LA FRANCE NOUVELLE LIBRAIRIES MICHEL LÉVY FRÉRES OUVRAGES DE M....
}

LA


FRANCE NOUVELLE




LIBRAIRIES MICHEL LÉVY FRÉRES


OUVRAGES
DE


M. PREVOST - PARADOL
l>E L' ACAl>ÉMIE ~'I\AN~A [S E.


FOR MAT I N-8°


ELISABETH ET HENRI IV (1595-1GU8). 2e (:(/itiOll. 1 vol.
ESSAIS DE POLITlQUE ET DE LITTl:;RATUnE. ~e c:di!iOJ1. '1 vol.
N OUVEAUX ESSAIS In.: POLITlQUE ET llf~ LlTT~~nATURE. '1 vol.
ESSAIS DE POLITIQUE ET DE LlTT~;HATUHE. 8e série. 1. vol.


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ÉLISABETH ET HENHI IV (1595-'1598). 3e úúitioll. 1. vol.
ESSAIS DE POLITIQUE ET DI<; LITTÉHATUR~;. ~e álitjOll. 8 yol.
QUELQUES PAGf:S D'HISTOIHE CONTEMI'OHAINE. Lettres poli-


tiques. lt vol.


.-


--------------


.eliclly. - Impr. i\I. Loí"nun, Paul Dupont t:t C'c, file du H¡¡e-d' A~nicre~, 1~.




FRANCE NOUVE.LLE
PAR


M. PREVOST-PARADOL
DE L'ACADi;MIE FRANliAISE


~-. ~ ~ ~ ~~ ~-.
. lO.I ".~.


PARIS
)IICHEL LÉVY FREHES, LIBRAIRES f:DITEURS


hUE VIYIENNE 2 BIS, 1-:1' BU('LJ<:VARD DES ITALlENS, ni


A LA LIBHAIRIE NOtlVELLE


1868
Droit, de n'pruduclioll t'T de traductiOIl l'ésl'rvés






PRÉFACE
DEL A J> H E :\1 1 E H E É D 1 T 1 O ~{ •


OH .lit SOllvent, pour donner une juste
idée dn pouvoil' ul'bitruire Huquel la plu-
part des pcu pIes (lc l'Oricllt sout SOU1l1is,
que l'homrnc ([ni blitit sa maison ou qui
laboure son chmnp ne sait jamais si l' ffiUVl'C
de ses mains lui sera laissée on si qnelql1c
ftuh'c ne s'empal'cra pas bl'llsqllcn1ent (1 tl
fruit de son tl'uvail. Notre sociét(~ miCllx
policée nons assure une SéClll'ité plus
grande, ct ríen de sClnblablc ne peut arri ...
ver pal'rni 110US, excepté pourtallt lOl's(jll'il
s'agit des ffillVl'e~ lle l'espr-it.


a




11 PRÉFACE.


Voici, par exemple, un livre d'environ
quatl'c cents pages qni ne s' adresse évi-
delnment qu' aux lecteurs clllti vés, qui n' est
certes point de llature a causer le moindre
tl'ouble, qui traite uniquement de philoso-
phie politique et d'histoire, et qui, inspiré
par le seul sentiment du patriotisnle, est
entíerement dégagé, OH le recollnaltra sans
peine, de l' esprit Je secte et de parti. En
outre, un rapport céIóbre Ju pl'ésident du
Sénat a garanti une immullité particuliere :'t
ce genre d' études, et iI existe en ce qui touche
cette province de la république des lettres
une sorte de traité public entre le pOllvoir
actuel et les éCl'ivains l. Qui Ine dit cepen-


1. Voici ce passage C1U rapport de M. Troplong
(séance du 12 j llillet 1800), a l' occasioll du pro jet de
séllatus-consulte interdisant toute disCllssiol1 de la
Constitution aux joul'naux, éCl'its périodiq U\~s et bro-
chures de moins de dix tUililles : « Ul!e objection a ce-




PRÉFACE. 111


dant qu'en produisant cet ouvrage, je n'ai
point travaillé surtout a l'avancement de
quelque agent subalterne, qui pourra se
croire intéressé a mettre la main sur ce
traité inoffensif de politique et d'histoire,
soit pour donner une preuve de son zele,


pendant été faite; on a conGu des inquiétudes pour la
liberté des études qui, a l'aide de la philosophie et de
l'histoire, portent le flambeau de la critique sur la po-
litiqne des États... Mais, en dehors des écrits pério-
diques, il y a les livres. Le sénatus-consulte n'atteint
pas ces dépositaires des véritablrs richesses de l'intel-
ligence ... e'est la que s'ouvre une libre carriere pour
les discussions théoriques et philosophiques d'oú jaillis-
sent les lllrnieres durables. Si les Aristote, les Cicéron,
les l\lontesquieu revenaient au monde, ce n'est pas le
projet de sénatus-conslllte qui les empecherait de pro-
duire lellrs méditations sur]a politique et de rechercher
la meilleure forme de gouvernement. » Certes, on ne
pourrait demander d'engagement plus explicite, et il
faudrait considérer cette garantie cornme sérieuse si
ron ne devait malheureusement se garder de prendre
trop au sérieux les documents de ce genre.




IV PRÉFACE.


soit, plus innocemment encore, paree que,
ne découv~ant rien de répréhensible dalls
cet éerit, il eraindra par la meme de l'avoir
imparfaitemellt eompris, et trernblera de ne
point paraitre assez scandalisé?


Et, qu' on veuille bien y songer, l' esprit
du temps est tel, que eette premiere dé-
marche, une fois faite, est irréparable : les
dieux d' en haut ont beau regretter ou bla-
mer a voix basse le faux mouvement des
demi-dieux d'en bas, il fallt bien que ce
mouvement s'acheve et que le bras levé
ne retombe pas sans avoir fait la blessure.
Le point d'honneur et l'imagination gros-
sissent tout en Franee, et, des que ce
sortes el' affaire s sont engagées, le pouvoir
et ses serviteurs de tout ordre se eroient
volontiers dans la sltuation de ces États
qu'un hasard ou une imprudence a entrainés
daos une guerre impolitique OH injuste.




PRÉFACE. v


On aimerait mieux qu' elle ne fut point
cornmencée, mais il faut avant tout qu' Ol!
l' acheve par une victoire, sous peine de
perdre son prestige; or, l' ennemi a vainere
dans les aflaires de ce genre, e' est l' éeri-
vain. Nous sornmes done réduits a eompter,
en prenant la plume, non-seulement avee
la résolution ealeulée de eeux lfui disposent
réellement du pouvoir, mais ave e l'empres-
sement étourdi de eeux qui en ont re9u la
moindre parcelle. Que les vrais rnaitres de
nos affaires aient plus Je force qu'il n' en faut
pour nous aeeabler, s'ils le eroient vraÍlnent
néeessaire, rien de plus naturel; nlais il est
pénible et presque irritant de savoir qu'llne
chiquenaude pent suffire pour mettre en
aetion eeUe grande machine et de se sentir
de la sorte a ]a merei du moins puissant
des sots.


Au fond, nong nHl'inns 18 dl'oit de ne point




VI PRÉFACE.


distinguer .entre les uns et les autres, cal'
poursuivre un livre (en dehors de la ques-
tion des bonnes IIlffilIrS ou de la diffamation
personnelle) est toujours une niaiserie. Que
des poursuites puissent intimider la presse
périodique, influer sur'sa conduite générale
et rendre les journaux plus modérés par
prlldence, on peut le comprendre; mais
un livre, qui, une fois puhlié, est un acte
irrévocahle, qui doit infailliblement pros-
pérer ou périr, selon le sujet qu'il traite et
selon le talent de l' écrivain~ a quoi hon le
poursuivre? Est-ce pour le supprimer, l'a-
néantir? Certes, si l'imprimerie n'existait
pas, ou si les tribunaux fran<;ais avaient
juridiction sur toute la terre, on pourrait
cOllcevoir une telle espérance. Mais, dans
notre état actuel de civilisation, e' est une
illusion pué rile que de prétendre arriver
par des arrets de jl1stice tt la suppressioH




PREFACE. Vil


d'un écrit, pour peu que le public éclairé
ait un motif quelconque d' en prendre con-
naissance. Je n~ai pas grand mérite a affir-
mer, par exemple, ql.1'il ne serait au pou-
voir de personne d'empecher le présent
ouvrage d' arriver aux lecteurs fran<;ais et
étrangers en vue desquels je le publie.


C' est donc san s intéret per~\Onnel que je
viens de traiter en passant cette question
générale de la poursuite des livres et, aban-
donnant maintenant ce sujet aux réflexions
des personnes que ces choses-Ia concernent,
je vais essayerd' expliquer brievement au lec-
tcur l'objet et le but de ce travail. Depuis
dix ans que j' ai commencé a écrire sur les
affaires publiques, j'ai proposé bien des ré-
formes particulieres que je crois utile d'in-
troduire dans nos institutions et dans nos
lois : cette fois, j' esquisse le plan d'une ré-
forme générale qui eIIlbl'asse tOllt l'État,




VIII PRÉFACE.


depuis l' exercice du droit de suffrage, source
de toute autorité, jusqu' a l' organisation et
au fonctionnement du pouvoir supreme. On
retrouvera dans ces études cette indiffé-
rence déclarée et obstinée aux questions
de perS0I111eS, de dynasties et de forme ex-
térieure du gouvernement qui m'a valu
tant d' attaques et meme une condamnation
judiciaire, mais qui sera toujours, je l'es-
pere, mon principal titre a l'approbation
des esprits sages et des bons citoyens.
Ce n' est pas que j e n' aie comme tout le
monde sur ces divers points mon incli-
nation particuliere et mes préférences
personnelles, mais je persiste a-appeler
ces questions des questions secondaires,
a cóté de la question capitale de la ré-
forme politique et administrative de la
Franee. 1\1 algré les modifications bru sques
ou insensibles que le temps opere toujours




PRÉFACE. IX


en nous-memes, je me crois, sur ce point
du moins, a l'abri de tout changement, et je
n'imagine pas que je devienne jamais ca-
pable de haine ou d' enthollsiasme pour les
mots de monarchie ou de république, ni
qu'aucun gouvernement, quels que soient sa
forme et son nom, parvienne a me changer,
par le seul fait de son existence, en adver-
saire factieux ou en partisan servile. Ces
questions de mots et de personnes qui, pour
trop de Fran'tais, résument tout ce qu'ils
entendent par le terme de politique, sont
dominées, a mes yeux, par une question
beaucoup plus importante: ceHe de savoir
si nous serons enfin une nation libre.


e' est plutot, a vrai dire, la question de
savoir si nous continuerons a etre, car nous
pouvons retourner aujourd'hui, en parlant
de notre cher pays, le mot célebre prononcé
jadis sur les jésuites : « Sint ut sunt,




x PHÉF ACE.


leur chef,aut non sint, qu'ils Roienteequ'ils
sont ou qu'ils ne soient plus. » Sit ut es!,
pouvons-nous dire de la Franee, et non
erit, qu' elle reste telle qu' elle est, et elle ees-
sera d' etre. Oui, si dure que eette vérité


_ puisse paraltre a notre orgueil, e' est notre
existenee nationale qui est en jeu, et nous
ne pouvons nous flatter d' échapper a une dé-
cadenee irrémédiable autant que rapide si
nous ne prenons pas le grand parti de nous
réformer nous-memes et de montrer enfin
au monde une France nouvelle. Sur quel
point faut-il que ce renouvel1eInen't s'opere
et dans quelle mesure est-il urgent de l'ae-
eomplir? On le yerra dans la suite de cet
ouvrage, qui ne satisfera, je l' avoue tout
d' abord, ni les esprits routiniers, ni les
esprits chimériques. Car il est remarquable
qu'en Franee la plupart des hommes qui
éerivent sur ces questions se croient trop




Xl


timides s'ils ne proposent pas de boulever-
ser de fond en conlble la société et I'Éta t
et s'ils ne dépassent point, par l'audace et
la singularité de leurs propositions, tous
ceux qui on t écrit avant eux sur les memes
matieres; tandis que, de lellr coté, la plu-
part des homnles qui ont été chargés du
gouvernement ou melés a la conduite des
affaires croiraient sincerement tout per-
dre ou craindraient de passer pour des
csprits téméraires et légers s'ils acceptaient
les changements les plus modestes a l' or-
dre de choses établi; si bien que le public
décúncerté ne sait OU se prendre et ne voit
point de milieu entre la routine aveugle
des uns et la folie bruyante des autres.
C' e:;t aux uns et aux autres que ce tra-
vail ne peut manquer de déplaire, mais il
n' est écrit ni pour les uns ni pour les au-
tres; iI s'adresse a eette partie ~").rjeuse et




XII PRÉFACE.


désintéressée du puhlic qui pos sede assez
de lumieres pour juger c~s questions en
counaissance de cause et qui est genée par
assez peu de préjugés pour les trancher
conformément au sinlple hon sens et a l'in
téret du pays.


Le second livre de cet ouvrage expose
ces divers plans de réforme. Le premier
lz'vre contient une étude sur la dérnocratie
qui ne regarde pas seulement la France,
et le troisieme livre présente quelques con-
sidératiolls générales sur notre histoire
depuis 1789 et sur notre avenir. Cette
étude sur la démocratie n' a point de pré-
tention a l' originalité, par la raison bien
simple que, depuis le jour OU l'état démo~
cratique a provoqué les réflexions des phi-
losophes et des politiques, bien des remar-
ques ont été faites qui ont re<;u depuis la
confirmation de l' exp{;riencc, et ce sorait




PRÉFACE. XIlI


apporter une vanité littéraire bien incon-
venante dans ces graves sujets que de
renoncer a. la vérité sons prétexte qu' elle
n'est pas nouvelle. Ce n'est pas cependant
sans profit pour la science politique que tant
d' expériences récentes se sont produites
et je crois avoir tralté ces questions, ra~
jennies par nos propres épreuves, avec as-
sez de précision et de clarté ponr mériLer
peut-etre l'aUention des personnes que ce
genre d' études intéresse. Quant a. la partie
historique que contient le troisieme livre,
sans espérer mettre d' accord sur les événe~
ments accomplis tant d'esprits, d'ailleurs sin-
ceres et dl'oits, que ces événements divisent
encore, je suis du moins convaincn que le
leeten!' rendra justice a. la modération et a
l'impartialité de mes jugements. Étranger
a tons les régimes qui ont précédé le gon-
vernement actuel, sans préjugés sur les




XIV PRÉFACE.


choses et sans passions contre les personnes,
ayant, an contraire, avec la plupart des
Fran~ais illustres qui ont figuré dan s cette
histoire des liens de respect et d'amitié que
ma sincérité ne peut que resserrer, loin de
les rompre, j'étais peut-etre mieux placé
que beaucoup d'autres pour parler de ces
di verses époques avec une entiere indépen-
dance d' esprit et avec l'habituelle liberté
de mon langage. Enfin je n'ai pas été moins
sincere dans les prévisions inquiétantes et
dans les conseils pressants qui terminent
ce volume.


n serait temps, en effet, que chacun dit
ce qu'il pense, et que l'hypocrisie politique
gui nous dégrade, en meme· temps qu' elle
nous consume, ent un terme. Ceux qui au-
raient pu croire que la flatterie est l'apa-
nage exclusif des cours et qu' elle ne saurait
prospérer dans l' atmosphere d'une société




PREFACE. xv


dénl0cratique doivent etre auj ourd'hui dé-
trompés par l' eX.lJl!rience. Bien au con-
traire, on a pu voir que, dans une société
dérrlocratique qui a un gouvernement rIlO-
narchique, la flatterie, plus florissante que
sous l'ancien régilne, a deux enlplois et
trouve un double alimento Les uns, suivant
tout simplement l'antique usage, flattent
le prince; les autl'es, forcés de chercher un
point d' appui eontre le pouvoir excessif du
prinee, flattent le peuple en pleine séeuri té
de eonseienee. Si, du moins, tout courtisan
était ainsi eontraint de ehoisir! mais de plus
habiles dans ee vil eommeree flattent en
11leme temps le peuple et le prinee avee une
égale impudenee et avee un double profit.
Laissons faire eeux qu' Oil ne peut gllérír de
cette trj ... te habitude, ¡!laís n' aHoils pas en
gl'ossir le llornbl'e. Jeuues Frallc;ais, restez
debout 1 ne vous fübl'id ¡¡ez ooi nt, ni sur les




XVI P RÉFACE.


hauts lieux ni plus has, de vailles idoles!
Pourquoi seriez-vous si fiers de refuser votre
encens aux tiares et aux couronnes si vous
le prodiguez au bonhornme Démos dans
des scenes dignes d' Aristo phane? J e sais
comme vous d' OU viennent les haches et
les faisceaux et cOlnbien il est naturel d'y
prétendrc. Mais a quoi sed de les attein-
dre si HOUS nous sommes d' abord avilis et
enchalués par des mensonges? Tout ce que
vous sacrifieriez de votre sincéri té native et
de votre droiture sernit autant de perdu
pour la liberté et la patrie.


PREVOST-PARADOL.


Paris, j nin 18C-P.




LIVRE PIlEl\fIER


Ce qu'il faut entendre par les mots democratie
gouvernement democratique, et des dangers que
court ce genre de gouvernement.






CHAPITRE PREMIER


QU'E~lT-CE QU'UNE DÉMOCRATIE?


On est dans· l'usage de comprendre son s le
nom de démocratl:e des étitts politiques fort difIé-
1'ents, bien que ce mot qui signifie, a proprement
parlel', pouvoú' du peuple ou g01.lvernement du
peuple" ne s'applique, si on le prend a la rigueur,
qu'a une situation politique déterminée.


On donne indifféremmellt, par exemple, le nom
de démocratie aux États-Unis, a la France con-
~Litutionnelle de 1830, ~t la France républicaine
de 18lt8, a la France impériale de 1852. Et ce-
pellclanl quellc djfTórence entre ces diverses fac;ons
de subsisler et de se gouverner? Dans l'un de




LA FRANCE NOUVELLE.


ces États, le peuple exerce son autorité aUSSI di-
rectement que peut le comporter le principe
moderne de la représentation nationale;' dans
l'autre, deux cent mille citoyens environ exer-
Qaient en son nom la souveraineté; dans un autre
encore, un seul homme est investi au nom du
peuple de la plénitude du pouvoir. Le nom de
démocratie, pris dans son sens rigoureux, l1e peut
done convenir a des situations si différentes.


Mais, si l' on réfléchit a l'emploi ordinaire de
ce mot, qui est aujourd'hui dans toutes les
bouches, on ne tarde guere a s'apercevoir que
les personnes qui l'appliqq.ent a des situations
politiques si variées confondent deux choses fort
distinctes : la société et le gou vernement. En
donnant indifféremment le llom de démocl'atie aux
Etats-U nis, a la France constitutionnelle, répu-
blicaine ou impériale, on veut dire simplement
que la société de ces divers pays et de ces di-
verses époques est une société démocratique; ce
(luí est vrai. Ce n'en est pas moins faire un abus
du nom de démocJ'al'ie que de le prodigue!" a tous




DE LA DÉMOCRATIE. 5


les Etats dans lesquels la société est incontesta-
blement démocratique. 11 faut, de plus, pour que
l' expression soit juste, que cette société démo-
cratique soit politiquement constituée en démo-
el'at'Íe~ qu'elle soit en possession d'un gouverne-
ment démocratique, en d' autres termes, que le
peuple s'y gouverne lui-meme, selon la volonté
du plus grand nombre et en observant la loi des
majorités.


Or, il n'arrive pas toujours qu'une société dé-
mocratique soit en possession d'un gouvernement
fait a son image et mérite, en conséquence, d'etre
appelée légitimement une démocratie. La société
franc;ajse, par exemple, sous la monarchie de
Juillet, était certainement une société démocra-
tique; mais il ne serait pas exact de dire que la
Franee avait dans ce temps-la un gouvernement
démoeratique, puisque l'immense majorité des
citoyens n'avait point de part a l'éleetion des
députés de la nation ni a la direction des affaires
publiques. Le gouvernement était constitutionnel~
en ee sens que le pouvoir du monarque~ était




6 LA FRANCE NOUVELLE.


~agement défini et rigoureusement limité. On
l)ouvait luí donner aussi le nom de parlernentaire,


,puisque le Parlement était le.· principal déposi-
taire de la puissance publique; mais le nom de
gouvernemenl démocratique ou de démocratie ne
saurait lui- convenir, a moins qu'on nefasse la
confusion de mots dont nous parlions tout a
l'heure. Et cependant la société franyaise était
alors tout aussi démocratique qu'elle peut l'étre
de nos jours. La société franyaise n'était pas
moins démocratique sous le premier Empire; elle
n' est pas moins démocratique sous le second, et
pourtant le nom de gouvernement démocratique
donné au premier ou au second Empire ferait
sourire tous les hommes éclairés.


Il faut donc reconnaltre qu'une société peut
étre démocratique sans étre pour cela en posses-
sion du gouvernement démocratique et constituée.
en démocratie. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'une
société démocratique tend inévitablement a pren-
dre cette forme de gouvernement; et si elle ne
la possede pas, de deux choses l'une : GU bieü




DE LA DÉl\IOCRATIE. 7
elle ne I'a pas encore atteinte et s'efforce d'y
arriver; ou bien, l'ayant atteinte, elle l'a dépassée
et perdue et s' efforce de la reconquérir.


Un gouvernement démocratique ne peut avoir
.qu'une société démocratique pour fondement, et
ele son cOté une société démocratique semble
faciliter et appeler la construction d'un pareil
édifice. Mais cet édifice peut n'avoir pas encore
été batí, et sa place peut etre occupée par toute
sorte de constructions provisoires, ou bien iI
peut avoir été élevé et renversé, et l' on en con-
temple alors les ruines. Dans l'un ou dans l'autre
cas, on peut voir une société démocratique privée
de son gouvernement naturel et dénuée, en dépit
des apparences et de l'usage, du droit de s'ap-
peler une démocratt'e.






CHAPITRE II


COMMENT UNE SOCIÉTÉ DEVIENT DEMOCRATIQUE,
ET POURQUOI ELLE RESTE TELLE.


Les sociétés ne débutent point par }'état démo-
,


cratique. 11 existe entre les hommes une inéga-
Jité naturelle que la civilisation tend a atténuer,
loÍn de l'accroltre, selon le préjugé des philo-
sophes du dernier siecle, qui faisaient volontiers
de l'inégalité un crime de la civilisation et qui
refusaient d'en voir le fondement dans la nature.
L'intelligence, le courage, la faculté plus ou
moins développée d' acquérir ou de conserver la
richesse sont des causes naturelles d'inégalité ,
qui se donnent libremen1 carriere dans une société




tO LA FRANCE NutJVELLE.


pdmitive; et ces ínégalités une foís établies ne
tardent guere a etre sanctionnées et surtout per-
pétuées soit par des lois oppressives, soit par
des pi'éjugés religieux, sans parler du cas si fré-
quent ou iI y a conque te du pays et ascendant
d'une race sur une autre. Ce n'est qu'avec le
temps que l'idée de justice se fait jour et enseigne
aux hommes qu' en dépit de leur inégalité natu-
relle, acquise ou supposée par la loi, il doit
subsister entre eux une certaine égalité de droÍls
et de devoirs. Alors commence entre les classes
rivales une lutte dont la durée est variable, mais
dont l'issue est certaine et qui eonduit surement
vers l' état démocratique la société qui l' a vue
naltre.


L' état aristocratique (alors meme que la su-
prématie tres-limitée d'un chef donne a eette
aristocratie une apparence monarchique) est le
début naturel des sociétés, et, si l' on était ten té
de voir dans les États-U nis une exception a cette
regle paree que la société y a été des le début
complétement démocratique, il suffirait d'obser-




DE LA D~MOCRATIE.


ver que cette société n' était nullement une société
commenyante, mais, au contraire, un rameau
vigoureux détaché d'une société plus ancienne, et
qui s' en était précisément détaché paree qu'íl
tendait vers l' état démoeratique, impossible alors
a conquérir dans la mere patrie. La société fut done
des son début aux États-Unis ce qu' elle eul été en
Angleterre, si l'aristoeratie anglaise eut été des
10rs vaineue et détruite, ee qu' elle y sera sans doute
un jour apres que cette grande transformation de
la société anglaise se sera lentement aecomplie.
Aujourd'hui encore et sous nos yeux, l' Angle-·
tene donne naissance sur le continent australien
a des sociétés puremenl démoeratiques, qui
prennent aussitot le gouvernement qui leur con-
vient et se eonstituent en démocratie sous t' auto-
rité nominale et tutélaire de la métropole. Mais
les sociétés australiennes ne sont pas plus des
sociétés nouvelles que la société des Étais-Unü.l
n'était nouvelle a l'époque OU elle s'est. fondée,~
Ces di verses sociétés ne sont que des fradions'
de la sociMé anglaise, qui suivaient jusqu'alors 1:1




42 LA FRANCE NOUVELLE.


route commune et auxquelles un chemin détourné
a donné tout a coup une prodigieuse avance sur
la mere patrie. Elles arrivent, des le premier
moment de leur séparation, a l' état démocra-
tique par la simple raison qu'elles ont laissé leur
aristocratie derriere elles, et que l'aristocratie est
aussi radicalement absente de leur sein que si


\


elle eut été brusquement détruite par une révo-
lution ou lentement effacée par le progres régulier
de l'égalité. Mais, pour les classes infédeures
restées attachées au sol de la patrie, l'égalité
clémocratique a toujours été le fruit d'un plus
dur labeur et d'un plus long combato


On peut dire que ce combat commence et
qu'une société aristocratique est menacée dans
son repos, le jour OU les plus capables et les plus
entreprenants, parmi ceux qui sont exclus de ses
avantages, s' appuient sur les intérets el les pas-
sions populaires ponr faire breche dans l'aristo-
cratie et pour introduire l'égalité dans les institu-
tions. Les cJasses inférieures ~ préoccupées des
nécessités de l'existence, sont en général dénuées




DE LA DÉ~IOCRATIE.


d'ambition politique; elles sont seulement avides
de sécurité civil e et de bien-etre. Mais il se
trouve toujours entre ces classes et l'aristocratie
un certain nombre d'hommes au-dessus du be-
soin, affranchis de la nécessité du labeur des
mains et cultivés par l'éducation, qui ne tardent
guere a supporter avec impatience un état social
ou ils sont privés de certains avantages qu'une
société aristocratique réserve pour une seule
cIasse de citoyens, a l'excIusion de toutes les
autres. 11 s'agit tantOt de l'interdietion du ma-
riage entre la classe supérieure et les autres
elasses, tantOt de l'impossibilité d'aUeindre a eer-
taines magistratures civiles ou militaires, tantOt
de I'inégale répartition des charges publiques.
Quand l' ambition de cette cIasse intermédiaire
est ainsi éveillée et quand elle eommence a sen-
tir une indignation légitime, elle aspire a l'éga-
Jité; et, eomme elle sent aussitót qu'il ne suffit
pas pour l'obtenir d'invoquer les idées de droit
el de justice, elle s'appuie sur les intérets mé-
eonnus des classes inférieures et avee le temps




14 LA FRANCE NOUVELLE.


elle tt'iomphe infailliblement par leur concours.
Le plébéien pauvre aRome ne songeait point a
devenir préteur ou consul; il laissait de telles
visées a la partie riche, éclairée et ambitieuse de
son ordre, et ne souhaitait que l' abolition des
deites ou une petite part du domaine public; mais
par cette raison meme iI venait en aide a ceI ui
qui vouIait forcer le chemin de la préture ou du
consulat, et tous deux meUaient aínsi en commun
leul's efforts et Ieurs espérances. L'ambition poli-
tique éveilIée chez quelques-uns et ainsi appuyée
sur le ,désir du bien-etre qui existe chez tons
est irrésistible, et la transformation d'une société
aristocratique en société démocratique n' est plus
aIol's qu'une question de temps.


Le temps nécessaire a cette transformation
peut varier a l'infiní suivant les circonstances
tres-diverses au milieu desquelles elle s' opere.
Si la lutte entre les deux classes se poursuit a
cíel ouvert, dans un État bien ordonné et avec
des moyens légaux de constater et d'assurer
chaque victoire, cette lutte peut se prolonger




DE LA DÉMOCRATIE.


Iongtemps sans péril pour l'État, et devient au
contraire le principal ressort de son activité et la
source la plus féconde de sa grandeur, jusqu'au
jour ou elle s'acheve par son sucees meme~ et faít
place a un nouveau et plus redoutable probleme :
c'esL l'hisloire de Rome. Si au contraire cette lutte
a eommencé dans un État ou l'opinion publique
n'a aucun moyen régulier de se faire obéir, et peut
a peine se faire entendre; si elle se poursllit dans
l' ornbre ou dans une demi-Iumiere, enflarnmant
d'autant plus les ames qu'aueun résultat pratique,
qu'aucun sucees partiel ne vient les détendre el
pour un temps les satisfaire, la société aristo-
cratique, de plus en plus rninée par ee travail
souterrain, s'effondre enfin d'un seul eoup eornme
si elle disparaissait dans un abime, et met un
moment en péril I' existen ce meme de la nation
ehez laquelle s'est produite eette eonvulsion de la
politique, analogue aux eonvulsions les plus vio-
lentes de la nature : c'est l'histoire de la Franee,
e'est notre histoire. Si enfin cette lutte s'établit
chez un peuple assez heureux ou assez sage pour




~G LA FRANCE NOUVELLE.


y prendre part et pOUI' la supporter sans impa-
tience et sans haine; si l' aristocratie a le bon sens
d'embrasser avec ardeur les intérets populaires;
si elle a l'instinct de céder toujours a temps la
portion de ses priviléges qu'il y auralt péril
public a maintenir; si elle a la justice et l'adresse
d'appeler dans son sein tout ce qui s'élEwe et
brille a cOté d'elle; si, de plus, la classe moyenne
posséde dans leur plénitude tous les biens qui
peuvent distraire ou consoler les hommes de
l'inégalilé du rang, tels que la fortune, une part
considérable du pouvoir et la jouissance paisible
d'une liberté sans bornes; si une émigration
constante emporte incessamment la partie mé-
contente et active de la population, sans perte
de forces pour la. métropole; si toutes ces circon-
stances favorables se trouvent réunies, par la
générosité du sort, au sein d'une société aristo-
cratique; la lutte qui tend a transformer cette
société mér1te a peine le nom de lutle tant elle
est dissimulée par l'image de la concorde et de
la félicité publiques, et le courant qui emporte




DE LA DÉ MOCRAT !E.


une telIe société vers la démoeratie est si régulier
et si doux, qu'il est presque insensible. C'est
l'hi~toire de l' Angleterre.


Mais que la transformation d'une soeiété aris-
tacratique en société démoeratique soit lente ou
prompte, violente ou paisible, eette transforma-
tian n' en est pas moins inévitable et, de plus~
irrévoeabIe une foís qu'elle est aeeomplie. Une
société peut eonnaitre pIusieurs fois toutes les
extrémités de l'anarchie et de la sel'vitude,
abattre des trones et les relever pour les abattre
ene'ore, effeetuer de brusques révolutions dans
son costume et dans son langage, affeeter tour a
tour l'austérité républieaine et la moIlesse servil e
du Bas-Empire; mais on verrait pIutOt un fIeuve
remonter vers sa souree qu' on ne verrait une
soeiété démoeratique refIuer vel'S l' aristoeratie.
Bien des raisons expliquent l'impossibilité d'un
tel retour; tous les hommes ne sont pas sensibles
au eharme élevé de In, liberté, et vivre libres
n'est pas un besoin pour un grand nombre
d'ames; mais la doueeur de l'égali~é est acces-




~8 LA FRANCE NOUVELLE.


sible aux plus faibles intelligences, et 1'00 ne peut
renoneer a ee plaisir une fois qu'on l'a gouté. De
plus, les lois civiles et les mCBurs d'uoe société
démoeratique s' accordent avec les idées strictes
de droit et de justice, et trouvent dans la con-
scienee humaine, aussi bien que dans les passions
du plus grand nombre, un puissant appui. Quoi
de plus équitable aux yeux de la pure raison que
l' héritage également partagé, que la mobilité
absolue des situations selon le mérite et des for-
tunes selon le travail, que ce mouvement perpé-
tuel de bas en haut et de haut en has selon
l'intelligenee, l'activité ou la bonne étoile de
ehacun, qui est le propre d'une société démo-
cratique? Enfin un peuple qui vit dans cet état,
et qui jouit de ce spectac1e, voudrait par mirac1e
y renoneer et s'imposer a lui-meme une aristo-
cratie qu'il ne saurait y parvenir. Le sentiment
aristocratique consiste en ee point : que l'hommQ
qui a une origine aristocratique se considere lui-
meme davantage a cause de eette origine et que
ses concitoyens, ressentant la meme impression


,




DE LA DÉl\IOCHATrE.


que lui, le considerent aussi davantage et lui
accordent quelque chose de plus qu'au commun
des mortels. C'est paree que ce sentiment dis-
parait qu'une société aristocratique succombe, et,
une fois que ce sentiment a disparu, aucun effort
humain ne pent le l'eproduire; qu' est-ce done,
lorsqu'il a fait place au sentiment contraire, lors-
qu'une origine iIlustre est une cause d'embarras
pour celui qu'elle distingue et une cause de dé-
fiance ou d'hostilité de la part de la multitude?
Ce sentiment génél'al est le derniel' tel'me et
comme la perfection de l'esprit démocratique;
mais une 50ciété, en marche vers la démocratie,
n'a pas besoin d'étre aussi avancée poul' qu'il
lui soit déja impossible de reculer.






CHAPITRE III


DD GOUVERNEMENT D~MOCftATIQU~ ET DES
DANGERS QUI LE MENACENl'. - DE L'ANARCIIIE.


I\ ne faut point s'irriter contre les choses, a
dit je ne sais quel sage, cal' cela ne leur fait
rien. Il serait inutile de s'affliger de voir les
sociétés humaines il1cliner avec plus ou moins de
vitesse vers l' état démocratique, car ce mouve-
ment leur est aussi naturel qu'il l'est a l'homme,
une fois entré dans la vie, de s'avancer vers
l' úge adulte, vers la vieillesse et vers la mort.
Mais une société qui devient démocratique
approche tous les jOllrs davantage d'un redou-
table probleme : elle a.spire instinctivement a éta-




22 LA FRANCE NOUVELLE.


blir un gouvernement 11 son image, 11 se consli-
tuer en démocratie; elle éprouve, tant qu'elle n'a
pas atteint ce genre de gouvernement, un certain
malaise qui la rend de plus en plus incapable
de supporter les gouvernements tempérés; et,
lorsqu'elle touche enfin 11 ce gouvernement dé-
mocl'atique, qui semble le seul port dans lequel
il lui soit possible de trouver le repos, elle
découvre une mer nouvelIe, plus agité e et plus
périlleuse que tous les parages qu'elle a tra-
versés.


Si le gouvernement démocratique n'était pas
cxposé, comme toutes les productions de la terre
et toutes le:;; productions de l' esprit humain, a la
corruption et 11 la mort, s'jl n' était meme pas en
buUe 11 des infirmités particulieres et a des pé-
rils qui semblent par leur grandeur proportion-
nés asa beauté et a la sédllction qu'il exerce sur
le creur de l'hol'nme, nul doute qu'il ne fallót
voir dans ce genre de gouvenement le dernier
mot de la civilisation et le moyen le llloins impar-
fait d' a~surer la paix et le honheur d' une société




DE LA DÉl\IOCRATIE. 23


1 politiqueo Quoi de plus équitable, une fois l'éga-
lité introduite dans les mreurs et fortement établie


.


dans les esprits, que d'attribuer achaque citoyen
une voix dans les affaires publiques, par cela seul
qu'il est homme, et une part dans leur direction
proportionnée a son seul mérite, sans aucun
égard a sa naissance ou a sa fortune? Nul homme
dans cet état n'est absolument privé de pouvoir,
et chacun exerce sa part d'influence sur la des-
tinée commune, tandis que la plus grande
somme d'influence et de pouvoir s'accumule au-
tour de ceux qui, ayant regu le don de persua-
der, attirent librement a eux la conflance géné-
raleo La puissance publique venant de tous,.
pouvant etre incessamment reprise par tous, ob-
tenue de tous par quelques-uns, au moyen de
la seule persuasion, et concentrée ainsi, pou!' un
temps, dans la main des plus capables et des
meilleurs, quel spectacle ! et quel état heureux
serait celui du monde si la démocratie pouvait
constamment l' offrir !


Mais un tel spectacle réjouit bien rarement




24 LA FHANCE NOUVELLE.


les yeux du sage, et, si la tene I 'a vu parfois ~
produire, il n'a jamais duré: Optimi corruptl
pessima esto Le gouvernement démoeratique eí
ordinairement prompt a se eorrompre et a ~
dissoudre; l' anarehie est le signe de sa déeompo
sition rapide, et le despotisme sort presque aus
sitOt de ses débris eomme une plante vigoureus
et malsaine.


Le gouvel'nement démocratique succombe
eomme tous les autres gouvernements qu' 011
imaginés les soeiétés humaines, paree qu'il re
pose eomme tous les autres sur un mélange d
vérité et de fiction, et que la fietion qu'il con
tient, éclatant tM ou tard, entralne sa ruine. L
gouvernement monarehique, personnel ou absolu
repose sur eette idée qu' une meme famill
enfante 3, ehaque génération un homme eapabl
d'exereer le souverain pouvoir avee sagesse, €
cela n' est pas vrai; le gouvernement aristoera·
tique repose sur eette autre idée, que eertaine
familles, une foís mises par les lois ou par le
roreu!"s au-dessus de la déehéanee et du besoin




DE LA DÉl\lOC RATIE. 25


produisent d'une maniere réguliere l'élite intel-
lectuelle et politique de la nation, et cela n'est
pas vrai non plus; enfin le gouvernement démo-
cratique repose sur cette idée, que le plus grand
nombre des citoyens fait un usage raisonnable
de son vote, et voit toujours avec discernement
ce qui est conforme a la justice et avantageux a
l'intéret commun, et cela n'est pas vrai davan-
tage. Le gouvernement démocratique périt done
comme les autres aussitót que cette partie fragile
de son fondement s' écroule.


Deux mobiles, en effet, ou causes d'action
peuvent porter les hommes a se conduire avec
sagesse : l'amour du bien ou la vertu, et un cer-
tain degré de ?ulture, ou, comme on dit généra-
lement, des lumieres. La vertu sans lumieres ne
suffit point, meme dans le cercle étroit des affaire::;
privées, pour éviter de graves erreurs et d'irré-,
parables fautes. Des intentions pures, accompa~
gnées d'ignorance et d'aveuglement, ont souvent
causé plus de maux que les mauvaises passions,
contenues et dirigées dans le sens de l'intéret




26 LA FRANCE NOUVELLE.


bien entendu, par un certain degré de lumieres.
Mais c'est surtout dans le jugement des affaires
publiques que la vertu, dénuée de lumieres, est
impuissante et peut devenir funeste. En suppo-
sant done, ce qui est douteux, que l' amou!' du
bien ou la vertu anime toujours le plus granel
nombre des hommes; en supposant, ce qui est
plus douteux encore, qu'une vie indigente et
pénible n'éveille dans une ame simple aueune
pensée injuste, et laisse toujours subsister in-
tact le désir de rendre a chacun ce qui lui est
dfl, il n'en reste pas moins évident que le plus
grand nombre des citoyens, l1réoccupés, des le
début de la vie, de la nécessité de subvenir
aux besoins du corps, est tres-imparfaitement
éclairé, et, si la multitude ne manque pas cer-
tainement de vertu, elle manque certainement
de lumieres.


Or, le gouvernement démocratique cünfle a:
plus grand nombre. exceptionnellement, le süin
de décider par un vote direct certaine~ questions
fondamentales, et régulieremenl le soin de choi-




DE LA DÉMOCRATIE.


sir a époques fixes des représentants investis de
la puissance publique. Qu'on se figure des actes
de cette importance accomplis sans discernement,
Caute de lumieres, et l'on verra aussitOf commenl
un gouvel'nement démocratique succombe el
comment l'anarchie vient le dissoudre. Qu'on
suppose en effet deux citoyens, l'un sage et hon-
nete, l'autre insensé ou pervers, venant briguer
concurremment le mandat populaire, et qu'on
suppose la foule appelée a se prononcer entre eux
avec une entiére liberté (car je ne parle pas ici
de. ces simulacres d'élection qui font nécessaire-
ment partie de l' appareil du despotisme démo-
cl'atiquc, et dont il sera question dans le cha-
pitre suivant); qu'on suppose ces deux citoyens
en présence, et l' on sentira aussitót combien
lcurs chances de succes sont inégales, et quel
avantage donne au moins recommandable d'entre
eux le défaut de lumieres chez le plus grand
nombre de ceux qui sont chargés de les juger
pour choisil'. Tandis que celui des deux qui parle
le langage de la. conscience et de la raison, n'exa-




28 LA FRANCE NOUVELLE.


gere ni ses propres mérites ni la facilité pratique
du bien qu'il voudrait accomplir, tandis qu'il
n' affirme que ce qu'il sait et ne promet que ce
qu'il espere, l'autre, qui n' est reten u ni par la
raison ni par la conscience, prodigue avec em-
phase les plus magnifiques promesses, se fait fort
de satisfaire tous les vceux, flatte toutes les espé-
rances, ne tient compte ni des le(fons de l'expé-
rience ni des lois de la nature, el invoque, ponr
s'en faire un appui, toutes les ilIusions innocentes
ou coupables que l'ignorance et la passion peu-
vent enfanter chez des esprit s simples. Il l' em-
porte done, et, si plus tard, ayant déyu trop
grossiel'ement la confiance populaire, il perd son
crédit et son mandat, il fait place a quelque autre
fourbe ou a quelque autre fou, encore plus impu-
dent ou plus dangereux que lui.


Le gouvernement démocratique est alors sur
le chemin de l'anarchie, et le premier signe de sa
corruption, c'est le dégoCtt croissant qu'éprouvent
les honnetes gens a se meler des afTaires publiques.
Renonyant, en effet, 11 lutter d'influence avec les




DE LA DÉMOCRATIE. !9
\


innombrables et ardents flatteurs de la multitude,
ils leur laissent presque entierement le champ
libre et se retirent de plus en plus, les uns dans
la conduite de leurs afIaires privées et dan s le
soin d'augmenter leur fortune, les autres dans le
plaisir d'élever leurs enfants, d'autres encore
dans les douces retraites de la science et de la
philosophie. Mais ils ne tardent guere a sentir
qu'on ne peut impunément se dérober aux de-
voirs du citoyen et se rendre étranger aux des-
tinées de sa patrie. En effet, le désordre qui regne
dans I'État devient bientOt intolérable et menaee
de tout envahir; les affaires privées se ressentent
des épreuves publiques; la multitude abreuvée
de folles espéranees et ineessamment dé<;ue s'agite
avee eolere; ses flatteurs usent du reste de leur
erédit pour la tourner eontre eeux qu'ils détestent
ou redoutent; la séeurité disparait, et le pouvoil'
est impuissant a la garantir, parce que, n'étant
ni aimé ni estimé, il est encore trop eontenu par
les lois de la démoeratie pour avoir les moyen5
de se faire crttinire. Tout chancelle alors, et la


2.




30 LA FRANCE NOUVELLE.


puissance publique semble une proié offerte a
qui osera la prendre. L'heure du despotisme dé ....
mocratique est venue.




CHAPITRE IV


DU OESPOTISME DÉMOCRATIQUE.


On ferait aisément un beau portrait du despo-
¡¡s me démocratique, de l'hypocrisie qui en est
[nséparable, de ses ruses toujours semblables a
travers les sU~cles, de ses procédés pour s' établir
~t se mainterur; procédés uniformes, puisqu'ils
déri vent moins du caractere des hommes que de
la nature des choses. Mais cette peinture nous
enlralnerait trop loin de notre sujet, et elle n'est
pas néce~saire a I'objet que nous nous proposons
dans ce livre.


Le despotisme théocratiquc repose sur des
croyances super~titicuses, su!' la crainte de la




32 LA FRANCE NOUVELLE.


divinité qui est censée l'avoir établi par sa volonté
et l' animer encore de son soutlle; le despotisme
monarchique repose sur le respect presque reli-
gieux d'un peuple pour une famille plus ilIustre
que toutes les autres, si étroitement et si ancienne-
ment associée aux destinées de la patrie, qu' elle est
devenue, aux yeux de tous, le symbole de l' exis-
tence nationale. Quant au despotisme démocra-
tique, iI repose sur un fondement moins élevó"
mais solide encore : iI s'appuie simplement sur
la nécessité vraie ou supposée de son existencc
pour assurer le maintien de l'ordre public et le
salut de la société.


L' obéissance est, en offet, le líen des sociétés
humaines, et, quand ce líen se relache, elles
semblent sur le point de se dissoudre. Si cette
obéissance est renfermée dans des limites rai-
sonnables et réglée par des lois sages, I'État est
libre autant que prospere, et la sureté commune
est garantie sans qu'il en coute ríen a la dignité
humaine. Si la limite de l'obéissance raisonnable
est franchie, cette obéissance prend le nom de




DE LA DÉMOCRATIE. 33
servitude; l'ordre qu'elle maintient n'est qu'ap-
parent, et, en meme temps qu' elle ne protége
plus qu'imparfaitement la sureté des citoyens,
elle humilie ceux qu'elle protége. Or, la limite
qui sépare, selon chaque temps et chaque pay8~
l'obéissance raisonnable de l'obéissance servile
est facile a reconnaltre et les hommes éclairés ne
s'y trompent guere. Mais, s'ils ont vu, par la
corruption trop prompte du gouvernement démo-
cratique, l' ordre se relacher et la société menacée
de se dissoudre, s'ils ont éprouvé plusieürs foís
ou récemment la difficulté de concilier l' ordre et
la liberté dans une société démocratique, ils dés-
esperent de distinguer et de séparer l'obéissancc
nécessaire qu'ils accorderaient volontiers aux lois
de l' obéissance déréglée qu' on leur impose; ou
bien encore, sans désespérer tout a fait de la pos-
sibilité d'accomplir cette noble et pénible tache,
ils n'ont plus la force ni le cceur de l'entreprendre,
et, croyant avoir assez payé a la patrie leur dette
d'efforts et de souffrances, ils leguent ce soin ~J
des générations plus heureuses. lis se résignent




:H, LA FRANCE NOUVELLE.


done a leur situation présente, et e' est dan s eette
rési gnation des gens éelairés et dans le déeoura-
gement d'un grand nombre de bons eitoyens que
le despotisme démoeratique trouve tout d'abord
sa principale séeurité. C'est, a vrai dire, la base
sur laquelle il repose. Cependant, pour durer et
pour prospérer, il lui faut quelque ehose de plus,
il [L besoin de l'assentiment de la multitude. Cet
asscntil1lent peut .s'obtenir sans beaueoup de
peine. Lors meme que la multitude aurait un cer-
tain attachement pour les libertés politiques, elle
n' aUl'ait pas lieu de se plaindre du despotisme
démoeratique, qui est dans l'usage de eonserver
avee soin les formes extérieures des plus impor-
tantes de ces libertés, eomme Auguste avait con-·
servé a Rome des simulaeres d'éleetion et des
ombres de magistratures. 01', distinguer entre la
forme et le fond des institutions politiques exige
un eertain degré de lumiere, et, tout en sentant
qu'il y a quelque chose de changé dans la somme
des Iibertés publiques, la multitude, qui a les
memes apparences sous les yeux, ne peut jamais




DE LA OEl\IOCRATIE. 3;)


comprendre combien ce changement est con Sl-
dérable. De plus, elle n'est point avide de Iihertés
politiques, mais de bien-etre; et si elle pi1ralt
parfois attacher une certaine importance al/X
droits poJitiques, c'est seulement lorsqu'on lui a
persuadé que ces droits pouvaient lui servir h
~onquérir le bien-etre. Mais le despotismc dérno-
~ratique se déclare toujours particulierement el
~xclusivement chargé du bien-etre de la multi-
;ude; bien plus, il s'efforce d'attirer a lui, comme
{ers leur centre naturel et vers leur seul point
i'appui, les vagues espérances et les ilIusions
nfinies qui couvent toujours dans I'imagination
>opulaire, soit que ces espérances se tournent
'ers les conquetes et vers la gloire militairc, soH
lu'elles tendent vers une répartition plus égale
le la richesse et vers une rénovation de la société.
\insi chargé d'une sorte de mandat iIlimité, quant
tU temps et quant aux moyens, pour assurer le
)onheur général, investi par les lois d'un pouvoit
rnmense sur les hommes et par l'imaginatioll
populaire d'un pouvoir infini sur les choses: Id




36 LA FRANCE NOUVELLE.


despotisme démoeratique s'avanee avee une fore
irrésistible et une pompe insolente, jusqu'au jou
inévitable ou, étourdi par sa prospérité meme E
saisi d'une sorte d'ivresse, il se heurte a quelqu
misérable obstaele et s'éeroule au milieu d'un
anarehie pire que eelJe qui lui a servi de berceau




CHAPITRE V


CE QUE DEVIENNENT LA LIBERTÉ ET L'ÉGALIT1!
SOU8 LE DESPOTISME DÉl\IOCRATIQUE.


Tout est imparfait et incomplet en ce monde,
me me le mal; et, de meme qu'une société ne peut
guere arriver aux dernieres extrémités de l'anar-
chie, elle ne peut guere toucher le dernier degré
coneevable de la servitude. Il reste toujours dans
une nombreuse réunion d'hommes une certaine
quantité de liberté que ne supprime pas le des-
potisme, soit que cette suppression lui semble
impossible, soit qu'il eroie de son intéret de ne
la point tenter, et de s'imposer pIutót a lui-
me me de certaines bornes.


Ce minúnum de liberté, laissé a une soeiété
3




38 LA FRANCE NOUVELLE.


courbée sous le dcspolisme, varie selon les temps
et les heux, et quelquefois il est assez considé,-
rabIe pour faire illusion sur l'état réel de sujé-
tion dans lequel on est tombé. A Rome, le des,-
potisme démocratique des Césars ne respectait
rien, el son pouvoir avait d'autant moins de li-
mites, que les républiques antiques, peu accou-
tumées a distinguer la liberté civile de la liberté
politique, avaient l'usage de Iaisser le citoyen
désarmé en face de l'État; iI est vrai que par
l'État on entendait tout le monde, ce qui rendait
cette situation tolérable; mais cette impuissance
indjyjdueJJe da citayen devint aJIreuse aussitOl:
que 1'État, représenté par un seul homme, eut
toutes les passions, tous les caprices, toutes les
folies d'un homme. On vit alors un spectacle que
le monde moderne est aussi incapable d'imaginer
avec exactitude qn 'il e~,t heureusementincapable
de le repl'oduire.


:Les nations modernes 80nt, en efl'et, accoutll~
mées a une certaine liberté civile que le despo-
tisme Jémucruti(}ll\.: lui-l1léme esl <lispo.:;é a




DE LA DEMOCRATIE. 39


laisser debout dans l'intéret de sa sureté. On
peut done voir sous ee régime un peuple eolleeti-
vement privé de son droit national, tandis que
ehaque citoyen reste en possession de son droit
personnel. La nation, par exemple, considérée
dan s son ensemble, ne sera maltresse ni de faire
la guerre, ni de faire la paix, ni de régler sa
dépense, ni de conduire sa politique extérieure
ou intérieure; ou, ce qui revient au meme, elle
u'aura plus qu'une voix consultative sur ces
grancls intérets par l' organe d'une représenta-
tion illusoire investie de droits dérisoires; mais,
en meme temps, au,-dessous de cette uni ver-
selle servitude, chaque citoyen aura gardé le
droit d'aller et de venir, de vendl'e ou d'acheter,
l'etltiere disposition de sa personne, de sa fa-
mille, de ses biens, en un mot, une indépen ....
danc~ eivile assez large pOLIr qu'il puisse s' esti-
me!' libre, si I'idée de la patrie n'est jamais
entl'ée dans son iritelligence ou si elle est sorUe
de son ereur.


Si pourtant l'indépendauce civile peut. rester




40 LA FRANCE NOUVELLE.


ou paraltl'e complete sous le despotisme démo-
cratique, tel qu'il peut exister dans les temps
modernes, ceUe indépendance n'est rien moins
qu'assurée, surtout dans toutes les parties OU elle
aVOlsine la liberté politique, et aucun rempart
solide ne la garantit des incursions du pouvoir.
Il suffit que ce pouvoir ait le moindre intéret ou
s'imagine avoir le moindre intéret a la res-
treindre pour qu' elle soit aussitót menacée; et
dlors, ceux qui se voient exposés a etre bannis
par un signe de tete, ou envoyés d'un mot dans
des régions meurtrieres, comprennent trop tard
que l'indépendance civile, si elle n'est pas sous
la protection de la liberté politique, n'est qu'un
toit de roseau, incapable de les abriter contre la
iempete.


On croirait au premier abord que l'égalité, sur
laquelle le despotisme démocratique semble en
parlie fondé, et qll'il prend vQlontiers pour dra-
peau, n'a du moins rien a redouter de ses at-
teintes; n'est-elIe pas l'idole a laquelle on a ~a­
Cl'j{it~ tout le reste!) Mais ceUe conÍiallce est bienWt




DE LA DÉl\IOCRATlE. . 41


déyue, et le despotisme démocratique est inévi-
tablement réduit 11 intenter contre l'égalité une
sourde guerreo Tout despotisme, en effet, meme
celui qui affecte de sortir du sein de la multitude
et de ne subsister qu'avec son aveu, est obligé de
s'appuyer sur un cerLain nombre d'hommes par-
ticulierement dévoués, auxque]s JI doit lui-meme
en retour une protection et une faveur particu-
m~res. Ce premier principe de l'égalité dans les
sociétés démocratiques : que le mérite est le seul
titre valable pour tous les emplois, est donc rem-
placé par cet autre principe : que le dévouement
personnel et absolu au prince est la regle de l'ad-
mission et de l'avancement dans les fonctions pu-
bliques. De plus, si quelqu'un de ces hommes,
dont le dévouement a l' ordre de choses établi
est notoire et parait nécessaire, commet une
faute et enfreint la loi commune, on ne peut
guere hésiter a étendre sur lui l'égide de la
puissance souveraine, et a le soustraire aux con-
séquences et meme a la publicité de sa faute; si
bien que ce principe, le plus cher de tous aux




42 LA FRANCE NOUVELLE.


sociétés démocratiques: que tous les citoyens
sont éganx devant la loi et également respon-
sables devant elle, est implicitement abolí et
remplacé par cet autre principe : que les lois
sont facultatives quant a leur applieation, et
qu' elles obligent ou menacent inégalement les
eitoyens, selon qu'ils sont réputés amis ou enne-
mis du pouvoir.


Enfin une derniere eontractiction, non moms
funeste a l' égalité, parait inséparable du despo-
tisme démocratique. NuI homme éclairé n'ignore
que ee gen re de gouvernement est viager de sa
nature, qu'il ne se transmet que d'une fayon
irréguliere au milieu des orages, et qu'il n'est
point d'exemple qu'on rait vu devenir hérédi-
taire; néanmoins, e' est une iIlusion eonstante
ehez ceux qui s' en trouvent investis, que de croire
eette hérédité possible, et c'est leur habitude que
de faire tous leurs efforts pour l'établir. lls s'ap-
pliquent done a entourer d'appuis fide]es ees
trónes éphémeres, et a y rattaeher par toutes
S01'tes d' avantages les hommes qui paraissent le




DE LA DÉMOCRATTE. 43


plus capables de les soutenir .. 01', il n'y a que
des moycns connus et pcu nombrcux d'agir sur
le creur de l'homme, que J'égolsme conduit, et
Iorsqll'on a combIé les VCBUX de l'avarice, il ne
reste plus guere qu'a chatouiller la vanité. L'ano-
blissement et les titres héréditaires ont de t011t
temps rempli cet office, et le despotisme démo-
cratique se trouve ainsi insensiblement poussé a
faire a l'égaIité cette derniere, mais impuissante
injure. Il en vient done un jour a s' entourer
d'un fantOme de noblesse, soit qu'il crée des noms
nouveaux, soit que, parfois, iI ne eraigne pas
d'orner de queIque grand nom, dérobé a l'his-
toire, les moins consiclérés de ses serviteurs.


VoiIa ce que deviennent nécessairement la
liberté et l' égalité SOllS le despotisme démoera--
tique.






CHAPITRE VI


CONCLUSION DE CE PREMIER LIVRE.


Sil est vrai que toutes les sociétés tendent vers
l' état démocratique, et qu' une fois dans cet état
elles aspirent a se constituer en démocratie.J
c'est-a-dire a fonder dans leur seín un gouver-
nement démocratique qui soH capable de leur
assurer .l'ordre et la liberté; s'il est vrai que
l'établissement et le maintien de ce genre de
gouvernement soit une ceuvre tres-difficile, et
que ce gouvernement paraisse fatalement enclin
a glisser d' abord vers le fléau de l' anarchie ,
puis, aussitOt apres, vers la honte et le fléau du
despotisme, de quelle importance ne serait-il pas


3.




46 LA FRANr.E NOUVELLE.


de rechercher et d'indiquer les moyens les plus
propres a nous épargner de tels périls, c'est-a-
dire a faire durer et prospérer en France un
gouvernement démocratique? C'est ce que nous
aHons essayer de faire dans la del1xieme partie
de cet ouvrage.




LIVRE 11


Des institutions et des principes de gouvernement
qui conviennent a la démocratie frangaise.






CHAPITRE PTIEMIER


DU DI\OI'f DE SUFFRAGE.


