


nation
ment recommandable, dans les limites indiquées, chez une


les moeurs, le caract ère, la répartition


qui compte de nombreux citoyens capables, riches et
dévoués.




4


LIVRE TROISIÈME.


LA NATURE HUMAINE COMME BASE
DE LA POLITIQUE.


CHAPITRE PREMIER..


La race et
'.


L'État a son fondement dernier dans les aptitudes et les besoins
de notre nature ; il existe pour les hommes, qui en sont les élé-
ments. La science politique doit donc étudier avant tout la na-
ture humaine.


« L'homme est composé d'un. corps et d'une date, »
Ou, ce qui est synonyme pour la plupart,
« L'homme est esprit et matière. »
Cette grande distinction a toujours été presque universellement


reconnue. Mais, pour les uns, c'est l'âme, élément principal,
qui a puisé dans la matière des organes d'action ; pour les autres,
c'est la matière qui est la source des attributs de l'esprit, qui a
produit l'âme, qui est la condition de son existence. Les pre-
miers expliquent l'ouïe et la vue par la force de perception qui


1 Ce chapitre s'allonge démesurément. Mais l'importance trop peu remarquêe
de la distinction psychologique qui va suivre, et la nouveauté du sujet, qui ›'inspire
d'ailleurs de la psychologie de Fr. Rohmer, nous excuseront peut-être. [Comp. infrà,I. XII, ch. V.]


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 61


est dans l'âme humaine, même dans celle du sourd et de l'aveu-
gle ; les seconds répondent que la pensée est une sorte de phos-
phorescence du cerveau, un jeu et un mouvement des nerfs.


La physiologie recherche les phénomènes corporels et visibles,
el arrive à conclure expérimentalement à l'existence de l'esprit.
La psychologie étudie surtout la conscience humaine, et s'efforce
de scruter ainsi le secret de la vie.


Les deux voies conduisent à des vérités précieuses. Elles se
contrôlent l'une l'autre, et nombre d'erreurs sont ainsi pré-
venues.


Mais la science politique s'adresse de préférence à la seconde,
car c'est le caractère et l'esprit des nations et de leurs grands
hommes qui déterminent surtout l'État. Les méditations poli-
tiques sont avant tout psychologiques.


Or, une psychologie plus profonde nous conduit à une seconde
distinction, qui nous montre la nature humaine sous des cou-
leurs plus riches et plus variées que la traditionnelle et naïve
distinction de l'âme et du corps.


En étudiant mieux les hommes, nous trouvons en eux des
forces et des attributs déterminés, tantôt communs à une famille,
une tribu, un peuple, une race, ou même à tous, tantôt pure-
ment individuels. Cette importante observation peut se résumer
ainsi : il y a dans tout homme la race et l'individu. Chacun de
nous présente ainsi une double nature, où la distinction de
l'âme et du corps se reproduit doublement. Quelques grands
apôtres, Paul par exemple, et quelques anciens philosophes,
spécialement des brahmanes de l'Inde, ont eu le pressentiment
plus ou moins net de cette vérité. Mais ce sont les modernes
seulement qui l'ont approfondie et analysée scientifiquement.


L'individu et la race sont loin d'être toujours en parfaite har-
monie. Certains hommes ont de beaux attributs de race, et sont
individuellement communs ou nuls; leurs dehors révèlent une
hante origine, et couvrent leur misère. D'autres, vulgaires par
la race, sont individuellement d'une intelligence lumineuse,
d'une sensibilité exquise, d'un grand caractère. Souvent un plé-
béie n intelligent s'embarrasse devant l'assurance distinguée
d'un gentilhomme borné; souvent un simple domestique prend




62 LA POLITIQUE.
.


un ascendant marqué sur ses nobles maîtres, et conduit la mai-
son à sa guise. La race et l'individu l'emportent ainsi tour à tour.


Quiconque s'observe peut trouver en soi-même une séri e:.
d'oppositions profondes entre sa race et son individualité. Qu
n'a pas senti des combats s'élever dans son sein entre les ten
dances de nationalité, de famille, de milieu, et les voeux de l'indi


-


vidu? Tantôt c'est l'esprit commun qui prescrit le devoir, ef
l'égoïsme individuel qui résiste ; tantôt c'est la conscience per
sonnelle qui veut s'élancer vers un but idéal, et l'infériorité de
la race qui lui coupe les ailes. Notre double nature explique.
seule ces conflits.


Étudions-la donc de plus près, soit dans son caractère propre.
soit dans ses rapports avec la vie de l'État.


I° La race est visible, dés l'origine, dans la conformation p4
sique.


L'individu est d'abord caché dans le corps.
Nous apercevons, dès le premier regard, les traits commun


qui rattachent un être à l'espèce humaine ; la structure du corps,
les membres et les organes ne laissent aucun cloute. La différence
des grandes races humaines est également très-apparente : un
coup d'oeil suffit pour distinguer le nègre de l'Indien, l'Euro
péen du Chinois. Parmi les blancs, nous reconnaissons facile-
ment l'Arien et le Sémite, le Latin et le Germain, le Slave et.
le Turc; avec un peu d'exercice, nous distinguons l'Anglais de
l'Allemand, le Français de l'Italien. La communauté nationale
se marque en outre dans l'extérieur, la tenue, les manières, le
costume. Un observateur délicat sait même retrouver dans mille
détails la race de famille. — Tout cela forme la race physique
visible.


11 est plus difficile de découvrir l'esprit individuel. Les diff&'
rences extérieures, la figure et la taille, distinguent très-nette-
ment les personnes ; mais elles cachent plutôt qu'elles ne révèlent
l'individualité morale. On avait conclu de la noblesse de la race
à la noblesse de l'homme, et l'enveloppe dorée ne contenait que
pourriture. On croyait s'adresser à un homme grossier, et l'on
trouve un esprit délicat et un coeur sensible: La race lascive des
Faunes peut cacher un Socrate ; la race de fer des Claudiens un


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 63


débauché comme Néron. L'individualité se manifeste donc bien
plutôt par les actes que par les formes physiques.


2. Mais notre distinction ne se confond point avec celle de
l'esprit et du corps, de l'âme et de la matière. La race n'est pas
seulement dans le corps ; comme l'homme lui-môme, elle a son
fine et son corps.


L'esprit et le caractère humains se montrent, en effet, égale-
ment dès le début chez tous. Ils se réalisent dans un corps sem-
blable ; ils ont reçu exactement les mêmes organes. Le sentiment,


la conscience, la raison humaine, ne sont pas individuels, mais
communs.


De même, les peuples et les nations, les souches et les ordres,
les tribus et les familles, ont chacun leurs aptitudes morales
spéciales. L'esprit du Français, la sentimentalité de l'Allemand,
la foi ardente de l'Espagnol, sont des attributs moraux de la
race nationale. On voit dans les familles elles-mêmes des qua-
lités, des passions, des faiblesses qui se transmettent héréditai-
rement. De même que l'ancienne aristocratie romaine, l'aristo-
cratie anglaise a ses principes politiques qui passent du père au
fils de génération en génération. Cette transmission dynastique
se maintient parfois pendant des siècles. Personne n'ignore la
ténacité avec laquelle certaines races pures de paysans gardent
leurs croyances ou leurs superstitions. Le péché originel dont
parle l'Église, n'est sans doute qu'une allusion aux défauts de
la race. On peut dire dans le même sens qu'il est des vertus origi-
nelles. Il «y a donc aussi l'esprit de la race.


De même, l'esprit individuel a la faculté de se manifester par
les paroles et par les actes, et de se rendre visible dans le corps.


Certains peintres médiocres ne parviennent jamais à faire une
ligure originale ; ils ne peuvent rendre que la race, les traits de
famille, ce qui saute aux yeux. L'artiste sait découvrir des lignes
pl us fines, des ombres et des lumières plus délicates, la vivante
individualité.


L'esprit individuel donne, en effet, son empreinte au corps
lui-même, dans une certaine mesure. S'il se cache ordinairement
so us la race physique pendant le sommeil, il en est autrement
quand l'homme veille, et surtout quand il s'anime. On peut dire


endi,




64 LA POLITIQUE.
que l'individualité se démasque en proportion de l'agitation qui
le tourmente. Soudain elle éclate sur le visage, clans le geste,
dans la parole ; elle jaillit des yeux. Un corps chétif et malingre
a fait croire à une âme inquiète et timorée, et voilà qu'un héros
se révèle; son énergie enflamme, sa voix tonne ; il commande,
et entraîne tout à sa suite. Une figure nous a paru laide, et nous
la voyons s'animer, s'embellir, briller à tous les regards ; une
autre était belle : une mauvaise passion la traverse, et elle de-
vient repoussante.


Mais ce n'est pas seulement au passage que l'individualité
dévoile. Par ses sentiments intimes, ses agitations intérieures,
ses travaux, sa vie entière, elle agit sur le corps d'une manière
permanente, et s'y marque enfin en caractères ineffaçables.
Mille petites rides, des dépressions et des relèvements, des traits
imperceptibles, des lignes étranges, viennent lentement trans-
former l'expression première du visage. Aussi l'individualité de
l'homme mûr est-elle plus facile à reconnaître au seul aspeci
que celle de l'adolescent.


Si les sens transmettent leurs impressions à l'esprit, l'esprit
son tour agit donc sur eux. L'oeil perçoit, et l'esprit en a cons-
cience; il y a ainsi entre l'organe et l'âme un lien incontestable.
De même, l'âme se manifeste dans les yeux et dans l'expression.
Quand la pensée éclaire le visage comme un flambeau, quand la
volonté se déclare et, comme un choc électrique, , fait tressaillir
tout le système nerveux, ne peut-on pas dire que l'âme elle-même ,
révèle une force matérielle?


Enfin, si l'individu se fait surtout reconnaître par ses actes et
par ses oeuvres, n'y a-t-il pas, encore ici, intime union du corps
et de l'esprit, du visible et de l'invisible ?


Le dualisme de l'âme et du corps, l'action et la réaction de l'in-
terne et de l'externe, de l'esprit et de la matière, se rencontrent donc.;",
et dans la race et dans l'individu.


3. La race s'hérite des parents; l'individualité, non.
Le corps de l'enfant émane du corps des parents, et reçoit ainsi


leurs qualités de race, dans des proportions d'ailleurs variées.
Tantôt il tiendra davantage dela mère, tantôt du père, ou même
de quelque aïeul. Mais ses qualités de race marquent fou-


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 6s


jours sa filiation ; l'enfant continue corporellement la race des


transmission naturelle de la race qui est le fonde-
asccii


C'est
esc ndants.


cette
tra


ment de la succession légitime du droit privé, de l'hérédité des
lieus de commune, de nationalité et de citoyenneté clans le
droit public, de la succession dynastique au trdne lui-même.
L'hérédité de la race est la condition indispensable de l'existence
du peuple. Cette vérité est mieux comprise encore depuis que
Darwin a démontré scientifiquement l'hérédité naturelle des


racestiliais à côté de la race il y a l'individu, et les choses sont ici
hien différentes. Il est des qualités individuelles dont on ne
trouve aucune trace chez les ascendants. Tel poiite ou tel artiste
doit le jour aux parents les plus grossiers. Un croyant sévère
enfante un libre penseur ; un père lâche, un héros ; une mère
criminelle, un saint.


Ainsi, par la race, l'homme est étroitement lié, subordonné à
ses parents ; par l'individualité, il s'en dégage et se révèle indé-
pendant, même supérieur. Aucun Européen n'est choqué de voir
le fils ayant autorité sur le père comme prêtre ou magistrat.
A n'envisager que la race, ce serait un renversement des choses.
Quand Jésus dit à Marie : « Femme, qu'y a-t-il de commun entre
vous et moi? » ce n'est pas le fils qui parle à sa mère, mais une
individualité qui se sent à une autre individualité.


Mais si l'individu ne vient pas des parents, il ne peut avoir son
origine que dans l'esprit infini qui est la source de toute vie
spirituelle. Sous ce rapport, il se présente en quelque sorte
comme le verbe vivant de Dieu, et c'est avec raison qu'on salue
en lui, dans un sens tout spécial, la créature, l'enfant de Dieu.


4. La race est essentiellement terrestre, sa vie est attachée à la
terre. s' u. rLn'


aertreitl i; tndividuel, vinifit n
a)


ua contraire, ne craint pas de s'élancer


L'homme ne peut respirer sans air ; il ne marche que sur la
tie.},:i::rme, ne supporte qu'une chaleur tempérée, se meut
coŒrn) Ceci serait aussi vrai de l'esprit de race ou de l'esprit humain en général.


P ' P• 68. L'auteur n'oppose-t-il pas, parfois, le corps de Ja race à rame de




66 LA POLITIQUE.
-.0e


dans un cercle étroit : c'est là l'héritage nécessaire de la race.
Le corps est matière ; on l'emprunte un instant, on le rend à la
terre. De même, le peuple et l'État sont invinciblement attachés
à la terre dans le temps et l'espace.


Mais l'esprit individuel s'élève hardiment plus haut. La
terre n'est ni sa prison ni sa mère; elle n'est pour lui qu'un
objet d'étude. Il en compte les lignes, il en sonde la pro-
fondeur ; puis il prend son vol vers les astres, les mesure et
les pèse. Son imagination s'élance sans effort au delà de notre
monde terrestre et dans les espaces infinis. Le sentiment de
l'éternel l'émeut; son coeur s'enflamme de l'amour de Dieu ; sa
pensée dissout les corps pour en pénétrer les premiers éléments,,
et pour se plonger dans l'abîme du non-être (du Nirvâna). Il est
capable de penser l'infini et de voir Dieu.


Aussi l'esprit individuel de l'homme d'État, malgré les liens
qui rattachent les États au sol par groupements de race, est-il
capable de comprendre les rapports de l'État particulier avec
l'ensemble de l'ordre universel, avec Dieu, la vie des esprits, 1
fins suprêmes de l'homme. Cette intelligence doit être pour 1
une force et une consolation, qui élève son cœur au-dessus de-
misères et des imperfections de toute existence terrestre.


5. La race est soumise à la loi organique de la série des âges ; ellel
avance suivant des périodes fixes, croissant d'abord, puis déclinant:
et mourant. L'esprit individuel se développe par l'effort, et peut
grandir indéfiniment, jusque dans la vieillesse.


La vie de race parcourt les différents âges avec une régularité
presque mécanique, comme une roue qui amène successivement
ses rayons au jour. Les forces de l'âme semblent placées dans le
corps dans un ordre fixe, et montent ainsi tour à tour. Nos senti-
ments, nos penchants, nos aptitudes, changent à l'instar du corps.
La vie de race


• atteint son apogée au milieu de nos ans. Une
même nécessité naturelle la fait croître, puis décliner. C'est une
marche irrésistible, qui commence à la naissance et finit à la
mort.


La vie individuelle de l'esprit n'est point soumise à ces lois.
Sans doute, elle se ressent de l'âge de la race : la bonté de l'ins7 'i
trument ne saurait être indifférente à l'artiste. C'est dans le corp.


LA. NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 67


que l'individu habite, qu'il perçoit, qu'il agit, et le corps de
l'entant n'est pas celui du vieillard.


Mais l'esprit individuel n'en garde 'pas moins ses qualités pro-
pres, soustraites aux lois de l'âge. La neige des cheveux blancs
cache souvent un esprit resté jeune ; des boucles blondes, une
prudence de vieillard. On ne peut l'expliquer qu'en opposant
l'individu à la race.


Un âge vient oii celle-ci est impuissante :à progresser. Mais la
vieillesse elle-même n'empêche pas l'individu de grandir son
intelligence et son cœur. Le physique est devenu stérile, et
l'esprit est resté fécond ; l'un tombe en dissolution, et l'autre
produit ses plus beaux fruits.


Les deux lignes sont donc loin d'être nécessairement paral-
lèles. Pendant que l'une se meut dans un ordre constant sur
lequel la volonté ne peut rien, l'autre est presque tout entière
soumise à notre action. Sans doute, l'individu ne . peut se créer
un talent qu'il n'a pas même en germe. Les aptitudes sont impo-
sées, et nul n'en est responsable. Mais c'est le devoir et le pouvoir
de chacun de les développer, de les perfectionner, de les mouvoir
en harmonie avec l'ordre général. De là ce go Ut inné de la liberté,
qui seule nous permet de réveiller et de manifester nos aptitudes.
L'effort vers la perfection, les connaissances acquises, les bonnes
œuvres accomplies, le sacrifice héroïque, appartiennent à l'indi-
vidu, et l'enrichissent magnifiquement. La paresse, les folies, les
vices, les crimes, lui sont donc justement reprochés, et le rendent
misérable. L'individu est ainsi le maître de sa vie et son propre
juge.


6. Par suite, la vie de race est surtout commandée par la nature;
la vie de l'individu est surtout déterminée par la liberté.


Lsa liberté de penser est la plus haute liberté de l'homme. C'esta
ce qu'il croit, et plus encore dans ce qu'il sait, que l'homme


a conscience de sa liberté. Il peut ici ne subir la contrainte de
personne ; il sent que son esprit se décide et se détermine lui-
même.


L'esprit individuel n'est point un vase vide oit l'école peut
Verser tout ce qu'il lui plaît. Il raisonne, il choisit, il repousse.
S' i l accepte, c'est en modifiant, en transformant, en étendant. La




ei


11


Iili LA POLITIQUE.
nature ou l'aptitude préalable peut seule permettre les recherches
du savant, les travaux de l'homme d'État, les hauts faits du
héros. Mais chacun d'eux conserve en même temps sa liberté
dans sa fécondante action. Quand j'agis, je sais que je me suis
décidé librement, que j'exécute ma volonté, que j'en suis respon-
sable. Sans doute, des impulsions involontaires se mêlent à ma
liberté ; celle-ci n'est point absolue; elle est relative et restreinte
comme ma conscience. Mais on ne saurait nier qu'elle existe, et
qu'elle grandit même, ainsi que ma responsabilité, en raison du
sentiment plus élevé et plus éclairé que j'en ai.


'7. La race se perpétue indéfiniment 'par la reproduction ; les ma-
nifestations individuelles sont courtes comme notre propre vie. L'in-
dividu dure peu comme homme, mais il ne meurt pas nécessairement
avec le corps.


L'immortalité relative de la race n'est que la succession des
vies individuelles; la race humaine dure autant que l'humanité;
la race nationale périt avec le peuple; la race de famille dure
moins encore.


Mais, l'esprit individuel n'appartenant point à la terre, rien
n'oblige à croire qu'il meure avec le corps. Émanation de l'esprit.
infini, pourquoi ne pourrait-il pas retourner à Dieu, et se con-
quérir une vie nouvelle? L'esprit individuel, qui aspire à l'infini,
peut devenir participant de la vie éternelle.


8. La race fonde l'égalité, l'individu les différences. La race
unit et rapproche ses nombreux enfants; l'individualité distingue
chacun de chacun.


Il y a dans tout cercle de race une certaine égalité d'aptitude.
Les enfants d'une même famille, (l'un même ordre, d'un même
peuple, ont le sentiment de leur parenté, et se regardent comme
des frères relativement aux étrangers. Achille et Ajax, Ulysse
et Thersitas, Platon et Aristote sont égaux comme Hellènes, si
différents qu'ils soient comme individus. Les progrès de la
civilisation multiplient les différences individuelles. L'égalité
de la race domine chez un peuple inculte, oit (les occupa-
tions uniformes ne donnent pas aux aptitudes l'occasion de se
manifester.


La race prouve sa puissance en maintenant l'égalité et la rom-


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 69
rounauté entre tous ses membres, malgré les différences indivi-
dnelles qui les jettent dans mille voies diverses.


L'individualité, an contraire, spécialise. Mais elle est aussi
une cause de rapprochement. L'individu peut, suivant ses goûts,
s'isoler ou rechercher le 'commerce de ses semblables. Toutes
les associations humaines ne reposent pas sur l'égalité de race,
elles sont très-souvent le résultat du choix; il en est un grand
nombre qui sont pleinement volontaires et libres, et qui remplacent
ainsi la communauté naturelle. N'est-ce pas le plus souvent Pin-
(Eridu qui inspire l'amitié ou l'amour? Faut -il citer les mariages
d'inclination ? Et dans les relations économiques, les différences
individuelles n'engendrent-elles pas à la fois la division du tra-
vail et l'association dans un but commun ?


La communauté de race et l'association volontaire peuvent
se rencontrer et s'unir, ou prendre des routes divergentes.
La commune et l'État ont leurs racines clans la première.
Mais, dans les degrés élevés de la civilisation, ils peuvent deve-
nir des associations. volontaires, par l'entière liberté (le l'immi-
gration et de l'émigration. Les autres sociétés en général sont
plutôt volontaires.


9. La race assure la perfection relative et uniforme de la nature
humaine. L'individu montre, à côté des perfections ou des talents
de quelques-uns, les défauts et les imperfections du grand nombre.


La nature humaine révèle la richesse des forces physiques et
morales de notre race, leur ordre harmonieux, un, splendide.
L'unisexualité semble être le seul défaut, manifeste de race
dans chacun. Mais ce défaut disparait au regard de l'espèce;
et devient
la


une cause de progrès et d'action qui fonde le mariage
et
nature.


famille, expressions complètes de la perfection de notre
atu


C'est par sa race, par les admirables qualités qui la décorent,
que l'homme a été « créé à l'image de Dieu, » image microcos-
mique, visible même clans l'homme le plus infime, fonden-unt
(le la dignité et des droits de l'homme.


Les esprits sont moins complets individuellement. La race
renferme notre nature tout. entière ; l'individu n'en montre or-
di nairement


que plusieurs attributs. La race forme, comme la




70 LA POLITIQUE.
langue, un organisme entier d'expressions intelligentes, et les
individus ressemblent aux mots isolés. Par la race, chacun a de
l'imagination, de l'intelligence, de la raison; mais il faut les pos-
séder à un degré tout spécial pour être poêle ou homme d'État.
La plénitude ordonnée des forces de l'esprit et du coeur ne se
rencontre que chez les individualités de premier rang. La plu-
part présentent des lacunes et des défauts d'harmonie.


10. La vie de race et la vie individuelle agissent l'une sur l'autre.
Par suite, il y a une race naturelle et une race cultivée.


On ne peut sans doute ajouter aucun élément nouveau à la
perfection naturelle de la race. Mais l'on peut grandir et déve-
lopper les forces latentes qui la constituent. Les aptitudes natu-
relles des premiers Hellènes n'étaient pas supérieures à celles des
autres peuples ariens qu'ils flétrissaient du nom de barbare;
mais la culture rendit la race athénienne supérieure aux autres
Hellènes eux-mêmes. La race du gentleman anglais est certaine-
ment préférable à celle de l'ouvrier irlandais ou même anglais.
Notre perfectibilité se montre donc même dans la race.


Mais chaque perfectionnement apporté est surtout l'oeuvre de
l'individu. Son travail, ses efforts, sa vertu, développent les
forces. Le corps lui-même en profite, et une part des avantages
acquis se transmet ensuite avec le sang. En plaçant l'époque na-
turelle de la génération au sommet de la vie, à la période des
forces, la nature elle-même favorise le perfectionnement de la
race par le progrès des individus.


Le génie et les actions des grands hommes, les religions qu'ils
fondent, les vérités qu'ils découvrent, les lois qu'ils établissent,
exercent d'une manière analogue une influence énorme sur la
vie commune des masses, et contribuent ainsi au développement
général.


Tous ces éléments produisent une modification de la race na-
turelle, une race cultivée.


Cette modification est même assez souvent le résultat de la
discipline, des moeurs, de l'éducation, sans que l'hérédité y joue
son rôle. Les moines bouddhistes, le clergé romain, les officiers
des armées permanentes, les étudiants des universités, en sont
des exemples remarquables. Mais lorsque l'éducation et la cul-


LA. NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 71


Lure se transmettent héréditairement, comme dans les castes in-
diennes ou dans les ordres du moyen âge, elles pénètrent en
quelque sorte la race naturelle elle-même, pour la renforcer ou
la corrompre.


11. la culture de la race et le développement de l'individu sont
également dans les fins du genre humain. L'homme et l'huma-
nité se répondent„ et sont appelés à se perfectionner l'un l'autre.


Chacun de nous appartient à l'humanité par la race, et parti-
cipe ainsi de sa vie générale ; chacun est en même temps un être
distinct, appelé à se perfectionner lui-même : de là devoirs
envers l'ensemble et devoirs envers soi-même.


'foute vérité, tout avantage (l'un milieu civilisé sur un milieu
barbare, profite à l'individu qui y vit. L'enfant de la vie moderne
est enrichi par un héritage de race que le barbare ne connaît pas.
L'aisance, la culture de l'esprit, les moeurs polies, s'étendent de
plus en plus à toutes les classes.


Tel homme est réfléchi ; il se replie et se travaille lui-même.
Tel autre est expansif ; il est toujours en action. Ces deux qualités
se complètent dans le tout. L'une peut mener à la vertu parfaite
et créer un modèle pour l'humanité, l'autre rendre des services
pratiques. Mais l'exclusivisme ou l'exagération de chacune
d'elles engendre des individualités anomales, des hommes fri-
voles ou des ermites et des moines.


12. La conscience générale de l'humanité et la volonté générale
de la nation ont leur fondement dans l'esprit commun de race ;
la conscience et la volonté individuelles émanent de l'esprit
individuel.


L'unité de la volonté de l'État, ce grand problème du droit
public, est incompréhensible pour quiconque ne voit dans l'État
qu'une somme de volontés individuelles. Le caprice des indivi-
dus varie à l'infini ; il est impossible de réunir toutes ces volontés
en une seule; et l'unanimité se rencontrât-elle par extraordi-
naire, elle ne nous donnerait encore, au lieu d'une volonté géné-
rale, qu'une somme de volontés particulières toujours prêtes à
se disperser en tous sens. Cette unanimité elle-même ne serait.
qu'âne volonté contractuelle d'association, non la volonté une
de l'Etat.




7 .) LA POLITIQUE.
Rousseau. sentait bien que la « volonté générale, » dont il ne'


peut se passer pour la législation, est autre chose que la volonté
de tous. Mais, au lieu de résoudre le problème, il le tourne par
une fiction. Ne pouvant exiger une unanimité impossible, il fait
de la volonté des majorités celle de tous. C'est se mettre sous la
gouttière pour éviter la pluie. Vous voulez que la volonté géné-
rale soit l'autorité, c'est-à-dire la justice. Mais qui vous dit que
la volonté de la minorité ne sera pas la plus juste? Les grandes
découvertes et les grandes révélations ne sont-elles pas le plus
souvent des oeuvres individuelles ? La plupart des bienfai-
teurs des hommes n'ont-ils pas dû lutter péniblement contre
les préjugés traditionnels des foules? Les majorités ne devien-
nent guère raisonnables qu'à la suite des minorités. Ériger la
volonté mobile du nombre en volonté irrécusable qui com-
mande partout l'obéissance, c'est établir en principe que la gros-
sièreté commande à l'éducation, l'ignorance à la sagesse.


Cette manière assure moins encore l'unité de la volonté d
l'État que sa justice. Des millions de grains de sable jetés en tas
ne feront jamais un tout ; des millions de volontés individuelles
ne créeront point une volonté générale. Cent mille francs en or ou
en billets peuvent être une forte somme, mais ils ne sont point
un patrimoine, une universi tas. Pourquoi le vase qu'engendre
la fusion du sable, pourquoi l'hérédité ou la fondation de cent
mille francs sont-elles un tout? N'est-ce pas parce que l'idée '.
unificatrice s'est emparée de la somme des éléments épars pour
fonner un être nouveau? Or cette unification peut bien venir du 4•
dehors, être l'oeuvre de l'esprit créateur de l'homme quant aux
choses inanimées. Mais pour que la nation ou l'État soit un tout,
une personne, une volonté, c'est en lui-même que nous devons
trouver cette unité.


Hegel a très-bien compris la contradiction et la divergence de'
toutes ces volontés individuelles, et l'impossibilité de fonder sur-:
elles l'unité du droit et de l'État. Aussi la volonté qui crée le
droit et l'État, ce n'est plus pour lui, comme pour Rant et
Rousseau, l'arbitraire individuel contractant une Société ; c'est
« la volonté générale devenue consciente d'elle-même et vrai-
ment libre et raisonnable. e Mais si cette formule nous indique


LA NATURE HUMATNECOMME BASE DE LA POLITIQUE. 73


ce que la volonté de tous doit être pour valoir comme volonté
générale, elle ne nous dit pas pourquoi la volonté de tous serait.
réellement juste et raisonnable.


C'est que l'on oublie presque universellement que la volonté
générale et la volonté particulière se trouvent dans chacun de
nous. Nous sentons, en effet, dans notre for intérieur, une lutte
persistante entre nos tendances égoïstes et personnelles et nos
devoirs envers la communauté, lutte qu'explique la distinction
de la race et de l'individu.


J'ai conscience de ma volonté individuelle comme de mes
pensées elles-mêmes. La contradiction entre ma volonté et celle
d'autrui se révèle également à moi, lorsque je veux exclusivement
pour moi . ce que les autres ne veulent ou ne permettent pas que
je veuille. César veut régner dans Rome, et Brutus veut le tuer.
Il se peut que Ces deux volontés ne soient qu'individuelles. Mais
si l'une est la volonté générale de Rome, c'est-à-dire de la nation
romaine, il est impossible que l'autre le soit également.


Nous reconnaissons la volonté générale par cette contradiction
même qui est en nous, toutes les fais que nous voulons égoïste-
ment une chose qui viole la nature commune à tous. Le fils qui lève
la main sur son père, le voleur qui soustrait le bien d'autrui, n'en-
tendent-ils pas une voix intérieure qui gronde contre leur volonté
individuelle? La paresse et la nonchalance ne réveillent-elles pas
une protestation intérieure qui pousse à agir? Cette voix, les
uns l'appellent la conscience par qui Dieu parle à l'homme, les
autres la nature humaine qui manifeste sa moralité. Au fond
l'idée est la même : les premiers reconnaissent aussi que la voix
(le Dieu se fait entendre dans nos sentiments, nos idées, nos
paroles humaines ; et les seconds avouent que l'harmonie interne
de notre nature existe, au moins en germe, dès l'origine, et que,
ne fût-elle pas une création de Dieu, elle serait encore néces-
saire, comme résultant de la nature des choses.


Les volontés individuelles peuvent être injustes et déraisonna-
bles ; la volonté de la conscience humaine ne l'est jamais. Les
P remières se contredisent ; la seconde est toujours une et harmo-
nique. Elle nous est commune avec la nation et l'humanité : c'est
l a volonté de l'espèce et de la race.




74 LA POLITIQUE.
Il y a dans la race communauté, harmonie, unité, de même


qu'il y a entre les individus divergence et contradiction. Sans
doute, l'État n'est pas simplement une émanation de la race ; il
a aussi sa part de libre ordonnancement. Mais l'État ne pourrait
ni se fonder ni durer, s'il ne trouvait en elle une base perma-
nente. La volonté une de l'État est la forme mâle de la volonté
éminente de la race. L'État, comme personne historique, est le
miroir et le développement de la communauté de race de la
nation.


13. L'ordre public et juridique est l'expression de la conscience et
de la volonté générales de la nation ; la vie individuelle est le déve-
loppement de la liberté personnelle de L'individu.


L'école de droit naturel tombait dans une grave erreur, en
fondant le droit sur la volonté individuelle. C'est la volonté de
race qui est le fondement de celle de l'État.


La race est visible, et l'ordre juridique ne réglemente que des
rapports externes.


La race unit en un tout des éléments corporels et des éléments
moraux ; de même, l'État et le droit se composent d'éléments
intellectuels-moraux et corporels-formels.


La race est terrestre-humaine ; l'État l'est également.
La race se transmet de génération en génération, et c'est par


elle que l'État et le droit durent et se maintiennent. Elle croit
organiquement et subit des transformations régulières ;
toire nous montre qu'il en est de même du droit et de l'État.


La nature des choses domine dans la vie de race : le droit est
au fond l'ensemble des rapports humains nécessaires, l'État.
l'ensemble des rapports publics nécessaires.


Il y a dans la race égalité, communauté, unité ; ces mêmes
qualités se rencontrent dans, le droit et clans l'État.


La race est la perfection relative des aptitudes ; le droit est la
perfection relative de l'ordre ; l'État est la personnification puis-
sante, une, et relativement parfaite, des aptitudes de la nation.


La race soutient et limite la vie humaine. Le droit soutient et
limite la liberté.


Mais la sphère invisible et si diversement agitée de l'esprit
individuel, est soustraite au pouvoir de l'État et du droit. Le


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE.


législateur ne peut la régler, le gouvernement ne peut la con-
traindre, les 'tribunaux ne peuvent la juger.


Le droit et. l'État ne se réfèrent donc qu'indirectement à la vie
individuelle. Ils la protégent contre les violations externes, ils
ne la dominent pas. L'État reconnait des droits individuels dans
la mesure de cette protection ; niais les relations les plus déli-
cates, les plus intellectuelles, échappent à ses yeux et à son
action.


14. Le développement de la race et l'action individuelle coagis-
sent dans la politique comme dans la vie humaine.


La politique, vie de la communauté ou de l'État, suit d'abord
forcément les progrès de la race. L'étude de la race doit donc
être le premier soin du prince qui veut apprendre à mesurer ses
actes aux forces dont il dispose. Charles-Quint ignorait les
Allemands lorsqu'il crut pouvoir les traiter comme les Espa-
gnols ; Napoléon commit une lourde faute en voulant donner aux
Espagnols un régime français.


Mais plus la civilisation avance, plus la nécessité naturelle
perd de son empire ; plus elle fait place, dans la politique aussi,
à l'esprit conscient, à l'action libre et individuelle.


La politique instinctive de race l'emportait généralement au
moyen âge, même dans l'Église. L'action des hommes politiques
a plus d'influence dans l'État moderne. Chez l'animal, ce n'est
guère que la race ; chez l'homme, c'est aussi l'individu qui vaut.


Une politique de race exclusive et passionnée conduit à une
frivole exaltation contre l'étranger, aux guerres de race, au
mépris de l'unité du genre humain, à l'écrasement des indi-
vidus.


Une politique individualiste sans frein excite l'ambition domi-
natrice des forts, pousse aux entreprises téméraires, excuse le
crime politique, aboutit aux horreurs de la Commune, et finale-
ment à l'anarchie.


Conserver l'unité et la puissance de l'ensemble, tout en per-
mettant le plus riche développement des individus; protége
ennoblir à la fois les deux faces de notre vie : voilà le gra,
de l'homme d'État.


ve,e,
; Wei


. .A%1':>.e


il




CHAPITRE H.


Conservation, mélange, transformation de la race.


Les qualités et les aptitudes du peuple et de la nation sont en
quelque sorte la matière première de l'action de l'homme d'Ét:it.
Qu'il les étudie donc, pour les travailler et les perfectionner.


Son pouvoir est ici limité sans doute. La famille, qui engendre
et élève, a sur la race une influence bien plus grande que l'État.
Les mœurs elles-mêmes sont souvent plus fortes que le droit. La
religion et l'opinion, si puissantes sur les masses, sont l'une
dominée par l'Église, l'autre par les oeuvres privées de la presse,
des lettres, de la science et des arts.


Gobineau (De l'inégal. des races hum.) s'efforce de prouver
historiquement que la conservation de la pureté de la race est*
une condition essentielle de la vigueur et des progrès des peuples
et des États ; que le mélange des races altère et corrompt l'es-
pèce, et produit à la longue l'abâtardissement et la mort.


Gobineau a le rare mérite d'avoir le premier rappelé l'impor-
tance depuis longtemps oubliée de la race. Mais sa conclusion
est certainement inexacte.


1) La pureté du sang, anxieusement conservée, n'a pas tou-
jours préservé l'État de la décadence et de la ruine.


Nul peuple n'a été plus loin dans cette voie que les ln Bene


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 77
l'idée de la conservation des races remplit toute leur constitu-
tion, Les castes élevées ne se mariaient qu'entre elles, et les
mésalliances étaient frappées des plus dures réprobations. On
veut encore reconnaître aujourd'hui le physique plus fin de la
race brahmane. Et cependant les Ariens de l'Inde sont devenus
la proie de l'étranger.


Les Egyptiens, qui avaient organisé leurs castes dans le même
esprit, sont également tombés.


La noblesse germanique du moyen âge évitait de s'unir aux
autres ordres ; la loi et les mœurs entravaient les unions
inégales et les mésalliances. Cette sollicitude l'a-t-elle sauvée?


La pureté de la race ne garantit donc pas le maintien de ses
vertus ni son immortalité. La race nationale est naturellement
mortelle et limitée ; elle peut décliner et périr tout en demeurant
pure de tout mélange.


2) Dans certaines conditions, le mélange des races rajeunit,
enrichit, améliore et renforce. La rapide croissance et la grandeur
de Home commencent après que le connubium a. été permis
entre patriciens et plébéiens ; et les Romains introduisent sans
cesse dans leur aristocratie les hommes et les familles les plus
distingués de l'Italie, puis du inonde. Rome doit sa grandeur
aux riches éléments qu'elle puise partout.


Bien mieux : toutes les nations modernes sont le produit de
mélanges étendus. En Italie, ce sont les Ostrogoths, les Lom-
bards et les Allemands, qui se greffent sur le vieux tronc romain ;
en France, les Gallo-Romains se fondent avec les Francs et les
Burgondes ; en Angleterre, les Bretons romanisés après s'être
ani s aux Anglo-Saxons , se mèlent, surtout dans la noblesse,
avec les Normands vainqueurs , élevés dans la culture ro-
mane ; la Prusse marie l'indépendance opiniâtre du Germain
avec la docilité souple du Slave indigène; les Américains du
Nora sont loin d'être affaiblis par les nombreux mélanges qu'ils
subissent.


Ai nsi, loin d'aboutir à la conclusion de Gobineau, nous
"'oyons la fusion des races améliorer les types, et être spécialement
favorable à État moderne.


`) Les mélanges que nous venons d'énumérer se sont tous




78 LA POLITIQUE.
accomplis entre des tribus blanches et ariennes. Le sang sémitique
lui-même n'y a joué qu'un rôle secondaire.


Les mélanges des blancs avec les hommes de couleur ne donnent
pas des résultats aussi favorables. Il semblerait que les diffé-
rences naturelles soient trop vives pour les rendre convenables
ou utiles. On peut voir un avertissement dans la situation pré-
caire des États de l'Amérique du Centre et du Sud, où ils se sont
produits énergiquement. Des parents aussi dissemblables traits.
mettent, dirait-on, leurs défauts plutôt que leurs qualités, et la
fécondité diminue au lieu d'augmenter.


4) Une faible dose d'éléments étrangers mais semblables, qui
n'entame point le caractère naturel du peuple, est presque tou-
jours utile. Mais un mélange considérable et brusque ébranle le
peuple et menace sa vie.


L'homme d'État doit ennoblir son peuple par l'éducation, les
institutions publiques, tous les moyens qui agissent favorable-
ment sur les masses. La race, produit rie la nature par son ori-
gine, peut devenir ainsi un produit de la culture.


Les anciensl'a.vaient bien compris.Sparteformait sa race et en
assurait la conservation par son énergique éducation et ses
moeurs si durement réglées. Les Romains latinisèrent la plupart
des nations qu'ils soumirent. Le caractère anglais et le caractère
américain témoignent irrécusablement de l'influence profonde
des institutions publiques et des moeurs. C'est l'éducation mili-
taire qui a rendu la Prusse aussi guerrière.


1


CHAPITRE III.


L'esprit du temps.


D'où lui vient cette puissance que tout le monde ressent, qui
trouve soumission chez la plupart, et que personne ne peut
expliquer? L'esprit du temps est une idée ancienne. Les brah-
manes déjà l'avaient signalée t ; les Romains l'appelaient le
siècle (sieculum; Tac. Germ. 19). Mais notre époque l'a étudiée de
plus près, et la question s'impose à nous plus que jamais.


I. Et d'abord, comment l'esprit du temps se révèle-t-il, et
quelles sont les qualités que nous lui attribuons?


1) C'est dans le caractère et les tendances déterminées des di-
verses époques qu'il se montre surtout. Les grands âges de
l'histoire sont les grandes lignes de son mouvement. L'esprit
du moyen âge a repoussé l'esprit du monde antique, et il a dit
céder la place à l'esprit moderne. Chacun de ces âges a ses
siècles, et même ses demi-siècles, où son esprit général se modi-
fie à son tour diversement. Nous ne parlons pas ici, bien entendit,
(le périodes centenaires méthodiquement calculées depuis l'ère


I Code de Yainaralhia , « Quelques-uns attendent le succès du sort; ou de
leur propre nature, ou du temps, ou de l'action ; d'autres, plus sages; l'attendent
de ces trois causes réunies. » : « Car, de merle qu'un char ne peut marcher
av ec une seule roue, de mème le sort est impuissant sans l'action de l'homme. n




80 LA POLITIQUE.
chrétienne ; l'esprit de chaque siècle chronologique commence
souvent dans le siècle précédent : le Christ lui-même n'est pas
né au commencement clu sien.


Les idées nouvelles montent et descendent sur l'horizon de
l'humanité comme les astres dans le ciel. Une idée est toute-
puissante dans un siècle ; le monde s'enthousiasme pour elle. Les
temps changent, et. elle ne trouve plus qu'indifférence et froi-
deur. Toute l'Europe s'agite et s'ébranle pour arracher le tom-
beau du Christ aux infidèles (1089 à 1200) ; des millions
d'hommes, pénétrés d'une foi ardente, se précipitent bravant les
dangers et la mort.; puis l'enthousiasme diminue et s'éteint. Un
siècle apporte avec lui la brillante Renaissance et la Réforme
religieuse (1450 à 1540), vainement tentées jusqu'alors par
quelq nes rares esprits ; et bientôt après, l'esprit de réaction vient
immobiliser l'Europe. L'absolutisme des princes célèbre au xvne
siècle son triomphe; et depuis '1740 on appelle les lumières, on
revendique la liberté civile avec emportement. Notre siècle enfin
se caractérise par le développement de la constitution représen-
tative et par les tendances nationales de la politique.


Les mouvements de l'esprit du temps se remarquent jusque
dans un même siècle. Ils s'écartent. et reviennent, montent et
descendent. Les grands rayons de la roue de l'histoire sont eux-
mèmes composés d'innombrables palettes. Tel homme a défendu
les libertés populaires au nom de l'esprit du temps, et vingt ans
plus tard il demande au mètneiiom un pouvoir absolu. Napo-
léon Ier n'établit son empire césarien qu'après avoir sondé pru-
demment l'opinion ; il retarda ses projets à plusieurs reprises
pour laisser mûrir les temps; son absolutisme eût été égale-
ment impossible à l'époque de la Restauration (1815) et pendant
la période exaltée de la Révolution.


Cette mobilité même de l'esprit du temps, semble protéger
l'humanité contre le despotisme permanent d'une force unigui
ou d'une tendance exclusive. Le temps emporte ce qu'il avait
élevé, et réveille des forces inconnues. La fortune change avec.
le vent, et de nouvelles espérances surgissent.


2) Une autre qualité remarquable de l'esprit du temps, c'est
sa large extension. S'il s'arrêtait aux bornes de l'État, il ne serait


LA. NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. SI


que l'esprit local du peuple et du pays. Loin de là , il va ré-
pandant ses larges ondes, presque sans égard aux frontières,
sur un continent entier. Ses courants se portent, aussi capri-
cieusement que le vent, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest. La
vive foi religieuse et les tendances féodales, qui forment les traits
caractéristiques du moyen âge dans toute l'Europe chrétienne,
pouvaient se remarquer jusque dans l'Orient mahométan.


C'est en vain que l'on essaie d'expliquer les changements de
l'esprit du temps par les événements survenus dans l'État, par les
mesures adoptées par lui, etc. Pourquoi donc alors se modi-
fierait-il simultanément dans les États qui n'ont pas subi ces
influences? La raison dernière du changement n'est point dans
tel ou tel événement particulier, simple accident qui le favorise
eu l'entrave. Le meilleur gouvernement libéral ne peut pas
empêcher le retour d'un gouvernement conservateur. Un régime
absolutiste peut ne commettre aucune faute grossière ; mais
soudain le vent tourne , et semble vouloir d'un bond jeter
l'État. dans le radicalisme.


Cependant l'esprit du temps est loin de se répandre tout à fait
uniformément sur les peuples. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre
qui en est l'organe autorisé, qui en ressent surtout l'influence,
qui s'élève par lui. Dans l'Europe antique, il eut son siége prin-
cipal en Grèce, puis à Borne. Au moyen âge, il est surtout
représenté, inconsciemment, par les Germains. Pendant la Ré-
forme, c'est l'Allemagne qu'il tourmente, et de là il s'élance au
nord et à l'occident. Lors de la Révolution, de Paris il
inonde l'Europe. C'est au siége de son mouvement qu'on en
sent toute la force; ses vagues y atteignent leur sommet, puis
elles vont en décroissant jusque dans les plus lointaines régions.


3) La puissance de l'esprit du temps se montre surtout clans
les 'nasses. Il les pénètre à leur insu ; elles s'abandonnent à
son action, et s'élancent dans les voies qu'il ouvre. Les saisons
réveillent et fleurissent les plantes, puis les endorment et les
flétrissent : l'esprit du temps agit semblablement sur les peuples
et les nations. Il excite au travail, il anime, il agite, il enfante
de riches moissons; puis il calme, il endort, il éteint. Sa
marche est pleine de m ystères. Il entre en nous avec l'air que


6




82 LA. POLMQ UE.
nous respirons; il se communique d'homme à homme, comme
la chaleur dans les corps ; parfois il ressemble à une épidémie
qui vient soudain tromper toutes les espérances.


Il est bien évident d'ailleurs que l'esprit du temps ne se con-
fond point avec les forces cosmiques, l'influence des saisons, le
cours des vents, etc. On croirait à peine qu'on ait voulu l'ex-
pliquer par elles. Les astrologues ont cherché dans le ciel la
fortune des hommes, leurs succès et leurs malheurs futurs.
Incroyable absurdité ! L'esprit du temps ne s'adresse qu'à
l'homme; il fait partie de notre nature, et ne peut guère s'ex.-
pliquer que par elle.


Le commerce des hommes augmente sa puissance; l'isolement
l'entrave et l'affaiblit. Nulle part elle n'éclate comme dans legs,
grandes villes et dans les populations denses. Le courant est
bien moins fort à la campagne, dans les villages, dans les ha-
bitations isolées. Un couvent cloîtré ne le ressent que faible-
ment; mais il ne peut môme y échapper complétement.


4) Sa force n'est point absolue. Les caractères énergiques, les;.1
esprits fortement trempés résistent assez bien à ses influences,:
et luttent parfois . avec succès contre lui ; que ce soit indépen-
dance ou haine, il en ressort du moins que l'histoire du mond
n'est pas soumise à ses seules lois, et que la liberté individuelle
y joue aussi un rôle important. L'esprit du temps remue surtout
l'esprit des masses; il ne se confond pas avec l'esprit de l'homm
en général.


5) Mais ses mouvements ne sont nullement de purs caprices,
comme les figures changeantes d'un caléidoscope. Il y a plutôt
un lien intime entre l'image qui précède et celle qui suit; 1111
développement organique marchant a \-ec la série des âges,
comme la vie humaine; des régies et des lois. L'esprit du temps
commence avec l'enfance de l'humanité. On le voit ensuite,
dans son adolescence, s'élancer plein d'une jeune et consciente
beauté. Puis il redescend de ces hauteurs, se travaille lui-même,
compulse, recherche avec soin et prudence, entasse les maté-
riaux, pour prendre soudain un nouvel essor.


Plusieurs philosophes modernes se sont efforcés de décot14
vrir la loi de ses mouvements. Hegel la trouve dans la marche


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA. POLITIQUE. 83
dialectique de la pensée ou de l'esprit. Mais cette réponse est-
elle suffisante ? N'oublie-t-elle pas la variété des forces hu-.
manies? Est-ce toujours l'esprit réfléchi du penseur qui meut
ainsi les masses ? Fourier, par une sorte de pressentiment, et
Krauss, par le raisonnement, se rapprochent davantage de la
vérité, en comparant ses mouvements aux âges de la vie. Mais
c'est certainement Fr. Rohmer qui, par sa méthode psycholo-
gique, les a le mieux approfondis. Sa nature nerveuse et sen-
sible le poussait incessamment à les observer, à en marquer
tous les accidents : il parvint ainsi à les calculer avec une rare
exactitude.


G) Ces lois distinguent également l'esprit du temps de la
variable mode. La mode, sans doute, subit son influence.
Comment en serait-il autrement, alors que l'esprit du temps se
manifeste si volontiers dans le style d'une époque, dans l'ar-
chitecture, la musique, la littérature, toutes choses dont la
mode subit si largement l'action ? Les formes rococo, les tresses
et les cadenettes, à la mode au xvn° et au xvin e siècle, étaient
en harmonie avec l'esprit d'alors. On peut en dire autant des
costumes de la Home et de la Grèce républicaines, ressuscités
par la révolution française, et des formes sévères et distinguées
du premier empire, renouvelées de l'empire des Césars. Mais
la mode reçoit plus encore, peut-être, des goûts, des conven-
tions, des caprices des centres de société qui donnent le ton.
Ce n'est guère l'esprit du jour qui fait la mode des lions et des
lionnes de Paris et de Londres ; on sait pourquoi la crinoline
fut inventée; et le maintien du frac noir et du chapeau à
cylindre depuis des générations, prouve moins les mouvements
de l'esprit moderne que la tyrannie des usages français.


IL Mais comment définir l'esprit du jour ? Est-il simple-
ment la somme des esprits individuels d'une époque? Goethe
r il agréablement lorsqu'il dit : « C'est votre esprit, auteurs
et maîtres, que vous nommez l'esprit du temps » a). Les
maîtres donnent en effet trop souvent leur opinion pour


o ) Was ilir den Geist der 'Guiton noua, Das ist der ilerrea eigner Geint.
(Faust, L)




81 LA POLITIQUE.
celle de tons, soit qu'ils se trompent ou veuillent tromper.
Mais le véritable esprit du temps n'est point la simple somme
d'opinions particulières. Sinon, pourquoi les mêmes hommes
s'abandonneraient-ils à ses courants contrairesparfois sans
même changer personnellement d'opinion ? Pourquoi lui
obéiraient-ils tout en le blâmant? Comment expliquer l'étrange
rapidité avec laquelle il se répand; ce point de départ et
d'appui qu'il prend tantôt dans un peuple, tantôt dans l'autre ?
Comprendrait-on davantage la liaison intime de ses mouve-
ments, leur série logique, leur durée pendant de q


périodes•
entières qui dépassent vingt fois la vie des individus ? Enfin,
d'où viendrait alors la lutte entre l'esprit individuel et l'esprit
du temps, qui tourmente si souvent le sein d'un même homme?


L'esprit du temps doit donc être considéré comme un clans
son être et son développement; et dès lors, il ne peut avoir sa
source que dans une autre unité, dans l'humanité. Si l'humanité
est un tout ayant ses aptitudes morales, son but, son dévelop-
pement propres, l'esprit du temps peut se définir le développe-
ment ordonné de l'âme du genre humain.


L'histoire universelle, qui nous montre les progrès de l'huma-
nité se poursuivant organiquement avec ses âges, et l'esprit du
temps, sont des phénomènes intimement liés. Ce dernier accom-
pagne l'histoire clans sa marche, et agit continuellement sur ses
formations. C'est lui surtout qui donne aux institutions des diffé-
rents âges leur caractère général. L'histoire, c'est le développe-
ment accompli, la série dans le passé ; l'esprit du temps, c'est lé
développement en action. Il ne détermine pas seul l'histoire, sans<
cloute. S'il dominait comme une force nécessaire, la vie de l'his-
toire serait semblable à celle des plantes ; la liberté individuelle
serait détruite il n'y aurait plus d'initiative personnelle ; tout
serait le produit commun de l'esprit général. L'esprit du temps
n'est donc que l'une des forces. Il luttera par exemple contre
l'esprit de tradition et d'autorité ; il combattra pour ou contre
l'esprit d'un peuple, d'une dynastie, d'une famille, d'un grand
homme. C'est le 'concours -de toutes les forces humaines qui fait
l'histoire universelle.


Mais l'esprit du temps en est l'une des plus importantes. La loi


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. S5


psychologique du progrès ordonné du genre humain le développe
progressivement, le parfait, et le conduit au but. C'est par cet
esprit, qu'il a mis dans l'âme de l'humanité, que Dieu conduit de
loin la grande marche de l'histoire universelle, et pousse inces-
samment le genre humain en avant.


L'esprit du temps est donc quelque chose de grand, d'élevé, de
quasi-divin. C'est folie que d'en mépriser les mouvements au nom
de certains principes prétendument immuables. Sa mobilité
même produit les riches variations de la vie commune, et anime
la liberté du progrès humain.


III. Quels seront donc ici les devoirs de l'homme d'État?
1) Qu'il étudie le caractère et l'esprit de son temps. Il est tou-


jours bon de savoir l'heure qu'il est ; il faut saisir le moment ;
entreprendre trop tôt ou trop tard, c'est se préparer des échecs.


Le monde actuel devrait également se demander dans quelle
période générale nous vivons , et quel en est le caractère fonda-
mental. La solution de cette importante question est encore
obscure. Cependant l'on peut, il nous semble, affirmer le caractère
de jeunesse de l'âge moderne. La grande roue de l'histoire uni-
verselle a pris un nouvel élan : l'humanité n'est donc point en-
core arrivée au sommet de sa vie. Mais les admirables progrès des
sciences et tout le mouvement politique contemporain témoi-
gnent de la virilité de sa jeunesse. L'humanité moderne a cons-
cience d'elle•même; elle veut se développer librement elle-même.
Aucune période ancienne n'a été plus riche en résultats, plus
raisonnée, plus libre. Les tendances libérales semblent être le
trait principal de son esprit, qui nous rappelle le génie plus
Jeune de l'antiquité classique, le brillant éclat de la Grèce et de
Ra ine, et. qui se sépare en même temps de l'esprit moins ouvert,
moicls hardi, plus sombre, clu moyen âge.
ettflinoLirettis liudiéetibcit:teusde notre grand âge moderne commencent vers
le milieu


tx-huitième siècle a),et nous présentent, d'abord, des
lent enfantins, puis, une agitation puérilement


use. L'époque des lumières (1740 à 1789) inaugure une
Philosophie philanthropique et cosmopolite. Les esprits cultivés


n ) Camp. vol. I, liv. 1, ch. v.




il


sa LA POLITIQUE.
- •


se détournent arec horreur du moyen âge, et. méconnaissent les
grandes traditions du passé. On s'enthousiasme pour des idéals
nouveaux ; on en attend la transformation du inonde. La Révolu-
tion essaie de réaliser ces rêves ; niais elle réussit mieux à détruire
qu'à édifier. Élevés dans la spéculation philosophique, ses chefs
manquent de raison pratique. Le monde avance, mais en faisant
des chutes, ce qui lui enlève bientôt sa foi naïve dans la panacée
de la liberté et de l'égalité, et le ramène àl'intelligence de l'histoire,
au respect des traditions. Enfin, depuis 4840, il s'éprend du
principe des nationalités, moins large que les principes de la
Révolution, mais mieux assis sur l'histoire et plus sérieusement.
créateur. Nous ne sommes point encore au sommet de notre
grand âge libéral ; nos petits-fils eux-mêmes n'y atteindront pas.
La société contemporaine est tourmentée par les courants et les
envahissements violents da radicalisme, et se rejette parfois dans
l'extrême opposé de la réaction. Mais on peut au moins constater
avec joie les progrès accomplis depuis un siècle, et ceux que
inanité continue à faire d'une main virile.


2) L'homme d'État ne doit jamais oublier la valeur de l'esprit
du temps, même quand il traverse ses vues, ou qu'il s'adresse aux
tendances mauvaises ; c'est une puissance avec laquelle il fa
compter, et dont les mouvements sont nécessaires au progr
général. Sans doute l'honnête homme peut aller droit son chemi4t
sans s'inquiéter des vents qui font tourner la foule. Mais le poli-
tique n'est point un ermite ou un moine. Il vit au milieu du
mouvement des hommes ; c'est par eux et sur eux qu'il agit ; il
faut qu'il connaisse son champ de manœuvre : un pilote prudent
étudie les vents et les vagues. Peur lutter contre l'esprit du
temps, il faut agir sans trêve ni repos ; ses flots se précipitent
par la moindre ouverture, et envahissent aussitôt le navire entier.


3) La faveur (le l'esprit du temps soutient puissamment
l'homme d'État, et légitime ses audaces. Les vents et les 110.
poussent à la fois son navire. Les obstacles s'aplanissent ;;
mouvement du jour les renverse, et bientôt ils sont dépasse
Louis Napoléon avait compris, avant d'être empereur déjà,
succès promis à qui marcherait avec le siècle, les défaites de.
quiconque irait à l'encontre,


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 87
fo Les idées et les formations sont en étroite relation avec l'es-


p ritLecsluidtzps.o ni
toujours trouvées et formulées par l'individu ;


mais, pour devenir les idées du temps, il faut qu'elles pénètrent
dans les masses. En prophète, un poète, un philosophe, un
sage, annoncent parfois les idées de l'avenir. L'homme d'État
ne peut songer à réaliser que les idées compatibles avec le milieu
oit il agit. C'est pour elles seulement qu'il trouve intelligence et
appui. Qu'il se garde donc de combattre pour de vieilles idées,
à la manière des romantiques: il n'obtiendra que des succès trom-
peurs; les flots hostiles des temps nouveaux l'inonderont de
toutes parts, et feront une risée de son don-quichottisme. Mais
R est encore plus dangereux pour lui, quoique plus glorieux peut-
être, de. se faire le promot•eur des idées de l'avenir, avant que les
temps soient mûrs. Son navire ira se briser contre l'écueil des
réalités, et l'on se moquera du pilote idéologue.


Son vrai devoir, c'est de réaliser les saines idées de son temps.
C'est ainsi qu'il se rendra vraiment populaire. L'impopularité
naît le plus souvent de la lutte contre les idées du jour, grande
note tonique de la voix de la nation. Si les jésuites sont aussi im-
populaires depuis un siècle, ce n'est pas seulement à cause de
leurs intrigues ; c'est parce qu'ils ont déclaré une guerre mortelle
à l'esprit, à la conscience, aux aspirations modernes.


5) Toute époque à ses préférences pour certaines formes;
l'homme d'État doit s'en souvenir. Il v a un siècle, l'absolu-


..


tisme intelligent pouvait être supportable, et il engendra de
grandes choses sans grands combats. Mais il rencontrerait au-
jourd'hui de graves résistances, alors même qu'il voudrait s'ins-
pirer des idées modernes. Cavour eut plus vite que Bismark
l'appui et le dévouement de son peuple, parce qu'il sut dès l'abord
mettre la forme moderne au service des idées modernes, tandis
que ce dernier parut d'abord mépriser la forme, et vouloir réaliser
l'esprit moderne par les voies de l'ancien régime. L'oeuvre de
tismark fut ainsi plus pénible et plus lente ; et ce ne fut qu'en
se montrant enfin plus favorable aux formes représentatives
qu'il gagna les coeurs du grand nombre.


6) Cependant, la réalisation des idées modernes ne doit pas




88 L. POLITIQUE.
être le but exclusif de l'homme d'État. Les puissances histo-
riques de l'autorité et de l'usage traditionnels ont également
leur importance. Que le savant déduise dans ses livres les consé-
quences rigoureuses de l'esprit du temps, c'est sa mission. Mais
la vie réelle ne se compose pas de simples lignes droites comme
la doctrine; il faut qu'elle ploie et tourmente les principes pour
se les appliquer. La politique pratique est un art compliqué, oit de
nombreuses forces se rencontrent, 'se combinent, se combattent;
les ménagements, les transactions, les compromis sont ici indis-
pensables. Refuser toute concession par un zèle aveugle pour
l'esprit moderne est le fait d'un doctrinaire, non d'un homme
d'État. CITAPITRE


Chiffre, croissance, décroissance de la population.


L'État est une communauté d'hommes. Les hommes, bien
plus que le pays, font donc sa véritable force.


Chaque homme représente une certaine quantité de forces.
Ainsi, l'importance et la puissance de l'État grandissent natu-
rellement avec le nombre de ses nationaux. Mais cette règle
n'est point absolue. Les qualités, la culture, l'éducation des
citoyens, jouent encore un plus grand rôle. Les 36 millions de
Francais comptent davantage politiquement que les 400 millions
de Chinois, les 30 millions d'Anglais que les '180 millions d'In-
diens. La Suisse n'a que 2 millions et demi d'habitants, le 1 °/0
de la population de l'Europe ; personne, cependant, ne lui
donnera une importance proportionnellement aussi faible.


l'orme masculine de-la vie commune, l'État brille surtout par
leetss


vertus viriles. i . Les nations à l'esprit et au caractère male, ont
donc naturellement plus d'importance que les masses passives


Aussi, l'augmentation de la population n'est-elle pas toujours
u n progrès, ni sa diminution une perte. 11 faut voir si les forces
% iriles ont elles-mêmes augmenté ou diminué en proportion. Un
Et at peut souffrir d'un excès d'habitants.




90 LA. POLITIQUE.
Mais, ces réserves faites, le chiffre de la population est assez


généralement un signe sérieux de progrès ou de décroissance, et
la politique doit en observer de près les mouvements.


Au min,' siècle, l'on considérait généralement tout. accroisse-
ment comme un bien. Depuis Malthus, on pense plus volontiers
que la nature nous porte elle-même à multiplier à l'excès, et
qu'il faut.la réprimer plutôt. que l'encourager. On sait que, suivant
le célèbre Anglais, la population croît naturellement dans une
progression géométrique, et les subsistances dans une progres-
sion arithmétique seulement. Il y aurait ainsi disproportion
toujours croissante entre les subsistances et la population, et
nous marcherions à une misère générale. Il faudrait donc mettre
des entraves à la fécondité naturelle; et les guerres et les épidé-
mies seraient des remèdes nécessaires qui nous sauveraient.
d'une désastreuse famine.


Mais cette loi ne serait-elle pas un vice énorme dans la créa-
tion? Les hommes seraient donc condamnés à vivre sur une
terre qui doit devenir impuissante à les nourrir? La tutelle (les
faibles, la protection de tous par l'État, les sciences, la méde-
cine, une vie raisonnée, le commerce, les guerres plus rares et
moins cruelles, en un mot, la civilisation tout entière tend à
allonger la vie humaine, à diminuer la mortalité. Mais le genre
humain se tromperait étrangement en se glorifiant de ces progrès.
qui ne font que hâter le moment fatal et terrible. 11 y a contra-
diction entre les fins de l'humanité et la perpétuation de l'es-
pèce ! Mieux nous remplissons nos devoirs moraux, plus nous
avançons notre ruine!


M. H.-C. Carey, Américain du Nord, a justement réfuté ce
système. L'on peut dire en effet :


1) L'harmonie se montre partout dans la nature ; les forces
y sont toujours admirablement proportionnées. La contradiction
qu'indique Malthus serait si insolite, qu'elle devrait être rigou4
reusement prouvée.


9.) Mais la loi de Malthus est tirée de faits isolés qui sont
contredits par d'autres. La France, par exemple, avait, en 1780,


millions d'habitants, en 1834, 34 millions ; or, en 1760, elle'
produisait 94- millions et demi d'hectolitres de blé ; en 1840•


LA. NATURE HUMAINE COMME nAsF, DE LA. POLITIQUE. 91


182 millions et demi. Le rendement du blé s'y est donc accru
plus rapidement que la population. Avec la loi de Malthus, la
plupart des États de l'Asie et de l'Europe auraient péri depuis
longtemp s par l'excès de leurs habitants.


3) La fécondité de l'homme est moins grande que celle des
animaux ; et. les organismes sont d'autant plus féconds qu'ils
sont plus inférieurs. Les insectes le sont plus que les oiseaux,
les poissons que les bêtes de somme. Les graines des plantes se
comptent souvent par milliers. Et cependant, tout est disposé de
telle sorte que les plantes et les animaux vivent côte à côte, sans
qu'une espèce soit jamais absorbée complétement par l'autre.
Pourquoi donc l'homme, le moins fécond des êtres, devrait-il
tout absorber?


4) Sans doute, l'homme se nourrit des plantes et des ani-
maux, et s'attaque ainsi continuellement à lem . existence ; mais,
d'autre part, ses soins et son industrie augmentent le nombre et
les produits de toutes les espèces utiles.


5) C'est plutôt par notre faute qu'en vertu d'une loi fatale
que des terres jadis fertiles se sont transformées en plaines in-
grates, par exemple les rives du Tigre et de l'Euphrate, qui jadis
nourrissaient des villes énormes. On ne fait rien pour restituer
au sol les éléments de sa fécondité, et il s'épuise; on défriche les
forêts, et l'on prépare les inondations ou les sécheresses. Les
grandes villes peuvent à leur gré détruire ou augmenter la ferti-
lité de leurs environs. La Campagne (le Rome, autrefois
l


splen-
(ide,est devenue un désert par la faute des hommes, tandis que
les environs de Naples et de Florence s'ornaient de magnifiques
jardi s.


6) Plus un être a de raison naturelle ou cultivée, plus il est
capable de se diriger lui-même. Or, l'homme est bien plus libre
qu'aucun animal, même quant à la génération ; il dépend moins
des désirs sensuels ; son action est bien plus volontaire. Appelé
i(cireisil0iie. td.i én::elopper harmoniquement lui-même, il ne peut pas
oublier la limite des subsistances. Rien ne le force à engendrer;
il doit même s'abstenir pour éviter une disproportion. Malthus,


eorgaél.néralement les choses, a raison d'appuyer sur ce




1801..
18.11..
1821..
1831..
1841..
1851..
1861..
1871..


9,156,171 h.
10,454,529
12,172,664
14,031,986
•6,035,198
•8,054,170
29,066,234
25,21 6,922


États- Unis.


92 LA POLITIQUE.
7) La fécondité des hommes varie avec. les circonstances, les


degrés de civilisation, le genre de nourriture et de travail. Les
étamines des fleurs cultivées se changent volontiers en pétales
aux riches couleurs; de même, fait observer Carey, la culture de
l'esprit absorbe une partie des tendances génératrices, et dimi-
nue la fécondité.


8) On peut indiquer une dernière cause plus profonde. L'hi
foire développe les forces et les dévore. Les familles historiques
grandissent, s'élèvent, brillent pendant un temps, puis elles
déclinent et tombent. Ce n'est que dans les ombres, où les
rayons de l'histoire ne pénètrent pas, que les souches semblent
se perpétuer pendant des milliers d'années, indéfiniment. Tout
ce qui vient au grand jour n'a plus dès lors qu'une existence rela-
tivement courte. Regardez les familles connues de l'Europe :
après une couple de générations, on les voit la plupart s'étioler
et mourir. Les familles historiques qui remontent. sûrement à
cinq cents ans en arrière sont vite comptées. Il semble que l'on
voie décroître leur fécondité. Les peuples présentent quelque
chose d'analogue ; ils atteignent leur plein développement, puis
leur fécondité et leur génie créateur déclinent en même temps.
On peut affirmer que l'ancienneté du type pur de l'Hellène ou du
Romain fut une cause principale de sa disparition successive. 111


La même loi s'applique sans cloute à l'humanité tout entière.
11 est probable que sa fécondité ira lentement en diminuant,
quand elle aura rempli ses principaux devoirs, et réalisé les plus
grandes idées qu'elle poursuit ; quand, après des milliers d'an-
nées, ce tout vivant entrera dans sa vieillesse; quand il aura
vécu la belle part de sa vie.


On peut donc repousser l'es craintes que fait naitre Malthus.
La nature prévoyante, loin de nous refuser le nécessaire, nous
donne souvent le superflu, pour secourir notre imprudence.


Un fait très-remarquable du monde moderne d'Europe et
d'Amérique, c'est l'accroissement relativement plus rapide que
prennent les populations germaniques. Du moins cela est-il très-
vrai pour l'Angleterre et l'Allemagne, comparées à l'Italie et à
la France. Yoici en effet quelques chiffres :


1..1 NATURE HUMAINE COMME BASE DE LÀ POLITIQUE. 93


France.


1762.. 21,769,163 h. 1812..
1501_ 27,349,902 1§58..




151..- 30,471,875 1871..
1831.. 32,569,223
181. 1. • 34,230,178
1851.. 35,783,170
1861.. 36,713,166
1872.. 36,102,921 (sans l'Alsace-Lorraine).


Allemagne
Pmsse. (seins l'Autriche).


18,000,000 h. 1790.. 3,929,872 h.




20,475,361 1800.. 5,305,925




32,212,307 1810.. 7,239,814
41,060,695 1820.. 9,638,131


1830.. 12,886,020
1840.. •7,069,453
1850.. 23,•91,876
1860.. 31,243,322
1870.. 39,925,598


Les différences sont d'autant plus frappantes que les popula-
tions romanes émigrent moins volontiers que les races germa-
niques. Le nombre des émigrants est proportionnellement bien
plus tort en Allemagne et en Angleterre qu'en France et en Italie.
L'accroissement le plus rapide de beaucoup se présente natu-
rellement aux États-Unis.


L'espèce humaine se perpétue par le mariage. La population
grandit par une voie morale, là où il est sagement ordonné. La
filiation légitime donne à l'enfant un foyer, une demeure, l'édu-
cation, une lamine ; il est donc évident qu'elle fait des citoyens
plus capables et meilleurs. Aussi les lois qui entravent les ma-
riages sont-elles doublement mauvaises : elles augmentent les
naissances illégitimes, et diminuent les autres.


Les lois qui prescrivent ou favorisent le célibat aboutissent au
Inétne résultat. Elles portent atteinte à la liberté individuelle, et
troublent l'harmonie de la création. Le célibat imposé au clergé
catholique, les couvents des bouddhistes et des chrétiens, privent


Angleterre
Italie. et pays de Galles.
19,800,000 h.
25,880,000
25,801,151


1817.. 10,536,571 h. 1786..
1819.. 16,331,187 1815..
1861.. 18.491,220 1860..
187 9.. 2 1,693,487 1871..


(après l'annexion.)




94 LA. POLITIQUE.
de descendance un certain nombre d'hommes plus ou moins
cultivés. Les grandes armées permanentes, les traitements mes-
quins de certains emplois publics, amènent des conséquences
semblables. Toutes ces institutions oppriment la nature, et sont
nuisibles économiquement et politiquement.


La répartition de la population a également sa haute impor-
tance, moins quand on considère simplement la densité moyenne
que lorsque l'on étudie les groupements, et le rapport de la popu-
lation urbaine à la population rurale. Sous le rapport de la den-
sité, nous avons les chiffres suivants :


Milles carrés
Par


yéographigues a). Population,.
mille carré.


Europe. 178,870 300,530,000 1,680
Asie 813,555 798,220,000 981
Afrique
543,523 903,300,000 374


Amérique 751,281 84,542,000 112
Océanie 161,099 4,438,000


On voit combien la proportion est favorable à l'Europe, et
combien le Nouveau-Monde a de marge devant lui. Mais comp-'
irons également entre eux les divers États de l'Europe, en adQ
tant les trois classes de BeliȔ (die Beviaerung der Erde,187.14i:


I. DENsrrÉs FORTES (au-dessus de 5,000 hab. par mille carré).
La Belgique
a 9,511 bah, par initie carré.


Les Pays-Bas
6,161 bah.


Les lies Britannique<


5,530 hab.


IL DENSITÉS MOYENNES (2,000 à 5,000 hab.).
L'Italie
a 4,915 bah. par mille carré.


L'empire d'Allemagne
» 4,182 hab.


3,761 hab.


»


La France
» »


La Suisse.
» 3,548 hab.




»


L'Autriche-Hongrie
» 3,16$ hab. »


Le Danemark. » 2,572 luth. »
Le Portugal » 2,460 hab.


»


a) Le mille géog. vaut 7,420 mètres; d'où le mille carré =-- 55 kil. C. Il
faut donc diviser les chiffres ci-haut par 55 pour avoir la densité de la Mu'
lation par kil. carré.


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA. POLITIQUE. 95


III. DENSITÉS FAIBLES (au-dessous de 2,000 hab.).
L'Espagne e 1,828 hab. par mille carré.


1,602 hab.
1,456 hab.La Turquie


La Russie d'Europe


766 hab.
526 hab.La Suède


La Norvége, 303 hab.


Le rapport entre la populaion urbaine ou industrielle et la popu-
lation rurale, ne peut pas être donné aussi exactement; les limites
sont plus vagues ; les grandes villes s'étendent dans la campagne,
et les villages deviennent des centres d'industrie. Il est clair
cependant que la population rurale forme le fond primitif de
la nation, et qu'elle en garde mieux la marque originelle. La
population urbaine représente plutôt la culture et la civilisation
de l'ensemble, la direction politique et intelligente.


Il n'est point à désirer que la population urbaine soit. rela-
tivement très-faible, du 10 » seulement, comme en Russie. Mais
il n'est guère mieux de lui voir absorber la population agri-
cole, comme cela a lieu jusqu'à un certain point en Angleterre,
où les villes comptent autant d'habitants que la campagne ; et
en France, où l'augmentation de la population urbaine (elle a
monté de 24.72 p. 100 à 27.31 p. 100 de 1848 à 1856) se produit
aux dépens de la population rurale. Là, l'État sera grossier ou
peu cultivé; ici, le capital naturel, les forces premières, menacent
de manquer, et l'État peut tomber dans une situation artifi-
cielle, d'autant plus dangereuse qu'il ne trouve plus à puiser
dans la source vive et féconde des campagnes.


Les conditions les meilleures pour l'État européen moderne
semblent être dans une proportion de 25 à 31k p. 100 de popu-
lation urbaine. Les forces naturelles de la nation conservent
ainsi leur vigueur, et sont assez riches pour remplacer celles que
dévore l'activité nerveuse des villes. En meule temps, la cul-
ture urbaine peut prendre un vigoureux élan, et satisfaire et
féconder l'esprit public.


Les grandes capitales 'sont devenues aujourd'hui de la plus
haute importance dans la vie des États. Tous les efforts de l'in-
"strie, du commerce, des sciences et des arts, coulent à flots




96 LA POLITIQUE.
pressés vers leur sein. La civilisation la plus élevée dont uti
peuple soit capable y étale ses magnifiques richesses, et reporte
la vie jusqu'aux extrémités. La puissance de l'État s'y concentre
avec une énergie. suprême.


Mais ces grands centres ont aussi leurs périls. Des classes
hautement cultivées, toujours en minorité, s'y pressent à côté
de masses ignorantes, facilement agitées. Leurs habitants
aiment à critiquer et à railler; ils ont peu le respect de l'au-
torité; ils rient volontiers de tout ; leur bonne opinion d'eux-
mêmes ne connait pas de bornes. Les passions grandissent, et
s'arment de tant de ressources accumulées. La populace peut
y devenir une puissance.


Aussi l'expérience nous apprend-elle que l'intelligence poli-
tique des grandes cités est parfois médiocre, et que les repré-
sentants qu'elles nomment sont. trop souvent, ou parfaitement
insignifiants, ou signalés par leurs opinions extrêmes seule-
ment. Elles deviennent ainsi plus dangereuses qu'utiles dans
l'État moderne, qui cependant ne peut s'en passer. La grande
ville doit. être le cerveau de la vie commune, le miroir de la
pensée et des sentiments de la nation. En grandissant démesu-
rément, elle prend au corps sa vitalité, et l'État est menacé de
mort à la première faiblesse de son cerveau , au premier
triomphe des masses aveuglées de sa capitale.


Les grandes villes provinciales servent de complément et de
contre-poids à la métropôle, et sont également très-utiles à
l'État.


L'Empire allemand compte 32 villes ayant plus de 50,000 ha-
bitants, mais 10 seulement d'entre elles dépassent le chiffre
de 100,000 ; Berlin est la seule qui en ait plus de 500,000
(826,351 en '1871, aujourd'hui un million sans doute).


L'Autriche-Hongrie n'a que 10 villes avec plus de 50,000 ha-
bitants, que 3 villes avec plus de 100,000 ; Vienne en avait
901,380 en 1872.


L'Angleterre a par contre 40 villes de plus de 50,000 ha-
bitants, '18 villes de plus de 100,000, et Londres en a plus de
3 millions (3,254,260 en 1871).


La France compte 23 villes dépassant les 50,000, 9 dépassant


LA. NATURE HUMAINE COMME BASE, DE LA POLITIQUE. .97


les 100,000 habitants ; Paris en compte près
( 1,851,792 en 1872).


En Italie, sur les 24 villes qui
et les 10 d'entre elles qui en ont
atteigne le chiffre de 500,000.


La Russie d'Europe ne compte que 12 villes du premier genre,
6 du second, et 2 villes dépassant 300,000 âmes (Saint-Péters-
bourg, en 1869, 667,063; Moscou, en 1871, 611,970).


En Belgique, 4 villes de plw, de100,000 âmes, dont Bruxelles,
314,077 habitants en 1869; dans les Pays-Das, 4 villes de plus
de 50,000, et 2 de plus de 100,000 habitants; en Espagne,
9 villes du premier genre, 3 du second; en Portugal et en Suisse,
de même, 2 villes seulement de plus de 50,000 habitants; en
Danemark, une seule, mais elle en compte 181,291. La Ttw-
quie a 6 villes de plus de 50,000 anes, dont une de 600,000
(Constantinople). Les Étais-Unis comptent 23 villes de plus de
50,000 habitants et 13 villes de plus de 100,000; New-l'orle
près de 1,500,000 habitants aj.


a) Voici, pour compléter ce chapitre, quelques chiffres plus récents tirés de
l'Annuaire des longit., 1878 :


ACCr0:5$eMent
de la population:


Grande-Bretagne


Irlande


e


34.0


g.


101


;
g


eho


156 3.4
193 4.7 10.1


11
6.3


Belgique
5.4 181 148 7.6 1.7 + • 8.9


France
37.0 62 116 8.8 4.5 3.5


Empire allemand


43.5 79 177 9.6 177 7.0
Suisse..


2.8 61 131 7.5 0.8 6.3
Autriche


Hongrie


38.2 57
161 9.0
178 15.6 8.9. 9.5


Fspanne
16.7 33 141 7.7 5.5 8.4


Italie
97.9 91 161 7.5 6.9 -1- 6.7


Russie
85.0 13 904 9.9 35.0 11.9


Europe
325.7 39.7 'Rapport à. la popul. totale du globe 22


Afrique
207.4 6.9Asie 784.4 18.8 55


Océanie
36.5 3.4 3


.1mérique du Nord
58.6 2.4


du Sud
9.6.8 1.4


1.439.4 2.8 7
100


de 2 millions


ont plus de 50,000 habitants
plus de 100,000, aucune qui




98 - LÀ POLITIQUE.
Population actuelle de quelques grandes villes capitales, en milliers d'habitants •


Londres 3,489; Paris 2,000; Berlin, avec les communes suburbaines, 1,045 ; Vien
1,001 ; Saint—Pétersbourg 667 ; Constantinople 600 ; Bruxelles 358; Madrid 3e
Budapest 309 ; Rome 264 ; Copenhague 233 ; Lisbonne 224 ; Bucarest 221 ; Dreedo„
197 ; Munich 193 ; Stokholm 152; Stuttgard 107 ; La Haye 100 ; Kristiana 75
Berne 36. •


Émigration annuelle, d'après le Correspondant du 25 juillet 1878 : France
20,000 :hues; Angleterre 169,000 ; Allemagne 110,000. Ces chiffres ne sont
pas rigoureux. Le nombre des Français résidant à l'étranger, en 1861, n'e,t
évalué qu'a 316,000.


CHAPITRE V.


La famille des nations européennes.


L'Europe moderne diffère considérablement de l'Europe an-
tique ou féodale.


L'Europe antique avait produit la civilisation gréco-romaine
et l'empire universel de Rome. Ce dernier s'étendait sur toute
l'Europe méridionale et sur la plus grande partie de l'Europe
centrale. On distinguait bien alors l'Orient grec de l'Occident
latin ; Reine et Constantinople, étaient devenues toutes deux
villes capitales; deux langues se partageaient l'État, et des
peuples divers se pressaient dans son sein. Mais, au fond, l'em-
pire romano-grec demeurait une puissance politique unique,
ayant une mémo civilisation. Il n'y avait qu'une religion, le
chris tianisme; qu'un droit, le droit romain.


Dans l'Europe féodale, l'Occident latin se sépare plus nette-
ment de l'Orient grec. L'ancienne unité, définitivement rompue,
n'est continuée que nominalement par le titre d'empereur
romain que prennent les rois allemands. Des royaumes nou-
veaux , (les principautés, des républiques puissantes, se forment
dans l 'Occident ; l'élément germain y domine; cependant l'Église
"'t demeurée latine, et vénère encore dans le pape son chef
stilritn el. L'Orient; par contre, tombe en ruine. La Russie passe




100 LÀ POLITIQUE.
pour des siècles sons la main des Mongols; la Grèce et l'Es-
pagne deviennent la proie des mahométans. L'éducation poli-
tique est faible; les tendances religieuses sont prépondérantes.


L'Europe moderne a des faces plus variées. On peut y distin-
guer par la race trois grandes familles de peuples : les Romans,
les Germains, et les Slaves. Toutes trois ont une origine commune,
et appartiennent à la grande branche des Ariens, si bien clouée
pour l'État ; mais toutes trois sont plus ou moins mêlées, dans
l'Orient surtout, d'éléments non ariens.


Les peuples romans ont tous reçu un fort appoint de sang
germain ; des éléments slaves et des éléments celtiques nom-
breux ont passé dans la race germanique; le sang mongol et loi
sang finnois jouent un grand rôle en Russie.


Les principaux peuples non ariens de l'Europe sont :
1) Les Magyars, qui dominent en Hongrie, mais qui sont


étroitement unis à des populations allemandes et slaves, et que
la culture allemande a civilisés. •


2) Les Turcs, qui, malgré un fort mélange de sang grec,
restent étrangers au reste de l'Europe par l'Islam et par leur
civilisation asiatique.


3) Les Juifs sémites, répandus et dispersés partout, sans État
national, assimilés pour la plupart aux divers peuples. Ce n'est
guère que dans l'Europe orientale, en Russie et dans l'Autriche,
qu'on les rencontre en groupes importants. Mais leur activité se
fait sentir même là où ils sont peu nombreux et dispersés. La.
banque, le commerce, et même la presse, sont en grande partie
dans leurs mains.


4) Les Finnois et les Lapons de la Suède,
W) Les Lettes de la Prusse et de la Russie,
6) Les Armantes et les Albanais de la Turquie,
7) Et les Boliêmes errants, spécialement de l'Autriche-Hongrie-


n'ont qu'une importance secondaire dans la politique eur,
péenne. •


I. Les nations romanes dominent au sud-ouest., dans quatre
grands États, qui ont chacun leur civilisation : '1° La France,
avec plus de 36 millions d'habitants, le plus puissant État da
continent dans les siècles derniers et avant la création da


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 101
nouvel Empire allemand; 2° l'Italie (près de 27 millions d'ha-
bitants), unifiée et grande puissance depuis peu ; 3° l'Espagne,
avec 16 millions 1/2 d'habitants ; et 4° le Portugal, avec 4 mil-
lions d'habitants : en tout, 83 millions d'habitants. On peut y
ajouter, clans une certaine mesure, la Belgique, où les Français
se mêlent aux Flamands germains, et les Cantons français de la
Suisse; enfin, les Roumains des bords du Danube.


La civilisation de tous ces États se rattache étroitement à l'an-
tique civilisation de l'empire romain. Les éléments germains
l ui v dominaient au moyen âge ont été petit à petit absorbés et
romanisés; la bourgeoisie a remplacé la noblesse germanique;
les langues romanes, filles de la langue latine, y règnent à peu
près universellement. Paris exerce depuis des siècles une in-
fluence considérable dans le domaine général des sciences et des
lettres, et sur les mœurs de la société européenne. L'art italien
a marché dans une voie nationale et glorieuse, et la science
italienne s'est en partie dégagée de la tutelle française.


Les peuples romans sont tous catholiques. Leur religion tra-
ditionnelle les rattache à Rome et à la papauté. Mais l'unité
religieuse n'y règne guère que dans la forme. La révolution et
la critique ont ébranlé la foi. Les classes instruites se montrent
indifférentes, parfois hostiles à l'autorité du prêtre. Les masses
sortent de la superstition pour tomber dans l'incrédulité.


