LETTRES SUll. . On trouve ti la méme Librairie: OEUVRES COMPLETES DE' MADAME...
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LETTRES
SUll. .




On trouve ti la méme Librairie:


OEUVRES COMPLETES DE' MADAME LA BARONNE DE STAEL, •
contenant un grand nombre de morceaux inédits et des
additions importantes faites par l'auteur a quelques
UDS des ouvrages qui ont paru de son vivant; éditioo
publiée par les soins de M. le baron de Stael, son fils.,
et ornée d'un,~~l1iPHr!lJt'd~ru~an+ de Staél d'apres
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PE L'IMPR~iRIE DE CRAPELJ!T,
roe d. 'VlI,ugirard, nO 9,







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L .Premier Eta~e


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PlAÁN DE LA CHAMBRE DES COMMlJNE S.


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S. .fiege-du .fpeakr .
ce Clere.r tb I.ü Clutm6re/.


T. Iab~ J'ur lat¡lUlb {'-lb d/poJ'ée/ l{l/ j}/uJ"e/.
M. JJtUU"4 <ir/ úv Tr¿'orertb .


O. lJtUWr tk, l'OppoJ'iIion/.
B.B.JJarre.


PP. Tri4lU1& J'OIU bz,.!Ia/uie r¿'eroéeJ' af1fPJ!mzi,re.J'
dula Clutmbrvlumie, aLbX MMJ''WI'N de.mt


e/7 aua: .Etr01'JeT'.r dv r.ÜráÍtcáQn/.
E. Porw ti 'en.trée/ .


LL. l'rWlIfI.M J'lif'Ú'ieuru pour irA/' llim}JrlM' cl&
la- Ouzmbre- .


G-. GaleriLl'tJur lb public el; le.r JtJurndif'fu.


D
l\ez6e -Chaussée


B Ji


~~ ~E~




LETTRES
. SUR


L'ANGLET~RRE,
.


PAR A. :QE STAEL-HOLSTEIN .


. A PARIS,
CHEZ TREUTTEL ET WÜRTZ, LIBRAIRES,


. EUE DE BOURBON, N Q 17;


ET MEMB. MAISO!! DB COMMERCl!.
A Sl'RASBOURG, rue des Serruriers; a LV'" vq


Soho-Square.


1825.






.....


AV-ER TISSEMENT.


EN écrivant les. Lettres que ron va ~ire,
je songeais moins a faire un livre qu'a me .
rendre compte des sou\Tenirs qtie m'ont


. ..


láisses l?observation des mrenrs publiques
de l' Angleterre et la conversation des An-
glais qui m'honorent de lenr a11litié. Ces
Lettres ont la plupart deux ans de date.
On ne doit done pas y chercher de
réflexions sur les mesures récentes du mi-
nistllre actuel. J e ne me suis point occupé
non plus de la poli tique extérieure de
l'Angleterre : tel n'ét:iit pas le but de cette
correspondan ce. Mais lors m~me que rau~ .~
rais eu cet ohjet en vue, je n' en aurais .
pas moins suivi _la marche que j'ai adop-




AVERTISSEMENT.


tée ; je n' en aurais pas moins commencé
par chercher a donner quelque idée de
l'organisation intérieure dupays, el des
opinions qui ~n sont le produit naturel.


La plupartdes erre!lrs que l'onpo.m.met
hahituellement ~ur 1'Angleter~e, prQ:yi~~­
nent d~;G~. cNRP. r~j~pl):';W sm-;,~itFo~~qYe
comme on ferait su~ celle de rAnttriq~~
d~ la l\.ussie. On pr~te aux. cOIIl-hi~~isp,Q.s
diploWfl~iqu.es .pqe :ip;tportap~~ <{ll'AA\~
son! loin d'av~i,r aux yeux du g011,verp.~.,..
ment britannique; et ron ne sait pas' ;lSs~Z
comhien, préoccupés du mécanism.~ de
leurs insti tutious;, flll~Qcllé, ,pm: ~S.ilUlQ9.l­
brahles ¡ntérets de l' ordre social le plQs
fR~t et le plus compJiqué qui fut jam,aiA;,


( " l~~ ,Aw,ai$atta~hent pe~ d~ pri?t a\lx cir-
" '


constances ex.térieures, que, nous prenops,
mal a propos pQpr les JIl(?hiles de leur




',-


AVERTISSEMENT. VI]


conduite. Quand on veut juger de la
marche du gouvernement chez unpeuple
lihre, la premiere chose a faire est d'étu-
dier les sentimens , les opinions et les ha-
hitudes des citoyens. Je n'ai fait que bien
peu de pas sur cette route ; mais si ce pre-
mier essai a quelque utilité, peut-étre
sera~t-il 8uivi d'un sécond. 1I vaudrait bien
mieux ~outefois que des esprits aoués des
qualités qui, me manquent pour réussir,
voulussent achever ce que j'ai commencé,


• 1 ' '1" fi' d et supp eer a lmper ectlOn e mon tra-
, vail.'




2. LETTRES


·que j'ai pu recueillir dans le cours de mes
¡oyages en Angteterl'e. le suis loin de me


• c!.6ire capable de vous satisfaire; mais je
I~vre sans crainte a votre bienveillance les
observations éparses qui se retracent amon
souvenit.


A toutes les ·époques de l'histoire, mais -
surtoutdans le temps ou nous vivons, l'in-
téret qu'inspirent les nations. est propor-
tionné bien moins a leur puissance oU a
l'étendue de leur territoire qu'au degré de
liberté dont elles jouissent. La petiterépu-
blique d' Athenes occupe plus de place dans
la pensée des hommes que les innombrables
troupeaux de barbares soumis au sceptre
des d.~spot~sde l' Asie ; et si nOllS observ.ons
l'Europe mooern-6;. U()~ _ v~rrons qú.'eDe
offre ]ememe phénomtme moral. Un article
de la gazette officielle q1,li nol,ls enseigne la
volonté du maitre, est.tQut ~ qu'il nous
importe de connaltre de la Rqssie: I'Allema.-
gne elle-meme , malgré les prugres qu'y ont




· ,
SUR L ANGLETERRE. 3


faits la littérature et la philosophie, semble
con;tme effacée du 'monde poli tique ; mais
partout ou se manifeste un rayon de liberté,
la se pOrte l'attention des penseurs et l'in,;.
téret des hommes de bien. Cet' intéret de-
vient plus vif encore, lorsqu'il s'agit d'un
pays qui réunit a la liberté civile une haute
culture intellectuelle et un~gfanQ.B:-pré­
pondérance p9\.ti'fUe.


En nous entretenant de l'objet de vos
recherches, nous n'aurons point de peine
a écarter d,e stupides préjugés qu' on a ridi-
culement décorés du nom d'amour de la
patrie. On peut etre fort bon Franc;;ais sans
croire que l' Angleterre soit un pays d~
rnoours sauvages, ou les femmes se ven-
dént'all marché oomme des bestiaux., et ou
les hommes sont abrutis par J'ivrognerie.
Notre .patriotisme ne me parait pas plus
engagé a admettre de semblables niaiseries,
que celui d',!n Anglais a. adopter comme
article de foi que les Fran9iis &Ont une




4 LETTRES
na,tiún de maitres a danser et se nourris-


se~t de grenúuilles. Mais tout en abordant
la questiún qui núus úccupe avec un désir


impartial de chercher la vérité, il núus


restera encúre beaucúup de· difficultés a
.-


valncre.
Parmi les auteurs qui únt écrit sur la


Grande-Bretagne, les uns _ ont fúrmé, au


gré de leur esprit, un ensemble systéma-


tique de ses lois cúnstitutiúnneIles; ils ont


cherché a en expliquer l' úrigine par des


conjectures histúriques, úu a les enchalner
par des hypotheses plus ou moins fondées ;


mais ils ont négligé d'observer l'état réel


des choses. Cest un tableau idéal qu'ils


únt tracé: quelques traits de la nature s'y


retrúuvent sans doute, mais ce n' est pas


une image fidele.
D'autres, au contraire, nous .únt pré-


senté comme des faits simples et n'ayant


besoin d'aucun commentaire, les loÍs ou
les institutiúns les plus curieuses, celIes




SUR L'ANGLETERRE. 5
dont l'intelligence sembJait exiger le plus
impérieusement une explication philoso-
phique, et dont I'action réciproque ét~it
le plus difficile a.saisir. Telle est en général


,la marche qu'ont slúvie les jurisconsultes
et les publicistes anglais. Le comment et
le pourquoi leur sont pour ainsi dire restés


"indifférens; ils I.'essemblent a'des mgélÚeurs
, qui planteraient des 'j alons , sans s' enquérir
de la ligne qui doit unir entre eux les dif-
férens points que leurs observations out
déterminés. Et il est remarquable que ce
soit un étranger, Montesquieu, qui ait le
premier rassemblé sous un point de vue
philosophique les grandes institutions fon-
damentales de.I' AngleteFr~, et que J' ou-
vrage d'un autre étranger, Delolme, soit
encore aujourd'hui l'exposé le moins in-
complet de la constitution britannique.


Il est une derniere classed'écrits sur l'état
politique de la Grande-Bretagne, ,dont .je
suis loin de nier l'utilité, mais qu'on Hurait




6 LETTRES


grand tort de consuItersans' une extreme


préeaution, surtout si l'on prétend tirer


queique eonclusion générale déS données


qu'ils renferment. le veux parler des eom-


pilations d'aetes authentiques et de faits


matériels.
Il y a deux manieres de faire de la sta-


tistÍque.L'une;est de tracerd'avanee des·
eadres sur un plan uniforme ;t!J:'ii émhFas8e
tout l' ensemble d'un pays, et de contraindr.e


les faits a venir se ranger comme ils peuvent


dan s lescompartimens qu'on leur a prépa-


rés. L'autre est de constater teIle ou· telle


série de faits avec nne grande précision,


de les soumettre a l'investigation la plus


scrupuleuse, e~d'en déduire etl5uite des
résultats généraux par le caleul ou par le


raisonnement.
La premie~e de ces méthodes est .eelle


qu'on suit d'or'dinaire dalls les gouverne-


mens absolus. Ces grands tableaux synop-


tiques qui répondent par Un chiffre ou par




SUR L' ANGLETERRE. 7
une phrase a toutes les questions que leur
adresse une curiosité superficie1le, satisfont
la vanité d'un roí ou d'un ministre. Tant
pis pour les faits rehe1les qui ne se pretent
point a entrer dans ce lit de Procruste,
aueune voie n'est ouverte a leurs récla-
mations; ils seraient importuns de venir
déranger la symétrie d)m ~beau~ na ..
vail. . .... ':' ".', '


Les pays libres, au contraire, ne sau-
raient etre soumis a cette uniformité si COlll-
mode ; la il faut que le gouv~rnement se plie
a la variété infinie de la nature réelle. Si,
d'une part, les résultats généraux sont
plus difficiles a ohtenir, de l'autre, il est
d'une toote autre importance de bien con-
sta ter les faits : les intérets lésés auraient


. trop de moyens de se plaindre, et la puhli-
cité ferait justiee des erreurs.


Rien n'est comparable en exactitude et
en utilité pratique aux documensque ren-
ferment les rapports des différens comités





8 LETTRES
du parlement britannique; rnais tir~ de
ces données partielles, quelque fideles
qu' elles soient, des eonclusions générales
sur l' état du pays, e' est un travail qui exige
une profonde réflexion et des connaissances
tresvariées.


Je vais plus lo in : je suppose qu'un hornme
doué:d~UIl esprit juste et philosophique, ait
étudié avee soin toU!) les doeuniens écnits
que l' on peut réunir sur I'Angleterre, et j' ose
affirmer que s'il n'a pas soumis ses reeher-
ehes a l'épreuv~ del'expérienee, s~il ne les
a pas comparées avec le spectácle du pays ,
iI est exposé a commettré les plus graves
erreurs dans ses déductions, lors meme
qu'elles' seraient conformes.aux meilleurs
principes GU raisonnement.


Quelques exemples éclairciront ma pen:.
sée.


En Angleterre ; les· fortunes de l'arÍsto-
cratie sont· immenses, le luxe est poussé a
un exd~s inou! ehez les hornrnes de la.classe


..




SUR L'ANGLETERRE. 9
supérieure. La propriété fonciere est con-
centrée dans un assez petit nombre de
mains; l'étendue des fermes est fort consi-
dérable; l'exploitation des terres emploie
d'énormes capitaux; l'agriculture se fait en
grand et selon des méthodes seientifiques ..
Des lois prohibitives ont. porté le prix des
grains a un taux exa.géré. La classe.des..non
prQBr¡é~es est-beautoup plus hoinbreuse
qu'en France; presd'un dixieme de la po-
pulation est assisté par la tax'e des pauvres.


Voila des faits sanso liaison et que je
prends au hasard, mais dont la vérité est
iJiconús tableo


Quelles conclusions doit naturelIement
en-.tirer un hommehahitué a raisonner
juste, mais qñin'apasvu-l'Angieterre de
ses propres yeux? quelle idée se fera-t-il de
cepays, d'apresde 3emblables données?


Les fermes sont d'une grande étendue,
se dira-t-il,. l'agriculture est scientifique,
elle emploie plus de machines et moins de




10 LETTRES


bras que sur le eontÍnent. Il faut done que
les ehamps soient vas tes et couverts de ré-
col tes uniformes; que des haies, des fossés,
des barrieres ne genent point la marche de
la houe, du semoir et des autres instrumens
d'une agriculture perfectionnée. Des lors
on doit voir ca et la d'immenses établisse-,
mens ruraux; mais la eampagne n'est point
parsemée de ~es ~iMms'· de paysan dent
I'reil est réjoui dans quelques unes de nos


. . provmees.
Cette déduetion -n' a rien qu~ de logique,


et cependant elle conduít au . résultat le
plus eontraire a la réalité. Les eampagnes ,
dans la plus grande partie de l'Angleterre,
sont aussi ~oupées de haies que celles de la
Suisse olÍ du Bocage de la Vendée; leurs
récoltes sont variées, des groupes d'arbres
lesembellissent et sont respeetés par la
eharrue , qui se détourne pour les ménager
avee une sorte de vénération superstitieuse;
I'aspeet général de la contrée est eelui d'un




SUR L'ANGLETERRE. 1 1


pays de petite culture, et rien n'offre une
plus douce image d'aisance et de bonheur
que le cottage d'un paysan anglais.


Un faux.systeme de lois prohibitives, se
dira encore l'homme que j'ai pris pour
exemple, avait, il Y a quelquesannées,
élevé les grains a un prix exorbitant, et tenté
l'agriculteur par de~ prooti que la. nature
du~1D61po\mlwpaslui promettre. Quelle
a du en etre la conséquence? On aura en-
selJlencé tous 'les terrains capables de pro-
duir~ du blé, les plaines d'Angleterre doi-
vent ressemblér a ceBes de ]a Beauce ou de
la Brie, et ríen n' aura été laissé eI{ friche
de ce qui était susceptihle de culture.


Ce misonnement sel'ait juste encore, et
néannioins conduirait a une erreur que dé-
mentle spectacle de l'Angleterre, pnisqu'en
effet, malgré le grand nombre de lois pour
le partage des communaux ( enclosure bilis)
qui on t été adoptées depuis quelques années,
aucun pays, a population égale, ne ren-




12 LETTRES


ferme ene ore une aussi grande étendue de
terrains vagues, abandonnés a la vaine pa-
ture.


Si de l'aspect dU: pays notre logieien passe"
f a ceJui des habitans, queIles seront ses


eonjectures? D'une part, il sait que l'aris-
tocratie jouit de fortunes colossales, et
de l'autre, qu'une population nombreuse
est soutenue parla -c1mrité publique. Sans
doute, se dit-il, le voyageur qui parcOurt
I'Angleterre est attristé du contraste d'un
luxe effréné avec les horreurs de la misere ;
les portes de palais somptueux sont assail-
líes de mendians : le meme contraste se re-
trouve dans la nourriture, dans "les' vete-
mens, dans tous les détails de l' économie
domestique.


Cette supposition ne serait poillt dérai-
sonnable encore, et pourtant que nous dit
l'étudedes faits? C'esUlue dans"aueun pays
de I'Europe il n'y a si peu de" différence
entre les jouissancés physiques des diverses




SUR L'ANGLETERRE.


classes de la société, et "que le prog~es de
tous les genres de manufactures tend de
jour en jour a diminuer les inégalités a cet
égard. Oudonc est le peuple? demandaient,
en arrivant a Londres, les souverains alliés,
étonnés de n'apercevoir aucun signe exté-
rieur de mis ere dans lá foule curieuse qui
se pressait sur leurs paso


Que ·coJl.clurede tuu:tceei ? L' Angleterre
aurait-eIle été placée par la nature en de-
hors des lois "du raisonnement et des rela-
tions générales de cause et d'effet? Ce qui
est vrai partout ailleurs cesserait-il d'etre
vrai par-dela. le détroit? -Non sans doute ;
mais quand un probleme e~t compliqué, il
ne faut pas prétendre le résoudre sans en
. avoir soigneusement réuni toutes les don-
nées.


N ous venons de voir combien, en étu-
diant l' état actuel de l' Angleterre, on devait
se garder de tirer précipitamment des con-


" séquences meme logiques de quelques don-




LETTRES


nées partielles. On ne doit pas user de
moin!' de prudeuce en remontant de l'effet
a la cause, ni se háter de rendre raison de
tel ou tel phénomene en le dérivant d'une
source unique, et sans examiner s'íl n'est
pas le produit de plusieurs causes di verses ,
étrangeres, opposées peut-etre a ceHe qu' on
lui attribue.


C'eirt ~ur arotr lléglisé eette .précaution
que tant de 'gens commettent de si 'gros-
si eres erreurs dan s leurs jugemens sur l'An-
gleterre. L'un affirme que la supériorité
commerciaJe et mari time de la Grande-Bre-
tagne est due a son systeme colonial. Mais
pourquoi l'Espagne ,quí a eu si long-terríps
des colonies plus vastes, et plus favorisées
du ciel que celles de l' Angleterre, est..elle
restée pauvre et sans commerce? La pro-
spérité commerciale de l'Angleterre a qonc
d'autres sources que la possession des 00-
lonies.


Un autre attribue hardiment aux prohi-




SUR L'ANGLETERRE.


bitions la prospérité des manufactures an-
glaises, sans remarquer que dans la plupart
des pays de l'Europe les prohibitions ont
amené . des résultats tout opposés, sans
remarquer non plus qu' en Angleterre tous
les hommes instruits, tous les manufactu-
riers éclairés eux-memes, réclament contre
l'absurdité de ce systt~me, et n'en ont sur-
monre les inc<,m~~~,paE·.des'effurtS
inouis d'actiVité et d'intelligence, jusqu'au
moment ou une administration nouvelle,
~)Uvrant les yeux sur les véritables intérets
de ~on pays, a c()~wencé el démolir tout
ce gothique édific~,.


Un troisieme vous dit sans hésiter : La
vérit~ble for~e de l' !.ngleterre, le palladium
de sa liberté, e'est cette,aristocratie riche,
puissante, toujours prete el prendre la 'dé-
fense des droits. du peuple contre les em-
pietemens de la couronne; ce sont ces-for-
tunes héréditaires que les substítutions et
les loís de primogéniture conservent dans




LETTRES


les memes familles, et qui leur assurent
une influence salutaire. - Je suis lo in de
contester les services que 1'aristocratie an- '.
glaise a rendus a la libert~ de son pays,
mais encore vaudrait-illa peine d'examiner .
pourquoi ces substitutions auxquelles on
attribue de si heureux résultats en Angle-


, terre, n'ont produit en Espagne ou en
Italieque la' dégradation des propriétés et
l'abrutissement des possesseu~s. Et si dans
la plupart des pays de l'~urope , la noblesse
est devenue frivole, ignorante et servile,
n' est-il pas évident qu'il' faut expliquer,
par des raisons particulieres, pourquoi l'a-
ristocratie anglaise s'est maintenue a la tete
du mouvement social vers les lumieres et
la liberté?


Dans la nature inorganique, les phéno-
menes n'ont en général besoin d'etre expli-
qués que par une seule cause. Cette pierre
abandonnée a elle-meme tombe vers la terre;
eette autre se meut sur un plan incliné avec




SUR L' ANGLETERRE.


une vitesse accélérée; elles suivent une loi
commune, celle de la pesanteur, et dans que]-
que líeu qu'un corps soit soumis a l'action
de la meme force, illui obéira exactement
de la meme maniere. Si nous entrons dans
le monde végétal, les phénom~nes devien-
nent plus complexes. Telle plante peut pro-
spérer dans un pays et l~guir dans unautre,
quoique soumise al~'ineme culture et expo-
sée au meme deg~ de chaleur : c'est qu'il
faut tenir compte et de l'influence du cli-
mat, et de la nature du sol, et de la qualité
des eaux qui l'arrosent, et de beaucoup
d'autres circonstances accesso¡res. Mais si
nous nous élevons jusqu'aux etres animés,
quelle foule de phénomimes variés, inex-
plicables s'offre a nos regards! que d'aspects
dívers ne prend pa\ la force vítale! quelles
modifications surprenantes ne faít-ene pas


. subir a la matiere soumise· a son action! .
Nierons-nous pour cela que des lois orga-
níques ne président a l'existencc des etres


2




LETTRES


vivans non sans doute; nousreconnal-
trons seulement qu'elles sont plus difficiles
a saisir, et exigent une étude plus réHéchie.


Un pays libre est dans l' ordre des sociétés
humaines ce que sont les etres animés dans


.


l' échelle du monde physique. La ou toutes
les forces naturelles ont eu leur .plein essor;
on doit s' attendre a rencontrer non seule-


, .


ment des variétés umBie& 7 ~,des, con-
trastes bizarres. C'est aU'ssi le spectacle qúe
nous offre l' Angleterre. Onnesaurait rendre
compte de l' état de ce pays par aucune de
ces généralités banales qui plaisent tant
aux esprits communs, ou, ce qlli est la
meme chose, aux esprits superficiels. Toutes
les questions quis'yrappoftentveulentetre
étudiées et approfondies en elles-;memes ; et
il n' est guere d' obserption générale qui,
présentée d'une maniere absolue, ne pm
etrecombattue par une observation toute
contraire.


S'appuiera-t-on sur la résistance obstinée




SUR L'ANGLETERRE. 19
qu' oppose lachambre des pairS aux tfus
légitimes réclamations des catholiques, pour
déclarer que l' AngIeterre est intolérante; on
se)!p. injúste si 1'on n'ajoute pas que, malgré
cétte anomalie, ma]gr@ les graves inconvé-
niens qui résultent de la confusion de l' état '
óvil et de l'état religienx, il n'est aucun
pays en Europe ou' la l¡qérté ]Jrifti<l.Ue- au
culfte,et de lá'lwédiéation jouisse d'une pa-
rei1Ie Iatitude; aucun pays ou íI soít 10isible
a. chaque citoyen de batir des temples, de
les ouvrir au public, et .d'y expliquer la
par~Ie divine selon ses sentiméns et ses
lumieres.
. Dira-t-on que l' Angleterre, libre chez


elle, a été machiavélique dans ~es relations
extérieures, qu'elle a favorisé, sanctionné
1'asservissement des autres peuples, on
n'aura que trop de preuves a produire a
l'appui de cette.assertion; et cependant l'on
sera injuste encore si l'on n'ajoute pas que,
meme sous r empire de l' airen bitl, l' Angle-




20 LETTRES


te~e est· toujours l'asile des malheureux
que poursuit le despotisme continental, et
qu'aucun peuple n'est opprimé, qu'aucune
injustice ne se commet sans que des voix
éloquentes s'élevent daos le parlement bri-


'tannique et prennent la défense de qui-
conque souffre pour la cause de la liberté.
~ 11 meserait aisé de multiplier les exem-


pIes, mais ceux-c~ peuvent suffire pour jUfr
tifier ce que j'ai avancé. J'ai visité l'Angle-
terre a deux époques différentes : je l'ai vue
pendant la lutte héroique qu'elle a soutenue
contre la puissanceode N apoléon : je l' ai par-
courue neuf ans plus tard, apresJes chan-
gemens que la paix a introduits dans son
économle intérieure aussi bien que dans ses
relations politiques, et plus l'étude ~e ce
pays a captivé mon intéret, plus j'ai re-
connu que la prétention d' expliquer des
résultats si variés par lJn petit nombre
d'axiomes généraux, serait le comble de la
présomption ou de la légereté.




SUR L'ANGLETERRE. .21


•••• , •••••• ~ ......... IIiI •••••••••••••• ~ .............. Q·······
LETTRE 11.


Rapprochement entre la marche de la civi-
lisation en France et en Angleterre.


L'ON ne saurait observer 1'Angleterré avec
un, ~~pI;i;t.déJ:;mé., de préveI!tion, sansetre
forcé de reconnaltre que la civilisation y est
plus avancée que dans aucun pays du con-
tinent, que les lumieres y sont "plus répan-
dues, la science du -gouvernement mieux
comprise, tous les mouvemens de la machine
sociale plus rapides et plushabilement com-
binés.C'est un faitqui p()urrait s'établir a
priori, et· que l' expérience démontre plei-
nement. Le nier serait en quelque sorte
contester l'importance de toutes les institu-_
tions poli tiques qui fon~ depuis des siecles
l'objet des méditations du sage comme des
efforts des nations. Si un pays qui a joui




22 LETTRES


pendant de longues années d'une constitu-
tion libre, ou te peup]e a pris part a la di-
rection des affaires et a l'administration de
la justice, ou il est édairé par la liberté de
la presse, ou.la pellsée, libre d'elltraves,
peut sl,liyre toutes les routes OlIVcrtes a son
essor, si un te! pays n'était pas supérieur
en IUIhi~res a ceux qui ont gémi soUS le
despotistne mílit:tit~;ott "'~ So~;,le'gó1l-"
vernemellt des maitress~s et des favoris , í1
faudrait refioncer a étudier la politique
comme une scienee ~m prététídt~: ql)eL:I~
áffaires humá:ihéS so"t tégies pa.r un álleUgle
hasard, OU attribuer aux nations ~s privi-
léges de Ilaissance que nous contestons ávec
faison atiX individus. Jesuis 16m de fiier
entieretnertt rinflue)~ d~ rliteS; máis il
faut n~avoir pas étudié l'histoire pour mettre
cette hlfltience en balance avec ceBe des in-
stiuitions, et il ne me parált pá~ pÍüs dónné
a un peüple qu'a un gentilhotlime de tout
savoir sllfis áV9ir 't'ien appris.




SUR rlANGLETERRE. !d
Mais ces grands pbánomenes d' ordre


.social que IJOUS offre l' Angleterre, a quelles
causes devons-nous les attribuer? Sont-ils
l'effet d'une combinaisonfortuite de cir-
consiánces heureuses, ou bien lerésultat
nécessaire de certaines institutions? et
parmi ces institutions, lesquelles sont de
nature a produire des résultats.·~;
. dans,:q.~pa~e\le8;soiertV tl"áDspor-
tées, lesqftelles au contraire ont besoin du
sol natal pour prospérer, et ne sauraient
s'adapter a la France? Ce sont la d'im-
menses questíons que je ne puis abor-
der ici.Toutefois, en parcourant par la


• pensée l'histoire des deux pays, je suis
frappé-.d'utLparallélisme remarquable;' je
retrouve dans l'une et dans l'autre des sé--
ries d'événemens presque semblables, et
chacune des phases de l'histoire d' Angle ..
terre précede d'un siecle et demi la. phase
cocrespondante en France.


En 12.15, les barons imposent aJean-




LETTRES


sans-Terre cetteeGrande Charte que le
peuple anglais révere eneore Q.ujourd'hui
eomme le fondement de ses libertés. Cent
qúarante-un ans plus tard, Jes états-généraux
de 1356, profitant de la.eaptivité du roi Jean
de Franee, exigent des garanties nationaJes
pour prix des sub si des qu'ils aecordent a
son. fjIs.."-, ¿;"" . ;',


Apres : les guerrésdes·:deu~rR.~es:,. la
haute noblesse setrouve mutilée ~t épuisée;
Henri VII et Henri VIII en profitent pour
établir ·le despotisme en. favorisant le&pro-
gres, des ,Gommunes .. Cent c~nquante ans
plus tard, apres les guerres de, la Ligue,


• Ri<;helieu obtient d'une politique semblable
~n sucees de meme nature:,: et bien: plus
étendu.


Le siecle d'Elísabeth offre une anaJogie
frappante avee eeluí de Louis XIV.SOUS l'un
et l' autre regne, la grandeur du monarque,


,


plus rée1le toutefois chez Elisabeth, 'la '1ic-
toíre au-dehors, au-dedans la splendeur de




SUR r.'ANGLETERRE. 25
la cour et l'éclat des lettres consólent les'
peuples de l'absence de la liberté. Un


,


siecle et de mi séparent l' époque d'Elisa-
beth de cene de la plus grande· puissance
de Louis XIV.


Le 10jlg parlement commence en 1640
la Iutte du peuple anglais contre Charles lel'o
Cent quarante-neuf an~ ~preh·ies:'états;.gé ..
néraUx.' SQnt ;OOnvoqúés a Versailles.: '


. Cent quarante-quatre ans séparent la
mortde Charles lel' de celle de Louis XVI.


Enfin la restauration de Charles 11 pré-
cede de cent cinquante-quatre années celle
de la maison de Bourbon. Et si on lit siinul-
tanément l'histoire des deux révoluti~ns,
que . de,i:e!tSemblancas' l étonnantes .dans la
. marche' ·lles'·, 4véneniens"; dans '1' ordre des
idées, et jusque dans les moindres circon-
stances neviennentpas frappernos reg~ds!


Il ne faut pas donner a un rapproche-
mentde cegenre plusd'importance.qu'il
n'en mérite, et iI serait surtoút 'déraison-




LETTRES


nable d' en conclure que l' ordre social en
France solt d'Ul'lSiecle et demi en arriere
de l'état actuel de I'Angleterre. Notre révo-
lutÍon esttm événement d'une tont autre
importance que ne l'a été la révolutiori an-
glaise : les rnreurs et les idées e.u. ont :re~u
dans le monde entier une impuIsion :bien
át.ltEer»elli¡ "~pí~; qui a. haté tous les genres
de développeniéns. N"~'~llIhpaS-,de iue
d'ailleurs une distinction fondamentale que
M~ Guizot aétablie aveé tant desupériorité
d'esprit daris: ses Estaia sur d'histOire. de
'France, c'est qu'en Angleterre les progres
de la cjvilisatitm ont toujoursmarché de
front ,avec ceux de la liberté, et n'en ont
.meme. s,outent été . que la :.Constquence, 1B!l-
dis qu'en F:r.ance ils}es ont·précédés, ou·en
sont restés indépendans. Il s'en faut done
~.b~aucoup que nosvoisinsaitmtsur-nous,
enfJait.de civilisation, la mema supériorité
qu'ils.' ,possedent incontestablement dans
l' ordre politiqueo .




SUR L' ANGLtTERRE. 27
Tóutefois qu'un sentiment d'oi'gueil na-


tionál ne nOlla fa:s~pas illusion. Nou5tom-
• •


berioils dansl'erfeur, sinous voulions.luger
db,·:WUt-,des deux peuples, en comparant
1~s'8ommités irítellecinelles .. ·Ce rapproche-
:r:nent donnerait a la Francé un av:111tage
awarentqui serait nialheureusemeirt ~dé ...
meA ti .par l' observa,tiem ¡ pi:t iill qtat ,:Yéal i ufti
:rn1l5&eS..~ .;,;;"~n1(;~t,~·~~tf'·~;~~ .... ;. ~~~~, ',' -~'- ~ -.0' ., r.· ~.- .,'


Je cfois certilin que 1'on rencontre dans
l'élite morille de la nation fram;aise, plus
d'esprits doués de la faculté de généraliser
leuroS idées , de lesrattacher a deS:. j>rincipeS
. philosophiques, ét de les ex primer d'une
mAniere brillante ou origihale., 80ít dana les
]i~~."oit,datis ~1a.~:c()I]:\f~tion¡ Jecpois
ailssi qu' en descend·ant a: rautr~ extréinité
de l' échelle, on trouve dans les classes dé-
nuéés d'instructiol1: plus de vivacité natu~
relle, plu~ d'apdtude a saisir desidées
neu~e8, plus de ~et esprit instinctirqtte lé
aoleil inspire aux ~abitans desoontrtes qu'iI




L~TTRES
favorise. Mais ce ne sont pas quelques h@m-
mes d' esp¡it ou :m.eme de génie, quelques
penseurs . hardis, ou quelques, théoriciens
ingénieux 'qui constituent lá force m€ltale
et politique d'nne, 'uation. Cette force con-
siste dans les lumieres moyennes, dans la
connaissance générale des principes et des
mStitutioilsipítitique&allxquelles appartient
la direction des affaireshumaines. Ce"sont
ces lumieres moyennes qui font l'homme


, d' ét~t., le :jurisconsulte, le ,manufacturier ,
le commerc;¡ant, :én.un mot{tons les. mem-
bres "actifs, d'lÚle eommunauté bien' orga-
nisée. Et sons ce rapport nnl pays en Eú-
rope ne soutient le paralIele de l'Angle-
térreo 'N~Lpéuple l1l'a, une, teHe homogénéité
intellectuel1e '; :el par conséquent une telle
force de cohésion, si l'on peut se servir de
cette, expression scientifique .
. 'Nos, géometres sont plus profonds, nos


ingénieurs plus savans; leurs mécaniciens,
leurs manufacturiers surpassent les notres.




SUR L' AN GLETERRE.


et eh nombre et en habileté ·pratique. Dans
tel de nos départemens, l'instruction pri-
maire sera plus répandue que dans tel comté
de la Grande-Bretagne : l'Alsace est cer-
tainement tres supérieure en ce point aux
provinces du centre et du midi de l'Angle-
terre (car le Westmoreland et le midi de
I'Écosse l'emportent sur tout autre pays
de l'Europe , quelques'portions de la Suisse '
exceptées); maisou trouverait-on, del'autre
coté de la Manche, une province entiere ou,
comme en Bretagne, iI Y ait a peine, sur
cinq: cents individus de popuIation, un seul
enfant qui aille a l'école? Ou trouverait-on
des villes populeuses, des chefs-lieux de dé-
parte~ent privés de toute ressource intel-
lectuelte, sans un institut d' éducation, sans
un cahinet de lecture, sans un magasin de
Iibrairie, a moins qu'on He veui1le donner
ce 'llom a une chétive boutique ou quelques
livres de messe vont accouplés avec deux ou
trois mauvais romans? Tel est pourtant le




30 LETTRES
triste ~tat de la plupart de nos provinces, ft


. tel est le pays ou le gOl,lvernement, loin
d'appeler a son aide tous les moyens pos-
sibles de culture intellectuelle, loín d'ac-
cueillir avec reconnaissance le.s efforts de la
philanthropie particuliere, 5eIllble prendre
a tache de les décourager et de les entr~ver.


Bacon a dit ~vec cette fermeté depensée
pour laquelle il est sans égal parroi les mo-
dernes : A xiomata injima non multum ab
experientia nuda discrepant, suprema vera
et generalissima rationalia sune et abs-
tracta, etnil habent solidi. At media ~unt
axiomata il/a vera, etsolida, et viva, in
quibus humance res et fortunce sitce sunt l.
Ces paroles, que leur grande concisi~n rend


1 Les axiomes vulgaires ne s'élevent guere au~cssus du
simple empirisme. Les axiomes d'une extreme généralité
ne sont que des abstractions rationelles, et n'ont rien de
solide. ~1ais les principes moyens sont les .seul,s vr¡lÍs, les
seuls pratiques, les seuls vivans ; cesont eux qui rebrisscnt
les choses humaines.


(Nov. Org, lib. l, S. CIV.)




SUR L'ANGLETERRE.


difficiles a traduire, pourraient faire la de-
vise intellectuelle de I'Angleterre. En Franee
nous n'avons en que trop d'axíomata SlI;-
prema et generalissíma, et de la sont résultés
deux graves ineonvéniens ; l'un, que les eon-
eeptions des penseurs ne sont pas sorties du
dornaÍne de l'abstraction; l'autre, que les
hornrnes doué~ de quelque intelligence pra-
tique, en voyant oombien pen ces spéeula-
tions étaient applicables, ont conf,;u une
indifférence dédaigneuse pour toute espeee
de théorie, et qu'en se renfermant dans le
cercle des axíomata ínfima, ils se sont con-
damnés a ne jamais s' éJever au-dessus de la
médioerité, qu'ils auraient évitée pe~t-etre
s'ils eussent rattaehé leur expérience jour-
naliere a quelque principe dirigeant.


L'histoire des deux pays paralt expliquer
suffisammentles directions différentes qu'y
ont ref,;ues les esprits. En Angleterre, ou le
peup]e a joui de temps irnmérnorial d'insti-
tutions irnparfaites sans doute, mais qui




I,ETTRES


renfermaient en elles le germe de l' ordre et
de la liberté, on a dli s'appliquer surtout
ir perfectionner ce qui existait, a défendre
les droits acquis, et a les assurer par des
garanties réelles. Ainsi se sont formées des
croyances fortes et des' idées pratiques. Le
jugement par jurés, la liberté de discus-
sion, le vote de l'impot, le droit de s'as-
sembler, sont devenus des ai'ticles de foi
poli tique , que tout citoyen adopte pour
aínsi dire en naissant, et qui influent sur
tout l' ensemble de ses idées et de sa con-
duite, le plus souvent saIis qu'il cherche a
s'en rendre compte.·


Entre cent Anglais qui, dans une réu-
nion publique, boivent a la cause pour
laquelle Hampdenest mort sur-le champ de
bataille et Sidney sur l'échafaud, iI en est
peu sansdoute qui soient en état de définir
le droit de résistance, et d'en assigner phi-
losophiquement les limites; mais tous con-
naissent leurs droits et leurs devoirs, tons




SUR I,'ANGLETERRE. 33
sont jaloux, non pas seulement de leurs
prérogatives, mais de celles de chacun de
leurs concitoyens, et savent quelles insti-
tutions les garant¡Íssent, et que! est le mode
d'action de chacune de ces institutions.


En France, avant la révolution, les pu-
blicistes se disputaient sur la question meme .
de savoir s'il y ~vait ou non teUe 'chose
que des 19i$ fondamentales; mais chacun
était d'accord que les unes étaient tombées
en désuétude, et que les autres ne méritaient
pas d'etre conservées. Des lors les philo-
sophes ont dú naturellement se donner
pleine carriere dans l'utopie, tandis que les
esprits frondeurs ont enveloppé dans un
dénigrement plein de verve non seulement
les abus qui les choquaient a juste titre,
mais les habitudes meme et les idées aux-
queIles il leur aurait été le plus difficile de
sesoustraire. Qui peut lire Voltaire sans
demeurer convaincu que personne ne se
trouverait moins a I'aise que lui au milieu


3




34 LETTRES
des nouvelles formes sociales, al' avénement
desquelles ses écrits out le plus puissam-
ment contribué?


Telle fut la disposition.d'esprit dans la-
quelle on aborda les États-généraux. De
meme que les abus avaient régné san s con-
trole, les principes abstraits crurent que
leur temps était venu, et que la philosophie
allait se donner le plaisir de reconstruire
tout l' édifice social sur un nouveau plan.
Les intentiom; étaient pures, les idées
étaient vastes; on se crut en ?roit de re-
garder avec une sorte de dédain cette An-
gleterre, ou l'on était obligé de compter
les résistances pour quelque chose, de mé-
nager les forces existantes, de transiger
meme avec des préjugés de plus d'un genre.
A Dieu ne plaise que je conteste les bien-
faits dont nous sommes redevables a I'As-
semblée constituante : que des hommes,
pour la plupart sans expérience, aient pu
en si peu de temps triompher de tant de




SUR L'ANGLETERRE. 35
difficultés, balayer un si grand nombre
d'abus et d'injustices, restera a jamais un
fait honorable et pour eux-memes et pour
la nation du sein de laquelle ils sont sortis.
Mais comme, en matiere d'institutions so-
ciales, les imaginations les plus ardentes
ne vont guere au-delit de ce qui existe et de
ce dont chacun a l'habitude, quand iI ·fut
question de réédifier, on s'étonna de la ti-
midité de ceux-lit meme qui avaient été les
plus hardis it détruire, et les plus ambitieux
dans leurs espérances.


Aujourd'hui nous sommes un peu moins
novices, les esprits ont acquis quelque chose
de plus pratique, cependant il nous reste
encore bien des traces d'une timidité dans
l'application qui contraste avec notre or-
gueil dans la théorie, et avec I'exigence du
public en fait d'idées neuves. S'agit-il, par
exemple, de liberté de la presse, on voit
des hommes qui occupent un rang élevé
dans le monde poli ti que , nous proposer




36 LETTRES
sérieusement d'interdire d'une fa~on pé-
remptoire aux écrivains et.aux journalistes
toute espece de mention des circonstances
de la vie privée, et d~ condamner a une
peinequiconque aurait imprimé le nom d'un
citoyen étranger aux affaires publiques,
quelles que pussent etre d'ailleurs la nature,
la eouleur, la tendanee de J'artic1e incri-
miné. Certes une pareille idée n'entrerait
pas dans la tete du plus simple citoyen de.
I'Angleterre ou de I'Amérique; son bon
sens lui dirait bien vite qu'elle est imprati-
cable, et que fUt-elIe meme possible a réa-
liser, elle priverait la liberté de la presse
du plus précieux , du plus moral de tous ses
avantages, eelui d'habituer les hommes a
vivre en présence de leurs semblables, de
contenir par le frein de I'opinion, de sti-
muJer par l' éloge ou le blame ceux que leur
sentiment moral ne suffirait peut-etre pas
pour maintenir dan s la ligne dubien; de
~mhstituer a la délicatesst' pointi]Jcuse des




SUR L'ANGLETERRE.


salons le besoin noble et viril de produire
ses aetions au grand jour, et d'appeler sur
sa eonduite l' examen de ses coneitoyens.
Et eependant il s'en faut que eeux qui ont
mis en avant parmi nous une semblable
idée soient étrangers a la méditation de la
seienee poli tique; bien loin de la, nous les
comptons, l'un d'entre eux surtout, parmi
les plus distingués de nos publicistes; mais
aueune portée d'esprit ne supplée a lalongue
habitude des mreurs d'un pays libre.


Si l'on réclamait aujourd'hui pour la
Franee l'applieation du jury a toutes les
causes civiles, et le droit presque ¡Ilimité
pour les eitoyens de s'~ssembler et de déli-
béret sur les affaires publiques, combien
peu d'hommes se trouverait-il, je ne dis
pas parmi les amis du pouvoir ou parmi les
gens timides, mais dan s les rangs les plus
avancés de l'opposition, qui ne vissent avec
crainte l'établissement de ees deux institll-
tions dont l'Angleterre est en paisible jouisc7




38 LETTRES
sanee, et que pIusieurs esprits élevés eonsÍ-
derent eornrne des eonditions indispensa-
bles d'une bonne adrninistration de la jus-
tiee et d'une véritable liberté!


Cette tirnidité dans I'applieation est d'au-
tant plus frappante, que nos éerivains et
nos orateurs philosophiques s'élevent a de
plus hautes eonsidérations, et posent les
principes généraux avec plus de fermeté
de raisonnement. Je lisais un ,jonr quelques
unes de nos brochures politiques les plus
remarquables par la force et l' étendue des
idées, avec un hornme, sir James Mackin-
tosh, dont le nom me dispense de dire
(!u'aucune région de la pensée humaine ne
luí est inconnue. Quelle est votre impres-
sion r lui demandai-je. C'est remarquable-
ment spiritnel, me répondit-il; mais dans
ce pays-ci nous tenons tout cela pour ac-
cordé, we take al! this for granted. Et en
effet, ce qui est théoreme ponr nOlls est
axiome ponr eux; et ils emploient a agir le




,
SUlt L ANGLETERRE. 39


temps que nous donnons a enseigner ou a
démofltrer. e'est un immense avantage;
car les axiomes sont a l'usage des masses,
tandis que les théoremes ne sont a la portée
que du petit nombre qui peut en suivre la
démonstration. Si un marin, avant de
prendre hauteur, était obligé de remonter
aux principes de trigonométrie et de phy-
sique sur lesquels repose cette opération,
et d'en donner la preuve a son équipage,
au lien de se servir de formules toutes cal-
culées, le navire courrait grand risque de
faire fausse roüte. Eh bien, les institutions
et les habitudes qui en découlent sont les
formules de la politiqueo Il faut sans doute
comparer les formules a la théorie, pour
s'assurer qu'elles y sont conformes; mais
cette comparaison une fois faite, c'est perdre
du temps que de remonter sans cesse au
prmclpe.


Toutefoisun tel raisonnement n'est sans
réplique que dans les sciences mathéma-




,
,.:¡.o LETTRES
tiques, dont les théories sont immuables
comrne les données sur lesquelles eHes re-
posent. Dans l'ordre social, au contraire,
ou les théories participent a la mobilité des
idées et des intérets humains, on est tenu
en tout temps de les légitimer aux yeux de
la raison ainsi que les formules qui en dé-
rivent. Sans nier la supériorité pratique
des Anglais, iI est cel'tain qu'ils poussent
trop loin le respect de ce qui existe; et pour
me servir d'un langage dont on a reproché
l'abus a nos doctrinaires, les faits dont ils
sont entourés se présentent a eux comme
des nécessités trop insurmontables, alors
meme qu'il serait le plus facile de sortir
d' embarras en remontant a un principe
philosophique.


Depuis plus de trois ans le parlement s'est
occupé de la réforme des lois sur le mariage :
l'ancienne législation était hérissée dedif-
ficultés et d'injustices; les modifications
qu'on y a introduites ont amené des com-




SUB L'ANGLETERRE.


plications signalées d'avance par d'éminens
jurisconsultes. Les discussions a cet égard
ont été vives, violentes meme; de part et
d'autre on a déployé un grand savoir, une
dialectique serrée; et au milieu de tout ce
conflit d'opinions, l'idée si simple de faire
du mariage un contrat civil, et de laisser
a la conscience de chacun le choix de la
sanction religieuse;' cette idée véritable-.
ment morale, dont notre législation offre
I'exemple, et qui n'a chez nous que des
avantages, ne parait pas s'etre présentée a
un seul esprit; ou du moins ceux qui au-




raient été disposés a l'adopter n'ont pas
jugé praticable dé la mettre en avant.


J'ai été témoin d'un exemp]e plus frap-
pant encore de cette disposition qu'ont les
Anglais a renfermer toutes les questions
dans le ~ercle des eirconstanees particu-
lieres a l'Angleterre. M. Canning a fait,
dans la session de 1822, une motíon ten-
dant a rouvrir l'entrée de la chambre haute




LETTRES


aux pairs catholiques, privés de ce privi-
lége par suite de la conspiration, réelle ou
prétendue, connue sous le nom de complot
papiste (popish plot ). Cette motion, apres
!lvoir été adoptée par la chambre des com-
munes, vint éehouer dans la ehambre des
pairs, apres un débat des plus remarqua-
bIes. J'eus le bonheur d'assister a cette
séanee, et mes souvenirs me retracent peu
de fetes intelIeetlleIles comparables a une
diseussion sur un sujet de eette importanee
entre des orateurs placés si haut par leur
talent et par leur situation sociale. Lord


.


Erskine, lord Holland, lord Grey, lord
Grenville, lord Liverpool , le Chaneelier, la
plupart des ehefs des diverses phalanges
politiques prirent une part active a ce débat.
J Je but avoué de la motioll était de préparer
l' érnallcipation des eatholiques, e' était sur
ee terrain qu'elle était attaquée par ses ad-
versaires, eornrne défendue par la minorité.
JI était done naturel, a ce qu'iJ semble, de




1.3 t+
supposer que les principes généraux de la
tolérance joueraient un grand role dans
une pareille discussion. Point du tout, ils
ne furent pas rnerne abordés; .le dirai plus,
personne ll'eu eut la pensée. I,es intérets
spéciaux de I'Angleterre absorbaient toute
l'attention des orateurs cornme du publico
L' on peut dire sans doute que les argu-
mens généraux se trouvaient usés par dix-
sept années de discussion, et que d'ailleurs
la tactique de la minorité, dans cctte cir-
constance, était de resserrer la questioll
dans ses plus étroites limites; mais je n' en
soutiendrai pas moins qu'en these géné-
rale ma remarque subsiste.


Lord Holland parla avec cette viva cité
de dialectique que l'héritier du nom de Fox
peut seul unir a tant d'effusioll de senti-
ment; mais dans ce discours, qui rappelait,
me disait-on, les plus heureuses inspira-
tions de son oncle, il s'attacha uniquement
a prouver, avec une connaissance profonde




44 LETTRES
de l'histoire de son pays, l'aLsurdité des té-
moignages qui avaient entralné la condam-
nation des pairs catholiques, ou a réfuter des
objections toutes spéciales. Et quelque fami-
lieres que lui soient les hautes questions de
moral e et de philosophie, il ne songea pas
un seul instant a entrer dans eette sphere.


Sous un autre rapport,_ je ne fus pas
moins frappé du discours du Chancelier.
La base de son argumcntation était dans le
faít ce raisonnement bizarre : Si la re1igion
protestante cesse d'etre domípante en An-
gleterre, il faut que la religion eatholiquc
le devienne. Et a l'énergie de son débit, a
la verve de son improvisation , iI était évj-
dent que sa conviction était sincere, et
qu'un jurisconsultc profond, qu'un homme
blanchi sons le harnais de la législation et
de la politique, n'avait jamais admis sérieu-
semel'lt l'idée qu'on put se passer de religion
'dominante: tant ce qui est paratt ce qni
doit ctre.




SUR J:ANGLETERRE. 45
Transportez eette meme discussion a la


tribune fran<,¡aise, nul doute que la liberté
de conseience , les rapports de l'autorité ci-
vileavec l'autorité religieuse, les principes
généraux sur lesquels reposent la tolérance ,
n'eussent fait la matiere de tous les discours.
Nul doute non plus, que dans des circon-
stances favorables, l'esprit pnblic ne se fUt
passionné ponr la question, au point de
rendre toute résistancc impossible. Jusqu'iei
l'avantage est a nous, on du moins on peut
le penser. Mais ces discours, pleins de ta-
Jent peut-ihre, n'auraient fait qu'une im-
pression passagere. La question prompte-
ment gagnée, si le torrent de l'opinion ou
celui du pouvoir avait pris cette direction,
eut été tout aussi promptement reperdue
si ce meme torrent eilt pris une direction
contraire.


En Angleterre, les vieilles croyanees son t
plus difEeiles a ébranler, les résistances sont
opiniiltrcs en f::út d'idées eornme en fait d 'in-
térets; mais lorsqu '¡j force de luttcr l' opinion




46 LETTRES
a fait une conquete, c'est pour toujours:
elle ne se la laisse plus enlever.


Nous avions fait, en 1819, un grand pas
dan s la carriere de la liberté, nous avions
obtenu sur la répression des délits de la
presse une loi qui, malgré de légeres im-
perfections, avait été reconnue par les mal-
tres de la science, par les jurisconsultes
anglais eux-memes, pour la plus philoso-
phi que et la meilleure qui existat jusqu'alors
dans aucun pays. Mais cette loi, mal com-
prise du public, harcelée d'objections dé-
raisonnables par ceux-lil meme qui auraient
dli le mieux en apprécier les avantages, ne
dut son succes qu'au taJent d'un ministre
et il la complaisance de la majorité. Quel-
ques mois s' écoulerent a peine, le pouvoir
changea de mains, 011, ce qui est pis, les
dépositaires du pouvoir changerent de foi;
la nouvelle législation de la presse périt
sans laisser de traces ni dans la jurispru-
dence ni dans les lllreurs, et de longues
anJlées s'écoulerollt pent-t'\tre anmt que la




SUR L'ANGLETERRE. 47
France puisse espérer d' en etre remise en
possesslOn.


En Angleterre, ]a lutte a été longue.
M. Fox dans ]e parlement, lord Erskine
au barreau, ont livré plus d'un combat,
terrassé plus d'un redoutable adversaire,
avant d'obtenir pour le jury l'importante
prérogative de prononcer sur la criminalité
de l' écrit aussi-bien que sur le fait de la
publication. lVIais plus le débat s'est pro-
longé, plus le public y a pris intéret, plus
les esprits se sont pénétrés de l'importance
de la question; et lorsqu'enfin lord Erskine
obtint du roi la plus noble devise qui jamais
ait ornél'écusson d'un homme d'état, Trial
bY' jury (jugemcnt par jurés) , le principe
dont l'on proclamait ainsi le triomphe
était devenll pour I'Angleterre un articIe
de füi poIitique, qu'aujourd'hui les plus
grands ami s dll pouvoir sOllgeraiellt a peine
a contester.




48 LETTRES


LETTRE III.


Sur la division des propriétés.


LA division des propriétés est une question
d'une si haute importance, soit qu'on l'en-
visage en elle-meme ou dans ses consé-
quences poli tiques et morales, et il y a sur
ce point une tene divergence entre nos
idées et ceHes qui sont dominantes en An-
gleterre, que je me propose d'en faire le
sujet de quelques unes des lettres que
vous me permettez de vous adresser.