La tendance d'une société démocratique est
d'accorder tat ou tard le droit de suffrage a tous
les citoyens qui la composent; mais cette exten-
sion inévitable du droit de suffrage peut se pro-
duire avec une sage lenteur ét suivre le progres
des lumieres, ou bien elle peut 8tre souda~ne et
précipitée dans sa marche par le choc des révo-
lutions. Dans le second cas, elle devient promp-
tement une cause de trouble et peut altérer gra-
vement, pour un temps plus ou moins long, la
santé du corps politiqueo Cette seconde hypo-
these est celle qui doit nous intéresser davantage,




bO LA FRANCE NOUVELLE.


et nous l'adopterons en t.raillmt rapidement du
droit de suffrage.


En supposant done le. sulfra,ge universel établi
au sein d'une population qui n'a pas encore
atteint un degré suffisant. d'indépendance et de
lumieres, il faut nous demander quels sont les
inconvénients attachés a cette institution, COffi-
ment on peut les atténuer, et si ces inconvé-
nients ne sont pas balancés par certains avan-
tages.


On ne peut concevoir ce vaste eorps électoral
que dans deux ét.ats : ou iI obéit a la direct.ion
du pouvoir p.xécutif, ou il es!. livré a lui-meme.
Dans le premier cas, la chosc publique pOlll'ra
souffrir de son défaut d'indépendance; dans le
secon.d cas, elle pourra etre mise en péril par
son défaut de (umieres. Dans fe premier cas, le
pouvoir, disposant du vote populaire, devient a luÍ-
meme son pl'opre juge, ce qui équivaut a dirc
qu'il fait ce qu'il veut, tout en paraissant se sou-
mettre a la volonté nationale, et tous les incon-
vénients du gouvernement absoJu subsistent sous




DU DROIT DE SUFFRi\GE. 5~


cette trompeuse apparence; dans le second cas,
il parait c1ifficile qu'une nation, dont la conduite
est souverainement déterminée par le vreu d'une
majorité privée de lumieres suffisantes, ne com-
mette point de grandes fautes et ne subisse point
de cruel s malheurs.


Ces inconvénients trop visibles du suffrage uni-
versel, prématurément accordé ou conqms, ne
sont point sans compensations. La premiere de
toutes, c' est qu' alors meme que le corps électoral
se laisse conduire trop docilement par le pouvoir,
il acquiert le sentiment de sa force, apprécie de
plus en plus l'importance. de son suffrage en
voyant les peines qu' on prend pou!' le lui arra-
cher, et en vient a comprendre que les révolu-
tions matérielles sont aussi inutBes que funestes,
puisque la volonté populaire peut l'emporter léga-
lement sur tous les obstacles.


Le suffrage universel a encore cet avantage
qu'on ne peut rien inventer ni proposer au dela
pour séduire l'imagination populaire, et que les
agitateurs ne peuvent revendiquer aucun moyen




52 LA FRANCE NOUVELLE.


plus radica! de connaltre et de satisfaire la vo-
lonté du plus grand nombre. Le suffrage univer-
sel est donc, a ce point de vue, un secours pour
l'ordre matériel et la paix publique, avantage
considérable chez les nations fatiguées par les
révolutions et avides de reposo


La seconde compensation d'un tel état de
choses, e' est que le sentiment de la responsabi-
lité se forme et s' établit dans les classes popu-
laires, tandis qu'il se fortifie et devient plus
~vei11é dans les régions du pouvoir. Il est im-
possible qu'apres un certain temps d'épreuve la
multitude ne découvre point qu'il existe, entre sa
fa<;on de voter et la fa<;on dont les affaires pu-
bliques sont conduites ~ un lien nécessaire, et
qu' elle est responsable des conséquences fatales
fIu' a pu entrainer son défaut de discernement ou
Bon défaut d'indépendance. De son coté, le pou-
voir se sent en face d'un juge sans appel qui ne
s'aper<;oit, il estvrai, qu'avec une extreme len-
teur des fautes commises a son préjudice, puis-
qu'il ne les comprend guere que par lellrs




DU DRorT DE SUFFRAGE. 53


conséquences, mais qui est en état de les ch&tier
séverement et qui agit, lorsqu'il est ému, avec
l'irrésistible ascendant d'une force de la nature.
Le sentiment de cette double responsabilité peut
devenir, avec le temps, un frein salutaire pOUl'
le peuple entier aussi bien que pour ceux qu'il
investit de l' autorité; mais, en attendant ce fruit
tardif de l' expérience, il faut considérer les
moyens d' atténuer les deux inconvénients les
plus gl'aves entre lesquels oscille le suffrage uni-
versel : le défaut d'indépendance et le défaut de
lumieres.


Parlons d'abord brievement du défaut de lu-
mieres et des mesures qu'il exige.


On ne peut raisonnablement concevoir le suf-
frage universel sans l'existence d'une presse poli-
tique vraiment libre, sous la seule sanction du
jugement par jurés, pour les cas d'appel au dés-
ordre matériel, d'outrage aux rnmurs ou de dif-
famation. Il faut que cette presse soit assez peu
couteuse pour pénétrer profondément dans les
masses populaires, assez nombreuse pour repré-




LA FRANCE NOUVELLE.


sen ter les nuances di verses de l' opinion et pour
se faire ainsi équilibre a elle-meme. L' exercice
du droit de réunion n' est pas moins indispen-
sable au suffrage universel, soit pendant la pé-
riode électorale, pour juger entre les candidats
et créer une entente entre les électeurs, soit en
tout temps pour [aire pénétrer dans le corps élec-
toral l'intelligence des intérets publics et l'habi-
tude des discussions raisonnables. Et, comme
on peut évidemment commettre par la parole
les memes exces que par la presse contre la
chose publique ou conlre les citoyens, la meme
répression pénale, prononcée de meme par un
jury, doit atteindre ceux de ces ex ces que la
conscience publique, seul juge compétent et
souverain en pareille matiere, déclarerait intolé-
rabIes.


Enfin, il n'est pas moms indispensable que
l'électeur ne puisse pas devenir par son excessive
ignorance le jouet du pouvoir ou des partís, et
qu'il soit au moins assez éclairé pour discerner
sans secours étranger le nom de son élu et le sens




DU DROIT DE SUFFRAGE. D,~


de son vote. Le vote par bulIetin autographe,
écrit sur la table meme du scrutin, selon l'an-
cien usage, avec les précautions efficaces em-
ployées jadis pour assurer le secret de ce vote,
est le seuI procédé digne d'un peuple libre, et
1'on s'étonnera plus tard d'avoir pu comprendre
et tolérer une autre fayon de voter. En ajoutant
a ces conditions une instruction primaire acces-
sible a tous et favorisée par tous les moyens légi-
times, on a le résumé complet des remedes, OU,
si ron veut, des palliatifs qu'une société démo-
cratique peut appliquer a ce premier et principal
des inconvénients du suffrage universel : le défaut
de Iumieres.


Le défaut d'indépendance auquel nous arfl-
vons maintenant n'est, en effet, qu'une consé-
quence du défaut de lumieres; et l'exemple du
vote des grandes vilIcs, toujours plus indépen-
dantes par cela seul qu' elles sont plus éclalrées,
prouve suffisamment que la suppresslon de l'un
de ces inconvénients amenerait la disparition de
l'auíre. Considérons pourtant en lui - meme le




56 LA FRANCE NOUVELLE.


défaut d'indépendance dans le suffrage universel,
et voyons comment on peut, dans une certaine
mesure, l'en délivrer ou l'en garantir.


Le désir et la crainte sont les deux modes d'ac-
tion des eh oses extérieures sur notre ame, les
deux causes qui portent le plus directement at-
teinte a notre liberté morale. Il s'ensuit que, de
tout temps, les lois qui ont eu pour but d'assurer
a l' électeur la liberté de son choix ont cherché a
le prémunir contre les entrainements de la cupi-
dité et a le préserver des effets de la peur. Elles
ont donc toujours proscrit les dons et les violences~
les menaces et les promesses.


Mais, dans la pratique, cette protection de la
loi est tres-incomplete et I'indépendance du suf-
frage universel mal assurée, si l' on ne comprend
expressément sous le mot menaces l'intimidation
exercée sur les fonctionnaires publics par la per-
spective d'une destitution en raison de leur con-
duite électorale, et si l' on ne comprend expres-
sément sous le mot promesses rachat collectif des
suffrages par l' appat offert a une commune d'un




D U D ROl T D E S U F F R A G E. 57


secours, d'une subvention, d'un travail exécuté
aux frais de l'État. Il n'y a plus d'indépendance
dans le suffrage universel si le vote des fonction-


" naires n' est pas dégagé de toute crainte, et si le
vote des commUl1es n' est pas libre de toute cupi-
dité.


L'indépendance du suffrage universel est at-
taquée moins directement, mais aussi efficace-
ment si le pouvoir exécutif peut organiser et re-
manier a son gré les agglomérations d' électeurs,
de maniere a créer dans chaque collége, par
l'opposition calculée des intérets ou des opinions,
un certain équilibre que le plus faible elTo1'L
de l'autorité peut alors faire pencher en sa fa-
veur. Le respect des agglomérations indiquées
par les limites naturelles et par les relations
habituelles des petites communes avec leur cen-
tre légal, est infiniment préférabJe au maintien
rigoureux d' une proportion mathématique entre
le nombre des électeurs et le nombre des élus.
L'instabilité des circonscriptions électorales dé-
truil leur esprit po1iLülue, el le droit de les




58 LA FRANCE NOUVELLE.


remamer, accordé au pouvoir exécutif, menace
perpétuellement leur indépendance. Si de pareils
remaniements sont nécessaircs, le pouvoir légis-
latif doit seul etre investi du droit de les opérer.


Un gouvernement qui s'adresse au suffrage
uni versel pour la formation de l' Assemblée légis-
lative doit-il choisir ses candidats et les soutenir
de son aveudevant les électeurs? La so]ution de
eette question délicate est difl'érente selon les
relations constitutiOlmelles qui existent entre le


pouvoir exécutif et l' Assemblée législative. Si
le pouvoir exécutif est exercé par un eabillet
homogene et responsable, dépendant de la majo-·
rité de eette Assemblée, on ne peut lui refuscr
le droit d'avouer et de déelarer ses candidats,
pt1 isque le pays doit prononeer entre le parti qui
est au pouvoir et le partí qui veut y monter; et un
1 \;U'/ i au pouvoir ne doit pCl'dre aucun de ReR aroits
ní de ~eR moyr.ns légaux de sr. dél'(}ndre et de ~e
soutenir. La puissanee exécutive devant sortir du
sein meme de ]'Assemblée sous le nom de minis-
terc 1 lcci éledclln.., duivent ólrc aVl'rfiR (fll'Cll V()-




DU DUOIT DE SUFFHAGE. 59


tant ponl' tel ou tel candidat, ils votent pour telle
ou telle poli tique , et par conséqnent ponl' tel ou
tel ministere.


Il en est tout autrement si le pouvoir exécutif,
constitué en dehors de l' Assemblée élective et ne
tenant pas d'eIIe son existen ce , ne considere cette
Assemblée que comme un instrument de con-
trole, comme une réunion dc censeurs, auquel
il doit, de temps a autre, soumettre sa conduitc.
Dans cette hypothese qui sel't de base a nutre
Constitution aClucllc, la Jésiguation du candidal
par le pOllvoir exécutif n' a plus de raison d' étre,
puisqu'il ne s'agit plus de remplacer ce pouvoir,
mais seulement de le surveiller et de le juger, et
le pouvoir devient justement suspect s'il reven-
dique le dl'oit dc désigner lui-méme ceux par qui
illui plaH d' étre controlé. Qu' est-ce donc si, les
ayant choisis, il emploie pUlIr Ics soutenil' dans l' a-'
rene élector(lJ¡~ la force matórielle dont il dispuse;)


En un mot, la désignation de ses candiclals
par un partí au pouvoir est naturelle quand la
chUllllH'C ~~ (Iil'e C,( lll1 ul Od.1W de oOuVCl'1leWellt,




60 LA FRANCE NOUVELLE.


et l'appui que ces candidats revoivent de leurs
amis au pouvoir est légitime quand cet appui,
exclusivement moral, est le meme que si le parti
auquel ces candidats appartiennent n'était pas au
pouvoir, e' est-a-dire n' emprunte aucune force a
la pression administrative. Au contraire, la dési-
gnation des candidats par le pouvoir est une ano-
malie quand l' Assemb lée élective ne doit etre
qu'un instrument de controle; et cette anomalie
devient une oppression quand cette désignation
est accompagnée ou suivie de I'appui matérieI
que peut donner la faveur active du pouvoir.


Que faut-iI penser maintenant de cette forme
particuliere de vote, employée parfois sous le
régime du suffrage universel pour trancher sou-
verainement certaines questions capitales ou liti-
gieuses, et connue sous ie nom de plébisciLe? La
pure logique ne peut condamner de telles opéra-
tiOllS ni contester l'autorité légale des résultats
qui en découlent; mais elles ne peuvent etre
approuvées ni recommandées d'une maniere gé-
nérale au nom du bOll sens.




DU DROIT DE SUFFRAG E. 61


Il Y aurait d'abord une difficulté considérable
a établir une distinction fondée entre les actes
qui doivent etre décidés par des plébiscites et
ceux qui doi vent relever seulement du vote de la
représentation nationale. Une grande guerre a
entl'eprendre, une dette importante a contracter,
ont pour le pays autant d'intéret et engagent au-
tant l'avenir qu'une réfofme constitutionnelle;
la question romaine, par exemple, t.ouche aujour-
d'hni d'assez pres la conscience nationale et met
aux prises des intérets assez considérables pour
paraitre digne du verdict le plus solennel qu'Ull
peuple puisse prononcer; et pourtant, que d'in-·
convénients otTrirait cette fac;on de procéder? l.a
vérité est que l'élection de I'Assemblée 1'eprésen-
tative est, chez les peuples libres, une so1'te de
plébúdte revenant a des inte1'valIes réguliers, et
que, gr{lce a l'emploi du droit de dissolution, on
peut faire de cet appel au pays, SUl' une questioll
donnée, un véritable plébiscite., dégagé des in con -
vénients ordinairement inséparables de l' opéra-
tion que ce mol représenle. Le peuple assemblé


4.




62 LA FHANCE NOUVELLE.


e8t, en effet, moins capable de décidel' sur des
questions que sur des personnes, et c'est en lui
soumettant les questions représentées ou figurées
par des personnes qu'on le consulte de la fago,n
qui lui convient le mieux, et qu' OH lui facilite le
plus la tache de répondre. En Anglelerre, une
chambre des communes élue sur une question
donnée, SUl' un cry, selon l'expression en usage,
ne fait autre chose, lorsqu'elle se réunit, que de
rendre sur la question ainsi posée le verdict natia-
nal. JI en est de meme en Amérjque, apres la
défaÍte ou la victoire électorale de laplat{onn, qui
a servi de drapean a l'une des deux opinions en
présence. Ce sont lh les plébiscites natllrels qu'un
corps électoral est vraiment capable de pl'Ononcer,
avec une inlelligence et une liberté qui peuvent
faire défaut, si ron met le peuplc en demeure
de V()lé~l' directemnnt sur la qnes! ion i~1l lit i ~'e
~ ous avons l'cconnn qll' on doit cmTig(:r L ':;.


dMauts du suffl'age universel en chcrchallt ,1
augmenter parmi les électeurs les deux garanties
pJ'jlH~ipale¡, d'un vote I'aisollnahle : les ltlllliel'(':';




DU DROIT DE SUFFRAGE. ·63


et l'indépendance. Mais ce moyen est lent et in-
eertain, et I'on a d4 songer a des proeédés plus
rapides et plus surs pour essayer de tirer du
suffrage universel tel qu'il est une bonne repré-
sentation nationale.


Un des inconvénients le1; plus eonsidérables
du suffrage universel, meme lorsqu'il jouit de sa
liberté et possede un eertain degré de lumiere,
e' est de tendre a l' oppression des minorités et
d'exclure, par HL meme, de la chambre élective les
hornmes souvent éminents qui les représentent;
c'est encore d'amener dans un temps donné, par
l'inévitable disproportion des suffrages, la su-
prématie presque absolue de la elasse la plus
nombre use et la moins éclairée de la natíon sur
le corps politiqueo Pour arreter le suffl'age uni-
versel sur eette pente sans porter atteinte au
principe de son institution, bien des moyens ont
été imaginés, surtout en Angleterre. Nous allons
les examiner rapidement au point de vue de leur
application possible dans notre pays.


Pour éviter d'abord qu'une majorité aveugle




64 LA FRANCE N.OUVELLE.


et surtout intolérante put fermer l'acces de la
chambre a des hommes dont l'excIusion est
une honte en meme temps qu'un dommage pour
la nation, on a proposé qu'un petit nombre
de siéges dans la représentation nationale, mt
ré·servé a des députés que le corps électoral
tout entier serait appelé a élire; de telle sorte
que l'illustration du nom et des talents put réu-
nir sur certains hommes les suffrages de la cIasse
écJairée, répandue sur tout le territoire.1l yaurait
certainement avantage a déconcerter ainsi, par
cette vaste collection de suffrages intelligents,
l'ostracisme dont les hommes illustres pourraient
etre frappés dans l'enceinte d'une circonscrip-
tion électorale par l'ignorance ou par la passion
de la majorité populaire. Mais il y aurait un
grave inconvénient a créer dans le sein de la
représentation nationale deux catégories de dé-
putés, et a donner de la sorte a un petit nombre
d'entre eux le privilége écrasant d'un mandat
spécial, conféré par la nation tout entiere. Quant
a l'iclée qui s'est quelquefois produite d'appli-




DU nHOIT DE SUFFRAGE. 65


quer ce m~)dc de nomination a tous les députés,
et de faire élire la chambre par le moyen d'une
liste unique et complete, dans un scrutin commun
a tous les électeurs, iI est trop clair qu'un tel
procédé, en le supposant praticable, créerait
l'oppression la plus absolue et la plus irrémé-
diable de la minol'ité par la majorité, puisqu'un
parti qui disposerait de la moitié plus un des élec-
teurs, imposerait intégralement sa liste a la nation,
sans que la minorité put désormais trouver, dans
cet unique et commun collége, aucun refuge.


Ce n'est pas seulement contre l'exclusion des
t'epl'ésentants éminents de la minorité par le suf-
fr[lge universe} qll'on a cherché un remede; on
s'est préoccupé encore du danger non moins
grave de voir la partie éclairée de la nation vain-
cue dans le scrutin et annulée dans le systeme
poIitique par les suffrages habilement concedés
de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.
Tout en reconnaissant qu~il est juste que chaque
citoyen ait un suffl'age, chaque citoyen ayant
un intéret quelconque a la chose publique, on


4.




66 LA FHA NC E NOUVELLE.


s'est demandé s'il est aussi juste que ces snf.-
frages, soient égaux malgré l' évidente divcrsit(~
des lumieres et des forlunes, et s'il ne serait pas
plus équitable, aussi bien que meilleur pou!' la
concluite des affaires, de donner au sufTrage de
chaque eitoyen un poids exactement propor-
tionné a sa situation personnelIe .


.


De H1 un grand nombre de systemes pour or-
ganiser le sufrrage gradué ou la pluralité des
sutl'rages. Quelques réformateurs, voyant dans la
fortune acquise par chaeun, ou du moins dan s le
revenu annuel de chacun, la mesure la moins
trompeuse de l'importanee soeiale du eitoyen et
de son intéret proportionnel a la bonne gestion
des affaires publiques, ont proposé de prendl'e b
taxe de revenu, telle qu'elle existe par excmple
en Angleterre, pour base exacte du droit de
suffrage, et eette premiere eonception les a COll-
duits a l'idée d'un mécanisme d'une simplicité et
d'une régularité sjnguliéres. SUppOSGfiS la taxe
du revenu étendu a. tous, du plus riche au plus
pauvre, chaque citoyen apporterait des lors au




DU DROIT DE SUFFHAGE. 67


semlin. en guise de bulletin de vote, le reyu du
percepteul' constatant le chiffre de sa taxe; ce ne
~;erait plus un sufTrage, mais ce chiffre }neme qui
~craitinscrit au compte du candic1at pour lequel
se pl'ononcerait l' électeur. Chaque candidat aurait
ainsi sa colonne particuliere, dans laquelle vien-
drait s'inscrire successivement le chiffre de la taxe
du·revenu, payée par chacun de ses électeurs.
L'élection terminée, on ferait le total de chaque
colonne, et une simple comparaison entre les
chiíTl'es de ces additions di verses suffirait pour
manifesler le résultat du vote et pour établir le
droit de rélu. Il est certainement impossible
d'arriver a un moyen plus súr et plus précis de
former une asscmblée sur la base de la repré-
sentation exacte des intérets.


Mais de la sorte les intérets matériels seraient
seuls représentés, et, bien que la possession ou
l'acquisition d'un fort revenu soit en général le
SIgne d'une certaine culture intellectueIle, cette
fayon de graduer les sufl'rages asemblé trop
étroite tL d'autres réformateurs. n a paru plus:=--_
~,\\.8ria ..
¡~ / lO\
";) >.


O ~~_. ,
',~¡OHt\\~




68 LA FRANCE NOUVELLE.


équitable de fonder ce suffrage proportionnel sur
d'autres différences que celle des fortunes, et
l' on a tenté alors de former un tableau des
divers titres qui peuvent servir a l'attribufion
proportionnelle des suffrages. Ce tableau com-
pl'endrait d'abord les éléments du vote simple
tels que le droit de cité, l' age viril; viendraient
ensuite les titres qui peuvent donner droit a des
suffl'ages suppIémentaires, attribués a la me me
personne, tels que: dix ans, vingt ans et trente
ans d' exercice des droits électoraux, ou le fait
d'avoil' été membre du Parlement, la possession
d'une certaine fortune prouvée par le re9u de la
taxe du revenu, les grad61s universitaires, I'exer-
cice d'une profession savante. Ce systeme est
moins exclusif que le premier, et fonde la plura-
lité des votes sur une plus large base, mais il est
plus compliqué, et d'ailleurs nous ne mention-
nons l'nn et l' antre systeme que pour ne pas lais-
ser le lecteur étranger a ces combinaisons ingé-
nieuses, cal' tout systeme établissant un suffrage
gradué ou proportionnel est repoussé d'avance




DU DROIT DE SUFFRAGE. 69


par notre pays, OU l'esprit d'égalité ne pellt tolé-
rer que, pour aueune raison, le suffrage d'un
citoyen pese désormais plus que le suffrage
d'un autre.


Mais la meme objection ne peut etre élevée
contre le suffra,qe accumulé~ dont le principe
vient de triompher en Angleterre, et qui satis-
fait a la fois la raison, la justiee et l'intéreL
publico Le but du suffrage accumule est de
garantir une représentation proportionnelle aux
minorités, sans empeeher, d'une part, la majo-o
rité d'etre légalement maltresse des affaires du
pays, et sans créer, d'autre part, anelln privllége
éleetoral en faveur des lumieres ou de la fortune.
Ainsi, maintien de l'ascendant légitime des majo-
rités, respeet absolu de I'égalité des suffrages et,
en meme temps, moyen assuré de donner aux


..


rninorités une représentation parlementaire équi-
table : te1s sont les avantages du systeme qui,
sous le nom de vote accumulé, va etre inau-
guré en Anglctcrre, et dont nous alIons brleve-
ment exposer l' éeonomie.




70 LA FIlANCE NOUVELLE.


Qu' on veuille bien d' abord ouvrir les yeux sur
une injustice que l'habitude nous a rendue fami-
liere, mais qui n' en est pas moins un des traits
les plus facheux du systeme représentatif géné-
ralement en usage. Soit qu'un eollége éleetoral
élise un seul député, soit qu'il élise plusieurs
députés ensemble au sCl'utin de liste, il suffit
qu'un des partis possede la moitié plus un des
suffrages pour réduire a néant les votes de l' autre


. ,


moitié, et priver ainsi cette autre moitié de
toute représentation dans le Parlement national.
Il est rare que le partage des voix soit aussi
égal, mais combien de fois n'arrive-t-il pas qu'une
minorité considérable voit ses suffrages aussi
complétement anéantis par l'issue du serutin que
si elle n'avait pas voté. On fait remarquer eepen-
dant que l' opjnion de ecUe minorité n' en est pas
moins représentée dans le Parlement, paree que
dans un autre eollége, elle a pu remporter la
vietoire? Que veut dire cette réponse, si ee n' esi
que l'injustice dans le résultat d'un scrutin doit
etre compensée aillelll'S par une autre injustice?




DU DROlT DE SUFFRAGE. 7~


Et qu'est-ce qui se charge de cette compensation i)
e'est l'affaire du hasard, qui aura changé la mi-
norité en majorité sur quelqne point particulier
du territoire. Aussi eette eompensation est-elle
des plus irrégulieres et des plus insuffisantes, et
il peut arriver souvent qu'une opinion ait dix 1'e-
présentants dans la ehambre élective, tandis que
le nombre réuni des minorités vaineues sous son
drapeau dans tous les autres eolléges lui donnerait
proportionnellement droit a soixante ou quatre-
vingts députés. Le Parlement, dans ce sysleme,
représente done surabondamment l' opinion do-
minante, qneHe fIn' elle solt, landis que le suffrage
d'un nombre eonsicMrablc de eltoyens n'a aueune
aetion légale sur la ehose publique et est absolu-
lument eomme s'jl n'élait paso Un Parlement
ainsi constitué, n'est clone pas le miroir de' la
;i'l;i¡)1J. ce qtli csll'icléal du systeme représentatiL,
el le sysleme éleet.oral dont il sort est ent.aehé
¡l'une perpétuelle injustiee, il'régulierement tem~
pérée par le hasard.


Qllcd :)ul'ait cepundallt le moyell d' étl'ri ver a




72 LA FRANCE NOUVELLE.


une représentation plus exacte du corps électoral
sans affaiblir la représentation légitime et néces-
saire des majorités, et sans toucher en aucune
maniere a l'égalité dessuffrages? Cemoyen, c'est le
systeme du vote accumulé qui peut le mieux nous
le fournir. Supposez qu'un collége ait trois députés
a élire au scrutin de liste, chaque électeur dispose
de trois suffrages, puisqu'il peut inscrire trois
noms sur son bulletin de vote. Dans le systeme
actuel, l'électeur doit écrire trois noms différents,
de telle sorty qu'il suffit au parti qui a la majorité
de s'étre entendu sur ces trois noms pour enlever
a la minorité du collége électoral, si nombreuse
qu'elIe puisse étre, toute chance d'etre repré-
sentée dans le Parlement. Supposez maintenant
qu'il soit permis a l'électeur d'inscrire a son gré
sur son bulletin de vote ou trois noms différents,
ou trois fois le meme nom, et que chaque nom
inscrit soit compté pour un suffrage. JI en résulte
aussitot que, si le tiers des électeurs s' entend pOlir
que chacun donne ses trois suffrages au meme
candidat, celle lllinorité el' un tlers est aS::iurée




DU DROIT DE SUFFRAGE. 73


d'emporter une des trois élections en litige, ce
qui équivaut a di re qu'il est au pouvoir du tiers
des élecleurs d' obtenir le tiers de la représen-
tation attribuée au coll(?ge électoral; tandis que,
dans le systeme actuel, la moitié moins un des
électeurs ne possede ni le droit, ni le moyen
d'étre représentée et perd ses suffrages aussi
surement que si on les jetait dans la riviere.


Le systeme du vote accumulé se rapproche donc
plus qu'aucun autre de l'exacte justice, et satisfait
pleinement la conscience; mais, sí grand que soit
cet avantage, il en a d'autres qui le recommandent
non moins vivement au législateur. 11 laisse ¡n-
tact le droit des majorités électorales a dominer
le Parlement et a décider de la direction des
affaire:;, puisqu' en tout collége deux députés sur
trois sont assurés a la majorité des électeurs.
L'énergie du Parlement n'en est done nullement
affaibli, et il continue de représenter la volonté de
la nation, tout en reflétant avec plus de fidélité
l'état de son intelligence. En meme temps, ce
systeme offre aux minorités un refuge inviolable


5




74 LA FRANCE NOUVELLE.


contre ces courants irrésistibles d'opinion aux-
quels est sujet le suffrage universel. On ne voit
plus, avec ce mode d'élection, ces minorités dé-
couragées, irritées et livrées aux ameres réflexions
qu'inspirent .l'impuissance absolue et le sentiment
confus d'une grande injustiee. Tout au contraire,
la minorité, réveillée par l'espérance, prend une
part réguliere a la vie publique, et, alors meme
qu'elle ne peut prétendre au pouvoir, elle jouit
du moins de la tribune; elle est sure d'y en voyer
ses représentants les plus considérables, et,
quand viendra le jour de son avénement aux
afTaires, elle n'y arrivera pas aigrie dans le silenee
et envenimée par I'oppression, mais animée plutot
de I' esprit bienveillant et modéré que développent
des lois équitables. Enfin OIl ne courrait plus le
risque de voir dans la formation de nos assem··
blées ces exclusions si regrettables qui ne Ieur
enlevent pas seulement de vives lumieres, mais
qui touchent trop souvent par leur crianle in-
justiee a l'honneur meme de la nation.


N ous Yoyons done dans le 'Vote accumulé le




DU DUOlT DE SUFFRAGE. 75


développement le plus ingénieux et le plus heu-
l'eux du systeme représentatif, le redressement
opportun d'une évidente et facheuse injustice dans
le mode actuel de formation de nos assemblées
électives, et le moyen infaillible de reproduire
dans ces assemblées l'image complete et fideie
du vaste corps qui les enfante, sans y délruire
l'ascendant de la majorité et sans leur enlever
}' énergie nécessaire au gouvernement d'un gl'and
peuple.






CHAPITRE 11.


DES ASSEMDLl<:ES COMMUNALES, DÉPARTEMENTALES
ET RÉGfONALES.


QLland les historiens encore a naltre voudront
citer un des exemples les plus frappants des con-
tradictiüns dans lesquelles peuvent glisser ou
s'endormir les esprits les plus éclairés, ils invo-
queront le souvenir des institutions administra-
tives du premier Empire, conservées presque
intactes par la Restauration, tolérées par la. mo-
narchie de Juillet et laissées debout par I'Assem- .
blée constituante de la seconde République, en
meme temps que ces trois régimes essayaient
sincerement de fonder et d'affermir en France la
liberté politiqueo




78 LA FRANCE NOUVELLE.


Une nation investic, dans ses asscmblées par-
Iementaires, de toutes les prérogatives nécessaires
a l' exercice régulier de sa souveraineté, et dénuée
dans sa vie de tous les jours des droits les plus
indispensables et des libertés les plus modestes;
des citoyens vraiment libres de choisir leurs
mandataires et de leur conférer dans toute sa
plénitude le droit de condllire les affaires natio-
nales, tandis que leurs affaires communales et
départementales dépendent absoIllment de l'au-
torité administrative, et qu'ils ne sauraient eux-
memes faire un pas ni ouvrir la bouche sans
l'autorisation préalable de fonctionnaires tirés
de leur sein. tel est, le spectacle contradictoire
et extraordinaire que notre pays a offert au reste
du monde, jusqu'a ce que, par un mouvement
aussi violent et aussi inévitable que les convul-


. sions de la nature. cet édifice politique s'écrou-
lant, faute de base, la suppression du régirne
p arlementaire en 1852 ait enfin ramené a la
syrnétrie et a l'unité l' ensemble de la société
franc;aise.




DES ASSEl\lllLÉES LOCALES. 79


Cette le(jon si éclatante n'a pas été perdue, et
il est bien peu de bons esprits qui n'aient aujour-
d'hui a CCBur de réformer notre systeme admi-
nistratif et de remanier nos institutions commu-
nales et départementales, afin de les rendre enfin
capables de porter et de soutenir un gouverne:...
ment libre. Sans entrer dans des détails que ne
comporteraient point la nature et l'étendue de ces
études, il nous suffira d'établir les principes gé-
néraux qui doivent diriger cette grande réforme.


Le sel(-government ou gouvernement de soi-
meme, doit pénétrer jusque dans nos communes
rurales, et il faut qu'elles apprennent a se gou-
verner a leurs risques et périls par le moyen des
conseils qu' elles auront libl'ement élus. Un pre-
miel' magistrat leur est indi,spensab}e; elles doi-
vent, sinon l' élire directement, du moins le voir
choisi dans le sein de leur conseil, et sur le VCBll
de ce conseil lui-meme qui pourrait présentet
deux ou trois candidatsau choix de l'autorit~
supérieure. Les plus pauvres de ces communes



ont besoin de secours; les plus ignorantes ont,




80 LA FRANCE NOUVELLE.


pour un certain nombre de leurs actes, besoin de
tutelle; mais cette tutel1e et ce secours ne peu-
vent leur venir ni de l'État ni d'un agent de l'État
sans détruire leur indépendance. Or, cette indé-
pendance, sous le régime du suffrage universel,
est le plus précieux patrimoine du pays, puis-
qu' el1e ne peut disparaltre sans que les élections
législatives, desquelJes dépend tout le reste, ne
soient exposées 11 etre corrompues dans leur
source. eette tuteIle et ce secours indispensables
aux communes pauvres et ignorantes doivent
done leur venir non pas de l'autorité adminis-
trative, mais des conseils électifs placés au-dessus
du eonseil municipal, c'est-a-dire des conseils
de canton et de département. La seulement se
trouveront a la fois les lumieres et l'impartialité
nécessaires a l'accomplissement de ce devoir : ce
n'est plus un maUre gouvernant, récompensant
ou secourant des administrés, c'est une associa-
tion venant en aide 11 une association plus faible;


I ce sont des citoyens éclairant et soutenant des
citoyens .





DES ASSEl\lBLÉES LOCALES. R1


La plupart des personnes qui ont particuliere-
ment étudié ces matieres sont d'accord pour rem-
placer par des conseils cantonaux nos conseils
actuels d' arrondissement. Enfin le conseil général
ne doit pas seulement statuer sur plus d'objets,
constituer librement son bureau, etre affranchi,
sur beaucoup de points, de la nécessité de la
sanction administrative pour les délibérations qu'il
a cru devoir prendre (sauf le cas d'impOts exces-
sifs ou d'engagements financiers téméraires que
la tutelle parlementaire servirait a empecher), il
doit encore etre représenté dans l'intervalle de
ses sessions par une commission permanente, élue
dans son sein pour un temps limité, et chargée
de veiller en son absence a l'exécution fidele de
ses résolutions. Les agents administratifs du dé-
partement releveraient de cette commission, et
seraient nommés et payés par elle. Ainsi serait
diminué le patronage excessif dont l' administra-
t10n est investie, et ceux qui aspirent aux fonct.ions
départementales n'auraient plus les yeux unique-
ment tournés vers le pouvoir. Élu pour SIX ans,


5.




82 LA FRANCE NOUVELLE.


et renouvelable par moitié tous les trois ans, ]e
conseil général serait en communication plus
fréquente et plus facile avec l' opinion dont le
concours lui serait désormais nécessaire, puisque
ses pouvoirs seraient plus étendus. Il va sans dire
que les magistrats de tout ordre seraient inéli-
gibles au conseil général, et ne seraient pas
exposés au souPQon de gardel' sur leur siége de
juge le souvenir involontaire de leurs lultes élec-
torales.


Il ya', de plus, certains intérels communs entre
des départements voisins que peuvent rappro-
cher Ieur constitution géographique, leur indus-
trie, I'usage et I'entretien de certaines voies de
communication, ou de certains établissements
d'utilité publique: cette heureuse communauté
d'intérets peut donner lieu a des réunions pério-
diques d'un cerlain nombre de conseils généraux
ou de délégués de conseils généraux qlli for-
meraient un conseil régional, chargé de délibérer
.sur les voies et moyens nécessaires pOUl' aSSUl'er
l'accomplissemcnt de l'reuvre commune. 11 est




DES ASSElUBLÉES LOCALES. Sg


facile de déterminer le sujet de ces délibéra-
tions et de les restr'eindre a leur objet légitime,
quí est el' agrandir I' action et l'utile autorité des
assemblées elépartementales sans diminuer l'au-
torité, supérieure a toute autre, du Parlement
national. Ces réunions de plusieurs conseils
généraux 'en conseil régional auraient encore un
autré objet que nous expliquerons plus tard quand
nous traiterons de la formation de la Chambre
haute.


L' ensemble de ces réformes aurait pour prin-
cipaux résultats de changer la commune, le can-
tan, le dépal'tement en autant d' écoles pratiques
de la vie publique; de donner satisfaction sur
place par des travaux utiles el par la juste dis-
tinction qui en serait la suite, a des ambitions
légitimes qui se consument aujourd'hui dans lf
mécontentement et l'obscurité, ou qui assiégent
inutilement les avenues encombrées du pouv oi l'
central; d'intéresser enfin ungrand nombre de
ci toyens a la bonne administration de la eh ose


. publique, et de répandre, par la pratique ou




84 LA FRANCE NOUVELLE.


par l' exemple, les salutaires habitudes de libre
discussion et de responsabilité personnelle jus-
que dans les rangs les plus humbles de la
nation.




CHA PITRE III


DEL' A S S E M B L É E N A T ION A L E É L E e T 1 V E o U S E C o N D E
CHAMBRE.


Ayant déja touché, en parlant du droit de
suffrage, au mode d'élection du Parlement natio-
nal, nous examinerons maintenant ce que doit
etre ce Parlement en luí-meme, et, supposant
qu'il soit divisé en deux Assemblées OH Cham-
.bres, nous traiterons d'abord de celle de ces deux
Chambres qui doit etre élue directement par ]e
~;uffrage populaire et qu'on appelle généralement
seconde Chambre ou Chambre basse.


Cette Assemblée doit etre ~ssez nombreuse
ponr donner place h une représentation suffi-
sante et efficace des intérets et des opinions du




86 LA FRANCE NOUVELLE.


pays, de ses richesses et de ses Iumieres. D'un
autre coté, le nombre des membres de cette
assemblée est limité par la force de la voix
lmmaine, par la nécessité d'y maintenir l'ordre,
par la crainte de la faire déchoir, au point de
vue de l'intelligence et de la dignité, si par suite
de la multiplicité des siéges, l'acces en devient
trop facile. Sans entrer dans des détails que ne
comporte pas la nature de ce livre, on peut fixer
a environ six cents membres le chiffre de la
représentation qui convient a la France.


Les condilions d'éligibilité doivent le moins
possible faire obstacle au libre choix des élec-
teurs, et, si le légisJateur a pourvu d'une falfon
raisonnable aux garanties d'indépendance et de
lumiere que réclame le sain exel'cice du droit
électoral (ce qui importe plus que tout le resle) ~
il peut abandonner avec confiance au peuple le
libre choix de ses représentants. C' est a sa
source que le droit électoral doit 8tre surveillé
plutót que dans son cours, ou il devient trop
facilement irrésistible.




DE L'ASSEl\1BL ÉE NATION ALE. 87


Il va cependant sans dire qu'une peine 1n-
famante, qu'un manquement a l'honneur, con-
staté par la justice nationale, doit rendre inéli-
gible le citoyen atteint d'une te11e flétrissure;
mais l'interdiction des droits politiques ne doit
jamais etre prononcée conjointement avec une
condamnation pOUl' délit ou crime politique, par
la raison évidente qu'il s'agit alors d'un acte que
l'opinion peut apprécier de diverses manieres et
qui peut, en certains cas et en certain temps,
devenir un titre légitime a la confiance ou a la
sympathie des électeurs. De plus, iI est excellent, ¡'
surtout dans une démocl'atie, qu' aucun fonction-
naire public ne siége dans la seconde Chamb!'e 1


I
qui doit voter le traitement des fonctionnaires, ~


í
controler leurs actes et rester, en apparence l
comme en réalité, absolument indépendante du
pouvoir exécutif. L' exclusion des fonctionnaires
ne doit pas etre moins rigoureuse dans le cas ou
le gouvernement parlementaire a revetu la forme
monarchique, que dans le cas ou il a pris le nom
de république; et ce serait une errellf des plus




8S LA FRANCE NOUVELLE.


regrettables que de ne point considérer, a ce
point de vue, comme des fonctionnaires publics
les citoyens attachés au service personnel soit du
président de la république, soit du souverain. Si ,
le chef de l'État a légalement, comme dans la
Constitution actuelle, une part directe et déclarée
aux luttes de l'opinion et des partis dans le Par-
lement et dans le pays, ses serviteurs particuliers
sont de véritabJes fonctionnaires; s'il doit rester,
au contraire, en dehors de ces luttes, a la fayon
des souverains constil utionnels, l' opinion de ses
serviteurs exprimée par leurs discours et par
leurs votes, trahit et compromet la sienne; dans
les deux cas, ils sont déplacés au sein du Parle-
ment, et iI est utile de lenr en fermer l' entrée.


Devrait-il etre nécessaire de dire, meme en
passant, qu'une assemblée qui a la haute main
sur les affaires dll pays doit avoir la haute main
sur les siennes, et par conséquent disposer avec la
meme souverainet.é que la Chambre des com-
munes d' Angleterre de son ordre intérieur, de
son reglement, du choix de son président et de




DE L'ASSE~IBLÉE NATIONALE. 89


toutes Jes matieres qui touchent directement a sa
sureté, a sa liberté d'action ou asa dignité? Quant
au role de ce· président, il faut convenir qu' on


. s'en fait en France l'idée la plus fausse et la plus
facheuse; on le considere généralement comme
}'instrument de la majorité de l' Assemblée, comme
un représentant de cette majorité, spécialement
chargé de contenir ou de gener l' expression des
sentiments de la minorité, de frapper d'une dés-
approbation immédiate tout ce qui blesse vive-
ment l'opinion dominante, d'empecher ou de
blamer toute parole trop désagréabIe a ceux qui
l'ont choisi; et si, par surcrolt, iI a le don des
reparties vives et spirituelles, s'il sait intervenir
par de brusques saillies dans la discussion et
l'égayer de quelques bons mots, c'est un président
accompli : les vreux de l' Assemblée et de la na-
tian sont comblés. Pour moi, je l'avoue, un des
plus tristes symptOmes de notre inexpérience des
mCBurs parlementaires et de natre peu d'intelli-
gence des institutions libres, c'est le plaisir que
le public franc;ais a pris de tout temps a cet in-




90 LA FRANCE NOUVELLE.


con venant speetaele, e' est aussi la na'iveté avee


la quelIe des hommes qui ont eompris et pratiqué
de eette étrange sorte les devoirs d'úne présidenee
Iégislative, se sont offerts eux-memes avec sueec8
a la gratitude et a l'admiration universelles. Le
président de la Chambre des communes d' Angle-
te1're est ordinairement ehoisi en raison de sa
eonnaissanee partieuliere du reglement de l' As-
semblée, de ses droits et prérogatives, de ses
préeédents, de ses usages, et non point paree qu'il
partage et représente les passions de la majol'ité,
mais plutOt paree qu'illeur est notoirement étran-
gel' et que l' ordre a sui vre dans les travaux de la
Chambre est son unique affaire. JI ouvre rarement
la bouche et n'intervient guere que si l' Assemblée
le consulte eomme l'interprete eompétent, im-
partial et respecté de sa eonstitution intérieure.
M ais le plus souvent, sa présenee peut paraltre
inutile et elle serait ouhliée si, par une fietion
qui n' est pas sans avantage pour la dignité de
l' Assemblée et pour le calme de ses débats,
ehaque Ol'ateur n' était tenu de diriger vers




DE L'ASSE )lBLÉ E NATION ALE. 01


lui sa paroIe et de lui adres ser ses discours.
C'est le président de l'Assemblée nationale qui


doit, en cas de vacance d'un siége, adresser un
ordre de convocation aux électeurs, et iI n' est ni
prudent ni convenable de laisser ce soin au mi-
nistre de l'intérieur, comme on }'a faU jusqu'ici
en France, et de placer ainsi la main de l'ad-
ministration entre la puissance législative et le
corps électoral qui en· est la source. C' est done
aux maires des communes composant la circon-
scription éIectorale que doit etre adressé l' ordre
de convoquer les électeurs et non pas au préfet
du département, qui ne doit avoir rien a démeler
avec des opérations de ce genre, a moins que
son concours ne soit requis pour le maintien de
l'ordre matériel. Enfin, lorsque la Chambre, don-
nant suite aux protestations élevées contre une
élection, a ordonné une enquete et a nommé des

cornmissaires, c'est au chef-lieu de l'élection que
ces commissaires doivent siéger en audience pu-
blique, et l'enquete doit se poursuivre devant eux
avec les formes usi lées pOlIf les débats judiciaires,




92 LA FRANCE NOUVE1.LE.


formes que nous décrirons plus tard dan s le cha-
pitre spécial consacré a l'administration de la jus-
tice, et qui doivent etre observées dans toutes les
occasions ou il s'agit de constater régulierement
un fait avant d'arriver, soit a une décision parle-
mentaire, soit a. l'application d'une loi pénale.


Quelle doit etre maintenant l'étendue et la
nature de l'influence exercée par la seconde
Chambre sur la conduite générale des affaires pu-
bliques, et quels sont les moyens de lui assurer
cette influence? Reconnaissons avant tout que
cette influence doit etre prepondérante. Ce n' est
pas qu'une influence prépondérante, déposée
entre les mains de cette assemblée, ne puisse
avoir des inconvénients; ceux qui s'épuisent a le
prouver perdent leur temps a démontrer l' évi-
dence; mais les instltutions humaines ne peuvent
que choisir entre des périls inégaux, et cette
prépondérance qui doit nécessairement exister
quelque part, a des inconvénients plus considé-
rabIes encore si elle est concentrée partout ailleurs
qu'entre les mains de cette assemblée. JI est,




DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE. 93


en effet, indispensable qu'en eas de dissentiment
entre les pouvoirs publies, le dernier mot reste a
l'un d' eux. Si e' est au pon voir exéeutif que ce
dernier mot doit rester, l'assemblée populaire
n'est plus qu'un eorps eonsultatif et le despo-
tisme est alors eonstitué sous sa forme la plus


.


abjeete, puisque, au .lieu d'une obéissanee sil en-
.


cieuse et tranquille, les hommes sont réunis et
consultés en apparenee, pour en arriver toujours
a obéir a un seul, genre d'obéissance plus com-
pliqué, plus solennel, plus réfléchi et, par eon-
séquent, plus avilissant que la pure servitude. Si,
au contraire, le dernier mot reste a l' assemblée
populaire, e'est la nation meme qui prononee sur
son sort par ses représentants, avee eet avantage
que la nation peut toujours modifier son juge-
ment en renouvelant ses représentants au moyen
d'éleetions générales. Non-seulement le retour
périodique de ces éleetions doit etre déterminé
par la loi (et une durée de cinq ans parait suffi- \
sante pour une législature), mais, de plus, il est
sage de eoncéder au pouvoir exécutif, en eas de




94 LA FRANCE NOUVELLE.


dissentiment avec l' Assemblée populaire, le droit
de consulter extraordinairement la nation par des
élections générales faites en dehar:, des époques
déterminées par la loi, avee eette reslriction pour-
tant que eette seeonde décision de la nation ainsi
eonsultée est sans appel, e'est-a-dire que ]e
meme minislere ne doit point avoir le droit de
dissoudre de nouveau une Assemblée élue a la
suite d'une dissolution qu'il aura prononcée lui-
meme. Le ministere devra done se rendre san s
hésitation a ee jugemcnt d'appel et au verdict
national qu'il aura lui-meme sollieités, et déposer
aussHót le pouvoir si l' opinion de l' Assembléc,
renouvelée sur sa demande, lui est demcuréc
eonlraire.


L'influenee prépondérante (ou, si l'on veut, le
dernier mot en eas de eonflit) étant ainsi réservé
a l'Assemblée populaire avcc I'unique restrietion


\


du droit de dissolution attribué au pouvoir exé-
cutif, comment s' exereera cotte influcnee el sous
quelle forme se fera-t-elle sentir ordinairement
dan s les afTaires publiques? De trois manieres:




DE L'ASSEl\1BLr~E NATIONALE.


par le vote du budget, par ]e vote des ]ois, par
le renouvellement des ministeres.


On ne consteste pas, meme aujourd'hui, a l'As-
semblée populaire le droit de voter le budget, mais
ce droit est actuellement entouré de restrictions
qu'il est inutile de mentionner, encore moins de
discuter, tant elles sont peu conciliables avec les
principes et le jeu du gouvernement parlementaire.
Il suftlrait, pour remédier a cet état de choses, de
prendre pour modele l' époque de notre histoire
constitutionnelle ou républicaine, ou le controle
de l' Assemblée populaire sur les recettes et les
dépenses de l'État s'est exercé avec le plus de
liberté, d'autorité et de la maniere la plus vigi-
lante aussi bien que la plus complete, et de reve-
nir a ces procédés en y ajoutant tout ce que l' ex-
périence et le temps ont pu nous apprendre sur
les moyens de mettre plus directement encore lo.
bourse de la nation dans la main de. la nation.
Si cette réforme est une des plus urgentes, il
n'en est guere heureusement qui soit plus facile.


n faul en dire autan t des restrictions mises




a6 LA FRANCE NOUVELLE.


aujourd'hui, en ce qui touche le vote des lois, soit
a l'initiative des députés, Boit au droit d'amende-
ment de la Chalnbre. Que la Chambre consulte
le conseil d'État quand elle le croit convenable,
qu' elle lui confie le soin de rédiger un projetde
loi sur lequel ce conseil peut avoir des lumieres
particulieres, qu' elle mande meme les membres
de ce conseil soit dans ses commissions, soit dans
son sein, pour profiter de leur expérience, rien
de mieux; mais, que par une étrange interversion
des pouvoirs publics, la représentation nationale
regoive des mains du conseil d' Rtat une loi toute
faite avec interdiction de la modifier sans l' aveu
de ce conseil, e' est un spectacle que nous au-
rions peine a concevoir si nous ne l'avions sons
les yeux, et l'on ne peut expliquer la durée d'un
tel état de choses que par le trouble profond
jeté depuis les événements de 1.851 dans l'intel-
ligence et dan s l' énergic de la France.


Non-seulement le droit d'initiative en matiere
de législation doit etre possédé par chaque
membre de l'Assemblée populaire (avec les te m-




DE L'ASSEl\1BLÉE NATIONALE. 97


péraments en usage dans la Chambre des COlll-
munes ou dans nos anciennes Assemblées pour
empecher l'abus de ce droit), mais il y aurait
grand avantage a suivre en ce point l' exemple
du Parlement anglais, ou le chef du cahinet pro-
pose, en son propre nom et en sa qualité de
député, les mesures qu'il croit utiles, sans que le
nom et le désil' du souverain soient jamais invo-
qués devant la Cllambre. Quelque habituée que
puisse etre une nation a la fiction constitution-
neBe, il n'es1 pas sans inconvénient de voir pré-
senter, au nom du sou vel'ain et comme l' expression
de ses VCBUX, des mesures dont l' échec, parfais
éclatant, paralt remonter jusqu'a la couronne, si
le gouverllement parlementaire est une monar-
chie, ou peut affaiblir dans une république l' au-
torité présidentielle, nécessaire a l' exécution des
lois. Si le gouvernement parlementaire est formé
de deux Assemblées, et que l'accord des deux
Assemblées soit indispensable a l'établissement
de la loi, il faut emprunter a l' expérience de nos
voisins l' usage des con{érences entre des corn-


G




98 LA FRANCE NOUVELLE.


missaires nommés au besoin par chaque Assem-
blée pour s' entendre directement sur les difficultés
que peut soulever dans une Chambre l' adoption
d'une loi élaborée dans l' autre. La loi ne serai l
ainsi abandonnée qu'apres l'épuisement de tous
les moyens de transaction et de toutes les chances
d'accordo


Enfin serait-il utile de réserver au souverain
constitutionnel ou au Président de la république
non pas le droit de veto absolu qui ne peut se sou-
tenir (car ce serait le droit de suspendre ou d'ar-
reter la vie nationale), mais le droit de réclamer
avant la promulgation de la loi une délibération
nouvelle, avec la nécessité pour la loi d' obtenir
cette [ois la majorité des deux tie1's avant d' et1'e
imposée a la sanction royale ou présidentielle?
De deux choses l'une : ou ce droit pourrait etre
exercé directement par le chef nominal de l'État,
en dehors de la volonté de ses ministres, et alors
ce ne peut etre qu'une cause de trouble puisqu' on
verrait une volonté unique entraver l'action légis-
la.tive de la majorité, et qu'il suffirait au chef de




DE L'ASSEl\fBLÉE NATIONALE. 99


I'État d' etre appuyée par le tiers plus un des lé-
gislateurs pour l'emporter définitivement dans sa
résistance; ou bien ce droit du chef de I'État ne
pourrait elre exercé que par l'intermédiaire des
ministres, ce qui équivaut a dire qu'il serait pos-
sédé par les ministres eux-memes; mais alors on


.


n'en comprendrait pas l'usage ni l'existence
meme, puisque, dans le gouvernement parlemen-
taire, tout désaccord sérieux entre le ministere et
la majorité doit entrainer la chute immédiate du
ministere et son remplacement par les chefs de
la majorité nouvelle.


eette condition absolue pour l' existence d'un
ministere de vivre en bonne intelligence avec la
majorité est, en eITet, le principal ressort du gou-
vernement parlementaire, et c'est le troisieme el
le plus puissant moyen d'action que le Parlement
possede sur la direction des affaires publiques.
Le vote du budget et le vote des lois sont des
moyens d'influence tres -efficaces, mais beau-
coup moins directs que le pouvoir de renou-
veler le ministere, et nous savons aujourd'hui




400 LA FRANCE NOUVELLE.


que, sans ce pouvoir, implieitement Otl explici-
tement eonféré aux Assemblées, les deux autres
droits peuvent dans la pratique devenir presque
inutiles. Ce n'est pas, en effet, le reglement des
dépenses publiques ni la eonfection des loís qui
ont l'influenee la plus direete et la plus décisive
sur le sort de la nation : e' est la eonduite poli-
tique de son gouvernement a~ dedans el au dehors
qui décide tous les jours de sa destinée; si cette
eondllite n'est pas soumise en temps opportun a
l'action du Parlement, s'jl n'a pas dans les
mains le moyen de la bien connaHre, de la sur-
veiller et surtout de la changer, le libre vote dll
budget et des lois n'empeche pas que le sort du
pays ne soít livré dans la pratique a tous les
eapriees de son gouvernement, et les plus grands
désastres peuvent etre la conséquence de eette
liberté de se tromper et de mal faire, eoncédée de
la sorte au pouvoir. e'est done se jouer de la
erédulité des peuples que de prétendre les Jaisser
maitres de leur sort paree qu' on leur permet de
conserver des Assemhlées délibérantes, si ces




DE L'ASSEMDLÉE NATION AL E. 101


Assemblées ne possedent point., avec le droit de
renouveler les minjsteres, le seul moyen efficace
d'action et de controle que les hommes aient
encore expérimen1é pour empecher qu' on ne dis-
pose pas arbitrairem2nt el aveuglément de leurs
intérets les plus chers. Un ministere présent
aux Chambres, homogene, responsable, amo-
vible surtout, voila donc l'inst.rument le plus
indispensable du gouvernement parlementaire
et la plus forte garantie de la liberté publique.
Examinons rapidement quels sont les moyens
pratiques de mettre ce ministere dans la main
du ParIement, sans lui oter la force nécessaire
pour la conduite des affaires du dedans et du
dehors et pour la défense des intérets nationaux.


Le plus souvent ~ dans le gouvernement parle-
mentaire, la dépendance du ministere a l' égard
de la majorité n'est pas écrite dan s la loi; on se
fie pour l' établir a la force des choses, a la né-
cessité évidente d'une bonne intelligence entre le
ministere et la majorité, au malaise moral qu'é-
prouverait un cabinet impopulaire a rester debout


6.




~02 LA FRANCE NOUVELLE.


au milieu d'une Chambre hostile, enfin, commo
ressource supreme, a ces votes formeIs de manque
de confiance qui équivalent pour un cabinet a
une mise en demeure de se retirer. On a vu ce-
pendant comment tous ces moyens indirects de
mettre le ministere dans la main de la majorité
pouvaient échouer a défaut d'une Ioi précise, et le
funeste exemple de 1830 et des derniers moments
de notre seconde république est présent a toutes
les mémoires. Il y aurait done lieu d'examiner s'il
ne eonviendrait pas de remettre directement a
la Chambre éJeetive la désignation formeHe du
Président du conseil qui, une fois élu, ehoisirait
librement ses collegues, et qui serait investi par
eette éleetion d'une bien plus haute autorité que
par le passé, soH aupres d'un souverain consti-
tutionnel, soit aupres du Président de la répu-
blique, soit enfin sur ses collegues eux-memes.
Cette élection du Président du conseil serait natu-
rellement valable pour un temps indétermin~,
c'est-a-dire jusqu'a la démission de ce chef de
cabinet ou jusqu'a ce que la Chambre crut né-




DE L'ASSEl\IBLÉE NATIONALE. 403


cessaire, a défaut de eette démission, de proeéder
a une éleetion nouvelle. On pourrait déeider, par
exemp]e, que, sur la demande du tiers de ses
membres, la Chambre serait tenue soit d'élire un
sueeesseur au Président du conseil, soit de le
confirmer dans ses fonetions par un nouveau
vote, quí n' aurait alors pour effet que de retrem-
per son autorité. Notre Présídent du conseil de-
viendrait ainsi, dans toute la force du terme, un
véritable leader de la Chambre, mais sa situation
aurait la l1etteté qui con vient al' esprit franyais
et serait mieux déterminée qu'en Angleterre.