Ces peuples se distinguent depuis longtemps par leur esprit
public et politique. Mais leurs passions, facilement excitées, les
jettent souvent de la soumission servile. dans la licence. Ils ont
lui sentiment très-délicat des formes, qui donne aux Italiens des
t riomphes artistiques, et qui assure aux Français le sceptre du
bon goût et de la mode. Leurs manières sont aimables et souples,
milne dans les relations publiques. Ils ont d'habiles techniciens
et de brillants orateurs. Leur imagination est fertile, leur dialec-
tiqu e subtile, leur langage clair et expressif.


Il s possèdent les plus beaux pays de l'Europe, aiment leur
Polie, émigrent peu, et sont plus sédentaires que les Germains.
liaisi > peut-être ont-ils vécu les plus belles années de leur puis-
sance et de leur gloire. Ce sont des peuples âgés, dont les forces
sont en partie consumées. Napoléon 1°' a vainement tenté de les




10'2 LA Por.TTIQUE.
réunir en une seule famille politique, sous la direction et le haut
protectorat de l'Empire français.


II. Les peuples germaniques, qui occupent l'Europe occiden-
tale au nord des Alpes et des peuples romans, forment un plus
grand nombre d'États, et sont moins compactes que ces derniers,
les comptent environ 77 millions d'âmes; mais leur puissance
politique s'étend sur 120 millions.


Leurs princes et leur noblesse gouvernaient au moyen âge
les pays romans eux-mêmes. Les Germains d'aujourd'hui re
connaissent et respectent la pleine indépendance des autres
peuples.


Leurs langues sont ariennes par l'origine, et parentes au'
des deux grandes langes classiques. Mais elles ont une constru
lion et un caractère à elles, et ne dérivent point de ces dernière
Cependant les Germains subirent largement., au cours du moyen
âge, l'influence de la culture romaine, dans la religion et l'Églis ,,
le droit et l'État. Leur civilisation est ainsi germaine et romain:
à la fois.


La Réforme religieuse est une oeuvre germanique, et surtout.
allemande. Le moyen âge avait vu nos empereurs disputer aux
papes l'empire du monde, et sauver l'Europe d'une théocratie
universellement menaçante. La sincérité, l'amour du vrai, l'in-
dépendance d'esprit du Germain, devaient rompre également
le pouvoir autoritaire de Rome dans le domaine religieux. Presque
toutes les Églises protestantes ont été fondées ou défendues pal:
les peuples germaniques, presque tous devenus protestants. ce
hommes du nord aiment mieux la vie intérieure et réfléchie de
l'âme que les formes extérieures du culte.


Les Germains sont moins politiques, moins amis de l'État que
les Romans. La personnalité individuelle, la famille, les liens
d'association, les touchent davantage que l'ordre public. Quand
leur intelligence s'ouvre et grandit, ils s'enflamment pour l'hu-
manité plutôt que pour l'État particulier. Il fallut les élever pour
l'État. Ils n'acquirent que lentement le sentiment du devoir
envers lui. Mais ils ont rempli la vie publique de leur esprits
d'indépendance ; ils ont lutté contre tous les despotismes, pole
tiques ou religieux. La forme libre et représentative modern e n


LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 103
ses premiers germes dans les forêts de la Germanie, comme l'a
(lit Montesquieu. C'est surtout aux idées et au caractère germa-
niques que nous la devons.


Moins excitables et moins passionnés que les Romans, ils se
modèrent plus facilement. Leur colère est terrible, mais lente à
s'enflammer. Leur caractère est surtout viril. Ils ignorent la
crainte; ils osent combattre et les dieux et les saints. Ils aiment
les armes et sont dociles dans la guerre ; mais, dans la paix, leur
volonté se montre volontiers opiniâtre et rebelle.


C'est dans les pays oit ils se mêlèrent à dos peuples plus cul-
tivés on moins rudes qu'ils se civilisèrent d'abord : ainsi en
Franco (Francs et Gallo-Romains), en Angleterre (Anglo-Saxons
et Normands), en Prusse (Allemands du nord et Slaves).


Le Germain est entreprenant, ami des aventures. Il voyage au
loin; il parcourt les mers en tous sens ; il fonde partout des éta-
blissements ou des colonies ; il a répandu la race arienne dans
le monde entier.


Mais les divers États germaniques vivent chacun de leur côté,
sans lien qui les unisse. L'idée d'une union politique commune
leur est étrangère, et leur parait à peine raisonnable.


On peut distinguer :
1) L'Empire allemand, connu d'abord sous le nom de Confé-


dération du Nord, puis agrandi par l'union des États du Sud, et
définitivement érigé en 18'7 1. Il comprend vingt-cinq pays divers,
arec une population totale de plus de 41 millions d'âmes. L'Alle-
magne est ainsi redevenue une puissance de premier rang,
groupée autour de la Prusse, aujourd'hui la première des
Puissances allemandes. Ce qu'elle ambitionne, ce n'est pas de
dominer le monde, mais d'être un État moderne dans le sens
complet du mot; d'assurer les libertés publiques, et spécialement
l a liberté individuelle de penser, tout en conservant une orga-
nisation militaire et une royauté fortes. Une tâche difficile s'im-
pose au nouvel empire : il faut qu'il concilie et fonde les nom-
brei,lsos oppositions de protestants et catholiques, d'Allemands


de
du *Nord et Allemands du Sud, de nationalité et particularisme,


Peuples et dynasties. Au reste, il ne renferme que d'assez
subies éléments étrangers (slaves, danois, français).




104 LA. POLITIQUE.
2) L'Autriche-liongrie appartient au groupe germanique pal.


sa dynastie, son administration, sa civilisation en général, itt
langue de l'un de ses deux Reichstage, et la prépondérance
marquée des Allemands dans le groupe cisleithanien. Elle compte
en tout près de 36 millions d'habitants, dont 20 appartiennent à
ce dernier groupe, et15 environ, dont 36 pour 100 de Magyars, à
la couronne de Hongrie. Les Allemands forment ici le11 pour 100
de la population ; là, le 36 pour 100. En somme, la majorité
dans l'empire est de race slave (Slaves du Nord et du Sud). Les
nationalités y sont donc très-mêlées : d'où les difficultés que l'on
sait.


3) La Suisse contient trois nationalités, mais la nationalité
allemande domine historiquement et par le nombre. Les Suisses
allemands forment près des trois quarts de ses 2,669,000 ha-
bitants.


4) L'Angleterre est également très-mêlée ; cependant, les élé-
ments celtiques et irlandais y jouent un rôle moins important
que les éléments anglo-saxons. Ses 31 mil lions d'habitants règnent
dans les quatre parties du monde sur des colonies immenses.
Si l'Allemagne actuelle est peut-ètre la plus forte puissance mi-
litaire du continent, l'Angleterre est incontestablement la plus
grande puissance maritime du globe.


5) Le royaume des Pays-Bas, avec ses 2,700,000 habitants en-
viron, est entièrement germanique par la race ; mais sa civilisa-
tion a subi largement l'influence française.


Les trois royaumes scandinaves :
6) Le Danemark, avec '1,800,000 habitants ;
7) La Suède, avec 4,250,000 habitants ; .
8) Et la Norwége, avec 1,750,000 habitants, sont entièrement


protestants et germaniques; mais leur langue, leur histoire et
leur constitution politique les séparent de l'Allemagne.


III. Les peuples slaves occupent l'orient de l'Europe, el
forment une transition entre elle et l'Asie.


Il n'y a actuellement qu'un seul État slave proprement -dit,
mais c'est un État énorme, une puissance du monde. L'Empire
russe compte plus de 71 millions d'habitants en Europe, et plus
de 11 millions en Asie. Les Mongols y régnèrent en maîtres


LÀ NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. in
pendant des siècles, et le sang finnois-tartare s'est. ainsi forte-
ment mêlé au sang arien-slave. L'élément germain y a poli-
t iquement quelque importance, à cause des alliances de la maison
de Russie avec les dynasties d'Allemagne, et en raison du nombre
des généraux et des hommes d'État que les provinces allemandes
de la Russie ont donnés à l'empire. La haute société y subit
l'influence de la civilisation et des lettres françaises ainsi que des
lueurs de Paris.


La religion est plus puissante en Russie que dans notre Occi-
dent, mais la science l'est moins. Les Romans sont catholiques
romains, les Germains sont surtout protestants, les Russes sont
catholiques grecs. L'Église russe est fortement attachée aux
usages, aux rites, aux cérémonies traditionnelles. Mais, loin de'
se poser en rivale de l'État comme l'Église romaine, elle s'in-
cline devant la puissance du czar. La dignité de patriarche n'a
plus été repourvue depuis Pierre le Grand. L'Église, dont l'em-
pereur est le protecteur et le chef externe, estgouvernée par un
saint-synode nommé par lui al.


Ce vaste empire, assis à la fois sur les masses et sur l'autorité
absolue du czar, est le grand représentant du panslavisme. On
attribue à celui-ci des idées de fraternité et de paternelle auto-
rité. Aussi le pouvoir a-t-il en Russie quelque chose de patriarcal
et de théocratique, sorte de transition entre l'Europe et l'Asie.


Le Slave subit facilement les impressions du dehors, reçoit
plus qu'il ne crée, est plus disposé à obéir qu'à s'aider lui-même.
11 est habituellement calme, bienveillant, pacifique ; mais la
passion le rend violent et sauvage. Les masses slaves de l'Europe
orientale sont encore très-incultes.


a .; u Les membres du syn.xle (tous évéques aujourd'hui) prétent serment en ces
ternies : Je confesse et j'affirme que le souverain juge de ce synode est le
monarque de toute la Russie, lui-méme, notre seigneur très-clément. L'Église
russe n'est lias asservie à l'État... mais absorbée par Elle n'a pas de vie qui
l ui soit propre : en toutes choses, elle reçoit l'impulsion du dehors. Le clergé
Porte des [nitres et des chapes; c'est la seule chose qui le distingue des autres
fonctionnaires de l'État. Aucune identité entre elle et l'ancienne Église russe.
Pierre I" a fait une révolution religieuse qui n'a de comparable que celle accom-
plie en Angleterre par Henri N'Ill et Élisabeth. » (Le clergé russe, par le père
Ga tarin, Rruxelles, 1871.)




106 LA POLITIQUE.
On distingue en Russie les Grands-Russes et les Petits-Russes;


et plus spécialement les Polonais et les Russes. On sait l'histoire
tour à tour glorieuse et triste de la Pologne, longtemps rivale
de la Russie, puis partagée entre les trois grandes puissances.
Las 5,500,000 Polonais de la Russie se rapprochent davantage
des peuples occidentaux par leur religion catholique et par leur
civilisation, qui a subi l'influence française; mais les jésuites ont
exercé sur eux une action funeste, et leurs divisions et leur in.
docilité les ont perdus.


Les groupes nord-slaves des Tschèques, des Moraves, des Ski.
vaques, en Bohême et dans l'Autriche allemande, et des Buthen
dans la Galicie et la Hongrie, et les tribus sud-slaves des


.Slovène
.et des Croates, se sont plus ou moins assimilés aux Allemands
dans l'Autriche-Hongrie. La moitié environ des habitants de
celle-ci sont des Slaves; mais son caractère principal est plutôt
allemand.


Enfin, nous trouvons encore des Slaves sous la domination
turque, dans la Serbie et clans la Bulgarie, on cependant l'on peut
voir aujourd'hui les germes de nouvelles formations nationales.


CHAPITRE VI.


Les dynasties de l'Europe.


L'étude des dynasties facilite l'intelligence de la politique et
des luttes constitutionnelles; car, à côté de la politique nationale,
qui puise surtout ses forces dans l'esprit public et dans la nation,
il y a la politique dynastique, qui s'inspire surtout de l'esprit de
la maison régnante.


La plupart des dynasties actuelles remontent au moyen âge;
c'est alors notamment que les nombreux princes de l'Allemagne
ont conquis leur liante situation héréditaire. Mais aujourd'hui.,
plusieurs (l'entre elles sont sur leur déclin ; d'autres sont défini-
tivement tombées, et se confondent avec la haute noblesse
sujette. Les dynasties qui doivent aux temps modernes leur
naissance ou leur essor sont plus rares.


Il n'est donc pas étonnant que les souvenirs' de puissance et
de grandeur féodale soient encore si vivaces dans 'les cours,
d'autant plus que la noblesse a des traditions et des souvenirs
semblables, et qu'elle forme l'entourage habituel des souverains.


Mais ces réminiscences ont le double inconvénient d'entraver
le progrès et d'alfaiblir l'autorité royale, en la mettant en lutte
avec l'esprit du temps et les besoins actuels.


Les Hapsbourg-Lorraine et les Bourbons étaient., aux siècles pré-




108 LA POLITIQUE.
cédents, les.deux maisons rivales les plus puissantes de l'Europe
La première régnait héréditairement sur nombre de pays sud.,
allemands, sur l'Autriche, la Bohème, la Hongrie, la Belgique,
sur certaines principautés italiennes, pendant un temps même
sur l'Espagne. La double couronne de roi a]lemand et d'em-
pereur romain lui donnait en Europe le titre et le rang le plus
élevé. Mais, depuis la guerre de Trente ans, sa grande rivale avait
pris un rapide essor; elle était parvenue à la remplacer en
Espagne et même en Italie : Louis XIV était plus puissant que
l'Empereur.


L'amour de l'absolutisme traditionnel et la résistance aux flots
de la vie moderne, dont elles auraient dü être les guides, leur
ont fait perdre le gouvernement du inonde. L'une vit successive-
ment lui échapper l'Espagne, la Belgique, l'Italie, enfin l'Alle-
magne elle-même; elle est aujourd'hui réduite à son royaume
austro-hongrois. L'autre, plus malheureuse encore, a perdu la
France, Naples, Parme, l'Espagne elle-même un instant, et n'a
plus guère nulle part, pas même en Espagne, une base assurée
de puissance.


Au contraire, les dynasties qui ont su prêter l'oreille aux re
-


vendications modernes et marcher avec le temps, ont vu les plus
brillants succès couronner leurs efforts. Ainsi des Hohenzollern
en Prusse et en Roumanie, des Holskin-Gottorp en Russie, des
Cobourg-Gotha en Angleterre, en Belgique et en Portugal, des
Holstein-Sonderburg-Glücksburg en Danemarek et en Grèce, des
Carignans en Italie.


L'Allemagne est la grande pépinière des dynasties européennes;
la plupart d'entre elles sont d'origine allemande ; les Bourbons,
les Carignans, les I1ernudotles et les napoléons sont à peu près les
seules exceptions. Mais les familles allemandes montées sur des
trônes étrangers, ont su prendre la nationalité de leurs sujets, et
sont devenues anglaise, russe, hollandaise, portugaise, etc.


Les dynasties ont entre elles de nombreuses alliances. La fé-
condité de l'Allemagne en familles princières a encore aujourd'hui
son importance sous ce rapport. Ces alliances engendrent une
sorte de large parenté, qui, sans détruire toutes les vieilles riva-
lités, réveille chez les peuples le sentiment de leur communauté.


LA. NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE. 109


Une politique spécifiquement dynastique ne peut plus être pra-
tiquée aujourd'hui ; elle serait en contradiction avec l'État mo-
derne; elle subordonnerait l'intérêt public à l'intérêt de famille,
la conduite politique aux haines et aux sympathies des princes.


Mais une dynastie qui s'appuie sur la nation, l'esprit public
et le sentiment national, peut invoquer aussi les sentiments de
famille et de parenté, et les employer admirablement pour le
bien (le l'État et de l'humanité. La parenté des dynasties a
empêché plus d'une guerre, halé plus d'une paix.




LIVRE QUATRIÈME


LES MOYENS DE L'ÉTAT.


CHAPITRE PREMIER.


Puissance, puissance du gouvernement, puissance
de la nation.


Tous les moyens qu'emploie l'État peuvent se résumer en un
mot : la puissance. L'État est puissance ; et il lui faut la puis-
sance. C'est par elle seulement qu'il peut remplir ses fins. Un
État constamment impuissant n'a qu'une vie apparente ; il n'a
pas le droit de subsister.


La religion, qui s'adresse à l'âme, peut se passer d'une puis‘
sauce externe. Le droit ne le peut pas, car il faut au besoin qu'il
s'affirme par la force.


La mort de Jésus sur la croix est la plus haute expression relis
gieuse de l'amour de l'humanité et de la soumission à la volonté
de Dieu. Mais c'est en luttant contre les obstacles et en faisant
triompher sa politique que l'homme d'État montre son génie.


La puissance est pour nous la force générale (Gesammtleraft)
s'exerçant au dehors, et trouvant ou contraignant l'obéissance


LES MOYENS DE I. ETAT. 111


et nous opposons ici la puissance du gouvernement à la puis-
sance. de la nation (stricto sensu) ou l'ensemble des gouvernés.


La puissance de la société rentre en partie dans celle-ci,
sans se confondre avec elle. Ainsi, les armées de milice sont un
élément de la puissance de la nation, et non de la société ; réci-
proquement, la puissance des moeurs et des usages de la société
appartient, pour la plus grande part, à la vie privée seulement.


On se trompe en s'imaginant que la puissance du gouverne-
ment et celle de la nation sont en lutte constante, et qu'elles
augmentent aux dépens l'une de l'autre. Cette erreur conduit à
deux fautes politiques contraires :


1) L'exagération du pouvoir au détriment des forces de la
nation. C'est la faute commune des despoties orientales. Elles
craignent que leursisujets ne s'enrichissent, et font affluer toutes
les ressources du pays vers le gouffre de leur trésor, gorgé d'or
en face de la misère générale. Redoutant encore plus la valeur
guerrière des masses, elles les désarment, et s'entourent de gardes
et de troupes permanentes dévouées à leurs volontés arbitraires.


L'histoire a cent fois montré la faiblesse de cette politique. La
puissance du maître ou du sultan était réputée incommensu-
rable et divine ; mais, au premier choc violent. du dehors, elle se
brisait de toutes parts, et la nation tombait impuissante aux
pieds du vainqueur.


`2) L'antipathie, l'hostilité même contre tout pouvoir fort, et la
confiance illimitée dans les forces tumultueuses des individus.
C'est là ce qui poussait les ordres aristocratiques du moyen âge
à résister à toute organisation centrale énergique; c'est là ce qui
égare encore nos démocrates et nos socialistes modernes d'Eu-
rope et d'Amérique.


La puissance du gouvernement n'est, au fond, que la puis-
sance concentrée de la nation en vue du bien public, le mode
qui lui donne toute sa portée. Loin de les considérer comme
ri vales, une saine politique s'efforcera de les unir harmonique-
ment et de les développer concurremment.


nu gouvernement intelligent veillera donc à la conservation
'tau progrès des forces des gouvernés.


La pu issance financière d'un État repose moins sur l'accumu-




I11'2 LA POLITIQUE.
lation stérile d'un trésor public énorme que sur le sage. ordon.
nancement de l'économie générale et sur l'aisance de tous. Cette
extension de la surface imposable permet au pouvoir de
puiser largement dès que le besoin s'en fait sentir. C'est là ce
qui a permis à l'Angleterre de résister opiniatrément à Napo.
léon I".


La valeur et l'éducation guerrières des gouvernés donnent à
l'État une réserve nombreuse, qui lui permet de réparer les plus
graves échecs. Les guerres de la Prusse contre Napoléon I" et
les campagnes de 1866 et de 1870 ont prouvé la bonté du sys.
tème. L'État qui s'appuie sur une armée permanente seulement
est mis hors de combat par ]a défaite de celle-ci, et le soulève.
ment de ses populations, désaccoutumées des armes, ne peut
arrêter les corps disciplinés de l'ennemi.


Mais une simple armée de milices ne donnerait point assez de
développement à la puissance militaire d'un État appelé à une
politique active. Une armée permanente exercée semble un com-
plément nécessaire. Les Américains l'ont éprouvé dans la guerre
civile de 1861 à 1865: un noyau plus fort de troupes disciplinées
leur eût épargné bien des désastres.


CHAPITRE II.


I. — Puissance du gouvernement.


A. — 8101 ENS MORAUX.. — AUTORITÉ ET CULTURE.


Le gouvernement dispose à la fois de moyens moraux et de
moyens matériels. Les premiers sont à leur tour de deux sortes :
d'autorité et de culture.


I. 'foute autorité implique supériorité morale qui commande
et obtient. Mais ce qui distingue principalement l'autorité de
l'Étal des autorités qui s'imposent dans la religion, la science,
les arts ou les méthodes, c'est la contrainte externe dont elle se
prétend armée.


Les autres autorités permettent un libre examen, et ne
demandent qu'un assentiment volontaire. La religion parle à la
conscience et à la foi ; la science s'adresse à l'intelligence, et
s'appuie de l'autorité des sages et des savants ; les élèves se
groupent autour de l'artiste.


L'autorité de l'État va plus loin; elle force l'obéissance. Elle
permet bien qu'on la discute théoriquement ; mais elle ne souf-
fre, en fait, ni résistance ni insoumission.


Cette autorité armée parle :
a) Par là loi, expression générale de l'autorité constitution-


n elle et ordonnée du corps législatif (le roi et les chambres) ;
I)) Par l'ordonnance et l'ordre du gouvernement, qui, dans les


8




114 LA POLITIQUE.
limites légales, commandent pour chaque cas particulier le bien
et l'utile ;


c) Par le jugement, civil,- criminel, ou administratif.
Dans la plupart. des cas, la loi, l'ordonnance, l'ordre et le juge_


ment n'ont qu'à s'exprimer pour trouver obéissance. Mais la
contrainte imminente est toujours sous-entendue, et donne à
l'autorité de l'État une force qu'aucune autre autorité ne pos-
sède également.


Fr. Jul. Stahl prétend que le principe d'autorité n'a de valeur
que dans la monarchie, et que les républiques s'inclinent devant
le seul principe des majorités. C'est une erreur évidente et un
renversement de la question. Aucun État ne peut ni ne veut se
passer d'autorité. Les lois, les ordonnances, les arrêts judiciaires
sont revêtus de l'autorité contraignante de l'État dans les répu-
bliques comme dans les monarchies ; et l'autorité a partout. en
face d'elle des majorités qui obéissent. Représentée peut-être
par un seul individu, le prince ou le juge par exemple, elle
demeure toujours le pôle actif de la supériorité qualitative; et les,
majorités des sujets ou des obéissants sont le pôle passif de la
subordination.


.


Aucune différence, sous ce rapport, entre les cieux formes.
Bien mieux : dans la monarchie moderne, la majorité des élec-
teurs nomme aussi ses députés, et le concours de la représenta-
tion nationale est également indispensable.


Ce qui distingue réellement la république de la monarchie,
c'est que l'une fonde l'autorité publique sur la supériorité dés
majorités, et élève ainsi la quantité au rang de la qualité; tandis
que l'autre, considérant surtout l'incapacité des foules, attribue
aux qualités plus élevées des détenteurs ordonnés du pouvoir
(prince et fonctionnaires) la supériorité morale qui fait l'autorité,
tout en reconnaissant, dans l'État, la cause qui revêt celle-ci
de la force.


L'autorité de l'État n'est jamais que relative. Elle est exercée
«par des hommes, et un pouvoir absolu n'appartient. qu'à Dieu.
C'est une erreur traditionnelle de l'avoir comprise autrement, en
donnant une autorité divine à qui n'a ni force ni intelligence'.
divines. Dieu a créé l'homme libre et actif; lui-même ne se con-


LES MOYENS DE L'ÉTAT.
doit point en despote à notre égard. Comment attribuer un
pouvoir absolu à des hommes !


On se trompe également en croyant que l'autorité n'est jamais
plus haute et plus puissante que lorsqu'elle trouve une obéis-
sance aveugle et servile. C'est l'obéissance volontaire qui grandit
l'autorité.


Les gouvernés ne sont point des instruments sans vie dans la
main des gouvernants. Ils ont même nature ; ils savent ce qu'on
leur commande ; ils jugent de la conduite des affaires publiques.
Le citoyen libre est plus riche que l'esclave, au physique et au
moral, et son travail est ainsi meilleur. La liberté développe les
forces ; la crainte les enchaîne.


La loi est bien plus facilement exécutée quand la nation l'a
librement consentie que lorsqu'elle est imposée par un maitre.
Les lois d'une monarchie absolue sont souvent lettre morte;
celles d'un pays libre sont généralement obéies.


L'autorité ne repousse l'examen et la critique que lorsqu'elle
met en mouvement une force en quelque sorte physique, en vue
d'un résultat qui ne saurait être atteint autrement, par exemple
dans les ordres que la police donne au gendarme, le capitaine
au soldat. Et cependant, ici encore se montre la différence de
l'obéissance machinale et de l'obéissance humaine. Le senti-
ment de l'honneur forme dans l'armée prussienne une puis-
sance morale que sa discipline de fer doit elle-même respecter,
et qui grandit le soldat. L'amour de la gloire enthousiasme
l'année française. L'Autriche mit à nu les défauts de son système
mécanique quand, clans ses guerres contre l'Italie, elle voulut
faire commander ses régiments italiens par des généraux alle-
mands. Une armée qui ne pense pas peut aller à la mort sans
murmurer ; mais elle devient inepte dans les crises qui exigent
des forces morales. L'esclave ne fait rien que par la crainte ;
l'homme libre donne volontiers tout ce qu'il peut donner.


Att reste, la contrainte n'appartient à l'État que sur son terri-
toi m. Le principe de l'autorité n'a de valeur, dans les rapports
internationaux, que pour les principes incontestables du droit
des gens.


Nous comprenons sous le nom de moyens de culture toutes




116 L. POUTLQUE.
les institutions que l'État crée et entretient pour les progrès intel-
lectuels et moraux du peuple et de la société : les écoles publi-
ques de tous genres, les collections et les musées, les acadé-
mies, l'éducation politique, militaire ou technique. Une nation
cultivée est certes plus exigeante et plus difficile à gouverner
qu'une nation grossière. Mais son gouvernement peut aussi
faire mieux et plus, et il trouve toujours en elle d'abondantes
ressources.


CHAPITRE III.


B. — MOYENS PHYSIQUES. — FORTUNE ET FORCE.


Le gouvernement dispose de deux sortes de moyens physiques :-
l' économie politique et la force.


1. La première recherche les moyens économiques de r État, et
s'efforce de les développer. L'État dépense les revenus de son do-
maine, lève des impôts, emprunte dans la mesure des besoins
publics : ce sont les moyens financiers. L'État favorise les tran-
sactions et le commerce privés par des travaux ou des institu-
tions utiles à tous, comme les routes, les chemins de fer, les télé-
graphes, les postes, les bourses, etc. : ce sont les moyens
(l'utilité générale.


Indiquons quelques maximes :
a) La puissance financière de l'État ne repose plus, comme au


moyen âge, sur de vastes domaines fonciers ou sur des redevances
réelles grevant les possesseurs d'immeubles ; iii même, comme on
l ' a cru au siècle passé et comme le veulent encore les socialistes,
sur le monopole du commerce ou la fabrication par l'État (les ate-
l iers nationaux), mais principalement sur la force imposable et
l es prestations de la population.


L'État se gardera d'user en temps de paix de toute la force
im posable des particuliers ; sinon, que fera-t-il en temps de




118 LA POLITIQUE.
guerre? Les impôts doivent être distribués de manière à encou-
rager l'aisance privée. La faiblesse ou la nullité des impôts n'est
pas toujours un bon signe ; elle indique souvent une civilisation
retardée, un gouvernement médiocre. Mais il est encore plus mau..
vais que lenr élévation force la population à renoncer à des
jouissances aimées et habituelles, et amène de nombreuses et
pénibles exécutions. La sage modération de l'impôt est dans l'in-
térêt de tous.


c) On doit couvrir les dépenses ordinaires par les recettes ré-
gulières, et non par l'emprunt. Mais il peut être dangereux
aussi de demander à une brusque élévation des taxes les res-
sources extraordinaires qu'exige la guerre ou quelque grand
travail exceptionnel, les chemins de fer par exemple. Il ne faut
pas grever injustement les contemporains au profit des généra-
tions futures ; mieux vaut recourir à l'emprunt et à l'amortisse,-•
ment.


d) Le crédit de l'État repose surtout:1) sur la force imposabr
connue ; 2) sur un budget clair, bien ordonné et balancé ; 3) sui
la confiance qu'inspire le gouvernement.


c) Certaines ressources économiques appartiennent parfois
concurremment à l'État et aux. associations privées: il y aura, par
exemple, des postes, des chemins de fer, des télégraphes privés,
à côté de ceux (le l'État. Cependant, l'intérêt public et même in-
ternational est tellement engagé dans ces matières, que le sys-
tème de leur exploitation par l'État triomphe généralement.


Le pouvoir financier de l'État se montre enfin dans la poursuite
juridique des impôts, la saisie et les exécutions qui en sont la suite.


2. Quand les moyens plus doux sont insuffisants, l'État peut
contraindre par la force directe,'physique. Celle-ci s'exerce prin-
cipalement par : les peines ; b) la police ; c) l'armée.


La police et les peines se réfèrent surtout aux rapports inté-
rieurs ; l'armée, aux rapports extérieurs. Le droit pénal règle
l'exercice de la force au criminel ; le droit policier, la force pat'
la police; le droit international, la force par l'armée. L'État fait
respecter son autorité par sa gendarmerie, ses gardes, ses agents,
ses établissements pénitenciers ; il montre sa force suprême
par l'armée.


tl


LES MOYENS DE L'ÉTAT. 119
Mais, quelle que soit la forme, il est indispensable :
4) Que tout emploi de la force soit réglé et déterminé par le


dro it ;
2) Que les agents de la force publique rie soient jamais qu'au


service de l'autorité publique.
Ceci est vrai même pour l'armée. L'armée est au service de la


politique de l'État, et non la politique au service de l'armée. Le
régime des prétoriens et des janissaires est incompatible avec
l'État moderne. La mission de l'armée, c'est de manifester dans
toute son énergie la force de l'État; et, comme toute exécution,
cette mission est secondaire par sa nature. C'est au gouvernement
politique qu'il appartient de dire le but à poursuivre, les moyens
pacifiques ou violents à employer pour l'atteindre ; c'est le cer-
veau réfléchi qui doit faire mouvoir le bras pesant qui frappe.


— Les différents moyens d'action de l'État sont ordinaire-
ment confiés à des organes publics, et spécialement au gouver-
nement.




CHAPITRE IV.


II. — Puissance de la nation.


A. — L'OPINION PUBII(rjE.


Certains chefs ou certains hommes d'État jouissent parfois,
en dehors de toute fonction publique, d'une autorité politique con-
sidérable, qui balance jusqu'à un certain point celle de l'État. On
peut citer le ministre prussien baron Stein, proscrit par Napo-
léon I er ; O'Connel, en Irlande; Garibaldi, dans le mouvement
national italien.


Mais la plus grande 'puissance hors fonction, c'est l'opinion
publique. Elle a grandi depuis un siècle dans des proportions
énormes. Ses contempteurs eux-mêmes ne peuvent plus la nier;
et tout homme d'État est aujourd'hui forcé de compter avec cette
« nouvelle puissance, » autorité pour la foule, étude pour le
sage.


C'est surtout dans les matières politiques ou sociales que l'on
parle de l'opinion publique. Qu'une nouvelle religion surgisse,
qu'une gra nde réforme religieuse se prépare, et que les masses
se lancent avec ardeur dans la voie nouvelle, nous disons
C'est le zèle ou le sentiment religieux qui les entraîne ; nous


LES MOYENS DE L'ÉTAT. 121
,'invoquons guère l'opinion publique. Mais qu'une tendance po-
lit ique devienne générale, fût-elle même entachée de passion,
li ons crions aussitôt : C'est l'opinion I C'est que l'opinion suppose
t oujours une certaine liberté de juger,_ possible dans les questions
sociales , plus difficile pour les masses clans les questions reli-
gieuses. Il ne peut y avoir une opinion publique que là oit il y a
pensée et raisonnement; elle est une expression et un caractère
d'une civilisation libérale et avancée.


Les anciens n'avaient garde de l'ignorer : « Vox populi, vox
Dei. » Mais, dans le morcellement du moyen âge, l'opinion ne
'pouvait guère se faire entendre que dans les cercles restreints
d'un ordre ou d'une association. Les barbares ne la connaissent
pas; la despotie lui refuse l'air, et l'étouffe.


L'opinion publique n'est ni l'opinion du pouvoir, auquel
'elle résiste souvent; ni celle des sages, qui suivent souvent des
voies isolées, inconnues des masses ou inaccessibles à leurs
pas. Elle est surtout l'opinion des classes moyennes, jugeant
avec indépendance et ouvertement. Elle naît dans la société, du
commerce des hommes; et de là elle se répand par mille voies
dans les familles et dans les foules, portée surtout par la presse,
qui de son côté contribue à la former.


Ce serait étrangement exagérer que de l'appeler infaillible et
Souveraine. L'opinion passe d'un extrême à l'autre, brûle ce
qu'elle vient d'adorer, prononce superficiellement et sur des
apparences, se laisse égarer par des passions, par des artifices.
Le sage juge souvent bien mieux qu'elle.


Mais elle demeure, jusque dans ses écarts, une puissance in-
ielligente et morale. Lorsqu'elle appuie le pouvoir, elle dispose
les esprits à obéir, elle enfle d'un souffle puissant les voiles du
navi re. Qu'elle le combatte, elle lui crée mille embarras ; et
sa résistance, sourde et élastique comme celle de la ouate, arrête
aux Confins de la vie sociale l'impulsion même vigoureuse
donnée par lui.


a
L
désapprou
'homme


dve
'État, doit donc compter avec elle, même lorsqu'illsi ce n'est pour sa vérité, au moins pour sa


Puissance. Il faut qu'il s'efforce de l'éclairer, de la corriger, de
se tai re un allié d'un adversaire aussi redoutable.




122 POLITIQUE.
Au reste, elle n'est point une puissance active : elle n'enfante


pas la pensée créatrice, mais la reçoit, s'en empare et la répand;
elle critique, elle contrôle, plutôt qu'elle ne gouverne. Elle ne
quitte ce rôle passif qu'extraordinairement, quand le gouve•


• nement s'est heurté contre l'opposition ardente des masses, et
que la lutte a enflammé leurs passions. Elle peut alors se trans.
former en résistance ouverte, et appuyer une politique révolu-
tionnaire et emportée.


Toute forme élevée d'État et de droit repose.en dernière ana-
lyse sur la conscience générale de la nation. Dieu nous a donné
à tous la même conscience et la même raison fondamentales. C'est
là ce qui permet à la nation d'avoir une opinion du juste et de
l'injuste, de l'utile et du nuisible. Expression de la conscience
générale, l'opinion publique est donc aussi respectable qu'im-
portante.


« L'opinion publique, » dit Niebuhr, « c'est l'opinion qui,
malgré la différence des individus et des situations, nait dans
toutes les àmes non prévenues par les influences qui peuvent
égarer les détenteurs du pouvoir; quand elle devient unanime,
elle n'est plus le simple écho d'un ouï-dire: elle peut être con-
sidérée comme l'expression du sens commun et de la vérité,
comme la voix de Dieu. » On peut la comparer alors au verdict
d'un jury; ou bien encore au choeur de la tragédie antique,
qui contemple les actes et les souffrances des personnages du
drame, et exprime à haute voix les sentiments de la conscience
humaine.


L'opinion nait d'un nombre infini d'impressions diverses,
d'observations dispersées, de conversations clans les cercles les
plus variés. Elle prend les formes les plus multiples, dans la
famille, le salon, le club ou l'auberge, les réunions de toute
sortes, les manifestations publiques, le théâtre, les livres, et
surtout dans la presse et les débats des chambres, qui en sont
en quelque sorte les interprètes officiels. Elle marche parfois à
l'aventure, mais elle se laisse volontiers éclairer par les hommes
sincères et instruits. Plus l'éducation générale et les écoles P u


-bliques sont bonnes, plus la vie politique est . nationale et libre,
plus elle devient raisonnable et sûre.


LES MOYENS DÉ L'ÉTAT. 123


L'opinio n est d'ailleurs dans une dépendance assez étroite de
' ,
esprit du temps. Rien ne peut lui résister quand elle est au


fort de son élan et qu'elle pousse vers un but d'intérêt général.
Sans être un pouvoir de l'État, elle devient alors une puissance
publique.




CHAPITRE V. t
B. — LÀ PRESSE.


La presse, c'est l'oeuvre littéraire, l'écrit, la gravure, l'image,
mis à la portée de tous par l'impression; et. c'est en ce sens
que nous devons parler ici de la presse politique.


Celle-ci prend elle-même des formes multiples : livres, mé-
moires et protocoles, brochures, pamphlets, revues périodiques,
journaux.


La plupart de ces formes n'agissent que sur un cercle res-
treint de lecteurs. Les livres et les revues ne sont guère lus que
par les esprits cultivés; les mémoires et protocoles, par les fonc-
tionnaires respectifs ou les gens du métier. Les brochures
trouvent aussi des lecteurs dans les classes moyennes. Mais les
pamphlets et les journaux s'adressent à tous; et c'est par eux
que la presse est une puissance. En la proclamant libre, l'État
exprime sa confiance dans la force de la vérité; il compte voir
de vaillants champions entrer dans la lice pour la défendre et
eu assurer le triomphe, et il a raison dans une certaine mesure.


Mais, pour être dans la loi, la liberté de la presse n'est Pas
toujours dans les moeurs. L'Église catholique la rejette en pri"-
cipe, et la mine ou l'entrave en défendant à la foule croyaote
et soumise de lire les journaux libéraux. Fût-elle même dans


LES MOYENS DE L'ÉTAT 125
les moeurs, elle est loin de mettre le lecteur à l'abri de toute




,,u•prise. La presse contribue aussi à répandre et à enraciner
des préjugés, à exciter des passions, à égarer les masses. Sa
liberté n'existe plus qu'en apparence dans les temps de crise
violente . L'idée dominante règne alors par la terreur, et toute
critique, toute opposition est étouffée, même contre la loi, bru-


talel,ill'ole:inintion du gouvernement peut s'exprimer par la presse
dans trois formes différentes :


e) Par un journal spécial, une feuille officielle, comme l'ancien
Moniteur français, le Statsanzeiger prussien.


Cette feuille n'appartient point à la presse politique, quand
elle se borne à publier les lois, les ordonnances, les nomina-
tions, les jugements, les assignations, etc. Elle n'est alors que
la publication des actes de l'autorité et du pouvoir. Pour devenir
un journal politique, il faut qu'elle prenne part à la discussion
des affaires, qu'elle dise et motive l'opinion du gouvernement.


Mais ce mélange a des inconvénients nombreux. En entrant
dans l'arène de la discussion, l'autorité se compromet facile-
ment; elle donne à des opinions le cachet d'actes publics; elle
trouble l'impartialité de l'examen. La polémique de son journal
devient un manifeste ou une note officielle.


Pour que la discussion soit libre, il faut une certaine égalité
entre ceux qui discutent, et la feuille du pouvoir, avec son ton
magistral, l'entame ou la détruit. Elle semble vouloir dominer
ses lecteurs, et les contradictions qu'elle soulève sont d'autant.
Plus vives.


b) Par un journal semi-officiel. Ce système est plus mauvais
encore. Le caractère douteux de la feuille nuit à son crédit. Elle
trouve difficilement de bons rédacteurs : un journaliste de talent


fecilement terne, incertaine et inquiète.


lie veut pas être placé entre les susceptibilités du gouvernement,
qui le désavouera peut-être, et la méfiance du public. Elle est


atet:s i‘13i elinx. vaut distinguer nettement, comme l'a fait l'Angle-
terre , entre la feuille purement officielle, qui ne publie que des


) tes, et la presse libre, dans laquelle les ministres eux-
.


"v ''' Peuvent écrire ou faire écrire, mais comme particuliers




126 LA POLITIQUE.
seulement. La liberté et l'égalité, qui sont la loi des discussions,
sont ainsi respectées, et les hommes dirigeants sont écoutés ave(,
d'autant plus de bienveillance. Un ministre pourra même très,
bien se choisir ou se créer un organe spécial, qui attirera Vattel,,
tion du public sans compromettre le pouvoir et le forcer à des
désaveux. L'État conserve de la sorte une indépendance parfaite
à l'égard de tous les journaux ; et le ministre peut, au besoin,
écrire incognito dans la feuille qu'il a choisie, et regarder passer
l'orage que son article a soulevé : il n'a exprimé qu'une opinion
privée.


Ministres et gouvernants doivent se tenir au courant des dis-
cussions de la presse. Mais ils n'ont pas le temps de lire tous les
journaux ; il leur faut donc des aides qui fassent pour eux k
triage de l'utile. Ceci n'est pas sans danger. Le crayon rouge
d'un secrétaire intrigant a souvent trompé son chef, en mettant
en évidence, en dissimulant certains passages. On ne saurait trop
recommander aux hommes dirigeants de lire par eux-mêmes
une couple de feuilles principales.


Les rédacteurs d'un grand journal sont des politiques de pro-
fession, qui servent librement l'opinion publique et influent sur
la vie de l'État. Une vocation aussi importante demande des
qualités remarquables, une éducation libérale, des connaissances
étendues- Il faut au journaliste un oeil toujours ouvert qui per•
çoive tous les courants du jour, une intelligence pénétrante qui
découvre les plans, les motifs, les intentions. Chaque lecteur
demande à son journal de fournir immédiatement une opinion,
sur des questions qui intéressent parfois le monde entier. Il
pardonne plus volontiers l'erreur que l'hésitation ou l'incertitude
du jugement. L'activité du journaliste ne tonnait point de trêve;
son attention doit être toujours en éveil, sou avis toujours pie
On veut qu'il expose avec talent et dans un bon st yle, qu'il soit
clair, convaincant, jamais ennuyeux. Et cependant ses meilleurs
articles ne vivent qu'un jour, et les flots toujours nouveau
lendemain ensevelissent à chaque instant les efforts de la veille'


Cette carrière attire volontiers les natures politiques qui
peuvent arriver au pouvoir. Mais elle n'est guère très-honorable
que dans les pays libres.


LES MOYENS DE L 'ÉTAT. 1'27
Les grands centres, les capitales où se réunissent le gouver-


nement, les chambres, les chefs de parti, où les nouvelles
abondent de toutes parts, où les abonnements se multiplient,
sent sans cloute le siége naturel des grands journaux. Cependant
l'expérience montre qu'ils peuvent réussir aussi, et avec plus
d'indépendance peut-être, dans des villes moins importantes.


une civilisation très-avancée amène parfois un phénomène
dangereux : c'est le journalisme habile pt professionnel, qui, sans
vrai talent, sans amour du pays et très-indifférent à tout, ne
songe qu'a exploiter les impressions et les passions du public.


Les partis doivent avoir leurs organes ; mais le public Se méfie
volontiers de la presse de parti. Il cloute de la sincérité ou de la
justesse de ses jugements, de la pureté de ses intentions. Les
journaux qui ne se donnent que la mission d'exprimer l'opinion
publique, acquièrent plus facilement un cercle (:tendu de lecteurs.
lis perdent peut-être en énergie et en esprit de suite; mais le
sentiment général est heureux de se retrouver en eux comme
dans un miroir.


I




CHAPITRE VI.


C. — ASSOCIATIONS, RÉUNIONS PUBLIQUES, AGITÀTIO


Les associations sont également l'un des pouvoirs de la nation,
l'oeuvre libre de la société ou des particuliers. Chacun doit pou-
voir y entrer et en sortir librement : quand cette faculté n'existe
pas, comme dans les ordres religieux, l'association cesse d'être
simplement de droit privé. L'association privée n'invoque pas
l'État ni n'agit en son nom ; elle n'use d'aucune contrainte ex-
térieure autre que celle mise à la disposition de tous par le droit
commun.


Les associations politiques conservent cc caractère malgré le
but public qu'elles poursuivent, car les personnes et les moyens
qu'elles emploient sont privés. Surtout n'allez pas, avec Stein,
les ranger parmi les membres organiques de l'administration,
et les placer sous le pouvoir absolu du gouvernement.


-Rien de plus varié que le but des associations : il peut être
artistique, littéraire, de bienfaisance, de morale, de religion,
d'économie, de plaisir même. Ces groupements multiples enr i


-chissent la vie sociale, et ont une influence indirecte sur rem,
dont ils préparent ou préviennent l'action.


L'association politique se propose ilentéCI a UMM t un but publie,
comme l'enseignement ou l'éducation politique, une action Ste


LES MOYENS DE L'ÉTAT. 199
les affaires du pays, une tendance de parti (libérale, conserva-
trice, nationale, etc.), même un acte ou une loi spéciale, par
exemple l'abolition d'un impôt. Mais, dans un sens plus large,
ou donne encore ce nom aux associations qui, sans agir direc-
tement sur l'État, ont cependant une influence directe sur des
rapports de droit public (par exemple l' Éolise et les communes),
et à celles qui se réfèrent étroitement, quoique indirectement, à la
vie de l'État (par exemple les associations catholiques. qui agis-
sent aussi sur les élections, etc.).


Le moyen âge aimait la liberté d'association ; mais il la pra-
tiquait plus volontiers dans les formes des associations reli-
gieuses que dans celles des associations politiques ; il préférait
la corporation à la simple société.


L'absolutisme des derniers siècles l'étouffa : toute association
politique fut réputée péril social.


C'est encore en Angleterre et clans l'Amérique du Nord qu'elle
reparut d'abord, mais cette fois dans les formes de l'esprit mo-
derne. Elle est devenue de droit général aujourd'hui, depuis'


848
surtout. (Vol. II, liv. IX, ch. viii.)


Les associations politiques trouvent assez peu d'adhérents
dans les temps calmes ; on les voit alors s'engourdir et dormir.
Mais, aussitôt que la lutte s'anime, elles se multiplient, grandis-
sent, deviennent de véritables puissances. Comme elles de-
mandent à leurs membres une certaine indépendance et une
certai ne initiative, c'est dans les villes surtout qu'elles surgissent.
Aussi leurs constitutions reposent-elles, le plus souvent, sur
les principes du contrat de société et de, la démocratie : tous
les associés ont des droits et des devoirs égaux ; ils se ras-
semblent pour délibérer à la majorité des voix ; ils nomment
des administrateurs, des directeurs, des commissions repré-
sentatives.


Leur puissance devient surtout dangereuse quand, loin vie
servi r le bien public, elles s'attaquent à l'organisation même de
lÉtat, refusent l'obéissance et tendent à s'emparer du pouvoir.
Comparez l'histoire des associations eu France et en Angleterre.
Sous la R évolution française, les associations politiques n'ont
Pas d'autre but que le pouvoir ; girondins, jacobins, septem-


9




130 POLITIQUE.
briseurs, s'en emparent tour à tour, et sont engloutis par les flots
montants de la tourmente. Les associations anglaises, plus
sensées et plus calmes, visèrent moins haut ; mais un succès
durable couronna leurs efforts. Les unes ébranlèrent l'État ; les
autres développèrent sa vie.


Au reste, l'État moderne n'accorde une entière liberté aux
associations politiques qu'autant qu'elles se meuvent dans 1:è'.
limites de l'ordre juridique. Il n'est point tenu de tolére
celles qui s'attaquent à sa personne même, qui rivalisent dé
pouvoir avec lui, qui forment un État dans l'État. Subordon-
nées à l'État, les associations le vivifient ; dominantes, elles le
corrompent.


Les associations ont une activité continue et permanente. Les
réunions publiques ne sont que des phénomènes passagers ; mais
leur action concentrée est souvent plus puissante. C'est aussi
dans les crises qu'elles se multiplient, s'accroissent et s'agitent,
pour appuyer une opinion par leur masse. Un parti ou même
une association politique en est ordinairement le noyau , et l'en-
tourage éloigné se compose volontiers de curieux. Mais une di-
rection habile et le talent des orateurs parviennent à s'emparer
de tous les assistants, à engendrer une puissante décision. Les
hésitants, les indifférents eux-mêmes s'en imprègnent, et chacun
va répandre au loin ses ardentes convictions.


Une réunion publique n'a cependant jamais qu'une influence
secondaire dans un grand État; le nombre de ceux qui y pe
'lent part demeure faible par rapport au chiffre des absents.
puissance publique est si grande, qu'elle peut entendre sa vol
sans danger, examiner ses griefs. Mais, dans un petit État, l'esprit
de l'assemblée peut fa.cileinent se présenter comme la volonté de
la nation entière, et acquérir une force dangereuse; il faut ici
plus de prudence.


Enfin, l'on donne le nom d'agitation aux efforts d'un parti ou
de certains hommes politiques pour faire converger les moyens
(le puissance des gouvernés, presse, associations, réunions, ver'
un but déterminé. Un pays libre la permet dans les limites des
lois. Elle est même parfois un besoin légitime, et la constitution
représentative ne lui enlève pas toute utilité; bien mieux, c'est


LES MOYENS DE L ÉTAT. 131
sous ce régime qu'elle se produit le plus souvent. Mais l'on ne
saurait oublier q u e tous ces courants, ces manifestations, ces
orages, sont des mouvements inorganiques de l'opinion, et que
leur situation reste subordonnée, en présence de l'expression orga-
nique de la volonté nationale.




CHAPITRE VII.


— FORCE ILLÉGALE, RÉVOLUTION.


La force ne peut être employée par l'homme contre l'homme
qu'autant qu'elle est sanctifiée par le droit. Mais la violence in-
juste peut triompher, et produire d'importants effets.


La -violence injuste de l'individu est punie par le juge cri-
minel ; celle de l'autorité rencontre la barrière du droit public,
la responsabilité des ministres et, suivant les cas, la justice cri-
minelle elle-même ; celle de l'ennemi est réprimée, ou du moins
tempérée, par le droit des gens.


Mais ces barrières sont parfois impuissantes ; les organes pro-
tecteurs du droit sont les plus faibles, et la violence triomphe.
Elle prend alors, généralement, le nom de révolution, quand elle
vient d'en bas et qu'elle tend à transformer l'ordre établi.




Dans un sens large, le mot révolution indique simplement
une transformation essentielle, qu'elle vienne du pouvoir ou des
foules, de la. force ou du droit. Dans un sens plus précis, il s'op-
pose à la réforme.


La réforme suppose : I° un changement émané de l'autorité
compétente (spécialement dit pouvoir législatif) suivant les formes
légales; 20


un changement conforme en lui-même aux principes
permanents du droit.


LES MOYENS DE L'ÉTAT. 133


Quand l'une de ces conditions manque, il y a révolution. Celle-
ci se caractérise donc par la violence illégale de la forme, ou l'in-
justice_ du fond.


La réforme est le développement normal du droit. La révolution
peut engendrai' des droits, mais c'est une formation anomale,
un mouvement des passions, par opposition au jeu ordonné des
organes publics. La première est toujours un bien : c'est la vie
saine, et réglée de l'État. La seconde est toujours entourée de
souffrances pénibles, môme lorsqu'elle est nécessaire et féconde :
c'est une crise dangereuse. Quand la réforme devient paresseuse
ou nulle, la maladie gagne, et la révolution se prépare. Quand le
développement normal est devenu impossible, la vie, longtemps
contenue, brise soudain les entraves qui l'étouffent, et fait une
violente irruption.


Certaines natures radicales applaudissent à toutes les révolu-
tions : la chute d'une autorité leur fait toujours plaisir. Certaines
natures absolutistes les condamnent toutes, ou n'excusent que
les révolutions d'en haut. La folie des uns équivaut aux étroits
préjugés des autres.


La révolution n'est point un principe, mais un événement. Les
jacobins soutiennent en vain le contraire ; leur système rend tout
droit public instable, toute paix intérieure impossible. Mais Stahl
est aussi coupable, aussi absurde, quand il identifie avec la ré-
volution notre État moderne humainement ordonné et le régime
républicain. Les grandes révolutions de l'histoire, sanglantes ou
pacifiques, ont toujours tenté de fonder un ordre politique nou-
veau; mais les nations n'ont jamais considéré . la révolution
comme un but. Les républiques sont aussi peu à l'abri de celle-
ci que les monarchies. La chute des décemvirs, les guerres de
Marius et de Sylla, l'élévation de César et d'Auguste, furent aussi
bien des révolutions que l'expulsion des Turquins. C'est une
révolution qui renversa Charles P r ; une révolution qui ramena
Charles H ou qui fonda la monarchie constitutionnelle de Guil-
laume III. Les buts différaient essentiellement, le moyen était
le même.


ce que l'on peut affirmer, c'est que les révolutions mo-
dernes sont plus conscientes et de principe et plus exclusivement




13i.
Là POLITIQUE.


politiques que celles du moyen âge. La fondation du pouvoir
universel clos papes par Grégoire VII et l'a réforme protestante
étaient encore des révolutions principalement religieuses; elles


• n'étaient politiques qu'indirectement. La remarquable révolution
anglaise de 1688, qui est la plus conservatrice de l'histoire, était
elle-même une lutte pour les libertés traditionnelles contre
l'absolutisme du roi ; c'est par contre-coup qu'elle engendra
la forme nouvelle de la monarchie constitutionnelle. Mais les
révolutions nord-américaine (1774), française (1789), italienne
(1859 .1861), et allemande (1866), poursuivaient consciemment des
formations politiques nouvelles. Malgré nombre (l'erreurs, eeet
là un progrès, et non un crime, comme le prétend l'obscuraii,
tisrne.


La révolution se produit naturellement :1° lorsqu'il y a con-
tradiction entre les tendances et les voeux du peuple et leS
formes del'État ; 2° et qu'il n'existe aucun moyen légal de donneur
satisfaction aux souffrances : en un mot, quand il y a nécessité
d'user de violence pour sortir d'une situation devenue insup-
portable.


L'unique moyen de l'éviter toujours, c'est de réformer à temps
et convenablement. La révolution est le droit naturel de l'é
qui ne peut pas se sauver autrement, de la nation vigoureuse q
a perdu tout espoir d'une réforme indispensable. Elle est presq
toujours une violation du droit formel ; ruais elle est loin d'è
nécessairement un crime. Parfois, au contraire, c'est par elle
que le droit suprême d'exister et de se développer se fait éner-
giquement, jour, en brisant les entraves artificielles du drOil
historique. Bien qu'accomplies par force ou par violence et al
mépris de la légalité, elles étaient légitimes ces révolutions d
Pays-Bas contre la tyrannie espagnole pour la liberté de leu
croyances, des Anglais contre les Stuarts pour leurs liberté
parlementaires, des Allemands contre Napoléon l ei ,


des Gree
contre les Turcs, des Italiens contre l'Autriche, des colonie:
nord-américaines contre une tutelle abusive, des Français ren-
versant un absolutisme vieilli et devenu incapable, de la
Prusse aidant le peuple allemand à briser les liens comprc--
sifs de l'Autriche-Hongrie. L'histoire du monde a démontré


LES MOYENS DE L'ÉTAT, '135
air légitimité par la grandeur et la stabilité des résultats.


Une révolution légitime se produit ordinairement comme une
puissante commotion naturelle, l'éruption d'un volcan, une tem-
pête irrésistible. « Que sont les révolutions ? » se demande
Laurent ' : « un progrès dans la vie de l'humanité, qui se fait
d'une manière violente, parce que les passions humaines s'op-
posent à la transformation régulière des institutions et des
croyances. » Les révolutions artificielles sont plus rares qu'on
ne croit; presque toujours elles échouent, ou ne fondent rien de
durable. Telles furent les révolutions que les Français susci-
tèrent chez nombre de leurs voisins ('1790 à 1800); celle que
Napoléon l e i tenta en Espagne; celle que des émissaires autri-
chiens provoquèrent en 18'14 dans la Lombardie, puis à Berne;
celle des courtisans prussiens qui troublèrent Neuchâtel en
1857. Ces révolutions montrent leur impuissance dès leurs
débuts. Il est donc absurde de dire avec les écrivains cléricaux,
suivant en cela Louis de Haller, que l'ordre des francs-maçons
a été le père et le chef de toutes les révolutions de l'Europe.


Sans doute, la révolution ne naît pas toute armée du cerveau
du peuple avec le premier réveil d'une pensée de transforma-
lion. Elle se prépare lentement ; sa croissance est d'abord
embryonnaire. L'idée nouvelle s'empare de quelques-uns, puis
d'une classe ; les luttes des partis la propagent.; les passions
s'animent; le désir du changement devient général ; l'amertume
se transforme en colère, en fureur. C'est alors seulement que
les masses sont éminemment prêtes à s'enflammer, et qu'une
étincelle peut tout embraser. Peut-être le grand nombre était-il
d'abord opposé à la révolution ; mais la vie nouvelle qui surgit
console bientôt de l'ancienne; tous se jettent dans le mouve-
ment, qui devient irrésistible.


Les légitimistes blâment souvent des révolutions qu'ils ont
eux-mêmes excitées, et Frédéric le Grand disait avec raison


qu e les révolutions naissent de la nature des choses 2 . Mais


' 1:Iod.
sur rhum.,


2 Œuvres, 1, p. 239, Du goerernoment de Brandebourg, 051 : « La fragilité
et l 'instabilité sont inséparables des ouvrages des hommes; les révolutions que les
monarchies et les républiques éprouvent, ont leurs causes dans les lois immuables


rt




136 LA POLITIQUE.


toutes aussi apportent avec elles de douloureuses souffrances.
de pénibles déchirements. L'homme d'État a donc pour premiep
devoir de les prévenir par la réforme, ensuite de les diriger
et d'y mettre fin le plus tôt possible, quand elles sont devenues
inévitables.


En effet :
1) La révolution déchaine les forces naturelles qu'une situa-


tion politique normale ordonne et maintient dans de justes
rapports: dès lors les passions sauvages n'ont plus de frein.
Sans doute, l'on rencontre clans certaines révolutions un ardent
amour.de la patrie, un courage héroïque, l'enthousiasme des
libertés publiques, une noble et généreuse philanthropie. On a
même remarqué une diminution des crimes de droit commun,
une sorte d'apaisement des haines ou des inimitiés dans les jours
qui ont précédé certaines commotions violentes. Mais un État
en révolution n'offre aucune garantie, aucune sécurité. La pas-
sion peut d'instant en instant changer de courant. L'histoire est
remplie des pillages, des cruautés, des brigandages et des
meurtres qui forment leur cortége habituel. Lorsqu'elle n'est
pas conduite par le pouvoir lui-même et militairement, la révo-
lution est une anarchie relative, qui met en péril les meilleures
institutions et les meilleurs citoyens.


2) Les révolutions récentes ont été très-heureusement peu
sanglantes. Et cependant la révolution d'en-bas, même rela-
tivement tempérée, ébranle pour longtemps l'autorité du droit
et les pouvoirs constitutionnels.


3) Le nouvel ordre des choses qu'elle fonde n'est pas d'abord,
bien établi. Elle bàtit sur un sol mouvant qui reste longtemps
peu sûr. Pour que le droit soit puissant et respecté, il faut qu'il
ait passé clans les moeurs.


4) Aussi presque toujours la révolution trouble-t-elle le crédit
public. L'instabilité des choses réveille' toutes les craintes; la
confiance s'en va; le commerce languit; l'industrie s'arrête; les
ouvriers sont sans travail ; tons les intérêts sont menacés.


(I•k la nature; il faut que les passions humaines servent de ressort, pour aminci' et
mouvo:r sans cesse de nouvel! ;. s décorations sur ce grand théatre. »


LES MOYENS DE L'eTAT. 137
:;,) L'État se voit entrainé dans des dépenses extraordinaires.


Les révolutions coûtent cher aux finances publiques, même
lorsque


G) la guerre mile ou des coin extérieures ne viennent
pas mettre le comble aux souffrances.


La révolution conduite militairement et par le pouvoir lui-
même, est naturellement celle qui produit le moins les pre-
miers d'entre ces maux.


Il est plus difficile de diriger une révolution devenue inévi-
table, que de prévenir par la réforme une révolution qui se
prépare. Il faut pour cela un calme, une énergie, une audace
peu communes. Un homme d'État même capable peut s'effrayer
d'une illégalité devenue nécessaire, craindre une responsabilité
que les circonstances commandent d'assumer. Si ce n'est pas
toujours faire preuve de bonté et de vertu, c'est toujours faire
preuve de capacité et de talent, que de se rendre maitre de la
révolution pour la ramener dans l'ordre. Trop sensible, le poli-
tique se tient à l'écart de la révolution ; faible, il est renversé
par elle; passionné, il la mène aux excès ; puissant, il la mai-
trise; sage et prudent, il la conduit.




LIVRE CINQUIÈME.


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT :
RELIGION, SCIENCE, ART.


CHAPITRE PREMIER.


Religion et politique. — Caractère interconfessionnel
de l'État moderne.


La religion unit l'âme à Dieu; l'État unit les hommes entre
eux pour les intérêts communs de la rie. Par suite, la religion
est indépendante de la politique; la politique, des autorités
religieuses.


Il est toujours mauvais de les mêler. La religion qui domine
l'État se détourne de son véritable but , l'amour de Dieu, la
sanctification de l'âme, et se jette dans les luttes et les passions
des intérêts terrestres. La corruption de l'Église romaine qui
rendit la réforme nécessaire, et l'action actuelle de sa hiérarchie
dominée par les jésuites, le prouvent. Cette religion des prêtres
se fait haïr ou mépriser par les classes cultivées, en môme
temps qu'elle rend les masses superstitieuses et fanatiques, les
trompe, les abêtit, les exploite par de vaines apparences.


Mais une politique essentiellement religieuse ou confessio n
-nelle n'est pas moins dangereuse. Tel était cependant le ea"


L'ÉTAT .MODERNE ET LA. VIE DE L'Esturr. 439
refile de la politique du moyen âge dans le monde chrétien
vt dans le monde musulman. Cette attache s'est conservée même
après la réforme, jusqu'au milieu du xvme siècle, voire jusque
dans le nôtre. Mais l'État moderne est essentiellement inter-
conii>ssionnel.


Les chrétiens du moyen âge connaissaient sans doute la dis-
ti nction de l'Église et de l'État, qu'ignoraient les musulmans.
Néanntoins l'union demeurait si intime, que la foi religieuse
était partout la condition des droits publies. Les croyants
tuient seuls réputés membres de l'État; seuls ils pouvaient


partie du tribunal populaire on de l'assemblée communale.
L'autorité n'avait, pas de plus haut devoir que la protection de
la foi contre toute atteinte; le fer et le feu poursuivaient les
mécréants.


Des motifs spéciaux faisaient seuls supporter certains hété-
rodoxes, comme les juifs dans les États chrétiens, les chrétiens


Turquie, toujours d'ailleurs avec entière exclusion des droits
publics.


L'empereur lui-même, dit le Sachsenspiegel gibelin (T, in),
tombe sous le coup de l'excommunication papale, « s'il doute en
matière de foi. » Dès lors, suivant l'opinion des prêtres et de la
grande majorité des laïcs, les princes et les sujets chrétiens lui
refusent avec raison l'obéissance. L'hérétique a toujours tort.


Ces idées donnaient à l'autorité religieuse une exorbitante
puissance : l'Église décide de la vraie foi; l'État s'incline (le-
vant sa décision, et lui prête l'appui du bras séculier.


On comprend que les jésuites travaillent à rétablir ce sys-
tème. Si le pape infaillible peut décider en dernier ressort que
le roi, les chefs de la nation, les citoyens et les sujets ne sont
Pas dans la vraie foi, et si les droits publics de tous dépendent
de cette suprême sentence, le pape et les jésuites, ses guides,
deviennent les maitres et les juges de tous les princes et de
tous les peuples.


La réforme. allemande relâcha les attaches confessionnelles
Sans les supprimer. Ou s'était affranchi de Rome; mais les
Princes protestants s'efforcèrent à leur tour d'imposer à leurs
Sujets leur foi personnelle : « Cujus est regio ejus est religio. »




1/4
440 LA POLITIQUE.
Ils ne craignirent même pas d'employer la force. Les parents
furent contraints de faire baptiser, élever et confirmer leurs
enfants dans la foi protestante; chacun dut observer les pra.
tiques religieuses ; on expulsait les hétérodoxes ; on excluait
les incrédules des fonctions publiques. Deux confessions par.
tageaient l'Empire et ses ordres ; mais chacun des États par.
ticuliers restait exclusivement confessionnel , catholique ou
protestant. L'Allemagne se divisa en deux camps, le corpus eu.
tholicorum et le corpus evangelicorum ; la moitié du peuple aile.
mand s'élevait hostilement contre l'autre:


Cet exclusivisme ne lit place au principe de la parité que
dans de rares pays, entre autres dans la Confédération suisse.
Chacun des cantons suisses demeurait aussi exclusivement
catholique ou protestant. Mais le lien fédéral réunissait leurs
députés dans les diètes générales; il y avait des intérêts com-
muns à sauvegarder; il fallait bien supporter des sujets catho-
liques et des sujets protestants dans les bailliages communs. De
là un dualisme confessionnel qui s'imposait, et que l'on nomma
la parité.


L'Allemagne ne devait pas tarder non plus à entrer dans
cette voie. Les deux grands partis qui la divisaient s'efforcèrent
en vain de restaurer l'unité de la foi par trente ans de guerres
civiles et désastreuses. Aucun d'eux ne fut assez fort pour l'em-
porter; et le traité de Westphalie vint reconnaître l'égalité civile
des catholiques et des protestants allemands, malgré les pro-
testations des jésuites et du pape. C'était le seul moyen fié'
rétablir la paix.


Sans être un entier triomphe, la parité des deux ou même
des trois confessions chrétiennes (catholiques, luthériens, réformés)
formait un progrès considérable. Mais la science d'alors rega r


-dait elle-même ce nouveau principe comme un mal nécessaire,
et chaque État s'efforçait encore de retourner à l'ancienne règle,
en s'affirmant essentiellement catholique ou protestant, cite
fusant l'égalité des droits politiques aux dissidents:


Le reste de l'Europe gardait cependant son principe exclusif.
Le nord scandinave et le sud roman agissaient semblablement,
l'un en faveur de Luther, l'autre en faveur de Rome. Les rois de


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT. 141
fraie tolérèrent un moment les réformés, puis ils révoquèrent
cette sage mesure, pour mieux assurer l'unité nationale, et
epulsèrent les protestants, non sans préjudice pour l'industrie
et la civilisation françaises. L'Angleterre poursuivait également
l'unité des croyances, et le parlement la sanctionna par ses
lois; l'Église épiscopale de l'État demeurait hautement privi-
légiée.


Cette situation générale ne se modifia que lentement. Les for-
mations politiques de l'Allemagne progressèrent, et la Prusse se
mit bientôt à la tête du mouvement. Le prince Électeur Jean Si-
gismond (1608-1619) essaya le premier de rétablir la paix entre
ses sujets luthériens -et ses sujets réformés, moins nombreux,
mais dont sa maison partageait les croyances. Le Grand Élec-
teur (1640-1688) contraignit ensuite les pasteurs luthériens à
modérer les excès de leur zèle, à respecter le principe politique
dela parité. Enfin, Frédéric le Grand se dégagea nettement de
tous ces liens. Il est le premier prince qui ait proclamé le grand
principe moderne. On cornait sa formule populaire: « Dans
mon royaume, chacun se sauve à sa façon. » Il sut la mettre en
pratique même dans les provinces catholiques qu'il conquit, en
protégeant leur foi avec la mème autorité que celle des luthé-
riens et des réformés.


Les événements qui suiv irent rompirent l'unité con fessionnelle
dans presque tous les États allemands. La Bavière, entièrement
Catholique, s'augmenta d'un tiers de protestants. Le Wurtem-
berg, protestant, acquit plusieurs principautés catholiques. La
dynastie badoise réunit de nombreuses populations catholiques
à son étroit territoire protestant. Les sécularisations, les média-
ti sations, les annexions, opérèrent des mélanges de toutes sortes.
Enfin, l'acte de la Confédération du Rhin, puis l'acte fédéral de
1815 , vinrent garantir l'égalité politique des trois confessions
chrétiennes.


Mais ce n'est que depuis 1848 que le pas décisif s'est accompli,
e,t (lue le droit public a été déclaré indépendant de la foi religieuse
dans toute l'Allemagne. Juifs, chrétiens et incrédules ont les
tnêntes devoirs envers l'État; pourquoi n'auraient-ils pas les
mènles droits?




142 LA POLITIQUE.
L'article 12 de la constitution prussienne (de 1851) forte


nettement le nouveau principe : La liberté de la foi religieuse,
des associations religieuses, et (le l'exercice public ou privé du
culte, est garantie. La jouissance des droits civils et politiques est
indépendante de la confession religieuse. On ne peut se dispenser
des devoirs civils ou publics, sous prétexte d'exercer sa liberté
religieuse. »


Le droit public de l'Allemagne moderne ne permet plus de
parler d'États catholiques et d'États protestants. Les Prussiens
catholiques se plaindraient justement si l'État prussien se décla-
rait protestant; de même les protestants bavarois, si l'État bava-
rois se déclarait catholique. La différence dogmatique des .cultes
a aussi peu (l'influence sur le droit public que la différence de
leurs rites et de leurs constitutions. Les États modernes ne sont
pas les membres d'une Église ; ils sont en dehors de toute Église.


Sans doute, nous avons en Allemagne des princes et des su-
jets catholiques et protestants, et même, au grand désespoir des
jésuites, un empereur protestant. Mais les dignités impériale,
royale, princière, ne sont ni des fonctions protestantes ni des
fonctions catholiques.


Tous les États modernes, suivant l'exemple inauguré par les
États nord-américains , sont aujourd'hui des communautés
interconfessionnelles, c'est-à-dire qu'ils gardent à l'endroit des
cultes une attitude neutre, et qu'ils unissent leurs divers adhé-
rents dans un ordre juridique commun.


Mais les oppositions confessionnelles sont loin d'avoir perdu
toute influence dans la politique. Le système du droit n'est pasla
politique tout entière. Celle-ci se ressent également des tendan-
ces et des qualités du peuple ; elle ne peut se soustraire arbitrai-
rement au pouvoir des traditions ; elle doit compter avec les
moyens dont elle dispose et les obstacles que lui suscitent les
sentiments, les opinions, l'éducation, les moeurs, les préjugés et
les passions. Il n'est point indifférent pour l'État que la majorité
'de ses sujets catholiques soit portée à obéir au pape et ans
évêques plutôt qu'à la loi et au prince, taudis que les protes"
tacts opposent à la hiérarchie leur jugement personnel et leur
conscience indépendante. L'État a réellement un caractère, de'


L'ÉTAT MODERNE ET LA. VIE DE L'ESPRIT. 143


devoitS, des moyens différents, suivant que sa population est ca-


tholique, protestante ou mixte. Politiquement, les confessionsjouent donc encore leur rôle, et l'on peut certainement parler,
en ce sens, d'États protestants, catholiques ou mixtes.


gais l'État moderne a le devoir de se dégager de plus en plus
de ces influences, môme dans sa politique ; de prendre pour bous-
sole le principe interconfessionne l , et de former les générations
nouvelles à son intelligence et à sa pratique.





CHAPITRE II.


Qu'est-ce que ]État chrétien ?


« L'État chrétien » est devenu de nos jours une sorte d'apho-
risme conservateur. C'est ainsi que le professeur Stahl, cet ancien
chef du parti conservateur dans le Landtag prussien, reprochait
à toute occasion aux libéraux de vouloir « détruire l'État chré-
tien, déchristianiser l'État. »


Invoquer le principe chrétien, c'est ramener la pensée au fon-
dateur, à la plus haute expression du christianisme. Or il n'y
avait guère au temps de Jésus qu'un seul État d'importance;
Jésus, ses apôtres, les premiers chrétiens, étaient tous les sujets
de l'empire universel de Rome. Quand on parle de l'État ou de
l'autorité publique dans la primitive Église, c'est toujours de
Rome et de l'empereur qu'il s'agit.


Sans doute, une grande partie des Juifs ne supportaient qu'a
regret le joug romain. Le souvenir de leur vénérable patrie co n


-sacrée à Jéhovah, était encore vivant. Ils attendaient avec ar-
deur ce rejeton de David qui devait délivrer Israël et rétablir
triomphalement le nouveau royaume de Dieu. Cette idée rempl is


-sait l'esprit des disciples eux-mêmes de Jésus. Ils espéraient
que leur maitre fonderait une théocratie nouvelle ; qu'il
deviendrait le roi et le juge effectif de l'univers ; qu'il les app el-


L'ÉTAT MODERNE ET LA. VIE DE L'ESPRIT. 145
Jetait autour de son trône, comme les grands dignitaires de son
royaume des saints. Serait-ce là l'idéal de l'État chrétien?


Mais si Jésus appliqua à sa personne l'ancienne croyance du
messie, ce fut en la transformant, et en purifiant les idées de ses
disciples de toute ambition de pouvoir et de grandeur terrestres.
Le « royaume du ciel » auquel Jésus convie les hommes, n'est
point un système politique ni une monarchie ; il ne se manifeste
pas par des « gestes extérieurs ; » il n'a ni soldats ni magistrats.
C'est clans les âmes qu'il vit; c'est le sacrifice de l'âme à Dieu,
l'union de l'âme avec Dieu, la béatification de l'âme par Dieu,
qui le constituent.


'fous les autres fondateurs de religion ont essayé de régler à la
Ibis la vie publique et la vie religieuse. Moïse et Mahomet, Manou
t Confucius ont cette même tendance dominatrice. Jésus, au


contraire, s'abstient scrupuleusement de toute action sur l'État
et la politique. Il ne veut qu'une chose: purifier et sanctifier la vie
morale et religieuse. Nous ignorons absolument quel était. son
idéal de gouvernement. Il ne formule aucune règle de droit; il
évite de se prononcer sur les questions politiques; il repousse
toutes les suggestions de ce genre ; il élude comme une tentation
la demande captieuse des Pharisiens, en disant : « Rendez à Cé-
sar (c'est-à-dire à l'empereur païen) ce qui appartient à César, et
à Dieu ce qui est à Dieu. » Jésus n'encouragea jamais la révolte
des Juifs contre Rome, et lorsqu'on l'accusa d'être «l'ennemi de
César, » le gouverneur romain « ne trouva aucune faute en lui. »
Et cependant l'empire n'était point une théocratie ; c'était du peu-
peolenhe,,eatiirton de Dieu, que César faisait dériver sa puissance. Cette
forme d'État faisait horreur au vieux Juif fanatique. Jésus, au


l'appelle « l'ordre du monde, » le pouvoir armé du
glaive,


ta: vite: -,qui a le droit de forcer l'obéissance, bien qu'essentielle
ment différent du royaume idéal de Dieu.


De même, ce n'est ni à ce dernier ni à la théocratie juive, mais
payer' et à l'empereur, que se réfère cette parole fameuse


el
souvent citéede Paul (Rom., : « Que toute personne


soit soumise aux puissances, car il n'y a pas de puissance qui ne
vienne de


"c o Dieu, et c'est. lui qui a établi toutes celles qui sont sur
'a terre . » Dans cette épître qu'il adresse aux Juifs chrétiens de




1 46 LÀ POLITIQUE.
Home, le grand apôtre combat plutôt qu'il n'appuie les préjugés
théocratiques de ses coreligionnaires. Ceux-ci étaient disposés à
ne voir dans l'empereur qu'un usurpateur, à se tenir à l'écart
d'un gouvernement exercé par des païens. Paul leur dit de
lui obéir et de le servir, car l'État païen lui-même a sa base
profonde dans l'ordre divin du monde et les vues de la Pro.
vidence. L'apôtre repousse ainsi l'étroite conception d'un État
juif confessionnel et théocratique. II exprime une idée plus
haute : c'est que l'État en général, et l'État humain de Rome aussi,
est voulu de pieu, et sacré pour la conscience religieuse.


La théologie chrétienne a pris ces paroles à rebours en fondant
sur elles une théocratie orthodoxe que Paul avait précisément
pour but de repousser.


Ainsi le Christ et ses apôtres, bien loin de condamner tout État
qui ne serait pas spécifiquement chrétien, rejetaient cette idée
exclusive, comme dangereuse pour la religion et l'ordre poli-
tique établi.


L'idée de l'État chrétien n'a surgi que plus tard, quand Rome
convertie eut interdit le paganisme pour faire de la religion
de Jésus la seule religion de l'État. Constantin, en proclamant
la liberté religieuse, essaya même d'abord de maintenir l'État
sur un terrain neutre. T.,'etnpereur devait régner sur les païens et
les chrétiens ; il restait le po atileze maximus des païens, et se
prétendait aussi l'évêque suprême des chrétiens. Mais les opposi-
tions étaient ici irréconciliables. Le jeune christianisme triompha
du paganisme mourant ; tout l'État fit bientôt profession de foi
chrétienne ; et, quoique les fonctions de l'Église demeurassent
distinctes de celles de l'État, l'union de la religion, du droit et de
la politique devint si étroite, que, pendant tout le moyen âge,
l'humanité ne put ni s'en dégager ni la rompre. La foi ortho-
doxe fut dès lors considérée comme une condition essentielle et
le devoir le plus élevé de l'État.


L'Église était cependant parvenue à se rendre indépendante
de l'État dans l'Occident romano-germain. Les deux grands or-
ganismes eurent chacun leur chef. L'évêque de Home devint le
pape universel, le chef du monde chrétien, et disputa le rang
suprême à l'empereur.


L'ÉTAT MODERNE ET LÀ VIE DE L'ESPRIT. 147
L'Église se regardait comme la plus haute expression du


royaume et de la cité de Dieu ; ne voyait dans l'État terrestre
qu'un système inférieur et plus grossier ; elle prétendait à la
direction intellectuelle du inonde, et affirmait que tout, le droit
public devait être chrétien. L'État reconnaissait. sans hésiter
cette prétention. Les droits publics devenaient ainsi l'apanage
exclusif des chrétiens orthodoxes ; eux seuls demeuraient ca-
pables d'occuper les fonctions publiques, de siéger dans les diètes
de l'empire ou des provinces. Un réseau théologique obscurcis-
sait l'antique vérité, qui fait de l'État un système humain natu-
rellement fondé sur la nation. Le inonde moderne a eu l'honneur
de la remettre enfin pleinement en lumière.


Comprendre l'État chrétien comme une théocratie, c'est donc se
mettre en contradiction tant avec la religion de Jésus et les pa-
roles de Paul qu'avec le droit public moderne.


En vain la Sainte-Alliance voulut-elle essayer, dans un mo-
ntent propice aux restaurations, de rétablir sous une forme nou-
velle la conception théocratique du moyen âge, en disant que
« Jésus-Christ est le seul vrai maître de la souveraineté, y, et
que les princes sont ses représentants délégués. Jésus n'avait
point fondé d'État ; il n'en avait point gouverné de son vivant,
ni voulu en gouverner après sa mort. La Sainte-Alliance ou-
bliait qu'elle allait donner raison aux Juifs, qui accusaient Jésus
devant Pilate d'aspirer à la royauté, et qu'elle allait condamner
celui qui répondait à l'accusation : « Mon royaume n'est pas de
ce monde. » Le pape romain, en protestant au nom de l'Église
catholique et de ses pontifes, « seuls vrais représentants du
Christ, » acheva de montrer toute la faiblesse des prétentions
des souverains. L'Angleterre refusa son adhésion au nom des
libertés publiques et des principes modernes ; la civilisation
occidentale s'émut tout entière contre un système qui semblait
ne pouvoir convenir qu'à l'inculte Russie ; et la dure réalité des
choses vint bientôt rompre une alliance qui reposait sur une
fiction. Le dogme chrétien de la souveraineté (lu Christ n'a rien
à faire avec nos constitutions politiques modernes.


Stahl ne fut pas plus heureux quand il essaya, quelques années
plus tard, à Berlin, de grouper encore une fois ses amis poli-




148 LA POLITIQUE.
tiques autour de la bannière de l'État chrétien pour les mener
au combat contre les idées et les lois modernes, ou « la révolu-
tion. » Suivant le célèbre professeur, l'État moderne doit être
chrétien, c'est-à-dire qu'on doit trouver en lui « protection pu-
blique et estime publique accordées à l'Église chrétienne seule-
ment, droit matrimonial chrétien , éducation chrétienne du
peuple, école chrétienne dirigée par l'Église chrétienne, foi
chrétienne exigée pour l'admission aux fonctions publiques. »
(Parteien in Stat und Kirche, p. 314.)


Cette formule est elle-même en contradiction avec le droit
public moderne. L'État accdrde aujourd'hui sa protection à toute
association religieuse qui respecte ses lois. Pourquoi clone ferait-
il autrement? S'il évite de gouverner en matière de foi, n'est-ce
pas parce qu'il a conscience des bornes de son pouvoir? Il laisse
les croyances libres ; il n'a pas la prétention d'être pour elles
une autorité. C'est pour cela même qu'il peut honorer l'Église
chrétienne à laquelle son peuple appartient, et qu'il ne peut lui
accorder des priviléges exclusifs, qui seraient une oppression
des dissidents. Le droit matrimonial a sans cloute encore au-
jourd'hui, dans plusieurs contrées, un certain caractère confes-
sionnel ; mais c'est plutôt là un mal qu'un bien, et les tendances
modernes s'efforcent de l'en dégager. La notion juridique du
mariage est indépendante de la confession, ses effets civils sont
pour tous les mêmes; pourquoi donc le droit matrimonial serait-
il confessionnel ? Quant à l'école, il est impossible que l'État
l'abandonne à la direction de l'Église. L'expérience démontre
que, depuis plusieurs générations, les plus grands progrès sont
dus aux bons soins de l'État, et que l'instruction publique est
inférieure là où elle est dominée par le clergé catholique. L'État
peut-il oublier que la forte éducation de ses enfants est une des
conditions de sa puissance,? Ce sont surtout les sciences profanes
que l'on apprend aujourd'hui dans les écoles ; la tutelle de l'État
-y remplace donc avantageusement celle de l'Église. Enfin, toutes
les constitutions modernes repoussent la nécessité d'un credo
religieux pour l'exercice des fonctions publiques et la députation.
Un juif ou un libre penseur peut en remplir tous les devoirs :
savoir le droit, juger avec impartialité, administrer sagement,


L'ÉTAT MODERNE ET LA. VIE DE L'ESPRIT. 149
gouverner habilement. Pourquoi l'État refuserait-il ses services?
Le plus grand des rois allemands, Frédéric H, n'était-il pas un
libre penseur? Et si l'on a regardé pendant longtemps, en Prusse
et dans plusieurs pays d'Allemagne, la fréquentation publique
des églises et une piété ostensible comme une recommandation
pour les fonctions publiques, n'étai t-ce pas là se priver des forces
utiles des esprits indépendants et encourager l'hypocrisie?


L'État moderne ne peut donc être appelé chrétien, ni dans le
sens théocratique du moyen âge, ni par la situation privilégiée
qu'il aurait à accorder aux sectes chrétiennes au détriment et
par l'oppression des non-chrétiens.


C'est dans un autre sens seulement qu'il peut aspirer à ce titre.
L'État moderne est chrétien, parce qu'il se garde de méconnaître
la portée universelle du christianisme ; qu'il voit eu lui l'une des
sources et l'une des bases principales de notre civilisation ; que le
christianisme est la religion de la grande majorité de la nation ;
que l'État libre a le devoir de protéger et d'honorer la morale et
les mœurs chrétiennes.


*C'est en ce sens que les Américains eux-mêmes disent encore
que la religion chrétienne est un des « éléments de leur droit com-
mun » (common law), et rangent leur État non confessionnel
parmi les États chrétiens. La constitution prussienne s'exprime
dans le même esprit (art. 14) : « La religion chrétienne sert de
base aux institutions [wird zum Grunde gelegt bei den Einrich-
longea, etc.] qui se rattachent à l'exercice des cultes, sans pré-
judice de la liberté religieuse garantie par l'article 12. »


Au fond, en devenant plus humain que l'État à demi barbare
du moyen àge , l'État moderne est également devenu plus
chrétien.




CHAPITRE 1H.


La religion chrétienne et l'État moderne.


Le Belge Frédéric Laurent, qui, dans ses Études sur l'histoire
de l'humanité, a étudié profondément, au point de vue libre et
élevé de la philosophie de l'histoire, les rapports de la religion
chrétienne avec la civilisation et l'État, aboutit à cette maxime :
que le christianisme traditionnel, celui de l'Église romaine, tel
qu'il est enseigné par les jésuites, comme celui de l'orthodoxie
protestante, est inconciliable avec l'esprit et la vie publique mo-
dernes.


Il est loin d'en conclure, avec Pie IX à Rome et Stahl à Berlin,
que nous devions retourner au moyen âge. Il ne croit pas non
plus, avec plusieurs matérialistes et certains idéalistes modernes,
que la religion chrétienne, vieillie et dépassée, a vécu. Mais, sui-
vant lui, le christianismene peut demeurer la religion de l'avenir
qu'en se montrant capable de progrès, en repoussant des erreurs
anciennes; en se corrigeant, en se complétant, en se purifiant pal'
l'esprit scientifique.