J'aborde la discussion avec la satisfaction
de penser que, sur ce point, nous sommes
plus pr~s de la vérité, ou du moins plus
disposés que nos voisins a la chercher avec
impartialité. En France, le partage égal des
hiens entre les enfans a passé des lois dans
les mreurs, ou pIutot des mceurs dans 1es




SUR J,' ANm,ETERRE.


lois; cette égalité nous paralt si naturelle,
que s'iI y avait absence de législation a cet
égard, les chotes n'en iraient guere autre-
ment qu'elles ne vont aujourd'hui. Cepen-
dant, malgré cette tendance générale de
l' opinion, les esprits philosophiques ne se
refusent point a l'examen du systeme op-
posé; ils reconnaissent que la propriété,
surtout la propriété fonciere, est une créa-
tion de l' ordre social, et con<,¡oivent que la
distribution puisse en etre modifiée au gré
delacommunauté, pour le plus grand'avan-
tage de tous. En Angleterre, au contraire,
les habitudes et les préjugés dominent tel-
lement les esprits SlÚ' ce point, qu'a un tres
petit nombre d' exceptions pres, ils son t de-
venus comme incapables de raison'ner dans
un ordre d'idées autre que celui dont iis ont
pris la routine. Et les hommes meme les plus
éclairés s'occupent bien plutot de chercher
des argumens pour défendre ce qui existe
chez eux, que d'examiner impartialement ce


4




50 LETTREf>
qui est désirable ponr le biell..etre physique
et moral de l' espece hnmaine.


Mais si nous sommes plu, libres de pré-
jugés sur la question en elle-meme, iI
s'en faut de beaucoup que nous en soyons
exempts sur ce qui se passe chez nos voi-
sins. Nous pronon<;;ons un peu au hasard
les mots de substitutions, de concentration
de la propriété, de misere des classes infé-
rieures, de taxe des pauvres, et, ainsi que
je vous le disais dans une de mes pre-
mieres lettres, nous nous figurons mal a
propos l' Angleterre comme offrant un dé-
plorable contraste entre la richesse exorbi-
tante d'un petit nombre d'etres privilégiés
et la souffrance du peuple. Rien n' est plus
loin de la vérité. Essayons donc d'abord de
rétablir les faits .
. Les fortunes sont moins inégalement ré-


parties en Angleterre qu' on ne le pense
communément, l'aspeet de la capitale en
est un indice certain que confirme }'obser-




SUR r:ANGLETERRE. 51
vatÍon du pays en général. Le seul alma-
nach des adresses de Londres, connu sous
le nom de Court guide ( Guide de la eour) ,
fournit a eet égard une donnée qui peut
paraltre superfieielle , mais qui mérite pour-
tant d'etre prise en eonsidération. Cet al-
manach, qui renferme environ huit mille
adresses, ne contient d'autres noms que
ceux des personnes qul habitent la partie
occidentaJe de Londres, ou ce qu' on ap-
pelle le quartier a la mode, fashionable,
expression a laquelle les Anglais attaehent
beaucoup plusd'importance qu'on ne de-
vrait le supposer, d'apres la gravité natu-
relIe de leur earactere et la beauté sérieuse
de letirs institutions. Habiter ce quartier
et voir son nom inserit sur le Guide de la
cour, est une déclaration de notabiJité qui
fait l'objet habituel de l'émulation de la
classe moyenne, et qui représente a l'ima-
gination des uns les plaisirs de la frivolité,
aux autres les jOllissances libérales de l'é-




LETTRES


tude et de la conversation des homme:'l
écIairés. Or il ·est généralement recomm
que la moindre fortune qui permette a une
famille de s'établir dans l'ouest de la ville
et d'en adopter les habitudes, est un re-
venu de 3,000 liv. sterling (75,000 fr.). En
supposant donc que sur les huit mille nom~


. qui figurent dans l' almanach des adresses ,
iI n'y ait qu'une moitié de chefs de famille ~
voila dan s la seule ville de Londres, sans
pa:rler des capitales des deux autres royau-
mes, sans compter .le tres grand nombre
de personnes riches et aisées, qui vivent
toute l'année en province, quatre mille for-.
tunes, dont la moindre passerait pour de
l'opulence dans la plupart des pays de l'Eu-
rope.


Maís pour peu qu'on descende au-des-
sous de ce taux, le nombre de ceux qui
vivent dans I'aisance va croissant avec une
extreme rapidité. La taxe sur les revenus.
(property taa:) , qui4l été établie par M. Pitt




SUR L'ANGLETERRE. 53
en 1798, et a finí avec la guerre, a fourni
sur ce point des données remarquables. Le
ministre, dans son plan primitif, avait
exempté du nouveI impot tout~s les per-
sonnes dont le revenu était au-dessous de
200 liv. sterling (5,000 fr.) ; il estimait a
10 millions sterling le produit présumé de
fimpot, mais iI s'aper<;¡utbientotqu'il s'était
grandement trompé dans son calcul, et qu'il
serait nécessaire de baisser la limite infé-
rieure. En effet, on est descendu progressi-
vement jusqu'au minimum de 50 liv. sterl.
de revenu, et des lors le produit de la taxe
a dépassé 1 4 millions et demi, preuve cer-
taine que la richesse est répartie entre un
beaucoup plus grand nombre d'individus
qu'on ne le croit généralement.


e' est surtout dans les fortunes provenant
du commerce et de l'industrie que la divi-
sion se fait remarquer. Les comptes de la
taxe sur les revenus pour l' année 1 8 1 2 ,
offrent a cet égard des renseignemens tres




54 LETTRES
curieux. On y voit que, dans le nombre
des personnes occupées de professions lu-
cratives, il s'en trouvait alors cent vingt-
sept mille dont le revenu était compris
entre les limites de 50 et 200 liv. sterling;
vingt-deux mille de 200 a 1 ,000; trois mille
de 1,000 a 5,000 ; et six cents de 5,000 et ~
au-dessus. Un tel résultat est déja bien
frappant; mais iI faut remarquer que le
calcnl est sans doute au-dessous de la réalité,
car si des individus, en certain nombre,
ont déclaré fidelement léur fortune , si queI-
ques uns meme ont pu etre intéressés a la
fiúre passer pour plus considérable qu' elle
ne l'était en effet, la tres grande majorité
des contribuables a dil s' efforcer de réduire
autant que possible l'évaluation de ~es re-
venus.


Sans doute les propriétés foncieres sont
moins divisées que les capitaux; mais il
n' en est pas moins vrai que nous avons sur
le continent des idées tres exagérées sur la




SUR L'ANGLETERRE. 55
concentration de la fortulle territoriale en
Angleterre. Les faits que j'ai pu reeueillir,
et les eonversations 'que j'ai eues a eet égard
avec les hommes les mieux informés, me
portent meme a croire que, depuis quel-
ques années, eette concentration va dimi-
nuant d'une maniere sensible. Je n'ignore
point qu'il ya encore telle provinee de l'An-
gleterre oules pares de quelquesgrands
seigneurs occupent un espace si immense,
qu'ils donnent au pays l'aspect des forets
incultes de I'Amérique, et qu'a plusieurs
lieues a la ronde on ne trouverait pas une
seule maison qui ne fUt occupée par des
hommes dépendans de ces possesseurs gi-
gantesques. Je n'ignore pas non plus qu'il
y a quelques autres eomtés ou les prinei-
paux propriétaires étant en meme temps
les plus riches capitalistes, ils manquent
raremen t d' accroitre leur domaine des terres
qui sont mises en vente dans leur voisinage.
Mais malgré ces exeeptions, je persiste a




56 LETTRES
croire que la tendance actuelIe est a la divi-
sion des propriétés; et un des indices de la
vérité de ce que j'avance, c'est qu'il est gé-
néralement reconnu que la maniere la plus
avantageuse de se défaire d'une terre est de
la partager en un grand nombre de 10ts.


On ouvre rarement un journal anglais
sans y voir mis en vente des immeubles,
surtout des maisons, dont le prix esta la
portée des fortunes médiocres ; et dans quel-
qües provinces du nord, dans le West-
moreland en particulier, 1'0n compte un
grand nombre de paysans propriétaires,
statesmen, qui tirent de leurs fonds un re-
venu de 50 a 200 liv. ster1. J e remarquerai
en passant que le bien..etre de ces provinces,
quoiqu'elles ne soient pas les plus favori-
sées de la nature, l'indépendance de carac-
tere lmie a l'esprit de conservation qui en
distingue les habitans, témoignent haute-
ment des avantages moraux attachés a une
distribution peu inégale de la propriété.




,
SUR L ANGLETERRE.


L'accroissement du nombre des électeurs
est encore un indice de la division progres-
sive des fortunes. Les seules provinces de
Yorkshire et de Lancashire comptent en-
viron soixante mille électeurs, et iI n'y en
a guere moins de quatre cent mille dans
toute l'Angleterre.


Si de l' état du pays nous passons a eelui
de la législation, nous trouverons que les
idées répandues a eet égard sur le conti-
nent ne sont pas moins erronées. On attri-
bue gén.éralement a des substitutions per-
pétuelles la durée héréditaire des grandes
fortunes dans les memes familles. Cette
assertion n'est vraie que pour I'Écosse; la,
en effet, les substitutions sont a perpétuité,
et l'usage en est fort répandu; il faut toute-
foÍs se huter d'ajouter qu'il n'y a pas, dan s
ce pays, un seul homme éclairé, unseul juris-
consulte faisant autoríté, quí ne gémisse de
l' existence d'un si déplorable systeme.


En Allgleterre, les cours de justice re-




58 LETTRES
connurent de bonne heure les inconvéniens
sans nombre des substitutions, et se mon-
trerent toujours disposées a les resserrer
dans des limites étroites. Ce sont meme les
fraudes pieuses des tribunaux qui, sanc-
tionnées par le parlement, ont fixé l'état
actuel de la législation. Aujourd'hui les
substitutions anglaises ne sont point per-
pétuelles, elles ne peuvent s' étendre par
dela l'époque ou l'héritier encore a naltre
du dernier des individus vivans appelés a
recueillir le majorat auraatteint samajorité;
elles sont résiliables du commun consente-
ment du détenteur actuel et de son héritier
immédiat; les baux concédés par l'usufrui-
tiee sont obligatoires pendant vingt-un ans
pour son successeur, et malgré ces sages
restrictions, les entails (substitutions)
sont encore une source féconde d'inconvé-
niens et d' abuso


• Du reste, les donations fidéicommissaires
deviennent aujourd'hui beaucoup plus com-




sun L'ANGLETERRH. 59
munes que les majorats. e' est done moins
a la loi des substitutions qu'a ceHe de la
primogéniture qu'il eonvient d'attribuer la
transmission héréditaire de la fortune a
l'alné, au préjudice de ses freres. Remar-
quons ici que cette loi n'a pour objet que
la propriété fonciere, et que les biens meu-
bIes en sont exempts ; 01', dans un pays tel
que l' AngleteITe , les fonds publics, les ac-
tions de eanaux, les eapitaux placés dans
une foule d' entreprises de commeree et d'in-
dustrie forment une partie tres eonsidérable
des fortunes. Remarquons aussi que eette
Ioi ne trouve son application qu'en eas de
mort ah intestat, et qu' en Angleterre le
droit de tester est illimité, en sorte que,
hors les eas de substitution-, rlen n' empeche
un pere de famille de distribuer sa fortune
a son gré entre ses enfans , et de les déshé-
riter meme entierement.


Ce n' est done point encore la législation
qui met obstacle a un partage moins inégal




60 LETTRES
de la propriété foneiere. Cet obstacle se
trouve surtout dans l'état des mreurs et de
l'opinion, et de meme qu'en Franee le
ehangement des lois qui régissent les sue-
cessions n'influerait guere aujourd'hui sur
la distribution de la propriété, pour peu
que la volonté du testateur ne fut pas trop
contrainte; de meme, en Angleterre, l'abo-
lition de la loi de primogéniture ne détrui-
rait point, ou du moins ne détruirait que
fort lentement l'opinion presque univer-
selle, qui veut que l'ainé hérite de la for-
tune, et soit chargé de maintenir l'éclat de
sa race. Fonder une famille, faire un jils
a.íné, ainsi que disent les Anglais, est la
premiere pensée de celui qui s' enriehit
dans une profession quelconque; et ee qui
souvent nous· frapperait comme une injus-
tice , leur semble si naturel et si néeessaire,
que les objeetions qu'on pourrait leur pré-
senter arriveraient a peine jusqu'a Jeur
esprit.




SUR L'ANGLETERRE. (jI
Je causais un jour avec le chef d'une·


ancienne maison, héritier d'nne fortune
irnmense, dont il est pret a faire l'usage le
plus noble, quand le patriotisrne ou l'arni-
tié réclament de lui des sacrifices; nous
parlions de sa farnille, et je lui demandais
quelle était la situation de ses freres. lIs
sont fort a leur aise, me répondit-il; mon
pere les a tres bien partagés dans son tes-
tament; illeur a Iaissé a chacun un capital
de .tant de milliers de livres sterling. Or ce
capital qui, sur le continent, passerait
en effet pour considérable, équivalait a
peine au tiers d'une année des revenus de·
l'ainé. Et cependant cet alné, dont la géné-
rosité n'est point contestée, loin d'etre
choqué lui-rneme d'une telle disproportion,
considérait la condition de ses freres comme
avantageuse, et s'en félicitait avec moi.
Quoique faie quelque habitude des mreurs
et des opinions de l' Angleterre, je trouvai
la quelque c. hose de si fort en désaccord




LE'I'TRES


avec nos idées et nos sentlmens moraux,
que je ne pus m'empecher, par forme d'ex-
périence, d'exprimer mon étonnement a
quelques personnes prises dans des classes
et des opinions différentes. Je n'en' ren-
contrai aucune qui le partageat. Toutes
trouverent qu'en effet les freres eadets
avaient été bien traités par leur pere, et
qu'il y avait peu de familles ou ils jouissent
des memes avantages. Je dirai plus, e'est '
que les cadets eux-memes sont si intime-
ment eonvaincus de l'importanee du droit
de primogéniture, que si on leur proposait
de partager avee le chef de la famille, ils
refuseraient pour la plupart sans hésiter.


Que eette· fac;on de penser soit générale-
ment répandue dans les rangs élevés de la
soeiété, n' est pas ene ore ehose fort surpre-
nante; mais ce qui l'est davantage, c'est
qu' elle domine également dans les classes
ouvriereset ehezdeshommes qui n'ontd'au-
tre sour~e rle richesse que le travail de Jeurs




SUR L'ANGLETERRE. 63
mains. J'ai Ol~l conter a cet égard une anec-
dote qui est assez caractéristique pour que je
vous demande la permission de vous l' écrire.


Un maltre de forges fraw;;ais voyageant en
Angleterre pour s'instruire des progr(~s qu'y
a faits la fabrication du fer, descendit, iI
Y a quelques années, au fond d'une mine
de charbon située dans un desdistr,icts ou
les opinions radicales étaient le plus l'épan-
dues parmi le peuple. Arrivé dans les gaIe-
ries souterraines, iI s'entretint avec les ou-
vriers de la nature et de la durée de 'leur
travail, de leur salaire, de leur nourriture,
de tous les détails de leur condition. Les
ouvriers , a leur tour, intéressés par la con-
versation d'un homme qui montrait une
connaissance précise de leurs intérets et de
leurs besoins, attirés d'ailIeurs par la libé""
ralité <;les opinions qu'il manifestait, lui
adresserent a leur tour quelques questions
sur l' état de la classe laborieuse en FranCe.
Comhien d'onvriers emp]oyez-vous? lui




64 LETTRES
demanderent-ils. - Quatre ou cinq cents.
- 'C'est quelque chose; et quel est leur
salaire? Que COlIte, dans la partie de la
France que vous hahitez, la nourriture et
l'entretien d'une famil1e? - Leur salaire
est inférieur au votre; mais cette infériorité
est plus que compensée par le has prix des
objets de premiere nécessité. - Vous avez
raison, lui répondirent les mineurs, apres
avoir fait entre eux un petit calcul qui leur
prouvait qu'en effet la condition des ou-
vriers était meilleure en Franee qu' en An-
gleterre; mais combien de temps travail-
lent-ils par jour P - Huit heures, terme
moyen. - Pas plus! Etquefont-ils du reste
de leur journée? - lIs cultivent leur héri-
tage et travaillent pour leur propre compte.
- Que dites-vous, leur héritage? Ils sont
done propriétaires? ils ont un champ , une
maison a eux? - Oui, sans doute; du
moins la plupart de ceux que j'emploie. A
ces mots, l' étonnement se peignit sur toutes




,
SUR L ANGLETERRE. 65


les physionomies. Et cet héritage, reprit le
plus intelligent des mineur~, que devient-il
a la mort du pere ti - II se partage entre
les enfans. - Quoi! également? - Oui,
sans doute, ou a peu preso - Mais une
petite propriété partagée entre plusieqrs
enf~ns doit se réduire a rien. - Non, car
lorsque l'un d'eux n'ést pas assez richepour
acheter la portion de ses freres, la propriété
se vend et passe entre les mains d'une per-
sonne qui peut la conserver entiere et l'amé-
liorer.


lei finit le dialogue; mais ces deux idées
d'ouvriers-propriétaires et de partage égal
entre les enfans avaient si vivement frappé
les mineurs anglais , que le dimanehe suivant
ils en firent l' objet d'une diseussion en regle
d~ns un de ces clubs ou les hornrnes , merne
de la ehisse pauvre, se réunissent pour lire la
gazette ou pour s' entretenir de leurs intérets
eommuns; clubs ou les formes d'une bonne
délibération sont généraJement beaucoup


5




66 LETTRES
mieux observées que nous ne le voyons en
France dans dOi assemblées poli tiques d'un
plus haut parage. Apres un long déhat, on.
aIla aux voix, et la majorité prononc;;a que
sa'ns doute il était hon que les ouvriers
fussent propriétaires; mais que l'héritage
devait passer a l'ainé, et n'etre pointdivisé.


V oila done des ouvriers, des prolétaires ,
radicaux par leurs opinions ou leurs pas-
sions politiques, qui se prononcent contre
l'égalité des partages et en faveur du droit
d'alnesse. 11 serait difficile de donner une
preuve plus forte de l' empire universel que
cet ordre d'idées exerce en Angleterre.




SllR I:ANGI.ETERRR •


............. ' ••• e ••••• '.i •••••••• IiiII.' •••• iiiI •••• " ............. o.


LETTRE IV.


De la division des propriétés dans ses rap-
ports avec t agriculture et la richesse
nationale.


J 'Al essayé de vous montrer, dans 'ma der-
niere lettre, que la transmission de ]a for-
tune a l'alné au préjudiee de ses freres et
sreurs était beaueoup plutot en Angleterre
la eonséquenee d'une opinion généraleque
le résultat néeessaire de la Jégislation. Il
nous reste a examiner si eette opinion est
fondée en raison, et si les personnes qui
voudraient introduire ehez nous un systeme
semblable, forment ·des vreux utiles et pos-
sibles a réaliser, ou si meme elles se ren-
dent bien compte de l'objet de leurs désirs.


Pour mettre un peu d' ordre dans une
question si vaste qu'elJe ferait a elle seuIe




68
la matiere de plus d'un livre, 'nous l'envi-
sagerons d'abord sous le point de vue éco-
nomique, nous nous occuperons ensuite de
son influence morale et poli tique:


Une nation, comme un individu, ne sau-
rait vivre que de son revenu, c'est-a-dire
de la rente de ses terres, de l'intéret de ses
capitaux , et du salaire de son travail. Sans
doute, telle ou telle distribution de la ri-
ches se peut améliorer la culture des terres,
favoriser l'accroissement des capitaux, ou
rendre le travail plus productif; mais néan-
moins ces divers perfectionnemens ont,
dansla nature des choses, des bornes qu'il
n'est pas donné a l'homme de franchir.


Quand une nation a réellement fait un
progres; quand, par son industrie, par
ses ressources naturelles, par son écono-
mie, de nouvelles richesses ont été créées,
elle peut en donner la jouissance privilé-
giée a un certain nombre de citoyens, san s
que, pour cela, le reste de la communauté




SUR L'ANGLETERRE.


se trouve appauvri. Mais, dans un état donné
de richesse , on ne peut favoriser une c1asse
qu'aux dépens des autres; ce qu'on donne
a des privilégiés, a quelque titre que ce
soit, est néeessairement prélevé sur le reste
des citoyens, et une distribution différente
ne rend l'ensemble de la nation ni plus
riche ni plus pauvre.


Cette vérité est si triviale, qu'il parait
presque ridieule de l'énoneer, et eependant
il n'en est aueune qui soit plus habituelle-
ment méconnue par la plupart de ceux qui
raisonnent sur l'économie politique, je ne
dis pas seulement au milieu des salons, mais
daÍls des livres meme écrits ex professo.
Chacun enrichit telle ou teHe classe, as-
signe tel ou tel emploi aux capitaux, selon
son opinion, son intéret ou son caprice;
mais l'idée si simple que rien ne se faÍt de
rien, et qu' en donnant a l'un on ote a
l'autre, ne se présente point a l'esprit de
ces raisonneurs. Un pays livré a· leurs




LETTRES


spéculations serait a peu pres dans la posi-
tion de ce gentilhomme de Swift, qui avait
une fortune de cent milIe livres de rente,
mais dont tous les gens prétendaient appli-
quer le revenu entier a la dépense dont
chacun d'eux était spécialement chargé.
Pour cent mille francs, disalt le cocher,
mon maltre doit avoir une belle écurie;
avec cent milJe francs, disait le cuisinier,
on peut tenir table ouverte; et de la sorte
le pauvre gentilhomme se trouvait ruiné.


C'est cette erreur commune qui a con-
duit des hommes, meme tres versés dans
la science financiere, entre autres le célebre
Hamilton des États-Unís , a considérer une
dette publique comme une richesse , paree
que, disait-il, cette dette est une valeur
échangeable qui attíre les capitaux étran-
g~rs; sans réfléchir que dans ce cas le capital
étranger ne faÍt que prendre la place du ca-
pital national qui a été consommé, et que
l'intéret produit par ce nouveau capital est




SUR L'ANGLETERRE. 71
exactement compensé par l'impot levé sur,
les contribuables.


C'est par suite de la meme erreur que les
ennemis trop absolus du systeme des em-
prunts, ou les hommes qui ont intéret a
faire leur cour aux propriétaires fonciers,
proposent la réduction du capital ou des in-
térets de la dette , le. chaD!.ement arhitraire
des conditions stipulées avec les créanciers,
en un mot, la hanqueroute générale ou par-
tieHe comme un moyen efficace de soulager
la nation de son fardeau. lis ne songent pas
que les propriétaires de fonds publics sont
appauvris de toute la somme dont on gratifie
les contribuables, et que par conséquent la
riches~e totale du pays res te la meme, a cel~.
pres qu'un déplaceme"iolent des fortunes
porte la ruine et le désespoir dans les classes
dépouillées, et qu'en suspendant d'abord,
et en changeant ensuite la nature de la de-
mande, ce déplacement dérange toutes les
combinaisons industrielles et commerciales.




LETTRES


Enfin, e' est eneore la meme erreur qui
sert de hase a ce lieu commun que ne
manquent jamais de répéter les partisans
du droit de primogéniture.


L'alné, nous disent-ils, en restant dépo-
sitaire de toute la fortune, maintient la
considération de sa familIe; il sert d'appui
a sessreurs, qui .. hien que privées de dot,
trouvent par l'écIat de son nom' des ma-
riages honorables ou avantageux, et qui en
tout cas ont un asile assuré dans la maison
paternelle. :Qe leur coté" les frerés eadets
n'ayant point rec;¡u de fortune de leur pere,
sentent la nécessité de s'en eréer une par
leur propre industrie; ils adoptent quelque
profession lucrative, font de riches ma-
riages., ou ohtie.t p~r l'influence de
leur ainé des emplois civils, militaires ou
eeclésiastiques, et s'ils échouent dans leurs
efforts, ils reviennent s' étahlir aupres du
chef de la famille, et vivre d'une partie de
ses revenus. De eette maniere, la hranche




,
SUR L ANGLETERRE.


alnée conserve sa fortune et son éclat, et
les branches cadettes , a leur tour,. peuvent
devenir la souche denouvelles familles riches
et considérées. Si au contraire la fortune se
partage entre les enfans, elle se dissipe au
bout d'un petit nombre de générations, et
une pauvreté générale est la conséquence
forcée de cette subdivision progressive.


Je n'ai point a examiner maintenant si
~'est une condition bien douce pour des
cadets que de ne jouir d'aucu'he indépen-
dance, que d' etre obligés d' adopter les gOllts
de leur ainé, de se plier a ses caprices, d'a-
voir a recourir a sa générosité pour toute
entreprise qui exige quelques' ressources
pécwüaires. Je me suis promis de ne consi-
dérer ici les droits de primogéniture que
comme une question d'économie politiqueo
Suivons' donc, pour nous rendre compte
du raisonnement bannal des partisans de
ce systeme, la méthode des géometres,
qui supposent le probleme résolu pour




LETTRES


examiner quelles en sont les conditions.
Imaginons llll pays ou les richesses de


tout genre appartiennent exclusivement a
l' alné de chaque famille. Que deviendront les
cadets? lIs n'auront que deux alternatives,
ou de vivre dans la maison de l' alné et de
.1ouir de sa fortune, ou de s' enrichir en rem-
plissant des fonctions publiques. Dans le
premier cas, en admettant que ce soit une
obligation stricte pour l'ainé de fournir a
l'existence de ses freres, les cadets seront
de. fait copropriétaires du revenu, ce qui,
sous le rapport pécuniaire et en laissant de
coté les considérations morales, revient au
meme que s'ils possédaient une portion du
capital correspondante a ce l'evenu. Dans
le second cas, celui ou ils s' enrichiraient
par des emplois publics, les revenus de
l'état qui formeront leur salaire, seront le
produit des impots, c' est-a-dire des sacrifices
des contribuables, -qui, dans notre hypo ...
these, ne sont autres que les aln~s; les cadets




,
SUR L ANGLETERRE.


deviendront donc par la propriétaires d'une
portion du revenu o~ du capital des ainés,
suivant que les impots seront de nature a
affecter l'un ou l'autre; et sous le rapport
économique, sans entrer maintenant dans
le ·domaine de la poli tique , l' état général
du pays sera encore le meme que si le par-
tage des fortunes s'était opéré dans le sein
de chaque famille, au líeu de se faire indi-
rectement par la voie des impots.


L' on pourrait raisonner d'une maniere
analogue sur la question des mariages. Que
l'ainé, possédantseull'héritage deson pere,
fasse un mariage san s fortune, tandís que
le cadet s' enrichit en épousant une femme
dont la fortune égale celle de son ainé; ou
que les deux freres ,.apres un partage égal
du bien de leur pere, doublent leur avoir'
par un mariage qui leur app6rte un bien
égal au leur, la condition des nouveaux
ménages sera exactement la meme dan s les
deux hypotheses. Ne nous payons done
/./'~i jjC';;;"
.... '). :9' t~·".~"" ft_~~):~t,j,· .'-~C}


..• ' !'. . ,. •. ..,. ... ':Ll
;-~ .·V', ~.1: '-A.~
'. '.' f·.·" . ... .A! :',! \. .... ·v ..• · "/


,"-- ,,;.-' ''''::.'i .~-/
~,'.'.




76 LETTRES
point de vaines paroles, et ne nous ima-
ginons pas qu'une distribution particu-
m re des fortunes dans un pays crée ipso
j~'cto de nouvelles richesses, et qu'apres
avoir tout donné aux alnés, il existe encore
une es pece de fonds cornmun ou les cadets
puissent aller puiser, sans prendre part aux
biens dont jouissent leursfreres. Lesdroits
de primogéniture influent sansdoute beau-
coup sur la richesse de telIe familIe ou de
telle cIasse; mais ¡ls n'augmentent nulIe-
ment celle de l'ensemble de la nation.


Vous généralisez trop la question, va-t-on
me dire; iI ne s'agit pas de la totalité des
richesses d'un pays, mais seulement de la
propriété fonciere, et vous ne nierez pas
qu'une terre partagée également entre plu-
sieurs enfans ne se subdivise bientot en por-
tions tellement exigues, qu'il devient im-
possible de les cultiver avec quelque profit.
Comment de si petits propriétaires pour-
raient-ils faire des défrichemens , dessécher
• ~ ~.




,
SUR L ANGLETERRE. 77


des marais, améliorer les races de bestiaux,
perfectionner les instrumens aratoires. en
un mot, appliquer a la culture des terI "!s
des capitaux suffisans pOl¿r en tirer le par ~i
le plus avantageux?


Remarquons ici que la discussionchange
entierement de face. On ne nous parle plus
des avantages attachés a la con~entration
de la fortune entre les mains de l'ainé, mais
de la supériorité d'une grande sur une pe-
tite exploitation agricole.


Nul doute que l'application de capitaux
considérables a la culture des terres ne soit
avantageuse, et qu'elle n'augmente beau-
coup ce qu' on a coutume d' appeler leur pro-
duit neto Mais le choix entre l'exploitation
réguliere et uniforme par grands corps de
fermes, avec le secours des forces scienti-
fiques, et J'exploitation bigarrée que I'on
désigne sous le nom de. petite culture, et
qui emploie plus de bras et moins de capi-
taux, ce choix, dis-je, est déterminé par




J.ETTRES


des circonstances qui ne sont nullement
du domaine de la législation, telles que la
configuration du pays, la qualité du sol, la
nature du climat. eette question est meme
tellement distincte de ceHe de la distribu-
tion des fortunes , que l' on conc;;oi t aisémen t
cornment la petite culture serait conciliable
avec la concentration des propriétés, et la
grande culture avec la division égale des
hiens. La Toscane et la Brie pourraient
nous servir d'exemple a cet égard. Dans
l'une, des terres considérables sont culti-
vées en petites portions par de pauvres mé-
tayers qui n'ont d'autre capital que la force
de leurs bras; dans l' autre, de riches fer-
miers réunissent souvent en unememe ex-
ploitation des héritages distincts qiIi, par
la nature ou la position du terrain, facilitent
le sucees de leur entreprise agricole.


Mais s'il est avimtageux, comme nous
venons de le dire, que de grands eapitaux
soient appliqués a l'agricnlture, deux COll-




,


SUR L ANGLETERRE. 79
ditions sont indispensables pour arriver a
ce résultat; I'nne, que les capitaux existent,
l'autre, que de~ entraves peu judicieuses
mises a la vente des immeubles n' empeehent
pas les terres d'aller a eeux qui possedent les
papitaux. Or je crois incontestable que,
dans l' éta t actuel de la Franee , rien ne sau-
rait favoriser }'accroissement graduel de la
riehesse autant que cette division des pro-
priétés, qui inspire a une classe nombreuse
des habitudes d'ordre et d'éeonomie. Une
agricultúre savante, qui appIiquerait de
grands capitaux a des masses de terres
plus considérabIes, donnerait, iI, est
vrai, plus de produits; mais que gagne-
rait..on aujourd'hui a introduire chez nous
ce systeme, a concentrer les propriétés fon-




cieres dans un petit nombre de mains,
et a les perpétuer dans les memes familles
par des substitutions ou d~s droits de pri-
mogéniture? La somme du capital appli-
cable a l'agriculture étant donnée, iI fau-




80 LETTRES
drait, pour le consacrer a l'exploitation en
grand d'un certain nombre de propriétés ,
laisser en friche le reste des terres, ou plu-
tot l' on retomberait dans ce triste état de
choses dont l'Espagne, I'Italie et la France,
avant la révolution, nous offraient l'exem:
pIe, et l' on verrai t de grandes t~rres dépérir
entre les mains de riches oisifs, qui consu-
meraient en misérables frivolités le capital
qui les aurait rendues fertiles.


C'est bien moins en augmentant la sub-
division des propriétés qu' en les faisant
passer en des mains plus industrieuses, que
la révolution a si puissamment accru le
bien-etre matériel de la France. Cette sub-
division est beaucoup plus ancienne que ne
se pIaisent a le penser ceux qui s' en pren-
nent'a la révolution de ton s les mécomptes
de leur esprit ou de leurs passions. Machia-
vel rem:;trquait déja que, bien que la France
fut un pays panvre, le peuple y était plus
heureux qu'ailleurs, parce qu'il n'y avait




SUR L'ANGLETERRE.


guere de paysan qui ne possédat quelque
petit héritage. Le partage égal des biens
a existé de tout temps dan s les provinees
de droit éerit, et c'était avant la vente des
biens nationaux qu'Arthur Young s'ef-
frayait pour la Franee des conséquences
de ee systeme. Des lors la subdivision a
augmenté, d'immenses capitaux ont été ab~
sorbés par les guerres de la révolution; et
néanmoins, gui peut comparer la Franee
d'au.jourd'hui avee la Franee de 1789, sans
etre frappé des progres de la riehesse na-
tionale?


Je n'hésite pas a penser que toute diree-
tion faetiee imprimée aux eapitaux par le
législateur, toute entrave mise a la distri-
bution ou a \a cireulation .de la propriété
est funeste dans une hypothese queleonque;
mais s'il y a un pays au monde ou l'intro-
duetion d'une loi de substitution soit déei-
dément absurde, e'est sans doute la Franee,
puisque dans l'état aetuel des choses, le


6




J,ETTRES


premier effet d'une pareiUe loi serait pré-
eisément de consolider cette division de la
propriété que certaines gens regardent
eomme si facheuse. Quelle est en effet la
premiere condition nécessaire pour former
de grandes propriétés, si ce n'est de pou-
voir en acheter plusieurs petites pour les
Féunir en une seule? Quoi done de plus
contraire a ee hut que de rendre inalié-


. nables des terres au,jourd'hui fort divisées?
eette réflexion est d'une évidenee si tri-


viale ) qu'il serait superflu de la démontrer ,
et pourtant i1 ne parait pas qu'elle se soit
présentée a l'esprit,de ceux dont le projet
favori serait de couvrir la Franee de petits
majorats bourgeois, comme si l'aristocratie
se faisait a la main, et cornrne si elle pou-
vait naitre d'autres élérnens que du temps,
desinreurs, et du libre développernent des
forcesaindividuelles.


Nousavonsvu plus haut qu'on seformait,
sur le continent, une idée fort inexa('te de




SUR L'ANGLETERRE. 83
la distribution des propriétés en Angle-
terreo Les Anglais ne se trompent pas moins
sur les résultats qu'a, chez nous , le partage
égal de la fortune entre les enfans. Les rai-
sonnemens de leurs écrivains les plus dis-
tingués enéconomie politique, ont sur eette
question quelque chose de vague et de dé-
sultoire qui contraste avec la fermeté .. de
leurs idées sur les autres points de la science,
et qui semble meme indiquer qu'ils éprou-
vent une sorte de luUe ';ntérieure entre les
principes et les préjugés. Malthus et MilI
eux-memes, l'un dans ses Principes d' éco-
nomie politique, l'autre dans l'article Cot-
tage system de I'Encyclopéd!e d'Édim-
bourg, n'ont pas échappé a ce défaut.
Ricardo n' a point traité la question dans
ses écrits, mais je l'ai entendu manifester
une opinion plus favorable au systeme de
la division des propriétés , et son nom seul
vaut une armée.


Les familles étant beaucoup plus nom-




84 LETTRES
breuses en Angleterre qu' en Franee, par
diverses causes que j'aurai peut-etre l'oeea-
sion d'examiner avec vous, les Anglais qui.
attaquent l'égalité des partages, se figurent
pour l' ordinaire l'héritage du pere divisé
en tre dix ou douze enfans, chacun de ceux -ci
se mariant et ayant a son tour dix ou douze
autres enfans, dont chacun ne reeueilJera
plus que la eentieme ou la cent quarante-
quatrieme partie du bien de son aJeul. Les
ehoses ne se passent pas ainsi dans le monde;
et en effet, si l' aecroissement de la popula-
tion suivait une pareille progression 1 une
seule famille couvrirait la terre habitable
en moins ~ dix génératioIls.


Quel est done l'état réel de la Franee? Le
moreellement des propriétés y va-t-iJ crois-
sant d'une maniere si effrayante? En au-
cune fa<50n. Nous voyons au contraire que
dans le voisinage des villes riches, et en
génél'al sur tous les points ou les capitaux
s'accurnulent par le commerce 011 par 1'in-




SUR L'ANGLETERRE. 85
dustrie, les propriétés foncieres tendent a
se concentrer. 11 est bien vrai que dans les
provinces qui ne jouissent pas de cet avan-
tage, comme en Bretagne, par exem pIe, la
division des héritages est poussée beaueoup
trop Ioin; mais dan s ees provinces-Ia meme
l'intéret de l'agrieulture mettra un terme a
ce morcellement. Déja il n'est pas rare, dans
diverses parties de la Franee, de voir une
farnille de paysans convenir que l'un des
freres restera propriétaire de la ferme
paternelle. Les autres rec;oivent de luí
ou une sornme d' argent, ou une partie
du revenu, et lui restent attaehés comme
domestiques de campagne, afin de ne pas
ren~mcer aux avantages d'une culture en
grand, OH meme afin de conserver la consi-
dération qui s'attache a ]a longue posses-
sion du merne héritage. Car iI est a remar-
quer que, dans l' état actuel des esprits,
ce genre de penchant aristocratique est
heaucoup plus répandu dans les classcs




86 LETTRES
inférieures que dans les classes moyennes.


Ríen n'est plus commun encore, soít en
France, soit en Suisse, que de voir le
possesseur d'un fonds peu considérable
devenir le fermier d'une propriété plus
étendue : je dirais meme qu'en grande
majorité les fermiers sont propriétaires.
Souvent le journalier qu'ils employent pos~
sede a son tour une cabane qui sert d'abri
a sa famille, un jardin qui nourrit ses en-
fans, un petit champ qu'il peut cultiver
lorsqu'il est sans occupation, et' qui luí
permet de soutenir d'une maniere moins
inégale la terrible lutte de la pauvreté labo-
rieuse contre la richesse exigeante. De cet
ensemble de choses na!t un bíen-etre quí
ne serait déja pas a dédaigner, lors meme
qu'il ne serait accompagné d'aucun autre
avantage, mais qui devient un des plus heu-
reux résultats que l'ordl'e social puisse pro-
duire, lorsque, ainsi qu'on le voit dans la
Suisse protestante, il est garanti par quel-




SUR L'ANGLETERRE. 8,
ques 'institutions libres, et ennobli par une
instruction généralement répandue.


L'objet universel de l'ambition des pay-
sans fran~ais est de devenir possesseurs
d'un petit coin de terre, ou d'accroitre
celui qu'ils ont re~u de leurs peres. Ce pen-
chant date de loin , et la révolution n' a fait
que le fortifier ehez eux en leur ~ffrant
l'oecasion facile de le satisfaire. Sans doute
leur désir n'est pas toujours bien réfléchi a
cet égard ; ¡ls achetent en généralles terres
beaueoup plus cher qu'elles ne valent réel-
lement, paree que le travail étant la eondi-
tion néeessaire de leur existenee, ils le
comptent pour rien, lorsqu'ils font le cal-
eul du produit de leur champ, en sorte que
telle propriété qui, vendue en masse, se-
raÍt achetée en raÍson de la rente, abstrae-
tion faite des intér(~ts du capital circu-
lant et du salaire des ouvriers, sera achetée
en détail en raison de son produit bruto
Nos paysans pourraient donc tirer un partí




88 LETTRES
plus avantageux de leurs économies, soit
en les pla~ant dan s les fonds publicsou
les caísses d'épargne, soit en se faisant
fermiers de .la propriété d'autrui, et en
employant a acheter des bestiaux et des in-
strumens aratoires leur petit capital, qui
de la sorte leur ~ rapporterait un intéret
beaucoup plus élevé. Mais leur prédilec-
tion superstitieuse pour la propriété fon-
ciere s' explique aisément.· Dans un pays
ou une suite non interrompue de ban-
queroutes publiques avaít anéanti la con-
fiance, ou l'industrie et le commerce étaient
genés par mille entraves, ou la justice était
san s force, ou les rapports entre le puis-
sant et le faíble, entre le riche et le pauvre
étaient livrés a l'arbitraire, les hornrnes de
la classe laborieuse ont du s'habituer a
n'ajouter foi qu'a une richesse rnatérielle
et palpable.


En Angleterre, au contraire, ou toute
es pece de droit garantí par les lois est inat-




SUR L'ANGLETERRE.


taquable, ou la stabilité de toutes choses est
poussée jusqu'a l'exces ,ou la morale pu-
blique, d'accord avec la scíence financiere,
a toujours faít respecter les engagemens de
l'État envers ses créanciers ; en Angleterre ,
dis-je, le possesseur d'un petit capital a
pensé avec raison qu' acheter des terres n' é-
tait point l' emploi le plus profitable qu'il
en put faire. Celui-la meme que ses gouts
et ses habitudes attachaient a l'agriculture,
a mieux aimé devenir fermier que proprié-
taire, et la longue durée des baux a donné
aux fermiers plusieurs des intérets comme
des jouissances attachées a la propriété. Et
en effet , si l' on calcule les chances de la vie
humaine et les circonstances de tóut genre
qui peu~ent en abréger le cours ou changer
la condition des individus, on trouvera
qu'une jouissance assurée pour un long
terme d'années differe bien peu de la pos-
session absolue, et que e'est l'imagination
pIutot que la raison qui les distingue.




unTREs


Que l' Angleterre se soit élevée au-dessus
de presque tous les autres pays de l'Europe
par les progres de son agriculture, c' est ce
qui n'est pa~ contestable; mais je :t:J.'ai point
a examiner ici quelles sont les causes' di-
verses qui, sous l'égide toute-puissante de
la liberté, ont-produit ce résultat. Je n'ai
point a démontrer non plus qu'il n' est dli
en aucune facon aux substitutions ou aux


" droits de primogéniture. Qu'on réfléchisse
en em~t qu'en Italie, en Espagne, partout
ailleurs ou le systeme des majorats -a été
introduit, il a amené le dépérissement des
terres et J'apauvrissement de ceux-Ia meme
pour l'avantage desquels il avait été in-
venté, et l' on demeurera convaincu que
c'est a d'autres sources qu'il fa~t attri-
buer la prospérité agricole de l'Angle-
terreo Qu'un arbre pIeil1 de seve se trouve
planté dans une terre féconde, on le sou-
mettra peut-etre impunément a un mau-
vais systeme de culture, sa vigueur natu-




SUR L'ANGLETERRE.


relle pourra triom{>her des entraves mises a
son accroissement; mais on se gardera d'at-
tribuer a l'erreur de l'agronome ce qui est
du a la force de la végétation.




I.ETTRES


.... _-.... __ .. _-.. __ .. _-_ ... _.----------------_ ....


LETTRE V.


Suite de la di"ision des propriétés,. son
injluence sur la population et sur les
mreurs.


N OTRE correspondance est trop rapide
pour nous permettre, je ne dis pas d'ap-
profondir, mais d'aborder meme toutes les
questions qui se rattachent a la division
des propriétés. Il en est pourtant de si im-
portantes que nous ne saurions les passer
sous silence, et de ce nombre est l'infIuence


.


de l'égalité des partages sur l'accroissement
de la population. C'est par le principe de
la population que I'éconornie politique en-
tre <fans le domaine de la rnorale et de la
religion; et c'est sous ce rapport surtout
que Malthus a fait faire un si grand pas a
la science; mais, plus les découvertes sont




,
SUR J, ANGLETERRE. 93


importantes dans cette question, plus les
erreurs peuvent devenir funestes.


L'un des argumens le plus souvent ré-
pétés en Angleterre contre l' égalité des par-
tages, c'est la tendance qu'on lui< attribue
a augmenter la population dans une pro-
gression infiniment plus rapide que l'ac-
croissement des subsistances.« Par la di-
« vision des propriétés, nous dit Arthur
« Young, vous arrivez bientot au point ou
« la terre, de quelque maniere qu'on la
« cultive, ne saurait nourrir un plus grand
« nombre de bouches ; et pourtant les hom-
« mes conservent cette simplicité de mreurs
« qui favorise les mariages précoces. Com-
« ment les conséquences d'un pareil sys-
« teme ne seraient-elles pas les plus effroya-
« bIes que }'on puisse imaginer? En y
{( persévérant, on dépasserait bientot en
(e population la Chine, ou l' on voit de mal-
« heureuseseréatures qui ne semblent avoir
« été mises au monde que pour périr de




94 LETTRES
(e misere et d'inanition, se disputer avec
(e avidité les eadavres infects des ehiens,
c( des ehats, des souris et les restes im-
« purs de tous les animaux. De petites pro-
c{ priétés qui se subdivisent sont la plus
(e grande source de misere que l' on puisse
(e eoncevoir; et ee funeste systeme a déja
« exercé de tels ravagesen Franee, que la
« loi devrait incontestablement y interdire
« toute division des terres au-dessous d'un
(e certain nombre d'arpens. » (Artlzur
Young, Voyages en France, tome ler,
pago 413, 414.)


Voila done comment s'exprime un voya- .
ge~r juste~ent célebre par ses eonnais-
sanees agronomiques; et le savant auteur
de l'article Cottage system, dans l'Encyclo-
pédie d'Édimbourg, en citant ce passage a
l'appui de ses argumens, semble se l'appro-
prier et lui donner tout le poids de son au-
torité. Est-il, .le le demande, de plus étrange
preuve de l'influence d'un préjugé dominant




SUR I:ANGI,ETERRE. 95
sur les esprits les plus éclairés i1 Et en effet,
tant que de certaines idées ne s' emparent
que des masses inertes, il n'est pas difficile
aux hommes indépendans de s'y soustraire
et de les combattre ; mais lorsqu' elles s' éten-
dent a la presque universalité d'un pays,
les esprits les plus justes se trouvent modi-
fiés par leur influence; et, semblables a
l'aéronaute qui. entreprend de naviguer
dans un seul é]ément, la bousso]e de ]a v&
rité cesse de ]eur servir de guide, ils sont
entrainés avec l'atmosphere qui les entoure,
et n'ontplus determede comparaison pour
juger de leur marche.


Prétendre, comme l'ont fait plusieurs
voyageurs ignorans ou superficiels, que la
France soít dans un état de misere pro-
gressive, et que l'exces de sa popuJation,
comparé a ses moyens de subsistance, la
menace achaque instant des oorreurs de
la famine, serait un tel exc(~s d'absurdité,


" , . , 1 qu on n ose pas preclsement nous e soute-




tETTRES


nir en faee; mais a ttendez, nous di t-on ;
eette funeste égalité de partages n'a pas en-
eore porté tous ses fruits, peut-etre meme
a-t-elle en ce moment quelques avantages
trompeurs, et. ce n'est que dans l'avenir
que se révelera l'abime de maux qu'elle
vous prépare. Nous avons déja eu occasion
de remarquer que la division des propriétés
date de beaúeoup plus loin ehez nous qu' on
n'a coutume de le croire. l\'lais la Franee
est-elle d'ailleurs le seul pays ou l'égalité
des partages soit en vigueur? La Suisse
n'est-elle pas régie depuis des siecles par
une législation analogue? la division de la
propriété fonciere n'y est-elle pas poussée
fort au-dela de ce dont aucune provinee
fran-;;aisé nous offre l' exemple? et cependant
qui peut avoir étudié, qui peut avoir par-
couru seulement ce beau pays, sans y avoir
reeonnu le. signes évidens de la prospérité
et de la moral e , qui est a la fois l' effet et
la cause du bien..etre des hahitans?




SUR L'ANGLETERRE. 97
La terré de Coppet est située dans


cette partie de -la Suisse fran<;;aise qui,
apres avoir été préparée a la liberté par
la religion protestante, par l'instruction
publique, et par le régime pa ternel, si
ce n'est éclairé, de la république ber-
noise, jouit maintenant avec Calnie et avec
bonheur des bienfaits de l'indép~ndance.
Autour de moi les terres sont· tellement
divisées, que le plus grand nombre des
propriétés reste au - dessous d'un arpent.
Je croi~ néanmoins pouvoir affirmer qu'au-
cun point de I'Europe n'offre une pa-
reille image de prospérité. Loin que la
population y surabonde, la main-d'reuvre
y est plus chere que dans aucun· autre
pays du continent. A peine la charité
active des gens de bien y trouve - t - elle
de la misere a souJager; et les secours
re<;;us avec reconnaissance, lorsqu'ils sont
donnés avec affection, seraient repoussés
avec fierté, s'iJs étaient offerts d'une main



I




98 LETTRE5
dédaigneuse. Nulle jalousie haineuse en-
vers ceux qui sont plus favorisés de la for-
tune, l1UI orgueil qui détourne les hommes
d'aucune profession utile; point de cette
disposition servile qui se dédommage de
l'humilité aupres des forts, par l'arrogance
envers les faibles, et partout l'indépen-
dance et le bonheur. Sans doute J'ex-
treme division de la propriété peut avoir
une tendance filcheuse a rendre les maria-
ges trop précoces; mais elle est utilement
eombattue par ce sentiment de prévóyance,
fruit de la mopale, de l'instruction et du
bien-etre, qui dit a l'homme qu'il ne doit
pas devenir le chef d'une famille avant
d'avoir acquis les moyens de pourvoir a sa
subsistance, ni donner le jour a plus d'en-
fans qu'il n'en peut élever dans une condi-
tion égale a la sienne. Depuis quarante ans ,
l'aceroissement de la population a été peu
sensible dane la partie de la Suisse qui
m'est plus particulierement connue, et pen-




SUR L'ANGLETERRE. 99
dant le meme espace de temps, les progres
les plus rapides se sont fait remarquer , soit
dans la culture des terres, soit dans le bien-
etre des habitans. .


L'exemple de l'Irlande est toujours cité
par~les économistes anglais, a I'appui de
leurs argumens contre la division de la pro-
priété, et l' on con~oit en effet que leur es-
prit soit préoccupé d'un si triste spectacle.
Voyez, nous disent - ils, avec quelIe ef-
frayante rapidité la subdivision des terres
a accru la population outre mesure, et porté
la misere a son combIe. Avant 1784, l'Ir-
lande était encore un pays de paturages
divisé en fermes d'une grande étendue.
Des lors un systeme erroné de primes sur
l' exportation des blés et des autres matieres
premieres, a produit une hausse factice dans
les prix, dont la conséquence a été la mise
en culture de tous. les terrains qui en
étaient susceptibles. Mais comme le man-
que de capital rendait impossible de trou-
ver des fermiers capables d' exploiter de




100 LETTRES


grands domaines, les propriétaires se sont
vus obligés de les diviser d'abord, et de
les subdiviser ensuite entre les enfans
de leurs fermiers. D'autres, poussés par
le • désir d'aécroltre leur influence po-
litique, en multipliant les électeurs dé-
voués a leur volonté, ont concédé a vie un
grand nombre de petites métairies a des
paysans qui ont acquis ·par-Ia le droit de
voter; d'autres enfin ont adopté un systeme
(cottier system) devenu aujourd'hui pres-
que général en Irlande, et qui consiste a
donner aux gens de campagne, au lieu de
gages, un petit espace de terrain a culti-
ver, sans les rendre toutefois propriétaires
du sol. Qu'est-il résulté de cet ensemble de
fausses mesures? La population de l'Irlande
a augmenté dans ·une proportion exorbi-
tante; elle était a peine de quatre millions
d'ames en 1790; des 1821 , elle approchait
de sept millions l. Le plus humble aliment
qui puisse ent.retenir la vie humaine, la


1 En Angleterre, 011 compte 3 ~ acres par habitant; en




,


SUR r/ANGLETERRE. 101


pomme de terre, est devenu le régulateur
des salarres, comme la seule limite de l'ac-
croissement de la race agricole, et au.lour-
d'hui la malheureuse Irlande est couverte
d'un peuple san s prévoyance, sans ressour-
ces contre la moindre variation dans le cours
des saisons, constamment menacé de la fa-
mine et des maladies qu' elle traine apres
soi, et toujours pret a passer d'une servile
apathie a une férocité qui ne connalt plus
de frein.


Je ne nie aucun de ces faits, sans avoir eu,
du reste, l'occasion de les vérifier, puisque
.le n'ai point parcouru l'Irlande; mais .le
suis loin d' en tirer les conséquences que
l'on prétend en induire contre l'égalité des-
partages. Et d'abord, une eonsidération
générale s'offre a mon esprit: e'est que de
meme qu'en fixant ses regards sur la pro-
spérité de I'Angleterre, iI ·ne faut jamais
Idande, seulement 2 ~ en moyenne, et 11 peine un acre
dans les provinces les plus populeuses.




10.2 LETTRES


perdre de vue l'influence toute-puissante
de la justice et de la liberté; de meme aussi
lorsqu' on recherche les causes du malheur
de l'Irlande, on doit mettre en premiere
ligne, dan s tous ses calculs, l'intolérance
religieuse, le défaut d'instruction, le mau-
vais choix des magistrats, et en un mot
toutes les eonséquences fnnestes d'un ré-
gime oppressenr. D'ailleurs, et e'est ici le
véritable point de la question, il n'y a pas
au monde deux conditions plus distinctes ,
je dirais presque plus opposées, que ceHe
du pauvre métayer au service d'un grand
seigneur, et ceHe du petit propriétaire in-
dépendant. Le sentiment de la possession ,
les devoirs et les jouissances qui y sont at-
tachés, la res ponsabili té qu' eHe im pose, dé-
veloppent chez l'un toutes les vertus so-
ciales auxqueHes l'autre reste a jamais
étranger. Avec la propriété, naissent la
prévoyance et le désir d'améliorer sa condi-
tion , et la crainte de voir déchoir ceHe de




SUR L'ANGLETERRE. 103


!:la famille, et le res pect pour les droits
d'autrui, conséquence naturelle 'de cdui
qu' on réclame pour ses propres droits ; tan-
dis que le malheureux cultivateur irlandais 1
toujours pret a manquer du plus strict né-
cessaire, toujours dépenqant des caprices
d'un maltre ou d'un régisseur, cherche dans
les bras de sa femme la seule. jouissance
qui lui soit commune avec le reste de l'hu-
manité, se fiant, pour la subsistance de
-ses enfans, a la pitié de son maitre, jus-


, " , b 1 qu au moment OU, pousse·a out par a
misere, il tirera une vengeance cruelle des
injustices de la société.


C'est. cette distinction essentielle qu'ont
entierement perdue de vue,· ou qu' ont du
moins fort négligée les économistes an-
glais, qui ont. examiné la question de sa-
voir si la répartition de petits 10ts de
terres aux familles indigentes serait une
maniere efficace d'arreter les progres de
la taxe des pauvres. Presque tous se s0.nt
prononcés ponr la négative. le dirais har-




104 LETTRES


diment : Non; s'il s'agit de petites métai-
ríes; ouí, s'íl s'agit de petites propriétés.
Mais cette question de la taxe des pauvres
est si vaste et si jmportante, 'que noos ne
pouvons la traiter ici; et je me borne a vous
demander la pe:r;-mission de vous en entre-
tenir plus tard, si notre correspondance
se prolonge.