Il ne nous reste plus, poul' eompléter ce tableau
succinct des attributions de la Chambre éleetive,
qu'a mentionner la discussion le plus souvent
sommaire d'une Adresse en réponse au discours
de la eouronne si la forme du gouvernement est
monarehique, l'audition du message présidentiel
si la forme du gouvernement est républieaine, les
interpelIations réglées par les memes usages que
dans nos Assemblées libres avant 1852, la nomi-
nation au besoin de comités d'enquete pour la




404 LA FRANCE NOUVELLE.


constatation de certains faits ou la prépal'ation de
certaines lois, le vote enfin de tous les traités qui
doivent etre soumis, sans exception, par le pouvoir
exécutif a l'approbation législative entre la conclu-
sion et la ratification de ces actes diplomatiques.


Investie de la sorte d'un pouvoir prépondérant
et universel sur les affaires intérieures et ex té-
rieures de la nation, sur la composition et sur la
marche du pouvoir exécutif, cette puissante
Ássemblée doit etre elle-meme contenue de deux
manieres: 1° par l'existence d'une autre Ássem-
blée dont le concours serait nécessaire pour la
confection des lois, et qui exprimerait aussi son
avis sur la politique générale; 20 par le droit
indispensable de dissolut1~on~ déposé soit entre les
mains du souverain, soit (ce qui est plus difficile)
entre les mains du Président de la république,
soit entl'e les mains du Président du conseiJ, qui
pourraient sur·le·champ rendre a la nation son
libre arbitre et la mettre en demeure de se pro-
noncer avec une souveraine indépendance sur la
condulte de ses représentants.




CHAPITRE IV


DE LA CHAMBRE IIAUTE OU P REMI E RE CH AMB RE.


L'cxpérience est d'accord avec la raioon pour
recommander aux nations qui veulent se gouver-
ner avec ordre et en liberté l' établissement de
deux Chambres, entre lesquelles se partage le
pouvoir législatif, tandis que celle de ces deux
Assemblées qui représente plus directement le
peuple exerce ordinairement un action prépon-
dérante sur la conduite générale des affaires.


L'existence d'une Chambre haute a plusieurs
avantages : les lois soumises a une double dis-
cussion sont plus murement délibérées; l'expé-
rience d'un certain nombre de fonctionnaires




106 LA FRANCE NOUVELLE.


distiugués ou d'hommes éminents qui ne pen-
vent, pour diverses raisons, siéger dans l'antre
Chambre, n' est point perdue ponr la ehose pu-
blique, et, graee au droit d'jnitiative, des lois
importantes et des réformes utiles peuvent pren-
dre naissanee dans le sein de eette Assemblée;
enOn eette Chambre haute peut offrir un point
d'appui solide a l'opinion et au "gouvernemenl,
dans le eas ou l'autl'e Chambre abuscrait illcon-
sidérément de son pouvoir, et le droit de di s-
solution paraltrait moins témérairement exereé
lorsque le gouvernement serait implieitement en-
eouragé, par l'approbation et le eoneours de cette
haute Assemblée, a renvoyer l'autre Chambre de-
vant les électeurs, auxqueIs appartient le dernier
moto


Une Chambre haute peut etre formée de trois
manieres: premierement, par la possession d'un
Hiége héréditaire attribué a eertaines familIc~
privilégiées, dont le nombre peut etre maintenu
au illeme niveau en eas d' extinction ou meme
aceru par le souverain; seeondement, par la no-




DEL A e II A 1\1 B R E II A U TE. 4 07


mination a vie des membres qui la composent
,soit entierement au gré du souverain, soit a son
choix, mais avec certaines restrictions déterminées
par la loi; troisiemement, par un llíode d' élec-
tion différent de celui qui sert a former la seconde
Chambre. De ces trois manieres, la premiere est
exc1ue par la conception meme d'un gouverne-
ment démocratique, cal' l' esprit démocratique,
qui tend a détruire ceUe hérédité de la premiere
Chambre, partout ou elle existe encore, la dé-
truirait a coup sur si on l'imposait de nouveau.
La seconde maniere, e' est-a-dire le libre choix du
souverain, ou me me le choix du souverain res-
treint par la loi, ne' procure pas a cette Chambre
l'autorité nécessaire pour remplir convenable-
ment son role législatif et surtout pour balancer
jusqu',a un certain point le pouvoir si considé-
rabIe de l'autre Chambre; de plus, ce mode de for--
mation ne peut absolument convenir qu'a la forme
monarchique et la suppose établie; tandis que
nons cherchons ici des institutions qui puissent
s' a~commodel' également de la forme monarchique




108 JLA FRANCE NOUVELLE.


et de la. forme républicaine, leur unique objet
étant d'assurer la liberté dans la démocratie.
Reste done l'élection comme moyen principal de
former cette Chamb1'e haute, mais cette élection
doit natu1'ellement différer du mode d' élection en
usage pour la seconde Chambre.


Nous avons établi, au chapitre II de ce se-
cond livrc, qu'il serait bon de réunir périodique-
ment, pour délibérer sur certains objets d'intérel
commun, les conseils généraux de plusíeurs dé-
partements, groupés en un Conseil Tégional d' a-
pres leurs affinités géogl'aphiques ou industrielles.
Le n0Il!bre de ces régions, analogues aux resso1'ts
de nos cours d'appel ou a nos divisions universi-
taires, serait de vingt a vingt-cinq pour tout notre
territoire. Les conseils généraux, réunis de la
S01'te temporairement en Assemblées régionales,
formeraient le corps électoral le plus compétent
pour la composition d'une Chambre haute. Si l'on
suppose que chacun de ces groupes soít mis en
possession de huit ou dix siéges, on arrive a un
lotal d'environ deux cenl cinquante membres qui,




DE LA eHA l\JBR E HAUTE. ~09


par leul's lumiéres, leur situation cOllsidérable et
I'esprit naturelIement eonservateur du eorps qui
les a élus, 80nt éminemment propres a remplir le
role utile attribué a une Chambre haute dans un
güuvernemellt démocratique. Cette élection ne
serait pas a vie, afin que eette Chambre puisse
suivre avee une eertaine lenteur le mouvement
de l'opin¡on, et garder son erédit sur l'esprit
publie, et iI serait néeessaire que tous les dix
ans les eonseils généraux, réunis en Assemblées
régionales, fussent appelés h renouveler la
Chambre haute par une éleetion générale; mais
les memes membres seraient indétiniment rééli-
gibles, ee qui maintiendrait, selon toute appa-
renee, dans ees renouvellemenfs périodiques un
juste équilibre entre l' esprit de eon8ervation et
l'esprit de progreso


Ces éleetions fournissant enVIron deux eent
cinquante membres, et la Chambre haute pouvant
sans ineonvénient en eompter jusqu'a trois eents,
il y aurait avantage a l'augmenter, non point par
des choix arbitraires, mais par des siéges attri-




110 LA FRANCE NOUVELLE.


bués de droit a certaines hautes fonctions qui
supposent chez ceux qui les occupent soit l'illus-
tration personnelle, soit le talent, soit au moins
l'expérience. Le premier président de la Cour de
cassation, le premier président de la Cour des
comptes, les amiraux, les maréchaux de France
(si l' on juge utile de conserver ce titre), ou, a
leur défaut, certains généraux ayant rempli des
conditions qui seraient déterminées par la loi,
feraient partie de droÜ de la Chambre haute,
sans qu'aucun membre y dlit son entrée au choix
du pouvoir exécutif. Si nous ne parlons pas id
des ~ardinaux de 1']~glise romaine ni des minis-
tres des autres cuItes, ce n'est nuI1ement que
:nous entendions fermel' 11, ces personnages l'acces
de l'une ou de l' autre Chambre, mais on verra
par la suite de cet ouvrage pourquoi J'État ne
pourrait désormais les reconnaltre ni les choisil'
a raison dc leur caractere sacré. JI n'est p~s
douteux, d'ailleurs, que le mode de recrutement
proposé pon!' ]a Chambre haute y fcrait pénétl'cr
par le choix des Assemblées l'égiollédes tes l'epl'é-




DE LA CHAl\IBRE HAUTE. 11'1


sentants plus éminents des di vers cultes, et prin-
cipalement ceux du culte catholique, dont les
éveques ont dans nos départements une situa-
tian si considérable. JI serait juste enfin et utile
a l'État de conférer achaque académie de
l'Institut de France le droit d'élire deux de ses
membres, c'est-a-dire dix membres pour tout
l'Institut, qui seraient aussi investis, pour une
période de dix années, d'un siége a la Chambre
haute et indéliniment ré(~ligibles. L' atll'ibution de
ces dix siéges a l'Institut aurait deux avantages :
d'une part, le pays pourrait profiter des lumieres
de plusieurs hommes érninents qui n'auraient pas
dans les départements une situatian personnelIe
assez considérable pour arriver a la Chambre
haute par le choix des Assemblées régionales,
et qui sant encare moins en élat ou en gout de
caurir les chances d'une élection populaire a la
seconde Chambre; d'autre part, on conserverait
par ce moyen ce petit nombre de siéges dans la


. Chambre haute qui est aujoúrd'hui ménagé d'or-
dinail'e par la favenr du scmverain a quelques




M2 LA FRANCE NOUVELLE.


illustrations des lettres, des sciences et des arts;
mais, en meme temps que l'élection par I'Institut
a ces dix siéges est désormais commandée par le
caractere électif que nous voulons donner a la
Chambre haute, l'honneur de les obtenir serait
plus grand pour des membres désignés de la sorte
par le libre choix de leurs confreres.


Les attributions de cette Assemblée seraient
les memes que ceHes de notre ancienne Chambre
des pairs, c'cst-a-dire qu'elle exercerait le pou-
voir législatif en commun avec l'autre Chambre,
jouirait du droit d'initiative, d'interpcllation et
de tous les droits qui constituent les Assemblées
libres, mais elle ne serait pas investie des droits
spéciaux que nous avons réclamés pour l'autre
Chambre en ce qui touche le renouvel1ement des
ministeres; enfin, dans le cas ou une loi votée ou
amendée par l' une des deux Chambres ne rece-


. vrait pas l'assentiment de l'autre, des conférences
seraient ouvertes entre des commÍssaires dési-
gnés par chacune des deux Chambres, et la loi,
ainsi débattue, ne serait abandollllée qu'apres




DEL A e HA 1\1 n R E H A U T E. H ~


une déclaration de la majorité de ces commis-
saires constatallt l'impossibilité d'arriver a un
accord.






CHAPITRE V


DU MINISTERE ET DE LA RESPONSABILIT~
MI N IS TÉR IELLE.


Il n'y a point de lecteur fran(jais qui eut com-
pris, il y a unt ~ingtaine d'années, qu'on mlt
en question la responsabilité ministérielle et qui
n'eut laissé de coté avec quelque dédain, comme
oiseuse et superflue, toute démonstration a
l'appui d'une doctrine si évidente par elle-meme.
Mais c'est le propre du temps OU nous vivons
que de réduire ceux qui écrivent ou qui parlent
sur la politique a prouver l' évidence, et nous ne
pouvons omettre d' établir en passant que la res-
ponsabilité ministérielle est indispensable a l'exis-
tence d'un gouvernement libre.




4,16 LA FfiANCE NOUVELLE.


Personne n'ose d'abord prétendre que la 1'es-
ponsabilité ne doit exister nulle part pour les
aetes du gouvernement et pour la eonduite géné-
rale des affaires de la nation. Le doute ne peut
done etre soulevé que sur la personne et sur les
fonetions auxquelles eette responsabilité doit
s'aUaeher de préférenee. Est- ce au souveram
dans une monarchie héréditaire, au Président
d'une républiqlle a l' exclusion de ses ministres,
ou enfin aux ministres seuls sous la forme mo-
narchique, ou bien encore aux ministres et au
Président tout ensemble sous la forme républi-
caine?


Parlons de la premiere hypothese, celIe de la
responsabilité eoncentrée sur la tete d'un souve-
rain héréditaire a l'exclusion de ses ministres. Si
ceHe responsabilité unique pOllvait réellement
exister, on démontrerait d'abord, sans beaucoup
ele peine, qu'elIe est injuste dans l'applieation;
cal' il est matériellement impossible a un seul
homme, meme avec la jouissanee du pouvoir le
plus absolu, de conduire Jes affaíres du dedans




D U l\1I N 1 S T J~ nE. H7


. et du dehors avee une vigilanee assez soutenne et
assez éveill(~e ponr qu'il soit a bon droit respon-
sable de toutes les fautes. La polítique étrangere
d'un grand État peut etre, a la rigueur, livrée
i1 une seule main et conduite avee assez d'auto-
rité pour que la responsabilité de cette direction
repose, sans trop d'injustiee, sur une seule tete.
Mais que la meme personne exeree en meme
temps sur l'administration intérieure du pays une
surveillance assez attentive et assez éclairée pour
répondre a bon droit des fautes commises en
toute matiere et sur tous les points de ce vaste
théatre, e'est ce qu'il est impossible de eonee-
voir; de sorte que la seule responsabilité vraiment
eneourue par eelui qui revendique un tel role,
avee ses priviléges et avee ses périls, e'est d'avoir
cntrepris sciemment une tache qui dépasse les
[orces humaines.


eette responsabilité exclusive du souverain
serait done tout d' abord une inj ustice, Ri elle était
appliquée; mais, eomme elle est évidemment in-
applicable dans la pratique, il est impossible de


7.




H8 LA FRANCE NOUVE LLE.


la considérer autrement que comme une fiction
destinée a couvrir le pouvoir absolu d'une ombre
d'équité en le décorant d'une apparence de ga-
rantie. Quand il s'agit du pouvoir supreme, les
termes tnemes d' hérédité et de responsabilité
s'excIuent, puisque l'une de ces deux choses ne
peut exister qu'aux dépens de l'autre~ Qu'est-ce
que l'hérédité, et que devient la stabilité qu'on
y recherche, si la mise en action de la responsa-
bilité du sou verain peut a tout moment venir
l'interrompre? et comment, d'autrc part, cette
responsabilité pourrait-elle etre appliquée sans
porter aUeinte au droit héréditaire? De plus, cette
l'esponsabilité est si évidemment fictive, qu'il n'est
jamais entré dans l'esprit de personne d'en pré-
voir et d'en réglementer l'exercice. Une loí pour
la mise en accusation du souverain encore régnan(,
un accusateur, des juges, l' exécution d'Ul1 tel
arret, quel qu'il fut, sans bouleversement dans
l'État, sont de telles chimeres, que nullégislateur
jouissant de sa raison n'y arretera sa pensée; et
poul'taut, sal1S ces stipulations explicites, cette




DU MINISTERE.


responsabilité est-elIe autre ehose qu'une paroJe
vide? Faut-jl done l'en1endre uniquement en ce
sens, qu' apres une révolution vietorieuse, ]e sou-
vcrain peut etre jugé et ne peut, dans eette situa-
tion, prétendre en droit, eomme le faisait l'in-
fortuné Louis XVI l a l'inviolabilité monarehique?
Mais ce détail n'a que bien peu d'importanee,
ear e' est l' opération préparatoire au jugement,
e'est-a-dire la révolution elle-meme et la chute
du trone qui seraient alors la véritable appliea-
tion de la responsabilité royale ; et donner expres-
s6ment a un peuple~ eomme prineipale garantie
eontre l'abus du pouvoir, le droit de se révolter,.
s'il le peut, eontre le souverain, et le droit de le
juger ensuite, e'est arriver a une eonclusion si
extraordinaire, si eontraire a la fois a la raison
et a l'intéret publie, qu'on ne peut el1 faire l'objet
d'une diseussion serieuse.


Sans eonduire a. une eonc1usion aussi insoute-
nable, la responsabilité d'lln Président de répu-
blique, a l'exclusion de ses ministres, entralne
des inconvénients tres-graves que l'expérienee




HO LA FRANCE NOUVELLE.


des États- Unis nous permet déja d'apprécier.
Et pourtant le premier magistrat de la république
amérieaine a si peu de pouvoir, que sa responsa-
bilité, eontenue, eomme ce pouvoir meme, dans
{es plus étroites limites, semble ne devoir jamais
etre mise en jeu. Il ne peut ni faire la guerre ou
la paix, ni traiter sans l' aveu du Congres, ni
ehoisir ses prineipaux agents, ambassadeurs et
ministres, sans l'assentiment du Sénat, et en l'ab-
senee du droit de dissolution, le Iveto suspensif est
la seule arme que la Constitution lui ait laissée
ponr tempérer l'aseendant presque absolu du
Congres fédéral. En voyant si peu de pouvoir,
et, par eonséquent, si peu de responsabilité attri-
buée a la présidenee, on pouvait penser que
l' Amérique ne sentirait guere l'ineonvénient
d'avoir un chef de gouvernement qui, élu pon!'
quatre années, serait en meme temps responsable.
L' exéeution des lois étant le seul domaine de ce
fonetionnaire, ilsemblequ'il ne peut guere faillir.
Et cependant, nous avons vu le Con gres hésiter
longtemps, en 1.867, entre le grave ineonvénient




o U l\fI N r S TER E-.


de troubJer l'État s'il appliquait la responsabilité
présidentiel1e, et l'ineonvénient non moins facheux
de supporter pendant quatre annécs un Président
Ollvertement hostile au Congres et en lutte dé-
clarée avee eette Assemblée au sujet de l'exé-
cution des lois.


La solution du probleme serait plus aisée, sans
etre exeellente, si un ministere, présent aux
Chambres eL investi des me mes pouvoirs que sous
la monarehie constitutionnelle (comme pendant
notre seconde république), venait couvrir et di mi-
nuerd'autant la responsabilité présidentielle. Mais,
eornrne il paraH équitable que la responsabilité soit
proportionnelle au pouvoir, on courrait le risque,
avee cet arrangement, de voir le Président s'appli-
quer constar:1rnent a exagérer sa responsabilité,
afin d'étendre son pouvoir. Au líeu d'accepter une
responsabilité strictement bornée a l' exécution
réguliere des lois et au maintien de l' ordre pu-
blie, le Président se prétendrait obstinément res-
ponsable de la direction générale des afTaires et
du sort meme de la nation, afin d'avoir un juste




122 LA FRANCE NOUVELLE.


sujet de plaintes eontre les prudentes limites.
apportées a son influenee. « tes ministres pl'é-
tendent gouverner, dirait-il, et pourtant je suis
responsable; j' ai les mains liées pour le bien et
je réponds du mal. » Déglliser le déslr du pon-
voir sons la revendieation de la responsabilité,
e'est donner habilemenl a l'ambition personnelle
la forme la plus respeetable et, par eonséquent,
la plus dangereuse ehez un peuple tres-sensible
a l'idée de la justice et partieulierement sensible
a la générosité du earaetere. Le seul moyen de
déjouer eette ruse périlleuse sons le régime d'une
république présidentielle, e' est de définir ave e
clarté et de limiter avee rigueur la responsabilitú
du Présidcnt el de la borner aux devoirs qui re-
levent direetement de son offiee, en laissant au
eabinet toute la responsabilité de la politique
générale, afin de lui assurer tout son pouvoir.
Une bonne loi sur la responsabiljté présidentiell0
cst done la plus urgente et la plus indispensabL;
des institutions d'une république naissante; mais
ectte 10i est dit1ieile et délieate a faire, pUiSqll' ene




DU l\IINIS l.'E RE. 1 ~3


doit distinguer soigneusement et surtout expli-
citement entre ]e gcnre particulier de responsa-
bilité qui incombe au Président, et la responsabi-
lité générale et plus efficace qui doit demeurcl'
au ministere.


En revanche, rien de plus simple que la res-
ponsabilité ministérielIe sous la monarchie con-
stitutionnelle dont elle est le principal res80rt, et
ce mécanisme est devenu si familier dans notre
siecle aux esprits éclairés, que l' expliquer est
presque inutile. Tout le monde a vu dans le roi
des Belges, Léopold Ier, et tout le monde peut
voir encore aujourd'hui dans la reine Victoria
l'image accomplie d'un souverain constitutionnel,
absolument dégagé de la lutte des partís, uni-
quement chargé d' enregistrer et de légaliser leurs
.victoires, en appelant au ponvoír les chefs d'une
majorité triomphante, ou en renvoyant celte
majorité devauL le pays, s'il y a lieu de éroire
qu' elle a cessé de représenter l' opinion générale.


Dans ce systeme de gouvernement, le minis-
tere esi homogene en me me temps que respon-




~24. LA FRANCE NOUVELLE.


sable. 11 a pou!' chef un président du conscil qui,
investi de la confiance de la majorité, a libre-
ment choisi ses colIegues. Nous avons exposé
dans le chapitre III de ce second livre les rai-
sons qui nous feraient paraitre utile que ce chef
du cabinet fut directement élu par la Chambre
pour un temps indéterminé, avec l'obligation
cependant, pour la Chambre, de procéder a une
nouvellc élection, d' OÜ le meme nom pourrait
sortir, si cette épreuve était dernandée par le tiers
des membres de la représentation nationale.


Constitué de la sorte, administrant les afIaires
publiques sous la direction de son chef et sou-
mis, pour l' ensemble et le détail de sa conduite,
au controle quotidien du Parlement, il nous
semble que le ministere offrirait a la fois au pays
les avantages du gouvernernent ]e plus fort qu'on
put concevoir et toutes les garanties inséparables
pour le respect de la liberté générale. D'une part,
ce cabinet appuyé sur la rnajorité parlementaire,
pourrait tout faire, excepté, selon le dicto n con-
stitutionnel de nos voisins, changer un homme




D U 1\fI N 1 S TER E.


en (emme d'autre part, il aurait pour frein
constant et puissant, l' entie1' exercice de la liberté
p:trlementaire et a surveillance jalouse du parti
qu'il a remplacé uu pouvoir et qui aspire a l'y
remplacer a son tour.


11 faut laisser quelque chose a la sagesse hu-
maine et c'est a l'instinct public qu'il appartient
dans un gouvernement constitutionnel de presser
ou de retarder la chute des ministeres. Si ces
chutes sont trop fréquentes, l'instabilité qui en
résulte dans le gouvernement et dans la conduite
des affaires publiques est un mal; si ces chutes
sont trop rares et si le meme parti, représenté
par les memes hommes, se maintient t.rop long-
temps au pouvoir, deux inconvénients graves
sont la suite de cette lenteul' dans ie jeu du mé-
canisme constitutionnel : le premier, c'est d'aigrir
eL d' envenimer le parti et les hommes tenus
ainsi a l' écart du pouvoir, au point de leu!' faire
perdre de vue le bien public et de les pousser
quelquefois a des résolutions extremes; le second
inconvénient, c' est d' cnlcver au gouvernen~~nt




,126 LA FRANCE NOUVELLE.


ministériel un de ses principaux avantages qUl
est d' amener, par la eh u te opportune des cabinets,
un rafraichissement de l'atmosphere politique et
l'apaisement salutaire de ces griefs inévitables que
l'exercice le plus sage et le plus modéré du pouvoir
produit toujours parmi les hornmes. Le gouverne-
ment personnel n'a aucun moyen d'échapper au
poids toujours croissant de ces griefs accumu!és
sur une seule tete, et doit tUt ou tard y succom-
ber; le gouvernement ministériel offre au con-
t.raire, par la chute des cabinets, une saUsfaction
presque périodique a ces mécontentements iné-
vitables, et, du me me coup, il apaise les ressen-
timents et éveille les espérances.


C'est la chute des cabinets bien plutOt que leur
mise en accusation qui est la véritable sanction de
la responsabilité ministérielle et le principal res-
sort du gouvernement parlementaire. Toutefois,
iI peut etre nécessaire et salutaire de mettre des
ministres en accusation, et alors on pourrait choisir
~ans inconvénient pour tribunal supreme, soit la
11aute Ca:l!' tclle (lu'an l'avait constituée en 18lt.8,


1




DU MlNISTi~RE. 127


soit la Chambre haute te11e que nous proposons
de la constituer ici (liv. II, ch. IV.), car elle est
composée a peu pres des memes éléments que la
haute Cour républicaine.


C' est un usage utile a conserver que l' adjonc-
tion transitoire au cabinet de commissaires spé-
ciaux, choisis par le cabinet lui-meme pour le
seconder dans la discussion de certaines lois,
soit devant les commissions législatives, soít
meme devant les Chambres, pourvu que la dis-
tinction soit bien nette et reste marquée entre
ces interpretes et auxiliaires passagers des dé-
partements ministériels et les chefs responsables
de ces memes départements.


Il serait, d'autre part, salutaire d'habituer les
ministres franc;ais a considérer l'hotel des minis-
teres comme un líen de travail et non point
comme leur habitation particuliere. Si nos ministres
prenaient l'habitude, comme les ministres an-
glais, de ne rien changer a leur existence, de
garder leur demeul'e habituelle et d'alIer au
ministere comme le font leurs employés, ils




128 LA FRANCE NOUVELLE.


s'aUaeheraient moins au pouvoir; ils s'aeeou-
tumeraient a en sortir sans peine et a y ren t1'er
sans empressement; ils eonsidéreraient enfin les
révolutions ministérielles eomme des événemenls
ordinaires, dans la earriere d'un homme poJi-
tique, et non plus eomme des triomphes ou des
eataslrophes dans leut' vie privée. Mais eelte
derniere réforme est du ressort des mreurs plutüt
que de la loi.




CHAPITRE VI


DU CHEF SUPRlhlE DU POUVOIR EXECUTIF ET DES


DIFFICULTÉS PARTICULIERES SOIT A LA ¡"ORI\IE
MONARCHIQUE, SOIT A LA FORrtlE RÉPUBLICAINE.


Si le lecteur a donné jusqu'ici quelque attell-
tion aux diverses parties et au plan général de
cet ouvrage, il aura sans doute remarqué que
nous n'avons traité jusqu'a présent que des con-
ditions de l' établissement de la liberté dans la
démocratie fran<;aise, sans avoir encore touchó
la question de savoir si cc gouvernement démo-
natique el libéral prclldrait la forme mona\"-
chique ou la forme n~pllblicaine. Non-seulemen!
cdtc qllestion n'a pas été touchée, mais, en éta-
blissant les bases d'un gouvernem~t délJH)Cra-




130 LA FRANCE NOUVELLE.


lique et librt~, et en nous approcbant par degré::
du falte de cette construction politique, nom
·nous sommes particulierement attachés a n'y ad-
mettre que des éléments également acceptable::
pour une démocratie monarchique et pour une
démocratie républicaine. La forme et l'exercice
du droit de suffrage, l'administration communale
et provinciale, l' existence et les attributions de
nos deux Assemblées et de nofre ministere res-
ponsable sont également compatibles avec une
monarchie et une république. Nous avons done
dressé de la sorte le plan d'un gouvernement
démoeratique et libre, et, arrivé a ce point,
nous pou vons nous demander en toute liberté
comment il convient d' aehevcr cet édifice poli-
tique, et Jequel de ces cleux conronnements,
monarchique ou républieain~ en garantirait le
mieux la durée.


Dans cette question l comme dans toutes les
afTaires humaines, il ne faut point prétendre au
bien absolu; ici COll1me partout, e'est daus un
choix entre des imperfediuns plus ou moiJls




D U e HE F DEL' É T A T.


graves que consistent la liberté el la sages;·J\'
de l'homme; mettre en balance la république et
la monarchie, c'est donc se demander simplement
laquelle de ces deux formes de gouvernelT'3nt
peut offrir dans la pratique les difficultés leE
moins considérables et les inconvénients les moins.
sensibles.


Il est tout d'abord nécessaire de distinguer
entre les difficultés rdcllcs et les difficultés únagt-
naires particulicl'es a chl1cune de ces deux formeEl
de gouvernement. Par difflcultés Téclles~ j'entends
les difficultés qui résnltent de la natllre meme des
choses et. qui s' imposent aux esprits les plus
éclairés lorsqu'ils entreprennent sans prévention
cette étude; par difficultés imaginaires~ j' entends
celles qui résultent de l' état de l' opinion te11e qne
l'ont faite les événements de notre histoire, OU,
pour parle)' avec plus de prédsion encore, ceHes
qui résultent aujourd'hui des préjugés nationaux
l'elatifs a ces deux formes de gouvernement. Si l' on
veut y regard¡~r de pres et tout déDllir avec
rlgueur, on peul dire qlle ces deux dimcultés se ... ....
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D2 LA FR !\.NCE NOUY ELLE.


confondent en ce sens que les difficultés d' ima-
gination doivent figurer parmi les difficultés
réelles~ puisqu'elles deviennent des obstacles et
des dangers dans la pratique, et que l'homme
d'État doit en tenir grand compte. Mais, au point
de vue de la théorie et de la discu3sion, il faul
distinguer entre ces deux ordres de difficultés,
et ne point confondre les préjugés nés de I'igno-
rance ou de l' histoil'e mal comprise avec les
craintes mieux fondées que }' étude el la réflexion
peu vent inspirer aux meilleurs esprits.


Les difficultés d'imagination ou d' opinz:on qui
rendent précaire en France l' établissement d'une
forme républicaine de gouvel'nement viennent
surtout de notre histoire et de deux expérjences
inégalement malheureuses. I..a pl'emi(~re répu-
blique exalte, iI est vrai, l'esprit d'une partie
de notre jeunesse dans chaque généralion par
des images indistinctes de grandeuI' el de gloire;
mais elle off1'e surtout a la mémoire de la presqu8
unanimité des Franc;ais l'image odieuse de la
Teneur, remplacée par l'anarchie, abolltis~ant




DU CHEF DE L' t~TAT. 133


elle-rnfllW au despotisme et a de prodigieux
reverso Ce souvenir de la premiere république
a été le plus grand obstacie qu'ait rencontré
la, seconde, et, si celle-ci a définiti vement séparé
par son humanité le n;ot de Terreur du mot de
république, elle a remp 'acé cette appréhension
par une autre, en co'il1cidant avec l' explosion
du socialisme et en inscrivant les journées de
juin 18á8 dans nos annales. C'est de la sorte
que le nom de république cst devenu deux fois
suspect aux Franc;ais; il éveille moü1s qu'autre-
fois l'idée de la tyrannie démagogique et de l'é-
chufaud polilique, mais il réveille plus qu'autrefois
l'idée d'une jllsécnrjh~ générale et el'une guerre
décIarée entre les classes pour la possession eles
biens matériels. Ces appréhensions nouvelles ne
font guere moins de tort au nom de république
que les appréhensiolls anciennes, cal' nos socié-
tés si laborieuses sont de plus en plus avides
d'ordre et de sécurité, et tiennent a la richesse
au moins autant qu' a la vie.


Ces difficultés d' opin1~on ou d' imagination




134 LA FRANCE NOUVELLE.


contre la république n' existent pas pour les
uommes éclairés qui conQoivent sans peine l'idée
d'une répub Iique bien organisée, capable de
maintenir l' ordre, d' assurer la liberté et de me-
ner a bien tous les grands intér8ts du pays. Cou-
ronner par la forme républieaine les institutions
que nous avons esquissées c1ans les pages précé-
dentes n'a done rien qui puisse au premier abon l
répugner aux bons esprits. Bien plus, l'exp(~­
rienee me me n'est nulIement eontraire a ectte
coneeption de la raisan; cal' la :-;econde répu-
blique avait en faít triomphé c1u désordre, et,
réunissant dans une Assemblée souveraine les
représentants les plus éminents des opinións di-
verses, elle avait réellement 1'emis le sort de la


patrie entre les mains de l' (~lite de la nation;
elle a done suecombé bien plG5 a la défiance
injnste qu'elle eontinuait d'jnspirer qu'a, ses in-
convénients propres, et si les défauts de sa Con-
stitution ont eertainement h&té sa fin, la faute
n'en est point ~l la forme róplIblicaine du gou-
vernernent qui eCd Bl:" Ct~rtaillC!llejJt compatible




DU CHEF DE L'ÉTAT. 435


ave e une Constitution plus prévoyante et plus
raisoilllable. Enfin cctte seconde république a
péri par une conspiration qui pouvait seulement
etre prévenue par une conspiration contraire;
mais les Assemblées, n'étant point faites pour con-
spirer, ne sont nullement propres a ce role, el
l'on ne peut exiger qu'elles s'en acquittent avec
avantage. Si pourtant les esprits éclairés n' ont
point de préjugés contre la république, un pré-
jugé si répandu contre elle doit compter dans
la pratique, et prendre rang parmi les difficultés
de fait que cette forme de gouvernement peut
malheureusement rencontrer en France.


Parlons maintenant des difficultés d' 1:nwgina-
tion ou, si l' on veut, des préjugés qui rendent
si laborieuse et si douteuse en France la conso-
lidation de la. monarchie. On ne fonde pas aisé-
ment des dynasties nouvelles, alors meme qu'on
a le secours tres-rare en ce monde d'un génie
prodigieux et d'une gloire immense, comme il
est arrivé a la famille corse des Bonaparte, au
commencement de ce siecle. En tout cas, ces




,136 LA FRANCE NOUVELLE.


circonstances ne s'étant -produites en ce siecle
dans aueune autre famille, et ne paraissant plllS~
selon toute prévision humaine, pouvoir se pro-
duire, on doit définitivement borner a trois le
nombre des Maisons ayant régné ou pouvant pré-
tendre a régner sur la Franee. te nom de mo-
narehie est done ehez nous inséparable d'une de
ces trois familles, et (' établissement de ehaeune
d'elles souleve des diffieultés d'imagination plus
ou moins eonsidérables. Si la maison de Bourbon
est sur le treme, un préjugé tOllt opposé a eelui
qui rend si diffieile le su cee s de la république,
mais non moins énergique, aliene aussitOt au
gouvernement la moitié, sinon meme la majorité
de la nation. Pou}' un tres-grand nomhre de
Fran9ais, l'avénement de la maison de Bourbon,
meme entourée des institutions les plus libérales,
est synonyme du rétablissement de I' ancien ré-
gime, de la reeonstitution de l'aristocratie et de
la domination du elergé. L'existenee d'un gou-
vernement entouré de telles défiances devient
bientot pl'écaire, et les plus petits aecidents




DU CHEF DE L'ÉTAT. "37


peuvent amener des eatastrophes, eomme dans la
santé humaine le plus léger trouble peut ruiner
un tempérament débile. ta maison patriotique
et Iibérale d'Orléans n' excite point de telles
défianees; mais, tandis qu'elle est en butte aux
doubles attaques des partisans de la républiql1e
et des partisans de la maison de Bourbon, elle
n'a guere pour elle que fadhésion timide et va-
cillante de la classe la plus éclairée, mais mal-
heureusement la moins énergique de la nation.
Nul n'ignore les diffieultés d'imagination que
reneontre a son tour la dynastie des Bonaparte,
et eombien eette maison aura de peine a per-
suader a une partie eonsidérable de la nation
qu' elle veut sineerement la liberté, la paix et
surtout le gouvernement parlementaire dans toute
sa plénitude.


Ce sont la, eomme nous le disions tout a
l'heure pour la république, des diffiellltés d'úna-
gination, en ce sens que les hommes éc1airé~
n'onl aueune peine a concevoir l'existence d'une
monarehie vl'aiment parlemenlaire et libérale sons


8.




n'importe lequel de ces trois noms; mais ces dif-
flcultés d' imagination n' en deviennent pas moins
dans la, pra,tique une difflculté de (ait considé-
rabIe, puisqu' elles genent l' actian du gouverne-
ment monarchique, le rendent suspect au pays
et peuvent compromettre sahs cesse son exis-
tence. Enfin, il faut compter, parmi les difficul-
tés d'imagination qui fant obstacIe a la monar-
chie, le parti prís théorique d'un certaih liombre
de Fran<;ais contre la forme extérieure et le nom
meme de ce gauvernement, comme si les mats de
roi et de monarchie avaÍent une vertu propre in-:-
dépendamment de ce qu'ils tecouvrent, el comme
si un roi, par exemple, dans le systeme de gou-
vernement que nous avons esquissé, n'était pas
infiniment moins puissant et mains redoutable
a la liberté qu'un Président dans la Canstitution
de la plupart des républiques! Ce préjugé est
encore moins fondé en raisan que les précédents~
mais iI existe chez un grand nombre d' esprits
ardents, et il faut en tenir compte parmi les diffi-
cuItés d'imagination que l'Cllcontre b manarchic.




DU CHEF DE L'ÉTAT.


La part étant faite de la sorte aux divers pré-
jugós qui militent en France soit contre la répu-
blique, soit contre la monarchie, el qni ont permis
parfois de dire que la France cst républicaine
quand elle est sous la monarchie, el qu' elle re-
devient monal'chique quand sa Constitution est
républicaine, il nous faut maintenant consi-
c1érer la question en elle-meme, avec la liberté
d'esprit qui convient aux hommes éclairés, et
peser avec les ~eules balances de la raison les
motifs de choisir entre ces deux formes de
gouvernement. Nous supposons, bien entendu,
que les institutions décrites dans les chapitres
précédents sont établies, que le gouvernement
clémocratique et libre est en pleine vigLleur,
et nous nous demandons seulement si le chef
qu'il convient de mettre a sa tete sera un Pré-
sident de republique ou un souverain constitu-
lionnel.


La forme répubJjcaine a contre eHe deux ob-
jections considérables, l' une qu' on peut appeler
philosophiq'ue et générale, tandis que l'autre tienl




140 LA FRANCE NOUVELLE.


tl ltt pratique me me des choses et ¿l une difflculté
particuliere d' organisation.


L'objection philosopldque et générale consiste
en ce point : que la rivalité des ambítieux et les
troubles qui en dérivent vont plus loin sous la
r¿publique que sous la monarchie constitionnelle
et conduisent ordinairement les hommes a des
extrémités plus violentes. Il y a des partís, et il
est nécessaire qu'il y ait des partis sous la mo-
narchíe constitutionnelIe comme sous la répu-
blique; mais il semble que ces partís et leurs
chefs se détestent davantage, se combattent avec
plus d'animosité et sont plus tentés de s'anéan-
tir au líeu de se contenir les uns les autres,
quand la forme du gouvernement est républi-
caine. Est-ce paree que le prix de la lutte est plus
grand, et que celui qui l'emporte dans une répu-
blique ne voit rien au-dessus de lui? Est-ce
aussi paree qu'il est plus difficile dans une répu-
blique de reconquérir l'opinion et de ressaisir
régulierement le pouvoir apres une défaite? Est-
ce enfin a cause de la défiance et de la jaJousie




DO CHEF DE L'ÉTA T. 141


particuliere aux mreurs républieaines? JI serait
difficile d'indiquer avee eertitude les motifs de
cette disposition des esprits; mais iI n'est pas
douteux que les haines des partis sont plus
ameres, leurs procédés plus violents, leurs réso-
lutions plus désespérées et leur victoire plus
abusive, quand I' arene politique tout entiere est
Iivrée a leurs efforts, et quand le pouvoir a la
fois modératcnr etdécourageant de la royaulé
n'est plus au-dessus de leur tete.


I..'objeetion pratiqtte eontre la république, e'est
d'abord la difficulté, que nous avons indiquée ail-
leurs, de définir avec netteté et de limiter expres-
sément la responsabilité du Président, afin d'em-
pecher que ce magistrat n'affecte adroitement
d'exagérer sa responsabilité poue étendre du
meme coup son pouvoir. Et, si cette difficulté
n'est pas insoluble, si elle peut etre apres tout
sUl'montée par une bonne loi sur la responsabilité
présidentielle, iI en est une autre qu'il parait plus
malaisé encore de résoudre : e'est la question de
savoir si une république pent se passer de l'usage




142 LA FRANCE NOUVELLE.


~;alutaire et opportun du droitde dissolution eL s'il
est possible de confier a un Président l' exercice
d'une fonction si délicate et d'un grand pouvoir.


Nous disons tout d'abord qu'il estdifficile, sinon
impossible, de se passer du droit de dissolution
clans un État représentatif qui veut rester libre.
En effet, le plus grand péril que puisse courir la
liberté et par contre-coup l' ordre dan s le gou-
vernement parlementaire, e' est l' existence d' un
désaccord entre les pouvoirs publics et l'opinion
générale. Quand l' autorité légale est d'un cóté et
l'opinion de l'autre, la révolution est aux portes,
et I'on peut ajouter, dan s le temps ou nous vi-
vons, l'ordre social est en péril. Or, dans I'État
démocratique et libre dont nous avons esquissé les
institutions, ce désordre ne peut se produire que
d'une maniere; il faut supposer que tandis que
le ministere a la majorité dans la représentatioli
nationale, et veut par conséquent conserve!' l' As-
semblée élective te11e qu' elle est, ce ministere et
cette majorité ont perdu l' appui de l' opinion et 50nt
insensiblement ou soudaincmcnl I omb('~s en mino-




DU en EF nE L' f~TAT.


rité dans le pays. Le scul remede h cette situatiou,
gU] cst la plus périllcllS(~ de tOl!tes, c'est l'm:age
opportutl du droit de d¡"ssol1ltloJ/, Cfui renvo1e la
représentation nationale clev<lllt son juge supreme
et rétablit aussitüt entre la nation et ses c1éput6s
l'aeeord indispensable au bien publico l1fais, si
nous sUppOSOllS, COlTll1le 110US venolls de le faire,
I'existcnc.e d'un minislcl'c a!¡ll('ll(~ al! pouvoir en
dépit de 1'0piIlioll et d'ulIe illajot'it(~ attachée a
son siége en d(~pit des éleeleurs (soit que ce mj-
nistere et cette majorité se fassent illusion, comme
il est possible, sur l' état vrai des esprits, cal'
l'homme ceoit ordinairement ce qu'íl désire, soit
meme que, éclairés sur la situalion, ils esperent
la ehangel' en tenant d' abord tete a l' orage), la
situation devient évidemment sans issue, a moins
que queIqu'un, qui ne soit ni la majorHé ni le mi-
nistere, ait le droit de dissoudre le Parlement el,
d' appele!' la nation a, des éleetions nouvelles. Qui
faut-il done investir de ce droit et de ce devoir?
Si rl~tat esl, une république el, que le chef de
de l'ii;tat soit '-:In Président, est-ce a luí qu'il C¡Hl-




~44 LA FRA KCE NOU V ELLE.


vient de confier ceUe attribution si importante',
Mais ce chef élu représente lui-memo un part
auquel il doit tout, dont il aura encore besoir
apres sa magistrature, et dont il est trop souvenl
l'instrument plutOt que le guide, cal' ce ne so ni
pas les hommes les plus éminents qui sous In
forme républicaine arrivent en général au rang
supreme. Ce Président voudra-t-il et pourra-t- il
faire un usage opportul1 de ce grand pouvoir?
Renverra-t-il malgré eux ses amis et ses parti-
sans devant les électeurs, au risque de briser
de sa propre main sa majorité et son parti?
C'est trop compter sur l'idée du devoir, c'est
trop demander au pur amour du bien public,
et quand les' institutions pechent par ce noble
exces d'exigence, la faiblesse humaine s'en
venge en les laissant inertes ou en les détrui-
santo


Tout au contraire, ce grand service national,
qu'on ne peut raisonnablement attendre d'un
Président de' république, est a nos yeux l'omce
oropre et particulier du monarque constitution-




DU CHEF DE L' ÉTAT.


nel. Placé au-dessus (les partis, n'ayant rlen
a espérer ni a craindre de lours rivalités et de
leu1's vicissitudes, son unique intéret, comme
son premier devoir, cst d'observer avec vigi-
lance le jeu de la machine politique, afin d'y
prévenir tout grave désordre. 1 .. e plus périlleux
de ces désordres, c'est, comme nous l'avons dit,
le désaccord qui pout survenir pendant le cours
d'une législature entre la majorité de la nation et
l' Assemblée qui la représente. Étudier constam-
111ent l'état des esprits, comparer avec une atten-
tion impartiale autant qu' éclairée les tendances
actuelles du pays et la conduite de ses représen-
tants, se demander chaque jour si I'accord existe
entre la nation et ses mandataires, intervenir
enfin en temps opportun par le droit de dissalu-
tian pour rétablir cet accord, s'íl est troublé,
voila la tache exclusive du roi constitutionnel,
VOiHl le genre de concours que la Constitution
attend de lui, voila l'inestimable service qu'il
peut rendre a sa patrie et qu' elle ne peut espérer
que de luí seul.




146 LA FRANCE NOUVELLE.


I1 ne faut ni lui demander ni lui pcrmettl'e
nutre chose. Ce surveilIant général de l'~tat doit
rester l'arbitl'e des partis et n'appartenir a aucun.


. . .


11 ne doit montrer de préféren~e pour aucun mi-
nistere, pour aucune personne, et, si cela étai t
possible, pour aucune opinion. Mais, comme 011
ne peut attendre ni exiger d'un homme ceHe
abstention complE~te de l' esprit et cette réserve
absolue du jugement, jI suffira qu' on sache le
souverain incapable de faire fléchir devant ses
inclinations et ses sympathies personnelles le
grand devoir de sa charge. Il acceptera donc
avec une égale bienveillance tons les cabinets que
la majorité lui CIlVOÍC et concourra avec eux, sans
arriere-pensée, a}' amvre du gouvernement dans
le tres-petit nombre de eh oses qui exigent ou
admeftent son intervention personnelle. Il se
séparera de ces cabinets sans difficulté le jour ou
la majorité leu1' fera défallt; enfin et surtout, il
ne perdra jamais de vue la nation, juge définitif
des majorités et des minisleres, et, au moindre
soupc;on d'un dissentiment entre l'opinion et




D U e H E F DEL' É T A T. 147


le pOUVOll', iI enverra les pai'lis ep présence
se pourvoir devant ce tribunal supreme, aOn


f , qu une prompte décisioll dissipe toute incer-
ti tude.


En résumé, l'écueil prineipaI du gouvernement.
parlementaire, te1 que 1l0US l'avons décrit dalE
les chapitres qui préchlent, c' est la tyrann i e
cl'l1ne majorité législative qui aurait cessé pen-
dant le cours d'une légisIature d'etre en commu-
nauté d'opinion avec la majol'ité des citoyens.
Par ce 1110t de tyrannie, nous n'entendons pas
iei des actes de violence ou d'oppressioll, mais
simplement l'existence d'un ministere et d'une
AssembIée qui conserveraient légalement le pou-
voir, apres avoie perdu la confiance Ol! l'appro-
bation générale. Ce mal n'a qu'un remede: c'est
l'usage du droit de dissolution par lequel les
citoyens sont convoqués dans leurs comices, en
dehors des époques prescrites~ pour procéderi [t
des éIections nouvelles. Le droit de dissolution
ne peut etre iei d'aucun secours, s'jI est seule-
ment entre ~es mains du cabinel, puisqu' on ne




H8 LA FRANCE NOUVELLE.


peut ni exiger ni supposer que ce cabinet en fasse
usage contre ses partisans et contre lui-mcme.
Par le meme motif, le droit de dúsolution serait
ici d'un secours insuffisant dans les mains d'un
Président de république, puisque ce Président
appartient nécessairement a un partí, tout comme
s'il était un premier ministre. Il faudrait donc
imaginer un observatellr désintéressé de ce con-
flit qlli n'eut allcun intél'et personncl a le voir
tranché d'une fayon plutot que d'une autre, et
qui cUt seulement le pouvoir nécessaire pour en
remettre a temps la 30lution a la volonté natio-
nale, manifestée par des élections libres. l\fais
c'est la définition mell1e de la monarchie con-
stitutionnelle, bien comprise, que nous venons
de tracer de la sorte, et nous avons donné du
meme coup sa vraie raison d'etre.


I1 y aurait done dans la monarchie constitu-
1 ionne11e, telle que nous la concevons, deux so1'tes
de dissolutions : 10 la dissolution prononcée par
un eabind ayant perdu la majorité ou n'ayant
qu'une majorité insuffisante, et désirant de son




D U e H E F DEL' É T A T. H9


plein gré se retremper dans l'opinion; 2° la
dissolution que j'appellerais pl'oprement royale,
prononcée par le souverain dans la plénitude de
son pouvoir et sans le concours des ministres,
pour appeler la nation a confirmer ou a détruire
une majorité et un cabinet, soupQonnés de ne
plus représenter le sentimellt général. Ces deux
formes de dissolution ne doivent pas et1'e em-
ployées plus d'une fois pour ou contre le meme
cabinet dans le cou1's d'une législature, c'est-a-
dire que le cabinet ql1i aura dissous la Chambre
devra se soumettre a la majorité nouvelle et se
retirer sans la dissoudre, si elle lui est ou lui
devient contraire, et que le souverain qui aura
soumis un cabinet et sa majorité a l'épl'euve
d'une dissolution, ne pourra renouveler cette
~preuve contre le meme cabinet et contre la
meme majorité pendant la dl1rée de la légis-
latu1'e.


Nous avons défini ·aussi nettement que nous
l'avons pu le role du souverain constitutionnel
dans notre Í~tat démocratique et lihre, et, comme


---




,


150 LA FRANCE NOUVELLE.


11 nóus parnJt nécessaire au bien public que ce
role soíL rempli et qu'un roi seul peut le remplir,
nous avons donné, pour ceUe principale raison,
la préférence a la monarchie constitutionneIle sur
la république. Ínvestí de ceUe unique préroga-
tive, chargé de ceUe seule tfLche, ce noble gar-
dien de la liberté générale peut, en outre, exercer
sur la société tout entiere une salulaire influence.
On doit le trouver a la tete de tout ce quí se fait
de bien et de beau, en dehors des luttes de la
politique; il serait excellent qu'il fut un patron
éclairé des arts, un ami intelligent des lettres et
des sciences, qu'il se 1110ntr&t reeonnaissant au
nom de la nation pour tous les eitoyens qui l'ho-
norent et parCit sensible a tous les genres de
gloire. Il doit étre enfin, s'il se peut, ce que les
Anglais ont si bien appelé le premier gentil-
homine du l'oyaume. Qu'on joigne eette haute
fonetion soeiale a ce controle exelusif el supréme
que nous réservons au souverain eonstitutionnel
sur les re]ations du pouvoir pal'lementaire avee la
Í1ation, et l' 011 reconnalt ra que eeUe situation




DU CHEF DE L'ÉTAT.


peut suffire a l'ambition la plus exigeante, si
cette ambition est accompagnée de quelques lu-
mieres et échauffée par l'amour du bien. eette
situation est sans aucnne analogie avec celle des
anciens rois; elle est originale autant qu'élevée,
et e' est, en la considérant de pres, la plus noble
que l'esprit humain puisse concevoir. Et pour-
tant la nature humaine est sujette a tant d' er-
reurs et cupable d'un si aveugle orgueil, qu'il
est difficile de rencontrer un homme qui accepte
sans arriere-pensée ce grand role, el qui résiste
a la tentation mesquine de se faire lui-meme le
chef d'un de ces partis qu'il doit seulement ob-
server et con tenil'. Devenir soi-meme une sorte
de premier ministre perpétuel et inamovible, et
disputer aux cabinets et au Parlement des lam-
beaux de pouvoir, voila (qui le croirait?) la triste
ambition de certains rois constitutionneIs qui,
selon la parole du poete, aspirent a descendre.
La difficulté de trouver un hon roi constitution-
TIel n'est guel'e moindre que iá difíiculté de s'en
passer.




·152 LA FRANCE NOU VELLE.


Aussi faut-iI envisager sans appréhension, et
surtout sans parti pris, le cas ou l'État, faute
d'un souverain convenable ou par la force des
événements, revet la forme républicaine. Il nous
semble, il est vrai, qu'il manque alors un ressort
important a la machine politique; nous cher-
chons des yeux avec regret cette espece de tribun
du peuple qui, sous le nom de roí, observe im-
partialement la représentation nationale, afin de


. la renvoyer devant les comices populaires aussi-
tOt qu'il la croit oppressive ou engagée sur le
chemin de l'oppression; mais, si la république
n'a point de place pou!' cette utile magistrature,
e.lle n'en est pas moins une forme de gouverne-
ment tres-acceptable et tres-digne, une fois
qu' elle existe, du concours fidele et du respect
sincere de tous les bons citoyens. J' appelle meme
expressément bon citoyen le Franyais qui ne re-
pousse aucune des formes du gouvernement libre,
Ci\l\ l\e t;()\l\\re })()int \'idée de troub\er \e repos
de la patrie pour ses ambitions ou ses préférences
particulieres, quí n' est ni enivré ni révolté par




DU CHEF DE L'(~TAT. ~53


les mots de monarchie ou de république, et qui
borne a un seul point ses exigen ces : que la
nation se gouverne eI1e- meme, sous le nom de
république ou de monarchie, par le moyen d' As-
semblées librement élues et de ministeres res-
ponsables.






CHAPITRE VII


DE LA l\IAGISTRATURE ET DE L'ADMINISTRATIO!'l


DE LA .J UST ICE.


Par venus par degrés au sommet de notre Con-
stitution, depuis le suffrage universel jusqu'a
l' examen des aUributions qui eonviennent au
pouvoÍr supreme, nous devons maÍntenant étu-
dier qnelques questions importantes qui, sans
affecter directement la Constitution meme, 011t
une influence eonsidérable, par la rayon dont
elles sont résolues, sur la maniere d' etre et sur
le sort de la nation. La justice, la religion et la
guerre sont trois grandes fonctions sociales aux-
quelles nul État n'échappe, et par conséquent
trois grandes qucstions qui s'imposent parlont




11.)6 LA FRANCE NOUVE LLE.


au législateur. On ne peut négliger non plus,
nous ne le savons que trop, les garanties néces-
saires au droit d'écrire. Voyons donc de quelles
réformes la loi fran<;aise est susceptible sur ces


• divers sujets, et parlons d'abord de notre organi-
sation judiciaire et de la magistrature.


Il est admis d'un commun accord que les
qualités les plus indispensables du magistrat
consistent dans l'indépendance et les lumieres.
La possession d'un degré suffisant de lumieres
ne peut etre assurée que par certaines limites
imposées au choix de l'autorité, quelle qu'elle
80it, a laquelle il appartient d'instituer le ma-
gistrat. Il importe done, et sur ce point aussi
l'accord est universel, que le magistrat ne
puisse etre choisi en dehors des hommes que
leurs études spéciales, prouvées par des exa-
mens et des diplómes, ont rendus aptes a la
saine application et, quand il le faut, a l'inter-
prétation intelligente des ]ois. L'indépendance
du magistrat est au moins aussi indispensable a
l'ordre social et a la bonne administration de la




DE LA JUSTICE. 457


justice que sa compétence inteIlectuelle. Alors
meme que le magistrat n'est presque toujours
que le président d'un jury, comme iI arrive en
Angleterre, au civil aussi bien qu'au criminel, il
importe qu'i1 soH indépendant, cal' la surveillance
générale des débats, leur résumé et la position
des questions a résoudre peuvent exercer sur
l'issue de toute Iutte judiciaire une grande in-
fluence. Mais cette indépendance du magistrat
devienL, s'il se peut, plus indispensable encore,
si ce magistrat est appelé par la loi a remplir les
fonctions d'un juré dans toutes les causes civiles
et dans une partie considél'able des causes crimi-
nelles, comme il arrive en France, ou les tribu-
naux civils et les tribunaux dits correctionncls
sont exclusivement remplis par des magistrats
qui siégent et décident sans l'assistance d'un
jury. Il est donc évident que l'indépendance du
iuge est d'un plus grand prix encore en France
qu'en Angleterre, et, si }'on compare, a ce
point de vue, les deux pays, c' est dans le notre
qu'il y aurait certainement le plus grand intéret




1:58 LA FRANCE NOUVELLE.


a la bien garantir. 01', ce qui décide de l'inc1é-
pendance ou de la clépendance des fonctionnairc~1
de l'État dans toutes les branches du scrvic3
public, c'est le mode de nomination el d'avancc-
ment qúi crée el régit les relations de ces di ve1's
fonctionn~ires avec le pou voir. Exal11inons done
a ee point de vue les relations de la magistrature
avec l'État.


JI n'y a que trois fa<;ons d'instituer les magis-
trats : ou bien le pouvoir exéeutif les choisira et
aura le droit de réeompenser a son gré leurs
seí'viees en les avan<;ant dans leur carriere; ou
bien le peuple les élira dans ecrtaines condition~
qui peuvent varier selon les tel11ps el les lieux;
ou bien enOn leur nomination el leur avancement
se feront d' apres un certain mode intermédiaire
dans lequel l' éleetion et le choix seraient unis et
combinés. Considérons rapidel11ent ces trois hy-
potheses.


Le choix du magistrat par le pouvoir exécutif
et son avancement au gl'é de ce pouvoir consti-
tuent le systeme franyais, tel qlle nous le voyons




DE LA JUSTICE. 459


appliquer sous nos yeux. 11 n'est pas besoin d'un
long examen pour reconnaltre que ce systeme
ne peut assurer en aucune fa90n l'indépendance
des magistrats a l'égard du pouvoir exécutif,
puisque ce pouvoir a Ieur carriere dans sa main,
et qu'il décide souverainement de leur avenir.


I':'lnamovibilité est I'argument ordinaire des
défenseurs de ce systeme, el l' on soutient volon-
tiers que I'inamovibilité est une garantie suffi-
sante d'indépendance. Rien n'est pourtant moins
confo'rme a la logique et a la nature des choses.
Les serviteurs de l'État, autres que les magis-
trats, ne sont pas, comme eux, inamovibles, mais
ils peuvent, comme eux, l'ecevoir de l'avance ...
ment. Tous les fonctionnaires, autres que les
magistrats, peuvent done craindre a la foís de
ne point montel' et de descendre. 01', qu'on se
demande Jequel de ces deux mobiles agit le plus
crflcacement sur l'ame des fonctionnaires amovi-
bles, et assure le mieux leur dépendance. Est-cc
la crainte de descendre, ou, comme l' on dit,
d'etre destitué? Mais eette crainte est presque




460 LA FRANCE NOUVELLE.


nulle, parce que le fait de la deslitution est infi-
niment rareo C' est la. crainte de ne pas montel',
de ne pas avancer, qui est a la fois le frein du
fonctionnaire franc;ais et le stimulant toujours
actif de son zele. De ces deux mobiles, ou, pour
mieux dil'e, de ces deux instruments de dépen-
dance, la crainte de descendre et la cl'ainte de ne
pas monter, notre ol'ganisation judiciaire sup-
prime le premier et le plus faible pou!' laisser
pleinement subsister le second qui est non-seu-
lement le plus f01't, rnais le seul efficace, et l' on
voudrait en conelure que cette organisation ga-
rantit suffisamment l'indépendance de la magis-
trature ! ... Cette assertion ne peul soutenir la dis-
cussion en théorie, alors meme qu'on laisserait de
coté le témoignage décisif de l'expérience.