Laurent a été baptisé et élevé dans la religion catholique, et
si l'étude en a fait un libre penseur, » ce n'est pas clans le 50115
des frivoles contempteurs de toute religion ou d'un matérialisme
brutal. Pour lui, l'homme est religieux par sa nature et par sa
lin, comme il est sociable et pensant.


LÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT.


Sa vive croyance en Dieu lui tait admirer la main consciente
de la Providence dans le grand mouvement de l'histoire univer-
selle. Il est convaincu de la marche progressive de l'humanité et
de la réalité de l'ordre moral. Mais il aime par-dessus tout l'in-
dépendance de l'esprit ; il en use pleinement, et avec une. force
peu commune. Un historien allemand trouvera peut-être qu'il
manque parfois de critique assurée dans l'emploi des sources;
certains de nos philosophes lui reprocheront de ne pas suivre la
méthode dialectique de leur école. Néanmoins, Laurent est supé-
rieur à la plupart des savants contemporains par l'étendue des
connaissances historiques, et par la netteté, l'idéalité, la profon-
deur des vues. Il fait toujours réfléchir, il rafraichit l'esprit, il est
plein d'enseignements. Son style, noble et facile, est parfois élo-
quent et élevé. Le passage dans lequel il adjure les catholiques
libéraux d'arracher enfin leurs enfants à une éducation jésui-
tique est saisissant. Il s'efforce également de dissiper les préju-
gés de la race latine contre la race germanique, et spécialement
contre le protestantisme allemand. Il attend enfin, d'une alliance
(les catholiques libéraux et des libres penseurs avec les protes-
tants indépendants la guérison des maux actuels dans l'Église et
la vie religieuse.


On ne saurait le nier : le christianisme a montré, dès l'origine,
certains traits caractéristiques qui justifiaient la défiance de l'État
ancien, et qui ne peuvent pas toujours se concilier avec l'esprit
de l'État en général. A n'envisager que ces traits, l'on comprend
que les anciens Romains aient reproché aux chrétiens d'être de
mauvais cito yens. Tels étaient surtout :


1) La vive foi des premiers chrétiens à la fin prochaine du
monde, et par conséquent de l'empire romain, et au retour vi-
sible du Christ, qui, entouré des célestes phalanges, frapperait
les païens avec le, glaive, et fonderait sou divin royaume et sa Jé-
rusalem céleste. Ils espéraient voir de leurs yeux ces choses s'ac-
complir. L'Apocalypse peint en images fantastiques cette croyance
à la lutte itintivzs, et leet prochaine entre l'empereur, Néron re-


la
e


le Christ, le roi des rois.
La chrétienté s'est depuis dégagée de ces imaginations. Mais,


tal t qu'elles régnèrent dans les âmes, les croyants ne pouvaient




152 LA POLITIQUE.
être que d'assez médiocres citoyens. Quand l'on attend aussi pro,
chainement la fin du monde, à quoi bon travailler au progrès
temporel?


L'empire romain vieillissant eut longtemps à lutter contre ces
erreurs, que les apôtres eux-mêmes partageaient. Mais ce dan_
ger est aujourd'hui passé.


2) L'idée spiritualiste plus persistante, et telle que la compre.
naît l'ancienne Église, du mépris de la chair, des biens terrestres et
de la vie présente, pour tout consacrer à la vie future.


Le moyen âge encouragea systématiquement cette tendance, el
la développa par des institutions permanentes, étrangères et soue
vent hostiles à l'État. La vie contemplative passée dans la prière
et les pieux exercices, fut estimée plus haut que l'activité vivante
de la pensée et des oeuvres; la mortification des sens, que lasage
jouissance de la vie; l'ermite fainéant, que le brave citoyen; le
pieux pèlerin, que l'artisan travailleur. Les vœux perpétuels de
pauvreté et de chasteté des moines et des nonnes, formaient un
haut degré de sainteté. Le célibat des prêtres était plus pur que
le mariage des laïques. On comblait les couvents de privilèges et
d'immunités, et l'on soustrayait le clergé tout entier à la souvt,
raineté de l'État.


Peut-être faut-il douter que ce spiritualisme exagéré puisse,
être reproché au christianisme primitif déjà. Mais il s'était petit
à petit répandu. dans toute l'Église chrétienne; et il est incontes-
table qu'il a été fatal aux intérêts économiques de la société, aux
progrès de la science, à la puissance de l'État,.


La réforme du xvi e
siècle réagit contre ce mal. Les voeux des


moines et des nonnes furent annulés, les cou vents supprimés, les
ecclésiastiques assimilés aux laïques et soumis comme eux à
l'État. Les pays catholiques eux-mêmes marchèrent à leur tour
dans ces voies. Le droit commun, l'affranchissement de l'État
moderne de la tutelle de l'Église, l'instruction plus répandue,
l'autorité croissante de la science, devaient naturellement chan-
ger les choses.


Et cependant l'erreur n'est pas complètement vaincue. On la
trouve encore dans maints catéchismes; les écoles des jésuites
l'enseignent avec ardeur; le syllabus de Pie IX en fait un dogme.


L'ÉTAT MODERNE ET LA. VIE DE L'ESPRIT.


Toutefo is , elle est aujourd'hui à peu près impuissante. Les n45:-1
l ions modernes s'en sont dépouillées comme d'un vêtement usé.
Le christianisme contemporain a marché sur ses débris. Elle
n'est plus gardée que dans les cercles cléricaux.


3) Les nombreuses superstitions qui ont accompagné le chris-
tianisme dès son origine, ou qui s'y sont incrustées plus tard
comme une rouille, quoique moins fatales à l'État, sont loin
d'être exemptes de reproches. Exemples : l'idée du diable corpo-
rel, prince des ténèbres, luttant perpétuellement contre le dieu
du jour pour lui disputer l'empire des.hornmes; l'image des dé-
nions rôdant autour de nous pour surprendre nos âmes; la
cro yance aux revenants, aux spectres, aux sorciers, aux magiciens,
qui s'allient aux puissances ténébreuses pour tourmenter, épou-
vanter, égarer les hommes; et surtout cette attente et ce désir
du miracle, d'une intervention directe de Dieu suspendant à cha-
que instant les lois de la nature.


Ces superstitions enlèvent à l'homme la vue nette et vraie des
choses, l'intelligence sûre des rapports de cause à effet. Il cesse
de distinguer ce qui est naturellement nécessaire et ce qui est
simplement possible. Il laisse au ciel le soin de le tirer d'embar-
ras. Il s'effraie de dangers imaginaires ; il se nourrit d'espérances
chimériques. L'ennemi réel le trouve faible, et l'imagination lui
ôte la raison.


Et cependant l'Église chrétienne elle-même, tant l'Église pro-
testante que l'Église catholique, ne craint pas d'entretenir encore
aujourd'hui avec une tendre sollicitude, et comme si elle était
indispensable à la religion, cette antique et traditionnelle super-
stition du miracle, où l'on retrouve, souvent défigurées et gri-
maçantes, les antiques visions des Perses, des Romains, des
Celtes et des Germains. Le miracle est encore « l'enfant chéri de
la foi (a). -»


La science moderne, en répandant la lumière sur les lois éter-
nelles de la nature et sur les rapports nécessaires de la cause à
l 'effet, a porté un coup mortel à ces erreurs. Habile à observer
les phénomènes, elle sait combien des sens mal exercés trompent


_ faci lement, et combien l'imagination aime à prendre ses rêves


'1)(1 Das Wunder ist des Glaubens liebstes Riad. » (Foi/stil.)




154 LÀ POLITIQUE.
pour des réalités. Elle repousse sans réserve l'idée d'un miracle
suspendant les lois de la nature, et l'humanité cultivée accepte
aujourd'hui sa décision.


Les modernes ont en outre un sentiment plus énergique de
l'unité de Dieu. Les siècles précédents le divisaient en trois per_
sonnes, plaçaient assez bizarrement à ses côtés une famine dél.
fiée, sa mère ou son épouse, et lui opposaient le diable comme
une sorte de dieu rival.


Pour le moderne, Dieu n'est point un esprit qui, extérieur aux
choses, meut tout en cercle par son doigt b) ; » le monde n'est
pas davantage une créature déchue en dehors de Dieu. Le sage
pressent et reconnaît l'esprit divin dans le corps visible de la na-
ture universelle.


Nous aussi nous croyons que le christianisme est appelé à de-
meurer la religion de humanité virile. Mais c'est pour cela même
que nous lui demandons, avec Laurent, de se purifier d'erreurs
anciennes qui froissent trop justement les modernes. Ces artifi-
cielles superstitions éloignent de la religion les meilleurs esprits,
excitent les railleries d'un grand nombre, et, abstraction faite
de maints hypocrites, ne rallient plus que les imbéciles et les
ignorants.


Plusieurs théoriciens politiques vont plus loin. Le désintéres-
sement des choses de la terre que prêche le christianisme, leur a
fait croire qu'il est plus nuisible qu'utile à l'État. Suivant lllachia-
vell, l'État tirait certainement plus d'avantage des religions an-
tiques, qui sanctifiaient l'amour de la patrie par le culte des dieux
nationaux. Rousseau pensait mime « que la religion catholique
romaine est politiquement si évidemment mauvaise, que c'est
perdre le temps de s'amuser à le démontrer. » Car, dit-il, «
donnant aux hommes deux législations, deux chefs,


delle les soumet à des devoirs contradictoires, et leseenulxpiltierieds'de
pouvoir être à la fois dévots et citoyens... Tout ce qui rompt
l'unité sociale ne vaut rien ; toutes les institutions qui mettent
l'homme en contradiction avec lui-même ne valent rien. » Mais
le christianisme évangélique lui-même, affranchi de Rom e et
soumis à l'État, ne lui parait pas sans danger : Sans doute, dit-il!


b) Kreis (las Ail am linger laufen Iiisst. »


L ÉTAT .NIODERNE ET LA VIE DE L ' ESPIUT. 155


dans un État de vrais chrétiens, « chacun remplirait son devoir;
le


peaple serait soumis aux lois; les chefs seraient justes et mo-
dérés; les magistrats intègres, incorruptibles ; les soldats mépri-
seraient la mort.» Mais l'État demeurerait faible, « car la patrie
du chrétien n'est pas de ce monde ; il fait son devoir, mais c'est
avec une profonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de
ses soins. » Se trouve-t-il dans cette société « mi seul ambitieux,
un seul hypocrite, un Catilina, par exemple, un Cromwell, celui-
là, très-certainement, aura bon marché de ses pieux compa-
triotes. » L'usurpateur a-t-il triomphé, « on se tèrait conscience
de le chasser; il faudrait. troubler le repos public; user de vio-
lence, verser du sang : tout cela s'accorde mal avec la douceur
du chrétien, et, après tout, qu'importe qu'on soit libre ou serf
dans cette vallée de misères? L'essentiel est d'aller en paradis, et
la résignation n'est qu'un moyen de plus pour cela. » « Survient-
il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au
combat; nul d'entre eux ne songe à fuir... Mais, qu'ils soient
vainqueurs ou vaincus, qu'importe? La Providence ne sait-elle
pas mieux qu'eux ce qu'il leur faut? Qu'on imagine quel parti
un ennemi fier, impétueux, passionné, peut tirer de leur -stoï-
cisme ! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples généreux que dé-
vorait l'ardent amour de la gloire et de la patrie... les pieux
chrétiens seront battus, écrasés, détruits, avant d'avoir eu le
temps de se reconnaitre t . »


Si tous ces reproches étaient t'ondés, c'est trop justement que
l'État moderne soustrairait l'éducation de lajeunesse et la vie so-
ciale aux influences chrétiennes. Et ce fut., en effet, en s'inspira,•t
des idées de Rousseau que le peuple français, dans la période
violente de sa révolution, s'efforça d'extirper la religion chré-
tienne, chassa ses prêtres, proscrivit son enseignement, ferma
ses églises.


Mais le Monde civilisé a sévèrement blâmé ces égarements, et
les Français eux-mêmes en furent bientôt revenus. Leurs excès
ne firent qu'aplanir les voies à la réaction religieuse. Ce fut en
lienitents contrits qu'ils se courbèrent de nouveau devant le gon-


Contr. »oc., 1. IV, c. vin, De la. rf ligion civile.




156 LA POLITIQUE.
vernement du pape et des évêques ; et leurs hommes politiques,
même d'entre les plus libéraux et les plus voltairiens, Crurent
devoir renouveler l'alliance avec le Vatican, et regarder la pro,
tection du pape, même « infaillible, » comme la mission de. la
France devant l'histoire. Que cette expérience serve de leçon au\
autres peuples!


Sans doute, l'État moderne n'a aucun intérêt à encourager,
un système religieux exclusif, qui, s'inquiétant peu du bien
public, méprise la terre pour ne songer qu'au ciel. C'est même
précisément par l'estime qu'il fait des relations humaines, de
leur progrès, de la vie présente et agissante, que le monde
moderne se distingue heureusement du monde monastique,
contemplatif et ascétique du moyen âge. Si donc la religion
chrétienne détournait, les hommes de leurs devoirs sociaux,
l'État moderne devrait certainement la considérer comme.un
mal.


Mais, en réalité, ce ne sont pas les principes chrétiens, c'est
l'exagération qu'on en fait qui seule peut être un danger. C'est
elle seulement que l'État doit combattre. Qu'il se garde bien
d'arracher le bon grain avec l'ivraie


Ainsi, par exemple, il est évident que les nombreuses fêtes du
moyen âge, conservées à Rome jusqu'à la chute du pouvoir tem-
porel, encourageaient le plus souvent la paresse et l'oisiveté.
Mais l'État méconnaîtrait certainement les besoins.de notre na-
ture et les vrais intérêts de tous, s'il abolissait les dimanches, sous
prétexte de ne faire chômer personne. Une vie saine n'a pas
seulement besoin du repos quotidien de la nuit; il lui faut,
de temps à autre, un jour de fête et de joie intime qui rompe
le mouvement agité du travail journalier. L'âme a faim auss i
d'une nourriture idéale, que ne donne pas le pain corporel. Un
peuple qui passerait son temps à prier périrait misérablement;
un peuple sans souci de Dieu et des biens éternels de l'esprit, ne
songera qu'à accroître ses richesses, et se consumera dans une
lutte sauvage sans jamais trouver satisfaction. Le sabbat juif et
le dimanche chrétien sont donc des institutions très sages, que
nous devons directement à la religion, et que l'État protége avec
pleine raison.


L'ÉTAT :MODERNE ET LA VIE DE - L'ESPRIT. 157


De plus, le christianisme n'est-il pas essentiellement fidèle à


sa
mission, quand il s'empare de notre âme pour la porter tout en-
,e vers Dieu et l'arracher momentanément aux intérêts de la


liel
/nate° ?


Que fait-elle de contraire à l'État, cette religion qui console les
souffrances, fortifie les faibles, purifie les cœurs, et nous montre


unemainla tin sublime, idéale, immortelle? Donc, son carac-de
ière fondamental n'est nullement antisocial. C'est l'exagération
seule que l'État peut. avoir à cornbattre.


C'est ainsi que le système politico-religieux poursuivi par
l'Église du moyen âge, et formulé dans le droit canon, ne peut
plus convenir au monde moderne, qui distingue nettement le
droit et la religion, et pour qui les mots (, politique religieuse »
impliquent contradiction.


C'est ainsi surtout que les querelles dogmatiques ne regar-
dent en rien l'État. Impuissant à nous dire comment l'esprit
humain doit comprendre Dieu , pourquoi serait-il tenu d'ac-
corder des privilèges à une doctrine prétendôment ortho-
doxe? On peut être grand prince et libre-penseur; homme
d'État sans croire à la Trinité; fonctionnaire excellent sans
penser que c'est la foi qui sauve et que les oeuvres sont inu-
tiles; brave soldat sans respecter beaucoup les saints du calen-
drier; et grand général sans croire aux miracles. De même,
un croyant sans reproche peut être un médiocre citoyen, un
Pauvre fonctionnaire. Considérer la protection de la vraie foi
Comme le premier et le plus saint des devoirs de l'État, c'est
mtuélicioeirdnealitrÉegiàislea. fois sa nature politique et la nature non poli-


Mais Rousseau lui-même avait compris que l'État, être intel-
ligent


.et moral, ne peut pas se passer de certains principes re-
ux primordiaux : « Les dogmes de la religion civile, » dit-il,


doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec préci-
sion


, sans explication ni commentaire. L'existence de la
puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pour-


siati f ss


‘ ()Yete; la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des
ea°11 Pabs 0


lUOrry,
i.d»nteté du contrat social et des lois : voilà les




158 LA po•rivuE.
Samuel Pu frendorff avait antèrieurement formulé une exigoini


semblable, dans ce qu'il appelle « la religion naturelle » mdis:
pensable à l'État.


•lous deux cherchent ainsi à donner satisfaction à la nature
religieuse de l'homme, ou plutôt aux besoins religieux de l'État.
moins étendus que ceux de l'individu.


Or le christianisme actuel renferme certainement tous les
éléments de cette religion naturelle : providence suprême, iro.,
mortalité de l'âme, le mal condamné, l'ordre sanctifié. Son
influence et ses institutions font pénétrer ces vérités dans le
cœur des masses. Aucune autre religion, aucune philosophie an
pourrait espérer une aussi haute autorité. Eu combattant ou en
niant la foi chrétienne, on ébranlerait, on anéantirait peut-
être ces fondements religieux de l'ordre politique. C'est là une
puissante raison pour que l'État la soutienne dans ses prin•
cipes essentiels.


La croyance en Dieu est le grand principe dont dépendent tn
les autres. Or le Dieu des chrétiens n'est point une divin'
étroitement nationale comme les dieux païens et le Jehovah des
Juifs. Sa puissance et son amour s'étendent sur toutes ses
créatures. On ne peut lui rendre hommage qu'en respectant
dignité humaine. Il a marqué les lins de l'humanité en leur
subordonnant celles des États et des individus. Le Dieu du
christianisme n'est point impérieux non plus comme celui de
l'islam. Les hommes l'appellent leur père; il aime ses enfants;
il leur a donné la liberté. il n'est pas davantage l'inflexible né'
cessité des choses, mais un esprit conscient, source de lame
humaine, la vivifiant, communiquant librement avec elle. li a
ordonné aux enfants des hommes de devenir parfaits comme
leur Père céleste. Comment douter que cette foi n'ennoblisse et
ne féconde l'État?


La morale chrétienne est également un héritage précieux lef
l'humanité. Qu'elle fasse trop peu de cas des vertus politique'
et qu'elle ait besoin d'être complétée sous ce rapport, ces
possible. Mais elle n'empêche pas de combler cette lacun e. Elle


e


fournit même d'excellents points d'appui pour cela. Enlai,
jel


exerce sur les masses la plus salutaire influence, en esle4aal


I:ETAT MODERNE ET LA VIE DE I; ESPR • 159


,ans cesse à là pratique du bien, au devoir, à la justice, à la
`chasteté, à la miséricorde, à la charité.


La sainte flamme de l'amour du prochain, que le christianisme
allume et entretient perpétuellement dans nos coeurs, produit
d'inappréciables fruits. Qui peut compter les bonnes oeuvres, les
dévouements , les institutions de bienfaisance que nous devons
à la charité chrétienne !


La croyance à l'immortalité de l'a:me et au jugement de Dieu,
la béatitude des élus, l'enfer des méchants, sont également une
puissante exhortation au bien. S'il est peu de philosophes qui,
sans croire à l'immortalité (le l'âme, pratiquent le bien pour le
bien, combien l'autorité de la morale ne serait-elle pas affaiblie
dans les masses qui n'auraient, plus les espérances du ciel et la
crainte de l'enfer? Or, en ébranlant l'ordre moral, n'ébranle-
t-on pas le fondement de l'ordre juridique ? L'autorité des sages
et des savants, qui opposeraient leur croyance à l'autre vie aux
savants qui la nient, pourrait-elle remplacer efficacement l'au-
torité du christianisme ?


Enfin, l'heureuse influence de l'idéalisme chrétien sur la vie
gén,rale est également inappréciable. Il répand ses doux rayons
jusque sur les plus petits; il console les pauvres et les malades;
il promet aux misérables la lin de leurs smilfrances ; il éclaire d'un
jour céleste lelsteessp ieiitnses quotidiennes des foules; il renouvelle
et illumine l.


Sans cloute, tous ces biens spirituels, si importants pour
lettel'l:tat , nservir pas exclusivement propres au christianisme. On
les trouve en grande partie dans les autres religions de l'his-
toire. La « religion naturelle » et la philosophie peuvent aussi




science eti base. Mais au moins peut-on dire que l'État a le
(c:eu‘i.oilli:Ii assureirréc sable de veiller à la conservation d'une religion


e tant d'avantages, aussi longtemps que nulle
nulle


.C'est


. autre1tre religion n'auront acquis sur les grandes
s-


as, us populaires une autorité, aussi générale et aussi persis-


tante. donc légitimement.e ti e ent que l'État la respecte et, la protége,
Qu'il témoigne estime et faveur à sa foi en Dieu et à sa morale,




160 L POLITIQUE.
qu'il y conforme ses actes, le tout clans la mesure compatible
avec les principes du droit moderne.


En ce sens, quoique dégagés des entraves dogmatiques et
confessionnelles, le droit et l'État moderne gardent un caractère
chrétien.


CHAPITRE IV.


La religion des masses.


La distinction et l'indépendance de l'Église et de l'État n'en-
traînent nullement l'indifférence forcée de l'État à l'égard de
la religion.


Les idées religieuses ont une telle influence sur la vie entière,
que l'esprit, le caractère, les tendances, les sympathies et les
haines des masses, varient le plus souvent avec la religion
qu'elles professent. La religion est donc une puissance morale
de premier ordre, dont l'État ne peut faire abstraction.


Toute l'histoire démontre l'influence considérable de la reli-
gion sur l'État. C'est le brahamisme qui consacra la puissance
des castes. En décorant le monachisme et la vie contempla-
tive du nom de sainteté, le bouddhisme rendit les peuples ser-
qement obéissants. L'islam excite aux actions guerrières ;
niais, mêlant perpétuellement la politique et la religion, il
entrave l'essor d'un droit et d'une politique rationnels. .Le
chri stianisme distingue sagement l'Église et l'État., ]e droit et
la religion, et se montre hautement favorable aux progrès de
la c i v ilisation et aux formations politiques humaines et cons-
cientes.


Les diverses confessions chrétiennes produisent elles-mêmes


AIL




169, LÀ POLITIQUE.
des effets sensiblement dinrents. Montesquieu n'est pas le seul à
faire remarquer que la monarchie absolue et la politique abso_
lutiste trouvent plus facilement obéissance dans les pays catho_
ligues que dans les pays protestants. Quelques écrivains récents,
et Laveleye entre autres, ont même soutenu que la différence des
confessions exerce une influence plus puissante que celle des
nationalités et des races de peuples Comparez en effet l'histoire
de l'Angleterre avec celle de la France, les Pays-Bas avec Us-
pagne, la Suisse allemande avec la Bavière , la Prusse avec
l'Autriche, les États-Unis avec les États de l'Amérique centrale
ou méridionale, la Suède et la Norvége avec l'Italie, et. il sera
bien difficile de nier que les pays protestants ont été le siège ori-
ginaire des libertés politiques. Sans doute, la différence des con-
fessions est en étroite connexion avec celle des races : les peuples
germains tendent au protestantisme, et les peuples romans ont
conservé le catholicisme. Cependant les Suisses romans des
cantons protestants de Genève, Neuchâtel et Vaud, ont une ci-
vilisation aussi avancée, et aiment autant la liberté de penser
que leurs compatriotes allemands des cantons protestants de
Zurich, Berne ou Bâle; les cantons romans ou allemands qui
obéissent encore au clergé catholique, sont demeurés sensible-
ment en arrière des autres.


Des foules habituées dès l'enfance, puis même dans l'âge mûr,
à s'incliner sans examen ni réserve devant l'autorité tradition-
nelle du prêtre et à lui soumettre humblement leur intelligence
et leur raison, ne peuvent montrer qu'une énergie affaiblie, le
jour où elles ont à combattre le despotisme politique. C'est ce
qui explique cette étroite alliance du trône et de l'autel, si sou-
vent contractée pour assujettir les hommes. Mais que le prince
tremble alors de se brouiller avec son redoutable allié : le prêtre
enflammera les masses passives, en s'écriant « qu'il vaut mien%
obéir à Dieu qu'aux hommes, » et leur soumission servile se
changera aussitôt en mépris du gouvernement, en révolte opi-
niâtre contre ses lois.


' Lavdeye, Protestantisme. et catholicisme, avec une préface de Bluntsciiii;
riürdlingen, 1875.


LÉrAT MODERNE ET LA VIE DE L 'ESPRIT. 163
La soumission absolue à l'autorité du prêtre, même dans le


domaine religieux seulement, entrave donc le développement
de l'esprit public, et place les peuples dans une infériorité re-
lative. Un autre danger peut même surgir alors : si, grâce à
l'excellence de la nature humaine, quelques individualités mar-
quantes parviennent à se soustraire à ce despotisme spirituel, à
prendre un essor indépendant, à se faire des adhérents, une
réaction violente amènera facilement à la négation de toute re-
ligion et à l'anarchie. L'Europe et l'Amérique en ont fait l'expé-
rience. 11 est certain que les révolutions des nations protestantes,
dans nos derniers siècles, ont été moins nombreuses, plus mo-
dérées et plus fécondes que celles des nations catholiques
romaines.


C'est donc bien à tort que l'on accuse la réforme religieuse
d'être la mère des révolutions du xvin e et du xixo siècle, puisque
c'est précisément sur les pays qui l'ont repoussée que les tour-
mentes révolutionnaires se sont abattues.


En rejetant l'autorité absolue du prêtre, en comparant les en-
seignements traditionnels de l'Église avec l'Écriture, en soumet-
tant celle-ci à la critique et au jugement de la raison et de la
science, en forçant et en exerçant à réfléchir, le protestantisme
développe les facultés intellectuelles du peuple, et favorise la vie
scientifique, l'éducation de l'esprit, la liberté de penser. Ces
avantages sont même plus marqués dans les pays où. le pro-
testantisme est ami du libre examen; ils diminuent et dispa-
raissent où règne une orthodoxie zélée et étroite. Purs ortho-
doxes protestants et catholiques cléricaux, catholiques libéraux
et protestants indépendants, ont entre eux des analogies et des
sympathies remarquables.


Sans doute, les nations catholiques ont elles-mêmes conquis
un régime libre depuis un siècle. Mais elles n'y sont parvenues
qu'en combattant contre la hiérarchie et ses préjugés: La tradi-
tion religieuse s'y est partout présentée comme un obstacle.


Aussi l'État moderne ne pourra-t-il heureusement se main-
tenir qu'en réprimant par le droit les tendances hostiles ou dange-
reuses de la religion des masses, et en répandant une éducation
libérale et éclairée plus sympathique à l'État:




11


164 LA POLITIQUE.
On pourrait ici recommander à l'homme d'État :
1. Avant tout, de se rendre bien compte des bornes naturelles


de son pouvoir et, par suite, d'éviter soigneusement de s'ériger
en maitre de la religion des masses. Tout empiétement de l'État
dans le sanctuaire de la conscience et de la foi blesse les âmes.


Sans doute, la politique parvient quelquefois à imposer une
religion par la force. L'islam, et le christianisme lui-même, ne se
sont pas répandus uniquement par les armes spirituelles. Phi-
lippe II d'Espagne, Ferdinand III d'Autriche, Louis XIV de
France, et nombre d'autres princes italiens et allemands, ont
étouffé le protestantisme par les persécutions, les confiscations.
l'exil, la prison, la mort. Henri VIII d'Angleterre a employé les
mêmes violences pour détruire le catholicisme. Les conversions
imposées de force par Nicolas de Russie sont loin d'être de-
meurées sans résultat.


Mais la paix des âmes et la liberté des esprits n'ont été réelle-
ment assurées que du jour où l'État, mieux instruit de ses devoirs
et de sa nature, a renoncé à la fois à dominer l'Église et à se
mettre à son service pour forcer les croyances.


2. L'homme d'État témoignera naturellement aux différentes
religions du pays le respect extérieur que mérite une foi réputée
sainte. Mais on ne saurait exiger de lui qu'il fasse profession de
l'une d'elles, ni qu'il prenne part ou assiste aux cérémonies d'un
culte qu'il ne partage pas. Ce serait opprimer sa conscience, alors
qu'on lui demande de protéger celle des autres. On ne forcera
donc point des fonctionnaires catholiques à prendre part à la
cène protestante.


3. L'État défendra les actes contraires aux bonnes moeurs, au
bien et à la paix publics, sans se laisser 'arrêter par le prétexte
que telle ou telle religion les ordonne.


Ainsi, l'État chrétien moderne protégera la monogamie tant
contre les tendances des mormons que des mahométans, avec
plus de ménagement cependant pour ceux-ci. Ainsi encore, il
empêchera les femmes indiennes de se brûler sur le bûcher de
leurs époux. Il punira au besoin , des usages immoraux, comme
le dévergondage consacré par la superstition de certaines races
indiennes ou de certaines sectes sensuelles. Il défendra les ordres


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT. 165
religieux et les couvents qui se soustraient aux devoirs de
l'homme envers l'État et la société.


4. Enfin, si une religion devient réellement dangereuse pour
l'éducat i on et le progrès publics, l'homme d'État ne se laissera
point égarer par un respect outré de l'inviolabilité du sentiment
religieux. Il s'efforcera, au contraire, de combattre le mal par
de bonnes écoles, et par des institutions qui assurent l'avance-
ment de la civilisation.




CHAPITRE V.


Prêtres et ecclésiastiques.


Le vieux principe romain qui faisait du prêtre un fonction-
naire public, grandissait sans doute l'autorité et la puissance
civiles. Mais il est devenu inapplicable depuis que l'on a reconnu
le dualisme de l'Église et de l'État. Le soin des âmes et le culte
sont naturellement des fonctions d'Église.


L'Église et l'État ne tolèrent 'également qu'à regret, de nos
jours, l'union dans les personnes des fonctions civiles et ecclé-
siastiques, telle qu'elle existait au moyen âge. Les évêques sou-
verains ont été sécularisés ; le pape lui-même est ramené à sa
mission religieuse; l'empereur ne se fait plus sacrer par le prêtre.


L'État moderne réprouve même les cumuls accidentels de ce
genre. Les siècles passés ont vu des cardinaux et des évêques
devenir les ministres dirigeants de la politique, et les peuples ne
s'en froissaient nullement. On ne le supporterait guère au


-jourd'hui. L'opinion publique murmure, et se méfie aussitôt
qu'elle voit des théologiens ou des confesseurs de cour exercer
une influence sur les dynasties et leur entourage. Elle regarde
de mauvais oeil les évêques et les curés qui se jettent dans l'arène
politique, qui agissent sur les élections, qui briguent la dépu ta


-tion. Elle ne les approuve guère que s'ils renoncent en mène


L'ÉTAT MODERNE ET LA. VIE DE L'ESPRIT. 167
temps à leur vocation religieuse, pour servir l'État à l'instar.
des laïcs


L'opinion on se guide ici par un juste sentiment de la distinction
de l'Église et de l'État, de la différence de leur mission et de leur
esprit. Le service de l'État et le service de l'Église ne demandent
D i les mêmes aptitudes ni la même éducation. Le prêtre, ayant
toujours devant les veux les rapports de l'âme à Dieu, néglige
facilement les intérêts présents et terrestres. La fortune, la puis-
sance, la science, la grandeur nationale, sont pour le saint des
biens périssables ; toutes ses pensées se tournent vers les biens
éternels ; il comprend peu l'État, et ne lui rend que des services
médiocres. Bien mieux, quand le sacerdoce montre des qualités
politiques et dirige ses efforts vers la puissance et la richesse,
l'Église se sécularise et se corrompt, et l'État marche vers sa
raine.


Deux autres considérations viennent augmenter les défiances
de l'opinion. L'influence du prêtre se soustrait, par son mystère,
au contrôle et à la responsabilité constitutionnelle; et son pou-
voir, s'étayant volontiers de la volonté de Dieu, s'exagère, et
devient sans bornes humainement assignables.


L'État moderne maintiendra donc la séparation, tout en em-


p,ocy
haannt.ts que le clergé n'abuse contre lui de son autorité sur les


Cette règle est applicable aux prêtres de toutes les confessions,
mais avec des nuances ; et celles-ci se font surtout sentir lorsque
l'on compare le clergé catholique romain avec les ecclésiastiques
protestants et les prêtres grecs catholiques.


n'après les théories ultramontaines des jésuites, le clergé
romain est un corps sacro-saint, supérieur au monde laïc; et ses
membres se considèrent ainsi comme les serviteurs et les repré-
sentants de l'Église universelle, qui de Rome étend son empire
sur le monde. Grâce à la tolérance absurde des gouvernements,
l eur éducation est devenue de plus en plus fanatique depuis la res-
taurationI ft n de la papauté et de l'ordre des jésuites. Les adolescents
qui se vouent au sacerdoce sont enfermés dans les séminaires épis-
copaux, éloignés de la jeu nesse laïque et de toute éducation natio-
nal e. Leurs âmes jeunes et tendres y sont nourries des idées du




168 LÀ POLITIQUE.
moyen âge, et ployées au joug de la hiérarchie par l'enseigne_
ment, les exercices ascétiques et les cérémonies. Les universités
et les hautes écoles de Rome achèvent l'ceuvre, par un isolement
et une méthode analogues.


Depuis Grégoire VII, le célibat avait définitivement séparé le
prêtre de la famille, et par suite de la commune et de la nation,
pour mettre toute sa vie au service de la théocratie romaine.
Depuis les jésuites, la discipline est devenue plus rigoureuse
encore et plus absolue. Leur système militaire et théologique pé-
nétra tout le clergé. Les bons pères, nichés dans tous les centres
politiques ou religieux, au siége de tous les évêchés, dans la
plupart (les couvents, dirigèrent avec une opiniâtre énergie cette
politique dominatrice qui devait aboutir à l'asservissement du
clergé séculier, et lui laisser pour toute compensation le senti-
ment humble et orgueilleux à la fois qu'il réalise ainsi le règne
universel du représentant de Dieu.


L'absolutisme papal a même pris une exagération qu'il recon-
naissait point au moyen âge, depuis la proclamation de l'institu-
tion divine de la primauté de Pierre, de l'épiscopat. universel
du pape, et de l'infaillibilité (18 juillet 1870). De par la bulle


Unam sanctam , » proclamée ex cathedra, il faut dès lors regarder
comme un dogme, que les papes ont reçu de Dieu le glaive spiri-
tuel et le glaive temporel, et que l'Église peut traiter l'État comme
son très-humble serviteur (a).


a) Voici les passages le plus souvent cités de cette célébre bulle de Boniface VIII
(1303) : Unam sanctam Ecclesiam eatholicam, et ipsam apostolicam, urgente file
credere cogirmir et tenere... Igitur Ecclesia) lutins et unicm unum corpus, tinta
canut, non duo capita quasi monstrurn, Christus videlicet, et Christi vicarial
Petrus, Petrique successor... Sive ergo Crseei, sive alii se dicant l'etro, (jusque
suecessoribus non esse commissos fateantur necesse (est) se de ovihus Christi non
esse... In hac ejusque potestate duos esse gla 'ios i


spiritualem videlicet et tempe:
ratent, evangelicis dictis instruimur. Nain dicentibus apostolis : « Ecce duo gladit
hic, » in Ecelesia scilicet, cinn apotoli loquerentur, non respondit Dominus nimis
esse, sed salis. Certé qui in potestate Petri temporalem gladium esse negat, male
verbum attendit Domini proferentis « Converte gladium tuum in vaginarn
(Match., 26, 52). Uterque ergo in protestate Ecelesia•, spiritualis scilicet gladius
et materialis; sed is guident pro Ecclesia, ille ab Ecclesia exercendus. Ille sa-
cerdotis, is manu regum et mIttim, sed ad nutum et patientiant sacerdotis. Baia
cùm dicat a postolus : « Non est potestas nisi a Deo : qua;alitent sont, a Deo ordt-
nata sunt, » non autem ordinata essent, nisi gladius esset sub gladio, et tan.


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT. 169
Est-il besoin de démontrer que l'État moderne ne saurait sup-


porter ces folles prétentions? Tant que l'Église catholique s'en
inspirera, le pouvoir politique fera bien de surveiller ses manoeu-
vres comme celles d'un ennemi, et de se défier de son clergé.


Les ecclésiastiques protestants sont dans une situation très-
différente. Ils reconnaissent pleinement la souveraineté de l'État.
Leurs Églises ne sont point universelles, mais nationales ou cora-


quam inferior reduceretur per ilium in supremum... Spiritualem autem et dignitate
et nobilitate terrenam quamlibet przeeellere potestatem, opportet tantù clariùs nos
fateri, quanlè spirituatia temporaUa. antecellunt... Nam, veritate testante, spiri-
tualis potestas terrenam potestatent instituere, habet et judicare, si boni non
fuerit. Sic de Ecclesia et ecclesiastica potestate verificatur vaticinium
11,10): «Ecce constitui te hoche super gentes et regna.» Ergo si deviat terrena potes-
tas judicabitur potestate spirituali; sed si deviat spiritualis minora suo superiori;
si vero suprema, a solo Deo, non ab homine poterit judicari,testante Apostolo (I ,Cor.
1F, lb) : Spiritualis homo judicat omnia, ipse autem a ncmine judicatur... Quicum-
que igitur huit potestati a Deo sic ordinale resistit, Dei ordinationi resistit... Porrù
subesse Romano Pontifiei omni creaturce humante declaramus, dicimus, diffinimus,
pronunciamus, omnino esse de necessitate salmis (Corpus. Jur. can. de Richter
Extravag. com. I, S). — On sait avec quelle force la doctrine de cette bulle fut at-
taquée par Bossuet dans sa Défense de l'Église gallicane. Suivant l'abbé Bianchi
(Puissance ecclésiastique clans ses rapports avec les souverainetés temporelles,
traduit par l'abbé Peltier, Paris, 1857, 2 vol.), qui combat très-vivement Bossuet,
«celte bulle n'a pas le sens qu'on lui attribua en France, à savoir que le pape ait
un pouvoir temporel en même temps que spirituel sur les royaumes. Elle n'est
que l'expression de la doctrine traditionnelle des papes et de l'Église, particuliè-
rement de la décrétale Novit d'Innocent III (1202); en d'autres termes, le pape
ne peut, en vertu de son autorité, juger directement du temporel des rois, ni les
obliger à quelque acte de leur pouvoir temporel, ni tes empêcher, à parler stric-
tement, de s'y porter; mais il peut faire tout cela accidentellement, par occasion,
en un mot indirectement, en raison du péché, à cause de la connexité que le
temporel peut avoir avec le spirituel... Boniface VIII ne veut pas dire autre chose,
et ce pouvoir indirect, les Français l'ont toujours reconnu » ( I. p. 110 et ss.).
ll faut avouer que les expressions de la bulle vont plus loin. Bossuet combat
d'ailleurs ce pouvoir indirect lui-même, et en démontre clairement les dangers.
Mais l'abbé Bianchi fait observer : 1 0 que le pouvoir indirect n'ayant point été
défini ex cathedrd ni déclaré solennellement un article de foi, l'on ne peut
regarder expressément comme hérétique l'opinion des gallicans modernes (p. 219);
20 que la bulle Unant sanefam étant dogmatique, il faut surtout s'attacher au
dispositif; la chose que Boniface VIII a définie dans cette bulle, n c'est qu'il
faut croire comme nécessité de salut que tout homme est soumis au pontife
romain. » « Elle parle d'un bout à l'autre de la soumission que toute puissance
terrestre doit à la puissance spirituelle, mais ne dit pas un, plot(?) de celle qu'on
'ut doit dans les choses temporelles » (II, 637 et ss.). — Le dernier concile
aurait .1


" I, changé quelque chose à cette doctrine? Comp. inf., I. XII, eh. 3.




170 L. POLITIQUE.
munales, et sans chef étranger. C'est tantôt le prince lui-même,
tantôt une autorité nommée par le prince (conseil ecclésiastique
suprême, consistoire), ou un synode nommé à l'élection par les
paroisses, qui est à la tête de leur organisme. Ici, nulle puissance
rivale de l'État. Élevé dans les écoles publiques, l'ecclésiastique
protestant participe à la culture nationale. Il se sent membre
du peuple et de l'État, comme le laïque ; il n'en diffère point par
une ordination. Comme lui, il est époux et père, et par suite en
union permanente avec les autres classes professionnelles, avec
la commune et avec l'État. L'État ne trouve en lui qu'un ami.


Les devoirs de la politique sont donc ici bien différents. Cepen-
dant il faut s'efforcer d'appliquer à tous les clergés, autant que
possible, le même droit, pour éviter jusqu'à l'apparence d'une lé-
gislation confessionnelle. On voit ainsi que la vie juridique n'est
pas toujours soumise aux mêmes règles que la vie politique;
et de là plusieurs difficultés, pour lesquelles voici quelques
maximes.


1. L'homme politique n'oubliera pas la légitime fierté de l'État.
Il n'admettra point que l'État ne soit que l'empire des corps.
Il se fera toujours le gardien et le représentant de son pouvoir et
de sa majesté. Le prince ou le ministre qui, dans les choses tem-
porelles, se courbe devant l'Église, est une femme au service
d'une femme.


2. L'État veillera à ce que les prêtres eux-mêmes soient élevés
comme tous les citoyens en général. Il ne peut admettre dans son
sein une caste sans patrie. La civilisation nationale doit étendre
ses bienfaits sur tous. L'Allemagne a trop oublié ce devoir ; elle
commence à le comprendre, depuis qu'elle a éprouvé les fâcheux
effets d'une éducation du. clergé hostile aux institutions mo-
dernes.


Les lois n'ont pas à définir des théories théologiq


la
foi de l'Église ; mais elles peuvent ordonner une éducation libérale


ues ou


dans toutes les sciences profanes : philosophie, histoire, sciences
naturelles.


3. L'État moderne doit honorer le sacerdoce en raison directe
de la pureté et de l'élévation de son action morale et religieuse.
Mais en même temps, il le forcera à se soumettre au droit coal-


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L 'ESPRIT. 171


; il ne peut plus être question de lui donner des immunités,


Soit d'impôts , soit de juridiction. Il fera respecter ce principe
malgré les contradictions du pape et des jésuites, au besoin en
epulsant les prêtres récalcitrants, en les privant des droits
politiques.


4. L'État moderne a intérêt à ne laisser aux prêtres aucune in-
fluence déterminante sur le gouvernement. L'incompatibilité des


fonctions sacerdotales et politiques est une conséquence naturelle
de la distinction de l'Église et de l'État. Les prêtres sont même
peu propres à former un conseil de conscience pour les affaires
publiques. La conscience politique doit s'éclairer de l'intelligence
temporelle des choses, et c'est toujours un danger quand les chefs
de la nation s'inspirent de motifs exclusivement religieux, ou se
placent sous la direction de l'Église.


5. La fortune de l'Église est une chose temporelle, à régler par
les principes du droit et de l'économie politique. On ne saurait
en laisser à l'Église la pleine disposition. La gestion doit en être
confiée entièrement, ou du moins d'une manière prépondérante,
aux laïques.


6. Les droits de l'État dans la nomination aux fonctions ecclé,-
siastiques varient avec les pays. Mais au moins faut-il que
l'État puisse défendre au prêtre insoumis d'exercer une fonction
qui lui donne autorité sur beaucoup. L'État usera rarement de
ce droit dans les temps calmes; il veillera, préventivement, à ne
pas laisser l'Église se choisir des chefs parmi ses ennemis.




CHAPITRE VI.


La science et ses représentants.


Toute science est l'ceuvre et la conquête du travail inclivicl* tel
de l'esprit, de la réflexion. L'esprit se replie sur lui-même, étudie
les principes premiers qu'il voit en lui, observe les phénomènes.
distingue l'effet et la cause, le principe et la conséquence, l'apti\
tude et le développement, la nécessité et la liberté, le temps et
l'espace, etc., montre les ressemblances et les différences, If
genre et l'espèce, et enfin concentre dans l'être un la substana
et la qualité.


Ce travail et ces conquêtes de la pensée sont absolument indé-
pendantes de l'État, qui, avec toute sa puissance, ne peut e
réfuter une erreur ni affaiblir la démonstration d'une vérité.1,2
science appartient. nattirellement au libre domaine de l'esprit,in•
dividuel. Nier ou combattre sa liberté, c'est donc méconnaître
et outrager l'esprit humain.


Mais le développement de la science est dans une relatinr
étroite avec la valeur des institutions et le degré de la c untife,
du peuple. Un peuple qui a de bonnes écoles, quiinitie


' rek
bonne heure sa jeunesse




aà toutes les vérités, qui l'habitue s
chir et à penser juste, favorise et encourage les tra v3.11 .rat,
maîtres et l'amour du savoir. L'éducation intellectuelle"


.u.


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT. 173
le développe aussi la force de sa pensée, et mène ainsi tout


1
ill:embic à de nouveaux progrès.
11,ar suite, l'importance politique de la science est considérable,


unique
indirecte. La science touche à l'État de plus près que la


4 pion, car elle s'adresse à la raison et non au coeur. L'une
le, les rapports des hommes entre eux ; l'autre sanctifie leurs


. i ,ports avec Dieu. L'État est le gouvernement conscient de lui-
oème. Mais il est indispensable, dans une civilisation avancée,
que sa conscience soit éclairée; et comment le serait-elle autre-
/tient que par la science? Une nation dans l'enfance se laisse
encore guider par des instincts et des appétits ; une nation cul-
tivée se demande compte de ses actes. La politique peut
demeurer assez indifférente en face des querelles religieuses ; elle
peut être sans danger non religieuse; elle ne saurait être, sans
péril pour tous, non raisonnée. L'État civilisé peut donc moins
encore se passer du concours de la science que de l'appui de la
religion.


L'État et la science se rapprochent en ce que l'autorité et la
liberté sont comme les detix pôles de leur action. OE,uvre de
7 a réflexion libre, la science affranchit l'esprit en dissipant


préjugés et les erreurs traditionnelles. Mais , dans son
domaine, elle est en même temps autorité pour autrui. Le travail
ae peut pas toujours être recommencé ab ovo. Les penseurs les
r


us libres et les plus féconds sont souvent forcés de se fier à
Iltorité des maîtres. L'autorité de la science est encore plus


radesur les foules, qui, ne pouvant examiner par elles-mêmes,
SUi\'ent naturellement les opinions des sages.


Les sciences n'ont pas toutes la même importance pour l'État.
Les sciences mathématiques et les sciences naturelles influent
' Ilt.tottt sur les moyens techniques au service de l'État et de la
tié •


te • L'art de la guerre et l'armement se sont transformés
les découvertes de la physique, de la chimie, de la méca-


tt:
, Ille. Nous leur devons également les machines à vapeur, les


Illin s de fer, les télégraphes. L'agriculture et l'industrie leur
Delintent des avantages de toutes sortes.t


'4 1 s sciences n'ayant qu'une influence éloignée sur la constitu-
et la politique de l'État, il se peut qu'elles soient cultivées




174 LA POLITIQUE.
avec grand soin même sous un régime inquiet, tracassier, méfiant
de toutes les libertés. La vitesse de la lumière ou du son, le cours
des astres, l'analyse chimique de l'air et de l'eau, semblent
importer assez peu à la souveraineté du prince.


Et cependant, ces sciences elles-mêmes sont loin d'être
quement indifférentes. Tout se lie dans la vie de l'esprit.. L'étude
libre et approfondie des sciences naturelles réveille la pensée
ardente, qui ne saurait s'arrêter dans son élan aussitôt qu'elle
touche au seuil des sciences morales et philosophiques. Il est
même impossible que les sciences naturelles soient réellement
libres, alors que celles-ci sont menacées ou opprimées.


D'ailleurs, l'étude exclusive des premières conduit facilement
au matérialisme, à la tyrannie, aux violentes commotions.
Absorbées par les phénomènes sensibles, elles ne donnent point
à elles seules l'intelligence des choses de l'esprit. Les lois toujours
forcées du monde physique préparent mal à comprendre les
limites de l'autorité politique, les droits et la responsabilité de
la liberté, les forces de la raison, les devoirs moraux. Les scien-
ces philosophiques et les sciences historiques, eu un mot, les
sciences morales, agissent bien plus directement sur l'esprit
public ; et c'est dans cette classe que l'on range les sciences du
droit et de l'État.


L'action la plus puissante appartient, sans conteste, aux idées
philosophiques du droit naturel et de l'État. Soufflées par
l'esprit du temps, elles s'emparent des âmes de tous et dominent
la vie- publique : l'idée de la souveraineté a transformé, aux
xvI e et xvno


siècles, l'ancien État féodal en monarchie absolue;
l'idée de l'égalité des droits renverse depuis cent ans les privilég,es
de toutes sortes ; l'idée de la liberté religieuse et civile a bouleversé
l'Église et l'État ; l'idée des nationalités détermine principalement
les formations politiques modernes. L'énorme influence de la
philosophie sur l'humanité contemporaine est donc évident e. 01
peut même remarquer que nos modernes s'enthousiasmen t


bien
plus facilement pour des idées politiques que pour des croya n-
ces religieuses.


L'histoire n'a point une force créatrice et réformatric e mes'
grande. Elle aussi nous montre le progrès et le développement'


L'ÉTAT MODERNE ET LÀ VIE DE L ' ESPRIT. 175
gais son regard, tourné vers le passé, nous fait surtout compren-
dre l'origine et la raison de l'ordre établi. Aussi ses maximes
sont-elles plus conservatrices que libérales. L'histoire appuie
plutôt l'autorité traditionnelle que les innovations, quoique sa
critique soit souvent fatale aux vieilles erreurs.


C'est pour cela que les gouvernements despotiques la regar-
dent avec moins de méfiance que les sciences de la philosophie
spéculative et de la politique idéaliste.


L'oppression des sciences morales ne se fera jamais qu'au
détriment de l'esprit du peuple et des meilleures forces de l'État.
La santé du corps et celle de l'esprit sont est intime connexion.
Aussi la supériorité de la nation qui ignore ces entraves, s'affir-
mera-t-elle bientôt sous tous les rapports. L'issue des dernières
guerres devrait, ce semble, ouvrir les yeux. Le triomphe final de
la Prusse SUI' l'Autriche est essentiellement dü à la supériorité
de sa culture intellectuelle.


Au reste, les effets de la science varient avec le caractère des
peuples. Ils sont plus puissants là où dominent l'intelligence et
la raison plutôt que le sentiment, sur les Hellènes que sur
les premiers Romains, sur les Français que sur les Espagnols,
sur les Anglais que sur les Irlandais. Chez les Allemands,
K ce peuple de penseurs, » comme l'on dit ironiquement et
justement tour à tour, une érudition pédante et les vices héré-
ditaires du système politique entravèrent pendant longtemps
l'heureuse influence de la science. Aussi leur a-t-on souvent
reproché d'être capables de penser et incapables d'agir. La
guerre de 1866, la transformation de l'Allemagne (1867), les vic-
toires qui suivirent, et la fondation de l'Empireallemand (1871),
ont démontré que le reproche n'était juste qu'en apparence:
L'Allemagne, conduite puissamment par un grand homme
d'État, a prouvé qu'elle. savait aussi bien agir que penser.


La science n'est pas l'affaire de tout le monde. Le cercle des
esprits scientifiquement cultivés est plus étroit que celui d'an-
curie association religieuse. La religion s'adresse à l'homme, à
la femme, à l'enfant, à tous. La science, au contraire, ne peut
devenir le bien d'un grand nombre que dans ses éléments et
clans


ses résultats principaux. Les vrais savants seront toujours




176 LÀ POLITIQUE.
le petit nombre. Aussi, partout oà la science prospère, voit-on
quelques sages ou quelques rares professions scientifiques s'élever
au-dessus des foules, comme les prêtres s'élèvent au-dessus des
laïcs dans le domaine de la vie religieuse.


La science forme ainsi une sorte d'aristocratie de l'intelligence
qui, comme toutes les aristocraties, a ses avantages et ses in-
convénients. L'État peut donc se demander la conduite qu'il
tiendra à son égard.


L'Asie du sud et de l'orient est ici pleine d'enseignements,
La caste brahmane des sages et des penseurs illuminés de
l'esprit de Dieu s'élevait hautement au-dessus de toutes les
autres, et l'histoire indienne nous montre les dangers d'une
aussi orgueilleuse grandeur. En Chine et au Japon, par contre,
la carrière de la science a toujours .été ouverte à quiconque
recevait l'éducation et subissait les examens classiques. Il s'y
forma ainsi, au lieu d'une caste héréditaire de prêtres ou de
sages, une classe distinguée, influente et respectée de savants
politiques, volontiers appelés aux fonctions et aux affaires
publiques. Mais leur autorité, au lieu de demeurer libre, fut
exagérée par les sanctions autoritaires de l'État. Aussi la science
y demeura-t-elle stationnaire , et ne fut bientôt plus qu'une
discipline et une sorte de catéchisme traditionnels.


La distinction des lettrés et des illettrés est plus souple et
moins tranchée en Europe. La science y est ouverte à tous, et
chacun peut librement la développer ; aussi ses progrès ont-ils
été plus riches et plus féconds qu'en aucun autre lieu. Les in-
convénients d'une aristocratie de savants, ses formules étroites,
ses prétentions et son despotisme, y sont d'autant moins a
craindre que l'instruction est plus répandue. Ceux qui donnent
et ceux qui reçoivent sont en rapports constants, et cette in-
fluence réciproque établit entre eux une heureuse union. Les
oeuvres de la science se répandent ainsi par mille canaux,
comme le gaz lumineux qui éclaire nos villes, et l'intelligence
de, toutes les classes se développe et s'épanouit.


CHAPITRE VII.


La littérature, le théâtre, les beaux-arts.


1. Les lettres exercent sur l'esprit des classes cultivées une
influence plus grande encore que la science. La beauté de la
forme a des charmes qui manquent à la froide doctrine. Les
oeuvres de Shakespeare et de Walter Scott sont plus connues
que celles de Bacon et de Newton. La civilisation française doit
davantage à Racine, Molière ou Voltaire, qu'a. Buffon, Laplace
ou Dupin. Goéthe et Schiller ont éclairé et enthousiasmé des
cercles bien plus étendus que liant ou les frères Humboldt.
Lessing, lui-même a plus agi sur son peuple par son drame de
Nathan que par son Laocoon.


Les oeuvres de la poésie, comme celles de la science, sont des
créations individuelles. Mais l'État peut honorer et récompenser
les bons poètes, les protéger contre la contrefaçon, répandre
leu rs chants. Il punira les oeuvres ouvertement immorales et
corruptrices, et pourra même exprimer publiquement sa désap-
Probation pour les livres mauvais qui échappent par des artifices
de style aux coups de la loi.


On
a vu quelquefois de forts petits princes exercer une in-


1\7
fitienee admirable sur les lettres. Charles-Auguste de Saxe-




etwar et sa modeste cour, éclipsèrent pendant un temps les
12




47$ LA. POLITIQUE.
cours impériale et royale de Vienne et de Berlin, et peuvent
supporter la comparaison avec Louis XIV, son brillant entou.
Tage et son haut patronage des poètes français.


Qu'on évite cependant de faire dégénérer les droits d'auteur,
en un monopole exclusif trop prolongé. Nous éprouvons souvent
de nos jours les inconvénients de ce système. Nos grands poètes
allemands ne sont devenus que d'hier largement accessibles
aux classes populaires, par la fin des droits d'auteur, qui a
permis les éditions à bon marché.


2. Le théâtre n'a plus l'importance et le rôle élevés qu'il avait
dans le monde antique gréco-romain. En partie, c'est que
l'Église chrétienne ne l'a jamais vu de bon oeil. Cependant son
influence est encore considérable, et la politique ne saurait
l'oublier.


Le théâtre est une distraction et un plaisir pour tous : or il
est toujours bon que la joie succède au labeur. Mais les avan-
tages du théâtre, au point de vue esthétique, moral, instructif,
sont encore plus importants.


4
Le théâtre n'est plus une institution publique, comme dans


l'antiquité, malgré, les subventions que lui donnent parfois les
princes et les gouvernements, et quoiqu'il fasse le plus souvent
l'ornement de leurs capitales et de leurs résidences. C'est qu'en
effet, le théâtre n'est pas plus une affaire d'État que la musique
et la poésie. La scène a pour mission de rendre les œuvres de
la littérature plus sensibles et plus vivantes. Elle doit donc être
soumise, en général, aux mêmes prescriptions que celles-ci.


Dût-il même devenir plus national, le théâtre n'en appar-
tiendrait pas moins au peuple, plutôt qu'à la nation organisée
ou à l'État. Ce n'est ni la loi, ni le pouvoir, c'est bien moins
le citoyen que le poète qui dicte sa langue et son esprit. Le
succès d'un beau drame ne s'arrête même pas à la frontière. Les
grandes oeuvres dramatiques sont plus humaines que natio-
nales. Shakespeare, Lessing, Goethe, Schiller, ont écrit pour
l'humanité.


La musique a môme l'avantage d'être également intelligible'
pour tous les peuples civilisés. Aussi l'opéra n'est-il point une
représentation exclusivement nationale. La nationalité n e s'Y


L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT. 479
urique guère que par des nuances, par certains rhythmes pré-
férés, qui laissent au genre son grand caractère humain.


L'État doit donc se garder de faire du théâtre un monopole
public. Comme la littérature, c'est à l'initiative privée que le
théâtre appartient en première ligne. Sa grande influence autorise
d'ailleurs le pouvoir à exercer une surveillance réglée par les
lois, et peut même lui faire un devoir d'encourager et de sub-
ventionner un bon théâtre.


Le théâtre doit être l'expression parfaite (le l'esprit drama-
tique du peuple; mais il doit élever l'âme des spectateurs au-
dessus des soins quotidiens de la vie commune. L'acteur, tout
en demeurant intelligible pour tous, ne saurait être grossière-
ment vulgaire. Moins encore lui est-il permis de spéculer sur le
mauvais goût de la foule, et de se gagner un public par des tri-
vialités ou d'obscènes audaces. Qu'il se rappelle les paroles de
Shakespeare : Oh I cela me blesse jusque dans l'âme d'en-
tendre un robuste gaillard, à perruque échevelée, mettre une
passion en lambeaux, voire même en haillons, et fendre les
oreilles de la galerie, qui généralement n'apprécie qu'une pan-
tomime incompréhensible et le bruit. n (Harnici {trad. dilue,
scène ix.]) Il y va, en effet, de la santé de l'esprit public. L'État
veillera donc à ce que l'on représente clignement les meilleures
oeuvres. L'on ne fait pas assez plutôt que trop sous ce rapport. Les
subventions des bons théâtres ne sont point superflues. L'État
moderne ferait même sagement de rendre de temps en temps les
grandes scènes plus accessibles aux foules, et spécialement aux
classes ouvrières.


3. La peinture, la sculpture et l'architecture ont une impor-
tance analogue.


Au moyen âge, l'art s'inspirait surtout de la religion. Il s'en
est depuis lentement dégagé pour orner aussi la vie temporelle.


L'art est également une oeuvre privée dont les progrès intéres-
sent indirectement l'État : de là les écoles publiques des beaux-
arts, les musées nationaux de peinture et de sculpture, les
Monuments érigés en l'honneur des grands hommes , des
triomphes et des gloires de la nation.


L'architecture est peut-être l'art qui parle le mieux aux foules.




dI


111


180 LA. POLITIQUE.
Une construction monumentale d'un grand style élève les âmes
avec une rare puissance, et porte l'empreinte de l'immortalité.


La majesté de l'État demande que les édifices publics se dis-
tinguent par la noblesse et la grave beauté de leurs formes, qu'ils
remplissent les hommes de respect et d'admiration, à l'instar
des grands monuments religieux. Ce n'est point le calcul mesquin
du strictement utile qui doit en tracer les plans.


LIVRE SIXIÈMF.


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION,


A. — EN GÉNÉRAL.


CHAPITRE PREMIER.


L'idéal d'une constitution parfaite.


Les misères sociales, le désir du mieux, le sentiment de notre
perfectibilité, ont poussé maintes imaginations à rêver un État
idéal parfait. De là ces nombreux projets de réforme fondamen-
tale, ces romans politiques, ces glorifications idéalistes, dont
Robert von :Woht nous a si bien tracé l'esquisse dans son Histoire
des sciences politiques (vol. I, partie Ill). L'on peut citer parmi
les plus célèbres de ces rêves la République de Platon, la Cy •o-
pédie de Xénophon, l'Utopie du chancelier Thomas Morus et le
Télémaque (a) de l'évêque Fénelon. Les élucubrations plus dan-
gereuses des anabaptistes, des communistes et des socialistes


appartiennent, jusqu'à un certain point, au même
genre de littérature.


L'homme d'État ne se laisse point égarer par ces idéologies,
*nits stériles d'esprits trop pleins de jeunesse. Il les regarde
Pa c xo\ni t.ne de naïves folies ou d'agréables rêves. Ceux qu i


Voyez les passages relatifs à la Bétique et à la république de Salente, liv.


y:




182 LA POLITIQUE.
ont tenté de les réaliser ont toujours échoué misérablement, et
n'ont abouti qu'à des ruines.


Une constitution politique parfaite suppose une nation parfaite,
donc une impossibilité. Aussi, tout en reconnaissant que l'État
est perfectible, faut-il repousser toutes ces fantaisies qui oublient
les réalités, qui font abstraction de la nation et du pays déter-
minés dont l'État doit être l'organisation.


Différentes par l'histoire, le pays, le caractère, l'esprit, les
tendances, les nations ont également besoin de formations po-
litiques diverses. Pourquoi donc vouloir leur imposer à toutes la
république ou la monarchie? L'idée d'une constitution valable
pour tous les temps et tous les lieux est essentiellement fausse.
On forcerait plus facilement tous les hommes à prendre le même
costume.


Cependant, il est une mesure générale qui nous permet d'ap-
précier approximativement. la réelle valeur d'une constitution
donnée. Les devoirs principaux de la politique sont en effet
d'assurer :


a) La liberté individuelle, le riche développement des aptitudes
de la société et des individus;


b) L'unité, la puissance, le bien-être de la nation, une autorité
publique forte ;


c) Les progrès de l'humanité.
Or, il est évident qu'une constitution sera d'autant meilleure


qu'elle remplira mieux ce triple but dans l'État auquel elle
s'applique.


En prenant cette règle pour mesure, la comparaison de l'État
moderne avec l'État antique ou féodal donne les résultats sui-
vants :


1) La liberté privée s'étend aujourd'hui à toutes les classes, à
la différence de l'antiquité, et elle est plus égale pour tous qu'au
moyen âge. La vie individuelle est ainsi devenue plus riche et
plus variée. L'entière liberté de penser est essentiellement mo-
derne, et forme notre plus précieuse conquête.


2) Par l'unité et la puissance, l'État moderne est assez sembla
-ble à l'État antique; mais il est bien supérieur à l'État féodal. 11


a même sur celui-là deux grands avantages : il arrête son ac"


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION. 183
Lion à l'ensemble de la vie politique, et donne de savantes ga-
ranties aux droits et à la liberté de tous.


3) Enfin, les États modernes comprennent. mieux leurs devoirs
envers l'humanité. Leur caractère et leurs tendances sont remar-
d uablement humains.




CHAPITRE II.


Idées démocratiques et idées aristocratiques.


Cette opposition se rencontre partout, mais spécialement chez
les peuples ariens. Elle divise les partis et les arme les uns contre
les autres. Tantôt c'est la démocratie qui s'efforce d'écraser les
éléments aristocratiques sous sa masse, tantôt l'aristocratie qui
emploie son autorité à asservir les foules. Cette lutte se produit
et clans la monarchie et dans la république; aucune forme d'État
n'en est complétement exempte.


Les États modernes s'efforcent de concilier les deux tendances
en les tempérant sagement l'une par l'autre.


Mais la science de la politique doit les envisager d'abord sépa-
rément., pour mieux montrer que toutes deux ont leurs qualités
et leurs lacunes, et qu'elles doivent bien plus se compléter l'une
l'autre que se combattre et s'exclure.


IDÉES DÉMOCRATIQUP,S
1. L'idée fondamentale de la


démocratie, &est l'égalité natu-
relle des droits; d'où elle conclut
à • l'égalité politique : « tous les
citoyens doivent avoir une part
égale dans les affaires de l'Etat. »
Elle repousse comme des privi-
léges injustes tous les avantages
d'ordre ou de classe.


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION. 185
Les deux idées sont vraies, mais en partie seulement.
L'égalité des droits qu'invoque la démocratie a un fondement


réel dans la communauté de la nature humaine. La marche pro-
gressive de l'histoire l'appuie, en étendant les devoirs publics et
les droits publics à tous les cercles de la population, en relevant
ainsi la dignité humaine des classes inférieures.


Mais à n'envisager que cette égalité, il devient impossible de
comprendre l'État, qui suppose nécessairement la distinction
sensible des gouvernants et des gouvernés, — vérité déjà recon-
nue par Aristote. L'ordre ne peut exister sans la distinction, et
sans ordre point d'État. C'est donc assez justement que l'on re-
proche souvent aux tendances égalitaires des démocrates
d'abaisser dans la poussière commune tout ce qui est élevé, et de
mettre directement le pouvoir aux mains des masses.


Les différences dont se prévaut l'aristocratie peuvent, de leur
côté, s'appuyer sur l'histoire générale, qui nous montre partout la
variété des aptitudes et des mobiles. De plus, le principe du gou-
vernement des meilleurs et des plus capables est absolument.
logique.


Mais, en poursuivant exclusivement cette vérité, les aristocra-
tes arrivent également à méconnaître la nature humaine com-
mune, qui rapproche et unit tous les hommes. Ils oublient que
l'État est la communauté de tous, et non la société des meilleurs,
et rompent ainsi l'union générale. Ils regardent avec mépris les
foules qu'ils dominent, et ne s'aperçoivent pas que leurs pieds
quittent la terre ferme, que leurs avantages exagérés devien-
nent des fictions. La vanité et l'orgueil les mènent à leur chute,
et en font la risée des tuasses.


La vérité est dans l'union et la combinaison des deux prin-
cipes. L'égalité naturelle des droits est l'aptitude et le fondement;
les différences historiques en sont le développement. Chaque idée
doit préserver l'autre d'excès.


2. Donc, ajoute la démocratie , 2. Non, reprend l'aristocratie,
« lu volonté de la majorité est le c'est la qualité et non la quantité qui
tolonté de la nation, et la minorité doit l'emporter. L'autorité gou-
(kit toujours s'y soumettre. » verne la majorité, et non celle-ci


l'autre. La minorité meilleure doit
régner sur la majorité moindre.


IDÉES ARISTOCRATIQUES
1. L'idée fondamentale de l'aris-


tocratie, c'est que les hommes
sont différents, et que le gouver-
nement des masses vulgaires ap-
partient aux éléments les meilleurs
et les plus nobles. Son principe;
c'est legouvernement des meilleurs.
Le droit égal de tous lui paraît
brutal.




186 LA POLIT [QU E.
Sans doute, la majorité est dans tout État une puissance consi-


dérable. Les masses sont la base de l'État; ce sont elles qui
renferment généralement le plus de forces vives ; aucun gouver_
nement ne peut subsister longuement sans elles, ou s'il agit
contrairement aux intérêts du grand nombre. Les masses ne sont
point une matière que l'homme d'État puisse ouvrer et travailler
à son gré. C'est surtout de nos jours qu'il serait dangereux de le
croire, car elles ont conscience de leur dignité d'homme et de la
nature humaine des régents. Mais il serait également inepte de
n'écouter que les vœux et les opinions des.foules, d'obéir servi-
lement aux majorités que .'la passion égare, ou que l'indifférence
et l'incurie rendent hostiles à toute réforme.


Que toutes choses étant d'ailleurs égales le nombre ou la majo-
rité décide, rien de mieux. Quand on pèse des égalités, la ba-
lance penche naturellement du côté qui en contient le plus. De
là ce principe admis par tous que, « dans toute réunion de per-
sonnes réputées égales, conseils, chambres, corps électoral, asso-
ciation, etc., la volonté de l'ensemble se formule à la majorité, et
que la minorité est tenue de s'y soumettre. »


De môme, sans doute, tout État doit avoir principalement en
vue le bien des majorités. Considérées non point comme actives
et gouvernantes, mais comme passives et gouvernées, les diverses
classes de la nation se trouvent placées sur une môme ligne, et'
par suite le nombre l'emporte.


Mais pourquoi donc le nombre déciderait-il quand les facteurs
sont différents? Quand une minorité occupe dans l'organisme de
l'État une place plus élevée, n'est-ce pas à elle de prononcer?
L'officier commande aux soldats; le général remue d'un mot une
armée. Le juge décide entre les nombreuses parties ; tout degré
de juridiction est une minorité au regard des justiciables; les ju-
ges supérieurs sont moins nombreux que les juges inférieurs.
La gestion des affaires, la politique, la législation, reposent pa r


-font, principalement, sur le travail des minorités, que distin
-guent leur éducation et leurs moeurs.


Nos goûts démocratiques modernes tendent dangereusement
à confier au nombre la décision de choses qui demandent
capacité et qualité. Le principe arithmétique triomphe même
là où la décision devrait appartenir au principe psy;chologigne


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION . 187


organique de la valeur qualitative. Il est plus facile de


Comp
ter les têtes que de les peser ; mais le résultat obtenu est


en rapport avec la légèreté du travail. Le système électoral qui
oublie complétement la qualité pour ne considérer que la pol-


lué, est une manifeste exagération du principe démocratique.
On pouvait reprocher au moyen âge un défaut contraire. Les


classes aristocratiques, clergé et noblesse, dominaient tout ; les
privilèges entravaient la liberté civile. Mais est-il donc sage,de
passer à l'autre extrême ? Reconnaissons ce qu'il y a de vrai
dans les deux principes; unissons-les, et complétons-les l'un par
l'autre


3. Les fonctions et les dignités
publiques sont ouvertes d tous.
Elles ne sont point le privilège
d'une classe, d'une famille, ou
d'un individu.


Si le principe démocratique veut dire que les emplois doivent.
are donnés également à tous, il conduit logiquement aux nomi-
nations par le sort, comme à Athènes, oà le choix paraissait trop
« aristocratique. » Si le principe opposé est seul appliqué,
les emplois deviennent le monopole et le privilége des classes
distinguées. Les fonctions héréditaires sont la contre-partie aris-
tocratique des démocratiques nominations par le sort.


Le droit moderne repousse les deux exagérations : les fonctions
sont ouvertes à tous, mais il faut se distinguer pour y arriver.
L'égalité est la base, la distinction le développement. La démo-
cratie moderne préfère elle-même l'élection au sort ; l'égalité
n'y existe donc que quant à l'aptitude; et d'autre part, la monar-
chie reconnaît aussi cette égalité. Le principe aristocratique et le
principe démocratique sont donc ici heureusement unis et com-
binés, au moins en général, et quiconque étudiera les progrès
faits depuis un siècle, demeurera convaincu de la force crois-
san te de cette union.


4. La démocratie aime le chan-
Oe»zent des fonctionnaires. Elle
veut que la durée des fonctionsSoit courte, les élections fréquentes.


3. La foule ignorante doit être
écartée des emplois. line fonc-
tion publique ne peut eue confiée
.qu'à mi homme distingué.


4. L'aristocratie aime la fixité
des emplois. Elle veut la forte
autorité des fonctionnaires.




188 L:' POLITIQUE.
Le changement fréquent permet mieux la participation de


tous et l'influence des gouvernés. Il réveille la vie publique,
prévient les abus grossiers de pouvoir, pousse à l'action, favoris,,
la liberté. Mais une mobilité trop grande a également des incon.
vénients graves. Elle ébranle l'autorité, rend la politique et l'ad.
ministration incertaines, entrave toute oeuvre de longue haleine,
jette les populations dans un état de fièvre périodique, et écarte
souvent les meilleurs esprits des fonctions publiques.


La courte durée des fonctions se rencontre parfois aussi dans
les États aristocratiques. Les magistratures de la république
romaine étaient pour la plupart annuelles ; nombre de villes
patriciennes de l'empire d'Allemagne nommaient leurs conseils
pour six mois seulement. Mais le caractère conservateur de ces
États prévenait les inconvénients de cette mobilité. A Rome,
il fallait jouir d'une considération quasi-princière pour pouvoir
être élu. Dans les villes impériales, les honorables conseillers
gardaient, en fait, malgré les élections semestrielles, leurs fonc-
tions pendant leur vie entière, se relayant simplement de six
mois en six mois, comme l'on se repose après le travail. Mais
l'exagération du principe aristocratique fait cesser ces mutations
elles-mômes ; les fonctions se prolongent et deviennent perma-
nentes, ou même héréditaires dans urrcertain nombre de familles.
On cri voit maints exemples dans le moyen iige allemand. Dès
lors l'aristocratie se sépare des foules, ne choisit plus que dans
son sein, et ne respecte l'égalité qu'entre ses membres. A Venise,
les fonctions des Dix, de la Seigneurie et du Sénat étaient sou-
mises à des réélections fréquentes ; mais le grand conseil des
Nobili formait un corps électoral exclusif, une autorité perm a


-nente, et le démos était sans droits politiques.
Les formes modernes, et spécialement la monarchie, s'efforcent


encore ici de concilier plus impartialement les deux principes.
Elles acceptent le renouvellement fréquent de la chambre des
députés, expression plus directe des intérêts et des opinions
populaires, et celui des fonctions ou des conseils, auxqu els il
parait utile qu'un grand nombre de cita ens prennent part à tour
de rôle (conseils généraux, Kreisavsschiisse, jurys, Schen)"
Mais la monarchie moderne préfère les fonctions durables, eluT


POLITIQUE DE Là CONSTITUTION. 189
pies de droits pragmatiques (a), mieux à • l'abri des caprices
a, gouvernants et des gouvernés, dans les emplois qui de-
fondent une forte autorité (fonctions de gouvernement), une
connaissance approfondie du droit (juges), une éducation
professionnelle scientifique ou technique (ingénieurs , profes-
seurs , etc.).


5. La démocratie aime et dé- 5. L'aristocratie aime surtout
fend énergiquement la liberté la liberté et l'honneur particuliers
commune , égale pour tous, et des hautes classes: Mais, s'exa-
l'honneur national. Par contre, gérant sa supériorité, elle en
elle est hostile à l'honneur et arrive Lx mépriser les masses.
aux libertés particulières des
classes ou des individus.


L'idée démocratique demande ici encore à être complétée par
son opposée. La liberté commune est une condition essentielle
d'un État libre et avancé, et l'honneur national est la base princi-
pale de l'honneur particulier; c'est leur puissance qui donne le
plus souvent la mesure de la valeur d'un peuple.


Mais faut-il s'arrêter à cette exclusive uniformité? Le sol le
mieux uni ne produit-il pas des plantes de toutes grandeurs?
La haine envieuse des démocrates contre toute distinction est
un vice méprisable qui méconnaît ou entrave les plus nobles
biens. Les foules elles-mêmes tombent et se dégradent, si elles
ne reçoivent perpétuellement l'impulsion des fortes individua-
lités.


Les démocrates réclament justement la liberté et l'honneur
de tous, en se fondant sur la nature humaine, créée à l'image
de bien.. Mais sur cette base générale s'élèvent des degrés
(1 des différences plus délicates, qui peuvent échapper aux
masses, non au tact plus exercé des classes élevées (aristo-
cratiques). L'originalité indépendante de l'esprit, le haut senti-
ment de l'honneur des héros et des sages, ont toujours eu une


ence puissante sur les progrès de l'humanité. On ne sauraities .
etouffer ni les opprimer sans péril.


(4) Camp. Théorie générale, p. 458, f.




190 LA POLITIQUE.
6. L'aristocratie honore sur.


tout l'autorité devenue visible,
consacrée 'par le temps. Aussi rus,
peste-t-elle pieusement la2tradi_
tion et la coutume anciennes. Trop
amie de la distinction et de la
noblesse de race, elle s'attache
autant qu'elle peut l'hérédité,
qui transmet au présent les con-
quêtes du passé. Mais elle sait
comprendre la valeur du droit,
historique, et se méfie des inno-
vations arbitraires.


L'autorité et la liberté, le repos et le mouvement, l'hérédité et
le progrès, la tradition et la loi, loin d'être isolés et séparés, sont
au contraire intimement unis dans la vie du droit et de l'État.
Donc, la liberté progressive doit respecter l'autorité tradition-
nelle, et celle-ci se garder d'enchaîner le développement utile
de la liberté. Le droit, dans son essence, n'est point une Création
arbitraire, mais une nécessité, dérivant de la nature des choses,
des besoins mêmes de la vie commune. La loi en est l'expression
consciente et publique ; elle est donc une forme plus élevée de
progrès que la simple coutume. Si c'est ainsi que la démocratie
l'entend, elle a raison sans doute. Mais ce qui prouve que cette
conception n'est point étrangère aux aristocraties, c'est que les
anciens Romains et les Anglais modernes ont fait faire, soit au
droit privé, soit au droit public, des progrès enregistrés par
l'histoire du inonde.


POLITIQUE DE LÀ CONSTITUTION. 494
Le mieux est, toujours, de compléter les deux tendances l'une


par l'autre. Ainsi, le modeste costume bourgeois convient à tous
dans la vie ordinaire. Mais les manifestations plus brillantes de
la vie, qui ornent et éclairent noblement l'uniformité quoti-
dienne, ont également leurs droits ; elles donnent satisfaction à
notre amour du beau et • lu grand.


Les talents artistiques ont toujours quelque chose d'aristocra-
tique, parce qu'ils élèvent au-dessus du vulgaire et créent le noble
et le rare. Les arts ne fleurissent guère dans un milieu jaloux où
chacun doit craindre de se distinguer. Sans doute, Athènes.
Florence, Nfirenberg et Anvers nous montrent qu'ils peuvent:aussi
prospérer clans les démocraties. Ces villes soutiennent la compa-
raison de Rome, de Venise, des cours allemandes ou françaises ;
elles l'emportent même sur la riche et aristocratique Angleterre.
liais l'on ne doit pas oublier que les idées (les Athéniens dans les
arts étaient hautement aristocratiques, qu'ils se considéraient
comme bien supérieurs aux barbares, et même comme les pre-
miers d'entre les Grecs (aristoï); et que ce furent à Florence
les princes Médicis, à Niirenberg, et Anvers de riches négociants
et des patriciens distingués, qui donnèrent aux arts un si remar-
quable essor.


Une oeuvre est parfaite lorsqu'elle réunit harmonieusement
l'utilité ou la conformité avec le but, et l'agrément ou la beauté
des formes. L'absence de l'une de ces qualités est toujours
défaut. L'utilité seule donne le grossier et le commun ; la forme
sans but est une vaine apparence.


6. Le droit démocratique s'ap-
puie de préférence sur la volonté
nationale; la loi, expression de
cette volonté, en est la source
la plus abondante. La démocra-
tie ne nie pas l'autorité de hi
tradition, mais elle veut pouvoir
innover sans en tenir compte.
Aussi prend-elle souvent le ca-
price et la passion du nombre
pour l'expression de la volonté
nationale, et s'imagine folle-
ment qu'elle peut créer arbitrai-
rement le droit.


7. La démocratie aime les
joyeuses fétes nationales et popu-
laires (fêtes des chanteurs, des
tireurs, des écoles etc.) et les
couvres d'utilité publique (routes,
chemins de fer, écoles publiques).
Elle préfère les vêtements simples
et bourgeois aux costumes d'ap-
parat. La grande pompe et le
luxe lui sont antipathiques.


7. L'aristocratie *aime et ho-
nore les forrnes fines et distin-
guées, la dignité et l'éclat des
manifestations extérieures. Elle
ne déteste pas la difiérence et
la pompe des costumes. Elle sait
estimer une parure artistique 011
même luxueuse.




CHAPITRE III.


Idées républicaines et idées monarchiques.


Dans un sens large, le nom de république appartient à tous
les États dans lesquels l'idée de la « chose publique » (des
gemeinen Wesen) est devenue vivante en quelque manière,
c'est-à-dire à tous les États qui ont un droit public (jus publicum),
par opposition aux États gouvernés arbitrairement. C'est en ce
sens que Kant distingue la république de la despotie : dans l'une,
« les hommes, libres et égaux, sont en même temps citoyens,
c'est-à-dire concourent à la législation ; dans l'autre, les sujets
n'ont aucun droit public : il n'y a pas de citoyens. » Dès lors, la
monarchie constitutionnelle est toujours une république ; par
coutre, suivant liant, la démocratie absolue est la forme «la moins
républicaine qui soit ; elle est nécessairement despotique, parce
que tout y veut être le maître. » (0Euvres, vn, 244.)


L'école de droit naturel des XVIl e et xvine
siècles employait un


langage analogue : « tout État véritable et libre est pour elle une
république ; la notion est générique, et la monarchie, l'aristo-
cratie et la démocratie sont tantôt républicaines, tantôt despo-
tiques.


Cependant, Kant était incomplet quand il n'opposait que la
despotie à la république. Il faut plutôt lui opposer, comme non


POLITIQUE DE LÀ CONSTITUTION. 193
républicain, tout État où la conscience du droit et du devoir
publics ne s'est point encore réveillée, où les grandes classes
populaires sont sans droits politiques : ainsi, outre la despotie
du prince, de l'aristocratie ou des foules, les formes plus douces
du patriarcat et de la patrimonialité, qui considèrent l'État comme
une famille ou une propriété.


Toutes ces formes non républicaines sont tantôt des dégénéres-
cences des formes normales, tantôt des formations encore incom-
putes. Par contre, « l'État de droit » (Rechtsstat) des auteurs du
siècle dernier, est assez bien le synonyme de la « république »
des auteurs précédents. En ce sens, les formes modernes sont
républicaines, ainsi que les principes suivants :


1. Nul n'exerce un pouvoir public comme un droit à soi ou
privé, comme une propriété.


2.Tout pouvoir publicse réfère essentiellement à la communauté
des nationaux, que nous nommons tantôt l'État (res publica),
tantôt la nation (Volte., populos).


3. Tout droit public est donc subordonné à la communauté ; en
d'autres termes, il reçoit son titre de l'État, et n'existe que dans
l'État: il est constitutionnel.


4. Aucun droit public, qu'il soit personnel, dynastique, d'ordre
ou d'association, ne peut avoir sa cause en dehors de l'État, ni
ne peut demander la protection de l'État aux dépens du bien
public.


5. Toute fonction publique est au service du bien public (sains
publica). Le bien de la communauté est son but, comme l'exis-
tence de celle-ci est sa cause. Donc, tout pouvoir magistral
s'exerce au service de l'État, est un devoir envers la nation.


6. L'État vrai, c'est l' Étatpublic, ou la république (Volksstat) (a).
7. Le chef de l'État est l'organe le plus élevé de la nation ; il


n'est le propriétaire ni de celle-ci ni du pays.
8. Les gouvernés sont en même temps sujets de l'autorité et


citoyens libres, c'est-à-dire qu'ils doivent obéissance aux auto-
rités constitutionnelles, aux lois, aux ordonnances, aux


On voit que l'auteur emploie le mot l'utksstat comme synonime du mot
rePubiique dans le sens ancien. Comp. p. 296 du texte, et Théor. génér. p. 295.


l3




194 L.1 POLITIQUE.
sions légales, et qu'ils concourent au sel fgouvernement de l'État..


9. Spécialement, l'autorité de la loi repose toujours sur le
concours des citoyens. Point de,loi sans l'assentiment de la repré_
sentation nationale.


10. La nation a le droit d'être bien gouvernée. L'administra-
tion est contrôlée par la représentation nationale, et responsable
devant elle.


11. On ne doit obéissance qu'aux autorités constitutionnelles
ou légales.


Pl Chacun est protégé dans ses droits personnels de liberté.
Mais le mot république se prend aussi dans un sens plus étroit.


et comprend alors la démocratie et l'aristocratie par opposition
à la monarchie. Cette opposition ne laisse pas (l'avoir une réelle
valeur, quoiqu'elle soit moins importante que la première, avec
laquelle on la confond souvent, au grand préjudice de la clarté
du langage et des idées.