Remarquez encore, avant de passer
a d'autres consídérations, que l'exemple
de l'Irlande ne prouve quoi que ce Boít
en faveur de l'influence de la primogéni-
ture sur l'étendue des exploitations ter-
ritoriales. En effet, la loi des successions
est a peu de'chose pres la meme en Irlande
qu'en Angleterre, et néanmoins 'ces deux
pays sont placés aux extrémités opposées
de l' échelle agricole. Pourquoi cela, si ce
n'est que dans l'un, de grands capitaux ont
formé de grandes fermes, tandis que dan s
l'autre, le capital ayant fui devant l'op-
pression, on s'est vu oblígé de diviser le
sol en petites métairies?




SUR L'ANGI.JETERRE. 105


Les économistes anglais, ordinairement
si habiles a observer les faits et a en tirer
de justes conséquences, ont pour la plu-
part 1'esprit si faussé sur la question de la
division de la propriété ,et de son influence
sur la population, que les vérités les plus
palpables leur échappent. La population
de la France était, en 1789, selon le travail
de l' Assemblée constituante, de 26,300,000
ames; elle est aujourd'hui d'environ 30 mil-
lions. Voila le résultat que certains écri-
vains anglais nous représentent comme si
effrayant, et ils oublient que, dans le seul
intervalle de 1801 a 1821 , le nombre des
habitans de l' Angleterre et du pays'e Galles
s'est élevé de 9,168,000 a 12,218,000 ames.
Ainsi lapopulation de la France s' est accrue
de 14 pOl1r cent en trente-cinq ans , ce qui
fait 8 pour cent en vingt ans; et pendant les
memes vingt années l'augmentation de la
population anglaise a été de 33 pour cent,
c'est-a-dire quatre fois plus considérable.




106 LETTRES


Un accroissement si rapide prouve assez
que la concentration de la propriété fonciere
n'a poiñt toute l'efficac1t~ qu'on lui attri-
bue pour maintenir un juste équilibre entre
les subsistances et le nombre des consom-
mateurs. J'irai meme plus loin, et j'oserai
affirmer que les substitutions et les droits
de primogéniture tendent a multiplier le
nombre des enfans dans les c1asses supé-
ri~ures , a peu pres de la meme maniere que
la taxe des pauvres tend a l'accroissement
des familles indigentes, c'est-a-dire en em-
pechantleperedes'occuperavecprévoyance
du sort iui attend ses enfans apres lui. Tel
homme lraurait eu, sous le régime de l'éga-
lité des partages, que le nombre d'enfans
auquel il pouvait promettre les jouissances
de la fortune; sous le régime de la primogé-
niture, il est assuré que l'éclilt de son nOID
sera maintenu par son fils ainé, sa vanité est
satisfaite. Ce sentiment si cornmun dans la
c1asse riche, meme en Angleterre, cesse de




SUR L'ANGLETERRE. 107


venir chez lui a l'appui de la prévoyance,
et l'age ou la santé de sa femme sont désor-
mais la seule limite du nombre de ses en-
fans. Sans nier que la pureté des rnreurs ne
soit une des raisons principales qui expli-
quent pourquo.i, dans les rangs élevés de la
société, les familles sont beaueoup plus.
nombreuses en AngIeterre qu'en Franee,
je n'hésite pas a cfoire que le motif quejé
viens de vous signaler a sa part de ce ré-
sultat.


Vons méconnaissez, disent SQuvent les
Anglais aux étrangers qui discutent avec
eux la question qui nous oceupe, vous mé-
connaissez la puissance et la beauté de l' es-
prit de famille. Non, san s doute; mais iI y
a quelque ehose de plus beau et de plus
fort que l'esprit de familIe, e'est l'affeetion
de famílIe. L'un peut naltre de l' orgueil ou
de 1'intéret; l' autre a sa souree dans le creur.
L'un peut etre développé d'une maniere
factice par des institutions qui sacrifient le




LETTRES


bonheur des individus a l' éclat de la race;
.l'autre nait spontanément de la similitude
des conditions, de la communauté d~s in-
térets et des jouissances.


La seule relation de famille qui soit en
Angleterre dans toute sa l?eauté, c'est le
lien conjugaI. Nulle part on ne trouve au
meme degré protection fidele d'un coté,
dévouement tendre et religieux de l'autre.
N uIle part on ne voit les femmes partager
avec autant de courage et de simplicité les
peines et les dangers de leurs maris, dans
quelque carriere que le devoir les appelle.
eette tendresse conjugale n'est sans doute
pas sans influence sur l'amour réciproque .
des parens et des enfans; mais e' est a cette
époque de la vie surtout ou le sentiment
paternel se confond avec l'amour conjugaI.
Quand les fils entrent dans l' age viril, quand
les peres approchent de la vieillesse, on ne
saurait nier qu'il n'y ait .de la rudesse dans
leurs rapports mutuels.




SUl\ 1: ANGLETERRE. 109


Le mot meme dont se sert un enfant pour
adresser la parole a son pere, Sir (monsieur) ,
semble indiquer un respect obligé' ph~tot
qu'une confiance affectueuse. Le fils alné,
assuré des sa naissance que la titre et
la fortune de son pere lui appartiendront,
s'habitue de bonne heure a se considérer
comme un etre indépendant; ce qu'il re~oit
de ses parens est a ses yeux une dette plus
qu'-qn bienfait; souvent meme il se croit en
droit de c~:mtroler la conduite de son pere
dans l' emploi d'une fortune qu'il regarde
d'avance cpmme la sienne. Le pere, a son
tour, suivant la disposition de son carac-
tere , place son orgueil sur l'héritier de son
nom , et néglige pour lui le sort de ses autres
enfans; ou bien, au' contraire, il voit un
rival dans son successeur, et ne s' occupe
que de luí dérober tout ce qu'il peut sous-
traire a l'empire du majorat.


La mort d'un pere ,-celle d'un frere ainé
dont on attend l'héritage, sont sur la scene




1 JO LETTRES


anglaise l'oh,jet de plaisanteries, que 1'0n
tolere, que I'on applaudit meme, et qui
,chez nous révolteraient le public le moins
délicat. Je suis loin de donner a ces re-
marques une injuste généralité; mais j'ai
vu des exemples de ce que j'avance, et le
seul fait que de pareils sentimens puissent
germer dans 'un pays aussi moral et aussi
religieux que l' Angletel're; prouve un vice
dans les institutions.


Espérer que les affections puissent res-
ter entierement étrangeres aux intérchs , et
qu'elles ne soient point altéré~ par des
lois qui rendent si disproportionnée la con-
dition des membres d'une meme familIe,
c'est attendre de la nature humaine plus
que sa faiblesse et sa corruption ne per-
mettent.


Quoi qu'il en soit, disait le doeteur
Johnson, la primogéniture a un grand
avantage, e'est qu'elle ne fait qu'un sot
par famille (one fool in each family).




SUR L' ANGLETERRE. 1 I I


eette plaisanterie renferme deux asser-
tions; l'une, que je erois fort contesta-
ble, est que l'absence de fortune stimule
l'activité des cadets; l'autre, qui est vraie .
en général, mais ne' s' applique point a l' An-
gIeterre, est que la jouissance assurée d'une
• grande fortune éteint les faeultés intellec-


tuelles de l'ainé.
La premiere de ces assertions peut etre


fondée en tant qu'on l'applique seulement
aux familles les plus' opulentes, dans les
premiers rangs de la soeiété. Si l' on eon-



<;oit qu'un hornme ait 15,000 liv. sterling
( 360,000 fr. ) de rente, et qu'illes partage
également entre cinq enfans, chacun d'eux
'héritera d'urt revenu de 72,000 fr., e'est-a-
dire préeisemént du degré de fortune qui
lui assurera des .jouissanees faeiIes, sans tou-
tefois lui permettre de ríen entreprendre
sur une grande éehelle , d'amélíorer l'agri-
culture, de perfeetionner l'exploitation des
mines, d'ouvrir des eanaux utiles au com-




112 LETTRES


merce; en un mot, de contribuer a l'avan-
cement de son pays, en travaillant a
son propre bien - etre. . Il devient donc
probable que chacun de ces cinq en-
fans passera sa, vie dans l' oisiveté, et que
son inutile existence ne laissera pas de
trace sur la terreo Si, au contraire, la toti-
lité de la fortune avait été laissée a l'ainé,
¡es cadets, habitués, dans lamaison de leur
pere, au spectac1e des grandeurs de ce
monde, et sachant' en meme temps qu'ils
~e peuvent compter que sur leurs propl'es
efforts pour y parvenir, cornmenceront de
bonne heure a exercer leurs facultés avec
énergie, et remonteront, par leur talent,
au rang ou la naissance a plaeé le chef de'
la famille.


L'ainé, de son cOté, chargé de la direc-
tion d'une immense fortune, sera obligé
d'acquérir du moins quelques connaissan-
ces; son intelligence se développera par des
occupations pratiques, et au lieu de cinq




SUR L'ANGLETERRE. 113
etres médiocres, vous aurez peut-etre lUl
homme utile et quatre hommes distingués.
Tel est du inoins le raisonnement que j'ai
fréquemment entendu répéter en Angle-
terreo Mais les familles qui ont 360,000 fr.
de rente sont si peu nomlN-euses, et si peu


\ .


impo~tantes dans l'ordre généraI de la so-
ciété , qu'une législation qui ne serait bonne


. que pour elles ne vaudrait vraiment pas la
peine de s'en occuper. Si nous descendons
de ces hauteuv privilégiées, nous trouve-
rons que; pour un fils cadet dont le man-
que de fortune a excité l'ambition, et qui
a fini par triompher de tous les obstacles,
iI en est cent qui échouent dan s leurs en-
treprises, et passent leur vie dans ~l'oisi­
veté, faute d'un capital qui leur permette
de se livrer utilement a une branche quel-
conque d'industrie ..


Dans tous les pays du continent ou. ~e
systeme des majorats aété introdmt, la
nullité intellectuelle de la noblesse est de-


8




LETTRES


venue proverbiale ~ et les grands d'Espagne
.me. p.~pense.nt de chercher d'autres ex.em-
pIes de ~e f~üt in~ontestable. St la Grande-
~retagne forme une exception a cet égard,
comm.eiJ. t~nt d~a1.1.tre8 , gardons-nous done,
je le répete, d'attribuer ce phénomime a
l'institutiQn meme quien a gené le, déve-
~JI&~»t; ,relJl~toos. a.s.e~.véritables cau-
~es, et pe tomhons pas dansoot .éternel so-
phisme des esprits communs: Post hoc,
ergo propter hoo. •


Je,suppose qu'on vint noqs di~e : Il
exis~ Qa.nJle .U1<mde un pays. ou les
gra,ndes fortunes sont en.partie substi-
lu~eli J e~ pu toutes sont soumises a la loi
~. Jl.lriI1l~énitllre; Les fila 8in.é.s jouissent
~€ulsdeS ~s. de loor pere., a l'exclusion
~e leurs freres et. de leurs smurs. lIs sont
traités des leurenfance. en princes hérédi-
taire&, e:t s'hab~w.ent debQ-nne heure a.ne
voirdansleurs.parens que les .usufruitiers
d'une fortune qu'ils sont assurés de pos-




SUR L'ANGLETERRE.


séder un jour en entier. Dans ce pays, les
. nobleS, c' est-a-dire selon le sens anglais de
ce 110m, les hommes titrés et leurs fils arnés,
jouissent de nombreuses prérogatives, in-
dépendamment de leurs priviléges coristi-
tutionnels. Ces prérogatives commencent
des le collége; ils sont as~is· a une table dis-
tinete, séparée de ceHes ,des simples gen-'
tilshommes QU deS bourgeO~s. Des jeúD.es
gens, déja leurs égaux ou leurs supérieurs


. en talent, et destinés peut-etre un jour a
devenir leurs supérieurs en dignité? se
tiennent debout pendant qu'ils dinent, et
ne commencent leurs repas qu'apres qu'ils
ont acheve le leur. Au sortir de l'riniver-'
sité) ils prennent, par le seul droit de leur
naissance; ce~ degrés. que' d'antres n'ob-
tiennent qu'apres les examens les plus sé-
veres. A peine devemls majeurs, leur place
est marquée d'avance dans le sénat, sans
antre peine que de se présenter parmi les
eandidats, et de fairequelques sacrifires




LETTRES


pécuniaires que la fortune de leur pere rend
peu onéreux. Pendant ,tout le cours de leur
vie, quelle, que puisse etre leur médiocrité,
le titrequ'ils portent est entouré d'égards
et de respect; depuis le chétif plaisir de
passer les premiers dans un salon, ,;usqd'au
privilége important d'etre les gouverneurs
héréditaires de leur province, jusqu'a la
noble' préroga,tive d'influer par leur vote
sur les destinées de leur patrie, il n'est au-
cun avantage social qui ne leur soit assuré
par ~eur rang, sans avoir a le mériter par
aucun effort, sans avoir a craindre qu'il
leur soit enlevé, lors meme qu'ils ne le légi-
timeraient ni par leur talent, ni par leur
caractere.


Maintenant qu'apres avoir tracé a priori
le tableau d'un pareil pays, on demande a
des hommes de hon sens, dan s que1que liel).
que le sort les ait fait naltre : Quel doit etre
le résultat d'une semblahle organisation
sociale ¡l Quelle influence doit-elle avoir sur




SUR L'ANGLETERHE. 117


le développement moral et intelleetuel des
classes supérieures? En est-il un seul qui
hésitat a répondre : La noblesse du pays
dont vous me parlez ne peut manquer de
tomber dans un état progressif de dégra-
dation ÍntelIeetuelle. L'ignoranee et la 80t-
tise sont le produit naturel du systeme qUe


, ,
vous m avez expose.


Aurait-il tortde tirer Une'telle eon-
clusion? Non sans doute. Eh bien 7 je n'ai
rien inventé; le pays dont je parle est la
Grande-Bretagne; et pourtant il suffit de
pareourir la liste de la ehambre des lords,
pour demeurer eonvaineu qu'aueune classe
d'h " 1 A ommes ne surpasse ou n ega e meme
raristoeratie anglaise en lumieres, en ta-
lens et en vertus. e'est que eette aristoera~
tÍe, loin d'etre exclusive, eomme sur le eon-
tinent,est toujours aecessible a quiconque
devient digne d'y prendre place; e' est qu' elle
n'est pas SoustraÍte áu principe féeond de
la eoncurrence; e'est que l'opinion publi.




1I8 LETTRES
que d'un peuple libre est plus puissante
pour stimuler les facultés, que les priviléges
de naissance et de fortune ne sont habiles
,a les éteindre.


Elle dit au jeune héritier d'une famille
patricienne : Les usages de l'université vous
donnent le privilége d'obtenir sans effort
les honneurs qui sont pour d'antres le fruit
d'untravail assidu; mais l'amour de l'étude,
mais l'estime de vos condisciples est au-
dessus de ce privilége. Elle dit au noble
parvenu a la jouissance de son rang : Les
Ioiset les mamrs de votre pays vous accor-
dent de grandes et faciles prérogatives;
vous pouvez en jouir dans I'oisiveté; per-
sonne ne vous les contestera, personne ne
viendra vOUscontraindre de faire quel-
que chose pour un ordre social qui a tant
fait pour vous; mais si votre creur est
animé de pensées généreuses, j'aí de plus
hautes récompensesa vous offrir; venez
mériter le respect des gens de bien et




,


SUR L kNGLETERRE. 119


les applaudissemens d'un public éclairé.
Voila le secret de la supériorité·moraIe


de l'aristocratie" auglaise, et non point les
majorats, non point les droits de ptimogé-
niture. Ne nous persuadons pas que les
priviléges pUIssent, comme le satyre de. la
fabIe, souffier le froid et le chaud, faire
des betes en Autriche ou en Espagne, et
des hommes distinguts en AngletetTe.




120 LETTRES


.. ~I.'.'.'.'.'.'."""'.'.'.CI ........ t ............... ~


LETTRE VI.


Influence politique de la division des pro-
priétés.


IL nous resterait iL considérer la division
des fortunes sous le rapport de son in-
fluence politique; mais ce sujet devient si
vaste, que je pourrai a peine parcourir
avec vous quelques uns des argumens em-
ployés en Angleterre par les partisans de
]a grande propriété.


Ces argumens sont de deux natures : les
uns sont puisés dans l'intéret de la monar-
chie, les autres ont en Vlle le maintien et
le développement de la liberté.


« La condition la plus essentielIe d'lme
« monarchie, nous dit-on, c'est qu'il y ait
« entre le roi-et le peuple une gradation bien
« entendue de corps aristocratiques qui ser-




SUR L' ANGLETERRE. 121


« vent de piédestal au treme, et le gárantis-
« sent des attaques de la démoeratie. Voyez
« I'Assemblée eonstituante, elle avait isolé
« le pouvoir royal au milieu d'institutions
« toutes républicaines, comme un obélisque



« élevé sur un terrain nivelé. Il en est arrivé
« que la premiere, tourmente populaire a
« suffi pour le renverser. Une p"airie hérédi-
« taire dans la monarehie constitutionnelle,
« une noblesse privilégiée dans la monarehie
« absolue, sont i.ndispensables a la stabilité
« de l' édifiee royal; or, eomme la richesse
« est un des éJémens néeessaires de l'éclat
« dont eette aristoeratie doit etre entOllrée,
« il,suit de U1 que la monarehie ne saurait
«se passer des majorats, des droits de pri-
« mogéniture, et des autres institutions qui
« tendent a eoncentrer les fortunes et a les
« perpétuer dans les memes familles.»


En supposant que ce dernier raisonne-
ment {lit juste, je n'en rejetteraís pas moins
tOllt l'ensemhle d'nne argumentation dont




122


le yice principal est de confondre les
moyen& avec le but.


Les diverses especes de gouvernement
ne sont que des méthodes inventées par
l'ordre social pour assurer la moralité et


11


le bonheur des nations. Entre ees métho-
des, . je veux bien que la monarehie soít la
plus parfaité, mais encore n' est-elle qu'un
moyen; elle De constlttle pas a elle· seule un .
but qu'il failIe atteindre a tout prix.


S'il était done démontré d'une part que
de certaines institutions sont indispensa-
bles a la durée de la monarchie, et de l'au-
tre que ces institutions sont nuisibles a la
morale et au bonheur, on serait en droit
d'en tirer une conclusion peu favorable a
la monarehie. Si un Uhlema établissait, par
de doctes raisons, que l'usage quí autorise
le Grand-Seigneur a eouper quatorze tetes
par jour, SaTiS autr~ niótif que son caprice,
est une institution essentielle au ponvoir
de la sublime Porte, on n'eI~ eoncIuerait




SUR L'ANGJ~ETERRE.
pas sans doute que eette atroce eoutume
doit etre conservée, mais bien que la' ty-
rannie musulmalie doit etre 4étruite.


En me servant de cet exemple pour
pousser le raisonnement a l'absurde, íl va
sans dire que je ne songe pas a établir une
eomparaison entre le despotisme de Con-


. stantinople et la monarchie limitée, entre
les majorats et les cruautés arbitrairesd'un
sultan. Je erais que la liberté et la justice
peuvent prospérer sous la monarchie, pour-
vu qu'il y ait publicité et intervention du
pays dans la direction de ses affairés. Je
suis porté a eroire également que . dans
I'état actuel de la société européenne; une
pairie hér,éditaire, riche et- indépendante ,
peut etre dans quelquespays une institu-
tion utile qu'il serait imprudent de rejeter,
la ou elle existe, pour ysuhstituer des com·
binaisons arbitraires ou des inventians sans
autorité. Mais préeis·ément paI!ce que- tene
est mon opinion,. je me garderais de dire




qu'une distribution factice de la propriété,
par des lois dont nous avons reconnu les
inconvéniens, soit une condition néces-
saire de l'établissement et de la durée de
cette pairie.


La ou se trouvent les véritables élé-
mens de son existence, elle prospérera sans
le secoursde ces loisk .La, aucontraire; ou
l'état des esprits et des moours la repousse,
les majorats ne sauraient lui donner cette
force morale qui seule peut la rendre pro-
fitable au monarque et au peuple.


Les emplois puhlics sont ,. de nos jours ,
sur le continent surtout, la principal e source
de richesse dans les rangs élevés de la 80-
ciété; si c'est un mal sous plusieurs rap-
ports, l' on peut dire aussi que ceux qui oc-
cupent ces emplois étant placés par la dans
une position plus enviée, tous les regards
s'attachent a eux, et qu'ils se trouvent sou-
mis a une plus granderesponsabilité d'opi-
nion. C'est ce qui arrjve du moins Ja ou l'es-




SUR J,' ANGJ.ETERRE. 125


prit de parti n'a pas f~lUssé le sen s moral, et
ou les hommes en· pouvoir ne poussent pas
J'impudeur jusqu'a tirer vanité des repro-
ches memes qui devraientles couvrir de con~
fusiono J ,es emplois publies, avons-nous dit,
sont le plus souvent l'origine des grandes-
fortunes; or ces emplois sont dan s une mo-
narehie l'apanage naturel de ceux qui en-
tourent le treme, et qui joignent a l'avan-
tage d'avoir du loisit celui d'etre habituel-
lement rapprochés des distributetJrs du
pouvoir, surtout lorsque, investis d'une
magistrature inamovible, il devient fort
important pólir la .couronne de s'assurer
leur voix dans l'Assemblée législative. Le
rang élevé ou ils se trouvent placés leur


.


facilite d'ailleurs des allianees avantageu-
ses : la riches:;e appelle la riehesse, e'est
un fait avéré dans tous les temps et dan s
fous les pays. Qu'est-il done beíioin d'aeeé-
lérer eette pente naturelle par des institu-
tions qui, ainsi que nous l'a~ons vu, com-




}.ETTRES


promettent le bien,..etre de tous pour l'avan-
tage prétendu d'un petit nombre? Je dis
l'avantage prétendu, car partout ou le
commerce et l'industrie ne concourent pas ,
sousla protection d'un gouvernement libre,
a I'accroissement des capitaux, les substi-
tutions seules n'ontjamais suffi pour main-
t~ l' écll\t . des' {amilles. Sismondi l' a dé-
montré d"un~ maniere tres remarquable
dans le premier volume de ses Nouveaux
J?rinci~s d' économie poli tique.


Consicreré sous le rapport ·des intére~s
de la liberté, le sujet qui nous occupe de-
vient, je l'avoue, plus délicat et plus dif-
ficile a traiter. Les argumens des partisans
deJa : grande propriété, ceux de Malthus,
en particulier -1, acquierent ici une preci:"
aion qui leur manque sur lesautres points
de la question.


Sous le r~ime du partage ,égal des biens,
nous disent-ils, ilarrive nécessairement que


. 1 Principcs d'éc~nomie politiqueo




,


SUR L ANGLETERRE. 127


I'État seul s'enriehit des sacrifices des con-
tribuables, mais qu'aUéun individu n'ac-'
quiert une fortune et une consistance so-
ciale qui lui permettent d'opposer au besoin
une digue aux empiétemens du pouvoir,
ou aux aberrations de l'opinion populaire;
de protéger le faible , de soutenir, d'.encou-
rager l'homme pauvre_ et conseiMncieux qui
:refuse de fléehir le genou devant un.ordre
injuste, ou de plier son esprit aux caprices
d'un parti victorieux. Chacun ayant préci-
sément ce degré de fortune qui n'assure le
bien..etre qu'a: la conditiort de _s'occuper
constam.ment d~ ses propres affaires, nul
n'a de loisir a consacrer gratuitement aux
affair.espubli~; resprit devient indiffé-
rent a. tout ce qui n'est pas intéret per-
sonnel; les caracteres paisibles . s' affaissent
dans I'apathie; les hommes actifs recher ...
chent des place~ comme le moyen le plus
simple de s' enrichir ,et chaque jour l' égolsme
et la vanité viennent accroltre I'influence




<iu gouvernement. « Un tel pays, dit MaI-
0« thus, est le sol p<ir excellence, pour l'éta-
« blissement du despotisme militaire. »


Avouons-le avec douleur, ces reproches
ne sont pas sans fondement. Nous nous
sommes, il n'est que trop vrai, trouvés sans
défense contre les divers régimes que des
gouvernemens oppresseurs ou dociles ont
inÍposés a notrepatrie ; nous les avons su-
bis; nous avons passé de l'un a l'autre avec
une facilité déplorable; et les hommes gé-
néreux, qui conservaient dans leur creur
le feu sacré, lfont été ni assez forts ni as-
sez tranquilles dan s la possession. de leur
importance poli tique pour rallier de nom-
breux amis autour de leur étendard, et
pour résister tour a tour au joug monotone
d'un des pote , et a la tyrannie désordonnée
de la multitude.


Mais est-ce done au partage égal des
fartunes qu'on doit imputer ces tristes
r.ésultats? Les substitutions 'et les droits de




SUR L'ANGLETERRE. 129


primogéniture possédent-ils le secret mer-
veilleux de prévenir ou de guérir toutes
les maladies politiques ? L' Angleterre elle-
meme prouve le contraire; elle a eu aussi
ses temps de faiblesse et meme de servilité.
Les priviléges de sa haute noblesse, de ses
corporations, I'indépendance de ses grands
propriétaires n'ont pas toiIj~\Snffi, tant
s'en faut, pour repousserla tyrannie, pour
engager meme la lutte. Il est des événemens
dont l'immensité déjoue toutes les institu-
tions, dont le poids brise toutes les résis-
tances, parce qu'ils sont destinés par la
Providence a changer, non pas seulement
les formes, mais l' essence meme de la so-
ciété. T elle a été la révolution fran~aise;
et 10Ín de croire qu'il faille chercher dans
le partage égal des fortunes la cause des
vertus publiques qui nous manquent en-
core, j'y trouve au contraire la source de
la plupart des qualités que nous possédons.
Le sentiment de la propriété supplée a


9




.LETTllES


que1ques egal'ds a l'indépelldunce de carac-
tere qu'inspirellt ailleurs aux citoyens la
cOllllaissallce et la pratique de leurs droits.
Le journalier se croit moins a la merci du
riclte 'luí l'emploie, s'il a un champ qu'il
puisse appeler sien. L'hollune en place
obéit an pouvoir avee une docilité moins
complaisante, s'il posséde un patrimoine
qui lui assure au moins le strict néces-
salre.


La Huée d'employés que llOUS a Jégués
le régime impérial n'est pas un des moin-
dres maux dont nous soyons redevables a
cette époque funestc. Jamais, a aucun tel1lps
et dans aucunpays , le nombre des plaees
a la nominatÍ.ún du gouve:vnement n' a été
poussé a un exces aussi absllrde ql1'il l'est
en France : on peut a peine se faire croire
d'lln Anglais ou d'un Américain, lorsqu'on
lui montre la liste de ceHes qui dépendent
du seul département .de la justice. Que
dire de celui de l'intériem' OH des fill,\lWt'S :~




SUR [,' ANGLETERRE. 131


Mais toutes ces fonctions, dont plusieurs
seraient plus utilement remplies, si elles
l'étaient d'une maniere gratuite et sans
autre stimulant que le sl1ffrage populaire ,
dont un bien plus grand nombre encore
est entierement superflu, et consornme en
pure perte du temps et de l'intelligence
humaine; tontes ces fonctions, dis-je, ne
sont pas pour cela des sinécures; il s'en
fant meme de beaucoup.


Le magistrat qui siége toute l'année pour
juger des causes qu'on verrait disparaitre
dans un meiIIeur systeme de p,océdure et
d'organisation .ludiciaire, I'employé qui
passe de Jongues matinées a écrire des cir-
culaires , a remplir des cadres , a tracer des
tableaux, a réglementer par mille formules
pédantesques des transactions qui devraient
etre abandonnées au libre bon sens des
citoyens, font l'un et l'atltre un travail'as-
surément fort inutile aux yeux de la
raison. Mais ilS sont loin d'etre oisifs, ils




LETTRES'


se considerent comme' d'.e$·r~ages illdis-
,pen¿ables da~s" la machiliL\!rsociale" "et!,en
comparant?r;l:din de l'année l'extt\enllb1io-
dicité de leur" salaire avec le tempsriju'ils
ont consacré aux devoirs de leur pláce, ils
peuvent légitimement croire que léur mar-
ché avec le gouvernement n'a rien de trop
avantageux" L'idée du droit s'attache dans
leur esprit cbmIÍle dans l'opiníon générale
a la Iongue possession d'm;w place, et aussi
voyons-nous que dans ce pays, ou les plus
grandes iniquités politiques passerit'quel-
quefois in3¡per<;¡ues, une destitution i'nanque
rarement d'exciter la commisération el: le
niécontentement du Plihlic.


La question se présente 'sous un tout
autre aspect en Angleterre, ou les places
sont a la fois heaucoup plus richement ré-
tribuées en proportioD du travail qu'elles
exigent, et ou le gOll,vh'llelúent , content de
s 'assurer une largfF 'Pum d'infIuence par


"les faveurs clQr{tda¡.,f)rn;e, B'a pas, comme




SUR J~'ANGLETERRE. 133
chez nous, la prétention de tout faire, de
tout voir, d'intervenir dans les moindres
relatiolls des hommes entre eux , et de les
conduire comme avec des lisieres.


Sans doute iI est avantageux que beaucoup
de fonctions publiques soient confiées gra-
tuitement a des propriétaires riches et indé-
pendans, par leur position comme par leur
caractere; mais iI s'en faut que cet avan-
tage soit indissolub1ement lié au systeme
de la primogéniture. Nous voyons meme
qu'a coté des familles qui se font un de-
voir et un honneur héréditaire de défendre
les libertés du peuple, il en est d'autres , et
en grand nombre, qui sont livrées sans
réserve a l'influence ministérielle, par le
désir et presque la nécessité d'obtenir pour
Jeurs fils cadets des grades, des emplois
ou des sinécures.


Que la résistance indépelldante d'une
aristocratie riche et éclairée puisse etre
mise au nombre des garanties de la liberté




l..ETTltES


sous la rnonarchie, e' est ce que je ne nierai
point; mais sans revenir sur ce que HOUS
avons déjit dit, je erois qu'on s'exagere fort
l'importance d'une pareille garantie , meme
en Angleterre, et qu' elle deviendrait bientot
illusoire si elle était isolée des autres in-
stitutions qui éclairent et fortifient l' opi-
nion publique.


Ici, je dois signaler a vos réflexions un
ehangement qui s'est opéré et s'opere de
jour en jour dans l'esprit de l'Angleterre.
Ce changement ,pour n'etre pas suffisam-
ment apprécié par les publicistes du pays
meme, n'en est pas moins incontestable.


A l' époque de 1688, ce ne flIt point le
mouvement des mas ses , ce furent les lu-
mieres et 1es intérets de l'aristocratie qui
renverserent les Stuart et changerent la
forme du gouvernement. La révolution
heureusement accomplie, les grandes fa-
milles whigs se "trouverent naturellement a
la tete des affaires, et la nation reconnais-




Sl1R I.'ANGLETERRE. 135
sante de ce qu'elles avaient devaneé ses
vreux et satisfait ses véritablesbesoinsahmt
qu'elle.les. connut bien .elle.-:memé., ne. Jeur
demanda' pendant lóng,temps~ulre chose
que de se maintenir an pouvoir. Vopinioñ
se ralIiait a de certains noms comule ir des
l~tendards ,et pendantla plusgrandep~rtii3
du dix-huitie~e. ~cle: ,la, politiq1l6 ~-inf.é~
rieureá re.ulé . .sur ,des ,qne..~tions de·' pér.,.
sonnes, bien plus' que de principes.Sera"ce
l'aristocratie whig 011 J'aristocratie tory qui
occupera le ministere? tel semble etre tout
le débat. Pendant ce temps, san s ·doute , la
nation grandit, la liberté fait desprogres;
mais ces progres n'apparaissent que dans
le fond dutableau, et les intéretsaMsto-
cratiques oCcllpent seuls lespremiérs plans.
Certains mémoires du siecle dernier, ceux
dn comte de vValdegrave en particqJiep
sont tres curienx a lire sous ce point de vue.
Si les noms ne rappelaient pas au lecteur
qn'il s'agit Of' l'Angleterre, on serait souvent




136 J.ETTRES
tenté de croire que la scene se passe a Ma-
drid ou a VersailIes, et que l' observa teur est
placé a l'mil-de-bmuf, tant les intérets du
peuple et de la liberté se perdent dans les
intrigues de la cour et du cabinet.


Plusieurs circonstances , au premier rang
desquelIes il faut placer la guerre d'Amé-
rique et la révolution fran~aise, ont con-
tribué a changer progressivement le carac-
tere intérieur de la politique anglaise. On
a commencé a demander a l'administra-
tion, non plus seuleIIient d'appartenir a telle
ou telle couleur, mais de satisfaire tels ou
tels besoins , de répondre a tel ordre d'idées
ou d'intérets. Les actes ont acquis de "l'im-
portance a mesure que les personnes en
ont perdu, et aujourd'hui l'on s'enquiert
moins de ce que sont les ministres que de
ce qu'ils font.


D'un autre coté, la sphere de la discus-
sion parlementaire s' est agrandie; heau-
coup d'objets d'intéret public ou privé ont




SUR L'ANGLETERRE. 137
passé des maills de l'administration entre
celles du parlemellt; beaucoup d'autres, et
e'est le plus gralld nombre, passellt jour-
nellemellt du domaille de la législatioll dans
eelui de l'activité individuelle ou collective
des citoyens, et le parlemellt n'y intervient
plus que pour sanctionner les résultats de
l'esprit d'association. A mesure que l'ordre
social s' éleve par le progres des lumieres,
la base de 1'édifice po]itique s'élargit, la
nation gere elIe-meme ses affaires, et l'opi-
nion publique devient de plus en plus ]a
véritable reine du pays. Tel est le progres
naturel des sociétés, quand aucune gene
factice n'entrave leur développement.


La puissance de l'opinion est un phé-
nomené tañt nouveau dans l'histoire, et
qui forme ]e caractere distinctif de l' époque
actueI1e. Les pays libres ne sont pas les
seuls qui ressentent son influence; les états
despotiques eux-memes ne peuvent se sous-
traire a son empire; en vain se Jiguent-iJs




LETTRES


pour la eombattre; i]s sont entrainés a leur
insu par l'atmosphere -qui les environne.
D'innombrables soldats obéi_ssent a leurs
ordres, leurs journaux sont muets, leur
noblesse est -san s -force, leur peuplesans
liberté, nulle barriere ne les gene,. et
pourtant ils se sentent conten.us par je
nesais qu~ne puissance invisible. Commet~
tent:":ils une- injustice, ils se croilintobli-
gés de l'excuser par des sophismes. Font-
ils une sottise, il semb]e que l'Europe en
chceur ]eur répete le refrain du roi Midas ,
etque l' opinion publique leúr tienne líeu
de conscience et de bon sens.


Sans doute, dans le mouvement ascen-
dant de toute l' Angleterre , l' aristoeratie n' a
pas cessé d' occuper et de mériter le premier
rang; .mais ne nous y trompons pas, ce
n~est _plus elle qui dmme l'impulsion, elle
ne fuit' que participer au mouvement 'gé-
néral dü- pays. Ne retombons done pas
eneore iej dans cette errenr commune d'at-




SUR L'ANGLETERRE. 139
trilmer les effets de plusieurs causes eon-
comittantes a une muse unique qui, le plus
souvent, n'a exercé sur le résultat qu'une
influence accessoire.


Si nous reportons maintenant nos r,e-
gards vers la Franee; une derniere eon-
sidération déeisive nous frappera. Dans
l' ordre politique commedans l' ordre moral
et dans le moit<le: physíqtie , ; ile~t dónné
a Dieu seul de créer 'des forces; HOtiS ne pou-
vons qll'observer leur mode d'action, et les
appliquer a notre usage. Le talent comme
le devoir de l'homnie d' état est de profiter
de tous les élémens que la socíété luí four-
nit, d'étw:lier avec soin tous les germes qui
se développent, pO:ur les faite: ~ervir 'au
bien-etre eta l'aváncement de la commu-
llauté; mais créer des élémens moraux que
I'histoire ou les mreurs du pays ne hü don-
nent pas, c'est ce qui n'est point en son
pouvOlr.


Or, je ne crains pas de 1'affirmer,




LETTRES


l'élément aristocratique n'existe point en
Franee, ou iI est si faible et si peu d'ac-
eord avec I'ensemble des rnreurs et des
idées, que quelque ehose de ridieule et de
guindé s'attache invincibIement a nos ten-
tatives .pour le déve1opper. Sous Bctna-
parte,on pouvait s' en prendre a la nouveauté
de la dynastie; mais pourquoi en est-il de
merne depnis la restanration? e'est qu'a
auenne époqne de son histoire la France n: a
eu d'aristocratie llationale. La noblesse y
est devenue courtisane des qu'elle a cessé
d'etre féodale, et de la vient que l'idée des
prérogatives héréditaires est inséparable,
dans l.a plnpart des esprits, .de celle de
priviléges injustes ou de pnériles vanités.


Les manteaux des pairs d'Angleterresont
de vieilles toges de magistrats, dont la vé-
tusté rehausse l'éc1at, et dont le seul as-
pect retrace a ]a fois les sonvenirs histo-
riques qui séduisent l'imagination et les
garantie~ constitutionneIles qui plaisent




, I
SUR L ANGLETERRE. 1 LJ. 1


a la raison. Les ha bits de cérémonie de
nos pairs, les uniformes de nos gens de
cour, composés l'autre jour avec les doctes
avis du tailleur et de la marchande de
modes, ne sont.et ne seront delong-temps
que des costumes de mélodrame. Plus l' étoffe
en est brillante, plus la broderie en est ri-
che, plus ils font d'honn1!ur an gout exquis
de ceux qui les ont inventés; mais quant a
leur effet sur l'imagination, quant a l'in-
Huence morale dont ils son~ doués, il me
semble permis d'en douter.


Attendez, me dira-t-on; rien ne supplée
a l'action du temps: commencez par établir
les majorats et la primogéniture, et laissez
prendre racine a ces institutions. Je n'af-
firmerai pas que les efforts que nos hommes
d'état pourraient ten ter en ce genre soient
frappés d'avance d'une impui~sance com-
plt~te; mais tout au moins est-il permis de
penser que ces efforts seraient plus utile-
ment employés dans toute autre direction.




A foree d'argent, de peine et de patience,
iI ]l'est pas absolument impossible de faire
croltre des cedres du Liban dans les plaines
de Beauce, mais tout homme· de bon sens
préférera y cultiver du blé.Fonder l'espoir
de la liberté sur des germes imperceptible&
d'aristocratie qui peut-etre ne se dévelop-per~mt jamais, ce serait imiter cet arche-
veque qui donnait l' ordre de serner du
chanvre, quand on venait lui dire que ses
pages manquaient de chemÍses.


Nous sommes convenus, au COI~mence­lll~nt de cette discussion, qué toute in ter-
veÍltion du législateur dans la direction des
capitaux et dans la division des fortunes
était fWleste en général. Nous nous trou-
vons, en finissant, ramenés a la meme
vérité; et, sous ce rapport, ,je ne discon-
vifmdrai pas des inconvéniens de la loi
frau<5uise, qui restreint la volonté pater-
nelle dans des limites trop étroites. 11 est
impossible de déterminer par avance que




SUR L'ANGLETERRE. 143
la divÍsion des fortulles ou leur concen-
tratÍon sera constamment le systeme le
plus avantageux pour la cdmmunauté. Les
besoins de la société varÍent comme les
iIltérets de chaque famille, et la raisoll in-
dÍviduelle est le· ~eul juge compétent a cet
égard. Toute gene inutile qui lui est im-
posée me semble doilc facheuse, et la loi
qur permet a un pete de famille de faire,
durant sa vie, tel usage qu'il voudra de son
bien, de le donner, de le dissiper, de le
perdre au jeu, et qui interdit a ce meme
pere de distribuer sa fortune entre ses ell-
fans, lorsqu'il écrit son testament en pré-
sence de la pensée de la mort et de ta reli-
gion, une telle loi est sans doute inconsé-
quente.


En renferm;¡llt la question dans ces li-
mites, je serai volontiers d'accord avec les
éeonomistes anglais; je réclamerai volon-
tÍers une plus grande latitmle pour le droit
de tester, maÍ::; je me gal'derai d'aller plus




I,ETTRES


loin . .fe ne cesserai pas de croire qu'a dé-
faut d'une volonté rnanifestée par le pere,
la distribution égale entre les enfans doit
rester le droit cornrnun; et si, rneme apres
l'adoption d'une loÍ nouvelle, les rnreurs
continuent a maintenir l'égalité de partage,
,je m'en féliciterai pour ma patrie .







SUR L'ANGLETERRE. 145


............ U.I ••• I ••••••••••••••• ~'UI) •• Uliilg •••• iU • ..............


LETTRE VII.


Aristocratie et démocratie.


J E VOUS disais dan s ma premiere lettre
qu' on ne pouvait guere énoncer degéné-
ralité sur le compté de l'Angleterre, a la-
quelle il ne futaisé d'opposer une généralité
toute contraire. eette remarque ne m'a
point été dictée par l'amour du paradoxe;
elle est fondamentale, et mérite quelques
développemens.


L'Angleterre est le seul pays de l'Europe
ou tous les élémens de la civilisation mo-
derne se soient développés librement; le
seul ou ils aient eu leur plein essor. Tandis
que d'autres nations ont été soumises a des
formes factices, qu' elles ont re~u l' emp~einte
d'une législation étrangere, ou qu'elles ont .
été genées dans leur croissance, par des


10




LETTRES


réglemens composés a plaisir dans le con-
seil d'un roí, ou dans le cabinet d'un mi-
nistre, l'Angleterre seules' estfaite elle-meme
ce qu'elle est; seule aussi, tout en s'enri-
chissant des conque tes progressives de la
raison humaine, elle n'a rien sacrifié de
l'héritage des siecles passés. Hardiesse a
entrepnendre ,te~a~ité 3, conserver; tels
ont été les caracteres .00 la ,llation, des le
temps 00. les barons s'écriaient d'un eom-
mun aeeord : Nolumus leges Anglice mu-
tari : tels sont encore les caracteres. qui la
disting~ent. De la vient l'attrait particu-
lier qu' offrent l' étude et le spectacle de l'An-
gleterre. C'est le pays des contrastes; e'est
une tragédie de Shakesp.eare, e' est un ro-
man de Walter Scott : tout s'y trouve réuni,
et tout y est plein de vie et d'originalité.


Sans doute les élémens divers qui se tron-
V€]lt la rassemblés en si grande abondance,
auraient souvent besoind'etre soumis a un
ordre plus systénlatique; iI Y a des brous-




SUR L'ANGLETERRE. 147
sailles a él~guer, des routes droites a tracer;
mais la ou la végétation est riche et vigou-
reuse, le travail du jardinier'est facile. Cha-
que jour corrige quelque abus : la publicité
dans le monde social, comme le soleil dans
la nature physique, répare les fautes des
hommes etféconde leurs travaux. Dejour en
jour on voit l'ordre généralnaitre sponta-
Rément ,de l'emploihien·dirigé. des forees
individuelles., Mais cet ordre n'est point la
froide symétrie a laquelle on peut soumettre
la matiere inerte, c'est l'ordre vivant de
la nature : mille forces diverses se combat~
tent .ou se font équilibre, et varient a nos
yeux le spectacle de l'univers, sans troubler
l'harmonieusebeauté :de l' ensemble.


Que notre organisation poli tique Offre'llll
tableau différent! Sur le papier rien de plus
.méthodique. Le terrain est bien nivelé,
la symétrie est admirable, les plate-bandes
d'Üll ,jardin hollandais ne sont pas mieux
.alignées; nous pouvons rendre compte




LETTRES


de tout par tenant et aboutissallt. S'agit-
il d'admillistration, le maire s'adresse au
sous-préfet, celui-ci au préfet, le préfet au
ministre, dont l'arreté sur grand papier,
avec force chiffres et tableaux, redescend
par la meme filiere jusqu'aux administrés ,
terme technique par lequel on désigne le
peuple (ran~ais. S'agit-il de justice, la hié-
rarchie n'est pas moins bien réglée; nous
avons trois tent soixante tribunaux de pre-
miere instance , puis vingt-six cours royales,
puis une cour de cassation. N ous avons des
juges, puis· des conseillers, puis des pré-
sidens, et des procureurs du roi, et des
procureurs-généraux; chacun a ses attri-
butions, son costume et son traitement.
~ren n'est plus commode a apprendre par
ereur. Ce n'est pas ~out; nous avons une
charte en soixante - seize articles. L'arti-
cle I er nous proclame égaux devant la loi;
l'article 4 dit que notre liberté individuelle
est garantie; l'article 8 assure que nous




SUR L'ANGLETERRE. 149
avons le droit de publier nos opinions;
suivant l'article 13, les ministres sont res-
ponsables; l'article 35 nous donne une
chambre élective; l'article 65 maintient
le jugement par jurés. Veut-on d'autres
liberté s , on n'a qu'a chercher quelqu'autre
artic1e a son numéro. On aurait mauvaise
grace de n'etre pas satisfait de droits SI
clairement enregistrés.


Maintenant qu'un curieux Vlenne nous
dire : Sans doute vous avez la des institu-
tions' précieuses et une belle méthode de
gouvernement: Mais si au milieu de votre
arrangement systématique, les fonctionnai-
res publics s'érigeaient en une aristocratie
oppressive, si un maire se permettait . des
actes arbitraires envers ses administrés,
comme vous les appelez; si ces actes étaient
confirmés par le préfet, sanctionnés par
l'autorité supérieure; si le gouvernement
rendait les élections illusoires par la force
ou par l'intrigue; si un ministre, ambitieux




LETTRES


pour son compte ou pour le compte du
partí auquel il .serait asservi, renversait
meme vos institutions fondamentales; si
la liberté de la tribune, si la publicité des
débats judiciaires étaient attaquées, queIs
seraient, je vous prie, vos moyens de ré~
sistance? Possédez~vous quelques garanties
réeUes?, et, si ces garanties existent, avez-
vous l'activité, l'énergie, la jalouse vigi-
lance par qui seules oIi peut conserver' des
droits acquis et en obtenir de nouveaux?


Qu'aurions-nous, hélas! a répondre? et
ne serions.-RollS paso forcésde convenir que,
dans notre organisation poli tique , tout
manque de vie et de réalité, et que l'ordre
méthodiqu.eet uniforme qui regne a l' ex-
térieur de nos institutions et de nos mreurs
cache au fond le plus grand des désordres
sociaux, l'absence totale de moyens de ré-
sistance, et l'absence plus pernicieuse en-
core du sentiment de nosdroits et de nos
devoirs de citoyen.




J'aurai plusieurs fois, dans le eours de
notre eorrespQndance, l' oecasion de vous
faire remarquel' les divers genres de con'"
trastes qu~offre I'Angleterre; mais, je- ne
voudvais pas m' écarter m:aintenant dn suj et
auquel nous- nous trouvons natureHement
conduits par mes dernieres lettres.


L' Angleterre est un- pa.y6, éBüBemment
aFistocr.ati~ i- -&le .. :¡:~t pa~ ses instittÍ.:..
tions, par ses ópinions, par ses mreurs.
Elle l'est plus qu'aucun pay.s de l'Europe,
plus que la marche générale du siecle ne
semblerait le rendre possible; -plus enfin ,
,je n'hésite pas a le dire, que sOIl bonheur
et ses véritables intérets ne le rendent dé-
sir..able. ~ette observatii611 est surtout frap-
pan te p@ur U0.1is qui, a la liberté pres,
avons toutes les habitudes de la démocratie ,
et.qui, suivant notre situation ou notre ca-
ractere, considérons les supériorités so-
ciales avec une parfaite indifference ou avec
une humeur chagrine et ,jalouse.




LETTRES


Division inégale des propriétés, primo-
géniture, substitutions, pairie héréditaire,
influence électoraIe, distinction des rangs ,
prérogatives honorifiques, corporations
privilégiées , partout se retrouve l' élément
aristocratique. Mais regrie-t-il seuI? Non
sans doute. S'il est vrai de dire que l'aris-
tocratie a de plus profondes racines en An-
gIeterre que dans aucun pays ducontinent,
iI ne l'est pas moins d'affirmer que nulle
part en Europe la démocratie n' est aussi
réeIle et aussi active.


Je ne parle pas meme des élections po-
puIaires, des assemblées de comtés, des réu-
nions publiques de tout genre, ou les pre-
miers personnages de I'État sont obligés de
venir recevoir l'éloge ou le bláme de la mul-
titude. Mais considérons seulement l'orga-
nisation communale de l' AngIeterre. Quoi
de plus républicain de ce coté-ci de l' Atlan-
tique? Quel est le pays en Europe ou l'uni-
versaJité des citoyens dirige par eIle-meme




SUR L'ANGLETERRE., 153
la plupart de ses affaires ecclésiastiques, ad-
ministratives et financieres , ou elle nomme
les officiers de police, les percepteurs, les
administrateurs des pauvres, les inspec-
teurs de la voierie? Et n' allez pas croire que
ce soient la de vaines formalités que l'on
remplit sans Íntéret, ou des obligations
onéreuses dont on s'acquítte'avec'repli~
gnance. Non',ce sont des droits appréciés
et exercés journellement par les moindres
citoyens de l'Angleterre. Chaque commune
est un petit état démocratique; il y.a telle
paroisse de Londres, et d'autres villes de.
l' Angleterre, ou la lutte animée des partís
et des intérets' locaux rappelle pour ainsi
dire . les ' républiques . italieniles du' moyen
age. Elles ont, comme Florence, leurs fuor-
usciti, qui, chassés du pouvoir par un
parti contraire , parviennent, apres de longs
efforts, a reprendre la prépondérance, et
a reconquérir la eonfiance de leurs conci-
toyens. L'éJection d'un magistrat, l'adop-




154
tion de telJe ou telle mesure d'intér&t 10-
eal Ilílet en mOllvement les esprits, souleve
les passions: on se réunit, on parle, on
éerit, on plaide; -ríen ne coute pour aSSolirer
le triomphe de son opinion OUt de son
parti. Mais SOllS la main toute-puissante
de la justice,. l'ordre puhlic n'a riea a
cr~uJJ:?eéde ~tteeWervelicence qui faÍt pé-:
nétrer la vie jusque daDS les dernieres. r:.a-.
mifications de l'ordre social. Le mot de
patrie cesse d'etre une vaine abstraction;
il' représente a chaque.citoyeIl.: non plus
une. ~e vague ou une gloriole nationale,
mais l'image vivante des sentimens et des
intérets de toute sa vie.


Ce l!apprQch~}I.len:tl de l' a~tQcl'~tie et de
la démocratie qui nous frappe dans·les in-
stitutions politiques de I'Angleterre, n'est
pas moins remarquable dans ses. usages et
dans ses mreurs. La régularité avec la-
q~elle sont fixées toutes les préséances, de-


. pnis le roi jusqu'au labonreur, nons parait




SUR T/ANGLf~TERRE. 155
pédantesque, et non point sans raison;
toutefüis . considérée de plus pres, on
lui trouve l'avantage de tranquilliser les
amours - propres en faisant pénétrer le
droit jusque dans l'empire de la vanité.
Dans les pays ou les distinctions sociales
sont arbitraires, e' est porter un jugement'
individuel que de .d!nner a un homme la
premiere place dan9tn salon, la droite ou
la gauehe dans un repas; e'est lui dire : J'ai
plus de eonsidération pOlIr vous que pOlIr
votre voisin. En Angleterre, e' est purement
reconnaltre un fait établi. Un marquis de
vingt ans a la préséanee sur M. Pitt, pre-
mier ministre; le moindre baronnet, ehas-
seur de renards, passe devant M. Wilber-
force, sans qu'il entre jamais dans l'esprit
de personne de s'enorgueillir ou de s'of-
fenser d'un usage fixé par la loi.


Dans ce pays ou tous les élémens bons et
mauvais de l'ordre social se trouvent réunis
en plus grande abondance que partollt ail-




156 LETTlIES
lenrs, l'orgueil nobiliairc sans dOllte trouvf'
aussi sa place. Ce ne sont pas seulement les
prérogatives constitutionnelles qne l'on re-
cherche ; les charges de conr, les armoiries ,
les écussons, les devises, tout le vieux cor-
tége de la féodalité est conservé avee une
importan ce que1quefois ridicllle. On trouve
des familles qui, fier-.de lenr ancienneté
et de leurs alliances, f;échangeraient pas
la qualité de simple gentilhomme (coln-
moner) contre des titres héréditaires, et (luí
croiraient presque déroger en acceptant la
pairie. Il y a meme un comté, cehú de
Ches ter , ou les gentilshommes de la pro-
vince se croient le droit de traiter en par-
venus jusqu'a des lords, pour peu que leur
origine soit plus récente que la lenr. Mais
ces petites anomalies, ces préjugés locaux
ou cet orgueil de familIe attirent peu l'at-
tention du public, dont les regards et l'am-
bition se dirigent avant tout vers les distinc-
t.ions honorifiques intirnement liées a des




SUR ,-'ANGLETERHE. 1&7
fonetions utiles, ou a des garanties consti-
tutionnelles; et les taches de la vanité de
famille ou de coterie se perdent dans l'éclat
de la dignité d'homme et de citoyen.


J'irai plus loin, et je ne serai démenti
par aucune des personnes qui connaissent
l'esprü de l'Angleterre. A coté de,ce pen-
chant marqué pour les distinctions de
rang, il Y a sur quelques points une plus
grande absence de préjugés aristocrati-
ques, une maniere plus simple et plus
vraie de considérer les différentes condi-


.


tions sociales, que dans notre France meme,
quelque tamisée qu'elle ait été par la révo-
Jution. Qu'un artisan gagne une fortune
indépendante par son industrie, qu'il s'éta-
blisse dans la propriété qu'il a aequise du
fruÍt de scs épargnes) gu'il y vive en hon-
nete homme, et IllOlltre quelque zele et
quel({ue intelligence pour les intérets pu-
blics, bientot il se voit considéré comme
!lB gentleman, iI est porté s1lr la liste des




158 LETTRES
,


,juges de paix, iI se réunit aux quarter ses-
sions avec les personnages les plus consi-
dérables de son eomté, iI entre en reIation
avec eux, iI estadmis a Ieur taLle, et re-
~oit avec simplieité des politesses qu'aucun
ton de proteetion ne rend humiliantes.
J'en eonnais maint exempIe.