Si maintenant nous considérons les choses de
plus pres, et si nous examinons la carriere du
magistrat franc;ais, nous verrons qu'il n' est pas
un seul instant de son existen ce OU il n'ait a
désirer de monter et OÜ il puisse monter sans
que le pouvoir exécutif veuille bien lui tendre la




DE LA JUSTICE.


main. J uge au tribunal de premiere instanee, il
lui faut obtenir, ou du moins iI peut désirer un
siége 11 la eour d'appel, dans eette eour une pré-
sidence, au-dessus de eette présidence la pre-
miere présidenee, ou, au-dessus de eette eour et
de cette pl'emiere présidenee meme, un siége a
la eour de eassation ou dans le parquet de eette
eour, puis une présidenee dans eette eour su-
preme, et enfin la premiere présidenee et un siége
dans la Chambre haute. A coté de cette ascen-
sion en ligne droite, a laquelIe tous les magis-
trats ne peuvent naturellement prétendre, se
tl'ouvent, pour les ambitions seeondaires, eomme
des repos plaeés d'étage en étage, d'autres
attraits et d'autres satisfaetions dérivant aussi du
pouvoir exéeutif, et, par eonséquent, non moins
contraires a l'indépendanee du magistrat. e'est,
par exemple, la présidence des eours d'assises,
gage ordinaire d'une élévation future et oeeasion
d'une indemnité qui, ponr les existenees modestes
de la provinee, n'est pas toujours sans impor-
tanee; e'est encore la déeoration ou I'avaneement




H2 LA FRANCE NOUVELLE.


dans la Légion d'honneur, del'niere prise ména-
gée au pouvoir exécutif sur ceux-Ia memes qu'on
ne saurait autrement atteindre, soit que l'ambi-
tion IeÍlr fasse défaut, soH qu' on ne puisse décem-
ment les élevertrop au-dessus de leur mérite. De
telle sorte que ce meme magistrat fl'anyais qu' on
peut a hon droit regarder comme matériellement
incorruptible et inaccessible a l'influence des par-
ties en cause dan s les conflits nés de l'intéret privé,
est désarmé contre le gouvernement, et obligé,
comme tous les autres serviteurs de I'État, de
vivre en bonne intelligence avec le pouvoir exé-
cutif, sous peine de sacrifier héro'iquement sa car-
riere. Voila le résultat inévitable de ce systeme,
et l'histoire, 011 le sait, ne dément en aucune fayon,
sur ce paint, les conclusions de la logique.


Ce systeme écarté, nous nous trouvons d'abord
en face du recrutement de la magistrature pa.r
l'élection populaire, et nous reconnaissons sans
pein~ que ce second procédé est Ioin d' offrir de
meilletires garanties que le premier pour le bon
choix des magistrats, soit au point de vue des




DE LA JUSTICE. ~G3


lumicres, soit au point de vue de l'indépendance.
Il est presque inutiie de démontrer, d'une lJart,
que l'esprit de parti dicterait ordinairement les
choix de la majorité, et, d'autre part, que le
magistrat, dépendant des j ustíciables, serait trop
souvent incliné a sacrifier aux nécessités de sa
réélectíon future, ou a la gratitude po u!' son élee-
tíon passée, le devoir de l'impartialité et le,:;
intérels sacrés de la justice.


Reste done le troisieme mode de rccrutement
et d'avancement que nous avons défini eommc un
mode intermédiaire dans lequel seraient eombi-
nés le choix et l' élection. Ce procédé est déja en
vigueur en France ponr d'autres eorps que la
magistrature, et préeisément pour eertains eorps
auxquels on a voulu assurer a la fois un reerute-
ment éclairé et une indépendanee raisonnablc.
Le Collége de France et nos faeultés universi·
laires ne se recrutent ni par la eooptation pure
el simple COlllme 1'Institut, ni par le ehoix arbi-


. \


traire du pou voir exéeutif eomrne noire magis- '
t


Ii'atul'e; e'esl un mélange des deux systemes,




464 LA FHANCE NOUVELLE.


en ce sen s que ces corps présentent au pouvoir
exécutif, pour chaque vacan ce qui survient dans
leul' sein, un nombre tres-limité de candidats
parmi lesquels le ministre, investi du droit de
nommer définitivement, est obligé de choisir.
Cette excellente association de la cooptation et de
l'élection semble adaptée mieux que tout autre
systeme aux nécessités d'un bon recrut.ement
ponr la magistrature. Mais on peut élargil' en-
core ce mode de nomination si l'on craint que
l'esprit de corps, qui devient souvent trop exelu-
sif, enferme dans des limites trop étroites les
présentations qui seraient faites par la magistra-
ture seule au pou voir exéeutif. Pourquoi, par
exemple, ne pas associer eertaines assemblées
éleetives, et, par eonséquent, mobiles dans leur
eomposition et dans leur esprit, au droit de pré-
sentation qui serait conféré aux eorps judieiaires?
On ouvrirait ainsi une porte de plus au mérite,
tout en prenant des garanties utiles eontre les
ineonvénients éventuels de l'esprit de corps.
D'apres ce systeme, les eonsei1s d'arrondisse-




DE LA JUSTICE. Hi5


ment pourraient pl'ésenter leurs candidats (deux
candidats, par exemple) en meme temps que le
tribunal de premiere instance, au choix ministé-
riel, pour les fonctions de juges de paix et pour
le reerutement de ces tribunaux eux -memes; les
présentations des conseils généraux seraient faites
de meme a cOté de celles des cours poul' le
reerutement des cours d' appel; tandis que les
eours d'appel, la eour de eassation et la Chambre·
haute seraient appelées a présenter de la meme
maniere des eandidats pour ehaque vacan ce SUl'-
venu~ 8r.l sein de la eour supreme. Enfin les cours
d' ~i~fJel et la eour de eassation choisiraient leu1's
présidents dans leur sein par la voie de l'élection.


Il y a, d'ailleurs, plus d'une fa<;on de régler et
de combiner l'action de ces corps électifs ave e
l'aetion des corps judieiaires de maniere a pré-
senter au choix du pouvoir exécutif, pour les
divers degrés de la hiérarehie, un nombre t1'es-
limité de eandidats parmi lesquels s' exercerait le
choix du ministre, sous sa responsabilité devant
les Chambres. On pourrait, par exemple, lais-




166 LA FHANCE NOUVELLE.


,:,er le pouvoir exécutif maUre de l'entrée dans
la carriere, en lui abandonnant la nomination
des juges de paix et des juges de premiere
instance, et en ne faisant commencer l'interven-
tion des doubles listes et de ]a doub]e présenta-
~~on par les corps judiciaires et par les corps
électifs qu'a partir des cours d' appe\. C' est ainsi
que les choses se passent en nelgique.


Cal' ce systeme de recrutement et d'avance-
ment par le mélallge de la cooptation, de l'élec-
tion et d'un choix limité, laissé en derniel' ressort
au pouvoir exécutif, est si praticable, ii r;:~ oré-
sente si naturellement a l' esprit lorsqu' on veut
assurer l'indrpendance de notre magistrature
sans détruire les traits généraux de notre orga-
nisation judiciaire, que la Belgique, également
jl1,louse de conserver cette organisation et de
['adapter aux nobles exigen ces diune constitu-
tion libérale, a mis précisément ce procédé en
usage et l' applique tous leB jours avec autant de
facilité que de pronto 11 est surprenant que nous
soyons restés si longtemps insensibles tt un




DE LA JU~TICE.


exemple si décisif, et que le spectacle de nos
propres lois, ainsi corrigées et amendées, ait été
sur nOllS sans influence. C'est un frappant indice,
au milieu de tant d'autl'es, de notre inaptitude
aux réformes, qui se concilie si malheureusement
~vec notre facilité a faire des révolutions.


N otre magistrature as sise ainsi réformée en
~e qui touche l'avancement et le recrutement, il
ne serait pas inutile de tourner les yeux vers
les fonctions du mjnisfcre public ee d'examiner
les améliorations qu' on peut y introduire. N u 1
n'ignore comment se recrlltent ordinairement nos
parquets, et comment cette porte d' entrée dans
la carriere jlldiciail'c est assiégée de préférence
par les jeunes avocats qLli se sentent hors d'état
de réLlssir par leurs propres forces, et qui ne
peuvent attendre leur fortllne de la faveur pu-
~lique. Qu'un pcre ait deux fils achevant leurs
études de droit, que l'un des deux possede des
facultés brillantes, une vive intelligence, une
paroJe facile, tandis que l'autre sera moins géné.;;..
reusemcnt doué par la nature, et qu'on se de ..




468 LA FRANCE NOUVELLE.


mande Jeque] des deux ce pere prévoyant destinera
an barreau, tandis qu'il dirigera l' autre vers le
pa.rquet, en le jugeant assez bon pou!' le sel'vice
public? Tout le monde sait quel est en ce cas
l'usage, et comment le moins capable de ces
deux jeunes gens appartient presque de droit
a la nation. Puis, dans le parquet lYH~me, se faít
un second triage : ceux de ces aspirants magis-
trats qui donnent le moins d' espérances sont
recueillis de bonne heure par la magistrature
assise; ce qui n' est pas, on l'avouera, le meil-
leur moyen de la recruter, et ce qui est con sÍ-
déré par eux comme une sorte de disgrace, cal'
c'est, a leurs yeux, tourner court dans ]eur car-
riere; tandis que leurs collegues, plus heureux,
s'élevent, par les fonctions d'avocat général et de
procureur général, vers la cour de cassation ou
vers les premieres présidences. Mais cette fleur
du parquet qu'on retrouve plus tard au sommet
de notre magistrature n'en garde pas moins la
trace de son origine et peut rarement aIler de
pair avec les iIIustrations du barreau.




DE LA JUSTICE.


En Angleterre, non-seulement le juge n' est
qu'un avocat éminent parvenu au terme de sa
carrÍere, mais le süin de porter la parole au nom
de I'État (lorsqu'il y a lieu que l' État fasse en-
tendre sa voix dans une cour de justice) est con-
Qé aux membres du barreau les plus distingués
par leur talent, et les plus considérés pour leur
caractere. Ce choix de la, couronne n' a, rien de
définitif ni d' obligatoil'e : il n' est que tempor'aire ;
il n'est valable que pour une affaire; il peut ne
pas se renouveler, et n'enleve nullement a la car-
riere du barreau ni au service public celui qui
en a été honoré; mais ce choix n'en est pas
moins recherché par les avocats comme une
marque de contlanc~, comme une preuve de mé-
rite et comme le gage d'un brillant avenir. Le
titre de « conseil du roi » ou de « conseil de la
reine, )) ajouté a leur nom, est un titre d'hon-
neur et une recommandation puissante aupres du
publico


Il y aurait lieu d'examiner s'il ne serait pas
utile d'introduire en France un usage analogue.


10




·1'i0 LA FRANCE NOUVELLE.


Certes l'institution du ministcre public nous est
indispensable, surtout au criminel, en ce qui
tonche I'initiative el la direction eles poursuites,
el iI est impossible de s'en remeltre en France,
comme on le fail le plus souvent en Angleterrc,
Ü, l'intéret et a l'énergie de la partie lésée pour
assurer la punition eles coupables. l\'Iais, si ceUe
raison p~rel11ptoire défend contre toute tentati ve
de réforme les fonctions de procureu)' général et
de procureur impérial, elle ne justifie pas, au
mcme degré, l' utilité de nos avocats généraux,
et rien n' empeche de demander si }' on ne pour-
rait pas, avec avantage pour la chose publique,
remettre aux chefs de nos parquets le droit et le
soin de se faire assister ou représenter a l' au-
dience par un avocat de le'ur choix qui, sans
renoncer le moins du monde au barreau, aurait,
ce jour-la, comme en Angleterre, I'État el la
sociét~ ponr clients. L'émulation et l'amour-
propre, ces gl~ands ressorts de notre caractere
national, feraient bientüt recherchcr par les
jeunes avocats ces désignations momeI1tanées




DE LA JUSTICE.


comme un hommage rendu a leur talent et comme
une promesse faite a leur ambition légitime. On
aurait ainsi l'avantage de pourvoir a l'accomplis-
sement de fonctions publiques importantes, tout
en diminuant le nombre des fonctionnaires qui
restent attachés indissolublement a l' État et (fUI
s'en remettent a lui du soin de leur avenir; d'un
autre coté, ceux de ces avocats qui, aya n t obtenu
plusieurs succes de ce genre et ayant fait preuve
de science légale et de discernement, aspireraient
a un siége de magistrat, feraient d' excellents
candidats pour ces doublcs listes de í)féselltation
dont nous parlions tout a l'heure, et contribue-
raient cfflcaccmcnL au bon recrutement de la ma-
gi:3trature.


Apres avoir indiqué quelques-unes des réformes
dont notre organisation judiciaire nous paralt
susceptibie, i1 nous resle a examiner quelqucs
points de notre procédure civile et crimineIle.


La juridiclion du jury, aa civil comme au cri-
minel, est certainement le dernier tenne vers
leque] doivent. tendre les efforts du législatcur,




472 LA F'RANCE NOUVELLE.


et c'est seulement lorsqu'une nation s'a,dministre
a elle-meme la justice sous la direction de ses
juges, qu' on peut la considérer comme arrivée a
la plénitude de sa liberté et a la possession de
tous ses droits. Mais cette fa<;on supérieure et
vraiment civilisée de rendre la justice peut re n-
contrer chez un peuple certains obstacles qui suf-
fisent pour ]e priver d'un te1 avantage et d'un tel
honneur: ces obsiacles sont le défaut de lumieres
chez les citoyens ou leur inertie et Jeur indiffé-
rence pour le bien public. Leur inclination natu-
relIe est alors de s'en remettre a des juges de
profession du soin de trancher leurs différends
civils et souvent meme leurs affaires criminelIes;
et I'on ne peut nie!' qu'en agissant de la sorte ces
nations ne consultent leur intéret véritable, puis-
qu' apres tout elles pourvoient bien ou mal a l' ac-
complissement d'une fonction et d'un devoir dont
elles se sentent incapables, et que la justice la
plus imparfaite vaut mieux en ce monde que
l'absence de justice.


Ce serait pourtant mal connaltre la nation




DE LA JUSTICE. 473


¡


franc;aise et lui faire injure que de la croire dé-
nuée d'une inteIligenee suffisante et d'un am our
assez vif du bien public, pour qu'elle ait le po u-
voir et la volonté de se rendre 11 elle-meme la
justice eivile et eriminelle, eomme cela se fait en
Angleterre. Ce qui arrete la Franee sur ce ehe-
min, e'est la force de l'usage, c'est le poids d'une
habitude plus que séeulaire, et l' extreme diffieulté
qu'on éprouve a eonvaincre l'esprit franc;ais de
la néeessité d'une réforme. Nous possédons
pourtant dan s nos tribunaux de commerce le
germe de la juridietion du jury en matiere
eivile; et si l'institution des jurys spéciaum était
mieux eonnue en Franee, si l'on savait mieux
eomment elle s' app lique et fonctionne en Angle-
terl'e, on s' effrayel'ait moins de bien des difficultés
apparentes qui, chez nos voislns, sont surmon-
té es tous les jours.


En dehors meme des Jurys spéclauX ~onvo·
qués pour les affaires qui exigent des connais.
sanees partieulieres, il suffit de deux conditions
pour rendre un jury ordi naire capable de décider


10.




47& LA FRANCE NOUVELLE.


avec connaissance de cause et avec pteine effica-
cité les dÜférends civils : lo la premiere coridi-
líon est de distinguer dans chaque affaire te point
de fait du poiht de droit~ afin de laisser JEt qlles-
tion de fait a la décision souveraine du jUl'y, tan-
dis que la question de dl'oit serait tranchée !)ar le
jllge, dont la décision pourrait sellle etre frap-
pée d' appel devant un tribunal supérieul'; 2° la
seconde condition est de ramenci', alltant que
possible, tout difTérend civil a une question de
dommages et intérets, paree que c' est sous ce! le
forme qu'un jury peut le plus aisémcnt faire COll-
na1tre son impressJon eL asslirer l'exécution de sa
volonté.


Le juge anglais n'est~ en maUere civile, fIn'un
guide impartial et un conseiller émincnt qu' on
peut considéreí' comme accrédité allpres du jury
par la COlll'Onne; il dótInit exactemellt la. ques-
tian a résoudre, il fait claÚement connaltrc I' état
de la loi; iI dirige le débat sans y prendre
part, de maniere a mettre les faits importants ei1
pleine lumü~re; puis il aVél'tit le jury (Iue, si tel




!


DE LA JUSTICE. 475


faít luí paraH eonstant, e' est en faveur de telle
partie que, d' aprcs la lo(, son verdiet doit etre
rendu. Le jury pl'ononee alors ce verdiet en ces
termes eoncis : Pour le demandeul' ou pour le dé-
{endeur,. dommages : tanto C' est done dans ce
chiffre des dommages que se trouve la sanction
du verdict, et l' on ne saurait imaginer, si ron n' a
pas suivi de pres l'applieatíon de ce systeme,
avee quelle souplesse ce ehiffre se p~ete au redres-
sement de tous les gen res de tort et aux exigenees
les plus variées de la. justice. N on-seulement la
plupart des différends qui porlent sur un intéret
matériel s'aecommodent ~t merveille de eette forme
du dommage, et sont conduits de la sorte a une
solution équilable; mais nombre de questions de
l' ordre m¿rai peu vent etl'e amenées de la menie
maniere a un dénoument qu' approuve le sentiment
de la justiee et ql~e sanctionne la eonseienee pu-
blique. 1'e15 sorit, par exemple, ces verdiets flélris-
sants, quoique sans commentaires, et aecompagnés
de lourds dommages, qui frappent ordinairement
l'homme coupable d'avoir abusé de la eréc1u!it<S




476 LA FRANCE NOUVELLE.


féminine par une fausse promesse de mariage;
tels sont encore ces verdicts qui, dans les affaires
de diffamation, tout en condamnant le cliffama-
teur, expriment, par I'infinie variété du chiffre
des dommages, depuis un liard (one (arllúng)
jusqu'aux sommes les plus considérables, l'im-
pression exacte que l'ensemble de l'affaire et la
conduite respecti ve des deux parties ont produite
sur l'esprit du jury. L'esprit franyais est plus
capable encore que l' esprit anglais de ce vif sen-
timent de l'équité et de cette juste appréciation
de toutes les nuances qui trouvent dans le chifTre
mobile de dommages et intérets leur expression
la plus commode et la plus sure. Nous abandon-
llerions done avec pleine eonfianee a un jury, tan-
tOt spéeial et tantOt ordinaire, selon la diversité
des matieres, le j ugement de toutes les affaires
ou l' on peut aisément séparer le point de fait du
point de droit, et qu' on peut faire aboutir a une
question de dommages et intérets, c'est-a-dire
qui peuvent se résoudre par la fixation d'une in-
demnité pécuniaire; et nons croyons que cette nou-




DE LA JUSTICE. 07


velle administration de la justice civilc entreralt
si aisément dans les mamrs publiques, et y trou-
erait une telle faveur, qu'on s'étonnerait d'avoir


pu si longtemps en tolérer une autre.
Mais ce qui est plus urgent et plus faeile,


c' est la réforme de quelques parties de notrc
procédure criminelle, qui est restée, au plus haut
degré, empreinte des trac1itions de l'ancien ré-
gime. Pour établir quel doit etre le principe de
ccUe réforme, il faut c1'abord se rendre compte
de l' objet de la procéc1ure criminelle en général,
et des nécessités qui la dominent. Il est évident
que la elécouverte et le ch&timent eles coupables
sont l' objet particnlier et principal ele la procé-
dure crimineIle; c' est sa raison el' elre, a vrai
dire; il faut donc se garder d'abord de tout c~
qui pourrait gener son action au point de la rendre
inefficélce. D'un autre coté, il n'est pas d'un moins
~rand intéret pon!' les citoyens et pour la société
elIe-meme que l'innocence soit le moins possible
en péril, que toutes les chances d'erreur soient
écartées, que ríen ne porte attcínte dans l'in-




478 LA FllANCE NOUVELLE.


struction et dans les débats soit aux garanties
qn'on doit aux accusés, soit a la dignité et a l'hu-
manité qui conviennent a la justice, surtout chez
les nations libres.


Ces rleux intérets sont-ils inconciliables? Est-il
nécessaire d'enlever a la surcté de la société tout
ce qu' on accorde a la su reté personnelle du ci-
toyen accusé, et tont ce qn' on ajout0 en douceur
et en dignité a radministration de la justice? Il
serait absurde de le prétendre. L' expérience et
la raison prouvent, au contraire, que l'ordre est
mieux assuré, le crime plus certainement atteint
et la loi plus obéie chez les peuples qui ont beau-
coup fait pou!' adoucir et ennoblir l'administrntion
de la justice crimillelle que chcz ceux OU ceUe
justice, exigeante et impérieuse, semble moins
accomplir un devoir que rechercher les satisfac-
tions de la vengeance. Emprisonne-t-on moins
de voleurs, punit-on moins de meurtriel's en All-
gIeterre, ou l'accusé .est protégé par des garantics
surabondantes, qu'en France, OU les t;arantiefi
nécessaires et surtout l'appareilce des garanlies




DE LA JUSTICE. 179


lui font eJéraut? Et ce n'est pas répondl'e a la
question que de comparer certains défauts incon-
testables ou certaines lacunes évidentes de la
juridiction criminel1e anglaise avec certaines qua-
lités de la nutre; comme on le fait volontiers,
par exemple, en disant que les Anglais n' ont
point de ministere public et Jaissent échapper
bon nombre de délits, paree que la partie Jésée
ne se soucie point de les pOllrsuivre. Il y aurait
el' abord fort a dire sur cette assertion trop géné-
rale; mais supposons un instant qu' elle soit fondée,
comme rien n'empcche que }'existence nécessaire
eJe notre ministere public ne se concilie parfaite-
ment avec l' établissement et la jouissance des
principales garanties de la procédure criminelle
anglaise, ce n' est point sur cette question res-
treinte du nombre des poufsuites qu'il faut fai re
porter la comparaison, mais sur le résultat final
de ces poursuites, qui, une fois engagées, se
continuent et s'achevent dans des conditions si
différentes. Considérons done l'aceusé une fois
qu'il est pris dans l'engrenage de l'un ou de




480 LA FRANCE NOUVELLE.


l'autre systeme, et voyons si l'intél'eL social est
sacrifié par les garanties qu'il rencontre dans
l'un et qui lui font défaul dans l'autre.


Parlons premierement de l'accusé franvais.
En général, iI disparalt d'abord de la société et
est mis a part poul' les besoins de lajustice, sauf
le cas ou la liberté provisoire lui est accordée
par la décision spontanée du juge, qu'une loi
récente et bienfaÍsante exhorte, iI est vrai, a
Iaisser, autant que possible, l' accusé jouir de sa
liberté pendant l'instruclion préparatoire. CeUe
instruclion, débris presque inlact de l' ancienne
procédure inquisitorjale, est secrete; elle a poue
but déclaré et constant de simplifier la question
a résoudre par l'obtention de l'aveu de l'accusé,
et ce but, la recher?he de l'aveu, qui resle
le meme jusqu'a la fin des débats, domine en
général toute notre procédure criminelle. CeUe
instruction se poursuit donc dans le mystere, par
le moyen d'interrogatoires directs, pressants el
renouvelés, auxqueIs un gremer assiste seul avcc
le juge. Aucun défenseur, aucun conseil n'y est




DE LA JUSTICE. 481


admis; l'mil du public n'y peut pénétrer, et l'ac-
cusé peut, a la rigueur, etre privé, pendant tout
le cours de cette instruction, de toute communi-
eation avec ses semblables. Cet absolu seeret de
l'instruction parait néeessaire au juge franCjais
dans l'intéret de la société, qui semble mieux
armée de la sorte eontre les ruses de la défense,
et, ajoute-t-on, dans l'intéret de l'aceusé lui-
meme, puisque, pouvant etre renvoyé de l'aeeu-
sation avant tout débat public par une ordonnance
de non-líeu, il ne voit pas sa réputation entamée
par des eharges diffamatoires que ce genre d'in-
struetion laisse ensevelies dans l' ombre.


Cette instruction une fois terminée, le débat
public commence, et l' on peut di re que, sauf des
eXCjeptions d'autant plus honorables qu'elles sont
rares, l'accusé franCjais, quel qu'il soit, rencontre
aussitót deux adversaires : le ministere publie et
le président. Si l'exception est rare, c'est que le
président est, presque malgré lui, entrainé dans
ce r61e d'adversaire par l'interrogatoire qu'il faH
subir a l' accusé et par eette recherche obstinée


11




182 LA FHANCE NOUVELLE.


de l' aveu -' qui est le fléau traditionnel de notre
proeédure. L'interrogatoire de l' aeeusé, tel qu 'il
se pl'atique dans nos cours de justice, n'est nulle-
men t imposé par le texte de la lai. N os meilleurs
jurisconsultes assurent que la loi serait satisfaite
si le président se bornait a examiner l'accusé sur
son identité et sur son ü1tention de nier ou d' a-
vouer les faits qu' on luí reproche. Quoi qu'il en
soit, l'interrogatoire de ¡'acensó est dcvenu, dans
l'usage franc;ais, une des phases les plus impor-
tantes des débats : le meilleur président, aux
yeux du vulgaire, est ceIui qui sait le plus habi-
lement embarrasser l'accusé et tirer de son trouble
des réponses compromettantes pour lui, ou du
moins, contradictoires et conLraires a l'intéret de
sa défense. C' est encore le président qui interroge
direetement les témoins tant a charge qu'a dé-
charge, et il reprend, a propos de leur témoi-
gnage, l'interrogatoire de l'accusé autant de fois
qu'il le croit néeessaire. 11 dirige done les débats
plutot qu'il ne les préside; il les tient dans sa
main, pou!' ainsi dire~ iIles con~uit a son gré, c'est




DE LA JUSTICE. ~ 83


sa voix qui sans eesse s'éleve et se fait entendre,
et tous les autres roles dans eette lutte judieiaire
deviennent aeeessoires aupres du sien. Enfin il
d~sume l' affaire, reproduit les arguments des
deux parties, insiste sur eeux qu'il préfere, et
s'etloree d'influeneer, dans le sens qui lui plalt le
mieux, la déeision du jury.


Lorsqu' on examine l' ensemble de eeUe procé-
dure, il est impossible de ne pas reeonnaltre qu'a
l'exception de l'intervention finale et décisive du
jury, qui est le refuge supreme de l' aceusé, les in-
térets de l'accusation sont beaucoup mieux servis
et protégés que les droits de la dérense. Ou pIu-
tM l'idée du droit individuel, e'est-a-dire de eette
lutte a armes égales que les Anglais appellent fair
play (frane jeu), entre I' aceusation et la défense,
est étrangere a l'idée de eette proeédure. Des le
début, ee systeme livre sans réserve l'aeeusé al'ac-
cusateur; le séquestrant; si on le veut; de la société
des hommes, le privant de toute assistance légale,
I'obligeant a devenir un témoin eontre lui-meme,
et faisant de son troublc, de sa solitude, de son




~84 LA FRANCE NOUVELLE.


découragement, autant de moyens d'information.
Tout cela peut etre habilement calculé dans


l'intéret de l'accusation; mais que devient le
droit de l'accusé ? Pourquoi peut-il etre privé pré-
maturément de sa liberté, si on a la certitude
morale ou la gal'antie matérielle qu'il ne' se déro-
bera pas a la justice? Pourquoi est-il privé de
l' assistance d'un défenseur quand son accusateur
est muni de toutes les lumieres du droit et de tous
les conseils qui peuvent lui paraitre nécessaires ?
Pourquoi enfin un secret absolu couvre-t-il éga-
lement les charges qu' on fait peser sur lui, et
l' exposé de ses moyens de défense? Sur ce der-
ni el' point, on faít du moins remarquer que l'ac-
cusé peut avoir au secret de l'instruction le
meme intéret que l'accusation, parce que, si une
ordonnance de non-lieu intervient en sa faveur,
les charges qui ont un instant pesé sur lui restent
secretes. Mais cette assertion n'est pas exaCte;
un citoyen renvoyé de l' accusation par une 01'-
don nance de non-lieu est absous aux yeux de la
loi, mais i1 n'est nullement réhabilité, par la




DE LA JUSTICE. ~ 85


meme, aux yeux du public; nul n'ignore l'accu-
sation flétrissante qui l' a mis en danger, tandis
que les causes qui l' ont rendu libre demeurent,
apres l'instruction secrete, couvertes d'un mys-
tere qui autorise toutes les conjectures. Est-ce
son innocence évidente qui l'a sauvé, ou l'indul-
gen ce du magistrat, ou la difficulté d' établir ma-
tériellement cedain fait probable, ou l'impossi-
bilité de faire tomber exactement ce fait sous le
coup de la loi ? 1.a poursuite, ainsi menée, laisse
presque toujours sur le nom de celui qu' elle a
menac{~ une tache plus ou moins facheuse qu'une
ordonnance de non-lien n' efl'ace point.


Pourquoi enfin, el voici la question la plus
grave, cet accusé est-il interrogé contre lui-
meme, c'est-a-dire sommé de se perdre par sa
propre bouche, contre tous les instincts et contre
tous les droits de la personne humaine s'il est
coupable, et exposé a se mettre lui-meme en péril
par ses réponses maladroites s'jl est innocent?
eette derniere supposition est-elle d'abord une
pure hypothese? N'a-t-on jamais vu d'innocent




18G LA FRANCE NOUVE LLE.


compromJs, et mcrne, s'i1 faut tout dire, con-
damné par suite du préjugé qu'avaient créé
contre lui des I'éponses troublées, incohérenles
sur des faits oublil;s~ sur des dates anciennes ou
meme des l'l~ponses mensongt~rcs que son igno-
rance ou son trouble luí a fait parallre néces-
saires a son salut? Car c'cst un fajt avéré que
l'innocent, trop pressé de questions, en arrive
souvent a mentir, soit qu'jl s'imagine que la vé-
rité mal compl'ise peut le perdre, soit que, par
une sorte d' exagération naturelle et de penchant
aux représailles, iI prenne le parti de dérober la
vérité ~\, ceux qui s'obstinent a le faire déposer
contre lui-meme. Etje ne parle pas id ele ces autres
innocents qui, meme de nos jours, out fini par
se déclarer faussement coupables pour échapper
a tout prix, par ce mensonge désespél'é, au sup-
plice prolongé de la sequestralion dans la soll-
tude et de la persécutlOn incessamment renOll-
velée des interrogatoires 1.


1. Voir ¡'Affaire Doi:Je, dans nos Essais de politique et de litté~
,'ature, lIle série, page 153.




DE LA JUSTICE. ~ 87


Sl1pposons maintenant qu'il s'agisse d'un cou-
pabIe. D'ou vient la prétendue nécessité de l'in-
terroger? De deux eh oses l'une : ou bien les faits
recueillis et les témoins entendus mettent suffisam-
ment sa culpabilité en lumiere, et alors ou est le
besoin de lui arracher par ruse ou par contrainte
l'aveu superflu de son crime? ou bien les faits et
les témoignages ne peuvent établir sa culpabilité,
et l'aveu qu'on poursuit a pour but de suppléer
au défaut de preuves; mais alors on s' engage
précisément sur ce meme chemin qui conduisait
notre ancienne justice a l'emploi de la question
et des tortures. Il s'agissalt, alors comme aujour-
d'hui, de simplifier la procédure, de lui faire
franchir un obstacle et de suppléer par l' obten-
tion de l'aveu a une instruetion impuissante ou
ineomplete; la question n' était qu'une maniere
de trancher violemment ce nceud gordien que
l'ceuvre propre de la justice est de dénouer avec
un zele habile. Ce systeme était du moins logique
et pouvait avoir quelquefois un résultat utile, paree
({n'on le poussait jusqu'au bQut; mais, aujour-




,188 LA FRANCE NOUVELLE.


d'hui qu'on s'arrete forcément a mi-chemin, et
que l'interrogatoire d'un accusé contre lequelles
preuves sont insuffisantes ne peut aller jusqu'a
la violence, cet interrogatoire, dénué de son
ancienne sanction et de son dénoument redoulé,
demeure le plus souvent inutile. Cette tentative
pour suppléer par l'obtention de l'aveu au dé-
faut de preuves ou a leur insuffisance n'aboutit
ordinairement. dans nos débats judiciaires, qu'a
une Iutte inconvenante entre un président résolu
de faire parler l' accusé, et cet accusé convaincu
a bon droit que son intéret supreme est de se
taire ou de mentir.


La raison nous montre done, d'accord avec
l'expérience, que cette recherche de l'aveu est
superflue dans les affaires non douteuses, et que
dans les afTaires OU l'aveu seul pourrait faire la
lumiere, la poursuite obstinée de cet aveu ne
conduit qu'a un assaut .de ruse et de mensonges
entre le magistrat et l'accusé, lutte déplorable
dont l'humanité est souvent absente, et dont la
dignité de la justice sort rarement sans blessure.




DE LA JUSTICE.


Nous reconnaissons si bien a l'accusé, pressé
de la sode de compléter contre luÍ-meme une
instruction insuffisante, un intéret considérable et
un droit naturel a mentir, que nous n' osons pas
du moins exiger de ce témoin captif, invoqué
contre lui-meme, le serment qui est imposé a tous
les autres; tant i1 est évident que, tout en lui
demandant impéríeusement la vérité, nous sen-
tons apres tout que ce n'est pas de luí qu'il
serait sage et juste de l'aUendre! L'ancienne
procédure, dans sa logique impitoyable, exigeait
de l'accl1sé ce serment tout d'abord, et, commc
pour donner a ce mode d'interrogatoire un pré-
lude qui a1111t de paír avec son affreux d6nou-
mení, la question était alors dignement précédéc
par le parjure. Aujourd'hui, il 11e reste plus qu'un
débris de ce systeme complet et terrible qui a
jadis forcé tant de consciences, et c' est un débris
aussi inutile h la défense de la société que mal-
Sélwt aux mains de la justice : cet interrogatoire
qui n'ose plus exiger la vérité SOllS serment, qui
l1e peut plus arracher l'aveu par la force, et qui


11.




~90 LA FfiANCE NOUVELLE.


n'a plus d'autre ressource que la séquestration,
l' entetement et la ruse, ressemble a une épée qui
aurait perdu sa poignée et sa pointe.


En revanehe, l'interrogatoire du témoin est de
la plus grande imporlance, car, si l' accusé ne doit
parler que quand illui plalt, et ne dirc que ce qu'il
veut, la vérité doit venir d'aillcurs, et c'est (l,tlX
faits et aux témoins qu'il la faut demander. l\]ais
qui doit interrogcr ces témoins, et qui pcut les in-
terroger le plus utilement et le plus convenablc-
ment pour les fins de la justice? Dans les débats
de nos audiences, c'est au président qu'est confié
cet interrogatoire. Les parties n'y jouent qu'un
role secondaire, n'y prennent part qu' apres luli;
et leurs questions memes doivent passer par s~
bouche. La suppositíon qui sel't de base a ce sys""-'
teme est ]a meme que celle qui nous a faíl sup-
porter l'interrogatoire des accusés : c'est cette
jdóe~ óminemment faussc~ qu'Ul1 interrogatoirc
peut etre conduit par la meme pel'sonne, tant lL


charge qu'a décharge, avec une impartialité pa1'-
faite. Ríen n' est moins conforme que eeUe sup-




DE LA JUSTICE. 491


position a la nature humaine et a la nature des
choses. Un intcrrogatoire est toujours et néces-
sairement partiaJ, paree qu'il suppose chez celui
qui y procede une opinion acquise sur la vérilé,
el le dessein bien naturel de la mettre en lumiere.


La nature des questions, l'ordre qu'on leur
donne, le but vers lequel on les fait tendre, im-
pliquent nécessairement chez celui qui les pose
l'adoption préalable d'un systeme, et íl faut bien
que ce systeme domine l'interrogatoire, qui sera
d'autant plus partialement conduit que la bonne
foi de l'auteur des questions sera plus entiere.
En conséquence, lorsque nous donnons au pré-
sident le principal role dans l'interrogatoire des
témoins, nous ne faisons pas antre chose que de
le con vier a exprimer son opinion sur le fond de
l' affaire, et, pour qui connalt la nature humaine,
nons l'invitons de la sorte a faire triompher cette
OpmlOl1 en meme temps qn'il la faít connaltre.
C'est aussi ce qui arrive, et dans le plus granel
nombre de ces débats on voit nos présidents
prendre honnetement et ouvertement parti pour




192 LA FRANCE NOUVELLE.


le systeme de l'accusation des le début de ces
interrogatoires; sans parler de ceux de ces ma-
gistrats qui, s'échauffant sous le harnais, pous-
sent jusqu'a l'exces cette partiálité inévitable, en-
trent en luUe ouverte avec les témoins, et les
malmenent avec violence lorsqu'ils ne peuvent
tirer d'eux ce qu'ils veulent. Ce spectacle n'est
pas rare; il ne s'accorde guere avec l'hnpal'tia-
lité qu'en théorie, et par une contradiction singu-
liere, nous continuons a exiger de nos présidents,
et il s'accorde moins encore avec la dignité sou-
tenue qui convient a une cour de justice.


Si pourtant ces trois usages de notre procédure
criminelle : instruction secrete contre un accusé
privé de défenseur, jnterrogatoire de l'accl1sé
pendant l'instruction et pendant les débats, in-
terrogatoire des témoins par le président, élaient
indispensables a l'accomplissement de rceuvl'e
judiciaire; si la modification de ces t1'ois usages
mettait en péril cette répression presque assurée
des délits, sans laquelle une société policée ne
saura1t vivre, il faudrait bien endurer et consi-




DE LA JUSTfCE. ~93


dérer avec patience ces dérogations au droit na-
turel et cette inévitable diminution de la dignité
de la justice. Mais c'est un préjugé trop répandu
dans notre pays que de croire ces procédés né-
cessaires, et c'est par paresse d'esprit et par
timidité de caractere que nous y restons obstiné-
ment attachés. Nos voisins s'en passent, et
l'reuvre de la justice (sauf, comme nous l'avons
dit, en ce quí tauche l'initiati ve des poursuites,
ce qui est une question toute difrérente), ne s' ac-
camplit pas chez eux avec moins de rapidité et
de súreté que parmi nous.ri °J..'instruction publique
et contradictoire est chez eux la regle; on n'y
déroge que dans des circonstances· rares et dans .
le cas de nécessité absolue; 2° la Joi proscrit
taut interrogatoire de l'accusé, depuis le début
jusqu'au dernier terme de la procédure; 3° le
président n'intervient dans l'interrogatoire des
témoins que par exception, et laisse tour a tour
aux deux parties en présence le sain de le con-
duire, chacune dans son sens et dans son intéret.


On fait ordinairement deux objections contre


,




494 LA FRANCE NOUVELLE.


l'instruction publique et contradictoire telle que
les Anglais la pratiquent : on luí oppose l'intéret
de la vérité dont la manifestation est, dit-on,
compromise par ce mode de procéder, et aussi
I'intéret de l'accusé innocent dont la réputation
peut avoir a soufrrir de la divulgation des faits
qui lui sont imputés a tort. Nous avons déja ré-
pondu a eette seconde objection; nous avons
mentré combien la situation moral e de l' accusé
fran<;ais, resté suspect au public, apres une or-
donnance de non-lieu dont l'instruction secrete
couvre les vrais l11otifs, est moins avalltageuse
que la situation de l' accusé anglais qui, ayant
pupliquement confondu ses accusateurs, sort du
prétoire « sans une tache sur sa réputation, ))
without a slmon on his character., selon la formule
ordinairement employée par le juge. Certes, l'ac-
cusé anglais publiquement poursuivi, et renvoyé
de l'accusation avec cet éclat réparateur, n'échan-
gerait pas, sans y perdre, sa position contre ceUe
de }'accusé fran<;ais, échappé on ne sait trop
comment ni pourquoi des mains de la justice.




DE LA JUSTICE.


Quant a la manifestation de la vérité, en quoi
l'instruction publique et contradictoire lui fait-
elle obstacle? Ce n'est pas apparemment sans
quelques faits eonstants ni sans un commencc-
ment de preuves que sont intentées. les pour-
suites; ce sont ces faits et ee commencemellt de
preuves qu'immédiatement l'accusation doit pro-
duire, et qu'immédiatement l'avocat de l'accusé
peut chercher a détruire. On sait comment pro-
cedent nos voisins en pareille matiere : si ce pre-
miel' effo1't de l'instruction est insuffisant pour
aboutir dans un sens ou dans l' autre; si le juge,
spectateur de ce premier conflit entre l'accusateur
et l'accusé, c1'f'.int, en se décidant trop 1Ot, de
laisser échapper un coupable ou de faire com-
paraltre inulilement un innocent devant le jury,
il ajourne a huit jours les parties en cause, afill
que l'accusation et la défense aient le temps de
se mieux armer et de réunir des movens de C011-


oJ


viction plu.s efficaces. Pendant ces huit jours, Jes
investigations se poursuivent de part et d'autre
en silence, et e'est seulement lorsque le résultat




f9G LA FRANCE NOUVELLE.


de ces nouvelles recherches est apporté devant
le juge, que la publicÍté se renouvelle. Enfin ce
juge en sait assez, ou bien il cesse d'espérer
qu'on puisse en apprendre davantage; il se pro-
nonce done, selon les circonstances, soit pour la
mise en liberté de l'accusé, qui garde son re-
cours contre l' accusateur, soit pour le renvoi ul-
térieur de l' accusé devant le j ury, si l' on a pro-
duit contre lui des charges suffisantes.


Mais, quelle que soit l'issue de ce premier
combat entre l'accusation et la défense, ce com-
bat s'est livré en pleine lumiere, sous l' mil vigi-
lant de la presse, a armes égales entre les par-
ties, et sans que l'accusé puisse prétendré un
seul instant qu'on ait usé ~\, son égard d'intirni-
dation ou de finesse. Cal' non-seulement il a été
assisté d'un conseil et a pu a son gré produire
ou réserver ses moyens de défense, mais aucune
question ne lui a été faite, et, si de luÍ-meme il
veut parler, la loi? respectant jusqu' a l' exces son
silence, ol'donne au magistrat de l'avertir qu'en
parlant i1 peut se perdl'p, nt que J'accllsation a le




DE LA JUSTICE. ~97


droit de recueillir tout ce qui pourrait lui échap-
per contre lui-meme. Et, lorsque vient l'heure
soIennelle du jugement. par jurés, lorsque ce
meme accusé est, selon la loi, mis en demeure
de déclarer s'il entend plaider eoupable ou non
coupable~ s'il répond a cette question unique par
l'aveu spontané de son crime, loin de se jeter sur
cet aveu eomme sur une sorte de butin conquis
par la justice, le président l' exhorte a bien peser
le poids de eet aveu, en lui laissan"t toute liberté
de le reprendre : « Ce n'est pas seulement de la
question de fait qu'il s'agit, dit alors le juge;
vous pouvez avoir commis le fait, et votre inten-
tion peut cependant excuser ou atténuer votre
faute; en vous déclarant coupable~ vous tranchez
les deux questions contre vous-meme; vous ferez
done mieux de plaider non coupable ~ afin de
laisser a vos concitoyens le droit entier d'appré-
cÍer votre conduite et de fixer votre sort. » Voila
done comment l'aveu, ce meme aveu qu'on pour-
suit chez nous avec une ardeur si intempérante,
est accueilli le plus souvent dans une cour de




H)8 LA FRANCE NOUVELLE.


justice anglaise. Non-sculement la loi ordonne
de s' en passer et de chercher dans les faits con-
stants et dans les témoignages sinceres une
lumiere plus pure; mais, si cet aveu se produit
malgré tout, on cherche a l'éviter parce qu'on
s'en défie comme d'un trouble de la conscience
et d'une cause possible d'erreur, parce qu'il res-
semble a un acte de suicide, et parce que la jus-
tice craint d' errer et de mal faire en acceptant,
contre l'instinct de la nature et contre le vreu de
la loi, le concours de l'accusé contre lui-meme.
Que ron compare sans prévcntion cette fayon
d'agir avec cette poursuite incessante de l'aveu
qui est le fond de notre procédure, et que ron se
demande leque} des deux moyens est le plus
digne d'un peuple libre, le plus ménager des
droits du citoyen, le plus respectueux pour la
personne humaine, et le plus propre enfin a
maintenir la dignité de la justice.


Si l'accusé ne peut etre interrogé ni avec COl1-
venance ni avec profit, les témoins doivent l'elre,
et nous avons dit pourquoi il est regrettable que




I


DE LA JUSTICE.


)hcz nous le président soit ehargé de eet inter-
rogatoire. Interroger un témoin, e'est en efl'et


! montrer sa propre opinion sur l'affaire par ses
{,


"


questions memes, et e' est en meme temps pous-
3cr l' affaire dans un sens déterminé, soit vers In.
condamnation, soít vers l'aequittement. La 101
angla,ise, d'aeeord sur ce point avee la nature des
ehoses, reeonnait que l'interrogatoire d'un témoin
ne peut &.tre que partial, et, aeeep1ant franehe-
ment eeHe partialité inévitable, elle en tire ingé-
nieusement profit pour faire jaillir, de ce eonflit
des intérets et des opinions dans l'interrogatoire,
la manifestation de la vérité. Elle livre en effet
le témoin aux représentants des deux parties qui
l'interrogent tour a tour, et arraehent de lui
tout ce qu'elles peuvent a l'appui des deux hy-
potheses de la eulpabilité de l'aeeusé et de son
innoeence. L' acellsation appelIe done d'abord ses
témoins, et, apres qu' elle a inlerrogé ehaeun
d'eux a son point de vue, elle I'abandonne sur-
le-ehamp aux questions faites en sens opposé
par la c1éfense.




tOO LA FRANCE NOUVELLE.


Quand l'aeeusation a de la sorte épuisé ses té-
moignages que la partie adverse a, ehemin fai-
sant, ébranlés de son mieux, la défense produit
a son tour ses témoins, qui sont, dans le meme
ordre, interrogés par elle et eontre-interrogés par
l'aeeusation.


Cet intenogatoire et ce eontre-interrogatoire
des témoins n'est point, dans l'art des avoeats
anglais, une moins grande partie que le discours,
et e' est par ce ehemin aussi bien que par l' él 0-
quence que les plus habites d'entre eux s'élevent
a la réputation et a la fortune. Quant au prési-
dent, véritable juge dll eamp, siégeant au-dessus
de ceUe libre arene, investi du droit discrefe-
ment exereé d' arreter une question inconvenantc
ou inutile, ou de poser en cas d'oubli une ques-
tion indispensable, il surveille tout le débat avec
une impartiale autorité, et sa parole" est d'autant
plus respectée que sa voix est plus rarement
entendue. On peut dire qu'entre le role et l'atti-
tude de ce président et le role et l'attitllde des
nOtres, il existe a peu pres la meme difTérenee




DE 'LA J USTICE. 201


qu'entl'e un souverain constitutionnel, simple
gardien des 10iB, élevé au-dessus des partis, et
notre sou verain responsable, légalement melé


,


au confli t des factions et exposé a tous leurs
coups. Et, qu'il s'agisse des affJ.ires de la jus-
tice ou de celles de l'État, aucun esprit bien
ordonné n'hésitera dans son choix entre les deux
systemes.


N ous arretons ici cette esquisse des principales
réformes qu' on peut introduire soit dan s notre
organisation judiciaire, BoH dans notre admi-
nistration de la justice. Certes, nos vceux vont
plus loin que ces réformes, et, qualld nous con-
sidérons les prodigieux changements que la ra-




pidité et la facilité des communications ont déja
opérés dans la société franvaise, nous ne pouvons
nous empecher d' espérer que la justice se ressen-
tira a son tour de cette transformation générale.
Quand le jury sera en possession des causes
civiles aussi bien que des affaires criminelles,
pourquoi ne verrait-on pas nos juges réduits a
un petit nombre (vingt-cinq, par exemple), et .


,.\tar1ct
A.fh't. .... ....-.........'


-=f " ~;




:202 LA FHANCE NOUVELLE.


d'autant mieux choisis qu'ils seraient mOll1S
nombreux, aller deux par deux, a certaines épo-
ques fixes, tenir dans les chefs-lieux de 1'e8so1'ts
de doubles assises, comme cela se fait en An-
gleterre? L'arrivée de ces deux juges~ le plus
souvent iIlustres, est un événement considérable
pour les cités anglaises. Les administrateurs de
la cité les reyoivent avec pompe; la ville s'ho-
nore de leur offrir une hospitalité libérale, et,
lorsque, s'étant partagé leur tache, ils président,
l'un les jurys civils, l' autre les jurys criminels,
et conduisent en meme temps a son terme, cha-
cun de son coté, l' reuvre sainte de la justice, tous
les regards sont fixés sur eux, toutes les oreilles
sont attentives a recueillir leurs moindres pu-
roles. On sent alors que, si leur pouvoir est limilé
en fait par la souveraineté du jury, il n'est point
de limite a l'auiurité morale qu'ils exercent ni au
respect qu'ils inspirent; car ils sont la représen-
tation vivante de la science juridique; de l'indé-
pendance absolue, de l'amour désintéressé du
bon droit, e' est-a-dire des qualités les plus in-




DE LA JUST ICE. 203


dispensables a l' adrninistration de la justice, ou,
ce qui revicnt au meme, au maintien de la paix
sociale. Et, lorsqu' on songe que nos lois civiles
sont en général plus claires et plus équitables
que cclles de nos voisins d'outre-Manche, COlll-
ment ne pas nous réjouir d'avance de la supé-
riorité que nous aurons conquise, le jour ou nous
les aurons égalés pour tout le reste, en nous
appropriant ces gl'ands traits de leur procédure
et de leur organisation judiciaire?


Mais, en attenoant ce jour, ce serait déja un
progres considérable que de modifier, a l'exem-
pIe de la Belgique ou a l'aide de quelque com-
binaison analogue, le mode de recrutement et
d'avancement dans notre magistrature; que d'as-
socier le barreau dans une certaine mesure a l' ceu-
vre du ministel'e public; que de développer la
juridiction du jury au civil, juridiction dont le
gerrne est déja contenu dans nos tribunaux de
commerce; que de réformer enfln notre procé-
dure criminellc en ce qui touche l'instruction
secreLe, l' intcrrogatoire de I' accu~é ct le mode




20~ LA FRANCE NOUVELLE.


d'interrogatoire des témoins. Ces premieres et
urgentes réformes une fois accomplies, on pour-
rait s'en remettre pour le reste au temrs et a
l' expérience.




CHAPITRE VIII


DE LA PIlESSE.


t usage de la presse périodique est si profon-
dément entré dans les meeurs des peuples mo-
dernes, et partieulierement de la Franee, qu'il
11'est plus au pouvoir d'aueun gouvernement ni
d'aueune révolution de l'anéantir. La presse peut
exister de bien des manieres et nous offrir encore
des speetacles bien divers, depuis l' oppression
absolue ou elle languissait sous le premier Em-
pire jusqu'a eette lieenee effrénée des premiers
ll10is de 18á8, dont nos eontemporains ont gardé
le souvenir; mais elle ne peut eesser d'étre. Le
FralH,ais le plus mal veillant pour la presse, le


12




:206 LA FRANCE NOUVELLE.


moms soucieux de la liberté, ne peut se passeL'
d' avoir chaque jour sous les yeux cette collection
de nouvelles du dedans et du dehors, accompa-
,gnée au moins dequelques commentaiL'es, écho
plus ou moins voilé de ses réflexions personnelles.
Enfin le commerce et l'industrie ne peuvent plus
se passer désormais de la publicité de la presse
qui est, a ce point de vue, un des instruments les


I


plus indispensables du travail nationaI.
Quant aux services que la presse ne cesse de


\


nous rendre, meme lorsqu'elle nous fait expier
le plus cherement ses bienfaits, l'habitude nous
empeche de les voir, mais la plus légere réflexion
nous les rappelle. La crainte que nous inspirent
le controle et le jugement de nos semblables a
sur nos actions un pouvoir au moins égal a celui
de notre conscience; il est meme un grand nom-
bre d'hommes a qui cette crainte salutaire tient
lieu du sentiment du devoir, imparfaitement dé ....
veloppé par l'éducation ou amorti par les diffi-
cultés de la vie. La presse n'est autre chose que
ce controle et ce jugement public; se produisant




DE LA PRESSE. 207


avec une puÍssn.l1ce et une continuité ll1connues
aux générations qui nons ont précédés dans ce
monde. Elle tend a rendre, par le fait seul de
son existen ce, les crimes des particuliers plus
rares, les grandes iniquités de I'État plus diffi-
ciles, les dénis de justice en matiere criminelle
et l'inégalité des citoyens devant la loi pénale
presque impossibles. Enfin on ne peut juger
équitablement la presse si I'on n'a point présent
a I'esprit, en regard du m'al qu'elle faít trop SOLI-
vent, le mal qu'elle prévient ou réprime tous les
. ]ours.


Le mal que la prcsse peut produire peut venir
de deux causes bien difTérentes : la presse est
dangereuse lorsque, n'ayant aucune répression a
craindre, elle sert d'instrument presque irrésis-
tibie aux mauvaises passions de tous les genrcs;
mais elle n'a pas une influence moins funeste
lorsque, opprimée ou insuffisamment libre, elle
n'est qu'un instrument dans la main du pouvoir.
Parlons du premier péril : l'absence d'une répres-
sÍon convenable. On a souvent soutenu de nos




208 LA FRANCE NOUVELLE.


jours que la presse doit etre absoll1ment libre,
ou, pour parler pl.us exactement, ne doit répon-
dre de sa conduite a aucune autorité, et ne doit
etre en aucun cas frappée d'aucune peine, paree
qu'elle ne peut nuire~ Non-seulement I'exemple
des nations les plus libres qui n' ont jamais songé
a affranchir la presse du jury s'éleve contre cette
théorie, mais elle peche surtout en ce point,
qu'elle prétend et doit prélendre avant tout que
la presse ne peut nuire. Si, parcourant la cité,
j' appelle les citoyens aux armes, niera-t-on que
j'aie commis un crimeévident contre l' existence
de l'État? si, pOllrsuivant un de mes concitoyens
de mes clameurs, je l' accuse de toute sorte de
crimes, niera-t-on que faie troublé la paix pu-
blique et attaqué mon prochain aussi violemment
que si je le frappais de l'épée? Si pourtant
ces actes sont criminels et dangereux aux yeux
de tous, comment prétendre qu'ils deviennent
innocents paree que ma voix, au lieu de s'élever
sur un point isolé de la cité, aura été portée par
la presse d'une frontiere al' autre de la France? 11




DE LA PRESSE. 209


faut donc reconnaitre, au moin.s dans ces deux
cas, la nécessité d'un juge, ou, pour mieux dire,
d'un arbitre, et la justice d'une peine. Une fois
cette concession faite (et comment l'éviter?),
la théorie de la liberté illimitée de la presse
s'écroule, car on ne peut plus discuter que sur la
question de savoir dans quelles limites la presse
doit etre contenue, et la solution du probleme
peut varier selon le temps et les circonstances.


Ce n'est pas seulement, en effet, par l'appel
direct a l'insurrection et par ]' outrage direct
contre les particuliers Que la nresse, insuffisam-
ment réprimée, peut mettre l'Etat en péril, et
rendre meme, a défaut d'un péril public, la vie
sociale intolérable. Les sociétés les plus floris-
sanies et meme les plus libres et les plus fiches
en lois équitables renferment malheureusement
dans leur sein un certain nombre d'hommes qui,
hors d' état de prospérer par des voies légitimes,
et trop éclairés ou trop prudents pour ne pas
éviter les délits de dl'oit cornmun, sont conduits
tOt ou tard a mettre dans le désordl'c politique


12,




210 LA FHANCE NOUVELLE.


toute leur espérance. Ce sont ces hommes qui,
selon la forte paro le du poete,


Si tout n'est renversé ne sauraient subsister.


lis attendent donc quelque grand trouble public
comme une sorte de réparation que leur doit la
Fortune, et ne négligent rien pour le produire. Si
la presse est libre de tout frein, ou si ce frein
trop lache n'inspire aucune crainte, quel instru-
ment plus puissant et plus commode pourraient-
ils rever pour soulever et renverser un systeme
politique qui leur déplaH ou un état social qui
leur pese? Réduits a eux-memes, ils sont sans
force, mais ils peuvent tout si une fcule pen
éclairée et odieusement dé<;ue les entoure. lIs
excitent donc sans rel&che les préjugés de l'igno-
rant et les passions du pauvre, attribuent a l'in-
justice préméditée et facilement réparable (a ce
qu'ils assurent) des puissants de la terre toutes
les miseres de la víe humaine et toutes les im-
perfections de l'ordre social; et, si rien n'arrete
ceUe prédication incessante, OU pa.rfois l'impos-




DE LA P RESSE.


tcur lui-meme, enivré de sa propre parole, de-
vient un fanatique, elle aboutit a quelque explo-
sion formidable qui, si elle est réprimée, n'en est
pas moins fataIe au progres et a la civilisation
meme, par les réactions qu'elle provoque, par les
ex ces en sens contraire qu'elle autorise, et sur-
tout, hélas! par le découragement et le dégout
qu' elle laisse dans les ames.