En ce second sens, la république est l'État dans lequel la sou-
veraineté est attribuée à une personne collective (Collectivperson),
corps aristocratique ou ensemble des citoyens.


L'exercice du pouvoir de gouvernement peut très-bien, même
ici, n'être confié qu'à une couple d'individus, comme aux deux
consuls de Rome, ou même à une seule personne, comme au
doge de Venise, au schultheiss, bourgmestre, ou laudanum
des anciennes républiques suisses, au président des États-Unis
ou de la république française. Ce chef unique peut même avoir
des attributions très-étendues, et, suivant les circonstances,
revêtir momentanément la dictature. C'est ainsi que le président
(le l'Union américaine est bien plus indépendant dans son action
que le roi d'Angleterre. Seulement, ce qui distingue le chef ré-
publicain, c'est qu'il n'exerce pas le pouvoir en son nom
propre, comme son droit souverain, mais toujours au nom et
par le mandat des classes aristocratiques ou du démos, réputés
les seuls et vrais porteurs de la souveraineté. C'est donc moins
l'étendue des pouvoirs que le siége du droit qui est le trait
caractéristique. L'ancien roi germain pouvait beaucoup nies
que les consuls de Rome, en dehors de l'assentiment des nobles
et de l'approbation des hommes libres; niais il était par lui"


POLITIQUE DE
CONSTITUTION.
195


ene, une autorité qui s'imposait, tandis que les Consuls exer-
çaient leur ponvoir par le mandat du peuple romain.


Il ne faudrait pas en conclure que c'est l'origine du pouvoir
A. nprême de gouvernement qui fait la différence essentielle de
l'idée républicaine et de l'idée monarchique. Weitz, qui a essayé
de le soutenir (Politiic, p. 37 et ss., 124 et ss.), se met en con-
tradiction avec l'histoire. L'ancien empire romain et l'empire
napoléonien étaient incontestablement des monarchies, quoique,
dans la forme, leurs souverains fissent dériver leur pouvoir de
la nation. Cette manière était, si l'on veut, républicaine dans le
sens large du mot ; mais les empereurs n'en affirmaient pas
moins leur droit monarchique, car ils se considéraient comme
les détenteurs et les porteurs (Inhaber und Trdger) du pouvoir
de gouvernement, comme les véritables chefs de l'État, et leurs
sujets les regardaient comme tels. Inversement, ce n'était nulle-
ment le mandat des gouvernés qu'invoquait le patricial bernois
pour régner sur la ville et la campagne, ou la bourgeosie urbaine
de Zurich pour gouverner les ruraux; et cependant ces deux
États urbains du moyen àge étaient sans contredit des répu-
bliques stricto sensu.


La différence essentielle est donc simplement dans le carac-
tère juridique du gouvernement suprême. Ce pouvoir est-il attri-
bué à un individu comme au vrai chef de l'État, comme un droit
public qui s'impose et ne dépend de personne; au contraire,
à une majorité de citoyens, au nom et par le mandat (lesquels
seulement il peut être exercé ? Voilà ce qu'il faut se demander:


Dans la monarchie, l'on s'efforce d'arriver à une individuali-
sation majestueuse et indépendante du pouvoir suprême; dans
la république, au contraire, l'on appuie sur la subordination
essentielle des fonctions publiques à la volonté de l'ensemble. Le
Monarque personnifie la puissance et la majesté de l'État; il
s'élève


en souverain hautement au-dessus de ses sujets: Le
Président de la république n'a pas cette qualité; il n'a que
lexercice du droit du corps aristocratique ou de la nation, dont


est le mandataire et le représentant; personnellement, il est
1%ral de ses concitoyens; il ne doit ses pouvoirs qu'il sa mission
illonlentanée.




196 LA POLITIQUE.
L'exagération du principe monarchique sépare le monarque


du peuple, le place au-dessus de l'État, en fait un pouvoir anti-
social. L'exagération du principe républicain assimile le gou-
vernement à la direction d'une société anonyme, et ruine
l'autorité. Bien compris, le premier reconnaît l'union du
prince et de la nation : le prince est la tête, par conséquent un
membre du corps de l'État. Bien compris, le second n'empêche
pas le gouvernement d'avoir autorité et puissance sur les gon_
vernes. Ce qui reste différent dans les deux formes, ce n'est que
le rapport des deux éléments : l'une relève aussi la souveraineté
(Hoheit) individuelle du prince, tandis que l'autre donne une
prépondérance décisive à la souveraineté de la nation (Volksho•
heit a).


Il suit :
1. N'est pas républicain, le système d'une dynastie ou d'une


famille héréditairement appelée à gouverner l'État. La républi-
que comporte tout au plus un certain nombre de familles exclu-
sivement aptes à gouverner (patriciens). L'aristocratie héré-
ditaire est moins républicaine que l'aristocratie élective,
car elle se place aussi, dans une certaine mesure, indépendante
en face du véritable souverain (l'ensemble de l'aristocratie),
tandis que la seconde donne la prépondérance aux électeurs.
Par contre, la monarchie héréditaire se rapproche davantage de
l'aristocratie que la monarchie élective, parce qu'elle est naturel-
lement entourée d'un certain nombre de personnes qualifiées, les
princes et les princesses du sang, tandis que la monarchie élec-
tive élève sans transition une individualité au-dessus de tous.


2. Le principe républicain veut que tout citoyen puisse arriver
aux plus hautes fonctions. Aucune dignité ne doit étre fermée au
mérite.


La monarchie peut accepter ce principe, en faisant une seule
exception pour le roi. La monarchie élective ouvre de loin en
loin l'accès de la royauté aux particuliers, par le décès, la démis-
sion ou la déposition dit prince régnant ; la monarchie héréditaire,
point.


Co ,np, vol.
p. 4'20 et 421.


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION. 197
La monarchie modère ainsi les agitations des partis et les pas-


sions ambitieuses. La dignité suprême est rendue indépendante
des mobiles majorités et mise à l'abri des audaces démagogiques.
C'est là un avantage qui, pour nombre de peuples cultivés, com-
pense largement l'inconvénient de ne pouvoir appeler au premier
rang le plus cligne, et qui donne à l'État monarchique plus
d'équilibre et plus d'éclat.


Les républiques préfèrent le principe absolu du libre accès à
toutes les fonctions, malgré les vacillations et les dangers qu'il
entraîne. Elles ne font point de différence essentielle entre les
fonctions du régent et les autres, et effacent, autant que possible,
toute différence entre fonctionnaires et citoyens.


3. L'irresponsabilité du chef de l'État est nettement non répu-
blicaine ; la république demande des comptes à quiconque elle
confie un emploi. Mais elle est assez bien monarchique. La mo-
narchie peut sans doute admettre la responsabilité du prince,
comme faisait le moyen âge ; mais il lui est toujours difficile
de l'ordonner légalement sans mettre la souveraineté royale en
péril. Un procès en responsabilité s'attaque à la majesté du
prince, et trouble ainsi l'État entier. Aussi la monarchie moderne
préfère-t-elle le principe anglais du monarque irresponsable et
des ministres responsables. Elle n'admet la responsabilité du roi
qu'à titre d'exception et par des voies non judiciaires, lorsque
ses actes soulèvent une révolution générale ; ou bien encore, elle
déclare, comme la dernière constitution napoléonienne, que
l'empereur est responsable devant la nation, tout en se gardant
bien de déterminer les formes légales de la poursuite de cette
responsabilité, et en laissant également à la révolution le soin de
l'invoquer.


"i. Le principe républicain veut la courte durée des liantes
fo nctions de gouvernement, pour que la majorité régnante puisse
conserver le sentiment de sa puissance souveraine. Le principe
Monarchique demande au contraire une royauté stable et assu-
rée,


soit à vie soit héréditaire, et regarde cette stabilité comme
son privilège.


5. L'éclat de la majesté entoure bien davantage le monarque
que le chef républicain. L'aristocratie tient encore ici le milieu




198 LA POLITIQUE.
entre la monarchie et la république démocratique au gouverne


-


ment bourgeoisement modeste. On la voit, en effet, accorder à
ses chefs des honneurs royaux la pourpre, le trône, des licteurs'
une suite ; ainsi à Rome aux consuls, à Venise au doge. ce..
pendant les princes eux-mêmes prennent volontiers de nos jours
le costume civil et le genre de vie des premières classes sociales.
Ils ne se montrent guère dans l'apparat du souverain que dans
de rares occasions, et même alors, c'est généralement sous un
uniforme militaire analogue à celui de leurs généraux. Voilà en-
core une marque de la force du courant républicain moderne; le
cérémonial théocratique des schahs et des sultans semble à l'Eu-
ropéen déraisonnable et de mauvais goût. Toutefois, il s'est con-
servé dans nos cours nombre d'usages et de préjugés du temps
jadis, romains-byzantins, patrimoniaux on féodaux, qui heur-
tent le sentiment délicat des esprits cultivés pour les bonnes
formes.


6. « N'obéir qu'à son égal » est une idée spécifiquement répu-
blicaine ; la monarchie reconnaît au contraire la dignité plus
hante du prince. La fierté républicaine ne veut pas avouer d'autre
supérieur que la nation. Le monarchiste s'incline avec dévoue-
ment et satisfaction devant le prince, personnification élevée de
la majesté de l'État.


CHAPITRE IV.


Transformation et modification de l'État.


L'État, tout en demeurant essentiellement le même être,
se modifie et change dans sa forme. Sa constitution et sa figure
varient avec les époques de sa vie et de son développement.


La même ville, le même État d'Athènes est tour à tour dominé
par des rois (1200 à '1068 av. J.-C.), soumis à l'aristocratie des
Eupatrides (1068 à 594), régi par la constitution de Solon (dès
594) ; après une tyrannie passagère (551 à 518), il devient la plus
glorieuse démocratie de l'antiquité (510 à 429) ; puis il tombe
en décadence, et se montre impuissant contre la royauté macé-
donienne (338).


Rome n'a pas subi moins de transformations. Ville royale dans
son enfance (753? à 510), gouvernée ensuite par une noblesse de
fonctions d'abord patricienne (510 à 367), puis librement élue,
elle tombe enfin sous la domination unique des Césars (48 avant
J. -C.), après quelques vaines tentatives pour passer à la démo-
cratie (134 à 121, 100 à 88).


L'histoire nous montre à la fois la liaison interne, l'unité de
la vie de l'État et la mobilité de ses formes. La personnalité de
la nation, avec ses aptitudes déterminées, explique la première;
le développement de ses aptitudes, la seconde.




900 LA. POLITIQUE.
Une constitution immuable serait en contradiction avec la vie


de la nation. Les formes de l'État changent avec les âges, suivant
une loi naturelle, comme celles des êtres organiques.


Machiavel a cru trouver dans l'histoire ancienne la marche
normale (le ces transformations, et il s'est efforcé de l'expliquer
psychologiquement (a) : Les premiers hommes qui se réunirent
choisirent pour chef ou pour roi le plus apte à les protéger, le
plus fort et le plus vaillant. Cette dignité devint petit à petithéré-
ditaire. Mais les descendants de l'héroïque ancêtre étant devenus
d'égoïstes tyrans, les hommes les plus considérables et les plus
énergiques se soulevèrent, et remplacèrent la tyrannie par l'aris-
tocratie. Celle-ci, instruite par l'expérience, gouverna d'abord
dans l'intérêt général. Mais le temps vint la corrompre à son
tour, et elle dégénéra en oligarchie. Les masses se révoltèrent
et établirent la démocratie (politic), qui, sage aussi dans le
principe, tomba bientôt clans la licence de l'anarchie, et fit place
à l'ochlocratie (démocratie, suivant l'expression d'Aristote). Enfin,
le besoin d'ordre et de sécurité ramena un chef puissant et la mo-
narchie. Celle-ci doit faire de nouveau place à l'aristocratie, et
ainsi de suite, indéfiniment, tant que l'État conservera assez de
force pour pouvoir supporter ces ébranlements, au lieu de dé-
cliner et de périr lentement dans l'une (les formes.


Mais l'histoire est loin de respecter toujours cette série. Elle
nous montre aussi tour à tour, comme le remarque Bodin déjà,
la monarchie allant à la démocratie, l'aristocratie à la monar-
chie, la démocratie à l'aristocratie. Dans notre époque, hostile à
cette dernière forme, c'est même en démocraties que les monar-
chies se transforment le plus souvent, comme on le voit dans
les révolutions d'Angleterre, de France et des États-Unis. Il est
plus rare de voir l'aristocratie passer à la monarchie, et cependant
l'histoire des villes italiennes de la fin du moyen âge, et la monar-
chie absolue s'élevant sur les ruines de l'aristocratie féodale, en
offrent des exemples. L'histoire ancienne et celle du moyen âge
nous montrent même l'aristocratie remplaçant la démocratie:
les triomphes de la politique spartiate amènent souvent ce cha n -


a) Sur Tac-Lire, 1,2.


POLITIQUE DE LA. CONSTITUTION. 901
noient. dans la Grèce, et l'on vit parfois, dans les villes d'Aile-


magne, un patriciat rajeuni écarter le pouvoir de la commune et
des maîtrises.


On rencontre même, simultanément, deux courants opposés au
sein d'une même nation. L'empire allemand du moyen âge passait
petit à petit de la monarchie à l'aristocratie, pendant que les
princes particuliers, d'abord limités par les ordres, devenaient
de plus en plus absolus dans leurs États.


On ne saurait donc affirmer une loi naturelle uniforme ou une
série nécessaire des transformations. L'étude des causes de celles-ci
conduit d'ailleurs à la méme conclusion que l'expérience. Un État
nouveau naît ordinairement d'un concours de forces diverses, et
ces mêmes forces peuvent ne produire qu'une transformation.
Quand une idée appuyée parles circonstances devient décisive, elle
s'assure le pouvoir et donne son empreinte à l'État, qu'elle ap-
partienne à un individu, à une classe distinguée, ou à la foule.
Le changement de la constitution est la résultante des forces
jeu ; la série des formes est donc loin de pouvoir être marquée
d'avance. Ici, le rétablissement de la monarchie terminera le
conflit ; là, c'est l'aristocratie qui se saisira du gouvernail ; ail-
leurs encore, le démos l'emportera. Une force extérieure ou
étrangère devient parfois déterminante par l'appui qu'elle donne
à l'un des partis en présence. Parfois encore, la victoire passe de
l'un à l'autre des combattants, et l'on finit par revenir à l'an-
cienne forme.


Frédéric Schleiermacher a essayé à son tour de découvrir la loi
de ces mouvements. Partant de la conscience de l'État, il oppose
Une idée politique à .l'idée psychologique de Machiavel!. C'était
un progrès ; mais une fausse application l'a rendu stérile.


Suivant Schleiermacher, la conscience de l'État se réveille
d'abord également dans une foule non encore organisée en État,
mais qui sent le besoin de l'être; chacun se considère comme co-
gouvernant, et en même temps comme obéissant à tous. La dé-
mocratie serait ainsi la plus ancienne des formes ; à preuve, les
premières petites républiques des Hellènes.


Puis, suivant l'auteur, cette conscience s'élève et grandit dans
une tribu ou une race plus énergique ou mieux douée, qui se sou-




I
LA POLITIQUE.


met les tribus les plus faibles, et l'on a l'aristocratie : telles l'an_
cienne république romaine et les aristocraties germaniques du
moyen âge:


Enfin, la conscience de l'État s'exalte de telle sorte dans un in,
dividu, qu'il cesse d'être une personne privée pour n'être plus
qu'une personne publique (Staisperson) : d'OÙ la forme la Plus
achevée, la monarchie moderne.






La série de Schleiermacher marche précisément en sens in-
verse de celle de Machiavel. Il est de plus assez étrange de voir
l'auteur s'attacher davantage à comparer entre eux plusieurs États
qu'à étudier le développement interne de chacun d'eux. Il parait
moins préoccupé de son véritable sujet que de l'histoire politique
du monde européen.


Mais la faute capitale de Schleiermacher, c'est qu'il oublie de
distinguer la conscience passive, le besoin de l'État, de la conscience
active qui mène à la direction de l'État et au selfgoavernement.
C'est la première seulement qui se réveille d'abord clans la foule
non organisée. La conscience politique active ne se développe
que dans une nation formée, mûrie par l'expérience et par l'édu-
cation. Tantôt craintive des dieux et des démons, tantôt pleine de
vénération pour le chef d'une race distinguée, la foule muette se
laisse à l'origine conduire par ses prêtres, par ses patriarches,
ou se précipite sur les pas de quelque héros vaillant ou sage.
Elle passe alors, assez volontiers, de la théocratie à une royauté
dynastique, à la monarchie, et elle s'incline devant l'autorité d'un
seul.


C'est la sociabilité active d'un grand homme en face de la foule
encore passive qui vient à l'origine donner une forme à l'oppo•
sition indispensable de l'autorité et des sujets, des gouvernants
et des gouvernés (a). La capacité et la volonté de gouverner ne se
répandent que lentement clans la foule. Elles se réveillent d'abord
dans l'aristocratie des plus riches, des plus valeureux, des sages
conseillers du roi. Le démos ne les possède que plus tard; et c'est
seulement en dernier lien qu'il a loisir et désir de participer au`
affaires publiques et de se gouverner lui-même.


a) Coinfl. Théorie oén., 1V. 10.


POLITIQUE DE LA. CONSTITUTION. 203
Ainsi comprise, la raison politique des transformations S'ac-


corde avec la raison psychologique ; et l'histoire achève de mon-
que telle est bien la marche naturelle et ordinaire des choses.trer


oigne bien souvent rompue, dévoyée, ou même renversée en
'fait, cette série normale est toujours visible, au moins comme ten-
dance ou comme aspiration ; elle peut même servir à déter-
miner, en général, les âges des nations. On peut la résumer
comme suit :


Formes d'État normales :
(Théocratie), monarchie, aristocratie, démocratie, monar-


anomales :
chieorneitec.s


(Hiérarchie), tyrannie, oligarchie, ochlocratie, tyrannie, etc.
La transformation déplace le siège du pou voir suprême; il ne


faut pas la confondre avec la simple modification, qui, tout en
conservant la même loi fondamentale, l'atténue ou la renforce.
Bodin déjà l'avait fait remarquer.


Il se peut, en effet, qu'une nation soit tellement dévouée à u ne
forme donnée, qu'elle la garde pendant tout le cours de son
existence. Mais la série indiquée sera néanmoins sensible, par
les limitations que recevra successivement le pouvoir souverain.


C'est ainsi que plusieurs États européens, soit romans soit
germaniques, fondés par des princes puissants, ont toujours
conservé la forme monarchique. Mais le prince y était à l'origine
hautement autocrate ; au moyen âge, son pouvoir fut limité par
l'aristocratie des ordres ; enfin, après quelques nouvelles tenta-
tives d'absolutisme, la monarchie est devenue constitutionnelle, et
donne au démos lui-même un contrôle du gouvernement et une
is)éar ite sà liirarita législation. Les modifications se présentent donc dans la


Monarchie.


1. Autocratique ( monarchie 2. Aristocratiquement limitée
(monarchie des ordres).


3. Démocratiquement limitée
(monarchie constitutionnelle).


Nombre de républiques présentent une marche analogue, spé-




004 La POLITIQUE.
cialement les villes italiennes, allemandes ou suisses du moyen
âge. Soumises d'abord à un chef puissant (roi, évêque, prince)
ou à son bailli, elles furent ensuite gouvernées par un magistrat
urbain, bourgmestre, maire ou avoyer, ayant presque l'autorité
d'un prince. Puis le pouvoir passa à une aristocratie de famille
(les patriciens), qui fit place à son tour au pouvoir plus populaire
de la commune bourgeoise et des corporations. Enfin, la démo-
cratie représentative vient clore le mouvement. La série se pré-
sente donc ainsi :


République.


1. Pouvoir quasi-princier d'un
chef (modification monarchique).


3. Commune bourgeoise et
corporative (démocratie des or-
dres).


2. Domination des patriciens
(aristocratie).


4. Démocratie représentative
(régime populaire moderne).


CHAPITRE V.


La politique et les transformations.


L'homme d'État se tromperait étrangement sur sa mission, s'il
s'efforçait de maintenir une forme vieillie ou insupportable, qui
entrave le développement naturel de la nation. Son devoir est, au
contraire, de conduire pacifiquement et avec modération à la
transformation qui est devenue un besoin de la vie générale. Tout
système de droit peut prétendre à la durée, aucun à l'immuta-
bilité. Mais un progrès organique et lentement mesuré vaut mieux
qu'un saut brusque en avant.


Aristote déjà remarque que l'abus du pouvoir en abrége la
durée. Les transformations sont le plus souvent la conséquence
de la corruption du gouvernement traditionnel. La monarchie
devenue tyrannie prépare son propre renversement. L'aristocratie
égoïste et oligarchique suscite le pouvoir du démos ou d'un
Prince. La démocratie qui, sans respect du droit, Opprime les
minorités et n'a plus que des passions, appelle le règne d'une
individualité puissante qui rétablisse l'ordre en se faisant roi, ou
d'une aristocratie militaire ou d'argent.


Aussi le plus sûr moyen de conserver Ja forme établie, c'est
d'éviter tout abus d'autorité, de ne pas dégénérer. Le pouvoir a peu
de chose à redouter, aussi longtemps qu'il s'assied sur le droit


I




206 LA POLITIQUE.
réel et. vivant, et qu'il ne songe qu'au bien public. C'est par ses
torts qu'il mine ses fondements.


Mais l'abus de l'autorité est d'autant plus à craindre que ses
détenteurs sont plus dégagés de toute entrave. Plus la puissance
est absolue, plus la corruption est facile. Pour assurer le pouvoir,
il faut donc, autant que posible, empêcher que les gouvernants
ne s'exagèrent leurs droits, et chercher des poids compensateurs
qui préviennent l'arbitraire. C'est être un bien mauvais ami des
princes que d'appeler toute contradiction sérieuse et ferme
révolte, haute trahison ou lèse-majesté. Un homme d'État sait
profiter des forces contraires elles-mêmes pour se garder de faute,
corriger les abus, doubler ses efforts.


L'affaiblissement interne, l'ecetinction des forces qui ont été jus-
qu'alors le fondement de l'État, produisent des effets analogues.
Une dynastie vieillit, et les qualités qui lui valurent le trône
disparaissent ; ses derniers fils n'ont plus ni intelligence ni courage.
Une aristocratie vaillante, riche et cultivée à l'origine, s'amollit,
s'appauvrit, est dépassée par les autres classes. La démocratie
elle-même voit les vertus viriles des pères faire place à l'égoïsme,
à la vanité, à la grossièreté des arrière-neveux. La forme externe
peut alors se maintenir encore un temps, mais la chute du pou-
voir existant approche à pas comptés.


Cette chute peut toutefois n'entraîner qu'une simple modifica-
tion de la forme. La dynastie décrépite peut faire place à une
dynastie nouvelle et vaillante :les Mérovingiens aux Carlovingiens,
les Stuarts aux 'Oranges, les Bourbons aînés aux d'Orléans.
Parfois encore, une aristocratie nouvelle remplace une aristo-
cratie devenue insuffisante, comme à Rome, où les optimales des
deux ordres prirent la place des patriciens.


Ce qu'il y a de pire, c'est la corruption du démos, car elle
atteint l'État dans sa large base. Où puiser de l'eau pure quand la
source est troublèe ? On ne peut plus guère attendre de secours
que d'un homme énergique (lui s'empare du pouvoir, et l'impé-
ratorat devient presque une nécessité.


Chaque forme d'État a ses soucis et ses dangers. Puisant sa
force dans le principe qui l'a produite, elle doit s'efforcer d'y d e


-meurer fidèle, tout en se développant harmoniquement. Le inaiu-


POLITIQUE DE L.. CONSTITUTION.
9.07


tien entêté de certaines prérogatives royales, loin d'affiemir la
royauté, peut gravement la compromettre. C'est en personnifiant
hautement le bien, l'honneur, la vie de la nation, que la monar-
chie s'affermit. La clairvoyante initiative et l'énergie (le l'action,
toujours inspirées par l'intérêt public, sont ses meilleurs gar-
diens.


L'aristocratie, qui repose sur la distinction de la minorité
gouvernante, se conservera surtout en s'assimilant les éléments
nouveaux qui s'élèvent et se distinguent, en se montrant juste
et modérée envers tous.


La démocratie, surtout si elle est représentative, n'est assurée
que si l'éducation nationale marche avec les progrès du temps,
si les citoyens sont élevés dans le respect du droit, de la loi, des
devoirs civiques. La domination de la plèbe en est le renverse-
ment. La « Commune » amène, par une nécessité naturelle, la
dictature militaire.


Montesquieu' l'a très-bien dit : « Un État qui se corrompt, se
sauve le mieux en rappelant. le principe qui Pa fait originairement
grand. »


C'est ainsi que Cromwel et Guillaume III ont sauvé l'Angle-
terre de la révolution, en se rattachant aux anciens principes de
la constitution anglaise, en rétablissant t'union du pouvoir mo-
narchique et du parlement, cri fondant la monarchie constitu-
tionnelle. De même, le peuple allemand appelait d'instinct le
rétablissement de la dignité impériale, qui l'avait au moyen
âge représenté dans son unité et sa majesté. Mais la poursuite
romantique d'une rénovation du Saint-Empire romain, consacré
Par l'Église et limité par les ordres, méconnaissait la marche des
temps, et n'était qu'un rêve insensé. L'Empire rétabli dans une
forme moderne, telle était l'idée raisonnable et saine; et elle
s'est réalisée dans la nouvelle Allemagne.


De même, la Suisse se sauva du chaos de la « Républi-
que helvétique » en rétablissant, sans oublier les progrès du
jour, l'ancienne liberté communale, les Cantons, la Confédé-
ration.


Mais une politique de restauration formelle qui ne songe
réinstaller artificiellement des institutions vieillies, demeure




208 LÀ POLITIQUE.
ordinairement stérile. Les flots du jour emportent ses œuvres
comme fait la mer des monceaux de sable que des enfants élèvent
sur le rivage. Le rétablissement de la république par le die,
tateur Sylla, les restaurations des Stuarts en Angleterre, des
Bourbons aînés en France, montrent l'instabilité de ces tenta-
tives.


LIVRE SEPTIÈME.


B. — EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE
REPRÉSENTATIVE


CHAPITRE PREMIER.


La chute de la monarchie absolue en Europe.


La seconde moitié du xvi e
siècle, le xvn a , et la première


moitié du xvin c , furent favorables à cette forme; le pouvoir
absolu du prince triompha sur tout le continent de l'aristo-
cratie des ordres. Mais depuis, attaqué de toutes parts, il a
disparu de notre Occident.


Ce changement remarquable de l'esprit général est certaine-
ment en relation avec la marelle psychologique de l'esprit du
temps. Mais d'autres causes y concoururent, défauts personnels
et fautes politiques, sinon ce dernier n'eût pas eu si beau jeu.
On peut en indiquer trois :


L'abdtardissement des dynasties et la faiblesse des princes
absolus. Par la nature des choses, les princes qui fondent les
dynasties sont ordinairement de hautes individualités, capables
de grandes actions, et leurs successeurs éloignés n'ont le plus




210 LA POLITIQUE.
souvent qu'une main faible et débile, qui laisse échapper le
sceptre.


Une dynastie dévore elle-môme ses aptitudes premières dans
le cours agité de sa vie plusieurs fois séculaire. La conquête du
pouvoir tend les forces, les luttes et les dangers forment les
caractères, et le succès récompense les héros. Mais la jouissance
assurée de l'empire endort l'activité. Le prince songe plus à
satisfaire ses caprices et ses passions qu'à gouverner sagement.
Les flatteurs et les courtisans l'entourent, le trompent, l'égarent.
Il s'abandonne aux favoris et aux maîtresses; ou bien, ce qui
est encore pire pour les peuples, il tombe sous la tutelle clé-
ricale des jésuites , des. confesseurs et des prêcheurs de cour.
Les calotins et les maîtresses s'unissent même parfois pour
mieux dompter et exploiter sa faiblesse, et lé pays entier marche
à sa perte. Exempta sont odiosa : quiconque sait l'histoire, en
connaît suffisamment.


La vraie monarchie personnifie l'esprit public. « L'égoïsme
personnifié, » comme dit Laurent (Études, XV, p. 51), en est
la caricature. La monarchie absolue y tend presque fatalement,
et le prince finit par se croire divin.


La monarchie n'est plus qu'un mensonge, quand les favoris,
les favorites ou les prêtres exploitent les peuples sous le nom
du débile monarque. L'État est alors commandé par qui n'en a
pas le droit, et celui qui a le droit ne commande pas. La
forme absolue conduit facilement à ce renversement des choses,
et par suite à la haine du gouvernement et à sa ruine.


2. Ce furent souvent aussi les difficultés financières qui for-
cèrent l'absolutisme à donner ou à subir une constitution. Le
prince absolu a bien un plein pouvoir d'imposition; il peut
édicter les taxes qu'il lui plaît, et l'histoire montre qu'il s'est
largement servi de cette exorbitante faculté. Au besoin môme,
il engageait sans scrupule le crédit public, et grevait l'Éta t de
dettes croissantes.


Ces deux sources de revenus semblèrent d'abord inépuisables;
et le luxe des cours et les prodigalités des princes ne connurent
bientôt plus de limite. Tous les caprices, tous les appétits pua'
sites trouvaient satisfaction. Le monarque ne rendait cone


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE.
211


à personne, et le désordre cachait momentanément le péril.
Mais les bornes naturelles de la toute-puissance apparente du


prince se montrèrent enfin. Les dépenses excédaient régulière-
ment les recettes, et les souffrances publiques ne permettaient
plus d'élever les taxes; le service irrégulier de la dette ache-
vait de ruiner le crédit du prince. Il fallut s'adresser directe-
ment à la bonne volonté de la nation, et celle-ci ne vint en aide
qu'en exigeant une gestion ordonnée des finances et les droits
politiques.


3. Le désordre des finances est la maladie chronique des
monarchies absolues. Les entreprises hasardées en sont les
fièvres aiguës.


Le prince absolu, maitre des relations étrangères, peut à son
gré faire la guerre ou la paix. Rien ne l'oblige à écouter les
vœux et les intérêts de ses sujets; aucun parlement n'a à lui
voter les levées nécessaires de troupes ou d'argent. Il combine
ses plans dans le secret, sans en rendre compte à personne,
choisissant comme il lui plaît ses envoyés et ses agents. Il peut
soudain passer à l'action et déployer la plus haute énergie per-
sonnelle.


Ces conditions paraissent excellentes; et cependant l'omni-
potence devient bientôt fatale au prince lui-môme. Les passions,
la vanité, l'ambition, le besoin de dominer, les mauvais conseils,
le mènent aux aventures; l'intrigue et la flatterie des cours
l'aveuglent et le perdent. Les princes absolus ont à se reprocher
une foule de guerres inutiles et sanglantes.


L'insuccès de ces tentatives téméraires enlève au prince
l'estime publique, et la confiance même de l'armée, son plus
fidèle appui. La nation mécontente exige alors des garanties,
des droits constitutionnels, et la forme absolue fait place à la
monarchie représentative ou à la république.


Telles sont les causes qui, tantôt isolées tantôt concourantes,
Ont fait tomber les trônes absolus de l'Europe.




CHAPITRE II.


Le caractère politique de la constitution anglaise.


L'Angleterre fut constitutionnelle plus d'un siècle avant le
continent, et cette forme n'a été nulle part aussi stable et aussi
féconde. Cependant elle y fut aussi précédée par des tentatives
d'absolutisme, et par une révolution sanglante qui abolit la
royauté et proclama une république des classes moyennes.


• Le nouveau régime date de la seconde révolution anglaise, de
la chute des Stuarts et de l'avénement de Guillaume III d'Orange,
gendre de Jacques II (1688-1689).


La constitution anglaise est monarchique dans la forme. Le
roi . légifère en, son parlement, il gouverne en son conseil, et la
justice se rend en son nom. Il est même le chef de l'Église
anglicane, et plus indépendant dans celle-ci que dans l'État.
Mais son autorité trouve partout des bornes. Il ne peut ni faire
la loi sans l'assentiment du parlement, ni gouverner sans le
concours des ministres. L'administration de la justice est male
entièrement confiée aux juges et aux jurés.


Aussi, au point de vue de l'esprit politique de sa constitution,
l'Angleterre est-elle plutôt une aristocratie


Voyez l'excellent ouvrage d., W. Bagehot: e La Constitution anglaise, » tra•
doit [en allemand] par Fr. Von Holtzendorff. Berlin, 18:38. [En français u'
Ganihiac Paris, 1869].


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE. 9.13


Saris doute, le sentiment monarchique n'y est point éteint. Les
Anglais honorent leurs souverains avec une profonde sympathie,
un respect presque religieux. La royauté est pour eux la majesté
incarnée de l'État ; ils sont fiers des brillants rayons de sa cou-
ronne ; la cour du prince est le sommet ensoleillé de leur vie
nationale et sociale. L'aristocratie, loin d'être envieuse du roi,
sent qu'elle trouve en lui sa plus haute expression et son plus
ferme rempart. Les classes inférieures le regardent comme une
modération de l'aristocratie et une barrière contre l'oppression
des hautes classes.


Le roi et la nation, dans leur unité, sont seuls au-dessus des
partis, et se servent tour à tour de l'un ou de l'autre. Le roi n'est
point, comme son ministre, le chef de l'un d'eux ; mais il s'unit
avec celui qui a la confiance de son peuple, et qui dispose de la
majorité dans le parlement. C'est à ce parti qu'il confie la direc-
tion des affaires. Quant à lui, il représente la permanente unité de
l'État et la communauté de l'ordre juridique, en face des minis-
tères changeants.


Le roi anglais n'est nullement sans influence sur lei affaires.
Placé au centre de l'État, il en voit de haut tout l'ensemble. Sa
manière d'agir et (le juger est loin d'être indifférente. Mieux il
sera doué, plus il fera sentir sa bienfaisante action. La reine ac-
tuelle, guidée par son royal époux, a souvent contraint ses minis-
tres à respecter ses désirs. Nous l'avons même vue, depuis son
veuvage, se prononcer dans quelques questions importantes
contre leur première décision, et, ramener à son avis l'habile
Palmerston lui-même.


Sans doute, le roi anglais ne pourrait aujourd'hui nommer ou
révoquer ses ministres d'après ses gonts personnels. L'usage et
les rapports actuels des pouvoirs lui commandent de se conformer
avant tout aux votes du parlement. Mais, dans ses limites, la
liberté lui reste. Il peut choisir entre les chefs de parti ; profiter
de l'ambition et de la rivalité des hommes politiques ; donner
l'i mpulsion à un revirement d'opinion en changeantde ministère.
1 1 peut étudier de près les correspondances diplomatiques, les
rapports des ambassadeurs, les instructions qu'ils reçoivent, et
se rendre un compte exact des relations étrangères de l'État, Il




9,14 LA POLITIQUE.
peut dire son avis clans le conseil des ministres, ordonner des
enquêtes, demander des rapports, retarder ou même refuser sa
sanction à certaines décisions, entraver ainsi le cabinet dont il
désapprouve la politique, montrer enfin sa faveur par des distinc-
tions, des ordres, des titres. Tout prince homme d'État trouve
donc un champ d'action plus large que nous ne sommes portés
à le croire sur le continent.


Les Anglais sont fiers d'avoir un roi pour chef; ils croiraient
déchoir en honneur et en considération, s'ils Confiaient ses pou-
voirs au premier citoyen venu. Toutefois, ils sont moins dynas-
tiques que plusieurs nations allemandes, en raison même des
changements qui ont amené sur leur trône, à de courts inter-
valles, les Tudors, les Stuarts, les Oranges-Nassau et les Hano-
vre. La maison de Cobourg prendra elle-même, sans doute, la
place de cette dernière, qui cependant n'est pas éteinte. Le droit
public anglais favorise ces mutations, en appelant au trône les
fil les du prince à l'exclusion des collatéraux d'une autre parentèle.


Mais l'esprit et la volonté dirigeante de la politique anglaise,
a certainement aujourd'hui son siége dans le cabinet, c'est-à-dire
dans les chefs changeants de la majorité parlementaire ; et celle-
ci est elle-même le résultat de la lutte des partis, d'abord dans
les élections pour la chambre basse, puis dans le parlement lui-
même. Ainsi le roi change son ministère suivant la victoire des
partis; et, dans la règle, il ne peut également qu'approuver les
propositions des ministres soutenus par la majorité du parle-
ment, car cette majorité, c'est la puissance.


Le gouvernement anglais est donc justement nommé minis-
tériel ou parlementaire. C'est le cabinet qui prépare tous les
projets de décision, même les lois les plus importantes. Il fait
partie du parlement ; il est le vrai chef de la majorité ; il tombe
en la perdant.


C'est également lui qui conduit les affaires et décide, en conseil
du roi, de la politique à suivre. Le droit public anglais distingue
sans cloute la législation du gouvernement par l'organisation dif-
férente qu'il donne au parlement et au conseil du roi. Mais le roi
est dans la forme le chef des deux pouvoirs, et le cabinet l'est
dans le fond.


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE. 215
Enfin, c'est incontestablement l'aristocratie qui domine dans


la composition du parlement. Les grands partis anglais sont
aristocratiques, de même que les idées et les moeurs de la nation.
Par l'esprit, la constitution anglaise est donc une aristocratie
avant à sa tète un roi héréditaire.


Aucun pays du monde ne possède une classe aussi nombreuse
d'hommes et de familles finement cultivés, riches et dévoués au
bien public. La culture allemande peut être plus scientifique et
plus profonde, plus répandue dans les classes moyennes. Mais
elle est relativement pauvre d'argent, moins fière, moins distin-
guée, moins confortable que celle du gentleman. Les classes culL
tivées de France sont peut-être aussi riches, plus élégantes dans
le monde des salons ; mais elles sont certainement moins viriles
et moins dévouées au bien public.


L'aristocratie anglaise nes'estjamais séparée, comme une caste,
du reste du peuple. Tout en estimant fort une haute naissance,
tout en respectant avec soin dans ses moeurs les différences de
rang et de titre, et sans ouvrir ses salons au premier venu, elle
permet cependant ait fils de l'industriel enrichi d'entrer dans son
sein, quand il vit en gentleman propriétaire et retiré des affaires.


Elle n'a jamais demandé des immunités d'impôt, comme celle
de France et d'Allemagne ; jamais elle ne s'est soustraite aux
devoirs publics. Ces devoirs la trouvent toujours au premier rang.
Aujourd'hui encore, qu'un besoin public se fasse sentir, et
elle se distingue entre tous par ses généreuses souscriptions.
Son patronage élevé encourage et récompense les nobles abris
de la science et des arts.


Les fonctions publiques sont entièrement dans ses mains, non
par un privilége blessant, mais par la logique clos situations et
les moeurs traditionnelles. Les fonctions, surtout de police, de
juge de paix, sont remplies gratuitement par les plus riches et
les plus considérés des grands propriétaires ruraux, qui y trou-
vent une excellente école 'd'administration pratique et de politi-
que. Les idées et les moeurs publiques se transmettent presque
héréditairement : le noyau du parti whig se compose d'un groupe
de familles illustres de la haute aristocratie, chez lesquelles les
idées libérales se niaintiennent depuis des siècles ; la plupart des




216 POLMQUE.
tories du parlement gardent également leurs sentiments conser-
vateurs comme un héritage de leurs ancêtres. La religion chré-
tienne elle-même prend en Angleterre des formes aristocratiques :
le bourgeois qui s'est élevé quitte l'Église presbytérienne pour
entrer dans la haute Église, qui est celle de l'aristocratie.


Le droit successoral n'est pas moins aristocratique, quand il
attribue généralement à rainé les biens principaux du défunt,
pour maintenir de grandes fortunes foncières, parfois excessives.


La richesse est également une condition indispensable pour
arriver à la députation. Chaque siége du parlement, disait un
journal anglais, est frappé d'un impôt de 2.000 liv. st. par an.
C'est qu'en effet, les frais d'une élection sont très-élevés, et, de
plus, la vie à Londres est très-coûteuse. Le caractère de la
chambre basse elle-même reste ainsi aristocratique. Le plus
grand nombre de ses membres appartiennent en effet à la gentry,
nobles possesseurs de fiefs, grands capitalistes, notabilités finan-
cières, et c'est de leur sein que s'élèvent la plupart des ministres
et des grands chefs de parti.


Ce caractère général se maintient jusque clans les branches
inférieures de l'administration. On y trouve relativement peu
d'emplois professionnels rémunérés, et beaucoup de fonctions
gratuites et d'honneur. La loi règle jusqu'aux moindres détails
administratifs. Avant d'obéir, l'Anglais demande en vertu de
quelle loi l'on ordonne. La loi seule peut mettre des bornes à sa
liberté. Les tribunaux protégent cette indépendance, examinent
la légalité de tout ordre administratif, et contrôlent ainsi les
fonctionnaires.


Le peuple anglais a le respect profond de la loi, le sens de la
légalité. Son aristocratique chambre basse et son jury appuient
ces.tendances. Mais aussi l'administration anglaise en est sou-
vent entravée. Elle ne peut pas trancher énergiquement et
promptement. Elle est souvent contrainte de regarder impassi-
blement un mal grandissant. Son action est lourde, souvent
insuffisante : le besoin est urgent, et l'État semble demeurer
indifférent.


CHAPITRE III.


Pourquoi la monarchie constitutionnelle a-t-elle
échoué en France ?


La société française applaudit à Ifontesquieu montrant à la
France et au continent la monarchie libre de l'Angleterre comme
un modèle à suivre. Mais les doctrines démocratiques de Rous-
seau et la révolution qui suivit, enflammèrent les passions, et
jetèrent les esprits dans une autre voie.


Les institutions anglaises ne reprirent du crédit qu'après la
tourmente révolutionnaire et la chute de la monarchie césa-
rienne de Napoléon. La Charte de Louis XVIII essaya de les
transporter en France. (Comp. vol. I, I. VI, c. iv.)


Cette formule française de la monarchie constitutionnelle
exerça en Europe une assez longue influence. Mais, en France
même, après avoir reçu un premier coup de la révolution
(10 1830, elle fut remplacée, en février '1848, par la république.
Pois Napoléon III se déclara contre les fictions et les vanités
Parl ementaires, et édifia un empire roman-français (1852) qui
lie put supporter le choc des défaites de 1870, et qui s'abîma
Pour faire de nouveau place à la république.


A quoi faut-il attribuer cet échec de la monarchie constitu-
tionnelle? A ses principes, qui ne conviendraient pas à la France,
Ou à des causes externes ?




218 LA POLITIQUE.
Ce n'est point aux principes, sans doute. Les Français ac-


ceptent volontiers un chef individuel puissant et brillant, les
libertés publiques, le concours nécessaire des chambres, la res-
ponsabilité des ministres devant elles, le contrôle du gouverne-
ment et de l'administration en général, la subordination de
toutes les fonctions au chef de l'État, une administration Con-
centrée, des tribunaux indépendants dans leur sphère, un pou-
voir souverain de gouvernement, mais avec les libertés de la
presse, des réunions, de l'industrie.


L'exemple de la France rappelle une ancienne vérité
c'est que les formules écrites d'une-constitution sont peu pro-
pres à elles seules à satisfaire et à régler la vie d'un peuple.
Au reste, plusieurs causes ont contribué à faire échouer ce
régime.


1. « Les anciens Celtes, toujours amis de nouveautés, ne
peuvent supporter ni la liberté ni la servitude. » Ce trait de
caractère, signalé par César, a certainement gardé quelque in-
fluence. Intelligent, prompt, bouillant, saisissant au vol des
formules toutes faites pour les pousser à leurs dernières consé-
quences, le peuple français se soumet tour à tour sans réserve,
ou se révolte avec violence, allant de la royauté à la démocratie,
du césarisme à la « commune, » du cléricalisme à l'athéisme.
Or la monarchie constitutionnelle évite essentiellement les ex-
trêmes, fait des compromis, unit les contraires, et empêche ainsi
l'exagération ou l'omnipotence d'une seule tendance.


2. Cette même forme ne peut durer qu'autant que la nation,
ses chefs et ses représentants, demeurent très-maîtres d'eux-
mêmes; et, pour se vaincre; il faut une raison assise, une intelli-
gence sans préjugé, l'habitude de s'aider soi-même.


Or l'éducation et la tutelle cléricales détruisent dans leur
premier essor la pensée indépendante et la raison critique dans
les masses des campagnes, et même des villes, par l'interm é


-diaire des femmes. De plus, les Français sont peu faits à la
selfadministration, et habitués à trop attendre de l'État.


3. Le roi demeure, au moins dans la forme, et même au fond,
le véritable chef de l'État constitutionnel. Mais ce furent les
Bourbons qui le donnèrent à la France, et cela ensuite de la


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE.
219


défaite de ses armes. La nouvelle constitution paraissait souillée
dans ses origines par l'invasion étrangère.


D'ailleurs, le roi et sa cour étaient loin de s'en proclamer les
amis, Charles X la haïssait ouvertement, rêvait le retour de
l'absolutisme, et s'entourait de tous les éléments réactionnaires,
jésuites, courtisans, vieux légitimistes. La révolution de 1830
voulut défendre la constitution contre le roi.


Louis Philippe et les d'Orléans n'étaient point anticonstitu-
tionnels, c'est vrai. liais ils se livrèrent presque exclusivement
aux classes bourgeoises moyennes, et négligèrent les intérêts
des masses. Leur politique étrangère était faible et pusil-
lanime, leur politique intérieure mesquine et étroite. On soup-
çonnait Guizot d'être un ami des jésuites. Le refus d'étendre le
droit de vote fit éclater la colère des Parisiens, et le trône
s'écroula.


4. L'aristocratie, qui est en Angleterre le meilleur appui de
la constitution, était en France plutôt un embarras. La noblesse
française était en grande partie rentrée à la suite de l'étranger.
Antipathique au peuple, elle haïssait de son côté tout ce qui
restait encore vivant des idées de la révolution ou des gloires
de l'empire. Elle demanda et obtint du trésor une riche in-
demnité, et essaya de prétendre encore à une situation pri-
vilégiée à la cour et clans la province. 1830 fut dirigé à la fois
Contre l'absolutisme royal et contre la noblesse légitimiste
héréditaire.


La révolution avait réveillé dans les masses le sentiment
de leur force et de leur valeur. Il aurait fallu chercher en elles
Inn appui que la noblesse refusait à la constitution. Au contraire,
on les exclut complètement du vote et de l'éligibilité au profit
des gros financiers, plus enviés que distingués et capables
Politiquement.


Le démos français, surtout le parisien, n'est point aussi res-
pectueux de la loi que le citoyen anglais. Il est plus mobile,
Plus excitable, plus disposé à la violence ; et Paris entraîne
généralement la France. Ce sont des révolutions parisiennes
nui i ntroduisirent la république en '1848 et 1870. Une opposi-
tion contre Paris s'était formée lentement dans les provinces>




220 LÀ POLITIQUE.
par l'influence du clergé et du gouvernement; mais ses tek_
dances étaient plutôt anticonstitutionnelles. Les masses frau_
çaises sont souvent comme les moutons : elles se précipitent
sans réflexion à la suite-de tout mouvement nouveau.


6. Enfin l'armée, qui,
triompha finalement en 1848, gardait


encore plus de souvenirs des Napoléons que des Bourbons.
Elle avait obéi sans enthousiasme au roi bourgeois; et, si elle
était en majeure partie monarchique, c'était le césarisme napo_
léonien et l'impératorat qu'elle préférait.


CHAI1TRE IV.


Dans quelle mesure la forme anglaise peut-elle servir
de modèle à, l'Allemagne?


La monarchie constitutionnelle nous est venue indirectement,
par Paris et l'Allemagne du Sud. Aussi ce fut le constitutionna-
lisme français qui servit d'abord de modèle à nos chambres et
à nos ministres. Rottecle, Wclker et Aretin étaient les disciples de
Benjamin Constant. Nous jugions de la forme anglaise par le
FBriacnkçsato.i ne Deloline, et peu d'Allemands remontaient jusqu'à


Puis les choses changèrent. L'on remarqua les beaux fruits
et la stabilité du constitutionnalisme en Angleterre, sa faiblesse
et son impuissance en France. On étudia directement le système
anglais, et Rud. Gneist l'approfondit dans son remarquable traité.
Des écrivains anglais nous aidèrent aussi à connaître leur pays;
et il devint d'usage en Allemagne d'imiter et de citer l'Angle-
terre.


Nous avons certainement beauconp à' apprendre des Anglais.
Leur longue expérience de la liberté a formulé des lois fé-
condes, et créé des institutions excellentes. On peut dire qu'ils
(lit rendu au droit public presque autant de services que les
lorrains au droit privé.


Cependant, nombre d'institutions anglaises ne sauraient con-




222 LA POLITIQUE.
venir à l'Allemagne. Le pays, le caractère, l'esprit, l'histoire des
deux peuples, diffèrent. Une simple copie de l'Angleterre
vaudrait rien, car elle se remplirait naturellement d'un tout
autre esprit et rencontrerait des conditions sans analogie. Il faut
donc user de prudence en se servant des modèles anglais.
Mieux vaut encore essayer de résoudre nos problèmes d'une
manière indépendante.


L'Allemagne diffère de l'Angleterre :
1. Par la situation. Celle-ci est hautement protégée par sa


situation insulaire. Celle-là est placée au centre du continent,
au milieu (le grandes puissances militaires; sa frontière nord
est seule protégée par la mer. L'une n'a pas besoin d'une grande
armée de terre ; sa puissante marine suffit à sa garde, et la fait
respecter sur toutes les mers et toutes les côtes. L'autre ne peut
se passer d'une puissante armée de terre appuyée sur un peuple
accoutumé aux armes, et sa marine n'a qu'une importance
subordonnée.


Cette différence fondamentale réagirait à elle seule sur le
caractère de la constitution. L'armée devient en Allemagne un
facteur bien plus important qu'en Angleterre, et la royauté y
prend ainsi une figure énergique que la royauté anglaise n'a pas.
L'armée allemande est une véritable école publique. En même
temps que la stricte obéissance, l'homme du peuple y apprend
les lois, l'ordre, le devoir envers le prince et la patrie, le sen-
timent de sa dignité.


2. Par sa formation historique. L'unité nationale est depuis
longtemps un fait accompli en Angleterre, y compris l'Écosse.
L'Irlande seule montre encore quelques tendances sépara-
tistes, mais sans système dynastique particulier et sans puis-
sance.


En Allemagne, au contraire, l'unité de l'ancien empire s'était
relàchée, les princes particuliers s'étaient rendus indépendants,
et, depuis le xvin e


siècle, l'antagonisme de la Prusse et de l'Au-
triche brisait la politique. La nouvelle Allemagne est enfin u a-
tionalement constituée. Mais l'opposition des États particuliers
et de l'État général persiste, et la dynastie impériale est obligée
de compter avec les nombreuses dynasties princières. E4--.esi


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE. 223
elle-même à la fois maison royale de Prusse, et ce titre est le
plus sûr appui de son autorité.


Le pouvoir du roi de Prusse et du nouvel empereur est, en
fait, bien plus grand que celui du roi anglais. Les Prussiens et
les Allemands savent que la Prusse et l'Allemagne nouvelle
sont principalement Fceuvre des princes énergiques de Hohen-
zollern. L'esprit politique des Prussiens est plus monarchique
qu'aristocratique. Aussi leur roi occupe-t-il dans l'État une
situation prépondérante qui, depuis plusieurs siècles, n'appar-
tient plus au roi anglais.


3. L'État anglais repose principalement sur la considération,
la connaisance des affaires, la richesse et le dévouement volon-
taire de son aristocratie. Le caractère et l'histoire de l'aristocratie
allemande n'offrent point une base semblable. Ses maisons
dynastiques se sont depuis six siècles partagé l'empire comme
un bien de famille ; sa haute noblesse s'est toujours montrée plus
ardente à dominer que dévouée au bien public ; sa petite
noblesse elle-même, aimait mieux les priviléges et les immunités
que les devoirs parlementaires et les fonctions gratuites. 11 fallut
en quelque sorte leur arracher à tous la monarchie constitution-
nelle, l'État moderne et l'empire national.


Par contre, il est en Allemagne une classe puissante et influente
qui n'existe pas en Angleterre : c'est celle (les fonctionnaires.
Très-instruite, accoutumée aux affaires, hautement honorable,
elle prend en Allemagne la place qu'occupe la gentry anglaise.
Cette classe se rattache par l'origine à toutes les autres ; elle
puise dans toutes les couches, mais principalement dans les
classes moyennes cultivées, et surtout dans les familles de fonc-
tionnaires. Moins riche que l'aristocratie anglaise, elle est plus
rompue à l'administration et généralement plus savante ; son
honorabilité est aussi grande ; elle est étroitement. unie, et habi-
tntileé ienàsuenset.ibordination qui, pour être moins libre, n'est nulle-


La monarchie allemande doit compter avec cet important
facteur. Il était puissant avant que la représentation concourante
et contrôlante existât. Méfiant d'abord contre l'innovation, il
s'est bientôt réconcilié avec elle. Plusieurs de ses membres




224 LA POLITIQUE.
les plus capables entrèrent dans les chambres, qui, de leur côté
assurèrent mieux sa situation et son action. Il se forma ;tins;
des rapports de sympathie et d'estime et une limitation récipro-
ques, qui protègent le pays contre la bureaucratie et contre l'ar-
bitraire démagogique.


4. Enfin, ce qui est décisif, c'est que les partis anglais sont
capables de gouverner et toujours préts à le faire. Rien encore de
semblable en Allemagne. Les chambres des députés y sont bien
plus mêlées que celle d'Angleterre. La plupart de leurs membres
appartiennent aux classes bourgeoises professionnelles, et sont
peu propres ou peu disposés à s'occuper eux-mêmes de gou-
verner : ils ne veulent que contrôler. Par suite, les ministres alle-
mands sortent ordinairement de l'ordre des fonctionnaires plutôt
que des chambres, et leur situation devant celles-ci est ainsi
très-différente de celle du cabinet anglais.


Ces différences fondamentales ne permettent pas à l'Allemagne
de copier simplement ]e parlementarisme anglais. La monarchie
constitutionnelle allemande a naturellement un autre caractère
et d'autres formes.


CH AM RE V.


Puissance et rapide croissance de l'État prussien.


La Prusse est devenue un État indépendant dans les Marches
du nord de l'empire romain du peuple allemand, comme l'Au-
triche l'était devenue avant elle dans celles du sud. Mais les mar-
graves du sud et les archiducs d'Autriche profitèrent de leur di-
gnité impériale romaine pour réunir sous leur domination particu-
lière des principautés étrangères, et créèrent ainsi, par des unions
personnelles ou réelles, une agglomération aux langages divers.
Au contraire, les margraves du nord, depuis princes-électeurs de
Brandebourg, se firent d'abord les protecteurs de la culture et
de la colonisation allemandes dans les pays slaves de la Vistule
et de la mer du Nord, et, devenus rois de Prusse, fondèrent. un
grand État unitaire allemand. La maison de Habsbourg demeurait
attachée à l'Église romaine; celle de Hohenzollern protégea la
Réforme. L'une s'appuyait sur l'ancien droit impérial, la poli-
tique traditionnelle des dynasties, les sympathies de l'aristocratie.
L'autre grandit en combattant la vieille constitution, en rendant
`en peuple instruit et guerrier, en représentant les idées mo-
dernes. La lutte entre les deux maisons dura de 1740 à 1866, et
se termina par l'exclusion de l'Autriche et la fondation de l'empire
allemand des Hohenzollern.


15




226 TA POLITIQUE.
Les principaux facteurs qui ont élevé la Prusse au rang de


grande puissance, et l'Allemagne nouvelle au rang de puissance
du monde, sont I:


La dynastie des Hohenzollern et les rois de Prusse.
La Prusse est essentiellement l'oeuvre de sa dynastie. Au com-


mencement de la guerre de Trente ans, l'électorat de Saxe était
plus important que celui de Brandebourg, et le duché de Prusse
était encore le vassal de la Pologne. Le grand électeur Frédéric-
Guillaume (1640 à 1688) affranchit ce dernier, introduisit un
gouvernement uniforme pour la Prusse et le Brandebourg, et fit
de sa principauté l'État le plus puissant de l'Allemagne du Nord.
Un siècle plus tard, son arrière-petit-fils, Frédéric II (1740 à 1786)
élevait la Prusse au rang de puissance européenne. Le premier
n'avait eu qu'un duché de 2,073 milles carrés, avec une popu-
lation de 1,500,000 habitants. Le second laissait en mourant un
royaume de 3,540 milles carrés et de 5,400,000 habitants. La
Prusse actuelle compte 6,171 milles carrés et 24,339,706 habi-
tants ; et elle est, de plus, la puissance prépondérante de l'empire
allemand, qui compte 9,610 milles carrés a), et plus de 41 mil-
lions d'habitants.


Les princes prussiens du xvie et du xvin e siècle étaient absolus,
comme tous ceux du continent. Mais leur conception de la sou-
veraineté (lu prince, « ce rocher de bronze, » suivant l'expression
du roi Frédéric-Guillaume Pr , était dès lors radicalement diffé-
rente de celle des autres cours, La plupart des dynasties consi-
déraient le pouvoir du prince à la manière du moyen âge, comme
une propriété donnée par Dieu, une riche jouissance de famille.
Les Hohenzollern eurent au contraire de bonne heure le se nti


-ment du devoir envers la nation et l'État. « Sic gesturus suer
principatus, » disait déjà le Grand Électeur, « ut sciam rem esse
populi, non privatam. » Le prince est le premier serviteur de
l'État, s'écriait Frédéric II, formule tranchée qui engendr a un


constitutionnelle Kiinigthum in Deutschland.
747 et ss. — Gneist, Die Eigenart des



Ilermann•Schulze, Das preuszische Slats"


géographie militaire de Lavallée. Le Mille


EFFETS ET DEVOIRS DE LA. MONARCHIE.


227


principe nouveau. C'est dans cet esprit que les princes de Hohen-
zollern sont élevés et qu'ils agissent; l'empereur actuel en est
rempli. Aussi l'État prussien fut-il dès le début une monarchie
publique moderne (ein modernes Volkskônigthum).


Par une rare faveur du sort, la Prusse naissante eut le bon-
heur de posséder successivement deux grands princes, généraux
et hommes d'État de premier ordre, séparés par le règne inter-
médiaire d'un prince doux, modeste, économe, attaché à ses
devoirs. Nous voulons parler du Grand Électeur, du père de
Frédéric II, et de Frédéric II lui-même. De même, dans notre
siècle, la Prusse puissante doit ses énormes progrès à deux rois
consciencieux qui ont su choisir et trouver des ministres de
génie : à Frédéric-Guillaume III, qui eut Stein et Hardenberg; à
Guillaume, qui a Bismarck. Ce gouvernement ministériel des
nouveaux rois, remplaçant le gouvernement autocratique des
anciens, est également un progrès en harmonie avec la marche de
l'esprit moderne.


2. L'armée a dans l'État prussien une importance considérable.
Elle y fut, dès l'origine, l'objet de la plus grande sollicitude, et
elle s'est toujours distinguée par la perfection de l'arme-
ment, les connaissances techniques et les vertus guerrières.
L'esprit militaire donne aux Prussiens une attitude virile, éner-
gique, souvent roide. Le Grand Électeur n'avait que 20,000 hommes
d'armée permanente, et cette petite troupe était célèbre dans
toute l'Europe. L'armée de Frédéric II, déjà de 200,000 hommes,
était la meilleure de l'Europe, et résista à la coalition des puissan-
ces. Sous Frédéric-Guillaume III, le général Scharnhorst imagina
et introduisit le système national de la Landwehr, qui longtemps
n'exista qu'en Prusse, et qui est en harmonie avec le régime
constitutionnel, comme l'armée permanente professionnelle
avec la monarchie absolue. Enfin, le roi Guillaume éleva l'armée
au faite de sa force, et inscrivit à son front les campagnes glo-
rieuses de 1866 et de 1870-71.


Cette puissante organisation militaire donne à la Prusse un
caractère guerrier, qui engendre à la fois autorité, ordre, cou-
rage, respect du devoir, mais aussi parfois arrogance et dureté,
action violente et sans scrupule.


4 Heinriell u. Treitschke, Das
Hist. und pot. Aufsatze, vol. II, p.
preuszisclien Stats, Berlin, 1873.
redit, vol. I. Leipsig, 1872.


a) 544.450 kilom. c. d'après la
prussien est 1:7,532 mètres.




228 LA POLITIQUE.
3. Le corps des fonctionnaires prussiens, sorti d'une école


sévère, est rigoureusement discipliné, savant., rompu aux
affaires, incorruptible. Ses traitements sont faibles dans les em-
plois moyens ou inférieurs, peu considérables dans les degrés
élevés. Le fonctionnaire prussien doit travailler beaucoup, et
sous un contrôle permanent. Son activité est réglée et son zèle
continuellement excité. Cependant ses vertus civiques sont
parfois obscurcies par des vues étroites, une intelligence mé-
diocre des moeurs et des institutions étrangères, des formes
roides ou peu sympathiques.


II. y . Treitschke (Ilislor. und pol. Aufsatze, II, p. 799) demande
ici une triple réforme :1) qu'on impose aux candidats une étude
approfondie des sciences politiques (et non pas simplement du droit
civil et criminel) ; 2) des lois qui limitent la compétence de
l'administration et l'influence des passions de parti ; 3) un sys-
tème de selfadministration complétant l'administration profes-
sionnelle bureaucratique. Ces trois voeux paraissent fondés;
mais il faudra se garder d'exagérer les réglementations légales,
et de trop espérer de la selfadministration allemande, plus
bourgeoise qu'aristocratique. L'on pourrait demander, en qua-
trième lieu, que des rapports plus directs, plus vivants et plus
libres, et par suite essentiellement oraux, entre les fonctionnaires
et les administrés, vinssent remplacer l'écrivaillerie formaliste
et l'orgueil bureaucratique.


4. Les finances prussiennes ont toujours été bien ordonnées,
sévèrement contrôlées, même sous le régime absolu, et admi-
nistrées avec une économie toute bourgeoise. Les Habsbourg
vivaient largement, en grands seigneurs, mais tombaient parfois
dans des peines d'argent. Les Hohenzollern, au contraire,
géraient en hommes d'affaires, augmentant leur capital, toujours
prêts à saisir une bonne occasion. Cette administration parci-
monieuse maintient excellemment l'ordre. Cependant un grand
empire demande plus de largeur, des formes publiques plus
brillantes et plus nobles. La puissance de l'État, la dignité de
la nation, la majesté de l'empereur, doivent aussi se manifester
grandement au dehors.


5. Les anciens ordres, noblesse, bourgeois et paysans, se


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE.


229


maintinrent en Prusse avec plus de ténacité que dans certains
États allemands; mais ils furent plus vite contraints de se subor-
donner au pouvoir central ; les notions modernes de sujet ou de
citoyen de l'État y furent plus nettement réalisées. La lourde
main des électeurs de Brandebourg réprima la turbulence de la
noblesse par les rigueurs de sa justice criminelle. Néanmoins
celle-ci resta longtemps privilégiée dans les fonctions et clans
l'armée, et put même conserver ses immunités d'impôt bien
avant dans notre siècle.


Les écoles et les institutions qui élevèrent la bourgeoisie,
hâtèrent aussi l'organisation des villes. Toute la population
urbaine fut appelée à s'administrer elle-même, et les voies de
l'État libre se préparèrent ainsi naturellement.


Le servage personnel fut aboli plus tôt que dans le reste de
l'Allemagne, et la liberté civile fut ainsi accordée à tous les
paysans.


Enfin, le gouvernement absolu introduisit lui-même les grands
principes de l'instruction et du service militaire obligatoires pour
tous, mêlant ainsi tous ses sujets sur les bancs de l'école et
les places d'armes, et préparant l'union de la société entière
dans la représentation du pays. Les progrès du temps ame-
nèrent ensuite logiquement l'égalité de tous devant l'impôt, le
droit de vote et l'éligibilité.


6. L'impulsion donnée à la vie générale de l'esprit produisit
des effets décisifs. La plupart des États allemands étaient tom-
bés, même depuis la Réformation, clans un confessionnalisme
exclusif et borné, catholique ou protestant, suivant la religion du
prince. La dynastie réformée de Prusse sut se placer à un point
(le vue plus élevé, rester équitable envers ses nombreux sujets
l uthériens et envers les catholiques des provinces conquises,
étendre sa protection sur tous, et forcer en même temps toutesles
Églises à se soumettre aux lois de l'État.


Frédéric Il proclama avant l'Amérique .le principe moderne
de la liberté de conscience et des cultes; et depuis le retour de
la maison de Saxe au catholicisme, les princes prussiens de-
''inrent les vrais protecteurs de la Réforme sur le continent.
Il s recueillirent volontiers les protestants fugitifs de France et




230 LA POLITIQUE.
d'Autriche, et protégèrent même plusieurs philosophes contre
des princes protestants bornés.


Ces tendances modernes se marquaient énergiquement déjà
sous les rois absolus, malgré les efforts des théologiens de cour
et quelques retours à une étroite orthodoxie. La force de l'esprit
public triomphait même chez les rois personnellement très-
croyants; on les vit défendre les penseurs et mater le zèle dam-
natoire du clergé. C'est ainsi que Frédéric Guillaume III, le pieux
fondateur de l'union des réformés et des luthériens, prit sous
sa protection le célèbre Fichte, poursuivi en Saxe comme
« athée. » Bien mieux, le plus grand des rois de Prusse pensait
ouvertement en philosophe moderne; et, rompant personnelle-
ment avec toute l'autorité religieuse traditionnelle, il laissait en
héritage, à son gouvernement et à son peuple, les idées du
devoir public et de la liberté de penser.


L'école publique laïque et l'éducation scientifique des esprits,
favorisées même par les rois absolus, ont un caractère aussi mo-
derne. L'époque « des lumières » fut surtout féconde pour la
Prusse, parce qu'elle coïncida avec le règne de son grand prince.
« Certains faux politiques, enfermés dans leurs petites idées, »
s'écrie Frédéric II, « ont pensé qu'il était plus facile de gouverner
un peuple ignorant qu'un peuple éclairé ; mais l'expérience
montre, au contraire, que plus un peuple est bête, plus il est
égoïste et entêté; et il est bien plus difficile de vaincre cet
entêtement que de persuader une chose juste à un peuple
habitué de longue date à entendre raison 1 . »


La Prusse a été la première à adopter le grand principe de
l'instruction obligatoire. Au milieu des défaites et des difficultés
de toutes sortes, ses rois créaient l'université de Berlin; et plus
tard, ils fêtaient leurs victoires en fondant celle de Bonn. L'Alle-
magne nouvelle vient également de couronner ses triomphes
par la création de l'université de Strasbourg.


Pour quiconque réfléchit à tout ce qui précède, les succès de
la Prusse cessent d'être une énigme. L'État prussien est une
création de l'âge moderne, animée du souffle moderne, munie
d'organes modernes.


Gneist, ouvr. cité sup., p. 12.


CHAPITRE VI.


L'idéal de l'État allemand.


L'État prussien a grandement accompli sa mission historique,
et le nouvel Empire a remplacé l'ancienne confusion. L'esprit
allemand essaye enfin, pour la première fois, de réaliser ses idées
politiques dans une forme nationale et moderne.


Les États cultivés actuels ont certains caractères humains, ou
du moins européens, communs à tous ; mais chacun d'eux à de
plus son caractère national propre.


La littérature de l'Allemagne imita d'abord la littérature fran-
çaise, puis l'anglaise, parfois aussi les Grecs et les Romains ;
enfin elle devint originale et vola de ses propres ailes. Sa poli-
tique constitutionnelle lit de même : elle imita (l'abord, et ne
revint qu'après de longs -errements à une initiative originale et
consciente.


L'Allemagne de notre siècle eut d'abord ses rêveurs roman-
tiques, poursuivant leurs idéals dans le passé, admirant pieuse-
ment le moyen âge, s'enthousiasmant pour la variété réglée
dos ordres et des franchises, pour les clochers gothiques, le
demi-jour des grandes cathédrales, les vitraux coloriés, les
saints dorés et les parfums de l'encens.




.23'2 LÀ POLITIQUE.
Les exemples français exercèrent ensuite une plus durable


action, soit dans les cours soit dans la société cultivée. Mais
l'esprit calme de l'Allemand vit avec répugnance les oscillations
violentes de la France entre la royauté absolue et la république
radicale, ou môme entre l'autocratie napoléonienne, la monar-
chie constitutionnelle et la république conservatrice. De plus, la
centralisation française convenait peu aux moeurs allemandes,
si amies de l'autonomie particulariste.


On se tourna vers l'Angleterre, et, tout en y trouvant des
modèles, l'on dut bientôt se convaincre que l'Allemagne n'avait
pas l'aristocratie anglaise, et que son histoire et sa situation
étaient complétement différentes. On ne pouvait pas davantage
imiter les États-Unis ou la Suisse. Les éléments dynastiques, les
traditions, l'esprit, les moeurs, la culture, les besoins de l'Alle-
magne, demandaient à la fois la monarchie et les libertés pu-
bliques.


C'est que le peuple allemand a réellement sa mission et son
idéal politique à lui. •


Il n'est guère de peuple plus tourmenté de contradictions
internes; mais il n'en est pas, sans doute, qui aime à scruter
aussi profondément les choses, pour trouver la conciliation et
l'unité des contraires.


L'esprit particulariste a toujours paru l'emporter dans la
race germanique sur le sentiment de l'unité de l'État. Le Ger-
main s'attache avec dévouement à sa famille, sa tribu, sa com-
mune, son canton, son prince particulier; il estime avant tout.
les vertus viriles : l'honneur, la liberté, la vaillance; mais il a
peu le sens de l'État. Les Allemands ne forment de grands
royaumes, sous les rois goths et les rois francs, qu'après s'être
rencontrés avec les sujets romains et s'être instruits à leur école.
Abandonnés à eux-mêmes, ils retombent au moyen âge dans les
divisions, et leur empire est sans cohésion. La variété et Fin-
dépendance des territoires, des districts, des villes, des com-
munes, et surtout de la vie individuelle en tous sens, sont
pour eux d'invincibles besoins. Le nouveau droit constitutionnel
allemand ne pourrait le méconnaître. Respecter ces besoins,
sans porter atteinte à l'unité nationale et à la puissance p u-


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE.
'233


blique, tel est le problème difficile qui s'impose aujourd'hui
à l'Allemagne, et que la Prusse a résolu pour les Allemands du
nord et préparé pour le peuple entier a).


Plusieurs considèrent l'opposition de l'Empire national et des
États particuliers comme une transition entre l'ancienne confé-
dération particulariste et l'absorption future dans l'État unitaire
allemand-prussien. Mais les unitaristes repoussent eux-mêmes
une centralisation absolue de l'administration, et réclament
aussi les libertés provinciales et locales. C'est que la centra-
lisation politique et l'unité de la puissance, la décentralisation
locale et le libre mouvement des parties, sont deux principes
qui pénètrent en effet toute la communauté allemande, et qui
demandent à être équitablement conciliés.


Une autre opposition, qui arma jadis le peuple allemand
contre lui-même, c'est celle des confessions religieuses, des pro-
testants et des catholiques. La puissance croissante du. pouvoir
civil et les nouveaux principes de liberté n'ont pu que lente-
ment la calmer. La nation allemande a renoncé aujourd'hui à
introduire dans toute l'Allemagne le protestantisme, qui est
cependant la grande oeuvre de sa conscience, de sa franchise
et de son courage; elle donne aux catholiques l'égalité
complète des droits. Mais elle ne saurait oublier sa mission dans
le monde, qui est de défendre la liberté religieuse de l'individu
lui-même, de dégager le droit temporel des liens de l'Église, et
de renverser la domination cléricale de Rome. Cette mission
impose aux Allemands l'obligation d'étudier profondément les
vrais rapports de l'Église et de l'État, et de protéger soigneuse-
ment. les droits de ce dernier, l'éducation et l'indépendance de
la société.


L'empire actuel a peu de chose à craindre des différences de
nationalité, car le peuple allemand y domine absolument. Cepen-
dant, les quelques éléments étrangers qu'il renferme, polonais,
danois et français, se font sentir, et sont difficiles à satisfaire.
On leur doit l'égalité des droits, mais l'on ne saurait avoir avec
eux de véritable communion.


a) Fur die pue Nation.




234 LA POLITIQUE.
L'opposition de l'Allemagne du nord et de l'Allemagne du stuc


est plus marquée. Les angles les plus vifs se sont fondus au feu
des batailles de 1870, puis ont été vigoureusement battus par
nos hommes d'État de 1871. Mais l'État prussien est trop nord_
allemand par l'origine et le caractère pour donner pleine satis-
faction aux Allemands du sud. Ceux-ci, plus favorisés par le sol
et le climat, sont peut-être trop disposés à se faire la vie douce;
ils ont besoin de la dure école prussienne pour accomplir plei-
nement leurs devoirs publics. Mais il faut aussi que le nord se
complète et s'ennoblisse par les aimables qualités de l'Allemagne
du sud. Il y a encore dans celle-ci une telle originalité de génie,
une intelligence si ouverte de la nature, un si grand amour des
arts et du beau, tant de sentiment et de poésie, que nos froids
compatriotes du nord devraient s'estimer très-heureux de pro-
fiter de ces richesses. C'est l'union des deux éléments qui doit
donner à l'Allemagne la pleine conscience de ses forces.


Les éléments aristocratiques et démocratiques forment aussi
une opposition tranchée, léguée par l'histoire. Orna voit, encore
aujourd'hui, partout agissante et sous les formes les plus
diverses. C'est également dans une union équitable, et non
dans l'oppression ou l'écrasement de l'une des tendances, qu'il
faut placer l'idéal allemand. Les grandes classes populaires
doivent former le vrai centre de gravité, et les éléments aris-
tocratiques s'élever clignement et librement. sur cette large base.


Enfin, il importe de mettre en regard la royauté prussienne,
devenue impériale allemande, et les autres dynasties princières.
Celles-ci sont aujourd'hui mieux assurées contre les mouvements
révolutionnaires que dans l'ancienne Confédération ; mais leur
fidélité à l'empire est la condition de leur sécurité. En se soule-
vant contre lui par une fausse gloire ou un faux point d'hon-
neur, elles iraient à leur perte. L'empire n'est possible que Par
la paix et l'amitié des États qu'il rassemble. La révolte de l'un
d'eux, ou même de tous, hors la Prusse, aboutirait certain e


-ment au triomphe final du premier; et les dynasties imPru"
dentes subiraient irrévocablement le sort des princes de Hanovre
de la liesse électorale et de Nassau (1866).


CHAPITRE VII.


Effets de la monarchie représentative.


Cette forme cherche à unir l'autorité, la concentration, la
pleine puissance d'un gouvernement monarchique, avec7-14,,self-
administration :et les libertés assurées de la république.' AmsSi-
plusieurs ont-ils douté de la possibilité de sa durée, l'appelant
un mélange d'inconciliables prétentions, destiné à retomber
fatalement dans la monarchie absolue ou dans la républi-
que.


L'âge deux fois séculaire de la constitution anglaise dément
ces craintes. Les États allemands eux-mêmes ont heureusement
traversé des crises violentes et dangereuses depuis qu'ils sont
Constitutionnels. La France ne peut nous être opposée, car, depuis
on siècle, aucune forme n'a pu s'y maintenir.


Il n'y a nullement contradiction nécessaire entre l'ordre et la
liberté, l'unité et la diversité. Ces contraires sont unis dans
l'homme lui-même ; pourquoi seraient-ils incompatibles dans
l'État? Aucune des forces politiques ne doit régner d'une manière
absolue ; toutes doivent se modérer et se compléter l'une l'autre,
S'estimer se respecter, transiger.


llé.sumons donc les effets de cette forme :
1. Quant aux fonctions de la souveraineté (Statsgewalt).




'2 3 6 LA POLITIQUE.
A. Généralement, les droits du monarque sont moins restreints


expressément, dans les relations étrangères (représentation, t'ai:
tés, droit de paix et de guerre) que pour les affaires intérieures.
Il est utile à la puissance de l'État que son chef se meuve ici
librement. Néanmoins, le prince ne peut rien faire sans ses
ministres, responsables devant le parlement. Unie à la nation et
s'appuyant sur elle, la monarchie constitutionnelle est. moins
facile à attaquer, moins dépendante de la diplomatie étrangère
que la forme absolue, moins disposée aux guerres de conquête
et d'aventure, plus sûre, plus modérée, plus pacifique. Il n'ap-
partient qu'à l'homme de génie de s'affranchir momentanément
du concours des chambres, et de se faire indemniser par la
grandeur des résultats.


B. A l'intérieur :
e. La législation se meut lentement et à pas comptés. Un prince


absolu peut confier une codification entière à un rédacteur de son
choix, et la promulguer dans sa parfaite unité. gouvernement
constitutionnel élabore péniblement ses projets, en prenant en
considération les opinions souvent divergentes des chambres, qui
doivent les discuter, qui peuvent les amender. Cette méthode
écarte le danger de lois ouvertement mauvaises; mais elle peut
aussi aboutir à des discordances, à l'absence d'harmonie et
d'unité.


b. Cette forme est excellente pour tout le gouvernement poli-
tique, la police, les finances, l'organisation (le l'année, la culture.
Elle donne naissance à un corps de fonctionnaires exercés, sûrs et
capables, puisés dans toutes les forces vives de la nation. Elle
protège à la fois l'ordre et la liberté.


c. La justice est indépendante, savante, respectueuse de la loi
et la faisant respecter.


Il. Quant au chef de l'État (monarque et ministres).
La monarchie constitutionnelle diffère de la monarchie absolue,


Iton par une puissance et une majesté moindres, mais par les
formes préservatrices qu'elle impose à l'action du prince. En
réalité, le prince constitutionnel est plus puissant, que le prince
absolu, car il s'appuie sur les puissantes ressources d'une




nationune
libre, sur un gouvernement intelligent et clairvoyant. Une force


EFFETS ET DEVOIRS DE LA MONARCHIE. 237


exactement mesurée produit plus de résultat utile qu'une force
disproportionnée.


S'il est rare néanmoins de voir un prince absolu devenir
volontairement constitutionnel, c'est sans doute par suite de la
tendance opiniâtre qui nous attache à ce que nous possédons, et
aussi de l'ignorance des limitations utiles, tant que les
forces qui doivent les constituer n'ont pas encore éprouvé leur
valeur


est très-difficile à tout prince d'apprécier sainement les
hommes et les choses : la cour est un mauvais miroir. Mais le roi
constitutionnel rencontre plus facilement des esprits indépen-
dants ; la publicité des débats parlementaires et la liberté de la
presse peuvent ouvrir les yeux à quiconque veut se donner la
peine de voir. Si la constitution peut parfois entraver le génie,
elle lui permettra toujours de triompher à la fin dans la pour-
suite du bien public. Ce régime appuie le prince ordinaire,
porte secours au prince faible, enchaîne la funeste influence
du prince mauvais.


Comparé à la république, il reste monarchique par son chef
permanent, placé au-dessus des partis, au centre et au sommet
de la vie publique, maintenant l'équilibre général, opposant une
barrière aux ambitions effrénées et aux oscillations violentes,
assurant l'unité de la volonté, la dignité, l'éclat, la majesté de
l'État. Le roi constitutionnel n'est point condamné à l'inaction.
S'il n'a pas l'arbitraire, il a tontes les sages initiatives.


Comparée à la monarchie absolue, cette môme forme prend un
certain caractère républicain : le prince lui-môme y parait un ser-
vice public; c'est la volonté de l'État qu'il doit faire prévaloir, et
non la sienne ; les droits politiques sont garantis ; les ministres
sont responsables, et leur concours est indispensable ; les cham-
bres contrôlent le gouvernement.


111. Quant aux gouvernés et à la société.
La masse des sujets ou des citoyens ne peut ni ne veut gou-


verner directement elle-même ; mais elle veut l'être bien, et
trouve, dans la constitution de liantes garanties.


La monarchie constitutionnelle ne se fie pas exclusivement,
comme la république, au selfgouvernement des majorités. Mais




238 LA. POLITIQUE.
elle n'en recherche que plus soigneusement les conditions d'un
pouvoir sagement raisonné , et donne aussi aux grandes classes
populaires une part dans les affaires publiques, un certain COR_
trôle de l'administration. Sans la transformer en pouvoir souve,
rain, elle reconnaît et protège, aussi bien que la république,
berté politique et civile des citoyens. Ses rouages sont si compli.
qués, elle demande tant à chacun, qu'elle ne réussit guère sans une
large éducation publique et le sentiment des devoirs en vers l'État.
Aussi développe-t-elle heureusement, de son côté, l'esprit de
légalité, les vertus civiques, l'éducation politique. Enfin elle sait,
mieux que la république démocratique, protéger les minorités
contre les passions des majorités, et cultiver les biens immaté-
riels de la science et de l'art.


LIVRE HUITIÈME.
C. — EFFETS ET DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE


DÉMOCRATIQUE.


CHA PITRE PREMIER.


Le caractère politique de l'Union américaine '.


Les treize colonies anglaises qui se séparèrent, il y a un siècle,
de la métropole européenne, étaient aussi mécontentes du parle-
ment anglais et de l'orgueil de son aristocratie que du gouver-
nement du roi. Elles prirent par suite, ainsi que l'Union elle-
même, un caractère à la fois républicain et démocratique, formant
comme la contre-partie de la constitution anglaise.


Les colonies du nord n'avaient pas d'aristocratie territoriale,
et c'était l'une d'elles, le Massachussets, entièrement démocrati-
que, qui avait le plus énergiquement résisté à l'Angleterre. Le


4 G. Bancroft, IIistory of the United States. — The Federalist on the new cons-
ti tution 1788. — Tocqueville, De la démocratie en Amérique. — Eiittimann, Das
uordamerikanische Bundesstatsrecht verglichen mit den politischen Einrich-
tu ngen der Schweiz. Zurich, 1867. — J.-4. Jameson, The Constitutionnel Con-
vention. New-York, 1867. — R. Dode, Politische Parteien in Amerika, Leipzig,


— Edouard Laboulaye, Hist. pol. de l'Amérique. Paris, 1855 et ss., 3 vol.
u. noist, Verfassung und Demoeratie der Y. St. von Amerika. Dusseldorf,


1573.




240 LA POLITIQUE.
sud aurait présenté quelques éléments d'une riche aristocratie
de planteurs ; mais l'égalité des droits avait fini par y triompher
également.


La jeune république ne fut cependant gouvernée dans ses
commencements que par des gentlemen considérés, tels que
Washington, Hamilton, Madison, Adams, ou même le radical
JetIbrson, qui tous auraient certainement pu prendre place parmi
la gentry de la chambre basse anglaise. Le tableau connu de la
Déclaration des droits ne contient que des figures sérieuses de
dignes propriétaires, bien nourris et bien vêtus. Aucune ne
sent la populace, pas môme la petite bourgeoisie ; et ceux bien
rares qui, comme Franklin, sortaient des derniers rangs, avaient
pris eux-mêmes les moeurs de la bonne compagnie.


Mais la représentation nationale des Américains est depuis
descendue do ces hauteurs. Ses membres actuels appartiennent
surtout aux classes moyennes. La plupart des Américains riches
et distingués évitent les emplois publics ; et l'on voit souvent de
simples ouvriers se transformer en hommes politiques, après
s'être donné un certain vernis de savoir ou d'éducation dans le
journalisme, le barreau ou l'armée.


Les États de l'Union et l'Union elle-même ne peuvent. guère
être appelés des formes parlementaires. Leurs corps législatifs
n'ont ni la nomination des présidents qui gouvernent, ni le droit
de les renverser comme un cabinet. Les ministres n'ont qu'une
situation subordonnée : nominés par les présidents, ils sont
leurs aides et leurs conseils, et ne partageant point leurs pou-
voirs. Ceux-ci exercent eux-mêmes l'exécutif, mais au nom et
par le mandat (le la nation seulement. L'Amérique est une répu-
blique (Volksstat) ; son gouvernement, c'est la nation souveraine
(Volksherrscha ft).


Celle-ci est en effet la source de toute autorité. Elle donne,
directement ou non, le pouvoir législatif au congrès, le go u


-vernement au président, la juridiction aux tribunaux. Tous ils
sont ses mandataires et ses serviteurs responsables ; à elle toute
souveraineté : elle est à la fois l'autorité et le sujet.


Son pouvoir suprême modère chacun des pouvoirs'générale,
et tranche leurs conflits en dernier ressort, en rétablissant, pat


DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE.
'241


de nouvelles élections, l'harmonie troublée entre le président et
le congrès, la législature et le gouvernement.