Mais, me. direz-vous, les personnes dont
. vous me parlez ont quitté Ieur profession;
en. serait-il de meme si elles eontinuaient a
I'exereer? Aucun préjugé ne les repousse-
rait-iI? aueun préjugé ne détournerait-il le


.


. fils d'une aneienne famiUe de gentilshommes
tl'adopter telle ou telle oeeupation lucrative?
Je vous dirai non, sans hésiter, et je pour-
raisvous le prouver par plus d'un fait. Les
fils eadets de lords entrent journellement
dans le commerce , sans que l'idée de déro-
geance se présente meme a leur esprit. Le
frere d'un homme qui serait distingué par
sa naissanee, s'il ne l'était mille fois plus
par son taJent, s' est fait marchand de vin,




SUR L'ANGLETERRE. 159
san s que ni sa famille, ni ses amis, ni le
public aient songé a le trouver étrange.


Un prince étranger assistait, il ya quel-
ques années, a une séance du parlement; iI
entend un membre de l' opposition traiter les
ministres avec une familiarité vigoureuse
qui l'étonne et confond les habitudes com-
passées d'une courdespotique. ((Quelestcet
-orateur? demande-t-il a son voisin. - C'est
M. Whitbread. - M. Whitbread le bras-
seur? - Oui, sans doute. - Quoi! un
brasseur traiter ainsi le ministre des affai-
res étrangeres! -- Et pourquoi pas? - Et
ce brasseur est-il re~u dans le grand monde?
Qui a-t-il épousé? - La sreur de lord
Grey, une femme'issue du sang royal d'An-
gleterre. - Est-il possible? - Tres possi-
ble, monseigneur, et meme si simple, que
vous seul dans cette salle pouvez vous en
étonner. ) Cette conversation m' a été contée
par un de ceux qui en ont été témoins.


Vous al1ez me dire que M. Whitbread




160 I,ETTRES


n'était pas un brasseur comme un autre,
que sa grande f9rtune ,son talent, son earae-
tere lui avaient assigné un rang a part. Oui,
sans doute. Qui songe a le nier? Je ne pré-
tends pas qu'il suffise d'etre brasseur pour
s'allier a une famille entourée de tout l'éclat
de la naissance , du talent et de la vertu. De
pareilles idées ne sont que les reyeS grossiers
d'une ivresse démagogique. Ce qui importe
a une société bien organisée, c'est que tous
les genres d'illustration soient accessibles
a tous les efforts honorables; e'est que tous
les avantages quepeuvent donner le rang,
la fortune, le talent soient surs d'etre ap-
préeiés a leur juste valeur, sans s'exclurc
et sans se nuire réciproquement; e'es! que
si la part de l'imagination est faite dans le
respeet des aneiens souvenirs, cene de la
raison le soit aussi dans la eonsidération
aequise au mérite individue!.


J' évite , autant que possible, dans notre
~orrespondancc, de prononeer des noms




SUR L' ANGLETERRE. 161


propres. Les Anglais ont. pour les éloges
imprimés . autant, peut..etre plus de répu-
gnance que pour les critiques. Et, quoi-
que leur sentiment, a cet égard, ne soit
pas exempt d'orgueil, les bontés dont j'ai
été honoré depuis long-temps en Angle-
terre, les habitudes de familiarité que j'y
ai contractées, me .font uu- ;dev.oir deJe
respeeter. Toutefois, puisque nous avons
parlé de M. Whitbread, quelques mots sur
son fils serviront a vous donner l'idée du
véritable état des esprits sur le sujet qui
nous occupe.


M. Charles Whitbread, aujourd'hui mem-
bre du Parlement pour le eomté de Mid-
dlesex, est l'héritier de la fortune et de
la considération dont jouissait son pere.
Élevé a Cambridge, il Y a réclamé et ob-
tenu les honneurs universitaires sans exa-
men, comme issu du sang royal, du chef
de sa mere. Pensez-vous qu'il se soit enor-
gueilli de ce privilége un peu bizarre? Nul-


J 1




LETTRES


Jement; e'est le plus simple et le plus mo-
deste des hommes. J J n 'a VDulu que COll-
stater un droit fondé sur l'usage. Possesseur
de eapitaux irnmenses, lié de patenté et
d'habitude avec les premieres familles du
royaume, eroyez-vous qu'il songe a aban-
donner la brasserie qui a fait la fortune de
son pere,'Ouque sonamour-propre s'attriste
de voir son nom placardé sur l'oenseigne de
la moitié des cabarets de Londres et du midi
de l' Angleterre? Non eertes, et ,je ne lui fais
pas l'injure de supposer qu'il mn -en ba-
lance les plaisirs d'une vaniteuse oisiveté,
et l'influenceque lui donnent ses nom-
breuses relations avec des hommes de toutes
les classes de la société.


On a vu souvent -en France le manque
de fortune conduire a des mariages dis-
proportionnés, sous le rapport de la nais-
sanee. Mais 1000sque l'hériti~re d'unancien
nomépousait un nouveau riche, lorsqu 'nn
grand seigneur s'alliait a une fami11e de




SUR I,'ANGLETERRE. 163
finan ce , par combien de propos insolefis ou
tout au moins de politesses dédaigneuses,
n'avait-il pas soin de rappeler que l'état
de sa fortune avait pu seulle déterminer a
une telle union! Une plaisanterie si gros-
siere que je suis honteux de la répéter,
fumer ses terres, était presque devenue au-
trefois l' expression usitée pour désigner ces
mariages ou la naissance allait rechercher
les jouissances du luxe, et offrir en échange
ceHes de la vanité. Et aujourd'hui meme que
l'égalité s'est introduite dans nos mreurs
comme dans nos lois, il est bien rare que
les familles nobles, alliées a de riches rotu-
riers, se refusent le plaisir d'insinuer que
si la révolution n' avait pas bouleversé toutes
les existences, elles n'eussent jamais des-
cendu a de pareils mariages.


En Angleterre, on recherche san s doute
avec empressement les allianees, les COrt-
nexions comme on dit, qui peuvent donnel'
soit du relief dans l'opinion, soit surtout




LETTRES


des moyens de crédit et d'influence poli-
tique. On attache un grand prix a l'an-
cienneté des races et aux traditions aristo-
cratiques; mais les différentes elasses de la
société, quoique plus distinctes en appa-
rence, sont réellement unies par des liens
plus intimes et forment un tout beaucoup
plus compact~ ,


Que le fils d'un simple marchand, d'un
artisan meme se distingue dans les écoles
publiques, qu'il développe des talen s supé-
rieurs au barreau, il peut s' élever sans obsta-
ele au rang de Chancelier d'Angleterre; il
entre dans la Chambre desPairs avecun titre
héréditaire, dont l' éel~t se transmettra a ses
enfans, et servira de point de. mire a tous
les hommes qui, nés cornme lui dan s une
situation inférieure, se sentiront animés
d'une ambition généreuse. Une de ses sceurs
épouse ledescendant des Howard ou des
Percy, et devient parente de toute la haute
nobles se historique de l'Angleterre. Une


I




SUR L'ANGLETERRE. 165
autre, mariée plus jeune, a épousé un homme
de sa propre classe, et ne sortira point de la
bourgeoisie. Un de ses freres suitla carriere
des armes, il parvient a la pairie par son
courage, cornme lui - merne l' a obtenue
par son savoir et son talent; il s'allie a
l'héritiere d'un grand nornet devient la
souche d'une nouvelle raee. Un troisieme,
moins heureux, reste dans la boutique de
son pere ou dans l'étude d'un procureur ,
sans que ces situations si diverses des mem-
bres d'une rneme farnille soient pour per-
sonne un objet d'étonnernent. Je ne fais
point la de suppositions gratuites : q~i­
conque a un peu étudié la constitution in-
térieure de l' Angleterre, sait comme moi
que des combinaisons analogues ont existé
et peuvent se reproduire.


Le gout des Anglais pour les tittes et
les distinctions aristocratiques est poussé
jusqu'a la badauderie ; on les voit se presser
en foule pour regarder je ne sais quel




166 LETTRES
prinee étranger dont la fortune et l'impor-
tance politique n'égalent pas celles du
moindre membre de la Chambre des Com-
munes. Il y a dans le respeet que les gens
du peuple témoignent aux classes supé-
rieures quelque ehose de si empressé et de
si soumis ,qu' au premier abord ee respeet
peut parattre servile; mais en observant de
plus pres, on reconnait bientot que leurs
égards pour le rang sont toujours unis,
d'une part a une appréeiation tres juste et
meme tres fine de la valeur réelle des per-
sonnes, de l'autre a un sentiment profond
de leurs propres droits eomme eitoyens
d'un pays libre.


Loin que la familiarité ou la rudesse en-
vers les supérieurs soit une preuve d'indé-
pendanee ou de dignité de caractere, ríen
ne s'allie mieux avec une complaisance
servile envers la force, et une soumission
apathique a l'injustice. Le muletier anda-
loux fume son eigare avec ]e grand d'Es-




SUR L'ANGLETERRE. 167
pague : est-ce que la philosophie ou la
liberté les aient rendus égaux? Non eertes,
e'est que l'ignorance et le despotisme ont
produit chez l'un des mreurs grossieres,
chez l'autre des sentimens et des habitudes
ignobles.


La premiere condition pour obten ir des
égards dan s une classe quelconque en An-
glete~r6, c'est d'etre ce qu'onappelle un
gentleman, expression qui n'a point de
terme correspondant en fran~ais, et dont
l'intelligence parfaite suppose a elle seule
une assez Jongua habitude des mreurs an-
gJaises. Le mot de gentilhomme s'applique
exclusivement chez nous a la naissance,
celui d'h()Dlme comme iI f~mt aux manieres
et a la condition sociale; ceux de galant
homme, d'homme de mérite a la conduite
el au caractere. Un gentleman est l'homme
qui réunit a quelques avantages de nais-
sance, de fortune, de talent ou de situa-
tion, des qualités morales assorties a la




168 LE'fTRES
place qu'il occupe dans la société, et des
manieres qui indiquent une éducation et
des habitudes libérales. Le tact du peuple
anglais a cet égard est d'une finesse remar-
quable, et l'éclat meme du rang le plus
élevé luí ferait rarement iIlusion. Qu'un
homme de la plus haute naissance s'écarte
par sa conduite ou seulement par ses ma-
nieres, des convenances que -lui impose sa
situation, vous entendrez bientot dire de
lui, par des gens meme de la derniere c1asse
du peuple: Though a lord he is not a gentle-
man. Quoique grand seigneur, cen'est pas
un gentilhomme.


Que ce grand seigneur commette la moin-
dre injustice, qu'il manque a de certains
égards envers l'homme qui ne l'ahonkút
naguere qu'avec la plus humble soumission,
et a l'instant vous verrez une rude fierté suc-
céder a ce respect que l' on accorde au rang ,
mais que l'on refuse a l'arrogance. Le sen ti-
ment du droit est si tortement empreint




SUR L'ANGLETERRE. 169
dans les ames anglaises, que toute considé-
ration humaine dispara!t, des que ce prin-
cipe vital de la liberté et de la dignité so-
ciales peut redouter la plus légere atteinte.
Et dan s ce pays si monarchique, l' éclat de
la royauté meme ne couvrirait pas la moin-
dre infraction a ce que tous les citoyens con-
siderent cornrne leurpatrimoine comrnun.


George II1 donna un jour l'ordre de
faire condamner dans son propre parc de
Richmond, une porte et un chernin qui
servaient de passage aux piétons depuis
plusieurs années. Un bourgeois de Rich-
rnond qui trouvait ce passage cornrnode a lui-
rnerne et aux autres habitans de sa petite
ville, prit fait et cause pour ses voisins; il
prétendit que lors rnerne que le passage
eílt été abusif dans l' origine, il était de-
venu, par le laps de temps, partie de la
voie publique.; que la prescription était ac:"
quise, et qu'il saurait bien forcer le roí a
rouvrir la porte de son parco Il porta plainte,




LETTRES


sans hésiter, devant les tribunaux, et ga-
gna son proceso S'il prenait fantaisiea quel-
que gouverneur du Louvre ou des Tuileries
de fermer au public des promenades ou des
passages dont il a joui de tout temps, au-
rions-nous beaucoup de bourgeois de Pa-
ris qui portassent plainte, et beaucoup de
,juges qui leur donnassen1; gain de cause r


J'ai vu a Londres la voiture d'un prince
du sang saisie par ses créanciers au moment
ou il allait y monter pour se rendre a la
cour. Croyez-vous que les individus dont
je vous parle fussent des républicains mo-
roses, des ennemis de la royauté ou de
l'aristocratie? En aucune fac;;on; c'étaient
des sujets tres soumis, des hommes tout
aussi accessibles que d' autres au gout et au
respect des priviléges du rango Mais en
meme temps c'étaient des citoyens anglais
f(ui connaissaient lellrs droits, et voulaient
les fa ire valoir.


J'ai cherché intttilement en Angleterrc,




SUR L' ANGLETERRE. 171


dans toutes les classes que j'ai pu observer,
un sentiment quí n'est que trop commun
parmi nous, cette passion d'égalité qui dé-
génere en humeur jalouse contre tous les
genres de supériorité sociale; humeur dont
les avantages fortuits de la naissance ou de
la fortune ne sont pas toujours l'uníque
objet, mais qui atta que quelquefois jus-
qu'aux prérogatives natlirelles du talento Si
un sentiment de cette nature existait quel-
que part en Angleterre, ce serait tout au
plus ehez quelques hommes de lettres ou
quelques journalistes du seeondordre. Mais,
dans cette classe meme, il est bien rare que
la violence de la polémique trahisse l'envie
eontre l'inégalité des positions sociales, ou
la passion haineuse du nivellement.


Si je ne vous parle point ici des radicaux,
c' est que nous aurons plus tard l' occasion de
nous en entretenir; je vous dirai pourtant
en passant, que bien que la conséquence
rigourellSe de leurs principes soít nn houo




LETTRES


leversement complet des rangs et des pro-
priétés, la majorité d'entre eux n'en est
pas moins de bonne foi aujourd'hui, en
croyant que ses désirs se bornent a une
simple réforme politiqueo


Cette absence de jalousie des classes su-
périeures est d'autant plus remarquable,
que la disparité des fortunes et des con di-
tions est poussée a un plus haut point. .Te
connais tel gentilhomme anglais dont la
demeure est entourée de plus de dix rniIle
arpens uniquement eonsaerés aux plaisirs
de la ehasse ou de la prornenade; tel autre
qui pourrait faire dans son pare une eoupe
de bois de plus d'un million, sans que ses
ombrages parussent moins pittoresques. A
plusieurs milles a la ronde, íl n'y a pas
une famille qui ne dépende d' eux, pas
une maison qui soit la propriété de eelui
qui l'oceupe, pas un jardín quí ne soit une
coneession temporaire faite a eelui qui le
cultive. El au milieu d'un état SI artificiel




SUR J:ANGLETERRE. 173
de la société, personne ne murmure, per-
sonne ne nourrit dans son sein le désir
d'abattre le colosse et de se partager ses
dépouilles. Qu'il en soit ainsi en Russie,
ou le seigneur apparalt a ses esclaves comme
une espece de demi-dieu~ur la terre, cela
se com;;oit; mais ce calme respect de su-
périorités si exorbitantes, uni a un senti-
men~ énergique de liberté et a un désir ac-
tif d'améliorer sa propre condition, c'est
la le miracle "de l' ordre social.


Toutefois l'égalité fait des progres en
Angleterre comme dan s le reste du monde.
C'est, grace au cÍel, la tendance nécessaire
de notre siecle, tendance qui entraine a
leur insu ceux meme qui ont la vaine pré-
tention de la combattre. Mais l'Angleterre
a cet immense avantage que c'est par l'élé-
vation des rangs inférieurs et non par l'a-
baissement des rangs élevés que les inéga-
lités se rapprochent. Le peuple ne conteste
a l'aristocratie ni ses prérogatives, ni ses




LETTRES


richesses; il est trop fiel' poul' réclamer
autl'e chose qu'une libre carriere, certain
que le talent et l'énergie sauront bien lui
frayer une route jusqu'a des honneufs ac-
cessibles pour tous.


Que l'équilibl'~ soit a désirer entre les
différens élémens de l' ordre social, comme
entre les différentes facultés de l'homme,
e'est ce qui n'est point contest~ble. Je ne
crois pas contestable non plus que le prin-
cipe aristocratique a une trop grande pré-
pondérance en Angleterre, et que la mar-
che naturelle du genre humain vers l' éga-
lité n'y est pas assez rapide; mais l'art du
législateur comme celui du médecin' con-
siste a rétablir l'équilibre en fortifiant les
organes faibles, sans étouffer les organes
forts; et c'est la, du moins je le pense, ce
que nOllS verrons s'accomplir en Angle-


. terreo La diffusion des lumieres dans tou-
tes les classes, les progres inouis de 1 'in-
dustrie et du talent tendent a y augmenter




SUR L'ANGLETERRE. 175
l'action du principe démocratique avec
bien plus de force que la poli tique de tel
ministre, ou les intrigues de tel parti ne
sauraient tendre a fortifier le principe COJl-
traire. Mais ce développement s'opere sans
secousses'. De .jour en jour les classes labo-
rieuses se rapprochent des classes moyen-
nes, et celles-ci des ran~ élevés de la 80-
ciété, sans que l'anstooratie puisse se plain-
dre d'etre dépouillée d'aucun des avantages
que lui a légués la tradition du passé .





J,ETTRES


_._ ....... e __
lHO


.. ______ • _____ ...... __________ ••• ___ ••••


LE TT RE VIII.


Mo.rens de publicité. - .!ournaux.


DE tous les moyens de publieité, aucun
ne contribue plus que les journaux a eette
diffusion générale des lumieres moyennes
dont je vous parlais dans une de mes pre-
mieres lettres, eomme du caractere dis-
tinctif de I'Angleterre.


La presse périodique estpar tout pays
un des résultats les plus ímportans de la
civilisation moderne; mais nuBe part elle
ne constitue un élément aussi essentie~ de
l'organisation soeiale que chez les Anglais,
et ehez les Américains, dont les mmurs ont a
eet égard une parfaite analogie avee ceHes
des Anglais. Ailleurs, les journaux sont
une arme puissante dont le pouvoir ou les
partís se sáisissent tour a tour; en Angle-




SUR L~ ANGLETERRE. 177
terre et aux États-Unis ils sont l'agent,
l'intermédiaire indispensable de toutes les
relations des hommes entre eux. Il y a peu
de villages d'Angleterre ou la lecture d'un
journal ne soit devénue un objet de pre-
miere nécessité;< et, en Amérique, m'a-t-on
a~suré, on voit jusqu'a des domestiques en
f~úre une des conditions de leur engage-
mento


Le eercle des lecteurs est incomparable-
ment plus étendu en Angleterre que chez
nous. On y eompte environ mille cabinets
de leeture (circulating libraries), et plus
de trois cents associations pour acheter des
livres en commun (book clubs); ingénieuse
institution qui me parait de namre a pou-
voir utilement s'introduire en Franee. Un
certain nombre de personnes se réunissent
dans le hut d'acheter en cornmun des livres
dont le prix dépasse les facriltés pécu-
niaires de ehactme en particulier. Les livres
circulent parmi les membres de l'associa-


12




LETTUES


tion, et a la fin de ]'année as sont vendus
Oll partagés. En sorte que si un pareil cluh
se compose de vingt membres, chacun
d'eux jouit d'un nombre de livres dont la
valeur représente vingt fois ceHe de sa sous-
cription.


D'un autre coté, les sociétés philanthro-
piques et religieuses ont tellernent multi-
plié les ouvrages élémentaires et les livres
de piété , que, malgré le prix élevé de toutes
choses en Angleterre, nuIIe part ces livres
ne se vendent a si bon marché, et ne sont
mis a la portée d'un aussi grand nomhre
de lecteurs.


Les journaux politiques ont quadruplé
depuis quarante ans en Angleterre; leur
nombre s'élevait, en 1782, a soixante-dix-
neuf; et, en 1821, un rapport fait a la
chambre des communes les porte a deux
cent quatre-vingt-quatre. A l' exception de
l' ObserlJer, qui ne parait cfU'une fois par
semaine, aucune de ces feuilles, beaucoup




su/{ L'ANGLETERRE. 179
plus cheres que celles qui se publient en
France, n'a autant d'abonnés que le Con-
stit71tionnel ou le Journal des Débats~' le
Times meme , aujourd'hui le plus con si dé-
rabIe des journaux quotidiens de l'Angle-
tene 1 ne se tire guere qu'a huit ou dix
mille exemplaires; mais chaque numéro
passe par beaucoup plus de mains.


Le style des journalistes s' en ressent quel-
quefois. Ayant a satisfaire au goút du tres
gTand nombre de lecteurs qu'ils comptent
dans les classes inférieures de la société, ils
sont obligés de recourir a des tournures
dont la familiarité énergique dégénere de
temps a autre en grossiereté. « Lorsque .le
« me suis mis a la tete du North-Briton,
( disait le fameux Wilkes, ce journal avait
« pour rédacteurs deux hommes, M. Chur-
« chill et M. LJoyd, dont l'un était un bel
« esprit et l'autre un poete. J'ai bientot vu


1 Le Times, m'a-t-on dit, a payé, dans nneseule ann?e,
46,000 liv. stcrl. (1, ,50,000 fr.) de droits de timhrc.




180 !.ETTRES


( que cela ne pouvait pas aIler ainsi. J'en ai
« fini de leurs belles manieres, et je me suis
« mis a crier de toutes mes forces : a I'Écos-
« sais, a l'Écossais, a l'Écossais. Si bien que
« j'ai renversé lord Bute. » En effet la plus
grande force des journaux est dans la ré-
pétition fréquente d'images simples, et de
raisonnemens a la portée de toutes les in-
telligences.


Cette force est immense en Angleterre;
la puissance des ,journalistes y va croissant
de jour en jour, eHe devient d'autant plus
redouUible que les écrivains de cette classe
sont généralement mécontens de leur posi-
tion sociale. En effet iI n'y a pas de pro-
portion 'entre la considération dont ils
jouissent, etle pouvoir réel qu'ilsexercent,
soit par leur talent, soit par I'arme terrible
dont ils disposent; pouvoir que l'esprit de
corps a doublé dans ces derniers temps,
car, opposés comme hommes de partí, iIs
sont unis comme journalistes; et, des que




SUR L'ANGLETERRE. 18 I
l'un d'entre eux est attaqué en eette qualité,
tous ses com~gues , quelle que soit leur opi-
nion, l'entourent d'une phalange impéné-
trable. En Amérique, la puissance des
journaux est plus formidable encore, et la
terreur qu'ils inspirent détourne quelque-
fois de la carriere publique des hommes qui,
bien qu'ardens pour la cause de la liberté,
redoutent pour eux-memes, ou pOftr leurs
proches ,Je torrent des invectives du parti
opposé au leur.


L' esprit fram;;ais est peut-etre plus pro-
pre qu'aucun autre a la rédaction des jour-
naux, genre de littérature .qui,exige avallt
tout de la promptitude d'aper~us, une ré-
partie vive, des résumés clairs et rapides.
Quelque passagers qu'aient été les momens
de liberté dont ont joui nos journalistes,
quelque vicieuse que soit notre législation
actuelle, des talens fort remarquables se
sont déja développés dans eette classe
d'éerivains. J'ouvre rarement une de nos




LETTRES


feuilles périodiques sans etre frappé de l' élé-
gance de style et de la sagacité de raison-
nement qui se font remarquer dan s un
grand nombre d'articIes, et j'ai vu cette
opinion partagée par des Anglais qui, peu
instruits des progre s que la Fance a faits
en ce genre, ne pouvaient se défendre de
laisser apercevoir une surprise légerement
dédaigneuse.


Mais nous n' en sommes pas moins dans
un faux systeme en fait de journaux : nous
avons introduit la division du travailla oll
elle est non seulement inutile , mais nuisible.
Nous séparons les journaux politiques et
littéraires des annonces commerciales, judi-
ciaires. et admÍnistratives, et des recueils
périodiques de jurisprudence. Et comme
fort peu de personnes sont en état de s'abon-
ner simultanément a ces divers genres de
publications, qui toutes intéressent pour-
tant d'une maniere plus ou moins directe
)'universalité des citoyens, iI résuIte de la




SUH L·ANGLETERRE. 183
que ehaque classe de lecteurs demeure étran-
gere aux questions qui ne sont pas dans le
cercle immédiat de ses affaires ou de ses
gouts, et que la publicité n'est .iamais que
partielle sur chacune de ces questiolls. Le
fabricant de province n' est point instruit, OH
n'est instruít que fort tard des progres que
fait l'indristrie, soit a París., soít sur tout
autre poínt de la Franee; le capitaliste de
París ignore quel emploi les départemens
pourraient offrir a ses fands. Les arrets de
nos vingt-six cours royales demeurent un
mystere pour tout autre que lt~s habitués du
palais, tandís qu'une pubJicité plus Jarge
préviendrait peut-etre tel jugement en op-
position avec un arret précédentde l~ meme
conr, telle décisíon contraire an sens com-
mun, ou détournerait les plaideurs d'entre-
prendre des pro ces dont ils auraient a rou-
gir an grand jour de l'opinion.


Les journaux quotidiens, dont la pre-
miere amlÍre est aujourd'hni de flatter les




LETTRES


passions de leur parti, ou d'amuser les oisifs,
acquerraient un caractere plus sérieux et
plus utile, lorsqu'ils deviendraient les dépo-
sitaires d'un si grand nombre de faits, et
qu'ils seraient obligés de se mettre en garde
contre les démentis que ces faits memes
pourraient donner a leurs assertions.


Un journal anglais est une espece de mi-
crocosme, ou est représentée l'universalité
des circonstances qui intéressent la com-
munauté. On y voit chaque jour les discus-
sions du parlement, les plaidoiries des
avocats et les décisions des tribunaux fide-
lement rapportées, non pas seulement,
comme chez nous, dans quelques pro ces
qui peuvent piquer la curiosité, ou servir
les vues d'un parti, mais dans toutes les
causes civiles et crimineIles. Les instruc-
tions judiciaires et les affaires de simple
police sont comprises dans la meme publi-
cité. Quelque fortement prononcées que
soient les différences d'opinion dans ce




SUR L'ANG:LETERRE. 185
pays, quelque violente qu'y soit la polé-
mique, le respect des faits est poussé trop
loin pour qu'un journaliste se permette de
les altérer. Jamais, ou presque jamais il
n'arrive que la meme séance du parlement,
le meme proct~s présente un aspect entiere-
ment différent, suivant qu'on en lit le ré-
sumé dans telle ou-telle feuille périodique.
La premiere pensée des adversaires est de
fixer loyalement le terrain du combato


Les discours prononcés dans les assem-
blées de comté, dans les réunions de tout
genre, religieuses , philanthropiques, poli-
tiques ou comme~ciales, les séances de la
compagnie des Indes, ceHes du conseil de
la Cité et des autres corporations de quelque
importance, tout se publie dans les jour-
naux. e'est par la voie des journaux que
le gouvernement fait connaltre les cOlldi-
tions de ses marchés; que le candidat au
parlement recherche les votes des électeurs ,
et remercie ses partisans de leurs efforts; que




I,ETTRES


les rivaux, dans tous les gen res de COll-
cours, font valoir leurs ti tres , et sQllicitent
les suffrages. La naissance, le mariage, ·la
mort des personnes de quelque importance,
.leur arrivée ou leur départ, la société
qu' elles ont réunie chez elles, les moindres
circonstances de leur vie, tout se sait, tout
s'imprime. Il semble que la Grande-Bre-
tagne entiere soit la maison de verre du
philosophe romaÍn.


De la nait une hardiesse, une franchise
dan s tons les rapports, qui est inconnue
sur le continent. Les esprits ont besoin de
publicité, comme les corps d'exercice en
plein air, et chacun est teIlement f¡:út a Cf'
régime, que les hommes meme les plus
susceptibles sur le point d'honneur, n'ima-
gineraient pas de s' off enser des plaisante-
ríes dont teIle ou tel1e action, te1 OH te)
propos pourraient etre l'objet dans les ga-
zettes. II ya, sous ce rapport, entre les
i'itoyens d'un pays libre et ceux qlli ont




SUR L'ANGLETJ<:RRE. 187
eontracté les habitudes étroites que donne
le despotisrne , la rnerne différence qu'entre
les atheletes endurcis aux exercices du
gyrnnase et ces hornrnes élevés a l' ombre
( nIO'TpO~OI), dont la Grece, aux beaux temps
de sa gloire i parlait avec tant de mépris.


Peut-etre, faut-il excepter de cette ob-
servation les coryphéesde la moda et cle8'fu-
tilités aristocratiques. Les sálous se ressem-
blent dans le monde entier ; et , de toutes les
passions, la plus uniforme est la vanité. Les
gens de cette sorte sont fort partagés dans
leurs vreux sur la liberté de la presse. Si,
d'une part, ils sont flattés de ce que la eu-
riosité semhle s'attacher a tous leurs mou-
vemens, de ce qu'on publie chaque jour les
noms et les ti tres des hornmes qui out diné
chez eux, la toilette de leurs femmes et de
leurs filIes a un bal ou a un lever, le nom-
bre des pieces de gibier qu'ils ont tuées a la
ehasse, et je ne sais combien de minuties
pareilles i de l'autre, leur susceptibilité dé-




188 LETTRES
licate redoute les rudes attouchemens des
journaux. Il est meme prob,able que, dans
ce conflit de deux vanités, la liberté de la
presse aurait le dessous , si les habitudes du
citoyen ne l'emportaient heureusement sur
les faiblesses de l'homme du monde.


Quant a l'aristocratie de cour, consi-
dérée commepartl politique, un grand
changement s'est opéré depuis quelques
années dans son systeme, si ce n'est dans
ses sentimens. Autrefois elle éJ;ait décidé-
ment contraire a la liberté de la presse; au-
jourd'hui elle trouve plus profitable de la
faire tourner a ses fins, et de lancer des
journalistes a ses gages contre les amis de
la liberté, tandis qu' en meme temps elle
fait harceler de poursuites judiciaires les
écrivains d'une opinion opposée a la sienne.
L'aristocratie anglaise n'est pas la seule qui
ait fait cette belle découverte; et, sous ce
rapport, d'autres pays sont tout-a-fait au
niveau de la Grande-Bretagne.




SUR L'ANGLETERRE. 189
Je dois pourtant le dire a notre honneur,


nous n'avons rien de comparable en vio-
lence et en bassesse a un jourhal tel que le
John Bull,. et c'est un phénomtme inexpli-
cable pour moi que l'opinion publique n'ait
pas des long' - temps fait une plusexem-
plaire justice des ignobles calomnies que
ce journal déverse a plaisir sur les meil-
leurs citoyens de l' Angleterre.


La liberté de la presse a échappé ré-
cemment a un des plus grands périls qui
l'aient jamais rnenacée. Une société s'était
forrnée a J ~ondres, sous le norn indigne-
rnent usurpé d'Association constitution-
nelle, dans le but de faire poursuivre, a
frais cornrnuns, tous les écrits qu' on se plai-
sait a qualifier de libelles contre la religion
et contre l'État. Vous concevez aisérnent ce
qui faisait le danger d'une pareille institu-
tion; e'est que sQustraite par I'anonyrne au
frein de l'opinion publique, elle poursui-
vait sans crainte des écrits que les avocats




190 LETTRES


de la couronne auraient eu honte d'atta-
quer a visage découvert, et sapait ainsi,
par sa base, la liberté des journaux dont
la pudeur publique est l/ne des plus sures
garanties. Mais la liberté est comme ces
plantes vivaces dont la végétation puissante
étouffe les mauvaises herbes qui semble-
raient devoir arr~ter leur croissance. L'A.<;-
sociation constitutionnelle n'a pu tenir COIl-
tre la droiíure du sens moral des Anglais;
le jury en a fait justice, elle est tombée
dans le mépris, et sera bientot oubliée.




SUR L'ANGLETERRE. 191


LETTRE IX.


Journau;x:. - Suite de la précédente.


J E m'étonnais avec vous, dans une de mes
premieres lettres " que quelques nns de nos
publicistes eussent pu concevoir l'idée d'in-
terdire a la presse toute mention des cir-
constances de la vie privée, et de refuser
a I'écrivain inculpé la faculté d'offrir la
preuve de la vérité des faits. Rien ne montre
mieux le vice d'nne pareille idée que l' état
de la législation ánglaise a cet égard, et les
habitudes qui en sont nées.


La loi sur la diffamation est si vague et
si sévere a ,la foís en Angleterre, que Ben-
tham définissait plaisamment le libeIle:
« Quelque chose que ce soit, qui déplaise a
« qui que ce sOlt, ponr quelque raíson qne




LETTRES


({ ce soit.» (any thing, which any bodY7jor
any reason dislikes).


Rien jusqu'ici qui ne doive satisfaire ceux
dont je suis ·obligé de combattre le systeme.
La loi anglaise 'va meme au-dela de leurs
désirs; elle devine en quelque sorte leurs
plus secretes pensé es:


Ce. n~est pas tout, elle offre a celui qui
se croit ble"ssé deux manieres d'obtenir ré-
paration. n peut intenter ·une action civil e
ou une poursuite criminelle. Dans ce der-
nier cas , comme le délit consiste, aux yeux
de la loi, non point a avoirdiffamé tel in-
dividu, mais a avoir .tr'oublé la paix; et
comme la paix peut etre_tr.;rul)lée par une
fllléga~ion fondé6'· au.s~~ .qu~ pa:(' ~ une
calomnie, l'écr~va,i,ll' in~i:J.lpén'est point ad-
mis a f~ire la preuve de la vé:r;ité (les faits.
Au:.co~t:r~ire, dans le cas de l'action


civile, qui se résout en dommages et in-
térets, il faut que le plaignant établisse
qu'il a souffert un dommage dan s sa




SUR L' ANGLETERRE. 193
personne ou dans sa réputation; et de la
résul te, pour le défendeur, le droit de plaider
la vérité des faits qu'il a allégués. C'est ce
qu'on appelle plaider une justification.
Dans ce cas, la preuve de la vérité des faits
donne gain de cause au défendeur, qui est
admis a .I'établir par témoins : et ici s'ap-
plique cette maxime de la loi anglaise, qui
veut que tout plaideur se présente devant
la cour les mains nettes ~ qu'il vienne rectus
in curia, se10n l'expression teehnique.


Chacun est libre de ehoisir entre ces
deux manieres d' obtenir justiee. JI semble-
rait done naturel de supposer que dans
tous les cas, mais surtout lorsque la diffa:"
mation porte sur des circonstances de la vie
privée, on doimat la préférenee a la pour-
suite eriminelle qui n'expose point le plai-
gnant au désagrément de voir s~ conduite
cxaminée, commentée, souvent meme per-
sifflée en public pa:r: l'avocat du défendeur.


Point du tout, c'est presque constam..:
13




194
ment a l'aciion civile que ron a recours;
et la raison en est fort simple. Du fait seuI
qlJe l' on opterait pour le genre de poursuite
qui interdit la preuve de la vérité des faits,
iI résulterait, dans l'esprit des ju:rés et du
public une prévention défavorable a la
plainte. I1 faut que l'allégation soít motivée,
se dirait chacun, puisqu'on ne veut pas
consentir a ce qu'elle subisse l'épreuve de
la discussion; et le plaignant, lors meme
qu'il obtiendrait gain de cause, verrait sa
réputation plus terníe par le proces que
par la diffamation meme. I


1 Dans des eireonstanees importantes, soit par la nature
du libelle, soit surtout par la eondition sociale de eelui
qui en est l'objet, iI arrive queIquefois que ron s'adresse
a la cour du hanc du roi pour en ohll!nir une poursuite
criminelle, par voie d'information. Il faut alors que le plai-
gnant eommence par nier, sous serment, la vérité des
faits allégués contre lui. Mais d'autre part, le défendeur est
admis a les' affirmer ; et en général, la cour aeeorde
l' infotmation, sans 'peser exactement les assertions contra-
dictoires, a moins pourtant que la vérité du fait ne luí
paraisse incontestable.




SUR J.'ANGLETERRE. 195
Il est loin de ma pensée de trouver bon.


que la vérité des faits donne, de plein
droit, gain de cause a cehú qlli en fait la
preuve. e'est accorder un privilége a la
diffamation qui se fonde sur des circon-
stances réelles, diffamation quelquefois plus
dangereuse et plus immoraleque la ca-
Iomnie meme. Mais plus cette critique est
fondée, plus la préMrence donnée a l'action
civile sur la poursuite criminelle devient
remarquable.


J'insiste sur cette réponse pratique au
faux systeme que je vous ai signalé ; systeme
qui, en prétendant soustraire la grande
masse des citoyens au controle de l'opinion
publique, dont les fonctionnaires seraient
seuls justiciables, encouragerait chez nous
cette timidité d'esprit et de mreurs qui
oppose a l'établissement de la liberté un
obstac1e bien plus dangereux que la mal-
veillance ou l'ignorance des dépositaires du
pouvOlr.




LETTRES


II esta observer d'ailleurs que cette dis-
tinctibn entre la vie publique et la vie
privée, si fortement marquée la OU ceux
qui n'occupent point de place a la nomi-
nation du gouvernement sont déshérités
de tout droit, ou du moins privés de toute
occupation politique, se perd en nuances
insensibles dans les heureux pays ou chaque
citoyen s'associe de mile manieres a la ges-
tion des intérets de la communauté. On peut
meme dire qu'il n'y a pas d'Anglais qui ne
doive se considérer comme un homme pu-
blic. Aucun genre de vie , depuis le plus
grave jusqu'au plus frivole, depuis le plus
solitaire jusqu'au plus mondain, ne peut
le soustraire a l'empire de l'opinion et a
l' reíl per«;¡ant des journalistes. Est-ce un pro-
priétaire retiré a la campagne, au sein de
sa famille? quelque étranger qu'il veuille
rester a la politique générale, iI ne pourra
refuser de s'occuper de I'administration de
sa paroisse ou de son comté ; iI sera membre




SUR L' ANGLETERRE. 197
de quelque association agricole ou indus-
trielle ; il prendra part a quelque réunion
philanthropique; des lors ses voisins, ses
collegues auront droit a juger sa cort-
duite , et ce jugement sera recueilli dans les
journaux. Est-ce un homme a la mode, ne
courant qu'apres les plaisirs frivoles? iI sera
commissaire d'un bal, arbitre d'un pari,
juge d'une course de ~hevaux; par cela
seul iI devient justiciable du pubIic, qui a
été témoin de ces divertissemens; iI ne peut
échapper a l' omniprésence de la presse;
et si la vanité de l'homme du monde a
queIquefois a en souffrir, la conscience du
citoyen s'en épure et s'en affermit.


La publication d'un journal, en Angle-
terre, est une entreprise qui exige de grands
capitaux et une activité dont presque all-
cun autre genre de spéculatíon ne peut don-
ner l'idée. La promptitude avec laquelle
s'impriment les comptes rendus des séances
des assemblées publiques, confond l'ima-




LETTRES


gination. Tel discours de Brougham, de
Mackintosh ou de Canning, a peine pro-
noncé a six heures apres midi, a été lu de
toute la ville de Londres avant dix heures
du soir; et l'on peut dire presque littérale-
ment qu'un membre du Parlement adresse
la parole a la nation entiere.


Il m'est arrivé maintes fois de rester a
la chambre des C~lUmWles jusqu'a deux ou
trois heures de la nuit, et de recevoir le len-
demain a mon réveil le résumé fidele et dé-
tailIé d'une. discussion qui avait duré plus
de huit heures. J'ai été témoin d'un fait en-
core plus extraordinaire : j'avais assisté,
pendant toute une matinée, a une assem-
blée de comté qui se tenait a quinze lieues
de Lond¡'es; je revins en poste a la ville,
et, a mon retour, je trouvai déja publié,
dans un journal du soir, le récit de la
séance et l'extrait des discours que je ve-
nais d'entendre. Des tachygraphes debout,
en plein air, pressés de tons catés par une




SUR L'ANGLETERRE. 199
fonle tumultueuse, avaient pris des notes
au crayon, sur des feuilles volantes, que
des messagers . tout prets a les recevoir,
s'étaient hatés de porter a ,Londres, a me-
sure que la page était remplie.


Les édíteurs de· journaux n'épargnent
aucune peine ni aucune dépense pour se
procurer les nouvelles avec la plus grande
promptitude possihle. Survient ... il quelque
événement imprévu apres la distribution
du journal? on en imprime une seconde,
une troisieme, et jusqu'a une quatrieme et
une cinquieme édition, que des col por-
teurs, armés de grands cornets de fer-blanc,
se hatent de crier dans toutes les rues de
la capitale. L'application de la machine a
vapeur aux presses d'imprimerie permet
de donner au tirage une rapidité dont n'ap-
prochent pas nos meilleurs ateliers de ty ..
pographie, et la promptitnde inouie des
communications accrolt encore la puis-
sance de l'action des journaux. Trente heu- .




200 LETTRE~


res apres la cIOture d'une discussion du
Parlement, le compte rendu ep. est publié
dans la ville d'Y ork, a quatre-vingts lieues
de Londres. ~ors du fameux proces de
Hunt, a Manchester, l'analyse des débats ju-
diciaires paraissait dans les papiers de Lon-
dres, avant meme que les lettres de Man-
chester fussent distribuées. Le Times seul
avait trois estafettes sur la route.


L'ex.treme rapidité de tous les mouve-
mens de la machine sociale est un des
traits les plus sailIans de l'Angleterre, et
l'un de ceux qui frappent d' étonnement les
étrangers, soit qu'ils l'observent dans le
monde maté riel ou dans l'ordre politiqueo
Les .chevaux fendent Fair; les ordres s'exé-
cutent en un instant; les affaires les plus
considérables se traitent en quelques lignes
ou en quelques mots; a peine une question
d'int;éret· public est-elle discutée, qu'une
autre question non moins importante lui


. sllccede ; iI semhle que la civiIisation marche




SUR L'ANGLETERRE. 201


au galopo Et cependant tout se fait sans
bruit et sansapparat; chacun a sa place si
bien marquée, sa route si clairement tracée
devant lui, que l'on évite tous ces taton-
nemens, toutes ces oscillations qui absor-
bent tant de temps et tant de forces dans
les pays moins bien organisés.


En fait de nouvelles politiques, la pu-
blicité est tellement de droit. commun,
qu'un ministre envoie souvent aux journaux
celles qui lui parviennent, avant meme qu'il
les ait communiquées a ses collegues. II
m'est arrivé par hasard de metrouver dans
les bureaux de Downing-Street, au mo-
ment ou un diplomate récemment débarqué
en Angleterre, et enoore tout frais émoulu
de l' école de Ratisbonne, venait demander a
lord Castlereagh, s'il n'avait point re~u de
nouvelIes. -« Comment, lui réponditle mi-
nistre, des nouvelles! Ouí, sans doute, et
de tres importantes; tenez, voici la seconde
édition dll COllriá qui parait a l'instant;




202 LETTRES


lisez-Ia, VOUS en saure~ autant que moi.»-
Je n'oublierai de ma vÍe la figure de ce di-
plomate stupéfait d'une maniere si simple
de faire cOllnaitre ce qui doit etre connu
de tous. Quoi! semblait dire sa physio-
nomie, pas une note, pas un office, pas
un mémorandum, rien qu'un journaI a en-
voyer a ma cour 1 je n'aurai ni la dignité
des réticeqces, ni les plaisirs de l'indis-
crétion.


Il n'y a pas de pays en Europe ou le
métier d'ambassadeur Boit plus simple
qu' en Angleterre, et ou toutes les finesses ,
toute l'habileté prétendue de la diplomatie
soient plus en pure perte. Tout ce qu'un
étranger peut savoir, il l' apprend en li-
sant avec attention les journaux des partis
opposés; et quant aux faits ou aux pro,jets
qu'il importe au gouvernement de tenir
cachés , nulle question, nulle intrigue, nul
espionnage ne saurait les découvrir. Le
tres petit nombre des eID})loyés des minis-




SUR L'ANGIJETERRE. 203


teres rend les indiscrétions comme impos-
sibles; et il y a tel secret de cabinet qui se
transmet d'une administration a l'adminis-
tration la plus opposée d' opinions et de
systeme, sans que ni les jalousies de parti,
ni la vivaeité des débats parlementaires le
trahisse j amais.


Plus on fait une large part a la puhlicité,
plus est impénétrable ce qu' on croit devoir
luí soustraire. Ceei ne s'applique pas seu-
lement aux questions poli tiques , mais a
toutes les eirconstanees de la vie.


La limite entre ce qui est soumis el la
diseussion et les points qu'illui est interdit
d'aborder est tracée par l'opinion avec une
finesse qui peut paraitre subtile au premier
abord, mais dont on est pourtant forcé de
reeonnaltre la justesse. Tel homme souf-
frira patiemment que ses aetions les plus
simples, ses moindres paroles soient cen-
surées avec amertume, attaquées avec vio-
lence, ou meme impitoyablement persif-




LETTRES


flées , qui 5' off ensera du plus léger souP<50n
sur la sincérité de ses intentions, de la
révélation du fait le moins important ou le
moins facheux a divulgue!", si la connais-
sanee en est acquise par une indiscrétion.
e'est que, dans le premier cas, on n'attaque
que sa conduite, et que la conduite d'un
homme, meme dans la vie privée, est plus
ou moins du domaine de la communauté ;
tandís que, dans le second cas , on pénctre
dans le for de la conscience, ou dans le
sanctuaire de l'amítíé. L'opinion, a cet
égard, est d'une équité parfaite, et les
plaintes de l'homme qui se sentirait ainsi
offensé seraient vivement appuyées par
ceux-Ia meme qui auraient envers luí la
disposition la moins bienveillante.


Les rapports d'hornrne a homme sont
souvent rudes en Angleterre, rnais iJs sont
toujours justes; et le sentíment du droit
cst un caractere cornmun a toutes les classes
d. a tOlltes les opinions. e'est ]a qualité




SUR L'ANGLETERRE. ~w5
native, c'est, pour ainsi dire, l'instinct de
tout Anglais.


L'insertion des annonces commerciales
forme une part considérable du produit
d'un journal anglais. Pour le Times seul,
eette branche de revenu s'éleve, m'a-t-on
dit, a plus de 30,000 liv. sterl. (750,000 fr.).
L'avantage de la publicité la plus étendue
est si bien appréciée du négoeiant, du mar-
ehand, du manufaeturier, de quiconque
cherche a vendre les produits de son in-
dustrie, ou a fixer l'attention sur une en-
treprise nouvelle, que rien n' est épargné
pour atteindre a ce but. On m'a cité l'exem-
pIe d'un libraire qui, dans une seule an-
née, a dépensé 5,500 liv. sterl. (138,000 fr.)
en annonces dans les journaux. Ces inser-
tions si frequentes dans les feuilles publi-
ques, ne satisfont pas ene ore l'aetivité de
l'intéret mercantile; iI n' est sorte d'inven-
tion a laquelle on n'ait recours pour attirer
la fouIe des chaIands. CeIui-ci faitpIacar-




LETTRES


der son noro et son adresse en caracteres
gigantesques, sur tous les murs, depuis


,


Douvres jusqu'a l'extrémité de l'Ecosse;
tel autre, non content de ces affiches a
poste fixe, emploie constamment des hom-
mes de peine, affiches mobiles et vivantes,
dont l'unique besogne est de parcourir les
rues les plus populeuses des grandes villes,
l' épaule chargée d'un immense écriteau.


Les Anglais, si simples dan s leurs
mreurs, si taciturnes etsi mesurés dans leur
langage, ont recours , dans ces occasions , a
un flux de louanges ampoulées qui ne dé-
parerait pas l' éloquence d'un charlatan,
sur la place de Naples. eette industrie est
si généralement usitée qu!elle a meme re~
un nom particulier, tite art of puffing,
l' art d' enfJer, de faire valúir ce qu' on an-
nonee. Mais a peine un marchand ou un
fabricant a-t-il acquis de la réputation,
que le caractere national reparait. Le sen-
timent de sa propre dignité, l' orgueil, si




SUR L'ANGI,ETERRE. 207


l'on veut, remplace tout cet échafaudage;
son nom , écrit sur sa porte en petits carac-
teres, lui parait une recommandation suf-
fisante; et, apres avoir fait }ong-tempsdes
avances au public , sur désormais de sa for-
tune, il attend fierement que le public
vienne a lui. Le charlatanisme du début
n'était qu'un calcul réfléchi, qu'une des
conditiollS nécessaires au succes d'une spé-
culation bien combinée.


J'ai peur que mes lettres ne vous pa-
raissent par trop désultoires, et que vous
ne m'accusiez d'un manque absolu d'ordre
et de méthode; la paresse est peut-etre
l'unique cause de ce défaut, et je rn'a-
bandonne a votre critique, ou me re-
commande a votre ,indulgence. Mais ce
n'est pourtant pas sans motif que je suis le
fil de mes souvenirs, sans prétendre a une
marche plus philosophique. L' Angleterré
offre, il est vrai, de grandes masses que
l' reil de ]' observateur pent saisir; mais,




208 LETTRES


pour les embrasser d'un regard, iI faut se
placer a distance. Quand on approche,
quand on veut pénétrer dans le pays meme,
et c'est la le but de notre correspondance,
on se trouve a~ milieu d'une foule de bi-
zarreries, de contrastes, d'anomalies de
tout genre donf il faut suivre les sinuosi-
tés. C' est ainsi qu' en regardant de pres le
tableau d'un grand maitre dont on veut
étudier le style, les groupes qui, d'un cer-
tain point de vue, formaient l'ensembJe le
plus harmonieux, ne paraissent plus qu'un
mélange de couleurs bizarrement heurtées.


I


Quelque variété d'objets qu'embrassent
les papiers publics en Angleterre, la litté-
rature en est presque entierement banuie,
et, selon moi , pas ce n' est sans motif. Pres-
sée par l'espace et par le temps, dan s les
feuilles fugitives d'un journaJ quotidien,
la critique littéraire est habituellement fri-
vole et superficielle: c'est a la vanité ou
au désreuvrement qu'elle s'adresse; donner




SUR L' ANGLETERRE. 209


ou recevoir un applaudissement est le seul
triomphe qu'elle ambitionne. Que si par-
fois elle devient plus grave, si elle veut pé-
nétrer dans les profondeurs de la pensée,
elle paralt pédante et guindée, elle semble
hors de sa place; on croit voir un profes-
seur s'égarant en trop joyense compagnie.
Des faits, avant tout desfaits, et le petit
nombre de réflexions qui en sont la con-
séquence immédiate, voila ce que le public
anglais demande avec raison aux journa-
listes. C' est dans des recueils plus étendus ,
et qui paraissent a de plus longs interval1es ,
qu'il va s'instruire des progres de la litté-
rature et de la philosophie.


Ces recueils, dont la Revue d' Edimbourg
a été le premier, ont opéré une sOrte de
révolution dans le monde inteIlectueI. Jus-
qu'alors les journaux littéraires n'avaient
été que des annonces de librairie , ou chaque
éditeur faisait proner a son gré les ouvrages
sortis de ses presses. La Revued'Edimbourg


14




!lIO LETTRES


a commencé une ere nouvelle : des savans ,
des penseurs, des hommes d'état du pre-
mier ordre se sont réunis, non plus seule-
ment pour rendre compte de tel Oll tel
livre, mais pour faire triompher un certain
ordre de príncipes et d'idées. Leur talent
et leur persévérance ont été couronnés du
sucees; ils out eu des imitateurs et des
émules , et aujourd'hui les revues sont de-
venues une véritable puissance intellec-
tuelle et poli tique.


Je n'abuserai pas de votre temps en vous
parlant de ces divers recueils, que vous con-
naissez comme moi; je ne m'arreterai pas
meme a ceux que l'on peutregarder comme
les organes des trois grands partis qui se
divisent l'Angleterre l. J'appellerai seu-
lement votre attention sur un trait qui
leur est commun; c'est que, tout en ren-
dant compte des principaux ouvrages qui


1 Edinburgh Review, Quarterly Review, Westminster
Revie"·




SUR L'ANGLETERRE. 211


paraissent, ils s'attachent moins a en faire
l'analyse et a les juger isolément qu'a
réunir dans un meme point de vue toutes
les publications analogues, et a résumer
avec force les questions qui y sont trai-
tées. En effet, e'est la ce qui importe vrai-
ment au public; e' est ainsi que se forme et
g'acerolt chaque jour cette massehomogime
de notions justés et positives', que l'on ne
peut trop signaler eomine un des earac·
teres les plus essentiels de l'Angleterre.




212 LETTRES


.. ~.....oe~ .................... oe"""",,,,,,,,,fII.


LETTRE X.


Des réunions publiques.


U N homme d'esprit disait : le langage dú
despotisme, c'est : melez-vous de ce qui
vous regarde; celui de la liberté, c'est : me-
lez-vous de ce qui ne vous regarde paso Il
énonc;ait une grande vérité sous cette forme
épigrammatique.


Le travail constant du despotisme est
d'isoler toutes les existences, de faire deux
parts de l' es pece humaine, dont l'une jouisse
paresseusement des plaisirs d'un pouvoir
sans controle, et dont l'autre, vouée pour
jamais a des occupations toutes spéciales,
trace, comme le breuf, son uniforme sillon.
Dans un pays libre, au contraire, rien de ce
qui touche un ordre quelconque de citoyens
ne peut rester étranger aux autres membres




SUR L' ANGLETERRE. 213


de la eommunauté. 11 n'est pas d'Anglais,
dans quelque humble rang que le sort l'ait
fait naltre, qui ne puisse eroire a juste titre
que· son opinion est de quelque chose dans
la "direction des affaires de son pays; et
réciproquement, il n'est pas d'individu
pIacé assez haut, pour que sa conduite jour-
naliere ne puisse etre soumise a l'examen
et au jugeIll:ent du publico


Chez nous, la pubIicité est considérée
comme une ressource extreme, eomme une
ultima ratio populi, a laquelle on n'a re-
cours qu'en désespoir de cause, et apres
avoir épuisé toutes les autres manieres d'ar-
river a son but. S'oecupe-t-on d'une en-
treprise d'intéret public ou privé, e' est
toujours sur les dispositions de l'autorité
que I'on fonde ses espérances de succes;
e'est dans le eabinet du ministre, c'est
dans le salon de l'homme en crédit que se
traitent les affaires. Tant qu'il reste une
chance de réussir par la voie de la faveur)




J.ETTRES


il semble qu'il y aurait de la rudesse ou de
1'indiserétion a parler haut, et a prendre
le publie pour juge de ses projets ou de
ses doléanees. En Angleterre, la publieité
est de droit commun; e'est a l'opinion
qu'on s'adresse de prime abord; e'est la
premiere puissanee dont on sollieite I'ap-
pui; et l'homme meme qui médite un traité
avee le pouvoir, eommenee par reehereher
la popularité dans l'intéret bien entendu
de 'son ambition.