C'est en vain qu'on oppose a cette le<;on du
bon sens, tristement confirmée par l' expérience,
ce prétendu axiome : que, si l'on peut absolument


I


tont dire, l' autorité du bien l' emportera sur la
séduction du mal. C' est supposer la lumiere ou
elle n'est pas, c'est preter a ceux qui souffrent
et qui ont été eles leur naissance aux prises avec
les difficuIt<t; de la vie un discernement que
l'homme éclairé n'a pas toujours des causes ele
nos maux et des vrais moyens d'y porter remede;
c'est enfln mettre aux prises avec des armes trap
inégales, devant une foule crédule, l'honnete
homme qui nc peut mentir avec le fourbe auquel
ne COlllc allcune promesse, pourvu qu'il allume




212 LA FRANCE NOUVELLE.


dans les ames les premieres étincel1es de !'in-
cendie qu'il veut répandre. 11 faut donc qu'une
société libre puisse se présel'ver par la loi des
exces de la presse eomme de tous les autres, a
moins qu'elle ne préfere jouer périodiquement
sa grandeur et son existen ce meme dans les
affreux hasards de la guerre eiviIe~


Mais il faut que ces lois laissent la presse libre
en meme temps que eontenue, si ron ne veut
eounr un autre péril, moins évident d'a,bol'd,
moms grossier, moins facile a saisir, mais plus
redoutable encore; cal', si la licence de la presse
peut ébranler et ensanglanter I'État, la servitude
de la presse peut le perdre.


Supposons, en effet, la pressc pJacée par un
rnécanisme quelconque dans la ma:W1 du pOllvoir:
les services qu' elle peut rendre au public sont
tout d'abord réduits a peu de ehose, puisqu'elle
ne peut rien faire connaitre de ce que le pouvoir
a quelque intéret grave a cacher, et que la flamme
de la publicité, semblable aUlle lanterne sourde,
n'éc1aire plus que le point vers Jequel la main de




DE LA PRESSE. 213


l'autorité la dirige. Cependant, eeUe flamme ne
produit point seulement la lumiére; il est de sa
nature d'éehauffer aussi bien que de luire, et
tout ce qu'elle approehe longtemps finit par s'em-
braser. Le pouvoir, maUre de la presse, dispo-
sera done non-seulement de l'obéissanee des
citoyens, mais, ce qui est d'une bien autre im-
portance, de leurs passions memes. Qll'arrivera-
t-- il alors, a moins que des eréatures supérieures
aux faiblesses humaines ne descendent du ciel
pou!' exereer une telle autorHé sans s' aveugler
ou se corrompre? n arrivera d'abord que le pou-
voir, pour détourner ce He flamme brulante de la
presse des points ou elle pourrait l'importuner,
la dirigera de préférence sur les institutions utiles
ou nécessaires au pays, ou sur la religion ou sur
les mreurs, et livrera de la sorte les plus grands
intérets publics a J'activité dévorante de la presse


.


comme une distraction pour elle et eomme la
ran(fon de son propre reposo


Mais il ne sumt point au pouvoir que la presse
ne le gene point; il faut qu'elle le seconde dans




2H LA FRANCE NOUVELLE.


sa politique étrangere, et, s'il a conc¡u quelque
important dessein, si imparfait que ce dessein
puisse et1'e, si dangereux meme qu'il devienne
pour le bien public, ce pouvoir ne résistera pas
a la tentation trop naturelle de se servir de la
presse pour entralner les esprits a sa suite sur le
chemin périlleux qu'il a choisi. 11 peut meme
arriver qu' apres avoir ainsi égaré involontaire-
ment la nation sur sa trace, par le moyen d'une'
prcsse a la fois trop docile et trop puissante, le
pouvoir s' efforee en vain de modifier ]' opinion
qu'il a faite eL de rétablir la raison publique aíl'ai-
blie pour en invoquer de bonne foi le secours.
M.ais le plus souvent il est trop tard, et cette arme
redoutable de la presse s'est brÍséc dans sa main,
en blessant mortellement celui qui en a fait cet
imprudent usage.


Il faut done ne p(J,S moins se prémunir eon tr\:
ce second péril que contre le premie!'; c' est-[(-
dire qu'il faut que la presse soit libre sans etre
impunément anarchique, et eontenue sans etre
asservie. Est-ce done la un état de eh oses im-




DE LA PRESSE.


possible a établir? JI n'ya heureusement aucune
raison pour le croire, et cette prétendue impossi-
bilité est démentie, comme bien d'autres, par
l'exemple de l' Angleterre. Parlons cependant pour
la France, et puisque la presse doit etre libre sous
la loi, et, lorsqu'ille faut, réprimée par un j uge,
quelle doit etre cette loi, quel doit étre ce juge?


Et pour nous le demander en passant, et seu-
lement a cause d'un état de choses récent encore,
ce juge doit-il etre le pouvoir lui-meme, comme le
décret de février 1852 l'avait institué? La ques-
tion est si na'ive, qu'il est presque embarrassant
d'y répond1'e. Disons cependant que rendre le
pouvoir juge et partie en matiere de presse, c'est
mettre, quoi qu' on fasse, la presse a la merci du


\


pouvoir. - Non, répondait-on naguere, par ce
que le pouvoir défend contre les attaques de ]a
presse la société tOllt entiere. - eette distinction
sllbtile pourrait a la rigueur s'alléguer si le pou-
voir n'atteignait la presse de ses coups que 101's-
qu' elle attaque la société elle-meme. M ais quatre-
vingt-dix-neuf fois sur cent, la presse est frappéc,




::H6 LA FRANCE NOUVELLE.


et cela est inévitable, IOl'squ'elle attaque non pas
la société, mais la politique ou le personnel dll
pouvoir, el comment prétendl'e alors que le pou-
voir n'est pas juge et part.ie en matiere de presse,
en d'autres termes que la presse n'cst pas a sa
mel'ci? Revenons mainlenant aux questions sé-
rjeuscs, et examinons brievement, puisqu'il faut
une loi et un juge a la presse, quelle doit etre
eelte loi et quel doit etre ce juge.


La loi a bien moins d'importanee en rnatiere
de presse que la juridiction, paree que la loi ne
peut éviter d' etre" vague et de laisser une large
place a }'al'bitraire du juge. La meilleure des loís
franQaises sur la presse, eelle de 1.81.9, n' échappe
pas a cet ineonvénient, qui est dans la nature des
choses; et, quant au délit d' excitation a la haine
el a-u mépris d-u gouvernement~ imaginé plus tard
par la loi de réaction de 1.822 et conservé depuis
dans nos Codes, il n'est pas de définition qui
Iaisse ou impose une plus large tache a la con-
science du juge; et la raison en est bien simple:
ou bien le juge peut appliquer cet artiele de la




DE LA PRESSE. 217


loi a la lettre en punissant tout écrit qui excite
réellement a la haine ou au mépris du gouverne-
ment, et alors plus l'acte reproché au pouvoir
sera en efTet halssable ou méprisable, plus le cha-
timent de l'écrivaiu sera légalement assuré; ou
bien le juge peut prendre sur lui de déclarer inno-
cent un écrit qui excite réellement a la haine et
au mépris du pouvoir, ce qui équivaut a dire
qu'il 'J avait lieu de publier cet écrit dans l'in-
téret du public et que le juge l'approuve. On voit
quel róle important cet article de' la loi, plus
encore que tout autre, réserve au juge, et quel
dépot précieux se trouve dan s ses mains, puis-
qu'il dépend de lui de marquer en fait la lirnHe,
inévitablement mobile, ou s'arretera la liberté de
la presse et ou commencera l'inviolabilité du pou-
voir. D'ailleurs, les lois sur la- presse, queHes
qu'elles soient, et meme ce qu'on appelle l'appll-
cation du dTOit comm'ttn, laisseront toujours une
telle latitude au juge, que l'importance de la loi
s'effacera toujours devant l'importance supé-
rieure de la juridiction. Cela est Bi vral, que


.---


13 ~etlita~~. ~/J.I.'" ::i ' o
~ } \~o ~ e ~"lqHI" /




218 LA FRANta~ NOlJVELLE.


pou~' savoil' si la presse est libre chez tel ou tel
peuple, nous ne songeons jamais a nous enquérir
de la loi qu' on lui app1ique, mais nous demandons
tout de suite, et d'instinct : « Qui la juge? »


Ce juge doit-il etre un tribullal inférieur, com-
posé de juges inamovibles, mais aspirant a un
avancement légitime, tel que l' est en France ce
qu' on appelle le tribunal de premiere instance?
Ce tribunal ne peut etre une juridiction conve-
nable et définitive pour la presse, par deux rai-
~ons capitales : l'une qui s' applique a notre ma-
gistrature tout entiere, l'autre qui s'applique
particulierernent a cet ordre de tribunaux. L' ob-
jection générale, cent fois redite et cent fois juste,
c'est qu'on fait sortir la magistrature de son role en
l'obligeant a rendre des verdicts comme un jury,
et que tout jugement sur la presse est au fond un
verdict, a moins d'etre une application littérale de
la loi, application toujOUI'S exposée a etre absurde
et injuste, comme nous j'avons démontré plus
haut en ce qui louche l' excitation a la haine et au
mép/'i~ UU gUlt verl1ement. L' objedi()ll pal'ticuliel'e




DE LA PRESSE.


a ce tribunal, c' est qu'il est nécessairement com-
posé de juges qui, selon notre organisation judi-
ciaire actuelle, doi vent attendre légalement leu!'
avancement du pouvoir; que le pouvoir ne peut
l'aisonnablement voir avec faveur un juge qui
aurait refusé de le défendre contre ses ennemis
en mati(~re de presse, et par conséquent qu'il n'est
pas digne d'une loi humaine et sage de mettre
constamment le juge entre un acte d' hérolsme
et un acte de faiblesse. Alors meme que, par une
noble émulation de vertu, le juge serait toujours
pret a sacrifier sa carriere et le pouvoir toujours
disposé a avancer des juges qui le condamnent,
il ne serait pas hon d' exposer meme au soup<;on
l'indépendance d'un magistrat d' ordre inférieur,
en le sommant de se prononcer comme un juré pour
ou contre le pouvoir dans une question de presse.


Cette seconde objection disparait ou du moins
s'affaiblit si l'on propose de faire juger la presse
par la cour d'appel, toutes chambres réunies,
ou, ce qui revient presque au meme, de faire
juger dans ces cOlHJ.ilioJls l'appel contre uh juge-




220 LA FRANCE NOUVELLE.


ment de premiere instance en matiere de presse.
La cour agirait alors comme un grand jury, plus
éclairé a coup sur qu'aucun autre et raisonna-
biement indépendant, puisqu'une certaine partie
de ses membres, considérant leur carriere comme
terminée, n'auraient plus rien a espérer ni a
craindre. Mais c'est dans l'intéret de la stabi-
lité du gouvernement luí-meme que nous crain-
drions peut-etre l'intervention d'un tel tribunal,
a cause de l'autorité si con&idérable de ses juge-
ments, etdu coup accablant que les acquittements
prononcés dans de telles conditions pourraient
parfois porter au pouvoir. L'inconvénient serait
moindre sous un gouvernement constitutionnel,




ou le coup porté serait rec;u par un ministere; il
serait des plus graves dan s le systeme acluel, ou
la politique personnelle du souverain serait sans
cesse en jeu. Toutefois, il serait digne d'un gou-
vernement, animé de l' amour du bien public et
sur de ses intentions, d'invoquer une telle juri-
diction et d'instituer entre la presse et lui un tel
arbitrage, Il va presque sans dire <Iue ce genre




DE LA PRESSE.


d'arret ne devrait etre accompagné d'aucuns
considérants, car ces considérants ne pourraient
éviter d'etre des manifestes toujours regrettables
pour ou contre la politique du pouvoir; l'acquit-
tement ou la condamnation pure et simple devrait
done revetir la forme des verdicts qu'on demande
au Jury.


Mais, quoi qu'on fasse, on sent toujours, dans
ceHe combinaison meme, l'inconvénient de tirer la
magistrature de son domaine naturel, de lui im-
poser une charge eontraire en principe a l' esprit
et au but de son institution, de lui attribuer enfin
un pouvoir pólitique considérable qui peut exciter
autour d'elle soit un enthousiasme, soit une aver-
sion, bien différents tóus deux de la calme et
tranqnille estime que son véritable role est d'in-
spirer. Quel juge nous reste-t-il done a invoquer,
sinon le jury, ce juge logique et naturel de la
presse, que tous les principes de la matiere dé si-
gnent a notre choix aussi évidemment que l' ex-
périence constante des peuples libres? Le jury
franyais est trop faíble, dit-on. 0ela est vrai dans




222 LA FRANCE NOUVELLE.


une certaine mesura; il est faible ou plutüt indo-
lent, tant qu'il ne voit pas clairement le péril,
et, par cela meme, il est bien fait pour juger les
délits de presse, dont le péril public fait le plus
souvent la culpabilité. C' est la merne la vraic
mesure de ce genre de délits, cornme nous le
voyons de nos jours en Irlande, ou la presse peut
souvent demander avec impunité l'expulsion des
Anglais et l'indépendance du pays, tandis qu'a
d'autres moments un tel vam attire des condam-
nations séveres sur la tete de ses auteurs. N os
jurys ne possedent pas sans doute au meme degré
que le jury anglais ce sentiment c'xact et ferme
de la justice relative et de l'opportunité variable
de la répression en matiere de presse; mais il
faut se faire une triste idée de l'intelligence de
notre pays pour ne point croire nos jurys ca-
pables d'acquérir avec le temps un disccl'nement
analogue. Sans avoir le dangereux éclat de ces
acquittements des cours d'appel, dont nous par-
lions tout a l'heure, les acquittements répétés du
jury sont un signe salutaire de quelque malen-




DE LA P RE SSE. 223


tendu entre l' opinion de la classe éclairée et le
pouvoir, et avertissent en temps opportun d'y
mettre un tenue. D'un autre cOté, les condamna-
tions du jury reyoivent de l'indépendance d'un
te1 tribunal et de son intéret élevé dans la ques-
tion une imposante autorité ; elles offrent de plus
le noble et rassurant spectacle de la nation réglant
elle-meme Sil liberté et veillant sur son reposo


On ne pcut donc contester que le jury soit,
en principe, la juridiction naturelle et efficace de
la presse. Avec le verdict souverain du jury en
perspecti ve, aucune loi répressi ve sur la presse
n' est mauvaise, car les inévitables défauts de la
loi sont corrigés par l'absolue liberté du juge;
sans le jury, au contraire. il n'esL point de bonne
loi sur la presse, car l' application littérale de ces
10is faH bientOt paraitre absurdes et intolérables
.;es définitions qu'on a crues les plus sages.


Si pourtant le jury ordinaire inspire encore
,


des défiances, si ron craint qu'il ne manque trop
souvent de fermeté ou de lumieres dans ces af-
faires souvent si délicates, rien n'empeche de




224 LA FRA.NCE NOUVELLE,


mettre a l'épreuve le systeme d'un jury spécial
pour les délits de presse. On pourrait former la
liste de ce jury spécial, pour chaque ressort de
eour souveraine, soit avee les noms de tous les
eonseillers généraux du ressort, soit en joignant
a ces noms eeux des eonseillers a la eour d'ap-
pelo A Paris, ou les affaires de presse ont plus
d'importance, on pourrait agrandir et relever
eette liste en y ajoutant les noms des membres
de l'Institut, puisque, d'une part, ce corps, re-
eruté par la eQoptation, est absolument indé-
pendant du pouvoir et que, d'autre part, il est
plus eompétent qu'aucun autre pour apprécier les
ceuvres de l'esprit et l'intention vraie de l'écrivain.


La juridiction, qui est le point important, étant
réglée de la sorte, aquel parti s'arreter ponr la
définition des délits et pour l'application des
peines? Il n'est guere qu'une définition, irrépro-
chable par sa clarté et sa justesse, e' est celle qui
punit toute provoeation a eornmettre un aete
qualifié en'me ou délit par la lrn:. A la rigueur,
et en tenant eompte de la lib8rtp, absolu8 qu':w-




DE LA PR ESSE. 225


rait le jury de l' étendre ou de la restreindre a
son gré dans l'application, cette définition pour-
rait suffire.


On pourrait cependant (toujours sous la ga-
rantie de la liberté du jury) ajouter a la loi
quelques définitions aussi claires que possible
atteignant l'outrage contre toute une classe de
citoyens ou contre les divers cuItes; mais il faut
se défier sur ce point de tout terme vague et
surtout bannir absolument de la loi ces mots
d' excitatwn a la haine et au mépris, qui sont
une menace permanente contre la presse, préci-
sément lorsqu'elle remplit le mieux son devoir;
car la presse n' est pas faite pou!' autre chose que
pour exciter la haine ou le mépris contre ce qui
est haissable ou méprisable; ce qui revient a dire
que l' excitation a la haine et au mépris ne peut
etre, comme le prétendent nos lois, un délit en
elle-meme, et qu'en la qualifiant de délit d'une
maniere absolue, la loi se trompe et oblige le juge
a se trompero


Quant au délit de diffamation, qui joue de nos
1.3.




226 LA. FRANCE NOUVELLE.


jours un si grand role, tout le monde connalt
sur ce point l'inconvénient de \a \01. fran~ai.se.


Elle a le double tort de frapper l' écrivain qui
a pu faire son devoir en disant sur autrui une
vérité nécessaire~ et de ne point réparer le dom-
mage moral fait a l' honnete homme calomnié,
puisqu' elle interdit la preuve des faits allégués
par le diffamateur; de telle sorte que le pI us
honnete et le plus vil des hommes peuvent sortir
également de l'audience en possession d'un juge-
ment qui punit leur diffamateur, jugement d'ail-
leu1's bien inutile, puisqu'il établit seulement ce
qui était déja connu de tout le monde: a savoir
que l' allégation déférée au tribunal était en effet
diffamatoire. Cet état de choses a un inconvénient
si manifeste et le tribunal réduit a juger dans ces
termes est si impuissant a réparer le dommage
moral faít par la diffamation, qu'on voit souvent
les cito yen s constituer, a cOté des tribunaux
officiels, un tribunal d'arbitres qui, sous le nom
de tribunal d'honneur~ admet la preuve et se
trouve aussitOt investí par la meme d'une auto-




DE LA PR ESSE. 22'1


rité n~paratr¡ce 11. laquelle k tribunal institué par
la loi ne saurait prétendre.


Rien ne montre mieux ce défaut de la loi fran-
yaise que l'institu tion libre de pareils tribunaux
auxquels on n'a pas besoin c1'avoir recours en
Angleterre, par la raison bien simple que le dif-
famateur, traduit elevant le jury, possede la faculté
de faire la preuve des faits dont l'allégation a
motivé la poursuite. Certes, cette disposition de
la loi n'est pas sans avoir des jnconvénients tout
opposés a ceux de la loi franyaise; elle permet
de révéler méchamment au public et de prouver
avec scandale des faits de la vie privée qui de-
vraient rester dan s l' ombre; mais le correctif de
cet inconvénient. c'est que le jury n'est nulIe-
ment forcé d' absoudre un dift'amateur, par la
seule raison qu'il a prouvé la vérité des faits qu'il
a vanee. Les faits peuvent etre vrais sans que
celui qui les a divulgués soit excusable, et il est
certainement sans excuse si eeHe divulgation
n'était pas absolument commandée par un inté-
ret respectable. Il peut done arriver avec justice




2~8 LA FRANC E NC)UVELLE.
I


que le diffamateur soit aussi séverement puni
pour avoir dit la vérité que s'il avait dit un men-
songe; le jury apprécie le motif de la diffama-
tion aussi souverainement qu'il en apprécie
]' exaetitude, et l'honneur des citoyens inoffensifs
est protégé de la sorte contre les eoupables
pro pos de l' étourderie et contre les noirs calculs
de la méchaneeté. La peine appliquée a la diffa-
mation doit etre pécuniaire, avec la sanction de
la prison si le diffamateur est insolvable, et,
eomme la gravité de . cette peine pécuniaire est
déterminée sous forme de dommages et intérets
par le jury, ce jury a dans la main l'instrument
le plus simple et le plus puissant pour exercer
en pareiJIe matiere la justice distributive et pour
témoigner, dans le langage éloquent des ehiffres,
son sentiment sur le fond de I' affaire.


Qui doit exercer la poursuite en matiere de
presse? Il va sans di re que ee sont les parU-
culiers en mátiere de ditfamation, et le gouver-
nement pour les délits commis contre ]a chose
publique. Mais il importe dans ce dernier cas




DE LA PRESSE. 229


de ne point maintenir la fiction d'apres laquelle
le parquet est censé s'émouvoir lui-meme a l'oc-
casion des délits de presse et les poursuivre de
son propre mouvement, par pur ressentiment de
la loi offensée, et en dehors des inspirations du
pouvoir. Il faut, en cela comme en tout le reste,
conformer les apparences a la nature des choses
et apres tout a la justice. C'est le gouvernement
et pour mieux dire le ministere qui doit, sous sa
responsabilité, engager une poursuite pour délit
de presse, et dans ce cas le ministere est sim-
plement représenté par le chef du parquet,
comme tout citoyen poursuivant un journal est
représenté par un avocat. Un proces de presse
est done une lutte entre le ministere et un écri-
vain, et non point une lutte entre cet écrivain et
la justice. Le ministere dit au jury: « Je crois
cet écrit coupable et dangereux, et, dans l'in-
téret de l'État, je réclame votre assistance
pour en punir l'auteur. Cet auteur croit) de
son coté, avoir fait une ffiuvre utile ou du
moins innocente : écoutez - nous tous deux et




230 LA FHANCl~ NOUVELLE .


. jugez. » Voila la seule conduite et le seul bn-
gage qui conviennent au pouvoir dans les pro-
ce . .;; de presse, et tout ce qu' on ajoulera a la
simplicité et a la sincérité dans la poursuHe
augmentera d'autant les c·nances d'une répression
efficace.


Qui enfin la peine doit-elle atteindre pour etre
juste et pour produire un eiTet salutaire? S' il
s'agit d'un journal, une peine personnelle doit
frapper l' écri vain qui répond de l' article incri-
miné et une peine pécuniaire doit atteindl'e la
pl'opriété du journal, car eest dans l'intéret
toujours en éveil de ceHe propriété menacée que


,


la société et l' Rtat ont leur principale garantie
contre les exces de la presse. Quant a la respon-
sabilité de l'imprimeur, elle est· absurde et op-
pressive, excepté dans deux cas ou elle devient
indispensable autant que juste : ~J..O si l' auteur na
l'écrit poursuivi ne se découvre pas ou échappe
a la justice, soit qu'il habite en pays étranger,
soit qu'il se dérobe a la poursuite; 2° si l'au",
teur condamné ne peut acquitter le montant de




DE LA PRESSE.


l'amende qu'i1 a encourue ou des dommages et in-
térets auxquels il a été condamné. Ces deux seuies
réserves, faite s a l'impunité- des imprimeurs, les
obligent done a se demander d'une part si l'écri-
vain qui les emploie est un citoyen honorable
pret a répondre de ses actes, et, d' autre part, s'il
peut faire face au péril pécuniaire qu'il va cou-
rir et réparer le dommage qu'il peut causer. La
censure préventive des imprimeurs, que notre
législation actuelle force a s' étendre sur toutes
choses, se concentrerait alors sur les deux seules
questions ou elle peut s' exercer avec des Iumiéres
suffisantes et avec une inconte,-,table utilité pour
la société et pour l']~tat.






CHAPITRE IX


DES LOIS SUR LES CULTES.


Deux faits également certains se présentent a
la pensée aussitOt que l' on songe a la situation
légale des cuItes dans le sein de la société fran-
(jaise : le premier, c'est que nous marchons vers
la séparation complete des cultes et de I'État, et
qu'aucun changement considérable ne peut dé-
sormais se produire dans le gouvernement de la
France sans que cette séparation soit aussitót
tentée, sinon accomp1ie; le second, c'est c;ue
cette tentative est aussi difficile qu' elle est inévi-
table, et qu'elle doit avoir, si elle échoue, une




234 LA FRANCE NOUVELLE.


influence décisive et probablement funeste sur le
sort du gouvernement qui l'aura faite.


Il est évident d' abord qu' en parlant des diffi-
cultés considérables que doit nécessairement
rencontrer en Franee la séparation des cultes et
de l' État, nous avons uniquement en vue le culte
catholique, car le culte israélite et les diverses
confessions protestantes, habitués par une longue
persécution a compter sur leurs propres res-
sources et a subsister malgré I'Ét.at, n' éprouve-
raient ni peine ni regret a recevoir une liberté
plus complete en se passant désormais de son
concours. Il en est tout autrement de cette grande
Église catholique qui, malgré ses pertes morales
dans notre patrie (pertes qui ne peuvent étre
exprimées en chiffres, puisqu'elles se traduisent
rarement par un changement de culte et aboutis-
sent ordinairement a l'incrédulité religieuse),
n'en est pas moms restée, par nos traditions,
par son histoire, par ses relations anciennes
et étroites avec le peuple, nofre Église natio-
nale. Persuader a cette Église, qui a parfois




DES LOIS SUR LES CULTES. 235


dominé l'État ou souffert de son hostilité, mais
qui a le plus soltvenl joui de sa protection et
fleuri sous son ombre, de vivre désormais libre et
ignorée des pouvoirs pubIics, est une entreprise
des plus difficiles. L'Église catholique recherche
voIontiers la domination, dont elle se croit seule
capable de bien user, et ne fuit point la persécu-
tion qui lui éleve l' ame; ce qu' elle déteste et re-
doute le plus, c'est l'indifférence. Comme une
mere tendre ou comme une épouse passionnée,
elle dit a l'État depuis qu' elle existe : « Aime-
moi et obéis-moi si tu peux, frappe-moi si tu
veux, mais ne me quitte jamais. »)


De la entre elle et I'État tant d'accords, tant
de luttes, tant de réconciliations et de ruptures;
de la ces traités d'aIliance, dont le meilleur et le
plus supportable est certainement celui qui nous
régit encore. Mais combien d'inconvénients ren-
dent ce Concordat précaire, sans parler de l'esprit
du temps, qui le mine tous les jours et finira
bientOt par l'emporler! Production naturelle
d'une époque de notre histoire Ol! les idées de




236 LA FRANCE NOUVELLE.


droit et de liberté étaient eomme suspendues
dans les esprits aussi bien que dans l'ordre poli-
tique, le Concordat fait peser sur l'Église une
chaine ordinairement légere, tant qu'un parfait
accord entre elle et l'État subsiste, mais étroite
et accablante aussitót que cet indispensable ac-
cord est troublé. Choix des éveques, communi-
eations de l'Église de France avec son chef, le
souverain pontife, publication de ses actes, réu-
nion de ses assemblées, acquisition et adminis-
tration de ses biens, détermination m~me de ses
doctrines, tout est dans la main de l'État, qui
peut a son gré tout permettre et tout rendre fa-
ciJe, ou tout gener et tout interdire. l/Eglise
n~ est cependant point désarmée en face de ce
puissant maltre, et peut, s'il le faut, en rendant
coup pour coup, porter un trouble profond dans
la société politiqueo Elle peut, en refusant d'in-
stituer les éveques choisis par I'État, désorgani-
ser le eulte sur tout le territoire et agiter effica-
cement les consciences; elle peut braver les
arrets du conseil d'État, dénués de sanction




DES LOIS SUR LES CU LTES. 237


pénale et meme de sanction morale lorsqu'i!s
portent sur des questions OU l'incompétence de
de l'État est notoire; elle peut enrin, sans com-
mettre aucune violence matérielle, réduire les
pouvoirs publics a user de violence a son égard,
ce qui souleve aussitot tous les CCBurs. On voit
que cette domination de l'État sur l'Église est
plus apparente que réelle, en ce sens que, si
l'Église lui résiste, I'État n'est nullement en
mesure de la dompter, sans s'exposer gravement
lui-meme. On vit donc au jour le jour, dans une
sorte de tolérance et d' appréhension mutuelles,
en échangeant tour a tour des reproches et des
services qui n'ont rien a voir avec le droit, et
qui, le plus souven!., ne font aUCUll honneur aux
deux parties, en attendant l' explosiol1 toujours
possible d'un désaccord sél'ieux que le Concor-
dat n' offre aucun moyen de terminer, et que la
société ne peut endurer sans grand péril.


eette allian ce si précaire de l' Ég[ise et de l' État
a encore deux eonséquences plus dignes d'atten-
tion de jour en jour. La premiere, e'est de meter




238 LA FH1\NCE NOUVELLE.


l'État a l'ardente et funeste guel'l'e engagée dans
notre pays entre la Révolution et l'Église catho-
lique, et de le réduire a prendre parti, au moins
en apparence, dans cetle lutte si rarement inter-
rompue. 11 est a peine besoin de rappeler com-
bien la Restauration a soutrert de sa partialité
bien naturelle pour l'Église catholique, qui avait
traversé les memes épreuves que l'antique monar-
chie, qui avait regu les memes blessures, et qui
se vouait de toutes ses forces, avec plus de zele
que de lumieres, a l'reuvre de son rétablisscment.
Le gouvernement de J uillet a blessé des son dé-
but une partie de la nation par son peu de sym-
pathie apparente pour I'Église, tandis que, pres
de son terme, iI offensait une autre partie de la
nation par ses ménagements pour la meme l~glise.
Les variations du gouvernement actuel dans sa
~onduite a l' égard de l'Église catholique et I'in-
tluence de ces variations sur sa popularité sont
trop présentes a tOllS les esprits pour qu'il soit
nécessaire d'y insiste!'. Enfin iI n' est pas un de
nos gouvernemenb Jepuis 89 qui n'ait été con-




DES LOIS sun LES CULTES. ;z30


traint de choisir ou du moins d' osciller entre
I'Église catholique et la Hévolution franyaise, en-
nemies jalouses ~t le plus souvent injustes l'une
pour l' autre, mais jusqu' a ce jour irréconciliables
et surtout implacables a l' égard du pouvoir qui
n'embrasse pas leur cause et n'adopte point leul'
drapeau. Cet antagonisme pel'pétuel et cette né-
cessité renaissante pour l' i~tat de s' aliénel' pério-
diquement les amis de la Révolutíon ou ceux de
l'Églíse disparaitraient sans doute le jaur Ol!
~ ,


l'Etat prendl'ait le grand parti d'ignorer l'Eglise
et de la traiter simplement comrne une aSSOCIa.-
tion libre.


La seconde conséquence considérable et em-
barrassanle du régime étabJi par le Concordat,
e'est la nécessité de maintenir a tont prix l'auto-
rité temporelle du saint--siége, cal' il est inadmis-
sible qu'nn pareil traité et de tels rapports sub-
sistent entre l'État d' une part et un pape d~
l'autre, si ce pape devient soit le sujet d'un prince
étranger, soít une sorte d' apotre, émigrant de ter-
riloil'e eH territoire. II serait téllléraire de rieu pl'é-




240 LA FRANCE NOUVELLE.


juger sur la durée indéfinÍe ou sur la fin plus ou
moins prochaine du pouvoir temporel établi a
Rome; mais ce qui est évident, ~'est que le Con-
cordat suppose la perpétuité de ce pouvoir, el
n'est nullement [ait pour une situation différente.
La séparation complete de I'Église et de l'État
s'accommoderait également des deux régimes,
en ce sens du moins que I'État sel'ait désinté-
ressé dans la question, et n'aurait plus a se pré-
occuper des difficultés si graves que la chute du
pouvoir temporel lui susciterait aujourd'hui dan s
ses rapports officiels avec l' Église.


Voyons maintenant les obstacles auxquels on
doit s'attendre dans la tentative de séparer d'une
manióre complete l'Église et l'État, et en' me me
temps par quel moyen on pourrait rendre cette
séparation acceptable a l'Église. Beaucoup de
personnes s'imaginent que l' í~glise ne peut, en
principe, accepter eette situation nouvelle; qu'elle
serait obligée de s'y refuser en conscience, et de
ne s'y résigner que sous la contrainte matérielle,
toujours si dangereuse pour ceux qui I'emploient




DES LOIS SUR LES CULTES. 244


a son égard. C' est une erreur que les faits dé-
mentent. L'Église catholique accepte ceUe situa-
tíon en Angleterre et aux États-Unis, et' ene a
pu se convaincre, par expérience, qu'elle pouvait
l'endurer sans dommage. Ce qui est vrai, e'est
que les traditions de son histoire, et ehez nous
les encouragements de I'État lui-meme, ont ae-
coutumé l'Église a s'appuyer sur le pouvoir tem-
porel, avee l'espoir, tres-légitime a son point de
vue, maisle plus souvent dé9u, d'en faire l'in-
strument du salut des ames. eette recherche de
l'alliance du pouvoir temporel, avee l'espoir de
la domination, n' est done ehez l' Église catho-
lique qu'une mauvaise habitude enracinée par
les siécles; mais on ne trouve rien dans ses doc-
trines quí l' oblige a ee role, et qui lui interdise
surtout d'en accepter un autre plus digne d'elle,
plus avantageux pour elle-meme et plus con-
forme a l'esprit de son fondateur; cal' l'Évangile
incline plutOt du cOté de la séparation des deux
pouvoirs, et, en tout cas, iI ne recommande expres-
sément que l' obéissance aux puissances établies. .


14




242 LA FRANCE NOUVELLE.


En y regardant de pres, on s'aper<;oit que
l'Église catholique n' est forcée a entrer en rela-
tions avec le pouvoir lalque que pour obtenir de
lui certaines libel'tés qui lui sont indispensables.
Il lui faut la liberté de réunion, la liberté d'asso-
ciation et la liberté d'enseignement ou de pré-
dication. Voila pour elle le strict nécessaire, le
múúmum des facultés d'agir, sans lesquelles elle
ne peut remplir convenablement sa mission dans
le monde. Ces libertés pcuvent lui etre absolu-
ment refusées par le pouvoir, et alors I'Église
est réduite a les conquérir par le martyre, comme
elle l'a fait a ses débuts; ou bien ces libertés
lui sont octroyées par le pouvoir a titre de fa-
veu!' particuliere et de privilége unique, et alors
l'Église en jouit sans scrupule, et sans désirer
qu'on les étende a d'autres, persuadée, comme
elle doit l'etre, qu'elle seule, possédant la vérif6 j
peut faire bon usage de ces libertés avec profH
pour les ames; ou bien enfin, l'Église catho-
lique regoit ces libertés en meme temps et au


. meme degl'é que tous les autres culles, et comme




DES LOIS SUR LES CULTES. 243


une portio n qui lui est due de la liberté générale ;
et alors, tout en regrettant, au point de vue de
la foi, la liberté laissée a l'erreur, elle profite,
pOLIr sa part, de la situation faite a tous, et s(
développe librement a I'ombre de lois équitables,
comme on le voit en Angleterre et aux États-
Unis. Il arrive inévitablement alors qu'en dépit
de ses préférences invétérées pour l'alliance avec
I'État, et de son gout ancien pour la domination
politique, I'Église catholique devient, par la force
des choses, un des soutiens de cette liberté gé-
nérale qui est, de la sorte, entrée dans ses mamrs,
et qui faít la principale garantie de sa liberté
particuliere. Certes, la chute de nos libertés po-
litiques il y a dix-huit ans n' eut pas été aussi
soudaine ni leur suppression, ou, si ron veut,
leur suspension aussi facile, si la puissante asso-
ciation de ] 'Église catholique avait auparavant
contracté l' habitude de faire usage de ces Iibertés
pour elle-meme, et de compter sur leur maintien
pOUI' la protection de ses propres droits.


Si les doctrines de l' Église catholique ne s' op-




244 LA FRANCE NOUVE LLE.


posent nultement en principe a la séparation
complete de I'Église et de I'État, si dans la pra-
tique il importe uniquement a l'Église de possé-
der, dans Jeul' plénitude, les libertés de réunion,
d'association, de prédication et d'enseignement,
d'ou viennent les difficultés si graves qui s'éle-
vent aussitót qu'on cherche les conditions aux-
quelles on pourrait, en France, détacher sans
retour l'État de I'Église? Les défenseurs des
intérets de I'Église et les défenseurs des intérets
de I'État montrent a ce sujet des appréhensions
également vives, bien que contradictoires. Les
premiers paraissent fortement frappés du trouble
matériel qu'apporteraient dan s I'Église la perte
de son budget officiel, la nécessité de se suffire
et la dépendance des pasteurs a l'égard des
fideles, de qui leur viendrait désormais leur
salaire. D'un autre cOté, les hommes préoccupés
surtout de la sureté de l'État assurent que, loin
de causer a l'Église catholique les embarras
qu'elle appréhende, la séparation complete lui
donnerait en France une vigueur, une indépen-




DES LOIS SUR LES CULTES. 245


dance, une puissance d' organisation et surtout
une accumulation de richesses dangereuses pour
la chose publique. A les entendre, la générosité
des fideles fera~t plus que de suppléer au budget
du culte catholique, elle enrichirait cette Église
au point de la recdre odieuse aux popuIations
en meme temps que redoutable a I'État, et au
point de l' exposer dI) nouveau aux terribles re-
présailles qui l' ont éprouvée a la fin du dernier
siecle. De telle sorte qu'en écoutant ces plaintes
opposées, on reste en suspens entre les amis de
l'Église catholique, qui traitent cette séparation


,


de persécution et de ruine, et les amis de I'Etat,
qui redoutent si fort en son nom la puissance et
la richesse que cette séparation procurerait a
l'Église.


On ne peut regarder comme également fon-
dées des plaintes qui se contredisent d'une ma-
niere aussi formelle, et, s'jl faut choisir, nous
inclinons plutot vers l'opinion de ceux qui voient
dans cette séparation complete, apres un mo-
ment de trouble, la source d'une grande puis-


14.




246 LA FRANCE NOUVELLE.


sanee et d'une grande richesse pour I'Église ca-
tholique. 11 est impossible en efTet d'abandonner
I'Église catholique a elle-meme et de prendre le
grand parti d'ignorer légalement son existen ce
sans lui laisser une liberté raisonnable dans la
recherche et dans l'emploi des ressources qui lui
deviennent aussitOt nécessaires. Le droit pour
I'Église de posséder, d'hériter, d'acquéril', le
droit de réunir dans la main eles chefs de l'as-
sociation toutes les ressources dont elle dispose,
sont des conséquences indispensables de la sépa-
ratio n de I'Église et de I'État; et 1'0n ne peut
meme donner le nom de concessions a la reCOI1-
naissance de droits si légitimes, car le refus de
reconnaltre ces droits, tout en séparant l'Église
de I'État, serait une persécution véritable. Il
faudrait done s'attendre a voir un spectacle bien
nouveau pour la France, et eapable de porte!'
l'inquiétude dans bien des esprits. Il est pro-
bable que l'Église catholique de Franee ne vou-
drait pas faire dépendre l'existenee de chaque
pasteur de la bonne volonté de son propre trou-




DES LOIS SUR LES CULrES. 247


peau, et qu' elle prendrait ]e sage parti de for-
me1' une caisse commune qui serait administrée
et employée par ses chefs comme l'est aujour-
d'hui son budget par l'administration des cultes.
l\Iais les chefs de cette puissante association, qui
seraient-ils? Probablement un comité serait for-
mé, composé en partie d'éveques et en partie de
IaIques, choisis parmi les plus considérables; et
ce comité remplirait sans doute des fonctions
analogues a celles du ministre chargé aujour-
d'hui de l'administ1'ation des cultes : iI présen-


.


terait dOllC les éveques a l'institution papale,
payerait leur traitement et administrerait la for-
tune commune; il représenterait enfin l'Église
de France aupres du saint-siége du consente-
ment de cette Église et du consentement de la
papauté. On ne conyoit guere d'une autre faQon
la nouvelle organisation de l'Église catholique
une fois que seraient retirés d'elle le soutien que
l'État lui prete et le frein qu'il lui impose; et,
lorsqu'on se représente exactement ce futur ét.x:
de choses, on comprend que plus d'un esprit




248 LA FRANCE NOUVELLE.


politique ne considere pas sans appréhension
}'existence d'une organisation si puissante et le
rMe si considérable des citoyens, ecelésiastiques
ou laiqueg, qu' elle mettrait a sa tete et re con-
naltrait pour ses chefs. IJa crainte de voir sub-
sister sans contre-poids suffisant (car nul aulre
culte ne peut, dans notre pays, faire équilibre au
culte catholique) un État dang l'État ne serait-
elle point légitime?


Si c'est plutot I'État que I'Église qui, apres
une séparation complete, peut courir un certain
péril et se trouver trop faible en face d'un corps
si fortement organisé, si c'est l'État qui peut avoir
désormais besoin de garanties contre cette grande
puissance émancipée, iI faut se demander ce que
ces garanties pourraient etre, en d' autres termes,
quelles restrictions on pourrait mettre a cette
liberté nouvelle de J'Église catholique, sans bles-
ser la justice et sans donner a ses membres un
sujet légitime de plainte. On ne peut songer en
aucune fayon a contester a l'Église catholique,
apres la séparation complete, la liberté de 8'or-




DES LOIS SUR LES CULTES. 249


ganiser en une association indépendante, capable
de posséder, d'hériter et d'acquérir, correspon-
dant a son gré avec son chef spirituel, et jouissant
du droit de precher, d'imprimer et d'écrire, avec
les seules conditions imposées par la loi com-
mune. Mais ne pourrait-on pas, dans l'intéret
général et dans l'intéret de l'Église elle-meme,
soumettre a une condition particuliere son droit de
posséder et d'acquérir? Ce qu'il ya de plus dan-
gereux pour le pays, de plus sensible aux regards
du public, de plus capable de rendre l'Église
odieuse au peuple, et de soulever de nouveau
contre elle l'esprit de persécution et de vengeance,
c'est la possession territoriale. La propriété du sol
est en tout pays la tentation de l'Église, et c'est
aussi son écueil; car elle ne fait que préparer
et provoquer, en s' étendant sur le sol, des spolia-
tions périodiques. 11 n' est done guere contestable
qu' en imposant a l'Église affranchie la condition
de ne point acquérir ni détenir de propriété ter-
ritoriale, et en l' obligeant a employer en achats
de rentes sur I'État tout ce qu'elle pourrait rece ..




250 LA FRANCE NOUVELLE.


voir de la libéralité des fideles, on agirait avec
prudence, non-seulement dans l'intéret de la
chose publique, mais dans l'intéret de l'Église
elle-meme. Une exception serait cependant néces-
saire en ce qui touche les édifices du culte, les
presbyteres, les couvents, et en général les im-
meubles consacrés exclusivement a l'habitation
e1: n'élant accompagnés d'aucun terrain servant
a la culture. L'État concéderait-il directernent a
I'Église catholique, comme aux autres dénomi-
nations religieuses, la propriété pleine et entiere
des édifices déja consacrés au culte, ou bien
ces édifices seraient-ils considérés cornme une
propriété exclusivement communale, dont la com-
mune pourrait dísposer 11 son gré et aux condi-
tions qu~elle choisirait en faveur du culte qu'elle
voudrait favorÍser? Cette derniere fayon d'agir
parait la plus équitable, et l'on peut penser que
ce procédé changerait bien peu de chose a l'affec
tatíon actuelle des édifices religieux sur la plus
grande partie de notre territoire. Quant aux
arrallgements a intervenir entre les communes




DES LOIS SUR LES e ULTES. 251


et les représentants de l'Église catholique, ou
d'autres associations religieuses, pour partager
entre l'assoeiation et la commune, soit les frais
du culte, soit le traitement du pasteur, ce serait
désormais l'affaire des eommunes elles-memes,
et le gouvernement n'aurait rien a y voir, aussi
longtemps que l' ordre public et la liberté des
cultes ne seraient pas en péril.


Deux questions s' élevent encore lorsque l' on
considere sous toutes ses faces ce grave pro-
bleme. L' obligation de ne posséder que des
rentes sur l'État parait une précaution insuffi-
san te a bien des esprits contre l' enrichissement
trop prompt ou trop eonsidérable de 1 'Eglise
cathc.lique, et l' on peut craindre aussi que la
possession d'une telIe quantité de titres dans une
seule main ne puisse, a un rnoment donné, con-
férer 11 cette association un moyen d'aclion redou-
! Doble sur le eréclit, publie. On se demande done
encore s'il ne conviendrait pas de laisser subsiste!'
le controle du gouvernemeI,lt (avec OH sans le
concours du f'onseil d' Étal) sur les aeq ui.sitions




252 LA FRANCE NOUVELLE.


de I'Église catholique et des autres associations
religieuses, de telle sorte que la limite du budget
actueI des cuItes une fois atteinte, et la subven-
tion actuelle de rÉtat une foís remplacée par la
libéralité des fideles, il demeurat permis a la puis-
sance publique d' arreter ou de suspendre le cou-
rant des donations, afin de maintenir dans une
juste mesure l'enrichissement des associations
religieuses. La prudence peut conseiller de pren-
dre ce parti, mais selon nous l'équité le défend,
car il est impossible, excepté a ceux qui veulent
tromper et opprimer, de retirer d'une main ce
qu'on donne de l'autre, et ce serait agir de la
sorte que de concéder a l'ÉgEse, en échange de
la séparation complete, le droit d' acquérir pour
enfermer, aussitOt apres, l'exercice de ce droit




dans des limites arbitraires. Mieux vaut perpétuer
l' état de choses actuel et reculer, autant qu' on
le pourra, deviwt cette grande expérience, que
de la tenter d'une maniere in complete, et surtout
que d'y donner prise au moindre reproche, et que
d'y meler le moindre soup90n d'iniquité.




DES LOIS SUR LES CULTES. 253


Enfin la derniere question est de savoir 6 il ne
serait pas sage, une fois qu' on aurait pris ce
grand parti de la séparation complete, de mettre
un certain intervalle, un intervalle d'une année,
par exemple, entre l'adoption de cette importante
mesure et son application. Certes ce délai serait
des plus sages, et en meme temps iI serait équi-
table, puisqu'il donnerait aux intérets en jeu le
temps de se reconnaltre et de se préparer a une
situation si nouvelle. On pourrait, par exemple, ne
retirer que progressivement leur budget aux cultes
et dan s l'exacte proportion OU les cultes, une foÍ$
mis en demeure, réussiraient a se suflire; ce
serait, en quelque sorte, les conduire doucement
vers leue nouveau régime, en faisant le long du
chemin lenr éducation politique et financiere.
11 y aurait bien des chances pour que ces divers
tempéraments fussent adoptés s'il s'agissait de
l'Angleterre. lVIais nous ne pouvons oublier que
nous éerivons pour la Franee, OU une réforme ne
s' est jamais accomplie de la sorte, ou tout chan-
gement s' opere par de violentes secousses apre;~




~;j¡} LA FHANCE NOUV.ELLE.


une longue résistance. C'est notre fac;on d'allcr,
et bien des chutes 110US ont avertis qu'elle n'est
pas la meilleure; mais iI cst fort douteux que
HOUS en puissions change!'. JI est donc trop pro-
bable que la séparation complete de I'Église et
de l'État, apres avoir été dédaignée comme une
chimere par la plupart de nos hommes politiques,
redoutée par I'Église et absolument condamnée




par le pouvoir, s' accomplira au milieu d'une tem-
pete, a la grande surprise de ceux-Ia memes qui
auront frappé ce grand coup, et qui, des le len-
demain, confondus de leur propre audace, atten-
dront comme tout le monde avec une poignante
curiosité le résultat de cette obscure expérience.


Mieux vaudrait qu'elle fut commencée autre-
n1ent, et qu'elle ne ressemblat en rien a un acte
de surprise et surtout a un acte d'hostilité contre
la religion. Ce sera le regret éternel des bons
Franc;ais (j' entends de ceux qui aiment leur pays
avec intelligence), qu'au lieu d'entreprendre la
constitution civile du clergé et de resserrer ainsi
la chaine de l'Élat éL d0 l' Égli.se, Hotre pl'emiere




DES LOIS SUR LES CULTES. !55


Assemblée constituante, qui contenait tant d' amis
de la religion et de la liberté, n'ait pas songé
a ten ter d'afTranchir complétement l'Église et de
séculariser définitivement l'État. Cette coura-
geuse entreprise était digne de la plus noble et
de la plus généreuse réunion d'hommes qui ait
encore été formée sur la terre. Mais les esprits
n'étaient pas arrivés alors a concevoir le vrai


,


role de l'Etat moderne, et l'on n'inclinait que trop
a charger I'État de tout, en le rendant digne de
tout bien conduire. Notre se conde Constituante
est sur ce point moins excusable, car elle jouis-
sait d'une plus grande expérience, et comptait
dans son sein les plus illustres amis de I'Eglise
cl1tholique et les représen1ants les plus considé-
rabIes de la Révolution. Quelle occasion pour
traiter loyalement non point seulement de la
liberté de l'enseignement, mais de cette grande
question de la séparation de l'Église et de l'Élat
qui, déja posée alors, s'approche de plus en plus
de nos tetes! .Mais l'inquiétude et le besoin de
vivre au jour le jour, qui absorbaient alors les




256 LA FRANCE NOUVELLEo


ames, les empeehaient de ríen eoneevoir et de
ríen tenter de grande Le eourage a done manqué,
sur ce point comme sur bien d' autres, et, les lu-
mieres ne faísant plus défaut, e'est l'audace qui
ne s' est point trouvée au niveau des lumieres.
Si jeunesse savait -' S1, mOeillesse pouvait -' voila
l'histoire de nos deux Assemblées constituantes
sur la séparation de l'Église et de I'État. Que fera
la troisieme? Dans quelques conditions que se
tente cette épreuve, puisse-t-elle etre abordée
avee un esprit de douceur et de charité, non-
seulement par des hommes habiles, mais surtout
par d'honnetes gens, amis de la religion autant
que de la liberté, ayant la ferme volonté de rendre
a chaeun ce qui lui est du, et eourageux en faee
de eette tache redoutable, non point paree que
la passion les anime, mais simplement paree
qu'ils aiment leur pays et qu'ils ont foi dan s la
justiee!




CHAPITRE X


DE LA GUERRE ET OE L'ARMÉE.


11 suffit de jeter les yeux sur la situation pré-
sente du monde, aussi bien du nouveau eonti-
nent que de l' ancien, et de nous rappeler les
changements que la force y a opérés pendant ces
dernieres années, pour reeonnaltre que la guerre
n'a rien perdu de son empire sur les affaires
humaines et qu'elle demeure, aujourd'hui eomme


,


hier, la derniere raison des Etats. Mais, si la
guerre regne encore parmi les hommes, c'est
eomme un souverain détesté, dont on souhaite
universellement la chute et dont on médit tous
les jours davantage. Cette recrudeseenee d'aver-
sion pour la guerre vient de la muItiplieation des




258 LA FRANC E NOUVELLE.


richesses, de l' accroissement inoui dans notre
sU~cle des intérets matériels que la guerre met
en souffrance ou en péri 1, et aussi de l' adoucis-
sement des mCBurs et des sentiments d'humanité
qui dominent de plus en plus les ames. On craint
plus qu'autrefois la ruine et la mort; on est plus
attaché 11 la vie, et on la respecte davantage, et
l'on est devenu, en meme temps, plus délicat


, pour soi-meme et moins insensible aux maux
d'autrui.


Qui d' ailIeurs ne ferait des VCBUX pour la dis-
parition de la guerre? qui ne souhaiterait de voir
inaugurer entre les nations une justice arbitrale
dont les décisions respectées termineraient les


.


différends des Etats et maintiendraient entre eux
la paix, comme les tribunaux le font parmi les
citoyens? Mais comme, en dépit d'espérances
toujours renaissantes et toujours dé9ues, l'insti-
tution d'une justice inLernationale ne parait nul-
lement prochaine; comme les forts ardents 11
s' étendre ne cessent point de menacer l' existence
des faibles, et, les faibles une fois dévorés, de se




DE LA GUERRE ET DE L'ADMÉE. 259


menacer les uns les autres; cornme les répllbliques
ne sont pas moins belliqueuses que les monar--
chies; comme les nations jeunes sont ambitieuses
et confiantes dans l' avenir, et les nations anciennes,
fiéres de leur passé et attachées a leur gran-
deur; comme enfin on n' a pas découvert d' autre


.


moyen que l' équilibre pour maintenir l' existen ce
indépendante de ces personnes libres, qu'on ap-
pelle des nations, et garantir le genre humain
contre le fléau et l'avilissement de la monarchie
universelIe, et comme l'équilibre ne peut subsis~
ter que par une certaine balance de forces qui,
une fois troublée, ne peut se rétablir que par la
guerl"e, il faut se soumettre a la nécessité, et,
sans aimer la guerre, sans cesser de l' éviter de
toutes nos forces et d'espérer meme qu'un jour
elle deviendra inutile, ii faut se garder de trop
l'avilir dans l'opinion des hommes, iI ne faut
point, par des déclamations vaines et par des com-
paraisons injurieuses, rendre les peuples Il1ca-
pables d'en supporter les maux et d'en COl11-
prendre la triste grandeur.




260 LA FRANCE NOUVE LLE.


n est trop facile d'abaisser l'idée de la guerre
en montrant seulement ce qu'elle a de brutal et
de grossier et en la rapprochant des violen ces
vulgaires que nous avons sous les yeux tous les
jours. Ne serait-il pas absurde, pour deux
hommes, nous dit-on, de trancher leut' difIél'end
par le pugilat, et, si cela est absurde pour deux
hommes, pourquoi cela le serait-il moins pour
cent mille? Et pourquoi, si I'on n'ose dire « le
Dieu des pugilats, » oserait-on dire « le Dieu
des armées? » Ces comparaisons, et toutes celles
qu'il est si aisé d' employer pour avilir la guerre,
font habilement perdre de vue la mort qui plane
sur tout champ de bataille, grand ou petit et qui
accompagne la guerre de sa funebre mais im-
posante image.


C' est en effet l'idée toujours présentede la mort
qui communique une certaine dignité aux luttes
humaines, plus encore que ne le fait l'idée du
nombre. Cela est si vrai, qu'une rencontre meme
individuelle cesse, aux yeux de tous, d' etre une
lutte vulgaire et méprisable si la mort y est con-




DE LA GUERRE ET DE L'ARl\lÉE. 261


viée. Que Gros-Pierre et Gros-Jean se disputent
a eoups de poing une beauté de village, et la sin-
eérité naive du sentiment n' empeehera pas qu'il
ne semble ridieule d'invoquer, a ce propos, ]e
Dieu des batailles; mais, quand nous entendons
dans les Huguenots Raoul et son adversaire répé-
ter, ave e toute l'éloquenee dont la musique est
eapable : « En mon bon droit j' ai eonfianee »,
I'ame s'émeut, et le nom de Dieu invoqué ne nous
parait plus un blaspheme. Qui fait eette diffé-
renee? e' est l' épée que ces hommes tiennent a la
main, et qui va ouvrir a l'un d'eux les régions
du monde invisible. L'idée de la mort imminente
et volontairement eneourue suffit done a tout
ehanger; et, eomme le ehamp de bataille est, a
proprement parler, le domaine et l' empire de
la mort, celIe-ci le consaere, pour ainsi dire, et
le remplit d'une sombre majesté qui pénetre aus-
sitót tous les eceurs.


En outre, eomme la vie humaine est une ehose
d'un grand prix, et dont la destruetion nous
émeut, il s' ensuit que l~ nombre fait aussi quel-


15.




262 LA FRANCE NOUVELLE.


que chose a l'affaire, et que cent mille créatures
humaines allant au - devant d'une chance de
mort sont un spectacle plus imposant que le pé-
ril de quelques-uns ou d'un seu!. C' est aussi
paree que le nombre est ordinairement en raison
de l'intéret en jeu, et que la grandeur de I'inté-
ret contribue, comme il est juste, a la dignité de
l' action. Lorsque les calculs habiles ou malheu-
reux de la politique, ou lorsque le simple mouve-
ment des affaires humaines (sans cesse agitées
par l'ambition, comme nos propres cceurs le sont
par nos désirs), ont amené un peuple a placer
sur un champ de bataille, comme sur le tapis
d'une table de jeu, toutes les choses admirables
et sacrées que le nom de patrie représente, quel
est l'etre humain qui peut rester froid devant ce
terrible et grand spectacle! Ce sont, a bon droit,
des noms vénérables et sacrés dans la mémoire
des hornmes que ceux des Thermopyles, de
Cannes, de Jemmapes ou de Valmy; et, 101'sque
l'enjeu de telles rencontres s'appelle la civilisa-
tion grecque, la grandeur romaine ou la Révolu-




DE LA GUERRE ET DE L'ARMÉE. 263


tion franQaise, 101n de trouver, eomme on affeete
de le faire aujourd'hui, de telles scEmes indignes
des regarcls de la DivÜlité, on serait plutót tenté
d'j¡llaginer, comme le vieil Homere, tout un
Olympe, suÍvant des yeux avee une sympathique
inquiétude les eflorts et le dévouement héroique
des malheureux mOl'tels.


On peut done soutenir que la noblesse du sa-
crifice et la jusi ice de la cause viennent en aide
a l'idée de la mort et a la grandeur de l'intéret
en jeu, poue ajouter a la dignité de la guerreo
Mais il ne faut pas, comme iI est aujourd'hui
d'usage, rétrécir a l'exces eette derniere idée, et
croire que, de deux nations qui se combattent,
l'une est toujours si complétement dans son tort
qu'il n',y ait plus ni mérite ni gloire a périr sous
son drapeau. Certes, mieux vaut avoir conscience
de combattre pour une de ees eauses dont la pos-
térité dira que e' était la cause meme de la jus-
tice; mais, pour les contemporains, iI arrive
presque toujours que les questions sont assez
melées, . et qu:il y ait assez de justice des deux




26' LA FRA NCE NOUVELLE.


cOtés, au moins en apparence, pour qu'on puisse
combattre sans trouble et mourir sans amertume
sous le drapeau de son pays. Ce drapeau lui-
meme est d' ailleurs une raison suffisamment per-
suasive, puisqu'il rappelle que la patrie doit etre
servie, meme si elle se trompe, parce qu' elle
périt si on l'abandonne, et que sa chute est un
plus grand mal que son erreur.