La plupart des conflits entre les États particuliers peuvent être
écartés de même. On a vu cependant, parfois, certains groupes
d'États s'insurger contre la politique de la majorité, et envoyer
au congrès des représentants hostiles à l'Union (ex. : le Sud
dans la question de l'esclavage).


Les constitutions de l'Amérique du Nord sont nées d'un mélange
de moeurs, d'institutions, d'idées anglaises et américaines, des
doctrines de droit naturel, du choix arbitraire. Ce mélange se
montre jusque dans la conception de la nation. Les Américains
la comprennent tantôt comme la somme des citoyens, des indi-
vidus libres et égaux formant le contrat social de Rousseau ;
tantôt leur vieil instinct politique et leur amour de la patrie
leur rappellent que la nation est une grande unité, une âme
revêtue du corps constitutionnel, et qui exprime et exécute sa
volonté. Ils confondent ainsi fréquemment encore la nation une
et la somme des individus. Les foules notamment ne voient
dans l'État qu'une association d'individus ; la personnalité
de l'État n'est comprise que par les esprits plus réfléchis, ou
dans les moments de patriotique enthousiasme.


L'Union elle-même n'est guère conçue autrement que comme
une agglomération d'États. Cependant il est ici plus facile d'aper-
cevoir l'unité (lu tout ; et c'est pour cela que la politique nationale
l'emporte aujourd'hui sur la politique fédéraliste.


Au reste, c'est un trait générai du régime démocratique répu-
blicain de distinguer, moins nettement que la monarchie, ou
l'aristocratie, la nation des individus, le gouvernement des gou-
vernés, et de confondre ainsi plus facilement l'intérêt privé et
l'intérêt public, la liberté privée et le but de l'État.


Il n'est guère de pays qui donne à celle-ci un aussi large champ.
Toutes les libertés, commerciale ou religieuse, personnelle ou de
famille, sont presque illimitées. Chacun fait ce qui lui plaît, et
Personne n'a rien à y dire tant que la loi pénale n'est pas violée ;
les moeurs n'apportent que de faibles restrictions. Les femmes
elles-mômes sont largement libres, et les mineurs acquièrent de
bonne heure le sentiment de leur indépendance. Tout ce système


16




242 LA POLITIQUE.
développe et met au jour une multitude de forces individuelles
ailleurs enchaînées. Mais en même temps il favorise l'égoïsme
d'un grand nombre et la lutte effrénée pour vivre et pour
acquérir. L'argent devient tout ; les biens de l'esprit sont négligés.


Cette tendance égoïste a bien quelque contre-poids dans le
patriotisme, qui s'anime par le selfgouvernement. Les besoins
publics trouvent toujours beaucoup de dévouement; on souscrit
généreusement pour y subvenir, et même pour encourager les
sciences et les arts. Seulement, les circonstances accidentelles
jouent un grand rôle; certaines choses sont parfaites, d'autres
très-négligées.


Mais un danger public, la dernière guerre par exemple, ré-
veille puissamment l'esprit patriotique des masses; et l'État
dispose alors de la vie et de la fortune des citoyens, avec aussi
peu de scrupule qu'il montrait auparavant de retenue.


L'Américain du Nord change facilement de profession; il
saisit intrépidement l'occasion; puis tout à coup il délaisse une
voie trop lente, pour se lancer énergiquement dans une autre.
Cette activité multiple est un trait républicain. Les professions
sont plus séparées dans les monarchies; les mœurs s'opposent
à ce qu'on en change facilement. Utile dans la vie privée, cette
mobilité l'est beaucoup moins pour les fonctions professionnelles,
côté souvent faible des républiques.


La république représentative sait bien que ses gouvernants
doivent être capables et habiles. Mais son antipathie pour la
durée des fonctions, l'ambition de parvenir, le népotisme des
partis, rendent les carrières publiques instables, et ne per-
mettent pas d'exiger beaucoup des candidats. Les fonctions
techniques et l'art d'administrer sont moins développées
en Amérique qu'en France ou en Allemagne; la situation des
fonctionnaires y est peu sûre et moins considérée.


Mais les partis politiques ont en Amérique une puissance
énorme. Ils décident des élections du président, des gouverneurs,
des membres du congrès et des législatures, et s'arrachent tour à
tour les emplois.


L'opposition de l'Union et des États particuliers a son fonde-
ment dans l'histoire, et elle est constitutionnellement déte r-


DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE.
243


minée. Mais la question de l'esclavage a pendant longtemps
divisé le Nord et le Sud. D'autres oppositions subsistent entre
eux encore aujourd'hui : l'un est plus industriel et plus manu-
facturier; l'autre a de grandes plantations, spécialement de
coton et de café. Le premier représente davantage la politique
républicaine de l'État et les intérêts de la culture et du progrès;
l'autre s'attache davantage aux tendances particulières (volks-
thümliche) des groupes démocratiques. Ces divergences ont
engendré des partis politiques tranchés, tels que les unionnistes
et les fédéralistes, les esclavagistes et les antiesclavagistes, les
protectionnistes et les libres échangistes, et tout spécialement
les républicains et les démocrates.




CHAPITRE IL


L'imitation française I et l'imitation suisse 2.


Le peuple français fit d'abord un triple essai de république
représentative. Le premier (1792), proclamé au milieu des tem-
pètes, fut suivi de près par l'exécution de Louis XVI et par
la sauvage tyrannie des jacobins et de la plèbe. Puis les partis
s'apaisèrent un peu, et la forme se modifia : ce fut le gouver-
nement faible et modéré du Directoire. Enfin l'heureux et am-
bitieux Bonaparte établit le consulat (18 brumaire 1799), pré-
parant ainsi le retour de la monarchie, mais dans la forme de
l'impératorat. En mai 1804, on le proclamait empereur.


Les tentatives se renouvelèrent en 1848, après la chute de la
monarchie constitutionnelle. Cavaignac triompha de la démo-
cratie rouge dans une lutte sanglante. Mais la société émue
s'adressa bientôt au prince Louis-Napoléon, ouvrant de nouveau
la porte à la monarchie. Le coup d'État du 2 décembre 1851
restaura l'empire.


Les masses turbulentes proclamèrent une dernière fois la
république à Paris et à Lyon (4 septembre 1870), ensuite des


I Ed. Laboulaye, Paris en Amérique, 1865.
2 Cherbuliez, lie la Démocratie en Suisse, Paris 1833; Pluntschli, Gcschichte


des seh • eizerischen Bundcsrechts, 2 w ° édit., 1875 ; Ritt y, Politik der Eidge"
nossenschaft.


DEVOIRS DE LA REPUI3LIQUE DÉMOCRATIQUE.
245


victoires des Allemands et de la catastrophe de Sedan. Le gou-
vernement provisoire de la Défense nationale lit de vains efforts
pour combattre l'invasion, et dut accepter une paix doulou-
reuse (26 février 1871). La populace de Paris proclama la Com-
mune (28 mars 4871). Mais le reste de la France ne suivit pas
ce sauvage mouvement, et les armées républicaines s'empa-
rèrent de Paris incendié par la rage et le délire. Puis la France
oscilla entre les monarchistes (légitimistes, orléanistes, bona-
partistes) et les républicains, et accepta provisoirement une
république modérée, avec un maréchal pour président septennal
(novembre 1873).


Ce dernier essai sera-t-il plus heureux ? On peut alléguer pour
l'affirmative :


a) La lutte des trois partis monarchiques et des trois dynasties
en présence. Le comte de Chambord est le véritable chef des
légitimistes, qui attendent du retour à l'absolutisme la fin des
révolutions, la renaissance politique et religieuse, et la guérison
de tous les maux. Les princes d'Orléans sont les représentants
de la royauté constitutionnelle, et sont portés aux transactions
libérales. Le jeune Napoléon personnifie l'empire moderne
s'élevant hautement sur une base démocratique.


b) Le sentiment général et énergique de l'égalité et de la
liberté, qui .


réveille perpétuellement l'esprit républicain.
cl Les idées politiques des Français, qui sont principalement


démocratiques et républicaines. Depuis Rousseau, ils confon-
dent habituellement la société et l'État; ils font du contrat
social la base de l'État, et de la volonté des majorités la volonté
générale ; ils conçoivent tout l'État de bas en haut; ils aiment à
proclamer la souveraineté des assemblées nationales.


d) La force persistante des idées républicaines, démontrée
par la violence des révolutions successives qui ont rétabli la
république.


Ce qui menace cette forme, c'est :
e) L'existence de grands partis monarchiques, ayant des chefs


Puissants, ne se soumettant qu'à regret, épiant l'occasion d'une
restauration. Trop faibles chacun pour faire triompher le prince
de son choix, ils sont assez forts pour tenir la république en échec.




246 LA POLITIQUE.


b) Les traditions monarchiques, les brillants souvenirs de la
puissance des rois et des empereurs, de leurs triomphes diplo-
matiques ou militaires, du luxe de leurs cours, de leur amour
des arts.


c) La concentration toujours grandissante des pouvoirs dans
Paris et dans une seule main disposant de l'armée et des fonc-
tionnaires, et le défaut d'aptitude et d'habitude des départe-
ments et des communes à se gouverner eux-mêmes. La pleine
centralisation individualise le pouvoir, et mène logiquement à
la monarchie. Les idées politiques des Français sont républi-
caines, mais leur caractère et leurs usages les portent volontiers
à invoquer le bras du prince.


d) La crainte du retour de la Commune, qui fait désirer un
gouvernement fort.


e) L'influence du clergé catholique dans les campagnes, qui
espère davantage de la monarchie, et qui répand des méfiances
contre le régime républicain. La légitimité et la hiérarchie
s'unissent pour le combattre.


La république représentative devait trouver en Suisse un
terrain mieux préparé. Les • idées républicaines y étaient in-
telligibles à tous; des institutions républicaines et un sage
selfgouvernement s'y étaient établis depuis des siècles.


Sans doute, les formes traditionnelles des cantons suisses
étaient fort différentes des formes américaines. Dans les petits
cantons, le pouvoir appartenait à l'assemblée générale de tous
les citoyens (Landsgemeinde); dans les cantons urbains, à
l'aristocratie, c'est-à-dire soit à la bourgeoisie du chef-lieu,
comme à Bâle et à Zurich, soit à un patriciat urbain, comme à
Lucerne et à Berne.


Mais ces aristocraties elles-mêmes ne pouvaient oublier que
la Suisse s'était affranchie en se soulevant contre l'Autriche et
sa noblesse, et que l'esprit de liberté commune remplissait toute
l'histoire de son développement.


La démocratie représentative fut inaugurée en Suisse en 1795,
par l'intermédiaire de la France, dans des formes plus françaises
qu'américaines. La République helvétique (1798 à 1803) était
un État unitaire, à la fois protégé et tenu en tutelle par sa


DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE,
0247


puissante voisine. Cette transformation amena plusieurs pro-
grès. Elle délivra les bailliages communs, et accorda l'égalité
des droits aux anciens sujets des patriciens, des bourgeois ou
des ruraux ; elle étendit la forme républicaine sur tout le terri-
toire, et réunit tous les cantons sous des institutions communes;
elle rompit nettement, dans le sens centralisateur moderne,
avec le morcellement et les privilèges antérieurs.


Mais son manque d'égards pour les formations historiques
fut la cause de sa chute. Au lieu d'imiter l'Amérique et de
laisser aux cantons leur autonomie, elle les réduisit au rôle de
simples préfectures. Cette faute entraîna bien des maux. La
démocratie représentative tomba, et ne fut rétablie qu'un demi-
siècle plus tard (1848), cette fois en respectant l'indépendance
des cantons, chez lesquels elle s'était d'ailleurs lentement intro-
duite et acclimatée dans l'intervalle.


La politique suisse, quoique très-semblable à celle des États-
Unis, s'en distingue par quelques traits importants.


a) La différence naturelle ou physique des deux pays leur
trace à elle seule des devoirs différents. L'un est petit, très-
peuplé, montagneux, placé au milieu de grandes puissances,
sans côtes; l'autre est énorme, entouré par deux mers, encore
peu peuplé relativement, et le plus puissant État de l'Amérique.


b) Malgré les éléments divers qui l'ont formée et qui conti-
nuent à s'y écouler, l'Union l'enferme un peuple plus uniforme ; la
langue anglaise, accentuée à l'américaine, et le droit anglais,
traduit républicainement, y règnent sans partage, et déterminent
l'esprit et le caractère national ; les éléments étrangers y sont
rapidement assimilés, anglicanisés, ou plutôt américanisés. La
Suisse, au contraire, a traditionnellement trois langues, et son
droit lui-même diffère encore grandement. Elle a su résoudre le
Problème de faire vivre heureusement, librement et paisible-
ment trois peuples dans un même État ; mais elle n'a pas créé de
nationalité suisse proprement dite, si ce n'est dans quelques
traits peu saillants 1.


Cornp. mon « Étude sur la nationalité suisse, n dais la revue Die Gegen,•
eart, 1875.




2,48 LA POLITIQUE.


c) Cette internationalité au milieu des grands États nationaux
de l'Europe, impose à la Suisse une politique de neutralité et un
développement énergique de sa milice pour la défendre an besoin.
La république américaine, au contraire, est appelée à prendre
une part active à la politique du monde, et n'a guère à craindre
pour sa propre sécurité.


d) La Suisse a montré récemment une intelligence moins nette
que l'Amérique de la supériorité de la république représentative
sur une démocratie grossière. Des tendances exagérées l'ont con-
duite à la démocratisation de la république représentative elle-
même. Son initiative populaire, ou le droit des citoyens de pro-
voquer la révision de la constitution fédérale, et son referendum,
ou le vote éventuel des citoyens sur les lois elles-mêmes a),
augmentent la puissance des masses ; mais ils peuvent tourner
contre nombre d'améliorations que les classes instruites com-
prennent seules d'abord, et ils ouvrent à la démagogie un trop
libre jeu b).


a) Const. féd. suisse de 1874. ART. 120: « Lorsque 50,000 citoyens suisses
ayant droit de vote, demandent la révision (de la constitution), la question...
est soumise à la votation du peuple suisse par oui ou par non. » Ant 89: « Les
lois fédérales sont soumises à l'adoption ou au rejet du peuple, si la demande en
est faite par 30,00 citoyens ; il en est de même des arrêtés fédéraux qui sont
d'une portée générale et qui n'ont pas un caractère d'urgence. » Comp. ART. 93:
« L'initiative appartient à chacun des deux conseils et à chacun de leurs membres.
Les cantons peuvent exercer le même droit par correspondance. »


b) Cepeudant le referendum s'est montré plein de sagesse en rejetant récem-
ment des lois basées sur des principes faux, comme la loi sur la taxe militaire,
entre autres. C'est une leçon de bon sens donnée par le peuple suisse à ses
chambres.


CHAPITRE III.


Effets et dangers de la république démocratique.


1. Fonctions publiques.
Politique extérieure. Sa diplomatie a un caractère plus


modeste que celle de la monarchie. Elle est moins instruite
des idées des princes et des moeurs des cours ; elle se meut
moins habilement dans les cercles distingués de la société.
Mais elle entend mieux les voeux et les opinions des classes
populaires, et ses relations avec la société civile en général sont
plus faciles et plus libres.


La politique étrangère d'une république peut être entre-
prenante et conquérante, comme à Rome ; ou amoureuse (le
propagande, comme dans la première république française.
Cependant, la république démocratique, cherchant avant tout
la liberté, la sécurité , le bien privé, sera plus naturellement
Pacifique. Une politique de conquête la menace, car le géné-
ral victorieux peut songer à se faire roi. Au contraire, les
défaites éprouvées dans une guerre défensive ne mettent pas
directement sa forme en péril. Le peuple les attribue aux
fautes de ses généraux, les change, et se fie à ses forces pour
ramener le succès.


B. Politique intérieure.




250 LA POLITIQUE.


a) La législation républicaine se distingue surtout par l'absence
du facteur monarchique. Les majorités des chambres font libre.
ment la loi, sans que le gouvernement ait à sanctionner ou à
s'opposer. Elles ont un même champ d'activité que dans la
monarchie ; mais elles s'aveuglent plus aisément de leur prêtera.
due toute-puissance.


b) L'administration à tons les degrés ressemble davantage à la
selfadministration d'une société anonyme qu'à un système élevé
de fonctions publiques professionnelles (comp. vol. I, p. 411 et
suiv.). Elle est plus populaire, mais moins savante et moins
puissante que dans la monarchie.


c) La justice est assez semblable dans les deux formes. Mais
les juges républicains dépendent de leurs électeurs, et leurs fonc-
tions sont moins stables.


2. Les classes gouvernantes sont plus près des gouvernés, elles
s'élèvent peu au-dessus d'eux, et seulement dans l'exercice de
leurs fonctions ; en dehors, elles sont éclipsées par les classes
élevées et riches de la société.


La forme se rapproche de l'unité monarchique lorsque le
gouvernement général se concentre dans la personne d'un prési-
dent, comme en Amérique. Il se peut même que ce président ait
des pouvoirs, et par suite, une action personnelle aussi étendue
qu'un prince. Mais il n'est point entouré de l'éclat de la majesté,
et il sait qu'il 'doit bientôt redevenir l'égal de ses concitoyens.
Son traitement est relativement faible, très-inférieur aux revenus
d'un particulier opulent, et ne lui permet ni d'avoir une cour, ni
même de se faire le patron des arts.,


Le caractère républicain se marque davantage là où, comme
en Suisse, le gouvernement est confié à un collége ou conseil.
Mais la pluralité des membres affaiblit les responsabilités, ouvre
la porte aux divisions de parti, aux entêtements personnels, et
nuit souvent à une action sûre et prompte.


La république n'a pas à craindre de voir un homme très-inc a
-pable ou méchant garder longtemps le pouvoir ; l'élection et la


courte durée des fonctions éloignent ce danger. Mais il est d'exp é
-rience que les hommes les plus considérables et les plus capables


y sont souvent écartés systématiquement par l'envie des classes


DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE.
251


moyennes ou leur haine contre quiconque s'élève au-dessus
d'elles.


Le président de la république est responsable. A-t-il mal gou-
verné, on l'écarte à l'expiration de ses fonctions, sans révolution,
sans que l'ordre légal soit troublé. Cette sanction facile donne
plus de force au devoir, et plus d'autorité au droit'.


Le changement fréquent des chefs empêche un despotisme
durable, mais affaiblit le pouvoir, et nuit à une politique suivie et
prévoyante.


3. Les gouvernés et la société.
Ce régime exerce une influence heureuse sur les grandes classes


populaires, et surtout sur les classes moyennes cultivées; il les forme
au selfgouvernement. Le citoyen, le simple'paysan qui ne courbe
la tête que devant Dieu, acquiert un mâle sentiment de sa dignité
d'homme, de sa liberté politique et civile, et sait toujours s'aider
lui-même.


Le gouvernement est confié à un représentant élu, comme au
meilleur des citoyens ; l'émulation s'excite, et met au jour des
forces et des talents qui demeureraient ailleurs cachés.


Mais la forme est moins favorable aux classes aristocratiques,
qui n'y trouvent ni la satisfaction de leurs besoins, ni la recon-
naissance de leurs avantages ; et même aux dernières classes,
qui, n'ayant ni les loisirs ni l'éducation nécessaires pour par-
venir aux fonctions, y sont peu estimées.


Enfin, deux autres dangers intérieurs sont à craindre : les
démagogues, flatteurs des masses et exploitant leur puissance;
et les partis, qu'aucune autorité supérieure ne modère, qui
luttent pour le pouvoir suprême, et qui tour à tour en abusent
contre leurs adversaires.


Camp. de Parieu, Politique. p. 155.




CH A PITRE IV.


Les tendances démocratiques de notre époque '.


La république représentative domine sur le continent amé-
ricain. En Europe au contraire, elle n'a encore trouvé d'asile
assuré qu'en Suisse.


Cependant, nombre d'amis et d'ennemis de cette forme
pensent que les nations européennes marchent incessamment
vers elle.


L'examen impartial de l'Europe moderne force, en effet, à
reconnaître la puissance croissante des éléments populaires.
Un large courant démocratique se fait sentir partout où l'on
jette la sonde. Doit-il réellement nous conduire à la transfor-
mation des monarchies en républiques ?


On peut dire en ce sens :
1) Toute notre éducation intalectuelle a un caractère pure-


ment civil. Les temps ne sont plus où la science était le pri-
vilége de l'aristocratie; tout le monde peut y parvenir anjour-
d'hui; et si la différence des ordres se fait encore sentir dans
la société par certaines formes et certaines nuances, l'on peut
affirmer néanmoins que l'éducation, l'intelligence de la


Guis«, De la Démocratie: en France, Paris 1849. G ervinus , Einleitung in
die geschichte des neunzehnten Jahrhunderts, Leipzig 1853.


DEVOIRS DE LÀ RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE. 9,53
sation moderne, le langage et les expressions, sont essentielle-
nient semblables dans tout les cercles des gens cultivés. Le fils
capable et travailleur de l'artisan peut suivre les écoles de l'État,
et atteindre les sommets presque aussi facilement que le fils
de l'aristocrate ou du savant. Mille canaux versent les décou-
vertes de la science dans toutes les classes. Les écoles publiques,
fondement naturel d'une même civilisation, n'ont jamais été
plus puissantes. La littérature populaire s'est répandue au delà
de toutes les prévisions possibles; les journaux quotidiens sont
lus partout; et, quelle que soit la valeur morale de ces écrits, il
est impossible d'en méconnaitre l'action démocratique.


Toute étude scientifique doit être critique. Or la critique
moderne reprend et renouvelle perpétuellement sa lutte contre
les autorités traditionnelles, ébranlant bien des principes reçus,
faisant pénétrer dans les masses la conscience de la liberté indi-
viduelle, remportant parfois de magnifiques triomphes. •


Les tendances panthéistes qui dominent dans la philosophie et
la littérature des classes cultivées, favorisent également le cou-
rant démocratique. Pour le panthéisme, les hommes ne sont
que des émanations variées de la grande âme du monde, ou
même des images mobiles de la matière universelle. Il les unit
dans le grand tout comme la démocratie les unit dans l'État;
il abaisse le superbe et relève le plus humble. Il contribue ainsi
à faire de la démocratie l'idéal secret d'un grand nombre d'es-
prits placés sous un régime monarchique, et môme fidèles à ce
régime et prêts à le défendre.


La religion chrétienne tendit dès l'origine à pousser dans
cette même voie. Jésus et tous les apôtres sortaient de la classe
inférieure des artisans, des pêcheurs, des petites gens, et sa
religion demeura longtemps celle des pauvres et des opprimés.
La fraternité des enfants de Dieu qu'il enseignait est devenue,
avec les idées de liberté et d'égalité, le grand idéal de l'humanité
moderne.


Enfin, le goût de l'individualisme a lui-même agi dans ce
sens en augmentant la fierté des masses, quoiqu'il ne soit pas
en lui-même démocratique, puisqu'il met en relief la différence
des aptitudes et des oeuvres plutôt que l'égalité.




254 LA. POLITIQUE.
2) Un phénomène analogue se produit dans le droit privé et


les rapports de fortune. Le droit germain du moyen âge aimait
et multipliait les différences d'ordre; le droit. romain, dans son
dernier état, avait pris au contraire un caractère général plé-
béien, spécifiquement civil. A l'exemple de celui-ci, les non_
velles législations rendirent toute propriété aliénable et par_
tageable, et proclamèrent l'égalité des partages successoraux.
Toutes les institutions féodales ou coutumières contraires furent
abrogées. On favorisa partout la liberté du commerce et de
l'industrie, et les économistes nouveaux approuvèrent d'une
commune voix, malgré leurs autres discordes. Toute l'industrie
moderne s'appuie sur les masses, les sert, en tire ses forces.
Les découvertes et les inventions sont venues augmenter les
jouissances de tous; et certainement, malgré bien des misères
encore, la situation des classes moyennes est bien meilleure
qu'au moyen âge; celle des classes inférieures n'a même jamais
été aussi bonne.


3) Pourquoi s'étonner dès lors que les masses aient acquis le
sentiment de leur force ? L'obstination, l'égoïsme et l'ambition
ne sont-ils pas des vices communs à toutes les classes ? Ayant
essayé leurs bras dans les crises, et le plus souvent avec succès,
les foules se sont crues irrésistibles; elles se sont momentané-
ment emparées du pouvoir, elles ont renversé les monarchies.
Qui peut dire que ces tentatives ne se reproduiront pas? qu'elles
ne prendront pas plus de consistance ? qu'elles ne finiront pas
par triompher ?


4) La sécurité des monarchies semble diminuer encore, si
l'on considère la faiblesse actuelle des éléments aristocratiques
nationaux qui devraient tempérer les flots du mouvement d'en
bas. Des institutions plus ou moins artificielles essaient en vain
de les sauver. Ils n'ont plus nulle part sur le continent d'orga-
nisation achevée. L'inintelligence de l'aristocratie, qui se met en
travers de l'esprit du jour, et s'attaque aux libertés publiques
elles-mêmes, grandit encore les classes moyennes.


Mais il est aussi, d'autre part, une série de considérations qui
rendent une transformation générale peu probable :


1) C'est d'abord une considération d'histoire et de principe.


DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE. 255
Toutes les nations cultivées de l'Europe l'enferment depuis leur
origine des éléments politiques divers qui, dans la règle, se
complétant et se tempèrent l'un l'autre. Ainsi, l'élément démo-
ratique fut toujours puissant à Rome; mais, sous la répu-
blique, c'était l'élément aristocratique qui dominait, et quand
l'autre vint à l'emporter, ce fut pour se placer volontairement
sous l'empire. Ainsi encore, il y avait chez les Germains un
élément démocratique considérable dans la commune des
hommes libres; mais il s'unissait à des éléments aristocratiques
et même royaux. Au moyen âge, la démocratie s'affaiblit, l'aris-
tocratie et le prince s'élèvent. A la fin du moyen âge, c'est celle-
ci qui descend, et la royauté et la démocratie montent. L'exis-
tence et la force de la démocratie, dans le sens politique du mot,
n'entraînent donc pas nécessairement l'établissement de la dé-
mocratie comme forme d'État. Il est très-possible que l'unité
monarchique du pouvoir et les droits et les libertés populaires
grandissent en même temps.


2) Les traditions appuient fortement le maintien de la mo-
narchie. Depuis deux siècles, l'Amérique devient toujours plus
républicaine, c'est possible. Mais, depuis deux mille ans, les
tendances monarchiques triomphent largement en Europe; ses
peuples sont élevés monarchiquement; leurs moeurs, leurs
sentiments, leurs idées, sont monarchiques ; et ce respect du
trône exerce une action puissante, parfois inconsciente, sur les
masses. La monarchie n'a rien d'étranger ou d'artificiel pour
l'Européen. Elle a grandi avec la vie nationale ; elle en semble
le plus bel ornement.


Sans doute, nos révolutions ont renversé des trônes pour
proclamer la république. Mais de sombres souvenirs de sang
et d'impuissance se rattachent, soit en Angleterre soit en
France, à ces triomphes passagers des masses. Presque toujours
la monarchie a été restaurée après la crise. Les grands souve-
nirs des nations de l'Europe leur rappellent leurs rois.


3) A côté de l'égalité naturelle de tous, les inégalités sociales
sont encore si marquées dans notre vieille Europe, que la bru-
tale domination du nombre menace d'opprimer les intérêts
respectables des minorités, et de susciter la guerre civile. Pour




'256 LA. POLITIQUE.
que les diverses classes de la société puissent vivre pacifique_
ment côte à côte dans le cadre étroit de nos États, il faut un
pouvoir fort, qui protége le droit commun et la paix publique.


Les grandes classes populaires, peuvent avoir intérêt à pour_
suivre la liberté démocratique; elles n'en ont point à changer la
monarchie en république. Elles ne peuvent gouverner efie:;_
mêmes dans aucun cas : pourquoi appelleraient-elles le tiers état
à régner à la place du prince ? Aussi sont-elles l'appui naturel du
trône: « Ils se soutiennent l'un l'autre », dit Fr. Rohmer. Mais
les révolutions ont donné à réfléchir aux classes moyennes elles-
mêmes. On ne croit plus à l'autorité divine du roi ; mais on
comprend plus généralement que l'ordre public et les intérêts
généraux sont mieux gardés dans la monarchie, et que les
libertés publiques peuvent y être aussi bien protégées.


4) Des opinions et des tendances démocratiques ne suffisent
pas pour fonder une république; il faut le caractère. L'ini-
tiative, le sang-froid, le dévouement public du républicain, sont
loin d'être des qualités générales des masses dans la plupart des
pays de l'Europe. Ces vertus ne se commandent pas; on les
acquiert lentement par l'éducation, et lorsqu'elles manquent,
les républiques décrétées durent peu.


Deux maximes politiques découlent de tout ce qui précède
1. La méfiance et l'hostilité des gouvernements à l'égard des


éléments démocratiques de la nation, conduisent à des mesures
fausses, préjudiciables à la monarchie. Vouloir les étouffer,
c'est se mettre en contradiction avec tout le mouvement de la
civilisation européenne moderne, et se préparer des défaites.
Les démagogues excitent volontiers les masses, en accusant le
prince de détester les libertés publiques. Le prince a intérêt à
leur enlever ce moyen de trouble, en les protégeant ouvertement.


2. En reconnaissant courageusement les droits des éléments
démocratiques, la monarchie trouve en eux son plus ferme
appui, et se rend capable d'en prévenir les usurpations. Le
torrent dévastateur peut féconder si l'on règle son cours. Le
devoir politique de l'Europe monarchique n'est donc pas d'OP'
primer , mais d'organiser et d'apprécier à leur valeur les
grandes classes populaires.


LIVRE NEUVIÈME.


D. —EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSÉS.


CHAPITRE PREMIER.


Confédération d'États.


'foutes les formes composées nous présentent une opposition,
plus spéciale, des parties, qui elles-mêmes sont et veulent être
des touts parfaits, et de l'ensemble, qui tend à une politique
uniforme et commune.


Dans la confédération d'États (Statenbund, Conroderation), le
pouvoir et même l'action politiques appartiennent principale-
l
ement aux États particuliers. L'ensemble est plutôt une asso-
ciation d'États qu'un État organisé; il ne renferme pas une
Dation, mais des nations. Ainsi l'ancienne


.
Suisse avait bien desZu richois, des Bernois, des Schwitzois, mais il n'y avait pas de


nation suisse; la confédération germanique de 1815 contenait
des Autrichiens, des Prussiens, des Bavarois, mais il n'y avait
ni nation ni citoyenneté allemandes. C'étaient là des agglomé-
rations d'États unis par des traités et gardant chacun leur pleine
souveraineté, plutôt que des organismes nouveaux.


Les lacunes de cette forme se firent vivement sentir dans
17




258 LA POLITIQUE.
l'Amérique après l'affranchissement (1776 à 1787) et dans l'Aile..
magne de 1815 à 1866, en raison de la politique active qui
appartient. à ces deux pays. La Suisse, avec son rôle neutre, les
ressentit plus faiblement, niais assez cependant pour se décider
en '1848 à suivre l'exemple de l'Amérique.


En voici les effets et les défauts principaux :
A. Dans la politique étrangère.
La confédération, tout en n'étant qu'une association d'États,


joue cependant sous quelques rapports le rôle d'un État dans
le droit international. Elle peut envoyer et recevoir des am-
bassadeurs, faire des traités, déclarer la guerre et conclure la
paix.


Mais l'unité réelle de la volonté et de l'action lui manque.
Elle ne peut marcher qu'avec le concours des gouvernements par-
ticuliers, et devient impuissante quand ils le refusent. Les
traités qu'elle souscrit n'inspirent à l'étranger qu'une faible •
confiance, car elle n'a pas les moyens de contraindre l'État
particulier qui les viole. La confédération des colonies amé-
ricaines ne payait pas ses dettes, respectait mal la paix conclue
avec l'Angleterre, n'exécutait pas les traités de commerce, et
perdait bientôt tout crédit. La confédération germanique ne
pouvait rien sans l'accord de l'Autriche et de la Prusse.


Napoléon "Pe avait recommandé ce système à la Suisse, comme
garantissant mieux son indépendance, en la rendant incapable
d'une action commune rapide et en lui ouvrant le refuge des
exceptions dilatoires. Il y avait là quelque chose de vrai. Néan-
moins la Suisse a bien fait de préférer depuis, à cette lourdeur
de mouvement, la faculté. de concentrer plus rapidement ses
forces.


B. A l'intérieur.
1. La confédération n'a ni organe central de législation, ni


lois fédérales proprement dites, et chacun de ses membres a son
corps législatif et ses lois diverses, restreintes à son territoire.
Ainsi la législation sépare les groupes au lieu de les unir; elle
n'a pas un caractère national. Ce particularisme peut être favo-
rable à l'indépendance et à l'originalité de petites peuplades
mais l'ensemble en souffre; l'étroitesse des territoires en


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSÉS.
9.59


nombre d'influences mesquines ; le développement du droit est
entravé.


On s'efforce, il est vrai, de parer auxbesoins communs par
des traités ou concordats, ou même en permettant à la confédé-
ration d'édicter certaines ordonnances fédérales (Bundesbes-
•hliisse). Pour décider à la majorité, il faut former une unité
collective ; sinon l'unanimité peut seule rendre la règle obliga-
toire pour tous. La nécessité force bien, petit à petit, les confédéra-
tions à reconnaître aux députés des États particuliers, au congrès
ou à la diète fédérale, le droit de prendre certaines décisions à la
majorité. Mais ces cas demeurent rares, et souvent un parti-
cularisme jaloux empêche même toute majorité de se former.


2. Pas davantage de gouvernement fédéral qui élabore et
exécute la volonté de l'ensemble ; point d'unité dans l'action
centrale.


On recourt, s'il y a lieu, à des expédients, pour les besoins de
la politique fédérale : les envoyés à la diète seront munis
de pleins pouvoirs pour tel cas particulier ; ou bien encore, l'on
confiera la direction de quelques intérêts communs à l'un ou à
plusieurs des gouvernements locaux les plus importants (liégé-
wnie, Vorort). En Suisse, Zurich, Berne et Lucerne furent en
dernier lieu les trois Vorort alternatifs. En Allemagne, l'Autriche
par sa présidence, la Prusse par sa force militaire, jouaient le rôle
de puissances dirigeantes ( Vormdchte) ; la Bavière venait ensuite,
dans une position intermédiaire. Mais ce n'était pas le droit
fédéral, c'était le fait qui avait créé cette situation : les gou-
vernements de Vienne, de Berlin et de Munich étaient, sous
tous rapports, plus puissants à eux trois que la diète de Francfort.


3. Faiblesse militaire par l'absence d'unité et d'unilbrmité dansl
'armée. Les troupes appartiennent aux États particuliers, qui
les organisent, les arment, les instruisent, les soldent. L'armée
fédérale n'est ainsi qu'une agrégation d'armées particulières. La
Suisse sentit peu cet inconvénient au moyen fige, à cause du
ca


ractère local des guerres d'alors, et de l'esprit fédéral qui ani-
mait les troupes des cantons. Mais, depuis la formation des
gr


andes armées nationales, elle a éprouvé elle-même le besoin
d'u


nifier ses milices. En Allemagne, les armées d'Autriche, de
gendre




260 LA POLITIQUE.
Prusse, et aussi de Bavière, avaient seules de l'importance; les
contingents réunis des autres États étaient loin de former une
armée nationale.


4. Même phénomène dans les finances. Les recettes fédérales se
composent surtout des subsides ou des contingents des États, et
dépendent en conséquence des trésoreries particulières. La con-
fédération elle-même ne lève poi nt d'impôts ; son crédit est faible ;
le trouble se met dans ses finances dès que les subsides des
États s'arrièrent.


5. La justice est également confiée tout entière aux États ; il
n'y a pas de tribunal fédéral. On recourt à des compromis et à
des arbitres quand il est nécessaire d'avoir un juge supérieur aux
États particuliers, comme par exemple au cas de conflit entre
deux ou plusieurs d'entre eux. Nulle jurisprudence une, com-
mune, nationale ; tout au plus une jurisprudence internationale
i inparfaite.


L'État général a même un caractère international plutôt que
public, et les intérêts particularistes menacent à chaque instant
sa politique.


On comprend donc que notre époque de formation et de poli-
tique nationales ait abandonné ce système. Les trois grandes
confédérations modernes se sont toutes trois transformées. Celle
d'Amérique est devenue l'Union de 1787 ; celle de Suisse, l'État
confédéré de 1848; celle d'Allemagne, l'Union allemande de 1866,
puis l'Empire de 1871. Ce fut en vain que le sud des États-Unis
s'efforça en 1.861 de ramener l'ancienne forme, ou que les États
moyens et petits de l'Allemagne s'opposèrent à la réforme natio-
nale• de '1866.


On peut donc dire que la confédération est une forme ancienne,
devenue impraticable. Au moyen âge, elle se dissolvait parfois
en États pleinement indépendants, comme celle des villes
hanséatiques. Aujourd'hui, au contraire, elle resserre ses liens,
et devient un État parfait.


CHAPITRE II.


État confédéré et empire confédéré.


L'idée de remplacer la confédération par l'État confédéré (Fiide-
ration, Bundestat), due au génie d'Alexandre Hamilton, est
devenue une base de progrès pour les États-Unis, la Suisse et
l'Allemagne. Ce grand homme avait pensé que les États particu-
liers de l'Amérique du Nord, tout en restreignant leur indé-
pendance, devaient demeurer des États, mais que l'ensemble,
de son côté, devait former un tout complet, capable de veiller aux
intérêts communs.


Cette conception hardie et féconde contredisait l'opinion reçue
de l'unité de l'État et de la souveraineté. N'était-ce pas établir
deux États sur le même territoire? Comment les mêmes hommes
pourraient-ils appartenir en même temps à l'Union et à l'État de
New-York ou de Pensylvanie? Comment le Congrès serait-il le
législateur du pays entier, alors que chaque État conservait sa
législature? On aurait done à la fois un gouvernement à Was-
hington et un autre à Boston ou à Richmond ! C'est cependant
ee qui fut fait : les législatures particulières ne sont point des
autorités subordonnées au Congrès ; les gouvernants ne sont
point des fonctionnaires sous les ordres du président de l'Union ;
les cours de justice des États ne sont point un degré inférieur
de la justice fédérale,




LA POLITIQUE.
La nation, l'État, la souveraineté doit être une, sans doute ; et


cette exigence logique semble difficilement compatible avec le
dualisme d'Hamilton. Aussi certains doctrinaires refusent-ils (le
le comprendre. On peut même ajouter que la logique des choses
est naturellement si puissante, qu'elle pousse l'État confédéré,
non pas sans doute au retour à la confédération, mais à l'unité
pleine etentière du pouvoir et de la souveraineté, (Comp. vol. I,
liv. VII, c. m).


Toutefois, la pensée d'Hamilton est très-féconde pour une
période de transition. Elle ménage les formations existantes ; elle
maintient l'indépendance et les libertés particulières, et elle
donne en même temps vie et puissance à l'ensemble.


Toutes les oeuvres de l'homme, et l'État lui-même, ne sont
jamais que des formations relatives. Ceci résout logiquement
la contradiction si vivement signalée : chaque État particu-
lier demeure souverain dans le domaine de ses intérêts propres;
et l'Union l'est elle-même dans celui des intérêts communs.


Cette distinction des compétences, telle qu'elle est faite en Suisse
et aux États-Unis, diffère assez remarquablement, surtout par la
méthode, de celle adoptée par le nouvel empire allemand. Cer-
tains traits sont sans doute semblables. Chez tous, c'est à l'État
général qu'appartient surtout la politique étrangère; partout aussi
sa propre administration intérieure forme l'attribution principale
de l'État particulier. Ainsi encore, dans chacun des trois grou-
pes, la compétence de ce dernier, comme plus ancienne, s'étend
à tout ce qui n'est pas formellement excepté par la constitution
fédérale. Mais cette règle d'interprétation n'est pas toujours suffi-
sante ; on l'a éprouvé en Amérique. Elle a besoin d'être complétée
par le principe que le pouvoir fédéral a vocation pour agir, toutes
les fois que l'existence . et la sécurité de l'ensemble sont menacées.
C'est ce que l'empire allemand à le mieux compris ; et nous avens
vu, souvent déjà, le Reichstag et le conseil fédéral édicter des lois
et des décrets qu'aucun texte spécial ne plaçait dans leur comt lé


-tette°, mais que l'intérêt général légitimait 1.
Au reste, les pouvoirs de l'empire allemand, spécialement


1 Comp. Btuntschii. Deutsche Statslehre fiir Gebildete, p. 369.


EFFETS ET DEVOIRS DES ETATS COMPOSÉS.
'263


Gl uant à la législation et à l'armée, sont plus étendus et plus
énergiques que ceux des autorités fédérales de la Suisse ou de
l'Amérique. Par contre, il est assez étrange de lui voir
donner moins d'attention que la Suisse au développement
national de la science et des arts, et abandonner complètement
aux États particuliers la défense du pouvoir civil contre l'Église
romaine universelle.


Mais la différence la plus remarquable est dans la méthode. En
vue de prévenir tout conflit, les Américains et les Suisses se sont
efforcés de détailler les droits du pouvoir central avec autant de
précision que possible. La constitution allemande, au contraire,
évite de délimiter exactement la compétence de l'empire. Elle
laisse un certain vague entre les domaines du tout et des parties.
Ainsi, l'on réserve souvent à l'empire le .droit de légiférer, s'il le
juge convenable, sur des matières qui restent, jusqu'à ce qu'il
ait usé de ce droit, dans la compétence des États particuliers:
Ainsi encore, l'on pose en principe que la loi de l'empire déroge
toujours à la loi de l'État particulier. Aussi l'autorité de l'empire
va toujours croissant ; elle s'étend avec chaque loi nouvelle qu'il
édicte.


La politique de l'État confédéré doit s'efforcer d'éviter les con-
flits entre les deux souverainetés, et de maintenir leur borine
entente. Il faut que l'autorité centrale, tout en pourvoyant aux
besoins de l'ensemble, ménage avec bienveillance l'autorité des
parties. Le chef de l'État particulier doit, de son côté, fidélité à
l'État général. Les deux États se complètent l'un l'autre. Aussi le
gouvernement est-il ici plus difficile et plus compliqué que dans
l'État unitaire ; il Faut souvent transiger là où l'on aimerait à
appliquer les conséquences rigoureuses d'un principe. Mais, s'il
ti;liaenitfamiséaduito.crement au doctrinaire, ce régime n'en est pas moins


Cependant la prévoyance la plus grande ne saurait empêcher


organiquement.
les conflits. Il faut donc trouver un moyen de les résoudre


li . Ici encore, les méthodes suivies diffèrent.
Les Américains du Nord regardent les tribunaux comme les


régulateurs suprêmes de tous les droits, soit de l'Union soit
des États. Leurs cours de justice sont juges de la constitution-




964 LA POLITIQUE.
liante des lois qu'on invoque devant elles, et peuvent refuser
d'appliquer celles qui leur paraissent violer la constitution
de l'ensemble ou des parties. Ainsi, le conflit se vide par un
procès et une sentence judiciaires. Cette voie peut suffire en temps
ordinaire; mais elle devient facilement impuissante dans les
crises, comme on l'a vu de '1861 à 1865.


D'après la constitution suisse, les conflits de ce genre sont
réservés à l'assemblée fédérale. Pour les vider, le conseil national
et le conseil des Étais délibèrent en commun par exception,
et c'est la majorité des membres votants des deux conseils qui
décide. La solution est donc remise à un corps politique a).


L'empire allemand adopte un troisième système. Le con-
seil fédéral essaie d'abord de résoudre le conflit diploma-
tiquement, en s'entendant avec l'État intéressé. S'il échoue,
la législation impériale, émanée des deux conseils, prononce.
On sait que celle-ci déroge toujours aux lois des États par
ticuliers, et que l'empire peut. aussi faire exécuter lui-même sa
volonté.


Le grand danger qui menace perpétuellement l'État confédéré,
c'est de passer à l'unitarisme par la réduction des États par-
ticuliers en provinces. La logique des choses et la force crois-
sante de l'État général et du sentiment national y poussent na-
turellement. Au reste, si cette transformation se, fait avec un


ce) Cela était vrai sous la constitution de 1848, art. 74. 15 0 , 16 0 , 17" et art. 80.
D'après la constitution de 1874, art. 113 : Le tribunal fédéral connaît : 1° des
conflits de compétence entre les autorités fédérales, d'une part, et les autorités
cantonales, d'autre part ; 2 • des différends entre cantons, lorsque ces différends
sont du domaine du droit public (ou du droit civil, art 110); 3 0 des réclamations
pour violation des droits constitutionnels des citoyens




» La nouvelle constitution
se rapproche done du principe américain. Cependant l'art. 113 ajoute: Dans
tous les cas prémentionnés, le tribunal fédéral appliquera les lois votées par
l'assemblée fédérale et les arrêtés de cette assemblée qui ont une portée gêne'
rale. » Cette disposition être entendue dans un sens absolu ? ou bien le
tribunal fédéral reste–t-il juge de la constitutionnalité de la loi fédérale ? Question
délicate. La seconde solution respecte bien mieux le principe de la souveraineté
cantonale inscrit dans l'art. 1" de la constitution fédérale, et parait mieu x. en
harmonie avec la généralité des I" et 3° de l'art. 113. — Le tribunal fédéral
est d'ailleurs certainement juge de la constitutionnalité de la loi cantonale, soit
au point de vue cantonal, soit au point de vue fédéral (arg. 113. 3°)•
art. 56,1. sur l'org. jud. féd. du 27 juin 1874.


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSÉS.
sage, ménagement et sans secousse, l'on ne saurait s'en plaindre,
car l'État prend ainsi une forme plus achevée.


L'empire allemand repousse moins cette tendance que les
États-Unis. C'est que sa puissance repose surtout sur celle de
la Prusse, qui renferme environ les deux tiers de sa population,
et qui pourrait plus facilement se substituer à l'empire, si le
troisième tiers venait à désirer de participer directement et sous
tous les rapports à la vie d'une grande puissance. La période de
transition peut durer longtemps, la vie d'une couple de géné-
rations peut-être, si les princes particuliers se pénètrent de
leurs devoirs envers leurs États et savent être fidèles à l'em-
pire. A . délitut, leur chute ne tarderait guère.




CHAPITRE HI.


Possessions et colonies.


La métropole et ses possessions ou colonies ne forment qu'un
seul État, un seul pays; mais la première est le siége du gou-
vernement, et les secondes n'ont qu'une situation surbordonnée.
La nation souveraine, c'est la métropole. La possession peut
avoir une certaine autonomie soit législative, soit de gouverne-
ment ; mais elle dépend, sous les rapports essentiels, de l'État
principal, et en partage les destinées.


Cette situation peut se présenter sous deux faces :
I. Le peuple de la possession . est semblable à celui de la


métropole, ou du moins il appartient à une civilisation aussi
avancée.


Il. Il appartient, au contraire, à une race et à une civilisation
différentes (généralement inférieures).


Un troisième cas, qui peut se ranger sous le second, c'est.
lorsque le peuple de la possession est en partie semblable à
celui de la métropole, en partie très-différent.


I. Exemples du premier genre : la Lombardie, possession de
l'empire d'Allemagne au moyen âge; les bailliages communs de
l'ancienne Suisse; et, de nos jours encore, l'Islande, possession
du Danemark; les fies Ioniennes, sous la protection anglaise;
dans une certaine mesure, les États vassaux de la Turquie et


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSES


9.67


l'Alsace-Lorraine ; — plus spécialement, les anciennes colonies
anglaises, hollandaises, françaises ou espagnoles de l'Amérique
du Nord, les colonies anglaises du Canada.


Ce genre de dépendance a un caractère transitoire. Il n'est
guère durable que pour les colonies très-éloignées, et celles-ci
elles-mêmes demandent des franchises clés qu'elles se sentent
suffisamment fortes; les possessions rapprochées se changent
plus rapidement en provinces ou en États indépendants. Les
métropoles en ont fait une expérience souvent pénible, et la po-
litique coloniale s'est aujourd'hui bien modifiée.


Une colonie lointaine ou d'outre-mer ne peut guère se passer,
au début, de la protection de la mère patrie, et elle lui demeure
longtemps attachée par son droit, ses moeurs, sa faiblesse, une
sorte de piété filiale. Les colonies anglaises d'Amérique, déjà
devenues sous certains rapports des États autonomes, res-
taient encore les sujets de la métropole. Mais la distance re-
lâcha de plus en plus ces liens. Ne pouvant prendre part aux
travaux du parlement national, elles s'étaient. donné une repré-
sentation spéciale, et l'Angleterre, trop éloignée pour apprécier
sainement leurs besoins, finissait par ne plus leur inspirer
qu'une confiance médiocre.


Ces inconvénients découlent des choses. Mais l'ancienne poli-
tique coloniale venait encore les augmenter volontairement.
Elle fut à l'origine une véritable politique d'exploitation, carac-
térisée :


a) Par un monopole de navigation au profit exclusif du com-
merce maritime de la métropole;


b) Par l'obligation imposée aux colons de vendre leurs produits
bruts à ses seuls marchands et fabricants;


e) Par une obligation semblable de tirer de la métropole tous
les produits bruts et fabriqués dont ils pourraient avoir besoin,
et de n'acquérir des marchandises étrangères que par l'inter-
médiaire de son commerce;


d) Par des entraves apportées à l'industrie coloniale pour la
maintenir dépendante;


e) Par un système de taxes et de douanes grevant la colonie au
Profit (le la métropole.




268 LA POLITIQUE.
Cette politique avare irritait. trop justement les colons, et


corrompait le gouvernement principal lui-môme, qui s'employait
à exploiter ses sujets.


L'Angleterre, ensuite du célèbre rapport de lord Durham sur
le Canada (1858) et du bill colonial de lord Russel (1860), rompit
la première avec ce déplorable système, dont Edmond Burke avait
déjà signalé les vices.


On comprend aujourd'hui qu'un gouvernement sage doit s'ins-
pirer des avantages de sa colonie, et lui permettre de développer
librement ses forces, son industrie, son commerce, sa navigation.
ll fera même bien de la protéger spécialement contre l'avarice et
l'exploitation des citoyens de la métropole.


On ne saurait refuser à ce premier genre de colonies une
constitution représentative et une selfadministration analogues à
celles de la mère patrie. La colonisation devient ainsi une
extension largement autonome des institutions libres du pays
principal.


La colonie aura donc sa législation et sa représentation à elle,
quand elle en sera politiquement capable. La législation de la
métropole ne lui demeurera applicable que dans la mesure des
nécessités générales. On devra cependant réserver l'approbation
de celle-ci, pour que l'harmonie de l'ensemble ne soit pas
atteinte.


La colonie aura également son gouvernement propre, muni de
pouvoirs étendus mais subordonné dans une certaine mesure
au gouvernement central. La politique générale, entre autres,
appartient exclusivement à ce dernier ; seul il embrasse tout de
son regard ; seul il dispose de l'armée et de la flotte.


Ce rôle un peu humiliant de la colonie s'explique sapar
faiblesse et par le besoin qu'elle a de protection. Elle le suppor-
tera assez facilement si l'État principal . sait donner pleine satis-
faction à ses besoins intérieurs. Les colons pourront aussi être
éligibles à toutes les charges de l'État principal, avoir ainsi leur
part d'influence, et l'occasion de se réjouir de l'élévatio n de
quelques-uns de leurs enfants.


Les principaux avantages clu système colonial sont:
a. Pour la colonie, la protection d'une grande puissance qui


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSES.
2G9


l'assure contre l'étranger ; des rapports avec la mère patrie, qui
augmentent sa civilisation et ses richesses ; une participation
relative à la haute situation de celle-ci.


h. Pour la métropole, l'extension de sa puissance. de son action
civilisatrice, de sa considération. Une grande puissance qui a
d'importantes colonies, devient une puissance du monde. Môme
lorsqu'elle leur accorde une entière liberté de commerce, elle
profite plus facilement que l'étranger de tous leurs produits
naturels ou industriels, elle y écoule plus facilement les siens.
Mille liens de famille, de tradition, de moeurs, de . langue, d'inté-
rêts, unissent. les deux peuples ; et la colonie offre à la marine
métropolitaine des stations et des ports assurés.


Mais, d'autre part, il faut reconnaître :
o. Que la colonie demeure une formation politique imparfaite,


et une dépendance d'un centre éloigné facilement oppresseur.
b. Que l'État principal disperse ses forces par l'obligation d'en-


voyer au loin une flotte et des troupes de protection ; qu'il se
grève de devoirs difficiles, de sacrifices d'hommes et d'argent,
sans profit absolument direct.


En conséquence, une colonie devenue assez forte pour subsister
en. État indépendant, se sépare aussi naturellement de la mère
patrie que l'enfant devenu homme quittant la maison paternelle
pour fonder une nouvelle famille. Cette séparation profite
aux deux pays, au moins lorsqu'elle a lieu amicalement et de
bon accord ; tous les avantages de l'ancienne union peuvent
être conservés, sans aucun de ses inconvénients.




CHAPITRE IV.


Colonies ou possessions inégales.


II. lin problème plus délicat s'impose à l'État qui, par lui-
même ou par d'aventureux colons, lait la conquête de terri-
toires lointains, habités par un peuple de race ou de culture
différente.


Les Romains les réduisaient en provinces romaines, laissant
aux habitants leur religion, leur langue, leurs coutumes, mais
cherchant lentement à les romaniser en Occident, à les helléniser
en Orient. Ils ne leur donnaient jamais l'indéÉendance politique ;
Rome, et plus tard Constantinople, restaient les centres exclusifs
du pouvoir. Les Russes ont adopté un système analogue,
tolérant les mœurs particulières des mahométans et autres
peuples orientaux qu'ils s'annexent, mais s'efforçant aussi de les
russifier petit à petit, et ne reconnaissant qu'un empire, un
maître, une législation, un gouvernement.


Les nations de l'Occident suivaient et suivent encore une
méthode différente pour leurs colonies d'outre-mer : ainsi les Por-
tugais autrefois pour le Brésil, et encore aujourd'hui en Afrique;
les Espagnols autrefois à Mexico, et aujourd'hui encore à Cuba;
les Hollandais à Java et. à Sumatra. ; les Anglais dans l'Inde et
l'Australie, les Français à Alger, etc.


La distance, une civilisation très-différente, une race inférieure;
rendaient ici une simple incorporation impossible. L'on préféra


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSES. 971
considérer ces colonies comme des dépendances (Nebenlânder),
c'est-à-dire comme des États en quelque sorte distincts, soumis
il un régime, à une législation spéciale, mais dominés sous tous
les rapports essentiels par la métropole.


Les peuples ne sont pas tous assez mûrs pour se gouverner
eux-mêmes. Plusieurs d'entre eux ont besoin de l'appui ou de la
protection d'un peuple plus puissant, sous peine de rester ou de
retomber dans la barbarie. Incapables d' être libres, ils ne feraient
h eux seuls que changer de joug et subir une domination
pire. Est-il un despotisme plus capricieux et. plus cruel que celui
de ces chefs nègres, aussi stupides et aussi noirs d'ailleurs que
leurs sujets ?


La domination étrangère est légitime quand un peuple est
impuissant à former un État indépendant et ordonné. Elle est
toujours un mal politique, mais souvent un mal nécessaire.


Les différences si tranchées entre les métropoles européennes
et les colonies d'outre-mer, augmentent cependant les difficultés
d'une bon ne entente. Les maîtres se rendent difficilement compte
des besoins des sujets, ceux-ci, des intentions bienveillantes des
maîtres. Les spahis indiens se révoltèrent parce qu'on avait enduit
leurs cartouches de graisse animale, ce qu'ils regardaient comme
une impiété compromettant leur salut éternel.


Aussi faut-il, pour rendre la situation supportable, que la
métropole soit hautement supérieure à la colonie non-seulement
par les armes, mais par l'intelligence et le caractère.


L'infériorité manifeste de la civilisation de la colonie, rend un
Mouvoir un peu despotique à peu • près indispensable. Mais il y a
une despotie légitime et bienveillante, et une despotie injuste. Dans
l es deux cas, c'est une volonté étrangère qui règne ; mais l'une
regarde ses droits comme des devoirs envers les gouvernés,
la seconde ne songe qu'à satisfaire l'égoïsme des gouvernants.


Cette domination de peuples à demi civilisés amène souvent
des résultats fâcheux :


1. Le peuple maître devient orgueilleux, fier et méprisant
einels le peuple soumis ; il abuse de sa force et oublie ses devoirs.


2. Le peuple soumis devient humble et servile, incapable de
tout progrès indépendant, stupidement paresseux et indifférent




27'2 LA POLITIQUE.
et cependant il se méfie de ses maîtres, les envie, les déteste, et se
soulève parfois avec une rage sauvage.


3. La distance rend les communications difficiles ; les télégra-
phes ont diminué cet inconvénient sans le supprimer. La métro-
pole est instruite de ce qu'il faudrait faire quand le moment est
passé, et ses ordres arrivent trop tard ; elle est ainsi forcée de
munir soit gouvernement colonial de pouvoirs très-étendus ; la
direction lui échappe en partie, et elle demeure responsable.


4. Le contrôle du gouvernement colonial est également difficile.
La métropole est trop éloignée, et le peuple soumis est incapable
de l'exercer, ou trop dépendant pour le l'aire, ou prêt à en abuser
dans un sens séparatiste. L'absence de contrôle engendre natu-
rellement les abus de la force, et c'est à peine si les plus criants
sont réprimés.


5. Les éléments véreux de la métropole, aventuriers, fugitifs,
criminels, déportés, s'abattent comme une plaie sur la colonie et
ne songent qu'à exploiter leur supériorité. Contente de se
décharger de cette tourbe dangereuse, la métropole l'encourage
à émigrer. Mais ces émigrants pervers se trouvent en rapports
constants avec leurs compatriotes meilleurs, les corrompent, et
s'en font appuyer. Les indigènes, accablés de maux, ne trouvent
bientôt personne qui entende leurs doléances et leurs misères.
Leurs oppresseurs, parlant seuls la langue de la métropole,
savent les moyens de toujours les confondre devant l'opinion.
Que le gouvernement colonial veuille réfréner une exploitation
furieuse, et ils le signalent aussitôt comme antipatriotique.
L'histoire coloniale de l'Angleterre n'est que trop instructive
sous tous ces rapports. Il est vrai que ce grand pays sait
avouer ses méfaits plus franchement qu'aucun autre'.


Les colonies inégales donnent généralement moins d'avantages
que les colonies égales. Leur étendue et. leur population ne sont
nullement une mesure de la puissance de la métropole ; elles
peuvent même devenir une charge. La métropole ne peu t guère
en tirer des soldats, et elle est obligée d'y envoyer une partie de
sa flotte et de son armée.


EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSÉS.
973


Aussi la conservation de ses vastes possessions est-elle sou-
vent une sorte de nécessité historique, qui s'impose lourdement
à une grande puissance maritime. La Hollande peut à peine con-
server les siennes, et elle est trop faible pour les civiliser. L'An-
gleterre elle-même commence à sentir qu'elle doit songer à les
restreindre plutôt qu'à les augmenter.


Les Américains du Nord, les Allemands et les Italiens n'ont en
général aucune grande possession d'outre-mer, soit égale soit
inégale. Ils sentent cependant le besoin d'avoir au loin des sta-
tions assurées pour leur commerce et leur navigation. On peut y
voir un premier germe de colonisation future.


La nation dominante ne doit pas oublier qu'il est de son devoir
de civiliser et d'élever petit à petit les indigènes de ses colo-
nies. Mais, si ceux-ci résistent invinciblement à ses efforts, ils
ne peuvent guère s'en prendre qu'à eux-mêmes de leur extinc-
tion.




I Stuart Gouvern. repris., eh. XVIII.


18




LIVRE DIXIÈME


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION


CHAPITRE PREMIER..


Le suffrage universel et ses effets. — Un projet
de confirmation civique.


Le suffrage universel, qui appelle toute la population virile et
majeure à la vie publique et lui confie l'élection de la représen-
tation nationale, a été proclamé par la Révolution française
comme une conquête du droit et de l'esprit publics modernes.
Cependant la constitution de 1791 exigeait encore le paiement
« d'une contribution directe au moins égale à la valeur de trois
jours de travail. » Cette condition disparut dans la constitution
de 1793. L'empire enleva le droit de vote aux serviteurs à gage,
et la royauté établit un cens très-élevé. Le suffrage universel
se réfugia alors dans plusieurs des cantons suisses. La révolu-
tion de 4848 le rétablit définitivement en France (const., art. 26).
Il a depuis été accepté avec faveur par plusieurs États d'Europe
et d'Amérique, et récemment par la constitution de l'Allemagne
du Nord (1867), devenue celle de l'empire allemand (const.
de 1871, art. 20 ; loi électorale du 31 mai 1869).


L'extension du vote à toutes les classes répond aux tendances


REPRÉSENTATION NATIONALF, ET LÉGISLATION.
275


démocratiques du siècle. Au rebours des idées du moyen âge,
les peuples modernes aiment à construire l'État d'en bas, en
l'appuyant sur le large fondement des masses. Le suffrage
accordé à tous semble une conséquence nécessaire de la qualité
générale de citoyen de l'État, qui a remplacé les distinctions d'or-
cires et de classes, et un complément naturel du service militaire,
de l'impôt, de l'instruction primaire, obligatoires pour tous.


Et cependant, le droit de suffrage n'est point un droit naturel
de l'individu, comme le prétend le Contrat social, mais un droit
public dérivé de l'État, n'existant que dans l'État, ne pouvant
exister contre lui. C'est comme citoyen et non comme homme
que l'électeur vote ; il ne tire Os son droit de lui-môme, des
nécessités de son existence ou de son développement person-
nels, mais de la constitution, et pour le bien de l'État.


De même, la représentation nationale est nne institution de
l'État, destinée à élaborer et à formuler sa volonté. Les députés
ne sont pas les mandataires des électeurs, niais les représentants
de la nation. C'est uniquement pour avoir une représentation
capable de celle-ci que le vote est donné aux citoyens. Ce droit
ne va point de soi, comme au profit d'associés. Si le suffrage
universel doit évidemment amener une représentation incapa-
ble, il doit être aboli. L'indigénat et le sexe.masculin ne donnent
point a eux seuls une action sur les affaires publiques. Pour
avoir le droit de prendre part à l'élection d'une chambre qui
doit être l'expression de la nation, il faut avoir la conscience
vivante de la valeur de l'État.


La capacité de choisir est donc la condition indispensable du
suffrage. C'est un suicide que de le donner à des classes évidem-
ment incapables ou ineptes. L'extension du droit de vote doit être
en proportion de la capacité et de la bonne volonté de bien choi-
sir. Nus celles-ci sont générales, plus la nation est apte à se gou-
verner elle-même. Le suffrage universel n'est donc réellement
Possible que chez un peuple libre, cultivé, au caractère indépen-
dant, au sentiment énergique de l'État. Les peuples incultes et les
Peuples à l'obéissance passive y sont impropres. [n homme
d'État oserait-il proposer de l'introduire à l'instant dans la
Russie ou dans les Indes? L'aristocratie anglaise recule pour




276 LA. POLITIQUE.
l'Angleterre elle-même devant ce saut dans l'inconnu. En France,
les élections communardes des grandes villes et les élections
cléricales des campagnes prouvent que cette grande extension
n'est pas sans danger. En Italie, le suffrage universel mettrait en
danger, encore aujourd'hui, l'existence elle-même de la jeune
nation. En Allemagne enfin, il a donné d'assez médiocres résul-
tats dans plusieurs circonscriptions rurales dociles à la hiérar-
chie.


Quoiqu'il reconnaisse et protége la liberté et la puissance du
démos, il est loin d'être toujours favorable aux formations démo-
cratiques. Sans doute, il les assure en Suisse et aux États-Unis.
Mais en France, il a servi de base à l'autocratie césarienne de
Napoléon III ; en Allemagne, s'il a été favorable à la fondation
de l'empire, il l'a été encore davantage, dans plusieurs cercles,
au clergé et aux grands seigneurs fonciers.


En général, et dans les temps ordinaires, le suffrage universel
corrobore l'autorité déjà prépondérante. Républicain dans la répu-
blique, il sera monarchique, impérialiste, ou aristocratique
ailleurs. Mais, dans les crises, il change parfois brusquement de
direction, et perd le gouvernement qui comptait sur lui. Tel qu'il
est aujourd'hui pratiqué, il dissout les masses dans leurs élé-
ments atomiques, entasse arbitrairement ces atomes dans de vas-
tes circonscriptions, les livre à tous les vents; et les voix des
électeurs s'élèvent en tourbillons de poussière dans un sens ou
dans l'autre, suivant la direction de la tourmente. On en a fait
l'expérience en Amérique, en France, en Suisse.


Certaines oscillations sont sans doute inévitables, même néces-
saires à la vie ; les violents soubresauts sont toujours dan-
gereux, et ruinent toute politique suivie. Une meilleure organi-
sation des divisions électorales pourrait en partie parer au mal.
Ce qui est plus difficile, c'est de réagir contre l'incapacité ou
l'ineptie des électeurs.


Le rétablissement du cens mécontenterait gravement les
classes qu'il dépouillerait du suffrage, et mesurerait d'ailleurs à
tort la vertu civique à l'argent possédé: Des fils de famille encore
sans patrimoine, ou même des pauvres diables, peuvent faire
d'excellents citoyens. On ne peut guère recomm•nder non plus,


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION.


277


Mir les mêmes raisons, l'exclusion des serviteurs à gage, qui
votent d'ailleurs presque toujours comme leurs maitres.


Un signe externe, caractéristique de la capacité, manque donc
jusqu'à ce jour. Comment reconnaître si tel bon paysan n'obéira
pas aveuglément à son curé, même en politique, si tel ouvrier
est un communard ou un bon citoyen ?


Et cependant il y a urgence pour l'État et la société de parer
aux dangereux abus du suffrage universel. Pour qu'il puisse être
maintenu, il faut nécessairement que le jugement et l'instruc-
tion des masses soient élevés. Sans une bonne éducation politi-
tique, point de liberté ni de vote politiques possibles. Il appartient
à la science de signaler cette condition, et de chercher les moyens
d'y satisfaire.


L'école, et spécialement les écoles populaires, ne peuvent que
préparer cette éducation. L'enfant sait difficilement comprendre
l'État ; c'est en vain qu'on a tenté de lui faire apprendre les
principes de la constitution politique. Toutefois, on pourrait
mettre davantage à sa portée, dans les hautes classes populaires
elles-mêmes, certains principes élémentaires de droit, d'écono-
mie générale, d'ordre public, de vertu civique.


Mais la grande lacune qu'il faut combler, c'est le temps qui
s'écoule entre la sortie des écoles et la majorité politique.


L'éducation militaire des jeunes hommes y pourvoit en partie.
L'esprit de corps s'éveille, la discipline sévère apprend la subor-
dination, les mâles vertus se développent.


Mais ce secours est insuffisant; il faut le compléter par une
éducation civile. C'est la paix qui est l'état normal, non la guerre.
Autres sont les vertus du citoyen, autres celles du soldat. Le
règne exclusif d'une roide discipline empêcherait un peuple cul-
tivé de remplir ses lins.


L'État moderne aurait ici beaucoup à apprendre de l'Église.
C'est avec une profonde habileté que l'Église sait remplir l'es-
prit de la jeunesse de ses dogmes et de ses commandements, et
lui enseigner Dieu et les hommes, Jésus et les apôtres, le péché
et le châtiment, avant de l'admettre aux sacrements, à la com-
munion, à la confirmation. Cette instruction donnée vers l'âge de
puberté se grave dans les jeunes coeurs eu traits ineffaçables, et




97S LI POLITIQUE.
forme souvent le point de départ de tout le développement inteh
lectuel ultérieur. On peut le voir partout citez les peuples chré-
tiens. Les liens internes des paroisses, l'autorité des ecclésias-
tiques, les moeurs religieuses, la communauté de l'Église elle-
même, reposent en grande partie sur cette première éducation,
que termine l'initiation du néophyte par la première commu-
nion.


L'État moderne aurait besoin d'un système correspondant
d'éducation. Son devoir et son intérêt lui commandent de veiller
à ce que les jeunes c,itoyens qui vont voter pour la première fois,
soient instruits des notions fondamentales de l'ordre et du droit
public. L'État aussi doit avoir son catéchisme.


Cet enseignement politique pourrait être donné cinq ou six
ans après la confirmation chrétienne. Il demande en effet un âge
plus mûr. La foi s'adresse aux âmes tendres encore ; l'intelligence
de l'État demande un esprit plus viril. Là où la majorité politique
commence à vingt-cinq ans, cet enseignement ne devrait pas
précéder cette époque de plus d'une couple d'années.


Les jeunes citoyens seraient ainsi initiés à l'État, à son histoire,
à sa constitution, à ses rapports avec l'étranger, l'Église et la
société, aux droits et aux devoirs civiques.


Pour exercer des droits politiques, il faudrait avoir reçu cette
éducation, ou avoir subi un examen correspondant. Le jeune
homme qui va voter, serait préalablement confirmé par l'État, et
lui prêterait un serment solennel de fidélité. Une fête nationale
annuelle remémorerait au besoin cette consécration civique. Le
sentiment de l'État grandirait ainsi dans les esprits, et la valeur
des électeurs serait plus largement assurée I.


J'ai développé cette idée (Lins la revue « Die Gegenwart » (août 1874).


CHAPITRE II.


Le suffrage des femmes.


Certains esprits vont jusqu'à trouver le suffrage universel des
hommes insuffisant, et voudraient l'étendre aux femmes elles-
mêmes.


Malgré l'appui de Condorcet, ce fat en raillant que l'Asssemblée
nationale française repoussa, en 1789, le premier projet de ce
genre. Cependant deux publicistes distingués, Stuart MW et.
Édouard Laboulaye, sont venus le reprendre de nos jours. En
Angleterre, cette innovation a même gagné un certain nombre
de membres du parlement. En Amérique, elle compte de nom-
breux adhérents, favorisée qu'elle est par les tendances démocra-
tiques, l'indépendance des femmes, leurs fonctions d'institutrices
des écoles populaires.


On peut dire en ce sens :
« Que les femmes ont autant d'intérêt que les hommes à


être bien gouvernées. La faiblesse de leur sexe devrait même
leur faire donner des droits plus étendus qu'aux hommes, pour
qu'elles n'en soient pas opprimées I .


»


Mais l'intérêt ne donne pas la capacité de gouverner, sinon il


Stuart Mill, Gourer». représ., traduit (en allemand) par 'Ville, p. 120.




280 LÀ POLITIQUE.
faudrait appeler les enfants eux-mêmes à voter, au moins par
leurs tuteurs.


2° « Que le droit public et le droit civil sont en contradiction
ouverte. Incapable civilement dans les temps anciens, la femme
est enfin heureusement affranchie de toute tutelle. Mais pourquoi
s'arrêter à mi-chemin ? N'a-t-elle pas autant que l'homme l'intel-
ligence et l'amour de la patrie? Ne paie-t-elle pas les impôts? Son
vote serait-il moins réfléchi ? »


La femme, sans doute, est en général l'égale de l'homme
comme personne privée. Mais les droits publics dérivent de
l'État, et dès lors, ce qu'il faut toujours se demander, c'est si la
femme a réellement pour l'État la même valeur que l'homme.


Les femmes qui paient l'impôt sont d'ailleurs une faible mino-
rité, à laquelle l'on pourrait peut-être accorder certains droits.
Mais le service militaire n'est-il pas un impôt qui ne frappe que
l'homme?


3° « N'est-il pas absurde qu'une femme puisse être reine, et
que les femmes ne puissent voter? »


Certaines nations cultivées sont en effet gouvernées par des
reines ; et même il arrive, comme en Autriche par exemple, que
les femmes propriétaires de grandes terres, sont admises à
prendre part à la représentation aristocratique de la grande
propriété foncière. Mais ces exceptions, qui s'expliquent par des
motifs particuliers, ne sont bonnes, ou même supportables, qu'à
titre d'exception.


4° « La plupart des femmes vivent dans la famille, et générale-
ment leurs voix viendraient augmenter celle du chef de maison,
renforcer ainsi l'élément conservateur. »


Cette raison est la plus importante que donne Stuart Mill.
Mais est-il bien vrai que les femmes voteront toujours comme
leurs maris ou leurs pères ? On peut en douter, surtout en pré


-sence de la lutte qui divise aujourd'hui l'Église et l'État. Le senti-
ment domine chez la femme ; elle est plus soumise au prêtre que
l'homme. Ne pourrait-il pas en résulter des conflits intérieurs
pénibles ? Dans les pays catholiques, les femmes livreraient l'État
aux jésuites, et la dissension serait dans les familles.


S'il est utile d'augmenter l'influence des chefs de maison, mieux


REPRESENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION. 281
vaut leur donner directement deux ou plusieurs voix. Le suffrage
des femmes serait peu à craindre, s'il consistait à attribuer au
père de famille le droit de voter lui-même pour sa femme et pour
chacune de ses filles habitant avec lui.


5° « Il est impossible d'écarter l'influence des femmes sur les
électeurs. Mais aujourd'hui elles exercent cette influence en
dehors de l'organisation politique, et par suite sans avoir le sen-
ti ► ent de leur responsabilité ; le suffrage le leur donnerait, et les
rendrait moins capricieuses et plus prudentes. »


Mais toute cette question doit être essentiellement envisagée au
point de vue de l'intérêt public.


Si l'unanimité des peuples à repousser ]e suffrage des femmes
n'est pas absolument décisive, puisque tous aussi ont pratiqué
l'esclavage, elle commande du moins une sévère défiance à son
égard.


Ce ne sont pas seulement les moeurs, c'est la nature elle-même
qui crée la femme pour la famille. La mère de famille n'est-
elle même pas physiquement empêchée de se mêler à la vie
publique? Les soins de la maison et des enfants la retiennent à
tout instant chez elle. Comment la femme jetée dans le mouve-
ment politique accomplira-t-elle ses plus indispensables devoirs?
Comment gardera-t-elle les vertus et les charmes qui sont l'hon-
neur de son sexe ? Les peuples germains perdraient sans doute
l'antique respect qu'ils lui vouent. Aussi les femmes allemandes
ne réclament-elles nullement ce droit nouveau, et leurs maris et
leurs fils ne peuvent en entendre parler sans mépris.


Mieux vaudrait encore donner aux femmes un droit de vote
dans l'Église que dans l'État ! Leur intelligence est plus faite
pour les choses religieuses que pour la politique. La nature de
l'Église est féminine, celle de l'État, mâle. C'est l'homme seule-
ment (vir) qu'Aristote appelait un être politique.


Sans doute, il y a des femmes viriles et maîtresses d'elles-
mêmes, comme il y a des hommes efféminés. Que l'on donne
le suffrage à ces types rares, si l'on peut les reconnaître. Mais
l'exception ne doit pas devenir la règle.


La nature destine l'immense majorité des femmes à la vie de la
famille et du sentiment, et non à la vie consciente et indépendante




9.82 LA POLITIQUE.
de la raison. C'est une erreur énorme de croire que la différence
actuelle des situations de l'homme et de la femme est unique..
ment le résultat de l'éducation. On peut améliorer l'instruc-
tion des femmes, on ne peut changer leur nature ; et, le pût-on,


serait un mal véritable de le faire.
L'homme observe, rassemble péniblement les résultats de son


expérience, et forme scientifiquement un jugement bien assis.
La femme juge rapidement et d'intuition, et souvent mieux ; elle
découvre d'un coup d'oeil un méchant homme ; elle aime ou liait
par sentiment. C'est là pour elle une force et une faiblesse. On ne
peut pas plus lui parler raison logique qu'on ne peut parler
science critique à l'Église. Elle sent, elle croit, et peu lui impor-
tent les syllogismes.


D'ailleurs, si l'on donne le vote aux femmes, pourra-t-on leur
refuser l'éligibilité? Et alors, qu'on se figure une assemblée
nationale mêlée d'hommes et de femmes, et la tournure qu'y
prendraient les débats? Les chefs de partis useraient probable-
ment de moyens assez différents de ceux employés jusqu'à ce
jour. La passion grandirait ; les éléments passifs, déjà bien nom-
breux par le suffrage universel, augmenteraient sans mesure :
les forces actives et viriles seraient encore plus entravées.


Dans l'état présent des choses, l'influence morale et indirecte
des femmes sur la vie publique, est à la fois considérable et
bienfaisante. L'homme d'État retrouve paix, repos, forces
nouvelles dans son tranquille foyer. Que deviendraient ces
douces joies, si la femme entrait comme lui dans la lice ?
L'homme d'État parle souvent avec son épouse comme avec sa
propre conscience ; il lui raconte ses projets, ses


pgloires. C'est ici que la femme peut représenter le devoir
ses


en face du sununum jus ou des artifices de la politique. Gardons-
nous de lui enlever ce beau rôle pour lui en donner un qui lui
est étranger ! L'influence de la femme sur la vie publique cesserait
d'être pure en cessant d'être indirecte.


Personne d'ailleurs ne blàmera jamais le patriotisme de la
femme. Chacun demande au contraire qu'elle élève ses fils dans
les vertus civiques, et qu'elle partage les joies et les souffrances
patriotiques de son époux.


C/ IAP 'THE III.


Représentation proportionnelle. — Unions, ordres,
classes.


On se contente généralement aujourd'hui de diviser le pays en
un certain nombre de circonscriptions électorales, déterminées
arbitrairement, sans communauté, sans liaison interne, et qui
décident à la majorité des voix, celles de la minorité demeurant
sans effet.


Ce système. qui compte les voix au lieu de les peser, n'a pas
même le mérite, comme le dit justement. Eiitvôs (:Moderne Ideen, I,
p. 187), d'assurer à la majorité des citoyens la majorité de la
représentation. En effet, supposons que le pays soit divisé en 100
circonscriptions, ayant chacune 4,000 électeurs ; que deux partis
A et H soient en présence, que 51 circonscriptions votent pour
A et 49 pour B: le premier parti l'emportera. Mais, d'autre part,
les électeurs se trouvaient répartis comme suit : dans chacune
des 51 circonscriptions, 2,500 électeurs ont voté pour A, 1,500
Pour il • dans chacune des 49, au contraire, 3,500 Ont voté B,
?"00 B, qui est battu, comptait donc 352,000 adhérents ; et A,


vaii iciuez., n'en a que148,000.Ce le s
pas là de pures hypothèses. Dans plusieurs États


4e l'Amérique du Nord, le rapport des deux grands partis dansles chambres, est sensiblement différent du rapport de ces mêmes




284 LA POLI•IQUE•
partis dans la nation. En Europe également, nous avons vu sou.
vent des minorités considérables n'avoir qu'une représentation
insuffisante ou nulle.


Une représentation vraie doit être une image semblable, et
par suite, proportionnelle. Le système reçu est donc en con-
tradiction avec l'idée qu'il poursuit.


Ce n'est pas son seul défaut
1° Le droit de vote appartient à tous ; niais, dans chacune des


circonscriptions, le vote des minorités demeure illusoire et sans
effet. N'est-ce pas violer l'égalité des droits et la liberté d'un
grand nombre.


2 0 Tout le système a quelque chose de violent : les électeurs
sont forcés, pour ne pas annuler de fait leur bulletin, d'accepter
les candidats de l'un des principaux partis en présence.


3 . L'élection n'est plus qu'une bataille des.partis.
40 Il éloigne des chambres nombre d'hommes spécialement


capables, vus souvent avec défiance par les chefs des partis, et
repoussés par les clubs.


5° Il est loin d'assurer toujours le règne de la vraie majorité:
dans chaque parti, c'est également la majorité qui entraîne la
minorité, alors que celle-ci serait peut-être la majorité en s'unis-
sant à d'autres fractions'.


Ces défauts incontestables ont provoqué un grand nombre de
projets de réforme, en vue d'une représentation plus exactement
proportionnelle.


I. Monsieur Considérant 2 propose que chaque citoyen ait à
déclarer d'avance le parti auquel il appartient, et que les places
de députés soient réparties en proportion. Ainsi, quatre partis
dans un pays: A avec 50,000 adhérents, B avec 150,000, C avec
120,000, D avec 80,000 ; D nommera 80 députés, C 120, B 150,
A 50.


Ce projet corrige un défaut pour tomber dans un pire: il orga-
nise dans l'État la division des partis.


Le système de la liste libre s'en rapproche, et se heurte à la
même objection. Chaque parti dresserait une liste d'assez non"1"


I Naville, La réforme électorale, Genève 1867, traduit en allemand par Trille'
Zurich, 1808.


2 De la sincérité du gouvern. représ., Genève, 1846.


REPRÉSÉNTATION NATIONALE ET LÉGTSLATTON. 285
breux candidats, et les électeurs auraient le droit (non l'obliga-
tion) de se prononcer pour l'une ou l'autre de ces listes. Le sys-
tème des grandes circonscriptions avec scrutin de liste est d'un
genre analogue : l'électeur ne peut guère se créer une liste à
part ; il acceptera celle d'un parti. Ce mode a été examiné et
repoussé par le grand conseil de Genève en 1870, et par le
corps législatif français en 1875.


Il. Le célèbre projet de l'anglais Thomas Have I, vivement
appuyé par Stuart Mill 2 et autres s , mérite plus d'attention.


Pour donner aux partis une représentation réellement propor-
tionnelle, Hare compte leurs voix dans le pays entier. Le vote doit
s'exercer dans plusieurs localités, sans doute ; mais le vice capi-
tal du système actuel, c'est de donner aux élections elles-mêmes
un caractère local au lieu d'un caractère national.


Par suite, Hare s'empare de l'idée des quotients électoraux, for-
mulée pour la première fois en 1780 par le duc de Richmond,
dans la chambre anglaise des lords. Il propose de diviser le nom -
bre. total des électeurs par le nombre des députés; le quotient
donnera le nombre de voix nécessaire à une nomination ; les
voix en sus qu'obtiendrait un candidat n'auraient qu'une valeur
morale, et ne seraient pas comptées. Ainsi, chaque électeur
pourrait choisir son candidat dans le pays entier ; mais les seuls
élus seraient ceux qui auraient obtenu un nombre de voix au
moins égal au quotient. En unissant leurs votes, les minorités
pourront donc faire passer plusieurs candidats.


Mais, comme les voix en sus du quotient deviennent nulles a.),
chaque électeur pourra, de plus, indiquer un ou plusieurs noms


' A Treatise on the election of Représentation, Londres, 1859, 3° édition,
1865.


2 Gouvernement représentatif, traduit (en allemand) par TVille, Zurich 1862
[en fiançais par Dupont-1V hite, Paris 1862].


3 Spécialement L. Palma, Potere elettorale, Milano 1869, p. 325; — Pactileui,
dans la Nuova Antologia, Firenze, settembre, 1871; — Brunialti, Degli incon-
venienti, etc., Vicenza, 1871 ; — Délibérations du grand conseil de Neuchat el, 1860.


e) I( On a proposé divers systèmes pour déterminer quels seront les bulletins qui
seront comptés pour former le quotient, et quels sont ceux qui deviendront nuls
(q uant au premier nom). Nous n'en parlerons point ici; mais naturellement un
ca


ndidat garderait les votes de tous ceux qui ne voudraient pas titre représentés
par un autre, et pour le reste, tirer au sort serait un expédient très-possible à
d éfaut de mieux. n St. o. c., ch — Cette note nous a paru indispen-
able pour l'intelligence du texte.




286 LA POLITIQUE.
subsidiaires. Une substitution, ou une votation successive, se lie
ainsi au système du quotient. L'électeur D nommera p. ex. M


'


puis N, puis 0, et les voix superflues de M passeront à N, celles
de N à O.


Ce projet, qui aurait encore besoin d'être mieux expliqué, et
qui exigerait la création d'un grand bureau central des élections,
se recommande en ce que :


1° Il assure une représentation proportionnelle à toute minorité
assez importante pour former un quotient, et cependant la ma-
jorité de la nation conserve la majorité dans la chambre ;


2° L'électeur n'est plus forcé d'accepter la liste d'un parti, et
vote en toute liberté ;


3° La lutte des partis est moins vive ;
4° L'homme distingué et. capable ne pourra plus être écarté par


une faction, car il réunira certainement dans le pays entier le
quotient suffisant, considération à laquelle Mill attache beaucoup
d'importance ;


5r, L'harmonie est parfaite entre la nation et la représentation,
et toute la variété des forces, des besoins, des tendances, trouve
une riche expression.