S'agit-il d'un abusa réformer, d'une
amélioration a introduire, d'un droit a ré-
clamer ,djune institution nouvelle a fonder,
dalis l'intéret de la religion, de la morale,
de la liberté, ou de la riehesse publique,
la prem.iere démarehe indispensable est
d' éclairer l' opinion sur la question dont on
s'oceupe. On eornmenee par fixer l'atten-
tion du publie par des broehures ou des
articles de .journaux. Puis quelques per-
sonnes marquantes se réUllisscnt en comité,




SUR L'ANGLETElUlE.


et prépal'ent une série de résolutions qui
seront soumises a la discussion générale.
Quand on est d'accord sur ce point, 011
convoque une réunion, soit en plein air ,
soit dans une des grandes salles construites
pour cet objet, que l' on trouve dans presque
toutes les villesd'Angleterre. Un président,
désigné par la voix. publiq~e, dirige 1'as-
semblée; les résolutions sont discutées et
mises aux voix; et au milieu meme des
débats les plus orageux, une certaine ha-
bitude des formes de la délibération, ha-
bitude commune a toutes les classes de
citoyens, maintient l'ordre, et protége les
droits de la minorité.


Souvent, dans des réunions de ce gen re ,
des orateurs inconnus jusque la paraissent
pour la premiere foís sur la scene, et déve-
loppent des talens qui leur ouvriront peut=
etre un jour l' entrée du sénat. Le lendemain
leurs discours sont imprimés dans les jour-
naux, et retentissent d;ll1S toute I'Angle-




216 LETTRES


terreo Une premiere assemblée en fait naltre
d'autres, l'opinion s'éclaire et s'anime, et
bientot elle atteint un degré de force de-
vant lequel toute. résistanee du pouvoir


,


serait inutile. '
Ce n' est done pas sans raison que les


Anglais attachent une si haute importanee
au droit de s' assembler pour diseuter les


I \


intérets publies, et qu'ils le mettent au pre-
mier rang de leurs prérogatives eonstitu-
tionnelles. Le droit de pétition, tel qu'ils,
le eonc;¡oivent, n'est meme autre ehose que
le droit de s'assembler pour délibérer sur
les vruux ou les griefs a énoneer dans la pé-
tition; ear on ne s'attend pas a ce que la
chambre prononee comme lil juge sur
toutes les requetes qui pourraient luí etre
adressées. Ce n'est qu'en tant que telle ou
telle pétition devient l'objet de quelque
motion de la part d'un membre, que la
chambre est appelée a en prendre une eon-
naissanee spécialc. L'on nc prétend point




SUR L'ANGLETERRE. 217


donner indistinctement le droit d'initiative
a tout le public, ce qui ne serait qu'une
confusion anarchique des pouvoirs. Mais ce
que l'on veut avec toute raison, c'est que
l'opinion jouisse de la plus entiere latitude
pour se former et se manifester. Or, des
assemblées publiques, fréquentes et nom-
breuses, sont indispensables pour atteindre
ce but. e'est une véritable dérision que de
parler de liberté dan s un pays ou toute
réunion péríodique de plus de vingt per-
sonnes est illicite san s l'autorisation du
gouvernement; et cet article de nos lois
est une preuve entre mille de cette triste
vérité, que le despotisme impérial forme
encore la base de toute notre organisation
poli tique , et que la Charte en a a peine
modifié la surface.


Le droít de s'assembler a subí, d'abord
sous M. Pitt, et, plus tard, sous lord Cas-
tlereagh, quelques restrictions contre les-
quelJes l'opposition a vivement récIamé.




LETTHES


Elle a flétri du nom de gagging bl:lls (lois
de bAillon) les divers actes qui ont apporté
de certaines limites a l'exercice de ce droit,
comme a d'autres libertés publiques, et sur
le 'continent quelques libéraux novices ont
répété avec complaisance que I'Angleterre
était asservie. Une inquiétude jalouse des
moindres atteintes portées aux droits du
peup]e m'inspire trop de réspect pour que
.le veuille prendre la défense des mesures
répressives adoptées par le gouvernement
anglais; elles sont fAcheuses sous plusieurs
rapports. Mais comme il me semble curieux
de montrer ce que les amis de la liberté,
en Angleterre, ont considéré comme un
empiétement grave du pouvoir, .le vous re-
tracerai quelques unes des clauses de l'acte
de 1820, qui a restreint temporairement
la faculté de s'assembler en public; et je
erois que vous vous écrierez avec moi : Plut:
au ciel que nous fussions asservis de la


, • , 1
meme mamere.




SUR L'ANGLETERRE. 2.19


L'acte dont nous parlons interdit, il est
vrai, toute réunion en plein air, de plus
de cinquante personnes, dan s le hut de
délihérer sur des questions religieuses,
poli tiques ou administratives; mais les
nombreuses exception~ qu'il se hate de
faire a cettedéfense laissent au droit de
s'assemhler une latitude que les plus ar-
dens amis de la liberté oseraient a peine
réc1amer pour la France.


Sont exceptées en effet les assej¡blées de
comtés ou de divisions, pourvu qu'elles
soient convoquées par le lord -lieutenant,
par le gouverneur, par le sheriff ou son
substitut, par divers autres magistrats,
selon les localités, ou enfin par finq juges
de paix en activité.


Sont exceptées également les réunions
convoquées par la majorité du grand jury,
pendant la durée des assises; les assem-
blées puhliques des habitans de toute cité,
hourg Ol! Yi1l~ incorporée, lorsqu'elles sonl




.220 LETTRES


convoquées par le maire, l'échevin, ou tout
autre officier civil, agissant en chef dans
son ressort.


Remarquez ici que plusieurs des magis-
trats auxquels est attribué le droit de con-
voquer ces di verses assemblées, sont élus
par le peuple, que d' autres sont inamovibles,
et que tous enfin exercent des fonctions gra-
tuites, et sont choisis, sans distinction d' opi-
'nions poli tiques , dans toutes les classes in-
dépendantes par leur fortune et par leurs
lumieres; en sorte qu'il est impossible qu'il
survienne aucun grief sérieux, aucune ques-
tion de quelque importance, sans que les
hommes dont les intérets se trouvent affec-
tés, oft ~es. opinions blessées, soient assurés
de pouvoir faire retentir leürs plaintes dans
une réunion nombreuse de leurs conci-
toyens.


Ce n' est pas tonto Aucnne des formalités
'1ue je viens de vous indiquer n'est appli-
cable aux réunions composées uniquement




,
SUR L ANGLETERRE. 221


des habitan s de la paroisse ou elles doi-
vent avoir lieu, réunions qui peuvent sou-
vent etre fort nombreuses, vu la grande
population de plusieurs par()isses, surtout
des paroisses urbaines. 11 suffit, dans ce
cas, que la convocation de l'assemblée
porte la signature de sept personnes domi-
ciliées, et qu'lill juge de paix en soit pré-
venu six jours d'avance.


Enfin quelle est la peineprononcée contre
ceux qui assisteraient a des assemblées illé-
gales? Aucune, s'ils se di~rsent a la pre-
miere sommation des magistrats. Ce n'est
qu'en cas de résistance que la loi déploie
toutes ses rigueurs.


Observez d'ailleurs que l'acte dont je
vous donne l'analyse n'ayant pour but que
de prévenir les attroupemens séditieux, ou
du moins les grandes réunions en plein air,
qui pourraient devenir dangereuses dans
un moment d'effervescence, l'idée meme
ne se présenterait pas d'en faire l'applica-




222 LETTRES


tion aux innombrables sociétés qui se ras-
semblent chaque jour sur tous les points
de l'Angleterre, pour s'occuper d'objets
d'utilité publit¡ue.


Que! affligeant contraste n'offre pas ici
notrelégislation! Non seulement, en France,
aucune société semblable ne peut se réunir
sans la permission ex.presse, du gouverne-
ment, c' est-a-dire de la police; mais le
petit nombre de ceHes qui sont tolérées ne
jouit qu'en tremblant d'une existence pré-
caire que le moindre caprice peut leur ar-
racher.


Dans un pays ou tout se t~aite en pu-
blic, ou, depuis les plus grandes questions
législatives jusqu'aux moindres détails d'ad-
ministration locale, tout est soumis a la
discussion, le talent de la parole doit na-
tureIlement etre I'objet de l'ambition uni-
verselle. Des l'école, et dans leurs jeux
memes, les enfans s'exercent a l'éloquence
politiqueo SOllvent, a Eton et aWestmins-




SUR L'ANGLETERRE. 223


ter, ils forment entre eux une petite
chambre des communes, soumisea des re-
glemens calqués sur ceux du parlement.
Parvenus a l'université, les jeunes gens se
réunissent en socié~és de discússion (de-
bating societies ) ou se traitent, selon des
formes méthodiques, des questions d'his-
toire, de philosophie, de législation, d'é-
conomie politiqueo C' est la souvent que se
sont développés les germes des plus gra-!1ds
talens; ¿¡; tel orateur dont l'éloquence fera
un jour l'orgueil de l'Angleterre, a senti
la premiere étincelle de son génie jaillir
aux applaudissemens de ses condisciples.


Ces sociétés de discussion ne sont pas bor-
nées aux classes riches et éelairées; le gout
s'en retrouve dans tous les rangs. A Lon-
dres et dans d'autres grandes villes, ,jI en
existe meme de publiques oill'on est admis
en payant. L'ordre du jour est affiché a la
porte de la salle, et, pour un shelling, tou!
passant pent entrer et prendre part a des




I.ETTRES


discussions dont la politique du jour n'est
point exclue, et ou la Sainte-Alliance elle-
meme a été plus d'une fois l'objet de plai-
santeries irréverencieuses. Je n'ai point eu
occasion de voir une de ces assemblées, et
je le regrette; mais on m'a assuré qu'il n'é-
tait pas rare d'y entendre des orateurs po-
pulaires doués d'une facilité incorrecte,
m..ai~ éne.l'lbi<lu.e., e.t. ~a-pab\e.d.e {ai~e i:mp~es­
sion sur leur auditoire.


Les debating societies ne sont au reste
qu'un hors-d'reuvre; mais toutes les insti-
tutions qui font la base de l' ordre social
et poli tique , le jury , les commissions admi-
nistratives, les conseils municipa~, les as-
semblées de paroisse et de comté, les élec-
tions, tout suppose l'habitude de la parole
et la connaissance des formes de la délibé-
rátion. On ne trouve guere d'homme ayant
re<,¡u quelque éducation, qui ne sache pré-
sider une assemblée, en diriger les débats,
et mettre les questiolls aux voix dans l' ordre




SUR L' ANGLETERRE. 225


ou elles doivent etre présentées. Il est des
notions iItdispensables a cet égard, qui sont
tellement familieres au peuple anglais, qu' on
ne songerait pas meme a en faire l'objet
d'une étude, tandis que, chez nous, ces
memes notions restent encore étrangeres
a ceux meme qui ont vieilli dans nos as-
semblées délibérantes.


Les contrastes du caractere anglais ne
se montrent nulIe part d'une maniere aussi
bizarre que dans les réunions publiques.
Je connais tel homme dont la timidité,


. dans le monde, est a peine égalée par ceIie
d'une jeune filIe de quinze ans, tel homme
qui, au milieu d'un -salon, ne répondrait
pas sans rougir d' embarras a l'interpelIa-
tíon la plus simple, et qui, invité il ma-
nifester son opinion dans une assemblée pu-
blique, se leve sans hésiter, parle pendant
plus d'une heure avec facilité et d' abondance
devant des milliers de ses concitoyens.


Les discours écrits , interdits par la regle
15




LETTRES


dans le parlement, le sont par I'usage dan s
toute autre assemblée. Parler en public et
improviser sont deux mots synonymes, et
l'idée d'apporter toute rédigée dans sa
poche l'expression du sentiment qui pourra
naltre d'une circonstance non encore ave-
nue , ou de l' opinion qui doit se former dans
une discussion non encore commencée, pa-
raitrait le combIe du ridicule. On ne sup-
pose pas que personne puisse etre embar-
rassé de raconter ce qu'il sait , ou de di re ce
qu'iI pense : quiconque s' exprime avec sim-
pIicité et modestie est écouté avec bienveiJ-'
lance, et la sévérité ou l'indulgence du pu-
blic se proportionne avec une justice re-
marquable a ce qu'on est en droit d'at-
tendre des talens et de la position sociale
de chaque orateur.


Les repas publicssont une des occasions
les plus habituelles de s' exercer a la parole.
Ces repas out pour but, ou d'entretenir
1'esprit d'association, ou d'enconrager l'é-




SUR I:ANGLETERRE. 227


tuWe telle ou telle science , en réunissant
des hommes qui n'auraient pas sans cela
l'occasion de se cornmuniquer librement
leurs idées, ou de raviver les .opinions po-
litiques, en célébrant l'anniversaire d'un
événement important, tel que la naissance
d'un grand homme, l'élection d'un député
cher a son pays; Rien de plus original que,
ces diners politiques. J'ai vu maintes fois
pres de trois cents personnes réunies a la
meme table, et électrisées par un meme
sentirnent, sans que la vivacité de leurs
émotions les empechat d'observer avec la
régularité la plus méthodique tous les
usages re<;¡us en pareil caso


Un président prendplace au haut de la
table; nulle réunion sans cette formalité ,
qui para!t indispensable pour assurer l' or-
dre et la régularité d'une discussion quel-
conque. Les Anglais de toutes les classes
ont, a cet égard, un tact remarquable, et,


, "d pour peu qu un orateur s ecarte es con··




LETTRE&


venanees, il s'éleve de toutes parts un en
de clwir, chair (littéralement : fauteuil,
jauteuil) , espeee d'appel a l'idée abstraite
de la présidence, qui indique a eelui qui
en remplit les fonctions qu'on s'attend a
ce qu'il maintienne l'ordre, ou rétablisse la
position de la question. A l'autre extrémité
de la table est assis le, :vice-président ( de-
puty - chairman), destiné a remplacer le
président, lorsque eelui-ci est appelé a
prendre part a la discussion; car ce sont
deux axiomes invariables , qu'une assem-
blée ne peut jamais res ter sans chef, et
qu'un président ne doit jamais discuter.
Quand ces premiers rudimens de toute
assemblée délibérante nous deviendront-ils
done familiers? A droite et a gauehe du
président sont les places réservées, soít aux
orateurs qui seront invités a prendre la
parole, soit aux personnes a qui l'on veut
donner une marque de distínction.


Au dessert, lorsque la nappe est enlevée,




,
SUR L ANGLETERRE. 229


suivant I'usage encore assez général en
Angleterre, un maitre des cérémonies se
place, le verre en main , derriere le fauteuil
du président, et prévient l'assemblée que
les toasts vont commencer. On débute
d' ordinaire par porter la santé du roi,
puis du duc d'York et de l'armée, puis du
duc de Clarence et de la marine, soit avec
des applaudissemens, soÍt en sÍJence, sui-
vant la circonstance OH les sentimens de
l'assemblée. Vienllent ensuite les toasts ana-
logues a l' objet de la réunion , comme, par
exemple, la santé du député dont on cé-
lebre l'élection. VeuilIez remplir vos verres,
s'écrie le maltre des cérémonies; apres quoi
iI prononce trois fois trois hourras, qui sont
répétés a voix basse par tous les assistans,
et ce n'est jamais qu'au neuvieme que l'en-
thousiasme , fut-il a son combIe, se permet
d'éclater par des cris ou par des applaudis-
semens. Celui dont on vient de porter la
santé se le~e aJors; iI monte sur sa chaise,




LETTRES


ou se place debout sur la table merne, au
milieu des assiettes et des ver res , et la,
apres avoir remercié l'assemblée, avec une
recherche de modestie quelquefois outrée,
il rend compte de sa conduite, retrace
l'histoire de sa vie politique, ou reproduit
sous des formes plus piquantes et plus gaies
les opinions qu'ila é~ises dans le parle-
mento '


C' est dans des réunions de ce genre qu' ont
été prononcés quelques uns des discours les
plus remarquables de Brougham, de Mac-
kintosh et de Canning. L'éloquence d'un
homme d'état devient alors comme la pro-
priété de ceux qui l' écoutent; ils l' adoptent;
ils se pénetrent de ses idées; ce n'est plus
pour eux un etre abstrait; e'est leur com-
mensal, leur convive; ils ont entendu le son
de sa voix, ils ont suivi l'expression de sa
physionomie. Un intéret tout nouveau líe
désormais le député a ses cornrnettans,
l'homme illustré par le courag~ ou par le




SUR L'ANGLETERHE. 231


talent aux citoyens de sa ville natale, ou a
la corporation qui l'admet dans son sein.


Un orateur remplace l'autre; de nou-
veaux toasts sont portés par trois fois trois,
et les discours se succedent bien avant dans
]a nuit, sans que la foule des convives pa-/
raisse s' en lasser, lors meme que, de chute
en chute, la parole est arrivée aux orateurs
les plus médiocres; tant la vie politique
a d'attraits pour les citoyens d'un pays
libre!


Les repas les plus solennels sont ceux
du lord mairede Londres, dans Guildhall.
Les souvenirs historiques que retrace cet
édifice, le nombre immense des convives,
les costumes du vieux temps, les bannieres
déployées, la musique, les fanfares qui se
font entendre achaque toast, .tout donne
a ces réunions un caractere de grandeur et
d'originalité dont rien, sur le continent,
ne nous offre l'image.


Peut-etre dcvrais-je vous parler mainte-




LETTRES


nant des assemblées religieuses et philan-
thropiques qui jouent un si grand role
dans l'organisation sociale de I'Angleterre;
mais tout ce qui se rattache a l'état reli-
gieux de ce pays est une question d'une
trop haute importance pour la traiter épi-
sodiquement; 'et je la remets a une autre
époque , si tant est que ma correspondance
conserve quelque intéret pour vous.




SUR L'ANGLETERRE. 233


•• 11180 ••• 0.'.' ........ 0.0 ••• '.111 ••• '.'.0.0 ••• 8.08.818 •• 0 ......... 0.


LETTRE XI.


Des assemblées de comté.


DE toutes les réunions publiques de I'An-
gleterre, les plus frappantes peut-t'hre pour
un étranger, ce sont, les assemblées' de
comté. Ces assemblées se tiennent ordi-
nairement en plein air, sur la place publi-
que, dans la cour d'un palais de justice,
dans quelque promenade fréquentée; carla
foule des intéressés ou des curieux est trop
considérable pour qu' aucun édifice public
puisse les contenir. Et en effet, quoique les
francs-tenanciers, habitans du comté, :,tient
seuls le droit d'y voter, on admet assez Ín-
distinctement quiconque veut y assister. JI
ne s'agit pas lil de pronoIlcer en légis1a-
teurs.ou en juges, sur des intérets et sur
des droits positifs, Irlélis de consulter ou de
diriger l'opinion des masses.




LETTRES


Je vous. dOlmerai mieux l'idée de l'effet
que doivent produire des assemblées de ce
genre, en vous décrivant une de ceHes aux-
quelles j'ai assisté. Quelques circonstances
particulieres l' ayant rendue assez curieuse,
le récit n' en sera pas sans intéret ponr vous.


Dans l'automne de 1822, la baisse des
grains et le taux élevé des haux a ferme
passés pendant la guerre, lorsque le pr~x
du blé était exorbitant, avaient plongé la
classe agricole dans un état de gene et d'in-
quiétude. Cette gime, qu' on a fort exagé-
rée, et qui n'était que transitoire~ comme
l'événement l'a prouvé, n'était pourtant
pas sans réalité a cette époque. Les pro-
priétaires, dont les dépenses s'étaient ac-
crues en raison de la hausse de leurs fer-
mages, ne se résignaient qu'avec peine a
quelques réductions dans leurs ,jouissances
de luxe; les fermiers qui, séduits par le prix
excessif des denrées, avaient souscrit des
haux dont ils ne pouvaient plus remplir les




SUR L'ANGLETERRE. 235
conditions, se plaignaient amerement; les
jourrialiers étaient sans ouvrage, ou n'ob-
tenaient que des salaires insuffisans. De
toutes parts s' élevaient des murmures, et
l'on n'entendait que cris de détresse au mi-
lieu du pays le plus florissant que l'imagi-
nation puisse se représenter.


Dans nos monarchies continentales, le
peuple ne connalt guere d'autre alternative
qu'une soumisssion apathique, ou la ré-
volteo On tolere patiemment les plus gran-
des injustices, ou l'on s'en prend a l'auto-
rité des maux qu'il est le moins en son
pouvoir d'empeeher. Il n'en est pas de
me~e en Angleterre. Lorsqu'une classe de
la eommunauté est en souffranee,. e' est ,
avant tout, de ses propres efforts qu'elle
attend le soulagement de ses maux; on
parle, on éerit, on se rassemble, jusqu'a ce
qu' on ait trouvé le retnede dont on a be-
soin, ou que la marche naturelle du t~mps ,
ait rétabli l' équilibre; et, s'il est permis de




LETTRES


se servir d'une cornparaison vulgaire, si
MAGNA licet componere PARVIS, le pays en-
tier offre l'image d'une fourrniliere. Quel-
que accident vient-il en. troubler l'éco-
nomie, on voit a l'instant toute la .ré-
publique se mettre en rnouvernent, et ne
se reposer que lorsque l' édifice cornmun est
reconstruit.


A l'époque dont je vous parle, iI yeut
dans presque tous les comtés de l'Angle-
terre des assemblées destinées a discuter
les moyens d'améliorer la situation de la
classe agricole, the landed interest. De
nombreuses pétitions furent adressées a la
chambre des cornmunes; et, dans presque
toutes , on finissait par invoquer la réforme
parlementaire , espece de panacée a laquelIe
bien peu de gens songent lorsque l'état du
pays est prospere, mais dont on attend des
effets merveilleux ~s qu' on éprouve quel-
que malaise.


L'assemblée a laqnelJe j'assistai alors fut




SUR L' ANGLETERRE. 237
eelle du eomté de Kent, un des plus im-
portans par son étendue , sa riehesse et sa
population. Les habitans de ce eomté, fiers
de quelques anciennes prérogatives, se dé-
signent encore emphatiquement par le nom
d'hommes de Kent, men of Kent. La réu-
nion était indiquée dans la ville de Maid-
stone, a trente-cinq milles de Londres. Je
partis le matin avec quelques gr~nds pro-
priétaires Whigs de la province, qui m'ho-
norent de leur amitié. Nous traversions un
pays d'une richesse admirable, et, sur toute
la route, mes compagnons devoyage étaient
l'ohjet de ce respeet empressé que l'aristo-
era ti e anglaise obtient de toutes les classes
du peuple, pour peu que .le mérite per-
sonnel accompagne les avantages du rang
et de la fortune. En approchant de Maid-
stone, nous rencontrons un grand nombre
de propriétaires. et de fermiers qui se ren-
daient eomme nous a l'assemblée, presque
tous a cheval; car, au milieu de la pré-
tendue détresse du pays, iI B'y avait guere




LETTRES


de fermier qui ne regardat un ou deux che~
vaux de selle comme un objet de premiere
nécessité.


Nous descendons a l'auberge, ou nous
trouvons déja réunis en comité quelques
uns des hommes les plus influens du voisi-
nage. Un pro,jet de pétition avait été pré-
paré la veille; il énoll(;ait les griefs de la
classe agricole, réclamaitdes réductions de
taxes, ainsi que des mesures pour relever le
prix des grains, et demandait enfin la ré-
forme parlementaire, comme l'unique re-
mede a tous les maux de l'état. Ce projet
semblait de nature a satisfaire les vreux les
plus démocratiques. On le discute, on y fait
de légers amendemens; et on se dispose a
le présenter a l'assemblée gé~rale, ou tout
portait a croÍTe qu'il serait adbpté sans ré-
sistance.


L'heure sonne; nous descendons sur la
place p-ublique. C'était jour de marché;
plusieurs milliers d'hommes étaient déja
réunis; tontes les ftmetres des maisons voi-




SUR L'ANGLETERRE. 239
smes étaient encombrées de curieux; au
bruit de la foule se melaient le mugisse-
ment des breufs, le belement des moutons,
et tout le mouvemeht confus des acheteurs
et des vendeurs. Le peuple impatient se
pressait autour de quelques charrettes des-
tinées a servir de tribune aux orateurs, et·
sur l'une desquelles deuK planches de sapin ,
mises en travers, formaient le fauteúil et
le pupitre du sheriff, président de l'assem-
blée. Les uns montaient sur les roues; d'au-
tres se hissaient sur une échelle, dans la po-
sition la plus genante et la plus périlleuse,
pour etre bien assurés de ne pas perdre un
mot des Q¿bats; tant les dernieres classes du
peuple , en Angleterre, sont vivement sen-
sibles aux plaisirs de l'éloquence politique!


Mais au milieu de tout ce tumulte, les
charrettes, a l'exception d'une seule, res-
taient vacantes;· personne, meme parmi les
plus avides des plaisirs de la journée, ne
songeait a les escaJadet; et pourtant aucune




LETTRES


force armée n' était HI. pour les garder; au-
cune ordonnance n'en interdisait l'acces.
Pour qui ces place s sont-eIles réservées? de-
mandai-je a mon vo isin. Pour les gentle-
men, me répondit-il. Or quels étaient ces
gentilshommes ¡> Était-ce des privilégiés quí
pussent exiger cette marque d'honneur?
Nullement. Avaient-ils quelque signe dis-
tinctif pour se faire r,econnaltre? Ancun.
La notoriété publique les désignait seule;
et an milieu de la scenc la plus confuse,
un sentiment général des convenances in-
diquait a chacun que ltis meilleures places
étaient dues aux pairs du royaume, aux
membres de la chambre des cdk1munes,
aux juges de paix, a tous ceux qui, par
leur condition sociale, sont plus spéciale-
ment appelés a connaitre et a discuter les
intérets de leur pays , a tons ceux enfin que
lenr édncation et leur maniere de vivre
font comprendre dans le terme générique
de gentlemen. Mais a peine les gentlemen




SUR L' ANGLETERRE. 241


eurent-ils occupé leurs places, a peine le
shériff eut-il déclaré que la séance était ou-
verte, qu'en un instant les charrettes furent
prises d'assaut, et encombrées par la foule,
au point que les orateurs memes, pour etre
a pórtée de se faire entendre, étaient obli-
gés d~ se tenir eomme en équilibre sur les
bras et sur les épaules de leurs amis.


Apres que le sheriff eut exposé le sujet
de la réunion) un membre du parlement ,
représentant de l'opinion whig du eomté,
prit la parole, et# développa les motifs du
projet de pétition. La eorrduite du minis-
tere, l'accroissement des impots, fruit de
guerres ruineuses et impolitiques, furent
naturellement le sujet de son discours,
plus d'une fois interrompu par le tonnerre
des applaudissemens de dix mille auditeurs.


L'assemblée paraissait unanime; toute-
fois le ehevalier KnatehbuIl, député minis-
tériel, quoique presque seul de son bord,
ne erut pas devoir laisser le diseours de son


16




I.ETTRES


collegue sans réplique; et, apres quelques
complimens oratoires, dont les Anglais
sont aussi prodigues dans les réunions po-
pulaires que sobres dans les débats des
tribunaux et les discussions du parlement,
il prit hardiment la défense des opinions
ministérielles qui, la du moins, se trou-
vaient en si grande minorité. Son discours
fut écouté sans faveur, mais avec impar-
tialité; on sut gré a l'orateur de s'etre ac-
quitté de sa tache d'une maniere franche
et virile (manir), expression qui, dans le
langage et l' esprit anglais, est un des plus
grands témoignages d'e~tjme.


La pétition n'éprouvait point de résis-
tance, et déja le sheriff allait la soumettre
au vote de l'assemblée, lorsque, du milieu
de la charrette la plus pressée par la fonle ,
une voix s'éleve et réclarne la parole pour
un arnendernent. Tous les regards se diri-
gent de ce coté, et l'on voit un hornrne a
cheveux gris, rnais d'une stature forte, et




SUR L' ANGLETERRE. 243
d'une expression hardie, se faire jour a
travers ses amis, et s'avancer pour PJtdre
la parole. Cet homme était le fameu oh-
bett. Il est accueilli par un murmure gé-
néral de désapprobation. Abas Cobbett ,
point de jacobin parmi nous, s' éCrle plus
d'une voix. Cependant un lord de l'oppo-
sitio n réclame la liberté de la parole. Cob-
bett est-il franc-tenancier du comté? de-
mande-t-on de toutes parts. -- OUÍ, je le
suis, répond Cobbett d'une voix ferme. ~
Des lors, reprend le shcriff, vous avez le
droit d'etre entendu, et mon devoir est de
vous maintenir la parole. - Voici, en peu
de mots , 'le début du discours de Cobbett ,
autant que ma mémoire peut me le retracer.


« Je vois que l'assemblée ne m'accueilIe
« point avec faveur; je serai court, et mon
« langage sera si clair, que le journalier que.
« voici devant moi, en sarrau de toile, ne
« perdra aucune de mes paroles, et les trans-
ti. mettra, je l' espere, a ses enfans. De toutes




LETTRES


ce parts j'entends réclamer la réforme par-
ee le,taire, comme l'unique remede aux
ce maWX que vous endurez. Mais queIs sont
« donc les premiers qui aient proclamé cette
(e vérité? Quels sont, si ce n'est les radi-
ee caux, ceux qui , depuis plus de vingt ans,
« ont revendiqué pour le peuple anglais
« les droits dont une arrogante aristocratie
« le dépouille ? Et quel a été notre salaire ?
« nous avons été insultés, bannis, empri-
« sonnés; le sang des meilleurs citoyens de
« l' Angleterre a été répandu dans les plaines
« de Manchester ; moi-meme , je me suis vu
(e forcé de fuir ma patrie, et d'aIler cher-
({ cher un asile au-dela de l'Océan. Je rentre
({ dans mes foyers, et que vois-je? Les grands
« seigneurs de ce comté viennent eux-memes
(e vous proposer cette réforme que, ré-
« cemment encare, ils traitaient de crimi-
« nene chimere . .le serai juste envers vous,
« messieurs les whigs, je conviendrai que
(e vos ancetres out bien mérité de J'Angle-




SUR L'ANGLETERRE. 2.q5
« ter re , au temps de la révolution; je con-
« viendrai meme que vous etes moins en-
« nemis des libertés de votre pays que les
« gens de cour et les usuriers, qui s'enri-
« chissent a preter a gros intéret de quoi
« suffire a de folles dépenses et a des guerres
(e iniques. Mais que m'importe, si vous ne
« cessez pas de profiter de la corruption
c( que vous semblez combattre? Que m'im-
« porte, si, en prechant la réforme, vous
« conservez vos bourgs pourris, sous pré-
(; texte qu'il ne serait pas sage d'y re-
« noncer, tant que les torys conservent les
« leurs? Ce honteux trafic a duré trop
« long-temps. Le moment est venu de vous
(e parler un langage plus sévere, et vous
« allez l' entendre de ma bouche : résignez-
« vous, sans plus tarder , au saérifice de vos
« bourgs, ou préparez-vous au sacrifice de
({ vos chateaux et de vos fortunes. »


Pendant un semblable exorde, des col-
porteurs, répandus sur divers points de la




LETTRES


place publique, agitaient auloin d'immesnes
écriteaux,véritables oriflammes du radica-
lisme, ou les diverses brochures de Cobbett
étaie~t recornmandées a l'attention popu-
laire. Un murmure sourd annonce a l'ora-
teur que ses paroles font impression; iI
profite habilement de la disposition des
esprits; iI parcourt les différens abus du
systeme aristoeratique, dans l'état et dans
l'église; puis, revenant a un ton plus mo-
déré, il propose, eomme amendement a
l'adresse, une réduction de la dette pu-
blique, fondée sur ce'qu'il est juste de faire
participer les rentiers a la réduction que
toutes les autres c1asses de cítoyens ont subie
dans Iem.'s revenus, soít par la baisse du
prix des grains, soít par la reprise des
paiemens en numéraire.


A Cobbett succéda un autre orateur du
meme bord, qu'on me dít etre un huissier-
priseur de Rochester, et qui, sans correc-
tion de Jangage, mais non sans verve et




SUR L'ANGLETERRE. !¿47
san s connaissance de l'histoire politique de
son pays, développa l'amendement de son
chef de parti, et acheva d'entralner l'as-
semblée.


L'amendement de Cobbett n'était au fait
qu'une proposition de banqueroute mal
déguisée; mais, pour le démontrer d'une
maniere satisfaisante, iI fallait entrer dans
des considérátions d' économie poli tique peu
a la portée d'un auditoire mobile et impa-
tiento D'ailleurs quelques whigs s'étaient un
peu écartés des vrais príncipes, dans une
discussion au parlement sur le meme sujet:
il en devenait peut-etre difficile pour leurs
amis de combattre vietorieusement la pro-
position des radicaux; leurs. efforts, pour
la repousser, furent done inutiles. L'amen-
dement passa a une forte majorité; et, pour
mieux eonstater son triomphe, Cobbett se
donna le mérite de la:isser reeommencer
deux fois l' épreuve du vote.


Voila done une victoire remportée par




LETTRES


le chef du parti jacobin, par ~n homme
dont tous les écrits ont une tendance sub-
versive et révolutionnaire! Et cette victoire
est remportée, non pas sur quelque mini s-
tériels obscurs, mais sur des whigs, sur
les propriétaires les plus considérables et
les plus justement respectés de la province.
Il les a menacés sur la place publique, au
milieu de la foule assemblée , de la perte de
leurs priviléges, et de la spoliation de leurs
fortunes; et il a obtenu la majorité. Com- /
ment ne pas croire que le pays est a la
veille d'une révolution? que le peuple va
se soulever ; que les classes pauvres vont se
précipiter sur les rangs élevés; que tout
l'édifice de l'aristocratie anglaise va s'é-
crouler avec fracas? Transportons par la
pensé e une semblable scene dans le voisi-
nage de Paris, et faisons-nous, s'il est pos-
sible, une juste idée des terreurs du gou-
vernement. Que d'agens de police, que de
gendarmes, que de troupes en mouvement! .




SUR L' ANGI.ETERRE. 249
Trop heureux cent fois, si quelque soldat
stupidement féroce ne venait pas, certain
de l'impunité, faire feu sur le peuple, sans
autre autorité que son caprice!


Rien de pareil en Angleterre , a moins des
troubles·les plus graves; point de troupes,
point de gendarmes, point d'autres espions
que quelques tachygraphes, envoyant a la
hate leurs feuilles volantes au journaliste
qui les emploie. Apres une agitation de
quelques instans, tout rentre dans l'ordre;
et le peuple, satisfait d'avoir joui de ses
droits, se retire plus attaché que jamais au¡
institutions qui les garantissent.


e'est ce qui est arrivé a l'époque dont je
vous parle; apres quelques sucd~s passagers
de Cobbett , de Hunt et de leurs adhérens ,
le bon sens national a repris le dessus, et la
majorité est restée aux whigs dans les as-
semblées de cornté. J'ai vu moi-meme l'as-
semblée de Maidstone se séparer assez con-
ti d' . " h' h use . aVOlr ete entramee par un omme




LETTRES


dont le caractere et les opinions n'inspirent
aueune estime. Je suis retourné a Londres
avec les memes personnages que j'avais ac-
compagnés le matin; ils n'étaientpas l'objet
de moins dé témoignages de respect; rien
n'était changé; pas la moindre crainte sur
la stabilité des institutions et des fortunes ;
et dix mille hommes votant la banqueroute ,
a douze lieues de la capitale, n'avaient pas
meme oceasionné la plus légere variation
dans le cours des effets publics.


On aurait tort de conclure de la que
ltB .assemblées de comté soient de vaines eé-
rémonies, des especes de saturnales d'un
jour, sans conséquenee pour le lendemain.
Ces assemblées exercent une influence réelle
sur l' opinion des masses ; elles l' éclairen t et la
fortifient; elles entretiennent ehez le peu-
pIe anglais le sentiment de ses droits et de
sa force, sans lequel toutes les garanties
écrites deviendraient vaines; et ce serait un
homme d'état sans tact et sans prévoyanee,




SUR L'ANGLETERRE. 251


que eelui qui ne suivrait pas d'une oreille
attentive les vreux énoneés dan s ·des réu-
nions de ee genre.


Croyez-vous, me demandera-t-on peut-
etre, que les assemblées populaires pussent
etre introduites en Franee sans danger, et
que, pour ette vraiment utiles, elles n'exi-
gent pas un contrepoids áU5Si fórt que ce-
lui de l'aristocratie anglaise? eette ques-
ti~n est bien vaste et me mimerait trop
loin; mais ee que je erois du moins, c'est
qu'un ordre de choses qui permet au peu-
pIe de donner pleine earriere a son énergie
intellectuelle, d'épancher dans une discus-
sion vive, turbulente me me , cette surabon-
dance de vie qui se trouve chez les nations
comme chez les individus, je crois, dis-je,
qu'un tel ordre de choses est préférable a
celui ou l'activité humaine, comprimée par
le despotisme, ou genée par les pédantesques
niaiseries qu'on décore du nom d'adminis-
tration, n'a d'autrealternative que de gémir




J,ETTRES


sous le fardeau qui l'accable , ou de se frayer
une route sanglante, en renversant toutes
les barrieres sociales.


Plus un peuple a été long-temps emmail-
loté dans les langes de la police , plus, sans
doute, le premier exercice de sa liberté doit
etre entouré . de précautions; mals nous
n'en conclurons pas qu'il faille le laisser
croupir a jamais dans une servile apathie.




SUR L' ANGJ.ETERRE. 253


•• 11.'.0811 ••• 1I.' ••• '.e ••• II.C1.oe •••• '8 ••• Ii. iW ••• IiiII ........... , •••••


LETTRE XII.


Des attributions du Parlement.


APRES vous avoir parlé, dans mes der-
nieres lettres, de quelques unes des assem-
blées publiques de l'Angleterre, je me
trouve naturellement conduit a vous entre-
tenirdu Parlement; et, si je ne me trompe,
]e crOlS que, sans que nous en ayons en-
core rien dit ,vous en avez déja con<5u une
idée plus juste qu'on n'en a d'ordinaire sur
le continent. Le Parlement n'est en effet
qu'une assemblée publique, plus soIennelle
et plus puissante que les autres, mais qui
s'y rattache par mille liens divers, soit que
ron envisage sa composition, ses formes ou
ses attributions.


Dans les pays ou le gouvernement repré-
sentatif est d'importation nouvelle, et ou




LETTRES


une imitation plus ou moins défigurée de
la constitution anglaise, a été superposée a
la monarchie administrative, il Y a un vé-
ritable désaccord entre les débats parlemen-
taires et tout l' ensemble des institutions.
Au milieu d'un peuple privé de droits et de
mceurs publiques, le corps législatif se pré-
sente comme une es pece de chevalier er-
rant qui vient, chaque année, rompre une
lance avec le ministere. Quelques hommes
en place peuvent etre renversés dans le
tournoi; mais la session finie, tout rentre
dans la routine accoutumée. ·Ce n' est qu'un
mauvai~ moment a passer, et les ministres
croient faire merveille, lorsqu'en privant
les chambres de toute iIütiative, en leur re-
fusant les -renseignemens les plus indispen-
sables, sous prétexte de je ne sais quelle
prérogative de la couronne, ou de toute
autre fin de non recevoir, ils réduisent le
corps législatif a une véritable nullité.


Les ministres anglais ne sont pas des




SUR L'ANGLETERRE. 2.55
amans bien passionnés des Jibertés publi-
ques, mais ils sont moins novices que nos
gouvernans, en matiere de constitution;
Ieurs idées 80nt plus larges, et, loin d' er-
goter 8ur l' étendue des attributions du Par-
Iement, ils ne demandent pas mieux que
de se décharger sur lui d'une partie des
affaires d' administration, afin de diminuer
d'autant.leur responsabilité. Aussi voyons,..
nous que le nombre des actes législatifs a
été croissant rapidement depuis quarante
ans: de 1781 a 1791 ,JI était, en moyenne,
de 171 par session; de 1812 a 1822., iI s'est
élevé a 342; c'est juste le double, et des
lors il est encore alIé croissant.


Dans ce nombre, iI est vrai, sont com"
prises toutes les mesures d'intéret local ou
individuel, désignées sous le nom de pri~
vate bills) telles que des routes a tracer,
des canaux a ouvrir, des marais a dessé-
cher , des biens communaux a partager et
a enclore, etc. J'ai souvent entendu dire




LETTRES


sur le eontillent que des affaires de el
genre. étaient plus utilement plaeées entr,
les mains de l'administratioll qu'entreeelle
d?une assemblée délibérante, et je me sui


. quelquefois Iaissé aIler un peu légeremen
a le croire; mais la réflexion m'a ramené :
l'opinion contraire, qui sera partagée san
peine par tous ceu,x qui ont eu le malheu
de parcourir l'interminable filiere des bu
reaux ministériels et du conseil d' état, soi
pour une eoncession de mines, soit pou
un cours d'eau, soit pour une entrepris
quelconque d' asriculture, de commerce
ou d'industrie.


Lorsqu'une question d'intéret partiel es
soumise au Parlement, elle y arrive déj:
élaborée par la discussion sur les lieux
soit entre les juges de paix, aux quarter
sessions, soit entre les divers intéressés réu
nis en assemblée pour cet objet spécial. Le
comités de la chambre des communes aux
quels la question est renvoyée, ne man




SUR L'ÁNGLETERRE. 257
quent jamais de re~lfermer un ou plu-
sieurs membres qui sont au fait de tou-
tes les circonstances' locales. S'éUwe-t-il
quelque difficulté , les comités ont tout pou-
voir pour faire accourir a l'instant des ex-
trémités de l'Angleterre des témoins et des
experts dont l'interrogatoire , rendu public
par l'ilñpression, ne laisse pas l'ombre d'un


. doute sur les divers points qu'il importe
d'élucider.


Une telle marche est a la fois la plus
rapide, et ceHe qui offre le plus de ga-
ranties contre tous les genres d'abus. Car
si un grand nombre de bilIs. sont adoptés
avee une promptit~de surprenante pour
ceux qui ne connaissent du Parlement que
les discussions publiques, et n'ont pas étu-
dié le travail intérieur des comités, e' est
que les Chambres sont certaines que ces
bilIs, avant de leur etre soumis en dernier
ressort, ont été l'objet d'un mur examen,
et que, avares de leur temps, elles ne veu-


1'7 ,




LETTRES


lent pas le perdre en vaines formalités
Mais si quelque droit se trouvait lésé, s
on soup<5onnait quelque erreur ou quelqu
eonnivenee eoupable, les memes bilIs de·
viendraient l'objet d'un débat aussi lon~
et aussi animé que les plus graves intéreti
de I'État.


Mon but, au reste, ne saurait etre d' en
trer avee vous dans le détail des travam
et des pouvoirs de la ehambre des eom-
munes. Mais .le erois essentiel de vous rapo
peler que ses attributions, loin d'etrt
renfermées dans de certaines limites légis-
latives invariablement fixées, s'étenden1
réellement a toutes les affaires, a tous le~
intérets ou son intervention peut deveniI
utile; et cela, depuis les questions de pai:x
et de guerre jusqu'a l'entretien d'un che-
min vicinal; depuis les droits de Ja cou-
ronne et l'administration de la liste civil€
jusqu'au maniement des deniers d'une pa-
Toisse de campagne. En effet, si quel-




SUR I:ANGLETERRE. 259
ques publicistes prétendentque la Chambre
des Cornmunes représente, excIusivernent,
ainsi que son nom l'indique, les communes
qui l'ont élue, d'autres,au contraire, et ce
sont ceux dont }' opinion a le plus de poids,
soutiennent qu' elle représente virtuelJement
I'universalité des, intérets de I'État, ceux
de la couronne et de la pairie, tout aussi
bien que cenx du peuple. ce The Parliament
« moderateth the kin/( S prerogatilJe, and
(e nothing grows to abuse but this Iwuse has
(e power to treat of it .. le Parlement est le
« modérateur de la prérogative royal e , et
« rien ne dégénere en abus sans que cette
« Chambre (la Chambre des Communes) ait
ce le pouvoir de, s'enoccuper.)) Telle était
la -doctrine constitutionnelle qui était po-
sée en principe, des le regne de Henri III ,
et qui aujourd'hui a pris racine dan s tous
les esprits.


Le Parlement est le grand conseil du roi
et de la nation; iI ne discute pas seule-




LETTRES


ment le~ questions législatives, mais i1 fai
les affaires du pays; et, sous ce rapport
il n' est que le régulateur supreme de tou
les .autres corps poli tiques , de toutes le
associations qui s'occupent des intérets d
tout ou partie de la communauté. Ces assc
ciations renfermant, pour la plupart, dan
leur sein, des membres de l'une et l'autr
~hambre, il na!t de la une foule de raI
ports naturels et journaliers, entre 1
Parlement et les différens corps de l'Étal


S'agit-il des affaires d'une province 01
d'une ville? les débats du Parlement s


. rattachent aux vamx publiquement émi
dans les assemblées de comté ou dans lE
conseils communaux. S'agit-il des intéret
du commerce ou· des manufactures? le
délibérations de la Chambre des COmmUI)E
sont intimement liées a ceHes des grandE
corporations mercantiles et industrielle~
S'agit-il de questions d'humanité et de ph
lanthropie jI les décisions législatives se COI




SUR L'ANGLETERRE. 261


fondent, {lour ainsi dire, dans les travaux
des diverses sociétés bienfaisantes qui, san s
autre mobile que la religion et la charité,
travaillent a la suppression de l'affreuse
traite des negres, a l'abolition de l'escla-
vage colonial, a la réforme des prisons et
des hopitaux, ou a l'amélioration des
écoles. En un mot, le Parlement n' est que
le primus inter pares, au milieu de ces in-
nombrables corps délibérans qui font la
vie et ]a force du pays.


Cette maniere toute pratique d' envisager
l'action du pouvoir législatif en Angleterre ,
est importante, etjela recommandea votre
attention, paree que vous y trouverez la
meilleure solutionde la question un peu
oiseuse de l' omnipotence parlementaire.


Si vous supposez d'une part un corps lé-
gislatif investí de la toute-puissaI~ce, et de
l'autre une nation privée de droits, privée
de garanties, privée de la faculté d'agir
journellement sur la direction de ses af-




LETTRES


faires, et attribuant a priori un pouvo
supreme et sans réserve au seul corps po
tique sur la composition duquel elle puis



exercer quelque influence , un tel contras
se présente san s doute d'une maniere eh
quante.


On se figure a l'instant le systeme élt=
tOf.al perverti par la force ou par l'i
trigue, et les plus ehers intérets de chaql
citoyen a la merci d'une majorité asserv
Des lors une défiance naturelle s'empa
de tous les esprits; on s' efforee de lier ]
députés par des mandats spéeiaux; on
réserve de certains droits , Iors me me qu'(
n'a aucun moyen de les défendre; on fi
au corps Iégislatif des barrieres qu'il 1
est interdit de franchir, comme si une 1
reille interdiction n'était pas illusoire,
que la souveraineté de fait n'appartint p
nécessairement a la majorité législative·, ~
puyée de la force matérielle du gouverr
ment; on réclame l'immutabilité de ('~




SUR L'ANGLETERRE. 263
tains articles constitutionnels , comme si la
durée perpétuelle d'uneinstitution humaine
était compatible avec la nature de l'homme
et de la société. Pourquoi? C'est que la na-
tion se sentant désarmée et sans force, a
. besoin de se rattacher a quelque chose de
stable , et qu'a défaut de garanties vivantes
et positives, elle se· eonfie superstitieuse-
ment a la lettre morte de quelque déclara-
ration de príncipes dépourvue de toute
sanction.


Supposez au contraire une nation gérant
elle-meme ses affaires, toujours armée pour
la défense de ses libertés, veillant jour et
nuit a ses propres intérets, parlant, agis- .
sant, élisant ses magistrats, intervenant de
mille manieres dans l'administration de la
justice et dans le gouvernement de l'Éta~,
prete a tous les sacrifices, pour soutenir
des priviléges politiques qui sont devenus
comme un élément nécessaire de la vie de
chaque citoyen; des ]ors la these est entie-




rement changée. Le corps législatif n'est
plus un etre a part, isolé de la nation; il
est aü contraire l' émanation naturelle d'une
société dont chaque membre sait fort bien
quels sont les droits dont il ne se dessaisi-
rait a aucun prix, et ceux que par con-
séquent il doit respecter dans ses conci-
toyens. L'omnipotence parlementaire n'a
~ésormaís plus rien d' effrayant.


La nation, en reconnaissant que la sou-
veraineté doit résider quelque part, et
qu'elle est plus utilement placée entre
les mains du parlement quepartout ailleurs,
est bien loin pour cela d'abdiquer ses pré-
rogatives inaliénables. Si elle se met en
tutelle, c'est comme Henri IV, avec l'épée
au coté; et elle ne renonce point a ce droit
fondamental de résistance, dont, suivant
la belle expression de J\'L Fox, il est a dé-
sirer que les peuples se souviennent rare-
ment, mais les rois toujours.


La souveraineté parlementaire ainsi con-




SUR L'ANGLETERRE. 265
<,;ue, n'est au fait que la souverailleté du
peuple, sortie du domaine de l'abstraction
pour entrer dans celui de la realité: ou
plutot, elle est l'irnage terrestre de eette
souveraineté de la raison a laquelle les
hornrnes rendent hornmage, lorsque, par
une eonvention salutaire, ils donnent force
de loi a l'opinion de la majorité, pourvu
que eette opinion se légitime, en subissant
l' épreuve d'une libre et publique diseus-
SlOn.




LETTRES


LETTRE XIII.


De la composition de la Chambre des
Communes.


ON a tant écrit sur la hizarrerie du sys-
teme électoral de I'Angleterre, que je n'a-
.buserai point de votre temps, en entrant
dans beaucoup de détails a cet égard. 1/at-
taquer par des raisonnemens généraux est
une ceuvre facile, ou l'on n'a d'autre écueil
a éviter que les lieux cornmuns. En prendre
la défense, et chercher a rattacher a des
théories ingénieuses des résultats qu'au-
cune théorie ne pouvait prévoir et qu'au-
cune théorie ne saurait reproduire, e'est
une entreprise qui peut paraltre séduisante
a de certains esprits , mais qui tient de trop
pres a l'amour du paradoxe. le me bor-
nerai done a prenrh'e les choses telles




SUR L'ANGLETERRE. 267
qu'elles sont, et a vous donner sur la COIll-
position du parlement quelques notions
bien in completes sans doute, mais plus
pratiques que celles qui ont généralement
cours parmi nous.


Les élections anglaises peuvent se ranger
sous quatre classes.


1°. Les comtés.
2°. Les grandes vi11es ou le vote est po-


pulaire.
3°. Les petites villes ou le droit électoral


appartient a une corporation.
4 0. Les bourgs clos (close boroughs) ,


expression plus générale que celle de bourgs
pourris, ou plutot vermoulus, qui s'ap-
plique spécialement a ceux dont les élec-
teurs ont peu a peu disparu, et ou le droit
d'élire est devenu une propriété privée.


Non seulement cesdifférens genres d'é-
lection ont des caracteres distincts, mais
chaque classe prise a part offre encore
plus d'une variété.




LETTRES


C'est dans les élections de eomté que S{
développent a la foís tout l'éclat de l'arista
cratie et toute l'énergie politique du peuph
anglais. La richesse et l'importanee de!
candid~t.s, le nombre et la qualité des élee
teurs, la publicité du vote, la lutte activ4
des partis, la solennité du triomphe, tou
concourt a donner a ces élections un ca,
ractere éminemment national. Aussi I'hon
neur de représenter sa provinee est-il 14
plus haut ob,jet de l'ambition des grand!
propriétaires; et, quoique les membres d4
comté n'aient aucnne prérogative dan s 1,
Cha.mbre des Communes, quoique leUJ
voix ne compte pas plus que eeHe de leur!
collegues, cependant la nature meme di
lenr élection, et la grande masse d'intérih
qn'ils représentent, leur donnent une pré
pondérance naturelle et légitime. Telle Ol
telle question pourra bien etre décidél
contre leur avis; mais une admillistratiOl
qui serait habitueJlemellt en llltte avec 1;




SUR L'ANGLETERRE.


ma.iorité des membres de comté aurait
peine a se soutenir, meme a l'aide ~ne
assez grande supériorité numérique des
autres votes.


L d ' , , t A . es epenses enormes qu en rame une
élection 'de comté, restreígnent le nombre
de ceux qui peuvent y aspirer l. Ce sont
ordinairement les fils et les parens des plus
riches pairs du royaume, ou des gentils-
hornmes dont les farnilles ont de vieilles
racmes dan s le comté, et sont, pour ainsi


1 Les frais les plus eonsidérables sont eeux qn'en-
trainent les voyages des éleeteurs non résidens, que les
eandidats sont souvent obligés d' amene¡> de loin et a grand'-
peine sur le ehamp de bataille. Les mItres objets de dé-
pense sont les puhlieations de eireulaires e't d'annonees
dans les journaux, les honoraires des gens de loi, la con-
struction des Itustings, les bannieres, les rubans, la mu-
sique, les festins apres l' éleetion, cte., cte. '. sans parlcl'
de ces gratifieations que, par euphémisme, je ne dési-
signerai point sous un autre nom. (Voyez a eet égard plu-
sieurs articles de la Revuc' d'Édimbourg, en partieulier
celui de jllillet 1812, et l'éerit tres distingué de M. Cottu,
s~r l' Aminútration de la justice criminclle en Angleterre.',




LETTRES


dire, identifiées avec ses intérets. L'in
flu~ de ces gentilshommes repose mem
peut-etre sur des bases plus solides qu
ceHe de la haute aristocratie. J' en connai
qui ont remporté les victoires les plus s
gnalées sur des concurrens qui leur étaier
supérieurs par leur rang et par leur fOl
tune territoriale dans le comté meme, ma
qui ne jouissaient pas d'autant d'estime t
de confiance.