Enfin ceux qui nous invitent a n' avoir que du
mépris pour la guerre oublient encore un des traits
qui en ennoblissent et qui en temperent l'inévi-
table brutalité: c'est la présence de l'art et l'in-
tervention du génie qui apportent dans la guerre
le calcul, la combinaison, la fermeté, la pré-
voyance tranquille au milieu du péril, et font ainsi
de la guerre une épreuve décisive pour les plus
hautes facultés de l'esprit de l'homme et pour les
plus fortes qualités de son caractere. Certes on
ne peut contester que la so urce de la guerre, qui
est dans l'ame humaine, ne soit impure et trou~'
blée; mais e' est d'une source impure et troublée
que sont sortis, avec I'aide dl1 t.Amps et du génie,




DE LA GUERRE ET DE L'ARl\1ÉE. 265


les institutions, les coutumes, les actes qui com-
posent la civilisation meme, et qui, en définitive,
honorent le plus l'humanité; si bien qu'un jour
l'impureté de cette source lointaine es! oubliée,
grace a l' éclat ou a la beauté de ce qui en dé-
coule. Voici, par exemple, un Fénelon qui cherche
a se rendre compte des attributs divins et des de-
voirs religieux de l'homme; voici un Leibnitz qui
cherche comment on pourrait réconcilier les deux
grandes communions chrétiennes; voici, d'un
autre coté, a quelques marches de nos posses~
sions d'Afrique, des negres tremblant devant
leurs sorciers, et disposés a conj urer leurs féti-
ches par des victimes humaines: tout cela s' ap-
pelle la religion et ne saurait etre désigné au-
trement dans la langue générale. Qui songerait
pourtant, si ce n'est par curiosité philosophique,
a rapprocher de si belles CBuvres d'une supersti-
tion si grossiere pour les faire remonter a leur
so urce commune, qui est le sentiment de l'infini
et la vague inquiétude que ce sentiment inspire
a toute créature humaine? Gn peut faire sur le




266 LA FRANCE NOUVELLE.


grand art de gouverner une réflexion sembIable.
Si les hommes rassemblés ont partout besoin d'un
m altre , n'est-ce pas un effet de l'infirmité de leur
nature? Et pourtant quel autre rapport que cette
source commune peut-on découvril' entre l'auto-
rité du roi de Dahomey ou celle de Caligula, et
le gouvernement de l' Angleterre par un Pitt ou
par un Canning assistés du Parlement? De meme,
deux taureaux qui se disputent un paturage, deux
lions qui se disputent un troupeau~ deux tribus
sauvages combattant pour un terrain de chasse,
nous montrent a nu la cause de la guerre; mais
le courant change d' aspect en s' éloignant de sa
source, il s'élargit et s'épure, etbientót, oublieuse
de ses faiblesses, d' OU luí viennent aussi toutes
ses grandeurs, l'humanité s'enorgueillit a hon
droit de l'héroi"sme d'un Léonidas ou du génie
d'un AnnibaJ.


Si la guerre est soumise de la sorte, comme
tout le reste des institutions humaines, a la loi
du progres, dans quel sens ce progres doit-i1
s'accomplir? En d'autres termes, queIle doit etfO




DE LA GU ER RE ET DE VA Rl\fÉE. 267


I'influence du progres sur la guerre? On résout
aisément cette question, en songeant que la guerre
fait partie de ces arts qui reposent sur une in-
firmité du genre humain, te1s que l'art du mé-
decin ou celui de l'avocat, et pour lesquels, par
conséquent, le progres véritable consisterait dans
Jeur suppression meme. Si la suppression de la
guerre est l'idéal probablement inaccessible sur
lequel il convient d'avoir les yeux fixés, il s'ensuit
nécessairement que le progres en cette matiere
consiste surtout a réduire la guerre a son m~n~­
mum~ c'est-a-dire a ne faire intervenir l'emploi
de la guerre que dans le cas de nécessité absolue,
et a l' enfermer dans les limites les plus étroites
qu'il est possible, sous le rapport de sa durée
comme sous le rapport des maux qu'elle entralne.


Ayons done sous les yeux cette maxime qui
résume la loi du progres en ce qui touche la
guerre : réduire la guerre a son minimum., et
nous allons voir avec queIle rigueur en découle-
ront la plupart des conseils utiles qu' on peut
donner au sujet de la guerreo




268 LA FRANCE NOUVELLE.


La guerre est, a proprement parler, l' emploi
de la force par une nation pour trancher une
diffieulté que l'esprit de ses ehefs n'a pas su pré-
venir, ou qu'il ne peut résoudre. C'est done un
éehee relatif et un aveu implieite d'impuissance
poúr un gouvernement que d'en etre réduit a faire
appel aux armes, soit pour attaquer soit pour
se défendre. Si e'est pour attaquer, e'est-a-dire
pour aceomplir quelque grand dessein, e'est
déja un malheur et une faute que d'avoir con<;u
et arreté un proj~t assez téméraire ou assez pré-
m~turé~ et par eonséquent assez ehaneeux pour
ne pouvoir etre accompli que par la guerre; si
e'est pour se défendre, e'est-a-dire pour sauver
l'existence nationale en péril, e'est encore un
malheur et une faute que de s' etre mis dans la
situation de pouvoir etre attaqué, soit en ayant
un tort réel, soit en n' ayant pas su réunir au-
tour de soi des forces assez imposantes ou assez
d'alliés intéressés au salut commun pour décou-
rager d'avanee l'adversaire et pour assurer sans
eombat le triomphe de la justiee. En résumé, le




DE LA GUERRE ET DE L'ARMÉE. 269


gouvernement qui est réduit a employer le su-
preme remede de la guerre, ne doit prendre ce
parti qu'a la derniere extrémité, et seulement
pour suppléer par la force a l'habileté qui lui a
fait défaut, ou, pour parler plus exactement a
une habileté supérieure qu'il ne lui a pas été pos-
sible d'atteindre. Qu'il s'agisse, en effet, des.'
reuvres de la politique ou des plus humbles tra-
vaux de l'industrie, que l' on considere ceux qui
ont en main la conduite des peuples, ou l' ou-
vrier qui· s'applique plus ou moins ingénieuse-
ment a sa modeste tache, tout appel a la force
matérielle constate (si ron y regarde de pres)
l'impuissance relative de l'esprit, et, toutes les
fois qu'un effort violent est nécessaire pour ac-
complir ou poursuivre l'reuvre commencée, c'est
que l'art véritable a manqué. On voit trop sou-
vent le conducteur d'une machine ingénieuse
réduit a la violenter de ses mains, a redresser de
force quelque ressort faussé, a suppléer de temps
a autre par la vigueur musculaire au mécanisme
en défaut. C' est exactement le meme spectacle




270 LA FRANCE NOUVELLEo


qu'offre a nos yeux le chef politique d'une na-
tion, lorsque, appelant l'homme de guerre a son
aide, il est réduit a lui dire : « Je ne puis plus
avancer sans ton secours, je me suis heurté a un
obstacle que l' esprit seul ne peut franehir; il
Y faut le fer et le sango )) Certes, ces occasions
ou ces néeessités d'employer la force sont sou-
vent inévitables, et iI serait absurde de ne pas le.
reeonnaltre; mais c' est préeisément a les rendre
de plus en plus rares que consiste le progres en
ce qui touehe la guerre; réduire la guerre au mi-
nimum dans ses causes est done le devoir et
l' art du politiqueo


L'art de la guerre lui-meme et le devoir de
l'homme de guerre n' échappent nullement a la
me me loi et l' on yerra aisément, si l' on veut y
réfléchir, que, si I'homme d'État le plus habile
est celui qui réduit a son mínimum l' emploi de
la guerre dans la politique, le meilleur général
est celui qui réduit a son mz'nimurn l' emploi de
la force dans la guerreo I.e chef-d' ffiuvre du
génie et le comble de la gloire a la guerre, se-




DE LA GUERRE ET DE L'ARMÉE. 271


raient certainement d' envelopper et de capturer
l'armée ennemie sans la détruire, et de contrain-
dre une nation a céder, sans verser de part ni
d'autre le sang d'un seul citoyen. Voila l'idéal
probablement inaccessible de l'art de la guerre,
puisque la guerre ne peut avoir pour but avoua-
ble que la cessation de la résistance qui fait
obstacle au belligérant, et non pas la douleur ou
la mort de l'homme qui résiste. Mais, si cet idéal


, est inaccessible, l'art et la gloire de l'homme de
guel're consistent a s'en rapprocher autant que
l'esprit humain permet de lutter contre la nature
des choses. Non-seulement le chef militaire ne
doit verser que le sang strictement nécessaire,
mais iI doit s'appliquer sans cesse a réduire au
minimum cet emploi de la violence qui est comme
la tache originelle et le fond malheureux de la
guerreo C'est avec raison que Napoléon se re-
proche amerement, dans je ne sais quel pas-
sage de ses souvenirs, d'avoir un jour, au
siége de Toulon, fait périr quelques hommes
dans un coup de main inutiIe, pour donner un




27'2 LA FRANCE NOUVELLE.


spectacle a une personne qu'il aimait. Combien
de fois une fante pareille n'est-elle pas COffi-
mise a la guerre, et dans des proportions bien
plus considérables, par légereté, par impru-
den ce , par inhabileté réelle, et trop souvent
par une vanité misérable? Attaquer de front une
position qu'on peut tourner, emporter une place
d'assaut quand on auraH, sans inconvénient pour
la marche générale des opérations, le temps de
la réduire, user de la ba'ionnette ou le canon
suffirait, voila quelques exemples de cet emploi
inutile de la force dans la guerre qui est contraire
a la loi du progres et qui, loin d' etre une source
de gloire pour un chef militaire, devrait etre
considéré comme fatal a son honneur. Que
l'homme de guerre prenne done pour regle cette
maxime et se tienne a lui-meme ce langage : « De
meme que le fait de la guerre est un tribut payé
a la faiblesse de l'esprit humain et a l'insuffisance
du génie politique, de meme l' emp]oi de la force
dans la guerre est un tribut payé a rimperfec-
tion du génie militaire, et un aveu implicite de




D E LA G U E RRE E T DEL' ARM É E. 273


son impuissanee. Je n'appellerai done la VlO-
lenee et l' effusion du sang a mon aide que dans
la mesure strietement néeessaire ou il le fau-
dra pour faire eesser la résistanee qui s' oppose
a la volonté de ma patrie, et je ne prendrai
jamais ee parti sans me sentir un peu humilié de
n'en point déeouvrir de meilleur; je serai done
surtout éeonome de sang, et e'est du coté
ou me pousse l'humanité que je ehereherai la
gloire. »


Demandons-nous maintenant ce que doit etre
l'armée dans un État démocratique et particu-
liE~rement en France. Si nous eonsidérons l' état
actuel de rEurope, la configuratiou de nos fron-
tieres, si souvent inondées de notre sang et de
celui de nos voisins, notre intéret capital dans
le maintien d'un certain équilibre entre les puis-
sanees continentales, et l' éloignement melé de


. jalousie que notre pays inspire au reste du
monde, nous n'hésiterons pas a reconnaltre qu'il
faut a la Franee une pllissante armée. C' est une
sage maxime dp, la politiqllC anglaise que la




274 LA FRANCE NOUVELLE.


marme de I'Angleterre doit etre toujours en
mesure de tenir tete a toutes les marines de
l'Europe réunies : sans prétendre que l'armée
fran<;aise doit égaler en force toutes les armé es
coalisées de l' Europe, ce qui serait impossibIe,
elle doit etre en mesure de faire face au moins
a toutes les puissances allemandes réunies ou a.
l'une de ees puissanees ayant la Russie derriere
elle. C' est done avec raison et en tenant compte
de la stricte nécessité (nécessité due, iI est vrai, a
de grandes fautes), qu' on est a peu pres d' ac-
eord aujourd'hui pour fixer entre sept et huit
eent mille hommes le ehiffre normal de l'armée
de ligne en Franee. Il faut que eette armée
soit solide, en état de sllpporter ave e constance
les tra vaux de la gllerre, et, par conséquent,
assez longtemps présente au drapeau pour que
l' équipement et les armes du soldat lui devien-
nent aussi familiers, aussi aisés a porter et a
mouvoir, aussi faciles a employer que ses propres
membres -' selon la belle et forte maxime qui ex-
primait a Rome la perfection de l'éducatiou mili ...




DE LA GUERHE ET DE L'ARMÉE. 275


tail'e. Il serait done imprudent, meme en tenant
compte de l'heureuse aptitude militaire des Fran-
~ais, d' abais:;;er au-dessous de einq années la pré-
senee effeetive du soldat sous le drapeau. Enfin
cette armée, pour et1'e elle-meme aussi maniable,
aussi mobile, aussi redoutable qu'une arme lé-
ge1'e et bien trempée, pour qu'on puisse la eon-
sidérer 11 bon droit comme l'épée de la nation
dans la main de ses ehefs, doit etre soutenue par
une puissante garde mobile, préparée en temps


. de paix 11 la défense des plaees et au service inté-
: rieur. Si le remplaeement est exelu de cette garde
mobile, si elle eomprend réellement toutes les


: classes de notre jeunesse, si elle est la fidélC?
.,image de la nation sous les armes, elle n'assurerl
~ pas seulement la sécurité du pays, elle garantira
¡
¡le maintien de l' ordre pubIie, favorisera le déve-
~ ~ loppement de la concorde, ~t deviendra: par. ~a
~. force des choses, sans sortIr de son role mlh l taire, une des institutions politiques de la
,


t Franee. I Nous reucoutl'ODS ici ulle des erreurs les plus




~76 LA FRANCE NOUVELLE.


aeeréditées dans l' opinion du parti démoeratique,
et il n'est pas inutile d'en dire en passant quel-
ques mots, ear e' est une erreur bien dangereuse
et qui, a un jour donné, peut devenir funeste a
notre pays. On répete chaque jour a la Franee
qu'ell~ n'a pas besoin d'une armée réguliere si
elle renonce aux guerres offensives, qu'une garde
mobile ou, en d'autres termes, la nation armée
suffirait a la défense du territoire et que, toute
idée d' agression étant une fois chassée de l' ame
de la France, elle devient par la meme invin-
cible. On voit que eette théorie repose sur une
distinetion absolue entre la guerre offensive et la
guerre défenslve; on suppose d'abord qu'H dé-
pend d'une nation de ehoisir entre l' un et l'autre
de ces deux modes de guerre, et de plus qu'il
y a entre ces deux modes de guerre, au point de
vue pratique, une profonde différence. Ce sont Ht
deux erreurs qu'un instant de réflexion suffit
pour mettre en pleine lumiere. C'est d'abord une
erreur de faít que de croire qu' une guerre défen ..
sive réclame moins de qualité" militaires et de-




DE LA G U ERRE E T DE L'ARMEE. 277


mande une armée moins exercée qll'une guerre
ofTensive: s'il y avait une difl'érence entre ces deux
especes de guerre au point de vue des efTorts que
chacune d' eIIes exige et des qualités nécessaires
~ l'armée qui doit la soutenir, la balance pen-
cherait plutot du coté de la guerre défensive, car
le devoir de combattre en reculant sur son terri-
toire envahi exige plus de force d'ame, plus
de fermeté dans le jugement et plus de con-
stance militaire que l'action d' envahir le pays
ennemi avec l' élan que donnent a l'homme, et
particulierement a notre race, l'entrain de l'atta-
que et l'espoir de la conquete.


En outre, rien n' est plus vain au point de vue
poJitique, ni plus dénué de sens que cette distinc-
tion, aujourd'hui en faveur dans beaucoup d'es-
prits, entre la guerre offensive et la guerre défen-
"ive. Ce n'est point l'acte matériel de franchir la
frontiere de l' ennemi ou d' attendre l' ennemi sur
tion propre territoire qui distingue, aux yeux d'un
esprit juste, la guerre offensive de la guerre défen-
sive. Pour faire légitimement une distinction de ce


16




278 LA FRANCE NOUVELLE.


genre, il faut se reporter aux aetes antériellrs a
eeUe premiere démarehe militaire et se demander
sineerement ou est l'agresseur. On reeonnaltra
souvent, et me me le plus souvent, que l'agresseur
apparent, e' est-a-dire eelui qui, poussé a bout,
tire le premier l' épée, agit de la sorte sous
la eontrainle de la néeessité et a le droit striet
de dire qu' en attaquant, ilne fait que se défendre.
Qui a passé la frontiere en l859? N'est-ce pas
I'Autriehe; et pourtant quel homme éclairé en
Europe prétendra que l' Autriche faisait politi-
quement une guerre offensive? Si le Danemark,
menaeé de démembrement par la Confédération
germanique, avait été en état de devaneer l' at-
taque en passant la frontie¡'e, eút-on osé dire que
le Danemark était l'agresseur? Et nous-memes,
si la Prusse poursuit, avee l'annexion de l'Alle-
magne du Sud, son projet déclaré de ranger
sous son drapeau tout ce ql1i parle allemand en
Europe, osera-t-on nous qualifier d' agresseurs,
si, au lieu de l'attendre a Strasbourg, nous allons
au-:-devant d'elle a Mayenee? Et, quand nous




DE LA GUERRE ET DE L'ARMÉE. 279


sommes allés, en 1.85á, de eoneert avee l'Angle-
terre empeeher, en envahissant la Crimée, une
destruetion de l'empire tu re qui eut précipité }'a-
baissement de la Franee, étions-nous des agres-
seurs et ne faisions-nous pas, si loin de notre terri-
toire, une guerre défensive pour notre grandeur
légitime et pour l'indépendance future de l'Occi-
dent? !l n'y a done rien de fondé, ni au point de vue
milita~re, ni au point de vue politique, dans eette
vaine distinction entre les guerres offensives et
les guerres défensives qui est l'argument favori
de ceux qui combattent ordinairement l'institu-
tion et le mainlien d'une armée permanente. La
vérité sur ee point est que l' effectif de eette armée
permanente, fixé ehaque année avee pleine auto-
rité par les représentants de la nation, doit varier
selon l'aspeet général des affaires et selon l' état
politique et militaire de l'Europe. L' effectif élevé
que la nécessité nous impose aujourd'hui, pourra
done atre réduit aussitOt que les fautes ínoules
qui nous ont inopinément ehargés de ee lourd
fardeau, seront réparées par nos efforts ou par




~80 LA FRANCE NOUVELLE .


. les faveurs de la F01'tune. Mais, jusqu'a ce jour,
puisse l'oreille de la France rester fermée a des
théories qui, dans l' état présent du monde, met-
traient en péril, non-seulement ce qui lui reste de
grandeur, mais son existen ce meme!


Quel doit etre le caractere politique de cette
.


armée permanente, et par quel moyen doit-on em-
pecher qu' elle n' exerce une influence irréguliere
sur les affaires publiques? Cette réflexion ne se
serait pas meme présentée a notre esprit avant
les événements de 1851. ; mais, apres cette répé-
tition agrandie du 1. 8 brumaire, il est impossible
de ne point mettre cette question au nombre des
préoccupations de I' avenir. Pour un pa ys OU l' ar-
mée a joué un role illégal dans la main du pou-
voir exécutif, on ne peut oublier qu'un danger
plus grand encore est a craindre: c'est qu'in-
struite de sa force et habituée a mépriser le
droit, cette armée ne prenne gout a des actes
de cette nature, ne con<;oive l'idée de les ac-
complir pour son propre compte, et ne devienne
de la sorte un instrllment d'ambition et de riva-




DE LA GUERRE ET DE L'ARl\1ÉE. 281


lité uans la main de ses chefs. L' Espagne, si
digne d'un meilIeur sort, nous offre, depuis de
longues années, la terrible image d'une nation
chez laquelle l'armée joue par elle-meme le role
d'un corps poli tique , soutient, éleve, renverse
des cabinets, si bien que les casernes ont pres-
que remplacé le forum et changent, par de fré-
quents coups de main, le sort du pays.


On a ledroit d'espérer que cette dégradation
sera toujours épargnée a la France, et que, si
l' armée joue encore un trop grand role et un
role illégal dans nos discordes, ce sera du moins
(comme il est arrivé jusqu'ici) sous l'inspiration
et d'apres }'ordre d'une autorité civile. Il faut, en
effet, remarquer que le 18 brumaire lui-meme
s' est accompli sous le couvert et avec la con ni-
vence d'une autorité légale, et, quant aux événe-
ments de :185:1, c'est au ministre de la guerre
d'alors et au chef meme de l'État que l'armée
pretait aveuglément obéissance, en détruisant les
institutions. Certes, iI eut mieux valu que )'ar-
mée possédat l'entier discernement de son devoir.


16.




282 LA FRANCE NOUVELLE.


mais il Y a encore un ablme entre eette f:;u;on
d'errer et l'acte d'une armée en révolte eontrt
son chef naturel, e' est-a-dire eontre le ministre
qui lui donne des ordres légitimes au nom de la
loi; ear, bien qu'un général soit ordinairement
ehargé ehez nous des fonetions de ministre de la
guerre, e'est en sa qualité d'autorité civile et non
point eomme supérieur militaire qu'il eommande
souverainement a l' armée. J usqu' a présent, l' au-
torité ministérielle a été respectée dans l'armée
franc;aise; on peut me me dire qu' elle l'a été
jusqu'a l'exees, puisque des ordl'es ineonstitu-
tionnels donnés par eette autorité n' ont point
rebuté son obéissanee; or, tant que eette auto-
rité, agissant dans la limite des lois, n'aura pas
été méeonnue par notre armée, nous serons
encore a l'abri de l'anarchie militaire qu'on peut
considérer cornme la forme la plus honteuse de
la décadence.


JI convient néanmoins d'écarter jusqu'a l'om-
bre d'un tel péril, en maintenant l'esprít eivique
dans l'armée et en pénétrant de cet esprit toutcs




DE LA GUERRE ET DE L'ARMÉE. 283


nos institutions militaires. A ee point de vue, la
loi nouvelle est un progres en ce qu' elle détruit
l'esprit prétorien de la loi préeédente, ou ron
avait eherehé a enehainer indéfiniment le soldat
au drapeau, et a lui faire eonsidérer comme une
carriere définitjve et luerative ee qui n'est que
l' aeeomplissement d'un devoir envers la patrie.
Un serviee relativement eourt, réparti sur un
grand nombre de jeunes gens, l' absenee de toute
pensée de lucre, l'idée dominante qu'il s'agit de
l'acquittement d'une c1ette cnvers la nation, avee
la ehanee égale pour tous d'un avancement légi-
time, mais avee le dé sir sineere ehez le plus
grand nombre de revoir le foyer domestique et
d'y reprendre le travail interrompu, voila les
éléments de l'armée vraiment démoeratique et
citoyenne qui eonvient a la Franee. Une te11e
armée peut soutenir efficacement notre grandeur
~ans étre jamais dangereuse pour notre liberté.
11 en sera un jour en Franee, nous l'espérons
da moins, eomme en Augleterre ou l'idée de
tourner l' armée eontre la puissanee parlemen-




284 LA FRANCE NOUVELLE.


taire n 'entrerait pas meme dans la tete d'un
fou; toutefois, pendant l' époque de transition
que nous avons encore a traverser, il ne serait
pas inutile d'établir par une loi qui serait


I


enseignée achaque soldat et qui ferait partie in-'
tégrante de nos codes militaires, que toute force
armée dans le département de la Seine est tenue
d'obéir aux ordres directs du Président de l'As-
semblée nationale, a quelque militaire que ces
ordres s'adressent, et que la responsabilité per-
sonnelle et la peine capital e seront encourues,
sans distinction de grade, par tout officier ou
soldat qui méconnaltrait ce premier de tous les
devoirs.


Il nous reste encore a parler de l'e\istence de
certains corps privilégiés, tels que les gardes
impériales ou royales et de certains titres et dé-
corations, telles que le maréchalat et la Légion
d'honneur, et a nous demander si ces di verses
institutions doivent subsister dans }'armée d'un
État démocratique et libre. La difficulté disparait
en ce qui touche les corps privilégiés, si le gou- _




DE LA GUERRE El' DE L'ARMÉE. :2~5


verllement est républicain; elle est a peine diE-
cutable, si le gouvernement est une monarch;e
soumise aux conditions que nous avons indiquées
dans cet ouvrage. Le souverain constitutionnel
dont nous avons tracé l'image ne peut avoir, en
effet, aucun intéret distinct de celui de la nation,
ni aucun motif pour attacher particulierement a
son trone, qui touche de si pres a une simple
magistrature, une portion quelconque de l'armée.
Nous n'entendons pas, d'ailleurs, qu'il commande
a l'armée autrement que par l'intermédiaire du
ministre de la guerre, responsable devant le
Parlement de cette partie si importante de l'ad-
ministration publique. Quant aux services que
peuvent rendre en temps de guerre ces corps
privilégiés, rien n'est plus contestable que leur
utilité, et la plupart des personnes qui ont étudié
sans parti pris cette question, assurent que l'exis-
·tence et l'emploi de ce genre de troupes entral-
nent plus d'inconvénients que d'avantages.


La question est moins facile a résoudre en ce
qui touche ce titre de maréchal" qu'un proverbe




286 LA FRANCE NOUVELLE.


populaire présente achaque soldat fran'tais
comme le but supreme de l'ambition guer.riere.
L'aneienneté du titre, son illustration indirecte
par les noms vraiment grands qui l' ont honoré,
dans l' aneien régime comme dans le nouveau,
sa popularité parmi nous, rendent difficile une
suppression que conseilleraient pourtant le boÍl
sens, l'intéret du service, ou ce titre est sou-
vent genant pour le choix des chefs, et l'instinet
légitime de la démoeratie, qui ne veut entre les
citoyens, meme sous les armes, aucune dis-
tinction personnelle. Certes, les grands noms
militaires de notre premiere république ne per-
dent rien a n'etre point aceompagnés du titre
de maréchal, et n'en brillent que d'un éclat
plus pur dans notre souvenir. Mais il est peut-
etre sage d'attendre des progres inévitables de
l' esprit démocratique l'impulsion qui doit em-
porter ce débris si respectable du passé, et il y.
a pea d'intéret a devaneer l' opinion sur des points
oil l' on peut si aisément prévoir et attendre son
concours. Nous ne parlons ici que poar mémoire


,




DE LA GUEHRE ET DE L'ARl\IÍ~E. 287


des titres nobiliaires que l' on a vu eonférer, dans
ces dernieres années, a cel'tains généraux, en
récompense de leurs sel'vlces. Il est évident que,
sans proscrire ni protéger les titres de noblesse,
une république n'en confél'erait plus aucun, et
il est a peine besoin d'indiquer que la mo-
narehie constitutionnelle dont nous avons tracé
le tableau, serait sur ce point dans la meme
~ituation que la république. On cesserait done
seulement d'alimenter parmi nous la fievre mal-
saine des distinctions honorifiques, on laisserait
le temps en atténuer les effets, et l'on pourrait
compter sur le progres de l'esprit démocratique
ponr en tarir la süurce.


,


L'institution de la Légion d'honneur, si habite--
ment imaginée par le pl'emier Consul et si essen··
tiellement appropriée a notre faiblesse nationale,
a jeté de profondes racines en France et serait
encore aujourd'hui indestructible, sans le prodi-
gieux abus qu'on en a faiL Mais, a force de voir
cet insigne qui était réservé, dans le dessein de
son auteur, aux mérites éminen~>\ de tout genre




288 LA FRANCE NOUVELLE.


répandu avec une prodigalité inouie jusqu'aux
derniers rangs de la médiocrité,et trop souvent
plus has encore, on s'est habitué en France a le
dédaigner, sans cesser eependant de le recher-
cher. Néanmoins, e'est aujourd'hui une distinc-
Hon parmi la elasse éclairée que de ne point
recevoir ou de ne point porter eet insigne, et le
progres de l' esprit publie est sensible a eet égard
depuis une vingtaine d'années. Sur ce point
eomme sur celui des titres nobiliaires, on peut
aUendre beaucoup du temps et de l' opinion. On
eomprendra tot ou tard que l' ordre de la Légion
d'honneur n'est pas autre ehose, dans l'ordre
civil, qu'un lien de dépendance de plus envers le .
pouvoir exécutif et qu'un moyen ingénieux, grace
a la hiérarehie des grades, de eréer et d' entre ..
tenir des soIlieiteurs. Avoir institué l'avancement
et la sollicitation a l'usage des Franyais, en dehol's
mAme des fonctions publiques, e'est un tl'ait de'
génie digne du premier consul, et il a trouvé ce
moyen dans la Légion d'honneur qui tient toutes
les médioerités eil haleine pendant toute leur víe,




DE LA GUERHE ET DE L'ARl\IÉE. 289 •


tandis que les citoyens vraiment illustres par leurs
sel'vices n'en ont aucun besoin pour les signaler
aux yeux de tous, ni pour rehausser leur gloire.
Mais, bien que cette institution soit évidemment
contraire, par ses efIets plus encore que par son
principe, a la liberté et a la dérnocratie, ce serait
braver un préjugé puissant que d y porler atteinte
par les 10is et que de ne point laisser faire la ré-
flexion el les mCBurs. Les bons citoyens peuvent
cependant precher d'exemple sur ce point en
n'acceptant pas cette distinction, meme de mains
amies, et plus leut' illustl'ation personnelIe sera
visible plus celte le90n salutaire tombera de
haute


Mais, tandis que le cito yen , éminent dans
l'ordre civil, n'a pas besoill pou!' etre connu de
cette marque matériellc de sa valeur, il n'en est
pas de meme du militaire et surtout du soldat qui
a réellement dépassé par l' hérolsme les limites
du devoir et qui a mérité qu'on se souvint tou-
jours, en le voyant, de ce que lui doit la patrie.
La belle actioll du militail'e ne resscmble point a


17




290 LA FRANCE NOUVELLE.


la gloire soutenue de l' auteur, du savant ou de
l'artiste; cette action n' a qll'un éclat passager
et s'efface promptement du souvenil'; il est juste
et humain qu' un signe permanent de la gl'atitude
nationale empeche cet injuste oub]i. La noble et
simple institution des armes d' /wnneur., décernées
non point par ]e pouvoir exécutjf, mais par les
rcpréscntants de la nation sur le rapport du pou-
voir exécutif, remplacerait avec avantage la ré-
compense actuelIe; cette distinction se rattache
par son origine au temps héroique OU avoir bien
mér#é de la patrie était la plus haut.e des récom-
penses; elle rappellerait par sa rareté meme et
par son pur éclat ces couronnes si illustres et si
enviées que les Homains ménageaient a leurs
premiers soldats; elle ne risquerait pas enfin
d'etre jamais confondue avec ce bout de ruban
que se disputent aujourd'hui dans les anticham-
bres de nos administrations la médiocrité impor-
tune et la docilité complaisante.


Nous arretons icí cette esquisse des princi-
pales réformes qui peuvent renouveler la face




DE LA GUERRE ET DE L'ARl\lÉE. 291


de notre pays et fonder enfin la liberté au sein
de la démocratie fran<;aise. Quelques réflexions
sur les épreuves de notre passé et sur les diffi-
cultés de l'avenir feront mieux sentir encor~
combien ces réformes sont nécessaires.






LIVRE 111


Quelques notions d'histoire nationale et quelques
conseils a la génération presente.






CHAPITRE PREMIER


DE LA CHUTE DE NOS' DIVEflS GOUVERNEl\IENTS


DEPUIS ~7~9.


,N otre histoire nationale, depuis 1789 jusqu"au
jour ou j'écris, ressemble, de l'aveu de tous, ~.~
un roman; elle est semée de plus cl'événements
imprévus, de plus d'actions glorieuses, de plus
de faiblesses misérables, de plus de catastrophes
que ne l' a jamais été dans un espace de temps
si court l'histoire d'aucun peuple ici-bas. Si l' on
cherche pourtant a se reconnaltre dans cett(j
confusion d' événements et a mettre par la ré-
flexion quelque ordre dans ces fumes, on 011
vient bient0t a compl'cndre qúe la Revolution




296 LA FRANCE NOU VELLE.


fran~aise est encore inachevée en ce qui touche
I'ordre politique, tandis qu'eIJe a enfanté un
ordre social dont la tempete n'a fait jusqu'ici
qu'éprouver la solidité et qui sembJe inébran ..
lable. On ne saurait done trop le redire : la Révo-
lution franc;aise a fondé une société, elle cherche
encore son gouvernement.


D'ou vient cet échec politique de la Révolu-
lion et a quoi doit-elJe enfin aboutir? Cette suc-
cession de crises n'est-e11e qu'une longue épreuve,
destinée a nous faire paraitre un jou!' plus chere
et plus douce la jouissance des grands biens que
nous poursuivons depuis si longtemps sans les
atteindre; ou bien n'est-elle que le symptome
renaissant d'une maladie incurable qui dévore
notre etre et qui doit mettre fin a notre existence.
Gardons-nous de cette derniere pensée, conser-
vons jusqu'au bont la sainte espérance, et avec
elle le dévouement a notre tache quotidienne et
I'ardeur du bien.


Ce qui a rendu chacun de ces échecs plu~
douloureux encore pour la nation et ce qui a fini




NOS ÉCHECS DEPUIS ~789. 297


par user son courage, e'est la bonne foi et l'in-
tensité des espérances qu'avait soulevées chaque
tcntative nouvel1e. 89 n'a pa.s eu seul le privi-
lége de voir notre pays rempli d'une confiante
ardeur et livré aux illusions les plus douces; ce
spectacle s'est reproduit plusieurs fois dans des
proportions moindres, et il a fallu du temps et
hien des blessures pour épuiser la provision d'es-
poir et de bonne volonté que contenaH le grand
CCBur de la France.


Parmi ces illusions généreuses, celle qui a
saisi notre race en 1789 est a la fois la plus
complete, la plus légitime et la plus digne de la
pitié de l'histoire. L'imagination peut a peine se
représenter aujourd'hui la douceur décevante de
eette belle aurore. Ceux que l'Évangile appelle
les hommes de bonne volonté semblaient pour la
premiere foÍs maUres des choses de la terreo
Un peuple doux et confiant, habitué depuis des
siecles a souffrir avec patience, et aUendant enfin
de ses guides naturels le redressemcnt de tons
ses griefs, une classe moycnne, riche, éclail'ée,


1 '1.




298 LA FRANCE NOUVELLE.


honnete, une noblesse qui mettait alors son or-
gueil a dédaigner ses privileges, éprise de philo-
sophie, ardente pour le bien public, un clergé
pénétré d'ídées libérales, un roí enfin aspirant
a fonder l' ordre légal, a anéantir lui-meme le
pouvoir arbitraire et a meriter le beau titre, s:.
éphémere sur sa tete, de restaUl'ateur de la liberté
fran<¡aise, quel speetacle était pI us capable de ravir
la pensée, et, si la Forlune avait tenu ce qu' elle
semblait alors promettre, queHe grahdeur eut
approehe de ceHe de la France! Qu' on se figure,
s'il est possible, cette vieilIe et puissante natioh,
subitement rajeunie sous un souffle nouveau,
réussissant, par le seul effort de la raison et des
vertus publiques, par le coneours volontaire de
tous les gens de bien, a passer d'un despotisme
séculaire a la liberté qui convient aux temps mo-
dernes, gardant la raee iIlustre entre toutes de
ses rois, et entourant enfin d'institutions sages ce
trone antique, sorte de palladium de la race des
Franes, associé des le bereeau a toutes nos
vicissitudes, resplcndissant de toutes nos gloires,




NOS 1;:CHECS DEPUIS 1789. 299


a la fois l'instrument et le symbole de notre
unité nationale! Certes, aucune natíon ne serait
arrivée d'un seul eoup a ce comble de grandeur
el de bonheur, et aueune page comparable a
cclle-Ia n'eut jamais été écrite dans l'libtoire du
monde.


C'est sans doute parce qu'une telle bonne for:"
, "


turie eut dépassé de trop haut le niveau ordinairc
des choses hl1maines que la France a été préci-
pitée de ses illusions d' alors dans un sanglant
ablme. te voyageur qui, apres avoir éte téínoin de
cette sainte ivresse, aurait repassé-dans ce me me
pays trois ans plus tard, aurait vu avec stupeur
la place publique inondée du plus noble sang;
des simulacres honteux de jugement envoyant a
la mort les plus pures et parfois les plus élo-
quentes victimes; une Assemblée, esclave de la
populaee, terrible aux ennemis du dehors et a ia
Franee révoltée, maü; délibérant elle-memc sous
le poignard, livrant a de vÚs meurtriE~rs tout ce qui,
dans son proprc sein, dépassait ie niveau eommun
par l'esprit et le eourélge, et prépal'atit la FraIlce au




300 LA FRANCE NOUVELLE.


joug du despotisme en lui art'achant tous ceux
de ses enfants qui ne savaient pas courber le
front. Et lorsqu'on cherche les causes de cet af-
freux changement, on hésite a les marquer, tant
elles semblent d'abord disproportionnées avec de
tels malheurs. Le roi était a la fois trop défiant et
trop faible; la reine et les amis de la reine con-
«urent de bonne heure une haine aveugle contre
la Révolution et adopterent les moyens les plus
malact'roits pour la combattre; le point d'honneur
qui joue, dans toutes nos discordes "Civiles, un si
grand role e~ qui nous porte toujours a nous
pousser a bout les uns les autres, s' empara de la
noblesse, rappelée a ses anciens penchants par le
péril du trone, et lui fit considérer comme une
erreur et comme une lacheté ses concessions
premieres; le meme orgueil animait les nova-
teurs et, des deux cotés, l'épée fut tirée a la
fran«aise, c'est-a-dire en jetant au loin le four-
reau; la maladresse janséniste et l'ignorance pra-
tique des conditions véritables de la liberté des
cultes produisirent unp, funcste tentative d'orga-




NOS ÉCHECS DE PU IS 17 8 9. 301


nisation de l'Église par l'État et aliénórent irré-
vocablement a la Révolution la partie meme du
clergé qui l'avait vue d'ahord avec faveur; enfin,
sous la docilité apparente des classes inférieures,
dans les villes et dans les champs étaient ca-
chés des trésors de haine, accumulés pendant
des siecles contre l'iniquité féodale, haine si pro-
fonde et si vivace, que le temps et la jouissance
paisible de l'égaliM n'ont pu l'épuiser ni l'amor-
tir, et que le fantame de l' ancien régime a encore
aujourd' hui dans nos campagnes plus de puis-
sance que le spectre meme du socialisme pour ef-
frayer les esprits et soulever les creurs. eette
haine populaire, qui est encore de nos jours une
des ressources de la démagogie, offrait alors une
force incalculable a ceux qui voulaient précipiter
la Révolution dans les voies de la violence, tandis
que la désorganisation de la force armée et l'im-
possibilité notoire, des le début de la Révolution,
d' employer cette armée a la défense de l' ordre
intérieur, laissaicnt le champ libre a toutes leurs
entreprises; en meme temps éclatait la guerre




302 LA FRANCE NOUVELLE.


étrangere qui, d' abord par des revers et bientot
par son étendue et sa grandeur, enivra les ames,
les habitua aux résolutions extremes et aux partis
violents, et fit disparaitre tout serupule de léga-
lité, de liberté et de justiee devant l'intérCt su-
preme du salut commun.


Sortie ainsi de ses voies, la Révolution s'égara
de plus en plus dans de sanglantes irripasses et
ne créa plus, sous des formes variées et sous des
noms divers, qu'une série de dietatures jusqu'a
ce qu'elle tombat épuisée sousla main d'un
maUre. Ce maUre pouv.ait-il cependant sauver la
Révolution, la purifier, l'affermir et donnel' a la
Franee républieaine, désormais tranquille du co!v
de l'Europe, l'ordre et la liberté. Tout porte i
croire que cette belle aetion, une des plus grandes
et des plus glorieuses qui eussent honoré l'espeeé
humaine, ne dépassait pas la mesure de son pou-
voir ; mais elle était malheureusement au-dessus
de son esprit, imparfaitement éclairé, et surtotit
au-dessus de son ereur. Le surprenant génie de
N apoléon fera toujours par ~es contl'a~tf~s et ses




NOS ÉCHECS DEPUIS 4789. 303


effrayantes laeunes l'étonnement de l'bistoire.
l\falgré le retour exagéré d'opinion qUÍ se mani-
feste de nos jours eontre eette grande mémoire, eL
malgré des revers quí, produits uníquement par
la folie de sa politique, n'entament point sa gloire
militaire, il eEt absurde de contester, comme on
I' a fait quelquefois, que jamais le génie de la
guerre et de toutes les parties de l'administration
qui touehent a la guerre, n' a été porté a ce point
parmi les hommes. Plus on contemplera ce chef
d' empire aux prises avec tous les probl~mes que
peut soulever la conduite de la g~erre, plus on
reeonnaltra qu'il y avait en lui pour ce genre de
travaux une force secrete quí n'a été jusqu'ici
concédée a aucun mortel. Mais, lorsqu'on voit de
quel prix ceHe prodigieuse intelligence a payé ce
don redoutable, combien elle était étroite pour
presque tout l~ reste, étrangere auxidées de jus-
tíce, peu propre a comprendre l'bistoire et le
temps meme ou elle vivait, asservie a la passion de
l'intéret personnel etgrossierement aveugle surcet




304 LA FRANCE NOUVELLE.


penser a ces enfants qu' on déeollvre parfois dans
nos campagnes, doués poul' le caleu} mental d'une
puissanee surhumaine et que les savants les plus
exercés ne peuvent suivre avec la plumee On sait
comment finissent ordinairement ces prodiges :
non-seulement ce don extraordinaire du calcul
est le plus souvent expié par l'extreme médiocrité
des autres facultés de J'esprit, mais ce don meme
devient stérile, paree qll'il est presqlle impossible
de régler cette force instinctive et démesurée,
de I'appliquer utilcment et de la guider dans le
chemin de la science selon les lois de la raison.
J..'ignorance ou nous sommes de ce qui peut exis-


'ter hors des limites de notre habitation terrestre
nous permet bien des hypotheses. On peut con-
cevoir sans trop de peine un monde ou la force
du calcul, la puissance des combinaisons, la
faculté du travail seraient infiniment plus déve-
loppées que dans le natre, en me me temps qu' on y
chercherait vainement cerlaines oualités morales
et intellectuelIes communes parmi nous. Cette
ame singuliere, méJange inoui de force et de




NOS ÉCHECS DEPUIS nS9. 30iS


petitesse, n'a-t-elIe pu nous venir d'ailleurs et
s'égarer sur notre globe pour y laisser cette tracE'
lumineuse et sanglante qui exercera toujours
l'imagination des hommes? Les eonemis de Napo-
léon I'oot souvent appelé un monstre au point de
vue moral, et il y avait dans ce tenue ainsi em-
ployé une exagération grossiere et une évidente
injustice; mais eette expression devient exacte si
on la prend dans son aeception scientifiqne pour
l' app l i quer a eette extraordinaire intelli gen ce,
si puissante et si faible, si mal pondérée, si dis-
proportionnée avec elle-meme. Oui, c'est au
point de vue intellectuel que Napoléon peut etre
appelé, sans exagération et par ses admirateurs
memes, un monstre; au point de vue moral, on
ne remarque en lui que cette absence de diseer-
nement entre le bien et le mal, eette soif impé-
riense du sucees, eette indifférenee absolue a l'in-
justiee des moyens, que nous rencontrons achaque
pas au meme degré dans la vie ordinaire et qui
exposent tous les jours un trop grand nombre de
nos concitoyens h la juste rigueur des Jois.




306 LA FRANCE NOUVELLE.


Cet incomparable génie n'était done, au point
de vue moral, ni meilleur ni pire que beaucoup
de nos semblables; mais ee qui luí manquait le
plus (et cette lacune est peut-etre la plus éton-
nante de toutes), c'est la grandeul' d'ame, cetle
qualité vraiment noble qui, a l'honneur de notre
race, prend fréquernment son origine dan s le
succes meme, s'accrolt et se développe du
memo pas que notre forlune, et éleve par degrés
des natures souvent vulgaires ou dénuées de sen s
moral, ~L la hauteur de la destinée imprévue que
les événements ou leur énergie leur ont faite.
Certes, la grandeur des conceptions existait en
N apoléon au plus haut point, si l' on peut cepen-
dant appeler grand ce qui est démesuré, ce qui
est hors de proportion avee les moyens d'agir
mis ici-bas a la disposition de l' homme; mais ce
n'est point Jit la grandeur d'ame, ce que nos
peres appelaient d'un terme exceIlent et aujour-
d'hui hors d'usage, la magnanimité. Ce n' est
pas non plus que ce chef, ordinairement si dur,
ne fut indulgent a ses heures, qu'il n'eút meme




NOS Í~C lIECS DE PUl S 1789. 30i


parfois ceUe bonhomie bienveillante, que la
fouie incline toujours a confondre chez ses maltres
avec la bonté, mais ces rares rel&chements d'un
esprit toujours tendu, ceUe facilité intermittente
d'un creur indiíTérent n'ont den a démeler avec
la gl'andeur d'ame qui est la vraie source des
émotions nobles et des résolutions généreuses.
Voila ce qui fit surtout défaut a Napoléon. L'his-
toire offrH-elle jamais, par exemple, un spec-
tacIe plus tragique et plus touchant que celui de
la France, épuisée par les terribles cdses de la
Révolution, couverte de sang et de gloire, mais
inquiete et troublée, affamée de paix, d' ordre, de
liberté, cherchant sa voie apres tant d'efforts
stériles et se demandant avec angoisse si tant de
sacrifices, tant de grandes actions, tant de crimes
meme avaient été accomplis en vain! Devant un
te1 spectacIe, une grande ame que la Fortune
aurait placée dans la situation ou se trouvait le
premier Consul aurait ressenti l' émotion la plus
profonde et surtout la plus désintéressée qui put
ici-bas agiter et élever la nature humaine : c'est




308 LA FRANCE NOUVELLE.


pourtant devant eeUe seene unique dans l'his-
toire (ear César se trouvait en faee d'une Répu-
blique vieillie et expirante, et non point en faee
de l' enfantement laborieux de la liberté moderne) ,
e' est devant eeUe se€me, devant la Franee tello
qu' elle s' offrait alors, que ee grand homme in-
complet donna aussitüt sa mesure en pensant
surtout a lui-meme, et dans eette touehanto
créature l'emplie d'instinets sublimes, mais affais ..
sée sous le poids de ses douleul's et de ses fautes,
et cherehant pour panser ses plaies el reprendre
sa ronte, une main soeonrable, il n'a Vll qu'une
prOle.


11 est done le maltre; esprit mal cultivé, ima-
gillation méridionale, éehaufTée par les souvenirs
peu eompris de la Greee et de Rome et par quel-
ques notions fausses sur le moyen age, il prend
pour modele tantOt César et tantOt Charlemagne;
mal instruit sur l'un eomme sur l'autre, imbu
surtout du fétichisme monarehiquo, ot habile a
nous inoeuler de nouveau los poisons de l'ancien
régime, il reve pourpre~ trono et ('ouronne pour




NOS ÉCHECS DEPUIS 1789. 309


les siens et pour lui, a peu pres comme ces chefs
de l'invasion barbare qui croyaient se grandir
en imitant la eou!' de Constantinople; il parcourt
l'Europe, l'armée frangaise dans la main, et en
abuse comme d'une verge magique qui devait
tout renverser devant lui; ill'use et la brise enfin
a la poursuite de ses ehimeres, et n'a plus qu'un
tron<jon d' épée pour défend1'e le sol national;
vaineu, exilé, mais ho1's d' état de s' oubliel' ou de
se p1'éférer un seul instant le genre humain, il
s' éehappe, se releve et tombe a Waterloo, au
milieu de son dernier earnage, semblable a une
idole qui, s'adorant elle-meme, aurait eu jus-
qu'au bout le funeste pouvoir d'atlire1' ~t sol les
victimes humaines et de les saerifier sur ses
propres autels. Le bon sens, la raison, la phi-
losophie meme, restent interdits devant un tel
regne; e' est pOUl' l' esprit humain un étonnement
et une confusion que n'émoussera jamais l'habi-
tude; on se demandera toujours queHe fatalité
a tiss~ eette vie extraordinaire avee notre des-
tinée nationale, a.u point de les confondre et d' en




310 LA FRANCE NOUVELLE.


faire une seule histoire, comme si la France,
jetée hors d'elIe-meme a la suite des secousses
de la RévoJuUon, eut déliré pendant dix années.


La Reslauration apportait pour la seconde fois
a notre pays une chance inestimable pour con-
cilier les principes et les intérets de la Révo-
lution avec le maintien de ceHe antique et glo-
riem:e maison de France, qui était encore entourée
d'assez grands souvenirs pour déjouer toute com-
pétition, et placée assez haut pour affronter sans
peur le mouvement des institutions libres. On
eut dit qu'une derniere faveur du sort offrait
a la France une revanche du grand échec de 89
et la faculté inespérée de reprendre cet admi-
rable ouvrage, au moment précis ou le désordre
intérieur et la guerre l'avaient malheureusement
interrompu. Qui empechait de considérer tout ce
qui était arrivé depujs les derniers jours de la
Constituante cornme un mauvais reve, hel1reu-
sement dissipé par le re tour de la Iumiere? Qui
empechait de I'effacer des CCBurs, sinon de l'his-
toire, et d'en garder seulement l'expérience, fruit




NU~ l'.:CHEC~ DEPUlS 1789. 3-11


précieux et cherement payé d'une si cruelle le<;on?
Hélas! c' est l' espoir meme de eette réconciliation
entre la monarchie et la Révolution fran<;aise qui
élait un fe ve ; et l' on v,it une fois de plus l' ob-
stinalion des préjllgés et l' amertume des res sen-
timents l' emporter sur les conseils de la plus
simple sagesse.


Les amis et les ennemis de la Restauration
n' ont cessó depuis sa chute d' échanger les récri-
minations et les reproches, mais leurs torts se
balancent et l'équitable postérité les condamnera
tous ensemble. Au lieu d'accepter franchement
les résultats acquis de la Révolution, de lui em-
prunter non-seulement ses serviteurs (ce qui était
alors, grace a leur conduite sous l'Empire, la
partie la moins précieuse et la moins respectable
de son héritage), mais surtout ses principes, ses
symboles et ses emblemes, tels que ]e drapean
tricolore sur ]equel les fleurs de lis auraient si
noblement indiqué la fusion de l'ancienne France
avec la nouvelle; au líeu de chercher hardiment
dans le plcin cxercice du gouvernemcnt parle-




312 LA FRANCE NOUVELLE.


lnentaire et dans la réforme radical e d'un sys-
teme d' administration despotique, son origina-
lité, sa r aison d' etre, son ti tre particulier de
gloire aux yeux de la France, la Restauration
aima mieux déclarer a la Révolution une guerre
impuissante, guerre de mots, cal' il n'était pas en
son pouvoir de revenir sur les choses, et elle ne
pouvait qu'alal'mer et irriter ses ennemis sans les
détruire. Mais, si la conduite de la Restauration
(sauf dans l' espace si court et si glorieux pour
elle qui précéda l'assassinat du duc de Berry)
fut malhabile, si le coup d'État qai lui procura
une mort violente, au moment ou l'application
légale du gouvernement parlementaire l'eut sans
doute cOllsolidée d'une [a<;on définitive, fut un
acte d'ineptie sans exemple, meme dans notre
histoire, la conduite des ennemis de la Restau-
ration est plus bh\mable encore, car l' extreme
maladrcsse est plus digne d'indulgence que la
mauvaise foi.


Certes, il serait injuste de prétendre que la
Restauration ne comptait pas dans la jeunesse




NOS ÉCHECS DEPUIS 1789. 313


d'alors plus d'un ennemi honnete et sincere, SUl'-
tout si 1'011 considere l'absurdité supreme avec
laquelle la Restauration, afTeetant l'intoléranee
religieuse, parut menacer la liberté de conscience,
prit généreusement a son compte tous les torts
de I'Église catholique dans le passé comme dans
le présent, et sembla provoquer a un combat
mortel tous les amis de la libre pensée. L'hosti-
lité irréeoneiliable que soulevaient de telles folies
n'est que trop aisée a coneevoir, et cette hos-
tilité était si sincere dans une partie de la jeu-
nesse, que, chez nombre des survivants de eeHe
époque, on la trouve vivaee encore, curieux et
naIf témoignage, au milieu de nos propres infor-
tunes, des faules et des malheurs d'un autre age.
Mais aueune de ces raisons ne dissimulera aux
yeux de la juste postérité la laideur du bona-
partiste libéral, tel que la Restauration l'a connu
et supporté pendant quinze ans. Je ne parle cer-
tainement pas ici de l' offieier a demi-solde ou du
vieux soldat qu'a immortalisé Béranger, incon-
solable des revers de la patrie plus encore que


f8




314 LA FRANCE NODVELLE.


de sa propre infortune, na'ivement attentif aux
échos de Sainte-HélEme, et accusant de bonne
foi les Bourbons et les émigrés de la grande ca-
tastrophe qui leur avait si inopinément ouvert la
France; ce type célebre du préjugé popu\alre
contre la Restauration est digne de toute notre
sympathie, et, en ce qui me touche, de bien
chers souvenirs, a défaut meme du sentiment de
la justice, m' ordonneraient de le ref'pecter. Mais
cette sympathie et ce respect n'ont rien a démeler
avec les serviteurs sans scrupules du despotisme
impérial, devenant, du jour au lendemain, contre
la Restauration, les apotres intolérants et exi-
geants de la liberté politiquee On ne doit qu'une
sévere justice a ces personnages impudents, qui,
n'ayant rien eu a redire a la Constitution de
l'an VIII, trouvaient leur grande ame a l'étroit
dans la Charte constitutionnelle; qui, ayant ap-
prouvé qu' on mit au pilon les reuvres de madame
de Stael, s'indignaient des moindres entraves
opposées a la liberté d' écrire; qui, ayant envahi
sans forme de proces, dépouilIé et administré des




NOS ÉCHECS DEPUIS 4789. 315


Journaux pour le compte de la police impériale,
pouvaient a peine supporter, quelques années
plus tard, qu'un jury réprimat les exces de la
presse, que ne blessait pas, sous I'Empire,
l'image des prisons d'État et des détentions sans
jugement, mais que révoltaient, sous la Restau-
ration, les moindres précautions prises contre le
fléau renaissant des conspirations militaires. MaI-
gré l'excuse ordinaire de l'inintelligence qu'alle-
guent le plus souvent les défenseurs de ces tristes
mémoires, on ne saurait appliquera de tels hommes
la paroJe clémente de I'Évangile, qui ordonne de
pardonner a ceux qui ne savent pas ce qu'ils
font. La contradiction entre leur conduite passée
et leur conduite présente était trop grossiere pour
leur échapper a eux-memes; leur mauvaise ac-
tion était a la portée de leul' jugement, car ils ne
pouvaient ignorer, si incapables de djscerne-
ment qu'on les suppose, que le moment le plus
dur de la Restauration n'était pas a comparer,
au point de vue du despotisme et du silence, a vcc
les moments les plus doux du premier Empire.




316 LA FllANCE NOUVELLE.


Ils savaient done assez ee qu'iJs faisaient pour
avoir aujourd'hui des droits certains au mépris
de l' histoire.


Nul doute que l'indignation d'avoir affaire a
de tels ennemis n'ait contribué a faire perdre la
elairvoyanee et le sang-froid au partí royaljste, et
ne l'ait entralné a considérer comme une juste
représaille le coup d'État insensé de juillet 1830.
lVIais, quand ·on est ehargé de la destin(~e d'un
grand pellple, l'indignation et I'irritation, si légi-
times qu' elles soient, ne peuvent servir d'exeuse,
et les auteurs aveugles de cet acte de suicide ont
a leur tour bien peu de circonstances atténuantes
a faire valoir devant la postérité.


Plusieurs personnes écJail'ées qui ont vu sans
intéret personnel et sans passion le passage du
gouvernement de la Restauration au gouverne-
ment de J uillet m' ont souvent répété qu'i1 s'était
opéré alors, dans l'état moral et social de la
France, une sorte de changement subit, assez
analogue a ces modifieations brusques de la tem-
pérature que produit le cOllcher du soleil sous le




NOS ÉGIlECS DEPUIS ~789. 347


ciel du Midi; non pas que le ereur de la Franee
fUt déja refroidi eornme de nos jours; au con-
traire, on remarquait plutot alors un développe-
ment de chaleur et une surexcitation des esprits;
ce qui avait diminué sensiblement et sans retour,
c'était le sentiment de la sécurité généraJe et je
ne sais quelle dignité grave qui régnait encore
dans les luttes de la poli tique , dans les débats
de la presse et dans les rebtions sociales. Les
institutions avaient peu changé, les fonctions et
les noms des fonctions étaient restés les memes,
il y avait toujours un roi, des magistrats, des
pail's, des députés; mais on sentait, sans qu'on
eut besoin de se le dire, que ces divers noms ne
recouvraient plus exacternent les memes choses,
cornme si le rang et la dignité de tous s'étaient
trouvés abaissés d'un degré par un mouvement
d'ensemble. 11 n'y avait, dans ce changement
général, de la faute de personne, et les hommes \
ne valaient sans doute pas moins que la veille;
ils valaient meme davantage, si 1'0n tíent compte
de l'habileté pratique, de la jeunesse d'esprit,


IR,




318 LA FRANCE NOUVELLE.


du désir patriotique de bien faire, de l'ardeur
au travail; mais le sol tl'emblant de nouveau
avait tout ébranlé, la Révolution avait repris son
cours, et la démocratie, de plus en plus voisine,
achevait de dessécher, de son souffle puissant,
les dernieres fleurs que le tronc si souvent fou-
droyé de l'ancienne France produisait encore.