L'idée fondamentale de Hare : que les élections des chambres
émanent essentiellement de la nation, conduirait logiquement
au principe que tous les députés doivent être nommés par la tota-


lité du corps électoral. Mais l'auteur sent bien que ce serait une
impossibilité. Un électeur est-il capable de juger de la capacité
d'un aussi grand nombre de députés? La plupart, il ne les a
jamais vus, il n'en a même pas entendu parler. Comment lui de-
mander de dresser uneliste de plusieurs centaines de noms, etc,*
encore par ordre de mérite? Il trouvera sans doute plus com.7
mode de prendre la liste imprimée d'un parti actif que de s'im-
poser ce difficile travail ; et dès lors, l'élection libre ne sera plus
qu'une apparence, et le « caucus n dictera les voix.


C'est pour cela que Hare propose de n'accorder à chaque élec-
teur qu'une seule voix. Le vote simple (single vote) s'unit ainsi
au système du quotient et du vote subsidiaire, et l'on écarte1cs
danger des listes imposées par les partis'.


' Ce danger, que signale Bagehot [Const. anglaise, trad. franc. de Caulbise,
p. 225 et ss.], serait réel dans le système du scrutin de liste; il ne l'est pas dao


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION. 287
Mais ce vote simple pourrait à son tour paraître trop réduit à


des électeurs habitués à nommer plusieurs députés. Aussi Hare
je combine-t-il enfin avec un système de circonscriptions élec-
torales, où chaque électeur peut voter pour deux ou plusieurs
candidats. On atteint ainsi plusieurs avantages : les diverses
provinces peuvent mieux révéler leurs forces, leurs besoins,
leurs intérêts; et la domination exclusive des partis est tempérée,
tant par l'influence plus grande des notables de l'endroit que
parce que les majorités varient avec les circonscriptions.


Ainsi Hare, tout en rejetant en principe les élections locales,
est amené à les admettre en fait. Seulement, il permet aux élec-
teurs qui repoussent les candidats de l'endroit de se grouper
avec les minorités d'autres circonscriptions.


Ce projet raisonné a trouvé de nombreux partisans. Cependant
les grands partis le repoussent encore pour la plupart, craignant
de voir diminuer leur influence, et préférant opprimer les mino-
rités.


Celles-ci elles-mêmes, lorsqu'elles sont fortes, aiment souvent
mieux supporter ce mal passager, dans l'espoir de prendre leur
revanche.


III. La plupart des projets de réforme discutés dans les cham-
bres législatives, conservent également le système des circons-
criptions locales. En 1855, avant même que Hare eût publié ses
plans, le ministre Andrei fit accepter, en Danemark, un système(le quotient et de vote subsidiaire calculés à part pour chaque
cir


conscription nommant plusieurs députés (trois dans la règle).
E
xemple: circonscription de 1,200 électeurs ayant trois députés


a élire ; le quotient électoral est de 400 ; chaque électeur n'a
qu'une voix pour chaque place ; les premiers sur la liste sont
nommés s'ils atteignent le quotient ; ensuite, sont nommés ceux
qui, comme seconds et comme premiers, ont le plus de voix, et
ainsi de suite. Que, dans l'espèce, le parti A ait 800 électeurs, le
Parti I, 400 ; le premier aura deux députés , le dernier pourra
sen assurer 11 11 .


Pour faciliter les nominations, on admet de plus que la majo-
celui d u vote simple. Comparez sur ce dernier le rapport de la Reforme League,gui ,


sous le titre « Itepresentative reform, » Londres 1868, fait un court exposé du88tè me de Hare.




288 LA. POLITIQUE.
rité relative suffit, pourvu qu'elle représente au moins la moitié
du quotient.


Ce système évite ainsi plusieurs objections que l'on peut faire
à celui de Hare mais il est incomplet, en ce qu'il ne s'applique
qu'à une partie des circonscriptions.


IV. La législation anglaise a suivi une autre méthode. Lord
John Russel avait proposé au parlement, en '1854, de ne donner
que deux voix à chaque électeur d'une circonscription nommant
trois députés à la chambre basse : c'est le système dit de la liste
incomplète ou du 'vote restreint. Il fut alors repoussé ; mais il
revint en 1857 à la chambre haute, sur la proposition de lord
Cairns, et passa.


Cette demi-réforme n'a qu'une importance secondaire pour
l'Angleterre, où les partis sont si bien organisés, où la plupart des
circonscriptions nomment au plus deux députés seulement, où
les grandes opinions en minorité en un endroit sont sûres d'avoir
la majorité dans un autre et de ne pas rester sans représenta-
tion. Elle semble n'être qu'un aveu, un peu honteux, que le sys-
tème électoral anglais n'offre en lui-même aucune garantie contre
l'exclusion injuste des minorités.


V. G. Burnitz et G. Warentropp, de Francfort, ont proposé un
système dit de division. Les circonscriptions seraient maintenues,
mais le premier nom porté sur chaque bulletin aurait une vois
entière, le second une demi-voix, le troisième un tiers de voix, etc.
On peu craindre un peu que cette manière ne donne trop
portance à la série des noms, contrairement à l'usage naturel et
à l'intention de l'électeur : il arrive souvent, en effet, que le


d'itn-


premier nom porté sur la liste est celui de quelque autorité locale
considérée, à laquelle cependant l'électeur ne veut nullement
donner une double voix.


VI. Le syt?.:me des votes cumulés donne à chaque électe ur le
droit de reporter toutes ses voix sur un seul candidat. Il a trouYé
des défenseurs en Angleterre et en Amérique ; il a même été
appliqué dans une certaine mesure au cap de Bonne-Espérance'
dans la Pensylvanie et dans l'Illinois I. Son tort, c'est de n'étre
qu'ut' expédient mathématique sans assiette réelle. En effet'


Associazione per le studio della rapprensentanza proportionale, Rente'
1872, p. 37.


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION. 289
si la loi donne plusieurs députés à un cercle, ce n'est pas pour
que l'électeur ne nomme qu'un député en lui donnant toutes ses
voix.


VII. Le défaut de tous ces projets, c'est qu'ils prennent tou-
jours le vole individuel pour point de départ unique ; et c'est là
également le défaut général des systèmes actuellement pratiqués.
L'idée de ne faire que compter los voix des individus découle évi-
demment du Contrat social ; et ce vice radical dissout dangereu-
sement la nation, une dans les électeurs, en millions d'atomes
désagrégés. Comment cette poussière ne s'élèverait-elle pas au
premier vent en tumultueux tourbillons ?


La science ne saurait envisager l'État comme une montagne de
sable. Pour elle, l'État est un corps organique étroitement uni,
ayant ses membres naturels, formant un ensemble à la fois fixe et
-carié


Les sciences naturelles ont découvert que les végétaux et les
animaux sont entièrement composés de cellules. Mais les êtres
organiques ne seraient-ils pas étrangement grossiers si, au lieu
d'être directement composés de membres et d'organes, où les
cellules se groupent méthodiquement avec une mission propre,
ils l'étaient immédiatement et confusément des cellules elles-
mêmes? De même, la science moderne fit un progrès en recon-
naissant dans les individus des citoyens; mais elle se trompe
dangereusement lorsque, oubliant la nature organique de la
nation, elle prétend dissoudre tous les liens qui en font un tout,
arracher les citoyens des membres auxquels ils appartiennent,
qui les comprennent, qui les rattachent à l'État, et les jeter
pèle-mêle, comme des atomes égaux, dans l'immense asso-
ciation.


L'élection basée sur les unions organiques écarterait, au con-
traire, la domination dangereuse d'un parti, et donnerait à la
Fois la variété sans exclusivisme et la représentation des mino-
r ités




Les chambres seraient ainsi l'expression des groupes poli-
tiques importants, communes et autres, qui forment directement


Cemp. Gneist, Statsverwaltung und Selbsverw., Berlin 1869, p. 59, qui
rep roche à ces systèmes de rompre ou de dissoudre les derniers liens de voisi-
nage, les relations entre la commune administrative et le parlement, le comté et,
eseir- government, et de pré parer « le suffrage universel de l'humanité. »




290 LA POLITIQUE.
l'État, plutôt que celle des courants agités des masses ; et l'image
serait plus noble et plus parfaite.


Les circonscriptions électorales peuvent former jusqu'à un
certain point une membrure organique, quand elles corres-
pondent elles-mêmes aux véritables divisions organiques du
pays, communes et cantons par exemple. La distinction des com-
munes en urbaines et rurales, traditionnelle en Allemagne, est de
ce genre. Autres sont les forces, la culture et les besoins, dans
les villes et dans les campagnes. Aussi serait-il parfaitement
juste de donner aux villes une représentation qui ne soit pas
seulement proportionnée au nombre des habitants, mais à leur
importance par rapport au tout. Les communes rurales pré-
sentent beaucoup plus d'uniformité, et peuvent ainsi être com-
prises plus facilement dans des cercles électoraux étendus. C'est
violer la juste proportionnalité, et par suite la véritable égalité,
que de ne jamais considérer que le nombre.


Le système des groupes volontaires , tels que Hare les de-
mande, préparerait peut-être une meilleure organisation des
unions électorales. Cependant il pourrait aboutir aussi à des
formations exclusivement basées sur les partis ou sur les
intérêts, ce qui serait également mauvais : les partis ne doivent
pas être transformés en membres organiques de l'État : les
intérêts privés ouvriraient le cours des luttes égoïstes, et feraient
oublier l'intérêt public.


Chaque union organique forme une unité, et décide, en prin-
cipe, à la majorité. Toutefois, des raisons spéciales pourront
fort bien légitimer une représentation proportionnelle de la mi-
norité, et la pensée de Hare serait ici juste et pratique à la
fois.


VIII. Les constitutions représentatives ont triomphé en lut-
tant contre . les ordres. Aussi l'opinion publique est-elle peu
sympathique à l'idée d'une représentation des ordres ; elle lui
semble réactionnaire. Que ce soit à tort ou à raison, toujours
est-il que les représentants des ordres s'inspirent trop des in-
térêts et de l'esprit du corps qui les nomme, et oublient faci-
lement l'ensemble : au lieu de représenter la nation , ils la
rompent.


Eu effet, ce n'est pas comme membres de l'État, c'est en dehors


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION.
'291


de l'État que les ordres ont surtout leur assiette. Ils prennent,
par leur nature même, une situation et des intérêts particuliers,
séparés, et empêchent ainsi le plein épanouissement de l'unité
et de la communauté nationales. Stuart Mill, en se prononçant
contre la représentation des classes, ne combat en réalité que
celle des ordres, car les classes professionnelles dont il parle
sont des ordres, en tant qu'elles reposent sur la similitude du
genre de vie, de la profession et des intérêts. Les négociants, les
fabricants, les artisans, les propriétaires, les agriculteurs, les
ouvriers, envisagés comme classes professionnelles, sont les
vrais ordres modernes.


La classe proprement dite se distingue de l'ordre en ce qu'elle
est déterminée pour des raisons politiques et par l'État. Aussi
n'est-elle point un danger pour son unité. Les classes n'existent
que dans l'État, et sont impuissantes contre lui. L'État les dé-
terminera, par exemple, à la manière de Servius Tullius, par
des considérations d'âge, de fortune, de services ou de prestations
publiques, ajoutons et de culture. Elles couperont heureusement
les ordres, chacune d'elles réunissant dans son sein des membres
de plusieurs ordres.


Ainsi, en écartant bien toute confusion, les objections que l'on
fait à la représentation des ordres, ne touchent en rien celle des
classes. Malheureusement, celle-ci elle-même parait difficilement
réalisable pour le moment ; et les unions locales semblent, en
attendant, le seul moyen de rattacher le suffrage universel à un
système organique.


Gneist a récemment essayé de justifier et de recommander à
nouveau le système prussien des trois classes a), jugé si détestable
par le prince Bismark. Il fait justement remarquer qu'un mode
électoral qui compte simplement les têtes, et un régime d'impôt
proportionnel à la fortune, sont cieux principes discordants. En
effet, un statisticien anglais a calculé que le premier donne
4 voix sur 100 aux hautes classes, 32 aux classes moyennes,
64 aux classes ouvrières, tandis pie le second demande 83 p. 100


o ) Const. pruss.; art. 71: « Les électeurs votants sont divisés en trois sections...
La t'


.
est composée des électeurs les plus imposés, jusqu'au tiers de l'impôt


t
otal; la 2-, des électeurs qui paient moins d'impôts jusqu'au second tiers; la 3e,


de Groux qui plient les impôts les moins élevés. jusqu'au tiers égaler/put. »




‘299. LA POLITIQUE.
des impôts aux hautes classes, 10 p. 100 aux classes moyennes,
4 p. 100 aux classes inférieures. La disproportion n'est pas aussi
grande en Allemagne, où les classes moyennes représentent un
chiffre plus fort de voix et d'impôts. Mais elle s'y rencontre aussi,
et appellerait une réforme.


Gneist a également raison, suivant nous, d'appuyer sur la
connexion naturelle des droits publics et des devoirs publics ou
des prestations. Il est certain que les citoyens prennent (l'abord
part aux affaires de la commune, puis du canton, etc., et qu'ils
ne deviennent guère capables de gouverner l'État qu'après s'être
exercés dans des cercles moins étendus.


Or, comme Gneist le dit très-bien, la grande majorité des plus
faibles imposés est incapable ou n'a pas le loisir d'occuper les
fonctions représentatives, même communales. Aussi, pour ne
pas les exclure du droit, quoiqu'ils ne puissent remplir le
devoir, le célèbre auteur propose-t-il d'intéresser indirectement
cette troisième classe des électeurs aux affaires publiques. Elle
nommerait dans son sein son contingent (le 1/3) de jurés et de
fonctionnaires municipaux, et ce serait à ceux-ci de nommer
les députés des masses à la chambre. Les élections législatives
seraient ainsi directes pour les deux premières classes de la
nation, indirectes pour la troisième.


Nous doutons cependant que ce projet rallie beaucoup d'adhé-
rents, et il faut reconnaitre qu'il a aussi ses inconvénients.
Gneist traitant sur le môme pied les deux premières classes, elles
se confondent en réalité, pour s'opposer à la troisième comme
les riches aux pauvres. Cette division n'est-elle pas dangereuse,
surtout de nos jours ? La politique n'a-t-elle pas, au contraire, à
unir, par des liens multiples, ceux qui possèdent et ceux qui ne
possèdent pas ?


Un système raisonné ne doit pas comprendre que deux classes,
et ne doit pas être basé uniquement sur le chiffre des impôts ; il
faut plus de distinctions et des transitions mieux ménagées. D'ail-
leurs il est difficile, sans froisser les esprits, d'imposer à une
classe des élections indirectes, alors que les autres votent direc-
tement. Enfin , l'avantage des élections indirectes de Gneist
n'est-il pas en majeure partie perdu, alors que les électeurs du
second degré doivent être choisis par les masses dans leur


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION.
o93


propre sein? Pourquoi leur défendre (le choisir au-dessus d'elles ?
Pourquoi rompre ce lien qui peut les unir aux classes plus
élevées? Et s'il est impossible à l'ouvrier, obligé de gagner quo-
tidiennement son pain, de remplir les fonctions gratuites du
jury et des communes, sera-ce plus facile à ceux qu'il désignera
dans le sein de sa classe ?


Quelle est donc la conclusion de toute cette étude ? C'est que
le suffrage universel doit demeurer le principe du système élec-
toral actuel, mais qu'il faut en corriger les défauts, en con-
servant, au lieu de les rompre, les unions locales organiques
dans la formation des circonscriptions, en prenant en plus juste
considération la culture, les forces variées et les besoins des
villes, en assurant aux minorités importantes une représen-
tation proportionnelle. Ces bases serviront un jour d'appui au
système plus achevé des élections par classes, impossible à réa-
liser pour le moment.




CHAPITRE IV.


Codes et lois spéciales. Langue des lois.
Projets de loi.


La question des codifications, si agitée de 1810 à 1830 ', est
en fait aujourd'hui résolue pour l'Europe et l'Amérique. Presque
tous les Etats civilisés ont codifié plusieurs branches de leur
droit, et nul d'entre eux ne s'en est repenti ; au contraire, les
codifications nouvelles se multiplient partout. L'Angleterre est
peut-être le seul pays qui ait refusé d'entrer dans cette voie,
pour conserver la multitude infinie de ses lois spéciales. Mais
personne ne lui envie ce dédale, et nombre d'Anglais eux-mêmes
le blâment, bien qu'il puisse être lucratif pour certains légistes
hommes d'affaires a).


I En Allemagne, la controverse eut pour chefs deux célèbres romanistes,
Thibaut pour, et Savigny contre les codifications (1814). Comp. sur ce point
Bluntschti, « Die neueren Rechtsschulen der deutschen Juristen, » et son intro-
duction au code civil de Zurich. Pour l'étranger, comp. Von ,Kohl, Politik, I.
p. 457.


a) L'Angleterre elle-même, qui depuis 1827 procédait volontiers par voie de
consolidation, ou simple compilation de toutes les dispositions législatives se rap-
portant à la même matière, p. ex. au vol, avait cependant, depuis 1860, doté ses
possessions indiennes de plusieurs codes (codes pénal, de procédure pénale, de pro-
cédure civile, des successions, (les contrats, des preuves). Mais elle vient aussi de
faire élaborer pour elle-même un projet de code pénal, dû à la plume de James Ste-
phens, et dont on peut prévoir la prochaine adoption.


R.F.PRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION. 295
Les avantages de la codification ont été compris par les plus


grands princes. On peut citer Jules César, Charlemagne, Fré-
déric II d'Allemagne, Louis XIV de France , Frédéric II de
Prusse, Marie-Thérèse d'Autriche, Napoléon ler de France, et
Alexandre I" (le Russie.


Nous possédons aujourd'hui un nombre considérable de ces
codes généraux, civils, criminels, de commerce, de procé-
dure, etc. Nos constitutions modernes ne sont pas autre chose
que des codes sommaires des grands principes du droit public.
On a aussi tenté de codifier l'ensemble du droit public et admi-
nistratif (à New-York d'abord). Plusieurs États ont même déjà
leurs codes de police, qui forment comme une transition entre
les codes du droit privé et les codes à venir du droit public.
Enfin, nous connaissons plusieurs essais de codification du droit
des gens


Il est plus difficile de codifier le droit public, en raison de sa
grande mobilité dans notre époque, qui en reconstruit pénible-
ment l'édifice.


Le grand avantage d'un code, c'est qu'il présente, dans un
ordre et une liaison méthodiques, un tout harmonieux. Chaque
réglo y est mise à sa place, et ses rapports avec les autres et
avec l'ensemble sont mieux compris : la clarté augmente, les con-
tradictions sont évitées. l'application est facilitée. Sans doute, ceci
ne supprime pas la nécessité d'une étude approfondie des lois.
Mais au moins tout homme instruit peut-il les lire avec suite et
profit, et, tout en consultant un légiste sur ses doutes, en con-
trôler en partie les avis.


Les codes donnent au droit commun une formule nette et pré-
cise, et triomphent ainsi plus facilement des formations particu-
laristes. Ils sont la haute expression de la formation nationale et
humaine du droit.


La codification est le meilleur et le plus efficace des moyens,


1 Traités généraux sous forme de code : Rluntschli, Das moderne Viner-
Niirdlingen, P .


édition, 1868 ; 2 e
édit., 1874 [traduit en français par Lord?!


paris, Guillaumin] ; et Dudley-Field, Draft Outlines International law, New-
•ork, 1870. Une codification officielle du Droit de la guerre par la collaboration


de tous les États a été tentée h Bruxelles en 1874, à l'instigation d'Alexandre If .
'fie Russie.




9.96 LA POLITIQUE.
lorsqu'une réforme générale et profonde est. nécessaire ; des lois
spéciales augmenteraient la confusion et les contradictions. Or,
tout l'ancien système du droit des États européens, en Allemagne
encore plus qu'en France, exigeait une refonte. Le droit privé
était un mélange étonnant et confits de principes romains et de
principes germains. D'une part, les juristes vénéraient comme
une loi subsidiaire, pour les temps modernes eux-mèmes, les
compilations et la législation d'un empereur de Byzance et la
jurisprudence d'un peuple antique, sans pouvoir d'ailleurs se
mettre d'accord sur le sens exact des textes romains; de l'autre,
ils s'inclinaient également devant une multitude de coutumes,
d'idées, d'institutions germaines, franques, allemandes, ayant
plus ou moins gardé l'empreinte du moyen âge; enfin, les besoins
et les idées modernes réclamaient également leur place à côté
de ces autorités traditionnelles.


Ces trois éléments, loin de former un tout, se traversaient et
se combattaient l'un l'autre. Le Landrecht prussien, le code Na-
poléon et le code autrichien se sont efforcés de mettre fin à cette
confusion. L'ordonnance sur les lettres de change et le nouveau
code de commerce allemand ont abrogé la multitude enchevêtrée
des lois et coutumes commerciales de l'Allemagne; et son droit
criminel lui-même, jusqu'alors si mêlé d'éléments romains et
germains, a trouvé une formule uniforme pour tout le peuple
dans le nouveau code pénal.


Les tendances modernes demandent plus encore. Le droit ac-
tuel des États cultivés a bien plus un caractère humain général
qu'un caractère national. Ce fondement identique autorise les
notions juridiques internationales et humaines à réclamer à leur
tour une formule légale. Ces grands codes internationaux doi-
vent devenir le miroir lumineux de la conscience moderne, et
écarter à jamais le résidu traditionnel des principes vieillis, des
formules inapplicables, des limitations mauvaises.


Une codification produit toujours quelques souffrances. Même
faite avec une sage mesure, elle porte quelque atteinte aux an-
ciennes autorités, condamne des principes jusque-là révérés, en
établit de nouveaux, met en question le droit historiqu e


-Aussi lui faut-il un certain temps pour s'affermir. La doctrine
précédente a vieilli, la nouvelle n'a point encore été produite , la


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION.
G297


jurisprudence est à refaire. Il y a forcément une époque transi-
toire d'oscillations et (l'insécurité. De plus, les rédacteurs d'un
code peuvent difficilement dénner à ses nombreuses formules
une attention aussi exacte qu'à celles d'une loi spéciale. S'ils
se rendent mieux compte de l'ensemble, ils oublient souvent les
détails.


Les recueils des lois peuvent être ou de simples compilations,
ou de véritables codifications. Les premières se contentent de
réunir toutes les lois actuellement applicables. Telles sont les oeu-
vres des empereurs Théodore et Justinien, le Talmud, nombre
de coutumiers du moyen âge, le Swod russe. Cette méthode
ébranle moins l'autorité de la tradition, de la jurisprudence et
de la doctrine anciennes, et. par suite, la sûreté des droits. Mais
aussi n'offre-t-elle guère les avantages d'une réforme, et n'est
qu'un travail incomplet. Elle est surtout propre aux peuples
dont les forces créatrices sont amoindries, qui peuvent encore
admirer les oeuvres de leur jeunesse, mais qui sont devenus
incapables de produire ; ou même à ceux qui, comme la Rus-
sie, n'ont encore qu'une civilisation arriérée. Les peuples cul-
tivés, clans leur pleine maturité, préfèrent les codifications.
L'Europe occidentale et l'Amérique actuelle ne poursuivent que
cette seconde forme.


Les codifications sont loin d'enlever toute importance aux lois
spéciales. On ne peut provoquer des révisions générales à tout
propos, ni surtout pour des situations accidentelles ou transi-
toires. Dans le droit public surtout, le secours de la loi spéciale
est très-souvent nécessaire ; il l'est moins souvent dans le droit
privé, et moins encore dans le droit pénal.


Les lois spéciales complétives sont aux codes généraux ce
que l'image détaillée d'une partie est à celle du tout ; elles peu-
vent être mieux étudiées et plus délicatement travaillées. Mais
aussi, quand le droit tout entier n'est qu'une somme de lois
spéciales innombrables, comme en Angleterre, l'intelligence
nette de l'ensemble échappe à la plupart des juristes eux-
ulômes.


La langue des lois doit être à la fois scientifiquement correcte
et gé néralement intelligible, s'efforcer de contenter le juriscon-
sult e et le peuple, éviter les longues périodes et les mots étron-




I
298 LA POLITIQUE.
gers même reçus dans la doctrine, définir nettement, mais sans
trop de roideur, pour permettre aux rapports juridiques de se
développer. Ce serait une erreur de croire que ses formules doi_
vent être toujours impératives, qu'elles doivent toujours com-
mander ou défendre. Le droit et les lois sont souvent interpréta.
tifs et permissifs.


Le projet de loi est peut-être la partie la plus importante du
travail législatif. Un bon projet produit généralement une bonne
loi. Il faut done lui donner la plus soigneuse attention, en con.
fier la rédaction aux meilleurs maîtres de la pensée et de la
langue, et non aux employés ordinaires des bureaux, comme on
le fait trop souvent. L'usage de s'en remettre à des commissions
oublie également que les oeuvres de l'esprit humain sont toujours
individuelles ; que l'unité de la pensée, la clarté et l'exactitude
de l'expression demandent toute la force et toute l'indépendance
de l'individu. Il faut donc à la fois un rédacteur individuel et
une commission peu nombreuse d'hommes compétents, choisis
parmi les plus capables de la science et des affaires. Le rédac-
teur fera l'avant-projet, et la commission recherchera les maté-
riaux, éclaircira le but, délibérera sur les meilleurs moyens,
contrôlera et critiquera, multipliera les points de vue.


Le projet passe ensuite par le ministère ou par le conseil
d'État, pour être définitivement arrêté. Ce dernier corps pré-
sente plus de garanties de calme examen, d'impartialité, de
grandes vues que le premier, absorbé par le gouvernement et les
intérêts changeants de la politique.


Le projet rie doit être publié comme proposition du gouverne-
ment qu'après avoir passé par cette filière; mais il est indispen-
sable qu'il le soit avant la délibération des chambres. On fera
bien de le faire précéder d'un exposé de motifs ; on en permettra
la critique de la manière la plus large; on provoquera même
au besoin celle des hommes compétents (comp., vol. II, 1. •1,
ch. xn).


LIVRE ONZIÈME.


ADMINISTRATION (VERWALTUNG).


CHAPITRE PREMIER.


Qu'est- ce que l'administration ?


Cette expression, qui a détrôné en partie celle de police, n'a
été mise nettement en relief que par l'école moderne. Elle se
prend encore en des sens divers, et embrasse, suivant les
cas, un cercle plus ou moins étendu d'attributions et d'acti-
vités.


1. Opposée à la constitution ou à la loi, elle désigne l'activité
concrète et variée de l'État, considérée dans le détail, par oppo-
sition à l'ordre public et juridique général et permanent. Ainsi
Torr dit que la constitution détermine la forme du gouverne-
ment, et que l'élection d'un président ou la nomination des mi-
nistres sont des actes d'administration ; que la loi pose les prin -
ri pes de la représentation nationale, et que l'administration
convoque les chambres. L'organisation des tribunaux, la procé-
dure, les impôts, sont fixés par la constitution ou par la loi ; la
dir


ection d'un procès, la perception, le compte, l'emploi des im-
Pôts , sont affaire d'administration.




300 LA POLITIQUE.
Lorenz von Stein, à l'instar de Rousseau, ne voit en ceci


qu'une application de l'opposition psychologique plus géné,
rale de la volonté et de « La nation veut, le roi fait n . il
est vrai que la loi, dans sa forme, est un acte volontaire, l'ex.
pression de la volonté nationale, et que l'administration agit
Mais l'idée de Stein n'en est pas moins fausse. La volonté de
l'État est également effective dans les actes de l'administration,
qui sont, pour la plupart, des actes volontaires des autorités
administratives auxquelles la loi s'en est remise. Réciproque-
ment, la plupart des lois, et les plus importantes, sont bien
moins des créations volontaires que la reconnaissance de ce qui est
nécessaire. Les lois ont leur source dans notre nature bien plus
que dans notre volonté. Le droit est bien plus souvent trouvé
que voulu, dit une ancienne formule allemande. Enfin, n'est-ce
pas un acte que de légiférer?


C'est qu'en réalité, la loi et l'administration s'opposent comme
la volonté générale et la volonté particulière, comme l'ordre géné-
ral et la disposition spéciale. La loi fixe les principes et les bor-
nes de l'administration. Celle-ci se meut librement dans ce cadre
légal. Elle n'est point une simple exécution de la loi , . L'admi-
nistration militaire, qui choisit le modèle des armes de guerre,
qui organise les exercices et les manoeuvres des troupes, qui di-
rige même les opérations d'une campagne, ne fait-elle que suivre
le texte d'une loi? Et n'en peut-on pas dire autant de toutes les
branches administratives?


2. L'administration s'oppose aussi à la politique. Celle-ci
comprend alors la haute conduite générale de l'État, celle-là
l'activité détaillée inférieure. L'une est la mission de l'homme
d'État, l'autre celle des fonctionnaires techniques. Ainsi, c'est
le gouvernement politique qui décide de la paix ou de la guerre,
donne aux ambassadeurs leurs instructions, nomme les minis-
tres; c'est l'administration qui règle et organise les détails de ces
actes.


Cette opposition est naturellement très-élastique. La politique
ne peut marcher sans le secours de l'administration ; et nombre


L. Stein (Verwaltungslehre, p. 9) prévient lui-méme contre cette erreur:,
niais comment l'écouter, alors qu'il nous a enseigné comprendre la loi comme
volonté, l'administration comme acte et exécution ?


ADMINISTRATION (VERWALTUNG- ). 301
d'actes administratifs prennent un caractère politique par leur
; I n portance générale. L'homme d'État s'en remettra générale-
ment à l'administration pour une foule de choses ; mais, dans
certaines circonstances, il n'est pas d'acte administratif si mi-
nime qui ne doive attirer son attention.


3. L'administration proprement dite s'oppose encore à la
justice civile, pénale, ou même administrative ; l'une protégé le
droit troublé, l'autre cherche et accomplit l'utile.


4. Enfin, dans un sens plus étroit, l'on distingue l'adminis-
tration civile en général de certaines branches plus spéciales d'ad-
ministration technique, comme :


a) L'administration , b) financière, c) des travaux
publics, d) de l'instruction publique.


Cependant, toutes ces branches se rattachent à l'administration
civile, et spécialement à la police, en ce qu'elles ont toutes
besoin du secours de l'autorité pour accomplir leur mission.
C'est ainsi que la police des écoles, des pauvres, des routes, etc.,
vient appuyer les administrations correspondantes.


3. La police est le véritable centre et la plus claire expression
de l'administration de l'État. Aussi l'ancienne théorie donnait-
elle ce nom à l'ensemble de l'administration civile. Robert
V. Mohl intitule encore son grand ouvrage g die Polizeiwis-
senschaft » [la science de la police]. Aujourd'hui, nous dis-
tinguons plus nettement entre la police et les fonctions purement
techniques et de tutelle (I' flegexmler), non revêtues du pouvoir
de contrainte (comp. vol. I, p. 452).


6. Rôssler a même proposé récemment de comprendre ces
dernières, ainsi que l'administration de la société, sous le nom
(l 'a dministration sensu stricto, pour les opposer ensemble à la po-
lice. Mais cette manière trouble la notion et menace l'unité de
l'administration publique.




CHAPITRE II.


Administration publique et administration privée.
Administration des associations.


Le mot administration a souvent aussi un sens plus large,
qui ne s'arrête pas au domaine de la vie publique. C'est ainsi
que l'on parle de l'administration de l'Église, du culte et des
sacrements, d'une société commerciale, d'une corporation, et
que l'on peut, enfin, opposer l'administration privée à l'admi-
nistration publique.


Celle-ci repose sur le droit et le devoir publics. Celle-là a sa
base dans le droit privé; elle est laissée à l'arbitraire des parti-
culiers, ou, si elle est obligatoire par quelque côté, comme par
exemple dans les devoirs de famille, de société, de religion, Ce
n'est pas comme devoir direct envers l'État. En principe, la
première s'étend naturellement aussi loin que le domaine dit
droit public; la seconde règne librement sur le terrain du droit
privé.


L'une est confiée aux fonctionnaires ; l'autre est abandonnée
aux particuliers: Mais il y a entre elles des points de transitions
et souvent elles concourent au même but:


L'administration du tuteur, par exemple, est prnci
une administration privée, puisqu'elle prend soin de la personne


i palerneut


ADMINISTRATION ( VERWALTUNG- ).
303


et des biens d'un particulier. Mais l'État se sent obligé de la
surveiller, et ce contrôle suprême est une administration pu-
blique. On peut en dire autant des assurances contre l'incendie,
soit lorsque l'État les soumet à un contrôle spécial, soit lorsque
lui-même il se fait assureur.


ne même, les écoles sont aujourd'hui généralement des insti-
tutions publiques ou communales. Mais les écoles privées se
meuvent et concourent librement à leurs côtés. Les postes et les
chemins de fer présentent quelque chose d'analogue.


L'administration publique, seule armée de contrainte, étend
son action partout où; la sûreté et les besoins de la nation
l'exigent. C'est là son véritable domaine, celui de Pimperium et
de la jurisdictio. Elle ne peut l'abandonner à l'administration
privée. L'État était encore grossièrement imparfait lorsqu'il
permettait la saisie privée des biens du débiteur, la vengeance
de la , les guerres des seigneurs. La contrainte et la
force externes ne doivent pas être laissées aux mains passion-
nées de l'homme privé.. La légitime défense et la correction des
enfants mineurs par les parents font peut-être seules exception
à cette règle.


Mais la libre administration privée reprend son empire là où
les intérêts particuliers sont seuls engagés. L'intervention môme
bien intentionnée de l'État serait ici une menace pour l'indi-
vidu. Si le moyen âge avait donné trop de marge à l'action
privée, le xvin e


siècle l'avait trop restreinte par sa manie de
tout gouverner.


Nombre de questions délicates se présentent sur le ter-
rain de transition, où les intérêts publics et les intérêts privés
se croisent et se rencontrent. Ceci est surtout vrai des intérêts
sociaux. Sans doute, la société et la nation ne se confondent pas
(vol. 1, p. 91 et s.); celle-ci est une personne, un organisme
Politique ; l'autre n'est qu'une collection de classes et
Y iclus. Mais leurs relations n'en sont pas moins étroites. L'État
Jouit de la santé de la société, et souffre de ses maux; la
Société a souvent besoin du secours de l'État. Les deux do-
maines ne sont donc pas nettement séparés ; et l'homme d'État
est souvent obligé de s'occuper avec sollicitude des intérêts
Sociaux.




304, LX POLITIQUE.
Sur ce terrain intermédiaire, l'administration privée est pré-


férable, lorsque l'intérêt privé prédomine et que les forces privées
sont suffisantes ; et l'État doit intervenir, lorsque les intéréts publics
sont engagés, ou quand les intérêts sociaux ont besoin de sou
appui.


Les peuples apprécient très-diversement ces conditions.
Les Anglais et les Américains du Nord confient autant que


possible aux forces et à l'action des particuliers. Chez eux, l'ini-
tiative privée est seule active dans tout le domaine de tran-
sition.


Les Français, au contraire, aiment à invoquer l'État aussitôt
que les intérêts sociaux sont en souffrance; et, bien qu'amis de
la liberté privée individuelle, !par exemple de la liberté du com-
merce et de l'industrie, ils confondent volontiers l'État et la
société, les intérêts publics et les intérêts sociaux. Aussi est-ce
l'administration publique qui est chez eux la règle pour le ter-
rain intermédiaire. En outre, l'Église est puissante en France;
elle y exerce une grande influence sur la société ; et, suivant
les circonstances, elle détermine la politique de l'État ou lui
suscite des obstacles.


Le système prussien-allemand tient le milieu entre les pré-
cédents. Il accepte la distinction de la société et de l'État, mais
sans se fier uniquement à l'initiative privée, et tout en recon-
naissant le devoir de l'État d'intervenir, quand les forces de la
société sont insuffisantes. L'État demande à la société son con-
cours, et lui prête son aide.


On peut opposer à ces régimes modérés le communisme des-
tructeur, qui sape de nos jours les fondements de l'ordre public
et de la liberté privée : d'une part en revendiquant l'autorité de
l'État pour la commune , c'est-à-dire pour la foule gros


-sière et emportée; de l'autre, en forçant les individus à se
livrer corps et biens à une communauté brutale, comme au
dieu Moloch.


L'administration publique et l'administration privée n'ont ni
les mômes effets, ni les mêmes qualités.


L'une est essentiellement générale. Elle s'étend uniformément
sur toutes les classes de la société et sur tout le territoir e , 00
du moins sur ses divisions organiques : provinces, cercles, corn"


ADMINISTRATION (VERWALTUN&).
305


prunes. Elle a ses normes légales et ses ordonnances magis-
trales.


L'autre, au contraire, est ordinairement locale, liée au domi-
cile des personnes qui s'en occupent. Elle n'étend qu'exception-
nellement ses ramifications au loin par l'association. Aussi
est-elle très-variée. Chacun peut choisir sa méthode ; il n'y a
pas, généralement, des décisions autoritaires qui l'entravent ; tout
est laissé à la clairvoyance et à la volonté de l'intéressé.


L'État peut demander à ses fonctionnaires des preuves de
capacité, une éducation scientifique et pratique ; il surveille et
contrôle leur action, leur en demande compte. et les déclare res-
ponsables.


Ces garanties manquent dans l'administration privée. Savant
ou ignorant peut gérer son patrimoine à sa guise, bien ou mal,
il n'importe, sans contrôle, sans surveillance, sans avoir (le
compte à rendre, à ses risques et périls. La liberté est com-
plète; personne n'a rien à dire tant que l'ordre légal n'est pas
enfreint. Ce n'est qu'exceptionnellement et au cas d'incapacité
criante, telle que l'enfance, la démence ou la folle prodigalité,
que l'État intervient et place l'incapable sous tutelle.


Cependant, lorsque les intérêts privés s'associent, ils s'ef-
forcent souvent de parer à ce défaut en imitant les procédés de
l'État. C'est ainsi que les grandes sociétés anonymes ne nomment
leurs directeurs et employés qu'après de minutieuses informa-
tions; qu'elles ont un conseil d'administration et un comité de
surveillance; qu'elles se font rendre des comptes détaillés et
scrupuleux ; qu'elles déclarent leurs gérants responsables. Ce-
pendant l'expérience prouve que cette imitation est moins par-
faite que sou puissant modèle, et moins sûre dans ces résultats.


Mais l'administration publique a aussi, ses dangers. Une fois
affermie et tranquille, elle devient facilement la correction de la
forme et la négligence du fond, vice ordinaire de la bureau-
cratie. Elle est parfois arbitraire, partiale, ou impuissante à se
rendre un compte exact des intéréts privés.


L'inestimable trésor de la liberté privée compense largement
les défauts qu'on peut reprocher à l'administration privée; elle
réveille toutes les forces latentes et donne à tous les talents l'oc-
casion de se développer. Chacun d'ailleurs est toujours respon-




306 L. POLITIQUE.
sable de sa gestion envers soi-même; c'est à ses risques et périls
qu'il administre, et cette idée a bien plus d'influence que la
responsabilité, souvent de forme, du fonctionnaire. L'exagération
de la surveillance et de l'administration de l'État étoufferait la
liberté '.


Mais les intérêts sociaux ont un caractère plus général et plus
uniforme que les intérêts purement individuels, et se rapprochent
ainsi des intérêts publics. Aussi ne peut-on guère en laisser tout
le soin à l'initiative privée que si la société sait et veut s'aider
elle-même 2 . La surveillance et même l'action concourante de
l'État seront souvent indispensables ici. Certaines localités ou
même certaines classes sociales se négligent et s'administrent
mal, même dans les pays qui possèdent les plus grandes qualités
de selfgouvernement, comme l'Angleterre ou l'Amérique du
Nord. A plus forte raison l'État est-il forcé d'intervenir en France
et en Allemagne. L'union des '. deux administrations et l'action
commune des hommes d'État et des particuliers, seront souvent
la meilleure solution du problème, et formeront peu à peu les
citoyens à s'aider eux-mêmes.


C'est sur cette idée que repose le système des anciens jurys,
des tribunaux actuels de SchUffen, des conseils de province, de
district, de cercle ou de département, des commissions scolaires
et d'assistance publique, et autres combinaisons analogues de
fonctions publiques et de fonctions civiles d'honneur.


Cependant, nombre d'intérêts sociaux sont encore partout
administrés sans le secours de l'État, et dans la forme de l'asso-
ciation. Celle-ci est comme un terme moyen entre l'adminis-
tration de l'État et celle des particuliers. Mais d'importantes
différences distinguent les associations modernes de celles du
moyen âge.


Le moyen âge avait ses ordres, religieux ou laïcs, ses con-


fraternités, ses ghildes, ses corporations. C'était la religion qui
inspirait la plupart de ces unions: Elles demandaient au pape





Vivien, Etud. administr., ll, p. L-.), fait observer que cette exagération ouvre
la porte au socialisme et au communisme, tandis que l'habitude de la self adm i -
nistration les écarte.


Comp. F. Lieber, Liberté civile et self administration. traduit (en allemand)
tai F. llitterinaier, p. 208.


A DMINISTRITION VERWA uruNo-).
307


ou :aux. évêques leur consécration, car l'Église était alors la
puissance sociale la plus respectée. Elles avaient une règle fixe,
sinon imposée, du moins confirmée par voie d'autorité, et sou-
vent elles liaient pour la vie ; les ordres religieux avaient et
ont encore leurs généraux établis à Rome, sous les yeux de la
Curie. Toute union formait un système ordonné d'en haut, au
caractère aristocratique, ayant ses chefs, ses chapitres, ses
moines ou ses chevaliers, ses maitres, ses compagnons, ses
frères servants ; les ordres démocratiques, comme par exemple
les ordres mendiants, étaient l'exception. Le costume, la règle,
les maisons, les lieux de réunion, les distinguaient nettement
entre elles. Elles étaient le plus souvent réputées immortelles,
et organisées unitairement pour une vie propre.


Les unions modernes s'en distinguent sous tous ces rapports.
Aussi les ordres subsistants du moyen âge semblent-ils au-
jourd'hui d'étranges restes du passé.


Dans les unions modernes :
a) Le motif religieux et la sanction de l'Église manquent géné-


ralement. Elles se fondent plutôt rationnellement, et pour des
besoins humainement reconnus; leur caractère est temporel. Si
elles ont besoin de confirmation et d'appui, c'est à l'État
qu'elles s'adressent, comme à la véritable puissance publique ;


b) Les individus s'unissent librement, entrent et sortent li-
brement: le personnel en est donc très-mobile ;


c) Les statuts et règlements sont votés par les associés à la ma-
jorité, et ne sont jamais immuables ;


cl) Les chefs changent fréquemment. Ce ne sont point des
généraux gouvernant autocratiquement d'un centre commun
qui sont à leur tête. Si elles veulent s'unir entre elles, fù t-ce
internationalement, pour un même but, elles choisissent de pré-
férence la forme fédérative, et nomment des délégués à une
assemblée commune


e) La constitution est rarement aristocratique, souvent , repré-
sentative démocratique : les chefs et les conseils sont élus par
tous les membres;


f) Point d'habitation, de manière de vivre, de costume parti-
culiers. 'fout membre conserve sa liberté et son individualité, et
Peut faire partie de plusieurs associations ;




308 L. POLITIQUE.


g) Aucune prétention d'éternelle durée. Elles reposent sur
l'association libre, dans un but déterminé à atteindre actuellement
en commun, et cessent avec le besoin.


Diverses dans leurs formes et leurs buts, les unes sont des
sociétés de capitaux, où l'apport est tantôt égal, comme clans


*les sociétés par actions, tantôt inégal, comme assez souvent dans
les sociétés d'assurances ; les autres, des sociétés de personnes,
souvent avec un apport pécuniaire nul ou insignifiant. Mais
c'est toujours l'activité volontaire et libre des individus, le goût
de l'association, qui en assurent la durée.


L'administration des associations a un caractère intermédiaire.
Elle repose principalement. sur l'activité privée des associés;
mais elle est confiée à des fonctionnaires sociaux imités de ceux
de l'État, souvent rémunérés; et contrôlée par des commissions
et des conseils semblables encore aux autorités publiques de
contrôle.


CHAPITRE III.


Centralisation et décentralisation.


Empruntées à la mécanique, ces
-deux formules indiquent


deux tendances opposées du système administratif : l'une qui
rassemble toutes les fonctions dans un chef, d'où elles découlent
pour se porter jusqu'aux extrémités ; l'autre qui réclame une
indépendance relative des divisions organiques 1.


Cette terminologie est peu heureuse : les parties d'une ma-
chine n'ont aucune indépendance, même relative ; l'esprit qui
l'anime est même en dehors d'elle. Au contraire, partout dans
l'État, au centre comme à la circonférence, nous rencontrons
des hommes, c'est-à-dire intelligence et liberté. Une centrali-
sation absolue y est donc impossible, et le despotisme lui-
même n'en donne jamais que l'apparence. Le tyran aussi est
obligé de se servir d'instruments humains, par suite, de con-
fier beaucoup, même énormément, à sou esclave ; et celui-ci,
tout en agissant au nom d'autrui, garde forcément sa nature
i ndividuelle.


Mais une décentralisation exclusive n'est pas moins absurde ;
elle rompt l'unité, et ainsi l'ordre et la puissance. L'ancien
empire d'Allemagne périssait par une décentralisation exces-


1-fric», Étu i]. adm., vol. I, tif. ll,
I", «De la (le:Vrali. Gon. »




310 LA. POLITIQUE.
sive, alors que la France souffrait d'une trop grande centrali-
sation.


Il faut donc combiner les deux principes, et s'efforcer de les
reconnaître dans un juste rapport.


L'un donne à l'ensemble universalité, puissance, énergie, égalité
du droit ; l'autre donne satisfaction à la diversité et à la liberté
des membres, aux besoins et aux moeurs locales, à l'originalité
des parties. Les libertés publiques ne peuvent guère exister sans
une assez grande mesure de décentralisation et de selfadminis-
tration. Une nation n'arrive à la plénitude de sa puissance que
si elle sait rassembler ses forces dispersées, et les centraliser
pour une action commune.


Cette opposition se présente dans toutes les sphères des fonc-
tions publiques, de l'administration proprement dite et de la
selfadministration :


I. Dans la législation. C'est avec raison que tous les peuples
civilisés réclament aujourd'hui l'unité et l'uniformité du droit,
et par suite la centralisation de la législation. Un droit uniforme
est utile quand les conditions de la vie sont les mêmes. L'auto-
nomie que le moyen âge accordait à chaque principauté, ville ou
village, et même à chaque ordre et à chaque association, pro-
duisit une confusion qui entravait partout le commerce général,
et détruisait toute sécurité pour quiconque traitait en dehors de
son étroite localité.


Mais l'uniformité peut aussi avoir ses exagérations, et nuire
aux rapports juridiques naturels, si variés dans les sphères
subordonnées. On la voit parfois méconnaître des différences
qui ont leur fondement dans la nature des choses. Faut-il don-
ner des lois identiques aux communes rurales et aux communes
urbaines? Peut-on confondre sous les mêmes normes le droit
criminel commun et la discipline et les pénalités militaires, le
droit commercial et le droit civil? Devra-t-on détruire les cou-
tumes naturelles de certaines places de commerce, assimiler les
pays de côtes, les montagnes, les vastes plaines sans rivages?
Une décentralisation relative semble donc partout indispen-
sable 1.


Tocqueville, Œuvres, VIII, p. 322 « L'uniformité dans les lois secondaires,


ADMINISTRATION ( V E RW ALT UNG). 311
Mais le système anglais, avec ses lois si minutieusement dé-


taillées, peut difficilement être cité comme tut modèle, malgré
l'opinion de nombre d'Anglais, et même de notre Cneist, qui y
voient une condition essentielle d'une bonne selfadministration.
Comment le parlement d'un vaste royaume pourrait-il s'instruire
de la multitude des menues affaires d'administration ? N'est-ce
pas là la mission des intéressés et des administrateurs spéciaux?
Ces lois anglaises ne sont ni théoriquement ni pratiquement
un modèle de législation ; elles manquent de clarté, de souplesse,
d'applicabilité. La notion continentale, et plus spécialement la
notion allemande de l'autonomie, selforganisation, dans les limites
des lois générales, est un corrélatif nécessaire et légitime de la
selfadministration. Ce sont en effet les diverses unions secon-
daires elles-mêmes qui sont le plus capables de reconnaître les
normes de leur gouvernement. L'État fixera les bases communes_
de l'ordre juridique, et ses membres organiques s'y mouvront
avec indépendance et liberté I.


II. Dans l'administration et ses diverses branches :
a) Le gouvernement politique a surtout besoin de centralisa-


tion, car il faut qu'il rassemble la puissance de l'État, et que sa
conduite soit une. Cependant, une certaine' décentralisation
peut être même ici nécessaire, spécialement pour le gouver-
nement de possessions ou de colonies éloignées, et de provinces
non assimilées.


b) De même, la centralisation est décidement prépondé-
rante dans l'administration militaire. Cependant il y a excep-
tion :


1) Quant à l'organisation elle-même de l'armée. Dans le sys-
tème allemand, les régiments se forment par districts, les corps


au lieu d'être un bienfait, est presque toujours un grand mal, parce qu'il est peu
de pays dont tontes les parties puissent supporter la même législation jusque dans
ses détails. »


Erater, article « Centralisation, » dans le Statstcôrterbuch de Bluntschli et
L'enter : « La décentralisation du moyen àge était mauvaise, non parce que l'Etat
a vait laissé à chaque cercle le soin de ses affaires, mais parce qu'il comprenait
trop étroitement sa propre mission, et laissait en dehors de son action des choses
l ui bai appartiennent essentiellement, ou s'y rattachent médiaternent. Il est vrai
'lue cette liaison—ci est en partie le résultat des progrès ultérieurs de la culture


de l'économie. »




319. LA. POLITIQUE.
d'armée par provinces ou principautés, et les voisins naturels
sont ainsi réunis et rapprochés. Cette décentralisation augmente
la rapidité des rassemblements, l'émulation des troupes, l'esprit
de corps. La France, au contraire, a un système centralisé, qui
ne considère que l'esprit national, et môle les hommes et les ré-
giments du pays entier a).


:1) Pour les pleins pouvoirs donnés au commandant en chef,
ou môme à d'autres officiers chargés d'une mission déterminée.
Une centralisation excessive ferait. tout dépendre du quartier
général, ou même du conseil de guerre de la capitale, souvent
fort éloignés des lieux.


c) La police est obligée d'agir dans les espèces et les détails,
en une multitude de lieux épars ; elle sera donc plutôt décentra-
lisée. La haute police, qui doit parer aux dangers généraux, et
la haute surveillance de l'autorité centrale ou du ministère, font
peut-être seules exception. La police se partage entre les fonc-
tions intermédiaires, et trouve de petits centres jusque dans les
subdivisions locales et communales. On est même facilement
porté à trop décentraliser ici. Le pouvoir de police est essen-
tiellement un pouvoir de l'État. Dans la règle, il doit donc être
exercé par des fonctionnaires hiérarchisés de l'État, et ne peut
être abandonné aux communes que pour les intérêts purement
locaux, comme l'éclairage et la propreté des rues, la surveil-
lance des propriétés rurales, etc. Une bonne police a besoin de
forces matérielles et morales qu'une localité insignifiante ne
peut guère offrir.


cl) La centralisation domine clans l'administration des finan-
ces. La gestion générale doit être centralisée ; il en est de même
du système des impôts. Néanmoins, ce dernier ne pourrait sans
injustice devenir purement uniforme, et oublier les différences
réelles des territoires (des colonies, p. ex.), de la ville et de
la campagne, des professions principales. line décentralisation
relative est donc indispensable. Le recouvrement des impôts est
même, en général, forcément organisé localement.


a) On sait que la loi du 24 juillet 1873 sur l'organisation. de l'armée, a établi
en France un systéme mixte, appliquant à l'armée active le recrutement national,
et à la disponibilité et à sa réserve, comme à l'armée territoriale et à sa réserve,
t' rue: nie:nen! n'giunal.


ADMINISTRITION (VERWALTUNG). 313
e) Le domaine de la culture doit être plutôt décentralisé. Sans


doute, c'est du centre qu'il faut déterminer l'ensemble des rap-
ports de l'Église et de l'État, les lois confessionnelles et d'ins-
truction publique, les prestations dues par les communes, etc.
Mais les institutions de culture ne prospèrent que par l'indépen-
dance de leurs membres, prêtres, professeurs ou maîtres. Pour
que les écoles populaires donnent de bons fruits, il faut que les
communes et les pères de famille s'en occupent, et par suite
qu'elles soient localement organisées. L'État pourra nom-
mer les maitres de l'instruction secondaire : gymnases, écoles
réales ou professionnelles, et les professeurs des études supé-
rieures : universités, écoles polytechniques, écoles des beaux-
arts ; niais il laissera une large indépendance à la direction des
diverses écoles, et surtout aux professeurs de l'instruction supé-
rieure '. Les universités décentralisées de l'Allemagne ont heu-
reusement sauvé la science allemande des caprices despotiques
de certains princes, et elles ont produit une richesse de fruits
que le système uniforme et centralisé des universités françaises
est impuissant à donner.


I) La décentralisation est également la règle dans l'assistance
publique, car, pour bien commitre et secourir les vrais pauvres,
il faut être sur les lieux. Cependant, ici encore, évitez un frac-
tionnement exagéré. L'assistance centrale ou intermédiaire doit
servir d'appui à l'assistance locale, et c'est la loi qui pose les
principes du droit et de la taxe des pauvres.


g) Enfin, dans l'économie, il faut distinguer les institutions
(l'intérêt général de celles qui ne sont que d'intérêt local. La
monnaie, les poids et mesures, les chemins de fer, les grandes
routes, appartiennent aux premières ; les routes départemen-
tales, les chemins vicinaux, les rues des villes, les aqueducs,
les canaux d'écoulement, les règlements sur les constructions
urbaines, l'éclairage, les halles et marchés, etc., aux secondes.
Les unes appellent naturellement la centralisation, les autres
la décentralisation.


En résumé, l'administration de l'État est plutôt centralisée,
i:tiLe aioFsirance a récemment décentralisé en ces matières par


porte
lois du 15 mars


i8
i


50 et du 12 juillet 1875; la seconde ouvre trop la
aux influences


c




314 LA. POLITIQUE.
la selfadministration décentralisée. Les autorités centrales re-
gardent toujours le bien de l'ensemble, et conservent l'unité et
l'harmonie du droit public général ; les autorités moyennes ont
une indépendance relative, et se meuvent suivant l'un ou l'autre
principe; les autorités locales, quoique subordonnées aux deux
autres, ont principalement une mission décentralisatrice.


CHAPITRE TV.


Importance des fonctions professionnelles dans l'État
moderne.


Les fonctions professionnelles sont une création de la monar-
chie absolue, qui, ayant besoin de serviteurs permanents à la
Ibis dociles et capables, substitua petit à petit aux vassaux et
gens de service une classe d'habiles fonctionnaires moins im-
périeux et plus souples, mais plus instruits et meilleurs admi-
nistrateurs.


Dès lors :
e) La fonction fut essentiellement dévolue en raison du mé-


rite personnel, sans égard à la naissance ou à l'ordre ;
b) On exigea une éducation universitaire préalable ;
e) Le prince nomma librement qui il voulut : le fonctionnaire


était le serviteur du prince, il dépendait de sa grâce ;
d) Il reçut un traitement fixe, suffisant pour l'entretien mo-


deste de sa famille.
e) Certaines fonctions, celles des juge spécialement, acquirent


u ne situation indépendante et assurée.
Ces fonctions n'étaient pas héréditaires.11ais les fils suivaient


volontiers la carrière du père , et la communauté des études,
de l' instruction, de la profession et même du costume, rappro-
cha it les personnes. Il se forma ainsi, sur tout le continent,




316 LA POLITIQUE.
un ordre et des familles de fonctionnaires assez analogues aux,
nobles familles parlementaires de l'Angleterre, et la capacité
professionnelle et les emplois se transmirent en fait presque
héréditairement.


Cet ordre devint ainsi, petit à petit, une puissance qui s'impo-
sait au prince lui-même. Le roi ne put plus gouverner sans
l'avis et le secours de ses serviteurs. Son pouvoir, absolu en
apparence, avait trouvé une barrière qui ne cédait que difficile-
ment, et au prix d'un effort violent.


Les fonctionnaires acquirent en conséquence un grand senti-
ment de leur dignité. Ils demandèrent et obtinrent enfin, généra-
lement, une situation soustraite au caprice du prince. On leur
reconnut des droits pragmatiques, ce qui les protégeait contre
les révocations arbitraires, et assurait leur droit au traitement
(conip. Tliéor. gen., p. 470).


C'est sous cette forme que cet ordre passa dans la monarchie
constitutionnelle. Celle-ci lui était. au début aussi peu sympathi-
que qu'à la plupart des princes. Les fonctionnaires ne voyaient
qu'à regret la puissance nouvelle des chambres, qui, non-seule-
ment leur enlevaient une partie de leurs attributions, mais qui
prétendaient même les contrôler et leur demander des comptes.
Comme les princes, ils ne cédèrent qu'à la nécessité. Mais depuis
ils se sont accommodés à l'innovation ; ils en ont. compris les
avantages tant pour leur dignité que pour le pays. De nos jours,
la plupart d'entre eux sont constitutionnels.


Les fonctionnaires actuels du continent sont certainement
cultivés, actifs, habitués aux affaires, zélés, honorables. Ils for-
ment une classe distinguée et pleine de mérite. Leurs services
sont précieux à l'État et à la société.


Néanmoins, le fonctionnarisme professionnel n'est pas sans
danger.


Et d'abord, l'on peut craindre qu'il n'engendre une sorte de
caste, qu'il ne s'habitue à gouverner depuis son cabinet, sans
intelligence des besoins réels, d'après des règles de forme, bu"
reaucratiquement ou même despotiquement, oppriman t la li-


berté privée par la manie de mettre sa main partout (Viclregie7
rcrei).


Ce danger ancien est moins grand de nos jours. La form e re-


ADMINISTRATION ( VERWALTUNG).
317


présentative force les fonctionnaires à être en rapports fréquents
avec les citoyens, et prévient ainsi leur orgueil ou leur tyrannie.
Les fonctions d'honneur, la selfadministration, la procédure
orale, le contrôle des autorités supérieures, des chambres, de
la presse, réagissent contre la bureaucratie formaliste; la li-
berté, largement assurée par les lois, et la responsabilité des
fonctionnaires, empêchent également une tutelle exagérée, et
s'opposent à la manie de tout gouverner.


Mais le danger qui est à craindre aujourd'hui, c'est la tyrannie
des partis. La forme représentative, en donnant à tous liberté
politique et concours au gouvernement, a en même temps dé-
chaîné les rivalités politiques. Elle-même appelle les partis à
la lutte. En Angleterre, ce sont leurs chefs qui forment directe-
ment le ministère. S'il en est autrement en Allemagne, le cabi-
net n'en est pas moins forcé de compter avec la majorité des
chambres et d'obtenir son appui. Dans toute l'Europe occiden-
tale, les ministres ne peuvent guère se soutenir longtemps contre
le parti dominant, tant à cause de leur responsabilité devant les
chambres qu'en raison de l'assentiment nécessaire de celles-ci
pour les lois et le budget.


Delà.
e) Le ministère ne peut demeurer responsable devant les


chambres qu'autant qu'il est sùr de ses subordonnés. Si ceux-
ci appartiennent à un parti ennemi et entravent sa politique,
l'administration est divisée. 11 faut donc que le ministère réta-
blisse, par des révocations, l'unité politique et la subordination
de ses agents.


I)) Mais cette nécessité entraîne facilement le danger grave de
l 'oppression des minorités ; et l'État, au lieu d'être l'union des
partis, n'est plus que la tyrannie de l'un d'eux.


Rudolf Gneist insiste avec raison sur ce point, tout en l'exagé-
rant un peu. Il propose, pour y parer, que la loi réglemente
elle-même les rapports des fonctionnaires avec les particuliers,
et qu'une juridiction spéciale soit chargée de protéger toute per-


droits
p,nuobtlii-csseulement dans ses droits privas, mais aussi dans ses


Ces moyens sont bons, mais en tant seulement que ces rap-
ports peuvent être précisés par une loi ; et il est une multitude




318 LA. POLITIQUE.
de cas où il est préférable, en raison des besoins si variés de la
vie, de ne pas enfermer l'administration dans des règles for.-
melles. De plus, la surveillance des supérieurs et le recours à eux
sont bien souvent insuffisants.


J'aimerais mieux distinguer ici trois classes de fonctions :
1. Les fonctions politiques de confiance, qui représentent la po-


litique de l'État, ou qui en portent la responsabilité devant les
chambres. Quoiqu'elles soient aussi au service de l'État et non
au service d'un parti, elles sont directement déférées par la
confiance du parti au pouvoir, avec lequel le gouvernement doit
compter. Là où le cabinet est formé des chefs de parti, les minis-
tres sont membres du parlement et en demeurent les guides. Là
au contraire où les ministres sortent plutôt dés rangs des fonc-
tionnaires, il n'est point indispensable qu'ils soient membres du
parlement, il vaut même mieux qu'ils ne le soient pas ; mais
il faut qu'ils demeurent en relation avec les partis, et ils ne peu-
vent se maintenir longuement s'ils perdent décidément la con-
fiance des chambres.


En conséquence, ces fonctionnaires sont bien moins stables
que les autres. Ils sont perpétuellement révocables, alors même
que leur conduite serait exempte de blâme. Le déplacement de
l'ancienne majorité parlementaire amène ordinairement un chan-
gement du personnel des fonctions politiques.


9.. D'autres fonctions doivent être, au contraire, éloignées des
luttes des partis, neutralisées. Telles sont en première ligne celles
de justice. Le juge doit non-seulement être impartial, mais ins-
pirer confiance à tous. 11 doit donc se tenir à l'écart des luttes
ardentes. Il faut que chaque parti soit convaincu de le trouver
toujours du côté du droit et de la loi.


Nous plaçons dans la même catégorie les fonctions inférieures
de police et tous les offices militaires. Ils ne déterminent pas la
ligne politique à suivre, mais exécutent les ordres et les instru c


-tions reçues:
'fous ces fonctionnaires neutres demeurent, tant qu'ils rein'


pl issent leursdevoirs, à l'abri des révocations arbitraires qu'amétiè
un changement de politique.


3. Enfin, il est une troisième classe d'offices; tels que les off':
ces techniques et dé culture, qui n'ont pas de pouvoir d'autorité


ADMINISTRATION ( VERWA I.T UNG ).
319


(ni imperium, ni jurisdictio), et qui ne prennent aucune part à
l'administration politique du pays, qui par conséquent conser-
vent, comme les particuliers, leur pleine liberté d'action. Ainsi,
les professeurs, les médecins, les ingénieurs de l'État, les em-
ployés des postes ou des télégraphes, etc., peuvent librement se
mêler à la lutte des partis. N'ayant point à gouverner, il n'est pas
à craindre qu'ils forment un gouvernement de parti. Seulement,
on peut nettement leur défendre d'employer abusivement contre
la politique du gouvernement l'influence naturelle que leurs
fonctions leur donnent sur leurs subordonnés. Politiquement
libres comme individus, ils ont, comme fonctionnaires, à res-
pecter le gouvernement qui les nomme.




LIVRE DOUZIÈME.


LES PARTIS POLITIQUES (I)


CHAPITRE PREMIER.


Qu'est-ce qu'un parti politique ? — Les fonctionnaires
dans les partis. — Faction.


Les partis politiques se montrent partout où la vie politique
se meut librement. Ils ne disparaissent que chez les peuples
paresseusement indifférents des affaires publiques, ou opprimés
par un pouvoir violent. Leur absence est donc un signe d'inca-
pacité ou d'oppression.


Quand les prohibitions et les peines étouffent la formation des
partis politiques dans une nation vigoureuse, comme en Alle-
magne autrefois, elle s'éloigne de la vie politique pour se jeter
dans les discussions religieuses, ou pour développer dans S011


sein les rivalités et les oppositions scientifiques, artistique s ou


t Ce livre XII a paru en brochure, en 1369, sous le titre : « Charakter
und


Geist der politischen Parteien, » par J.-C. Bluntschti (Nürdlingen, Beck éditeurs)•
Il fut presque aussitôt traduit en plusieurs langues. Nous le reproduisons tel
avec des corrections et des abréviations. L'idée psychologique qui en est le,
principe reste la môme, et je suis toujours plus convaincu de sa vérité, maigre
les objections de Treitschke et autres, qui l'ont mal comprise.


LES PARTIS POLITIQUES.
321


sociales. Ces partis non politiques présentent une certaine ana-
logie avec les premiers. Le parti religieux orthodoxe est procheparent du parti politique légitimiste; le parti religieux de la ré-forme sympathise avec le parti politique libéral. Dans la science,l'école historique se rapproche du parti conservateur ; l'école
critique négative, du parti radical. Évidemment, ce sont les
mômes oppositions naturelles qui produisent ces groupes par-
rallèles de partis tour à tour hostiles ou similaires. Aussi, en
étudiant la nature des partis' politiques , acquerrons-nous
maints éclaircissements pour l'intelligence des autres.


Les partis politiques se manifestent d'autant plus nettement
que la vie politique est plus riche et. plus libre. C'est chez les
peuples les mieux cloués politiquement que leurs formations
sont le plus achevées. L'histoire de la république romaine et
le développement de l'État anglais et de l'Union américaine ne
s'expliquent que par les luttes de leurs partis. C'est l'effort et la
rivalité des partis qui engendrent les meilleures institutions poli-
tiques, et qui mettent en lumière toute la richesse des forces laten-
tes de la nation. Ne croyez donc point, avec certaines âmes timi-
des, que les partis politiques soient une faiblesse et une maladie
de l'État moderne. Ils sont au contraire la condition et le signe
d'une vie politique forte. N'appartenir à aucun parti n'est nul-
lement une vertu du citoyen ; et dire d'un homme d'État qu'il
est en dehors des partis est un éloge douteux. Les partis sont
l
'expression et la manifestation naturelle et nécessaire des grands


ressorts cachés qui animent un peuple.
lin parti, le mot (pars) lui-même l'indique, est toujours unefraction d'un tout. Il ne représente donc que le sentiment d'une


partie de la nation, et ne doit jamais s'identifier avec l'État, sousp
eine de se rendre coupable d'orgueil et d'usurpation. Il peut


co
mbattre les autres partis ; il ne peut pas les ignorer, ni,


clans la règle, s'efforcer de les anéantir. Un parti ne peut sub-


l'
sister etseul


la ;
viec.'est l'existence d'un parti opposé qui lui donneè re


N'est ii pas au moins un homme public qui doive se tenir en
'Mors des partis ? Dans la monarchie, le prince représente d'unemanière permanente l'unité de l'État, du tout. Les partis sontsans in fluence sur son élévation. Placé au sommet de l'ordre


91




322 LA POLITIQUE.
établi, il s'élève hautement au-dessus d'eux. Toute l'institution
est combinée pour soustraire le prince à leur mêlée. On peut
donc lui demander, et à lui seul peut-être, de n'appartenir à
aucun parti, et d'accorder à tous estime et protection dans les
termes du droit commun. Georges III d'Angleterre fit une faute
en essayant de grouper autour de sa personne le parti « des amis
du roi, » séparé des anciens partis nationaux whig et tory;
ceux-ci eurent bientôt broyé ce groupe éphémère entre leur
double meule, et le roi n'y gagna rien. Nous blâmons également
les princes du continent qui se sont mis à la tête des partis légi-
timistes.


Sans doute, un prince sera souvent forcé d'appuyer son gou-
vernement sur un parti momentanément puissant et capable, et
(le combattre les menées politiques qui seraient un danger pour
l'ordre public. Mais ce n'est point ici ses sympathies ou ses anti-
pathies personnelles, c'est l'intérêt de l'État qu'il doit écouter,
sous peine de cesser d'être le chef impartial et honoré de tous,
pour devenir un chef de parti. Qu'il évite donc les déclarations
hatives ou passionnées, soit en faveur soit contre un parti,
surtout avant une lutte électorale. La défaite du parti qu'il pro-
tep viendra peut-être le forcer, dans l'intérêt de l'État, de
confier le gouvernement au parti adverse et vainqueur. Un
prince qui veut demeurer stable, doit tenir compte des mou-
vements de l'opinion, et savoir s'entendre avec les forces chan-
geantes qui en déterminent les courants.


L'on ne saurait exiger une attitude semblable ni de ses mi-


nistres, ni des autres fonctionnaires, ni même du président élu
d'une république. Sans doute, les. hommes au pouvoir ne doivent
pas agir qu'en partisans, car la fonction appartient au tout,
qu'elle sert, et dont l'esprit l'anime. Les actes du fonctionnaire
sont les actes de l'État. Le droit public, dans les devoirs qu'il
trace et les attributions qu'il donne, ignore les partis. La consti-
tution et la loi fixent le droit applicable à tous, et mettent des
bornes aux menées des partis. Le jugé ne regarde que la justice;
le ministre ne peut employer les fonds de l'État au profit d'un
parti, ni édicter des mesures de police fondées sur l'esprit de
parti ; les lois doivent demeurer impartiales. C'est là seulement
où la politique commence, c'est-à-dire où la vie se meut libre"


LES PARTIS POLITIQUES.
323


ment dans les limites du droit, que l'esprit de parti peut entrer
en scène.


Aussi cette obligation générale d'impartialité ne s'oppose
point à ce que le fonctionnaire appartienne à un parti. Il n'est
pas la personnification du tout au même degré que le prince. Si,
comme fonctionnaire, il est l'organe et le représentant de l'État,
et doit être impartial, comme particulier et comme homme
politique, il a une liberté relative, qui lui permet de recher-
cher ses coreligionnaires et de s'unir à eux. Les plus grands
hommes d'État de Rome et de l'Angleterre furent à la fois
des ministres ou des magistrats impartiaux et des chefs avoués
de parti. Les présidents des États-Unis ont toujours été nom-
més •
par un parti. L'action des partis joue son rôle dans


toutes les élections : c'est là leur vrai champ de bataille. Aussi
leur importance grandit-elle avec le nombre des fonctions élec-
tives, et diminue d'autant plus que les nominations dépendent
davantage du centre ou du chef de l'État. La république, même
aristocratique, tend donc naturellement au gouvernement des
partis, et la monarchie limite davantage leur action. La mo-
narchie constitutionnelle moderne essaie d'unir les avantages
des deux formes, en abandonnant aux partis les fonctions poli-
tiques, et en soustrayant à leur influence la plupart des fonctions
techniques. L'action des partis monte et descend avec les vagues
de la vie publique, et doit se calmer en arrivant à la sphère des de-
voirs publics. La partialité politique trouve une barrière dans la
situation impartiale du fonctionnaire ; mais, de même que nous
demandons à l'historien d'ètre impartial, c'est-à-dire juste et
vrai envers tous, et non de ne pas prendre parti, ou de n'être
qu'un miroir indifférent et froid des images de la vie, de même,
et à plus forte raison, nous demandons au fonctionnaire d'être
impartial, non de n'être d'aucun parti (parleilos).


Sans doute, il est à craindre que l'esprit de parti ne corrompe
l
'emploi, ce qui serait spécialement fatal dans les fonctions dej ustice. Aussi le juge fera-t-il bien de se tenir à l'écart de toutes


les luttes ardentes. Comme citoyen ou comme député, il pourra
voter fermement avec son parti ; comme juge, il en fera abs-
traction.


La prise de parti des fonctionnaires politiques offre moins d'in-




324 LA POLITIQUE.
convénients, car c'est dans la vie politique que les partis ont
leur place naturelle. Ceci est surtout vrai des ministres politiques,
de leurs aides politiques et des représentants de la nation ; ce
l'est déjà moins des ministres techniques. Les présidents et les
conseils gouvernants de la république ont en ceci une situation
assez analogue aux ministres politiques de la monarchie. Nom-
més par le parti vainqueur, ils ne peuvent méconnaitre leur
origine et renier les principes politiques auxquels ils doivent
leur élévation. Il est dangereux pour leur considération de pas-
ser à un autre parti, ou môme simplement de vaciller entre les
partis. Cependant ils sont aussi à la tète de tout l'État, et s'ils
gouvernaient exclusivement. au profit (l'une tendance, ils cho-
queraient certainement le sentiment du droit et de la justice
chez un peuple sain, et ruineraient bientôt le crédit politique de
la majorité qui les a nommés. Celle-ci aurait démontré qu'elle
est incapable de gouverner.


En résumé, les partis ne sont pas une institution du droit
public, mais de la politique ; ni des membres de l'organisme de
l'État, mais (les groupes sociaux, où chacun entre et d'où chacun
sort librement, et dont certaines opinions ou certaines tendances
unissent les membres pour une action politique commune. Ils sont
le produit et l'expression des divers courants de l'esprit politique,
qui meut la vie nationale dans le cercle des lois.


Le parti ne se confond point avec la faction. Celle-ci en est
l'exagération et la dégénérescence, et elle est aussi désastreuse
pour l'État que les partis lui sont utiles. Les partis se forment
et grandissent dans une nation saine, les factions dans une
nation malade. Les mis complètent l'État, les autres le dé-
chirent. Dans sa croissance, l'État est animé par les partis ; dans
sa décadence, il est la proie des factions.


Un parti politique est celui qui s'inspire d'un principe politique
et qui poursuit un but politique. On rappelle « politique, » parce
qu'il est en harmonie avec l'État, compatible avec lui, dévoué'
au bien commun. Un parti peut avoir de nombreux défauts,
accepter légèrement toute innovation ou s'attacher anxieusement
au passé, employer des moyens ineptes, poursuivre un but
insensé, et cependant mériter encore cette honorable qualifi-
cation. Mais un parti n'est plus qu'une faction quand il se met


LES PARTIS purriQUES. 3425
au-dessus de l'État, quand il subordonne les intérêts de l'Éiat
aux siens, le tout à la partie.


La faction ne monte que difficilement au rang de parti ; mais
le parti dégénère facilement en faction. L'homme est à la fois
individu et membre de la famille, de la commune, de l'État, de
l'humanité; son esprit individuel est tantôt en harmonie, tantôt
en conflit avec l'esprit général. De même, chaque parti politique
a un double moteur : ses intérêts particuliers et les intérêts gé-
néraux. Mais, en lui, ces derniers l'emportent. La faction, au
contraire, c'est l'égoïsme triomphant, s'efforçant (l'exploiter
l'État à son profit. La faction et le parti diffèrent donc moins par
les forces et les tendances qui les meuvent. que par les pôles
contraires vers lesquels ils se dirigent. Le parti devient faction,
et la faction parti, par une simple interversion des pôles, suivant
que l'esprit général ou l'esprit particulier domine dans son
sein. C'est la faction seulement qui place ses intérêts, ses pas-
sions, ou même son droit strict, au-dessus de l'amour de la
patrie et du bien public.


Un parti peut d'ailleurs être exclusif dans ses réunions, se
nommer des chefs, délibérer et décider, se créer des journaux,
soutenir et pousser ses amis, résister à ses ennemis et leur dis-
puter la victoire. Ses membres peuvent cle, même, sans être (les
factieux, sacrifier leurs opinions personnelles à celles du parti,
obéir à des chefs en soldats disciplinés. Comment le parti at-
teindrait-il son but, s'il ne formait une association unie et or-
donnée? La discipline des partisans est une condition nécessaire
de force, comme dans une armée. C'est seulement lorsque le
zèle et les passions égoïstes deviennent prépondérants que ces
ig.orolittirgetsies o. nt antisociaux, et cessent de mériter le nom de partis


1




CHAPITRE II.


Les divers partis. — Leurs noms. — Leurs mélanges.


Le nom d'un parti n'indique pas toujours sûrement son carac-
tère. Plusieurs noms viennent simplement d'un accident ou d'un
caprice. Les jacobins empruntèrent le leur au lieu de leurs réu-
nions ; la gauche et la droite le doivent à la place qu'elles occu-
pent. Parfois encore, les mêmes noms ont une portée toute dif-
férente suivant les pays et les époques. Les whigs et les tories
d'Angleterre ne ressemblaient guère à ceux d'Amérique. L'on
distinguait en outre ici, avant 1.778, les fédéralistes contraires à
l'Union,.et les antifédéralistes ou unionnistes ; et, depuis 1778, ce
sont les partisans de l'Union qui ont pris le nom de fédéralistes.
Le parti des démocrates des Etats-Unis ne correspond nullement
au parti démocratique de l'Europe. Le parti du progrès (Fort,
sehrittspartei) est autre en Bavière, autre en Prusse. En Espagne,
les libéraux se nommèrent pendant un temps les noirs, expres-


sion souvent appliquée ailleurs au parti clérical.
Certains partis doivent même leurs noms à quelque ternie


d'injure ou de mépris : ainsi les gueux des Pays-Bas, les ales
rondes de la révolution anglaise, les sans-culottes de France,


et même les whigs (laitiers(?)) et les tories (brigands) d'Angle-
terre.


LES PARTIS POLITIQUES.
327


La couleur est également un signe distinctif commode. Cons-
tantinople eut les verts et les bleus, l'Angleterre la rose blanche
et la rose rouge. De nos jours, les noirs (cléricaux) et les rouges
(révolutionnaires) forment deux partis extrêmes, qui se touchent
d'ailleurs et s'unissent à l'occasion.


Les noms les plus exacts sont ceux qui indiquent le caractère
des partis, leur tendance politique. Durlihard (Geschichte der Re-
naissance, p. 8G) fait remarquer finement que c'est en Italie, et à
l'époque de la renaissance et du réveil des idées politiques, que
ce genre de désignation fut inauguré. Les noms empruntés à la
personne des chefs sont moins significatifs ; exemple : les jaco-
biles en Angleterre, les bonapartistes et les orléanistes en France,
les carlistes en Espagne, les mazzinistes en Italie. De même, l'in-


. dication par l'objet que les partis se disputent a souvent une
portée plus économique que politique ; exemple :les protectionnistes
et les libres échangistes, ou bien encore, dan sle canton de Schwitz,
les Hôrner et les Klauen, nés d'une dispute sur la manière de
jouir des almende ou pâturages communs a).


Les partis se distinguent encore par des symboles qui expri-
ment une idée et en révèlent la puissance. On se groupe autour
d'un drapeau, on porte certaines couleurs, on s'indique par des
cocardes, des rubans, des fleurs, même par le costume entier.
Dans l'ancienne Suisse, les plumes de paon désignaient le parti
autrichien, les lis le parti français. Le chêne et le lierre ont
souvent servi de signe à deux camps opposés. La croix et le
croissant ont été les symboles des deux grands partis religieux
du moyen âge.


Les partis méritent d'autant moins le nom de politiques qu'ils
se séparent moins par dos différences réelles, et qu'ils s'inspirent
moins de principes politiques. Cependant l'homme d'État no peut
pas oublier ces partis éphémères eux-mêmes, qu'un jour voit
naitre et mourir, et qui se jettent souvent à la traverse des grou-
pes permanents, troublent leurs rangs et retardent leurs progrès.
Tantôt c'est une rivalité purement personnelle de deux chefs qui


a) Iltirner, Llormanner, partisans du bétail à cornes, ou p!utôt du gros bétail(vaches et chevaux); Klauen, pieds fourchus, partisans du menu bétail (chèvres et
moutons). Les Maton furent soutenuspar les libéraux; le gouvernement défendit les
l'orner; la querelle devint ainsi politique (t838).




328 LA POLITIQUE.
divise momentanément un grand parti; tantôt quelque intérêt
transitoire, une route, un chemin de fer, un tarif douanier, qui
coalise accidentellement des partisans ennemis. Mais la science
ne peut guère s'occuper de ces formations sans principe et sans
durée. Ce qui l'intéresse, ce sont les partis de principe, car eux
seuls ont leurs lois permanentes.


Eu égard à la pureté de leur formation, les partis politiques
peuvent se diviser en six classes :


A. Partis mêlés, religieux-politiques.
Un groupement confessionnel des partis trouble profondé-


ment l'esprit politique, et entrave la marche indépendante de
l'État par des tendances de secte. Les formations du moyen âge
avaient en grand partie ce caractère. Les luttes du monde chré-
tien contre le monde mahométan, des Latins contre les Grecs et,
après la Réforme, des protestants et des catholiques, dominèrent
la vie de parti pendant des siècles. L'Angleterre fut agitée, en-
core au xvu° siècle, par les dissensions des anglicans, des pres-
bytériens et des puritains; la France, jusqu'au milieu du xvine,
par celles des ligueurs et des huguenots.


L'époque moderne, qui distingue plus soigneusement l'Église
de l'État, sépare aussi plus nettement les partis religieux et les
partis politiques. Cependant le parti catholique ultramontain et
le parti protestant orthodoxe forment encore de puissants débris
du passé, et troublent la clarté des oppositions politiques par
leurs tendances et leurs préjugés confessionnels et hiérarchi-
ques. L'importance du parti ultramontain nous imposera même
un examen spécial, qui nous fera mieux comprendre le genre.


B. Les partis qui s'appuient sur des territoires, des peuples, ou
des tribus


Ce second genre de formation marche sur un terrain laïc; il
est plus capable de principes politiques, et poursuit des buts po-
litiques. Mais il est plus dangereux qu'utile à l'État. La base en
est trop large, trop puissante : chacun de ces partis forme en
effet un tout relatif, aime à se considérer comme tel, et par


Nous traduisons ici Stant?» par tribu. C'est ainsi peut-être que nous aurions
dû faire dans le I. Il, ch. VI de la Théor. gàér. Littré, D", N. ' Tribu : « peut
peuple faisant partie d'une grande nation.» Nation est-il ici synonyme de peuple?
C'est toujours la méme amphibologie. Comp. vol. I, préface, et, p. 70.


LES PARTIS POLITIQUES.
329


suite, au lieu de se mouvoir simplement dans l'État, tend à le
rompre pour former un nouveau groupement, l'ébranle par des
mouvements particularistes ou séparatistes.


Le grand Washington l'a dit : « Gardez-vous de distinguer les
partis par la situation géographique! » La formation des partis
du Nord et du Sud prépara la guerre de Sécession des États-Unis.
La formation du groupe sud allemand dans le parlement doua-
nier, fut un attentat contre l'Union douanière, et entrava
l'unification de l'Allemagne.


Le groupement des partis par territoire ou par nationalité me-
nace toujours plus ou moins l'unité de l'État. L'empire britan-
nique put craindre un démembrement, aussi longtemps qu'il y
eut un parti anglais et un parti écossais puissants ; et le parti
irlandais a provoqué sous O' Conne' une énorme agitation sépa-
ratiste. Rien n'est plus dangereux pour l'empire d'Autriche. que
le groupement de ses divers peuples en partis opposés: en
Hongrie, le parti des Croates luttant contre celui des Magyars ;
en Bohème, les Tschèques s'opposant aux Allemands.


Les partis fondés sur des tribus menacent moins l'unité de
l'État, car des tribus diverses peuvent avoir conscience de leur
nationalité commune. Cependant ce groupement. renforce aussi
les tendances particularistes. La Prusse n'aurait aucun avan-
tage à voir ses partis se grouper en Rhénans et Prussiens orien-
taux, en Vieux Prussiens et Nouveaux Prussiens. L'opposition des
Vieux Bavarois, des Francs, des Souabes et des Palatins s'est
souvent fait ressentir en Bavière, et de même, en Suisse, celle
des Zurichois et des Bernois.


C. La formation suivant les ordres n'est pas non plus sans
i nconvénient. Les ordres, sans doute, ne sont pas localement
groupés comme les peuples ou les tribus, "et aucun d'entre eux
ne se sent assez fort pour constituer à lui seul tout l'État.
L
'existence de l'État n'est donc pas menacée. Mais la différence


des ordres est déjà assez forte par elle-même; en formant des
partis correspondants, ils sépareraient les diverses couches de
la nation avec plus de roideur et de fixité qu'il rie convient à
l
'unité de l'État et à la communauté du droit.
C'est ainsi que se groupaient les partis du moyen âge, quand


il s n
'étaient pas religieux ou confessionnels. Le clergé, la noblesse




LA. POLITIQUE.


et les bourgeois, les patriciens et les plébéïens, formaient à la
fois des ordres et des partis. Le parti des Junker [les féodaux
d'Allemagne], par sa tenace originalité, se maintient comme une
étrangeté jusque dans notre État moderne. La formation d'un
nouveau parti des travailleurs troublerait la pureté des grou-
pements actuels.