Si les élections sont pour les hommt
graves un des premiers devoirs et des prl
miers intérets de la vie publique, elles de
viennent quelquefois pour les hommes fr
voles un objet de mode , comm61 une loge
I'Opéra ou un pari a New-Market. Mais
est rare que ces prétentions ne viennent p~
échouer devant le hon sens des électeur~
et qu'elles aient d'autre résultat que d
folles dépenses.


En général les frais d'une élection SOl
d'autant moins considérables que le cal




SllR L'ANGLETERRE. 271


didat est plus populaire, et jouit de plus
de considération personnelle. On voit dans
ce cas maint électeur payer de sa propre
bourse les voyages et les dépenses dont
il se croirait en droit d'etre défrayé dans
toute autre circonstance, et des souscrip-
tions suppléent aux ressources pécuniaires
du candidat que l'opinion publique favo-
rise. e' est ainsi que Wilberforce a long-
temps représenté le comté de Yorkshire;
c'est ainsi que, dan s le Westmoreland,
Brollgham parviendra tot ou tard a ébranler
la dynastie jus-qu'ici absolue des Lowther.


- Les élections contestées sont nécessaire-
ment beaucoup plus dispendieusesque celles
ou les candidats n'ont a Iuttet contre aucun
adversaire, et lesfrais s'élevent d'autant plus
haut que les concurrens sont plus redoll-
tables. l/une des dernieres élections de lord
Milton, pour le York~hire, n'a pas conté
moins de 120,000 liv. ster1. Vous serez sans
doute surpris d'une telle somme; mais vous





LETTRES


ne le serez pas moins de la maniere dOI
11 " , e e a ete payee.


Le comte de Fitzwilliam, pere de lor
Milton, est peut-etre, de tous les grane
noms de l'aristocratie, celui qui 'brille d
l'éclat le plus puro Jl n'est pas un jour d
sa longue carriere qui n'ait été marql
par quelque acte de justice, de patriotisrr
ou debonté ;pas un ou iI n'ait fait d
son immense fortune l'usage le plus gént
reux et le plus éclairé. Le ministere de lor
CastIereagh n'a peut-etre jamais encour
plus de blame en Angleterre que lorsqm
bravant toutes les convenances morales,
a privé le comte de Fitzwilliam du gOl
vernement du comté de Yorkshire. Ma
ne nous jetons pas dans cette digression.


L'élection de lord Milton glorieusemer
terminée, il falIait en payer les frais. Un mt
moire de 120,000 liv. sterl. (trois millions
ne laissait pas que d'etre' considérabl<:
meme pour les plus grandes fortunes d




SUR L'ANGLETERRE. 273
l'Angleterre; mais la difficulté fut bientot
Ievée. Tandis que lord Fitzwilliam s'occu-
pait des moyens d'acquitter la dette de son
fils, ses fermiers, pleins d'affection pour
leur vieux maltre, comme d'attachement
aux libertés publiques, dont sa famille est
un des appuis héréditaires, se réunirent
d'eux-memes, et s'engagerent d'un aecord
unanime a payer tous les frais de l' élection.
JIs ouvrirent a l'instant une souscription,
et le produit en ayant dépassé la dette
énorme dont ils s'étaient ehargés, l'excé-
dant fut eonsacré par eux a élever dans le
pare de vVentworth un monument de la
victoire éleetorale a laquelle ils avaient eon- .
eouru. En retour de cette générosité pa-
triotique, ils ne demanderent que l'assu-
rance qu'on ue hausserait pas leurs baux
pendant un certain nombre d'années.lVIais.
cette eondition meme était bien superflue
avee mí hom~e tel que lord Fitzwilliam;
caronm'a assuré que des lorsil avait réduit


18




LETTRES .


volontairemellt J'un tiers le prix de tou::; ses
fermages, que la baisse des grains rendait
peut-etre trop onéreux; et, en meme temps,
voulant compenser la diminutioll de revenu
qu'il s'imposait par cet acte de générosité, íI
a ouvert un nouveau canal, qui est a la fois
un bienfait pour le pays et une source de
richesse pour lui-meme.


Qu'apres de pareils traits on attaque
encore la prépondérance de l'aristocratie
anglaise, cela se peut; je dirai meme que
cela se doit: mais qu'on ne luí fasse pas du
moins l'injure d'appeler du meme nom les
prétentions de quelques gentilliltres, ou
les vanités de quelques com;tisans.


Sur les quarante comtés de l' Angleterre ,.
qui envoient chacun deux chevaliers a la
Chambre des Communes, il yen a aujour-
d'hui neuf ou la députation est ministé-
rielle, cinq 011 elle vote avec I'opposition,
et vingt-six ou les deux influences se balan-
eent, et 011 la députation est partagée entre




sun L'ANGI,ETEllllE. 275
les torys et les whigs; en sorte que des
quatre-vingts députés de comté, trente-six
votent avec l' opposition, et quarante-quatre
avec le ministere. Cette proportion est,
comme vous voyez, beaucoup plus avan-
tageuse a l'opposition que ceBe qui se dé-
duirait de la généralité des élections. Faut-iI
attribuer ce résultat a ce que, dan s la haute
aristocratie, les whigs ont une supériorité
marquée de fortune, d'influence et de
talent; ou devons-nous croire simplement
que les élections de comté sont l'image
HdeIe de l'opinion des masses? C'est ce
que je n'oserais décider.


Les douze comtés du pays de Galles sont
représentés par douze députés, dont neuf
votent avec le ministere et trois avec 1'0p-
position.


Je ne vous parle pas des élections de
l'Écosse, qui sont illusoires, ni de ceHes
de la malheureuse Irlande, que l'on peut a
peine eomprendre dans la sphere de la
constitution anglaise.




LETTUES


Les élections de comté, ainsi que nous
venons de le voir, appartiennent a la fois
aux irítérets agricoles et a l'influence de la
haute aristocratie. Le caractere républicain
prédomine, au contraire, dans les élections
des grandes villes; et cela pour deux rai-
sons: d'abord parce qu'il existe une alliance
naturelle entre les idées démocratiques et
les intérets du commerce et de l'industrie;
ensuite, parce que la presque universalité
de la population participe a des éleetions
de ce genre. En effet, dans. plus d'une
ville, la capacité électorale n'est pas attri-
buée aux seuls franes-tenanciers, ene ap-
partient encore a tout individu payant une
contribution- quelconque (scot and lot);
on peut meme dire a toute personne qui
n' est pas assistée par la taxe des pauvres.
En un mot, c'est le peuple entier exer<;;ant
ses droits, eomme dans Rome ou dans
Athenes; et, par un contraste qu'on ne
peut assez remarquer, le meme pays et le
meme temps offrent ]e rapprochement




SUR L'ANGLETERRE. 277
unique de la démoeratie des républiques
aneiennes, de la féodalité du moyen age,
et des lumieres philosophiques de la civili-
sation moderne.


C'est sur la place publique, e'est au
milieu des huées de la populace, que les
eandidats viennent conquérir les suffrages
par la franche profession de leurs sentimens
poli tiques , les capter par le eh arme de leur
éloquence, ou les entralner par la verve de
leurs saillies populaires. Nul n'imaginerait
déroger, en se conformant a eet usage. Je
ne vous parle pas de Fox, de l'homme du
peuple) faisant retentir la voix de la li-
berté au milieu de la foule assemblée dans
Westminster; mais Burke lui-meme, Burke,
le champion de l'aristocratie ,.a prononcé
peu de discours plus remarquables que ce-
lui qu'il a adressé au peuple de Bristol ,
réuni pour son élection.


Sir Samuel Romilly est , je erois, le seuJ
exemple d'un candidat qui, dans une élec-




tion de Westminster, ait été dispensé de
monter sur les· hustings, de haranguer le
peuple, et de subir les honneurs de la pro-
menade triomph(~]e (chairing), qui suc-
cede a l'élection. eette exception est dou-
blement honorable, et pour Romilly, et
pour les électeurs de Londres, qui ont su ne
pas attribuer ses refus a une froideur or-
gueilleuse, et discerner au contraire dans
la calme réserve de ce grand citoyen· un
sentiment plus énergique et plus vrai de la
dignité du peuple, que dans l'empresse-
ment qu'un autre aurait pu mettre a venir
chaque jour solliciter des voix et recueillir
les applaudissemens de la multitude.


On a souvent remarqué combien il est
étrange que dans un pays tel que l'Angle-
terre, quelques unes des principales villes
de manufactures ne soient pas représcntées
dans le parlement, et que, tandis qu'on
voit de chétifs bourgs de quelques centaines
d'habitans envoyer dellx députés ;\ 1"




,
SUB L ANGLETERBE. 279


Chambre des Communes, des cités impor-
tantes, telles que Manchester, Birmingham~
Leeds, Sheffield, n'aient pas meme le droit
d'en élire un seul. C'est Hl. en effet une
absúrde anomalie qui ne saurait tenir long-
temps contre les réclamations unanimes
des gens de bon sens. Toutefois, telle est,
en Angleterre meme, la supériorité de la
richesse agricole sur la richesse commer-
ciale et manufacturiere, qu'en 1814, sous
le régime de l'income-tax, l'impot sur les
profits du négoee et de l'industrie ne s'éle-
vait qu'a 2,800,000 liv. ster!., tandis que
)a taxe sur les revenus territoriaux en pro-
duisait plus de 7,700,000.


¡est done assez légitime que les intérets
agrieoles aient dans la représentation na-
tionale la meme prépondéranee que dans
la nation meme; et quoique ]a race des
gentilshommes campagnards ne soit pas
plus amie en Allglctcrre qu'ailleurs du per-
fectionnemcnt des institutions et dll pro-




LETTRES


gres dés lumieres, on ne saurait nier ce-
pendant qu' elle n'ait quelque droit a former
la base de la Chambre des Cornmunes. C' est
elle, en tant que représentant le statu quo,
que les partisans des innovations doivent
chercher a convaincre, et toute mesure qui
passerait sans avoir été comprise et adoptée
de la rnasse des propriétair~s foncie", n'au-
rait pas de véritables conditions de force
et de durée.




SUR L'ANGLETERRE. 2.81


LErTRE XIV.


Suite du meme sujeto


Nous nous sommes entretenus, dan s ma
derniere lettre, des élections publiques et
populaires des comtés et des grandes villes.
Il me reste maintenant a vous parler des
deux dernieres classes d'élections que je
vou.ai indiquées; ceHes des villes soumises
a l'influence d'une corporation, et ceHes
des bourgs elos, a la disposition d'une fa-
mille ou d'un individuo


Cette distinction, quoique fondée d'une
maniere générale, n'est pourtant pas d'une
exactitud e rigoureuse. Rien en Angleterre
ne se laisse soumettre a une cIassification
si méthodique. Je me plaignais ?-n jour a
un homme d'esprit des irrégularités sans
nombre de la langue anglaise. -- Vous vous




LETTRES


trompez, me répondit-il plaisamment, notre
langue est .tres réguliere; mais iI y a une
regle particuliere pour chaque moto -- Ce
qui est vrai du langage, ne rest pas moins
des différens faits de l'ordre social et poli-
tique. Quoiqu'ils soient liés entre eux par
de certains caracteres communs, il n'en est
guere qu'il né faille étudier séparément.


Ainsi I'on pourrait citer mainte ville ou
l'influen?e électorale se partage entre un
riche propriétaire et une petite aristocratie
bourgeoise qui lui vend ses suffrages par
une sorte de convention tacite et perma-
nente. De ce nombre sont la plupart de ces
quarante~quatre bourgs de Cornouaille, qui
depuis long-temps excitent le blame des
p~blicistes et les plaisanteries d. hommes
d'esprit, aussi-bien que les plaintes de la
population du comté meme, J'un des plus
fiers et des plus indépendans qu'il y ait en
A ngleterre.


Tdle aütl'e "ille qui ~ornpt(' plllsieurs




SUB L' ANGJ~ETEIIIIE. 283
centaines de votans, et ou le droit élec-
toral appartient indistinctement a tous les
contribua1fes , n' en est pas moins un bourg
dos, parce que des circonstances parti-
culii~res la mettent dans la dépendance ab-
solue d'un grand propriétaire. Telle autre,
au contraire, ou le droit électoral est con-
centré dalis une pe:tite corporation, ne re-
connait d'autre influence que ceHe de l'ar-
gent, et la députation en est accessible a
quiconqne vent payer le prix convenu.


e'est incontestablement dans les élections
de petites villes que la corruption est le plus
fréquente, je dirais presque le plus nalve.
Un des amis de Sheridan s'occupait de le
faire élire dans la ville de Hereford, autant
que je puis m' en souvenir; iI allait de mai-
son en maison, recueillant des promesses
de vote, et faisant tout ce travail prépara-
toire de la candidature, que l'on désigne en
anglais sous le nom de canlJass. Apres
avoir vanté le taJent de son ¡Ilustre ami J il




J,ETTRES


faisait valoir ses principes politiques, et
surtout son attachement a la doctrine de
la réforme parlementaire. - Ah! monsieur,
s'écrie un des électeurs en l'interrompant,
que vous avez bien raison, et que M. She-
ridan est un brave homme! Oui, certes,
le Parlement a besoin de réforme; qui le
sait mieux que nous? Depuis quelque temps,
le croiriez-vous, ces messieurs de la Cham-
bre des Communes sont devenus si avares,
que bientot les pauvres bourgeois ne pour-
ront plus vi"re , et qu'un honnete électeur
sera obIigé de donner son vote pour un
morceau de pain. -


Mais comment se fait-íI, me demande-
rez-vous peut-etre, qu'un systeme si patent
de corruption puisse se maintenir, en dé-
pit des Iois destinées a le réprimer, sons
l' empire de la publicité, et en présence d'une
opinion publique si sévere sur d'autres
points? A cela, je n'aí ríen a répondre, sí
ce n'est que c'est une biz;:¡rreric entre milI e ,




SUR L' ANGLETERRE. 285
et que, chez les peuples mcme les plus
avancés en liberté, les progres de la mo-
rale sont beaucoup plus lents dans l'ordre
politique que dans les relations privées.


Un défenseur acharné de tout ce qui
existe ajouterait peut-etre qu'il importe peu
que les éJections soient vénales, tant que
personne ne réclame , et que les choix tom-
bent sur des hommes dignes de siéger dans
le parlement; que, d'ailleurs,. des qu'il y a
plainte, des que la corruption peut ~tre
prouvée, la Chambre exclut de son sein le
député dont l'élection estattaquée, et punit
le bourg coupable par la privation de ses
franchises.


Nous avons vu en effet deux exemples
récens de ce ch:itiment mérité. Mais une
pareille procédure, instruite devant des
juges dont plusieurs n' ont pas de titres plus
Jégitimes que ceux de l'accusé, n'en reste
pas moins fort étrange.


Les bourgs soumis a une influence indí-




LETTRES


viduelle ou collective peuvent se ranger
sous trois catégories.


10. Ceux qui sont a vendre au plus of-
frant et dernier enchérisseur;


2°. Ceux qui peuvent etreachetés, mais
seulement par des candidats du meme partí
politique que le vendeur ;


3°. Ceux que les grands propriétaires
distribuent gratuitement a leurs parens, a
leurs amis, ou aux hommes de talent qui
peuvent donner de l'éc1at a leur cause.


Vous serez peut-etre bien aise, a cette
occasion, de pénétrer un peu avec moi dans
les secrets de la tactique ministérielle.


Parmi les propriétaires de bourgs iI en
est plusieurs qui, étant liés d' opinion ou
d'intérets avec le gouvernement, viennent
lui offr1r les voix qui leurappartiennent,
soit gratuitement, soit en échange d'un
certain nombre d' emplois publics a distri-
buer a leurs protégés, soit pour une somme
inférieure a ceHe qu'ils seraient en droit




sun L'ANGLETERRE.


d'atteudre de tout autre acheteur. Vous
eroirez sans peine que les ministres aeeueil-
lent et sollicitent avec empressementde
pareilles propositions. Cela fait, ils com-
meneent par assurer l'entrée gratuite de la
Chambre des Communes a eux-memes et
aux aeteurs qui doivent figurer dans leur
drame politique; puis ils revendent avec bé-
néfice, a des hommes riches de leur parti,
le reste des bourgs qu'ils ont accaparés, et
en rachetent d'autres avec les profits de ces
premieres reyentes.


George III, m'a-f-on assuré, ne man-
quait jamais de contribuer de quelques mil-
liers de livres sterling pris sur sa cassette,
pour alimenter ce petit commerce éleetoral.
n ne S'CIl est abstenu qu'en 1806, sous le
ministere de M. Fox, trouvant sans doute
que l'occasion était heIle pour faire des
économies, et que c'était bien assez de se
résigner a des ministres amis de la liberté,
sans chereher encore a augmenter leurin-
fluence.




LETTRES


Je m'attends, de votre part, a une ob
jection fort naturelle. Vous parlez, allez
vous me dire, de propriétaires de bourg~
d'hommes qui vendent, qui achetent, ql
donnent des places au Parlement. Ma:
quelque illusoires que soient de pareillc:
élections, les votans sont pourtant des etrc:
humains, des eréatures douées· d'intelli
gence et de libre arbitre. N'arrive-t-il j::
mais qu'ils aient un sentiment , une volonl
propre, et qu'ils repoussent les eandidal
qu'on veut leur imposer r


Cela arrive en effet, quoique raremenl
il en est de l'influenee électorale comme ¿
l'influence aristocratique en général : u
long usage I'a eonsacrée, et le peuple al
glais s'y soumet volontiers; mais e'est a •
condition seulement qu'on ne heurtera ]
de certains droits ni de certains sentirner
des convenances morales. Pour peu ql
l'on franchisse la ligne de ce qui lui para
légitime, on voit reparaltre toute sa fierl
et toute son indépendance native.




SUR L'ANGLETERRE. 289
Je pourrais vous eiter tel bourg, situé


dans le pare meme d'un grand seigneur,
dont tontes les maisons lui appartiennent,
et dont tous les votans, quoique dans sa
dépendanee presque absolue, n'en avaÍent
pas moins secoué le joug de son influence,
paree qu'ils désapprouvajent ses opinions et
sa eonduite. Ces me mes votans ont été rame-
nés sous l' allégeance de son suceesseur, par
la pente naturelle de leur respeet pour son
talent et pour ses vertus. D'autres grands
seigneurs, au eontraire, ne transmettront
point a leurs héritiers l'immense clientelle
qui est aujourd'hui soumise a toutes leurs
volontés politiques.


Vous voyez done que l' on eommettrait
une errenr en portant sur la question des
hourgs clos un jugement par trop absolu.
Cette question d'aiIleurs est soumise,
eomme toutes les autres, a l'empire de
l'opinion publique. TeI hourg obtiendrait
l'assentiment généraJ, en eherehant a se-


19




LETTRES


couer le j oug; tel autre, au contraire, en-
90urrait le blame, et ses tentatives seraient
considérées comme une es pece de rébel-
lion. En voici un exemple:


La ville de Peterborough est une de cenes
ou le droit de voter appartient a tous les
citoyens payant scpt and loto Elle a de six
a sept cents électeurs, plus par conséquent
que maint département de la France, et
pourtant ene est comptée parmi les bourgs
de lord Fitzwilliam, soit parce qu'elle est
située au milieu de ses terres, et que la
presque totalité des maisons luí appartient,
soit paree· qu'une longue suite d'actes de
bienveillance et de générosité l' ont attaehée
a la maison de Wentworth. Lors de la der-
niere éleetion, M. Scarlett fut le eandidat
présenté par lord Fitzwilliam aux électeurs
de Peterborough. Un tel ehoix, l'honneur
du barreau anglais, devait, a ce qu'il semble,
etre accueilli d'une voix unanime; cepen-
dant, contre toute attente, une opposition




,
SUR L ANGLETERRE. 291


se déclara. QueJques personnes entrepri-
rent de dOllner pour concurrent a M. Scar.
lett je ne sais quel homme obscur, dont
les talen s et le caractere étaient a mille lieues
de pouvoir soutenir le parallele. La victoire
ne fut pas difficiJe contre un pareil adver-
saire; néanmoins il y eut une espece de
lutte, et M. Scarlett crut devoir haranguer
le peuple du haut des hustings.


L'élection terminée, l'effervescence cal-
mée., les habitan s de Peterborough, ceux-
la surtout qui avaient été le plus prononcés
dans l'opposition, ne tarderent pas a con-
cevoir d~ l'inquiétude. Que ferait lord Fitz-
william? Hausserait-il le, prix des loyers?
Priverait-il la ville de telle ou telle conces-
sion gratuite ? En un mot, quelle vengeance
tirerait-il de l'insurrection P·Un sel)timent
de vengeance ne pouvait entrer dans une
ame aussi élevée que ceHe de lord Fitzwil-
liam. T outefois, le maintiell de son influence
éJectoraJe lui paraissait d'une trop grande




LETTRES


importance pOU!' qu'il crut pouvoir se dis-
pensel' de témoigncr son méeontentement.
Il éleva done de quelques S011S le péage d'un
canal voisin de la ville de Peterborough,
qu'íl avait eu la générosité de mai!ltenir
.lusqu'alors a un taux fort inferieur a eelui
de tous les autres canaux de l'Angleterre;
et eette légere augmentation de droits, qui
n'aurait peut - etre ja~ais eu líeu sans la
circonstance de .}' éleetion, produisit dans
sa fortune un aceroissement de plus de
:wO,ooo fr. de revenu. A peine la résolution
de lord Fitzwilliam fut-elle' connue, que la
ville lui envoya une députation pour le
prier de la révoquer; mais il n'y consentit
pas. « Messieurs, dit-il aux députés, en
« eherchant a repousser l'illustre candidat
« que .le vous présentais, vous avcz usé d'un
« droit incontestable, et que .le suis le pre-
« miel' a reconnaltre. En haussant le prix
« de mon canal, j'use a mon tour d'une
(f faculté légítime. 1'ant que nons serOJlS




SUR ~ANGLETERRE. 291
(( placés sur ]e terrain de la bienveillance
« mutuelle, je tacherai de ne pas res ter en
« aÍ"riere de bons offices; mais si vous vous
« renfermez dans le domaine rigoureux dn
(e droit, ne vous étonnez pas que je suive
(e votre exemple. ))


Que la prépondérance aristocratique soit
exorbitante dans les éleetions de l'Angle-
terre, e'est ee ql.le ,je ~ois impossible de
contester. Il est certain qu'aujourd'hui
meme la majorité de la Chambre des Corn-
rimpes est nommée par un corps électo-
raI qui ne s'éleve guere a plus de huit
mille personnes, dont la plupart sont dans
une dépendance presque absolue d' envi-
ron cent cinquante familles, soit du parti
ministériel, soit de l'opposition. Mais iI
n'est pas rnoins certain, que le nornhrt>
total des citoyens actj[" est plus considé-
rabIe en Ang]eterre que dans aucun autrt>
pays de 1'EllI'Ope i qUf' t011tes les classes dI!
peuple particjpeut aH momemcnt, a l'ill-




LETTRES


téret, a la vie, dont le libre exercice des
droits civiques est la source; et qu'a l'épo-
que solennelle des élections, il n'est pas un
esprit qui ne s'agite, pas un creur qui ne
batte pour le triomphe de sa cause. Com-
ment expliquer cett~ contradiction appa-
rente, si ce n'est par deux raisons fonda-
mentales, la publicité des votes et la diver-
sité des modes d' électiorr P


Cette diversité, loin d'etre un inconvé-
nient a mes yeux, me parait au contraire le
véritable remede des défauts qu'on peut re-
procher au systeme électoral o de l' Angle-
terreo Non seulement j'y vois l'image fidele
de tous ces contrastes de l'ordre socialdont
nous avoÍls si souvent parlé; mais j'y trouve
encore la ferme assurance qli'aucun homme
vraiment digne de siéger dans le sénat
n'en sera jamais exclu. C'est la une vérité
trop méconnue de ceux qui n'ont pas bien
étudié les faits. lIs voient des bizarreries,
des inj ustices, de ]a corruption dans ]e sy¡;,O"




SUR L'ANGJ"ETERRE. 295
teme électoral aujourd'hui en vigueur; ils
entendent dire qu'on en demande la ré-.
forme, et, par une conséquence assez na-
turelle, ils s'imaginent que beaucoup d'hom-
mes, appelés au Parlement par le vreu de
leurs concitoyens, en sont repoussés par
les vices d'un tel systeme. Il n'en est rien.
Non seulem.eFlt~n peut direquela Chambre
des "Commitlnes représente d'une maniere
assez équitable les opinions des divers


. partís; mais je ne craíns pas d'affirmer que
tout citoyen anglais, dont les talens et les
lumie:r:es méritent une place dans le Parle-
ment, est certain de l'obtenir, s'il la dé-o
sire, et de laconserver tant qu'il continuera
a se remire digne de l'estime publique.


Les intérets de l'agriculture, comme
ceux du commerce et de "l'industrie, les
vieilles habitudes, comme les idées nouvel-
les, sont assurés de trouver des organes. Le
défenseur des traditions aristocratiques,
l'ardent ami des innovations Jihérales}




LETTRES


l'homme spécial, dont l'activité est con~
.centrée sur un seul objet, le publiciste
philosophe qui embrasse d'un coup d'reil
impartiall'ensemble des intérets de la com~
munauté, tous ont leur place marquée d'a·
van ce dan s la chambre élective.


L'Amérique elle-meme, la sage et libre
Amérique n' off re pas a cet égard les memes
garanties que l' Angleterre. En effet, la con-
séquence nécessaire d'un systc~me uniforme
d' élections , lors meme qu'il est assis sur les
bases les plu~ rationnelles, est de donner a
la majorité, non pas seulement la prépon.
dérance qui lui est due, mais le pouvoir
absolu. Et l' on conc;¡oit aisément comment
telle aberration momentanée dans les opi-
niohs d'un peuple pourrait, tout aussi bien
que telle combinaison machiavélique dans
les mesures d 'un gouvernement, exclure de
la représentation nationale ces hommes,
les premiers de tous dans l' ordre intellec~
tuel, pour qui ]a recherche (le ]a vérité esf




,
SUR L ANGLETERRE. 297


Un besoin autant qu'un devoir, et qui sa-
vent se tenir au-dessus des passions popu-
laires, comme des séductions de l'autorité.
Or, les hommes'de cette espece, ceux qui
débutent dans la carriere, aussi bien que
ceux dont le nom s'est déja iIlustré, trou-
vent, dans la grande diversité des élee-
tions, et dans l'influence d'une 'aristoeratie
éclairée, la certitude de leur nomination.


C'est par eette influence que la plupart
des grands hommes de l'Angleterre sont
entrés pour la premiere fois au Parlement:
des amis puissans, discernant de bonne
heure des talens encore inconnus du pu-
blic , leur ont ouvert. une carriere qui, pen-
dant long-temps, peut-etre, serait restée
fermée pour eux, s'ils avaient été obligés
d'attendre que leur réputation eut conquis
les suffrages de leurs concitoyens. C'est par
cette meme influence qu'aujourd'hui en-
core les premiers orateurs de l'opposition,
Maekintosh ,Rrollgham, ScarJett, Aher-




LETTRES


cromby, etc. , siégent dans la Chainbre des
Communes; et l'on pourrait meme soute-
nir, sans tomber dans le paradoxe, que,
pour le bien général de l' Angleterre, il
est préférable qu'ils y siégent a ~e tltre,
que s'ils y avaient été portés par une élec-
tion de comté ou de grande ville. C'est par
la méditation ou par l':éloquenceque les
hommes supérieurs sont appelés a servir
leur patrie; et des rapports journaliers
avec un trop grand nombre de commet-
tans, absorberaient un temps précieux que
réclament des intérets d'un ordre plus élevé.
Ces détails d'affaires sont plus utilement
placés entre les mains de grands proprié-
taires, ,que la gestion meme de leur fortune
privée met en relation habituelle avec une
foule de citoyens, dont ils connaissent les
intérets, les vreux et les habitudes.


N' oublions pas ici une remarque es sen-
tielle; c'est que les meilleurs champions de
la cause rtu peuple, les véritables ínter-




SUR L' ANGLETERRE. 299
pretes de ses sentimens, ce ne sont pas des
députés sortis de son sein, mais des
hornmes qui, indépendans 'par leur fortufte
et par leur position sociale, se sentent
animés d'une ardeur généreuse pour la dé-
fensé des droits du faible, et d'une vive
sympathie pour les souffrances du pauvre.
C' est sir Francis Burdett, c~est M. Bennet,
ce sont des hommes issus des premieres fa-
mil1es de I'Angleterre, qui élevent la voix
avec le plus de ,force pour la défense de la
classe laborieuse; ce sont eux qui, au sein
meme de la Chambre élective, protégent de
pauvres journaliers contre les rigueurs d'un
maltre absolu, et qui couvrent jusqu'a de
malheureux ramoneurs, de l'égide toute-
puissante du Parlement. Un député pris
dans les rangs inférieurs de la société au-
rait-il la meme force, lors meme qu'il serait
porté a la Chambre par l'élection lé! plus
libre? Non sans doute.


L'exemple de la Suede est curieux en'




300 J.ET'fHES


ce point. Les paysans, comme 011 sait, y
forment un· ordre a part dans la repré-
stm.tation nationale, et c'est toujours des
paysans comme eux qu'ils sont tenus de
choisirpour députés a la diete. Qu'en ré-
sulte-t-il P C'est que, dépourvus de l'expé-
rience des affaires et du talent de la parole ,
leurs délégués se voient en quelque sorte for-
cés de voter de confiance avec la noblesse,
et de se laisser diriger par son influence;
tandis que des députés riches et écIairés as-
sureraient aux délibérations de leur ordre
l'indépendance de fait qui leur manque.


Ce qui importe au peuple, ce n'est pas
d'etre représenté dans telle ou telle pro-
portion numérique, ou par des hommes
plus ou moins rapproehés de la c1asse qui
les eh6isit, mais e'est que sa voix soit eu-
tendue; e'est surtout que quelques élec-
tions démocratiques, en réunissant de
grandes masses sur un seu] poillt, ]ui fas-
sent sentir su fcl/'re, "eL rappellent ;t eeHli..




SllR L'ANGLETERHE. 301


qui le gouverneut, qu'ils He le braveraient
pas impunément. Quant au plus ou moins
grand nombre des réunions de ce genre,
c'est une question que l'on peut trouver
secondaire. Le mouvement salutaire d'une
élection de Westminster n'est pas renfermé
dalls l'enceinte de la capitale; tout le peu-
pIe de la Grande-Bretagne en ressent la
vibration.


Ne me pretez pas pour cela, je vous prie,
"intention de défendre en príncipe la pré-
pondérance de l'élément aristocratique
dans les élections anglaises ; ríen n'est plus
Join de ma pensée. Mais, en prenant les
clToses telles qu'elles sont, il est juste d'en
présenter les avantages comme les incon-
véniens; et il est prudent de se mettre en
garde contre les gélléJ'aJités un peu' ban-·
nale~ qui ahondent de l'autre coté de la
question.


Vous serez peut-etre curieux de con-
naitre dalls queIle proportion les opinions
opposées se trouvent représentées par HU




302 LETTRES


systeme d' élections si bigarré. En voici le
tablea u , d'apres la composition actuelle de
la Chambre des Communes. Vous remar-
querez toutefois qu'un calcul de ce genre,
lors meme que les données en sont justes,
n'est pas susceptible d'une exactitude ma-
thématique, et que d'ailIeurs il est alltérieur
aux dernieres combinaisons ministérielles.


Aujourd'hui, en effet, toute c1assification
de la Chambre des Communes serait, en
quelque sorte, impossible. Plusieurs nuan-
ces se SOTIt coilfondues; plusieurs distinc-
tíons de partise sont effacées ;·et c'est un
tr¡:út fort honorable du caractere des whigs


• que l'empressement avec lequel ils ont en-
couragé l' administratíon par leurs suffra-
ges, des qu'ils l' ont vue disposée a adopter,
dans les questions éC9TIomiques surtout, une
marche plus conforme aux intéretsde


4


son


pays, comme aux principes universels de la
raIson.


Des si~ cent cinquante -huit membres
qui composent la Chambre des Commu1Jes,




SUR L'ANGLETERRE. 303
deux cents environ votent habituellement
avec 1'opposition; le reste appartient au
ministere, en y comprenant quinze ou vingt
voixneutres qui se portent d'un coté ou de
l'autre, suivant leur Gonviction, mais qui,
le plus souvent, soutiennent les mesures de
l'administration.


Si nous analysons maintenant les diffé-
rens genres d' élection, nous verrons que
sur quatre-vingt-douze députés des comtés
de l'Angleterre et du pays de GalJes,
cinquante-huit appartiennent au ministere ,
et quarante-deux a l' opposition.


Les villes et les bourgs fournissent quatre
cent vingt-un membres dont cent vingt-un
votent avec l' opposition.


Les élections de l'Écosse donnent trente-
cinq voix au ministere, et dix seulement a
l' opposition.


Enfin, sur les cent députés de l'Irlande ,
iI n'y en a pas moins de soixante-dix-neuf
qui sont soumis a l'influence du ministere.




304 LBTTRES
En réduisant ces diverses fractions au


meme dénominateur, on trouve les rapports
SUlvans:


ÉlectioD.s. Opposition. l\iinistere.


De comtés, dam l' Angle-
tene seule.......... 45 cmtiemcs. 55 centiemes.


DO. Dans l'Angleterre et le
et le pays de Galles.. . . 42 58


Des villes et bourgs, DO. . 31 69
De l'Écosse. . . • . . . . . . . . 22 78
De I'Irlande. . . . . . . . . . • 21 79


Vous remarquerez sans doute, d'apres
cette échelIe de proportion, que le rapport
du parti de l'opposition a 'celui du minis-
tere diminue rapidement a mesure que les
élections deviennent plus illusoires.


Deux calculs faits par lord John Russel
etlord Milton établissent que, si l'on range
les bourgs dans l'ordre de leur population,
le nombre des députés ministériels est en
raison inverse de celui des électeurs; en
sorte que, pour les bourgs au-dessous de
einq cents hahitans, le rapport du parti




SUR L 'ANGLETERRE. 305
minístériel a r opposition est de dix-neuf a
un, tandis qu?il n'est plus que de trois a
cinq dans les villes au - dessus de cinq
mille ames.


Ces calculs approchent de la vérité; mais
je crois qu'on aurait tort d'en conclure que
le résuItat immédiat d'une réforme parle-
mentaire fut un grand aceroissement du
partí whig dans la Chambre des Com-
munes. Cette réforme deviendrait sans
doute favorable a la cause de Ja liberté;
mais ce serait plutot en modifiant les rap-
ports des députés avee la nation, qu'en
ehangeant la eomposition meme de l'as-
semblée. Je reeommande eette idée fort
simple a votre sagaeité., paree qu'elle me
parait renfermer le vrai point de vue de ]a
question.


.20




306 I.ETTRES


LETTRE XV.


De la riforme parlementaire.


C'EST un faít digne de remarque, que
presque tous les grands hommes d' état de
l' Angleterre ont été plus ou m.oins parti-
sans de la réformeparlementaire.Wyndham
est, je erois, le seul qui se soit pronond
pour le maintien pur et simple des institu-
tions, ou pIutot des eoutumes existantes
et qui aít défendu hardiment la jouissancl
des bourgs dos, eomme un droit de pro-
priété. Burke a varié dans. l' expression dI
ses sentimens a eet égard. Du reste, san~
parler des temps de la république, noUl
voyons, a diverses époques et·a divers de-
grés, lord Clarendon, lord Chatnam , Pitt
Fox, ete. , réclamer le ehangement du sys
teme éleetoral. Et , sans doute, puisqu'apre¡




SUR L'ANGLETERRE.


s'etre relevé a la restauration, ce systeme
, .' 'b l' d' 1 d . n a pu etre e ran e es ors par es autorl-


tés si imposantes, et de si gra1J.ds talens,
iI faut croire que ses racines sont plus pro-
fondes qu'on ne pense communément.


Aussi voyons-nous que la question de la
réforme parlementaire, agitée avec bruit,
toutes les foisque qüelque circonstance ex-
traordinaire faÍt éprouver au peuple un
malaise général ou partiel, retombe dans
I'assoupissement aussitot que le bien-etre
renait. Et, parmi ceux-Ia meme qui s'en
occupent habituellement, iI n'y a guere
d'intermédiaire entre des utopies démago-
giques, et des modifications si timides,
qu'elles mériteht a peine le Dom de ré-
forme; preuve certaine que les idées et les
vceux n'ont encore ríen de bien fixe a cet
égard.


Vous avez souvent entendu parler des
radicaux, de leur influence sur l'esprit de
la populace, des efforts du gouvernement




30t) LETTRES
pour les étouffer, et vous avez pu croire
alternativement la monarchie menacée par
leurs succ~, ou la liberté compromise par
les mesures répressives dont ils ont été
l'objet.


Ceci mérite une explication. La réforme
radicale du Parlement a des avocats de
deux es peces fort différentes. Les uns sont
des orateurs subalternes qui peuvent bien
acquérir quelque importance en soulevant
les passions, dans des momens de trouble
ou de mécóntentement, mais dont l'ambi-
tion, dans les temps de calme intérieur, se
borne a colporter quelques lieux communs
de républicanisme, d'une réunion popu-
laire dans une autre, et a recueillir des
applaudissemens par une peinture gros-
siere, mais quelquefois vive et fidele des
abus de l'administration. Je vous en ai
donné un échantillon dans Cobbett, que
son talent d'écrivain met hors de pairo
Bunt et ses acolytes, ceux qui agissent de




SUR L' ANnLETERRE. 309
bonnefoi, eomme ceux que l'on peut soup-
~onner de quelque intelligenee secrete avec
le gouvernement, ne méritent pas que noUs
nous arretions a discuter leurs opinions.


Non raggioniam di lor, ma guarda e passa.


Mais iI est une autre cIasse de réforma-
teurs radicaux d'une toute autre portée d' es-
prit, d'une toute autre importance, et dont
je n'hésite pas a croire que l'influence fait
des progreso Je veux parJer de la nouveIle
écoIe politique de Bentham, éeole qui
compte dans son sein des publicistes in-
struits, des financiers exacts, des écono-
mistes du premier ordre , et qui, procédant
d'apres des principes nettement définis, a;
sur plusieurs de ses adversaires, l'avantage
que possooe une théorie complete, lors
meme qu'eIle serait erronée, sur l'explica-
tion isolée de faits qui ne sont rattachés a
aucun systeme.


La réputation de Bentham, comme Jé-
giste, ll'appartient roint f'xc1nsivement a




310 LETTRES


l'Angleterre; le continent peut en revendí-
quer SR part; car un interprete tel que Du-
mont est, en quelque sorte, un second in-
venteur.Mais cequi n'est pas généralement
connu, c'est qu'apres avoir, dan s sa jeu-
nesse, appliqué la prodigieuse force ana-
Iytique de son esprit a des démonstrations
de . jurisprudence, Bentham, redoublant
d' ardeur républicaine, a une époque ou
les idées d' ordre prédominent habituelle-
ment sur les sentimens de liberté, est de-
venu, sur ses vieux jours, le chef, on devrait
presque dire l'idole d'une secte politiqueo
Cette secte a pour dogme fondament~I l'in-
téret personneI, quelquefois déguisé sous.
le nom de principe d' utilité, et ne vise a
rien moins qu'a une refonte uniforme de
l' ordre poli tique , comme de la législation
civile et criminelle, dans le monde eptier.


Je ne puís songer, dans une ·correspon-
dance telle que la notre, a discuter philo-
sophíquement les príncipes moraux sur les~




SUR L'ANGLETERRE. 31 1


quels reposent les théories des disciples
de Bentham. Lors rru~me que cette tache
ne serait pas au-dessus de mes forces, ce
n' est point iei le lieu de l' entreprendre;
mais je crois devoir parcourir en peu de
mots, avee vous, la série de déductions
par laquelle ils arrivent a la réforme du sys-
teme électoral de l' Angleterre.


Le premier prineipe, disent - ¡ls, sur
lequel repose toute société, c'est que les
actions des hommes sont conformes a leurs
intérets. La satisfaetion de ces intérets est
le mobiIe qui les pousse au travail.


La soeiété la plus heureuse est done eelle
00. ehaque homme jouit de la plus grande
part possible du produit de son travail.
l\bis eomme tout homme livré a Iui-meme
poursuit la reeherehe de ses intérths aux
dépensde ses semblables,jusqu'au moment
00. iI est arreté par un intéret contraire, iJ
est néeessaire d' organiser une force eapabIe
d'empeeher l'intéret particulier d'empiéter




LETTRES


sur l'intéret général, ou, en d'autres ter-
mes, d'assurer le plus grand bonhem' du
plus grand nombre.


Tel est le but des gouvernemens. Le seul
gouvernement parfait, s'il était praticable,
serait la démoeratie pure , paree que, dans
ce eas, la société entiere veillerait a la pro-
teetion de ses propres intérets. Mais comme
dans une eommunauté dont chaque membre
serait eonstamment oceupé du soin des in-
térets de tous, personne ne pourrait ni
travailler, ni jouir du fruit de son travail,
la démocratie pure serait eontraire au but
meme de la réunion des hommes en société.


De la nait, pour la communauté, l'obli-
gation de déléguer les pouvoirs.


Mais, des que l' on confie des pouvoirs
quelconques a une portion quelconque de
la communauté, eette portion acquiert a
l'instant meme des désirs et des intérets
cQntraires a ceux du reste des citoyens; iI
f~Ult done se mettre en devoir de luí résister.




SUR L'ANGLETERRE. 313
lci se présente une objection sans ré-


plique. S'il est nécessaire, pour le bonheur
de la société, qu'elle se constitue en état
de résistance permanente a la minorité in-
vestie du pouvoir de gouverner, cette ré-
sistance de tous contre. quelques uns sera
d'autant plus facile, et la cOlÍdition de la
société sera d' autant meilleure que la mi-
norité gouvernante sera moins nombreuse.
L'oligarchie vaudra mieux que l'aristocra-
tie, et la monarchie absolue sera bien pré-
férable encore, puisque, dans ce cas, les
i;tér(~ts de tous n'auront a lutter que contre
les intérets d'un seul individuo Cette belle
conclusion, a laquelle Hobbes était déja
arrivé, ne laisse pas que de sembler étrange
a des publicistes qui prétendent, non sans
raison, a un ardent amour de la liberté;
aussi ne s'yarrt'hent-ils pas, taut en con-
venant qu'elIe est la conséquence logique
de leurs prémisses.


Apres avoir montré par des raisonne-




LETTRES


mens faciles a entrevoir, comment la dé-
mocratie, l'aristocratie et la monarchie
pures sont également impossibles a réaliser,
ils examinent si la réunion de ces trois
formes de gouvernement est praticable, et
ils se prononcent encore pour la négative.
Car si les póuvoirs sont égaux , ils seront en
état de guerre ; et s'ils &ont inégaux , le plus
fort ne tardera pas a anéantir le plus faible,
d' apres l' axiome consolant que chaque
homme, lorsqu'il n'est pas retenu par une
force majeure, poursuit indéfiniment l'ac-
complissement de ses désirs, au détrimeilt
de tous ses semblables.


La balance des pouvoirs n' est done
qu'une idée chimérique; et iI n'est pas vrai,
comme on l'a prétendu, que la constitution
anglaise soit un heureux mélange des trois
formes de gouvernement.


Mais s'il est impossible de mettre les
pouvoirs en équilibre , la communauté peut
du moins les contenir dans de certaines




SUR L'ANGLETERRE. 315
limites; et e'est le gouvernement représen-
tatif qui offre la soIution de ee probleme.


Toutefois l'assemblée éleetive, par eela
seul qu' elle formera un eorps a part dans
la nation, aequerra, ipso facto, des désirs
et des illtérets différens de eeux de la géné-
ralité des eitoyens : e'est un grand mal sans
doute; mais, étant ehargée de résister a
d'autres minorités puissantes, il faut bien
qu' elle soit investie de pouvoirs suffisans
pour que sa résistanee soít effieaee.


Ne pouvant diminuer l'intensité des pou-
voirs du eorps représentatif, on doit au
rnoins en réduire la durée, et les purifier
fréquemment a la SQuree d'une éleetion dé-
moeratique; afin de maintenir autant d'uni-
formité que possible entre les intérets des
députés et eeux de leurs commettans.


Les parlemens seront done annuels.
Mais, voiei une nouvelle difficulté. Si


l' on réélit habituellement les memes per-
sonnes, elles eonstitueront bientOt une




316 LETTRES
aristocratie de fait, dont les intérets de-
viendront opposés a ceux deIa cornrnunauté.
Si, au contraire, on est tenu de choisir
des hornrnes nouveaux, eomrne l'avaitvouIu
chez nous la constitutioIl de 1791, ces
hornrnes seront sans expérience des af-
faires, et le corps résistant se yerra privé
par la de la force qui lui est nécessaire.


Dans ce dilernrne, le bon sen s pratique ,
dont aucune théorie ne saurait dépouiller
entierernent des citoyens angIais, fait peu.L
cher la balance, et ron se décide pour la
rééIigibili té.


Mais par qui seront éIus les rnembres du
corps résistant? Ce corps devant, autant
que possible, avoir les memes intérets que
la comrnunauté , iI est évident qu'il ne doi~
pas etre élu par une minorité , vuisque toute
minorité a des intérets différens de ceux
de l' ensemble des citoyens. Il faut done
qu'ils sOlent nommés, 011 par la commu-
nanté meme , ou par des éleetenrs qui aient




,
SUR L ANGLETERRE.


les memes intérets que la eOffimunauté,
c'est-a-dire , en tout eas par la majorité des
citoyens.


lei, apres avoir si souvent établi que la
minorité eherehe toujours a opprimer la
majorité, on n'ose pas préeisément nier
que, par la meme raison, la majorité ne
puisse chercher aussi a opprimer le parti
le moins nombreux : mais voici cornment
on esquive l'objection.


En supposant que Ja majorité constitue
seule le corps gouvernant, et qu' elle soit
fort supérieure en nombre a la minorité ,
on trouve, par le caJeul réduit a ses plus
simples élémens, que l'intéret que pourrait
avoir cette majorité a l'établissement d'un
régime oppresseur, représenterait pour eh a-
eun de ses membres quelque chose de moins
que l'avantage d'opprimer un seul homme.
Si la majorité devenait double de la mino-
rité , le meme intédh ne représenterait plus
pour chaque citoyen actif que la moitié du




LETTRES


plaisir d'opprimer un de ses semblables; et
dans ce cas , les bienfaits d'un bon gouver-
nement, dont la jouissance est commune a
tous, l'emporteraient, chez les membres de
la majorité , sur les avantages des ~bus dont
ils auraient la jouissanee exclusive.


Voila l'argument dan s toute sa nalveté:
de peur de le dénaturer, j'ai emprunté
presque textuellement les paroles des or-
ganes officiels de la nouvelle secte; mais
vous n'exigerez pas que je les réfute.


Lorsque l'on raisonne dans le systeme de
la souveraineté du peuple, l'empire de la
majorité n'est que l'expressiond'unfait in-
contestable, eelui de la force du nombre;
et, eomme ce systeme reconnait dans eha-
que eitoyen des droits imprescriptibles, in-
hérens a la nature meme de l'homme, le
remede aux atteintes que la majorité vou-
drait porter a ces droits, se trouve dans la
faculté laissée a la minorité de se séparer,
et de former une communauté nOllvelJe.




SUR L'ANGLETERRE. 319
Lorsqu'on faít remonter la so"Uveraineté


asa véritable origine, lorsqu'on la dérive
de la source éternelle de la raison et dela
,justice, la soumission de tous aux lois vo-
tées par la majorité est un hommage rendu
au príncipe meme de la souveraineté; elle
présuppose une discussion libre, daDs la-
quelle les bonnes raisons l' ont emporté sur
les mauvaises.


Mais dans un systeme absolu de maté-
rialisme politique, ou l'on établit en prín-
cipe que chaque homme fera toujours ases
semblables tout le mal qu' on ne l' empechera
pas de Ieur filire; ou la corruption de la
,nature humaine, au lieu d' etre un motif de
confusion et d'humilité devant Dieu, de-
~nt la base me me sur laquelle on prétend
élever }'édifice-dela société;dans unsysteme,
en un mot, dont l'intéret personnel est le
dogme fondamental, aquel titre exigera-
t-on d'une minorité quelconque qu'elle se
soumette au vreu du plus grand nombre?




LETTRES


A quelle loí en appel1era-t-on pour l'y con-
traindre? Est-ce au droit naturel? On le
nie. Est-ce a la loi moral e ? On la sa~e par
ses fondemens. Est-ce a la loi rehgieuse?
On la met hors de cause par un silence
plus poli que respectueux.


Mais ne nous engageons pas dans cette
discussion, et revenons a la composition
du eorps éleetoral.


lei l'école se divise. Les plus hardis et
les plus conséquens réc1ament le suffrage
universel, sans excepter meme les femmes.
D'autres, plus timides, ou plus amis des
idées pratiques, apportent quelques restric-
tions a ce principe. Ils commencent par
exc1ure les femmes et les jeunes gens au-
dessous de vingt-un ans, en établissant
gratuitement que leurs intérets ne sau-
raient différer de ceux de leurs maris ou
de leurs parens. Quelques uns meme ne fe-
raient pas difficulté de restreindre le drüit
de voter allX hommes de quarallte ans , en




SUR L)ANGLETERRE. 321


supposant, plus gratuitement encore, que
ces hommes, ayant des peres et des enfans,
ne feraient que des lois avantageuses pour
tous les membres de la communauté, au-
des sus comme au-dessous de leur age. D'an-
tres enfin, et de ce nombre est le chef meme
de la secte, n'admettent a l'exercice des
droits politiques que les citoyens sachant
lire et écrire; mais les argumens sur lesquels
ils se fondent a cet égard, et que j'adopterais
volontiers, n'en sont pas moins in con sé-
quens a leurs príncipes fondamentaux.
Quant aux conditions pécuniaires, ils sont
assez généralement d'accord de les repous-
ser, d'apres ce raisonnement, qu'une con-
dition élevée établirait l'aristocratie, et
qu'un cens tres modique n' offrirait pas plus
de garantie que l'absence totale de con-
ditions.


Voila I'esquisse du systeme. Vous entre-
voyez mieux que moi combien iI serait aisé
de -le combattre, en attaquant, comme on


21




LETTRES


le doit, le principe moral sur lequel iI re-
pose. Mais la tache devient plus diffieilc,
lorsqu'on accorde les prémisses, et qu'on
ne conteste que les conséquences. De la
vient l'avantage qu'ont souvent les écrivains
de l' école de Bentham sur ceux des publi-
cistes anglais qui, en admettant le principe
de l'utilité, défendent la constitution de
leur pays, dans l'intéret meme du peuple.


Nous convenons, disent ceux-ci, que
l'utilité du plus grand nombre est le but
de toute institution poli tique ; mais nous
prétendons que les institutions actuelles
sont plus utiles a la majorité que Gelles
qui résulteraient· du suffrage universel.
Vous etes inconséquens, répondent les dis-
ciples de Bentham ;car, s'il est vrai que
les institutions dont vous prenez la défense
soient les plus utiJes a la majorité, la ma-
jorité ne manquera pas d' en demander le
maintien: qu'avez - vous done a redouter
d'une éleetion démoeratique? Si vous vous




SUR L'ANGLETERRE. 323
refusez a cette· épreuve, ne sommes-nous
pasendroit d'en conclure ou que vous vous
trompez, ou que vous etes de mauvaise foi?
Cette argumentation n'est certainement pas
sans quelque force. Mais pourquoi? Paree
que les adversaires de la politique de Ben-
tham ne remontent pas assez haut pour la
combattre; et que, d'apres les lois éter-
nelles de l' esprit humain, une doctrine,
meIhe erronée, lorsqu'elle est liée dan s son
ensemble, doit l'emporter sur l'absence de
doctrine.


L'exemple des États-Unis est la réponse
habituelle de Bentham et de ses disciples, a
ceux qui, par un motif quelconque, re-
poussent leurs innovations, comme dange-
reuses ou impraticables. Mais sont~ils en
droit de s'appuyer de cet exemple? C'est ce
dont je suis, pour ma part, d'autant mOins
disposé a convenir, que j'ai plus de respect
et d'admiration pour les États-Unis.


Libre, forte etheureuse, l' Amérique s' oc-




LETTRES


cupe peu de théories politrques; la démo-
cratie est son élément naturel; elle jouit
de la liberté sans contestation, comme de
l'air qu'elle respire, comme du vaste ter-
ritoire qui offre une carriere sans bornes a
l'activité courageuse de ses enfans. Mais
n' oublions pas que, préparée a la liberté
par les mreurs et par les lois de l' Angleterre,
lorsqu'elle a rompu le fil qui l'unissait a la
métropole, elle n'a point eu a refondréson
organisation sociale, d'apres tel ou tel prín-
cipe philosophique. Quand elle a réclamé
l'indépendance, quand elle l'a conquise par
une luUe sans pareille dans les annales du
monde, le dogme aride de l'utilité n'a point
été son étendard; je doute' qu'il fasse ja-
mais des héros. C' est au nom des droits de
l'homme qu'elIe a combattu; c'est le prin-
cipe de l~ souveraineté du peuple qui a
présidé a son organisation fédérale; en un
mot, ses doctrines politiques sont ·les me-
mes qu'a adoptées plustard l'Assemblée




SUR L'ANGLETERRE. 325
constituante. Et, bien que je les croie at-
taquables sur plus d'un point, a Dieu ne
plaise que je les confonde avec l'épicu-
réisme politique dont je vous ai signalé .
quelques traits.


L'école de Bentham n'a donc point de
droit a citer l'autorité des États-Unis a l'ap-
pui -le son systeme; mais en tant qu' el\e
recommande l'exemplede l'Amériqueal'at-
tention des publicistes et des hommes
d'état, en tant qu'elle combat les déplora-
bIes préjugés qui, sur ce point, sont encore
si communs en AngIeterre, elle fait un bien
réel auquel tous les hommes impartiaux
doivent rendre hommage.