Des difficultés réelles et considérables entou-
raient d'ailleurs le nouveau gouvernement; le
parti bonapartiste, si actif sous la Restaura-
tion, était tombé, apres la révolution de Juil-
let, dans une juste insignifiance, mais le partí
républicain, plus fo1't, plus énergique et plus
iIlustre par le talent qu'il ne l'a été depuis, avait
déclaré au pouvoir nouveau une guerre irré-
conciliable, tandis que l'ancienne noblesse fran-
yaise, une grande partie du clergé et une par-
líe notable de la grande propriété territoriale,
arrachées par leurs ressentiments a leurs ins-
tincts conservateurs, considéraient désormais les
embarras et les périls de la couronne cornme
une sorte de vengeance du ciel que leur devoir,




NOS ÉCHECS DEPUIS 4789. 319


aussi bien que leur inclination, était de seconder.
Néanmoins, le gouvernement de J uillet ÍJouvait
triompher de ces obstacles, et ille prouva en les
surmontant; il devait périr, comme le gouverne-
ment précédent, en pleine prospérité et par des
fautes que la triste 1 umiere de l' expérience n 'a
rendues aujourd'hui que trop visibles.


C'est un plaisir que de dire librement la vérité
a ceux qu'on n'aime point et, quand ce plaisir est
aiguisé par le péril, c' est peut-étre le plus doux
des penchants auquel une intelligence cultivée
puisse se laisser séduire; mais, pour gouter ce
plaisir sans remords, il faut avoir aussi Je cou-
rage autrement difficile de dire la vérité telle
qu' on la sent a ceux qu' on respecte et qu' on
aime, et c'est ce que j'essayerai de faire en par-
lant de la chute du gouvernement de J Ul \let et
du renversement de notre seconde républiqtie.
Deux choses, a mes yeux, ont détr~ít la monar-
chie de Juillet : le gouvernement personnel du roi,
de plus en plus sensible dans les affaires publi-
ques, et un systeme électoral si étroit, que la




3'20 LA FRANCE NOUVELLE.


nation ne put intervenir a temps pour réformer
légalement ce gouvernement personnel et pour le
sauver de lui-meme. L'immixtion abusive du roi
Louis-Philippe dans les affaires publiques ne prit
point sa so urce, il faut le dire a Ron honneur,
dans un sentiment exagéré du droit monarchique
ni dans un désir intempérant et étroit de domi-
nation personnelle : la cause de cette funeste er-
reur fut plus noble. Frappé d'une maniere
ineffa<;able par le souvenir terrible des grandes
guerres du commencement du siecIe et par la
triste image de la France deux fois envahie, sin-
cerement persuadé qu'une politique pacifique
était le supreme intéret de la France, et malheu-
reusement convaincu que, si les affaires étran-
geres échappaient a son influence personnelle,
toute autre main que la sienne, ou que celle d'un
ministre pensant et sentant comme lui-meme,
les laisserait glisser vers la guerre, le roi ne
craignit pas' de professer sans cesse cette opinion
avec la liberté trop abondante et trop spiri-
tucHe de sa paroJe, et, ce qui était moins excu-




NOS ÉCHECS DEPUIS HS9. 32,1


snble, jJ fit ouvertement tous ses efforts pour lr.,
faire triompher dans l'arene ou s'agitaient les
petrUs.


Comment serait-il descendu de la sorte dans
cette melée sans y recevoir de profondes bles-
sures? Cette imprudence, généreuse dans ses mo-
tifs, mais fatale a la Constitution et a sa couronno,
fit la joie de ses ennemis et leur fournit. dans la
presse, comme a la tribune, le moyen trop aisé
ele le détruire. La politique de la paix est, au
moment OlI j' écris ees Iignes, populaire en Franee,
et le gouvernement aetuel éprouverait meme une
eertaine difficulté a pousser, s'il le croyait utile,
la nation vers la guerreo Mais, pour muener en
Franee un revirement d' opinion si peu conforme
au penehant nationaI, iI a fallu bien des impru-
denees et bien des fautes qui 80nt présentes a la
mémoire ele tons, et tel n'était pas, il s'en faul
ele beaueoup, l'état des esprits au temps de mon
adoleseenee. A eette époque, la paix, a laquelle
on savait trop bien que le roi était inviolablement
attaehé, ótn,it profnnorl1lcnt impopulaire; on exa-




322 LA FRANCE NOUVELLE.


géró.it grossierement dans la presse les moindres
manques d'égards de l'étranger, qui abusait par-
fois, lui aussi, de cet attachement trop déclaré
pour la paix, et 1'0n faisait peser tous les jours
sur une seule tete la responsabilité de l'humiliation
prétendue de la Franee; de sorte que I'on réussit
a faire tomber un souverain qui avait vaillamment
combattu sur les champs de bataille de la Révo-
lution et qui montrait tous les jours aux assassins
un visage tranquille, dans le meme discrédit que
s'il eut manqué de courage. Préoccupé, de son
coté, de garder _avant tout des ministres favora-
bles a sa politique, et se eroyant comme eux en
regle avee l' opinion tant que le eabinet possédait
la majorité dans la Chambre, le roi ne s' aperce-
vait guere, surtout dans les derniers temps de
son regne, des progres que faisait tous les jours
le flot montant du préjugé populaire; ou bien, si
ses ministres et lui entrevoyaient ce progres par
intervalle, surs de leur droit légal et forts de leur
amour sincere du bien publie, ils éprouvaient un
eertain plaisir a braver eette impopularité tous




,NOS ÉCHECS DEPUIS 1789. 3 G)'~ ~.)


ensemble, plaisir qui n'est que trop séduisant
pour des ames fleres, et qu' on peut gouter sans
remords dans la vie privée, mais qu'i! faut du
moins s'interdire au pouvoir. Ils arriverent ainsi
au bord meme du précipice, et c'est en reculant
obstinément devant un changement de ministere
qu'il regardait cornme une catastrophe, que le
roi Louis-Philippe altira sur sa maison et sur
la France la catastl'ophe d'un changement de
régime.


Cependant. cette catastrophe eut été impossible
a produire et elle eut été surement prévenue si
la Chambre élective eut été autrement composée,
et si un systeme électoral trop étroit n'eut em-
peché l'opinion des classes moyennes d'y exercer
une influence légitime. Adrnettant dans son sein,
contrairement a l'usage anglais, nombre de fonc-
tionnaires investis du droit peu convenable de
voter Ieur propre traitement en votant le budget,
cette Chambre était en outre choisie par un corps
électoral si peu nombreux, qu'on ne peut guere
comprendre comment la nécessité absolue d'une




324 LA FIU.NCE NOUVELLE.


prompte réforme ne S' était pas manifestée plus
tot a tous les bons esprits. Non-seulement les
éleeteurs fran<;ais étaient environ quatre fois
moillS nombreux que eeux de l'Angleterre, mais
la condition exclusivement pécuniaire de deux
cents franes d'impot direet, mise au droit élee-
toral, était telle que nombre de eitoyens reeom-
mandables et meme eonsidérables par leur situa-
tion et leurs lumit~l'es, et possédant meme une
certaine aisance, n'y pouvaient prétendre 1. On
ne comptait done, dans le eorps éleetoral d' alors,
que des eitoyens arrivés a une certaine fortune,
et surtout a une forLune solidement assise el par


1. On a toujours raison de prendre en pareille matiere
l'exemple qu'on connalt le mieux; on m'exeusera done si je
me pl'ends iei pour exemple. J'habite un appartement qui me
rait payer 135 fr. d'impót direet, ce qui, en 18~7, eut été
insuffisant pour me rendre électeur. J'ai de plus une tres-
modeste habitation a la campagne frappée de 108 fr. d'impót.
Tout compris, je dépasserais done de 43 fr. le droit éleeto-
ral; mais, si }'on tient eompte aussi de l'élévation générale
de l'impót depuis lors, il est évident qu'en 1847, je n'aurais
pu etl'e élccteur et encore moins éligible, et iI ne m'eut servi
de rien d' etre docteur es lettres, anci c-n professeur de faculté,




NOS l!CHECS DEPUIS 1789. 325


conséquent a peu pres contents de leur sort, ce
qui est une mauvaise disposition d' esprit pour
comprendre a temps le besoin de changement
et de progres dont sont toujours plus ou moms
agité es les sociétés modernes.


On a beaucoup abusé contre la rI)ajorité par-
lementaire de cette époque du mot de satis(aits.,
qui se trouvait écrit dans je ne sais quel ordre
du jour voté par la Chambre; mais, au fond,
l'instinct public n'était pas injuste en s'emparant
de ce terme pour en faire un argument en faveur
d'une réforme. Oui, le corps électoral d'alors,
par suite de sa composition légale, comptait trop


membre de l'Institut et méme propriétaire foneier. Et com-
bien de eitoyens éelairés, combien de membres des profes-
sions libérales, plus capables que moi sans doute d' exercel
sagement leurs droits poli tiques , s'en trouvaient alors exclus
d'une facon aussi déraisonnable! Certes, le malheur n'était
pas grand pour eux, et je donnerais bien volontiers aujoul'-
d'hui Inon 35 mi1lieme de voix dans l'élection d'un député
en échange des garanties que la liberté possédait alors, mais
le droit de suffl'age doit etre réglé en vue du bien de I'État,
el c'est l'État qui avait gravelllent a souffrir d'nn tel systemc
électoral.




326 LA FRANCE NOUVELLE.


de citoyens satis(aits de leur sort et ne faisait pas
une place suffisanfe a ceux qui ne l' étaient point.
JI ne faut jamais oublier cette maxime que la
défiance des hommes est en raison de leur
malaise et de leur peu de lumieres; lorsque les
intér8ts populaires ne sont pas directement repré-
sentés dans un systeme politique, ils s'y croient
par la meme méconl1us et trahis, et, lorsque les
passions populaires sont privées de toute espé-
rance légale d'aboutir, elles s'aigrissent et s'exas-
perent.


En 18ft 7, ce résultat s' était produit, et le gou-
vernement d'alors, tout en ayant la majorité dans
le corps électoral, comptait dans les classcs
moyennes et inférieures une majorité d' adver-
saires. Néanmoins, l'immense majorité de ces
adversaires eux-memes ne souhaitait point une
révolution. Une réforme faite a temps eut con-
tenté tout le monde et un changement opportun
de cabinet eut laissé dans l'isolement une poignée
impuissante d'agitateurs. Cependant, puisque
ce cabiuet avait la majorité dans la Chambl'e,




NOS ÉCHECS DEPUIS 4789. 327


e' était seulcment de l'illitiative royale que pou-
vait venir un changement si nécessaire, et c'était
proprement la fOllction particuliere de la royauté
dans le régime constitlltionnel d' alors que d' ob-
server impartialement I'état vrai du pays, que de
pressentir le mal et que d'y porter remede. Loin
de la, ~e roi tenait personnelIement et ouverte-
ment a son ministere et regardait un change-
ment de cabinet comme le plus grand des mal-
heurs. En un mot, et pour employer l'image la
plus exacte, il s'était fait, entre le cabinet qui
devait changer et la royauté qui devait demeurel',
une sorte de soudure qui empechait l'un de ces
ressorts de glisser a temps sur l'autre; et, comme
iI fallait bon gré, mal gré, que le mouvemen1 se
produislt, la partic fixe de la machine a été brisée
parce qu'elle adhérait a la partie qui devait etre
mobile. Les théoriciens profonds du despotisme,
écIos depuis peu dans notre pays, n'ont cessé de
nous donner a entendre, depuis celte expérience,
que la machine parlementaire était trop COlll-
pliqLlée pOUI' l'inte]]jgeuce obtuse de la France et




328 LA FRANCE NVUVELLE.


trop délicate pour ses marns brutales, ce qui
est un étrange compliment a l' égard de leurs
concitoyens; en revanche, ils ne tiennent aucun
compte des complications autrement graves de
leur propre mécanisme et des fictions grossieres
quí en sont le triste ornement. Le mécanisme du
gouvernement parlementaire, monarchique ou
républicain ~ est certainement le plus simple
comme le plus efficace qu'on ait encore trouvé
pour conduire les afl'aires d'un peuple libre;
mais plus une machine est simple, plus iI est
aisé de l' anéantir si l' on méconnalt la condition
élémentaire de son fonctionnement. Quoi de plus
simple qu'une brouette, par exemple? Attachez
pourtant la roue au corps de la brouette, rou-
lera-t-elle? Voila l' histoire de nos deux révolu-
tions de 1.830 et de 1.848.


La chute de notre seconde République vient
d' ailleurs, et nous parlerons de ce malheur avec
la meme sincérité que de tout le reste, car la
vérité seule, outre le plaisir solide qu'elle procure
a resprit, peut utilement nous instruÍre. La Ré-




NOS ÉCHECS DEPUIS ,1789. 329


publique de 18Ú8 eut d'abord contre elle sa ma-
niere d' entrer dans le monde, e' est-a-dire la
fa<;on irritante pour la France dont Paris, et dans
Paris une poignée d'hommes, décida le sort du
pays en décrétant dictatorialement la substitution
de la forme républicaine a la forme monar-
chique.. On céda partout en France, mais avec
un ressentiment et une humiliation secrete qui
n'attendaient qu'une occasion pour se faire jour.
Presque immédiatement un impót impopulaire
dans les campagnes et l'explosion inattendue des
doctrines socialistes, dont la Républiqne parut
naturellement responsable, aliénerent au gouver-
nement nouveau presque toutes les classes
moyennes et la partie la plus considérable et la
plus influente des classes agricoles. Enfin une
constitution défectueuse qui meUait en présence
un Président nommé pour quatre ans et une
Assemblée unique, élus tous deux par le suffrage
universel et direct., préparait des conflits d' au-
torité capabJes d'ébranler profondément un gou-
vernement plus solide.




330 LA FRANCE NOUVELLE.


Néanmoins, ces causes de ruine n'auraient pas
suffi pour renverser la République, et, quoique
entourée de difficultés plus grandes encore que le
gouvernement de Juillet et la Restauration, elle
aurait pu les surmonter comme ces gouvernements
ont triomphé des premiers obstacles mis a leur
marche, si elle eut renconlré une adhésion sincere
et un concours énergique parmi les anciens chefs
et soutiens du gouvernement constitutionnel, qui
étaient devenus de fait, par l'éloquence et le
talent, les maltres du gouvernement républicain.
Au moment ou se posa la question de la pré-
sidence, les anciens partis monarchiques, réunis
dans la Constituante aux républicains modérés,
étaient numériquement aussi bien que morale-
ment les maltres du Parlement et de la France.
Le sentiment d'un grand péril public, et surtout
les funestes journées de J uín, avaient amené un
rapprochement passager entre les anciens partis
monarchiques et les répubJicains modérés qui
acceptaient le général Cavaignac pour représen-
tant. La question de la présidence et surtout




NOS ÉCHECS DEPUIS ~ 789. 331


du choix d'un candidat pour la présidence met-
tait les deux partis en demeure de prouver si
leur allianee. alors si nécessaire au pays, était
sincere et leur ofIrait en meme temps une occa-
sion unique de le prouver. Que fallait-il pour les
ra~surer, chacun de son ct>té, sur leurs ü1tentions
réciproques, et ponr rassurer en meme temps la
France sur son aveni!'? Se donner mutuel1ement
des gages et dissiper les soup90ns que les deux
partis élevaient si volonliers l'un contre l'autre.
01', ces soupyons, quels étaient-jls? Les anciens
royalistes aecusaient les républicains de vouloir
porter atteinte aux institutions et aux intérets
conservateurs de la France, et de vouloir suivre
une politique trop révolutionnaire au dedans et
au dehors. De leut' coté, les républicains accu-
~aient les anciens royalistes de n' et.re nullement
atlachés a la Répnbhquc el de travailler déja a
8a ruine. Le choix d'un candidat a la prési-
c1ence donnait aux anciens partis monarchiques
un moyen décisif de répondre a cette accusa-
tíon : c' était d'accepter et de soutenir loyalement




332 LA FRANCE NOUVELLE.


la candidature du général Cav(lignac; et cette
marque d' adhésion définitive a la République était
d'autant plus indispensable de lenr part, qu'a-
dopter le candidat opposé, dont le nom et les
précédents ne pouvaient faire illusion a per-
sonne, e' était voter contre la République et ex-
primer ouvertement le VCBU de la détruire.


Cette faule· capitale ne fut pas évitée, et les
républicains la rendirent d'ailleurs trop facile en
n'acceptant pas les conditions tres-modérées que
certains chefs du partí monarchique mettaient
alors a leur concours. Il est vrai que les partís
monarchiques eux-memes ne suivaient pas leurs
chefs dans cet essai si honorable de conciliation,
et affichaient encore plus d'intolérance que les
républicains ne montraient de souPQons. L'en-
tente ne put donc se produire. L'ancien parti
monarchique apporta aussitOt toute sa force au
secours de la candidature du prince Louis Bona-
parte, et cet appui, joint au réveil de l'idolatrie
napoléonienne qui couvait toujours dans les cam-
pagnes, et au mécontentement melé de crainte




NOS ÉCHECS DEPUIS ~789. 333


que la République y avait suscité, forma ce tor-
rent irrésistible qlle nOllS avons vu tOllt emporter.
Aux yeux de tout homme éclairé, cette élection
était la perte assurée de la République, et des
ce jour on ne combattait plus, hélas! de part et
d'autre que pour hériter de ses dépouilles. On
sait assez quel fut le vainqueur et quelles furent
les conséquences de sa vicloire.


La chute de la seconde République sera done
mise par l'histoire a la charge des anciens roya··
listes qui dominaient alors le Parlement, et qui
jouissaient a bon droit d'un grand crédit sur
la nation, et (malgré leur effort loyal et tardif
contre un dénoument trop prévu) leur adhésion
a une candidature qui était une déclaraHon de
guerre, sinon un arret de mort contre la Répu-
blique, leur sera justement reprochée comme
une faute. Nous maintenons d'abord en principe,
et nous ne nous lasserons pas de le redire, qu'il
est contraire au devoir d'un bon citoyen de tra-
vailIer a la chute d'un gouvernement quel qu'il
soit qui donne a la nation des




334 LA FRANCE NOUVELLE.


la souveraineté parlementaire et un cabinet res-
ponsable. Or, non-seulement la République,
malgré sa Constitution défectueuse, ne contestait
nullement ces grands biens a la France. mais le
jeu naturel des institutions libres avait déja mis
les anciens orateurs monarchiques a la tete des
afTaires, et, s'ils évitaient (peut-etre a tort) d'etre
officielJement les chefs du gouvernement républi-
cain, ils en étaient certainement les maltres. Ils
n'avaient done aucun motif Iégitime de souhaiter
la chute d'un gouvernement que la Constitution
me me leur livrait sans réserve, et qui ne deman-
dait a une opinion quelconque que d'obtenir la
majorité pour la mettre aussitot en possession
du pouvoir. Quant au refus du gélléral Cavaignac
et de ses ami s de prendre tel ou tel engagement
sur la conduite des alTaíres intérieures ou exté-
rieures, ce refus ne devait ríen empecher, puis-
que les loís républicaines assur:ucnt largement
a ]' Assemblée nationale sa pl'(~pondérance sur le
choix des ministres du Président, et par consé·-
quent sur la direction quotidienne de sa poli-




NOS ÉCHECS DEPUIS 1789. 335


tique, et que, d'autre part, le général Cavaignac
ne pouvait etre personnellement soup<;onné
de songer JamalS a se mettre au-dessus des
10is.


Il faut done chercher ail1eurs que dan s ces
engagements refusés, l'excuse des anciens partis
monarchiques pour leu!' conduite injuste a l'é-
gard de notre seconde République. Cette excuse
était surtout dans les passions antirépublicaines
des cIasses conservatrices qu'apres tout ces
partis représentaient dans la Chambre, dans
le ressentiment mal éteint de la surprise de
Février, dans une ancienne hostilité personnelle
entre les chefs des andens partis monarchiques
et plusieurs républicains de la veille, dans le
trouble melé de col ere que le~ menaces du so-
dalisme avaient jeté dans les esprits, dans l' es-
poir, enfin, de rétablir la monarchie constitution-
nelle sans trop de secousses, apres le passage
d'un Président que 1'0n supposait plus capable
de renverser le gouvernement que de le prendre
et surtout de le garder. On peut joindre a ces




336 LA FRANCE NOUVELLE.


excuses une derniere hypothese : c'est qu'alors
meme que les anciens partis monarchiques se
fussent franchement portés au secours de la cal1-
didature répubJicaine, la candidature opposée
aurait peut-etre triomphé. par la seule force du
préjugé populaire. II n'est pas certain qu'il en
eut été ainsi; mais, lorsque nous avons commis
une faute, c'est encore une consolation, melée de
tristesse, si l' on peut se dire que les événements
auraient peut-etre tourné de meme sans cette faute
et qu'on est innocent de fait, sinon d'intention,
dans le mal qu'on a risqué de produire.


Les ruines de la seconde République s'écrou-
lerent donc sur tant de ruines accumulées au
milieu de nous, depuis la fin du dernier siecle,
et c'est du spectacle monotone de toutes ces
chutes que sont nés dans l'ame jadis si ardente
de notre nation, ce mortel découragement et
cette lassitude profonde, qui semblent aujour-
d'hui devenus le tempérament meme de la
France. Apres tant d'expériences manquées et
tant d' espoirs dé<;us, il s' est formé parmi nous




NOS ÉCHECS DEPUIS 4789. 337


une sorte d'esprit public qu'on ne peut mieux
définir qu'en disant qu'il est exactement le con-
traire de l' esprit de 89. Autant la France était
alors portée aux illusions généreuses, autant elle
se défie aujourd'hui des tentatives les plus mo-
destes. Paraissant désormais incapable de haine
aussi bien que d'amour, revenue de toutes les
passions et dégoutée surtout de l' espérance, elle
considere ses gouvernements et leurs divers
efforts pou!' la gllérir ou pour lui p]aire comme
ces malades découragés qui écoutent tous les
médecins avec une tranquille indifférence, et les
accueillent mélancoliquement du me me sourire.
L'étranger s'étonne des pulsations si faibles et si
lentes de ce grand creur de la France, dont les
battements se sentaient jadis aux extrémités du
monde; quel peuple a pourtant reyu de la nature
un sang plus riche et plus saín que la noble
nation de France! et quel peuple ne se sentirait
plus brisé que nous apres tant de secousses inu-


tiles! N' est-ce pas proprement notre histoire,
telle que je viens de la rappeler dans ces pages,




338 LA FRANCE NOUVELLE.


qu'a peint le plus grand des poetes en parlant
de Sisyphe :


. .•.. Et semper victus tristisque recedit;
Nam petere imperium, quod inane est, nce datur unquam.
Atque in eo semper durum sufferre laborem,
Roe est adverso nixantem trudere monte
Saxum, quod tamen a summo jam vertice rursum
Volvitur, et plani raptim petit requora campi.


Combien ce rocher fatal, vainement soulevé,
n'a-t-il pas déja écrasé de citoyens généreux
dans sa course? Que de fois le peuple fran<;ais
a-t-il cru saisir enfin l' ordre dans la liberté et
dans l' égalité pour reculer aussiíOt les maillS
vides \


..... Et semper victus tristisque recedit.


C'est cctte tristesse que nous respirons tous,
jeunes et vieux, traversant ce siecle, et c'est en
proportion de notre patriotisme et de nos lu-
mieres que nous la sentons plus ou moms peser
sur nos creurs.




CHAPITRE JI.


DES SIG:\"ES "ES PLUS APPARENTS DE J.A D~CAnENCE
D'UN PEUPLB.


Lorsqu' on rappelJe que tout ce qui existe doit
lllourir, iI sembIe qu'on énonce une vérité si ba-
nale, que nul ne puisse jamais etre tenté d'y con-
tredire. Mais il ne sumt point de ne pas con-
tester cette vérité pOllr la bien comprendre~ et
l'idée de la mort répugne si fortement a la nature
animée, que, tout en acceptant le mot, notre es-
prit s'arrete difficilement sur la chose et n'y croit
jamais qu'a moitié. Le moindre prétexte suffit a
l'esprit humain pour écarter l'idée de la morí.,
et nous confondons vo lontiers, par exemple, les




340 LA FRANCE NOUVELLE.


existences a longue période avec l'impossibilité
de mourir. Nous ne faisons aucune difficulté sur
les etres éphémeres; noos accordons sans peine
qu'une fleur, un insecte, ne naissent que pour
etre aussitót détruits. Pour nous-memes, dont la
vie est pourtant si courte, nous avons tourné le
probleme, et, outre notre espérance obstinée dans
la prolongation de notre vie physique, au milieu
meme des signes les plus évidents d'une dissolu-
tion imminente, nous nous sommes heureusement
persuadé, non sans de grands avantages pour
l'ordre social, que cette dissolution n'atteint que
notre corps et laisse intact le droit de notre per-
sonne morale a l'immortalité. Quant a ces grands
corps, tels que les, planetes et les soleils qui nous
emportent a travers les espaces comme une pous-
siere animée répandue sur leur surface, ou qui
nous inondent d'un flot toujours égal de chaleur
et de lumiere, notre imagination n'admet guere
pour eux l'idée de la mort et nous refaisons
facilement a leur égard le raisonnement que Fon-
tenelle prete aux roses : « Pour les roses, dit-il,




DES SIG~ES DE DÉCADENCE. 3&'~


les jardinjers sont jmmortels, car de mémoire
de rose on n' a vu mourir un jardinier. ))


Quoi d'étonnant si les nations, qui sont a leur
maniere des etres animés et dont l' existence poli""
tique peut mettre des milliers d'années a s'accom··
plir, nous paraissent Rouvent, en dépit de l'expé-
rienee, au-dessus des atteintes de la mort! Ce
n'est pas eependant que des cadavres de nations
n'aient souvent jonché le sol de notre planete et
n'y aienL me me disparu, absorbés et transformés
tout eomme d'autres eadavres. La plus grande
de ees dépouilles, ee corps immense, qui couvrait
le monde aneien et qui était formé lui-meme des
débris de tant de peuples, él été dévoré par les
raees barbares, et nous sentons tous les jours que
quelque ehose de son sang a passé dans nos
veines; il en reste done si ron veut quelque
ehose; mais cette personnalité, la plus puissante
et la plus majestueuse que la terre ait vue et qui
portait le nom imposant de Rome, OU est-eIle?
N' a-t-elle pas, tout eomme un etre humain, dis-
paru dans la mort? Et cette autre personne,




~42 LA FRANCE NOUVELLE.


d'une grace et d'un esprit incomparables, sage a
ses heures, héroYque souvent, toujours éprise du
beau, poete, philosophe, al'tiste, guerriere, mé-
lange adorable des traits de Minerve avec ceux
de V énus et d' ApolIon, la glorieuse et séduisante
AthEmes, qu'est-elle devenue? Absorbée par la
Macédoine, elle a contribué sous sa fo'rme nou-
velle a eíTacer du monde l'antiqlle empire des
Perses, qui avait lui-meme détl'uit la vénérable
Égypte, et le tout est alIé s' engloutir dans le
vaste sein de Rome. Sans remonter si haut, n'a-
vons-nous pas vn presque hier disparaHre d'au
milieu de nons la malhellreuse Pologne'? Les
jours de la Turquie ne semblent-ils pas compt¡~s;)
Et, si l'unité allemande suit son cours, la yail-
lante Hollande, malgré sa sagesse proverbiale et
tant de souvenirs de gloire, n' est-clIe point inévi-
tablement destinée a devenir la province mari-
tjme de ce nouvel et rcdoutable empire? Si tant
d' exemples ne peuvent encore convaincre les
peuples qu'ils sont périssables, et qu'il ne leur
suffit point d'avoir vécu longtemps pour vivre




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 34.3


toujours, c'est que l'idée de la mort répugne au-
tant aux nations qu'a tout ce qui existe, et que
chacune d'elJes~ séparant son sort du sort com-
mun, est disp()s(~e a se dire, comme je ne sais quel
personnage de tlléátre : « Mais, moi, c'est autre
chose! » 11 n' est pas rare cependant qu'nne na-
1ion soit avertie, comme tout etre vivant, par des
signes précurseuI's de sa fin prochaine, surtout si
elle ne succombe point brusquement sous la main
de l'étranger et si une décadence intérieure, pré-
cédant ce dernier coup, lui a donné le temps de se
reconnaitre. L'mil per<;ant d'Annibal n'avait pas
eu de peine a entrevoir, apres sa propre défaite,
l' anéantissement assuré de Carthage. A Rome, a
Athénes, en Pologne, la perte plus ou moins pro-
chaine de l'État a été vue et inutilement annoncée
par nombre d'esprits justes. Combien recueille-
t-on dans .l'histoire de ces plaintes éloquentes,
semblables aux chants lugubres du prophéte
pleurant sur Jérusalem. Ces avertissements sont
toujours inutiles. Ce n' est pas que la foule elle-
meme, dans un État qui chancelle, ne soit agitée




344 LA FRANCE NO UYELLE.


a son heure par le presscntiment confus du péril
qui menace l' existence nationale; comme un
équipage inquiet qui a lu une partie de la vérité
sur le front de ses chefs, la multitude est ordi-
nairement avertie de la tempete qui s'approehe
par la tristesse croissante des bons citoyens ; mais
ces craintes tardives ne peuvent guere produire
qu'un mouvement désordonné et quelques convul-
sions violentes au milieu descwelles les destins
s'accomplissent.


Examinons done brievement s'il est possible
d'indiquer quelques-uns des signes qui peuvent
annoncer aux peuples leur propre décadence et
gardons-nous ici d'une confusion a laquelIe on
est toujours ex posé dans ce genre d'étude. eette
confusion consiste a considérer certains faits, tels
que le désordre ou le despotisme dans le pouvoil',
l' anarchie dan s la. population, le cu\te généra\ de
la force et le mépris du droit et d' autres faits
analogues, comme des signes assurés de dissolu-
tion, sans tenir assez de compte du moment ou
ces faits se produisent. Or, l'époque ou les phé-




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 3M>


nomimes se constatent n'a guere moins d'impor-
tance lorsqu'on veut savoir a quoi s'en tenir sur
la vie et sur la santé des nations que lorsqu'il
s'agit de la vie et de la santé d'un seul etre or-
ganisé. Si l'on nous dit, par exemple, qu'un etre
humain chancelle dans sa marche, hésite dans
sa parole, est troublé par la moindre émotion,
ébranlé par le moindre choc, il nous paraitra ai-
sément qu'on nous dépeint un de nos semblables
arrivé au terme de son existence. Il n'y a pour-
t~nt rien a changer dans cette peinture ponr
qu'elle convienne a un enfant encore as ser vi aux
faiblesses du premier age.


Dire de meme' d'une nation qu'elle est sans
force et sans crédit au dehors, livrée a l'anarchie
intérieure ou au despotisme, adonnée a la vio-
lence, pleine de mépris pour le droit, c'est es-
quisser des traits qui peuvent s'accorder égale-
ment avec l'enfance et avec la décrépitude. Mais,
si j'ajoute que la meme nation a auparavant
connu l'ordre, qu'elle a joui de la liberté, res-
pecté la justice, gouté les nobles plaisirs de la




346 LA FHANCE NOUVELLE.


pmssance et de la gloire, je puis eonjecturer
alors dans quel sens elle incline et de queHe
chute fatale elle est menacée.


Et cependant, l'existence agitée des nations
peut etre soumise a des malaises momentanés
qui les font déchoir de leur état antérieur, sans
que eette déchéanee soit irrémissible; en d'au-
tres termes, elles peuvent avoir, eomme le eorps
humain, de graves maladies qui ne soient pas
mortelles et qu'un retour a la santé fait dispa-
raUre. La durée plus ou moins longue du mal
est alors d'une grande importance pour le juge-
ment qu'on en doit portero Qu'on suppose, par
exemple, qu'une nation, qui a Jom un certain
temps d'une liberté réguliere, soit livrée tout
d'un eoup a la dictature; la dl~chl~allce relative
est évidente, mais elle n'a rien de définitif, si
cette dictature est temporaire, si la nation ne la
subit qu'a regret, n'en contraete pas la funeste
habitude, et surtout si eette dietature subsiste
moins longtemps que la liberté n'a duré. Avoir
traversé, par exemple, la. dietature au sort1r




DES SIGNES DE D:F:CADENCE. 347


de notre grande Révolution peut étre con-
sidéré comme un accident de notre exislence
nationale; mais y retomber et surtout nous y
complaire apres trenle années de gouvernement
libre, c'est un symptóme beaucoup plus grave
sans que, heureusement, il ait encore une signi-
fication décisive. A Rome, la domination tempo-
raire de Marius fut un premier et court acccs de
despotisme d\':magogique; le mal suspendu re-
parut bientót et fut réprimé avec Calilina; iI
revint plus fort avec César, ne fut plus arrété
qu'un instant par la mort de ce grand homme,
et triompha définitivement avec Auguste du solide
tcmpérament de l'ancienne république. La lente
agonie de ce grand corps fut meme traversée
par de courtes lueurs d' espérance, telles que le
mouvement qui suivit la mort de Caligula et les
efforts impuissants du sénat pour interrompre de
temps a autre la dictature impériale. Ces crises
successives qui annoncent la chute des États,
semblent donc, par leur intermittence et par leur
gravité toujours cl'oistiauLe, tiuivre la meme ioi




348 LA FRANCE NOUVELLE.


que les maladies a acces périodiques qui atta-
quent si profondément l'économie du corps hu-
main. Ce sont, dans les deux cas, des atteintes
d'abord légeres, qui vont toujours se rapprochant
et s'aggravant jusqu'a ce que le mal soit continu
et que ríen ne l'arrete. Dans les deux cas aussi,
on peut attribuer l'intermittence du mal a l' effort
constant, mais de plus en plus faible, que fait
l' organisme atteint pour revenir a la santé et pour
rejeter le poison qui le dévore. Rien n' empeche
pourtant que cet effort, surtout au début du mal,
ne puisse etre heureux; et, par conséquent, au
milieu meme de semblables crises, la porte est
encore ouverte a l' espoir.


Enfin la vie des nations est si Iongue et notre
propre existence est si courte; qu'il faut se garder,
alors meme que le mal, se prolongeant au deja
des bornes de notre faible vue, nous parait sans
remede, de porter un jugement trop absolu sur
l'issue définitive de ces crises redoutables. Alors
meme que tou! semble perdu, le patriotisme,
comme l'affection pres du lit des malades qui




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 349


nous sont chers, doit se rattacher a I'incertitude
accoutumée des choses humaines, afin de ne pas
désespérer encore. Quoi de plus touchant que de
voir la Pologne détruite vivre encore aujourd'hui
dans l' amour obstiné de ses enfants, comme un
de ces etres adorés que nous ne pouvons nous
résigner a voir s'échapper de notre étreinteet
qui, étendus sans vie, nous semblent toujours
sur le point de reprendre le mouvement et la
parole t Qu' est-ce donc lorsqu'il s' agit d'un grand
peuple encore debout et opposant la vigueur
d'un tempérament éprouvé et une longue habi-
tude de vivre au mal intétieur qui le consume?
Cumbien de preuves accumulées d'une destruc-
tiOll prochaine clevraient s'imposer a l'esprit de
ceux qui l' aimeilt avant qu'ils renoncent a leur
pie use espérance!


On oublie trop de nos jours, lorsqu' on parle
de la grancleur et de la décadence des peuples,
que les causes de ces grands événements sont pu-
rement morales, et qu'il faut toujours en revenir
a les expliquer par un certain état des ames don!


20




350 LA FRANCE NOUVELLE.


les changements matérjels, qui frappcnt plus tard
l'imagination du vulgaire, ne sont que la eonsé-
quence visible autant qu'inévit<tble. Persuadons-
nous done d'abord de eette vérité qu'une nation
n' est capable de maintenir l' ordre dan s son sein,
d'arriver a la liberté, de défendre sa granc1eur
qu'a l'aide d'un sacrifice perpétnel et volontaire
de l'intéret partieulier a l'intéJ'et généraJ. Au fond
et aux yeux du pbilosophe, cette subordination
volontaire de l'intéret partieulier a l'intéret gé-
néral ne mérite point le nom de saerifiee, paree
que la raison meme la conseille et que l'intéret
général méeonnu entraine· infailliblement les in-
térets particuliers dans sa ruine. Mais, aux yeux
de J'immense majorité des hommes qui ne rai-
sonnent que pour eux-memes et ne peuvent em-
brasser de leur vue un si vaste horizon, eette
subordination sans cesse renouvelée de l'inté-
ret particulier a l'intéret général est de lem
part un sacrifiee. Or, il faut bien que ce saen-
fice apparent soit fait volontairement par l'im-
mense malorité de~ citoyens, cal', s'il faUait pour




DE,' SJ.G-NES DE DÉCADENCE. 354


l' obtenir avoir uní formément reeours a la eon-
tminte, eette eOtltrainte perpétuelIe du tres-petit
nombre sur le grand serait impossible : quís cus-
lodet ipsos custodes? JI faut, au eontraÍre, que
ce soit un tres-petit nombre de récalcitrants qUÍ
soit contenu par la force avec le concours et avec
\' assentiment du tres-grand nombre. Connuent
done ce sacrifice volontaire de l'intéret parti-
culier a l'intél'et général est-il obten u par la na-
fion de la part des citoyens qui la composent?
En d' autres termes, quels sont les mobiles qui
portent les citoyens a s' abstenir du mal qu'ils
pourraient faire im punément, et a preter a la
ehose publique, au moyen de leur fortune, de
leur temps et parfois au prix de leur vie, un con-
eours qu'ils pourraient apres tout luí refuser? Si
l'on veut se rendre un compte exact de ces mo-
hiles, les examiner de pres dans leur diversité
apparente et les ramener 11 leur origine, on arri-
vera infailliblement t~ l'une de ces trois grandes
sources de toute moralité et de toute bonne con-
duite humaine : la religion, le devoir, l'honneur.




352 J"A FRANCE NOUVELtE.


La religion est a la fois le plus simple de ces
mobiles et le pI us efficace, et, lorsque son action
n'a pas été trop affaiblie par la critique, il n'est
pas d'instrument plus puissant pour obtenir des
hommes en société tous les genres de sacrifices
que l'intéret public réclame. La grandeur des
résuItats n'est ici comparable qu'a la simplicité
des moyens. Pour conseiller, en effet, a l'homme
de préférer autrui a soi-meme, de souffrir avec
patience les maux de cette vie, pour lui ordonner
de n'empiéter sur les droits de personne et d'ajou-
ter meme les graces généreuses de la charité a la
stricte observance de la justice, la religion n' a point
a se perdre dans des raisonnements subtils, elle
n'exige aucun effort d'inteIligence, aucun héro'isme
du creur, elle commande simplement toutes ces
choses avec cet argument unique mais péremp-
toire: c'est Dieu qui l'a dit. Bien agir paree
que Dieu l'a dit, voila le fond de la religion, et,
lorsqu'elle a conduit a ce point un grand nom-
bre d'ames, rien ne peut égaler le service qu'elle
a rendu aux sociétés humaines. L'incrédulité




DES SIGNES DE D(~CADENCE. 353


croissante dans les classes instruites n' empeche
meme pas la religion de continuer son reuvre
longtemps encore dans les classes populaires, par-
ticuliérement dans les campagnes; et dans notre
pays meme, tout déchiré qu'il est par le funeste
antagonisme de l'Église catholique et de la Révo-
lution franyaise, combien la religion ne produit-
elle pas encore de fruits excelIents et ne simplifie-
t-e1le pas, par son action constante, l' reuvre si
épineuse du gouvernement des hommes? Com-
bien de mauvais instincfs réprimés, de mauvaises
actions prévenues, de désordres empechés, de
soumissions obtenues au profit des lois et de
l'ordre général par le moyen de la religion? Et ce
bienfait de tous les jours s'opere sans faire grand
bruit, sans attirer me me notre attention, émoussée
par l'habitude, car les sociétés finissent par pro-
fiter de ce miracle continllel de la civilisation
comme d'un phénomene régulier de la nature.


Néanmoins, l'influence de la religion dans les
sociéiés tend toujours a décroitre, par le seul
efIet du raisonnement, de la diffusion des sciences


20.




354 LA FRANCE NOUVELLE.


positives et des attaques constantes de la philo-
sophie. La religion perd d'abord le gouvernement
des classes éclairées, et, si elle se maintient plus
Jongtemps au cmur du peuple, l' empire de l'imi-
tation, aussi bien que l'influence d'une éducation
imparfaite et des demi-lumieres, lui font bientOt
la guerre dans ce dernier asile. Quelle que soit
l'énergie plus ou moins longue de sa ré:·dstance,
iI faut cons;dérer le moment ou les classes diri~
w~ant.es ne la connaissent plus, ou du moins, tout
en lui rendant un hommage d'habitude, n'en ac-


ceptent plus les enseignements et n'en subissent
plus l'acHon. Ce changement n'empeche pas en-
core la sociéV~ politique de subsister et ne suffit
point pour en exclure l'esprit de dévouement et
de sacrifice. Ce premier retranchement détruit en


dócouvre un autre qlli peut encore repousser sur
quelques poinls l'invasion dissolvante de l'égoYsme
individuel : c'est l'idée élevée du devoir ou le
sage calcul de l'intérct. bien entendu. Mais ces
deux mobiles, qui sup posent tous deux une cer-
taine lumiere phHosophiclue et une certaine clll-




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 355


lure de l'intelligence, ne peuvent prétendre a
conduire ce grand nombre d'ames qui n'entend
que le langage plus simple de la religion. L'his-
toire est pleine de héros attachés a la justlce et
au bien public par la pure notion du devoir, et
se sacrifiant avec enthousiasme a la patrie sur le
seul commandement de la conscience. La Grece,
Rome, les beaux moments de notre propre révo-
lut.ion ofTl'ent beaucoup de ces nobles exemples;
mais la majoi'itt~ des hommes n'est guere acces-
sibIe a un motif d'action si abstrait, et conduire
un peupIc entle!' avcc le seul frein du dcvoir est
une chimere. Si le pur dévouement au devoir
suppose une ame trop élevée pour devenir un
mobile général de conduite, I'intéret bien entendu
exige trop de finesse dans l' esprit et un discer-
nement trop exact des conditions de la vie so-
ciale pour etre jamais d'un grand secours. Certes,
l'intéret bien entendu, calculé par une intelli-
gence droite, aboutit dans la pratique aux memes
commandements que le devoir; mais combien
d'hommes tres-éclairés sont cependant sans force




356 LA FRANCE NOUVELLE.


devant la tentation présente et repoussent, en ce
qui concerne leurs affaires particulieres, le con-
seil de J'intéret bien entendu qui leur crie d'y
résister? Si pourtant les esprits les plus clair-
voyants savent rarement se refuser un plaisir
présent pour éviter un mal futur et personnel,
comment imaginer qu'un citoyen peu éclairé, ou
meme éclairé, endurera volontairement un mal
présent et personnel par égard poul' le bien
futur et général de la société dont il fait partie?
Supporter volontairement l'inégalité des condi-
tions, le travall manuel, la pauvret<~, ponr éviter
a l'ensemble de la société et a soi-meme le mal
de l'anarchie, aller au-devant de la mort sur le
champ de bataille pour épargner a ses conci-
toyens et a leur postérité la déchéance de la pa-
trie, e' est faire des efforts de raisonnement et
des actes d'héroYsme intellectuel dont la nature
humaine est bien rarement capable. Aussi ne les
faít-elle guere et les hommes qui sont de bons
citoyens par le pur sentiment du devoír ou qui
obéissent aux lois indépendamment de la crainte




DES SIGNES DE DÉCADENCE. .3:)7


qu' elles inspirent, par un caleul bien entendu sm'
l'intéret particulier et l'intéret général mis en
présence, sont en nombre beaucoup trop restrejnt
pour maintenir dans la société l'ordre, la probité
et la somme de dévouement relatif sans laquelle
I'État ne saurait vivre. II faut done qu'un autre
motif d'action, plus répandu et plus efficace,
vienne en aide au mobile trop rare et trop élevé
du devoir et au mobile trop particulier et trop
subtil de l'intéret bien entendu. Ce mobile, c'est
l'honneur, ou mieux encore Je point d'honneur,
dernier et puissant rempart des sociétés vieillies
el particulierement de la société franyaise.


Aux yeux de tout observateur clairvoyant et
de bonne foi, notre pays offre aujourd'hui le
spectacle, presque unique dans le monde, d'une
société dans laqueIle le point d'honneur est de-
venu la principale garantie du bon ordre et faH
accomplir la plupart des devoirs et des sacrifices
que la religion et le patriotisme ont perdu la
puissance d'ordonner. Si nos lois, en tant qu'elles
~ont d'accord avec les prescriptions de la con-




3ñ8 LA FRANCE NOUVELLE.


science universelIe, sont généralement respectées,
si le jeune soldat rejoint docilement son drapeau
et lui reste fidele, si l'agent comptable respecte
la caisse publique, si le Franc;ais enfin s'acquitte
convenablement de la plupart de ses devoirs en-
vers l'État et envers ses concitoyens, c'est au
point d'honneur que nous en somrnes 8u1'tout re-
devables. Ce n' est pas le respect de la loi divine
passée depuis longtemps a l'état de probleme, ce
n' est pas le dévouement philosophique a un devoir
incertain, et encore moins a l' etre abstrait de
I'État, bouleversé et discrédité par tant de révo-
lutions~ c'est la crainte d'avoir a rougir publique-
ment d'une action réputée honteuse qui main-
tient seule parmi nous un désir suffisant de bien
faire. Si l' on veut mesurer le puissant secours
que le point d'honneur nous prete, que l' on con-
sidere les peuples auxquels, apres I'affaiblisse-
rnent de la religion et en l'absence du patrio-
tisme, eette derniere ressource a manqué. En
Orient, par exemple, ou le vol ne déshonore pas,
ou le fonctionnaire prévaricateur est respecté




DES SIGNES DE DÉCADE~CE. 359


aUSSI longtpmps (jll'il est impuni, demeure lln-
puní tant qll'Ul1 rival puissant n'est pas in té-
ressé a sa perle, et peuL reparetltre sans honte si
un retour de faveur le ramEme a la lumiere, la
bonne administratioll des finances est absolument
impossible, et I'État ne peut guere recueillir que
les débris de l'impOt dont les sujets sont aeea-
blés. Le point d'bol1neur est souverain eontre un
abaissetnent si funeste; il fait tourner toutes 1m;
forees de I'amour-propre au profit du bien publie
et défencl de la sorte le grand appareil de la so-
ciété et de I'État eon tre une ruine qui autrement
serait inévitable. On voit SOllvent, au bord de
quelque ]'ui~~eau, un arhre profond(~ment atteint
par le tenl ps; le tI'()l1C est largement ouvert, le
bois y est détruit, ilne eouLient guere plus qu'un
peu de pourriture; mai~ son écoree vit encore,
la séve y peut mantel' e1,. ehaque année, il se
eouronne de verdure, eomme au beau temps de


..


sa jeunesse; iI reste done ficrement debout et
peut meme braver plus d'une tell1pete. Voila
l'Ílllage fidele d'ullc !Jallon 4.ue le pOlI11 d'llOnlleUr




360 LA FRANCE NOUVELLE.


soutient encore apres que la religion et la vertu
s' en sont retirées.


Mais le point d'honneur meme peut etre me-
nacé et affaibli par une certaine perversion du
sen s moral qui est le produit ordinaire des révo-
lutions trop fréquentes. Le spectacle de l'iniquité
triomphante est un agent de corruption bien
puissant sur l'ame humaine, qui n'a pas besoin
de beaueoup d'exemples de ce genre pour in-
cliner au culte du succes et a l'adoration de la
force. Lorsque l'idée que le succes passe avant
touL et que la fin justifie les moyens s'est emparée
fortement des esprits, le point d'honneur, qui
consiste précisément a ne pas trouver bons tous
les moyens de réussir et a respecter en toute
chose les regles du jeu, est en danger de dispa-
raltre. La souveraineté du but, cette doctrine
favorite des révolutions, est la morLelle ennemie
du point d'honneur. 01', 011 peut professer de
deux manieres ou pIutot pour deux raisons tres-
ditIérentes la doctrine de la souveraineté du but.
On peut y arriver par un fanatisme sincere,




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 361


comme certains dévots qui se croient autorisés ~l
n'avoir ni roi ni loí, au point de vue "humaln,
lorsqu'il s'agit de l'intéret supreme de la religion,
et comme certains socialistes qui ne se font au-
cun scrupule de réformer la société malgré elle;
et de pousser le genre humain par la force jusquc
dans l'Éden qu'ils ont revé. Mais il est une autrc
maniere, mille fois plus basse et malheureusement
plus répandue parmi nous, d'entendre la souvc-
raineté du but: c'est d'admettre, sans fanatisme
et meme sans aucune croyance personnelle, que
la force est la mesure du droit, que celui qui en
use a propos, meme contre toute justice, a raison
s'jJ a des chances suffisantes pour réussir, et mé-
rite, s'il réussit, l'admiration universeIle. On
touche alors a cet état moral que Thucydide a
dépeint d'une maniere sublime en peignant la
décadence de la Grece, a propos des massacres
de Corcyre, et en écrivant l'immortel dialogue
des l\féliens et des Athéniens qui, l'emportant
ce jour-Ia, se déclaraient hautement les contemp-
teurs de la justice. Ce qu'il y a de remarquable


21




362 LA FRANCE NOUVLLLE.


dans cette corruption de la conscience publique,
c'est que ces funestes maximes, d'abord réser-
vées a la politique, s'étendent bientOt jusqu'aux
affaires particulieres et que le point d'honneul',
en retraite sur un point, est hientOt forcé de re-
culer sur tous les autres. On s'accoutnme d'abord
a 10uer, sons le nom d'habileté en politique, la
fraude et la violence que le succes a récompen-
sées; mais, par un reste de pudeur, on s'en ex-
cuse encore, en cherchant a se persuader que. si
la moral e n'existe pas en polit.ique, elle doit ré-
gner ameurs et surtout dans la conduite des
intérets privés; cependant, la logique l'emporte
dans le raisonnement comme dans le langage, et
bientOt on se surprend a louer comme l'habileté
supreme en affaires tout vol assez adroit pour
rester impuni. eette connexité dans nos ,luge-
ments sur la politique et sur les alTaíres particu-
lieres est tellement inévitable, que si un temps
d'arret doit se produire dans la dépravation des
consciences et que si le point d'honneur doit
rep~endT'e encore quelque ascellLÍanL sur les tunes,




DES SIGNES DE DECADENCE. 363


c'est par les afTaires privées que eommenCl'ra
toujours eette réaetion sal utaire , pour remonter
ensuite jusqu'it la politique, d'ou le mauvajs
exemple était deseendu. On s'aperQoit done d'a-
bord qu'on a eu tort de eroire tout permis pour
s' enriehir; puis, faisant un pas de plus et s' éveil-
lant eomme d'un songe, on reeonnalt aussi que
tout n'est pas permis pour gouverner. j)iais le
point d'honneur n'en a pas moins feQU une vio-
lente atteinte, et nous ne devons jamais oublier
qu' en Franee affaiblir le point d'honneur, ce
n' est pas seulement abaisser les ames, mai:,
ébranler le dernier fondement de la soeiété el de
l'État.


N'avoir plus que le point d'honneur pour
appui et le sentir par!,ois fléehir sous sa main,
eomme le roseau fragile dont parle I'Éeriture,
e' est sans doute un signe de déeadenee, mais il
en est deux autres qui malheureusement sont
parmi nous tres- reeonnaissables eneore. C'est
d'abord ce eurieux phénomene : que la timidit<~
politique du cito yen s' aceroi t avec sa fortune et




3Gí LA FRANCE NOUVELLE.


que la richesse, au lieu d'etre chez nous comme
en Angleterre un secours pour l'indépendance
civique et un appel a l'ambition politique, semble
une chalne de plus, qui rend le Fran<;ais plus
doclIe a tous les caprices du pouvoir. Je ne veux
point dire par HL que ]e Franyais enrichi ne pré-
tend pas se meler de po]itique et jouer un role
dans I'État; au contraire, le titre de conseiller
général ou de député l'attire comme un ornement
et comme une consécration de la richesse; mais
ce désir vulgaire ne mérite nullement le beau
nom d' ambition~ en ce sens que c' est le titre et
non pas la fonction, l'apparel~ce et non pas la
réalité qui tente ici le candidat; de sort.e qu'il
acceptera volontiers pour réussir l'attache du
pouvoir, alors meme que sa situat.ion personnelIe
lui permettrait de s'en passer. C'est ainsi que se
sont formées jusqu'ici les Chambres du second
Empire, qu' on ne peut étudier de pres sans une
patriotique inquiétude sur l' avenir du pays; car
ces assemblées si singulieres se composent, apres
tout, de citoyens qui, par leur fortune et leur situa-




DES SIGNES DE D~CADENCE. 365


tion personnelle, seraient les représentants natu-
reIs de la France et réunissent évidemment toutes
les conditions matérielIes de l'indépendance poli-
tique et d'une ambition légitime. Mais le ressort
de la volonté semble brisé dans leur ame, et ces
hommes qui n'ont certainement qu'a vouloir pour
etre les maitres du pays, soit dan s leur départe-
ment, soit a la Chambre, sont aussi peu tentés
de tenir tete a un orateur officiel dans la Chambre
qu'a un préfet dans leur département. C'est un
des plus tristes symptOmes du temps que nous
traversons et de l'affaiblissement moral du pays
que de voir la richesse ne point enfanter l'indé-
pendance, et le désir de gouverner ne pas sortir
naturellement de la fortune.


Pour nous consoler de cette abdication alar-
mante des classes riches (qu' 011 aurait appelées
autrefois les classes gouvernantes) , on nous montre
volontiers les classes ouvrieres disposées et pretes
a recueillir cet héritage et a prendre en main le
pouvoir. Rien ne serait plus juste ni meme plus
nécessaire que cette transmission d'un pouvoir




366 LA FRANCE NOUVELLE.


que ses détenteurs naturels délaissent; mais, si les
classes ouvrieres sont disposées, comme c'est leur
droit, a recueillir cet héritage abandonné, on peut
douter malheureusement qu' elles soient aujour-
d'hui capables d'en faire un usage raisonnable.
Elles sont, en effet, plus ou moins pénétrées d'une
idée fausse et éminemment dangereuse qui a
toujours fleuri dans les temps de décadence :.
e' est de confondre les devoirs de l' Etat avec les
fonctions de l' administration de l' assistance pu-
blique.


Voila le fond de toutes les doctrines socialistes
qili ont fait de si grands ravages dans l' esprit de
nos classes ouvrieres; et, sous ce nom nouveau de
socialisme, il faut bien reconnaJtre la vieille ten-
dance des républiques démocratiques de la Grece
et plus tard de l'empire romain a charger l'État
non-seulement de l'existence et du bien-etre des
citoyens, mais de leurs plaisirs memes. Ce mal


• doit etre compté parmi les plus insidieux qui
puissent miner une société vieillie et en préparer
la ruine; car, d'une part, cette opinion une fois




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 367


l'épandue sur les devoirs de l'État, ouvre une
earriére infinie aux artifices et aux excitations
des démagogues, et, d'autre pa~t, ce dévelop-
pement nouveau des devoirs de l'État, ajoutant
de la sorte la charité a la justice, peut paraltre
d'abord un progres et séduire beaucoup de nobles
tunes.


Parlons d'abord des facilités que eette fausse
opinion sur les devoirs de I'État donne a l' odieux
trafic des démagogues qui sont la honte et le
fléau des sociétés démoeratiques. Et d'abord
qu'est-ee qu'un démagogue et comment le dis-
tinguer d'un ami du peuple? Le earactere propre
du démagogue; e' est de tirer parti, dans son in-
téret personnel, des souffranees populaires en les
exagérant et surtout en les attribuant a la ma'lt-
vaise volonté de l' État ou des elasses supérieures
bien qu'il soit lui-meme ineapable (lorsqu' on le
met en demeure) de suggérer aucun moyen
pratique de les alIéger. Si l' on veut done bien
marquer le trait qui distingue le démagogue du
réformateur, ami du peuplc, íl faut insister sur




368 LA FHANCE NOUVELLE.


eette différenee: le réformateur signale un mal
partieulier et propose en meme temps un moyen
pratique et spéeial de le guérir; il aeeepte la
discussion sur ce point, l'y concentre meme, et
se rend a la raison s'il lui est démontl'é que le
désordre sociaL dont sa vue est blessée ne peut
etre entierement corrigé, comme il arrive trop
souvent en ce monde, qu'au prix d'un plus grand
désordre. Le démagogue, au contraire, s'en tient
aux décIamations vagues et pel'pétuelles sur les
souffranees du peuple, sur les jouissances des
riches et sur l'inertie ou la mauvaise volonté de
l'État, sans jamais indiquer comment on pourrait
faire en sorte qu'il n'y eut plus de pauvres, et sans
révéler a l'État aucun moyen d' étendre a tous
les eitoyens la jouissance égale des biens de la
terreo On voit aisément combien cette tactique,
si connue du démagague dans les sociétés mo-
dernes, est favorisée par la doctrine qui charge
l'État du bien-etre de tous les corps, comme on
le chargeait autrefois du salut de toutes les ames.
Si tel est le devoir de I'État, quoi de plus com-




DES SIGNES DE D1!:CADENClt 3119


mode, en effet, que de l' accuser et que de démon-
trer qu'il y manque; car, malgré tous ses efTorts,
iI ne saurait I'accomplir, et plus les citoyen~
s'habituent a compter sur son assistance, plus il
devient nécessairement incapable de la leur
pretero


En outre, cette situation engendre une iHusion
non moins singuliere que funeste: on prend vo-
lontiers pour une marque de progres ce qui est
un signe d'afTaiblissement, et ron se figure que
I'État comprend mieux ses devoirs et commence
enfin a les remplir lorsqu'il est précisément en
voie de se dissoudre. L'empire romain est un
frappant exemple de cet aveuglement des esprits
et de la forme insidieuse que revet ce genre
particulier de décadence. Encore aujourd'hui, OIl
entend fréquemment faire un pompeux éloge, a
ce point de vue~ de l' empire romain, des insti-
tutions charitables dont il se couvrait de plus en
plus, des secours ingénieux ménagés par I'État
a tous les genres de faiblesse, et l' on oppose
eette générosité toujours croissante du pouvoir
~L




370 LA FRANCE NOUVELLE.


impérial au dur esprit de l' ancienne Rome. On
sait pourtant quel fut le résultat le plus clair de
cette politique : les assistants~ se trouvant bien-
tot inférieurs en nombre aux assistés et hors
d' état de leur suffire, s' échappaient découragés
de cet informe phalanstere, et s' enfuyaient parfois
jusque chez les barbares pour y retrouver du
moins les lois de la nature et s'y reposer un peu
de l'exces de civilisation dont ils étaient les vic-
times.