Il faut que les partis croisent et traversent les provinces, les
nationalités, les tribus, les ordres, et qu'ils en unissent les
membres divers dans une pensée et un effort communs.


D. Les partis constitutionnels, ou groupés suivant les prin-
cipes constitutionnels, sont un progrès sur les formations précé-
dentes. C'est en effet une idée politique qui en est la base, et ils
puisent leurs adhérents dans tous les lieux et dans toutes les
classes. C'est ainsi que l'on parle des royalistes ou monarchistes


et des républicains, des aristocrates et des démocrates, des consti-


tutionnels et des Modaux, des unitaristes et des fédéralistes, du
parti national et des particularistes, des centralisateurs et des


décentralisateurs, etc.
Ces partis se rattachent un peu aux anciens ordres : les aris-


tocrates et les féodaux se comptent surtout parmi la noblesse et
les Junker, les constitutionnels dans la bourgeoisie cultivée, les
démocrates dans les masses. Mais ils ne sont pas liés aux ordres,
et ils recrutent des partisans dans toutes les classes.


Au fond, ils ont surtout une valeur de transition, et appar-


tiennent plus encore au droit public qu'à la politique. Ils naissent
aux époques de changement, de révision ou d'interprétation des
constitutions, et cessent avec les luttes qui s'y réfèrent, une fois
le droit public fixé.


Ces partis n'ont pris de nos jours une aussi grande impor-
tance qu'en raison des luttes constitutionnelles qui agitent depuis
un siècle le monde civilisé. Mais ils travaillent eux-mêmes à leur
perte, car leur tache est terminée par le triomphe définitif de la
constitution qu'ils poursuivent. Ainsi, ils tendent à périr comme


partis politiques, pour ressusciter puissances de droit public.
Au


lieu d'accompagner la vie de l'État comme de simples partis, ils
aspirent à s'incarner en lui et à l'absorber.


La constitution représentative moderne donne à la royauté, à
l'aristocratie et à la démocratie une situation légale détermina;


LES PARTIS POLITIQUES. 331
chacune d'elles peut exprimer sa volonté et ses sentiments dans
l'organisme constitutionnel, par le cabinet, la chambre haute,
la chambre basse. Il est donc inutile qu'elles se combattent
comme partis politiques. Leurs principes sont moins des prin-
cipes politiques que des lois constitutionnelles ; leur force est
dans le système assuré de la constitution, et non dans les mobiles
groupements de la politique.


E. Le parti du gouvernement et le parti de l'opposition appar-
tiennent davantage à la politique. Cependant, dans le langage
anglais, ces expressions indiquent simplement un fait, la pre-
mière s'appliquant au parti qui est au pouvoir et en posses-
sion des emplois, l'autre au parti adverse. La puissante


.
aristo-


cratie anglaise, qui gouverne sous le nom du roi, se divise
depuis la révolution de 1649 en deux grands partis politiques,
les whigs et les tories, ou les libéraux et les conservateurs,
comme l'on dit plutôt aujourd'hui. Tous deux capables de gou-
verner, ils s'emparent tour à tour du cabinet, qui comprend à la


I fois la conduite des majorités parlementaires et le gouvernement
politique ; et ils deviennent ainsi, à tour de rôle, le parti du
gouvernement et le parti de l'opposition, ce qui permet de dire
qu'en Angleterre, ce sont les partis qui gouvernent.


En France et en Allemagne au contraire, le parti gouverne-
mental ou ministériel est celui qui sert constamment le pouvoir;
le parti de l'opposition, celui qui lui est constamment hostile,
qui se plaît à contrarier toutes ses vues. Le premier appuie les
gouvernants quoi qu'ils fassent, et s'accommode de tous les chan-
gements de régime. Il comprend surtout les gens en place, qui
sont à la discrétion du pouvoir, et les esprits qui, dominés par
le sentiment du besoin de l'autorité, sont prêts à la servir sous
toutes les formes.


Un parti de ce genre peut être momentanément utile, parce
que ses voix comptent toujours et qu'il contre-balance les goûts
d'opposition. Mais malheur au gouvernement qui s'appuie dans
les crises sur cette base fragile! Sans force interne, comment
serait-il un appui pour les autres ? H vacille et tremble dès que le
gouvernement est menacé; il abandonne aussitôt un ministère
ébranlé, pour marcher sous le drapeau de ses adversaires. Ce
parti sans conviction ne jouit généralement que d'une estime et




332 LA. POLITIQUE.
d'une influence médiocres. ! peine mérite-t-il le nom (le parti
politique. C'est une séquelle du pouvoir, sans valeur morale et
sans dignité, facilement accessible à la corruption, prête à trahir,
à vendre ses services.


Un semblable groupe ne saurait subsister longtemps chez
un peuple viril dont les partis politiques sont vivants et déve-
loppés ; il sera bientôt étouffé, par ces derniers. Si nous le
trouvons encore dans plusieurs monarchies du continent, parfois
se rattachant aux partis traditionnels de cour, c'est comme un
legs fatal (les anciennes entraves de la vie publique.


Mais le parti de l'opposition systématique n'est pas moins
désastreux. Tandis que le précédent est servilement docile,
celui ci est perpétuellement récalcitrant. L'un suit toujours le
pouvoir, l'autre le traverse en tout et partout. Tous deux sont
des manifestations mauvaises de la vie publique.


C'est bien à tort que les gouvernés comblent parfois ce
dernier de leurs faveurs. Ses qualités, négatives, ne sont qu'ap-
parentes. S'il n'a pas l'égoïsme du premier, il a l'entêtement, la
contradiction taquine, l'esprit antisocial de l'anarchie. Il mérite
également d'être condamné par un peuple viril. La popularité
des opposants systématiques des chambres allemandes (1820 à
4840), s'expliquait surtout par le peu de maturité de notre vie
politique. L'on croyait volontiers alors qu'un bon et chaud
patriote doit toujours faire de l'opposition. Cette erreur, très-
répandue, prouvait le discrédit où étaient tombés les gouver-
nements. Les chefs de l'opposition devenaient eux-mêmes
suspects dès qu'ils arrivaient au pouvoir.


F. Enfin, la forme la plus pure et la plus haute, est celle des
partis qui ne s'inspirent que de principes politiques (et non de
principes de religion, d'ordre, de droit public ou d'intérêt), et
qui accompagnent librement et constamment la vie de l'État.


Suivant Wachsmuth (Geschichte der politischen Parteiungen
p. 32), « le principe du progrès, qui est certainement une loi de
l'histoire générale de l'humanité, semble ne jouer aucun rôle
dans l'histoire des partis; tels ils étaient dans l'antiquité, tels
ils sont demeurés jusqu'à ce jour. » C'est là une erreur pro-
fonde. Sans doute la nature humaine, qui est aussi le fonde-
ment des partis, est demeurée essentiellement la même, et les


LES PARTIS POLITIQUES.
333


passions excitées peuvent conduire, aujourd'hui comme il y a
deux mille ans, à des


• actes d'odieuse barbarie. Le peuple fran-
çais se croyait au siècle passé le plus civilisé de l'Europe, et
bientôt après Paris se souillait des massacres de Septembre.
Néanmoins, et malgré les crimes isolés qui ont ensanglanté notre
époque, un souffle plus humain a tempéré les haines, et les
luttes civiles sont certainement aujourd'hui moins cruelles et
moins violentes que dans le pa,ssé.


Mais le vrai progrès à signaler, c'est qu'en réalité chaque
grande formation nouvelle des partis s'élève d'un degré au-dessus
de la précédente. Les partis se sont de plus en plus dégagés de
tout alliage étranger, pour se fonder davantage sur les principes,
pour devenir plus conscients et plus libres.


Ainsi les partis héréditaires traditionnels des whigs et des
tories ont certainement fait un grand pas en devenant, sous
une forme politique plus pum, les libéraux et les conservateurs
modernes.




CHAPITRE III.


Le parti ultramontain.


Le parti ultramontain ou, pour l'appeler d'un nom qu'il pré-
fère, le parti catholique, est sans contredit le plus important et
le plus influent des partis religieux-politiques qui subsistent. Il
mérite donc d'être étudié avant tout autre.


Ce parti se distingue (les partis politiques proprement dits en
ce que, plaçant son principe en dehors de l'État, il se sent essen-
tiellement indépendant de ce denier. C'est surtout en invoquant
sa foi religieuse et l'autorité de la hiérarchie qu'il formule ses
revendications et s'efforce de les faire triompher. Contraint par
l'État de respecter la loi civile, il en appelle à l'inviolabilité de la
loi divine, et crie à l'oppression de sa conscience. Loin de
vouloir servir l'État, il veut que l'État serve l'Église. Il est donc
avant tout un parti d'Église. Il n'est parti politique qu'en seconde
ligne. Ses idées religieuses dominent son attitude politique. Pour
le bien comprendre, il faut d'abord les examiner.


Le parti ultramontain se dit avant tout catholique; il essaie


même de s'identifier avec le christianisme; il affirme que la re li
-gion chrétienne est la loi perpétuelle de sa vie et de ses actes.


Or, toute la marche de l'histoire tend depuis des siècle s à


émanciper l'État de la tutelle de l'Église, à rendre le droit ind é-


LES PARTIS POLITIQUES.
835


pendant de la foi, à grandir la conscience humaine, à donner
à l'État pleine et exclusive souveraineté dans tous les rapports
de la vie politique commune. Le parti ultramontain se jette à la
traverse de ce grand courant. Il veut conduire l'État par les
idées religieuses, le subordonner aux autorités ecclésiastiques.
Ce projet peut être en harmonie avec le système général du
moyen tige ; mais on voit qu'il est en contradiction directe
avec l'existence et les progrès de l'Étai et de la culture mo-
dernes.


S'il est vrai que le principe ultramontain s'identifie avec le
christianisme, les peuples n'ont donc plus qu'à opter entre le
sacrifice de leur religion ou de leur civilisation et le choix
de ceux qui ont le caractère viril et l'esprit libre ne saurait être
douteux. Ainsi les prétentions ultramontaines ne menacent pas
seulement l'État, mais l'Église elle-môme et la religion, qu'elles
disent défendre.


Mais cette identification est heureusement fausse. La subor-
dination dans laquelle l'ultramontanisme veut tenir l'État, ap-
partient bien plus à la théocratie juive qu'au christianisme. Elle
dérive de l'idée qui regarde Jésus comme le Messie juif, appelé
à fonder un nouveau royaume de Jéhovah. Jésus lui-même a
toujours repoussé cette erreur, dont la plupart de ses disciples
étaient imbus.


Le parti ultramontain parvient plus facilement à s'identifier
avec le catholicisme. Son idéal d'un royaume de Dieu dominé
par la hiérarchie est 'en réalité, dans ses traits essentiels, l'idéal
de Grégoire VII et d'Innocent III; et ces deux grands papes sont
certainement les principaux représentants du catholicisme
romain au moyen âge, comme ils sont les vrais fondateurs du
potiron' universel de la papauté. Leur idéal a trouvé ensuite,
dans le droit canon et dans le cérémonial de la cour de Rome,
une expression permanente qui garde encore aujourd'hui une
certaine autorité. Les ordres religieux et les dignitaires de
l'Église s'en sont faits les organes dévoués. La papauté domi-
nant l'empire féodal et la puissante organisation de l'Église
catholique romaine, forment encore la large base historique
qu'invoque l'ultramontanisme.


Cependant l'assimilation est également fausse. Elle est en




336 LA. POLITIQUE.


contradiction avec l'histoire primitive de l'Église catholique et
avec la marche générale de l'histoire moderne.


Et d'abord, on ne saurait contester que la religion et l'Église
catholiques n'aient vécu et grandi pendant plusieurs siècles,
sans que les papes prétendissent se placer au-dessus de l'em-
pereur. Les évêques de Rome étaient réputés citoyens et sujets,
comme tous les autres évêques de l'empire, non-seulement sous
les anciens empereurs de Rome ou de Constantinople, mais
même sous les empereurs francs et sous les premiers empereurs
allemands, qui les révéraient cependant comme les plus hauts
dignitaires spirituels.


En second lieu, jamais les papes n'ont pu réussir à établir
réellement leur suprématie universelle. L'empire allemand finit
par succomber dans sa lutte contre Rome, mais sa résistance
empêcha la théocratie d'envahir l'Europe ; et bientôt après, les
rois de France, la république de Venise et les princes Électeurs
d'Allemagne se trouvaient assez forts pour braver la hiérarchie.
La Renaissance vint ressusciter les idées d'indépendance et de
pleine souveraineté de l'État. La Réforme continua dans ces
voies. La papauté perdit son ancienne suprématie, même sur les
pays demeurés catholiques. Le clergé catholique lui - même
commençait , aux xvne et avine siècles , à se détourner de
Rome pour devenir plus national ; les évêques de France, d'Italie,
d'Allemagne, étaient dans le mouvement. Et néanmoins l'Église
et la religion catholiques continuaient à subsister.


L'ultramontanisme n'est donc point le catholicisme, mais un
parti qui se meut dans son sein, renouvelant les anciennes pré-
tentions de la curie romaine, s'efforçant de ramener le monde
au système politico-religieux du moyen âge, et pour cela même
inconciliable avec l'esprit moderne.


La suprématie du pape et du clergé avait quelque légitimité
au moyen âge ; ils étaient alors, par le caractère et l'instruction,
supérieurs à l'empereur et aux laïcs. Mais aujourd'hui, c'est au
contraire la culture et l'action morale des laïcs qui l'emportent
sur celles des prêtres.


Le parti ultramontain est encore une puissance dangereuse
pour l'État moderne. Ses grands souvenirs historiques lui
donnent une autorité traditionnelle qui attire et séduit les.esprits


LES PARTIS POLITIQUES.
337


romantiques, et même les grandes classes populaires. L'Église
catholique, avec sa hiérarchie ordonnée, ses prêtres soumis aux
évêques et ses évêques soumis au pape, ses nombreux ordres
qui se ramifient partout, contrôlant et aiguillonnant le clergé
séculier et s'efforçant de gagner habilement les laïcs ; l'Église
enfin, avec ses moyens mystiques de grâce et de salut, et son
art de frapper les imaginations par les supplices effrayants
d'outre-tombe, donne presque partout un appui volontaire aux
tendances ultramontaines, et leur sert de refuge contre le cour-
roux de l'État. Habile à exciter les sentiments religieux des
hommes, et surtout des femmes , l'ultramontanisme plonge
ainsi ses racines dans les profondeurs de l'âme humaine, et y
puise des forces abondantes. Il est difficile à attaquer : les argu-
ments ne le convainquent pas, car il place son irréfutable foi
plus haut que toute raison logique. Il élève au-dessus de l'État
terrestre l'autorité de l'Église céleste. Il fait même assez peu de
cas des devoirs de la morale et de l'humanité lorsqu'ils con-
trarient ses intérêts, se justifiant par une foi réelle ou feinte en
son droit divin, en l'autorité sainte de l'Église, supérieure à
toutes les lois civiles du monde, et en la doctrine infaillible du
pape assisté de l'Esprit-Saint.


Ce grand parti a pour chefs principaux une secte peu nom-
breuse d'hommes sans patrie et sans famille, entièrement dévoués
au pouvoir de Rome. L'ordre des jésuites en est le noyau per-
manent ; et, comme eux, l'ultramontanisme est opiniâtre dans
ses principes, peu scrupuleux dans ses moyens, hardi dans son
but. Il est de môme universel, trouve partout des adhérents,
et ne s'arrête nulle part aux bornes des États ou des nationa-
lités. Intriguant ou exploitant le fanatisme des masses, il a su
l'emporter des victoires jusque dans l'État moderne. Il agit tantôt
dans l'ombre par les femmes « pieuses a sur les hommes faibles,
tantôt ouvertement sur les foules emportées. Il aime à se glisser
dans les cercles de la haute société, dans les châteaux de la
noblesse et à la cour des princes ; à exploiter les faiblesses, les
fautes secrètes des grands, unissant habilement le rigorisme
r
eligieux et l'indulgence mondaine. Enfin il a tait de grands


P rogrès depuis un demi-siècle, et surtout depuis la réaction (le
1851 contre la révolution de 1848, se refaisant et se vengeant




333 LA POLITIQUE.
dans un pays des défaites subies dans l'autre, étendant partout
ses vastes membres, combattant comme un parti universel, et
s'efforçant de briser les partis nationaux dans sa main de puis-
sance du monde.


Mais quels ont été les fruits de ses victoires et de ses progrès?
L'histoire nous les montre en France, en Italie, en Belgique, en
Suisse, en Espagne, en Autriche! Partout où il a passé triom-
phant, il a obscurci les intelligences, troublé l'éducation du
peuple, corrompu la culture des hautes classes, entravé les pro-
grès économiques et les arts techniques, divisé les familles.
Tantôt il enorgueillit les âmes, tantôt il les remplit de vaines
angoisses. 11 enlève aux nations et aux individus toute foi en
eux-mêmes, étouffe tout mouvement libre de l'esprit, asservit la
science, mutile l'État, anéantit la vie moderne. Chaque victoire
de l'ultramontanisme est une défaite pour la civilisation hu-
maine. Ses triomphes enrichissent les ordres, les couvents, la
hiérarchie; ils dépouillent et abêtissent l'État'.


L'ultramontanisme est d'autant plus dangereux en Allemagne
que la paix entre les confessions y est plus nécessaire, et par
suite, la liberté religieuse et l'indépendance de l'État. C'est. lui
qui s'oppose surtout à son unification et au développement de
son génie. La nation allemande a pour mission historique de
délivrer le monde de la tyrannie de Rome, et de donner ainsi
air et lumière à la liberté progressive des peuples et des indivi-
dus. Le parti ultramontain se jette à la traverse avec un zèle
aveugle. 11 pèche contre l'Esprit-Saint, qui anime l'humanité.


Comment combattre un aussi dangereux adversaire ?
L'État ne peut pas punir tant que l'ordre légal n'est pas violé.


Il laisse liberté même à l'erreur, et n'opprime pas la foi reli-
gieuse, la crût-il une absurde superstition. La persécution des
ultramontains, leur bannissement, par exemple, serait en con-
tradiction avec l'esprit humain du droit public moderne, quoi-
qu'elle fût d'ailleurs conforme au système catholique, qui sou-
tient encore aujourd'hui qu'il faut extirper tous les hérétiques.


Ce n'est point à dire cependant que l'État ne puisse interdire
l'ordre des jésuites et leur défendre toute action dans l'Eglise et


Comp. Eut. de Lavelaye, Protestantisme et Catholicisme, Niirdlingen 1815.


LES PARTIS POLITIQUES.
339


dans l'école a). Cette corporation est en effet notoirement orga-
nisée contre l'État, et obéit aveuglément, même au mépris des
lois, aux ordres d'une autorité étrangère, à son général, placé à
Rome. Elle constitue une véritable conjuration contre la paix
confessionnelle et les progrès de l'esprit, un danger public.
L'Europe catholique sentit qu'on enlevait une montagne de sa
poitrine quand Clément XIV la supprima si justement; et quand
elle fut rétablie, en 1814, par Pie VII, les mômes déplorables
résultats reparurent partout où elle étendit ses rets. La civilisa-
tion moderne n'est donc pas plus tenue de tolérer cet ennemi
déclaré que l'agriculteur les loups. Sans doute, l'individu de-
meure libre d'être jésuite et de se déclarer tel. Mais l'État cou-
verait un serpent dans son sein s'il accordait un libre établisse-
meut à cet ordre militairo-politique, à ses résidences, ses mai-
sons d'instruction, ses écoles, ses couvents, ses missions. Une
bulle papale qui revienne le supprimer ou une proscription g&-
nérale par tous les États peut seule assurer la paix de l'Europe.


On ne peut pas non plus exclure les ultramontains comme
tels des fonctions publiques. L'électorat et l'éligibilité ne dépen-
dent. plus aujourd'hui des opinions religieuses Ou politiques.
L'ultramontanisme lui-même a sa légitimité relative, en ce qu'il
se rattache à une conception du monde dominante au moyen
âge, en ce qu'il porte hautement, dans la vie moderne des na-
tions, un drapeau religieux en face de l'impiété frivole.


D'ailleurs, les hommes ne sont pas toujours conséquents, et il
arrive tous les jours qu'un ultramontain qui conteste en prin-
cipe tout l'État moderne, le serve cependant très-lidèlement.
Une exclusion serait donc une perte de forces, en même temps
qu'elle porterait atteinte à la juste égalité des droits.


Mais ce n'est point à dire que l'État puisse ici se passer de
prudence. Abandonner la conduite politique de l'État aux ultra-
montains, ce serait « faire du bouc un jardinier. » Au moyen
itge, et même jusqu'au siècle dernier, l'on appelait volontiers
an timon de l'État des dignitaires ecclésiastiques : cardinaux,
évêques ou abbés. Cet usage n'est heureusement plus dans nos


n ) Telle est la disposition textuelle de l'art. 51, Const. fédér. suisse de 1874,
ancpul Canteur fait peut-être




340 LA POLITIQUE.
moeurs. Mais on y appelle trop souvent. encore des laïcs ultra-
montains, esclaves du clergé par l'esprit. Ce mal est d'autant
plus grand qu'il est moins apparent : on se méfie naturellement
du gouvernement politique d'un prêtre; le laïc ultramontain
est moins facilement soupçonné, et dépend autant de la hiérar-
chie.


Ainsi, par sa nature et ses tendances, le parti ultramontain
est inapte à gouverner


l'État moderne. Son rôle y est naturelle-
ment l'opposition.


Toute incertitude dans les principes peut être ici très-nuisible.
L'ultramontanisme a la vue courte et les idées étroites, mais il
est plein de confiance dans la grandeur et la sainteté de sa cause.
Si l'État hésite, il croit aussitôt que c'est faiblesse ou mauvaise
conscience, et quadruple ses efforts.


Les ultramontains sont pour la plupart imbus de conceptions
du passé; l'État moderne leur semble une étrangeté ; il faut
qu'ils soient élevés à le comprendre. Mais tout éducateur doit
d'abord inspirer du respect à ses élèves ; les ultramontains n'en
ont guère pour l'État, ce royaume terrestre et charnel, si infé-
rieur à l'Église, royaume éternel et spirituel de Dieu. Ils ont
donc. besoin d'être placés sous une .discipline sévère et forte qui
contraigne absolument d'obéir. Il faut leur montrer en même
temps la majesté, la sagesse, la force créatrice de l'esprit politique;
leur en faire comprendre la supériorité sur l'esprit féminin de
l'Église, faire briller à leurs yeux enfin dessillés la grandeur de
l'autorité civile. Ils sont demeurés en arrière de la civilisation et
de l'État : que l'État vienne à leur aide et complète ce que l'édu-
cation de l'Église a négligé.


L'ultramontanisme fonde sa légitimité et sa puissance sur sa
foi religieuse ; d'oit plusieurs de ses adversaires ont cru qu'on
ne le vaincrait qu'en détruisant la religion. Cette opinion radi-
cale a trouvé de nos jours des défenseurs habiles, parfois élo-
quents. line opinion plus répandue encore, c'est qu'il faut atta-
quer le catholicisme lui-même pour atteindre l'ultramontanisme
dans sa racine.


Ce sont là des erreurs dangereuses. Détruire la religion, c'est
blesser profondément, c'est révolter rame humaine. Une attaque
aussi insensée contre les rapports élevés de l'homme, à Dieu,


LES PARTIS POLITIQUES.
341


échouerait misérablement, et ramènerait aux. ultramontains
nombre de leurs adversaires actuels. De même, en s'attaq uant
au catholicisme entier, l'on renforce l'ennemi qu'on veut abattre,
et l'on se prépare des défaites au prix de triomphes passagers.
L'on rejette ainsi dans son camp toutes les tendances libérales,
nationales et humaines, que l'on rencontre aussi dans le clergé
catholique, et l'on révolte le sentiment d'honneur, la fidélité à la
tradition, et tous les préjugés sucés avec le sang des catholiques
laïcs eux-mêmes. L'ultramontanisme décuplerait ses forces, s'il
pouvait se montrer aux peuples comme le représentant et l'in-
dispensable appui de la religion et de l'Église catholique.


Le besoin d'une religion est indestructible dans l'homme, et
l'Église catholique est encore, pour des siècles, une puissance
du monde régnant sur des millions d'hommes. En luttant contre
l'ultramontanisme, les partis politiques doivent donc éviter
jusqu'à l'apparence d'une attaque contre la religion et le catho-
licisme.


Les intérêts de la religion en général peuvent toujours être
distingués de ceux de l'ultramontanisme. Mais il est parfois plus
difficile, pendant la lutte, de bien séparer ce dernier de l'Église
catholique. La distinction devient presque impossible lorsque
les représentants légitimes de celle-ci, ses papes et ses évêques,
s'identifient eux-mêmes avec le parti ultramontain. Aujourd'hui,
tout le haut clergé est devenu réactionnaire et jésuite. Pie IX
lui-même, libéral d'abord, s'est jeté dans cette voie. Son Ency-
clique du 8 décembre 1861, et le Syllabus errorum qui l'accom-
pagne, sont cieux manifestes de guerre contre les progrès de
l'esprit moderne, les principes de l'État moderne, les aspirations
modernes des nations. Ces deux actes ont donné un caractère
officiel à une grande partie des prétentions ultramontaines, et
sont venus doubler leur force. Le pontife romain y déclare en
termes exprès « qu'il ne peut se réconcilier avec la civilisation,
le progrès et le libéralisme modernes » (erreur 80) a).


a) Cette formule générale aurait peut-être besoin d'être expliquée. c'est
contre les spolations dont l'Église se plaint et contre les excès des tendances
m odernes qu'elle paraît surtout dirigée. Comp. l'abbé Peltier, Doctrine de l'Encycl.
Paris 1865: « Le progrès, le libéralisme et la civilisation modernes sont les enfants,
mais les enfants prodigues, du christianisme. Qu'on essaie de trouver une religion




342 LÀ POLITIQUE..
Ce qui montre à l'évidence combien la papauté s'égare, c'est


qu'aucun État n'a consenti à se soumettre à ses décrets. Les
gouvernements catholiques eux-mêmes, la France, l'Italie et la
Belgique, en ont formellement repoussé l'application ; et l'Au-
triche a cru devoir déclarer qu'ils n'étaient pas obligatoires pour
l'État, et n'y changeaient rien. Cependant, il est assez remar-
quable qu'aucun gouvernement n'ait entrepris de repousser
cette attaque par l'affirmation des principes modernes, et de dé-
noncer ouvertement les erreurs du pape.


Cette négligence du pouvoir civil, au lieu d'être interprétée
comme une preuve de son indifférence pour les foudres cléri-
cales ou de ses égards pour le grand âge de Pie IX, fut regardée,
dans les pays catholiques surtout, comme une faiblesse et une
ignorance de la portée des principes en jeu. Le parti ultramon-
tain n'en devint que plus audacieux, et la curie romaine prépara
la confirmation des décisions papales par un concile oecuménique.


Le monde étonné assista à cet étrange spectacle en 1869
et 1870, immédiatement avant la chute du pouvoir temporel.
Dominé par le pape et les jésuites, le concile érigea en dogme
catholique la juridiction universelle du pape et son infaillibilité
en matière de foi et de moeurs, menaçant ainsi tous les États et
toutes les civilisations d'une domination universelle, inconnue
même au moyen âge a). Et les gouvernements ont encore né-
gligemment laissé faire!


plus amie du progrès et de la liberté dans le bien, s etc. (sur l'erreur 80, p. 202).
Monseigneur de Ségur, La liberté, Paris, 1870, p. 208, distingue subtilement :
« En tant qu'hypothèse, c.-à-d. comme arrangements transitoires conformes aux
circonstances particulières de tel ou tel peuple » (mais qui jugera des circons-
tances ? ), « les libertés modernes peuvent are acceptées, et les enfants de
l'Église peuvent les défendre et s'en servir le mieux possible dans Vintérét de la
religion et de la justice. Comme thèse, c.-à-d. comme question de doctrine...,
dans tous les siècles, les théories connues sous le nom de libertés modernes sont
des erreurs, des erreurs absolument condamnables; un catholique ne peut les
soutenir en conscience... En pratiquant l'hypothèse, tenons ferme à la thèse...,
notre boussole. » Mais l'homme d'État ne poursuit jamais que des « arrange-
ments transitoires conformes au temps et aux lieux. » Il est donc toujours dans
l'hypothèse, c'est toujours celle-ci qu'il pratiquera, et il reléguera la thèse dans
ses vieux cartons.


a) Le pape n'est infaillible que lorsqu'il définit ex cathedrd une doctrine sur
la foi et les moeurs (const. 18 juillet 1870). Ce dogme ne change rien encore
au pouvoir indirect tel qu'il est enseigné par l'abbé Bianchi (V. supra p. 168) ; seule"


LES PARTIS POLITIQUES.
343


Une nouvelle ère de combats s'ouvre depuis lors. Les espé-
rances. fondées sur l'empire français pour la restauration du
pouvoir temporel se sont évanouies : les victoires allemandes
ont sauvé encore une fois la liberté et la civilisation. Mais une
nation isolée ne saurait assurer le triomphe définitif. L'ennemi
universel ne peut être complétement vaincu que par une ligue
internationale. Les États comprennent lentement qu'ils ont les
mêmes intérêts, les mêmes droits, la même liberté à défendre,
et le nombre de ceux qui acceptent décidément la lutte augmente
petit à petit dans les deux mondes.


Aucune paix sincère et durable n'est possible, aussi long-
temps que l'Église catholique n'aura pas abandonné ses préten-
tions de domination universelle ; qu'elle n'aura pas reconnu, au
moins en fait, la souveraineté de l'État dans le domaine de la
politique et du droit, la liberté de la science et dela conscience;
qu'elle n'aura pas renoncé à ses prétentions d'immunités et de
priviléges. Malheureusement, elle ne s'y résignera pas de si tôt;
et quand les événements l'y contraindront, elle ne le fera qu'en
protestant. L'avenir immédiat peut donc tout au plus nous pro-
mettre des armistices. Plus l'éducation du jeune clergé demeu-
rera jésuitique, moins il est probable qu'un modus vivendi puisse
même aboutir à une paix relative.


L'entière liberté que l'État moderne est si disposé à accorder à
l'Église dans le domaine religieux n'est même point une solu-
tion ; car ce que la doctrine ultramontaine appelle sa liberté,
c'est l'assujettissement du pouvoir civil.


Au nom de sa liberté, elle demande à l'État d'étouffer tout ce
qu'elle prétend erreur, d'extirper l'hérésie, de forcer les cons-
ciences à se soumettre au dogme; elle proclame la nullité des
lois contraires à ses prétentions ; elle réclame le plus large pou-
voir disciplinaire de Rome sur les cardinaux et les évêques, des
évêques sur le clergé inférieur, la direction des écoles publi-


ment, il donne au pape le pouvoir grave de définir à lui seul, et dogmatiquement,
les rapports de l'Église et de l'État. M. de Genoude écrivait en 1543: « Il est
évident que, si, d'après le dogme catholique, le pape était infaillible et souverain
absolu, il serait impossible que les 40.000 prètres français rie devinssent pas,
dans telle ou telle circonstance, les instruments d'un pouvoir extérieur qui pull ait
ètre en lutte contre le pouvoir public » (Voir sa Préface à la Défense de l'Église


de Bossuet, Paris 1845).




344 LA POLITIQUE.
ques, etc. Et cependant. l'État ne peut lui accorder que la liberté
qu'il accorde à chacun, par suite, une liberté modérée et limitée
par la liberté générale.


L'indépendance de l'Église et de l'État ne résout pas davantage
le conflit. Sans doute, la distinction essentielle des choses de l'État
et de l'Église est un besoin de notre temps, et répond à une ana-
lyse plus délicate de la cause et du but. On évite nombre de dif-
ficultés en déterminant la sphère dans laquelle l'Église peut se
mouvoir librement, sous la protection de l'État également libre
dans la sienne; c'est là le sens de la maxime moderne : « l'Église
libre dans l'Étal libre. Mais le parti ultramontain se révolte
contre cette mesure, et Pie IX la condamne comme une erreur
(err. 55) a). Cc qu'ils veulent au fond, c'est « l'État sujet
dans l'Église libre. » De plus, il reste toujours un grand nombre
de points de contact entre les deux domaines; plusieurs conflits
d'attribution peuvent ainsi s'élever même sous le régime de sé-
paration; le principe de liberté lui-même les engendre; et quand
les citoyens ont à se demander s'ils doivent obéir à l'Église ou à
l'État, l'harmonie entre la vie religieuse et la vie politique est
facilement rompue, et la division règne dans toutes les têtes et
dans tous les coeurs.


Que l'État se rappelle, dans ces difficultés inévitables, qu'il
n'a pas seulement à protéger ses propres intérêts, mais aussi
ceux de la morale et de la religion, dont l'Église est le représen-
tant naturel, et qu'il a affaire à un adversaire redoutable, habile
à exploiter toute faiblesse comme tout excès. L'Église est la
femme, et les larmes de la femme ont souvent triomphé de la
force de l'homme. L'Église catholique peut être comparée à une
noble dame, qui sans doute n'a plus ses armées de guerriers
comme au moyen âge, mais dont les influences muettes peuvent
encore porter le trouble jusque dans l'état-major du puissant État.
Les foudres et les interdits de la curie n'effraient plus guère,
mais les intrigues de cour et l'excitation des masses peuvent
encore susciter de graves périls.


a) La formule condamnée est ainsi conçue : « Ecclesia a Statu, Statusque ab
Ectlesia sejungendug est. » C'est donc laséparation, repoussée par M. Bluntschli
lui-même (vol. p. 417 et 418), plutôt que la distinction, et l'indépendance des
deux pouvoirs qui semble être condamnée.


LES PARTIS POLITIQUES.
345


Depuis vingt ans environ, les États ont généralement manqué
de prévoyance et d'énergie. ils ont généreusement renoncé à des
moyens traditionnels de défense, comme en 1848, où ils renon-
cèrent au placet sans même régler la procédure à suivre en cas
d'abus (recursus ob abusum). Ils n'ont plus voulu des moyens pré-
ventifs, et ont négligé les répressifs, assurant ainsi à l'Église
romaine une pleine indépendance, sans prendre garde qu'elle
contestait celle de l'État. Depuis l'exemple donné par l'Autriche
en 4854, plusieurs États se sont même abaissés servilement de-
vant elle, et se sont laissé lier les mains. Soit présomption, soit
crainte puérile, l'autorité civile se désarmait insensiblement.
L'histoire de ces luttes enregistrera autant de fautes que de fai-
blesses.


L'État ne devrait jamais oublier qu'il ne peut en aucun cas
renoncer à sa souveraineté, c'est-à-dire à sa pleine indépendance
politique et à sa suprématie sur l'Église elle-même en matière
de droit public et de droit privé. Il est ici l'autorité suprême,
unique ; seul il fait la loi, seul il gouverne, seul il rend la justice.
Le droit, avec la contrainte qui le sanctionne, est par sa nature
affaire de l'État. L'État seul a pouvoir sur la liberté et la fortune,
le corps et la vie. L'Église, par sa nature et sa mission religieuse
et morale, n'a que des moyens moraux d'influence et d'action.
Elle peut être autonome et avoir un pouvoir disciplinaire externe,
mais seulement dans les limites des lois et sous l'assentiment et le
contrôle de l'État. Ces principes ne sont contestés par les ultra-
montains et par la hiérarchie qu'avec une certaine hésitation,
en raison des lois et des traditions de l'Église, qui lui défendent
d'user directement de violence ; même au moyen âge, elle in-
voquait le bras séculier. Pour y contredire, l'Église est forcée de
soutenir que « son glaive » est supérieur à celui de l'État, et que
le pouvoir de contrainte de l'État est tout simplement à son ser-
vice, conception qui pouvait être acceptée par l'ignorance des
temps féodaux, mais que le monde moderne repousse sans hé-
siter.


L'attitude que prendront les catholiques laïcs est très-impor-
tante dans toutes ces questions. L'ultramontanisme passera aux
yeux de beaucoup pour la religion elle-même, aussi longtemps
(lue c'est l'État seul qui le combat. Pour faire tomber cette




346 LA POLITIQUE.
apparence trompeuse, il faut que les catholiques eux-mêmes se
déclarent contre lui.


Il est étrange qu'ils se laissent encore aujourd'hui conduire
par leurs prêtres comme des mineurs, et qu'ils se soumettent,
au moins dans la forme, à une Église dans laquelle ils n'ont ni
voix ni conseil. Ces mêmes hommes qui veulent concourir à la
législation, participer à la justice par les jurés et les Seltaffen,
contrôler toute l'administration politique et économique, et qui
nomment eux-mêmes leurs bourgmestres, leurs maires, leurs
conseils municipaux, s'inclinent humblement devant l'autorité
du pape et des conciles, des évêques et des curés, et n'osent de-
mander aucune part dans la constitution, les lois, le pouvoir
disciplinaire de l'Église, aucun contrôle des fonctions ecclésias-
tiques! Contrairement à l'ancien droit canon lui-même, ils vont
jusqu'à permettre la nomination des curés des communes par la
hiérarchie et sans leur concours; et ils semblent encore heureux
si on leur laisse quelque influence dans la gestion du patri-
moine des fabriques et des fondations locales.


Cette attitude pleine de faiblesse explique, sans la légitimer,
l'omnipotence du clergé catholique. C'est la soumission aveugle
et servile des laïcs qui fait sa puissance. Leur autorité se tempé-
rera dès que ces derniers, se ressouvenant de leur qualité
d'hommes et de chrétiens, auront le courage d'affirmer les
droits de la raison moderne. On ne pourra continuer à les
traiter en enfants sous tutelle, dès qu'ils se présenteront en
hommes libres, capables d'agir et de penser avec indépendance.
Mais, qu'ils soient politiquement conservateurs ou libéraux,
pour reconquérir leur liberté, il faut qu'ils rompent avec l'abso-
lutisme papal, et qu'ils exigent une transformation nationale de
la constitution de l'Église.


Individuellement, le catholique peut aujourd'hui facilement se
mettre à l'abri de la tyrannie du clergé, du moins dans les vil-
les. Il y a longtemps que l'Église n'ose plus y faire valoir ses
prétentions autoritaires. Elle souleva même une protestation uni-
verselle, quand, récemment, elle tenta de faire usage de l'an-
cienne excommunication dans le pays de Baden. Mais cette pos-
sibilité d'indépendance n'assure point encore l'affranchissement
général. L'ancienne domination persiste dans les familles sur les


LES PARTIS POLITIQUES.
347


femmes et les enfants des hommes indépendants eux-mêmes, et.
les masses ne parviennent pas à s'y soustraire. Pour triompher,
il faut que les communes, le pays entier, les États, forment un
seul faisceau de leurs forces.


Au reste, le succès final ne saurait être douteux. L'ultramon-
tanisme, appartenant essentiellement au passé, est destiné à
périr. Ignorant des progrès modernes, comment pourrait-il en
triompher? Il se jette à la traverse d'une marche nécessaire ; la
grande roue de l'histoire universelle le broiera, et poursuivra
sa course. Ce résultat peut être retardé; il ne saurait être em-
pêché.




CHAPITRE IV.


La théorie de Stahl.


La théorie des « partis dans l'Église et dans l'État, » que Frie-
drich Julius Stahl enseigna à l'université de Berlin, et qui ne fut
publiée qu'après sa mort (Berlin 1863), quoique née dans un
autre terrain que la conception ultramontaine, s'en rapproche
par une intime parenté. Un courant théocratique la pénètre
également ; elle mêle aussi la religion et le droit, l'autorité di-
vine et les institutions humaines. Frédéric-Guillaume IV avait
fait régner à Berlin, ville cependant très-moderne et capitale
d'un État moderne, une sorte de romantisme féodal que Stahl
servait avec zèle et dévouement , et qui essayait, assez étrange-
ment, d'unir les tendances catholiques avec la dogmatique lu-
thérienne et le piétisme, et d'apprêter ce mélange au goût de
notre époque, en l'assaisonnant d'idées scientifiques modernes,
empruntées surtout à la philosophie de Schelling. Stahl, grand
artiste dans la confection des formules qui donnaient cours à ce
système, professeur et écrivain de génie, orateur politique et chef
de parti dans la chambre des seigneurs, soutint ces doctrines
avec un prodigieux succès. La Prusse semblait avoir oublié sa
mission libérale; une certaine analogie d'idées rapprochait la
réaction jésuitique de Rome et le système piétiste-féoda l de


LES PARTIS POLITIQUES. 349
Berlin. Si les amis de l'idée nationale allemande doutèrent. un
instant de la Prusse ; si, après 1848, celle-ci se jeta clans la po-
litique de la légitimité, et se remit à Schlepptau à la remorque
de l'Autriche ; si les divisions entre les nobles et les bourgeois,
la bureaucratie et les libéraux, s'aigrissaient tous les jours
davantage, c'est en grande partie aux théories de Stahl qu'il
faut le rapporter. Indiquons-en donc les traits essentiels.


Stahl ramène tous les partis à l'un ou l'autre de ces deux
pôles : révolution ou légitimité. La plupart des hommes intelli-
gents, en Allemagne du moins, croient cependant n'être ni ré-
volutionnaires ni légitimistes. Il n'importe; Stahl les classe
tous, bon gré mal gré, dans l'un de ces camps : la gauche ou la
révolution, la droite ou la légitimité; le centre se partage entre
les deux -


extrêmes, et disparait.
Pour justifier cet artifice dialectique, Stahl affirme que ces


expressions ont un sens tout différent du sens vulgaire. Suivant
lui, la révolution n'est pas simplement le renversement ou la
transformation violente de la constitution de l'État, c'est-à-dire
un événement de l'histoire, mais un principe, un « système po-
litique. » C'est la « révolte, » s'écrie-t-il, qui n'est que le ren-
versement d'un pouvoir établi ; la « révolution » est le renverse-
ment des rapports eux-mêmes de pouvoir, car elle met l'autorité
et la loi au-dessous des hommes, quand leur place est au-dessus.
« La souveraineté de la volonté nationale, le renouvellement de
la société traditionnelle » (c'est-à-dire, sans doute, l'entière dis-
solution des anciens ordres), « les droits naturels mis au-dessus
des institutions, au lieu d'être mesurés sur elles, voilà la révo-
lution. Aussi la révolution n'existe-t-elle, du moins complète-
ment, que depuis 1789 » (p. 2).


De même, suivant Stahl, la légitimité n'est pas seulement le
maintien et le respect du droit dynastique traditionnel, et moins
encore la simple fidélité à la constitution et aux lois, mais un
dogme politique : « de comprends sous ce nom, » « tous les
partis qui reconnaissent un principe supérieur absolument obli-
gatoire, un ordre établi par Dieu, au-dessus de la volonté natio-
nale et du caprice des princes; tous ceux qui placent ainsi le
fondement de l'ordre public eu dehors du droit et de l'utilité de
l'homme, de la liberté de la nation et de la sécurité mécanique




350 LA. POLITIQUE.
de la société » 3.). Enfin, toute la lutte moderne se résume
ainsi : « Est-ce l'ordre établi par Dieu, ou la volonté de
l'homme, qui dominera le monde moral? »


On le voit : au fond, ce que Stahl oppose, c'est le droit hu-
main et le droit divin. Ainsi comprise, sa théorie est moins an-
tipathique que ses expressions, qui rappellent trop l'ancienne
catégorie perse d'Ormuz et Ahriman, ou l'ancien Dieu et l'ancien
Diable chrétiens. Pour Stahl, la révolution est toujours un crime
contre Dieu, une entreprise insensée contre le ciel. Il a une
haine non dissimulée pour tous ceux qui fondent humainement
l'État, et un zèle outré pour le droit divin, nuisibles dans un exa-
men scientifique surtout.


11 serait temps qu'on cessât d'attribuer aux principes de 1789
les horreurs de 4792 et 1793 et tous les excès des passions. Ces
crimes ne sont pas plus imputables aux « Droits de l'homme »
que la Saint-Barthélemy de 1572 à la religion chrétienne. Les
lazzaroni et les sanfédistes déchaînés par le cardinal Rue, en
1799, ont ensanglanté Naples au nom de la religion et du droit
divin des rois, de même que Marat et les septembriseurs avaient
ensanglanté Paris au nom de l'égalité et de la liberté. Ce ne sont
pas les principes, mais les passions fanatiques qui sont les vrais
coupables. Tout ce qu'il faut en retenir, c'est qu'un principe,
même vrai, mène toujours aux excès, quand, ne l'envisageant
que d'un côté, on veut l'appliquer absolument. Le droit divin
pousse même plus facilement dans cette voie que le prin-
cipe du droit humain , car il s'appuie sur la volonté réelle-
ment absolue de Dieu, pendant que le second ne peut être com-
pris absolumen t que par une méconnaissance de la nature relative
de l'homme.


Dire que l'État et le droit sont l'ordre établi par Dieu même,
ou les concevoir comme l'o3uvre des hommes, c'est sans doute
formuler deux principes différents. Le premier régnait seul au
moyen âge, et la monarchie absolue en fit ensuite sa pierre angu-
laire; le second l'emporte de nos jours dans la science et dans
la politique pratique, et il mène aux idées constitutionnelles et
libérales. Mais est-ce vraiment la révolution de '1789 qui a la
première compris et formulé cette opposition des deux prin-
cipes? Comment l'affirmer, alors que, de Grotius jusqu'à Kant, la


LES PARTIS POLITIQUES.
351


théorie des droits naturel, « ce soubassement scientifique de la
révolution, » comme dit Stahl, part toujours du principe hu-
main, et que la politique générale de l'âge moderne l'a mis
en pratique dès le milieu du xvni° siècle?


Les idées du moyen âge exercèrent encore une très-grande
influence dans la révolution anglaise de 1648. C'étaient surtout
des mobiles religieux qui agitaient les presbytériens et les puri-
ritains; l'esprit partiarcal-démocratique luttait contre l'esprit
épiscopal-aristocratique; les deux partis invoquaient chacun
leur droit divin, et s'anathématisaient avec les textes de la Bible.
Quelques rares penseurs, comme Milton et Hobbes, s'élevaient
seuls au-dessus de ces conceptions, défendant ou attaquant la
révolution avec les armes humaines de la philosophie et de l'his-
toire. Mais le principe humain de l'État est déjà triomphant lors
de la seconde révolution anglaise de 4689, et c'est en vain que
Jacques II invoque alors son droit divin contre la loi du parle-
ment. Bientôt après, Frédéric Il se déclare énergiquement dans
le même. sens, et rompt avec les idées de toutes les autres cours
du continent : « La plupart des princes, » s'écrie-t-il, « s'ima-
ginent que Dieu a créé exprès, et par attention toute particu-
lière pour leur grandeur, leur félicité et leur orgueil, cette mul-
titude d'hommes dont le salut leur est commis, et que leurs
sujets ne sont destinés qu'à être les instruments et les ministres
(le leurs passions déréglées... Ces faux principes sont la source
empoisonnée des malheurs de l'Europe... Si les princes se défai-
saient de ces idées erronées, et qu'ils voulussent. remonter
jusqu'au but de leur institution, ils verraient que leur élévation
n'est que l'ouvrage des peuples'. » n La révolution » est donc
bien antérieure à '1789; elle serait née plutôt en 1740, avec
l'avènement du grand roi de la Prusse. L'indépendance des
États-Unis est fondée sur le même principe humain (1776). Les
Américains proclamèrent avant Paris le droit d'une nation libre
de renverser la tyrannie, « de se donner un gouvernement, et
d'en ordonner les pouvoirs pour le mieux de la stireté et du bien
publics. » Et cependant, loin d'être « des impies, » comme dit


Comp. Bluntschli, Gesell. des allgem. Statsreeld. p. 2:30 [O•urres de Fré-
déric te Grand, VIII, Etat présent du corps politique de l'Europe].




332 Là. POLITIQUE.
Stahl, ils reconnaissaient respectueusement que la création de


Dieu, qui a fait l'homme sociable, est la cause première et origi-
nelle de la liberté et des droits de l'individu et de la nation.


C'est qu'en opposant le droit humain au droit divin, l'on sou-
tient simplement que l'homme, ayant l'intelligence des choses
naturelles, de ses besoins et de ses moyens, doit ordonner ses rela-
tions avec raison et liberté, sans s'incliner devant une prétendue
autorité d'en haut, qu'elle vienne des prêtres ou de la puissance
mystérieuse de la tradition. Ce que l'on veut ainsi, c'est que
l'invocation mystique des ordres de Dieu, ne détermine ni la
science ni la politique, et que l'homme, au lieu de compter
paresseusement sur une intervention du ciel, fasse pleinement
usage de ses forces.


Au reste, cette opposition des deux principes ne se trouve
pas que dans le monde moderne comparé au moyen âge. Elle
distingue également toutes les conceptions politiques des Grecs
et des Romains, de la théocratie absolue ou mixte de l'Asie
occidentale. On peut dire que l'un caractérise l'Europe, l'autre


l'Asie.
Un trait essentiel du droit humain, mis en relief par les


Romains, c'est de n'ordonner que les choses extérieures, et ainsi
sûrement reconnaissables. C'est pour cela qu'il protège également
les bons et les méchants, tant qu'ils ne violent pas les droits
d'autrui. Le droit humain ne veut pas dominer les consciences;
il n'a aucun pouvoir sur elles; il en laisse le soin au tribunal
de Dieu, et formule cet axiome d'or : « Quivis prxeumitur
bonus. »


Stahl, à la manière des théologiens, part précisément du
principe contraire : « Les pensées de l'homme sont mauvaises
dès sa jeunesse. L'homme n'est pas seulement faible et impar-
fait ; son âme s'est détournée de Dieu, et elle est tombée dans
l'égoïsme et le péché » (p. 68). Ceci devait naturellement le
conduire à l'axiome : « Quivis prxsumitur malus, » acceptable
peut-être au confessionnal, impossible au prétoire.


Mais un esprit vraiment religieux, toujours pénétré de la fai-
blesse humaine en présence de la perfection infinie de Dieu, eut
au moins appliqué cette règle d'humilité à tous les hommes.
Jésus ne refusa-t-il. pas de se laisser appeler « bon maitre; » car,


LES PARTIS POLITIQUES.
333


disait il, « Dieu seul est bon ? » Stahl, au contraire, n'applique
sa maxime qu'au menu peuple, et point « à l'autorité instituée
par Dieu. » Il tonne sans relâche contre les fautes et la corrup-
tion des sujets ; il ignore autant que possible celles des grands.
Il s'imagine que sa théorie est ainsi très-chrétienne; et il va à
l'encontre du Christ, qui flagellait « les scribes et les pharisiens, »
c'est-à-dire « l'autorité établie par Dieu » et les « légitimistes »
d'alors, et qui épargnait les humbles et les petits. Rien mieux :
« La différence, » s'écrie-t-il, « entre les crimes des princes et les
crimes des peuples, c'est que les crimes des princes gardent un
caractère humain, tandis que les crimes des peuples ont quelque
chose de diabolique. Qui ne veut obéir qu'à un gouvernement par-
fait, n'obéit à personne sur terre, et par conséquent est essentiel-
lement anarchiste » (traduisez: les efforts pour se garantir des abus
et des fautes du pouvoir sont une révolte continuelle contre Dieu
même); « Dieu nous ordonne précisément, à l'encontre de nos
tendances naturelles, de ne voir que la sainteté (le l'office établi
par lui, et d'oublier l'indignité du fonctionnaire » (p. 332). — Ainsi,
la doctrine catholique de la sainteté du sacerdoce couvrant l'in-
dignité du prêtre, est élevée au rang de dogme politique, sys-
tème convenable pour une race stupide de barbares, et que l'on
ose proposer aux Européens modernes ! — « C'est un crime du
temps, c'est-à-dire un crime des petits » (textuel!), « de suppor-
ter difficilement les distinctions de la fortune, de l'honneur et
du rang, qui ont pour but unique la satisfaction personnelle
du détenteur, qui ne sont qu'une propriété, sans être une mission
et une fonction pour le bien de la communauté » (p. 333). Ainsi,
Stahl repousse, pour l'aristocratie des riches et des puissants,
le précepte moral qui défend à l'homme de faire de son intérêt
sa suprême loi. Jésus enseignait directement le contraire, et
c'était pour réfréner l'égoïsme des riches qu'il s'écriait : « I1 est
plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille
qu'a un riche d'entrer dans le royaume du ciel. » Au milieu de
cet encens adultère que notre doctrinaire ,, chrétien » prodigue
aux puissants, il est assez insignifiant de l'entendre ajouter
« que les nobles (Junker) qui aiment mieux leurs plaisirs que
leurs devoirs sont un mal, mais non la vraie aristocratie. »(Ibid.)


23




351k LA POLITIQUE.
Stahl distingue trois degrés dans « le grand parti de la révo-


lution : » les libéraux, les démocrates ou radicaux, et les socialistes


et communistes.
Le parti libéral tend « au règne de la bourgeoisie (Mittelstand)


et de la liberté individuelle » (p. 72) ; il veut « une application
modérée des idées de la révolution, évitant les extrêmes dans
les institutions et la violence dans les moyens » (p. '71); donc,
« il s'arrête au milieu de sa voie, n'osant faire les choses qu'à
demi. » Ce parti se considère comme le représentant du régime
constitutionnel, du pouvoir des chambres, du parlementarisme;
il cherche également à abaisser la royauté et à écarter les classes
inférieures ; il dissout les provinces pour former des départe-
ments, supprime toute différence entre la ville et la campagne,
détruit les ordres et les corporations, refuse aux maîtres de mé-
tiers toute contrainte disciplinaire sur les compagnons et appren-
tis, veut abolir le colonat et les baux héréditaires pour n'avoir
plus que des pleins propriétaires (p. 82 et 83).


On croirait du moins que l'affranchissement des ouvriers et
des agriculteurs profite davantage aux classes inférieures qu'à
la « bourgeoisie. » Erreur : Stahl voit « une émancipation de la
loi marquée par Dieu à la société » jusque dans la tendance
moderne qui rend.à ces classes, trop longtemps opprimées, leurs
droits et leur dignité d'hommes (p. 85). Mais pourquoi le sys-
tème des corporations et le colonat seraient-ils plus divins que
la liberté de l'industrie ou la propriété libre? D'oit vient donc la
liberté personnelle, si ce n'est de notre nature telle que Dieu l'a
faite? Les institutions du moyen âge ne sont-elles pas aussi des
institutions humaines? Elles pouvaient être bonnes autrefois, et
peuvent être mauvaises aujourd'hui. Si l'âme pieuse rapporte à
Dieu leur naissance, pourquoi pas leur chute? La servitude
serait donc plus divine que la liberté? Mais c'est « la vérité ren-
versée! »


« L'humanité (Menschlichkeii) séparée de la crainte de Dieu: »
tel est le principe du libéralisme (p. 108). « Certain chevalier pil-
lard du moyen âge avait pris pour devise : l'Ami de Dieu, l'Ennemi
des hommes. » Le libéralisme a retourné la phrase ; il est « l'en


-nemi de Dieu, l'ami de tous les hommes. » Les libéraux sont


des impies; parce qu'ils conçoivent humainement l'État, et I




LES PARTtS POLITIQUES.
355


société, parce qu'ils repoussent au nom de la liberté de cons-
cience toute religion d'Etat, parce qu'ils distinguent nettement
la religion de la politique. Stahl est encore ici en contradiction
tant avec la marche générale de l'histoire politique d'Europe
d'Amérique qu'avec les principes du Christ, qui ne voulait
point fonder une religion d'État, et qui distinguait, au nom de la
religion, le royaume de Dieu et le royaume de l'empereur, aussi
soigneusement que la science moderne le fait au nom du droit
et de l'État.


Le parti démocratique n'est « qu'un renchérissement du libé-




ralisme. » Après les modérés, les extrêmes : « de ce parti,
c'est l'apothéose de l'espèce humaine, donc le pouvoir absolu, la
glorification absolue, l'égalité absolue de la nation.


» Le libé-
ralisme repose sur les classes moyennes ; le démocratisme sur
les masses populaires. Son but, c'est la république. Il veut la
souveraineté absolue da peuple avec toutes ses conséquences,
sans réserve et sans trêve, toujours effective (p. 79); il n'en
souffre aucun tempérament, ni deux chambres, ni élections à
cieux degrés, ni séparation des pouvoirs (p. 181). Il n'est pas
même tolérant en matière religieuse, et décrète une religion
d'État comme un devoir civique (p. 183). La distinction des
talents est elle-même un crime devant son principe égalitaire.
Il invoque la fraternité ; mais ce n'est point la charité chré -
tiennè, c'est « la divinisation réciproque et la divinisation géné-
rale de l'espèce humaine » qu'il décore de ce nom. La charité
chrétienne est humilité et dévouement; la fraternité démocra-
tique, égoïsme et orgueil. L'une est amour des individus, l'autre
indifférence, et n'est fanatique que pour l'idée abstraite de


l'homme » (p. '185). La violence enfin est le moyen caracté-
ristique du démocratisme. »


C'est « le parti de l'anarchie. » La légalité et l'ordre dont il
se vante, rie sont que la tyrannie des majorités » (p. 189). Il ne
se soumet même pas à l'autorité d'une assemblée. Son élément,
c'est le plébiscite et l'émeute; ses armes, les sourdes menées et
les conspirations. Un seul courant y règne en permanence, celui
de bas en haut, attaquant tout pouvoir et toute distinction »
(p. 190).


Si ce portrait peut convenir à certains partis radicaux de




:356 LA POLITIQUE.
l'Europe, Stahl lui-même est forcé de reconnaitre qu'il ne s'ap-
plique nullement à la constitution démocratique i des États-
Unis, et que celle-ci est un système représentatif dans le sens
républicain, aussi développé que l'Angleterre l'est dans le sens
monarchique-aristocratique . Mais alors, comment le célèbre au-
teur peut-il logiquement repousser toute démocratie comme
révolutionnaire ? Stahl d'ailleurs blâme sévèrement la « révolte »
de l'Amérique contre l'Angleterre : c'est en la soutenant que
la France, « par une juste Némésis, » a appelé la révolution dans
son sein (p. '161). Ici encore, il oublie que Frédéric lI l'appuy&
également, et que la Prusse ne fit que s'élever et grandir. Cepen-
dant il veut bien admettre que la constitution américaine
repose sur certaines bases naturelles et historiques, et qu'elle
n'est pas aussi condamnable que les idéals des démocrates euro-
péens; mais il ajoute aussitôt qu'elle serait impossible en
Europe.


Le parti démocratique n'est qu'un second degré de la révolu-.
tion : « la fin nécessaire de sa marche, c'est le socialisme. »
« C'est là la conclusion nationale-économique nécessaire (le la
démocratie arrivée à la pleine conscience d'elle-même » (p. 212);
et, pour Stahl, le socialisme n'est qu'une variété du commu-
nisme, malgré les égards qu'il prétend avoir pour les différences
individuelles des talents, des besoins, des prestations.


Les adhérents naturels des idées communistes-socialistes
sont en général les grandes classes populaires, mais plus spé-
cialement les ouvriers qui n'ont rien, c'est-à-dire, « en somme,
une classe sans situation fixe dans la société, et placée dans la
dépendance complète d'un donneur d'ouvrage » (p. 233).


Ce parti ne poursuit pas « la réforme de l'État, mais celle de
la société; il veut moins une organisation du pouvoir qu'une
transformation de la propriété, de l'acquisition, de l'existence
privée » (p. 233).


Proudhon avait dit : « La propriété, c'est le vol. » Stahl répond
avec raison qu'elle est « une exigence de notre nature et de la
vie commune, parce qu'elle est la condition nécessaire de la
pleine personnalité de l'homme, la base de toute culture indi-
viduelle » (p. 257) : « L'individualité ne peut se manifester que
si l'homme peut ordonner librement sa manière de vivre, et


LES PARTIS POLITIQUES.
357


cela n'est possible que par la propriété; l'homme se révèle par
le mode et la mesure de ses acquisitions » (p. 258). Pourquoi
faut-il que Stahl obscurcisse ces vérités en donnant à la pro-
priété un fondement religieux au lieu d'un fondement humain
et économique, en faisant gothiquement de la royauté une pro-
priété, et en l'asseyant en Chaque espèce sur une institution
divine ! « C'est, » dit-il, « la main de Dieu qui a placé sur le
trône d'Autriche la maison de Habsbourg, et non la maison de
Kossuth. C'est par un don de Dieu qu'un Goethe ou un Dieffen-
bach ont fait ce que les autres ne pouvaient faire, et que leurs
oeuvres ont plus de prix que celles de cent hommes ensemble ;
que le gosier d'une Jenny Lind est un capital ; que A et B sont
nés avant X et Y, et ont pris possession du sol fertile « (p. 262).
« Sans le christianisme, point de royauté, point même de pro-
priété » (p. 263.)


Sans doute, répondrons-nous, l'admirable nature de l'homme
ne s'explique pas sans Dieu, et les dons individuels eux-mêmes
ont en lui leur source dernière. Mais le travail vient de l'homme;
il est la manifestation de son activité ; et il en est de môme de
l'établissement et de la conservation de la propriété. La religion
demande à l'homme l'entier sacrifice de son esprit à l'esprit
divin. En elle-même, elle ignore donc la propriété, qui est la
domination des choses matérielles. Aussi le Christ, loin de con-
seiller à ses apôtres d'acquérir des terres, alla jusqu'à leur pres-
crire l'abandon de leurs biens.


Nous comprenons très-bien le sentiment religieux qui rap-
porte à Dieu tous les biens, et le remercie avec effusion de ses
dons. Mais ce qui est inadmissible, c'est la transformation de
cette pieuse pensée en principe scientifique de droit ou de poli-
tique, alors que les plans de Dieu dans l'histoire universelle et
son action dans chaque cas particulier ne peuvent être reconnus
d'avance avec quelque certitude. Pourquoi rapporter à la Pro-
vidence le règne de Jacques II d'Angleterre, plutôt que le règne
de Cromwell ou de Guillaume III ? comment voir sa main dans
le gouvernement séculaire de la France par les Bourbons, et la
rejeter dans l'avènement des Napoléons ? pourquoi dans l'op-
pression de l'Italie par l'Autriche ou la France, et non dans son
unification sous Victor-Emmanuel?




358 LA POLITIQUE.
Il est assez commode de n'attribuer à la Providence qu'une


moitié de l'histoire, comme l'avénement des dynasties du moyen
âge, et de nier son action dans la période moderne qui les a
renversées. Le doigt de Dieu serait-il donc absent de l'histoire
moderne? ne peut-il plus élever et renverser les trônes? n'a-t-il
pas pu permettre, autrefois aussi, des usurpations et des révo-
lutions ?


L'histoire du monde continue sa marche géante, sans souci
des scrupules et des superstitions légitimistes, qui s'imaginent
que Dieu va gouverner le monde à leur gré, et qui ne permettent
rnême pas, en réalité, de comprendre l'histoire universelle sous
un jour vraiment religieux. Soyons plus modestes. L'étude des
voies dela Providence n'a guère de base scientifique qu'à l'égard
de la marche générale des temps passés. Elle ne saurait ni décou-
vrir l'avenir, ni déterminer la vie politique actuelle.


La méthode scientifique-humaine est seule vraiment féconde
dans l'étude des choses et de la société ,humaines : pour com-
prendre ce que l'homme peut et doit faire, il faut comprendre
d'abord ce qu'il a produit et ce qu'il a détruit lui-même. La
vraie méthode de la science humaine du droit et de l'État, s'ar-
rête à ce qui est humainement intelligible.


Stahl essaie aussi d'indiquer le remède des maux contempo-
rains. 11 faut, suivant lui, « régler la concurrence, et restaurer
ainsi un principe du passé; pousser à l'association, et développer
ainsi un principe de » Le socialisme lui aurait en outre
montré « la nécessité d'unir le social et le politique, c'est-à-dire les
rapports de possession et les rapports d'autorité ; » il veut, en con-
séquence, « le pouvoir magistral des propriétaires sur leurs ou-
vriers, des maîtres sur leurs compagnons, de la corporation sur
les maîtres » (p. 288). Encore ici et toujours, c'est au moyen
âge qu'il nous ramène. •


Mais si, dans sa peinture de « la révolution, » les partis extrêmes
lui paraissent à peu près les seuls logiques, il a quelque répu-
gnance à juger de même quand il étudie les partis de la « légiti-
mité. » Sa situation politique lui impose ici des ménagement s :
il craindrait de se montrer aussi catholique-réactionnaire que
de Maistre, ou aussi patrimonial que Louis de Haller.


Les représentants naturels du principe de la »


LES PARTIS POLITIQUES.
359


s'écrie-t-il, « sont les princes d'abord, puis la noblesse, puis
l'armée, enfin le clergé orthodoxe. » Il forme ainsi son parti de
toutes les autorités politiques et religieuses, de tous les repré-
tants du privilége historique et du pouvoir militaire, pour lui
opposer toutes les classes bourgeoises et populaires, qu'il entasse
dans le parti de la révolution. Deux armées se partagent ainsi
l'État : les gouvernants, ou « les soldats de Dieu ; » les gouver-
nés, « tous suspects d'hostilité contre l'ordre divin, portés
par nature à la révolution, enfants du péché, continuateurs de
Satan. »


En vain lui crie-t-on que la bourgeoisie cultivée, sans être'
légitimiste, est cependant naturellement hostile aux révolutions.
Comme le patriarche du Nathan de Lessing, il répond impertur-
bablement : « N'importe, qu'on brûle le Juif. » En vain lui mon-
tre-t-on que les grandes classes populaires forment, dans l'opi-
nion des plus grands princes et des meilleurs hommes d'État,
le plus ferme appui de la monarchie et le plus important objet
de l'art de gouverner. Pour lui, elles demeurent un danger per-
manent de révolution, car le sentiment de leur force les rend
toujours prêtes à renverser l'État. Enfin, les nombreux ouvriers
qui gagnent leur pain quotidien à la sueur de leur front, et qui
sont chargés, suivant son étonnante expression, («le la malédic-
tion du travail, » sont recommandés à la sévère surveillance du
pouvoir, comme « les ennemis-nés de la légitimité. »


La théorie de Stahl sépare donc les gouvernants et les gou-
vernés en deux camps ennemis. Elle augmente en haut la mé-
fiance, en bas la haine. L'État n'est plus l'union pacifique,
mais la guerre des classes. Le régime moderne repose sur la
coopération du gouvernement et de la représentation nationale; il
suppose donc partout union et bonne entente, par suite, modéra-
tion chez tous. Stahl, au contraire, remplit ses deux camps de .
principes exclusifs et d'idées fanatiques, et les met en lutte ar-
dente et perpétuelle.


Dans un État libre, l'autorité conquiert l'assentiment libre de la
majorité. Mais Stahl veut dès l'abord et d'avance soumettre la
majorité à l'autorité. Il fait des princes et des chefs les ennemis
de la nation, et leur oppôse hostilement les masses, dont les
prestations nombreuses permettent seules à l'État de marcher,




360 LA. POLITIQUE.


à l'année de se recruter. Il est vraiment incroyable qu'un sem-
blable système ait compté de nombreux adhérents dans un État
aussi avancé que la Prusse, et qu'il ait pu exercer sur sa poli-
tique pratique une grande et détestable influence.


Les légitimistes ont toujours essayé d'attirer les princes dans
leur camp, et souvent avec succès. Leur théorie flatte l'orgueil
et la vanité des puissants, dont elle fait les élus de Dieu nt les
représentants de sa majesté, comme si Dieu aimait davantage
les princes que les peuples. Mais aussi, voyez les enseignements
des sanglantes tragédies de l'histoire ! C'est précisément pour
s'être revêtus d'une légitimité divine, pour s'être mis au-dessus
de leurs devoirs publics et jetés avec leur droit historique à la
traverse du courant de l'histoire universelle, que les Stuarts
d'Angleterre et (l'Écosse, les Bourbons de France et d'Italie, les
Wasas de Suède, les Habsbourgs d'Italie, les Welfes de Hanovre,
ont perdus leurs trônes '. Et la même logique des événements
élevait en même temps les princes qui, comprenant humaine-
ment les devoirs de la politique humaine, s'efforçaient de don-
ner satisfaction aux tendances modernes de formation nationale
et de liberté. C'est en se mettant à la tête de la « révolution, »
comme dirait Stahl, c'est-à-dire en accomplissant une transfor-
mation devenue nécessaire, que le prince d'Orange Guillaume III
d'Angleterre, les Hohenzollern Frédéric le Grand et Guillaume
de Prusse, les Napoléons en France, les Bernadottes en Suède,
et les Carignans en Italie, ont fait la grandeur et la fortune de
leurs maisons.


Stahl nie que le parti de la légitimité soit nécessairement pour
« le pouvoir illimité du roi » (p. 301) ou pour la monarchie ab-
solue. Mais le droit divin tend naturellement à l'absolu, et le
pouvoir ne peut être limité que par des institutions humaines.
Il se défend également de « la conception théocratique de Dieu
gouvernant immédiatement le monde » (p. 304). Cependant
encore, la nature divine qu'il attribue au droit du prince n'a
aucun sens si elle n'est pas théocratique. Et s'il reproche au
parti libéral de s'arrêter à mi-chemin, que fait-il donc lui-


G. Frantz (Hritil: aller Parteicn, Berlin 1862, p. 35) : « On peut considérer
l'invocation du droit divin par une dynastie comme le précurseur de sa chute, or
elle montre ainsi que sa vue des relations humaines s'est obscurcie. »


LES PARTIS nor.rriQuEs.
même? Mais c'est surtout en présence de la théorie catholique
que son doctrinarisme protestant s'embarrasse. De Maistre, qui
veut restaurer le pouvoir universel du pape, est un légitimiste
bien plus conséquent. Si l'autorité temporelle est armée du droit
divin, si toute opposition sérieuse contre ses abus est une crimi-
nelle révolte contre Dieu, comment Stahl peut-il refuser ce même
droit divin à la hiérarchie tomaine? (P. 370.) Dès lors les ultra-
montains n'ont-ils pas raison de condamner la Réforme comme
une coupable révolution? La route de Stahl mène à Rome.


Enfin, il repousse comme révolutionnaire le droit naturel de
l'homme. Mais la nature humaine n'est-elle donc plus l'ceuvre de
Dieu ? Il élève par-dessus tout le droit historique. Mais celui-ci
n'est-il pas principalement le produit de notre histoire terrestre?
Sa conception du droit est d'ailleurs étrange, voire radicale
dans le fond. Pour lui, le droit n'est point quelque chose de vi-
vant, une des faces de la nature de l'homme et de la nation,
mais quelque chose d'abstrait placé en dehors de l'homme, su-
périeur à l'homme, déterminé par soi-même: « Le droit est d'au-
tant plus sacré qu'il se dégage davantage des formes concrètes de
la loi, et qu'il vaut par lui-même comme règle préexistante dont
personne ne demande plus l'origine » (p. 307) ; et « l'autorité
est d'autant plus sainte que l'action de l'homme a pris moins de
part à son établissement » (p. 399). Stahl semble regarder
comme criminel et infecté de révolution tout ce que l'homme
produit par sa raison et sa vertu, sa volonté et son travail. Dans
cet esprit, le plus parfait des gouvernements serait finalement
celui qui, fermant les yeux sur les choses humaines, consulte-
rait l'Urim et le Thurim, les oracles, le vol des oiseaux, les en-
trailles des victimes, à la manière des prêtres juifs, des anciens
Hellènes ou des augures romains. Le monde devenu majeur
devrait donc retomber dans l'enfance et se remettre aux mains
des prêtres et des astrologues. « L'État chrétien » de Stahl est
une' théocratie bâtarde à peine possible en Russie, indigne
de l'Europe civilisée.


En vain l'auteur s'efforce-t-il de contester 1 'inapplicabilité, et
par suite la stérilité de son système dans toutes les questions
vraiment juridiques ou politiques. Pourquoi la censure serait-elle
plus divine que la liberté de la presse, les lois particulières que




362 LA POLITIQUE.
les codifications complètes, le service militaire annuel que le
service triennal , la monarchie des ordres que la monarchie
représentative? Son principe ne mène donc à rien d'utile, ni
pour la société ni pour l'État. Il ne ralliera pas plus l'esprit in-
dépendant des Allemands ou le goût progressif des Anglais
que le besoin de gloire des Français ou le sentiment national des
Italiens.


1


CLIAPITRE V.


La, théorie de Rohmer.


C'est en 1842, au milieu des luttes politiques qui divisaient
alors le canton de Zurich et la Suisse, que Friedrich Rhomer
conçut sa remarquable théorie des partis'. Theodor Rohmer, son
frère puîné, la publia deux ans plus tard, dans un livre
aussi solide que brillamment écrit, de l'aveu même de ses
adversaires 2 . Je pris moi-même alors une part active à son
développement.


Les vives lumières qui jaillissent de cette oeuvre sont devenue s
petit à petit le bien commun des hommes politiques de l'Europe.
Nombre d'Anglais et de Français s'en sont inspirés ; et des publi-
cistes en renom ont souvent puisé à sa source et exploité ses
axiomes.


Cependant la fortune du livre ne répondit pas dès l'abord à
sa valeur réelle et au talent de ses auteurs, et cela par une
double raison :


Un grand nombre de progressistes craignirent d'abord d'y trou-
ver moins une étude scientifique qu'une oeuvre de parti destinée


' Elle fut d'abord exposée dans le « Beo&achfer ans der üstlichen Schweiz.
2 1'riedrich Rohmers Lehre von den politiselien Parteien, par Theodor Rohmer,


Zurich, (844. (Actuellement réimprimé par teck, édit., Nordlingen.)




364 LA POLITIQUE.
à rompre habilement les groupements politiques, à humilier les
radicaux, à aider la réaction par l'union des conservateurs et
des libéraux '. Cette défiance injuste, de même que la fureur des
partis extrêmes , ne s'explique que par les circonstances du
moment. Le système de Rohmer découle logiquement de sa
psychologie, et il est aussi défavorable à toute réaction qu'utile
aux formations libres. On peut reconnaître cependant que sa
première formule se ressentait des luttes concomitantes ; qu'elle
peignait avec une certaine exagération et une certaine âpreté les
fautes, les crimes des radicaux et des absolutistes, et qu'elle
méconnaissait trop les avantages et la nécessité de ces partis
eux-mêmes.


En second lieu, la vie des partis était encore fort retardée dans
l'Allemagne d'alors. L'étude psychologique de l'esprit politique
y était absolument neuve. L'oeuvre de Rohmer aurait eu bien
plus de succès si elle eût paru en 1849, on mieux encore en 1867.


De même que l'État doit être compris et expliqué par la nature
humaine, de même les partis politiques qui l'animent ne peuvent
l'être, dans leurs causes naturelles, que par la vie humaine. « Pour
connaître, » dit 'Rohmer, « le corps de l'État, j'étudie les qualités
essentielles (Grundverhdltnisse) de l'âme humaine ; pour expliquer
sa vie, je dois rechercher les lois de leur développement » (§17).


Or, l'homme se développe successivement, suivant la série des
tiges, qui ont chacun leur caractère propre et leur esprit ; et,
d'autre part, les divers partis politiques se distinguent entre eux,
simultanément, par des différences exactement correspondantes à
celles des âges. Donc, la loi naturelle de leur vie est la même
que la loi psychologique des tiges de la vie humaine.


L'homme (vir) grandit et se développe naturellement, puis
décline. Voyez-le croître avec rapidité dans la double période
de son enfance et de sa jeunesse (infantia et pueritia) ! Puis la
puberté s'accomplit, l'adolescence brille dans sa fleur, et bientôt le
jeune homme s'avance plein de feu et d'audace. L'âge mûr, plus
parfait, succède, et marche lentement vers la vieillesse.


I L'article « Parteien » d'Abt (dans les suppléments de la première édition
dn Statslexicon de Rotteck et \Vclker) formule légèrement cette accusation
comme une incontestable vérité.


LESPARTIS POLITIQUES.
365


Le jeune homme et l'homme mûr occupent le sommet de la vie
naturelle ; ils ont tous deux la plénitude des forces actives et
viriles. Seulement, ce sont les forces créatrices et productives qui
agissent surtout dans le premier, les forces conservatrices et
correctives dans le second. Le jeune homme répond ainsi au
libéralisme, l'homme mür au conservatisme.


Au contraire, l'enfance aspire à la virilité, but éloigné de son
développement, et ce sont les forces réceptives, par conséquent
passives, qui dominent en elle. Son oeil est attentif, mais facilement
distrait ; son imagination vive, son âme tendre et docile ; mais
la force indépendante et créatrice, la raison sûre, manquent. Or
ces traits sont exactement ceux du radicalisme. Le vieillard, à
son tour, n'a plus qu'un usage incertain des forces viriles ; les
éléments passifs et féminins redeviennent prépondérants : tyran-
nie, irritabilité, finesse, esprit de combinaison ; c'est l'image
parfaite du parti absolutiste.


Si donc l'État n'est point une simple abstraction, mais un
être vivant, la forme consciente et male de la nation, et pour ainsi
dire l'homme lui-même (vir) agrandi, la mission naturelle de le
gouverner appartient surtout aux partis dans lesquels les forces
viriles dominent, aux libéraux et aux conservateurs. Les deux
partis extrêmes n'ont donc naturellement dans l'État qu'une
importance subordonnée.


On le voit : le système psychologique renverse l'opinion cou-
rante qui ne trouve dans les libéraux que des demi-progressistes,
et dans les conservateurs que des absolutistes inconséquents.
Cette ancienne théorie, encore si souvent ressassée, livre l'État
aux partis extrêmes. Celle de Rohmer, au contraire, subordonne
les extrêmes aux partis moyens, plus mâles et mieux équilibrés.
Elle veut que le jeune libéralisme conduise le radicalisme encore
enfant, et que le sage conservateur modère le zèle de l'abso-
lutiste.


Hâtons-nous ici de prévenir un malentendu. On objecte souvent
que des hommes de tout âge se pressent dans le sein de tous les
partis ; qu'ainsi les partis ne se groupent pas suivant les âges,
niais suivant les principes, les intérêts, les buts, et que Rohmer
se trompe. Pénétrons plus avant dans sa théorie.




366 LA POLITIQUE.
Quiconque ne meurt pas prématurément passe par les diffé-


rents âges (le la vie, et peut observer sur lui-même et sur les
autres les caractères qui les distinguent. Rien ne le convaincra
mieux de la justesse de l'explication rohmérienne. Aussi, si
l'âge déterminait exclusivement la conduite de l'homme, chacun
de nous partirait enfant da camp radical, pour aboutir vieil-
lard au camp absolutiste.


Pourquoi clone les faits ne concordent-ils pas avec cette
règle? Pourquoi l'expérience permet-elle tout au plus d'affirmer
( l ue la jeunesse est plutôt radicale ou libérale, l'âge plus mûr
conservateur ou absolutiste? Pourquoi nous montre-t-elle nombre
de radicaux à cheveux blancs, et des absolutistes à peine
échappés de l'école?


C'est que l'homme n'est pas simplement un être d'espèce, dont
la vie entière est déterminée d'avance et nécessairement par la
succession des âges. Sans doute, les caractères de l'espèce, si
clairement reconnaissables dans le corps humain, subissent tou-
jours la loi fixe des âges. Mais les qualités physiques et morales
qui déterminent la vie de race, ne sont qu'une face de notre na-
ture.


L'homme est un être double. A côté de la face semblable, il y
en a une seconde, qui diffère dans chacun, et qui, loin de subir
la loi des âges, se développe indépendamment : c'est l'esprit,
l'aptitude individuelle, qualité spéciale dont la race corporelle est
la substance. (Comp. ci-dessus I. III, ch. 1.)


Cet esprit individuel ne renferme sans doute aucune force qui
soit étrangère à la race en général. Seulement, les rapports des
forces humaines varient dans chacun de la manière la plus diverse..


On comprend donc facilement que, si les qualités normales
des âges dominent plus ou moins la nature individuelle, elles
peuvent, à leur tour, être dominées par elle. C'est ainsi que
certains hommes demeurent perpétuellement enfants ou puérils,
que d'autres montrent dès leur jeunesse une prudence et une
raison consommées. Alcibiade était encore un enfant à l'âge
d'homme; Auguste adolescent était un vieillard; Périclés garda
sa jeunesse jusqu'au tombeau ; Scipion fut toute sa vie un
homme.


LES PARTIS POLITIQUES.
367


Or le choix d'un parti et l'influence qu'on y exerce, dépen-
dent encore plus des dispositions individuelles que de l'âge. Cer-
tains individus sont conservateurs, d'autres radicaux, par na-
ture. Il suffit pour s'en convaincre d'étudier les hommes qui
s'occupent activement de politique. Si nous pouvions pénétrer
l'enveloppe humaine, et reconnaître l'individualité cachée aussi
clairement que les qualités de race, nous indiquerions avec
certitude le parti auquel chacun de nous appartient par sa nature
individuelle.


Nul n'est responsable de sa nature ; ainsi, personne ne peut
se reprocher d'appartenir naturellement à tel ou tel parti. Les
partis ont en réalité leur cause dernière dans la diversité des
natures individuelles, voulue par Dieu ; donc ils sont néces-
saires. Ils ont le droit d'exister, en tant qu'ils émanent de cette
diversité même. Aussi les partis naturels peuvent-ils bien se
combattre pour trouver leur juste rapport; mais ils ne sau-
raient, sans crime, songer à s'entre-détruire. Ils sont tous indis-
pensables à la vie si richement mouvementée de l'homme. L'hu-
manité et la bonne politique exigent même qu'ils se respectent
l'un l'autre.


Mais la nature ne domine point exclusivement ; à côté d'elle,
il y a la liberté; et celle-ci vient à son tour jouer un rôle consi-
dérable dans la formation des partis.


Une nature puérile se sent poussée vers le radicalisme , une
nature vieillotte vers l'absolutisme. Mais cette tendance ne fera
pas toujours le choix ; mille intérêts divers viennent la traverser
et la rompre; et surtout, l'homme peut la vaincre par'sa liberté
même. Si donc la nature est ici notre premier facteur, le choix
libre en est le second.


Voilà pourquoi l'on rencontre souvent dans un parti, et même
à sa tête, des hommes qui n'ont individuellement aucun de ses
caractères. Le parti ultramontain , avec son caractère évident
de vieillesse, compte nombre d'adhérents d'une naïveté en-
fantine, et certains chefs insolents comme des gamins. On a
vu de rusés absolutistes se mettre à la tête du parti radical
et exploiter savamment son inexpérience. Parfois, c'est un
libéral qui conduit les conservateurs ; et l'on trouve toujours




368 LA. POLITIQCS.
certaines natures conservatrices parmi les chefs des libéraux.


L'éducation et la profession exercent, en outre, une si grande
influence sur la formation des partis, qu'on peut en faire la re-
marque dans toutes les classes de la société. La volonté des pa-
rents, la famille, l'école, la vie pratique, l'usage, viennent rom-
pre de mille manières la force des dispositions individuelles, et
s'assimilent lentement les natures contraires. C'est ainsi que
l'agriculture a une influence conservatrice, le commerce et l'in-
dustrie une influence libérale. L'éducation des jésuites révolte
parfois la jeunesse ; mais elle parvient à transformer ses disciples
soumis, et à les marquer de son empreinte absolutiste.


Ce qui augmente encore la variété du jeu et des nuances des
formations, c'est que le caractère individuel est rarement pur et
complet. Il présente le plus souvent des lacunes, des mélanges,
des contradictions. Les natures complètes et parfaitement équili-
brées sont extrêmement rares. Elles n'appartiennent guère qu'aux
grands hommes, qui dominent l'histoire universelle, et qui sont
ainsi les hauts types des partis.


Les vrais conservateurs et les vrais libéraux sont même peu
nombreux quand on ne leur demande qu'une perfection rela-
tive. Les esprits virils, les nulles caractères, sont toujours clair-


. semés. Peu d'hommes ont la force créatrice, intelligente, ordon-
natrice, le génie éclairé et souverain du haut type libéral , ou la
sagesse tranquille, la ferme raison, les nobles sentiments du
haut type conservateur. Si pourtant ces partis sont aussi nom-
breux, c'est que leurs adhérents, malgré leurs défauts et leurs
faiblesses, savent au moins respecter un idéal élevé, et obéir vo-
lontairement au conseil et à la raison des grands hommes.


Même chez les nations les plus mâles, chez les Germains par
exemple, c'est la race qui est virile plutôt que les individus ; niais
chez elles, les individus se sentent du moins assez de forces acti-
ves pour être capables de marcher sous la conduite des hommes
complets (der echten illânner), dans un État virilement cons-
titué. Sans cette subordination, le règne passionné des extrêmes
l'emporterait dans le monde ; car les masses isolées renferment
partout plus d'éléments passifs que d'éléments actifs. L'État libre
n'est donc pas celui où la majorité gouverne, mais celui où la


. LES PARTIS POU
TIQUES. 369


majorité se laisse conduire avec intelligence et liberté par les
meilleurs et les plus capables.