LETTRES


•• I.O ••••• O.O ••••• I.I.QIii •••••••••• I.oal ••• I ....... ~ .... ~


LETTRE XVI.


Riforme parlementaire. - Suite de la pré-
cédente:


APRES 'VOUs avoir indiqué dans ma.der-
niere lettre les traits principaux du systeme
de Bentham, iI me resterait a vous parler..
des moyens d' exécution par lesquels iI se
propose de le mettre en vigueur ; mais vous
me dispenserez d' entrer dans beaucoup de
détails a cet égard, quand vous saurez que
le simple canevas de son projet de loi oc-
cupe plus de cinquante pages.


On retrouve dan s cet écrit quelques
traces de la sagacité énergique de son esprit,
a coté de conceptions extravagantes; mais
l'on est surtout frappé d'un contraste bi-
zarre entre cette confiance théorique pour
qui la refonte de l' ordre social semble n' etre




SlJR L'ANGLETERRE. 327
qu 'un .jen, et des préca,utions minutieuses
qui n'ont puetredictées que par une préoc-
cupation excessive des mreurs et des in-
stitutions de l' Angleterre; tant les esprits
les plus entreprenans sont dominés a leur
insu par le pOlIvoir de l'habitrtde.


Il est un point du systeme de' Bentham
sur lequel je dois pourtant appele~ votre
attention, paree qn'il coincide avec une
opinion malheureusement trop répandue
en Franee chez certains amis de la liberté;
opinion qui., tallt qu' elle ne sera pas dé-
truite, ne saurait permettre que nos insti-
tutions poli tiques acquierent aucune force,
aucune vie réelle. Aussi les amis du po~voir
se gardent-ils bien de la combattre, pour
peu qu'ils sOlent avisés sur leurs intérets.
Je veux parler du secret des votes.


L'électionauscrutin secretest une partie
essentielle du systeme' de Benthani, pour
deux raisons. D'une part, il redoute l'in-
fluence des supériorités sociales, ceHe des
propriétaires sur les fermiers, des maltres




LETTRES


sur les domestiques, des magistrats snr les
administrés. De l'autre, il veut épargner
aux citoyens la peine de se rendre an lieu
de l' élection, et leur rnénager la faculté
d'envoyer leurs votes cachetés, par la poste
ou autrement; car tont déplacement est
une perte de temps et une gene, et toute
gene répugne au principe de l'utilité.


A ceci il n'y a rien a répondre, si ce
n' est que tout peuple qui considere l' élec-
tion de ses représentans comme une charge
doit renoncer a la liberté. Si l' exercice de
vos droits civiques vous pese, s'il n'est pas
pour vous un bonheurautantqu'un devoir,'
s'il ne fait pas battre votre _cámr d'une
émotion généreuse, courbez la tete sous le
joug, vous ne manquerez pas de maitres
pour vous conduire; ou réfugiez-vous dans
le domaine des abstractions, étudiez les ma-
thématiques; mais n'ayez pas le vain espoir
de gouter les jouissances de la liberté:
multo majoris alapm veneunt.


JI est juste au reste de reconnaitre qu'iI




SUR L'ANGLETERRE. 329
Y a chez les disciples de Bentham une
heureuse inconséquence entre les doctrines
et les sentimens : car peu d'hommes ont
une ardeur plus Slincere pour la liberté, et
sont prets a y faire plus de sacrifices.


En réclamant le seCfet des votes, Bentham
ue se dissimule pas aquel point il est dif-
ficile de l' obtenir. Plusieurs de nos libéraux
se figurent bonnement qu'il suffit pour cela
d 'un article de loi et d'un grand écran de
carton entre -le président du colIége et
l'électeur qui vientécrire le nom d'un can-
didat. Ils se persuadent que tout est dit,
lorsqu'on est parvenu a glisser adroite-
ment son bulletin dans l'urne, sans que
personne ait pu le lire derriere VOtre éparue.
Mais Bentham, au milieu de ses utopies,
n'est pas si étranger aux notions pratiques.
Il sait par quels moyens innombrables on
peut s'assurer des votes avant, pendant et
apres I' élection; iI sait combien il est facile


, au pouvoir de rendre illusoires a cet égard




330 tETTRES
toutes les mesures législatives ; aussi auriez-
vous peine a croire toutes les préeautions
minutieuses auxquelles il a reeours ..


11 lui faut d'abord une boite secrete ou
seront déposés les 110ms des candidats.
Cette bolte sera semblable a une couche de
jardin; elle aura deux pieds de long, un
pied de large, quinie pouees de profon-
deur dans un sens, douze dan s un autre.
Une des faces sera éclairée par une plaque
de verre dépoli quí admettra le jour sans
Iaisser distinguer les objets; les faces laté-
rales seront percées d'un trou assez grand
pour y passer la main et l'avant-bras. La
face supérieure sera munie d'un petit verre
transparent qui permettra a l' électeur de
lireles noms des candídats inscrits d'avancc
sur des bulletins renfermés dans divers
compartimens. Ces bulletins seront com-
posés de deux morceaux de carton d' égale
grandeur, joints par une charniere ; le nom
du eandidat sera inserit sur un de ces car-




SUR L'ANGLETERRE. 331
tons, dont les surfaces extérieures seront
noires; en sorte que les deux cartons étant
superposés, il n'yaura pas moyen d'aper-
cevoir le nom écrit a l'intérieur.


Viennent ensuite une bOlte de fer-blanc ,
pour recevoir les bulletins, puis des plan-
ches stéréotypes, puis des affiches de toutes
couleurs, et je ne sais combien d'autres
puérilités dont le respect qu'inspire le nom
de Bentham aurait peine a vous empecher
de sourire.


Apres avoir élevé a grand'peine ce cha-
teau de cartes, iI ne se dissimule pas qu'un
souffie peut le renverser, et que rien n'est
plus faciJe que d' obtenir des électeurs la.
connaissance immédiate ou l'aveu détourné
de leur vote. Mais iI espere parer a cette
difficulté en !eur faisant signer une décla-
ration ainsi concue :


"


« J e promets solennellement de ne j amais
«( divulguer, de ne jamais faire connaltre,
({ directement ou indirectement ~ a qui que




LETTRES


« ce soit, puur ou contre quel candidat j'ai
« voté.


« Si aueune paro le m' était adressée, s'il
(e m'était fait une question ou un signe,
(e dan s la vue de connaltre mon vote, je
« considérerai eette question, cette parole
(e ou ·ce signe eomme des tentatives d'op-
(e preSSlOn.


(e J e déclare done parla présente, qu' étant
« plaeé sous le eoup d'une telle oppression,
ce on ne doit pas attaeher plus de eonfianee
« a rien de ee que je pourrais dire, qu'a la
« réponse que j' adresserais a un voleur de
« grand ehemin, ou a un aliéné, pour sau-
te: ver d'une destruetion immédiate ma vie
« ou eene d'une personne qui me serait
« ehere.


« Qu'importe, ajoute Ben~ham, ce que
(e dit un homme, si aueune de ses paroles
« ne peut faire impression sur l'esprit d'un
(e autre? Quand le vote d'un éleeteur n'est
« connn que de luí seul, il luí est non seu-




SUR L'ANGLETERRE. 333
«( lement facile de le tenir secret, mais ab-
« solument impossible d'en transmettre la
(e connaissance a qui que ce soit. Je puis
(e bien dire a M. un tel: j'ai voté pour
({ vous, et je suppose meme que ce soit
(e la vérité; mais comment ce M. un tel
(e saura-t-il que j'ai dit vrai? Il n'a pas
(e plus de moyen de s'en convaincre, qu'il
(e n'en auraitde discerner la vérité, si j'avais
(e affirmé le contraire. »


VoiIa de grandes pau~retés, me direz-
vous. Oui, sans doute; mais ce qui est sé-
rieux et fnneste, c'est le sophisme qu'elles
recelent; c'est I'idée de faire du mensonge
d'unepart, et de la méfiance de l'autre,


,les garanties d'une constitutiondémocra-
tique; c'est de croire qu'on puisse for-
mer les hommes a la liberté, en encou-
rageant chez eux cette lacheté poli tique ,
cette peur d'avouer son opinion a la face
de ses semblables, qui est mille fois plus
funeste a la liberté que les violences




334 LE'fTRES
d'un conquérant, ou les ruses d'un despote.


Remarquons ici, qu' en réclamant le se-
cret des votes, les partisans du suffrage
universel tombent dans la plus étrange con-
tradiction, soit qu'ils se rangent aux doc-
trines de Bentham, soit qu'ils adoptent
celle de la souveraineté du peuple. D'une
part ils déifient le public, ils accordent
a l'universalité des citoyens la supreme
science, l'infaillibilité politique et· morale;
de l'autre, ils déclarent ces memes citoyens
incapables du moindre courage, de la plus
petite résistance aux menaces ou aux in-
trigues du pou'Voir. Aucun peuple ne mé-
rite ni ce culte superstitieux, ni cette inju-
rieuse méfiance.


Les partisans du vote secret oublient
d'ailleurs que le grand bienfait d'une élec-
tion libre est moins de porter tel ou tel
nom a la députation, que de mettre les ci-
toyens encontact, que de ranimer leur pa-
triotisme, que d'électriser, par l'entralne-




SUR I:ANGJ.ETERRE. 335
mentde l'exemple, ceux qui, abandonnés a
eux-memes, retomberaient sous l'empire de
l'égo'isme et de l'apathie.


Attendez, ai-je ou'i dire a quelques uns,
la llation n'est pas mure pour ce que
vous exigez d'elle. Un jour, peut-etre, elle
acquerra le courage civil qui lui manque;
aujourd'hui le vote public serait trop favo-
rable a l'influence déjaexorbitante du pou-
voir. Certes, les dernieres élections ont du
nous prouver du moins que le pouvoir s'ac-
commodait fort bien du voté secret; mais
d'ailIeurs ce courage civique, dont on at-
tend la venue pour commencer a bien faire,
quan4pourra-t-il se développer, si jamais
~l n'est mis a aucune épreuve, s'il ne trouve
aucune occasion de se produire? Que di-
rait-on d'un général qui, chargé de former
de jeunes soldats au métier des armes, les
enverrait se cacher dans les casemates,
aussitot que le feu de l'ennemi se ferait en-
tendre ? C' es t pourtan tIa ce qu' on nous pro-
pose.




336 LETTRES
D'ailIeurs, et ceci tranche la question,


le secret des votes, dans une élection poli-
tique, est une pure chimere. Lorsqu'il s'agit
de quelque nomination sans importance et
sans r.elation nécessaire avec l'ensemble des
opinions des votans, je cOfi(;ois, jusqu'a un
certain point, que l'on puisse ignorer la
couleur de la boule que chacun d' eux a dé-
posée dans l'urne; mais l'élection d'un re-
présentant est le résumé des sentimens et
des idées d'un électeur. Ponr que' son vote
fút réelIement secret, il faudrait qu'il put
s'interdire toute conversation, non seule-
ment sur la poli tique , maÍs sur ríen de ce
qui s'y rattache de pres ou de loin. Dites-
moi ce que tel homme pense d'un seul des
intérets de sa patrie et de l'humanité, et je
vous dirai s'il votera pour Brougham ou
pour lord Lowther, pour Lafayette ou
pour le candidat du ministere. Ce que je
sais, le gouvernement a mille manieres de
le savoir, et la conscience des électeurs ti-
mides lui sera d'autant pJus Jivrée qu'ils se




SUR L'ANGLETERHE. 33.7
senti!,~nt moins encouragés par les applau-
dissemens, et moins contenus parJa crainte
du bIame de leurs concitoyens. Repollssons
donc un préjugé absurde autant que fu-
neste, et ne cessons de répéter que liberté
et publicité sont deux mots, sont deux
idées, sont deux sentimens inséparables.


Mais je dois- préyenir un reproche au-
quel .le m'attends de votre parto Vous m'en-
tre,tenez depuis long-temps, allez-vous dire,
des spéculations philosophiqués de l'école
de Bentham, et vous ne me dites rien des
plans de réforme qui 'ont déja été maintes
fois l'objet d'une discussion rée~le dans le
Parlement. Apres m'avoir indiqué les uto-
pies des radicaux, faites-moi connaltre les
idées pratiques des "vhigs.


A cet égard, .le dois l'avouer, je ne me
sens pas une entiere liberté d'esprit, et fai
peut-etre a craindre d'(hre influencé a mon
insu par l'amitié dont m'llOnorcnt quelques
nns des hommes éminens de ce parti. Toute-


22




338 LETTltES
t


foís le. govt de la vérité, pour peu gu'on
l'ait éprouvé, est une séduction plus pUlS-
sante qu: toutes les autres, et je vous dirai
franchernent rna pensée.


Lord John Russel était doublernent ap-
pelé, et par son norn et par son talent, a se
rend.re l'organe des whigs dans une ques-
tion de'cette impottance. On peut done en
quelque surte eonsidérer ses idées sur la
réforrneeornrnel'expression ofncielle des
vamx de son parti.


Le plan qui porte aujourd'hui son nom
consisterait a réduire a un seul mernbre la
députatio~ des eent plus petits bourgs qui
rnaint~nant en noinrnent deux, et a trans-
férerces cent norninations aux électeurs
de corntés, sans que le mode d'élection
subit du reste aucun·changement essentieJ.


A quelques rnodifications pres , le rnerne
plan de réforrne s'étaü déja produit a dif ..
férenh~s époques, et avaiteu ponr avocats
des hommes d'opínions f01't diversf's. Crom-




SUR I,'ANGLETERRE. 339
well, dans son Parlement ~ avait supprimé
les petits bourgs , et considérablement aug-
menté le nombre des membres de comté;
et, ce qui est bizarre, c'est qu~ lord Cla-
rendon, dont les principes torys ne sont
pas suspects, donne ·son approhation a
eette rélorme. Était-ce ·inconséquence de
sa part ¡) ou faut-il croire que, guidé par
un instinct aristocratique, il soupsonnait
qu'une pareille innovationpourrait hien
etre moins favorahle a la démocratie en
réalité qu'en apparence P J'avoue qu.e eette
derniere explication me .parait la plus pro-
bahle.


Plus tard, lord Chathain et son fils apres
. .lui ont été d'ayis d'ajouter a la Chambre des


Communes cent membres de eomtés.En
1790, Flood a proposé la meme addition,
en demandant que les nouveaux députés
fi.lssent élus par tous les propriétaires de
maisons, quelle que ftit la nature de leur


. titre. Et e'est toujours a une augmentation




LET'l'RES


dt!s memhres de cornté que se sont attachés
les hommes éminens du p~rti whig qui, des
lors jusqu'a aujolU'd'hui, ont réclamé la
réforme parlementaire.


Une telle réforme atteindrait-elle son
hut? A-t-elle meme un but bien dé terminé P
e'est sur quoiles opinions peuvent différer.


Jé conc,¡ois que 1'0n apporte de la pru-
den ce , de la timidité meme a changer rien
de ce qui existe depuis long-temps. Une
institution, Hit-elle vicieuse, fút-eIle con-
traire ~ la raison, mérite quelques-ménage-
mens, par cela seul qu' elle a duré. D'une
partelle a doimé na,issance a des intérets et
a des droits qui veulent etre respectés; de
l'autre on peut dire que le cours des choses
parvient queIquefois a pallier dans la pra-
tique les inconvéniens des plus mauyaises
10is, et qu'il y a dans l'inteIligenee hu-
maine, comme dans la nature, une sorte
de force réparatrice qni corrige les vices
des institutions. Je eomprends done, sans




SUR .,'ANGLETERHE. 341
la partager, l'opinion de ceux qlli se pro-
lloncent pour le maintien des usages exis-
tans. ~Iais lorsqu' on veut opérer une ré-
forme, il ffmt nécessairement agir d'apres
une théorie 'rationelIe ; . on peut. bien faire
des concessions aux circonsta:nces, mais le
príncipe ne doit pas cesser de nous se~vir
de boussole. 01' c'est précisément ce prin-
cipe que j'ai peine a reconnaltre dan s le
plan que je viens de vous indiquer.


D'une part les torys défendent les pri-
viléges et les abus électoraux comme un
droit de propriété; de l'autre les radicaux
réclament le suffrage universel et IR souve-
raineté du peuple. Les whigs rep.,ussent a
la fois ces deux systemes, mais sans y en
substituer un troisieme; ils se contentent
de suivre une ligne intermédiaire , de faire,
pour ainsi dire, une cote mal ta~llée entre
les deux extremes. Ilsne contestent pas la
souveraineté du peuple; ils l'adoptent meme
en principe, ou pllltot iJs n'examinent pas




LETTRES


a quel príncipe cette doctrine se rattache;
mais , trop raisonnables ou trop peu hardis
pour la suivre aans ses conséquences, ils se
contentent d'un a peu pres, et voient dans
la réunion des électeurs de coIhté une sorte
de suffrage universel au petit pied.


l\'Iais ces quarante, shellings de revenu
qui constituent un électeur de comté,
qu'est-ce qu'ils représente~t? Quelle est ]a
force moraleou matérielle dont ils sont"le
signe visible? Est-ce Iapropriété fonciere,
par préférence a toute autre? estrce la pro-
priété en général? est-ce le nombre? est-
ce la éapacité que faÍt présumer un certain
degré d& fortune? Voila des questions qui "
vaudraient bien la peine d' etre examinées,
et je ne sache pas qu'elles l'aient été d'une
maniere satisfaisante.


" Personne n'a moins de gout que moi pour
la mode trop commune chez nous de faire
de la métaphyique politique a tout propos,
et de reprendre achaque instant l'ordr~




SUR L'ANGLETERRE, 343
social ab ovo. Toutefois, lorsqu'il s'agit
de modifier l'essence meme du gouverne-
ment, encore faut-il que la philosophie
nous éclaire sur le but et sur les moyens.
Tant qu'un systeme représentatif réporrd
aux besoins de la ·société, OIl peut bien le
considérer eomme un faít, san s en appro-
fondir les principes, et Ba,ns rechercher
quelle est l' origine du. droit d' élire. Mais
quand des r.éclamations s'élevent, quand
arrive le moment de détruire des priviléges
abusifs, ou de' constater des droits nou-
veaux, il devient indispensaltle de remon-
ter a la source du pouvoir poli tique , et
de reconnaltre en prifleipe qu'il appartient
Jégitimement a ceux qui sont capables de
l'exercer.


• Des que l'on a admis une vérité a la fois
si simple et si féconde~ il ne s'agit plus que
d'examiner ou la capacité se rencontre, et
a quels caracteres extérieurs on peut la
distinguer ou la présumer; car lit ou est




344 LETTRES ,
la capacité, la est aussi le droit; et Ul ou
n'est point la capacité, le droit devient il-
lusoire ou abusif. Ce qu'il faut done, avant
tout, c'est de constater quels sont les por-
tions de la communauté dont les progl'es
et le développement méritent une part plus
ample dans la représentation nationale. En
suivant ce prin.cipe, OH pourra sans doute
se tl'ompel' encore.; mais du nioins on ne


h ' A mal'c era pas a tatons.
Toute réforme politique a poul' hut, ou


d'échapper a un danger prochain, ou de
satisfaire a Oesbesoins durables et légi-
times, e' est-a-dire, dans ce cas-ci, ou de se
prémunir contre l'iIJlTasion violente d'un
parti revolutionnaire ,/ ou de rendre plus
équitable la repl'ésentation des intérets et
des yreux: de toutes les classes de citoyens.
L'a~gmentation ~es députés de comté


remplil'ait-elle l'une ou l'autre de ces con-
ditions? Je ne le crois pas, et la 'raison
en est simple; e'est que, dans I'état a('-




SUR L'ANGLETERRE. 345
tuel des mmurs et des propriétés en An-:
gleterre, les élections de comté, bien que
revthues des formes de la démocratie, sont
essentiellement aristocratiques, dan s leur •
esprit comme dans leurs résultats. En vain
me dirait-on que des mesures seraient prises
dans le plan d~ réforme, pour rendre les
élections moins dispendieuses, et par con-
séquent'accessibles a un plus grand nombre
de candidats ; je répondrais que, pendant
long-temps, les habitudes et la mode reste-
raientacetégard plus puissantes que les 10is.


Or, s'il estreconnu d'une part que l'as'-
semblée représentative doit etre, autant
que possible, l'image fidele du pays; et si,
de l'autre, on doit convenir qué le pro-
gres des lumieres et de la richesse est b~au­
coup plus' rapide dans les classes moyen-
nes que dans la noblesse, et que, meme en
Angleterre, l'aristocratie n'échappe pas a
l'espece de stérilité dont' elle est frappée
dans le monde entier, il demeurera con-




346 LETTRES
1?tant qu'une réforme parlementaire quí ac-


,croitrait l'influence aristocratique, au lieu
de faire une part plus large au eommerce


. et a l'índustrie, serait loin de répondre
aux besoins réels de la llation.
. Il Y aurait de ~na part une présomptioll


puérile a tracer iá un plan de réforme
d'apres'mes propres idées; mais, ce que je
erois pouvoir dire avec assurance, e'est que
le but vers lequel on doit tendre en Angle-l
terre, est d'augmenter l'influence politique
des classes moyennes.


Et, sous ce rapport, sans rien challger
aux droits dont jouissent aujourd'lmÍ les
électeurs de comté, les nouvelles nomina-
tions qui seraient a f~lire dans l'hypothese
de l¡ réduction du nombre des bourgs, me
paraí'traient pouvoir etre utilement confiées
a des électeurs dont on exigerait un cens
plus élevé, dans lequel laorichesse mobi-
l¡ere serait admise en coIicurrenee avee la
propriété foneiere. eette innovation semble




SUR L'ANGLETERRE. 347
indiquée dans un pays ou les capitaux for-
ment une si grande portion de la fortune


• publique; et, en plaC5ant le ponvoir électo-
ral entre les mains de citoyens plus riches
et plus éclairés, elle offrirait, je erais, un
moyen simple, aussi bien qu'efficaee, de
détruire la eorruption, et de diminuer les
dépenses exorbitantes qu'entrainent les·
éleetions aetuelles.


Une réforme de ce genre serait non seu-
. .


lement la plus équitahle en temps de calme;
elle serait encore la plus prudente en temps
de révolution. Car si jamais, ce qu'a Dieu
ne pluise, des factions turhulentes mena-
C5aient l' ordre publie en Angleterre; si les
cIasses pauvres,· pOl'1ssées par une fureur
démagogique, se précipitaient a la dépouille
des premiers rangs, l'aristocratie serait im-
puissante pour se défendre par ses propres
armes, et la classe moyenne pourrait seule
parler au peuple, avee autQrité, le langage
de la justice et de la raison .





unTRES


"


LE TTRE X VII.


Séances du Parlement. - Cltambre de.r
C'ommunes.


SI, sur divers points de la philosophie
poli tique , les idées de nos publicistes ont:
plus de justesse et d'étendue que ceHes des
publieistes anglais, eeux-ci retrouvent leur
supériorité des que l'on rentre dans le
domaine de la pratique; et e'est surtout
dans la eonduitf des débats parJementaires
que eette supériorité se fait remarquer.


Pendant mes diveI's séjours en Angle-
terre, j'ai négligé peu d'oceasiolls d'assistel'
aux séances de la Chambre des Com-
munes ou de la Cllambre des Pairs, et
.le ne eonnaitrais pas de plus grand plai-
sir, si la jouissance n' en était pas troublée
pOllr moi par nn triste retol1r sur llOUS-




SUR 1.'A.N GLETERRE. 349
menü~s. Et en effet, nos assemblées sont
dans une si mauvaise voie, les vices de notre


. systeme de déIibération publique sont si
multipliés; que lorsqu'on l'a une fois cpm-
paré avecun meilleur modele, iI s'y áttache
non seulement un. blame raisonné, mais
une sorte de . ridicule, que l' éloquence
meme de nos premiers orateurs ne par-
vient pas toujours a faire oublier. A cet
égard nous sommes sans excuse; nous
ue saurions alléguer d'anciennes lois; des
usages consacrés par Ié temps. Quels que
soient les' grands mots vides de sens que
I'on puisse débiter a cet égard, notre gou-
vern.ent représentatif actuel n'est qu'une
imitation de I\lngleterre : iI est donc im-
pardonnable, OH d'avoir m~l ·copié, o:u
de s'etre écarté scicmment des regles et
des usages dont la sagesse était le mieux
éprouvée.


Un premier f~üt incontestable, c'est que
le Parlel~lent anglals vote maintcnant de




350 LETTRES
quatre a cinq cents lois par session, et que,
dans le meme es pace de temps, nous pou-
vons a peine en adopter quinze ou vingt.
Cependant nos projets de loi ne sont
soumis qu'a une seule discussion, presque
toujours interrompue par :des votes de clo-
ture, tandis que les bills du parlement ont
a suhir l' épreuve de trois débats ou lectures
distinctes, et que la leitre des reglemens
offre a l'opposition pres de quinze ma-
nieres différentes d'arreter dans sa marche
une próposition législative.


Un second fait qui n'est pas moins cer-
tain, c'est que, ma]gré la déplorabJe len-
teur de la marche de nos. as~emblée.; les
lúis y sont toujOUI'S rédigé. a la légere, et
votées tumul~uairement. Quiconque a suivi
les débats de rrotre chambre élective a pu
se convaincre qu'ils passent presque sans
transition d'une pédanterie académique a
une violen ce révolutionnaire; et, an milieu
d'une nation justement célehre pnnr l'élé-




SUR L'ANGLETERRE. 351
gance de ses mreurs et l'urballité de 'ses
manieres, il a dil s' étonner de voir les partis
opposés s'accabler réciproquement des plus
grossieres injures, et les orateurs in ter-
rompus achaque instant par des clameurs
brutales, sans que jamais la discussion se
maintienne dans ce ton a la fois énergique
et modéré qui. fait le caractere distinctíf
des assemblées anglaises.


Que eoncluerons-nous de la? Nous join-
drons-nous a nos détracteurs, fran~ais OH
étrangers, pour abdiquer les plus beaux
ti tres de la race humaine, et nQus déclarer
incapables de la liberté? A Dieu nc plaise
que j'aCf.lU:eille jamais cette. absurde ca.
lomnie: elle serait hauteIhent démentie par
les progres que fait ehaque jour notre na-
tíon, en dépit de son gouvernement. J)'un
autre coté, peut-on dire que nos troubles
civils ét les haines que ·la l'évolution nous
a léguées soient une explication suffisante
ou triste spectade que présentent SOlIvent




LETTRES


nos assemblées délibérantes? et serait-on
en droit de soutenir que, dans des circon-
stances pareilles, des Américains ou des


, .


Anglais ne feraient pas mieux que nous ¡¡
Sans doute il faut bien convenir que de


toutes, les situations poli tiques , ceBe qui
rend le plus difficile le maintien de l'ordre
dans les délibérations, c' est la combinaison
d'un ministere asservi aux caprices d'une
majorité ignorante et passionnée avec une
opposition trop peu homogene, et trop
éloignée de toute chance d'arriver au pou-
voir, pour qu'elIe veuille s'imposer une dis-
cipline réguliere, sous des chefs reconnus
pour tels. Mais, tdut en admettaat ce fait
incontestable, il faut bien admettre aussi
que notre éducation parlementaire est en-
core dans la plus grande imperfection, et
que les formes memes adoptées jusqu'ici
par nos assemDJées opposent un' obstac1e
presque invincible aux progres que HOUS
pourrions faire en ce genrf'.




SUR J/AKGLETERRE. 353
\t\1 estminster et ses deux vas tes édifices


sont ponr l'Angleterre ce que le Forum
et le Capitole étaient pour Rome. Les tra-
?itiollS du passé dans toute leur magie,
les intérets du siecle dans toute leur vi-
gJleur y sont concentrés. C'est la que re-
poseJa cendre des héros et des poetes ic'est
la qu'une génération nouvelle s' éltwe pour
les remplacer un jour i c'est la que les cours
supremes rendellt leurs arrets, et que le
ParIcment regle le sort de I'Angleterre et
du monde. L'imagillation, comme les re-
gards, se trouve sans cesse ramenée ver s
ces IllOllUnH:~nS tout chargés des souvtmirs
de l'histoire, et le pouvoir meme de l'habi-
tude n'affaiblit pas le resl?ect et l'émotion
qll'on éprouve en s'en approchant.


On traverse la salle irnmense ou se réunit la
Chambre des Pairs, lorsqu'el1e siége, commC
co~r de justice, dans les proces d'impeach-
mento C'est laqueStraffordasuccombé; e'est
la que Charles ler a entendu sa scntellce;


2'3




354 LETTIIES
c'estla que llagueres encore él retenti l'élo-
quence de llurke et de Whitbread, dans les
débats cOntre Hastings et contre lord Mel-
ville. Cette salle est constamment ouverte
au public; elle sert d'antichambre aux trois
cours de ,justice distribuées autonr de son
enceinte. Nulle décoration moderne n'en
altere la majesté; le plafond meme, quoique
en bois, a toujours été réparé dan s le styJe
gothique, et en conserve rigoureusement
le earactere.


De la un escalier fort simple conduit an
vestibule de la Chambre des Communes,
petite rieee dépourvtie de tout ornement,
et ou se rencontrent pele-mele des députés
qui entrent et quí sorte'nt, des gens d'af~
faires qui viennent s'enquérir du sort d'un
bill, d'autres qui prennent des membres
(fu Parlement au passage, pour les prier
de le nI' affranehir c¡uelqueslettres par l(!ur


- signatüre; des eurienx, des oisifs, et jus-
<¡u'a des marchan&., d'oranges; cal' les




SUR L'ANGLETERRE. 35;)
oranges remplacent, pour les órateurs du
.Parlement, les verres d'eau sucrée de notre
tribune. C'est dans ce vestibule que se re-
tire la majorité ou la minorité, lorsqu'il
y a division de la Chambre, et que 1'on
compte les voix; c'est la que le malheureux
Perceval a été frappé par son assassin.
Deu~ vieux huissiers en frac noir, assis


sur UI1e escabelle de ehaque coté de la
porte, sont les seuls gardiens de cette
Chambre des Communes, dont la puis-
sanee embrasse les deux hémisphere;;. l/as-
pect d'aucune baionn~tte ne viellt ofTenser
les regal'Js, et l'idée d'un président mar-
chant au son du tambour, paraitrait houf:'
fanne a ceux qu' elle ne révolterait pas
comme inconstitutionnel1e, L'introduction
pompeuse de nos ministres ne semblerait
pas moins étrange. L'Orateur, comme re-
présentallt oÍficiel des priviléges de la
Chambre, est le seúl dont l'entrée soít ac-
compagIiée de queIque eérémo{úal; iI mar·




J56 LETTttES
cheprécéde du Sergent aux armes et de la
masse, et suivi d'un oflicier de la Chambre
qui porte la queue de sa robe, et n'a, je
crois, pas d' autre fonction, san s que ponr-
tant cette charge soit, que ,je sache, comp-
tée parmi les sinécures.


Rien de plus bizarre et de plus Ínattendu
que le spectacle de l'intérieur de la Cham-
hre des Communes; rien qui répond~moins~
au premier abord, a tous les souvenÍrs de
l'histoire, a toutes les images de grandeur
et de majesté dont l'esprit se sent comme
enivré, lorsque l' on franchit le senil de la
porte. La salle est petite et sans décoratiol1;
point de marbre, point d'or, point de ten-
tures; rienOque des bancs et des lambris de
bois de chenc, de ce chene robnste anqüel
le peúple anglais a été si souvent comparé.


Sur les hancs, de droite et de ganche,
sont assis ou couchés nonchalaunuent des
députés en bottes et le fouet a la main,
souvent mime ]e chapeau sIIr ]a tet.e; ils




SUR L'ANGLETERHE. 36'":'
I


Jisent la gazette, causent avec leurs VOI-
sins, ou dorment, en attendant une dis-
cussion qui les intéresse ou les amuse. Au
premier aspect d'une telle assemblée, un
observateur superficiel serait tenté de se
crolre dans le sein d'un club de républi:-
caíns; mais en y regardant de plus pres,
on ne tarde pas a trouver dans cette fami-
liarité meme un raffinement d'aristocratie
auquell'orgueil n'est point étranger. Pour-
quoi se gener entre gentilshommes, pour-
quoi faire preuve de politesse entre gens de
qualité, tous également certains de la li-
béralité de leur éducation et de l'élégance .
de leurs habitudes? Pourquoi s'astreindre
a une dignité étudiée, lorsque d'un mot
I'on peut faire apparaltre toute la majesté
du Parlement, et déployer l'áppareil redou-
table de sa puissanee? Tel est, je crois, le
fond des creurs et la véritable explication
de la familiarité apparente de la Chambre
des Cornrnnnes.




358 LETTRES
Au milieu de eette absence de gene, de


certains égards de politesse parIemímtaire
ne cessent pas d'etre rigourellsement ob-
servés; et il n'ya point de reproche auquel
on soit plus sensible qu'a celui de s'etre
permis une expression ou un procédé con-
traire aux usages de la Chambre ( an lmpar-
liamentaryexp1'ession 01' p1'oceeding). C'est
ainsi que dans maint salon bien des gens
aimeraient mieux etre accusés d'avoir man-
qué a la morale qn'a l'usage du monde. .


Le grave costume de I'Orateur forme un
contraste bizarre avec le frac, la redingot~
ou ]a veste de chasse des députés. La robe
noire dont iI est revetu, l' énorme perruque
qui couvre sa tete, rappellent a]a Chambre,
comme a ] ui-mem e , qu'iI estunjuge 1, et un
juge dont les arrets sont sans appel; chaque
membre se respecte en lUÍ, et les mots 01'-


I.on sait qu'en Angleterre lesjuges et les avocats portent
a j'alldi('ncc dcs perruques dont l'amplcUl' et la forme va-
ríent snivant les différcns grades.




SUR r,' ANGLETERRE. 359
del', order, prononcés. a voix basse, lui
suffisent pour obtenir silence, et faire
ces ser toute interruption. Le Sergent aux
armes, en habit de cour, et l'é¡)ée an coté,
est assis pres de la barre; son costume
semhle représenter l'urhanité, comme sa
charge représente la force. Enfin la !aSse
d'or suqnoJJ.tée de la couronne qui r~pose
sur la table, tant que le président occupe
I~Jauteuil ; cette masse, symbole de ]a pnis-
sanee im périale du Parlement, est]a comme
le lipn q~i dort, et qui peut se réveiller
terrible.


Si vous doutiez de ce que l'absence de
gene n'est, <;hez les Ipembres du Parlem.ent,
qu'une des forIIles de l'aristQcratie, suive~


A t d ] 't' ces memes ora eurs ans quequ au re reu-
nion publiqiJ.e, dans qllelque assemblée du
peuple ou de la hourgeoisie, et vops les ver-
rez au~si prQdi~ues de formules d'égards
et de modestie , que vous les av~z vus sim-
ples et quelquefois rudes dans leurs ma-




360 LETTRES
nieres et dans leurs discours, au sein de la
Chambre des Communes. Pourquoi? Cfest
que dans un cas le rang est marqué par lá
politesse, et dans l'autre par ia familiarité .


.Te n'ai jamais passé l'AtIantique; mais
ceu¡ qui ont en le bonheur d'assister aux
séances du con gres de Washington m'ont
assuré qu'il y regne moins c:l'~isalice et
plus de dignité que dans la Chambi'e des
Communes . .Te l'aurais supposé. Les repré-
sentans de I'Amérique se sentent constam-
ment en présence du peuple qui les juge,
et qui senI les a faits ce qu'ils sont ; les mem-
bres du Parlement, toujours surs de leur
élection ". par droit de naissance ou par
droit de conquéte,~ ressenibÍent un peu aux
rois de la légitimité, qui veuJent ne tenir
lenr pouvoir que de· Dieu et de Ieur épée,
et n'en devoir compte a personne.


La salle meme ou se réunit la Chambre
des Cornrnunes, son arrangement et ses di-
mensions sont, on peut le dire sans tomber




SUR L'ANGJJETERRE. 361
dan~ le paradox'e, aunombre des circon-
stances heureuses qui ont concouru au dé-
_loppement du gouvernement représen-
tatif en Angleterre. Je erois que vous en
demeurerez eonvaineu en jetant les yeux
sur le plan de eette salle .que je joins a lIla
lettre, et qu'un petit nombre d' observatÍons
vous feront sentir les avantages qu'elle pos-
sede sur, nos salles, eopiées des· théatres
grecs, et sur eette tribune, véritable bas-
tion flan qué de detix eourtines, ou nos dé':'
pútés s'élancent cornme a l'assant, et se dé-
battent eomme sUr la breche.


La' ehambre des Communes est un earré
long. Le siége du président oecupe une des
extrémités, en faee de la porte 'd'éntrée:
Devant lui est une grande tabJe ou sont
assis les deux cleres de la ehambre, en robe
noire. e' est sur eette table que l' on dépose
lesbills, les pétitions ~ 'et tous les atJtres
papiers parlementaires. A droite et a gaüehe
de I'Orateur, sur einq rangs, sont]es banes




LETTRES


de la trésorerie et ceux de l'opposition; Les
chefs de chaque phalange occupent d'ordi-
naire le banc inférieur, pres de la tabI_,
afin d'etl'e plus .a portée d~ consulter les
papiers qui ont rapport a ]a discussion.
C'est a cette plac~ que Pitt et Fox étaient
assis; c'est la que Camúng et Brougham
sont en présence. L~ ll,lrgellr <Íf! la table est
done le seq} intervalle qui sépare le minis-
tt~re des chefs (leaders) de l'pppositiQn;
et, dans la lutt~, chacun des antagonistes
peut su iv re non pas sel.J.lement toutes le~
inflexions de la voix, mais jusqu'aux moin-
dres mouvemens de la physionomie de son
adversilir~. -4i:.je p'e~I;ÜI;q:leYf)u§ mI1e tQ~tce
ql~6 cette ~~tlle circ~nstance donne de na..,.
turel, d'iDJ~r~t et d~ vie a la di&cussiol1?


La plus simpl~ i!ltel'pellation adressée a
un 111lnistre du haq.t de la triblH1e, a l'ail'
d'un détl Oll d\me décl~rflti(m. de guerreo La
meme question faite de pref?, d'p,n coté de
table a l' autre , prend le caractere faóle d.e




SUR L'ANGLETERRE. 363
la conversation, et amime une réponse
franche et familiere qui, en deux ruots " .
aplanit mainte difficulté.


Les baIles dont je viens de vous parler
ne suffiraient P?S pour contenir tous les
membres de la Chambre, lorsqu' elle est au'
complet; on y a suppléé par une galerie
supéri~llre olIse plac~nt. les député& qu~
viennent faire nombre.


A droite et a gauche de la porte d'entrée,
en-de<;;a de la barre, sont deux tribunes en
gradins ,. réservées p{lur les pairs et Jeurs
fils, pour les nialtres en. challcellerie fais~nt
office de messagers d' état, et pour les étran-
gers ;l4x~ls l~ pr~s~q~nt V.fllt pien per-
mettre d'assister a la séance daIls l'en~int~
nlt~me de la salle. Au-dessus de ces gradins
regne la galerie publique, qui ne contient, je
orois., qu'e~viron cent cinquante personnes .


• Les dimensÍpns restreintes qf la Cham-
bre des Cornmunes et le petjt :poIJlllre des
Sptlctateurs sont encore une circonsta1).ce·




364 . J,ETTRES
heureuse que je vous prie de remarquer.
EJJe permet aux orateurs de se faire en-
tendre sans ehanger l'intonation naturelle
de leur voix; et par la meme elle exclut a
la fois l'enflure théatrale et l'appel aux pas-
sions de la muititude i écueils que notre tri-
bune ,. nos amphithéatres et nos galeries
rendent souvent bien difficiles a éviter .


. Les orateurs parlent debo~t, de leur.
place. Le président leúr dorme la parole en
les appelant par leur nomo Lorsque deux
membres se levent simultanément, le pré-
side~t ou la Ch~mbre décide de la priori té.
)iIais au reste il est presque sims excmple
que l' on se dispute a 'qui jouira du privilége
deparIer. Le simple taet des eonvenances
indique en un instant a la chambr·e et aux
orateurs eux-memes quel est celui d'entre
eux qui doitavoir la préférence. Est-ee .dan s
une question de politique g~riérale, on cé-
dera naturellement la,place au falent le plus
illustre; est-ce dans un objet d'intérct




, 3~~ SUR L ANGLETERRE. u:J


spécial, la priorité sera donnée a celui que
sa position sociale, ses relations, ses études
mettent a meme .de jeter le plus de joursur
la discussion. Loin de l'écarter, on I'invite
a se produire, et, lors meme qu'il aurait
·peu d'habitude de la parole, tant qu'il a
des faits a alléguer, il est écouté avec at-
tention.


La certitude d' obtenir la paroJe, si on 1a
réclame, tranqui11ise les amo:urs-propres;
elle contribue puissammenJ; au maintien de
l' ordre , et rend par la ~eme la marche des
débats beaucoup plusrapide,. quoiqu' on
laisse la discussion mourir de sa belle mor.t,
sans jamais interrompre arbitrairement un
oratenr, comme chez nous, par ~n vote de
cloture. Si, lorsque la chambre est fatiguée,
des trépignemens, des murmures sourds,
des cris de question, questioñ (aux voix, aux
voix) se font entendre, ce ne sont que.des


, marques d'impatience ímpossibles a éviter ;
mais jamais 1a majorité ne dit a l'opposi-




366 LETTRES
tion : Non seulement HOUS vous soumet-
trons a notl'e force, mais nous ne voulons
pas meme enteridre vos raisons. Et voila
pourtant ce que signHient les votes de do-
ture par lesquels, dans nos chambres, le
parti le plus fort impose silence a la mi-
norité!


Je dois appele~ votre attention sur.deux
usages de la Chambre des Communes, fri-
voles en apparence, mais qui n'en sont pas
moilis de la plus haute imp0l'tance dalls la
discussion. Le premier est d'adresser la pa-
role au présídent, aü lieu "de l'adresser a
la chambre ou a !'orateur all(juel OH ré-
pond l. Le second est de ne jamais dési ...
gner Un député par son hom propre.


1 Dans la Chambre haute, on adres~e la parole a l'as~
semblée ( Mylords ), paree que le Chaneelier qui la pr¡'sidc
étáni: menibl'6 du ministere, et par conséquent appelé a
prendreune partactive aux débats, on ne voit pas en lui
un etre impar ti al et pour ainsi dire abstrait eomme le
SpeaJ.er de la Chambre des Communes. C'est tlne distin0-'
lÍO\l, pleine de délicatesse.




SUR L'ANGLETERRE. 36,., J
Le premier de ces usages est sans doute


une fiction, mais une fiction reconnue si
essentielle au rnaintien de l'ordre, que l'ob-
servation en est presque poussée jusqu'a 1a'


,péd:mterie. Ainsi, lorsqu'un député de l'op-
positiOJi est debout et porte la parole, si
un memhre qui siége hahituellement a coté
de luí, mais a sa droite, et par conséquent
plus pres du- Speaker, vient a entrer dans
la salle, il n'ira point directement a sa
place; iI se dirigera vers les bancs de la tré;..
s()rerie,. tournera derriere le fauteuiI du
président, et reviendra a son hane par ce
circuit, plutot qu: de passer entre le pré-
sident etl'orateur qui est censé lui adresser
la parole. JI en seblitdé mt!íUe, si'c'-étilit'1tn
meínbre du gouvernement qiIí entrat pen-
dant le discours d'un de ses coUegues; il
irait suivre les hanes de I'opposition, et
reviendJ;ait· gagner ceux de la trésórerle ~
apres avoir fait le tour d.u siége du prési-
dent, se conformant en cela au meme prin-




368 LEl'TRES
cipe de politesse qui, dan s un salon, ne
permettrait pas de traverser la conversa-
tion de deux personnes qui causeraient t{~te
a 1:ete. Et bien que, dans le f~át , le ministre
etle député de l'opposition soient les vrais.
interloeuteurs, la fietion l' emporte sur la
réalité; l'on peut passér entre eux sans in-
convenánce; maisil y auraitpianque d'usage
a passer entre l' orateur qui parle et le pré-
sidcnt, qui est peut-etre occupé de toute
aHtre ehose que du diseours .


. En réfléehissant a eette fiction, qui pa-
raitbizarreaupremier coupd'reil, on trouve
qu'elle repose sur une oltservation tres juste
et tres fine des lois de not~e imagination.
Chacun n'a qu'aconsulter ses propres im-
pressionspour reeonnaJtre qu'une inter-
pel1ation a la seconde personlle, telle que:
vous ave~ dit .... , vous avez fait .... , vos as-
sertions .... , votreeonduite .... , vos p.rojets ....
met notre amour-propre bien plus en garde ,
('t ~xeite bien plus vivement llotre irritabi-




SUR L'ANGLETERRE. 369
lité qu'une réponse indirec~e adressée a un
président impartial, dont le seul aspect
rappeIle quelles sont les bornes dont on ne
doit pas sortir dans' la discussion. Cette
forme de débat permet d'en.tployer un lan-
gage beaucoup plus énergique, sans avoir
a craindre de soulever les passions. Tel
homme entendra patiemment censurer, per-
siffler me me ses actes et ses discours , lorsque
son adversaire l'attaque sons le nom de l'ho-
norable membre qui siége de r autre coté de
la chambre, tandis qu'iJ sentirait sa vanité
bIessée, ou S011 point d'honneur offensé,
si les memes paroles lui étaient adressées
directement, et a la secoride personne.


'C'est a un principe semblable que se rat-'
tachel'autre regle dont je vous ai parlé; ceHe
ane jamais désigner un membre par son
nom propre. Tout député qui manquerait a
cette regle, serait immédiatement rappelé a
l' ordre, et averti de son tort par un mur-
mure général : mais elle est devenue si fami-


24




· LETTRES


liere a ehaeun, qu'au milieu meme du débat
le plus animé, jI est presque san s exemple


1, , , que on s en eearte.
Les dénominations sons lesquelles on


désigne un membre dans la diseussion, ne
sont pa~ non plus sans importanee. Tantot
e'est simplement par le nom de la vi11e ou
du eomté qu'il représente; et en identifiant
ainsi un député avec ses commettans, on
resserre les liens qui les unissent. L'hono-
rabIe membre pour Durham, pour Win-
chelsea, pour Liverpool, pour Westminster,
devient synonyme de Lambton, de Broug-
ham, de Huskisson, de sir FrancÍs Burdett.
Tantot c'est par son titre: le noble lord qui
~iége en faee ou a coté de moi ; ou bien par
ses fonctions publiques : le tres honorable
seerétaire d'état; ou simplement le tres ..
nonorablegentilho.mme (the right honou-
rahle gentleman) ; vous savez que eette épi-
thete de tres honorable s'applique spécia-
lement aux membres du conseil privé.




SUR L'ANGLETERRE. 371
Tantot c'est par les qualités qui sont l'at-
tribut naturel d'une certaine profession,
comme le brave officier (the gallant o}-
ficer) , s'il s'agit d'un militaire,; le savant
jurisconsulte, s'íl s'agit d'un avocat. Si
celui qui parle est avocat lui - meme, il
ajoutera a cette épithete ce He de mon ami,
lors lneme qu'il s'agírait d'un homme du
parti opposé au sien. Ainsi l' Attorney gé-
néral nommera M. Scarlett, ou M. Broug-
ham, mon honorable et savant ami, parce
qu'une profession semblable établit entre
eux des relations de familiarité que la dif-
férence des opinions politiques n'est pas
censée devoir interrompre.·Il suffit de lire
les journaux anglais pour voir combien
eette politesse parlementaire, lorsqu'elle a
passé dans les mreurs, et qu'elle n'a rien
d'affecté, donne de dignité et d:élégaitce
a~x débats, meme les moins intéressans par
leur sujeto


Non seulement les discours écrits ~ont




LETTRES


interdits dans la Chambre des Communes,
mais le ridicule poursnivrait impitoyable-
ment ceux. qui seraient censés appris par
erenr, et l'on ne s'y tromperait pas. Les ora-
teurs qui parlentde mémoire sont eomme
Petit-Jean; ce qu'ils savent le mieux, e'est
leur cornmencement. A mesure qu'ils avan-
eent , Ieur assuranee diminue, leur voix de-
Vient sourde et monotone; ceux qui im-
provisent, au contraire, s'animent, en se
pénétrant de leur sujet, et acquierent , vers
la fin de leur discours, la facilité d'élocu-
tion qui leur manque quelquefois daos le
début.


Cette interdiction des discours écrits est
d'une telle importimce constitutionnelle,
que tant qu'elle ne serapas adClptée dans
nos Chambres, on ne pourra pas dire que
nous soyons entrés dans la réalité du régime
représentatif;. que nous ayons franchi la
barriere qui sépare les gouvernemens de
vieille mode ou l' assemblée délibéran te n' es t




SUR L'ANGLETERRE. 373
qll'Ull hors-d'reuvre solennel ,dé ceux ou
elle discute les intérets, et dirige les affaires
du pays.


La premiere qualité que les Anglais re-
cherchent dans un orateur, le premier signe
auquel ils reconnaissent l'homme d'état,
c'est d'etre ce qu'ils appeIlent a good deba-
ter (un bon discuteur), e'est-a-dire d'etre
toujours pret a répondre aux argumens de
ses adversaires, et a produire ses idées,
non pas seul~ment dans l'ordre qu'il a mé-
dité, ~ais dans l' ordre quelconque que la
marche des débats pourra lui suggérer. Et
en effet, pour bien écriresur une qtiestion,
il suffit souvent de l' avoir étudiée sous un
seul point de vue; pour bien parler , il faut
l'avoir retournée dans tous les sens, 1'avoir
examinée sur toutes ses faces. Dans l'1m -des
systemes, e'est la phrase qui domi,ne; dans
l'autre, c'est l'argument; d'un coté la pé-
danterie et la mor~, de l'autre la simpli-
cité et la vie.




LETTRES


Les diJcours écrits, outre les inconvé-
niens qui leur sont propres, ont encore
celui de fausser le ton de l' éloquence des
orateurs memes qui parlent d'abondanee,
en les forC53.nt, pour ainsi dire, a donner
plus d' attention a la forme qu' au fond;
car l' oreille du publie, habituée a la cor-
re9tion ácadémique· des --discoUi's écrits,
exige de l'improvisationlá meme régula-
rité, et s'étonne de la moindre ·hésitation,
du moindre temps d'arret. En Angleterre,
on n'a point eette rigueur; on permet a
l' orateur de se reprendre, de réfléehir, de
recueillir tui instant ses idées; et toute la
sévérité d' ex.amen qui, chez nous, s'attaehe
au style, se porte chezeux sur les argu-
mens et sur les faits. J'ai vu écouter avee
délices dans le Parlement un orateur dont
le débit était pénible, qui hesitait, qui, par
momens, ne trouvait qu'avec diffieulté
l'expression correspOl~dant a sa pensé e ,
mais dont parfois aussi l'éloquenee eap-




SUR L'ANGLETERRE. 375
tive s' échappait comme par tQrrens; et,dans
la meme séance, un discours pur de lan-
gage et prononcé avec ~me élégante facilité,
n'avait excité que l'ennui.


lVIais est-il juste, me direz-vous, de faire
du talent d'improviser ,la condition pre-
miere et sine qua non de la carriere légis-
lative? Ne peut-il 'pas arriver qu'un député,
doué detoutes les autres qualités qui font
le publiciste et l'homme d'état, manque de
ceHe-Ia seulement, et' que l' on fasse tort a
son pays, en le privant du secours de ses
lumieres I? Ne peut - il pas arriver aussi
que, dans une circonstance donnée, teJ


1 J'ai entendu citer a cette ocoasion l~eJ{emp1e de l'ora-
teur qui, dans cette session meme, a' commandé par un
discours écrit l'admiration de la France attentive, Mais de
ce que. dans une question de haute philosophie religieuse
et politique, et lorsque la vérité n'avait aucune chanca de
triompher pa¡ la discussion, un sage a cru devoir gravel'
comme sur l'airain sa p;otestaÚon solennelle, s'en¿uit-il
qu'il parlerait 'avec moins de talent qu'Ü n'écrit? Nón,
sans doute, et sa carriere législative prouve le contraire,




LETTRES


ministre ou tel député, eut-iI meme le ta-
Ient de la parole , eroie devoir se mettre en
garde .contre les expressions imprudentes
qui pourraient lui éehapper dans la ehaleur
de l'improvisation? Non, sans doute; ces
suppositions ne sont point impossibles;
comme iI n'est pas impossible non plus que
tel magistrat qui serait doué d'une sagacité
et d'une patience a toute épreuve, mais
qui aurait l' ouie dure, diseernat mieux la
vérité dans une proeédure écrite que dans
une plaidoirie publique, avec confronta-
tion de témoins. Et cependimt quel juris-
consulte, digne de ce nom, hésiterait au-
jourd'hui entre la proeédure secrete et le
débat oral, en!re le jugement par jurés et
le code ténébreux q~e Charles va, légué
a l'Europe? Ce n'est point en vue d'e~cep­
tions si rares que l' on peut.faire des lois gé-
nérales .. Et , quant a cet entraineIhent de la
tribune que l'on redoute, j'y vois au con-
traire un des plus grallds hienfaits de I'im-




SUR L'ANGLETERRE. 377
provisation, une de ses conséquences les
plus belles et les plus morales. Sous l'in-
fluence de cette force magique, les carác-
teres dissimulés sont contraints a la fran-
chise; les creurs froids retrouvent quelque
inspiration généreuse, et la vanité meme
tient quelquefois lieu d'émotion aux ames
desséchées par l' égoisme.


En fait d'improvisation, nous n'avons
qu'a vouloir pour bien faire : aucune nation
en Europe n'est douée, pour l'art oratoire,
d'une aussi grande aptitude l1aturelle. J' en
atteste les talen s transcendans que dix an-
nées d'un gouvernement représentatif tre~
imparfait ont déja développ'és dans u,ne
Chambre composée de députés dont l'age
moyen est de cinquante-cinq ans. Les an- '
nales rncme du Parlement britanriique
offrent peu de débats comparables a la
discussion de la loi sur la presse, dans. la
session de 1819' '




LETTRES


............................ eeoe ............ ee .............. ..


LETTRE XVIII.


Suite de la précédente. - ['hambre des
Pairs.