Nous sommes loin de tels abus, malS iI faut
nous demander si nous ne sommes pas sur la
pente qui peut nous y conduire. En examinant


,


les divers signes de décadence que nous venons
de dépeindre d'une maniere générale, et en ré-
fléchissant impartia.lement sur nous-memes, nous
pouvons encore arriver a cette conclusion forti-
Hante qu'aucune de nos maladies n'est mortelle;
mais comment nous dissimuler que nous sommes
atteints cependant, et que de grands efIorts sont
nécessaires pour maintenir le nom de la Franco
a la hauteur OU les siecles précédents l' ont porté?




DES SIGNES DE DÉCADENCE. 371


Cette nécessité urgente d' un héro'ique efÍort en
faveur de notre chere patrie paraitra, je l'es-
pere, pl us évidenle encore a tous les yeux,
lorsque nous aurons retracé, dans un dernier
chapit1'8, le:::; épreu ves redoutables qui attendent
la France en Europe et dans le monde.






CHAPITRE JII


DE L'AVENIR


ta France approehe de l'épl'euvc la plus re-
doutable qu' elle ait encore 1raverséc. L' objet de
cet ouvrage n' étant pas d' examiner ni de critiquer
les fautes du gouvernement impérial, mais sim-
plement d'exposer l'état des cllOses et de joindre
a quelques conseils pour le présent quelques
conjectures sur l'avenir, iI est inutile d'insister
sur les actes, connus de tout le monde et con-
damnés par la raison publique, qui nous ont
amenés au point OU nous sommes.


Le démembrement da Danemark, toléré par
nous, malgré les oiTres formeIles de concours que




.'3H LA FIL\NC E NOUVELLE.


J10US faisait alors l'Angleterre pour empeeher
une iniquité si dangel'euse> les eneouragements
que la Prusse a reyus de nous dans ses desseins
déclarés contre l' Aulriche, le secours qu'avee
Ilolre aveu, sinon par notre ordre, lui apreté
\' Italie, sont des faits qui- n'ont plus désormais
qu'un intéret historique, sur lesquels iI serait sans
intéret de revenir et qu' 011 peut abandonner au
j ugement sévere de l' équitable postérité 1.


Il nous suffit done de prendre pour point de
départ de 110S réflexions la situation que ces
événements nous ont faite, et d'envisager d'un
regard ferme 1'avenir qu'ils 110US préparent.


Il serait de meme sans utilité de nous perdre,
it la suite de tant d' éerivains, dans une vame
discussio11 sur le plus ou moins de droit qu'a
l' Allemagne de se constituer en un seul État et
sur l'injustice qu'il y aurait, dit-011, de notre
part a entraver l'"accomplissement d'un vam si


,1. Ces faits sont suffisarnrnent exposés et discutés dans la
IVe série de nos Quelques Pages d'hisloire conlemporaine~
pal'ticulierement dans la Pre{ace eL l'Appendice.




DE L'AVENIR. 373


légitime. Cette question pourrait s'imposer a
notre esprit si l' AIlemagne, parlant comme un
seul homme, avait notifié clairement ses inten-
tions a la France et au monde; on concevrait
;1101's que notre conscience fUt partagée entre le
soin de notre propre grandeur et le respect du
droit d'autrui, et qu'une discussion en regle
s' établit sur ce point, a peu pres comme dans
ces écoles antiques ou ron s' exergait a débattre
la cause du juste et celle de l'utile. Mais c'est
une puérilité que d'instituer, comme on le fait
tous les jours, une discussion de ce genre en
face d'une situation aussi compliquée et aussi
obscure que celle de l' AlIemagne : non-seule-
ment, en effet, les États secondaires de l' ancienne
confédération ne manifestaient, pendant la guerre
de 1866, aucun désir d'elre absorbés par la
Prusse, contre laquelle ils ont loyalement com-
battu, mais bien des tésistances se sont fait jour
depuis la conquete, et, en tout cas, le mauvais
vouloir d'une partie notable des États du Sud
contre l'hégémonie prussienne n' est aujourd'hui




376 LA FRANCE NOUVELLE.


dOllteux pour personne. I..a question de droit et
de justiee n'est done pas aussi simple ni aussi
formellement tranehée eontre l'intéret de la
Franee que le prétendent les partisans de la
grandeur prussienne.


Mais, alors meme qu'ils auraient raison et que
l' AIIemagne aurait proclamé librement et d'une
eommune voix sa voionté de se eonfondre en un
seul État, les eonsidérations qui vont suivre n'en
seraient nullement modifiées ou afI'aiblies, pui~­
que nous voulons examiner ici, non pas si ces
événements sont le fruit d'un aveuglement eOll-
pable de la part de nos chefs, non pas si ces
événements sont d'accord avec les prescriptions
de la justice, mais uniquement (ce qlli importe
bien davantage) queIles conséquences ils doi vent
avoir sur notre destinée. Certes, il peut etre
d'abord intéressant de se demander, pres du lit
d' un malade, si son mal est le fruit de sa propre
impl'udence ou s'il ne pouvait étre évité, s'jl a
eontracté ce mal en accomplissant une mauvaise
aetion ou au contraire en s'acquittant de quelque




DE L'AVENIR. 37i


devoir imposé par sa eonseienee; mais ces ques-
tions deviennent oiseuses ou du moins hors de
propos lorsque, la maladic étant franehement
déelarée, on doit se demander, avant tout, a
quoi elle doit aboutir.


Quel est done, pour la Franee, le résultat des
événemenls de 1.866? a quoi nous menent-ils?
I .. a marche envahissante de la Prusse en Alle-
magne se poursuivra-t-elle en paix, ou bien
tenterons-nous de l'arreler ou au moins de la
suspendre par la force des armes? On admettra
aisément qu'il ,n'y a pas d' autre alternative.


Examinons donc rapidement une de ees deux
hypotheses, et eommenc;ons par eeHe d'une
guerre entre la Franee et la Prusse, quelle qu'en
soit l'oecasion ou le prétexte. Vainerons-nous la
Prusse? Le fait seul que eette question puisse
etre posée ne montre que trop elairement le
ehangement aeeompli autour de nous depuis
deux années. La seu]e question qui put etre dé-
batlue naguere lorsqu' on parlait de la puissanee
militaire des États du eontinent, était de savoir




378 LA FRANCE NOUVELLE.


si la France pouvait ten ir tete a l'Europe coali-
sée : aujourd'hui, la question est de savoir si la
France l'emporterait sur la Prusse, et il n'est
personne qui ne considere cette ILltte comme une
épreuve des plus sérieuses pour notre pays.


Quoi qu'il en soit, il y aura pour nous victoire
ou défaite. Acceptons d'abord l'hypothese la
plus agréable, celle de la victoire. Qu' en fe-
rons-nous? Le principe des nationalités, qui est
en théorie le moteur de notre politiqueJ mais
dont nous laissons profiter les autres, comme l'a
si éloquemment faít remarquer M. Thiers, sans
oser le pratiquer pour n9us-memes, demande
deux conditions pour rendre une annexion légi- \
time: identité de rae e ou de langue et consen-
tcment des populations. La Prusse s'est passée
du consentement pour l' annexion des parties alle-
mandes de son nouvel empire; elle se passe tout
a. la foÍs de l' identité et du consentement pour la
conservation du duché de POl:\en et des parties
danoises du Sleswig.


Imiterons-nous sa conduite, et une fois vam-




DE L'AVENIR. 379


queurs, appliquerons-nous enfin le principe des
nationalités a sa maniere : nous pouvons, au
risque de mécontenter l' Angleterre, nous passer
du consentement en ce qui touche la Belgique (si
toutefois ce consentement nous est refusé apres
la victoire) et nous passer tout a la fois de
l' 1:dentité et du consentement en ce qui touche les
provinces rhénanes, ou bien constituer (bien a
tort) un État du Rhin que l'Allemagne réclamera
toujours et que nous aurons plus de peine a
maintenir indépendant que nous n'en aurions eu
a le garder franchement pour nous-memes. De
toute fa90n l'usage de la victoire est difficile,
cal' appliquer le principe des nationalités a la
maniere de la Prusse, c'est (pour parler fran-
9ais) faire et garder des conquetes importantes a
la face de l'Europe; et appliquer ce principe
honnetement, e' est-a-dire en ne voulant de COl1-
quetes qu'avec les conditions de l'identité et du
consentemen(, c'esi nous retirer les mains vides
du champ de bataille et laisser de nouveau
pleine carriere aux entreprises ultél'ieures de la




380 LA FRANCE NOUVELLE.


Prusse en Allemagne, une fois qu' elle sera reve-
nue de l'étourdissement de ce premier coup. Les
Franyais, qui se sont pris, a la suite du gouver-
nement actuel, d'un si beau feu pour le principe
des nationalités, n' ont pas songé, ,d'une part,
qu'ils proposaient de mettre le monde au pillage
en donnant un prétexte plausible a l'ambition
des plus forts, et,. d'autre part, que, si un rema-
niement de l'Europe s'opere, meme honnetement,
en vertu de ce príncipe, c'est la Franee qui doit
iné'fitablement le plus y perdre.


Quels sont, en effet, les deux seuls points du
eontinent oa la Franee puisse appliquer a son
profit le principe des nationalités, au moins au
nom de l'identité, et avec ou sans le consentement
des populations revendiquées, ce qui est déja
une dérogation au prineipe? e'est la Belgique et
la partie frangaise de la Suisse. Mais, en éehange
du rapatriement de ce petit nombre d'Européens
parlant la langue frangaise, iI nous faudrait ap-
prouver, sous peine de la contradietion la plus
flagrante, l'union plus ou moins prompte en un




DE L'AVENIR. 38i


seul État de 5i millions d'hommes parlant allc-
mand (sans compter I'Alsace), et l'union ulté-
rieure de toutes les races slaves sous le drapeau
russe! N ous devons done reconnaitre que le
principe des nationalités, meme appliqué par nos
propres mains et a notre pro f¡ t, n' en con sacre-
rait pas moins et n'en préparerait pas moins, par
ses autres applications, devenues alors légitimes,
l'abaissement de la France. JI paraHrait done né-
cessaire, en cas de succes contre la Prusse, de
laisser de cOté ce fameux principe et d'en revenir
simplement au droit de la victoire, limité, comme
autrefois, par les convenances générales et par la
nécessité de l' équilibre. Et certes, l'usage de la
victoire, m(~me ainsi entendu, ne serait pas sans
embarras pour le présent et poue l'avenir; car le
principe des nationalités, si longtemps encouragé
et flatté par nous, continuerait, en dépit de notre
tardif repentir, a troubler encore Iongtemps le
monde; le mouvement de l'unité allemande, excHé
par la défaite meme, reprendl'ait plus tard son
cours, et les événements seraient peut-etre suspen-




382 LA FRANCE NOUVELLE.


dus plutOt que définitivernellt arretés [Mf cet effort
heureux de la vaillante main de la France. Plaise
au ciel, eependant, qu' apres avoir renull par nos
fautes eette grande lutte inévitable, nous l{ayons
a compter de la fiorte qu'avee les embarras de
la vietoire !


Cal' la \ictoire peut nous etre infidele et il nous
faut envisager maintenant l'hypothese d'une d\~­
faite. Supposons done un instant que la Prussc,
seule ou seeondée par la Russie, l' ait emportó.
II n'est pas besoin d'insister pour faire sentir que
ee serait le tombeau de la grandeur franc;aise.
La Franee ne serait eertainement pas anéantie :
il reste eneore en Europe assez de notions sur la
nécessité d'un certain équilibre pour que notre
existence amoindrie parut encore utile ;1 plusietFs
puissances, et, lorsque la jalousie de tous contre
nous serait amplement satisfaite par notre irn!~
parable abaissement, la jalousie des vawC[ueui'S
entre eux ou la jalousie des neutres eontre notre
unique vainqueur tendrait sans doute ~\, nous
laisser subsister, sans force et san s honneur, au




DE L'AVENIR. 383


milieu de nos ruines. Il est meme possible qu'on
11e nous enleve pus des lors l' Alsace et la Lor-
raine; mais ce qui nous serait en]evé sans retour,
ce serait le moyen de nous opposer a ce démem-
brement le jour ou notre rival e triomphante le
jugerait pratícable et utile a ses iniérets, et ce
jour ne tarderait guere.


Quelque traité limitatif sur nos forces de terre
et de mer, réduites au minimum indispensable
pour le maintien de l' ordre intérieur et ponr la
surveillance de notre commerce, l'abandon pro-
bable des débris de notre empire colonial et de
l' AJgérie, quelques rectifications de frontieres au
profit de la Prusse, triste prélude de pertes plus
considérables : telles seraient. en attendant et en
Yoyant les choses sous le jour le plus clément,
les conséquences immédiates de nos reverso Ce
n'est pas tout : en meme temps que la Francu
descendrait dans cet abime, la Prusse et la Rus-
sie s'éleveruient d'autant; l'unité aIlemande,
hatée par la puissance et pur le prestige de ]a
Prusse victorieuse, s'acheverait d'un seul coup;




38.1 LA FRANCE NOUV ELLE.


l'Autriche, traitée immédiatement comme une
autre Turquie ou réservée a une destruction plus
tardive (selon sa conduite dans la guerre) serait,
en tout cas, une proie assurée dont les débris
allemands seraient destinés a l' Allemagne nou-
velle et les débris slaves a la Russie; enfin la
question d'Orient serait bientót réglée de ma-
niere ou d' autre entre les vainqueurs sans qu'il
fut naturellement question de la France, et l' An-
gleterre, suffisamment payée de sa complaisance
par la possession tranquille de l'Égypte et par la
vue de notre désastre, ne generait probablement
pas sur ce point les combil1aisol1s des nouveaux
arbitres du continent.


Devant ce tableau plutOt adouci que fidele des"
conséquences certaines qu' aurait aujourd'hui un .
revers de nos armes, quel Fral1gais digne de
ce nom ne se sentirait disposé a abjurer tout
dissentiment intérieur et tout souvenir de nos
discordes pou!' détourner de la patrie une si
grande infortune! Hésiterions-nous un seul in-
stant a oub\ier devant ceHe épreuve supreme, au




DE L'AVENIR. 385


moins jusqu'a son terme, nos griefs les plus légi-
times et a chercher la mort ou la victoire sous
le drapeau national? Et de quel prix serait done
la vie que nous aurions a trainer désormais sur
ce débris a demi consumé qui, couvert encore
du pavillon de la vieille France, flotteraít plus ou
moins longtemps sur les ondes, au gré des ca-
prices de l'Europe, avant de sombrer tout a faít
sous le regard insolent du vainqueur!


Il nous reste a examiner l'hypothese de la
paix, c'est-a-dire d'une inaction systématique et
prolongée de la France en face de l' agrandisse-
ment continu de la Prusse et des progres de l'unité
allemande; mais il ne servirait a rien de se dis-
simuler que cette hypothese est la moins pro-
bable des deux, et que toutes les chances sOl1t
pour que la guerre so1'te de la situation actuelle.
Non pas que le gouve1'nement prussien provoque
eette guerre ni que le gouvernement fraw;ais en
ait envie : bien au contraire; il est aujourd'hui
notoire que, pour des raisons différentes, les chefs
des deux États s'attachent sincerement a la paix.


22




386 LA FRANCE NOUVELLE.


mals, en dépit de la volonté des hommes, les
choses vont a la guerreo La raison en est bien
simple: iI est presque impossible que la Prusse,
malgré sa prudence~ ne fasse point un pas de
plus vers l'absorption de I'Allemagne, et il est
impossible que le gouvernement fran<;ais, malgré
sa patience, assiste a ce nouveau mouvement
sans tirer l' épée.


Ce dilemme fatal s'impose a notre esprit sans
parler des incidents si nombreux et souvent si
inattendus qui peuvent a ehaque instant eompro-
mettre la paix entre les États eomme la bonne
intelligenee entre les hommes. Plus on y réflé-
chira, plus on arrivera a eette conclusion que
l'amour de la paix, la philosophie, l'humanité,
la ferme volonté des gouvernements ne peuvent
empeeher un choc entre la Prusse grandissante
et la Franee enfermée dans ses limites aneiennes
et privée de toute espérance. eette déehéance 1'e-
lative est une trop forte épreuve pour notre or-
gueil politique et militaire, et jamais, depuis que
le monde existe, rasceildant, Oll, si \'011 veut. la




DE L'AVENIR. 387


principale influence sur les affaires humaines n' a
passé d'un État al' autre sans une lutte supreme
qui établit, pour un temps plus ou moins long,
le droit du vainqueur au respect de tous. Tant
que ce choc n'a pas eu lieu, tout le monde sent
instinctivement que rien n' est décidé, et toute
prétention a une grandeur ancienne comme toute
assertion d'une grandeur nouvelle sont provi-
soires. Certes, tout philosophe doit gémir de cet
état de choses, mais il existe, iI est aussi aneien
que le monde, il a ses fondements dans la nature
humaine et dans la maniere d' etre des sociétés
politiques, et rien n'autorise encore a croire qu'il
soit sur le point de changer. OLli, la France
payera de toute maniere, du sang de ses enfants,
si elle réussit, de sa grandeur et, peut-etre, de
son existen ce meme, si elle échoue, la série de
fautes commises depuis le jour ou le démembre-
ment du Danemark a commencé sous nos yeux,
depuis le jour Ol! nous avons favorisé ce grand
désordre avec la vaine espérance d'en tirer pro-
fit. C' est ce jour-Ia que la Prusse et la Fl'ance




388 LA FR~\NCE NOUVELLE.


ont été de loin lancées, pour ainsi dire, l'une
contre l' autre, a peu pres comme deux con-
vois de nos chernins de fer qui, partant de


I points opposés et éloignés, seraient placés sur
la meme voie par une erreur funeste. Apres
de longs détours, moins longs pourtant qu'on
ne pensait, ces deux trains sont en vue l'un
de l'autre. Hélas! ils ne sont pas seulement
chargés de richesses; bien des camrs y battent
qui ne sont animés d' aucune col ere et qui ne
sentent que la douceur de vivre; combien le sang
qui va couler coutera-t-il de larmes! Personne
ne veut ce eh oc terrible; on s'écrie, on s'em-
presse, la vapeur est renversée, les freins grin-
cent a se briser; efIort inutile, l'impulsion vient
de trop loin, il faut qu'un immense holocauste
soit offert a la folie humaine malheureusement
armée de la toute-puissance.


Comme pourtant les ChOSBS de ce monde sont
fécondes en surprises et que les prévisions les
mieux fondées sont parfois déjouées par le sort,
il n'est pas absolument impossible que la paix




DE L'AVENIR. 389


se maintienne; il nous faut donc examiner brie-
vement J'hypothese de la paix, c'est-a-dire les
conséquenees probables d'une inaction prolongée
de la France. Il est triste de dire, mais la raison
et la vérité nous y obligent, que les conséquences
de eette inaction seraient a peu pres les memes
pour nous que celles d'une défaite, avee eette
différenee qu' elles mettraient plus de temps a Sto;
produire et que la forme en serait néeessaire-
ment adoucie, mais le fond serait le meme. Que
l'union de l'Allemagne en un seul État s'acheve
en face de la France in active ou malgré la Franee
vaincue, c'est d'une fa<;on ou de l'autre l'irrévo-
cable déchéance de la grandeur fran<;aise. Cette
unité s'acheverait-elle par la paix, ou, comme
on le prétend parfois, le maintien prolongé de la
paix aurait-il pour effet de la dissoudre? On ne
peut guere partager cette derniere opinion si l' on
consid¿-.re la force relative de la Prusse mise en
présence des parties de l' Allemagne qui lui
restent a absorber encore, le prestige cpoissaní
que don nerait a la Prusse l' abandon bien con-


22.




390 LA FHANCE NOUVELLE.


sfaté de toute rivalité de la part de la Franee, les
germes de mort que contíent l' Autriche, et l'in-
t1uence persévérante de la Russie, naturellement
illclinée asoulJaiter la dissolution de ce malheu-
reux empire. Ce jour-la, 5i millions d' AlIe-
mands se trouveraíent réunis sous un seul dra..¡, I
peau, et, en acceptant ce chifIre, nous ne tenons
pas compte de la différence si considérable qui
se remarque depuis longtemps entre le progres
rapide de la population germanique, malgré une
émigration continuelle, et l'accroissernent de plus
en plus lent de la population franc;aise qui ne paye
presque aucun tribut a l'émigration. Pour ne par-
ler que de la Prusse ancienne, par exemple, la
population de ce pays, de 1817 a 186ft, s'est
accrue de 82 pour iOO, de 10 millions 536 mille
ames a 19 millions 190 mille, tandis que, dans
le meme temps, la popuIation franc;aise n'a aug-
menté que de 25 pour 100. Cette disproportion
n'est pas moins sensible pour les autres parties
de l' AUemagne, malgré leur courant perpétue\
et consídérable d'émigrl1tion qui n'existe pas er




DE L'AVENIR. 391 '


France. Mais tenons-nous-en aux chiffres actuels,
bien que chaque jour écoulé les modifie a notre
désavantage, et demandons-nous ce que peut
etre la France ayant a ses portes une puissance
militaire de 51 millions d'hommes, population qui
n'est point en arriere de la civilisation ni clair-
semée sur de vastes espaces comme en Russie,
mais concentrée, disciplinée, et armée de toutes


.


les ressources de la science moderne? Non-seule-
ment, avec le systeme de guerre en usage qui
consjste a précipiter rapidement des masses
énormes les unes sur Jes autres, la luUe serait
disproportionnée entre nous et notre nouveau voi-
sin, mais elle paraltrait sans doute si impossible
ti, soutenir, qu'on y renoncerait d'avance, et que
l'annexion de la Hollande, qni sera inévitable-
ment le premier pas de l'Allemagne unitaire hors
de chez elle, s'accomplirait probablement sans
obstacle.


On dit cepen~ant : Pourquoi tant de présages
sinistres? pourquoi ne pas croire que l'Allemagne
unie sera, comme on nous le répete tous les




\ 392 LA FRANCE NOUVELLE.


Jours, une puissance pacifique, uniquement oc-
cupée de commerce, d'industrie, de littérature,
éloignée de toute prétention a la suprématie en
Europe, indifférente a l' acquisition de la Hol-
lande, nullement tentée d'achever la conquete du
Danemark et encore moins de revendiquer un
jour les provinces germaniques de la France?
Pourquoi ne pas croire enfin que les conquetes
prussiennes de 1866 sont les derniers actes de
violence auxquels nous assisterons au dela du Rhin
et qu'une fois l'Allemagne unie par le commun
accord de ses habitants, n.ous entrerons dans l' ere
si longtemps prédite de la paix perpétuelle et de
la fraternité universelle? Il est pénible d'affaiblir
de si douces espérances, mais on ne peut répondre
a cette question que par une autre : Pourquoi
verrait-on, pour la premiere fois dans le monde.,
une grande puissance en voie d'accroissement
s'arreter d'elle-meme par le seul sentiment de la
justice, respecter le faible a delfli détruit par sa
propre main, s'interdire de son propre mouve-
ment une acquisition avantageuse, abjurer sans y




DE L'AVENIR. 393


elre contrainte tout désir de commandement, et,
apres avoir montré une ambition qui semblait
au-dessus de ses forces, rester tout a coup en
dega de ses forces, de peur de trop céder a l'am-
bition? Qui ne souhaiterait qu'il en fut ainsi et
que le genre humain assistat pour la premiere
fois a ce beau spectacle? Avouons du moins qu'un
changement si subit et si complet dans ]e train
du monde et dans le tempérament des États mé-
riterait bien le nom de miracle, et ce qui seralt
un second miracle, c'est que le premier se pro-
duislt de la sorte au moment meme ou la Franco
en a besoin. Oui, par une coincidence merveil.
leuse et par une faveur inouie de la fortune,
c'est le jour meme OU la France serait réduite a
tirer l'épée pour ne pas déchoir, que l'épée serait
partout rivée au fourreau et qu'on s'accorderait
généreusement a ne plus la compter désormais
pou!' rien dans cette balance des affaire s humaines
OU notre ancetre Brennus l'a si fierement jetée.


Soit, dit-on encore; que l' Allemagne se con-
fonde en un seu) État, que l' Autriche soit dis-




:394 LA FRANCE NOUVELLE.


soute. la Hollande meme annexée ou enchai-
née a l'AlIemagne nouvelle. qu'on dispose san s
nous de l'Orient et qu'on regle sans nous toutes
les grandes questions qui existent ou peuvent sur-
gir dans le monde, du moins l'on n'envahira pas
la France. Qui n'a souvent entendu cette nalve
parole comme le dernier et le plus fort argument
de ceux qui veulent a tout prix ne point s'alar-
mel' de I' état nouveau de l'Ellrope? Il est plus
que douteux d'abord qu'il nous suffise d'abjurer
expressément toute influence extérieure et toute
participation aux intérets généraux pour etre res-
pectés dans l'enceinte de nos frontieres actuelles,
et il est contraire a la raison de penser que nos
provinces de langue allemande nous seront lais-
sées par grace quand une disproportion de rorces
de plus en plus notoire entre nous et I'Allemagne
nous aura mis hors d' état de les défendre. Mai~
admeUons que, selon le dicton en usage, on n'en-
'vahira p.as la Prance. Est-ce qu'il est nécessaire
d'etre envahi pour disparaitre de la scene poli-
tique et pour tomber dans la dépendance morale




DE L'AVENIR. 31,1ij


de l'étranger? Envahit-on le Portllga!? :\ V()lI~~­
nous eu besoin llOlls-mcmes de l'envahil' lor~qu'il
y a quelques années nous avons eu une querelle
avec le gouvernement portugais au sujet d'un w5-
grier franc;ais qu'on ne voulait pas nous rendre ~j
Un vaisseau fran<;ais est aIJé tout simplement
couper les amarres du batiment contesté dans le
Tage meme et l'a emmené sans conp férir sous


les batteries portugaises. Etes-vous disposé. au
moindre dissenti1nent avec les nouveaux arbitres
de l'Europe, a subir un pareil spectacle a l' em-
bouchure de la Scine? Confessons ceHe dure vé-
rité, plus amere mais plus salut~tjre que la flattc-
rie et le mensonge : il n'y a point de milieu pOUI'
une natlon qui a connu la gralldeur et la gloi ;'e
entre le mainticll de son ancien prestige et la COtn-
plete impuissance. 11 y a bien un moment (L~
transition, mais combi~n ce moment est court ei
rapide! Il n'existe pas de point d'arret, a. vrai
dire, dans ceLte chute si prompte; c'est la com-
pensaLion et le p6ril de ces situations si hautes et
si glorie uses qll'UJ) n'en peut tomber a de,n¡, TI




39B LA FllANCE NOUVELLE.


faut se tenir ferme ou rouler jusqu'au bas de ia
pente. Acceptons done, sans nous aveugler sur le
présent, l'alternative que le passé nous impose:
ou bien nous resterons, au prix d'irnmenses et
d'imminents sacrifices, ce que nous a faits notre
histoire et le labeur intel1igent de nos peres, ou
bien, en mettant les choses au mieux et en sup-
posant qu' on nous laisse a 'peu pres entiers nous
survivre a nous-memes, nous nous abriterons
dans notre modeste demeure, l' esprit et le creur


diminués et au niveau de notre nouvelle fortune,
mais vains encore de notre gloire évanouie et
fatiguant I'Europe des noms de Louis XIVet de
NapoIéon, a peu pres comme les noms de Phi-
\ippe 11 ei de Char\es-Quint, invoqués de \' auire
coté des Pyrénées, viennent souvent frapper au-
jourd'hui notr~ oreiIJe indifférente.


Et maintenant, jeunes Franc;ais qui me lisez,
ne croyez pas que votre tache sera terminée si
vous réussíssez a maintenir en Europe le haut
rang et le grand nom de la l~rance.


Les luttes o e la Révolution et de rEmpjre, notre




DE L'AVENIR. 391


éducation classique, notre ignorance relative des
langues étrangeres et de l'histoire contemporaine
HOUS ont trop habitués a ne considérer que cet
étroit théiltre OU rivalisent les peuples de l'ancien
continent, et e' est a peine si nous jetons de temps
a autre un regard distrait et léger sur le reste du
monde. 11 est temps que ce rideau se déehire.
Prenez done la carte de notre globe~ étudiez-Ia
dans son ensemble avec une attention intelli-
gente, observez les changements opérés depuis le
commeneement de ce sieele dans la distribution
de la race humaine sur ce vaste espaee, et
demandez-vous quelle est, dans eet accroisse-
ment de population, dan s cette fondation et dans
ce développement de nouveaux empires, la part
de la France.


Deux puissanees rivales, mais qui n'en font
qu'une, au point de vue de la raee, de la langue,
des mreurs et des lois, r Angleterre et les États-
Unis, dominent, rEurope exeeptée, sur tout le
reste de eette planMe, OU, pour mieux dire, elles
y exi::;tent seules, et le.; eaux de l' Europe une


23




398 LA FRANCE NOUVELLE.


fois fl'anchies, nous ne figurons qu'a coté de ces
deux puissances et ponr mémoire. Comment ne
pas nous rappeler, devant un tel spectacle, qu' on
pouvait se demander jadis si notre race et notre
1 angue ne l' emporteraicnt pas sur toutes les
antres et si ce n'était pas la forme franr;aise que
la civilisation européenne emprunterait pour en-
vahir le reste du monde? Toutes les chances
étaient de notre coté. C' était la France qui, par
le Canada et la Louisiane, commenQait a étreindre
l' Amérique du Nord; l'Inde nous paraissait li-
vrée et, sans des fautes que la liberté politique
aurait épargnées :t nos peres, la langue et le sang
de la France, occnperaient probablement aujour-
d' hui sur notre globe la place qu' ont irrévoca-
blement con quise la langue et le sang de l' An-
gleterre : car le destin a prononcé et deux parties
du monde au moins, l' Amérique et I'Océanie,
appartiennent sans retour a la race anglo-
saxonne. Aujourd'hui meme, un livre écrit en
anglais est lu par illfinill1ent plus d'étres humains
que s'i\ etait écrit dans notre \angue, et c' est en




DE L'A\ E N 111. 399


anglais queJe navigateur est saIué sur presque
tous les points abordables du globe.


Mais cet ascendant actuel de la race anglo-
saxonne hors de l'Europe n'est qu'une faible
image de ce que nous réserve un prochain avenir.
D'apres les calculs les plus modérés, fondés sur
le progres de la population pendant la derniere
période décennale, les États- Unís compteront
plus de 100 millions d'habitants a la fin du
siecle, et cela, sans tenir compte de l' annexion
probable du Mexique et de l' exterrsion de la répu-
blique américaine jusqu'a l'isthme de Panama.
A cOté d'une pareille puissance, le Brésil et les
divers États de l'Amérique du Sud ne sont d'au-
cun poids, et disparaitraient le jour OU il plairait
aux maUres du continent septentrional de s' éten-
dre. Le fractionnement possible (quoique peu
probable) de la république américaine, en plu-·
sieurs États, changerait peu de chose a cet avenir;
cal', une fois séparées, les fractions de ce vaste
empire n'en seraient que plus pressées de se forti-
fiel' el de s' étendl'c. Si la sécessiun, par exemplc,




400 LA FRANCE NOUVELLE.


avait réussi, il n' est pas douteux que la nouvelle
confédération du Sud n'eüt envahi le Mexique
beaucoup plus taL que ne le fera la république
américaine reconstituée. De toute fayon, le conti-
nent an1éricain est destiné, dans toute son éten-
due, a la race anglo-saxonne, et, en tenant compte
de l' accroissement de vitesse qui est si remar-
quable dan s les événements humains, il est peu
probable qu'il s'écoule plus d'un siecle a un
siecle et demi avant que ce grand changement
soit accompli.


11 n'est pas moins certain que I'Océanie appar-
tient sans retour aux maUres anglo-saxons de
l' Australie et de la N ouvelle-Zélande, et de ce coté
encore la marche des événements sera bien
rapide. La découverte de l'or a sans doute con-
tribué au prompt accroissement de la population
anglaise en Australie; mais l'immigration ne s' est
point ralentie depuis que la production de la
laine a pris le pas sur la production de 1'01'.
L'agriculture aura bientOL son tour et la charrue
dlsputent le sol aux paturages; enfill, l'industrie




DE L'AVENIR. 401


et la marine ne tal'deront pas a paraitre, car les
AustraJiens se Jasseront bien vite de vendre a
l' état brut des produits qu'ils peuvent manufac-
turer et transporter eux-memes; ils annoncent


. déja avec quelque fierté qu'ils expédient de la
ilouille dans les ports de )' extreme Orient, et certes
si leur industrie miniere se développe, la houille
apportée a si grands frais d'Europe pour les be-
soins de \a navigation orienta\e ne pourra soute-
nir leur concurrence. A vrai dire, la seule vue
de la carte suffit pour nous raconter le magnifique
avenir qui aUend les nouveaux États de l'Aus-
tralie. Non-seulement la colonisation européenne
du reste de l'Océanie sera leur 03uvre (et quel-
que jour une nouvelle doctrine Munroe interdira
a la vieille Europe, au nom des États-Unis de
l' Australie, de mettre le pied sur une ile du
Pacifique); mais on peut prévoir, en outre, que
la Chine, dont ils sont plus pres qu'aucune nation
civilisée, les reconnaltra tat ou tard pour maltres.
Les États-Unis semblent avoir un grand avenir en
Orient le jour ou leurs cotes du Pacifique seront




402 LA FRANCE NOUVELLE.


en pleine activité et ou San-Franeisco~ déja si
occupé du commerce oriental~ aura, de ce meme
cOté de l'Océan, de brillantes rivales. Mais l'Aus-
tralie peut gagner les Etats-U nis de vitesse et, en
fout cas, elle disputera un jour aux États-Unis la
c1omination commerciale et politique de l'extreme
Orient; cal' la géographie a ses lois, et, lorsque
deux nations également civilisées sont en rivalité
pou!' l'exploitation commerciale ou la domination
pDlitique d'un point quelconque du globe, c'est
la plus voisine qui, en fin de compte, a le plus
de chances pour l' emporter. La Chine sera donc,
selon toute probabilitó, pour l' Australie, ce que
l'Inde a été pour l' Angleterre, et, si l' Angleterre
s'éclipsait un jour, il n'est pas moins probable
que son empire de l'Inde tomberait encore aux
mams de l' A ustraIie. Mais, laissons de coté
toutes ces conjectures, bien qu' elles s'imposent
a l'esprit avec tous les caracteres de la vérité,
et bornons-nous a tirer des faits aujourd'hui
constants la seuIe conclusion qui Hons intéresse :
que ce soient les États-Unis ou I'Australie qui




DE L'AVENIR. 403


I'emportenf. un jour dans les trJers de la Chine,
de l'Inde et du Japon, que l' Angleterre y con-
serve longtemps encore son empire ou qu'eIle y
cede le ras aux deux jeunes rivales sorties de son
propre sein, nos en[an1s n'en sont pas moins as-
surés de voir la race anglo-saxonne maltresse de
l'Océanie comme de l' Amérique et de toutes les
parties de l' extreme Orient qui peuvent etre do-
minées, exploitées ou influencées par la posses-
sion de la mer. Quand les choses en seront a ce
point (et e'est beaucoup que de dire qu'il faudra
pour cela deux siecles), pourra-t-on éviter de
confesser, d'un bout a l'autre du globe, que le
monde est anglo-saxon?


Ni la Russie, ni I'AlIemagne-Unie, en leur
supposant la plus haute fOl'tune, ne peuvent pré-
tendre entraver ce cours de ehoses ni empecher
ce dénoument relativement prochain de la lon-
gue rivalité des races européennes pour la eolo-
nisaLioll et la domination ultérieure de notre
planete. Le monde ne sera pas plus russe ou
allemand qu'il ne sera franyais, hélas! ou espa-




4,04 LA FRANCE NOUVELLE.


gnol. Car on peut di re que, depuis que la grande
navigation a livré le globe entier aux entre-
prises des races européennes, trois peuples ont
été eomme essayés tour a tour par le destin
pour etre investis du premier role dans l'avenir
du genre humain, en propageant partout leu!'
langue et leur sang par le moyen de colonies
durables, et en faisant, de la sorte, le monde a
leur image. On aurait pu croire, au XV¡e sii~cle,
que la civilisation espagnole se répandrait sur
toute la terre; mais des vices irrémédiables dis-
siperent bien rapidement cette puissance colo-
niale dont les débrjs, couvrant encore un vaste
espace, attestent la grandeur éphémere; nous
avons été essayés a notre tour, et la Louisiane et
le Canada en ont gardé le mélancolique témoi-
gnage. Enfin est venue l' Angleterre par laquelle
ce grand ouvrage s'est définitivement accompli,
et qui peut désormais succomber elle-meme san.s
que son ceuvre disparaisse et sans que l'avenir
anglo - saxon du monde en soit sensiblement
changé. La Russie, meme en la supposant mai-




DE L'AV ENIR. 405


tresse de Constantinople, ne sera jamais en état
de balancer la puissance mari ti me des Anglo-
Saxons, et ses progres militaires sur le continent
asiatique seront arretés tout court le jou!' ou elle
rencontrera soit l'Angleterre dans l'Inde, soit les
États-Unis ou l' Australie du coté de la Chine. Et,
d'ailleurs, ce n'e8t point étendre solidement sa
race et son sang que de dominer et d' exploiter
des pcuples soumis 10rsqu'011 ne peut ni se les
assimiler ni les refouler et les remplacer sur le
sol qu'ils occupent. Si, par exemple, l' reuvre
colonisatrice de l'Angleterre s'étaÍt bornée a
l'exploitation de l'Inde, iI n'y aurait eneare au-
jourd'hui aueune raison pour que le monde fUt
dévolu a la race anglo-saxonne. 11 faut toujours
distinguer un comptoir d'une colonie digne de ce
nomo I/Jnde n'est qu'un comptoir, mais l'Amé-
rique du Nord, peuplée d'émigrants, a été une
colonie anglaise eomme r Australie l' est aujoul'-
d'hui, et c'est par ces deux forts rejetons que
la race anglaise a pris possession de deux
continents. Voila ee que la Russie ne saurait


23.




406 LA FRANCE NOUVELLE.


faire, en ne supposant meme aucun ohstacle
a sa bom1e fortülle : d' abord, nen ne prouve
que la race russe soit naturellement émigrante
et colonisatrice; en outre, les postes susceptibles
d'etre utilement colonisés qui peuvent rester
encore a occuper sur le globe, sont sans impor-
tance a ~Oté des deux eontinents américain et
australien envahis et définitivement acquis par
les Anglo-Saxons.


C'est surtout cette seconde raison qui inter-
dit de meme a l' Allemagne-Unie tout espoir de
faire équilibre aux Anglo-Saxons dans le reste du
monde; car, d'une part, l'Allemagne est popu-
leuse et féconde en émigrants, et, d'autre part, si
nous supposons sa grande fortune achevée selon
ses vceux, elle aurait dans la Hollande (comme
elle a déja dans Hambourg) une marine et un
peuple de marins a son service. Mais la Hollande
pe pourrait livrer a I'Allemagne-Unie que des
comptoirs eomme Java et Su matra, el ne lui
apporterait aucun espace favorable a la fondation
d'une vraie colonie germanique. Il est done pro-




DE L'AVENIR. 407


bable que le flot si fiehe de l' émigration alle-
mande continue1'ait a se perdre sans profit pour
la métropole dans les veines des États-Unis
d'Amél'ique qui l'ont absorbé jusqu'a ce jour.
Et alors me111e que l'Allemagne, toujours jalouse
et devenue plus fle1'e, se décjderait enfin a dé-
tourner ce flot d' émigrants vers quelque colonie
nouvelle oil flotterait son drapeau, jamais ce
nouvel État dont l'emplacement ne serait pas
aisé a déterminer, ne ferait équilibre aux con-
tinents américain et austr~;tF?n irrévocablement
acquis a la race anglo-s&i.onne.


N ous pouvons donc devaneer par l'imagina-
tion ce futur état du monde et arreter nos yeux
sur ce tableau dont les lignes principales sont
déja, pour ainsi dire~ esquissées par la main du
destino Et, si nous voulons sérieusement nom,
demander combien de temps pOll1'ra s'écouler
encore avant que la te1'1'e ait pris cette face nou-
velle, nous verrons aisément que deux si(~cles
sont a peine nécessaires poul' porter a son com-
ble JI dans la région océanienne comme dans




408 LA FRANCE NOUVELLE.


l'hémisphere amérieain, la grandeur anglo ..
saxone. eette grandeur, une fois établie, ne
pourra plus etre menaeée du dehors eomme eeHe
de Rome que le monde barbare entourait de
toutes parts; iI n'y a plus de barbares, et la raee
qui se trouvera investie de la eonduÍte du genre
humain n'aura pas a eraindre la coneurrence, ni
meme l' apparition d'une raee nouvelle. On peut
eompter, sans doute, sur des divisions et sur des
luttes entre ces arbitres définitifs des affaires
humaines; on a vu plusieurs fois dans le monde
des nations de meme sang et de meme langue se
regarder d'un mil jaloux et combattre pour l' em-
pire; les aneiennes rivalités des petites républi-
ques de la Greee peuvent done se reproduire un
jour avee une tout autre ampleur sur ce vaste
théatre, entre ces enfants dispersés d'une meme
patrie; a moins que, par un progres inespéré de
la raison et de la moralité humaines, par l'aseen-
dant croissant des idées de justiee, par l'affer-
missement universel des institutions libres, la
paix ne soit enfin garantie sur le globe et que




DE L'AVENIR. 409


notre monde, apres tant de seeousses, ne soit
enfin livré aux hommes de bonne volonté jus-
qu'au dernier jour de son ~xistence.


De toute fa<;on quel est, dans cet avenir paci-
fique ou guerrier, la part d~ la Franee? Si un
grand ehangement politjque et moral ne se pro-
duit point en elle, si notre population, obstiné-
ment attachée au sol natal, continue t.antot a s'y
accroitre avec une extreme lenteur, tantot meme
(comme il nous est arrivé pendant dix années)
a rester stationnaire ou a décroitre, nous pese-
rons, toutes proportions gardées, dans le monde
anglo-saxon, autant qu'Athenes pesait jadis dans
le monde romain. Nous serons toujours la plus
attrayante et la plus recherchée des sociétés de
l'Europe, et nous brillerons encore de la plus
vive lumiere dans eet assemblage d'États vieillis,
eomme jadis Athenes parmi les eités de la Greee
déehue; ear l'Europe dans son ensemble sera
des lors assez analogue a la Grece au temps de
son affaiblissement, et, en supposant meme que
l' AlIemagne put dominer longtemps l'Europe,




440 LA FRANCE NOUVELLE.


celte domination compterait alors aussi peu, en
dehors du continent européen, que la domina-
tion de la M.acédoine comptait peu en dehors
de la Grece, une fois que se fut levé a l'horizon
l'astre imposant de Rome. Les lettres, l'esprit~
la grace, le plaisir habiteront done encore parmi
nous, mais la vie, la puissance et le solide éclat
seront ailleurs. N otre langue, nos mCBurs, nos
arts, nos écrits seront toujours goutés et notre
histoire, restée familiere a tous les hommes
éclairés de ce nouveau monde donnerait aux gé-
nérations futures, comme l'histoire de la Grece
dans les écoJes de Rome, des modeles littéraires
a suivre et des exemples politiques tl éviter.


Devons-nous accepter, sans un snpreme etrort,
un tel avenir, et suffit-il, ponr HOUS en consoler,
de nous dire comme je l'entends souvent répéter
autour de moi (non sans quelque honte), que ce
qui doit arriver dans deux siecles ne nons importe
guere, et qu)il faut nous estimer suffisamment
heureux de ne point assister en personne a eette
déchéance de la patrie? Qu'est-ce pourtant que




DE L'AVENIR.


deux siec1es dans l'histoire d'une nation, en ad-
mettant d'ailleurs que les événements n'aient pas
une marche encore plus rapide? Veut-on voir le
peu que comptent deux siec1es dans la vie de la
France et combien cet espace, étendu seulement
en apparence, se rétrécit et se resserre, si l'on
prend pour mesure les événements accomplis et
la vivacité de nos souvenirs? II Y a précisément
deux siecIes, en 1.66:~ e~ 1668, Louis XIV con-
quérait la Flandre et la Franche-Comté, Racine
écrivait Andromaque et les Plaideurs et l'année
suivante Britannicus, Moliere donnait Tartufe au
genre humain. Ces grandes choses ne nous pa-
raissent-elles pas d'hier? Ne remontons-nous pas
bien facilement jusqu'a cette époque a travers
quelques générations d'hommes? Des personnages
de notre révolution a Voltaire et a Rousseau, il
n'y a qu'un pas et tous deux étaient contem-
porains de Fontenelle, qui avait dix ans lorsque
s'accomplissaient les sages conqu8tes et les
reuvres admirables que je viens de rappeler. Ce
passé, qui nous serre de si pres, devrait nous




412 LA FRANCE NOUVELLE.


faire eomprendre l'imminence de l' avenir. Imi-
terons-nous done Louis XV disant ce Apres moi le
déluge, )) et le sort de nos petits-fils nous est-il
a ce point indifférent?


Que) moyen nous reste-t-il eependant pour
nous ménager dans ee monde ainsi renouvelé
autre ehose qu'un souvenir honorable, et que les
égards dus a notre passé, e' est-a-dire une place
matérielle et une force physique dignes de notre
légitime orgueil, capables d'imposer encore quel-
que considération aux peuples de la terre et
d'entourer d'un respeet suffisant le nom glo-
rieux de la vieille France? Lorsque le ehef ac-
tuel de notre pays a dit que le rang d'une nation
se mesure au nombre d'hommes qu'elle peut
mettre sous les armes, il a donné seu]ement une
forme trop absolue a une idée juste; cal' il faut
tenir eompte de la qualité relative des hommes
aussi bien que de leur nombre. Xerxes, par
exemple, a mis sous les armes infiniment plus
d'hommes que la Grece, et pourtant la grande
ame de la Grece l'a vaineu. Mais,lorsqu'il s'agit




DE L'AVENIR. 413


de nations également civilisées. et de eitoyens
courageux, également soutenus par le sentiment
de l'honneur, eette maxime devient rigoureuse-
ment vraie~ et e' est a la nation la plus nom-
breuse qu'appartient inévitablement l'aseendant
militaire et politique avee tous les avantages
matériels et moraux qui en déeoulent. Il faut
done eonsidérer eomme absolument ehimérique
tout projet et toute espéranee de eonserver a la
Franee son rang relatif dans le monde, si ces
espéranees, ees projets, ne prennent pas pour
point de départ eette maxime: le nombre des
Fran9a1:s doit s' augmenter assez rapidement pou,r
rnainten'l¡r un eertain équilibre entr~ notre puis-
sanee et eelle des autres grandes nations de la
terreo


Or, quarante millions de Fran<;ais, eoneen-
trés sur notre territoire, ne sont guere suffisants
pour faire équilibre aux einquante et un millions
d' Allemands que la Prusse réunira peut-etre sur
notre frontiere, et a la population eroissante de
la Russie dans vo avenir un peu plus éloigné;




iU LA FRANCE NOUVELLE.


mais combien ce chiffre de quarante millions de-
vient insignifiant, si nous faisons le compte des
individus de Iangue anglaise qui couvriront le
globe, quand les États-Unis auront atteint leur
complet développement, et quand les États anglo-
saxons de I'Océanie seront en pleine prospérité!
Comment nous assurer l'accroissementde popula-
tion et ou trouver par conséquent I' accroissement
de territoire qui seraient alors indispensables,
pour que le nom franyais put compter encore dans
le monde? Nous ne pouvons plus songer aux colo-
11ies lointaines. II peut etre excellent, au point
de vue politique et commercial, de meare la
main sur un comptoir comme sera la Cochin-
chine; mais, quant aux colonies véritables, celles
ou l'on peut s'implanter pour multiplier, on n' en
voit plus a fonder dans le monde: la place est
prise, et, alors meme qu'il resterait au loin un
poste favorable a occuper, comment décider les
Franc;ais a s'y établir? La Nouvelle-Zélande,
aussi grande que l' Angleterre, favorisée du cli-
mat le plus tempéré, et si bien placée pour faire




DE L'AVENIR. 4~5


un certain équilibre a I'Australie, a été long-
temps sous notre main sans que nous ayons dai-
gné la prendre, et d'ailleurs, si nous y aVlOns
planté le drapeau de la France, nos nationaux
l'auraient-ils suivi, et verrait-on aujourd'hui sur
cette ter re des villes, des fermes, des ateliers, une
presse libre, un parlement, tout ce qu'y a porté
enfin en quelques années l' émigration anglo-
saxonne? Si pourtant la population s' accroit si
lentement sur notre territoire, et s'il n'y a plus a
ten ter la fondation de quelque lointain empire,
toute chance nous est-elle enlevée de nlUltiplier
rapidement le nombre des Franyais, et de nous
maintenir en quantité respectable sur la terre?


Nous avons encore cette chance supreme, et
cette chance s' appelle d'un nom qui devrait etre
plus populaire en France, I'AIgérie. Cette terre
est féconde, elle convient excellemment par la
nature du sol a une nation d'agriculteurs, et
ramélioration du régime des eaux, qui est en
ce pays la question la plus importante, n'est
nullemeIit au-dessus de notre science et de nos




416 LA FRANCE NOUVELLE.


richesses. Cette terre est assez pres de nous· pour
que le Franyais, qui n'aime pas a perdre de vue
son cIocher, ne s'y regarde pas comme exilé, et
puisse continuer a suivre des yeux et du camr
les affaires de la mere patrie. Enfin elle est pour
nous, par son rapprochement de nos cotes et par
sa configuration meme, d'une défense facile, et
les deux contrées qui la bornent n'imposent au-
cune . limite efficace a notre action, le jour OU iI
nous paraitra nécessaire de nous étendre. Puisse-
t-j] venir bientot, ce jour OU nos concitoyens, a
l'étroit dans notre France africaine, déborderont
sur le Maroc et sur la Tunisie, et fonderont enfin
cet empire méditerranéen qui ne sera pas seule-
ment une satisfaction pour notre orgueil, mais
qm sera certainement dans l' état futur du
monde, la derniere ressource de notre gran-
deur!


Deux obstacles ont ralenti jusqu'a ce jour la
colonisation franyaise de l' AIgérie : l' existen ce
de la race arabe qu'il parait également difficile
de nous assimiler ou de détruire, et nos longues




DE L'AVENIR.


incertitudes sur le régime qu'il convient d' adopter
pour le gouvernement et l'administration de la co-
lonie. Mais il n'est nuIlement impossible et il est
urgent de résoudre ces deux problemes; il ya un
ehemin intermédiaire a prendre entre le procédé
inhumain et impolitique qui consisterait a détruire
ou a refouler de parti pris les Arabes et le pro-
eédé tout opposé qui consiste a sacrifier, par un
respect exagéré des pl'éjugés et de la faiblesse
des Arabes, lesintérets légitimes des colons et
le besoin si pressant de la France de jeter
des racines profondes en Afl'ique. II est temps
de [aire passer ce grand intéret avant tous les
autres, d' établir en Afrique des lois unique-
ment congues en vue de l' extension de la colo-
nisation fral1<jaise, et de laisser ensuite les Ara-
bes se tirer, comme ils le pourront, a armes
égales, de la bataille de la vie. L' Afrique ne
doit pas etre pour nous un comptoir comme
rInde, ni seulement un camp et un champ
d'exercice pour notre armée, encore moins un
champ d? expéricnce pou!' nos philanthropes;




4,48 LA F R A N e E N o U V E L LE.


c' est une terre fran~aise qui doit etre le plus tot
possible peuplée, possédée et cultivée par des
Fran~ais, si nous voulons qu'elle puisse un jour
peser de notre coté dans l' arrangement des affai-
res humaines.


Car iI n'y a que deux fa~ons de coneevoir la
destinée future de la Franee : ou bien nous res-
terons ce que nous sommes, nous consumant
sur place dans une agitation intermittente et
impuissante, au milieu de la rapide transforma-
tion de tout ce qui nous entoure, et nous tombe-
rons dans une honteuse insignifianee, sur ee globe
occupé par la postérité de nos anciens rivaux,
parlant Ieur langue, dominé par leurs usages et
rempli de leurs affaires, soit qu'ils vivent unis
pour exploiter en commun le reste de la race hu-
maine, soit qu'ils se jalousent et se combattent
au-dessus de nos tetes; ou bien de quatre-vingts a
cent millions de Fran~ais, fortement établis sur les
deux rives de la Méditerranée, au camr de I'an-
cien continent, maintiendront a tfavers les temps,
le nom, la langue et la légitime considération de




DE L'AVENIR. 4f9


la France. Qu' on en soit pourtant bien persuadé :
ce n' est pas a un moindre prix, ni avec de moindres
forces, qu' on pourra etre compté pour quelque
chose et suffisamment respecté dans ce monde
nouveau, que nous ne verrons pas, mais _qui
s' approche assez pour projeter déja sur nous son
ombre et dans. lequel vivront nos petits-fils.
Puisse la préoccupation de ce reuoutable avenir
nous faire estimer a leur juste prix nos misérables
querelles, el nous unir enfin dans un VCBU ardent
et dans un généreux efIort pour la perpétuité et
pOUl' l'honneur du nom franc;ais!






TABLE DES MATIERES


Pages.


PRÉFACE ••••••••• . . . . . . . . . . . . . 1


LIVRE PREMIER


C E Q U 'IL F A U T F. N T E N D R E PAR L E S M O T S D l' M O e R A T IF ,
GOUVERNEMENT niMOCRATIQUE, ET DES DANGE~S QUE
COURT CE GENRE DE GOUVERNEMENT.


CHAPITRE ¡ero - Qu'est-ce qu'une dérnoCl'atie.
CHAPITRE 11. - (jornrnent une société devient dé-


3


rnocratique, et pourquoi elle reste tel1e . . •. 9
CHAPlTRE nI. - Du gouvcrnernent dérnocratique


et des dangers qui le rnenacent. - De l'anar-
chie ......... . 21


CHAPITRE IV. - Du despotisme dérnocl'atique. 31.




422 TABLE
Pag~


CHAPITRE V. - Ce que deviennent la liberté et l'é-
galité sous le despotisme démocratique. . • • 37


CUAPITRE VI. - Conclusion de ce premier livre. 45


LIVBE II


DES INSTITUTIONS ET DES PRINCIPES DE GOUVERNEMENT


QUI CONVIENNENT A LA DÉMOCRATIE FRANI;AISE.


CHAPITRE Iero - Du droit de suffrage. o .. , • . .. 49
CHAPITRE H. - Des assemblées municipales, dépar-


tementales et régionales. . . . . . . • . • • .. 77
CHAPITRE III. - De l'assemblée nationale élective


ou seconde chambre. . • o o . o o o o 85
CHAPITRE IV. - De la chambre haute ou premiere


chambreo . o ....• o .• o . o . o • o . o o. 105
CHAPlTRE V. - Du ministere et de la responsabilité


ministérielle. • • . o . . . o o o . . • • • . 115
CHAPITRE VI. - Du chef supreme du pouvoir exé-


cutif et des difficultés particulieres soit a la
forme monarchique, soit a la forme républi-
caine.


CHAPITRE VII. - De la magistrature et de l'adminis-
129


tration de la justice. • . • • • . • . • . . 155
CHAPITRE VIII. - De la presse. • • . • • • • 205


. . . . CHAPITRE IX. - Des ]01S sur les cultes ..••
CHAPITRE X. - De la guerre et de l'armée. . . . . .


233
257




DES MATIERES
Pages.


LIVRE III.


QUELQUES NOTIONS D'HISTOIRE NATIONALE ET QUELQUES
CONSEILS A LA GÉNÉRATION PRÉSENTE.


CHAPITRE ler. - De la chute de nos divers gouver-
nements depuis n89. . • . . • . . . . . . • .. 295


CUAPITRE n. - Des signes les plus apparents de la
décadence d'un peuple. • • . .


CUAPITRE 111. - De l' avenir. • . • . . . . . . . . . .


.. ~~ ........ .
,. ... --'


FIN DB LA .. l"


CL!t'HY. - lmpr. Maurice LOI40NON. et Cie, rue du Bac-d'A


33{·'
373


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