L'un a l'esprit radical et le caractère libéral, Garibaldi, par
exemple, âme noble, mais portée aux illusions abstraites; l'au-
tre, l'esprit libéral et l'âme conservatrice : tel le grand César ;
un troisième, comme Richelieu, unira l'absolutisme du carac-
tère aux tendances conservatrices ; un dernier enfin, comme
Napoléon .


III, aura (les idées libérales et des calculs abso-
lutistes. Ces mélanges varient à l'infini, adoucissent la roideur
des partis, couvrent en mille endroits la ligne qui les sépare.


C'est en Angleterre que les quatre partis naturels se recon-
naissent le mieux. Dans le parlement anglais, les radicaux se
distinguent très -nettement des whigs libéraux, et. les ultra-tories
absolutistes des tories conservateurs. Les autres États avancés
présentent des divisions analogues. Les chambres françaises ont
ordinairement un centre droit conservateur et un centre gauche
libéral, puis une extrême gauche radicale et une extrême droite
absolutiste. De même, les nationaux-libéraux du Reichstag alle-
mand se sont séparés des progressistes, plus portés aux doctrines
radicales, et les conservateurs-libres du parti ministériel, qui
renfermait nombre de nobles absolutistes.


On ne peut douter que ces grouPements ne soient l'expression
des divisions naturelles des partis, quoiqu'ils soient encore loin
d'être dégagés de tout alliage.


Cependant les élections et les délibérations des assemblées ne
mettent souvent, en dernière analyse, que deux systèmes en pré-
sence, et tous les autres sont généralement forcés de s'y l'allier.
Les quatre groupes naturels se réduisent ainsi fréquemment à
deux, par des combinaisons très-diverses.


Tantôt c'est un seul parti qui se pose eu adversaire des trois
autres, et qui marche à une défaite presque certaine, sous les
coups de la coalition que ses prétentions ont engendrée. Ce rôle
isolé appartient rarement à un parti moyen. Mais, quand les
passions sont déchainées, un parti extrême parvient quelquefois
à terroriser, à écraser momentanément tous les autres : ainsi les
Jacobins radicaux, appuyés sur un peuple furieux (179'2 et 1793);
ainsi encore les absolutistes extrêmes du parti de la cour, en Es-


24




370 LA POLITIQUE.
pagne, sous le triste Ferdinand VII. Heureusement, la force des
oppositions naturelles ne permet pas que cette domination soit
longue.


Une coalition plus dangereuse et assez fréquente, c'est celle
des extrêmes contre les modérés. Mais elle dure peut-être moins
encore. Les extrêmes qui se touchent momentanément se réser-
vent toujours de se séparer, et de se combattre avec violence
sitôt après la victoire. Ils ne sont jamais véritablement. unis.
Une haine commune ou une négation pure et simple les unit
accidentellement ; mais ils ne peuvent s'entendre sur un résultat
positif, car le règne de l'un appelle nécessairement la contradic-
tion directe de l'autre. La paix n'est possible entre eus. que par
l'action modératrice et calmante des partis moyens.


La coalition des ultramontains avec les démocrates radicaux,
voire même avec les communistes et les socialistes, est un remar-
quable exemple de ce genre.


L'alliance des extrêmes force souvent les partis moyens à
s'entendre ; l'union de ceux-ci engendre, suivant les cas, une
politique conservatrice-libérale, ou libérale-conservatrice, qui
empêche généralement le triomphe des extrêmes, tant par suite
de la supériorité intellectuelle des partis moyens qu'en raison
des meilleurs éléments des extrêmes, qu'ils parviennent à ra-
mener. C'est ainsi que l'accord des whigs et des tories a pu
introduire d'importantes réformes, malgré la coalition des ultra-
tories et des radicaux. L'histoire des chambres allemandes pré-
sente des exemples semblables.


Mais ce qui est le plus fréquent, c'est la coalition des libéraux
et des radicaux avec le parti du mouvement, marchant contre
les conservateurs et les absolutistes réunis, ou le parti de la
conservation. Ce groupement n'est mauvais ni en lui-même ni
dans ses effets. Il peut même porter les forces de la nation à
leur plus haut degré, pourvu que, dans chacun des deux camps,
ce soient en réalité les modérés qui gouvernent. Mais le règne
des extrêmes serait encore ici très-dangereux. L'État, ballotté
violemment d'un pôle à l'autre, perdrait tout repos et toute
sécurité. C'est là ce qui explique en grande partie la violence
successive de la révolution et de la réaction dans l'Europe mo-


' LES PARTIS POLITIQUES. 371
cerne depuis un siècle. Pour la paix des États et le sage progrès,
il faut que la fraction modérée et plus virile de chacun des deux
groupes prenne la direction de l'autre.


Essayons maintenant de définir les types des quatre partis
politiques, La réalité, sans doute, ne fait qu'en approcher
plus ou moins, sans jamais y correspondre absolument. Mais, en
les mettant en relief, c'est-à-dire en montrant bien le fond et la
forme purs des oppositions naturelles, la science éclaire et
ordonne la variété infinie des phénomènes particuliers.




CHAPITRE VI.


Le radicalisme.


Le radicalisme montre surtout sa force quand une grande
transformation se prépare et qu'une ère nouvelle s'ouvre pour
l'humanité. Il aide alors puissamment à renverser des insti-
tutions vieillies et caduques, et déblaie le terrain.


Or, l'humanité se trouve réellement dans une période de ce
genre depuis le milieu du siècle passé. Les institutions du
moyen âge sont définitivement tombées, et une ère de transfor-
mation s'est ouverte à la lumière des idées nouvelles. Le radi-
calisme a ici sa légitimité naturelle ; il est le précurseur et le
préparateur des temps nouveaux. C'est pour cela que les idées
radicales ont eu tant de puissance au xvin e siècle, et que les
radicaux y sont partout au premier plan des événements. Leur
force atteint son apogée dans les révolutions qui lancent la terre
hors des voies du passé.


L'esprit de l'enfant est surtout réceptif ; ses qualités principales
sont surtout féminines. Son regard s'ouvre à toutes choses,
perçoit une multitude d'impressions et (l'images, et son intelli-
gence en déduit aussitôt des généralités peu réfléchies. On ap-
prend relativement davantage dans sa jeunesse que dans tout
le reste de sa vie. L'imagination est vive, toujours en mouve-


LES PARTIS POLITIQUES. 373
ment, remplie de rêves, La poupée devient un enfant , le
cheval de bois un fier coursier. Les obstacles semblent ne pas
exister ; la raison est trop jeune pour les comprendre. Toutes
les pensées sont pour l'avenir. Il semble qu'un monde nouveau
s'ouvre avec nous, et que nous pourrons l'organiser à notre
fantaisie.


Cet idéalisme et ce goût des principes abstraits se montrent
remarquablement à l'époque de la Révolution française. Les
doctrines qui la préparèrent appartenaierrt à une abstraction
radicale. Cette école spéculative s'était formée une foule de con-
ceptions idéales, et elle les formulait en axiomes, sans souci des
forces réelles qui déterminent la vie des nations. Rousseau, son
grand maitre, est une nature nettement radicale. Les États réels
l'inquiètent peu. Il ne veut pas les réformer, mais les transformer
de fond en comble. Au moyen de définitions générales du contrat
social, de la volonté générale, de l'action exécutive, il bâtit dans
son imagination un nouvel ordre politique, et fonde commodé-
ment, avec des fictions, la volonté de l'État sur la reconnais-
sance réciproque par les individus de leur liberté. Le radical
abbé Siéyès marche sur ses traces, en appelant le règne du tiers
état celui de l'humanité parfaite, et en essayant de construire,
mathématiquement et comme une pyramide régulière, un édi-
fice entièrement neuf sur le sol débarrassé des « privilèges
vieillis et détestés. Ces conceptions abstraites trouvèrent dans
Robespierre un doctrinaire radical, qui s'en fit le terrible exé-
cuteur.


C'est ainsi que l'on sépara le principe vrai de l'égalité des
droits de son principe complémentaire des différences indivi-
duelles, et que l'on fit de la liberté du citoyen un principe poli-
tique exclusif et absolu. Dès lors, quiconque avait l'audace de
sortir de la foule était égalisé par la guillotine.


L'égalité et la liberté sont deux principes qui se complètent et
se limitent l'un l'autre. La Constituante les avait reconnus tous
deux ; mais elle donnait déjà dans les illusions radicales en les
proclamant comme des lois absolues, et en s'imaginant que les
hommes allaient aussitôt s'incliner devant elles. On confondait
dès lors, à l'exemple des anciens Hellènes, la liberté de tous avec




374 LA POLITIQUE..


le règne de la foule ' , et l'on asservissait les individus au nom de
la souveraineté du peuple. L'égalité nouvelle de tous les citoyens
anéantit les privilèges, mais n'empêcha pas la persécution vio-
lente de l'aristocratie.


Les radicaux des autres pays se sont bercés des mêmes illu-
sions. Oublier les forces réelles et les situations historiques, et
croire que la vie est régie par des conceptions abstraites et ima-
ginées, sont deux traits presque infaillibles du radicalisme.


Une nature radicale s'enthousiasme de l'égalité, en devient
fanatique, et se nourrit dès lors d'une série de rêves.


Les communistes concluent de l'égalité des droits, c'est-à-dire
de la faculté d'acquérir égale pour tous, à l'égalité de la réali-
sation de ce droit, c'est-à-dire à l'égalité des fortunes ; puis,
avançant dans cette voie, ils aboutissent à la suppression de la
propriété, de crainte que l'inégalité ne se rétablisse par le travail
de l'un et la paresse de l'autre. Mais la nature qui nous fait
égaux comme hommes, et qui donne ainsi un fondement natu-
rel à l'égalité des droits, nous fait inégaux comme individus.
C'est donc elle-même qui engendre l'inégalité des fortunes. Le
partage égal des biens a été clans tous les temps une illusion
d'enfant : Babeuf est en ceci plus radical que Robespierre, le
Russe Bakunin que l'Allemand Marx.


L'Amérique a aboli l'esclavage des noirs , et leur a accordé la
même liberté civile qu'aux blancs : c'était reconnaître l'égalité
naturelle des hommes. Elle leur a même donné l'égalité des
droits politiques; cette concession se justifie déjà moins, quoique
nombre de noirs soient aussi capables que bien des blancs. Mais
certains Américains tombent clans des illusions radicales et
puériles, en contradiction avec toute l'histoire du monde, quand
ils vont jusqu'à prétendre que la différence de race est sans im-
portance au regard de l'État, et qu'une démocratie représenta-
tive peut convenir à une population grossière de nègres, aussi
bien qu'aux virils Anglo-Saxons.


Suiv. Laurent, « Etudes sur l'hist. de l'Intra., » cette confusion résultait d'un
mélange d'anciennes traditions romaines avec les idées de l'absolutisme royal
tombé.


I,ES PARTIS POLITIQUES.
375


Les tendances radicales de notre époque ont certainement
leur part dans l'extension du suffrage universel égal avec ses
circonscriptions égales, sans égard é la diversité des valeurs et
des capacités. L'humanité dans son ensemble est sortie de l'en-
fance depuis longtemps ; notre siècle est certainement plus viril
que puéril; le grand tige moderne est plus libéral que radical.
Mais nous ne sommes encore qu'au début de ce dernier; c'est ce
qui explique les éléments radicaux qui accompagnent ses pas
et la puissance des systèmes abstraits. Cette ardeur pour l'éga-
lité, propre à l'esprit du jour, et qui a certainement été utile à
l'élévation libérale des classes inférieures, rend le suffrage uni-
versel populaire même pour nombre de ceux qui en sentent
clairement les dangers. On peut même dire qu'il constitue un
grand progrès moderne, en tant qu'il unit davantage tous les
citoyens entre eux et à l'État, et qu'il réveille l'esprit politique
et le patriotisme jusque dans les dernières classes. Mais s'ima-
giner que la multitude votera toujours le bien et l'utile et que
sa volonté est la source infaillible de tout droit, c'est se bercer
d'illusions radicales, poursuivre une chimère, et finir par perdre
pied; c'est méconnaître les enseignements de l'histoire, qui a vu
trop souvent la plus dure tyrannie, de l'Église ou de l'État, se
foncier sur l'approbation des masses.


Il est très-remarquable de voir, notamment dans Stuart Mill,
combien les idées sont souvent mêlées et confuses dans cette
question. Le célèbre Anglais défend vivement l'universalité du
suffrage, ruais il en repousse l'égalité : l'homme instruit doit avoir
plus de voix que l'homme inculte. Et ce même auteur, qui cor-
rige ici les tendances radicales, réclame, contrairement. à tous
les précédents, le suffrage égal des hommes et des femmes, et se
montre ainsi plus radical que tous les radicaux du passé.


La théorie radicale de l'égalité méconnaît les différences
réelles. De même, la théorie radicale de la liberté oublie les con-
ditions et les limites nécessaires de celle-ci, et donne à une for-
mule abstraite des conséquences absolues. Tantôt elle partira de
l'individu, et, exagérant sans mesure l'arbitraire individuel, elle
conduit à la dissolution du corps politique et de l'ordre moral,
à l'anarchie. Tantôt., au contraire, elle partira de l'ensemble, et,




57G L.' POLITIQUE.
réglant de haut la liberté égale de tous, elle étouffe toute indé-
pendance personnelle sous les réglementations sociales. Ainsi,
elle substitue toujours l'arbitraire des individus ou de la société
à la vraie liberté, qu'elle ruine tantôt quant au tout, tantôt quant
aux membres. Les démocrates sud-allemands veulent tellement
donner aux diverses nationalités allemandes le droit de se
grouper politiquement comme elles l'entendent, qu'ils menacent
à la fois la nation et l'État allemands. Les communistes dé-
truisent la famille et la propriété, en transformant l'État en un
atelier forcé de travail.


Nombre de jacobins croyaient, aussi naïvement, que la cons-
titution démocratique proclamée dans Paris était identiquement
applicable à tous les peuples, et que ses principes guériraient
tous les maux de l'humanité. Toute formule de l'école semble
à l'enfant une vérité universelle et partout incontestée. Le radical
fait de même : il prête à ses lois et à ses institutions un pouvoir
magique qui doit renverser tous les obstacles et attirer tous les
coeurs. Nulle illusion ne lui est plus familière que de croire
qu'on peut à volonté créer un monde tout neuf avec des prin-
cipes abstraits.


L'enfant aime à pousser les choses à l'extrême : on le voit,
armé de sa petite logique, aller de déduction en déduction sans
aucun souci des obstacles ; c'est comme une tendance innée.
En même temps, il prête un corps et une réalité vivante à ses
beaux raisonnements, confondant l'école et la vie réelle, et les
mesurant l'une par l'autre. Combien de savants ont construit
l'État de la même manière I


L'enfant désire savoir ; il demande toujours du nouveau.
Aussi l'école est-elle certainement le terrain le plus propice au
radicalisme. On peut même reconnaître qu'elle lui doit beaucoup.
Ce n'est guère par hasard que Rousseau et Pestalozzi, ces deux
hommes qui ont donné tant d'impulsion aux écoles publiques
modernes, ont été toute leur vie de brillants enfants par l'esprit.
Les maîtres les plus sympathiques sont ceux en qui l'enfance
retrouve ses goôts et ses idées. Un bon maitre doit se mettre à
la place de l'élève, sentir et penser avec lui ; mais il ne le fera
jamais mieux que lorsque sa nature elle-même l'y portera inces-


LES PARTIS POLITIQUES. 377
samment. Nous ne pouvons donc guère blâmer le radicalisme
de nombre d'instituteurs, pourvu qu'il ne prétende pas à régir
l'État par des méthodes scolaires, et qu'il n'aille pas contre les
grandes lois de l'ordre moral et de la science. Un radical s'exa-
gère d'ailleurs facilement l'action (le l'école. U s'illusionne au
point de croire qu'elle peut rendre intelligent un sot, un aveugle
clairvoyant ; il oublie la différence des aptitudes et la réalité des
choses.


Le premier âge est riche en talents, surtout d'imitation; mais
il ne sait encore ni approfondir ni créer. Le petit garçon aime
à jouer l'homme fait ; il y met une certaine fierté plaisante.
Beaucoup d'esprits radicaux amusent de même la société par
leurs brillants dehors et leur stérilité, ou par leur manie de poser
en grands hommes. Les talents de ce genre abondent dans le
monde des artistes, des savants, et même de l'industrie. Quant
au politique radical, il joue aussi volontiers l'homme d'État
libéral que le petit garçon le jeune homme.


L'enfant est vif et joyeux ; il déteste tout ce qui est triste,
passé ou fané ; il sent que la vie s'ouvre devant lui ; il ne songe
qu'à l'avenir ; ses rêves sont dorés, et l'espérance fait battre
son coeur. Le politique radical lui ressemble absolument ; il se
persuade admirablement qu'une ère nouvelle s'ouvre avec lui,
et se berce du fol espoir de faire triompher ses beaux projets
sans coup férir. Une légèreté d'esprit satisfaite l'accompagne. 11
ne comprend pas plus les vrais proportions des forces que les
précédents historiques. Il entreprend de grandes choses avec de
petits moyens, et s'étonne naïvement de l'insuccès.


Son courage s'anime facilement, et il est presque aussitôt
téméraire. Le radical est entreprenant, mais peu constant. Qu'un
obstacle imprévu surgisse, il renonce aussitôt à poursuivre ;
qu'il éprouve une défaite, le voilà découragé. Vite décidé, sa
décision tient mal,. et change. Étudiez les radicaux. soit dans la
politique, soit dans la conduite des armées : ils se précipitent en
avant, puis s'arrêtent tout à coup. Ils sont agressifs, follement
audacieux dans l'attaque; mais la défaite est pour eux déroute.
Tout leur semblait perdu : un rayon de soleil ressuscite toutes
leurs espérances, et les emporte à de nouvelles entreprises.




378 LA POLITIQUE.
Les qualités du radicalisme sont. peut-être indispensables


quand une ère nouvelle lutte pour s'arracher à un passé néfaste.
Il faut .alors abattre et déblayer, et c'est la grande joie de ce
parti. II s'élancera sans scrupule à l'assaut du monument
antique; il battra des mains en voyant ses vieilles murailles
tomber en poudre. Les vrais libéraux sont parfois trop ména-
geurs. Le radicalisme a souvent détruit des biens précieux,
étouffé des germes féconds, et c'est là sa très-grande faute.
Mais l'on peut dire alise que sans lui la force trop grande
de la tradition et des vieilles coutumes entraverait les trans-
formations et les progrès nécessaires. Souvent, c'est une de
ses furieuses attaques qui a donné l'éveil aux chefs libé-
raux ou conservateurs sur la nécessité de réformes fondamen-
tales.


Le radicalisme rend aussi des services réels dans l'opposition.
Il aime à contredire ; il est toujours prêt à critiquer ses supé-
rieurs, à nier et contester. Il met en doute les autorités tradi-
tionnelles, il les raille avec intelligence. C'est pour lui un plaisir
que de présenter les croyances anciennes comme des folies, et
de prédire une solution nouvelle des énigmes de la vie. Il
sait admirablement découvrir les fautes et les faiblesses du
pouvoir, et il excelle à les ridiculiser. S'il trouve difficilement
une vérité nouvelle, il attaque du moins les anciennes erreurs
avec une étrange et vigoureuse habileté. Mais son aveugle
impétuosité l'empêche de voir qu'il va renverser du même coup
une ancienne vérité.


Quelques radicaux avoués, blâmant sans ménagement tous
les abus et toutes les fautes du pouvoir, peuvent donc être très-
utiles dans une assemblée délibérante. Mais ils sont bien moins
capables de gouverner ou d'améliorer que de critiquer. L'on a vu
cent fois les meilleurs chefs de l'opposition radicale se conduire
en ministres ineptes. Assis au timon de l'État, tantôt ils laisse-
ront les rênes flotter mollement sur le cou des coursiers, qui
iront où bon leur semblera; tantôt ils lanceront violemment leur
char en avant, au risque de tout renverser : ainsi Phaëton con-
duisant le Soleil.


Le régime absolu a pu durer plusieurs siècles malgré ses


LES PARTIS POLITIQUES. 379
abus. Un gouvernement radical ne parvient guère à se mainte-
nir plus de quelques lustres. Il inspire évidemment trop peu
de respect, même quand ses membres sont animés de bonnes
intentions. Les masses sentent d'instinct que les radicaux
peuvent être de bons opposants, mais qu'ils sont de détestables
gouvernants. Voyez la Révolution française : les groupes de ra-
dicaux s'y chassent l'un l'autre du pouvoir : après les girondins,
les jacobins ; puis la montagne se divise, l'une de ses fractions
dévore l'autre, et la sanglante dictature de Robespierre monte
à son tour sur l'échafaud. Le radicalisme plus modéré qui
revient au pouvoir avec le Directoire, pâlit et tombe, aussitôt
que le front brillant ét sévère de Bonaparte se lève à l'horizon.
Cette expérience détourna pour longtemps du régime radical.
Lorsqu'il a été de nouveau tenté ou imposé, comme en 1848,
sa vie n'a encore été qu'éphémère, quoiqu'il se soit montré bien
moins sanglant.


C'est par des chefs libéraux que les natures radicales se laissent
le mieux conduire. Elles se défient volontiers des conservateurs,
craignant qu'ils ne suscitent des obstacles à leurs goûts d'inno-
vation; et elles se posent en adversaires déclarés des chefs
absolutistes, sauf à se coaliser accidentellement avec eux contre
les partis moyens.


Certains éléments radicaux se mêlent parfois aux autres qua-
lités de vrais hommes d'État. Que dire du président Thomas
Jefferson? Ses idées étaient surtout radicales, mais sa politique
pratique avait plus de prudence et de retenue. L'élément radi-
cale se montre en Amérique avec une force toute spéciale, en
raison même de la jeunesse de ses formations politiques. Mais
les politiques radicaux ne sont pas rares de nos jours chez les
vieux Romans eux-mêmes. La Révolution française en était
pleine, et nous les présenta sous toutes les faces, parfois bien
intentionnés et presque aimables, le plus souvent méchants
comme des gamins ou odieusement cruels. Le bon général La-
fayette, par exemple, gardait jusque sous ses cheveux blancs
toutes les illusions qui avaient enthousiasmé sa jeunesse. On peut
citer aussi comme des conceptions radicales l'expédition
d'Égypte du premier Bonaparte, les escapades du second à Stras-




380 LA POLITIQUE.
bourg et à Boulogne. L'absolutisme violent de l'État ou de
l'Église jette souvent les nations romanes vers le pôle opposé.
Notre siècle a vu l'Espagne, ballottée entre un despotisme caduc
et les expédients révolutionnaires, chercher péniblement une
constitution libérale et moderne, et l'Italie tristement agitée,
jusqu'au jour où le libéral Cavour est venu lui aider à se former
nationalement. Dans le parlement de la sage et aristocratique
Angleterre, le parti radical ne forme jamais qu'une fraction
infime, qui devient utile par sa situation subordonnée elle-
môme. Des théoriciens radicaux comme Bentham n'y acquièrent
jamais qu'une influence relativement médiocre. Le radicalisme
est plus fort en Allemagne. Les doctrines philosophiques lui ont
ouvert la voie, et il s'y est souvent transporté de l'école eans
les assemblées. Le parti dit libéral des chambres allemandes, de
'1820 à 1840 environ, renfermait beaucoup d'éléments radicaux.
C'est ainsi que des illusions radical es . se mêlaient inextricable-
blement aux tendances libérales du député badois Rotteck, type
du genre, et dont tout le monde reconnait d'ailleurs aujour-
d'hui les mérites dans la lutte contre les abus traditionnels. Le
libéral Guillaume de Humboldt fut lui-même, dans sa jeunesse,
un des principaux représentants des idées radicales du droit et
de l'État; et il fallut les pénibles expériences des guerres et de
l'oppression françaises pour débarrasser l'esprit de Fichte des
nombreuses théories radicales qui en étouffaient les germes libé-
raux. Depuis que la guerre de 186G a préparé l'unité nationale,
la virilité libérale se dégage lentement du doctrinarisme radical
dans le grand parti mêlé du Landtag prussien et du Reichstag
allemand. Mais il est encore aujourd'hui nombre d'honorables
patriotes qui ne peuvent se débarrasser de l'illusion démocra-
tique radicale, que l'unité de l'Allemagne eût été mieux et plus
sûrement faite sans la conduite d'une puissance prépondérante,
et simplement par le libre assentiment des États et les délibé-
rations d'une Constituante, en un mot, comme ils disent, « par
la liberté.


Les événements de 1866 ont un peu calmé les tendances ro-
mantiques. Mais, pendant de longues années, une foule de têtes
allemandes se bercèrent, comme d'un rêve d'or, de l'espoir d'une


LES PARTIS POLITIQUES. 381
rénovation féodale. Les uns, plus aristocratiques, aspiraient à
la restauration d'une noble et pieuse chevalerie, de royautés
paternelles établies par Dieu et s'inclinant, humbles et fidèles,
devant le sceptre élevé de l'empereur ; au rétablissement de
l'unité de la foi et de l'empire romain-chrétien du peuple alle-
mand, fondé sur les ordres. Les autres, plus bourgeois, espéraient
retrouver l'originalité, la richesse, la variété et l'indépendance
des formations communales ou corporatives, et les voir s'unir
entre elles pour créer, par des alliances de tous genres, une
sorte d'empire volontaire. On rencontrait les premiers à la cour
des princes ou dans les nobles châteaux ; les seconds se comp-
taient davantage parmi les savants et les lettrés. L'amour re-
naissant du gothique, le plaisir que l'on avait à reconstruire
de vieux manoirs, le rétablissement de nombreux couvents,
l'affectation du sentiment clans les arts et les lettres, plusieurs
lois de restauration, sont autant de manifestations de cet
esprit radical romantique, bien vu des rois, exaltant les
jeunes cerveaux, sorte de sentimentalité facilement émue, mais
stérile.


Le radicalisme romantique est une nuance spéciale à l'Alle-
magne, et ne trouve quelque analogie que dans le romantisme
italien. L'un rêvait le retour du moyen âge; l'autre aspire à la
renaissance de la Rome antique, sans songer que les souvenirs
d'une grandeur passée, si beaux qu'ils soient, ne suffisent point
à sa résurrection.


Le radicalisme démocratique et le radicalisme socialiste sont
au contraire des partis européens. Ils se montrent plus modérés
en Allemagne et en Suisse qu'en France, oïl les furies de la
Commune viennent de nouveau d'éclater (1871); ou môme qu'en
Russie, où les tendances nihilistes corrompent la littérature, en
attendant qu'elles éclatent dans les faits. Ces deux sortes de
radicalismes ont quelque chose de froid, d'incolore, de prosaïque,
de mathématiquement formaliste. Ici, rien de la poésie du ro-
mantisme ; les hommes sont comptés comme un troupeau, et
tous réduits au même niveau. Les radicaux démocrates mépri-
sent les romantiques, qui cherchent leur idéal dans le moyen
âge détesté; mais ils sont accusés à leur tour par les socialistes




382 LÀ POLITIQUE.
de s'arrêter à mi-chemin, parce que, après avoir livré le droit pu-
blic aux majorités, ils craignent de demander le partage des terres
et la réglementation légale des salaires. Ces partis seraient plus
modestes s'ils comprenaient la puérilité, la stérilité, l'impossi-
bilité de leurs systèmes.


CHAPITRE VII.


Le libéralisme.


Le type du vrai libéralisme, c'est le jeune homme ayant ter-
miné ses études, et entrant dans la vie conscient de lui-même et
de sa force.


La raison qui juge est encore faible dans l'enfant. Mais le
jeune homme jette un regard assuré sur l'arène qui s'ouvre
devant lui. S'il aime à critiquer, ce n'est point, à la manière du
radical, par un goût de renversement ou de négation, mais par
un ardent amour du vrai. Sa critique est profondément positive
et corrective. Le radical anéantit avec l'enveloppe mauvaise le
germe fertile ; le libéral jette l'écorce et conserve précieusement
le fruit. D'ailleurs la critique libérale ne le cède point en har-
diesse à la critique radicale. Elle remue et sonde sans crainte
les plus hautes questions, non avec la légèreté de l'enfant, mais
avec la décision de l'homme. Aucune autorité ne lui parait si
haute qu'elle s'y soumette aveuglément, ou l'accepte avant d'en
avoir reconnu la légitimité; mais elle sait ensuite s'incliner
devant qui le mérite. Le radical divinise arbitrairement une
certaine autorité, et méprise toutes les autres; le libéral examine
toutes les autorités, pour les placer suivant leur valeur. La vraie
critique scientifique, telle qu'elle est représentée par Lessing,
est surtout libérale.




384 LA. PorsriQuE.
L'ancienneté d'une institution n'est jamais pour le libéral


une raison de la renverser. I1 ne s'imagine point que le monde
est à refaire et commence avec lui. Il s'enthousiasme peu des
abstractions de l'école ou d'un système préconçu. Il sait. trop
bien que la vie ne se règle pas simplement par des déductions
logiques d'axiomes généraux. Mais aucune institution humaine
ne lui semble au-dessus de toute controverse, ou inviolable au
point de ne pouvoir être améliorée. Il ose retrancher tout ce qui
est usé, vieilli, injuste.


Tant qu'elle est possible, il préfère la réforme à la révolution ;
et il s'efforce toujours de prévenir celle-ci par l'autre, car il hait
la violence. Mais au besoin, et tout en s'efforçant de rentrer
au plus tôt dans les voies du droit, il ne reculera pas devant
une révolution devenue indispensable pour une transformation
nécessaire de l'État.


C'est ainsi que ,Varlin Luther entreprit et conduisit en vrai
libéral sa grande lutte contre la hiérarchie du pape et des
évêques. Au regard du système juridique du moyen âge, la
réforme allemande du xv. ie siècle pouvait sembler une révolu-
tion criminelle; devant le tribunal de l'histoire, elle était un
développement nécessaire. Le libéralisme de Luther ressort à la
fois de son attitude contre les radicaux Cartstadt et Münster ou
même contre Henri IV, et de l'énergie avec laquelle il brilla le
corps du droit canon et les commentaires humains en contra-


.,


diction avec l'Évangile.
De même, le violent Mirabeau, malgré certaines tendances


radicales et absolutistes, n'est qu'un audacieux libéral auprès
du radical abbé Sieyès. Mirabean critiquait sans ménagement
les anciennes autorités, la royauté despotique et la noblesse
égoïste et orgueilleuse; mais il se jetait, avec le courage d'un
lion, au-devant des passions radicales qui s'attaquaient aux
fondements nécessaires de l'État.


C'est bien à tort que l'on reproche souvent aux libéraux de
manquer d'énergie, parce que leurs principes ne sont ni abso-
lus ni exclusifs. Le courage viril, calme , conscient de lui-
même, dévoué à un idéal élevé, est au contraire leur grande
qualité. Il faut plus de vertu pour se modérer dans la lutte que


LES PARTIS POLITIQUES. 3S5
pour courir à l'aveugle jusqu'à se briser contre les dures réali-
tés. La modération est la condition d'une politique féconde. Le
reproche vient de ce que l'on a pris des radicaux inconséquents
pour des libéraux.


La première virilité se distingue surtout par le développement
des forces productives. Le jeune homme cherche à s'affirmer, à
prendre sa place dans le monde. Les natures libérales conser-
vent toujours ce caractère, et la force organisatrice qu'elles mon-
trent, est le signe le plus infaillible du vrai libéralisme. La plu-
part des esprits créateurs sont libéraux, ou brillent par quelque
grande qualité libérale. •


L'école systématise ; la politique créatrice organise. Quand le
radicalisme a renversé l'ancien édifice et déblayé le terrain,
c'est au libéralisme qu'il appartient de reconstruire. Crom-
well, à côté de tendances et de préjugés radicaux, avait l'intelli-
gence libérale des besoins de la nation anglaise et de l'huma-
n ité ; Guillaume d Orange, malgré certaines habitudes absolutistes,
était doué d'une puissante énergie libérale. Le génie organisa-
teur d'Alexandre Hamilton éclate de jeune vivacité; la sagesse
tranquille de Whasington révèle un caractère conservateur. L'his-
toire d'Allemagne compte nombre de grands libéraux : ainsi le
roi Henri I, Henri HI et Frédéric 11, empereurs, Frédéric H de
Prusse. On peut même dire que le peuple allemand place volon-
tiers son idéal dans le libéralisme. Le baron de Stein et
Guillaume de Humbohlt furent d'éminents ministres libéraux.
Schiller glorifie dans son marquis de l'osa et dans son Guil-
laume Tell l'idéal libéral de son esprit, et le conservateur Goethe
lui-même a créé, de la main du génie, la nature libérale de
Faust.


Le libéralisme regarde et marche en avant. Mais l'avenir qu'il
poursuit n'est point fantaisiste et éloigné comme celui du radi-
cal. 11 entreprend actuellement de le réaliser ; par suite, il tache
de le rattacher au présent, et pèse les enseignements du passé.
Il est grand ami et riche d'idées, mais d'idées fécondes et vraies,
non d'abstractions.


En comparant les principales idées qui rem:ent l'Europe de-
puis un siècle, l'on peut se convaincre qu'elles vont du radica-


:!5




386 LA. PJLITIQUE.
lisme au libéralisme. L'idée libérale de l'État public (Volksstat) a)
a justement détrôné le contrat social de Jean-Jacques. La liberté
radicale de la Révolution française était une conception abstraite,
ayant l'égalité mathématique pour base et pour limite, et agitée
par l'arbitraire de tous; la liberté libérale a ses racines clans la
personnalité vivante et des individus et de la nation, et c'est la
nature elle-même qui l'anime et la détermine. Ainsi encore,
l'idée récente des nationalités suppose un tout harmonieux
et historique plein de vie. Elle a donc une réalité positive qui
manque le plus souvent aux conceptions abstraites du siècle
passé. On est frappé de la différence quand on compare entre
elles les idées de peuple et de société b).


Mais l'idée politique suprême du libéralisme ne s'arrêtc&pas
au peuple, sa pensée va plus loin ; elle comprend que les natio-
nalités ne sont que les membres de l'humanité. Pour elle, le
grand devoir de l'individu est de devenir hautement humain,
d'être l'expression noble et féconde de l'humanité dans le monde.
Cet idéal a enthousiasmé le génie des Hellènes et la virile ambi-
tion des Romains. Mais le monde moderne le conçoit d'une ma-
nière plus large et plus libre encore. C'est un grand souffle hu-
main qui anime aujourd'hui notre civilisation : arts et sciences,
institutions d'utilité publique ou de bienfaisance, sociétés et fa-
milles, commerce général, vie de l'État, droit des gens.


Ces tendances et ces progrès modernes sont dans une étroite
parenté avec la religion chrétienne, quoi qu'en disent ceux qui se
prétendent ses seuls représentants. Le christianisme est la reli-
gion de l'humanité. La divine charité du Christ console tous ceux
qui souffrent, relève les faibles et les opprimés, se dévoue et se
sacrifie pour l'homme, créé à l'image de Dieu ; elle a fécondé le
monde; elle est la manifestation religieuse et morale de lapins pure
humanité. Jésus, luttant à la fois contre les Pharisiens absol::,-
tistes et contre les Sadducéens radicaux, et transformant l'esprit
de la religion traditionnelle tout en ménageant ses formes, nous
offre le type éternellement jeune du libéralisme le plus élevé:
Pie IX avoue donc, à son insu, que la papauté s'est écartée do


a) Comp , sup., p. 103.
b) Comp., vo!. 1, p. 90 ut ss:


us Imans POLITIQUES. 3S7
l'esprit de soit fondateur, quand il proclame qu'elle ne peut se
réconcilier avec le libéralisme moderne. Si Jésus revenait, il
s'entendrait facilement avec lui. Le même esprit de noble huma-
nité les anime tous deux, dans l'un, s'adressant davantage au
Cœur et au sentiment religieux, dans l'autre, à l'esprit et à la
raison temporelle.


L'humanité civilisée est sortie de son adolescence depuis en-
viron deux siècles ; cependant elle est loin d'avoir encore atteint
l'apogée de sa vie. C'est un sentiment général qu'elle a d'im-
menses progrès à faire, et que la réalisation de son idéal appar-
tient à l'avenir. Mais l'espoir, la conviction du succès final, font
aujourd'hui battre son coeur et animent son action. Son visage
brille comme celui d'un jeune homme ; la joie, la santé et la
vie éclatent dans ses traits. Aussi le fond de son caractère est-il
actuellement libéral, et ses ennemis font-ils vainement rage
contre l'esprit créateur et progressif qui l'inspire.


L'amour de la liberté, si puissant dans la jeune virilité, est
également le caractère le plus accentué du vrai libéralisme. Le
libéral aime la liberté par-dessus tout; pour lui, être libre, c'est
vivre. Mais il ne la conçoit pas comme séparée de l'ordre ; il
sait qu'elle est déterminée et limitée par l'harmonieux ordon-
nancement des forces qu'elle manifeste. Enfin, il estime haute-
ment la liberté de penser, car c'est elle qui nous fait à l'image de
Dieu, c'est elle qui éclaire le monde.


Mais il sait aussi que la liberté n'est pas une monnaie cou-
rante qu'on se passe de la main à la main ; il comprend qu'elle
est la manifestation et le développement d'une force personnelle ;
(pie chacun peut être libre, mais en proportion seulement de sa
valeur. Aussi se méfie-t-il des libertés octroyées. Il n'a foi qu'en
la liberté innée, ou conquise par le travail et l'effort. [1 sent que
la liberté grandit par l'éducation et l'exercice ; qu'elle a ses de-
grés légitimes ; et que des masses stupides et superstitieuses ne
sauraient être aussi libres qu'une nation virile, habituée à pen-
ser et vouloir:


La psychologie est une science libérale, et le libéralisme aime
à étudier l'homme psychologiquement. [1 examine les aptitudes
morales des peuples et des individus, et sait y découvrir des




388 LA POLITIQUE.
facteurs déterminants. Les autres éléments lui paraissent se-
condaires. Son clair regard pénètre les forces cachées de l'esprit,
et il pose en principe que chacun se gouverne d'après sa nature
et son caractère.


II reconnait volontiers le vrai mérite; mais il dénonce sans
pitié le coquin ou l'hypocrite puissant. Il est en cela l'homme de
la politique plutôt que du droit. La plus haute politique en re-
vient toujours à la nature, et poursuit sans relâche les fins na-
turelles des nations. Elle marche en avant ; elle réalise les aspi-
rations des peuples; elle découvre les beaux fruits du travail
caché de l'esprit ; elle féconde et crée. Elle est donc essentielle-
ment libérale.


La politique libérale est surtout active. Elle ne se met point à
la remorque d'autrui. Elle sonde et. scrute elle-même, puis Ma-
noeuvre énergiquement. Rien de faux comme de dire avec Stahl
que les princes sont par vocation les ennemis du libéralisme. La
libre initiative du roi est au contraire naturellement libérale,
et c'est par une politique libérale que les grands rois ont fondé
leur gloire et leur puissance. Frédéric le Grand demeure sous ce
rapport le modèle de la royauté saine et virile des temps mo-
dernes.


L'attaque du libéralisme n'est pas tumultueuse, comme celle
des radicaux ; elle pèse avec plus de prudence les moyens et les
obstacles ; son énergie est plus soutenue, ses succès plus fré-
quents. Le radicalisme ne réussit guère dans une entreprise dif-
ficile que s'il se laisse conduire par des chefs libéraux. C'est en
agissant avec la prudence d'un libéral que le comte Cavour
affranchit l'Italie de l'Autriche. L'aide de la France lui était in-
dispensable ; il parvint à se l'allier sans s'y soumettre, et finit
par assurer la grandeur de son pays, même contre les voeux de
Napoléon III. La campagne hardie de Garibaldi à Naples et en
Sicile, entreprise d'entente avec Cavour, n'eut un si rapide suc-
cès que parce que le terrain était politiquement préparé. Par
contre, les deux campagnes que ce général lit contre Rome, en
se fiant à la puissance d'une idée et à l'enthousiasme de ses vo-
lontaires, ont un caractère plus radical que libéral, et échouèrent
contre la force mal appréciée des rapports réels.


LES PARTIS POLITIQUES. 389
La conception libérale (le l'État a un caractère psychologique.


L'idée naïve de l'antiquité : que Dieu gouverne l'État directe-
ment par des signes et des miracles, ou indirectement par ses
prêtres, lui semble une puérilité que l'expérience et la critique
confondent. Mais il repousse également la conception radicale
qui fait de l'État un système abstrait de principes logiques. Pour
lui, l'État est un organisme vivant qu'animent l'esprit et le carac-
tère de la nation. Aussi l'État libéral est-il toujours un Étal pu-
blic (Vollisstat), qu'il soit république ou monarchie. C'est un
tout vivant, muni d'organes vivants, protégeant la liberté de
tous.


L'idée que l'autorité fait seule la loi, et l'idée que la loi est la
volonté arbitraire (les individus, sont également étrangères au
libéralisme. Pour lui, la loi est la haute expression de la volonté
une de la nation; par suite, tous les membres de la nation doi-
vent prendre part à sa formation, chacun suivant son impor-
tance à l'égard (lu tout. La constitution représentative est donc un
progrès libéral et un système bien supérieur, soit aux ordres
du moyen àge, qui remettaient toute la puissance aux mains de
l'aristocratie, soit aux assemblées populaires de l'antiquité, peu
capables de délibérer, et toujours forcément incomplètes.


La participation des citoyens à la justice par les jurés et les
schiiiren, et à l'administration par les fonctions gratuites et
d'honneur, ou par la selfadministration des cantons et des com-
munes, sont également des institutions libérales qui ouvrent un
champ libre aux forces vivantes de la nation, et qui rattachent
le droit et la liberté au devoir et aux intérêts.


Nous ne sommes qu'au début du développement libéral du
monde. Les résistances passionnées des traditions ou des pré-
jugés, les malentendus et les expérimentations hasardées, l'en-
travent encore trop souvent. De violentes oscillations nous
agitent depuis un siècle. Mais les progrès accomplis sont une
assurance de la victoire future du principe politique libéral, et
d'un développement de l'État moderne plus grandiose et plus
libre que les formations connues jusqu'à ce jour.


Le libéralisme , tel que nous venons de le définir, diffère
sensiblement de ce que l'on nomme souvent ainsi de nos jours.




390 LA. POLITIQUE.
Les partis libéraux d'Europe ou d'Amérique sont tantôt très-
mêlés d'éléments radicaux, ou se distinguent plus par leur mo-
dération que par leur courage. Les grandes qualités du libéra-
lisme se rencontrent parfois chez l'individu, rarement dans tout
un parti. Mais il serait à la fois utile et glorieux que (les groupes
entiers poursuivissent ce type idéal de virile et féconde jeunesse,
et se dégageassent des étreintes mauvaises des pratiques radi-
cales. Ce progrès s'accomplit cependant d'une manière sensible.


_


On en est frappé quand on compare, par exemple, les Cortés
espagnoles de .1812 et de 1871.


CHAPITRE VIII.


Le conservatisme.


Moins brillant que le jeune libéral, le conservateur a plus de
calme, de solidité, de vigueur même. C'est l'homme de trente
à quarante ans, moins occupé d'acquérir des biens nouveaux
que d'améliorer et d'étendre ceux qu'il possède. Cet homme a
son foyer, sa famille, sa profession, mais, tout en les conservant,
il les développe ou les perfectionne ; il est clone également viril et
actif.


Produire et conserver sont les deux pôles du gouvernement
divin du inonde. De même, deux forces mâles sont décisives
dans l'État : la force libérale qui crée et la force conservatrice qui
garde. Le règne exclusif de l'une d'elles troublerait la paix et la
calme jouissance des choses, ou entraverait le progrès et le riche
développement des aptitudes.


Mais l'humanité est encore dans sa période de croissance; un
champ immense d'action et de production s'ouvre de toutes parts
devant elle. C'est seulement dans des siècles éloignés qu'elle
atteindra son âge mûr, qu'elle deviendra clans son ensemble con-
servatrice, que le conservatisme portera tous ses fruits. Ce
dernier n'a donc eu jusqu'à ce jour qu'une importance relati-
vement subordonnée.




392


LA POLITIQUE.
L'esprit conservateur a moins de génie, mais plus de sagesse


que l'esprit libéral. Ses connaissances et son expérience plus
étendues le rendent moins facilement enthousiaste, non qu'il
méprise les idées, mais parce qu'il voit mieux les choses et les
difficultés de la réalisation d'un type idéal. Il scrute profondé-
ment les hommes et les relations humaines en connaisseur
exercé de la vie, et jusque dans leurs derniers replis. Un trait
imperceptible suffit souvent à lui dévoiler les intentions les plus
secrètes. Le sage Salomon est un grand type conservateur. La
plus haute diplomatie est conservatrice.


Quoique moins fécond en idées, le conservateur sait com-
prendre le génie libéral, et. l'appuie volontiers quand il lui voit
des désirs réalisables. Cependant certaines idées sont 44éciti-
quement conservatrices, et plus généralement cultivées par les
natures de ce genre.


C'est d'abord la piété, belle expression de l'âme conservatrice.
La vraie piété ne s'applique qu'aux choses dignes de respect,
parce qu'elles assurent l'union intime de la vie et affermissent
par leurs attaches mystérieuses l'ordre moral du monde. Telle
est la piété de l'enfant, de l'élève ou du disciple, du protégé, de
l'héritier, du donataire, envers les parents, le maître, l'auteur
ou le bienfaiteur. Mais la piété s'adresse également aux grandes
institutions. L'Église et la patrie ont droit toutes deux à la piété
de leurs enfants. Cette grande vertu rattache toujours l'inférieur
au supérieur, et sanctifie et ennoblit leur rapport.


Le principe île fidélité s'en rapproche. Les Romains estimaient
surtout la piété; les Germains, la fidélité. Ce second principe
domine remarquablement dans les formations du moyen âge.
La piété révèle surtout la puissance nécessaire des lois morales
et religieuses. La fidélité a surtout son origine dans la volonté
libre des individus, dans le serment et l'hommage. Aussi a-t-elle
un caractère politique plus marqué ; elle naît de l'esprit de li-
berté. Gardienne de la foi librement promise, elle est la loi
intime des contrats. La volonté libre et libérale crée l'obligation
contractuelle ; l'esprit conservateur de la fidélité la garde et l'as-
sure.


Le libéral aime surtout la liberté; le conservateur, le droit:


LES PARTIS POLITIQUES. 393
le respect du droit est son but suprême. Or le droit donne force
et stabilité aux rapports reconnus nécessaires ; il assure le
maintien des choses, prévient les destructions, réfrène les pas-
sions. Aussi la notion conservatrice du droit a-t-elle un autre
caractère que l'idée libérale du droit. Celle-ci aime à le fonder
philosophiquement et psychologiquement ; à partir des talents
individuels; à faire progresser le droit ; à réaliser son idéal
dans le droit ; à protéger le droit qui est en formation. Le conser-
vateur, au contraire, fixe surtout son regard sur le droit histo-
rique; il explique par le passé le droit existant ; il en regarde
volontiers la forme traditionnelle comme sacrée. Savigny et son
école ont tout à fait ce caractère conservateur. Mais le conserva-
tisme cesse d'être de bon aloi quand il ne connaît pas d'autre
source du droit que le passé, quand, suivant l'expression du
poiite, « le droit n'est plus qu'un mal héréditaire qu'on traîne
d'âge en âge » a). Le vrai conservateur sait reconnaitre le
développement incessant et les formations nouvelles du droit.
S'il protège le droit établi, c'est contre les attaques et les inno-
vations précipitées, en s'efforçant autant que possible d'y ratta-
cher le droit nouveau et d'éviter toute brusque rupture.


Les législateurs sont souvent des libéraux ; les grands juriscon-
sultes sont pour la plupart des conservateurs. Peu ami des innova-
tions, le jurisconsulte met en relief' le droit qui a pris une forme
achevée ; c'est à ce droit seulement qu'il reconnaît une autorité
obligatoire pour tous, et- c'est par lui qu'il protége la propriété,
les contrats, la famille, ces biens précieux de la vie privée. Le
droit de succession, qui transmet aux fils les acquisitions des
pères, a un caractère conservateur marqué. Dans le droit public
également, les conservateurs aiment surtout les traditions sûres
et la stabilité des institutions juridiques.


Le conservateur a de plus un profond sentiment du devoir.
Le droit maintient surtout l'ordre externe ; le devoir accompli
donne l'harmonie interne de l'esprit. Le sentiment du devoir
grandit et féconde la bienfaisance, l'assistance des pauvres, le


a) « Eine erbliele Krankheit von Geselileclit zu Gesellleelit forIgeseltleppt »
(i'aust).




Ill) 4 LA. POLITIQUE.
dévouement au bien public. Plus sévère, plus mesuré, plus pro-
saïque que le jeune amour du prochain, il u'est pas moins utile
au bien général ; il conserve ce que l'autre a produit.


Le conservatisme étudie volontiers l'histoire, cette gardienne
des choses passées. La vie de l'homme m'Ir est presque une
histoire, et il est ainsi plus apte à comprendre celle des autres.
Thucydide, Tacite, Jean de Midler, Niebuhr et Ranke sont des
conservateurs.


Mais l'esprit conservateur n'est pas plus exclusivement réa-
liste que l'esprit libéral n'est exclusivement idéaliste. Tous
deux savent qu'il faut unir l'utile et l'idéal ; seulement, ils se
placent à un point de vue différent : l'un partant de l'idée, et
l'éprouvant parla réalité ; l'autre partant de la réalité, st recher-
chant l'idée qui l'anime.


C'est ainsi qu'ils jugent les hommes. Le conservateur consi-
dère d'abord les caractères externes, la nationalité, la classe, la
famille, la profession, la fortune, le rang, en un mot, ce que
nous nommons la race. Il n'a égard qu'en seconde ligne à l'esprit
et au caractère individuel. C'est que la race est visible et facile
à reconnaitre, l'individualité cachée ; et l'homme mur sait que
l'on se trompe facilement dans l'appréciation des individus.
Plusieurs absolutistes ne considèrent que la race, et préfèrent
un noble sans valeur au bourgeois plein de mérite. Le conser-
vateur se garde d'aller jusque-là. Il comprend que la valeur de
chacun dépend encore plus de l'individu que de la race, et il
estime hautement les talents. Mais il attend qu'ils se soient ma-
nifestés en actes, et soient ainsi sùrement reconnaissables ;
jusque-là, il s'en tient plutôt à la race. Il procède en somme
plus prudemment que le libéral, qui, s'inquiétant peu de la
race, croit son oeil assez exercé pour découvrir du premier coup
les mérites individuels, et qui, de crainte de s'en laisser imposer
par la noblesse du sang, considère de prime-saut tout homme
en lui-même pour le classer suivant sa valeur individuelle.


Jésus nous a donné peut-être l'exemple le plus frappant de la
manière libérale de juger les hommes. Il choisit ses disciples
dans les rangs inférieurs, mais ils sont presque tous indivi-
duellement remarquables par le caractère ou l'intelligence. De


LES PARTIS POLITIQUES. 395
même, Shakespeare révèle son grand esprit libéral quand il
peuple ses drames, avec une liberté et une puissance souve-
raines, (les personnages les plus divers, mais toujours indivi-
duellement caractérisés. Au contraire, la prudente manière
conservatrice se reconnaît dans le commerce de Wellington avec
les hommes et dans les choix du grand conservateur Was-
hington.


L'État ordonné du moyen âge était un système plus conser-
vateur que la forme libérale de l'État représentatif moderne.
C'est qu'il s'était développé depuis la lin du xin o siècle, dans la
période conservatrice de ce grand âge. Une période plus libé-
rale avait précédé, une période absolutiste suivit. La puissance
de la race atteignit son apogée dans les ordres : chaque ordre
conservait son caractère, son indépendance, ses droits tradi-
tionnels. L'État anglais, avec ses grandes familles nobles et son
importante gentry, a encore cette empreinte conservatrice ; mais
on ne la trouve plus dans la république nord-américaine.
L'esprit conservateur est favorable au pouvoir des familles dis-
tinguées, et garde pieusement les institutions traditionnelles.
Sans repousser les exigences et les progrès des temps nouveaux,
il veut que le mouvement vers l'avenir respecte les droits du
passé '.


Il est bon de s'inspirer des idées libérales quand on veut
rompre avec le passé. Cependant des chefs ou des partis con-
servateurs parviennent souvent à innover heureusement, sans
pénible rupture et avec les plus grands ménagements. Les
ministres conservateurs de l'Angleterre ont accompli maintes
réformes libérales. Mais il est généralement utile que les conser-
vateurs agissent de concert avec les libéraux, de crainte que
leurs réformes ne manquent d'énergie et ne donnent trop d'im-
portance à des usages vieillis.


Le conservatisme a sa place naturelle après une révolution
ou une transformation profonde, alors qu'il s'agit de garder les
conquêtes faites, et de les préserver d'abus nouveaux. Les abso-


C. Frantz (Krilik aller Parleien, Berlin I8C) appelle ciu.serva:eur ce
que nous nommons absolutiste, quand il dil que le « maintien du statu quo u est
le principe du conservatisme.




396 LÀ POLITIQUE.
lutistes l'écoutent assez volontiers, et respectent en lui la pleine
force de l'age mir. Il peut leur servir de guide et de barrière,
comme le libéralisme aux radicaux.


Au reste, il y a entre les libéraux et les conservateurs une
étroite parenté. La fécondité virile des premiers répond à la
garde virile des seconds, le génie des uns à la sagesse des
autres. Le libéral a l'ardeur du courage et de la volonté, le
conservateur la noblesse de Filme et le sentiment du devoir. Il
n'y a jamais entre eux de lutte à mort. Ce sont bien plutôt des
questions d'opportunité ou de personne qui les divisent. Ils
peuvent donc transiger et s'entendre sans manquer à leurs prin-
cipes, et même au grand profit de tous.


Le conservateur est peu agressif; sa force est surtout la dé-
fensive. Mais il sait au besoin prendre l'offensive pour se sau-
vegarder. La politique et les guerres de l'Angleterre ont le plus
souvent ce caractère conservateur.


De même, c'est en conservateur que Washington mena la
guerre (le l'Indépendance ; ce furent des hommes d'État con-
servateurs que Pitt le jeune et Robert l'eel en Angleterre, Casimir
Périer et Guizot en France, Kaunitz et Stadion en Autriche,
Münster, Hardenberg et Radowitz en Allemagne, César halbi et
Menabrea en Italie. Le comte Bismark lui-même appartient
plutôt à cette classe, quoiqu'il ait transformé l'Allemagne. Ses
premiers efforts tendirent surtout à conserver et grandir l'État
prussien. Ce n'est qu'après s'être assuré de la force de celui-ci
qu'il accepta les idées libérales modernes, le principe des
nationalités et la forme représentative. Ses tendances person-
nelles étaient et demeurent favorables aux idées de race. Mais
ses merveilleuses facultés d'analyse et d'observation lui font
comprendre l'importance actuelle de la bourgeoisie, et lui ont
réconcilié plusieurs individualités marquantes qui ne doivent
rien au rang de la naissance. Un libéral n'aurait jamais édifié
l'empire allemand dans un style aussi mêlé, avec autant d'égards
pour les situations traditionnelles, ou même pour de vieux pré-
jugés ; cette construction mixte ne pouvait être entreprise avec
succès que par un conservateur. Voyez comment le libéral
Alexamdre Hamilton conçut et accomplit autrement sa mission


LES PARTIS POLITIQUES. 397
en Amérique. Le comte Bismark procède à la manière conser-
vatrice : il voit d'abord les faits et les réalités, et ne passe qu'en-
suite aux idées. Il ne rappelle l'esprit. libéral que par certains
traits, par les paroles de génie qu'il lance parfois, comme de
lumineux éclairs, dans les discussions, et par les irruptions vio-
lentes de sa volonté de fer.




CHAPI'T'RE IX.


L'absolutisme.


L'absolutisme correspond à l'homme âgé; ses qualités sont
celles du sexagénaire. Les forces féminines et réceptives ont peu
à peu envahi les forces mâles. La vie 'descend, et s'approche de
sa fin. •


Ce n'est pas à dire, sans cloute, que l'homme âgé cesse tou-
jours de produire. Nombre de postes, d'écrivains, d'artistes ou
de savants, ont enfanté jusque dans leur vieillesse des oeuvres
admirables; des politiques et des généraux septuagénaires ont
remporté de magnifiques triomphes. Les talents radicaux, le
génie libéral, la sagesse conservatrice d'une nature indivi-
duelle, persistent souvent malgré les ans. Mais l'âge no donne
point ces qualités à qui ne les possédait pas, et il en apporte
d'autres qui, si estimables qu'elles soient, ont cependant moins
de valeur.


Ce_ qui le caractérise en première ligne, c'est la perfection et
l'habileté de la forme. Il semble qu'elles viennent couvrir l'affai-
blissement des forces actives, et elles se montrent rarement au
mème degré auparavant. C'est cette qualité qui, dans les cours
et dans les salons, fait souvent la supériorité de la vieille no"
blesse sur des parvenus plus intelligents. Celle-ci sait mieux


LES PARTIS POLITIQUES. 399
représenter, ses manières sont plus fines, plus sûres, plus
conscientes. L'importance que l'on donnait aux anciennes
formes et à l'usage du monde, explique en partie le nombre des
diplomates célèbres d'âge avancé, et les succès de Talleyrand,
leur maitre. Nul ne dirige mieux des fêtes et des cérémonies
qu'un homme à l'esprit vieux.


Le goût et l'habileté de la forme se présentent tantôt avec
une inexorable raideur, tantôt avec un abandon facile et bien-
veillant. Mais l'esprit en est généralement absent ; parfois même
il est en contradiction avec elle.


Le style rococo, qui régna en Europe depuis le milieu du
xvte siècle jusqu'au xvin", est tout à fait dans le second genre.
Impuissant à représenter de grandes choses, il a un certain
charme doux et familier qui repose. On retrouve ainsi clans le
style le côté bienveillant du formalisme absolutiste de l'époque,
dont le côté raide et antipathique est représenté d'autre part
par une orthodoxie étroite et durement oppressive des cons-
ciences.


La douceur des formes du vieillard est en harmonie avec sa
prudence calculatrice. Son expérience s'est enrichie, mais son
mur s'est refroidi et desséché. Il observe naturellement, et
compte juste. Les spéculations idéales ne l'intéressent plus
guère, car l'expérience lui a montré qu'elles sont pratiquement
stériles. Il est trop faible pour concevoir à la manière libérale,
mais il ne croit mème plus que médiocrement aux vérités de
l'histoire. Tantôt sceptique comme Voltaire, il se raillera de
toutes les traditions; tantôt, s'exagérant sa faiblesse, il se sou-
mettra entièrement à leur autorité, comme les jésuites et les
orthodoxes. Il cultivera volontiers les sciences qui pèsent,
comptent ou mesurent. Les vérités démontrées d'une manière
sensible ou par des chiffres ont surtout ses faveurs; leur cer-
titude absolue semble reposer son âme, C'est dans les mathé-
matiques et les sciences exactes que les vieillards ont le plus
produit.


Notre siècle radical-libéral est justement peu sympathique
aux tendances absolutistes qui répondent. au génie du grand
âge: Cependant la vie privée et la société doivent aussi beaucoup




.400 LA POLITIQUE.
à ce dernier. C'est en grande partie à son admirable talent de
combinaison, à ses applications savantes, que nous devons notre
luxueux confort. nombre de nos moyens techniques, les riches
produits de nos fabriques et de nos manufactures, en un mot
l'improvement , comme diraient les Anglais.


Quant aux sciences abstraites, l'absolutiste les aime moins
pour leurs vérités que pour les services ou les jouissances pra-
tiques qu'elles peuvent procurer. L'utilité et l'argent deviennent
pour lui la mesure des choses. Il est parfois un virtuose dans
les affaires de finances : nombre de banquiers et de financiers
ont été vieux toute leur vie. Sa prudence extrême dégénère
facilement en ruse. La jeunesse court après les papillons en
s'enivrant de l'azur du ciel ; la vieillesse ramasse avaretnent les
fruits tombés par terre.


L'homme âgé a de plus un grand sentiment des convenances
et de la décence, qualité précieuse pour la société. Mais son exté-
rieur digne couvre souvent une moralité douteuse. II est volon-
tiers un amateur délicat de la musique et des mouvements
rhythmés; mais la littérature et les arts ne l'intéressent qu'autant
qu'ils le font jouir sans troubler son repos. C'est ainsi que la
période classique de la littérature française fleurit au soleil de
la fiveur royale pour les jouissances intellectuelles d'une cour
absolutiste et des délicats de Paris, bien plus que pour celles
de l'ensemble du peuple. L'art, qui cultive surtout le brillant
de la forme, est naturellement absolutiste. Il ne saurait pré-
tendre à l'immortalité des oeuvres qui remuent le coeur et
l'esprit de l'humanité.


La vieillesse se tourne volontiers vers le positif; elle aime les
biens matériels, l'argent et la fortune, le titre et le rang. Non
qu'elle en ignore la vanité et la fragilité : elle sait bien qu'ils
n'augmentent pas la valeur de l'âme ; mais elle sait surtout appré-
cier leur utilité et les employer à ses fins.


Ses idées politiques n'ont plus l'éclat de la jeunesse, ni la
sagesse profonde de l'âge mûr. L'élément féminin y domine
également. C'est ainsi qu'elle aime par-dessus tout le repos et la
stabilité. Ce goût est souvent à tort nommé conservateur . Le
conservateur est trop vaillant pour vouloir le repos pour le


LES PARTIS POLITIQUES. 401
repos ; il ne dort que pour reprendre des forces; il comprend
que la placidité absolutiste méconnaît le mouvement nécessaire
de la vie et l'inévitable mobilité des choses.


L'amour du repos, le besoin de dormir, se montrent surtout à
la suite de révolutions ou de guerres pénibles , après des
efforts ou des travaux considérables. L'absolutisme sait habile-
ment profiter de ces moments. L'Europe était précisément dans
cette situation après les grandes luttes de la Réformation,
lorsque le régime absolu envahit les monarchies et les répu-
bliques, et vint grandit sans mesure l'autorité de l'État. Les
esprits fatigués s'inclinèrent. Louis XI et Louis XIV furent
pendant longtemps des princes très-populaires en France.


Les grandes guerres de la Révolution et de l'Empire produi-
sirent la même lassitude et. les mêmes effets (1815). Talleyrand
lança dans la circulation le principe légitimiste au congrès de
Vienne; loletternich s'en saisit avec joie, et pendant vingt ans,
l'on fit croire à l'Europe qu'il pouvait seul donner le salut et la
paix.


On peut dire en un sens que l'absolutisme n'était pas réac-
tionnaire aux siècles derniers, qu'il terminait naturellement la
grande période du moyen âge et préparait les temps nouveaux.
Mais il l'est habituellement de nos jours, car il veut imposer ses
vieux oripeaux aux jeunes épaules d'une époque nouvelle. Tous
les partis absolutistes actuels ont plus ou moins une empreinte
réactionnaire. Ils n'aiment ni ne comprennent la vie moderne,
et rêvent de ramener le paradis perdu du moyen âge clérical
et nobiliaire.


L'absolutiste se vante parfois de respecter le droit et d'affer-
mir l'ordre. Mais son droit est sans vie et son ordre sans liberté.
Il exagère volontiers l'autorité des formules, et fait triompher la
lettre sur l'esprit. Peu sympathique au droit en formation, peu
ménager de l'équité, à moins qu'il n'y ait utilité, il montre
tantôt un respect pédantesque du droit formel, tantôt nul autre
souci que sa convenance. Placé entre le droit et le pouvoir, il
s'empare du pouvoir aussitôt qu'il y trouve avantage.


Il aime l'autorité absolue, incontestée, qui semble le mieux
assurer le repos, parce qu'elle se ment sans entrave. Il lui


26




402 LA POLITIQUE.
donne une origine divine, et va jusqu'à la dire inspirée. Il exige
une obéissance passive. La monarchie absolue et théocratique
est son idéal.


Sans doute, l'autorité absolue et l'obéissance stricte occupent
une place nécesaire jusque dans l'État moderne; mais jamais
elles n'y sont au premier rang. Leurs domaines spéciaux sont
l'armée et la comptabilité. Les moyens externes de la guerre,
l'organisation, l'armement, le commandement et l'obéissance,
ont un caractère mécanique et formel qui se comprend, parce
que la force y est déterminante. De même, la comptabilité de
l'État doit avoir une sûreté mathématique, comme celle des
institutions privées. Mais ces deux branches n'ont dans #État
qu'une situation subordonnée. Elles sont au service de la poli-
tique. Leur règne serait une despotie de janissaires et de pré-
toriens, ou une plutocratie qui vendrait jusqu'à l'honneur de
la nation.


L'ordre des jésuites est sans contredit l'expression la plus dan-
gereuse et moralement la plus importante des idées absolu-
tistes. Il naquit remarquablement à l'époque même où le
moyen âge vieilli, ébranlé par la Réformation, entrait dans sa
période dernière. La forme absolue favorisa sa rapide expan-
sion. Il s'établit en maitre dans quelques pays catholiques,
puis tomba à la lumière des idées nouvelles, pour renaître avec
vigueur lors de la réaction de 1815. S'il est encore toléré de
nos jours sur le continent, c'est que certaines vieilles cours ab-
solutistes l'aiment ou le craignent.


Cet ordre fameux transporte dans la vie religieuse, qui ne
peut être mécanique sans cesser d'être consciencieuse et vraie,
l'autorité naturellement absolue du général d'armée sur le
soldat. Il tue dans ses membres la liberté personnelle, pour en
faire les instruments passifs de son arbitraire puissance. Le
monde chrétien peut justement leur crier : Vous êtes les en-
nemis du genre humain ! »


L'ordre de Jésus prétend ne poursuivre qu'un but élevé, la
sanctification des âmes, l'extension de la chrétienté, la so u


-mission à la volonté divine. L'éducation savante et ascétique
de ses membres n'aurait pas d'autre but que de tuer en eux tout


LES PARTIS POLITIQUES. 403
égoïsme. Mais, en réalité, il ne tend qu'à dominer les hommes
et à les exploiter à son profit; et si ses membres perdent tout
égoïsme individuel, c'est pour reprendre leur large part dans
l'égoïsme insatiable de l'ordre. Les jésuites n'agissent jamais
avec franchise et liberté. Leurs maximes leur tiennent lieu de
principes; leur souple casuistique de loi ; l'intrigue d'action. La
ruse et l'artifice sont leurs meilleures armes.


L'on se tromperait en jugeant par eux seuls dé la nature de
l'homme âgé; ce serait fermer les yeux sur le bon usage qu'il
fait aussi de ses qualités. Mais le type dégénéré peut aider à
trouver le type pur; et les jésuites nous prouvent que les qua-
lités du vieil âge sont plus féminines que viriles. Le courage
libéral peut dégénérer en sauvage audace, la fermeté conser-
vatrice en dureté; ils ne prendront jamais ce caractère féminin.


C'est pour cela que les natures absolutistes tombent souvent
sous la domination des femmes. lin homme d'État peut écouter
volontiers le conseil moral de son épouse, mais il ne se laissera
jamais gouverner par elle ; il croirait perdre sa dignité (l'homme.
Les princes absolutistes, au contraire, sont fréquemment sous
la pantoufle (le leurs femmes, et surtout de leurs favorites et
de leurs maîtresses. C'est que la femme, dans les qualités de son
sexe, est réellement supérieure à l'homme.


L'irritabilité de l'absolutiste s'explique de mème. Nombre
d'absolutistes sont bons et bienveillants; ils jouissent du bon-
heur d'autrui et ne sont point égoïstes, Mais qu'on trouble leur
repos, et ils s'agitent, s'irritent, se courroucent, deviennent
cruels. La plupart des tyrans, et les plus détestables, appar-
tiennent par le caractère au vieil âge.




CH A PITRE X.


Le principe psychologique dans la politique.


L'étude des forces changeantes de l'âme dans la succession
des âges a une importance plus générale encore. Elle ne s'ap-
plique pas seulement aux partis, mais à la vie entière du peupe
et de l'État, et elle devient ainsi une véritable science de l'esprit
et du caractère politique en général.


Tout parti politique se rapproche plus ou moins de l'un des
types indiqués. Il en est de même de tout individu, alors même
qu'il n'appartiendrait à aucun parti : l'un pensera en libéral,
l'autre en absolutiste, etc., toujours d'ailleurs avec des nuances
variant à l'infini.


Même remarque pour les institutions, car l'homme donne son
empreinte à ses oeuvres. Les fonctions du juge n'ont-elles pas
un caractère conservateur ? La plus haute mission du chef de
l'État n'est-elle pas libérale ?


Les chefs de partis appartiennent même souvent à un autre
type que le parti qu'ils mènent. Le parti ultramontain se range.
parfois sous le drapeau d'une nature radicale, comme Lamen-
nais ou Veuillot. Le parti radical accepte plus souvent encore
un prudent chef absolutiste. On comptait plusieurs absolutistes
parmi les meneurs des jacobins ; les démocrates américains eurent
pour chef van Biiren, vieillard habile en expédients; les asso-
ciations ouvrières radicales de l'Allemagne s'inclinent devant
certaines prudentes tètes grises. Mais il est plus naturel et
meilleur que les radicaux soient conduits par un libéral, comme
les révolutionnaires par Mirabeau, les mobiles Irlandais par
O' Connel, et les absolutistes par un conservateur, comme les
ultra-tories par Wellington, les Junker prussiens par Bismark.


Des oppositions analogues se remarquent dans les nations.


LES PARTIS POLITIQUES. 405
Les Français sont volontiers absolutistes par le caractère et
radicaux par l'esprit, ce qui explique les oscillations violentes
et extrêmes de leur histoire, et le rôle prépondérant que la
France a joué dans les périodes absolutistes et dans les périodes
radicales, sous Louis XIV et pendant la Révolution. line âme
enfantine s'unit dans le peuple russe à un esprit vieillot. La
race germanique est plus virilement constituée. Les Anglais ont
surtout un caractère conservateur; les idéals de l'esprit alle-
mands sont manifestement libéraux. Aussi les Anglais ont-ils
mis la liberté sous la protection du droit, tandis que les Alle-
mands la comprenaient et en usaient surtout comme indépen-
dance personnelle de l'esprit. Mais toutes ces qualités ne sont
pas exemptes de mélange. Les Français ont accompli de grandes
actions libérales ; les Anglais ont aussi produit des abstractions
radicales, ou poursuivi des tendances absolutistes; combien de
fois les Allemands ne se sont-ils pas bercés de rêves puérils, ou
n'ont-ils pas montré une servile soumission !


Toute l'histoire des nations et de l'humanité, obéit à la même
loi des forces changeantes de l'âme. Dans leur enfance, elles
s'inclinent devant des idées abstraites ou se laissent conduire
par les créations de leur imagination. Dans leur vieillesse, elles
donnent une autorité décisive aux formes traditionnelles, et
montrent plus de prudente habileté que d'esprit créateur ou de
vraie sagesse.


L'histoire du droit romain présente cette série d'une manière
remarquable.


Dans son enfance, Rome est riche en formes symboliques qui
frappent l'imagination, et qui révèlent pour ainsi dire drama-
tiquement son profond sentiment du droit. Ce sentiment se
mêle encore plus ou moins de religion et de poésie, et ces trois
forces concourent à créer ces institutions plastiques qui forment
l'ancien et sévère jus civile.


Dans la virile jeunesse de la Rome républicaine, le droit
devient plus conscient et plus vivant; et il s'exprime soit par
la loi constitutive de l'ordre général, soit par le remarquable
système des édits changeants des magistrats, soit enfin par les
avis toujours plus autorisés des jurisconsultes.


Mais ce n'est que dans l'âge int', r du grand État, à la fin de la
(26.




classique des Romains arrive à sa perfection. Rome est alors


406


république et au commencement de l'empire, que la science


moins créatrice du droit; elle garde les institutions existantes;
mais c'est avec une intelligence virile, avec un travail persistant


LA POLITIQUF,.




1 ..._.:


c=i
• c


...z cl)




01 Z., 0 c




H m "'" 0 "c% g.


3




to •--,z c..- -5


..z. a>


o o


2e'? 3.'› ,) "9
à "


LES PARTIS POLIT:I..:Q:UP.:S,....


<D—


o r'
0 Z'


c.>


0


..::


O :_-•,


0
1)


1.1


.,,


c
9.".-1' o r.,, - 5..,› :.• g


, , ›o . . ::: -.
o


ç., :c. .


• :-. o ',....


re e e .c


--




c.> t ,..;o


1-,
o ,..; .A
O re




o - o ..-;


c
• 7d c


'7.',' el
= tn 407


d'amélioration et de développement. .....cO C 0 u; 0
.


.g , ;. ,, 75-..-.«, q %-
Enfin, dans la vieillesse du grand empire, l'activité de la




.'":; -i-1. -ii -e 5 .-). .'" à.;.1> ".
-;., ,.., 0... f.7 11,- .1-- 1 ",




w . 2; ur, c z . :7...


c, 5 --cli •.:-..'
o e 3


science et du génie va s'éteignant, pour faire place à l'autorité..-




1' c.. csc cle ',•-•-• o e
'C ".; 0 -0 z te .— 0


:-.




al ..» -q
...


inintelligente d'une jurisprudence traditionnelle restée station- -11 ,--nA
2« '43 'e. 1'. i: 7:70 I e, 1:1:
n '-' ;i a r.t:


-




t.. -
.> m


p aire, ou des lois souvent arbitraires des empereurs. Le for-


-




0 c., .t. 6
3 ô ..., "1


c.;






"


O
•c.i .-c


..., malisme redevient prépondérant comme au début; mais il n'a




.;4
. •




.... c (4,, ;-5 19




-,,..› ›.
.7.J'.-,


plus rien de la poésie aimable de la jeunesse. Il est froidement
'..5....`,:-} E u-; . 71 5.. ô -c.) o -`e''' .8 115




:,- •,;.• c .f..-. ,:,_:: .:, c g 4
.c.5.


-..., .:_. .E.; - .?
utilitaire et mécaniquement technique. .., 7....› 0 ;1 0 1-... e , - '.v,




, ..,,,,2, ,,,,, v
•p 5i! .g e."52 .'" Une série analogue se présente chez les autres nations. C'est




• w o . c> .7,5 u.. z.. • .... e c a, c ,,,.c,


ainsi que le droit des Germains aime également, à l'ori g inelles --7c , .7-1P ..-fr ., r5




c>";:'


c e
ot• o e


• -..- i,: ,.., § 7), ...
• .3 --11 . l'


U 1:C; 0 e. m ....5'e..,; . . e:'- '.2 E I
1 . !


.,..0
=


....2.7g.,(1"




: :'




c. c c,7
O esymboles, les formes poétiques, les maximes plastiques. Au z .. c-c - - • r :1') o -2) •-•-,-.2e 0


-c.-2
moyen âge, il prend un développement original, et libéral au o )




v
.-, --4 c. ..L-. :7.5 4 ',:..1


fond, dans les statuts, les us et coutumes, les sentences des
0




y.,
• e à 3


g.c> g e
e i..• o


e e.
--:›
« b't, IL:>: ''1)




2 0 .cr. %irn g




c , 0 ,..,


Schben et des juges locaux; et les « livres de droit » -viennent


W,
• :4 ?


m , 4.; es _ c ; Ic
-.J ',..,-_,,;




-- 5 9


Li.,-
7i4


- .




--J c.) -- .4 0 • ,---•.`:›-m-s-r 1) 2 • .1 ,...en faire une science, inférieuresans doute pour la logique et la
o 5> -, •


_ _ . r.'. c.,
--


•) C)
-3 •-•,e..-.1


clarté à la doctrine classique des Romains, mais plus éprise de
'..:- c 2-2 o ô ." o ;' ,„; *P `-',


• . - ,.; o c>c F.i , .e-




e Ti • .
b:: g à"-' ..„.,-°- ,,•0 ,ce ; ..,..a> ,.; ..-2.„.s •as if», _.; .5,,i.4 o.eliberté. Enfin, dans les derniers si ècles du moyen âge, le droit -z :::: ,„ , = -c


g •-• i ) .11 '
'1: ..-, ,,


''",-. " i >-,2, .;
b«-.e.,*e• =::', ,'... ''' Qez 1"1


L, n
"-z; e?) 5*= z- . - ''',Fe"" 5.--:- 0 - o c.> o


8.5 ri 2 . Rd . < ." ... 1., .. .>,' -




; s .> -. : 5
c .,1,.germain s'incline devant l'autorité traditionnelle d'un droit


étranger.•Notons cependant une différence importante : à Rome, '-'
.-±- m 4 4 ,...] 0


ce fut à l'époque de sa vive jeunesse que le droit subit les in- ..,- ,,, , 5.1-3 7,E; - o 0 :fi <;/
.-t fluentes de la Grèce, et son développement continua d'être na- . 0 g ° -n


.3 rn


E-,


o c


:-7


.se .
,. z.'..e ,,'tional ; le droit allemand, au contraire, était arrivé à son âge ,....,., :t7) e:7. -. g E ._:i11


'''a' .."?.1,-.`-2 g ;.-1
„mûr quand il se laissa envahir par le droit plus cultivé de Rome, :.i 5 ?).-J. 14,.-e . ''») ,. 5 à ---' ck; ,.i40. Q ., 0


= ô, ,2 0. g ..; 'é..>▪ .. ' 2 r7) 7.>- •
e


et il perdit de plus en plus son caractère national sous l'absolu- 6-1 c> ":-.e eo • _.,c> c,s - •
„„


--.


5 ........... •c.) Cl ' :-. te-- ..,5 0 •:,2 totisme caduc qui suivit. Mais le nouvel âge du inonde qui


-


52
.


.1.) e., 5 "-. "'s 2 g-..à:%;
ea .,, à. >, ' ,. ' _g ,: > . .à. ....g_. ,,,, _Ôci.,.._


s'ouvre depuis un siècle, a donné et promet à l'Allemagne de


F.
0 e 0 c sc c ,r4 ,8 gà 4




e
..,_,o1-. m g "3 a 01„, ›


a ••,
neuves création qui fondent et réunissent en un tout homogène ....I F.•••n


les éléments romans et germaniques. g•
'e


?3,Enfin, les oppositions psychologiques expliquent toute la c.:-
variété des opinions, des idées, des actes, et plus spécialemen t 2


.-


' 1 :-.,' -e
.-


-e. o.. edes tendances naturelles des hommes. Elles deviennent ainsi de .c.. ,›e e
véritables catégories de la plus haute importance pratique. Notre ë e *-' 2e ,;,,,t
étude sur les partis en a fourni maintes applications. Le tableau ).:t - c.,
suivant les rendra encore plus sensibles-




G.: t.-; .4; ,d e:c.;




TABLE DES MATIÈRES


Pages.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR.




V


PRÉFACE DE L'AUTEUR


X 'VII


LIVRE PREMIER.


NATURE ET CARACTÈRE DE LA POLITIQUE.


CHAPITRE 1. — La politique art, et la politique science. 1
- II. — La politique et la morale 5


— La politique et la légalité 15
- IV. — La politique réaliste et la politique idéaliste. 20


LIVRE DEUXIÈME.
IDÉES POLITIQUES MODERNES.


CHAPITRE I. — Liberté 24
- II. — Égalité.




34
- III. — Civilisation '38


.1V. — Nationalité et humanité (internationalité). 45
- V. — Selfgouvernement et selfadministration. 51


LIVRE TROISIÈME.
LA NATURE HUMAINE COMME BASE DE LA POLITIQUE.


CHAPITRE I. — La race et l'individu 60
— Il. — Conservation, mélange, transformation (le la race 76
— III. — L'esprit du temps. '79


IV. — Chiffre, croissance. décroissance de la population S9
— V. — La famille des nations européennes. 99
— VI. — Les dynasties de l'Europe 107




410
'FABLE DES MA'lll;RES.




TABLE DES MATIÈRES. 411
LIVRE QUATRIÈME.


LES MOYENS DE L'ÉTAT.
Pares


CHAPITRE — Puissance, puissance du gouvernement, puissance
de la nation 110


- II. — I. Puissance du gouvernement.
A. Moyens moraux. — Autorité et culture. 113


- HI. — B. Moyens physiques. — Fortune et force. 117
- 1V. — II. Puissance de la nation.


A. L'opinion publique
tee


— V. — B. La presse 121
— VI. — C. Associations, réunions publiques, agita-


tion
128


— VII. — D. Force illégale, révolution
t32


LIVRE CINQUIÈME.
L'ÉTAT MODERNE ET LA VIE DE L'ESPRIT: RELIGION, SCIENCE, ART.


CHA PITItE I. — Religion et politique. — Caractère interconfession-
nel (le l'État moderne
138


— II. — Qu'est-ce que l'État chrétien ?
144


— Ill. — La religion chrétienne et l'État moderne.
150


— IV. — La religion des masses.
16t


— V. — Prêtres et ecclésiastiques 1e6
— VI. — La science et ses représentants. 172
— VII. — La littérature, le théâtre, les beaux-arts. 177


Pages.
CHAPITRE Ar . — Dans quelle mesure la forme anglaise peut-elle ser-


vir de modèle à l'Allemagne .Y•b.. 221
- V. — Puissance et rapide croissance de l'État prussien 225
- VI. — L'idéal (le l'État allemand. 231


V11. — Effets de la monarchie représentative 235


LIVRE HUITIÈME.


C. — EFFETS ET DEVOIRS DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE.


CHArrruE I. — Le caractère politique de l'Union américaine.. .
239


- II. — L'imitation française et l'imitation suisse
244


- III. — Effets et dangers de la république démocratique.
249


- IV. — Les tendances démocratiques de notre époque. . 252


LIVRE NEUVIÈME.


1). — EFFETS ET DEVOIRS DES ÉTATS COMPOSÉS.


(:uArrrnE I. — Confédération d'États


257
— Il. — État confédéré et empire confédéré




261
— III. — Possessions et colonies




266
— IV. — Colonies ou possessions inégales. 270


LIVRE DIXIÈME.
LIVRE SIXIÈME.


POLITIQUE DE LA CONSTITUTION.


A. — EN GÉNÉRAI,.


CHAPITRE I. — L'idéal d'une constitution parfaite. 181
— II. — Idées démocratiques et idées aristocratiques. 186
— III. — Idées républicaines et idées monarchiques 192


IV. — Transformation et modification de l'État 199
— V. — La politique et les transformations. 205


LIVRE SEPTIÈME.
13. — EFFETS ET DEVOIR DE LA MONARCHIE REPRÉSENTATIVE.


CHAPITRE


REPRÉSENTATION NATIONALE ET LÉGISLATION.


I.
— Le suffrage universel et ses effets. — Un projet de


confirmation civique


II. — Le suffrage des femmes.
— Représentation proportionnelle. — Unions, ordres,


classes.
IV. — Codes et lois spéciales. Langue des lois. Projets de


loi


LIVRE ONZIÈME.


ADMINISTRATION ( VERWALTUNG ).


274
279


283


294


Cli A PITRE — La chute de la monarchie absolue en Europe. • •
— Le caractère politique de la constitution anglaise.


III. — Pourquoi la monarchie constitutionnelle a-t-elle
échoué en France?


209 CHAPITRE I.
— Ii.


- IV.


— Qu'est-ce que l'administration?


— Administration publique et administration privée


— Centralisation et decentralisation .
— Importance des fonctions professionnelles dans


l'État moderne


299
212


309
217


315




44-2 TABLE DES MATIÈRES.


LIVRE DOUZIÈME.
LES PARTIS POLITIQUES.


Pages
CHAPITRE I. — Qu'est-ce qu'un parti politique? — Les fonctionnai-


res dans les partis. — Faction 32 0
— II. — Les divers partis. — Leurs noms. — Leurs mélan-


ges 32G
III. — Le parti ultramontain. 334


— IV. — La théorie de Stahl 318
V. — La théorie de Rohmer. 30f


VI. - Le radicalisme 372
VII. — Le libéralisme.


383
— VIII. — Le conservatisule. 391
— IX. — L'absolutisme 398


X. — Le principe psychologique dans la politique
. 404


Sa:ut-Deni8. — Imprimerie Cu. 11...uumaT, 17, rue de Paria.