LA salle ou se réunit, la Chambre des Pairs
est plus ~aste et plus décorée que celle des
Communes, mais la distribution des places
et la forme de la salle sont a pea pres les
memes. C'est un carré long dont un des
petits cotés est occupé par letrone du roi ;
a l'autre extrémité, au-dessous de la barre,
est l' espace réservé au publico C' est la que
les membres des Communes, avec le Spea-
ker a leur tete, viennent écouter, debout
et découverts, le discolirs de la couronne.
C'est aussi a cette barre que se placent les
avocats et les parties, lorsque la Chambre
des pairs est censée siéger comme COUl'
d'appeI. Je dis censée, car, dans ce ras, le




SUR L'ANGLETERRE. 379
Chancelier est le seul juge véritable, lors
meme que souvent c'est de lui, comme
président de la cour de chancellerie, a lui-
meme eomme président de la Chambre
haute ,que l'appel est porté. Lesdeux pairs
qui sommeillent sur leur bane, pendant la
plaidoirie ,ne sont la que pour la forme. 1


Je me suia demandé, a cette óccasion,
ce qui arriverait si quelques jeunes lords,
par esprit d'opposition, ou meme par par-
tíe de plaisir, venaient a rimproviste faire
majorité contre la grave opinion du Chan-
eelier. La répoJise a cette question est dan s
l'empire de l'hahitude et du hon s~ns.
Mais le· meme sentiment des convenances •
qui, dans les causes civiles, écarte des
débats judíciaires les pairs étrangers a
l'étude de la loí, les y appellerait au con ..
traire, s'il s'agissait de quelque question
d'intéret général ou' de quelque· grief sé-


1 Il faut qu'jl y ait aH moins trois memhres préscn~
IJonr juger.




380 LETTRES
rieux contre la décision du Chanceli~r en
premiere instance.


Le treme est séparé par une petite bar-
riere a hauteur d'~ppui, des places occu-
pées par les paid. 'A'droite sont les bancs
des éveques , et plus loin ~eux d 11 ministere;
agauche, ceux de l'opposition. Dans les
séances ordimiires , les pairs du sang royal
n'ont point de place qui leur soit particu-
lierement assignée; chacun se range au
milieu de ses amis politiques. Le duc d'Y ork
du coté du ministere dont il fait partie; le
duc de Sussex avec l'opposition.


Le sac de laine sur lequel siége le Chan-
~ celier est exactement ce que lemotindique,


un grand carreau de laine recouvert de drap
rouge) sans aucune espece de dossier pour
s'appuyer; et tel est, dans les moindres
choses, le respect minutieux des anciel1s
usages, que le Chancelier actuel, vieillard
presque octogénaire, a hésité, pendant plus
de sept ans, sur la question de savoir-s'il




SUR L'ANGLETERRE. 381
se permettrait de se faire apporter un cous-
sin, lorsque les séances deviennent par trop
longues et trop fatigantes. Aujourd'hui
meme il n'use que rarement de cette inven-
tjon hardie; du reste, gardien fidele de
l'étiquette dont il n'a dévié qu'a regret, c'est
encore sur le carreau meme ou il est assis
que tous ses papiers soilt· rimgés autour de
lui, et qu' on place des flambeaux pour
qu'il puisse les lire; il reste ainsi, jusqu'a
une heure avancée de la nuit, dans l'atti-
tude la plus incommode, et mal éclairé par
la lumiere incertaine de· deux bougies que
le moindre mouvement de son corps faÍt
vaciller sur cette laine élastique, plutot que
de demander une iable ou un pupitre; et
de léguer a ses successeurs un si dangereux
exemple d'innovation.


Quand on annonce un message des Com-
munes, pour apporter a la Chambre haute
des bilIs adoptés par l'autre branche de la
législature, le Chancelier se U~ve et s'avance




LETTRES


jusqu'a la barre, tenant a la main un sac
de velours rouge brod~ d'or, ou l'envoyé


• des Communes met un premier bill que le
Chancelier retourne déposer a sa place;
puis iI recommence sa marche pour en ve-
nir chercher un second, un troisieme, un
quatrieme, faisant autant de voyages qu'il
y . a de bilis, au lieu de les recevoir tous a
la fois. A chacune de ces processions du
Chanceli~r est attaché un droit de dix gui-
nt;es, lorsqu'il s'agit de mesures locales ou
individuelles (prirate bills) , droit qui forme
une partie assez ímportante des revenus
casuels de la charge. De malicieux obser-
vateurs prétendent qu'il n'est pas impos-
sible de distinguer sur la physionomie du
Chancelier si le bill envoyé par les Com-
munes a trait a une affaire particuliere, ou
aux intérets généraux de l'État.


Introduire de pareilles étiquettes lit ou
elles sont inconnues, serait absurde autant
que puéril ; et dans les pays meme ou elles




SUR L'ANGLETERRE. 383
existent depuis Iong-temps , iI ne serait pas
facile de les justifier aux yeux de la raison.
Toutefois lorsqu'elles ne compromettent
aueun intéret sérieux, et n'entravent point
la marche des affaires, elles peuvent plaire
a quelques imaginations, en rattachant le
présent aux souvenirs d'un autre siecle .


• Les femmes sont absolument exclues des
séances de la Chambre des Communes. On
ne fait d'exception a cette regle que pour
les princesses du sang et les dames qui les
accompagnent."· Hors ce cas· fart rare, ce
ne serait que déguisée en homme qu'une
femme pourrait aller entendre parler son
maI'i 0\1 son frere. Dans la Chambre des
Pairs, elles jouissent d'Ull peu plus de la-
titude; elles obtiennent parfois la per-
mission d'assister a la séance, derriere les
tentures dont le treme est entollré. Je me
rappelle meme certaine question législa-
tive sur laquelle les sollicitations dequel-
ques femmes d'un rang élevé avaient exercé




384 LETTRES
tant d'influence, qu'en :venant écouter les
débats, elles semblaie.nt moins de simples
spectateurs que des généraux d'a~mée sui-
vant de l'reilla bataille dont ils ont tracé
le plan. Ce n'est la néanmoins qu'une bi-
zarrerie dont on Q.e doit tirer aucune consé-
quence, mais qui m'a d'autant pl\is frappé
que je l'aurais crue plus incompatible avec
les mreurs politiques de l'Angleterre.


Du reste, les formes de la déHbération
sont les memes dan s la Chambre des Lords
quedan.slaChambre des Communes, oudu
moins les différences ne sont pas assez im-
portantes pour que je vous en entretienne.


Ce qui distingue éminemment les ora-
teurs parlementaires de notre époque, e' est
la simplicité et la rectitude da raisonne-
ment; J e vous, ai parlé dans mes premieres
lettres du penchant qu'ont les Anglais a
maintenir toutes les questions dans la sphere
moyenne des idées pratiques, immédiate-
ment applicables aux intérets de leur pays.




, 385 SUR L A,N GLETERRE.
C'est Jan s les derniers temps surtout
que" cette tenda:Uce des esprits est de-
. .. ~


venue évidente.' Aux jours ou lord Cha-
tham tenait le sceptre du Parlement, et
jusque vers les commencemens de la guerre
d'Am~rique, l'éloquence politique a ~u én
Angleterre un caractere plus rapproch:é' de
celui qu' elle ache7."'iious'.' 'Les I cn;átio~s d~'
Locke abondent dans'les discours~de-cette
~poque, et l'on y voii souvent les ques-
tion~ politiques rattachéesaux principes gé-
néraux de la- -philosophie mora le.


Des la génération suivant,e; le gom avait
changé; et, pendant le regne de Pitt, de
Foxet'des grands orateursquel'oÍl designe
encore sousle llom de la'rádfde·s"g~a.Iis·;
nous voyons les esprits se déclarer de plus
en plus contretoute espece d'emphasedans
le débit, comme d'essor métaphysiquedans
le raisonnement. Le sentiment général'étaÍt
déja si prononcé a cet égard, que letalent
meme de Burke n'en pouvait triompher.


25




LETTRES


G~~n s,~lev~it<I.~s"qu'il demanl;la,t la
parole,; t~llement q~'on l'avait surn.o~mé
Ji;! cIoche du dlner (dinner. bell ), et guel-
ques uns de ses Q.~scours ,.les plus admirés a
l~lecture, out été proooncés dans-une sane
4~t)rte .


.• . Effl,~9~si~~r!;l?t la cO~PQsi.tio_n aétueIJe
~.Pl f~!le~~nt) OIi;t:.e~~~a,-,jt1:,~r.9is"
qu'acoté de. quelques talens qui soutien-
I)ent la. comparaison des plus grands. mo-
<)'~J.~s, il possede une masse de notionsjus:"
t~s', etde oonnaissances pratiques qui, en
IHPy~~e, le rendent supérieur a toutesles
a,ssemblées précédentes. Mais ce n'est ce-
BffiV;l.ílJil;t: ~ A~s .. le~: ~~~eres .. d' éCQ,llomie
publiqu~, que ce~e supériorité est incon-
t~~,table. Quand Qn aborde une sphere plus
élevée, 00 est meme parfois péniblement
~ecté de quelque chose d'étroit dans les
idée~ ,et d'incomplet dans le rais.onnement;
e'est ~e qu'il est impossible de ne pas re-
l:narquer dans J~s débats relatifs a l'organi-




SUR L' ANGLETERRE. 387
sation religieuse et politique de l'Irlande.
Les questions, en général, ne sont ní atta-.
quées ni déféndues sur un terrain 'assez
large, "et l'on s'étonne de ne" voir appa-
raitre dan s la diseussion , ni les réflexions,
ni les exemples qui y jetteraient le plus de
darté. Lorsqu1il ne s'agit que' d'améliorer
l'adminlstration :lntérieure d'un pays, ou
les grandes bases de la justíee et de la li-
berté sont" deja assurées ,on ne saurait sans
doute aUer trop droit au fait; mais lorsque,
ainsi qu'en IrIande, e'est I'ordre social meme
qui est a refondre, eornmlmt ne pas re-
monter a la souree P Les soIutions qui ne
'sont pas donnéespar I'histGire 1 iI faut bien
les trouver par la raison. .


Ce qui, a mes yeux du moins, donne a
la diseussion parlementaire un attrait Ín-
oomparable, e'est done moins l'étendue et
l'élévation des pensées que la simplicité vi~
rile des formes de l' éloquence. Calmes dans
le sentiment de leur dignité morale, ja ..




38.8 LETTRES
mais les orateurs ne songent a revetirune
gravité d'emprunt; le ton des discours est
facile ; la plaisanterie , loin d' en etre bannie,
est accueillié avec faveur; des allusions
a la littératuré nationale ou aux chefs-
d'reuvre de Rome et d'Athenes pretent du
charmeet de la couleur a des sujets queI-
quefois aridés par ehx.qieines<et les cita-
tions de l'antiquité n'ont rien de pédan-
tesque au milieu d'un auditoiré a qui les
moindres nuanees des langues classiques
sont familieres.


Un membre de l' opposition attaquait"un
jour le gouvernement sur la profusion des
dépenses, et ~appelait . .ce mot'deCicéron :'
Optim'¡m rvectigal est parcimonia; mais se
trompant sur la prosodielatine, il pronon-
'iiait rvectlgal ; en faisant breve une syIlabe
qui doit etre longue : rvectlgal, reprit le
ministre (e' était lord N orth , autant que je
puis eroire), en se eontentant, pour toute
réponse, de rétablir la quantité que son ad-




¡ua L'ANGLETERRE. 389
versaire avait altérée; et cette plaisanterie
fut saisie a I'instant de toute la Chambre.


Fox citait les vers d'Homere et de 50-
phocle, dont son étonnante mémoire était
ornée; certain d'etre compris qe son audi-
toire; et quoique aujourd'hui cet usage ait
passé de mode', avoir étudié la littérature
ancienne ,~tte 'a good scholar (un bon éco-
lier, en propres termes ), est encore une des
conditions essentielles pour brillej.- dans le
Parlement.
" -Encotrlparant les deux branches de la


législature anglaise, et en sóngeant 'aux ta:"
lens du premier ordre qu~ renferme la
ChaninredesPairs;, je·m!,suis' 50uve;nt
étonné de ce que les discussions decette
Chambre n'offrent pas le meIlJe intéret que
celles des Communes, et de ce qu'a moins
de circonstances exhaordinaires, ellesont
meme quelque chose defroid et de lailgui~­
santo L'on peut dire sans doute que la plu-
part des bilIs prenant naissance dans la




390 LETTRES
Chambre bás~e, la :premiere vivacité de
l'intéret est épuisée lorsqu'ils arrivent a
laChambre des Pairs; mais en revanehe,
le vote de cette Chambre a toute l'ímpor ...
tanee d'un jugement en dernier ressort. Je
erois done qu'il faut chercher d'autres· cau-
ses.3. un .pqéno~ne ·qui a· droit denous
surprendre. Si j'étais chárgé de :les iildí-
quer, peut.etre ~n trouverais-je deux,l'urie
m(\térielle et seeondaire dans la dispropor-
tion qui existe entre l' étendue de la salle et
le petit po~bre de· Paírs habitnellerítent
présent aux séanees; l'autre plus ·inipor-
~ante et plus générale. dans 1'amüblisse~
mmJ:: WQgr~ssU' q\le le ,principe arístoerá ..
tique éprouvedans le monde entier. Eil
Angleterre lIl~me on des trones vénérables
sont encore debput, leur force vitale dis-
p~rait par degrés, et la séve de l'imagina-
tíon prend une autre route. •




..


SUR L'ANGLETERRE. 391
.... ~ ............ , ..................... ~~ ......... ..


LETTRE XIX.


Paralleze de la Tncirche des débdt~ lég¡;liL~
tifs, en France et en Angleterre,


J E vous disáis,' dahs mon avant.:.derniere
lettre ~que?, (~~I~f~)~S' précautw~. m~Ú ...
pliées dont les délibérations du: Parlement
anglais sont efitourées, la l11a~ché'des á'f-
faires y est ihcomparabl~~entplils ~~p~dé
'que da.q.sIl,os Chambres, ou les loisne sónt
pourtant souínises qu'a' un seul debat.' 'te
fait n'apas besoin de preuvé; máhít'e'Xige
'~n{( eJq~licil,t~9ª."Pour la trouver,sans tr~p
nous appesantir. sur des :qnestioosl;¡régIeJo
mentaires, suivons mi proJét -de lOÍ'da~~
les principalesp~asés de Iíldiscussion; et
rendons,..nous compte de la maniere 'ooIit
l~s choses se pAsent en Fránce et errAii~


'gleterr,e. j " ,,' ,':¡:~,~ .,1 ~';:I':l
~ . .


I Deux ouvrages devraient etre' ~on~tiutítIient sorls les




LETTRES
Les ~é,ances de notre Chambre des Dé-


putés s'ouvrent par la lecture du proces- ..
verbal de la veille ,ptoces:...verbal qui con-
tient l'analyse de chaque disconrs, an líen


yeux de ceux qui s'occupent de I'importante question du
reglement des assemhlées délibérantes; l'un, fort hahile-
Ic::ment tráduit .pa.r M;,. Pichon, est le Manuel parlementaire


, d~r M: ',.reffe~on ;'~' trsilb-' ~~u'n{i i:ié 'l~éxpéri:enee' anglaise,
sanctionné par la sagesseaméricaine : l'autre est la Tac-
te"que des assemblées législatú'es, ouvrage ou M. Dumont a
dév,doppé les raisonnemens les plus philosophiques sons
les fornÍes les 'plus spirituelles. On y trouve le reglement
rédigé par l'auteur pour le Conseil représentatifde la ré-
publique de ~neve; réglement calqué sur les usages du
parlement, avec quelques perfectionnemens de détail. En
présentant cp travail au Conseil dont il est membre, M. Du-
mont eut l'ingénieuse idée de 'deúuinderqu'it'f6.t sOtmus
aux.fórmes:mePles de déllb'ération qúi y sont tracées, e' est-
A-dire que, pour discuter son projct, on le suppo~at déjil
adopté. Cette épreuve fut si victorieuse, que le reglement,
accueilli il I'instant d'une voix unanime, a, pour ainsi
dire, passé aujourd'hui daÍls les mreurs des citoyens de
Geneve. Ils y ont recoufs dans tots les comités, da.ns
toutes les réunions que l' esprit d' associil.tion fait naltre,
et cet usage a introduit dans la conduite des affaires une
promptitude et un ordre remarquables.




SUR L'ANGLETERRE. 393
de se borner ,. comme les journaux de 'la
Chambre des Communes, a énoncer les
résuItats des délibérations, et les actes qui
peuvent faire jurisprudence. Ici, double
perte de temps, ~t par la longuelir inutile
de cette leeture, et paree qu'il suffit d'un
amour-propre pointilleux qui ti'ouve que
les ,seerétaires ont mal rédigé sa pensée,
pour que la diseussions'engáge sur un rUot,
et que l' ordre du jour reste en souffrance.
Mais ce n'est Hl que le moindre inconvé-
nient de ces analyses; car, fastidieuses dans
les temps de calme', elles deviendraient fu-
nestes dans les temps d'effervescenee et de
révolutiori. Q~and les papiers publics fen-
dent compie des débats ,c'est:a leurs périJs
et risques; les députés sont toujours les
maltres de désavouer les discours qu' on im-
prime sous lenr nom. Mais un proces-ver-
hal' approuvé' par ·la Chambre acquiert 'le
ca~actere officiel, et chaqué oratenr e~t
('..ensé adopter jusqu'anx moindres expres-




S94 LJ<.:l'TRES
Si0I1S qu'on lui prcte. Tout "éputé suspect
a 'la faction victorieuse, aurait la son
acte d'accusation préparé d'avance; ce se-
rait un arsenal ou le plus fort trouverait
des armes toutes forgées uour accabler la
minorite.
Vi~nt ensulte un rapport de la_ commis-


sion des pétitions. lei ,un ,deux.; trois
orateurs montent suceessivement a la tri-
bune, et exposent que M. un tel demande
a épouser sa belle-sceur; qu'un autre. ré-
clame un i~pot sur les chiens de luxe;
qu'un troisieme fait part a la Chambre d'un
plan- tout nouveau d'administration et de
finances, et qu'il y II du bon dans sés id-ées;
qu'unquatrieme désire obtenir le ruban
de la légion d'honneur;· qu'un cinquieme
propose. de décerner au feu roí le surnom
de Bien-Aimé,. sur quoi la commission de"-
mande gravement l' ordre du jour, d' apres le
motif-que S. M. a déja re<;u de ses peuples
celui de Désiré. Et la nation la plus spiri-




SUR L'ANGLETERRE. 395
tuelle, la plus sensible aux moindresnuan ...
ces du ridicule, éc«!uu~ patiemment depuis
dix ans de pareilles pauvretés, sans réflé.
chir que la vie húmaine est trop courte
pour gaspiller ainsi le temps d'une. assem ..
blée délibérante. Lorsque }'objet des péti-
tions est plus sérieux, les eonséquenees de
notre systeme- ne sont guere plus satisfai ..
santes; car le renvoi aux ministres, le dé-
pot au bureau des renseignemens, et.l'ordre·
du jour, ne sont pour la pétition que trois
genres de mort plus ou moms honorables.


Proposeriez':'vous done, allez-vous me
dire, de supprimer le droit de pétition,
tel, qu'il est exercé en France p, Non sans
doute; tant que l'initiative sera refusée a~
Chambres , il vaut encore mieux la donner
indistinctement a quiconque met une péti.
tion a la poste, que de priver les eitoyeRs
de tout moyen de réclamation; mais ce que
la raison indiquerait, ce serait de: rénd~e
l'initiative aux Chambres, a qui ene est dé-




396 LETTRES
volue d'apres toutes les regles 'du hon sens,
et de charger les dép'ut's d'etre les organes
des vceux des eitoyens.


C' est en effet ee qui' se passe en Angle-
terreo Toute pétition doit etre présentée
par un memhr~ qui peut, se10n les circon~
stanees, ou en faire l'oh.iet d'une motíon,
ou la: déposer surle bureau ,et en demander
simplement la lecture. Les Chambres ont


·par la une garantie eontre les petitions fri-
voles ou intempestives, et les réc1amations
légitimes sont assurées de trouver des
avocats. Du .reste, on n'entend nullement
que les pétitionnaires aient le droít de faire
délibérer le Parlement sur l'objetdeleur
demande. La pétitíon ri'est considérée que
eomme une piece a l'appui de la motion
faite par tel ou tel membre, a qui seul ap-
partient dans ee caso l'initiative; et, ainsi
que .ievous l'aí dit précédemment, le vé-
ritable sens qulil faut attacher au droit de
pétition en Angleterre, est ceJui de s'as-




SUR L'ANGLETERRE. 397
s~mbler pour délibérer sur les griefs qne
l'on veut exposer, soitaux deux Chambres,
soit au roí.


Les pétitiOns coHectives, provenant de
tout un corps, de toute une province , qui
sont· repoussées par nos lois, sont ceHes au
contraire auxquelles les Anglaisattachentle
plus de prix, puisqu'eHes exprimentl'opi-
nion des masses; et il est rare qu'une me-
sure dequelqueimportance soit adoptée par
le Parlement, sans qu'il y soit, si ce n'est
contraint, du moins poussé et encouragé
par le grandnombre et l'unanimité des
pétitions. C'est alors qu'on voit des d~putés
arriver comme succombant sous le poids
de ecHes dont ils sont chargés, et que, lais-
sant tomber a la porte un immense rouleau
dont ils conservent une des extrémités
dans lenr main, ils s'avancent jnsqn'au bu- \
reau, étalant aux yeux de la Chambre ce
long ruban de parchemin cOuvert de cin~
quante on soixante mine signatures. C'est




\
CETTRES


une sorte de plaisanterie eonsacrée. JI est
d'usage que, pendant la leeture d'une péti~
tion, le membre qui la présente aille s'as-
seoir sur le bane de la trésorerie. Cette
fórme d' étiquette donne lieu a de bizarres
'rapprochemens : j'ai quelquefois yu ainsi
sir Francís Bar,Iett cote a cote avec lord
Castlereagh, et M,'Hume 'avooM. Van-
sittart.
. Mais revenons a la .marche de nos pro-
jets de loi. On annonee une communieation
du gouvernement; la porte g'ouvre; et un
ministre, ou un eommissaire du roi, s'a-
vanee précédé de deux huissiers, monte á
la trUmne, et dQone .lectute d~\ln long' 6-
posé . de .. motifs, véritable préambule du
rescrit d'un empereur Tomain; comme si
dans un gouvernement libre, le meilleur
ex.posé des motifs d 'une mesure législative
n'était pas les discours me mes des auteurs
de la mesure, et leurs réponses allx objee-
tions de ses adversaires. lei d'aiUeurs, en~




SllR L'ANGLETERRE. 399
core une perte de temps. Pourquoi débiter
a la tribune un travail composé a lt>isir,
corrigé, mis au net, et qu'il serait si na:..
turel d' envoyer tout de suite au Moniteur,
ou ehaque député pourrait le lire plus a .
son aise, et avee plus d'attention? .


Je doís aussi vous signaler des l'entrée ~
parnü les _principales -causes de la lenteur
de nos délibérations, eette ínitiative royale
qui, en inspirant aux. núnistres, et presque


. au roí luí-meme, un amour- propre d'au-
teuI' ponr l~s moindres détails d"'un projet
de loi, engage les orate~rs du gouverne-
ment a batailler sur des minuties sans
aUC~lle impo.rtanee, et faít un é~ec pour
la eouronne du plus petit aÍnendement sur
un.pon~ a construire, ou sur un márais a
dessécher.


,Le projet de loi est présenté : que va-t-il
en advenir? On le renvoie dansles hureaux.
Ces bureaux, eomme vous sav6z, se eom-
posen t de la totalité de la Charnhre, répartie




400 LETTRES


par le sort, en neuf sections , dont chacune
élit un des membres de ,la commission
chargée de l' examen du projet de loi, com-
mission qui, a son tour, nomme un rap-


. porteur pris dans son sein. Arretons-nous
un instant ici; car jamais invention plus dé-
raisonnable n' a entravé la marche, et déna-
turé le caractere d'imediscussion législatite.


11 semble qu'il n'y ait que deux manieres
de décider une question; la raison 00. la
force. Notr.e reglement, d'accord avec le'
juge Bridoye, en a . imaginé une troisieme,
et e'est le hasard. 11 peut arriver en effet
que les députés soient distribués de telle
maniere d~s les bureaux que l' opinion qui
est en majorité dans l'assemblée se trouve
en minoritlé dans la commission, en sot'te
que les commissaires soient assurés d'avance
qu'ils, travailIent en pure perte, et qpe
leur rapport sera rejeté d'emblée par la
Chambre l. 11 peut arriver aussi, et parJ;i-


.


I Supposéz une assemblée compos¡:e de' 450 membre5,




SUR L'ANGLETERRE. 401
culierement dan s une question d'intéret
local, que tous les députés instruits des
faits, et capables d'éclairer la discussion,
soient eoncentrés dans le meme bureau,
en sorte que, sur neuf membres de la com-
mission, il n'y en' ait qu'un seul qui sache
meme ce dont il s'agit.


Mais eette commission , de quoi va-t-eIle
s'oceuper? A-t-elIe été instruite par un
débatantérieur des difficultés qu'il importe
de résoudre ? Est-elle chargée d'un de ces
travaux spéeiaux de rechercheou de ré-
dont 242 soutiennent le ministere, et 208 votent avec I'op-
position. Chacun des neuf bUl'eaux sera composé de 50
membres. Supposez maintenant la minorité de :w8 mem-
bres répartie également entre huit bureaux, elle y formera
majorité; et les 242 voix du ministere se trouveront dis-
tribuées ainsi qu'il suit:


Minorité de 24 dans chacun des huit premiers bu-
reaux,................ • .•.... . . . . . •.... 192


Unanimité dans le neuvieme, ..•.•..... " . 50


242


Sur neue membres de la commission, la majorité' n'en
nommera done qu'nn sfml.




4o!.l LETTRES
daction qui se font niieux al1tour d'un tapis
vert, qu'all milieu des passions de la
Chambre, tandis qu'au contraire les grands
traits d'uhe mesure législative ne peuvent
se prononcer que dans la discussion géné-
rale ? A-t-elle pouvoir de faire comparaltre
des témoins et de constater des faits? En
aucUÍie frl~on. Que feta4:-elle done? Elle se
réunira, elle causera, elle sera en butte
aux intrigues des partis et aux sollicita-
tions du ministere; des semaines s'écoule-
ront avant qu'une majorité se déclare dan s
son sein; enfin elle nommera un rappor-
teur qui, en plus OH moins de temps,
suivant la,facilité do~t il sera. doué, vien-
dra présenter a la Chambre]e résultat de
son travail. Et ce travail ne sera, le plus
souvent, qu'un recueil de généralités, ou
des députés étrangers a la question,et
qui naturellement devraient garder le si-
lence, iront pl1iser quelque idée qui leur
permette de faire un discours. Pendant




SURL'ANGLETERRE. 403
touteé temps la Chambre est restée oisive.


A la présentation' du rapport, nouvelle
perte de temps. Le d~uté qui en est chargé
s'épuise a Jire a la tribune un long résumé
que personne n' écoute, ou que du moins
l'on a tort d'écou~er; car iI serait plus rai-
sonnable d' employer sa matinée a toute
autre chose ,. et d'attendre l'impression du
rapport, poor le méditer a tete reposée.


Cette lecture finie, des deux cotés de la
Chambre s'élancent vers le bureau les dé-
putés qui viennent s'assurer le privilége de
parler pour, contre ou sur la proposition
ministérielle. Les plus agiles ou les plus
robustes obtiennent les' premiers rangs;
d'autres, moins heureux, se contentent
d'un vingtieme, d'un trentierne, peut-
etre d'un quarantieme ou d'un cinquan-
tieme tour. Savent-ils ce qu'ils auront a
dire, quand leur tour viendra ? Savent .. ils
si les argmnens qui se présentent a leur
esprit n'auront pas été dix foís réfutés t




404 LETTRE~
avant que ce tour vienne? Savent-ils SI
les débats ne changeront pas leur fac;on
de penser? Nullement. Mais n'importe,


• ils auront le plaisir de parler, ou du
moinsils auront fait preuve de bonne
voIonté; et si la cloture Ieur ferme l'acces
de la tribune,. iIs imprimeront ce qu'ils
auraient dit , ou ce qu'ils auraientpu dire ,
dans le cas ou la discussion serait arrivée
jusqu'a eux, et que leur opinion flit resté e
la meme.


La discussion générale commence, et
e'est ici que les discours écrits, en mettant
sur le meme niveau le taIent et la médio-
erité, entrainent des lenteurs audela de
toute mesure. Tel homme, doué de bon
sen s , mais dépourvu de talent oratoire,
qui, si ces lectures étaient interdites, se
réserverait pour donner en peu de mots
quelques eonseils utiles, Iors de la discussion
des articles, ne résiste pas a voir imprimer
dans le Moniteur un morceau de sa fac;;on ,




SUR L'ANGLETERRE. 405
ou de ceHe de quelque ami charitable.


Ce ne serai trien encore si tous ces
discours étaient lus a la place qui leur con-
vient; mais l'usage d'appeler alternative-
ment les orateurs inserits pour. et eontre
leprojet, et eeluÍ d'aeeorder la parole aux
ministres, toutes les foÍs qu'ils la deman-
dent, donnent souvent a la diseussion le
caraetere le plus ineohérent.


Tel orateur a écrit un discours en ré-
ponse a un de ceux qui ont été prononcés
la veille; mais le lendemain il en survient
un autre qui change entierement la ques-
tion. Quel parti prendra notre orateur?
sacrifiera - t - il l' enfant de ses veilles ?
Ce s8rait trop cruel. Il improviseraquel-
ques phrases, pouÍ' coudre tant bien que
mal son discours a celui qui l'a précédé;
puis, tirant son papier de sa poche, il
lira des réflexions qui ne répondent plus
a rien, et qui jettent un froid mortel
sur la séance. Tel autre, au contraire ,
s'excusera nalvement de monter a la tri-




406 LETTRES
bune, parce qu'il aura oublié ion opinit;JII,
dans le tiroir de son secrétaire 1 ou daJlJl la
poche de sa redingote. En vérité je ne sa,~s
pourquoi l' on nous accuse d'une vivacité
turbulente; ce qui me confond aq. con-
traire, e' est notre gravité et notre patience.
Jamais on n'obtiendrait d'une assemblée
d' Amél'icains ou d' A~lais d' éOOlJter iPlS-
qu'au bout une si longue .sériede di~­
sertations écrites, dont la nlQnotOJllie
n'est coupée que par des interruptions et
des invectives.


La discussioll des al'tieles suit immé-
diatement cellede l'ensemble de la loi t
en sorte que ces denx discllssioIj.~ '1).' ep.
forment réellement qu'une seule. lci le$
discours écrits deviennent plus rares, et
les débats acquierent plus de mouyement el
d'intéret. Mais nouyet inconvénient! Apres
avoir consumé de longues journées dans Oe$
lectur.es inutiJes, e' est séance tenante, et au
milieu de l' orage des passions irritéesqu'il
faut imaginer des amendemens a l'impro-




SUR L'.-iNGLETERRE. 40 M )
viste; d' ou résulte que la plupart du temps ils
iont mal conc,t1s et mal rédigés. Et le fl,l~~n.t­
iIs bien, on y gagnerait pell de chol)e i (lar le
vote de la loi succédant san s intervalle a la
discussioil des articles, on n'a pas le temps
de la. revoir dans soJ). ensemble, et d'exa-
miuer si des am~mdemens, r~i§pnn~bles
en eux-m~mef'. ne rendent pas ah$l,lrde
\lne loi dopt iIs dérang~nt mute l'él;Q-
nom¡e. •


Pour suivre la lettre de la Chart~, iI fau-
d;rait qUe cha.que a-m.em;lement flit 'renvoyé
dans les bureaux pOllf y ,~tr~ d~Cllté; wajs
entre deux maux, iI a bien fal}¡J choisir
le mpindre, etJa force des cnol)es a con,..
duit a rnettre de cOté un artic1e qui aurait
rendu toute délibération impossible.


. Arrivés au dernier terrne de la discussion,
iI ne reste plus qu'a aller au scrutin, puis-
que telle est notre maniere de cmnpter les
voix.; et iei du moins iI semble qu'il n'y aÍt
plus de perte de temps a redouter : point
du tQJIt. Les for~es de l'appel nominal et




408 LETTRES
du-dépouillement du scrutin sont telles que
I'on trouve encore moyen d'employer plus
de trois quarts d'heure a une opération
qui se ferait en dix minutes, si l'on adop-
tait les bOltes a scrutin dont on se sert en
Angleterre, dans les clubs ou le vote secret
est en usage. Et supposezque l'appeI no-
minal soit réclamé sur plusieurs articles
d'un projet de loi, ce qui peut fort bien
arrive:r4P des journées entieres se passeront
a compt~r des boules blanches et des boules
noires. Ce serait trop , fussions-nous assurés
de la vie des patriarches.


Mais le jour ne viendra-t-il jamais OU, se-
couant une timidité déplorable, -nos dépu-
tés seront fiers de produire leur opinion
a la face de leur pays, et OU, loin de se
cacher derriere le voile d'un vote secret,
voile pourtant bien facile a soulever, ils
prendront so in , comme en Angleterre, de
faire publier la liste de la majorité et de la
minorité dans toutes les questions impor-
tantes ? - En France, alIez-vous me dire ,




SUR L'ANGLE'PERRE. 409
le vote publie serait trop favorable au pou-
voir. - Dans le premier moment, peut-
etre; a la longue) j' en doute fort. Quelle
liberté serait-ce done que celle qui n'aurait
d'autre ambition que d'eseamoter quelques
loís a l'aide d'une urne mystérieuse, sans
jamais parvenir a former des hommes et
des citoyens !


Nous avons suivi les diverses phases de
la discussion d'un projet de loi dans la
Chambre des Députés. N ous laisserons les
orateurs du gouvernement l'accompagner
a la Chambre des Pairs, ou, obligés de
ressasser, jusqu'a extinction de force hu-
maine, les argumens déja épuisés par. les
débats de l'autre Chambre, ils recueille-
ront les fruits amers de l'initiative royale.
Mais je dois vous faire remarquer pour-
tant une lacune de nos lois constitu-
tionnelles qui, dans mainte circonstance ,
pourrait entralner non seulement des len-
teurs interminables, mais de graves dan-




.LEl'l'flES


g~r¡s ; e' est l'abSell.ce totale de moyeS).:; de
communicatioll entre les deux Chambrtl~.
Supposons en cffet que !'une d'elles insiste
sur un amendement que l'autre s'obstine
a rejeter. Voila tous les rouages du gonver~
uement arretés, tandis que nous éviterioU$
~t Ánconyénient, si n01).S avions, comme


/ dans le Parlement anglais , c~~ contf3ren~~
libres de la Ckambre peinte, ou des com-
mis&aires des deux branches de la législa~
ture aj~tent et préviennent les différeI).d~
par des concessions réciproqucs.


Maintenant, parcouroIlP rapidement 1'01',
dre des débats dans la Chambre des Com-
II,I.Untlli; I}OliS Y rencO.ntr~rQ~ ~l\"S 4,QU,.t~
q"~~ bizarrerie5 et quelques abus;
mai& ~ dans tout ce qui est essentiel a
la marche des affaires, nous trouverons .
prOJ)1ptitru;!e, méthode et simplicité, la ou
nons :n'avon.s VJ.l chez nOUS que lenteur et
íloJlfusÍon.


La Chambre des Commune~ a .OCllX ma-




SUR L'ANG,LErERRE. 411


pieres d'exercer son infh.lence sur les inté--
rets de son pays, Boít COInme partie inté ..
gran te du COrps législatif, par le vote d~$
lois; soit CQ:IJlme grand ponseil national,
par pesadresses au roi et des résolutiom;.
C~ résolutions peuvent etre, ,oH rénoncia ..
tion générale d'une volonté qu.i sera rédi ...
gée plu~ tard ~prus f.(}Kme de bill, ou la dé~
daration de certains principes, et lit mal}.Í.-
festation d~eertain"s~Q.til}leus, COUlme,
par exemple, lafameu~ motion. 'de M, PUll-
ning? ~.n 1780 ; ~c Que l'influence de la
'-c COllronne ,a 'augmenté, qul ~ll<¿ ;utgImmw,
(C .et ,qu'elle doit etre réduite. » Mai!) ce qlÜ
Mus. impoftfl étant de com-parer les; pr~
dés que nous suivons pour la ¿iscJ,ls:pwn
des lois, avec ceux qll'Jme longue e~~ ...
rÍence a consacrés en Angleterre, bornonp~
nous a suivre le progrcg d'UIl bUI 4fPJ.Ji15
sa nalssance jusqu'a ~on ftdoptmn.


La premiere démarche ~ po:ur préseIJt~
un hiU, est d'obtenir l'autt>risatioll de Ja




LETTRES


Chambre. Le membre qui prendl'initiative;
soitqu'il appartienne au ministere ou a
l' opposition, eommenee done par annoneer
que tel jour il fera la motion, qu'on lui
permette d'introduire un bill dont il indi-
que l'objet. Cette formalité est de rigueur
pour que la Chambre ne soit pas prise a
l'improviste, et que les adversaires du bill
puissent se préparer au combato 11 regne
en général beaucoup de courtoisie dans
ces préliminaires, et ron se rappelle invo-
lontairement ces mots des grenadiers an-
glais a la bataille de Fontenóy: « Messieurs
« des gardes fran<5aises, tirez les premiers. »
Des l'abord, tout membre de la Chambre
peut annoncer qu'il appuiera ou combattra
le bill qui doit etre présenté, selon que ce
bill renfermera ou ne renfermera pas telle
ou telle clause qui lui parait désirable; et,
d'apres cette indication, les partisans du
bill, ses patrons, suivant l' expression re-
~ue, ont ]e choix de le modifier OH d'en-




SUR L'ANGLETERRE.


gager la lutte. Vous voyez déja combien
cette maniere simple de procéder doit S011-
vent épargner de lenteurs et de discussions
inutiles. Car, si c'est un ministre ou un
membre influent de la majorité, qui dé-
clare a queIles conditions le bill obtiendra
son assentiment, l'orateur qui a pris l'ini-
tiative, sait d'avance a quoi s'en tenir, et,
d'accord ave e son parti , il se décide a faire
ou a refuser les concessions demandées ,
suivant que l'objet important pour lui est
le résultat des votes ou l'influence meme de
]a discussion.


Le jour venu, l'auteur du bill en déve-
loppe les. motifs ;, il est appuyé par un ora-
teur du meme parti; le bill est remis sur
le bureau, et]e président pose la question
de savoir s'il sera lu une premiere fois.
Des lors la lice est ouverte, et les adver-
saires du bill peuvent, ou s'opposer direc-
tement a cette lecture, ou l' écarter par
une motion d'ajournernent.




UTTRls


Ce n'est point d'ordinaire stir la pté-
miere lecture que la discussion s' engage j ou
du moins les projets· n'y sont considérés
qu'en prÍlicipe général; car il semble petl
raisonnable de comhattre dans ses détails
un biH que I'on n'a páS encore Iu;" et ee
serait une perte de t~tnps qÚé de ehercher
a l'amender, lorsqtié) dafis un irtst~nt
peut-etre, on va le rejeter en entiel'.


C'est done la seconde lecture qui est le
véritable champ de bataille; alors le bilI a
étéimprimé; il est connu de toute la Cham-
bre, et)e moment est venu de l'attaquer
dans son ensemble, ou de le modifier par
des amendemens j puisql1e dé80rtriais iI y a
pl"ésomption qu'il sera adopté.


C'est anssi d'ordinaire apres la seconde
lecture que le bill est renvoyé a un comité,
soit spécial, soit de tonte la Chambre. Ce-
pendantcen'est la qu'un usage qui souffre
diverses exceptions. Des propositions im-


r


portantes sont queJqllefois disclltées en




SUR L'ANGLETERRE.


comité général, aussitot apres la pretniere
lecture, et il est meme de certaines motiOhS
qtli ne peuvent etre faites qu'en comité.
Quelquefois aussi il ai'rive , et particuliere-
ment lorsqu'il s'agit de meSl1res locales, que


·les partisans du bill en demandent eux-
memes le renvoi immédiat a un COII1ité,
soit pour en perfectionner la rédactioIi,
soit pour recueillir des fiúts, et entendre
les parties intéressées.


Les comités spéciaux sont, OU composés
d'un certain nombre de membres désignés
excIusivement par la Chambre, ou bien ac-
cessibles a tous. les membres qui vou-
draient venir prendre part a la délibéra-
tion. Dans le premier cas, on les nomme
comités choisis; dans le secónd comités
o itIJerts. Quelquefois aussi la nature de lá
mission confiée a un comité, exige qucses
sé:mces soient secretes, et alors les membres
50nt assujétis au serment.


Les comités pellvent etrc éhlS dé di-




416 LETTRES
verses manieres, soit au scrutin, soit sur
une liste présentée dans la forme ordi-
naire des motions, soit enfin, dans le
cas ou il s'agit d'éleetions contestées, sui-
vant un mode ingénieux prescrit par une
loi spéeiale. Mais le plus souvent ee sont les
auteurs de la proposition' qui désignent
eux-memes la composition du comité au-
quel ils désirent qu'elle soit renvoyée.
D'autres orateurs demandent, s'il ya lieu,
l'addition de tel ou tel nom a eette liste; et,
en général, le sentj.ment des convenances
suffit pour indiquer a eelui qui la présente
qu'il doit y inscrirc quelques uns des
membres influens de l' opinion QPposée a
la sienne. D'ailleurs une diseussionpréa-
lable ayant révélé a la Chambre quels sont
les hommes les mieux instruits de la ques-
tion, il Y a lieu de présumer que les choix
seront faits avee diseernement. Il est de
principe de ne point faire entrer dans un
comité spécialles membres qui se pronon-




SUR L'ANGLETERRE. 417
cent pour le rejet absolu de la proposition,
mais ceux-Ia seulement qui demandent
qu'elle soit amendée. Et en effet, l'homme
qui repousse un projet ·dans son entier ne
paralt point appelé a l'améliorer dans ses
détaiIs.


Rem!lrquez combien iI y a de sagesse
dans ces formes parlementaires , et comme
en meme temps elles sont exemptes de
roideur, et se pretent au contraire avec
flexibilité a la variété infinie des affaires
humaihes. Aussi est-ce réeIJement dans le
sein des comités de la Chambre des Com-
munes que l'on traite toutes ces questions
administratives qui, chez nous, se déci-
dent dans les bureaux des ministres, ou
dans le secret du conseil d'état. C'est en
présence du pubIic, 011 du moins des par-
tíes intéressées et de leurs conseiIs, que les
comités interrogent des témoins, qu'ils
font venir des· experts, et qu'ils discutent
les affaires de tont genre qui leur sont ren-


27




LETTRES


voyées; affaires qui se multiplient tellement
qu'on voit quelquefois réunis dans la meme
chambre jusqu'a douze comités occupés
d'intérets différens. Ces comités se ras-
semblent a midi , et leurs séances cessent
de droit a quatre heures, au moment ou
celles de la Chambre s'ouvrent par la lec-
ture de la priere; mais ils re<¡¡oivent l' ordre
de les prolonger : a mesure que le tra-
vail d'un comité est achevé, son président
se présente a la barre, et, interpellé par
le Speaker, il vient déposer sur le bureau
le rapport dont il est chargé. Rien ne sau-
rait etre plus simple et plus rapide.


Que du reste ce systeme soit entaché de
beaucoup d'abus, c'est ce qui n'est pas con-
testable , et de nombreuses réclamations en
font foi. Mais du moins le remede est a
coté du mal; et si la corruption se glisse
quelquefois dans les comités, c'est dans la
chambre que la plainte peut retentir a
l'instant meme : car jamais l'intéret lésé ne
manque d'y trouver un avocat.




SUR L'ANGLETERRE. 419
Quand la Chambre se forme en comité


général, la masse est mise sous la table; le
Speaker quitte son siége, que lui seul a le
droit d'occuper, et désigne, pour le rem-
placer, un président tempo'raire, qui va
prendre place aupres <:Iu bureau. Alors com-
mence une discussion familiere ou les ora-
teurs sont affranchis de la rigueur des regles
observées dans les séances de la Chambre.
On peut y parler sur chaque question,
áutant de fois qu'on le juge convenable,
proposer des amendemens, suggérerdes
changemens de rédaction. Tel membre qui
ne se hasarderait pas a prononcer un dis-
cours soutenu , prend la parole sans crainte
pour faire connaltre'un fait, ou pour ob-
tenir un éclaircissement; un pareil débat
a toute la facilité de la conversation. Et
e'est iei surtout que se fait sentir l'avantage
de parler de sa place: quand un orateur a
dit ce qu'il avait a dire, il se rassied sans
se croire obligé de fatiguer son esprit a
chercher une péroraison. Com bien de foís,




l..ETTRES


au contraire, n'al-Je pas vus nos députés
comme enchainés a la tribune, faute d'oser
en descendre, avant d'avoir trouvé une
maniere brillante et son ore de terminer
leur discours !


Quand le comité général a achevé l'exa-
men de la question qui lui est soumise, le
Speaker reprend son siege', et ilest faít
rapport, séance tenante, des amendemens
adoptés par le comité. On peut trouver
bizarre , au premier coup d' reíl, ce rapport
adressé, pour aínsi dire, par la Chambre
a la Chambre elle-meme. Mais on ne tarde
pas a reconnaltre combien cet usage est
essentiel , pour éviter les surpl'ises, et main-
tenir la gravité des débats.


Enfin, le bill arrive a sa troisieme lecture,
et tous les membres ayant eu le temps de
le revoir, et de se rendre compte des mo-
difications qu'il asubies dans le cours des
débats, on n'a point a redouter, comme
chez nous, le grave inconvéníent que je
vous signalais plus haut, celui de voter en




SUR L'ANGLETERRE. 4~ I
aveugle sur un projet de loi souvent déna-
turé par les amendemens.


Vous voyez combien cette marche est
simple autant que philosophique; c'-est vrai~
ment ainsi que procede l'esprit¡ humain.
Se trace-t-on un plan, se propose-t-on un
tr~vail quelconque? on commence par con-
sidérer le principe; puis on examine les dé-
tails; puis enfin on revoit l'reuvre dan s son
ensemble. Tel est l'ob.jet des trois débats.


Mais s'il est reconnu que eette forme de
déIiberation est la plus sage, iI n'est pas
moinscertain qu'elle est aussi la. plus ra-
pide. Les épreuves nombreuses aux~uelles
une proposition est soumise, avant d'etre
adoptée, calmentles passions, tranquiUisent
les amours-propres; on ne se hate pas de
réclamer la parole, quand on est assuré
d'avoir plus d'une occasion de manifester
son sentiment; toutes les natures de talent,
tous les genres de mérite trouvent la place
qui leur convient, et iI n'y a de ¡wesse sur
aucun point. Donnez plusieurs issues a un




LETTRES


édifiee, la foule se divise et s'écoule sans
eneombrement : n' ouvrez qu'une seule


I porte, quelque large qu'elle soit, vous la
verrez bientot obstruée. Vous savez d''ail-
leurs que dans les cas d'urgenee, les trois
lectures du bill peuvent avoir lieu le meme
Jour.


La maniere de reeueillir les voix dalls
la Chambre des Communes, a quelque
chose de-bizarre; c'est une des vieilles tra-
ditiOHs qui se retrouvent a ehaque pas dans
eette Angleterre ou le principe d'améliora-
tion est cependant si énergique et si vivaee.
Le président, ayant posé la question, de-
mande que eeux qui sont d'avis de l'adop-
ter, disent oui, et que le parti eontraire
dise non: Les oui I'emportent ( the ares
have it ), reprend alors le président , lors-
qu'il a jugé, par le bruit des voix, que
la majorité se prononee pour l'affirmative.
Si personne ne réclame, sa -décision. fait
loi. Et souvent, lorsqu'il s'agit de mesures
contre lesquelles il n'y a point d' opposi-




SUR L'ANGLETERRE. 42.3
tion, on l'entend murmurer a plusieurs re-
prises, d'une voix ereuse et avee une sorte
de cantiUme eonsacrée, qui n'est inter-
rompue par aueune réponse : ¡2ue ceux
qui sont pour la question disent oui;que
c(JUX qui sont de t opinion contraire di-
sent non. Les oui r emportent. Ce sont
autant de lois adoptées. Mais la minorité,
quelque peu nombreuse qu'elle soit, a tou-
,lours le droit de requérir une division.
Pour cela un membre se leve, et donnant'
un démenti au président, il déclare, fut-
il seul a voter pour la négative, que ce
sont les non qui l'emportent. Alors on
fait 'évacuer les tribunes; une partie des
membres passe da:ne le vestibule, les autres
restent a leur place, et deux scrutateurs
(tellers) nommés de part ei d'autre, comp~
tent les voix.


Le président ne vote qu' en cas- de par-
tage égal, et ce fut, eomme vous savez,
eette voix seule qui décida la mise en ac-
cusation de lord Melville. En comité gé-




LETTRES


néral, le Speaker ne remplissant pas les
fonctions de président, il est admis a
v9ter ; mais iI s'en abstient, convaincu que
la plus s~icte impartialité est le premier
de ses devoirs; et usant du privilége de
res ter neutre, privilége quí n'est accordé
qu'a lui seul, il se retire a sa place pen-
dant que l'on eompte les voix, comme sur
un' roeher a l'abri des tempetes.


Vous m'aceuserez sans doute de m'etre
arreté avec trop de pédanterie a des dé-
tails réglementaires; mais je erois pour-
tant pouvoir me justifier sur, ce point.
De Uneme que dans les tribunaux, les for-
mes sont la plus sure ,garantie du faíble,
les reglemens, dans une assemblée délibé-
rante, sont la meilleure, 0.r- devrait dire
souvent, la seulCi protection de la minorité.
Et s'íl est certain que, sans la liberté de
diseussion, les plus belIes constitution~
écrites ne seraient que de vains chiffons
de papier , on est conduit a reconnaitre que
rien , dans un gouvernement représentat!f,




SUR L'ANGLETERRE. 425
n~ mérite une plus sérieuse attentioll que
les méthodesdestinées a assurer la plus
grande latitude possible a eette liberté.


Mais il est un autre point de vue sous
leque} les formes de la délibération dans
l'assemblée des représentans, aequierent
une bien plus grande importanee; e'est
l'influenee qu'elles exereent sur la nation,
par I'autorité de l'exemple. La Chambre
éleetive est mi point de mire pour tous les
citoyens; le pays ou il n' en serait pas ainsi,
serait dans un état ~e mort poli tique : iI
est done naturel que les mreurs se modelent
sur ce qui se passe dans eette assemblée.


Si les affaires y sont eonduites avee
ordre, simplieité et promptitude, Jesmemes
qualités ne tardent pas a se- répandre dans
la nation; l'esprit fl'association fait des
progres; on s'aecoutume a traiter ses in·
térets en eommun, et le talent de la dis-
eussion ,devient bientot familier a tous
les eitoyens. Si, au contraire, l'Assemblé&'


. ~ .


législative offre un triste exemple de len-




426 LETTRES SUR L'ANGLETERRE.
teur, de confusion OU de violen ce , eette
contagion funeste se répandsur tout le pays,
et les rnreurs publiques sont étouffées des le
berceau. Ignorans des formes d'une déli-
bération réguliere, fatigués du temps qui


. se perd en discussions vaines, ou tous
parlent a la fois sans drriver a aucun résul·
tat, les citoyens .s'isolent les uns des au-
tres, ils se concentrent dans le cercle étroit
de leur égoisme, et s' en remettent pares-
seusement a l'administration des intérets
qu'ils devraient déf~ndre et protéger par
eux-memes.


Quelque soitle gouvernernent sous lequel
on vive, quand telle est la disposition des
esprits , il faut renoncer a la liberté. ~tre
libre, pour le~nations cornrne pour les in-
dividus, e' est faire ses affaires soi-meme.


FIN.




TABLE DES LETTRES


CONTENUES DAN S CE VOLUME.


LJ,:TTRE PREMIERE. Précautions a prendre dans l'étude


et l' observation de l' Angleterre. . . . • . .. Page 1


LETTllE n. Rapprochement entre la marche de la


civilisation en France ct en Angleterre.. . . . . . 21


LETTllE IlI. Sur la division des propriétés. . • . • . . . 48
LETTII.E IV. De la division des propriétés dans ses


rapports avec l'agriculture et la richesse natio-


nale ......••.••....•..... o o •• o • o • o o o o o 67


LETTRE v. Suite de la division des propriétés; son


influencc sur la population et sur les mreurs. o o 92


LUTllE VI. Influence pcVitique de la division des


propriétés .. , • o •• , o • o o •• o , • o • o o , o •• o , • •• 120


LETTII.E VII. Aristocratie et démocratie .. \' .0 ' •. 145
LETTRE VIII. Moyens de publicité. ~o'yrna1.f-: ... 176
LI!TTRE IX. J ournaux. - Suite de 1~, frécé~ñle .• , t91
LETTRE x. Des réunions publique~ .. o • ~ ••• , o .~ ••• -212
LETTRE XI. Des assemblées de comté _, .• ; ••. , ~ . o 233


• •
LETTRE XII. Des attributions du Parlem\nt.>:,. o.,. 253


LETTRE XIII. De la composition de 'a' Cham'bre des
Communes •.. o '" • o o. , ••••• " o o ., • o' •• o 266


LETTRE XIV. Suite du méme sujeto ..... o •••••••• 'l81




TABLE DES LETTRES.


LETTRK xv. De la réforme parlementaire.. .. Page 306
LETTRE XVI. Réforme parlementaire. - Suite de la


précédente. . . . . • . . . . . . . . . • • . . . . • . . . . . .. 3:16
LETTRE XVII. Séances du Parlement. - Chambre des


Communes. • • . . . • . . . . . • • • • . . . . . • . . • . • .. 348
LETTRE XVIII. Suite de la précédente. - Chambre


des Pairs .......••.•................... 378
LETTRE XIX. ParalIele de la marche des débats légis-


latifs, en France et en Angleterrc.. . . . . . . . .. 391


,


FIN DE LA TABLF..